Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

LES EXPLOITS DE ROCAMBOLE

Tome III

LA REVANCHE DE BACCARAT

 

 

 

La Patrie – 25 mai au 20 juillet 1859 – 36 épisodes

E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866

(cf mémento bibliographique)

 

 

 

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Table des matières

 

I. 4

II. 15

III. 31

IV.. 40

V.. 51

VI. 58

VII. 74

VIII. 87

IX.. 99

X.. 112

XI. 124

XII. 134

XIII. 146

XIV.. 160

XV.. 173

XVI. 182

XVII. 194

XVIII. 204

XIX.. 213

XX.. 225

XXI. 237

XXII. 247

XXIII. 260

XXIV.. 272

XXV.. 283

XXVI. 294

XXVII. 306

XXVIII. 318

XXIX.. 329

XXX.. 340

XXXI. 349

XXXII. 360

XXXIII. 369

XXXIV.. 380

XXXV.. 391

XXXVI. 402

À propos de cette édition électronique. 409

 

I

Environ deux mois après les événements que nous racontions naguère, une chaise de poste, partie d’Orléans la veille à dix heures du soir, roulait, vers cinq heures du matin, en pleine Touraine, sur la route impériale qui conduit de Tours à la petite ville de G… C’était à trois lieues de cette modeste sous-préfecture, située hors de tout rayon de chemins de fer, que se trouvait la terre seigneuriale de l’Orangerie, où la marquise douairière de Chamery, mère de feu Hector de Chamery et de mademoiselle Andrée Brunot, avait rendu le dernier soupir, dix-huit années auparavant.

 

La chaise, qui allait bon train, emportait deux personnages bien connus de nous : le vicomte Fabien d’Asmolles, le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, c’est-à-dire notre héros Rocambole.

 

Certes, ceux qui avaient vu quelques mois auparavant le brillant aventurier signant d’une main ferme et le sourire de la fortune aux lèvres son contrat de mariage avec mademoiselle Conception de Sallandrera auraient eu peine à le reconnaître.

 

Rocambole n’était plus que l’ombre de lui-même. Pâle, le regard morne, le front soucieux, le faux marquis semblait être en proie à une tristesse mortelle. Plongé en une sorte de prostration douloureuse, il regardait autour de lui comme un homme à qui tout est désormais d’une indifférence absolue.

 

Le vicomte tenait dans ses mains une des mains du marquis et le considérait avec compassion.

 

– Mon pauvre Albert, disait-il, sais-tu bien que tu m’effraies ?…

 

– Moi ? fit Rocambole, à qui ces mots arrachèrent un tressaillement nerveux.

 

Et il essaya de sourire.

 

– Moi ? répéta-t-il, je t’effraie ?

 

– Sans doute.

 

– Comment ?

 

– Ta tristesse, depuis deux mois, est incompréhensible.

 

– Elle est cependant facile à expliquer, murmura Rocambole.

 

– Je ne trouve pas…

 

– Tu sais que j’aime Conception.

 

– Eh bien ! tu l’épouseras dans six semaines.

 

Rocambole hocha la tête.

 

– J’ai des pressentiments, dit-il tout bas, si bas que Fabien l’entendit à peine.

 

– Mon pauvre Albert, reprit le vicomte, tu as la faiblesse nerveuse des enfants et tu es sans force aucune contre la fatalité.

 

– La fatalité ! murmura Rocambole avec un accent de terreur. Oh ! ne prononce pas ce mot… il m’épouvante !

 

– Cher frère, continua le vicomte avec émotion, je te croyais plus fort, plus courageux, plus à l’épreuve des revers de la vie. Des revers ! comme si l’on pouvait ainsi nommer un événement inattendu, mais, hélas ! bien ordinaire, qui est venu retarder tout à coup ton bonheur et le remettre à six mois. Certes, le hasard a été cruel en frappant d’une apoplexie foudroyante le père de Conception le matin même de ton mariage, en permettant que la pauvre enfant, fiancée la veille, se trouvât orpheline à son réveil et dût changer en vêtement de deuil sa parure blanche de mariée ; il s’est montré rigoureux et terrible en touchant deux cadavres, celui du duc, celui de ton pauvre matelot, victime de l’orage et de sa cécité, sous ce toit où, le soir même, devait retentir le bruyant orchestre d’un bal de noces ; mais est-ce donc là une raison, mon ami, pour que tu perdes ainsi courage ?

 

Rocambole soupira et se tut.

 

– Conception ne pouvait pas t’épouser le lendemain des funérailles de son malheureux père, poursuivit Fabien, et il a bien fallu que votre mariage fût retardé, afin de suivre l’usage espagnol. Mais elle t’aime toujours, plus que jamais ; depuis qu’elle est avec sa mère au château de Sallandrera, où elles sont allées conduire la dépouille mortelle du duc, as-tu passé un seul jour sans recevoir d’elle une longue et bonne lettre ?

 

– Non, dit le faux marquis, toujours triste et rêveur.

 

– Et cependant tu es sombre, préoccupé sans cesse, tu tressailles au moindre bruit, tu as des rêves agités, des paroles incohérentes t’échappent souvent durant ton sommeil, et il y a des jours où Blanche et moi nous craignons pour ta raison.

 

– Je souffre… murmura Rocambole.

 

– Mais tu es fou, mon ami. L’heure de ton bonheur est proche maintenant.

 

– Qui sait ?

 

Et dans ces deux mots il y eut tout un poème d’angoisse et de terreur.

 

Tout à coup, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery releva la tête.

 

– Tu n’es pas superstitieux, toi ? demanda-t-il, s’efforçant de sourire.

 

– Moi ? non.

 

– Tu es bien heureux !…

 

– Que veux-tu donc dire, mon frère ?

 

– Écoute, dit Rocambole, qui sembla faire un effort sur lui-même et redevenir l’homme des anciens jours, le bandit audacieux et sceptique, toujours sûr de lui, toujours confiant en l’avenir, toujours dédaigneux des avertissements de la destinée ; écoute, je n’ai point impunément passé ma jeunesse sous les tropiques, parmi des nations superstitieuses. J’ai fini par croire aveuglément à la bonne et à la mauvaise fortune.

 

– Fou ! dit Fabien en souriant.

 

Mais Rocambole poursuivit :

 

– Pendant cette nuit fatale qui a précédé la mort de M. de Sallandrera et durant laquelle mon malheureux matelot Walter Bright s’est précipité, sans doute en marchant à tâtons, du haut de la plate-forme du Haut-Pas, j’ai fait un rêve étrange…

 

– Et ce rêve ?…

 

– Je venais de m’endormir. Tout à coup, un bruit étrange m’éveilla. Un homme vêtu de blanc, couvert d’un suaire, vint s’asseoir sur le pied de mon lit. Je reconnus Walter Bright. Non plus celui que tu as connu, ce malheureux aveugle, cette victime de la fureur des sauvages ; mais le Walter Bright d’autrefois, avec sa bonne et franche figure, son regard bleu, son sourire loyal. Le fantôme s’était assis près de moi, et il me dit alors : « Maintenant que je suis mort, je viens t’apprendre l’avenir… » Et sa main me montra le ciel à travers la fenêtre ouverte, et dans le ciel, entre les nuages, une étoile. Cette étoile brilla un moment, puis elle sembla se détacher de la voûte céleste, glissa dans l’espace et s’éteignit.

 

– Eh bien ? dit Fabien, qui ne put réprimer un sourire, que prouve ce rêve ?

 

– Cette étoile qu’il me montrait, c’était la mienne.

 

– Quelle folie !…

 

– Et j’ai le pressentiment que je n’épouserai jamais Conception.

 

– Mon pauvre Albert, dit le vicomte, si tu n’étais amoureux, tu serais bien certainement fou à lier. Permets-moi de mettre tes paroles sur le compte du chagrin que tu as éprouvé en voyant ton mariage retardé par la mort du duc. Puis laisse-moi te dire, moi, que j’ai la certitude que tu épouseras Conception et qu’elle sera marquise de Chamery avant deux mois.

 

Il y avait un tel accent de conviction dans ces paroles de Fabien, qu’elles remirent quelque espoir au cœur de Rocambole.

 

– Dieu t’entende !… dit-il. (Et il ajouta, riant cette fois :) Après tout, je dois avoir un grain de folie pour me désoler ainsi sans raison.

 

– Heureusement, la guérison est prochaine. Et, en attendant, tâche donc de te montrer calme et courageux, à mesure que tu te rapproches du but.

 

– Je te le promets, mon ami. Resterons-nous longtemps à l’Orangerie ?

 

– Dame !… répondit Fabien, je t’avoue que nous n’avons pas grand-chose à y faire. Nous nous entendons trop bien pour avoir la moindre difficulté au sujet de cette terre encore indivise entre nous. Tu n’y es point encore allé depuis ton retour des Indes, et j’ai prétexté nos affaires d’intérêt pour t’y emmener.

 

– Ah ! fit Rocambole.

 

– Mais j’ai suivi le conseil de ton médecin, le docteur Samuel Albot.

 

Rocambole tressaillit à ce nom.

 

– Le docteur, qui t’a vu plusieurs fois depuis notre retour à Paris, m’a pris à part l’autre jour et m’a dit que je ferais bien de t’éloigner pendant quelques jours de Paris ; que le changement d’air te ferait du bien, et je t’ai parlé d’un voyage à l’Orangerie comme nécessaire à nos intérêts communs.

 

– Cher Fabien ! dit Rocambole, en prenant la main du vicomte.

 

Et puis le faux marquis sembla revenir à sa nature insouciante d’autrefois.

 

– Après tout, dit-il d’un ton léger, le docteur a peut-être raison ; c’est l’impatience qui me rend malade et me met des idées noires dans l’âme. Mais je veux être plus fort que le temps, et j’attendrai en souriant l’heure de mon bonheur.

 

– Me le promets-tu ?

 

– Je te le promets.

 

– Où sommes-nous donc ? dit le vicomte, qui voulait à tout prix distraire celui qu’il croyait toujours son frère et qu’il aimait tendrement.

 

Il mit la tête à la portière et Rocambole l’imita.

 

On touchait alors au milieu d’avril ; il pouvait être cinq heures et demie, il faisait grand jour et le ciel était sans nuages. La chaise de poste roulait au milieu d’une plaine verdoyante, à l’extrémité de laquelle les premières blancheurs de l’aube glissaient sur les toits d’ardoise de la petite ville de S… C’était un samedi, et de plus un jour de foire. La route était couverte de villageois, les uns à pied, les autres dans des charrettes, et d’autres montés sur des chevaux, des mulets ou des ânes. À mesure que la berline de voyage approchait de la ville, cette foule devenait plus serrée, plus compacte et semblait hâter prodigieusement son allure affairée.

 

On entrait dans la ville par une belle promenade plantée de tilleuls ; cette promenade conduisait au champ de foire ; et, à quelques centaines de mètres de ce lieu, le postillon dut mettre ses chevaux au pas, sous peine d’écraser la foule, qui devenait de plus en plus compacte. Tout à coup, la voiture s’arrêta et le valet de chambre du vicomte dégringola de son siège et vint à la portière.

 

– Monsieur, dit-il, il est impossible d’avancer davantage.

 

– Pourquoi ? demanda Rocambole surpris.

 

– Parce qu’il va y avoir une exécution dans cinq minutes et que toutes les rues sont barrées.

 

Ce mot d’exécution fit tressaillir et frissonner Rocambole.

 

– Ah ! dit Fabien, je comprends maintenant pourquoi cette foule. Une foire n’attire pas autant de monde.

 

Et le marquis et le vicomte, qui regardaient aux portières, jetèrent les yeux devant eux, et, à travers la glace de devant de la berline, ils aperçurent, à cent mètres de distance environ, les deux bras rouges de la guillotine, autour de laquelle, et en dehors d’un cercle décrit par un cordon de gendarmes à cheval, se pressait palpitante, ivre d’émotions, emplie de murmures étranges et sourds, cette foule accourue de toutes parts pour voir tomber une tête.

 

Fabien donna l’ordre de rétrograder ; mais le valet de chambre répondit :

 

– Il est trop tard, monsieur. Il y a encore plus de monde derrière nous que devant ; il faut attendre.

 

– Ah ! dit le vicomte, quelle horrible chose nous allons avoir sous les yeux !

 

Rocambole, comme un spectre, s’était penché à la portière pour ne point voir l’instrument du supplice, lui qui, jadis, lorsqu’il était le fils adoptif de maman Fipart, se montrait si friand de ce sanglant spectacle. Mais s’il ne voyait pas, il entendait, et une femme qui s’était hissée sur les roues de la chaise de poste pour ne perdre aucun détail de la terrible représentation, une femme disait à une autre femme qui se dressait sur la pointe des pieds :

 

– Ça ne peut pas tarder, c’est pour six heures.

 

– Mais qu’est-ce qu’il a donc fait ? demanda un paysan perché sur son âne.

 

– Il a tué une femme qui lui avait servi de mère !

 

– Le brigand ! dit une voix dans la foule.

 

La première femme reprit :

 

– Il l’a étranglée !… Une pauvre vieille qui n’avait plus que quelques jours à vivre.

 

Les cheveux du faux marquis se hérissèrent, et son cœur se prit à battre avec violence à ce rapprochement bizarre.

 

– Quel âge a-t-il, le condamné ? demanda le paysan.

 

– Vingt-huit ans.

 

Rocambole se prit à trembler.

 

– Le voilà ! le voilà ! dit-on tout à coup de toutes parts.

 

Et en même temps cette foule immense qui trépignait d’impatience, et dont les murmures confus ressemblaient au bruit sourd d’une mer agitée, cette foule se tut, et cet océan de têtes sembla frappé d’immobilité.

 

En même temps aussi, et tandis que le vicomte Fabien d’Asmolles fermait les yeux et priait mentalement pour le malheureux qui allait mourir, Rocambole, qui avait essayé vainement de l’imiter, se sentit dominé par une force irrésistible, par une attraction étrange qui attira ses regards vers l’échafaud et les y tint cloués, tandis que son cœur cessait de battre, que la sueur perlait à son front et que tout son corps était pris d’un tremblement nerveux.

 

Heureusement pour lui, le vicomte fermait les yeux.

 

Rocambole vit alors la plate-forme de l’échafaud, qui tout à l’heure était vide, occupée par deux hommes qu’il était facile de reconnaître. C’étaient les aides du bourreau.

 

Puis une troisième tête apparut – une tête blonde et pâle, où la jeunesse brillait, en dépit de la terreur – une tête aux cheveux coupés, supportée par un cou blanc et nu.

 

C’était le condamné, qui montait lentement les degrés de l’échafaud, soutenu par le bourreau et l’aumônier des prisons.

 

Pendant quelques secondes, l’œil hagard du faux marquis vit ce jeune homme déjà plus près de l’éternité qu’un vieillard comblé d’ans. Il le vit debout, entre ce prêtre qui lui collait un crucifix aux lèvres et lui parlait du Ciel, et ce terrible fonctionnaire qui attendait le moment d’obéir à la loi.

 

Puis, tout à coup, l’homme debout fut poussé en avant, approché vivement de la planche qui fit aussitôt la bascule et porta sa tête sous le couteau…

 

En même temps les yeux du marquis furent brûlés par un éclair – cet éclair qui jaillissait du premier rayon de soleil glissant sur la lame polie du couperet. Et tout aussitôt l’éclair sembla se détacher avec le couteau – un bruit sourd retentit en même temps que la foule répondait par un immense murmure, et tandis que la tête tombait, et comme s’il eût été frappé du même coup, Rocambole s’affaissa mourant, évanoui, au fond de la berline de voyage.

 

II

Laissons le faux marquis de Chamery dans sa berline de voyage, et, revenant à Paris, rétrogradons de quelques jours.

 

Un soir, vers neuf heures, la comtesse Artoff était au coin de son feu, rue de la Pépinière, et causait avec le docteur Samuel Albot.

 

Le docteur paraissait fort soucieux, et la comtesse, qui, depuis quelques minutes, gardait le silence, lui dit tout à coup :

 

– Eh bien ! docteur, savez-vous qu’il y a aujourd’hui deux mois, jour pour jour, que je suis partie pour la Franche-Comté avec M. Roland de Clayet ?

 

– Oui, madame.

 

– Et depuis ce temps, vous avez fidèlement observé la loi que je vous avais imposée de ne me point questionner.

 

– En effet… votre volonté était pour moi un ordre formel, madame.

 

– Ah ! c’est que, mon cher docteur, une femme qui, comme moi, a été mêlée à tant d’intrigues étranges et terribles ne peut plus agir sûrement qu’à la condition de se replier en elle-même, de méditer toute seule ses plans de conduite et de ne les confier même aux personnes en qui elle a une foi profonde, absolue, que lorsqu’ils sont arrivés à maturité.

 

Le docteur s’inclina.

 

– Aujourd’hui, poursuivit Baccarat, je crois que l’heure est venue de vous dire ce que j’ai fait, ce que je compte faire pour atteindre notre but.

 

– Je vous écoute, madame.

 

– Je vais donc vous raconter tout au long mon voyage en Franche-Comté, où notre jeune auxiliaire Roland se trouve encore et où je l’ai, pour ainsi dire, tenu aux arrêts.

 

La comtesse se renversa dans son fauteuil, et elle fit au mulâtre le récit suivant :

 

– Vous le savez, nous quittâmes Paris, M. de Clayet et moi, en chaise de poste.

 

« J’avais, vous vous en souvenez, échangé les vêtements de mon sexe contre un costume masculin. Ce costume me donnait l’air d’un jeune homme de dix-huit ans et je passai tout le long de la route pour le secrétaire de Roland.

 

« Le château où le chevalier de Clayet venait de mourir en instituant son neveu légataire universel était situé à trois lieues par la route, à une lieue et demie par un chemin de traverse qui passait dans les bois du château du Haut-Pas.

 

« Nous arrivâmes à Clayet quarante-huit heures après notre départ de Paris.

 

« J’étais partie sans plan arrêté et munie d’un renseignement unique, mais qui était d’une terrible gravité. Le marquis de Chamery s’était rendu au domaine du Haut-Pas, où se trouvaient déjà le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles, M. de Sallandrera, sa femme et sa fille. J’avais la conviction profonde que Rocambole et le marquis de Chamery ne faisaient qu’un ; mais je n’en avais pas la certitude, il fallait l’avoir à tout prix.

 

« Dès le soir de notre arrivée, je dis à Roland :

 

« – Il faut que vous alliez, mon ami, chez M. d’Asmolles.

 

« – Mais, me répondit Roland, nous sommes très en froid depuis le rôle odieux que j’ai joué.

 

« – Vous prétexterez des affaires d’intérêt. Votre oncle et lui devaient en avoir.

 

« – En effet, dit-il, mon oncle lui a, l’année dernière, acheté un moulin qui n’est pas complètement payé.

 

« – Eh bien ! allez le voir.

 

« – Dans quel but ?

 

« – Vous l’amènerez ici avec le marquis. Il faut que je voie cet homme.

 

« – Mais il vous reconnaîtra ?

 

« – Non, il ne me verra pas. Je me cacherai. Je le verrai sans être vue.

 

« Depuis qu’il avait eu la preuve de ses torts envers moi, Roland m’obéissait aveuglément, et ce jeune homme, si léger jusque-là, semblait avoir vieilli de dix années en quelques jours.

 

« – Je vous obéirai, me dit-il. Quand faut-il partir ?

 

« – Demain matin.

 

« Le lendemain, en effet, dès le point du jour, Roland se mit en marche, à pied, un fusil sur l’épaule. Comme il traversait une vaste sapinière qui s’étend entre Clayet et le Haut-Pas, il rencontra un braconnier avec lequel il avait chassé maintes fois.

 

« – Ah ! monsieur Roland, lui dit cet homme, vous avez manqué une belle chasse.

 

« – Quand cela ?

 

« – Avant-hier samedi.

 

« – Et où donc ? demanda Roland.

 

« – Au Vallon-Noir. M. d’Asmolles et son beau-frère le marquis de Chamery, avec un Espagnol, un duc, ma foi ! ont chassé un ours.

 

« – Peste ! dit Roland. Et qui a tué l’ours ?

 

« – C’est le marquis. Oh ! c’est un crâne, celui-là.

 

« Et le braconnier raconta l’homérique combat de Rocambole avec l’ours. Puis il ajouta :

 

« – Aussi le mariage a été décidé.

 

« – Quel mariage ? fit Roland, qui eut le frisson.

 

« – Celui du marquis avec la fille de l’Espagnol.

 

« – Ah ! fit Roland, dont le braconnier ne remarqua point l’émotion subite. Et ce mariage aura lieu bientôt ?

 

« – Mais, répondit le paysan, on a publié les bans hier à la messe de onze heures, et je crois que c’est aujourd’hui.

 

« Roland m’a avoué depuis qu’il avait éprouvé, en entendant ces paroles, une émotion si grande, que son fusil faillit lui échapper des mains. Cependant il continua sa route vers le Haut-Pas.

 

« Seulement, la nouvelle qu’il venait d’apprendre avait complètement modifié ses idées et le plan de conduite que je lui avais tracé la veille.

 

« – Un misérable comme le marquis de Chamery, se dit-il aussitôt, ne peut pas épouser mademoiselle de Sallandrera. Je n’ai pas le temps de revenir sur mes pas et d’aller consulter la comtesse Artoff ; donc, j’irai seul.

 

« Il ne savait trop, en marchant d’un pas rapide, comment il s’y prendrait pour empêcher ou du moins retarder ce mariage, qui devait se faire le jour même, mais il compta sur l’inspiration du moment.

 

« Il était huit heures du matin environ lorsqu’il arriva.

 

« L’orage de la nuit avait détrempé les chemins. Cependant de nombreuses traces de pas et l’empreinte des fers d’un cheval couvraient le sentier qui conduit d’un bourg voisin qu’on nomme Aulnay au château du Haut-Pas.

 

« Roland ne put s’empêcher de faire cette remarque que les habitants du château étaient sortis de bien bonne heure et qu’ils étaient sans doute en grande agitation, à cause du mariage.

 

« Mais comme il atteignait le pied de la colline sur laquelle se dresse le château, il vit venir à lui un cavalier. Ce cavalier était un vieux médecin du bourg d’Aulnay que Roland, enfant du pays, connaissait beaucoup.

 

« – Comment ! lui dit-il en l’apercevant et allant à sa rencontre, c’est vous, docteur !

 

« – Bonjour, monsieur de Clayet, répondit le médecin, qui avait une mine fort grave.

 

« – D’où venez-vous donc si matin, docteur ?

 

« – Du Haut-Pas.

 

« – Est-ce que vous y avez des malades ?

 

« Le docteur secoua la tête.

 

« – Je suis arrivé trop tard, dit-il.

 

« – Trop tard !

 

« – Monsieur le duc est mort.

 

« – Mort ! dit Roland, le duc ?

 

« – Oui.

 

« – Le duc de Sallandrera… ?

 

« – Sans doute.

 

« – Mais… comment, de quoi ?

 

« – D’une apoplexie foudroyante. Quand je suis arrivé, il donnait encore signe de vie ; mais il n’a point tardé à expirer.

 

« Alors le docteur raconta à Roland ce qui s’était passé durant la nuit.

 

« – Figurez-vous, lui dit-il, que M. de Sallandrera avait éprouvé avant-hier une forte émotion provoquée par les péripéties dramatiques d’une chasse à l’ours.

 

« – Tiens ! interrompit Roland, je viens de rencontrer un garde-chasse qui m’en a parlé. Et… cette émotion…

 

« – À déterminé chez le duc une compression extraordinaire du sang. Cette compression est la cause première de l’apoplexie qui l’a frappé.

 

« – Mais quand cela ?

 

« – Cette nuit. Vraisemblablement vers onze heures du soir.

 

« – Et s’en est-on aperçu tout de suite ?

 

« – Hélas ! non. Le duc n’a pu appeler à son aide. Ce matin seulement, quand on est entré dans sa chambre…

 

« – Son valet, sans doute ?

 

« – Non, le marquis.

 

« – Quel marquis ? fit Roland, qui oubliait déjà Rocambole.

 

« – Eh bien ! mais le futur gendre, le beau-frère de M. d’Asmolles, M. de Chamery.

 

« – Ah ! c’est juste, dit M. de Clayet.

 

« – Il paraît que M. de Chamery, continua le docteur, qui s’était à demi tourné sur sa selle et causait avec une certaine complaisance, il paraît que M. de Chamery avait fort mal dormi, lui aussi.

 

« – Ah !… et pourquoi ?

 

« – Dame ! fit le docteur en clignant de l’œil comme un vert galant sur le retour, cela se comprend… le marquis se mariait le lendemain ; il aimait mademoiselle Conception ; elle est fort jolie, la petite… Enfin, vous comprenez… Donc il avait fort mal dormi. Il s’est levé de bonne heure et, naturellement, comme il n’osait pas entrer chez sa fiancée, il est entré chez son beau-père.

 

« Le docteur crut convenable de sourire et ajouta :

 

« – Ce n’était pas tout à fait la même chose, mais… enfin !…

 

« – Après ? fit Roland.

 

« – C’est alors qu’on l’a entendu jeter un cri, appeler à lui… On est accouru et on a trouvé M. de Sallandrera qui était tombé de son lit sur le parquet et ne donnait plus signe de vie. M. de Chamery, qui a servi dans la marine et a quelques connaissances de chirurgie, s’est empressé de le saigner ; on a mis un domestique à cheval qui est venu me chercher au grand galop. Je suis arrivé. La saignée pratiquée par le marquis avait été trop tardive, et n’avait eu pour effet que de prolonger de quelques heures le dernier moment. Le duc est mort dans mes bras.

 

« – Quelle catastrophe ! murmura Roland.

 

« – Oh ! dit le docteur, vous n’en connaissez encore que la moitié.

 

« – Hein, que dites-vous ?

 

« – Je dis que vous ne connaissez encore que la moitié de la catastrophe, répéta le docteur, qui était une variété de Prudhomme et tenait à le démontrer.

 

« – Je ne comprends pas.

 

« – Il y a deux morts au château.

 

« – Comment ? deux morts ?…

 

« – Oui, le duc d’abord…

 

« – Et puis ?

 

« – Et puis, l’autre, l’Anglais.

 

« – Quel autre ?

 

« – Cet Anglais aveugle que le marquis avait amené.

 

« Roland était à cent lieues de songer, mon cher docteur, à ce matelot défiguré auquel vous avez prodigué vos soins.

 

– Walter Bright ?

 

– Précisément.

 

– Et il était mort ?

 

– C’est ce que le médecin du village apprit à Roland.

 

– Voyons ? fit Samuel Albot.

 

Baccarat reprit :

 

– Le docteur raconta à Roland que, tandis qu’au château on s’occupait de M. de Sallandrera, des paysans qui s’en allaient de grand matin à leurs travaux avaient trouvé, au nord, sous les murs du Haut-Pas, et dans ce vallon qu’on nomme le Val des Morts[1], une masse informe et sanglante qui, tombée du haut de la plate-forme, était venue se briser sur les rochers. On l’avait relevé et transporté au château. Là, nouvel émoi, nouvelle stupéfaction douloureuse. Il paraît même qu’à la vue de ce cadavre le marquis s’était évanoui et qu’on avait eu quelque peine à le rappeler à lui.

 

« – Mais enfin, demanda Roland, comment cette nouvelle catastrophe a-t-elle eu lieu ?

 

« – L’Anglais était aveugle.

 

« – Je le sais.

 

« – Sa chambre donnait sur la plate-forme du château.

 

« – Bien. Après ?

 

« – Il aura été incommodé par l’orage qui a été très violent ici cette nuit ; il sera sorti à tâtons, marchant toujours devant lui, et il aura rencontré le parapet et perdu l’équilibre.

 

« – Le parapet est donc très bas ?

 

« – Excessivement bas.

 

« – Tout cela est extraordinaire, murmura M. de Clayet, et il faut que vous me le racontiez…

 

« – Ah ! mon cher monsieur Roland, dit le docteur, c’est la vérité pure.

 

« – Je vous crois, docteur.

 

« Le vieux médecin se remit d’aplomb sur sa selle et tendit la main à Roland.

 

« – Je m’en vais, lui dit-il. J’ai laissé un malade à l’agonie.

 

« – Trois morts ! fit Roland en souriant.

 

« Le docteur ne se fâcha point de l’épigramme, serra la main de Roland et donna un coup d’éperon à sa monture qui partit au petit trot.

 

« Demeuré seul au milieu du chemin, Roland hésita un moment. Monterait-il jusqu’au château ou rebrousserait-il chemin ?

 

« Une minute de réflexion lui suffit pour prendre une résolution.

 

« Que venait-il faire au Haut-Pas ? Engager M. d’Asmolles et son beau-frère à venir à Clayet le lendemain pour y causer d’affaires.

 

« Mais le moment, on le conçoit, était mal choisi.

 

« Or, le double événement qui venait de plonger les hôtes du Haut-Pas dans la consternation ajournait forcément le mariage de Mlle de Sallandrera avec M. de Chamery, et nous donnait le temps de réfléchir.

 

« Roland replaça donc son fusil sur son épaule et fit volte-face. Puis il reprit le chemin de Clayet, où il arriva une heure après.

 

« J’attendais avec une certaine impatience ; mais je fus fort surprise en le voyant sitôt de retour, et ma surprise, vous le devinez, fut bien autre, lorsqu’il m’eut raconté ce qu’il avait vu et appris.

 

« Vous comprenez, mon cher docteur, que le récit de Roland donnait matière à réfléchir. M. de Sallandrera était mort – donc le mariage ne pouvait avoir lieu sur-le-champ, et, en admettant que Mlle Conception aimât le marquis jusqu’à l’enthousiasme, elle ne pouvait fouler aux pieds les convenances. Il fallait attendre au moins trois mois.

 

« – Eh bien ! me dit Roland, que voulez-vous faire ?

 

« – Rien, répondis-je.

 

« – Comment ! rien ?

 

« Roland ouvrit de grands yeux.

 

« Je lui pris alors la main et lui dis en souriant :

 

« – Mon cher ami, nous repartons demain.

 

« – Où allons-nous ?

 

« – À Paris.

 

« – Sans voir le marquis ?

 

« – Ostensiblement, du moins.

 

« – Je ne comprends pas, me dit Roland.

 

« – Voyons, lui dis-je, ne peut-il se faire que l’homme à qui Zampa a eu affaire ne soit pas le marquis de Chamery ?…

 

« – Dame !… fit Roland.

 

« – Qu’il n’y ait rien de commun entre le beau-frère de M. d’Asmolles et ce bandit du nom de Rocambole dont je vous ai raconté l’histoire ?

 

« – C’est juste.

 

« – Eh bien ! mon ami, repris-je, puisque vous admettez cela, laissez-moi supposer encore ceci : c’est que le marquis de Chamery existe et que celui que vous connaissez est un imposteur.

 

« – Oh ! j’en ai la conviction, madame.

 

« – Donc, pour démasquer le faux, il faut retrouver le véritable.

 

« – Vous avez raison.

 

« – Et, pour cela, il nous faut du temps, beaucoup de temps.

 

« – Mais… ce temps… l’avons-nous ?

 

« – Sans doute, puisque le mariage est retardé de trois mois au moins.

 

« – En ce cas, me dit Roland, expliquez-moi, madame, pourquoi vous voulez voir M. de Chamery.

 

« – Pour m’assurer qu’il est ou n’est pas Rocambole.

 

« – C’est juste. Eh bien ! comment faire ?

 

« – Je ne sais encore, mais nous trouverons.

 

« Roland avait au château de Clayet une sorte de commensal qui lui avait été laissé par un oncle. Ce commensal était un pauvre diable de paysan boiteux, contrefait, qui courait les fêtes de village, où il jouait du violon, était pêcheur de grenouilles dans la semaine, et joignait une troisième industrie à ces deux premières. Il était chercheur de champignons.

 

« Jeannet était né au château ; il y avait été élevé, et feu le chevalier, oncle de Roland, l’emmenait avec lui à la chasse. Jeannet, pendant la saison des champignons, courait les bois, remplissait son havresac, et s’en allait vendre le produit de sa journée dans les bourgades voisines et les châteaux des environs.

 

« Je savais qu’il allait souvent au manoir du Haut-Pas, surtout depuis que le vicomte d’Asmolles s’y trouvait.

 

« Jeannet était intelligent, de plus il était fort dévoué à Roland, et ce dernier m’affirma qu’il était d’une discrétion à toute épreuve.

 

« Nous attendîmes le soir. Le soir venu, Jeannet, qui avait passé sa journée dans les bois, revint au château. Roland, à qui j’avais confié mon projet, le fit monter dans sa chambre, où nous nous enfermâmes tous les trois.

 

« – Jeannet, lui dit M. de Clayet, y a-t-il longtemps que tu n’es allé au Haut-Pas ?

 

« – Trois jours, monsieur.

 

« – Ainsi, tu ne sais pas ce qui est arrivé ?

 

« – Oh ! si fait, répondit le boiteux. Le gros monsieur qui avait acheté les usines est mort ce matin.

 

« – Comment sais-tu cela ?

 

« – C’est Nicou, le garde-chasse de M. d’Asmolles, qui me l’a dit.

 

« – Eh bien ! reprit Roland, il faut aller au Haut-Pas.

 

« – Quand ?

 

« – Demain, avec des champignons.

 

« Le boiteux était intelligent, et comme mes vêtements d’homme lui donnaient complètement le change, il crut pouvoir parler librement devant moi.

 

« – C’est-y que monsieur voudrait me faire porter un billet à la dame ou à la demoiselle ? dit-il en clignant de l’œil.

 

« – Non ; mais tu conduiras monsieur.

 

« Et Roland me désigna.

 

« Ceci parut l’étonner beaucoup.

 

« – Jeannet, reprit Roland, tu es l’enfant de la maison, mais je te jure que tu ne remettrais pas le pied à Clayet si tu me trahissais.

 

« – Ah ! monsieur Roland, fit le boiteux d’un ton de reproche.

 

« – C’est bien, dit mon hôte, qui comprit à cet accent que Jeannet lui serait dévoué jusqu’à la mort, et il continua, après un moment de silence :

 

« – Tu partiras demain matin, en compagnie de monsieur.

 

« – Bien, dit Jeannet.

 

« – Vous traverserez les bois et vous irez vendre des champignons au Haut-Pas. Tu t’arrangeras de façon que les domestiques du château vous offrent à déjeuner, et tu y resteras jusqu’à ce que monsieur ait pu rencontrer les personnes qu’il désire voir.

 

« Jeannet ne comprenait pas bien encore. Roland ajouta :

 

« – Monsieur sera habillé comme un paysan, il se noircira les mains et le visage, et tu le feras passer pour un petit pâtre du Jura. Maintenant, va te coucher et sois prêt à partir vers trois heures du matin.

 

« Jeannet salua et se retira.

 

III

La comtesse fit une pause, puis elle reprit :

 

– Le lendemain, en effet, et bien avant le jour, j’étais sur pied.

 

« J’avais fait une petite répétition de mon costume la veille, avant de me mettre au lit, et lorsque Roland entra dans ma chambre, il me trouva habillée. Ma métamorphose était si complète, qu’il ne put se défendre d’un cri d’admiration. En effet, mon cher docteur, j’étais si bien devenue un petit paysan jurassien, qu’il fallait que Roland fût dans le secret pour qu’il eût pu me reconnaître. J’avais bruni mes cheveux blonds et les avais dénoués, ayant soin de les mettre le plus possible en broussaille ; j’avais la figure et les mains noires et mes vêtements se composaient d’un pantalon de laine usé et raccommodé en plus d’un endroit, d’une paire de sabots et d’un sarrau de toile bleue. J’avais, en outre, un bâton à la main, une besace sur le dos et un grand chapeau de paille qui me couvrait la moitié du visage.

 

« Il était trois heures et demie du matin quand nous sortîmes de Clayet, Jeannet et moi.

 

« Roland, son fusil sur l’épaule, avait voulu m’accompagner jusqu’à mi-chemin.

 

« Deux heures après, Jeannet avait rempli de champignons sa besace et la mienne ; Roland avait rebroussé chemin, en chassant, et nous, nous gravissions l’ardu sentier qui mène au manoir d’Asmolles.

 

« La première personne que nous rencontrâmes, Jeannet et moi, était un vieux domestique né chez les d’Asmolles, qui était une manière d’intendant majordome au château, et précisément celui des serviteurs qui achetait d’ordinaire la chasse ou la pêche du boiteux. On l’appelait le père Antoine.

 

« – Ah ! mon pauvre gars, dit-il à Jeannet en l’apercevant, tu viens à un mauvais moment, on ne songe guère à manger au château.

 

« Jeannet prit un air bête et curieux, et dit :

 

« – Et pourquoi donc qu’on ne mange pas, monsieur Antoine ?

 

« – Parce que nous sommes d’enterrement aujourd’hui.

 

« – Qui donc est mort ? demanda-t-il.

 

« – Ils sont deux, mais on n’en enterre qu’un.

 

« Et comme Jeannet paraissait de plus en plus surpris, le père Antoine, qui était assez bavard, lui raconta ce que Jeannet savait très bien, à savoir que M. de Sallandrera était mort le matin précédent et qu’un pauvre vieil aveugle s’était jeté en bas des remparts.

 

« – Et qui donc enterre-t-on des deux, aujourd’hui ? demanda Jeannet.

 

« – L’aveugle.

 

« – Et l’autre ?

 

« – Oh ! celui-là, dit le père Antoine, on va le transporter dans son pays, en Espagne. Le médecin d’Aulnay est revenu hier soir, il l’a embaumé, et demain la duchesse et sa fille partent en poste avec le corps. M. le vicomte les accompagnera.

 

« Jeannet me regarda du coin de l’œil, mais je demeurai impassible.

 

« – Alors, dit le boiteux, vous ne voulez pas de mes champignons, monsieur Antoine ?

 

« – Mais si, petit Jeannet, répondit le vieillard. Va-t-en à la cuisine, tu les donneras à Marion.

 

« – Y a-t-il un coup à boire, malgré l’enterrement ? demanda le boiteux.

 

« – Et une assiettée de gaudes, ajouta le père Antoine, qui n’avait fait aucune attention à moi. Allez, mes gars !

 

« Jeannet, qui connaissait parfaitement les aîtres du château, me fit traverser la cour dans laquelle nous laissâmes le père Antoine, qui fumait sa pipe, assis sur une poutre, et il me conduisit tout droit à la cuisine, où il y avait déjà, en dépit de l’heure matinale, une assez nombreuse réunion.

 

« Les serviteurs du château, les pâtres, les bouviers, réunis sous le manteau de la cheminée, faisaient leur repas du matin, qui consistait en une écuellée de farine de blé noir, et la conversation roulait, on le devine, sur la double catastrophe de la veille.

 

« On fit à Jeannet un bon accueil.

 

« Il me présenta comme un sien cousin de la montagne, et j’eus ma part de l’horrible bouillie, que je fis mine de manger avec grand appétit.

 

« J’avais, du reste, pris l’attitude niaise et timide d’un jeune garçon qui n’est jamais sorti de ses montagnes et n’ose pas ouvrir la bouche. Mais j’écoutais et j’observais, si bien qu’au bout d’une heure je fus très renseignée sur tout ce qui s’était passé et se passait au château.

 

« La duchesse de Sallandrera et sa fille étaient dans la désolation ; elles étaient demeurées enfermées toute la journée de la veille dans leur appartement et on les avait entendues sangloter.

 

« La vicomtesse d’Asmolles était avec elles.

 

« Quant au marquis, j’appris, sans avoir fait la moindre question, qu’il était dans un état affreux. Cette double mort semblait l’avoir atteint lui-même. Il errait par le château comme un fou, les yeux hagards, le front pâle, silencieux et morne.

 

« Enfin, le dernier renseignement que je recueillis était évidemment le plus précieux pour moi ; on enterrait l’aveugle à huit heures du matin, et, selon l’usage franc-comtois, on le porterait au cimetière du village, dans une bière non fermée, le visage découvert.

 

« En outre, on l’avait habillé, et il était exposé dans sa chambre, où tout le monde pouvait le voir et aller lui jeter de l’eau bénite.

 

« Jeannet, avec lequel j’avais échangé un regard d’intelligence, se hasarda alors à dire :

 

« – Est-ce qu’on peut voir le mort ?

 

« – Oui, répondit Marion la cuisinière, mais je ne t’y engage pas, petit Jeannet.

 

« – Pourquoi donc ça, Marion ?

 

« – Parce que tu auras peur.

 

« – Je n’ai pas peur des morts.

 

« – D’autres, c’est possible… mais de celui-là…

 

« – Il est donc bien laid ?

 

« – Oh ! oui…

 

« – Et puis, ajouta un bouvier, il est en morceaux.

 

« – Le fait est, dit Jeannet, qu’il a fait un saut un peu rude.

 

« – Il n’y a que la figure qui est restée la même. Il est tombé sur le dos, dit un troisième serviteur.

 

« – Mais, ajouta Marion, il était déjà si affreux de son vivant… on aurait dit qu’il avait eu la figure brûlée…

 

« Ces derniers mots me firent tressaillir.

 

« – Ça ne fait rien, reprit Jeannet, je veux le voir ; viens-tu, cousin ?

 

« – Et il me regarda. Je me levai sans mot dire.

 

« – Bien du plaisir ! nous cria Marion d’un ton ironique. Ce n’est pas moi qui vous y conduirai.

 

« – Oh ! dit Jeannet en sortant, je sais où c’est… La chambre jaune, au second, sur la plate-forme… Je connais bien le château moi.

 

« Nous quittâmes la cuisine, et Jeannet me conduisit à la chambre que l’aveugle occupait de son vivant, et dans laquelle on l’avait transporté mort lorsqu’on l’eut trouvé au fond du ravin.

 

« Un jeune séminariste, fils d’un paysan des environs, avait passé la nuit près du cadavre.

 

« Je m’arrêtai un peu émue sur le seuil.

 

« Le cadavre ensanglanté avait été enveloppé de bandelettes, comme une momie, puis on l’avait habillé et il était placé sur le lit, les mains jointes sur la poitrine.

 

« À côté, deux cierges brûlaient sur une table.

 

« Auprès, se trouvait un vase d’eau bénite.

 

« Agenouillé au pied du lit, le séminariste, qui avait un surplis blanc, récitait tout bas les prières des morts.

 

« Jeannet s’avança le premier sur la pointe du pied, son chapeau à la main, prit de l’eau bénite, en jeta sur le cadavre, le regarda et recula avec effroi, tant le visage était hideux à voir.

 

« J’étais derrière lui, mes yeux se fixèrent sur le mort, et soudain ce visage couturé, horrible à voir, m’apparut comme une révélation.

 

« Je reconnus sir Williams !

 

 

« Le séminariste n’avait pas levé les yeux.

 

« Quant à Jeannet, comme j’étais derrière lui, il ne put remarquer le tressaillement nerveux qui m’échappa.

 

« Je le pris par le bras et l’entraînai hors de la chambre mortuaire.

 

« Dans le corridor voisin, qui était désert, nous échangeâmes quelques mots à la hâte.

 

« – L’enterrement aura lieu à huit heures, lui dis-je.

 

« – Oui, c’est le père Antoine qui nous l’a dit.

 

« – Je veux y assister.

 

« – Comme vous voudrez, me dit Jeannet, bien qu’il ne comprît pas beaucoup ce que j’étais venue faire au château.

 

« Mais j’avais calculé, moi, que le marquis de Chamery ne pouvait se dispenser d’assister aux funérailles de l’homme à qui, sans doute, il devait beaucoup.

 

« Mon calcul se trouva juste. À huit heures précises, on vit arriver le curé en surplis, suivi de son bedeau et de ses enfants de chœur.

 

« Le mort fut placé dans sa bière, puis quatre domestiques du château s’emparèrent du cercueil, tandis que le charpentier portait le couvercle, qui ne devait être cloué qu’au cimetière.

 

« Alors, et comme le cortège s’apprêtait à sortir de la cour, deux hommes parurent : le vicomte d’Asmolles et le marquis de Chamery.

 

« Tous deux vinrent se placer derrière le cercueil, et ils passèrent devant moi.

 

« Je m’étais dissimulée au milieu d’un groupe de paysans, et d’ailleurs j’étais si bien déguisée, qu’il était impossible de deviner la comtesse Artoff dans ce petit montagnard en sabots, aux mains noires, qui attachait sur le marquis de Chamery un œil ardent.

 

« Et de même que dans la mort j’avais reconnu sir Williams, dans ce jeune homme pâle et dont le visage bouleversé fut pour moi une révélation nouvelle, je reconnus son âme damnée Rocambole, et, en même temps, je devinai comment était mort sir Williams. Il était mort assassiné par son élève, qui, au dernier moment, à l’heure du triomphe, avait cru prudent de s’en débarrasser.

 

 

« Le cortège descendit à l’église du village, moi je fis un signe à Jeannet, et aux deux tiers du trajet nous nous jetâmes derrière un rocher qui bordait le chemin et nous regagnâmes ensuite les bois.

 

« Je savais tout ce que je voulais savoir, et je retournai à Clayet.

 

« – Eh bien ? me dit Roland, en courant à ma rencontre.

 

« – C’est lui ! répondis-je.

 

« – Rocambole ?

 

« – Oui.

 

« – En êtes-vous bien certaine ?

 

« – À n’en pouvoir douter une seconde.

 

« – Qu’allons-nous donc faire ? me dit-il.

 

« – Vous, rien.

 

« – Que voulez-vous dire ?

 

« – Mon ami, vous allez me donner votre parole que vous resterez ici et ne retournerez à Paris que lorsque je vous en aurai donné la permission.

 

« – Mais…

 

« – Laissez-moi faire. Je veux savoir ce qu’est devenu le véritable marquis de Chamery.

 

« – Vous partez donc, vous, madame ?

 

« – Ce soir, répondis-je.

 

« Et le soir même, en effet, je remontais en chaise de poste pour revenir à Paris.

 

IV

Les détails émouvants dans lesquels venait d’entrer Baccarat avaient fortement intéressé le docteur, qui, à ce moment, ne put s’empêcher de s’écrier :

 

– Grâce à Dieu et aussi à votre habile persévérance, madame, nous allons être délivrés de cet homme, de cet audacieux coquin, qui depuis longtemps abuse de la crédulité de ceux qui l’entourent.

 

– Patience, docteur, reprit gravement Baccarat ; attendez la fin de mon récit ; car vous comprenez bien qu’il ne suffisait pas d’avoir reconnu Rocambole, moi-même, dans le marquis de Chamery, pour le pouvoir démasquer.

 

« Un homme de la trempe de ce bandit ne se substitue pas à un autre, n’entre pas dans une famille, ne se fait pas accepter par le monde parisien, sans avoir pris les précautions les plus minutieuses et fait disparaître la moindre trace de son passé véritable. Évidemment, pour que Rocambole fût devenu marquis de Chamery, il avait fallu qu’il se procurât des papiers, des passeports, tout un dossier, en un mot, et que pour cela il eût assassiné ou, du moins, volé celui dont il prenait effrontément le nom.

 

« À mon arrivée à Paris, je courus chez M. de Kergaz.

 

« Le comte, à qui je racontai alors tout ce que je savais, tout ce que j’avais vu, le comte, qui était demeuré persuadé que sir Williams était mort en Océanie, fut frappé de stupeur en apprenant quelle fin terrible et bizarre il avait faite dans un vallon de Franche-Comté.

 

« M. de Kergaz, à qui je venais demander conseil, me dit alors :

 

« – Ma chère comtesse, la Providence avait ses vues en permettant que le duc de Sallandrera mourût précisément le jour où sa fille allait devenir la femme d’un misérable que nous aurions dû étouffer lorsqu’il était en nos mains et que nous avons eu l’imprudence de laisser vivre. Si elle a permis ce malheur, c’était pour en éviter un plus grand.

 

« – Je suis de votre avis, monsieur le comte.

 

« – Or, reprit M. de Kergaz, il ne faut point nous dissimuler une chose, madame : démasquer Rocambole, en admettant que cela nous soit possible, c’est plonger une famille honorable dans la consternation, c’est jeter un scandale épouvantable au milieu du monde élevé, prouver à une jeune fille honnête et pure qu’elle a aimé un assassin, à une femme vertueuse et sainte comme Mme d’Asmolles qu’elle a appelé son frère un homme qui a mérité le bagne, et faire rougir un grand nombre de personnes honorables qui ont reçu le bandit et lui ont si souvent serré la main.

 

« – Mais enfin, monsieur le comte, m’écriai-je, nous ne pouvons point laisser ce misérable porter impunément le nom de marquis de Chamery !

 

« – Sans doute, répondit M. de Kergaz ; mais, avant de prendre un parti extrême, il faut savoir ce qu’est devenu celui dont Rocambole a volé le nom.

 

« M. de Kergaz avait raison, et nos investigations commencèrent sur-le-champ, enveloppées de mystère et conduites avec la plus grande prudence.

 

« Pour retrouver les traces du véritable marquis de Chamery, il fallait, avant tout, savoir, d’une manière précise, comment Rocambole était arrivé à Paris.

 

« Quarante-huit heures après avoir commencé nos recherches, nous savions que le prétendu marquis de Chamery était arrivé le jour de la mort de sa mère ; qu’il s’était battu le lendemain avec le baron de Chameroy et que, enfin, il s’était dit le seul passager survivant du brick la Mouette, qui avait fait naufrage en vue des côtes de Honfleur, il y a environ dix-huit mois.

 

« Quand nous eûmes ces renseignements, M. de Kergaz me dit :

 

« – Il est assez présumable que Rocambole et le marquis de Chamery se trouvaient tous deux à bord de la Mouette. Il sera, du reste, très facile de nous en assurer, attendu que le marquis revenait des Indes, qu’il avait touché à Londres, que les papiers produits à Paris par Rocambole portaient le visa de l’amirauté anglaise, et qu’enfin il a dû se trouver à Londres des officiers de la Compagnie des Indes qui l’ont connu soit à Bombay, soit à Calcutta.

 

« – Ceci est d’autant plus probable, me hâtai-je de répondre, que chaque jour il arrive à Londres des navires de la Compagnie des Indes.

 

« – Or, reprit M. de Kergaz, si le vrai marquis de Chamery a été vu à Londres, ou il était à bord de la Mouette, ou il a été assassiné quelques heures avant son départ. Dans le premier cas, il aurait péri et Rocambole aurait pu s’emparer de ses papiers ; dans le second, il serait possible de retrouver ses traces à Londres.

 

« – Je vous comprends, monsieur le comte, dis-je alors, je vais aller à Londres.

 

« – C’est-à-dire, répondit le comte, que je vous y accompagne.

 

« – Vous !

 

« – Et nous partons dès demain.

 

« Le lendemain, en effet, nous prîmes, M. de Kergaz et moi, le chemin de fer du Nord, et douze heures après nous étions à Londres.

 

« Notre première visite fut pour l’Amirauté.

 

« Un vieil employé des bureaux se souvint parfaitement avoir visé, dix-sept mois auparavant, les papiers de M. le marquis de Chamery, officier démissionnaire de la marine anglo-indienne.

 

« Un autre officier plus jeune, et que la perte d’un bras avait forcé à entrer dans les bureaux de la marine, se rappela parfaitement avoir serré la main au marquis, avec lequel il avait servi précédemment, qu’il connaissait beaucoup, et qu’il avait vu midshipman à bord d’un navire sur lequel il était lui-même lieutenant.

 

« – Ainsi, monsieur, lui demanda le comte, vous êtes bien certain que l’officier qui s’est présenté dans les bureaux de l’Amirauté et dont on a visé les papiers était le marquis de Chamery ?

 

« – Très bien, répondit l’officier.

 

« Puis il compulsa un volumineux registre et nous dit :

 

« – Il était précisément en compagnie du lieutenant Jackson, qui était son ami intime.

 

« – Et… le lieutenant ?

 

« – Il doit être à Londres en ce moment. Il est arrivé de Terre-Neuve il y a huit jours, et si vous tenez à le voir, vous le trouverez sûrement dans Belgrave Square, à l’hôtel de Gênes.

 

« Nous prîmes congé de ces messieurs, et nous nous rendîmes sur-le-champ à l’adresse indiquée. Le lieutenant Jackson s’y trouvait.

 

« Il s’étonna quelque peu de notre démarche et de nos questions ; cependant, comme M. de Kergaz, après avoir décliné son nom, insistait pour savoir s’il avait vu le marquis de Chamery à Londres, dix-sept mois auparavant, il finit par nous dire :

 

« – Chamery avait servi avec moi, j’étais son ami et je l’ai conduit moi-même à bord du navire qui faisait voile pour la France.

 

« – Savez-vous le nom de ce navire ?

 

« – Oui, la Mouette.

 

« – Et vous l’avez vu monter à bord ?

 

« – Je l’ai vu partir. Je suis demeuré sur les quais jusqu’au moment où le navire a levé l’ancre.

 

« C’était tout ce que nous voulions savoir. Ainsi c’était bien le véritable marquis de Chamery qu’on avait vu à Londres, et nous ne pouvions mettre en doute le témoignage d’un honorable officier qui l’avait conduit lui-même à bord de la Mouette.

 

« Quand nous eûmes pris congé du lieutenant Jackson, M. de Kergaz me dit :

 

« – Il est maintenant certain que c’est soit à bord de la Mouette, soit après le naufrage de ce navire que le vol des papiers a eu lieu. Mais, dans la première hypothèse, il faudrait admettre que Rocambole se trouvait également à bord ; tandis que, dans la seconde, on pourrait supposer qu’il s’est trouvé sur les côtes de France et qu’il a lui-même découvert le cadavre du marquis noyé et jeté à la côte.

 

« – Ceci est moins admissible.

 

« – Pourquoi ?

 

« – Parce que Rocambole n’était pas homme à revenir en France sans but sérieux.

 

« – Vous avez raison, me dit le comte.

 

« Une dernière course nous restait à faire. Nous allâmes à la police, et à force de recherches nous finîmes par savoir qu’un gentleman s’était fait délivrer un passeport sous le nom de sir Arthur, précisément la veille du départ du brick la Mouette. Un vieux policeman avait conservé dans sa mémoire un signalement très exact de ce gentleman, et ce signalement nous sembla rappeler très fidèlement Rocambole.

 

« Nous revînmes au Havre. Là, M. de Kergaz se fit donner de minutieux détails sur le naufrage de la Mouette.

 

« – Aucun passager n’a pu se sauver, lui dit-on.

 

« – Cependant, ajouta un pilote côtier qu’il interrogeait, les gens d’Étretat prétendent que, le lendemain du naufrage, un jeune homme qui avait tout l’air d’un marin avait gagné la côte à la nage.

 

« Du Havre, nous allâmes à Étretat.

 

« Les sinistres sont fréquents sur la côte normande, mais le naufrage de la Mouette n’était pas oublié, et les pêcheurs que nous interrogeâmes se souvinrent très bien de la perte de ce navire. Presque tous les morts avaient été rejetés à la côte.

 

« Mais tout à coup nous recueillîmes un renseignement qui fut pour nous un trait de lumière. Il y avait à Étretat une famille de pêcheurs bien connue pour sa hardiesse et sa bravoure. On les appelait les Vatinel. Le père Vatinel, à qui M. de Kergaz s’adressa, nous dit :

 

« – Oh ! j’en sais long, moi, sur le naufrage de la Mouette, j’ai repêché plus de vingt cadavres.

 

« – Et personne ne s’est sauvé ?

 

« – Personne, excepté un jeune homme ; mais il n’avait pas la langue bien longue, celui-là. Il ne nous a pas dit son nom, et s’est contenté d’acheter une vareuse et un pantalon.

 

« – Et où est-il allé ?

 

« – Au Havre, avec la voiture à Blanquet. Il paraît qu’il avait passé la nuit sur un îlot à trois lieues au large, du côté de Saint-Jouin. Ah ! et puis, il y en a encore un autre, un jeune homme aussi, mais il n’a pas touché terre, celui-là.

 

« – Que voulez-vous dire ? demandai-je un peu surprise.

 

« – Ah ! voilà, dit le père Vatinel, c’est une vraie histoire, ça.

 

« – Voyons ?

 

« – Trois jours après que la Mouette eut sombré, nous revenions du Havre, mon fils Tony et moi, dans notre grand canot. Nous filions un peu au large, et nous rencontrâmes un trois-mâts sous pavillon suédois, qui paraissait chargé de bois du Nord. Nous avions fait bonne pêche et, comme la mer était assez calme, nous pûmes accoster le trois-mâts, et Tony monta à bord pour offrir au capitaine d’acheter notre poisson. Je ne sais pas si le capitaine était suédois, mais il parlait le français comme vous et moi. Seulement, il avait plutôt l’air d’un vieux marchand de bois d’ébène que d’un trafiquant de sapins du Nord.

 

« “ – Il y a donc eu un naufrage ces jours-ci en vue des côtes ? demanda-t-il à Tony.

 

« “ – Oui, capitaine, un brick, la Mouette, qui s’est perdu.

 

« “ – Quand ?

 

« “ – Il y a trois jours.

 

« “ – À quel endroit ?

 

« “ – Là-bas, vers ces rochers.

 

« “ – Et il s’est perdu corps et biens ?

 

« “ – J’en ai peur.

 

« “ – Personne n’a échappé ?

 

« “ – Si, un jeune homme qui s’est sauvé à la nage.

 

« “ – Eh bien ! dit le capitaine à Tony, je crois qu’il y en a deux au lieu d’un.

 

« “ – Comment cela ?

 

« “ Il fit descendre Tony dans sa cabine et lui montra un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, qui avait les yeux fermés et paraissait dormir, couché dans un cadre. Auprès de ce jeune homme était le chirurgien du bord.

 

« “ – Comment va-t-il ? demanda le capitaine.

 

« “ – Je crois que nous le sauverons, répondit le docteur ; mais ce sera long. Seulement j’ai peur qu’il soit idiot.

 

« “ Le capitaine nous raconta alors à Tony et à moi, car j’étais monté à bord, que le jeune homme que nous avions sous les yeux et qui n’avait pour tout vêtement qu’un pantalon de toile et une chemise rayée de bleu et de blanc, comme en portent les Américains, avait été trouvé deux heures plus tôt, évanoui au fond d’une sorte d’excavation, sur un îlot, où trois hommes de son équipage s’étaient rendus en canot pour y prendre des moules et autres coquillages.

 

« “ – Tiens, dit Tony, c’est l’îlot où l’autre avait passé la nuit.

 

« “ – Eh bien ! ajouta le capitaine, celui-là y était depuis trois jours, et probablement il est tombé dans ce trou pendant la nuit. Quand on l’a trouvé, il était presque mort. Si je le sauve, j’en ferai un matelot, attendu que je n’ai pas assez de monde à bord.

 

« – Et, demanda M. de Kergaz, qui interrompit alors le récit du père Vatinel, le navire suédois continua sa route ?

 

« – Oui, monsieur.

 

« – Et il emmena le jeune homme ?

 

« – Sans doute.

 

« – Avez-vous retenu le nom du navire ?

 

« – Il se nommait l’Invincible.

 

« – Et il naviguait sous pavillon suédois ?

 

« – Oui !

 

« Le comte se frappa le front soudain.

 

« – Ma chère comtesse, me dit-il, ce nom fait jaillir bien des souvenirs de ma mémoire.

 

« – Comment cela, monsieur le comte ?

 

« – J’ai lu il y a six mois, dans un journal espagnol, le fait que voici :

 

« “ Un trois-mâts qui naviguait sous pavillon suédois a été capturé en vue des côtes de Guinée par une frégate espagnole. Ce navire se livrait à la traite, et son équipage, composé de marins appartenant à toutes les nations, a dû passer devant un conseil de guerre.

 

« “ Le capitaine et onze hommes de son équipage ont été condamnés aux galères.

 

« En me disant cela, le comte mit deux louis dans la main du père Vatinel, et me fit quitter la plage en ajoutant :

 

« – Maintenant, madame, je crois que nous sommes sur les traces du véritable marquis de Chamery.

 

 

Le récit que la comtesse Artoff venait de faire au docteur Samuel Albot était nécessaire à l’intelligence de notre histoire ; mais nous n’irons pas plus loin et nous nous bornerons à ajouter que, le lendemain, le docteur mulâtre et Baccarat quittèrent Paris pour accomplir un voyage mystérieux dont nous connaîtrons bientôt le but et l’objet.

 

Maintenant, nous allons laisser notre action reprendre sa marche ordinaire, nous bornant à rétrograder de quelques jours encore et à nous transporter en Espagne, où nous allons retrouver plusieurs des héros de cette longue histoire.

 

V

Le jour naissait ; la première clarté de l’aube projetait une teinte rose sur la cime lointaine des montagnes. La mer, calme et silencieuse, avait encore une couleur grise, celle du ciel, où venaient de s’éteindre les dernières étoiles.

 

Entre les montagnes qui fermaient au loin l’horizon et la mer que mouchetaient çà et là quelques voiles de bateaux pêcheurs, une ville blanche aux toits en terrasse, à la tournure mauresque, dormait encore.

 

C’était Cadix… Cadix, la porte de l’Andalousie, le pays des orangers et des citronniers, la ville qui garde encore le souvenir de ce dernier roi maure, qui s’éloignait du rivage en versant des larmes amères et regardait fuir et s’effacer dans la brume cette terre d’Espagne qu’il abandonnait pour toujours.

 

Quelques hommes du peuple, à cette heure matinale, peuplaient seuls, rares promeneurs, les rues étroites de la basse ville. Çà et là une persienne se soulevait, une croisée encadrait pendant quelques minutes un visage brun et mutin de jeune fille, puis la persienne retombait.

 

La petite porte de l’hôtel d’Andalousie s’ouvrit et laissa passer un homme et une femme : une femme jeune, belle, au visage un peu pâle, au regard sérieux, presque mélancolique ; un homme d’environ trente-deux ans, grand, brun, d’une physionomie distinguée et vêtu d’un élégant négligé de voyage, dont la coupe et la tournure rappelaient Paris.

 

La jeune femme s’enveloppa dans un grand burnous de cachemire grisâtre, et prit le bras de son cavalier, sur lequel elle s’appuya avec une confiante nonchalance.

 

– Chère Hermine, dit le jeune homme, je crois que vous allez voir une des plus belles choses qui soient au monde, un lever de soleil en mer.

 

– Je l’ai déjà vu pendant la traversée du Havre à Plymouth, que nous avons faite l’année dernière, mon ami.

 

Fernand Rocher, car c’était lui, se prit à sourire.

 

– Ma pauvre Hermine, dit-il, l’Océan ressemble à la Méditerranée comme le strass au diamant, le ciel du Nord au ciel du Midi, comme la réverbération affaiblie au soleil lui-même.

 

Et le jeune couple descendit vers le port en causant.

 

Fernand Rocher, revenu pour jamais à sa jeune femme depuis cette catastrophe à la suite de laquelle, quatre années auparavant, la blonde Jenny, surnommée la Turquoise, avait perdu la raison[2] – Fernand Rocher, disons-nous, faisait avec Hermine le voyage d’Espagne et était arrivé de Grenade à Cadix, la veille au soir.

 

– Vous savez, ma chère amie, disait-il en continuant la route vers le port, que le commandant maritime de la ville est le capitaine Pedro C…, le cousin germain du général C…, chez lequel vous dansez à Paris chaque hiver ?

 

– Je sais, Fernand.

 

– Or, hier soir, tandis que vous répariez, à l’hôtel, le désordre de votre toilette de voyage, ma chère Hermine, je lui ai envoyé la lettre de recommandation que le général m’avait donnée pour lui la veille de notre départ.

 

– Et il vous a répondu ?

 

– Un billet que je n’ai pas voulu vous lire hier soir afin de vous ménager une surprise.

 

Hermine jeta un doux regard à son mari.

 

– Tu es toujours bon ! dit-elle.

 

– Or, je t’ai éveillée de très bonne heure ce matin, ma bonne Hermine, continua Fernand Rocher sur le ton de l’intimité la plus affectueuse, en te disant que nous allions voir un lever du soleil en mer.

 

– Eh bien ! n’est-ce pas cela ?

 

– Si, mais tu as oublié de me demander quel moyen de locomotion nous allons employer.

 

– Une barque de pêcheur, sans doute ?

 

– Non pas.

 

– Et quoi donc ?

 

– Le canot du commandant du port, s’il vous plaît.

 

– Ah ! fit Hermine, le capitaine Pedro C… est d’une galanterie tout à fait castillane, il me semble.

 

– Un canot monté par des forçats, poursuivit Fernand, et commandé par le capitaine en personne.

 

Ce mot de forçats fit éprouver un léger frisson à Mme Rocher.

 

– Rassure-toi, enfant, lui dit Fernand, qui se prit à sourire. Les forçats dont le commandant du port fait ses nageurs sont des forçats soumis et apprivoisés, et pour peu que tu laisses choir une poignée de petites pièces blanches dans leur bonnet de laine, ils t’appelleront « Excellence » et boiront à ta santé.

 

Comme Fernand achevait, la petite rue qu’ils venaient de descendre dans toute sa longueur fit un coude, et ils se trouvèrent sur le port.

 

– Tiens ! dit Hermine, qui étendit vers sa gauche le manche de son ombrelle, est-ce là le canot ?

 

En effet, à cent mètres d’eux à peu près, les deux époux aperçurent, à quai, une grande barque à deux mâts dont les voiles étaient carguées. Le pavillon espagnol flottait à l’arrière. Douze forçats et quatre soldats de marine en composaient l’équipage.

 

Un officier déjà vieux, enveloppé dans un gros caban et dont on ne pouvait discerner le grade de capitaine de frégate qu’au galon d’or de sa casquette, se tenait debout, un pied sur la petite échelle placée à tribord. C’était le capitaine Pedro C…

 

Il salua le premier le joli couple et tendit la main à Fernand, qui avait pris sa femme dans ses bras et la montait à bord avec la légèreté robuste d’un homme jeune et plein d’ardeur.

 

Quelques minutes après, et les compliments d’usage échangés entre l’officier espagnol et les deux touristes parisiens, la Nativité, c’était le nom du canot, leva l’ancre et sortit du port.

 

Alors le commandant s’adressa à un forçat et lui dit :

 

– Commande la manœuvre, marquis.

 

Le forçat à qui le capitaine venait de s’adresser, et qui répondit par un salut silencieux, était un grand et beau jeune homme, à l’œil bleu, aux cheveux blonds, au teint pâle, dont la physionomie était empreinte d’une tristesse profonde quoique résignée.

 

Sa figure distinguée contrastait singulièrement avec les visages tourmentés, féroces ou cupides de ses compagnons d’infortune.

 

– A-t-il de la chance, le marquis ! murmura un forçat à mi-voix, tandis que celui que, par dérision sans doute, ses compagnons appelaient le marquis, prenait le commandement et ordonnait la manœuvre d’une voix claire et brève, qui semblait habituée à commander. A-t-il de la chance ! le capitaine lui cède son porte-voix… Un de ces jours, il lui fera mettre sa casquette d’officier et lui donnera ses épaulettes.

 

– Tais-toi, l’Arrogant ! dit un autre forçat en poussant du coude celui qui venait de parler, tu en veux au marquis parce que tu es jaloux, mais c’est un bon enfant tout de même.

 

Le premier forçat grommela quelques mots inintelligibles, haussa les épaules et se tut.

 

Ce court colloque avait eu lieu en espagnol ; mais Fernand Rocher, qui parlait fort bien cette langue, n’en avait pas perdu un seul mot, tandis que sa femme causait, à l’arrière, avec le commandant.

 

Cette épithète de marquis donnée au forçat l’avait intrigué, et il se rapprocha du capitaine et d’Hermine.

 

Par une singulière coïncidence, et bien qu’elle n’eût point compris la conversation des deux forçats, Mme Rocher questionnait le commandant, au moment où son mari les rejoignit, sur ce jeune homme si triste et si beau et qui semblait si peu fait pour porter un anneau de fer rivé à la cheville et une barrette d’ignominie.

 

– Comment se fait-il, monsieur, lui disait-elle, que ce jeune homme soit au bagne ? Il a l’air si doux, si triste, si distingué ! Quel crime a-t-il commis, mon Dieu !

 

– C’est ce que je me demande aussi, dit Fernand, qui survint alors.

 

– Ah ! répondit le commandant, c’est ce que je me suis demandé comme vous d’abord, madame.

 

– En vérité !

 

– Quand j’ai pris le commandement du port, il y a neuf mois, ce garçon venait d’être condamné à cinq ans de fers.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’il avait été pris sur un navire marchand portant pavillon suédois et faisant la traite. Il commandait en second. Lorsque le navire fut capturé, il avait deux cents nègres entassés dans sa cale. L’équipage a été jugé et condamné par un conseil de guerre.

 

– Quoi ! fit la jeune femme avec un mouvement de répugnance, cet homme était négrier ?

 

– Oui, madame.

 

– De quel pays est-il ?

 

– Il se dit français, mais j’ai de bonnes raisons pour le croire anglais.

 

– Ah ! dit Fernand.

 

– Avec son air fort doux, son visage triste, ses manières distinguées, poursuivit le capitaine, ce gaillard-là est un imposteur de première catégorie.

 

Fernand et sa femme regardèrent avec curiosité le capitaine.

 

– Le drôle, poursuivit ce dernier, a failli me persuader de singulières choses.

 

– Vraiment, capitaine ?

 

L’officier espagnol entraîna la jeune femme et son mari à l’arrière du canot, dont les voiles s’enflaient au vent et reprit :

 

– Figurez-vous, madame, que les forçats, ses compagnons de chaîne, ne l’appellent que le marquis.

 

– Le serait-il réellement ?

 

– Il a voulu me le faire croire. Oh ! ajouta le capitaine, c’est une histoire amusante, et je vais vous la dire.

 

VI

– Le lendemain de son entrée au bagne, le marquis, laissons-lui ce nom, me fit demander la faveur d’une audience. Je la lui accordai, et je fus surpris, comme vous, de sa bonne mine et de sa tournure distinguée.

 

« – Capitaine, me dit-il, je me nomme le marquis Albert-Honoré de Chamery, et je suis enseigne de la marine anglo-indienne.

 

« Et comme un cri de surprise m’échappait, il ajouta :

 

« – Je suis né à Paris. J’ai quitté ma famille à l’âge de dix ans et ne l’ai point revue depuis. Il y a environ un an, je débarquai à Londres. Je venais de donner ma démission et me dirigeais vers la France, rappelé par une lettre de ma mère. Je pris passage sur un navire de commerce qui faisait voile pour Le Havre.

 

« “ En mer, nous fûmes surpris par une tempête, le navire s’échoua sur un banc de rocher et je me sauvai à la nage. Après avoir lutté, en compagnie d’un jeune Anglais, contre la mort, je parvins à me cramponner aux aspérités d’un îlot et je sauvai mon compagnon, que je tirai évanoui sur le sable.

 

« “ La nuit était noire ; je mourais de soif. Je voulus chercher quelques gouttes d’eau que la pluie aurait pu laisser dans un creux de rocher et, si faible que je fusse, je me mis à parcourir l’îlot. Tout à coup le pied me manqua et je roulai au fond d’une cavité d’où il me fut impossible de sortir.

 

« “ Au jour, je renouvelai ma tentative, sans plus de succès. Alors j’appelai au secours, j’appelai longtemps, dans l’espoir que mon compagnon d’infortune, revenu à lui, se serait mis à ma recherche.

 

« “ Je ne me trompais pas. Au bout de deux heures, je le vis apparaître à l’orifice de cette caverne où je m’étais enseveli tout vivant. Je lui contai ma mésaventure et lui indiquai l’endroit où j’avais laissé mes pistolets, ma ceinture et mon étui de fer-blanc qui renfermait mes papiers.

 

« “ Il partit pour aller chercher cette ceinture, qui m’aurait servi de corde et à l’aide de laquelle j’aurais pu me hisser hors de la crevasse. Mais je ne le revis point. Les heures s’écoulèrent, la nuit vint… La faim et la soif me torturaient. Je finis par m’évanouir. À partir de ce moment, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais quand je revins à moi, ou du moins quand je recouvrai ma raison, je me trouvai couché sur un cadre de navire et entouré de visages inconnus.

 

« “ Aux questions que je fis, on me répondit que j’avais été trouvé à demi mort dans un trou de rocher, que j’avais eu ensuite une fièvre terrible et un délire de plusieurs jours ; que maintenant je me trouvais en pleine mer, sur la route du Sénégal, et que, comme on manquait de monde à bord, on m’enrôlerait en qualité de matelot.

 

« “ Or, capitaine, poursuivit le drôle, ce navire était un négrier. Je fus contraint de servir, sous peine de mort ; puis, comme j’étais marin et que je savais mon métier, le capitaine m’éleva aux fonctions de second, et il me fallut obéir. Voilà comment le marquis de Chamery, enseigne de la marine royale britannique, se trouve devant vous sous la vareuse d’un forçat.

 

« Le récit de cet homme, continua le capitaine Pedro C…, avait un tel accent de vérité, que je m’y laissai prendre.

 

« – J’ai essayé de dire tout cela au conseil de guerre qui m’a jugé, me dit-il, mais on n’a pas voulu m’écouter. Mais vous m’écouterez, vous, n’est-ce pas ? Vous écrirez à Londres, à Paris ?

 

« – J’écrirai, lui répondis-je.

 

– Et, demanda Fernand Rocher, vous avez écrit en effet ?

 

– Certainement.

 

– Et le récit de cet homme était faux ?

 

– Parfaitement faux. Le véritable marquis de Chamery existait, il est à Paris. Il a dû épouser, il y a deux mois, la fille de notre compatriote, le duc de Sallandrera.

 

– Tout cela est fort bizarre ! murmura Fernand.

 

– Oh ! continua le capitaine en riant, ces gaillards-là sont très forts… Il aura cru pouvoir s’affubler de son nom.

 

Tandis que le capitaine parlait, Hermine attachait toujours sur le jeune forçat un regard attentif.

 

– C’est singulier ! pensait-elle, il a pourtant l’air d’un vrai marquis.

 

Et, se penchant à l’oreille de son mari, elle lui dit tout bas :

 

– Fernand, veux-tu me faire un vrai plaisir ?

 

– Parle, mon enfant.

 

– Demande au capitaine la permission d’interroger cet homme quand nous serons de retour à terre.

 

– Folle !

 

– Qui sait ? murmura Hermine. Il me semble que ce visage est trop noble, trop distingué pour être celui d’un imposteur.

 

– Soit, répondit Fernand, je ferai ce que tu veux.

 

En ce moment, le soleil se montrait à l’horizon, et glissait de la cime des monts sur la mer. La majesté épique de ce spectacle fit un moment oublier le forçat aux époux.

 

Un matin, le comte Armand de Kergaz était chez lui et dépouillait une correspondance assez volumineuse.

 

Une lettre qui portait le timbre de la poste espagnole attira son attention.

 

Il l’ouvrit, et courut à la signature et lut le nom de M. Fernand Rocher.

 

– Que peut-il donc avoir à me dire ? pensa-t-il en remarquant les quatre pages couvertes en entier d’une écriture menue et serrée.

 

Et il lut :

 

« Mon cher comte,

 

« Si nous n’avions traversé ensemble tant de phases dramatiques ; si nous n’avions pas été, vous et moi, les héros d’aventures extraordinaires, et, pour ainsi dire, empruntées à la vie du roman, je ne vous écrirais pas. Car, mon cher comte, ce que je vais vous dire est du dernier étrange et de la plus grande invraisemblance.

 

« Écoutez.

 

« Avez-vous vu passer à Paris, au Bois, dans son phaéton, dans le monde, donnant le bras à sa danseuse, un jeune homme qui a été le lion de la fashion parisienne l’hiver dernier ?

 

« – Oui, me répondrez-vous, sans doute.

 

« Ce jeune homme a été le héros d’aventures bien extraordinaires. Il a été marin au service de la Compagnie des Indes, il a blessé grièvement en duel, le lendemain de son arrivée à Paris, le baron de Chameroy ; il est le beau-frère d’un parfait gentilhomme qu’on appelle le vicomte d’Asmolles.

 

« Ce jeune homme a le nom de marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery.

 

« On me l’a montré, il y a six mois, aux courses de Chantilly, la veille de mon départ pour l’Espagne.

 

« Madame Rocher l’a aperçu comme moi.

 

« Eh bien ! mon cher comte, figurez-vous que je viens de trouver à Cadix un homme qui s’appelle aussi, ou prétend s’appeler, du moins, le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery. Cet autre marquis prétend également qu’il a servi dans l’Inde, qu’il est le fils de feu le colonel de Chamery, le frère de mademoiselle Blanche de Chamery, qui a épousé le vicomte d’Asmolles il y a un an. Et il joint à cette assertion des détails, un accent de vérité à faire pénétrer la conviction dans l’esprit le plus sceptique du monde.

 

« Or, le premier marquis, celui que vous connaissez, celui que j’ai vu, est à Paris où il habite son hôtel, et il doit épouser mademoiselle de Sallandrera. Le second, au contraire, est ici, à Cadix. Et devinez dans quelle condition ? Il est forçat, il a un anneau rivé à la jambe droite, il porte une vareuse rouge et un bonnet vert !

 

« Ne jetez pas les hauts cris, mon cher comte, écoutez encore… »

 

Ici, M. Fernand Rocher entrait dans les plus minutieux détails de la scène que nous racontions naguère et terminait par le récit du capitaine espagnol Pedro C…

 

Puis il reprenait :

 

« J’avoue, mon cher comte, que ma femme me parut d’abord bien crédule, surtout après ce que le capitaine venait de nous dire.

 

« Cependant je lui avais promis d’obtenir du capitaine la permission d’interroger le forçat, et je la lui demandai aussitôt que nous fûmes de retour à terre.

 

« Le capitaine se prit à sourire, mais il dit à Hermine :

 

« – Vos désirs, madame, sont des ordres, et puisque vous y tenez, vous pourrez vous-même causer longuement avec le marquis.

 

« Le capitaine était marié. Nous fûmes priés à dîner, Hermine et moi, le soir même, c’est-à-dire hier, au palais du gouvernement, que le commandant du port habite, et nous fûmes quelque peu surpris, en quittant la salle à manger, de trouver le forçat au salon.

 

« – Mon pauvre marquis, lui dit le capitaine, j’ai raconté ton histoire à madame, ce matin, et elle l’a trouvée si extraordinaire que le désir lui est venu de l’entendre de ta propre bouche.

 

« Le forçat se tenait debout, son bonnet de laine à la main, la tête légèrement inclinée et dans une attitude si triste et si digne à la fois que nous en fûmes profondément touchés.

 

« Il nous salua avec une politesse et une aisance de geste qui sentaient la race d’une lieue, puis il dit au capitaine avec un sourire triste quoique sans amertume :

 

« – Vous n’avez pas voulu me croire, commandant, mais je suis persuadé que madame et monsieur, qui sont français, me croiront.

 

« Le capitaine Pedro haussa légèrement les épaules en homme qui a une conviction que rien ne saurait ébranler, puis il nous demanda la permission de se retirer pour donner quelques ordres et il nous laissa seuls, Hermine et moi, avec sa femme et le forçat.

 

« Celui-ci nous raconta alors ce que je viens de vous dire, mon cher comte ; et sa voix, son geste avaient un accent de vérité qui nous émut fortement.

 

« Cependant, comme je me hasardai à lui dire :

 

« – Mais savez-vous bien, monsieur, qu’il y a à Paris un marquis de Chamery ? que tout Paris l’a vu, le connaît…

 

« – Oh ! s’écria-t-il, cela est impossible ! à moins que…

 

« Il parut hésiter.

 

« – Achevez, lui dis-je.

 

« – À moins que ce ne soit…

 

« – Oui ?

 

« – Celui que j’ai sauvé !… Oh ! dit-il, je comprends tout… Il m’a volé mes papiers, il m’a pris mon nom…

 

« – Mais, interrompis-je, il s’est battu bravement le lendemain de la mort de sa mère.

 

« Ces mots furent un coup de foudre pour lui.

 

« – Sa mère ! sa mère ! s’écria-t-il, la mienne, voulez-vous dire ?

 

« Et comme je venais de lui apprendre que la marquise douairière de Chamery était morte, nous le vîmes chanceler et tomber à genoux. Il couvrit son visage de ses mains et des larmes brûlantes jaillirent au travers de ses doigts. Alors, vous le comprenez, mon cher comte, devant cette douleur muette, immense, nous ne doutâmes plus, Hermine et moi…

 

« Et quand le capitaine rentra, il nous vit, sa femme, la mienne et moi-même, tenant dans nos mains les mains du forçat…

 

« Le capitaine, à l’heure où je vous écris, doute encore ; cependant il m’a autorisé à vous écrire tout cela, il est prêt à faire les démarches nécessaires pour obtenir la mise en liberté du forçat. Provisoirement, le marquis de Chamery reste au service du commandant et il ne couchera plus au bagne.

 

« Maintenant, voici pourquoi je vous écris :

 

« Vrai ou faux, le marquis de Chamery que nous avons ici prétend que sa famille possédait en Touraine une terre qui se nomme l’Orangerie.

 

« Or, il se souvient que dans le salon du château il y avait un portrait de lui enfant, à l’âge de huit ou neuf ans. Dans ce portrait, il est représenté vêtu en Écossais, comme nos enfants de cet âge. Il a une petite toque conique sur la tête, avec une plume de faucon, un plaid rayé de bleu et de blanc enroulé autour de ses épaules, et la jambe nue à partir du genou.

 

« Ne croyez point ces détails futiles. Vous allez voir qu’ils ont une importance. Le marquis nous a montré sa jambe gauche ; elle est marquée d’une grosse envie rougeâtre qui ressemble à une tache de vin ; et il prétend que cette tache avait été fidèlement reproduite par le peintre.

 

« Vous comprenez, mon cher comte, que si ce dernier fait est vrai, il n’y a plus de doute à avoir. C’est bien le vrai marquis de Chamery que nous avons ici. C’est bien un bon et bel imposteur, que ce marquis de Chamery que vous connaissez et que nous avons tous vu à Paris.

 

« Je vous écris donc, mon cher comte, pour vous charger de la mission difficile de constater l’existence de ce portrait, et avant d’aller plus loin, je tiens à avoir votre avis, et à vous demander conseil sur ce que nous avons à faire pour le protégé d’Hermine.

 

« Mes deux mains dans la vôtre,

 

« FERNAND ROCHER. »

 

Au moment où M. de Kergaz terminait cette lecture, la porte s’ouvrit, et son valet de chambre annonça :

 

– Madame la comtesse Artoff.

 

Armand se leva et courut à elle.

 

– J’ai trouvé !… ma chère comtesse, lui dit-il… j’ai trouvé !…

 

– Qu’avez-vous trouvé, comte ?

 

– Tandis que j’écrivais en Espagne pour avoir des renseignements sur ce navire à bord duquel nous avons perdu les traces du marquis de Chamery…

 

– Eh bien !

 

– Eh bien ! on m’écrivait d’Espagne.

 

– Qui ?

 

– Fernand.

 

Baccarat tressaillit.

 

– Et Fernand ?

 

– Fernand a trouvé le marquis.

 

– Le marquis de Chamery, le vrai ?

 

– Le vrai, comtesse.

 

M. de Kergaz prit alors la lettre de Fernand et la tendit à Baccarat.

 

Celle-ci la lut avec une grande attention et non sans manifester plus d’une fois une vive surprise.

 

– Eh bien ! comtesse ? dit Armand d’un air interrogateur.

 

– Monsieur le comte, répondit Baccarat, mademoiselle de Sallandrera est encore en Espagne, le véritable marquis de Chamery est en Espagne aussi, c’est donc en Espagne que je dois aller.

 

– Vous ?

 

– Je pars demain, monsieur le comte, ajouta Baccarat, qui venait d’avoir une inspiration.

 

– Seule ?

 

– J’emmène avec moi Samuel Albot, le docteur mulâtre, et Zampa, le valet de chambre de feu don José.

 

– Que faut-il donc que j’écrive à Fernand ?

 

– Rien.

 

– Comment ! rien ?

 

– J’arriverai à Cadix aussi tôt que pourrait le faire votre lettre.

 

– Mais ce portrait dont il parle ?

 

– Je l’aurai.

 

– Ma chère comtesse, dit Armand, je suis habitué à vous voir tirer parti des situations les plus désespérées. Allez, agissez comme vous l’entendrez.

 

– Je ne vous demande qu’une chose, reprit la comtesse Artoff.

 

– Laquelle ?

 

– Une lettre pour le consul de France à Cadix.

 

– Vous l’aurez ce soir.

 

Baccarat prit la lettre de Fernand.

 

– Permettez-moi de la garder, dit-elle ; j’ai besoin de tous les renseignements qu’elle contient.

 

Elle se leva et tendit la main au comte.

 

– Adieu, dit-elle, au revoir plutôt… Je vous écrirai de Cadix.

 

 

C’était donc munie de cette lettre que la comtesse Artoff avait écrit un mot au docteur Samuel Albot, pour le prier d’accourir chez elle.

 

Nous connaissons le commencement de leur entretien.

 

Quand elle lui eut annoncé qu’elle l’emmenait en Espagne et qu’ils partaient le lendemain, la comtesse ajouta :

 

– Pensez-vous que Zampa soit tout à fait remis ?

 

– Certainement, madame.

 

– Peut-il nous accompagner ?

 

– Sans aucun doute.

 

– Eh bien, docteur, il faut obtenir du juge d’instruction, qui déjà a consenti, sur la recommandation de M. de Kergaz, à le confier à vos soins, l’autorisation de l’emmener avec nous. Envoyez-le-moi ce soir.

 

– Mais qu’allons-nous faire en Espagne, madame ? demanda Samuel, car Baccarat ne lui avait pas communiqué la lettre écrite par Fernand Rocher.

 

– Nous allons retrouver le marquis de Chamery.

 

– Il s’y trouve donc ?

 

– Il est au bagne de Cadix.

 

Le docteur ne put se défendre d’un léger frisson.

 

Baccarat poursuivit :

 

– Allez faire vos préparatifs de départ, docteur, et envoyez-moi Zampa.

 

– Mais le comte Artoff ?

 

– Nous l’emmènerons.

 

– Oh ! non, dit le docteur, ce serait imprudent.

 

– Pourquoi ?

 

– Il est en voie de guérison. Un voyage pourrait amener pour lui une rechute. Mais, ajouta le mulâtre, le docteur X…, que je me suis adjoint et qui le soigne d’après mes conseils et mes indications, peut fort bien me remplacer pendant quelques jours. Notre voyage durera-t-il longtemps ?

 

– Une quinzaine, environ.

 

– Alors, je puis partir.

 

Samuel Albot quitta la comtesse, et une demi-heure après, environ, Baccarat vit entrer Zampa.

 

Zampa n’était plus fou.

 

La figure du Portugais avait repris son calme plein de finesse, et n’eût été sa chevelure crépue comme celle d’un nègre, que la terreur avait blanchie en une nuit, ceux qui le connaissaient de longue date n’auraient certes pu dire qu’il avait passé par d’épouvantables épreuves.

 

Il salua Baccarat avec son obséquiosité ordinaire, et, se tenant debout devant elle, il attendit ses ordres.

 

– Zampa, lui dit la comtesse, avez-vous jamais bien réfléchi à votre situation ?

 

Le Portugais tressaillit.

 

– Vous avez été condamné à mort en Espagne. Vous êtes, à Paris, prisonnier sous la responsabilité du docteur, et lorsque ce dernier vous aura déclaré complètement guéri, vous retomberez dans les mains de la justice française.

 

– Oh, madame, grâce ! murmura Zampa, à qui le mot de justice donnait toujours la chair de poule.

 

– La justice française, poursuivit Baccarat, d’investigations en investigations et d’enquête en enquête, finira par découvrir votre identité.

 

– Mais vous voulez donc me livrer ! s’écria le Portugais en frissonnant.

 

– Non, si vous m’obéissez.

 

– Vous savez bien que je suis prêt à devenir votre esclave.

 

– Pour le moment, répondit la comtesse, il me suffira que vous soyez mon laquais en voyage.

 

– Madame la comtesse part ?

 

– Pour l’Espagne.

 

– L’Espagne ! exclama-t-il avec terreur, l’Espagne !

 

– Oui.

 

– Mais c’est là qu’on m’a condamné… c’est là que les juges…

 

– Vous y avez vécu quatre années au service de don José depuis votre condamnation.

 

– C’est vrai, mais…

 

– Et à mon service vous y serez tout aussi bien en sûreté.

 

Zampa courba la tête.

 

– J’obéirai, dit-il.

 

– Maintenant, savez-vous dans quel but je vous force à me suivre ?

 

– Non.

 

– Mademoiselle de Sallandrera est en Espagne.

 

– Ah ! dit Zampa, qui ignorait encore la mort du duc.

 

– C’est pour que vous puissiez lui raconter comment est mort don José et comment a été empoisonné le duc de Château-Mailly.

 

– Et… j’aurai ma grâce ?

 

– Le jour où l’homme que vous avez si fidèlement servi et qui a payé vos services d’un coup de couteau entrera au bagne ou montera sur l’échafaud, répondit lentement Baccarat.

 

VII

La comtesse Artoff et le docteur mulâtre quittèrent Paris à huit heures du soir. Zampa les accompagnait. Zampa avait revêtu une livrée de valet de pied, et il était monté derrière la chaise de poste de la comtesse.

 

Celle-ci, comme le jour où elle était partie avec Roland de Clayet pour la Franche-Comté, avait échangé les vêtements de son sexe contre un costume masculin. Après avoir voyagé comme le secrétaire de Roland, elle se mettait en route sous les apparences d’un fils de famille né aux colonies et faisant le tour de l’Europe en compagnie d’un domestique et de son précepteur.

 

Baccarat, pour ce deuxième rôle, qui devait être sans doute beaucoup plus long que le premier, n’avait point hésité à sacrifier sa merveilleuse chevelure, et l’avait coupée assez court pour lui donner la tournure d’une chevelure masculine.

 

Quant au comte Artoff, il était demeuré à Paris sous la garde d’un jeune médecin en qui Samuel Albot avait toute confiance, et qui, parfaitement mis au courant, par ce dernier, du traitement à employer, devait consacrer tous ses soins au noble malade, chez qui, du reste, un mieux sensible s’était déclaré.

 

Vingt-quatre heures après son départ, Baccarat et ses compagnons roulaient en pleine Touraine et traversaient la petite ville de G… un peu avant le coucher du soleil.

 

– Mon cher docteur, dit en ce moment la comtesse au médecin mulâtre, je ne vous ai pas dit encore où nous allions, je crois ?

 

– Pardon, madame ; nous allons en Espagne, il me semble.

 

– C’est vrai ; mais avant ?

 

– Devons-nous donc nous arrêter en route ?

 

– Oui, ce soir.

 

– En quel endroit ?

 

– À deux lieues d’ici.

 

– Ah ! vraiment !

 

– Au château de l’Orangerie.

 

– La terre du marquis de Chamery ?

 

– Précisément.

 

– Mais…

 

Un geste de la comtesse interrompit le docteur.

 

– Le marquis, ou plutôt, reprit-elle en souriant, le misérable qui se fait ainsi nommer, est votre client, et, soufflé par moi, vous avez conseillé à M. d’Asmolles de l’emmener passer quelques jours à l’Orangerie.

 

– En effet…

 

– Le marquis part ce soir de Paris à peu près à la même heure où nous sommes partis, hier.

 

– C’est probable.

 

– Et il arrivera demain à l’Orangerie, poursuivit la comtesse.

 

– Allons-nous donc l’y attendre ?

 

– Non, mais nous y coucherons ce soir.

 

– Pourquoi ?

 

– Ceci est encore un petit mystère dont vous aurez l’explication en temps et lieu, répondit la comtesse Artoff. Qu’il vous suffise de savoir que nous sommes conduits par un postillon qui nous versera le plus adroitement possible dans le fossé qui borde la route et forme la clôture du parc de l’Orangerie.

 

Le docteur était habitué à voir Baccarat garder son secret jusqu’au dernier moment, et il n’insista point pour savoir quelle singulière fantaisie la poussait à se faire verser dans le fossé d’enceinte du parc.

 

Une heure après, et comme il était bientôt nuit, les voyageurs virent se dresser une haute futaie de chênes à droite de la route, puis au milieu des arbres, éclairé par un dernier rayon crépusculaire, le château de l’Orangerie, qui était bâti en briques rouges.

 

La chaise de poste roulait au grand trot, et elle eut bientôt atteint la futaie qui n’était séparée de la route que par un fossé rempli d’eau, et dont les bords étaient moussus et couverts de hautes herbes.

 

Alors le postillon fit claquer son fouet, se retourna à demi sur sa selle, et la comtesse, pour qui, sans doute, c’était un signal, dit au docteur :

 

– Prenez garde !… et suspendez-vous fortement au gland dans lequel vous passez le bras ; la secousse sera moins rude.

 

En effet, quelques secondes après, la voiture versa mollement dans le fossé. La comtesse et son compagnon n’éprouvèrent aucun mal.

 

Seulement Zampa, qui fut jeté à bas de son siège, tomba dans l’eau et se mit à pousser des cris en même temps que le postillon, qui appela au secours de toute la force de ses poumons.

 

Des bûcherons qui travaillaient dans le parc à quelques centaines de pas de distance accoururent, franchirent le fossé et furent fort surpris de voir le docteur et sa compagne, qu’ils prirent pour un jeune garçon, sortir de la chaise de poste sains et saufs, tandis que Zampa sortait du fossé couvert de boue.

 

Avec les paysans se trouvait un vieillard vêtu d’une sorte de veste de chasse et coiffé d’une casquette garnie d’un étroit galon d’argent. Baccarat devina sur-le-champ un personnage dont on lui avait parlé, sans doute, qui se nommait Antoine, et était comme une manière d’intendant au château de l’Orangerie. Ce vieillard s’empressa auprès des deux voyageurs tandis que les bûcherons aidaient à relever la voiture et à dégager les chevaux embarrassés dans leurs traits.

 

On s’aperçut alors que le timon était cassé.

 

La comtesse prit alors la parole :

 

– Dieu merci ! dit-elle en regardant le docteur, nous en sommes quittes pour la peur.

 

– Ces messieurs n’ont aucun mal ? dit poliment le vieillard, qui s’était découvert.

 

– Aucun.

 

– Mais la voiture de ces messieurs est endommagée…

 

– Et, dit le postillon, nous avons encore trois lieues à faire pour arriver au relais.

 

– Où sommes-nous donc ? demanda la comtesse.

 

– À l’Orangerie, répondit le vieillard. C’est un château dont je suis l’intendant.

 

– Et qui appartient…

 

– À M. le marquis de Chamery, de Paris.

 

– Tiens !… dit naïvement la comtesse, qui jouait son rôle d’homme à ravir, je le connais beaucoup… le beau-frère du vicomte d’Asmolles, n’est-ce pas ?

 

L’intendant salua jusqu’à terre.

 

– En ce cas, dit-il, puisque monsieur connaît mes maîtres, il me permettra de lui offrir l’hospitalité au château jusqu’à ce que sa voiture soit réparée.

 

– Soit, dit Baccarat.

 

Puis elle s’informa du temps que demanderait cette réparation.

 

– Nous avons un charron au château, répliqua l’intendant. Il n’est pas très habile, mais il fera de son mieux.

 

La comtesse prit le bras du docteur et suivit l’intendant.

 

La grille du parc était à une faible distance. Le vieil Antoine l’ouvrit devant eux et les fit entrer dans une grande avenue, à l’extrémité de laquelle on apercevait le château.

 

Quelques minutes après, la comtesse et le docteur étaient installés dans une grande salle un peu délabrée qui était la pièce d’honneur du château.

 

Le vieil Antoine, debout et tenant respectueusement sa casquette à la main, disait :

 

– La voiture de ces messieurs a eu non seulement son timon brisé, mais elle a un ressort cassé en outre, et le charron prétend qu’il faut cinq heures au moins pour la réparer.

 

– Quel ennui ! fit Baccarat.

 

– Ces messieurs sont pressés, sans doute ?

 

– Très pressés.

 

– Il est huit heures, continua l’intendant, ce ne sera donc que bien avant dans la nuit que ces messieurs pourront se remettre en route. Je crois que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est encore de coucher ici.

 

– Il le faut bien, murmura le docteur, qui avait surpris un geste de la comtesse.

 

L’intendant avait donné des ordres, et la basse-cour avait été mise en réquisition.

 

On servit à souper aux voyageurs, et, pendant qu’elle était à table, Baccarat adressa plusieurs questions au vieil Antoine.

 

– Monsieur le marquis de Chamery vient-il souvent ici ? demanda-t-elle.

 

– Jamais, monsieur. Du moins, il n’est pas encore venu depuis son retour des Indes.

 

– Eh bien ! dit la comtesse en souriant, je vais vous donner une bonne nouvelle.

 

– Ah !…

 

– Votre maître arrive ici demain.

 

L’intendant eut un geste d’étonnement.

 

– Je l’ai vu avant-hier à mon club, poursuivit Baccarat, et il m’a dit : « Je pars après-demain pour mes terres de Touraine. » Je suppose qu’il vient ici.

 

– En effet, M. le marquis n’a pas d’autre château en Touraine que celui de l’Orangerie.

 

– Alors, c’est bien cela. Il a dû partir de Paris ce soir et vous le verrez arriver demain.

 

– Oh ! que le bon Dieu soit loué ! s’écria le vieil Antoine avec une émotion subite ; je vais donc le voir enfin, mon cher petit Albert… Pardon, monsieur, excusez-moi, c’est M. le marquis que je voulais dire. Mais, voyez-vous, je l’ai vu tout petit, moi, comme il est là…

 

Et l’intendant étendit la main vers le mur et montra un portrait.

 

La comtesse prit un flambeau, se leva de table et s’approcha du portrait, qu’elle examina attentivement.

 

Ce portrait, c’était bien celui dont la lettre de M. Fernand Rocher faisait mention : et Baccarat remarqua sur-le-champ la tache de vin dont le pauvre forçat de Cadix avait parlé.

 

– Tiens ! dit-elle, c’est le marquis, cela ?

 

– Oui, monsieur, à l’âge de huit ans.

 

– Ma foi ! il a bien changé, en ce cas, mon ami.

 

– Vous croyez ?

 

– Oh ! jamais je ne l’aurais reconnu.

 

– Ah ! dame ! murmura l’intendant, il y a vingt ans de cela, et il est rare que les hommes ressemblent aux enfants.

 

Baccarat alla se remettre à table et le vieil intendant sortit, ivre de joie, en apprenant que son maître allait bientôt arriver.

 

Au moment où le vieil Antoine quittait la salle, Zampa y entrait.

 

Le Portugais avait changé de costume et venait prendre les ordres de sa nouvelle maîtresse.

 

– Zampa, lui dit la comtesse, vous avez été voleur ?

 

Le bandit s’inclina.

 

– Voleur habile, ajouta Baccarat.

 

– Madame est trop bonne.

 

– Eh bien ! il faut demeurer à la hauteur de votre réputation. L’étonnement de Zampa fut mis à son comble par ces paroles.

 

– Vous voyez ce portrait ?

 

– Oui, madame.

 

– Il faut le voler.

 

– Quelle drôle d’idée !… murmura à part lui le Portugais.

 

La comtesse poursuivit :

 

– Nous allons coucher ici, le docteur et moi. À quatre heures du matin, nous repartirons.

 

– La voiture sera prête…

 

– Arrangez-vous pour détacher la toile du cadre et la cacher dans nos bagages.

 

– Ce sera fait, répondit Zampa avec l’assurance d’un homme sûr de son extrême habileté.

 

Zampa disparut, l’intendant revint.

 

– Monsieur l’intendant, lui dit Baccarat, je vous ai dit que j’étais un ami de votre maître, mais j’ai oublié de vous dire mon nom… Je suis gentilhomme brésilien, et je voyage en Europe pour mon plaisir, en compagnie de monsieur, qui est mon précepteur. Je viens d’habiter Paris un an et j’y ai beaucoup connu le marquis.

 

– J’attends le nom de monsieur, dit l’intendant, qui salua de nouveau.

 

– Voici ma carte.

 

Et Baccarat remit une carte sur laquelle l’intendant jeta les yeux.

 

Cette carte portait une couronne de marquis.

 

– Maintenant, dit-elle, je me recommande à vous, monsieur l’intendant, pour que ma chaise de poste soit prête au plus tard à quatre heures.

 

– Monsieur peut compter sur moi.

 

– Et, ajouta Baccarat se tournant vers le docteur, si vous m’en croyez, mon ami, nous irons nous coucher.

 

L’intendant sonna. Un domestique presque aussi vieux que lui parut et reçut l’ordre de conduire les voyageurs dans les chambres qui leur avaient été préparées.

 

À quatre heures du matin, Zampa frappa doucement à la porte de la comtesse. Baccarat était sur pied déjà et achevait de faire sa toilette. Elle alla ouvrir au Portugais.

 

– La voiture est attelée, dit celui-ci.

 

– Et le portrait ?

 

– Il est dans la voiture.

 

– Pensez-vous que l’intendant ne s’aperçoive point de sa disparition avant notre départ ?

 

– Je ne crois pas. Le portrait, comme vous savez, est placé à côté d’une porte, cette porte est demeurée ouverte en dedans du salon et masque complètement le cadre. D’ailleurs, l’intendant n’est point encore levé, et, pour peu qu’il tarde, nous serons partis. Zampa avait calculé juste.

 

La comtesse descendit, trouva dans la cour la chaise de poste attelée et le postillon en selle. Le docteur Samuel Albot était également prêt.

 

Ce fut alors qu’on vit accourir l’intendant à moitié vêtu. Le bonhomme s’était couché après avoir donné ses ordres la veille, et il avait le sommeil dur. Il avait fallu qu’un valet d’écurie allât le réveiller.

 

– Monsieur l’intendant, lui dit la comtesse en montant lestement en voiture, vous ferez mes compliments à M. de Chamery, n’est-ce pas ?

 

– Je n’y manquerai pas, monsieur le marquis, répondit l’intendant.

 

La comtesse lui mit dix louis dans la main et fit un signe à Zampa.

 

Zampa grimpa sur son siège, et cria au postillon :

 

– Fouette !

 

Et la chaise de poste partit rapidement comme l’éclair, descendit l’avenue et gagna la grande route…

 

Pendant ce temps, l’intendant rentrait au château, songeant beaucoup moins aux dix louis qu’il avait dans le creux de sa main qu’à l’arrivée de son jeune maître. Il entra dans le salon pour en fermer les portes et les croisées, et tout naturellement il alla pour regarder le portrait du marquis enfant. Mais alors, il poussa un cri et s’aperçut que le cadre était veuf de sa toile.

 

En ce moment, un domestique entra et lui dit en clignant de l’œil :

 

– Savez-vous, monsieur Antoine, une drôle de chose ?

 

– Hein ? fit le bonhomme à demi foudroyé.

 

– Ce petit monsieur…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je donnerais ma tête à couper que c’est une femme !

 

– Ah !… s’écria l’intendant bouleversé, homme ou femme, je sais qu’il a volé le portrait.

 

– Tiens ! c’est vrai ! fit le domestique stupéfait.

 

L’intendant s’élança hors du salon pour courir après la chaise de poste du prétendu marquis. Mais déjà la voiture était loin, et l’on n’entendait même plus les grelots des trois vigoureux percherons qui la traînaient.

 

– Bien sûr que c’est une femme, répéta le domestique, et une femme qui aime M. le marquis, puisqu’elle a volé son portrait.

 

Le vieil intendant était anéanti…

 

VIII

Revenons maintenant au faux marquis de Chamery, c’est-à-dire à Rocambole, que nous avons laissé évanoui dans la chaise de poste, au moment où la tête du condamné venait de tomber.

 

M. d’Asmolles, on s’en souvient, peu friand de ce sanglant spectacle, avait détourné la tête et fermé les yeux. Le bruit sourd du couteau et le murmure du peuple lui apprirent que c’était fini. Il ouvrit les yeux, regarda Rocambole et s’aperçut qu’il était privé de connaissance.

 

Le marquis était d’une pâleur mortelle, il avait les dents serrées, les membres immobiles et roides, et accusait ainsi tous les symptômes de la léthargie.

 

– À l’hôtel ! vite à l’hôtel ! cria le vicomte à son valet de pied. Le marquis s’est évanoui…

 

M. d’Asmolles avait sur lui un flacon de sels ; il le fit respirer à Rocambole, mais inutilement. Le faux marquis ne reprit point connaissance.

 

La foule commençait à s’éclaircir et s’éloignait silencieuse dans toutes les directions, ce qui permit au postillon de continuer sa route lentement et au pas d’abord, puis au petit trot, et la chaise des deux voyageurs put atteindre ainsi la grande rue et la principale place de S… sur laquelle était situé le meilleur hôtel de la ville, l’hôtel Louis XI.

 

M. d’Asmolles se précipita hors de la voiture, demanda sur-le-champ un médecin, et Rocambole, toujours évanoui, fut transporté dans une chambre de l’hôtel et placé sur un lit. Le médecin arriva, examina le faux marquis, apprit ce qui lui était advenu, et déclara que son évanouissement n’avait rien de dangereux.

 

– C’est un excès de frayeur joint à une très grande irritabilité nerveuse, dit-il, qui a produit cette syncope. Elle se dissipera d’elle-même. Seulement, il est possible qu’elle soit suivie d’un délire passager, ajouta-t-il.

 

Le médecin prescrivit alors une potion calmante et se retira après avoir recommandé qu’on laissât seul le marquis.

 

La prédiction du docteur ne tarda point à se réaliser. Au bout d’une heure, Rocambole ouvrit les yeux et jeta autour de lui un regard égaré.

 

Il était dans une chambre inconnue, et il n’aperçut point tout d’abord Fabien, qui s’était assis dans l’angle le plus obscur, au pied du lit. Bientôt, ce que le médecin avait annoncé se réalisa. La fièvre s’empara du malade.

 

– Où suis-je ? se demanda-t-il, où suis-je donc ?

 

Son regard était vitreux, sa voix rauque. Il essaya de se dresser sur son séant, et n’y put parvenir.

 

Fabien, immobile au pied du lit, n’osait s’avancer.

 

Tout à coup, Rocambole se frappa le front :

 

– Oh ! dit-il, je me souviens… je me souviens… j’ai vu le bourreau ! Je l’ai vu… il avait les bras nus… il riait en me regardant, il me montrait le couteau… Ah ! ah ! ah !…

 

Et Rocambole se prit à rire d’un rire hébété, empreint d’un violent sentiment de terreur.

 

M. d’Asmolles s’approcha et voulut lui prendre la main.

 

– Arrière !… s’écria Rocambole en le repoussant, arrière !… Vous venez me prendre, moi aussi, parce que j’ai tué ma mère adoptive, parce que je l’ai étranglée… mais je vous échapperai, je fuirai… Oh ! j’ai scié des barreaux, allez ! je me suis sauvé du fond de la Marne… Je me nomme… je me nomme…

 

Le bandit s’arrêta ; il eut comme une lueur de raison au milieu de son délire, une lueur de raison qui le rendit prudent, et il ajouta en ricanant :

 

– Vous voudriez bien savoir comment je me nomme ? mais vous ne le saurez pas !

 

Et il continua à rire, à pleurer, à manifester par alternatives tantôt un grand sentiment de raillerie qui se traduisait par des mots et des phrases inachevés, tantôt un instinct de terreur suprême qui le faisait se reculer jusque dans la ruelle du lit et crier d’une voix étranglée :

 

– Arrière le bourreau ! arrière !…

 

Cette crise dura environ deux heures ; puis le malade s’endormit jusqu’au soir.

 

À son réveil, le délire n’existait plus, le calme était revenu, et le faux marquis de Chamery témoigna seulement quelque étonnement de se trouver dans le lieu où il était.

 

Toujours assis à son chevet, Fabien lui tenait la main.

 

– Mon pauvre Albert, dit-il, comment te sens-tu maintenant ?

 

– Ah ! c’est toi, Fabien, dit Rocambole, qui le regarda avec surprise.

 

– C’est moi, mon ami.

 

– Où sommes-nous donc ?

 

– À G…, à trois lieues de l’Orangerie.

 

– Tiens ! fit le faux marquis, pourquoi nous sommes-nous arrêtés à G… ?

 

– Parce que tu étais malade.

 

– Malade ?

 

– Oui, tu as eu la fièvre ; tu t’es évanoui.

 

– Mais pourquoi ?

 

Fabien hésitait à répondre. Mais un souvenir traversa l’esprit encore obscurci de Rocambole.

 

– Ah !… dit-il, je me rappelle… la guillotine… une exécution.

 

– C’est cela.

 

Rocambole eut un dernier frisson ; mais la raison était revenue chez lui, et avec elle la prudence.

 

– Et je me suis évanoui ? fit-il.

 

– Oui. Tu n’as pu supporter ce spectacle horrible.

 

– Quelle femmelette je fais !…

 

– Nous t’avons transporté ici sans connaissance.

 

– Et j’ai eu la fièvre ?

 

– Le délire, mon ami.

 

Rocambole sentit une sueur glacée mouiller ses tempes.

 

– Alors, murmura-t-il, s’efforçant de sourire, j’ai dû dire de drôles de choses ?…

 

– Des choses étranges…

 

– Vraiment ? balbutia-t-il.

 

– Figure-toi, poursuivit M. d’Asmolles, que l’histoire du condamné que la foule racontait aux portières de notre voiture, quelques minutes avant l’exécution, t’avait si fort impressionné sans doute, que tu t’es figuré un moment que tu étais le condamné lui-même.

 

– Quelle folie !

 

– Pendant une heure, tu t’es imaginé que le bourreau venait te chercher, que tu avais étranglé ta mère adoptive…

 

Ces derniers mots donnèrent le vertige à Rocambole, qui s’imagina qu’il s’était trahi pendant son délire. Il regarda M. d’Asmolles d’une étrange façon et sembla se demander si le vicomte n’avait point à cette heure la clef de ses épouvantables secrets.

 

Mais M. d’Asmolles poursuivit en souriant :

 

– Enfin, tu t’étais si bien identifié au condamné, que tu parlais comme le malheureux a pu parler une heure avant son exécution, toi, mon ami et mon frère, toi, Chamery.

 

Ces derniers mots rassurèrent complètement Rocambole. Il retrouva un sourire et un ton léger :

 

– Voilà, dit-il, une bizarre hallucination.

 

– Oh ! répondit le vicomte, c’est moins bizarre que tu ne le crois, et il y a de fréquents exemples de cela.

 

– Mais, ajouta Rocambole, qui fit un effort et sauta à bas de son lit, c’est presque l’histoire de ce malheureux comte Artoff, qui, arrivé sur le terrain et prêt à se battre avec Roland de Clayet, se prit pour son adversaire.

 

– Heureusement, dit le vicomte, le dénouement n’est point de même, et tu n’es pas demeuré fou.

 

Puis le vicomte ajouta :

 

– Voyons, comment te sens-tu ?

 

– Mais… pas mal…

 

– Tu n’as pas la tête lourde ?

 

– Non.

 

– Les nerfs agacés ?…

 

– Nullement.

 

– Te sens-tu capable d’aller coucher ce soir à l’Orangerie ?

 

– Mais sans doute.

 

– Eh bien ! nous partirons après dîner. Habille-toi, change de linge ; moi je vais donner des ordres pour qu’on attelle à sept heures précises.

 

Et le vicomte sortit.

 

Quand il fut seul, Rocambole éprouva ce sentiment de terreur qu’on nommerait volontiers la peur rétrospective.

 

– Brute que je suis ! murmura-t-il en se promenant à grands pas, je me suis évanoui parce qu’on coupait la tête à un imbécile ; j’ai eu la fièvre, le délire, et j’ai parlé de maman Fipart ! Encore une aventure de ce genre, et je suis un homme perdu !

 

Et Rocambole arpentait sa chambre de long en large, et frissonnait en cherchant à comprendre ce qui lui était advenu, et il murmurait encore : – Ah ! si au lieu d’être un honnête gentilhomme Fabien eût été un curieux, c’est-à-dire un juge d’instruction, comme l’habit du marquis de Chamery mis en lambeaux aurait mis à nu l’oreille du disciple de sir Williams !…

 

À ce nom de sir Williams, qui venait de lui échapper, le bandit fut pris d’un affreux tressaillement.

 

– Ah ! dit-il tout bas, j’ai eu tort de tuer sir Williams… Il était mon inspiration, mon étoile… et maintenant qu’il n’est plus là, j’ai peur… et il me semble que l’échafaud m’attend… il me semble que j’entends le marteau des ouvriers qui le dressent… Oh !… cet éclair qui m’a brûlé les yeux ce matin… c’était un présage !

 

Le pas de Fabien qui se fit entendre dans l’antichambre arracha Rocambole à son épouvante.

 

– Je suis fou ! pensa-t-il, fou et lâche !… Sir Williams est mort, c’est vrai. Mais en ai-je besoin ?… Ne suis-je pas le marquis de Chamery ?… N’épouserai-je pas Conception ?… Allons ! allons ! du courage et de l’audace ; avec cela, disait sir Williams, on arrive à tout !…

 

Et Rocambole redressa la tête et rendit à son visage une expression de menteuse tranquillité.

 

Fabien entra.

 

– À table ! dit le vicomte, il est six heures et tu dois avoir grand-faim.

 

– En effet, répondit Rocambole, je crois que je dînerai fort bien.

 

Et il fit sa toilette à la hâte et suivit Fabien qui le fit descendre au rez-de-chaussée de l’hôtel.

 

Le vicomte, qui voulait absolument distraire son prétendu beau-frère, n’avait point demandé qu’on le servît à part, et il avait retenu deux couverts à la table d’hôte.

 

Cette diversion fut heureuse pour Rocambole. Une conversation générale lui permit de se remettre complètement de son émotion et empêcha Fabien de remarquer sa pâleur et son trouble. Il y avait à table le personnel obligé d’un hôtel de province un jour de foire : des fermiers riches, quelques gentillâtres à mille écus de rente, des manufacturiers et des commerçants, un commis-voyageur bel esprit qui avait dîné, disait-il, la semaine précédente, chez un ministre, en compagnie de trois ambassadeurs. Tous ces gens-là s’entretenaient de l’exécution du matin, et le supplice de Rocambole recommença.

 

Tout à coup, l’un des convives – heureusement on était alors au dessert – prit la parole :

 

– Messieurs, dit-il, tel que vous me voyez, j’ai vu arrêter le fameux Cogniard.

 

– Cogniard[3] ?… qu’est-ce que cela ? demandèrent plusieurs voix.

 

– C’était un forçat évadé qui se faisait passer, au commencement de la Restauration, pour le comte de Sainte-Hélène, qu’il avait assassiné.

 

Rocambole devint livide, et il eut une si grande peur de se trahir en s’évanouissant de nouveau, qu’il se leva brusquement.

 

– Partons ! dit-il à Fabien.

 

Et il ajouta tout bas et d’une voix mal assurée :

 

– Ces gens-là sont ennuyeux comme la pluie d’un jour d’automne.

 

M. d’Asmolles, qui ne pouvait réellement pas supposer qu’il y eût rien de commun entre le forçat Cogniard et celui qu’il croyait son beau-frère, n’avait prêté aucune attention à la conversation de la table, pas plus qu’il n’avait remarqué la nouvelle émotion du faux marquis de Chamery ; il lui prit le bras et l’emmena dans la cour de l’hôtel.

 

La chaise de poste était attelée.

 

– En route ! dit M. d’Asmolles.

 

Et la chaise partit au grand trot et sortit de la ville de G… au coucher du soleil.

 

Deux heures après, les voyageurs arrivèrent à l’Orangerie. L’Orangerie, ce château où le vrai marquis de Chamery avait passé sa première enfance, n’était point inconnu à Rocambole. Quelques jours avant celui où la marquise de Chamery expirait au moment où son prétendu fils entrait chez elle et en chassait maître Rossignol, un mendiant s’était montré aux environs du castel tourangeau. Il avait parcouru le parc, et, à la tombée de la nuit, il avait demandé l’hospitalité à un garçon de ferme qui le laissa partager son lit. Ce mendiant, c’était Rocambole.

 

Aussi, comme il faisait un clair de lune superbe, le faux marquis étendit tout à coup la main, au moment où la voiture commençait à longer les arbres du parc.

 

– Ah ! dit-il, je me reconnais bien maintenant, et mes souvenirs d’enfance reviennent en foule. Voilà l’Orangerie !… Pourvu qu’on n’ait pas coupé mon vieux marronnier sous lequel j’allais lire Berquin et Florian.

 

Rocambole était superbe en parlant de Berquin et de Florian.

 

Au moment où la voiture entrait dans l’avenue, le faux marquis ajouta :

 

– Et mon vieil Antoine ? ah ! comme je vais l’embrasser !

 

– Cher Albert ! murmura Fabien.

 

À l’apparition des lanternes de la chaise de poste, le château se trouva mis en rumeur.

 

– C’est Monsieur ! dirent les domestiques en accourant.

 

Quand la chaise eut tourné devant le perron, elle fut entourée par les vieux serviteurs de l’Orangerie qui n’avaient point assez de leurs deux yeux pour voir descendre de voiture celui qu’ils croyaient être leur jeune maître.

 

– Bonjour, Marion… bonjour, Joseph… Ah ! te voilà, ma pauvre Catherine ! dit Rocambole qui se laissa baiser les mains.

 

– Ciel de Dieu !… Il nous reconnaît. Comme il est grandi, notre maître ! exclama naïvement Catherine, une pauvre cuisinière septuagénaire.

 

– Certainement je vous reconnais, mes amis. Mais où est Antoine ? mon vieil Antoine ?…

 

– M. Antoine est à G…

 

– À G… ?

 

– Oui, monsieur le marquis.

 

– Mais nous en venons, de G…, et nous ne l’avons pas rencontré.

 

– Il est parti ce matin.

 

– Et qu’est-il allé faire à G… ? demanda M. d’Asmolles.

 

– Porter une plainte au commissaire de police.

 

– Une plainte ?

 

– Nous avons été volés cette nuit.

 

– Volés !… et par qui ?

 

Le serviteur, qui se nommait Joseph, et qui était celui-là même qui, le matin, avait prétendu que le jeune homme qui avait couché au château était une femme, se chargea de répondre :

 

– C’est une histoire assez drôle, dit-il. Hier soir, une chaise de poste a versé dans le fossé, au bord du parc, et le timon s’est cassé. La chaise renfermait trois voyageurs : un jeune homme, un homme très brun qui ressemblait à un nègre, et un domestique. Le jeune homme a dit qu’il connaissait beaucoup Monsieur.

 

– Son nom ?

 

– Dame !… M. Antoine le sait.

 

– Et c’est ce jeune homme qui a volé ?

 

– Oui, Monsieur.

 

– Et qu’a-t-il volé ?

 

– Le portrait de Monsieur le marquis, ce portrait qui était dans le salon, et qui représentait Monsieur enfant.

 

Fabien et Rocambole ne purent réprimer un cri d’étonnement.

 

IX

Joseph reprit :

 

– La preuve que ce monsieur connaissait Monsieur le marquis, c’est qu’il nous a annoncé son arrivée.

 

– Mon arrivée !…

 

– Oui, Monsieur. Il a dit à Antoine que Monsieur arriverait dans les vingt-quatre heures.

 

– Ah çà, mon cher, dit Fabien, ne pourrais-tu pas rappeler tes souvenirs ?… À qui as-tu annoncé ton départ ?

 

– Je ne sais… je ne m’en souviens pas…

 

– Ce monsieur, continua Joseph, a prétendu qu’il avait vu Monsieur le marquis la veille, à son cercle.

 

– Ah ! par exemple ! dit Rocambole, voilà qui est fort. Il y a trois mois que je n’y ai mis les pieds.

 

Fabien se prit à sourire.

 

– Tu as de bien jolies connaissances, dit-il à Rocambole : des amis qui viennent chez toi pour te voler ; et quel vol, encore !…

 

– Il est certain que celui-là est assez singulier, murmura Rocambole tout rêveur.

 

Ils entrèrent dans le salon et Joseph leur montra le cadre veuf de sa toile.

 

Rocambole s’en approcha, examina attentivement et eut un tressaillement nerveux.

 

– On n’a pas détaché la toile, se dit-il, on l’a coupée, et l’instrument dont on s’est servi était merveilleusement trempé. Celui qui a fait le coup est habile.

 

Il se tourna brusquement vers le domestique :

 

– Mais enfin, lui dit-il, comment est ce jeune homme ?

 

– De taille moyenne, blond, mince.

 

– Et Antoine sait son nom ?

 

– Oui, Monsieur, du moins le jeune homme lui a donné une carte.

 

M. d’Asmolles et le faux marquis se regardaient avec une stupéfaction croissante.

 

Joseph continua :

 

– Le père Antoine est un bien brave homme, mais il n’en fait qu’à sa tête.

 

– En quoi ?

 

– En ce qu’il est allé porter une plainte au lieu d’attendre l’arrivée de Monsieur le marquis. Des voleurs qui viennent en chaise de poste pour voler un portrait ne sont pas des voleurs ordinaires.

 

– Il est certain, répliqua Fabien, que ce brave Antoine est un niais.

 

Joseph prit un air mystérieux et dit tout bas à Rocambole :

 

– Si Monsieur le marquis me permettait une confidence…

 

– Parle, dit Rocambole, de plus en plus surpris.

 

– Je crois que le voleur attachait un fort grand prix au portrait.

 

– Ah ! tu crois ?

 

– Et même qu’il était capable de tout pour l’avoir.

 

– Diable !

 

– Monsieur le marquis, poursuivit Joseph, qui s’éloigna un peu de Fabien et parla si bas que ce dernier ne put l’entendre, Monsieur le marquis doit avoir fait quelque passion malheureuse.

 

Rocambole tressaillit. Un moment il songea à Conception et s’imagina qu’elle était complice du vol du portrait.

 

– Ce jeune homme blond et mince, continua Joseph, ce pourrait bien être une femme.

 

Fabien, qui s’était approché, entendit ces derniers mots et laissa échapper un éclat de rire.

 

– Ah ! par exemple ! dit-il, je ne m’attendais point à cette conclusion…

 

Mais à ce mot de femme, à ce signalement donné par Joseph, un jeune homme blond, mince, sans barbe, Rocambole, au lieu de sourire, éprouva une mortelle angoisse.

 

– Baccarat ! pensa-t-il.

 

– Comment ! dit Fabien en lui prenant le bras, tu es aimé à ce point !…

 

Et, se penchant à son oreille :

 

– Mais, malheureux, lui dit-il, tu vas épouser Conception… et…

 

Fabien n’acheva pas.

 

On entendit le trot d’un cheval dans l’avenue, et Joseph dit aussitôt :

 

– Voilà M. Antoine qui revient.

 

En effet, le vieil intendant revenait de la ville voisine, monté sur une grosse jument percheronne.

 

– Nous allons avoir le mot de l’énigme, dit Fabien. (Puis il ajouta :) Le bonhomme est capable de mourir de joie en te voyant. Joseph, conduisez M. le marquis dans sa chambre ; moi, je vais à la rencontre d’Antoine, et je saurai tout bientôt.

 

Rocambole, que de funèbres pressentiments agitaient, suivit Joseph, qui le conduisit dans une grande chambre à tentures bleues, dont le vrai marquis de Chamery avait longuement parlé dans ses mémoires ; Rocambole, qui les savait par cœur, ne manqua point de dire en entrant :

 

– Tiens, c’est la chambre où couchait maman.

 

– Oui, Monsieur, dit Joseph, et vous couchiez, vous, dans ce cabinet.

 

– Je m’en souviens.

 

Rocambole s’approcha de la croisée et regarda au clair de lune le vieil intendant, qui mettait pied à terre et saluait Fabien en lui disant :

 

– Il est ici, n’est-ce pas… il est ici, mon jeune maître ? Oh ! je le sais, monsieur Fabien, je le sais. Tenez, à G…, au bureau de poste, on m’a remis une lettre pour lui, une lettre qui est arrivée à Paris après votre départ, et qu’on a adressée de Paris à l’Orangerie.

 

– Et d’où vient-elle, cette lettre ? demanda Fabien.

 

– Elle vient d’Espagne.

 

Rocambole entendit, poussa un cri de joie, et dit à Joseph :

 

– Cours me chercher cette lettre.

 

Une lettre d’Espagne !… C’était Conception qui lui écrivait, Conception qui l’aimait toujours.

 

Et Rocambole oublia momentanément ses terreurs, ses remords, le vol du portrait, Baccarat ; il oublia tout pour rompre le cachet de cette lettre, que Joseph lui rapporta quelques minutes après, tandis que M. d’Asmolles interrogeait l’intendant de l’Orangerie sur le vol du portrait.

 

Lettre de Conception

 

Mon ami,

 

Voici huit grands jours que je ne vous ai écrit.

 

Bien certainement, vous allez accuser votre Conception de vous avoir oublié, et cependant il faut que je vous dise que depuis ces jours, comme avant, comme toujours, il ne s’est pas écoulé une minute de ma vie qui n’ait été pour vous.

 

Ma dernière lettre était datée de Sallandrera. Nous y sommes demeurées six semaines, ma mère et moi, pleurant ce bon père que vous avez connu, priant pour lui avec l’espoir que nos prières seraient inutiles.

 

Dieu l’a reçu dans son sein, sans doute, à l’heure même de sa mort.

 

Maintenant, mon ami, je vous écris de la Grenadière, cette autre terre de notre famille où s’est écoulée mon enfance et qui est située entre Cadix et Grenade, au milieu de ce paradis des Maures qu’on a nommé l’Andalousie. C’est ici que se groupent tous les souvenirs heureux ou néfastes de ma jeunesse. C’est près de la Grenadière que don Pedro a été empoisonné par les frères de la Gitana, qui aimait l’infâme don José et devait le tuer lui-même six ans plus tard.

 

Mais rassurez-vous, mon ami, je ne suis point venue chercher à la Grenadière le souvenir de don Pedro. Mon cœur n’est qu’à vous, à vous pour toujours. Je suis venue ici avec ma mère… devinez, mon ami… dans le seul but de hâter notre union.

 

Vous le savez, les usages, en Espagne, sont très rigides à l’endroit du deuil.

 

Le jour où la mort est entrée dans notre maison et m’a faite orpheline, j’allais devenir votre femme, au pied des autels et devant les hommes.

 

Ah ! si mon père avait été le maître de sa destinée, s’il avait pu prolonger sa vie de quelques heures, il l’eût fait dans le but unique de me laisser un protecteur.

 

Hélas ! Dieu ne l’a point voulu.

 

Quand nous sommes arrivées à Sallandrera, ma mère et moi, conduisant la dépouille mortelle de mon père, nous avons été reçues par mon oncle au second degré, c’est-à-dire le neveu de ma grand-mère paternelle. Mon oncle, vous le savez, est archevêque de Grenade, c’est-à-dire l’un des plus hauts dignitaires de l’Église espagnole.

 

C’est lui qui a officié dans la lugubre cérémonie qui a précédé la descente du corps dans les caveaux de Sallandrera. Il a demeuré huit jours avec nous, mêlant ses larmes aux nôtres. Puis, la veille de son départ, il a eu avec ma mère un entretien dont je n’ai connu le but et le résultat que ces jours-ci.

 

– Ma chère cousine, a-t-il dit à ma mère, la mort subite du duc vous a placée dans une position pénible et tout exceptionnelle vis-à-vis de votre fille. Conception allait, le jour même, épouser M. de Chamery, quand la mort a frappé votre époux. Elle aimait son fiancé, n’est-ce pas ?

 

À quoi ma mère a répondu :

 

– Elle l’aimait éperdument ; à ce point que je crains pour sa santé et sa raison, depuis que ce mariage se trouve forcément reculé de plusieurs mois.

 

– Ma cousine, répondit l’archevêque, la loi religieuse, en Espagne, assigne, comme le délai le plus court à observer, dans ce cas-là, un intervalle de deux mois et demi.

 

– Je le sais, dit ma mère.

 

– Mais il y a au-dessus de la loi religieuse, poursuivit l’archevêque, une loi bien autrement tyrannique : c’est l’usage ou plutôt ce qu’on nomme les convenances.

 

– Je le sais encore, répliqua ma mère.

 

– Or, reprit monseigneur de Grenade, si Conception retourne à Paris, si elle épouse avant la fin de son deuil le marquis de Chamery, elle froissera tous les préjugés, et la noblesse espagnole jettera les hauts cris !…

 

À ces paroles de l’archevêque, ma mère soupira profondément.

 

L’archevêque reprit :

 

– Comme vous, je me suis aperçu de l’altération subite de la santé de notre chère Conception. La douleur d’avoir perdu son père se décuple en elle de l’éloignement indéfini de son mariage, et, comme vous, je suis effrayé. Mais, ajouta mon oncle avec cette bonté inépuisable de certains vieillards, allez donc dire au monde qu’elle aime son fiancé et que, si on ne l’unit promptement à lui, elle est capable d’en mourir !

 

Ma mère regardait l’archevêque et ne savait où il en voulait venir.

 

Il continua :

 

– Eh bien ! ma cousine, j’ai peut-être trouvé le moyen de tout concilier.

 

– Vraiment ! fit ma mère avec joie.

 

– Les préjugés du monde, la loi religieuse et le bonheur de notre enfant…

 

– Comment ?… que comptez-vous donc faire ? demanda ma mère avec vivacité.

 

– Écoutez-moi bien… vous allez voir ; mais d’abord répondez-moi bien clairement sur de certains détails que je ne possède que vaguement.

 

– Parlez…

 

– Le feu duc a institué sa fille sa légataire universelle ?…

 

– Oui, certes !…

 

– C’est par contrat de mariage qu’il a transmis à son gendre futur sa grandesse, son titre de duc, et le droit d’ajouter à son nom le nom de Sallandrera, n’est-ce pas ?

 

– Oui, et la veille de sa mort, répondit ma mère, il écrivit une lettre à Sa Majesté notre reine pour la supplier de ratifier cette cession par lettres patentes.

 

– Voilà précisément, dit l’archevêque, ce que je voulais savoir.

 

– Ah !

 

– Et ce qui probablement, pour ne pas dire à coup sûr, me permettra de tout concilier.

 

– Expliquez-vous, monseigneur…

 

– Sa Majesté, poursuivit l’archevêque, a daigné plusieurs fois prendre en considération mon grand âge et le zèle avec lequel j’ai toujours rempli ma mission évangélique.

 

– Oh ! je le sais, dit ma mère.

 

– Je vais aller à Madrid, je verrai Sa Majesté ; je lui exposerai notre situation et je la supplierai de se souvenir des services rendus par feu notre cher duc…

 

– Eh bien ?

 

– La reine, je l’espère, accordera l’entérinement des lettres patentes. Ensuite, sur ma demande, elle nommera le marquis de Chamery à un poste diplomatique lointain. Précisément, en ce moment, je sais qu’il est question d’envoyer au Brésil un plénipotentiaire. On veut un grand nom, une grande fortune. Personne n’a encore été désigné ; mais je sais qu’il était question, il y a deux mois, d’offrir cette haute mission au duc de Sallandrera… Sa mort, arrivée comme un coup de foudre, a tellement surpris la cour et si vivement affecté Sa Majesté, que bien certainement elle n’aura point encore songé à lui désigner un successeur.

 

– Je ne comprends pas bien encore, murmura ma mère.

 

– La dernière fois que j’ai obtenu la faveur d’être reçu par Sa Majesté, et il y a de cela quinze jours à peine, la reine daigna me parler du duc. Je me suis permis de lui faire observer que la mort récente de don José l’avait si fort affligé, qu’il refuserait probablement l’honneur d’une ambassade. À quoi la reine me répondit : « Si je l’en prie, au lieu d’ordonner, le duc ne me refusera pas. » Et Sa Majesté allait écrire au duc, acheva l’archevêque, quand la nouvelle de sa mort nous arriva comme un coup de foudre.

 

– Mon cousin, interrompit ma mère, en quoi tout cela peut-il avancer le mariage de Conception ?

 

– Vous allez le voir. Je vais partir pour Madrid. Si, en faveur des services du feu duc, je puis obtenir de Sa Majesté qu’elle autorise l’époux de sa fille à porter son nom et à hériter de son titre et de sa grandesse, j’obtiendrai également qu’on lui donne la mission qui devait être confiée au feu duc.

 

– Bien.

 

– Or, cette mission est pressée. Il faut que le nouvel ambassadeur parte avant deux mois. Par conséquent, le marquis de Chamery devra quitter Paris sur-le-champ, venir en Espagne et se faire naturaliser espagnol. Mais les lettres patentes et la nomination au poste diplomatique ne peuvent avoir lieu qu’après la célébration du mariage…

 

– Évidemment, dit ma mère.

 

– Alors, acheva l’archevêque, cette raison majeure étant trouvée, le mariage n’a plus rien de choquant pour l’usage, et l’on conçoit que Mlle de Sallandrera ne se marie aussi tôt que parce que son fiancé ne peut être fait ambassadeur qu’après être devenu son époux.

 

– Ah ! s’écria ma mère, vous êtes un saint homme et le meilleur des parents, mon cousin.

 

L’archevêque ajouta :

 

– Ne dites rien de tout cela à Conception. Je puis ne pas réussir, et alors cette espérance déçue lui ferait un mal affreux. Attendez que je vous écrive de Madrid.

 

Ma mère le lui promit et l’archevêque partit le lendemain.

 

Un mois après, mon ami [poursuivait Conception dans sa lettre], ma mère m’annonça que nous partions pour la Grenadière.

 

Je vous avais écrit la veille – il y a huit jours de cela –, je voulus vous écrire à nouveau pour vous annoncer notre départ. Mais ma mère me répondit :

 

– Tu écriras dans huit jours ; pas avant.

 

– Pourquoi ? demandai-je.

 

– Parce que, me répondit-elle, tu auras peut-être une bonne nouvelle à donner à ton fiancé.

 

Et comme ma mère avait un air mystérieux, j’ai attendu ; mais ces huit jours de silence m’ont coûté bien cher, mon ami. J’avais tant besoin de causer avec vous et de vous dire que mon cœur et ma pensée n’avaient point quitté Paris !…

 

La veille de notre départ de Sallandrera, ma mère avait reçu de l’archevêque ce billet laconique :

 

« Ma chère cousine,

 

« Tout est en bonne voie, et j’espère parvenir à mon but. Quittez Sallandrera, allez à la Grenadière et ne dites rien encore à notre petite Conception. »

 

À notre arrivée ici, ma mère a trouvé une seconde lettre de l’archevêque, et alors elle m’a tout dit.

 

X

Conception continuait :

 

Voici la seconde lettre de mon oncle l’archevêque :

 

« Ma chère cousine,

 

« La reine se rend à Cadix.

 

« La Grenadière se trouve sur la route qui conduit à cette dernière ville.

 

« J’ai la promesse de Sa Majesté qu’elle s’arrêtera chez vous comme par hasard. Elle vous fera son compliment de condoléance, et pour vous témoigner la bienveillante estime qu’elle avait pour feu le duc de Sallandrera, elle fera Conception dame d’honneur. Or, comme pour être dame d’honneur il faut avoir un époux, ce sera là une raison plus que suffisante pour couper court aux médisances du monde.

 

« Vous trouverez ma lettre à la Grenadière.

 

« Aussitôt arrivée, envoyez-moi un messager à Grenade, où je retourne sur-le-champ, et je me hâterai de me rendre auprès de vous.

 

« À vous, etc. »

 

Ma mère m’a tout raconté alors, mon ami.

 

Maintenant, voici ce qui s’est passé :

 

Nous étions arrivées depuis la veille et je venais de vous écrire tout cela lorsque Pepa, ma femme de chambre, pénétrant chez moi à huit heures du matin, me dit :

 

– Mademoiselle, tout le château est en émoi.

 

– Pourquoi ? demandai-je.

 

– Parce qu’un nombreux cortège suit le chemin qui conduit de la grande route ici.

 

Vous le savez, la Grenadière est située sur la hauteur.

 

– Regardez plutôt, mademoiselle, ajouta Pepa en ouvrant la fenêtre.

 

Je courus à mon balcon, et voici ce que je vis : Un[4] carrosse traîné par huit mules harnachées d’or, avec des plumets blancs, gravissait au pas le chemin du château. Aux deux côtés du carrosse il y avait deux hommes à cheval. Un piqueur galonné d’or marchait en avant.

 

– Mais c’est la reine ! m’écriai-je.

 

Ma mère entra précipitamment dans ma chambre.

 

– La reine ! dit-elle à son tour, la reine !

 

Je fus habillée en un clin d’œil et, ma mère me prenant par la main, nous courûmes au-devant de Sa Majesté, que nous rencontrâmes au moment où le carrosse atteignait la porte d’entrée du château.

 

La reine donna sa main à baiser à ma mère et lui dit :

 

– Duchesse, je n’ai pas voulu passer aussi près de votre habitation sans m’y arrêter pour vous témoigner toute l’affliction que j’ai éprouvée de la perte d’un fidèle et loyal sujet tel que le feu duc.

 

Ma mère baisa la main de Sa Majesté et fondit en larmes.

 

La reine a daigné se reposer deux heures à la Grenadière. Pendant ces deux heures, elle s’est entretenue avec ma mère et moi de mon père et de vous.

 

En nous quittant, elle m’a dit :

 

– Madame de Chamery-Sallandrera, je vous fais ma dame d’honneur. Ah ! mon ami, ce mot, ce nom qu’elle m’a donné m’ont bouleversée et j’ai cru que j’allais mourir de joie.

 

La reine est partie en ajoutant :

 

– Je séjournerai un mois à Cadix. Je vous y attends, duchesse.

 

Ma mère s’est inclinée.

 

Mon oncle l’archevêque est arrivé quelques jours après le départ de Sa Majesté. Sa Grandeur possède à Cadix une maison que nous habiterons durant le séjour de la reine. C’est de là que je vous écrirai dans trois jours.

 

Quoi qu’il en soit, mon ami, préparez-vous à venir en Espagne sous peu. L’heure de notre bonheur n’est pas loin.

 

À vous, toujours et partout,

 

CONCEPTION.

 

P.-S. – Ma mère vous serre affectueusement les deux mains, et j’embrasse ma bonne petite sœur Blanche.

 

Rocambole avait lu cette lettre avec une émotion profonde. Elle lui arrivait comme un réactif puissant au milieu de ses angoisses, de ses vagues terreurs. Conception l’aimait, la reine d’Espagne s’était occupée de lui, ses ennemis étaient morts… Qu’avait-il donc à craindre ?

 

– Je suis un trembleur et un fou, se dit-il, et parce que j’ai tué sir Williams et que cette vieille canaille avait prétendu qu’il était ma bonne étoile, j’en ai conclu que tout était perdu… Allons donc ! je mourrai dans la peau d’un ambassadeur !

 

Et Rocambole se prit à rire. Puis il se mit en quête de rejoindre Fabien et le vieil Antoine.

 

Ce dernier venait de raconter au vicomte les plus petites circonstances qui avaient précédé et suivi l’arrivée du voyageur inconnu et le vol du portrait.

 

– Mais enfin, lui dit Fabien, comment se nomme-t-il, ce jeune homme que Joseph prétend être une femme ?

 

– J’ai sa carte dans ma poche, la voilà, répondit Antoine.

 

Fabien prit la carte et, quittant le perron sur les marches duquel il avait causé jusque-là, il traversa le vestibule et entra dans la salle à manger, où le souper était servi, et qui était éclairée par deux candélabres placés sur la cheminée.

 

Fabien s’en approcha et jeta les yeux sur la carte.

 

Antoine avait suivi Fabien et tournait le dos à la porte.

 

En ce moment, sur le seuil de cette porte, Rocambole venait d’apparaître.

 

Fabien lut :

 

Le marquis don Inigo de los Montès.

 

À ce nom, Rocambole recula et devint livide. Ce nom, c’était le sien, ou plutôt c’était celui sous lequel il avait essayé de séduire autrefois madame la comtesse de Kergaz.

 

Heureusement pour lui, Fabien et le vieil Antoine lui tournaient le dos ; sans cela, ils l’eussent vu chanceler et reculer comme saisi de terreur.

 

– Voilà un nom que j’entends prononcer pour la première fois, dit Fabien.

 

Il se retourna, aperçut Rocambole et lui dit :

 

– Est-ce que tu connais le marquis don Inigo de los Montès ?

 

Rocambole retrouva en cette circonstance le merveilleux sang-froid qui l’avait tant servi jadis.

 

– Non, répondit-il.

 

Le vieil intendant, qui croyait toujours avoir affaire au vrai marquis de Chamery, s’élança alors vers Rocambole :

 

– Mon maître, mon cher maître… murmura-t-il.

 

– Ah ! te voilà, mon vieux ! dit le faux marquis ; va, ne te gêne pas, tu peux m’embrasser…

 

Et Rocambole se laissa très bien prendre dans les bras du vieillard, qui l’entraîna vers la cheminée, sous le feu des bougies, en lui disant :

 

– Oh ! venez, monsieur Albert, venez… voyons si vous vous ressemblez encore…

 

Et, pendant quelques secondes, il le regarda avec avidité, et comme s’il eût voulu retrouver un visage d’enfant dans ce visage d’homme.

 

– C’est drôle, dit-il enfin, je ne vous aurais jamais reconnu, monsieur Albert… vous ne vous ressemblez plus.

 

– Oh ! mais moi, mon vieil ami, répondit Rocambole, je t’aurais reconnu parfaitement. Sais-tu que tu n’as presque pas vieilli ?

 

Antoine hocha la tête.

 

– J’ai pourtant soixante-huit ans bien sonnés, dit-il. (Et regardant toujours le faux marquis :) C’est bizarre, dit-il, vous n’avez rien, absolument rien du monsieur Albert d’autrefois.

 

Rocambole sentait son cœur battre à outrance.

 

– Vieil imbécile, pensait-il, est-ce que tu aurais l’audace de me renier ?

 

Fabien interrompit l’intendant.

 

– Ainsi, dit-il à Rocambole, tu ne connais pas le marquis don Inigo de los Montès ?

 

– Ma foi non !

 

– Ni personne qui réponde à son signalement ?

 

– Personne.

 

– Joseph prétend que c’est une femme, dit l’intendant.

 

– Dans tous les cas, dit Rocambole, qui voulait à tout prix faire bonne contenance, tu as fait un vrai pas de clerc, mon vieil ami, en allant porter une plainte chez le commissaire de police.

 

– Je suis de cet avis, dit Fabien.

 

Et il tendit à Rocambole la carte que l’intendant lui avait remise. Rocambole y jeta les yeux et reconnut sur-le-champ que cette carte lui avait appartenu. C’étaient bien les mêmes armoiries, la même grandeur, le même caractère. La porcelaine du papier, légèrement jaunie, attestait une origine déjà ancienne.

 

 

Deux heures plus tard, le faux marquis de Chamery était chez lui, dans sa chambre bleue, et se promenait à grands pas, en proie à une agitation extrême.

 

– Maintenant, se disait-il, je n’ai plus de doute. Ce jeune homme blond, qui est venu ici, qui a pris le nom que je portais autrefois, qui est venu voler un portrait, ce jeune homme, c’est une femme. Cette femme, c’est Baccarat !

 

Et au nom de Baccarat, qui vint expirer sur ses lèvres, le faux marquis de Chamery frissonna jusqu’à la moelle des os, comme avait frissonné le marquis don Inigo, et, avant lui, le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois. Tout à coup, il s’arrêta brusquement. Un soupçon terrible venait de traverser son esprit comme un éclair.

 

– Pourquoi donc a-t-elle volé ce portrait ? se demanda-t-il.

 

Et soudain, il songea au véritable marquis, à Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, qu’il avait abandonné au fond d’une crevasse, sur un îlot désert, deux années auparavant, avec la conviction que cette crevasse serait son tombeau.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu !… se dit-il en frémissant, s’il n’était pas mort ! s’il allait revenir !… Oh ! ce portrait… pourquoi a-t-elle volé ce portrait ?…

 

On frappa en ce moment à la porte.

 

– Entrez ! dit brusquement Rocambole, qui éprouva soudain le besoin d’une distraction quelconque.

 

La porte s’ouvrit, Antoine entra.

 

Il était alors près de minuit.

 

– Pardonnez-moi, monsieur Albert, dit l’intendant, d’entrer chez vous aussi tard… mais je vous ai entendu marcher et j’ai pensé que vous aviez peut-être besoin de quelque chose.

 

– Je n’ai besoin de rien, mon ami, répondit le faux marquis, s’efforçant de prendre un air calme et souriant.

 

Le vieil Antoine fit un pas de retraite.

 

– Reste donc, lui dit Rocambole. Assieds-toi, mon vieux, nous causerons.

 

Antoine s’assit et se reprit à le regarder attentivement.

 

– C’est singulier, monsieur Albert, dit le vieillard, comme vous êtes changé.

 

– Tu trouves ?

 

– Ordinairement, il reste dans les traits de l’homme quelque chose des traits de l’enfant…

 

– Et moi, il ne me reste rien ? fit Rocambole, qui, à son tour, examina avec attention le vieil Antoine.

 

– Rien, rien absolument. Je cherche votre sourire, ce n’est pas le même ; ce n’est pas votre regard. Vous aviez l’œil bleu, il est devenu gris…

 

Le faux marquis se sentit pâlir sous le regard de l’intendant.

 

Ce dernier reprit :

 

– Ce serait à croire qu’on vous a changé aux Indes, comme on change les enfants en nourrice.

 

– Vieux fou ! dit Rocambole, qui eut un rire funèbre et dont les dents se prirent à claquer. Tiens, rends-moi le service d’être mon valet de chambre. Retire-moi mes bottes, qui me font souffrir horriblement, et laisse-moi me coucher ensuite.

 

En disant cela, Rocambole s’assit dans un grand fauteuil. Puis il étendit la jambe droite.

 

Cette jambe devait être celle qui, d’après les souvenirs bien exacts du vieil Antoine, portait la tache de vin ; tache indélébile, et que le temps ne pouvait faire disparaître.

 

Le faux marquis portait un pantalon de coutil fort large. Antoine s’agenouilla devant le fauteuil, retroussa le pantalon et se mit en devoir de tirer la botte. Le faux marquis était assis auprès de la cheminée. Sur la cheminée, il y avait deux flambeaux qui jetaient une clarté assez vive, clarté qui tomba sur la jambe nue du marquis. Soudain, une exclamation de surprise échappa à Antoine.

 

– Qu’as-tu donc ? demanda Rocambole.

 

– Ce que j’ai !… ce que j’ai !… balbutia le vieillard… N’est-ce pas là votre jambe droite ?

 

– Oui, certes.

 

– Eh bien ! sur cette jambe, entre le mollet et le genou, vous aviez…

 

Rocambole fit un brusque mouvement.

 

En même temps le vieil Antoine, pour la première fois, jeta à son maître un regard soupçonneux.

 

Rocambole fut pris d’un tremblement nerveux :

 

– Que me chantes-tu là ? fit-il.

 

– La vérité.

 

– Qu’avais-je donc à la jambe droite ?

 

– Une marque indélébile.

 

– Tu es fou !

 

– Oh ! non, dit le vieillard, qui regardait toujours fixement Rocambole, je ne suis pas fou. Cette marque…

 

– Eh bien ! elle a disparu avec le temps. Ne sais-tu pas que, chez l’homme, si la forme demeure la même, la matière se renouvelle sans cesse, et que les cicatrices…

 

Ce dernier mot fut un trait de lumière pour Antoine.

 

– Vous mentez ! dit-il, il ne s’agit point d’une cicatrice, mais bien d’une tache de vin… une tache que rien n’efface…

 

– Drôle ! je crois que tu m’as donné un démenti ! s’écria le marquis en colère.

 

– Vous n’êtes pas le marquis de Chamery, vous n’êtes pas mon maître ! s’écria le vieillard.

 

Ces mots furent comme un coup de foudre pour l’imposteur ; il se vit perdu, et cependant il essaya de faire bonne contenance.

 

– Vieux radoteur, dit-il, je te jetterais par la fenêtre, si je ne t’aimais tant et si tu ne m’avais élevé.

 

Mais Antoine avait pris une attitude hostile :

 

– Eh bien ! dit-il, si vous êtes le marquis de Chamery, montrez-moi votre poitrine.

 

– Pourquoi ?

 

– Montrez-la-moi !

 

– Mais… tu me donnes des ordres ?

 

– Peut-être…

 

– Insolent !

 

– Monsieur, dit le vieillard avec une énergie subite, vous me ferez châtier si j’ai menti ; mais, en attendant, montrez-moi votre poitrine toute nue, ou j’appelle à l’aide, au secours, et, devant tout le monde, je soutiens mon dire…

 

Cette menace eut un puissant effet sur Rocambole. Pendant un moment, il se sentit dominé par le vieillard. Machinalement, il déboutonna son gilet, sa chemise. Alors, Antoine prit un flambeau et, examinant la poitrine du faux marquis, dit lentement :

 

– Si vous êtes réellement le marquis de Chamery, vous devez avoir sous le sein gauche une cicatrice carrée. Cette cicatrice provient d’un fleuret qui s’est cassé sur votre poitrine à l’âge de huit ans.

 

Et Antoine jeta un nouveau cri :

 

– Je vois bien, un peu plus bas, la trace triangulaire d’un coup de poignard, mais le trou du fleuret n’existe pas.

 

Et le vieillard répéta avec force :

 

– Vous n’êtes pas le marquis de Chamery, et vous l’avez assassiné, sans doute !

 

– Tais-toi ! s’écria Rocambole, qui s’élança sur le vieillard et le saisit à la gorge ; tais-toi !

 

XI

Le faux marquis de Chamery était livide. Ses yeux venaient de s’injecter de sang tout à coup, sa gorge crispée laissait échapper un sourd rugissement, les veines de son cou s’étaient gonflées et ses lèvres se bordaient d’une légère écume blanche. L’élégant marquis de Chamery, le sportsman, l’homme du monde, avait disparu pour faire place au bandit. C’était bien toujours l’élève de sir Williams, Rocambole l’assassin !

 

Le vieil Antoine était encore assez vigoureux, en dépit de son âge, et il essaya de lutter et de se défendre.

 

Mais Rocambole l’avait saisi à la gorge, et ses mains de fer l’empêchaient de crier.

 

– Tais-toi ! répéta le bandit, tais-toi ou je te tue !

 

En ce moment, une grande horloge qui se trouvait sur le repos de l’escalier du château sonna minuit.

 

– Tout le monde est couché, tout le monde dort, dit Rocambole ; je vais te tuer, on ne m’entendra pas.

 

Et il le poussa violemment vers son lit, sur lequel il le coucha, et l’y tint immobile.

 

Rocambole croyait avoir affaire à un lâche :

 

– Si tu ne me jures pas de te taire, lui dit-il, je t’étrangle !

 

Mais Antoine lui jeta un regard de mépris et essaya de se dégager.

 

– Tais-toi ! continua Rocambole, et je te ferai riche. Je te donnerai cent mille francs et la maison qui est au bout du parc… car ton maître est mort… Le vrai marquis, pour le monde entier, c’est moi… et on ne te croirait pas, si tu parlais. Voyons, réponds-moi, me garderas-tu le secret ?

 

Et Rocambole desserra un peu la gorge du vieillard.

 

– Assassin ! murmura celui-ci, arrière ! assassin !

 

– Ah ! ma foi ! dit le bandit, il arrivera ce qu’il pourra… Je te tue !

 

Et il serra plus fort la gorge du vieillard, qui s’agitait convulsivement et ne parvenait point à se dégager, car Rocambole s’était couché sur lui et lui avait posé son genou sur la poitrine.

 

Cependant Rocambole ne l’étrangla point.

 

Antoine était au pouvoir du bandit, à cette heure avancée de la nuit, tout le monde dormait au château, et comme le vieillard ne pouvait ni se dégager ni crier, le bandit avait le temps de réfléchir. L’accès de fureur qui s’était d’abord emparé de Rocambole fit bientôt place au sang-froid cruel des malfaiteurs, lorsqu’ils se sont rendus maîtres de la situation.

 

– Mon bonhomme, dit le faux marquis en ricanant, j’ai vingt-huit ans, je suis fort comme un Turc, et tu ne te dégageras pas. Je te tiens à la gorge et tu ne crieras pas… Tu as mon secret, et il faut que ce secret n’appartienne qu’à moi… Comprends-tu ? Tu vas donc mourir… et je vais réfléchir à ton genre de mort.

 

En effet, Rocambole, à qui la lucidité d’esprit ordinaire était revenue, n’avait pu se dissimuler que rien n’était moins facile pour lui que d’assassiner le pauvre serviteur, de façon que l’on pût croire à un suicide. D’ailleurs Antoine était un joyeux vieillard qui tenait à la vie, n’avait aucun souci sérieux, aucun chagrin, et, comme il n’était que médiocre buveur, il était peu probable qu’on pût attribuer son suicide à un état d’ivresse.

 

– Si je l’étrangle, pensa Rocambole, on verra toujours la marque de mes doigts…

 

À côté du lit il y avait un guéridon qui servait de table de nuit. Sur ce guéridon était un vide-poche à quatre compartiments. L’un de ces compartiments formait une pelote et, sur cette pelote, Rocambole, une heure auparavant, avait piqué une grosse épingle en or qui lui servait à attacher sa cravate. Cette épingle frappa les regards du bandit, et soudain il eut une inspiration – une inspiration atroce, infernale.

 

– Tu vas mourir d’apoplexie foudroyante, dit-il au vieil Antoine.

 

Soudain il retourna le vieillard la face sur l’oreiller, lui enterrant pour ainsi dire le visage dans les couvertures, de façon à l’empêcher de crier, alors même qu’il n’étreindrait plus sa gorge. Puis, le maintenant immobile de la main gauche, il prit l’épingle de la droite, et la lui enfonça sous la nuque.

 

Le vieillard fit un soubresaut terrible qui jeta Rocambole au milieu de la chambre ; puis il retomba et demeura immobile. L’épingle avait piqué la moelle allongée, et la mort avait été instantanée.

 

Rocambole revint alors vers le lit et s’assura que le vieil Antoine ne remuait plus, et alors il prit un flambeau et retira l’épingle.

 

L’épingle avait fait un trou imperceptible et duquel une toute petite goutte de sang s’échappait. Le bandit essuya ce sang avec son doigt et put se convaincre que le trou de l’épingle se perdait dans l’épaisse chevelure blanche du vieillard.

 

– Il n’y a, se dit-il alors, qu’un médecin habile qui pourrait reconnaître la cause de la mort du bonhomme. Le brave chirurgien du village qu’on enverra chercher certifiera des deux mains qu’il a succombé à une apoplexie.

 

Après avoir replacé l’épingle sur la pelote, Rocambole examina le cou et les poignets du mort. Ils ne portaient aucune trace de son étreinte.

 

– Il avait une vieille peau jaune qui ne se marquait pas aisément, murmura le bandit. Et, ajouta-t-il, voilà un imbécile qui dément victorieusement l’assertion que la mémoire est un don de Dieu. S’il n’avait pas eu si bonne mémoire, s’il ne s’était pas souvenu de la tache de vin, je l’aurais laissé mourir tranquillement de sa belle mort, dans sa bonne peau d’intendant, et je lui aurais permis de m’adorer.

 

Cette oraison funèbre terminée, Rocambole ouvrit la porte du cabinet de toilette, prit le cadavre à bras-le-corps et l’y transporta. Là, il le coucha dans un coin et le cacha sous des couvertures.

 

– Avisons maintenant, se dit-il, à nous innocenter complètement. Il faut que je porte le bonhomme dans sa chambre, que je le déshabille et qu’on le trouve dans son lit. Mais… où est sa chambre ?

 

Rocambole ferma la porte du cabinet de toilette, et, pour plus de précaution, il mit la clef dans sa poche. Puis il prit son bougeoir, sortit de la chambre bleue sur la pointe du pied et gagna le corridor.

 

Deux années auparavant, quand, déguisé en mendiant et affublé d’une barbe rouge, Rocambole était venu à l’Orangerie, il avait examiné bien des choses, mais il n’avait pas prévu qu’il serait obligé de tuer le vieil Antoine et il ne s’était pas préoccupé, par conséquent, de savoir où couchait le bonhomme.

 

Le château de l’Orangerie était vaste, heureusement il n’était pas peuplé. Le personnel ordinaire du château se composait de quatre domestiques mâles et d’une vieille cuisinière nommée Marion. Les garçons de ferme, les bouviers, etc., logeaient dans les bâtiments d’exploitation. Le marquis était arrivé à l’Orangerie avec un seul valet de chambre et son beau-frère le vicomte d’Asmolles. C’était donc en tout huit personnes qu’abritait le toit vermoulu du château.

 

Il était plus que probable que les domestiques étaient logés au deuxième étage. Mais il était probable aussi que le vieil Antoine, en sa qualité d’intendant, avait choisi pour logis quelque chambre du premier où il s’était confortablement installé pendant la longue absence de ses maîtres.

 

– Voyons, se dit Rocambole qui s’arrêta, son bougeoir à la main, dans le corridor, réfléchissons un peu. Cet imbécile d’Antoine est venu frapper à ma porte et il est entré chez moi en me disant qu’il m’avait entendu marcher ; il est donc vraisemblable que sa chambre est près d’ici. Il était sans doute obligé de passer devant la mienne pour aller se coucher. À tout hasard, suivons le corridor.

 

Le corridor dans lequel Rocambole s’engageait faisait tout le tour du château et s’allongeait à droite et à gauche du grand escalier.

 

La chambre de M. d’Asmolles était à droite, celle de Rocambole à gauche.

 

Ce fut du côté gauche que le faux marquis poursuivit ses investigations.

 

Il fit une trentaine de pas sur la pointe du pied, et aperçut tout à coup un filet de lumière qui passait sous une porte. Alors il souffla son bougeoir, avança avec la plus grande précaution et colla son œil au trou de la serrure. Le premier objet qui frappa ses regards fut une table sur laquelle il vit une lampe et, auprès de la lampe, une grosse tabatière en argent. Cette tabatière, il s’en souvint, il l’avait vue dans les mains de l’intendant durant la soirée.

 

La chambre était meublée d’un grand lit à baldaquin et de vieux fauteuils. Aux murs étaient accrochés des vêtements et un fusil de chasse.

 

Rocambole prêta l’oreille un moment, car il ne pouvait découvrir par le trou de la serrure la pièce tout entière.

 

Il écouta pour s’assurer qu’elle était déserte, puis, comme il n’entendait aucun bruit et que la clef se trouvait sur la porte, il se décida à ouvrir et entra. La serrure ne grinça point, la porte ne cria point sur ses gonds, et, en pénétrant dans la chambre, Rocambole n’eut plus le moindre doute : c’était bien le logis du père Antoine.

 

Le lit était défait et attestait que le vieillard se préparait à se coucher lorsqu’il était allé souhaiter le bonsoir à celui qu’il croyait son jeune maître. Rocambole vit sur une chaise le bonnet de coton blanc du vieillard, et il remarqua au pied du lit ses pantoufles de tapisserie usées par vingt années de service.

 

Auprès de la lampe et de la tabatière, le Journal d’Indre-et-Loire était encore couvert de sa bande, qui portait cette adresse imprimée :

 

Monsieur Antoine, régisseur du château de l’Orangerie.

 

Ce dernier indice était infaillible.

 

Rocambole laissa la porte entrouverte, ralluma son bougeoir et rentra chez lui.

 

Le plus profond silence régnait toujours dans le château.

 

Le faux marquis, dont le sang-froid rappelait les beaux jours de l’élève de sir Williams, pénétra alors dans le cabinet de toilette, chargea le cadavre du vieillard sur ses épaules et, sans plier sous le faix, le porta dans la pièce voisine, où il s’enferma prudemment. Puis il déshabilla le mort, le coiffa de son casque à mèche, le coucha dans son lit, ramena les couvertures jusque sous son menton et, lorsqu’il lui eut donné la position d’un homme que la mort a surpris pendant son sommeil, il déchira la bande du journal, le froissa à demi, approcha la table de chevet pour faire croire que le bonhomme avait lu avant de s’endormir, et enfin il éteignit la lampe.

 

Une difficulté qu’il n’avait point prévue l’arrêta alors un moment.

 

– Il est évident, se dit-il, que le bonhomme ne se couchait pas la clef sur la porte et devait avoir l’habitude de s’enfermer. Comment faire pour sortir d’ici et laisser la porte fermée en dedans ?

 

Rocambole regarda autour de lui et passa une inspection minutieuse des lieux.

 

La chambre du père Antoine était spacieuse et avait trois portes.

 

La première, celle par laquelle Rocambole était entré, donnait sur le corridor. C’était celle-là qu’il devait absolument fermer en dedans pour que le crime eût toutes les apparences d’un accident.

 

La seconde, Rocambole put s’en convaincre, donnait sur un grand salon voisin. Celle-là était simplement fermée au pêne, et la clef n’était point dans la serrure.

 

La troisième communiquait avec le cabinet de toilette de la chambre bleue, et une grande armoire avait été placée devant. Rocambole ne songea point un seul instant à celle-là. D’abord elle était fermée à double tour, et ensuite, pour y passer, il aurait fallu déplacer l’armoire.

 

Ce fut donc vers celle qui donnait dans le grand salon que Rocambole porta ses regards. En passant son doigt dans la gâche, il s’aperçut qu’elle était fermée simplement au pêne.

 

Le marquis n’était pas homme à oublier ses anciennes habitudes, et il avait toujours sur lui un poignard. Il en introduisit la lame dans la gâche, exerça une pesée et parvint à repousser le pêne dans la serrure. La porte s’ouvrit.

 

Alors le faux marquis se trouva dans un grand salon dont les tentures fanées et les meubles couverts de poussière attestaient que depuis longtemps on n’y était entré.

 

Rocambole courut à la porte. La clé était dans la serrure, et cette porte donnait comme les autres sur le corridor.

 

– Je suis sauvé ! murmura-t-il.

 

Et il revint dans la chambre du mort, ferma la porte à double tour ; puis, son bougeoir à la main, il passa dans le salon et tira la porte sur lui. La porte se referma, et la secousse fit de nouveau glisser le pêne de la serrure dans la gâche.

 

– À présent, pensa Rocambole, il sera bien osé, celui qui prétendra que le vieil Antoine n’est point mort d’une attaque d’apoplexie…

 

 

Le lendemain, vers sept heures du matin, le faux marquis de Chamery entra dans la chambre à coucher de M. d’Asmolles.

 

Rocambole était calme et souriant comme un homme qui a parfaitement dormi et fait les rêves les plus agréables.

 

– Que penses-tu de cela ? dit-il.

 

Et il tendit la lettre de Conception au vicomte.

 

M. d’Asmolles la lut avec attention, puis il répondit en souriant : – Je pense qu’il faut que tu songes à te faire naturaliser espagnol le plus tôt possible.

 

M. d’Asmolles voulait sans doute accompagner cette réponse de quelques réflexions ; mais un bruit subit, des cris, des exclamations s’élevèrent dans le château, et un domestique accourut en disant :

 

– Ah ! Monsieur, Monsieur, quel malheur…

 

– Qu’est-ce que tu chantes là, Joseph ? demanda le vicomte.

 

– M. Antoine…

 

– Eh bien ?…

 

– Eh bien ! il est mort !… On l’a trouvé mort dans son lit !…

 

– C’est impossible ! s’écria Rocambole avec un accent de douleur du meilleur effet.

 

XII

Retournons maintenant en Espagne et transportons-nous à quinze jours de date environ de celui où nous avons vu Fernand Rocher et sa jeune femme dîner chez le capitaine Pedro C…, commandant du port de Cadix.

 

L’hôtel du gouvernement était illuminé. Un flot de peuple, de ce peuple espagnol indolent et plein d’activité à la fois, en encombrait les abords.

 

La reine, qui depuis quinze jours habitait Cadix, où elle prenait les bains de mer, avait daigné promettre qu’elle assisterait à une fête que la municipalité de cette ville donnait au profit des pauvres.

 

Dès neuf heures du matin, une longue file de voitures se rangea aux alentours de l’hôtel, après que chacune se fut arrêtée un moment devant le perron pour y déposer d’élégants cavaliers et de belles señoras. Le bal était costumé. Tous les règnes, toutes les époques, tous les pays, s’y trouvaient représentés par les plus chatoyants et les plus riches costumes.

 

L’étiquette était celle-ci : le bal s’ouvrirait à neuf heures ; de neuf heures à minuit, les invités pourraient garder leurs masques ; à minuit, au moment où Sa Majesté ferait son entrée, tous les masques tomberaient. Le respect, on le devine, avait dicté cette mesure.

 

Or, neuf heures sonnaient au moment où une jolie calèche d’origine française vint tourner devant le perron.

 

Deux hommes et une femme en descendirent. Le premier, vêtu en seigneur de la cour de Louis XV, poudré à frimas, et portant galamment l’épée en verrouil, donnait le bras à une jolie marquise du même règne.

 

Tous deux étaient sans masque et la foule des invités pouvait se souvenir les avoir souvent rencontrés, depuis un mois, au théâtre, au bord de la mer et sur les promenades publiques.

 

C’étaient M. et Mme Fernand Rocher.

 

Le personnage qui les accompagnait portait l’uniforme blanc et bleu des cadets nobles de la garde impériale russe. C’était un tout jeune homme sans barbe, aux cheveux blonds, au regard plein de feu, et dont la désinvolture hardie semble accuser le caractère plein de résolution. Comme ses compagnons, il était sans masque.

 

Au moment où il pénétrait à la suite de M. et Mme Rocher dans le premier salon, un Espagnol, vêtu en Maure du temps des Abencerrages[5], dit à son voisin, gros pacha tunisien :

 

– Quel est donc ce jeune homme qui porte un uniforme russe ?

 

– C’est un Russe.

 

– Bah !… un vrai ?

 

– Un vrai Russe.

 

– Comment le nomme-t-on ?

 

– Ah ! répondit le premier interlocuteur, vous m’en demandez trop long. Il a un nom en ski ou en off impossible à prononcer et d’une orthographe bourrée de consonnes.

 

– Depuis quand est-il à Cadix ?

 

– Depuis trois jours.

 

– Où loge-t-il ?

 

– À l’hôtel des Asturies.

 

– C’est tout ce que vous savez ?

 

– Tout.

 

– Ma foi ! murmura le second Espagnol, il est plus beau qu’une femme.

 

Tandis qu’on s’entretenait ainsi de lui, le cadet russe traversait les salons et semblait y chercher quelqu’un. Ce quelqu’un, lui et Fernand Rocher l’eurent bientôt trouvé. C’était le capitaine Pedro C…, le commandant militaire du port.

 

Le jeune Russe et le capitaine se saluèrent, se prirent ensuite par le bras et gagnèrent les jardins de l’hôtel, illuminé a giorno.

 

Là, ils cherchèrent une allée solitaire.

 

– Eh bien ! dit le cadet russe, avez-vous réussi ?

 

– Oui, madame.

 

– Chut ! appelez-moi monsieur. Et puis, parlons français, ce qui est plus prudent.

 

– Soit, dit le capitaine.

 

– Voyons, qu’avez-vous fait ?

 

– Je suis allé ce matin même à la résidence royale. J’ai supplié Sa Majesté de ne point m’interroger, et j’ai obtenu carte blanche. Il m’a suffi d’ajouter qu’il y allait, à mes yeux, de l’honneur des plus beaux noms de l’Espagne.

 

Le cadet russe se laissa tomber sur un banc, et le commandant y prit place auprès de lui.

 

– Voici, dit ce dernier, le programme exact que je suis autorisé à suivre.

 

– J’écoute.

 

– Il va venir tout à l’heure, il se promène dans le bal, à travers la foule, sans jamais ôter son masque.

 

– Très bien.

 

– À minuit moins un quart il disparaîtra.

 

– Et puis ?

 

– Aussitôt que Sa Majesté sera partie, il reparaîtra au bal.

 

– Et… se démasquera-t-il ?

 

– Non, tant qu’il y aura beaucoup de monde.

 

– Alors, puisqu’il en est ainsi, pourquoi doit-il quitter le bal avant l’arrivée de Sa Majesté et n’y rentrer qu’après son départ ?

 

– Chère ma… pardon, dit le capitaine en riant, cher comte, veuillez réfléchir que, si innocent que soit notre protégé, il n’a point encore été réhabilité, et que sa présence dans le lieu où se trouvera notre souveraine aurait quelque chose de mortellement injurieux pour la majesté royale.

 

– C’est juste, vous avez raison.

 

– Donc, Sa Majesté partie, il reviendra.

 

– Mais… elle !

 

– Elle restera au bal.

 

– Malgré son deuil ?

 

– Sans doute. Elle y vient, parce que Sa Majesté l’a créée dame d’honneur. Elle restera au bal après le départ de Sa Majesté, parce que la reine, sans lui donner aucune explication, l’en priera.

 

– Et la reine ne vous a fait aucune question ?

 

– Aucune, car je me suis mis à ses genoux et lui ai dit humblement : « La grâce que j’implore de Votre Majesté sauvera peut-être d’une grande honte le dernier rejeton d’une famille d’hidalgos dont la noblesse se perd dans la nuit des temps. »

 

– Tout va bien, en ce cas, dit le cadet russe.

 

Et il tira de sa poche un masque de velours noir et le plaça sur son beau visage.

 

– Maintenant, commandant, ajouta-t-il, laissez-moi vous quitter. Je vais épier notre protégé.

 

– À bientôt donc, monsieur… le comte…

 

– Oh ! pardon, un mot encore…

 

– Parlez.

 

– Vous êtes bien certain qu’elle aura un domino noir avec un nœud de rubans gris sur l’épaule ?

 

– J’en suis certain.

 

– Quant à lui…

 

– Il aura son costume ordinaire et, comme il sera masqué, on trouvera le déguisement original, et l’on sera bien loin de soupçonner la triste vérité.

 

Le capitaine et son jeune compagnon quittèrent les jardins, regagnèrent les salons et se séparèrent.

 

Le premier se mit à la recherche de Fernand Rocher et de sa femme. Le second alla se placer dans le premier salon, par où forcément passait chaque invité en arrivant, et il attendit, toujours masqué et fort peu soucieux des intrigues qui se nouaient et se dénouaient autour de lui.

 

Il y avait quelques minutes qu’il se trouvait à ce poste d’observation, le bras gauche appuyé sur la caisse en marbre d’un oranger, lorsqu’un personnage apparut qui excita, par son costume bizarre, une curiosité et une rumeur extraordinaires. C’était un homme de taille moyenne, bien prise, et qu’à sa tournure on devinait être jeune, car un large masque dérobait son visage. Il marchait avec une aisance tout aristocratique, et la façon dont il salua et qui sentait son grand seigneur d’une lieue contrastait étrangement avec son costume.

 

Cet homme portait le pantalon de toile grise, la vareuse de laine rouge et le bonnet pointu des forçats.

 

– Ah ! par exemple ! murmura-t-on de toute part en le voyant entrer, voilà un original de première force.

 

– Je parie que c’est un Anglais, dit une jolie señora de vingt ans.

 

– Bah ! vous croyez, madame ?

 

– Un Anglais seul, répondit-elle, est capable d’une telle excentricité.

 

Le capitaine C… passait en ce moment.

 

– Hé ! dites donc, commandant, dit la señora, est-ce que vous avez invité vos pensionnaires ?

 

– Les plus sages, madame, répondit le capitaine en riant. Mais ne craignez rien de celui-là… il est très honnête.

 

Et le commandant passa, tandis que le forçat continuait son chemin. Ce fut alors que le cadet aux gardes russes se décida à le suivre. Il l’atteignit dans le troisième salon, et lui frappa sur l’épaule.

 

Le forçat se retourna et eut un moment d’indécision.

 

– Jouez-vous le baccara, monsieur ? lui demanda tout bas le cadet.

 

– Oui, répondit-il tout bas en tressaillant.

 

– Bien. Suivez-moi.

 

Le cadet le prit par le bras et le conduisit à l’entrée d’un petit salon où l’on ne dansait pas.

 

Quelques personnes y causaient à mi-voix.

 

Le cadet posa son bras sur l’épaule du forçat et lui indiqua un domino noir assis à l’écart et silencieux.

 

Ce domino avait un nœud de rubans gris sur l’épaule.

 

– Venez, dit le cadet au forçat.

 

Tous deux s’approchèrent du domino, qui paraissait rêver profondément, et dont l’esprit, sans doute, était à mille lieues du bagne.

 

Il tressaillit à leur approche, et la vareuse rouge du forçat lui fit éprouver un premier mouvement de crainte.

 

Mais le cadet lui dit :

 

– Ne craignez rien, señorita, les forçats qu’on rencontre au bal ne sont pas très dangereux.

 

Le domino se souvint sans doute alors qu’il était au bal masqué, et on le vit, à travers la dentelle de son loup, montrer en un sourire ses dents éblouissantes de blancheur.

 

– Belle señora, dit le cadet en espagnol, vous arrivez de France, n’est-ce pas ?

 

Le domino fit un geste de surprise.

 

– Vous me connaissez ? demanda-t-il.

 

– Oui.

 

– Ah !…

 

– Voulez-vous savoir votre nom ?

 

Et le cadet, se penchant à son oreille, lui dit :

 

– Vous vous nommez Conception.

 

Puis il s’assit auprès d’elle, et ajouta en français :

 

– C’est parce que vous venez de France que j’ai pris la liberté de vous aborder.

 

– Êtes-vous français, vous ? demanda Conception, qui regardait attentivement le cadet et se demandait où elle avait pu le voir déjà, car sa voix ne lui était point inconnue.

 

– Je suis russe, répondit le cadet, et je porte mon uniforme comme déguisement ; mais, mon ami…

 

Il prit le forçat par la main et le présenta à Mlle de Sallandrera – car c’était bien elle.

 

Le forçat fit à la jeune fille un salut si profond et si distingué en même temps, que sa dernière terreur s’évanouit.

 

– Mon ami est un forçat du monde, señora, dit le cadet, et il est de fort bonne noblesse.

 

– Je le crois, répondit Conception, qui invita l’homme du bagne à s’asseoir auprès d’elle.

 

Alors le cadet s’esquiva, non sans avoir laissé tomber dans l’oreille du forçat ces mots pleins de mystère :

 

– Surtout, prenez garde de laisser échapper votre nom !

 

– Ah ! monsieur, dit Conception d’une voix douce et mélancolique, lorsque le cadet eut disparu et qu’elle se retrouva seule avec le forçat, vous êtes français ?

 

– Oui, señora…

 

– Et… vous venez de Paris, sans doute ?

 

Il secoua tristement la tête.

 

– Hélas ! non, señora. Il y a vingt ans que je n’ai vu mon pays.

 

– Vingt ans !

 

– Oui, señora.

 

– Quel âge avez-vous donc ?

 

– Trente ans bientôt.

 

– Vous avez donc quitté votre pays à l’âge de dix ans ?

 

– Hélas ! oui.

 

– Et… vous habitez l’Espagne ?

 

Le forçat tressaillit.

 

– Depuis onze mois je suis à Cadix. Mais avant…

 

Il parut hésiter.

 

– Je vous écoute, monsieur, dit Conception.

 

Le forçat avait une voix grave et mélancolique et dont le charme secret séduisait Conception.

 

– Mademoiselle, dit-il, il y a quelquefois au milieu d’une fête une femme qui porte des habits de deuil, comme vous, un homme qui n’a pas le droit d’en porter, comme moi.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Que mon deuil à moi, deuil profond, inconnu, est au fond du cœur.

 

– Vous avez souffert ?…

 

– Je souffre encore.

 

Il prononça ces derniers mots avec un accent si navré, que la jeune fille en fut émue. Mais il se hâta de reprendre d’un ton léger :

 

– J’ai sollicité, mademoiselle, la faveur de vous être présenté. Vous arrivez de Paris, de Paris qui renferme désormais ma seule affection en ce monde, et c’est un si grand bonheur pour moi, exilé, de parler de la patrie et de ceux que j’ai laissés !… On m’a dit que vous étiez aussi bonne que belle, mademoiselle, et je n’ai point hésité à venir à vous.

 

Un court moment de silence suivit ces paroles. Conception se trouvait évidemment embarrassée, en se voyant seule avec cet inconnu qui, sans la connaître, la choisissait ainsi pour confidente. Mais bientôt la curiosité fit taire ce premier mouvement et elle répondit avec ce ton simplement affectueux que donne l’usage du monde :

 

– Puis-je vous être utile, monsieur ?…

 

– Parlez-moi de Paris, s’écria son interlocuteur avec affection ; c’est un si grand bonheur pour moi d’en entendre prononcer le nom !

 

Et pendant deux heures le forçat et la jeune fille ne quittèrent pas ce petit salon à peu près désert où l’on ne dansait pas. Ils causèrent longuement de Paris, de la France, des mœurs parisiennes d’aujourd’hui. Pour ce Français exilé depuis si longtemps, chaque parole de Conception donnait lieu à une question, à un étonnement naïf. C’était un Parisien qui ne savait plus rien de Paris, un Français qui parlait de la France comme on en parle d’après les livres. Mais il avait une voix si douce, si puissamment sympathique, il était si distingué dans ses moindres mouvements, que la jeune fille l’écoutait et se sentait poussée vers lui par une mystérieuse attraction.

 

Tout à coup, on entendit sonner minuit.

 

Le forçat tressaillit et se leva précipitamment.

 

XIII

Conception regarda son interlocuteur avec quelque étonnement.

 

– Excusez-moi, señora, dit le forçat, mais il faut que je vous quitte.

 

– Et… où allez-vous ?

 

Il posa un doigt sur ses lèvres à moitié cachées par le masque.

 

– C’est un secret, dit-il.

 

Et puis il osa prendre la petite main gantée de la jeune fille.

 

– Vous ne quitterez point le bal avant trois heures, n’est-ce pas ?

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, à trois heures, je serai de retour, répondit-il.

 

Et, sans doute, pour ne point donner de plus ample explication à Mlle de Sallandrera, il la salua profondément et se retira.

 

Conception, vivement intriguée, le vit traverser un salon, se perdre dans la foule et disparaître.

 

– Il est impossible, se dit alors la fiancée du faux marquis de Chamery, il est impossible de méconnaître la loi mystérieuse des sympathies. Voilà un personnage étrangement accoutré, qui n’a point quitté son masque et que personne n’a remarqué sans doute. Eh bien ! il y a dans sa voix triste et douce, dans son maintien, dans son goût, dans toute sa personne, un je-ne-sais-quoi qui m’a profondément émue. Cet homme a éprouvé de grands malheurs et il garde obstinément le secret de son infortune.

 

Conception allait se lever sans doute et quitter le petit salon où elle se trouvait désormais toute seule, lorsque le cadet aux gardes russes entra et vint à elle.

 

Il était toujours masqué.

 

– Oh ! dit-il en saluant, vous êtes seule, señora ?

 

– Oui, monsieur, répondit-elle en français.

 

– Qu’avez-vous fait de mon ami ?

 

Conception tressaillit.

 

– Il m’a quittée, dit-elle… quittée brusquement, au moment où minuit sonnait à cette pendule.

 

– Je sais pourquoi !…

 

– Ah !… fit la jeune fille avec un vif sentiment de curiosité.

 

– Mais ce secret n’est point le mien, ajouta le cadet aux gardes.

 

Conception se mordit les lèvres sous son masque.

 

Le cadet reprit :

 

– Oh ! si vous me demandiez mes secrets à moi, señora… peut-être vous répondrais-je.

 

– Vous ! fit-elle étonnée.

 

– Sans doute.

 

– Vous avez donc des secrets ?

 

– J’en possède d’étranges.

 

– Soit, dit la jeune fille ; mais ils doivent m’être complètement étrangers.

 

– Vous vous trompez.

 

– Et que peuvent donc avoir de commun vos secrets et les miens ? demanda Conception. Je ne vous connais pas, monsieur.

 

– C’est vrai. Cependant nous nous sommes rencontrés à Paris dans le monde.

 

– Ah !

 

Et cette exclamation échappa, pleine de surprise et cependant mélangée de doute, à Mlle de Sallandrera.

 

– J’ai connu beaucoup de personnes de votre connaissance, poursuivit le cadet aux gardes, de votre intimité même.

 

Conception tressaillit de nouveau.

 

– En vérité ! fit-elle.

 

– Je pourrais même vous dire une partie de votre histoire.

 

– Mais qui êtes-vous donc ? interrogea la jeune fille avec inquiétude.

 

– Belle señora, répondit le cadet aux gardes, songez que nous sommes au bal – au bal masqué – et que j’use du droit que me donne le masque en vous intriguant.

 

– Ainsi vous ne me direz pas qui vous êtes ?

 

– Non. Mais, en revanche, je vous apprendrai beaucoup de choses que vous ne savez pas, après vous avoir rappelé une foule d’autres choses que vous savez. Par exemple, je sais comment est mort don José, votre second fiancé.

 

Conception étouffa un cri et pâlit sous son masque.

 

– Je sais, poursuivit le cadet, comment est mort M. de Château-Mailly…

 

– M. de Château-Mailly ! s’écria Conception, à qui Rocambole était parvenu à cacher la mort du duc.

 

– Oui, M. de Château-Mailly.

 

– Il est mort !

 

– Le jour où vous quittiez Paris pour aller en Franche-Comté visiter le château du Haut-Pas.

 

– Mais qui donc êtes-vous, demanda Conception avec une sorte de terreur, vous qui savez tant de choses ?

 

– Vous le voyez à mon uniforme, señora, je suis un cadet aux gardes de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies.

 

– Ceci ne me dit point votre nom.

 

– Je m’appelle Artoff.

 

– Artoff ! s’écria Conception.

 

– Encore un nom que vous connaissez. Je suis très proche parent de ce malheureux comte Artoff qui a été trompé, dit-on, par sa femme, et qui – vous avez dû apprendre cela…

 

– Oui… en effet…

 

– … est devenu fou sur le terrain, au moment où il allait croiser le fer avec le séducteur, M. Roland de Clayet.

 

– J’ai su en effet tout cela, monsieur, répondit Conception ; et, ajouta-t-elle avec un léger accent de raillerie, c’est de la comtesse, sans doute, que vous tenez ces détails ?

 

– Quelques-uns, pas tous.

 

Le cadet s’aperçut sans doute que le nom de la comtesse avait produit un effet peu agréable sur Conception.

 

– Señora, dit-il, voulez-vous me permettre de vous apprendre, maintenant, une chose que vous ignorez ?

 

– Comme vous voudrez, monsieur, répondit Conception avec une certaine indifférence.

 

– Vous ne me refuserez pas de prendre mon bras ?

 

– Soit. Où me conduisez-vous ?

 

– Dans les jardins.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour vous y montrer une personne de votre connaissance, et que vous êtes loin de croire à Cadix.

 

– En vérité, monsieur, dit la jeune fille avec une certaine impatience, vous êtes d’un mystérieux…

 

– Ne vous ai-je pas dit, señora, que je possédais une partie de vos secrets ?

 

– Oh ! fit-elle d’un air de doute.

 

– Tenez, vous avez écrit hier à votre fiancé, le marquis de Chamery.

 

La jeune fille étouffa un cri, son cœur se prit à battre violemment, et sa main trembla sur le bras du cadet aux gardes. Mais elle se laissa entraîner, tant ce dernier exerçait sur elle une fascination étrange.

 

Un moment la jeune fille eut une idée bizarre, elle éprouva un moment une espérance tout à fait insensée… Elle crut que cette personne de sa connaissance qu’on allait lui montrer, c’était lui, le marquis de Chamery, celui dont elle allait bientôt être la femme.

 

Le cadet la conduisit vers un escalier de marbre qui descendait dans les jardins, et il continua :

 

– Ne croyez point, señora, que le désir seul de vous intriguer dicte ma conduite. Je suis poussé par de plus graves intérêts.

 

– Mais expliquez-vous donc alors, monsieur ! fit la jeune fille avec une impatience croissante.

 

– Plus tard. Venez…

 

Le cadet fit prendre à Conception une allée de grands arbres à peu près solitaire et dans laquelle ils ne rencontrèrent que de rares promeneurs.

 

Au bout de cette allée, il y avait un pavillon entouré d’un massif de verdure. Ce pavillon, qui n’avait qu’un rez-de-chaussée et formait une seule pièce, était faiblement éclairé par les reflets d’une lampe d’albâtre suspendue au plafond. L’ameublement était tout espagnol.

 

Le cadet en poussa la porte, qui était entrouverte, et y fit entrer Conception.

 

Conception aperçut, assise sur un divan, une femme vêtue en gitana et soigneusement masquée comme le cadet.

 

Sans doute cette femme était prévenue de l’arrivée de la jeune fille, car elle se leva, à sa vue, et salua.

 

Conception, qui marchait d’étonnement en étonnement, la regarda avec une sorte de curiosité avide.

 

Alors le cadet ferma la porte du pavillon sur lui et poussa le verrou.

 

– Nous voilà bien seuls, dit-il.

 

Puis il fit un signe à la femme déguisée en bohémienne. Celle-ci arracha son masque. Soudain, Conception jeta un cri :

 

– La comtesse Artoff ! dit-elle.

 

Le cadet se mit à rire, ôta également son masque et dit :

 

– Regardez-moi donc aussi, señora !

 

Et Conception, qui s’était tournée vers lui, poussa un nouveau cri et demeura atterrée, bouche béante, regardant tour à tour ces deux personnages.

 

Mlle de Sallandrera avait devant elle deux comtesses Artoff, deux Baccarat, l’une vêtue en bohémienne, l’autre portant le costume de cadet aux gardes russes.

 

– Je parie, señora, dit alors Baccarat, car c’était elle, que vous ne savez laquelle de nous deux est la comtesse Artoff.

 

– Je rêve… murmura Conception.

 

– Vous êtes éveillée, señora.

 

– Alors je suis folle…

 

– Nullement.

 

– Mais… balbutia la jeune fille, que signifie… ?

 

– Une chose bien simple, señora.

 

Le cadet montra la bohémienne.

 

– Madame que voilà, dit-elle, est ma sœur ; elle se nomme Rebecca. Elle est la fille de mon père et d’une juive.

 

– Ainsi, dit Conception se retournant vers le cadet, c’est vous qui êtes la comtesse Artoff ?

 

– C’est moi.

 

Un sourire dédaigneux glissa sur les lèvres de la hautaine Espagnole.

 

Baccarat comprit ce sourire, releva fièrement la tête et répondit :

 

– Interrogez ma sœur, señora. Elle vous dira que c’est elle et non moi que M. Roland de Clayet a aimée…

 

– C’est vrai, dit la bohémienne.

 

Conception jeta un nouveau cri, mais ce n’était pas un cri de surprise. Un voile s’était déchiré, et un jet de lumière s’était fait dans son esprit. Elle ne comprenait pas tout encore, mais elle devinait.

 

Et comme Mlle de Sallandrera avait, avant tout, une noble et généreuse nature et qu’elle ne mentait point aux proverbes des races, elle tendit spontanément la main à la comtesse.

 

– Veuillez me pardonner, madame, d’avoir osé vous juger.

 

– Ce n’est pas vous, señora, répondit la comtesse avec un sourire triste, c’est le monde qui m’a jugée sévèrement.

 

– Oh ! mais il reviendra de ce jugement ; il en reviendra, madame.

 

– Pas encore, plus tard.

 

– Pourquoi plus tard ?

 

– Parce qu’auparavant, répondit gravement Baccarat, j’ai une haute mission à remplir, señora.

 

Et comme la jeune fille semblait de plus en plus étonnée :

 

– Madame la duchesse et vous, continua-t-elle, habitez à Cadix la maison de plaisance de l’archevêque de Grenade, votre oncle, n’est-ce pas ?

 

– Oui, madame.

 

– Cette maison est située hors de la ville et tout à fait au bord de la mer ?

 

– Oui.

 

– La vague vient battre les murs de la terrasse ?

 

– C’est encore vrai.

 

– Eh bien ! dit la comtesse, demain à pareille heure, c’est-à-dire après minuit, trouvez-vous sur cette terrasse.

 

– Mais ne me direz-vous pas…

 

– Je ne puis rien vous dire encore, señora ; sachez seulement que vous êtes, à votre insu, mêlée à une terrible histoire.

 

– Mon Dieu ! vous m’effrayez !

 

– Il le faut. Adieu.

 

Et la comtesse se dirigea vers la porte du pavillon et remit son masque.

 

– Vous me quittez, madame ?

 

– Oui.

 

– Vous reverrai-je cette nuit ?

 

– Peut-être… Mais en attendant, dit la comtesse en étendant la main vers la pendule qui se trouvait vers le boudoir, n’oubliez pas qu’il est près de trois heures.

 

– Eh bien ? fit la jeune fille, qui ne put s’empêcher de tressaillir.

 

– Et que l’homme masqué et vêtu en forçat que vous avez vu vous a promis de revenir au bal.

 

– Mais, murmura Conception, qu’y a-t-il donc de commun entre lui et moi ?

 

– Rien et beaucoup. Seulement, vous pouvez lui dire ces mots : « J’ai vu la comtesse… Elle vous autorise à me dire une partie de votre histoire. »

 

Et Baccarat fit un signe à cette femme vêtue en bohémienne, qui lui ressemblait étrangement. Celle-ci se leva et suivit sa sœur sur le seuil ; Baccarat se retourna et dit à Conception :

 

– Attendez-le ici, je vais vous l’envoyer.

 

Les deux femmes sortirent, et Conception demeura seule.

 

Mademoiselle de Sallandrera était stupéfaite et comme anéantie de tout ce qu’elle venait d’entendre et de voir. Elle se laissa tomber sur le divan où, tout à l’heure, la bohémienne était assise, et cachant sa tête dans ses mains elle murmura :

 

– Mon Dieu ! que signifient donc tous ces mystères ?

 

Pendant quelques minutes, elle demeura toute seule et comme absorbée en elle-même. Le bruit lointain de la fête arrivait jusqu’à elle, mais elle était par la pensée à cent lieues du bal. Elle essayait de songer à celui qu’elle aimait et n’y pouvait parvenir. Une voix mystérieuse et sympathique semblait résonner à ses oreilles, la voix de l’homme vêtu en forçat. Un charme secret, une curiosité avide ramenaient forcément vers lui la pensée de Conception.

 

Tout à coup la jeune fille entendit un léger bruit, leva la tête, et vit un homme sur le seuil du pavillon. C’était lui.

 

Seulement il n’avait plus un masque sur son visage, et ce visage produisit sur la señora une impression profonde.

 

Le forçat était un homme d’environ trente ans, portant toute sa barbe blonde et soyeuse ; de grands yeux bleus tristes et doux éclairaient d’un reflet mélancolique sa physionomie intelligente et belle.

 

– Señora, dit-il à la jeune fille, en allant vers elle et lui baisant respectueusement la main, la comtesse Artoff que je quitte à l’instant m’a appris que vous étiez ici… et que…

 

Il parut hésiter.

 

Conception l’encouragea d’un sourire.

 

– Et que vous m’attendiez, acheva-t-il avec émotion.

 

– En effet, monsieur, répondit Conception, quelques mots qui vous sont échappés déjà, et quelques paroles vagues de la comtesse ont au plus haut point excité ma curiosité.

 

Il eut un triste sourire et se tut.

 

Conception l’invita d’un geste à s’asseoir auprès d’elle et ajouta :

 

– La comtesse vous autorise à me dire une partie de votre histoire.

 

Un nuage passa sur le front du jeune homme, et, sans doute, il allait répliquer, lorsqu’un bruit se fit au dehors ; on frappa assez brusquement à la porte du pavillon, et cette porte s’ouvrit avant que la jeune fille et son compagnon l’eussent permis.

 

Un homme étrange se montra sur le seuil, et Conception tressaillit d’effroi à sa vue.

 

Il avait une sorte d’uniforme à retroussis jaunes, une casquette plate ornée d’un galon de même couleur, et il tenait un gourdin à la main. Cet uniforme, une Espagnole ne pouvait le méconnaître, c’était celui des gardiens du bagne.

 

– Hé ! numéro trente ! dit-il en s’adressant au jeune homme, tu sais qu’il faut que tu sois rentré à quatre heures ; il en est trois et demie. Dépêche-toi, mon garçon, tu n’as plus qu’une demi-heure à faire le marquis.

 

Et le garde-chiourme s’éloigna, et Conception, à demi folle de terreur, s’écria, en regardant celui qu’on venait d’appeler et qui était resté près d’elle :

 

– Quel est donc cet homme ? que veut-il ? que venait-il faire ici ?

 

– Il venait me chercher, répondit le jeune homme avec douceur.

 

– Vous ! vous !…

 

Il ne répondit pas d’abord mais, soulevant son pantalon de grosse toile, il montra à Conception éperdue, folle d’épouvante, un anneau de fer qui cerclait sa cheville.

 

Alors il dit mélancoliquement mais sans honte :

 

– Señora, cet homme est mon gardien : mon costume n’était point un déguisement, je suis un véritable forçat et j’ai perdu mon nom pour devenir un numéro. On m’appelle le numéro trente !

 

XIV

Après ce coup de théâtre, on aurait pu croire que Conception se serait évanouie ou que, tout au moins, elle aurait appelé au secours et cherché à fuir le contact horrible d’un forçat… Il n’en fut rien.

 

Cet homme était bien un forçat ; mais ce forçat avait le langage d’un gentilhomme, et son grand œil bleu était si loyal, il y avait eu dans son accent une simplicité si noble, une tristesse si vraie lorsqu’il avait avoué sa condition misérable, qu’une subite réaction se fit chez la jeune fille. Son épouvante fit place à une sympathie ardente, instantanée ; elle s’écria :

 

– Mais de quelle abominable machination avez-vous donc été victime, monsieur ?

 

Et elle lui tendit la main, et le forçat eut un cri de joie et de reconnaissance.

 

– Ah ! merci ! dit-il, vous ne m’avez pas cru coupable, señora.

 

– Coupable ! fit-elle, oh ! non ; vous n’avez ni la voix, ni le regard d’un criminel. Et maintenant, monsieur, comme vous ne pouvez qu’être la victime d’un odieux quiproquo, il faut que vous me racontiez votre histoire. J’ai quelque crédit, j’irai voir la reine, je me jetterai à ses genoux.

 

Il secoua la tête.

 

– Oh ! non, dit-il en souriant.

 

– Non, dites-vous ?

 

– Pas encore, du moins.

 

– Mais…

 

– Ce n’est pas de la reine que dépendent ma liberté et ma réhabilitation.

 

– Et de qui donc, grand Dieu ?

 

– De vous, peut-être.

 

Cette réponse mit le comble à la stupéfaction de la jeune fille.

 

– De moi ? fit-elle avec l’accent des gens qui ne comprennent pas.

 

– Peut-être, dit-il de nouveau ; mais l’heure n’est point venue où je pourrai vous le faire comprendre.

 

– Oh ! je rêve ! je rêve !… murmura Conception, je rêve ou je suis folle.

 

Et comme il se taisait, elle lui dit avec une véhémence subite :

 

– Mais enfin, monsieur, expliquez-vous, de grâce…

 

– Je ne puis.

 

– Comment et depuis quand êtes-vous…

 

Elle n’osa prononcer le mot de bagne.

 

Le jeune homme répondit :

 

– Je suis au bagne de Cadix depuis onze mois, et je suis condamné à cinq années de fers.

 

– De quel crime vous a-t-on donc accusé ?… demanda-t-elle.

 

– Du crime de piraterie.

 

– Oh !…

 

– Vous étiez sans doute à Paris, alors ; mais vous avez dû lire dans les journaux qu’un navire faisant voile sous pavillon suédois avait été capturé par une frégate espagnole.

 

– Oui, oui, dit vivement Conception, dont un souvenir traversa le cerveau comme un éclair.

 

– Ce navire faisait la traite, il avait une cargaison de nègres à fond de cale.

 

– Je me souviens… oui, mon père nous lut cela.

 

– Le capitaine, le second et neuf hommes de l’équipage furent condamnés au bagne ; j’étais le second, moi.

 

– Vous !… vous un négrier !…

 

Le jeune homme regarda Conception avec son sourire plein de mélancolie, et poursuivit :

 

– Vous voyez bien, señora, que me voilà forcé de vous dire une partie de mon histoire.

 

– Pourquoi pas votre histoire tout entière ?

 

– Parce qu’il ne m’est pas permis ni de prononcer mon nom et celui de ma famille, ni de vous dire, au moins à présent, où j’ai passé vingt années loin de mon pays.

 

– Eh bien ! dit Conception, dites-moi toujours ce que vous pourrez.

 

Le forçat reprit :

 

– Il y a tout à l’heure deux ans, je m’embarquai à bord d’un navire qui faisait voile de l’Angleterre pour la France. J’avais, passé en bandoulière, un étui qui renfermait mes papiers, mon extrait de naissance et mon brevet d’officier de marine au service de l’Angleterre. En mer, une tempête assaillit le navire. Le navire fit naufrage et je me sauvai à la nage en compagnie d’un jeune passager à peu près de mon âge.

 

Ici le forçat raconta à Conception, dans toute son épouvantable simplicité, l’histoire de son abandon sur l’îlot désert.

 

Seulement il fut prudent ; il eut grand soin de taire son nom et ne parla point tout d’abord du vol de ses papiers. Puis il dit comment il avait été trouvé mourant, exténué de fatigue et de besoin, par l’équipage du négrier, soigné à bord et contraint enfin de servir d’abord comme matelot, puis comme officier, lorsqu’on eut reconnu qu’il était excellent marin.

 

– Mais enfin, monsieur, lui dit Conception, qui l’avait écouté fort attentivement, quand vous avez été pris, pourquoi n’avez-vous point raconté ce qui vous était arrivé ?

 

– Je l’ai raconté, on ne m’a pas cru.

 

– Vous aviez pourtant des papiers ?

 

– Hélas ! non, ils étaient demeurés sans doute sur l’îlot où l’on m’a trouvé.

 

– Mais vous aviez une famille à Paris ?

 

– Oui ; une mère et une sœur.

 

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à elles ?

 

– Je me suis adressé au commandant du port de Cadix ; je lui ai raconté mon histoire.

 

– Eh bien ?

 

– Il l’a crue.

 

– Et il a écrit à Paris ?

 

– Oui. Et on lui a répondu de Paris que j’étais un imposteur, que l’homme dont je prenais le nom existait et que tout Paris pouvait le voir chaque jour.

 

– Oh ! mais c’est impossible ! s’écria Conception.

 

– Cela est vrai…

 

– Mais enfin… comment ?

 

Conception n’eut pas le temps de poursuivre ni le forçat de répondre.

 

La porte du pavillon se rouvrit.

 

– Allons, le numéro trente ! allons ! dit la voix brutale du garde-chiourme, il est quatre heures…

 

Le jeune homme se leva.

 

– Adieu, señora, dit-il ; merci de votre sympathie.

 

– Mais vous ne pouvez partir ainsi, dit-elle, je ne veux pas !…

 

– Il le faut. C’est grâce à une faveur inespérée que vous m’avez vu ici. Bientôt la cloche qui éveille la chaîne va sonner… Adieu, señora.

 

– Oh !… dit Conception vivement, j’irai voir le commandant Pedro C… C’est le cousin du général, l’ami intime de mon père.

 

– Señora, répondit le forçat, je vous en supplie, n’en faites rien. On travaille à ma délivrance, et une démarche précipitée pourrait me perdre.

 

– Mais je vous reverrai néanmoins.

 

– Peut-être… adieu… au revoir.

 

Le forçat salua, suivit le garde-chiourme et laissa Conception anéantie.

 

La pauvre fille demeura longtemps la tête dans ses mains, rêvant à tout ce qu’elle venait d’entendre et s’adressant une question à laquelle elle essayait en vain de répondre.

 

– Comment se fait-il, pensa-t-elle, que la comtesse Artoff connaisse cet homme qui a vécu vingt années loin de la France ?… et comment se fait-il aussi que je me trouve, moi, mêlée à tout cela, et qu’il m’ait dit tout à l’heure que sa réhabilitation dépendait bien plus de moi que de la reine ? Que signifient donc ces paroles ?

 

Peut-être semblera-t-il étrange qu’un soupçon n’eût point envahi l’esprit de mademoiselle de Sallandrera.

 

Peut-être s’étonnera-t-on qu’en écoutant le récit du forçat elle n’eût point saisi quelque similitude entre son histoire et celle de l’homme qu’elle aimait, c’est-à-dire de Rocambole.

 

Mais Conception aimait ardemment, elle aimait celui qu’elle croyait être le marquis de Chamery, et dans un cœur comme celui de la jeune Espagnole, l’homme aimé est toujours à l’abri du soupçon.

 

– Tout cela est inexplicable ! murmura-t-elle en se levant enfin.

 

Elle quitta le pavillon et se dirigea vers les salons à travers les jardins. La fête tirait à sa fin. Plusieurs salons étaient déserts, les bougies se consumaient, quelques-unes s’éteignaient et n’étaient plus renouvelés, l’orchestre s’était tu.

 

Conception se souvint alors qu’elle était venue au bal sur l’ordre exprès de la reine, et qu’elle y était venue accompagnée par une parente éloignée, qui habitait Cadix, et qu’on appelait la marquise doña Josefa. Conception avait, au commencement de la soirée, laissé la douairière s’installer à une table où l’on jouait l’hombre ; puis, Baccarat et le forçat aidant, elle l’avait complètement oubliée. Ce fut alors seulement que, songeant à son chaperon, la jeune señora chercha à la rejoindre. Elle courut d’abord au salon de jeu. Mais la table d’hombre avait été abandonnée depuis longtemps.

 

Et, tandis qu’elle errait de salle en salle à la recherche de doña Josefa, Conception se trouva tout à coup face à face avec un laquais à la livrée de la municipalité de Cadix.

 

Ce laquais éteignait les bougies d’un candélabre.

 

Conception le reconnut sur-le-champ.

 

– Zampa ! dit-elle avec surprise.

 

– Doña Conception ! fit le Portugais, qui parut également surpris.

 

– Comment ! tu es ici, Zampa !

 

– Je suis le valet de chambre du seigneur alcade, répondit le Portugais.

 

– Et… depuis quand ?

 

– Depuis la mort de M. de Château-Mailly.

 

Ce nom produisit chez Conception une nouvelle commotion.

 

C’était pour la seconde fois de la soirée qu’on le prononçait devant elle, et pour la seconde fois on lui apprenait la même chose.

 

Conception tressaillit profondément, regarda Zampa et lui dit :

 

– Mais cela est donc vrai ?

 

– Quoi ?

 

– Que M. le duc de Château-Mailly est mort ?

 

– Depuis deux mois, señora.

 

Conception jeta les yeux autour d’elle.

 

La salle où elle se trouvait avec Zampa était déserte. Le dernier invité était parti.

 

La jeune fille se jeta sur un sofa et regarda le Portugais.

 

– Ainsi, M. de Château-Mailly est mort ?

 

– Il y a deux mois.

 

– Comment est-il mort ?

 

Zampa eut un sourire énigmatique, puis il répondit :

 

– Les journaux ont raconté que M. le duc était mort du charbon.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda Conception.

 

– Une maladie qui tue les chevaux.

 

– Comment le duc l’a-t-il gagnée ?

 

– Les journaux ont raconté…

 

Conception froissa son éventail dans ses mains avec impatience.

 

– Il ne s’agit point de journaux, mais du duc, dit-elle. Tu étais son valet de chambre, n’est-ce pas ?

 

– Oui, señora.

 

– Alors, tu dois savoir comment le duc est mort, beaucoup mieux que les journaux.

 

– C’est vrai ; mais je dois répéter à la señora ce qu’on a dit.

 

– Qu’a-t-on dit ?

 

– Le duc avait un cheval qu’il aimait beaucoup.

 

– Ah !

 

– Ce cheval, qui se nommait Ibrahim, avait le charbon. Le duc le caressa, le soigna sans prendre aucune précaution, et il gagna le terrible mal. Voilà ce que les journaux ont dit.

 

– Et cela n’est pas vrai ?

 

– Ce n’est pas exact, du moins.

 

– Le duc n’est pas mort du charbon ?

 

– Si, mais ce n’est point le cheval qui le lui a donné.

 

– Explique-toi, Zampa, dit la jeune fille qui perdait patience et que poussait cependant une invisible curiosité.

 

– Le duc est mort du charbon, aussi bien que le cheval, reprit le Portugais ; mais le duc et le cheval ont tous deux gagné le mal séparément, bien que de la même façon.

 

– Comment cela ?

 

– Le cheval a été piqué sous le ventre avec une épingle plongée dans le cadavre en putréfaction d’un cheval mort du même mal.

 

– Et le duc ?

 

– Le duc, le jour même, était assis devant une table et venait d’écrire des lettres. En voulant se lever, il appuya ses deux mains sur les bras du fauteuil sur lequel il était assis. Presque en même temps, il poussa un cri ; j’entendis, car j’étais dans le cabinet de toilette, et, comme j’accourais, il me montra sa main dont la paume était jaspée d’une goutte de sang.

 

Zampa regarda Conception.

 

Mademoiselle de Sallandrera ne comprenait pas encore.

 

Le Portugais poursuivit :

 

– Il paraît que l’épingle avec laquelle on avait piqué le cheval s’était retrouvée, la pointe en l’air, dans le fauteuil du duc.

 

– Mais comment ? qui l’avait placée ? demanda la jeune fille.

 

– Moi, dit Zampa.

 

– Toi ! toi !… mais c’était par mégarde, sans doute.

 

– Pas du tout, señora.

 

– Misérable !…

 

– Ah ! dame ! fit naïvement le Portugais, je haïssais le duc, parce que je savais que mademoiselle ne l’aimait pas.

 

Conception étouffa un cri d’indignation et d’effroi en même temps, et comme elle ne pouvait pas comprendre d’abord le motif qui avait poussé Zampa à empoisonner M. de Château-Mailly, elle s’imagina que le valet de feu don José, par excès d’affection pour son maître défunt, lequel, à son dire, avait exécré le duc, avait cru devoir continuer la haine de son maître, et la traduire par un assassinat.

 

– Misérable ! répéta-t-elle avec force, as-tu donc pensé m’être agréable en commettant un pareil forfait, et crois-tu que je le laisserai impuni ?

 

Mais Zampa répondit avec beaucoup de calme :

 

– Ce n’est point pour plaire à mademoiselle que j’ai enfoncé l’épingle dans le fauteuil.

 

– Et pourquoi donc alors, infâme ? était-ce pour exécuter les dernières volontés de ton maître don José ?

 

– Pas davantage.

 

Conception était dominée par le sang-froid du laquais.

 

– Alors, dit-elle en hésitant et après un silence, tu avais donc à te plaindre personnellement du duc ?

 

– Moi ? non. Le duc était un grand seigneur et non un parvenu. Il savait que tous les hommes ont même origine, et il était bon pour moi.

 

– Mais qui t’a donc poussé à un pareil crime, malheureux ?

 

– La peur.

 

– Comment ! la peur ?

 

Et mademoiselle de Sallandrera, stupéfaite, regarda Zampa avec une sorte d’égarement. Zampa reprit :

 

– Il y avait un homme qui savait ce que Dieu, don José et moi, savions seuls – c’est-à-dire que j’avais été condamné à mort en Espagne.

 

La jeune fille eut un mouvement d’effroi à ces paroles.

 

– Cet homme pouvait me livrer et faire tomber ma tête, continua Zampa.

 

– Oh ! mais tout cela est épouvantable, murmura Conception.

 

Zampa ajouta lentement :

 

– Cet homme m’a ordonné de tuer le duc et je lui ai obéi.

 

– Mais quel est donc cet homme ?

 

– Je ne sais pas son nom, dit Zampa ; ou plutôt si, je le sais maintenant, mais il ne m’est point permis de le dire.

 

– Parleras-tu, misérable !

 

– Si la señora, reprit Zampa, désire en savoir davantage sur la mort de M. de Château-Mailly, et sur bien d’autres événements qu’elle ignore, et qui cependant la touchent de fort près, elle fera bien de s’adresser à la comtesse Artoff.

 

Et Zampa salua profondément mademoiselle de Sallandrera et disparut.

 

XV

Conception, qui s’était levée à demi pour retenir Zampa et le forcer à parler, retomba anéantie sur le sofa et ne put prononcer un mot.

 

Elle était venue à ce bal l’âme en deuil, mais le cœur et les yeux tournés vers l’avenir, et pleine d’espérance.

 

Elle allait en sortir, tourmentée de vagues appréhensions, d’indéfinissables terreurs. Un moment, elle fut prise d’une sorte de fièvre vertigineuse et elle se demanda si elle ne faisait point quelque rêve affreux. Le souvenir de ce forçat qui venait de lui raconter son histoire mystérieuse et touchante, les paroles nébuleuses de la comtesse Artoff, le récit étrange de Zampa, tout cela se brouillait et se confondait dans sa tête et lui occasionnait mille visions.

 

Heureusement pour elle, la marquise doña Josefa arriva. La respectable douairière avait cherché sa protégée à travers le bal, de salle en salle, et d’allée en allée dans le jardin.

 

– Ah ! dit-elle en apercevant Conception, pâle et tremblante encore, où étiez-vous donc, mon enfant ?

 

– Je vous cherchais, ma tante, répondit la jeune fille.

 

– Mais… moi aussi…

 

– Alors, dit-elle, en s’efforçant de sourire, nous cherchions mal toutes deux. Nous nous serons croisées.

 

– Savez-vous bien qu’il est près de cinq heures ?

 

– Eh bien ! partons…

 

– Mon Dieu ! fit doña Josefa tout à coup, comme vous êtes pâle, mon enfant ! Et… de quoi ?

 

– Un invité du seigneur alcade a trouvé plaisant de se déguiser en forçat.

 

– Ah ! je l’ai vu, dit la douairière. C’était fort original, en vérité. Et il vous a fait peur ?…

 

– Oui, en m’abordant assez brusquement dans le jardin, où je me promenais seule.

 

Et Conception, grâce à ce léger mensonge, se débarrassa des questions de la vieille marquise doña Josefa.

 

La litière de ces dames attendait au bas du perron.

 

Doña Josefa salua l’alcade, qui demeurait le dernier à son bal, s’appuya sur le bras de Conception, et partit avec elle.

 

La litière, portée par des mules, prit le chemin de la villa que la duchesse de Sallandrera et sa fille habitaient en dehors de la ville, sur le bord de la mer, et, arrivée, elle s’arrêta à la grille. Un domestique, qui avait veillé toute la nuit, vint ouvrir à la jeune fille.

 

Conception tendit son front à la douairière, qui avait son hôtel dans la ville, et ordonna aussitôt à ses porteurs de rebrousser chemin.

 

Puis la jeune fille entra et, comme la duchesse sa mère était couchée depuis longtemps, elle gagna son appartement, où sa femme de chambre l’attendait pour la déshabiller.

 

En voyant entrer sa maîtresse, la camérière prit un volumineux rouleau de papier sur la cheminée.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda la jeune fille un peu surprise.

 

– Je ne sais pas ; c’est pour mademoiselle.

 

– Qui l’a apporté ?

 

– Un inconnu.

 

– Quand ?

 

– Hier soir, au moment où mademoiselle venait de partir pour le bal. Cet homme, qui paraissait être un domestique, ajouta la soubrette, a dit qu’il fallait absolument que mademoiselle eût ce rouleau à son retour.

 

– Aucune lettre ne l’accompagnait ?

 

– Aucune.

 

– C’est bien. Déshabille-moi.

 

Conception se mit au lit, puis elle se fit approcher un guéridon sur lequel était un flambeau, renvoya sa femme de chambre et décacheta le rouleau.

 

Ce rouleau était un assez volumineux manuscrit écrit en français. Il portait ce titre tracé en ronde :

 

Histoire du comte Armand de Kergaz, de son frère sir Williams et de l’élève de ce dernier, Rocambole.

 

– Qu’est-ce que cela peut être ? murmura Conception, qui n’avait jamais entendu parler de sir Williams et de Rocambole, et connaissait à peine de nom le comte Armand de Kergaz.

 

Sur la première page, un petit carré de papier avait été fixé à l’aide d’un pain à cacheter. Ce papier contenait quelques lignes tracées au crayon et d’une écriture inconnue.

 

Conception lut :

 

« Quand mademoiselle de Sallandrera aura ce manuscrit dans les mains, elle sera de retour du bal, où elle aura appris bien des choses. Elle est instamment priée – et cela au nom des intérêts les plus graves et les plus sacrés – de lire ces pages. »

 

– Voyons, se dit la jeune fille, qui s’imagina qu’elle allait lire l’histoire de ce forçat mystérieux qu’elle avait rencontré.

 

Et elle ne souffla point sa bougie, et se mit en devoir de parcourir le manuscrit.

 

Or, ce manuscrit, tracé tout entier de la main de la comtesse Artoff, c’était un résumé succinct mais très clair de cette longue histoire dont nous sommes le narrateur.

 

Le résumé commençait à la mort du colonel de Kergaz, père d’Armand ; il finissait au supplice infligé par Baccarat à sir Williams, à bord du Fowler, il y avait cinq ans. La comtesse Artoff n’avait point dit un mot de la réapparition de Rocambole, et les traces du bandit se perdaient le jour de son départ pour l’Angleterre.

 

À dix heures du matin, Conception n’avait point encore fermé l’œil. Intéressée par le récit de cette émouvante histoire que nous connaissons, elle était allée jusqu’au bout et, comme dix heures sonnaient, elle terminait la lecture du dernier feuillet. Mais, quand elle eut fini, la jeune fille, qui ne connaissait de tout ce monde-là que la comtesse Artoff, se dit :

 

– Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec moi ?

 

Mlle de Sallandrera ne pouvait pas deviner que ce brillant marquis de Chamery, cet homme qu’elle aimait passionnément et qui allait devenir son époux, avait été cet abominable vaurien qui commençait à Bougival, dans le cabaret de madame Fipart, son aventureuse carrière, environ douze années auparavant. Si elle ne pouvait soupçonner aucune corrélation entre Rocambole et le marquis de Chamery, elle n’en pouvait trouver davantage entre le forçat et un personnage quelconque de cette histoire qu’elle venait de lire.

 

– Toutes ces choses-là me rendraient folle, se dit-elle.

 

Et, pour distraire sa pensée de tous ces crimes, de tous ces drames sombres, elle se leva, ouvrit ses persiennes et, s’accoudant à son balcon, elle promena son regard au loin sur la mer. La mer était calme ; à l’horizon, une voile blanche échancrait le ciel bleu ; les orangers qui bordaient les plages voisines embaumaient l’air.

 

Conception sentit alors son esprit, son cœur, son souvenir se reporter vers le passé. Elle songea à celui qu’elle aimait, et elle se prit à calculer sur ses doigts le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis le départ de sa dernière lettre.

 

– Albert a dû la recevoir mardi, se dit-elle ; nous sommes à vendredi. S’il m’a répondu tout de suite, j’aurai peut-être sa chère missive aujourd’hui.

 

Et tout en songeant à celui qu’elle aimait, la jeune fille laissait errer un regard sur la mer, et ce regard suivait la voile blanche qui se découpait sur la ligne extrême de l’horizon. C’était la misaine d’un grand canot qui courait des bordées et se rapprochait de la terre.

 

L’embarcation était si coquette en ses mouvements, elle glissait si svelte et si légère à la crête blanche des lames, que sa manœuvre finit par captiver Conception à ce point qu’elle alla prendre une longue-vue qui se trouvait dans sa chambre.

 

Mais à peine la jeune fille eut-elle braqué sa longue-vue sur le canot qu’elle éprouva une vive émotion.

 

Le canot était celui du commandant du port, et grâce à sa lunette Mlle de Sallandrera venait de distinguer les vareuses rouges des forçats qui le montaient.

 

La barque avançait vers la terre tout en louvoyant.

 

La mer, qui avait une grande profondeur sous les murs mêmes de la villa, était, à vingt brasses de la côte, traversée par un courant rapide qui, venant de la haute mer, venait pour ainsi dire effleurer le pied de la terrasse sur laquelle se trouvait Conception, pour s’en aller de là, en décrivant une courbe capricieuse, s’affaiblir et se perdre dans la rade.

 

La jeune fille, sa longue-vue à la main, ne tarda point à voir la frêle embarcation entrer dans le courant. Alors les voiles furent carguées et les matelots à vareuse rouge, se courbant sur leur aviron, ramèrent vigoureusement.

 

Depuis qu’elle était à Cadix, Mlle de Sallandrera avait passé de longues heures sur cette terrasse, contemplant la mer et suivant les navires qui se montraient à l’horizon. Plusieurs fois elle avait pu remarquer des bateaux de pêche, de petits canots, suivre la route que prenait l’embarcation montée par les forçats, et venir passer à quelques mètres d’elle.

 

Quand elle vit le canot du gouverneur dans le courant, Conception eut un battement de cœur étrange.

 

Elle replaça sa longue-vue sur le parapet de la terrasse et voulut s’éloigner. Mais une force invincible et mystérieuse la retint. Son regard, qu’elle essayait de détourner, s’attacha sur la mer avec une sorte d’obstination fiévreuse. Le canot avançait, avançait toujours.

 

Alors, dominée par un sentiment inexplicable, Mlle de Sallandrera reprit sa longue-vue. Elle put alors distinguer parfaitement les personnes qui montaient le canot. Debout, à l’arrière, se tenait un homme en uniforme que Conception reconnut sur-le-champ.

 

C’était le capitaine Pedro C…

 

Sans doute le commandant du port revenait d’une excursion matinale exigée par son service.

 

À côté de lui il y avait un forçat. Ce forçat commandait la manœuvre.

 

Conception le reconnut – c’était lui.

 

Pour la seconde fois elle voulut s’éloigner, et, pour la seconde fois aussi, elle fut retenue par cette puissance attractive, par cette fascination qu’il lui avait été impossible de rompre.

 

Le canot n’était plus qu’à deux cents brasses de la villa. Alors Conception, qui n’avait plus besoin de sa longue-vue, vit le capitaine Pedro C… faire un signe. À ce signe, le forçat commanda un changement de manœuvre, le canot rompit le courant et se dirigea en droite ligne sur la villa.

 

Au bas des murs de la terrasse, il y avait un énorme anneau de fer ; cet anneau servait à amarrer les embarcations de ceux qui venaient, par mer, visiter les hôtes de monseigneur l’évêque de Grenade. Auprès de cet anneau, la vague baignait la dernière marche d’un élégant escalier qui s’élevait jusqu’à la terrasse.

 

Pâle et frémissante, Mlle de Sallandrera vit le canot s’arrêter, le capitaine Pedro C… s’élancer sur la première marche de l’escalier et, tandis que ses compagnons de chaîne relevaient leurs avirons, le forçat aller tristement s’asseoir à la barre.

 

Mais, en exécutant ce mouvement de retraite, le jeune homme avait levé les yeux et il avait vu Conception. Ce regard, qui franchissait l’espace, ce regard timide et doux était arrivé jusqu’à la jeune fille, et avait achevé de jeter le trouble dans son esprit.

 

– Mademoiselle, dit le capitaine Pedro C… en mettant le pied sur la terrasse, je vous ai aperçue en revenant de ma tournée de chaque matin, et je n’ai pu résister au désir de vous présenter mes hommages.

 

Conception salua, se laissa baiser la main et ne détourna point son regard du pauvre forçat qui n’avait osé la saluer. Heureusement pour elle, la duchesse sa mère, qui était levée depuis quelque temps déjà, parut sur la terrasse et vint saluer le capitaine Pedro C…

 

Ce dernier demeura quelques minutes à la villa, s’entretint du bal de la veille, et ne dit pas un mot du forçat.

 

Mlle de Sallandrera le reconduisit, c’est-à-dire qu’elle l’accompagna jusqu’au bord de la terrasse et s’accouda au parapet, tandis qu’il descendait l’escalier.

 

Mais voir partir le capitaine n’était, pour Conception, qu’un prétexte. La jeune fille attacha son regard sur le pauvre forçat qui venait de reprendre sa place de commandement, et quand la barque vira de bord, ce ne fut point au capitaine qu’elle adressa un geste d’adieu en agitant son mouchoir et son éventail – ce fut à lui.

 

Et elle suivit le canot des yeux, et elle le vit disparaître à l’angle de la jetée du port.

 

– Oh ! je suis folle ! pensa-t-elle. La compassion que m’inspire ce jeune homme m’entraîne trop loin.

 

En ce moment, la femme de chambre de Mlle de Sallandrera vint à elle, une lettre à la main.

 

– De France ! dit-elle.

 

Conception jeta un cri, oublia le forçat et s’empara vivement de la lettre, dont elle brisa le cachet armorié.

 

Cette lettre, on le devine, était de Rocambole.

 

XVI

Abandonnons maintenant Cadix et revenons à Paris.

 

Huit jours après l’inhumation de l’intendant de l’Orangerie, du vieil Antoine, qu’on avait trouvé sans vie dans son lit et dont la mort avait été attribuée à une attaque d’apoplexie foudroyante, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery était de retour à Paris, dans son hôtel de la rue de Verneuil.

 

Arrivé de la veille, le marquis s’était levé cependant de bonne heure, et, assis devant une table placée auprès d’une fenêtre entrouverte qui donnait sur le jardin de l’hôtel, il paraissait plongé en une méditation profonde. Son front dans ses deux mains, son visage trahissant une secrète inquiétude, Rocambole s’adressait le monologue que voici :

 

– On a volé le portrait, on m’a laissé une carte qui m’a appartenu jadis quand je m’appelais don Inigo, et le personnage qu’on m’a dépeint était, au dire de Joseph, une femme ! Si une femme a dit cela, cette femme, c’est Baccarat ! Depuis huit jours, je me perds en conjectures. Ou je suis encore pour la comtesse Artoff le marquis de Chamery, ou elle a reconnu en moi Rocambole… Mais où et quand ?… Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois, l’hiver dernier, chez elle. Elle a levé sur moi le regard le plus indifférent du monde, et bien certainement, si elle m’eût reconnu alors, un tressaillement de son visage me l’eût appris. Où donc m’a-t-elle revu ? Et puis, en admettant que dans le marquis de Chamery elle poursuive Rocambole, pourquoi m’a-t-elle volé le portrait du vrai Chamery ? Le marquis est donc vivant ?

 

Cette question, que Rocambole s’adressait pour la seconde fois, hérissa ses cheveux et fit battre violemment son cœur.

 

– Il est certain, poursuivit-il, que si le marquis est vivant, je suis un homme perdu, et le meilleur, le plus simple moyen d’échapper à ma destinée, c’est de quitter Paris le plus tôt possible, et d’aller en Espagne épouser Conception. Jusqu’à présent, tout a bien marché et comme sur des roulettes. Les seules personnes qui pussent me dénoncer, Venture, sir Williams, Zampa, maman Fipart, sont morts. Le vieil Antoine a eu une apoplexie foudroyante pour ne point m’avoir reconnu. Enfin, tout Paris certifiera, au besoin, et plus haut encore que les papiers en ma possession, que je suis le seul, le vrai, l’authentique marquis de Chamery. Mais si le véritable, celui que j’ai cru mort, était vivant ; si Baccarat l’avait retrouvé… Oh ! alors…

 

Rocambole fut interrompu dans son monologue par deux coups frappés à sa porte.

 

– Entrez ! dit-il.

 

Ce fut le vicomte Fabien d’Asmolles qui se montra.

 

Fabien était toujours ce gentilhomme affable et doux que le bonheur n’avait point rendu égoïste, et qui songeait au bonheur des autres.

 

– Mon cher Albert, dit-il en entrant, je suis enchanté de te voir levé.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que nous allons sortir à l’instant même.

 

– Où m’emmènes-tu ?

 

– À l’ambassade d’Espagne, où tu n’auras qu’à signer toutes les pièces que l’on t’a demandées pour que tes lettres de naturalisation soient entérinées sur-le-champ.

 

– Tu es allé vite en besogne, cher Fabien, répondit Rocambole, réconforté par la nouvelle que lui apportait le vicomte.

 

– Il faut bien que je m’occupe de ton bonheur.

 

Le faux marquis serra la main de Fabien et s’habilla lestement.

 

– Tu sais que tu pars demain soir, continua le vicomte.

 

– Oui, répondit Rocambole, et je pars légèrement inquiet, malgré ma joie.

 

– À propos de quoi ?

 

– Le vol de ce portrait à l’Orangerie me livre aux plus étranges conjectures.

 

– En effet, murmura Fabien, tous les renseignements que tu as recueillis me semblent plus que bizarres.

 

– Je crains que quelque ancienne maîtresse, à l’aide de ce portrait, ne tente quelque démarche auprès de Conception. Qui sait ? Les créatures de ce genre sont capables de tant de choses !

 

– Bah ! murmura Fabien, le cœur de Conception est cacheté à ton adresse.

 

– Je le sais.

 

– Et lui prouvât-on demain que tu as mérité le bagne, ajouta Fabien en riant, elle t’aimerait malgré tout.

 

– Je le crois, murmura Rocambole, qui réprima à grand-peine un mouvement nerveux.

 

Il était alors neuf heures du matin.

 

Le faux marquis et Fabien sortirent en coupé, se rendirent à l’ambassade, sur le quai d’Orsay, et furent reçus par le chancelier, qui présenta à Rocambole un volumineux dossier sur chaque pièce duquel ce dernier mit sa signature. Il y avait dans le cabinet du chancelier un personnage que le marquis salua et qui lui tendit la main. C’était le général C…, ce général espagnol qui habitait Paris depuis la chute de son drapeau, et dont le cousin, demeuré au service, commandait le port de Cadix. C’était au bal du général, on s’en souvient, que le neveu du duc de Sallandrera, le señor don José, avait été assassiné par la gitana.

 

Quand Rocambole eut donné toutes les signatures qu’on lui demandait, il se tourna vers le général :

 

– Eh bien ! général, lui dit-il, avez-vous quelque message à me confier pour l’Espagne ?

 

– Non, répondit le général avec un sourire triste, je suis un de ces exilés volontaires qui ne veulent plus entendre parler de la patrie. Quand partez-vous, marquis ?

 

– Demain soir.

 

– Et… où allez-vous ?

 

– À Cadix.

 

– Je sais pourquoi… fit le général en clignant légèrement son œil gauche. (Et s’adressant à Fabien, il ajouta :) Le marquis n’a pas fait un rêve mesquin en trouvant le chemin du cœur de mademoiselle de Sallandrera.

 

– Il l’aime, dit simplement Fabien.

 

– Si vous voulez une lettre pour Cadix, je vous en offre une, marquis.

 

– Avec plaisir, général.

 

– Pour le capitaine Pedro C…, commandant du port et mon cousin.

 

– Je l’accepte avec joie.

 

– Ah ! parbleu ! dit le général, le nom de Pedro me remet en mémoire une singulière aventure, dont je ne vous eusse jamais parlé si vous n’alliez à Cadix.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Oh ! de toute une histoire.

 

– Voyons.

 

– Vous avez longtemps servi dans l’Inde, n’est-ce pas ?

 

– Très longtemps.

 

– Avez-vous eu sous vos ordres un matelot français ?

 

– C’est possible ; mais je ne m’en souviens pas ! répondit Rocambole… J’ai eu tant de matelots sous mes ordres !…

 

Et, après cette réponse évasive, il regarda le général et lui dit :

 

– Pourquoi me faites-vous cette question ?

 

– Attendez, vous allez voir. Il paraît qu’un matelot, sur la nationalité duquel on n’est pas très fixé encore, mais qui se dit français, a servi sous vos ordres dans l’Inde, qu’il connaît parfaitement, et qu’il a eu sur vos habitudes, vos goûts, vos relations de famille, des renseignements assez minutieux.

 

– Que me dites-vous là ? fit le faux marquis en tressaillant.

 

– Cet homme a été pris à bord d’un navire qui faisait la traite, continua le général.

 

– Ah !…

 

– Et condamné au bagne.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! devinez ce qu’il a osé dire pour sa défense.

 

– Ma foi ! je ne puis deviner, général.

 

– Il a prétendu qu’il était le marquis de Chamery, dit le général en riant.

 

Cette révélation foudroyante n’eut point sur Rocambole l’effet qu’on aurait pu en attendre. Au lieu de pâlir et de manifester un violent effroi, l’élève de sir Williams retrouva soudain ce sang-froid superbe et cette merveilleuse lucidité d’esprit qui avaient plus d’une fois sauvé le club tout entier des Valets de cœur. Il venait de comprendre, aux paroles du général, que le vrai marquis existait, et cependant il eut la force de sourire, et dit :

 

– Ah ! par exemple ! voici qui est trop fort.

 

– Je suis de votre avis, marquis. Mais attendez la fin de mon histoire, poursuivit le général.

 

– Voyons, général, elle m’intéresse.

 

– Le drôle était parvenu à faire croire à mon honorable cousin Pedro C… qu’il était bien le marquis de Chamery.

 

– En vérité !

 

– Pedro m’a écrit, il y a quelques mois, me chargeant de rechercher la famille de Chamery, etc., etc.

 

– Et… fit Rocambole en riant, qu’avez-vous fait, général ?

 

– J’ai répondu à mon cousin que son marquis de Chamery était un imposteur, attendu que le vrai avait dansé chez moi, la veille, à Paris.

 

– Ma parole d’honneur ! murmura Rocambole, voici qui ressemble à un véritable conte de fées.

 

Le général reprit :

 

– Puisque vous allez à Cadix, mon cher marquis, vous verrez votre sosie.

 

– Ah ! ma foi ! dit Rocambole, tenez, général, il me vient une bien singulière idée.

 

– Oh ! fit le général.

 

– Donnez-moi une lettre pour le capitaine Pedro, votre parent.

 

– Je vous l’ai offerte.

 

– Et recommandez-moi à lui sous un autre nom.

 

– Dans quel but ?

 

– Je passerai huit jours à Cadix incognito, je verrai tout à mon aise l’homme qui se fait appeler le marquis de Chamery, et je me ferai conter sa biographie.

 

– Très bien, dit le général ; je vous enverrai ce soir même une lettre à l’adresse du capitaine Pedro, dans laquelle je lui recommanderai chaudement… qui donc ?… acheva le général en consultant Rocambole du regard.

 

– Le comte Polaski, gentilhomme polonais, répondit Rocambole.

 

En ce moment, le vicomte Fabien d’Asmolles, qui causait avec le chancelier à l’autre extrémité du cabinet, et n’avait point entendu un seul mot de la conversation du général avec son prétendu beau-frère, se leva :

 

– Partons, dit-il à Rocambole. Nous allons jusqu’à la préfecture de police pour y chercher tes passeports.

 

 

Quelques minutes après, Rocambole et Fabien couraient sur le quai des Orfèvres, lorsque leur voiture fut croisée par un coupé bas, à la portière duquel le vicomte vit apparaître un visage de connaissance qui le salua.

 

Le vicomte fit un signe, les deux voitures s’arrêtèrent côte à côte.

 

– Bonjour, Fabien, dit la personne qui se montrait à la portière du coupé.

 

– Bonjour, Sériville, mon ami, répondit le vicomte.

 

M. de Sériville était un jeune magistrat récemment nommé juge d’instruction, et qui avait fait ses études de droit avec M. d’Asmolles.

 

– D’où viens-tu ? demanda le vicomte.

 

– De chez moi, rue Saint-Louis-au-Marais.

 

– Et tu vas ?

 

– Au palais de justice.

 

– Depuis que te voilà juge d’instruction, dit le vicomte en souriant, le monde ne te voit plus.

 

– Ah ! mon cher, répondit le magistrat, tu renouvelles mes douleurs en me parlant de mes fonctions.

 

– Bah !… Et pourquoi donc ?

 

– Parce que la première affaire dont j’ai été chargé est pour moi une véritable bouteille à l’encre.

 

– Quelle est donc cette affaire ?

 

– L’affaire de la cité des chiffonniers à Clignancourt.

 

Ces mots firent tressaillir Rocambole, qui se tenait au fond du coupé, et que le jeune magistrat n’avait point aperçu, car le buste de Fabien était encadré par la portière.

 

– Et qu’est-ce donc que cette ténébreuse affaire ? demanda le vicomte.

 

– Ténébreuse est vraiment le mot, mon ami.

 

– Mais… encore ?…

 

– On a trouvé à Clignancourt, il y a deux mois, une cave inondée d’eau. À la surface de l’eau surnageaient deux cadavres, celui d’une vieille femme étranglée, celui d’un homme qui a été reconnu pour un ancien forçat et qui a été tué à coups de couteau.

 

– Quelle horreur !

 

– Puis, assis sur le bord de la cave, poursuivit le magistrat, il y avait un homme vivant…

 

Rocambole fit un soubresaut au fond de la voiture. Heureusement le vicomte lui tournait le dos, et ne put voir l’horrible décomposition de ses traits.

 

– C’était sans doute, dit Fabien, l’assassin des deux autres ?

 

– Non, répondit le magistrat. Il était blessé dans le dos et couvert de sang. Ses vêtements ruisselants attestaient qu’il avait été précipité comme les autres dans la cave.

 

– Enfin, tu l’as interrogé ?

 

– Oui, mais il était fou, et il l’est encore.

 

Rocambole respira.

 

– Cet homme, qui parle espagnol et portugais, continua M. de Sériville, a été confié aux soins d’un médecin très habile.

 

– Ah !… Lequel ?

 

– C’est un mulâtre, le docteur Albot. Il a répondu de le guérir.

 

– Mais… dit Fabien, qui se tourna vers Rocambole, c’est ton médecin, le docteur Albot ?

 

– Oui, répondit le faux marquis de Chamery, qui, à force de résolution et d’énergie, était parvenu à rendre à sa physionomie son calme ordinaire, et il est très habile en effet.

 

– En sorte que jusqu’à présent tu n’as pu avoir la clef de ce mystère ? poursuivit le vicomte.

 

– Jusqu’à présent, répondit le magistrat, les investigations les plus habilement conduites sont demeurées infructueuses, et, tu le vois, je manque de bonheur pour mes débuts. Mais, ajouta le magistrat, qui tendit la main au vicomte, je me sauve, on m’attend au parquet. Adieu !…

 

– Au revoir, dit Fabien.

 

Le magistrat continua sa route, et les deux jeunes gens, peu après, descendirent de voiture dans la cour de la préfecture de police.

 

Une heure plus tard, muni de ses passeports, le marquis rentrait à son hôtel, rue de Verneuil, et se disait :

 

– Zampa n’est pas mort… on a volé le portrait… je suis perdu.

 

Mais chez Rocambole les heures de désespoir et les heures d’espérance se succédaient sans interruption.

 

Au dernier moment, quand tout était compromis et presque désespéré, le bandit retrouvait son audace, il se redressait, l’œil plein d’éclairs, le courage au cœur.

 

Le calme et la sécurité étaient parvenus à l’abattre, à peupler son chevet de fantômes, à remplir son âme de terreur. Quand il se retrouva face à face avec le danger, avec la lutte, l’élève de sir Williams redevint fort.

 

– Allons, se dit-il, c’est ma dernière partie ; je jouerai le tout pour le tout.

 

XVII

Le lendemain matin, tandis que son valet de chambre mettait la dernière main à ses valises, le faux marquis de Chamery sortit à pied de l’hôtel de la rue de Verneuil et se rendit rue de Surène, où on ne l’avait pas vu depuis bientôt deux mois.

 

Mais Rocambole avait si bien dressé le concierge, habitué d’ailleurs à ses absences prolongées, que le digne fonctionnaire se contenta de le saluer et n’osa pas lui faire une seule question.

 

Le faux marquis s’enferma chez lui, gagna ce fameux cabinet de toilette où il avait enfoui ses nombreux déguisements, et il y fit un choix de vêtements, de perruques, de favoris de toutes nuances ainsi que de divers pots de pommade ayant la propriété de blanchir ou de brunir la peau quand ils ne lui donnaient pas une teinte jaune ou rougeâtre. Notre héros entassa tous ces objets dans une malle de voyage dont il ferma les deux serrures à secret. Puis il descendit lui-même cette malle et dit au concierge stupéfait :

 

– Allez me chercher un commissionnaire.

 

Le concierge obéit, fit deux pas dans la rue, siffla d’une certaine façon et vit accourir un honnête Auvergnat qui stationnait ordinairement au coin de la rue de la Madeleine.

 

Rocambole lui remit sa malle, avec ordre de la porter rue de Verneuil ; puis, au lieu de le suivre, il gagna le faubourg Saint-Honoré et se dirigea vers l’hôtel dont le docteur Samuel Albot habitait le rez-de-chaussée.

 

Le faux marquis n’avait point pris la peine de se déguiser pour aller chez le docteur, dont il ne soupçonnait nullement, du reste, la complicité avec la comtesse Artoff. Il avait trouvé un prétexte excellent, parce qu’il était de la plus grande simplicité, pour se rendre chez le mulâtre et savoir où il en était du traitement qu’il faisait subir à Zampa. Le prétexte lui était fourni par son prochain départ. Il allait voir le docteur avec l’intention de lui dire :

 

– Je quitte Paris ce soir, docteur, je vais me marier en Espagne, et il est probable qu’au lieu d’y séjourner je m’embarquerai le lendemain de mon mariage pour le Nouveau Monde. Or, je viens vous faire mes adieux et vous demander en même temps, à vous, qui êtes américain, des lettres pour l’Amérique du Sud.

 

Rocambole se promettait bien, en méditant cette introduction, de ne point quitter le docteur sans avoir le dernier mot sur la folie de Zampa.

 

Mais l’étonnement du faux marquis ne fut point médiocre lorsque le suisse de l’hôtel lui eut dit :

 

– Le docteur est absent de Paris.

 

– Absent de Paris ! un médecin ? allons donc, c’est impossible ! dit Rocambole.

 

– C’est la vérité.

 

– Et depuis quand est-il absent ?

 

– Depuis huit jours.

 

– Ah !… et où est-il allé ?

 

– Je ne sais pas, monsieur, répondit le concierge ; mais on vous le dira peut-être rue de la Pépinière.

 

– Hein ? fit Rocambole, que ces mots étonnèrent, il demeure donc rue de la Pépinière ?

 

– Non, monsieur, mais il soignait un grand seigneur russe… qui était fou…

 

Rocambole s’appuya contre la porte du suisse et fut pris d’une sorte d’étourdissement.

 

– C’est bien, dit-il, je sais où… c’est… c’est chez le comte Artoff.

 

– Précisément.

 

Rocambole s’en alla d’un pas assez ferme. Mais lorsqu’il fut arrivé dans la rue, il se sentit chanceler, et comme une voiture passait vide près de lui, il y monta.

 

– Où allons-nous, bourgeois ? demanda le cocher.

 

– Rue de Surène, répondit le faux marquis.

 

La voiture tourna et se mit en route.

 

Alors seulement Rocambole retrouva sa présence d’esprit :

 

– Allons ! décidément, se dit-il, sir Williams avait raison de prétendre que lorsqu’il ne serait plus là ma chance tournerait. Voici maintenant que le comte Artoff, que j’ai rendu fou avec le poison volé au docteur, est soigné par le docteur lui-même. Or, il est évident que, puisqu’il en est ainsi, Samuel Albot aura reconnu d’où provient la folie du comte. Et qui sait si…

 

Un frisson parcourut les veines du faux marquis.

 

– Qui sait, reprit-il, si Baccarat et lui ne se sont point déjà entendus pour me perdre… Cocher ! cocher !

 

Le cocher se tourna sur son siège.

 

– Que désirez-vous, bourgeois ? demanda-t-il en se penchant.

 

– Conduisez-moi rue de la Pépinière, à l’hôtel Artoff.

 

L’élève de sir Williams venait d’avoir l’inspiration désespérée de l’homme qui court au-devant d’un péril certain.

 

– Je vais voir Baccarat face à face, se disait-il, et je saurai bien lire dans son regard comment je dois engager la lutte. J’ai un prétexte plausible pour me présenter chez elle. Son mari était lié avec Fabien ; Fabien est mon beau-frère ; je viens de sa part savoir des nouvelles du comte.

 

Le fiacre entra dans la cour de l’hôtel. Au premier coup d’œil, Rocambole jugea que les maîtres étaient absents.

 

Les croisées du rez-de-chaussée et du premier étage étaient fermées et il n’y avait aucune voiture attelée sous la marquise, à droite du perron.

 

– Où va monsieur ? demanda le suisse en le voyant descendre de voiture.

 

Rocambole alla droit à lui.

 

– Vos maîtres seraient-ils absents ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Depuis quand ?

 

Le concierge parut hésiter à répondre ; mais le faux marquis prit son air le plus gentilhomme.

 

– Je suis, dit-il, le baron de K…, officier russe ; le comte est mon cousin et j’arrive de Saint-Pétersbourg.

 

Ces mots impressionnèrent le suisse.

 

– En ce cas, dit-il, monsieur le baron sait l’affreux malheur…

 

– Oui, le comte est fou.

 

– Hélas ! monsieur.

 

– Mais on espère le guérir, n’est-ce pas ? La comtesse m’a écrit qu’elle l’avait confié aux soins d’un habile médecin, le docteur Samuel Albot.

 

– Oui, monsieur le baron.

 

– Et ils sont absents ?

 

– Ma foi ! monsieur le baron, bien que Madame m’ait recommandé le silence, je présume que la consigne n’était pas pour vous.

 

– Assurément non, dit le faux marquis d’un ton léger.

 

– Monsieur le comte, poursuivit le suisse, est à Fontenay-aux-Roses, dans sa propriété…

 

– Avec le médecin mulâtre ?

 

– Non… avec un jeune docteur, élève de M. Albot, et qui doit, en son absence, soigner Son Excellence.

 

– Le docteur est donc absent ?

 

– Il est parti, voici dix jours, en compagnie de Madame la comtesse.

 

– Où sont-ils ?

 

– Je ne sais pas ; personne ne le sait.

 

– Je le saurai à Fontenay-aux-Roses, dit le prétendu baron, qui remonta dans son fiacre et s’en alla, laissant tomber cinq louis dans les mains du suisse.

 

Mais, comme on le pense bien, Rocambole n’alla point à Fontenay-aux-Roses, ainsi qu’il l’avait annoncé. Un souvenir, joint aux paroles du suisse, avait fait jaillir la lumière dans son esprit.

 

Le suisse lui avait dit :

 

– Le docteur est parti voici dix jours, avec Madame.

 

Ces paroles avaient évoqué le souvenir suivant : le jeune homme qu’on soupçonnait être une femme et qui, neuf jours plus tôt – les dates concordaient merveilleusement –, avait volé le portrait au château de l’Orangerie, était accompagné, lui avait dit Joseph, d’un homme aux cheveux crépus, au teint bistré, à la taille herculéenne, qui semblait être son précepteur, et d’un autre homme petit, grêle, également bistré de peau et dont les chevaux étaient blancs.

 

– Maintenant, pensa Rocambole, il n’y a plus à en douter, c’était le docteur Albot et Zampa qui l’accompagnaient, Zampa, dont les cheveux ont dû blanchir en une nuit, a dit le juge d’instruction.

 

Et le faux marquis, arrivé sur le quai d’Orsay, renvoya son fiacre, puis il rentra à pied rue de Verneuil, monta dans son cabinet et écrivit à Conception la lettre suivante :

 

« Ma bien-aimée,

 

« Je n’ai vu, je n’ai lu qu’une chose dans votre bonne lettre ; c’est que l’heure de notre bonheur était proche. Ah ! que me fait de devenir duc et Grand d’Espagne, que m’importe une ambassade ?

 

« C’est vous que je veux !… Mais enfin, puisque pour vous posséder il faut que je sois tout cela, j’obéirai.

 

« Grondez-moi bien fort, ma chère petite Conception. Il y a cinq jours que votre lettre est à Paris, et je ne l’ai ouverte que ce matin.

 

« Voici pourquoi : je n’étais pas à Paris. Nous sommes partis, Fabien et moi, pour aller visiter notre terre indivise encore en Touraine, le château de l’Orangerie, avec l’intention d’y passer vingt-quatre heures à peine et de revenir à Paris. Je n’avais donc pas ordonné de faire suivre nos lettres.

 

« Mais l’homme propose !…

 

« Nous sommes restés près de huit jours à l’Orangerie au milieu des émois que voici :

 

« Figurez-vous, ma chère belle, qu’à notre arrivée nous avons trouvé le château sens dessus dessous. Le vieil intendant était parti en toute hâte pour la ville voisine, et les autres domestiques étaient armés jusqu’aux dents.

 

« Un vol avait été commis au château. Mais ce vol était si bizarre, si étrange !… Une chaise de poste avait versé dans le fossé du parc, la nuit précédente ; un jeune homme qu’elle renfermait avait demandé l’hospitalité au château pendant qu’on réparait sa voiture. Ce jeune homme a prétendu être de mes amis. Le lendemain, quand il a été parti, on s’est aperçu qu’il avait emporté… Ah ! je vous le donnerais bien volontiers en mille, et vous ne devineriez pas ! Il avait emporté un portrait de moi, un portrait où j’étais représenté à l’âge de huit ou neuf ans, et qui se trouvait dans le grand salon de l’Orangerie.

 

« Or, ma chère Conception, ce n’est qu’à Paris que j’ai eu l’explication de ce vol singulier, et encore quelle explication !

 

« Tâchez de comprendre à demi-mot, car il me faut, pour vous dire cela, remonter dans le passé, à une époque où je ne pressentais point mon bonheur futur. J’arrivais à Paris, j’éprouvais le besoin de vivre et de me lancer à corps perdu dans le tourbillon parisien. Depuis six mois j’étais ce qu’on nomme un viveur, lorsque, vous vous en souvenez, votre cheval s’emporta en face de la cascade du bois de Boulogne. À partir de ce moment je m’arrachai à l’atmosphère corrompue au milieu de laquelle je vivais, pour respirer un air plus pur ; mais il paraît que j’avais laissé un regret au fond du gouffre…

 

« Ce regret était blond, il avait souffert comme souffrent les anges déchus, il voulait un souvenir de moi…

 

« Je l’avais refusé – on me l’a volé.

 

« Comprenez-vous ?

 

« Pardonnez-moi, chère Conception, ce pénible aveu ; mais il était nécessaire que je vous prévinsse, car on aurait fort bien pu se faire du portrait une arme contre moi – et il ne faut pas que vous me soupçonniez une seconde, car je vous aime…

 

« Et maintenant, laissez-moi vous dire quelles conséquences fatales a eues ce vol insignifiant. Notre vieil intendant, en zélé maladroit qu’il était, s’est empressé de courir à G… et d’y porter plainte chez le commissaire de police. Il est revenu de cette excursion dans un état déplorable. Il est mort dans la nuit d’une congestion cérébrale et force nous a été, à Fabien et à moi, de demeurer à l’Orangerie jusque après ses funérailles.

 

« Tels sont les motifs, chère Conception, qui m’ont empêché d’ouvrir votre lettre avant ce matin.

 

« Telles sont aussi les raisons pour lesquelles il s’écoulera bien quatre ou cinq jours avant que j’aie pu obtenir un passeport, les pièces dont j’ai besoin pour me faire naturaliser espagnol, et, enfin, pour que j’aie réglé quelques affaires d’intérêt.

 

« Mais dans quatre ou cinq jours je serai vraisemblablement en route, et, dans huit jours, vous me verrez à vos genoux.

 

« Votre FRÉDÉRIC. »

 

Cette lettre, que Rocambole venait d’écrire, avait, on le devine, un double but : le premier était de prévenir, dans l’esprit de Conception, l’usage que la comtesse Artoff pourrait vouloir faire du portrait. Le second était de pouvoir arriver incognito à Cadix et y demeurer quelques jours.

 

Rocambole s’était dit :

 

– J’ai supprimé Château-Mailly, don José, sir Williams, tous ceux qui me gênaient. Mais si je ne me débarrasse pas du forçat de Cadix, rien n’est fait, je suis un homme perdu.

 

Or, du moment où il s’avouait perdu, Rocambole retrouvait son audace, sa présence d’esprit, son énergie cruelle et sauvage, et ce calme qui le rendait si fort.

 

Pendant le reste de la journée, le prétendu marquis de Chamery s’occupa de son départ et ne quitta point le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles.

 

Blanche, l’ange au front pur, Fabien, le gentilhomme accompli, mirent en voiture l’assassin Rocambole, et la femme, qui croyait embrasser son frère, fondit en larmes.

 

– Ma foi ! pensa le bandit en s’arrachant à leur étreinte, décidément j’étais né pour la vie de famille. Cela m’émeut… Est-ce que ce serait vraiment ma sœur ?

 

Et la chaise de poste tourna au grand trot l’angle de la rue Verneuil, et l’élève de feu sir Williams laissa glisser un sourire dans sa barbe blonde.

 

– Maintenant, se dit-il, il faut vaincre ou périr, vivre dans la peau d’un Grand d’Espagne ou finir au bagne…

 

« À nous deux, le forçat de Cadix !

 

XVIII

Le lendemain de ce jour où la municipalité de Cadix avait offert un bal à Sa Majesté Catholique – bal durant lequel s’étaient déroulés tant d’étranges événements –, vers huit heures du soir environ, une chaise de poste, attelée de quatre mules empanachées et garnies de grelots, entra dans la cour de l’hôtel des Trois Mages, l’hôtel où étaient descendus M. et Mme Fernand Rocher.

 

La chaise de poste, qui était de tournure allemande et sortait d’un atelier de carrosserie d’outre-Rhin, renfermait un seul personnage. Sur le siège de devant, et pendus aux étrivières, derrière, on voyait quatre laquais galonnés à outrance et portant des redingotes vertes doublées de fourrures.

 

Le personnage qui descendit dans la cour de l’hôtel, en s’appuyant sur le bras de ses valets, et devant lequel tout le personnel de l’hôtel se rangea respectueusement, avait, pour des regards espagnols, une apparence assez originale. C’était un homme à qui on pouvait donner de quarante-cinq à cinquante ans. Il était de taille moyenne, maigre et sec ; son visage jaune était ridé comme du vieux parchemin. Une magnifique chevelure d’un blond jaune – une chevelure d’albinos –, descendait sur ses épaules en boucles confuses, et il portait une barbe de même couleur.

 

Ce personnage, dont l’œil gris avait des reflets étranges et était d’une grande et perpétuelle mobilité – ce personnage, disons-nous, était vêtu d’une singulière façon pour un homme qui voyage sous le soleil espagnol. Il portait une longue houppelande verte comme les livrées de ses gens, doublée pareillement de fourrures et garnie de brandebourgs. Son pantalon collant gris perle sortait d’une paire de bottes en cuir rouge de Russie ; et son chapeau bleu ciel avait la forme octogone du chapska polonais.

 

Des quatre laquais qui accompagnaient cet important personnage, trois ne parlaient que le russe, le polonais et l’allemand.

 

Le quatrième possédait les langues occidentales, savoir : le français, l’anglais et l’espagnol, et il apprit à l’hôtelier des Trois Mages les titres et qualités de son maître.

 

Le personnage à la polonaise et aux cheveux jaunes était un grand seigneur polonais, le baron Wenceslas Polaski, riche de plusieurs lieues carrées en Poméranie, veuf et sans enfants, misanthrope au suprême degré, pleurant sa femme qu’il avait perdue vingt années auparavant et voyageant sans cesse dans l’espoir de l’oublier.

 

Tandis que l’hôte espagnol, grave Andalou qui avait été muletier dans sa jeunesse, écoutait, en roulant sa cigarette, le récit du laquais interprète, la señora Pépita, sa femme, conduisait pompeusement, et avec le cérémonial usité en pareil cas, le grand seigneur polonais au plus bel appartement.

 

L’hôtel des Trois Mages était situé sur une place voisine du port, et les croisées de l’appartement qu’on donna au baron Wenceslas Polaski avaient vue sur la mer.

 

Le noble étranger ouvrit l’une de ces croisées et, tandis que ses gens montaient ses bagages et procédaient à son installation, il s’accouda au balcon et jeta un coup d’œil investigateur autour de lui.

 

La nuit n’était point venue encore. Les derniers rayons du soleil couchant resplendissaient sur la mer.

 

Le baron fit un signe, et l’un de ses laquais, ouvrant une valise, en retira une longue-vue gigantesque, qu’il lui apporta sur-le-champ.

 

Le noble étranger la prit avec flegme, la mit à sa portée et la braqua sur le port. À sa gauche était un vaste édifice aux toits en terrasse. Le baron, qui sans doute connaissait déjà Cadix, reconnut le palais du gouvernement.

 

Au-delà de cet édifice, baignant ses dernières assises dans la mer, un grand et vaste monument aux murailles grises, à l’aspect triste et sombre, attira ensuite son attention. C’était le bagne.

 

Puis dans un lointain, sur la droite, au pied d’une colline, trempant ses murs blancs dans le flot bleu de la Méditerranée, l’étranger aperçut une jolie villa entourée de citronniers et de grenadiers en fleurs – et cette villa attira sur-le-champ son attention.

 

Le grand seigneur polonais braqua sa longue-vue sur la villa, l’examina tout à son aise ; puis il se tourna vers celui de ses laquais qui lui servait d’interprète et lui dit quelques mots en anglais.

 

Le laquais sortit et revint peu après avec l’hôtelier lui-même, à qui il dit :

 

– Le baron, mon maître, désirerait savoir à qui appartient cette maison de plaisance qu’on voit là-bas à droite, au bord de la mer.

 

– À monseigneur l’archevêque de Grenade, répondit l’hôtelier.

 

Le baron Wenceslas, à qui son valet traduisit les paroles de l’hôtelier, fit un signe approbatif.

 

L’hôtelier continua :

 

– En ce moment, la maison de plaisance est habitée par deux dames parentes de Sa Grâce, la duchesse de Sallandrera et sa fille.

 

Le baron s’inclina encore.

 

C’était tout ce qu’il voulait savoir. Après quoi le noble personnage prit un crayon, tira de sa poche une carte armoriée sur laquelle on lisait son nom, et il écrivit au-dessous le nom de l’hôtel où il était descendu.

 

Ensuite il ouvrit un volumineux portefeuille à travers les vastes poches duquel l’hôtelier put voir plusieurs paquets de bank-notes, et il en retira une lettre à l’adresse du señor Pedro C…, commandant militaire du port de Cadix.

 

Il plaça cette lettre sous les yeux de l’hôtelier ainsi que sa carte, et le laquais interprète dit :

 

– Monseigneur désire faire remettre cette lettre et sa carte au capitaine Pedro C… ; c’est de la part du général C…, de Paris.

 

L’hôtelier s’inclina, prit la lettre et la carte et disparut.

 

Alors le baron serra les brandebourgs de sa polonaise, assura son chapeau sur sa tête, alluma un gros cigare qu’il retira d’un étui en cuir de Russie, et, les mains dans ses poches, il sortit. Le baron Wenceslas voulait sans doute, en attendant qu’on lui servît à souper, prendre l’air et faire un tour par la ville.

 

Comme il traversait la cour de l’hôtel et gagnait la porte cochère, un homme d’environ trente ans, donnant le bras à une jeune femme, passa près de lui. Il était presque nuit, et il ne put saisir que très imparfaitement leurs traits ; cependant il tressaillit et se retourna vivement.

 

Le jeune couple continua sa marche et gagna l’escalier sans avoir pris garde au Polonais.

 

Le noble personnage sortit, fit deux tours sur la place, descendit jusqu’au port et revint une demi-heure après.

 

– Le souper de monseigneur est servi, dit un des quatre laquais galonnés à outrance.

 

M. le baron s’était fait servir dans sa chambre. Il se mit à table, soupa de très bon appétit, et il savourait un dernier verre de xérès, lorsque l’hôtelier osa se présenter, un gros registre à la main.

 

Ce registre était celui sur lequel chaque voyageur qui descendait à l’hôtel était tenu d’écrire de sa main : son nom, sa profession et son pays.

 

Le baron regarda l’hôtelier, puis le registre, et parut ne point comprendre. Alors l’honnête Espagnol posa le registre devant lui et dit quelques mots au valet.

 

Le valet traduisit et le baron hocha la tête en signe d’assentiment. Il prit le registre et se mit à feuilleter curieusement, tandis qu’on lui apportait une plume et de l’encre.

 

Mais, presque aussitôt, un nom, qui se trouvait tout en haut de la dernière page, le frappa et lui donna sans doute l’explication de ce tressaillement qui s’était emparé de lui au moment où il avait croisé dans la cour le jeune couple étranger. Ce nom n’était point inconnu sans doute au gentilhomme polonais, qui lut :

 

Monsieur et madame Fernand Rocher, de Paris.

 

Le noble étranger ressentit probablement une assez vive émotion, mais aucun muscle de son visage ne bougea, et il écrivit son propre nom avec un sang-froid parfait.

 

Son laquais ayant annoncé qu’il ne savait pas l’espagnol, il n’eut pas la moindre peine à garder le plus profond silence.

 

Seulement, son repas terminé, les garçons de l’hôtel qui l’avaient servi à table et le laquais qui remplissait les fonctions d’interprète étant sortis, le baron, profitant du moment où il se trouvait seul, voulut sans doute se dédommager de ne point savoir la langue castillane, et il s’adressa le petit monologue suivant en très bon français :

 

– Mon cher Rocambole, ou vous êtes par trop naïf, ou la rencontre que vous venez de faire doit vous mettre sur la voie de bien des choses. M. et Mme Fernand Rocher, se trouvant à Cadix, ont évidemment beaucoup vécu dans l’intimité du señor capitaine Pedro C…, commandant du port. Le commandant leur aura raconté l’histoire de cet imposteur qui prétend être le vrai marquis de Chamery. Le vrai marquis les aura vivement intéressés ; ils auront écrit à Paris, et, naturellement, à la comtesse Artoff. Si cette dernière n’est point à Cadix, évidemment elle y est bien représentée.

 

Le prétendu grand seigneur polonais en était là de son monologue, quand on frappa doucement à la porte.

 

– Entrez, dit-il en français.

 

La porte s’ouvrit.

 

Avant de prononcer le nom du personnage à qui elle livra passage, disons que le baron Wenceslas Polaski se trouvait assis auprès de la croisée ouverte, qu’il tournait à moitié le dos à la table sur laquelle il avait pris son repas, et que, par conséquent, son visage n’était point éclairé par la lampe que supportait cette table.

 

Le reflet de cette lampe, au contraire, tombait d’aplomb sur la porte et éclaira complètement le laquais interprète et le personnage auquel il servait d’introducteur et qu’il annonça en disant en anglais :

 

– Le valet de chambre du capitaine Pedro C…, commandant du port.

 

Le commandant, en effet, qui venait de recevoir la lettre de son parent le général, s’empressait de répondre au baron polonais et l’avertissait qu’il serait heureux de le recevoir dès le lendemain.

 

Il avait confié son message à un homme que la comtesse Artoff avait fait entrer à son service, la veille, et que nous avons retrouvé au bal de la municipalité de Cadix.

 

Cet homme fit tressaillir vivement le baron Wenceslas Polaski. C’était Zampa.

 

Et, chose bizarre, Rocambole avait pris, pour venir à Cadix, le déguisement sous lequel, jadis, il s’était toujours manifesté au Portugais.

 

Heureusement pour lui, comme nous venons de le dire, son visage était dans l’ombre, et l’élève de sir Williams eut le temps de faire un signe.

 

À ce signe, le laquais interprète sortit, et Zampa s’approcha. Le baron étendit la main, prit la lettre, puis, sans affectation aucune, il la posa sur la table, fit deux pas en arrière et passa dans la pièce voisine, avant que Zampa eût pu voir son visage. La pièce voisine était la chambre à coucher.

 

Le baron y resta environ trois ou quatre minutes ; puis il revint, s’approcha de la table, et exposa son visage à la clarté de la lampe.

 

Soudain Zampa recula. Il avait reconnu l’homme à la polonaise dont il avait été l’esclave à Paris.

 

L’homme à la polonaise avait un revolver à la main, et il posait un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à Zampa. Zampa, qui avait déjà reculé, recula encore.

 

– Mon bel ami, lui dit alors l’homme à la polonaise, en très bon français et non en anglais, je crois que nous sommes de vieilles connaissances.

 

– En effet, murmura le Portugais.

 

– Et si tu m’en crois, poursuivit Rocambole, nous causerons, car nous devons avoir beaucoup de choses à nous dire.

 

– C’est possible, répondit Zampa, qui tremblait de tous ses membres.

 

– Voyons, assieds-toi, dit Rocambole, et remets-toi un peu de ton émotion ; tu es impressionnable comme une jeune fille.

 

Et Rocambole se prit à rire, alla pousser le verrou de la porte et revint auprès de Zampa.

 

– Nous sommes bien seuls, lui dit-il.

 

Et il s’assit, jouant d’un air indifférent avec le cylindre du revolver.

 

XIX

Nous avons laissé Mlle Conception de Sallandrera brisant le cachet de cette lettre, qui lui arrivait de Paris, et dont elle avait, sur-le-champ, reconnu l’écriture.

 

Une lettre de celui qu’elle aimait et qu’elle croyait être le marquis de Chamery devait lui apporter une émotion assez violente pour bannir, momentanément du moins, de son esprit et de son cœur tout autre souvenir. Conception lut et relut plusieurs fois ces pages, que nous avons vu le faux marquis tracer le jour même de son départ de Paris.

 

Rocambole, on s’en souvient, racontait à la jeune fille la disparition du portrait et l’expliquait à sa manière. Puis il lui annonçait qu’il lui était impossible de quitter Paris avant huit jours, alors que, au contraire, il partait, le soir même, sous le nom du baron Wenceslas Polaski. Et la lettre arrivait à Conception précisément le jour même où M. le baron Wenceslas traversait Cadix en chaise de poste et descendait à l’hôtel où M. Fernand Rocher logeait avec sa femme.

 

La lettre lue, Conception courut rejoindre sa mère et la lui porta.

 

– Je ne comprends pas bien, dit la duchesse, pourquoi il nous demande huit jours pour quitter Paris. M. de Chamery devrait bien songer que Sa Majesté est ici, qu’elle peut quitter Cadix d’un moment à l’autre, et qu’il est nécessaire qu’il lui soit présenté officiellement.

 

– Huit jours encore ! murmura Conception, comme c’est long !…

 

– Tu l’aimes donc bien, mon enfant ? demanda la duchesse en souriant.

 

La jeune fille sentit qu’un flot de sang lui montait au cœur.

 

Elle rougit, baissa la tête et retourna sur la terrasse, où, accoudée au parapet, elle se reprit à contempler la mer.

 

Cependant, au milieu de la joie que Mlle de Sallandrera ressentait en songeant que bientôt le marquis de Chamery serait auprès d’elle, il s’était glissé un sentiment de vague et d’indéfinissable tristesse. Cette tristesse, que Conception ne put s’expliquer, la domina tout le reste de la journée. Elle eut beau songer à Rocambole, une sorte d’attraction mystérieuse ramenait sans cesse sa pensée vers les événements de la nuit précédente. En vain fermait-elle les yeux, en vain essayait-elle d’oublier cet homme triste et résigné, ce forçat aux manières de grand seigneur traversait son souvenir sans cesse.

 

– Mais, se dit-elle plusieurs fois, en admettant même que tout ce que dit cet homme soit vrai et qu’il soit innocent, n’est-ce point de la folie et du vertige, à moi qui aime mon fiancé, à moi qui vais bientôt le revoir, de reporter sans cesse ma pensée…

 

Conception n’avait jamais osé s’avouer complètement ce qu’elle éprouvait.

 

La journée s’écoula. La jeune fille se souvenait parfaitement du rendez-vous que lui avait donné la comtesse Artoff ; et, à mesure qu’elle voyait approcher l’heure de ce rendez-vous, son impatience augmentait. Une invincible curiosité se mélangeait d’une incompréhensible terreur. C’est que le billet qui accompagnait le manuscrit de Baccarat lui disait qu’elle était, à son insu, mêlée à la longue histoire qu’elle avait lue pendant la nuit, bien que son nom n’y fût point prononcé et qu’aucun des personnages dont il était question ne lui fût personnellement connu.

 

Elle passa une partie de la soirée avec sa mère, et ce ne fut que lorsque la duchesse se fut retirée dans sa chambre à coucher que Conception se glissa de nouveau sur la terrasse du bord de la mer.

 

La comtesse Artoff, déguisée en cadet russe, lui avait dit la veille au bal, vers minuit :

 

– Demain, à pareille heure, trouvez-vous sur la terrasse de la villa que vous habitez.

 

Il était plus de onze heures lorsque Conception quitta sa mère, et tout le monde était déjà couché à la villa. La nuit avait cette obscurité lumineuse – qu’on nous pardonne cette définition singulière – qu’on ne rencontre que dans le Midi.

 

C’est-à-dire que sur un ciel bleu sombre les étoiles étincelaient et brillaient d’un éclat inconnu aux climats du Nord ; que la mer, qui reflétait la couleur foncée du ciel, dégageait de minute en minute, à la crête de ses vagues, des lueurs phosphorescentes. La brise était tombée, un calme profond régnait autour de la villa.

 

Conception s’assit sur les marches de l’escalier qui descendait jusqu’à la mer, et elle attendit. Elle attendit en proie à une anxiété dont elle ne pouvait préciser la cause et qui était si poignante et si vraie cependant, que la jeune fille se prit à compter les minutes comme on compte les heures, l’œil tourné vers Cadix, qu’elle n’apercevait plus, mais qu’elle devinait dans l’éloignement ; prêtant l’oreille au moindre bruit, elle attendit pendant longtemps, essayant toujours de se cramponner au souvenir de Rocambole et, malgré elle, songeant à ce forçat mystérieux dont elle voulait absolument savoir l’histoire. Enfin, dans le lointain, à travers la nuit, il lui sembla qu’un bruit se faisait, celui de deux avirons tombant à l’eau avec leur cadence monotone.

 

Conception fut prise d’un étrange battement de cœur ; ce fut à peine si elle eut la force de se lever pour voir de plus loin.

 

Le bruit d’avirons, faible et confus d’abord, ne tarda point à grandir ; puis, remontant ce courant qui, venu de la haute mer, s’en allait vers Cadix après avoir effleuré les murs de la villa et qui traçait un sillage blanc sur le bleu sombre des flots, l’œil de la jeune fille aperçut un point noir qui se développa insensiblement et s’avança bientôt avec rapidité.

 

Conception ne douta plus que ce fût ceux qu’elle attendait. La barque vint accoster la villa. Un homme s’élança sur la dernière marche de l’escalier et noua solidement son amarre à l’anneau de fer. Puis il donna la main à une femme qui sauta à son tour sur l’escalier et le gravit. Conception s’était réfugiée à l’autre extrémité de la terrasse, obéissant à une sorte de timidité subite. Mais si elle n’osait venir à la rencontre de la femme qui sortait de la barque, du moins elle regardait.

 

Et son étonnement fut grand quand elle vit cette femme monter seule sur la terrasse et l’homme demeurer assis dans la barque.

 

La femme avait à la main un objet de forme longue et ronde, qui frappa l’attention de Mlle de Sallandrera.

 

Conception alla à sa rencontre.

 

Les deux femmes se saluèrent.

 

– Est-ce vous, señora ? dit une voix que Conception reconnut sur-le-champ pour celle de Baccarat.

 

– Oui, comtesse, répondit la jeune fille.

 

– Êtes-vous seule ?

 

– Toute seule ; maman est couchée.

 

– Moi aussi, dit la comtesse Artoff, je suis seule.

 

Conception tressaillit.

 

– Mais, dit-elle, cet homme qui est… là-bas…

 

Et du doigt elle désignait la barque.

 

– Oh ! ça, répondit la comtesse Artoff, c’est un simple matelot du port.

 

– Ah ! fit Conception, qui éprouva comme une douleur et un dépit subits.

 

– Figurez-vous, señora, poursuivit la comtesse, qui prit la jeune fille par la main et la fit asseoir sur le parapet de la terrasse, figurez-vous que je voulais emmener avec moi Zampa.

 

– Ah ! dit Conception, qui se souvint tout à coup de sa rencontre de la veille avec le Portugais, vous le connaissez ?…

 

– Certainement, et il devait m’accompagner ici cette nuit.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je l’ai attendu jusqu’à onze heures et demie, et c’est alors que je me suis décidée à monter dans la barque d’un matelot.

 

– Vous aviez donc besoin de Zampa ? demanda Conception.

 

– Oui, señora.

 

– Et… pourquoi ?

 

– Parce que Zampa sait bien des choses qui vous intéressent, et qu’il vous les eût contées mieux que moi.

 

Conception tressaillit de nouveau.

 

– Est-ce que vous allez encore me parler de M. de Château-Mailly ? demanda-t-elle avec une sorte d’inquiétude mêlée d’aversion.

 

– Peut-être…

 

– Mon Dieu ! madame, murmura Mlle de Sallandrera, permettez-moi un seul mot.

 

– Parlez, dit la comtesse.

 

– Il paraît que M. de Château-Mailly est mort et qu’il est mort empoisonné. Je le plains de tout mon cœur ; mais enfin je ne suis point obligée, moi, de verser d’abondantes larmes sur un homme qui, pour arriver jusqu’à moi et obtenir ma main, avait employé de certaines ruses et de certains moyens…

 

Conception ne put réprimer, en parlant ainsi, une certaine inflexion ironique.

 

Baccarat s’attendait à ces paroles de Conception.

 

– Ah ! pardon, mademoiselle, dit-elle, c’est précisément pour jeter du jour sur toute cette intrigue que je voulais vous amener Zampa, l’ancien valet de chambre de don José et de M. de Château-Mailly.

 

Conception se souvint alors de l’intérêt que la comtesse Artoff avait paru porter à M. de Château-Mailly.

 

– Je sais bien, dit-elle, que le duc était votre ami et celui du comte Artoff, que vous teniez beaucoup à prouver à feu mon père…

 

– Je tenais à prouver la vérité, mademoiselle, répondit Baccarat avec un accent de dignité qui impressionna vivement Conception.

 

– La vérité, dites-vous ?

 

– Oui, certes.

 

– Dame ! fit Conception, je ne sais de quelle vérité vous voulez parler.

 

– M. de Château-Mailly, dit la comtesse, était du sang des Sallandrera.

 

– Ah ! répondit Conception, voilà ce qu’il a prétendu, du moins.

 

– Et ce qui était vrai.

 

– Cependant…

 

– Oh ! vous m’écouterez, mademoiselle, dit la comtesse, vous m’écouterez jusqu’au bout, et alors…

 

– Voyons ? dit la jeune fille, qui s’était remise en défiance vis-à-vis de Baccarat.

 

– Le colonel de Château-Mailly, ce Russe que mon mari et moi avons connu à Odessa, existe encore. Il était réellement possesseur des papiers qui constataient la mystérieuse filiation de sa race et l’extinction des vrais Château-Mailly.

 

– Alors, interrompit Conception, pourquoi ne les a-t-il point produits ?

 

– Il les a envoyés au duc.

 

– Qui ne les a point reçus…

 

– Non, car le courrier qui les portait a été assassiné à Lieusaint, dans la forêt de Sénart.

 

– Et on lui a volé les papiers ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Madame, dit gravement Conception, l’accent de vérité dont vos paroles sont empreintes m’afflige d’autant plus que j’ai maintenant la conviction que vous avez été trompée comme moi.

 

– Trompée ?

 

– Oui, madame.

 

– Et… par qui ?

 

– Par le duc.

 

Baccarat secoua la tête.

 

– C’est vous, mademoiselle, dit-elle, qui, à cette heure encore, êtes cruellement abusée.

 

– Ainsi, vous croyez que ces papiers ont existé ?

 

– J’en suis certaine.

 

– Comment se fait-il, alors, que le duc se trouvant seul avec moi m’ait avoué… indirectement, il est vrai, avec des réticences même, mais enfin de façon que je ne pusse m’y méprendre.

 

– Que vous a-t-il avoué ?

 

– Il m’a laissé entendre que les papiers n’existaient pas.

 

Conception s’attendait à voir la comtesse se récrier à cette révélation ; il n’en fut rien.

 

– Je sais, en effet, dit Baccarat, que le duc a balbutié quand vous l’avez sommé de répondre.

 

– Ah ! vous savez cela.

 

– Oui.

 

– Pourtant nous étions seuls.

 

– Pardon, mademoiselle, le duc votre père se trouvait dans un cabinet voisin, et il voyait et entendait tout.

 

Conception se mordit les lèvres.

 

– Soit, dit-elle ; mais le duc de Château-Mailly se croyait seul avec moi, lui.

 

– Vous vous trompez…

 

– Il savait… il avait entendu !

 

– Il avait reçu une lettre de vous le matin, et cette lettre lui disait que vous ne seriez pas seule, que vous seriez écoutés, épiés…

 

– Ah ! s’écria Conception, voilà qui est faux, madame, complètement faux.

 

– Cette lettre existe pourtant.

 

– Ah ! je le nie !

 

– Je l’ai en ma possession.

 

– Vous ! oh ! par exemple.

 

– Tenez, dit la comtesse, venez avec moi dans votre chambre.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Vous y trouverez de la lumière.

 

– Vous voulez me montrer cette lettre ?

 

– Sans doute.

 

– Tenez, madame, dit Conception, je commence à croire que vous ou moi avons complètement perdu la raison. Venez.

 

Et la jeune fille, se levant avec une certaine animation, prit la comtesse par le bras et l’entraîna dans l’intérieur de l’habitation, qui se trouvait dans l’obscurité et le silence.

 

– Marchez sur la pointe du pied, lui dit-elle. Il est inutile que ma mère sache rien de tout cela.

 

Conception fit traverser à la comtesse un long corridor qui conduisait jusqu’à sa chambre et, arrivée dans cette pièce, elle ferma la porte et alluma un flambeau.

 

Alors la comtesse tira de son sein un petit paquet de lettres attachées par un ruban de soie bleue et elle les tendit à Conception.

 

– Voilà, lui dit-elle, votre correspondance avec M. de Château-Mailly.

 

– Ma correspondance avec le duc !… exclama Conception. Ah ! c’est vous qui êtes folle, madame ! je n’ai écrit au duc qu’une seule fois en ma vie.

 

Et elle jeta les yeux sur l’enveloppe de l’une de ces lettres et soudain elle jeta un cri.

 

– Mais c’est mon écriture ! dit-elle.

 

Et, en effet, il lui arrivait à elle ce qui était advenu à la comtesse Artoff quelques mois auparavant ; on lui présentait une écriture qui ressemblait si parfaitement à la sienne, que c’était à s’y méprendre, et qu’elle-même devait tout d’abord s’y tromper. Elle courut vers la table qui supportait le flambeau ; elle ouvrit ces lettres d’une main convulsive, elle les parcourut avec une avidité fiévreuse et murmurant :

 

– Je crois que je suis folle… ou alors… Oh ! je fais un rêve affreux !

 

XX

– Vous ne rêvez pas, señora, dit la comtesse.

 

Conception redressa la tête et la regarda d’un air éperdu.

 

– Mais j’ai donc écrit cela ? s’écria-t-elle.

 

– Non, mais on a imité votre écriture.

 

– Ah ! dit la jeune fille, qui se frappa soudain le front. Et le duc a reçu ces lettres, madame ?

 

– Toutes.

 

– Et il les a crues de moi.

 

– Il est mort avec cette conviction.

 

– Oh ! mais c’est épouvantable, cela !

 

– Vous avez raison. Mais lisez… lisez tout !

 

Et Conception, dominée par l’accent de Baccarat, se mit à lire toutes ces lettres tracées par Rocambole, et transmises comme venant d’elle à M. de Château-Mailly par l’infidèle Zampa.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Conception, mais je comprends, maintenant.

 

– Ah ! vous comprenez ?

 

– Le duc croyait que je l’aimais…

 

– Sans doute.

 

– Qu’un ennemi imaginaire s’opposait à notre union…

 

– Votre mère, dit la comtesse. Le duc est mort convaincu que Mme de Sallandrera avait été le seul obstacle à son bonheur.

 

– Mais qui donc lui portait ces lettres ?

 

– Zampa.

 

– Le misérable !

 

– Zampa était un instrument.

 

– Ce n’est donc pas lui qui les a écrites.

 

– Non.

 

– Qui donc alors ?

 

– Zampa vous le dira.

 

– Pourtant cet homme s’est vanté d’avoir empoisonné le duc.

 

– C’est vrai.

 

– C’est donc lui ?…

 

– Il a été le bras. Mais il faut chercher ailleurs la pensée qui l’a dirigé.

 

– Mon Dieu ! madame, dit Conception, dont le front était baigné de sueur, il y a dans tout cela un horrible mystère que je vous supplie d’éclaircir.

 

– Je ne puis encore… plus tard… Il faut que Zampa soit là. Lui seul pourra vous dire…

 

– Le nom de celui qui lui a conseillé le meurtre de M. de Château-Mailly ?

 

– Oui. C’était, paraît-il, du reste, un homme entre deux âges, à la barbe et aux cheveux rouges, toujours vêtu d’une polonaise à brandebourgs, et qui possédait les secrets de Zampa assez bien pour l’envoyer à l’échafaud.

 

– Et c’est par crainte que celui-ci a agi ?

 

– C’est par crainte d’abord, et ensuite dans l’espoir d’une récompense.

 

– Mais, madame, interrompit Conception, vous me direz au moins dans quel but on a assassiné M. de Château-Mailly.

 

– Mais de peur que tôt ou tard il n’arrivât jusqu’à vous.

 

– Ainsi c’était un rival…

 

– Vous venez de prononcer le mot.

 

– Prenez garde, madame, s’écria la jeune fille, qui se redressa soudain, il est deux hommes qui ont ouvertement aspiré à ma main.

 

– Je le sais.

 

– Le premier se nommait don José.

 

– Il est mort avant le duc, mademoiselle.

 

– Le second…

 

– Oh ! je n’accuse personne.

 

– Le second, acheva Conception avec fermeté, se nomme le marquis de Chamery, et vos paroles…

 

– Pardon, mademoiselle, dit la comtesse, M. le marquis est jeune et non entre deux âges, et il n’a point, que je sache, la barbe et les cheveux rouges ; donc, il est probable que ce n’est pas lui qui remettait à Zampa les lettres que M. de Château-Mailly croyait venir de vous.

 

Conception respira. Les dernières paroles de la comtesse venaient de soulager sa poitrine du poids énorme qui l’oppressait.

 

– Mais alors, madame, dit-elle, j’étais donc aimée et désirée dans l’ombre ?

 

– Peut-être…

 

– Et… par qui ?

 

– Avez-vous lu le manuscrit que je vous ai fait remettre hier soir ?

 

– Oui, madame.

 

– Et… sans doute, vous ne l’avez point compris ?

 

– Je n’ai pas compris, du moins, quel rapport il pouvait y avoir entre les personnages de cette longue histoire et moi.

 

– Ah ! dit Baccarat, c’est que cette histoire n’est point terminée.

 

– Comment l’entendez-vous ?

 

– Je veux dire qu’elle n’a point encore de dénouement.

 

– Ce sir Williams, ce frère du comte de Kergaz, est mort pourtant.

 

– Il ne l’était pas il y a quatre mois.

 

– Mais il n’est plus en Europe, du moins.

 

– Il est revenu à Paris il y a un an.

 

Dans ses rapides mémoires, la comtesse Artoff avait si bien dépeint l’abominable sir Williams, que la jeune fille ne put s’empêcher de frissonner à ces dernières révélations.

 

– Mais, se hâta d’ajouter Baccarat, rassurez-vous : s’il vivait encore il y a quatre mois, il est mort depuis.

 

– Ah ! il est mort.

 

– Il est mort sans avoir pu réussir le dernier plan ténébreux qu’il avait formé.

 

– Et ce plan ?

 

– Votre main en était le but.

 

Conception jeta un cri.

 

– Moi ! moi ! dit-elle.

 

– Vous.

 

– Il voulait m’épouser ?

 

– Non, pas lui, mais…

 

– Mais qui donc, grand Dieu ?

 

– Un homme qu’il avait élevé, qu’il protégeait, dans lequel il s’était incarné.

 

– Et cet homme ? demanda Conception frissonnante, cet homme ?

 

– On le nomme Rocambole, dit froidement la comtesse Artoff.

 

– Rocambole ! exclama la jeune fille ; Rocambole ! ce bandit qui voulait séduire la comtesse de Kergaz ?

 

– Lui-même.

 

– Et il voulait m’épouser ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Horreur !… s’écria Conception, qui ne put réprimer un geste de dégoût et d’effroi.

 

– Il voulait vous épouser, poursuivit la comtesse Artoff, et sir Williams lui avait juré qu’il réussirait.

 

– Quelle audace ! s’écria Conception, dont tout le sang patricien se révolta.

 

– Mais, acheva la comtesse, Rocambole a été ingrat, il a tué son protecteur, et avec sir Williams ses chances de succès ont disparu !

 

 

Conception demeura comme anéantie et pour ainsi dire pétrifiée pendant quelques minutes. D’abord révoltée en son orgueil à la seule pensée qu’un misérable comme Rocambole avait pu aspirer à sa main, elle avait été prise ensuite d’une sorte de prostration et de stupeur impossible à redire. Enfin elle se redressa et regarda fièrement la comtesse Artoff.

 

– Madame, lui dit-elle, tout ce que vous me dites est étrange, inouï, monstrueux, et sans doute que je suis folle de vous écouter et niaise en paraissant vous croire.

 

– Mademoiselle…

 

– Mais admettons la vérité de tout ce que vous me dites ; admettons un moment qu’il ait pu se trouver à Paris un bandit nommé sir Williams, un misérable appelé Rocambole, que ces deux hommes se soient entendus et que l’un d’eux ait osé aspirer à ma main.

 

– Cela est vrai, dit Baccarat avec conviction.

 

– Soit, je l’admets. Vouloir, quoi qu’on en ait dit, n’a jamais été pouvoir, et si Rocambole eût demandé ma main…

 

– Vous la lui eussiez refusée, voulez-vous dire ?

 

Conception ne se donna point la peine de répondre.

 

– Mademoiselle, poursuivit Baccarat, que les airs hautains et le dédaigneux silence de la jeune patricienne n’irritèrent point, vous m’avez promis de m’écouter, n’est-ce pas ?

 

– Je vous le promets encore ; parlez, madame, parlez.

 

– Il y a bien longtemps, continua la comtesse, plus de trente années, car c’était au commencement de la Restauration française, un homme vint à Paris qui se fit appeler le comte de Sainte-Hélène. Le roi le nomma colonel, le faubourg Saint-Germain lui ouvrit ses portes. Cet homme, un jour, revenant d’une revue, fut accosté, dans son brillant uniforme, par un mendiant : ce mendiant lui tendit la main, lui donna un nom qui n’était ni titré ni sonore. Le fringant colonel le repoussa, le mendiant éleva la voix, et alors, sur la place du Carrousel, commença un drame que la cour d’assises dénoua quelques mois après.

 

– Je sais cette histoire, dit Conception, et je ne vois aucun rapport entre elle et notre situation.

 

– Ah ! c’est que, mademoiselle, dit la comtesse, vous devez bien penser que sir Williams avait convenablement vêtu son élève Rocambole, et que pour songer à en faire votre époux…

 

– Oh ! dit Conception avec un fier sourire, une femme comme moi ne se trompe point sur l’origine d’un homme.

 

– Vous croyez ? interrogea la comtesse, qui eut comme une légère ironie dans la voix.

 

– J’en suis certaine. Si on m’avait présenté monsieur… Rocambole, même avec des épaulettes de général…

 

– Soit, interrompit la comtesse. Maintenant, mademoiselle, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous parler d’un personnage qui, je crois, la nuit dernière, a, jusqu’à un certain point, attiré votre attention.

 

Conception eut un tressaillement. Le rouge monta à son front.

 

– Est-ce que vous voulez me parler… de ce jeune homme ?

 

– Du forçat, mademoiselle.

 

– Ah !… dit la jeune fille, qui fut prise d’un étrange battement de cœur, vous allez me dire qu’il est pareillement mêlé à ma propre histoire.

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Comment… cela ?

 

– Le forçat Cogniard avait assassiné le vrai marquis de Sainte-Hélène.

 

– Eh bien ?

 

– L’élève de sir Williams, qui avait le besoin de se faire une peau convenable, a pris celle de ce forçat.

 

– Que dites-vous ? s’écria Conception.

 

– Rocambole a cru s’être débarrassé de l’homme que vous avez vu hier, et il n’a réussi qu’à l’envoyer au bagne.

 

– Comment ! cet homme…

 

– Ne vous a-t-il point dit, la nuit dernière, que, jeté mourant, à la suite d’une tempête, sur un écueil, il y avait été trouvé par un navire portant pavillon suédois ?

 

– Oui, sans doute.

 

– Et il vous a conté son histoire à partir de ce moment. Mais il ne vous a pas dit qu’il avait abordé à la nage l’îlot de rochers en compagnie d’un passager échappé comme lui au naufrage.

 

– Et ce passager ?

 

– Ce passager l’a abandonné dans la crevasse où les négriers l’ont trouvé deux jours après. Il l’a abandonné avec la certitude qu’il y mourrait.

 

– Mais pourquoi ? dans quel but ?

 

La comtesse Artoff haussa imperceptiblement les épaules.

 

– Pourquoi ? dit-elle, mais parce que ce passager s’appelait Rocambole, et qu’il venait de s’emparer des papiers, du passeport et des vêtements du malheureux.

 

– Ah ! dit Conception, je comprends tout maintenant. Et… c’est… sous ce nom…

 

– Sous ce nom que Rocambole s’est produit dans le monde, qu’il a été mis en possession d’une grande fortune, qu’à l’aide de ce nom menteur et de cette fortune il espérait…

 

– C’est étrange, madame, interrompit Conception, mais j’interroge en vain mes souvenirs. Je suis beaucoup allée dans le monde, à Paris ; j’y ai été courtisée par des nuées d’adorateurs qui s’adressaient un peu à moi, beaucoup à ma dot ; mais il faut bien que ce M. Rocambole, qui avait de si hautes prétentions, n’eût rien de très distingué dans toute sa personne, car je ne l’ai point remarqué.

 

Baccarat se mordit les lèvres.

 

– Cherchez bien dans vos souvenirs, dit-elle.

 

– Il est beaucoup plus simple, madame, murmura Conception, que vous me disiez le nom qu’il portait, ce nom qu’il avait, prétendez-vous, volé à ce jeune homme dont nous parlions…

 

À ces derniers mots de la jeune fille, la comtesse Artoff se leva. Jusque-là, Baccarat avait parlé simplement, en femme du monde qui cause dans un salon et raconte des événements qui lui sont, jusqu’à un certain point, étrangers. Mais, en ce moment, une sorte d’austérité triste, de solennité mystérieuse se peignit sur son visage.

 

– Mademoiselle de Sallandrera, dit-elle, vous portez un grand nom, vous avez dans les veines le sang le plus pur de la vieille et noble Castille, et vous êtes de ces races que la foudre déracine quelquefois, mais qu’elle ne terrasse jamais.

 

Et comme ces paroles semblaient vivement impressionner Conception, la comtesse Artoff reprit :

 

– C’est pour cela que j’ai osé venir à vous, car j’ai foi en la virilité de votre cœur ; et si cruel, si épouvantable que soit le coup dont il me va falloir vous frapper…

 

– Moi ! moi ! s’écria Conception, qui se leva à son tour et, pâle, frissonnante, l’œil hagard, regarda la comtesse Artoff. Moi ! moi ! vous voulez me frapper ? répéta-t-elle avec égarement, tandis que d’étranges idées commençaient à se heurter dans son esprit.

 

– Je veux vous sauver, malheureuse enfant ! répondit Baccarat.

 

– Oh ! mais parlez ! dites ! expliquez-vous ! s’écria la jeune fille, qu’une vague épouvante envahissait ; parlez, madame, parlez !

 

La comtesse hésita quelques secondes encore, puis elle dit lentement :

 

– Le jeune homme que vous avez vu cette nuit et qui porte la vareuse des forçats ; ce jeune homme à qui on a volé son nom, sa fortune, sa famille, savez-vous comment il se nomme ? C’est le véritable marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery. Vous avez aimé Rocambole !

 

 

Mademoiselle de Sallandrera ne jeta pas un cri, ne prononça pas un mot ; mais elle recula, étendit les bras et tomba à la renverse sur le parquet.

 

Au bruit, une porte s’ouvrit, une femme à demi vêtue se précipita dans la chambre, vit Conception immobile et sans vie, regarda la comtesse Artoff, et s’écria :

 

– Ah ! j’ai tout entendu… vous venez de tuer mon enfant !

 

XXI

Il s’écoula alors quelques secondes qui eurent pour ces deux femmes la durée d’un siècle. Mais, après s’être un moment mesurées du regard, elles se précipitèrent sur la jeune fille évanouie, la prirent à bras-le-corps et la portèrent sur le lit qui se trouvait dans la chambre. Baccarat voulut saisir un cordon de sonnette et l’agiter.

 

– Non, non, dit-elle, non ; rien que nous, nous seules !

 

Elle courut à une boîte à odeurs, y prit un flacon, le plaça sous les narines de la jeune fille, tandis que la comtesse Artoff lui frottait les tempes avec du vinaigre.

 

Au bout d’un quart d’heure de soins empressés, Conception rouvrit les yeux. Elle regarda fixement sa mère d’abord, puis la comtesse Artoff, semblant se demander comment et pourquoi elles se trouvaient là toutes deux. Puis tout à coup elle se frappa le front, et dit avec un accent étrange :

 

– Ah ! je me souviens, comtesse…

 

En prononçant ces quatre mots, elle se dressa sur son séant, puis elle se leva tout à fait et vint à Baccarat, qui, instinctivement, avait fait quelques pas en arrière pour laisser la duchesse s’approcher de sa fille.

 

– Madame, lui dit-elle avec un calme qui épouvantait, tant il ressemblait aux premiers symptômes de la folie, regardez-moi bien, je me nomme Conception de Sallandrera.

 

La duchesse comprit qu’il allait se passer entre sa fille et Baccarat quelque chose de solennellement terrible, et elle n’osa cependant intervenir, demeurant silencieuse et immobile à quelques pas.

 

– Je sais votre nom, mademoiselle, répondit la comtesse Artoff, légèrement émue, car elle devinait ce que Conception devait souffrir en ce moment.

 

– Madame, reprit Conception, vous rappeler mon nom, ajouter que je suis espagnole, c’est vous dire, je crois, que je sais haïr et aimer profondément ; la dernière de ma race, je me sens l’énergie sauvage de mes pères…

 

Un regard enflammé, qui éclaira alors le visage de la jeune fille, confirma à la comtesse Artoff la véracité de ses paroles.

 

Baccarat se taisait et paraissait attendre.

 

Conception reprit :

 

– Je me suis évanouie tout à l’heure, mais je me souviens de tout ce qui a précédé mon évanouissement, et la moindre de vos paroles est gravée là, dans mon souvenir.

 

Elle mit un doigt sur son front.

 

Baccarat voulut parler ; elle l’interrompit d’un geste impérieux :

 

– Vous venez de me dire, poursuivit-elle, que l’homme que j’aimais, que je dois épouser, n’était pas le marquis de Chamery. Vous me l’avez dit, n’est-ce pas ?

 

Baccarat inclina tristement la tête.

 

– Selon vous, le vrai marquis de Chamery est au bagne de Cadix ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Et celui qui porte son nom à Paris ne serait autre que ce bandit dont vous avez écrit l’histoire tout exprès pour moi ?

 

– Rocambole, dit Baccarat avec l’accent de la conviction.

 

– Madame, répondit froidement Conception, regardez au chevet de mon lit, voyez-vous un crucifix ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Eh bien ! écoutez le serment d’une Espagnole, d’une Sallandrera, de la fille d’une race dont la noblesse a plus de mille ans. Si ce que vous dites est vrai, si l’homme qui a failli m’épouser est le misérable dont vous parlez, il sera puni. L’amour que j’avais pour lui se changera en exécration, et je serai si humiliée, je me trouverai si outragée en songeant qu’il a osé lever les yeux sur moi, prendre ma main dans les siennes, que j’inventerai pour le châtier quelque supplice oublié des tourmenteurs du Moyen Âge.

 

Conception parlait bas, d’une voix sourde, saccadée ; son œil lançait des éclairs, son front pâle se creusait de rides olympiennes. Elle était magnifique de courroux et l’on sentait bien que le sang de vingt générations d’hidalgos coulait et se révoltait en elle. Elle s’arrêta un moment, regarda tour à tour sa mère, qui fondait en larmes, et la comtesse Artoff, qui, les yeux baissés, gardait une douloureuse attitude ; puis elle continua tout à coup, élevant la voix par degrés :

 

– Mais si vous m’avez menti, madame, si vous vous êtes trompée, si enfin tout ce que vous venez de me dire est faux, si l’homme que j’aimais était digne de mon amour, oh ! alors, foi de Sallandrera, foi d’Espagnole, ce n’est point à la justice, ce n’est point aux tribunaux que je m’adresserai pour vous châtier. Tenez, ajouta-t-elle, saisissant un poignard à manche de nacre qui se trouvait sur une table et dont elle se servait, la veille encore, pour couper les feuillets d’un livre, tenez, voilà l’instrument de ma vengeance. Si vous avez menti, vous mourrez de ma main !

 

Baccarat releva alors la tête.

 

– Mademoiselle de Sallandrera, dit-elle froidement, savez-vous bien que pour que je me sois décidée à vous ouvrir les yeux et à vous arrêter au bord de l’abîme, il a fallu que je prévisse les paroles que je viens d’entendre ? Si je n’avais pas eu dans les mains la preuve de ce que j’avance, je ne me serais pas hasardée à venir ici, car je pouvais vous tuer. Vous avez supporté le premier coup en fille des preux – maintenant je puis parler, car vous avez résisté là où d’autres seraient mortes peut-être.

 

Et comme il y avait dans ces dernières paroles de la comtesse Artoff quelque chose de mystérieux que Conception ne paraissait pas devoir comprendre sur-le-champ, elle ajouta :

 

– Il y a bientôt deux années, dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, une femme qui se nommait la marquise de Chamery expirait en prononçant le nom de son fils. Au pied de son lit d’agonie, une jeune fille et un jeune homme pleuraient, agenouillés, tandis qu’un misérable, une sorte d’homme d’affaires sans cœur, venait menacer l’orpheline de la déposséder de son héritage. En ce moment, un homme apparut qui prit l’homme de loi par le bras et le chassa. Cet homme s’écria, en courant à la jeune fille :

 

« – Blanche, je suis ton frère !

 

« Il s’agenouilla devant le cadavre de la marquise, et versa les larmes bruyantes d’un fils. Le lendemain, il se battit pour venger sa mort. Cet homme a été le lion de l’hiver, à Paris, il est entré dans une famille qui l’a cru son chef, il a serré toutes les mains, et Paris entier l’a proclamé le marquis de Chamery.

 

– Où voulez-vous en venir, madame ? demanda Conception. J’attends des preuves.

 

– Vous les aurez, mademoiselle ; mais, auparavant, il faut que je vous dise, il faut que vous compreniez bien quelle a été ma situation le jour où j’ai reconnu Rocambole dans le faux marquis de Chamery.

 

– Une preuve ! donnez-moi une preuve ! insista Conception.

 

– Mademoiselle, répliqua Baccarat, qui se redressa fière et dominatrice, fermez les portes si vous le voulez, si vous craignez que je cherche à vous échapper. Vous m’avez menacée de me tuer, si je ne puis vous prouver ce que j’avance. Mais, auparavant, il faut que vous m’écoutiez.

 

À son tour, Conception se sentit dominée par l’accent et le regard de la comtesse Artoff.

 

– Eh bien ! parlez, madame, dit-elle.

 

Baccarat reprit :

 

– Ce jour-là j’ai vu deux femmes devant moi : l’une – c’était vous – avait failli allier à ce misérable le sang de vingt générations héroïques ; mais le mal n’était point accompli. L’autre, mademoiselle, cette autre femme était moins heureuse que vous – car depuis longtemps déjà elle donnait le nom de frère à un assassin, elle lui tendait un front pur, elle jetait les bras à son cou, elle l’aimait comme on aime celui que notre mère a porté avant nous. Eh bien ! mademoiselle, continua Baccarat, était-ce à cette femme que je devais aller dire : « Celui que vous croyez votre frère est l’assassin de votre frère, et cette main que vous avez pressée tant de fois est tachée de son sang » ?

 

– Horreur ! murmura Conception.

 

– Vous, reprit la comtesse, vous êtes forte, je l’avais deviné, et je savais bien que je ne vous tuerais pas comme j’aurais tué la vicomtesse d’Asmolles.

 

– Mais enfin, madame, s’écria Conception, qui souffrait des tortures sans nom, si tout ce que vous dites est vrai, est-ce donc moi qui dois apprendre à Blanche de Chamery que nous avons…

 

– Madame d’Asmolles ne doit rien savoir, répondit Baccarat.

 

Et comme la jeune fille reculait stupéfaite, la comtesse s’empara de cet objet de forme longue et ronde qu’elle avait apporté avec elle.

 

– Avant de vous répondre, dit-elle, laissez-moi vous donner cette preuve que vous attendiez tout à l’heure avec tant d’impatience. Ce que vous voyez là est un portrait du marquis de Chamery enfant.

 

Conception tressaillit.

 

– Le marquis actuel, le vrai, celui qui est au bagne, ressemble, à vingt années de distance, à ce portrait, et cela à tel point, que vous ne sauriez vous y méprendre, vous qui l’avez vu la nuit dernière.

 

En parlant ainsi, Baccarat déroula cette toile que Zampa avait coupée dans son cadre.

 

Conception y jeta les yeux et poussa un cri. C’étaient bien même traits, même regard, même sourire déjà triste et rêveur.

 

– Mon Dieu ! murmura la jeune fille, ce portrait… où l’avez-vous eu ?

 

– Il a été volé par Zampa.

 

– Où ?

 

– Au château de l’Orangerie en Touraine.

 

– Ah ! s’écria Conception éperdue.

 

Elle se souvenait de la lettre qu’elle avait reçue le matin du faux marquis de Chamery. Et puis elle saisit la main de la comtesse et la secoua vivement.

 

– Tenez, dit-elle, donnez-moi une preuve, une seule, que ce que vous dites là est vrai, que ce portrait est bien celui du marquis de Chamery et qu’il a été pris au château de l’Orangerie, et je croirai tout…

 

Baccarat posa son doigt sur un des coins de la toile.

 

– Vous êtes peintre, dit-elle, et vous ne pouvez vous tromper. Lisez et examinez ces quelques mots tracés avec un pinceau trempé dans du rouge, vous verrez bien qu’ils sont de la même époque que le portrait.

 

Conception lut :

 

À mon jeune ami Albert de Chamery, Claudius B…,

 

au château de l’Orangerie, mai 18…

 

Cette preuve que Conception avait demandée, Baccarat venait de la lui fournir, écrasante, irrévocable ! Le portrait ressemblait au forçat ; le peintre avait écrit son nom, daté son œuvre et indiqué le lieu où il l’avait exécutée. Or, c’était bien à l’Orangerie que, d’après la lettre de Rocambole, le portrait avait été volé…

 

Mademoiselle de Sallandrera tendit la main à la comtesse Artoff, et lui dit :

 

– Pardonnez-moi…

 

Puis elle se renversa à demi sur un siège, et murmura d’une voix brisée :

 

– Ô mon Dieu ; je voudrais mourir…

 

La duchesse et Baccarat la soutinrent dans leurs bras.

 

 

Une heure après, et comme le jour commençait à naître, la comtesse Artoff sauta légèrement hors de la barque qui l’avait conduite à la villa, sur le port.

 

Un homme l’y attendait et vint à elle. C’était Fernand Rocher.

 

– Eh bien ? lui demanda-t-il vivement.

 

– Tout est fini, répondit la comtesse.

 

– Elle sait…

 

– Tout.

 

– Et elle n’en est point morte ?

 

– Je viens de la quitter en proie à une fièvre ardente, mais elle est sauvée !

 

– Vous croyez ?

 

– Oui, répondit la comtesse avec conviction ; la haine et l’amour la feront vivre.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Elle a aimé cet abominable Rocambole ; cet amour va se transformer en haine. L’orgueil blessé de la patricienne sera sans pitié.

 

– Je le crois. Mais de quel amour parlez-vous donc, alors ?…

 

– Tenez, dit la comtesse en souriant, je vous fais un pari, Fernand !

 

– Lequel ?

 

– C’est que, avant huit jours, elle aimera le vrai Chamery.

 

– Ah !… dit Fernand Rocher, qui tressaillit, si cela était…

 

– Cela sera. J’ai mes projets, et plus tard vous les saurez. Aujourd’hui c’est mon secret.

 

La comtesse prit le bras de Fernand.

 

– Ramenez-moi à mon hôtel, dit-elle, et puis allez chez le gouverneur pour me découvrir Zampa. Je l’ai attendu plus d’une heure sur la jetée. Cette absence m’inquiète. Je redoute toujours quelque trahison.

 

Baccarat et son conducteur regagnèrent la haute ville.

 

C’était dans un quartier isolé que la comtesse Artoff avait son logis. Elle n’était point à l’hôtel, mais elle avait loué une petite maison dans laquelle elle vivait, dans ses habits d’homme avec deux de ses domestiques et le docteur Samuel Albot.

 

Quand elle arriva en vue de cette maison, au bras de Fernand, la comtesse aperçut un homme accroupi sur le seuil de la porte et qui paraissait s’être endormi.

 

Cet homme, c’était Zampa.

 

D’où venait-il ?

 

XXII

Revenons à M. le baron Wenceslas Polaski, c’est-à-dire à notre vieille connaissance Rocambole, que, nous avons laissé, un revolver à la main, se manifestant d’une façon peu agréable à Zampa. Certes, l’ancien valet de chambre de feu don José, que, pour l’avoir sous la main, la comtesse Artoff avait placé comme domestique chez le capitaine Pedro C…, ne s’attendait point cinq minutes auparavant à cette redoutable apparition.

 

Le capitaine, abusé par la lettre de recommandation de son parent le général, avait cru à un véritable seigneur polonais, et comme Zampa devait, ce soir-là, accompagner Baccarat dans sa nocturne expédition maritime, que le Portugais était sur le point de quitter le palais du gouvernement au moment où la lettre et la carte du baron Wenceslas étaient arrivées, il l’avait chargé de porter en passant au noble personnage quelques lignes par lesquelles il se mettait entièrement à sa disposition.

 

Zampa était donc venu à l’hôtel fort naïvement et comme un simple laquais chargé d’une lettre insignifiante. On comprend donc la révolution qui s’opéra en lui et le fit changer de couleur vingt fois en dix secondes lorsqu’il eut reconnu ce terrible homme à la polonaise, dont il avait été l’esclave à Paris, et qui l’avait envoyé boire un coup dans la cave de maman Fipart. Son effroi se trahit par un mot naïf et digne d’un théâtre comique :

 

– Est-ce que vous voulez me tuer une seconde fois ? murmura-t-il en reculant jusqu’à la muraille.

 

M. le baron Wenceslas Polaski laissa échapper un bruyant éclat de rire ; puis il répondit :

 

– Quand on ne réussit pas du premier coup, on s’y reprend à deux fois. Cependant, aujourd’hui, je n’ai nulle envie de te tuer, et je suis même très satisfait de te rencontrer, maître Zampa.

 

– Il n’en est pas de même de moi, murmura le Portugais, qui retrouva quelque audace en présence de la bonne humeur du baron Wenceslas.

 

– Maître Zampa, dit Rocambole qui reprit sa place dans son fauteuil, se croisa les jambes et continua à jouer avec le cylindre du revolver, le diable, avec qui j’ai d’assez graves intérêts, ne vous a sauvé une première fois que parce qu’il a pensé que j’aurais encore besoin de vous.

 

– Le diable avait raison, dit Zampa, qui recouvrait insensiblement son sang-froid en dépit de la gueule du revolver.

 

Rocambole poursuivit avec son cynisme ordinaire :

 

– Je me suis un peu trop pressé peut-être en me débarrassant de toi, dans la cave de Clignancourt, mais à ma place tu en eusses fait autant. J’ai entendu du bruit, on venait, je t’ai tué pour me sauver et j’ai laissé retomber la trappe sur toi.

 

– Votre Seigneurie, dit Zampa, oublie que je savais son vrai nom depuis une heure et que c’est cela qui m’a perdu.

 

– Ah ! dit Rocambole, qui eut un tressaillement nerveux, tu as su mon vrai nom ?

 

– Sans doute, la veuve Fipart vous avait appelé Rocambole.

 

– Bah ! un nom de guerre…

 

– Mais très connu, paraît-il.

 

– Et tant que tu ne sauras que celui-là, mon drôle…

 

– Bah ! je sais l’autre.

 

– Quel autre ?

 

– Celui que porte Votre Seigneurie dans le monde.

 

Rocambole pâlit légèrement. Cette pâleur n’échappa point à Zampa et lui donna de l’audace.

 

– Pardon, dit-il, je vois que je donne de fières distractions à Votre Seigneurie, qui va finir par faire partir son revolver.

 

– Ah ! dit Rocambole, cela t’inquiète, drôle ?

 

– Un peu, en effet.

 

– Tu as raison peut-être.

 

– Oh !… fit Zampa avec calme, ce n’est pas pour moi, mais pour vous.

 

– Pour moi, hein ?

 

– Sans doute. Si la balle venait à m’atteindre, on accourrait au bruit, on accuserait Votre Excellence d’assassinat, on la dépouillerait de sa perruque blonde, de sa barbe rousse, de la teinte jaunâtre qui donne à son visage l’apparence d’un visage de cinquante ans et on retrouverait un beau jeune homme, un lion de Paris, un membre d’un club célèbre.

 

– Tais-toi ! dit vivement Rocambole.

 

– Bast ! répliqua Zampa, je crois que vous renoncez à me tuer aujourd’hui en me voyant si instruit, monsieur le marquis de Chamery.

 

– Tu sais mon nom ! s’écria-t-il.

 

– Mais laissez donc votre revolver tranquille, dit Zampa en ricanant.

 

La situation venait de tourner sur elle-même ; ce n’était plus Rocambole qui la dominait et tenait Zampa en son pouvoir, c’était Zampa qui imposait à Rocambole en lui prouvant qu’il avait son secret.

 

– Ah ! tu sais mon nom ! répéta le faux marquis avec une inquiétude qu’il s’efforça vainement de dissimuler.

 

– Parbleu ! répondit Zampa, je sais même que vous deviez épouser mademoiselle Conception de Sallandrera.

 

– Après ?… fit Rocambole, qui reprit son revolver et ajusta Zampa.

 

Mais celui-ci ne sourcilla point.

 

– Monsieur le marquis, dit-il, vous êtes libre de me tuer ; mais si vous doutiez un seul instant de tout ce que je sais et de tout ce que je puis faire pour vous…

 

– Soit, tu vivras, dit le marquis en replaçant le revolver sur la table.

 

Un sourire railleur vint aux lèvres du Portugais.

 

– Votre Seigneurie est bien bonne, dit-il, mais elle ne se doute de rien encore. Ce n’est point au prix de ma vie qu’elle paierait ma science, c’est au prix de sa fortune.

 

Rocambole sentit ses cheveux se hérisser, tant le calme railleur de Zampa commençait à l’épouvanter.

 

– Soit, dit-il, je te donnerai de l’or.

 

– Il m’en faudra beaucoup.

 

– Tu auras ce que tu voudras, quand je serai l’époux de Conception.

 

Zampa, à son tour, partit d’un éclat de rire et haussa les épaules d’une façon si impertinente, que trois mois auparavant, à Paris, il eût vu la canne du marquis de Chamery se briser net sur son échine. Mais Rocambole était prudent, il dévora cet affront.

 

Zampa accompagna son éclat de rire de ces paroles :

 

– Votre Seigneurie a eu quelque bonheur d’arriver ce soir ici !…

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que demain il eût été trop tard, bien certainement.

 

– Trop tard !

 

– Oui. Mademoiselle Conception eût tout su demain, c’est-à-dire que vous êtes Rocambole et que le vrai marquis de Chamery…

 

Zampa s’arrêta, Rocambole se leva et fit un pas en arrière.

 

– Tu sais cela, tu sais cela ? fit le faux marquis.

 

– Je sais que M. de Chamery est au bagne de Cadix, répliqua froidement le Portugais.

 

Et comme Rocambole, immobile, attachait sur lui un regard rempli de stupeur :

 

– Allons, continua Zampa, je vois maintenant que nous pouvons causer comme de vieux amis, et que je suis aussi en sûreté ici que dans le cabinet de M. le capitaine Pedro C…, mon nouveau maître.

 

– Parle, dit Rocambole, que sais-tu encore ?

 

– Asseyez-vous, répondit Zampa, et causons ; je suis persuadé que nous allons nous entendre.

 

– Moi aussi.

 

– Entre gens comme nous, poursuivit le Portugais, gens de sac et de corde, on se comprend vite, on s’aime bientôt. Si tu m’en crois, tu laisseras momentanément ton marquisat, qui me gêne en ce sens que je suis obligé d’employer des formules respectueuses, ce qui allonge toujours les phrases, et nous allons jaspiner, comme on dit à Paris, mon vieux Rocambole.

 

Le disciple de sir Williams étouffa un mouvement de colère.

 

– Voyons, dit-il, tutoie-moi si tu veux, mais parle !

 

– Écoute donc, alors. Il y a une femme qui est sur tes traces et qui m’a employé pour te découvrir.

 

– Son nom ?

 

– La comtesse Artoff.

 

– Oh ! je le savais bien, murmura le faux marquis de Chamery.

 

– On a volé un portrait dans ton château de l’Orangerie.

 

– Oui.

 

– C’est moi.

 

– Toi ? et qu’as-tu fait de ce portrait ?

 

– Je l’ai donné à la comtesse Artoff.

 

– Misérable !

 

– Dame !… fit ingénument Zampa, elle payait bien et elle savait mes petites affaires. Toi, tu m’avais tué…

 

– C’est juste.

 

– La comtesse Artoff est à Cadix.

 

– Tonnerre ! s’écria Rocambole.

 

– Avec le portrait, qu’elle doit présenter à ta chère Conception avec pas mal de preuves à l’appui, en même temps qu’elle lui présentera M. le marquis de Chamery, pas toi, le vrai…

 

Et Zampa eut un rire équivoque.

 

– Je suis perdu ! murmura l’élève de sir Williams, que son énergie abandonna.

 

– Pas encore, si je m’en mêle.

 

Ces mots firent bondir le faux marquis.

 

– Comment ! dit-il, tu pourrais, toi ?

 

– Je te ferai épouser Conception, je roulerai Baccarat, nous noierons le vrai marquis, et tu seras Grand d’Espagne, si je le veux !

 

Zampa s’exprimait avec une assurance telle, que Rocambole eut le vertige et regarda le Portugais comme on regarde un être surnaturel.

 

 

Le silence qui régna pendant quelques minutes entre M. le baron Wenceslas Polaski et son interlocuteur fut plein d’éloquence. Le hautain Rocambole s’était abaissé, il courbait le front, et Zampa venait de grandir subitement à ses yeux. En quelques minutes, le Portugais avait acquis dans l’esprit de Rocambole l’importance d’un homme avec lequel il est nécessaire de compter.

 

Cependant, ce fut l’élève de sir Williams qui reprit le premier la parole :

 

– Tu vas donc me proposer un marché ? lui dit-il.

 

– Peut-être…

 

– Parle, j’attends tes conditions.

 

– Elles sont détaillées et un peu longues, cher monsieur Rocambole, répliqua Zampa, qui se carra dans le fauteuil que M. le baron Wenceslas Polaski venait de quitter.

 

Et comme ce dernier avait laissé son revolver sur la table, Zampa allongea la main et s’en empara lestement.

 

Rocambole eut un geste d’effroi et voulut se précipiter sur lui pour lui arracher l’arme. Mais Zampa en tourna le canon vers lui.

 

– Tenez-vous donc tranquille, lui dit-il ; je suis comme vous, moi, j’ai la manie de jouer avec les armes à feu, et je suis très imprudent ; le coup peut partir.

 

Ces paroles, articulées froidement, arrêtèrent Rocambole dans son élan.

 

– Asseyez-vous donc, dit Zampa.

 

Rocambole s’assit.

 

– Hé ! hé ! marquis, ricana le Portugais, convenez que vous me traitiez avec moins de déférence à Paris, dans votre appartement de la rue de Surène.

 

Rocambole haussa les épaules.

 

– Après ? dit-il.

 

– Eh bien !… mais nous allons faire nos petites conditions.

 

– Je les attends.

 

– D’abord, dit Zampa, je veux être intendant, comme c’était convenu, des biens de Sallandrera.

 

– Accordé !

 

– Ensuite, monsieur le duc de Sallandrera-Chamery…

 

Zampa s’arrêta : Rocambole eut un tressaillement joyeux qui lui fit oublier toutes ses angoisses passées.

 

Zampa reprit :

 

– Monsieur le duc de Sallandrera-Chamery passera avec moi un petit compromis.

 

– De quelle nature ?

 

– Oh ! ne vous inquiétez pas, je dicterai. Mais auparavant, laissez-moi vous bien expliquer la situation.

 

– Voyons ?

 

– La comtesse Artoff est à Cadix.

 

– Tu me l’as déjà dit.

 

– Elle a le portrait. Elle doit le montrer à Conception et lui présenter en même temps le vrai marquis.

 

– Tais-toi ! dit Rocambole avec terreur.

 

– Mais non, il ne faut pas que je me taise !… Si je ne parle pas, vous ne saurez rien, mon cher duc.

 

Cette épithète remit quelque baume dans le sang de Rocambole.

 

– Or, poursuivit Zampa, il est une chose que Votre Seigneurie ne doit pas se dissimuler une minute.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que si la comtesse Artoff et mademoiselle Conception se voient, tout est perdu pour vous.

 

– La comtesse Artoff n’a pas de preuves.

 

– Elle a le portrait.

 

Rocambole frissonna.

 

– Moi, reprit Zampa, j’ai tout raconté à la comtesse Artoff.

 

– Misérable !… s’écria le faux marquis, oubliant qu’il était tout à fait à la discrétion du Portugais.

 

Ce dernier ne répondit point à l’injure, et poursuivit :

 

– De même que je lui ai tout raconté, depuis la mort de don José jusqu’à celle de M. de Château-Mailly, de même je lui ai promis de tout dire à mademoiselle Conception, et de lui remettre… ces petites lettres que Votre Seigneurie signait d’un C… et que je portais comme venant d’elle à M. le duc.

 

– Comment ! tu les as ?

 

– Parbleu !… je les ai prises dans le tiroir du feu duc.

 

– Et Conception doit… les voir ?

 

– Mais non… puisque nous allons nous entendre. Si nous n’avons pas de difficultés entre nous, la comtesse Artoff sera mystifiée, je vous rapporterai le portrait, que nous anéantirons ; nous nous débarrasserons de ce faux marquis de Chamery qui est au bagne et qui nous gêne… et mademoiselle Conception continuera à vous adorer et vous épousera dans quinze jours.

 

Le visage assombri de Rocambole commença à s’éclairer.

 

– Voyons, dit-il : quel est donc le compromis que tu veux passer avec moi ?

 

– Un compromis de quatre lignes.

 

– Mais encore…

 

– Tenez, asseyez-vous là, je vais dicter.

 

Zampa disait tout cela en continuant, comme faisait Rocambole naguère, à jouer avec le cylindre du revolver.

 

Rocambole comprit qu’il était tout entier au pouvoir de cet homme, et il s’assit devant la table, sur laquelle il y avait de quoi écrire. Puis il prit une plume et attendit.

 

Zampa dicta :

 

– « Aujourd’hui »… Mettez la date… « me trouvant à Cadix, hôtel des Trois Mages, seul avec Zampa, ex-valet de chambre de feu M. le duc de Château-Mailly, et actuellement au service de señor Pedro C…, capitaine commandant le port, j’ai déclaré audit Zampa ce qui suit :

 

« Je ne suis point, comme on le croit, le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery. J’ai volé les papiers du véritable marquis, je m’appelle Rocambole… »

 

Zampa s’arrêta, car Rocambole s’était levé après avoir écrasé sa plume sur le papier.

 

– Tu es fou, mon bonhomme ! dit-il, si tu t’imagines que je vais écrire cela.

 

– Ah ! dame !… répondit Zampa, il le faudra bien, cependant.

 

– Jamais !…

 

– Alors, dit froidement le Portugais, vous n’épouserez jamais Conception, et vous irez au bagne.

 

Rocambole devint livide et fut pris d’un horrible tremblement nerveux.

 

XXIII

Un nouveau silence régna entre ces deux hommes, dont l’un commandait impérieusement après avoir longtemps obéi.

 

Puis Rocambole frappa du pied le parquet et dit avec véhémence :

 

– Mais c’est donc ma tête que tu veux, misérable !…

 

– Peuh ! dit Zampa, que voulez-vous que j’en fasse ? Si je tenais à me débarrasser de vous, je n’aurais nul besoin de vous faire écrire votre vrai nom. Tenez, je lèverais le canon de ce pistolet à la hauteur de votre œil gauche, et je vous boucherais cet œil avec une balle de la grosseur d’un pois chiche.

 

Zampa s’exprimait en souriant et du ton dont il eût raconté une gaudriole. Rocambole, le sourcil froncé, froissait sa plume dans ses doigts et se taisait.

 

– Tenez, poursuivit le Portugais, je vais vous dire pourquoi je tiens à ce que vous écriviez cette petite déclaration, et je suis persuadé que vous ne résisterez plus.

 

Le faux marquis le regarda.

 

Zampa reprit :

 

– Pendant quelques mois, je vous ai très fidèlement servi, un peu parce que je vous craignais, un peu aussi parce que vous m’aviez fait de fort belles promesses…

 

– Je suis prêt à les tenir.

 

– Bah ! vous m’aviez fait le même serment et vous m’avez envoyé prendre un bain dans la cave.

 

– C’est vrai, j’ai eu tort.

 

– Eh bien ! c’est pour que cela ne se renouvelle plus que je veux ce bout de papier et ces trois lignes de votre écriture.

 

– Et qu’en feras-tu ?

 

– Je les porterai chez un homme de loi – sous enveloppe cachetée, bien entendu ! – et je lui dirai : « Ceci est mon testament. Je viendrai vous faire une visite tous les mois. Si un mois s’écoulait sans que vous m’eussiez vu reparaître, eh bien ! supposez que je suis mort et ouvrez mon testament. » Comprends-tu, marquis ?

 

– Oui, fit Rocambole d’un signe de tête.

 

– Tu sens bien que ce sera réellement un brevet de longue vie pour moi, mon cher monsieur de Rocambole, ajouta le Portugais d’un ton facétieux. Allons, un peu de courage… écris… et tu épouseras Conception.

 

Malgré ce nom magique, Rocambole hésitait toujours. Enfin il regarda fixement Zampa.

 

– Est-ce bien là ton unique but ? demanda-t-il en lui dardant un regard qui sembla vouloir lui fouiller l’âme et deviner sa pensée tout entière.

 

– Je n’en ai pas d’autre.

 

– Vrai ?

 

– Dame ! le vrai marquis de Chamery ne fera jamais pour moi ce que tu feras.

 

– C’est juste… Eh bien ! en ce cas, tu ne te refuseras point toi-même…

 

– À quoi ?

 

– À écrire ces quelques mots…

 

Et Rocambole dicta :

 

« On m’appelle Zampa, mais ce n’est point mon vrai nom ; je m’appelle Juan Alcanta, Portugais d’origine, et condamné à la peine de mort pour crime d’assassinat, le…, etc.

 

– Oh ! mon Dieu ! répondit l’ancien valet de don José, s’il ne faut que cela pour faire votre bonheur, passe-moi ta plume, marquis.

 

Et Zampa écrivit fort lisiblement et signa de son vrai nom de Juan Alcanta.

 

Rocambole étendit la main pour s’emparer du papier.

 

– Oh ! pardon, dit Zampa qui allongea le bras et releva son revolver, tout à l’heure, quand tu auras écrit, nous échangerons cela dans les règles.

 

– Soit, répondit Rocambole.

 

Il prit la plume, et à son tour il écrivit sous la dictée de Zampa. Puis il signa.

 

Alors l’échange des deux papiers eut lieu.

 

– Maintenant, ajouta Zampa en se levant, je m’en vais.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour aller m’occuper de tes affaires… Demain, tu auras le portrait.

 

– Avant que Conception l’ait vu ?

 

– Parbleu !

 

– Et… le forçat ?

 

– Nous nous en débarrasserons.

 

– Quand ?

 

– Demain soir.

 

Rocambole respira avec une volupté secrète.

 

– Mais, ajouta Zampa, pardon, monseigneur, voulez-vous me permettre une question ?

 

– Va, j’écoute.

 

– Pourquoi votre Seigneurie, qui vient à Cadix pour se marier, y arrive-t-elle incognito et sous le nom du baron Wenceslas Polaski ?

 

Rocambole hésita un instant.

 

– Bon ! dit Zampa, vas-tu faire des mystères avec moi ?

 

– C’est que je voulais voir le marquis.

 

– Le vrai ?

 

– Oui.

 

– Tu avais donc eu vent de la chose ?

 

– Parbleu !

 

– Hum ! murmura le Portugais, si tu ne m’avais pas rencontré, ton incognito ne t’aurait pas servi à grand-chose ; tandis que maintenant j’en suis enchanté.

 

– Ah !…

 

– Mais lis donc la lettre du señor Pedro C…, le commandant du port ; tu as été un peu troublé en me reconnaissant et tu as oublié…

 

Rocambole ouvrit la lettre et lut :

 

« Monsieur le baron,

 

« Les amis du général C… me feront toujours honneur et plaisir en me permettant de leur être agréable. Si l’heure n’était pas si avancée, je me serais présenté à votre hôtel – ce que je compte faire demain – pour me mettre à votre disposition, et, en attendant, j’ai l’honneur d’être, monsieur le baron,

 

« Votre très obéissant serviteur,

 

« PEDRO C… »

 

– Le señor Pedro C…, dit Zampa, est un homme charmant, il t’invitera à dîner, sois-en sûr, et tu trouveras chez lui le marquis de Chamery.

 

– Tais-toi donc, malheureux ! il n’y a d’autre marquis de Chamery que moi…

 

– Pas encore… mais, demain soir, tu pourrais bien avoir dit vrai ; adieu…

 

Et Zampa mit le revolver dans sa poche.

 

– Que fais-tu là ? demanda Rocambole.

 

– J’ai besoin de cet outil, je te le rendrai demain… Bonsoir.

 

Et Zampa sortit sans vouloir s’expliquer davantage. Dans l’escalier il rencontra les laquais galonnés de M. le baron Wenceslas Polaski et il les salua jusqu’à terre ; puis il gagna la rue, et quand il fut en plein air il se dit :

 

– La comtesse Artoff a dû m’attendre sur le port depuis plus d’une heure, et je suis convaincu qu’elle m’accuse de trahison.

 

Sur ce mot de trahison, Zampa s’arrêta.

 

– Il est bien certain, continua-t-il peu après, que la vengeance est non seulement le plaisir des dieux, mais encore celui des hommes. Rouler ce bon monsieur de Rocambole, qui a voulu m’assassiner, ce sera pour moi une volupté sans pareille… Cependant…

 

Comme, sans doute, il était en proie à de très graves méditations, Zampa s’arrêta, s’assit sur une borne et prit sa tête à deux mains.

 

– Allons, Zampa, mon ami, se dit-il, ne faisons pas le niais et raisonnons : sans doute, il serait agréable de prendre une revanche avec cette canaille de Rocambole ; mais cependant, s’il y avait encore moyen de le tirer de ce mauvais pas et de le faire duc de Sallandrera, conviens que tu aurais une jolie position et que, grâce à ce papier que tu as dans ta poche, il ne pourrait plus rien te refuser… Jusqu’à présent, je me suis moqué de lui et j’ai joué la comédie ; à présent, soyons sérieux et réfléchissons, pesons bien et sagement le pour et le contre : sauver Rocambole, c’est mentir à tous mes sentiments de vengeance, c’est servir l’homme que je hais, mais, aussi, c’est faire ma fortune… Sauver Rocambole !… D’abord, voyons si cela est possible. Jusqu’à présent, mademoiselle Conception ne sait rien, c’est la comtesse et moi qui devons tout lui apprendre. Pour que je pusse me taire, il faudrait… Ah diable ! s’interrompit Zampa, voilà une fameuse idée, par exemple !… Si la comtesse m’attend encore, si elle est toujours sur le port, si nous faisons tête-à-tête, dans un canot, le voyage de la villa… Diable !… diable !… on pourrait bien la noyer, après tout !

 

Et Zampa, qui laissa glisser un sourire cruel sur ses lèvres, se leva de sa borne et reprit, en pressant le pas, sa course vers le port. Minuit sonnait à toutes les églises quand le Portugais arriva sur le port, il le trouva désert ; mais il entendit au large un bruit d’avirons. C’était un canot qui s’éloignait.

 

Un pêcheur était assis dans sa barque, qui était amarrée au quai, et il fumait tranquillement en regardant les étoiles.

 

Zampa s’approcha de lui.

 

– Dis donc, camarade, lui dit-il, sais-tu qui va à la pêche si tard ?

 

Et il indiquait du doigt la direction probable du canot qui s’éloignait.

 

– Ce n’est pas un pêcheur, répondit celui à qui Zampa s’adressait.

 

– Qui est-ce donc ?

 

– Une dame qui se promène la nuit sur la mer. C’est Juan, mon camarade, qui l’a prise dans son canot.

 

– Ah !… pensa Zampa, voici qui renverse toutes mes combinaisons. Cette dame, c’est la comtesse. La comtesse s’en va à la villa. Elle a le portrait. Dans une heure, Conception saura tout… Décidément, Rocambole est un misérable et je l’abandonne.

 

Ayant ainsi pris sa résolution, Zampa roula une cigarette et emmena le pêcheur dans une posada voisine, où il lui offrit de la limonade.

 

Il sortit du cabaret vers trois heures du matin, gagna la haute ville et alla tranquillement s’asseoir sur le seuil de la maison qu’habitait la comtesse Artoff.

 

Ce fut là qu’en revenant de la villa Baccarat le trouva. En ce moment-là, le jour commençait à poindre. Baccarat reconnut le Portugais, qui vint à elle la casquette à la main.

 

– Tu m’as fait attendre, lui dit-elle, et je trouve cela au moins singulier.

 

Zampa mit un doigt sur ses lèvres, et montra Fernand.

 

– Quand je serai seul avec madame la comtesse, dit-il, je lui expliquerai…

 

– Parle devant monsieur.

 

– Non, dit le Portugais.

 

– Drôle ! murmura Fernand.

 

Zampa salua.

 

– Monsieur m’excusera, dit-il ; mais ce que j’ai à dire à madame la comtesse est un secret.

 

– Bien, répondit-elle.

 

Elle tendit la main à Fernand, qui prit congé d’elle, et elle pénétra dans la petite maison à l’aide d’un passe-partout.

 

Zampa la suivit. Baccarat le fit entrer dans un petit salon qui se trouvait au rez-de-chaussée.

 

– Tu as l’air bien mystérieux, lui dit-elle.

 

– Dame ! ce n’est point sans raison.

 

La comtesse le regarda avec surprise.

 

– De quoi s’agit-t-il ?

 

– De Rocambole.

 

Baccarat tressaillit.

 

– Tu as de ses nouvelles ?

 

– Oui, madame, je l’ai vu ce soir.

 

– Que dis-tu ?… s’écria la comtesse, Rocambole serait-il… ?

 

– Il est à Cadix.

 

– Depuis quand ?

 

– Depuis quelques heures, incognito, sous le nom du baron Wenceslas Polaski.

 

– Tu es fou !

 

– Nullement, madame.

 

– Comment ! tu l’as vu ? tu l’as bien vu ?

 

– Je lui ai parlé. Et c’est parce qu’il m’a retenu longtemps que je n’ai pu me trouver au rendez-vous que madame la comtesse m’avait donné.

 

– Mais que vient-il donc faire à Cadix sous un faux nom ?

 

– Et, ajouta Zampa, avec une lettre de recommandation du général C… pour son parent le capitaine Pedro.

 

– Dis-tu vrai ?

 

– Très vrai, madame.

 

– Que vient-il donc faire ?

 

– Prendre l’air de Cadix et trouver un moyen d’assassiner sérieusement le vrai marquis de Chamery.

 

Baccarat bondit sur sa chaise.

 

– Comment ! il sait ?…

 

– Il sait tout. Il a appris la moitié de l’histoire à Paris.

 

– Et… l’autre ?

 

– Je me suis chargé de la lui narrer.

 

– Mais alors il va prendre la fuite, il va nous échapper…

 

– Non, dit Zampa ; il dort fort paisiblement à cette heure, et il rêve qu’il épouse Mlle Conception.

 

Le sang-froid et l’air goguenard du Portugais impatientèrent la comtesse Artoff.

 

– Maître Zampa, dit-elle, faites-moi donc le plaisir de vous expliquer catégoriquement et sans réticences.

 

– Soit, madame.

 

Et Zampa raconta son entrevue fortuite avec le baron Wenceslas Polaski, et ce qui en était advenu. Puis il montra à la comtesse la déclaration écrite par Rocambole.

 

– Je crois, dit-il, que ces trois lignes pourront le mener loin.

 

– Nous le mènerons au bagne ou à l’échafaud, dit lentement Baccarat.

 

 

Le Portugais et la comtesse Artoff demeurèrent seuls plus d’une heure.

 

Que se passa-t-il entre eux ? nul ne le sut ; mais Zampa, en sortant de chez elle, s’en alla à l’hôtel des Trois Mages, et se fit annoncer chez M. le baron Wenceslas Polaski. Rocambole fronça le sourcil en le voyant entrer.

 

– Tiens, lui dit Zampa en lui tendant un rouleau assez volumineux, voilà le portrait de ton homonyme.

 

Il déroula la toile et montra à Rocambole le portrait du marquis de Chamery enfant.

 

En mettant le doigt sur la tache de vin que l’enfant portait à la jambe droite :

 

– Voilà ce qui a failli te perdre, dit-il.

 

Rocambole s’empara du portrait.

 

– Que vais-je en faire ? demanda-t-il.

 

– Tu le brûleras, répondit Zampa, et quand il n’existera plus…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! tu seras bien près de la grandesse espagnole et de la main de Conception.

 

Il y avait une sourde ironie dans la voix de Zampa, mais Rocambole n’y prit garde… sir Williams n’était plus là.

 

XXIV

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées. La nuit tombait.

 

Une litière, qui était sortie de Cadix par la porte orientale, après avoir fait le tour de la ville, sans doute pour donner le change, prit le chemin qui conduisait à la villa de monseigneur l’archevêque de Grenade. Cette litière renfermait deux personnes – un homme et une femme.

 

L’homme était M. Fernand Rocher. La femme, on le devine, n’était autre que la comtesse Artoff. Seulement, elle avait gardé ses habits d’homme, sous lesquels elle voyageait depuis son départ de Paris.

 

– Ma chère comtesse, disait Fernand tandis que la litière s’en allait au grand trot de ses quatre mules, ne pensez-vous pas que l’heure des explications soit venue ?

 

– Je vous devine, mon ami, répondit la comtesse, et je vais vous répondre.

 

Fernand se renversa dans le fond de sa litière, et Baccarat poursuivit en souriant :

 

– Depuis huit jours que je suis ici, vous avez dû marcher d’étonnement en étonnement.

 

– Je l’avoue…

 

– D’abord, vous avez peu compris pourquoi je voulais que Conception pût aimer un jour le vrai marquis de Chamery.

 

– Vous me l’avez expliqué en me disant que vous ne vouliez pas traîner Rocambole, que madame d’Asmolles a cru son frère et qu’elle a aimé comme tel, sur les bancs des tribunaux.

 

– C’est vrai.

 

– Mais ce que je n’ai pas compris, c’est ceci : en admettant que vos espérances se réalisent, que M. de Chamery, le véritable, soit aimé, et que le jour vienne où il épousera, aux lieu et place de l’infâme Rocambole, mademoiselle de Sallandrera, n’arrivera-t-il pas tôt ou tard que la vérité se fera jour ?

 

– Je ne le crois pas.

 

– Ne faudra-t-il pas tôt ou tard que la vicomtesse d’Asmolles apprenne…

 

– Non.

 

– Voilà où ma raison est trop faible pour comprendre, comtesse.

 

– Eh bien ! écoutez-moi attentivement, mon ami. Je vais vous dérouler mon plan tout entier.

 

– J’écoute, comtesse.

 

– Le vrai Chamery, ce noble et beau jeune homme si malheureux et si fier, a produit une impression profonde sur mademoiselle de Sallandrera, impression qu’elle ne s’est point avouée d’abord, qu’elle n’a point comprise ensuite, parce qu’elle aimait ce misérable voleur de noms et de titres, mais qu’elle comprendra maintenant, je l’espère.

 

– Bon, dit Fernand. Eh bien ?

 

– Si je puis faire jaillir une étincelle du contact de ces deux cœurs – et j’espère y arriver, car mademoiselle de Sallandrera a produit sur le marquis une impression tout aussi vive –, rien ne sera facile comme de substituer le vrai marquis au faux.

 

– Vous croyez ?

 

– Sans doute. On attend de Paris celui qu’on croit le vrai marquis. Tout est prêt pour le mariage, qui doit se faire sans pompe dans la chapelle du château de Sallandrera. Après le mariage, les deux époux doivent se rendre à Madrid. Là, le marquis doit y trouver ses lettres de crédit auprès de Sa Majesté brésilienne, et partir dans les quarante-huit heures.

 

– Pour le Brésil ?

 

– Sans doute.

 

– Je ne comprends toujours pas.

 

– Attendez… Supposez donc que la substitution soit possible ; le vrai marquis, au nom duquel Rocambole a obtenu ses lettres de naturalisation, prendra la place de Rocambole ; il emmènera sa jeune femme, et partira pour le Brésil. Il y passera dix ans.

 

– Ah ! je devine.

 

– Rocambole et lui sont de la même taille ; ils se ressemblent vaguement, puisque cette ressemblance a fait la force du bandit. Dans dix ans, madame d’Asmolles, en revoyant son vrai frère, croira l’avoir déjà vu à Paris.

 

– Oh ! je comprends très bien maintenant, dit Fernand ; seulement, pour en arriver là, que de difficultés !

 

– Je le sais, mais… Dieu est bon !

 

– Et puis… ce misérable, qu’en ferons-nous, comtesse ?…

 

Un éclair jaillit des yeux de Baccarat.

 

– Oh ! il sera châtié d’une façon terrible, dit-elle, vous verrez.

 

L’accent de Baccarat fut solennel et redoutable comme la voix d’un juge, et Fernand ne put s’empêcher de frissonner.

 

– Mais, dit-il encore, expliquez-moi une dernière chose, comtesse ; pourquoi, puisque Rocambole est ici caché sous un déguisement et un nom polonais, ne le faites-vous point arrêter ?

 

– Ceci est mon secret pour trois jours encore, mon ami, répondit Baccarat en écartant de sa main blanche et délicate les rideaux de cuir de la litière, qui venait de s’arrêter.

 

Ils se trouvaient à la grille de la villa.

 

Une femme, au bruit de la cloche, se montra sur le perron. C’était la duchesse de Sallandrera. La pauvre mère accourut vers la comtesse et lui tendit les bras.

 

– Comment va-t-elle ? demanda Baccarat.

 

– Elle a beaucoup pleuré, mais le calme est revenu, et depuis ce matin, madame, elle demande à vous voir.

 

– Où est-elle ?

 

– À sa fenêtre, dans sa chambre, elle regarde toujours la mer. Cette ténacité m’effraie.

 

– Et moi, dit la comtesse, elle me met une espérance au cœur.

 

– Dieu vous entende, madame !

 

– Voulez-vous me permettre de pénétrer seule chez elle ?

 

– Comme vous voudrez, madame.

 

La duchesse prit la main que lui offrait M. Fernand Rocher et le conduisit au salon d’été de la villa. Quant à Baccarat, elle monta lestement au premier étage, traversa un vaste vestibule et frappa deux coups discrets à la porte de Conception. La jeune fille ne répondit point.

 

La clef était sur la porte ; la comtesse entra. Aux dernières clartés du jour elle aperçut mademoiselle de Sallandrera accoudée à sa fenêtre, l’œil fixé sur la mer, comme l’avait dit sa mère, et abîmée en une rêverie profonde.

 

Baccarat referma la porte et alla presque à elle sans que la jeune fille l’eût entendue. Puis elle lui posa un doigt sur l’épaule. Conception se retourna vivement et jeta un cri.

 

– Ah ! c’est vous, comtesse, dit-elle avec émotion.

 

La comtesse Artoff la prit dans ses bras et la pressa affectueusement.

 

– Pauvre enfant, dit-elle, comme vous devez souffrir !

 

Ces mots eurent pour résultat de réveiller l’orgueil de race de la jeune fille. Elle se redressa calme, l’œil froid, presque menaçant.

 

– Vous vous trompez, comtesse, dit-elle, je songe à me venger ce matin même…

 

– Vous serez vengée, mademoiselle.

 

– Maintenant, ajouta Conception, j’ai un tel mépris pour ce misérable que la vengeance me semble indigne de moi, comtesse.

 

– Mademoiselle, répondit Baccarat, la vengeance est, comme vous le dites, indigne de vous, mais vous avez le droit de punir, et j’oserais même dire que vous n’avez pas celui de pardonner.

 

Conception tressaillit et regarda la comtesse.

 

Celle-ci continua :

 

– L’homme qu’il faut châtier d’une façon solennelle et terrible, l’homme qui doit être retranché pour jamais du milieu social a volé un nom, une fortune, il a assassiné lâchement et il appartient à la justice humaine.

 

– Eh bien ! livrez-le donc, fit Conception avec une sorte d’indifférence qui dissimulait mal sa douleur.

 

– Non, répondit Baccarat ; plus tard.

 

– Que voulez-vous donc faire, madame ?

 

– Avant de punir le voleur et l’assassin, il faut songer…

 

– Ah ! s’écria Conception, je vous devine, madame, et votre pensée a été la mienne durant la journée tout entière… Il faut que l’homme spolié soit remis en possession de son nom et de sa fortune, il faut que M… de… Chamery… sorte… du bagne…

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Oh ! je vais écrire à la reine… je vais, s’il le faut…

 

Baccarat arrêta Conception d’un geste. Puis elle dit :

 

– Avant tout cela, mademoiselle, avant que j’ose vous donner un conseil, faites-moi une grâce !

 

– Oh ! parlez ! parlez !

 

– Accordez à M. de Chamery une entrevue…

 

Conception pâlit, un flot de sang lui monta au cœur ; Baccarat la vit chanceler et la soutint dans ses bras.

 

– Venez ! venez ! lui dit-elle en l’entraînant sur la terrasse de la villa.

 

Ce soir-là, la nuit lumineuse et les rayons de la lune glissaient à la crête des vagues.

 

La comtesse étendit la main dans la direction de Cadix.

 

– Regardez et écoutez, dit-elle. Ne voyez-vous pas un point noir… une barque, là-bas dans le sillage du courant ? N’entendez-vous point un bruit d’avirons ?… C’est lui !…

 

Conception s’appuya presque défaillante sur la comtesse.

 

– Elle l’aime déjà ! pensa Baccarat, qui frémit de joie.

 

Les deux femmes, penchées sur le parapet de la terrasse, l’œil fixé sur la mer, se prirent alors, silencieuses, à suivre les mouvements de la barque… La barque s’avançait rapidement. Quand elle ne fut plus qu’à une faible distance, Conception put voir qu’elle contenait deux hommes : l’un, courbé sur les avirons, nageait vigoureusement ; l’autre se tenait debout à l’arrière du canot.

 

À mesure que le canot approchait, Conception éprouvait un terrible battement de cœur.

 

Enfin il toucha la première marche de l’escalier et le rameur amarra.

 

Alors la jeune fille, qui se soutenait à peine et sous la frêle et svelte taille de qui la comtesse Artoff avait passé son bras, vit l’homme qui s’était tenu debout dans le canot sauter lestement sur les marches de l’escalier et les gravir… Il monta, et avant qu’il eût touché la terrasse Conception le reconnut. C’était lui, c’était bien lui.

 

M. le marquis de Chamery n’était plus revêtu de l’horrible vareuse rouge des forçats. Il portait une petite tenue d’officier de marine, et certes, sous ce costume, il n’était plus possible de douter. C’était bien le marquis, le vrai marquis de Chamery, et, si émue qu’elle fût, Conception se demanda comment elle avait pu un moment préférer à ce pâle et noble jeune homme l’odieux élève de sir Williams.

 

M. de Chamery était non moins ému peut-être que mademoiselle de Sallandrera, et ce fut en tremblant qu’il la salua, en tremblant qu’il osa lui prendre la main et la baiser.

 

La comtesse avait fait un pas en arrière. En ce moment, sans doute, il passa dans la tête et le cœur de la jeune fille comme une sublime inspiration.

 

Elle prit la main de la comtesse.

 

– Madame, lui dit-elle tout bas et d’une voix mal assurée, je vous en prie, allez rejoindre ma mère et laissez-moi seule une minute avec M. de Chamery.

 

Peut-être la comtesse devina-t-elle ce qui venait de se passer chez Conception, car elle lui pressa la main sans répondre, et se retira.

 

Conception et le jeune homme demeurèrent seuls, face à face, au milieu de cette nuit silencieuse et calme, ayant à leurs pieds la mer, sur leur tête la voûte étoilée du ciel espagnol. Et pendant quelques minutes ils se regardèrent, lui, n’osant se demander pourquoi elle avait voulu demeurer seule avec lui, elle se repentant peut-être de sa témérité.

 

Mais enfin elle sembla faire un effort sur elle-même, et levant ses grands yeux si tristes et si doux sur le marquis, elle lui dit : – Monsieur, je sais aujourd’hui votre nom et votre histoire. Je sais que ce nom vous a été volé, et vous savez sans doute, vous, que celui qui a osé le porter…

 

– Mademoiselle, interrompit vivement M. de Chamery, je sais que vous êtes la plus noble et la plus malheureuse des femmes.

 

– Oh !… monsieur, répondit-elle fièrement, ce n’est point de moi que je veux vous parler ; un misérable, un assassin, affublé d’un nom honorable, s’est trouvé sur ma route ; il a osé lever les yeux jusqu’à moi, et, crédule que j’étais, éblouie par cette renommée qu’il avait également volée, j’ai cru l’aimer. Je suis prête, moi, à subir le juste châtiment de ma faute, à entendre dire autour de moi : La fille des Sallandrera a failli épouser un assassin !… Mais près de moi, monsieur, près de vous, près de nous deux, il est des êtres nobles et bons, des êtres aimés qui vont être frappés comme moi, punis comme moi… ma mère… votre sœur !…

 

Elle prononça ce dernier mot avec une angoisse indicible.

 

– Ah ! mademoiselle, s’écria le marquis, contenant à peine son émotion, je vous comprends… si je me fais reconnaître, ce scandale tuera votre mère… il tuera ma sœur… Eh bien ! tenez, ajournez indéfiniment votre mariage avec ce misérable… Je ne réclamerai ni ma fortune, ni mon nom. Nous ferons disparaître cet homme… Vous feindrez de pleurer un fiancé – ma sœur, ma Blanche adorée, pleurera celui qu’elle a cru son frère. Et notre honneur à tous sera sauf, et il ne sera point dit qu’un scélérat a porté mon nom et qu’il a osé toucher la main de la noble fille des Sallandrera… Ne me laissez pas au bagne, faites-moi évader… Que je puisse voir une fois, une heure, quelques minutes, ne fût-ce qu’au milieu d’une foule, adossée à un pilier d’église, ma Blanche adorée, et je serai content, mademoiselle, et je vous bénirai…

 

Le marquis avait, en parlant ainsi, des larmes dans la voix et dans les yeux, et l’une de ces larmes, après avoir coulé sur sa joue, tomba sur la main de la jeune fille, qu’il tenait dans les siennes. Cette larme brûla Conception.

 

– Monsieur le marquis de Chamery, dit-elle, j’ai été une pauvre fille ignorante et crédule, mais j’ai dans les veines un noble sang qui ne mentira jamais et je passerai ma vie entière aux genoux de l’homme qui me tendra la main dans ma détresse…

 

– Mademoiselle ! s’écria le jeune homme, qui n’osait deviner.

 

– Monsieur le marquis, continua-t-elle, voulez-vous être noble et bon ? voulez-vous me sauver de la honte, sauver ma mère du désespoir, sauver votre sœur que vous adorez ?

 

– Oh ! parlez, dit-il, parlez !

 

Conception ajouta d’une voix ferme :

 

– Monsieur le marquis de Chamery, voulez-vous m’épouser ?

 

Le marquis jeta un cri de joie et tomba aux genoux de Mlle de Sallandrera.

 

– Oh ! oui, dit-il, car je vous aime.

 

– Et moi, murmura-t-elle frémissante et d’une voix presque éteinte… je sens que je vous aimerai…

 

XXV

À peu près à l’heure où Fernand Rocher et la comtesse Artoff se rendaient à la villa habitée par Conception et sa mère, M. le baron Wenceslas Polaski montait dans son carrosse et se rendait au palais du gouvernement. Le matin même, le noble personnage avait reçu la visite du capitaine Pedro C… Le capitaine avait traité l’illustre étranger avec les marques de la plus grande déférence, lui renouvelant de vive voix la pensée de sa lettre de la veille, à savoir qu’il lui suffisait d’être recommandé par le général C… pour le voir, lui, le capitaine Pedro, tout entier à sa disposition.

 

– Monsieur le baron, avait dit le capitaine du ton le plus sérieux et le plus pénétré, ce me serait une joie et un honneur de vous avoir à dîner ce soir.

 

Le baron avait accepté l’invitation, et c’était pour y dîner qu’il se rendait au palais du gouvernement.

 

Le capitaine s’avança à sa rencontre jusque sur la dernière marche du perron, au bas duquel vint tourner et s’arrêter le carrosse. Puis il le conduisit dans une vaste salle dallée en marbre, meublée à l’espagnole, et qui était le salon d’honneur. Là, il s’excusa de le laisser seul quelques minutes pour aller expédier quelques ordres, et il lui offrit des journaux anglais. C’était en anglais que la conversation s’était engagée entre eux, car le baron ne paraissait pas savoir l’espagnol.

 

À peine le capitaine était-il sorti que, par une petite porte, Rocambole vit paraître Zampa en grande livrée. Et, comme il faisait un geste de surprise, le Portugais posa un doigt sur ses lèvres.

 

– Chut !… dit-il, j’ai deux mots à te dire et je me sauve.

 

Il s’approcha du baron, se pencha à son oreille et ajouta :

 

– As-tu reçu mon billet ?

 

– Oui, tu m’as dit de rester chez moi toute la journée.

 

– Et tu l’as fait ?

 

– Sans doute.

 

– Alors tout va bien ?

 

– Que veux-tu dire ?

 

– J’aurais beaucoup de choses à te dire. Seulement je n’ai pas le temps en ce moment. Qu’il te suffise de savoir que c’est pour ce soir.

 

– Quoi ?

 

– Le mauvais quart d’heure du marquis. À moins que le diable n’ait cassé sa pipe pour ne plus fumer avec toi, cette nuit il n’y aura plus qu’un marquis de Chamery, et ce sera toi.

 

– Dis-tu vrai ?… murmura Rocambole, dont la voix tremblait d’émotion.

 

– Parbleu ! Maintenant, voici ce que tu as à faire : à dîner, tu paraîtras désirer faire une promenade en mer, la nuit, sous le prétexte… ma foi ! tu en trouveras un, je suppose.

 

– Je le trouverai. Après ?

 

– Le capitaine mettra un petit canot, son domestique et un forçat à ta disposition.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Ce forçat, tu comprends, ce sera lui. Je m’arrangerai pour cela.

 

– Et… le domestique ?

 

– Moi. Chut ! je t’en dirai plus long bientôt. Je m’esquive.

 

Zampa sortit en effet et, quelques minutes après, le capitaine revint. Il s’excusa auprès de son hôte de l’avoir laissé seul si longtemps, et le présenta à sa femme, qui parut en ce moment.

 

Trois secondes après, maître Zampa ouvrit les deux vantaux d’une porte qui donnait dans la salle à manger du palais, et dit solennellement en espagnol :

 

– Leurs Seigneuries sont servies !

 

M. le baron Wenceslas Polaski offrit galamment la main à madame Pedro C… et l’on passa à table. Le dîner fut tout intime. Le baron se trouvait seul avec le capitaine et sa femme. Cette dernière parlait, comme son mari, parfaitement l’anglais.

 

Après le dîner – il était alors environ huit heures et la nuit était venue – le commandant du port invita son hôte à passer sur une terrasse, où le café était servi.

 

– Oh ! la belle nuit !… dit le baron ; et comme cette mer est calme !…

 

– La brise est un peu fraîche encore, répondit le capitaine ; mais, dans un mois, les promenades nocturnes en mer seront charmantes.

 

– Ma foi ! reprit le baron, je vous avoue, señor capitaine, que si j’avais un canot à ma disposition, j’irais volontiers fumer un cigare au large. Je suis rêveur comme tout enfant du Nord.

 

– Qu’à cela ne tienne, monsieur le baron, dit le capitaine ; je puis vous offrir le canot que vous désirez.

 

– Vrai ? fit le baron avec une joie naïve.

 

– Et un forçat pour gondolier.

 

– Diable ! un forçat ! dit le noble étranger, qui laissa échapper un geste d’inquiétude. (Puis il ajouta :) Je ferai peut-être sagement, en ce cas, de vous laisser ma montre et ma bourse.

 

Le commandant répondit, souriant à son tour :

 

– Ne craignez rien, monsieur le baron, je vais vous donner mon meilleur sujet du bagne, et avec lui mon valet de chambre.

 

– Parfait ! dit le baron.

 

Le capitaine appela Zampa.

 

Zampa arriva, tête nue, respectueux, et salua le baron jusqu’à terre.

 

Le capitaine lui dit quelques mots en espagnol, et, vingt minutes après, M. le baron Wenceslas Polaski prenait congé du commandant du port et de sa femme, et descendait, en compagnie du Portugais, les marches d’un petit escalier tournant qui conduisait à la mer.

 

– Maintenant, lui dit le Portugais en se penchant à son oreille, nous pouvons parler.

 

– Je t’écoute ; voyons ?

 

– La nuit est sombre… Nous allons gagner le large ; puis nous doublerons cette pointe de rochers qui se trouve sur notre droite, de façon à nous mettre hors de vue.

 

– Es-tu niais ! dit Rocambole, puisque la nuit est sombre !…

 

– L’éclair d’une arme à feu traverse la nuit.

 

– C’est juste. Mais il me semble qu’on pourrait employer un de ces jolis couteaux catalans… tu sais ?

 

– Non, dit Zampa. Avec un couteau ou un poignard, on n’est pas toujours sûr de tuer roide – j’en suis la preuve, hein ?

 

– Bah ! répliqua Rocambole d’un ton léger, ne parlons point de cela.

 

– Soit. Avec une balle, au contraire, on est certain de son affaire. Tiens, voilà ton revolver.

 

Et Zampa tendit le revolver au baron Wenceslas Polaski.

 

– D’ailleurs, ajouta-t-il, notre homme est un solide gaillard et il faut le tuer, comme un lièvre au gîte, sans qu’il s’en doute. Avec un poignard il pourrait bien y avoir lutte… et puis, enfin, j’ai trouvé une combinaison que je t’expliquerai après l’affaire. Allons toujours.

 

Rocambole mit le revolver dans sa poche.

 

Le palais du gouvernement, on s’en souvient, donnait sur le port. L’escalier par lequel Zampa et son compagnon descendirent aboutissait directement à un autre escalier en plein air, dont les dernières marches étaient battues par la vague.

 

Au bas de cet escalier il y avait un canot. Ce canot, dans lequel un homme paraissait sommeiller, était celui que le commandant du port mettait à la disposition de M. le baron Wenceslas Polaski.

 

Zampa, en posant le pied sur la première marche de ce deuxième escalier, se pencha encore à l’oreille de Rocambole et lui dit tout bas :

 

– Maintenant, pour envoyer le marquis rejoindre ses aïeux, tu attendras que je t’indique le moment par un signal.

 

– Quel sera ce signal ?

 

– Quand nous serons à une certaine distance en mer, je lui dirai : « Hé ! marquis, raconte-nous donc ton histoire. Tu es un vrai marquis, n’est-ce pas ? »

 

– Et c’est alors que je tirerai ?

 

– Parbleu ! tu as six balles à lui envoyer avec ton revolver.

 

– C’est convenu, murmura Rocambole, qui avait reconquis un merveilleux sang-froid.

 

Zampa sauta le premier dans la barque.

 

– Allons, marquis, allons ! dit-il, en éveillant assez brusquement le dormeur.

 

L’homme couché dans le canot se redressa et dit en espagnol :

 

– Qu’est-ce que c’est ?

 

– C’est moi, Zampa, le valet de chambre du capitaine.

 

– Est-ce que le capitaine a besoin de moi ?

 

– Allume ton falot à l’avant du canot, et prends tes avirons, marquis. Le personnage qui m’accompagne est un grand seigneur polonais très original : il aime à se promener la nuit.

 

Rocambole, qui se tenait encore sur l’escalier, n’avait point perdu un mot de ce court colloque.

 

Pour entrer dans la barque, il attendit que l’interlocuteur de Zampa eût fait jaillir quelques étincelles d’un briquet et allumé une torche de résine qui se trouvait fichée à l’avant. À la lueur de cette torche, Rocambole put voir fort distinctement le visage du forçat.

 

Cet homme, en veste rouge, à bonnet vert, Rocambole le reconnut sur-le-champ et comme s’il l’eût quitté la veille : c’était l’officier de marine du brick la Mouette, c’était celui dont il portait le nom, le vrai marquis de Chamery.

 

Un voleur ne se trouve jamais face à face de l’homme qu’il a dépouillé sans éprouver une certaine émotion. À la vue du marquis, Rocambole sentit que son cœur battait plus fort ; et, sous la couche de rouge brique dont son visage était couvert, il se sentit pâlir légèrement, sans songer que, grâce à son déguisement et à sa perruque blonde, il était tout à fait méconnaissable. Mais M. le baron Wenceslas Polaski n’était pas homme à se troubler bien longtemps. Il se remit en quelques secondes, entra dans la barque et alla s’asseoir à l’arrière, à la place d’honneur. Puis il fit un signe à Zampa, qui s’assit devant lui et tourna le dos au forçat. Celui-ci prit les avirons et détacha l’amarre de son bateau.

 

– Au large ! dit Zampa en espagnol.

 

Puis tout bas au baron :

 

– Tu sais qu’il parle l’anglais, le marquis ?

 

– Oui, fit Rocambole d’un signe de tête.

 

– Tu peux causer avec lui par conséquent.

 

– Non, dit Rocambole agitant la tête de droite à gauche.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, dit le baron se penchant à l’oreille de Zampa, il pourrait me reconnaître à la voix.

 

– Bon ! je comprends…

 

Et Zampa prit un aviron au fond de la barque et aida le forçat à sortir du port.

 

La brise venait de se lever.

 

– Monsieur Zampa, dit le forçat en espagnol, on peut larguer la voile ?

 

– Comme tu voudras, marquis.

 

Le forçat dressa son mât, déploya sa voile et se mit à la barre. Aussitôt, poussé par la brise, le canot fendit les lames avec la légèreté d’une mouette qui rase les flots avant la tempête.

 

– Où allons-nous, monsieur Zampa ?

 

– Au large d’abord.

 

– Puis ?

 

– Et puis tu mettras le cap sur cette pointe de rochers qui s’avance là-bas dans la mer.

 

– Bien.

 

– Et tu la doubleras.

 

Le forçat s’inclina et exécuta les ordres du valet de chambre de feu le duc de Château-Mailly.

 

Zampa disait à Rocambole :

 

– C’est assez original, hein, que je tutoie le vrai marquis de Chamery, tandis que je te traite avec tant de respect ?

 

Rocambole prit le bras de Zampa, et le serra fortement.

 

– Tais-toi ! lui souffla-t-il à l’oreille.

 

Le vrai marquis de Chamery, l’homme à qui, quelques heures plus tôt, mademoiselle de Sallandrera avait offert sa main et qui avait repris sa vareuse de forçat, s’occupait de manœuvrer son embarcation et ne paraissait prêter aucune attention aux quelques mots échangés à voix basse entre Rocambole et le Portugais.

 

Le canot, poussé par une brise assez forte, était entré dans ce courant rapide qui passait au pied de la villa habitée par Conception et sa mère. Au moment où les murs de la coquette maison de plaisance commençaient à blanchir dans la nuit, Zampa dit tout haut :

 

– Hé ! le marquis, tu connais cette maison, n’est-ce pas ?

 

– C’est celle de l’évêque de Grenade, répondit le forçat.

 

– C’est là qu’est la fiancée de ton homonyme, marquis.

 

Et Zampa se tourna vers Rocambole.

 

– Attention, lui dit-il.

 

– Je n’ai pas d’homonyme, répondit le forçat avec fierté.

 

Le canot passa, les murs blancs de la villa disparurent dans la nuit et la pointe de rochers fut doublée. Le canot se trouvait alors hors de la vue du port.

 

Assis à la barre, le marquis de Chamery était parfaitement éclairé par la torche de résine, tandis que Rocambole et Zampa se trouvaient dans l’ombre.

 

– Comment ! dit Zampa, tu n’as pas d’homonyme ?

 

– Non.

 

– Ainsi, le marquis de Chamery…

 

– C’est moi.

 

– Bah ! et celui de Paris ?

 

– C’est un imposteur.

 

Rocambole, masqué par Zampa, venait de tirer son revolver de sa poche et ajustait le forçat par-dessus l’épaule du Portugais.

 

– Ainsi, dit celui-ci, qui éleva la voix, tu es un vrai marquis ?

 

Le marquis n’eut pas le temps de répondre ; un coup de feu partit et Rocambole vit l’homme sur qui il tirait bondir, se dresser, étendre les bras et porter ensuite les mains à sa poitrine avec un geste de douleur suprême, murmurant :

 

– Assassin ! assassin !…

 

Rocambole pressa coup sur coup la détente du revolver : trois détonations retentirent encore – le forçat jeta un dernier cri, voulut s’élancer vers son meurtrier et tomba à la renverse dans la mer.

 

Une vague passa sur sa tête et l’engloutit.

 

– Te voilà vrai marquis, dit Zampa, qui courut à la barre et serra son écoute.

 

XXVI

Rocambole ressentit un mouvement de joie et d’orgueil bien légitime, après tout, et il se pencha sur le bordage du canot pour regarder. La nuit était sombre, mais le falot projetait autour de l’embarcation un périmètre de clarté qui permit à l’élève de sir Williams de bien s’assurer que le marquis, mortellement atteint, ne reparaissait point à la surface des flots.

 

Zampa s’était emparé de la barre et, l’écoute en main, il tournait sa voile selon le vent. Pendant quelques minutes, il fut silencieux et tout occupé de manœuvrer le canot ; puis il fit un signe au baron Wenceslas.

 

– Viens donc t’asseoir ici près de moi, lui dit-il, et mets-toi à la barre. Tu dois savoir ça, toi…

 

– J’ai été canotier à Bougival, dit Rocambole, en qui se réveilla tout l’orgueil du marin d’eau douce, et tu vas voir que je ne suis pas emprunté sur l’eau salée.

 

– Et bien ! vire de bord.

 

– Où allons-nous ?

 

– Nous coucher, parbleu !

 

– Nous retournons à Cadix ?

 

– Sans doute.

 

– Mais le forçat ?

 

– Eh bien ! il est mort.

 

Rocambole haussa les épaules.

 

– Comment expliquerons-nous sa disparition ?

 

– Oh ! je m’en charge. Tu vas voir. Je dirai au capitaine que tu l’as tué.

 

– Es-tu fou ?

 

– Nullement ; et le capitaine te remerciera.

 

Zampa avait pris en vingt-quatre heures un tel ascendant sur l’homme à qui d’abord il avait aveuglément obéi, que celui-ci inclina sa tête sans mot dire et parut se confier complètement à lui.

 

– Maintenant, monsieur le duc de Chamery-Sallandrera, dit gravement Zampa quand le canot eut repris sa course rapide vers Cadix, laisse-moi te mettre au courant de nos affaires. Je te l’ai dit avant le dîner, j’ai beaucoup de choses à te confier.

 

– J’écoute, fit Rocambole.

 

– Je te dirai d’abord que tu n’as rien à craindre de la comtesse Artoff.

 

– Ah ! tu crois ?

 

– Elle a quitté Cadix ce soir.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour retourner à Paris, où son mari se meurt.

 

– Et… Conception ?

 

– Conception n’a pas vu le portrait, et la comtesse part convaincue qu’elle est au courant de la situation et n’a plus aucun doute sur ton identité.

 

– Comment donc arranges-tu tout cela ? demanda Rocambole, qui ne comprenait pas grand-chose aux paroles embrouillées du Portugais.

 

Zampa répondit :

 

– Dans tout cela, mon bel ami, j’ai joué un double rôle. J’ai trahi tout le monde pour toi.

 

– Ah ! voyons !

 

– La comtesse Artoff, en femme délicate, n’a point voulu désillusionner d’un mot ton ingénue fiancée. Elle a préparé cela de longue main. Elle lui a présenté le marquis.

 

– Que dis-tu ? s’écria Rocambole.

 

– Calme-toi, répondit Zampa en riant, la chose s’est bien passée. Le marquis a raconté sa petite histoire, mais il ne s’est point nommé. La comtesse a prétendu que de graves raisons l’en empêchaient encore.

 

Rocambole respira.

 

– Mais moi, j’ai été chargé de porter le portrait à Conception, et de lui faire remarquer, au bas de la toile, le nom du peintre, la date et le nom du château où il a été peint, tout cela devait prouver jusqu’à l’évidence, et corroborer du reste par mes petites révélations personnelles, que tu es un imposteur et un misérable.

 

– Eh bien ! qu’as-tu fait ?

 

– La comtesse a reçu par le télégraphe la nouvelle que son mari qui, d’abord, était en voie de guérison, venait d’être atteint d’une paralysie nerveuse et qu’il n’avait pas huit jours à vivre. Elle m’a remis le portrait, et au lieu de le porter à la villa, je te l’ai remis ce matin.

 

– Et Conception ne l’a pas vu ?

 

– Non.

 

– Et elle ne sait point que cet homme…

 

– Elle ne sait absolument rien. Je suis allé à la villa, sous le prétexte de présenter mes devoirs à mes anciens maîtres et supplier humblement mademoiselle de me prendre à son service.

 

– Et que t’a-t-elle répondu ?

 

– Que dans quelques jours je pourrais m’adresser à toi, attendu que tout était prêt pour votre mariage.

 

Rocambole eut un frisson de joie.

 

– Elle t’a dit cela ?

 

– Tu sais bien qu’elle t’aime, séducteur ! murmura Zampa, dont la lèvre dessina un sourire moqueur. Puis il ajouta :

 

– Tu penses bien que mademoiselle Conception te croit à Paris, et ne se doute point que l’horrible garnement qui va devenir son époux se cache à Cadix sous la chevelure blonde et la polonaise à brandebourgs du baron Wenceslas Polaski.

 

– Je l’espère bien.

 

– Aussi m’a-t-elle chargé de mettre une lettre à la poste.

 

– Pour moi ?

 

– Pour toi, adressée à Paris, rue de Verneuil, en ton hôtel.

 

– Et tu l’as jetée dans la boîte ?

 

– Allons donc ! pour qui me prends-tu ?

 

– Qu’en as-tu donc fait ?

 

– Je l’ai gardée.

 

Et Zampa fouilla dans sa poche et en retira la lettre dont il parlait et qu’il tendit à Rocambole.

 

– Comment ! dit ce dernier, qui eut un mouvement de colère, tu l’as décachetée ?

 

– Naturellement.

 

– Drôle !…

 

– Bah ! tes affaires sont mes affaires, donc il faut que je sois au courant.

 

– Je ne sais ce qui me retient de te casser la tête, dit Rocambole, qui s’efforça cependant de sourire ; j’ai encore deux coups à tirer.

 

Et il montra son revolver.

 

– Tu ferais une bêtise, mon bonhomme.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que tu renoncerais par ma mort à la grandesse, à Conception, au marquisat de Chamery et à bien d’autres choses encore. Mon talisman, tu sais, ce bout de papier…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je l’ai déposé dès hier soir chez un homme de loi.

 

– Tu as réponse à tout, murmura Rocambole, et on ne peut vraiment pas se fâcher avec toi. Prends la barre et laisse-moi lire la lettre de mon adorée.

 

Rocambole déplia la missive de Conception, et se pencha auprès du falot de résine.

 

La lettre de mademoiselle de Sallandrera était ainsi conçue :

 

« Mon ami,

 

« Nous quittons Cadix demain matin, ma mère et moi. Peut-être allez-vous vous étonner de ce nouveau départ et trouver que nous avons l’humeur bien vagabonde ; mais en voici la raison :

 

« La reine a quitté Cadix en me disant :

 

« – Adieu, marquise, je vous attends à Madrid avec votre époux, d’ici à quinze jours. Je veux que vous soyez duchesse.

 

« Et, comme je frissonnais de joie et que mon cœur battait à rompre, mon ami, Sa Majesté a daigné ajouter :

 

« – Quittez Cadix, mon enfant ; c’est à Sallandrera que vous devez vous marier. Votre deuil vous le commande.

 

« C’est donc pour cela que nous partons, mon ami, et c’est au château de Sallandrera que nous vous attendons. Mon oncle l’archevêque nous unira. Vous savez que le mariage espagnol est seulement religieux, et que le mariage civil n’existe point dans notre pays.

 

« J’ai dû confier à mon oncle l’archevêque comment nous nous étions rencontrés, comment nous nous étions aimés. Je ne lui ai tu que la fatale histoire de don José. Mon oncle m’a blâmée sévèrement de l’abandon que j’avais montré, et il m’a dit :

 

« – Les choses sont allées si loin, mon enfant, que vous ne devez plus voir le marquis de Chamery avant votre union. Il arrivera à Sallandrera quand il voudra, mais vous ne le verrez pas, et ce ne sera qu’à l’heure de la messe nuptiale que vous le retrouverez. Vous demeurerez renfermée dans votre appartement jusqu’à ce moment-là.

 

« Ceci, mon ami, me paraît de la dernière tyrannie ; mais que voulez-vous que je fasse ? Mon oncle est dominé par un sentiment exagéré des convenances, et il faut le ménager. C’est un vieillard qui vit éternellement dans le passé, blâme le présent et veut rétablir tous les vieux usages. Le mariage tel qu’il l’entend se pratiquait en Espagne il y a deux siècles. La fiancée entrait dans l’église par une porte, le fiancé par une autre, et ils se rencontraient au pied de l’autel.

 

« Mon oncle veut qu’il en soit ainsi pour nous. Soit.

 

« Par conséquent, mon ami, venez à Sallandrera.

 

« Je vous y attends sous huit jours. Notre mariage sera célébré le 14 courant, si vous êtes arrivé. Le 14 est une date heureuse dans ma famille. Tous nos bonheurs, toutes nos prospérités, disait mon excellent père, nous sont arrivés le 14. Je vous conseille de prendre vos précautions pour arriver le 13 au soir, ou, au plus tard, le 14 au matin.

 

« Si vous arrivez le 13, ne montez pas au château. Demeurez – toujours pour plaire à mon rigoriste archevêque d’oncle – à la maison du garde-chasse, au bas de la côte.

 

« Le garde-chasse aura des ordres pour vous recevoir convenablement.

 

« Adieu, mon ami ; prenez en patience cette ridicule étiquette espagnole, et dites-vous qu’il n’y aura bientôt plus entre nous que Dieu et notre amour.

 

« À vous,

 

« CONCEPTION. »

 

Rocambole avait lu cette lettre fort attentivement. Il se tourna vers Zampa.

 

– Eh bien ! lui dit-il, puisque tu l’as décachetée, tu l’as lue ?

 

– C’est probable.

 

– Qu’en penses-tu ?

 

– Je pense que c’est aujourd’hui le 7 et que le 14 tu seras l’époux de mademoiselle Conception.

 

– D’accord. Mais ce mariage bizarre…

 

– Bizarre, en quoi ?

 

– En ce que je ne dois voir ma fiancée qu’au dernier moment.

 

– Oh ! dit Zampa en souriant, on voit bien que tu ne connais pas monseigneur de Grenade. C’est un bonhomme qui est toqué. Il se croit toujours sous le règne de Charles Quint.

 

– Tu connais Sallandrera ?

 

– Oui. J’y ai passé trois mois avec don José.

 

– Qu’est-ce que cette maison du garde-chasse ?

 

– Un très joli pavillon où tu seras à ravir. Vas-tu pas jouer au marquis, même avec moi ?

 

– Non. Seulement, quel est ton avis ?

 

– Mon avis est que tu as cinq jours à passer à Cadix, dans la polonaise du baron Wenceslas.

 

– Et… après ?

 

– Après, nous partirons fort tranquillement pour Sallandrera. En route, tu redeviendras le faux marquis de Chamery.

 

– Le vrai, misérable !

 

– Soit, le vrai. J’oublie que nous avons tué l’autre.

 

Et Zampa se mit à rire.

 

Quelques minutes après, le canot entrait dans le port. Zampa cargua sa voile, prit ses avirons et vint aborder en bas de l’escalier qui conduisait à la terrasse du palais habité par le commandant du port.

 

Précisément, ce dernier s’y trouvait, se promenant de long en large et fumant sa cigarette.

 

– Que vas-tu donc faire ? souffla Rocambole à l’oreille de Zampa.

 

– Touchant le marquis ?

 

– Oui.

 

– Sois tranquille, laisse-moi parler.

 

Et Zampa, après avoir amarré le canot, monta le premier.

 

– Comment ! dit le gouverneur en espagnol, c’est déjà toi ?

 

– Oui, capitaine.

 

– Le baron aurait-il eu le mal de mer ?

 

– Non, dit Zampa en riant ; c’est le marquis.

 

– Quel marquis ?

 

– Le forçat.

 

– Tiens ! fit le capitaine Pedro, qui eut l’air tout étonné, où donc est-il ?

 

– Il est mort.

 

– Hein ?

 

– Je dis qu’il est mort. M. le baron l’a tué.

 

Rocambole, qui ne devait pas savoir l’espagnol, gardait une merveilleuse impassibilité.

 

– Ah çà, plaisantes-tu ? demanda le capitaine.

 

– Point du tout. Il paraît, capitaine, que depuis longtemps le marquis, comme on l’appelle, avait envie de jouer des jambes et de s’évader. Il nous a dit, quand nous nous sommes trouvés en pleine mer : « Vous devez savoir manœuvrer un canot. Moi je sais nager. Bonsoir. » Et il a lâché la barre et s’est jeté à la mer. C’est alors que le baron, acheva Zampa, l’a traité à la polonaise.

 

– Plaît-il ?

 

– Il avait un revolver dans sa poche. Il a ajusté notre homme avec le sang-froid d’un Anglais, et il lui a envoyé une balle je ne sais où ; mais la balle est entrée, car le marquis a fait le plongeon.

 

– Ah ! monsieur le baron, s’écria le capitaine en anglais, vous avez fait là une belle chose ! Tuer un forçat qui s’évade est une action méritoire et qui est digne d’éloges.

 

– J’ai fait mon devoir, monsieur, répondit Rocambole avec la modestie qui sied aux natures d’élite.

 

 

Le lendemain, Zampa entra, hôtel des Trois Mages, dans la chambre de M. le baron Wenceslas Polaski, et lui remit un numéro du Correo de Ultramar, journal qui s’imprimait à Madrid.

 

Le Correo donnait in extenso le fait raconté la veille au capitaine Pedro C… par Zampa, et s’extasiait sur le sang-froid et le courage qu’un étranger, le baron Wenceslas Polaski, gentilhomme polonais, avait déployé dans cette circonstance.

 

– Et voilà comment on écrit l’histoire ! murmura Rocambole, qui se prit à rire.

 

XXVII

Cinq jours s’écoulèrent.

 

M. le baron Wenceslas Polaski était devenu l’homme à la mode de Cadix depuis qu’il avait tué le forçat qui cherchait à s’évader. Le commandant du port l’avait invité de nouveau à dîner ; on l’avait également invité à un bal masqué ; les belles señoras, tout en convenant que l’illustre Polonais était d’une laideur accomplie, s’étaient laissé entrevoir par lui en soulevant à moitié leurs jalousies.

 

Soir et matin M. le baron avait vu Zampa.

 

Chaque fois Zampa lui disait : « La comtesse Artoff est partie, Conception et sa mère sont parties. La première va enterrer son mari ; les autres vont préparer convenablement le château de Sallandrera pour son futur propriétaire. Tu n’as donc autre chose à faire pour le moment qu’à te promener et à trouver le ciel bleu et la mer calme et paresseuse, jusqu’à ce que le moment de te présenter soit venu. »

 

Pendant cinq jours, M. le baron Wenceslas Polaski suivit ce programme à la lettre.

 

Le cinquième jour, il vit arriver Zampa.

 

– Allons ! dit celui-ci ; en route.

 

– Enfin ! fit Rocambole.

 

– Nous avons une assez bonne trotte à faire d’ici à Sallandrera, poursuivit le Portugais.

 

– Je le sais.

 

– Heureusement nous irons bon train.

 

– Est-ce que tu m’accompagnes ?

 

– Parbleu ! je veux assister à la bénédiction nuptiale de mes maîtres.

 

– Hein ! plaît-il ?

 

– Dame ! tu n’ignores pas que je suis ton intendant ?

 

– Eh bien ! partons…

 

M. le baron Wenceslas Polaski prit congé du capitaine Pedro C…, sous le prétexte qu’une lettre reçue la veille le rappelait en Pologne pour des affaires d’intérêt de la plus haute gravité, et il monta, vers dix heures du matin, dans sa chaise de poste attelée de quatre mules vigoureuses. Le noble personnage, accompagné de ses quatre laquais, sortit de Cadix avec grand bruit et grand fracas, et sa berline de voyage fit deux lieues environ sans s’arrêter. Mais comme la ville de Cadix disparaissait à l’horizon, et que l’illustre voyageur atteignait le premier relais, un homme se montra sur le seuil de l’auberge qui tenait la poste aux chevaux.

 

C’était Zampa, qui avait dépouillé sa livrée de valet au service du commandant du port pour endosser la redingote d’un honnête bourgeois qui voyage pour ses affaires.

 

À sa vue, M. le baron Wenceslas Polaski fit ouvrir la portière, et le futur intendant s’élança lestement auprès de lui, au grand scandale des quatre laquais, qui trouvèrent cet acte de la dernière impudence.

 

La chaise de poste repartit, allant un train d’enfer, et, trente-six heures après, elle atteignait Barcelone. Barcelone était à quinze lieues de Sallandrera.

 

– Mon bonhomme, dit Zampa, au moment où ils entraient à Barcelone, tu dois bien penser que nous n’allons point à Sallandrera en cet équipage ?

 

– Naturellement, dit Rocambole.

 

– Tu vas prétexter, pour tes gens, une grande lassitude, et manifester l’intention de t’arrêter ici et d’y passer la nuit.

 

– Et puis ?

 

– Cette nuit nous filerons. Je me charge des moyens de transport.

 

Le dominateur Rocambole avait fini par se laisser dominer par Zampa.

 

– Comme tu voudras, dit-il.

 

Et le baron Wenceslas descendit à l’hôtel du Lion, se fit servir à souper dans sa chambre et, toujours au grand scandale de ses gens, exigea que Zampa partageât son repas.

 

Ce repas terminé, Zampa sortit et laissa le baron seul occupé à fumer des cigarettes. Une heure après il revint.

 

– Tout est prêt, dit-il. Nous avons deux bons chevaux sellés à la porte de la ville, dans une auberge où on me connaît.

 

– Faut-il redevenir marquis de Chamery ? demanda Rocambole.

 

– Sur-le-champ, et je vais t’aider.

 

Zampa ferma prudemment toutes les portes de l’appartement occupé par le baron à l’hôtel du Lion. Puis, tandis que Rocambole ôtait sa perruque et ses favoris roux, l’ancien valet de don José versait dans une aiguière quelques gouttes du contenu d’un flacon que le baron Wenceslas portait toujours avec lui. Cette liqueur mystérieuse teignit l’eau en rose vif. Rocambole y trempa une serviette et se frotta le visage avec le coin imbibé. Aussitôt, le savant assemblage de rides et de couleur rouge qui rendait le baron méconnaissable disparut et s’effaça petit à petit.

 

L’homme à la polonaise, qui paraissait avoir au moins cinquante ans, redevint l’homme jeune, au teint rosé, aux cheveux châtains, aux fines moustaches brunes, que Paris connaissait sous le nom de marquis de Chamery. En même temps, Zampa, qui n’avait point oublié son ancien métier de valet de chambre, ouvrait les valises du faux baron et en retirait un joli costume de voyage, de coupe et de tournure essentiellement parisiennes, puis il aidait Rocambole à l’endosser.

 

– Tes laquais peuvent venir, lui dit-il quand M. le marquis de Chamery fut habillé, ils ne te reconnaîtront pas.

 

– Pas plus que tu ne m’as reconnu dans le faubourg Saint-Honoré, un jour où j’ai failli t’écraser.

 

– C’est vrai.

 

– Maintenant, comment allons-nous sortir d’ici ?

 

– Tout naïvement, par la porte ; on ne te reconnaîtra pas.

 

Rocambole sortit, en effet, de sa chambre, et traversa un grand corridor qui conduisait à l’escalier, sans rencontrer personne. Dans l’escalier, il croisa celui de ses laquais qui lui servait d’interprète. Le laquais leva sur lui un regard indifférent et passa.

 

La cour de l’hôtel était pleine de voyageurs. Rocambole et Zampa la traversèrent sans attirer l’attention de personne, et ils arrivèrent dans la rue.

 

– Maintenant, dit alors le Portugais, je crois qu’il ne reste pas la moindre trace du baron Wenceslas Polaski, seigneur polonais.

 

– Aucune, murmura Rocambole en riant. Mais, en revanche, je puis donner des nouvelles du marquis de Chamery à quelqu’un qui en attend avec impatience.

 

– Qui donc ?

 

– Mon valet de chambre, le vrai, celui de Paris, qui m’est dévoué à la vie et à la mort.

 

– Où est-il ?

 

– Il attend une lettre de moi pour quitter Bayonne.

 

– Il faut lui écrire. Il arrivera à Sallandrera le soir de ton mariage. Tu diras en arrivant chez Conception que, pour aller plus vite, tu as laissé ta chaise de poste et pris un cheval à la frontière. Ton valet, puisque tu es sûr de lui…

 

– Oh ! il est dans la moitié de mes confidences, et il ne me démentira pas.

 

Zampa fit traverser la ville de Barcelone au faux marquis, et en sortit avec lui par la porte de Pampelune.

 

C’était dans ce faubourg que le Portugais avait retenu des chevaux, à l’auberge de l’Infant, où il était connu du temps qu’il était au service de don José. Neuf heures du soir sonnaient à toutes les églises du voisinage quand Rocambole y entra sur les pas du Portugais. L’auberge, tenue par une veuve, était fréquentée par des muletiers ; on y donnait à boire aux gens du peuple ; aussi les hommes de qualité comme le marquis y étaient-ils rares.

 

Ce qui n’empêcha point Zampa de dire à Rocambole :

 

– Nous allons bien vider une bouteille de vin des Asturies avant de partir ?

 

– Comment, ivrogne ! dit le fiancé de Conception, tu as dîné à ma table, ce soir, et je t’ai fait boire des vins à quarante francs la bouteille !

 

– Je le sais bien.

 

– Et tu demandes à boire encore ?

 

– Dame ! répondit Zampa, je suis comme les ouvriers de Paris à qui on fait boire du bordeaux ; le bordeaux bu, ils demandent du petit bleu.

 

– Va pour le petit bleu ! dit Rocambole avec indifférence.

 

– D’ailleurs, reprit Zampa, écoute bien mon raisonnement : nous sommes à quinze lieues de Sallandrera, c’est aujourd’hui le 12 du mois, l’avant-veille de ton mariage, par conséquent.

 

– Après ?

 

– Nous allons faire dix lieux cette nuit, avec la fraîcheur, et nous arriverons tout près de Sallandrera au point du jour.

 

– Bien. Où veux-tu en venir ?

 

– À ceci, que tu te remettras en route vers cinq heures, demain, et que tu arriveras dans la soirée au pavillon du garde, en ma compagnie. Tu vois donc que nous avons du temps de reste, et que nous pouvons fort bien goûter le vin des Asturies.

 

– Soit ! dit Rocambole. Mais comment vas-tu expliquer ton arrivée avec moi à Sallandrera ?

 

– Ceci est mon affaire. Sois tranquille.

 

Zampa fit donner de l’avoine aux chevaux, puis il demanda le fameux vin des Asturies, dont on lui servit deux bouteilles dans une sorte de petite salle où il se trouva seul avec son compagnon.

 

– Tiens !… lui dit celui-ci, en lui versant à boire et l’examinant avec attention, il me semble que tu es un peu rouge…

 

– J’ai chaud… et puis c’est peut-être bien le vin à quarante francs la bouteille qui me monte à la tête.

 

Et, regardant à son tour Rocambole, il se prit à sourire.

 

– Quand le vin me monte à la tête, dit-il, je suis gris, et quand je suis gris, j’aime tout le monde.

 

Il s’assit pesamment, et vida son verre d’un trait.

 

– Oh ! oh ! pensa le faux marquis, il est plus que gris, le malheureux !

 

En effet, Zampa, qui avait été de sang-froid tant qu’ils s’étaient trouvés dans la rue, paraissait subir l’influence d’une atmosphère plus chaude. Sa parole devenait embarrassée, son geste était lourd.

 

– In vino veritas !… pensa Rocambole ; il faut que je déshabille le drôle.

 

Il lui versa à boire de nouveau, et Zampa, reposant son verre vide sur la table, reprit :

 

– Parole d’honneur ! tu me plais, monsieur le duc.

 

– Merci ! fit dédaigneusement le faux marquis de Chamery.

 

– Tu me plais, et je t’assure qu’après-demain matin le cœur me battra.

 

– Quand ?

 

– Lorsque le bonhomme d’archevêque te mariera avec Conception.

 

– Tu es bien bon, murmura ironiquement Rocambole.

 

– Et je t’assure, poursuivit Zampa, que ma joie sera dépourvue de considérations personnelles.

 

– Bah ! tu crois ?

 

– Foi de Portugais !

 

– Ainsi tu ne songeras point que tu deviens mon intendant ?

 

– Je m’en souviendrai à peine.

 

Zampa vida un quatrième verre, et ajouta :

 

– Tu es sceptique, monsieur le duc, et tu ne comprends pas qu’on puisse être l’ami d’un homme, même quand cela ne rapporte rien.

 

– Ainsi, tu es mon ami ?

 

– À mort !

 

– Et… tu… me le prouveras ?

 

– Quand tu voudras.

 

– Je serais curieux de savoir comment.

 

– Ah ! ma foi ! dit Zampa, j’ai une bien belle idée.

 

– Bah ! fit Rocambole.

 

– Tu prétends que je ne suis pas ton ami, monsieur le duc ?

 

– Je ne dis point cela. Seulement, je crois que tu as intérêt à l’être… puisque tu seras mon intendant et que…

 

Zampa eut un gros rire…

 

– Oh ! tu veux parler du papier ? dit-il.

 

– Oui, fit Rocambole d’un signe.

 

– Il te chiffonne, ce papier ?

 

– Dame ! d’autant plus qu’il n’a sur moi aucune influence. Ce papier n’existerait pas que je serais pour toi tout ce que j’ai promis.

 

– Vrai ?

 

– Foi de Rocambole, mon vieux !

 

– Hé ! mais, dit Zampa, si ce papier doit te rendre si malheureux…

 

– Ô mon Dieu !… se hâta d’ajouter le faux marquis, malheureux n’est vraiment pas le mot. Je sais bien que tu n’en feras jamais usage, mais…

 

– Voyons le mais…

 

– Tu peux mourir subitement. L’homme de loi à qui tu l’as confié…

 

Zampa poussa un grand éclat de rire.

 

– Est-ce que tu as cru cela ? demanda-t-il.

 

– Quoi ? fit Rocambole étonné.

 

– Que j’avais confié ta signature à un homme de loi ?

 

– Certainement, je l’ai cru.

 

– Eh bien !… répliqua le Portugais, se servant d’une locution du peuple de Paris, tu t’es fourré le doigt dans l’œil, monsieur le duc.

 

– Qu’en as-tu donc fait ?

 

– Je l’ai mise dans ma poche.

 

– Tu railles, murmura Rocambole, qui fut pris d’une singulière émotion.

 

– Parole d’honneur ! tiens, vois plutôt…

 

Zampa fouilla dans sa poche, en retira un papier, le déplia et le plaça sous les yeux de Rocambole. Rocambole reconnut la terrible déclaration qu’il avait écrite, déclaration par laquelle il reconnaissait être Rocambole et non le marquis de Chamery.

 

Il y avait sur la table un long couteau catalan, et la vue de ce couteau donna le vertige au faux marquis. Il eut la tentation de s’en saisir, d’en frapper Zampa et de lui arracher le terrible papier. Mais Zampa ne lui en laissa point le temps.

 

– Tiens ! dit-il, tu vas voir que j’ai confiance en toi…

 

Il prit le papier, l’approcha d’une chandelle placée sur la table, et Rocambole jeta un cri.

 

– Que fais-tu donc ?

 

– Parbleu ! tu le vois bien, dit Zampa, je brûle ta signature, et j’ai une telle confiance en toi que je suis certain d’être ton intendant.

 

– Tu seras mon ami ! s’écria Rocambole, qui pressa le Portugais dans ses bras.

 

Zampa semblait ivre mort.

 

Cependant il se leva en trébuchant.

 

– Hé ! hé ! dit-il, allons-nous-en. À cheval… j’ai besoin d’air.

 

Rocambole le prit par le bras.

 

– Appuie-toi sur moi, lui dit-il.

 

– Le grand air me remettra, murmura le Portugais, et une fois que je serai en selle… tout ira bien. C’est ce petit vin des Asturies qui… qui…

 

– Viens, cher ivrogne ! dit le faux marquis en l’entraînant.

 

Ils descendirent aux écuries de l’auberge. Les chevaux avaient mangé l’avoine, ils étaient sellés et un palefrenier les tenait en main.

 

Zampa posa la main sur les fontes de la selle du marquis.

 

– Tiens, lui dit-il, tu vois que je suis un homme de précaution, j’ai mis des pistolets dans tes fontes. La route que nous allons faire est déserte.

 

– Ah ! dit Rocambole en tressaillant.

 

– On y serait assassiné que personne au monde ne s’en douterait, ajouta Zampa, dont la langue s’épaississait de plus en plus.

 

– Ah ! diable !… pensa Rocambole, je crois que tu as eu tort de brûler ce petit papier, mon bonhomme…

 

Et l’élève de sir Williams eut un sourire à faire frémir Zampa, si Zampa n’eût pas été gris.

 

XXVIII

Zampa mit le pied à l’étrier avec la difficulté d’un homme tout à fait ivre ; mais, une fois en selle, il retrouva son assiette et eut bientôt l’attitude d’un cavalier difficile à désarçonner. Quant à Rocambole, il enfourcha fort lestement son cheval.

 

– Passe devant, dit-il à Zampa, tu me montreras le chemin.

 

– Non pas, répondit le Portugais, la route est assez large pour aller de front tous deux et nous pourrons causer.

 

– Marchons donc ! dit le faux marquis.

 

Ils traversèrent le faubourg, les promenades extérieures, et, une fois hors des remparts, Zampa prit, à droite, un chemin de traverse.

 

– Voici, dit-il, la route de Sallandrera.

 

Il faisait un fort beau clair de lune, et la nuit était tiède et parfumée.

 

Le Portugais étendit la main vers une chaîne de montagnes qu’on apercevait à l’horizon :

 

– Voilà le chemin que nous allons suivre.

 

– Nous allons nous enfoncer dans ces montagnes ?

 

– Oui, et je t’assure que nous ne rencontrerons pas beaucoup de monde, à moins que ce ne soient des bandits.

 

– N’avons-nous pas des pistolets ?

 

– Si, répliqua Zampa ; d’ailleurs je ne crains pas les bandits.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que les loups ne se mangent pas entre eux, ajouta le Portugais d’un ton moqueur.

 

– Tiens ! murmura Rocambole, il me semble que tu te dégrises.

 

– C’est le grand air.

 

Zampa donna un coup de cravache à son cheval et poursuivit :

 

– Figure-toi, mon bonhomme, que nous allons passer au travers de gorges profondes et au bord de précipices incommensurables.

 

– Qu’est-ce que cela me fait ? demanda Rocambole.

 

– Rien ; mais pour passer le temps, je te fais une description du pays. J’ai des instincts pittoresques quand je suis gris.

 

– Drôle ! murmura le faux marquis en haussant les épaules.

 

Zampa poursuivit :

 

– Nous allons passer à deux mètres d’un abîme dont on n’a jamais pu trouver le fond.

 

– Ah ! ah ! Et où est-il, cet abîme ?

 

– Nous y serons dans une heure. Il se trouve au milieu de la première vallée que nous allons traverser. On le nomme le trou du Chevalier-Félon.

 

– Pourquoi ?

 

– C’est une légende.

 

– Eh bien ! conte-la.

 

Zampa se tourna à demi sur sa selle et dit :

 

– Cela remonte au temps des croisades ; tu vois que ce n’est pas d’hier.

 

– En effet.

 

– Un gentilhomme espagnol s’en revenait de Terre sainte, où il avait guerroyé pendant plus de dix ans, et il regagnait son manoir, qui était situé dans les environs, en compagnie d’un écuyer qui l’avait fidèlement suivi pendant cette longue guerre. Le chevalier, à qui plus d’une fois son écuyer avait sauvé la vie sur le champ de bataille, aurait dû l’avoir en amitié et grande estime… Et cependant il n’en était rien.

 

– Bah ! dit Rocambole, et pourquoi ?

 

– Parce que le gentilhomme espagnol était jaloux.

 

– Jaloux de quoi ?

 

– Du bonheur de son écuyer.

 

– Allons donc !

 

– Le chevalier avait quitté son manoir, et il n’avait eu que la peine de fermer la porte et de mettre la clef dans sa poche, vu qu’il n’y laissait ni femme ni fiancée. L’écuyer, au contraire, avait laissé une jolie petite maison au bas de la colline qui supportait le château, et dans cette maison une charmante femme à l’œil noir, aux lèvres rouges, une femme qui se nommait Pepa, et qui sans doute comptait les jours et les heures depuis son départ, et priait Dieu pour son retour. Le chevalier aimait la femme de son écuyer.

 

– Bon ! je comprends la jalousie, voyons la suite de l’histoire.

 

Zampa reprit :

 

– Quand ils furent dans la vallée que nous allons traverser bientôt, comme la nuit était sombre et silencieuse, le chevalier dit : « Si je tuais mon écuyer, sa femme serait à moi… » Et comme l’écuyer chevauchait le premier, tête nue, car il avait pendu son casque à l’arçon de sa selle, le chevalier se dressa sur ses étriers, leva son épée à deux mains et lui fendit le crâne jusqu’aux épaules.

 

« L’écuyer tomba de sa selle sur le sol sans pousser un cri ; le gentilhomme félon le cacha dans un amas de broussailles et continua sa route.

 

« Au point du jour, il arriva à la porte de son manoir et envoya quérir Pepa, la femme de son écuyer ; mais le valet à qui il donna cet ordre se signa dévotement et dit :

 

« – On voit bien que Votre Seigneurie vient de Palestine et ne songe point qu’il y a plus de dix ans qu’elle est partie.

 

« – Pourquoi cela ? demanda le châtelain, qui fronça le sourcil.

 

« – Parce que Pepa est morte depuis cinq ans et qu’elle est enterrée là-bas, derrière l’église du village, sous un saule.

 

« Le châtelain devint livide et vomit un torrent d’injures contre le sort, qui lui avait fait commettre un crime inutile. Pour calmer sa douleur, il se fit servir à boire, et il vida un broc de vin tout entier ; cet excès lui procura une telle ivresse, qu’on fut obligé de le porter sur son lit, où il s’endormit d’un profond sommeil. Mais au milieu de la nuit suivante, il s’éveilla brusquement, ouvrit les yeux et vit une forme blanche assise à son chevet. Cette forme blanche, ce fantôme, c’était Pepa, Pepa, toujours pure et belle ; Pepa, dont l’œil noir pétillait, dont la lèvre était chargée de promesses et qui lui dit :

 

« – On t’a dit que j’étais morte, mais on t’a trompé, je suis vivante et je t’aime… Viens avec moi, je vais te conduire en un lieu où notre félicité sera sans égale.

 

« Et comme s’il eût obéi à une force irrésistible, le châtelain se leva et suivit le fantôme, devant lequel les murs s’entrouvraient pour lui livrer passage. La trépassée, toujours suivie du châtelain, descendit dans la plaine, traversa un torrent, entra dans une vallée et gagna celle où le chevalier félon avait assassiné son malheureux écuyer. Le chevalier, entraîné par une puissance mystérieuse, la suivait toujours.

 

« Le fantôme s’arrêta à la place même où le meurtre avait été commis ; puis il étendit la main, et soudain un bruit épouvantable se fit, la terre mugit et trembla, puis elle se déroba sous les pieds du chevalier félon.

 

« Un abîme venait de s’ouvrir, dans lequel l’assassin disparut, tandis qu’un groupe blanchâtre s’élevait dans les airs. C’était le fantôme qui emportait au Ciel, dans ses bras, le corps sanglant de l’écuyer son époux.

 

« Et voilà ! dit Zampa avec un gros rire.

 

– Elle est intéressante, ta légende, dit Rocambole, mais je n’y crois pas.

 

– Ni moi non plus ; seulement, je crois à l’abîme.

 

– Il existe donc réellement ?

 

– Parbleu !… Il est couvert de broussailles ; mais tu peux jeter une pierre dedans, tu n’entendras point le bruit de sa chute.

 

– Vraiment ?

 

– Il y a quatre ans, nous chassions à Sallandrera, feu le duc, don José et moi. Les chiens poussaient un loup et le chassaient chaudement. Le loup vint passer dans la vallée et suivit fort tranquillement le chemin qui, ainsi que j’ai eu l’honneur de te le dire, côtoie la crevasse.

 

– Eh bien ? fit Rocambole.

 

– Au moment où le loup passait auprès de l’abîme, le duc lui envoya une balle et il roula dans le précipice. C’était pourtant en plein jour, mais nous eûmes beau nous pencher et regarder, le trou était noir, et nous n’en aperçûmes pas plus le fond que nous n’entendîmes la chute du loup.

 

– Est-ce qu’il est grand, ce trou ? demanda Rocambole.

 

– Assez pour y faire disparaître un cheval et son cavalier.

 

L’élève de sir Williams tressaillit.

 

– Et nous en sommes loin encore ?

 

– Mais non ; ne vois-tu pas que nous venons d’entrer dans la vallée ?… Avant une demi-heure nous y serons. Malheureusement, tu ne verras rien. Voici la lune qui disparaît à l’horizon.

 

– C’est fâcheux, en effet, murmura Rocambole, qui donna un coup d’éperon à son cheval.

 

Zampa, depuis que la route était devenue étroite, marchait le premier. Rocambole mettait de temps en temps la main sur ses fontes et caressait le pommeau luisant et poli de ses pistolets.

 

Après avoir conté sa légende et donné tous ces renseignements, Zampa tomba dans une sorte de mutisme que Rocambole ne chercha point à troubler.

 

Les deux cavaliers cheminèrent au petit trot environ une demi-heure et atteignirent ainsi la vallée au milieu de laquelle se trouvait l’abîme dont avait parlé Zampa. La lune avait disparu, la nuit était sombre, et le sillon blanc du chemin se détachait à peine du milieu des ténèbres. Tout à coup Zampa s’arrêta et fit volte-face.

 

– Tiens !… dit-il, étendant la main vers la gauche, voilà le trou…

 

Rocambole regarda.

 

– Il fait noir, dit-il, je ne vois rien.

 

– Attends… tu vas voir.

 

Zampa mit pied à terre, prit une grosse pierre et la lança au milieu d’une touffe de broussailles.

 

Rocambole entendit le bruit de la pierre entrouvrant les broussailles, mais ce fut tout ; il ne l’entendit point tomber.

 

– Oh ! oh ! dit-il, le trou est profond.

 

– On le dit, fit Zampa en riant.

 

– Est-il large, ce trou ?

 

– Je l’ai déjà dit, un cheval y tomberait et y disparaîtrait comme cette pierre.

 

– Ah ! oui, je m’en souviens.

 

Zampa se baissa, prit une seconde pierre plus grosse que la première, et, tenant toujours au bras la bride de son cheval, s’avança jusqu’au bord extrême du précipice.

 

– Voici un morceau de sucre qui pèse bien dix livres, dit-il, mais tu ne l’entendras pas davantage.

 

Et il souleva la pierre dans ses deux mains et la balança au-dessus de sa tête… Soudain Rocambole, qui, malgré l’obscurité, voyait assez distinctement la silhouette du Portugais, prit un pistolet dans ses fontes, ajusta et fit feu…

 

Zampa jeta un cri terrible, et la pierre lui échappa. En même temps Rocambole le vit osciller une minute à la lèvre du précipice, puis il entendit un nouveau cri, et ne vit plus rien… Zampa, frappé à mort sans doute, était tombé dans l’abîme…

 

 

Au point du jour, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, désormais seul du nom, arriva dans un petit village qui, si les indications que lui avait données l’infortuné Zampa une heure avant sa mort étaient vraies, ne pouvait être très éloigné de Sallandrera.

 

M. le baron Wenceslas Polaski ne savait pas un mot d’espagnol ; en revanche, M. le marquis de Chamery parlait fort bien cette langue. Ce fut donc en pur castillan qu’il adressa la parole à une vieille femme qu’il trouva sur son chemin.

 

– Ma brave femme, lui dit-il, où suis-je ici ?

 

– À Corta, señor.

 

– Corta ? un bureau de poste…

 

– Précisément.

 

– Tiens ! dit Rocambole, est-ce que ce n’est point ici… qu’on a commis un crime ?…

 

– Oui, señor ; on a assassiné le directeur de la poste, le père Murillo la Jambe-de-bois.

 

– J’ai lu ça dans les gazettes.

 

– Oh ! ça fit beaucoup de bruit, señor.

 

– Et sait-on qui a commis le crime ?

 

– On ne l’a jamais su au juste, monsieur. Cependant on a prétendu que ce pourrait bien être un voyageur qui avait passé pendant la nuit en chaise de poste.

 

Rocambole jeta cent sous à la vieille femme, qui lui indiqua la posada du village, et passa son chemin en se disant :

 

– Une mauvaise action est toujours punie. Venture avait assassiné l’invalide, il a eu une fin désagréable, lui aussi.

 

Le bandit, en voyant disparaître Zampa, avait retrouvé tout son cynisme.

 

Il arriva à l’auberge de Corta, y mit pied à terre, se fit servir à déjeuner ; puis, son repas terminé, il alla se coucher et dormit fort paisiblement jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Un peu avant le coucher du soleil, il se remit en route, accompagné d’un guide, et prit le chemin de Sallandrera. À neuf heures du soir, l’élève de sir Williams arrivait dans cette étroite vallée que dominait le vieux manoir de Sallandrera, et, suivant à la lettre les instructions de Conception, il allait frapper à la porte du pavillon du garde.

 

Le garde vint lui ouvrir. C’était un vieillard aux cheveux blancs qui le salua jusqu’à terre et lui dit :

 

– Je n’ai jamais vu Votre Seigneurie, mais je sais qui elle est.

 

– Ah ! fit Rocambole en riant.

 

– Votre Seigneurie vient pour le mariage.

 

– Peut-être…

 

– Et c’est à M. le marquis…

 

– Chut !

 

Le vieillard cligna de l’œil.

 

– Si Votre Seigneurie veut se donner la peine d’entrer, dit-il, tandis qu’une jeune fille accourue, pieds nus, s’emparait du cheval de Rocambole, je vais la conduire à l’appartement qu’elle doit occuper cette nuit.

 

Rocambole mit pied à terre et suivit le garde dans l’intérieur du pavillon, se disant que la nuit prochaine il coucherait au manoir de Sallandrera, ce qui lui serait infiniment plus agréable.

 

On lui avait préparé à souper, et le marquis vit briller sur la table des flacons de vin qui, bien certainement, avaient été descendus du château tout exprès pour lui.

 

– Ce pauvre Zampa, murmura-t-il à part lui, en se mettant à table, il buvait sec, et, du fond de l’autre monde, il doit singulièrement envier mon sort.

 

Telle fut l’oraison funèbre du Portugais.

 

XXIX

Rocambole soupa d’un excellent appétit et but à longs traits le vin qui miroitait dans les flacons de cristal envoyés du château de Sallandrera. Ce vin avait sans doute une propriété capiteuse, car, si rude buveur qu’il fût, notre héros se sentit la tête lourde et se leva de table en chancelant.

 

Le vieux garde accourut, lui offrit le bras, et lui dit :

 

– Votre Seigneurie n’a qu’à s’appuyer sur mon bras ; j’aurai l’honneur de la conduire dans sa chambre à coucher.

 

– C’est singulier ! pensa Rocambole, le vin de ma future monte joliment à la tête ! Je suis gris comme un vrai baron polonais que j’étais il y a trois jours.

 

Le garde le conduisit au premier étage du pavillon et le fit pénétrer dans une jolie pièce disposée en chambre à coucher. Le confortable de l’ameublement, la recherche qui semblait présider en toutes choses frappèrent agréablement Rocambole.

 

– Conception a passé par là, pensa-t-il ; je reconnais dans ce luxe tout parisien la main délicate de mon adorée.

 

Et il se mit au lit avec l’aide du vieux garde et s’endormit bientôt d’un profond sommeil. Pendant la nuit, l’élève de sir Williams fit des rêves que justifiait amplement le château espagnol à l’ombre duquel il dormait. Il se vit Grand d’Espagne, ambassadeur, duc de Sallandrera, riche à millions, éblouissant le Brésil de sa bonne mine, de son bonheur. Le vin qu’il avait bu aidant, il eût sans doute prolongé son sommeil outre mesure, si le vieux garde ne fût venu l’éveiller vers huit heures du matin. Rocambole trouva d’abord qu’il était bien léger de troubler ainsi le repos d’un Grand d’Espagne, puis il se frotta les yeux et regarda autour de lui. Le vieux garde, sa casquette à la main, se tenait devant lui dans la plus respectueuse des attitudes.

 

– Votre Seigneurie m’excusera, dit-il ; mais il est huit heures, et Votre Seigneurie n’a que le temps.

 

– Hein ? fit Rocambole, dont l’esprit n’était point complètement lucide encore.

 

– C’est à neuf heures le mariage.

 

– Ah ! très bien.

 

Et Rocambole sauta lestement hors du lit, murmurant :

 

– Jamais je n’oserai dire à Conception que j’ai dormi comme une brute la veille de ma nuit de noces… C’est honteux !…

 

– Monsieur le marquis, poursuivit le garde, va me permettre de lui donner quelques renseignements…

 

– À propos de quoi ?

 

– À propos du cérémonial.

 

Rocambole regarda le garde, et parut ne point comprendre.

 

Le garde continua :

 

– En Espagne, et quand il est question de grands personnages comme Votre Seigneurie et mademoiselle Conception…

 

– Oh ! je sais, dit Rocambole, c’est son oncle l’archevêque…

 

Le garde sourit.

 

– Précisément, dit-il.

 

– Eh bien !… demanda le faux marquis, qu’est-ce qu’il a donc imaginé, le bonhomme d’archevêque ?

 

– Oh ! répondit le garde. Votre Seigneurie sera mariée comme en plein Moyen Âge.

 

– Peste ! dois-je endosser une cuirasse ?

 

– Non, mais votre Seigneurie aura des moines à sa messe nuptiale.

 

– Des moines à longue barbe ?

 

– Oui, Votre Seigneurie.

 

– Avec un grand capuchon ?

 

– Qui leur couvre toute la figure.

 

– Après ?

 

– Les moines s’empareront de Votre Seigneurie.

 

– Très bien.

 

– Et Votre Seigneurie leur appartiendra…

 

– Jusques à quand ?

 

– Jusques après la cérémonie.

 

– Est-ce tout ?

 

– Les moines sont venus.

 

– Ici ?

 

– Oui, dit le garde.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour conduire Votre Seigneurie à la chapelle.

 

Rocambole se mit à la croisée.

 

Le pavillon dans lequel il se trouvait était au bas de la colline. Tout en haut, le marquis aperçut le manoir de Sallandrera, un vieux manoir crénelé, aux tourelles pointues, aux clochetons sveltes et dentelés, aux murs grisâtres envahis par le lichen, et dont l’imposante et sauvage attitude jetait dans l’âme une vague tristesse.

 

Cette tristesse serra un moment le cœur de Rocambole.

 

– Ma parole d’honneur !… pensa-t-il, ce mariage ressemble à un enterrement.

 

Le garde continua :

 

– Les moines vont venir ici prendre Votre Seigneurie.

 

– Oh ! je monterai bien tout seul au château. Je vois le chemin.

 

Et Rocambole indiquait du doigt un sillon blanc qui montait au flanc de la colline, et décrivait de nombreux zigzags.

 

– Ce n’est point par là que Votre Seigneurie montera au château.

 

– Bah ?…

 

Le garde se prit à sourire.

 

– Monseigneur de Grenade est un peu toqué…

 

– Il l’est beaucoup, murmura le faux marquis de Chamery.

 

– Sa Grâce veut que le mariage de Votre Seigneurie avec mademoiselle Conception ressemble en tous points au mariage de demoiselle Cunégonde de Sallandrera, qui épousa, en l’an quatorze cent soixante-dix, sous le règne de Ferdinand le Catholique, très haut et très puissant seigneur Lorenzo d’Alvimar, marquis de Valgas.

 

– Et, demanda Rocambole, que toutes ces bizarreries amusaient fort, comment eut lieu ce mariage ?

 

– Le pavillon où nous sommes, répondit le garde, était une chapelle dédiée à la Vierge.

 

– Très bien.

 

– Le marquis de Valgas arriva ici la veille du mariage, tout comme Votre Seigneurie.

 

– Trouva-t-il à souper ?

 

– Non, dit le garde en riant. Il passa la nuit en prières.

 

– Et… après ?

 

– Après, quatre moines encapuchonnés arrivèrent, bandèrent les yeux au marquis.

 

– Hein ? fit Rocambole.

 

– Et lui passèrent le vêtement nuptial.

 

– Qu’est-ce que ce vêtement ?

 

– C’est une chemise de laine, par-dessus laquelle on met à l’époux une robe de moine.

 

– Ah çà ! mais, interrompit Rocambole, c’est fort ennuyeux, tout cela, et monseigneur l’évêque de Grenade est fou.

 

– Je suis de l’avis de Votre Seigneurie, et je crois que mademoiselle Conception pense de la même manière.

 

– Ah ! tu crois ?

 

– Je suis monté hier au château, et j’ai entendu mademoiselle de Sallandrera qui disait : « Mais, mon oncle, tout cela est absurde en notre siècle ! »

 

– Et qu’a répondu l’archevêque ?

 

– L’archevêque a froncé le sourcil et doña Conception s’est tue. Croyez-moi, Votre Seigneurie, l’archevêque est vieux, il est riche à millions… Il faut flatter ses manies.

 

– Soit, dit Rocambole.

 

– Au reste, ajouta le garde, j’ai un petit billet pour Votre Seigneurie.

 

– Un billet ?

 

– Oui…

 

Et le garde cligna de l’œil.

 

– De… Conception ?

 

– Sans doute.

 

– Donne vite, alors.

 

Le garde tira de sa poche une jolie lettre mignonnement pliée, d’où s’échappait un parfum discret. Rocambole s’en empara et l’ouvrit précipitamment.

 

La lettre renfermait deux lignes sans signature ; mais Rocambole reconnut l’écriture, et son cœur battit bien fort.

 

Ces deux lignes disaient :

 

« Ami,

 

« Prenez patience ; vous n’avez plus que quelques heures à attendre pour voir le marquis de Chamery l’époux de mademoiselle de Sallandrera. »

 

– Ma foi ! pensa Rocambole, puisqu’elle le veut, je passerai par où l’on voudra, et je me prêterai à toutes les mômeries possibles.

 

Puis, il demanda au garde :

 

– Ainsi, on va me bander les yeux ?

 

– Oui, Votre Seigneurie.

 

– Et par où me conduira-t-on à la chapelle ?

 

– Par une route souterraine qui relie l’ancienne chapelle de la Vierge au château, et qui fut creusée au Moyen Âge.

 

– Est-ce les yeux bandés ?

 

– Sans doute.

 

– Ah çà !… est-ce que je dois me marier les yeux bandés ?

 

– Oh ! non, Votre Seigneurie ôtera son bandeau dans la chapelle.

 

Comme le garde faisait cette réponse, on frappa à la porte.

 

– Voici les moines ! dit-il.

 

Et il alla ouvrir.

 

 

C’étaient les moines, en effet, et Rocambole recula, malgré lui, à l’aspect de quatre personnages vêtus de robes blanches, le visage couvert de grands capuchons au travers desquels leurs yeux brillaient comme des lampes funèbres.

 

Le garde salua Rocambole et sortit.

 

Les quatre moines s’inclinèrent devant Rocambole, puis l’un d’eux dit en espagnol :

 

– Frère, êtes-vous prêt ?

 

– Peste ! murmura Rocambole, est-ce qu’on va me recevoir franc-maçon ?

 

Et il répondit en riant :

 

– Je suis prêt.

 

L’un des moines prit une pièce de laine blanche qu’il avait apportée sous sa robe et banda les yeux à Rocambole.

 

À partir de ce moment, Rocambole ne vit plus, mais il entendit et sentit.

 

Les moines entonnèrent alors un chant latin qui le fit tressaillir. C’étaient les vêpres des morts.

 

Puis l’un d’eux lui ôta son habit et lui passa un vêtement dont il ne put deviner la couleur, mais que, au toucher, il reconnut pour cette chemise de laine dont lui avait parlé le garde. Après quoi on lui fit endosser un second vêtement plus lourd, et qui ne pouvait être que la robe de moine également annoncée.

 

– Venez, lui dit alors celui qui lui avait déjà adressé la parole.

 

On le prit sous le bras et il se sentit entraîné.

 

Les chants funèbres recommencèrent.

 

D’abord Rocambole comprit qu’on lui faisait descendre un escalier ; puis il marcha de plain-pied pendant quelques minutes, puis il descendit de nouveau. Il sentit alors qu’un air plus frais, un air plus humide, l’environnait, et il devina qu’il était dans le souterrain dont lui avait parlé le garde.

 

– Levez le pied, lui dit-on tout à coup, vous montez…

 

Rocambole sentit, en effet, qu’il gravissait un escalier, et cette ascension dura plus d’une heure. Pendant ce long trajet, les moines achevèrent les vêpres des morts.

 

Tout à coup, à l’atmosphère humide et froide du souterrain, succéda un air plus chaud, et Rocambole, toujours conduit par les moines, marchait de nouveau sur un terrain plat. Peu après, il entendit des portes s’ouvrir et se refermer ; puis des dalles résonnèrent sous ses pieds et ses conducteurs l’arrêtèrent.

 

– Ôtez votre bandeau ! lui dit-on.

 

Certes, l’élève de sir Williams ne se fit point répéter deux fois l’injonction.

 

Ces chants funèbres, tous ces apprêts mystérieux avaient fini par l’effrayer légèrement. Il arracha donc son bandeau avec une sorte de précipitation et jeta autour de lui le regard avide et fiévreux d’un homme longtemps privé de la lumière du jour.

 

Ce qu’il vit alors n’était certainement pas de nature à calmer ses vagues terreurs ; il se trouvait dans une sorte de niche ogivale large de six pieds carrés tout au plus. En face de lui était un prie-Dieu ; à sa gauche, entre deux piliers, une grande toile peinte par Vélasquez représentait la bénédiction nuptiale donnée à très haute et puissante demoiselle Cunégonde de Sallandrera et à très haut et très puissant seigneur don Alonzo d’Alvimar, marquis de Valgas, en l’église du château de Sallandrera, ainsi que l’expliquait une légende tracée au bas du tableau. À sa droite, et pareillement entre deux piliers, une seconde toile frappa ses regards. Celle-là représentait un lugubre sujet, qui semblait emprunté aux sombres annales de l’Inquisition. C’était un supplice entouré de toutes les tortures inventées par le Moyen Âge.

 

Rocambole détourna les yeux de cette seconde toile et ne songea point à en lire la légende.

 

Il se retourna. Trois des moines avaient disparu.

 

Un seul demeurait silencieux derrière lui.

 

Tout à coup un bruit se fit ; la toile qui représentait une scène de l’Inquisition remonta sur des tringles invisibles, et l’œil étonné et pour ainsi dire effrayé de Rocambole aperçut un spectacle étrange. Le tableau, en se retirant, venait de démasquer une sorte de cellule semblable à celle où se trouvait le faux marquis. Au milieu de cette cellule, les trois moines attisaient un brasier dans lequel rougissait un anneau de fer. À côté du brasier, il y avait une enclume. Sur cette enclume, Rocambole effrayé aperçut des tenailles et un marteau. Tout cela passa comme une vision.

 

La toile redescendit, et les moines et le brasier disparurent. En même temps, l’autre toile, qui représentait le mariage, exécuta la même manœuvre, et le faux marquis vit une chapelle illuminée par des milliers de cierges. Un prêtre était à l’autel, attendant sans doute les fiancés ; et Rocambole eut un frémissement d’espoir. Puis au fond de la chapelle, à gauche de l’autel, une porte s’ouvrit…

 

Le cœur de Rocambole battait violemment.

 

Une femme vêtue de blanc s’avança, donnant la main à une autre femme vêtue de noir… Rocambole reconnut Conception. Au même instant, et tandis que la jeune fille s’avançait vers l’autel, la toile redescendit – la chapelle disparut avec ses milliers de cierges, et le moine releva brusquement son capuchon.

 

Rocambole jeta un cri et recula épouvanté.

 

XXX

Le moine qui venait d’ôter son capuchon, et que Rocambole considérait avec des yeux hébétés, n’était point un vrai moine.

 

C’était Zampa ! Zampa, que le faux marquis de Chamery avait vu lever les mains, pirouetter sur lui-même comme un homme frappé à mort et disparaître ensuite dans les profondeurs de cet abîme qu’on nommait le trou du Chevalier-Félon ; Zampa, que cinq minutes auparavant Rocambole croyait si bien mort qu’il eût parié, à l’appui de sa conviction, l’immense dot de mademoiselle de Sallandrera, sa fiancée. Pendant dix secondes, l’élève de sir Williams demeura immobile, bouche béante, les cheveux hérissés, attachant un œil rempli d’effroi sur cet homme qui paraissait sortir de la tombe. Puis, tout à coup, il fit un nouveau pas en arrière et, détournant la tête, il chercha autour de lui une issue par laquelle il pût prendre la fuite. Mais toutes les portes étaient fermées, et Zampa se prit à rire d’un rire moqueur et terrible.

 

– Eh bien ! mon maître, dit-il, qu’en penses-tu ? est-ce bien joué ?

 

Rocambole continuait à le regarder, et ses dents claquaient de terreur.

 

– Mon pauvre vieux, reprit le Portugais, tu m’as cru ivre, hein ? Tu t’es figuré que je brûlais ta petite signature tout exprès pour te plaire… Ah ! ah ! ah !

 

Et Zampa avait un rire strident qui donnait le frisson de l’épouvante à Rocambole.

 

Rocambole avait repris l’immobilité d’une statue.

 

Le Portugais continua :

 

– Comme on voit bien, mon bonhomme, que tu n’as pas l’âme d’un vrai bandit, mais bien le cœur d’un coquin vulgaire ! Tu n’es point un scélérat, tu es un filou. Tu ne sers pas ceux qui t’ont servi, tu les assassines ! Une première fois, à Paris, tu as voulu te débarrasser de moi, et tu m’as dagué par derrière, comme un lâche ! et tu as cru, maître fou, qu’un homme comme moi, un homme né sous le soleil, avec les dents blanches et le teint olivâtre, mépriserait cette sombre et gigantesque divinité qu’on nomme la Vengeance !

 

Zampa s’interrompit encore pour rire à son aise, puis il reprit :

 

– Quand tu t’es vu en mon pouvoir, tu m’as offert de l’or, et comme j’acceptais, tu t’es dit : « Voilà un niais que j’amorce deux fois avec la même graine ! » Eh bien, tu t’es trompé, cher ami. Si Zampa possédait les deux Indes et la couronne d’Espagne, il engagerait tout pour se venger d’un ennemi. Comprends-tu ?

 

Et Zampa riait à se tordre, et Rocambole tremblait de tous ses membres.

 

Le Portugais continua :

 

– Hein ! te l’ai-je bien arrangée, cette petite histoire de l’abîme sans fond – lequel abîme, mon pauvre vieux, n’a que quelques pieds de profondeur ! Crois-tu que j’ai bien joué mon petit rôle d’homme frappé en pleine poitrine par la balle que j’avais eu soin de retirer de tes pistolets ? J’ai tournoyé, j’ai crié, et puis je suis tombé sur un monceau d’herbes fraîches qu’on avait entassées là pour amortir le bruit de ma chute.

 

Zampa riait toujours, et Rocambole était livide…

 

Cependant l’élève de sir Williams fit un effort surhumain, ouvrit la bouche, étendit la main et murmura :

 

– Tais-toi ! parle moins haut ! Ce que tu me demanderas, tu l’auras… Veux-tu ma fortune ?

 

– Plaît-il ?

 

– Tais-toi ! tais-toi !

 

– Bah ! tu as peur du bruit ?

 

– Tais-toi donc, misérable, elle va t’entendre…

 

– Qui… elle !

 

– Conception… ma fiancée… celle qui m’attend.

 

Zampa haussa les épaules.

 

– Allons donc ! fit-il, tu crois qu’elle t’attend ?

 

– Oui, continua le faux marquis, dont le front était inondé de sueur.

 

– Sérieusement ?

 

– N’est-elle pas là, derrière cette toile, au pied de l’autel ?

 

– Tiens ! c’est juste, dit le Portugais avec une épouvantable bonhomie, j’oubliais que tu vas te marier et que tu as déjà revêtu ton vêtement nuptial, tu sais, la chemise de laine exigée par Sa Grâce l’archevêque de Grenade.

 

Et Zampa mit la main sur l’épaule de Rocambole et lui arracha sa robe de moine.

 

Soudain Rocambole jeta un cri terrible : la chemise de laine qu’il portait était rouge ! C’était la vareuse d’un forçat.

 

En même temps, Zampa s’approcha de la toile qui représentait le mariage de Cunégonde de Sallandrera, et il pressa un ressort. De nouveau, la toile remonta. Cette fois, l’église était pleine de monde. Au pied de l’autel, un homme était à genoux tenant la main de Conception, et le prêtre descendait pour les unir… Cet homme, Rocambole le reconnut. C’était le marquis de Chamery – le vrai, celui que Rocambole croyait au fond des mers et la proie des poissons…

 

Zampa tourna le bouton en sens inverse, la toile redescendit.

 

– Ne troublons pas les cérémonies du culte, dit-il.

 

Rocambole s’appuyait au mur pour ne pas tomber.

 

Zampa reprit en ricanant :

 

– Tu comprends, mon bonhomme, qu’à la fin d’une pièce tout doit s’expliquer. J’ai appris cela dans les mélodrames qu’on joue à Paris, au théâtre de l’Ambigu. Nous sommes au dernier acte, et je vais te faire voir les trucs de la chose.

 

« Le marquis de Chamery – pas toi, l’autre, le vrai, celui qui épouse Conception, en un mot –, eh bien ! il n’a pas plus été frappé que moi… J’avais enlevé les balles du revolver comme j’ai enlevé, quelques jours plus tard, celles des pistolets. Il est tombé à la mer, comme je suis tombé dans le trou, en criant. C’était convenu. Moi, j’ai fait le mort sur l’herbe ; lui s’est mis à plonger et il est allé ressortir à deux cents mètres plus loin. Tu sais que la nuit était noire… Le marquis s’est mis à nager tranquillement vers la côte, et il est allé s’échouer sur l’escalier de la villa habitée par mademoiselle Conception. Ah ! dame ! tu sais bien que le jour où une fille de cette race, une Sallandrera, apprend qu’elle a failli épouser un coquin vulgaire, un assassin, un voleur, elle devient terrible et altérée de vengeance !…

 

« Je t’assure, ajouta Zampa en riant, qu’elle ne s’est pas fait prier pour t’écrire cette petite lettre qui t’a fait tomber dans le piège…

 

Ces derniers mots firent comprendre à Rocambole qu’il était perdu… Ce n’était plus seulement Conception et l’héritage des Sallandrera qui lui échappaient, ce n’étaient plus son marquisat et son faux nom qu’il lui fallait abandonner – c’était sa vie, sans doute, qu’il n’allait plus pouvoir soustraire à ses ennemis.

 

Et il eut peur comme jamais il n’avait eu peur, et ses jambes fléchirent sous lui, ses dents s’entrechoquèrent, et, comme autrefois, en présence du comte Artoff et de Baccarat, dans le pavillon du bord de la Marne, il balbutia le mot : grâce !… Mais Zampa haussa les épaules et pressa un autre ressort placé au bas de cette autre toile qui représentait, à droite de Rocambole, une scène de tortures de l’Inquisition.

 

La toile remonta, la cellule sombre reparut.

 

Les moines attisaient toujours le brasier. Seulement leurs robes étaient tombées, et, dans ces trois hommes, Rocambole, éperdu, reconnut le bourreau et ses deux aides.

 

Puis, derrière eux, il aperçut un quatrième personnage, et la vue de ce personnage fut pour lui ce vers que le Dante a inscrit sur la porte de son Enfer :

 

Laissez ici tout espoir…

 

Ce quatrième personnage était une femme – une femme vêtue de noir comme un juge ; et cette femme avait déjà condamné et puni sir Williams à bord du Fowler. C’était Baccarat !

 

 

Les assassins s’évanouissent parfois sur les bancs de la cour d’assises ; mais il est rare qu’ils n’obéissent pas, à l’heure de leur supplice, à un sentiment de forfanterie qui devient du courage et leur donne la force de bien mourir, comme ils disent.

 

Rocambole fut pris de cet accès d’énergie vulgaire. Il redressa la tête, fit un pas en arrière, mesura Baccarat du regard et lui dit d’un ton railleur :

 

– Ah ! je savais bien que vous étiez derrière cet homme, vous ! Il n’était pas de force à me rouler.

 

– Rocambole, répondit la comtesse lentement, ne raillez point, ne blasphémez pas !… l’heure de votre châtiment est venue !

 

– Eh bien ! dit-il en jurant et en blasphémant, je me moque de vous, je vous brave !… Vous pouvez me tuer, que m’importe ! je n’en ai pas moins été marquis ; la fille d’un Grand d’Espagne m’a aimé, une vicomtesse m’a appelé son frère, et, acheva-t-il avec un rire sinistre, je vous ai fait passer aux yeux de tout Paris pour une femme perdue, vous, la comtesse Artoff, l’ange du repentir, comme on vous appelait, et j’ai rendu votre mari fou !… Tuez-moi donc, maintenant, j’ai vengé ma mort par avance !…

 

Et il la menaçait du regard et du geste, et l’âme de sir Williams semblait être passée en lui…

 

Mais la comtesse répondit avec calme :

 

– Vous vous trompez, Rocambole, on ne vous tuera pas !…

 

Il haussa les épaules.

 

– Est-ce que vous voulez me donner le prix Montyon[6], par hasard ? dit-il en ricanant.

 

– Regardez votre habit, poursuivit lentement la comtesse Artoff, c’est celui de forçat… Regardez cet anneau qui rougit dans le brasier, on va vous le river à la cheville… La mort pour vous ne serait point un châtiment, Rocambole ; c’est la vie du bagne, c’est le fouet tombant sur vos épaules, c’est l’ignominie du bonnet vert qui doivent être votre châtiment, à vous dont on a vanté les chevaux, les maîtresses, à vous qui avez brillé dans le monde parisien et qu’on a salué du titre de marquis !

 

En prononçant ces derniers mots, Baccarat fit un signe, une barrière qui séparait les deux cellules à hauteur d’appui disparut, et le bourreau et ses aides s’emparèrent de Rocambole, qui poussa des cris étouffés et voulut se débattre. Mais des mains robustes le saisirent à la gorge, tandis que d’autres le maintenaient immobile, la jambe étendue sur l’enclume. Alors le bourreau prit l’anneau dans le feu, le trempa dans l’eau, et le riva, tout fumant encore, à la cheville du nouveau forçat.

 

– Rocambole, dit alors Baccarat, vous aviez fait envoyer au bagne le vrai marquis de Chamery, il est juste que vous alliez y prendre sa place, tandis qu’il reprendra dans le monde celle que vous lui avez volée…

 

– Oh ! vociféra le condamné, j’en appellerai à la vraie justice, à la justice régulière… je crierai si haut qu’on me donnera des juges !… Je veux bien être condamné, mais je veux des juges !…

 

– Vous vous trompez encore, dit la comtesse ; votre condamnation est régulière, elle a été signée en haut lieu. Si son exécution a lieu à huis clos, dans les murs d’un vieux manoir, c’est qu’on a voulu que l’honneur de deux nobles races fût intact et qu’un homme demeurât jusqu’à sa mort au bagne de Cadix, qui prétendra faussement avoir été le marquis de Chamery. Comprenez-vous à présent ?

 

– Non ! vociféra Rocambole, car le marquis, le vrai, comme vous dites, ne me ressemble pas assez pour que les forçats, ses compagnons de chaîne, me prennent jamais pour lui.

 

– Vous vous trompez encore…

 

– Oh ! je vous en défie ! Satan lui-même…

 

– Écoutez encore, Rocambole, articula lentement la comtesse. Il arrive que, pour reconquérir sa liberté et faire à tout jamais disparaître les traces de son passé, un galérien a le courage de se défigurer…

 

Cette fois Rocambole comprit tout et jeta un cri terrible… Mais ce cri fut le seul qu’il poussa. Les mains nerveuses d’un aide du bourreau le saisirent de nouveau à la gorge et l’étreignirent fortement ; puis, tandis qu’on le maintenait de nouveau immobile, l’exécuteur versa dans un bassin le contenu d’une fiole, trempa un linge dans ce bassin et l’appliqua sur le visage du condamné… Rocambole se débattit, stimulé par une horrible douleur, essaya de se dégager, de crier…

 

Tout cela eut la durée d’un éclair.

 

On enleva le linge qu’on avait placé de manière à ne lui couvrir que le bas du visage, et Zampa lui plaça un miroir devant les yeux, qui s’étaient trouvés à l’abri du contact. Rocambole exhala un dernier rugissement, qui se fit jour à travers les mains crispées des bourreaux… On venait de le défigurer avec du vitriol, et son visage était horrible à voir.

 

En ce moment, les cloches de la chapelle du vieux manoir de Sallandrera sonnaient à toute volée, et le vrai marquis de Chamery descendait la nef de l’antique basilique, donnant la main à sa jeune femme, mademoiselle Conception de Sallandrera !…

 

XXXI

Cinq jours plus tard, M. le vicomte Fabien d’Asmolles était, un matin, dans la chambre de sa jeune femme, cette belle et vertueuse Blanche de Chamery que l’infâme Rocambole avait si longtemps appelée sa sœur. La vicomtesse était encore au lit, à demi dressée sur son séant.

 

Fabien, assis à son chevet dans un grand fauteuil, tenait sa main mignonne dans les siennes et lui disait :

 

– Ma petite Blanche, tu es vraiment folle avec tes terreurs imaginaires…

 

– Ah !… répondit la vicomtesse, voici bientôt quinze jours, mon ami, que notre cher Albert nous a quittés…

 

– Eh bien ! qu’importe…

 

– Et depuis, il ne nous a donné signe de vie.

 

– C’est qu’il est tout occupé de son mariage, ma chère.

 

– À ce point de nous oublier ? Ah ! Fabien…, murmura la vicomtesse d’un ton de reproche.

 

– Ma chère Blanche, répondit le vicomte en souriant, te souviens-tu encore de notre union ?

 

– Ingrat ! il le demande…

 

– Eh bien ! crois-tu qu’alors, quand je touchais aux premières heures de mon bonheur, le reste de la terre ne m’était pas indifférent ?

 

– Tu n’avais pas de sœur…

 

– Si j’en avais eu une, je l’aurais momentanément oubliée, peut-être…

 

Et Fabien baisa la main blanche et déliée de sa femme, et la regarda avec amour.

 

Un valet entra. Il portait sur un plateau une lettre dont les timbres firent tressaillir de joie la vicomtesse.

 

– Une lettre d’Espagne ! dit-elle…

 

Cependant, après l’avoir prise, elle eut comme un moment d’hésitation avant de l’ouvrir :

 

– Mon Dieu ! dit-elle, ce n’est pas l’écriture d’Albert.

 

– Non, mais c’est celle de mademoiselle de Sallandrera, dit Fabien.

 

Et il prit la lettre des mains de sa femme, l’ouvrit et lut à haute voix :

 

« Blanche, ma chère sœur…

 

« Il est là, près de moi, tandis que je vous écris. »

 

Le vicomte s’interrompit et regarda madame d’Asmolles.

 

– Ah !… s’écria-t-elle, tu avais raison, Fabien, j’étais folle !…

 

Le vicomte reprit sa lecture.

 

« Il est là, près de moi, et nous sommes à Madrid.

 

« Blanche, ma sœur bien-aimée, que de choses j’ai à vous confier ! Je ne sais par où commencer… Mais, avant tout, laissez-moi vous dire qu’il est mon époux et que je l’aime… Nous sommes mariés depuis quarante-huit heures ; c’est mon oncle, l’archevêque de Grenade, qui nous a donné la bénédiction nuptiale dans la chapelle du château de Sallandrera, en présence de ma mère et de nos serviteurs.

 

« À la porte de la chapelle, une berline de voyage nous attendait. Dans cette voiture était un aide de camp de Sa Majesté. Nous sommes partis, Albert, ma mère et moi, pour Madrid, où nous sommes arrivés hier soir.

 

« J’ai présenté moi-même mon mari à la reine.

 

« Sa Majesté l’a accueilli par ces paroles :

 

« – Monsieur le duc de Chamery-Sallandrera, j’ai signé ce matin les lettres patentes qui vous confient la grandesse, les titres et les dignités de feu le duc de Sallandrera, mon regretté et bien-aimé sujet.

 

« Albert s’est incliné.

 

« Sa Majesté a continué :

 

« – Monsieur le duc, je comptais d’abord vous confier une mission diplomatique au Brésil ; mais il m’a été représenté que le climat de ce pays était meurtrier et je ne veux point exposer votre jeune femme à ses rigueurs. C’est en Chine que je vous envoie. Dites adieu à l’Europe pour trois ou quatre années au moins. Je sais que je vous impose un grand sacrifice, mais l’amour de votre jeune femme vous sera, j’en suis certaine, une ample compensation !…

 

« Alors, Sa Majesté a donné sa main à baiser à mon mari…

 

« Oh ! chère Blanche, que ce nom est doux à écrire !

 

« Puis elle a daigné nous prier à souper.

 

« Ah ! ma chère Blanche, mon bonheur serait sans limites, s’il n’était troublé par l’amère pensée que trois mortelles années s’écouleront avant que nous ne nous revoyions. Mais, que voulez-vous ? notre cher Albert est duc, il fait ses premières armes diplomatiques par où les autres terminent leur carrière ; il commence par être ambassadeur. Vous comprenez bien qu’il n’a pas pu refuser.

 

« Nous partons dans deux jours.

 

« Ma mère reste en Espagne ; elle retournera cet hiver à Paris, et vous parlerez de nous avec elle, comme nous nous entretiendrons de vous, Albert et moi, à toute heure du jour, par-delà les mers. Le cœur supprime les distances, vous le savez bien, chère sœur !

 

« Malgré la défense du chirurgien, Albert veut vous écrire quelques lignes. Ne vous effrayez pas à ce terrible mot de chirurgien, et laissez-moi vous dire tout de suite ce que c’est. Hier, en jouant pendant la route avec le gland d’une portière de la voiture, mon étourdi de mari – décidément ce mot m’enchante !… – a fait un faux mouvement, qui s’est si malencontreusement combiné avec un cahot, qu’il a brisé une des glaces avec son poing, et s’est assez profondément coupé le pouce et l’index de la main droite. Le chirurgien prétend qu’il sera guéri dans huit ou dix jours ; mais, en attendant, il lui a mis la main en écharpe et lui a défendu de s’en servir.

 

« Cependant – et comme je me suis prononcée dans le sens de l’homme de l’art, – Albert veut absolument vous écrire.

 

« Je l’autorise donc à prendre ma plume de la main gauche et à vous griffonner quelques mots.

 

« Adieu, chère et bonne sœur, adieu ma bien-aimée Blanche, au revoir plutôt, car j’espère bien retourner dans notre chère France avant trois ans. Embrassez Fabien pour moi et aimez-moi toujours un peu.

 

« Votre CONCEPTION. »

 

À cette lettre, le vrai marquis de Chamery avait ajouté trois lignes de la main gauche.

 

L’époux de mademoiselle de Sallandrera ne se sentait point les talents calligraphiques de Rocambole, et comme, pour être aux yeux de la vicomtesse d’Asmolles celui dont elle pleurerait la longue absence, il lui fallait absolument avoir l’écriture de l’élève de sir Williams, Conception avait inventé cet innocent mensonge de l’éclat de vitre et du doigt coupé.

 

La vicomtesse d’Asmolles lut et relut ces trois lignes presque indéchiffrables, puis elle fondit en larmes.

 

– Trois ans, murmura-t-elle…

 

– Mon enfant, répondit le vicomte en lui mettant un baiser au front, en ce monde rien n’est éternel ni durable… Qui sait ?… dans six mois peut-être ton frère sera-t-il ici, là, dans ce fauteuil où je suis.

 

 

Quelques heures après, M. le vicomte Fabien d’Asmolles quitta l’hôtel de la rue de Verneuil et se rendit à son cercle.

 

Il était alors cinq heures, et le salon de whist contenait nombreuse compagnie. Tandis qu’on jouait – cela se passait quelques minutes avant l’arrivée de Fabien –, deux jeunes gens, dont l’un n’était autre que ce petit M. Octave qui avait rempli un si déplorable rôle quelques mois auparavant, parcouraient les journaux, assis à une table voisine à celle du whist.

 

Tout à coup, le jeune M. Octave tressaillit et s’écria :

 

– Oh ! oh ! messieurs, une nouvelle qui va vous intéresser.

 

– Qu’est-ce ? demanda l’autre jeune homme, enfoui jusque-là dans une gazette allemande.

 

– De quoi s’agit-il ? firent les joueurs en levant la tête.

 

– Il s’agit du marquis de Chamery.

 

– Bah ? est-ce qu’il est mort ?

 

– Pas tout à fait, mais c’est tout comme, messieurs.

 

– Comment cela ?

 

– Il se marie !

 

– Bambin ! murmura un joueur en toisant le jeune M. Octave. Cet écolier m’amusera donc éternellement.

 

– Oui, messieurs, reprit le jeune M. Octave, Chamery se marie. Que dis-je ? il est marié ! et devinez où ?…

 

– En province ?

 

– Non, en Espagne.

 

– Y a-t-il trouvé un vrai château ? demanda un plaisant.

 

– Oh ! mieux que cela, messieurs, il en a trouvé cinq ou six et une vingtaine de millions.

 

– Allons donc !

 

– Écoutez, je lis ou plutôt je traduis, car je tiens un journal de Madrid, la Epoca.

 

Et M. Octave lut :

 

« La dernière héritière d’un de nos plus grands noms d’Espagne, mademoiselle Conception de Sallandrera, vient d’épouser un gentilhomme français, le marquis de Chamery, à qui elle transmet son nom, les titres et dignités de feu le duc de Sallandrera, son père, etc., etc. »

 

M. Octave s’arrêta et regarda les joueurs.

 

– Eh bien ! messieurs, dit-il, qu’en pensez-vous ?

 

– Je pense, répondit un wistheur[7], que tout cela est fort beau, mais non surprenant.

 

– Plaît-il ?

 

– Et l’on voit bien, mon petit ami, que vous n’étiez au courant de rien. Il y a trois mois que le mariage qui vient de s’accomplir était décidé.

 

– Par exemple !…

 

La porte s’ouvrit. Un nouveau personnage entra. C’était le vicomte Fabien.

 

– Tenez, dit le wistheur au jeune M. Octave, demandez plutôt à M. d’Asmolles.

 

Fabien reconnut le petit bonhomme qui s’était si souvent et si maladroitement immiscé dans les affaires de son ancien ami Roland de Clayet, et, allant à lui, il lui dit assez sèchement :

 

– De quoi s’agit-il donc, monsieur ?

 

– Monsieur, répondit le jeune homme, nous parlions du marquis de Chamery.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Et monsieur, que voilà, nous soutenait que le mariage qui vient d’avoir lieu était convenu depuis trois mois.

 

– Monsieur vous a dit la vérité ; il aurait même pu ajouter que, il y a trois mois, le contrat de mariage était signé, et que la bénédiction nuptiale allait être donnée aux époux, lorsque M. le duc de Sallandrera a été frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante.

 

Cette explication donnée, Fabien fit mine de tourner le dos au jeune M. Octave, qui lui portait assez énergiquement sur les nerfs. Mais M. Octave ne se tint pas pour battu.

 

– Est-ce que le marquis reviendra bientôt, monsieur ? demanda-t-il.

 

– Mon beau-frère est nommé ambassadeur en Chine, monsieur.

 

– Ah ! diable !

 

– Et il est probable, ajouta Fabien, qui s’installa à une table de whist, que vous aurez des moustaches à son retour.

 

M. Octave se mordit les lèvres et reprit la lecture de son journal espagnol. Mais tout à coup il jeta un cri de surprise et tourna vivement la tête. Il venait d’apercevoir dans une glace la porte qui s’ouvrait de nouveau et livrait passage à un homme complètement oublié depuis trois mois. C’était Roland de Clayet.

 

– Bon ! s’écria-t-on de toutes parts, voici un revenant.

 

– Qui se porte à merveille ! répondit Roland. Bonjour, messieurs.

 

Il salua tout le monde, serra assez froidement la main de M. Octave, et s’approcha de Fabien, qui lui fit un accueil glacial.

 

– Ah çà !… mais d’où venez-vous donc, Roland ? demanda-t-on.

 

– De Franche-Comté.

 

– Vous y êtes depuis trois mois ?

 

– Oui, certes, messieurs. J’ai réglé ma succession.

 

– Ah ! c’est juste, dit M. Octave, Roland a hérité.

 

M. de Clayet était triste et grave comme un homme qui a subi de rudes épreuves, et M. d’Asmolles en fut frappé.

 

Le jeune homme se pencha vers lui.

 

– Monsieur d’Asmolles, lui dit-il, vous ne me refuserez pas, j’imagine, une minute d’entretien.

 

Fabien quitta la table de jeu et suivit le jeune homme dans l’embrasure d’une croisée.

 

– Je sors de chez vous, dit Roland.

 

– De chez moi ?

 

– Oui ; ma première visite a été pour vous, car je suis arrivé à Paris ce matin même.

 

– Monsieur, répondit le vicomte, qui se méprit, je croyais que toutes relations intimes avaient cessé entre nous.

 

Roland ne s’irrita point de cette réponse dédaigneuse :

 

– Vous avez le droit de me parler ainsi, monsieur, dit-il ; cependant j’ai foi en votre loyauté et je suis persuadé que vous ne me refuserez point.

 

– Qu’attendez-vous de moi ?

 

– Une chose bien facile et bien simple, monsieur. Je ne vous demande pas de revenir sur l’opinion que vous avez de moi ; mais, au nom des plus graves intérêts, je vous supplie de venir chez moi ce soir.

 

– Dans quel but ? fit M. d’Asmolles étonné.

 

– Je ne puis vous le dire encore ; mais je vous le demande, au nom de l’amitié qui a longtemps existé entre nos deux familles…

 

– C’est bien, monsieur, interrompit Fabien, j’irai.

 

– Merci, monsieur.

 

– À quelle heure ?

 

– À neuf heures précises.

 

– J’y serai.

 

Roland salua M. d’Asmolles, qui retourna prendre place à la table de jeu.

 

Puis M. de Clayet échangea quelques mots insignifiants avec quelques membres du club, fuma un cigare, gagna lestement la porte et sortit, laissant M. d’Asmolles assez intrigué et se demandant ce qu’il pouvait bien avoir à lui dire.

 

XXXII

Avant de suivre M. d’Asmolles chez Roland de Clayet, transportons-nous, en rétrogradant de quelques heures, chez M. le comte Armand de Kergaz, rue Culture-Sainte-Catherine.

 

Le comte se promenait sous les grands arbres de son jardin en compagnie d’une ancienne connaissance à nous, l’honnête et laborieux entrepreneur Léon Rolland.

 

– Mon cher Léon, disait le comte, qui tenait un journal à la main, j’ai la plus grande confiance dans l’intelligence énergique de la comtesse Artoff. Cependant, ce que je viens de lire dans cette gazette espagnole me jette en une extrême inquiétude.

 

« C’est à n’y rien comprendre.

 

Et le comte lut, traduisant à haute voix, de l’espagnol en français, les lignes suivantes qui venaient de lui arriver le matin même dans la Gazette maritime et commerciale de Cadix :

 

« On vient de réintégrer au bagne un personnage dont la vie aventureuse paraît, à première vue, empruntée à un chapitre de roman.

 

« Nos lecteurs se souviennent sans doute que, il y a quelques jours, le baron Wenceslas Polaski, un étranger de distinction, qui depuis a quitté notre ville, était allé faire une promenade en mer, dans un canot conduit par un forçat que le commandant du port, le señor Pedro C…, avait mis à sa disposition, se faisant accompagner en outre par son valet de chambre.

 

« Ce forçat, qui, par une feinte résignation et une conduite fort régulière, était parvenu à capter la confiance du commandant, nourrissait un ardent désir de liberté et méditait depuis longtemps sans doute une évasion.

 

« Arrivé en pleine mer, il abandonna lestement ses avirons et se jeta à la nage, espérant gagner la côte et échapper ainsi à toutes les recherches. Mais le baron de Wenceslas, qui était armé d’un revolver, fit feu sur lui, et le forçat disparut, englouti par une vague. Le noble étranger et le valet de chambre du commandant rentrèrent à Cadix, persuadés que le forçat était mort, et leur conviction entraîna l’opinion publique.

 

« Tout le monde s’est trompé. Les balles du baron de Wenceslas n’ont point atteint le forçat ; mais ce dernier a eu la présence d’esprit de plonger comme s’il eût été mortellement frappé, et il est resté assez longtemps sous l’eau pour permettre au canot, qu’une bonne brise poussait, de s’éloigner. Puis, revenant à la surface, il a tranquillement gagné la côte voisine à la nage.

 

« La gendarmerie espagnole vient de capturer à Grenade, dans un faubourg, et caché parmi des bohémiens, ce dangereux personnage, qui s’est rendu méconnaissable en se brûlant le visage avec du vitriol. L’anneau de fer qui cerclait sa cheville, et qu’il n’a pu briser, a servi à le faire reconnaître. Réintégré au bagne, ce condamné a fait les aveux les plus complets, et nous croyons devoir raconter sa vie aventureuse et romanesque.

 

« Ce forçat était connu au bagne sous le sobriquet de marquis ; il prétendait appartenir à une famille aristocratique française. Il avait été pris à bord d’un navire qui faisait la traite, et condamné à cinq ans de fer comme négrier.

 

« Une certaine distinction de manières, une instruction maritime assez étendue, la connaissance parfaite des langues anglaise et française lui servirent à donner quelque apparence de vérité à la fable qu’il imagina pour gagner la confiance du commandant du port. Il se nommait, disait-il, le marquis de C…, avait quitté la France à l’âge de dix ans et servi dans l’Inde comme officier de la marine anglaise. Comme il retournait dans son pays où l’attendaient sa mère et sa sœur, il fit naufrage, fut trouvé trois jours après mourant de fatigue et de faim, sur un îlot désert de la Manche, par l’équipage du bâtiment négrier, et enrôlé de force.

 

« Le prétendu marquis avait même poussé l’impudence jusqu’à supplier le commandant Pedro C… d’écrire à Paris. Il disait avoir perdu ses papiers dans le naufrage. Le commandant avait un moment ajouté foi à ces étranges assertions, tant elles lui étaient présentées avec un imperturbable aplomb. Il avait même écrit à Paris.

 

« Son désappointement et sa surprise furent extrêmes, quand on lui répondit de France que le marquis de C…, de retour en France depuis bientôt deux ans, vivait au grand soleil, au milieu de sa famille, et était sur le point de contracter un brillant mariage. Le forçat n’en avait pas moins persisté dans sa prétendue identité ; seulement, à partir de ce moment il avait songé à s’évader.

 

« Les aveux qu’il vient de faire en rentrant au bagne ont jeté un nouveau jour sur sa mystérieuse existence. Le forçat surnommé le marquis s’appelle de son vrai nom Charles S… et il a été valet de chambre, aux Indes, du véritable marquis de C…, au service duquel il est demeuré plusieurs années. Chassé pour cause de vol par son maître, avec lequel il avait une vague ressemblance, le valet infidèle s’embarqua pour l’Angleterre, où il apprit qu’un navire français à bord duquel le véritable marquis se trouvait venait de faire naufrage et s’était perdu corps et biens. Charles S… songea un moment à se rendre en France et à s’y faire passer pour son maître ; mais il était sans ressources et, remettant à plus tard ce hardi projet, il s’enrôla comme matelot à bord d’un négrier sur lequel il a été capturé quelques mois après.

 

« On le voit, l’histoire de cet homme est assez extraordinaire, et l’on se demande avec un certain effroi ce qui serait advenu si le vrai marquis de C…, au lieu d’échapper au naufrage, n’eût point reparu. »

 

Là se terminait l’article du journal espagnol.

 

– Tout cela est bien étrange, dit Rolland, et j’avoue que je n’y comprends absolument rien.

 

– Ni moi, dit le comte.

 

La cloche qui annonçait l’arrivée d’un visiteur à l’hôtel se fit entendre en ce moment.

 

Quelques secondes après, un homme parut dans le jardin, et accourut serrer la main du comte. C’était Fernand Rocher.

 

– Ah ! cher, lui dit vivement M. de Kergaz, vous arrivez bien à propos pour nous expliquer une énigme.

 

– Je le crois, dit Fernand.

 

– Vous arrivez d’Espagne ?

 

– Ma chaise de poste est encore à la porte.

 

– Eh bien ! que s’est-il passé ?

 

– Tout est fini.

 

– Comment ?

 

– Le marquis a épousé Conception.

 

– Quel marquis ?

 

– Le vrai, mon cher comte, celui qui était au bagne.

 

– Mais, exclama M. de Kergaz, que signifie donc alors…

 

Et il montrait le journal espagnol.

 

Fernand se prit à sourire.

 

– Ah ! dit-il, Baccarat est décidément une femme de génie. Elle a fait sortir du bagne le vrai marquis et elle y a envoyé Rocambole.

 

– Comment ? le forçat repris…

 

– C’est Rocambole que nous avons un peu défiguré.

 

Et Fernand raconta au comte de Kergaz et à Léon Rolland stupéfaits les événements que nous connaissons et qui s’étaient si rapidement déroulés à Cadix et à Sallandrera.

 

– Tout cela tient du prodige, murmurait Armand.

 

– Mais elle, la comtesse ? demanda Léon Rolland.

 

– Elle est arrivée depuis une heure ou deux peut-être. Elle me précédait d’un relais de poste, et elle a dû courir à son hôtel pour y voir son mari.

 

– Pauvre comte !… murmura Armand, je crains bien qu’il ne soit toujours fou.

 

– Non, non, dit Fernand Rocher vivement, le docteur Albot répond de sa guérison.

 

Un valet apporta un billet.

 

Il était de la comtesse Artoff.

 

« Je vous écris à la hâte, mon cher comte [disait-elle]. Fernand est chargé de vous tout apprendre.

 

« Maintenant que l’ennemi commun est réduit à l’impuissance, laissez-moi vous parler d’une pauvre femme déshonorée et qui a soif de réhabilitation.

 

« Je vous attends ce soir, non point chez moi, mais rue de Provence, chez M. Roland de Clayet.

 

« À vous,

 

« Comtesse ARTOFF. »

 

La comtesse Artoff était arrivée, en effet, il y avait environ deux heures.

 

Comme sa chaise de poste entrait dans la cour de l’hôtel de la rue de la Pépinière, un coupé en sortait. C’était celui de madame Léon Rolland.

 

La comtesse n’avait pu en partant préciser à sa sœur ni le but exact de son voyage, ni la durée qu’il aurait. Depuis quinze jours qu’elle était partie, la comtesse n’avait pas donné signe de vie à sa sœur, et c’était toujours dans l’espérance de trouver une lettre d’elle qu’elle venait chaque jour rue de la Pépinière.

 

Cerise poussa un cri de joie, fit arrêter son coupé tandis que Baccarat s’élançait hors de sa voiture, et les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

 

– Mon enfant, dit la comtesse après ce premier moment d’effusion, j’entre à peine chez moi, je repars et je t’emmène. Nous allons à Fontenay-aux-Roses voir mon pauvre Stanislas.

 

– Oh !… dit Cerise, nous sommes allés le voir, il y a deux jours, Léon et moi ; il va mieux.

 

– Vrai ? bien vrai ? tu ne veux point me tromper, ma Cerisette ?… exclama la comtesse avec émotion et une anxiété qui disaient assez l’amour qu’elle portait à son mari.

 

– Je te le jure ; il nous a reconnus, Léon et moi.

 

– Bien vrai ?

 

– Il ne se croit plus Roland de Clayet, il sait qu’il est le comte Artoff…

 

– T’a-t-il parlé de moi ? demanda la comtesse, dont la voix tremblait.

 

– Non, répondit Cerise en baissant la tête.

 

– Ah ! mon Dieu !… murmura la pauvre femme en étouffant un sanglot. La raison revient, sans doute, et… il commence à se souvenir.

 

Il y avait dans la chaise de poste une dame dont le visage était recouvert d’un voile épais.

 

À sa vue, Cerise eut un geste de surprise.

 

– C’est Rebecca, lui dit la comtesse.

 

Elle fit un signe à la juive, qui descendit de voiture et suivit les deux femmes à l’intérieur de l’hôtel.

 

Une lettre attendait la comtesse Artoff.

 

Elle en brisa le cachet et lut :

 

« Madame,

 

« Votre lettre, datée de Madrid, m’est arrivée avant-hier matin, et m’a trouvé à Clayet, d’où je ne bougeais depuis votre départ, fidèle à la parole que vous aviez exigée de moi.

 

« Je me suis empressé de faire mes préparatifs de voyage et je me suis mis en route le soir même. J’arrive à Paris et je me mets aux arrêts chez moi jusqu’à ce que vous me leviez la consigne. Vous trouverez ma lettre à votre arrivée.

 

« Je baise respectueusement votre main,

 

« ROLAND DE CLAYET. »

 

La comtesse prit la plume et répondit :

 

« Mon cher Roland,

 

« Je vous envoie Rebecca, qui vous expliquera ce que j’attends de vous.

 

« Allez sur-le-champ chez M. d’Asmolles et priez-le de se trouver à huit heures, ce soir, chez vous.

 

« J’irai, moi aussi, à la même heure.

 

« À vous,

 

« Comtesse ARTOFF. »

 

La comtesse écrivit ensuite le billet que nous avons vu arriver chez M. de Kergaz et le remit à un valet de pied, qui le porta sur-le-champ.

 

Rebecca avait de nouveau baissé son voile sur son visage, afin de dérober le plus possible, aux serviteurs de l’hôtel, cette ressemblance extraordinaire qu’elle avait avec Baccarat. Cette dernière, demeurée seule avec Cerise, changea à la hâte ses vêtements d’homme contre les habits de son sexe, car elle avait conservé en voyage son costume masculin, et demanda sa voiture de ville.

 

– Le docteur Albot, dit-elle à sa sœur, est revenu d’Espagne avec moi ; il est descendu à une lieue de Paris, a pris une voiture de place et a couru à Fontenay-aux-Roses. Il veut voir mon mari et s’assurer si notre pauvre malade est en état de supporter ma vue. Viens… oh ! que le temps me paraît long !

 

Et la comtesse fit monter Cerise dans sa voiture, et prit avec elle la route de Fontenay-aux-Roses, où le comte Artoff subissait le mystérieux traitement du docteur Samuel Albot.

 

XXXIII

Le soir du même jour, à huit heures précises, M. le vicomte Fabien d’Asmolles, fidèle à la parole qu’il avait donnée à son ancien ami Roland de Clayet, se présenta chez lui, rue de Provence.

 

Roland l’attendait. Le jeune homme fit au vicomte une réception polie et cérémonieuse à la fois, tout en laissant percer dans son accueil un sentiment d’affection contenue auquel M. d’Asmolles fut sensible malgré lui.

 

– Vous voyez que je suis exact, monsieur, lui dit ce dernier.

 

Roland s’inclina, ouvrit la porte de son cabinet et l’invita à y entrer.

 

Fabien s’assit.

 

– Monsieur le vicomte, dit Roland, j’arrive de Franche-Comté, où, vous le savez, je suis allé recueillir l’héritage de feu le chevalier de Clayet, mon oncle.

 

– Je sais cela, monsieur.

 

– Vous étiez également en Franche-Comté, au château du Haut-Pas, un jour où j’appris que le duc de Sallandrera, votre hôte, y venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante.

 

– Pardon, monsieur, interrompit Fabien, est-ce pour le même motif qui vous conduisait chez moi, ce jour-là, que vous m’avez prié de venir chez vous aujourd’hui ?

 

– Non, monsieur. Alors, je désirais régler avec vous quelques affaires d’intérêt assez insignifiantes en elles-mêmes ; tandis que, aujourd’hui…

 

Roland parut hésiter.

 

– Eh bien ? fit Fabien.

 

– Aujourd’hui, reprit le jeune homme, j’ai pour ainsi dire une explication à vous demander sur l’attitude que vous gardez vis-à-vis de moi.

 

– M. de Clayet, répondit Fabien, que cette question directe embarrassa quelque peu, j’ai été votre ami, et j’avais pour vous l’affection d’un frère aîné. Tant que je ne vous ai cru qu’étourdi et léger, cette affection, souvent heurtée, est demeurée cependant intacte ; tandis que, aujourd’hui…

 

À son tour, Fabien hésita.

 

– Je sais ce que vous allez me dire, monsieur, interrompit Roland.

 

– Peut-être…

 

– Un jour, je vous ai paru déloyal et sans cœur, un jour j’ai compromis, déshonoré, perdu à tout jamais une femme, et vous m’avez retiré votre estime aussi bien que votre amitié… N’est-ce point là ce que vous vouliez me dire, monsieur ?

 

Fabien se tut.

 

Mais Roland, loin de courber la tête, reprit d’une voix triste et ferme à la fois :

 

– Monsieur le vicomte d’Asmolles, je ne vous ai point supplié de venir ici pour essayer de vous faire revenir sur l’opinion que vous avez de moi. J’aurais le courage de supporter le mépris du monde, s’il ne s’agissait que de moi, croyez-le…

 

– Et de qui donc s’agit-il ? fit le vicomte surpris.

 

– D’une personne odieusement calomniée, de cette femme que j’ai déshonorée et perdue…

 

– La comtesse Artoff ?

 

– Oui, monsieur.

 

Un sourire dédaigneux vint aux lèvres du vicomte.

 

– Est-ce que vous avez l’intention de la réhabiliter ? fit-il.

 

– Sans doute.

 

– Aux yeux de qui ?

 

– Aux vôtres.

 

– Et c’est pour cela que vous m’avez fait venir ici ?

 

– Sans doute.

 

– Ah çà, monsieur, dit le vicomte sèchement, vous oubliez que nous ne sommes plus, vous et moi, en des termes d’intimité qui puissent autoriser de semblables plaisanteries.

 

– Je ne plaisante point, répondit Roland avec fermeté.

 

– Est-ce que vous voudriez me prouver que la comtesse Artoff est innocente ?

 

– Certainement.

 

– Alors, dit le vicomte, vous seriez le dernier des misérables ou le dernier des fous.

 

Roland demeura impassible.

 

– Complétez votre pensée, monsieur, dit-il avec calme.

 

– Vous seriez le dernier des misérables, si la comtesse était innocente, car vous avez publié sa honte dans tout Paris ; mais cela ne peut être et cela n’est point. À mes yeux, vous êtes le dernier des fous, car vous oubliez que je suis venu ici, que j’ai collé mon œil au trou d’une serrure, que j’ai vu et entendu.

 

– Monsieur le vicomte d’Asmolles, dit Roland, vous avez le droit de me dire tout cela, et je n’ai point celui de vous répondre encore. Mais bientôt, dans quelques minutes peut-être, je vous donnerai des preuves éclatantes.

 

Fabien regarda attentivement le jeune homme, et sans doute qu’il se demanda si, en réalité, Roland n’était pas fou à lier.

 

– Dans quelques minutes ? fit-il.

 

– Oui, monsieur.

 

– Vous attendez donc quelqu’un ?

 

On entendit un coup de sonnette dans l’antichambre.

 

– Chut ! dit Roland.

 

Il laissa le vicomte seul et alla ouvrir, car il n’avait plus de valet de chambre et se trouvait tout seul chez lui.

 

Deux minutes après, Fabien le vit revenir suivi d’un personnage qu’il reconnut sur-le-champ pour l’avoir rencontré dans le monde. C’était le comte de Kergaz.

 

Fabien ne savait point Roland en relation avec le comte, et son étonnement augmenta.

 

M. de Clayet les présenta l’un à l’autre.

 

– Est-ce monsieur que vous attendiez ? demanda Fabien.

 

– D’abord, mais j’attends une autre personne encore.

 

– Ah ! fit le comte.

 

– Madame la comtesse Artoff, ajouta Roland.

 

Cette fois l’étonnement de M. d’Asmolles n’eut plus de limites.

 

– La comtesse va venir ! s’écria-t-il.

 

– Oui, monsieur.

 

– Ici ?

 

On sonna.

 

– Tenez, la voilà, dit Roland.

 

Et il laissa seuls les deux gentilshommes.

 

– Monsieur le vicomte, dit Armand de Kergaz, vous connaissez beaucoup la comtesse Artoff ?

 

– J’ai été fort lié avec son malheureux époux, monsieur.

 

– Croyez-vous à sa culpabilité ?

 

– Hélas, monsieur, j’en ai la preuve.

 

– Eh bien ! moi, dit Armand, je la crois innocente.

 

Un sourire vint aux lèvres du vicomte Fabien, un sourire dédaigneux et triste.

 

– M. le comte, dit-il, vous me paraissez avoir été convoqué ici dans le même but que moi.

 

– C’est probable, monsieur.

 

– Monsieur de Clayet, qui a été mon ami, et avec lequel j’avais cru devoir rompre après sa scandaleuse et déloyale conduite vis-à-vis de la comtesse, m’a prié aujourd’hui de me trouver chez lui à cette heure.

 

– La comtesse m’a écrit dans le même sens, monsieur.

 

– Je ne sais ce qu’ils peuvent l’un et l’autre avoir à nous dire et comment la comtesse entend nous prouver…

 

– Oh ! moi, dit tranquillement M. de Kergaz, j’ai en elle une foi aveugle.

 

– Hélas ! monsieur, répondit le vicomte, je me suis trouvé ici un soir, caché dans une pièce voisine, et je l’ai vue…

 

– Qui ? la comtesse ?

 

– Oui, monsieur, je l’ai vue, relevant son voile. J’ai vu Roland à ses genoux ; je les ai entendus se prodiguer les noms les plus tendres et les moins équivoques.

 

– Monsieur, interrompit vivement le comte, êtes-vous bien certain de n’avoir point rêvé ?

 

– Hélas ! oui, monsieur.

 

M. de Kergaz n’eut point le temps de répliquer, une porte s’ouvrit et une femme entra.

 

Cette porte qui s’ouvrait donnait du cabinet de Roland dans le salon, et n’était point celle par où ce dernier était sorti. À la vue de cette femme, qui releva son voile et les salua, les deux gentilshommes se levèrent et la saluèrent.

 

– Bonjour, messieurs, leur dit-elle.

 

Et, d’un geste, elle les pria de se rasseoir.

 

C’était la comtesse Artoff.

 

Mais, au même instant, une autre porte s’ouvrit et Roland reparut donnant le bras à une autre femme qui releva pareillement son voile.

 

Et les deux jeunes hommes jetèrent un cri d’étonnement et reculèrent stupéfaits ; car cette femme qui entrait, c’était pareillement la comtesse Artoff.

 

 

Il y eut entre les cinq personnages de cette scène étrange un moment de silence qui fut d’une éloquence sans égale. Le vicomte Fabien d’Asmolles regardait alternativement ces deux femmes, qui se ressemblaient si merveilleusement, et il hésitait et semblait se demander laquelle des deux était la véritable comtesse Artoff.

 

Mais M. de Kergaz, lui, n’hésita pas longtemps. Il alla droit à celle qui était entrée la dernière et lui prit la main :

 

– C’est vous, dit-il, c’est bien vous !

 

En effet, c’était Baccarat.

 

La juive était entrée par la porte du salon.

 

– Je rêve ! murmurait le vicomte Fabien d’Asmolles.

 

– Et moi, dit Armand, je devine tout, monsieur. La femme que vous avez vue ici…

 

– C’était moi, dit Rebecca, qui s’avança vers Fabien.

 

Un sourire indulgent et triste glissait sur les lèvres de la vraie comtesse.

 

– Messieurs, dit-elle, pardonnez-moi d’avoir imaginé cette rencontre. Mais j’avais un si grand besoin de me réhabiliter à vos yeux, moi que le mépris du monde avait toujours trouvée indifférente ou du moins résignée.

 

– Mais quelle est donc cette femme ? interrompit vivement Fabien.

 

Et il désignait du doigt la juive Rebecca, qui baissait les yeux.

 

– Ma sœur, dit la comtesse ; une sœur qui me haïssait et qui a été l’instrument aveugle de mon plus cruel ennemi, monsieur.

 

Le vicomte se méprit à ces paroles de Baccarat. Il crut que l’ennemi dont elle parlait n’était autre que Roland, et il lui jeta un regard de mépris.

 

La comtesse devina la portée de ce regard.

 

– Vous vous trompez, dit-elle, M. de Clayet, lui aussi, a été un instrument aveugle.

 

– Lui ! exclama Fabien.

 

Baccarat tendit la main à Roland.

 

– Mon ami, lui dit-elle, vous avez été étourdi, mais vos plus grands torts étaient involontaires, et je veux prouver au vicomte que vous êtes toujours digne de son amitié.

 

Alors, la comtesse Artoff raconta, en taisant le nom de Rocambole, l’histoire de cette abominable intrigue dont elle avait été victime, et M. de Kergaz murmura :

 

– Ah ! je comprends tout, moi. Je sais d’où partait le coup.

 

– Mais quel est donc ce misérable ? s’écria Fabien.

 

– Monsieur le vicomte, répondit Baccarat, le nom de cet homme demeurera un mystère éternel. Qu’il vous suffise de savoir que l’heure du châtiment a sonné pour lui.

 

– Il a été puni ?

 

– Il est au bagne et il y mourra, dit lentement Baccarat.

 

 

Deux heures plus tard, M. le vicomte Fabien d’Asmolles et Roland de Clayet entrèrent, se tenant par la main, dans le cercle où l’honneur du comte Artoff avait été si cruellement maltraité quelques mois auparavant, et où il était demeuré comme un fait avéré et incontestable que la comtesse avait éprouvé pour Roland la plus folle et la plus coupable des passions.

 

Le cercle était au complet.

 

– Messieurs, dit Fabien à haute voix, veuillez abandonner un moment vos parties et vos conversations, il s’agit de choses graves.

 

On le regarda avec étonnement.

 

– Je vous invite tous, messieurs, poursuivit le vicomte, à venir à l’Opéra vendredi prochain.

 

– Pour y entendre un opéra nouveau ?

 

– Non, pour y voir dans sa loge une femme calomniée, la comtesse Artoff, et auprès d’elle une autre femme qui lui ressemble comme les Ménechmes antiques se ressemblaient – une femme qui a mystifié notre ami Roland, en lui persuadant qu’elle était la comtesse Artoff, et lui a fait ainsi jouer un rôle odieux…

 

Et comme la stupeur des membres du cercle était à son comble, Roland dit tout haut :

 

– Sur l’honneur, messieurs, je confesse que la comtesse Artoff est une honnête femme, et que j’ai été moi, un fat et un niais.

 

Baccarat était réhabilitée !

 

XXXIV

Revenons maintenant à ce qui s’était passé dans la journée.

 

La comtesse Artoff et sa sœur Cerise s’étaient rendues à Fontenay-aux-Roses, où les attendait le docteur Samuel Albot. La villa occupée par le noble malade était située hors du pays, au fond d’un petit vallon verdoyant et fleuri. De grands arbres l’entouraient, et le plus profond silence régnait dans cette demeure.

 

Au moment où la comtesse arriva, le docteur lui-même vint ouvrir la grille.

 

Baccarat se précipita hors de sa voiture, examina avec anxiété le visage de l’homme de science et n’osa prononcer qu’un seul mot :

 

– Eh bien ?

 

Le docteur lui prit la main :

 

– Espérez, dit-il.

 

– Mon Dieu ! dites-vous vrai ?

 

– Il va mieux… j’espère le guérir.

 

Et le docteur, après avoir salué Cerise, prit la comtesse par le bras et la conduisit à la villa.

 

– Où est-il ? où est-il ? fit Baccarat avec une indicible anxiété.

 

– Chut ! dit le docteur.

 

Il la fit entrer dans un petit salon qui se trouvait à gauche du vestibule et lui offrit un siège.

 

– Mais où est-il donc, docteur ? fit la comtesse avec une impatience fébrile, je veux le voir.

 

– Pas encore, madame…

 

– Pourquoi, mon Dieu ?

 

Un sourire qui disait éloquemment combien il comprenait cette anxiété glissa sur les lèvres du mulâtre.

 

– Madame, dit-il à la comtesse, tranquillisez-vous ; le comte va mieux, beaucoup mieux.

 

– Mais… je ne puis donc le voir ?

 

– Non, pour le moment du moins.

 

– Ah ! s’écria la comtesse hors d’elle-même, vous me cachez quelque chose.

 

– Rien absolument, madame. Mais laissez-moi vous faire une question, une seule ?

 

– Parlez… parlez vite !

 

– Si l’on vous donnait à choisir de voir votre mari sur-le-champ et de retarder sa guérison, ou de… de ne pas le voir avant quelques heures…

 

– Oh ! mais expliquez-vous, docteur, expliquez-vous sur-le-champ… Il le faut ! vous me faites mourir…

 

– Eh bien !… madame la comtesse, dit gravement le docteur, veuillez m’écouter.

 

La sueur de l’angoisse perlait au front de Baccarat.

 

Le docteur poursuivit :

 

– Le traitement que j’ai fait suivre au comte a déjà agi fortement, avec succès. Il est encore fou, mais sa folie n’est plus la même…

 

– Ah !

 

– Il est redevenu lui-même, il sait qu’il est le comte Artoff.

 

La comtesse eut un cri de joie.

 

– C’est pour cela, madame, reprit Samuel Albot, que je crains pour lui une rechute, si vous vous montrez…

 

– Mais… pourquoi ?

 

– Hélas ! avec vous, le souvenir lui reviendra…

 

Baccarat courba le front, mais elle eut un élan d’abnégation sublime.

 

– Eh bien ! dit-elle, guérissez-le, docteur, et, s’il le faut, je renoncerai à le voir jamais…

 

– Non, madame, non, répondit le docteur, vous vous exagérez l’étendue du sacrifice que je vous demande. Attendez quelques heures seulement, et même…

 

Il sembla réfléchir, et Baccarat se suspendit à ses lèvres, attendant comme un arrêt de vie ou de mort les paroles qui allaient s’en échapper.

 

– Je crois même, reprit le mulâtre, après un silence, que vous pourriez, à travers une cloison et un judas…

 

– Ah ! que je le voie, mon Dieu ! c’est tout ce que je demande.

 

Le docteur continua :

 

– Pour bien juger de l’état d’un fou, il est nécessaire pour les médecins de l’observer parfois à la dérobée, et lorsqu’il se croit entièrement seul. C’est pour cela que j’ai fait percer dans cette pièce même, avant notre départ pour l’Espagne et la veille du jour où le comte a été conduit ici, un judas qui donne dans la pièce voisine.

 

Le docteur, en parlant ainsi, se leva et s’approcha d’une glace. Une carte de visite se trouvait glissée entre le cadre et le verre. Il l’enleva.

 

– Regardez, dit-il à la comtesse.

 

Baccarat s’approcha et jeta un coup d’œil avide à travers la glace, dans laquelle un étroit espace sans tain avait été ménagé. Elle aperçut alors une chambre à coucher, et dans cette chambre, assis dans un grand fauteuil, le comte, qui tenait sa tête à deux mains et semblait réfléchir profondément.

 

– Chut ! dit le docteur, pas de bruit, madame.

 

Il ouvrit une armoire vide. Cette armoire n’était séparée de la chambre du comte que par une mince cloison, à travers laquelle on pouvait entendre fort distinctement tout ce qui se disait dans la pièce voisine. Au bruit de cette armoire qui s’ouvrait, le comte tressaillit et releva la tête. Alors, le docteur appuya un doigt sur ses lèvres, et dit à la comtesse tout bas :

 

– Regardez… écoutez, mais pas de bruit !

 

Puis il prit par la main madame Cerise Rolland :

 

– Venez avec moi, dit-il.

 

La comtesse demeura seule, l’œil collé au trou de la glace, l’oreille attentive au moindre bruit. Quelques secondes après, elle vit la porte de la chambre s’ouvrir et Cerise entrer. Elle était seule ; le docteur, sans doute, était demeuré dans l’antichambre, et Baccarat l’entendit revenir dans le salon.

 

– J’ai fait sa leçon à votre sœur, lui souffla le mulâtre à l’oreille.

 

Au bruit de la porte qui s’ouvrit, le comte se leva vivement et regarda Cerise avec attention.

 

– Bonjour, lui dit-elle.

 

Il la regarda encore, parut hésiter un moment, puis il finit par lui tendre la main, et lui dire :

 

– Ah ! c’est vous, Cerise ?

 

– Oui, mon frère, dit-elle.

 

– Savez-vous, reprit-il en l’entraînant vers un canapé voisin, savez-vous, ma chère Cerise, qu’il y a fort longtemps que vous n’êtes venue me voir ?

 

– Mais non, comte, il y a deux jours à peine.

 

Il se prit à sourire :

 

– Mais c’est très long, deux jours, petite sœur, dit-il.

 

Il lui pressa la main avec affection :

 

– Et Léon ? demanda-t-il.

 

– Il viendra vous voir demain.

 

– Vrai ?

 

– Bien vrai.

 

Le comte se mit alors à parler à Cerise de son enfant, de son mari, de leurs occupations, tout cela aussi raisonnablement qu’il eût pu le faire trois mois auparavant. Mais il ne lui dit pas un mot de la comtesse. Bien au contraire, il chercha même à éluder tout prétexte, à éviter toute occasion de prononcer son nom.

 

Cerise passa environ une demi-heure avec lui, puis elle se retira. Le comte la reconduisit avec toutes les marques de la plus vive affection ; puis, quand la porte se fut refermée sur elle, il revint s’asseoir dans son fauteuil, cacha sa tête dans ses mains et se prit à fondre en larmes.

 

Lorsque Cerise rentra dans te salon, elle trouva le docteur, qui soutenait dans ses bras la comtesse défaillante.

 

Samuel Albot avait eu soin de refermer l’armoire, et le comte ne pouvait plus désormais entendre ce qui se passerait dans le salon.

 

– Oh ! murmura la comtesse, il n’est plus fou et il se souvient… Mon Dieu ! comme il doit me mépriser !

 

– Madame, répondit le docteur, votre mari pleure, et, comme vous le dites, la folie s’en va à mesure que le souvenir revient… Ces larmes doivent vous l’attester.

 

Baccarat pleurait à chaudes larmes.

 

– Maintenant, reprit le mulâtre, il me reste une dernière expérience à faire, et, j’en ai la conviction, elle sera décisive.

 

Cerise et Baccarat le regardèrent.

 

Puis le docteur se penchant à l’oreille de la comtesse :

 

– Si vous l’aimez, si vous ne voulez le tuer sur l’heure, au nom du Ciel, madame, partez !

 

– Partir ! dit-elle.

 

– Oui, partez, partez sur-le-champ.

 

Et comme elle paraissait ne pas comprendre :

 

– Votre mari, la veille du duel, a passé la nuit chez M. d’Asmolles, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit la comtesse.

 

– Eh bien ! dit le docteur, il faut que demain matin, au point du jour, M. d’Asmolles soit ici. Voilà tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, madame. Mais ayez foi en Dieu, votre mari est sauvé, et l’heure n’est pas loin où vous le verrez à vos genoux. Les larmes qu’il verse ne vous disent-elles pas qu’il vous aime encore ?

 

Baccarat, toute chancelante, se leva et, appuyée sur le docteur et Cerise, elle regagna sa voiture. Elle ne savait point ce que le docteur voulait faire, mais elle avait en lui une foi aveugle. Une heure après, elle rentrait à Paris. Le soir, à huit heures, elle arrivait chez M. de Clayet, et nous savons ce qui s’y passa.

 

– Monsieur, dit-elle au vicomte Fabien, quand tout fut expliqué et tandis que le jeune époux de Blanche de Chamery se disposait à aller à son cercle la réhabiliter à haute voix et fort du témoignage de Roland, monsieur le vicomte, mon malheureux époux est à Fontenay-aux-Roses, sous la garde d’un médecin habile que vous connaissez, le docteur Samuel Albot.

 

Fabien s’inclina.

 

– Le docteur vous attend, poursuivit la comtesse, et il prétend que votre vue ferait à mon pauvre comte un bien infini.

 

– J’irai, madame.

 

– Demain, au point du jour, le docteur vous attend. Au revoir, monsieur.

 

Fabien était allé à son cercle, puis il était rentré chez lui et n’avait point jugé nécessaire d’instruire sa jeune femme des événements de la journée.

 

Le lendemain matin, il arrivait à Fontenay-aux-Roses et trouvait Samuel Albot sur le seuil de la villa. Le docteur mulâtre avait été, on s’en souvient, le médecin du faux marquis de Chamery. M. d’Asmolles, qui devait toujours ignorer la terrible fin de celui qu’il avait appelé son frère, tendit la main au docteur et la lui serra cordialement. Le docteur le conduisit dans ce même salon où, la veille, il avait reçu la comtesse Artoff. Puis, pour lui comme pour elle, il déplaça la carte de visite et lui dit :

 

– Regardez !

 

Le vicomte se pencha et aperçut le comte Artoff qui, couché sur un canapé, semblait dormir profondément.

 

Le comte avait un bandeau sur les yeux, et Samuel Albot l’avait soumis, la veille au soir, après lui avoir fait prendre un narcotique, au traitement indien que Zampa avait subi, avec cette différence que la dose d’herbes indiennes pilées et appliquées en compresse était bien moindre et ne pouvait, par conséquent, laisser redouter un résultat fatal.

 

Le docteur expliqua tout cela à M. d’Asmolles ; puis il ajouta :

 

– J’ai vu la comtesse à minuit, chez elle, à Paris. J’ai appris par elle que vous connaissiez l’existence de cette femme qui lui ressemble si parfaitement.

 

– Je l’ai vue, docteur.

 

– Par conséquent, je n’ai rien à vous apprendre ?

 

– Absolument rien. Je sais tout, hormis une chose.

 

– Laquelle ?

 

– Le nom du misérable qui a conduit toute cette intrigue.

 

– Ceci, dit le docteur, c’est un secret impénétrable.

 

– Eh bien ! que dois-je faire ?

 

– Écoutez-moi, dit le docteur.

 

 

Le mulâtre et M. d’Asmolles causèrent longtemps à voix basse ; puis le premier passa dans la chambre où dormait le comte, lui ôta délicatement le bandeau qui lui couvrait les yeux et l’éveilla.

 

Le gentilhomme russe promena autour de lui un regard étonné, et ne parut point savoir où il était. Il regarda le mulâtre et lui dit :

 

– Qui donc êtes-vous ?

 

– Votre médecin, monsieur le comte, répondit Samuel.

 

– Je suis donc malade ?

 

– Vous l’avez été.

 

– Combien de temps ?

 

– Environ trois mois.

 

– C’est bizarre, dit le comte.

 

Puis il regarda encore autour de lui.

 

– Mais où suis-je donc ? fit-il.

 

– À Fontenay-aux-Roses.

 

– Chez qui ?

 

– Chez vous.

 

– Ah ! par exemple, dit le comte avec un grand sang-froid, vous vous moquez de moi.

 

– Non, monsieur le comte.

 

– Je n’ai jamais rien possédé à Fontenay-aux-Roses.

 

– Tenez, monsieur le comte, dit Samuel, qui frappa deux coups à la cloison, je vais vous présenter une personne de votre connaissance dont la vue évoquera sans doute vos souvenirs.

 

La porte s’ouvrit, Fabien entra.

 

Soudain le comte se frappa le front, jeta un cri, et se leva pâle et frémissant.

 

– Ah ! dit-il, je me souviens, je me souviens !…

 

Il recula jusqu’au mur, regarda fixement le vicomte et ajouta :

 

– Oui, oui, n’est-ce pas, je n’ai pas rêvé ? c’est bien chez vous que j’ai couché la veille du duel… Oh ! mais, que s’est-il donc passé ?

 

– Je vais vous le dire, répondit Fabien.

 

Le docteur sortit sur la pointe du pied.

 

XXXV

Fabien prit le comte par la main.

 

– Soyez calme, soyez fort, lui dit-il.

 

Le comte Artoff levait sur lui son grand œil bleu, et son regard disait qu’il n’était presque plus fou, tant il était limpide et clair.

 

– Asseyez-vous là, près de moi, continua le vicomte, et, comme je vous l’ai promis, je vais tout vous dire.

 

– Allez, dit le comte, je vous écoute.

 

– Vous avez été fou, dit Fabien.

 

– Cela doit être, car je ne sais comment je suis ici.

 

– Vous êtes ici depuis un mois. Mais avant d’être ici, vous êtes allé à Nice.

 

– C’est bizarre… je ne m’en souviens pas du tout.

 

– Cela est, comte.

 

– Et… avant ?

 

– Avant, on vous a soigné chez vous.

 

– Mais enfin, depuis quand suis-je donc fou ?

 

– Depuis trois mois.

 

Le comte passa la main sur son front, cherchant à rassembler ses souvenirs, et il finit par dire :

 

– Mais à quel moment suis-je donc devenu fou ?

 

– Au moment où vous alliez croiser le fer avec Roland de Clayet, sur le terrain, tandis que vous teniez votre épée, au moment de tomber en garde.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! l’accès vous a pris, vous vous êtes mis aux genoux de M. Roland de Clayet.

 

– Horreur ! fit le comte en pâlissant.

 

– Et vous vous êtes pris pour lui. Vous lui avez fait des excuses, vous Roland de Clayet, à lui le comte Artoff.

 

– Mon Dieu ! murmura le jeune Russe éperdu, est-ce bien vrai, ce que vous me racontez là, vicomte ?

 

– Sur l’honneur.

 

– Et… après… qu’ai-je fait encore ?

 

– On vous a reconduit chez vous.

 

– Chez moi ?

 

– Oui.

 

– À mon hôtel, rue de la Pépinière ?

 

– Oui, mon ami.

 

Le comte eut un mouvement de fureur concentrée :

 

– Mais… elle n’y était pas, au moins, dit-il, elle n’y était pas ?

 

Et il n’osa prononcer son nom, et sa voix devint sifflante et sembla en passant déchirer sa gorge.

 

– Elle y était.

 

– Et elle m’a vu ?

 

– Elle vous a vu, elle vous a soigné ; c’est elle qui vous a conduit à Nice et vous en a ramené.

 

– Ah ! murmura le comte, c’est trop d’infamie ; il faut que je me venge !

 

– J’allais vous le proposer, comte, dit froidement Fabien. Il faut tuer M. de Clayet, il faut tuer la femme qui l’a aimé… il faut les tuer ensemble.

 

– Ensemble, ils sont ensemble ?

 

– Certainement.

 

Les lèvres du jeune Russe blanchissaient et commençaient à se border d’une écume sanglante.

 

Fabien, si modéré ordinairement, paraissait être devenu un autre homme.

 

– Que voulez-vous ? dit-il, vous étiez fou… un mari fou est commode…

 

– Eh bien ! dit le comte, qui se redressa et dont l’œil eut un éclair terrible, ma folie est passée, et je vais le leur prouver à tous deux.

 

– Tenez, lui dit Fabien, voyez cette lettre.

 

Et il lui tendit un billet sans signature, mais dont l’écriture ressemblait à s’y méprendre à celle de Baccarat ; cette écriture, que Rocambole avait si merveilleusement imitée que la comtesse Artoff elle-même avait failli s’y tromper, ce billet était un de ceux que Roland avait reçus et qu’il avait conservés.

 

Comment et pourquoi se trouvait-il dans les mains de M. d’Asmolles ?… C’était sans doute le secret du docteur Samuel Albot…

 

Le billet était sans date et disait simplement :

 

« À onze heures, à la petite maison. Je t’attends. »

 

– Lisez, dit le vicomte. Vous voyez, elle l’attend.

 

– Mais… où ?… quand ? fit le comte tremblant de fureur.

 

– À Passy, dans la maison qu’elle a louée tout exprès pour lui.

 

– Et c’est… aujourd’hui ?

 

– Oui, mon ami.

 

Fabien montra du doigt une pendule.

 

– Venez, dit-il, il est dix heures. J’ai ma voiture et deux bons chevaux à la porte. Nous avons le temps d’arriver à Passy.

 

– Allons donc, alors !… s’écria le comte, allons, mon ami !…

 

– Venez, lui dit Fabien.

 

Et le vicomte frappa à la cloison.

 

Un domestique parut. Le comte Artoff reconnut son valet de chambre.

 

Le valet entrait avec le chapeau et le pardessus de son maître.

 

– Vous voyez bien que je ne suis plus fou, dit le comte, je reconnais mon valet de chambre.

 

En quelques secondes, le comte Artoff fut habillé.

 

– Venez, répéta Fabien en le prenant par la main.

 

M. d’Asmolles fit traverser au comte Artoff le salon voisin, un grand vestibule, descendre quelques marches ensuite, et le pauvre fou, redevenu raisonnable, regarda avec un naïf étonnement le grand jardin dans lequel il se trouvait.

 

– Comment ! dit-il, il y a un mois que je suis ici ?

 

– Oui, mon ami.

 

– Je me suis promené sous ces arbres ?…

 

– Sans doute, tous les jours.

 

– Ah ! murmura le comte, c’est votre vue qui vient de me rendre la raison.

 

– Non, répondit Fabien en souriant.

 

– Qu’est-ce alors ?

 

– Un remède indien du docteur Samuel Albot, ce mulâtre qui vous a soigné et que vous avez vu tout à l’heure.

 

– Tout cela est étrange !

 

– Ah ! dit Fabien, quand vous serez de retour de Passy, vous en saurez bien davantage, mon ami.

 

– Oh ! parlez maintenant, parlez… je suis prêt à tout.

 

– Non, vengez-vous d’abord.

 

Et Fabien tira de sa poche un joli poignard damasquiné, enfermé dans une gaine de chagrin noir.

 

– Tenez, dit-il, voici pour punir les coupables.

 

Le comte Artoff le prit et laissa échapper comme un rugissement.

 

– Soyez tranquille ! ma main ne tremblera point en le tenant.

 

Tandis qu’ils échangeaient ces quelques mots, les deux jeunes hommes étaient arrivés à l’extrémité du jardin et se trouvaient devant la grille.

 

La grille était ouverte et le coupé du vicomte attendait.

 

– Montez ! dit Fabien.

 

Puis il dit au cocher :

 

– À Passy, rue de la Pompe.

 

Le coupé partit rapide comme l’éclair, regagna Paris, le traversa, et vint, à Passy, s’arrêter à l’entrée de la rue annoncée.

 

Là, le vicomte fit mettre pied à terre à son compagnon :

 

– Laissons ma voiture ici, dit-il. On ne surprend point les gens en arrivant à grand bruit.

 

Le comte Artoff avait la pâleur livide d’un cadavre. Il tenait dans sa main crispée le poignard que lui avait remis Fabien et il en froissait la poignée.

 

Pendant tout le trajet de Fontenay-aux-Roses à Passy, il avait gardé un silence farouche. Cependant, lorsqu’il eut mis pied à terre et se fut engagé dans la rue, il serra tout à coup le bras à Fabien.

 

– Regardez-moi, lui dit-il ; je suis pâle, n’est-ce pas ?

 

– Un peu.

 

– Eh bien ! cette pâleur, voyez-vous, c’est notre colère à nous, gens du Nord, c’est la colère blanche. Je suis toujours russe, mon ami. Jetez l’écorce du gentilhomme moscovite, vous retrouverez le descendant de Gengiskan !

 

Fabien s’arrêta devant cette petite maison où Rebecca avait reçu jadis Roland de Clayet. À cette porte stationnait un élégant tilbury à télégraphe, attelé d’un cheval anglais.

 

– C’est sa voiture, dit Fabien.

 

Et il sonna.

 

Une femme de chambre vint ouvrir, parut troublée à la vue de ces deux hommes, inconnus pour elle sans doute, et dit avec précipitation :

 

– Madame n’y est pas !

 

– Elle y est, dit Fabien. Nous sommes des amis de M. Roland et tu vas nous laisser entrer.

 

– Qui dois-je annoncer ?

 

– Personne. Tiens, voilà pour toi.

 

Fabien se retourna vers le comte et posa un doigt sur ses lèvres.

 

– Chut ! dit-il.

 

La femme de chambre s’effaça, et les deux jeunes hommes traversèrent le vestibule sur la pointe du pied. Ils gravirent un escalier, étouffant toujours le bruit de leurs pas.

 

Sur le palier du premier étage, M. d’Asmolles s’arrêta et se retourna vers le comte. Le comte était pâle comme un mort, mais il marchait d’un pas ferme, la tête haute, l’œil enflammé.

 

M. d’Asmolles appliqua son oreille contre une porte :

 

– Écoutez, dit-il, je les entends.

 

Le comte se pencha à son tour et eut un frisson d’aveugle fureur. Il entendait une voix qui le faisait tressaillir, une voix qu’il reconnaissait ou croyait reconnaître.

 

Et comme un rayon de jour filtrait à travers la serrure, il se pencha plus bas encore et appliqua son œil à ce trou.

 

En face de lui, éclairée par la lumière qui entrait à flots par une croisée ouverte, nonchalamment assise dans une bergère, se trouvait une femme : c’était la comtesse Artoff, mais la comtesse ridée, fanée, vieille de trois ou quatre ans, quoique toujours belle. À genoux devant elle, sur un coussin de moquette, un jeune homme tenait ses mains. Elle disait, assez haut pour que le comte entendît bien distinctement :

 

– Ainsi, tu m’aimes ?

 

– Toujours ! répondit le jeune homme, qui se retourna vers la porte.

 

Le comte reconnut Roland et, ivre de fureur, il fit voler la porte en éclats et se précipita dans la pièce où se trouvaient les deux amants, dégainant le poignard que M. d’Asmolles lui avait donné. Mais, au même instant, une autre porte s’ouvrit, une femme entra et se plaça entre lui et le groupe effaré, qui s’était levé précipitamment. Et le poignard que le comte brandissait lui échappa et tomba sur le parquet ; et il s’arrêta étourdi et comme frappé de la foudre.

 

La femme qui venait d’entrer, c’était une autre comtesse Artoff, mais plus jeune, plus belle que celle aux pieds de qui il venait de voir Roland. Et celle-là portait la tête haute, elle avait le front pur et le regard limpide ; elle vint à lui et lui posa ses mains blanches sur l’épaule, disant :

 

– Eh bien ! mon Stanislas bien-aimé, laquelle de nous deux porte ton nom ? Est-ce cette femme qui porte ton nom ? est-ce moi ?

 

Le comte jeta un cri, comprit tout, tomba aux genoux de sa femme, balbutia le mot de pardon et s’évanouit.

 

En même temps, le docteur Samuel entra et dit à la comtesse :

 

– Rassurez-vous, madame, votre mari n’est plus fou. Cette dernière crise l’a sauvé.

 

 

Quelques heures après, le comte Artoff, faible encore, car de telles émotions l’avaient brisé, se trouvait assis dans un grand fauteuil, auprès d’une des croisées de la petite maison de Passy.

 

M. d’Asmolles n’était plus là.

 

À la place du vicomte, trois personnages entouraient le jeune Russe : ces trois personnages étaient la comtesse, Roland de Clayet, à qui le comte avait tendu la main, et le docteur Samuel Albot.

 

Le comte venait d’apprendre de leur bouche la terrible histoire que nous savons, et il comprenait tout enfin.

 

– Mon ami, lui dit la comtesse, maintenant nous pouvons vivre heureux et tranquilles ; sir Williams est mort, et l’héritier de ses vices est réduit à l’impuissance.

 

– Ainsi, demanda le comte, d’Asmolles ne sait rien ?

 

– Et il ne saura jamais rien, ni lui, ni sa jeune femme. La pensée qu’ils ont aimé ce misérable et l’ont cru leur frère empoisonnerait leur vie à tout jamais.

 

– Mais lui ?

 

– Ah ! le marquis de Chamery, le vrai, celui qui a épousé Conception ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! il reviendra dans quelques années bruni par le ciel indien, méconnaissable. Sa femme lui aura raconté jour par jour et presque heure par heure l’existence parisienne de Rocambole ; il l’aura apprise dans ses moindres détails à mesure que ces moindres détails se seront effacés dans l’esprit du vicomte et de sa femme.

 

Elle lui jeta ses beaux bras autour du cou, se pencha à son oreille et lui dit avec un accent de tendresse sans égale :

 

– Oh ! j’ai trop souffert et j’ai cru que j’en mourrais. Je veux vivre, à présent, vivre pour toi, rien que pour toi, seule avec toi… Je t’aime !

 

XXXVI

Cinq ans après les événements que nous venons de raconter, madame la comtesse Artoff, se trouvant à Odessa, reçut la lettre suivante :

 

« Ma chère comtesse,

 

« Cette lettre ne me précédera en Europe que de quelques jours. Albert et moi nous revenons, ou plutôt nous avons demandé à revenir.

 

« Savez-vous pourquoi ?

 

« C’est que mon mari est méconnaissable et ne ressemble plus à lui-même. Le ciel indien l’a tellement bronzé que le capitaine du navire qui nous a transportés en Chine, il y a cinq années, et qui est venu hier nous demander à dîner, ne le reconnaissait pas.

 

« En outre, ma chère comtesse, dans une chasse au tigre, il a reçu un coup de griffe qui lui a déchiré la joue sans le défigurer. Mon Albert est toujours beau, mais cette cicatrice lui a refait une physionomie toute différente. Par conséquent, nous pouvons sans danger revenir en France. Blanche ni Fabien ne s’apercevront pas de la substitution. D’ailleurs, Albert sait bien son rôle. Il a appris jour par jour, et pour ainsi dire heure par heure, la vie de ce misérable que vous savez…

 

« Êtes-vous à Paris ? êtes-vous en Russie ? Voilà ce que je ne sais pas, ma chère comtesse ; mais ce que je sais bien, c’est que nous sommes décidés, Albert et moi, nous qui vous devons notre bonheur, à vous aller voir où vous serez.

 

« Nous nous embarquons à la fin de février ; la traversée est de six mois. Je vous assure que nous ne nous arrêterons pas longtemps en Espagne, le temps d’y prendre ma pauvre mère, qui doit s’y trouver vers la fin de septembre. Albert a soif de voir sa sœur.

 

« Au revoir donc, ma chère comtesse ; aimez-moi un peu et attendez ma visite prochaine.

 

« Mes compliments à ce cher comte Artoff.

 

« Votre CONCEPTION. »

 

 

Blanche de Chamery, vicomtesse d’Asmolles,

à la comtesse Artoff, à Odessa.

 

« Chère comtesse,

 

« Mon cœur éclate de joie !

 

« Mon frère revient. Il m’a écrit sa prochaine arrivée, et un post-scriptum de cette bonne et charmante Conception m’apprend que le navire à bord duquel ils s’embarquent mouillera à Cadix vers la fin de septembre.

 

« Or, nous sommes au 15 de ce mois, ma chère comtesse, et nous partons ce soir, Fabien et moi, pour aller à la rencontre de mon cher Albert.

 

« Nous serons à Cadix dans cinq jours.

 

« Adieu, comtesse, revenez à Paris cet hiver. Il y a déjà si longtemps que nous vous avons vue, vous et ce cher comte, que Fabien aime comme un frère.

 

« À vous toujours et partout,

 

« BLANCHE D’ASMOLLES. »

 

 

Conception, duchesse de Chamery-Sallandrera,

à la vicomtesse Blanche d’Asmolles,

à l’hôtel des Rois Maures, à Cadix.

 

En rade de Cadix, à bord de la

frégate le Cervantes.

 

« Ma bonne sœur,

 

« Nous sommes depuis hier en rade de Cadix ; mais nous sommes soumis à la quarantaine et nous ne pouvons débarquer avant huit jours. Cependant le capitaine m’a dit que nous pourrions nous voir avant ces mortels huit jours, et qu’il prenait sur lui de frauder cette loi terrible de la quarantaine, attendu que tout le monde sur le Cervantes, équipage et passagers, se porte à merveille.

 

« Il vient d’écrire un mot au commandant du port qui n’est plus, du reste, le capitaine Predro C…, parent du général C…, que nous avons connu à Paris, mais un vieil officier de marine avec lequel il a servi trente années à bord du même navire.

 

« Le commandant se chargera, sans doute, de vous à bord de son canot… Ce soir, à la nuit.

 

« CONCEPTION. »

 

Le soir du jour où ce dernier billet parvint à l’hôtel des Rois Maures, vers quatre heures environ, le vicomte Fabien d’Asmolles et sa jeune femme descendirent sur le port, et, comme autrefois Fernand Rocher et Hermine, ils trouvèrent le canot du commandant qui les attendait. Le capitaine Gomez – tel était le nom du nouveau gouverneur maritime de Cadix – vint à leur rencontre et les salua avec la courtoisie familière de gens déjà présentés. En effet, il avait vu Fabien la veille et lui avait promis de faire tous ses efforts pour abréger la quarantaine du navire le Cervantes. Le matin même, il avait reçu le billet du capitaine et l’avait remis au vicomte en lui écrivant qu’il l’attendrait lui et sa femme, sur le port, vers cinq heures.

 

– Monsieur le vicomte, dit le commandant, mon vieil ami le capitaine du Cervantes va me faire commettre une infraction grave aux règlements maritimes, et je ne puis atténuer cette infraction qu’en mettant en application le principe : Faute avouée est à moitié pardonnée.

 

« Nous allons nous rendre en cachette à bord du Cervantes.

 

– C’est assez difficile, dit Fabien en riant et montrant la rade et le port. Il y a toujours des témoins de notre voyage.

 

– Attendez, répondit le capitaine, j’ai un petit plan que je vais vous développer.

 

Il étendit la main.

 

– Tenez, dit-il, voyez-vous le Cervantes, là-bas ?

 

– Oui, dit Blanche.

 

– Et un peu plus loin, sur la gauche, cet îlot ?

 

– Oui, capitaine.

 

– C’est îlot sert de chantier à une brigade de forçats qui font des cordes et des câbles. On les y conduit le matin et on les y laisse toute la journée sous les ordres de trois ou quatre gardiens. Or, cet îlot renferme une grotte curieuse remplie de stalactites. L’îlot est donc un but de promenade en mer, et je vous y conduis pour vous faire admirer la grotte.

 

– Très bien, dit le vicomte.

 

– À la nuit close, poursuivit le capitaine, nous remontons en canot, et, presque au même instant, le capitaine du Cervantes, le duc et la duchesse de Sallandrera descendent dans la chaloupe du navire, et les deux embarcations se rencontrent comme par hasard. Comprenez-vous ?

 

– Oui, certes, dit Fabien.

 

Le capitaine offrit sa main à la vicomtesse pour descendre dans le canot ; puis au mot nagez ! les douze forçats se courbèrent sur leurs avirons et l’embarcation sortit du port. Une heure après, Fabien et sa femme mettaient pied sur l’îlot. C’était l’heure où les forçats qui travaillaient au chanvre prenaient leur repas du soir. Ils étaient assis en rond, au bord de la mer, et causaient assez joyeusement. À la vue du commandant, ils se levèrent et ôtèrent leurs bonnets en signe de respect, et pour obéir, sous peine du fouet, à la consigne.

 

– Bon appétit ! dit le capitaine Gomez en passant.

 

Il donnait le bras à Blanche de Chamery, et Fabien marchait auprès de lui.

 

Le capitaine aperçut à trente pas du groupe un condamné qui se tenait à l’écart, et était couché tout de son long. Le forçat, à la vue du capitaine, essaya de se soulever, mais il ne put qu’ôter son bonnet et retomba, étouffant un gémissement de douleur.

 

– Qu’a donc cet homme ? demanda le capitaine à un garde-chiourme.

 

– Ah ! répondit ce dernier, c’est le marquis. Il s’est cassé la jambe tout à l’heure. Il faudra l’envoyer à l’hôpital ce soir.

 

– Ah ! c’est le marquis ?

 

– Oui, commandant.

 

– Vous avez des marquis au bagne ? fit le vicomte en riant.

 

– Oh !… répondit le capitaine en riant aussi, c’est un faux marquis. Mais il est français, dit-on.

 

– Et quel crime a-t-il commis ?

 

– Ma foi ! je ne sais pas, dit le commandant du port, les gardiens savent son histoire. Tout ce que je sais, moi, c’est qu’il s’est évadé il y a cinq ans, s’est défiguré pour n’être point reconnu et s’est laissé reprendre huit jours après.

 

Le forçat gémissait de douleur.

 

– Pauvre homme !… murmura madame d’Asmolles.

 

Et, toujours appuyée sur le bras du commandant, elle s’approcha du forçat, que sa jambe cassée empêchait de remuer. Le forçat l’aperçut, la regarda avidement, regarda Fabien d’Asmolles et jeta un cri.

 

– Pauvre homme ! dit à son tour Fabien. Il est horrible à voir ; mais il paraît souffrir étrangement.

 

– Commandant, dit Blanche de Chamery d’une voix émue, est-ce que vous n’allez pas faire transporter ce malheureux à l’hôpital et lui faire donner des soins ?

 

Et elle prit sa bourse, en retira quelques pièces d’or, se pencha vers le forçat et les lui remit :

 

– Prenez courage, lui dit-elle, Dieu est bon et il pardonne.

 

À ces mots, que la vicomtesse prononça avant de s’éloigner en s’appuyant sur le bras du commandant, le forçat répondit par un sourd gémissement. Cette femme, qui s’éloignait et qui venait de lui faire l’aumône en lui parlant de la bonté divine et prononçant le mot de pardon, il l’avait appelée sa sœur !…

 

Et Rocambole oublia un moment ses souffrances physiques ; le forçat aux épaules meurtries par le fouet des gardes-chiourmes, eut un éblouissement et il lui sembla voir passer devant ses yeux, comme un enivrant tourbillon, Paris, les Champs-Élysées, le boulevard des Italiens, tout ce monde étincelant de lumières et de bruit au milieu duquel il avait vécu. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux et il murmura avec désespoir :

 

– Elle ne m’a pas reconnu !… Oh ! tout ce que j’ai souffert jusqu’à ce jour n’était rien ; voilà le CHÂTIMENT !…

 

 

 

 


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Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

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Juin 2009

 

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[1] Appelé le Ravin des Morts, dans le tome précédent.

[2] Le Club des Valets de cœur.

[3] Sic.

[4] Sic. La majuscule en pareil cas connote le changement de discours ou de vision.

[5] Sic.

[6] Prix fondé en 1782 par le baron Montyon et décerné chaque année au « Français pauvre ayant accompli l’action la plus vertueuse ».

[7] Sic.