Pierre Alexis Ponson du Terrail
ROCAMBOLE
LE CLUB
DES VALETS-DE-CŒUR
TOME I
La Patrie – 30 janvier au 5 juin 1858 – 105 épisodes
E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Un soir, vers quatre heures, une chaise de poste roulait au grand trot sur une route du Nivernais.
C’était pendant l’automne de l’année 184., c’est-à-dire vers la fin du mois d’octobre. À cette saison, rien n’est splendidement beau comme le centre de la France, et surtout cette partie du Nivernais qui touche au département de l’Yonne et fait partie de l’arrondissement de Clamecy.
Les pâturages passent alors du vert sombre de l’été au vert plus tendre et presque jaune qui annonce les gelées prochaines. Les bois commencent à se dépouiller, et ces grands peupliers mélancoliques qui bordent le canal et la rivière d’Yonne s’inclinent au souffle des premières bises.
Cependant l’air est tiède encore, et le ciel sans nuages ; à peine, au matin, une brume diaphane couvre-t-elle les prés et les marécages pour s’évanouir au lever du soleil ; tandis que, vers le soir, elle redescend lentement du sommet des collines et s’allonge dans les vallées transparentes et dorées par les derniers rayons du couchant.
La chaise de poste dont nous parlons, traversait en ce moment un des sites les plus pittoresques et les plus sauvages de ce beau pays, – une vallée au fond de laquelle couraient en méandres infinis et côte à côte : la rivière, – œuvre de Dieu, – le canal, – œuvre des hommes.
La vallée était encaissée par deux chaînes de collines couvertes de bois, ces bois immenses qui touchent au Morvan ! Çà et là, du milieu des roches moussues et des arbres verts dont l’eau baignait les dernières racines, on voyait surgir un clocher rustique, une église toiturée en ardoises, un village où le chaume dominait la tuile ; parfois une de ces belles ruines féodales respectées par hasard en 1793, et dont l’âpre bande noire ignore encore l’existence. La grande route allongeait son ruban bleuâtre au bord du canal, côtoyant les maisonnettes des éclusiers et passant au bas des villages, presque tous étagés à mi-côte au milieu d’un fouillis de chênes et de vignes, avec une verte ceinture de prés.
Dans la chaise de poste dont la capote était renversée en arrière, un homme et une femme tenaient au milieu d’eux un bel enfant de quatre ans, aux cheveux blonds, à l’œil bleu, qui babillait sans relâche, questionnait son père et sa mère, et s’extasiait sur le bruit des grelots résonnant au collier des quatre vigoureux percherons qui emportaient l’aristocratique attelage. Le père de l’enfant était un homme jeune encore, pouvant avoir trente-sept ou trente-huit ans, grand, brun, les cheveux noirs et les yeux bleus.
Sa figure, un peu sévère, était encore d’une grande beauté, beauté qui devenait presque juvénile, lorsque le bel enfant attachait sur lui ce regard profond et charmant, plein de curiosité naïve et de respectueuse admiration, qui n’appartient qu’à la première jeunesse.
La mère avait vingt-cinq ans peut-être ; elle était blonde, un peu pâle, avec un sourire où le bonheur se révélait par la mélancolie. Elle ressemblait à l’enfant comme la rose épanouie ressemble au bouton naissant.
L’enfant était assis entre eux ; chacun le tenait d’une main ; chacun passait une autre main derrière lui.
Et ces deux mains s’enlaçaient en une affectueuse étreinte.
Ce gage de leur amour semblait avoir prolongé cette lune de miel, si courte d’ordinaire, et qui pour eux paraissait ne devoir point finir.
Or, cet homme et cette femme, dont l’élégant négligé de voyage, les deux laquais assis derrière la chaise et la façon aristocratique de courir la poste trahissaient la haute position sociale, n’étaient autres que le comte et la comtesse de Kergaz revenant d’Italie et se rendant dans leur belle terre de Magny-sur-Yonne, où ils comptaient passer l’arrière-saison, pour ne rentrer à Paris que vers la mi-décembre.
M. le comte Armand de Kergaz avait quitté Paris huit jours après son mariage avec mademoiselle de Balder.
Les enchantements de ce premier amour s’étaient déroulés pour eux au bord de la mer Sicilienne, sous les ombrages d’une villa louée par le comte à Palerme.
Ils y avaient vécu six mois, tout un hiver, la saison du froid noir et du verglas en France, celle des chauds rayons et des brises printanières là-bas.
Puis ils étaient revenus à Paris habiter cet hôtel si vaste et un peu froid de la rue Culture-Sainte-Catherine.
Mais là, le changement d’air et peut-être quelques amers souvenirs avaient agi d’une façon fâcheuse sur la santé de madame de Kergaz.
La frêle jeune femme était tombée malade, assez gravement pour inquiéter ses médecins, qui lui avaient ordonné de retourner en Sicile.
Armand de Kergaz était donc parti, ramenant la jeune mère, car Jeanne était grosse de sept ou huit mois alors, sur cette terre de Sicile où le soleil est si doux pour ceux qui souffrent.
L’influence du climat béni n’avait point tardé à se faire sentir.
Jeanne était promptement revenue à la santé, plus belle, plus jeune que jamais. Son enfant était né à Palerme ; les verts rameaux d’un sycomore avaient ombragé son berceau, le murmure de la vague d’azur resplendissant au soleil avait été la première chanson qu’il eût entendue.
Et comme l’air tiède et parfumé de cette belle contrée était salutaire à ce cher nourrisson, bien que la comtesse se fût rétablie à la fin de la première année, ils s’étaient oubliés à Palerme pendant trois autres années encore.
Cependant, un jour, le mal du pays, ce mal bizarre et si commun en même temps, était venu frapper à leur porte.
Au milieu des pins d’Italie, des lauriers-roses et des sycomores, sur cette terrasse de leur villa qui dominait au loin la mer bleue comme un saphir sans fin, en écoutant cette plainte éternelle et si douce à l’oreille du flot qui roule sans relâche le sable doré de la grève, les deux jeunes époux, que le bonheur avait fait oublieux si longtemps, se souvinrent de notre France. Ils ne songèrent point à Paris d’abord, à cette grande et moderne Babylone où ils avaient aimé et souffert, mais ils se souvinrent de cette belle et poétique contrée nivernaise où M. de Kergaz avait acheté, à son premier retour, une terre seigneuriale, et dans laquelle il s’était reposé quinze jours avant d’aller demander la santé de sa femme aux chaudes haleines du Midi.
Ils songèrent à ce joli castel, perdu sous un massif de grands chênes, entouré d’un parc immense, devant lequel s’étalait une verte prairie ; à ces bois touffus et pleins de vagues murmures, sous les hautes futaies desquels retentissait en automne l’éclatante fanfare des veneurs morvandiaux ; et comme partout où ils étaient ensemble le bonheur était revenu, comme il leur souriait partout sous l’aspect de leur chérubin blanc et rose… ils partirent.
Ils s’embarquèrent pour Naples, traversèrent l’Italie dans toute sa longueur, visitèrent rapidement Rome, Venise et Florence, suivirent la route de la Corniche, et rentrèrent en France par le département du Var, cette Italie en miniature.
Quinze jours après, ils roulaient sur cette grande route du Nivernais où nous venons de les retrouver, et n’étaient plus, vers quatre heures du soir, qu’à cinq ou six lieues du château de Magny.
– Jeanne, ma bien-aimée, murmurait Armand, contemplant sa jeune femme avec amour, tandis que ses doigts jouaient avec la blonde chevelure bouclée du petit Gontran, ne regretterez-vous point notre villa de Palerme, notre chère terre promise, dans ce solitaire et silencieux château où nous allons ?
– Oh ! non, répondit Jeanne ; partout où vous êtes, partout où ma main est dans la vôtre, n’est-ce point la terre promise ?
– Ange, dit tout bas le comte, vous m’avez rendu si heureux, que Dieu me fera tort peut-être de ma part de paradis. En France ou en Italie, vivre avec vous et auprès de vous, c’est mieux que la terre promise, c’est le ciel !
Et le comte pressa dans sa main la main blanche et mignonne de Jeanne ; tandis que, réunis par une commune pensée et un même élan, ils se penchaient tous deux sur le front de l’enfant et y déposaient un double baiser, confondant ainsi leurs chevelures.
– Si vous le voulez, ma chère âme, continua M. de Kergaz, nous passerons tout l’automne à Magny, et ne retournerons à Paris que vers le mois de janvier.
– Ah ! je le veux bien, répondit Jeanne ; ce vilain Paris est si noir, si triste ! On s’y souvient de tant de secousses !
Armand tressaillit.
– Ma pauvre Jeanne, dit-il, je vois un pli se former sur ton front, ton œil s’emplir d’une vague inquiétude… et je te devine…
– Mais non, répondit-elle, vous vous trompez… Mon Armand bien-aimé… le bonheur est-il inquiet ?
Elle lui envoya, en parlant ainsi, son meilleur sourire, ce sourire demi-rêveur qui semblait dire : le calme du cœur, c’est un peu de mélancolie.
– Ah ! c’est que, continua Armand, je me souviens qu’à Palerme, parfois, un nom fatal et maudit errait souvent sur vos lèvres.
– Andréa ! fit Jeanne avec une émotion subite.
– Oui, Andréa. Je crains, me dites-vous, l’infernal génie de cet homme ; notre bonheur doit le poursuivre comme un remords. Mon Dieu ! s’il allait nous apparaître ici…
– Oui, murmura la comtesse, je vous dis cela, en effet, mon Armand ; mais c’est que j’étais folle alors, que j’oubliais combien vous êtes noble et fort, et qu’auprès de vous je puis toujours vivre sans rien redouter.
– Tu as raison, enfant, répliqua M. de Kergaz ému. Je suis fort pour te défendre, fort parce que je t’aime, fort parce que Dieu est avec moi et qu’il m’a fait ton protecteur.
Jeanne attacha sur son mari ce regard plein de confiance de la femme qui a une foi profonde en l’homme dont elle a fait son appui.
– Je sais bien, reprit Armand, que mon frère Andréa est un de ces hommes, heureusement fort rares, qui ont fait de notre société un champ de bataille sur lequel ils brandissent l’étendard du mal ; je sais que son génie infernal a été lent à se décourager ; que la haine qu’il m’a vouée, et qui était si violente déjà, a dû s’accroître de toute la grandeur de sa défaite dans cette lutte où il a osé te disputer à moi. Mais rassure-toi, enfant ; il vient une heure où le démon, las de combattre en vain, se retire pour ne plus reparaître ; et cette heure a sonné depuis longtemps sans doute pour Andréa, car il nous a laissés en paix, renonçant à jamais à poursuivre une inutile vengeance.
Et Armand ajouta, après un silence :
– Le lendemain de notre mariage, ange bien-aimé, j’ai fait remettre, par Léon Rolland, 200 000 francs à ce frère dénaturé, l’engageant, par une lettre, à quitter la France et à passer en Amérique, où il trouverait l’obscurité, l’oubli et peut-être, le repentir… Dieu a-t-il touché cette âme rebelle et coupable ? Je l’ignore. Mais depuis quatre années, cette police infatigable que j’ai organisée à Paris pour faire un peu de bien, et dont j’ai donné en mon absence la direction à notre bon et excellent ami Fernand Rocher, cette police a pu constater que mon frère Andréa avait quitté la France et n’y avait point reparu… Peut-être est-il mort.
– Armand, murmura Jeanne avec douleur, ne faisons point ce vœu impie.
Le comte mit un baiser au front de sa femme.
– Mais, dit-il, pourquoi nous attrister ainsi par des souvenirs déjà lointains, et desquels nous séparent les quatre années de bonheur qui viennent de s’écouler ? Vivons heureux, ma chère âme, les yeux fixés sur notre enfant, et continuons à faire un peu de bien, à soulager ceux qui souffrent.
Armand ajouta en lui-même :
– À punir ceux qui ont attiré sur leur tête de justes châtiments.
Car, à cinq cents lieues de Paris, le comte avait poursuivi sa grande œuvre de réparation sociale, y dépensant les deux tiers de son immense fortune, et associé en cela à Fernand Rocher.
Nous verrons tout à l’heure quel auxiliaire le comte et la comtesse de Kergaz avaient trouvé, pour les seconder, dans la personne de cette Madeleine repentante qui s’était nommée la Baccarat, et qui, à cette heure, n’était plus qu’une humble sœur de charité.
La chaise de poste continuait donc à rouler au grand trot, tandis que M. de Kergaz et sa femme causaient ainsi, lorsque le postillon cria rudement un gare ! fortement accentué qui attira l’attention des jeunes époux et leur fit porter les yeux devant eux.
Un homme, dans une attitude d’immobilité complète, était en travers de la route en cet endroit assez rétréci.
– Gare ! répéta le postillon.
L’homme ne bougea point, bien que les premiers chevaux fussent près de l’atteindre. Alors le postillon, pour éviter un malheur, arrêta brusquement son attelage.
– Cet homme est ivre, sans doute, dit M. de Kergaz…
Et se tournant vers un des deux laquais assis derrière la chaise :
– Germain, dit-il, descends, et range ce pauvre diable de façon qu’il ne lui soit fait aucun mal.
Le laquais obéit, mit pied à terre et s’approcha de l’homme étendu sur la route.
Cet homme, qui était nu-pieds, vêtu de haillons et le visage couvert d’une grande barbe inculte, paraissait évanoui.
– Pauvre homme ! murmura la comtesse émue jusqu’aux larmes… il est peut-être tombé d’inanition…
Et elle mit vivement dans les mains de son mari un flacon de sels qu’elle portait suspendu à son cou, disant en même temps à l’autre laquais :
– Vite ! François, vite ! cherchez dans le coffre, vous trouverez une bouteille de malaga et des aliments.
Armand s’élança à terre et courut au mendiant évanoui.
C’était presque un jeune homme, et son visage amaigri par la souffrance conservait les traces d’une grande beauté. Sa barbe et ses cheveux étaient d’un beau blond doré, et ses pieds nus ensanglantés par les ronces, ses mains brûlées par le hâle étaient cependant d’une exquise délicatesse de formes.
Le comte envisagea cet homme et jeta un cri de stupeur :
– Mon Dieu ! murmura-t-il, quelle étrange ressemblance ! on dirait Andréa…
Madame de Kergaz avait imité son mari ; elle était descendue de voiture, et, comme lui, elle s’était approchée du pauvre mendiant… Comme lui, elle jeta un cri d’étonnement.
– On dirait Andréa !… répéta-t-elle.
Il était pourtant peu vraisemblable que le baronet sir Williams, l’élégant vicomte Andréa, en fût arrivé de chute en chute jusqu’à mendier par les chemins, sans chaussures et presque sans vêtements, puis à tomber mourant d’inanition.
En tout cas, si c’était lui, il avait été rudement éprouvé par les privations de toute nature, à en juger par ce visage hâve, amaigri, où la souffrance avait mis sa fatale empreinte.
Et pourtant, c’étaient bien là ses traits, ses cheveux blonds, sa taille.
Armand lui fit respirer le flacon de sels tandis que les deux laquais le relevaient.
Le mendiant fut long à rouvrir les yeux ; enfin il poussa un soupir, et balbutia quelques mots à peine intelligibles.
– Il faisait chaud… balbutia-t-il… j’avais bien faim… je suis tombé…
En parlant ainsi, le mendiant, que M. de Kergaz et sa femme continuaient à regarder avec une anxieuse curiosité, promenait autour de lui des yeux hagards…
Tout à coup il les fixa sur Armand, manifesta aussitôt une sorte de terreur, essaya de se dégager des mains des laquais qui le soutenaient toujours, et voulut fuir…
Mais il avait les pieds enflés par la fatigue d’une longue route, et il ne put faire un pas…
– Andréa ! s’écria Armand, dans le cœur duquel s’élevait un sentiment de compassion profonde… Andréa, est-ce vous ?
– Andréa ? répéta le mendiant d’une voix égarée, que me parlez-vous d’Andréa ? Il est mort… Je ne le connais pas… Je me nomme Jérôme le mendiant…
Et il parut être pris d’un tremblement convulsif, ses dents se prirent à claquer et à s’entrechoquer, il tenta un suprême effort pour se dégager et s’enfuir.
Mais ses forces le trahirent, l’évanouissement le reprit et il s’affaissa mourant.
– C’est mon frère ! s’écria le comte, qui déjà, à la vue de cet homme réduit à ce honteux et lamentable état, avait oublié tous ses crimes pour ne plus se souvenir que d’une chose, c’est que les mêmes flancs les avaient portés tous les deux.
– C’est votre frère, Armand ! répéta madame de Kergaz que la même pensée et la même compassion animèrent.
Le mendiant, évanoui de nouveau, fut placé dans la chaise de poste et le comte dit au postillon :
– Nous ne sommes plus qu’à trois lieues de Magny ; crève tes chevaux, mais arrive en trois quarts d’heure.
La chaise repartit, rapide comme l’éclair. Elle entrait bientôt dans la grande allée de tilleuls qui conduit au perron du château.
Quelques minutes plus tard, le mendiant rouvrait les yeux ; grâce à des soins empressés, il se trouvait non plus sur la route, mais dans le lit d’une élégante chambre à coucher.
Un homme et une femme étaient anxieusement penchés sur lui, écoutant l’avis d’un médecin qu’on avait envoyé quérir en hâte.
– Cet évanouissement, disait le docteur, a eu pour cause première l’absence trop prolongée d’aliments, corroborée par une longue marche. Les pieds sont enflés. Il a dû faire au moins vingt lieues depuis hier.
– Andréa, murmura M. de Kergaz en se penchant à l’oreille du mendiant, vous êtes ici chez moi… chez votre frère… chez vous.
Andréa, car c’était bien lui, continuait à le regarder avec des yeux hagards, effrayés. On eût dit qu’il croyait faire un rêve étrange, et cherchait à repousser quelque horrible vision.
– Frère… répéta M. de Kergaz d’une voix émue et caressante, frère… est-ce bien vous ?
– Non, non… balbutia-t-il, je suis un mendiant, un vagabond sans feu ni lieu… un homme que la justice divine poursuit, que le remords assiège à toute heure… Je suis un de ces grands coupables qui se condamnent volontairement à parcourir le monde sans relâche, portant avec eux le fardeau de leur iniquité.
M. de Kergaz poussa un cri de joie.
– Ah frère, frère, murmura-t-il, tu t’es donc enfin repenti ?
Il fit un signe à sa jeune femme, qui sortit, emmenant le docteur.
Alors Armand, resté seul au chevet du vicomte Andréa, lui prit affectueusement la main et lui dit :
– Nous avons eu la même mère, et s’il est vrai que le repentir est entré dans ton cœur…
– Notre mère ! interrompit Andréa d’une voix sourde, j’ai été son bourreau…
Et il ajouta avec un accent d’humilité profonde.
– Frère, quand je serai un peu reposé, quand mes pieds désenflés me permettront de continuer ma route, vous me laisserez partir, n’est-ce pas ?… Un morceau de pain, un verre d’eau… Jérôme le mendiant n’a pas besoin d’autre chose…
– Mon Dieu ! murmura M. de Kergaz, dont le noble cœur battait d’émotion, en quelle misère horrible es-tu tombé, pauvre frère ?
– En une misère volontaire, dit le mendiant, courbant humblement le front. Un jour le repentir est venu, et j’ai voulu expier tous mes crimes… Les deux cent mille francs que je tenais de vous, frère, je ne les ai point dissipés. Ils sont déposés à la Banque de New York. Le revenu en est versé dans la caisse des hospices… Moi, je n’ai besoin de rien… Je me suis condamné à m’en aller par le monde, demandant la charité, couchant dans les écuries et les granges… souvent au bord du chemin… Peut-être qu’à la longue, Dieu, que je prie nuit et jour, finira par me pardonner.
– C’est fait ! répondit le comte. Au nom de Dieu, frère, je te pardonne et te dis que l’expiation est suffisante…
Et M. de Kergaz, enlaçant Andréa dans ses bras, ajouta :
– Mon frère bien-aimé, veux-tu vivre sous mon toit, non plus, comme un vagabond, non plus comme un coupable, mais comme mon ami ; mon égal, le fils de ma mère, l’enfant prodigue que ramène le repentir et à qui tous les bras sont ouverts ? Reste, frère ; entre ma femme et mon enfant, tu seras heureux, car tu es pardonné…
Deux mois environ après la scène que nous venons de raconter, nous eussions retrouvé à Paris, rue Culture-Sainte-Catherine, le comte Armand de Kergaz et sa jeune femme causant tête à tête dans un cabinet de travail.
On était alors aux premiers jours de janvier. C’était le matin, vers dix heures.
Le givre qui couvrait les arbres du jardin miroitait aux pâles rayons d’un soleil d’hiver ; il faisait froid, et un grand feu flambait dans la cheminée.
Le comte était assis dans un vaste fauteuil, vêtu de sa robe de chambre, les jambes croisées, et tenant à la main des pincettes avec lesquelles il tisonnait, tout en causant. Madame de Kergaz, en négligé du matin, se tenait auprès de son mari et attachait sur lui son calme et mélancolique regard, tandis qu’elle l’écoutait attentivement.
– Ma chère enfant, disait le comte, j’étais déjà bien heureux de votre amour, mais mon bonheur est complet depuis que notre cher frère nous a été rendu par le repentir.
– Oh ! répondit Jeanne, Dieu est grand et bon, mon ami, et il a si bien touché de sa grâce cette âme impie et rebelle, qu’il en a fait l’âme d’un saint.
– Pauvre Andréa, murmura le comte, quelle vie exemplaire !… quel repentir !… Jeanne, ma bien-aimée, il faut que je vous fasse une horrible confidence, et vous verrez combien il est changé.
– Mon Dieu ! qu’est-ce encore ? demanda Jeanne avec inquiétude.
– Vous le savez, Andréa n’a voulu partager que les apparences de notre vie. Assis auprès de nous au salon, il habite une mansarde, sans feu, dans les combles de l’hôtel, sous prétexte de suivre un régime impérieusement ordonné par la faculté. Il s’est réduit aux plus grossiers aliments. Jamais un verre de vin n’effleure ses lèvres.
– Et, interrompit Jeanne, il jeûne tous les jours jusqu’à midi.
– Qu’est-ce que tout cela ? fit le comte, vous ne savez rien encore, ma chère amie.
– Je sais, reprit madame de Kergaz, qu’il a fallu toutes vos instances et les miennes pour l’empêcher d’aller s’enfermer à la Trappe de la Meilleraye. Je sais encore que, tous les matins, il quitte l’hôtel au petit jour, vêtu misérablement, et que, sous l’humble nom d’André Tissot, il se rend rue du Vieux-Colombier, dans une maison de commerce où il tient les écritures, de huit heures du matin à six heures du soir, aux modestes appointements de douze cents francs. Il a voulu, lui qui pourrait puiser dans notre bourse à discrétion, devoir au travail son existence misérable !
– Et c’est pour cela, dit le comte, qu’il m’a forcé d’accepter quatre-vingts francs par mois de pension.
– Un tel repentir, une telle expiation, une vie aussi exemplaire, murmura Jeanne avec admiration, doivent militer aux yeux de Dieu, et sans doute il a été pardonné depuis longtemps.
– Oh ! ce n’est rien encore, mon amie, poursuivit le comte, si vous saviez !…
– Parlez, fit Jeanne émue ; parlez, Armand, Je veux tout savoir…
– Eh bien ! Andréa porte un cilice… tout son corps n’est plus qu’une horrible plaie…
Madame de Kergaz jeta un cri.
– C’est affreux ! dit-elle, affreux… affreux ! Mais comment…
– Vous voulez savoir comment je l’ai appris ?
– Oui, fit la comtesse d’un signe de tête.
– Eh bien ! figurez-vous que, cette nuit, j’ai travaillé fort tard avec Fernand Rocher et Léon Rolland. Il était deux heures du matin lorsqu’ils sont partis. À dîner, j’avais trouvé Andréa fort pâle et il m’avait même avoué qu’il était souffrant. J’avais été inquiet toute la soirée, et l’idée m’est venue de monter chez lui et de voir comment il allait. Vous le savez, ma chère amie, Andréa n’a jamais voulu que les domestiques de l’hôtel pénétrassent chez lui ; il veut faire son lit et balayer sa chambre lui-même, dit-il ; mais, en réalité, c’est que son lit n’a jamais besoin d’être fait. Le malheureux couche par terre sur le carreau glacé, sans autre couverture que sa chemise.
– Mon Dieu ! s’écria la comtesse, et nous sommes en plein mois de janvier !
– Il se tuera… soupira le comte. J’étais monté sur la pointe du pied. Arrivé à la porte, j’ai vu filtrer un rayon de lumière ; j’ai frappé doucement, et il ne m’a point répondu. Alors, comme la porte n’était fermée qu’au loquet, je suis entré. Oh ! l’horrible spectacle !… Andréa était couché sur le sol, à demi nu ; près de lui brûlait sa bougie ; à côté de la bougie était, tout ouvert, un volume de saint Augustin. Le malheureux, brisé de fatigue, s’était endormi en lisant. Alors, j’ai pu voir qu’il avait les reins et les flancs ensanglantés et ceints de cet horrible instrument de discipline qu’on nomme un cilice. J’aurais dû m’en douter, car souvent, lorsqu’un mouvement brusque vient à lui échapper, une pâleur soudaine, indice d’une souffrance aiguë, se répand sur tout son visage.
– Armand, interrompit madame de Kergaz, émue jusqu’aux larmes, il faut tâcher que votre frère renonce à ces macérations exagérées. Vous devriez en parler au curé de Saint-Laurent, qu’il a pris pour confesseur.
Le comte hocha la tête.
– Andréa est inflexible pour lui-même, murmura-t-il, et je crains qu’il ne finisse par succomber à cette pénitence exemplaire. Il est d’une maigreur affreuse, d’une pâleur extrême ; il ne se permet le sommeil que lorsque la fatigue l’emporte sur sa volonté. Ce travail ingrat de douze heures auquel il se livre tous les jours lui devient de plus en plus nuisible. Andréa aurait besoin de grand air et d’une vie active… Je voudrais pouvoir lui faire faire un voyage… Hélas ! il me refuserait, peut-être même nous quitterait-il.
– Oh ! cela ne sera pas ! s’écria Jeanne avec véhémence, il vivra près de nous, ce cher repenti… Tenez, Armand, voulez-vous que je le prenne à part, que je tâche de lui persuader que la justice divine est satisfaite, que l’expiation dépasse la faute ? Oh ! vous verrez, mon bien-aimé Armand, comme je serai éloquente, persuasive ! il faut que je le séduise.
– Tenez, dit le comte, j’ai une idée, une idée excellente pour l’arracher à cette vie de bureau qui le tuera à la longue.
– Vraiment ? fit la comtesse avec joie.
– Vous verrez, ma bien-aimée…
Et M. de Kergaz parut réfléchir.
– Vous le savez, dit-il, en mon absence, Fernand Rocher et Léon Rolland, aidés de sœur Louise, m’ont remplacé de leur mieux et ont soulagé bien des misères… Fernand et sa jeune femme, qui est dame patronnesse de la nouvelle église Saint-Vincent-de-Paul, se sont chargés de soulager adroitement ce qu’on nomme les misères dorées, c’est-à-dire ces humbles employés dont les modiques appointements sont insuffisants pour faire vivre leur nombreuse famille. Léon Rolland et sa belle et vertueuse femme ont eu le département du faubourg Saint-Antoine, ce quartier le plus populeux et presque le plus pauvre de Paris. Léon est à la tête d’un vaste atelier de menuiserie et d’ébénisterie, où il occupe deux cents ouvriers toute l’année. Cerise a ouvert une vaste maison de confection qui emploie toutes les jeunes filles orphelines que le vice réclamerait peut-être si elles étaient abandonnées à elles-mêmes. Enfin, madame Charmet a choisi pour son pieux champ de bataille ce quartier de folie et de perdition où jadis elle brillait sous le nom de Baccarat.
– Je sais tout cela, mon ami, dit la comtesse.
– Les pauvres et les malheureux, reprit M. de Kergaz, n’ont rien perdu à mon absence. Mais ce n’était là qu’une partie de la mission que je me suis imposée qui se trouvait remplie. Si l’œuvre de charité allait son train, l’œuvre de justice chômait…
– Que voulez-vous dire ? interrogea la comtesse.
– Écoutez, Jeanne, écoutez, poursuivit le comte.
« Un soir, une nuit plutôt, il y a bien dix années déjà, deux hommes se rencontrèrent en haut d’un édifice élevé au sommet d’une de ces collines qui dominent Paris. Ces deux hommes se montrèrent mutuellement du doigt la grande ville accroupie sous leurs pieds, et toute frémissante des ivresses convulsives d’une nuit de carnaval.
« L’un de ses hommes s’écria :
« – Voilà un vaste champ de bataille pour celui qui aurait assez d’or à dépenser au service du mal. Voyez-vous cette ville immense ? Eh bien ! il y a là, pour l’homme qui a du temps et de l’or, des femmes à séduire, des hommes à vendre et à acheter, des filous à enrégimenter, des mansardes où le cuivre du travail entre sou à sou à convertir en boudoirs somptueux avec l’or de la paresse. Voilà une grande et belle mission ! »
« Et cet homme riait, en parlant, d’un rire odieux.
« On eût dit Satan lui-même, ou don Juan, préconisant sa vie passée et prêt à la recommencer.
« Or, acheva le comte, cet homme qui parlait de cette façon impie, alors, c’était Andréa ; l’autre, c’était moi !
« Eh bien ! vous savez ce que fut cette lutte entre le bien et le mal, et comment le mal fut vaincu. Mais Andréa n’en était point le seul représentant, et Paris est demeuré la Babylone moderne où le vice coudoie la vertu, où l’infamie et le crime germent comme en une terre féconde… Ah ! que de coupables encore restent à punir ! que de victimes à arracher à leurs bourreaux !
Madame de Kergaz écoutait rêveuse :
– Je vous devine, dit-elle, je crois vous deviner, du moins. Vous voulez donner à Andréa repentant et vertueux le département des expiations et des châtiments mystérieux ?
– Vous avez deviné, chère amie. Peut-être cette intelligence hors ligne, cette volonté puissante, cette audace sans pareille qu’il développait si bien pour la cause du mal, les retrouvera-t-il dans la voie du bien ?
– Je le crois, répondit madame de Kergaz.
Les deux époux furent interrompus par un coup de sonnette qui, de la loge du suisse, correspondait avec l’hôtel et annonçait un visiteur.
– Voici, dit Armand, les notes quotidiennes de ma police. Les hommes que j’emploie à ce métier sont dévoués, intelligents, mais il leur faut un chef.
La porte s’ouvrit, un laquais parut.
Il portait sur un plateau une enveloppe assez volumineuse, que le comte décacheta sur-le-champ.
Cette enveloppe renfermait sept ou huit feuillets d’une écriture menue, sans signature.
M. de Kergaz lut tout bas :
« Les agents secrets de M. le comte sont en ce moment sur la trace d’une mystérieuse et singulière association, qui, depuis environ deux mois, a mis Paris en exploitation… »
– Oh ! oh ! fit Armand, qui continua sa lecture avec une scrupuleuse attention.
« Cette association, poursuivait le correspondant anonyme, paraît avoir des ramifications dans tous les mondes parisiens. Son siège, ses chefs, ses moyens d’exécution, tout est encore pour nous à l’état de mystère. Les résultats seuls commencent à nous êtres connus, et encore n’est-ce que partiellement. Le but de cette agglomération de bandits est de s’approprier par tous les moyens possibles les papiers compromettants pour le repos des familles, et d’exercer, à l’aide de ces papiers, un vaste chantage. Les lettres imprudemment écrites par une femme éprise et qu’on menace de faire tenir au mari, les faux en écriture privée que commettent parfois de jeunes prodigues et qu’une main cachée peut déposer sur le bureau d’un juge d’instruction, rien ne leur échappe.
« Cette association, qui a pris le titre de : le Club des Valets-de-Cœur, s’introduit partout, prend toutes les formes et toutes les attitudes.
« Les agents de M. le comte, achevait le correspondant, travaillent activement ; mais, jusqu’à présent, ils n’ont pu que constater de déplorables résultats sans rien découvrir. »
Armand, tout rêveur, tendit ces mots à sa femme.
– Tenez, dit-il, ce serait à faire croire que le doigt de Dieu intervient. Nous cherchions tout à l’heure un moyen d’occuper les rares facultés de notre cher Andréa, et voici ce que je lis.
Tandis que madame de Kergaz parcourait cette note de la police secrète de son mari, le comte sonna :
– Envoyez-moi Germain, dit-il à son valet.
Germain était le domestique de confiance d’Armand, le seul qui fût dans le secret de la mystérieuse existence d’Andréa.
– Tu vas aller rue du Vieux-Colombier, lui dit M. de Kergaz, et tu me ramèneras mon frère.
Germain partit ; une heure après, le comte et sa femme virent entrer Andréa.
Pour qui avait connu le brillant vicomte Andréa, le don Juan moqueur et impie, ou bien le baronet sir Williams, ce gentleman flegmatique et distingué, le frère de M. de Kergaz, le fils du comte de Felipone, était désormais méconnaissable.
Il était pâle, amaigri. Ses habits affectaient la coupe et la tournure sans prétention des vêtements portés par les ecclésiastiques. Il marchait les yeux baissés, la tête un peu inclinée en avant, et parfois sa démarche trahissait une vive souffrance.
Il osa à peine regarder la comtesse, comme si, à quatre années de distance, le souvenir de son odieuse conduite envers elle et des outrages qu’il avait osé lui faire subir se fût dressé devant lui comme un fantôme vengeur.
Ce fut avec la même hésitation pleine d’humilité qu’il prit et serra la main que lui tendait M. de Kergaz.
– Cher frère, murmura celui-ci.
– Vous m’avez fait demander, Armand ? dit Andréa d’une voix presque tremblante ; je me suis hâté de quitter mon bureau.
– Mon cher Andréa, répondit Armand, je t’ai fait demander parce que j’ai besoin de toi…
L’œil d’Andréa s’illumina d’un rayon de joie.
– Ah ! dit-il, faut-il mourir pour vous ?…
Un sourire vint aux lèvres d’Armand.
– Non, dit-il, il faut vivre d’abord…
– Et vivre raisonnablement, mon frère, ajouta madame de Kergaz, qui prit les deux mains d’Andréa et les pressa avec effusion.
Andréa rougit et voulut retirer ses mains.
– Non, non, murmura-t-il, je ne suis pas digne, madame, de l’intérêt que vous me témoignez…
– Mon frère…
– Laissez, madame, laissez le pauvre pécheur, continua-t-il humblement, tâcher d’apaiser par son expiation la colère divine.
Jeanne leva les yeux au ciel :
– C’est un saint, pensa-t-elle.
– Frère, dit alors M. de Kergaz, tu sais que je me suis imposé une mission ?
– Oh ! dit Andréa, une noble, une sainte mission, mon frère…
– Et j’ai besoin de ton aide pour continuer mon œuvre.
Le vicomte Andréa tressaillit.
– Il y a bien longtemps, dit-il, que je vous aurais demandé de m’associer à vos travaux, Armand, si j’avais été digne de faire le bien. Hélas ! en passant par mes mains souillées, que serait donc la charité ?
– Frère, dit M. de Kergaz, il ne s’agit pas de faire le bien d’une façon vulgaire, il faut punir ou prévenir le mal.
Armand tendit alors la note confidentielle de sa police au vicomte Andréa.
Celui-ci la lut avec attention et parut manifester un profond étonnement.
– Eh bien, frère, reprit M. de Kergaz, l’heure des expiations vulgaires, du repentir humble et caché est passée : il faut redevenir un homme fort, intelligent, habile, un homme aussi audacieux pour servir une noble cause que tu le fus pour faire le mal, un adversaire digne enfin de cette association de bandits que je veux exterminer.
Andréa écoutait avec attention et se taisait. Tout à coup il releva la tête ; un éclair passa dans ses yeux, mornes et sans rayons depuis longtemps.
– Eh bien, dit-il, je serai cet homme !
M. de Kergaz jeta un cri de joie.
– Je serai la main vengeresse, continua le vicomte, qui poursuivra sans relâche les mystérieux ennemis de la société ; cette association, dont vos agents n’ont pu découvrir le lieu de réunion, les statuts, les chefs et les affiliés, je la démasquerai, moi…
Et comme il parlait, une transformation semblait s’opérer chez Andréa.
L’homme humble et courbé jusque-là sous la main du repentir, le pénitent accablé de macérations, se redressa peu à peu : l’œil baissé étincela et retrouva son assurance, et ce ne fut pas sans un vague mouvement d’effroi que madame de Kergaz vit tout à coup reparaître le baronet sir Williams, l’audacieux des anciens jours, le terrible Andréa, si longtemps bandit lui-même.
Mais l’effroi de Jeanne n’eut que la durée d’un éclair. Le baronet n’existait plus, le bandit Andréa était mort ; restait un homme dévoué à son frère, à la société, à Dieu… un soldat de la grande cause de l’humanité.
En ce moment, la porte s’ouvrit ; une femme entra.
Cette femme était vêtue de noir, et sur ses vêtements noirs elle portait la capuche grise des sœurs de charité libres et n’ayant point fait de vœux.
Comme le vicomte, cette femme n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Sa beauté seule avait survécu dans ce naufrage pieux où la Baccarat s’était engloutie pour renaître sœur Louise, la noble femme éprouvée par l’amour, la vierge folle devenue la Madeleine repentante.
Baccarat, qu’on nous pardonne de lui conserver ce nom, Baccarat, était demeurée belle, en dépit de ses douleurs, en dépit de son repentir ; belle, malgré le soin qu’elle semblait mettre à dissimuler sous la grossièreté de ses vêtements cette beauté merveilleuse et cette taille de reine qui, jadis, avaient tourné tant de jeunes têtes et causé tant de désespoirs.
Un seul, un dernier reste de coquetterie, hélas ! bien pardonnable, après tout, l’avait empêchée de couper ses cheveux, cette luxuriante chevelure blonde qui l’enveloppait, dénouée, comme un manteau et couvrait ses talons.
Mais elle en dissimulait de son mieux les énormes torsades sous sa coiffe blanche et son capuchon, et elle était si humble et si modeste en sa démarche, que nulle n’aurait osé lui reprocher ce dernier attachement aux choses de ce monde.
À sa vue, Jeanne courut à elle et lui prit les mains :
– Bonjour, chère sœur, dit-elle.
Et Baccarat, l’ange du repentir, fit comme Andréa, elle retira sa main et balbutia.
– Ah ! madame, je ne suis pas digne de baiser le bas de votre robe…
Ce fut alors que M. de Kergaz prit Baccarat et Andréa tous les deux par la main, et leur dit :
– Vous fûtes deux anges déchus ; le repentir vous a relevés tous deux. Unissez-vous pour la cause commune : vous êtes tous deux dignes de combattre sous le même drapeau, ô nobles transfuges du mal…
Baccarat leva alors les yeux sur sir Williams, et elle eut froid au cœur. Il lui semblait qu’une voix secrète lui criait :
– Les monstres de cette nature peuvent-ils donc jamais être touchés par le repentir ? Non, non !
Tandis que ces événements se passaient à l’hôtel de Kergaz, une scène d’une tout autre nature avait lieu, quelques heures plus tard, à l’autre extrémité de Paris, c’est-à-dire dans le faubourg Saint-Honoré, à l’angle de la petite rue de Berri.
La nuit était profonde ; un brouillard épais tombait sur Paris, et son intensité était telle, que le service des omnibus et les voitures de place, et jusqu’à la circulation des équipages de maître, avaient dû être suspendus ; les becs de gaz ne parvenaient point à pénétrer l’obscurité de la nuit, et il fallait connaître admirablement son chemin pour ne point égarer dans ce quartier à peu près désert qui portait encore alors la dénomination de faubourg du Roule.
Cependant, au moment où onze heures sonnaient à l’église Saint-Philippe, plusieurs hommes arrivant de différentes directions se glissèrent successivement dans la rue de Berri, s’arrêtèrent tous à l’entrée d’une maison d’apparence plus que modeste, pour ne pas dire suspecte, aux fenêtres de laquelle on n’apercevait aucune clarté, et tous disparurent l’un après l’autre dans les profondeurs d’une allée noire que fermait une porte bâtarde.
Cette allée, qui se prolongeait assez longtemps, aboutissait à la rampe d’un escalier. Cet escalier ne montait pas, comme on aurait pu le croire, aux étages supérieurs de la maison ; il s’enfonçait au contraire dans la terre, et le premier de ces mystérieux visiteurs qui y posa le pied descendit environ cinquante marches dans l’obscurité la plus complète, s’aidant de la rampe et n’avançant qu’à tâtons.
Là, une main le saisit dans l’ombre et l’arrêta.
En même temps une voix assourdie lui dit :
– Où donc allez-vous, et venez-vous me voler mon vin ?
– L’amour est une chose utile, répondit le visiteur nocturne.
– C’est bien, reprit la voix.
Et soudain une porte s’ouvrit, un jet de lumière éclaira l’escalier, et le nouveau venu se trouva sur le seuil d’une salle souterraine dont le bizarre aspect mérite une courte description. C’était, à vrai dire, l’un des compartiments d’une cave, à en juger par la voûte cintrée et une douzaine de futailles rangées le long des murs.
Seulement on avait posé une planche sur les pièces de vin, de façon à en faire un siège improvisé ; puis on avait placé au milieu de la cave une table, sur cette table une lampe à modérateur, et devant elle un fauteuil.
C’était vraisemblablement le fauteuil du président de cette mystérieuse réunion. Auprès de la lampe, sur la table, se trouvait un dossier de paperasses assez volumineux. Mais celui qui les eût examinées avec attention n’aurait pu dire en quels caractères elles étaient écrites.
C’était d’indéchiffrables hiéroglyphes, un assemblage de chiffres arabes et romains et de signes typographiques dont il aurait fallu posséder la clef pour en deviner le sens énigmatique.
L’homme qui veillait à l’entrée de la salle souterraine introduisit ainsi successivement et en faisant la même question, à laquelle il fut invariablement répondu de la même manière, six personnages, qui tous étaient enveloppés dans un large manteau, ce qui leur donnait un aspect uniforme. Puis cela fait, il ferma soigneusement la porte et vint prendre place au bureau du président.
Ce personnage était un tout jeune homme. Avait-il dix-huit ou vingt-deux ans ? C’était ce que personne n’aurait pu dire au juste ; mais il était bien certain qu’il ne dépassait point ce dernier âge.
Cependant la physionomie, malgré cette extrême jeunesse, semblait révéler une haute énergie, une astuce merveilleuse, une audace à toute épreuve et une de ces intelligences d’élite qui se révèlent à de certaines heures par des traits de génie.
Sa mise était celle d’un lion du boulevard, terme alors à la mode, et qui résumait l’homme élégant, riche et inoccupé de cette époque. Il avait la lèvre moqueuse, la démarche assurée ; il portait la tête en arrière d’une certaine façon impertinente, et son regard paraissait dominer moralement les six personnes qu’il venait d’introduire.
Celles-là méritent aussi quelques lignes de silhouette.
Lorsque chacune d’elles se fut débarrassée de son manteau, le président de l’assemblée put constater combien elles étaient différentes d’aspect, de tournure, de vêtements et d’âge.
Le premier entré, et qui s’était assis tout près de la table, était un homme de cinquante ans environ, grand, mince, décoré de plusieurs ordres, portant d’épaisses moustaches teintes en noir avec soin, et une perruque de même couleur qui couvrait son front dégarni par l’âge.
Sa mise était celle d’un homme du monde, ayant conservé dans la vie civile la désinvolture pimpante d’un officier.
Le président lui dit :
– Bonjour, major, vous êtes exact.
Le second des six personnages était un homme de trente ans, portant ses cheveux un peu longs, sa barbe négligée, et ayant une sorte de cachet artistique dans toute sa personne.
– Bonjour, Phidias, dit le président en lui indiquant une place à sa gauche.
Le troisième n’était guère plus âgé que le président.
C’était un de ces petits jeunes gens qui portent un lorgnon d’écaille fiché dans l’œil, une moustache en croc et des manchettes, qu’on voit à toutes les premières représentations dramatiques, dans tous les concerts et dans tous les salons du demi-monde.
Mais comme le président, il avait l’œil vif, le nez droit, signe d’une volonté bien trempée, et la lèvre un peu moqueuse.
– Bonjour, baron, dit le président.
Le quatrième était bien dissemblable de tournure, d’aspect et de costume de ces trois hommes que nous venons de dépeindre.
Ce n’était point un élégant dandy, un jeune homme du monde, courant les comédiennes, fréquentant Tortoni et le café Anglais. C’était un domestique en livrée.
Non point cependant ce valet vulgaire, à l’air niais, qu’un fastueux dentiste ou un marchand de nouveautés affuble d’une casquette galonnée et d’un gilet rouge ; mais le laquais d’autrefois, le Frontin de bonne maison, le valet effronté qui reçoit les confidences de son maître et lui donne parfois des conseils, l’homme enfin entre deux âges, encore vert-galant pour les femmes de chambre, et pouvant, à la rigueur, jouer les oncles de province et les notaires de village.
Le salut que lui adressa le jeune président eut quelque chose de maçonnique et de mystérieux, qui prouvait qu’il était haut placé dans son estime.
Le cinquième avait une physionomie étrange ; c’était presque un vieillard, mais un vieillard robuste, vigoureux, dont les cheveux grisonnants couvraient à profusion le front étroit et fuyant, dont le petit œil gris pétillait d’un feu sombre, et dont les larges épaules, la taille courte et trapue, les fortes mains, trahissaient l’homme habitué à de rudes exercices.
Son visage était couturé de bizarres cicatrices. Avait-il eu la petite vérole, s’était-il brûlé avec le vitriol ou de la poudre, avait-il été défiguré par quelque horrible maladie ?
Mystère.
Toujours est-il que cet homme avait un aspect repoussant et dur, même dans sa toilette, qui était d’une recherche exagérée et de mauvais goût.
Il était vêtu comme pour aller au bal : habit noir, gilet blanc, sur lequel était fastueusement étalée en deux doubles une énorme chaîne de montre, bottes vernies enfermant des pieds énormes qui semblaient se souvenir du sabot, poignets de chemise odieusement rabattus sur les manches de l’habit.
Les mains rouges, calleuses, aux ongles déformés, étaient nues et paraissaient ignorer l’usage du gant.
Enfin le dernier de ces six personnages était, au contraire, ce que l’art et la fantaisie réunis auraient pu rêver de plus idéal.
Était-ce un créole ! Était-ce le produit mystérieux des amours d’un rajah de l’Inde avec une Anglaise aux épaules d’albâtre ? Était-ce quelque fier hidalgo dans les veines de qui coulait le sang des Maures de Grenade ?
Nul n’aurait pu le dire.
Il était grand, brun et presque olivâtre ; ses cheveux crépus avaient, comme sa barbe, qu’il portait courte et très soignée, un reflet bleuâtre d’aile de corbeau.
Ses traits, d’une parfaite régularité, et dont l’ensemble résumait un type de beauté merveilleuse, étaient éclairés par un regard ardent, fascinateur, étrange.
Dans le monde où il vivait, ce personnage, sur lequel nous reviendrons bientôt, et dont nous dirons l’origine transatlantique, avait été surnommé Chérubin le Charmeur.
Quand ces six personnes se furent assises, le président prit place au fauteuil qui lui était réservé, et salua tout le monde comme il avait salué chacun en particulier.
– Messieurs, dit-il, notre association, fondée sous le titre de Club des Valets-de-Cœur, se compose de vingt-quatre membres, la plupart inconnus les uns des autres, ce qui est une garantie de discrétion.
Les six associés, qui ne s’étaient jamais vus, se regardaient avec une mutuelle curiosité.
– Chacun de vous, poursuivit le président, a pu prendre connaissance des statuts du club avant d’entrer parmi nous : vous savez donc que la première des conditions est une obéissance passive au chef mystérieux et inconnu de tous, excepté de moi, et dont je ne suis que l’humble intermédiaire.
Les six membres du club s’inclinèrent.
– C’était donc, continua le président, un ordre du chef qui vous réunit ce soir ici, afin que vous puissiez vous connaître ; car vous allez être obligés de travailler presque en commun. Nous sommes sur la voie d’une opération qui pourrait avoir des résultats fabuleux.
À ces mots, il y eut un vif mouvement de curiosité dans l’assemblée.
– Quels sont les plans du chef ? reprit le président, c’est ce que je ne sais qu’imparfaitement, c’est ce qu’il m’est interdit de vous dire. Mes pouvoirs consistent à vous donner vos instructions…
Alors le président se tourna vers celui des assistants qu’on nommait le major :
– Major, lui dit-il, vous allez beaucoup dans le monde ?
– Beaucoup, répondit le major.
Le président parut consulter ses notes écrites en caractères hiéroglyphiques :
– Allez-vous, dit-il, chez la marquise Van-Hop ?
– Oui, répondit le major.
– Alors, vous êtes invité à son bal de mercredi prochain ?
– Très certainement.
– La marquise n’est-elle point une femme d’à peu près trente ans, créole de l’Amérique espagnole, mariée à un Hollandais ?
Le major fit un signe de tête affirmatif.
– Elle est fort riche, dit-on.
– Six ou sept cent mille livres de rente.
– Elle aime les arts et les artistes ; on dit même qu’elle a eu la fantaisie, depuis un an ou deux, de prendre des leçons de sculpture !
– Je suis son professeur, répondit celui des six associés que le président avait salué du nom de Phidias.
– Très bien. Je m’en doutais.
– Le marquis Van-Hop est un homme de quarante ans, flegmatique et taciturne… On le dit jaloux ?
– Très jaloux, répondit le major. Et cependant il n’a aucune raison de l’être : la marquise est irréprochable.
– Major, dit le président, vous présenterez chez la marquise, mercredi prochain, M. Chérubin que voilà.
Et le président désigna du doigt le sixième personnage, celui dont la beauté était merveilleuse.
Puis il reprit :
– La marquise n’est-elle point fort liée avec une femme de trente-cinq ans environ, veuve depuis deux ans, et qu’on nomme madame Malassis ?
– Je le crois, dit le major. J’ai même rencontré plusieurs fois la veuve chez la marquise aux réceptions intimes.
– Madame Malassis, poursuivit le président en compulsant ses notes, a été, dit-on, du vivant de son époux, à moitié légère.
– Oh ! à moitié… fit le major.
– Mais, disent toujours mes notes, la marquise l’ignore complètement, et elle tient madame Malassis pour la plus honnête des femmes ; d’autant que la veuve est recherchée assidûment par le vieux duc de Château-Mailly, qui la veut épouser, et ne craindra point de l’instituer par testament sa légataire universelle, au détriment de son neveu le comte de Château-Mailly, qui commence à se ruiner…
– Qui achève, plutôt, dit le major.
– Soit, répondit le président.
Alors il se tourna vers le cinquième des associés, celui-là même dont la mise prétentieuse, la figure étrange et brutale, et la stature athlétique faisaient une sorte d’hercule endimanché :
– Madame Malassis, lui dit-il, cherche un homme de confiance qui puisse remplir auprès d’elle les doubles fonctions d’intendant et de maître d’hôtel, une sorte de maître-jacques qu’elle payera le moins cher possible, et qui aura chez elle une besogne d’enfer. Madame Malassis n’est pas riche, mais elle veut représenter. Vous vous rendrez demain chez elle, rue de la Pépinière, 41, et lui direz que vous avez appris indirectement qu’elle cherchait un intendant.
L’homme aux larges épaules s’inclina.
– Quant à vous, poursuivit le jeune président en s’adressant au laquais en livrée, vous avez été chassé hier de chez le vieux duc de Château-Mailly ?
– C’est-à-dire, fit le laquais, que je me suis fait chasser, pour me conformer aux instructions que vous m’aviez données.
– C’est ce que je voulais dire ; mais vous avez oublié de rendre au duc une clef qu’il vous avait confiée.
– La clef du jardin de la maison n° 41, rue de la Pépinière ?
– Précisément.
– En outre, vous devez avoir, bien que vous n’ayez passé que trois mois au service de M. de Château-Mailly, une connaissance parfaite de ses habitudes, de l’emploi de son temps, de ses goûts, de ses manies ?
– Quand je sers un homme, je l’observe tout d’abord.
– Donc vous l’avez observé ?
– Je le sais par cœur.
– Très bien ; on vous demandera des renseignements en temps et lieu. Pour le moment, vous allez passer dès demain chez un serrurier qui est établi rue de Lappe, au coin de la rue du Faubourg-Saint-Antoine ; vous entrerez dans sa boutique, et lui direz simplement : « Te souviens-tu de Nicolo ? » À quoi il vous répondra : « Je l’ai vu guillotiner. »
– Est-ce tout ? demanda le laquais.
– Vous lui présenterez la clef que vous avez gardée…
– Ah ! je comprends…
– Et vous le prierez de vous en faire une pareille. Vous retournerez chez lui le lendemain à la même heure. Il vous remettra les deux clefs, la neuve et la vieille, et vous renverrez cette dernière à M. de Château-Mailly.
– Que ferai-je de l’autre ?
– Vous irez vous promener vers huit heures sur le boulevard des Italiens, et vous attendrez devant les bains Chinois. Vous y rencontrerez monsieur…
Le président désignait du doigt celui des associés qui résumait si parfaitement avec son lorgnon dans l’œil droit et ses favoris taillés en côtelettes le type du lion du boulevard.
Ce dernier fit un geste de surprise.
– Cher associé, dit le président, madame Malassis est encore, à l’heure qu’il est, une fort belle femme, et vous auriez tort de refuser la clef que l’on vous remettra.
Le lion salua sans mot dire.
– Messieurs, acheva le président, comme vous allez tous les six travailler ensemble et à la même heure, il était nécessaire que vous fussiez présentés les uns aux autres. Maintenant, vous vous connaissez et vous pouvez vous séparer. Chacun de vous recevra de minutieuses instructions à domicile.
Et le président leva la séance et congédia les six valets-de-cœur, qui, tous, s’en allèrent l’un après l’autre et disparurent dans l’épais brouillard qui couvrait Paris.
Quand la porte d’entrée de la salle souterraine se fut refermée sur le dernier, le jeune homme qui avait présidé la séance alla pousser de nouveau les verrous ; puis, bien assuré qu’il était seul, il frappa contre une cloison en planches qui séparait ce compartiment de cave d’un autre compartiment, et dit :
– Maître, vous pouvez entrer.
Aussitôt la cloison tourna sur elle-même, faisant l’office d’une porte, et un homme enveloppé dans un grand manteau, pareil à celui que portaient les six valets-de-cœur, apparut, et dit d’une voix railleuse :
– Ma parole d’honneur, tu présides comme un juge, Rocambole.
– N’est-ce pas, capitaine ?
Et Rocambole, car c’était lui que nous retrouvons ainsi métamorphosé, salua avec respect le capitaine, sir Williams, c’est-à-dire le vicomte Andréa, le frère du trop crédule Armand de Kergaz.
– Oui, continua le capitaine, tu présides comme un vrai magistrat, et, l’œil collé à une fente de la cloison, je ne t’ai pas perdu de vue un seul instant… C’est à ne jamais croire que tu as été cet affreux vaurien qui fit tomber la tête innocente du pauvre Nicolo.
– Ah ! capitaine, murmura Rocambole avec humilité, vous savez bien…
– Le fils adoptif de la veuve Fipart, poursuivit le baronet sir Williams, qui vendit la mèche du capitaine au dernier moment pour quelques billets de mille…
Et le baronet accentuait ce reproche sans la moindre aigreur.
– Cependant, répliqua Rocambole avec flegme, vous êtes un esprit trop supérieur pour ne point comprendre et excuser ma conduite d’alors. Alors, voyez-vous, je n’étais qu’un de vos agents subalternes, vous ne m’aviez pas fait mon éducation comme aujourd’hui ; enfin je n’étais point votre fils…
– C’est vrai, drôle…
– Et puis, vous ne saviez pas ce que je deviendrais, et moi j’ignorais ce que vous étiez… un homme fort !
– Heu ! heu ! fit Andréa d’un air modeste.
– Vous veniez de perdre la partie, vous étiez ruiné ; je trouvais mon compte à vous vendre, je vous ai vendu. À ma place vous en eussiez fait autant…
– Parbleu ! dit froidement le baronet.
– Depuis, acheva Rocambole, nous avons fait la paix, en gens qui s’aiment et s’estiment ; vous avez fait de moi un élégant, un homme du monde ; vous m’avez adopté comme votre fils. À New York, où nous avons travaillé, vous m’avez initié à tous les mystères de notre art… Bref, aujourd’hui, c’est, entre nous, à la vie et à la mort ; je suis votre esclave… je me ferais faucher vingt fois pour vous.
– Allons donc ! fit le baronet avec dédain, est-ce qu’on fauche des gens comme nous ?
Et il ajouta, avec ce terrible sourire qui jadis faisait frissonner Armand de Kergaz lui-même :
– Mais, trêve de reconnaissance aujourd’hui, monsieur le vicomte de Cambolh… Eh ! eh ! s’interrompit-il, avoue que je t’ai joliment redressé ton nom.
– Vous êtes un homme de génie, fit Rocambole avec admiration.
– Monsieur le vicomte de Cambolh, avec un h à la fin, cela frise la noblesse historique. Tu es d’origine suédoise, entends-tu bien ?
– Mon père, répliqua gravement le vaurien devenu gentleman, mon père, le général marquis de Cambolh, a quitté la Suède lors de l’avènement de Bernadotte au trône. Il était trop fier pour servir un étranger.
– Parfait ! dit sir Williams ; l’accent est simple, convaincu, le geste est digne. Parfait ! mais en attendant, mon drôle, donne-moi à souper, car le chef des Valets-de-Cœur meurt littéralement de faim.
– Venez, dit Rocambole ; montons chez moi. Vous allez trouver le couvert mis et de quoi vous refaire de vos austérités de la journée. Oh ! le saint homme, ajouta-t-il en riant, que mon pauvre père adoptif !… il vit de haricots et se donne la discipline…
– C’est l’incendie de ma vengeance qui couve ! répondit sir Williams, dont l’œil étincela comme un charbon ardent. Armand de Kergaz n’en est pas quitte avec moi.
Rocambole alla à la porte et l’ouvrit.
– Venez, répéta-t-il en prenant sir Williams par la main et l’entraînant.
Il lui fit gravir sans lumière l’escalier qui conduisait à l’allée noire ; puis, au lieu de suivre cette allée, il posa le pied sur les marches d’un autre escalier.
Celui-là conduisait au premier étage de la maison, qui paraissait, du reste, inhabitée.
En sortant de la cave, Rocambole avait soufflé la lampe ; de telle façon qu’il marchait avec Andréa dans une obscurité complète.
Mais, au premier étage, le président des Valets-de-Cœur s’arrêta, chercha une porte et une serrure à tâtons, introduisit une clef, et aux ténèbres de l’escalier succédèrent presque aussitôt les clartés douteuses d’une lampe à abat-jour, que le capitaine aperçut à l’extrémité d’une sorte de cabinet de toilette encombré de vêtements, de malles et de tous les objets qu’entasse un garçon dans une pièce de débarras.
Rocambole entra. Le capitaine le suivit, et, quand la porte mystérieuse se fut refermée sur eux, ce dernier put remarquer qu’elle était si parfaitement dissimulée par un portemanteau qu’il était impossible, à ceux qui entraient dans le cabinet de toilette par une autre issue, d’en soupçonner même l’existence.
– Vous voyez, mon oncle, dit Rocambole, qu’à présent M. le vicomte de Cambolh n’a plus rien de commun avec cet affreux voisin qui préside les Valets-de-Cœur et se glisse dans une cave par un escalier borgne.
Ce disant, Rocambole se mit à rire et poussa une seconde porte.
Le baronet sir Williams se trouva alors sur le seuil de la chambre à coucher du lion, une chambre coquette, mignonne, respirant un luxe sobre et délicat, tel qu’aurait pu le rêver une femme du monde artistique et galant.
Une épaisse moquette à fleurs d’un rouge pâle, se détachant sur un fond blanc, jonchait le sol ; une étoffe de même couleur servait de rideaux et de portières. Le lit était un bijou de sculpture imitant le vieux chêne ; un meuble de Boule se dressait entre les deux croisées, surmonté d’une petite glace de Venise. Çà et là des tableaux de maître de petite dimension, une panoplie dans le fond du lit, dont les tentures étaient semblables aux rideaux, aux tapis et aux meubles.
Un grand feu flambait dans la cheminée.
– Capitaine, dit Rocambole en avançant à son chef un immense fauteuil confortable, je vais vous faire servir auprès du feu. Nous serons plus à notre aise ici que dans le salon. C’est une canaille d’honnête homme que je vais chasser au premier jour.
– Comme tu voudras, mon fils, répondit le baronet avec une indulgence toute paternelle.
Rocambole passa dans le salon, une fort belle pièce, un peu basse de plafond, comme la chambre à coucher, et gagna une toute petite salle à manger dans laquelle un valet sommeillait sur une banquette, et où était dressée une petite table toute servie.
– Jacques, dit-il en éveillant le laquais, roule cette table dans ma chambre, je souperai au coin du feu… avec mon oncle.
C’était ainsi que Rocambole désignait le baronet.
Le valet obéit et transporta dans la chambre à coucher le souper de son maître, qui consistait en une volaille froide, un pâté, quelques douzaines d’huîtres et deux flacons de vieux vin, d’une couleur jaunâtre merveilleuse. Le baronet, qui, sans doute, ne venait point chez son élève pour la première fois, avait repris, dans son fauteuil, cette attitude pleine d’humilité et de bonhomie craintive qu’il avait chez le comte Armand de Kergaz.
Pour le valet de Rocambole, le baronet sir Williams n’était plus que l’oncle Guillaume, un provincial dévot et riche dont on cultivait l’héritage.
– Tu peux aller te coucher, Jacques, dit Rocambole.
Le valet s’inclina et sortit.
Rocambole ferma la porte, fit glisser la portière sur sa tringle et revint s’asseoir près du feu, de l’autre côté de la table.
Le baronet avait déjà entamé bravement la volaille froide et décoiffé l’un des flacons.
– Nous sommes seuls, mon oncle, dit Rocambole ; nous pouvons causer.
– Et nous causerons, mon fils, car j’ai de longues instructions à te donner. Mais, d’abord, où en sont tes finances ?
– Les miennes ou celles du club ?
– Les tiennes, parbleu !
– Dame ! fit Rocambole avec ingénuité, elles sont basses, mon oncle. J’ai perdu hier cent louis… à mon cercle ; vous me l’aviez conseillé.
– Bien ! très bien ! il faut savoir perdre. C’est semer peu pour récolter beaucoup.
– J’ai trois chevaux à l’écurie, poursuivit Rocambole, un valet de chambre, un garçon. Titine me coûte les yeux de la tête…
– Tu la quitteras. Titine est une femme vulgaire, elle engraisse au moral comme au physique, et j’ai renoncé aux projets que j’avais sur elle. Je te trouverai mieux.
– Tout cela, poursuivit Rocambole, sagement additionné, compose bien un budget de quarante mille livres de rente.
– Comment ! drôle, fit le baronet sans trop d’aigreur, tu dépasses ce chiffre ?
– Pas encore, mais vous pourriez bien, mon oncle, faire quelque chose de plus.
– Soit, si tu travailles en conséquence.
– Dame ! il me semble que je vais assez bien jusqu’ici…
– Peuh ! c’est selon…
Et sir Williams eut un sourire bonhomme, tout en plongeant sa fourchette jusqu’au manche dans le pâté de foie gras.
– Quand vous donneriez un billet de mille de plus…
– Par an ou par mois ?
– Par mois, mon oncle.
– Mon fils, fit gravement le baronet, Dieu m’est témoin que je ne suis pas un de ces ladres qui lésinent en affaires et font des économies de bouts de chandelle…
– Oh ! je le sais bien, dit Rocambole.
– Mais, cependant, j’entends ce que nous appelons le commerce, et j’ai un principe invariable ; à chacun selon ses œuvres.
– Ceci est une maxime évangélique, mon oncle.
– C’est la mienne, fit le baronet qui redevint par son attitude le grand coupable repenti, le saint dont le comte et la comtesse de Kergaz vantaient les vertus. Donc, poursuivit-il, si tu gagnes le billet de mille francs mensuel que tu demandes, je ne vois aucun inconvénient à te l’accorder.
– Vous savez bien, mon oncle, que je ne boude pas à l’ouvrage.
– Ah ! c’est que, dit sir Williams, il ne s’agit plus aujourd’hui d’une besogne vulgaire, de quelques chiffons amoureux à soustraire de droite et de gauche pour les revendre ; nous avons mieux que cela à faire.
– Je m’en doute, mon oncle, car vous m’avez dit que l’affaire était bonne…
– Elle est colossale… gigantesque… répondit froidement le baronet.
– Peut-on savoir ?…
– Certainement, puisque j’ai toute confiance en toi.
– Elle est assez bien placée votre confiance, mon oncle, dit Rocambole avec calme ; je ne suis plus assez bête pour vous trahir ; on ne se brouille pas avec le génie.
– Il est certain, dit le baronet avec son calme habituel, qu’entre gens comme nous, le dévouement, la reconnaissance, l’affection, sont autant de mots vides de sens. De toi à moi, il y a des intérêts. L’amitié vraie n’a pas d’autre loi.
– Vous parlez d’or, mon oncle.
– Si tu trouves mieux que moi, c’est-à-dire un homme plus fort, plus intelligent, qui t’estime autant que je le fais et t’offre plus d’avantages, tu serais un niais de me rester fidèle.
– Je n’ai jamais été niais, dit Rocambole en versant à boire au baronet.
– Mais comme tu ne trouveras pas, je ne vois aucun inconvénient à te confier une partie de mes plans.
– Voyons !
– D’abord, dit sir Williams, procédons par ordre et remontons un peu haut. Comment as-tu trouvé ma petite comédie pour rentrer dans le domicile fraternel ?
– Oh ! parfaite, dit Rocambole avec l’accent d’une sincère admiration. L’évanouissement sur la route était si merveilleusement joué, que si je n’avais été précisément le postillon, vous eussiez été écrasé… La scène de reconnaissance, le repentir, les remords, la vie pénitente, tout cela est très fort, mon oncle.
– N’est-ce pas ? fit sir Williams, satisfait des éloges.
– Seulement, reprit Rocambole, je ne comprends pas que vous ayez la fantaisie de continuer longtemps ce rôle. Ce doit être assez assommant de vivre éternellement au sein de la vertu.
– Peuh ! on s’y fait. Il faut bien, du reste, que je prépare ma petite vengeance, et ils sont sur ma liste.
Et le baronet compta sur ses doigts.
– Il y a d’abord Armand : à tout seigneur tout honneur.
– Vous savez, dit Rocambole, que j’ai à son service un joli coup de couteau.
– Pas encore… Diable ! comme tu y vas… L’enfant hériterait… et puis, Jeanne ne m’aime pas encore, et il faut que Jeanne m’aime.
Le sourire infernal qui passa alors sur les lèvres du baronet eût glacé d’épouvante le comte Armand de Kergaz.
– Après lui, dit sir Williams continuant son énumération, nous avons mademoiselle Baccarat. Oh ! celle-là, le jour où je la tiendrai, elle versera des larmes de feu, et regrettera de s’être évadée de chez Blanche.
– Une belle fille, cependant, observa Rocambole, mais qui a fait une vilaine fin. Si elle avait été gentille, elle avait un bien bel avenir… Une femme comme elle dans vos mains, mon oncle, aurait fait un fier chemin !
– J’en ai une de ce genre à ma dévotion.
– Oh ! oh ! la verrai-je ?
– On vous la donnera si vous êtes sage, répliqua le baronet avec cet accent bonhomme d’un père qui promet un jouet à son fils.
– Ma parole d’honneur, mon oncle ! s’écria Rocambole ému, si la sensibilité n’était pas une bêtise indigne de gens comme nous, je vous baiserais les mains. Vous êtes une crème d’oncle !
– À la mode bretonne, répondit sir Williams en riant. Mais comptons toujours… Après Baccarat, tu penses bien que je n’oublierai pas notre ami Fernand Rocher. Celui-là n’a pas voulu aller au bagne innocent… eh bien, on l’y enverra coupable. Il est trop riche pour devenir voleur, mais on en fera un assassin… Tu le sais, l’amour est une chose utile.
– Et mademoiselle Hermine ? interrogea Rocambole.
– Mon cher, dit le baronet avec un calme terrible, quand j’ai daigné songer à une femme que je n’aimais pas pour en faire la mienne, et que cette femme m’a refusé, elle peut être assurée d’une chose, c’est que je creuse à ses pieds, et peu à peu, un gouffre où elle engloutira son honneur, sa réputation, son repos, et toute sa vie à venir.
– Et de trois ! fit Rocambole.
– Puis, continua le baronet, nous ferons évidemment quelque chose pour cet honnête Léon Rolland, un imbécile qui m’a fait tuer mon pauvre Colar.
– Et Cerise ? demanda le vaurien.
– Entre nous, dit sir Williams, je n’en veux pas à Cerise. Seulement, cette vieille canaille de Beaupréau, pour qui j’ai toujours un faible, en est amoureux comme au premier jour, et je lui ai fait des promesses.
– Est-ce tout ? demanda Rocambole.
– Oui… je crois.
– Mais… Jeanne ?
– Oh ! celle-là, dit sir Williams, je ne la hais pas… je l’aime !
Ce mot, dans la bouche du terrible chef des Valets-de-Cœur, c’était, dans un ténébreux avenir, l’arrêt de mort du comte de Kergaz.
– Mon oncle, dit Rocambole, pourrait-on savoir ce que vous comptez faire à l’endroit de tous ces gens-là ?
– Non, répondit nettement le baronet, et cette question est une niaiserie dans ta bouche. Tu ne sais donc pas, mon fils, que l’homme qui veut se venger doit se taire à lui-même le secret de sa vengeance ? On peut dire à un associé le mot d’une affaire ; l’énigme d’une vengeance, jamais.
– Ainsi, vous continuerez à porter la nuit un cilice inoffensif ?
– Sans doute.
– À vous affubler de cette houppelande, et à coucher, l’hiver, dans une chambre sans feu ?
– Oui.
– À travailler douze heures par jour pour tenir les écritures d’un boutiquier ?
– Non, car mon bien-aimé frère Armand vient de me donner une autre besogne.
– Vous aurait-il fait son intendant ? demanda railleusement Rocambole.
– Mieux que cela, mon fils. Il m’a nommé le chef de sa police.
Rocambole, qui élevait son verre à ses lèvres en ce moment, le reposa brusquement sur la table et partit d’un grand éclat de rire.
– Pas possible ! s’écria-t-il.
– Oui, mon fils, continua le baronet dont l’œil brillait d’une infernale joie, voilà jusqu’à quel point cet homme est fort : il a une police… tu sais, par Satan, quelle police ! une réunion de sourds et d’aveugles. Cette police a mis la main sur le seul document que j’aie cru devoir laisser courir le monde, c’est-à-dire une petite note concernant les Valets-de-Cœur.
– Sangdieu ! fit Rocambole en sautant sur son siège, qu’avez-vous fait là, mon oncle ?
– Une bien belle chose, mon fils… J’ai posé un paratonnerre, car, écoute-moi bien, si bête que soit la police d’un philanthrope, elle peut avoir des hasards, de la chance, laisser couler un avis utile dans l’oreille d’un préfet de police, – enfin devenir embêtante à un moment donné…
– C’est vrai, dit Rocambole, touché de la justesse du raisonnement.
– Or, poursuivit sir Williams, le meilleur moyen de paralyser cette police était de la diriger. J’ai adopté ce moyen. J’ai laissé traîner un document en bon lieu. Ce document parlait des Valets-de-Cœur, de leur association et de leur but. Là s’arrêtaient les détails. Armand, cet homme fort, s’est empressé de me confier la grave mission de découvrir les chefs de la bande, ses moyens d’action, ses statuts.
– Eh bien, demanda le président des Valets-de-Cœur, qu’en ferez-vous ?
– Je démasquerai ces bandits.
– Hein ? fit Rocambole stupéfait.
– C’est-à-dire que tu affilieras quatre ou cinq drôles auxquels nous ne dirons que peu de chose, à qui nous donnerons une besogne insignifiante… puis je les prendrai sur le fait, et la police correctionnelle ou le tribunal mystérieux de mon bien-aimé frère en feront bonne justice. Cela fait, l’association des Valets-de-Cœur n’existera plus. Elle aura été la réunion de quatre ou cinq drôles de bas étage, et la société sera sauvée… grâce à moi. Heu ! qu’en dis-tu ?
– Mon oncle, murmura Rocambole stupéfait d’admiration, vous êtes un homme de génie !
– Il faut bien être quelque chose en ce monde, répondit modestement sir Williams.
– Ah ! çà, reprit Rocambole, tout cela est bel et bon, mais si vous gardez pour vous seul le secret de votre vengeance, je devrais au moins savoir quelque chose de cette fameuse opération que vous qualifiez de gigantesque et pour laquelle vous m’avez fait réunir les six Valets-de-Cœur que vous avez vus ce soir.
– Je vais te dire ce qu’il est indispensable que tu saches.
– Voilà tout.
– Voilà tout, mon fils. Un homme prudent doit garder son dernier mot comme une poire pour la soif.
Le baronet repoussa la table, car il avait achevé son repas, alluma un cigare, se renversa dans son fauteuil, aspira et rendit quelques gorgées de fumée, et dit :
– Tu sais déjà que le marquis Van-Hop est un riche Hollandais qui passe les hivers à Paris. On lui donne cinq ou six cent mille livres de rente ; mais cette fortune est une misère auprès de celle qu’il pourrait avoir s’il n’était pas marié.
– Tiens, dit Rocambole, voilà qui est bizarre.
– Voici comment, continua le baronet. Le marquis Van-Hop avait un oncle ; cet oncle quitta la Haye pauvre comme Job, avec une pacotille sur le dos. Il alla aux Indes, y servit la Compagnie et y fit une fortune fabuleuse. Il a laissé vingt millions à sa fille unique, l’enfant d’une Indienne, une femme qui a tous les instincts du sauvage unis à toute l’éducation d’une fille de nabab retirée à Londres et pensionnée royalement par Sa Majesté britannique.
– Tiens ! interrompit Rocambole, voici qui commence à peu près comme un roman.
– Le roman est l’histoire de la vie, mon fils, répliqua gravement le baronet. Mais je continue. Il y a dix ans, le marquis alla aux Indes voir son oncle ; il y inspira un violent amour à sa cousine, et sa cousine déclara résolument à son père qu’elle n’épouserait jamais un autre homme que lui. Malheureusement le marquis annonçait alors un voyage autour du monde, comme doit le faire tout honnête Hollandais, voué par ses aïeux au culte des missions. Le marquis avait commencé son voyage par les Antilles ; il s’était arrêté à la Havane espagnole, et il y avait vu et aimé sur-le-champ une jeune créole qui se nommait Pepa Alvarez. Le marquis était jeune, il n’était pas encore possédé de la soif de l’or ; il se trouvait assez riche, et au lieu d’épouser sa cousine, il s’en retourna à la Havane, où il fit la señorita Pepa Alvarez marquise Van-Hop.
– Le niais ! murmura Rocambole, peut-on cracher ainsi sur vingt millions !
– Il en avait six…
– C’est une mauvaise raison, mon oncle.
– Soit, je poursuis. Mais le marquis était loin de s’imaginer quel volcan de passion il avait allumé dans le cœur de cette fille du ciel indien. Elle l’aimait, elle l’aimait avec furie, comme les bonzes de son brûlant pays aiment le dieu Siva, et elle eût tordu, éventré elle-même, arraché avec ses ongles le cœur de la Havanaise, lorsqu’elle apprit, au bout de trois ans, pourquoi son beau cousin, qu’elle attendait toujours, ne revenait pas… Il y a huit ans que le marquis est marié, il y en a cinq que l’Indienne rêve une de ces vengeances splendides comme je sais les comprendre…
– Elle hait donc le marquis ?
– Non, elle l’adore plus que jamais.
– Mon Dieu ! fit ingénument Rocambole, il est pourtant facile de se débarrasser d’une rivale, quand on est née dans l’Inde et qu’on a vingt millions.
Sir Williams haussa les épaules.
– Tu es jeune, mon fils, dit-il avec dédain.
Rocambole le regarda.
– Dame ! fit-il, il me semble qu’il y a cinquante manières différentes de rendre un homme veuf. Si l’Indienne me donnait cent mille francs, à moi…
– Elle m’a promis cinq millions, dit froidement le baronet.
Rocambole jeta un cri de stupéfaction.
– Et la marquise vit encore ? dit-il.
– Oui, fit le baronet d’un signe de tête.
– Mais alors elle vous les a promis… il y a… une heure.
– Non, il y a un an.
– Et vous avez… attendu ?
– Mon fils, dit le baronet, la petite conversation que nous avons ensemble me confirme dans une opinion que j’avais déjà sur toi…
– Laquelle, mon oncle ?
– C’est que tu manques de pénétration. Tu as de bonnes dispositions, tu exécutes assez bien un plan, mais…
– Mais ? interrogea Rocambole, qui se mordit les lèvres.
– Tu ne sais pas le concevoir. Au surplus, tu es jeune, cela viendra.
Et le baronet ajouta d’un ton plus doux :
– Comment, étourdi, tu t’imagines que lorsqu’une femme aime éperdument un homme, lequel ne l’aime pas et aime, au contraire, une autre femme, il suffit de faire assassiner ou empoisonner cette dernière pour arriver jusqu’à lui ?…
– C’est juste, mon oncle.
– Mais comprends donc, jeune brute, que le marquis aime sa femme ; que si sa femme mourait, il serait capable de se tuer, ce qui fait que l’Indienne en serait pour ses frais…
– Je comprends cela, mon oncle.
– Par conséquent, mon cher niais, il faut que le jour où la marquise mourra, son mari ait cessé de l’aimer… et cependant il ne faut pas qu’il en aime une autre que l’Indienne.
– Diable ! voilà qui se complique étrangement, il me semble.
– Alors l’Indienne, qui a parfaitement saisi la justesse de ce raisonnement, et qui, cependant, ne veut pas renoncer à son amour, n’a eu d’autre ressource que de se jeter dans mes bras et de m’offrir cinq millions.
– Où l’avez-vous rencontrée ? demanda Rocambole, intrigué.
– À New York, l’année dernière. Oh ! c’est toute une histoire, et je veux bien te la dire.
– Voyons ! interrogea Rocambole.
Le baronet alluma un second cigare et reprit :
– C’était quelques jours avant notre départ de New York. Notre voyage n’avait pas manqué de péripéties et d’aventures : nous avions eu des hauts et des bas. La police américaine est bonne fille, mais je ne connais pas de plus mauvais pays que les États-Unis pour y vivre honnêtement. On n’y peut traiter en grand aucune affaire. Bref, je n’emportais guère en Europe qu’une centaine de mille francs, une misère, quand on songe que nous étions depuis trois ans en Amérique.
« Un soir, comme je rentrais à notre hôtel, je vis passer une voiture attelée de quatre chevaux et conduite à la daumont.
« Au fond de cette voiture, j’aperçus une femme de vingt-cinq à trente ans.
« Elle avait une figure étrange et de celles qu’on n’oublie jamais.
« Pour un Européen, c’est-à-dire un homme qui n’est point initié à tous les mystères des croisements de race, cette femme était blanche ; on aurait pu, à son costume, la prendre pour une Parisienne brune. Pour moi, c’était une femme de couleur ; non pas la femme qui a du sang noir dans les veines, mais du sang indien, du sang de la race jaune, qui adore le dieu Siva, et croit au paradis de Vichnou.
« Tous les appétits sauvages, toutes les passions volcaniques de cette race éclose aux feux d’un ciel torride se peignaient sur le visage de cette créature, vêtue à l’européenne comme pour aller à Longchamps, et qu’emportait un landau, produit élégant de l’industrie parisienne.
– Mon oncle, interrompit Rocambole, en prenant à son tour un trabucos sur l’assiette de vieux saxe posée sur la table et l’allumant à la bougie, ce n’est pas que je tienne à vous faire un compliment, mais vous contez à ravir. Je crois lire un feuilleton en vous écoutant.
Le baronet sourit et continua :
– Cette femme et moi nous échangeâmes un regard. Puisque tu fais des comparaisons littéraires, je continuerai ta métaphore, et te dirai qu’il y a souvent tout un poème dans un simple regard échangé. J’eus à peine envisagé l’Indienne que je devinai qu’il y avait tout un drame dans cette existence menée à la daumont ; et, de son côté, elle pressentit, au regard ardent que j’attachai sur elle, que j’étais peut-être l’homme qu’elle cherchait. Elle donna un ordre, obéissant à une sorte d’inspiration soudaine, et la voiture s’arrêta.
« De mon côté, je fus attiré par une sorte de bizarre fascination vers cette voiture, et je la regardai, attachant sur elle cet œil froid, investigateur, que tu me connais et qui pénètre jusqu’au fond de l’âme.
« – Que cherchez-vous ? lui dis-je.
« – Un homme fort, me répondit-elle avec un accent où couvaient des tempêtes de courroux longtemps concentré.
« – Vous êtes une folle d’amour, lui dis-je, et vous avez dans l’âme les brûlantes colères d’une tigresse à qui l’on a enlevé son tigre.
« – Oui, me répondit-elle, je hais à mort.
« – La vengeance coûte cher.
« – J’ai vingt millions, dit-elle froidement.
« Je n’en écoutai pas davantage et je m’élançai à côté d’elle.
« Elle fit un signe. L’équipage repartit au grand trot, et ne s’arrêta qu’à la grille d’une petite villa entourée d’arbres et située hors de la ville.
« Je descendis le premier et lui offris la main. Elle me conduisit dans la pièce la plus reculée de la villa, s’y enferma avec moi, me fit asseoir auprès d’elle sur un lit de repos, et me raconta l’histoire que tu sais.
« – Je ne vous ai jamais vu, me dit-elle, je ne sais ni qui vous êtes, ni de quel pays vous venez ; mais j’ai lu dans vos yeux que vous étiez celui que j’attendais pour me venger.
« – Vous avez raison, répondis-je, je suis le vengeur par excellence. Que voulez-vous faire ?
« – J’aime mon cousin, je veux l’épouser.
« – Pour cela, dis-je, il faut que la marquise meure.
« – Je le sais, et rien ne serait plus facile. J’ai des esclaves qui, sur un mot de moi, iraient poignarder ma rivale. Morte, il l’aimera encore, et je ne veux plus qu’il l’aime.
« – Que donneriez-vous, lui dis-je, à celui qui aplanirait tous ces obstacles, qui supprimerait la marquise et vous ferait aimer de votre cousin ?
« – Tout ce qu’il voudrait !
« – Eh bien, lui dis-je, le jour où vous serez marquise Van-Hop et femme aimée, vous me donnerez cinq millions !
« – Et elle sera morte ?
« – De mort violente.
« – Morte et oubliée ?
« – Morte et exécrée par celui qui l’aura adorée.
« Elle attacha sur moi son brûlant regard qui semblait vouloir lire au fond de ma pensée.
« – Vous dites, fit-elle lentement, qu’elle mourra de mort violente ?
« – Oui.
« – De quelle main ?
« – De la main de son propre époux…
« L’Indienne jeta un cri de joie.
« – Oh ! dit-elle, est-ce possible ?
« – Tout est possible à Paris, quand j’y suis, madame.
« – Mais enfin…
« – Ah ! dis-je, vous voulez savoir ? C’est inutile. Qu’il vous suffise d’apprendre que, dans un an, la marquise sera morte assassinée et maudite par son mari, et que, deux mois après, vous épouserez votre cousin, qui passera le reste de sa vie à vos genoux.
« Elle se leva, alla vers un petit meuble placé dans le fond de la pièce, et l’ouvrit.
« C’était une sorte de secrétaire dans lequel elle prit une plume et du papier, et elle écrivit rapidement.
« – Voici, me dit-elle en me tendant deux lignes, de l’argent pour entrer en campagne.
« Je jetai les yeux sur le papier que je venais de saisir, et je lus :
“Bon pour la somme de cinq cent mille livres de France, payable chez M. Morton, mon banquier à Londres.
“Daï-Natha Van-Hop”
« L’Indienne faisait bien les choses, on pouvait sans crainte se mettre à son service. Puis elle traça un nouveau bon. Celui-là était conçu comme une lettre de change :
“À présentation, je payerai au porteur la somme de cinq millions.
“Daï-Natha, marquise Van-Hop.”
« – Vous mettrez la date, me dit-elle, le jour de mon mariage, car cette pièce n’aura de valeur qu’alors.
« – Madame, lui dis-je, je pars pour Paris, où le marquis Van-Hop passe ses hivers. Ne vous occupez pas de moi, soyez patiente et ayez foi dans mes promesses. Si un jour vous recevez une lettre sans signature, timbrée de Bougival, près de Paris, et dans laquelle on vous dira de venir, accourez… Je laissai l’Indienne, et deux jours après nous étions en pleine mer. »
– Et… demanda Rocambole, avez-vous revu Daï-Natha, mon oncle ?
– Hier, répondit le baronet.
– Elle est à Paris ?
– Depuis deux jours. Elle attend…
Un sourire glissa sur les lèvres de sir Williams, et Rocambole comprit que la marquise Van-Hop était condamnée à mort, au prix de cinq millions cinq cent mille francs. Le baronet buvait du café à petites gorgées et allumait un troisième cigare.
– Mon oncle, interrogea Rocambole, un mot encore s’il vous plaît ?
– Je t’ai dit tout ce que je pouvais te dire pour le moment.
– Soit pour la marquise, car je comprends vaguement le drame terrible que vous préparez en vous mettant à la place du hasard… Mais cette madame Malassis ?
– Ceci, dit le baronet, est un épisode de notre action, de ce drame terrible, comme on dit. En apparence, madame Malassis n’a rien de commun avec la marquise Van Hop ; mais, en réalité, ces deux femmes se tiennent par la main.
– Comment ? fit Rocambole.
– Le marquis Van-Hop est lié avec le duc de Château-Mailly.
– Il est son banquier, n’est ce pas ?
– D’abord. Ensuite, il se trouve flatté, en sa qualité d’étranger, d’avoir pu produire sa femme dans le faubourg Saint-Germain, dont le duc est une des clefs de voûte.
– Mais madame Malassis ?
– Madame Malassis est la maîtresse du duc.
– Je le sais.
– Le duc l’épousera… si on le laisse faire, et il déshéritera ainsi son neveu.
– Le neveu vous intéresse, peut-être ?
– Non, mais il abandonnera cinq cent mille francs sur la succession de son oncle, si son oncle meurt d’apoplexie foudroyante.
– Cinq cent mille francs ne sont pas cinq millions. L’Indienne est plus généreuse.
– C’est incontestable ; mais il y a encore plusieurs raisons pour mener de front ces deux affaires.
– Ah ! fit Rocambole intrigué.
– D’abord, reprit le baronet, le marquis Van-Hop et sa femme ignorent complètement de quelle nature sont les relations de madame Malassis et du vieux duc ; mais ils savent que le duc en est amoureux, et qu’il a l’intention de l’épouser. La marquise aime madame Malassis comme sa sœur, et la croyant la plus honnête des femmes, elle souhaite de tout son cœur voir la veuve épousée par le duc.
« Mais le marquis a une raison de plus, une raison de haine jalouse.
« Le marquis aime sa femme et il est jaloux de son ombre. Le neveu, l’héritier présomptif de M. de Château-Mailly, présenté chez lui, il y a deux ans, a fait la cour à la marquise, et, bien qu’il ait échoué, il s’est fait du mari un ennemi mortel. Le marquis Van-Hop est l’ami du vieux duc le plus acharné à lui conseiller d’épouser madame Malassis.
– Est-ce tout ? demanda froidement Rocambole, car enfin, jusqu’à présent, je ne vois aucune raison capitale, aucun motif sérieux de réunir les deux affaires.
– C’est vrai, à tout prendre. Eh bien ! la véritable cause de mes projets est une raison spécieuse en apparence. Elle se résume en deux mots : deux femmes tombent plus aisément qu’une seule.
« Le jour où madame Malassis aura un amour au cœur, et elle est dans l’âge où les femmes en ont de terribles, elle se laissera aller à une confidence ; le jour où elle aura reçu cette confidence, la marquise se sentira toute troublée, si déjà Chérubin papillonne autour d’elle, et se confiera à son tour à madame Malassis.
– Tout ceci est fort juste, mon oncle ; mais…
– Mais ? fit le baronet en fronçant le sourcil.
– Il y a encore autre chose…
– C’est possible ; seulement c’est le dernier mot de l’affaire, et tu ne le sauras pas…
Et sir Williams se leva avec ce calme glacé de l’homme déterminé à garder son secret.
– Après tout, mon oncle, dit Rocambole résigné à n’en pas apprendre davantage, comme vous êtes la sagesse personnifiée, je vous demande pardon d’avoir été indiscret.
– Je te pardonne, mon fils.
– Et je me bornerai à une dernière question… Oh ! une misère… une question de chiffre ?
– Ah ! ah ! s’agirait-il de la question d’argent ?
– Juste, mon oncle.
– Que veux-tu savoir ?
– Voyons, continua le vaurien, vous m’avez fait votre lieutenant, et je dirige, d’après vos mystérieux conseils, tous les Valets-de-Cœur.
« Eh bien, il a été convenu que dans chaque opération, il y a trois parts : la moitié pour vous, le quart pour moi, l’autre quart pour les Valets.
– Ce qui est dit est dit, mon fils.
– Sera-ce de même dans l’affaire Van-Hop-Malassis ?
– À peu de chose près, c’est-à-dire qu’il y a un million pour toi, un million pour les bonshommes… Tiens ! s’interrompit sir Williams, ma parole d’honneur ! voilà un mot qui est bien trouvé. Si tu veux, nous nous en servirons pour désigner les Valets-de-Cœur.
– Soit. Mais cela ne fait que deux millions, mon oncle.
– C’est que j’en garde trois pour moi.
Et le baronet accentua ces mots avec une intonation nette et précise qui n’admettait pas la réplique.
Aussi Rocambole, dompté, courba-t-il le front sans mot dire.
– Mon bel ami, acheva le baronet, je compte épouser la veuve du comte Armand de Kergaz d’ici à un an ou deux, et je désire lui offrir une corbeille de noce convenable.
En parlant ainsi, le baronet boutonna sa redingote jusqu’au menton.
– Sonne, dit-il, tu vas me faire reconduire.
Il alla à une croisée, l’ouvrit, et plongea son regard dans la nuit.
– Le brouillard est dissipé, dit-il, les voitures roulent : fais atteler ton coupé. Ton cocher me laissera au Palais-Royal.
– Où et quand vous verrai-je ? demanda le président des Valets-de-Cœur.
– Dans trois jours…
Rocambole s’inclina, puis il sonna son groom. – Un groom microscopique, qui dormait sur une banquette de l’antichambre, parut.
– Attelle Leona au coupé, dit-il.
Le groom s’esquiva pour obéir.
Sir Williams s’enveloppa dans son manteau, cacha soigneusement son visage, et tendit la main à son lieutenant.
– Adieu, canaille ! dit-il en souriant.
– Au revoir, mon oncle !
– Tu te brouilleras avec Titine, n’est-ce pas ?
– Dès demain… Mais l’autre ?
– Qui, l’autre ?
– Celle que… enfin… vous savez ?
– Patience ! drôle… Tout vient à point à qui sait attendre.
Et le baronet quitta la chambre à coucher, traversa le salon et gagna l’antichambre, éclairé par Rocambole qui portait un petit candélabre à deux branches.
Il ouvrit lui-même la porte à son chef et le conduisit jusqu’au bas de l’escalier, où le coupé attendait.
On le voit, sir Williams s’en allait par une autre issue que celle qu’il avait prise pour entrer chez son lieutenant.
Rocambole habitait depuis trois mois cet entresol, où l’on arrivait par la porte cochère et le grand escalier d’un vaste hôtel converti en maison à locataires, et dont l’entrée et la façade principale donnaient sur le faubourg.
Les derrières touchaient ainsi à la petite maison borgne de la rue de Berri, et la communication secrète qui reliait l’entresol de l’hôtel et l’escalier en coquille de cette dernière construction était l’œuvre mystérieuse de Rocambole.
Le vaurien ouvrit lui-même la portière, abaissa le marchepied, offrit respectueusement la main au baronet pour l’aider à monter, et celui-ci cria au groom converti en cocher :
– Touche au Palais-Royal !
Des hauteurs du faubourg Saint-Honoré à la place du Palais-Royal, le coupé s’élança avec la rapidité d’une flèche, et déposa, en dix minutes, le baronet devant le Château-d’Eau.
Sir Williams donna dix francs au groom et le renvoya, puis il s’achemina à pied vers la rue de Valois et y entra d’un pas rapide.
– Ah ! ah ! se disait-il, tout en cheminant bien enveloppé dans son manteau, mon Rocambole a d’assez belles dispositions, et je crois que j’en ferai quelque chose ; mais il est curieux, le drôle… Ah ! il voulait savoir le dernier mot de l’énigme. Mais ce dernier mot, c’est ma vengeance car je sais seul les ramifications qui unissent ceux que je hais avec ceux que j’ai intérêt à frapper. Tous ces gens-là m’appartiennent par avance, et je les tiens déjà dans l’immense réseau que j’ourdis jour par jour et heure par heure depuis cinq ans…
Et sir Williams, s’arrêtant tout à coup, sembla prêter l’oreille, à ces bruits confus, à ces rumeurs indécises, à ces murmures inachevés qui s’élèvent, la nuit, de la ville gigantesque, et montant vers le ciel comme l’hymne incohérent, la chanson impie de la Babel moderne, et il se dit :
– Ô Paris ! Paris ! tu es la vraie Babylone, le vrai champ de bataille des intelligences, le vrai temple où le mal a son culte et ses pontifes, et je crois que le souffle de l’archange des ténèbres passe éternellement sur toi comme les brises sur l’infini des mers. Ô tempête immobile, océan de pierre, je veux être, au milieu de tes flots en courroux, cet aigle noir qui insulte à la foudre et dort souriant sur l’orage, sa grande aile étendue ; je veux être le génie du mal, le vautour des mers, de cette mer la plus perfide, et la plus tempétueuse, de celle où s’agitent et déferlent les passions humaines… Ô Armand de Kergaz ! toi que je hais comme les ténèbres exècrent la lumière, tu as été fou le jour où tu m’as défié…
Et le baronet continua sa marche, tourna le Palais-Royal, prit la rue Vivienne, et la descendit jusqu’au boulevard, qu’il traversa à la hauteur du faubourg Montmartre ; puis, suivant cette dernière voie, il gagna les hauteurs du quartier Bréda et s’arrêta à l’entrée de la cité des Martyrs.
Là, avant de sonner à la grille, il regarda attentivement les derniers étages d’une maison située sur la gauche de la Cité, et qui, aujourd’hui, porte le numéro 7. Au cinquième, il aperçut une fenêtre aux vitres de laquelle brillait une faible clarté.
– Bon ! dit-il, la chatte m’attend.
Et il sonna pour éveiller le concierge de la cité, lequel tira le cordon du fond de sa niche, et se contenta de demander le numéro de la maison où allait celui qui rentrait aussi tard, car deux heures du matin sonnaient en ce moment à Notre-Dame-de-Lorette.
Sir Williams souleva le marteau du numéro 7. La porte s’ouvrit, le baronet entra, et comme on ne lui demandait rien, il monta l’escalier de cinq étages, en dépit de l’obscurité. Il frappa à la porte qu’il trouva en face de lui.
– Qui est là ? fit une voix de femme à l’intérieur.
– Celui que vous attendez, répondit sir Williams.
Et le baronet ajouta mentalement :
– Décidément, la future rivale de Baccarat perche un peu haut. Mais elle est à la veille de se laisser choir de son paradis mansardé sur les coussins d’une calèche… Ainsi va le monde !
La porte s’ouvrit, et sir Williams se trouva face à face avec la plus merveilleuse créature qu’un peintre amant de l’idéal ait rêvée jamais pour en faire une Madeleine avant son repentir.
La pièce dans laquelle pénétrait le baronet était d’une petitesse exiguë et d’un ameublement douteux.
C’était, dans toute l’acception du terme, le salon de la pécheresse à ses débuts, c’est-à-dire un luxe misérable de meubles achetés pièce à pièce, de rideaux fanés et venus du Temple, d’étagères, de niaiseries prétentieuses, telles que de faux saxes et des verres de Bohême du prix de vingt-neuf sous.
Un tapis usé couvrait le sol carrelé, une pendule brunie au feu étalait sous globe un sujet mythologique en composition, entre deux candélabres de même métal ; c’était l’opulence de la misère dans toute sa naïve crudité, dans son effronterie la plus complète.
Mais l’impression désagréable qu’on ressentait en entrant dans ce réduit disparaissait tout à coup en présence de la divinité qui occupait cet Olympe de cent sous.
C’était une fille de dix-neuf à vingt ans, petite, frêle, délicate, aux cheveux blonds, aux grands yeux d’un bleu sombre, qui semblaient réfléchir l’azur d’un ciel d’Orient, aux joues creusées d’une charmante fossette, à la taille svelte, souple, onduleuse comme une couleuvre.
Elle avait des pieds et des mains d’enfant, un sourire d’ange, qui tout à coup devenait un sourire de démon, un front large, blanc, légèrement bombé et qui décelait une haute intelligence. Jenny, c’était son nom, était encore ce papillon, larve hier, et qui essaye ses ailes novices ; mais déjà dans son regard, dans son attitude enchanteresse et pleine d’infernales séductions, on devinait quelle envergure avaient les siennes et quel vol puissant elles mesureraient un jour.
À vingt ans, Jenny savait déjà tout ce que doit savoir la femme qui entre dans cette arène meurtrière où l’homme devient l’ennemi ; la ville assiégée, la victime vouée aux dieux infernaux, le Prométhée dont le cœur sera confié à ces vautours aux serres roses, aux lèvres de carmin, aux dents éblouissantes de blancheur, entre lesquelles glisse éternellement le rire impie du scepticisme et de l’insensibilité.
Elle n’avait pas eu le temps d’apprendre, mais elle avait tout deviné, procédant ainsi de l’inconnu au connu.
À seize ans, Jenny était sortie d’une maison d’éducation et s’était trouvée orpheline, en présence d’un vieux tuteur infidèle et dépravé, qui lui avait volé sa fortune et lui offrait sa main et des rhumatismes en échange.
Jenny était sans pain, elle ignorait la vie : elle accepta. À dix-sept ans, Jenny s’aperçut que son mari était aux trois quarts ruiné par de fausses spéculations, et comme dans son pensionnat on lui avait appris le piano avant son catéchisme, qu’on lui avait donné le goût du luxe avant de lui inculquer de sérieux principes, comme enfin il est de certaines natures qui ont les instincts du mal en naissant, et que l’éducation ne saurait corriger, la jeune femme était une de ces natures : elle aimait le mal pour le mal, avec amour, avec art.
Elle haïssait son mari, et comme ce dernier lui avait volé sa fortune, comme il la condamnait à passer sa jeunesse auprès de sa vieillesse maussade et grondeuse, elle médita longtemps, longuement, avec tout le génie d’un forçat qui rêve une évasion, la rupture de son ban conjugal.
Un soir, la jeune femme s’endormit côte à côte de son mari goutteux, tout en rêvant de cette vie dorée, de ce tourbillon de fêtes et de plaisirs où il est facile à une femme jeune, intelligente et belle de se laisser tomber des sommets ardus, des hauteurs escarpées de la vertu.
Le matin, quand le mari s’éveilla, il était seul…
L’oiseau s’était déniché…
À partir de ce moment, Jenny devint franchement pécheresse… Elle n’avait pas de cœur, elle ne ressentait ni remords ni scrupules ; elle avait, en fuyant le toit conjugal, déclaré la guerre à l’ordre social, et elle était partie armée de sa beauté, de son sourire de démon, de sa luxuriante jeunesse et de ses instincts spirituellement pervers.
Elle aurait dû trouver un équipage sur le seuil même de la maison qu’elle abandonnait, un hôtel et des laquais pour la recevoir.
Mais si l’esprit est à la femme, à coup sûr, comme l’a dit le grand poète, la bêtise est à l’homme ; et tant que durera le monde, on verra ces hommes qui se qualifient de viveurs et qui tirent vanité de pouvoir laisser couler des flots d’or aux pieds de femmes perdues, on verra, dis-je, ces hommes passer, le sourire de l’indifférence aux lèvres, auprès de ce qui est réellement jeune et beau, pour aller s’agenouiller devant quelques chiffons, quelques dentelles et un pot de fard, le tout recouvrant une beauté surannée qui cherche les demi-jours.
Jenny était belle, elle avait dix-huit ans alors ; elle ne trouva point d’équipage, elle ne trouva pas d’hôtel ; mais elle alla à pied s’installer dans un petit entresol de la rue Fléchier.
Elle commença par aiguiser ses griffes roses et affiler son sourire sur des employés à mille écus. Au bout d’un an, elle eut jeté le harpon sur un douzième d’agent de change, un fort joli jeune homme, qui la déménagea et lui meubla un appartement de deux mille cinq cents francs de loyer, rue Laffitte, lui donna un coupé bas et un groom.
Malheureusement, Jenny n’eût pas le temps de se lancer. À peine goûta-t-elle quelques heures de la vie élégante ; trois jours après sa morganatique union avec elle, le joli jeune homme eut une querelle, se battit au pistolet, et reçut une balle dans le front qui le tua raide.
Rien n’était payé encore du mobilier, de la voiture et de l’appartement. Le défunt avait un frère, un homme positif et peu galant, qui, en sa qualité d’héritier, mit la jeune femme à la porte.
À partir de ce moment jusqu’au jour où elle rencontra sir Williams, Jenny eut une existence livrée à mille vicissitudes…
Elle fut une de ces femmes dont on dit parfois : « Elle a tout ce qu’il lui faut pour réussir ; mais… elle n’a pas de chance ! »
Côtoyant sans cesse la misère, elle était la proie de ce démon hideux engendré par la galanterie moderne aux abois, qu’on nomme la marchande à la toilette ; perchée à un sixième étage, elle parvenait à redescendre à l’entresol, d’où elle était bientôt expulsée par un propriétaire exigeant.
– Et dire, murmurait-elle souvent en maudissant son mauvais guignon, qu’un jour viendra où j’aurai équipage…
Elle rencontra sir Williams.
Le baronet, nouveau Diogène, cherchait une femme, une femme dont il avait besoin pour l’exécution de ses plans ténébreux. Une heure de conversation, un rapide examen, suffirent à celui-ci pour constater ce qu’on pouvait attendre d’elle.
Le matin du jour où les Valets-de-Cœur s’étaient réunis sous la présidence de Rocambole, Jenny avait reçu le billet suivant :
« Attendez cette nuit, entre une heure et trois heures du matin ; la fortune vous arrivera peut-être sous la forme d’un homme que vous avez rencontré hier.
« Le baronet. »
Et, en effet, le baronet avait été exact au rendez-vous.
– Ma petite, dit-il en s’asseyant auprès du feu où flambaient deux maigres tisons, je te demande pardon de t’avoir fait attendre ainsi.
Jenny le regarda fixement :
– Il y a si longtemps que j’attends quelqu’un ou quelque chose, que… j’ai appris à être patiente.
Le baronet parut enchanté de cette réponse.
– Tu as raison, ma petite, dit-il, qui sait attendre est toujours fort.
Un éclair illumina l’azur des yeux de la jeune femme.
– Ah ! dit-elle, si mon heure vient…
– Elle viendra, sois-en sûre.
Elle plissa ses lèvres et mit à nu ses dents d’une éblouissante blancheur.
– Tenez, fit-elle, vous pouvez me donner des lingots à croquer, elles ne casseront pas.
Sir Williams lorgnait, en véritable connaisseur, ces épaules d’un galbe parfait, cette taille mince, frêle et d’une souplesse merveilleuse, ces pieds d’enfant qu’elle tenait, à moitié accroupie sur un coussin placé devant le feu, dans ses mains mignonnes, garnies de beaux ongles.
Il admirait surtout ce front intelligent et pensif, ce regard profond où se décelait une volonté despotique.
– Ma fille, lui dit-il après un silence, si tu le veux, nous allons causer.
– Soit, je vous écoute.
– Je ne te connaissais pas, il y a huit jours. Je t’ai vue une fois, et cela m’a suffi pour te juger. Tu es une femme très forte.
– Peut-être, fit modestement Jenny.
– Je n’ai pas l’habitude de faire des compliments, continua le baronet, et si je te dis ma façon de penser, c’est que je veux faire avec toi des affaires.
Et sir Williams appuya sur ce mot.
– Je suis prête à tout.
– Aimerais-tu un petit hôtel, rue Moncey ?
– Un hôtel ! fit Jenny éblouie.
– Entre cour et jardin, rue Moncey. C’est feu le baron d’O… qui l’a fait construire, il y a six ou sept ans, pour sa maîtresse, une belle fille, ma foi ! et qu’on appelait la Baccarat…
– J’en ai entendu parler, murmura Jenny avec une secrète admiration. Elle est donc tombée dans la dèche !
– Non, mais dans la vertu, ce qui revient au même, répondit le baronet.
Jenny leva les yeux au ciel d’une façon tragi-comique et s’écria :
– Encore une femme à la mer !
– Donc, reprit le baronet, on pourrait t’avoir le petit hôtel de la rue Moncey.
– Il est à vendre ?
– Non, il est à moi.
– À vous, grand Dieu !
Et Jenny salua ce monsieur à vêtements semi-ecclésiastiques, à large chapeau de quaker, auquel on aurait fait, sur sa mine, l’aumône d’un dîner.
– Je l’ai fait acheter, il y a trois mois, continua le baronet, par mon homme d’affaires, et je ne l’ai pas payé trop cher : cent soixante mille francs tout meublé ; c’est pour rien.
– Et… vous… me… le donneriez ? demanda Jenny, dont la voix tremblait d’émotion.
– Je n’ai pas dit cela précisément… je te le répète, ma petite, je fais des affaires.
Elle frappa du pied avec impatience.
– Voyons, dit-elle, expliquez-vous : qu’attendez-vous de moi ? seriez-vous amoureux ?…
Elle prononça ces derniers mots avec ironie.
Sir Williams répondit par un sourire ; ce sourire illumina si bien son visage, que sa beauté satanique reparut tout entière.
– Eh ! eh ! dit-il, tu ne m’as pas bien regardé : mon cher amour, car, sans cela, tu aurais pu voir qu’on pourrait plus mal tomber…
– Pardon, dit Jenny, mais vous êtes si mal accoutré, qu’on vous donne cinquante ans, et peut-être en avez-vous trente.
– Vingt-neuf, dit le baronet avec calme. Mais il ne s’agit point de moi, petite, et, si je le voulais, tu m’aimerais pour moi-même…
– Sans votre hôtel ?
– Sans mon hôtel.
L’accent de sir Williams était si convaincu et si moqueur à la fois, que Jenny en tressaillit.
– Après cela, dit-elle, vous êtes peut-être un homme hors ligne… Qui sait ?
– Je te parlais donc, reprit le baronet, d’un petit hôtel rue Moncey. Tu pourrais y être installée dès demain ; on te donnerait un coupé bas et trois chevaux.
L’œil de Jenny étincela comme celui d’une bête fauve à qui on promet une proie.
– Ton domestique se composerait d’une femme de chambre, d’un cocher, d’une cuisinière et d’un groom… Si tu es sage, on t’aura un coupon de loge aux Italiens.
Jenny écoutait haletante.
– Ah ! j’oubliais, dit le baronet. On te servira, tous tes frais couverts, mille écus par mois pour ta poche.
– Ah ! çà, mais, s’écria Jenny, vous voulez donc que je devienne folle ?
– Ma petite, répondit gravement sir Williams, il est probable que je compte beaucoup sur toi, puisque je te fais de semblables avances.
– Des avances ! vous spéculez donc ?
– Je joue sur un assez beau capital, ma fille.
– Qu’est-il ?
– C’est un homme qui possède douze millions.
– Douze millions, juste ciel ! murmura Jenny suffoquée. Ah ! si un pareil homme me tombait sous la main…
– Je compte te le donner.
La courtisane eut le vertige.
– Cet homme, poursuivit sir Williams, est marié. Il a une femme qu’il aime passionnément.
– On le détachera de cette affection, dit froidement Jenny.
– Je te le confierai, continua le baronet, qui donna à ce dernier mot si simple une terrible signification.
– Bon ! on vous le rendra comme vous l’aurez désiré.
– Je te donne trois mois, ma petite ; tâche de le ruiner et de le rendre idiot, je ne veux pas autre chose…
– Et les douze millions ?
– Ah ! ceci, c’est une autre affaire ; mais, plus tard nous en causerons… je suis désintéressé, pour le moment.
– Où me présenterez-vous le pigeon ?
– Je ne sais pas encore… nous verrons.
– Peut-on savoir son nom ?
– Mon Dieu, oui ; il se nomme Fernand Rocher, dit le baronet, qui se leva sur ces mots. Adieu… à demain !
– Bonsoir, papa, dit Jenny, toute frémissante, qui prit un flambeau pour l’éclairer.
Sir Williams fit un pas et revint vers elle :
– À propos, dit-il, tu n’a pas d’autre nom que celui de Jenny ? C’est vulgaire, cela ne dit rien.
– Cherchez m’en un autre.
– Il y a beaucoup de tes pareilles, ma fille, qui prennent des noms aristocratiques, c’est bête ! Madame Fontaine, qui se fait de Bellefontaine, n’en a pas moins été blanchisseuse, et madame de Saint-Alphonse, la petite Alphonsine. Personne ne croit à ces titres-là, qui, du reste, ne tirent pas l’œil. Ce qu’il faut, c’est un nom bizarre, original, quelque chose comme le topaze ou l’émeraude… Parbleu ! s’interrompit sir Williams, tu as les yeux d’un bleu sombre admirable, tu te nommeras la Turquoise.
– Joli ! s’écria Jenny.
– Adieu, Turquoise ! dit le baronet. À demain ton installation rue Moncey.
Et sir Williams quitta la rue Neuve-des-Martyrs et se dirigea vers l’hôtel de Kergaz, où il arriva un peu avant le jour. Au moment où il traversait la cour sur la pointe du pied, il vit briller une lumière aux fenêtres du second étage de l’hôtel.
– Tiens ! dit-il, ce pauvre Armand travaille. Ô la crème des philanthropes !
Alors, au lieu de monter furtivement à sa chambre, le baronet, reprenant cette attitude humble et timide qu’il avait toujours en présence de son frère, alla frapper à la porte du cabinet de travail de M. de Kergaz.
– Entrez ! dit Armand surpris.
Le comte avait passé la nuit au travail.
– Comment ! cher Andréa, dit-il en voyant apparaître son frère, vous n’êtes point couché à cette heure ?
– Je rentre à l’instant, mon frère.
– Vous rentrez ?
– Oui, j’ai passé la nuit dans Paris. Ah ! fit-il en souriant, puisque vous m’avez fait le chef de votre police, mon cher frère, il faut bien que je fasse mon devoir.
– Déjà ?
– Déjà. Je suis sur une trace ; à moi les Valets-de-Cœur !
– Comment ! dit M. de Kergaz, vous avez déjà des indices ?
– Chut ! répondit Andréa, ils sont si faibles encore, que je ne veux rien vous dire. Bonsoir, mon frère !
Et il s’en alla comme il était venu, le front baissé, l’œil fixé vers la terre, comme marchent les grands coupables.
– Pauvre frère ! pensa M. de Kergaz, quel repentir !
Le baronet monta dans sa chambrette, située sous les toits, et s’y enferma ; puis il alla s’asseoir devant une table, en ouvrit le tiroir fermé à clef et en tira un volumineux cahier manuscrit qu’il étala devant lui.
Sur la première page du manuscrit, on lisait : Journal de ma seconde vie.
Andréa le repenti, Andréa le saint bardé d’un cilice, écrivait, jour par jour, quelques lignes sur ce registre.
– Voilà pourtant, murmura-t-il avec son infernal sourire, un assez beau monument de patience… Trente lignes chaque jour, trente lignes pour exprimer mon repentir et l’amour secret qui me consume… Ma parole d’honneur ! s’interrompit-il, c’est une assez jolie invention. J’ai eu soin d’écrire en tête de la première page : « Ceci est le livre de ma vie, et personne ne le lira ; j’écris pour moi-même… » Ce qui fait que, un jour, par mégarde, cette clef restera après ce tiroir, ce tiroir entrouvert permettra de voir ce livre ; Armand le lira, et quand il verra une phrase comme celle-ci.
Le baronet ouvrit le cahier et lut :
« 3 Décembre.
« Ah ! que j’ai souffert ce soir !… Comme Jeanne était belle… Jeanne, celle que j’aime dans l’ombre comme l’oiseau de nuit ose humer la lumière, le forçat la liberté. Mon Dieu ! ne me pardonnerez-vous pas un jour, et ne croyez-vous pas que leurs caresses, ces baisers d’époux qu’ils se donnent en ma présence… Ah ! Seigneur, je forgeais moi-même l’instrument de mon supplice, le jour où j’enlevai Jeanne pour me venger ; je l’ai aimée du jour où mon infamie a eu creusé un abîme entre elle et moi… »
– Et cætera ! murmura le baronet en riant de son rire de démon. Le jour où Armand lira cela, il est capable de vouloir se tuer, par pur amour fraternel, afin de me laisser la touchante mission d’épouser sa veuve…
Et sir Williams tailla sa plume pour écrire ses trente lignes quotidiennes, tout en songeant à Fernand Rocher, qu’il allait frapper le premier.
Rue de Buci-Saint-Germain, presque à l’entrée de la rue de Seine, il existait, à l’époque de notre récit, une vieille maison d’apparence semi-seigneuriale, qui avait dû appartenir, un siècle plus tôt, à quelque président à mortier ou à quelque riche procureur au Châtelet.
Ce n’était point une demeure de bourgeois, ce n’était pas un hôtel bâti par la noblesse ; c’était quelque chose d’intermédiaire qui révélait la magistrature, cette branche cadette de l’aristocratie française.
Une cour étroite, ouvrant sur la rue par une porte cochère, précédait le corps de logis, derrière lequel s’étendait un grand jardin mélancolique, dont les pelouses négligées, les arbres mal taillés, annonçaient l’incurie du propriétaire.
Cette maison, qui avait longtemps appartenu à une famille de province, laquelle dédaignait de la mettre en location, avait été vendue, il y avait environ six mois, à une jeune femme vêtue de noir, laquelle avait payé son acquisition comptant et en avait pris possession le jour même, accompagnée de deux domestiques.
Cette dame, qu’on aurait pu croire veuve, à ses habits de deuil et à la tristesse résignée répandue sur son visage, avait pris, dans la rue de Buci, le nom de madame Charmet.
Bien que, à Paris, on s’occupe généralement fort peu de chacun, l’arrivée de madame Charmet dans la rue de Buci y causa une certaine sensation, d’abord parce que, de mémoire de vieillard, la maison qu’elle achetait n’avait été vue habitée ; ensuite, à cause du cachet d’originalité qui semblait distinguer la nouvelle locataire.
Madame Charmet pouvait avoir vingt-six ans. Elle était merveilleusement belle encore, quoique un peu amaigrie, et en dépit de ses vêtements d’une simplicité austère. Pendant les premiers jours qu’elle habita la rue de Buci, son existence parut mystérieuse.
Elle sortait tous les jours, à sept heures du matin, dans une voiture de place, et ne rentrait que vers deux heures. À ce moment-là, on voyait généralement arriver et se succéder chez elle, jusqu’à la nuit, plusieurs graves personnages, tels que des prêtres et des dames âgées.
Un peu plus tard, on apprit que madame Charmet était dame de charité, dame patronnesse de plusieurs œuvres de bienfaisance, et qu’elle était chargée de distribuer aux pauvres les revenus d’une grande fortune.
Puis on sut encore, mais d’une manière fort vague, que cette jeune femme expiait de grandes fautes par une vie ascétique, et qu’elle s’était réfugiée dans les bras de Dieu après avoir souffert de ce terrible mal qu’on nomme l’amour mondain.
Or, cette femme n’était autre que l’héroïne du premier épisode de cette histoire, cette Madeleine qui s’était nommée Baccarat. On s’en souvient, le jour même où Fernand Rocher, cet homme qu’elle avait tant aimé, avait épousé mademoiselle de Beaupréau, Baccarat avait pris l’humble habit des sœurs de charité novices, et elle avait prononcé ces vœux temporaires dont on peut toujours se faire relever.
Pourtant, lorsqu’elle était entrée en religion, sœur Louise avait la conviction qu’elle mourrait sous l’habit monastique.
Elle avait abandonné son petit hôtel de la rue Moncey, envoyé au baron d’O…, son ami, l’acte de propriété de cet hôtel, y joignant les titres de rente, les bijoux de prix et tout ce qu’elle tenait de lui. En vain, le baron, qui l’aimait éperdument, avait-il essayé de la faire renoncer à cette résolution ; il était même allé jusqu’à lui offrir de l’épouser, et de lui donner ainsi les moyens de vivre en honnête femme ; elle s’était montrée inflexible. Force avait donc été à M. d’O… de se résigner à perdre sa maîtresse, et à la voir, elle la lionne fringante de la veille, sous l’humble habit des Sœurs-Grises.
Baccarat était demeurée environ dix-huit mois au couvent, et elle était sur le point de prononcer des vœux plus solennels, lorsqu’un événement imprévu vint l’arrêter.
Un matin, elle reçut un mot ainsi conçu :
« Je me suis battu ce matin au bois de Meudon ; j’ai reçu une balle en pleine poitrine, et le docteur A…, que vous connaissez, affirme que j’ai tout au plus quelques heures à vivre. Ne viendrez-vous pas me serrer une dernière fois la main ? »
Cette lettre était du baron d’O…
Baccarat courut rue Neuve-des-Mathurins. Elle trouva le baron mourant, mais jouissant de la plénitude de son esprit.
– Mon enfant, dit-il à Baccarat qui s’agenouillait en pleurant au chevet de cet homme qui l’avait aimée et perdue, permets-moi de réparer mes torts envers toi et de te demander pardon… Tu étais une fille honnête et pure ; mon amour t’avait conduite au vice, mon amour te permettra de réparer mes fautes et de faire un peu de bien.
Alors, le moribond prit sous son chevet un pli cacheté et le tendit à la jeune femme :
– Voilà, dit-il, mon testament. Je suis le dernier de ma race ; je n’ai que des parents éloignés qui ne portent pas mon nom et sont plus riches que moi : je te laisse toute ma fortune pour que tu en fasses un levier utile au bien, pour que tu en distribues le revenu aux pauvres.
Et le baron appuya ses lèvres sur les belles mains de Baccarat, et mourut.
La pécheresse repentie ne pouvait refuser une semblable fortune, destinée à faire du bien, et sœur Louise comprit qu’elle seule pourrait l’administrer convenablement.
Alors, touchée par la grâce, elle se souvint de sa première existence, de cette vie dorée qui dissimule tant de misères ; elle se prit à songer à ces pauvres vierges folles parmi lesquelles elle avait vécu, victimes d’abord, bourreaux ensuite, créatures primitivement honnêtes que la paresse et le vertige du luxe vont chercher au fond de leur atelier, sous le chaume, dans les conditions les plus humbles, et dont la vie est dès lors condamnée à des vicissitudes sans nombre, à des alternatives d’opulence et de gêne, de joies et de douleurs.
Et celle qui s’était nommée Baccarat comprit qu’elle seule peut-être saurait porter des consolations dans ce monde des pécheresses, et en arracher quelques-unes, les plus jeunes, les moins endurcies, ou celles que l’amour vrai aurait touchées de ses chastes ailes, à ce tourbillon de vie où toutes finissent par disparaître et s’engloutir. Sœur Louise quitta son couvent et devint madame Charmet.
Ce fut à partir de ce moment qu’elle vint habiter la rue de Buci et s’installer dans cette froide et sévère maison où nous allons pénétrer.
Là, tout rappelait les siècles écoulés ; rien ne faisait songer au présent.
Quand on avait traversé la cour, on entrait dans un vestibule un peu sombre, dallé en marbre gris et noir.
Du vestibule on passait dans un vaste salon à boiseries, meublé à la mode de l’Empire, orné de tentures d’un vert foncé, et dont l’aspect triste et froid glaçait le cœur.
À côté de ce salon était une petite pièce dont madame Charmet avait fait son cabinet de travail, son oratoire, la pièce enfin où elle écrivait sa volumineuse correspondance.
Pour qui avait vu le coquet et voluptueux boudoir de la Baccarat, cette pièce donnait la mesure du repentir de la pécheresse.
On eût dit l’austère cellule d’une nonne, tant c’était nu, froid, triste au regard.
Aucun tableau ne se voyait aux murs ; les sièges étaient en jonc canné, la cheminée sans feu ; et, cependant, on était alors au cœur de l’hiver.
Quand une visite arrivait à madame Charmet, elle passait au salon, où il y avait du feu ; quand elle était seule, elle ne bougeait pas du cabinet de travail.
Cependant, au fond de cette dernière pièce, il y avait une porte perdue dans la boiserie, et cette porte cachait un mystère.
Semblable à cette bergère devenue reine et qui avait conservé au fond d’une armoire de fer les vêtements de son premier état, madame Charmet avait voulu conserver un souvenir de ce que fut Baccarat.
Souvent le soir, à l’heure où elle n’attendait plus personne, où la journée de la dame patronnesse était terminée, où ses domestiques – les domestiques des pauvres plutôt – étaient couchées, quand un profond silence régnait dans cette vaste et froide demeure, alors la jeune femme prenait un flambeau, poussait un ressort caché dans la boiserie, et la porte mystérieuse s’ouvrait ; et, comme dans un rêve, celle qui fut Baccarat se trouvait transportée de cet austère cabinet de travail dans une autre pièce qui ressemblait à la première, comme le paradis doit ressembler à l’enfer.
C’était le boudoir ou plutôt la chambre à coucher de Baccarat, telle que nous l’avons décrite dans la première partie de cette histoire, telle qu’elle existait au petit hôtel de la rue Moncey, avec ses tentures gris perle, ses rideaux à lames de velours violet, ses petits tableaux de Meissonnier, et le portrait en pied de la pécheresse, peint en amazone par Lehmann ; avec sa pendule rocaille, son tapis à rosaces, ses sièges moelleux et confortables, ses bahuts en bois de rose, tout ce coquet ameublement au milieu duquel elle avait contemplé toute une nuit son cher Fernand évanoui ; sur la tablette de la cheminée se trouvaient un médaillon et un poignard.
Le médaillon, elle l’avait coupé au cou de Fernand pendant cette nuit au matin de laquelle on était venu le lui enlever comme un voleur de bas étage, et c’était cet objet, on s’en souvient, qui l’avait empêchée de se croire folle.
Ce poignard, c’était celui qu’elle avait appuyé sur la gorge de Fanny, son infidèle femme de chambre, le soir où elle s’évada de la maison de santé.
Baccarat entrait dans ce mystérieux réduit, s’y enfermait soigneusement, allumait les bougies de la cheminée, puis écartait les rideaux du lit ; et les rideaux, en s’ouvrant, laissaient apparaître une grande toile oblongue, représentant Fernand Rocher, couché, enveloppé du grand châle anglais qu’elle avait jeté sur ses épaules dans la rue Saint-Louis, d’où on l’avait transporté évanoui rue Moncey.
Comment possédait-elle ce portrait ?
Elle était allée un soir, sur une simple indication d’une grande et noble misère à soulager, d’une douleur héroïque à consoler, frapper à la porte d’un peintre, un jeune homme de génie qui mourait de faim, en attendant l’heure certaine de la célébrité. Le pauvre artiste était au sixième étage, dans une chambre sans feu, auprès d’un lit au chevet duquel deux cierges projetaient leur lugubre clarté.
Sur ce lit était le cadavre d’une jeune femme, belle encore en dépit du souffle de la mort. Auprès, le malheureux jeune homme, les yeux pleins de larmes, avait dressé son chevalet, et il fixait sur une grande toile ce visage aimé que le fossoyeur allait venir lui prendre pour toujours ; et comme le talent, aux heures solennelles, retrouve ces ailes blanches que Dieu lui fit pour planer au-dessus de l’humanité, l’amant brisé de douleur était devenu un grand peintre tout à coup, et la morte était reproduite sur la toile avec une effrayante et sublime vérité.
Madame Charmet entra et lui dit :
– Ne me demandez pas qui je suis et permettez-moi de pleurer avec vous, de m’agenouiller et de prier, tandis que vous travaillerez.
Elle s’agenouilla et pria, et quand les clartés indécises du matin vinrent rougir les vitres de l’atelier, dont le dernier meuble avait été vendu pour payer le dernier remède de la pauvre trépassée, le peintre avait fini son œuvre… le rayon de génie s’était éteint ; la douleur reprit l’homme et l’homme sanglota…
Alors la jeune femme s’empara de ses deux mains et lui dit :
– Il faut pouvoir aller prier longtemps sur la tombe de ceux que nous avons aimés ; il ne faut pas que celle à qui, dans dix ans, vous eussiez fait un impérissable monument de votre jeune renommée, soit livrée aux horreurs de la fosse commune… J’ai aimé, j’ai souffert, ceux qui ont souffert et aimé sont frères… Mon frère, acceptez ceci de votre sœur…
Et elle lui tendit un reçu de l’administration des cimetières, reçu d’une somme de mille francs pour la concession d’un terrain à perpétuité – et la jeune morte n’alla point à sa dernière demeure dans le corbillard des pauvres, – et un prêtre bénit le cercueil et la première pelletée de terre qu’on jeta sur lui…
Deux jours après, l’homme de génie futur était aux genoux de madame Charmet et lui demandait par quel dévouement il acquitterait jamais sa dette de reconnaissance :
– Écoutez, lui dit-elle, faites pour moi ce que vous avez fait pour vous. Il est un homme en ce monde qui est aussi mort pour moi que celle que vous pleurez est morte pour vous ; cependant, il vit, il est heureux… Cet homme, évanoui, a passé une nuit chez moi, étendu sur mon lit et enveloppé dans un châle que je garde comme une relique ; si je vous le montrais une heure, cela vous suffirait-il pour me le peindre dans l’attitude que je vous décris ?
– Oui, répondit l’artiste, avec cette conviction profonde du talent.
Un soir, deux jours après, au moment où Fernand Rocher sortait de chez lui, une voiture arrêtée se trouva sur son passage ; dans cette voiture étaient le jeune peintre et sa mystérieuse protectrice.
– Le voilà ! dit-elle.
Le peintre l’enveloppa de ce regard clair, profond, intelligent, qui est comme le secret des grands artistes, et répondit :
– Ses traits ne s’effaceront plus de ma mémoire.
Deux mois après, Baccarat se présenta chez le peintre et jeta un cri…
Elle venait d’apercevoir Fernand, – son Fernand bien-aimé et à jamais perdu, couché, recouvert du grand châle écossais, – et l’illusion était si complète, qu’il semblait sortir de la toile et se dessiner en relief sur le fond sombre des draperies.
– Ah ! murmura-t-elle, je le verrai donc toujours !
Le lendemain, le peintre ne vit plus son tableau, mais trouva un petit rouleau de papiers sur sa cheminée.
Ce rouleau renfermait vingt billets de mille francs, et ces deux lignes sans signature :
« Ceux qui aiment les morts sont frères… Adieu ! »
C’était donc pour voir le portrait, pour vivre une heure dans le passé avec ses chers et poignants souvenirs, que l’austère madame Charmet pénétrait chaque soir dans ce mystérieux réduit.
Elle écartait les rideaux qui lui cachaient son Fernand endormi, allumait les bougies et demeurait en contemplation devant son seul et unique amour…
Pourtant, elle rencontrait Fernand quelquefois, soit à l’hôtel de Kergaz, soit chez sa sœur Cerise. Mais là, partout, n’était-ce point pour elle l’heureux époux d’Hermine, l’homme vers qui elle ne levait jamais les yeux ?…
Tandis que sur cette toile, c’était bien celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore, dont les lèvres avaient effleuré les siennes.
Souvent la pauvre Madeleine repentie devenait le jouet de l’illusion ; elle oubliait pour se souvenir ; elle se figurait que le passé était un rêve, et que cette toile sans vie c’était bien son Fernand qui dormait, et qu’elle avait peur d’éveiller.
Oh ! le sublime mariage de l’amour que celui qui attardait ainsi cette pauvre femme au milieu de ses chers souvenirs, lui faisant oublier les heures qui passaient rapides, et les fatigues de son austère vie !
Et puis, parfois venait…
Alors les larmes de la pécheresse cessaient de couler, elle s’enfuyait de ce lieu mondain où elle avait retrouvé son cœur, et Baccarat s’effaçait devant la sainte femme vouée à Dieu, et madame Charmet gagnait sa chambre sans feu où elle couchait sur un lit de fer.
Or, un soir, deux jours après l’entrevue de sir Williams avec Jenny, c’est-à-dire un mercredi, et, par conséquent, le jour même où devait avoir lieu le bal de la marquise Van-Hop, la sonnette qui annonçait l’arrivée d’un visiteur vint faire tressaillir madame Charmet, occupée alors à fermer quelques lettres.
Il était environ cinq heures.
Madame Charmet passa dans le grand salon attenant à son cabinet de travail ; en même temps un laquais annonça :
– Madame la marquise Van-Hop.
La pécheresse tressaillit à ce nom, qu’elle n’entendait point pour la première fois.
Elle savait que la marquise était une femme très belle, très riche, d’une vertu inattaquable, et elle éprouva comme un sentiment d’humilité mêlé de remords, la Baccarat, elle allait voir entrer chez elle une femme dont la pureté de mœurs était si justement respectée.
Que venait faire chez la pauvre repentie la brillante et vertueuse marquise Van-Hop ?
Nous allons le dire en peu de mots.
La marquise faisait beaucoup de bien et distribuait des sommes considérables en œuvres de charité.
Madame Van-Hop avait entendu, quelques jours auparavant, un ecclésiastique d’un grand renom de vertu et de piété faire l’éloge de madame Charmet, et entrer dans quelques détails fort intimes sur l’existence de la repentie.
Or, le matin même, une lettre était parvenue à la marquise, et cette lettre lui avait rappelé sur-le-champ madame Charmet.
Voici ce dont il était question.
Une jeune femme qui se disait au bord de l’abîme et n’ayant plus d’autre ressource que le vice, d’autre chance de salut que la mort, s’adressait dans cette lettre à madame Van-Hop et demandait aide et protection.
Cette jeune femme, inconnue de la marquise, habitait à deux pas de chez elle, cité Beaujon.
Elle avait entendu parler de la marquise, elle la savait charitable, elle faisait appel à son cœur.
Madame Van-Hop avait sur-le-champ songé à madame Charmet.
Elle venait chez elle pour la prier de lui servir d’intermédiaire, et elle était munie d’une lettre de cet ecclésiastique dont nous venons de parler.
La grande dame venait prier l’humble pécheresse de se faire la dispensatrice des sommes qu’elle voulait employer à soulager des infortunes qui s’adressaient directement à elle.
Qu’on nous permette de laisser un voile sur la première entrevue de ces deux femmes, que des malheurs communs devaient plus tard réunir.
Nous nous bornerons à dire que c’était le mercredi, jour de la grande soirée dans laquelle Chérubin devait être présenté à la marquise.
Une heure après, la marquise regagnait son hôtel où nous allons la retrouver.
Quelques heures après la visite de la marquise Van Hop à madame Charmet, un jeune homme en costume de soirée s’arrêta, vers neuf heures du soir environ, dans la rue de la Chaussée-d’Antin, entra dans la maison qui porte le numéro 45, demanda si le major Carden était chez lui, et, sur la réponse affirmative du concierge, monta lentement à l’entresol et sonna.
– Qui annoncerai-je ? demanda le valet de chambre qui vint lui ouvrir.
– M. Chérubin, répondit le jeune homme entrant sur les pas du domestique.
C’était, en effet, celui des Valets-de-Cœur que sa remarquable beauté avait fait surnommer Chérubin, qui se présentait chez le personnage que Rocambole avait, le jour de la séance, désigné sous le nom de major.
Chérubin, car nous lui conservons ce sobriquet, traversa un petit salon, une chambre à coucher de garçon, et pénétra dans une troisième pièce convertie en fumoir.
Là, le major Carden, à demi couché dans un voluptueux fauteuil ganache, les pieds sur les chenets, un puros aux lèvres, attendait sans doute son visiteur, car il était tout habillé et prêt à sortir.
Le major était un homme de cinquante ans, très bien conservé, ayant au plus haut degré la tournure militaire, en dépit de son habit de ville, sur lequel s’étalaient plusieurs décorations étrangères.
Le major, dont le nom annonçait, du reste, l’origine étrangère, avait servi tour à tour en Prusse, en Russie, en Espagne, et en Portugal.
Il habitait Paris depuis environ trois ans, et dépensait annuellement une trentaine de mille francs, gagnait quelques centaines de louis au jeu et était fort répandu dans le monde.
Quant à sa fortune, c’était une de ces énigmes que le monde parisien ne cherche jamais à déchiffrer, et qui lui sont indifférentes.
Le major était-il riche ? était-il pauvre ? Peu importait. Il menait une vie élégante, payait ses fournisseurs, avait une maison convenable et trois chevaux de sang. On ne pouvait, en conscience, lui en demander davantage.
En entendant annoncer M. Chérubin, le major tourna la tête à demi et tendit la main au nouveau venu :
– Bonjour, lui dit-il, vous êtes exact : l’exactitude est la moitié du succès. Asseyez-vous, nous avons le temps de fumer un cigare.
Et le major regarda la pendule placée sur la cheminée.
– La marquise n’aura beaucoup de monde que vers minuit. Nous arriverons à dix heures et demie ; nous la trouverons presque seule. C’est le moment favorable pour votre présentation.
M. Chérubin s’assit dans le voltaire que lui avança le major.
– À propos, reprit celui-ci, comment vous appelez-vous, mon honorable ami, car, enfin, Chérubin est évidemment un nom flatteur, si on songe aux exploits qui vous l’ont valu, mais ce n’est point un nom ?
– Je me nomme Oscar de Verny, répondit le jeune homme.
– Avez-vous servi ?
– Non, major.
– Très bien. Je vous demandais ce dernier détail pour ne point faire de bévue.
Et le major, passant à Chérubin une boîte de cigares, poursuivit :
– Vous avez une de ces physionomies qui sont bien faites pour tourner la tête à une femme.
Chérubin s’inclina.
– Mais, poursuivit le major, en amour, la figure n’est pas l’unique gage du succès. Un homme trop beau a même à lutter contre de certains préjugés vis-à-vis d’une femme intelligente… et la marquise est…
– Très bien, je vous comprends, interrompit Chérubin ; mais ne vous inquiétez pas… Je sais mon métier.
Cette réponse, faite d’un ton un peu sec, ferma la bouche au major, qui se contenta de s’incliner.
– À propos, reprit Chérubin, me permettez-vous une question, major ?
– Faites, monsieur.
– Que pensez-vous de notre association ?
– Mais dame ! j’en pense du bien.
– Ce n’est pas répondre, cela.
– Que voulez-vous donc savoir ?
– Ceci simplement : que risquons-nous dans toute cette affaire ? Car enfin, je ne sais si vous êtes plus renseigné ; mais, quant à moi, je vous avouerai que je vais un peu en aveugle.
– Pardon, fit le major, expliquez-vous, monsieur Chérubin, ou du moins questionnez-moi plus clairement.
– Soit, répondit Chérubin. Comment êtes-vous entré dans cette association.
– Comme vous, par l’intermédiaire de M. le vicomte de Cambolh.
– Et vous ne connaissez pas le chef ?
– Non, répondit le major avec un accent de vérité profonde.
– Et vous ne trouvez pas que nous agissons bien légèrement ?
– En quoi, s’il vous plaît ?
– En ce que nous obéissons à un pouvoir inconnu.
– Qu’importe ! s’il tient ses engagements comme il les a tenus jusqu’ici.
– Mais nous jouons gros jeu…
– Je ne trouve pas… Le métier que nous faisons, mon cher, n’est pas très dangereux ; car il est un de ceux que la police la plus habile constate difficilement. Nous sommes aimables et on nous aime…
Le major sourit et regarda Chérubin :
– Quel mal y a-t-il à cela ? dit-il.
– Aucun, en effet.
– Maintenant, le hasard fait que nos amours ont de funestes conséquences. Nous sommes indiscrets… ou bien étourdis. Eh bien ! S’il arrive une catastrophe, qu’est-ce que cela prouve ? Est-ce là un crime du ressort des tribunaux ?
– Vous avez raison, dit Chérubin.
– Mon Dieu ! acheva le major, je ne sais quel rôle ont à jouer nos associés, mais je trouve que le vôtre est tout à fait sans péril. Personne au monde ne saurait prouver que je ne vous connaissais pas hier. Or, nous nous sommes rencontrés aux bains de mer, aux eaux, ou dans un salon, vous m’avez paru un homme distingué, et, comme tel, j’ai cru pouvoir vous présenter chez la marquise. Maintenant, il arrive que la marquise est belle, et que vous l’aimez, que vous êtes beau et qu’elle vous aime… Qu’y puis-je faire ? En conscience, le marquis lui-même ne saurait m’en vouloir…
– À vous, non, mais à moi ?
– À vous, pas davantage ! Vous n’êtes point ami du marquis ; donc, vous ne le trahissez pas précisément. Le marquis a le droit de vous tuer, mais cela ne regarde nullement la justice ; car, évidemment, le marquis n’est pas un homme à recourir à la police correctionnelle. Vous risquez un duel, voilà tout.
– Alors, dit tranquillement Chérubin, nous pouvons marcher.
Le major sonna :
– Jean, dit-il à son valet de chambre, attelle Éclair à mon tilbury, je conduirai.
Dix minutes après, le major était obéi.
Il acheva de se ganter, passa son pardessus blanc, vêtement alors fort à la mode, et dit à Chérubin :
– Venez, je suis à vos ordres.
Tous deux descendirent dans la cour où attendait le tilbury ; le major prit les rênes, et le cheval s’élança au trot dans la rue de la Chaussée-d’Antin.
Il était alors dix heures et demie.
L’hôtel du marquis Van-Hop était situé à l’extrémité des Champs-Élysées, à l’entrée de l’allée des Veuves.
Quand le tilbury du major en atteignit la porte cochère, quelques coupés de maître, quelques équipages étaient rangés déjà dans la cour.
Cependant il y avait encore peu de monde, et la fête, qui promettait d’être brillante, si l’on s’en rapportait aux préparatifs, était à peine à son début.
Une trentaine de personnes, tout au plus, entouraient la marquise, qui se tenait dans son boudoir, attenant au grand salon du premier étage, tandis que son mari recevait dans cette pièce et donnait la main aux dames à mesure qu’elles arrivaient. Nous avons entrevu la marquise ; qu’on nous permette quelques lignes de silhouette à l’endroit du marquis.
M. Van-Hop était un homme d’environ quarante ans, qui paraissait à peine en avoir trente-cinq.
Il était grand, doué d’un naissant embonpoint, et toute sa personne trahissait un naturel apoplectique…
Blond, le teint légèrement coloré, les yeux bleus, le marquis était fort beau en réalité et résumait admirablement le type de l’homme du Nord.
Son sourire et son regard étaient doux, mais on comprenait que cet homme, bâti en hercule, devait être sujet à de terribles colères, si l’on remarquait ses épais sourcils d’un blond plus fauve et plus foncé que sa barbe et ses cheveux, et qui étaient tellement rapprochés, qu’il suffisait pour les unir d’un simple froncement.
M. Van-Hop était bon, loyal, affectueux même, mais il était jaloux…
Il était horriblement jaloux de sa femme, non point jaloux à la façon de l’homme qui se croit trahi, mais comme l’est celui qui redoute de l’être jamais.
Cette jalousie suffisait à empoisonner la vie calme, heureuse, opulente du riche banquier hollandais ; et cela, d’autant mieux qu’il faisait tous ses efforts pour dissimuler son mal et s’étudier constamment à paraître l’homme le moins jaloux de la terre. Aussi donnait-il des fêtes, conduisait-il sa femme dans le monde, à l’Opéra, aux Italiens, partout !
L’été, le marquis et la marquise Van-Hop se montraient successivement aux eaux de Bade et aux Pyrénées, à Vichy et aux bains de mer.
L’hiver, leurs salons s’ouvraient tous les mercredis à l’aristocratie parisienne des deux rives de la Seine, comme terrain neutre, où la finance et la noblesse se donnaient cordialement la main.
Ce soir-là, le marquis causait, lorsque le major et son protégé arrivèrent, avec un grand vieillard de soixante-dix ans environ, qui, bien certainement, n’en voulait pas paraître cinquante.
C’était le duc de Château-Mailly.
Le duc, ancien général de cavalerie, était de haute taille et avait dû être fort beau jusque dans son âge mûr.
Les succès qui, pour lui, avaient empli le passé, tournaient la tête à sa vieillesse, et il se croyait encore aimé pour lui-même de la meilleure foi du monde.
Aussi teignait-il soigneusement ses cheveux et sa moustache, et portait-il un corset sous son gilet.
Sa mise, d’une recherche excessive, était rehaussée par une brochette de décorations de toutes couleurs passée à son habit.
Le duc et son hôte se promenaient de long en large dans le grand salon, à peu près désert, et arrivaient jusqu’à la porte du boudoir, où la marquise était entourée par les premiers arrivés.
Auprès de la marquise, assise sur le même sofa, on aurait remarqué une femme dont la beauté semblait merveilleuse à distance, et supportait admirablement l’éclat des bougies.
Avait-elle vingt-cinq ans à peine, ou bien touchait-elle aux limites désolées de la quarantième année ?
C’était ce que nul n’aurait pu dire, le soir, au feu des lustres et des candélabres.
Cette femme qui jouait de l’éventail avec la grâce nonchalante de l’Espagnole, et qui avait de délicieuses poses de tête, de charmants sourires et de jolis gestes pleins de mutinerie, était madame Malassis, l’amie intime de la marquise Van-Hop.
Le marquis et le vieux duc arrivaient donc périodiquement jusqu’à la porte du boudoir dont les deux battants étaient ouverts, tournaient sur leurs talons et recommençaient leur promenade. Mais le vieux duc avait le temps, chaque fois, d’échanger avec madame Malassis un imperceptible regard et un demi-sourire de mystérieuse intelligence.
Le major, en entrant, alla droit au marquis.
Celui-ci lui tendit la main d’une façon courtoise et familière qui attestait l’intimité dont le major jouissait à l’hôtel Van-Hop.
– Mon cher marquis, dit-il, me permettez-vous de vous présenter un de mes amis, je dirais volontiers un de mes parents, M. Oscar de Verny ?
Et il démasqua Chérubin.
Chérubin s’inclina, et le marquis Van-Hop, qui s’apprêtait à saluer banalement comme il saluait cent personnes indifférentes ou inconnues chaque soir, se prit à tressaillir soudain.
Chérubin, en effet, justifiait assez bien son surnom pour un mari jaloux comme l’était M. Van-Hop.
Il possédait cette beauté merveilleuse et fatale qui séduit si bien les femmes à l’imagination vive, au caractère romanesque.
Chérubin, redevenu M. Oscar de Verny, résumait fort bien le type de ce jeune viveur un peu lassé déjà, au regard voilé à demi, au front pâli par les veilles, mais qui semble porter ce cachet de fatalité indélébile qui révèle une mission à accomplir.
On pouvait se dire, en le voyant : « Voilà un jeune homme qui s’est imposé le rôle de séducteur et qui le remplit en conscience, sans être arrêté par aucune considération. »
Aussi, à la vue de cet homme, un pressentiment bizarre agita-t-il le cœur du marquis Van-Hop.
Mais déjà le major et Chérubin l’avaient salué et s’éloignaient, pour ne point interrompre son entretien avec M. de Château-Mailly.
Le major pénétra dans le boudoir, toujours suivi de son protégé.
Madame Van-Hop écoutait, en ce moment, une anecdote que racontait madame Malassis, avec un esprit si pétillant, que des sourires approbateurs arquaient les lèvres des auditeurs, tandis que la marquise elle-même manifestait sa gaieté par un franc éclat de rire.
Auprès de la marquise se tenait un grand jeune homme blond, de vingt-sept à vingt-huit ans, dont l’attitude sévère semblait contraster avec le maintien joyeux et de bonne humeur des personnes qui l’entouraient.
Ce jeune homme, fort beau du reste, suivant les lois rigoureuses de la beauté plastique, avait, en outre, un cachet d’exquise distinction dans toute sa personne.
C’était le neveu de M. le duc de Château-Mailly.
Le comte écoutait sans sourire, et sans donner aucune marque d’approbation, le récit de madame Malassis.
Une expression de hauteur dédaigneuse arquait même ses lèvres à demi, tandis que la veuve parlait.
Derrière lui se trouvait un homme dont la physionomie originale et la mise excentrique n’avaient point encore attiré les regards, ce qu’il fallait attribuer à l’intérêt qui s’était attaché au récit de la belle veuve.
Qu’on se figure un homme au visage couleur de brique, aux cheveux roux ardents tombant sur ses épaules, dont les oreilles étaient ornées de boucles d’or, qui portait des diamants à ses doigts et à sa chemise, un habit bleu barbeau, un pantalon nankin et un de ces immenses faux cols britanniques dans lesquels disparaissaient le menton, la bouche et une partie des oreilles. Certes, si ce personnage, aussi bizarre par sa mise qu’étrange par sa physionomie et qui paraissait avoir quarante-cinq ans au moins, à en juger par son embonpoint plutôt que par son visage coloré et qui était presque maigre ; si ce personnage, disons-nous, n’avait eu la précaution de se tenir un peu à l’écart, il eût certainement été un point de mire universel.
Il était inutile de lui assigner une autre patrie que la nébuleuse Albion, et il justifiait pleinement son nom de sir Arthur Collins. Sir Arthur était arrivé le matin même, chez le marquis Van-Hop, muni d’une lettre de recommandation et de crédit en même temps de la maison Fly, Bowr et Cie, le marquis avait compté à sir Arthur les dix mille livres sterling mentionnées dans la lettre de crédit et l’avait invité à son bal. Sir Arthur était arrivé ponctuellement à dix heures, avait causé longuement avec la marquise alors toute seule, puis il s’était modestement effacé, lorsqu’étaient survenus quelques invités.
Or, au moment où madame Malassis terminait son histoire, sir Arthur toucha légèrement du doigt l’épaule du comte.
Celui-ci se retourna et manifesta un vif étonnement à la vue de l’excentrique personnage.
– Pardon, monsieur le comte, dit sir Arthur en très bon français, bien qu’avec un accent britannique très prononcé, pardon, fit-il à voix basse, mais je désirerais vous entretenir un moment.
Le comte fit quelques pas en arrière, et, fort intrigué, suivit l’Anglais dans un coin du salon.
– Monsieur le comte, reprit ce dernier, sans se départir un moment de sa mélopée suffisante et de son grasseyement britannique, vous me voyez pour la première fois, et vous me trouverez peut-être indiscret…
– Nullement, milord, répondit le comte avec courtoisie.
– Oh ! dit l’Anglais, je ne suis pas milord, je suis gentleman simplement ; mais peu importe, je désire, monsieur le comte, vous entretenir d’une personne qui est ici, et qui, sans doute, ne vous est pas indifférente.
Le comte parut étonné.
– Que pensez-vous, continua l’Anglais, de cette dame qui amusait si fort tout le monde tantôt ?
Le comte tressaillit.
– Moi ?… fit-il, absolument rien…
– Lui trouvez-vous de l’esprit ?
– Comme à une parfumeuse retirée.
Un sourire énigmatique passa sur les lèvres de sir Arthur Collins.
– Elle est belle… hasarda-t-il.
– Elle a quarante ans.
– Soit ! Eh bien ?
– Et M. le duc de Château-Mailly, votre oncle…
Cette fois, le comte laissa échapper un geste de surprise, et regarda cet interlocuteur étrange qu’il n’avait jamais vu auparavant, et qui venait précisément lui parler de son oncle et de sa mystérieuse passion.
– Votre oncle, acheva très froidement sir Arthur, est d’un avis diamétralement opposé au vôtre, monsieur le comte. Et la preuve en est…
– Ah ! fit le comte, vous avez une preuve ?
– Oui.
– Et… quelle est-elle ?
– C’est que, avant un mois, madame Malassis, veuve d’un ancien parfumeur, femme de mœurs plus que douteuses, malgré sa pruderie d’emprunt, sera duchesse de Château-Mailly.
Le comte devint livide et se mordit les lèvres.
– Je sais bien, dit sir Arthur, que je ne vous apprends rien, que vous vous attendez même à cet événement depuis longtemps, comme le condamné qui ne peut échapper à l’exécuteur attend en frémissant sa terrible hache…
– Monsieur… fit le comte.
– Pardon, monsieur, poursuivit sir Arthur avec un calme parfait et en s’inclinant de nouveau, veuillez m’écouter sans trop d’impatience, car j’ai peut-être, je dois certainement avoir un mobile bien puissant pour vous parler de cette déplorable affaire ; veuillez m’écouter.
Et l’Anglais s’assit sur un de ces sièges qu’on nomme tourne-dos, invitant du geste le comte à l’imiter.
Puis il reprit, lorsque ce dernier se fut assis à son tour :
– M. le duc de Château-Mailly a une immense fortune dont vous devriez hériter, et qui cependant ira tout entière à madame Malassis, à laquelle il fera une donation universelle par contrat de mariage… Ceci est inévitable.
– Mais monsieur, dit le comte d’une voix sourde, pourquoi vous faire un prophète de malheur et m’annoncer ce que, hélas ! j’ai deviné depuis longtemps ?
– Monsieur le comte, répondit sir Arthur, si je me suis permis de vous faire toucher au doigt le malheur qui vous menace, c’est que… peut-être…
Sir Arthur s’arrêta.
– Peut-être ?… fit le comte anxieux.
Un regard étrange s’échappa des prunelles de l’Anglais :
– C’est que… peut-être…, acheva-t-il lentement, il y a, en ce monde, un seul homme qui puisse empêcher le mariage du duc de Château-Mailly, et vous conserver, à vous, votre héritage.
Le comte étouffa un cri.
– Et… cet homme ?… interrogea-t-il.
– C’est moi, dit sir Arthur Collins.
En ce moment, un laquais jetait aux invités, du seuil du grand salon, le nom de M. et de madame Fernand Rocher, et s’effaçait pour les laisser passer.
Sir Arthur ne sourcilla point, il ne se retourna même pas, et continua à tenir à l’écart le jeune comte de Château-Mailly.
– Vous ! murmura celui-ci, vous !
– Moi, répéta sir Arthur, moi-même !
– Comment… vous pourriez…
– Monsieur, j’ai franchi le détroit, et suis venu tout exprès à Paris. Seulement…
– Ah ! dit le comte, il y a des obstacles, sans doute ?
– Il peut y en avoir de votre part…
– De ma part ? fit le comte de plus en plus étonné.
– Sans doute. Vous pouvez ne pas consentir aux petites conditions.
– Je devine, dit le comte, vous me proposez une affaire…
– Peut-être… Seulement, je commence par dire qu’il ne s’agit point d’argent.
Cette réponse déconcerta fort le jeune comte. Il avait cru deviner, il ne devinait rien.
– Parlez, monsieur, dit-il, expliquez-vous, car je ne vous comprends pas.
Sir Arthur croisa ses jambes avec nonchalance et se pencha à demi vers l’oreille de son interlocuteur :
– Monsieur, dit-il, si on vous demandait un million sur la succession du duc, dans le cas où cette succession vous reviendrait, le donneriez-vous ?
– De grand cœur, monsieur.
– Rassurez-vous, je ne vous le demande pas. Je vous l’ai dit, il ne sera point question d’argent entre nous. Je voulais seulement connaître l’étendue des sacrifices que vous seriez capable de faire pour obtenir le résultat que je vous promets.
Le comte était anxieux et regardait sir Arthur avec un étonnement mêlé d’une âpre curiosité.
En examinant attentivement ce singulier personnage, il éprouva comme une sensation d’effroi. Le regard de l’Anglais était froid et acéré comme une lame d’épée ; son geste sobre avait un cachet de fatalité inouïe, et le comte crut deviner que cet homme devait être terrible sous son enveloppe ridicule.
– Mon cher comte, reprit sir Arthur, sur un ton plus intime, le duc votre oncle est un vieillard amoureux ; de plus, il a une nature apoplectique.
– Que voulez-vous dire ? murmura le jeune homme en pâlissant.
– Je veux dire que M. de Château-Mailly, si son mariage venait à manquer, pourrait bien avoir un coup de sang.
Et sir Arthur accompagna ces mots d’un sourire qui donna le frisson au comte.
– Écoutez, poursuivit-il, le duc est amoureux, et, comme un amoureux septuagénaire qu’il est, il est sourd et aveugle. Madame Malassis a été légère, mais légère en femme prudente et avisée ; il ne reste aucune trace sérieuse du passé. Donc, tout ce que l’on pourrait faire et dire pour perdre madame Malassis à ses yeux serait inutile.
– Je le sais, dit le comte avec l’accent d’une conviction profonde.
– Il faudrait donc une de ces preuves irrécusables, palpables, éclatantes, devant lesquelles le doute s’évanouit forcément, pour faire reculer M. de Château-Mailly. Cette preuve, j’en ai acquis la certitude, n’existe pas… ou plutôt, elle n’existe pas encore.
À ces derniers mots, le comte fit un brusque mouvement.
– Voilà, murmura-t-il, où j’essaye en vain de comprendre…
– Attendez. Je dis que cette preuve n’existe pas encore. Mais je puis la faire exister, moi.
– Vous ! fit le comte stupéfait.
– Moi. Et devant cette preuve, M. de Château-Mailly demeure foudroyé, et celle dont il veut faire sa femme ne sera plus pour lui que la dernière et la plus vile des créatures.
Le comte demeura pensif et hésitant.
– Remarquez, reprit l’Anglais, que votre oncle est septuagénaire, qu’il appartient à cette génération de vieux viveurs qui ont maltraité leur corps à ce point qu’un souffle les peut tuer. Qui vous dit que, après huit jours d’hyménée, madame Malassis ne trouvera point un matin son vieil époux mort à ses côtés ?
– Cela peut arriver, dit le comte.
– Alors vous vous apercevrez que, par un excès de délicatesse, vous avez abrégé la vie de votre oncle, tout en lui laissant le temps de consommer une mésalliance et de vous déshériter.
Le comte réfléchissait et ne répondit pas.
– Voyons, insista sir Arthur, décidez-vous. Je ne puis croire que vous ayez rêvé le bonheur de madame Malassis.
Le comte releva tout à coup la tête et regarda sir Arthur.
– Pardon, dit-il, mais enfin, en admettant que je vous donne carte blanche, puisque vous… ne… voulez… pas… d’argent… et que, cependant, il y a… des conditions, qu’attendez-vous de moi ?
Sir Arthur regarda fixement le jeune comte.
– Monsieur, dit-il, il y a dans le monde une femme qui m’a foulé aux pieds.
Le comte jeta un regard à la dérobée sur sir Arthur, et s’avoua que les cheveux blond filasse de l’insulaire pouvaient, jusqu’à un certain point, justifier les rigueurs dont il se plaignait.
– Cette femme, poursuivit sir Arthur, est jeune, belle, riche, entourée. Elle a tout ce qui peut et doit tourner la tête à un homme comme vous.
– Eh bien ? demanda le comte.
– Eh bien ! si vous voulez me jurer sur l’honneur de votre écusson de vous acharner à la poursuite de cette femme et de faire tout ce qui dépendra de vous pour vous en faire aimer…
– Tiens, dit le comte d’un ton léger, vous avez une singulière façon de vous venger.
– Je suis un Anglais, répondit le gentleman.
Cette réponse était logique et ferma la bouche au comte.
– Le jour où vous serez aimé de la femme dont je vous parle, continua sir Arthur, l’héritage de M. le duc du Château-Mailly vous appartiendra.
– Monsieur, dit gravement le comte, vous m’offrez un moyen de reconquérir mon héritage qu’un homme jeune et fougueux acceptera toujours. Seulement, il faut tout prévoir. La femme dont vous parlez… est…
– La vertu même, dit froidement sir Arthur. Ah ! dame ! je ne vous donne point une besogne facile ; mais quand on veut…
– C’est juste, dit le comte. Mais il est besoin de patience quelquefois… je puis attendre six mois… un an…
– Peu importe ! je suis patient aussi.
– Et si mon oncle se marie d’ici là ?
– Vous êtes un homme d’honneur ?…
– Je le crois.
– Si vous me faites un serment, vous le tiendrez ?
– Je le tiendrai.
– Alors, jurez-moi que, si j’empêche ce mariage, vous serez aussi fidèle à vos engagements envers moi que je l’aurai été envers vous.
– Sur ma parole, dit le comte, je vous le jure ! Mais…
– Ah ! dit sir Arthur, il y a une restriction ?…
– Sans doute.
– Voyons ?
– Il y a le cas où je ne réussirais pas, en dépit de tous mes efforts…
– Si vous faites tous vos efforts, et si ces efforts, combinés avec les miens…
– Ah ! vous m’aiderez ?…
– Sans doute. Et, fit le gentleman avec un sourire, je suis fort. Donc, si, malgré mon aide, vous échouez après avoir dépensé toute votre énergie, et tout votre vouloir, c’est que ma vengeance aura été impossible, et je me résignerai.
– À ce compte-là, j’accepte, et je vous renouvelle mon serment.
Et le comte jura de nouveau.
– Maintenant, dit le gentleman, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : souvenez-vous bien qu’un pacte mystérieux et solennel nous lie, mais que le monde entier doit l’ignorer.
– Je serai muet.
– Et vous aurez raison, car la moindre indiscrétion de votre part perdrait tout, en me forçant à quitter Paris et à renoncer à vous suivre.
Le comte s’inclina.
– Maintenant, dit-il à son tour, puis-je vous demander quelle est cette femme ?
– Chut ! répondit sir Arthur ; il est probable que cette nuit, dans un des salons où nous sommes, deux hommes échangeront une provocation à voix basse, mais il est probable aussi que vous en serez le témoin.
– Eh bien ? demanda M. de Château-Mailly.
– Eh bien ! l’un de ces deux hommes sera le mari de cette femme.
– Ah ! fit le comte.
– À partir de ce moment, vous ferez la cour à cette femme, car il est probable que le mari quittera le bal sans elle…
Comme le gentleman prononçait ces derniers mots, onze heures sonnaient à la pendule du boudoir et les préludes d’une valse se faisaient entendre.
– Adieu… dit l’Anglais, nous nous reverrons.
Il se glissa du boudoir dans la salle de jeu, où s’organisaient les tables de whist, tandis que le jeune comte allait valser.
La marquise se levait, elle aussi, et allait prendre le bras de l’un de ces hommes qui se trouvaient auprès d’elle, lorsque le major Carden s’approcha et lui présenta Chérubin, ou plutôt Oscar de Verny.
Il est de bizarres pressentiments de la destinée qui nous assaillent à de certaines heures.
À la vue de ce jeune homme qui avait su prendre une attitude timide et réservée et qui baissait à demi les yeux, la créole havanaise éprouva une sensation extraordinaire.
On eût dit que cet inconnu, qui lui apparaissait si naturellement, cependant, au milieu d’une fête, était comme un agent mystérieux de la fatalité qui entrait dans sa vie.
Elle alla prendre la main d’un homme d’un âge mûr, à qui elle dit tout bas :
– Voulez-vous me faire valser ?
Le major soufflait ces mots à l’oreille de Chérubin :
– Notre chef mystérieux ne s’était point trompé, mon jeune ami, en comptant sur l’effet de votre physionomie. Tenez, la marquise est déjà troublée, et son mari déjà jaloux.
– Vous croyez ? fit Chérubin qui tressaillit.
– Que voulez-vous ? mon cher, poursuivit le major, c’est étrange, inouï, mais cela est vrai, cependant… La marquise passe sa vie au milieu des hommes les plus séduisants du monde ; elle les regarde tous avec une indifférence parfaite, et voici qu’elle pâlit et se trouble à votre vue… Eh bien ! acheva le major, savez-vous pourquoi ?
– Non, demanda Chérubin, et cependant je me suis aperçu bien souvent déjà de cette fascination que j’exerce sur les femmes à première vue.
Pendant que le major et Chérubin échangeaient ces quelques mots, le jeune comte de Château-Mailly promenait son regard sur un groupe de jeunes femmes et cherchait parmi elles une valseuse.
Il aperçut madame Fernand Rocher.
C’était la première fois que Fernand et sa femme venaient aux grands bals de la marquise, qu’ils avaient rencontrée aux eaux de Vichy l’été précédent.
M. de Château-Mailly n’avait jamais vu Hermine.
Il la trouva belle, et, guidé par ce flair merveilleux de l’homme désœuvré qui cherche des bonnes fortunes, il alla l’inviter à valser.
Hermine, on le sait, était grande, svelte et elle valsait à ravir.
Le comte était jeune, et son caractère à demi mélancolique lui faisait adorer la valse allemande qui est la reine des valses.
Pendant vingt minutes il entraîna la jeune femme haletante à son bras, oubliant un peu le bizarre personnage avec lequel il causait naguère, et l’étrange serment qu’il lui avait fait.
Quand le dernier soupir de la valse s’éteignit, le comte un peu grisé, reconduisit Hermine à sa place et la regarda :
– Ma parole d’honneur ! pensa-t-il, elle est charmante et si c’était par hasard, celle qui m’est réservée pour victime, je gagnerais l’héritage de mon oncle sans la moindre répugnance.
Le comte, en songeant ainsi, promena autour de lui un regard investigateur, cherchant des yeux l’excentrique sir Arthur.
Sir Arthur n’était point dans le grand salon.
Il se tenait dans un coin de la salle de jeu, auprès d’une table d’écarté qui demeurait veuve de joueurs.
L’attitude mélancolique du gentleman semblait indiquer le désir qu’il avait de trouver un partner.
Un jeune homme, le lorgnon dans l’œil, la barbe taillée en collier, à la physionomie impertinente et pourtant la tête en arrière, vint à passer.
Ce jeune homme, qui venait pour la première fois chez la marquise Van-Hop, avait été amené par un étranger de distinction. On le nommait M. le vicomte de Cambolh.
Il menait grand train, disait-on, avec de beaux chevaux, et habitait un délicieux entre-sol dans le faubourg Saint-Honoré. Il s’arrêta d’un air indifférent devant la table d’écartés, prit un jeu de cartes et les laissa tomber une à une à gauche et à droite, comme s’il eût été banquier au lansquenet.
Alors sir Arthur s’approcha et le salua avec la roideur habituelle des fils d’Albion.
– Voudriez-vous, monsieur, lui dit-il, faire une partie avec un gentleman qui souhaite fort jouer et ne trouve pas de partners ?…
Le vicomte de Cambolh s’inclina, s’assit, et jeta négligemment cinq louis sur le tapis. L’Anglais salua à son tour, s’assit pareillement, et ouvrit son portefeuille, d’où il tira une bank-note de cinq livres.
La partie commença silencieusement tout d’abord.
La table d’écartés se trouvait en un coin du salon où il y avait encore peu de monde, et où un whist à cinq louis la fiche absorbait la curiosité universelle.
Les deux joueurs d’écartés se trouvaient donc parfaitement isolés, et pouvaient causer à mi-voix sans la moindre crainte d’être entendus.
Alors sir Arthur Collins perdit, comme par enchantement, son accent britannique.
– Ma parole d’honneur ! mon cher Rocambole, dit-il, tu es tout à fait un homme du monde, un gentilhomme de cheval dans l’acception la plus complète.
– Peuh ! fit modestement M. le vicomte de Cambolh, on fait de son mieux… mais vous, capitaine, poursuivit-il avec admiration profonde, le plus bel Anglais que j’aie jamais vu. Votre belle chevelure jaune, votre teint rouge brique et votre faux ventre vous rendent si méconnaissable, que je m’y serais trompé, si je n’avais assisté à votre toilette.
Le baronet sir Williams, car c’était lui, se prit à rire.
– Il est certain, dit-il, que mon frère le philanthrope, qui me reconnut jadis, le jour de mon duel avec Bastien, ne me reconnaîtrait pas aujourd’hui.
– Voyons, reprit Rocambole, quand faut-il commencer ?
– Ah ! dame, répondit sir Williams, attendons une occasion ; tout est prêt, du reste. La Turquoise est prévenue, je l’ai installée dans le petit hôtel de la rue Moncey hier matin, elle sait déjà son rôle par cœur. Et toi ?
– Moi, dit Rocambole, je sais à merveille la botte secrète, et je suis aussi sûr de loger un pouce de fer dans la chair de mon adversaire que je suis certain de l’identité de sir Arthur Collins et de sir Williams.
– Surtout, observa le baronet, souviens-toi bien de la place où il faut toucher. Ne faisons pas de bêtises, nous jouons avec des millions.
– Soyez tranquille, mon oncle.
– On va jouer au lansquenet, reprit sir Williams, c’est certain, le marquis me l’a dit tout à l’heure. Notre ami est joueur, il y viendra… c’est alors qu’il faudra avoir de l’esprit.
– On en aura. Rien n’est plus facile, murmura Rocambole avec une adorable fatuité.
En effet, au moment même, et comme le faux sir Arthur Collins tournait gravement le roi quatre à quatre et empochait les cinq louis de M. le vicomte de Cambolh, on dressa une table de lansquenet, et le marquis Van-Hop vint à l’Anglais et lui dit :
– Êtes-vous des nôtres, my dear ?
– Yes ! répondit sir Arthur en se levant.
Une douzaine de personnes entouraient déjà la table, et parmi elles Fernand Rocher et le jeune comte de Château-Mailly. On tira les places d’abord, puis la main. Un roi tomba devant Rocambole.
Le vicomte salua les pontes, et prit la taille en jetant deux louis sur le tapis.
– Messieurs, dit-il en souriant, je ne passe jamais deux fois. La taille sera hachée, vous verrez. Je suis un vrai jettatore !
M. le vicomte de Cambolh se trompait. Il débuta par un refait d’as.
– Bravo ! dit-on.
– Alors, fit-il négligemment, qui veut de mes quatre louis ? C’est de l’argent sûr.
Les quatre louis furent tenus, le vicomte gagna.
– C’est bien extraordinaire, dit-il.
Et il passa trois fois encore et arriva à soixante louis.
– Bravo ! dit une voix, celle de l’Anglais sir Arthur.
– Valet et valet ! répliqua presque aussitôt le banquier.
Et il dit en souriant :
– Ma parole d’honneur ! cela ne m’est jamais arrivé, et, pour la rareté du fait, je ne veux pas passer la main. Je tiendrai tout ce qu’on voudra. Il y a, messieurs, cent vingt-huit louis au moins, et plus même si vous voulez.
En parlant ainsi, le vicomte tira une jolie bourse à travers les mailles de laquelle on vit blanchir quelques chiffons de la banque et étinceler des pièces d’or, et il la plaça devant lui.
– Banco ! dit une voix à l’extrémité de la table.
Le vicomte leva la tête et regarda.
C’était M. Fernand Rocher qui, son portefeuille à la main venait de tenir le banco.
Alors Rocambole, qui tenait les cartes à la main, les posa froidement sur la table.
– Je passe la main, dit-il.
Et l’accent dont il revêtit ces trois mots fut d’une impertinence si glacée, si dédaigneuse, que le rouge monta au visage de Fernand Rocher.
– Monsieur, cria-t-il, que signifie ?…
– Pardon, monsieur ! dit Rocambole en remettant les cartes à son voisin de droite, qui était précisément le baronet sir Williams, sous les traits couleur brique de sir Arthur Collins, j’use simplement de mon droit, je passe la main.
– Cependant, observa Fernand Rocher se contenant avec peine, il y a dix secondes, vous annonciez que vous ne passeriez pas la main.
– Monsieur, dit tranquillement le vicomte de Cambolh, j’ai réfléchi.
Et il quitta la table de jeu, où cet incident avait jeté un certain émoi.
Mais les joueurs, une fois attablés ne se troublent point pour si peu. D’ailleurs, à tout prendre, Rocambole avait usé de son droit, et ce droit se trouva justifié par l’événement, car la banque passée perdit au premier coup dans les mains de sir Arthur.
– Il a eu du nez ! dirent quelques joueurs. On a des pressentiments.
– Moi, ajouta un autre, je suis fait ainsi, je tiendrai tout ce qu’on voudra avec de certaines personnes, et rien contre telle ou telle figure.
En ce moment, le baronet sir Williams regarda d’un air significatif le jeune comte de Château-Mailly, qui était assis auprès de lui. Le comte tressaillit et comprit que c’était là la provocation dont lui avait parlé le gentleman.
Il se pencha à son oreille et lui dit :
– Quel est ce jeune homme qui vient de passer la main ?
– C’est le vicomte de Cambolh.
– Et l’autre ?
– L’autre, dit sir Arthur bas, c’est M. Fernand Rocher, le mari de cette jeune femme que vous avez fait valser tout à l’heure, comprenez-vous ?
– Oui… murmura le jeune comte, dont le cœur se prit à battre d’une soudaine émotion.
Cependant, M. Fernand Rocher avait, à son tour, quitté la table de jeu et avait suivi le comte de Cambolh.
Celui-ci était allé s’asseoir dans un petit salon à peu près désert.
Fernand s’approcha et le salua gravement. Le vicomte lui rendit son salut du bout des doigts.
– Pardon, monsieur, lui dit Fernand, me feriez-vous l’honneur de me donner une explication ?
– Volontiers, monsieur.
Et le vicomte braqua son lorgnon sur son œil gauche et cligna son œil droit.
– Monsieur, reprit Fernand irrité de cette impertinence nouvelle, pourriez-vous m’apprendre en quel lieu vous jouez ordinairement le lansquenet ?
– Dans le monde, monsieur, dit sèchement Rocambole.
– Dans lequel ? demanda Fernand, prenant à son tour un air dédaigneux.
Le vicomte passa son lorgnon de l’œil gauche à l’œil droit et répondit :
– C’est probablement, monsieur, dans celui où j’ai l’honneur de vous rencontrer.
– Monsieur, murmura Fernand exaspéré, je suis étonné en ce cas de m’y trouver moi-même car le monde où l’on vous rencontre ne doit pas être le vrai monde.
– C’est précisément, répondit Rocambole toujours froid et railleur, ce que je me suis dit tout à l’heure en vous entendant me faire banco. Je me connais en physionomies, monsieur, et comme le jeu est pour moi une sorte de bataille, quelque chose comme un duel, j’ai l’habitude, avant de… me battre, d’examiner mes adversaires.
– Ah ! fit Fernand en pâlissant, et…
– Je vous ai regardé, monsieur…
– Eh bien ?
– Eh bien, mais, dit lentement Rocambole, paraît que je n’ai point été satisfait de l’examen, puisque j’ai refusé… le combat.
Et Rocambole se prit à rire au nez de son interlocuteur.
Alors Fernand, hors de lui, saisit le bras du vicomte.
– Votre carte, monsieur ? lui dit-il. Demain à sept heures, au bois de Boulogne.
– Monsieur, répliqua tranquillement Rocambole, je vous ferai observer qu’avant de demander leur carte aux gens, on commence par leur donner la sienne.
– C’est juste, dit Fernand qui lui jeta sa carte au nez.
Rocambole la prit, braqua dessus son lorgnon et lut :
M. Fernand ROCHER,
5, rue d’Isly.
Un sourire plein d’ironie passa alors la bouche de l’élève du baronet sir Williams.
– Mon cher monsieur, dit-il, je suis Suédois, je me nomme le vicomte de Cambolh, et, dans mon pays, les gentilshommes ne se battent jamais avec les bourgeois. Cependant, comme nous sommes en France…
– Assez, monsieur, dit Fernand Rocher. Demain, à sept heures…
– Pardon, monsieur, interrompit froidement le vicomte de Cambolh, je compte trouver, en sortant d’ici à cinq heures du matin, ma chaise de poste, y monter, et prendre la route d’Italie. Si vous avez quelque envie de vous battre, sortons sur-le-champ. Nous trouverons des épées et un terrain à deux cents pas d’ici.
– Soit, répondit Fernand.
– Par exemple, reprit Rocambole, si vous avez une femme ici, vous feriez bien de la prévenir que vous sortez pour quelques heures.
– Pourquoi ?
– Parce que vous ne rentrerez pas… Je compte bien vous tuer.
Fernand haussa les épaules.
– Venez, monsieur, dit-il.
– Monsieur, dit Rocambole en quittant avec lui le petit salon, il est deux heures du matin, et, à moins d’aller à mon cercle ou au vôtre, je crois que nous ferons fort bien de chercher ici des témoins.
– Comme vous voudrez, répondit Fernand.
Or, Fernand, qui venait pour la première fois chez le marquis de Van-Hop, n’y rencontrait précisément aucun de ces amis à peu près intimes à qui on peut demander le service dont il avait besoin en ce moment ; il était donc assez embarrassé, lorsqu’il se trouva face à face avec le major Carden.
La physionomie ouverte et la tournure militaire du major séduisirent Fernand.
Il s’approcha de lui et lui dit :
– Vous avez été militaire, monsieur ?
– Toute ma vie, monsieur.
– Alors, peut-être ne me refuserez-vous pas un léger service ?
– Parlez, monsieur, dit courtoisement le major.
– Monsieur, reprit Fernand, je viens d’être grossièrement insulté. Mon adversaire part demain matin, au point du jour, et il ne consent à me donner satisfaction qu’à la condition que le combat ait lieu tout de suite.
– Vous désirez sans doute que je vous serve de témoin ? demanda le major avec un air de naïveté qui excluait le soupçon qu’il se trouvait là tout exprès, et s’attendait par avance à jouer ce rôle.
– Précisément, monsieur, bien que je n’aie point l’honneur d’être connu de vous.
– Monsieur, répondit le major, je suis un ami du maître de cette maison, et sais ce que valent les gens qu’on y rencontre. Je suis à vos ordres.
Et le major s’inclina.
Tandis que Fernand trouvait un témoin, M. le vicomte de Cambolh cherchait le sien dans la salle de jeu.
Le vicomte, on le devine, n’avait songé à personne autre qu’à sir Arthur Collins. Il s’approcha donc de la table du lansquenet.
Mais l’Anglais n’y était plus, et Rocambole ne le rejoignit que dans la salle du bal, où il causait dans une embrasure de croisée, avec un petit vieillard ventru, que nous allons reconnaître sans doute pour une ancienne connaissance.
Ce petit vieillard, qui portait une jolie perruque blonde, avait les yeux abrités par des conserves bleues, un gilet de nankin, un pantalon noir, un habit bleu boutonné à la Berryer, et une immense cravate blanche dans laquelle sa tête ronde et son visage très coloré disparaissaient à demi.
Propret et silencieux d’ordinaire, on le voyait à peu près partout où il y avait des bals et des fêtes. Il s’asseyait dans un coin, regardait danser toute une nuit sans mot dire, et s’en allait, sur un signe des personnes qui l’avaient accompagné, avec la soumission d’un enfant.
Dans le monde où il allait, ce petit vieillard avait la réputation d’être fou.
Mais sa folie était si douce, si inoffensive, que partout on le recevait avec plaisir. Cette folie, disait-on, provenait d’un chagrin d’amour, et voici quelle était la version qui courait les salons de Paris où on le rencontrait.
Père de famille, occupant une haute position administrative, le petit vieillard avait aperçu il y avait quelques années, une jeune fille dont la remarquable beauté l’avait frappé à ce point, qu’il en était devenu éperdument amoureux.
Cet amour, d’autant plus insensé que la jeune fille, honnête et vertueuse, avait épousé, peu de temps après, un brave ouvrier, l’avait conduit à la folie, et il était persuadé qu’il avait inspiré une si violente passion à la jeune fille, qu’elle en était morte.
Il en était resté pour lui une mélancolie profonde et qui se manifestait de temps à autre par un soupir, mais jamais par une plainte.
Or, ce fou, ce petit vieillard à l’habit bleu, nous l’avons tous connu, c’était M. de Beaupréau.
M. de Beaupréau, que sa femme et sa fille adoptive avaient retrouvé, il y avait un an environ, dans une maison de fous de la province, non loin de son pays natal, à Saint-Rémy.
Qu’on nous permette à ce sujet une digression de quelques lignes et un coup d’œil rétrospectif vers la première partie de cette histoire.
M. de Beaupréau, on s’en souvient, avait été surpris par Léon Rolland dans la maisonnette du parc de Bougival, et l’ouvrier était arrivé juste assez à temps pour sauver sa fiancée et arracher Cerise aux violences du chef de bureau.
Que s’était-il passé alors entre lui et M. de Beaupréau, tandis que M. de Kergaz, sur les indications de Cerise défaillante, volait au secours de Jeanne, qui se débattait aux mains de sir Williams.
Cerise, vaincue par le narcotique, n’avait point tardé à tomber à la renverse, si bien que Léon, effrayé, la crut morte et perdit la tête à ce point, qu’il oublia M. de Beaupréau. Celui-ci retrouva un peu de présence d’esprit et s’esquiva.
À partir de ce moment, on ne l’avait plus revu, et il était probable qu’il avait rejoint sir Williams, qui, lui aussi, disparut pendant cette nuit-là.
Du reste, l’indignation de madame de Beaupréau et d’Hermine était telle, elles avaient un si grand mépris du misérable, qu’elles ne firent aucune démarche pour s’enquérir de ce qu’il était devenu.
Cependant, au bout de trois années, Hermine, à présent madame Fernand Rocher, reçut une lettre de province qui l’étonna profondément.
Cette lettre, datée de Saint-Rémy, en Provence, était signée du directeur de l’hospice des aliénés de cette ville ; elle apprenait à madame Rocher que son père, dont on était parvenu, non sans peine, à constater l’identité, se trouvait au nombre des pensionnaires de l’hospice, et que sa folie, douce et calme, n’était aucunement dangereuse.
Madame de Beaupréau et sa fille, en apprenant l’infortune du misérable, lui pardonnèrent, et montèrent en chaise de poste pour l’aller chercher.
M. de Beaupréau était parfaitement fou, et dans l’impossibilité de dire ce qui lui était arrivé et ce qu’il avait fait depuis trois années.
Alors, la mère et la fille, voyant dans ce châtiment la main de Dieu, rouvrirent leurs bras au vieillard et le ramenèrent à Paris. Dès lors, M. de Beaupréau reprit sa place au foyer de la famille, et se trouva, pour ainsi dire, métamorphosé.
L’homme acariâtre, bilieux, avare, qui tourmenta sa femme pendant quarante années, avait, comme par enchantement, fait place à un vieillard doux, affectueux, au sourire mélancolique.
On n’aurait jamais reconnu en lui le Beaupréau des anciens jours, si parfois le nom de Cerise ne fût venu errer sur ses lèvres.
Ce nom était le seul lien qui semblât l’attacher au passé.
Hermine s’était prise à l’aimer ; Fernand et elle l’emmenaient toujours avec eux dans le monde.
Quelquefois même, si une affaire importante empêchait le jeune mari d’accompagner sa femme, il la confiait sans répugnance à M. de Beaupréau, lequel n’était fou que lorsqu’il parlait de Cerise, et se montrait fort raisonnable en toute autre chose.
Il n’avait qu’une manie, celle de s’habiller parfois comme les infirmiers de la maison de fous.
C’était donc avec M. de Beaupréau que causait l’Anglais sir Arthur Collins, ou, si vous l’aimez mieux, le baronet sir Williams.
– Beau-père, disait le baronet, avouez que vous ne m’auriez jamais reconnu sous ce costume, et avec ma face de Peau-Rouge.
– J’en conviens, répondit de Beaupréau ; mais convenez aussi, mon digne gendre in partibus, que je me suis conduit assez bien depuis que je suis rentré dans ma chère famille.
– D’accord, papa, vous êtes un fou modèle ; vous jouez votre rôle à merveille.
– N’est-ce pas ? fit le Beaupréau avec un mouvement de légitime orgueil. Oh ! comme nous leur avons bien donné le change, hein ?
– L’histoire de Saint-Rémy est parfaite… Ah ! mon cher monsieur de Beaupréau, murmura sir Williams en riant, on voit bien que vous n’avez pas renoncé à Cerise.
– Certes, non, mon gendre.
– Vous avez raison, papa. Il n’y a que les imbéciles qui renoncent à quelque chose, et les mauvais joueurs qui s’arrêtent à la première partie.
– Ah ! fit le vieillard, dont le regard devint brillant derrière ses lunettes bleues, nous avons perdu une belle manche ! Dix minutes de plus, j’enlevais la petite.
– Bah ! fit sir Williams, patience ; aux derniers les bons ! Nous aurons notre revanche, papa.
– Ainsi, murmura de Beaupréau, vous croyez…
– Je crois que si vous êtes gentil, et que vous fassiez tout ce que je vous demande, je parviendrai à vous ménager quelque jour un moment d’entretien avec Cerise, dans quelque solide maison dont son mari ne pourra pas enfoncer les portes.
– Ah ! fit le Beaupréau avec un accent de joie profonde et cruelle.
– My dear, continua le baronet, qui veut la fin veut les moyens. Grâce à mon imagination, vous êtes rentré dans vos pénates, on vous y a reçu à bras ouverts, on vous y traite comme un coq en pâte, et comme tous vous croient fou, personne n’a la moindre défiance de vos actions.
– Eh bien ?
– Eh bien ! voilà une situation dont il faut tirer parti, vertudieu ! et, dès ce soir, je vous nomme mon lieutenant pour une petite opération que j’ai conçue.
– Voyons ? fit de Beaupréau.
– Aimez-vous beaucoup votre gendre ?
– Fernand ? Ah ! le monstre ! murmura l’ex-chef de bureau, si je pouvais l’étrangler !
– Seriez-vous bien aisé qu’il eût… des malheurs ?
– J’en serais ravi.
– Très bien ! Alors, regardez.
Et sir Williams montra à M. de Beaupréau le jeune comte de Château-Mailly assis auprès d’Hermine.
– Un beau garçon, ma foi ! murmura le prétendu fou.
– Il va venir causer avec vous tout à l’heure. Il se nomme le comte de Château-Mailly, et prétendra vous avoir connu beaucoup. Comme vous êtes fou, cela n’a rien d’extraordinaire pour lui. Vous feindrez de le reconnaître, et le présenterez officiellement à votre fille. Demain, je vous donnerai de plus amples instructions.
Et, comme le faux sir Arthur vit venir à lui Rocambole, il laissa M. de Beaupréau dans l’embrasure de la croisée.
– C’est fait, lui dit Rocambole. Notre homme me suit.
– Oh ! yes ! fit le baronet.
Et il suivit à son tour M. le vicomte de Cambolh, qui s’esquivait hors du salon.
En route, sir Williams rencontra le comte de Château-Mailly.
– Vous voyez, lui dit-il tout bas, ce petit monsieur qui a un habit bleu et un gilet de nankin ?
– Oui, dit le comte.
– Eh bien ! c’est le père.
– Allez-vous me présenter ?
– Non, vous vous présenterez fort bien vous-même. Ce bonhomme est fou. Une de ses manies consiste à croire reconnaître tout le monde. Allez à lui, appelez-le par son nom ; il s’appelle M. de Beaupréau et a été chef de division aux affaires étrangères. Dites-lui que vous l’avez beaucoup connu dans le monde, il y a trois ou quatre ans. Il sera ravi, vous appellera son cher ami et vous introduira chez la belle.
– C’est bien, dit le comte ; j’y vais sur-le-champ.
Pendant ce temps, Fernand s’approchait de sa femme et lui disait :
– Ma chère amie, ne m’en veuillez pas, je vais quitter le bal, où vous vous amusez, et vous laisser sous la tutelle de M. de Beaupréau.
– Comment ! dit Hermine d’un ton boudeur, vous partez ?
– Oh ! je serai rentré à l’hôtel dans une heure au plus tard… du moins je l’espère.
– Vous… l’espérez ? fit la jeune femme inquiète. Mon Dieu ! que vous arrive-t-il ?
Fernand se prit à sourire :
– Rassurez-vous, dit-il, j’ai une bonne œuvre à faire… Vous savez que je ne m’appartiens pas toujours.
Ce mensonge coûtait à Fernand Rocher, mais il le dispensait de toute autre explication et lui permettait de quitter le bal sans alarmer sa jeune femme.
Il s’approcha de M. de Beaupréau et lui dit :
– Papa, vous reconduirez Hermine, n’est-ce pas ?
– Oui, fit le petit vieillard d’un signe.
Le vicomte de Cambolh et son témoin étaient déjà sur la première marche du perron, et Fernand se hâta de les rejoindre en compagnie de M. le major Carden.
Ce fut après que Fernand Rocher eut quitté le bal, que le jeune comte de Château-Mailly s’approcha de l’ancien chef de bureau aux affaires étrangères.
– Bonjour, monsieur de Beaupréau, lui dit-il en souriant et d’un ton dégagé.
M. de Beaupréau le regarda, parut un moment étonné, puis se frappa le front :
– Pardonnez-moi, mon cher ami, dit-il, mais j’ai une mémoire déplorable ; j’oublie toujours les noms de mes plus intimes.
– J’en étais jadis, fit le comte en lui prenant familièrement la main et la serrant. Ne reconnaissez-vous pas votre jeune ami d’il y a deux ou trois ans ?
– Oh ! si fait… si fait… Mais… le nom ?
– Le comte de Château-Mailly.
– Parbleu ! s’écria M. de Beaupréau, qui décidément était devenu très bon comédien à l’école de sir Williams, je ne connaissais que vous, mon très cher…
Et il lui serra les deux mains.
Alors M. de Château-Mailly s’efforça de persuader au prétendu fou qu’ils s’étaient rencontrés cent fois et dans tous les mondes, et M. de Beaupréau continua à se montrer empressé, affectueux.
Cette comédie, l’œuvre du génie de sir Williams, se trouva ainsi jouée de la meilleure foi du monde.
– Mais, dit tout à coup M. de Beaupréau, vous avez fait danser ma fille tout à l’heure ?
– Votre fille ? fit ingénûment le comte.
– Sans doute, ma fille, cette dame avec qui vous causiez tantôt, là-bas.
– En vérité ! une femme belle et charmante. C’est votre fille ?
– Oui, madame Fernand Rocher.
– Alors, dit le comte, faites-moi un plaisir, présentez-moi.
– Volontiers, venez.
Et le petit vieillard à lunettes bleues reprit le comte par la main.
Ils se croisèrent avec madame Malassis.
La veuve, après avoir échangé maintes œillades avec le vieux duc de Château-Mailly, s’apprêtait à quitter le bal.
Le duc, qui, sans doute, attendait ce moment avec impatience et se trouvait à l’extrémité opposée du salon, se précipita et voulut fendre la foule pour offrir sa main à la belle veuve ; mais déjà madame Malassis et le jeune comte de Château-Mailly se trouvaient face à face.
La veuve était trop habile pour ne point sourire à celui qu’elle allait bientôt dépouiller de son héritage.
Le comte était trop homme du monde pour ne point saluer et sourire à son tour.
Mais dans son salut et son sourire, il perça comme un dédain ironique et nuancé d’impertinence.
– En vérité, mon cher comte, lui dit la veuve à l’oreille, il me semble que vous vous plaisez fort en la compagnie de ce petit vieux.
– Peut-être, madame.
– A-t-il de l’esprit ?
– Presque autant que vous.
– Ah ! vraiment ! minauda la veuve.
– Parole d’honneur ! il conte à ravir.
– En vérité.
– Et il me narrait tout à l’heure, là-bas, poursuivit le comte d’un ton moqueur, une histoire des plus amusantes.
– Vous me la redirez ?
– Oh ! c’est un peu long…
– Mais encore ?
– Eh bien, c’est l’histoire d’un vieillard plus que sexagénaire qui a la folie de se remarier… d’épouser une intrigante… et de déshériter sa famille à son profit.
Et le comte salua la veuve avec une rare impertinence et passa.
Pendant un moment, madame Malassis demeura pâle et comme suffoquée de tant d’audace.
Mais le vieux duc accourait, empressé, plus amoureux que jamais.
Alors un sourire vint aux lèvres de la veuve.
– À nous deux, mon cher comte ! dit-elle.
Le duc offrit sa main à la veuve et la conduisit jusqu’à sa voiture.
– Ne montez-vous pas ? lui dit-elle de sa voix la plus enchanteresse.
L’amoureux vieillard ne se le fit point répéter ; il s’élança avec une souplesse toute juvénile dans le carrosse et s’assit auprès de la veuve.
– Rue de la Pépinière, 40, dit-il au valet qui releva le marchepied et ferma la portière.
Madame Malassis attendait depuis fort longtemps, c’est-à-dire depuis le moment où le neveu du duc l’avait si impertinemment lorgnée, cette occasion de tête-à-tête avec son vieil adorateur.
– Mon cher duc, lui dit-elle au moment où le carrosse sortait de la cour, il y a réellement trop près de l’allée des Veuves à la rue de la Pépinière.
– Vous trouvez, chère âme ?
– Oui, aujourd’hui, du moins.
Le duc prit la main de la veuve et la baisa galamment.
– Vous êtes charmante, dit-il.
Mais madame Malassis allait droit au but :
– Trêve de compliments, dit-elle.
Et elle ajouta :
– Ordonnez donc à votre cocher de remonter l’avenue des Champs-Élysées, de sortir par la barrière de l’Étoile et d’aller jusqu’à Neuilly. La nuit est tiède, et j’ai une horrible migraine que le grand air dissipera.
– Vos désirs sont des lois, répondit le duc, qui transcrivit au cocher, par l’intermédiaire du valet de pied, les volontés de la veuve.
– Maintenant, reprit madame Malassis, permettez-moi, mon cher duc, de profiter de cette heure d’entretien que nous allons avoir pour vous donner une nouvelle qui vous étonnera peut-être…
– Oh ! oh ! fit le duc, vous m’intriguez.
– Cette nouvelle est celle de mon départ.
Madame Malassis avait articulé ces quelques mots avec un accent naturel et calme qui, cependant, produisit sur M. de Château-Mailly un foudroyant effet, et pendant dix secondes il demeura comme suffoqué et dans l’impossibilité de faire un geste ou de prononcer un mot qui peignît sa douloureuse stupéfaction.
– Oui, mon cher duc, reprit la veuve, je pars… demain matin.
– Vous… partez… murmura enfin M. de Château-Mailly avec l’accent d’un homme privé de sa raison. Pourquoi ? où allez-vous ?
– Je pars pour des raisons à moi connues, et ne puis dire le but de mon voyage.
Et madame Malassis ajouta en souriant :
– Vous voyez, mon pauvre duc, que vous n’êtes pas heureux dans vos questions. Précisément je n’y puis répondre.
– Madame, balbutia le vieillard saisi d’un tremblement nerveux subit et dont la voix s’altéra d’une manière effrayante, voulez-vous me tuer ?
Et il appuya sur ce dernier mot avec une intonation si vraie, que madame Malassis en tressaillit et comprit jusqu’à quel point elle était aimée.
– Moi, vous tuer… mon ami… dit-elle, êtes-vous fou ?
– Oh ! peut-être oui, je ne sais pas ; mais, au nom du ciel, Laure, ne me faites plus de ces atroces plaisanteries.
– Mon cher duc, répondit la veuve, je ne plaisante nullement. Mais je vous vois si étourdi, si stupéfait de la nouvelle de mon départ, que je ne puis avoir la cruauté de vous en cacher le motif.
– Ainsi… vous partez ?…
– Oui, demain matin.
– Et… où allez-vous ?
– Chut ! vous le saurez plus tard…
– Mais enfin… c’est peut-être un voyage de huit jours…
– Non, c’est un voyage d’un an ou deux, et je veux bien vous le dire, je vais en Italie.
M. de Château-Mailly croyait être en proie à un horrible rêve et se sentait défaillir.
– Je pars, poursuivit la veuve, pour me faire oublier un peu… à Paris.
– Vous… faire… oublier ?
– De vous, d’abord, dit-elle froidement.
Et comme le vieillard demeurait frappé de stupeur et ne trouvait plus un mot à répondre, madame Malassis continua :
– Quand une femme est compromise, comme moi, lorsqu’elle a commis une faute, si cette faute parvient au grand jour et demeure irréparable, cette femme n’a plus qu’une chose à faire, c’est de quitter le monde et de fuir… Et c’est ce que je fais, mon cher duc.
– Laure, Laure, balbutia le vieillard, devenu plus tremblant et plus timide qu’un enfant… au nom du ciel, expliquez-vous !
– Comment ! dit-elle avec une véhémence subite, vous ne comprenez pas ? Vous ne comprenez pas qu’il y a eu pour moi un jour fatal et maudit, où je me suis trouvée veuve, isolée, sans appui, considérant le monde à travers ma douleur, et le voyant semblable à une vaste solitude ? Qu’alors je vous ai rencontré, que j’ai eu la faiblesse impardonnable d’accepter d’abord cette amitié que vous m’offriez avec un si noble désintéressement…
La veuve s’arrêta comme dominée par son émotion.
M. de Château-Mailly se précipita sur ses mains et les porta à ses lèvres avec passion.
– Mon Dieu ! reprit-elle, j’ai été faible… j’ai été coupable… vous m’avez fait des promesses auxquelles j’ai eu le tort de croire, en ma naïveté… Hélas ! je paye trop chèrement aujourd’hui les suites d’une heure d’erreur pour ne point prendre un parti.
– Mais… madame… murmura le duc d’une voix entrecoupée, les promesses que je vous ai faites… je les tiendrai…
– Il est trop tard, monsieur, dit-elle d’un ton sec.
– Trop tard !…
– Oui, car tout Paris aujourd’hui… Mon Dieu ! je l’ai bien vu ce soir… chez la marquise… et votre impertinent neveu me l’a bien fait sentir…
– Mon neveu ! exclama le duc avec une colère subite.
– Oui, répondit-elle. Votre neveu m’a laissé entendre, le plus impertinemment du monde, que j’étais… Oh ! non, s’interrompit-elle en fondant en larmes… jamais je n’oserai prononcer ce mot.
– Madame, s’écria le vieux duc, affolé par cette douleur si naturellement jouée que tout le monde s’y fût trompé, mon neveu est un sot à qui j’apprendrai le respect qu’il doit à sa tante la duchesse de Château-Mailly.
Madame Malassis jeta un cri et tomba évanouie dans les bras de son vieil adorateur.
– Touche à l’hôtel ! cria M. de Château-Mailly au cocher.
Le cocher tourna bride, redescendit l’avenue des Champs-Élysées et gagna la place Beauvau, où se trouvait situé l’hôtel de Château-Mailly.
Madame Malassis était encore évanouie, et le vieux duc lui prodiguait inutilement ses soins lorsque le carrosse franchit la grille de l’hôtel.
À l’exception du suisse, du valet de chambre et d’un palefrenier, tous les domestiques étaient couchés à l’hôtel.
Il n’y eut donc que ces trois hommes qui virent M. de Château-Mailly rentrer chez lui avec une femme en robe de bal, évanouie, et qu’il paraissait beaucoup aimer, à en juger par sa figure bouleversée et ses exclamations de douleur.
– Vite, vite, ordonna-t-il, transportez madame dans la chambre de la duchesse… Qu’on appelle un médecin… ou plutôt, non, des sels, du vinaigre !
Le duc étouffait en parlant.
On transporta madame Malassis au premier étage, dans la chambre qu’avait longtemps occupée la feue duchesse de Château-Mailly. Là, le duc, amoureux et hors de lui, prodigua de tels soins à la veuve, l’appela de noms si tendres et d’une voix si brisée, qu’elle se décida à ouvrir les yeux et à promener autour d’elle un regard étonné.
– Ah ! enfin ! murmura le vieillard avec une explosion de joie, enfin, vous m’êtes rendue !
Elle le regarda et jeta un cri :
– Mon Dieu ! dit-elle, où suis-je ? où m’avez-vous conduite ? Mais parlez, monsieur, parlez, expliquez-vous ?
– Vous êtes chez moi, dit le duc.
– Chez vous !
Et elle se dressa épouvantée, et répéta avec l’accent de la folie :
– Chez lui ! je suis chez lui ! Ah ! je suis perdue !
– Vous êtes chez vous, madame, répéta le duc, chez vous et non plus chez moi, car, avant trois semaines, vous serez duchesse de Château-Mailly.
Madame Malassis jeta un nouveau cri, mais elle ne crut point, cette fois, devoir l’accompagner d’une nouvelle syncope.
– Non, non, dit-elle, cela n’est plus possible… Vous m’avez déshonorée.
Et comme il paraissait ne pas comprendre, la future duchesse lui dit avec amertume :
– Vous êtes fou et cruel, monsieur… car vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de me ramener ici, en plein jour, au grand soleil, comme votre femme, après m’y avoir furtivement introduite de nuit, en présence de vos domestiques… Ah ! c’est alors, reprit-elle avec une ironie pleine de désespoir et qui acheva de faire perdre la tête au vieux duc, c’est alors que votre neveu aurait le droit de me dire nettement ce qu’il m’a laissé entendre aujourd’hui : « Mon oncle me vole son héritage en épousant sa maîtresse. »
Et madame Malassis, qui avait calculé l’effet subit de ces paroles et leurs conséquences les plus éloignées, se leva avec la dignité d’une reine offensée, s’enveloppa dans sa sortie de bal qu’elle aperçut sur une chaise, et salua le duc de la main :
– Adieu, monsieur… dit-elle, vous m’avez perdue… Je vous pardonne…
Elle fit deux pas et ajouta avec un soupir :
– Parce que je vous aimais… Adieu !…
Et elle sortit, laissant le duc foudroyé et hors d’état de courir après elle et de la retenir.
L’adroite veuve descendit rapidement l’escalier de l’hôtel, passa comme une ombre devant la loge du suisse et se trouva sur la place Beauvau, et par suite, dans le faubourg Saint-Honoré, en moins de cinq minutes.
Une autre que madame Malassis se serait contentée de prendre le duc au mot ; mais elle, elle savait son monde sur le bout du doigt, et n’était pas femme à jouer un rôle à demi. Il y avait environ deux ans que le duc soupirait à ses genoux ; il y avait un an qu’il avait parlé de l’épouser, mais faiblement d’abord et luttant contre force préjugés et force scrupules ; puis d’une façon moins évasive, à mesure que les liens dont la veuve l’enveloppait peu à peu se resserraient et se multipliaient.
Une seule considération arrêtait encore M. de Château-Mailly : l’énormité de la mésalliance…
Madame Malassis avait donc voulu frapper un grand coup, et la scène qui venait d’avoir lieu et que nous avons rapportée en était une preuve.
De la place Beauvau à la rue de la Pépinière, la distance était assez courte pour que la veuve se hasardât à la parcourir à pied, car, à trois heures du matin, dans le faubourg Saint-Honoré, on ne rencontre que fort rarement des voitures de place.
– Dans trois semaines, se dit-elle en s’éloignant d’un pas rapide, dans trois semaines, je serai duchesse de Château-Mailly. Si je ne m’étais pas évanouie, il était capable d’ajourner à trois mois ; si j’étais restée chez lui tout à l’heure j’étais perdue !
Et madame Malassis ajouta, avec un de ces sourires où l’âme d’une femme se révèle tout entière :
– Le duc a une clef du jardin. Dans une heure il sera chez moi.
La maison n° 40 de la rue de la Pépinière, qu’habitait madame Malassis, se composait d’un grand corps de logis donnant sur la rue, une véritable maison à locataires en un mot, et d’un pavillon situé au fond du jardin.
C’était ce pavillon que la veuve avait choisi pour demeure et où elle vivait avec trois domestiques, une cuisinière, une femme de chambre, un intendant, sorte de maître-jacques qu’elle avait depuis le matin seulement.
Ce dernier et la femme de chambre attendaient la veuve.
Bien qu’elle fût venue à pied, comme il faisait une belle nuit d’hiver bien sèche, on aurait pu croire que madame Malassis était rentrée en voiture.
Or, elle arrivait à trois heures du matin, en robe de bal, comme elle était partie. En route, elle avait fait disparaître toute trace de cette émotion passagère, pour ne pas dire simulée, dont le vieux duc avait été la dupe. Par conséquent ses gens ne pouvaient soupçonner aucunement qu’elle venait d’un tout autre lieu que de l’hôtel Van-Hop.
Le pavillon occupé par madame Malassis était grand, spacieux, confortablement meublé, et se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage.
Il avait deux portes :
L’une par laquelle on entrait habituellement, qui ouvrait sur un vestibule de marbre gris et noir et faisait face à la maison ;
L’autre, située au bas de l’escalier, donnait sur le jardin, et était masquée à demi par une charmille qui se prolongeait jusqu’au mur et aboutissait à une autre petite porte percée sur la rue Laborde, fort déserte en cet endroit non seulement la nuit, mais à toute heure du jour.
Cette porte était l’entrée particulière de madame Malassis, qui, cependant, ne s’en servait jamais en apparence du moins.
Cependant, cette porte avait deux clefs.
L’une de ces clefs était en la possession de la veuve.
L’autre appartenait à M. le duc de Château-Mailly.
Cette clef ouvrait non seulement la porte du jardin, mais encore celle du pavillon.
Or, très souvent, le soir, vers minuit, quand ce tranquille quartier de la rue Pépinière et des environs devenait désert, deux hommes se glissaient sans bruit dans la rue de Laborde.
L’un introduisait une clef dans la serrure, ouvrait la petite porte du jardin ; l’autre demeurait dans la rue à faire le guet.
Le premier se dirigeait, en suivant la charmille, vers le pavillon, pénétrait à l’intérieur et montait d’un pas juvénile l’escalier qui conduisait au premier étage, c’est-à-dire à l’appartement de madame Malassis.
Presque toujours il en ressortait au bout d’une heure, et retrouvait son compagnon dans la rue.
Ce compagnon, c’était le valet de chambre de M. le duc de Château-Mailly, le même qui s’était fait chasser de la veille au matin, et avait, par mégarde, emporté la clef du jardin.
Madame Malassis trouva en rentrant chez elle son nouveau domestique conversant paisiblement avec sa camériste.
Or, ce maître-jacques n’est autre que l’homme à visage étrange et dur, à stature athlétique, à épaules carrées, dont le regard semblait trahir les passions brutales, et que nous avons vu à la réunion des Valets-de-Cœur, présidée par Rocambole.
Comment cet homme à physionomie repoussante était-il parvenu à plaire à madame Malassis ? Grâce à une simple lettre de recommandation procurée par Rocambole et signée de l’un des noms les plus retentissants du faubourg Saint-Germain.
La marquise de…, recommandait chaudement le sieur Aventure, qui était demeuré dix ans chez elle comme cocher, et n’en sortait que parce qu’il était atteint d’un commencement d’ophtalmie qui ne lui permettait plus de conduire sûrement une voiture.
La prétendue marquise attribuait le visage peu avenant de son protégé à une maladie horrible dont il avait été victime durant sa jeunesse, et qui avait laissé la physionomie d’un bandit au plus honnête homme du monde.
Outre que cette lettre était très chaude, madame Malassis avait été touchée par la modicité des prétentions de maître Aventure, qui ne demandait que six cents francs de gage, la nourriture et le logement.
Donc, elle avait pris Aventure, qui était entré en fonctions le matin même.
D’ailleurs, et en dépit de sa laideur, le gros homme avait bien meilleure façon dans sa livrée bleue à retroussis écarlate que, deux jours auparavant, avec son habit noir, son gilet blanc et ses breloques en chrysocale.
La veuve le congédia en lui disant qu’il pouvait aller se reposer, et elle entra dans sa chambre à coucher où l’attendait un grand feu.
– Vite ! dit-elle à sa camériste en se jetant dans un grand fauteuil et se débarrassant de sa sortie de bal, cherche-moi une malle, des cartons, place tout cela au milieu de la chambre et entasses-y quelques chiffons à la hâte.
– Madame va faire un voyage ? demanda la femme de chambre étonnée de cet ordre.
– Non, mais je feins de partir.
La soubrette était rouée, elle regarda sa maîtresse d’un air fin.
– Madame attend M. le duc ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit la veuve. Maintenant, c’est lui qui veut m’épouser…
– Et madame ne veut plus ?
– Justement.
– Alors, dit tranquillement la soubrette, je vais faire mon paquet, car je crois que je coucherai un de ces soirs à l’hôtel de Château-Mailly.
– C’est probable, murmura madame Malassis, qui, on le voit, avait fait sa confidente de sa femme de chambre, justifiant ainsi ce proverbe que « la vertu est de toutes les classes, comme le vice ; que la femme du meilleur monde peut faillir, mais que celle qui se confie à une servante est toujours une femme commune. »
La soubrette exécuta les ordres de sa maîtresse et entassa à la hâte quelques vêtements dans une malle, quelques dentelles dans un carton, et rangea deux chapeaux dans leur boîte.
Et la veuve, qui n’avait pas de secrets pour sa camériste, lui raconta de point en point ce qui s’était passé entre elle et le duc, depuis leur départ de l’hôtel Van-Hop.
La camériste, pour répondre à l’honneur d’une semblable confidence, écouta gravement sa maîtresse jusqu’au bout, et finit par émettre cet avis :
– Je ne me permettrai point de donner un conseil à madame ; mais si madame voulait me permettre une simple observation, j’oserais lui dire qu’il faut que madame ait tout à fait l’air de partir.
– C’est mon intention, ma fille.
– À la place de madame, j’écrirais à M. le duc une belle lettre d’adieu.
– Tiens ! fit madame Malassis, c’est une idée.
– Et j’aurais l’air de la terminer et de vouloir la cacher, lorsque M. le duc arrivera.
– Tu es une fille d’esprit… Va-t’en.
– Madame est trop bonne, répondit la femme de chambre en s’en allant.
Demeurée seule, madame Malassis se mit en devoir de suivre le conseil de sa servante, et, s’asseyant devant un joli pupitre en bois de rose qui supportait tout ce qu’il faut pour écrire, elle prit la plume et commença à tracer quelques lignes.
Mais en ce moment elle tressaillit et prêta l’oreille.
La nuit était silencieuse et l’on entendait les moindres bruits qui résonnaient dans l’espace.
Or, le grincement d’une clef dans une serrure, puis celui des gonds d’une porte étaient venus frapper l’oreille de la veuve.
– Le voici ! pensa-t-elle.
En effet, des pas criaient sur le sable de la charmille ; puis madame Malassis entendit ouvrir une seconde porte, puis des pas résonnèrent dans l’escalier.
Et madame Malassis continua à écrire.
On frappa deux coups à la porte de la chambre.
– Entrez ! dit la veuve.
Elle ne tourna point la tête, elle laissa son regard attaché sur le papier que la plume noircissait.
La porte s’ouvrit, un homme entra et s’arrêta sur le seuil.
Alors, persuadée qu’elle allait voir le visage pâle et bouleversé du vieux duc, la veuve repoussa sa lettre sous un carton et releva lentement la tête.
Mais soudain elle poussa un cri, se leva précipitamment, et recula…
L’homme qui pénétrait chez elle muni d’une clef, cet homme qui franchissait le seuil de sa chambre à coucher à quatre heures du matin, ce n’était point le duc de Château-Mailly.
C’était un inconnu !
Fernand Rocher et le major Carden, son témoin, étaient sortis du bal.
Le faux vicomte et sir Williams les attendaient sur la première marche du perron. Alors Rocambole salua de nouveau son adversaire :
– Veuillez me permettre, monsieur, lui dit-il, une simple proposition. J’ai mon appartement dans le quartier, et dans mon appartement des épées de combat ordinaire. Avez-vous quelque répugnance à vous en servir ? dans ce cas-là, nous ferons lever Devisme ou Lepage.
– C’est inutile, répondit Fernand, nous nous battrons avec vos épées.
– Bien. Ensuite, je trouve le Bois un peu loin.
– Allons où vous voudrez.
– Il y a à quelques pas d’ici un endroit tout à fait désert, entre la rue Courcelles et la rue de Laborde, une sorte de terrain vague où nous serons à merveille.
– Soit, dit encore Fernand.
– Ensuite, monsieur, j’ai là mon phaéton, et comme il est, je crois, parfaitement inutile de mettre des valets dans notre confidence, je vais envoyer mon groom et je serai, si vous le voulez bien, votre cocher jusqu’au lieu du combat.
Fernand s’inclina.
Rocambole ordonna à son groom d’avancer et de ranger son léger équipage au bas du perron.
Puis, tandis que le groom, sautant à bas de son siège, prenait la bride du cheval, le lion invita le major et Fernand à monter derrière, pendant que sir Williams s’asseyait auprès de lui sur le siège de devant.
Alors M. le vicomte de Cambolh rendit la main à son cheval et franchit la grille extérieure de l’hôtel.
Cinq minutes après, il arrivait au faubourg Saint-Honoré, s’arrêtait à sa porte et passait les rênes à sir Arthur Collins.
– Messieurs, dit-il en sautant à bas de son siège, je vous demande dix secondes.
Et Rocambole monta chez lui, y prit deux paires d’épées de combat et redescendit.
– Je suis à vos ordres, dit-il.
L’attelage repartit et ne s’arrêta plus qu’à l’entrée de ces terrains vagues connus sous le nom de plaine Monceau.
Là, les quatre voyageurs mirent pied à terre.
Trois heures et demie sonnaient, dans le lointain, à Saint-Philippe-du-Roule.
La nuit était claire, la lune brillait au ciel ; il faisait un froid sec et vif.
– Nous allons nous battre aussi commodément qu’en plein jour, dit Rocambole à Fernand. Seulement, dépêchons-nous, monsieur, car il fait un froid de loup.
Le major Carden et le faux Anglais s’étaient emparés des épées et les mesuraient gravement.
Les conditions secrètes du vicomte Andréa et de Rocambole étaient que le premier, l’âme, la tête, la pensée incarnée de l’association, demeurerait toujours inconnu.
Or, si le major Carden avait été prévenu par Rocambole que Fernand, provoqué par lui, réclamerait son aide, et que pour provoquer sa demande, il se placerait sur son chemin, il ignorait cependant la cause et le but de ce duel, car Rocambole avait jugé inutile de lui donner la moindre explication ; il ne savait pas davantage ce que pouvait être sir Arthur Collins.
Aussi sir Arthur jouait-il en conscience avec lui son rôle d’Anglais, s’exprimant en un français de fantaisie dont les intonations semblaient intraduisibles pour tout autre gosier qu’un gosier d’outre-Manche.
Le chef des Valets-de-Cœur était donc tout au plus, aux yeux du major Carden, un vulgaire affilié de cette grande association dont il faisait partie lui-même.
Sir Arthur mit même une conscience telle à mesurer les épées, à discuter les conditions du combat, et s’indigna si bien contre l’usage du duel, rappelant qu’il n’existait point en Angleterre, que le major se demanda si, au lieu d’être dans le secret de la comédie sanglante qui allait se jouer, sir Arthur n’était point un Anglais de bonne foi, un convive naïf du marquis Van-Hop, à qui Rocambole avait demandé de lui servir de témoin.
Cependant le faux insulaire eut le temps de s’approcher de Rocambole, qui venait de mettre habit bas, et de lui dire à l’oreille :
– Souviens-toi bien du coup que je t’ai montré, au moins…
– Je le sais par cœur…
– Et pas de bêtises, surtout… ne va pas le tuer.
– Soyez tranquille.
– Monsieur, dit Fernand en s’approchant et prenant son épée des mains de sir Arthur, je suis de votre avis, il fait froid, dépêchons-nous.
Les deux adversaires se placèrent en face l’un de l’autre, sir Arthur mit les épées bout à bout, et prenant son accent le plus guttural :
– Aoh ! dit-il, allez, messieurs !
Fernand était irrité de l’impertinence constante de son adversaire, plus encore peut-être que de l’insulte qui avait été le premier motif du combat.
Aussi n’apportait-il sur le terrain que tout juste assez de sang-froid pour ne point oublier toutes les lois de l’escrime.
Rocambole, au contraire, était aussi calme qu’un chirurgien qui s’apprête à faire une opération, et il sifflotait un air de la Norma en engageant le fer.
Fernand avait reçu l’éducation du jeune homme dont l’entrée dans la vie a eu lieu sous les auspices de la pauvreté ; il avait négligé la salle d’armes pour la salle d’études, le manège pour l’école de droit. La grande fortune que lui avait apportée son mariage l’avait trouvé écuyer novice et tireur médiocre.
À la façon dont il se mit en garde, on eût pu dire de lui qu’il tenait son épée bien plus avec le cœur qu’avec la main.
Rocambole avait mis au service d’une étude patiente une adresse native et une agilité sans égale.
Le fils adoptif de la veuve Fipart, en changeant de pelure, qu’on nous passe le mot, le vaurien devenu lion n’avait rien perdu de ses qualités de jeunesse.
Il possédait toujours ce merveilleux sang-froid qu’il avait déployé le jour où Léon Rolland le tenait sous son genou et lui appuya un couteau sur la poitrine pour le faire parler.
Il était toujours souple, adroit, possédait les mêmes nerfs d’acier, et n’avait point oublié, en apprenant l’escrime, l’art de la savate, qui est la véritable escrime du gamin de Paris.
Rocambole apportait donc sur le terrain son agilité de chat-tigre, unie aux savantes leçons du vicomte Andréa, et servie par sa merveilleuse présence d’esprit. Dès sa première passe, il sut à quoi s’en tenir sur la force de son adversaire, et il n’eût, en réalité, tenu qu’à lui de tuer Fernand à la seconde riposte.
Mais ce n’était là ni ce que voulait sir Williams, ni ce qu’il avait résolu lui-même.
Rocambole avait dit le mot ; il voulait pratiquer une opération chirurgicale, et il savait qu’un pouce de fer dans l’épaule ne tue pas, mais procure un évanouissement subit et blesse assez grièvement pour forcer un homme à garder le lit pendant plusieurs jours.
Fernand, qui avait achevé de perdre sa dernière parcelle de sang-froid en mettant l’épée à la main, s’était précipité sur son adversaire avec impétuosité, moins soucieux de défendre sa propre vie que de tuer Rocambole.
Rocambole, au contraire, semblait être dans une salle d’armes et prendre un plaisir extrême à ce jeu cruel sans danger pour lui.
Les deux témoins placés à distance demeuraient impassibles : le major, en homme habitué à de tels spectacles ; le baronet sir Williams, en amateur passionné, en véritable excentrique enthousiasmé de toutes sortes de luttes, depuis le combat de coqs jusqu’à la boxe anglaise.
Pendant quelques secondes, l’impétuosité pleine de fureur avec laquelle Fernand Rocher chercha vainement le chemin de la poitrine du faux gentilhomme suédois ne permit point à celui-ci d’essayer le coup mystérieux qu’il tenait de la science de son maître. Rocambole se contenta de parer et de rompre, lassant ainsi peu à peu son adversaire, attendant le moment propice.
À mesure qu’il reconnaissait la supériorité du jeu de Rocambole, Fernand, au contraire, achevait d’oublier le peu d’escrime qu’il savait, et bientôt son bras commença à mollir, son attaque fut moins vive, sa riposte plus lente ; il n’avança plus avec la même vigueur.
C’était l’instant qu’attendait Rocambole, et tout à coup rompant avec vivacité, il leva verticalement son arme.
Celle de Fernand ne froissant plus le fer, n’ayant plus ce qu’on nomme le sentiment de l’épée, tâtonna une seconde dans le vide et s’abaissa…
Fernand, frappé d’une irrésolution subite, venait de se découvrir…
Alors, rapide comme la foudre, l’épée de Rocambole siffla comme un reptile, s’allongea par un coup droit, et sa pointe disparut dans l’épaule de Fernand, qui tomba presque sur-le-champ.
– Enfin ! murmura sir Williams, pourvu toutefois qu’il ne l’ait point tué… C’est mieux que sa vie qu’il me faut.
Le major Carden avait vu tomber Fernand Rocher.
Comme il n’était point dans le secret de sir Arthur Collins ou plutôt du baronet sir Williams ; comme Rocambole ne lui avait fait aucune confidence, il s’imagina que son filleul était mort ou grièvement blessé.
Il voulut donc s’approcher et se pencher sur Fernand.
Mais Rocambole fit un pas vers lui :
– Mon cher major, lui dit-il, faites-moi donc une grâce…
Le major le regarda.
– Enveloppez-vous dans votre manteau, poursuivit Rocambole, et retournez au bal… ou bien rentrez chez vous, vos services nous sont inutiles.
Le major s’inclina.
Il savait, du moins il avait deviné que Fernand était condamné par l’association des Valets-de-Cœur, et il s’était attendu à ce dénouement.
Il boutonna son pardessus, alluma tranquillement son cigare aux lanternes du phaéton, et s’en alla.
Rocambole et sir Arthur Collins demeurèrent penchés sur Fernand.
Fernand était évanoui.
Le sang coulait avec abondance de la blessure, qui était peu profonde, mais assez large, comme toutes celles qui proviennent d’une épée triangulaire.
– Ah çà ! dit sir Arthur, es-tu sûr de ne pas l’avoir tué ?
– Certainement.
Le baronet alla prendre une lanterne, et s’en servit pour examiner attentivement la plaie.
– As-tu la petite boîte que je t’ai envoyée ce matin ?
– Oui, elle est dans le coffre du phaéton.
Rocambole courut au phaéton et revint avec une petite caisse dans laquelle se trouvait du linge, de la charpie et une trousse.
Alors sir Arthur Collins, avec un flegme merveilleux et l’habileté d’un praticien, pansa la blessure et y posa un premier appareil.
– Maintenant, dit-il, il faut transporter notre homme avec précaution pour éviter tout épanchement interne. Il pourrait mourir en route.
Sir Arthur et son compagnon prirent le blessé à bras-le-corps, l’enlevèrent doucement de terre, et le portèrent dans la voiture, l’étendant sur la banquette de derrière, après lui avoir entassé deux coussins sous la tête, afin d’exhausser un peu sa poitrine.
De la plaine Monceau, où avait eu lieu le combat, au lieu où Rocambole et son chef allaient transporter le blessé, la distance n’était pas très considérable.
Cependant il était nécessaire d’éviter toute secousse et tout cahot, si on voulait prévenir un accident.
Sir Arthur monta dans la voiture, soutenant la tête de Fernand toujours évanoui, et dit à Rocambole :
– Convertis-toi en valet de pied et conduis ton cheval à la main et au pas.
Et il ajouta en riant :
– Il est nuit, les rues sont désertes et personne ne te verra. Le vicomte de Cambolh n’aura point à rougir.
Un quart d’heure après, le convoi nocturne s’arrêtait rue Moncey, devant la grille d’un petit hôtel qui nous est bien connu.
Cet hôtel, construit par le baron d’O…, vendu par Baccarat, acheté au moyen d’un prête-nom par sir Williams, était, depuis le matin, habité par Jenny la Turquoise.
Rocambole sonna, la grille s’ouvrit sans bruit, et des pas crièrent sur le sable du jardin.
Jenny, en robe de chambre, la tête enveloppée d’un foulard, arrivait un flambeau à la main.
Un homme, le nez surchargé de lunettes bleues, la tête chauve et le ventre proéminent, la suivait. Cet homme, vêtu d’un habit noir, cravaté de blanc, avait la docte apparence d’un avocat et d’un médecin.
Mais, en réalité, Baccarat eût peut-être reconnu en lui ce faux docteur qu’elle avait trouvé à son chevet quatre années auparavant, après l’arrestation de Fernand Rocher, et qui la conduisit dans une maison de fous.
– Ma petite, dit sir Arthur, qui retrouva sur-le-champ son accent britannique, nous t’amenons le pigeon.
– Ah ! ah ! répondit Turquoise, dont l’œil étincela d’une joie cruelle.
– Tout est-il prêt chez toi ?
– Tout.
Sir Arthur fit un signe au faux cocher, qui se hissa sur le marchepied du phaéton et l’aida à prendre le blessé.
Fernand fut porté dans l’hôtel et placé sur un lit, au rez-de-chaussée, dans la chambre occupée jadis par Baccarat.
Là, sir Arthur redevint chirurgien.
Aidé de Rocambole et de la Turquoise, il déshabilla le blessé, et dit, après avoir lavé et ausculté la blessure :
– Il en a pour huit ou dix jours.
Et se tournant vers Rocambole :
– Sais-tu que si tu eusses pénétré d’un pouce de plus, tu le tuais ?
– Ah ! quel malheur ! murmura naïvement la Turquoise, moi qui veux le croquer.
– Tu le croqueras, ma chérie, dit sir Arthur en caressant de la main le menton velouté comme une pêche de la jolie pervertie.
Turquoise montra ses dents blanches et pointues comme celles d’un rat, en un mutin sourire.
– Sais-tu ton rôle au moins ?
– À merveille, papa !
– Et toi ? dit sir Arthur, se tournant vers le faux docteur.
– Moi, répondit celui-ci, j’ai fait des études consciencieuses depuis un mois, et je suis presque chirurgien. Je soignerai votre blessé comme Esculape lui-même.
Fernand était toujours évanoui.
Turquoise et le faux docteur s’installèrent à son chevet.
– Allons-nous-en, dit sir Arthur à Rocambole, nous n’avons plus rien à faire ici.
Et il ajouta, se penchant à l’oreille de Turquoise :
– Tu m’enverras deux bulletins par jour, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
Le baronet prit Rocambole par le bras, l’entraîna hors de la chambre à coucher, et ils gagnèrent le jardin, dans lequel ils avaient laissé le phaéton, le cheval attelé à un arbre. Turquoise, installée du matin seulement, n’avait point encore composé sa maison, et n’avait qu’une femme de chambre qu’elle avait envoyée se coucher par ordre de sir Arthur.
– Mon cher ami, dit alors le baronet en prenant les rênes des mains de Rocambole et s’offrant le plaisir de conduire, veux-tu que nous retournions au bal ?
– Mais, très volontiers, dit Rocambole.
Le baronet tira sa montre.
– Il est quatre heures, dit-il.
– Bah ! on dansera jusqu’à huit.
– Et l’on soupera au petit jour.
Sir Williams, sous les traits de sir Arthur, rentra donc à l’hôtel Van-Hop, où la fête était encore dans toute sa splendeur ; mais personne n’avait remarqué son absence.
Le major n’était pas revenu.
Il était allé souper à la Maison-d’Or, et était rentré paisiblement chez lui.
Sir Arthur se glissa de groupe en groupe jusqu’à une embrasure de croisée, où il s’établit avec Rocambole.
De ce lieu un peu écarté, les deux complices purent tout voir sans attirer l’attention. Ils remarquèrent d’abord le jeune comte de Château-Mailly dansant avec Hermine.
Puis le vieux duc, son oncle, caquetant auprès de madame Malassis.
Enfin, Chérubin le charmeur, le beau Chérubin, qui était parvenu à obtenir une valse de madame Van-Hop, et la faisait tournoyer haletante et tout émue.
– Tiens, dit sir Arthur, se penchant à l’oreille de Rocambole et lui indiquant d’un regard la belle créole, la vois-tu ?
– Oui, elle commence à être charmée.
– Elle me rappelle en ce moment les enfants du roi Charles Ier, qui sourient à la hache sous le tranchant de laquelle devait tomber une heure après la tête de leur père.
– Ah !
– Oui. La marquise valsant avec Chérubin joue avec la hache.
– Jolie comparaison, mon oncle.
– Seulement, cette hache est un poignard…
– Très bien !
– Et ce poignard est pour elle.
– Ce sera Chérubin qui sera le poignard.
Le baronet haussa les épaules.
– Non, dit-il, mais c’est lui qui placera l’arme meurtrière dans la main du marquis, cet honnête homme qui aime sa femme.
Et le baronet eut un sourire à faire frémir Satan lui-même !
Fernand Rocher s’était évanoui en tombant frappé par Rocambole.
Quand il revint à lui, il n’était plus sur le terrain du combat, et les témoins, son adversaire, les épées, tout avait disparu. Fernand se trouvait couché au fond d’une alcôve où régnait le demi-jour mystérieux d’une lampe placée sur la cheminée voisine.
Cette lampe éclairait confusément les objets environnants, sur lesquels le blessé promena un regard étonné.
Il lui sembla qu’il se trouvait dans une chambre à coucher assez spacieuse, luxueusement décorée et meublée, et dont l’aspect lui était complètement inconnu.
La lampe projetait une clarté mate et douteuse sur les tentures, les meubles, les rideaux, et, à l’aide de cette clarté, l’œil étonné de Fernand en passa une sorte d’inventaire.
Il aperçut d’abord quelques-uns de ces meubles que l’art et la fantaisie réunis font si élégants : dressoirs en bois doré, jardinières de laque, bahuts de Boule, sièges moelleux couverts d’une étoffe de soie d’un gris tendre, tapis à grandes rosaces, dont les couleurs sombres s’harmonisaient avec les tentures des murs, des portes et des croisées.
C’était une chambre à coucher de petite-maîtresse, une chambre comme aurait pu en avoir une, dès le lendemain de ses noces, une duchesse de vingt ans ; car tout était sobre et élégant à la fois, et rien dans cette pièce n’annonçait la femme de situation équivoque. Tout au plus, peut-être, aurait-on pu supposer que la fée de ce logis était, le soir, reine ou simple soubrette de l’autre côté du rideau de la Comédie-Française, tant il y avait de bon goût, de luxe délicat et artistique dans ce joli nid.
Fernand eut beau rassembler ses plus lointains souvenirs, il ne se rappela point avoir jamais franchi le seuil de cette demeure. Et pourtant il s’y trouvait couché, seul, au milieu d’un profond silence.
Un mouvement qu’il fit lui arracha un cri de douleur.
Cette douleur fut pour lui un trait de lumière.
Il se souvint du combat, de son adversaire, des témoins, de l’étrange sensation de froid que lui avait fait éprouver la pointe de l’épée ennemie en pénétrant dans son épaule, et il devina qu’on l’avait transporté quelque part à la hâte.
Quelques gouttes de sang qui jaspaient l’oreiller, et l’appareil qu’il sentit posé sur sa blessure achevaient de rappeler ses souvenirs.
En même temps, le cri qu’il avait poussé donna sans doute l’éveil aux personnes de la maison dans laquelle il se trouvait, car une portière s’écarta près du lit, et un homme vêtu de noir et cravaté de blanc, chauve et un peu obèse, un homme qui portait des besicles et avait une physionomie doctement sérieuse, s’approcha sur la pointe du pied.
Puis, sans dire un mot, le grave personnage s’empara de la main que le blessé laissait pendre hors du lit, et lui tâta le pouls.
– Vous avez une fièvre assez intense, monsieur, lui dit-il, c’est bon signe… Souffrez-vous ?
– Pas précisément, répondit Fernand, qui comprit qu’il avait affaire à un médecin ; seulement, j’ai fait un mouvement assez brusque.
Le docteur découvrit l’épaule du blessé et replaça soigneusement l’appareil, qui était un peu dérangé.
– Il faut vous tenir tranquille, monsieur, dit-il ; le repos est absolument nécessaire.
– Suis-je donc dangereusement blessé, monsieur ? demanda Fernand.
– Dangereusement, non, répondit le docteur, mais assez grièvement, monsieur, pour que je croie devoir vous garder au lit au moins huit jours. Heureusement, nous sommes en hiver, ce qui est toujours préférable à l’été pour les blessures.
– Monsieur, reprit Fernand, me permettrez-vous une question ?
Le docteur fit un signe affirmatif.
– Pourriez-vous me dire si je me trouve dans une maison de santé ?
– Nullement, monsieur.
– Alors, je suis peut-être chez mon témoin… ou chez mon adversaire ?
– Monsieur, dit naïvement le médecin, je ne puis guère vous renseigner à cet égard. J’ai été appelé auprès de vous, il y a environ deux heures ; vous étiez tout vêtu sur ce lit, et le sang coulait assez abondamment de votre blessure… Une femme, une jeune dame d’environ vingt ans…
– Ma femme ! s’exclama Fernand.
– Je ne sais pas ; elle est petite, blonde, fort jolie…
– Ce n’est point Hermine, murmura le blessé, surpris. Chez qui suis-je donc ?
– Je n’en sais absolument rien. J’ai vu cette jeune dame essuyer le sang à mesure qu’il coulait. Elle était assistée de sa femme de chambre.
– Mais, insista Fernand, au comble de la surprise, il n’y avait aucun homme ici ?
– Aucun.
– Et vous ne savez pas le nom de la dame chez qui…
– On l’a appelée devant moi madame seulement, voilà tout ce que je puis vous dire.
– Quel étrange mystère ! pensa le blessé.
Comme il faisait cette réflexion mentale, la portière, que le docteur avait laissé retomber derrière lui, se souleva de nouveau, et Fernand entendit un pas léger glisser sur le tapis ; une femme entra sur la pointe du pied. Cette femme produisit une vive impression sur le blessé.
Le mystère qui semblait environner son étrange aventure d’abord, puis cette prédisposition morale où il se trouvait par suite des émotions qu’il avait éprouvées quelques heures auparavant, enfin la merveilleuse beauté de l’inconnue, contribuèrent puissamment à cette impression.
C’était une charmante et mignonne créature, blonde comme les madones de Raphaël, avec des yeux d’un bleu foncé comme l’azur de la mer, une taille onduleuse et flexible et de petites mains qui semblaient plutôt appartenir à un enfant qu’à une femme.
Une robe de chambre de velours noir et à retroussis bleu faisait valoir la merveilleuse blancheur de ses bras nus et de son cou ; un vague sourire un peu triste, comme on n’en voit qu’aux femmes qui déjà ont entrouvert le livre de la vie à la page de ses amertumes, effleurait ses lèvres.
Elle s’approcha, l’œil inquiet, regarda Fernand et le salua de la main.
– Comment vous trouvez-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle.
Sa voix était douce, mélodieusement timbrée, et acheva de séduire le blessé.
Et, comme il entrouvrait la bouche pour remercier, et peut-être pour demander à la belle inconnue par quel étrange concours de circonstances il se trouvait chez elle, elle posa son doigt sur ses lèvres.
– Chut ! monsieur, dit-elle tout haut. Le docteur prétend que vous devez parler le moins possible.
En même temps, elle se dirigea vers un guéridon voisin sur lequel il y avait une tasse remplie de tisane qu’elle prit dans ses mains.
Et comme, alors, le médecin ne pouvait la voir, elle plaça de nouveau son index sur sa bouche, et, cette fois, le blessé comprit qu’elle désirait ne pas être questionnée devant un tiers.
Puis elle revint près du lit et présenta sa potion à Fernand, qui ne cessait d’admirer sa frêle et rayonnante beauté.
– Madame, dit alors le médecin, mes soins sont inutiles pour le moment. La blessure va bien, la fièvre n’a qu’une intensité peu alarmante, je reviendrai dans quelques heures changer l’appareil.
Elle le congédia d’un geste de reine, prit un flambeau pour l’éclairer et sortit avec lui.
Fernand était au comble de la stupeur.
Où était-il ?
Pourquoi sa femme n’avait-elle point été prévenue ?
Il appela.
La femme inconnue revint.
– Madame, lui dit Fernand, bien que vous m’ayez imposé silence, bien que vous prétendiez que ma présence ici doive être pour moi-même un mystère, vous ne me refuserez pas une grâce ?
– Parlez, dit-elle en souriant.
– J’ai une femme, madame, une femme que j’aime… et qui doit être vivement alarmée de mon absence…
– Votre femme est prévenue.
Et la blonde inconnue lui jeta un de ces regards et un de ces sourires qui font naître le trouble au fond du cœur le plus pur.
Puis, elle ajouta :
– Supposez que vous êtes dans le palais d’une fée, – d’une fée qui vous a sauvé la vie, et ne demande, en échange de sa bonne action, qu’une chose…
– Oh ! dites, madame, fit-il avec l’accent de la gratitude.
– Une chose bien simple…
Et elle le regarda, souriant toujours.
– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
– Le silence ! dit-elle.
Et elle disparut.
Fernand se retrouva seul, en proie à un étonnement mêlé d’une sorte d’admiration pour la beauté de cette femme.
Pendant quelques minutes, il espéra la voir reparaître, et il éprouva même comme une impatience inexplicable, une sorte d’anxiété dont il lui eût été difficile de se rendre compte. Mais les minutes passèrent, puis une heure s’écoula, et la blonde créature ne vint pas.
Fernand entrait alors dans cette phase fébrile qui suit presque toujours l’évanouissement causé par une blessure.
En effet, grave ou légère, une blessure ne produit pas toujours l’évanouissement ; mais qu’elle obtienne ou non ce résultat, elle est toujours suivie d’un accès de fièvre qui occasionne généralement, quoique à divers degrés, une sorte de délire mental.
Bientôt de bizarres hallucinations s’emparèrent de son esprit, et il perdit absolument conscience de sa situation réelle.
Plusieurs heures s’écoulèrent pour lui dans cet état, et la lampe, qui projetait une clarté douteuse dans la chambre, finit par s’éteindre.
Dans l’obscurité, les hallucinations devinrent plus intenses et plus bizarres encore, et la jeune femme blonde y joua le plus grand rôle.
Chose étrange ! Fernand songeait à la fois à sa femme et à l’inconnue, les confondant parfois toutes deux en une seule créature ; puis il finit par s’imaginer qu’il était mort, qu’il avait été tué, et que le lieu où il se trouvait était déjà l’antichambre d’un autre monde et d’une autre vie.
D’hallucinations en hallucinations, le blessé finit par s’endormir.
Lorsqu’il se réveilla, un rayon de jour filtrait à travers la moire des rideaux et s’ébattait sur le tapis.
Le sommeil avait un peu calmé la fièvre, et la présence d’esprit du blessé lui était revenue.
En même temps, ses souvenirs s’assemblaient un à un, et il pouvait enfin analyser dans tous leurs détails les événements de la veille, c’est-à-dire la provocation inouïe dont il avait été la victime au bal du marquis Van-Hop et ses suites, jusqu’au moment où il était tombé atteint par l’épée de son adversaire.
Là, il y avait forcément pour lui une femme. Qu’étaient devenus son adversaire et les témoins ?
Où l’avait-on transporté ?
Pourquoi sa femme n’était-elle pas près de lui ?
Et quelle était cette ravissante créature qui s’était instituée sa garde-malade ?
C’était là tout autant de questions qu’il lui était impossible de résoudre.
Mais, en dépit de tout, Fernand songeait à sa femme qu’il avait laissée au bal, qui, sans doute, serait rentrée chez elle croyant l’y trouver, et aurait passé la nuit dans une vive inquiétude.
Pourtant il n’osa point appeler, et se résigna à attendre que quelqu’un parût. En effet, peu d’instant après, la porte par où il avait vu disparaître la frêle et blonde inconnue se rouvrit.
Et Fernand sentit une émotion étrange le gagner et faire battre son cœur, et l’image de cette belle et chaste Hermine, qu’il n’avait cessé d’aimer une seconde depuis quatre années que durait son bonheur, eut une lutte à soutenir avec cette autre image de femme que le mystère semblait envelopper.
Sur le seuil de la porte qui venait de s’ouvrir, Fernand apercevait la belle inconnue. Elle vint à lui moitié triste et moitié souriante, et lui dit :
– Le docteur va venir bientôt vous panser. Comment vous sentez-vous ? Souffrez-vous beaucoup ? Avez-vous dormi un peu ?
Elle lui faisait toutes ces questions de sa voix charmante et douce comme une mélodie, et il semblait qu’une affection mystérieuse et puissante dictait chacune de ses paroles.
– Je vais mieux, répondit-il, mais…
– Eh bien ? fit-elle.
– Ma femme… murmura Fernand.
– Chut ! votre femme est prévenue, votre femme est tranquille… que cela vous suffise.
Fernand se sentait en proie à une émotion violente et inexplicable.
Pourtant il ignorait jusqu’au nom de cette femme, et c’était Hermine qu’il aimait.
Elle voulut prendre sa main dans la sienne, pour s’assurer qu’il n’avait pas la fièvre ; mais Fernand s’empara de cette main et y mit un respectueux baiser, – baiser d’un homme reconnaissant.
Elle la retira et rougit un peu.
– Que faites-vous, monsieur ? lui dit-elle.
– Madame, balbutia-t-il, je vous remercie, et tâche de vous témoigner ma gratitude.
– Vous ne m’en devez aucune, répondit-elle simplement.
– Pourtant ?… fit-il d’un ton interrogateur.
– Je vous devine, dit-elle : vous voudriez savoir où vous êtes, comment vous y êtes et qui je suis ?
– En effet…
– Eh bien, répondit-elle, c’est impossible !
– Impossible ?
– Oui ; il est impossible de vous dire non seulement qui je suis, mais encore où vous êtes… Cependant…
– Ah ! fit le blessé avec anxiété.
– Je puis vous apprendre, reprit-elle, que vous vous trouvez à Paris, et qu’on vous a transporté chez moi au moment où vous veniez d’être blessé.
Et, laissant glisser un sourire sur ses lèvres roses, elle ajouta :
– Le reste est un mystère.
Fernand la contemplait avec une muette admiration.
– Votre blessure n’a rien de grave, reprit-elle, mais il vous est cependant formellement interdit de vous lever, de faire aucun mouvement brusque, et il paraît, m’a dit le docteur, que nous serons obligés de vous condamner à une diète sévère.
Et elle continua à sourire, et ajouta :
– Cependant, avant huit jours, paraît-il, vous pourrez être transporté chez vous… chez… votre femme…
Elle se retira sur ce mot, comme si elle eût craint d’en dire davantage.
Le soir, Fernand fut repris par la fièvre et le délire.
La nuit fut mauvaise, remplie de rêves, d’hallucinations, au milieu desquelles sa femme et la blonde inconnue semblaient se tenir par la main.
Le jour le trouva faible, épuisé, les membres atteints d’un tremblement nerveux et les yeux injectés de sang.
Il lui était impossible de fixer un objet, il n’aurait pu lire ou écrire.
La belle garde-malade entra sur la pointe du pied, s’approcha du lit, et s’assura d’un regard rapide et sûr de la situation du blessé.
– Bonjour, lui dit-elle ; vous êtes mieux, beaucoup mieux, et la crise que je redoutais est passée.
– Vous redoutiez une crise ?
– Oui, et j’ai été contrainte de vous faire un mensonge.
– Ah !… lequel ?
– Je vous ai déjà dit que votre femme était prévenue…
Fernand jeta un cri.
– Et… elle ne l’est pas ?
– Non. On lui a simplement écrit qu’une affaire urgente vous éloignait de Paris pour quelques jours. Je redoutais cette crise… elle est passée… nous pouvons… vous pouvez écrire… madame Rocher sera rassurée.
Fernand était atterré.
– Vous savez mon nom ? dit-il.
– Sans doute. Seriez-vous ici sans cela ?
– C’est vrai, murmura-t-il, touché de la justesse de cette réponse. Mais pourquoi n’avoir point écrit à ma femme ?
– Pour ne point l’alarmer. Maintenant, reprit-elle, permettez-moi de vous le répéter ; bien que vous ayez quelque peine, sans doute, à vous servir de votre bras, cependant, je crois que vous pourrez écrire deux lignes, ou, tout au moins, signer celles que j’écrirai.
Et elle courut à un petit pupitre en bois de rose placé sur le bord du lit.
Elle en tira alors une plume, de l’encre, du papier, et lui dit :
– Essayez.
Il prit la plume et essaya de tracer quelques lignes ; mais le mouvement qu’il fit déplaça à moitié l’appareil posé sur sa blessure, et un cri lui échappa.
– J’y vois trouble, dit-il.
– Mon Dieu ! dit la jeune femme, j’ai trop présumé de vos forces… Allons, ce sera moi qui vous servirai de secrétaire.
Et elle s’assit au pied du lit, prit la plume et écrivit :
« Ma chère Hermine, un léger accident qui m’est survenu me force à emprunter, pour vous écrire, le secours d’une main étrangère. Cependant j’aurai la force de signer ma lettre… »
La belle inconnue s’arrêta et regarda Fernand en souriant :
– Ah ! dame, dit-elle, il le faudra bien… malgré la douleur.
Elle reprit la plume et poursuivit tout haut :
« Je viens de courir un grand danger ; heureusement je suis sauvé et vous aime, et avant huit jours je serai auprès de vous.
« Ne vous alarmez pas, ne vous désolez pas ; songez que, à toute heure et partout, je suis à vous et porte votre image gravée au fond de mon cœur.
« Votre Fernand qui vous aime ! »
– Il vaut mieux, dit le joli secrétaire de Fernand en s’interrompant, il vaut beaucoup mieux ne pas entrer dans les détails de cette triste affaire.
Mais, en réalité, la blonde garde-malade n’avait point écrit ces deux dernières phrases, comptant sur l’état de faiblesse et de vertige où était Fernand, et persuadée qu’il ne pourrait lire.
Elle avait écrit au contraire :
« Je me suis battu pour une vétille ; j’ai été un peu blessé. Heureusement la cause de ce duel a une jolie petite main blanche et veut bien me servir de secrétaire.
« Adieu, au revoir ; je vous baise les mains. »
C’était un vrai billet à la Lauzun, un poulet du duc de Richelieu à sa femme.
Elle eut l’audace de lui présenter le papier.
– Je ne puis pas lire, dit-il, mais je pourrai signer.
Et il signa, en effet, d’une main tremblante, mais assez lisiblement pour qu’Hermine ne pût douter de l’authenticité de cette signature.
L’inconnue reprit aussitôt le billet, le plia, le mit sous enveloppe, le cacheta avec le chaton d’une bague qu’elle avait au doigt et, tandis que Fernand admirait naïvement ses mouvements gracieux, ses poses de tête charmantes et les ondulations de sa taille svelte et frêle, elle murmura tout bas en mettant l’adresse :
– Voilà une écriture et un cachet que madame Rocher gravera dans sa mémoire…
Elle s’esquiva légère, souriante, et jeta un adieu au blessé du bout de ses jolis doigts.
Elle allait confier le message à un valet et l’envoyer rue d’Isly.
À dix heures, le docteur revint, pansa Fernand, lui permit de prendre quelques aliments, et se retira sans que son malade eût rien appris de lui.
À partir de ce moment, la jeune femme s’installa au chevet de Fernand, ne laissant pénétrer que sa camériste dans la chambre. Pendant toute la journée, elle charma l’ennui du blessé par mille propos spirituels, par mille anecdotes sur le monde des salons, le théâtre et les arts, effleurant tout avec esprit et savoir, et déployant enfin toutes les grâces, toutes les innocentes coquetteries d’une femme du meilleur monde.
Mais chaque fois que Fernand, qui l’écoutait ravi, voulait l’interroger, lui arracher, en un mot, le secret de son nom et de sa situation, elle fronçait à demi ses beaux sourcils, et lui disait :
– Vraiment ! vous êtes ingrat…
Et comme il baissait les yeux tout confus et balbutiait une excuse, elle ajoutait d’une voix grave, un peu triste même, et dont la mélancolie voilée allait jusqu’au fond de l’âme :
– Croyez, monsieur, que si un mystère vous enveloppe, que s’il m’est aussi impossible de vous dire qui je suis que de vous désigner le lieu où vous êtes, une volonté supérieure à la mienne me contraint à agir…
Et cette réponse faite, le sourire revenait à ses lèvres, et elle détournait la conversation.
Le soir, vers dix heures, elle souhaita une bonne nuit au blessé et disparut.
Fernand rêva d’elle jusqu’au matin ; quand elle revint, il se sentit tout ému, et oublia presque sa femme.
Mais elle lui dit avec un demi-sourire moqueur :
– J’ai des nouvelles de madame Rocher ; elle va bien… Elle a été très inquiète la nuit précédente, mais mon billet l’a rassurée… Elle vous attend dans huit jours…
Ces paroles produisirent un effet bizarre sur Fernand ; il se sentit troublé et baissa les yeux.
Pour la première fois de sa vie, Fernand se demanda s’il était possible qu’on n’aimât point éternellement sa femme.
Et, en s’adressant cette question, il regardait l’inconnue, dont la petite main jouait distraitement avec un gland de sonnette qui pendait au long de la cheminée.
– Mon cher blessé, dit-elle tout à coup en levant la tête, votre garde-malade va vous demander un congé de quelques heures ; je suis obligée de sortir, mais je vous laisserai en tête à tête avec le docteur. En dépit de son air magistral et pédant, c’est un homme de quelque esprit.
Au moment où elle achevait cette définition de l’homme de science, le docteur entra.
La jeune femme envoya un dernier sourire à Fernand et se retira.
– Vite, dit-elle en passant dans une autre pièce où elle trouva sa femme de chambre, viens m’habiller. Je veux voir comment cela me va, une robe de laine, et un bonnet de cent sous…
Alors l’élégante jeune femme, passant dans un cabinet de toilette, y changea rapidement de costume et en ressortit vêtue en humble petite ouvrière des faubourgs : robe noire, petit châle tartan étriqué, bonnet plat dissimulant les boucles luxuriantes de la chevelure, brodequins de prunelle un peu éraillés, gants de tricot aux mains et petit panier au bras.
– J’en tiens un ! murmura-t-elle alors en souriant, à l’autre !
Et elle dit à sa femme de chambre :
– Va me chercher un fiacre.
– On ferait l’aumône à madame, s’écria la soubrette avec une muette admiration pour cette subite métamorphose.
Cinq minutes après, la jeune femme traversait un jardin dépouillé par l’hiver, trouvait à la grille de ce jardin une voiture, y montait et disait au cocher :
– Conduisez-moi place de la Bastille. Vous m’arrêterez au coin du faubourg Saint-Antoine.
Le fiacre partit… Où allait-elle ?
Il est temps de renouer connaissance avec deux personnages du premier épisode de cette histoire.
Nous voulons parler de Cerise et de Léon Rolland.
On s’en souvient, la jolie fleuriste avait épousé l’heureux Léon le jour même où le comte Armand de Kergaz épousait mademoiselle de Balder.
Au moment où l’ouvrier ébéniste sortait de l’église donnant le bras à sa jeune femme, M. de Kergaz s’était approché de lui.
– Mon ami, lui dit-il, je pars à l’instant même, et dans quelques heures je serai fort loin de Paris.
– Allez, monsieur le comte, répondit Rolland ; je comprends que vous vouliez vivre un peu seul avec votre bonheur.
– Mais si je pars, dit le comte, je n’oublie pas que ce bonheur dont vous parlez, c’est à vous et à votre belle et vertueuse jeune femme que je le dois, et je tiens à conserver votre bonne amitié pour mon retour.
– Ah ! monsieur le comte, s’écria Cerise, n’est-ce point un trop grand honneur pour nous ?
– Non, dit Armand, tous les nobles cœurs sont frères.
Et remettant une lettre à Léon :
– Pour vous prouver que je vous considère comme mon ami, je vais vous charger d’une mission… une mission importante, et que je crois digne de vous.
– Ah ! parlez, monsieur le comte, parlez, murmura Léon tout ému.
– Mes instructions sont contenues dans cette lettre, dit-il. Adieu… au revoir plutôt !
Et le comte passa, offrit la main à sa jeune femme, la fit monter dans sa chaise de poste qui attendait tout attelée à la porte de l’église, et l’équipage partit au grand trot, emportant, comme avait dit Léon, le bonheur sur ses coussins de soie.
Alors Léon Rolland brisa la volumineuse enveloppe que lui avait remise le comte.
Elle renfermait deux lettres.
L’une, dont la souscription était de la main de Jeanne, était à l’adresse de Cerise.
L’autre, écrite par le comte, était pour Léon Rolland.
Léon ouvrit la sienne et lut :
« Mon ami,
« Si je me soustrais pour quelques mois à la tâche que je me suis imposée, c’est que j’ai la conviction profonde que je laisse à Paris des cœurs aussi dévoués que le mien à l’œuvre du bien que je poursuis, et que le vôtre est un de ceux qui me seconderont le plus énergiquement. Permettez-moi donc, mon ami, de vous charger d’une mission.
« Il y a à Paris de longs mois d’hiver, pendant lesquels le pain est cher et le bois encore plus, où de nombreuses familles vivent de l’insuffisant salaire de leur chef, salaire que souvent le manque d’argent réduit à néant. Vous avez été ouvrier, vous savez les misères, les douleurs et aussi les vertus de vos frères ; vous êtes donc celui que je choisis de préférence pour soulager ces misères, consoler ces douleurs, encourager ces vertus ignorées.
« Vous étiez ouvrier, je vous fais patron. Allez vous établir au cœur du faubourg Saint-Antoine, ouvrez-y un vaste atelier de menuiserie et d’ébénisterie, et occupez deux cents ouvriers. Donnez de préférence du travail à ceux qui seront pères de famille ; pour vos choix, consultez toujours votre cœur.
« Je joins à ma lettre un bon sur mon banquier de cent mille francs pour vos frais d’installation, et je vous ouvre chez lui un crédit que votre expérience limitera.
« Armand. »
« Ma chère Cerise,
« Armand vient d’écrire à Léon sous mes yeux et m’a donné sa lettre à lire.
« Moi aussi, j’ai une bonne et charitable idée, et puisque Léon est l’exécuteur de celle d’Armand, je veux vous charger de mettre la mienne en pratique.
« Puisque Léon va ouvrir un vaste atelier pour hommes, pourquoi, ma chère Cerise, n’en dirigeriez-vous pas un destiné à des femmes, à de jeunes orphelines que le manque d’ouvrage, les tentations du luxe, les fascinations du vice pourraient éloigner du droit chemin, et qui n’auraient pas le courage de travailler douze ou quinze heures, comme vous l’avez fait longtemps, pour gagner un mince salaire ? Armand met à ma disposition cinquante mille francs et un crédit chez son banquier. Aussi, je vous laisse, en partant, mes pleins pouvoirs, et vous prie de me garder cette amitié dont vous m’avez déjà donné tant de preuves.
« Jeanne. »
Léon et Cerise, après avoir lu ces deux lettres, se regardèrent, et dans ce regard échangé ils se jurèrent d’exécuter les volontés de leurs bienfaiteurs.
Six mois après, au milieu du faubourg Saint-Antoine, les deux ateliers, qui occupaient à eux deux une vaste maison, se trouvaient en pleine activité.
Trois ans plus tard, Léon Rolland était un des fabricants du faubourg Saint-Antoine le plus en vogue et qui occupent le plus d’ouvriers, et Cerise se trouvait à la tête de vastes ateliers de confection où les orphelines et les mères chargées de famille trouvaient toujours de l’ouvrage à un prix plus élevé que partout ailleurs.
Or, précisément le jour même où la belle inconnue avait un moment quitté le chevet de Fernand blessé pour courir, déguisée en ouvrière, sur la place de la Bastille, le maître ébéniste était dans son magasin, vers onze heures du matin environ, occupé avec son contremaître et son caissier, dans une petite pièce convertie en bureau.
Un apprenti, qui rendait au patron quelques légers services domestiques, frappa discrètement à la porte et, sur l’invitation de Léon, pénétra dans le bureau.
– Que veux-tu, Minet ? demanda le maître ouvrier.
– Patron, répondit l’apprenti, à qui ce surnom de Minet avait été donné par ses camarades de l’atelier, précisément à cause de sa jolie figure futée et matoise, et de la légèreté avec laquelle il grimpait aux barreaux des croisées, le long des charpentes, et se laissait couler du haut en bas de l’escalier, à cheval sur la rampe, c’est une jeune fille qui désire vous parler.
Léon crut que sa femme, qui occupait les étages supérieurs de la maison, lui envoyait une de ses ouvrières, et il dit à Minet :
– J’y suis… Fais-la entrer.
Alors le patron vit apparaître sur le seuil cette éblouissante et mignonne créature que nous connaissons déjà, et qui était tout aussi séduisante sous les humbles vêtements d’ouvrières qu’elle l’était, quelques heures auparavant aux yeux de Fernand Rocher, sous la robe de chambre de la femme élégante et riche.
Turquoise était, comme Chérubin le charmeur, douée de cette puissance de fascination qui s’exerce par le regard.
Léon éprouva à sa vue une commotion à peu près semblable à celle qu’avait éprouvée Fernand Rocher, et il baissa involontairement les yeux sous ce regard bleu et profond qu’elle laissa peser sur lui.
Ce rayonnement étrange donnant à ses yeux un pouvoir magnétique assez grand pour jeter à la fois le trouble, et chez un homme oisif, vivant, comme Fernand Rocher, dans un monde opulent et distingué, et chez un pauvre ouvrier, simple de cœur et d’esprit, tel que Léon Rolland.
Léon tressaillit donc involontairement à la vue de la jeune femme, et machinalement il lui indiqua un siège.
– Monsieur… Rolland ? demanda-t-elle de sa voix la plus douce, la plus mélodieusement timbrée.
– C’est moi… mademoiselle…
La jeune femme jeta un regard défiant sur les deux personnes qui se trouvaient dans le bureau.
Léon crut deviner qu’elle n’osait parler devant elles, et d’un signe il les congédia.
– Je vous écoute, mademoiselle, dit-il.
Elle baissait les yeux et paraissait toute tremblante.
– Monsieur… dit-elle enfin, vous avez fait travailler, il y a deux ans, un ouvrier du nom de François Garin…
– Oui, mademoiselle… c’est probable du moins… Je crois me rappeler ce nom-là, dit Léon, qui consulta ses souvenirs. C’était un homme âgé déjà de cinquante-cinq ans environ.
– Oui, fit-elle d’un signe de tête, levant de nouveau sur lui ce regard qui l’avait fait frissonner tout entier.
– Un ouvrier de la province, reprit Léon qui se souvenait tout à fait de l’homme dont on lui parlait ; il était venu à Paris et n’avait pu y trouver de l’ouvrage. Je l’ai occupé environ six mois.
– Précisément, monsieur.
– Puis il est retourné dans son pays, où il avait une fille.
– C’était moi, monsieur, dit la jeune femme d’une voix émue.
– Vous ! fit Léon surpris.
– Je me nomme Eugénie Garin, répondit-elle avec tristesse.
– Et… votre père ? demanda Léon.
– C’est lui qui m’envoie, monsieur.
– Ah ! je devine, dit le brave ouvrier ; il craint sans doute que je ne sois fâché contre lui, vu qu’il m’a quitté un peu brusquement. Mais, ajouta-t-il en souriant, dites-lui que j’ai toujours pour lui du travail… et de l’argent d’avance s’il est gêné.
– Hélas ! murmura la jeune femme, mon père ne travaillera plus, mon cher monsieur…
Elle parut comprimer un gros soupir.
– Il est aveugle, dit-elle.
– Aveugle ! s’écria Léon.
– Depuis six mois, monsieur, répondit-elle en levant sur lui de nouveau son magnifique regard.
– Ah ! je comprends, fit l’ouvrier, et vous avez eu raison, mademoiselle, de songer à moi. Je vous en remercie.
L’inconnue rougit et parut se troubler.
– Vous vous trompez peut-être, monsieur, murmura-t-elle ; nous sommes fiers. C’est du travail que je viens vous demander.
Et comme Léon faisait un geste, elle se hâta d’ajouter :
– Madame Rolland, m’a dit mon père, est une brave et digne femme, qui ne refusera pas de te donner de l’ouvrage…
– Certes, non, dit Léon.
– Malheureusement, reprit-elle en baissant modestement les yeux, je ne pourrai venir travailler à l’atelier et quitter mon père… Non seulement il est aveugle, mais encore il est infirme.
– Qu’à cela ne tienne, dit Léon, Cerise vous donnera de l’ouvrage à emporter.
Et le brave garçon se leva et lui dit :
– Ma femme est sortie en ce moment ; elle est allée chez madame la comtesse de Kergaz ; mais elle ne tardera pas à rentrer. Voulez-vous l’attendre ?
– Oui, monsieur, répondit-elle humblement.
Tout en parlant, Léon jetait un coup d’œil sur les vêtements misérables de la jeune femme ; sur cette propreté qui lui semblait essayer en vain de dissimuler la misère, et il éprouvait déjà pour elle un sentiment qu’il croyait n’être que de la compassion, bien que, en réalité, il fût d’une nature impossible à définir.
– Venez, dit-il, je vais vous conduire là-haut… à l’atelier. Ma femme ne peut tarder à rentrer.
La jeune femme le suivit, toujours humble, toujours modeste, et le visage empreint de tristesse.
– C’est singulier, poursuivit Léon en gravissant l’escalier qui conduisait au premier étage, ce François Garin était un assez triste drôle, à l’atelier, et voici que je suis pris de compassion pour lui.
Et se tournant vers la jeune femme :
– Où demeure votre père ? demanda-t-il.
– À deux pas d’ici, répondit-elle, rue de Charonne, 23.
– Bien, j’irai le voir tout à l’heure. Quand vous êtes venue, j’allais sortir et me rendre précisément dans cette rue, où j’ai un entrepôt de bois.
Et Léon tourna le bouton de la porte d’entrée de son appartement.
Le logement particulier de Léon Rolland se trouvait, comme on le voit, au premier étage, et donnait par une porte sur l’atelier de confections.
Il se composait de quatre petites pièces : une salle à manger, un petit salon, deux chambres à coucher, dont l’une était occupée par les jeunes époux, l’autre par la mère de Léon.
Tout cela était propre, modeste, et respirait l’aisance honnête que procure le travail.
– Maman, dit Léon à sa mère, Cerise est-elle rentrée ?
– Pas encore, répondit la vieille, qui avait conservé son costume de paysanne et ses sabots.
– Tenez, dit Léon, voilà une jeune fille qui va l’attendre ici et que je lui recommande expressément. C’est la fille d’un de mes anciens ouvriers.
Puis, s’adressant à l’inconnue :
– Mademoiselle, dit-il, voulez-vous déjeuner avec nous ? Dans une heure, Cerise sera ici.
– Merci, répondit-elle avec tristesse ; et pardonnez-moi, monsieur, si je ne puis accepter… mais… mon père…
Léon, ému jusqu’aux larmes, pensa que peut-être il n’y avait pas de pain chez le pauvre aveugle, et que cette pensée empêchait sa fille d’accepter cette invitation.
– Soit, dit-il, mais attendez Cerise et attendez… moi ; j’ai une course de quelques minutes à faire, et je serai bientôt de retour.
Et Léon, laissant sa jeune protégée auprès de sa mère, descendit rapidement dans son bureau, mit son paletot et sortit.
Le maître ouvrier gagna la rue de Charonne d’un pas rapide, s’arrêta devant le numéro 23, et jeta au portier le nom de François Garin.
– Au sixième, la troisième porte à gauche dans le couloir, répondit l’autocrate de la loge.
Léon gravit un escalier sale et tortueux, arriva au sixième et frappa à la porte indiquée, dont la clef se trouvait dans la serrure.
– Entrez ! dit une voix chevrotante à l’intérieur.
Léon poussa la porte, et son cœur se serra douloureusement à la vue du réduit dans lequel il pénétrait.
C’était une petite pièce mansardée qui n’avait plus d’autres meubles qu’un lit de sangles, un grabat, une table et deux chaises.
Dans le lit, un vieillard était enveloppé dans une mince couverture, trop légère pour la saison rigoureuse.
Le grabat était sans doute destiné à sa fille. La cheminée était sans feu.
Sur la table, il y avait quelques assiettes fêlées et vides, un morceau de pain, une cruche pleine d’eau.
Dans un coin, une vieille malle en bois, où sans doute étaient serrées les dernières hardes de la misérable famille.
Dans ce vieillard, dont les yeux étaient rouges et sans rayonnement, preuve certaine que sa cécité provenait de son intempérance, Léon reconnut son ancien ouvrier François Garin.
– Qui est là ? demanda l’aveugle d’une voix lamentable.
– C’est moi, répondit Léon, moi, Léon Rolland.
– Ah ! mon cher monsieur, s’écria l’aveugle, est-ce possible ?… Tant d’honneur à un misérable comme moi…
– Votre fille est venue me voir, père Garin…
– Ah ! murmura l’ouvrier, qui parut retenir ses sanglots avec peine, la chère enfant du bon Dieu ! sans elle je serais mort, mon bon monsieur Rolland.
Et le vieillard se dressa à demi sur son lit et raconta avec des sanglots comprimés que sa fille le nourrissait depuis bientôt six mois, travaillant dix-huit heures par jour pour gagner de quinze à vingt sous.
– Hélas ! acheva-t-il, voici la morte saison qui va venir pour les dentellières, et ma fille n’a plus d’ouvrage. Alors j’ai songé à vous, mon bon monsieur Rolland, et j’ai pensé que votre petite dame…
– Vous avez eu raison, mon ami, dit le maître ouvrier. Votre fille est en ce moment à la maison, et ma femme lui donnera de l’ouvrage ; mais en attendant, ne vous fâchez pas, père Garin et permettez-moi de vous prêter un peu d’argent.
L’aveugle cacha sa tête dans ses mains.
– Ah ! murmura-t-il, je n’ai plus la force d’être père quand je songe à ma pauvre enfant…
Et il tendit humblement la main.
Léon y mit deux pièces d’or, et lui dit :
– Je reviendrai vous voir demain. Adieu, père Garin, je vais vous renvoyer votre fille.
Léon Rolland descendit et frappa au carreau de la loge du portier.
Une vieille femme, coiffée d’un madras en forme de turban, lui apparut, et, d’une voix aigre, demanda ce qu’il désirait.
– Montez chez le père Garin, dit Rolland en lui donnant dix francs, un cotret pour lui faire du feu, et portez-lui du bœuf et du bouillon. Ayez soin de lui, je reviendrai.
La portière, qui n’était pas habituée à de semblables munificences, salua jusqu’à terre, et s’empressa d’exécuter les ordres de Rolland, tandis que celui-ci regagnait le faubourg Saint-Antoine et son domicile. Précisément comme il traversait la place de la Bastille, Cerise revenait de l’hôtel de Kergaz, reconnut son mari, pressa le pas et courut à lui.
– Ah ! te voilà ? dit Léon, qui lui offrit aussitôt son bras.
– Oui, mon cher petit homme, répondit Cerise, employant avec son mari cette épithète amicale, fort répandue parmi les ouvriers de Paris.
Cerise était toujours cette vertueuse et jolie fille que nous avons connue autrefois rue du Faubourg-du-Temple, si rieuse et si gaie, et travaillant de si grand cœur en songeant à ses chères amours.
Le mariage l’avait embellie. Ce n’était plus la petite fille de seize ans, c’était la jeune femme de vingt et un ans, dont la taille avait acquis toute son élégance, dont les traits charmants avaient perdu ces légers indices de fatigue qui sont la conséquence de la nubilité, et souvent d’un travail forcé peu soutenu par une nourriture insuffisante chez les femmes du peuple.
Cerise était devenue une femme, une femme jeune et charmante qui faisait l’admiration naïve des habitants du faubourg, dans lequel on ne l’appelait que la belle madame Rolland.
Cerise, enfin, était la plus heureuse des femmes, car elle avait un mari qu’elle aimait et un jeune enfant qu’elle adorait, et le bonheur embellit encore.
– Mon enfant, lui dit Léon, pressons un peu le pas et hâtons-nous de rentrer.
– Pourquoi donc ? est-il déjà l’heure de déjeuner ?
– Ce n’est pas cela, dit Léon en souriant, on t’attend à la maison.
– Ah !… et qui donc ?
– Une pauvre fille sans ouvrage.
Et Léon raconta à sa femme son entrevue avec la fille du père Garin, et sa visite au vieil aveugle.
Ce récit donna des ailes à la bonne Cerise ; elle monta, légère comme une biche, l’escalier de la maison, tant elle avait hâte, la chère femme du bon Dieu, de soulager une misère, et Léon la suivit.
Eugénie Garin, ou du moins celle qui portait ce nom, était assise dans la salle à manger, conservant son attitude modeste et mélancolique.
Elle vit entrer Cerise et Léon Rolland en même temps, et elle devina que la première était celle qu’elle attendait.
Et alors elle leva de nouveau ses yeux sur Léon Rolland, puis elle les reporta sur Cerise…
Ce double regard produisit deux résultats également étranges.
La jeune femme était pauvrement vêtue, elle avait l’apparence de l’honnêteté et de la misère réunies, et cependant, sous le poids de son regard, Cerise tressaillit et se troubla comme si un animal venimeux, un reptile se fût dressé devant elle.
On eût dit qu’elle avait le pressentiment que le malheur venait d’entrer dans sa maison.
En même temps, Léon ressentit également une commotion inconnue qui fouetta son sang dans ses veines.
Aucune de ces impressions n’échappa à la prétendue fille du père Garin :
– Et de deux ! pensa-t-elle.
Puis elle baissa les yeux, ajouta mentalement :
– Avant huit jours, cet homme sera amoureux fou de moi, et cette femme sera jalouse.
Une heure après, environ, la prétendue fille du père Garin grimpait lentement l’escalier tortueux et sale de la maison qui portait le numéro 23 dans la rue de Charonne, et pénétrait dans le réduit de l’aveugle.
La portière avait ponctuellement obéi à Léon Rolland ; elle avait allumé un feu dans la cheminée, et le vieillard s’était levé et assis au coin de l’âtre ; il achevait tranquillement son repas.
– Eh bien, monsieur l’aveugle, lui dit la jeune femme en entrant et changeant subitement de ton et de manières, avez-vous au moins joué convenablement votre rôle ?
Le père Garin, dont la cécité n’était pas complète et qui y voyait encore suffisamment pour se conduire, essaya de distinguer les traits de la jeune femme, qu’éclairaient en ce moment les reflets rouges du foyer.
– Pardienne ! répondit-il, si vous aviez été là, ma chère dame, vous auriez claqué des mains. J’étais un amour de père, j’ai pleuré, j’ai sangloté, j’ai même dit que vous étiez un ange, à preuve que cet imbécile de patron en était tout chaviré.
Et l’aveugle se mit à rire bruyamment.
– Il m’a laissé quarante francs, le patron ; il m’a envoyé la veuve Fipart la portière, et elle m’a fait du feu.
– Je vois même, dit la jeune femme en souriant et déposant un paquet assez volumineux dans un coin, c’était l’ouvrage que Cerise lui avait donné, je vois que vous avez assez bon appétit, vieux coquin !
– Heu ! heu ! dit le bonhomme, l’appétit va bien, mais la soif va mieux encore… et si c’était un effet de votre bonté, ma belle dame, de me faire seulement donner un peu de vin.
– Non pas, vieil ivrogne ! dit la jeune femme en riant, quand on a bu, on jase, et je ne veux pas que vous fassiez des sottises.
– Faudra donc que je boive de l’eau ? soupira l’ivrogne avec un accent désolé.
– Jusqu’à ce que je vous permette de boire du vin. Ce jour-là, vous pourrez coucher chez le marchand de vin, si vous voulez.
– Sera-ce bientôt ?
– Je ne sais pas, dit-elle d’un ton sec.
Puis elle s’assit près du feu et reprit :
– Voyons, je n’ai pas le temps de rester dans votre taudis infect. Entendons-nous bien. Je vous ai promis dix louis par mois si vous jouez convenablement votre rôle aveugle et malheureux.
– Ça c’est vrai, ma belle dame ; mais je puis me vanter, foi de Garin ! que je suis consciencieux.
– Si vous allez jusqu’au bout, vous aurez mille écus quand la comédie sera terminée.
L’aveugle jeta un cri de joie.
– C’est bien, bonsoir ! Je reviendrai demain matin. M. Rolland ne peut venir ni le matin ni le soir, je le sais pertinemment. Mais s’il venait un soir, car il faut tout prévoir, je suis sortie.
Et elle laissa l’aveugle, descendit et entra chez la portière.
La portière, disons-le tout de suite, n’était autre que la veuve Fipart elle-même, notre ancienne connaissance de Bougival, la veuve illégitime de feu Nicolo, la mère d’adoption enfin du vaurien Rocambole, devenu l’élégant vicomte de Cambolh.
La veuve Fipart, on le devine, n’était portière que par fantaisie et dans l’unique but de se distraire, ce qu’on appelle vulgairement s’entretenir la main.
Dieu merci ! la chère et digne femme avait quelques économies.
D’abord elle avait touché une somme assez ronde pour prix de la trahison de son cher Nicolo, qu’on avait exécuté à la barrière Saint-Jacques, un matin, il y avait environ quatre ans.
Ensuite, elle avait déterré un petit magot caché, à l’insu de Rocambole, dans la cave du cabaret de Bougival.
Puis son fils adoptif, en revenant de l’Amérique, lui avait dit :
– Maman, une femme comme vous, la mère d’un gentleman, ne saurait avoir une existence précaire. Je vais vous faire douze cents francs de rente, et vous pourrez vous retirer à Montmartre ou aux Batignolles, et y vivre comme une bourgeoise qui ne doit rien, ne fait de tort à personne et a de quoi.
– J’aimerais mieux être portière dans une maison bien propre, avait répondu la veuve, nonobstant les douze cents francs.
– Justement, avait répondu Rocambole, le capitaine a acheté une maison rue de Charonne. La place est libre, et voilà votre affaire, avait répondu le fils adoptif.
La veuve Fipart était entrée en fonction le jour même.
– J’ai tant besoin de me distraire ! avait-elle dit à son fils ; car j’ai beau faire, je pleure toujours mon pauvre Nicolo… Chéri, va ! mourir si jeune et innocent !
– Peuh ! il perdait ses dents et devenait chauve…
Telle avait été l’oraison funèbre de Nicolo prononcée par Rocambole.
Or, on le devine, la veuve Fipart était déjà dans le secret de la prétendue fille du père Garin et avait des ordres, car celle-ci entra sans façon chez elle et lui dit :
– J’ai laissé là-haut un gros paquet. Vous le porterez dans la chambre que vous m’avez retenue au coin de la rue de Lappe, et vous me chercherez une ouvrière qui me dépêche cette besogne, hein ?
– Suffit, ma belle dame, dit la portière.
– Bonsoir, à demain !
Et l’inconnue s’en alla, gagna le boulevard à pied, arrêta un fiacre au passage, y monta et dit au cocher :
– Rue Moncey, au coin de la rue Blanche.
Vingt minutes après, la Turquoise, car c’était elle, descendait à la grille de ce petit hôtel qui avait appartenu à Baccarat, que sir Williams avait fait racheter, et dans lequel il avait installé la jeune courtisane pour en faire un des instruments du drame terrible qu’il charpentait pièce à pièce.
La femme de chambre attendait sa maîtresse dans le cabinet de toilette.
– Ôte-moi ces haillons ! dit la Turquoise. Pouah !… S’il n’y avait pas un million au bout.
Elle se déshabilla rapidement et se fit apporter un bain de son.
Après quoi elle se fit habiller comme une femme qui va sortir en toilette de ville et monter en voiture.
– Comment va-t-il ? demanda-t-elle.
– Le docteur est venu, répondit la soubrette, et il l’a pansé. Il a sucé une aile de volaille et bu un doigt de vin de Bordeaux ; je suis entrée deux fois dans sa chambre pour savoir s’il n’avait besoin de rien. Il m’a répondu que non, tout en me demandant si madame tarderait beaucoup à rentrer.
La Turquoise se prit à rire.
– Pauvre cher pigeon !… dit-elle.
– Ah ! fit la soubrette, je crois qu’il est déjà gris… il en est pâle…
– Et… il ne t’a pas questionnée ?
– Non.
– Il ne t’a pas mis deux louis dans la main ?
– Hélas ! non…
– Bon ! fit la jeune femme en souriant, il est loyal… Il respecte le mystère dont je l’enveloppe et n’en sera que plus facile à plumer… Voilà un trou de serrure sur un signe de mon petit doigt.
Et la Turquoise, en robe de soie marron montante, les bras nus et sans chapeau, ses beaux cheveux roulés en torsade, passa de son cabinet de toilette dans la chambre où Fernand Rocher était toujours au lit et l’attendait avec anxiété.
Lorsqu’elle entra, le visage du malade, fort pâle quelques secondes auparavant, s’empourpra tout à coup sous le poids d’une violente et subite émotion.
– Enfin… murmura-t-il, vous voilà !
– Mon Dieu ! dit-elle en souriant et attachant sur lui ce regard qui le troublait jusqu’au fond de l’âme, étiez-vous donc si impatient de me voir ?
Il rougit et se troubla.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-il, je suis d’une inconvenance sans nom.
Elle lui sourit encore et se jeta nonchalamment dans un grand fauteuil roulé au pied du lit, arrondissant à demi son bras nu orné d’un mince bracelet, et prenant de l’air le plus simple du monde une délicieuse attitude :
– Mon Dieu ! dit-elle, je comprends un peu cette impatience, et vous êtes tout excusé, car je l’ai éprouvée moi-même.
– Vous ? murmura-t-il, se méprenant sans doute au sens de ses paroles.
– Certainement, dit-elle en souriant. Les malades sont comme les prisonniers. Quand ils sont seuls ils s’ennuient.
– Ah ! madame.
– Chut ! fit-elle en posant un joli doigt sur ses lèvres roses, laissez-moi achever ma théorie.
Et elle reprit en souriant :
– Donc, de même que les prisonniers finissent par attendre avec quelque anxiété l’arrivée quotidienne de leur guichetier, de même les malades se prennent à aimer leur garde ou la seule personne qu’ils voient habituellement.
– Madame… madame… murmura Fernand avec un élan subit, ah ! c’est un tout autre sentiment.
– Je devine, fit-elle en souriant, vous voudriez avoir des nouvelles de madame Rocher ?
Ces mots frappèrent Fernand comme le roulement subit du tambour éveille le soldat endormi.
Il tressaillit, pâlit, balbutia, et songea à Hermine.
Mais déjà les yeux pervers et tentateurs de Turquoise, en dépit de la suave image d’Hermine, avaient jeté le trouble au fond du cœur de Fernand.
Était-ce encore Hermine qu’il aimait ?
À partir de ce moment, Fernand Rocher vécut comme dans un rêve, livré à de rapides alternatives de fièvre et de calme, tantôt appelant sa femme à grands cris, et tantôt l’oubliant pour ne plus voir et entendre que la belle inconnue…
Pourtant, elle continuait à s’environner du plus impénétrable mystère, fronçait ses beaux sourcils si une question indiscrète échappait à Fernand, et lui répondant après avec un sourire plein de tristesse :
– Pourquoi êtes-vous ingrat ? Ne vous ai-je pas dit que mon secret ne m’appartenait pas ?
Et alors Fernand se taisait et se contentait d’admirer l’éblouissante créature.
Cela dura huit jours.
Pendant ces huit jours, la convalescence du blessé marcha rapidement.
Mais, aussi, son cœur eut à subir de cruels assauts. Pourtant jamais femme ne s’était montrée plus naïvement bonne, plus chastement abandonnée que Turquoise, plus réservée sans pruderie qu’elle le fut.
Elle avait des façons qui tenaient à la fois de la duchesse et de la sœur de charité.
Elle soignait Fernand comme on soigne l’homme aimé, idolâtré même, lui souriait comme à un enfant malade, et, cependant, il n’avait jamais osé lui prendre la main.
Elle le quittait peu, pourtant ; chaque jour, vers deux heures, elle sortait et ne rentrait guère qu’à huit.
Mais alors elle s’installait à son chevet, et Fernand oubliait les heures et le monde entier au son de cette voix qui le charmait.
Un matin, comme le soleil entrait à flots dans la chambre par la fenêtre entrouverte et laissant voir les arbres dépouillés d’un grand jardin, le docteur permit à son malade de se lever et de respirer un peu l’air. Ce fut une grande joie pour Fernand, car la belle inconnue lui dit :
– Il fait un très beau temps d’hiver, le soleil est chaud, l’air est tiède. Si vous me promettez de ne pas en abuser, je vais vous permettre deux tours de jardin… Vous vous appuierez sur mon bras.
Fernand la suivit au jardin, lui donnant le bras plutôt qu’il ne s’appuyait sur elle.
On s’en souvient, Fernand Rocher, il y avait quatre ans, avait précisément passé une nuit dans ce petit hôtel de la rue Moncey, et, sans doute, il aurait dû se reconnaître au moins dans le jardin.
Mais il ne faut pas oublier que Baccarat l’y avait d’abord transporté évanoui, que par conséquent il n’avait pu examiner ni même voir l’aspect extérieur du petit hôtel ; qu’ensuite, le lendemain, il en était sorti brusquement, à demi fou, tenu au collet par deux sergents de ville et admonesté par un commissaire de police, et que, dans cet état de prostration, voisin de la démence, il n’avait certes dû remarquer aucune de ces particularités qui font qu’à plusieurs années de distance on reconnaît les lieux où l’on a déjà passé.
D’ailleurs, les arbres avaient grandi, et sir Williams, qui, sans doute, avait prudemment déjà calculé tout cela, avait fait garnir la grille extérieure de hautes plaques de fonte qui interceptaient la vue de la rue.
Donc, Fernand ne vit qu’une chose, c’est que ce jardin ressemblait à tous les jardins, cet hôtel à tous les hôtels, et il lui fut impossible de deviner s’il se trouvait dans le faubourg Saint-Germain ou dans le haut du quartier neuf qui s’étage au flanc de la colline de Montmartre.
D’ailleurs encore, Fernand n’y songeait pas. Semblable à l’oiseau fasciné par le reptile charmeur il ne voyait et n’écoutait que l’adorable créature qui marchait auprès de lui.
Pendant trois jours encore le malade put se lever, se promener une heure ou deux dans le jardin vers midi ; puis, comme la blessure se fermait et commençait à se cicatriser, la belle inconnue lui dit le soir du troisième jour :
– Dans peu vous serez complètement guéri, et je crois que je pourrai vous renvoyer à votre femme.
Fernand tressaillit, et le passé lui apparut…
Il eut le vertige.
– Mon Dieu ! s’écria-t-il, mais j’ai une femme, un enfant… une femme que j’aime, et elle devrait être ici !
La Turquoise s’était absentée un moment. Elle revint et lui prit la main :
– Mon ami, lui dit-elle avec son plus séduisant sourire, je vais vous demander un bien grand service.
– Ah ! dit-il, poussant un cri de joie, je puis donc faire quelque chose pour vous prouver…
– Chut ! murmura-t-elle, pas de grandes phrases ; à quoi bon ? Mais écoutez-moi bien…
Elle se pelotonna dans le fauteuil naguère roulé près du lit, et maintenant avancé devant le foyer depuis que Fernand se levait.
– Écoutez, dit-elle.
– Parlez, je suis prêt.
– Vous le savez, je ne puis vous dire ni mon nom ni celui de la rue où nous sommes…
– Soit, dit-il tristement.
– Donc, reprit-elle, vous allez me donner votre parole d’honneur de m’obéir aveuglément.
– Je vous la donne, madame.
– Aveuglément est bien le mot, dit-elle en souriant, car je vais vous bander les yeux.
Fernand fit un geste de surprise.
– Quand vous aurez les yeux bandés, poursuivit-elle, on vous fera monter en voiture ; mais, auparavant, vous prendrez cette lettre, qui renferme mes instructions, et vous dira ce que j’attends de vous…
– Mon Dieu ! mais c’est un conte des Mille et une Nuits ?
– À peu près.
– Et où me conduira cette voiture.
Elle laissa échapper un frais éclat de rire un peu moqueur.
– La belle question ! dit-elle. Si je voulais vous le dire à présent, il serait réellement inutile de vous bander les yeux…
– C’est vrai, dit-il.
– Donc, vous monterez en voiture. La voiture vous emportera pendant une heure ou deux, puis s’arrêtera, et vous descendrez… Alors vous ôterez votre bandeau et lirez ma lettre, qui vous dira ce que j’attends de vous.
– Et… demanda Fernand, quand faut-il partir ?
– À l’instant.
Alors la Turquoise se plaça devant un petit bureau en bois de rose, prit une plume, écrivit sa lettre et la cacheta.
Puis elle fit mettre à Fernand son pardessus et son manteau, et, ôtant un foulard qu’elle avait à son cou :
– Tenez, dit-elle, vous penserez à moi en l’ayant sur le visage.
Et elle lui banda soigneusement les yeux et le prit par la main :
– Venez ! dit-elle en l’entraînant.
Elle le fit sortir de l’hôtel, traversa le jardin et franchit la grille, devant laquelle une voiture stationnait.
Puis, aidée du cocher, elle le fit monter et ferma la portière :
– Soyez fidèle à votre parole ! dit-elle.
Et la voiture partit, tandis que la Turquoise rentrait chez elle en riant et se disant :
– Voilà un homme qui reviendra ici à genoux et son portefeuille à la main.
La voiture, cependant, roulait avec rapidité sur le pavé ; elle tourna et retourna plusieurs fois sur elle-même, courut environ deux heures et s’arrêta.
Alors le cocher vint ouvrir, et dit :
– C’est ici !
Fernand descendit, et, tandis qu’il ôtait son bandeau, la voiture s’éloigna au grand trot.
Le bandeau enlevé, Fernand regarda autour de lui, s’aperçut qu’il était nuit, que les rues étaient désertes et reconnut le lieu où il se trouvait.
Il était au bas de la rue d’Amsterdam, en face du chemin de fer de l’Ouest.
Courir sous un réverbère et briser l’enveloppe de la lettre fut sa première occupation.
La lettre était courte et ainsi conçue :
« Mon ami,
« Vous êtes à peu près guéri et en état de rentrer chez vous, où votre femme, qui vous aime, vous attend avec impatience.
« Adieu donc, et ne vous battez plus.
« Si quelquefois mon souvenir se présente à votre pensée, dites-vous que la vie est formée d’impénétrables mystères et ne cherchez pas à me revoir…
« D’abord je ne suis pas libre, je ne m’appartiens pas, et vous vous exposeriez aux plus grands dangers…
« Ensuite, songez que vous avez une bonne, belle et charmante femme, que vous aimez et qui vous aime…
« Enfin, n’allez pas être fat, ami, soyez généreux !… car peut-être y aurait-il eu quelque danger pour moi à prolonger mon rôle de garde-malade.
« Adieu, ne m’en voulez pas, et dites-vous que vous avez rêvé.
« Le rêve est ce qu’il y a de meilleur dans la vie. »
Fernand poussa un cri étouffé en achevant de lire cette triste lettre, et il s’appuya défaillant contre le mur :
– Oh ! murmura-t-il, il faudra bien que je la revoie… et, dussé-je bouleverser Paris, je la retrouverai !
Le lendemain du jour où Fernand Rocher avait été si bizarrement reconduit du petit hôtel de la rue de Moncey par sa mystérieuse inconnue, nous eussions retrouvé sir Williams, vers minuit, attablé en face de Rocambole dans le salon du petit appartement que ce dernier occupait rue du Faubourg-Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri.
Le vicomte de fraîche date était enveloppé douillettement dans sa robe de chambre, et fumait, tandis que sir Williams se dédommageait de la faible chère qu’il faisait à l’hôtel de Kergaz, en démolissant un superbe pâté d’anguilles.
– Mon oncle, disait Rocambole, voici trois jours que je ne vous ai vu, et il y a du nouveau…
– C’est probable, mon neveu.
– Tenez, mon oncle, pendant que vous soupez, je vais vous donner communication de nos petites notes.
Et le fils adoptif de la veuve Fipart se leva, alla prendre un volumineux cartable sur un guéridon voisin et l’étala sur ses genoux.
Ce cartable renfermait une liasse de papiers recouverts de signes mystérieux, semblables à ceux que nous avons entrevus sur la table du président, le soir de la réunion des Valets-de-Cœur.
C’était comme le dossier des différents membres de la vaste association.
Chaque Valet-de-Cœur écrivait en caractères vulgaires à Rocambole, qui recopiait la note avec ces caractères de convention et brûlait prudemment l’original.
– Voyons ! dit sir Williams, continuant à souper de fort bon appétit.
– Commençons par le rapport le plus ancien. C’est celui de Chérubin.
– C’est le plus important, dit le baronet.
« Chérubin, lut Rocambole, a fait valser deux fois à son bal la marquise Van-Hop. La marquise a éprouvé quelques embarras, mais elle est demeurée indifférente et froide. Chérubin a risqué un compliment banal qu’on n’a pas entendu, et il a quitté le bal vers trois heures du matin. Le lendemain vers deux heures, comme la marquise descendait l’avenue des Champs-Élysées dans sa calèche, elle a été croisée par un chevalier qui l’a saluée.
« C’était Chérubin.
« Chérubin monte fort bien à cheval et se met à ravir.
« Il a remarqué une légère rougeur qui est montée au front de la belle marquise.
« Le jour suivant, le major Carden a présenté Chérubin chez la comtesse G…, une Anglaise de distinction chez laquelle la marquise va beaucoup et souvent seule.
« Précisément, ce soir-là, le banquier hollandais n’avait point accompagné sa femme, et, lorsqu’elle est entrée, le hasard a voulu que Chérubin fût mélancoliquement appuyé à la cheminée d’un premier salon encore désert.
« Il avait au front un nuage de tristesse du meilleur effet, et il a su pâlir à propos lorsque son regard et celui de la marquise, se sont rencontrés.
« Pourtant il a été strictement poli, et loin de se montrer empressé, il a paru au contraire désireux de se tenir à distance. Il n’a point fait danser la marquise, mais deux fois, celle-ci, en se retournant, a surpris les yeux de Chérubin attachés sur elle… »
– C’est très bien, dit le baronet. Le plus sûr moyen de réussir auprès des femmes et de tout espérer d’elles est de se poser en homme qui cherche à se soustraire à sa destinée fatale. Continue, mon neveu…
Rocambole reprit la lecture de ses notes hiéroglyphiques :
« Chérubin a remarqué un certain trouble chez la marquise. Elle est partie de bonne heure, vers minuit environ.
« Le lendemain, Chérubin s’est promené au Bois, aux Champs-Élysées et dans l’avenue Marly, de deux à quatre heures.
« Le temps était beau, mais il paraît que la marquise n’a point fait sa promenade habituelle. Le jour suivant, il n’a pas été plus heureux.
« La marquise est chez elle le samedi dans la journée.
« Le major Carden lui a fait une visite et l’a trouvée seule.
« La marquise paraissait souffrante ; elle avait les yeux battus.
« Cependant, elle a affecté beaucoup de gaieté et a causé un peu de toutes choses.
« Puis, sans affectation, de la façon la plus naturelle du monde, elle a demandé au major quel était ce jeune homme qu’il lui avait présenté et qu’elle avait revu chez la comtesse G…
« Le major a répondu que c’était M. Oscar de Verny, un parfait gentilhomme, mais triste, mélancolique, en proie, pensait-il, à quelque violent chagrin d’amour.
« Il a vu la marquise tressaillir légèrement, puis détourner la conversation et lui demander des nouvelles de la dernière représentation de l’Opéra… »
– Là s’arrêtent les notes du major et de Chérubin, acheva Rocambole.
– C’est peu, dit le baronet, mais enfin c’est un commencement.
– Ah ! dit Rocambole, les cinq millions de la fille de l’Inde ne seront pas aisés à gagner.
– On y arrivera cependant.
– La marquise est une forteresse de vertu…
– Oui, dit sir Williams ; mais Chérubin, comme la Turquoise, a le regard séduisant, et les femmes les plus sèches de cœur n’y résistent pas toujours. Mais passons à un autre.
Rocambole compulsa de nouveau ses papiers et lut :
« Dossier Malassis. »
– Ceci est la note de Venture, dit-il, et pour un intendant et un homme qui porte la livrée, il n’est pas précisément maladroit.
Et Rocambole lut :
« Madame Malassis est rentrée du bal dans la nuit du mercredi au jeudi.
« Peu d’instant après, elle a entendu des pas et a cru que c’était le vieux duc de Château-Mailly qui pénétrait chez elle à cette heure avancée.
« Mais au lieu du duc, elle a vu entrer M. Arthur Champi, le sixième Valet-de-Cœur.
« Elle a poussé de faibles cris, puis la porte s’est fermée et un profond silence a régné dans sa chambre.
« Que s’est-il passé entre elle et le jeune homme ? C’est ce que personne ne sait. Toujours est-il que, avant le jour, M. Champi est parti et que depuis il n’est pas revenu.
« Mais, chaque jour, madame Malassis sort vers deux heures et ne rentre qu’à quatre.
« Le jeudi matin, vers sept heures, comme il était à peine jour, le duc est venu. Il était horriblement pâle et défait, et l’on voyait au désordre de ses vêtements et de toute sa personne qu’il ne s’était pas couché de la nuit.
« Il est entré par la rue de la Pépinière. Madame était déjà sur pied et la femme de chambre achevait de faire ses malles.
« Madame paraissait fort agitée ; elle est devenue pâle, et n’a pu maîtriser son émotion en voyant entrer le duc.
« Elle craignait déjà de ne le point voir revenir. Cependant, elle a bien joué son rôle, elle a été digne, froide, sévère, elle a su pleurer à propos.
« Le duc s’est jeté à genoux, il a prié, supplié.
« Longtemps inflexible, madame Malassis a fini par céder ; elle a consenti à épouser le duc ; mais à la condition que le mariage se ferait sans pompe, la nuit, et qu’ils partiraient aussitôt pour l’Italie.
« Elle a exigé, en outre, que le duc ne remît pas les pieds chez elle avant la publication du premier ban.
« J’attends des ordres. »
– Voilà, dit sir Williams, une affaire qui va plus grand train que celle de la marquise. Elle va même un peu vite, et il faut trouver un moyen de l’enrayer un peu. La besogne du jeune comte de Château-Mailly n’est pas assez avancée. As-tu des nouvelles de la Fipart ?
– Oui, répondit Rocambole. Maman est venue ce soir vers neuf heures, et je me suis hâté de transcrire son petit rapport.
– Voyons ? interrompit sir Williams.
« La petite dame blonde, lut Rocambole, vient régulièrement tous les jours, vers deux heures, et s’installe chez le père Garin. Elle prend son ouvrage et se met à travailler.
« Léon Rolland vient tous les jours, sous le prétexte de savoir comment va le vieux bonhomme, mais il cause longtemps avec la petite dame.
« Hier, il a parlé de faire transporter le vieux dans une maison de santé.
« Aussitôt qu’il est parti, la petite dame s’en va se déshabiller dans le logement que je lui ai retenu, et m’envoie lui chercher une voiture.
« Depuis deux jours, M. Léon paraît tout soucieux, et sa voix tremble quand il me demande si mademoiselle Eugénie est avec son père.
« Hier, il est venu de meilleure heure. La petite dame n’était point arrivée encore. Je lui ai dit qu’elle était sortie. Il est devenu pâle, mais il est monté tout de même. »
– Voilà l’oiseau englué ! dit sir Williams.
Et il tira de sa poche un petit billet couvert d’une écriture mignonne qui trahissait une plume de femme.
C’était une lettre de Turquoise.
Elle était ainsi conçue.
« Mon cher protecteur,
« Je crois que la pauvre madame Cerise Rolland éprouvera des malheurs d’ici à peu.
« Son imbécile d’époux est décidément toqué. À chaque instant, il est sur le point de tomber à mes genoux, mais la présence de mon prétendu père est un obstacle.
« Faut-il le supprimer et envoyer décidément le bonhomme chez Dubois ?
« Je vous attends demain au rendez-vous convenu, pour savoir ce qu’il reste à faire.
« Votre petite biche aux yeux bleus. »
Sir Williams relut cette lettre. Puis il l’approcha de la bougie et la brûla.
– Ah çà ! mon oncle, dit Rocambole, voulez-vous me permettre une question ?
– Soit, fit sir Williams d’un signe de tête.
– Turquoise va être aimée de Rolland et de Fernand à la fois ?
– Sans doute.
– Pourquoi cette double corvée ? N’aurait-il pas mieux valu trouver deux femmes différentes ? C’eût été plus commode, il me semble…
Sir Williams haussa les épaules.
– Décidément, murmura-t-il, tu es moins fort que je ne pensais.
– Ah ! fit Rocambole froissé du ton dédaigneux de sir Williams.
– Comment ! reprit celui-ci, tu ne prévois donc pas le moment où ces deux hommes seront arrivés au paroxisme de la passion ?
– Eh bien ?
– Eh bien ! mais alors, dit sir Williams dont l’infernal sourire reparut dans sa splendeur fatale, nous arrangerons une petite scène où ils se rencontreront et s’égorgeront comme des garçons bouchers pris de vin.
– Oh ! fameux ! s’écria Rocambole, fameux !
Et il regarda sir Williams avec une admiration naïve.
– Mon oncle, murmura-t-il, le pâtissier[1] finira par abdiquer en votre faveur, car, parole d’honneur ! vous êtes plus roué que lui.
– Merci, répondit sir Williams avec modestie.
Puis il repoussa la table chargée des débris de son souper, prit un cigare sur la cheminée, se rejeta au fond de son vaste fauteuil et s’enveloppa majestueusement dans un magnifique nuage de fumée bleue.
La méditation du baronet, que Rocambole n’osa troubler, du reste, dura environ dix minutes.
Tout à coup il releva la tête :
– Dis donc, fit-il, sais-tu quelle est la meilleure manière d’éprouver le cœur d’une femme ?
– Mais, dit Rocambole, je crois qu’il y en a plusieurs.
– Il en est une infaillible.
– Ah !
– La marquise commence peut-être à aimer Chérubin en secret…
– C’est probable, murmura Rocambole.
– Mais la marquise est vertueuse…
– Hélas !
– Et tant qu’une femme vertueuse n’a point trahi vis-à-vis d’elle-même, par une émotion quelconque, le secret de son cœur, ce cœur est une redoute imprenable.
– Vous avez grandement raison, mon oncle.
– Donc, reprit le baronet, il faut que la marquise s’avoue à elle-même, un jour, qu’elle aime Chérubin…
– Est-ce possible ?
– Tout l’est en ce monde.
– Je vous écoute, mon oncle.
– C’est après-demain jour d’Opéra.
– Oui, on donne les Huguenots.
– La marquise va à l’Opéra assez régulièrement.
– Presque toujours.
– Très bien. Alors, écoute-moi attentivement. Tu iras trouver Chérubin et tu lui diras : « Il est un certain coup d’épée dans le bras qui n’est jamais qu’une égratignure et qui, cependant, produit toujours un certain effet sur les femmes. Il faut que vous receviez ce coup d’épée de ma blanche main, et peut-être la marquise enverra chercher de vos nouvelles dès le lendemain du combat. »
– Diable, fit Rocambole, ceci est encore une assez belle idée, mon oncle.
– Attends donc… Tu enverras donc Chérubin à l’Opéra, et tu lui feras prendre un coupon de la loge voisine de celle de la marquise.
– Parfait !
– Ensuite tu t’arrangeras de façon, pendant que le rideau sera baissé, à lui chercher une querelle polie, courtoise, qui ne puisse s’arranger, et vous parlerez assez haut tous deux pour que la marquise ne puisse perdre un mot de l’entretien, de l’heure du combat, du choix des armes, du numéro de la rue qu’habite Chérubin…
– Très bien ! je comprends.
– En attendant, dit sir Williams, et dès demain matin, Chérubin ira louer un appartement qui se trouve vacant en ce moment rue de la Pépinière, numéro 40.
– De la maison de madame Malassis ?
– Précisément.
– Les fenêtres de cet appartement donnent sur le jardin. On peut les voir de celles de madame Malassis.
– Très bien ! très bien ! murmura Rocambole émerveillé.
– La marquise va quelquefois rendre visite à son amie. Eh bien, je gage que le jour même où la rencontre aura eu lieu, avant qu’il soit midi, la marquise sera chez madame Malassis. Venture nous tiendra au courant. Comment trouves-tu mon idée ?
– Splendide, mon oncle, et je vous jure qu’elle sera merveilleusement exécutée ; mais…
– Ah ! dit sir Williams en fronçant le sourcil, il y a un mais…
– Il y en a partout et toujours.
– Voyons le tien ?
– Si Chérubin n’allait pas vouloir…
– Vouloir quoi ?
– Recevoir le coup d’épée ?…
– Plaît-il ; fit sir Williams, es-tu fou, monsieur le vicomte ?
– Dame ! c’est peu agréable.
– Mon cher, dit froidement le baronet, quand un homme est à nous, il est bien à nous. S’il était nécessaire que maître Chérubin fît au club des Valets-de-Cœur le sacrifice de son nez et de ses deux oreilles, ce qui, j’en conviens, gâterait un peu sa jolie figure, je me chargerais fort tranquillement de l’opération.
– Je n’ai plus rien à objecter, dit Rocambole.
Le baronet se leva et boutonna cette longue redingote noire qui lui donnait la tournure d’un ecclésiastique, prit son chapeau à larges bords, ses gants de tricot, car il n’en portait plus d’autres depuis que, chez lui, le lion avait fait place à l’humble teneur de livres, et il tendit la main à Rocambole.
– Adieu, dit-il, à demain soir.
– Voulez-vous ma voiture ? demanda le vicomte suédois.
– Oui, jusqu’au bas de la rue Blanche.
Et, en effet, sir Williams s’en alla dans le coupé bas de Rocambole, qui s’arrêta, sur son ordre, à l’angle de la rue Blanche et de la rue Saint-Lazare, devant la boutique d’un pharmacien.
Puis il gravit à pied la première de ces deux rues et gagna la rue Moncey.
Sir Williams était un homme prudent ; il avait installé la Turquoise dans le petit hôtel de Baccarat, mais il en était demeuré le mystérieux propriétaire ; et comme il voulait se réserver le droit de pénétrer à toute heure chez la courtisane, il avait conservé une clef de la grille et une clef du corps de logis.
Il entra donc sans sonner, sans faire de bruit, sans éveiller personne, traversa le vestibule, monta lestement au premier étage, et frappa discrètement à la porte de la chambre à coucher, aux fenêtres de laquelle il avait aperçu de la lumière en traversant le jardin.
– Entrez, dit une voix de femme, celle de la blonde Jenny.
La Turquoise allait se mettre au lit, et elle était déjà vêtue de son costume de nuit.
– Ah ! c’est vous, dit-elle en voyant entrer sir Williams. J’avais le pressentiment que vous viendriez ce soir.
– Tu pourrais dire ce matin, il est trois heures.
– Soit. Me permettrez-vous de me coucher ?
– Je n’y vois point d’obstacle.
La Turquoise se glissa comme une anguille sous ses draps, posa sa belle tête et sa forêt de tresses blondes sur l’oreiller, arrondit ses bras nus autour de sa tête et regarda sir Williams.
– Mon cher sultan, dit-elle, je suis à présent votre esclave soumise et suis prête à vous obéir.
– Alors, écoute-moi bien, petite, dit sir Williams d’un ton paternel.
Et il s’assit sur le pied du lit, et il se prit à caresser de sa main la main blanche et mignonne de sa jolie hôtesse.
– Demain, dit-il, tu iras rue de Charonne dans la matinée, tu mettras ton prétendu père dans une voiture, et tu le conduiras à la maison de santé Dubois, dans le faubourg Saint-Denis.
– Ah ! enfin… dit Turquoise, dont l’œil bleu étincela de perversité.
– Le reste te regarde, acheva sir Williams avec flegme.
– Et… Fernand ? demanda-t-elle.
– Oh ! pas encore… pas encore… Diable ! il faut de la patience, ma fille, quand on veut plumer douze millions…
– J’en aurai, murmura la courtisane ; mais je vous jure bien que si Fernand revient ici, il y laissera son dernier louis.
– Et l’honneur de sa femme, ajouta le baronet d’un ton fort calme.
– Amen ! acheva la Turquoise.
C’était le surlendemain du jour où sir Williams avait eu avec Rocambole l’entretien que nous venons de rapporter.
Madame la marquise Van-Hop était à sa toilette.
Il était alors sept heures et demie environ.
Le marquis était plongé dans une vaste bergère, dans le boudoir de sa femme, tandis que celle-ci était aux mains de ses caméristes.
Amoureux comme au premier jour de la lune de miel, M. Van-Hop admirait la suave beauté de sa femme, beauté qui se fût fort bien passée de la rivière de diamants qu’elle avait sur ses épaules et des magnifiques branches de corail posées dans ses cheveux noirs. Pourtant la marquise était pâle et souffrante.
Depuis quelques jours, surtout, la créole était en proie à de vagues inquiétudes, à d’insolites tristesses dont elle ne pouvait s’expliquer la cause.
Mais son mari était là, à cette heure ; son mari qu’elle avait tant aimé, qu’elle aimait encore, du moins elle le croyait, et le sourire était revenu à ses lèvres, et c’était avec une chaste coquetterie qu’elle jetait un regard furtif et complaisant dans la psyché placée devant elle.
Le marquis avait bien quarante ans, mais il avait conservé cette mâle beauté un peu froide, un peu taciturne, sans doute, qui est l’apanage des races du Nord.
De haute taille, jouissant déjà d’une sorte d’embonpoint prématuré, le marquis, dont le teint était ordinairement coloré, devenait, par suite d’une émotion violente, extrêmement pâle.
Il était sujet, disait-on, à ce que les peuples septentrionaux appellent la colère blanche. Habituellement calme, doux, bienveillant, il dissimulait sa jalousie, mais souvent sa pâleur livide trahissait ses fureurs concentrées, et sir Williams l’avait parfaitement apprécié lorsqu’il l’avait jugé capable de tuer sa femme le jour où il la reconnaîtrait coupable, ou la croirait telle.
Cependant, M. Van-Hop était un homme du monde, il savait commander à ses passions, dominer ses instincts, et, par conséquent, laisser sa femme entièrement libre de ses actions. Ainsi, ce jour-là, le marquis n’avait vu aucun inconvénient à laisser aller sa femme à l’Opéra sans lui.
Le marquis était joueur d’échecs passionné ; il avait ce soir-là une très belle partie à son cercle, et il ne voulait point y manquer.
– Ma chère amie, avait-il dit à sa femme, j’irai vous prendre à l’Opéra à onze heures, vers la fin du dernier acte.
Et il assistait en causant à la toilette de sa femme, lorsqu’on annonça :
– Monsieur le major Carden !
– Faites entrer au salon, dit la marquise.
– Non, non, dit vivement son mari, vous êtes habillée, ma chère amie, et vous pouvez recevoir le major ici. C’est un vieil ami, qui peut pénétrer partout.
Les cinquante années du major expliquaient parfaitement cette confiance de M. Van-Hop.
Le major entra.
– Ah ! par exemple, dit le marquis, auquel vint sur-le-champ une idée, vous êtes charmant de nous arriver, major.
Le major baisa la main de la marquise et regarda le mari d’un air interrogateur.
– Mon cher major, dit ce dernier, aimez-vous l’Opéra ?
– Beaucoup, marquis.
– Eh bien, madame vous offre une place dans sa loge.
Et le marquis regarda sa femme.
Un léger sourire vint sur les lèvres de la marquise.
– Major, dit-elle, mon mari est un traître, ou plutôt c’est un mari comme il y en a tant, qui préfère un échiquier à sa femme, et qui, pour concilier ses devoirs et ses passions, met sa femme sous la protection de son ami.
Madame Van-Hop regarda son mari et corrigea par un regard charmant la dure amertume de ce petit reproche.
– Allez, ajouta-t-elle, allez jouer, monsieur, mais n’oubliez pas de venir entendre le quatrième acte ; vous savez bien que nous l’aimons.
Dix minutes après, le major montait dans le grand coupé de la marquise et la conduisait à l’Opéra.
C’était un vendredi, le jour de fashion. La salle était pleine.
La marquise était belle à ravir ce soir-là, et fit sensation en entrant dans sa loge.
Les instructions de sir Williams avaient été suivies à la lettre par Rocambole.
Un peu après que la marquise eut pris place sur le devant de sa loge, la loge à côté s’ouvrit et deux jeunes gens y entrèrent.
Le premier était M. Oscar de Verny, dit Chérubin.
Il s’accouda sur le devant et se pencha à demi, de telle façon que la marquise, dont les jumelles étaient précisément dirigées vers la salle, pût l’apercevoir.
Si madame Van-Hop avait vu tout à coup surgir devant elle un péril certain, imminent, impossible à conjurer, peut-être n’eût-elle pas éprouvé une émotion plus violente que celle qui lui serra le cœur au moment où elle aperçut Chérubin.
Mais elle était femme, et toute femme sait dissimuler les angoisses de son âme sous un masque d’indifférence.
Pas un muscle de son beau visage ne tressaillit, et elle se retourna vers la scène sans la moindre affectation.
Mais elle l’avait vu…
Quant au major, comme il ne pouvait, de sa place, apercevoir Chérubin, il conservait une attitude fort calme, et lorgnait la salle en vieil habitué de l’Opéra qui retrouve tout son monde chaque vendredi soir.
Au moment où le rideau se levait, la loge située vis-à-vis de celle de la marquise, et qui était celle d’un étranger de distinction, fut ouverte à M. le vicomte de Cambolh, qui entra le lorgnon dans l’œil, un charmant sourire aux lèvres.
– Tiens, dit le major se penchant vers la marquise, voilà M. de Cambolh.
– En effet, dit la marquise.
– Je crois l’avoir rencontré chez vous…
– Oui, un sculpteur que je vois beaucoup, et qui veut bien me donner quelques leçons de statuaire, l’a présenté chez moi.
La marquise, dont le cœur battait toujours d’une émotion inconnue, était ravie d’échanger quelques mots avec son cavalier dans le seul but de tromper son anxiété.
– Du reste, reprit le major, M. de Cambolh est un homme de bonnes manières, un gentilhomme de la meilleure roche et du meilleur monde.
– C’est un Suédois, m’a-t-on dit ?
– D’origine. Il est né en France. J’ai longtemps servi avec son père. Sa famille a tenu un rang distingué à la cour de Suède.
– Est-il riche ?
– Non, trente ou quarante mille livres de rente au plus ; mais il fera un beau mariage au premier jour. Il est jeune, beau garçon, spirituel… Mais, s’interrompit le major, comme toute médaille a son revers, je vous avouerai que le vicomte a, en échange de grandes qualités, un caractère irascible et querelleur.
– En vérité ! fit la marquise, qui paraissait écouter le major avec attention, alors qu’en réalité sa pensée était ailleurs.
– À ma connaissance, reprit le major, il s’est battu vingt-cinq ou trente fois. Il est très beau tireur, il apporte sur le terrain un sang-froid terrible et souvent il a tué son adversaire.
– Quelle horreur ! murmura la marquise.
Et elle se tourna de nouveau vers la scène et parut écouter le premier acte avec beaucoup d’attention.
Mais, en réalité, elle cherchait à se rendre compte de ces battements de cœur précipités qui l’assaillaient depuis qu’elle avait entrevu Chérubin.
Cependant elle crut remarquer la lorgnette du vicomte de Cambolh dirigée avec une tenace attention sur la loge voisine de la sienne, c’est-à-dire sur celle de M. Oscar de Verny.
Et alors les paroles du major Carden la firent tressaillir.
Ou le vicomte lorgnait Chérubin d’une façon hostile, et la marquise, à cette pensée, sentait son cœur battre plus précipitamment, ou il y avait une femme dans la loge de M. de Verny, laquelle attirait l’impertinente attention de M. de Cambolh.
Et la marquise, en admettant cette hypothèse, éprouva un malaise étrange.
Le premier acte fini, la toile baissa, le vicomte quitta sa loge.
Madame Van-Hop respira… On eût dit qu’elle venait d’échapper à un danger.
Mais, peu après, elle entendit frapper à la porte de la loge voisine ; cette porte s’ouvrit, et elle recueillit ces paroles échangées à mi-voix :
– Monsieur Oscar de Verny ?
– C’est moi, monsieur.
– Monsieur, voudriez-vous m’accorder une minute d’entretien ?
– Volontiers, monsieur.
– Je suis le vicomte de Cambolh.
– Je le sais, monsieur, j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez la marquise Van-Hop, il y a huit jours.
La marquise tressaillit, et elle se prit à écouter avec une âpre curiosité.
– Monsieur, reprit M. de Cambolh avec une courtoisie parfaite, j’ai passé huit jours à chercher votre nom et votre adresse… Tout à l’heure, on vient de me donner votre nom…
– Je puis vous satisfaire, monsieur, sur le dernier point. J’habite un entresol rue de la Pépinière, 40.
À ces mots, madame Van-Hop, qui écoutait toujours, tandis que le major, placé à l’autre bout de la loge, n’entendait pas ou ne paraissait rien entendre, madame Van-Hop tressaillit encore…
– Mais, dit M. de Verny, je suis étonné, monsieur, vous en conviendrez, de la curiosité qui s’est emparée de vous.
– C’est que, probablement, répondit M. de Cambolh, j’avais un motif de vous rencontrer. Au bal, chez la marquise, j’ignorais votre nom… et je tenais à le savoir.
– Monsieur, répliqua M. de Verny avec une pointe d’ironie, seriez-vous chargé de quelque mission… secrète ?
– Nullement, monsieur. Je m’occupe uniquement de mes propres affaires, et si vous voulez bien me le permettre, je m’expliquerai clairement.
– Voyons, monsieur, je vous écoute.
– Monsieur, reprit le vicomte à mi-voix, on a joué au lansquenet chez le marquis Van-Hop.
– Je m’en souviens, monsieur.
– Le jeu était assez animé, n’est-ce pas ? Il y avait des joueurs heureux.
– Très heureux ! fit Oscar avec une pointe d’ironie dans la voix.
– Moi, par exemple, reprit le vicomte, car j’ai gagné une assez belle somme sur main que j’ai passée.
– Je m’en souviens à merveille.
– Cette main passée m’a valu une petite affaire désagréable. On m’a cherché querelle. Bref, j’ai quitté le bal pour aller me battre.
– Ah ! dit M. de Verny avec un accent que la marquise, toujours attentive, prit pour de la surprise.
– Mais j’avais pris toutes mes précautions d’avance et fait mes conditions. Mon adversaire acceptait mes épées, nous allions les prendre chez moi, et, grâce à la vitesse de mon cheval, j’avait calculé que nous aurions le temps d’aller nous battre dans la plaine de Monceau, puis que le vainqueur pourrait revenir et rentrer au bal sans que tout cela eût pris plus d’une heure.
– Vous teniez donc à danser encore ?
– Non, mais à me retrouver avec certaines personnes à qui des sourires malveillants, quelques paroles peu mesurées avaient échappé au moment où je quittais la table de jeu.
La marquise écoutait toujours, et elle était au supplice.
Évidemment, M. de Cambolh venait provoquer Oscar de Verny.
– Ainsi, continua le vicomte, j’ai cru entendre ces paroles au moment où je me retirais : « On n’a jamais vu jouer de cette façon que les gens qui font du lansquenet un métier. »
– Ah ! vous avez entendu cela ?
– Parfaitement.
– Et vous savez qui a prononcé ces paroles ?
– Oui, monsieur, c’est vous…
– Peut-être !
Et madame Van-Hop devina qu’un sourire plein de hauteur dédaigneuse avait dû accompagner ces deux mots.
– Monsieur, dit le vicomte, après l’affaire, quand je suis revenu au bal, je vous ai vainement cherché : vous étiez parti.
– Je pars toujours de bonne heure.
– Ce soir, heureusement, je vous retrouve à l’Opéra, et j’aime à croire que vous ne me refuserez pas une explication… sur ces paroles malencontreuses qui vous sont échappées.
– Monsieur le vicomte, répondit M. de Verny, j’ai un principe invariable…
– Lequel, monsieur ?
– Celui de ne jamais me repentir de mes actions ou de mes paroles en désavouant le passé.
– Ainsi vous ne rétractez rien ?
– Pas même une syllabe.
– Alors, monsieur, il ne me reste plus qu’à vous demander un dernier renseignement. En quel lieu désirez-vous recevoir mes témoins ?
– Je vous le répète, monsieur, j’habite un entresol rue de la Pépinière, 40.
– C’est que, dit le vicomte, il est déjà tard, et je désirerais en terminer dès demain matin.
– La chose est facile.
– Comment cela ?
– J’ai déjà ici un ami, monsieur que voilà, et j’ai aperçu tout à l’heure dans les couloirs le major Carden.
– Il est dans la loge à côté, dit le vicomte, la loge de madame Van-Hop.
– Ah !
– Ah !
Et, dans cette exclamation, la marquise devina une émotion subite, une inexprimable anxiété.
Elle écouta frémissante, et entendit Chérubin qui continuait ainsi :
– Je puis donner rendez-vous au major au café Cardinal, au coin de la rue Richelieu, vers minuit. Il y trouvera monsieur et vos témoins ; puis, demain à huit heures, nous pourrons nous rencontrer au Bois…
– Je dois vous prévenir d’une chose, dit le vicomte de Cambolh.
– Je vous écoute, monsieur.
– Je n’ai jamais compté faire du duel une plaisanterie ridicule ; je me bats sérieusement, et j’aime à croire que nous ne reviendrons pas tous les deux du Bois.
– Je l’espère aussi, monsieur.
La marquise, dont tout le sang affluait à son cœur, entendit de nouveau un bruit de chaises remuées, et comprit que le vicomte se retirait.
Le major profitait de l’entracte pour lorgner la salle, et paraissait ne rien entendre.
Ce que la jeune femme éprouva pendant ce court laps de temps est impossible à décrire.
Par ce qu’elle venait de souffrir, elle comprenait que l’un de ces deux hommes, qui, le lendemain, se disputeraient leur vie avec acharnement, lui inspirait une vive sympathie. Et cette sympathie avait une source mystérieuse, étrange, qu’elle ne pouvait s’expliquer encore.
Car la marquise était une de ces femmes réellement vertueuses, aux yeux desquels la chaîne du devoir paraît forgée d’anneaux indissolubles, et à qui la pensée qu’un autre amour peut remplacer l’amour légitime qui leur fut inspiré ne saurait venir que longtemps après même que cet amour aura clandestinement germé dans leur cœur, comme poussent les racines d’un jeune arbuste sous les racines d’un arbre grand et fort que l’orage renversera au premier jour.
Pendant un moment, la marquise ne chercha point à se rendre compte de ses douloureuses impressions : elle ne vit, ne comprit qu’une chose, c’est que M. de Verny, ce jeune homme si beau et si triste, allait se battre, et sans doute succomberait dans cette lutte meurtrière.
Alors, comme la femme est toujours douée d’un premier mouvement d’énergie et d’opposition, elle songea tout d’abord à empêcher cette rencontre…
Mais comment ? par quel moyen ?
Et puis, était-ce bien à elle de se mêler de la querelle de deux hommes qu’elle connaissait à peine, qui devaient lui être plus qu’indifférents ?
Et la marquise, dont la pâleur était extrême, se prit à réfléchir que dire un mot, laisser échapper un geste, c’était se compromettre à ses propres yeux, s’avouer à elle-même qu’elle aimait Chérubin.
Avouer au major Carden qu’elle avait écouté la conversation de M. de Verny et du vicomte, n’était-ce pas lui dire que Chérubin ne lui était pas indifférent ? Et le major, un homme qui savait la vie, qui avait étudié le cœur humain et les femmes, le major ne devinerait-il point ses angoisses ?
Pendant les dix minutes qui suivirent le départ du vicomte Cambolh, qui avait reparu dans sa loge, madame Van-Hop souffrit le martyre.
Mais ce fut bien autre chose encore lorsqu’elle entendit vibrer de nouveau cette voix enchanteresse et mélancolique de Chérubin, disant au jeune homme qui se trouvait dans sa loge :
– Mon ami, j’ai un aveu à vous faire et un service à vous demander. J’aime une femme, une femme qui ignore mon amour et ne l’apprendra qu’après ma mort. La vie m’est à charge, et j’accepterai le trépas comme un bienfait.
– Quelle folie ! murmura une voix que la marquise n’avait point entendue encore et qu’elle devina être celle du confident de M. de Verny.
– Aussi, continua Chérubin, j’accepte avec une sorte de joie ce combat que je pressens devoir m’être fatal.
– Oscar, vous êtes fou…
– Non, je suis las de la vie, voilà tout, car j’aime sans espoir… et celle que j’aime ignorera mon amour tant que je vivrai.
– Et si vous mourez ?
– Ah ! dit-il avec tristesse, c’est alors, ami, que votre dévouement ne me fera pas défaut, n’est-ce pas ?
– Que dois-je faire ?
– Demain, avant le combat, je vous remettrai une lettre…
Chérubin s’arrêta… La marquise se sentit défaillir.
– Eh bien, cette lettre ? interrogea l’ami.
– Cette lettre sera renfermée dans deux enveloppes : l’enveloppe extérieure sera blanche, l’enveloppe intérieure seule portera le nom du destinataire. Vous allez me jurer que, si je suis tué, vous porterez cette lettre à la petite poste, déchirerez la première enveloppe en fermant les yeux, et jetterez la lettre dans la boîte sans en regarder l’adresse.
– Je vous le jure, répondit l’ami.
– Vous le devinez, ami, murmura Chérubin, cette lettre est pour elle… Au moins, après ma mort, elle saura combien je l’aimais…
La marquise, à ces dernières paroles, se sentit défaillir. Mais en même temps un espoir lui vint.
Espoir insensé et comme les femmes en peuvent seules concevoir.
Chérubin avait songé au major pour son second témoin ; le major était son ami et en même temps l’ami de M. de Cambolh.
Or, Chérubin l’allait venir trouver sans doute, il lui exposerait sa demande, et le major ne pourrait s’empêcher de confier à la marquise ce que, hélas ! elle savait déjà… Et alors elle serait forte, elle saurait être calme, indifférente, avoir un sourire aux lèvres, et après lui avoir ainsi prouvé qu’elle ne s’intéressait pas plus à l’un qu’à l’autre des deux adversaires, elle lui ferait comprendre qu’il serait de son devoir, de son honneur même, à lui vieux soldat et arbitre en bravoure, d’arranger une affaire sans gravité aucune, et qui avait pris naissance dans son salon, à elle, marquise Van-Hop.
Et comme la marquise se promettait déjà de parler très haut en son propre nom, de faire valoir ses craintes de tout scandale, on frappa discrètement à la porte de sa loge…
Et la femme, déjà forte, eut un dernier moment de faiblesse, elle tressaillit et frissonna.
Car elle crut que c’était Chérubin.
L’attente de la marquise fut trompée. Ce ne fut point Chérubin qu’elle vit apparaître.
Chérubin n’avait point quitté sa loge. Il s’était contenté d’écrire un billet au major en arrachant une feuille de son carnet, et il avait confié son message à une ouvreuse.
La marquise, toujours fort pâle, tourna lentement la tête lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir.
Elle frémissait d’anxiété, croyant voir Chérubin ; elle respira en voyant entrer l’ouvreuse.
Mais elle devina sur-le-champ que c’était lui qui avait écrit le billet.
– Monsieur le major Carden ? demanda la femme.
– C’est moi, répondit le Suédois en prenant le billet.
Puis il dit à madame Van-Hop :
– Vous permettez, marquise ?
– Faites, balbutia-t-elle, s’efforçant de sourire.
Le major ouvrit le billet, le lut avec un grand calme, le froissa et le mit dans sa poche.
Puis il dit à l’ouvreuse :
– Dites au monsieur qui vous a remis ce billet que je serai exact à son rendez-vous.
L’ouvreuse sortit.
Madame Van-Hop avait pris une attitude indifférente et dissimulait l’horrible émotion qu’elle éprouvait sous son plus calme sourire.
– Ah ! major, dit-elle d’un ton léger et un peu railleur, je vous y prends.
Et elle le menaçait de son doigt rose.
– À quoi, marquise ?
– Vous osez recevoir des poulets en plein Opéra, dans ma loge, en ma présence ?
– Ce n’est point un poulet, marquise.
– Oh ! fit-elle, espérant que le major lui avouerait ce qu’elle savait si bien déjà, je vous connais… Mon mari m’a fait des confidences…
– Hélas ! madame, il n’en est rien. Voyez plutôt mes cheveux gris.
Et il ajouta d’un ton confidentiel :
– Je suis, ce soir, d’un souper de garçons…
– Ah ! fit la marquise avec un accent impossible à noter ; car elle comprit sur-le-champ que le major serait discret et ne lui dirait rien de la rencontre du lendemain.
– On m’attend à minuit à la Maison-d’Or, acheva le major.
Madame Van-Hop crut qu’elle allait mourir. Elle ne saurait rien… ou plutôt elle ne devrait pas savoir… et, par conséquent, elle ne pourrait donner un conseil… plaider la cause de l’humanité… demander en son propre nom, et pour le respect dû à sa maison, que cette malheureuse affaire s’arrangeât…
C’était un supplice de damné.
Pendant une heure encore, la marquise espéra que le major finirait par se départir de son mutisme, et elle eut l’atroce courage de caqueter avec lui, de lui sourire, d’effleurer mille sujets de conversation touchant au duel de près ou de loin.
Le major ne parut pas comprendre.
Elle alla jusqu’à lui dire :
– Voilà M. de Cambolh revenu dans sa loge… Où donc était-il allé ?
– Au foyer, sans doute.
– Vraiment ! poursuivit-elle, ce charmant jeune homme est querelleur ?
– Hélas ! oui…
Elle espéra qu’il se laisserait aller à lui dire que, précisément, le vicomte venait encore de se faire une querelle… que lui, major, serait témoin dans cette affaire.
Mais le major fut impassible.
Alors madame Van-Hop sentit qu’elle perdait la tête, et un moment elle eut la pensée de tout avouer au major, et de lui dire qu’elle avait entendu la conversation du vicomte et de M. de Verny.
Mais comme elle hésitait encore et soutenait une dernière lutte avec sa dignité de femme, un homme entra dans sa loge.
Il n’était plus temps ; cet homme, c’était le marquis.
M. Van-Hop était radieux.
Lui, ordinairement froid, un peu triste, sobre de paroles, était souriant et gai…
Il avait gagné la partie d’échecs !
Et comme si, à l’heure où un vague danger menace un mari, un voile descendait sur ses yeux, le marquis, habituellement jaloux et défiant, ne s’aperçut point de l’extrême pâleur et de l’agitation nerveuse de sa femme, qui lui répondait par monosyllabes et avec une sorte d’impatience.
Le marquis écouta le quatrième acte avec ce recueillement profond des vrais dilettantes, et la marquise ne vit et n’entendit qu’une chose…
Ou plutôt, horrible vision ! elle crut voir et entendre deux lames d’épée se croisant et s’entrechoquant.
– Major, dit la marquise avec une voix altérée, tandis que le quatrième acte finissait, n’oubliez pas votre rendez-vous…
– Ah ! dit M. Van-Hop en regardant le major avec un sourire, vous avez un rendez-vous, heureux coquin ?
– Oh ! un souper de garçons…
– Sans femmes ? demanda tout bas le marquis.
– Sans femmes, parole d’honneur !
– Eh bien, allez, dit la marquise.
– J’ai le temps, madame, on se met à table à minuit.
– Bah ! fit-elle avec un sourire contraint, je vous dégage de vos devoirs de chevalier… n’ai-je point mon mari !
Et elle regarda cet homme qu’elle aimait depuis quinze ans, à qui l’unissait une chaîne indissoluble, dont l’amour devait lui servir d’égide.
On eût dit que ce pauvre cœur troublé cherchait à se sentir à lui-même.
Le major se leva et prit congé.
– Ah ! dit-elle en le voyant partir, un mot, mon ami, un seul.
– Je vous écoute, madame.
– Votre souper réunit-il beaucoup de jeunes gens ?
– Quelques-uns.
– Le vicomte en est-il ? Ce vicomte… de… Comment le nommez-vous ? J’oublie toujours ce nom…
Et la sublime femme avait le courage de mentir en demandant un nom qui flamboyait déjà dans sa mémoire, comme le mane, thecel, pharès, sur les murs de la salle où le roi Balthazar donnait son festin.
– Le vicomte de Cambolh, dit le major.
– Ce querelleur…
– Précisément.
– Eh bien, faites-moi une promesse.
– Volontiers.
– Si le vicomte cherche querelle à quelqu’un… C’est si affreux, ce vilain… duel !…
Elle prononçait ces mots avec une indicible émotion, et cependant le marquis ne devina rien.
– S’il cherche querelle à quelqu’un, continua-t-elle, tâchez de vous interposer… n’est-ce pas ?
Et elle avait une voix suppliante qui eût suffi à trahir le secret de son cœur.
Le major se reprit à sourire.
– Soyez tranquille, madame, dit-il ; les soupers de garçons dont je suis se passent tranquillement.
Et s’il s’en alla, laissant la marquise en proie à d’horribles alternatives de terreur et d’espoir.
M. Van-Hop reconduisit sa femme. Ce ne fut qu’à l’hôtel qu’il remarqua sa pâleur et son agitation.
– Qu’avez-vous, ma chère âme ? lui demanda-t-il.
– Rien… un peu de migraine… voilà tout.
– Je vais me retirer, en ce cas, dit-il.
Et il lui baisa la main et rentra dans son appartement.
La marquise renvoya ses femmes, et prétendit qu’elle se déshabillerait elle-même.
La pauvre femme avait besoin de solitude et de silence.
Pour la première fois, depuis huit jours, la marquise avait jeté un regard clair, investigateur au fond de son âme, et elle détournait sa tête épouvantée.
Sa vie calme, chaste et pure, ne se prenait-elle pas tout à coup à subir l’influence néfaste d’un élément nouveau, étranger, jeté brusquement dans sa vie ?
Longtemps courbée sous cette pensée désolante, cherchant à se réfugier, avec l’opiniâtre volonté de ceux qui se noient et ne veulent pas mourir, dans ses pieux souvenirs de jeunesse et d’amour, se cramponnant à l’image, hier adorée, de son mari, et qui, naguère, emplissait et absorbait son cœur tout entier, la marquise demeura plusieurs heures la tête dans ses mains, frissonnante, éperdue, et croyant toujours entendre ce cliquetis d’épées, qui bourdonnait par avance dans sa tête affolée.
De sa chambre à coucher on gagnait une terrasse qui communiquait au jardin par une dizaine de marches s’échappant des deux côtés d’un large perron.
La marquise y descendit.
Elle avait besoin d’air, elle étouffait… Elle se promena longtemps d’un pas inégal, saccadé, la mort au cœur, le cerveau en proie aux premiers symptômes de la folie.
Car ce n’était point seulement le danger terrible qu’allait courir cet homme, vers lequel une force mystérieuse, inconnue, l’attirait, qui la bouleversait ainsi.
Elle était encore en proie aux angoisses de la femme jusque-là pure comme un lis, habituée à porter la tête haute, et qui voit tout à coup un abîme s’entrouvrir sous ses pieds…
Elle l’avait pressenti, deviné, compris aux terreurs folles de son âme… elle aimait M. de Verny, cet homme que le quartier Bréda avait surnommé Chérubin, dans le cœur de qui, la naïve et la sainte, elle croyait avoir allumé une de ces passions terribles qui font prendre la vie en dégoût…
Et cet homme, sans doute, irait au combat, résigné à mourir ; il se ferait tuer, ne pouvant vivre pour elle.
En songeant à cette affreuse alternative, la marquise oubliait tout pour ne songer qu’à lui.
Mais que pouvait-elle ?
Quitterait-elle furtivement son hôtel, pour courir chez le major Carden tout lui avouer ?
Non…
Irait-elle même, au milieu de la nuit, comme une femme perdue, comme une coureuse de rues, chez cet homme qu’elle connaissait à peine, et que cependant elle aimait déjà, pour lui dire : « Je vous défends de vous battre ?… »
C’était impossible, elle n’y songea même pas.
Elle rentra dans sa chambre, s’agenouilla devant un christ d’ivoire appendu au chevet de son lit, et elle se contenta de prier pour celui que le destin était venu placer sur l’honnête chemin de sa vie.
Elle pria longtemps.
Le jour vint.
Un jour sombre et triste, une de ces matinées d’hiver qui semblent ne peser sur Paris qu’à ces heures solennelles et lugubres où les employés de l’octroi voient sortir de la grande ville deux voitures qui se suivent et conduisent au bois de Boulogne deux hommes qui vont jouer leur vie sur le muet échiquier du destin.
Alors, à partir de ce moment et comme huit heures sonnaient à la pendule de son boudoir, la femme, résignée et calmée par la prière, redevint la proie de mortelles angoisses.
Une horrible illusion s’empara d’elle.
La tête dans les mains, les yeux fermés, il lui sembla qu’elle assistait au combat, qu’elle voyait les deux adversaires dépouillés de leurs habits, la chemise au vent, gorge nue, mettre l’épée à la main et croiser, en même temps, le fer et le regard.
Et, chose étrange ! puissance merveilleuse de l’imagination, elle les voyait réellement, elle assistait au combat dans tous ses poignants détails, elle entendait le froissement du fer battant le fer, puis tout à coup l’un des deux champions rompait brusquement, jetait un cri et tombait mortellement atteint. Et celui-là, c’était lui !
Ce mirage de la pensée, qu’on nous passe le mot, avait été si complet, que la marquise avait cru voir et entendre, et que, du fond de sa chambre, rêvant tout éveillée, elle avait entendu le cri du blessé résonner au fond de son cœur…
Et elle s’affaissa sur elle-même, évanouie, brisée, sans avoir eu la force d’appeler du secours.
Madame Van-Hop se couchait fort tard d’ordinaire ; elle se levait, par conséquent, vers onze heures ou midi, et, habituellement, ses femmes de chambre ne pénétraient chez elle qu’à son coup de sonnette.
Ce ne fut donc que vers onze heures que, revenant à elle, la pauvre femme se retrouva étendue de son long sur le parquet et dans un isolement absolu…
Elle avait entendu la cloche de l’hôtel qui prévenait de l’arrivée d’un étranger, et ce bruit l’avait tirée de sa léthargie.
Aussi, se lever, passer la main sur son front, se souvenir, fut pour elle l’histoire d’une seconde.
Elle courut à la croisée de son boudoir, qui donnait sur la cour, et regarda.
N’était-ce point cette lettre fatale qu’elle redoutait… que l’ami inconnu devait mettre à la poste pour la femme aimée ?
Et comme elle se penchait en dehors, avide et frémissante, elle aperçut le chapeau ciré et l’habit à parements écarlates du facteur.
Semblable à la femme de Loth, changée subitement en statue de sel, la marquise demeura immobile, pétrifiée, sans voix, sans haleine…
Quelques minutes passèrent, et ces minutes eurent pour elle la durée de plusieurs siècles…
Enfin, la porte s’ouvrit, un laquais entra, remit la lettre apportée par le facteur.
Et la marquise ouvrit cette lettre, employant à cette action son reste de force et de courage.
Ô bonheur !
Cette lettre n’était pas de lui…
C’était une écriture de femme, l’écriture de madame Malassis.
Et la marquise respira, elle se sentit revenir à la vie, et ses yeux évanouis par les larmes parcoururent avidement cette lettre, comme si, tant il y a de folles pensées dans une tête en proie au mal d’amour, comme si la veuve, qui habitait comme lui le n° 40 de la rue de la Pépinière, allait lui apprendre l’issue de ce combat qui avait dû avoir lieu le matin.
Madame Malassis disait :
« Chère marquise.
« Voici huit grands jours que je ne vous ai pas vue, et je vous appelle comme une âme sœur de mon âme. J’ai eu des ennuis, de vrais chagrins, j’ai besoin de vous ouvrir un peu mon cœur.
« Venez, je vous en prie, car je me suis juré de ne point sortir aujourd’hui.
« Je vous dirai pourquoi.
« Veuve Malassis. »
Cette lettre n’était-elle point pour la marquise comme un prétexte que la Providence indulgente venait lui fournir de savoir l’issue heureuse ou funeste de la rencontre du matin ?
La marquise jeta un cri de joie, et à demi folle de terreur et d’espoir, elle oublia qu’elle était encore en robe de soirée, s’enveloppa dans un grand châle, demanda son coupé et descendit précipitamment.
Le marquis était sorti à cheval le matin, pour une promenade au bois de Boulogne.
– Rue de la Pépinière, 40, dit la marquise au valet de pied en se jetant dans la voiture.
Peu après, la marquise s’arrêtait à la porte de cette maison dont le pavillon du fond était occupé par madame Malassis.
Jamais, en allant voir la veuve, ce qui, du reste, arrivait fort rarement, la marquise n’avait examiné ni l’entrée de la maison, ni l’escalier, ni le concierge.
Elle passait toujours rapidement, traversait le jardin et gagnait le pavillon.
Eh bien, cette fois, elle jeta sur tout cela un regard pénétrant, inquisiteur, qui sembla vouloir interroger les murs et les visages, et leur demander leur secret.
Était-il revenu sain et sauf ?
L’avait-on rapporté mort ou blessé ?
Hélas ! concierge impassible, corridor à peu près désert, maison silencieuse, escalier muet, gardèrent leur secret.
La marquise arriva chez madame Malassis et fut introduite par Venture, ce valet-intendant, au visage repoussant et dur, qui, depuis quelques jours, semblait avoir pris un ascendant mystérieux sur sa nouvelle maîtresse.
Venture, en grande livrée d’apparat, conduisit la marquise au premier étage du pavillon.
La veuve de trente-six ans, la belle madame Malassis, protégée par un demi-jour habilement ménagé par d’épais rideaux, était assise au coin de son feu, pelotonnée au fond d’une moelleuse bergère, dans l’attitude pleine de langueur d’une femme qui a la migraine et des vapeurs.
– Ah ! chère, dit-elle en voyant entrer la marquise, vous êtes bonne et charmante.
Et elle se leva avec une nuance d’infériorité respectueuse et courut à la marquise.
– Mon Dieu ! dit-elle en la regardant, souffririez-vous aussi vous ?… Vos yeux sont abattus… vous êtes pâle… Qu’avez-vous au nom du ciel ?
– Rien, rien, murmura la marquise… J’ai mal dormi… voilà tout.
– Je vous en offre autant, chère belle, soupira la veuve… Ah ! si vous saviez…
La marquise eut un affreux tressaillement ; mais cependant elle eut le courage de ne point interroger.
– Figurez-vous, reprit madame Malassis en entraînant la jeune femme et en la faisant asseoir auprès d’elle sur la bergère, figurez-vous que j’ai tant d’ennuis et de chagrins depuis quelques jours, que je ne dors plus. La nuit dernière, j’ai entendu sonner cinq heures avant d’avoir fermé l’œil… Enfin, je m’étais assoupie depuis quelques heures, lorsque des cris, du bruit, des pas résonnant dans le jardin…
La marquise fut prise d’un tremblement nerveux… et elle attacha sur son interlocutrice un regard effaré…
– Ah ! l’affreux événement, reprit la veuve… C’est épouvantable !…
– Mon Dieu ! balbutia la marquise d’une voix affolée et qui aurait dû étonner la veuve au dernier point, qu’est-il donc arrivé ?
– Un horrible malheur ! répondit madame Malassis, un pauvre jeune homme qui habitait cette maison…
– Eh bien… achevez… demanda la marquise d’une voix mourante.
– Il s’est battu ce matin en duel… au bois de Boulogne… On l’a rapporté presque mort.
La marquise jeta un cri et tomba à la renverse sur le parquet.
Le secret de son cœur venait de lui échapper ; désormais elle avait une confidente.
Madame Malassis courut à une sonnette et l’agita.
Au bruit, la porte s’ouvrit, Venture apparut.
– Ah ! ah ! dit-il en échangeant un regard d’intelligence avec la veuve, je crois que nous tenons la petite dame…
Madame Malassis était-elle donc déjà la complice et l’instrument passif de la redoutable association des Valets-de-Cœur, et l’infernal génie de sir Williams allait-il donc triompher encore ?
C’est ce que nous allons vous dire.
Le vice a d’impénétrables mystères.
Ceux qui ont une fois mis les pieds sur cette pente irrésistible descendent toujours, quoi qu’ils fassent pour remonter.
La femme qui a abandonné une fois l’austère chemin du devoir, cette voie ardue où il est besoin de marcher d’un pied ferme, parvient quelquefois à y rentrer, mais la moindre pierre d’achoppement, le moindre obstacle suffit pour la faire retomber au plus profond du précipice.
Ces quelques réflexions nous étaient nécessaires pour expliquer l’étrange conduite de madame Malassis, et on nous permettra d’esquisser en quelques lignes la biographie de cette femme.
Madame Malassis était, à quinze ans, première demoiselle dans une importante maison de modes de la rue de la Paix.
À seize ans, elle abandonna brusquement cette position pour suivre un vieux débauché veuf, riche, sans enfant, qui remplaça son châle de tartan par un cachemire, et les fleurs de sa coiffure par des branches de corail.
De dix-huit à vingt-trois ans, l’existence de la jeune femme fut livrée à tous les hasards de la vie des pécheresses.
Un adorateur splendide la trouva, un soir, aux prises avec la nécessité la plus âpre, et, prévoyant sans doute que la folle créature ne songerait jamais à l’avenir si l’on n’y songeait pour elle, il lui acheta un fonds de parfumerie sur le boulevard des Italiens.
Là, madame Malassis, qui, par hasard, avait de l’ordre, prit sa situation au sérieux et acquit bientôt cette âpreté au gain, cette économie sévère et bien entendue qui mène les commerçants à la fortune.
Un ancien commis voyageur, un homme qui touchait à la cinquantaine, ne s’effaroucha point du passé un peu leste de la parfumeuse, lui offrit sa main et fut agréé. Comme César Birotteau, le héros immortel de M. de Balzac, M. Malassis était prédestiné aux grandeurs humaines.
Sept ou huit ans lui suffirent pour amasser deux cent mille francs. Il devint adjoint au maire de son arrondissement, membre d’une foule d’institutions philanthropiques, et il produisit dans le monde officiel d’abord, puis dans celui de la finance, et presque dans le faubourg Saint-Honoré, la petite modiste de chez Fanny, l’ancienne femme galante à demi réhabilitée par le mariage. Quand M. Malassis mourut, – et il mourut d’une indigestion à la suite d’un copieux souper fait au Rocher-de-Cancale, – sa femme avait été adoptée par le monde, qui ignorait toute une partie de ses antécédents.
Mais, nous l’avons dit, le vice ne pardonne point… Madame Malassis avait habilement dissimulé ses instincts pervers, et cependant, M. Malassis avait été, disait-on tout bas, bien souvent trahi.
Son mari mort, la veuve rencontra le vieux duc de Château-Mailly.
Elle avait alors trente-cinq ans, l’âge de l’ambition. Elle entrevit un avenir superbe, elle rêva de couvrir et d’éclipser à jamais les fanges de son passé par les perles éclatantes d’une couronne ducale. Pendant deux années, la vieille courtisane prit au sérieux son rôle de femme austère ; elle fut dame patronnesse, elle vit le meilleur monde, se lia intimement avec la marquise Van-Hop, et sut inspirer au vieux duc une irrésistible passion…
On eût pu croire qu’elle avait à jamais reconquis et gravi les sommets ardus de la vertu…
Illusion !
Le jour où elle rencontra ce petit jeune homme au lorgnon d’écaille, aux cheveux bouclés, au minois vulgaire et séduisant, à l’aplomb des fils de famille qui passent, gantés de jaune serin, leur vie sur le boulevard des Italiens, madame Malassis sentit le passé la reprendre dans ses mains crochues et puissantes, et l’abîme se rouvrir sous ses pieds.
Elle était née courtisane, elle devait l’être jusqu’au jour où l’aveugle duc de Château-Mailly la conduirait à l’autel.
La veuve avait trente-six ans, l’âge des passions volcaniques chez la femme ; elle commençait à paraître son âge, on le chuchotait dans le monde à ses oreilles. Le vieux duc ne s’en apercevait point.
Mais le duc était septuagénaire.
Et peut-être que la voix mystérieuse du cœur s’éveillait enfin chez cette femme, dont la vie n’avait été qu’un long calcul.
Elle avait trouvé sur la route, une nuit, un jeune homme de vingt ans, lancé comme une bombe par l’invisible main de sir Williams ; ce jeune homme lui avait parlé le vulgaire et chaleureux langage de la passion, et la femme, qui tant de fois avait cédé, avait été vaincue encore.
Pendant quelques heures, cet esprit fort, calculateur, ce chiffre devenu femme, avait tout oublié… On lui avait parlé d’amour, à elle qui n’entendait plus ce langage sortit de deux lèvres jeunes et fraîches, et elle avait écouté.
Mais la folie a ses heures, rien de plus !
Madame Malassis voulait bien aimer encore, mais elle voulait aussi épouser le duc.
Aussi, à partir de ce jour, divisa-t-elle habilement son temps.
Rentrée chez elle bien avant la nuit, toujours prête à y recevoir M. de Château-Mailly si un caprice jaloux venait à l’y conduire, elle sortait chaque jour, vers deux heures. Où allait-elle ?
En femme prudente, madame Malassis n’avait pas cru devoir mettre sa femme de chambre ni aucun de ses gens dans le secret de son nouvel amour…
Elle sortait de chez elle en voiture, dans un fiacre la plupart du temps, remontait la rue de la Pépinière, prenait la rue Saint-Lazare, qu’elle suivait dans toute sa longueur, entrait dans l’église Notre-Dame-de-Lorette par la grande porte, y séjournait environ dix minutes, et sortait par la rue Fléchier.
Là se perdaient les traces de madame Malassis. Allait-elle soulager une infortune ? Allait-elle à quelque mystérieux rendez-vous ?
Elle entrait dans une maison de la rue Fléchier, passait comme une ombre devant la loge du portier, montait lestement un escalier, son voile baissé… Une porte s’ouvrait et se refermait… c’était tout…
Quelquefois, une heure et même deux s’écoulaient avant qu’elle ressortît. La veuve traversait de nouveau l’église, regagnait son fiacre et rentrait furtivement rue de la Pépinière.
Il y avait huit jours que cela durait, lorsqu’un soir, vers trois heures, au moment où, redescendant de la rue Fléchier, elle s’apprêtait à retraverser la rue, madame Malassis s’arrêta et recula tout à coup, comme si elle avait vu se dresser devant elle un reptile armé d’un triple dard.
Venture se promenait de long en large sur le trottoir, les mains dans ses poches, un charmant sourire aux lèvres, sifflotant un petit air grivois.
Espérant encore n’être point reconnue, la veuve allait passer outre…
Mais Venture se plaça résolument devant elle, et lui dit :
– Bonjour, madame.
Il donna à ce dernier mot cette inflexion respectueuse et particulière aux domestiques parlant à leur maîtresse.
Et comme madame Malassis demeurait stupéfaite et toute bouleversée, il répéta :
– Bonjour, madame.
Toute troublée encore, mais prête à reconquérir son sang-froid, la veuve prit un air sévère et le regardant fixement.
– Que faites-vous ici, maître Venture ? dit-elle.
– Je me promène, madame.
– Je ne vous ai point pris à mon service pour cela.
Le laquais baissa la tête, balbutia quelques mots d’excuse et se tut.
– Cherchez-moi une voiture, dit-elle, et payez-la. Je viens de vider ma bourse chez de pauvres gens qui meurent de faim.
Venture ne se le fit pas répéter ; il se hâta d’obéir, et madame Malassis rentra chez elle en se disant :
– Voilà un homme que je vais me hâter de congédier.
Le soir, en effet, après son dîner, elle sonna, et Venture parut.
La veuve était dans sa chambre à coucher, au coin du feu, toute seule.
Venture salua et se tint debout, sa casquette galonnée à la main.
– Que faisiez-vous ce matin, rue Fléchier ? lui dit-elle d’un ton sec.
– J’attendais madame.
– Vous m’attendiez !… fit-elle en tressaillant.
– J’avais suivi madame depuis la maison…
Un éclair de colère brilla dans les yeux de madame Malassis.
– Et de quel droit ? demanda-t-elle d’une voix irritée.
– J’espionnais madame, répondit-il avec un calme plein de cynisme.
Les lèvres de la veuve blanchirent. Une telle insolence dépassait toutes les bornes.
– Maître Venture, dit madame Malassis, je crois que je vais être obligée de vous faire admettre à Charenton ; car, Dieu me pardonne ! vous devenez fou.
Venture ne répondit point.
Seulement, il remit impudemment sa casquette sur sa tête et s’assit sans façon dans un fauteuil roulé près du feu, vis-à-vis de celui de la veuve.
– Si madame voulait bien causer une minute avec moi, dit-il, elle verrait bien que non seulement je ne suis pas fou, mais que, bien plus, elle a peut-être besoin de moi.
Le regard tranquille, le ton assuré et plein d’arrogance de cet homme, qui, le matin même, était le plus respectueux des valets, bouleversèrent si complètement la veuve, qu’elle s’imagina faire un mauvais rêve.
Cependant, il y avait dans le geste, dans l’attitude, dans le regard de cet homme, une sorte de fascination qui imposa si fort à madame Malassis, qu’elle n’eut ni la force de le chasser d’un signe impérieux de la main, ni de courir à un cordon de sonnette pour appeler sa femme de chambre.
Venture s’assit donc en face d’elle et lui dit :
– Il ne faut jamais se fâcher, madame, avant d’avoir entendu les gens. C’est toujours une chose pénible de casser les vitres sans profit, et la chose devient même parfois dangereuse…
La veuve, stupéfaite, l’écoutait.
– Madame, reprit Venture, veuillez oublier un moment que je porte la livrée et suis à votre service, et écoutez-moi comme on écoute un ami.
Elle fit un geste de répulsion, presque de dégoût.
Il eut un hideux sourire et continua :
– Jouons cartes sur table, madame. Vous allez épouser sous trois semaines, M. le duc de Château-Mailly, un homme fort riche et portant un des plus vieux noms de la noblesse du royaume ; mais il faut si peu de chose pour rompre un mariage ! Quelquefois trois semaines peuvent avoir la durée d’un siècle. Ainsi, par exemple, supposons que M. le duc se soit trouvé comme moi, ce soir, sur le trottoir de la rue Fléchier…
Madame Malassis frissonna et regarda Venture d’un air effaré.
– Ne croyez-vous pas, continua effrontément le laquais, que M. le duc demanderait à réfléchir avant de vous épouser, s’il savait que vous allez chaque jour rue Fléchier, n° 4, que vous montez au premier et sonnez à la porte à droite de l’escalier ? Dispensez-moi de vous dire le reste…
Et Venture regarda insolemment la veuve.
Madame Malassis attacha sur lui des yeux pleins de courroux et de haine.
– Vous êtes un misérable ! dit-elle, et je devine ce que vous voulez…
Alors elle se leva et alla ouvrir le tiroir d’un petit meuble de Boule, dont elle retira un portefeuille.
– Combien vous faut-il ? demanda-t-elle avec dédain.
Venture haussa les épaules.
– Vous allez trop vite en besogne, madame, dit-il ; avant d’acheter, il faut savoir ce qu’on achète. Avant de me demander ce que je veux obtenir pour prix de mon silence, apprenez au moins dans quelle mesure je peux vous desservir, si bon me semble… Chère madame, reprit-il, vous êtes ce qu’on nomme une femme prudente ; c’est-à-dire que vous n’écrivez jamais, et, par conséquent, vous pourriez nier devant le duc, lui affirmer que je mens, que vous ne connaissez point M. Arthur, qu’enfin vous ignorez tout ce que je veux dire.
– Je l’ignore en effet, dit madame Malassis, qui retrouva une sorte d’aplomb et d’indulgence au plus fort de cette situation désespérée.
– Soit, ricana le laquais. Seulement, vous ne me ferez pas l’injure de croire, madame, que je mets mon vin en bouteilles avant sa fermentation, c’est-à-dire que je m’embarque dans une affaire sans avoir pris mes précautions.
– Après ? dit-elle froidement.
– Le duc est amoureux, par conséquent il est aveugle. À la rigueur, il pourrait vous croire innocente et victime d’un odieux laquais, si je ne lui apportais que des indices. Heureusement, j’ai un dossier…
À ce mot de dossier, madame Malassis eut le frisson.
– Madame, reprit Venture, vous n’avez pas toujours eu trente-six ans ; vous avez été jeune, inconsidérée, légère… Vous avez écrit… et beaucoup, et à bien des gens…
Et comme elle le regardait avec terreur, cet homme, qui lui parut être un démon vomi par l’enfer, se prit à lui raconter froidement, année par année, et presque jour par jour, son existence à elle madame Malassis, depuis l’heure où elle était sortie de la maison de modes de la rue de la Paix, jusqu’à celui où elle l’écoutait, l’angoisse au cœur et la sueur au front.
Un avocat général fulminant un réquisitoire contre un criminel, et fouillant sa vie passée jusque dans ses replis les plus obscurs, eût été moins instruit, peut-être, que ne se montra Venture, en racontant sa propre vie à madame Malassis.
Il n’oublia aucun détail, aucune intrigue, corroborant chaque fait d’un nom, d’une date, d’un numéro de rue, relatant chaque lettre tombée, on ne pouvait deviner comment, entre ses mains.
C’était à épouvanter le plus hardi des forçats. Pendant quelques minutes, madame Malassis l’écouta en silence et comme atterrée.
– Vous voyez bien, madame, dit Venture, que je puis bien des choses, et que de moi seul dépend votre mariage avec M. le duc de Château-Mailly.
Elle courba la tête, et deux larmes jaillirent de ses yeux.
– Combien vous faut-il ? murmura-t-elle enfin.
– Ah ! dit-il en souriant, vous n’êtes pas assez riche.
– Je le deviendrai.
– Non, je ne veux pas d’argent.
Et cet homme, que tout à l’heure elle voulait chasser, la dominait alors complètement, arrêta sur elle un regard calme, assuré, dominateur, et reprit :
– Madame, vous auriez tort de croire que vous êtes simplement en mon pouvoir. Je suis tout et ne suis rien à la fois. Vous êtes au pouvoir d’une association immense, puissante, et dont je ne suis que l’humble mandataire.
Et comme elle continuait à le regarder avec terreur :
– Ce n’est pas au prix de quelques chiffons de mille francs que l’association mystérieuse que je représente vous vendra jamais la couronne ducale de Château-Mailly, c’est au prix de vous-même, de votre dévouement, de votre liberté… Voyez, réfléchissez…
Et Venture se leva ; puis il reprit l’attitude humble, respectueuse, servile, d’un domestique prêt à exécuter les ordres de sa maîtresse.
– Quand madame aura réfléchi, dit-il, elle sonnera. Je dois lui dire qu’elle n’a qu’à choisir : ou voir, ce soir même le dossier dont j’ai eu l’honneur de lui parler dans les mains de M. le duc de Château-Mailly, et se résigner, par conséquent, à la rupture de son mariage… ou entrer franchement, résolument les yeux fermés, dans une association qui, après tout, ne désire que son bonheur, en échange de quelques légers services.
Et Venture sortit.
Pendant une heure, madame Malassis demeura courbée sous le poids de ses iniquités passées, se demandant comment un infernal génie avait pu reconstituer ainsi toute sa vie pour s’en faire une arme terrible ; puis elle chercha à deviner ce qu’on attendait, ce qu’on pouvait attendre d’elle…
Et puis, nous l’avons dit déjà, comme elle touchait à l’âge de l’ambition, à cet âge mûr où certaines femmes deviennent impitoyables et se résolvent à fouler le monde sous leurs pieds, si ce peut être une action utile à leur égoïsme, elle sonna et dit à Venture, qui se représenta :
– Parlez… Je suis prête à vous écouter… à vous… obéir…
Et la femme altière baissa la tête et s’humilia devant ce laquais.
Que se passa-t-il alors entre elle et lui ? Nul ne le sait.
Mais, dès le lendemain, le sourire était revenu aux lèvres de la belle veuve, son regard était calme ; elle était sûre, désormais, d’épouser le duc de Château-Mailly, et Venture était redevenu le plus respectueux des intendants.
Chaque jour, madame Malassis sortait comme à l’ordinaire et s’en allait rue Fléchier.
Quelquefois même, son intendant portait à M. Arthur un petit billet ambré, écrit de la belle main de sa maîtresse.
Les choses en étaient là lorsque la marquise Van-Hop, sur une traîtresse indication de madame Malassis, était accourue chez elle, y avait appris vaguement que M. de Verny avait été gravement blessé le matin, et s’était évanouie sous le coup de cette foudroyante nouvelle.
La marquise évanouie, la veuve sonna ; Venture accourut et aida sa maîtresse à porter madame Van-Hop sur un sofa.
Alors madame Malassis lui fit respirer des sels, lui prodigua mille soins, et, au moment où elle rouvrait les yeux, elle congédia Venture, qui s’esquiva sans bruit.
– Ah ! murmura la marquise en promenant autour d’elle un regard étonné, que s’est-il passé, mon Dieu ?
– Rien, chère amie, absolument rien, répondit madame Malassis. Vous vous êtes trouvée mal… une syncope, voilà tout.
Et comme la marquise, horriblement pâle, se souvenait et se sentait étreindre par une angoisse indicible, madame Malassis se hâta d’ajouter :
– Rassurez-vous, du reste, dit-elle, rassurez-vous, ma bonne, ma chère marquise, sa blessure n’est point mortelle… on le sauvera.
Madame Van-Hop jeta un cri… un cri de joie imprudente et folle.
Et puis, tout à coup, elle s’aperçut qu’elle avait livré son secret ; elle devina que déjà une autre âme que la sienne avait deviné les tortures inouïes de son âme ; et la pure et chaste femme, l’innocente victime des trahisons du hasard et de l’infernale malice des hommes, se prit à rougir et à balbutier.
Elle courba le front comme un criminel qui fait l’aveu de son forfait, et, dans un premier élan de douleur, elle murmura :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! je suis perdue !
Mais alors aussi madame Malassis, qui sans doute avait prévu ce désespoir, cette honte anticipée de la femme vertueuse qui croit être déjà coupable ; madame Malassis, qui avait étudié consciencieusement ce rôle, s’agenouilla devant elle, prit ses deux mains dans les siennes, la regarda avec une indicible expression d’indulgence et de dévouement, disant :
– Je n’étais que votre amie, voulez-vous que je sois votre sœur ?
La marquise ne répondit pas, mais elle pressa convulsivement les mains de la veuve, et, dans cette étreinte, celle-ci devina que la créole altière, la femme sans reproche et qui pouvait marcher le front levé, avait désormais le cœur troublé. Le gouffre s’était entrouvert.
L’histoire que nous racontons est multiple.
Elle renferme un grand nombre de personnages et se compose d’événements si divers, que nous sommes obligés de quitter tour à tour chacun de nos héros.
Abandonnons donc un moment la marquise Van-Hop, madame Malassis et les combinaisons machiavéliques de sir Williams, pour revoir une des héroïnes de notre dernier épisode, mademoiselle Hermine de Beaupréau, devenue madame Fernand Rocher.
On s’en souvient, Fernand avait laissé sa femme au bal, sous la garde de son beau-père, M. de Beaupréau, et il était sorti pour aller se battre avec le vicomte de Cambolh.
On sait ce qui lui advint pendant les huit jours qui suivirent.
Quant à madame Rocher, elle était entrée chez elle, rue d’Isly, vers quatre ou cinq heures du matin, persuadée qu’elle avait été devancée par son mari.
Hermine se trompait.
Ses gens lui apprirent que Fernand n’avait point paru à l’hôtel.
Mais, en quittant sa femme, M. Rocher n’avait-il pas dit qu’il était question d’une bonne œuvre ?
Ceci rassura pleinement la jeune femme, et, un peu fatiguée du bal, elle se mit au lit et ne tarda point à s’endormir.
Quand il fit jour chez elle, lorsque sa femme de chambre entra, le lendemain vers midi, Hermine se retrouva seule et pensa d’abord que son mari n’avait point voulu l’éveiller et avait couché dans son appartement particulier.
La femme de chambre, interrogée, répondit que monsieur n’était point rentré.
Hermine se leva en hâte, et, inquiète de cette disparition, elle courut chez son père.
– Mon père, lui dit-elle, Fernand vous a-t-il dit où il allait, hier au soir ?
– Oui, répondit le Beaupréau avec ce sourire bonhomme qui trahissait chez lui un commencement d’idiotisme.
– Où allait-il ?
– Faire une bonne action.
– À Paris ?
– Non, hors de Paris.
Depuis quatre années qu’ils étaient unis, c’était la première fois que Fernand passait la nuit hors du domicile conjugal. C’était étrange.
La journée s’écoula pour madame Rocher dans une inexprimable angoisse.
Le soir vint, Fernand ne parut pas. Alors la jeune femme commença à se livrer aux plus noirs pressentiments.
Et tout à coup elle se souvint…
Elle se souvint que son mari avait quitté ce bal de la marquise en compagnie de deux ou trois hommes, et soudain le mot de duel sembla résonner à ses oreilles :
– Mon Dieu ! dit-elle à sa mère, Fernand s’est battu… on me l’a tué, peut-être… Mon Dieu ! mon Dieu !
Madame de Beaupréau, la sainte femme, l’âme forte, tout en partageant les inquiétudes de sa fille, repoussa d’abord cette pensée que Fernand avait quitté le bal pour aller se battre.
D’abord, Fernand était un homme doux, inoffensif, toujours prêt à s’effacer.
Ensuite, il était peu probable que, chez la marquise Van-Hop, dans le meilleur monde, un homme raisonnable comme l’était Fernand pût avoir une querelle.
Puis, en admettant cette dernière hypothèse, était-ce bien à deux heures du matin que pouvait avoir lieu une rencontre ? Enfin, au cas où cette rencontre aurait eu lieu, Fernand ne serait-il pas revenu mort ou vif chez lui ?
Un homme tué en duel est toujours rapporté à son domicile.
Tout cela était d’une logique rigoureuse, et Hermine fut contrainte de renoncer à cette affreuse idée.
Mais alors, où était Fernand ?
Pourquoi ce mystère ? Pourquoi ne s’être point confié à sa femme ?
Il est si difficile aux Parisiens d’admettre, comme les gens de la province, qu’un homme puisse être séquestré au milieu de Paris, ou jeté à l’eau quand il passe les ponts, et cela en temps de carnaval, lorsque les rues sont encombrées de monde à toute heure de la nuit, que ni madame de Beaupréau ni Hermine n’y songèrent.
Fernand était absent, Fernand ne revenait pas ; mais sauf le cas où il aurait pu être tué en duel, on ne pouvait supposer une minute qu’il était retenu forcément hors de chez lui.
Hermine espéra que son mari reviendrait dans la soirée.
Puis la nuit passa à son tour et fit place au matin, trouvant les deux femmes, la mère et la fille, livrées aux plus douloureuses conjectures.
Alors madame Rocher n’y tint plus.
Elle songea à M. de Kergaz et courut chez lui.
Fernand était comme le lieutenant en philanthropie d’Armand de Kergaz. Il avait été chargé par lui, durant le séjour de ce dernier en Sicile, des missions les plus délicates ; ils avaient comme une bourse commune au service des pauvres.
Hermine pensa que M. de Kergaz devait être dans la confidence de cette affaire, et elle se fit conduire rue Culture-Sainte-Catherine.
Lorsqu’elle y arriva, M. de Kergaz était dans son cabinet avec le vicomte Andréa.
Le frère repenti avait pris, depuis quelques jours, ses nouvelles fonctions à cœur. Il dirigeait avec une habileté sans égale cette police secrète du comte qui avait mission de démasquer et de détruire la redoutable association des Valets-de-Cœur.
Le comte fut quelque peu surpris de voir entrer chez lui, à cette heure matinale, madame Fernand Rocher, dont les yeux battus, la pâleur, semblaient attester la vive anxiété.
Aussi en la voyant paraître sur le seuil du salon, courut-il à elle, manifestant un certain étonnement inquiet.
– Je viens vous demander des nouvelles de mon mari, lui dit Hermine… sur-le-champ.
Le comte fit un geste d’étonnement.
– Comment ! s’écria Hermine… vous ne l’avez pas vu… hier ?… aujourd’hui ?
Le comte hocha la tête.
Alors, toute frémissante, madame Rocher raconta la disparition de Fernand, et M. de Kergaz, stupéfait, l’écouta, la regardant tour à tour, elle et le vicomte Andréa.
– Voilà qui est étrange ! s’écria le vicomte, qui avait modestement baissé les yeux à la vue de la jeune femme, jadis l’objet de sa coupable convoitise.
Et tout à coup il s’écria :
– Mais enfin, un homme ne disparaît pas ainsi dans Paris, madame ; on le retrouvera, c’est impossible autrement.
Et, dans la bouche de celui qui avait été sir Williams, cette espérance était presque une promesse.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Hermine, il y a trente-six heures de cela… On aura assassiné mon mari !
Armand regardait son frère d’un air interrogateur, et comme lui demandant conseil.
Le vicomte avait l’aspect d’un homme terrassé par une mauvaise nouvelle, et qui cherche cependant un moyen de conjurer l’adversité.
Hermine attachait sur lui un œil suppliant, comme si tous ceux que le baronet sir Williams avait jadis poursuivis de sa haine devaient avoir une confiance illimitée, absolue, aveugle, dans le vicomte Andréa repentant.
– Madame, lui dit-il d’un ton pénétré, je vous jure que, dussé-je remuer le monde et descendre au fond de ses entrailles, je vous retrouverai votre mari.
Et il ajouta, baissant les yeux :
– J’ai tant de crimes à me faire pardonner !…
– Ah ! murmura Hermine touchée, il y a longtemps que vos crimes sont oubliés. Vous êtes un saint… Dieu vous a pardonné !
Au moment où elle achevait, le valet de chambre du comte entra :
– Madame, dit-il à Hermine, votre valet de pied est là, dans le salon, et demande instamment à vous voir.
– Qu’il entre ! dit le comte.
Madame Rocher était sortie de chez elle en coupé bas avec son cocher seulement. Le valet de pied venait donc en hâte, et après elle, de l’hôtel.
Hermine eut un frisson d’espoir.
– C’est Fernand qui l’envoie ! pensa-t-elle.
Le valet entra, une lettre à la main.
– Au moment où madame venait de sortir, dit-il, un commissionnaire du coin de la rue est arrivé porteur de cette lettre. Il m’a recommandé de la remettre à madame sur-le-champ, ajoutant que c’était de monsieur.
Le comte et son frère respirèrent ; Hermine laissa échapper un cri de joie, et s’empara vivement de la lettre.
Il n’était donc pas mort !
Mais en jetant les yeux sur la souscription, elle pâlit.
Ce n’était point son écriture.
Pourtant elle rompit le cachet, déchira l’enveloppe et en retira un petit carré de papier d’où s’échappait un parfum discret, et de bon goût, et que couvrait une écriture déliée, menue, allongée, qui annonçait une main de femme.
Elle tourna le feuillet en tremblant, courut à la signature avant de lire, et reconnut le nom et le paraphe de son mari.
Alors seulement elle respira, et, sans se demander d’abord pourquoi il n’avait point écrit lui-même, puisqu’il avait signé, elle lut cette lettre que la Turquoise avait écrite le matin, tandis que Fernand, fasciné, la regardait avec admiration.
Certes, pour une femme encore adorée la veille, une semblable lettre, venant de l’homme qui passait sa vie à ses genoux, était étrange. Ce ton léger, presque impertinent, cette froideur d’expression, ce sans-gêne qui régnait de la première à la dernière ligne, tout cela était de nature à rendre folle la femme la moins jalouse, la moins habituée à de légitimes respects.
Et pour lui écrire, Fernand s’était servi de la main d’une femme, et il ne disait point à sa femme où il était, n’annonçant son retour que vaguement, comme une chose incertaine et subordonnée à une volonté étrangère.
Hermine n’eut pas la force de prononcer un mot. Elle tendit silencieusement la lettre à Armand, qui la prit et la lut, manifestant à chaque ligne une surprise profonde.
Et, comme elle, frappé de ce mystère inexplicable, il ne trouva pas un mot à dire et transmit la lettre au vicomte Andréa.
Le vicomte la lut, la relut, comme un savant qui déchiffre une inscription hébraïque ou égyptienne, et cherche le sens caché de chaque mot.
Pendant les deux minutes que dura pour lui cet examen, l’œil du comte et celui d’Hermine ne quittèrent point son visage, essayant d’en deviner les impressions rapides et fugitives.
Mais le vicomte demeurait impassible ; on eût dit qu’il hésitait à se prononcer.
Enfin il releva la tête et regarda Hermine.
– Madame, lui dit-il, tranquillisez-vous, votre mari ne court aucun danger, et il vous reviendra, ainsi qu’il vous le dit dans sa lettre. Je suis persuadé même que vous le reverrez avant huit jours.
– Mais… cette lettre ?… cette écriture ?… demanda la jeune femme d’une voix sourde, car déjà l’aiguillon de la jalousie pénétrait dans son cœur.
– Cette lettre a été écrite par une femme, accentua gravement le vicomte.
Hermine chancela et pâlit.
– Mais, cette femme, poursuivit-il, ne sera jamais assez puissante pour éteindre l’amour que votre mari ressent pour vous.
Hermine jeta un cri.
Le comte la soutint défaillante dans ses bras.
– Soyez forte, madame, lui dit-il, il y a un mystère que nous sonderons assurément.
Mais Hermine, hélas ! n’entendait plus la voix du comte. Celle d’Andréa seule semblait encore résonner à ses oreilles, et lui assurer que c’était bien une femme, une femme jalouse de son bonheur, qui avait tracé ces lignes dont chaque lettre était pour elle comme un coup de poignard.
Pourtant elle eut la force de se contenir, de se réfugier dans ses souvenirs d’amour, dans sa dignité de femme, dans la foi qu’elle avait toujours eu en son mari.
– Non, non, dit-elle avec énergie, vous vous trompez, monsieur, cela ne peut être, mon mari m’aime.
– Madame, répondit le vicomte Andréa, je ne puis vous affirmer qu’une chose, c’est que son billet a été écrit par une femme et signé par votre mari. Maintenant, le reste est un mystère, et je ne puis le sonder en deux minutes. Mais tranquillisez-vous, madame, avant peu j’aurai tout éclairci.
Et comme s’il eût obéi à une inspiration soudaine, le vicomte ajouta :
– Connaissez-vous beaucoup de monde chez la marquise Van-Hop ?
– Presque personne, monsieur. Fernand et moi, nous avons connu la marquise aux bains de mer, l’été dernier. Elle nous a présenté chez elle un jeune homme, le comte de Château-Mailly.
– Je connais ce nom-là, interrompit M. de Kergaz.
– Il me l’a même présenté et j’ai dansé avec lui.
– Eh bien ! madame, dit le vicomte, peut-être que M. de Château-Mailly saura comment et avec qui votre mari a quitté le bal ; il nous faut absolument des indices.
– Ah ! dit Hermine, je cours chez mon père ; il ira voir M. de Château-Mailly sur-le-champ.
Et la pauvre femme, tout émue, s’en alla et retourna chez elle au grand trot de ses chevaux, tant elle avait hâte de rencontrer son père et de voir M. de Château-Mailly.
Quand elle fut partie, Andréa regarda son frère :
– Voilà, dit-il, une écriture que je connais.
– Vraiment ! fit le comte stupéfait.
– Ou je me trompe fort, poursuivit Andréa, ou il y a du club des Valets-de-Cœur là-dessous.
Armand tressaillit.
– À de certains moments, poursuivit Andréa, l’homme est doué d’une singulière faculté de divination… Il suffit quelquefois d’un rien, d’un mot, d’un simple indice, d’une ligne d’écriture, pour mettre sur une trace cherchée en vain jusque-là. Fernand a disparu… Fernand écrit de chez une femme et s’en sert comme d’un secrétaire. Eh bien ! souvenez-vous, mon frère, qu’il est aux mains de cette association terrible que nous poursuivons sans pouvoir l’atteindre…
Et le baronet sir Williams, relevant la tête, splendide d’audace et d’impudence, ajouta :
– Donnez-moi huit jours : dans huit jours je vous apprendrai bien des choses. Mais d’ici là, ne me questionnez point, ne m’interrogez pas…
– Soit, dit Armand.
Pendant ce temps-là, Hermine rentrait chez elle et courait à l’appartement occupé par M. de Beaupréau.
Comme nous l’avons dit, M. de Beaupréau était devenu un petit vieux propret et charmant, de la meilleure humeur du monde, raisonnable en toutes choses, à moins qu’on ne lui parla ou qu’il ne vint à parler de Cerise, la jeune ouvrière morte d’amour pour lui.
Auquel cas, M. de Beaupréau devenait triste, mélancolique, pleurait comme un enfant et perdait complètement la tête.
Tous les matins, il se levait à neuf heures et s’en allait à pieds de la Madeleine au Marais, longeant les boulevards en gagnant la place Royale. Cette promenade le conduisait à l’heure du déjeuner de famille.
M. de Beaupréau était donc sorti, comme à l’ordinaire, lorsque Hermine rentra à l’hôtel.
Elle l’attendit avec anxiété, après avoir montré toutefois la lettre de Fernand à madame de Beaupréau.
La pauvre mère, comme le vicomte Andréa, comme M. de Kergaz, crut deviner une partie de la vérité ; seulement, elle ne comprit pas pourquoi le vicomte tenait à ce que sa fille interrogeât M. de Château-Mailly.
M. de Beaupréau rentra.
– Mon père, lui dit Hermine, Fernand n’est point revenu.
– Ah ! fit-il d’un air indifférent. Eh bien, il reviendra.
Cette réponse dans la bouche d’un homme qui, la veille, partageait l’affliction de sa famille, prouva aux deux femmes que, ce matin-là, il n’avait pas la tête bien solide.
Puis, tout à coup, il ajouta en riant de ce rire à demi hébété qui est un signe certain de folie :
– Je sais où il est.
– Vous le savez ? demanda Hermine avec vivacité.
– Oui, fit-il en clignant de l’œil.
– Mais dites donc, alors ! s’écria-t-elle ; mais parlez.
– Il est chez sa maîtresse, répondit lentement le fou. Il me l’a dit.
Et comme les deux femmes l’écoutaient avec stupeur, il ajouta :
– Mais le pauvre garçon s’abuse, elle ne mourra pas d’amour pour lui, elle. Ces choses-là n’arrivent qu’à moi.
Et il continua à rire, sans paraître remarquer la pâleur, l’émotion, la douleur qui se peignaient sur le visage des deux femmes.
M. de Beaupréau, du moins elles le crurent, avait un de ces rares accès de folie qui ne le prenaient qu’à de longs intervalles, mais qui duraient quelquefois plusieurs heures, car, après avoir ri aux éclats, il se mit tout à coup à pleurer, balbutiant le nom de Cerise et s’accusant de sa mort.
Hermine comprit qu’il ne fallait point compter sur lui ce jour-là pour qu’il allât voir M. de Château-Mailly.
Et déjà elle songeait à écrire un mot à la marquise Van-Hop, et à s’adresser à elle pour avoir quelques éclaircissements, lorsqu’un domestique, entrouvrant la porte, annonça :
– M. le comte de Château-Mailly.
C’était le hasard ou plutôt la Providence qui l’envoyait.
On se rappelle que le comte, au bal de la marquise Van-Hop, d’après les conseils du gentleman aux cheveux rouges, qui dissimulait si bien le redoutable chef des Valets-de-Cœur, s’était fait présenter à Hermine par M. de Beaupréau.
Il lui avait fait une cour respectueuse ; il avait demandé et obtenu la permission de se présenter à l’hôtel de la rue d’Isly, et la jeune femme, que son amour pour son mari absorbait tout entière, n’avait pas cru devoir refuser.
Hermine était trop pure pour se défier d’elle-même. C’est le tort de bien des femmes.
L’arrivée de M. de Château-Mailly n’avait donc rien que de fort naturel.
Il était deux heures, on était au vendredi, le jour où madame Rocher était chez elle l’après-midi ; M. de Château-Mailly ignorait sans doute ou devait ignorer les événements que nous venons de raconter, il usait de la permission qu’on lui avait accordée pour faire une visite.
Le comte était un fort beau et fort élégant cavalier ; ses manières distinguées, sa démarche, son sourire un peu fier trahissaient le grand seigneur.
Mais Hermine ne songeait qu’à son mari, et elle ne vit dans M. de Château-Mailly autre chose qu’un homme qui pouvait venir à son aide et sonder avec elle l’horrible mystère qui semblait envelopper la disparition et l’absence de son mari.
M. le comte de Château-Mailly était un de ces hommes qui, élevés avec le siècle, en ont accepté à peu près toutes les idées. Véritable Parisien du boulevard des Italiens, le comte avait été et était encore ce que, dans toute l’acception du terme, on nomme un viveur.
Il était d’une morale indulgente et facile pour les autres et pour lui-même, avait des principes de loyauté bien arrêtés sur certaines choses, et plus que vagues sur beaucoup d’autres.
Aussi, il avait accepté, sans le moindre scrupule, les propositions du gentleman aux cheveux rouges, se disant qu’un niais seul refuserait de reconquérir un héritage perdu, alors qu’il suffisait pour cela de séduire une jeune et fort jolie femme.
Certes sir Williams s’était bien gardé de mettre le comte dans la confidence de ses projets ténébreux, car il était hors de doute que celui-ci n’eût pas voulu faire partie d’une association de bandits ; mais il s’était posé vis-à-vis de lui en amoureux dédaigné, rebuté, et qui met au service de sa vengeance son intelligence et son argent.
Ceci posé, on trouvera donc assez naturel que M. de Château-Mailly eût accepté le rôle qui lui était fait.
Il ne connaissait point M. Fernand Rocher… Hermine était belle.
Ces deux raisons suffisaient à sa conscience élastique pour la mettre tout à fait en repos.
Malgré la rapidité avec laquelle les femmes dissimulent leurs impressions et savent donner un calme menteur à leur visage, l’air bouleversé, l’émotion d’Hermine n’échappèrent pas à M. de Château-Mailly.
Il devina qu’il se passait chez elle et autour d’elle quelque chose d’au moins insolite.
– Monsieur le comte, lui dit la jeune femme après les compliments d’usage, allez-vous beaucoup chez la marquise Van-Hop ?
– Fort souvent, madame.
– Connaissez-vous plusieurs personnes de sa société habituelle ?
– Presque tout le monde.
La jeune femme soupira ; mais elle avait déjà reconquis cette force morale qui donne à son sexe le pouvoir d’interroger sans répondre, de pénétrer le secret des autres sans livrer le sien.
Hermine avait avoué franchement, spontanément, dans la naïveté première de sa douleur, au comte de Kergaz et au vicomte Andréa, l’angoisse inexprimable qu’elle éprouvait.
Elle leur avait ensuite montré ce billet tracé par une main de femme, et qui semblait indiquer qu’une autre possédait celui qu’elle appelait de tous ses vœux et qu’elle avait déjà pleuré comme un mort…
Mais en face de M. de Château-Mailly, c’est-à-dire d’un étranger, Hermine retrouva toute la prudence féminine. Elle essaya de savoir sans rien dire elle-même, et ce ne fut que lorsque le comte eut avoué naïvement qu’il n’avait pas remarqué M. Fernand Rocher au bal, que la jeune femme se laissa aller à une demi-confiance.
– Mon mari, dit-elle, a disparu vers deux heures du matin, m’annonçant qu’il sortait pour le reste de la nuit et rentrerait à l’hôtel de son côté. Je l’ai attendu hier toute la journée, toute la nuit dernière, ce matin… et je ne l’ai point vu encore.
– Madame, répondit le comte, qui avait reçu le matin même un petit billet de son mystérieux complice, billet qui lui donnait de minutieuses instructions, votre mari n’est-il pas grand, brun, avec de petites moustaches noires ?
– Oui, dit Hermine.
– Il peut avoir vingt-huit ou trente ans ?
– C’est bien cela, monsieur.
– Ah ! dit le comte, je l’ai vu sortir de chez la marquise avec le major Carden, un officier suédois.
– Et… demanda Hermine, vous êtes bien sûr qu’ils allaient ensemble ?
– Très sûr.
– Mon Dieu ! reprit-elle, omettant de parler du billet, j’ai peur de quelque duel. S’il avait été blessé !…
– Précisément, répondit le comte, je crois me souvenir vaguement d’une querelle qui a eu lieu à la table de jeu… Mais votre mari s’y trouvait-il mêlé, je l’ignore.
Ces paroles semblaient jeter quelque lumière sur la situation ; mais le billet de Fernand laissait toujours dans l’ombre un coin du tableau.
Et pourtant Hermine eut le courage de n’en point parler et de laisser le comte persuadé qu’elle ignorait absolument ce qu’était devenu son mari, et s’il était mort ou vivant.
– Madame, dit M. de Château-Mailly en se levant, je connais le major Carden, je cours chez lui et saurai bientôt ce qu’est devenu votre mari.
Il lui baisa la main et s’en alla, laissant échapper quelques mots qui eussent signifié, pour une femme plus avancée dans la vie, combien il était heureux de devenir utile.
Hermine attendit le retour du comte, essayant de combattre ses soupçons et les premiers symptômes de la jalousie, ce sentiment qui lui était inconnu la veille, par cette pensée que peut-être Fernand s’était battu, qu’il avait été blessé ; que, transporté dans une maison voisine du lieu du combat pour ne point alarmer sa famille, il s’était servi d’une main étrangère ; qu’après tout, et en admettant qu’une femme eût écrit, cela ne prouvait absolument rien…
Mais le ton leste, impertinent, inouï de cette lettre, qu’elle lut et relut à plusieurs reprises, n’était-il pas là pour attester l’aigreur, la haine sourde d’une rivale ?…
Il est de certaines heures où la femme la plus inexpérimentée, la plus ignorante de la vie, acquiert une merveilleuse lucidité, un art de divination étrange, où elle prévoit l’avenir avec une sagacité sans égale.
Malgré les circonstances mystérieuses qui semblaient avoir enveloppé le départ de son mari et prolongé son absence, Hermine demeurait convaincue d’un fait, d’un fait capital, unique en son genre, et qui paraissait dominer tous les autres : Fernand était chez une femme.
Cette femme était déjà ou allait être sa rivale. Comment ? Elle l’ignorait ; mais elle pressentait ce résultat.
Le comte de Château-Mailly revint.
Une heure à peine s’était écoulée depuis son départ, et pourtant cette heure avait eu, pour la jeune femme, la durée d’un siècle.
Hermine était seule au salon, à demi couchée dans sa bergère, dans l’attitude pleine de langueur de la femme frêle dont les tortures morales brisent la faible organisation physique.
Pour la première fois, depuis qu’elle était heureuse et qu’elle oubliait le monde entier pour ne voir et n’aimer que son mari, Hermine songea à être coquette.
Elle avait besoin du comte. Le comte se montrait empressé, dévoué, lui, inconnu la veille, et les femmes ont un tact exquis pour deviner jusqu’où peuvent aller le zèle et l’abnégation de l’homme, s’il entrevoit le plus faible espoir.
La veille, elle eût reçu M. de Château-Mailly avec cette froideur distinguée, cette politesse pleine d’indifférence qui semble dire catégoriquement :
– Vous êtes pour moi un visiteur, un homme du monde chez une femme du monde, rien de plus.
Aujourd’hui, elle semblait comprendre que cet homme, qui se mettait si spontanément à son service, l’aimait et se dévouerait pour elle, au besoin ; et elle lui tendit la main comme à un ami, lui souriant de ce sourire triste et sérieux qui peint la confiance d’une âme endolorie, et d’un geste lui indiqua un siège près de sa bergère.
– Eh bien ? lui dit-elle.
– Le major Carden est parti ce matin pour Londres, répondit le comte, mais j’ai eu quelques détails par son valet de chambre. Rassurez-vous, madame, votre mari est, Dieu merci, encore de ce monde, et il n’a pas quitté Paris.
– Ah ! fit Hermine qui parut respirer.
– Il paraît, reprit le comte, que, en effet, M. Rocher a eu à voix basse et à mots couverts une querelle avec un Suédois compatriote du major, le vicomte de Cambolh. Le vicomte devait quitter Paris le matin même. Il n’avait pas une minute à perdre. Le major était-il le témoin du vicomte ou celui de votre mari ? c’est ce que son valet de chambre n’a pu me dire… Mais la rencontre a eu lieu presque sur-le-champ, vers trois heures du matin… l’arme choisie était l’épée… Le valet du major ne sait pas où elle a eu lieu, mais il a compris, par quelques mots échappés à son maître, que l’adversaire de M. de Cambolh, car il connaît parfaitement le vicomte, avait été blessé au bras, puis transporté dans une maison voisine.
– Et cette maison ?… demanda Hermine toute tremblante.
– Il ne sait où elle est. Seulement, il paraît que c’est chez une dame, une baronne, croit-il, et qui est très liée avec ces messieurs.
Hermine respira.
Elle commençait à espérer ; elle croyait comprendre que tout cela avait eu lieu sans le consentement de Fernand, évanoui sans doute ; et sans les termes de ce billet qu’elle avait reçu, sans nul doute elle eût été tranquillisée tout à fait.
– Madame, reprit le comte, je ne vois dans tout cela qu’une chose fort naturelle. Votre mari s’est battu, il a été blessé ; ses témoins, et sans doute son adversaire, ne sachant encore quelle pouvait être la gravité de sa blessure, et par égard pour vous, l’auront fait transporter ailleurs que chez lui. Cela arrive souvent en pareil cas. Maintenant, j’ajouterai que le vicomte de Cambolh, à ce que j’ai ouï dire, est très répandu dans le monde galant. Qui vous dit qu’il n’a point fait transporter le blessé chez sa maîtresse ? En dépit de leurs vices, ces créatures ont quelquefois du bon… Elles sont, ordinairement, excellentes gardes-malades.
Chaque parole du comte entrait au cœur de madame Rocher comme un coup de poignard.
L’horrible mystère commençait à s’éclaircir : la lettre de femme s’expliquait.
Une seule chose demeurait incompréhensible : comment Fernand, qui l’aimait, qui l’adorait à genoux, avait-il pu signer un billet conçu en ces termes ?
Alors la femme chaste et pure, à qui le mariage avait laissé toutes ses illusions, toutes ses pudiques naïvetés de jeune fille, essaya de séduire, de fasciner, de gagner à sa cause M. de Château-Mailly.
Certes, le baronet sir Williams eût tressailli d’aise s’il eût pu assister à cette scène, en voyant jusqu’à quel point ses plans ténébreux réussissaient.
Il n’aurait pu rêver mieux pour une première entrevue entre la jeune femme et son séducteur futur.
M. de Château-Mailly avait, du reste, une physionomie ouverte, sympathique, nullement dépourvue de franchise.
Il fut éloquent, passionné ; il parla d’un dévouement inaltérable, ressenti à première vue ; il jura à madame Rocher qu’il lui ramènerait son mari, ou du moins qu’il y emploierait tout son zèle et tous ses efforts : et lorsque l’amour emprunte le langage de l’amitié, il est bien fort.
Au bout d’une heure, M. de Château-Mailly avait si bien gagné la confiance de la jeune femme, qu’elle lui permettait de revenir aussitôt qu’il aurait recueilli le moindre renseignement sur la rencontre de Fernand et de M. de Cambolh, et qu’enfin elle lui montra le fameux billet.
Mais à peine le comte eut-il jeté les yeux sur l’écriture, qu’il parut se troubler, laissa échapper un mouvement de surprise et s’écria :
– Mais je connais cette écriture-là !
– Vous… la… connaissez ? murmura madame Rocher, dont tout le sang afflua à son cœur.
– Oui, dit le comte, mais cependant ce serait si bizarre, si inexplicable !
Et, regardant Hermine avec une compassion subite :
– Pauvre femme ! dit-il.
– Monsieur, monsieur, supplia madame Rocher, si vous savez quelle est cette femme… au nom du Ciel ?
Le comte déboutonna sa redingote, y prit dans la poche de côté un petit portefeuille, dans lequel il chercha une lettre mêlée à d’autres ; puis, ouvrant cette lettre, il la confronta avec celle que madame Rocher tenait à la main.
C’était bien le même papier, le même parfum discret, la même plume délicate, allongée même.
Seulement la seconde lettre était ainsi conçue :
« Mon cher comte,
« Veux-tu venir boire du thé et fumer des cigarettes demain mercredi, chez moi ? Tu y trouveras un lansquenet convenable, ta nouvelle passion qui t’a guéri de ton amour pour moi, cher monstre !
« Je vous embrasse et je vous pardonne. »
Cette lettre, dont le style sentait le quartier Bréda le plus échevelé, était signée d’un nom impossible, comme on n’en entend prononcer que dans le monde interlope des pécheresses. L’auteur de cette invitation cavalière se nommait la Topaze. – c’est-à-dire mademoiselle Charlotte Lupin, vulgairement appelée Carambole.
Le comte mit les deux billets sous les yeux d’Hermine.
Hermine les confronta en pâlissant.
– C’est bien la même écriture, murmura-t-elle avec une sorte d’épouvante.
– Seulement, dit le comte, la mienne a un an de date, et ce qui me paraît extraordinaire, madame, c’est que cette créature était en Italie il y a environ quinze jours. Comment est-elle à Paris, comment votre mari s’est-il servi d’elle pour vous écrire ? Voilà ce que j’éclaircirai à tout prix.
Alors M. de Château-Mailly, qui paraissait ou feignait d’être fort ému, lui prit la main, la porta respectueusement à ses lèvres, et lui dit avec un accent dévoué et sympathique vibrant jusqu’au fond de l’âme :
– Hélas ! madame, je vous crois déjà si malheureuse, que je vous supplie de me regarder comme votre ami ; car, moi seul, je puis vous sauver…
Et il osa fléchir un genou devant elle.
– Laissez-moi, ajouta-t-il, m’incliner devant vous comme on s’incline devant la vertu persécutée par le vice.
Elle l’écoutait avec épouvante, elle ne songea point à lui retirer sa main ; elle ne vit plus en lui qu’un homme qui savait peut-être déjà toute l’étendue de son malheur et que le ciel lui envoyait à ce moment suprême comme un protecteur.
– Madame, continua le comte avec véhémence, avant de vous dire quel danger vous courez, et ce que je puis faire pour le conjurer, pour vous sauver, laissez-moi vous faire une question ?
– Parlez, monsieur, répondit la pauvre femme toute tremblante.
– N’êtes-vous pas mère ?… car tout à l’heure, s’interrompit le comte en montrant une porte du doigt, j’ai entendu, là, une voix d’enfant ?
– J’ai un fils de treize mois, dit-elle, manifestant soudain toutes les saintes alarmes de la mère oubliant qu’elle est femme pour ne plus songer qu’à son enfant…
– Eh bien, au nom de ce fils, reprit le comte avec le chaleureux accent du dévouement, ayez foi en moi comme dans un ami, comme dans un père.
Cet homme qui parlait ainsi était jeune, il avait le front loyal, l’œil ouvert ; il disait si noblement le langage de l’amitié, que la naïve jeune femme le crut et se sentit attirée vers lui.
– J’aurai foi en vous, dit-elle.
Alors le comte éloigna respectueusement son fauteuil, comme si la confiance qu’elle lui accordait eût élevé entre elle et lui une invisible barrière, et il reprit :
– Vous me pardonnerez, madame, si j’ose entrer en votre présence dans les honteux détails de la vie de garçon, détails que ne devrait jamais connaître une femme telle que vous.
Elle se tut, semblant, par son silence, l’inviter à parler.
– La Topaze, reprit M. de Château-Mailly, est une de ces créatures perverses que l’enfer semble vomir, à de longs intervalles heureusement, sous l’enveloppe séductrice des anges. C’est une femme sans cœur, sans pudeur, sans aucun scrupule humain, belle à désespérer, ayant ce regard qui fascine et éblouit, cette voix qui enchante, ce génie machiavélique de la séduction que n’ont jamais possédé les nobles femmes de notre monde. Pendant trois années, madame, j’ai été livré tout vivant aux griffes de ce monstre qui sait paraître un ange ; j’ai failli lui laisser ma vie, mon cœur, mon intelligence, ma fortune entière, dont elle m’a pris la moitié. Pourtant, j’étais ce qu’on appelle un homme déjà éprouvé par la vie, un esprit fort. Eh bien ! pour m’arracher des ongles roses de cette harpie, il a fallu une réunion de mes amis les plus chers, constitués en conseil de famille, un tribunal suprême remplaçant ma propre volonté par la sienne. On m’a pris une nuit, chez moi, on m’a jeté dans une chaise de poste, et deux de mes amis m’ont conduit en Allemagne, au-delà du Rhin, à deux ou trois cents lieues de ce minotaure femelle qui me dévorait tout vivant.
Le comte s’arrêta et regarda madame Rocher. Hermine avait la blancheur mate d’une statue. La vie, chez elle, semblait s’être réfugiée tout entière dans son regard, et elle écoutait avidement, comme un condamné écoute les termes lugubres de son arrêt.
– Il a fallu un an de voyages, de grand air, de dévouement de mes amis, il a fallu toutes les preuves amoncelées des infamies de cette créature pour me guérir. Eh bien, madame, si j’en crois ce billet, si j’en crois cette écriture, voilà dans quelles mains, par je ne sais quel mystérieux enchaînement de circonstances que je ne puis débrouiller encore, votre mari est tombé…
Et comme elle fléchissait, à demi brisée, sous le poids de ces révélations, comme elle voyait distinctement le gouffre entrouvert sous ses pieds, le comte reprit sa main et la pressa avec une respectueuse affection.
– Vous comprenez maintenant, dit-il, pourquoi j’ai exigé de vous un serment… Moi seul peux le sauver, vous sauver, sauver la fortune de votre enfant, qui se fondrait sous les mains prodigues de ce monstre comme un lingot dans un creuset ; mais pour cela, madame, il faut que vous vous laissiez conduire par moi ; il faut que vous m’accordiez une confiance aveugle, que chacune de vos actions soit dictée par moi. À ce prix seul je puis ramener le bonheur dans votre maison.
Deux larmes brûlantes, silencieuses, coulaient le long des joues de la jeune femme.
– Je vous obéirai, dit-elle, je vous obéirai comme à un frère…
– Bien, répondit-il ; alors je vous sauverai. Et il ajouta : À partir de ce jour, madame, je ne puis, je ne dois pas revenir ici. Votre mari doit ignorer que j’y suis venu ; je dois être pour vous un étranger.
– Mon Dieu ! fit-elle avec un effroi subit, ne vous reverrai-je donc pas ?
– Si, répondit le comte ; demain soir, à la brune, sortez à pied de l’hôtel, puis montez dans une voiture de place, et allez aux Champs-Élysées ; je serai au coin de l’avenue Lord-Byron. Et, comme elle paraissait hésiter : Regardez-moi, dit-il en levant sur elle un regard loyal et calme, ai-je l’air sincère ?
– J’irai, répondit-elle, toute rougissante de son hésitation.
Le comte se leva, lui baisa la main et ajouta :
– Ayez foi en moi… je vous sauverai. Adieu…
Il fit deux pas vers la porte, puis revint :
– Pas un mot de tout cela, dit-il, pas même à votre mère ; le succès est à ce prix.
– Je vous le promets, répondit-elle.
Et le séducteur s’en alla, laissant Hermine livrée aux plus noires angoisses, mais déjà pleine de foi et d’espoir en cet homme que sir Williams, le maudit, venait de jeter sur son chemin.
M. de Château-Mailly était venu chez madame Rocher en phaéton, conduisant lui-même, et n’ayant qu’un seul domestique, un groom microscopique assis auprès de lui.
Il rassembla les rênes, rendit la main à son cheval et prit le chemin de l’hôtel.
Le jeune comte était quelque peu ému de la scène qu’il venait de jouer avec un véritable talent dramatique. Huit jours auparavant, il eût peut-être rougi d’une semblable conduite. Mais, bah ! le sort en était jeté. Et puis, en amour, se dit-il, tous les moyens sont bons quand ils mènent au succès.
Le comte s’adressait cette petite consolation juste au moment où il tournait l’angle de la rue Laffitte, où il demeurait.
Il avait un coquet appartement situé au premier, duquel dépendait une remise pour deux voitures et une écurie pour cinq chevaux.
Le comte était un homme de goût ; chez lui, chaque meuble, chaque objet, chaque détail de décoration l’attestaient. Il avait su réunir, chose rare, l’opulence du financier à la sobre simplicité du gentilhomme. Les tableaux de chasse et de pêche qui ornaient sa salle à manger, et qui valaient bien six mille écus, un superbe Murillo placé dans le salon, deux Hobbema appendus dans le fumoir, un bronze chinois d’un merveilleux travail, surmontant la pendule de cette dernière pièce, annonçaient ses goûts artistiques ; des tentures sombres ou grises, une chambre à coucher en vieux chêne témoignaient qu’il avait horreur de cette profusion de dorures, de glaces et de clinquant, véritable luxe de café, qu’étalent si complaisamment quelques reines de théâtre et quelques hommes d’un goût douteux.
Le domestique du comte se composait d’un groom, d’origine britannique, d’une vieille cuisinière et d’un noir remplissant auprès de lui les fonctions de valet de chambre, et, par antiphrase, appelé Boule-de-Neige.
Boule-de-Neige, qui se tenait dans la salle à manger, voluptueusement allongé sur une banquette, vint ouvrir à son maître et l’avertit qu’un étranger l’attendait au salon.
– C’est bien, répondit le comte en passant outre, car il s’attendait sans doute à cette visite.
Et il ouvrit la porte du salon.
Un homme était assis devant le feu, planté droit et raide sur une chaise ainsi qu’un automate ; il tenait dans ses mains une canne à pomme d’or, sur laquelle il s’appuyait d’un air mélancolique ; il portait un pantalon collant à carreaux gris et blancs, un gilet de nankin, une redingote brune à col raide ; sa tête, couronnée de cheveux d’un blond roussâtre, était surmontée d’un chapeau droit de forme, à bords imperceptibles. Bref, c’était sir Arthur Collins, en habit de ville, le même que nous avons déjà vu en habit de bal chez le marquis Van-Hop, et qui avait servi de témoin au vicomte de Cambolh dans son duel avec Fernand Rocher. Sir Arthur Collins était un résumé complet de l’Angleterre. On eût dit les trois royaumes incarnés dans un seul homme et passant le détroit d’un seul bloc.
– Ah ! ah ! dit-il en tournant la tête avec la raideur méthodique que ceux de sa race apportent dans tous leurs mouvements, vous voilà, my dear !
– Me voilà, dit le comte. Bonjour, milord.
– Aoh ! dit l’Anglais, j’étais simplement baronet.
Le comte s’assit.
– Eh bien ? demanda sir Arthur, sans se départir une minute de sa prononciation britannique.
– Eh bien, répondit M. de Château-Mailly, j’ai suivi vos instructions de point en point.
– Avez-vous montré la lettre que je vous ai envoyée ?
– Oui ; et j’ai su faire le tableau le moins flatté de la passion imaginaire que j’avais éprouvée pour cette femme, non moins imaginaire, que vous appelez la Topaze.
Et le comte raconta succinctement, et sans omettre un seul fait important, la scène que nous venons de décrire.
Sir Arthur écoutait gravement, donnant de temps à autre de petites marques d’approbation en inclinant la tête de haut en bas ; puis, à mesure que le comte disait les angoisses, les naïves confiances, l’abandon imprudent d’Hermine, une vive satisfaction semblait se peindre sur son visage couleur de brique.
– Aoh ! dit-il enfin, nos affaires vont bon train, mon cher comte.
– Vous croyez ?
– Sans doute. Il y a du vrai dans tout ce que vous avez dit.
– Ah ! la Topaze existe ?
– Certainement, puisqu’elle a écrit.
– Et elle se nomme la Topaze ?
– Non ; mais peu importe.
– D’accord. Cependant j’aime à croire qu’elle est moins dangereuse que ne le fait supposer le portrait que j’ai fait d’elle.
– Vous vous trompez ; vous étiez encore au-dessous de la vérité.
Le comte tressaillit.
– Mais alors, dit-il, c’est une abominable action que nous faisons là !
L’Anglais se prit à sourire et leva sur M. de Château-Mailly ce regard terne, fixe, sans rayons, qui n’appartient qu’aux fils d’outre-Manche.
– Vous plaisantez, dit-il froidement.
– Je plaisante si peu, dit le comte, que je commence à me repentir d’avoir conclu un marché avec vous.
– Voulez-vous le rompre ?
– Dame ! murmura M. de Château-Mailly, je veux bien faire tous mes efforts pour gagner les bonnes grâces d’une femme jeune et charmante, dont je ne connais pas le mari ; mais me rendre complice de la ruine de ce dernier…
L’Anglais haussa les épaules.
– Aoh ! dit-il, vous n’êtes pas dans votre bon sens, monsieur le comte.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr. Car, remarquez bien que ce n’est pas vous qui avez fait tomber M. Rocher aux mains de la femme dont nous parlons, que vous n’avez été pour rien ni dans sa querelle, ni dans le duel, ni dans l’enlèvement du blessé.
– Au fait, dit le comte, cela est assez juste.
– Par conséquent, poursuivit sir Arthur, si M. Fernand Rocher se ruine, cela ne vous regarde pas… Votre seule mission, à vous, – et cette mission, déjà fort agréable par elle-même, me semble assez joliment rétribuée par l’héritage du duc votre oncle, dont vous seriez frustré sans moi, – votre mission consiste à plaire à madame Rocher, voilà tout. Du reste, tranquillisez-vous et apaisez vos scrupules, M. Rocher ne se ruinera pas.
– Vous croyez ? vous me l’affirmez ?
– D’abord il a douze millions…
– Peste ! je ne le croyais point aussi riche, murmura le comte, étourdi d’un pareil chiffre.
– Ensuite, nous verrons.
– Milord, dit froidement le comte, ne seriez-vous pas le diable lui-même, par hasard ?
– Je le voudrais, répondit sir Arthur avec un flegme parfait. Malheureusement je ne suis que son disciple. Puis il ajouta en souriant : – Commencez-vous à me comprendre ?
– À peu près…
– Vous voilà déjà, pour madame Rocher, l’ami, le protecteur, l’homme en qui on a foi. L’espoir que vous lui ramènerez son mari, que vous l’arracherez à cette horrible femme, lui fera faire pour vous toutes les concessions, passer sur toutes les convenances. Elle en agira d’abord avec vous comme avec un frère…
– Mais je ne lui rendrai pas son mari…
– Vous le lui rendrez.
Le comte fit un haut-le-corps.
– Que dites-vous ? murmura-t-il.
– Vous avez rendez-vous avec elle demain soir, n’est-ce pas ?
– Oui, aux Champs-Élysées, à la nuit tombante.
– Eh bien, vous lui donnerez un vague espoir et lui assignerez une autre entrevue pour le surlendemain. Il n’est pas mal d’aiguillonner un peu l’impatience des femmes. Il ne faut pas qu’elle s’habitue à vous voir.
– Très bien. Mais alors que lui dirai-je ?
– Vous lui annoncerez le retour de son mari sous trois jours, sans entrer dans aucun détail, et en exigeant d’elle qu’elle ne fasse aucune allusion ni au billet, ni à la Topaze.
– Et son mari reviendra ?
– Parbleu !
Le comte regarda sir Arthur avec un étonnement profond.
– Mais, en ce cas, dit-il, mes espérances se trouveront ruinées ?
– Au contraire, le jour où M. Fernand Rocher rentrera chez lui, vous aurez fait un pas immense dans le cœur de sa femme.
– Voilà ce que je ne puis comprendre.
– Ah ! j’oubliais de vous dire qu’il rentrera chez lui brusquement, conduit par la Topaze et l’aimant plus que jamais. Il apportera donc à sa femme un regard morne, une humeur sombre, un front morose, tout ce qui caractérise, en un mot, un mari qui aime ailleurs que chez lui.
– Eh bien, qu’arrivera-t-il ?
– Ah ! répondit sir Arthur, vous êtes trop curieux aujourd’hui, mon cher comte. Contentez-vous de suivre à la lettre mes instructions, et, croyez-moi, si vous êtes bien pénétré de l’esprit de votre rôle, avant un mois madame Rocher vous adorera, et, ce qui est plus sérieux, votre oncle, le vieux duc de Château-Mailly, aura renoncé pour jamais à épouser madame Malassis et à vous déshériter.
Sir Arthur Collins se leva à ces mots, remit son chapeau sur sa tête ornée de cheveux rouges, tendit la main au jeune comte et s’en alla, sifflant un air de chasse et marchant de ce pas raide et compassé qui était un de ses avantages physiques les plus caractérisés.
L’Anglais était venu en coupé de remise, comme un simple mortel. Il se fit conduire rue du Faubourg-Saint-Honoré, chez M. le vicomte de Cambolh, où il allait changer de costume et de chevelure, et réintégrer le baronet sir Williams dans la redingote longue et sous le large chapeau du vicomte Andréa, le repenti, le bras droit du comte Armand de Kergaz, le philanthrope, le chef de cette police vertueuse qui avait pour mission de rechercher et d’anéantir la mystérieuse et redoutable confrérie des Valets-de-Cœur.
Les confidences du comte de Château-Mailly avaient laissé la pauvre Hermine livrée à un horrible désespoir. En vain lui avait-il dit d’avoir foi en lui et en l’avenir, en vain lui avait-il promis de lui ramener Fernand : l’infortunée jeune femme ne voyait et ne comprenait qu’une chose à tout cela, c’est que son mari était infidèle, lui qu’elle aimait et qui l’avait tant aimée ; c’est que, à cette heure même où elle se désolait, et, les yeux pleins de larmes, n’apercevait autour d’elle que solitude et isolement, lui, peut-être, avait sa main dans les mains de son odieuse rivale et la regardait en souriant.
Ce qu’elle souffrit pendant la nuit qui suivit, pendant toute la journée du lendemain, nul ne le redira. Et cependant elle demeura fidèle à la promesse qu’elle avait faite au comte, elle n’ouvrit point son âme à sa mère, elle dévora en silence ses larmes et sa douleur, repoussant toutes ses consolations et gardant un affreux mutisme.
En vain M. de Beaupréau, qui paraissait être revenu à la raison depuis une heure ou deux, en vain la pauvre Thérèse se montraient-ils affectueux, empressés autour d’elle, Hermine gardait un silence farouche et semblait ne plus vivre que d’une seule et navrante pensée : Fernand ne l’aimait plus !
La nuit, la journée suivante s’écoulèrent sans qu’aucun événement fût venu apporter une trêve à sa douleur. Elle n’avait plus qu’un but, qu’une préoccupation : revoir M. de Château-Mailly, cet inconnu de la veille, qui avait eu pour elle les chaleureux élans de l’amitié, du dévouement sans bornes, et qu’elle considérait maintenant comme son appui le plus ferme, son ami le plus sûr.
Au moment où la nuit venait, Hermine sortit de chez elle furtivement, comme un prisonnier qui s’évade ; elle gagna la place du Havre à pied, enveloppée dans un grand manteau, le visage couvert d’un voile épais. Là, elle se jeta dans un modeste fiacre, et donna l’ordre au cocher de la conduire à l’angle de l’avenue de Lord-Byron.
C’était une froide soirée d’hiver, brumeuse comme un soir de novembre. Les Champs-Élysées étaient déserts et d’une mortelle tristesse, avec leurs grands arbres dépouillés et leur avenue couverte d’une boue noirâtre. Ce fiacre solitaire qui s’en allait au petit trot de ses deux rosses avait un aspect funèbre qui glaçait le cœur des rares passants attardés dans l’avenue. On eût dit, en le voyant, la voiture du condamné ou le char de l’infortuné ; et nul n’aurait pu supposer que la femme qu’il contenait, cette femme à l’attitude affaissée, aux yeux rougis par les larmes, qui se cachait sous son voile comme ceux qui vont commettre une mauvaise action, était douze fois millionnaire, et que, huit jours auparavant peut-être, elle avait passé là en plein jour, par un bel après-midi de soleil, en calèche à quatre chevaux conduits à la Daumont, sa main dans la main d’un époux jeune et beau, au milieu d’une foule élégante qui disait avec un soupir d’envie : « Voilà le bonheur, l’amour, l’opulence qui passent ! »
Certes il n’y avait jamais eu rendez-vous moins blâmable, plus excusable, que celui auquel cette pauvre femme courait Elle y allait pour son mari, pour son enfant, dans l’espoir d’arracher l’un à l’horrible femme qui le tenait dans ses griffes, de conserver à l’autre une fortune menacée par l’avidité furieuse d’une courtisane ; et cependant Hermine tremblait, durant le trajet, comme cette feuille jaunie que le vent d’automne secoue à la cime des arbres. Une voix secrète semblait lui dire qu’elle courait à un danger plus grand peut-être que celui qu’elle allait conjurer.
Le fiacre s’arrêta à l’endroit désigné.
Hermine, dont le cœur battait avec violence, jeta un regard inquiet dans l’avenue de Lord-Byron, entièrement déserte.
Le comte se faisait attendre ; c’était d’une bonne politique. Pendant un quart d’heure, la malheureuse jeune femme attendit, livrée à une anxiété mortelle. Il ne venait pas…
Enfin, un homme parut à l’extrémité opposée de la rue. Il était à cheval ; il arrivait au grand trot.
– C’est lui ! murmura Hermine avec autant d’émotion que si cet homme eût été l’homme aimé.
C’était, en effet, M. de Château-Mailly.
Il mit respectueusement pied à terre, et, le chapeau à la main, il s’approcha du fiacre.
Hermine était pâle et frissonnante :
– Eh bien ? demanda-t-elle d’une voix étouffée.
– Depuis hier, madame, répondit le comte, j’ai fait un grand pas ; je sais où est votre mari, je sais où est cette abominable créature. Permettez-moi de vous revoir après-demain, car aujourd’hui je ne puis rien vous dire encore, et ayez bon espoir, je vous ramènerai votre époux.
Hermine voulut l’interroger.
– Non, dit-il, n’oubliez pas que vous m’avez promis de m’obéir…
Il lui baisa la main et ajouta :
– C’est après-demain dimanche ; trouvez-vous ici à cinq heures.
Hermine rentra chez elle plus désespérée, plus morne qu’à l’heure où elle était sortie. Elle avait tant espéré de son entrevue avec M. de Château-Mailly !…
Cependant les âmes nobles et résignées s’habituent insensiblement à la douleur, pour peu qu’à l’horizon, dans l’avenir, brille, si petit, si imperceptible qu’il soit, un coin de ciel bleu qu’on nomme l’espérance. Hermine pleurait, Hermine était torturée par le fer rouge de la jalousie ; et déjà pourtant elle avait si bien foi dans les promesses du comte, qu’elle espérait le retour de l’infidèle. Elle passa ces deux jours, qui devaient s’écouler avant qu’elle revît le comte, tout entière à son enfant, se réfugiant dans l’amour maternel comme le navire battu de la tempête se hâte de rentrer au port, se cramponnant à ce berceau comme qui se noie à la corde de sauvetage.
Le dimanche, elle fut exacte au rendez-vous, et cette fois M. de Château-Mailly ne se fit point attendre.
– Réjouissez-vous, madame, dit le comte, votre mari reviendra… Et, comme elle frissonnait de joie et d’émotion tout à la fois, le comte poursuivit : – Mercredi, dans la soirée, vous le verrez rentrer rue d’Isly. Mais, au nom du Ciel, madame, au nom de votre repos, de votre avenir, de votre enfant, au nom du dévouement que j’ai pour vous, obéissez-moi encore.
– Dites, murmura-t-elle, j’obéirai…
– Acceptez l’explication que votre mari vous donnera sur son absence. Croyez-le ou feignez de le croire. Ne prononcez ni le nom de cette femme, ni le mien. Me le jurez-vous ?
– Je vous le jure !
– Merci ! adieu !
Elle rentra chez elle le cœur palpitant d’espoir, ayant déjà pardonné, et résolue à compter les heures et les minutes qui la séparaient encore du moment où, selon la promesse du comte, il devait revenir.
L’histoire de cette attente est un long poème à elle seule. Nous ne la redirons pas et nous franchirons trois jours en trois lignes.
Le mercredi soir, dès huit heures, la pauvre Hermine sentit que sa vie tout entière était suspendue à un seul bruit, celui de la cloche de l’hôtel. Quand arriverait-il ? à quelle heure ? comment ? Elle ne le savait, mais elle croyait à ce que lui avait dit le comte, et chaque fois que la porte de l’hôtel s’ouvrait, elle éprouvait une angoisse inexprimable. Seule dans son boudoir, l’œil fixé sur l’aiguille de la pendule, Hermine vit les heures succéder aux heures. Minuit sonna… Il ne revenait pas !
Alors elle désespéra de nouveau, de nouveau elle sentit le cœur lui manquer, ses yeux s’emplir de larmes, ses jambes se dérober sous elle comme si elle eût été en proie à une lassitude invincible. Et elle crut voir cette femme qui lui avait volé son bonheur et son repos lui apparaître et lui dire en ricanant : « Il ne viendra pas… car je ne le veux pas, et c’est moi qu’il aime. »
Tout à coup, et comme deux heures sonnaient, la cloche de l’hôtel retentit… Hermine sentit résonner ce coup de cloche au fond de son cœur mieux qu’elle ne l’entendit avec ses oreilles.
– Ah ! c’est lui ! c’est lui ! dit-elle.
Elle voulut se lever, elle voulut courir à sa rencontre, se jeter dans ses bras et lui dire : « Enfin, enfin je te revois ! » Mais l’émotion la retint immobile, sans voix, sans haleine… Et elle se laissa retomber brisée et sans forces sur le canapé du boudoir.
Revenons à Léon Rolland.
Il y avait à peu près huit jours que la Turquoise, sous le nom d’Eugénie Garin, s’était présentée à l’atelier de la rue Saint-Antoine, où, sur la recommandation de son mari, Cerise lui avait donné de l’ouvrage.
Ces huit jours avaient suffi pour amonceler l’orage au-dessus de cette heureuse et paisible famille, que l’amour et le travail réunis avaient protégée jusque-là. Le regard profond et fascinateur de la fausse ouvrière avait suffi pour cela.
On sait quelle révolution elle avait opérée en quelques heures dans le cœur et l’esprit du maître ébéniste, quelle inquiétude vague elle avait jetée dans son âme, quel trouble inexplicable s’était emparé de lui dès la première heure sous les effluves magnétiques de ce regard étrange. Pendant toute cette journée, Léon Rolland ne put se rendre compte du trouble qu’il éprouvait. La nuit suivante fut pour lui presque sans sommeil.
Cependant le sourire heureux et charmant de Cerise et de son enfant, qu’il prit dans ses bras à plusieurs reprises et comme s’il eût voulu s’en faire une égide contre un invisible danger, suffit à le distraire.
La belle Cerise ne s’aperçut point de sa préoccupation.
Il descendit le matin à l’atelier comme de coutume, s’occupa de ses travaux, surveilla ses ouvriers et atteignit l’heure du déjeuner sans trop d’impatience. Il eut même la pensée, un moment, d’envoyer Cerise prendre des nouvelles du père Garin plutôt que d’y aller lui-même, comme il le lui avait promis la veille.
Léon, en cela, voulait obéir à une inspiration soudaine et comme venue d’en haut.
Mais cette bonne pensée, aussitôt venue, fut aussitôt refoulée. Il ne dit rien à Cerise ; il redescendit à l’atelier après son déjeuner, et chercha à y tuer le temps jusqu’à deux heures.
Cerise ne voyait Léon qu’au moment des repas, pendant la semaine. Le dimanche était le seul jour qu’il passât tout entier avec elle. Donc Cerise, en voyant partir son mari, lui avait tendu son front en lui disant : « À ce soir ! » Et, de son côté, elle s’était remise à l’œuvre.
Souvent, dans la journée, les deux époux sortaient chacun de leur côté, et faisaient les courses nécessaires à leurs affaires. Léon allait chez les petits fabricants qui travaillaient pour lui dans ses chantiers de bois, chez ceux de ses ouvriers qui travaillaient en chambre, chez ses clients qu’il servait.
Cerise montait presque chaque jour dans un modeste fiacre, et faisait, de deux à cinq heures, des courses analogues. Elle allait fort souvent chez la comtesse de Kergaz, la consultait en toutes choses et se faisait presque toujours l’intermédiaire des nombreuses charités, des bienfaits de toute sorte que Jeanne répandait autour d’elle.
Par conséquent, les deux époux, qu’une mutuelle confiance unissait, jouissaient vis-à-vis l’un de l’autre d’une liberté complète.
Rarement Cerise interrogeait-elle Léon sur l’emploi de son après-midi ; plus rarement encore Léon demandait-il à Cerise où elle était allée dans la journée, obéissant à leur insu à cette aversion instinctive qu’ont tous gens occupés à parler affaires dans leur intimité.
Les quelques détails qui précèdent nous étaient indispensables pour l’intelligence des événements qui suivirent l’introduction de la Turquoise, comme ouvrière en chambre, dans l’atelier dirigé par Cerise.
Quand deux heures sonnèrent, Léon Rolland, que poussait une force inconnue, et qui obéissait à une attraction mystérieuse, donna quelques ordres à son contremaître, mit son paletot et sortit. Il s’en allait vers la rue de Charonne, comme l’oiseau charmé se traîne en battant de l’aile jusqu’à la gueule béante du reptile. Dans l’escalier de la maison du père Garin, il se sentit pris d’un battement de cœur. Au troisième étage, il rencontra la portière qui balayait.
La veuve Fipart, l’intéressante épouse de Nicolo le guillotiné, salua môssieur Rolland, comme on salue de nos jours les millionnaires.
– Ah ! cher monsieur du bon Dieu, dit-elle, c’est la Providence qui vous a envoyé à ces pauvres gens… à cette bonne demoiselle qui est sage comme une sainte… et malheureuse ! que ça me fendait le cœur, à moi qui ne suis qu’une pauvre mercenaire…
Et d’un ton pénétré, avec une volubilité sans pareille, l’horrible vieille trouva moyen de raconter à Léon une jolie histoire invraisemblable, dont la moralité était que mademoiselle Eugénie Garin passait les nuits et les jours au travail pour nourrir son père.
Léon paya cinq francs l’histoire de la portière et monta lestement au sixième. Son cœur brisait sa poitrine au moment où il frappa à la porte.
– Entrez, dit une voix qui le fit tressaillir des pieds à la tête.
Il poussa la porte et s’arrêta un moment sur le seuil.
Déjà la misérable mansarde semblait avoir revêtu un aspect moins lugubre, grâce aux deux louis qu’il avait laissés la veille, tant il faut peu d’argent pour donner un air d’aisance au dénuement le plus affreux. Le vieillard était toujours dans son lit, mais il était enveloppé dans une belle couverture neuve et des draps bien blancs. Un petit poêle en fonte placé dans la cheminée répandait autour de lui une douce chaleur. Auprès de ce poêle, Eugénie était assise, son ouvrage sur ses genoux et son aiguille à la main.
Léon ne vit qu’elle, et le charme recommença plus terrible, plus puissant que jamais, lorsque l’ouvrière, se levant et arrêtant sur lui son regard magnétique, eut rougi légèrement en lui rendant son salut.
– Papa, dit-elle, c’est M. Rolland.
– Oui… c’est… père Garin, balbutia le maître ouvrier dominé par son émotion.
– Ah ! mon bon monsieur, soyez béni, murmura l’aveugle sur un ton de lamentable reconnaissance. Ah ! patron, vous avez un cœur de prince.
Léon s’assit au chevet du malade, lui demanda comment il allait et parla longtemps sans trop savoir ce qu’il disait ; mais il tressaillait et se sentait l’âme bouleversée chaque fois que la belle Eugénie levait sur lui ses grands yeux bleus… et deux heures s’écoulèrent ainsi et eurent pour lui la durée d’un rêve.
Il s’en alla d’un pas chancelant, comme un homme pris de vin, après avoir pressé silencieusement la main d’Eugénie et lui avoir promis de revenir le lendemain à la même heure.
Ce soir-là, l’ouvrier se montra préoccupé, morose ; et quand Cerise, alarmée de ce brusque changement, l’eut interrogé, il prétendit qu’il était fatigué de ses courses de la journée et éprouvait une violente migraine. C’était la première fois que Léon mentait à sa femme.
Le lendemain, il retourna encore rue de Charonne et trouva, comme la veille, Eugénie travaillant au chevet de son père. Il y retourna le jour suivant, puis l’autre et encore l’autre.
Et cependant l’ouvrière tenait modestement les yeux baissés ; elle avait le maintien décent d’une fille sage, elle parlait peu, rougissait si l’œil ébloui de Léon s’arrêtait sur elle, et, au bout de huit jours, le pauvre ébéniste, sans se l’être avoué à lui-même, était complètement fou d’amour.
Pourtant, et obéissant en cela à cette ruse instinctive du mal qui se cache, il témoignait dans son intérieur une gaieté de mauvais aloi ; il embrassait encore sa femme comme de coutume, mais son cœur ne battait plus de la même émotion. Son sommeil, la nuit, était agité ; parfois, une image le troublait ; une tête de femme apparaissait dans ses rêves ; et ce n’était pas le frais et rose visage de Cerise, avec ses grands yeux si doux, ses beaux cheveux noirs, ses lèvres rouges comme le fruit de juin dont elle portait le nom. C’était ce visage un peu pâle, encadré de fauves cheveux blonds, éclairé par cet œil d’un bleu sombre d’où s’échappait un rayonnement fascinateur ; ce visage pensif et sérieux, comme celui de l’ange déchu qui regrette le ciel et semble se complaire en sa fatale beauté.
Après son souper, Léon prétextait souvent le besoin soit de prendre l’air, soit de descendre dans son bureau pour y mettre au courant sa comptabilité en retard. Il avait besoin de solitude.
Quelquefois il s’enfermait dans son atelier, et là, tout seul, sans témoins, il se prenait à pleurer comme un enfant.
Un jour, il arriva plus tôt que de coutume chez le père Garin. Eugénie était sortie, lui dit l’aveugle.
Léon éprouva comme un frisson d’inquiétude jalouse. Où était-elle ? Il voulut s’en aller, il n’en eut pas la force ; il attendit deux heures.
Enfin Eugénie arriva. Elle avait son panier au bras ; elle était allée, lui dit-elle, faire ses modestes provisions à la halle.
En la voyant entrer, Léon avait rougi et pâli tour à tour ; il s’oublia jusqu’à lui faire des reproches de ce qu’elle laissait son père seul beaucoup trop longtemps.
Eugénie baissa les yeux ; le pauvre ouvrier vit une larme rouler sur sa joue, et il lui demanda pardon et s’en alla la mort au cœur en songeant qu’il lui avait fait de la peine, et s’avouant que ce n’était point l’intérêt qu’il portait à l’aveugle, mais bien un mouvement de jalousie qui avait dicté ses reproches.
Léon commençait à lire distinctement au fond de son âme, et il reculait épouvanté. Car c’était un loyal et brave cœur, après tout, un esprit simple et droit qui avait le respect de la foi jurée, un mari qui prenait au sérieux ses devoirs d’époux et de père. Il avait aimé Cerise, – Cerise l’aimait toujours, – il était devenu son époux, son protecteur, leurs mains s’étaient enlacées pour toujours au-dessus du berceau de leur enfant, et l’honnête homme se disait qu’il lui était à jamais interdit de lever les yeux sur une autre femme que la sienne.
Un soir, seul dans la petite pièce attenant à son atelier et qu’il nommait son bureau, il se répéta tout cela et se jura de dominer son cœur, ses instincts, de fouler aux pieds cette passion insensée, d’aller voir Eugénie une dernière fois, de laisser une poignée de louis sur le lit du père, et d’engager la jeune fille à retourner avec lui dans son pays, où l’air natal, un climat plus doux peut-être pourraient hâter sa guérison.
Léon voulait éloigner Eugénie Garin de Paris ; il se sentait faible, il semblait vaguement comprendre que, si elle restait, il n’aurait pas la force de ne plus la voir.
Il avait quelques économies dont il ne rendait compte à personne, que sa femme lui laissait employer à sa guise et qui passaient presque toutes à soulager des misères cachées. Afin de s’affermir plus encore dans sa résolution, Léon prit un rouleau de mille francs dans son tiroir et le mit dans sa poche. Il avait l’intention de le faire accepter au père Garin, à la condition qu’il retournerait dans son pays.
Quand de l’atelier il remonta dans son logement particulier, le silence et le sommeil y régnaient depuis longtemps, couronnant ainsi une noble journée de labeur.
Dans sa chambre nuptiale, une veilleuse, placée sur la cheminée, répandait autour d’elle une clarté mate et discrète. Auprès du lit se trouvait le berceau de l’enfant, caché par le même rideau que la couche maternelle.
Léon s’arrêta quelques secondes sur le seuil, comme s’il eût éprouvé du remords et de la honte à revenir, lui le cœur troublé de pensées coupables, prendre sa place accoutumée entre ces deux êtres qui auraient dû remplir sa vie : – sa femme, la chaste et belle Cerise, – son enfant, rose et blond comme un petit ange, dont l’âme sans doute retournait au ciel chaque nuit, tandis que son frêle corps reposait auprès de sa mère. Puis, passant la main sur son front comme s’il eût voulu en chasser une pensée qui l’obsédait, une image persécutrice, il s’avança sur la pointe du pied, retenant son haleine, et il écarta doucement les rideaux.
C’était un tableau charmant que celui qu’il eut alors sous les yeux. L’enfant n’était point dans son berceau, sa mère l’avait pris avec elle, elle le tenait dans ses bras, et tous deux dormaient. L’enfant, autour duquel s’arrondissait le beau bras de sa mère, avait les lèvres entrouvertes et souriait dans son sommeil, sans doute à quelque vision céleste, ressouvenir du paradis qui ne s’efface de la mémoire de l’enfance que lorsque la première passion humaine commence à en ternir l’innocence. La mère, plus grave, plus sérieuse, dormait, ses lèvres collées à la blonde chevelure de son chérubin.
Un moment l’ouvrier contempla son bonheur sous cette double apparence, n’osant faire un mouvement ni même respirer. Et l’image fatale, le souvenir fascinateur du démon aux yeux bleus s’effacèrent, et l’heureux père sentit son cœur palpiter alors sur le groupe endormi et voulut prendre l’enfant pour le remettre dans son berceau. Mais malgré les précautions infinies qu’il employait pour le dégager du bras de la jeune femme, ce bras, souple tout à l’heure, se raidit tout à coup, un pli se forma sur le front blanc de Cerise, et la mère, dormant encore, serra son cher nourrisson comme si un danger l’eût menacé.
Puis elle ouvrit les yeux, aperçut son époux. Et alors le pli du front disparut, la lèvre sérieuse dessina un sourire, le bras raidi se détendit, et le père put prendre son enfant et le remettre dans son berceau.
L’image d’Eugénie Garin avait disparu.
* *
*
Le lendemain, Léon descendit à l’atelier, plus gai, plus souriant qu’à l’ordinaire.
Il fut fort occupé durant la matinée, accablé de visites d’affaires, de commandes, d’ouvriers. Puis c’était un samedi, jour de paye, et, dès le matin, Léon avait l’habitude de vérifier la caisse et de faire faire de la monnaie.
Quand il sortit de chez lui, vers deux heures, pour aller rue de Charonne, il était muni du rouleau de mille francs, il avait la ferme résolution de le donner au père Garin et de lui faire promettre de partir. En s’arrêtant à la porte de la maison, il eut bien encore cet étrange battement de cœur qui s’emparait de lui chaque fois qu’il y allait, mais il était résolu, et il monta bravement.
La veuve Fipart n’était point dans sa loge, il ne rencontra personne dans l’escalier et atteignit sans voir âme qui vive la porte de la mansarde.
– Entrez ! répondit la voix de la jeune fille, lorsqu’il eut frappé.
Léon entra et jeta un cri de surprise.
Le lit du vieillard était vide, la jeune fille était seule…
L’ouvrier eut le vertige… Pour la première fois il se trouvait seul avec cette femme qui produisait de si grands ravages dans son âme, et c’était précisément au moment même où il venait la voir pour la dernière fois.
La jeune fille se leva toute rougissante, et comme si elle-même eût redouté ce tête-à-tête.
– Où donc est votre père ? demanda Léon d’une voix tremblante.
Elle baissa les yeux et soupira : – Il est parti depuis ce matin, répondit-elle.
– Parti ! exclama l’ouvrier stupéfait.
– Ah ! monsieur Rolland, murmura Eugénie, qui feignit un embarras profond, nous pardonnerez-vous jamais ?…
– Vous pardonner ! fit-il tout ému, et de quoi donc êtes-vous coupable ?
Et déjà le pauvre Rolland avait oublié quelle résolution héroïque l’amenait. Il contemplait Eugénie, et se demandait ce qu’il pouvait avoir à lui pardonner.
– Monsieur Rolland, reprit-elle d’une voix émue, vous avez été notre bienfaiteur, vous nous avez arrachés à la misère, et quelque chose me dit que c’est bien mal à nous de vous avoir caché…
– Mais… quoi donc ? demanda-t-il de plus en plus étonné.
– Eh bien, reprit-elle, en attachant sur lui son regard d’azur, et d’une voix qui tournait la tête au pauvre Léon chaque fois qu’il l’entendait vibrer, nous pardonnerez-vous si nous avons pu vous faire de la peine ?
Et le serpent tentateur prit la main de ce pauvre homme au cœur plein de trouble, et comme obéissant à un hypocrite élan de reconnaissance.
– Je vous promets, répondit Léon, qui avait le vertige.
Puis, vaincu sans doute par l’habitude, il s’assit auprès d’elle et parut disposé à l’écouter.
– Monsieur Rolland, reprit-elle, nous sommes si malheureux et si pauvres, que c’est peut-être bien mal à nous d’être fiers… et pourtant… mon père l’était… Chaque jour, quand vous étiez parti, le pauvre homme se mettait à pleurer, et, tout en vous bénissant comme un ange du bon Dieu, il maudissait ses infirmités et rougissait de vous tout devoir… autant que j’en rougis moi-même… acheva-t-elle d’une voix entrecoupée.
– Mademoiselle… balbutia Léon.
Car, monsieur Rolland, reprit-elle, je ne m’abuse pas, et mon père non plus. Madame Rolland, votre digne femme, me paye cinq francs ce qui vaut un franc, et vous-même vous ne veniez jamais ici…
– Taisez-vous, mon enfant ! murmura Léon, ému jusqu’aux larmes, votre père n’a-t-il pas été mon ouvrier ?
– Eh bien, poursuivit-elle, le médecin qui soignait mon père lui a dit hier qu’il sera obligé de suivre un traitement des plus longs et des plus coûteux s’il voulait recouvrer la vue ; et comme il devinait bien que nous ne pourrions payer ni le médecin ni les remèdes, il lui a offert de le faire admettre à l’hospice…
– Ah ! s’écria Léon, et il y est allé ?
– Ce matin, Oh ! mon père savait bien, mon bon monsieur Rolland, que si vous appreniez sa résolution, vous vous y opposeriez, que vous lui offririez de l’argent encore… il ne vous a parlé de rien hier, et il est parti, me laissant ici pour vous supplier de nous pardonner.
Et l’ouvrière voulut baiser les mains de Léon et fondit en larmes.
Déjà le pauvre ébéniste avait perdu la tête… Il ne songeait plus à sa femme, à son enfant ; il avait tout oublié en présence de cette femme qui pleurait, et vers laquelle l’entraînait une invincible attraction.
– Quant à moi, reprit-elle, j’irai vous voir ce soir, monsieur Rolland, vous et madame, j’irai la remercier de vos bienfaits, comme je vous remercie du fond d’un cœur reconnaissant et qui n’oubliera jamais…
– Mademoiselle, balbutia Léon, vous me remercierez plus tard… je n’ai encore rien fait pour vous… Attendez…
Elle secoua la tête, un sourire brilla à travers ses larmes.
– Je quitte cette maison demain, dit-elle.
Si la foudre fût tombée sur Léon Rolland, elle l’eût moins anéanti que ces simples mots.
Pourtant, il était venu là bien résolu à faire partir cette femme, dont la présence à Paris menaçait son bonheur, bien décidé à la voir pour la dernière fois. Et, comme elle allait au-devant de ses désirs, qu’elle lui annonçait cette séparation qu’il voulait tout à l’heure, voici qu’il se sentait pris d’une épouvante subite, comme si, avec elle, elle allait emporter son cœur à lui et sa vie tout à la fois.
– Vous… quittez… cette… maison ?… balbutia-t-il comme un homme qui a mal entendu.
– Oui, répondit-elle simplement, j’ai trouvé une place de femme de chambre auprès d’une Anglaise qui voyage… je gagnerai en argent ce que, hélas ! je vais perdre en fierté. Mais que voulez-vous ? acheva-t-elle d’une voix brisée ; comme cela je pourrai aider mon vieux père.
Pendant quelques minutes, Léon garda un silence farouche. Une lutte terrible, suprême, inexorable, s’élevait en son cœur… D’une part, le souvenir de sa femme et de son enfant l’assaillait et venait lui dire : « Le départ de cette femme, c’est ton bonheur, ton repos, le calme de ta vie tout entière… » De l’autre, la vue de cette femme, dont les yeux pleins de larmes n’avaient rien perdu de leur magique et ténébreux pouvoir, le bouleversait… Enfin, le mal l’emporta sur le bien, le vice demeura vainqueur et triompha de la vertu.
– Vous ne partirez pas ! s’écria-t-il.
Elle le regarda avec une sorte de terreur.
– Pourquoi ? pourquoi ?… demanda-t-elle.
– Pourquoi ? répondit-il d’une voix affolée, mais parce que je vous aime.
Et le malheureux tomba aux genoux du démon ; et sans doute qu’à cette heure douloureuse et suprême, l’ange gardien de l’enfant de Léon, se voila le front de ses ailes blanches et remonta tout en pleurs vers le ciel.
Pauvre Cerise ! ! !
C’était précisément la veille de ce jour que Fernand Rocher avait été déposé, par la voiture de Turquoise, au bas de la rue d’Amsterdam, en face de l’embarcadère du chemin de fer.
On s’en souvient, Fernand avait arraché son bandeau, puis il s’était approché d’un bec de gaz, et c’était à sa lueur qu’il avait ouvert et lu la lettre de congé de sa belle garde-malade. Il est impossible de rendre la stupeur, le désespoir qui d’abord s’emparèrent de ce pauvre fou, fasciné et gagné à l’enfer par cette femme qui, presque aux mêmes heures, voyait deux hommes ressentir pour elle la plus violente et la plus funeste des passions. Longtemps accablé, anéanti, il demeura affaissé sur lui-même, s’appuyant au mur pour ne pas tomber.
Puis tout à coup, sa prostration fit place à une sorte d’exaltation fébrile.
– Oh ! je la retrouverai ! s’écria-t-il.
Et il se prit à marcher d’un pas saccadé, au hasard, à l’aventure, comme s’il eût voulu retrouver sa propre trace et revenir sur ses pas, pour refaire le chemin qu’il avait déjà parcouru en voiture et les yeux bandés. Mais le hasard le conduisit justement dans la rue d’Isly, située, comme on sait, tout près de la place du Havre, et donnant par un bout dans la rue de ce nom. Quand il se vit à l’entrée de la rue d’Isly, Fernand s’en alla machinalement jusqu’à la porte de son hôtel, et il mit la main sur le bouton de la cloche du suisse. Il se trouvait à sa porte, chez lui, à quelques pas de sa femme et de son enfant, qu’il n’avait pas vus depuis huit jours, qu’il avait oubliés, semblable à Renaud, dans les jardins enchantés d’Armide, et ne se souvenait plus du camp des croisés et de ses compagnons.
Au bruit de la cloche, la porte s’ouvrit.
Fernand entra.
La cour de l’hôtel était silencieuse et déserte.
Fernand leva les yeux et ne vit briller qu’une seule lumière sur toute la façade. Cette lumière partait de l’appartement de sa femme, et scintillait discrètement derrière les rideaux de soie du boudoir.
Alors seulement, cet homme qui rentrait chez lui furtivement, à pied, à une heure indue, comme un voleur s’introduit dans la propriété d’autrui ; cet homme passa la main sur son front, et chercha à rassembler ses souvenirs et à mettre un peu d’ordre dans son cerveau troublé. S’éveillait-il d’un étrange et pénible rêve après quatre années de joie et d’amour, quatre années de ce bonheur extrême que cette lumière discrète, brillant au milieu de la nuit – avait suffi pour lui rappeler ? N’avait-il pas été la proie de quelque hideux cauchemar, et tandis qu’il dormait auprès du berceau de son fils, sous les rideaux de soie d’Hermine, sa blanche compagne, n’avait-il pas entendu en songe qu’il s’était vu couché dans une chambre inconnue, gardé par un démon aux formes enchanteresses et qui avait voulu lui prendre son âme ? Ou bien ces quatre années de félicité, Hermine, sa femme adorée, son enfant blanc et rose, cet hôtel somptueux qui les abritait tous deux de ses lambris dorés et qui était sa maison à lui, son foyer de famille, tout cela n’était-ce point plutôt un long rêve au sortir duquel se retrouvait le malheureux, congédié, presque chassé par sa femme, dont il était fou d’amour.
Et, tout en s’adressant ces questions, toujours vaincu par la force de l’habitude, Fernand continua son chemin, prit une clef dans sa poche, ouvrit la porte vitrée du perron, gagna sans lumière, l’escalier donnant dans l’appartement de sa femme.
Hermine, nous l’avons dit, était demeurée immobile, sans force, sans voix, affaissée sur le sofa du boudoir. Mais lorsqu’elle entendit retentir dans l’antichambre, un peu assourdis par l’épais tapis, ces pas aimés et connus, lorsque la porte du boudoir se fut ouverte sous la main de Fernand, la pauvre femme brisée retrouva son courage, son énergie, l’usage de sa langue, et elle se précipita vers son mari en poussant un cri de joie indicible, et elle lui jeta ses bras autour du cou en lui disant :
– Ah ! te voilà, te voilà donc, enfin !
Cette chaude étreinte, cette voix qui semblait résumer pour lui, en un seul cri, quatre années d’un bonheur sans nuages, achevèrent d’éveiller Fernand et de l’arracher à cette torpeur morale. Il pressa sa femme dans ses bras, retrouva un peu de sa présence d’esprit, et songea alors à lui avouer franchement tout ce qui s’était passé ; comment, en dépit de sa volonté, à son insu, pendant son évanouissement, il avait été transporté dans une maison inconnue, soigné par une femme inconnue, et brusquement chassé par elle…
Mais soit pudeur instinctive et crainte de troubler le cœur de cet ange qui l’accueillait en l’enlaçant dans ses bras, soit que quelque fatale arrière-pensée l’eût dominé tout à coup, cet homme, ému et bouleversé tout à l’heure, qui, quelques minutes auparavant, était dans l’impossibilité de classer ses idées, de rassembler ses souvenirs, cet homme retrouva tout à coup ce sang-froid, cette lucidité d’esprit, ce calme parfait du mari qui s’apprête à offrir à sa femme, non la vérité toute nue, mais la vérité décemment vêtue et parée pour les besoins du moment.
– Ah ! chère Hermine, murmura-t-il, mon Dieu ! que j’ai souffert… et que vous avez dû souffrir !
Et il l’entraîna toute frémissante sur le sofa, et l’assit sur ses genoux, lui mettant un baiser au front ; et l’heureuse femme, palpitante sous ce baiser comme au premier jour de leur union, crut que son mari lui revenait tout entier, corps et âme…
Bien plus, il lui parut impossible qu’il eût pu, même, lui être moralement infidèle une seule minute, et elle allait s’écrier : – Non, M. de Château-Mailly m’a menti.
Lorsque Fernand lui ferma la bouche et lui dit :
– Ah ! vous allez me pardonner, n’est-ce pas ?
Il demandait son pardon. Il était donc coupable ?
Et elle se tut et le regarda.
– Oui, mon cher ange, reprit-il, votre Fernand qui vous aime, votre Fernand en qui vous avez foi, s’est conduit comme un étourdi, comme un enfant. Il a oublié que l’heure des folies de garçon était passée, qu’il avait une femme et un enfant, et il vous a laissée au bal, chère femme aimée, pour un propos en l’air, continua-t-il. Et il était sincère, et en ce moment il oubliait l’inconnue pour ne voir et n’aimer que sa femme. Pour une seule querelle de jeu, une misère, je suis allé me battre, à deux heures du matin…
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, je le savais… je l’avais deviné… Mais, fit-elle en tremblant et en l’enveloppant d’un regard d’amour, tu as été blessé… légèrement, n’est-ce pas.
Et elle le regardait et semblait chercher en quel endroit de son corps avait pu pénétrer le feu meurtrier.
– Ce n’est rien, dit-il, une égratignure…
Et tandis que le sourire revenait à ses lèvres et illuminait son visage assombri un moment par l’inquiétude, il reprit :
– Une égratignure, pourtant, qui m’a mis au lit pendant huit grands jours, qui m’a procuré un évanouissement, puis le délire… On m’a porté je ne sais où… on vous a écrit je ne sais quoi… Oh ! tout cela est un rêve ? ajouta-t-il en passant la main sur son front.
Et il se leva à ces mots, courut à la porte voisine qui donnait dans la chambre à coucher de sa femme et s’approcha du berceau de son fils.
On eût dit qu’il voulait éviter toute autre explication et se réfugier tout entier dans la tendresse paternelle. Il prit son enfant dans ses bras, le couvrit de baisers ! l’enfant s’éveilla en pleurant.
Et la mère qui entend les pleurs de son fils, ne songe plus à rien, oublie ses propres douleurs, ses fortunes et ses jalousies…
Fernand replaça l’enfant dans son berceau.
Tous deux se penchèrent au-dessus, en le couvrant de baisers. Sir Williams lui-même, s’il eût pu assister à cette scène, aurait douté de sa puissance en voyant le bonheur revenu sous ce toit d’où avait voulu l’expulser violemment son infernal génie. Mais tout à coup Fernand se dégagea brusquement de cette étreinte. Un souvenir s’éveillait dans son cœur, une image maudite et fatale passait devant ses yeux… Il lui avait semblé que ce regard bleu et profond comme l’azur des vastes mers, et qui, comme elles, avait la puissance fascinatrice des gouffres, pesait sur lui de tout son poids. Il pâlit, il frissonna ; un nuage voila son regard, son front s’assombrit tout à coup…
– Hermine, dit-il à sa femme en lui prenant vivement la main, vous allez me faire une promesse…
Elle le regarda avec un douloureux étonnement, tant elle était frappée de ce brusque changement qui s’opérait en lui.
– Parlez !… dit-elle toute tremblante.
– Vous allez me promettre, dit Fernand, de ne jamais me questionner sur ce qui s’est passé durant les huit jours qui viennent de s’écouler.
– Je vous le promets, dit-elle avec soumission.
– Vous ne me demanderez jamais ni où je suis allé, ni quelle personne m’a soigné, n’est-ce pas ?
– Je vous le jure, murmura la pauvre femme, qui comprit cette fois que M. de Château-Mailly ne lui avait point menti.
– Notre bonheur est à ce prix, soupira Fernand qui espéra que le souvenir qui le poursuivait s’effacerait…
* *
*
Le lendemain, à son réveil, Fernand jeta autour de lui le même regard étonné qu’il avait promené sur le somptueux mobilier de la belle inconnue, le jour où il était revenu chez elle de son long évanouissement. Et, de même que là, il avait d’abord cherché à se rendre compte du lieu où il se trouvait, de même, en se retrouvant chez lui, il éprouva un mouvement de surprise et presque de regret. Il avait tant vécu par la tête et le cœur durant ces huit jours, il s’était si bien habitué à la voir, elle, la femme inconnue, assise à son chevet quand il ouvrait les yeux.
De même que, la première fois, il avait soupiré et songé à sa chambre à coucher, où il dormait, la tête sur le même oreiller que sa jeune femme, auprès du berceau de son fils ; de même en se retrouvant dans cette chambre peuplée des souvenirs de quatre années de bonheur, il ne put s’empêcher de songer à son réveil des jours précédents, et tout d’abord ses yeux cherchèrent cette belle garde-malade qui s’avançait auprès de lui, marchant sur la pointe de son petit pied.
La vue de sa femme endormie, la vue du berceau de son enfant lui apprirent que l’inconnue ne pouvait venir.
Et comme l’homme qui veut repousser la tentation, chasser une pensée qui l’obsède, il essaya de se réfugier dans le présent, regardant tour à tour la brune et blanche tête d’Hermine, et cet enfant, unique gage de leur amour. Mais les souvenirs de la veille revenaient.
L’image chassée, repoussée avec énergie, revenait sans cesse, et, pour la première fois depuis quatre années, il sauta hors du lit sans avoir mis un baiser au front d’Hermine.
Hermine dormait… Elle avait passé tant de nuits sans sommeil, livrée aux angoisses de l’attente, aux tortures du désespoir, qu’elle avait fini par céder à la lassitude, par s’endormir auprès de celui qu’elle croyait avoir enfin reconquis.
Fernand se leva sans bruit, furtivement, il sortit sur la pointe du pied. Il avait besoin d’air, de solitude, il espérait que le premier rayon de soleil, la première bouffée de brise matinale ramèneraient chez lui un peu de calme et dissiperaient le souvenir confus des visions de la nuit.
Hermine n’avait point mis ses gens, durant huit jours, dans la confidence de ses alarmes ; pour eux, monsieur était absent, et cela avait dû leur suffire.
Dès le matin, on avait appris par le suisse que monsieur était rentré pendant la nuit.
Fernand descendit donc aux écuries et fit seller son cheval favori, une belle jument du désert, cadeau presque royal du gouverneur général de l’Algérie. Il mit le pied à l’étrier, annonça qu’il reviendrait pour l’heure du déjeuner et s’élança au grand trot dans la rue du Havre.
Il monta jusqu’à la rue Royale, suivit au galop l’avenue des Champs-Élysées, descendit jusqu’au pont de Neuilly, et fit le tour du bois de Boulogne, revenant par Passy et l’avenue de Saint-Cloud.
Cette allure, rapide comme celle d’un cavalier de ballade allemande, était en harmonie avec le trouble de son cœur… Il revint vers onze heures.
Hermine était levée et l’attendait. En s’éveillant et ne le voyant pas, la jeune femme avait jeté un cri d’effroi ; elle avait craint qu’il ne se fût enfui encore, que son odieuse rivale ne le fût venu chercher jusque chez lui ; mais elle s’était rassurée bientôt en apprenant de la bouche de sa femme de chambre que monsieur était sorti à cheval. Fernand n’avait-il pas l’habitude d’aller au bois chaque matin, monté sur Sarah, sa belle cavale du désert ?
Hermine s’était fait habiller avec un goût et un soin merveilleux ; elle avait une fraîche toilette du matin, à fasciner le comte de Château-Mailly, à séduire un homme blasé. Ses souffrances de la veille et des jours précédents avaient, en le pâlissant un peu, apporté à son visage un cachet de distinction suprême.
À sa vue, Fernand oublia une fois encore. Il passa la journée entre sa femme et son enfant, comme s’il eût redouté une seule minute d’isolement.
Le temps était froid, mais beau, très sec ; le soleil se montra radieux vers midi.
Fernand fit atteler l’américaine ; il proposa une promenade à sa femme, et, conduisant lui-même, ils s’en allèrent par les boulevards jusqu’à la place de la Bastille. Là, Fernand tourna l’angle du faubourg Saint-Antoine et gagna la rue Culture-Sainte-Catherine, où Armand de Kergaz avait son hôtel.
Le comte était sorti, mais la comtesse était à l’hôtel. Les deux jeunes époux passèrent une heure avec elle, et revinrent.
Durant ce court trajet, pendant ce laps de temps, Fernand s’était montré gai, souriant…
Hermine espérait, et elle remerciait déjà dans le fond de son âme, M. de Château-Mailly, son invisible protecteur. Mais, le soir, une tristesse mortelle s’empara de Fernand.
Il redevint encore morose, taciturne.
Et Hermine, malgré sa douleur, demeura fidèle à la promesse qu’elle lui avait faite, elle ne le questionna pas ; elle se contenta de lui prodiguer ses soins, ses caresses, ces mille attentions charmantes de la femme dévouée, aimante, et qui veut être aimée…
Trois jours s’écoulèrent. Pendant ces trois jours, ce pauvre malade d’esprit eut des alternatives de joie et de tristesse. Tantôt il se montra affectueux, empressé pour la jeune femme, et prenait son fils sur ses genoux, lui parlant ce langage enfantin, ce délicieux zézaiement des pères ; tantôt, au contraire, il retombait dans sa sombre humeur, ne parlait plus, répondait à peine, repoussait les caresses de sa femme avec une brusque impatience…
Et la pauvre Hermine allait dévorer ses larmes dans la solitude et le silence, et, se jetant à genoux, elle priait Dieu de guérir son Fernand du mal qui semblait le frapper…
Le matin du quatrième jour, Fernand sortit de bonne heure ; comme à l’ordinaire, il fit seller Sarah, et s’en alla faire au Bois sa promenade accoutumée. Mais l’heure du déjeuner sonna, et il ne revint pas. Une légère ondée qui était tombée depuis son départ fit espérer à Hermine qu’il s’était arrêté à Madrid ou à Ermenonville, décidé à y déjeuner.
Mais la soirée passa… Puis le soir vint…
Alors Hermine fut saisie d’épouvante… Fernand ne revenait pas.
Elle l’attendit jusqu’à minuit, elle l’attendit jusqu’au jour ; elle vit entrer un rayon de soleil dans sa chambre… Fernand n’avait pas reparu ; Hermine se sentait mourir. Tout à coup le pas d’un cheval se fit entendre dans la cour.
– C’est lui, pensa-t-elle en se précipitant vers la croisée et l’ouvrant.
C’était bien Sarah, la jument africaine, mais Sarah veuve de son cavalier, et piteusement conduite par la bride, par un commissaire de coin de rue…
Alors, pressentant quelque affreux malheur, éperdue, Hermine descendit et interrogea cet homme. Le commissaire lui répondit qu’une heure auparavant, au rond-point des Champs-Élysées, il avait vu passer une calèche dans laquelle se trouvait une jeune blonde, vêtue d’une robe bleue.
À côté de la calèche, un jeune homme chevauchait sur Sarah.
Il avait mis pied à terre en l’apercevant, lui avait confié le cheval en lui donnant l’ordre de le ramener et il était monté dans la calèche à côté de la jeune dame. C’était là tout ce qu’il savait.
* *
*
À ce récit, Hermine fut prise de vertige ; elle ne douta plus que cette femme blonde ne fût cette créature qui déjà lui avait ravi le cœur de son époux ; elle comprit que Fernand était retombé aux mains du monstre, que le minotaure avait repris sa proie, et, folle de douleur, la tête perdue, sans même songer à l’imprudence de ce qu’elle allait faire, elle demanda ses chevaux, se jeta en robe de chambre dans sa voiture, et cria au cocher : rue Laffitte, 41 !
La belle et vertueuse madame Rocher, en présence de ce nouveau malheur, avait songé à M. de Château-Mailly, et, sans réfléchir que le comte était garçon, que courir chez lui ostensiblement à neuf heures du matin, c’était pour elle se compromettre à jamais, elle alla se confier à cet homme qui seul, du moins elle le croyait, pouvait une fois encore détourner le péril et conjurer l’orage.
Or, au moment où la voiture s’arrêtait à la porte du comte, où Hermine en descendait, un fiacre sortait par la porte cochère, emportant un homme dans lequel les invités de la marquise Van-Hop eussent reconnu sir Arthur Collins. Il vit et reconnut Hermine ; un hideux sourire vint à ses lèvres et illumina son visage couleur de brique.
– Ah ! enfin… murmura-t-il, le comte a décidément du bonheur.
Et le fiacre continua sa course.
Que s’était-il donc passé ?
Fernand Rocher était sorti à cheval, comme à l’ordinaire, vers huit heures du matin. La veille, descendant au pas de Sarah la rue du Havre et la rue Tronchet, il s’en allait mélancoliquement, la tête inclinée sur sa poitrine, cherchant, mais en vain, à fuir le souvenir de l’inconnue, et n’y pouvant parvenir. Comme il allait traverser la place de la Madeleine, la cavale africaine, qui était quelque peu ombrageuse, fit tout à coup un écart, se cabra à demi et tourna sur ses deux pieds, effrayée par un bruit de grelots, de claquements de fouet et de roues grinçant sur le pavé. Une chaise de poste arrivait derrière lui au grand trot de ses quatre chevaux, et passa rapide comme l’éclair, tandis qu’il contenait et rassurait la bouillante Sarah.
Mais il avait obéi à un sentiment de curiosité banale, il avait jeté un coup d’œil dans la chaise pour voir quel était le voyageur qui quittait ainsi Paris avec bruit et fracas, et il avait aperçu à demi couchée au fond de la berline, enveloppée de fourrures, et seule, une jeune femme dont la vue lui arracha un cri de surprise, de joie et d’épouvante en même temps : c’était sa belle garde malade !
L’émotion qui s’empara de lui fut alors si forte que, pendant plusieurs minutes, il demeura cloué à la même place, maniant gauchement sa monture et la laissant livrée à tous ses caprices. Puis soudain, et comme dominé par cette mystérieuse attraction que cette femme étrange répandait autour d’elle, il mit l’éperon aux flancs de Sarah, et se lança à la poursuite de la chaise de poste, qui disparaissait en ce moment de l’autre côté du pont de la Concorde. Il voulait la revoir.
La belle voyageuse quittait sans doute Paris pour longtemps, car sa voiture était couverte de malles, et deux domestiques, un valet et une femme de chambre chaudement vêtus, étaient assis derrière.
Elle partait. C’en était assez pour que Fernand ne songeât plus ni à se guérir ni à oublier, pour qu’il n’eût plus qu’une préoccupation, qu’un désir, qu’un but, la rejoindre.
Et le petit hôtel de la rue d’Isly, sa femme, son enfant, sa vie calme et douce, tout ce qu’il avait retrouvé, disparut tout à coup de son souvenir, comme au réveil s’effacent les dernières et fugitives impressions d’un rêve…
Sarah était rapide comme le vent du désert où elle était née, mais la chaise de poste avait de l’avance ; un embarras de voitures, que son cavalier rencontra sur le pont de la Concorde, retarda encore la marche du noble animal. Fernand perdit la chaise de vue. Il fut obligé de se renseigner sur le chemin qu’elle avait pris en quittant le quai, et il arriva à la barrière d’Enfer environ vingt minutes après que la belle voyageuse l’avait franchie.
L’inconnue prenait la route d’Orléans.
Sans plus réfléchir, Fernand lança sa jument au galop, persuadé qu’il aurait bientôt rejoint la chaise de poste. Mais la chaise de poste allait un train d’enfer, le train d’un homme en faillite qui gagne la frontière belge. Ce ne fut que vers Montlhéry, à une demi-lieue de la fameuse tour chantée par Boileau, que le cavalier l’aperçut gravissant une côte au grand trot.
Jusque-là, et depuis le pont de la Concorde, il ne l’avait plus revue.
Fernand, dans l’état d’exaltation où il se trouvait, serait allé au bout du monde. Il ensanglanta les flancs de Sarah, il la fit bondir de douleur, et vingt minutes plus tard il atteignait enfin la chaise de poste, au moment même où elle entrait dans la petite ville d’Étampes et s’arrêtait, pour relayer, à l’hôtel de la Corne-d’Or.
Fernand s’approcha vivement de la portière de la berline et se montra à Turquoise, car c’était bien elle qui courait ainsi la poste.
Elle poussa un petit cri de surprise en le voyant ; puis elle l’enveloppa de son regard profond, arqua ses lèvres en un charmant sourire, et lui dit :
– Comment ! monsieur, vous voilà ?
– Oui, madame… balbutia-t-il, car il ne savait trop réellement que lui dire.
– Par quel hasard ? fit-elle jouant à merveille l’étonnement. Où allez-vous ?
– Je ne sais pas… dit naïvement le pauvre fou.
Elle laissa bruire un éclat de rire moqueur à travers ses dents blanches.
– En vérité, dit-elle, vous ne savez pas où vous allez ?
– Non.
– Mais, au moins, savez-vous d’où vous venez ?
– Je viens de Paris.
– Eh bien, laissez-moi au moins vous apprendre où vous êtes.
– Je ne sais pas, murmura-t-il, la contemplant avec extase.
– Vous êtes à Étampes, à mi-chemin d’Orléans et sur la route du Midi.
Et elle continua à sourire.
– Voyons, dit-elle, comment vous trouvez-vous ? Car il y a plusieurs jours que je vous ai vu, et bien que j’aie eu de vos nouvelles…
– Ah ! s’écria-t-il surpris et charmé, vous avez eu de mes nouvelles…
– Sans doute.
Et le regardant fixement, comme elle seule savait regarder :
– Ne croyez-vous pas, dit-elle, que j’avais un peu à cœur de savoir ce qu’était devenu mon malade ? Je quittais Paris pour longtemps, j’ai voulu partir avec la conviction que vous étiez rétabli.
– Vous… quittez… Paris… pour longtemps ? balbutia-t-il avec un accent effaré.
– Pour un an au moins, répondit-elle en baissant les yeux et avec un certain trouble dans la voix.
– Mais c’est impossible ! murmura-t-il.
– Comment, impossible, puisque me voilà en route ? Je vais à Florence passer le reste de l’hiver.
Elle lui tendit la main par un geste plein de mutinerie et d’abandon.
– Adieu… dit-elle ; souvenez-vous de ma lettre…
Ces derniers mots étaient un congé.
Déjà on attelait des chevaux frais ; quelques secondes encore, et la chaise repartait.
Fernand venait de prendre une résolution soudaine.
– Madame, dit-il vivement, vous ne pouvez partir sur-le-champ… à cette heure…
– Et… fit-elle en fronçant le sourcil, qui m’en empêchera ?
– Moi, dit-il froidement.
– Vous ?
Elle prononça ce mot d’une façon étrange.
– Moi, dit-il, parce que je vous poursuis depuis Paris à franc étrier et qu’il faut que je vous parle !
– Mais… monsieur…
– Madame, dit Fernand avec un calme effrayant, si vous me refusez, je me jette sous les roues de votre chaise de poste.
– Vous êtes fou ! répondit-elle ; mais je ne veux point causer votre mort… Voyons ce que vous avez à me dire.
Elle pencha la tête à la portière, appela son valet de chambre, lui ordonna de renvoyer les chevaux et de demander un appartement à la Corne-d’Or.
– Allons, dit-elle, mettez pied à terre, monsieur le paladin, et offrez-moi la main pour descendre.
Fernand sauta lestement à terre, jeta sa bride à un palefrenier, ouvrit la portière de la chaise et aida la jeune femme à descendre.
– Vous me permettrez, lui dit-elle, puisque je vous ai fait, sans le savoir, venir de Paris tout exprès pour moi, vous me permettrez de vous offrir à déjeuner, n’est-ce pas ? Je repartirai ce soir.
Elle entra à la Corne-d’Or et conduisit Fernand à la chambre qu’on lui avait préparée à la hâte. Alors, se laissant tomber sur une bergère et s’y pelotonnant avec cette grâce féline qui est le privilège des petites femmes :
– Je vous écoute, dit-elle, qu’avez-vous à me dire ?
Fernand n’en savait absolument rien. Il l’avait suivie, attiré par une force inconnue, il ne voulait pas qu’elle partît. C’était là tout ce qu’il lui fallait. Il demeura debout auprès d’elle, silencieux, hésitant, la contemplant avec une muette adoration.
– Mon pauvre monsieur Rocher, dit la Turquoise qui savourait cet embarras plein de souffrance avec la joie cruelle d’une bête fauve, je vous crois plus malade que vous ne le paraissez, et j’ai bien peur que ce coup d’épée que l’on croyait n’être qu’une égratignure…
– Ah ! interrompit Fernand, il m’a frappé là… au cœur.
Et puis, soudain, cet homme qui balbutiait et baissait les yeux sous ce regard de femme armée d’une puissance occulte, cet homme osa la regarder, et devint éloquent. Il osa se mettre à genoux devant elle. Il osa lui prendre la main…
– Madame, murmura-t-il d’une voix lente, grave, pleine d’émotion, plût à Dieu que mon adversaire m’eût atteint mortellement. Je serais mort sans souffrir.
– Allons donc ! fit-elle, est-ce qu’on meurt quand on est jeune, riche, beau, aimé, heureux comme vous !
– Ah ! vous ne savez pas, continua-t-il, ce que j’ai souffert depuis ce jour fatal où vous m’avez chassé de chez vous… Vous ne savez pas quelles tortures sans nom m’ont assailli, à quel désespoir j’ai été livré…
– Peut-être, répondit-elle d’une voix subitement émue.
Et cette femme de vingt ans eut alors une expression, un regard, une attitude, un accent maternel, tant il est vrai que la femme, si jeune qu’elle soit, est toujours plus âgée que l’homme ; elle prit sa main dans ses petites mains, et lui dit :
– Monsieur Rocher, vous êtes un enfant…
Et comme il frissonnait sous ce regard, comme il redevenait véritablement un enfant sous le charme de cette voix douce et triste, sous la pression de ces petites mains imprégnées d’une magnétique chaleur, elle poursuivit :
– Hélas ! je sais ce que vous allez me dire… Je sais déjà cet hymne de l’amour toujours neuf et toujours le même que vous allez me chanter, mon pauvre enfant, et je ne veux pas être coquette, je ne veux pas avoir l’air de tomber de surprise en surprise… Non, vous m’aimez, je le sais et je le vois… Aussi, je ne m’indignerai point, je ne rougirai pas, je ne cacherai point ma tête dans mes mains pour vous dissimuler ma confusion… Je laisse toute cette comédie aux femmes de quarante ans et ne la crois pas digne de moi… Mais je veux que vous m’écoutiez, monsieur, je veux que vous me laissiez vous parler le langage de la raison.
– Je vous aime… balbutia Fernand.
– Au lieu de m’aimer, écoutez-moi, vous ferez mieux.
Et la jeune femme lui laissa prendre une de ses mains qu’il porta à ses lèvres.
– Mon ami, reprit-elle d’un ton moitié sévère et moitié affectueux. Il y a huit jours, je ne songeais pas à quitter Paris.
– Ah ! vous voyez bien, fit-il.
– Il y en a quinze, vous m’étiez inconnu… On vous a transporté chez moi, une nuit, reprit-elle, blessé, évanoui. Était-ce l’effet du hasard ? Frappait-on à ma porte parce que ma porte était le plus près du combat ? Ou bien connaissais-je l’un des hommes qui étaient avec vous ? Permettez-moi de ne pas vous répondre sur ces choses.
– Soit, dit Fernand.
– Je vous ai soigné d’abord avec la sollicitude un peu banale qu’apporte toute femme chargée d’une mission semblable à la mienne, puis…
Elle s’arrêta.
– Eh bien ? fit-il avec anxiété.
– Puis, murmura-t-elle, rougissant un peu, je me suis intéressée à vous.
Il tressaillit.
– Puis, hélas ! continua-t-elle d’une voix qui perdit soudain toute son assurance, j’ai craint de vous aimer…
Fernand jeta un cri de joie et couvrit ses mains de baisers.
Elle lui retira ses mains.
– J’ai songé alors que vous étiez marié, dit-elle brusquement, marié et père…
À son tour, Fernand baissa les yeux et la tête.
– Alors, reprit-elle, j’ai compris que si je venais à vous aimer, mon amour serait un supplice… et c’est pour cela que je vous ai congédié de la façon que vous savez.
– Mais moi aussi je vous aime ! s’écria Fernand qui oublia sa femme en ce moment et ne vit plus que Turquoise.
– Ah ! dit-elle, quand vous saurez… vous ne m’aimerez plus.
– Que saurai-je ?
– Ce que je suis.
– Vous êtes une noble et belle créature, dit-il avec feu.
Elle soupira.
– Tenez, dit-elle, laissez-moi continuer ma route, laissez…
– Non, répondit-il avec l’accent de la passion, non, vous ne partirez pas… Je vous aime !…
Elle eut un triste sourire.
– Avez-vous jamais, reprit-elle, entendu parler de ces femmes légères dont la situation est équivoque dans le monde… et qui, acheva-t-elle en rougissant, n’ont pas de mari ?…
Fernand tressaillit et la regarda.
– Je suis, ou plutôt j’étais, dit-elle avec une noble confusion, une de ces femmes-là, le jour où vous êtes entré chez moi…
– Et… à présent ?
– À présent, hélas ! je suis une pauvre créature touchée par l’amour et qui ne demande plus au monde que le pardon et l’oubli…
Fernand se mit à genoux.
– Mon Dieu ! lui dit-il, je ne veux pas savoir qui vous avez été. Je ne vois, je ne sais qu’une chose, c’est que vous êtes belle, c’est que vous êtes bonne, c’est que sans vous je serais mort, et que je vous aime avec passion, avec délire, avec frénésie.
Turquoise cacha sa tête dans ses mains.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle en fondant en larmes.
Turquoise pleurait… Donc elle était vaincue… donc elle ne partirait pas…
* *
*
Fernand et Turquoise passèrent le reste de la journée à Étampes, oubliant la terre entière pour ne songer qu’à eux-mêmes.
La blonde complice de sir Williams était réellement une femme forte dans toute l’acception du mot. Elle savait feindre la passion dans ses plus hardis écarts, dans ses détails les plus habiles et les plus minutieux…
Fernand Rocher, au bout de quelques heures, demeura convaincu que cette femme devait s’être aussi complètement réhabilitée par l’amour que Desdémona ou Manon Lescaut ; et, nouveau Desgrieux, il se sentit à tout jamais lié et enchaîné à elle.
Du reste, Turquoise avait si bien calculé et ménagé tous ses effets, qu’elle mit la journée tout entière à se rendre et déploya des merveilles d’éloquence pour prouver à Fernand que précisément parce qu’ils s’aimaient, ils devaient se séparer pour toujours. Si bien que le soir vint et que, déjà, les chevaux étaient à la chaise de poste et piaffaient dans la cour de la Corne-d’Or, que Fernand ne savait encore si elle consentirait à revenir à Paris. Ce ne fut qu’au dernier moment, toute prête à monter en voiture, que, lui tendant la main et le regardant avec égarement, elle lui dit :
– Me jurez-vous que vous m’aimez ?
– Je vous le jure, dit-il.
– M’aimerez-vous longtemps ?
– Toujours.
Il mit dans ce mot l’élan de sa passion.
– Alors, soupira-t-elle, retournons à Paris…
Elle prononça ces mots comme un vaincu raconterait sa défaite. Puis elle s’appuya sur son bras, et ajouta, tandis qu’ils descendaient dans la cour de l’auberge :
– Il ne faut pas songer à ramener votre cheval de pied, qui en prendra soin ?
Certes, Fernand connaissait la valeur de Sarah ; il savait fort bien qu’elle aurait pu, sans peine, aller à Étampes et en revenir sans débrider ; mais pouvait-il refuser ce bonheur de monter dans la berline auprès de la jeune femme ?
– Comme vous voudrez, répondit-il.
Turquoise fit un signe au valet.
Fernand oublia de lui recommander de conduire Sarah rue d’Isly.
Et la chaise partit au grand trot et reprit la route de Paris, qu’elle atteignit en quelques heures et traversa dans le milieu de la nuit.
L’oublieux Fernand ne songea point à l’inquiétude qui devait régner chez lui depuis le matin, au désespoir de sa femme qui l’attendait vainement. Il ne demanda point à sa belle conductrice en quel lieu elle le conduisait.
La chaise descendit la rue Saint-Jacques, traversa la Seine au pont Neuf, près de la rue de la Monnaie, tourna à l’église de Saint-Eustache, remonta la rue et le faubourg Montmartre, et finit par entrer dans le jardin de ce petit hôtel de la rue Moncey que nous connaissons.
* *
*
Le lendemain, comme le premier rayon de soleil glissait à la cime des toits voisins, le valet de pied de Turquoise, qui était parti d’Étampes vers minuit, arriva rue Moncey, monté sur la belle jument arabe. Turquoise, déjà levée, descendit et ordonna au laquais d’aller lui chercher un commissaire médaillé.
– Je vais m’amuser un peu, pensa-t-elle, et donner à ma façon des nouvelles de son mari à la belle madame Rocher.
Et Turquoise eut un mauvais sourire.
Dix minutes après, le valet revint suivi du commissaire.
– Mon ami, dit Turquoise à ce dernier, voulez-vous gagner vingt francs ?
– Oui, madame, répondit le Savoyard, émerveillé de l’aubaine.
– Vous allez conduire ce cheval rue d’Isly, à l’hôtel Rocher.
– C’est facile.
– On vous demandera, continua Turquoise, d’où vous venez et qui vous a remis cette bête. Alors vous répondrez ceci :
« – Je suis commissionnaire aux Champs-Élysées. J’ai vu passer tout à l’heure une calèche bleue dans laquelle était une jeune femme.
« – Un monsieur, qui montait cette bête, trottait à côté de la calèche. En m’apercevant, il m’a fait signe d’approcher, m’a remis son cheval en m’ordonnant de le conduire rue d’Isly, et il est monté dans la calèche, à côté de la dame. »
« Avez-vous compris ?
– Oui, madame, répondit le commissionnaire, qui prit les vingt francs que Turquoise lui tendait, passa la bride de Sarah à son bras et l’emmena.
On sait avec quelle scrupuleuse exactitude le commissionnaire exécuta les ordres de Turquoise, qui, une heure après, disait à Fernand :
– Mon ami, mon valet de pied est de retour ; ne vous inquiétez point de Sarah, il l’a conduite rue d’Isly.
Un soir, madame Charmet rentra chez elle vers cinq heures et descendit de son modeste fiacre, en tenant par la main une jolie petite fille de quatorze à quinze ans.
La vierge folle repentie, la femme qui s’était nommée la Baccarat, avait beaucoup couru toute la journée ; infatigable dans l’accomplissement de son œuvre, la dame de charité arrachait chaque jour une pauvre enfant au vice et la ramenait dans le droit chemin.
Ce jour-là, elle avait sauvé une famille tout entière, ou plutôt trois orphelines, trois sœurs que l’oisiveté et le vice allaient prendre au moment où elle était intervenue comme un pieux agent de la Providence. L’aînée, qui avait vingt ans, avait été placée, en qualité de femme de chambre, dans une famille anglaise ; la seconde, qui en avait dix-sept, était entrée dans un magasin de soieries comme demoiselle interne. Quant à la troisième, qui touchait à sa quinzième année, et qu’un mercier débauché, Géronte au petit pied, Richelieu de boutique, essayait de séduire, Baccarat s’en était chargée provisoirement.
Baccarat conduisit la jeune fille dans ce grand et triste salon, aux boiseries noires, qui était la pièce de réception du petit hôtel de la rue de Buci ; elle s’assit un moment auprès du feu avec elle, et lui dit en la baisant au front :
– Ne t’ennuieras-tu pas trop avec moi, mon enfant ?
– Oh ! non, madame, répondit la petite juive, car elle et ses sœurs étaient de pauvres israélites que Baccarat avait trouvées, grelottant de froid, mourant de faim et prêtes à suivre celui qui les aurait voulu emmener, dans un misérable grenier de la rue de la Verrerie.
Et elle ajouta avec une naïve admiration :
– Vous êtes si belle, madame… et puis si bonne… et c’est si beau, ici !
L’enfant n’avait jamais vu un luxe pareil à celui qui l’environnait, c’est-à-dire que cette maison triste et sombre, ce salon à l’aspect monastique lui apparaissaient comme un palais de roi.
La jeune fille avait quinze ans, mais elle était si petite, si frêle, qu’on lui en eût à peine donné douze. Elle avait ces grands yeux noirs qui brillent d’une lueur profonde et comme inspirée, ce teint d’un brun doré qui semble rappeler les chauds rayons du soleil d’Orient, ces lèvres couleur de carmin, ces dents blanches et ces cheveux plus noirs que l’aile du corbeau, signes caractéristiques de sa race, dont elle paraissait résumer le type le plus pur. Ses pieds et ses mains d’enfant étaient d’une forme admirable, son bras nu, du galbe le plus pur. Elle se nommait Lia, comme la seconde femme de Jacob.
Baccarat s’était sentie entraînée vers ce charmant petit être, et l’austère femme, la pénitente qui avait renoncé aux joies de cette terre pour ne songer qu’à Dieu, Baccarat avait eu, à sa vue, comme une pensée mondaine ; elle avait songé à adopter cette enfant, à la prendre avec elle, à en faire sa compagne…
Puis, elle avait une arrière-pensée, celle de l’instruire dans le dogme catholique et de lui faire abjurer sa religion. Elle avait donc donné à choisir à l’enfant : ou entrer dans un atelier, ou demeurer avec elle, et la petite juive n’avait point hésité ; – elle avait suivi sa bienfaitrice, – elle arrivait avec elle, pour la première fois, dans la maison de la rue de Buci.
Baccarat lui fit chauffer les pieds, lui prit ses petites mains dans les siennes, et la conduisit tout doucement dans la pièce voisine :
– Je vais te montrer ta chambre, mon enfant, c’est là que tu coucheras… tout près de moi.
Elle poussa une porte qui donnait dans le salon, et l’introduisit dans une petite chambrette garnie d’un lit en fer, d’une table, de deux chaises, avec des rideaux blancs au lit et à la croisée.
L’enfant était ravie.
– Je t’apprendrai à lire et à écrire, continua la dame de charité, ensuite je te ferai coudre et broder…
– Tout ce que vous voudrez, ma belle madame, répondit la petite juive ; je ferai tout ce qui vous plaira… Vous avez l’air si bon !
Baccarat allait embrasser l’enfant pour la remercier de cette réponse, lorsqu’elle entendit un coup de cloche dans la cour.
Ordinairement, les quelques personnes qui visitaient madame Charmet, telles que des prêtres, de vieilles dames patronnesses et un des administrateurs des hospices, ne se présentaient jamais passé cinq heures dans la rue de Buci. Ce ne pouvait donc être qu’une visite inaccoutumée, insolite, et ayant un but des plus sérieux ; du moins elle le pensa.
À tout hasard, madame Charmet sonna et remit l’enfant à la vieille servante.
– Va te chauffer à la cuisine, ma petite, dit-elle, tu ne travailleras que demain. Geneviève te conduira tout à l’heure dans un magasin et t’achètera du linge et des vêtements.
Au moment où la jeune fille sortait du salon avec Geneviève par une porte dérobée qui conduisait aux offices, l’unique domestique mâle de la maison introduisit une femme par la grande porte.
Cette femme, c’était Cerise.
Madame Rolland venait rarement voir sa sœur, malgré l’affection qui les unissait. Dans la journée, Baccarat était presque toujours hors de chez elle, et, le soir, Cerise demeurait avec son mari, auquel elle faisait oublier, par ses soins et sa gentillesse, les fatigues de sa rude journée de travail.
Quand les deux sœurs se voyaient, c’était presque toujours chez la cadette. Baccarat avait souvent des jeunes filles à recommander à sa sœur, de pauvres ouvrières sans travail, quelquefois un père de famille dont le salaire était insuffisant, et que Léon prenait dans son atelier. Grande fut donc la surprise de la sœur aînée, en voyant arriver sa cadette chez elle à cette heure crépusculaire ; mais sa surprise se changea subitement en inquiétude lorsqu’elle l’eut envisagée.
Cerise était méconnaissable. Ce n’était plus la fraîche et belle jeune femme dont le visage rayonnait d’un calme bonheur, dont le sourire trahissait les joies multiples de l’épouse aimée et de la mère heureuse et pleine d’un noble orgueil… Cerise était pâle, amaigrie, ses yeux étaient cernés d’un cercle de bistre, ses lèvres avaient une pâleur bleuâtre, son regard était morne, tous ses mouvements semblaient révéler la souffrance… Elle se jeta dans les bras de sa sœur, et lui dit d’une voix brisée :
– Je viens à toi, car je souffre mille tortures depuis huit jours, et n’ose et ne veux me confier qu’à toi…
– Tu souffres ! s’écria Baccarat avec un subit élan de tendresse qui sembla revêtir une nuance maternelle ; tu souffres, ma petite sœur bien-aimée, tu souffres depuis huit jours, et je l’ignorais !
Elle la couvrit de baisers, prenant ses mains dans les siennes, ainsi qu’aurait fait une mère ; puis, l’entraînant vers la cheminée, elle s’assit et la prit sur ses genoux…
– Voyons, lui dit-elle, qu’as-tu ? pourquoi souffres-tu ?
Cerise appuya la main sur son cœur et fondit silencieusement en larmes.
– Mon Dieu ! murmura Baccarat, ton enfant…
– Oh ! il va bien, répondit la jeune femme d’une voix étouffée.
– Ton mari ?…
Cette fois, Cerise se tut, mais ses larmes coulèrent plus abondamment.
– Léon est malade ?… interrogea Baccarat.
– Non… oh ! non…
Et Cerise sanglota.
Baccarat devina vaguement quelque scène d’intérieur, quelque querelle domestique, et la pieuse femme, la pécheresse repentie, qui n’avait plus ni passions, ni colères, sentit tout à coup qu’il restait encore au fond de ses veines quelques gouttes du sang impétueux de la courtisane ; elle eut un cri qui ressembla à un rugissement de la lionne blessée.
– Ah ! dit-elle, si Léon s’était permis de faire la moindre peine à ma petite Cerise, foi de Baccarat ! il ne serait châtié que de ma main.
Et elle eut un regard étincelant comme un éclair et qui rappelait cette femme énergique et hardie qui, un soir, dans la maison de fous, appuya la pointe d’un poignard sur la gorge de Fanny, renversée et captive sous son genou vigoureux.
– Ah ! dit Cerise, il est plus malheureux que coupable… pardonne-lui… il est fou…
Alors, comprimant ses sanglots, essuyant ses larmes, la pauvre jeune femme raconta à sa sœur quel affreux changement s’était opéré dans sa vie depuis quelques jours. Léon ne l’aimait plus. Léon était infidèle et comme en proie à une folie étrange.
Aux heures solennelles, la femme la plus simple, la plus dépourvue d’imagination, puise au fond de son cœur une poésie grandiose et sublime, une éloquence poignante, un art de dire qui emprunte à la douleur une élégance de forme et de langage inusitée. Cerise dépeignit avec une chaleur d’expressions, une poésie simple et touchante, une élévation sublime de pensées, l’histoire de ces quelques jours qui avaient suffi pour changer son bonheur en torture et sa joie en deuil… Elle raconta à sa sœur comment, pris tout à coup de tristesses mortelles, devenu sombre et taciturne, lui toujours souriant et plein de franchise, son mari avait fini par se montrer brusque, chagrin, brutal, par fuir la maison conjugale, négliger le travail, l’atelier, et se faire, au-dehors, une existence mystérieuse et coupable… Depuis huit jours, Léon fuyait son atelier, ses ouvriers, sa femme, pour vivre on ne savait où. À peine s’occupait-il de ses affaires, à peine se montrait-il aux heures des repas. Il avait pris Cerise en aversion, il brusquait sa mère, s’échappait comme un criminel chaque soir, et ne rentrait que bien avant dans la nuit… Sa vie paraissait être un enfer ; la nuit, Cerise l’entendait prononcer un nom de femme dans ses rêves, un nom, hélas ! qui n’était pas le sien.
Elle dit tout cela à sa sœur, entremêlant son récit de ses larmes et lui disant qu’elle voulait mourir.
– Mourir ! s’écria Baccarat, mourir ! toi, mon enfant, toi, belle et vertueuse comme les anges ! Ah ! dussé-je redevenir la femme d’autrefois, dussé-je le suivre pas à pas, jour par jour, heure par heure, jusqu’à ce que j’aie découvert l’indigne créature qui t’a pris ton mari, je te le rendrai !
Et Baccarat pressa de nouveau Cerise sur son cœur, essuya ses larmes avec ses baisers, lui fit mille promesses, lui jurant qu’elle lui rendrait l’affection de son époux, qu’elle le ferait rougir de son odieuse conduite et le ramènerait à ses genoux, repentant et plus épris.
– Tiens, lui dit-elle tout à coup, veux-tu rester avec moi ? Jusque-là veux-tu partager ma vie ? Je t’aimerai tant, moi, petite sœur chérie, que tu ne pleureras plus, que tu seras presque heureuse !…
Et Baccarat lui souriait comme une mère à son fils, cherchant à lui faire reprendre courage.
– Et mon enfant ! s’écria Cerise, chez laquelle l’instinct maternel se réveilla puissant et vivace.
– Eh bien, va chercher ton enfant.
– Oh ! dit-elle, non, car il l’aime encore, lui, il l’embrasse chaque jour… il ne vient plus à la maison que pour lui. Et elle ajouta avec un sentiment de terreur profonde : – Il me tuerait, si j’emportais son enfant…
– Eh bien, va, dit Baccarat, rentre chez toi ; j’irai te voir, ce soir même, à neuf heures.
Baccarat souffrait de voir sa pauvre Cerise brisée et abattue ; mais, au milieu de sa nouvelle et pieuse vie, elle n’avait point oublié les agitations de sa première existence, et elle avait conservé cette connaissance profonde du cœur humain et des passions, si vite et si chèrement acquise par les vierges folles. Elle avait vu bien des femmes abandonnées et trahies, mais elle savait par expérience qu’il n’est chez l’homme qu’un seul amour qui survive à tous les autres, qui ait le magique pouvoir de renaître, comme le phénix, de sa propre cendre, et sur lequel il suffit d’un souffle pour le ranimer plus ardent et plus vivace. Elle savait que si l’homme aime souvent et change souvent d’idole, il ne conserve qu’un seul amour réel et sérieux au fond de son âme, il n’aime qu’une fois. Et Baccarat se souvenait combien Léon avait aimé sa sœur, et d’avance elle était assurée du succès ; elle ne doutait pas un moment qu’elle ne le ramenât pour toujours à sa femme. Ce n’était, à ses yeux, qu’une affaire de temps ; mais il semblait que, ce soir-là, le hasard voulût donner un formel démenti aux convictions de Baccarat.
Tandis que Cerise se levait pour sortir, la cloche de la porte d’entrée se fit entendre de nouveau, et les deux sœurs tressaillirent.
Bientôt après, on annonça :
– Monsieur Andréa !
À ce nom, Baccarat tressaillit et Cerise devint subitement toute pâle.
Jamais, en dépit de son repentir et de la croyance où elle était que le frère d’Armand de Kergaz était devenu un saint homme, Cerise ne se rencontrait avec lui sans éprouver un premier mouvement d’effroi. Elle le vit entrer, et, involontairement, elle fit un pas en arrière. Pourtant le vicomte n’avait plus rien en lui-même du trop célèbre baronet Williams. Il était voûté, vieilli, courbé ; il portait sur son visage les traces indélébiles de la souffrance et peut-être du remords. Le baronet sir Williams n’était plus, hélas ! un objet de terreur, mais bien plutôt un objet de pitié.
– Ma chère dame, dit-il en saluant Cerise humblement, comme saluent ceux qui ont des torts graves à se faire pardonner, et s’adressant à Baccarat, pardonnez-moi de venir aussi tard, mais Armand a tenu à ce que je vous voie ce soir même. J’ai d’importantes choses à vous communiquer.
– Asseyez-vous, monsieur le vicomte, répondit Baccarat, je reconduis ma sœur et suis à vous…
Andréa s’approcha de la cheminée, demeura debout, son chapeau à la main, exposant ses pieds, couverts d’une grossière chaussure, à la flamme du foyer.
Cerise sortit, reconduite par Baccarat.
Elle s’en serait allée un peu calmée, une minute auparavant, ayant au cœur un vague espoir que les consolations et les promesses de Baccarat y avaient allumé ; mais il avait suffi du nom, de la vue, du son de la voix du vicomte Andréa, pour faire naître en son cœur un trouble subit et inexprimable. Elle s’était reprise à trembler, et se sentit froid au cœur au moment où elle franchissait le seuil du salon dont Baccarat ferma la porte sur elle. Soudain, et tandis qu’elles traversaient le vaste et sombre vestibule de la maison, Cerise saisit vivement le bras de sa sœur :
– Ah ! dit-elle, quelle étrange et terrible idée !
– Qu’as-tu ? exclama Baccarat inquiète…
– Oh ! non, c’est impossible !…
– Mais… qu’as-tu ? quelle est cette idée ?
– Non, je suis folle…
Et Baccarat sentit la main de sa sœur frissonner dans la sienne.
– Mais parle donc ! lui dit-elle… parle… quelle est cette idée ?…
– Écoute, murmura Cerise à voix basse, tout à l’heure, là… quand il est entré, cet homme qui nous a fait tant de mal…
– Eh bien ? demanda la sœur.
– Eh bien, il m’a semblé que c’était lui encore… lui qui m’enlevait le cœur de Léon… J’ai ressenti comme un coup sourd dans le cœur.
Baccarat tressaillit.
– Tu as raison, dit-elle, cette idée est inadmissible… et tu es folle…
Puis elle lui mit un dernier baiser sur le front et la renvoya.
Mais cette supposition de Cerise, si folle, si bizarre en apparence, cette pensée que le vicomte Andréa pouvait être le bras mystérieux qui la frappait, avait fait tressaillir Baccarat des pieds à la tête. Pour la seconde fois, un soupçon terrible était revenu à la jeune femme sur le prétendu repentir d’Andréa ; et, pour la seconde fois, elle se demanda si cet homme, foulé aux pieds, humilié, déçu dans tous ses espoirs, dans tous ses rêves, cet homme qui s’était retiré de la lutte avec le sourire superbe que l’ange déchu dut avoir en roulant dans l’abîme, et qui reparaissait tout à coup, au bout de quatre années, courbé sous le fardeau de ses remords, menant une vie ascétique, acceptant le rôle le plus humble ; elle se demanda si cet homme n’était pas un de ces comédiens héroïques et terribles, un de ces protées aux mille formes, qui n’avait accepté une dernière métamorphose que dans un but ténébreux et impitoyable de vengeance. Et pendant quelques secondes, madame Charmet demeura immobile, les bras croisés, le front pensif, dans la solennelle attitude de la méditation.
– Ah ! se dit-elle enfin, sentant se réveiller en elle cet espoir de sourdes intrigues, ce génie des luttes intellectuelles où la ruse des femmes acquiert des proportions grandioses, et qui avait présidé à la première moitié de sa vie, je le saurai ! je fouillerai si bien ce cœur et ce cerveau, j’y ferai si bien pénétrer mon regard et ma pensée, que j’y veux lire, tôt ou tard, comme en un livre ouvert.
Elle rentra au salon.
Le vicomte Andréa était toujours debout devant la cheminée et tournant le dos à la porte.
– Pardonnez-moi, monsieur le vicomte, lui dit Baccarat, je vous ai fait attendre…
Il salua de nouveau, baissant les yeux.
– Je suis à vos ordres, répondit-il.
Elle lui indiqua un siège.
– Je vous en prie, lui dit-elle, veuillez vous asseoir…
Il n’osa pas refuser, et s’assit dans le fauteuil que Baccarat lui indiquait du doigt.
Or, en lui désignant ce siège, l’intelligente femme obéissait à une soudaine inspiration. Il y avait sur la cheminée, à côté d’un grand bloc de marbre noir qui servait de cage à la pendule, une lampe dont les rayons tombèrent d’aplomb sur le visage du vicomte. L’ombre de la pendule se projetait, au contraire, sur l’angle opposé de la cheminée, laissant ainsi Baccarat dans une demi-obscurité. Elle pouvait donc le voir presque sans être vue, l’examiner attentivement, épier les moindres tressaillements, les impressions les plus rapides et les plus passagères de son visage, sans qu’il eût le même avantage sur elle…
Et ces deux intelligences d’élite, nous dirions volontiers ces deux génies du grand drame dont nous sommes l’historien, se trouvèrent alors seuls et face à face, se regardant et s’observant comme s’observaient et se regardaient les gladiateurs antiques avant de croiser le fer meurtrier.
La guerre allait-elle donc surgir de cet examen ?
Il y eut comme un moment de silence entre madame Charmet et le vicomte Andréa.
– Monsieur le vicomte, dit enfin Baccarat, avez-vous découvert quelque chose ?
– Relativement aux Valets-de-Cœur ?
– Précisément.
– Je crois tenir un des fils de l’intrigue, répondit-il avec calme, d’une voix nette, bien accentuée, et qui emportait la conviction.
– Ah ! dit Baccarat, voyons ?
– D’abord, poursuivit le vicomte, je dois vous dire que mon sentiment sur cette association est qu’elle se compose d’autant de dames que de valets.
– Vous croyez ?
– La première note de la police d’Armand définissait mal cette mystérieuse institution. L’association des Valets-de-Cœur a pris naissance dans le quartier Bréda, entre quelques femmes bien lancées et quelques Arthur intelligents, – ce qui est rare parmi les Arthur. – D’abord, l’unique but de ce compagnonnage des deux sexes a été le commerce des lettres d’amour – un commerce vieux comme le monde – ce qui prouve que, de tout temps, les femmes ont eu la rage d’écrire, et les hommes, la bêtise de leur répondre.
– C’est vrai, murmura Baccarat, qui jeta malgré elle un regard dans le passé, et se souvint de la lettre que lui avait dictée ce même homme vertueux et repentant à cette heure, et que le Beaupréau avait laissée traîner sur le tapis de son salon.
– Puis, à ce commerce, poursuivit Andréa, l’association a ajouté diverses branches d’industrie. Ainsi, par exemple, un Arthur se fait présenter dans le monde par un mari fourvoyé dans Bréda-street, y fait valoir sa jolie figure, plaît à quelque femme de quarante ans qui le prend au sérieux ; et comme le mari de cette dame soupire précisément à la même heure aux genoux de la lorette de ce même Arthur, voilà un ménage, une famille tout entière qui se trouve à la merci d’un drôle et de sa maîtresse.
– Mais enfin, dit madame Charmet, cette association a un chef ?
– Oui, une femme.
– Quelle est-elle ?
– Écoutez, dit le vicomte d’un air confidentiel, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous apprendre un malheur… car c’est pour cela que je viens…
Baccarat tressaillit ; mais son visage était dans l’ombre, et il fut impossible au vicomte de saisir la moindre altération dans ses traits.
– Je veux vous parler, continua-t-il avec une sorte d’émotion, d’un homme que nous devons aimer, vous et moi, car nous avons été bien coupables… envers lui.
Ce fut une maladresse du vicomte de faire précéder de cet exorde la révélation qu’il apportait, car il donna le temps à Baccarat de se tenir sur ses gardes ; et bien qu’elle eût éprouvé un saisissement subit, un serrement de cœur instantané, en devinant qu’il allait être question de Fernand, elle eut la force de se contenir, de se raidir contre tout événement, et sa voix demeura calme.
– Ah ! dit-elle, serait-ce de M. Rocher qu’il s’agit ?
– Hélas !… soupira hypocritement Andréa.
– Mon Dieu ! qu’allez-vous me dire ?… Est-il malade ?… mourant ?… mort ?…
– Il est aux mains de cette association dont nous parlions tout à l’heure.
– C’est impossible, dit Baccarat, M. Rocher aime sa femme…
– Il l’aimait, du moins.
Si forte qu’elle fut, Baccarat eut un éblouissement, une horrible angoisse l’étreignit.
– Écoutez, madame, poursuivit le vicomte d’un ton si naturel, si tristement convaincu, qu’il devait l’avoir étudié longtemps à l’avance, M. Rocher a une maîtresse…
Ces mots furent comme un coup de foudre tombant sur Baccarat, et il s’éleva au fond de son âme quelque chose qui ressemblait à un ouragan, à une tempête qui se déchaîne tout à coup en pleine nuit et soulève précipitamment les flots de la mer, tout à l’heure calmes et unis.
Le cœur humain renferme d’impénétrables mystères : Baccarat, devenue madame Charmet, Baccarat ayant renoncé pour jamais à Fernand, se réveillait tout à coup telle qu’elle était avant sa conversion, pleine de fougue et de passion, jalouse et prête à faire la guerre à une rivale heureuse. Elle s’était inclinée devant la femme légitime, devant l’amour chaste et pur ; elle s’était retirée à l’écart dans l’ombre, comme le pécheur indigne qui n’ose franchir le seuil du temple ; le bonheur de Fernand, son amour pour Hermine semblaient lui défendre d’approcher. Mais voici que, tout à coup, on venait lui dire : Fernand a une maîtresse ! c’est-à-dire : cet homme que vous avez tant aimé, pour lequel vous êtes devenue criminelle, cet homme pour qui vous fussiez morte en souriant, ne vous a dédaignée que pour se donner à quelque femme indigne de lui, quelque chose comme une de vos pareilles d’autrefois… Et le lion dompté rentrait en fureur ; ce cœur, résigné à l’oubli, se reprenait à battre ; Baccarat redevenait jalouse, sinon pour elle, au moins pour Hermine.
– Oui, répéta Andréa, Fernand Rocher a une maîtresse, une fille entretenue qu’on nomme la Turquoise, et, chose singulière ! cette fille habite précisément votre ancien hôtel, rue Moncey.
Cette révélation fut le dernier coup porté au sang-froid de Baccarat. Elle étouffa un cri, elle devint horriblement blême… elle se sentit défaillir.
Le vicomte tenait les yeux baissés, il avait l’attitude d’un homme qui souffre. Et cependant le bourreau tressaillit au dedans de lui d’une joie suprême et cruelle ; au silence que garda tout à coup la pauvre femme, le tourmenteur comprit combien sa vengeance était complète dès la première heure. Le supplice de Baccarat commençait.
Alors le vicomte entra dans les détails les plus minutieux, racontant à sa manière comment, à la suite du coup d’épée reçu à l’issue du bal du marquis Van-Hop, Fernand avait été transporté évanoui chez la maîtresse de son adversaire, la folle passion qui en était résultée, son retour au domicile conjugal, puis son nouveau et brusque départ.
Baccarat l’écouta jusqu’au bout, sans dire un mot, sans faire un geste. Elle avait puisé dans sa douleur une force morale extraordinaire, et quand il eut terminé son récit, elle se leva à demi, comme si elle eût voulu braver la clarté de la lampe et montrer son visage, redevenu calme, impassible, muet, à sir Williams.
Tout autre que ce dernier se fût dit, à l’aspect de cette tranquillité : « Elle ne l’aime plus… peu lui importe ! » Mais lui, l’homme dont le regard fouillait les plus intimes pensées, il se contenta de s’avouer que Baccarat était plus forte qu’il ne l’aurait jamais cru, et sa défiance s’en trouva éveillée.
– Eh bien, dit Baccarat, dont la voix ne se trouva pas plus altérée que son visage, quel rapport cela peut-il avoir avec les Valets-de-Cœur ?
– Vous allez le savoir, madame. Figurez-vous qu’un de mes agents a trouvé le billet que voici, sans signature et décacheté. Ce billet était dans la poche d’une robe pendue à l’étalage d’une marchande à la toilette…
Andréa tendit à madame Charmet le billet, ainsi conçu :
« Ma chère petite, Arthur a négocié tes deux lettres. Sa femme ne peut donner que six mille francs, et encore a-t-elle accroché chez ma tante pas mal de breloques. Mais elle promet de laisser son mari retourner chez toi. Tu te rattraperas de ce côté. J’ai donc mille écus à ta disposition. Le reste appartient à la caisse. »
– Ce billet est sans signature, observa le vicomte, mais voyez-vous dans le coin ce V majuscule, et, auprès, ce cœur tracé d’un coup de plume ?
– Je les vois, dit Baccarat.
– Maintenant, poursuivit-il, regardez cet autre billet qui est exactement de la même écriture.
Et il remit à la jeune femme la lettre écrite par Turquoise à Hermine, et au bas de laquelle Fernand avait écrit son nom.
– Vous le voyez, dit-il, il n’y a pas un doute à avoir, Fernand est tombé dans les mains de cette association. Il est trop riche pour qu’elle puisse le ruiner, mais elle peut tuer sa pauvre femme, qui est au désespoir depuis quelques jours.
Baccarat écoutait pensive, et comme si elle eût prêté à la fois l’oreille à la voix du vicomte et à une voix intérieure qui s’élevait au fond de son âme. Elle avait repris sa place au coin de la cheminée, dans la pénombre projetée par la pendule, et son œil ardent étudiait toujours le visage humble et triste d’Andréa.
– Monsieur le vicomte, dit-elle tout à coup, savez-vous que ce que vous m’apprenez là est d’autant plus effrayant que ma sœur sort d’ici tout en larmes ?
« Oui, reprit-elle, il paraît que, depuis quelques jours, ma pauvre sœur a le même sort que madame Rocher. Son mari, jusqu’ici honnête, laborieux, rangé, plein d’adoration pour elle, se dérange depuis une semaine ou deux… Lui aussi, paraît-il, a une maîtresse…
Et, en parlant ainsi, Baccarat, toujours dans l’ombre, attachait un regard investigateur sur Andréa.
– Il est certain, répondit celui-ci, qu’il y a là une coïncidence extraordinaire.
– Monsieur le vicomte, interrompit brusquement Baccarat, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? mais j’ai eu tout à l’heure un affreux soupçon.
Il la regarda et ne parut pas comprendre.
– Tenez, continua-t-elle, de vous à moi on peut tout se dire ?
– Hélas ! soupira-t-il, nous avons fait partie, l’un et l’autre, des brebis galeuses.
– Puisque vous en convenez, mon aveu me pèsera moins, poursuivit-elle avec tristesse. Je me suis imaginé un moment, en entendant pleurer ma sœur, en écoutant le récit du malheur qui frappe madame Rocher… j’ai cru voir dans ce rapprochement… dans cette coïncidence… quelque chose comme une main invisible armée pour la vengeance.
– Continuez, dit tranquillement Andréa, voyant que Baccarat hésitait.
– Eh bien, – et son œil était rivé au front impassible du vicomte, – eh bien, j’ai cru un moment que vous, touché par le repentir, touché par la grâce divine, vous dont la vie est une longue expiation… vous étiez ce bras armé dans l’ombre, cette main haineuse et vengeresse…
Baccarat s’arrêta.
Le vicomte Andréa gardait le silence, et ses yeux étaient baissés ; cependant son visage exprimait une sorte de joie douloureuse.
– Tenez, dit-il enfin en prenant la main de Baccarat et la portant à ses lèvres, laissez-moi baiser la main qui me châtie… En doutant de mon repentir, vous m’avez fait comprendre que Dieu ne m’avait point pardonné encore.
Et il dédaigna de protester, de s’indigner des soupçons de la jeune femme ; il se contenta de pousser un humble soupir, et ce maintien, cette conduite touchèrent plus Baccarat que des dénégations formelles.
– Pardonnez-moi, lui dit-elle, j’ai été folle et me suis trop souvenue du baronet sir Williams.
Pourtant, quand le soupçon est une fois entré au cœur d’une femme, il est si difficile de l’en extirper, que Baccarat se contenta de douter. Mais une circonstance imprévue, indépendante de la volonté d’Andréa, un de ces événements minimes en apparence et qui, quelquefois, ont la fulgurante puissance de l’éclair, vint presque aussitôt changer ses soupçons en certitude.
– Madame, dit le vicomte, mon frère Armand vous attend ce soir à l’hôtel de Kergaz, y viendrez-vous ?
– Oui, monsieur, à quelle heure ?
– À dix heures, répondit Andréa.
Il se leva, reprit son chapeau et la salua avec son humilité habituelle, cette humilité qui, chez lui, semblait être la livrée éternelle du repentir.
Elle lui tendit la main.
– Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?
– Plût au ciel, murmura-t-il avec un sourire triste, que Dieu m’eût pardonné comme je vous pardonne !… Adieu, madame, et priez pour moi, vous qui déjà êtes pardonnée… Les prières du repentir sont les meilleures aux yeux du Christ.
Mais au moment où il allait franchir le seuil du salon, tandis que, la lampe à la main, madame Charmet le reconduisait et ouvrait la porte, la petite juive entra toute joyeuse, en disant : – Ah ! ma belle madame, que je suis heureuse et que je vous aime !… Si vous saviez les belles choses qu’on vient de m’acheter !…
Les yeux du vicomte tombèrent sur l’enfant, sur cette tête charmante au regard voilé un peu sombre, sur ces lèvres qui appelaient le baiser, sur ces joues que colorait le sang oriental, sur ce front large, uni, doré aux chaudes haleines des vents du désert…
Et comme il ne s’attendait point à cette rencontre, comme il est toujours une heure où l’homme le plus sûr et le plus maître de soi s’oublie l’espace d’une seconde, le vicomte s’oublia. Il oublia que l’œil de Baccarat ne le quittait pas, il oublia son rôle de saint homme, de pécheur repenti qui n’aspire plus qu’au ciel, et il laissa tomber un regard de convoitise et d’admiration sur la petite juive. Ce regard, rapide comme l’éclair et éteint aussitôt, fut surpris au passage. Dans la façon dont il avait envisagé l’enfant, il y avait tout à la fois le coup d’œil du maquignon qui juge un cheval, du débauché qui rêve quelque volupté inouïe, et le regard ardent, passionné, de l’ange du mal voyant un ange du ciel et songeant tout d’abord à le corrompre et à le séduire.
Ce fut une révélation pour Baccarat.
Il s’en alla sans deviner qu’il s’était trahi ; mais à peine la porte de la rue s’était-elle refermée sur lui, que la jeune femme ne put contenir plus longtemps l’impassibilité de son visage :
– Ah ! dit-elle, cet homme est un traître ! sir Williams a fait peau neuve, voilà tout ! L’âme est demeurée la même.
– Madame, murmura en même temps la petite juive, quel est ce monsieur ? Ah ! il vient de me regarder comme me regardait ce vieux père qui voulait toujours m’embrasser !
– La vérité sort de la bouche des enfants ! pensa Baccarat.
Pendant quelques minutes, la pauvre femme, dont l’infernal Andréa avait tout à l’heure brisé le cœur, demeura pensive, absorbée et comme fléchissant sous le poids de la douleur ; mais Baccarat était une de ces natures énergiques, faites pour la lutte, et maintenant elle était convaincue que la guerre existait, qu’elle existait sourde, invisible, mais terrible, inexorable, sans pitié pour les vaincus. Elle devinait déjà ce travail colossal et souterrain de sir Williams, cet échafaudage hardi, élevé par lui sur son prétendu repentir, sur cette confiance absolue, universelle qu’il avait su inspirer, et elle comprit qu’elle seule peut-être pourrait lutter contre cet homme une fois vaincu, il est vrai, mais qui apportait à cette seconde guerre les coûteuses leçons d’expérience qu’avait reçues son génie infernal.
– Mon Dieu ! pensa-t-elle, pourvu que M. de Kergaz consente à se laisser dessiller les yeux.
Elle passa dans son cabinet de travail et écrivit un mot au comte :
« Monsieur le comte, disait-elle, je me fie à votre honneur, à votre loyauté, à votre discrétion surtout. Jetez au feu mon billet aussitôt que vous l’aurez lu, et surtout que ni madame de Kergaz, ni M. le vicomte Andréa ne sachent que je vous ai écrit. Vous m’avez donné rendez-vous pour dix heures, recevez-moi à huit. J’entrerai par la petite porte de la rue des Lions-Saint-Paul et gagnerai le petit salon du jardin. J’ai à vous communiquer des choses que vous seul au monde devez savoir.
« J’ai foi en vous.
« Louise Charmet. »
Elle cacheta ce billet, déguisa son écriture en écrivant l’adresse, sonna et envoya cherch