Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

LA RÉSURRECTION DE ROCAMBOLE

Tome I

LE BAGNE DE TOULON, ANTOINETTE

 

 

 

Le Petit Journal – 31 octobre 1865 au 10 juin 1866
223 épisodes

E. Dentu Les Nouveaux Drames de Paris
La Résurrection de Rocambole (5 volumes) 1866

(cf mémento bibliographique)

 

 

 

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Table des matières

 

LE BAGNE DE TOULON.. 5

I. 6

II. 15

III. 22

IV.. 29

V.. 35

VI. 43

VII. 50

VIII. 59

IX.. 67

X.. 75

XI. 81

XII. 87

XIII. 95

XIV.. 102

XV.. 110

XVI. 118

XVII. 125

XVIII. 131

XIX.. 137

XX.. 144

ANTOINETTE.. 151

I. 152

II. 159

III. 164

IV.. 171

V.. 178

VI. 185

VII. 192

VIII. 200

IX.. 207

X.. 215

XI. 222

XII. 228

XIII. 234

XIV.. 241

XV.. 248

XVI. 256

XVII. 264

XVIII. 271

XIX.. 279

XX.. 286

XXI. 294

XXII. 300

XXIII. 307

XXIV.. 315

XXV.. 322

XXVI. 328

XXVII. 335

XXVIII. 342

XXIX.. 351

XXX.. 358

XXXI. 364

XXXII. 371

XXXIII. 378

XXXIV.. 385

À propos de cette édition électronique. 392

 

LE BAGNE DE TOULON

I

La cloche du bagne venait de sonner le repos de midi. Les chiourmes de la grande fatigue cherchaient l’ombre, car le soleil de juin flamboyait sur Toulon. Les uns s’étaient réfugiés sous la carène d’un vieux navire, les autres se mettaient à l’abri derrière des poutres de bois de construction. Quelques-uns, bravant la canicule, se couchaient à plat-ventre sur le sol brûlant de l’Arsenal. D’autres encore se promenaient silencieux, deux par deux, rivés à la même chaîne d’infamie.

 

– Cent dix-sept, dit une sorte de géant au visage hébété, aux épaules herculéennes, je te joue les maillons de ma portion de chaîne en cinq points d’écarté.

 

– Soit, répondit un homme jeune encore, à la taille bien prise, aux mains aristocratiques, au visage dédaigneux et fier.

 

Le colosse continua :

 

– Tu veux dormir, moi je veux aller sous la carène écouter les histoires de M. Cocodès, comme l’appellent les camarades. Si tu gagnes, je te laisserai dormir ; si tu perds, tu viendras écouter les histoires.

 

Le Cent dix-sept, qui ne parlait presque jamais, fit un signe de tête approbateur, et tous deux s’assirent sur une poutre, à longueur de chaîne. Le géant tira de son bonnet un jeu de cartes graisseuses et le plaça devant lui.

 

– À qui fera ? dit-il.

 

Et il amena un valet. Cent dix-sept eut une dame et donna. Le géant marqua le roi et fit la vole. Cent dix-sept ne souffla mot et son visage n’exprima qu’une parfaite indifférence. Au coup suivant, le géant marqua le point et dit avec joie :

 

– Quatre à rien !

 

Cent dix-sept ne sourcilla point ; mais il tourna le roi à son tour, fit la vole, et en deux coups la partie fut gagnée. Puis, comme le géant avait une mine piteuse, il lui dit simplement :

 

– Veux-tu ta revanche ?

 

L’œil atone du forçat eut un rayonnement ; un large sourire vint épanouir son visage bestial, et il dit à Cent dix-sept :

 

– Tu es un bon enfant… merci !

 

La partie recommença et le géant perdit encore.

 

– Je n’écouterai pas les histoires de Cocodès, murmura-t-il avec résignation.

 

Le forçat qu’on ne désignait au bagne que sous le nom de Cent dix-sept s’allongea alors sur la poutre et ferma les yeux. Le colosse, qu’on appelait dans la chiourme du nom de Milon, demeura assis, jetant un regard d’envie sur la demi-douzaine de couples abrités sous la carène, comme sous une tente ; puis, pour passer le temps, il se mit avec son jeu de cartes à se faire des réussites.

 

Cependant les forçats de la carène devisaient entre eux :

 

– Mais où est donc le Cocodès ? disait l’un.

 

– Je vous ai dit qu’il ne viendrait pas aujourd’hui, répondit un bonnet vert.

 

Et il ajouta d’un ton railleur :

 

– Ces fils de famille, ces beaux messieurs du boulevard, avec de l’argent, ils se moquent du bagne. Pour un oui ou un non on les voit à l’hôpital, ils couchent dans des draps, ils ont du bouillon.

 

– Au bout de six mois, on les découple, dit un autre, et ils sont à la demi-chaîne.

 

– Ah ! dame ! grogna un vieux forçat qui sortait de faire un mois de double chaîne pour insubordination, tant que le monde sera monde, il n’y aura jamais d’égalité, pas même au bagne.

 

– Il est riche, le Cocodès, reprit le forçat, qui avait affirmé que celui qu’on attendait était à l’hôpital. Son père est banquier, et on lui envoie cent francs par mois. Le commissaire l’a pris pour secrétaire, et il va et vient par la ville quand il veut.

 

– Je me suis laissé dire, fit un autre forçat, qu’il y avait une belle dame de Paris, une grande cocotte, comme on dit là-bas, qui était descendue à l’hôtel de France tout exprès pour le venir voir. Il paraît qu’il allait bon train, le jeune homme. Toujours aux avant-scènes, avec des poupées maquillées comme des images d’Épinal, et la nuit au café Anglais, et le dimanche aux courses…

 

– Mais qu’a-t-il donc fait, le gandin, pour qu’on l’envoie chercher des gourganes dans notre soupe ?

 

– Il a imité la signature de son patron, un notaire.

 

Le vieux bonnet vert, qui était d’humeur hypocondre, haussa les épaules :

 

– Cela m’est encore égal, ça, et les histoires du Cocodès, que vous gobez comme des niais, ne m’amusent pas autant qu’une histoire que je devine et que je voudrais bien savoir au juste.

 

– Quelle histoire ? fit-on avec curiosité.

 

– Celle du Cent dix-sept.

 

– Personne ne la sait au bagne, et, si tu la devines, tu seras plus malin que nous.

 

– Depuis quand est-il ici ? demanda un nouveau venu.

 

– Depuis dix ans.

 

– D’où venait-il ?

 

– On ne sait pas. Vous savez qu’il ne parle pas.

 

– Ce serait un prince tombé dans le malheur, dit un forçat naïf, que cela ne m’étonnerait pas.

 

– Il vous a des airs de grand seigneur qui mettent les adjudants mal à l’aise.

 

– Oui, mais on le guigne joliment de l’œil, celui-là.

 

– Et le commissaire, tous les matins, a bien soin de demander si le Cent dix-sept est sur son tollard.

 

– Il n’a jamais essayé de s’évader, pourtant.

 

– Non, reprit le bonnet vert. Dans les premiers temps on l’avait accouplé avec un renard. Le renard lui montra une lime :

 

« – Si tu veux, lui dit-il, ce soir nous filerons. »

 

« Le Cent dix-sept haussa les épaules, et, le lendemain, il demanda à être accouplé avec Milon.

 

– Oh ! la brute ! dit un forçat, faisant allusion au colosse. Le Cent dix-sept doit s’ennuyer joliment avec un pareil fanandel.

 

– Ils sont bons amis, au contraire, dit le bonnet vert.

 

– On dit qu’il est innocent, Milon ? observa un tout jeune homme.

 

– Il le dit, lui ; mais nous le disons tous…

 

Sur ces mots, les chiourmes partirent d’un éclat de rire. Puis, tout à coup, un des forçats s’écria :

 

– Je savais bien, moi, que le Cocodès n’était pas malade, et qu’il n’abandonnerait pas les camarades.

 

Toutes les têtes se levèrent, tous les regards se portèrent hors de la carène, et un hourra de joie se fit entendre. Un grand jeune homme arrivait en se dandinant, fumottant un gros cigare, malgré les règlements, et les mains dans ses poches, comme un véritable flâneur.

 

– Vive le Cocodès ! crièrent les forçats.

 

– Bonjour, mes amis, bonjour, répondit d’un ton protecteur celui qui était l’objet de cette ovation.

 

Il portait la livrée du bagne, mais avec de légères modifications. Son bonnet rouge était doublé de percale ; sous sa vareuse, il avait une chemise de toile fine, et son pantalon fort large dissimulait parfaitement la demi-chaîne, qu’il accrochait à une petite ceinture de cuir verni.

 

– Bonjour, Cocodès, dit le bonnet vert ; on disait que tu étais malade ?

 

– Je le suis, mes amis. Je suis entré à l’hôpital ce matin.

 

– Mais le docteur t’a trouvé bon pour le service ?

 

– Du tout ! Le docteur, qui est un de mes amis, m’a conseillé le repos, une nourriture confortable et une petite promenade à la bonne heure du jour.

 

– Farceur, va !

 

– Que voulez-vous, mes bons amis, reprit le Cocodès, il faut bien prendre son mal en patience. Je n’ai plus que quatre ans à faire, et je m’arrange pour que mes quatre ans passent vite.

 

– Criquet, va ! grommela le bonnet vert, n’as-tu pas honte de dire cela devant moi qui mourrai ici ?

 

– Pourquoi ne files-tu pas ?

 

– Bah ! je suis un vieux cheval de retour, j’ai déjà filé cinq fois, on me reprend toujours. Et puis, je n’ai pas de moyens, moi ! je ne suis pas le fils d’un banquier ! Une fois dehors, il faut vivre. La dernière fois qu’on m’a repris, je venais de voler un pain chez un boulanger… et encore, le pain était rassis.

 

– Qu’est-ce que tu étais autrefois ? demanda le Cocodès.

 

– J’étais cocher.

 

– Eh bien ! attends que je sorte. Tu t’évaderas, et je te prendrai à mon service.

 

– Nous avons le temps d’y penser, répondit le bonnet vert. As-tu un peu de tabac à me donner ?

 

– Voulez-vous des cigares ?

 

Et le Cocodès jeta au milieu des forçats une poignée de londrès.

 

– Quel chic ! murmura-t-on.

 

– Oui, mes amis, reprit le Cocodès, je suis sorti de l’hôpital tout exprès pour venir vous voir.

 

– Qu’est-ce que tu vas nous raconter aujourd’hui, Cocodès ?

 

– Ce que vous voudrez…

 

– Moi, dit le bonnet vert, j’aimerais bien un drame où l’on pleure.

 

– Un drame de l’Ambigu, ajouta un Parisien.

 

– Ou de la Gaîté, dit un autre.

 

Le Cocodès consulta ses souvenirs.

 

– Ah ! si vous voulez, dit-il, je vais vous en raconter un fameux, allez ! J’étais à la première avec Nichette.

 

– Qu’est-ce que Nichette ?

 

– La folle maîtresse pour laquelle je suis tombé dans le malheur.

 

– Connu ! C’est la belle dame de l’hôtel de France ?

 

– Justement. Elle m’aime toujours, la chère petite. Je suis capable de l’épouser, quoi qu’en puisse dire papa ; car il est fier en diable, papa.

 

– Est-il rigolo, ce Cocodès ! exclama le Parisien.

 

– Voyons le drame ! fit le bonnet vert.

 

– Comment ça s’appelle-t-il ? demanda un autre forçat.

 

– Rocambole.

 

– Un drôle de nom.

 

– C’est celui d’un voleur fameux.

 

Tandis que Cocodès parlait, Milon, le colosse, s’était traîné, à longueur de chaîne, le plus près possible de la carène. Le Cent dix-sept rouvrit les yeux et regarda Milon.

 

– Tu as donc bien envie d’écouter le Cocodès ? fit-il.

 

– Oh ! dit Milon, si tu voulais venir sous la carène, je te donnerais ma part de vivres ce soir.

 

– Je ne vends pas mes complaisances, dit le Cent dix-sept. Allons-y !

 

Et il se leva, et les deux réprouvés, ramassant leur chaîne et l’accrochant à leurs ceintures, vinrent grossir le nombre des auditeurs du Cocodès.

 

Le Cocodès disait :

 

– Oui, messieurs, c’est un beau drame, allez ! et il y a surtout un quatrième acte qui donne la chair de poule.

 

– Voyons ? dit le Cent dix-sept d’un air dédaigneux.

 

II

Le Cocodès s’exprima ainsi :

 

– Rocambole, drame en cinq actes et un prologue[1].

 

« Le prologue se passe trois ans avant l’action, dans la maison d’un vieux bonhomme qu’on appelle le marquis de Chamery. C’était Machanette qui jouait le bonhomme.

 

« Or, voici la chose : Le marquis de Chamery est très riche. Il a un fils qui est perdu, et longtemps il a cru que son fils n’était pas son fils. Il y a là-dessus toute une histoire. Ce qui fait qu’il a vendu tous ses biens et qu’il a voulu le déshériter. Mais, comme le vieux se sentait près de mourir, il a reçu une lettre de son ancien ami le duc de Sallandrera.

 

« Il paraît que M. de Chamery soupçonnait M. de Sallandrera d’avoir aimé sa femme autrefois ; M. de Sallandrera, dans sa lettre, offrait à M. de Chamery pour son fils la main de dona Carmen, sa fille. Alors, convaincu que son fils est bien son fils, le marquis fait venir un notaire.

 

– Pour faire son testament ? interrompit le bonnet vert.

 

– Non, pour lui confier sa fortune et ses papiers, au moyen desquels il doit retrouver son fils et le mettre en possession d’une fortune de près de six millions.

 

« Mais, continua le Cocodès, il faut vous dire que dans ce temps-là, à Paris, il y avait une association de la haute pègre, comme vous dites, vous autres, camarades, et que cette association s’appelait le Club des Valets de cœur.

 

– Un joli nom ! fit le bonnet vert en faisant claquer sa langue.

 

– Les Valets de cœur, poursuivit le Cocodès, pillaient, volaient, assassinaient et mettaient la police sur les dents. Partout où ils avaient fait un coup, on trouvait une carte, et cette carte, comme bien vous pensez, c’était un valet de cœur.

 

– Ce qui fait, observa un des loustics de la bande, que lorsque la police arrivait, elle pouvait faire un lansquenet.

 

– Elle n’avait pas autre chose à faire, reprit le Cocodès, attendu que les Valets de cœur, et surtout leur chef César Andréa, étaient introuvables.

 

– César Andréa ? dit un forçat jusque-là silencieux ; il me semble que j’ai connu ça.

 

– Mais puisque c’est une pièce qu’on nous raconte, imbécile ! dit Milon le colosse.

 

– Ça pourrait être une pièce historique, dit le Parisien.

 

– Si vous m’interrompez toujours, je n’en finirai jamais.

 

– On t’écoute, on t’écoute ! Hardi ! Cocodès, dirent plusieurs voix. Le Cocodès poursuivit :

 

– Or donc, le notaire arrive, il renvoie la servante, une vieille femme qui garde le marquis, et il reste seul avec le domestique mâle. Le domestique s’appelle Valentin pour le marquis, Venture pour le notaire.

 

– Comment ! il a deux noms ?

 

– Oui, comme le notaire ; attendu que ce notaire-là n’est autre que César Andréa, le chef des Valets de cœur.

 

– Ah ! bravo ! bravo ! s’écrièrent tous les forçats.

 

– Valentin est un Valet de cœur déguisé. Le bonhomme Chamery raconte son histoire au faux notaire, lui ouvre son coffre-fort, et lui fait voir son argent.

 

« Puis, comme il se trouve mal, on le reconduit dans sa chambre, et Valentin lui prend au cou la clé du coffre et revient.

 

« Alors, César Andréa et Valentin ne perdent pas de temps ; ils ouvrent le coffre et ils vont tout rincer, lorsque le vieillard, qui a entendu du bruit, revient en se traînant et les appelle « filous ! »

 

– Pauvre bonhomme ! ricana le bonnet vert.

 

– Alors, continua le Cocodès, Valentin et César Andréa se jettent sur lui, le repoussent dans sa chambre, après avoir éteint les lumières, et se mettent en devoir de lui faire son affaire. Le théâtre reste vide, et il fait nuit : mais voilà qu’on entend le bruit d’une vitre coupée, un bras passé ouvre la croisée, et un jeune homme en blouse et en casquette saute sur la scène. C’était Taillade qui jouait ce rôle-là.

 

– Un crâne acteur ! observa le Parisien, qui était jadis un fidèle habitué du boulevard du Temple.

 

– Ce garçon-là, poursuivit le Cocodès, travaillait pour son compte ! Il tire une allumette de sa poche, passe la revue des lieux, aperçoit le coffre-fort tout ouvert et y court. Mais voilà que César Andréa sort de la chambre, où il vient d’étrangler le vieux bonhomme. Il se jette sur le gamin, le terrasse, lève un poignard sur lui et va le tuer, quand Valentin sort à son tour, un flambeau à la main.

 

« – Arrêtez ! maître ! s’écrie-t-il, c’est Rocambole !

 

« Tableau, le rideau baisse.

 

– Qu’est-ce que vous pensez de cela, Cent dix-sept ? demanda Milon, qui n’avait pas perdu un mot du récit de Cocodès.

 

Un sourire vint aux lèvres du mystérieux forçat :

 

– Je pense, dit-il, que c’est très bien arrangé.

 

Et il retomba dans son silence dédaigneux et apathique. Le Cocodès, qui tenait à marquer les entractes, garda le silence pendant quelques minutes.

 

– Petit, dit le bonnet vert, tout à l’heure tu vas entendre le coup de sifflet des argousins, faut te dépêcher.

 

– M’y voilà, dit le Cocodès, je passe au premier acte. Nous sommes à Belleville, dans une manière de cité où il y a plusieurs locataires. D’abord, un avocat qui ne plaide guère et se chicane avec sa propriétaire, Mlle Tulipe, un beau brin de fille, ce qui est une manière de lui faire la cour. Ensuite, un peintre qu’on appelle M. Armand, et qui donne des leçons de dessin à une demoiselle du grand monde, don Carmen de Sallandrera, la fille de ce seigneur espagnol dont on a parlé au prologue. M. Armand, en partant pour donner sa leçon, fait ses confidences à son ami l’avocat. Il aime sa belle élève, et il n’aime plus Mme Baccarat, une femme très belle qu’on voit aux courses et dans les avant-scènes des théâtres. Puis il y a encore, dans cette cité, maman Fipart et sa nièce Cerise. Maman Fipart est une brave femme qui a bien du chagrin, vu qu’elle a un mauvais sujet de fils qu’on appelle Joseph, et qui est devenu voleur sous le nom de Rocambole.

 

– Tiens ! observa le Parisien, voyez donc comme ça s’enchaîne !

 

Le Cocodès continua :

 

– Si maman Fipart a du chagrin, sa nièce Cerise est bien contente, attendu qu’elle va épouser un brave garçon qu’on appelle Jean, et qu’elle lui apporte en dot ses économies, six cents francs.

 

« Tandis que M. Armand fait ses confidences à son ami l’avocat, arrive un Anglais, un gentleman, sir Williams. Il vient commander un tableau à M. Armand, mais c’est histoire de le faire jaser ; M. Armand ignore son nom, sa naissance, et quand il est parti donner sa leçon, le gentleman respire et se dit : « Il ne sait rien. »

 

– Bon ! observa le Parisien, je devine la chose, mon bonhomme. J’ai assez vu de mélodrame pour savoir comment ça se gouverne. Armand est l’enfant perdu de M. de Chamery.

 

– Justement, dit le Cocodès.

 

– Et le gentleman sir Williams pourrait bien être César Andréa, le chef des Valets de cœur.

 

– Si tu devines tout, fit le Cocodès avec humeur, c’est pas la peine que je raconte !

 

– Mais si, mais si, dit un autre bonnet vert, tais-toi, Parisien. Continue, Cocodès.

 

– Donc, reprit ce dernier, quand Armand est parti à sa leçon et l’avocat à ses procès, le gentleman veut s’en aller aussi. Mais on entend un bruit de grelots, c’est Mlle Baccarat qui allait aux courses de Vincennes et qui s’est détournée de son chemin pour venir voir son cher Armand, qui la néglige quelque peu.

 

« « Miss Baccarat ! » dit l’Anglais. « Sir Williams », dit cette femme, qui le reconnaît. On cause. Arrivent Cerise et puis Tulipe, la propriétaire. Toutes deux trouvent en elle leur ancienne camarade d’atelier.

 

« Baccarat désolée de ne pas voir Armand laisse un mot pour lui et part pour les courses avec sir Williams.

 

« Le futur de Cerise vient faire sa demande. On l’agrée, il va acheter des gants. Mais voici que l’avocat revient, et il annonce à Mme Fipart que son fils a volé et que, si on ne donne pas six cents francs pour désintéresser le plaignant, Rocambole ira en prison.

 

« Lorsque Jean revient avec ses gants, Cerise pleure et lui dit :

 

« – Nous ne pouvons plus nous marier. J’ai donné mon argent pour sauver mon cousin, et je n’ai plus de dot.

 

« Jean se met à pleurer.

 

– Et moi aussi, interrompit le bonnet vert, je crois bien que j’y vais de ma larme.

 

– Mais, poursuivit le Cocodès, Jean tire deux lettres de sa poche, que le concierge lui a remises.

 

« L’une est pour maman Fipart, l’autre pour M. Armand.

 

« La première est de Rocambole.

 

« Il écrit à sa mère qu’il s’en va aux Indes faire fortune et tâcher de se réhabiliter.

 

« L’autre, adressée à M. Armand, lui apprend que, s’il veut aller à Marseille, il y trouvera un ami de sa famille, le docteur Gordon, qui lui révélera son nom et le mettra en possession de sa fortune.

 

« Or, pendant que M. Armand jette un cri de joie, la pauvre mère Fipart laisse échapper un cri de douleur et le rideau baisse.

 

– Eh bien ! Cent dix-sept ? fit Milon.

 

– Il faut voir la suite, répondit d’un ton bref le forçat taciturne. Mais en ce moment, le sifflet des argousins se fit entendre. L’heure du repas était passée et le travail rappelait les condamnés.

 

La légion des réprouvés se leva comme un seul homme, et on entendit le cliquetis lugubre des fers heurtant les fers.

 

– Moi, dit Cocodès, je suis malade et je retourne à l’hôpital. Demain, si vous le voulez bien, nous entamerons le second acte.

 

Et il s’en alla, tandis que la grande fatigue reprenait sa proie humaine.

 

III

Il fait nuit. La chiourme dort.

 

Enchaînés deux à deux sur ce lit de camp qu’on nomme tollard, enveloppés dans leur couverture d’herbage sec, les uns allongés sur le bois, les autres, les aristocrates du bagne, assis sur un matelas de deux pouces qu’on appelle strapontin ; les forçats ont l’ordre de dormir. Les uns obéissent à la consigne, les autres causent tout bas. D’un bout à l’autre de la chaîne courent des chuchotements, des mots d’ordre et des projets d’évasion.

 

Si un surveillant vient à paraître, un silence de mort s’établit ; le surveillant s’éloigne, le murmure confus recommence et les fers se heurtent avec un bruit lugubre.

 

Milon le géant et son compagnon de couple se sont retournés plusieurs fois sur le tollard. Cent dix-sept est un condamné mystérieux et taciturne. Il impose à tous un certain respect, et Milon l’hercule, en dépit de sa force, sent que cet homme lui est supérieur. Aussi ne l’a-t-il jamais tutoyé et lui témoigne-t-il un certain respect. D’ordinaire, Cent dix-sept dort. Au repos de midi, il se couche et ferme les yeux ; la nuit, il s’allonge sur le tollard et ne bouge plus jusqu’au matin. Cet homme, dont on semble redouter l’évasion, et qui n’y a peut-être jamais songé, s’est réfugié dans le sommeil comme dans une suprême consolation.

 

Mais, cette nuit-là, Cent dix-sept s’agite ; il se tourne et se retourne, et Milon, étonné, finit par lui dire :

 

– Êtes-vous donc malade, compagnon ?

 

– Non, répond Cent dix-sept ; je songe…

 

– À quoi ?

 

– Au récit du Cocodès.

 

– Moi aussi, dit naïvement Milon ; et j’y songe d’autant mieux que je crois que Rocambole a existé.

 

– Tu crois ? fit Cent dix-sept.

 

– J’étais à Paris du temps qu’on parlait de ces fameux Valets de cœur.

 

– Ah ! vraiment ?

 

Milon continua d’une voix timide en approchant ses lèvres de l’oreille de son compagnon de chaîne :

 

– Si vous voulez me le permettre, nous causerons. Je suis une brute, voyez-vous, continua le géant. Je n’ai pas d’intelligence. J’assommerais un bœuf d’un coup de poing et un enfant me mettrait dedans, tellement je suis simple. C’est comme ça que les autres m’ont envoyé au bagne.

 

– Quels autres ? demanda Cent dix-sept.

 

– J’ai toujours dit que j’étais innocent, continua Milon, et bien qu’on ne veuille pas le croire, c’est vrai. Il aurait mieux valu que je fusse moins honnête et plus intelligent, on n’aurait pas dépouillé les enfants. Mais, dit le colosse avec timidité, peut-être bien que je vous ennuie, Cent dix-sept ?

 

– Non, dit le forçat, continue, ton histoire m’intéresse… Tu dis donc que tu es innocent ?

 

– Oui.

 

– Qu’étais-tu dans le monde ?

 

– Domestique de confiance.

 

– Et de quoi t’a-t-on accusé ?

 

– D’un vol de bijoux.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je n’ai jamais voulu dire où était l’argent des enfants.

 

– Mais de quels enfants parles-tu ?

 

– De ceux de la dame au service de qui j’étais.

 

– C’est donc eux qui t’ont fait condamner au bagne ?

 

– Oh ! fit Milon, les chères petites créatures ! Non, non, ce n’est pas elles ! car ce sont deux jumelles, voyez-vous, deux charmantes jeunes filles qui ont peut-être dix-huit ans aujourd’hui et qui en sont réduites, sans doute, à la misère.

 

Milon s’arrêta et Cent dix-sept le vit, à la rouge lueur du fanal qui éclairait la salle n° 3 du bagne, essuyer une grosse larme qui roulait sur sa joue.

 

– Continue, fit Cent dix-sept.

 

– Madame, reprit Milon, s’était mariée, paraît-il, sans le consentement de sa famille, dans son pays, car elle n’était pas française. Elle avait deux frères, deux misérables, qui avaient cherché plusieurs fois à faire disparaître ses enfants. Quant à son mari, il était mort depuis longtemps, et la pauvre femme n’avait de protecteur que moi, moi qui suis une brute et qui me laisse rouler par tout le monde. Elle était jeune encore, elle était toujours belle ; les petites filles grandissaient à vue d’œil, et souvent Madame disait :

 

« – Ah ! sitôt qu’elles auront quinze ans, je les marierai, afin de leur donner des protecteurs !

 

« Madame avait une grande fortune. Nous habitions un vieil hôtel dans le faubourg Saint-Germain. Chaque nuit, on fermait les portes avec soin, de peur de quelque catastrophe. Madame me disait toujours :

 

« – Je crains tout de mes frères !…

 

« Un soir, les enfants jouaient dans le jardin que dominaient les maisons voisines et, entre autres, une sorte d’hôtel garni dont la façade se trouvait dans la rue de Beaune. Un coup de feu se fit entendre, une balle siffla. Les enfants étaient saisis d’effroi. Par bonheur, la balle, qui bien certainement était destinée à l’une d’elles, passa au-dessus de leurs têtes. La police fut avertie, elle se mit en campagne, mais elle ne put rien découvrir.

 

« Un autre jour, l’une d’elles, la petite Berthe, fut prise, après son déjeuner, d’affreuses coliques et de vomissements. Un médecin appelé constata une tentative d’empoisonnement. Alors Madame comprit qu’on en voulait à la vie de ses enfants, et elle les fit disparaître. Nous les conduisîmes secrètement, la nuit, dans un couvent, où on les reçut sous un nom supposé et Madame poussa la prudence jusqu’à ne pas dire son vrai nom.

 

« Au retour, elle me dit :

 

« – Milon, tu es un honnête homme, et je sais que je puis compter sur toi ; je sais aussi que mes frères, qui ont tenté de faire périr mes enfants, m’assassineront tôt ou tard, et il faut que l’avenir de mes enfants soit assuré.

 

« Je l’écoutais en pleurant.

 

« Elle me remit un coffret d’acier assez volumineux.

 

« – J’ai réalisé la moitié de ma fortune, dit-elle ; il y a là quinze cent mille francs en or ou en billets de banque. Cache cet argent, hors d’ici surtout : c’est la dot de mes filles, s’il vient à m’arriver malheur.

 

– Et tu as caché l’argent ?… fit Cent dix-sept.

 

– Oui et personne que moi ne le trouvera jamais.

 

– Ah ! fit Cent dix-sept pensif. Milon continua.

 

– Les pressentiments de ma malheureuse maîtresse n’étaient que trop fondés. Elle mourut empoisonnée quelques jours après.

 

« Les frères osèrent réclamer sa fortune. Les petites filles étaient nées à l’étranger ; je n’avais dans les mains aucun papier qui prouvât leur légitimité ; et puis je n’osais pas dire où elles étaient, de peur qu’il ne leur arrivât malheur. Les frères de Madame furent paisiblement mis en possession ; mais ils s’attendaient à trouver beaucoup d’argent, et, comme ils ne trouvèrent rien, l’un d’eux me dit :

 

« – Tu dois être le dépositaire de quelque somme importante ? Rends-la nous, et tu auras ta part.

 

« Je refusai avec indignation, mais je suis si bête, ajouta naïvement Milon, que j’avouai le dépôt.

 

« Huit jours après, comme je dormais encore, on frappa à la porte de ma chambre, dans un hôtel garni où je m’étais retiré. Deux agents de police venaient m’arrêter. On m’accusait d’avoir volé les diamants de Madame ; et les misérables avaient si bien combiné leur affaire, qu’une de mes malles ayant été ouverte, on y retrouva deux bracelets et plusieurs bagues d’une grande valeur.

 

« J’eus beau protester de mon innocence, je fus condamné à dix ans de travaux forcés pour vol par un domestique à gages.

 

– Et, dit Cent dix-sept, tu n’as plus eu de nouvelles des petites filles ?

 

– Non… mais j’espère que les misérables n’auront pas retrouvé leurs traces.

 

– Et l’argent ?

 

– Je sais où il est.

 

– Qui sait ! ils l’auront découvert peut-être…

 

– Oh ! non, fit Milon, c’est impossible.

 

– N’as-tu donc jamais cherché à t’évader ?

 

– Deux fois. J’ai été repris. Je suis si bête !…

 

Cent dix-sept eut un sourire indulgent :

 

– Pauvre diable ! dit-il.

 

Puis, collant à son tour ses lèvres à l’oreille de Milon :

 

– Eh bien ! dit-il, quand tu voudras t’évader pour de bon, je t’en donnerai le moyen.

 

– Vous ! dit Milon, mais… alors…

 

– Alors, dit Cent dix-sept, avec son mélancolique sourire… tu t’étonnes que je n’en profite pas moi-même ?

 

– Oui.

 

– À quoi bon ? Je m’ennuierais dans le monde !…

 

Et Cent dix-sept tourna le dos à Milon et s’endormit tranquillement.

 

IV

Le lendemain, au repos de midi, les auditeurs ordinaires du Cocodès furent exacts sous la carène.

 

Le Cocodès seul manquait à l’appel. Le fils de famille jouissait d’une foule de petites immunités au bagne ; il était resté ce jour-là à l’infirmerie. Malgré les immunités dont jouissait le Cocodès, il était très aimé au bagne.

 

Cependant le forçat est ordinairement jaloux, surtout le forçat à long terme ou à vie. Mais le Cocodès, dont on ignorait, du reste, le vrai nom – il le cachait avec un soin infini – et qui, avant qu’on lui donnât ce sobriquet, répondait au numéro 87, le Cocodès, disons-nous, savait se faire bien venir de tout le monde. Assez souvent il donnait à ses compagnons quelques sous pour avoir de l’eau-de-vie. Il savait régaler chez le fourgonnier. On nomme ainsi le cantinier du bagne.

 

Depuis qu’il était au bagne, les payoles, ces écrivains publics recrutés parmi les condamnés, n’avaient plus rien à faire. Le Cocodès se chargeait gratis de la correspondance de tout le monde. Il rédigeait des pétitions au commissaire, des lettres à l’aumônier, et tournait fort galamment un billet doux, que la poste mystérieuse du bagne se chargeait de faire parvenir à son adresse, c’est-à-dire à la prison de Saint-Lazare, à Paris.

 

Le Cocodès touchait une pension fort convenable de sa famille et la dépensait royalement. Enfin, comme on l’a vu, il avait un assez joli talent de narrateur.

 

Les condamnés étaient donc tous sous la carène du vieux navire, convertie ce jour-là en parapluie, car il tombait une forte averse. Cent dix-sept lui-même n’avait fait aucune difficulté d’y suivre son compagnon de chaîne, Milon et le bonnet vert, qui grognait toujours, disait avec humeur :

 

– Vous verrez que ce paltoquet de Cocodès ne viendra pas !

 

– Ah ! dit un autre forçat, dont la tête blanche était couverte du terrible bonnet vert, ce lasciate ogni speranza[2] de l’enfer moderne appelé le bagne, je vous trouve superbes, tous tant que vous êtes. Vous vous plaignez et vous êtes venus au bagne en voiture !

 

– Comment donc y es-tu venu, toi ? demanda un jeune homme.

 

– Avec la chaîne, et je crois bien que je suis le dernier de ceux qui ont connu ça.

 

– Tu te trompes, dit un autre forçat ; moi aussi je suis venu avec la chaîne, et du temps de Tierry, encore !

 

– Qu’est-ce que c’est que Tierry ? dit un novice.

 

– C’était le capitaine de la chaîne, un brave homme qui était si bon pour nous, que nous attendions d’être rendus au pré pour nous évader, de peur de lui faire de la peine.

 

– Oui, reprit le plus vieux des deux condamnés qui avaient encore connu la chaîne : mais tu n’as pas été marqué, toi ?

 

– Ça, c’est vrai.

 

Le mot de marque fit courir un frisson dans l’assemblée, et un jeune homme murmura :

 

– Ce devait être un mauvais moment !…

 

Le vieux condamné soupira et sa tête s’inclina sur sa poitrine :

 

– Le jour où j’ai été marqué, dit-il, je suis mort.

 

– Quelle blague ! fit un condamné sceptique. Le vieillard leva sur lui un œil plein d’éclairs.

 

– Oui, répéta-t-il, je suis mort ce jour-là…

 

Et promenant son regard morne et désolé sur le groupe de condamnés qui l’entouraient, il s’écria avec un accent dont l’ironie désespérée allait à l’âme :

 

– Ah ! vous soupirez tous après la venue de ce jeune homme que vous appelez le Cocodès, et qui vous raconte des pièces de théâtre, des drames, comme vous dites. Eh bien ! si je vous disais mon histoire, si je vous racontais comment j’ai été marqué, vous frissonneriez !…

 

– Vas-y donc alors ! dit un condamné.

 

Le vieillard reprit :

 

– J’ai soixante-neuf ans. Il y en a trente-quatre que je suis au bagne et que je suis mort… c’est-à-dire que mon corps est sans âme et mon cœur sans espoir… Savez-vous ce que j’étais, moi ? J’étais banquier, millionnaire, et j’appartenais à une excellente famille ! Marié à une femme que j’idolâtrais, la vie semblait être un rêve de bonheur perpétuel pour moi. Eh bien ! une passion funeste détruisit tout en quelques années…

 

« J’étais joueur. Le jeu, c’est la grande route du bagne !

 

« Cette route commence dans les salons, passe à travers les maisons de jeu et se continue dans les tripots. Aux deux côtés de cette route cheminent, silencieux et hâves, les spectres de la misère et du déshonneur. De l’opulence à la ruine, le trajet est court pour un joueur. Il commence par perdre ce qui lui appartient, puis ce qu’on lui a confié ; ensuite, il vole sa femme, ses amis, ses parents. Parents, amis et femme se taisent, les uns ont pitié, la dernière cache ses larmes. J’ai tout joué, j’ai tout perdu, le pain de mon enfant, car ma femme était grosse, ses vêtements, et jusqu’à son anneau de mariage.

 

« Un matin, je n’avais plus rien pour jouer. Alors le démon me tourmenta, je fis un faux. Quelques amis puissants me sauvèrent. On me fit partir.

 

« Mais Paris m’attirait. Je revins à Paris, et savez-vous pourquoi ? Après avoir été faussaire, je devins faux-monnayeur, je fabriquai des billets de banque.

 

« Et cependant ma malheureuse femme ne savait qu’une chose, notre ruine. Retirée chez une vieille parente, aux environs de Paris, elle me croyait en Amérique, occupé à refaire ma fortune, et elle priait pour moi. Le crime est toujours puni. Le jeu devait me trahir jusqu’au bout. Ce fut à la table du numéro Cent-treize, au Palais-Royal, que je fus surpris les mains pleines de faux billets.

 

« On m’arrêta… j’avouai tout.

 

« À cette époque, le faussaire était puni de mort. La clémence royale commua ma peine. Je fus condamné aux travaux forcés à perpétuité, à la marque et à l’exposition. Ma femme, cependant, ignorait tout et allait devenir mère, c’est-à-dire mettre au monde un pauvre petit être qui entrerait dans la vie par la porte de la misère, que le déshonneur aurait ouverte !

 

Le vieux forçat s’arrêta un moment, comme accablé par le poids de ses souvenirs. Son émotion avait gagné peu à peu cet auditoire de voleurs et d’assassins. En ce moment, ces hommes frappés par la loi et rejetés à jamais du sein de la société se suspendaient pour ainsi dire aux lèvres du sombre narrateur, et semblaient éprouver toutes les tortures et toutes les angoisses qu’il avait subies.

 

Enfin, le vieillard continua :

 

– Oh ! vous n’avez pas vu la marque, vous autres ! On dressait un échafaud : sur cet échafaud s’élevait un poteau auquel on vous liait. Un carcan de fer vous obligeait à tenir la tête droite et à regarder la foule immense qui venait se repaître de votre honte. Puis, au bout d’une heure, le bourreau venait. Il plaçait un réchaud devant vous, et vous pouviez voir rougir lentement le fer sous lequel votre chair allait fumer.

 

« Tandis que je regardais d’un œil stupide ces horribles préparatifs, la foule hurlait et m’appelait le banquier. Et je me préoccupais moins de ses vociférations et du supplice que j’allais subir que de ma malheureuse femme, qui, sans doute, à cette heure, me croyait libre et se berçait de l’espérance de me revoir.

 

« Enfin le bourreau se baissa, et comme il prenait le fer chauffé à blanc pour l’imprimer sur mon épaule, la foule se tut, comme elle se tait au moment où le condamné à mort s’allonge sur la bascule fatale. Mais en ce moment, aussi, du sein de cette foule silencieuse, un cri terrible se fit entendre, un cri auquel je répondis par un hurlement de bête fauve frappée à mort… Ah ! ce ne fut pas la douleur physique qui m’arracha ce cri, je crois même que je ne sentis pas le fer brûlant calciner mes chairs… Non, ce fut un cri d’épouvantement suprême, car je venais de voir une femme qu’on emportait évanouie, à dix pas de l’échafaud, et cette femme, c’était la mienne !

 

Et comme le vieux forçat achevait, les condamnés le virent cacher sa tête dans ses mains, et deux larmes brûlantes jaillirent au travers de ses doigts crispés. Il y eut un moment de silence terrible parmi les forçats. Plusieurs mains se tendirent même vers le vieux condamné.

 

– Ah ! reprit-il avec un ricanement horrible, vous ne savez pas tout encore…

 

Et il essuya ses larmes qui tombaient de ses yeux une à une et brûlantes, comme des larmes de damné, puis il continua :

 

V

– Vous n’avez pas connu la marque et, à l’exception de l’un de vous, personne ne se souvient de la chaîne et de cette sinistre opération qui précédait son départ, et qu’on appelait la parade…

 

« On vous rivait un anneau au cou d’un coup de marteau, au risque de vous broyer la tête. Puis, une chaîne passait dans cet anneau et se reliait à l’anneau de tous les autres. C’était comme une horrible tresse de fer et de chair humaine qui ne devait plus se séparer jusqu’au bagne. Quand le hideux cordon était prêt, les portes de Bicêtre tournaient sur leurs gonds avec un bruit lugubre, et soudain le peuple, qui attendait, poussait une immense clameur. Les repris de justice, les chevaux de retour, comme nous disons, entonnaient alors le chant du départ, une Marseillaise des ténèbres, dont le refrain disait : La pègre ne périra pas !

 

« Les autres, ceux qui pour la première fois faisaient le voyage, essayaient de baisser la tête et de se dérober aux regards.

 

« Ah ! vous parlez du bourreau qui tue, et du garde-chiourme qui bâtonne, et de nos fers qui meurtrissent nos chevilles, et de nos longues souffrances, que chaque jour ramène, qu’est-ce que cela ?

 

« Ceux qui ne sont pas sortis de Bicêtre avec la chaîne, bétail humain conduit par des démons, n’ont pas souffert… Si vous les aviez vues là, ces cent mille têtes hurlantes, grimaçantes, ces cent mille têtes de femmes, d’hommes et d’enfants qui venaient insulter les condamnés et les accompagnaient pendant deux ou trois lieues de leurs vociférations et de leurs menaces !

 

« Il y avait de tout dans cette foule : des femmes de mauvaise vie et des hommes qui vivaient aux dépens de ces femmes, et des gens en habit noir qui n’avaient plus de souliers et des enfants demi-nus, et des vieillards aux cheveux blancs souillés par la débauche et aussi d’honnêtes ouvriers qui ne savaient pas que la vue du crime porte malheur.

 

« Et quand, parmi les condamnés vulgaires, il y avait un grand coupable arraché à la haute classe de la société, un médecin, un notaire, un avocat, il fallait les entendre hurler !…

 

« – Où est-il ? Où est-il ? demandait-on.

 

« Moi, j’étais le banquier.

 

« Quand les portes de Bicêtre s’ouvrirent devant moi, un régiment faisait la haie et était impuissant à maintenir la foule avide. Le convoi n’allait pas à Brest ; il se dirigeait sur Toulon, et il passait sur la route de Fontainebleau, au milieu du village de Choisy-le-Roi. Or, savez-vous quel était ce village, pour moi ?

 

« C’était celui où j’avais caché ma malheureuse femme. C’était en été, au mois d’août. La chaîne était partie à quatre heures du matin, et il en était six lorsque nous entrâmes dans Choisy.

 

« – Halte ! cria tout à coup le capitaine.

 

« Et il ordonna le silence, et les chansons obscènes s’éteignirent. Plusieurs de nous-mêmes se découvrirent.

 

« La chaîne, l’horrible chaîne de chair humaine se croisait avec un enterrement. Deux bières portées à bras se suivaient, escortées par une foule recueillie, tandis que la cloche de l’église du village tintait tristement. La première était recouverte d’un drap noir, l’autre d’un drap blanc.

 

« C’étaient les bières d’une grande personne et d’un enfant.

 

« Derrière la première, une femme sanglotait, je la reconnus ; c’était la vieille parente à qui j’avais confié ma femme, et je compris tout. Tandis que j’allais au bagne, on portait au cimetière ma femme et mon enfant, que je n’avais pas même vu.

 

Ici le vieux forçat pleura de nouveau et nul n’osa interrompre le cours de cette épouvantable douleur.

 

Le garde-chiourme s’approcha. Par extraordinaire, cet homme avait une âme sensible. Il prit le vieux forçat par le bras.

 

– Allons ! papa, dit-il, ne pleurez pas… vous êtes au bout… Vous les rejoindrez bientôt.

 

Et il l’emmena loin des autres condamnés ; car depuis longtemps le vieillard était à la demi-chaîne.

 

– Voilà que je me sens le cœur tout plein de l’histoire du vieux, dit le Parisien. Si le Cocodès venait maintenant, je crois qu’il ferait un tour, comme on dit en langage de théâtre.

 

– Ah ! tu crois ? dit Cent dix-sept, qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

 

– Pardine, répondit le Parisien, les inventions de ceux qui font des pièces n’iront jamais à la cheville des drames de la vie réelle, et c’est une pièce que le Cocodès nous racontait hier. Rocambole, drame en cinq actes… à preuve !

 

– Tu as raison, dit Cent dix-sept, mais n’a-t-on pas fait une pièce avec Cartouche ?

 

– Oui.

 

– Avec Mandrin ?

 

– Aussi.

 

– Cartouche et Mandrin ont pourtant existé…

 

– Mais Rocambole ?…

 

– Rocambole pareillement. Je l’ai connu.

 

– Et tu sais son histoire ?

 

– Oui.

 

Et Cent dix-sept ajouta, avec un sourire :

 

– Non point son histoire arrangée pour le théâtre, mais bien son histoire vraie.

 

– Tu nous la diras, alors, fit le bonnet vert.

 

– C’est possible, un jour où je serai de belle humeur.

 

– Mais enfin, qu’était-ce que Rocambole ?

 

– Un enfant de Paris, un vagabond qui, ainsi que vous l’a dit le Cocodès, parvint à s’incarner dans la peau d’un marquis de retour de l’Inde.

 

– Et ce marquis était riche ?

 

– Il avait plusieurs millions.

 

– Et Rocambole parvint à se faire passer pour lui ?

 

– Pendant trois ans.

 

– Alors, ce marquis était mort ?

 

– Non, il vivait.

 

– Mais il n’avait ni amis ni parents ?

 

– Il avait une mère, une sœur.

 

– Et… cette mère ?

 

– Elle s’y trompa. Elle adora Rocambole.

 

– Et… la sœur ?

 

À cette question, Cent dix-sept tressaillit.

 

– La sœur, dit-il, elle aima Rocambole comme elle eût aimé son véritable frère, et Rocambole l’aima.

 

– D’amour ?

 

– Non, comme si elle eût été sa sœur. Un nuage passa sur le front du forçat.

 

– Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, tout ça, vraiment ? demanda-t-il.

 

– Nous voulons savoir, dit Milon. Cent dix-sept haussa les épaules.

 

– Je ne suis pas en train de raconter, dit-il.

 

– Mais enfin, reprit le bonnet vert, est-il mort, ou est-il vivant, ce Rocambole ?

 

– Je ne sais pas, dit Cent dix-sept.

 

Puis il regarda Milon d’un air qui voulait dire :

 

– Tous ces gens-là m’ennuient ; allons-nous-en ! Milon se leva.

 

– Voulez-vous nous promener, compagnon ? dit-il.

 

– Allons ! dit Cent dix-sept. Et ils s’éloignèrent de la carène.

 

– Vous me la direz, n’est-ce pas ? reprit Milon.

 

– Quoi donc ?

 

– L’histoire de Rocambole.

 

– Oui, répondit le forçat.

 

Et il retomba dans son mutisme.

 

Ils se promenèrent environ un quart d’heure, puis forcément, fatalement, ils revinrent vers le groupe de forçats. C’était le bonnet vert, celui qui, après le vieux forçat, était le seul qui eût connu la chaîne, qui venait de prendre la parole :

 

– Moi, disait-il, je crois l’avoir dit, j’étais cocher. Je n’ai jamais aimé que deux êtres au monde : un cheval et un chien. Le cheval est mort et j’en ai pleuré ; le chien aussi… Ah ! ce n’est pas des larmes que j’ai versées pour ce dernier, c’est du sang !

 

Il promena autour de lui un regard farouche.

 

– Si vous saviez cette histoire, reprit-il, elle vous ferait peut-être autant d’effet que celle du capitaine…

 

Et comme on le regardait avec curiosité :

 

– Tenez, voici vingt ans que je suis ici, et il y en a dix que je vis avec une suprême espérance, c’est que le bourreau de mon chien mourra de ma main.

 

– Qui donc l’a tué ?

 

– Un garde-chiourme.

 

– Alors, dit le Parisien, si tu n’as pas de répugnance à devenir chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret, pourquoi ne lui fais-tu pas son affaire ?

 

– Il n’est plus ici. On l’a envoyé à Brest quand on a su que je voulais le tuer.

 

– Oui, mais le bagne de Brest est supprimé.

 

– Je le sais.

 

– Et ces gens-là, ça aime tant le métier qu’il est capable de revenir ici.

 

– C’est là-dessus que je compte, dit froidement le forçat.

 

– L’histoire du chien, s’il vous plaît ? fit le Parisien d’un ton ironique.

 

– Tu railles, toi, dit le bonnet vert ; mais tu pleureras tout à l’heure…

 

– L’histoire ! l’histoire ! répétèrent les condamnés.

 

– La voici, dit le vieux forçat.

 

VI

– J’étais cocher, dit le bonnet vert, cocher de remise, et, qui plus est, cocher de remise marron. Savez-vous ce que c’est les marrons ! C’est des hommes mal vêtus, mal chaussés, ayant mauvaise mine, conduisant une mauvaise voiture et un mauvais cheval. Pas méchants, au fond, mais braillards, buvant beaucoup de vin blanc et d’eau-de-vie de pommes de terre, insultant volontiers la pratique et ayant mauvaise odeur dans l’opinion publique.

 

« La pratique est plus mauvaise encore que le cocher : elle paie en grognant et elle vous rend bien les sottises qu’on lui dit, quand on lui demande cinq sous de pourboire après une course de plusieurs heures dans la boue et sous la pluie.

 

« Moi, j’avais une mauvaise tête et une femme qui l’avait plus mauvaise encore. Quand j’avais bu, nous nous battions, et si je n’avais pas eu mon chien pour me consoler, je crois bien que je me serais péri. Mais aussi, quel amour de chien, si vous saviez !… C’était un petit terrier-boule tout blanc et plein d’intelligence. Il ne quittait pas l’écurie, et il ne fallait pas s’en approcher ! J’étais mal avec ma femme, rapport qu’elle le battait. Si le chien recevait un coup de pied, ma femme avait sa tripotée.

 

« Comme moi, elle aimait la fine goutte le matin, à midi et le soir, sans parler de la journée. Alors, quand je rentrais, c’étaient des coups qui pleuvaient. Elle me griffait, moi je l’étranglais. Un soir je serrai plus fort que de coutume et elle tomba. Je crus qu’elle était ivre, mais pour dire la vraie vérité, elle ne devait plus se griser jamais…

 

« Elle était morte !

 

« Le lendemain on m’arrêta et on me mit en prison, puis on m’envoya aux assises, et il y eut des avocats qui firent de beaux discours pour et contre moi. Il y avait un curieux qui voulait qu’on me guillotinât, mais il ne fut pas assez fort ; on m’envoya seulement au bagne. Mais ça m’était égal, je ne pensais qu’à Tobby, que je n’avais pas vu depuis mon arrestation. C’était mon pauvre chien. J’étais bien inquiet ; cependant une chose me consolait : c’est qu’à Montmartre, où je remisais, tout le monde connaissait et aimait Tobby, et je pensais bien qu’on l’aurait recueilli et qu’il avait de quoi manger.

 

« Mais voilà que, comme je sortais de la cour d’assises pour retourner à la prison, et que je marchais entre deux gendarmes, avec les menottes, je pousse un cri et je reconnais mon chien. Il se jette sur moi, il me flatte, il me caresse tant et tant que je me mets à pleurer. Les gendarmes le repoussent, mais il me suit, et le voilà qui arrive à la prison.

 

« Le concierge était un brave homme qui avait du cœur ; il laissa entrer le chien et le garda chez lui.

 

« J’étais à Bicêtre, et j’attendais avec les autres condamnés le jour de la ferrade et du départ pour Toulon. Tous les jours je voyais mon chien dans le préau, et ça me suffisait. Je n’avais plus qu’une peur, c’était de partir pour le pré et de me séparer de lui. Enfin ce jour-là arriva. Le capitaine de la chaîne me vit pleurer à chaudes larmes tandis qu’on me ferrait, et il me dit :

 

« – Tu as donc bien peur du bagne ?

 

« – Ce n’est pas pour ça que je pleure, répondis-je.

 

« – Et pourquoi pleures-tu ?

 

« – Rapport à mon chien, lui dis-je en sanglotant.

 

« Je vous l’ai dit, c’était un bonhomme, le capitaine Tierry, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour les condamnés.

 

« – Eh bien ! me dit-il, nous l’emmènerons s’il veut suivre la chaîne jusqu’à Toulon, et puis là, nous verrons.

 

« Ce qui fut dit fut fait, le chien suivit la chaîne ; quand il était fatigué, le bon Tierry le prenait dans son cabriolet, et, en route, il le nourrissait bien. J’aurais voulu être le bon Dieu pour le récompenser, cet excellent capitaine. Nous arrivâmes à Toulon.

 

« Au bagne, pas de chien ; mais sur la prière de Tierry, un homme qui tenait un bouchon dans les environs de l’arsenal s’en chargea. Chaque matin, quand la chiourme sortait pour aller à la fatigue, tantôt au Mourillon, tantôt au fort Lamalgue, mon pauvre chien était à la porte et il venait me lécher les mains ; quelquefois l’adjudant était bonhomme, il me permettait de l’emmener.

 

« Le soir, en rentrant, Tobby connaissait la consigne, il me reconduisait jusqu’à la porte de l’arsenal, me léchait les mains et s’en retournait tristement chez le cabaretier pour s’en revenir au poste le lendemain.

 

« Cela dura deux ans ; moi, du moment que je pouvais voir mon chien, et que je ne buvais plus de l’eau-de-vie, j’étais un brave homme et je faisais un bon forçat. Je travaillais comme un cheval, je ne désobéissais jamais, tout m’allait. Jamais je n’avais été puni. Il y avait un adjudant qui m’avait pris en amitié ; il raconta l’histoire du chien à M. Rignault, le commissaire, un bon commissaire, celui-là, et juste comme le bon Dieu.

 

« Le commissaire prit le chien, comme si c’était à lui, et je pus voir mon pauvre Tobby tout le jour. Le soir, il couchait dans une écurie, sur de la bonne paille et, en y songeant, je ne trouvais plus le lit de mon tollard trop dur. Mais il y a de la déveine en toutes choses, allez !

 

« On m’accoupla, au bout de six mois, avec un autre camarade qui était une mauvaise tête, et souvent il lui fallait du bâton. Un jour que nous étions au chantier, il répondit mal à l’adjudant. L’adjudant leva son bâton. Tobby était à deux pas ; il crut que le bâton allait retomber sur mes épaules, et il se jeta sur l’adjudant et le mordit. Alors l’enfer commença. L’adjudant prit le chien en haine et moi aussi. Tobby recevait des coups de pied et des coups de bâton à chaque instant, et moi j’étais puni, sans avoir quelquefois fait autre chose que menacer l’adjudant de me plaindre au commissaire.

 

« Oh ! la canaille d’adjudant ! murmura le forçat. Je me ferais faucher en riant si je pouvais le tuer. Car il a tué mon chien, voyez-vous… Et savez-vous comment ? Nous ne sommes pas des saints, ici, mais pas un de nous n’aurait eu cette idée.

 

« Un matin, je m’aperçus que le chien était triste. Il ne voulait pas manger, mais il buvait beaucoup. Tout le jour il but qu’on eût dit qu’il avait des charbons dans le gosier. Le lendemain il était tout enflé et refusait la moindre nourriture. Le jour suivant il mourut. On lui avait fait avaler, dans de la viande, des petits morceaux d’éponge frite ! L’éponge s’était gonflée et l’avait étouffé. Et comme je pleurais sur le cadavre de mon chien, l’adjudant, qu’on appelait Massolet, se mit à rire, et le soir, il conta la chose aux camarades.

 

« Le lendemain, en allant à la fatigue, je pris mes fers à deux mains et j’essayai de l’assommer. Mais on vint à son secours, et mon affaire était bonne si le commissaire n’avait su la vérité. J’en ai été quitte pour trois ans de double chaîne, car au terme du code des chiourmes, je pouvais être fauché. Le commissaire a renvoyé Massolet, mais il est rentré dans l’administration, et j’ai appris qu’il était à Brest. Alors j’ai fait tout ce que j’ai pu pour me faire envoyer à Brest, mais on se méfiait, et je suis resté ici. Seulement, si jamais il revient…

 

Le forçat fut interrompu par l’arrivée d’un nouveau personnage ; car les autres forçats avaient écouté son récit avec un religieux silence. Ce personnage, c’était le conteur en retard, c’est-à-dire le Cocodès.

 

– Ah ! te voilà ! fit Milon ; tu ne viens pas à l’heure, camarade, et on se passe joliment de toi.

 

– Voilà, voilà, dit le Cocodès, j’y suis : Rocambole, acte premier, scène première…

 

– Va te promener, dit Milon, nous n’avons plus besoin de toi pour savoir l’histoire de Rocambole.

 

– On vous l’a dite ?

 

– On nous en a touché deux mots, mais on nous la dira plus en détail.

 

– Qui donc ça ? fit le Cocodès d’un ton plein d’ironie et de dédain.

 

– Moi, répondit Cent dix-sept. Et il fixa le jeune homme.

 

Celui-ci tressaillit sous le poids de ce regard clair et froid, et subit tout à coup une fascination étrange et mystérieuse. Alors Cent dix-sept se leva et dit au Cocodès :

 

– Je ne t’ai jamais rien demandé, moi.

 

– Ça, c’est vrai.

 

– Me rendrais-tu un petit service ?

 

– Comment donc, cher ? fit le Cocodès flatté.

 

– Viens jaser par ici, alors… Et il l’emmena hors de la carène.

 

Milon suivait à longueur de leur chaîne commune.

 

– Mon petit, dit Cent dix-sept, tu vas chaque jour à l’hôtel de France voir cette dame en question ?

 

– Oui.

 

– Est-ce une femme intelligente ?

 

– Je le crois, camarade, dit le Cocodès avec orgueil.

 

– Je voudrais la charger d’une commission pour Paris.

 

– Donnez-la-moi, en ce cas.

 

– Non, je la lui donnerai moi-même. Le Cocodès ouvrit de grands yeux.

 

– Mais, dit-il, où la verrez-vous ?

 

– Chez elle… à l’hôtel de France.

 

– Mais vous ne pouvez quitter le bagne, vous !

 

– Cela ne te regarde pas, dit froidement Cent dix-sept. La verras-tu aujourd’hui ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, dit tranquillement Cent dix-sept, annonce-lui ma visite. Le Cocodès regarda Cent dix-sept et le crut fou.

 

VII

Comme ils étaient enchaînés le soir sur le lit de misère et que les argousins achevaient la première ronde de nuit, Milon dit à Cent dix-sept :

 

– Vous l’avez joliment fait poser le petit, camarade ?

 

– Qui donc ça ? demanda Cent dix-sept.

 

– Le Cocodès, donc !

 

– En quoi donc l’ai-je fait poser, par hasard ?

 

– Ne lui avez-vous pas dit que vous iriez souper à onze heures avec la dame de l’hôtel de France ?

 

– Oui. Eh bien ?

 

– Mais dame ! fit Milon, la chose n’est pas commode, ce me semble.

 

– Chut ! dit Cent dix-sept. Laisse passer les argousins et tu verras…

 

Un adjudant et un ouvrier forgeron se livraient en ce moment à la vérification des fers. Le forgeron avait un marteau à la main, et avec ce marteau il frappait çà et là un coup sec sur les chaînes pour s’assurer qu’aucun anneau n’avait été scié. Quand il fut près de Cent dix-sept, celui-ci regarda l’adjudant.

 

– Vous savez bien que je ne veux pas m’évader. Ainsi laissez-moi donc dormir, votre lumière me fatigue la vue.

 

En même temps, il échangea un rapide coup d’œil avec le forgeron, qui était ce qu’on appelle un ouvrier libre du port.

 

Puis il se recoucha et ferma les yeux. Les argousins passés, Milon lui dit :

 

– Il faut plus d’une journée pour scier les manicles, et encore faut-il avoir une bonne lime, faite avec un ressort de montre.

 

– Quelle heure est-il ? demanda Cent dix-sept.

 

– Neuf heures viennent de sonner à l’arsenal.

 

– Alors, laisse-moi dormir une heure.

 

– Et puis ?

 

– Et puis, tu m’éveilleras. Il me faut bien une heure pour faire ma toilette.

 

– Foi de Milon, murmura le colosse, je veux être pendu si je comprends un mot à tout ce que vous dites, camarade.

 

– Écoute, répondit Cent dix-sept, tu es le seul compagnon qui m’aille, et puisque tu as envie de t’évader, nous nous évaderons.

 

– Vrai ? fit Milon avec joie.

 

– Nous rentrerons donc ensemble dans le monde, mais c’est à deux conditions.

 

– Oh ! dites…

 

– D’abord, nous ne nous quitterons plus.

 

– M’aiderez-vous à retrouver mes pauvres enfants ?

 

– Oui.

 

– Et à leur rendre leur fortune ?

 

– Oui.

 

– C’est bien ; nous ne nous quitterons plus. Quelle est l’autre condition ?

 

– Ne te fâche pas, dit Cent dix-sept avec bonté, mais tu n’es pas très intelligent ; conviens-en…

 

– Je suis une brute, répondit humblement le colosse.

 

– Alors tu te contenteras d’être le bras qui exécute, quand je serai, moi, la tête qui ordonne.

 

– Oui, je vous le promets.

 

– Écoute-moi bien, je ne mens jamais.

 

– Je vous crois.

 

– Je t’ai dit que j’irais ce soir à l’hôtel de France et que je sortirais du bagne aussi librement que si j’étais le commissaire lui-même. Eh bien ! je le ferai.

 

– En vérité, murmura Milon abasourdi.

 

– Chut ! voici l’adjudant qui repasse.

 

L’adjudant et le forgeron avaient en effet terminé leur ronde et repassaient devant le tollard sur lequel Cent dix-sept et Milon étaient enchaînés.

 

– Pardon, monsieur l’adjudant, dit Cent dix-sept, pourriez-vous me dire l’heure qu’il est ?

 

– Il est neuf heures, répondit l’adjudant.

 

– Tiens ! fit Cent dix-sept, regardant une seconde fois le forgeron avec lequel il avait échangé déjà un geste d’intelligence, je croyais qu’il était dix heures.

 

L’adjudant passa sans prêter la moindre attention à la réflexion du forçat. Mais Milon avait surpris le coup d’œil échangé entre le forgeron et Cent dix-sept. Quand ils se retrouvèrent plongés dans cette demi-obscurité produite par les reflets lointains du fanal qui éclairait imparfaitement et d’une lueur rougeâtre et blafarde la salle du bagne, le colosse dit à son compagnon de chaîne :

 

– Vous saviez pourtant l’heure au juste, compagnon ?

 

– Oui, mais j’avais besoin de prévenir mon homme.

 

– Quel homme, compagnon ?

 

– Le forgeron que j’ai regardé.

 

– Ah ! fit Milon, je ne comprends toujours pas.

 

– Sais-tu depuis combien de temps je suis ici ?

 

– Non.

 

– Depuis dix ans. Le même jour, un ouvrier forgeron s’est présenté à l’arsenal et a demandé à être employé. Il était habile, si habile qu’il s’est fait une véritable réputation. Personne mieux que lui ne soude les fers d’un seul coup de marteau. Il a rendu de grands services et empêché bien des évasions. Et sais-tu pourquoi il a fait tout cela ?

 

– Non.

 

– C’est pour moi. Je suis son vrai maître. Et il attend patiemment que j’aie besoin de lui.

 

– C’est donc un homme qui vous est dévoué ?

 

– Oui, jusqu’à la mort. Le mot dix heures était un signal.

 

– En vérité ?

 

« Quel homme êtes-vous donc ? fit le colosse avec une admiration naïve.

 

– Je te le dirai plus tard.

 

Tout en causant, Cent dix-sept, d’ordinaire immobile, s’agitait quelque peu sur son tollard.

 

– Que faites-vous donc ? demanda encore Milon.

 

– Je dévisse mes manicles.

 

– Vous les… dévissez ?… murmura Milon stupéfait.

 

– Oui, dit Cent dix-sept. Les tiennes sont rivées, et il faudra les limer… Mais les miennes…

 

– Les vôtres ?…

 

– Elles tiennent par un boulon creux. Vois plutôt.

 

Et Milon sentit que la jambe de Cent dix-sept était libre et ne tenait plus à la chaîne commune.

 

– Maintenant, dit encore Cent dix-sept, lorsque j’aurai mes effets, je m’en irai.

 

– Mais vous reviendrez ? fit Milon avec inquiétude.

 

– Oui, car le jour de notre évasion est peut-être loin encore.

 

– Oh ! fit Milon.

 

– Avant de quitter le bagne, continua Cent dix-sept, il faut que nous sachions où aller.

 

– À Paris !… pardieu !… dit Milon.

 

– Sans doute. Mais si je romps ma chaîne, ce n’est pas pour la reprendre. Je veux donc prévenir mes amis de Paris. Mais, ajouta Cent dix-sept, ne t’effraie pas, mon vieux ; avant huit jours, nous ne serons plus ici.

 

Milon se grattait l’oreille.

 

– Écoutez, dit-il, il y a encore une chose qui me chiffonne.

 

– Laquelle ?

 

– Souvent, vers minuit, il prend une fantaisie au commissaire de faire une tournée dans les salles.

 

– Eh bien ?

 

– Rien ne sera plus facile que de constater votre évasion.

 

– Tu te trompes, mon ami.

 

– Je serai seul sur le lit, pourtant ?

 

– Non, tu ne seras pas seul.

 

– Ma foi ! murmura Milon, je n’ai jamais cru au diable, mais je commence à y croire.

 

Cent dix-sept eut un petit rire sec et répondit :

 

– Tu n’as rien vu encore. Maintenant, je te le répète, laisse-moi dormir une heure. Je n’ai plus qu’à m’habiller, et il ne me faut pas une heure pour aller de l’arsenal à l’hôtel de France.

 

Et Cent dix-sept retomba dans son mutisme.

 

Comme dix heures sonnaient, Milon, qui n’avait pas fermé les yeux, crut entendre un léger bruit. Cependant la chiourme dormait. Les chuchotements, les plaintes, les blasphèmes s’étaient éteints un à un, et la légion des damnés était rentrée dans le silence. Milon vit un homme, une ombre plutôt, qui s’avançait lentement vers le tollard. C’était le forgeron libre qui paraissait être de concert avec Cent dix-sept. Le colosse toucha légèrement son compagnon de chaîne.

 

– Il est dix heures, dit-il.

 

– Je le sais, répondit Cent dix-sept. Déshabille-toi. As-tu mon nécessaire ?

 

– Oui, maître.

 

Le nécessaire est un petit étui de fer-blanc que possèdent tous les forçats, ceux du moins qui ne se sont pas résignés par avance à attendre tranquillement l’heure de leur libération.

 

Où le cachent-ils ? comment parviennent-ils à le soustraire aux regards vigilants de l’autorité du bagne ? Voilà ce qui est et sera toujours un mystère. Or le nécessaire contient une fausse barbe et des cheveux destinés à couvrir la tête rasée du forçat.

 

Le forgeron fut déshabillé en un tour de main.

 

– Maître, dit-il tout bas, le métier de forgeron ne me va pas, et voici dix ans que je le fais pour vous, attendant un ordre que vous ne me donnez pas. Est-ce que vous allez filer pour tout de bon ?

 

– Non, pas encore, répondit Cent dix-sept, mais bientôt.

 

Tout en parlant ainsi, Cent dix-sept s’était revêtu des habits du forgeron, une vareuse brune et un large pantalon de toile, et il avait collé sur ses joues une magnifique paire de favoris noirs en tout semblables à ceux du forgeron. Quand il fut coiffé du bonnet de laine brune, l’illusion fut complète. En même temps le forgeron passait le pantalon jaune et la vareuse rouge du forçat, puis il enfonçait son bonnet sur ses yeux et attachait à l’aide du boulon creux la manicle après sa jambe. Quand ce fut fait, il se coucha sur le tollard, la face contre le strapontin. Milon, qui n’avait pas perdu un détail de cette double opération, aurait pu jurer que c’était bien Cent dix-sept qui était couché à côté de lui. Alors Cent dix-sept se pencha sur le forçat d’emprunt.

 

– Que faut-il répondre à la porte ?

 

– Que vous n’avez pas retrouvé le marteau.

 

– C’est bien, au revoir, camarade.

 

Cent dix-sept, devenu ouvrier libre du port, donna une poignée de main à Milon et s’en alla d’un pas assuré à travers la salle numéro 3. Un adjudant veillait à la porte.

 

VIII

L’adjudant devant qui le faux ouvrier allait passer était le plus terrible de tous par sa clairvoyance. Depuis qu’il faisait partie de l’administration, les évasions devenaient presque impossibles. On le nommait Turpin.

 

Turpin vous dévisageait le forçat sous tous les costumes ; on eût dit qu’il était, comme les chiens de chasse, doué d’une sorte de flair.

 

Cent dix-sept le reconnut à dix pas de distance.

 

– Et cet imbécile de Cocorico qui ne me prévient pas, murmura-t-il. Cocorico était le nom du forgeron qui venait de prendre, sur le lit du bagne, la place de Cent dix-sept.

 

Mais Cent dix-sept s’était si merveilleusement incarné dans son rôle, il avait si exactement posé son bonnet sur l’oreille, et sa main gauche dans la poche de son pantalon, que Turpin, qui venait de voir passer Cocorico, n’eut pas l’ombre d’un soupçon.

 

Le forgeron, à qui Cent dix-sept avait donné le nom de Cocorico – nom de guerre sans doute –, se nommait, pour l’administration qui l’employait à souder les fers, Noël Durand.

 

– Eh bien ! Noël, dit Turpin, as-tu ton marteau ?

 

– Je ne l’ai pas retrouvé, répondit Cent dix-sept.

 

Et, au lieu de passer rapidement, il s’arrêta avec complaisance.

 

– À moins qu’un forçat ne me l’ait soulevé, dit-il, je crois bien que je l’ai laissé au poste tout à l’heure.

 

– Sois tranquille, Turpin, celui qui te l’a pris ne s’en servira pas cette nuit : j’ai bon œil.

 

– Et bon pied ! dit Cent dix-sept en riant. Donnez-moi une prise, adjudant.

 

Turpin ouvrit sa tabatière, Cent dix-sept y plongea les doigts, se barbouilla le nez avec lenteur, puis continua son chemin en disant « merci ».

 

– Hé ! Noël ! lui cria Turpin quand il eut fait dix pas dans le corridor.

 

Cent dix-sept se retourna.

 

– À quelle heure reviens-tu le matin ?

 

– À sept heures, je suis à la forge.

 

– Veux-tu me rapporter du tabac en corde ?

 

– Je le veux bien. Combien en voulez-vous ?

 

– Un demi-kilo.

 

– C’est bien. Bonsoir.

 

– Bonsoir, répondit Turpin, qui prit son attitude nonchalante à la porte de la salle numéro 3.

 

Cent dix-sept sortit du bagne sans encombre ; il traversa l’arsenal et arriva devant la guérite du portier-consigne.

 

Le vrai Noël avait prévu beaucoup de choses. Et fouillant dans les poches de la vareuse, Cent dix-sept trouva une pipe et du tabac.

 

Il bourra sa pipe, et, arrivé devant la guérite, il demanda du feu au portier.

 

Le portier était de mauvaise humeur :

 

– Passe ton chemin, marchand d’enclume ! dit-il.

 

– Comme il vous plaira, camarade, répliqua Cent dix-sept.

 

Et il sortit de l’arsenal avec le même sang-froid et le pas calme et mesuré qu’avait le vrai Noël. Un quart d’heure après, il arrivait en ville et s’enfonçait dans le dédale de petites rues. Arrivé devant une boutique fermée, mais dont les volets laissaient filtrer un filet de lumière, Cent dix-sept s’arrêta et frappa doucement.

 

– Qui est là ? demanda une voix à l’intérieur.

 

– Noël, répondit Cent dix-sept.

 

Il entendit marcher en dedans ; puis les pas s’arrêtèrent tout près de la porte, et la même voix dit encore :

 

– N’avez-vous donc pas un autre nom ?

 

– Cocorico, répondit le forçat.

 

Aussitôt la porte s’ouvrit, et Cent dix-sept se trouva au seuil d’une boutique de fripier. Une vieille femme qui était venue ouvrir recula à sa vue.

 

– Vous n’êtes pas Noël ! dit-elle.

 

– Non, mais je suis celui que vous attendez… Un homme s’élança du fond de la boutique.

 

– C’est le maître ! dit-il.

 

Quand Cent dix-sept fut entré, la vieille referma la porte avec précaution.

 

– Ah ! dit-elle, voici bien longtemps que nous vous attendons.

 

– Vrai ? répondit Cent dix-sept, et cependant ce ne sera pas encore pour cette nuit.

 

– Comment ! vous ne filez pas ?

 

– Non.

 

L’homme et la vieille se regardèrent avec une douloureuse insouciance. Cent dix-sept eut un sourire tristement ironique :

 

– Que voulez-vous ? fit-il, je me plais au bagne !

 

– Chacun son goût, murmura la vieille.

 

– Mais je filerai bientôt. Et je viens justement ce soir pour tout préparer.

 

– À la bonne heure ! voilà qui est parler, dit la vieille femme avec joie. L’homme qui paraissait être son fils, et avait la tournure vulgaire d’un honnête marchand d’habits, regardait Cent dix-sept avec une naïve admiration.

 

– Mes amis, reprit le forçat, il faudra, ces jours-ci, me trouver un valet de chambre convenable.

 

– Je ferais bien l’affaire, moi, si vous vouliez me prendre, maître, répondit le fripier.

 

– Nous verrons ça.

 

– Vous n’avez besoin de rien, continua la vieille avec un chaleureux empressement ; une fine goutte, un verre de vieux vin, une aile de volaille ?

 

– Merci, ma bonne mère, je soupe en ville.

 

– Où donc ça ? demanda naïvement le fripier.

 

– À l’hôtel de France et avec une jolie femme… encore !

 

– Ce n’est pas étonnant, fit la vieille, vous êtes si joli garçon !

 

Cent dix-sept regarda l’heure à la montre d’argent de Noël.

 

– Hé ! hé ! dit-il, il est dix heures et demie. Je sais bien que l’hôtel de France est tout à côté, mais il faut que je m’habille, et j’ai pour principe de ne jamais faire attendre les femmes.

 

– Noël a fait apporter pour vous une grande malle pleine d’effets, dit le fripier.

 

– Où est-elle ?

 

– Là-haut ; vous avez votre chambre.

 

– Bien ! conduisez-moi.

 

Le fripier alluma une lampe au brûle-tout que tenait sa mère, puis il ouvrit une porte qui démasqua un escalier.

 

– C’est par ici, dit-il.

 

Cent dix-sept se laissa conduire au premier étage et le fripier l’introduisit dans une chambre fort propre et qui ressemblait à celle d’un hôtel de second ordre.

 

– C’est bien, dit Cent dix-sept, laissez-moi ; j’en ai pour dix minutes. Et tandis que le fripier se retirait, il ouvrit une grande malle semblable à celle d’un commis voyageur. Le fripier avait rejoint sa mère.

 

– Je te le disais bien, moi, lui dit celle-ci, que le maître finirait par avoir assez des gourganes et du pain bis du commissaire.

 

– Quand on pense, murmura le fripier, que voilà dix ans qu’il est là.

 

– Il aurait bien pu s’en aller, reprit la vieille. Un homme comme lui, ça se moque des argousins quand ça veut.

 

– Oh ! bien sûr !

 

– Franchement, je ne le reconnaissais pas, moi, continua la vieille marchande.

 

– Ah ! dame ! vous savez… c’est son fort à lui… autant de costumes autant de têtes. S’il lui plaisait de ressembler à l’amiral préfet maritime, l’état-major s’y tromperait.

 

– Quel homme ! murmura le fripier avec un accent d’ingénuité plein d’admiration. J’ai idée, moi, qu’il va redevenir millionnaire et marquis, et tout ce qu’il voudra.

 

– La seule chose que je ne puisse pas comprendre, moi, reprit la vieille, c’est qu’il soit resté dix ans là-bas.

 

– Je m’en doute, mère.

 

– Voyons ton idée ?

 

– Il a eu un grand chagrin, le maître.

 

– Un chagrin d’amour ?

 

– Non, mais c’est un chagrin de cœur tout de même. Il a aimé une femme qui passait pour être sa sœur, et qu’il avait fini par considérer comme telle.

 

– Ah ! oui… je sais…

 

– Eh bien ! la peur de la rencontrer à Paris l’a fait rester dix ans ici.

 

– Pauvre cher homme !

 

– Alors je me doute bien qu’il faut qu’elle soit morte pour qu’il consente à filer.

 

– C’est bien possible.

 

Les mutuelles confidences des fripiers furent interrompues.

 

Cent dix-sept redescendit. La mère et le fils ne purent réprimer un cri de surprise tant le forçat était méconnaissable. Ils avaient devant eux un élégant officier de marine, portant sur sa capote de petite tenue les aiguillettes de l’enseigne de vaisseau. Ses cheveux étaient taillés en brosse, mais il avait une superbe barbe noire peignée et parfumée comme la chevelure d’une petite maîtresse.

 

Le fripier, émerveillé, lui fit le salut militaire.

 

– Vite ! dit Cent dix-sept, conduisez-moi à l’hôtel de France. Je n’ai que le temps. Ah ! à propos, Noël a dû vous confier de l’argent pour moi.

 

– Nous avons dix mille francs, répondit la vieille. Les voulez-vous ?

 

– Non, pas aujourd’hui, ma bonne mère. Donnez-moi cinquante louis, et… en route.

 

Et il ouvrit lui-même la porte de la boutique.

 

– Venez, dit le fripier.

 

IX

Précédons Cent dix-sept à l’hôtel de France, et pénétrons chez Mlle Nichette.

 

Nichette, comme bien on le pense, était un petit nom d’amitié que lui avait donné le Cocodès. La liaison de ces deux êtres avait eu sans doute des jours de printemps embaumés et ensoleillés, et des heures lugubres comme le jour des Morts.

 

Certes, celui qui se serait fait une idée de Nichette sur la vue de Cocodès et sur ses propos mélangés de fatuité et d’idiotisme serait tombé de son haut en pénétrant chez elle. Nichette était depuis un mois à Toulon et on l’appelait, à l’hôtel de France, Mme Prévost. C’était une femme de trente ans, aux cheveux d’un roux fauve, avec des yeux noirs, une taille si souple et si frêle, en apparence, qu’on eût dit cet insecte nommé la verte demoiselle, mais puissante et musculeuse en réalité. Front large et carré, lèvres minces, sur lesquelles errait sans cesse un sourire désespéré dans son ironie, elle rappelait en blond cette héroïne de Balzac qui, dans La Peau de chagrin, se vante d’avoir été la maîtresse d’un guillotiné et de lui être demeurée fidèle au-delà du tombeau.

 

D’où venait cette femme ? de Paris certainement, où elle avait eu des chevaux, des dentelles et des rivières de diamants. Pourquoi se condamnait-elle à venir ostensiblement entourer de son amour et de ses soins un homme flétri par la loi, et qui n’avait en lui rien de ce fatal héroïsme, de ce génie du mal qui attache certaines créatures perverties ? Mystère !

 

Il y avait un an que le Cocodès qui, pour elle, répondait au petit nom de Gaston, était arrivé au bagne. Mme Prévost en était à son troisième voyage. Par une de ces faveurs étranges, inexplicables et devant lesquelles autrefois cessait toute consigne, le Cocodès pouvait sortir tous les deux jours, une heure, sous la conduite d’un garde-chiourme et aller à l’hôtel de France.

 

Un garçon, plus léger que criminel, plus dépourvu de sens moral que doué de mauvais instincts, avait fait un faux, un jour où il avait besoin de cinq mille francs pour solder une dette de Bourse, et il s’était dit naïvement : « Mon père est riche, il paiera. » Le père était arrivé trop tard, la justice avait eu son cours.

 

Or donc, ce jour-là, le Cocodès était venu à l’hôtel de France et avait dit à Nichette :

 

– Tu retournes à Paris dans trois jours ; veux-tu te charger d’une commission pour Cent dix-sept ?

 

Et il lui avait fait un portrait très exact de ce forçat mystérieux, qui ne parlait presque jamais et dont un sombre mystère enveloppait la vie passée. Nichette avait écouté le Cocodès avec une sombre curiosité.

 

– Voilà un homme que je voudrais voir, dit-elle enfin.

 

– S’il n’a pas blagué, tu le verras, répondit le Cocodès, car il m’a affirmé qu’il viendrait te demander à souper.

 

– Quand ?

 

– Ce soir à onze heures.

 

– Il peut donc sortir ?

 

– Non, il est couplé. Mais c’est un homme si extraordinaire ! Il viendra, je commence à le croire.

 

Après avoir fait le portrait de Cent dix-sept au moral, le Cocodès l’avait dépeint au physique. L’âpre curiosité qui s’était emparée de Nichette ne l’avait plus quittée.

 

Bien longtemps après le départ de Cocodès elle n’avait plus qu’une pensée fixe : voir le forçat Cent dix-sept. Aussi n’avait-elle eu garde d’oublier que le mystérieux personnage devait venir lui demander à souper.

 

À onze heures précises un garçon de l’hôtel vint annoncer à Mme Prévost qu’un jeune officier de marine insistait pour être introduit auprès d’elle.

 

– Je l’attends à souper, répondit-elle.

 

Elle avait deviné que c’était bien celui qui devait venir. On avait dressé dans un petit salon qui faisait partie de son appartement une table qui supportait deux couverts et un souper tout servi. Un vrai souper galant où rien ne manquait, depuis le buisson d’écrevisses et le pâté d’anguille, jusqu’au clicquot enseveli dans un rocher de glace[3].

 

Cent dix-sept fut introduit.

 

– C’est vous, n’est-ce pas ? lui dit brièvement Nichette.

 

– Oui, répondit-il simplement.

 

Ces deux êtres qui se voyaient pour la première fois se regardèrent alors avec une sorte de curiosité et d’étonnement. Enfin Cent dix-sept lui dit :

 

– Vous n’êtes pas la femme que je croyais trouver.

 

– Ah ! fit-elle avec son sourire navré.

 

– Vous avez souffert, n’est-ce pas ?

 

Elle tressaillit.

 

– Que vous importe ? dit-elle.

 

Mais il la regarda d’une si étrange façon qu’elle baissa les yeux.

 

– Je veux savoir, dit-il.

 

– Eh bien ! oui, répondit-elle, j’ai souffert et je souffre encore…

 

– Mais ce n’est pas pour lui, n’est-ce pas ?

 

Il faisait allusion au Cocodès.

 

Sa lèvre se plissa dédaigneusement.

 

– C’est bien, reprit Cent dix-sept, si vous n’êtes pas la femme que je croyais trouver, du moins vous êtes la femme qu’il me faut.

 

Et il la tint fascinée sous son regard.

 

– Ah ! dit-elle, c’est étrange ; mais il n’y a qu’un homme qui ait eu, comme vous, le pouvoir de me courber ainsi palpitante sous son œil de feu.

 

– Et… cet homme… c’était lui, j’imagine ?

 

Il donna à ce mot lui une intonation différente de celle qu’il avait employée tout à l’heure en désignant le Cocodès.

 

– Oui, balbutia Nichette.

 

– Qu’est-il devenu ?

 

– Mort, fit-elle d’une voix sourde.

 

– C’est bien, nous le pleurerons ensemble, dit Cent dix-sept, dont la voix trahit une légère émotion.

 

Et il lui prit la main.

 

La jeune femme jeta un cri comme si elle eût été étreinte et mordue par un fer rouge.

 

– Je veux savoir, dit le forçat.

 

– Ah ! cet homme ! murmura-t-elle tout bas, il me semble qu’il est déjà mon maître…

 

Et elle eut une sorte de rire sauvage qui sembla lui déchirer la gorge.

 

– Je veux savoir, répéta Cent dix-sept.

 

Elle inclina la tête et dit :

 

– J’obéirai.

 

Alors il se mit à table avec la nonchalante aisance d’un soupeur du café Anglais. Puis après avoir avalé un verre de madère :

 

– Vous vous appelez Nichette pour M. Cocodès, n’est-ce pas ? Mme Prévost pour les gens de cet hôtel ? Mais comment vous nommez-vous en réalité ?

 

– Je n’ai plus de nom, répondit-elle.

 

– Mais vous en aviez un ?

 

– Oui.

 

– Je veux le savoir.

 

Elle se débattit un moment sous ce regard, qui exprimait une volonté de fer ; mais elle fut vaincue.

 

– J’ai été une grande dame, dit-elle. Dans le monde, on m’appelait la baronne Sherkoff.

 

– Et lui, comment vous nommait-il ?

 

– Vanda.

 

– Vous êtes russe ?

 

– Je l’étais. Je n’ai plus ni nom ni patrie.

 

– Votre mari vit-il encore ?

 

– Oui, et il me croit morte.

 

– Madame, dit Cent dix-sept avec un ton respectueux, avant de me dire votre histoire, un mot encore ?

 

– Parlez.

 

– L’homme que vous avez aimé ardemment devait ressembler à ce jeune imbécile que vous venez voir ici comme un rayon de soleil à un pâle clair de lune, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit-elle en souriant de ce sourire désespéré qui lui donnait le visage d’un ange déchu.

 

– Vous ne pouvez aimer cet idiot ?…

 

– Oh ! non, fit-elle.

 

– Vous n’avez même pas de la compassion pour lui ?

 

– Allons donc !

 

Et son rire devint écrasant de mépris.

 

– Alors, pourquoi êtes-vous ici ?

 

– J’accomplis un vœu.

 

– Ah !

 

Il y eut entre eux un moment de silence.

 

– Tenez, dit Cent dix-sept, je crois deviner…

 

– C’est possible, dit-elle ingénument ; vous avez un regard qui lit au fond des cœurs les plus murés.

 

– L’homme que vous avez aimé est mort d’une mort épouvantable.

 

– Taisez-vous !

 

– D’une mort infâme…

 

– Au nom du ciel ! fit-elle toute palpitante.

 

Elle joignit les mains comme pour demander grâce.

 

– Il faut bien que je sache tout, dit-il. Elle courba de nouveau la tête.

 

– Il est mort GUILLOTINÉ ! ajouta Cent dix-sept.

 

Mais, comme il prononçait ce lugubre mot, elle se redressa, l’œil en feu, la lèvre frangée d’écume.

 

– Ah ! dit-elle, vous ne savez pas tout encore…

 

– Parlez, je le veux !

 

– Oui, reprit-elle, il est mort guillotiné, mais savez-vous où et comment ?

 

– Non.

 

– Il a été guillotiné au bagne, au bagne où j’étais parvenue à le faire envoyer, après l’avoir, une première fois, arraché à l’échafaud… Comprenez-vous ?

 

– Continuez, dit froidement Cent dix-sept.

 

X

Celle qui s’était appelée la baronne Sherkoff pour le monde, Vanda pour lui, Nichette et Mme Prévost pour le Cocodès, poursuivit ainsi :

 

– J’ai été grande dame, j’ai suivi follement un criminel ; puis, je suis devenue femme à la mode : mais, avant tout cela, j’étais une fille du peuple, et je n’avais d’autre nom que celui de Vanda.

 

« J’habitais avec mon vieux père une petite ville des frontières de la Pologne russe. Notre maison était contiguë à la prison de la ville ; de nos fenêtres nous pouvions voir dans le préau. J’avais alors dix-huit ans, j’étais belle, non point de cette beauté fatale qui est mon lot maintenant, mais de cette beauté ingénue qui reflète la pureté de l’âme et l’innocence du cœur. Mon père était infirme, et je n’avais pour soutenir sa vieillesse que mon travail d’aiguille.

 

« Bien avant l’aube, bien après le coucher du soleil, les prisonniers me voyaient à ma fenêtre, captive du devoir et du travail.

 

« C’était au moment d’une de ces insurrections partielles de la Pologne, toujours vaincue.

 

« Il y avait parmi les prisonniers un homme d’âge mûr, à la barbe toute blanche, et qui ne se montrait dans le préau qu’enchaîné. Je demandai son nom. On me dit que c’était un grand seigneur polonais condamné à mort. À partir de ce jour, le malheureux m’intéressa. Je m’aperçus qu’il me regardait, et dès lors je me mis à lui sourire avec compassion. Un matin, un homme vint frapper à la porte de notre modeste logis. C’était un geôlier de la prison.

 

« – Ma petite, me dit-il, c’est aujourd’hui qu’on exécute le comte polonais. Il a demandé une singulière faveur avant de mourir, et il dépend de vous qu’elle lui soit accordée.

 

« – Ah ! répondis-je ; que faut-il faire ?

 

« – Il veut vous voir avant de mourir ; et il a sollicité la permission de s’entretenir seul avec vous.

 

« – Je vous suis, répondis-je au geôlier.

 

« Il me conduisit à la prison. Il m’introduisit dans le cachot du condamné qui me dit :

 

« – C’est bien, vous êtes un ange !

 

« On me laissa seule avec lui.

 

« – Mon enfant, me dit alors le vieillard, j’avais trois fils, ils sont morts de la main du bourreau ; j’avais une femme, elle a eu le même sort. Demeuré seul sur la terre, je vais, dans une heure, poser ma tête sur le billot fatal. Eh bien ! à cette pensée, si mon courage ne faiblit pas, mon cœur et ma raison se révoltent. Non, il n’est pas possible que l’homme ait le droit de tuer son semblable !

 

« Depuis un mois que je suis ici, depuis un mois que je vous vois chaque matin à votre fenêtre, je me suis pris d’une tendresse toute paternelle pour vous. Voulez-vous hériter de moi ? On a confisqué tous mes biens, mais j’ai caché mon argent, et je vous indiquerai l’endroit où vous trouverez un trésor considérable. Je vous fais riche, mais à une condition.

 

« Et comme je le regardais avec stupeur, il ajouta :

 

« – À la condition que vous emploierez une partie de cette fortune à racheter, tous les ans, par tous les moyens possibles, un pauvre diable de l’échafaud.

 

« Il se passa alors en moi quelque chose d’étrange comme une révélation de l’avenir.

 

« Je regardai cette belle et noble tête qui allait tomber, et je fus prise d’un saint respect et d’un amour tout filial pour cet homme. Et, me mettant à genoux devant lui : – Je vous obéirai, mon père, lui dis-je.

 

La jeune femme s’arrêta un moment, et Cent dix-sept vit une larme briller dans ses yeux. Elle lui tendit son verre :

 

– Donnez-moi à boire, dit-elle, car le vin réchauffe, et j’ai froid.

 

Elle avala un grand verre de champagne et reprit :

 

– Maintenant, dit-elle, me voyez-vous, à trois ans de là, riche de près de deux millions, orpheline, car mon père était mort quelques mois après l’exécution du malheureux comte polonais, entourée, fêtée et la femme heureuse d’un seigneur russe qui ne s’était point préoccupé de l’étrange provenance de mon argent.

 

« Mais j’étais une femme de parole, et je n’avais accepté le trésor du décapité qu’à la condition de remplir mes engagements. Le premier voyage que fait un Russe en compagnie de sa jeune femme a Paris pour but. Ce fut un hiver de fêtes splendides pour moi que le premier hiver que nous passâmes à Paris.

 

« Tout à coup un crime mystérieux s’accomplit et éveilla la curiosité publique. Une femme jeune et riche, logée rue de Provence, dans un somptueux appartement, avait été trouvée dans son lit frappée de dix-sept coups de poignard.

 

« Par qui ?

 

« La rumeur populaire a bientôt désigné l’assassin. C’est un grand jeune homme à tournure élégante et qui a l’air d’un militaire. Il aimait cette femme, il était jaloux. Le crime s’explique et il s’explique d’autant mieux qu’on n’a rien volé. Bijoux, diamants, argenterie, quelques billets de mille francs, on n’a rien soustrait. La police se met en campagne ; l’opinion s’agite et se démène ; chacun trouve une version ; mais toutes les versions s’accordent sur un point : elles prêtent à l’assassin un côté d’héroïsme qui me charme.

 

« Voilà, me dis-je, l’homme que j’arracherai à l’échafaud. Et dès lors, je dévore les journaux, je m’enquiers si l’assassin a été arrêté.

 

« Mais l’assassin est en fuite ; je l’apprends avec regret, car c’est lui que j’aurais voulu sauver.

 

« Le baron Sherkoff était, comme beaucoup de Russes, un homme violent, brutal, joueur. Il m’avait épousée pour mon argent, et, dans un moment d’ivresse, il avait osé me le dire. Mon amour dès lors s’était changé en haine ; et, au fur et à mesure que cette haine se développait, un sentiment indéfinissable pénétrait dans mon cœur. J’aurais voulu voir ce tigre altéré de jalousie et de vengeance qui avait frappé une femme de dix-sept coups de stylet.

 

« Nous habitions, avenue Montaigne, le baron et moi, un petit hôtel isolé au fond d’un jardin. Je lui avais confié le secret de ma fortune et la tâche que je m’étais imposée. Il s’était mis à rire et s’était moqué de moi. Puis il était allé plus loin encore, il avait raconté mon histoire à ses compagnons de débauche, et cette histoire avait fini par courir tous les salons de Paris.

 

« Une nuit j’étais seule, en proie à une vague inquiétude, rêvant de ce malheureux qui fuyait l’échafaud et que l’échafaud prendrait tôt ou tard. Les domestiques étaient couchés. J’avais un grand feu dans la cheminée et les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin. La pièce où je me tenais était un petit boudoir au rez-de-chaussée.

 

« Soudain, j’entends du bruit dans le jardin ; je cours à la fenêtre et m’arrête saisie d’effroi. Un homme a sauté par-dessus le mur, il vient à moi, escalade la fenêtre, tombe au milieu du boudoir et me dit :

 

« – Sauvez-moi !…

 

« Il était jeune, il était beau, il avait un regard fatal qui me bouleversa jusqu’au fond de l’âme.

 

« C’était lui.

 

« – Sauvez-moi ! répéta-t-il. On me poursuit. Je suis perdu.

 

« Et comme je sens que tout mon sang afflue vers mon cœur, il ajoute :

 

« – C’est moi qui ai tué la femme de la rue de Provence !

 

« Je ne sais pas, je n’ai jamais su et je ne saurai jamais ce qui se passa alors entre nous. Mais cet homme avait, comme vous, un don étrange de fascination.

 

« Avez-vous lu Balzac et sa Femme de trente ans ? Vous souvenez-vous de cette jeune fille qui se prend tout à coup d’un amour terrible et fatal pour un assassin ? Cet homme parle et elle l’écoute ; il lui dit : « Suivez-moi ! » et elle le suit.

 

« Elle le suit, malgré les pleurs de sa mère, malgré les supplications de son père, malgré les embrassements de ses frères et de ses sœurs, malgré tout ! Eh bien ! j’éprouvai quelque chose de semblable alors. Cet homme souillé de sang, que je voyais pour la première fois, il me sembla que je l’avais toujours connu ; qu’il était la chair de ma chair ; que sa vie en péril c’était la mienne qu’on menaçait.

 

« J’éveillai ma femme de chambre, une fille qui m’était dévouée ; je rassemblai à la hâte des bijoux, du linge, de l’argent ; j’envoyai chercher une voiture, et je dis à l’assassin : « Partons ! » Il y avait un train de nuit qui allait au Havre ; j’avais pris le passeport de mon mari, je le donnai à cet homme. Une heure après, nous étions en route.

 

« Quant à mon mari, lorsqu’il rentra au petit jour, à moitié ivre et douloureusement affecté par une perte de jeu, il trouva un mot de moi ainsi conçu :

 

« Je ne vous aime plus, et je vous méprise. Adieu, vous ne me reverrez jamais. »

 

Elle s’interrompit encore, et tendant son verre :

 

– Mais donnez-moi donc à boire ! dit-elle, j’étouffe… et il me semble que j’ai un fer rouge dans la gorge !

 

XI

Cent dix-sept regardait cette femme avec la sombre attention du médecin examinant un malade réputé incurable.

 

– Continuez, dit-il, continuez, madame.

 

Elle reprit :

 

– Au matin, nous étions au Havre. Quelques heures après, un navire en partance pour l’Amérique nous prenait à son bord.

 

« Pendant trois années, nous avons couru le monde, rivés l’un à l’autre comme vous l’êtes au bagne. Tout ce que j’avais emporté, argent, bijoux, s’évanouissait à la longue. Mais cet homme paraissait riche. Il avait écrit en Europe et on lui avait répondu par une traite de vingt mille francs.

 

« Il m’aimait et j’en étais folle ; notre vie était un rêve. Nous avons fini par nous fixer à New York. Nous y menions l’existence facile et luxueuse des gens riches. Mais les vingt mille francs s’épuisèrent comme s’étaient épuisées mes propres ressources.

 

« Un jour que je lui témoignai quelque inquiétude, il se prit à sourire :

 

« – Ne crains rien, me dit-il. Nous aurons de l’argent quand tu voudras. Je n’osai le questionner davantage, mais son calme me fit peur. Depuis quelque temps, il fréquentait beaucoup d’étrangers qui se trouvaient à New York. Plusieurs fois, des hommes, à manières étranges, étaient venus avec lui prendre le thé chez moi. Souvent il rentrait fort tard.

 

« Mais il était mon maître, et ce qu’il voulait, je le voulais, ce qu’il disait, je le croyais. Sur un signe de lui, j’eusse avalé du poison ou je me fusse plongé un poignard dans le cœur.

 

« Une nuit, je l’attendais avec anxiété, car il était plus de deux heures du matin. Il rentra pâle, ému, et je jetai un cri.

 

« – Qu’as-tu ? lui dis-je.

 

« – Rien, me répondit-il. J’ai eu une altercation au cercle du Grand-Hôtel de Boston.

 

« Il prit une aiguière et se lava les mains.

 

« – Mon Dieu ! m’écriai-je en voyant l’eau prendre une teinte pourprée.

 

« Mais il me répondit froidement :

 

« – C’est du sang. Nous nous sommes battus dans la rue 24, mon adversaire et moi, et je l’ai tué. Seulement, comme la police américaine ne plaisante pas avec ces sortes d’affaires, nous prendrons demain matin le paquebot des Antilles. Nous allons à la Martinique.

 

« – Mais, malheureux, m’écriai-je, c’est une terre française !

 

« – Eh bien ?

 

« – On peut te prendre, te juger… te condamner !

 

« – Bah ! me répondit-il, on m’a oublié… et puis, j’ai bruni… je suis méconnaissable.

 

« Le lendemain, en effet, nous nous embarquâmes ; mais je sentis mes jambes fléchir sous moi lorsque je le vis, pour payer notre passage au capitaine, tirer de sa poche un portefeuille gonflé de billets de banque !…

 

« Ce portefeuille, que je lui voyais pour la première fois, était taché de sang. Alors je compris tout. Il avait commis un nouveau meurtre, et ce meurtre avait eu le vol pour mobile. L’homme que j’aimais était non seulement un assassin, c’était encore un voleur !

 

« Avez-vous lu un roman de George Sand, Leone Leoni ? Oui, n’est-ce pas ? Ma vie fut dès lors celle de la triste héroïne de ce livre. Nous revînmes en Europe. Je l’aimais toujours. Trois autres années s’écoulèrent encore.

 

« Paris l’attirait, ce fut à Paris que nous revînmes ; puis, il avait raison, on l’avait oublié et moi aussi. Paris oublie si vite !

 

« À peine se souvenait-on du baron Sherkoff… qui s’en était retourné dans sa patrie après avoir perdu au jeu quelque cent mille roubles. Quant à sa femme, dont la beauté avait jadis fait sensation, nul n’y songeait plus.

 

« Il avait toutes les audaces. Quel était son vrai nom ? Je ne l’ai jamais su. Moi, je le nommais Armand ; il se faisait appeler le comte de Vieilleville. Nous habitions un appartement somptueux, nous allions au spectacle, nous avions une voiture au mois ; de l’argent, il en trouvait toujours. Où ? Comment ? Je frissonnais à la seule pensée de le lui demander.

 

« Des hommes suspects, comme ceux que j’avais vus à New York, le visitaient quelquefois, le traitaient avec un grand respect et recevaient ses ordres. Il était le chef d’une bande, d’une bande fameuse qui dévalisa Paris pendant plusieurs mois et dérouta toutes les recherches des plus fins limiers de la police.

 

« Enfin, une nuit, il revint dans un état pitoyable. Ses vêtements étaient en lambeaux, son visage meurtri, et il s’affaissa dans mes bras en me disant :

 

« – Couche-moi… Je crois que j’ai mon affaire. Mon compte est bon !

 

« Et il m’inonda de sang : il avait deux balles dans la poitrine.

 

« Le lendemain, Paris apprit un crime épouvantable. Un riche banquier, qui vivait seul avec son valet de chambre dans un petit hôtel de la rue Hauteville, avait été assassiné, après avoir opposé une résistance désespérée, car on retrouva son cadavre dans le jardin, où il était parvenu à se traîner après avoir fait feu de ses pistolets sur les assassins qui emportaient sa caisse. Ces derniers devaient être au nombre de trois, et parmi eux le valet de chambre, constata le rapport du magistrat qui fit l’instruction. Huit jours après, le valet de chambre fut arrêté et dénonça ses complices.

 

Deux heures plus tard, notre appartement fut envahi par une légion de sergents de ville.

 

« Il était toujours au lit, dans une situation très alarmante, et, depuis que je craignais de le voir mourir, je me sentais enchaînée à lui plus que jamais.

 

« – Va, disait-il en souriant, l’échafaud ne m’aura pas, je serai mort auparavant…

 

« L’échafaud !

 

« Je me souvins alors de la mission lugubre que le comte polonais m’avait léguée avec son héritage. L’héritage s’était évanoui ; mais la mission, ne devais-je pas la remplir ? Les prévisions de cet homme, que j’avais aimé comme les anges déchus doivent aimer leur chef Lucifer, ne se réalisèrent pas. Transporté à l’hôpital, il y fut soigné et guéri ; mais la cour d’assises lui ouvrit ses portes.

 

« Ah ! murmura la jeune femme avec un rire amer, nul ne saura jamais ce que j’ai fait pour enrayer dans la fatale rainure le couteau sanglant de la guillotine !

 

« Mais sa tête ne tomba point. Le dernier vœu du comte polonais commençait à être exaucé : je venais d’arracher ma première victime à l’échafaud. Il avait commis six assassinats ; il avait volé pendant dix ans avec effraction et escalade ; il méritait cent fois la mort… on l’envoya au bagne.

 

« Je pus le voir à son départ de la Roquette :

 

« – Écoute, me dit-il, viens à Toulon. Dans un mois je m’évaderai, et nous irons vivre en Italie heureux et tranquilles.

 

« Je l’aimais encore !

 

Ici Cent dix-sept interrompit la jeune femme :

 

– Je sais le reste, dit-il.

 

– Ah !… fit-elle avec un léger tremblement dans la voix. Vous l’avez connu peut-être ?…

 

– Non, mais je suis arrivé au bagne de Toulon le lendemain de la catastrophe.

 

– Vous savez tout, alors ?

 

– Oui… Il avait préparé son évasion avec un soin et une habileté infinis. Vous l’attendiez à bord d’un petit brick de commerce, dont le capitaine devait le prendre à son bord. Il était bon nageur : il devait, à la nuit, se débarrasser de ses fers et se jeter à la mer…

 

– Après ? après ? fit-elle, comme si ce récit lugubre, qu’elle savait mieux que personne, elle l’eût entendu pour la première fois avec une âcre volupté.

 

– Il fut vendu par son compagnon de chaîne. Au moment où il limait ses fers derrière la carène d’un vieux navire, les argousins le surprirent et se ruèrent sur lui, mais pas assez vite pour que, ayant lu sa trahison dans les yeux de son compagnon de chaîne, il n’eût le temps de s’élancer et de le frapper de trois coups de couteau. Or, acheva Cent dix-sept, le code des chiourmes dit que le forçat qui en tue un autre sera puni de mort ; et vingt-quatre heures après…

 

– Après… dit-elle toute frémissante ; après… Ah ! je vais vous dire ce qu’il y eut après ! J’étais parvenue à m’introduire dans le bagne habillée en ouvrier des ports. On l’avait mis à la double chaîne et on dressait l’échafaud, mais j’espérais encore… J’avais fait tant de choses en vingt-quatre heures…

 

Elle s’interrompit de nouveau pour boire.

 

– Ah ! dit-elle, je crois que j’ai l’enfer dans le gosier.

 

– Buvez… et continuez, dit Cent dix-sept.

 

– Je vois que vous ne savez pas tout, dit-elle.

 

XII

Vanda, la sombre héroïne, continua :

 

– Dans chaque ville où il y a une cour impériale, on voit dans une rue solitaire une maison d’aspect étrange devant laquelle les rares passants précipitent leur marche sans oser lever les yeux. Quelquefois le matin, ou bien le soir, au crépuscule, un homme triste et soucieux sort de cette maison. Son regard est oblique, sa démarche mal assurée, les gens qui le rencontrent l’évitent avec un muet effroi. S’il ose traverser une foule, la foule s’écarte. Cet homme, c’est l’exécuteur des hautes œuvres. C’était ainsi du moins autrefois.

 

« Au bagne, il y a un condamné que personne ne fréquente, que ses compagnons de misère évitent, que les argousins regardent avec dégoût. Cet homme fait pour quelques sous ce que fait l’autre pour une grosse somme ; pour une double ration de vin, il applique la bastonnade ; pour cent sous, il coupe une tête !… C’est le bourreau du bagne !

 

« Eh bien ! j’étais parvenue à gagner cet homme.

 

« L’heure de l’exécution approchait, et j’étais tranquille, car le bourreau avait pris une drogue qui devait, en quelques minutes, le foudroyer momentanément, et l’empêcher de remplir son ministère. L’exécution serait renvoyée au lendemain, et tout était prêt pour l’évasion dans la nuit qui allait venir.

 

– Oui, dit Cent dix-sept, mais nous n’avions pas compté sur la cupidité humaine. À la dernière minute, il se trouva un bourreau pour remplacer le bourreau malade.

 

Elle se leva, comme affolée.

 

– Oui, dit-elle, et j’ai vu tomber sa tête…

 

Puis, elle ajouta avec son rire nerveux :

 

– Et je l’aime toujours !… et j’ai promis à son ombre de sauver un galérien de la guillotine, comme j’avais promis au comte polonais d’arracher, avec son or, autant de victimes que je pourrais à l’échafaud.

 

– Et c’est pour cela que vous êtes à Toulon ?

 

– Oui.

 

Cent dix-sept lui prit la main :

 

– Regardez-moi bien, dit-il.

 

Elle se reprit à frissonner sous cet œil dont le rayonnement mystérieux descendait jusqu’au fond de son âme.

 

– Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.

 

– Voulez-vous faire un pacte ?

 

– Oui.

 

– Je sauverai votre condamné quel qu’il soit, du moins, je vous aiderai, et ce que je veux, je le peux.

 

– Ah !… et qu’exigerez-vous de moi ensuite ?

 

– Il me faut une femme dans le jeu que je vais jouer, continua Cent dix-sept. Cette femme, c’est vous, vous m’appartiendrez corps et âme.

 

– C’est fait ! dit-elle ; sur cette tête que le fer de la guillotine a séparée de son corps, je vous le jure !

 

Le forçat se leva.

 

– Il est trois heures du matin, dit-il. Adieu…

 

– Où allez-vous ?

 

– Je retourne au bagne.

 

– Vous reverrai-je bientôt ? fit-elle toute tremblante.

 

– Peut-être, répondit-il. Mais vous aurez de mes nouvelles demain.

 

Et il fit un pas vers la porte, puis se retournant :

 

– Ah ! dit-il, j’oubliais…

 

– Quoi donc ?

 

– Je ne veux pas que vous restiez ici.

 

– J’irai où vous voudrez.

 

– Ni que vous revoyiez le Cocodès.

 

– J’obéirai, fit-elle avec soumission.

 

– Demain, je vous enverrai Noël.

 

– Qu’est-ce que Noël ? demanda-t-elle étonnée.

 

– C’est un homme qui m’obéit ! répondit-il. Et il s’en alla.

 

 

Tandis que Cent dix-sept écoutait l’histoire de Vanda la Russe, Milon, couché sur son tollard, avait essayé de lier conversation avec Cocorico. Mais Cocorico était un homme taciturne, et il n’avait répondu que par monosyllabes. Ce qui fit que, découragé, Milon finit par s’endormir.

 

Quand il se réveilla, le coup de canon venait de retentir et la cloche du bagne sonnait. C’était l’heure où le forçat doit quitter son lit de misère et retourner au travail.

 

– Hé ! camarade, tu as le sommeil dur, aujourd’hui ! dit auprès de lui une voix bien connue.

 

Milon se frotta les yeux et vit Cent dix-sept souriant et calme. Le brillant officier de marine avait disparu et Cent dix-sept était redevenu le forçat à la tête rasée, à la physionomie dédaigneuse et mélancolique qui imposait à ses compagnons un superstitieux respect. Comment avait-il repris sa place un moment occupée par Cocorico ?

 

À quelle heure était-il rentré ? Comment avait-il pu remettre ses fers sans que Milon sortît de son bruyant sommeil ? Tout cela parut à celui-ci une énigme si indéchiffrable qu’il s’imagina avoir rêvé.

 

– Hé ! compagnon, dit-il tout bas, j’ai fait un singulier songe cette nuit.

 

– Bah ! fit Cent dix-sept.

 

– Tu n’étais plus à côté de moi.

 

– Ah !

 

– Mais j’avais un autre compagnon de chaîne.

 

– Allons donc !

 

– Là, vrai, n’est-ce pas que j’ai rêvé ?

 

– C’est possible, dit Cent dix-sept en souriant.

 

Les adjudants délivraient couple par couple les forçats du ramas. On nomme ainsi la chaîne maîtresse à laquelle viennent aboutir, la nuit, toutes les chaînes.

 

On apportait le vin et la ration du matin à ceux qui devaient aller à la fatigue.

 

– Tu ne bois donc pas, Cent dix-sept ? demanda l’adjudant Turpin.

 

– Non, je donne ma ration au compagnon, répondit le forçat en désignant Milon ; il a fait un drôle de rêve et moi aussi.

 

– Ah ! fit l’adjudant, qui aimait assez Cent dix-sept, tout en le surveillant jour et nuit, et qu’a-t-il rêvé ?

 

– Que je m’étais évadé.

 

– Ah bah ! ricana Turpin, alors je n’étais plus de la maison, moi ?

 

– Il faut le croire, répondit Cent dix-sept, avec son sourire railleur.

 

– Et toi, Cent dix-sept, reprit Turpin, qu’as-tu rêvé ?

 

– Que je soupais avec une jolie femme.

 

– Farceur !

 

– Et que je buvais du champagne frappé.

 

– C’est peut-être pour cela que tu n’as pas soif ce matin ? ricana l’adjudant.

 

– Tout juste ! dit Cent dix-sept.

 

Et le couple quitta le tollard pour aller à la fatigue.

 

– Hé ! dit encore Turpin, comme Cent dix-sept et Milon s’éloignaient, vous savez qu’il y a du nouveau, ici ?

 

– Quoi donc ? demanda Cent dix-sept.

 

– Massolet est revenu.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça, Massolet ?

 

– C’est l’adjudant qui a fait mourir le chien.

 

– Ah ! bon !

 

– Et qu’on avait envoyé au bagne de Brest. Mais comme le bagne de Brest est supprimé, il revient ici.

 

– Gare au cocher, alors ! observa Milon.

 

– Par précaution, je l’ai fait mettre à la double chaîne et il n’ira pas à la fatigue.

 

– C’est différent, ajouta Cent dix-sept. Et il continua son chemin.

 

Mais comme il passait devant le tollard où on avait retenu le bonnet vert, il lui fit un signe de la main.

 

– Qu’est-ce que j’ai donc fait pour qu’on me mette à la double chaîne ? hurlait le bonnet vert.

 

– Je vais te le dire, répondit rapidement Cent dix-sept.

 

– Parle.

 

– Massolet est de retour.

 

Les yeux du bonnet vert s’injectèrent de sang.

 

– Est-ce vrai ce que tu dis là ?

 

– Oui.

 

– Alors, c’est un homme mort.

 

– Imbécile ! dit Cent dix-sept, quand on veut faire un mauvais coup, on ne le dit pas.

 

– Est-ce que je peux me retenir, moi ?

 

– C’est un tort. Si j’étais à ta place…

 

– Que ferais-tu ?

 

– Je me conduirais bien pendant quelques jours et je deviendrais doux comme un agneau.

 

– Je tâcherai, murmura le bonnet vert.

 

Et, songeant à son chien, il se mit à pleurer. Cent dix-sept et Milon sortirent du bagne et prirent, avec l’escouade dont ils faisaient partie, la route du Mourillon. C’était là qu’ils travaillaient. Le forgeron Noël s’y trouvait, occupé à ferrer ses avirons.

 

– Je crois, dit Cent dix-sept en passant près de lui, que tu peux prévenir la petite dame de l’hôtel de France.

 

– De quoi ? fit Noël tout bas.

 

– Qu’il y aura sous peu une exécution au bagne, répondit Cent dix-sept.

 

Et il continua son chemin vers ces fameuses haies de bois qui ont facilité tant d’évasions.

 

XIII

Quarante-huit heures après, une chaise de poste s’arrêta vers midi à la porte de l’arsenal. Un homme et une femme en descendirent. L’homme était jeune, bien tourné, mis avec distinction, et tout en lui annonçait le gentleman. La femme était brune comme une de ces belles mistress produites par le croisement de la race indienne avec la race anglaise. Ses cheveux, d’un noir d’ébène, paraissaient légèrement crêpés et couvraient son front à moitié, de manière à le faire paraître étroit. Grande, svelte, d’une exquise élégance de démarche et de maintien, elle paraissait avoir de vingt-huit à trente ans. L’homme était blond, parlait correctement le français, mais avec un léger accent britannique. Il était muni d’une permission en règle de visiter l’arsenal et le bagne, et il avait pour cicerone un sergent de l’infanterie coloniale qu’on lui avait donné à la préfecture maritime.

 

Son passeport le désignait ainsi :

 

Sir Arthur Pembrock, esq. capitaine

au service de la Compagnie des Indes,

accompagné de mistress Pembrock, sa légitime épouse.

 

Le passeport avait été visé le matin même par le consul anglais à Toulon.

 

Les nobles visiteurs furent introduits dans l’arsenal et admis à tout visiter, depuis le bagne jusqu’aux chantiers de la marine. La visite au bagne fut consciencieuse. La jeune Anglo-Indienne paraissait très friande de détails sur la nourriture, le genre de vie et les travaux des prisonniers. Elle parcourut lentement la double rangée de baraques où les forçats commerçants mis à la demi-chaîne vendent des objets d’art en ivoire et en coco sculpté. Elle acheta çà et là, payant en belle monnaie d’or anglais, sans marchander.

 

Elle fit emplette, entre autres choses, d’un étui en coco merveilleusement travaillé, destiné à renfermer de l’or. Puis elle y glissa ostensiblement cinquante doubles guinées et le mit négligemment dans sa poche.

 

Un sous-commissaire, jeune et galant, attiré par ses beaux yeux, se mit complaisamment à ses ordres. La jeune femme était curieuse, elle voulait tout voir et tout savoir. Qu’avait fait celui-ci ? et celui-là qui avait l’air d’une jeune fille, quel crime pouvait-il avoir commis ? Et ce vieux à cheveux blancs, qui portait le bonnet vert ?

 

Le jeune commissaire se faisait un plaisir de guider la noble étrangère. Elle babillait et riait, s’apitoyant parfois, témoignant parfois aussi un léger sentiment d’effroi quand on lui montrait un assassin. Ce fut ainsi qu’elle entra dans la salle des forçats soumis à la double chaîne. Parmi eux était ce cocher qui avait voulu tuer un garde-chiourme.

 

Avec la permission du sous-commissaire, l’Anglaise l’interrogea. Le forçat prit un air naïf.

 

– Madame, dit-il avec des yeux pleins de larmes, je n’ai commis aucun délit, et il y a longtemps que je me conduis bien, pourtant on m’a enchaîné comme si j’étais une bête fauve, parce qu’on a peur que je ne tue un adjudant.

 

Et le cocher raconta en pleurant l’histoire de son chien ; mais il ajouta que dix années s’étaient écoulées, qu’il était consolé, qu’il avait cessé d’en vouloir à Massolet, et que si on voulait le rendre aux travaux ordinaires de l’arsenal, il se conduirait bien.

 

Il parlait avec une telle conviction que la belle Anglaise en avait les yeux humides, et que le jeune sous-commissaire en fut touché.

 

– Eh bien ! mon pauvre vieux, lui dit-il, j’en parlerai au commissaire, et nous verrons…

 

L’ancien cocher pleura de plus belle et jura que l’Anglaise ressemblait à la Sainte Vierge et le sous-commissaire au bon Dieu.

 

Des bâtiments du bagne, les deux Anglais, toujours guidés par le sous-commissaire, se rendirent au Mourillon, qui est une partie tout à fait séparée de l’arsenal, et où sont entassés en pyramides énormes les bois de la marine.

 

Une escouade de forçats était employée à décharger des gueuses qui avaient servi de lest à une goélette qu’on allait conduire dans le bassin de carénage. Parmi ces forçats se trouvaient Milon et Cent dix-sept. La belle Anglaise paraissait s’intéresser vivement à cette opération.

 

Cent dix-sept poussa le coude à Milon et lui dit tout bas :

 

– Comment la trouves-tu ?

 

– Qui donc ça ? fit Milon.

 

– L’Anglaise.

 

– Un beau brin de fille, ma foi !

 

– C’est elle.

 

– Hein ? fit Milon, qui eut comme une sensation électrique.

 

– Oui, fit Cent dix-sept d’un signe.

 

– Mais tu m’as dit qu’elle était blonde.

 

– Elle est brune aujourd’hui, elle sera blonde demain. Quand on est à mon service, il faut savoir se faire une tête.

 

– On dirait une mulâtresse, ajouta Milon.

 

– Une mulâtresse au brou de noix, dit Cent dix-sept.

 

Tandis que les deux forçats échangeaient ces quelques mots à voix basse, la belle Anglaise disait au sous-commissaire :

 

– Quel est donc cet homme qui a une si jolie figure et qui porte sur son bonnet le numéro 117 ?

 

– Madame, répondit le galant fonctionnaire, c’est un héros de roman.

 

– En vérité !

 

– Je ne sais pas son histoire, mais le commissaire la sait, et il vous la dira sans doute. Tout ce que je sais moi, c’est qu’il est l’objet d’une surveillance spéciale.

 

– On craint qu’il ne s’évade ?

 

– Oui ; et cependant il n’a jamais fait la moindre tentative.

 

– Ah ! vraiment ? dit négligemment la belle Anglaise.

 

Et elle passa, s’appuyant familièrement sur le bras de son mari ; mais, comme le sous-commissaire marchait devant eux, elle tira son mouchoir, et le mouchoir sortant de sa poche attira l’étui de coco qui renfermait cinquante doubles guinées. En ce moment, Cent dix-sept tourna négligemment la tête et vit l’étui de coco tomber entre deux pièces de bois.

 

Les deux Anglais continuaient leur chemin. Ils quittèrent le Mourillon et revinrent dans le grand arsenal.

 

– Ah ! monsieur, dit la belle Anglo-Indienne, vous ne sauriez croire combien ce pauvre vieillard enchaîné m’intéresse.

 

– L’homme au chien ?

 

– Oui.

 

– C’est un homme dangereux, madame.

 

– Oh ! je vous assure que, si vous intercédiez pour lui, vous n’auriez pas à vous en repentir.

 

– Je vous promets, madame, d’en parler au commissaire.

 

Après l’arsenal et le bagne proprement dit, la jeune femme témoignait le désir de voir l’hôpital. Le sous-commissaire continua son rôle de cicerone.

 

À la porte de la première salle, un jeune homme, assis sur son lit, feuilletait un volume lorsque les étrangers entrèrent. Ce jeune homme était le Cocodès. Il regarda l’Anglaise avec étonnement :

 

– Celle-là est forte ! murmura-t-il, si Nichette était brune, je parierais que c’est elle !

 

L’Anglaise s’adressa au sous-commissaire.

 

– Et celui-là, dit-elle, si jeune et si doux, quel crime a-t-il donc commis ?

 

– Un faux, madame.

 

– Ah ! fit l’Anglaise en continuant son chemin.

 

– Ce n’est pas la voix de Nichette, pensa le Cocodès ; mais, à la couleur près, sa ressemblance est frappante.

 

Et il reprit sa lecture.

 

Le capitaine de cipayes indiens venait de tirer son carnet et de ce carnet une carte :

 

– Monsieur, dit-il au jeune officier, mistress Pembrock et moi serions heureux de vous offrir ce soir, à l’hôtel d’Angleterre, une tasse de thé.

 

Le sous-commissaire, qui avait trente ans à peine, ne put se défendre de rougir.

 

– Et j’aurai d’autant plus de plaisir à vous recevoir, moi, dit l’Anglaise, que je suis persuadée que vous aurez intercédé auprès du commissaire pour le malheureux bonnet vert.

 

– Je vous le promets, madame.

 

Le capitaine anglais salua, et, sortant de sa froide réserve britannique, il tendit la main au jeune officier lorsqu’ils furent arrivés à la porte de l’arsenal.

 

L’Anglaise lui accorda son meilleur sourire et lui dit un : « À ce soir », qui le troubla et le fit rougir de nouveau.

 

Puis, les deux étrangers montèrent dans leur chaise de poste et rentrèrent dans Toulon.

 

 

Le lendemain matin, le commissaire qui régit le bagne se fit amener le forçat au bonnet vert, « l’homme au chien », comme l’appelaient maintenant ses compagnons d’infortune.

 

– Te conduiras-tu bien ? lui dit-il.

 

– Ah ! monsieur le commissaire, pouvez-vous en douter !

 

– Tu ne chercheras point querelle à l’adjudant Massolet ?

 

– Il y a longtemps que je lui ai pardonné ! répondit tristement le forçat.

 

– Eh bien ! tu peux rentrer dans l’escouade dont tu faisais partie.

 

– On ne m’enchaînera plus ?

 

– Non.

 

Le bonnet vert se retira en faisant force démonstration de reconnaissance.

 

– À nous deux maintenant, Massolet ! murmura-t-il en se rendant à la fatigue.

 

XIV

– Maître, disait Milon le lendemain, un peu avant que la cloche du bagne répondît au coup de canon de l’arsenal, maître, le jour n’approche-t-il pas ?

 

– Il approche, répondit Cent dix-sept.

 

Comme Noël le forgeron libre, Milon appelait son compagnon du titre respectueux de maître.

 

– Mais quand viendra-t-il ? demanda Milon.

 

– Cela dépend.

 

Le colosse soupira.

 

– C’est que, dit-il, les petites ont bien besoin de moi, je vous assure.

 

– Sois calme, dit le forçat, le jour de la délivrance est proche.

 

La cloche se fit entendre ; les adjudants entrèrent et délivrèrent les forçats du ramas ; on distribua le vin et les rations, et le départ pour la fatigue s’effectua.

 

L’escouade à laquelle appartenaient les deux forçats travaillait alors sur une goélette qui se trouvait dans le port, en compagnie d’ouvriers libres. Le bonnet vert, l’homme au chien, en faisait partie.

 

Libre depuis la veille au matin, il avait tenu sa parole.

 

L’adjudant Massolet avait passé plusieurs fois auprès de lui, et le vieux forçat s’était contenté de détourner la tête.

 

Au repos du midi, les condamnés s’étaient couchés sur le pont de la goélette qui était désemparée. Les uns fumaient, les autres, les yeux fixés sur la nue, suivaient distraitement les évolutions d’un petit clipper américain qui courait des bordées au large. D’autres encore avaient tiré du fond de leur bonnet un jeu de cartes graisseuses, et entamé une partie dont leurs maillons étaient l’enjeu.

 

– Ah ! disait tristement le Parisien, le Cocodès ne viendra pas nous trouver ici, et nous n’aurons pas d’histoires aujourd’hui.

 

– Il le pourrait, qu’il ne viendrait pas, dit un autre.

 

– Pourquoi ?

 

– Il a du chagrin.

 

– Est-ce que la belle dame est partie ?

 

– Précisément.

 

– Si vous êtes bien sages, dit Cent dix-sept, je vous dirai, moi, la vraie histoire de Rocambole.

 

– Bravo ! bravo ! Voyons l’histoire ! s’écrièrent plusieurs voix en même temps.

 

– Attendez donc un moment !…

 

Et le forçat, qui s’était fait un abat-jour et une sorte de lunette d’approche de sa main, suivait attentivement des yeux les manœuvres du clipper américain qui rentrait en rade.

 

– Est-ce que ce navire vous intéresse ? dit Milon.

 

– Oui.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Je ne sais pas. Mais il me plaît, et j’aimerais assez naviguer dessus.

 

– Cette farce ! dit le Parisien. Est-ce comme passager ou comme commandant ?

 

– Je préférerais être commandant.

 

L’escouade se mit à rire bruyamment. Un adjudant qui sommeillait à quelques pas, appuyé aux bastingages, s’éveilla de mauvaise humeur.

 

– Tas de gibiers de potence ! dit-il, allez-vous bientôt finir votre train ? Cet adjudant, c’était Massolet. L’homme au chien ne sourcilla pas. Massolet était revenu de Brest, plus dur et plus farouche qu’il n’avait jamais été. Il se leva, brandit son gourdin et ajouta :

 

– Je vous préviens que si vous ne vous tenez pas tranquilles, je vous ferai sur les épaules une jolie friction.

 

Un peu d’écume blanche frangea le bord des lèvres de l’homme au chien. Mais Cent dix-sept le regarda et il ne broncha pas. La mer était calme comme un immense miroir, le petit clipper continuait ses ébats dans la rade.

 

– Mes enfants, dit tout bas Cent dix-sept, il n’est pas commode, le nouveau. Je ne veux pas faire connaissance avec son gourdin et je vous parlerai de Rocambole une autre fois.

 

Cent dix-sept retomba dans son mutisme, et le repos de midi s’acheva tristement.

 

Vers cinq heures, les forçats quittèrent la goélette pour retourner travailler à terre dans l’arsenal. Un brick de guerre russe venait d’entrer dans le port militaire et son commandant avait envoyé une chaloupe à terre. Une douzaine de matelots, un officier et un mousse la montaient. Le mousse regardait curieusement les forçats.

 

Cent dix-sept dit à Milon :

 

– Regarde ce mousse.

 

– Eh bien ?

 

– C’est elle.

 

Milon écarquilla ses yeux et ne put réprimer un geste de surprise :

 

– Maître, dit-il, je crois que vous êtes sorcier.

 

Une moitié de l’équipage de la chaloupe avait la permission de débarquer. Le mousse était du nombre.

 

Comme les marins russes passaient au milieu des forçats, Cent dix-sept poussa un cri guttural qu’il fit suivre de ce mot :

 

– Stoy ! c’est-à-dire : Arrête !

 

Le mousse se retourna et joua l’étonnement.

 

– Vous savez donc le russe ? fit Milon.

 

– Je parle toutes les langues.

 

Le mousse, de plus en plus curieux, s’approcha, et Milon put l’examiner à l’aise.

 

C’était, à première vue, un garçon de quinze ans, aux cheveux blonds nattés par-derrière et s’échappant à profusion de son chapeau ciré.

 

– Le diable lui-même n’y comprendrait rien ! murmura Milon, qui ne pouvait s’imaginer que cet enfant et la belle Anglaise de l’avant-veille ne faisaient qu’une seule et même personne.

 

Les argousins, partageant le sentiment de curiosité qui s’était emparé des forçats à la vue des marins russes, s’étaient un peu relâchés de leur surveillance.

 

Le mousse s’approcha de Cent dix-sept et des autres forçats.

 

– Puisque tu sais le russe, dit le Parisien, qui était goguenard, demande-lui donc des nouvelles de Sébastopol.

 

Cent dix-sept dit au mousse, en langue russe :

 

– As-tu apporté l’outil ?

 

– Oui, répondit le mousse dans la même langue. Vous avez ordonné, maître, et je suis venue.

 

– Que dit-il, fit le Parisien.

 

– Il dit, répondit Cent dix-sept, que s’il n’y avait eu que des fainéants comme toi pour prendre Sébastopol, ils seraient encore devant.

 

Et Cent dix-sept tourna le dos au Parisien. Puis il dit encore au mousse.

 

– La goélette est-elle prête ?

 

– Oui, maître.

 

La voix du mousse tremblait légèrement.

 

– As-tu donc peur ? fit le forçat.

 

– Oui, pour ce malheureux que nous allons pousser à commettre un crime.

 

– Mais non, dit Cent dix-sept. Voilà où tu te trompes.

 

– Comment ?

 

– Dans huit jours, l’homme au chien, quelque précaution qu’on prenne, aura tué l’adjudant. Alors on le condamnera à mort ; et comme nous ne serons plus ici, nous ne pourrons le sauver.

 

– Mais êtes-vous certain de le sauver, vous ?

 

– Il le faut bien, répondit froidement Cent dix-sept.

 

– Ah !

 

– Car il faut que tu saches que je peux ce que je veux, ajouta le forçat.

 

Un argousin donna un coup de sifflet.

 

– Hé, gare à tes épaules, Cent dix-sept ! dit le Parisien.

 

L’argousin s’approcha. C’était encore Massolet. L’écume reparut aux lèvres du bonnet vert, dit l’Homme au chien.

 

Le mousse, en voyant l’argousin s’approcher, lui dit en mauvais français :

 

– Pardonnez-moi, mais il vient de me parler ma langue maternelle et ça m’a rappelé mon pays.

 

En parlant ainsi, il se jeta au cou du forçat et l’embrassa avec la gentillesse d’un enfant. L’argousin répondit par un coup de bâton qui tomba sur les épaules de Cent dix-sept, et le mousse s’éloigna et rejoignit les marins russes.

 

Mais en embrassant le forçat, il avait eu le temps de lui glisser quelque chose dans sa vareuse entrouverte.

 

– Ah ! tu sais le russe, toi ? fit Massolet qui avait pour Cent dix-sept une haine instinctive.

 

Et il lui appliqua un vigoureux coup de bâton.

 

– Vous êtes méchant, lui dit le forçat avec douceur.

 

Et il se remit à l’ouvrage. Alors, que se passa-t-il ? Nul ne le sait au juste ; mais, sur un signe de Cent dix-sept, les couples se rapprochèrent peu à peu ; le bonnet vert finit par se trouver auprès de Cent dix-sept, qui lui dit :

 

– Es-tu toujours décidé ?

 

– Oui.

 

– Songe que tu seras fauché ?

 

– Cela m’est égal.

 

Et il lui glissa dans la main l’objet que le mousse lui avait mis dans sa vareuse. Or, cet objet n’était autre qu’un long couteau catalan à lame pointue.

 

– Je vais lui trouver un joli fourreau ! murmura le bonnet vert, dont les yeux projetèrent une flamme sombre et dont les lèvres frangées d’écume eurent un rire sauvage.

 

XV

Les forçats dormaient.

 

Depuis longtemps plaintes et murmures s’étaient éteints, et le silence n’était troublé que par les pas réguliers et cadencés des rondes de nuit. Couchés côté à côte, Cent dix-sept et Milon causaient entre eux, mais si bas que leurs plus près voisins de tollard n’eussent pu les entendre.

 

– Maître, disait Milon, je ne comprends pas votre but.

 

– Habitue-toi à ne pas comprendre et à obéir, répondait Cent dix-sept. Mais, pour cette fois seulement, je veux bien m’expliquer. Écoute.

 

– Voyons ? fit Milon.

 

– J’avais besoin d’une femme pour servir mes plans ; je l’ai trouvée.

 

– Et c’est une femme joliment forte, observa Milon, je parie qu’il n’y en a pas deux comme elle pour changer de visage et de tournure. Seulement, je me demande comment elle a pu arriver ici même dans l’arsenal.

 

– C’est bien facile à comprendre.

 

– Vous croyez ?

 

– Elle est russe de naissance ; elle s’est habillée en homme et a pris avant-hier, à minuit, le chemin de fer de Marseille, où le brick qui est sur rade mouillait en ce moment. Noël, qui est un garçon de ressources, lui avait trouvé les papiers d’un petit marin du commerce russe qui est mort à l’hôpital de Toulon il y a deux mois. Avec ces papiers, elle s’est présentée à bord et a demandé, dans son langage, à être rapatriée. On l’a embauchée comme mousse. Ça lui permettra d’aller et de venir dans le port militaire, et de dire deux mots de ma part à des amis que j’ai dans le port marchand.

 

– Des amis ? fit Milon qui marchait de surprise en surprise.

 

– Oui, qui sont à bord d’un petit deux-mâts dont je suis l’armateur.

 

– Cent dix-sept, dit le colosse, si je ne vous avais pas vu sortir du bagne, l’autre nuit, je croirais que vous êtes fou. Voilà maintenant que vous avez armé un deux-mâts !

 

– Oui.

 

– Mais quand ?

 

– Mon pauvre vieux, dit Cent dix-sept, tu crois donc que pour s’évader du bagne il suffit de limer ses manicles, de tromper la surveillance du portier-consigne, et d’entrer tranquillement dans Toulon.

 

– Mais dame ! c’est comme ça pourtant que font les camarades.

 

– Eux, oui ; mais moi, non. Quand ils ont filé, le coup de canon retentit, toute la ville et les campagnes sont en émoi, et dix fois sur douze le forçat parti le matin est réintégré au bagne le soir.

 

– C’est assez vrai, ça.

 

– Moi, continua Cent dix-sept, je ne veux pas jouer ce jeu-là. C’est pour cela que, depuis cinq jours, je prépare notre évasion. Sois tranquille, quand nous serons dehors, on ne nous reprendra jamais.

 

– Vous, peut-être, mais moi…

 

– Toi non plus. Je t’ai pris dans mon jeu et je t’ai dit que nous ne nous quitterons plus. Je n’ai qu’une parole.

 

– Mes pauvres petites ! murmura Milon.

 

– Au lieu de faire du sentiment, écoute-moi, reprit Cent dix-sept avec impatience. Je t’ai donc dit qu’il me fallait une femme dans mon jeu. Cette femme, je l’ai trouvée, et il faut qu’elle soit mon esclave.

 

Alors Cent dix-sept raconta à Milon la singulière histoire de Vanda, la femme russe qui pleurait un guillotiné.

 

– Bon ! dit le colosse ; mais qu’est-ce que cela peut lui faire qu’on fauche ou non l’homme au chien ?

 

– Elle a fait un vœu, un vœu en présence d’une tombe, celui d’arracher un forçat à l’échafaud ; et tant que ce vœu ne sera pas accompli, cette femme ne nous appartiendra pas tout entière.

 

– Je commence à comprendre, dit Milon.

 

– C’est bien heureux, dit Cent dix-sept d’un ton railleur.

 

– Mais êtes-vous sûr de sauver le bonnet vert ?

 

– Oui.

 

– Cependant, continua Milon, la cour martiale ne plaisante pas avec le code de la chiourme, non plus.

 

– Je le sais.

 

– Ce code dit que tout forçat qui aura tué un argousin sera puni de mort, et que l’exécution aura lieu dans l’enceinte du bagne, dans les vingt-quatre heures qui suivront le jugement.

 

– C’est bien là ce que j’ai calculé, dit froidement Cent dix-sept. C’est aujourd’hui lundi, n’est-ce pas ?

 

– Lundi soir.

 

– Je crois que la chose se fera cette nuit.

 

– Après ?

 

– L’homme au chien sera jugé mercredi, et l’échafaud se dressera jeudi matin.

 

Milon ne put se défendre d’un léger frisson.

 

– Eh bien ! reprit Cent dix-sept, suppose que jeudi il survienne un événement qui empêche l’exécution.

 

– Ce sera pour le lendemain.

 

– Non, on n’exécute jamais le vendredi. Le jour où Dieu est mort n’est pas le jour des criminels.

 

– C’est juste, dit Milon. Alors ce sera pour samedi.

 

– Oui, dit Cent dix-sept ; mais samedi nous serons loin d’ici, camarade.

 

– Et où serons-nous ?

 

– En pleine mer, à bord de mon navire. Ah ! j’oubliais de te dire que j’ai été marin dans ma jeunesse. Ça me connaît, la mer. Je ferais le tour du monde sans me jeter à la côte.

 

– Et je serai avec vous ?

 

– Oui.

 

– Et… elle !

 

– Elle aussi.

 

– Mais… l’homme au chien ?

 

– Pareillement.

 

– Voilà que je ne comprends plus de nouveau.

 

– Ça ne fait rien, dit Cent dix-sept.

 

Et il se souleva à demi.

 

– Que faites-vous ? demanda Milon.

 

– J’écoute le bruit de la lime de l’homme au chien.

 

– Vous lui avez donc donné une lime ?

 

– Il en a trouvé une dans le manche du couteau.

 

– Et il scie ses fers ?

 

– Oui, pour ne pas manquer son homme. Gare la ronde de minuit.

 

En ce moment, dix heures sonnaient.

 

– J’ai le temps de faire un somme, dit Cent dix-sept. Bonsoir, Milon. Quand le commissaire fera sa ronde, tu m’éveilleras.

 

Et Cent dix-sept cessa de parler.

 

 

La ronde de minuit n’est pas quotidienne ; elle n’est même pas ordinaire. Pour que cette ronde ait lieu, il faut que des ferments de révolte ou d’évasion soient dans l’air. Cent dix-sept, qui depuis quelques jours exerçait sur ses compagnons d’infamie un empire irrésistible, Cent dix-sept avait fait adroitement courir certains bruits sourds qui avaient éveillé l’attention du commissaire. Ce dernier, depuis trois jours, visitait chaque salle au milieu de la nuit et faisait sonder les fers.

 

Il redoutait une évasion.

 

Donc, vers minuit, le commissaire parut accompagné de deux adjudants et de l’ouvrier libre Noël. Celui-ci, depuis trois jours, était retenu dans l’arsenal jusqu’à dix heures. On n’avait de confiance que dans son coup de marteau. Le bonnet vert, dit l’homme au chien, était placé tout au fond de la salle n° 3.

 

Le commissaire entra. Chaque forçat fut impitoyablement réveillé et chaque chaîne reçut le coup de marteau qui devait dire si elle avait été entamée ou non par la lime.

 

– Que le diable vous emporte, murmura Cent dix-sept quand son tour arriva.

 

Puis, feignant de reconnaître le commissaire, il s’excusa de son mieux. Et quand le commissaire eut passé, il poussa Milon et lui dit :

 

– Attention ! tu vas voir…

 

Le commissaire, les deux adjudants et le forgeron arrivèrent au tollard sur lequel l’homme au chien était étendu et paraissait dormir. Les deux adjudants qui accompagnaient le commissaire étaient Turpin, l’homme clairvoyant par excellence, et Massolet, le bourreau du chien. Ce dernier portait la lanterne qui servait à éclairer l’opération du sondage. Le forgeron souleva la couverture de crin végétal, c’est-à-dire de varech desséché et tissé qui recouvrait le forçat au bonnet vert.

 

Celui-ci paraissait dormir et il était couché sur le ventre. Puis, le forgeron donna un coup de marteau et poussa un cri. En même temps, le forçat, tout vieux qu’il était, bondit sur le tollard. Noël qui, sans doute, avait pris ses mesures et auparavant reçu des instructions du maître, Noël fit un brusque mouvement en arrière. Ce mouvement, parfaitement calculé, renversa la lanterne que l’adjudant Massolet tenait à la main.

 

Et la lanterne s’éteignit et les ténèbres se firent.

 

En même temps on entendit des cris sauvages. C’était le forçat qui, délivré de ses fers, s’était élancé sur son ennemi. Puis le bruit d’une lutte qui réveilla toute la salle. Puis un cri d’agonie, puis un cri de triomphe !… Le cri d’agonie de Massolet frappé en dix secondes de dix coups de couteau. Le cri de triomphe du meurtrier qui dans les ténèbres, piétinant son ennemi frappé à mort, disait :

 

– C’est de la part de mon chien !… Milon dit à Cent dix-sept :

 

– Il ne serait pas si crâne, l’homme au chien, s’il ne comptait sur toi.

 

– Tu te trompes, répondit Cent dix-sept, il s’attend à être fauché !

XVI

La cour martiale était expéditive.

 

C’était dans la nuit du lundi au mardi que le bonnet vert, surnommé l’homme au chien, avait assassiné le garde-chiourme Massolet. À onze heures du matin, le mercredi, le meurtrier parut devant ses juges. Trois hommes savaient au bagne que l’on ferait des efforts inouïs pour sauver le bonnet vert. Ces trois hommes étaient Milon, l’ouvrier libre, Noël, dit Cocorico, et le forçat Cent dix-sept.

 

Le bonnet vert l’ignorait. Il s’attendait à mourir, et ce fut dans cette conviction qu’il parut devant la cour martiale. Il avoua tout sans détours, simplement, en homme qui n’a vécu dix années que soutenu par l’espoir de mourir vengé.

 

La loi martiale ignore les circonstances atténuantes, quand il s’agit d’un forçat ; elle est muette sur le recours en grâce auprès du souverain, et son application suit, à vingt-quatre heures de distance, le prononcé de l’arrêt. À midi, le bonnet vert était condamné, et son exécution fixée au lendemain pour la même heure.

 

Le télégraphe électrique ne va pas plus vite qu’une nouvelle à travers le bagne.

 

Tout le monde savait, quelques minutes après, le sort du bonnet vert. Massolet n’avait survécu que quelques heures. Le repos de midi ce jour-là fut lugubre.

 

Il y a au bagne cent condamnés qui ont évité l’échafaud et n’ont dû leur salut qu’à un hasard providentiel.

 

Il y en a cent autres, qui, dans leurs projets d’évasion, ont calculé l’assassinat d’un gardien ou d’un portier-consigne. Il n’en est aucun qui ne frissonne lorsqu’on vient leur dire que la guillotine va se dresser. La guillotine du bagne est l’œuvre des forçats eux-mêmes. Le bourreau et ses aides sont des forçats. Mais les ouvriers qui travaillent à ce sinistre instrument n’ont jamais accompli leur tâche de bon cœur. Il a fallu que le bâton jouât.

 

Le forçat qui a accepté, pour quelques centilitres de vin et une prime, ces redoutables fonctions s’est condamné par là même à vivre hors de la loi de ses semblables. Il n’a pas l’estime de ses compagnons d’infamie.

 

Quelquefois le bourreau est un ancien exécuteur des hautes œuvres ou un de ses aides que ses vices ont conduit au bagne. Alors cesse la proscription : l’ostracisme perd sa rigueur ; le forçat est logique ; il admet qu’un homme continue sa profession. Mais, hors ce cas-là, le bourreau est un paria.

 

Le bourreau d’alors était un ancien boucher. Aussi grand et aussi fort que Milon, d’intelligence obtuse comme lui, doué d’un appétit féroce que le régime alimentaire du bagne ne parvenait pas à satisfaire, il avait sollicité le terrible emploi d’exécuteur, un peu pour donner libre cours à ses instincts sanguinaires et beaucoup à son appétit. Le code qui régit la chiourme accorde au bourreau la ration de vivres du patient. Mais l’isolement qui s’était fait aussitôt autour de lui avait bientôt été pour cet homme un châtiment épouvantable.

 

Il était seul !… Et, de ce jour, le vorace n’avait plus faim ; le boucher, dont la jeunesse s’était écoulée dans un abattoir, et que l’odeur du sang grisait, avait eu horreur du sang.

 

Un jour, il était allé se jeter aux pieds du commissaire, le suppliant d’accepter sa démission.

 

Mais les règlements ne permettent point de résigner de pareilles fonctions[4]. Aussi cet homme traînait-il au bagne une existence épouvantable, et il eût donné tout son sang pour une poignée de main d’un compagnon. Mais la poignée de main ne venait pas.

 

À peine, ce jour-là, connut-il le sort du bonnet vert qu’il se sentit pâlir, et que ses dents s’entrechoquèrent bruyamment. Sombre et morne, il était allé s’asseoir au bas d’une de ces grandes piles de bois qui encombrent le Mourillon. C’était l’heure du repos, l’heure où les condamnés peuvent causer entre eux, et les condamnés passaient auprès de lui et pas un ne lui adressait la parole. Quelques-uns même affectaient de se détourner de leur chemin et témoignaient par un geste de l’horreur qu’il leur inspirait.

 

Ce malheureux, les coudes sur ses genoux, la tête dans ses mains, accroupi plutôt qu’assis, jetait autour de lui, à travers ses doigts crispés, un regard triste et désolé. Tout à coup un homme s’approcha. Au bruit de ses pas le bourreau tressaillit et se leva brusquement. L’homme approchait toujours. Pourtant c’était un forçat couplé, car son compagnon de chaîne suivait à distance. Et cet homme, avançant encore, ne s’arrêta qu’auprès du bourreau.

 

– Que fais-tu là, compagnon ! lui dit-il, et pourquoi donc es-tu seul ?

 

– Je suis seul aujourd’hui, comme hier, comme demain, comme toujours, répondit le bourreau de sa voix triste et caverneuse. Ne me connaissez-vous pas ?

 

– Tu t’appelles Jean le Boucher ?

 

– Non, Jean le bourreau, ricana le malheureux.

 

– Et ton lot, continua le forçat, est de vivre seul ?

 

– Seul… toujours seul ! murmura le bourreau avec désespoir.

 

– Tu es à vie ici ?

 

– Oui.

 

– Quel âge as-tu ?

 

– Quarante ans.

 

– Quel crime t’a amené ici ?

 

– J’ai tué ma femme, un soir que je rentrais ivre.

 

– Ainsi, reprit le forçat, tu es condamné au bagne pour toute la vie ?

 

– Ah ! gémit le bourreau, qu’est-ce que le bagne pour les autres et pour vous ? Vous causez, vous vous aimez parfois, vous vous servez les uns les autres.

 

– C’est vrai.

 

– Moi, je suis un maudit qu’on fuit.

 

– Pourquoi ne t’évades-tu pas ?

 

– M’évader ? est-ce possible ? Mais vous devez bien savoir, compagnon, que personne ne peut s’évader sans le secours d’un ou de plusieurs camarades, et je n’ai pas de camarades, moi.

 

– C’est juste.

 

– Je mourrai au bagne… et je mourrai bourreau.

 

– Peut-être !… dit le forçat.

 

Ce seul mot fut pour le malheureux cette étoile qui brille tout à coup dans la nuit sombre pour les marins naufragés.

 

Il tressaillit, son visage s’empourpra et son cœur se prit à battre avec violence.

 

– Que voulez-vous dire ? fit-il d’une voix tremblante et comme si on l’eût serré à la gorge.

 

– Tu souffres donc bien de voir les camarades se détourner de toi !

 

– Au point, répondit Jean le Boucher, que je me prends à envier le sort du malheureux que je tuerai demain.

 

– Que donnerais-tu pour une poignée de main ?

 

– La moitié de mon sang.

 

Alors le forçat tendit la main au bourreau. Celui-ci recula vivement.

 

– Ah ! dit-il, vous vous moquez de moi…

 

– Non, dit le forçat.

 

Et il prit la main du bourreau et la serra. Le ciel parut s’entrouvrir pour le réprouvé.

 

– Qui donc êtes-vous ? fit-il, tandis qu’une larme brûlante jaillissait de ses yeux.

 

– Je me nomme ici Cent dix-sept, répondit le forçat.

 

Puis le fascinant sous le regard étrange qui avait forcé Vanda la Russe à s’incliner :

 

– Et je viens, ajouta-t-il, te parler d’espérance.

 

Le bourreau secoua la tête.

 

– Il n’en est plus pour moi, murmura-t-il.

 

– D’espérance et de liberté, ajouta Cent dix-sept.

 

Le bourreau étouffa un cri.

 

– De liberté ! exclama-t-il.

 

– Oui, dit Cent dix-sept.

 

– Vous me feriez libre ?

 

– Oui.

 

– Et le stigmate de mon front s’effacerait ?

 

– Si je le veux.

 

Le bourreau, ce géant aux larges épaules, cet homme qui courbait un homme sur la bascule de l’instrument de mort comme l’ouragan courbe en passant un brin d’herbe, se mit alors à trembler comme un enfant sous l’œil dominateur de Cent dix-sept.

 

Et comme Milon, comme Noël, il l’appela « maître » et lui dit :

 

– Que faut-il donc que je fasse pour cela ?

 

– Il faut que tu sois mon esclave, répondit Cent dix-sept.

 

Et comme un garde-chiourme approchait, il s’en alla, traînant après lui Milon, le colosse au cœur de femme.

 

XVII

Il était trois heures du matin et le jour était loin encore. Cependant, le sifflet des argousins se fit entendre dans la salle n° 2 du bagne. C’était là que se trouvait l’escouade désignée pour dresser la lugubre machine. Comme des démons endormis, réveillés tout à coup par le feu du ciel, les forçats se levèrent silencieux et mornes. Pas un ne murmura, pas un ne témoigna par un signe de dégoût le sinistre travail qu’il allait accomplir. Aux jours de suprême expiation, le bagne tremble tout entier. Ces hommes qui ont passé par toutes les dégradations et par tous les châtiments n’en redoutent plus qu’un seul : l’échafaud.

 

Les nocturnes travailleurs sortirent en silence et la tête inclinée. Une demi-heure après, la cour du bagne voyait s’élever à la lueur des torches les bois de justice que l’on ajustait lentement. Les argousins seuls parlaient pour activer le zèle des travailleurs. Mais les travailleurs n’avaient pas de zèle et les coups de garcette seuls avançaient la besogne.

 

À quelques pas, un homme suivait des yeux les sinistres préparatifs. C’était le maudit à qui Cent dix-sept avait parlé de pardon, le prisonnier auquel il avait promis la liberté. C’était le bourreau !

 

Quand le tréteau sinistre fut prêt, lorsque les deux bras rouges furent ajustés au-dessus, le terrible fonctionnaire alla chercher le couteau. Lui et ses aides avaient passé la nuit à l’aiguiser. Le couteau fut ajusté ; puis on apporta une botte de paille et on essaya la machine. C’est-à-dire que le bourreau pressa un ressort et que le couteau, en tombant, coupa la botte de paille en deux.

 

– C’est bien ! fit le bourreau d’un signe.

 

Et, comme le jour commençait à paraître, les torches s’éteignirent, et les forçats qui venaient d’accomplir l’horrible besogne furent ramenés dans leurs salles.

 

Seul, le bourreau demeura sur le tréteau sanglant, achevant d’ajuster la guillotine en donnant à chaque chose ce que, par une épouvantable ironie, on pourrait appeler le coup d’œil du maître. L’exécution ne devait pourtant avoir lieu qu’à midi ; mais si l’échafaud se dresse dans l’enceinte du bagne, c’est pour que l’exemple soit terrible.

 

Aussi, quand au coup de canon de diane l’heure de la fatigue arriva, les forçats, en sortant de leurs salles respectives, furent-ils contraints de passer devant l’instrument de mort. En même temps, ils se croisèrent avec l’aumônier du bagne qui allait porter au condamné ses suprêmes consolations. En passant auprès de l’échafaud, Milon détourna la tête.

 

– Tu as donc peur, toi ? lui dit Cent dix-sept.

 

– Oui, répondit Milon. N’est-ce pas pour midi ?

 

– Oui.

 

– Et tu espères encore le sauver ?

 

Cent dix-sept haussa les épaules et répondit avec une certaine hauteur :

 

– Quand je promets, je tiens !

 

Cependant le bonnet vert avait écouté les exhortations du prêtre avec ferveur. Il avait près de soixante ans, et ses cheveux étaient blancs comme neige. La haine qui avait empli si longtemps le cœur de cet homme grossier s’en était allée avec la vie de sa victime. Maintenant il se repentait de son crime, maintenant il versait des larmes.

 

Mais ce sentiment d’orgueil humain qui n’abandonne jamais le criminel au moment suprême lui revint tout à coup :

 

– Ne croyez pas que j’aie peur de mourir, au moins, monsieur.

 

– Mon fils, répondit le prêtre, songez à Dieu, que votre repentir a touché sans doute.

 

Et il l’embrassa avec effusion.

 

Le bourreau et ses deux aides pénétraient dans le cachot ; ils venaient procéder à ce qu’on appelle la toilette. Mais pour un forçat cette opération n’est presque qu’une formalité. Le forçat a déjà la tête rasée et point n’est besoin de lui couper les cheveux. Le bourreau se contenta d’enlever avec ses ciseaux le col de la vareuse et celui de la chemise.

 

La veille, immédiatement après sa condamnation, Noël avait déferré l’homme au chien et on lui avait mis la camisole de force. Quand, à ce moment suprême, on lui eut enlevé ce dernier vêtement, il se trouva libre de tous ses mouvements pendant quelques secondes. Alors le bourreau lui attacha les mains derrière le dos et, avec la même corde, lui entrava les pieds, de façon qu’il ne pût désormais faire que des demi-pas.

 

Quand tous ces lugubres préparatifs furent terminés, le bourreau regarda le prêtre qui gardait maintenant le silence. Le prêtre tira sa montre : il était midi moins sept minutes.

 

– Allons ! fit le bourreau d’un signe de tête.

 

– Mon fils, dit le prêtre au condamné, l’heure est venue pour vous de conquérir le ciel par une aspiration suprême. Je vous pardonnerai au nom du Tout-Puissant.

 

Et il le prit sous le bras, tandis que l’exécuteur demeurait respectueusement en arrière.

 

C’était la troisième tête que Jean le Boucher allait faire tomber depuis qu’il était au bagne ; et cependant il ne tremblait pas cette fois, lui qui, depuis longtemps, pour une simple bastonnade qu’il allait infliger, avait des frémissements nerveux par tout le corps.

 

Le condamné sortit du cachot. Les argousins formaient la haie dans le couloir, sur les marches extérieures, et dans la cour, jusqu’au pied de l’échafaud. L’homme au chien, soutenu par le prêtre, marcha d’un pas assez ferme jusqu’au bout du couloir, mais, arrivé sur la première des trois marches qui descendaient dans la cour du bagne, frappé en plein visage par une bouffée d’air libre et un rayon de lumière, il s’arrêta et jeta autour de lui un regard éperdu.

 

Un silence de mort régnait, et cependant il y avait trois mille hommes agenouillés dans cette étroite enceinte ; leurs fers d’une main, leur bonnet de l’autre.

 

À chacun des quatre coins de la cour un canon chargé.

 

Tout à l’entour des condamnés une double haie d’argousins le fusil à l’épaule, tout prêts à faire feu au moindre signe de révolte. Entre les forçats et la guillotine, une bière ; autour de cette bière, la confrérie des pénitents qui venait réclamer le corps du supplicié. Le condamné embrassa tout cela d’un seul coup d’œil et il se prit à trembler.

 

– Allons, mon fils, du courage, dit le prêtre.

 

Le condamné continua sa marche vers l’échafaud, sur la plate-forme duquel se trouvaient déjà les deux aides ; deux forçats, agenouillés tout près de la guillotine, échangeaient quelques mots à voix basse avec un pénitent gris, profitant de ce que l’attention des argousins était concentrée tout entière sur le patient et l’échafaud.

 

Le condamné reconnut Cent dix-sept et Milon. Milon était livide ; Cent dix-sept un peu pâle, mais son visage conservait une expression de calme.

 

– Adieu, camarades, dit l’homme au chien.

 

Et il mit le pied sur le premier degré de l’échafaud.

 

– Maître, murmura Milon, vous voyez bien qu’il est trop tard.

 

– Silence ! dit Cent dix-sept.

 

On bouclait le patient sur la bascule.

 

– Maître, murmura le pénitent gris, de la cagoule duquel sortait une voix de femme brisée par l’émotion, vous voyez bien que la mort va venir.

 

Cent dix-sept ne répondit pas.

 

Seulement, au moment où la bascule se renversa sous la lunette, et tandis que le prêtre descendait de l’échafaud, les narines de Cent dix-sept furent agitées d’un léger frémissement : il fronça le sourcil et son regard fixa le couperet sur lequel ricochait un rayon de soleil.

 

Alors le bourreau pressa le bouton qui devait faire tomber le couteau.

 

XVIII

Le couteau tomba rapide, foudroyant, entraînant le rayon du soleil, qu’il reflétait.

 

En ce moment tous les forçats baissèrent instinctivement la tête et plusieurs fermèrent les yeux.

 

Seul Cent dix-sept n’abandonna point le terrible couperet du regard.

 

Ce fut un drame qui se passa dans le dixième d’une seconde, un drame comme on n’en a jamais vu briller à la rampe, un drame que le geste serait encore trop long à raconter.

 

Le couteau venait de tomber, et cependant la tête du patient adhérait encore à ses épaules.

 

L’instrument de mort s’était arrêté, dans sa marche, à un demi-pied du cou du condamné. Comment ?

 

Cent dix-sept eût pu le dire[5].

 

Il y eut un long frémissement parmi les forçats et même parmi les gardes-chiourme.

 

Toute autre foule qu’une foule composée de forçats aurait poussé une immense clameur. Le patient se prit à hurler, secoua ses épaules et chercha à s’arracher de la lunette. Mais le couteau ne tomba pas.

 

Le bourreau s’empara de la corde, remonta le couperet, puis lâcha de nouveau le ressort. Le couperet retomba et s’arrêta au même point. Alors la foule fit entendre un long murmure, qui couvrit les cris du patient.

 

Heureusement le commissaire s’élança vers l’échafaud :

 

– Retirez cet homme ! dit-il, et qu’on le reconduise dans sa prison. Par cet ordre, le sage administrateur du bagne obéissait non seulement à un sentiment d’humanité, mais il prévenait une révolte.

 

– Je viens de vivre cent ans en une minute, murmura Cent dix-sept, qui essuya son front baigné de sueur.

 

– Qui donc êtes-vous, maître ? murmura Milon frissonnant.

 

– Un homme à qui Dieu pardonnera peut-être un jour, murmura le forçat en courbant la tête.

 

Le pénitent à cagoule grise venait de s’évanouir. Ses confrères l’emportèrent.

 

Avant de vérifier la cause de ce terrible accident, il fallait faire évacuer la cour et emmener le condamné. Les forçats furent réintégrés dans les salles et le condamné dans son cachot. Alors seulement on s’enquit de la cause de ce scandale horrible. Les deux montants de la guillotine, ces bras rouges entre lesquels glisse le couteau, s’étaient resserrés par le bas, et il était nécessaire de démonter l’instrument tout entier, d’autant plus qu’une main criminelle avait enfoncé une douzaine de clous dans les deux rainures, qui se trouvaient ainsi faussées.

 

On fit venir des ouvriers libres ; mais ils refusèrent de travailler. Et l’on dut recourir au travail forcé des condamnés. Le hasard – un hasard habilement amené – désigna Cent dix-sept parmi les travailleurs. Un charpentier qui était au nombre des condamnés déclara qu’il fallait plus de douze heures pour réparer l’instrument. C’était sans doute ce que voulait Cent dix-sept.

 

– Le bonnet vert est bien sûr, dit-il à Milon, de ne pas être exécuté aujourd’hui.

 

– Mais… demain…

 

– Demain, c’est vendredi.

 

– Et… samedi ? fit encore le colosse.

 

– Samedi ! répondit Cent dix-sept. Il n’y aura pas de samedi pour nous… au bagne du moins.

 

Cependant on avait reconduit le condamné dans son cachot. À Toulon, le cachot du condamné à mort est situé à trente pieds sous terre. Il faut descendre trois étages pour y parvenir. C’est un étroit réduit en maçonnerie qui semble défier toute tentative d’évasion.

 

Le bonnet vert, le malheureux homme au chien, fut replongé dans cette sombre prison pour attendre que l’instrument de son supplice fût prêt.

 

Depuis madame du Berry, qui demandait au bourreau une minute de répit, jusqu’au plus vulgaire des condamnés, le sentiment de la vie est tel, quand il a déjà vu briller le fer de la guillotine, que les quelques minutes que le hasard accorde au patient lui semblent un siècle de délices.

 

Le malheureux, une fois dans son cachot, se prit à rire et à pleurer de joie tour à tour. Il avait entendu un gardien qui disait : « Il y en a au moins pour une heure. »

 

Une heure ! Encore une heure à vivre… Dans un état moral qui tenait le milieu entre la prostration et le délire, le condamné balbutiait des mots sans suite et se heurtait aux murs du cachot pour se convaincre de son existence.

 

Une heure s’écoula, puis une autre et d’autres encore. La peur avait repris le condamné. Il tressaillait au moindre bruit ; à chaque minute il croyait entendre dans l’escalier, par-delà la porte ferrée, les pas du bourreau et de ses aides.

 

Aux heures succédaient les heures, et le faible rayon de lumière qui pénétrait par une meurtrière étroite dans le cachot s’était éteint. Le condamné comprit qu’il était nuit – c’est-à-dire qu’il avait encore douze heures à vivre. On lui apporta à manger. Mais il n’avait ni faim ni soif.

 

La nuit s’écoula, le petit rayon de jour reparut. Alors le condamné se reprit à trembler et ses dents s’entrechoquèrent. Le gardien qui lui avait apporté à manger la veille avait reçu l’ordre de ne point lui parler.

 

Une heure après le retour du jour, le condamné entendit un pas retentir dans l’escalier. Alors, comme une bête fauve prise au piège, il se réfugia dans l’angle le plus obscur du cachot. On venait le chercher sans doute. La porte s’ouvrit, un homme entra. C’était un gardien. Comme la veille, il apportait des vivres au condamné. Celui-ci poussa un hurlement de joie.

 

– Ce n’est donc pas pour maintenant ? dit-il. Le gardien secoua mystérieusement la tête.

 

Alors les instincts matériels reprirent le dessus chez cet homme ; il mangea.

 

On l’avait débarrassé de sa camisole de force pour un moment, et le commissaire avait permis qu’on lui donnât du vin. Il but et mangea avec avidité, comme un loup affamé, comme une bête brute ; puis quand on lui eut repassé la camisole, il se coucha sur la paille qui lui servait de lit, en proie à une sorte de somnolence fiévreuse.

 

– Si ça dure longtemps, murmura le gardien, il sera fou avant de mourir.

 

Et il sortit du cachot. La journée s’écoula tout entière. Le condamné semblait justifier l’opinion du gardien. Il avait le délire et prononçait des mots sans suite.

 

Tout à coup, vers le milieu de la nuit, il lui sembla entendre un bruit sourd, non point au-dessus, mais au-dessous de lui. On eût dit celui d’un marteau frappant sans relâche une enclume. Le condamné sortit un moment de sa léthargie morale et physique et prêta l’oreille. Le bruit se faisait toujours entendre et paraissait même se rapprocher. Le condamné écoutait toujours.

 

Cela dura environ deux heures ; le bruit se rapprochait et devenait plus distinct. Et le condamné commença à comprendre qu’on creusait un tunnel au-dessous de lui.

 

Soudain le sol sur lequel il était couché parut s’ébranler. Il se leva. Le sol était dallé de fortes pierres, larges de deux pieds environ. Les coups de pioche ou de marteau étaient devenus bruyants. Tout à coup une des dalles du sol s’ébranla, se sépara de ses voisines et fut brusquement soulevée. En même temps, par un trou béant, la tête d’un homme apparut.

 

XIX

La tête qui venait d’apparaître au milieu de ce trou béant était coiffée d’un chapeau ciré de marin. Après la tête se montrèrent les épaules, puis les bras s’étendirent en croix sur le sol et l’homme tout entier se dressa dans le cachot.

 

Il avait posé sur le bord du trou une lanterne sourde.

 

L’homme au chien recula stupéfait et jeta un cri.

 

– Cent dix-sept ! dit-il.

 

– Si tu veux que ta tête continue à tenir sur tes épaules, répondit le forçat, tais-toi et suis-moi.

 

– Vous suivre ? exclama l’homme au chien.

 

– Et tout de suite, répondit Cent dix-sept, car dans quatre ou cinq heures on va venir te chercher. Et, cette fois, ce sera pour de bon, car je n’ai pas enrayé la nouvelle machine. Comprends-tu maintenant ?

 

Le condamné comprenait si peu que le délire le reprit.

 

– Je crois bien que je suis mort, dit-il, et que tout ce qui m’arrive maintenant se passe dans l’autre monde.

 

Cent dix-sept était à peine de taille ordinaire, il était mince et fluet ; on eût dit un élégant cavalier du boulevard des Italiens, jeté au bagne à la suite de quelque drame ténébreux.

 

L’homme au chien était grand et fort ; il avait presque la carrure d’épaules de Milon. Cependant Cent dix-sept le prit dans ses bras comme il eût fait d’un enfant.

 

– Si tu deviens fou, tant pis pour toi, dit-il, mais il faut que je te sauve, et je te sauverai !

 

Et il le poussa dans cet abîme mystérieux qui venait de s’ouvrir. Le condamné y tomba en poussant un cri. Mais la chute qu’il venait de faire eut pour résultat de lui rendre sa présence d’esprit. Cent dix-sept le rejoignit, toujours muni de sa lanterne sourde. Alors le condamné put voir le lieu où il se trouvait : c’était une espèce de boyau souterrain qui allait se rétrécissant comme dans un trou à renard.

 

– Voyons, lui dit Cent dix-sept, comprends-tu, maintenant ?

 

– Oui, répondit le bonnet vert. Vous venez me sauver.

 

– C’est fait, si tu continues à me suivre.

 

– Mais, où me conduisez-vous ?

 

– Viens toujours.

 

Et Cent dix-sept montra alors le travail mystérieux.

 

– Il a fallu cinq jours pour creuser ce joli chemin, dit-il, et on n’a pas perdu de temps, je t’assure.

 

– Et c’est pour moi ? fit le condamné, qui ne s’expliquait point l’intérêt qu’il inspirait à Cent dix-sept.

 

– Non, répondit le forçat ; pour un autre que tu as connu sans doute, et qu’on n’a pas pu sauver.

 

En même temps il reposa sa lanterne sur le sol, tira un couteau de sa poche et coupa la manicle de la camisole de force. Le condamné se trouva libre.

 

– À présent, en route ! dit Cent dix-sept.

 

Et il se mit à marcher devant, courbant d’abord la tête, puis s’accroupissant, puis finissant par ramper à plat ventre, car le boyau souterrain allait toujours en se rétrécissant. Le condamné avait retrouvé toute sa raison, et l’espoir de la vie, l’instinct de la liberté le mordaient au cœur. Il suivit Cent dix-sept, finissant comme lui par avancer à plat ventre.

 

Le trajet fut long. Quelquefois Cent dix-sept s’arrêtait pour prêter l’oreille ; puis, il se remettait en marche. À un certain moment, le condamné s’aperçut que la route souterraine montait peu à peu, comme si elle eût voulu rejoindre la surface du sol.

 

– Sais-tu où nous sommes ici ? demanda Cent dix-sept.

 

– Non.

 

– Sous les murs de l’arsenal.

 

– Ah !

 

Au bout de vingt minutes, le boyau parut s’élargir un peu. En même temps, une bouffée d’air humide vint frapper le condamné au visage. Alors Cent dix-sept éteignit sa lanterne.

 

– Avance toujours ! dit-il en tournant la tête.

 

À mesure que le condamné continuait son chemin, l’air devenait plus vif.

 

– Une belle nuit pour une évasion ! murmura Cent dix-sept. Il pleut là-haut comme le jour du déluge.

 

Enfin, au bout de quelques minutes encore, Cent dix-sept s’arrêta pour tout de bon. L’homme au chien put alors passer sa tête par-dessus l’épaule du forçat et regarder devant lui. Il avait aperçu quelque chose de moins noir que les ténèbres du souterrain, et il reconnut qu’ils étaient au bout. L’orifice du boyau aboutissait au bord de la mer, dans un endroit désert, de l’autre côté du port marchand. La nuit était sombre, il ventait tempête, comme disent les marins, et la mer était soulevée en lames énormes qui venaient parfois obstruer l’entrée du souterrain et qui couvrirent d’écume, par deux fois, Cent dix-sept et le condamné. En même temps, il tombait une pluie torrentielle.

 

– Prends garde qu’une lame ne t’emporte, murmura Cent dix-sept.

 

La mer était au-dessous ; ni à droite, ni à gauche, la moindre langue de terre ou de sable.

 

– Sais-tu nager ? demanda Cent dix-sept.

 

– Je l’ai su, mais il y a longtemps !

 

– Il vaut encore mieux se noyer qu’être guillotiné. Allons ! déshabille-toi lestement. Si les forces te manquent, je te soutiendrai. Autrefois, je nageais comme un terre-neuve.

 

En un clin d’œil, le condamné fut nu comme un ver. Cent dix-sept déroula une corde qu’il avait autour de sa ceinture et en donna un bout au condamné.

 

– Maintenant, dit-il, attendons !

 

La pluie était si intense qu’on eût dit un brouillard qui réunissait la terre et le ciel. La mer roulait des montagnes d’écume et déferlait avec furie. On eût dit l’Océan brisant ses lames houleuses contre les rochers du Finistère.

 

Cent dix-sept eut un sourire moqueur et dit au condamné :

 

– Quand on s’apercevra de notre évasion, le diable m’emporte si on supposera que nous sommes partis par mer !

 

– Mais où comptez-vous donc m’emmener ? demanda le condamné, qui grelottait sous le vent et la pluie.

 

– Où tu voudras, répondit Cent dix-sept.

 

– Je ne comprends pas, répondit l’homme au chien.

 

– Tu comprendras tout à l’heure.

 

En ce moment, un bruit aigu domina le roulement du tonnerre, les mugissements du vent et les colères de la mer ; puis un éclair se fit, et à la lueur de cet éclair le condamné vit à cent brasses, au large, une chaloupe qui dansait sur la lame.

 

Le bruit qui venait de retentir était un coup de sifflet. Cent dix-sept prit à sa ceinture un sifflet de contremaître d’équipage et répondit au signal.

 

– À l’eau ! dit-il à son compagnon.

 

Et il se jeta à la nage tout vêtu, sans même quitter son chapeau ciré, retenu à son cou par un fil de caoutchouc.

 

Le vieux bonnet vert n’hésita pas. Mais la nuit était si noire et la mer si grosse que, sans le bout de corde que lui avait donné Cent dix-sept, il n’aurait pu le suivre. Cependant le vieillard savait nager et l’instinct de la conservation rendit à ses membres toute la souplesse et toute la vigueur de la jeunesse. La chaloupe n’osait avancer plus près de la côte, de crainte de se briser sur quelque récif, et les ténèbres étaient si épaisses que lorsque les éclairs s’éteignaient, les deux nageurs, sans cesse roulés par la lame, ne s’apercevaient plus. Mais les coups de sifflet se succédaient de minute en minute et guidaient Cent dix-sept.

 

Enfin, un éclair encore lui montra la chaloupe tout près de lui. Il fit un dernier effort, fendit une dernière lame et se cramponna à un aviron qu’on lui tendit. Il était temps ! le bonnet vert était à bout de forces et se sentait couler au fond de l’eau. On fut obligé de le hisser à bord, où Cent dix-sept monta lestement le premier.

 

Il y avait deux hommes dans la chaloupe, deux compagnons comme on disait au bagne.

 

Un nouvel éclair permit au condamné de les reconnaître… et il jeta un cri d’effroi. Ces deux hommes, qui avaient dépouillé la livrée d’infamie pour revêtir des vareuses de matelots, étaient Milon et Jean le Boucher, c’est-à-dire le bourreau !

 

– Ne crains rien, dit celui-ci au bonnet vert ; je ne suis plus l’homme qui tue. Grâce au maître, je suis devenu l’homme qui sauve.

 

– Au deux-mâts, d’abord ! commanda Cent dix-sept, sur les épaules ruisselantes duquel Milon jeta respectueusement un caban de marin.

 

Et la chaloupe continua à danser sur la lame comme une blanche mouette qui se joue de l’orage.

 

Pendant une heure, la frêle embarcation roula du sommet des vagues dans les abîmes inconnus, pour remonter encore et descendre toujours. À mesure qu’elle gagnait le large, la mer devenait plus forte et la nuit plus sombre. Pourtant un nouveau coup de sifflet domina enfin la tempête, et un éclair, qui déchira la voûte du ciel, montra dans le lointain aux quatre hommes de la chaloupe le petit deux-mâts, incliné sur la lame, ses voiles à demi carguées.

 

XX

La chaloupe eut autant de peine à aborder le navire que, tout à l’heure, les deux nageurs à se hisser dans la chaloupe.

 

On lui lança des cordes, et Cent dix-sept parvint le premier à sauter sur l’échelle de tribord. En haut de l’échelle retentit un cri de joie. À la lueur du fanal de poupe, il vit un petit mousse qui lui jeta ses deux bras autour du cou en disant :

 

– Ah ! vous êtes enfin sauvés !

 

– Tous, fit Cent dix-sept qui vint avec calme baiser au front Vanda la Russe.

 

Car c’était elle qui avait repris son déguisement de marin. Et tandis que les trois autres forçats montaient à bord, elle lui dit :

 

– Voilà votre navire, maître. Le capitaine vous attendait pour vous en remettre le commandement.

 

Alors un homme s’approcha et salua Cent dix-sept. C’était un vieux marin à visage basané.

 

– C’est un Maltais, dit Vanda ; il ne sait pas un mot de français.

 

– Tant mieux ! répondit Cent dix-sept, nous pourrons causer à l’aise. Et il adressa la parole au Maltais en italien.

 

– La mer est mauvaise, n’est-ce pas ? lui dit-il.

 

– Oui, maître, répondit le capitaine.

 

– Pourrons-nous être hors de la vue des côtes avant le jour ?

 

– Je ne crois pas ; mais, ajouta le Maltais, je suis sorti du port de Toulon hier soir, à l’entrée de la nuit. Mes papiers sont en règle et nous naviguons sous pavillon britannique.

 

– C’est bien ! fit Cent dix-sept.

 

Et il descendit dans la cabine qu’on avait préparée pour lui. Vanda le suivit.

 

– Eh bien ! lui dit-il alors, ai-je tenu ma promesse ?

 

– Oui, répondit-elle en s’agenouillant devant lui comme une esclave. Je vous obéirai et vous suivrai partout.

 

– Sais-tu où nous allons ?

 

– Peu m’importe !

 

– En Italie d’abord, puis…

 

– À Paris ? fit-elle avec un sentiment d’effroi.

 

– Il le faut bien, répondit-il avec un accent mélancolique, c’est là que me pousse la destinée.

 

Elle se courba plus encore devant cet homme qui la dominait si complètement.

 

– Maître, dit-elle, je vous ai dit mon histoire. Me direz-vous jamais la vôtre ?

 

– À quoi bon ? fit-il.

 

Puis il leva les yeux vers le sabord au travers duquel on apercevait le ciel sombre et tourmenté, dans lequel galopaient les nuages comme une fantastique armée en déroute, et pendant une ou deux secondes, il parut évoquer les fantômes de ce passé mystérieux et formidable qui pesait sur lui.

 

Alors saisissant une des mains de la jeune femme :

 

– Eh bien ! écoute, fit-il. Je suis peut-être plus criminel que l’homme que tu as pleuré si longtemps. J’ai été voleur, j’ai été assassin, fils dénaturé, ami pervers ; j’ai mérité cent fois la mort ; mais un jour, dans mon cœur souillé par tous les vices, corrompu par toutes les hontes, Dieu a laissé tomber un sentiment honnête, comme brille parfois une étoile au milieu de la tempête.

 

« T’a-t-on jamais dit l’histoire du forçat Cognard, ce brillant comte Pontis de Sainte-Hélène, qu’un compagnon de chaîne reconnut un jour à la tête de sa légion, la poitrine couverte de décorations et de crachats ?

 

« Cet homme avait volé un homme, et sous ce nom, il était devenu brave et il avait conquis l’estime de tous.

 

« Comme lui j’avais volé un nom.

 

« Pendant trois années, sous ce nom volé, j’ai ébloui Paris de mon luxe, de mon esprit et de ma bravoure. J’avais l’épée à la main comme un vrai gentilhomme ; j’ai failli devenir grand d’Espagne.

 

« Deux saintes femmes m’ont aimé, idolâtré sous ce nom. La mère et la sœur de l’homme dont j’avais pris le nom. Et ces deux femmes, j’avais fini par les aimer comme si l’une eût été ma mère, comme si l’autre eût été ma sœur. La première est morte, mais… la seconde…

 

« La seconde vit encore, et celle-là, je crois que je donnerais tout mon sang pour elle.

 

– Mais, dit Vanda, elle a su votre condamnation ?

 

– Non, dit Cent dix-sept. Cependant on a retrouvé son vrai frère ; mais ce frère, elle ne l’a jamais revu ; mes persécuteurs, ceux qui m’ont démasqué, si cruels qu’ils aient été pour moi, ont eu pitié d’elle. Tandis qu’on m’envoyait au bagne, le vrai frère partait pour les Indes avec la femme que, moi, j’avais voulu épouser. C’est là qu’il est encore.

 

– Et vous ne l’avez jamais revue ? demanda la jeune femme russe avec émotion.

 

– Si, une fois, au bagne de Cadix, en Espagne, où d’abord on m’avait jeté et où la justice française est venue me réclamer ; mais j’étais défiguré, méconnaissable, et elle passa auprès de moi sans me reconnaître.

 

« Je venais de me casser la jambe et je souffrais comme un damné.

 

« – Pauvre homme ! dit-elle en passant.

 

« Oh ! murmura Cent dix-sept, il y a dix ans de cela, mais j’ai pleuré des larmes de sang depuis ces dix années… Pauvre sœur !…

 

– Et vous voudriez la revoir ?

 

– Si je le voudrais ! Ah ! peux-tu en douter ! Je voudrais être assez méconnaissable pour qu’on ne pût me reconnaître ; mais, en même temps, vivre auprès d’elle, sous un nom et un visage d’emprunt, ce serait mon rêve. Et, certes, il faut bien que j’aie appris enfin la vérité pour songer à cela.

 

– Qu’avez-vous donc appris ?

 

– Que son véritable frère, heureux aux Indes, ne songe pas à en revenir.

 

– Et il lui a écrit ?

 

– Oui, et, pour elle, l’homme qui lui écrit, c’est moi.

 

– Et depuis quand savez-vous cela ?

 

– Depuis huit jours seulement, et c’est pour cela que, pendant dix années, j’ai cru qu’elle me méprisait ; que son cœur, ouvert au véritable frère, était plein de honte et de dégoût pour moi.

 

« Pendant dix ans, je suis demeuré au bagne, n’osant même songer à une évasion, moi qui, tu le vois, me suis échappé si facilement cette nuit. Depuis huit jours, je sais que l’homme dont j’avais pris le nom est toujours aux Indes et qu’elle ne l’a jamais vu. Comprends-tu ?

 

– Oui, murmura-t-elle pensive.

 

Cent dix-sept fut interrompu par Milon, qui descendit en toute hâte :

 

– Maître ! maître ! dit-il, la mer est de plus en plus mauvaise… Les matelots ont peur que nous ne soyons rejetés à la côte.

 

– Allons donc ! répondit Cent dix-sept.

 

Et il courut en toute hâte sur le pont, arracha le porte-voix au vieux marin, monta sur le banc de quart et commanda la manœuvre.

 

Pendant le reste de la nuit, cet homme qui, la veille encore, était chargé de chaînes, domina la tempête et lutta corps à corps avec elle.

 

Au matin, comme la pluie cessait, le vent s’apaisa et le jour parut. Dans le lointain, au nord, les roches blanches qui dominent Toulon apparaissaient estompées par la brume. Quatre coups de canon retentirent à cinq minutes d’intervalle, et le bruit des détonations arriva jusqu’aux oreilles de Cent dix-sept et de ses compagnons.

 

– Un pour moi, dit-il en souriant, et sans descendre de son banc de quart, un pour Milon, un pour le bourreau, et le quatrième pour le patient.

 

« On s’aperçoit au bagne de notre évasion, mais il est un peu tard.

 

– Ô maître ! dit Milon, vous qui arrêtez le fer prêt à trancher une tête, vous qui dominez les colères de la mer, qui donc êtes-vous ?

 

– Qui donc es-tu, démon, fit la jeune femme, toi dont le regard pénètre jusqu’au fond de mon âme et me bouleverse ?

 

– Maître, murmura le condamné, qui donc êtes-vous, et qu’ai-je donc fait pour que vous m’arrachiez à l’échafaud ?

 

– Et moi, maître, dit à son tour le bourreau, moi à qui vous avez tendu la main, oserai-je vous demander votre nom ?

 

– Attendez ! dit Cent dix-sept.

 

La tempête s’était calmée ; le deux-mâts, à la voix de son jeune capitaine, se couvrit de toile et se mit à courir vent arrière. Puis, quand les côtes de France eurent disparu dans la brume du matin, alors un sourire vint aux lèvres de Cent dix-sept :

 

– Vous voulez savoir mon nom ? dit-il. Je m’appelle Rocambole !

 

Et le deux-mâts continua sa course vers la haute mer.

 

ANTOINETTE[6]

I

Il est une heure à peu près unique, en hiver, six heures du matin, où le faubourg Saint-Honoré est silencieux et désert comme une nécropole. Les équipages qui ont roulé toute la nuit viennent de rentrer, les bals sont finis ; les hôtes aristocratiques du noble quartier soufflent leurs bougies, et le petit monde, comme on dit, ne se lève pas encore. À peine, à un coin de rue, aperçoit-on un boucher ouvrant la grille de son étal, ou un fruitier qui développe, en rentrant de la halle, les volets de sa boutique. Déserte entre les plus désertes est la rue d’Anjou-Saint-Honoré. Il s’y trouve plus d’hôtels que de maisons à locataires ; chaque demeure renferme des habitants aisés qui ne se soucient ni de la froidure du matin, ni de cette pluie fine et serrée que dégage, le matin surtout, le brouillard jaune que novembre étend sur Paris comme un linceul. Cependant, au numéro 19, bien avant six heures, et lorsque le quartier retentissait encore du bruit des voitures qui rentraient dans les différents hôtels, une fenêtre s’ouvrait au second étage et derrière les vitres s’allumait cette lampe dès lors immobile, à la lueur de laquelle le passant le moins intelligent ne se trompait jamais – la lampe du travail. Quelquefois, à l’époque où commence notre récit, celui qui se fût abrité sous le porche d’une maison voisine aurait pu voir, en levant les yeux, une tête de femme, un visage chaste et candide de jeune fille exposé pendant quelques minutes à l’air froid du matin, moyen énergique de chasser les dernières langueurs du sommeil. Puis la fenêtre se refermait, et derrière les vitres, auprès d’une table qui supportait la petite lampe à abat-jour, on voyait la jeune fille au travail. Non pas, comme on le pourrait croire, un travail de couture ou de broderie, mais un labeur d’un ordre plus élevé. Auprès de la lampe, il y avait des livres, et la jeune fille écrivait en les consultant. Or, un matin de la fin de novembre 180…, entre quatre et cinq heures, deux jeunes gens débouchant à pied par la rue de Surène s’avancèrent à bas bruit sur le trottoir de droite, l’opposé, par conséquent, de celui de la maison n° 19. Chaudement enveloppés dans leurs pardessus d’alpaga, le cigare aux lèvres, les mains dans leurs poches, ils causaient à mi-voix.

 

– Tu vas voir, disait l’un, que chez la marquise de Bois-Haudry ma cousine, d’où nous sortons, et qui passe pourtant pour recevoir les plus jolies femmes de Paris, il n’y en a pas une aussi belle.

 

– Mon pauvre Agénor, répondit l’autre, je te crois un peu fou.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Amoureux ou fou, ce qui est pour moi la même chose, quel âge as-tu ?

 

– Vingt-six ans, tu le sais bien.

 

– Cet âge confirme mon dire : les gens comme nous, très cher, quand ils ont cinquante bonnes mille livres de rente, ne vont point s’amuser à de pareilles intrigues. Nous avons dans le monde une foule de femmes, entre trente et quarante, qui sont ravissantes et compatissantes.

 

– Bien. Après ?

 

– Nous avons dans le monde galant une quantité de jolies filles du théâtre ou d’ailleurs qui posent convenablement un homme du club des Asperges.

 

– C’est vrai.

 

– Et j’avoue que chercher en dehors est une chose que je ne comprends plus.

 

– Viens toujours, tu verras… dit celui à qui son compagnon avait donné le nom d’Agénor.

 

Et ils ne s’arrêtèrent qu’en face du numéro 19. La fenêtre venait de s’ouvrir et montrait le joli visage annoncé, sur lequel la petite lampe projetait toute sa clarté.

 

– Hein ! qu’en dis-tu ? fit Agénor.

 

L’autre prit son lorgnon et regarda attentivement la jeune fille.

 

– Parole d’honneur ! dit-il, et aussi vrai que je me nomme Oscar de Marigny, je la trouve charmante.

 

– N’est-ce pas ?

 

– Mais qu’en veux-tu faire ?

 

– Mon bon, reprit Agénor, j’ai des idées à moi, vois-tu, et faire comme tout le monde me déplaît horriblement. Je suis ce que les Anglais nomment un excentrique.

 

– Ou du moins, fit Oscar avec une pointe de raillerie, tu t’efforces de le devenir.

 

– Soit. Écoute donc. Quand la petite m’aimera… et on aime toujours un homme comme moi, je la parerai comme une châsse ; je lui donnerai un huit-ressorts et je la produirai un beau matin aux courses de Chantilly, comme un événement ; je dis mieux : comme un coup de canon, car personne ne s’y attendra.

 

– Parfait. Mais t’aimera-t-elle ?

 

– Il le faudra bien.

 

– C’est peut-être tout ce qu’il y a de plus honnête.

 

– Certainement, mais j’ai mes renseignements.

 

– Ah ! voyons ? Mais d’abord qu’est-ce qu’elle fait donc là-haut ?

 

– Elle écrit.

 

– Un bas-bleu ? fit dédaigneusement Oscar.

 

– Non, un traducteur. Elle fait des traductions de l’anglais à dix francs la feuille pour un libraire qui les revend cent soixante à un journal…

 

– Pauvre fille ! Mais elle est donc instruite ?

 

– Elle était sous-maîtresse dans un pensionnat ; elle dessine, fait de la musique et parle anglais comme toi et moi qui sommes des hommes de cheval.

 

– Orpheline, sans doute ?

 

– Oui et non.

 

– Voici qui est plus difficile à expliquer que les traductions d’anglais.

 

– Écoute donc, mon cher, mon valet de chambre est un garçon intelligent, je l’ai envoyé à la découverte. Pour deux louis, le portier de cette maison a jasé tant qu’il a voulu, et voici ce qui résulte des renseignements recueillis :

 

La petite était donc sous-maîtresse dans un pensionnat et avait été élevée par la directrice qui l’aimait comme sa fille. Il paraît qu’il n’y a pas de l’eau à boire dans ce métier-là et que, de déconfiture en déconfiture, le pensionnat a fini par faire faillite.

 

– Alors, la jeune fille s’en est allée ?

 

– Non, elle a pris la pauvre directrice malade, à moitié aveugle et ruinée de fond en comble à sa charge, et elle s’est mise bravement à travailler.

 

Elle fait des traductions la nuit, donne des leçons de peinture et de piano le jour, porte des robes de laine, déjeune d’un petit pain, et, malgré tous ces miracles de travail et d’économie, elle arrivait à peine à joindre les deux bouts, lorsque la situation de la vieille directrice s’est empirée tout à coup et a nécessité des consultations de médecins célèbres, des remèdes onéreux, des veilles pendant lesquelles les traductions sont demeurées suspendues.

 

– Et la gêne est venue ?

 

– La misère, mon ami. Le loyer n’est plus payé, et le dieu des amoureux a voulu que le propriétaire de cette maison justifiât par son caractère le nom grotesque et odieux qu’il porte. Il s’appelle Durpillard ! Tu penses que lorsque j’arriverai comme un Deus ex machina, je serai bien reçu.

 

Oscar haussa les épaules :

 

– Mille excuses, mon très cher ; je te prenais pour un niais tout à l’heure. Tu es un profond scélérat, et j’avoue même que, tout roué que je suis, j’hésiterais à te suivre dans cette voie.

 

– Bah !

 

– Les femmes indépendantes qui nous aiment sont libres de le faire, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, reprit Oscar de Marigny ; mais spéculer sur la misère pour séduire une pauvre jeune fille, n’est-ce pas une action honteuse, un outrage fait à la société ?

 

– Mon bon, reprit froidement Agénor, je me suis dit tout cela, seulement…

 

– Seulement ?

 

– Je me suis répondu que le premier petit commis tentera tôt ou tard l’aventure, si je me retire, réussira probablement, et ne changera rien à la situation de la pauvre enfant.

 

Oscar ne répondit pas.

 

– Et puis, continua Agénor, je ne suis pas homme à abandonner une femme le lendemain. Je lui ferai un sort.

 

– C’est bien le moins…

 

– Et, enfin, dame ! j’ai une bonne excuse en agissant ainsi.

 

– Ah !

 

– Je l’aime, mon cher, ce qui est bête, après tout, mais je l’aime à en perdre le sommeil et le goût du trabucos.

 

– Veux-tu un bon conseil ? dit Oscar.

 

– Voyons !

 

– Tu es majeur depuis longtemps, maître de ta fortune et libre de faire ce que bon te semblera.

 

– Oh ! certainement.

 

– Elle est bien élevée, dis-tu, et, certes, si ce qu’on t’a raconté est vrai, c’est un cœur d’or.

 

– Eh bien ?

 

– Épouse-la.

 

Agénor partit d’un bruyant éclat de rire.

 

– Mais, mon bon, dit-il, ça n’a pas l’ombre du sens commun, cela. Tu es archifou ?

 

– Soit, mais je ne veux pas être ton complice. Adieu, je vais me coucher.

 

Et l’ami d’Agénor s’éloigna, laissant celui-ci planté sur le trottoir, en face du n° 19. Le jour commençait à poindre et la laborieuse enfant venait d’éteindre sa lampe.

 

II

L’appartement habité par cette jeune fille, dont M. Agénor s’occupait à son insu, était situé au second étage, sur la rue. La maison était d’honnête apparence ; l’appartement le plus cher était de deux mille francs, le meilleur marché de huit cents. C’était un de ces derniers qu’habitait Mlle Antoinette. On ne lui connaissait pas d’autre nom, et la pauvre enfant elle-même n’avait jamais su celui de ses parents. La maîtresse de pension infirme que Mlle Antoinette avait prise à sa charge s’appelait Mme Raynaud. Elle avait connu des jours meilleurs. Femme d’un répétiteur à Charlemagne, elle s’était vouée comme lui à l’enseignement. Longtemps le petit pensionnat qu’elle dirigeait à Auteuil avait prospéré, puis son mari était mort, et, dès lors, la pauvre femme avait vu sa modeste fortune s’évanouir lentement. Elle avait élevé deux jeunes filles qu’on était venu lui confier un soir avec grand mystère, et dont la première année de pension avait été richement payée. Mais, l’année suivante, la belle dame qui venait voir les petites jumelles, et qu’elles appelaient maman, n’avait plus reparu. Mme Raynaud l’avait attendue en vain. La pension n’était plus payée et les années s’écoulaient. L’institutrice avait adopté les deux orphelines ; et quand le jour de sa ruine arriva, les deux jeunes filles, qui avaient alors dix-huit ans, lui dirent simplement :

 

– Vous avez été notre mère, nous travaillerons et serons vos filles.

 

L’une, Madeleine, était entrée dans un pensionnat comme sous-maîtresse. L’autre, Antoinette, n’avait point voulu se séparer de sa mère adoptive. Un jour, il y avait un an de cela, à l’époque où commence notre récit, Madeleine avait cru voir s’ouvrir pour elle tout un avenir. Une famille russe l’avait prise comme dame de compagnie. Elle était partie. Chaque mois, elle envoyait une petite somme à sa sœur, et le travail obstiné des deux enfants parvenait à suffire aux besoins de la pauvre infirme et du modeste ménage, lorsque cette maladie grave, qui avait mis et mettait encore les jours de Mme Raynaud en péril, était venue changer cette demi-aisance en une gêne horrible. Le terme d’octobre n’avait point été payé, non plus que celui de juillet. Mais ces dames étaient fières, comme disait la mère Philippe, concierge de la maison, et elles étaient capables de laisser vendre leurs meubles plutôt que de demander aide et secours à quelqu’un. Antoinette, après avoir passé quinze nuits consécutives au chevet de Mme Raynaud, avait repris son travail quotidien aussitôt que les médecins avaient jugé inutile qu’on veillât la malade plus longtemps. Elle se levait à quatre heures, allumait sa lampe et travaillait à la traduction de romans anglais.

 

À sept heures, elle entrait sur la pointe du pied dans la chambre de la malade, se retirait si celle-ci dormait encore, ou bien causait avec elle une demi-heure. À huit heures, la concierge venait faire le ménage. Alors Antoinette s’habillait, lissait ses beaux cheveux châtains en deux bandeaux pudiques, passait un col tout uni sur une robe modeste, se coiffait d’un petit chapeau bien simple, jetait sur ses épaules rondelettes un châle commun et partait donner ses leçons. À onze heures elle rentrait, retravaillait à ses traductions jusqu’à quatre, et s’occupait alors des soins du ménage. C’était elle qui raccommodait le linge de la maison et le repassait ; elle qui faisait le dîner et mettait la table, car la femme de ménage ne venait que le matin. Quelquefois Mme Raynaud pleurait d’attendrissement et murmurait :

 

– Mon Dieu ! ne me rappellerez-vous donc pas à vous, que je soulage de mon lourd fardeau cette chère et courageuse créature ?

 

Et si Antoinette entendait ces paroles, elle se jetait au cou de la pauvre femme en lui disant :

 

– Oh ! maman… c’est mal… c’est bien mal ! Que veux-tu donc que je devienne sans toi ?

 

On pourrait croire, après les explications qui précèdent, que Mlle Antoinette était une grande et pâle jeune fille, à la beauté de madone, à la taille frêle, aux mains diaphanes, ayant à de rares intervalles un triste sourire sur des lèvres minces et décolorées. Il n’en était rien. Antoinette était de taille moyenne, un peu rondelette, jolie à croquer et d’un tempérament robuste. Elle était rieuse à ses heures, ne désespérait pas de l’avenir, et avait coutume de dire que Dieu donne à ceux qui travaillent la force physique et la gaieté. Cependant, ce matin-là, Antoinette avait les yeux un peu rouges au moment où elle éteignit sa lampe et continua à travailler, aidée par le faible et blafard rayon de jour que le brouillard laissait arriver jusqu’à elle. Antoinette venait d’écrire à sa sœur la lettre suivante :

 

« Ma bonne Madeleine,

 

« Je n’ai pas voulu t’attrister inutilement tant que le mal paraissait devoir être sans remède. Aujourd’hui que le courage m’est revenu et que Dieu, qui nous a toujours assistées, semble vouloir abréger notre temps d’épreuves, je puis bien te dire par quelles angoisses j’ai passé depuis six mois. Maman Raynaud a failli mourir ; elle était devenue tout à fait aveugle, et sa raison s’en allait. Tu penses bien que je n’ai pas hésité ; j’ai appelé les médecins les plus en renom. Nos petites économies sont parties. Tu penses bien que, pour rien au monde, je n’aurais voulu demander des soins gratuits. D’ailleurs, nous avons un logement décent, un mobilier très convenable dans sa simplicité, et nous sommes, comme on dit, des pauvres en habits noirs. J’ai donc tout payé ; mais maman Raynaud a été si malade, qu’il m’a fallu suspendre tout travail pendant quinze jours… – une vraie ruine. Je dois deux termes, c’est-à-dire quatre cents francs ! et je ne sais pas où les prendre. L’éditeur des traductions anglaises doit venir ce matin. Il me doit une centaine de francs ; je n’ose espérer qu’il me fera une avance. Il est âpre au gain, et pourtant figure-toi qu’il faut absolument que je trouve ces quatre cents francs avant demain. Notre propriétaire était à la campagne depuis le mois de mai. En son absence, c’est le concierge qui touche les loyers. On se plaît, dans les livres et dans la vie, du reste, à charger le concierge de tous les méfaits et de tous les crimes. Cependant, Philippe et sa femme sont excellents. Philippe m’a dit que je pouvais ne point me gêner tant que le propriétaire ne serait point de retour ; mais je sais qu’il revient demain, et c’est un homme terrible. J’ai des sueurs froides en pensant qu’il peut m’envoyer un huissier. Maman Raynaud en mourrait. Ah ! chère belle, que la vie est lourde pour de pauvres filles honnêtes comme nous, surtout quand elles sont si fières ! Mais que veux-tu ? on ne se refait pas… Te souviens-tu de notre enfance et de notre mère si belle, que nous n’avons jamais revue, et de notre pauvre Milon, et de ce grand jardin où nous jouions toutes deux, et que je n’ai jamais pu retrouver, bien que j’aie fouillé tout Paris.

 

« Il a disparu, sans doute, pour faire place à quelque maison à locataires. Où est notre mère ? Où est Milon ? Comment nous appelons-nous ? Mystère ! Je songe à tout cela, en présence de cette cruelle nécessité qui m’étreint. Pourtant il me semble que l’éditeur ne peut pas me refuser une avance sur mon travail. Et puis, qui sait ? Ce propriétaire est peut-être moins terrible qu’on le dit. S’il m’accordait un délai je serais sauvée… Je traduis une feuille en quatre jours, je gagne donc quatre-vingts francs par mois. Je travaillerai quatre heures de plus par jour pendant un mois, et j’y arriverai, comme on dit. Tout est une affaire de temps. L’éditeur va venir ce matin, avant neuf heures. Il en est près de huit. J’ai des battements de cœur terribles, et puis, je ne sais comment m’y prendre. Je crois que je vais balbutier et rougir jusqu’aux oreilles. Ne te désole pas, chère petite sœur, j’ai néanmoins confiance en notre bonne étoile, qui s’est voilée quelquefois, mais qui a toujours fini par briller de nouveau. Je ne poursuivrai ma lettre que demain. Le post-scriptum t’annoncera peut-être une victoire complète. »

 

Antoinette fut interrompue à cet endroit de sa lettre, on venait de frapper à la porte deux petits coups discrets.

 

– Entrez ! dit-elle, pensant que c’était la mère Philippe qui venait lui demander un ordre quelconque ou lui annoncer le réveil de Mme Raynaud.

 

Mais, au lieu de la femme, elle vit apparaître le mari. Le père Philippe, comme on l’appelait dans la maison, entra sur la pointe des pieds, en hésitant :

 

– Pauvre mademoiselle, dit-il, en voyant les feuillets de papier couverts d’une écriture allongée et fine épars sur la table, vous finirez par vous tuer.

 

– Il faut bien travailler, dit-elle avec un sourire forcé.

 

Mais elle avait un battement de cœur horrible, car elle devinait que le concierge lui apportait la nouvelle de l’arrivée du propriétaire. Le concierge avait les larmes aux yeux.

 

– Ma foi ! mademoiselle, dit-il d’une voix émue, je ne sais pas comment vous dire ça.

 

Et sa voix tremblait.

 

– Dites, répondit Antoinette, je suis courageuse…

 

III

Le concierge tourna et retourna son bonnet dans sa main. Puis, baissant les yeux :

 

– M. Durpillard est revenu, dit-il.

 

– Je m’y attendais, répondit Antoinette, mais j’espère bien pouvoir le payer.

 

Le père Philippe respira.

 

– Dans trois jours, c’est la fin du mois, reprit la jeune fille ; on me doit des cachets pour une centaine de francs, et le libraire pour qui je travaille…

 

– Ah ! mademoiselle, interrompit le concierge, dans trois jours, il sera trop tard… Vous ne connaissez pas M. Durpillard ! Il est bien nommé, allez, c’est un homme qui ne connaît que son argent ! Il est venu avant-hier matin, je n’ai pas voulu vous le dire et j’ai bien recommandé à ma femme de ne pas en parler ; quand il a su que vous n’aviez pas payé, il s’est mis en colère et il a voulu me renvoyer.

 

Puis il est parti… et… une heure après…

 

– Eh bien ? fit Antoinette toute pâle.

 

– C’est un homme qui n’a pas d’entrailles, et il n’y a pas trois propriétaires dans Paris comme lui. Vous avez pourtant bien de quoi répondre, ici… mais ça ne fait rien… c’est un Arabe, cet homme-là…

 

– Mais enfin, qu’a-t-il fait ? demanda la jeune fille.

 

– Il vous a fait envoyer un commandement d’avoir à payer dans vingt-quatre heures. Tenez, dit le concierge toujours ému : nous avions bien espéré que vous ne le verriez pas…

 

Et il mit sous les yeux de la jeune fille un de ces horribles papiers timbrés que MM. les huissiers illustrent de leur prose sentimentale. Antoinette eut un léger frémissement en prenant l’exploit. Le concierge poursuivit :

 

– Voyez-vous, mademoiselle, nous sommes de pauvres gens, et nous n’avons jamais eu quatre cents francs chez nous ; mais ma femme a un frère qui est cocher dans une grande maison, et nous avons eu un moment l’espoir de vous tirer d’affaire sans vous le dire. Victor, c’est mon beau-frère, a des économies ; quatre cents francs pour lui, c’est rien du tout, et il nous les aurait prêtés bien volontiers. Ma femme a couru chez son maître, M. le vicomte de R…, mais nous n’avons pas eu de bonheur, voyez-vous, Victor est encore à la campagne avec son maître, dans le Berry. Nous lui avons écrit tout de même, mais faut au moins trois jours pour recevoir la réponse, et l’huissier va venir saisir ce matin… Je sais bien que vous aurez huit jours devant vous pour vous retourner ; mais ça me lève le cœur rien que de penser que ces gens-là vont venir ici…

 

– Mon Dieu ! s’écria Antoinette effarée, mais c’est donc ce matin ?

 

– Oh ! dit le concierge, pas avant midi, toujours. Nous avons deux couverts d’argent et une montre. La femme les a portés chez ma tante. On nous a donné quatre-vingt-dix francs, je vous les apporte. Mais ce n’est pas assez…

 

Antoinette était comme pétrifiée.

 

– Alors, reprit le concierge, j’ai pensé que vous auriez peut-être quelque chose à recevoir, ou pour vos leçons, ou de ce monsieur qui vient tous les deux jours ici, le matin, chercher votre travail.

 

– Je n’ai pas vingt francs dans la maison, répondit Antoinette ; mais M. Rousselet me doit une centaine de francs.

 

– Et quatre-vingt-dix, ajouta le concierge en posant timidement quatre pièces d’or et deux écus sur la table, ce serait déjà un peu plus de la moitié. J’ai bien pensé d’abord à aller trouver l’huissier… mais il est comme son client, celui-là, il ne voudra rien entendre.

 

Antoinette avait pris son front à deux mains.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

 

– Si ça n’était que vous, continua le père Philippe, vous êtes courageuse, ma chère demoiselle, et puis ces gens-là, si laids qu’ils soient, ne vous mangeraient pas ; mais c’est cette pauvre dame… que ma femme et moi nous avons peur que ça lui donne un coup.

 

– Où trouver deux cents francs avant midi, murmurait la jeune fille affolée en pressant de ses deux mains son front rougissant.

 

Comme elle se heurtait à cette impossibilité matérielle la mère Philippe entrouvrit la porte :

 

– Mademoiselle, dit-elle, c’est M. le libraire.

 

Et elle s’effaça pour laisser passer le marchand de traduction. Le concierge se retira discrètement, laissant l’argent sur la table. Cet argent fut la première chose qui tira l’œil du libraire.

 

– Hé ! hé ! dit-il, c’est un joli métier décidément que celui de femme de lettres, convenez-en, ma petite demoiselle, on nage dans l’or.

 

À ces paroles, de rouge qu’elle était, Antoinette devint pâle et se sentit mourir. Ces quatre pièces d’or, prêtées par le mont-de-piété à de pauvres concierges, représentaient toutes leurs épargnes. C’était un bien joli type que le libraire-éditeur Rousselet.

 

Tout rond, tout bonasse de caractère, comme sa grasse et luisante tête chauve. Il faisait le commerce des manuscrits, achetait des romans et des traductions pour un morceau de pain et les revendait deux ou trois sous la ligne aux journaux. Jamais il ne réglait qu’en billets ; ces billets n’étaient payés qu’après protêt. En laissant ainsi protester sa signature, le libraire Rousselet en rendait l’escompte impossible partout ailleurs que chez un usurier, son complice et son beau-frère, qui prenait une commission de trente ou quarante pour cent. Mais le cœur sur la main, jovial et farceur, et se laissant offrir à dîner volontiers par les pauvres diables qu’il aidait à mourir de faim d’un bout à l’autre de l’année.

 

Il s’assit sans façon devant Antoinette.

 

– Eh bien ! mademoiselle, où en sommes-nous ?

 

– Je crois, monsieur, répondit-elle, que j’aurai terminé le volume avant la fin de la semaine. Je n’ai plus que trois chapitres.

 

Maître Rousselet avait le flair d’un limier. La présence du concierge quand il était entré, la rougeur et l’air attristé d’Antoinette, tout cela avait été pour lui comme une révélation. Il devina quelque terrible embarras d’argent.

 

– Je ne suis pas très content de votre dernière traduction, mademoiselle, se hâta-t-il de dire.

 

Antoinette tressaillit.

 

– Moi, reprit Rousselet, je ne m’y connais pas, mais on m’a dit au journal Le Propagateur, où on me l’a refusée, que c’était très négligé.

 

– Je vous assure pourtant, monsieur, balbutia la jeune fille, que j’ai fait de mon mieux.

 

– Je ne dis pas, je ne dis pas… hé !… hé !… fit Rousselet… on se trompe… tous les gens d’esprit en sont là… Monsieur Scribe s’est trompé vingt fois… Mais enfin, le fait est que je reste avec une traduction sur les bras, momentanément du moins… et j’ai une fin de mois fort lourde… écrasante même…

 

Antoinette s’arma de courage et dit résolument :

 

– Je comptais cependant, monsieur, vous faire une demande.

 

– Oui, je sais ; nous avons une dizaine de feuilles à régler : dix fois dix, cent ; mais nous réglerons à la fin du mois, c’est-à-dire lundi prochain.

 

– Cependant, balbutia Antoinette, un besoin imprévu… impérieux…

 

– Au fait, dit Rousselet, si vous avez absolument besoin de cet argent, je vais voir si je l’ai sur moi…

 

Et il fouilla dans son gousset graisseux et en retira trois napoléons.

 

– Voilà toute ma fortune pour aujourd’hui, dit-il. Oh ! les affaires ne sont pas florissantes… Prenez toujours cet acompte.

 

Et il posa l’argent sur la table, en même temps qu’il ramassait les feuillets de copie. Antoinette était de nouveau toute pâle.

 

– Ah ! dit-elle, ce n’est pas de soixante francs que j’aurais besoin, mais de trois cents.

 

Rousselet fit un soubresaut sur sa chaise.

 

– Ah ! les jeunes filles, dit-il, ça se ruine en toilette… Mais vous voulez donc acheter un cachemire ?…

 

Et il se leva en répétant :

 

– Trois cents francs ! et cela d’un coup !… Eh bien ! excusez !… Ce n’est pas moi qui pourrai vous les donner… Je me suis laissé protester ce matin…

 

Allons, adieu, mademoiselle… Je reviendrai lundi chercher la fin du volume et je vous apporterai votre petit solde. Travaillez ; avec du travail on se tire toujours d’affaire.

 

Il salua et sortit, emportant les derniers feuillets de copie que venait de faire Antoinette. Celle-ci demeura stupide et immobile après son départ. La pendule sonnait neuf heures. La mère Philippe entrebâilla la porte et vit Antoinette qui pleurait, en comptant d’une main fiévreuse les sept pièces d’or.

 

– Mademoiselle, lui dit-elle, j’ai idée que si vous portiez ça à M. Durpillard, peut-être bien qu’il voudrait consentir à vous donner quelques jours.

 

– Ah ! fit Antoinette, qui ne put réprimer un cri de joie et d’espoir.

 

IV

La mère Philippe avait meilleure opinion que son mari du terrible M. Durpillard. Selon elle, il faisait plus de bruit que de besogne et la vue de sept belles pièces d’or le calmerait sensiblement. Antoinette écoutait sans oser le croire, et tout en l’écoutant elle s’habillait. On entendit la voix de Mme Raynaud dans la pièce voisine.

 

– Je suis à vous, maman, dit Antoinette, qui se hâta d’essuyer ses yeux rouges.

 

Et elle entra dans la chambre de la malade, qui, ce jour-là, s’éveillait plus tard que de coutume.

 

– Pauvre enfant ! dit la vieille institutrice, comme elle doit être fatiguée !…

 

– Mais non, maman.

 

– Tu t’es levée plus tôt que de coutume ce matin. Il n’était pas quatre heures.

 

– Ah ! dit Antoinette, les nuits me semblent toujours trop longues. Et puis, mon travail de traduction m’amuse plus que mes leçons.

 

Et pourtant, ajouta la jeune fille, c’est ce dernier travail qui est le plus lucratif.

 

– Chère petite, murmura Mme Raynaud, j’ai rêvé de toi toute la nuit.

 

– Vrai, maman ?…

 

– Un beau rêve, va ! continua la malade.

 

– Qu’avez-vous rêvé, maman ?

 

– Que tu étais riche, heureuse, mariée à un homme qui t’aimait et que tu aimais.

 

– Pauvre maman Raynaud, dit Antoinette… qui redevint rêveuse un moment, c’est bien le cas de dire que les songes ne sont que des mensonges.

 

– Et pourquoi donc ça, ma petite ?

 

– Mais, parce que je ne serai jamais riche, et que les hommes de notre époque n’aiment que les filles qui ont une grosse dot.

 

– Qui sait ? tu es si belle !…

 

– En attendant ce bel inconnu, maman, je vais aller donner mes leçons. C’est plus prudent…

 

Et Antoinette jeta son châle sur ses épaules et sortit de la chambre. La mère Philippe lui dit :

 

– Mais, mademoiselle, vous n’allez pas vous en aller comme ça à jeun ? Vous devriez prendre votre lait.

 

– Oh ! je n’ai pas faim, répondit la jeune fille. Et puis il ne faut pas perdre de temps. Où demeure M. Durpillard ?

 

– À deux pas d’ici, rue d’Angoulême n° 33. Je crois bien que si vous aviez la chance de voir d’abord Mme Durpillard… elle est meilleure que lui…

 

Antoinette avait serré les sept louis dans son porte-monnaie. Elle descendit lestement l’escalier et fut un peu étonnée, en franchissant le seuil de la porte cochère, de voir un jeune homme qui se promenait sur le trottoir opposé, les mains dans ses poches et le cigare aux lèvres. Elle passa rapidement ; le jeune homme se mit à la suivre avec affectation. Antoinette doubla le pas ; il en fit autant. Alors un sentiment d’effroi s’empara de la jeune fille.

 

Le malheur est défiant : que pouvait lui vouloir cet homme ? Heureusement la rue d’Angoulême n’est pas loin de la rue d’Anjou ; en quelques minutes la jeune fille eut atteint la maison de ce terrible propriétaire qui répondait au nom de Durpillard et était en loyer pour ne point habiter sa propre maison. M. Durpillard était dans les vrais principes ; il disait qu’un propriétaire qui habite sa maison a ses locataires sur le dos du matin au soir. Les uns demandent des réparations, les autres veulent qu’on les attende. Rue d’Angoulême, il demeurait au cinquième et n’avait que douze cents francs de loyer. Le cœur d’Antoinette battait bien fort lorsqu’elle sonna à la porte. Une maritorne vint lui ouvrir et lui demanda d’un ton maussade ce qu’elle voulait.

 

– Je suis une locataire de M. Durpillard, répondit Antoinette.

 

– Si vous venez lui demander quelque chose, c’est pas la peine, répondit la maritorne. Monsieur n’accorde jamais rien.

 

– Je lui apporte de l’argent, dit Antoinette.

 

Ce mot était le sésame unique.

 

La maritorne poussa une porte qui donnait de l’antichambre dans une petite salle à manger où l’ex-épicier et sa femme déjeunaient frugalement comme il convient à des gens d’ordre et qui savent ce qu’il en coûte pour faire fortune.

 

– Hé ! monsieur, dit-elle, voilà une demoiselle qui vous apporte de l’argent.

 

Antoinette entra.

 

M. Durpillard était un petit homme entre deux âges, un peu obèse, chauve, avec un nez de vautour et des petits yeux bêtes et méchants.

 

– Ah ! ah ! dit-il, vous êtes la locataire de la rue d’Anjou, n’est-ce-pas ?

 

– Oui, monsieur, dit Antoinette.

 

– Rassurez-vous, mademoiselle, dit Mme Durpillard, une grosse femme rougeaude et réjouie.

 

– Ah ! dit M. Durpillard, il faut employer les grands moyens avec vous autres. Si on ne vous envoyait pas du papier timbré, on ne verrait pas la couleur de votre argent.

 

– Mais, monsieur… dit Antoinette toute tremblante.

 

– En retard de deux termes ! continua M. Durpillard. Voilà ce qui n’arrivera plus chez moi. D’abord, je congédierai un concierge qui prend si mal mes intérêts.

 

– Monsieur…

 

– Quant à vous et à votre mère, continua le féroce épicier, je vais vous donner congé. J’aime la régularité, moi. Quand j’étais dans le commerce, je payais mes billets à échéance. Jamais un huissier n’en a vu la couleur.

 

– Monsieur, dit Antoinette avec calme et dignité, je suis votre locataire depuis trois ans ; j’ai toujours payé très exactement, et si ma mère n’avait fait une maladie très grave qui a nécessité des frais considérables…

 

– Avant de faire venir les médecins, on paie son terme.

 

– Fallait-il donc laisser mourir ma mère ? fit Antoinette indignée.

 

– Eh non ! sans doute, mais pour les gens nécessiteux, il y a le médecin de l’assistance publique.

 

– Vous êtes bien dur, monsieur, dit Antoinette avec calme. Vous n’avez donc jamais eu besoin de personne ?

 

– Jamais ! Je suis le fils de mon œuvre, reprit M. Durpillard. Tel que vous me voyez, mademoiselle, j’ai été homme de peine, j’ai balayé le trottoir devant le magasin de mon patron, le père à Mme Durpillard ici présente. Mais tout ça ne vous regarde pas et n’a aucun rapport avec ce que j’ai à vous dire. Je vais vous donner mes deux quittances en échange de l’argent que vous m’apportez, et vous me signerez une acceptation de congé ; il est inutile de faire gagner cent sous à un huissier.

 

– Oh ! monsieur, dit Antoinette, vous êtes sans pitié ! J’ai ma mère bien malade…

 

– Raison de plus pour qu’elle aille mourir ailleurs. Un enterrement dans ma maison, merci bien ! C’est ça qui fait du tort !

 

– Monsieur… monsieur…

 

– Voyons ! dépêchons, reprit M. Durpillard. Où est votre argent ?

 

– Mais, monsieur, dit Antoinette, je ne vous apporte qu’un acompte, et je viens vous prier…

 

– Un acompte… Vous ne m’apportez qu’un acompte ?…

 

– Oui, monsieur.

 

– Alors ce n’était pas la peine de vous déranger. Bonsoir !

 

– Mais, reprit la jeune fille, c’est dans trois jours la fin du mois ; je donne des leçons, on me paiera.

 

– Bah ! je la connais, celle-là ! J’ai donné des ordres à mon huissier, arrangez-vous avec lui.

 

Ici Mme Durpillard intervint. Ainsi que l’avait dit la mère Philippe, la femme était meilleure que le mari.

 

– Mais, mon ami, dit-elle, il n’y a que trois jours d’ici à la fin du mois. Cette demoiselle a l’air bien comme il faut et bien honnête. Je suis sûre qu’elle est de parole. Et puis, on ne vend pas les meubles le lendemain d’une saisie. Ça ne t’avancera pas à grand-chose. Pourquoi ne pas prendre l’acompte que cette demoiselle apporte ?

 

Le petit homme frappa du poing sur la table.

 

– Madame Durpillard, dit-il, mêlez-vous de vos affaires. Tenez, votre boudin brûle, à la cuisine. Si elle a le moyen de payer à la fin du mois, la saisie n’aura pas d’effet ; mais on va toujours saisir… c’est ma garantie… Antoinette sentait tout ce qu’elle avait de fierté dans l’âme se révolter. Elle salua la femme du propriétaire et se retira sans prononcer un mot. Dans l’antichambre, la maritorne lui dit :

 

– Si vous m’aviez prévenu que vous n’apportiez qu’un acompte, je ne vous aurais pas laissé entrer. Ça vous aurait toujours évité des sottises.

 

Antoinette descendit la tête dans ses deux mains. Elle pleurait à chaudes larmes. Comme elle arrivait dans la rue, elle se trouva face à face avec le jeune homme qui l’avait suivie depuis la rue d’Anjou-Saint-Honoré. Elle jeta un cri d’effroi et fit un pas en arrière. Mais il se découvrit respectueusement et lui dit :

 

– N’êtes-vous pas mademoiselle Antoinette ? Antoinette avait la tête perdue.

 

– Comment me connaissez-vous ? balbutia-t-elle.

 

– Mademoiselle, répondit le jeune homme, je m’appelle Agénor de Morlux, et j’ai à vous parler de votre mère d’adoption, Mme Raynaud.

 

À ces derniers mots, Antoinette eut une exclamation de joie, et, dans ce jeune homme qui invoquait le nom de la femme qui l’avait élevée, elle crut voir un ami.

 

V

M. Agénor de Morlux était un assez joli garçon, et sa physionomie savait prendre un grand air de naïveté et de douceur qui acheva d’abuser la pauvre Antoinette.

 

– Vraiment ! monsieur, dit-elle, vous connaissez ma mère ?

 

– Je sais toute votre histoire, mademoiselle, et j’ai hâte de m’acquitter d’un devoir sacré.

 

– Un devoir !…

 

Et ce mot, qui aiguillonnait la curiosité de la jeune fille, triompha un moment de ses angoisses.

 

– Mademoiselle, dit Agénor, je viens de vous le dire, je m’appelle M. de Morlux ; je suis d’origine bretonne. J’ai été élevé à Paris, en même temps qu’une de mes cousines, Mlle de Beaurevert.

 

Ce nom fut pour Antoinette un nouveau jalon…

 

– Ah ! dit-elle, je me rappelle. Elle doit avoir dix ans de plus que moi. Elle était chez Mme Raynaud.

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Et elle en est sortie vers 1850.

 

– Précisément.

 

Cet entretien, si bizarrement commencé, avait lieu sur le trottoir de la rue d’Angoulême, une rue déserte et noire.

 

– Me pardonnerez-vous, mademoiselle, continua Agénor, de vous aborder ainsi dans la rue, au lieu de me présenter chez vous ? Mais, quand vous saurez le motif qui me guide…

 

– Parlez, monsieur, dit Antoinette, qui avait fini par dominer son émotion.

 

– J’ai été chargé par ma cousine, aujourd’hui mariée et riche, poursuivit Agénor, de rechercher Mme Raynaud. Je dois vous l’avouer, Pauline…

 

– Oui, interrompit Antoinette, je me souviens, elle s’appelait Pauline, monsieur.

 

– Pauline, poursuivit Agénor, n’avait d’autre soutien qu’une tante infirme et pauvre. Sa pension était irrégulièrement payée. Quand elle a quitté le pensionnat de Mme Raynaud, elle devait à cette dame un millier de francs.

 

Le cœur d’Antoinette battit à se rompre.

 

– Ce n’est que quatre ou cinq années après que ma cousine s’est mariée ; elle est aujourd’hui heureuse et riche et voici bien longtemps qu’on m’a chargé de retrouver Mme Raynaud et d’acquitter sa première dette.

 

Agénor parlait avec une ingénuité à laquelle Antoinette se laissait prendre. Il poursuivit :

 

– Je suis léger, je suis négligent, mes premières recherches avaient échoué. Mme Raynaud avait vendu son pensionnat. Où était-elle ? Elle était peut-être morte… Les entraînements de la vie parisienne me firent oublier la mission que j’avais reçue. Il y a huit jours, ma cousine m’a écrit en me disant :

 

Mme Raynaud est à Paris, dans le dernier dénuement.

 

– « Pardonnez-moi, mademoiselle, de me servir d’un pareil mot, qui n’est peut-être pas exact. Alors je me suis mis en campagne et j’ai fini, ce matin seulement, par découvrir votre retraite. On m’a dit que Mme Raynaud était malade, alitée. J’ai craint de me présenter. Quand vous êtes sortie de chez vous, j’hésitais encore… Maintenant je n’hésite plus, car je vois que vous avez un violent chagrin.

 

Agénor de Morlux avait su se faire une physionomie peinée, se donner une voix émue et un grand air de franchise. Il sembla à la jeune fille que Dieu lui envoyait un ami ; et alors, avec toute la spontanéité, tout l’abandon de la jeunesse honnête et franche, elle lui raconta sa touchante et simple histoire, sa vie laborieuse et son dévouement à Mme Raynaud ; puis la maladie de cette dernière qui avait amené l’horrible gêne où elles se trouvaient momentanément, et enfin la réception odieuse et brutale de cet homme sans cœur, si bien nommé du nom de Durpillard. Agénor, en l’écoutant, crut devoir essuyer une larme. Cette larme eût achevé, si la Chose n’eût été faite, de lui gagner la confiance de la jeune fille.

 

– Ah ! lui dit-elle, vous êtes notre sauveur… Venez ! venez ! car ces hommes-là vont arriver, et leur vue tuerait ma mère.

 

Une petite pluie fine se dégageait du brouillard tandis qu’ils causaient.

 

– Mademoiselle, dit Agénor, je ne puis vous laisser retourner à pied. Permettez-moi de vous mettre en voiture.

 

Et avant qu’elle eût pu refuser, il avait fait signe à une voiture de remise qui passait à vide, au coin du faubourg Saint-Honoré ; puis, ouvrant la portière, il se découvrit respectueusement et glissa un petit chiffon de papier dans la main tremblante de la jeune fille qu’il prit lestement sous le bras et qui n’eut pas le temps de toucher le marchepied.

 

– Rue d’Anjou, 19, dit-il au cocher.

 

Et saluant de nouveau, il s’éloigna avant qu’Antoinette, stupéfaite, eût pu revenir de sa surprise et de son émotion, ni proférer une seule parole. La voiture partit comme un trait, entra dans la rue de la Ville-l’Évêque et gagna la rue d’Anjou. La mère Philippe balayait le seuil extérieur de la maison. Elle fut fort étonnée de voir Antoinette descendre de voiture. Et comme la jeune fille ne pleurait plus, l’honnête portière s’écria :

 

– Ah ! il a bien voulu, n’est-ce pas ?

 

– Il m’a jetée à la porte sans rien entendre, dit Antoinette ; heureusement Dieu est venu à notre aide.

 

Et elle montra le billet de mille francs à la mère Philippe, qui, d’émotion, laissa tomber son balai, puis sauta au cou de la jeune fille, sans même songer à lui demander d’où lui venait tant d’argent.

 

– Ah ! dit-elle en ramassant l’instrument de sa profession et le brandissant d’un air de menace, ils peuvent venir maintenant, et le propriétaire et les huissiers ! on a de quoi leur répondre !… Et il peut bien nous renvoyer, le propriétaire ! nous trouverons bien toujours à manger notre pain en travaillant.

 

Le soir de ce jour, tandis que Mme Raynaud, qui s’était levée, sommeillait dans son fauteuil, Antoinette achevait la lettre commencée le matin et adressée à Madeleine :

 

« J’avais bien raison, ma bonne sœur [disait-elle], de te dire ce matin que le post-scriptum de ma lettre serait peut-être un bulletin de victoires. Tout est payé, les loyers arriérés, les mois de ménage de la pauvre mère Philippe ; quelques petites dettes dans le quartier – et je suis à la tête de plus de cinq cents francs ! Aussi ma chérie, ne nous envoie rien ce mois-ci ni l’autre… Tu dois être bien simplement mise, et ton malheureux trousseau doit s’en aller.

 

« Comment s’est opéré ce miracle ? Je vais te le dire.

 

(Ici, Antoinette racontait ingénument son aventure du matin et laissait percer un naïf enthousiasme pour ce beau jeune homme si distingué, si élégant et si doux qui lui était apparu comme un ange au bord de l’abîme.)

 

« Et figure-toi [continuait-elle] que je n’ai rien dit encore à maman Raynaud. J’en meurs d’envie et j’ai peur… elle est encore si faible ! Mais je tourmente néanmoins mon imagination et mon esprit pour trouver un moyen de la questionner sur Pauline de Beaurevert. Elle a bonne mémoire, maman, et elle ne peut pas avoir oublié Pauline. Et puis, enfin, que veux-tu que je te dise ? J’ai besoin, pour ma propre conscience, de toucher du doigt la légitimité de ce remboursement.

 

« Depuis ce matin, il m’est venu deux ou trois fois des doutes qui ont jeté l’épouvante dans mon âme. Je me suis même souvenue d’un mot atroce que deux jeunes gens, passant auprès de moi un matin, ont prononcé à mon oreille.

 

« Voilà une petite, disait l’un d’eux, qui est trop jolie pour aller longtemps à pied !… » Tant pis ! il faut que j’en aie le cœur net. Quand maman Raynaud s’éveillera, car elle dort là, dans son grand fauteuil, comme à l’ordinaire, tu sais, je lui dirai tout. Ma chérie, je t’embrasse un million de fois sur tes joues roses et tes beaux cheveux blonds.

 

« Ton ANTOINETTE.

 

« 2e P.-S. Je viens de relire ma lettre, je crois que je suis folle. Je t’ai écrit deux pages entières sur notre sauveur ! Ô fillette de vingt ans que je suis !… »

 

Comme Antoinette fermait sa lettre, Mme Raynaud ouvrit les yeux :

 

– Tu travailles donc encore, pauvre petite ? dit-elle.

 

– Non, maman, répondit Antoinette. Je viens de bavarder pendant six pages avec Madeleine. Je lui ai parlé de toi, de moi, de tout l’ancien pensionnat. J’étais vraiment, ce soir, en veine de souvenir.

 

Et tiens, maman, continua Antoinette avec volubilité, je ne sais pas pourquoi depuis ce matin, je songe sans cesse à une de nos grandes camarades. C’est d’autant plus extraordinaire qu’elle était beaucoup plus âgée que moi et que je l’ai à peine connue.

 

– Qui donc ça ? fit Mme Raynaud, qui aimait à parler de toute cette jeunesse qu’elle avait élevée et qui, depuis longtemps, avait pris son vol dans le monde.

 

– Te souviens-tu de Pauline ?

 

– Pauline Duval ?

 

– Non, dit Antoinette, Pauline de Beaurevert.

 

– Hélas ! oui, je me souviens, dit Mme Raynaud avec une subite émotion. Pauvre enfant !

 

– Elle était bien pauvre, n’est-ce pas ?

 

– Mais non, dit Mme Raynaud, au contraire, son père, le baron de Beaurevert, avait une belle fortune.

 

– Ah ! fit Antoinette, qu’une horrible angoisse prit à la gorge. Mais elle eut un espoir – un espoir véritablement insensé ! Pauline, en apprenant la détresse de son ancienne institutrice, avait peut-être fait à son cousin un pieux mensonge.

 

– Mais, dit-elle d’une voix tremblante, pourquoi donc, en parlant d’elle, maman, dis-tu : Pauvre enfant ?

 

– Mais, dit Mme Raynaud, parce que la chère petite est morte la veille de son mariage, à dix-neuf ans !

 

Antoinette jeta un cri et se renversa évanouie sur sa chaise. Elle avait compris enfin, et elle avait cru entendre vibrer de nouveau à ses oreilles l’obscène propos de ces deux jeunes gens qui lui avaient prédit un huit-ressorts.

 

VI

– Messieurs, dit le président du club des Asperges, comme les principaux membres du noble cercle sortaient de dîner et appelaient à leur aide, pour digérer les pâtés de saumon aux truffes du Périgord et les suprêmes de faisan à la purée de gibier, le cigare le plus pur de la Havane et un verre de la bienfaisante Liqueur des Îles de madame Amphoux, messieurs, j’ai reçu aujourd’hui une demande d’admission au titre étranger, ce qui, vous le savez, n’a rien de bien grave.

 

D’ailleurs, le pétitionnaire est dans une situation qui défie l’enquête la plus minutieuse.

 

– De qui donc est-il question ? demanda un des membres du Cercle, M. Oscar de Marigny, que nous avons entrevu l’avant-veille, à six heures du matin, en compagnie de son ami Agénor de Morlux, sur le trottoir de la rue d’Anjou.

 

– Je gage, dit le petit baron Benjamin, que c’est de lord Ewil qu’il s’agit.

 

– Non, dit le président, lord Ewil est toujours aux Indes. D’ailleurs, il était membre du Club quand il habitait Paris.

 

– Je parie pour le marquis de Santa-Fé, ce riche Napolitain qui a de si beaux trotteurs.

 

– Pas davantage.

 

– Et moi, je devine, fit Oscar de Marigny. C’est tout simplement cet honnête banquier hollandais, qui ne voyage qu’avec son cuisinier, dans un wagon à lui où il a fait installer des fourneaux.

 

– Vous n’y êtes pas, répondit le président. Voyons, puisque la chose prend les proportions d’un rébus et d’une énigme, je vais vous aider. Qui de vous était à la première représentation du Supplice d’une femme[7] ?

 

– Mais tout le monde, pardieu !

 

– Vous souvient-il d’une loge d’avant-scène dans laquelle était une femme très brune, un peu pâle, à l’air hautain et fatal ?

 

– Certainement, et je dois avouer, dit Oscar de Marigny, que jamais je n’ai vu beauté plus sinistre.

 

– Vous souvient-il encore d’un homme qui entra dans cette loge, où elle était seule, vers la fin du spectacle, et comme la salle croulait sous de bruyants applaudissements ?

 

– Parfaitement, dit Oscar.

 

– Cet homme, continua le président, lui jeta un manteau sur les épaules et l’emmena. Personne n’eut le temps de le remarquer.

 

– Excepté moi, dit Oscar. C’est un homme de taille moyenne, qui peut avoir trente-six ans. Il a l’œil bleu, le visage blanc, la barbe épaisse et noire, de belles mains et un grand air. Est-ce lui ?

 

– Précisément.

 

– Je demandai ce soir-là, poursuivit Oscar, quels étaient ces gens-là, car ni l’un ni l’autre n’avaient un visage connu à Paris, il me fut répondu que c’étaient des Russes.

 

– Ce sont des Russes, en effet.

 

– Le mari et la femme ?

 

– Oui.

 

– Et c’est le mari qui veut être du Club ?

 

– Voici sa demande, répondit le président, apostillée par M. de B… et M. de R… que nous nous honorons de posséder.

 

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Agénor de Morlux, qui entrait en ce moment-là.

 

– Il a un singulier nom, même pour un Russe, il s’appelle le major Avatar.

 

– Mais c’est un nom indien, cela !

 

– Non point un nom, mais un verbe, dit le président ; un verbe qui veut dire s’incarner. Maintenant, quand je vous aurai dit son histoire, qui m’a été certifiée authentique par un prince russe que nous connaissons, le colonel Karinoff, vous vous expliquerez ce nom.

 

On fit cercle autour du président, qui continua, au milieu de la fumée des cigares :

 

– Vous le savez, la Russie moderne est un peu comme l’ancienne Rome : elle s’assimile les peuples vaincus, se les incorpore, et attire indifféremment à Pétersbourg, pour les combler d’honneurs et les charger d’une chaîne dorée, le Circassien vaincu ou le Persan soumis. La Russie d’Europe est une petite province auprès de la Russie d’Asie. Le pavillon qui flotte sur les batteries de Cronstadt et les glaciers de la Finlande, vous le retrouverez au fond de l’Inde, et le czar compte maintenant parmi ses sujets des gens de toutes les religions. Le grand-père du major Avatar était indien : son père a été l’ami de Schamyl ; puis, il a abandonné la cause de l’émir circassien et il est venu s’établir avec ses troupeaux, ses femmes et ses esclaves au milieu des Tziganes qui campent au bord de la mer d’Azoff. À quinze ans, le major est rentré à Pétersbourg, dans le corps des cadets ; à dix-huit ans, on l’a envoyé comme sous-lieutenant au Caucase. Les Circassiens l’ont fait prisonnier. Schamyl, qui était alors dans toute sa puissance, reconnaissant le fils de celui qui l’avait trahi, voulut le faire mettre à mort. Une fille de Schamyl, avec laquelle il recommença le roman du général Yussuf avec la fille du dey d’Alger, le sauva. Le major a voyagé ; il a visité l’Inde, le berceau de sa famille ; il a été major au service de la Compagnie des Indes ; tout cela après avoir été prisonnier au Caucase pendant six ans. Il est riche. Il est brave, il a une jolie femme, qu’il a épousée je ne sais où ; de plus, dit-on, il ne joue jamais. Je vous propose donc, messieurs, l’adoption comme membre étranger du major Avatar.

 

– Adopté ! adopté ! dit-on. On alla aux voix, selon l’usage.

 

Le major indo-russe eut l’unanimité.

 

– Messieurs, dit le président en souriant, j’étais tellement assuré de vous et du résultat, que j’ai invité le major Avatar à se présenter. Je crois que M. de B… l’amènera.

 

– Quand ?

 

– Mais dame ! vous savez que B… n’est jamais pressé. Il va dans le monde avant de venir ici. S’il nous arrive à minuit, ce sera uniquement pour le major.

 

La pendule de la cheminée sonnait onze heures et demie. Oscar de Marigny dit en riant :

 

– Messieurs, pour passer le temps, invitons donc Agénor à nous conter ses nouvelles amours.

 

– Non pas, dit Agénor, le fruit n’est pas mûr.

 

– L’as-tu mis au soleil, au moins ? Agénor regarda son ami de travers.

 

– Tu crèves de jalousie, ce n’est pas douteux, dit-il.

 

– Tu sais, répondit Oscar, quel est à ce sujet ma façon de penser. Agénor haussa les épaules.

 

– Tiens, dit-il au lieu de me faire de la morale, fais-moi cinq louis en cinq points. Je veux être sage et devenir économe pour meubler convenablement la petite.

 

Ils revinrent s’établir devant une table d’écarté et la conversation continua entre eux.

 

– Ah çà ! dit Oscar, où en es-tu ?

 

– Je lui ai parlé ce matin.

 

– Et elle t’a répondu ?

 

– On répond toujours à un homme qui arrive un billet de mille francs à la main, une heure avant une saisie.

 

– Mon bon, dit Oscar à mi-voix, si tu ne me donnes pas des explications convenables, je t’annonce que je ne te croirai pas.

 

– Eh bien ! je vais m’expliquer. Mon valet de chambre est venu causer avec moi au coin de la rue, après ton départ. Il avait de nouveaux renseignements. La petite allait être saisie, à la requête du propriétaire, qui demeure rue d’Angoulême. J’ai bravement attendu. À neuf heures, elle est sortie. Je l’ai suivie. Je ne me trompais pas, elle allait rue d’Angoulême. J’ai attendu de nouveau ; elle est sortie tout en larmes ; alors je l’ai abordée en lui parlant de Mme Raynaud et d’une jeune personne qui avait été dans le pensionnat, et que j’ai dit être ma cousine.

 

– Ce qui n’était pas ?

 

– Je n’ai jamais entendu parler de cette demoiselle.

 

– Alors, comment as-tu pu te procurer son nom ?

 

– C’est Jean. Il avait trouvé, la veille, chez l’épicier, une feuille de papier qui a dû faire partie de ces cahiers de distribution de prix que les pensionnats aisés font imprimer chaque année. En haut de la page, il y avait : « Institution de Mme Raynaud. » Au-dessous : « Prix de dessin. »

 

Et plus bas : « 1er prix, Mlle de Beaurevert (Pauline), de Saint-Malo. » Tout cela m’a suffi pour échafauder mon petit roman, qui a eu un succès fou.

 

– Et tu as lâché ton billet de mille francs ?

 

– Naturellement… mais je me rattraperai, sois tranquille.

 

– Mais enfin, que comptes-tu faire ?

 

– Attendre quelques jours, d’abord.

 

– Bon !

 

– Elle rêvera de moi. Les jeunes filles, ça rêve toujours.

 

– Et puis ?

 

– Alors je lui écrirai et j’entamerai avec elle une correspondance toute chaste et pour le bon motif, comme disent les petites gens. Il est vieux comme le monde, ce moyen-là, mais il est et sera toujours le meilleur.

 

Oscar regarda son ami.

 

– Et si tu te laisses prendre dans tes propres filets ?

 

– Allons donc !

 

– Mon cher, toutes les rouées de la terre, toutes les filles perdues qui nous ruinent, sont moins fortes en diplomatie amoureuse qu’une honnête fille qui veut un mari et non pas un amant.

 

– Bah ! fit Agénor d’un air fat.

 

En ce moment, il se fit une rumeur dans les salons du cercle. Le major Avatar arrivait.

 

VII

Le major Avatar était un homme calme et même un peu froid. Il fut présenté par M. de B…, remercia simplement de l’honneur qu’on lui avait fait, parla peu, et ne satisfit qu’imparfaitement la curiosité générale, car on s’attendait au récit de ses aventures. C’était, du reste, un homme parfaitement distingué, parlant, comme tous les Russes de l’aristocratie, un français très pur. On essaya plusieurs fois de mettre la conversation sur le Caucase. Le major répondit brièvement, donna quelques détails laconiques, bien que d’une exactitude merveilleuse, et fit comprendre que le rôle de narrateur ne lui plaisait que médiocrement ; il ne touchait jamais une carte, mais il adorait le billard, avait dit M. de B… Il eut bientôt trouvé un partenaire, et il était à cet exercice d’une force si prestigieuse, que le billard du Club fut littéralement entouré tandis qu’il jouait.

 

– Ah çà ! dit le président, qui entraîna M. de B… dans le fumoir maintenant à peu près désert, où donc as-tu connu le major, marquis ?

 

– À Paris, il y a quinze jours.

 

– Je croyais que vous vous étiez rencontrés à l’étranger ?

 

– Non : mais je vais te mettre au courant de notre liaison, moins superficielle qu’on pourrait le croire.

 

– Voyons.

 

– Tu sais que j’ai beaucoup voyagé ?

 

– Oui.

 

– J’ai parcouru la Crimée, le Caucase, et je suis allé jusqu’en Perse, il y a dix ans.

 

« À mon retour, je me suis arrêté sur les bords de la mer d’Azoff, et j’ai eu pour hôte le père du major qui m’a beaucoup parlé de son fils, alors prisonnier de Schamyl.

 

– Ah ! fort bien.

 

– Or, donc, il y a quinze jours, le major s’est présenté chez moi, et il a invoqué l’hospitalité que j’avais reçue de son père.

 

« Tu penses bien, acheva M. de B…, que je me suis mis à sa disposition avec empressement. Sa femme est charmante, un peu hautaine, mais pleine d’esprit. Je crois leur fortune ordinaire, à en juger par leur train de maison, qui est fort simple. Ils habitent un petit hôtel dans la villa Saïd, et n’ont qu’une voiture au mois, jusqu’à présent. Mais je sais que le major attend des chevaux qu’il ramène d’Orient, et qui, paraît-il, sont de merveilleux trotteurs.

 

Tandis que M. de B… donnait au président du Cercle ces détails, le major achevait sa partie de billard, prenait congé des membres du club des Asperges, et s’esquivait sans bruit. Il était deux heures du matin, la nuit était claire et froide.

 

Le major s’en alla à pied le long des boulevards ; à la hauteur de la Madeleine, il vit un petit coupé à un cheval qui stationnait auprès de l’église. Il s’en approcha sans affectation, regarda tout autour de lui pour voir s’il n’était pas suivi, et tout aussitôt la portière s’ouvrit et une main de femme prit la sienne et le fit monter.

 

– Viens ! dit-elle. Je me gèle ici, en dépit de la boule d’eau chaude que j’ai sous les pieds. Eh bien ?

 

– C’est fait, dit le major. Je suis présenté.

 

Et il dit au cocher :

 

– Villa Saïd.

 

Tandis que le coupé roulait, le major reprit :

 

– Grâce à toi, me voici parfaitement incarné dans la peau du major Avatar ; et tous les documents que tu m’as fournis sont parfaitement exacts. Tu l’as donc connu ?

 

– Comme je te connais, répondit la femme.

 

– Et tu es sûre qu’il est mort ?

 

– J’ai reçu son dernier soupir à Marseille, il y a trois ans. Il est mort dans un hôtel garni où personne ne parlait le russe. C’est moi qui ai fait la déclaration de décès sous un autre nom, pensant bien que ces papiers, que j’ai tous gardés, pourraient me servir quelque jour. Ainsi, maître, tu peux être tranquille, ajouta-t-elle en prenant la main de cet homme et la baisant avec un respect enthousiaste.

 

Mais, reprit-elle, je suis sotte ! j’oublie de te donner une importante nouvelle.

 

– Ah !

 

– Milon est arrivé.

 

– Enfin ! dit le major.

 

– Il est arrivé une heure après ton départ ; il t’attend avec impatience.

 

– Nous ne pouvons pourtant pas nous mettre cette nuit même à la recherche de la cassette.

 

– Il est allé à Rome, ainsi que tu le lui avais ordonné…

 

– Et lui aussi il est incarné, hein ? fit le major en riant.

 

– Oui, il a tous les papiers qui établissent l’identité de Joseph Bandoni, ancien valet de chambre du prince Costa-Frédérica ; mais ce n’est point ce qui l’occupe.

 

– Oui, je sais. Il veut retrouver ses petites filles… et moi la cassette. Car, dit le major en souriant, nous sommes tout à l’heure au bout du rouleau que je m’étais gardé comme une poire pour la soif en entrant au bagne, et nous avons un rang à tenir.

 

Le coupé allait bon train. Il avait monté les Champs-Élysées, traversé le rond-point de l’Étoile, et il descendait maintenant l’avenue de l’Impératrice. À l’entrée de la villa Saïd, un homme de stature colossale se promenait de long en large, interrogeant l’horizon et donnant toutes les marques de la plus vive anxiété.

 

– Ah ! maître, dit-il au moment où le coupé s’arrêta, j’ai compté les minutes depuis deux heures…

 

Et comme le major descendait de voiture, il lui baisa respectueusement la main.

 

– Pauvre vieux, dit le major qui le regarda comme ils passaient devant la loge du concierge de l’avenue, à la porte de laquelle était un réverbère, voyons si tu t’es fait une vraie tête italienne.

 

« Hé ! hé ! pas mal…

 

Milon, car c’était lui, de même que, on l’a déjà deviné, le major Avatar et le forçat Cent dix-sept ne faisaient qu’un, Milon, dis-je, était tout à fait métamorphosé. Six mois s’étaient écoulés depuis que les deux compagnons de chaîne avaient, une nuit, rompu leurs fers et recouvré leur liberté. Le navire maltais dont Cent dix-sept avait pris le commandement avait abordé en Italie. Là Milon et Cent dix-sept s’étaient momentanément séparés. Milon revenait de Rome, où un ancien membre du club des Valets de cœur, comme l’était Noël le forgeron du reste, avait procuré au nouveau disciple de Cent dix-sept un état civil parfaitement en règle. Milon avait laissé croître ses cheveux et sa barbe, et comme la barbe était grise et que les cheveux étaient blancs, il avait teint la première en noir. Ce contraste d’une barbe noire et d’une chevelure blanche, en donnant à sa physionomie un caractère de dureté, achevait de rendre le bon Milon méconnaissable. Pendant les six mois qui venaient de s’écouler, il avait appris l’italien, ce qui lui avait été d’autant plus facile qu’il était d’origine provençale, et ne s’était jamais corrigé, lorsqu’il habitait Paris, de cet accent traînard et désagréable qui est l’apanage des races méridionales.

 

Tous trois entrèrent dans le petit hôtel que le major Avatar avait loué tout meublé, et le coupé s’en alla. Leur domestique se composait d’un valet de chambre, sous la livrée duquel les forçats de Toulon eussent reconnu le forgeron Noël, et d’une cuisinière que Vanda avait prise à Turin et qui balbutiait à peine quelques mots de français.

 

– Maintenant, mon ami, dit le major quand ils furent seuls dans le boudoir de Vanda, causons.

 

Il se débarrassa de sa houppelande fourrée, vêtement qui accompagne inévitablement la toilette d’un Russe de distinction nouvellement arrivé à Paris, endossa une veste de chambre que lui apporta Vanda, alluma un cigare, et posa les pieds sur les chenets.

 

– Causons, répéta Milon comme un écho.

 

– As-tu encore de l’argent ?

 

– Je suis au bout, mais je sais où est la cassette.

 

– Tu le savais, du moins ? Milon tressaillit.

 

– Que dites-vous, maître ? fit-il. L’auriez-vous déjà trouvée ?

 

– Non, mais je crains que nous ne la trouvions pas aussi facilement.

 

– Oh ! je sais où elle est…

 

– Sais-tu que pendant que nous étions là-bas on a bouleversé Paris ?

 

– Eh bien ?

 

– On a reconstruit et démoli des maisons par milliers. De nouvelles rues se sont ouvertes, d’autres ont disparu complètement.

 

– Il faudrait que le bon Dieu ne fût plus le bon Dieu pour que nous ne retrouvassions pas la maison où j’ai caché l’argent des enfants, murmura Milon d’une voix tremblante.

 

– Cela peut arriver pourtant.

 

– Bah ! on a pu démolir la maison, mais les caves…

 

– Les caves aussi. Maintenant, dis-moi dans quel quartier tu as opéré ce singulier dépôt.

 

– Dans le quartier des Invalides.

 

– Ah !

 

– Tout auprès de l’École militaire, en entrant dans la rue de Grenelle, au Gros-Caillou.

 

Le major respira.

 

– C’est bien ! dit-il, on a peu démoli et peu reconstruit par là. Nous verrons demain. À présent causons.

 

– J’écoute, dit Milon.

 

– Tu n’as aucune donnée sur les oncles de tes deux orphelines ?

 

– Pourquoi me demandez-vous ça ?

 

– Mais dame ! répondit Cent dix-sept, parce que ce n’est pas seulement l’or de la cassette qu’il faut retrouver.

 

– Et quoi donc encore ?

 

– La fortune volée par les oncles, et la rendre aux enfants.

 

– Ô maître ! murmura Milon, vous feriez cela !

 

– Je le ferai, dit froidement le major.

 

Milon joignit les mains.

 

– Ô mes pauvres enfants ! murmura-t-il, tandis qu’une larme roulait dans ses yeux.

VIII

Le lendemain soir, vers minuit, deux hommes traversaient le pont de l’Alma et arrivèrent au bas de l’esplanade des Invalides. Blouse blanche, casquette de drap noir couverte de plâtre, le pas lourd et de travers, ils ressemblaient à s’y méprendre à deux honnêtes enfants de la Creuse ou du Limousin qui viennent à Paris se livrer à ce grand œuvre de remaniement et de reconstruction sous lequel disparaît petit à petit la vieille Lutèce de nos pères. L’un d’eux, le plus grand, s’arrêta au bout du pont et promena un regard investigateur autour de lui. La nuit était claire et la lune brillait au ciel, dégagée de son auréole ordinaire de brume.

 

– Comme on a changé par ici ! dit-il.

 

– Tu trouves ?

 

– Qu’est-ce que c’est que cette grande rue qui s’ouvre devant nous ?

 

– C’est l’avenue de Latour-Maubourg prolongée.

 

– Mais où est le Champ-de-Mars ?

 

– À droite.

 

– Il faut le traverser, en ce cas ; je vous ai dit que c’était à l’entrée de la rue de Grenelle. Ah ! dit Milon, car c’est encore lui que nous retrouvons, sous ce nouveau déguisement, en compagnie de Cent dix-sept, devenu le major Avatar ; ah ! c’est tout une histoire, maître.

 

– Voyons ?

 

– Un an avant que Madame se décidât à soustraire les petites à la haine de ses frères, elle fit un voyage dans son pays, en Allemagne, et elle me laissa pour garder l’hôtel.

 

« J’avais une parente qui habitait au Gros-Caillou, et elle y tenait un petit débit de vins et liqueurs. Les maçons et les autres ouvriers du quartier venaient boire et manger chez elle. Pendant l’absence de Madame, j’allais la voir quelquefois ; et vous savez, je bois un coup volontiers, je fais un cent de piquet. Comme je n’avais rien à faire à ce moment-là, je finis par aller tous les soirs chez ma parente et je fis la connaissance de tous les maçons et de tous les manœuvres qui fréquentaient son établissement, tellement qu’il y en avait quelques-uns qui me tutoyaient et que je les tutoyais tous.

 

« Le cabaret était une pauvre baraque en planches, élevée sur un terrain vague, à gauche, à l’entrée de la rue. Le terrain avait été loué pour douze ans par le mari de ma parente. Le pauvre homme était mort, et, à l’époque dont je parle, le bail allait bientôt finir. Mais le propriétaire du terrain, qui, d’abord, s’était promis de construire une grande maison, n’avait sans doute pas assez d’argent ; car le bail expiré, il laissa la cabaretière tranquille et divisa son terrain en deux lots. Sur le second, il posa les fondations d’une maison.

 

« La dernière fois que j’avais vu ma parente – la veille du retour de Madame –, je l’avais trouvée tout en larmes ; elle se croyait ruinée. Quand je la revis, elle était toute contente et son cabaret était plein. Elle donnait à manger non seulement aux maçons, mais aux serruriers, menuisiers et autres corps d’État qui construisaient la maison. Cette fin de bail, qui la menaçait d’une ruine, était devenue une fortune pour elle. La maison commençait à s’élever hors de terre et on construisait les caves en même temps que montaient les quatre murs.

 

« Ce fut le soir de ce jour-là que Madame me confia cette cassette qui renfermait un million. Je passai quarante-huit heures à chercher dans ma tête un moyen de mettre cet argent en sûreté. Mais où ? mais comment ? Vous savez, un homme bête comme moi, poursuivit Milon, ça n’a pas d’imagination, et les pauvres gens qui ont un trésor à cacher n’ont pas deux endroits : ils le fourrent dans leur paillasse, où ils creusent un trou dans le mur de leur cave. Moi, je pensai tout de suite à la cave ; mais comme je n’avais pas de cave à moi je me mis à songer à ces belles caves toutes neuves qu’on élevait au Gros-Caillou, auprès du cabaret de ma parente. Alors, je ne fis ni une ni deux ; je m’en retournai trois jours de suite au cabaret, et je refis connaissance avec mes amis les maçons. Le quatrième, j’arrivai tout désolé.

 

« – Qu’est-ce que vous avez donc, père Milon ? me demanda l’entrepreneur, un gros Limousin qui m’avait pris en amitié, parce qu’il disait que moi seul pouvais lui tenir tête à boire.

 

« – J’ai, répondis-je, que j’ai eu des raisons avec Madame et qu’elle m’a donné mon compte.

 

« – Et vous êtes sans place ?

 

« – Oui, et je ne veux plus du métier de domestique.

 

« – Est-ce que vous voulez vivre de vos rentes ?

 

« – Non ; d’abord je n’ai pas de rentes. Et puis je ne suis pas homme à rien faire. Je veux être ouvrier. Je n’ai pas encore cinquante ans et je suis solide, comme vous voyez.

 

« – Ça c’est vrai, me dit-il, et vous feriez un beau tailleur de pierres ou un joli maçon. Tiens, ajouta-t-il, je vous embauche à cent sous par jour.

 

« – Non, répondis-je, ça ne me va pas. Je veux être à mes pièces, à tant de la toise de maçonnerie.

 

« – Tope ! me dit-il : venez demain à l’ouverture du chantier, nous commencerons.

 

« Nous vidâmes une bouteille et je m’en allai. Le lendemain j’étais exact. Le patron me demanda si je voulais travailler en haut ou en bas.

 

« – En bas, lui dis-je, l’air des caves est bien plus sain.

 

« – Farceur ! me dit-il, on voit bien que vous aimez à boire un coup.

 

Milon s’interrompit un moment. Tandis qu’il causait ainsi, Cent dix-sept et lui étaient arrivés au Champ-de-Mars.

 

– Ah ! reprit le colosse, il faut vous dire, maître, que je suis provençal et que j’ai été maçon dans ma première jeunesse, aux environs de Marseille. Ça me connaissait, le bâtiment, et j’avais dit au patron que j’en étais.

 

« Quand il me vit manœuvrer l’équerre et la truelle, il vit bien que je savais le métier.

 

« – Allons, mon garçon, me dit-il, je vois bien que nous allons pouvoir nous entendre.

 

« Et il me donna un caveau tout entier à l’entreprise. C’était ce que je voulais. Nous étions alors en été. Les ouvriers à la journée arrivent à six heures du matin et s’en vont à six heures du soir. Mais ceux qui sont à la tâche travaillent quelquefois une heure de plus, quand ils sont laborieux. Moi, j’étais au chantier bien avant six heures ; quelquefois même à quatre heures et demie.

 

« Quand toutes mes mesures furent bien prises, un matin que j’étais tout seul, à cinq heures moins un quart, je déplaçai une pierre de taille du caveau et je mis la cassette derrière, puis… je remaçonnai la pierre, et ni vu ni connu !

 

« Vous pensez bien, acheva naïvement Milon, qu’une maison n’est pas construite pour huit jours. Il pourrait se passer bien des centaines d’années avant qu’on songeât à démolir celle-là.

 

– C’est parfait, dit Cent dix-sept avec une pointe d’ironie : mais as-tu marqué la pierre ?

 

– Non, mais c’est la sixième en venant du côté de la porte à gauche.

 

– Et le caveau ?

 

– Il est au bout du corridor souterrain qui aboutit à l’escalier des caves.

 

– C’est fort bien ; mais enfin, si cette maison est encore debout, elle est habitée ?

 

– Sans doute.

 

– Et comment pénétreras-tu dans la cave ?

 

– Allez ! allez ! fit Milon d’un air fin, j’ai mon idée.

 

Et ils continuèrent à marcher dans la direction du Gros-Caillou.

 

– Comment quittas-tu le chantier ? demanda Cent dix-sept.

 

– Oh ! bien simplement, allez ! Un soir, deux jours après, je proposai un cent de piquet au patron, avec deux litres pour enjeu. Je lui contestai un point, il se fâcha ; je me fâchai plus fort et je lui jetai les cartes à la figure. Comme j’étais plus fort que lui, au lieu de se jeter sur moi, il se contenta de me donner mon compte… et je rentrai chez Madame.

 

– Et ta parente ?

 

– La pauvre femme m’a cru coupable, comme tout le monde, quand on m’a condamné ; mais elle ne m’a pas renié. Elle m’a envoyé de temps en temps une pièce de cent sous : jusqu’au moment où je n’ai plus rien reçu. Je pense bien qu’elle est morte.

 

– Ce qui fait que le cabaret a dû passer en d’autres mains.

 

– Ou bien on aura bâti dessus.

 

Comme il parlait ainsi, Milon venait d’atteindre l’entrée de la rue de Grenelle.

 

– Tenez, dit-il, nous y voilà.

 

Il s’enfonça dans la rue, et Cent dix-sept le suivit. Le Gros-Caillou est un quartier désert, passé onze heures du soir. Depuis longtemps, les soldats sont rentrés, les boutiques fermées, les maisons closes. Il n’y avait pas un chat dans la rue de Grenelle ; mais on voyait dans le lointain une lanterne verte qui changeait de place.

 

– Laissons passer l’omnibus, dit Milon.

 

Et il s’arrêta.

 

L’omnibus passa ; les deux faux maçons continuèrent leur chemin. Enfin, Milon s’arrêta de nouveau.

 

– C’est ici ! dit-il.

 

Et il montrait deux maisons neuves et comme pareilles. Seulement l’une d’elles avait une teinte plus grise ; l’autre s’était élevée, sans doute, sur l’emplacement du cabaret. Milon alla se placer devant la première et dit à Cent dix-sept, tout bas :

 

– Voilà où est l’argent !

 

IX

L’omnibus passé, la rue de Grenelle, au Gros-Caillou, était maintenant aussi déserte qu’une des allées du Père-Lachaise ou du cimetière Montmartre. Milon se baissa et toucha de la main les barreaux d’un soupirail.

 

– Ils sont épais, dit-il, mais c’est là.

 

– Voyons, fit Cent dix-sept, explique-moi ton idée.

 

– C’est bien simple, dit Milon ; j’ai apporté des outils.

 

– Quels outils ?

 

– Une lime pour scier les barreaux.

 

– Bon… Après ?

 

– Et un ciseau de maçon pour desceller la pierre.

 

– Est-ce tout ? demanda Cent dix-sept en souriant.

 

– Non, j’ai encore une corde autour des reins.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour nous aider à descendre dans la cave et nous permettre d’en sortir.

 

– Tout cela est fort bien, reprit Cent dix-sept ; mais avant de mettre ton projet à exécution, allons donc nous asseoir là-bas, sur cette borne.

 

Milon regarda le maître avec étonnement.

 

– Viens toujours, dit le maître avec son accent d’autorité.

 

Milon le suivit. Cent dix-sept tira une pipe de sa poche et la bourra tranquillement :

 

– Nous avons l’air de vrais maçons qui viennent de ripailler dans quelque bouchon du voisinage.

 

Milon attendait que Cent dix-sept s’expliquât. Celui-ci alluma sa pipe, et ce ne fut qu’à la troisième bouffée qu’il se décida à parler :

 

– Depuis combien de temps as-tu quitté Paris ?

 

– Depuis onze ans, répondit le colosse.

 

– Sais-tu combien il y avait de sergents de ville alors ?

 

– Deux ou trois cents, peut-être…

 

– Il y en a deux mille aujourd’hui, et des postes dans tous les quartiers.

 

– Bon ! dit Milon, vous ferez le guet.

 

– Soit, mais je suppose qu’on nous surprenne…

 

– Ah dame !…

 

– Nous retournerions au bagne du même coup, car il y a tentative de vol avec effraction.

 

– Mais ce n’est pas un vol, puisque l’argent est à nous !

 

– Eh bien ! dit Cent dix-sept en riant, si tu peux prouver ça à la justice, quand elle aura mis le nez dans nos affaires, tu seras fièrement malin, mon bonhomme.

 

– Mais enfin, c’est l’argent des petites !

 

– Soit.

 

– Et il nous le faut.

 

– Je ne dis pas non. Seulement, il est inutile de risquer un nouveau voyage dans le midi de la France, tu sais… quand on vient passer l’hiver à Paris…

 

– Je ne vois pourtant pas d’autre moyen de pénétrer dans la cave et d’avoir la cassette.

 

– Est-ce que tu voyais un moyen de sortir du bagne, il y a six mois, sans être repris ?

 

– Ça, non, j’en conviens.

 

– Et n’est-il pas convenu que tu es le bras et moi la tête de notre association ?

 

Milon courba humblement la tête.

 

– Vous avez raison, maître, dit-il ; je suis un imbécile. Pardonnez-moi.

 

– À la condition que tu m’obéiras.

 

– Ne suis-je pas votre esclave ?

 

– Eh bien ! viens alors, dit Cent dix-sept, qui le ramena devant la maison et lui montra le dessus de la porte cochère d’où pendaient plusieurs écriteaux :

 

– Voilà, dit-il, un concierge bien négligent. Il finira par se faire voler ses écriteaux.

 

– Ça, c’est vrai, dit naïvement Milon. Il devrait les rentrer tous les soirs.

 

– Aussi, je le congédierai, dit froidement Cent dix-sept.

 

– Vous ? fit Milon stupéfait.

 

– Sans doute, quand nous serons propriétaires de la maison.

 

– Vous voulez donc l’acheter ?

 

– Dès demain. C’est le moyen le plus sûr de bouleverser notre cave de fond en comble, si bon nous semble, sans que personne y trouve à redire.

 

– Mais, dit Milon, comment la paierons-nous ?

 

– N’y a-t-il pas un million dans la cassette ?

 

– C’est vrai.

 

– Ce sera un placement comme un autre que nous ferons aux petites.

 

– Maître, dit Milon, je ne comprends pas très bien. Pour payer la maison, il faut avoir de l’argent.

 

– Tu te trompes, mon vieux. On n’achète pas une maison comme on achète un gilet de flanelle, argent à la main. Il y a la purge légale qui dure trois mois, et on peut stipuler dans l’acte d’acquisition la jouissance immédiate.

 

– Oui, mais encore faut-il qu’on ait confiance en nous ?

 

– Imbécile ! dit Cent dix-sept, ne suis-je pas le major Avatar, un grand seigneur russe ?

 

– C’est juste.

 

– Dans ces conditions-là, mon bonhomme, la moitié de Paris me vendrait l’autre à crédit.

 

– Mais enfin, maître, dit encore Milon, si la maison n’est pas à vendre ?

 

– N’as-tu pas vu les écriteaux de location ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! tu loueras un appartement avec grenier et cave. Après tout, si le caveau ne tombe pas dans notre lot, nous nous souviendrons de notre ancien métier, et nous en serons quittes pour risquer deux mois de correctionnelle.

 

– Vous avez réponse à tout, maître, dit humblement Milon.

 

– Tâche de faire comme moi alors, dit Cent dix-sept, qui prit son ancien compagnon de chaîne par le bras et l’entraîna de nouveau vers le Champ-de-Mars, car, mon vieux, tu n’as oublié qu’une chose.

 

– Laquelle ?

 

– C’est de me dire le nom des petites.

 

– L’une, la brune, s’appelait Antoinette ; l’autre, la blonde, Madeleine.

 

– Mais… leur autre nom ?

 

– Elles ne doivent pas le savoir, puisque Madame les avait mises dans le pensionnat sans vouloir le dire.

 

– Mais, reprit Cent dix-sept, qui s’amusait de la naïveté du colosse, tu le sais, toi ?

 

– Oui ; Madame s’appelait la baronne Miller, un nom allemand.

 

– Et ses frères ?

 

– Je ne sais pas ; Madame n’en parlait jamais.

 

– Mais enfin, quand on t’a jugé, qu’ils t’ont fait condamner, on a prononcé leurs noms ?

 

– Oui, mais j’avais perdu la tête ; je ne me rappelle pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y en avait un qu’on appelait M. Karl.

 

– Mon pauvre ami, dit Cent dix-sept, c’est fort heureux que je me sois mis dans ton jeu, tu n’en serais jamais sorti.

 

– Je suis si bête, dit Milon avec naïveté.

 

– Mais tu dois te souvenir de la rue où était la maison de ta maîtresse ?

 

– Oh ! ça oui… rue de Verneuil.

 

– Allons-y ! dit Cent dix-sept.

 

– Comment ! fit Milon avec un soupir, nous nous en allons ?

 

– Mais… sans doute…

 

– Si, d’ici à demain, on allait voler la cassette ?… Cent dix-sept haussa les épaules.

 

– Puisqu’elle y est depuis dix ans, dit-il.

 

Et il lui fit traverser le Champ-de-Mars, l’esplanade des Invalides, et prendre la rue de l’Université. Milon se frappa le front :

 

– Ah ! j’y suis, dit-il, je sais pourquoi nous allons rue de Verneuil, pardieu !

 

– Vraiment ? fit Cent dix-sept en souriant.

 

– Dame ! les frères de Madame ayant hérité d’elle, ils doivent habiter l’hôtel.

 

– Ou l’avoir vendu ; mais enfin on retrouvera.

 

Ils parvinrent rue de Verneuil. Milon allait en avant, comme un chien de chasse qui quête une voie.

 

– Bon, dit-il, voilà que je ne m’y reconnais plus.

 

– Je m’y reconnais, moi, dit Cent dix-sept. L’hôtel a été démoli et a fait place à une maison de six étages.

 

– Alors… comment savoir ?

 

– Nous saurons demain, dit Cent dix-sept. Allons-nous-en. Noël nous attend.

 

Ils suivirent la rue de l’Université, puis la rue Jacob, s’enfoncèrent dans la rue de l’École-de-Médecine et ne s’arrêtèrent qu’au milieu de la rue Serpente. Là, Cent dix-sept sonna à la porte vermoulue d’une vieille maison qui avait dû être un hôtel. Il se fit quelque bruit au-dedans de l’allée, vu l’heure avancée de la nuit.

 

– Qui va là ? dit une voix à l’intérieur.

 

– Les amis du Limousin ! répondit Cent dix-sept.

 

La porte s’ouvrit, et Cocorico, l’ancien forgeron du bagne, accourut à la rencontre du maître.

 

X

Il y avait trois jours que Mlle Antoinette s’était évanouie en apprenant de la bouche même de Mme Raynaud que Pauline de Beaurevert était morte il y avait plus de dix ans.

 

La pauvre dame infirme avait appelé au secours ; les voisins étaient accourus ; on avait prodigué des soins à la jeune fille et fini par lui faire reprendre ses sens, mais la cause de son évanouissement était demeurée un mystère. Depuis trois jours, Antoinette était changée, comme si elle eût fait une grave maladie. Pâle, l’œil atone, tressaillant au moindre bruit, elle avait sans cesse devant les yeux cet homme qui, sans doute, avait spéculé sur son dénuement.

 

Et elle s’était servie de cet argent ! et quand cet homme viendrait, elle ne pourrait pas le lui rendre… car il reviendrait sûrement un jour ou l’autre – Antoinette savait assez la vie déjà pour n’en pas douter – réclamer le prix de ses services. Et elle ne pourrait pas lui rendre la somme entière ; car elle n’avait pas touché au reste et s’était hâtée d’enfermer les cinq cents francs qu’elle avait encore au plus profond d’un tiroir, comme si la vue de cet argent lui eût été odieuse.

 

Elle s’était remise au travail avec plus d’ardeur que jamais, allongeant les jours, abrégeant les nuits. Le petit père Rousselet, qui prenait goût à son commerce de traductions, était revenu, apportant un gros volume britannique où la vie d’un parfait gentleman et d’une lady accomplie était racontée minutieusement en quatre cent trente pages d’un ennui mortel, assaisonnées à chaque chapitre de tartines beurrées, de thés et de sandwiches. On mange énormément dans les romans anglais. Le petit père Rousselet avait donc apporté ce volume en disant à la jeune fille :

 

– Je vais faire une folie, mais je suis en veine, tant pis ! si vous me rendez ce volume à la fin de la semaine, je vous donne trois cents francs.

 

– Trois cents francs ! ! !

 

Antoinette s’était mise à l’ouvrage. Elle se couchait à minuit et se levait à quatre heures du matin, se disant :

 

– Si cet homme pouvait attendre huit jours, je serais sauvée !

 

On lui avait payé une centaine de francs de leçons, et maintenant elle avait un espoir, c’est que sa lettre se croiserait avec la lettre mensuelle de Madeleine, qui renfermait régulièrement une centaine de francs.

 

Oh ! alors il faudrait bien qu’Antoinette retrouvât cet homme qui avait eu l’audace de lui faire un mensonge pour l’obliger. Elle se souvenait de son nom ! elle bouleverserait tout Paris pour arriver jusqu’à lui et le forcer à reprendre son argent.

 

Le quatrième jour commençait et elle n’avait aucune nouvelle d’Agénor.

 

– Ah ! s’il pouvait attendre encore ! murmura-t-elle ; trois jours, plus que trois jours !

 

La mère Philippe entra comme à l’ordinaire, vers sept heures. Depuis qu’elle faisait le modeste ménage des deux femmes, la concierge avait fini par calculer à peu près rigoureusement au nombre de feuillets entassés sur la table, l’heure du lever de la jeune fille.

 

– Oh ! mademoiselle, dit-elle ce jour-là, vous n’êtes vraiment pas raisonnable ! Vous vous êtes levée bien avant quatre heures.

 

– C’est possible, dit Antoinette ; je suis très pressée pour ce travail-là, ma bonne Philippe.

 

La vieille femme était toujours très respectueuse avec Antoinette, mais son respect n’était point dépourvu d’une certaine familiarité affectueuse.

 

– Ma bonne demoiselle, dit-elle, en appuyant une de ses mains sur la table de travail, vous savez si nous vous aimons, Philippe et moi…

 

– Oh ! je le sais ! dit Antoinette, et je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

 

– Eh bien ! reprit la mère Philippe, vous avez un nouveau chagrin, bien sûr ; nous le disions avec Philippe, hier soir, en nous couchant. Vous êtes revenue avec bien de l’argent, l’autre jour, et…

 

– Taisez-vous, au nom du ciel ! dit Antoinette.

 

– Pardon si je viens de vous faire de la peine, reprit la mère Philippe avec émotion ; si seulement Philippe ou moi, nous pouvions vous tirer de peine ! Justement mon frère est revenu ; il est tout à votre service.

 

– Merci, ma bonne femme, dit Antoinette ; mais vous vous trompez, je n’ai aucun chagrin et n’ai besoin de rien maintenant.

 

Et, comme elle parlait ainsi, Antoinette laissa tomber une larme sur le feuillet commencé qu’elle avait devant elle.

 

– Oh ! c’est mal, dit la mère Philippe, c’est très mal, ça, mademoiselle, d’avoir méfiance de nous qui vous aimons tant !

 

L’accent de la pauvre femme avait quelque chose de douloureux qui alla au cœur d’Antoinette. La pauvre fille tendit la main à la concierge et lui dit :

 

– Je veux tout vous dire.

 

Et elle lui confia, en effet, sa singulière rencontre avec M. Agénor de Morlux, l’histoire du billet de mille francs, le mensonge qu’il lui avait fait et les angoisses mortelles qu’elle éprouvait depuis ce temps-là. Mais la mère Philippe n’avait pas la délicatesse excessive de la jeune fille.

 

– Ah ! dit-elle, je donnerais bien ma tête à couper que ça finira bien, tout cela.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Antoinette toute tremblante.

 

– M. Agénor de Morlux, continua la mère Philippe suivant son idée, je connais ça, moi. Oui, c’est un jeune homme très riche…

 

– Il faut qu’il le soit, murmura Antoinette avec amertume, pour faire de semblables folies.

 

– Eh ! mais, reprit la mère Philippe, je crois bien que mon mari connaît son valet de chambre.

 

Le front plissé d’Antoinette se dérida un peu.

 

– Alors, dit-elle, il sera facile de savoir où il demeure, ce monsieur ?

 

– Oh ! pour ça, oui…

 

– Trois jours encore ! murmura Antoinette.

 

La mère Philippe ne comprenait trop rien aux exclamations de la jeune fille, mais elle suivait toujours son idée :

 

– Après ça, dit-elle, on a vu des choses plus étonnantes que ça !

 

– Quoi donc ? dit Antoinette.

 

– Voyez-vous, mademoiselle, reprit la mère Philippe, M. Agénor est assez riche…

 

– Eh bien ?

 

– Assez riche pour deux.

 

– Je ne comprends pas, dit la jeune fille.

 

– Et quand ce n’est pas pour le bon motif, on ne jette pas comme ça des billets de mille francs par la fenêtre !

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Antoinette, qui n’osait pas comprendre.

 

– Pourquoi donc qu’il ne serait pas tout de bon amoureux de vous, si belle et si sage, et si bien éduquée qu’on dirait une princesse ? dit la mère Philippe avec un naïf enthousiasme ; et qu’il ne vous épouserait pas comme une fille de bonne maison que vous êtes ?

 

Les joues d’Antoinette s’empourprèrent et son irritation s’évanouit un moment. Mais bientôt la pâleur reparut sur son visage et elle murmura avec un amer sourire :

 

– On n’épouse pas une pauvre fille comme moi !…

 

– Pourquoi donc ça ? Pourquoi donc ça ? demanda la mère Philippe. Tenez, moi qui vous parle, j’ai bien épousé mon second mari quand il n’avait que ses deux bras, ses trente-deux dents pour manger et ses deux yeux pour pleurer, et pourtant j’étais une femme établie, moi… je payais patente !

 

Et la mère Philippe se redressa avec un sentiment d’orgueil, bien légitime, après tout.

 

– Ah ! dit Antoinette en essayant de faire trêve un moment à l’amertume de ses pensées, vous étiez donc veuve quand vous avez épousé le père Philippe ?

 

– Et établie, encore.

 

– Dans quel commerce ?

 

– Je tenais un commerce de liqueurs et de marchand de vin au Gros-Caillou, dans la rue de Grenelle, dit la mère Philippe, et j’avais des économies, et tous les maçons du quartier mangeaient chez moi… Eh bien ! tout ça s’est en allé… Nous avons fini par faire de mauvaises affaires ; voyez-vous, Philippe n’entend rien au commerce. Un beau matin, nous nous sommes réveillés ruinés… et nous avons été bien heureux de trouver une place de concierges.

 

– Pauvres gens ! murmura Antoinette, qui oubliait ses propres misères.

 

– Mais ça ne fait rien, reprit la mère Philippe, j’ai dans l’idée, moi, que ce M. Agénor…

 

– Oh ! taisez-vous ! taisez-vous ! mère Philippe.

 

– Bah ! bah ! s’il me demandait des renseignements, je saurais bien lui dire, moi, qu’il peut chercher par la terre entière, et même ailleurs, et que jamais il ne trouvera une perle comme vous.

 

La mère Philippe fut interrompue par la pendule qui sonnait huit heures, et deux coups discrets qu’on frappa à la porte. Antoinette se retourna et pâlit de nouveau. C’était le père Philippe qui apportait deux lettres : l’une, bariolée de timbres ; l’autre, avec un cachet rouge armorié. À la vue de la première, Antoinette s’écria :

 

– Ah ! c’est de Madeleine !

 

Puis elle saisit la seconde en tremblant, et n’osa l’ouvrir.

 

– Je parie, dit la mère Philippe, que c’est de M. Agénor de Morlux.

 

XI

Après avoir remis les deux lettres, le père Philippe s’était retiré. Sa femme entendit la voix de Mme Raynaud qui appelait, et elle sortit à son tour. Si bien qu’Antoinette se trouva seule. La jeune fille avait pris les deux lettres et les regardait sans les ouvrir. Un tremblement nerveux s’était emparé d’elle. Qu’était-ce que cette enveloppe à cachet rouge ? D’où venait-elle ? Il arrivait pourtant quelquefois à Antoinette de recevoir des lettres dont, à première vue, elle ne devinait pas la signature.

 

C’étaient quelquefois les parents de ses élèves qui lui écrivaient, quelquefois aussi une amie de pension perdue de vue. Mais, jusqu’alors, elle avait ouvert chaque missive avec un sentiment de curiosité banale, et rien de plus. Celles qui, au contraire, portaient le timbre de la poste russe, celles de Madeleine, elle en brisait le cachet avec une joie impatiente.

 

Et pourtant, ce jour-là, ce ne fut pas la lettre de Madeleine qu’elle ouvrit la première. Ce fut la lettre au cachet rouge – la lettre inconnue. Elle était correcte, d’une écriture allongée et nette qui trahissait une main d’homme. Avant de lire, Antoinette courut à la signature :

 

LE BARON AGÉNOR DE MORLUX.

 

Alors, son cœur se serra bien fort et suspendit ses battements, tandis qu’un nuage passait sur ses yeux. Et cependant elle lut… Elle lut, parce que la curiosité est chez la femme un sentiment dont rien ne saurait triompher. Elle lut aussi, parce qu’une voix secrète lui disait que l’homme qui avait écrit cette lettre devait jouer dans sa vie quelque étrange rôle. La lettre de M. Agénor était respectueuse entre toutes.

 

« Mademoiselle [disait-il], la Providence a souvent des vues qui sont impénétrables. J’ai perdu ma mère presque au berceau ; émancipé à dix-huit ans par un père à qui le soin de ses plaisirs rendait ma tutelle fort lourde, j’ai été, à cet âge où l’homme n’est encore qu’un grand enfant, le maître absolu de ma destinée.

 

« J’ai aujourd’hui vingt-six ans, cinquante mille livres de rente, un titre fort vieux et bien authentique, et je suis aussi seul dans la vie qu’un pauvre derviche en son désert, tournant comme lui sur moi-même, et me demandant si la vie n’a pas des côtés plus sérieux et un peu plus élevés que l’existence du club, le betting et les courses plates, les joies âcres du mistigri, et les loisirs cavaliers que nous font ces créatures qui n’ont plus de la femme que le nom.

 

« Un jour, une vieille amie de ma famille, qui tripote des mariages par inclination, et peut-être un peu aussi par intérêt, s’est avisée de me présenter dans un monde très élégant, très aristocratique, où les jeunes filles à marier étaient aussi nombreuses que les grains de sable au bord de la mer. Il y en avait des blondes, des brunes, des châtaines, et aussi des rousses, qui rappelaient la déesse antique répondant au nom de Junon. Toutes ces demoiselles sont très fortes sur le piano, causent de mode comme une couturière, savent par cœur les noms de tous les secrétaires d’ambassade, s’informent si le premier homme qu’on leur présente est assez adroit pour ne s’être encore rien cassé dans un steeple-chase et s’il compte donner à sa femme des diamants présentables et des chevaux d’un demi-sang authentique. Parmi les jeunes gens de mon monde, il y a tant d’hommes dont elles feront le bonheur, que j’ai compris qu’elles seraient incapables de me rendre heureux.

 

« Depuis six mois, misanthrope avant le temps, sauvage retiré de la civilisation, je vivais dans le désert de mon cœur – une solitude, mademoiselle, où la baguette d’une fée fera, quand elle le voudra, surgir des palmiers et des fontaines ; depuis six mois, dis-je, triste et sombre, découragé de la lutte avant d’avoir lutté, je songeais à entreprendre un de ces voyages lointains qui guérissent du mal de Paris, cette indisposition que nous nommons ainsi, et que les Anglais appellent tout sottement le spleen.

 

« Une nuit, un matin plutôt, à l’heure où le Paris oisif va s’endormir, une étoile s’est allumée dans mon ciel morne, et j’ai contemplé cette étoile mystérieuse ce matin-là et les suivants, et tous les jours depuis six mois. Cette étoile, vous la devinez, n’est-ce-pas ? C’est la petite lampe de l’ange laborieux qui s’est fait le soutien de la pauvre femme infirme et malade. Je ne vous parlerai point de sa beauté, mademoiselle, je vous parlerai simplement de son noble cœur et de ses vertus.

 

« J’ai osé faire un rêve, et un rêve téméraire, sans doute je me suis pris à songer un jour que si cette jeune fille, instruite, bien élevée, courageuse et belle, le voulait, elle serait la plus accomplie des femmes. Mériterai-je un tel honneur, moi qui ne suis, hélas ! que riche et ennuyé ? Je n’ose le croire, je n’ose l’espérer, et cependant mon cœur domine ma raison, et je vous écris en me mettant à genoux devant vous, en vous demandant pardon d’un petit mensonge bien innocent. Refuserez-vous le pardon à celui qui se dit, mademoiselle,

 

« Votre admirateur et votre tout dévoué. »

 

Cette lettre jeta Antoinette dans un douloureux ravissement. Ses joues s’étaient empourprées, son cœur avait recommencé à battre. Elle n’avait vu M. Agénor de Morlux qu’une fois et, malgré elle, elle l’avait trouvé charmant. Et puis, il y avait dans sa lettre un ton d’enjouement et de bonne humeur qui ressemblait si bien à la franchise, qu’une femme plus expérimentée que la jeune fille aurait pu s’y tromper. Enfin, si modeste que soit une pauvre enfant comme Antoinette, elle sait qu’elle est jolie. Pourquoi n’aurait-elle pas inspiré une passion ? Et pourquoi cette passion ne serait-elle pas guidée par un sentiment honnête ? Elle prit son front à deux mains :

 

– Oh ! dit-elle, je crois que je deviens folle.

 

Puis elle relut cette lettre, laissant encore, sur sa table, celle de Madeleine. Tout à coup, et comme elle était plongée dans une sorte de torpeur morale et physique, elle entendit vibrer la voix de Mme Raynaud.

 

– Antoinette ? Antoinette ? appelait la malade. La jeune fille se leva :

 

– Me voilà, maman, dit-elle.

 

Et elle entra dans la chambre de la pauvre institutrice et l’embrassa en lui disant :

 

– As-tu bien dormi, maman Raynaud ?

 

– Oui, mon enfant, oh ! délicieusement, fit la malade. Et puis, j’ai fait un si beau rêve !

 

Antoinette tressaillit.

 

– Qu’as-tu donc rêvé, maman ?

 

– La même chose qu’il y a cinq jours.

 

– Mais qu’as-tu donc rêvé, il y a cinq jours ? demanda-t-elle en tremblant.

 

– Que tu étais mariée…

 

– Oh ! maman !

 

– Et riche…

 

– Songe, mensonge, ma pauvre mère.

 

– Je rêve vrai, moi, dit Mme Raynaud.

 

– Mais, maman, dit Antoinette, pour se marier, il faut trouver… un mari…

 

– Il était trouvé dans mon rêve… et je l’ai vu…

 

– Tu l’as vu ? fit Antoinette toute frissonnante.

 

– Veux-tu que je te le dépeigne ?

 

– Oh ! je veux bien.

 

Antoinette s’efforça de rire, mais son cœur battit si violemment, que Mme Raynaud, prêtant l’oreille, aurait pu en entendre les battements. L’institutrice reprit :

 

– C’était un grand jeune homme, aux cheveux châtains, aux petites moustaches. Il était mince, il avait le nez droit et l’œil bleu… et il te regardait avec tant d’amour que j’avais envie de l’embrasser et de l’appeler « mon fils » !

 

Antoinette jeta un cri :

 

– Mais qu’as-tu donc, petite ? fit Mme Raynaud, souriante.

 

– J’oublie l’heure de mes leçons, dit-elle.

 

Et elle se sauva dans sa chambre. Le portrait que Mme Raynaud venait de lui faire était, chose assez bizarre, celui d’Agénor. Antoinette s’enferma, les yeux pleins de larmes, répétant à mi-voix :

 

– Oh ! je deviens folle !

 

Mais soudain son regard tomba sur la lettre de Madeleine, sur cette lettre qu’elle n’avait pas daigné ouvrir.

 

– Ah ! misérable ingrate que je suis ! murmura-t-elle.

 

Et comme elle brisait le cachet, un papier plié en quatre s’échappa de l’enveloppe. C’était un billet de banque de mille francs.

 

XII

La vue de ce billet de banque produisit une sensation étrange sur Antoinette. Jamais Madeleine ne lui avait envoyé une somme aussi forte ; peut-être même, jamais ne l’avait-elle eue en sa possession.

 

Il y avait là une nouvelle énigme, et Dieu sait s’il y avait des énigmes dans la vie d’Antoinette depuis huit jours ! Au lieu d’un sentiment de joie, la vue de cet argent lui causa un sentiment de vague inquiétude. Aussi se hâta-t-elle de déplier la lettre de Madeleine. Cette lettre avait dû croiser en route celle qu’Antoinette écrivait quelques jours avant. Madeleine disait :

 

« Mon Antoinette bien-aimée, si la poste n’allait plus vite que les voyageurs, ma lettre serait inutile, car je vais la suivre. Si maman Raynaud est là quand tu liras ces lignes, tâche que ton cœur ne batte pas trop vite, retiens un cri d’étonnement. Je ne dis pas de joie, car ta pauvre Madeleine te revient, l’âme navrée et endolorie. Ma chérie, j’ai tant souffert depuis quelques heures, que je ne vois pas comment je suis encore de ce monde.

 

« Je quitte Moscou demain soir, accompagnée jusqu’à la frontière de Pologne par une vieille dame française qui me remplace, et qu’on charge de veiller sur moi. À Wilna, elle me remettra aux mains d’un intendant du comte Potenieff, celui qui, hier encore, était une manière de maître pour moi. L’intendant me conduira en Allemagne, et là, sans doute, il trouvera à me confier à quelque famille honorable qui partira pour la France. C’est te dire que, dans trois semaines au plus tard, ta pauvre Madeleine sera près de toi.

 

« Ah pourquoi ai-je tant souffert ? pourquoi souffré-je tant encore, que la pensée de nous voir bientôt réunies est impuissante à ramener la paix dans mon cœur troublé ?

 

« Je pars, arrosée des larmes de la comtesse Potenieff, comblée des largesses du comte. Le comte m’a remis ce matin un portefeuille qui renferme vingt mille francs ; ma dot, ma chérie, une fortune pour nous deux… Hélas ! le prix de mon bonheur !… J’en distrais tout de suite une faible partie que je t’envoie, car on m’a écrit en cachette de Paris – la mère Philippe, tu le devines – la maladie de maman Raynaud, et tu es peut-être bien gênée. Je vous porte le reste… Ô mon Dieu ! pourvu que j’aie la force d’arriver !

 

« Mon cœur restera ici, enchaîné à ce sol neigeux, et cela pour toujours. Vous aurez le corps de Madeleine, mais son âme… Ah ! Moscou l’a prise tout entière…

 

« Je te veux dire ma triste histoire, tout de suite, la plume à la main ; car, de vive voix, je n’en aurais jamais la force ; et puis, vous ne m’en parlerez jamais, n’est-ce pas ? Vous me laisserez vivre en ma torpeur morale, en mon désespoir sans limites, jusqu’à ce que Dieu me donne la force d’oublier ou me rappelle à lui.

 

« Le comte et la comtesse Potenieff, que tu as vus une fois le jour où j’ai quitté Paris, sont, comme tu as pu en juger, d’un certain âge. La comtesse, fort belle encore, a dépassé la quarantaine ; le comte a cinquante-cinq ans. Leur fille, Mlle Olga, est une belle personne un peu hautaine, qu’on destine en mariage à un capitaine de la garde impériale en garnison à Moscou. Quand nous sommes arrivés ici, je n’avais jamais vu Yvan. Qu’est-ce que Yvan ? vas-tu me dire. C’est l’homme pour qui je me sens mourir ; c’est le fils du comte Potenieff, le seul héritier de son nom. Yvan a vingt-six ans ; il est officier, et son régiment tient garnison à Pétersbourg. Pendant plus d’un an, il a été éloigné de sa famille, nous étions à Moscou depuis le printemps dernier que je ne l’avais pas encore vu. Il est beau – pour moi du moins, il a quelque chose de dominateur dans le regard ; il a un charme indicible dans la voix. Quand il est venu, il y a cinq mois, c’était l’époque où le comte et la comtesse quittent Moscou pour se rendre dans leurs terres. Yvan nous a suivis.

 

« Le château du comte est bâti au milieu d’une de ces solitudes de la Russie méridionale où il faut des centaines de verstes avant de rencontrer un village ou une maison. Mais c’est un pays admirable en été ; la steppe y est rose, le ciel bleu, les champs se couvrent de belles moissons jaunes, et les alouettes qui voyagent par bandes, mêlées aux flamants roses et bleus, y chantent leurs chansons sans fin. Cette nature étrange et séductrice a conspiré contre la paix de mon cœur.

 

« C’est durant ces longues promenades du soir, en traîneau, au travers des steppes, qu’assise auprès d’Yvan, le merveilleux conducteur de chevaux à demi sauvages, j’ai senti le trouble pénétrer dans mon âme. Yvan m’a aimée ou il a feint de m’aimer… Hélas ! à cette heure encore, et malgré ce que j’ai vu et entendu, c’est un abominable problème pour mon pauvre esprit. Yvan a eu pour moi toutes les tendresses, tous les emportements, tous les délires de la passion ; et un jour que je me suis jetée à ses pieds, le suppliant d’avoir pitié de la pauvre fille sans nom, sans fortune et presque sans patrie, il m’a relevée en me disant :

 

« – Mon père et ma mère m’aiment et font ce que je veux. Je leur déclarerai que je veux vous épouser, et ils consentiront à notre union.

 

« J’ai cru Yvan ; je l’aimais, j’ai espéré…

 

« Il y a huit jours, nous sommes revenus à Moscou. Le congé d’Yvan allait finir ; il a demandé et obtenu une prolongation. Il voulait, me disait-il, avouer notre amour à sa famille et obtenir sur-le-champ son consentement. Je l’ai cru encore.

 

« Ah ! ce que j’ai fait de rêves de bonheur et de fortune pour moi, pour toi, pour maman Raynaud depuis ces huit jours… hier, le ciel est tombé sur ma tête, et pourtant je ne suis pas morte encore.

 

« Écoute !

 

« La comtesse Potenieff est entrée dans ma chambre, hier soir, tout en larmes, et m’a prise dans ses bras :

 

« – Pauvre enfant ! m’a-t-elle dit, soyez forte, car ce que je vais vous dire est capable de vous tuer.

 

« Et, comme je pâlissais : Vous aimez Yvan et Yvan prétend vous aimer. Il vous a même promis de vous épouser… Pauvre enfant !… Vous ne connaissez pas Yvan, poursuivit-elle ; c’est un garçon sans cœur, corrompu, ambitieux…

 

« Je jetai un cri qui était une protestation contre de telles paroles ; elle reprit :

 

« – Yvan sait que nous ne sommes plus riches ; l’émancipation des serfs nous a presque ruinés. Pour relever notre maison, il faut qu’Yvan épouse une riche héritière ; et il part demain pour Pétersbourg, où nous lui avons ménagé une entrevue avec Mlle Vazilika P…, qu’il doit demander en mariage.

 

« – Oh ! m’écriai-je, c’est impossible !

 

« – Venez avec moi, dit-elle, et vous verrez si je vous ai menti.

 

« Elle m’entraîna sans force et sans voix. La porte de ma chambre donnait sur un corridor au bout duquel se trouvait l’appartement d’Yvan. Cet appartement se composait de deux pièces, un fumoir et une chambre à coucher. On entrait par le fumoir. Quand nous fûmes à la porte, nous entendîmes des voix bruyantes au-dedans et des éclats de rire. Je reconnus la voix d’Yvan parmi celles de quelques officiers de ses amis, qu’il avait invités à venir boire le thé chez lui.

 

« – Écoutez ! me dit impérieusement la comtesse. Plus morte que vive, je prêtai l’oreille. Yvan disait :

 

« – Oui, mes amis, mon père et ma mère sont bien durs avec moi ; ils viennent m’interrompre au milieu d’un joli petit roman d’amour que je m’étais ménagé.

 

« – Ah ! oui, dit une autre voix, la jolie Française ?

 

« – Hélas !

 

« – Est-ce que tu ne voulais pas l’épouser ?

 

« – Heu ! heu ! j’y ai pensé un instant… mais me voici raisonnable… Je pars demain matin… et je suis tout à la blonde Vazilika.

 

« Je n’en ai pas entendu davantage, et je suis tombée évanouie dans les bras de la comtesse. Quand je suis revenue à moi, j’étais dans mon lit, en proie à une fièvre ardente, et il était six heures du matin. La comtesse était à mon chevet.

 

« – Mon enfant, m’a-t-elle dit, il faut nous séparer. Vous allez retourner en France.

 

« Et elle m’a remis de la part du comte un portefeuille qui contenait vingt mille francs. Yvan est parti depuis une heure… et je ne le reverrai jamais !

 

« Voilà mon roman, chère sœur. Il est simple, n’est-ce pas ? il est affreux… j’ai envie de mourir… Adieu… au revoir plutôt, car je songe à toi et cette pensée me donnera la force de vivre.

 

« TA MADELEINE. »

 

Antoinette avait lu cette lettre en fondant en larmes. Celle de M. Agénor était toujours là, sur la table. Elle la repoussa vivement.

 

– Ô crédule que j’étais ! fit-elle.

 

XIII

Cette lettre, qui avait fait huit cents lieues pour arriver juste à la même heure que cette autre lettre qui venait lui parler d’amour, de fortune et de bonheur, n’était-ce pas pour Antoinette un de ces avertissements terribles comme la Providence se plaît à en donner à la veille des catastrophes de ce monde ?

 

Antoinette se posa cette question et se répondit aussitôt affirmativement. Ce jeune homme qui lui parlait de mariage, c’était un séducteur, comme cet autre jeune homme du nom d’Yvan, qui avait abusé la pauvre Madeleine, et qui venait peut-être de consommer son malheur éternel.

 

Antoinette se dit tout cela.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, n’étais-je pas insensée tout à l’heure ? Est-ce qu’on épouse des malheureuses orphelines pauvres comme nous ?

 

Et alors elle prit une plume et, d’une main fiévreuse, elle écrivit les lignes suivantes :

 

« Monsieur,

 

« Vous vous êtes mépris sur moi. Je ne suis ni une fille qu’on séduit ni une femme qu’on épouse.

 

« Vous m’avez trompée – généreusement, il est vrai –, mais enfin vous m’avez trompée ! Mademoiselle Pauline de Beaurevert n’était point votre cousine, et la pauvre femme est morte depuis près de dix ans.

 

« Votre ruse, que je continue d’appeler pieuse, monsieur, ne peut donc tenir contre ce dernier mot.

 

« Il est possible que je vous aie plu ; je suis trop fière pour supposer que les termes de votre lettre ne soient rigoureusement vrais ; j’ai trop d’estime de vous et de moi pour croire que vous ayez eu un seul instant la pensée de faire de moi votre maîtresse ; je crois aussi qu’il vous serait impossible de donner suite à vos projets, c’est-à-dire de faire de moi votre femme.

 

« Vous avez une famille riche, ayant sans doute l’orgueil de caste, et je ne dois pas vous dissimuler que je n’ai d’autre nom que celui sous lequel vous m’avez écrit. Je m’appelle simplement Antoinette ; Antoinette tout court. Je n’ai pas même un nom bourgeois à ajouter à ce prénom.

 

« Voulez-vous mon histoire en deux mots ?

 

« La voici : J’ai une sœur. J’ai une mère. Placées enfants dans le pensionnat de Mme Raynaud, nous n’avons plus revu notre mère, qui, sans doute, est morte depuis longtemps. Mme Raynaud nous a élevées sans pouvoir nous révéler le nom que nous devrions porter dans le monde, car ce nom, on ne le lui avait pas dit. Élevées par charité, ma sœur et moi nous nous sommes résignées de bonne heure à l’existence modeste que nous menons. Je travaille, je prie et j’ai foi en Dieu. Je n’ai jamais songé à me marier, par la raison toute simple que le seul homme qui pourrait convenablement unir son sort au mien serait un pauvre diable comme moi, gagnant péniblement sa vie.

 

« On ne tire plus du beurre de deux cailloux. Encore moins, une pauvre fille sans dot ne saurait songer à un établissement comme celui que vous me proposez.

 

« Votre famille vous ferait comprendre le ridicule d’une pareille alliance, et je ne dois pas vous laisser préparer des événements qui blesseraient un jour ma fierté. Nos relations doivent donc en rester là, monsieur. Oubliez-moi ; cela vous sera facile dans le monde au milieu duquel vous vivez. Je me souviendrai toujours, moi, de votre action si simple et si généreuse, et de l’honneur que vous m’avez fait en paraissant rechercher la main de celle qui se dit

 

« Votre servante,

 

« ANTOINETTE. »

 

À cette lettre Antoinette joignit le billet de mille francs que venait de lui envoyer sa sœur. Puis elle mit le tout sous enveloppe et appela la mère Philippe. La concierge, qui achevait son ménage, accourut :

 

– Ma bonne Philippe, dit Antoinette qui essuyait ses yeux rouges, votre mari peut-il me faire une course ?

 

– Oui, mademoiselle ; où cela ?

 

– Rue de Surène, répondit Antoinette. La concierge fit un léger mouvement :

 

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mais c’est chez ce beau monsieur…

 

– De qui parlez-vous ? fit la jeune fille en fronçant légèrement ses beaux sourcils.

 

– Le monsieur qui vous a parlé l’autre jour dans la rue, dit la mère Philippe.

 

– Vous savez cela ?

 

Et la voix d’Antoinette tremblait un peu.

 

– Ma foi, mademoiselle, dit la mère Philippe, faut bien vous dire la vérité. Mon mari et moi, nous vous aimons tant, voyez-vous, que nous vous souhaitons tous les bonheurs de la terre. Eh bien ! faut bien vous dire que nous en savons un peu long. M. le baron Agénor de Morlux est un beau et brave jeune homme qui se meurt d’amour pour vous…

 

Antoinette fit un geste de dénégation.

 

– Et qui vous épousera, soyez-en bien sûre. Mme Raynaud n’est pas la seule à l’avoir rêvé… Moi aussi… et tous. Quand il est venu… hier soir…

 

– Il est venu ?

 

– Oui, chez nous… c’est lui qui a apporté la lettre que Philippe vous a montée ce matin.

 

– Et vous ne me l’avez pas dit ?

 

– Nous n’avons pas osé.

 

– C’est mal, cela, ma bonne mère Philippe, dit Antoinette avec tristesse. Mais écoutez bien ce que je vais vous dire : jamais je n’épouserai M. le baron de Morlux.

 

– Ah ! pourquoi donc pas ?

 

– Pour deux raisons : la première, c’est que je n’ai pas de dot.

 

– Qu’est-ce que ça fait, puisqu’il est riche ?

 

– La seconde, répéta Antoinette, c’est que non seulement je n’ai pas de dot, mais que, encore, je n’ai pas de nom, je ne sais comment s’appelait ma mère, et sans doute ma mère est morte, puisque ma sœur et moi nous ne l’avons jamais revue.

 

Antoinette prononça ces derniers mots avec une émotion qui gagna la mère Philippe.

 

– Allez me chercher votre mari, reprit-elle avec douceur et fermeté tout à la fois.

 

La mère Philippe obéit. Antoinette ferma la lettre et écrivit sur l’enveloppe :

 

À Monsieur le baron de Morlux,

 

rue de Surène.

 

Mais, voulant oublier à tout prix, elle se prit à songer à la pauvre Madeleine.

 

Le père Philippe arriva, toujours timide et embarrassé dans sa marche et son attitude. Antoinette lui tendit silencieusement la lettre. Le concierge comprit que la résolution de la jeune fille était inébranlable ; il prit la lettre et sortit sans faire aucune réflexion. Mais les femmes sont plus tenaces que les hommes ; la mère Philippe revint quand son mari fut parti.

 

– Ma bonne demoiselle, dit-elle, êtres-vous bien sûre que votre mère ne soit plus de ce monde ?

 

– La dernière fois que nous l’avons vue, ma sœur et moi, nous avions environ huit ans, pauvre mère ! Comme elle nous couvrait de baisers… on eût dit qu’elle pressentait que cette entrevue était la dernière.

 

Pourquoi s’était-elle séparée de nous si jeunes ?… Pourquoi nous plaçait-elle en pension à un âge où nous avions si grand besoin de ses caresses ?

 

Voilà ce que nous n’avons jamais su et ce que sans doute nous ne saurons jamais.

 

– Mais, mademoiselle, dit la mère Philippe, comment avez-vous pu oublier le nom de votre mère ?

 

– Nous ne l’avons jamais su. Nous l’appelions « maman ». Les domestiques l’appelaient « Madame la baronne ». Voilà tout ce dont je me souviens.

 

– Et vous ne vous rappelez pas l’endroit où vous demeuriez avant qu’on ne vous conduisît en pension ?

 

– C’était un vieil hôtel où il y avait un grand jardin et de grands arbres.

 

– Dans quel quartier ?

 

– Hélas ! dit Antoinette, nous ne sortions jamais qu’en voiture, et je ne le sais pas. Pourtant, quelque chose me dit que c’était dans le faubourg Saint-Germain.

 

– Qui sait si, en cherchant bien, vous ne le retrouveriez pas ?

 

– Oh ! j’ai couru tout Paris, dit Antoinette, depuis que je suis une grande fille ; mais je n’ai jamais trouvé. Si cet hôtel était dans le faubourg Saint-Germain, peut-être l’a-t-on démoli.

 

– Après ça, c’est bien possible.

 

Et la mère Philippe fit mine de se retirer discrètement. Mais elle revint sur ses pas.

 

– Puisqu’on appelait votre mère madame la baronne, dit-elle, elle devait avoir beaucoup de domestiques.

 

– Non, répondit Antoinette, il n’y en avait que trois, deux femmes et un homme. J’ai oublié le nom des deux femmes, mais lui… ah ! le bon vieux cher homme, dit-elle, Madeleine et moi nous l’aimions comme s’il eût été notre père… Et comme il nous aimait… lui… et comme il souriait en nous voyant jouer dans le jardin… et comme il pleura quand maman nous conduisit au pensionnat… Pauvre Milon !…

 

Mais tandis qu’en prononçant ce nom Antoinette essuyait une larme, la mère Philippe poussa une exclamation de surprise et presque d’effroi.

 

– Milon ! dit-elle, il s’appelait Milon !…

 

– Oui, dit Antoinette, surprise.

 

– Un homme grand et gros comme un hercule qui avait l’accent provençal ?…

 

– Vous l’avez connu ! s’écria Antoinette d’une voix tremblante.

 

XIV

La mère Philippe était devenue toute pâle.

 

– Milon ! Milon ! répétait-elle, comme si ce nom eût éveillé en elle tout un passé douloureux.

 

– Mais vous l’avez donc connu ?

 

Et Antoinette tremblait comme une feuille jaunie que le vent d’automne secoue à la cime d’un arbre.

 

– C’était mon cousin…

 

– Votre cousin !…

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Ah ! fit Antoinette toute pâmée ; mais il est donc mort ?

 

La mère Philippe courba le front.

 

– Mieux vaudrait ! dit-elle.

 

Mais Antoinette lui prit le bras et le lui secoua avec une singulière énergie.

 

– Oh ! parlez ! dit-elle, parlez, je le veux !

 

La mère Philippe n’y tint plus ; elle prit Antoinette dans ses bras comme si Antoinette eût été son enfant, et lui dit :

 

– Ah ! chère demoiselle, je vous ai vue toute petite, et j’ai vu votre mère… et je sais bien où il doit être cet hôtel… car j’y suis allée un jour voir mon cousin Milon.

 

– Mais alors vous savez le nom de ma mère ? s’écria Antoinette avec anxiété.

 

– Oui, votre mère était allemande ; elle se nommait la baronne Miller.

 

– Ah ! dit Antoinette, oui… c’est cela… je me souviens maintenant… un jour, on a prononcé ce nom devant moi…

 

Puis, baissant la tête à son tour :

 

– Et… elle est morte, n’est-ce pas ?

 

– Morte !… murmura la mère Philippe.

 

Antoinette sentit de nouvelles larmes perler le long de ses cils.

 

– Pauvre mère ! dit-elle.

 

Il y eut un moment de silence.

 

– Mais, fit-elle tout à coup, qu’est devenu l’hôtel ? qu’est devenue la fortune de notre mère ?

 

– Je ne sais pas, répondit la concierge, Milon seul pourrait le dire…

 

– Et Milon est mort lui aussi ?

 

– Non, dit la mère Philippe tristement.

 

– Mais où est-il ?

 

– Bien loin…

 

Et la concierge eut un geste qui semblait dire : « Il a mis la mer entre lui et nous… »

 

– Vous me faites mourir, mère Philippe, dit Antoinette, haletante et presque sans voix.

 

– À quoi bon vous dire cela, mademoiselle ?

 

– Je veux savoir… répéta Antoinette.

 

Et comme la concierge hésitait encore :

 

– Mais il lui est donc arrivé malheur ? s’écria la jeune fille.

 

– Oui… malheur… Un grand malheur !…

 

– Oh ! parlez… parlez…

 

La concierge commença d’une voix étouffée :

 

– Il est au bagne !

 

– Au bagne ! exclama Antoinette.

 

– Oui, depuis bientôt dix ans. On l’a envoyé à Toulon d’abord ; et pendant bien longtemps, tant que j’en ai eu les moyens, je lui ai adressé un peu d’argent tous les mois… ils sont si malheureux là-bas… Et puis, continua la mère Philippe, ma ruine est arrivée… et je me suis remariée… et pendant plus de deux ans, je n’ai rien pu lui envoyer… et quand je l’ai pu de nouveau et que je suis allée à la préfecture, on a cherché sur les registres et on m’a dit qu’il avait dû être transporté à Cayenne, car il paraît qu’on les envoie tous là-bas, maintenant.

 

– Mais qu’a-t-il donc fait pour cela, le malheureux ? demanda Antoinette affolée.

 

– Il a volé.

 

– Volé !

 

– Oui… les diamants de votre mère !

 

Mais, à ces derniers mots, Antoinette se redressa fière et calme.

 

– Ce n’est pas vrai ! dit-elle, Milon n’a pu voler personne, et encore moins ma mère !… Milon est innocent !

 

– Ah ! dit la mère Philippe en secouant la tête, je l’ai cru comme vous, moi…

 

– Et vous ne le croyez plus ?

 

Elle secoua la tête.

 

– Eh bien ! moi, dit Antoinette, je jurerais qu’il était innocent ! Pauvre Milon !

 

Et s’exaltant tout à coup :

 

– Ma sœur et moi, nous ne sommes que de pauvres femmes, mais ma sœur va revenir ; et maintenant que nous savons notre nom, il faudra bien qu’on nous écoute !… Et nous irons voir les juges qui l’ont condamné, et nous nous porterons garantes de l’innocence de notre pauvre Milon. Oh ! il faudra bien qu’on nous le rende ! maintenant que notre mère est morte… Est-ce que nous pouvons être toujours orphelines ?

 

Antoinette avait peu à peu élevé la voix, si bien que Mme Raynaud, qui venait de se lever, pensant qu’il arrivait quelque chose d’extraordinaire, entra dans la chambre de la jeune fille. Antoinette riait et pleurait tout à la fois.

 

– Oh ! maman, dit-elle en se jetant au cou de l’institutrice, c’est une permission du Ciel, cela !

 

– Mais quoi donc ?

 

– Je sais notre nom… celui de Madeleine, le mien, le nom de notre mère, comprends-tu ? Et la mère Philippe que tu vois là, était la cousine de notre bon Milon. Et Antoinette embrassait Mme Raynaud, riant et pleurant toujours. Puis elle disait encore :

 

– Mais ma mère vivait comme une femme riche, et nous n’avions ni frères ni sœurs, elle ne peut pas nous avoir déshéritées… Il faudra bien que la fortune se retrouve !… Oh ! maman, maman, nous te ferons, Madeleine et moi, une vie bien heureuse, va !

 

Mme Raynaud, pareillement émue, s’était laissée tomber dans un fauteuil.

 

– Chère petite ! dit-elle, ne t’abandonne pas trop vite à la joie ; qui sait si ta mère n’a pas eu quelque motif terrible pour vous cacher ainsi toutes deux, pour ne point vous appeler à son lit de mort ?

 

– Oh ! murmurait Antoinette, il faut bien que Milon nous revienne à présent !

 

Le père Philippe entra. Il arrivait de la rue de Surène et apportait à Antoinette une lettre en réponse à celle qu’elle avait écrite à M. Agénor, baron de Morlux. Antoinette s’empara vivement de cette lettre et l’ouvrit.

 

Il venait de se passer tant de choses pour elle en quelques minutes. Agénor écrivait :

 

« Mademoiselle,

 

« J’ai éprouvé deux immenses douleurs dans ma vie.

 

« La première m’arriva par une froide nuit d’hiver, quand j’étais à peine un homme. Ma mère adorée mourut dans mes bras. Cette douleur a longtemps plané sur ma vie, l’emplissant d’ombre et de tristesse ; et aujourd’hui encore elle est dans mon cœur à l’état de douce mélancolie.

 

« Ma seconde douleur, mademoiselle, je viens de l’éprouver en ouvrant votre lettre ; et celle-là sera, je crois, éternelle : vous avez douté de moi, mademoiselle, et j’avoue que c’était votre droit.

 

« Mais au moment de vous dire un éternel adieu, car je pars, je m’expatrie, je vais demander l’étourdissement de mon âme désespérée à de lointains voyages ; – à ce moment, dis-je, je dois vous jurer que mon amour est sincère, et que rien au monde n’aurait pu m’empêcher de faire de vous la plus heureuse et la plus respectée des femmes.

 

« Celui qui se dit avec désespoir : Votre serviteur pour toujours. »

 

Antoinette avait lu cette lettre, toute frémissante.

 

– Oh ! s’écria-t-elle, il ne faut pas, je ne veux pas qu’il parte, maintenant ! Il nous faut un ami, un protecteur, un homme qui fasse triompher l’innocence de Milon, et qui redemande à nos spoliateurs le bien de notre mère.

 

Et d’une main fiévreuse, Antoinette répondit :

 

« Monsieur le baron,

 

« Il y a une heure, pauvre fille désolée, sans nom et sans amis, je vous ai écrit avec la fierté inflexible qui sied à l’infortune.

 

« Depuis une heure, un lambeau d’azur vient de se montrer dans le ciel tourmenté de ma vie, et je vous écris encore.

 

« Je ne crois pas, je ne dois pas croire que je revienne jamais sur la détermination que vous exprime ma lettre, mais j’ai besoin d’un ami. Refuserez-vous ce titre ?

 

« Ne partez pas… Mme Raynaud, ma mère adoptive, aura l’honneur de vous recevoir ce soir.

 

« Votre servante,

 

« ANTOINETTE MILLER. »

 

– Tenez ! tenez ! dit-elle au père Philippe, courez vite !

 

Le père Philippe prit la lettre et se sauva rue de Surène, où M. Agénor de Morlux fumait fort tranquillement un cigare en attendant l’effet inévitable que devait produire sa missive désespérée.

 

XV

Revenons maintenant à Cent dix-sept et à Milon, que nous avons vu s’enfoncer sous la porte cochère d’une maison vermoulue de la rue Serpente. Un homme était venu leur ouvrir. C’était Noël, l’ancien forgeron libre du bagne de Toulon. Noël était le fils de la vieille concierge de cette maison qui paraissait craquer de vétusté.

 

– Eh bien, lui dit le major Avatar, tandis que Noël allumait une chandelle à un quinquet à l’huile qui brûlait encore dans la loge, as-tu exécuté mes ordres ?

 

– Oui, maître, dit tout bas Noël.

 

– Tu es allé rue de la Ville-l’Évêque ?

 

– Oui, maître.

 

La voix du major trembla alors d’émotion.

 

– C’est bien toujours là qu’elle demeure ? dit-il.

 

– Oui.

 

– Et la maison de la rue de Surène qui donnait sur le jardin ?

 

– Elle est toujours debout, répondit Noël, et j’ai fait ce que vous m’avez ordonné. J’ai loué deux pièces au second étage de cette maison.

 

Le major Avatar, ou plutôt Cent dix-sept, c’est-à-dire Rocambole, respira :

 

– Ah ! dit-il, je n’ai pas eu de la soirée une goutte de sang dans les veines.

 

Puis, baissant la voix et de plus en plus ému :

 

– Tu n’a pas pu la voir, elle ?

 

– Non ; mais j’ai vu l’enfant…

 

Cent dix sept tressaillit :

 

– Ah ! elle a un enfant ? dit-il.

 

– Un joli garçon de huit ou neuf ans, qui jouait dans le jardin. C’est tout le portrait de son père.

 

Cent dix-sept essuya une larme ; puis il dit brusquement à Noël :

 

– Allons ! viens m’indiquer le trou où nous pourrons, Milon et moi, changer d’habits.

 

– C’est un peu plus haut, dit Noël, au sixième. La croisée est à tabatière et le mobilier n’est pas riche, mais votre malle y est.

 

– Avons-nous des voisins sur le carré ?

 

– Il n’y a que le fou.

 

– Quel fou ?

 

– C’est un médecin qui est pourtant bien savant, mais que nous appelons le fou dans la maison. C’est un homme qui parle toute la nuit, à ce que dit ma mère, car moi je ne l’ai jamais entendu.

 

– Alors, il n’a pas de malades ?

 

– Mais si, au contraire… il est très instruit même… et il a fait des cures merveilleuses, dit-on.

 

– C’est bizarre, dit Cent dix-sept avec indifférence. Et il suivit Noël, qui, sa chandelle à la main, éclairait l’escalier.

 

L’escalier était comme la maison : les marches en étaient usées et la rampe en bois mangée aux vers. Au troisième étage, Cent dix-sept aperçut sur une porte une petite plaque de cuivre portant cette inscription :

 

DOCTEUR-MÉDECIN

 

– Il y en a donc deux ? fit-il.

 

– Non, dit Noël, c’est le même.

 

– Comment, le même ?

 

– Oui. Et c’est son appartement pour le jour. C’est là qu’il reçoit ses clients.

 

– Et là-haut ?

 

– C’est la mansarde où il couche. Si on vient le chercher, la nuit, la vieille bonne monte le chercher.

 

– Et tu dis qu’il parle toute la nuit ?

 

– C’est ma mère qui le prétend.

 

– Voilà un médecin qui commence à m’intriguer, murmura Cent dix-sept en regardant Milon.

 

Ils arrivèrent au sixième.

 

Noël poussa une porte qui faisait face à la dernière marche de l’escalier.

 

– Voilà, dit-il, et comme vous voyez, ce n’est pas beau.

 

Et il posa sa chandelle sur une table en bois peint qui, avec un lit de sangles et deux chaises boiteuses, constituait tout le mobilier de la mansarde.

 

– Mais où est donc la chambre du médecin ? fit Cent dix-sept.

 

– La voilà, répondit Noël.

 

Et il montrait une porte à côté.

 

– Il n’y a qu’une cloison qui vous sépare, et la cloison est mince et en mauvais état. S’il se met à jaser, vous l’entendrez…

 

Cent dix-sept était devenu pensif.

 

– Ô Paris ! murmura-t-il, tu es bien la ville aux mystères sans nombre !

 

Noël regarda Milon :

 

– Voilà, dit-il tout bas, le maître intrigué par le médecin.

 

Puis se frappant le front :

 

– Ah ! j’oubliais un détail, maître.

 

– Lequel ?

 

– Le médecin a habité cette chambre du temps qu’il était étudiant ; du moins, c’est ma mère qui le dit ; mais j’étais avec vous alors, je ne l’ai pas connu.

 

– Quel âge a-t-il donc ?

 

– Il n’a pas encore quarante ans, paraît-il, mais on lui en donnerait soixante. Il a ses cheveux tout blancs, et il est ridé comme une vieille femme.

 

Tandis que Noël parlait, un soupir, presque un gémissement, traversa la cloison et vint mourir aux oreilles de Cent dix-sept et de ses deux compagnons.

 

– Tiens, dit Noël, le voilà qui geint ; la mère avait raison.

 

Cent dix-sept appuya son oreille à la cloison et écouta. Une voix qui paraissait chevrotante et cassée comme celle d’un vieillard disait :

 

– Oh ! que les nuits sont longues en hiver ! Quand donc le jour viendra-t-il ?… quand donc le premier rayon du soleil chassera-t-il ce fantôme qui s’assoit chaque nuit à mon chevet ?

 

– Hum ! murmura Cent dix-sept, je n’ai pas grand-chose à faire cette nuit… Voyons !

 

Et il dit tout bas à Noël :

 

– Tu peux t’en aller.

 

Noël avait coutume d’obéir au maître sur un simple signe. Il s’inclina et sortit. Alors Cent dix-sept ferma la porte et dit à Milon :

 

– Débarrasse-toi de tes habits de maçon, et tâche de redevenir l’Italien Bandonni.

 

– Et vous, maître ? dit Milon.

 

– Oh ! moi… j’ai le temps.

 

Il y avait sur les murs de la mansarde un vieux papier à huit sous le rouleau, que l’humidité avait détaché en certains endroits. Cent dix-sept le déchira sans bruit, de façon à mettre la cloison à nu, et dans l’espoir de mettre aussi à découvert quelque fente par où il pût glisser un regard dans la mansarde voisine. Son attente ne fut point déçue.

 

Tout à coup un rayon de lumière jaillit du mur à travers une fente large de deux ou trois centimètres. Aussitôt Cent dix-sept souffla la chandelle que Noël avait posée sur la table et dit à Milon :

 

– Tu t’habilleras au clair de lune.

 

Puis il colla son œil à l’interstice de la cloison et regarda chez le voisin. C’était bien la chambrette d’un étudiant, et d’un étudiant pauvre, sinon misérable. Un lit de fer, deux chaises, une table chargée de livres et de papiers ; à l’unique croisée, des rideaux de calicot d’un blanc jaune. C’était tout.

 

Un homme était à demi vêtu, sur le lit ; il venait de se dresser sur son séant. Cent dix-sept l’examina avec curiosité. Ainsi que l’avait affirmé Noël, on eût dit un vieillard. La tête était décharnée, la chevelure rare et toute blanche ; les yeux, profondément enfoncés sous leurs orbites, brillaient d’un feu sombre ; les lèvres étaient minces et pâles. Cet homme avait pris son front à deux mains et il semblait fixer quelque horrible vision pour lui seul apparente, car Cent dix-sept put se convaincre que le médecin était bien seul dans sa chambre.

 

– Oui, disait-il, vous voilà, madame… c’est bien vous… telle que vous étiez le jour où le démon me conduisit à votre chevet… Vous étiez vêtue de noir… et belle en vos habits de deuil, à tenter un anachorète… Un monstre aurait eu pitié de vous… de votre jeunesse… de votre beauté… Un homme fût tombé à genoux et vous eût adorée…

 

« Je n’étais pas un homme, moi ! j’étais plus qu’un monstre… puisque je n’ai pas eu pitié…

 

Il poussa un cri d’effroi… puis il reprit, s’adressant toujours au fantôme invisible pour Cent dix-sept et que lui croyait voir assis sur le pied de son lit :

 

– Voici plus de dix ans, madame, que chaque nuit je vous vois là, pâle et menaçante, silencieuse comme le sont les morts, mais implacable… Oh ! je sais que je ne mérite aucun pardon… je sais que je suis un vil empoisonneur… moi que l’on dit savant, moi que les pauvres vénèrent et que la Faculté tient en haute estime… Mais ne me permettrez-vous point de mourir ?… Ne vous contenterez-vous point, madame la baronne, de mon sang en échange du vôtre ?…

 

À ce titre que le médecin donnait au fantôme, Cent dix-sept se renversa brusquement en arrière et saisit le bras de Milon.

 

– Écoute, dit-il tout bas, et réponds-moi vite.

 

– Que voulez-vous savoir, maître ? demanda Milon, qui n’avait pas entendu ce que disait le visionnaire.

 

– Ta maîtresse était baronne ?

 

– Oui.

 

– Comment est-elle morte ?

 

– Un jour, elle s’est sentie malade et on a envoyé chercher un médecin. Quand le médecin est parti, il m’a dit qu’elle n’en reviendrait pas.

 

– Et tu crois qu’elle a été empoisonnée ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, dit Cent dix-sept, veux-tu voir son meurtrier ? Milon étouffa un cri et Cent dix-sept le prit à la gorge.

 

– Tais-toi… dit-il, et regarde !

 

Puis il le poussa vers la fente de la cloison, répétant :

 

– Regarde !

 

XVI

Milon regarda.

 

Mais ce vieillard ne lui rappelait rien.

 

– Tu ne le reconnais donc pas ? fit Cent dix-sept.

 

– Qui donc ? demanda le colosse.

 

– Eh bien ! le médecin…

 

– Le médecin ? Vous croyez que c’est le médecin qui a empoisonné Madame ?

 

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr…

 

– Oh bien ! dit Milon, ce n’est pas cet homme, dans tous les cas.

 

– Tu crois ?

 

– C’était un jeune homme ; et il n’y a que dix ans de cela…

 

– Ah ! ricana Cent dix-sept, tu crois donc que le remords ne vieillit pas ?

 

Milon tressaillit. Le visionnaire, qui s’était tu un moment, reprit :

 

– Dieu est comme vous inexorable, madame, et il a choisi pour me châtier le plus cruel des supplices. D’ordinaire, la justice humaine frappe la première.

 

« L’homme qui a tué est traîné devant la cour d’assises ; les hommes le condamnent, et le bourreau tranche sa tête ; mais est-ce un châtiment proportionné au forfait, cela ? Dieu ne l’a point pensé, puisqu’il a permis que j’aie une double vie…

 

« Le jour, je suis un grand médecin, je soigne les pauvres, je fais de nombreuses aumônes ; ma parole est écoutée par une jeunesse enthousiaste et laborieuse, je passe pour une des lumières de la science. Puis vient la nuit ; et alors une force invincible me pousse par les épaules jusque dans cette mansarde où j’étais autrefois un pauvre étudiant pâli par les veilles ; dans cette mansarde où l’or du crime est venu me séduire ; – et cette force mystérieuse me couche là, sur ce lit, haletant, sans voix, les cheveux hérissés, le front baigné de sueur. Je veux éteindre ma lampe, mais le souffle me manque… Et alors le mur s’entrouvre, et je vous vois apparaître, et jusqu’au matin, jusqu’à l’heure où le jour revient, vous êtes là devant moi, silencieuse et triste…

 

« Et si mes yeux se ferment un moment, si, vaincu par la fatigue de mes journées sans repos, je m’endors un moment, d’un sommeil fiévreux, une main me saisit rudement et me force à m’éveiller…

 

Et tout en parlant cet homme s’était levé et il s’était agenouillé devant cette image de sa victime que lui représentait son imagination troublée.

 

Tout à coup, il tourna la tête vers le mur, et la flamme sombre de son regard frappa le regard de Milon. Alors le colosse recula et dit à Cent dix-sept :

 

– Oh ! c’est son regard !…

 

– Le regard du jeune médecin ?

 

– Oui.

 

– C’est lui ! dit Cent dix-sept.

 

Puis il força Milon à quitter le poste d’observation où il l’avait d’abord placé.

 

– Écoute-moi bien, maintenant, dit-il tout bas, tandis que, moi aussi, je change de costume.

 

Il mouilla avec ses doigts le papier déchiré et le replaça sur la fente, grâce à un reste de colle adhérant au bois de la cloison.

 

– Parlez, maître, dit Milon.

 

– Quand j’étais un misérable, poursuivit Cent dix-sept, qui ralluma la chandelle et ouvrit une malle volumineuse que nous avons entrevue déjà chez le fripier de Toulon, quand je volais, pillais et assassinais, j’avais quelquefois des bonheurs insolents : je trouvais du premier coup la clé d’un mystère que d’autres avaient cherché pendant plusieurs années ; le hasard jetait souvent sur ma route des gens que jamais je n’aurais rencontrés autrement. Il paraît que ma chance continue, puisque je viens de trouver l’homme qui a empoisonné ta maîtresse.

 

– Mais, dit Milon, êtes-vous bien sûr que ce soit le médecin ?

 

– Ne viens-tu pas de l’entendre ?

 

– C’est juste, murmura Milon. Pardonnez-moi, je ne comprends jamais du premier coup.

 

– Seulement, reprit Cent dix-sept, une chose m’étonne un peu.

 

– Laquelle ?

 

– C’est qu’on soit venu chercher pour ta maîtresse un médecin qui n’avait alors ni malades, ni réputation, et qui se logeait dans une mansarde.

 

– Ah ! dit Milon, je me souviens à présent, et je vais vous expliquer…

 

– Voyons ?

 

– Le médecin de Mme la baronne était un homme déjà vieux et qui avait la réputation d’un savant et d’un bien brave homme. Il demeurait rue de Lille.

 

« Ce fut le soir, vers dix heures, que Madame se sentit malade. Elle me commanda d’aller chercher son docteur. Mais le docteur n’y était pas ; son domestique me dit qu’il ne rentrerait probablement que fort tard, parce qu’il pratiquait un accouchement. Je recommandai qu’on l’envoyât dès le point du jour.

 

« Le lendemain, à huit heures, il n’était pas encore arrivé ; je courus chez lui. Dans l’escalier je rencontrai un jeune homme qui me dit : « Vous venez chercher le docteur S… ? il n’est pas rentré… Mais je suis son confrère et son élève… et il m’a chargé de voir ses malades. » J’eus confiance en lui et je l’emmenai, continua Milon, et jamais je n’aurais pu supposer…

 

À ces mots le colosse cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer.

 

– Ah ! dit-il, c’est moi qui ai tué ma bonne maîtresse !

 

– Eh bien ! dit Cent dix-sept froidement, raison de plus pour la venger.

 

– Vous avez raison, dit Milon. Et il s’élança vers la porte.

 

– Que vas-tu faire ? demanda Cent dix-sept en l’arrêtant.

 

– Je vais enfoncer la porte de cet homme d’un coup de pied.

 

– Bon !

 

– Je le prendrai à la gorge et je l’étranglerai, ajouta Milon. Cent dix-sept haussa les épaules :

 

– Écoute donc, brute que tu es ! lui dit-il. Quand on tue un assassin, est-ce avec la tête ?

 

– Non, c’est avec le bras.

 

– Pourtant, quand il est condamné, c’est la tête qu’on lui coupe, n’est-ce pas ?

 

– C’est vrai, dit Milon. Eh bien ?

 

– C’est que si le bras a commis le crime, c’est la tête qui l’a résolu.

 

– C’est juste, maître.

 

– Ce médecin n’a été que le bras ; c’est la tête qu’il faut frapper.

 

– Oh ! vous avez raison, maître, murmura le bon Milon, c’est aux frères de Madame qu’il faut s’adresser.

 

– Et nous les retrouverons, dit Cent dix-sept, puisque déjà nous avons sous la main l’homme dont ils avaient fait leur instrument.

 

Tout en causant à voix basse, Cent dix-sept avait dépouillé le costume de maçon pour redevenir le major Avatar. Milon avait subi la même métamorphose. Il s’était incarné dans les vêtements qui devaient caractériser l’ancien valet de chambre d’un prince napolitain.

 

– Viens-tu ? dit Cent dix-sept quand ils furent prêts.

 

– Où allons-nous, maître ? demanda Milon.

 

– Nous retournons chez nous, dit Cent dix-sept, à la villa Saïd. Moi, je reviens du cercle : un Russe ne se couche jamais avant quatre heures du matin.

 

Comme il achevait, ils entendirent un bruit sourd.

 

– Oh ! oh ! dit Cent dix-sept, qu’est-ce que cela ?

 

– C’est le marteau de la porte d’entrée.

 

– Pourtant, Noël nous a dit que la maison était tranquille et que bien avant onze heures tous les locataires étaient rentrés.

 

– Maître, dit Milon, c’est peut-être un malade qui envoie chercher le médecin.

 

– Hé ! hé ! dit Cent dix-sept, tu n’es pas perspicace souvent, mais cette fois tu pourrais bien avoir raison.

 

Au bruit du coup de marteau un autre bruit venait de répondre – celui de la porte qu’on avait ouverte et qui se refermait. Cent dix-sept entrouvrit celle de sa mansarde et écouta. Des pas montaient l’escalier. Ces pas s’arrêtèrent au troisième étage, et on entendit le tintement d’une sonnette, puis un court colloque. Une voix disait :

 

– Le docteur y est-il ?

 

– Oui, répondit une autre voix, qui était celle d’une femme, mais il est couché.

 

– Faites-le lever sur-le-champ, on a besoin de lui.

 

– Où donc ?

 

– Rue de l’Université, chez le baron de Morlux qui s’est cassé la jambe en rentrant de son cercle. Le baron a des rhumatismes ; il marche quelquefois difficilement. Il a fait un faux pas dans l’escalier… On dit qu’il n’y a que le docteur qui la lui remettra sûrement, acheva la première voix.

 

– Attendez-moi un instant, dit la voix de femme.

 

Quelques instants après, Cent dix-sept entendit monter rapidement l’escalier.

 

C’était la bonne du docteur qui venait le chercher. Cent dix-sept poussa sa porte, tandis que la bonne frappait à celle de la mansarde. En même temps, il souffla de nouveau la chandelle et arracha le lambeau de papier, de façon à voir ce qui allait se passer.

 

– Monsieur ! disait la bonne tout en frappant. Le docteur bondit hors de son lit.

 

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

 

– Un malade a besoin de vous.

 

– J’y vais ; je descends…

 

Cent dix-sept put assister alors à une rapide métamorphose. Le visionnaire fit place au médecin, et le médecin redevint calme et froid. Il s’habilla, remit sa cravate blanche et cessa de divaguer. Le fantôme sans doute avait disparu.

 

– Dis donc, fit Cent dix-sept à l’oreille de Milon, j’ai envie de le suivre.

 

– Où donc ?

 

– Chez son malade, pardieu !… Viens.

 

Et il ouvrit sans bruit la porte de la mansarde.

 

XVII

M. le baron de Morlux, qui s’était cassé la jambe en sortant de son hôtel, n’était pas, comme on aurait pu le croire, ce jeune et brillant séducteur qui répondait au nom d’Agénor et à qui Antoinette avait écrit le soir même pour lui demander aide et protection. C’était le père de ce mauvais sujet.

 

M. le baron de Morlux était un homme de quarante-cinq ans qui avait été fort beau, très aimé des femmes, et fort redouté des hommes. Quelques belles pécheresses, qui approchaient maintenant de la quarantaine, se souvenaient de lui et se vantaient même d’avoir eu les faveurs de sa cravache. On rencontrait au cercle des Betteraves le vicomte de X… et le marquis de C… auxquels il avait fait, en duel, de notables déchirures. Un marchand de chevaux célèbre vous montrait, au besoin, un pur-sang indomptable qu’un seul homme avait pu monter, et cet homme, on le devine, c’était le baron de Morlux.

 

Veuf de bonne heure, n’ayant qu’un fils, riche de près de deux cent mille livres de rente, M. de Morlux avait mené la vie à grandes guides. Mais cette existence de viveur a ses châtiments. Le baron était vieux avant l’heure ; il avait les cheveux presque blancs, et il était souvent perclus une partie de l’hiver.

 

Ce soir-là, il faisait très froid, et M. de Morlux avait fait une chute si malheureuse qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité de se relever. Heureusement, on l’avait entendu et on était accouru à son secours. Son coupé était à la porte et on avait pu le transporter chez lui sur-le-champ car, à cette heure avancée de la nuit, le faubourg Saint-Germain est veuf de toute voiture de place, et malheur à qui n’a pas d’équipage. Le baron criait, tant la douleur qu’il éprouvait était violente. À peine transporté chez lui, il demanda un chirurgien.

 

Un de ses amis, qui l’avait accompagné, lui dit :

 

– Mon cher, il y a un médecin rue Serpente, le docteur Vincent, qui est d’une habileté merveilleuse.

 

Le baron souffrait si cruellement, qu’il n’entendit même pas le nom du docteur.

 

Sur un signe de l’ami, le valet de chambre était sorti et avait couru à la rue Serpente. Trois quarts d’heure après, le médecin arrivait. Cet homme qui, tout à l’heure, se tordait sur le lit de fer d’une mansarde, en proie à un sombre délire et adressant la parole à un fantôme éclos dans son imagination troublée, avait retrouvé, en touchant le pavé de la rue, le sentiment de la vie réelle.

 

La tête haute, l’œil calme et froid, la démarche assurée, cet homme entra dans l’hôtel, sa trousse sous le bras, tout prêt à couper une jambe, s’il le fallait. Il fut reçu par l’ami du baron et, avant de pénétrer dans la chambre où le malade continuait à se plaindre, il demanda quelques détails sur la manière dont avait eu lieu l’accident.

 

– Maintenant, monsieur, dit-il à l’ami, je vais vous prier de me laisser entrer seul auprès du blessé. Je n’ai le coup d’œil sûr qu’à la condition de n’avoir personne autour de moi.

 

– Faites, docteur, répondit l’ami.

 

Et il s’effaça pour le laisser passer.

 

Le docteur entra, alla droit au lit, ne prit pas même la peine d’examiner le visage du malade, et soulevant les couvertures du lit, il mit la jambe cassée à découvert ; puis il se prit à la palper avec cette brutalité habituelle aux chirurgiens qui sont devenus des autorités scientifiques.

 

– C’est une simple fracture, dit-il.

 

Il appela les domestiques à son aide. L’opération dura un quart d’heure. Le docteur avait ordonné qu’on lui tînt le malade. Puis, sans pitié, sans prendre garde aux cris qu’il poussait, il se mit à le panser. Tant qu’il fut dans son rôle de chirurgien, le docteur ne vit et n’entendit rien. Quand ce fut fait, lorsque la jambe eut été fortement serrée par les bandes qu’il avait apportées avec lui, alors seulement il regarda le patient.

 

Certes, M. de Morlux était, comme le docteur, vieux avant l’âge, et il eût été difficile de reconnaître en lui le brillant cavalier d’il y avait douze ou quinze ans… Et cependant, le docteur tressaillit en le regardant et lui dit brusquement :

 

– Il me semble que je vous ai déjà vu.

 

M. de Morlux regarda cet homme et répondit :

 

– Je ne crois pas.

 

Mais en parlant ainsi, les regards de ces deux hommes se rencontrèrent et tous deux subirent comme un choc électrique. Alors le docteur se redressa et fit un signe impératif aux deux valets qui l’avaient aidé à opérer le pansement. Quant à l’ami, il était parti. Les valets sortirent, et le docteur se trouva seul avec M. de Morlux.

 

– Oui, reprit-il, je vous ai déjà vu.

 

Et il laissa peser sur lui le regard froid du médecin qui interroge l’état de son malade.

 

– Moi ! dit M. de Morlux, qui était devenu fort pâle ; je crois que vous vous trompez…

 

– Ah ! fit le docteur avec amertume, c’est que mes cheveux ont blanchi.

 

– Où puis-je vous avoir connu ? demanda encore M. de Morlux, dont la voix était devenue tremblante.

 

– Oui, dit le docteur, plus je vous regarde et plus je suis convaincu. Où vous m’avez connu ? Je vais vous le dire.

 

« Vous êtes venu chez moi…

 

– Je ne crois pas, répéta M. de Morlux, devenu livide.

 

– Rue Serpente, au sixième étage, dans une chambre d’étudiant en médecine.

 

– Monsieur !

 

– J’étais pauvre entre tous les pauvres, reprit le docteur. Je travaillais nuit et jour pour devenir savant en l’art de guérir, et vous avez posé sur ma table un sac plein d’or en me demandant l’art de tuer.

 

M. de Morlux étouffa un cri. Mais l’impitoyable docteur poursuivit :

 

– Vous vouliez savoir s’il était un poison qui ne laissât aucune trace.

 

– Au nom du Ciel, taisez-vous ! s’écria M. de Morlux, qui se dressa sur son séant, en jetant un cri que la douleur lui arracha.

 

– Ah ! dit le docteur, vous voyez bien que c’est vous ! Oui, vous, qui êtes venu, sous un faux nom, enveloppé d’ombre et de mystère, tenter ma jeunesse et ma pauvreté, démon !

 

Et le docteur dardait sur son malade un regard flamboyant. Puis, promenant ce regard autour de lui et sur toutes les somptuosités de cette demeure :

 

– Mais Dieu ne vous a donc pas puni, vous ? dit-il.

 

– Taisez-vous ! taisez-vous ! s’écria M. de Morlux éperdu.

 

– Et c’est donc le bras qui frappe et non la tête qui ordonne, qui est voué au châtiment ? continua le docteur.

 

« Vous êtes riche, vous êtes heureux… vous portez un nom et un titre, assassin !…

 

– Mais, misérable ! hurla le baron, tu veux donc nous perdre tous deux ?

 

Le docteur ne l’entendit pas et continua :

 

– Votre vie n’est donc pas un enfer comme la mienne ? Les pauvres qui me bénissent, remords ! les élèves qui me saluent du nom glorieux de maître, remords ! la gloire qui est venue entourer mon nom, remords ! Tout est remords et châtiment pour moi !…

 

M. de Morlux, les yeux hagards, les cheveux hérissés, regardait cet homme avec épouvante. Le docteur poursuivit :

 

– Et quand ma journée est finie, quand, brisé de fatigue, je cherche le sommeil, un fantôme vient s’asseoir, tantôt à mon chevet, tantôt sur le pied de mon lit, pour ne disparaître qu’avec les premiers rayons du jour.

 

« C’est une femme encore jeune, encore belle, notre victime…

 

– Taisez-vous ! taisez-vous ! répéta le baron affolé.

 

– Une femme vêtue de noir, continua le docteur, pâle et triste, et dont le regard semble me dire : « Il n’y aura jamais de pardon pour toi ! »

 

« Et vous n’avez ni remords, ni châtiment, vous !

 

« Et vous viviez heureux ? Le Ciel vous avait donc oublié au milieu des joies de ce monde ? Dieu ne vous a donc pas encore frappé ?

 

Le docteur s’arrêta comme épuisé. Puis il jeta un regard suprême sur le baron :

 

– Adieu, monsieur, dit-il, repentez-vous !

 

Et il s’en alla brusquement, et les domestiques en le voyant sortir pâle et bouleversé crurent qu’il était fou. Il traversa la cour d’un pas précipité, sans songer à remonter dans la voiture qui attendait sous la marquise, prête à le reconduire, et il ne s’arrêta que dans la rue.

 

– C’est lui ! lui !… murmura-t-il.

 

Et dès lors, il s’en alla en chancelant, en trébuchant à chaque pas, parlant tout haut et prononçant des phrases incohérentes, au milieu desquelles on aurait pu remarquer celle-ci : « Quel châtiment Dieu réserve-t-il à cet homme, puisqu’il m’a frappé seul jusqu’à ce jour ? »

 

Le docteur était si troublé en sortant de l’hôtel de Morlux qu’il ne fit aucune attention à deux hommes immobiles sous le porche de la maison voisine. Il passa près d’eux sans les voir. Alors les deux hommes se mirent en marche et le suivirent. Le docteur regagna à pied son domicile ; il frappa trois fois, selon sa coutume. La porte s’ouvrit et se referma sur lui. Les deux hommes attendirent un moment, parurent se concerter, puis ils frappèrent à leur tour.

 

XVIII

Les deux hommes qui venaient de suivre la voiture, on l’a deviné, n’étaient autres que Milon et Cent dix-sept. Ils avaient pris le pas de course, lorsque le docteur était parti avec le valet de chambre de M. de Morlux. Ils n’étaient pas à vingt pas, lorsque la voiture s’était engouffrée sous la porte cochère de l’hôtel, qui s’était refermée aussitôt.

 

– Eh bien ! maintenant que vous savez où il va, dit Milon à Cent dix-sept, allons-nous-en !

 

– Mais non, répondit Cent dix-sept, restons ici.

 

– Pourquoi faire ?

 

– J’attendrai qu’il ressorte. C’est une idée à moi.

 

– Ah !

 

– Et j’ai des pressentiments curieux. Décidément, je suis convaincu que nous avons encore bien des choses à apprendre avant le lever de l’aurore, comme disent les poètes, fit Cent dix-sept, en riant.

 

– Comme vous voudrez, répliqua le docile Milon.

 

Il s’écoula presque une heure pendant laquelle, abrités sous le porche de la maison voisine, ils n’échangèrent que quelques mots. Cependant Milon dit à Cent dix-sept :

 

– Puisque c’est lui qui a empoisonné Madame, il doit savoir le nom de ses filles.

 

– Oh ! naïf, dit Cent dix-sept, M. de La Palice n’eût pas mieux parlé, et cependant M. de La Palice et toi vous pourriez avoir tort.

 

– Comment cela ?

 

– Qui te dit que ces misérables, en s’adjoignant cet homme pour complice, ne se sont pas entourés de mille précautions, dont la plus élémentaire consistait à ne pas dire leur nom ?

 

– C’est vrai, fit Milon, touché de la justesse de l’observation. Puis il ajouta avec un soupir :

 

– Tout cela ne nous dit pas où sont les petites ?

 

– On ne peut pas tout chercher à la fois, mon bonhomme. Mais tu dois savoir où est le pensionnat.

 

– Il était à Auteuil ; mais, dans quelle rue, je ne m’en souviens pas.

 

– Auteuil n’est pas bien grand. On demandera.

 

– Mais, dit Milon avec un subit effroi, quand Madame a été morte, on n’aura plus payé la pension !

 

– Cela est certain.

 

– Et peut-être les aura-t-on renvoyées, les chères enfants ?…

 

– C’est encore fort possible.

 

– Mon Dieu ! si on les avait mises aux Enfants trouvés !… Mais non… c’est impossible… elles étaient si gentilles !… Les dames du pensionnat en auront eu pitié, c’est sûr… Dieu est bon pour les anges qu’il envoie sur la terre ! acheva le pauvre colosse en essuyant ses gros yeux ronds pleins de larmes.

 

– Pauvre vieux ! dit Cent dix-sept ; tu verras que quand je me mêle d’une chose, tout va bien. Nous les retrouverons, tes petites, nous les ferons riches et heureuses…

 

– Et nous les marierons à des princes, dit encore le naïf Milon.

 

Ce fut en ce moment que la porte cochère de l’hôtel de Morlux se rouvrit.

 

Milon et Cent dix-sept virent sortir le docteur. Le désordre de sa démarche et de ses vêtements, ses paroles entrecoupées frappèrent Cent dix-sept.

 

– Oh ! oh ! dit-il à Cent dix-sept, je crois bien que je ne m’étais pas trompé ; il y a du nouveau.

 

– Vous croyez, maître ?

 

– Écoute plutôt…

 

Le docteur s’était arrêté d’abord, il parlait tout haut et répétait : « C’est bien ! c’est bien ! » Cent dix-sept poussa Milon du coude et dit en montrant l’hôtel de Morlux :

 

– Et lui ne serait autre que l’un des frères de ta maîtresse, que cela ne m’étonnerait pas.

 

– Ce serait trop de chance ! dit Milon.

 

Et ils avaient suivi le docteur. Lorsque, après que ce dernier fut rentré dans la maison de la rue Serpente, Cent dix-sept frappa à son tour, il cria à travers la porte :

 

– C’est encore le Limousin ?

 

Noël, dit Cocorico, vint ouvrir.

 

– Comment ! maître, dit-il, c’est encore vous ! je ne m’attendais pas à vous revoir cette nuit.

 

– Tu peux bien dire ce matin, répondit Cent dix-sept.

 

– C’est vrai, quatre heures viennent de sonner, répondit Cocorico. Puis il ajouta en riant :

 

– Le docteur ne dormira guère cette nuit.

 

– Pourquoi donc ? fit Cent dix-sept.

 

– On est venu le chercher pour un malade, il rentre à l’instant.

 

– Eh bien ! il se rattrapera, dit Cent dix-sept.

 

– Oh ! non pas ! Quatre heures, c’est le moment où il se lève, ce toqué-là. Tenez, voyez-vous là-haut, au troisième, cette fenêtre qui s’éclaire, c’est celle de son cabinet de travail.

 

– Tout cela est parfait, fit Cent dix-sept.

 

Puis, s’adressant à Noël :

 

– Tu dois bien avoir un de ces gros gourdins dont nous nous servions autrefois, tu sais ?

 

– Est-ce que vous voulez assommer quelqu’un, maître ? demanda naïvement Cocorico.

 

– Non, répondit Cent dix-sept, c’est un simple effet de mise en scène que je veux obtenir. En as-tu un ?

 

– Oui.

 

– Va le chercher alors.

 

Et tandis que Noël, dit Cocorico, entrait dans sa loge, où sa bonne femme de mère dormait de tout son cœur, Cent dix-sept s’adressa à Milon :

 

– Boutonne ta redingote, dit-il, jusqu’en haut… Bien… Pose ton chapeau sur l’oreille… Parfait !…

 

Noël revint avec un gros bâton noueux.

 

– Prends-moi cela, dit encore Cent dix-sept. Maintenant tu es superbe.

 

– Oh ! le maître ! murmura Cocorico, il vous a toujours des rubriques !…

 

– Toi, commanda Cent dix-sept, prends la chandelle et éclaire-nous.

 

– Mais où allons-nous donc, maître ?

 

– Chez le docteur.

 

– Ah ! dit Milon, je commence à comprendre…

 

– Tu crois ? dit Cent dix-sept en riant.

 

– Parbleu ! S’il ne nous dit pas tout, je l’assomme.

 

– Ce bon Milon, murmura Cent dix-sept avec son accent railleur, il vous a vingt idées par jour à accumuler cent ans de galères en une semaine.

 

– Comment ! ça n’est pas là votre idée ?

 

– Tu es une brute, dit le maître. Viens et suis-moi.

 

Noël, qui avait deviné le projet de Cent dix-sept, montait déjà l’escalier.

 

– Rappelle-toi, ajouta Cent dix-sept, que tu ne dois pas dire un mot.

 

– C’est bien, répondit le colosse.

 

Arrivé au troisième, Noël, sur un signe du maître, sonna. On fut quelque temps à ouvrir. Puis un pas lourd se fit entendre à l’intérieur.

 

– Qui est là ? demanda la voix encore émue du docteur.

 

– Monsieur, dit Noël à travers la porte, excusez-moi, je suis le fils de la concierge.

 

– Que voulez-vous ? reprit le docteur sans ouvrir.

 

– C’est des messieurs qui veulent vous parler.

 

Le docteur répondit :

 

– Est-ce pour un malade ?

 

– Non, fit Noël après avoir consulté Cent dix-sept du regard.

 

– Alors, priez ces messieurs de revenir à huit heures. Je n’ouvre pas ma porte en pleine nuit.

 

Mais alors Cent dix-sept ouvrit la bouche, et, d’une voix brève et comme métallique :

 

– Au nom de la loi, dit-il, ouvrez !

 

Et se penchant à l’oreille de Milon :

 

– Je risque la correctionnelle, dit-il ; mais bast ! c’est pour toi.

 

Le docteur ouvrit aussitôt. Jamais porte ne reste close devant ce terrible sésame : « Au nom de la loi ! » à moins que ceux auxquels il s’adresse ne soient décidés aux plus grandes extrémités. Cent dix-sept était boutonné jusqu’au menton ; il s’était donné sur-le-champ l’attitude et la tournure d’un haut inspecteur de police.

 

– Mon ami, dit-il à Noël d’un ton d’autorité, allez me chercher une voiture.

 

Noël descendit. Alors Cent dix-sept entra dans l’appartement du docteur. Celui-ci était pâle comme un spectre, et ses genoux se heurtaient.

 

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

 

– Vous êtes bien le docteur Vincent ?

 

– Oui.

 

Cent dix-sept dit à Milon, en lui désignant l’antichambre :

 

– Restez là, mon ami. Puis s’adressant au docteur :

 

– Passons dans votre cabinet, monsieur, dit-il.

 

Le docteur frissonnait ; il ouvrit la porte de son cabinet et passa le premier. Cent dix-sept ferma la porte.

 

– Monsieur, dit-il, je ne doute pas qu’un homme de votre considération et de votre mérite ne se disculpe facilement : mais, hélas ! je ne suis qu’un instrument passif, et je viens vous arrêter.

 

– M’arrêter ! s’écria le docteur.

 

– Oui, monsieur.

 

– Mais de quoi m’accuse-t-on ? fit-il en devenant livide, tandis que ses dents s’entrechoquaient.

 

– D’un empoisonnement commis il y a dix ans, répondit Cent dix-sept.

 

Le docteur jeta un cri.

 

– Sur la personne d’une jeune femme, la baronne Miller, ajouta le faux agent de police, de complicité avec M. le baron de Morlux et son frère…

 

Le docteur se sentit défaillir. En ce moment, Noël revint et dit :

 

– La voiture est en bas…

 

XIX

Le docteur était devenu verdâtre. Évidemment, il y avait en ce moment-là une lutte terrible dans le cœur de cet homme. La conscience bourrelée de remords écoutait sans doute la voix qui disait :

 

« L’heure du châtiment est venue, courbe ta tête et subis ton destin. »

 

L’orgueil et l’égoïsme humains répondaient :

 

« Oui, tu as commis un crime, mais ce crime est expié par ton repentir, ton travail, tes succès. Tu as vieilli avant le temps, tu as pâli dans cette lutte incessante livrée à la science à laquelle tu as arraché ses secrets un à un. Tu es un homme de talent, tu es presque un grand homme. Peux-tu renoncer à tout cela, et ton crime de jeunesse retombera-t-il donc toujours sur ta tête couverte de cheveux blancs ? »

 

La lutte fut longue, acharnée : puis la honte se mit de la partie, et une voix s’éleva dans l’âme du coupable qui lui dit :

 

« Non, un homme comme toi, si coupable qu’il ait été, ne peut porter sa tête sur l’échafaud ! Non, toi le maître en la science de guérir, tu ne peux avoir affaire à l’homme qui tue de par la loi !…

 

« À tout prix, il faut te soustraire à cette expiation suprême ! »

 

Et dès lors il s’opéra une réaction chez cet homme à demi foudroyé. Il releva sa tête pâle, regarda Cent dix-sept et lui dit :

 

– Monsieur, puisque vous n’êtes pas le juge d’instruction, ce n’est pas à vous que j’ai des explications à donner, n’est-ce pas ?

 

– Assurément non, répondit le faux agent de police.

 

– Alors, reprit le docteur, je suis prêt à vous suivre ; mais il est probable que je ne serai pas interrogé tout de suite ?

 

– Je ne le pense pas.

 

– Par conséquent, continua le docteur, je resterai provisoirement en prison ?

 

– Hélas ! dit Cent dix-sept, je ne dois pas vous le dissimuler, monsieur.

 

– Vous me permettrez donc d’écrire un mot à l’un de mes confrères pour lui dire que je m’absente et le prie de voir mes malades…

 

– Faites, dit sèchement le faux agent.

 

Le docteur Vincent s’assit devant son bureau et écrivit une lettre qu’il mit sous enveloppe ; puis, au moment de la fermer, il dit négligemment :

 

– Tiens ! l’enveloppe n’est pas gommée…

 

Et il ouvrit un tiroir et y prit un petit morceau de cire à cacheter noire qu’il approcha d’une bougie. Mais, au moment où la cire pétillait et commençait à fumer, Cent dix-sept, qui n’avait pas perdu de vue le docteur un seul instant, se jeta sur lui, le saisit par les épaules et le tira en arrière brusquement, de telle façon que le bâton de cire à cacheter tomba tout enflammé sur le bureau, en lui échappant des mains.

 

– Mon cher monsieur, dit froidement Cent dix-sept, un autre que moi vous eût laissé faire, et dans dix minutes vous eussiez été mort, car, en respirant deux bouffées de la fumée grise que voilà, vous seriez tombé foudroyé. Vous êtes plus malin qu’un autre, vous. C’est par les parfums que vous pratiquez l’empoisonnement !

 

La cire, qui venait de s’éteindre, répandait, en effet, une odeur pénétrante autour d’elle. Cent dix-sept était robuste ; il appela Milon qui poussa la porte d’un coup d’épaule, accourut et trouva son maître qui maintenait le docteur.

 

– Prends monsieur, lui dit-il, et allons-nous-en.

 

Milon s’empara du docteur, le chargea sur son épaule comme il eût fait d’un colis de messageries, et Cent dix-sept se hâta d’ouvrir la fenêtre pour qu’elle livre passage aux exhalaisons mortelles de la cire. Puis il prit des ciseaux sur le bureau du docteur, coupa un cordon de sonnette, et, comme Milon, traversant l’antichambre, se dirigeait vers la porte, il lui dit :

 

– Attends un peu et remets monsieur sur ses pieds.

 

Milon obéit. Alors Cent dix-sept lia les mains du docteur par-derrière le dos avec le cordon de sonnette.

 

– Je vous demande pardon d’en user ainsi, monsieur, lui dit-il ; mais comme vous avez voulu vous détruire tout à l’heure, et qu’on a grand besoin de vous, nous ne saurions prendre trop de précautions.

 

Le docteur baissa la tête, et Cent dix-sept vit une larme luire, puis rouler sur sa joue décharnée.

 

– Allons ! dit-il.

 

Et il descendit l’escalier entre ses deux gardiens. Noël avait fait arrêter une voiture devant la porte. C’était un de ces grands fiacres antiques à deux chevaux, comme il y en a encore huit ou dix sur le pavé de Paris, qui appartiennent à des loueurs et qui n’ont jamais voulu fusionner avec la Compagnie des Petites-Voitures. Le cocher avait une mauvaise mine. Quand il vit paraître le docteur les mains liées, Milon qui brandissait son énorme gourdin et Cent dix-sept qui s’était tout à fait donné la tournure d’un haut inspecteur de police, il prit un air insolent.

 

– Y a-t-il du pourboire, au moins ? dit-il.

 

Cent dix-sept posa le pied sur la roue, se haussa jusqu’au siège de l’automédon et lui dit à mi-voix :

 

– Il y a vingt francs à gagner si l’on est content de toi, et une promenade à la préfecture si tu veux faire le malin.

 

En même temps que la promesse des vingt francs alléchait le cocher, la menace de la préfecture le fit réfléchir sérieusement. Les maraudeurs, comme on les appelle, ont toujours quelque chose sur la conscience.

 

– C’est bon, monsieur, dit-il, on sera sage.

 

Cent dix-sept ouvrit la portière du fiacre et y fit entrer le docteur. Puis il installa Milon auprès de lui en lui disant :

 

– Veille bien à ce que monsieur ne se détache pas les mains.

 

Le fiacre avait des stores. Sur un signe de Cent dix-sept, Milon les baissa tous, de telle façon que le docteur ne pouvait voir le chemin qu’on allait lui faire prendre. D’ailleurs, on était en hiver, et il était nuit encore.

 

Cent dix-sept monta à côté du cocher.

 

– Où allons-nous ? demanda celui-ci. Là-bas, n’est-ce pas ? Ce mot là-bas, dans sa bouche, désignait la préfecture de police.

 

– Oui, dit Cent dix-sept, qui tenait à donner le change au cocher comme au docteur.

 

Le fiacre gagna le boulevard de Sébastopol et le pont qui le relie au Palais de justice. Au coin du quai des Orfèvres, Cent dix-sept fit arrêter le véhicule.

 

– Tu vas, dit-il au cocher, suivre le quai au pas jusqu’à la rue de la Sainte-Chapelle. Je vais chercher des ordres.

 

Le cocher obéit, tandis que Cent dix-sept sautait à terre et paraissait se diriger vers le Palais de justice. Pendant ce temps, le docteur, complètement anéanti, ne cherchait même pas à savoir pourquoi le fiacre s’était arrêté. Dix minutes après, Cent, dix-sept, qui s’était contenté de fumer une cigarette dans la rue de la Sainte-Chapelle, rejoignit le fiacre, ouvrit la portière et dit au docteur :

 

– Vous allez être interrogé tout de suite, monsieur. Le juge d’instruction a donné l’ordre qu’on vous conduisît chez lui.

 

Le docteur ne répondit pas. Cent dix-sept reprit sa place à côté du cocher, qui avait entendu ses dernières paroles et qui lui dit :

 

– Il a donc fait un mauvais coup, ce vieux-là ?…

 

– Oui, dit Cent dix-sept, son compte est bon.

 

– C’est-y pour un vol qu’on l’arrête ?

 

– Non.

 

– Pour un meurtre ?

 

– Non : pour la politique.

 

– Ah ! c’est différent, murmura le cocher. Et comme ça, nous allons chez le curieux ?

 

– Oui.

 

– Où loge-t-il ?

 

– Villa Saïd, répondit le faux agent de police.

 

– Il est en bon air, murmura le cocher en souriant.

 

Et il fouetta ses deux rosses. Une heure après, le fiacre entrait dans la villa Saïd, dont on venait d’ouvrir la grille. Cent dix-sept sonna aussitôt à la porte du petit hôtel du major Avatar. En même temps Milon délia les mains au docteur et le prit par le bras.

 

L’avenue de la villa était déserte encore ; le portier, après avoir ouvert la grille, s’était recouché et personne ne vit le docteur descendre de voiture.

 

– Vais-je attendre ? demanda le cocher.

 

– Non, lui répondit Cent dix-sept en lui donnant vingt francs. L’interrogatoire sera long : tu peux t’en aller.

 

Comme la portière du fiacre s’était ouverte juste en face de la porte du petit hôtel et que Milon, qui avait depuis une heure des lueurs d’intelligence, l’avait poussée brusquement, le docteur n’eut pas le temps de reconnaître le lieu où il était.

 

– En cage ! murmura Cent dix-sept.

 

Et il referma la porte sur eux, tandis que le fiacre s’en allait.

 

XX

L’accablement de M. le docteur Vincent s’était un peu dissipé durant le trajet de la rue Serpente à la villa Saïd. Cependant il se croyait très sérieusement aux mains de la justice. Aussi son étonnement fut-il grand lorsque le major Avatar l’ayant fait entrer dans son petit salon qui se trouvait à droite du vestibule au rez-de-chaussée, ferma la porte, lui avança un siège et lui dit :

 

– Maintenant, docteur, causons.

 

– C’est donc vous qui devez m’interroger ? demanda le docteur.

 

– Oui.

 

– Qui donc êtes-vous ? fit-il avec stupeur.

 

– Un homme qui joue gros jeu, répondit le major.

 

Puis, attachant sur le docteur un regard calme et froid :

 

– Monsieur, lui dit-il, la justice est en ce monde la chose la plus sacrée après Dieu. Or, je viens de parodier la justice. Je ne suis ni agent de police, ni juge d’instruction, et cependant je vous ai arrêté et vous voilà en mon pouvoir.

 

Le docteur fut pris d’une subite indignation.

 

– Mais qui donc êtes-vous, misérable ? fit-il.

 

– Je suis un homme qui veut redresser des torts, venger des injures, punir de grands coupables, répondit le major Avatar avec un calme presque solennel.

 

Tout l’orgueil de l’homme reparut alors chez le docteur Vincent.

 

– Monsieur, dit-il, quand on se pose en réformateur et en justicier, on commence par ne point violer la loi ; on ne pénètre pas chez un homme, la nuit, avec un faux mandat : on n’usurpe point les fonctions d’un commissaire ou d’un inspecteur de police. Je n’ai rien à vous dire, rien à vous répondre ; ainsi donc, laissez-moi sortir.

 

Et le docteur Vincent fit un pas vers la porte. Mais le major tira de sa poche un revolver, se plaça devant la porte et regardant le docteur interdit :

 

– Monsieur, lui dit-il, aussi vrai que je me suis appelé jadis Rocambole, au bagne Cent dix-sept, et qu’à présent je me nomme le major Avatar, je vous jure que je vais vous tuer comme un chien, si vous ne m’écoutez et ne m’obéissez.

 

Ce mot de bagne fit faire un haut-le-corps au docteur.

 

– Vous avez été au bagne, vous ? fit-il.

 

– Oui, sous le numéro de Cent dix-sept.

 

– Et vous osez… misérable…

 

– Docteur, fit le major avec calme, il y a des gens qui vont au bagne pour avoir volé, d’autres pour avoir tué. Il y a des empoisonneurs…

 

Ce mot fit rentrer le docteur sous terre :

 

– Taisez-vous ! dit-il, taisez-vous !

 

– C’est ce que je vais faire du moment que nous allons pouvoir nous entendre.

 

– Que voulez-vous donc ?

 

– Docteur, il faut me faire votre confession.

 

– Je ne dois de confession qu’à Dieu…

 

– Et la justice, docteur.

 

– Vous n’êtes ni l’un ni l’autre, vous !

 

– Non, dit le major Avatar. Vous avez raison. Je ne suis ni le juge qui condamne loyalement, ni la Providence qui frappe les grands coupables ; mais je suis peut-être l’instrument choisi par Dieu. Je vous l’ai dit, j’ai été au bagne. Je ne crains pas d’y retourner. Si je n’obtiens pas de vous ce que je veux je vous tuerai… là… dans dix minutes, ou dans une heure…

 

– Et que voulez-vous donc de moi ? est-ce de l’argent ? fit le docteur avec mépris.

 

Le major haussa les épaules :

 

– Si j’étais un voleur vulgaire, dit-il, je vous eusse dépouillé à domicile. D’abord, vous n’êtes pas riche, puisque vous donnez aux pauvres tout ce que vous gagnez.

 

– Mais que voulez-vous donc ?

 

– Causons d’abord sérieusement et à visage découvert, sans détours, sans faux-fuyants.

 

Le revolver du major, et la qualification d’ancien forçat qu’il s’était donnée, ne laissaient aucun doute au docteur sur la résolution dont il était capable. Il se trouvait tout entier à sa merci.

 

– Soit, monsieur, dit-il, je vous écoute.

 

– Docteur, reprit le major, vous avez tort de parler tout haut la nuit. Quand on a commis un grand crime, il ne faut pas se le répéter à soi-même, de minuit à six heures du matin.

 

– Ah ! fit le docteur, vous croyez donc que j’ai commis un crime, vous ?

 

– Je ne crois pas, j’en suis sûr. En eussé-je douté, quand je suis entré chez vous, j’aurais été bientôt convaincu, lorsque vous avez essayé de vous empoisonner.

 

Le docteur pâlit et se tut.

 

– Vous avez empoisonné, continua le major, une femme d’à peine trente ans, belle, riche…

 

– Monsieur !…

 

– Qu’on appelait la baronne Miller, ajouta le major Avatar.

 

– Vous savez son nom ?

 

– Je sais tout ; et cependant, fit le major avec un amer sourire, je n’appartiens pas à la rue de Jérusalem ; j’opère pour mon propre compte.

 

– Mais que voulez-vous donc de moi ? répéta le docteur pour la troisième fois.

 

– Vous allez le savoir.

 

Et Cent dix-sept, d’un geste impérieux, força le docteur à s’asseoir en face de lui. Puis il reprit :

 

– Vingt-quatre heures avant l’accomplissement de votre crime, vous ne connaissiez pas la baronne Miller, vous ne l’aviez jamais vue. Aucun motif de haine ne vous guidait ; vous n’avez pas hérité d’elle… Non, vous avez empoisonné cette malheureuse femme parce qu’on vous a donné dix mille francs…

 

Tous ces détails étaient si précis, si rigoureusement vrais, que le docteur cacha sa tête dans ses mains et murmura avec accablement :

 

– Livrez-moi donc à la justice, au lieu de me torturer !

 

– Pas encore, poursuivit le major. Un homme qui ose faire ce que je fais, qui se substitue à la Providence, qui usurpe les fonctions d’un agent de police, ne joue pas un jeu semblable pour ne frapper que l’instrument du crime. Comprenez-vous ? Il faut que vous me livriez votre complice, ou plutôt vos complices, car ils sont deux.

 

– Oh ! mais vous savez tout, vous ! dit le docteur avec un redoublement d’effroi.

 

– Écoutez-moi encore, reprit le major Avatar. On ne ressuscite pas les morts, et il y a bientôt dix ans que la malheureuse baronne Miller est descendue dans la tombe. La justice ignore votre crime, et Dieu peut-être est-il tenté de vous pardonner, car, depuis le crime, vous n’avez cessé d’élever vers lui les deux prières par excellence, celles qui finissent par le toucher : la charité et le travail.

 

« Mais vos complices, ceux qui ont spéculé sur votre jeunesse, votre ambition et votre misère, ceux-là qui ont fait du jeune homme pâli par ses veilles laborieuses, luttant contre l’obscurité et le besoin, l’instrument de leur cupidité, le meurtrier de leur sœur…

 

– Leur sœur ! exclama le docteur avec épouvante.

 

– Oui, dit le major, c’était leur sœur.

 

– Ô misérable que je suis ! murmura cet homme aux cheveux blanchis.

 

– Et leur sœur était mère, poursuivit le major, et vous avez, en la frappant, dépouillé deux pauvres petites filles qui sont à présent jetées sur le pavé de Paris sans ressource, sans protection, peut-être sans amis…

 

Le docteur regardait le major avec des yeux hagards. Celui-ci continua :

 

– Maintenant, choisissez : Ou j’appelle sur l’heure le premier agent de police qui passe et je vous livre, dussé-je me livrer moi-même, car j’ai de vieux comptes à démêler avec la justice, ou vous allez devenir mon esclave et m’aider à poursuivre les véritables assassins, ceux qui ont été la tête tandis que vous n’étiez que le bras ?

 

Le major n’eut pas le temps d’achever. Le docteur s’était mis à genoux.

 

– Ô mon Dieu ! disait-il, pardonnez-moi si je ne peux réparer mon crime et rendre une mère à ses enfants, du moins, à partir de ce jour, mon travail sera pour ces mêmes enfants…

 

Le major lui saisit le bras.

 

– C’est bien, dit-il, vous pleurez.

 

En effet, deux grosses larmes roulaient sur les joues du médecin.

 

– Votre repentir m’assure de votre concours, ajouta le major.

 

– Oh ! dit le docteur, je travaillerai jour et nuit… pour les orphelines.

 

– Il faut faire mieux que cela, docteur.

 

– Et quoi donc ? demanda cet homme dont le visage parut en ce moment s’illuminer.

 

– Il faut m’aider à leur rendre leur fortune ; cette fortune qu’on leur a volée…

 

Le docteur se redressa.

 

– Vous avez raison, dit-il, et je vous appartiens… maintenant, corps et âme. Que faut-il faire ?

 

– Je vous le dirai plus tard.

 

Alors le major posa son revolver, désormais inutile, sur la cheminée.

 

– Docteur, ajouta-t-il, il faut retourner à vos malades, aujourd’hui.

 

– Comment, fit le médecin stupéfait, vous allez me laisser libre ?

 

– Oui, dit le major, je crois à votre repentir et à votre sincérité ; je suis sûr que vous me servirez.

 

– Je vous le jure sur la tombe de ma victime, de cette malheureuse femme dont le fantôme fait mes nuits sans sommeil, murmura le docteur d’une voix sourde.

 

– Je vous crois, allez !

 

– Mais vous n’avez donc pas besoin de moi ?

 

– Pas aujourd’hui, mais demain.

 

– Ah !

 

– Je vous écrirai un mot, soit pour vous prier de venir ici, soit pour vous donner rendez-vous ailleurs.

 

Et le major appela Milon.

 

Milon était demeuré respectueusement dans l’antichambre.

 

– Va chercher une voiture pour monsieur, lui dit le maître.

 

– Comment ! fit Milon stupéfait… vous le… laissez partir…

 

– Va ! dit le major d’un ton impérieux. Milon obéit.

 

Dix minutes après, un homme qui avait vu l’heure de l’expiation arrivée et qui se résignait déjà à porter sa tête sur l’échafaud, sortait libre de la villa Saïd, libre et soulagé d’un poids immense. Alors le major dit à Milon :

 

– Maintenant il faut avoir le million des petites. Viens !…

 

XXI

Paris est la ville où tout s’improvise, comme en un conte de fées.

 

À neuf heures du matin, une voiture s’était arrêtée rue de Grenelle, à la porte de cette maison où le trésor était enfoui. Deux hommes en étaient descendus : le major Avatar et Milon. Il y avait au-dessus de la porte plusieurs écriteaux de location. Le major dit au concierge, en lui montrant Milon :

 

– Voici monsieur qui est mon parent et qui arrive de province ; il désire trouver un appartement modeste tout près de chez moi, car j’habite le quartier. Qu’avez-vous à louer ?

 

– L’entresol et le deuxième, répondit le concierge. Le major se prit à sourire.

 

– Y a-t-il une cave avec, au moins ?

 

– Oui, dit Milon, qui avait sa leçon faite ; je tiens surtout à une bonne et grande cave, car j’ai du vin de chez moi qu’on doit m’expédier prochainement.

 

Puis, se rengorgeant un peu, le bon Milon ajouta :

 

– Tel que vous me voyez, je suis propriétaire d’un des meilleurs vignobles du Blaisois.

 

Le concierge, au mot de propriétaire, se leva respectueusement, puis il répondit :

 

– Quant aux caves, il y en a cinq ou six libres : monsieur pourra choisir celle qui lui conviendra.

 

– Voyons d’abord l’appartement, dit le major qui craignait que Milon ne trahît son émotion. De combien est l’entresol ?

 

– De seize cents francs.

 

Cent dix-sept et Milon visitèrent l’appartement, le trouvèrent à leur goût et déclarèrent qu’ils voulaient entrer en jouissance de suite.

 

– Voyons les caves, répéta Milon.

 

On redescendit, le concierge prit une lanterne et ouvrit la porte d’un large escalier en coquille qui conduisait aux caves. Une fois dans le corridor souterrain, Milon rassembla ses souvenirs et s’orienta. Le caveau était à gauche ; le concierge paraissait vouloir prendre à droite.

 

– Et par ici ? demanda Milon.

 

– Par là, si vous voulez, dit le concierge, il y en a trois à la file l’une de l’autre.

 

Dans les trois se trouvait le fameux caveau. Milon, que son compagnon contenait du regard, parut hésiter entre les deux. Puis il dit :

 

– Je crois que celui-ci est un peu plus grand.

 

– Cousin, dit le major, pourquoi ne prenez-vous pas les deux ?

 

– Ce serait deux cents francs de plus, dit le concierge.

 

– Cela m’est égal, avait répondu Milon, je prends les deux.

 

Pour aller plus vite en besogne, et éviter la question des renseignements, le major Avatar avait tiré de sa poche un billet de cinq cents francs, disant au concierge :

 

– Nous n’avons pas de temps à perdre. Voici un terme d’avance. Vous garderez le surplus pour le denier à Dieu.

 

C’était un peu plus de cent francs pour lui. Le concierge, ébloui, répondit que le propriétaire faisait tout ce qu’il voulait, approuvant toutes les locations qu’il faisait, et que ces messieurs pouvaient emménager quand ils voudraient.

 

Deux heures plus tard, un tapissier se présenta, prit ses mesures, envoya une voiture de meuble, et, le soir, avant huit heures, M. Joseph Baudoin, propriétaire, s’installa dans son nouveau domicile. Il n’y avait pas encore de rideaux aux fenêtres, ni de tapis sur le parquet, mais les gros meubles étaient en place et le lit dressé. Le major Avatar était venu voir comment son parent était installé. Dans une petite malle que Milon avait apportée lui-même dans une voiture se trouvaient les fameux outils. C’était une maison fort tranquille, que celle de la rue de Grenelle, au Gros-Caillou. Le portier se couchait à onze heures. À minuit, l’escalier était éteint.

 

Milon et Cent dix-sept attendirent jusqu’à cette heure-là ; puis ils descendirent sans bruit et sans lumière. L’ancien Valet de cœur, l’homme aux noms et aux visages multiples, était doué d’une singulière faculté, il voyait la nuit et dans les ténèbres, absolument comme un chat. Il guida Milon qu’il tenait par la main, passa devant la loge du concierge, où il ne se fit aucun bruit. Tous deux descendirent. Milon disait tout bas à son compagnon :

 

– J’ai bien remarqué les murs, ils sont intacts.

 

Une fois dans le corridor, le major tira de sa poche un rat-de-cave et battit le briquet. Milon avait sous son bras les ciseaux à froid et le marteau, et, dans sa poche, la clé du caveau. C’était là ! là que, dix ans auparavant, il avait enfoui l’argent des deux orphelines. Il n’y avait dans le caveau qu’une vieille futaille abandonnée, sans doute, par son dernier locataire. Le major posa dessus son lumignon, et dit à Milon :

 

– Voyons ! oriente-toi… où est la pierre ? Milon se plaça auprès de la porte qu’ils avaient refermée, puis il compta les jointures des pierres de taille en marchant lentement. Puis il s’arrêta.

 

– C’est celle-là, dit-il.

 

Et il prit le ciseau et le marteau. Mais le major les lui arracha des mains. – Mon bon ami, lui dit-il, si tu frappes sur le ciseau, tu produiras un bruit sourd qui finira par éveiller le concierge. Tu as beau être locataire de la cave, tu n’as pas le droit de déparer les murs.

 

– Cependant, dit Milon, on ne peut pas faire autrement, ce me semble.

 

– Je connais quelqu’un, répondit le major en souriant, qui a percé un mur de six pieds de profondeur avec une lime à ongles de trois pouces, sans faire autant de bruit qu’un rat, et ce quelqu’un, c’est moi.

 

Donne-moi ton ciseau et éclaire-moi. Milon prit le lumignon, tandis que le major introduisait le ciseau dans un interstice formé entre la pierre qui masquait la cassette et la pierre voisine. Puis, par un mouvement régulier de va-et-vient, il entama le ciment romain, qui se mit à jaillir en poussière menue sur la lame du ciseau et sur la main qui le tenait.

 

– Avant une heure, dit-il, la pierre glissera comme sur des roulettes. Le cœur de Milon battait à rompre sa poitrine au fur et à mesure que la besogne avançait.

 

– Maître, dit-il enfin, nous avons déjà trouvé les meurtriers de Madame ; nous allons bientôt avoir la cassette. Quand donc nous occuperons-nous de retrouver les petites ?

 

– Demain, dit Cent dix-sept.

 

Et il continua sa besogne. Cet homme avait dans l’esprit un véritable chronomètre ; il avait annoncé que la besogne durerait une heure ; il ne se trompa point de cinq minutes. La pierre descellée, il fallait la faire glisser et la sortir du creux. Ce fut Milon qui, avec sa force herculéenne, s’en chargea. Il se servit du ciseau comme d’un levier et exerça une forte pesée. La pierre avança de quelques lignes ; il pesa plus fort, elle avança encore. Quand elle fut assez hors du mur pour qu’il pût la saisir, le colosse s’arc-bouta avec le genou contre le mur et tira à lui. La pierre était énorme et pesait plus de deux cents livres ; mais Milon la soutint un moment dans ses bras et la posa ensuite sur le sol, sans faire le moindre bruit. Alors il se précipita vers le trou béant, y enfonça la main et le bras, et étouffa un cri de joie.

 

– Elle y est ! dit-il.

 

– Tais-toi, dit le major, qui, lui aussi, n’avait pu se défendre d’une légère émotion.

 

Milon retira alors de la cachette un petit coffre de fer d’un pied de long sur un demi-pied de large.

 

– Mais, dit le major, il n’y a pas un million là-dedans ?

 

– En or, non, mais en papier… et le papier est toujours bon, je suppose.

 

– Surtout les billets de la Banque, dit le major, qui était devenu tout pâle.

 

– À quoi songez-vous donc, maître ? demanda Milon.

 

– Je songe, répondit Cent dix-sept, que je me suis appelé Rocambole, et qu’autrefois, me trouvant seul ici avec toi et te voyant un million dans les mains, je t’aurais tué tranquillement pour avoir le million à moi tout seul.

 

Milon tressaillit.

 

– Oh ! maître… dit-il, c’est l’argent des petites !

 

– Aussi, dit Rocambole – car il venait de reprendre son nom redoutable –, je veux être vertueux… Viens ! fuyons !…

 

– Où irons-nous… maintenant ? fit Milon inquiet.

 

– En haut donc, vérifier si la cassette est intacte.

 

– J’en avais la clé autrefois, dit le colosse.

 

– Et tu l’as perdue ?

 

– On me l’a prise au bagne.

 

– Eh bien ! nous ferons sauter la serrure avec un coup de couteau. Ça me connaît, ça ! ne suis-je pas Rocambole ?… acheva le major en riant.

 

Et ils sortirent de la cave en emportant la cassette.

 

XXII

M. Agénor de Morlux, tandis que son père se cassait la jambe, était livré à toutes les joies de l’espérance. Le billet d’Antoinette, ce billet dans lequel la jeune fille lui disait : « Ne partez pas, j’ai besoin de vous », était la première victoire sérieuse de cette campagne amoureuse qu’il avait entreprise. La journée lui avait paru longue, de huit heures du matin à quatre heures de l’après-midi. À partir de quatre heures, elle lui parut interminable. Pour tuer le temps jusqu’à huit heures, il s’en alla dîner au café Anglais, où M. Oscar de Marigny dînait chaque jour. Agénor avait hâte de montrer sa belle fortune ; mais il est des fatalités pour les fats comme pour le reste des humbles mortels.

 

Ce jour-là, Oscar dînait en ville. Agénor s’offrit un repas plantureux, l’arrosa d’une bouteille de Château-Lafite, fuma d’excellents cigares, arpenta le boulevard une heure encore, et finit par se trouver à huit heures moins un quart à la porte de Mme Raynaud. Le concierge, qui le vit passer, lui adressa son plus obséquieux sourire :

 

– Ces dames vous attendent, lui dit-il.

 

Agénor se dit, en montant l’escalier :

 

– C’est une affaire conclue par avance. Je crois bien que, dès demain, je puis aller chez le tapissier commander le mobilier d’Antoinette.

 

La mère Philippe avait voulu rester en haut pour ouvrir elle-même la porte. Elle fit à M. Agénor mille révérences avant de l’introduire dans le petit salon qui servait en même temps de cabinet de travail à Antoinette. Mme Raynaud était dans son grand fauteuil, au coin du feu. Antoinette, assise à une petite table, travaillait à un ouvrage d’aiguille. Une seule lampe éclairait la modeste pièce, dont le mobilier décent était d’une exquise propreté. Agénor toisa et jugea tout d’un coup d’œil. Il s’attendait à trouver plus de misère. Mme Raynaud était une femme bien élevée et qui avait vu le monde autrefois. Son accueil plein d’aisance déconcerta quelque peu Agénor. Quant à Antoinette, elle se leva avec une simplicité si digne, elle tendit la main à l’anglaise à M. Agénor avec tant de noblesse affectueuse, que l’embarras du jeune homme augmenta.

 

Malgré ses théories d’enfant blasé, Agénor avait un fond de timidité qu’il cherchait vainement à masquer par un ton d’arrogance. Le calme et la simplicité d’Antoinette le confondirent.

 

– Monsieur, lui dit-elle, après avoir échangé quelques paroles banales, vous vous êtes montré si généreux et si bon, que je vais m’ouvrir à vous tout entière. Je vous l’ai écrit, j’ai une sœur, et nous sommes orphelines. Jusqu’à ce matin j’ai ignoré votre nom, et je ne sais pas encore de quoi ma mère est morte. Seulement, je sais que ma mère était une femme bien née, qu’elle portait un titre, qu’elle avait une grande fortune et que son dernier serviteur, un homme que ma sœur et moi aimions de toute notre âme, victime sans doute de quelque affreuse méprise, a été emprisonné, condamné et jeté au bagne où, sans doute, il est encore. Qu’est devenue la fortune de ma mère – fortune qui devait être considérable, si j’en juge par mes souvenirs d’enfance ? je ne sais… Mais il est impossible que nous ayons été spoliées sans retour. Il est impossible encore qu’un malheureux expie un crime qu’il n’a point commis. Hélas ! monsieur, deux pauvres orphelines n’ont pas grand crédit dans le monde. Vous vous êtes placé sur mon chemin, monsieur. Voulez-vous être mon ami et vous intéresser au pauvre et digne homme persécuté ?

 

La requête d’Antoinette était si noble et si franche, d’une simplicité si grande, d’un abandon si confiant, que le roué se sentit rougir en lui-même et qu’il eut honte de ses abominables calculs. Mme Raynaud ne quitta pas son fauteuil, Antoinette n’abandonna point sa broderie. D’amour, il n’en fut pas dit un mot. Agénor était comme fasciné, et toutes ses audaces de Lovelace et de conquérant étaient rentrées aussitôt.

 

– Mademoiselle, dit-il à Antoinette, le baron de Morlux, mon père, est un homme puissant ; il a de hautes relations, et je ne doute pas que, mon zèle stimulant le sien, nous ne parvenions bientôt à faire mettre en liberté l’homme auquel vous vous intéressez.

 

Puis il ajouta avec émotion :

 

– Et quant à votre fortune, mademoiselle, je vous jure qu’elle vous sera rendue, eussiez-vous été dépouillée par un roi.

 

La jeune fille lui tendit une seconde fois la main.

 

– Vous êtes un brave cœur, bien sensible ; merci de l’amitié que vous m’offrez.

 

Agénor comprit qu’il devait borner là sa visite ; mais il demanda si humblement, si respectueusement, la permission de revenir le lendemain rendre compte des démarches qu’il aurait déjà faites, qu’Antoinette ne put refuser. Il s’en alla donc ravi et courut au club des Asperges dans l’espoir d’y rencontrer enfin son ami M. Oscar de Marigny. L’homme est ainsi fait, qu’il a toujours besoin d’un confident.

 

– Eh bien ! dit-il, où en es-tu ?

 

M. Oscar de Marigny venait d’arriver.

 

– Ah ! dame, répondit Agénor, le siège offrira quelques difficultés de plus que je ne croyais. Cette petite folle a des airs de duchesse, en vérité.

 

– Eh bien ! si tu l’aimes, épouse-la.

 

– Hé ! dit Agénor, qui sait ?

 

– Ah ! tu as réfléchi ?…

 

– Mais oui.

 

– Agénor, mon bon ami, dit M. de Marigny, vous êtes un fanfaron de vice, et je le savais bien. Vous vous faites plus mauvais… que tu n’es, grand enfant…

 

– Tu trouves ?

 

– Hé ! sans doute… Pourquoi en serait-il autrement ? Tu rencontres une fille, jolie, vertueuse, bien élevée. Elle est pauvre, mais tu es riche… et riche pour deux ; n’est-il donc pas tout naturel que tu l’épouses ?

 

– Mon cher Oscar, répondit Agénor, vous êtes un véritable sot.

 

– Hein ?… ne t’ai-je donc pas compris ?

 

– Mais pas du tout, mon bon.

 

– Ainsi, tu ne songes pas à l’épouser, comme je le croyais ?

 

– Mais si… j’y songe…

 

– Je ne sais pas deviner les énigmes ; ainsi explique-toi.

 

– C’est bien simple.

 

– Ah ! voyons ?

 

– La petite est pauvre, mais elle peut devenir riche… comprends-tu ?

 

– Mais comment peut-elle devenir riche ?

 

– Oh ! d’une façon bien simple, va : en retrouvant la fortune de sa mère, comme elle a déjà retrouvé son nom… car sa mère, je dois te le dire en passant, était baronne.

 

– Je te prends en pitié, répondit Oscar de Marigny ; tu es bien l’homme de notre siècle…

 

Oscar de Marigny n’eut pas le temps de compléter son anathème sur l’esprit du temps présent, car un membre du cercle arriva tout effaré vers Agénor.

 

– Mon ami, lui dit-il, vous ne savez donc pas ce qui vient d’arriver à votre père ? Il s’est cassé la jambe…

 

– Mais où ?… mais comment ?… demanda Agénor un peu ému.

 

– En sortant de son club, il y a une heure.

 

Agénor n’en entendit pas davantage ; il se précipita au-dehors, monta dans la voiture d’Oscar de Marigny, car il avait renvoyé la sienne, et se fit conduire rue de l’Université. Le docteur Vincent venait de sortir. Agénor trouva son père bouleversé et d’une pâleur extrême. À la vue de son fils, cet homme se raidit contre la douleur physique et chercha à faire trêve aux angoisses qui l’étreignaient depuis quelques minutes.

 

– Rassure-toi, mon enfant, dit-il, c’est une fracture simple, je serai sur pied dans un mois et je pourrai partir.

 

– Partir ! dit Agénor étonné.

 

– Oui, répondit le baron ; je veux faire un grand voyage. Je suis las de Paris…

 

En même temps, M. de Morlux regardait son fils et sentait remuer ses entrailles paternelles pour un enfant qu’il avait presque abandonné dans sa vie.

 

– Quel âge as-tu, mon enfant ? dit-il ; tu ne dois pas être loin de ta vingt-sixième année ?

 

– Dans deux mois, mon père.

 

– Tu devrais te marier.

 

Agénor tressaillit :

 

– Ah ! ma foi, mon père, je ne demande pas mieux. Je suis amoureux.

 

– Et de qui donc ? fit le père, en essayant de sourire.

 

– D’une jeune fille, belle, vertueuse, spirituelle…

 

– Et pauvre ! dit M. de Morlux. Si avec tant de qualités elle avait une dot, ce serait trop beau…

 

– Hé ! qui sait ? fit Agénor.

 

– Elle est riche ?

 

– Non, mais elle peut le devenir.

 

– Comment cela ?

 

– C’est une pauvre orpheline dépouillée, et je me suis mis en tête de lui faire rendre la fortune qu’on lui a volée.

 

M. de Morlux se dressa sur son séant et se sentit pâlir aux derniers mots de son fils.

 

– Oui, mon père, reprit Agénor. Elles sont deux sœurs, deux jumelles, deux orphelines… Leur mère, la baronne Miller…

 

À ce nom, M. de Morlux jeta un cri terrible et retomba sans force sur son oreiller, à la grande stupéfaction de son fils.

 

XXIII

M. le baron de Morlux était un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Les gens qui ne croient pas à Dieu, croient volontiers aux médiums, aux tables tournantes et aux esprits. Rien n’est superstitieux comme un philosophe. Il y avait vingt ans que M. de Morlux avait tout foulé aux pieds, qu’il avait marché la tête haute dans la voie du crime, sans regarder en arrière, sans pâlir, sans trembler. Son frère et lui, après la mort de cette sœur mystérieuse, que Paris ignorait, étaient entrés paisiblement en possession de son héritage, peu soucieux de savoir ce qu’étaient devenus ses enfants.

 

Il y avait là, du reste, un mystère que nous expliquerons plus tard. Le baron avait perdu sa femme peu après. Cette perte avait à peine assombri son front quelques jours. Il avait mis son fils au collège, s’était fort peu soucié de lui, l’avait émancipé à dix-huit ans. Il lui avait remis avec une parfaite indifférence les comptes de tutelle. Aucune ombre vengeresse n’avait troublé sa vie. Ses plaisirs l’avaient assez absorbé pour que le remords ne pût trouver place en son âme. Enfin, chose étrange ! la fortune n’avait cessé de lui sourire. Il avait fait plusieurs héritages ; il avait été aimé d’une femme que Paris entier avait adorée vainement. Il faisait courir ; ses chevaux, célèbres dans le monde entier, sortaient vainqueurs de tous les hippodromes. Souvent on l’avait entendu dire :

 

– L’homme naît heureux ou malheureux. Quoi qu’il fasse, il ne changera rien à son destin. Moi, j’ai une étoile qui ne pâlira jamais.

 

Mais soudain une fatalité inouïe semblait le frapper coup sur coup dans l’espace de quelques heures. Il se cassait la jambe ; le médecin appelé auprès de lui se trouvait être précisément l’instrument de son crime. Enfin, son fils venait lui dire : « J’aime une jeune fille qui a été dépouillée de sa fortune, et cette jeune fille se nomme Antoinette Miller. »

 

C’en était assez pour lui faire perdre la tête. Il avait donc jeté un grand cri, puis il s’était renversé, pâle et tremblant, sur son oreiller, les mains crispées, l’œil fiévreux.

 

– Mais qu’avez-vous donc, mon père ? s’écria Agénor épouvanté.

 

Le baron eut une dernière lueur de présence d’esprit.

 

– C’est ma jambe ! dit-il.

 

Agénor crut à la douleur physique dont parlait son père et il appela à son aide. Les domestiques accoururent. M. de Morlux avait le délire. À partir de ce moment, il prononça des mots sans suite, regardant parfois son fils avec stupeur, parfois tournant les yeux comme si cette vision dont lui avait parlé le docteur se fût dressée devant lui. Cette situation dura jusqu’au matin. Agénor ne quitta point son père.

 

Au petit jour, on alla chercher un médecin, celui qui soignait d’ordinaire M. de Morlux. Le médecin s’inclina lorsqu’on lui dit que c’était le docteur Vincent qui avait fait le premier pansement. Puis, il prétendit que l’état de prostration dans lequel se trouvait le baron était le résultat de la douleur physique : qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Il prescrivit une potion calmante et s’en alla. Agénor avait fini par s’endormir dans un grand fauteuil, au chevet de son père. Mais celui-ci l’éveilla peu après. Quand Agénor rouvrit les yeux, il trouva son père plus calme.

 

Le jour avait dissipé les fantômes, et le baron retrouvant sa présence d’esprit craignait que, dans son délire, il ne lui fût échappé quelque révélation touchant la baronne Miller.

 

– Agénor, mon enfant, dit-il, je t’ai effrayé cette nuit, n’est-ce pas ?

 

– Oui, mon père. J’ai cru que vous deveniez fou.

 

– Mais comment cela est-il arrivé ? Qu’ai-je dit ? que me disais-tu ? fit le baron inquiet.

 

– Je vous parlais de mes projets de mariage.

 

– Ah ! c’est juste. Et qui veux-tu épouser ?

 

– Une jeune fille appelée Antoinette Miller.

 

Cette fois, M. de Morlux demeura impassible.

 

– Ah ! très bien, dit-il. Tu l’aimes donc ?

 

– Oui, mon père. Eh bien ! c’est au moment où j’ai prononcé son nom que vous avez jeté un grand cri.

 

– Vraiment ?

 

– J’ai cru un instant que ce nom vous était connu, mon père.

 

– Mais non, dit M. de Morlux avec calme ; c’est ma coquine de jambe qui m’a joué ce tour-là.

 

Puis après un silence :

 

– Et tu dis que cette jeune fille a été dépouillée de sa fortune ?

 

– Oui, mon père.

 

– Par qui ?

 

– Elle ne le sait pas. Mais Milon doit le savoir.

 

À ce dernier nom, M. de Morlux pâlit encore, mais Agénor n’y prit pas garde, et continua :

 

– Il faut vous dire, mon père, que la mère de ces demoiselles avait un vieux serviteur qu’on a jeté au bagne pour un crime qu’il n’a pas commis.

 

– Allons donc ! dit le baron d’un air incrédule. Les gens qui vont au bagne sont coupables.

 

– Il paraît que celui-là est innocent.

 

– Qui te le prouve ?

 

– Antoinette me l’a dit, et je la crois, mon père.

 

M. de Morlux grimaça un sourire.

 

– Alors, dit-il, cet homme est au bagne ?

 

– Oui, et j’ai compté sur vous, mon père.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Mais pour l’en faire sortir, afin qu’il nous aide à retrouver la fortune d’Antoinette.

 

– Nous verrons… nous verrons…, dit le baron. Aïe !… je souffre horriblement.

 

– Pardonnez-moi, mon père, reprit Agénor, de venir vous parler de tout cela aujourd’hui ; je ferais mieux d’aller voir mon oncle… le vicomte…

 

M. de Morlux tressaillit encore :

 

– Ah ! oui, dit-il, c’est une idée, cela… ton oncle est un homme sérieux, lui… et non point un viveur comme moi, il a ses relations, il connaît beaucoup de monde. Mais tu as raison, il faut en parler à ton oncle… ou plutôt non, c’est moi qui lui en parlerai… ainsi que de ton mariage… Veux-tu que je lui écrive de venir nous voir ?

 

– Vous êtes charmant, papa, dit Agénor avec expansion, et il faut vite vous guérir…

 

Il roula près du lit un guéridon sur lequel il y avait des plumes et de l’encre ; et M. de Morlux écrivit :

 

« Mon cher frère,

 

« Il m’est arrivé un accident cette nuit. Je me suis cassé la jambe. Je ne puis donc aller chez vous, et cependant j’ai un pressant besoin de vous voir. »

 

Puis il ferma sa lettre et écrivit l’adresse :

 

Monsieur le vicomte de Morlux,

 

rue de la Pépinière.

 

– Prends une voiture, dit le baron à son fils et va lui porter la lettre toi-même. Ton oncle doit être encore chez lui à cette heure matinale.

 

– Je le ramènerai, dit Agénor.

 

– Non, tu me l’enverras. Je veux lui parler seul à seul.

 

Agénor prit la lettre ; mais comme il allait sortir son père le rappela.

 

– Si tu veux que je mène tes affaires à bonne fin, dit-il, ne souffle mot à personne ni de tes projets, ni de Mlle Miller, ni de cet homme…

 

– Milon ?

 

– Milon, soit. Va, mon enfant, et reviens dans la journée, acheva le baron en tendant la main à Agénor.

 

Celui-ci partit et fit une telle diligence, que moins d’une heure après M. le vicomte de Morlux arrivait chez son frère rue de l’Université.

 

Le vicomte de Morlux avait six ans de plus que le baron et touchait à la soixantaine. C’était un petit vieillard aux lèvres minces, aux yeux caves, au visage amaigri et blême. On eût dit une fouine et non un homme. Il avait la parole brève et mordante, la voix aigre.

 

– Que vous est-il arrivé, Philippe ? dit-il.

 

– Ah ! mon pauvre Karle, dit le baron en lui faisant signe de fermer la porte et de s’assurer qu’ils étaient bien seuls, nous sommes perdus !

 

– Pourquoi cela ? fit le vicomte avec calme.

 

– L’heure du châtiment est venue.

 

Le calme de M. Karle de Morlux ne se démentit pas.

 

– Vous vous êtes cassé la jambe, paraît-il ?

 

– Oui.

 

– Et vous avez eu le délire ?…

 

– Oui, le délire de l’épouvante. Savez-vous quel est le médecin qui m’a pansé ? C’est lui… vous savez… l’étudiant de la rue Serpente…

 

– C’est une bizarre coïncidence, dit froidement Karle. Vous a-t-il reconnu ?

 

– Oui… et il m’a conseillé de me repentir.

 

Karle haussa les épaules et un rire railleur vint errer sur ses lèvres minces et blêmes. Le baron continua :

 

– Oh ! ce n’est pas tout encore… Agénor, mon fils, aime une jeune fille…

 

– Ah ! fit le vicomte. Eh bien ?

 

– Cette jeune fille se nomme Antoinette Miller… Comprenez-vous ?

 

Karle fronça légèrement le sourcil.

 

– Après ? dit-il.

 

– Et elle sait son nom… Elle sait que sa mère a été dépouillée.

 

– Après ? après ? fit encore l’aîné des Morlux.

 

– Elle sait, enfin, que Milon est au bagne ; et Agénor est venu me demander que vous et moi usions de notre crédit pour l’en faire sortir. Comprenez-vous enfin ? acheva le baron dont la voix passait chevrotante à travers sa gorge crispée.

 

– Je comprends surtout une chose, dit Karle froidement, c’est que votre fils Agénor est un imbécile de venir vous dire tout cela.

 

Et l’aîné des Morlux se mit à rire, ajoutant :

 

– On ne saurait mieux se jeter dans la gueule du loup !

 

XXIV

Il est temps d’expliquer comment Agénor de Morlux n’avait éprouvé aucun étonnement en entendant prononcer le nom de Mlle Antoinette Miller et comment il ignorait même que son père et son oncle eussent une sœur.

 

Cette explication, nous allons la trouver dans la cassette que le major Avatar et Milon s’étaient empressés d’emporter de la cave à l’entresol. Milon ferma les portes au verrou et le major tira tous les rideaux avec soin, de peur qu’un regard indiscret ne se glissât du dehors à l’intérieur de l’appartement. Alors Milon posa la cassette sur une table. C’était un coffret de fer ouvragé, d’un travail exquis et d’une origine déjà ancienne. Le major en examina la serrure, qui était triplée, avec une scrupuleuse attention.

 

– Mon ami, dit-il à Milon, il ne faut pas songer à ouvrir le coffret par là, nous y perdrions notre peine. Donne-moi un marteau.

 

– Est-ce que vous allez le briser ?

 

– Je vais faire sauter une des charnières.

 

– Mais, maître, observa le colosse, à quoi bon l’ouvrir maintenant ?

 

– Pour deux raisons. La première, c’est qu’il faut nous assurer que le million est intact.

 

– Oh ! c’est bien sûr, cela. Si on avait trouvé la cassette, on l’aurait emportée.

 

– C’est vraisemblable ; mais j’ai une autre raison pour l’ouvrir.

 

– Ah !

 

– Si Mme la baronne Miller, continua le major Avatar, a conservé l’argent qu’elle destinait à ses filles, qu’elle se soit environnée de tant de précautions pour que cet argent leur arrivât intact, c’est que quelque secret terrible pesait sur sa vie.

 

– Oh ! ça, dit Milon, j’en suis sûr, maître.

 

– Donc, il est impossible que le coffre ne renferme que de l’argent et des valeurs.

 

– Que peut-il donc renfermer encore ?

 

– Des papiers, une lettre, un manuscrit, que sais-je ? quelque chose enfin qui nous apprendra ce que nous ne savons pas.

 

– Vous avez raison, maître, dit Milon.

 

Et il apporta le marteau.

 

– Ce quelque chose, poursuivit le major Avatar, nous fournira peut-être l’arme que nous cherchons pour faire rendre gorge aux deux frères ; car tu penses bien, fit-il en souriant, que ce n’est pas à la justice que nous irons nous adresser.

 

– Je crois bien, murmura Milon, on me renverrait au bagne !

 

– Et moi, donc !

 

En parlant ainsi, le major se servait du marteau avec une habileté merveilleuse et attaquait à petits coups la vis de l’une des charnières. À chaque coup, la vis remuait et sortait de quelques centilignes. Milon le regardait faire et interrogeait ses plus lointains souvenirs.

 

– Ah ! dit-il enfin, voici une chose que je me rappelle, maître.

 

– Voyons ?

 

– Quand je suis entré au service de Madame, elle revenait d’Allemagne et elle était en grand deuil. Les petites avaient un an à peine. Madame était d’abord descendue dans un hôtel meublé, et ne parlait qu’allemand. Quand elle a acheté la maison de la rue de Lille, alors seulement elle m’adressa la parole en langue française, et elle parlait comme vous et moi ; mais elle parlait allemand avec les bonnes qu’elle avait ramenées avec elle. Un jour elle sortit à pied, vers midi, et ne rentra que bien avant dans la soirée. Elle avait le visage baigné de larmes, et je l’entendis qui murmurait :

 

– Ô ma pauvre mère !…

 

Comme Milon disait cela, la vis sauta, et, d’un coup de marteau, le major Avatar souleva le couvercle. Le contenu de la cassette fut alors mis à découvert. Il y avait, au fond, quelques rouleaux d’or, puis, au-dessus, une liasse de papiers que le major reconnut aussitôt : C’étaient des coupons de rente au porteur. Il y en avait dix, chacun de cent mille francs.

 

– Les uns en rente française trois pour cent ; les autres en rentes étrangères.

 

On eût dit que la prudence maternelle de la baronne Miller avait voulu prévoir tous les cas fâcheux. Puis, au-dessus encore, une large enveloppe portant cette inscription :

 

À mes filles Antoinette et Madeleine

 

ou

 

À ceux qui trouveraient cette cassette.

 

– Voilà ce que je cherchais, dit le major Avatar, qui repoussa le coffret, comme si la vue de tant d’argent lui eût donné le vertige.

 

Et il ouvrit l’enveloppe. Deux papiers s’en échappèrent. L’un était d’une écriture fine et allongée, et ne renfermait que ces quelques lignes :

 

« On trouvera sous ce pli l’histoire de ma triste vie et le récit des persécutions auxquelles je suis en butte, de la part de deux misérables qui se disent mes frères, et convoitent ma fortune et celle de mes pauvres enfants.

 

« Si cette lettre tombe en vos mains, ô mes filles chéries, c’est que mon fidèle mandataire aura pu soustraire cette faible part de fortune aux bandits qui veulent nous dépouiller toutes trois.

 

« Si par hasard cette cassette s’égarait et qu’elle tombât en des mains honnêtes, je supplie à genoux qu’elle soit remise à la justice française, qui ne fait jamais défaut à ceux qui l’invoquent.

 

« SOPHIE MILLER. »

 

Le second papier était un manuscrit assez volumineux qui portait ce titre bizarre :

 

HISTOIRE D’UNE FAUTE

 

Il était de deux écritures. Les premières pages paraissaient assez anciennes déjà, car l’écriture, qui trahissait une main de femme, était assez grosse. L’écriture de la fin était semblable à celle qui était signée Sophie Miller. La baronne avait sans doute continué le manuscrit commencé. Au-dessous du titre que nous venons de citer, le major Avatar lut :

 

À ma fille

 

29 octobre 1830.

 

« Mon enfant, je suis votre mère et vous ne m’avez jamais vue ; peut-être ne me verrez-vous jamais. Je me suis séparée de vous le jour de votre naissance, et vous êtes, hélas ! le fruit d’une faute. Cependant il faut que vous sachiez mon nom, le jour où, devenue femme, vous accuserez votre mère d’abandon. Je m’appelle la vicomtesse de Morlux, et j’ai aujourd’hui trente-six ans.

 

« Pour bien des gens, peut-être, je suis une femme déjà vieille et qui n’aurait dû songer qu’à ses devoirs d’épouse et de mère, car j’ai un mari et deux fils, dont l’un a près de vingt ans. Mais j’ai été si malheureuse, j’ai tant souffert pendant si longtemps, que Dieu me pardonnera mon crime. J’ai été mariée, à seize ans, à M. le vicomte de Morlux, un homme déjà mûr, blasé, sans cœur et qui n’a eu pitié ni de ma jeunesse ni de ma candeur de jeune fille. Pendant dix-huit ans, cet homme m’a enchaînée aux caprices d’une vieille maîtresse qui a été mon bourreau. J’ai passé dix-huit ans dans les larmes, courbée sous le joug de fer de cet homme, qui eût invoqué l’indulgence de la loi pour me tuer, s’il avait eu connaissance de ma faute, et qui, chaque jour, souillait ma maison par la présence de femmes éhontées.

 

« Un jour, tandis que je pleurais, un homme jeune, brave, aimant, un homme à l’âme chevaleresque, s’est mis à genoux devant moi. C’était votre père. La douleur m’avait rendue folle, le bonheur m’a tout fait oublier. Votre père, le comte Z…, était attaché à l’ambassade d’Autriche. Pendant deux ans, notre amour a été un rêve. Pendant ces deux années aussi, le vicomte de Morlux, bien que ses cheveux soient blancs, courait en Italie avec une danseuse. En son absence, je vous ai senti remuer dans mes flancs, et je me suis vue perdue. Un médecin m’a sauvée. Il m’a ordonné les eaux de Kissingen, en Bavière, et je suis partie avec une femme de chambre qui m’était dévouée.

 

« Mes fils, que je n’ose appeler vos frères, étaient au lycée. Votre père m’attendait à Kissingen. C’est dans une petite maison isolée, loin de la ville, que, cachée sous un faux nom, j’ai attendu l’heure de votre naissance. Jour de joie et de remords que celui-là. Jour de deuil et de désespoir que celui où il a fallu me séparer de vous. Votre père vous emporta, comme un trésor au fond d’un vieux château qu’il possède en Bohême. C’est là que vous grandirez, ma Sophie adorée ; c’est là que vous deviendrez une belle jeune fille.

 

« À votre tour, vous serez aimée, adorée peut-être… Ah ! que l’homme à qui un pareil bonheur sera dévolu tâche de s’en rendre digne ! Un jour vous demanderez à votre père quelle était votre mère… C’est en perspective de ce jour redouté que je vous écris. Pardonnez-moi mon abandon, chère enfant ; ne me maudissez pas… Adieu. Votre mère désolée…

 

« VICOMTESSE DE MORLUX. »

 

Le major Avatar interrompit ici sa lecture.

 

– Voici, dit-il, que je commence à comprendre.

 

– Ah ! fit Milon.

 

– Ta maîtresse était une enfant sans famille avouée, comme tu vois.

 

– Mais, dit Milon, comment donc se fait-il alors qu’elle était baronne ?

 

– Imbécile ! parce qu’elle avait épousé un baron.

 

– Et riche ?

 

– Riche de l’héritage de son père ou de son mari.

 

– C’est juste.

 

Et le major Avatar continua la lecture du manuscrit.

 

XXV

Le manuscrit contenait une seconde lettre de la même écriture. Elle était datée du mois de juillet 1848, et ainsi conçue :

 

« Mon enfant,

 

« Le vicomte de Morlux est mort. Je suis veuve. Hélas ! votre père n’est plus, et vous êtes toute seule sur la terre. Mais je veux enfin réparer mes torts et vous rendre votre mère. Hélas ! pas pour longtemps peut-être, car le chagrin a fait de moi une vieille femme avant l’âge ; mais vos frères vous aimeront, les chers enfants !

 

« Ah ! j’ai le cœur débordant de joie au souvenir de ce qui vient d’arriver. Écoutez.

 

« Tant que votre père a vécu, j’ai eu de vos nouvelles deux fois par an par l’entremise d’un messager sûr. J’ai pu ainsi assister à votre enfance, à votre jeunesse ; je sais que vous étiez belle.

 

« Aujourd’hui, je ne sais plus rien, car voici deux années que je n’ai pas reçu de lettre de Vienne, et c’est par les journaux que j’ai appris la mort de mon cher comte Z… Qu’étiez-vous devenue ?

 

« Dans sa dernière lettre, le comte m’annonçait votre prochain mariage avec un jeune officier autrichien, le baron Miller. Peut-être êtes vous heureuse mère, heureuse femme et ne souhaitez-vous rien en ce monde. Et cependant votre vieille mère ne voudrait pas mourir sans vous voir et vous embrasser. Elle a voulu réparer ses torts ; elle a voulu vous faire une famille. Vous n’êtes plus l’enfant du hasard ; grâce au noble cœur de vos frères, j’ai pu vous adopter.

 

« Voici ce qui est arrivé :

 

« Karle, mon fils aîné, est entré un matin dans ma chambre, il y a huit jours, et m’a dit, en se mettant à genoux devant moi :

 

« – Ma bonne mère, Philippe et moi, nous savons que mon père vous a rendue la plus malheureuse des femmes, et qu’il a, par sa conduite, légitimé, pour ainsi dire, la faute de votre âge mûr. Philippe et moi, nous savons tout. Vous avez une fille. Son père, le comte Z…, était un de ces grands seigneurs hongrois dont la fortune est mince pour ne pas dire nulle. Le comte est mort. Qui sait ? Sa fille est peut-être dans le dénuement le plus complet. Nous sommes riches, nous, et notre fortune peut être divisée en trois. – Voulez-vous, par un moyen détourné, faire asseoir notre sœur à la table de la famille ?

 

« J’ai jeté un cri de joie et j’ai baisé la main de mon fils.

 

« – Voilà, m’a-t-il dit, le moyen que je vous propose. Nous allons partir ensemble pour Kissingen ; nous lèverons l’acte de naissance de Sophie, et vous l’adopterez par un acte bien régulier.

 

« On n’en saura rien à Paris de votre vivant : mais votre fille, notre chère sœur, pourra venir comme une parente vivre sous votre toit, et vous servir de bâton de vieillesse.

 

« Je suis garçon, Philippe a perdu sa femme et n’a qu’un enfant. Ce secret ne sortira donc point des bornes les plus étroites de la famille.

 

« Je pars ce soir pour Kissingen avec Karle et Philippe. À mon retour, j’espère vous trouver à Paris. Venez, mon enfant, venez !… »

 

Là s’arrêtait la première écriture du manuscrit ; il était facile de voir que les deux textes avaient été réunis longtemps après dans le même cahier.

 

C’était maintenant la baronne Miller qui prenait la plume.

 

« Le jour où cette deuxième lettre de ma mère m’arriva, je venais d’être cruellement éprouvée. J’étais veuve. Élevée par mon père, le comte Z…, j’avais été amenée à Vienne au moment où j’atteignais ma dix-septième année. Le comte Z… n’était pas riche, en effet, comme l’avait dit mon frère Karle, mais il occupait à la cour un emploi distingué, et il touchait des sommes considérables pour les différentes charges dont il était titulaire.

 

« Je vivais donc comme une jeune fille riche et élégante, et j’étais de toutes les fêtes. Un colonel des uhlans, le baron Miller, me vit, m’aima et demanda ma main. Six mois après mon mariage, mon père mourut ; mais l’amour de mon mari, que j’adorais, adoucit l’amertume de mes regrets, et bientôt une joie nouvelle vint faire battre mon cœur. Je mis au monde, à la même heure, deux charmantes petites filles ; vous, mes enfants. Vous étiez jumelles. L’une était blonde, l’autre brune. Votre père, le baron Miller, était un des plus riches seigneurs de l’empire autrichien. Il m’avait reconnu en dot deux millions de thalers, un peu plus de huit millions de francs. Hélas ! cette fortune immense devait être la source de tous nos malheurs. Ce mariage, que ma mère ignorait, ses fils, Karle et Philippe de Morlux le savaient. Tandis qu’ils lui disaient, à elle, que j’étais pauvre, sans doute ils savaient que, mes enfants et moi, nous possédions une fortune princière. Et, dès lors, la pensée coupable de s’approprier cette fortune a germé dans leur esprit infernal.

 

« L’Italie autrichienne venait de se soulever ; Venise se proclamait en république. Le Milanais appelait le roi Charles-Albert comme un libérateur. L’armée autrichienne, dans laquelle commandait votre père, et l’armée piémontaise se rencontrèrent dans les plaines de Novare. Votre père fut tué, vers le soir, quand la bataille était gagnée. Le dernier boulet ennemi fut pour lui.

 

« Sa mort, qui vous faisait orphelines et qui me rendait veuve, M. Karle de Morlux l’apprit avant moi. Vous comprenez maintenant pourquoi il avait conseillé à ma mère de m’adopter. Si vous mouriez, j’héritais de vous ; si je mourais à mon tour, c’était ma mère qui héritait de moi, en vertu de ce malheureux acte d’adoption auquel j’ai eu la faiblesse de souscrire. Mais soupçonne-t-on jamais le crime ?

 

« Cette lettre de ma mère qui m’arrivait et me trouvait dans les larmes fut pour moi une consolation suprême. Vous aviez un an, mes chères petites ; vous pouviez supporter les fatigues d’un long voyage. Je sentis s’agiter alors en moi une fibre qui n’avait jamais vibré. Je songeais à ma mère et je partis, vous emmenant en France. Mon frère Karle était venu à ma rencontre jusqu’à Strasbourg. Il me reçut avec effusion, vous couvrit de caresses, et me dit qu’il vous servirait de père. Seulement, en route, il me dit encore :

 

« – Ma chère sœur, vous savez le mystère qui pèse sur votre naissance. Ce mystère, il est inutile de le révéler à la société parisienne, qui a pour votre mère la plus grande estime et une sorte de vénération. Nous vous avons donc préparé une sorte d’état civil. Vous êtes une nièce de mon père, qui avait marié une de ses sœurs en Allemagne.

 

« – Je serai ce que vous voudrez, lui dis-je, pourvu que je puisse voir ma mère.

 

« Nous arrivâmes à Paris. Philippe de Morlux, celui qui portait le titre de baron, m’avait fait préparer un appartement à l’hôtel des Colonies. Ce fut là que je descendis. Une heure après, ma mère arriva. Elle me prit dans ses bras et me couvrit de baisers, en présence de mes frères qui paraissaient attendris. Vous autres, mes pauvres petites, vous fûtes littéralement dévorées de caresses.

 

« Et je souriais à travers mes larmes, car Dieu qui venait de me prendre votre père me rendait une famille. Pendant une année, je menai une vie presque sauvage. Vous grandissiez, mes enfants, et l’amour de ma mère, l’affection que mes frères paraissaient me témoigner adoucissaient ma douleur, car votre père était toujours vivant au fond de mon cœur. Hélas ! ce bonheur devait être de courte durée.

 

« J’avais quitté l’hôtel des Colonies pour habiter une vieille demeure où je suis encore, à l’heure où j’écris, mais où vous n’êtes plus, mes chères petites. Un soir, un domestique de mon frère Karle arriva en toute hâte. Ma mère se mourait. De quel mal subit ? je ne sais… Mais elle n’eut que la force de me prendre les mains, de me regarder avec une tendresse épouvantée et de me dire : « Méfiez-vous de vos frères ! » Puis elle expira.

 

« Le lendemain, j’eus l’explication de ces paroles mystérieuses. Le même domestique qui, la veille, était venu m’annoncer l’agonie de ma mère, se présenta chez moi, et se mit à genoux en me disant :

 

« – Pardonnez-moi, madame, mais je ne veux pas être plus longtemps l’instrument du crime. Je viens vous faire ma confession. »

 

– Eh ! eh ! murmura le major Avatar interrompant de nouveau sa lecture, je crois bien que la mort de ta maîtresse n’est pas le seul crime que ces gredins-là ont à se reprocher.

 

– Continuez, dit Milon qui pleurait à chaudes larmes.

 

XXVI

Le major Avatar reprit la lecture du manuscrit :

 

« Je ne comprenais rien [disait la baronne Miller] à l’attitude suppliante de cet homme.

 

« – Relevez-vous, lui dis-je, et expliquez-vous.

 

« Il obéit, et continuant à me regarder avec effroi :

 

« – Vos frères, dit-il, veulent vous tuer.

 

« – Me tuer ! m’écriai-je.

 

« – Oui, madame, vous assassiner !

 

« – Mais pourquoi ? que leur ai-je fait ?

 

« – Ils veulent s’emparer de votre immense fortune.

 

« – Mais, m’écriai-je, moi morte, ma fortune est à mes enfants.

 

« – Ils tueront vos enfants, comme ils ont tué votre mère.

 

« Je jetai un cri d’horreur.

 

« – Écoutez, continua cet homme, car le remords m’a pris à la gorge, et je me suis châtié moi-même.

 

« – Que dites-vous ? m’exclamai-je, saisie d’un nouvel étonnement et d’une nouvelle terreur.

 

« – Écoutez d’abord ce que je vais vous dire, reprit-il, ne voulant pas s’expliquer davantage sur sa propre situation.

 

« “Je suis le valet de M. Karle de Morlux ; il m’a sauvé du bagne dans ma jeunesse et, à ce titre, il est devenu mon maître absolu. J’étais son esclave, son bien, sa chose… Sous la menace des galères, où il pouvait m’envoyer d’un seul mot, il a fait de moi l’instrument de tous ses crimes, et je connais tous ses secrets.

 

« Il s’arrêta un moment et posa, avec un geste de douleur, sa main sur sa poitrine.

 

« – Qu’avez-vous ? lui dis-je.

 

« – C’est ma poitrine qui brûle ! répondit-il, mais j’en ai encore pour une heure : j’ai le temps de parler…

 

« Et il continua d’une voix haletante :

 

« – M. Karle de Morlux surprit un jour dans le tiroir de sa mère une lettre. Cette lettre était du père de madame la baronne. M. de Morlux le père n’était pas encore mort. Il me la montra et me dit :

 

« – Dis donc, Baptistin, crois-tu que si je menaçais ma mère de montrer cette lettre à mon père, elle m’avantagerait quelque peu dans son testament ?

 

« Puis, se ravisant, il me dit :

 

« – Il faut que je sache ce qui va advenir du mariage projeté pour cette chère sœur que je ne me connaissais pas.

 

« “Je partis pour l’Allemagne. J’appris votre mariage avec le baron Miller ; je sus qu’il était fabuleusement riche. C’est alors que M. Karle et M. Philippe ourdirent le complot infâme qui vient d’avoir un commencement d’exécution. Ils ont appris la mort du baron Miller. Vous avez une fortune immense ; l’acte d’adoption de votre mère vous reconnaît leur sœur. Si vous mourez et vos enfants aussi, ils héritent.

 

« – Oh ! m’écriai-je, mes enfants ne mourront pas ! je les couvrirai plutôt de mon corps…

 

« Il hocha la tête et, pour la seconde fois, il porta la main à sa poitrine.

 

« – Mais enfin, dis-je vivement, de quoi ma mère est-elle morte ?

 

« – Ils l’ont empoisonnée.

 

« – Horreur !

 

« – C’est moi qui ai versé le poison, puis le remords m’a pris et j’ai achevé la fiole dont j’avais versé la première moitié dans une potion calmante qu’on lui avait ordonnée.

 

« – Vous vous êtes empoisonné ?

 

« – Oui, madame, je serai mort dans une heure et je n’irai pas aux galères.

 

« Puis il fit un pas de retraite :

 

« – Maintenant vous êtes avertie, madame… je ne veux pas mourir chez vous…

 

« J’étais anéantie ; je n’eus pas la force de le retenir. Il sortit, et, dès lors, je ne le revis plus. Le lendemain des funérailles de ma malheureuse mère, je quittai Paris, vous emmenant avec moi, mes chères petites. Je voulais retourner dans mon pays. Là, sans doute, je serais à l’abri des tentatives de ces misérables. Je me trompais.

 

« Entre Heidelberg et Munich – nous voyagions en chaise de poste –, comme nous descendions une côte rapide, bordée de tous côtés par un précipice, les chevaux s’emportèrent.

 

« Le postillon vida les étriers, sauta lestement sur le bord de la route et les chevaux, n’étant plus guidés, dégringolèrent la côte avec une rapidité vertigineuse. Nous dûmes notre salut à un miracle. La berline ne quitta point la route et les chevaux finirent par s’arrêter au milieu d’un village qui se trouvait au bas de la descente. Il convint qu’on lui avait donné de l’argent pour nous faire périr ; mais il ne put que donner imparfaitement le signalement de ceux qui l’avaient soudoyé.

 

« Six mois après, à Vienne, où je m’étais réfugiée, comme je vous préparais une tasse de lait, il me sembla que ce lait exhalait une odeur nauséabonde. Je fis venir un médecin. Le médecin constata que l’on y avait mélangé une forte dose d’arsenic. Épouvantée, je quittai Vienne et je vous emmenai en Hongrie dans le vieux château où s’était écoulée ma jeunesse. Une nuit, le château brûla. Comment n’avons-nous pas toutes trois péri dans l’incendie ? La Providence seule le sait.

 

« Je me dis alors que, si je pouvais revenir à Paris secrètement, sous un faux nom, reprendre possession de ce vieux logis où j’avais vécu près d’un an, je serais en sûreté plus que partout ailleurs, et que mes frères ne me soupçonneraient pas si près d’eux. Je suis donc revenue à Paris. Pendant six ou sept ans, nous avons vécu tranquilles, vous grandissant, mes chères petites, moi me sentant revivre en vous.

 

« Mais, l’autre jour, une balle a sifflé au-dessus de nos têtes, et j’ai compris que mes frères étaient de nouveau sur nos traces. Alors il a bien fallu nous séparer. J’ai pris tant de précautions pour assurer le mystère de votre retraite et la rendre impénétrable, que je suis tranquille sur vous, mes chers enfants. Moi seule, je reste exposée à l’orage ; mais si ces lignes vous parviennent un jour, c’est qu’avec elles vous arrivera la part d’argent que j’ai pu réaliser sur notre immense fortune territoriale, et que votre avenir sera assuré. »

 

Là s’arrêtait le manuscrit.

 

– Les misérables ! murmura Milon.

 

Le major replaça le manuscrit dans le coffret.

 

– Maintenant, dit-il, causons.

 

– Je vous écoute, maître.

 

– Que veux-tu faire ?

 

– Mais, dit Milon, retrouver les petites et leur rendre leur argent.

 

– C’est bien, mais ce n’est pas assez. Qu’est-ce qu’un million pour des filles qui devraient en avoir huit ?

 

– On les réclamera.

 

– À qui ?

 

– À la justice.

 

Le major se mit à rire :

 

– Tu es toujours naïf, dit-il. Tu sais bien que la justice et nous nous sommes brouillés.

 

– C’est vrai ; mais enfin il faut leur faire rendre gorge…

 

– Je m’en charge, si tu veux marcher carrément.

 

– Comment cela ?

 

– Écoute-moi bien. Il y a de par le monde un levier puissant qui s’appelle l’argent. Rien ou presque rien, si ce n’est quelquefois la conscience humaine, ne lui résiste. Avec de l’argent, on remue les hommes, on met en jeu les passions les plus terribles, on prend des villes d’assaut et on transforme un désert en une contrée fertile. Comprends-tu ?

 

– À peu près, dit Milon.

 

– Tu as vu ce que j’ai fait, tu devines ce que je peux faire…

 

– Oh ! certes ! fit le colosse avec admiration.

 

– Je retrouverai les deux jeunes filles, continua le major avec calme ; je leur rendrai leur fortune, je vengerai la mort de leur mère… Comment ? peu importe ! mais je le ferai !

 

– Je vous crois, dit Milon.

 

– Seulement, il faut de l’argent, pour cela ; beaucoup d’argent.

 

Milon avait dans son ancien compagnon de chaîne Cent dix-sept une foi absolue. Il poussa le coffret devant lui :

 

– Prenez ce que vous voudrez, dit-il.

 

– J’ai besoin de cent mille francs, dit le major.

 

– Prenez, fit Milon.

 

– Eh bien ! maintenant, dit le major, à l’œuvre ! désormais, tu peux m’appeler Rocambole.

 

XXVII

Tandis que Rocambole – car nous pouvons à présent lui donner ce nom – découvrait la cassette au million et par la lecture du manuscrit qu’avait laissé Mme la baronne Miller, était au courant des infamies de MM. de Morlux, tandis qu’il organisait tout un plan de bataille contre les spoliateurs, le vicomte Karle de Morlux ne restait pas inactif. Nous l’avons laissé au chevet de son frère que le remords avait un moment dominé. Philippe était moins endurci que son frère, et cette réunion de circonstances fatidiques l’avait épouvanté. Mais M. Karle de Morlux était un de ces hommes que la lutte n’effraie point et dont le scepticisme est à la hauteur de tous les événements.

 

– Vous ne vous repentez donc pas, vous ? lui avait dit Philippe.

 

– Mon cher, avait répondu Karle, quand on a eu le courage de s’approprier une fortune, il faut avoir celui de la garder.

 

– Mais nous ne la garderons pas longtemps, puisque les petites sont vivantes !

 

Karle haussa les épaules.

 

– Voyons, dit-il, au lieu de perdre la tête, raisonnons.

 

– Parlez, dit M. Philippe de Morlux, qui était depuis dix ans sous la domination absolue de son frère.

 

– Après la mort de notre sœur, reprit Karle avec une pointe d’ironie, comment sommes-nous entrés en possession de cette fortune ?

 

– Grâce à l’acte d’adoption de notre mère, qui, établissant que la baronne Miller était notre sœur, nous constituait héritiers.

 

– C’est parfait. Mais la baronne avait deux filles dont il fallait prouver le décès. Vous savez bien que je me suis procuré en Allemagne un faux acte civil que la juridiction française et la juridiction autrichienne ont trouvé régulier et qui établissait que Madeleine et Antoinette Miller étaient mortes le même jour au château de Rotoknna, en Hongrie.

 

Cet acte avait été revêtu d’une foule de signatures, et personne aujourd’hui ne pourrait le révoquer en doute.

 

– Pas même Mlle Antoinette Miller ?

 

– Elle moins que personne…

 

– Je ne vous comprends pas, mon frère.

 

– Comment ! dit Karle, vous ne devinez pas que rien n’est plus facile que de faire passer la jeune fille pour une aventurière ?

 

– Mais ce Milon la reconnaîtra.

 

– Sans doute, s’il la voyait ; mais puisqu’il est au bagne !

 

– Est-il donc condamné à vie ?

 

– Non, à quinze ou vingt ans.

 

– Eh bien ! il sortira quelque jour, et alors…

 

– Quand il sortira, Mlle Antoinette ne sera plus à Paris, ou du moins…

 

Et Karle de Morlux eut un horrible sourire.

 

– Où sera-t-elle ? demanda le baron en tressaillant.

 

– À Saint-Lazare, comme fille perdue, dit froidement M. de Morlux.

 

Le baron regarda son frère avec une sorte de stupeur.

 

– Mon cher, dit froidement son aîné, écoutez-moi bien. Nous avouons tous les deux trois cent mille livres de rente. À la vérité, nous en avons un peu plus de cinq cents. Or, il faut choisir, non pas dans huit jours, non pas demain, mais tout de suite. Il faut faire disparaître Mlle Antoinette, ou il faut la faire venir et lui dire : « Nous sommes vos oncles, nous avons tué votre mère et nous venons vous rendre tout ce que nous vous avons pris. » Quand nous lui aurons dit cela, Mlle Antoinette ira trouver le procureur impérial, et, dans six mois, nous passerons à l’état de cause célèbre.

 

Le baron de Morlux soupira.

 

– Vous avez raison, dit-il. Faites ce que vous voudrez.

 

– Remarquez, dit encore Karle de Morlux, que je vais être obligé de me servir de votre fils comme d’un instrument.

 

– Pourquoi ?

 

– Et de lui briser un peu le cœur… Mais il est jeune… les chagrins d’amour passent vite… Pour le consoler, nous lui ferons faire un mariage superbe.

 

Le baron regardait son frère avec une sorte de stupeur.

 

– Mais comment pourrez-vous, dit-il, vous servir de mon fils pour faire enfermer à Saint-Lazare cette jeune fille ?

 

– Comment ! vous ne comprenez pas ?

 

– Non, dit Philippe de Morlux.

 

– C’est pourtant bien simple. Une petite fille sans fortune, moitié grisette, moitié maîtresse de piano, courant le cachet, a eu un jour la pensée audacieuse de se faire épouser par un jeune homme de famille… il y a là une sorte de captation.

 

Renseignements pris, Mlle Antoinette a un dossier. Elle a ses peccadilles.

 

– Mais tout cela n’est point vrai.

 

– Le vrai est inutile quand le faux devient vraisemblable. Soyez tranquille… D’ailleurs, j’ai sous la main un auxiliaire précieux.

 

– Ah !

 

– Il y a à Paris, poursuivit Karle de Morlux, un homme très habile qu’on appelle de plusieurs noms. Autant de noms que de professions. Cet homme a été voleur ; puis, l’ancienne police l’a employé comme elle avait employé Vidocq ; puis, elle l’a chassé, parce qu’il continuait à voler… Cet homme est maintenant un homme d’affaires : il fait tous les métiers, au besoin il retrouve les objets perdus ; il donne des renseignements au commerce ; il a conservé des relations mystérieuses avec les plus habiles voleurs de Paris. Mieux que personne, il sait ce qu’il y a dans la grande ville de gens vicieux. Avec vingt ou trente mille francs, cet homme trouvera à la jolie Antoinette plus d’antécédents qu’il n’en faut pour aller à Saint-Lazare et y mourir.

 

– Mais tout cela est abominable ! murmura M. de Morlux.

 

– Soit, mais c’est nécessaire. Préférez-vous aller vous-même en cour d’assises ?

 

Le baron ne répondit pas.

 

– Un proverbe dit qu’il faut battre le fer quand il est chaud, dit M. Karle de Morlux en se levant.

 

– Où allez-vous ? fit le baron.

 

– Chez mon homme. Au revoir !

 

– Mais enfin, dit le baron, Agénor va revenir.

 

– Eh bien ?

 

– Que lui dirai-je ?

 

– Que je suis allé sur-le-champ m’occuper de son protégé Milon. Et, ajouta l’aîné des Morlux en riant, il se trouve que vous ne mentirez pas ! Au revoir…

 

Le vicomte Karle de Morlux, demeuré garçon, en avait conservé toutes les habitudes. Il sortait en poney-chaise ou en cabriolet, conduisait lui-même et avait toujours de magnifiques trotteurs. En quittant la rue de l’Université, il rendit la main à son steppeur qui partit comme une flèche, gagna les quais, passa le pont du Carrousel, longea le Louvre et ne s’arrêta qu’à l’entrée de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, devant une maison de si piètre apparence que le groom anglais qui se croisait les bras sur le siège de derrière en demeura tout ébahi.

 

Le vicomte lui jeta les rênes et s’engouffra dans une allée noire, humide et étroite, de la plus triste apparence. Il monta lestement les trois premiers étages d’un escalier inégal, tournant sur lui-même, et qui n’avait d’autre rampe qu’une corde graissée par un long usage… Puis il s’arrêta devant une porte sur laquelle on lisait, tracés sur une plaque de cuivre, les deux mots :

 

Bureau et Caisse.

 

Il y a des bureaux partout, et on donne ce nom à toutes sortes d’échoppes ; mais une caisse !… M. de Morlux ne put s’empêcher de sourire et de faire cette réflexion :

 

– Quand on entre dans une maison pareille, on boutonne son habit pour garantir sa montre et sa bourse !… Voilà une caisse bien mal logée.

 

Et il frappa.

 

– Entrez, répondit-on de l’intérieur.

 

Au-dessous de la plaque de cuivre, on avait écrit en lettres blanches sur la porte :

 

Tournez le bouton, s. v. p.

 

Ce que fit M. Karle de Morlux. Il se trouva alors en présence d’un homme de quarante-cinq à cinquante ans, vêtu d’une houppelande fourrée, coiffé d’une casquette sans visière, chaussé de pantoufles en lisière cousue. Cet homme portait de grosses moustaches grisonnantes, un col droit, affectait une tournure militaire et ne parvenait à réussir que le type le plus pur de l’ancien mouchard.

 

– Bonjour, monsieur Timoléon, dit Karle de Morlux.

 

L’homme à la houppelande salua avec gravité, referma la porte et avança un siège à son visiteur qu’il paraissait voir pour la première fois.

 

XXVIII

La pièce où venait de pénétrer M. de Morlux, si elle ne ressemblait ni aux bureaux d’un négociant, ni au cabinet d’un homme d’affaires, avait quelque vague ressemblance avec ce curieux établissement qu’à Paris on nomme un bureau de placement.

 

Une table recouverte d’un vieux tapis vert, avec plumes et encre ; deux grands casiers dans lesquels se trouvaient des registres ; quelques chaises de paille ; sur les murs une demi-douzaine de lithographies sans valeur, et dans un coin un coffre-fort, qui sans doute était veuf de tout numéraire : tel était l’ameublement de ce logis de douze pieds carrés. M. de Morlux regarda M. Timoléon et lui dit :

 

– Vous ne me reconnaissez peut-être pas ?

 

– Monsieur, répondit M. Timoléon, cela dépend.

 

– Plaît-il ?

 

– Voyez-vous, reprit le bizarre personnage, nous autres gens de mystérieuses affaires nous sommes un peu comme certaines personnes équivoques, nous reconnaissons les gens, ou nous les voyons pour la première fois, selon leur bon plaisir.

 

– Vous pouvez me reconnaître, dit M. de Morlux en souriant.

 

– Alors, dit M. Timoléon, je vous dirai que vous êtes M. le vicomte Karle de Morlux, et que vous habitez rue de la Pépinière.

 

– C’est bien cela.

 

– Que puis-je pour votre service ? demanda M. Timoléon.

 

– Mon cher monsieur, dit M. de Morlux, je vais vous dire la chose en deux mots. J’ai un frère…

 

– M. le baron de Morlux, rue de l’Université, dit M. Timoléon.

 

– Précisément. Et un neveu…

 

– M. Agénor de Morlux, rue de Surène.

 

– C’est bien cela. Mon neveu veut se marier.

 

– Ah ! très bien.

 

– Et faire un mariage qui ne nous convient pas…

 

– Et que vous voulez empêcher, n’est-ce pas ?

 

– Justement. Est-ce possible ?

 

– Tout est possible, dit froidement M. Timoléon. C’est une question d’argent.

 

– Alors la question sera tranchée.

 

– Fort bien. Maintenant causons… qu’est-ce que la personne ?

 

– Une petite maîtresse de piano qui court le cachet.

 

– Sage ?

 

– Tout ce qu’il y a de plus sage.

 

– Jolie ?

 

– À croquer.

 

– A-t-elle des parents ?

 

– Non ; une vieille maîtresse de pension ruinée qui l’a élevée compose toute sa famille.

 

Tout en écoutant M. de Morlux, le singulier personnage avait pris une plume et traçait sur le papier des signes hiéroglyphiques. C’était sa manière de prendre des notes dans une langue connue de lui seul.

 

– Maintenant, dit-il, nous avons deux marches à suivre.

 

– Voyons la première, fit M. de Morlux.

 

– Elle est simple comme bonjour, reprit M. Timoléon. On peut attirer la jeune fille dans un piège, la rendre victime de quelque infâme guet-apens, et prouver ensuite à M. Agénor de Morlux qu’il ne saurait épouser une jeune fille devenue indigne de lui.

 

– Mauvais moyen, dit M. Karle de Morlux impassible.

 

– Vous trouvez ?

 

– Oh ! j’en suis sûr. Mon neveu est un garçon chevaleresque. Il est pris par tous les pores, par le cœur, par la tête. Il se croirait obligé de réparer les torts d’autrui.

 

– Le second moyen, reprit M. Timoléon, est plus difficile, partant plus cher.

 

– Voyons ?

 

– On pourrait compromettre si fort la demoiselle que la police s’en mêlerait.

 

– J’aimerais mieux ça.

 

– Et l’enverrait provisoirement à Saint-Lazare.

 

– Provisoirement n’est pas assez, dit M. de Morlux avec calme.

 

M. Timoléon le regarda fixement, et formula sa pensée par cette question à brûle-pourpoint.

 

– Vous êtes donc décidé à de bien grands sacrifices ?

 

– Oui. Combien vous faut-il ?

 

– Cinquante mille francs, dit M. Timoléon, il y a longtemps que les affaires ne vont plus et je veux me retirer. Si je risque un gros coup, c’est pour avoir du pain sur mes vieux jours.

 

– Va pour cinquante mille francs ! dit M. de Morlux.

 

L’agent des affaires mystérieuses resta pensif un moment comme un général qui étudierait sur la carte le terrain où il doit livrer bataille.

 

– La chose est simple, dit-il enfin, simple et formidable. On attirera la petite dans une maison où il se commettra un vol.

 

– Bien. Après ?

 

– Et la police l’arrêtera avec les voleurs, qui n’hésiteront pas à la déclarer leur complice.

 

– Trouverez-vous des voleurs pour ça ?

 

– J’ai sous la main deux hommes qui se sont déjà évadés plusieurs fois ; ils craignent d’être repris et pour quelques billets de cent francs, retourneront d’autant plus volontiers au bagne, qu’ils espéreront s’en évader encore avec le même bonheur.

 

– C’est parfait, dit de Morlux ; mais enfin la jeune fille peut prouver son identité et son innocence.

 

– Ne m’avez-vous pas dit qu’elle n’a pas de mère ?

 

– Oui.

 

– Et elle sort seule ?

 

– Tous les jours, pour donner ses leçons.

 

– Je la ferai réclamer par des femmes de mauvaise vie qui lui sauteront au cou et achèveront de la perdre.

 

M. de Morlux regardait tranquillement M. Timoléon prendre ses notes. Celui-ci lui dit encore.

 

– Où demeure la jeune fille ?

 

– Rue d’Anjou-Saint-Honoré.

 

– Son nom ?

 

– Antoinette.

 

– Tout court ?

 

– Ah ! attendez, dit M. de Morlux ; elle a fait à mon neveu je ne sais quel conte : elle se dit d’une bonne famille, fille d’une baronne… que sais-je !

 

M. Timoléon regarda son visiteur en clignant de l’œil. Malgré son calme, M. de Morlux se troubla.

 

– Voyons, dit M. Timoléon, voulez-vous jouer cartes sur table ?

 

« Si je trouve une famille à Mlle Antoinette, si je prouve clair comme le jour qu’elle est née dans une échoppe, et que sa mère était chiffonnière revendeuse : si, enfin j’anéantis cette identité que vous paraissez redouter…

 

– Eh bien ? fit M. de Morlux un peu pâle.

 

– Donnerez-vous cent mille francs ?

 

Le vicomte fit un haut-le-corps.

 

– Je n’ai pas encore mis le nez dans vos affaires, dit l’ancien homme de police, mais d’avance je suis sûr que c’est pour rien.

 

– Soit, dit M. de Morlux.

 

– Vous pouvez rentrer chez vous, dit M. Timoléon. Demain matin vous aurez de mes nouvelles.

 

M. de Morlux se leva :

 

– Ah ! pardon, dit-il, j’oubliais.

 

– Quoi donc ?

 

– Avez-vous quelques renseignements sur les bagnes ?

 

– Je connais tous les forçats : ceux qui sont à la chaîne, ceux qui se sont évadés, et ceux qui ont fini leur temps. Autrefois, quand la police m’employait, je faisais réintégrer au bagne tous ceux qui en sortaient sans la permission de la justice. Aujourd’hui, cela ne me regarde plus, mais j’ai continué, par habitude, à me tenir au courant. Que désirez-vous savoir ?

 

– Ce qu’est devenu un ancien domestique appelé Milon, condamné pour vol.

 

M. Timoléon prit un registre dans l’un des casiers et le compulsa.

 

– Vous intéressez-vous à lui ? demanda-t-il.

 

– Beaucoup.

 

– Eh bien ! il s’est évadé.

 

M. de Morlux pâlit.

 

– Oh ! oh ! dit M. Timoléon, vous venez de me tromper ; vous ne vous intéressez pas à lui, vous le craignez.

 

M. de Morlux jugea inutile de nier.

 

– C’est vrai, dit-il, je le redoute.

 

– Autant que Mlle Antoinette ?

 

– Peut-être…

 

M. Timoléon fronçait le sourcil ; il demeura un moment silencieux. Puis, tout à coup :

 

– Monsieur, dit-il, Milon s’est évadé il y a six mois, en compagnie d’un homme qui est plus fort que nous. Si vous l’avez contre vous, la partie sera dure à jouer.

 

– Ah ! fit M. de Morlux.

 

– Savez-vous quel est cet homme ? On le nomme Rocambole. Ce n’est plus de cent mille francs qu’il s’agit, et si je n’avais envie de faire fortune…

 

– Eh bien ?

 

– Je ne risquerais pas la partie ; mais c’est égal, autant jouer le tout pour le tout… et si je bats Rocambole, je serai un rude lapin.

 

– Quelle somme voulez-vous donc ? demanda M. de Morlux inquiet.

 

– Je ne sais pas… je ne puis savoir… avec lui on se bat quelquefois à coups de cent mille francs… Et tenez, acheva M. Timoléon, s’il n’y a pas une question de vie ou de mort pour vous…

 

– Eh bien ?

 

– Laissez votre neveu épouser Mlle Antoinette.

 

– C’est impossible ! dit M. de Morlux.

 

– Alors, dit M. Timoléon, il faut tout me dire, ou je vous puis prédire d’avance que vous serez roulé.

 

« Ce n’est plus une partie, c’est un duel, et un duel à mort.

 

M. de Morlux baissa la tête.

 

– Soit, dit-il ; vous saurez tout.

 

– À nous deux alors, Rocambole, murmura M. Timoléon, dont le regard étincela.

 

XXIX

Le lendemain du jour où M. Agénor de Morlux s’était présenté chez elle et lui avait promis la protection de son père et celle de son oncle pour faire sortir Milon du bagne, la pauvre fille trottinait d’un pas rapide sur le boulevard des Capucines. Elle venait de donner sa dernière leçon et rentrait chez elle. Il était cinq heures et les boulevards allumaient leur guirlande de gaz, les magasins commençaient à étinceler et les passants étaient nombreux sur l’asphalte, car il faisait un temps sec et froid.

 

Antoinette cheminait comme une fillette dont le cœur commence à babiller tout bas. Elle songeait à Agénor, le beau jeune homme qui allait jouer auprès d’elle le rôle chevaleresque de paladin, et tout en se jurant tout haut qu’elle ne serait jamais sa femme, elle se disait tout bas que, si elle retrouvait sa fortune et qu’il persistât à demander sa main, elle aurait bien de la peine à lui résister.

 

Et pour la première fois peut-être, la modeste et laborieuse jeune fille, qui se composait une toilette avec un simple ruban au col ou une fleur naturelle dans ses cheveux, s’arrêta à contempler ces magasins splendides du boulevard des Capucines qui font croire à l’étranger que Paris est une ville habitée par des nababs. Le dernier devant lequel elle s’arrêta était dans la maison d’un cercle bien connu de la fashion.

 

Tout à coup, et comme elle reprenait sa marche en soupirant, la jeune fille jeta un petit cri et sentit ses joues s’empourprer. Un jeune homme sortait du cercle, le cigare à la bouche. Antoinette avait reconnu Agénor. Agénor, lui aussi, reconnut Antoinette, et, jetant vivement son cigare, il courut à elle et se découvrit respectueusement. Antoinette lui rendit son salut avec une dignité affectueuse.

 

– Oh ! mademoiselle, lui dit vivement Agénor, puisque je vous rencontre, laissez-moi vous dire tout de suite… car depuis ce matin je compte les heures, les minutes qui me séparent encore de ce soir.

 

– En effet, monsieur, dit Antoinette, je vous ai permis de revenir ce soir.

 

Elle voulut faire un pas, mais Agénor l’arrêta d’un seul mot :

 

– Il s’agit de Milon, dit-il.

 

– Milon ! exclama Antoinette.

 

Et elle ne songea plus à continuer son chemin.

 

– Oui, mademoiselle, reprit Agénor avec volubilité, je viens de voir mon oncle. Il a déjà fait des démarches.

 

– Vraiment ? fit-elle joyeuse.

 

– Il est allé, je ne sais où… à la préfecture, je crois…

 

– Et, demanda Antoinette, qu’a-t-il appris ?

 

– Que le pauvre homme se conduisait très bien au bagne, et qu’il était porté sur le tableau des grâces…

 

– Ô mon Dieu ! fit Antoinette toute pâle d’espérance.

 

– Ce qui fait, poursuivit Agénor, qu’il sera très facile d’avancer la clémence du souverain… et alors…

 

– Vous me rendez folle de joie, monsieur, dit Antoinette avec abandon.

 

– Oh ! ce n’est pas tout encore, mademoiselle, continua Agénor ; si vous saviez…

 

– Mais quoi donc ? fit-elle un peu inquiète.

 

– J’ai vu mon père.

 

Antoinette, de pâle qu’elle était, devint tout à coup cramoisie.

 

– Je lui ai parlé de vous… de vos vertus, de mon amour.

 

– Monsieur !…

 

– Et mon père m’a dit qu’il comptait vous supplier lui-même, mademoiselle…

 

– Monsieur… monsieur…

 

Il osa lui prendre le bout des doigts et acheva d’un accent ému :

 

– Vous supplier, mademoiselle, de ne pas faire mon malheur éternel…

 

Antoinette jeta un petit cri et se dégagea vivement.

 

– À ce soir, monsieur, à ce soir…

 

Mais comme elle allait reprendre sa course vers la Madeleine, elle poussa un nouveau cri et devint toute pâle :

 

– Ah ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

 

Le magasin devant lequel elle s’était arrêtée un moment en causant avec Agénor projetait une vive clarté jusque sur le milieu de la chaussée du boulevard.

 

C’était l’heure où les voitures reviennent du Bois. Dans ce cercle de lumière, un phaéton à deux chevaux s’était arrêté un moment pour prendre la file. Deux hommes s’y trouvaient – un jeune et un vieux. Le jeune conduisait. Le vieux avait la barbe toute blanche et les favoris encore noirs et c’était lui qui avait attiré les regards d’Antoinette.

 

– Mais qu’avez-vous donc, mademoiselle ? s’écria Agénor.

 

– Ô mon Dieu !… dit-elle ; non… mes souvenirs d’enfance ne me trompent pas… là… dans ce phaéton à chevaux noirs qui vient de passer…

 

– Eh bien ! fit Agénor.

 

– C’est lui !

 

– Qui… lui ?

 

– Milon, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

 

Agénor ne perdit pas un temps inutile ; il prit la jeune fille dans ses bras et la porta toute pâmée d’émotion dans son coupé qui stationnait à la porte du cercle. Puis il dit à son cocher :

 

– Dix louis si tu rattrapes le phaéton qui vient de passer !

 

Le cocher rendit la main à son cheval, qui partit comme un trait. Antoinette était sans voix, hors d’haleine et comme privée de sentiment. Elle se trouvait dans la voiture d’Agénor, assise à côté de lui, et n’y pensait pas. Le coupé filait comme un rêve à travers les voitures ; mais le phaéton avait de l’avance et il était entraîné par deux vigoureux trotteurs. Cependant le coupé gagnait sur lui.

 

Mais à la hauteur de la rue de la Chaussée-d’Antin, il y eut un encombrement de voitures. Il fallut s’arrêter. Cependant le cocher avait les yeux fixés sur le phaéton qui était, lui aussi, à cent mètres de distance, arrêté dans sa marche. Puis l’encombrement se dégagea : phaéton et coupé reprirent leur course.

 

– Oh ! disait Antoinette, il a beau être bien mis, lui qui était un pauvre domestique : on a eu beau me dire, et vous-même tout à l’heure, qu’il était au bagne, je le sens aux battements de mon cœur, c’est lui !

 

Le coupé gagnait toujours sur le phaéton ; il faillit l’atteindre devant le passage de l’Opéra ; mais alors un de ces lourds omnibus qui descendent la rue de Richelieu et viennent s’arrêter sur le boulevard et jeter la perturbation dans la circulation des voitures, le coupa brusquement, et le phaéton regagna l’avance qu’il avait perdue.

 

En ce moment aussi passait un fourgon, et l’encombrement se fit de nouveau et dura près de dix minutes à l’entrée du boulevard Montmartre. Quand le coupé se remit en marche, le phaéton avait disparu. Agénor doubla le pourboire promis. Le cocher fouetta le noble cheval de sang comme un percheron vulgaire, le coupé parcourut en quelques minutes la ligne tout entière des boulevards jusqu’à la Bastille… Nulle part on ne revit le phaéton, qui, sans doute, avait tourné quelque rue transversale. Agénor était furieux et Antoinette désolée.

 

– Oh ! je le retrouverai ! dit Agénor ; soyez tranquille, mademoiselle !…

 

– Dieu est bon ! murmura Antoinette en pleurant.

 

Agénor donna l’ordre de tourner bride, et il reconduisit Antoinette chez elle. Et tout en lui parlant de Milon, il lui parla de son amour, et avec tant de chaleur, d’âme et de respect, qu’elle n’osa lui imposer silence.

 

Seulement, en arrivant à sa porte, elle s’aperçut qu’il était six heures et demie.

 

– Oh ! monsieur, lui dit-elle avec l’accent de la prière, je vous en prie, ne venez pas ce soir.

 

– Mademoiselle…

 

– Je vous le demande avec instance, reprit-elle, lui souriant à travers ses larmes, remettez votre visite à demain.

 

– Vos désirs sont pour moi des ordres, dit-il en souriant.

 

Et il descendit pour lui donner la main. Antoinette se laissa serrer le bout des doigts. Puis, tandis qu’Agénor remontait en voiture, elle s’élança comme une biche effarouchée sous la porte cochère de la maison. Antoinette était à demi folle de joie et de douleur en même temps. De joie, car elle était certaine d’avoir reconnu Milon. De douleur, car elle n’avait pu le rejoindre. Elle sauta au cou de Mme Raynaud et lui raconta ce qui venait de lui arriver. La bonne dame répondit :

 

– Paris est bien vaste, mon enfant ; mais on finit toujours par y retrouver ceux qu’on cherche. Et si celui que tu as vu…

 

– Oh ! c’est lui.

 

– Eh bien ! tu le retrouveras…

 

Antoinette et Mme Raynaud furent interrompues par l’arrivée de la mère Philippe. La concierge apportait une lettre que venait de lui remettre un domestique en livrée. Antoinette reconnut sur l’enveloppe les armes d’Agénor. Cependant l’écriture de la suscription n’était pas celle du jeune homme. Elle ouvrit cette lettre et lut :

 

« Ma chère enfant… »

 

Elle courut à la signature…

 

La signature portait : BARON DE MORLUX.

 

Alors elle eut un battement de cœur terrible et fut obligée de s’asseoir. C’était le père d’Agénor qui lui écrivait.

 

XXX

La lettre qui portait la signature du baron de Morlux était ainsi conçue :

 

« Ma chère enfant,

 

« J’ignorais ce matin jusqu’à votre existence, et ce soir, si le portrait que mon fils a fait de vous est fidèle, je vous connais comme si vous étiez déjà ma fille. Pardonnez-moi de vous écrire à l’insu d’Agénor, et ne refusez pas à un père jaloux du bonheur de son fils, de lui garder le secret sur l’objet et le but de ma lettre.

 

« Agénor vous aime, et espère assez toucher votre cœur pour obtenir un jour votre main. Je ne suis pas encore un vieillard, et hier, au lieu de vous écrire, je serais allé vous voir. Mais il m’est survenu un grave accident. Je me suis cassé la jambe en sortant de mon club, et me voici pour un grand mois cloué sur un lit de douleur.

 

« Cependant, mon enfant, je voudrais vous voir, seul à seul, causer avec vous, me rendre bien compte du bonheur qui attend mon fils, vous parler de lui et vous entendre m’en parler. Me refuserez-vous ? Je voudrais que tout cela se fît sans qu’il le sût, au moins pour le moment.

 

« Je veux, je ne désire qu’une chose au monde, le bonheur de mon enfant ; mais par cela même, il faut que je vous parle de lui, que je vous dise ses qualités et aussi un peu ses défauts, car je le connais plus que vous ne pouvez encore le connaître. Refuserez-vous un moment d’entretien à un père qui voudrait déjà vous nommer sa fille ? Non, n’est-ce pas ? Et malheureusement, il m’est impossible de quitter mon lit. Il me faut donc renverser tous les usages reçus, toutes les convenances de ce monde, et vous prier de venir chez moi…

 

« Et cela, à une heure où je serai sûr que vous ne rencontrerez pas mon cher Agénor, car le cher enfant est déjà venu trois fois aujourd’hui. La dernière fois, je me suis fait ordonner par mon médecin un repos absolu à partir de huit heures. Il est donc convenu qu’Agénor ne viendra pas ce soir. Si vous ne résistez pas à ma prière, montez à neuf heures dans ma voiture, que vous trouverez stationnant à votre porte, et venez. Je baise avec respect cette jolie petite main que recherche mon fils.

 

« Baron DE MORLUX. »

 

– Je perds la tête ! murmura Antoinette en tendant le pli à Mme Raynaud.

 

Mme Raynaud lut et s’écria :

 

– Voilà une lettre qui sent son vrai gentilhomme d’une lieue.

 

– Que dois-je faire, maman ?

 

– Mais il faut y aller, mon enfant, répondit la vieille institutrice ; ferme-t-on sa porte au nez de la fortune quand elle vient y frapper ?

 

Antoinette soupira.

 

– Mais maman, dit-elle, est-ce bien convenable ?

 

– Le père de l’homme qui veut t’épouser n’est pas un homme.

 

– J’irai, maman, répondit Antoinette.

 

Elle se débarrassa de son châle et mit elle-même le couvert pour leur modeste repas. Mais Antoinette était trop agitée, trop bouleversée pour avoir faim. Elle ne mangea pas. Après le dîner, elle fit sa toilette. Huit heures sonnaient. Antoinette n’était pas coquette. Cependant, elle se savait jolie, et, ce soir-là, elle s’étudia à se faire plus séduisante et plus belle que jamais. Elle voulait plaire au père comme elle avait déjà plu au fils.

 

Sa toilette terminée, il était huit heures et demie. Elle vint s’asseoir au coin du feu auprès de Mme Raynaud.

 

– C’est singulier, maman, dit-elle, mais je suis toute triste.

 

– Triste ? fit la vieille dame ; et pourquoi…

 

– Il me semble qu’il va m’arriver un malheur…

 

– Folle que tu es !

 

– J’ai le cœur brisé…

 

– C’est assez naturel à la veille d’un grand bonheur, mon enfant.

 

– Mais tu crois donc alors, maman, que M. Agénor m’aime bien sincèrement ?

 

– Oh ! cela se voit, mon enfant.

 

– Et qu’il veut m’épouser ?

 

– Mais sans doute.

 

– Mon Dieu ! tu as raison de dire que je suis folle… car, enfin, il y a deux jours encore je ne songeais à rien de tout cela…

 

– Et maintenant ? fit Mme Raynaud, souriante.

 

– Maintenant, il me semble que rien de tout cela n’arrivera, et que j’étais bien plus heureuse en dépit de mes soucis de chaque jour.

 

Mme Raynaud prit à deux mains la jolie tête d’Antoinette et mit un baiser sur ses cheveux noirs.

 

– Va, mon enfant, dit-elle.

 

Neuf heures allaient sonner. Antoinette se leva en soupirant.

 

– Tu vas te coucher, toi, maman ? dit-elle toujours émue.

 

– Non, dit Mme Raynaud. Je t’attendrai. Je suis impatiente de savoir ce que t’aura dit le père de M. Agénor.

 

Antoinette se jeta au cou de Mme Raynaud une fois encore.

 

– Ah ! dit-elle, j’ai le cœur de plus en plus serré et il me semble que je te quitte pour toujours.

 

– Mais va donc, petite sotte ! dit la vieille institutrice.

 

Antoinette descendit. La lettre tenait sa promesse. À la porte de la maison de la rue d’Anjou, la jeune fille trouva une voiture. C’était ce qu’on appelle un coupé de nuit. Train brun, caisse noire, un seul cheval, harnais à bouclerie enveloppée, cocher à livrée de pluie. Cependant Antoinette hésita un peu. Mais le cocher descendit lestement de son siège et salua en ouvrant la portière.

 

– Est-ce là, demanda Antoinette, la voiture de M. le baron de Morlux ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

Antoinette monta. Le cocher referma la portière, regagna son siège et la voiture partit au grand trot.

 

– Que va-t-il advenir de tout cela ? pensa la jeune fille, qui était oppressée et avait les yeux pleins de larmes.

 

Le coupé partait. Antoinette était si émue, si bouleversée, qu’elle ne fit pas attention d’abord à la route qu’on lui faisait prendre. Le cheval allait grand train, et, au lieu de gagner la rue Royale, le cocher suivait le faubourg Saint-Honoré. Cependant, Antoinette connaissait assez bien son Paris, depuis le temps qu’elle sortait seule et donnait des leçons.

 

Tout à coup elle se pencha à la portière, colla son visage à la glace et regarda. Elle vit une église. Il n’y a pourtant pas d’église sur le parcours du trajet de la rue d’Anjou-Saint-Honoré à la rue de l’Université. Elle regarda plus attentivement et reconnut l’église Saint-Philippe-du-Roule. Alors elle tira vivement le cordon de soie blanc qui devait correspondre au petit doigt du cocher.

 

Mais le cordon lui vint à la main, et le coupé marchait toujours. Alors elle essaya de baisser la glace de devant. Mais la glace ne bougea pas. Elle se rejeta sur celle de gauche, puis sur celle de droite, et ni l’une ni l’autre ne voulurent descendre dans la portière. Antoinette se mit à crier, mais le cocher n’entendit pas et continua son chemin.

 

En haut du faubourg Saint-Honoré, le coupé prit brusquement à gauche et suivit un de ces nouveaux boulevards qui montent à l’Arc de triomphe, sont à peine bâtis, et par conséquent déserts ou à peu près, dès huit ou neuf heures du soir. Là, l’inquiétude de la jeune fille se changea en terreur. Où la conduisait-on ? Tous ses pressentiments, toutes ses appréhensions lui revinrent ; elle pensa qu’on l’enlevait. Alors elle essaya d’ouvrir la portière et de sauter sur la chaussée, au risque de se casser la tête. Mais la portière était fermée à clé. Antoinette se mit à pousser des cris perçants.

 

Soudain le coupé s’arrêta. Elle crut que le cocher l’avait entendue ; mais son épouvante redoubla lorsqu’elle vit un homme grimper à côté de lui sur le siège. Puis le coupé se remit en route, passa auprès de l’arc de l’Étoile et prit l’avenue de Saint-Cloud. Antoinette était folle de terreur et n’avait même plus la force de crier. Le coupé s’arrêta une fois encore. La pauvre fille, éperdue, vit une place circulaire presque déserte. En face, une petite église ; à droite, un monument bariolé qui ne ressemblait à rien de connu. Au centre, une fontaine entourée d’un bassin. C’était la place de l’Hippodrome.

 

L’homme qui était monté sur le siège descendit, ouvrit la portière et entra brusquement dans le coupé. Antoinette jeta un nouveau cri, suivi de l’exclamation répétée.

 

– Au secours ! au secours !

 

Mais l’homme la prit à la gorge, et en même temps il lui appuya la pointe d’un couteau sur la poitrine en lui disant :

 

– Ma petite, taisons-nous ! Il y va de la vie pour vous. Si vous criez, je vous tue !

 

Antoinette jeta un dernier cri et ferma les yeux. Le coupé continua à rouler dans l’avenue.

 

XXXI

L’épouvante qui s’était emparée d’Antoinette était telle qu’elle avait cessé de se débattre, et fermant les yeux, elle demeura comme privée de sentiment. Ce n’était pas un évanouissement complet, mais une sorte de torpeur morale et physique assez semblable à ce rêve pénible qu’on nomme le cauchemar. Il y a, entre le bois de Boulogne et le nouveau boulevard qui porte le nom de Roi de Rome, tout un quartier désert que l’édilité parisienne n’a point encore transformé. De petites rues, indiquées seulement par les planches des terrains à vendre, y conduisent. Chaillot est au bas, Passy au sud-est, Auteuil au sud-ouest. Le quartier où restaient encore debout quelques masures que le marteau qui a renversé les barrières n’a point fait disparaître était habité, à l’époque dont nous parlons, par une population sans nom comme lui. Quand on s’y égare, en été, par un beau soleil, on voit des chiffonniers qui fument leur pipe, des enfants et des femmes en haillons qui se roulent dans la poussière.

 

Ce fut vers cette dernière cour des Miracles que se dirigea le coupé dans lequel Antoinette était prisonnière. Au bout d’un quart d’heure, la malheureuse jeune fille sentait qu’on s’arrêtait une troisième fois. L’homme qui l’avait menacée de son poignard descendit le premier. Puis il prit rudement Antoinette par le bras et lui dit :

 

– Venez !

 

Antoinette obéit machinalement. Ses membres se mouvaient avec une raideur automatique et ses dents s’entrechoquaient. Quand elle fut hors de la voiture, elle jeta un regard vague autour d’elle. Elle vit de vastes terrains, clos de planches tout à l’entour ; au loin, la lueur des réverbères de la grande ville, dont la respiration gigantesque se faisait entendre, et devant elle quelques masures de hideux aspect. Le coupé s’était arrêté à la porte de l’une d’elles. L’homme au poignard tenait toujours Antoinette par le bras. Alors il dit au cocher.

 

– Tu peux t’en aller !

 

Mais Antoinette retrouva la force de crier.

 

– Au secours ! au secours ! au secours !

 

L’homme au poignard lui serra le bras plus fort.

 

– Ma petite, dit-il, si tu appelles, je te tue.

 

– Eh bien ! tuez-moi ! fit-elle avec une énergie soudaine.

 

– Et du même coup, ajouta l’homme au poignard, tu tues M. Agénor.

 

Ce nom ferma la bouche d’Antoinette, et sans dissiper son épouvante, lui mit au cœur comme un sentiment de curiosité inquiète.

 

– Oui, répéta son ravisseur, qui s’aperçut de l’effet qu’avait produit sa menace, la vie d’Agénor de Morlux dépend de vous maintenant, vous seule pouvez le sauver.

 

Il adoucit sa voix, il disait vous à la jeune fille, et son attitude avait pris une nuance de respect. Antoinette était une fille d’énergie, comme on l’a vu. Elle pouvait s’abandonner tout d’abord à la terreur, mais elle ne perdait jamais complètement la tête. Elle regarda donc son ravisseur avec une sorte d’attention. C’était un homme entre deux âges, mal mis, et qui avait l’air d’un de ces ouvriers paresseux que le lundi ramène dans les cabarets de la banlieue.

 

– Que voulez-vous donc de moi ? demanda Antoinette.

 

Le mystérieux personnage répondit en baissant la voix :

 

– Mademoiselle, M. Agénor de Morlux court un grand danger, un danger de mort, vous seule pouvez le sauver…

 

– Mais comment ? exclama-t-elle.

 

– Vous voyez cette maison ?

 

– Oui.

 

– Elle paraît inhabitée ; il n’y a pas de lumière aux fenêtres, et cependant elle est pleine de monde.

 

Et comme Antoinette regardait la masure, il poursuivit :

 

– C’est un repaire de voleurs, et je suis de ce nombre…

 

Elle eut un geste d’effroi et de dégoût.

 

– Soyez tranquille, reprit l’homme au poignard ; vous ne courez ici aucun danger réel ; et pourtant vous allez être obligée de passer la nuit ici.

 

– Mon Dieu !

 

– En la compagnie de ces gens-là et de la mienne, poursuivit-il. Je me nomme Polyte. Oh ! les gens de la rousse me connaissent bien.

 

Qu’était-ce que la rousse ! Ce nom, Antoinette l’entendait prononcer pour la première fois. Polyte, car c’était bien son nom, continua :

 

– Les voleurs, voyez-vous, ça vit comme ça peut… Quand nous ne trouvons pas à grinchir, nous faisons chanter.

 

Grinchir ! Chanter !

 

Deux mots encore que la jeune fille ne comprenait pas.

 

– Or, poursuivit Polyte, qui avait toujours son poignard à la main, nous avons levé une affaire, les camarades et moi.

 

Le cocher du baron de Morlux est de notre bande, le valet de chambre de M. Agénor aussi. Nous savons que M. Agénor vous aime, et nous voulons le faire financer. Alors, nous nous sommes servis de vous. D’abord, nous avions pensé tout simplement à pénétrer chez lui, cette nuit, à le chouriner et à le voler. Mais les chourineurs s’en vont toujours finir leur partie de bésigue sur la place de la Roquette, et nous n’aimons pas ça. On ne fait de ces coups-là que lorsqu’il n’y a pas mèche à autre chose.

 

Antoinette regardait toujours cet homme dont elle ne comprenait pas le langage.

 

– Mais enfin, dit-elle d’une voix étouffée, qu’est-ce que vous voulez faire de moi ?

 

– Je vous l’ai dit, vous ne courez aucun danger si vous êtes bonne fille. Ce mot la révolta, et elle le témoigna par un geste.

 

– Ah ! dit Polyte, ce n’est pas le moment de faire la prude, ma chère demoiselle. La soirée s’avance, et si vous ne vous exécutez pas, à deux heures du matin, M. Agénor sera assassiné dans son lit. Je vois que vous n’avez pas compris le mot chouriner.

 

Antoinette redevint muette.

 

Polyte s’exprima alors plus clairement.

 

– Voyez-vous, dit-il, M. Agénor et son père ne connaissent pas leur fortune. C’est moins pour eux de donner dix mille francs que pour nous deux pièces de cent sous. M. Agénor vous aime et il veut vous épouser, c’est connu. Pour qu’il ne vous arrive rien, il donnera dix mille francs.

 

– Mais c’est abominable ! s’écria la jeune fille.

 

– Je ne vous dis pas non, répondit Polyte avec calme ; mais je vous ai dit que nous étions des voleurs.

 

– Et s’il refuse les dix mille francs ? fit-elle en se redressant avec un sentiment de fierté, et j’espère qu’il les refusera !

 

– Alors, dit froidement Polyte, il sera assassiné.

 

Cette fois l’épouvante d’Antoinette se traduisit par un nouveau cri.

 

– Vous voyez bien, dit Polyte, qu’il ne faut pas faire la méchante. Allons ! venez.

 

Et il l’entraîna vers la porte de cette maison, d’où ne sortait ni bruit ni lumière.

 

– Mon Dieu ! murmurait Antoinette, faites que je meure !

 

Polyte avait frappé deux fois, puis il avait sifflé. Antoinette, qu’il tenait toujours sous le bras, fut forcée de le suivre, et elle entendit alors retentir des pas pesants à l’intérieur. Puis un rayon de lumière filtra à travers l’air malsain de la porte vermoulue qui s’ouvrit.

 

Une vieille femme en sabots, affublée d’une jupe rouge et coiffée d’une sorte de châle tartan, tenant à la main une chandelle, était venue ouvrir. À sa vue, Antoinette recula de dégoût et d’horreur.

 

– La petite fait sa tête ! dit Polyte en riant.

 

– Elle est jolie, ta princesse, mon Polyte, dit l’affreuse vieille, qui eut un sourire sinistre sur ses lèvres lippues.

 

– Voilà comment nous les avons, nous ! dit Polyte.

 

Et il poussa Antoinette toute frémissante devant lui.

 

L’allée de cette maison était étroite et noire et la chandelle de la vieille ne l’éclairait qu’imparfaitement. Au bout, se trouvait un escalier tournant fermé par une porte. Quand la vieille eut ouvert cette porte, Antoinette entendit des voix avinées et des chants obscènes.

 

– Il paraît, dit Polyte, que la pègre se réjouit.

 

– Mais oui, dit la vieille avec son rire hideux.

 

Polyte reprit Antoinette par le bras.

 

– Oh ! ma petite, lui dit-il à l’oreille, encore un mot dans l’intérêt de M. Agénor.

 

Elle le regarda de nouveau.

 

– Qu’exigez-vous encore de moi ? fit-elle d’une voix éteinte.

 

– Il y a camarades et camarades, dit Polyte. Tous ceux qui sont en haut ne savent pas le coup monté. Si vous parliez de M. Agénor et si vous repreniez vos grands airs de princesse, ça pourrait lui porter malheur.

 

– Je ne dirai rien, murmura-t-elle.

 

– Donnez-moi donc la main, princesse, dit la vieille. Je vais te présenter à la société.

 

Plus morte que vive, Antoinette se laissa conduire. Polyte marchait derrière. Au premier étage, la vieille poussa une nouvelle porte, et une lumière plus vive frappa les yeux d’Antoinette. La jeune fille alors se trouva au seuil d’un repaire dont la seule vue suffit à la faire retomber dans cet état de prostration où elle s’était déjà trouvée dans la voiture, quand Polyte l’avait menacée de l’assassiner.

 

XXXII

On eût dit la cour des Miracles qui, après un sommeil de trois siècles, s’éveillait tout à coup dans un coin du Paris moderne. Il y avait là une douzaine d’hommes et de femmes qui semblaient sortir tout armés du cerveau de quelque conteur fantastique, à la manière de l’Allemand Hoffmann. Une table était au milieu, et sur cette table un broc de vin. Tout à l’entour, hommes et femmes riaient et chantaient, déjà dominés par l’ivresse. Les hommes étaient jeunes pour la plupart. Un seul avait des cheveux blancs sur son ignoble visage. Tous portaient des costumes d’un pittoresque hideux. Les hommes avaient des blouses ou des habits achetés sur le carreau du Temple ; les femmes affectaient ce luxe horrible qui sent la misère. Elles avaient des robes de soie maculées de taches immondes, et les pieds nus. Quelques-unes manquaient de linge. Une, la plus jeune, remarquablement jolie encore, mais les traits fatigués par la débauche, s’était assise sur les genoux de l’un des buveurs, et chantait un refrain obscène.

 

Quand Antoinette parut, défaillante et pâle, sur le seuil de cet infect bouge, ce fut une explosion de rires moqueurs et d’applaudissements frénétiques.

 

– Bravo ! bravo ! dirent les hommes, Polyte est un fier homme, tout de même !

 

– On ne sait pas où il va chercher ses largues, dit une femme.

 

– Il me semble que j’ai déjà vu cette figure quelque part, ajouta une autre.

 

Antoinette hésitait à entrer. Polyte la poussa et lui dit à l’oreille :

 

– Mais songez donc à M. Agénor !

 

La jeune fille fit quelques pas et s’arrêta de nouveau toute tremblante au milieu de la pièce. La vieille lui dit :

 

– Faut pas avoir comme ça l’air fier avec nous, ma petite ; la fierté, c’est des bêtises.

 

– De quoi ! ricana une autre femme, madame est peut-être bien, après tout, une demoiselle du grand monde.

 

On se mit à rire.

 

– Hé ! vous autres, dit Polyte, si vous manquez de respect à ma largue, vous allez voir !

 

– Tu as raison, mon garçon, fit la vieille qui posa sa chandelle sur la table, chacun son bien.

 

Puis, s’adressant à Antoinette :

 

– Allons, ma petite, le grand air donne de l’appétit. Mettez-vous à table !…

 

– Je n’ai pas faim, balbutia Antoinette.

 

Les voleurs se mirent à rire de nouveau, et la jolie fille, qui était jalouse de la beauté d’Antoinette, s’écria :

 

– Faut croire que madame a coutume de souper au café Anglais et de boire du champagne !

 

Polyte ôta sa redingote, retroussa ses manches et vint se mettre à table :

 

– Faites bien attention, vous autres, à ce que je vais vous dire, fit-il. Cette jeune fille est ici pour affaires ; si quelqu’un de vous la touche…

 

– C’est bon ! dit le vieux voleur… je connais, tu as un petit coup de poing.

 

– Et de pied, donc, fit Polyte.

 

Il y avait, entre la table et la porte… une chaise boiteuse sur laquelle Antoinette, brisée d’émotions, se laissa tomber. Un des voleurs se leva de table et dit :

 

– Tu as un joli coup de poing et un beau coup de savate, Polyte, mais ça m’est égal !…

 

Et il fit un pas vers Antoinette. La femme qui, tout à l’heure, avait apostrophé Antoinette, s’écria :

 

– Fanfan, si tu n’embrasses pas madame, c’est que tu n’auras pas de cœur.

 

Fanfan, c’était le surnom du voleur, encouragé par cette apostrophe, fit un pas encore vers Antoinette. Mais la jeune fille se leva, et elle eut en ce moment une attitude si fière que le voleur hésita. Polyte s’était levé à son tour et vociférait :

 

– Si tu y touches, je te casse la figure d’un coup de pied !

 

– C’est ce qu’il faut voir, dit la jeune fille, qui avait quitté les genoux du voleur sur lequel elle s’était assise. Aussi vrai que je m’appelle la belle Marton, si tu n’embrasses pas la petite, mon Fanfan, je te tiens pour un propre à rien.

 

Le voleur hésitait toujours. Il avait moins peur de la menace de Polyte que du regard étincelant et fier d’Antoinette. La jeune fille avait compris qu’elle ne devait attendre son salut que de sa propre énergie. Elle étendit la main vers la table, y prit un couteau et dit à Fanfan :

 

– Si vous faites un pas encore, je me tue.

 

Elle appuya la pointe du couteau sur sa poitrine, et son regard était si résolu, que le voleur à cheveux blancs, qui était sans doute dans le secret de la présence d’Antoinette dans ce bouge, et paraissait être le chef de la bande, s’écria :

 

– Arrière, Fanfan, pas de bêtises ! ce n’est pas à Polyte que tu aurais affaire, c’est à moi !…

 

Fanfan ne bougea pas.

 

– Papa, dit la belle Marton au vieux voleur, vous êtes drôle tout de même, vous n’entendez rien à la plaisanterie.

 

– Mêle-toi de ce qui te regarde, toi, dit le vieillard avec humeur.

 

Fanfan alla se rasseoir. Antoinette laissa échapper le couteau et fondit en larmes. La vieille, qui semblait être la logeuse en garni et que les voleurs appelaient la Mère, dit alors :

 

– Mes agneaux, vous n’entendez rien aux affaires. Fanfan est une brute, toujours ivre. La belle Marton est jalouse de toutes les femmes, et si on vous laissait faire vous finiriez, avec votre train, par nous amener la rousse.

 

« Polyte ne cherche querelle à personne, et, s’il a une jolie largue, tant mieux pour lui !

 

– Elle s’est affalée tout de même ! grommela Fanfan, qui se versa à boire pour cacher sa confusion.

 

La belle Marton jeta sur la malheureuse Antoinette un regard de haine qui voulait dire clairement :

 

– Nous nous retrouverons plus tard !

 

L’orage calmé, Polyte s’approcha d’Antoinette et lui dit à l’oreille :

 

– Tous ces gens-là, ça crie beaucoup, et ça fait plus de bruit que de besogne. Mais il faut pas vous effrayer, le vieux et moi nous vous défendrions au besoin. D’ailleurs, M. Agénor va venir pour sûr vous chercher lui-même.

 

À ce nom, Antoinette, qui pleurait toujours, releva la tête et regarda Polyte.

 

– Dites-vous vrai ? fit-elle.

 

– Tiens, répondit Polyte, pourquoi donc vous mentirais-je ? et qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de vous ? Nous aimons mieux les dix mille balles de M. Agénor. Ces dames et ces messieurs, ajouta-t-il plus bas encore, ont l’air de croire que vous avez des bontés pour moi, mais qu’est-ce que ça vous fait ? sortie d’ici vous ne les reverrez jamais.

 

Antoinette ne répondit pas ; il lui semblait qu’elle faisait un rêve atroce, et que bientôt elle allait s’éveiller. Polyte s’était approché du vieux voleur qu’on appelait dans la bande le Capitaine.

 

– As-tu serré le fade ? demanda ce dernier.

 

Ce qui voulait dire : As-tu caché l’argent ?

 

– Oui, mais le vieux n’a pas tout aboulé, dit Polyte. Il a donné cinq chiffres, et nous aurons le reste quand la gonzesse sera à l’ombre. Ce qui pouvait se traduire ainsi :

 

– Nous avons touché cinq cents francs. Nous n’aurons le reste que lorsque la jeune fille sera mise en prison.

 

Puis Polyte dit encore :

 

– Nous allons tous être paumés. Le père Timoléon nous l’a dit. Qui m’a vu entrer ici ?

 

– La vieille d’abord.

 

– Et puis ?

 

– Et Madeleine la Chicotte.

 

– Fanfan ne sait rien ?

 

– Non, ni la belle Marton non plus. Mais celle-là, elle n’innocentera pas la petite, au contraire.

 

Comme ils parlaient ainsi, la vieille, qui était descendue, remonta précipitamment.

 

– Mes enfants, dit-elle, je crois bien que voilà la rousse.

 

– Faut souffler la chandelle, dit Marton.

 

– Et nous esbigner, dit Fanfan.

 

– Silence ! dit le capitaine, c’est-à-dire le voleur aux cheveux blancs.

 

On frappait à la porte. La belle Marton souffla la chandelle.

 

– Silence ! répéta tout bas le capitaine.

 

On frappa plus fort. Alors Antoinette, frémissante, pensa que c’était la police qui venait arrêter tous les voleurs et ces cruelles femmes… La police qui allait la prendre sous sa protection, elle Antoinette, et sauver dix mille francs à M. Agénor. Le capitaine alla entrouvrir une fenêtre et murmura :

 

– La maison est entourée de sergents de ville ; nous sommes pincés, mes amours.

 

– Alors, dit la belle Marton, faut que je dévisage le largue du beau Polyte.

 

Et elle se rua sur Antoinette, au milieu de l’obscurité…

 

XXXIII

Heureusement pour Antoinette que Polyte avait entendu la menace de la belle Marton. Il s’était placé devant la jeune fille, et quand, prenant son élan, la belle Marton se jeta sur elle, elle rencontra le bras robuste de Polyte qui la terrassa. La belle Marton jeta un cri.

 

En même temps, un sauve-qui-peut général se fit entendre… mais personne n’eut le temps de sortir. La porte d’en bas avait été enfoncée, et une forte cohorte de sergents de ville, armés de lanternes, fit irruption dans la maison et pénétra dans la salle où les voleurs étaient réunis. Antoinette jeta un cri de délivrance.

 

Elle se précipita vers le brigadier des sergents de ville, qui entra le premier, et lui dit, en joignant les mains :

 

– Sauvez-moi ! sauvez-moi !

 

Les hommes de police avaient fermé la porte ; et, tandis que le brigadier regardait Antoinette avec étonnement, l’un d’eux s’était bravement jeté sur le Capitaine et l’avait pris à la gorge. La mise décente d’Antoinette, son air honnête, ses pleurs frappèrent le brigadier.

 

– Qui êtes-vous, et que voulez-vous ? lui dit-il.

 

– Je suis la prisonnière de ces gens-là, répondit Antoinette.

 

– Un moment, dit le brigadier ; vous vous expliquerez tout à l’heure. J’ai un mandat de dépôt pour tous les gens que je trouverai ici.

 

– Mes enfants, disait le vieux voleur surnommé Capitaine, pas de résistance : nous sommes paumés. On s’expliquera chez le commissaire.

 

Les voleurs surpris se défendent rarement. Ils savent bien que toute résistance est inutile et ne saurait qu’aggraver leur position.

 

– Sauvez-moi ! répétait Antoinette.

 

Le brigadier la regardait, de plus en plus étonné.

 

– Voyons, ma petite, dit-il, vous pensez bien qu’en vous trouvant ici, je ne puis pas, à première vue, vous prendre pour une demoiselle de bonne famille. Il faut m’expliquer votre présence parmi ces voleurs et ces femmes.

 

Polyte, le capitaine, Madeleine, la Chicotte et la vieille, celle qu’on appelait la mère des voleurs, qui tous les quatre étaient dans le secret, se taisaient prudemment. Les agents de police, non moins étonnés que le brigadier, regardaient Antoinette avec curiosité.

 

– Quelle est cette jeune fille ? demanda le brigadier au Capitaine.

 

– Je ne la connais pas, dit le vieux voleur, qui parut échanger un regard d’intelligence avec Polyte.

 

Ce regard perfide n’échappa point au brigadier.

 

– Moi non plus, dit la vieille, je ne connais pas madame, et je la vois ici pour la première fois.

 

– Monsieur, dit Antoinette en joignant les mains, je m’appelle Antoinette Miller, je suis maîtresse de piano, je demeure rue d’Anjou-Saint-Honoré, 19, où j’ai été enlevée et conduite ici.

 

– Oh ! c’te blague ! fit la belle Marton ; c’est la largue à Polyte.

 

Polyte s’approcha d’Antoinette, et murmura :

 

– Si tu sais jouer du chiffon rouge, le cigogne barbotera.

 

– Mais que disent-ils ? s’écria Antoinette éperdue.

 

Polyte reprit la parole et dit :

 

– Ce que dit cette jeune fille est vrai.

 

– Ah ! vous voyez bien ! s’écria Antoinette.

 

Madeleine la Chivotte regarda la vieille en riant :

 

– La princesse est une fière largue ! dit-elle. Elle nous enfoncerait tous… Le quart-d’œil est capable de n’y voir que du feu.

 

Ces mots arrivèrent encore à l’oreille du brigadier indécis.

 

– Oui, reprit Polyte, c’est la pure vérité, j’ai enlevé mademoiselle.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce que j’en étais amoureux, donc ! répondit Polyte.

 

Antoinette tordait ses mains de désespoir, car elle voyait bien que l’incrédulité gagnait le brigadier.

 

– Voyons ! dit celui-ci, il faut me prouver plus clairement que cela que vous n’êtes pas de la bande.

 

– Mais, monsieur, regardez-moi… Je ne connais personne de ces gens-là… et je vous le jure sur les cendres de ma mère que je vous dis la vérité !

 

Et Antoinette pleurait toujours.

 

– Elle enfoncera le quart-d’œil, c’est sûr ! dit tout bas la mère des voleurs.

 

Polyte et le Capitaine faisaient à la jeune fille des signes d’intelligence qu’elle ne comprenait pas et qui achevaient de la perdre. Ce fut la belle Marton qui lui porta le dernier coup, bien qu’elle ne fût pas dans la confidence des projets de Polyte et du Capitaine.

 

– Monsieur le brigadier, dit-elle, faut pas vous laisser toucher comme ça, voyez-vous ! C’est la largue à Polyte et elle est des amis comme nous.

 

Entre eux, les voleurs se désignent sous le nom d’amis.

 

– Allons ! dit le brigadier, nous verrons tout ça chez le commissaire… En route !

 

– Oh ! monsieur ! s’écria Antoinette avec désespoir, vous ne me croyez donc pas ?

 

Le brigadier secoua la tête. La malheureuse jeune fille jeta un regard suppliant sur Polyte.

 

– Mais vous, dit-elle, vous qui savez la vérité, ne la direz-vous pas ?

 

– Mais je ne fais que ça, dit Polyte. Et c’est la vérité pure, monsieur le brigadier, que mademoiselle est maîtresse de piano, qu’elle demeure rue Saint-Honoré.

 

– Rue d’Anjou !… exclama Antoinette.

 

– Oui, c’est bien ce que je veux dire, reprit Polyte ; d’Anjou-Saint-Honoré, quoi !

 

– Ce n’est pas la même chose, dit le brigadier.

 

Et il fit signe à ses agents, qui avaient déjà mis les poucettes aux hommes et attachaient les mains aux femmes. Quand l’un d’eux s’approcha d’Antoinette pour lui faire subir la même opération, elle jeta un tel cri de honte et d’indignation que la conviction du brigadier fut ébranlée une fois encore.

 

– C’est bon, dit-il, venez avec moi… et donnez-moi le bras. Il faut espérer que tout s’expliquera chez le commissaire.

 

L’espoir revint au cœur d’Antoinette. Le brigadier la prit sous le bras et sortit le dernier avec elle de ce repaire où il venait d’opérer sa razzia. Antoinette pleurait toujours, mais le grand air la soulagea. Il lui sembla qu’elle sortait d’un long cauchemar quand elle vit le ciel parsemé d’étoiles. Les voleurs causaient entre eux, pendant le trajet. L’hypocrite Capitaine disait :

 

– Il faut, les enfants, qu’il y ait un mouton parmi nous. Nous avons été vendus.

 

– C’est bien possible, disait la mère, qui se désolait.

 

– Moi, dit Polyte, je n’étais pas de l’affaire de la vieille dame, à Chaillot.

 

Il faisait allusion à un vol récemment commis.

 

– Par conséquent, reprit-il, j’en aurai pour six mois. Tout ce que je demande, c’est que la petite s’en tire.

 

– Tu as tort, Polyte, dit la mère des voleurs. Laisse-la donc mettre à l’ombre. Tu la retrouveras sage en sortant.

 

– Vous avez peut-être raison, la mère.

 

– Et puis, dit Fanfan qui, lui, croyait sincèrement qu’Antoinette était la complice de Polyte, ça vaut toujours mieux. Quand on est là-bas et qu’on a le cœur pris, au moins on est tranquille.

 

Pour les agents qui entendaient cette conversation, il était évident qu’on parlait d’Antoinette. Polyte reprit :

 

– Mais si elle peut enfoncer le quart-d’œil, c’est pas moi qui l’en empêcherai.

 

– Et quand tu sortiras, dit la belle Marton, tu la trouveras avec un ami…

 

– Oh ! si je le savais ! murmura Polyte, qui sut donner à sa voix l’accent passionné de la jalousie.

 

– Moi, dit le Capitaine, je suis sûr de mon affaire ; on me renverra à Toulon.

 

– Qu’est-ce que ça vous fait, papa ? dit la belle Marton. Vous savez bien qu’on en revient…

 

– Et quand on veut, encore, répliqua le vieux voleur, qui regarda Polyte en riant.

 

Pendant qu’ils causaient ainsi, achevant de perdre Antoinette dans l’esprit des sergents de ville, les voleurs avaient fait du chemin et venaient d’entrer dans la rue de Chaillot, où se trouvait le bureau du quart-d’œil. C’est le nom que les voleurs donnent au commissaire de police. Pendant ce temps aussi, Antoinette, qui marchait derrière eux, avait conté son histoire au brigadier, et le brigadier commençait à la croire. Les sergents de ville firent halte à la porte du commissariat.

 

– Vous serez interrogée la dernière, dit le brigadier à Antoinette.

 

Et il la fit entrer dans la petite pièce où se tient le secrétaire du commissaire de police, afin de la séparer des voleurs.

 

XXXIV

L’arrestation de cette bande de voleurs, dont le Capitaine, forçat en rupture de ban, était le chef, avait été opérée sur les indications de l’un d’eux, qui était tout simplement un compère de Timoléon, le mystérieux agent d’affaires de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. La police avait donc été prévenue dans la journée, et le commissaire, au lieu de rentrer chez lui, attendait à son bureau. Comme le mouton – c’est ainsi qu’on désigne les traîtres – avait donné des renseignements très détaillés, le commissaire avait par avance les dossiers de chacun d’eux. Aussi l’interrogatoire fut court. Chacun des inculpés avait à son compte des charges suffisantes pour qu’il n’y eût aucune hésitation possible.

 

Antoinette avait converti à sa cause le secrétaire, comme elle avait déjà gagné le brigadier. Ses larmes, sa beauté, sa mise décente contrastaient si bien avec les oripeaux et les haillons de ceux en compagnie desquels elle avait été trouvée, qu’on était facilement amené à croire qu’elle était la victime de quelque complot machiavélique. Cependant, si le brigadier et le secrétaire du commissariat penchaient pour Antoinette, plusieurs agents qui avaient entendu la conversation de Polyte, du Capitaine et de la mère des voleurs, soutenaient que la jeune fille devait être une voleuse émérite habile à prendre tous les travestissements et toutes les attitudes. Le commissaire, avant d’interroger Antoinette, avait écouté les deux opinions.

 

– Mademoiselle, lui dit-il, vous vous appelez, dites-vous, Antoinette Miller ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et vous prétendez demeurer rue d’Anjou-Saint-Honoré ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Comment êtes-vous sortie de chez vous ?

 

– Sur une lettre de M. le baron de Morlux.

 

Ce nom produisit quelque sensation parmi les personnes qui se trouvaient dans le commissariat.

 

– Vous connaissez donc le baron de Morlux ?

 

– Non, dit Antoinette, mais je connais son fils.

 

Elle raconta alors ses relations avec Agénor, les projets de ce dernier et elle finit par avouer que M. le baron de Morlux lui avait écrit pour lui demander de le venir voir.

 

– Où demeure M. de Morlux ? demanda le commissaire.

 

– Rue de l’Université.

 

– Et, dit le magistrat, selon vous, son cocher se serait rendu complice de votre enlèvement ?

 

– Oui, monsieur, répondit Antoinette.

 

Elle fit plus, elle lui raconta ce que lui avait dit Polyte touchant Agénor.

 

Polyte subit un second interrogatoire en présence d’Antoinette. Il nia avoir parlé d’Agénor, mais il prétendit que depuis plusieurs jours il suivait Antoinette, il lui faisait la cour, et qu’elle n’avait point été enlevée, mais qu’elle l’avait suivi de bonne volonté.

 

– Oh ! s’écria Antoinette indignée, cet homme ment !

 

– Ainsi, dit le commissaire ébranlé, lui aussi, dans sa conviction, vous prétendez que vous connaissez M. Agénor de Morlux ?

 

– Oui, monsieur, dit Antoinette.

 

– Où demeure-t-il ?

 

– Rue de Surène.

 

Le commissaire appela son secrétaire et lui dit :

 

– Allez rue de Surène : il est deux heures du matin et M. de Morlux doit être rentré chez lui. Faites-le éveiller et dites-lui qu’une jeune fille qui prétend s’appeler Antoinette Miller a été arrêtée au milieu d’une bande de voleurs, qu’elle se réclame de lui et que je vais être obligé de la faire conduire au dépôt.

 

Antoinette jeta un cri d’épouvante à ce mot de dépôt ; mais quand elle vit paraître le secrétaire qui lui avait déjà témoigné de la sympathie, elle se crut sauvée.

 

Polyte était fort tranquille et disait :

 

– Après ça, il est bien possible, j’en suis même certain, que mademoiselle connaît ce M. Agénor de Morlux. C’est un joli garçon, un bon cocodès, et qui est fort riche.

 

– Ah ! s’écria Antoinette indignée, cet homme infâme ?

 

– Ma chérie, dit Polyte avec une familiarité repoussante, on veut te faire la main et tu cannes, ce n’est pas bien.

 

Antoinette se laissa tomber sur un banc, accablée de honte et de douleur. Le commissaire était pourtant un homme perspicace et habitué à toutes les ruses des gens qu’il avait mission de traquer, mais le réseau des ténèbres qui enveloppait l’identité d’Antoinette était si compliqué, le disque des calomnies dont on l’entourait était si bien ourdi que c’était à n’y plus rien comprendre. Dans la pièce voisine, dont la porte était demeurée ouverte, et où les voleurs attendaient le panier à salade, c’est-à-dire la voiture cellulaire, qui devait les conduire au dépôt, Madeleine la Chivotte dit à la belle Marton :

 

– Nous sommes toutes des débutantes auprès de la Madone.

 

– Ah ! on l’appelle la Madone !

 

– Oui, et Polyte a fait une belle affaire, va, il n’y a qu’elle pour s’introduire dans les maisons tantôt comme ouvrière en lingerie, tantôt comme dentellière. Elle vous prend l’empreinte des serrures que c’est un beurre !

 

– C’est drôle, répondit la belle Marton, je ne l’avais jamais vue.

 

– Non, auparavant elle était avec un ami qu’on appelle le Grand-Lièvre.

 

Le commissaire écoutait tout cela. Antoinette, qui ne pouvait supposer qu’on parlât d’elle, reprenait un peu de calme et se disait qu’Agénor allait venir. Madeleine la Chivotte continua :

 

– C’est la fille à la Marlotte, tu sais ? la marchande à la toilette de la rue des Prouvaires.

 

– Ah ! dit la belle Marton, elle est pourtant joliment laide, la Marlotte !

 

– Oui, mais on dit qu’elle a été jolie…

 

Antoinette ne comprenait rien à cette conversation, et l’écoutait tout en songeant à Agénor. Enfin le secrétaire revint, mais il était seul…

 

– M. Agénor de Morlux, dit-il, est parti hier soir par le train de huit heures pour la Bretagne. Le concierge de la maison qu’il habite a porté ses malles au chemin de fer.

 

– Ah ! murmura Antoinette atterrée, je suis perdue !

 

– Voyons ! dit le commissaire, si vous n’avez pas d’autre moyen de prouver ce que vous avancez, je vais être obligé de vous faire conduire au dépôt.

 

– Mais, monsieur, dit Antoinette affolée, pourquoi ne me faites-vous pas reconduire rue d’Anjou ? Les portiers me reconnaîtraient…

 

Elle avait mis dans ces derniers mots un tel accent que le commissaire, ébranlé de nouveau, allait céder. Mais, en ce moment, on entendit des cris à la porte, et une femme entra comme un boulet de canon dans le bureau du commissaire, en disant :

 

– Ma fille ! où est ma fille ?

 

Cette femme était une affreuse maritorne, vêtue de haillons, ayant les pieds nus dans ses galoches et un bonnet sale sur sa chevelure grise en désordre. Elle courut à Antoinette, glacée de stupeur, la prit dans ses bras, s’écria :

 

– Ah ! je te retrouve enfin !

 

Cette fois, l’énergie d’Antoinette était à bout. Elle n’eut même pas la force de se défendre des hideux embrassements de la vieille femme, elle jeta un dernier cri et ferma les yeux. La maritorne se tourna alors vers Polyte et le menaça du poing.

 

– Ah ! misérable ! dit-elle, c’est pourtant toi qui as débauché mon enfant… qui était sage comme une demoiselle avant de te connaître !

 

– Vous fâchez pas, maman ! dit Polyte avec effronterie.

 

Le commissaire était stupéfait.

 

– Qui êtes-vous ? dit-il à la vieille femme.

 

– Monsieur, répondit-elle, je m’appelle la mère Botin, autrement dit la Marlotte. Je suis établie marchande à la toilette rue des Prouvaires. Voilà ma patente.

 

Et elle mit sous les yeux du commissaire un papier graisseux qui portait l’estampille de la préfecture de police. Cette pièce suffisait à constater l’identité de la Marlotte, et en même temps elle faisait s’évanouir l’intérêt momentané que le commissaire avait porté à Antoinette. La Marlotte continuait à embrasser sa prétendue fille.

 

– Rendez-la-moi, monsieur le commissaire, disait-elle en paraissant étouffer des sanglots, et je vous jure qu’elle sera sage et que j’en aurai bien soin, et qu’elle n’aura plus de mauvaises fréquentations.

 

Antoinette, accablée de douleur, fondait en larmes, et essayait vainement de repousser l’horrible femme.

 

– Il m’est impossible, pour le moment du moins, répondit le commissaire, de vous rendre votre fille. La ténacité qu’elle a mise à nier son identité, son obstination à se dire Antoinette Miller me prouvent qu’elle avait de graves motifs pour tromper la justice.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! geignit la Marlotte.

 

Un bruit de roues, de chevaux et de claquements de fouet se fit entendre dans la rue. C’était le panier à salade qui arrivait.

 

– Au dépôt, dit le commissaire.

 

Et dès lors il cessa de s’intéresser à la malheureuse Antoinette.

 

– Je suis perdue, murmura celle-ci, folle de douleur.

 

– Va, ma pauvre fille, dit hypocritement la Marlotte, j’irai te réclamer à la correctionnelle et il faudra bien qu’on rende une fille à sa mère.

 

Quelques instants après, malgré ses larmes, malgré ses protestations d’innocence, Antoinette, la sage et vertueuse jeune fille, était conduite au dépôt de la préfecture de police, pêle-mêle avec les voleurs.

 

 

 

 

 

 


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Août 2009

 

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[1] Rocambole, drame en 5 actes et 7 tableaux de Anicet Bourgeois et Ponson du Terrail, a été représenté à l'Ambigu-Comique le 26 août 1964.

[2] Laissez ici toute espérance, vers de Dante déjà cité dans Les Exploits de Rocambole.

[3] Le souper fin typique des romans de Ponson.

[4] Tous ces détails empruntés à un livre ancien déjà et très remarquable, Les Bagnes par Maurice Alhoy, sont d’une exactitude rigoureuse. (N. d. A.) Republié en 1845. Du même auteur a également paru Les Prisons de Paris (1846), dont Ponson s'inspire dans les pages sur Saint-Lazare.

[5] Qu’on ne nous accuse pas d’invraisemblance. Un fait analogue s’est produit à Gien il y a une dizaine d’années. La machine avait, pendant la nuit, subi une déviation, due sans doute à l’humidité. La patiente, car c’était une femme, fut retirée de la lunette et placée, le dos tourné, sur une chaise, tandis que des charpentiers réparaient l’instrument. (N. d. A.)

[6] Les Orphelines dans l’édition Charlieu.

[7] Drame de Dumas fils et Girardin. La première a eu lieu le 20 avril 1865 à la Comédie-Française, le feuilleton est de novembre.