Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

LES EXPLOITS DE ROCAMBOLE

Tome I

UNE FILLE D’ESPAGNE

 

 

 

La Patrie – 29 octobre 1858 au 10 avril 1859
109 épisodes

E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866

(cf mémento bibliographique)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 6

II. 20

III. 32

IV.. 41

V.. 56

VI. 69

VII. 83

VIII. 95

IX.. 107

X.. 120

XI. 134

XII. 149

XIII. 161

XIV.. 171

XV.. 187

XVI. 201

XVII. 213

XVIII  MANUSCRIT DE CONCEPTION.. 224

XIX.. 234

XX.. 245

XXI. 255

XXII. 266

XXIII. 279

XXIV.. 289

XXV.. 302

XXVI. 315

XXVII. 328

XXVIII. 342

XXIX.. 349

XXX.. 365

XXXI. 381

XXXII. 395

XXXIII. 410

XXXIV.. 424

XXXV.. 438

XXXVI. 452

XXXVII. 465

XXXVIII. 479

XXXIX.. 493

XL.. 509

XLI. 523

XLII. 538

XLIII. 554

XLIV.. 570

XLV.. 585

XLVI. 600

XLVII. 614

XLVIII. 627

XLIX.. 639

L.. 651

LI. 664

LII. 679

LIII. 693

LIV.. 706

LV.. 719

LVI. 734

LVII. 749

LVIII. 763

LIX.. 777

LX.. 792

LXI. 808

LXII. 821

LXIII. 836

LXIV.. 849

LXV.. 864

LXVI. 877

LXVII. 889

LXVIII. 901

À propos de cette édition électronique. 917

 

I

Le brick de commerce français la Mouette, faisant route de Liverpool au Havre, filait dix nœuds à l’heure.

 

– Bon temps, bonne brise, vent arrière ! murmurait le capitaine avec satisfaction en se promenant sur le pont du navire, en envoyant au ciel les spirales bleues de la fumée de son cigare. Si cela continue douze heures encore, nous entrerons demain matin dans le port du Havre, que la Mouette n’a pas revu depuis quatre ans.

 

– Vraiment, capitaine, vous n’avez pas vu la France depuis quatre années ?

 

Cette question venait d’être faite par un passager qui, se promenant également de long en large sur le pont, mais en sens inverse, s’était trouvé face à face avec le capitaine et avait entendu son exclamation.

 

– Nô, sir, répondit ce dernier, ce qui, en anglais est-il besoin de le dire ? signifiait : Non, monsieur.

 

Or, bien que la question lui eût été adressée en français, le capitaine était excusable de répondre en langue britannique, si on envisageait le personnage qui venait de se faire son interlocuteur.

 

C’était un jeune homme de taille moyenne, de vingt-six à vingt-huit ans, blond, d’une figure agréable, distinguée, mais empreinte de ce masque de froideur qui caractérise les fils de la hautaine Albion. Sa mise était bien celle d’un Anglais en voyage : pantalon à grands carreaux gris et noir, collant, plaid écossais enroulé autour d’un paletot court à vastes poches et de couleur roussâtre, casquette conique à longs rubans flottant sur les épaules, gibecière de voyage après laquelle étaient suspendus pêle-mêle un dictionnaire anglais-français, une longue-vue, un étui de cigares et une petite gourde emplie de rhum. Il portait en outre, placé sur son avant-bras gauche, une grande couverture, ce vade-mecum éternel du voyageur britannique.

 

– Oh ! dit-il avec un léger accent qui trahissait l’insulaire, mais en très bon français néanmoins, vous pouvez vous dispenser, capitaine, de me parler anglais. J’habite Paris chaque hiver.

 

Le capitaine s’inclina.

 

– Ainsi, poursuivit le jeune Anglais, vous revenez sans doute de l’Australie ou de l’Amérique du Sud ?

 

– Je viens de Chine, sir.

 

– Et vous êtes du port du Havre ?

 

– Natif d’Ingouville.

 

– Ainsi, vous pensez que demain, nous entrerons dans le port ?

 

– À moins de malheur… ou d’un grain.

 

Et le capitaine braqua sa longue-vue tour à tour sur les quatre points cardinaux.

 

– Le ciel est bleu comme un lac d’indigo, dit-il ; je vais remettre le commandement à mon second et aller me coucher. Voici six heures du soir. J’étais de quart la nuit dernière, et je meurs de sommeil. Bonsoir, sir Arthur.

 

– Bonsoir, capitaine.

 

Le commandant de la Mouette et le jeune homme qu’il venait de nommer sir Arthur se séparèrent en se saluant.

 

Le premier transmit le commandement à son second, l’autre demeura sur le pont, et s’accouda tout rêveur au bastingage.

 

– Ma parole d’honneur ! murmura-t-il en attachant un regard ardent vers l’horizon du sud, que la lune éclairait en plein, je ne suis ni sentimental, ni poétique, j’ai toujours eu un assez beau dédain pour ceux qui chantent les douleurs de l’exil, les charmes de la patrie lointaine et désirée, et pourtant le cœur me bat rien qu’à la pensée que demain je serai au Havre. Quelle folie ! Serais-je donc réellement devenu un Anglais, un gentleman pur sang, s’intéressant aux courses d’Epsom, à un roman de Charles Dickens, écrivant de petits vers dans le journal de son comté et rêvant d’épouser une miss vaporeuse aux bras rouges, aux yeux bleus, aux cheveux carotte, et revenant de son troisième voyage autour du monde ? Non, rien de tout cela. Le cœur me bat, parce que demain je serai au Havre et que Le Havre n’est qu’à cinq heures de Paris…

 

Et sir Arthur prononça ce mot avec toute l’émotion d’un fils qui dirait tout bas le nom de sa mère.

 

– Paris ! reprit-il, ô la terre des audacieux et des forts, des penseurs et des soldats. Paris ! ô la patrie de tous ceux qui ont au cœur une étincelle de domination, dans le cerveau une lueur de génie… J’ai passé quatre années enveloppé dans ce brouillard anglais dont l’humide étreinte finit par tuer, – et pendant quatre années, à toute heure, à chaque minute, je n’avais qu’à fermer les yeux pour revoir en songe, et comme en un céleste éblouissement, ce Paris nocturne ou resplendissant de soleil, cet Eldorado qui commence à Tortoni[1] pour finir au Bois et déroule, au soleil des Champs-Élysées, ses chevaux et ses équipages tout constellés de femmes jeunes, élégantes et belles, comme on en chercherait en vain par tout le reste de la terre.

 

Sir Arthur soupira. Puis il reprit ainsi son monologue :

 

– Oui, j’ai passé quatre années à Londres, cultivant la vertu comme un bourgeois du Marais cultive un pot de réséda, vivant modestement de mes dix mille livres de rente, n’ayant pas même un cheval de selle, dînant en ville, allant prendre, le soir, une tasse de thé chez des marchands de la Cité, qui me lorgnaient tous pour leur fille… Une année encore, et sir Arthur, gentleman anglo-italien, épousait sérieusement miss Anne Perkins ou la veuve mistress Trois étoiles, avait droit de bourgeoisie, se mêlait des élections, prononçait des discours dans les meetings, et devenait vice-président d’une société de tempérance quelconque. Heureusement sir Arthur s’est souvenu qu’il s’était nommé jadis le vicomte de Cambolh, puis le marquis don Inigo de los Montes, qu’il avait présidé feu le Club des Valets de cœur, et que son infortuné maître, sir Williams, lui avait prédit un grand avenir…

 

Et Rocambole, car c’était bien notre ancienne connaissance du Club des Valets de cœur, quitta le pont à ces derniers mots, et descendit dans sa cabine.

 

– Voyons ! se dit-il en s’enfermant dans cette chambre de six pieds carrés qui devient le logement d’un passager de première classe, il ne suffit pas de se dire un matin : je ne suis pas fait pour vivre de dix mille francs de rente comme un bourgeois vertueux ; il faut à mon ambition la vaste scène de Paris, des chevaux de sang, des maîtresses blondes et un petit hôtel. Non, il faut savoir encore comment faire pour avoir tout cela, et c’est ici que je sens plus vivement que jamais la perte de mon honorable professeur sir Williams…

 

Rocambole crut convenable de pousser un léger soupir, en manière d’oraison funèbre à l’adresse de sir Williams, sans doute mis à la broche et mangé depuis longtemps par les sauvages des terres australes ; puis il s’assit devant l’unique table de sa cabine, sur laquelle se trouvaient étalés divers papiers, et, parmi eux, un petit carnet dont chaque feuillet était couvert de caractères manuscrits.

 

Il s’empara de ce carnet, l’ouvrit et sembla vouloir employer toute son attention et toute son intelligence à déchiffrer et à comprendre le sens exact de cette écriture fine et serrée, dont les pages étaient surchargées, et qui était un mystérieux assemblage de chiffres et de lettres. Ce carnet était celui que Rocambole avait trouvé sous la toile d’un vieux portrait de famille dans le château de Kergaz la veille de son départ.

 

– Au diable sir Williams et son langage hiéroglyphique, murmura-t-il après quelques minutes d’absorption, voici quatre années que j’en cherche vainement la clé, et je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Il me faut, hélas ! en conclure que sir Williams avait deux écritures, l’une qui était à ma portée, aux mystères de laquelle il m’avait initié depuis longtemps, l’autre qui n’était que pour lui. Le calepin, où se révèle à chaque page le génie de mon pauvre maître, est empli de documents précieux, d’indications excellentes, il renferme le point de départ de vingt affaires. Malheureusement, la dernière clé de la serrure, celle qui fait jouer le ressort mystérieux, me manque. De telle façon que je suis dans la situation d’un homme à qui on dirait : « Il y a à Londres, dans une maison, au premier étage, et dans un cabinet donnant sur la rue, une valise pleine d’or. Allez la chercher, on vous la donne. » Malheureusement, on oublierait de dire à cet homme le nom de la rue et le numéro de la maison… Ah ! sir Williams était un homme prudent ; il avait une écriture pour les faits, une autre pour les noms et les dates. Ainsi, voici ce que je lis :

 

« Il y a à Paris un hôtel, rue… »

 

Le nom de la rue, s’interrompit-il, est tracé dans le deuxième langage hiéroglyphique, celui que je ne comprends pas…

 

Et Rocambole continua :

 

« Cet hôtel est habité par le marquis et la marquise de… – encore un nom illisible ! – et leur fille. Le marquis a soixante ans, la marquise cinquante, leur fille en a dix-sept. La maison est riche de cent mille livres de rente.

 

« Le marquis a un fils qui doit avoir vingt-quatre ans environ. Ce fils s’est embarqué comme mousse à l’âge de dix ans, sur un navire anglais de la Compagnie des Indes. Depuis, il n’a point reparu. Est-il mort ou vivant ? La marquise l’ignore. Son mari seul a le dernier mot de la destinée du pauvre enfant, et il emportera ce dernier mot dans la tombe aussi bien peut-être que le secret de cette conduite étrange d’une famille riche et titrée qui voue son unique héritier à la rude et misérable vie d’un mousse du commerce. Cette famille est retirée au fond de son hôtel, ne voyant personne ; le marquis sombre et taciturne, sa femme agitée de la frêle mais ardente espérance qu’elle reverra son fils un jour.

 

« Si ce fils revenait, il aurait, à la mort de son père, soixante-quinze mille livres de rente, car, dans la famille de… les mâles ont toujours le quart en sus. On pourrait donc… »

 

Ici l’écriture hiéroglyphique recommençait et devenait inintelligible pour le possesseur des tablettes de sir Williams.

 

Évidemment celui-ci, à qui cette première écriture que le jeune homme pouvait déchiffrer avait été plus courante et plus familière, ne s’était servi de la seconde, de pure convention avec lui-même et, d’ailleurs, beaucoup plus compliquée, que pour les noms, les dates et ses plus audacieuses inspirations.

 

Rocambole repoussa le carnet avec découragement :

 

– Maudit sir Williams ! exclama-t-il. Ainsi je sais qu’il est une marquise, laquelle attend un fils qui ne vient pas. Elle a une fille et cent mille livres de rente. Seulement j’ignore le nom de cette marquise, celui de la rue qu’elle habite, et quant au parti qu’on pourrait tirer de tout cela… Parbleu ! s’interrompit brusquement Rocambole, ce qu’on pourrait faire, je le sais… il faudrait se faire passer pour le fils de la marquise, si on savait comment elle se nomme, en quel lieu elle habite, et quel est le nom de ce fils, mort sans doute… Malheureusement on ne sait rien de tout cela, et sir Williams a emporté son secret en Australie.

 

Rocambole redevint rêveur, et s’approcha du sabord qui servait de croisée à sa cabine.

 

– Pauvre sir Williams, se dit-il, un bien beau génie !… Mais quel guignon ! de magnifiques inspirations et pas de chance ; il trouvait toujours la voie du succès et ne réussissait jamais… Ah ! si j’avais le génie de sir Williams !

 

Rocambole, qui venait de terminer son monologue par un nouveau soupir, fut brusquement arraché à sa rêverie par un bruit insolite qui retentissait dans la galerie :

 

– Tout le monde sur le pont ! criait la voix impérieuse et dure du capitaine.

 

– Oh ! oh ! pensa Rocambole, le capitaine m’a quitté, il y a une heure, pour aller se coucher, et le voilà déjà levé, et il appelle l’équipage… que signifie tout cela ?

 

Rocambole quitta sa cabine et monta sur le pont. Le capitaine était déjà sur son banc de quart et donnait des ordres, les matelots carguaient les voiles, les passagers paraissaient consternés. Pourtant la mer était calme, le ciel était serein, il faisait un temps superbe… du moins un homme de terre l’eût juré.

 

La première personne que Rocambole rencontra et à qui il demanda l’explication de cette rumeur inaccoutumée, qui troublait tout à coup le calme nocturne du bord, était un jeune homme blond, grand et mince, enveloppé dans un caban de matelot, portant à sa casquette de toile cirée un petit liseré d’argent, qui semblait indiquer un officier de marine.

 

Ce jeune homme avait, au milieu de ces visages consternés, une belle figure souriante et calme, et il braquait une longue-vue sur l’horizon, avec le flegme d’un vrai marin.

 

– Pardon, monsieur, lui dit Rocambole, pourriez-vous me dire ce que tout cela signifie ? pourquoi on nous fait monter sur le pont, pourquoi on cargue les voiles… et ce qu’il y a de si menaçant dans l’avenir que tous ces gens-là – et il désignait une dizaine de passagers – vous ont des mines de patients qui vont au supplice ?

 

Rocambole avait adressé la question en bon anglais.

 

– Monsieur, répondit le jeune homme dans la même langue, nous allons avoir un grain.

 

– Un grain ?

 

– Oui, c’est-à-dire une tempête.

 

– Allons donc ! il n’y a pas un nuage au ciel.

 

– Pour vous, monsieur ; mais pour nous qui sommes des gens de mer… Tenez, prenez ma longue-vue, regardez.

 

Rocambole prit la longue-vue.

 

– Voyez-vous, là-bas, à l’ouest, continua son interlocuteur, ce petit point grisâtre qui ressemble à une voile ?

 

– Oui, dit Rocambole.

 

– Eh bien ! dans une heure, ce petit nuage aura envahi tout le ciel, converti cette nuit transparente et lumineuse en une nuit opaque ; ses flancs vomiront la foudre et la tempête, et cette mer unie, calme comme un lac, deviendra tout à coup furieuse ; ses lames se couronneront d’écume, notre navire dansera à leur crête comme une misérable coquille de noix, et il ne faudrait qu’un lambeau de toile au vent, une bonnette qu’on aurait oublié de carguer, pour nous faire faire naufrage.

 

Le jeune homme s’exprimait avec la netteté et le sang-froid d’un marin consommé.

 

– Comment, monsieur, dit Rocambole, ce pauvre petit nuage, peut-il vous faire présager tout cela ?

 

– Monsieur, dit le jeune homme en souriant, je suis marin, et les marins font du ciel une si constante étude qu’ils se trompent rarement.

 

– Ainsi, nous allons essuyer une tempête ?

 

– Terrible, monsieur.

 

– Sommes-nous réellement en danger ?

 

– Peut-être.

 

– Diable ! fit Rocambole, qui, tout brave qu’il était, ne se souciait que médiocrement d’aller coucher sous les algues.

 

– Mon Dieu ! continua le jeune marin avec un sourire plein de mélancolie, nous sommes tellement habitués, nous autres gens de mer, à faire le sacrifice de notre vie, que nous prenons toujours les choses au pis. Mais il peut se faire que je m’exagère la situation… d’ailleurs le capitaine de ce navire, où je ne suis que passager, moi, sait son métier, son équipage est bon… Et puis, acheva-t-il, étendant la main, Dieu est grand et bon, et d’un souffle il apaise les tempêtes…

 

– Ah ! dit Rocambole, vous n’êtes que passager à bord ?

 

– Oui, je suis enseigne de vaisseau de la Compagnie des Indes.

 

Cette réponse fit tressaillir Rocambole qui se souvint des notes du carnet de sir Williams.

 

– Êtes-vous allé au Havre ?

 

– Monsieur, répondit le jeune homme, je vais à Paris où je dois avoir une mère et une sœur que je n’ai pas vues depuis dix-huit ans… depuis le jour, acheva-t-il avec une subite émotion, où je me suis embarqué comme mousse à l’âge de dix ans, sur un navire de la Compagnie des Indes.

 

À ces derniers mots, Rocambole oublia la tempête prochaine et la perspective d’un naufrage ; il oublia l’univers entier pour regarder avidement l’homme qu’il avait devant lui. Jamais peut-être, pendant toute sa vie, si fertile cependant en péripéties émouvantes, Rocambole n’avait éprouvé une émotion pareille à celle qui s’empara de lui, lorsqu’il eut entendu les derniers mots prononcés par le jeune marin. Il lui sembla en ce moment que l’avenir, jusque-là enveloppé de ténèbres, s’éclairait à ses regards, et que le mot énigmatique de cet avenir allait jaillir des lèvres de cet inconnu que le hasard plaçait devant lui.

 

– Ah ! lui dit-il d’une voix dont son interlocuteur, en toute autre circonstance, eût remarqué la subite altération, vous êtes donc français, monsieur ?

 

– Oui, fit le jeune homme d’un signe de tête.

 

Et il se prit à sourire.

 

– Je comprends, dit-il, que cela vous étonne, de me savoir français et de me voir au service de la Compagnie des Indes, mais cela tient à des secrets de famille qui ne m’appartiennent pas complètement.

 

Rocambole répondit par un geste ambigu qui semblait témoigner à la fois de sa curiosité et de son désir de rester cependant dans les bornes de la discrétion.

 

Le jeune marin le salua avec courtoisie et lui reprit sa longue-vue des mains :

 

– Pardon, monsieur, lui dit-il, je vous laisse un moment pour aller chercher dans ma cabine des papiers que je tiens avant tout à sauver du naufrage, si naufrage il y a, papiers qui sont enfermés dans un étui de fer-blanc et avec lequel, s’il le faut, je me jetterai à la nage.

 

Rocambole lui rendit son salut, et le laissa s’éloigner. Mais, à partir de ce moment, notre héros n’eut plus qu’une pensée ardente, qu’un désir, qu’un but, s’attacher aux pas du marin, gagner sa confiance, lui arracher son secret, et peut-être…

 

Le dernier mot des projets de Rocambole était si vague, si ténébreux encore, qu’il n’osa se le formuler : mais il se souvint de sir Williams, du flegmatique et impitoyable sir Williams, qui jadis lui avait dit bien souvent : « La vie est un champ de bataille où, pour triompher, il est nécessaire de faire quelques victimes, ce dont un homme d’esprit se console toujours en pensant que la population du globe est beaucoup trop nombreuse. »

 

Rocambole arpenta le pont du navire pendant une heure, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.

 

– Français… murmurait-il, au service de la Compagnie des Indes… ayant quitté Paris depuis dix ans… embarqué comme mousse !… Évidemment, c’est là le fils de cette marquise dont parlait sir Williams, il y a quatre ans, dans ses tablettes…

 

Et Rocambole, étreint par une ardente et ténébreuse pensée, ne s’apercevait point de la vérité sinistre prophétisée par le jeune marin. En effet, ce petit point grisâtre, ce nuage qui à l’horizon n’était d’abord perceptible qu’à l’aide d’une longue-vue, avait grandi rapidement.

 

D’abord il s’était allongé horizontalement comme une bande demi-circulaire, puis il avait graduellement envahi le ciel au milieu duquel la lune jetait tout à l’heure son plus vif éclat ; ensuite de ses flancs, qui prenaient à chaque minute de plus gigantesques proportions, d’autres nuages s’étaient élancés, aux teintes cuivrées, aux formes tourmentées, et tout à coup la lune avait disparu… En même temps un souffle s’était élevé sur les flots, faible d’abord, puissant ensuite, et qui avait passé dans les mâts du navire en leur arrachant de sourds craquements.

 

– Pour le coup, murmura alors un matelot, nous y sommes, tonnerre !

 

Cette exclamation arracha Rocambole à sa méditation. Il s’aperçut alors que la tempête arrivait, et il reconnut que les passagers avaient bien le droit d’être épouvantés ; l’équipage aguerri, celui de se montrer soucieux. À cette nuit lumineuse, étoilée, dont le clair de lune permettait d’assister, comme en plein jour, sur le pont du navire, à chaque détail de la manœuvre, avaient succédé les ténèbres… au milieu de ces ténèbres à peine dissipées çà et là par le fanal de poupe ou une lanterne, la voix stridente, impérieuse du capitaine, debout sur son banc de quart ; les gémissements de quelques femmes saisies d’effroi, et, dominant tous ces bruits, la grande voix de l’ouragan qui s’élevait au loin, et courait bruyante et sinistre à la crête des lames qui commençaient à s’écheveler et à blanchir d’une écume livide.

 

– Diable ! pensa Rocambole, il paraît que décidément nous ne serons pas au Havre demain matin.

 

– Priez Dieu, monsieur, répondit une voix, que demain vous soyez de ce monde, et vous aurez déjà obtenu, s’il vous exauce, un assez beau résultat.

 

Rocambole se retourna. Le jeune marin de la Compagnie des Indes était derrière lui.

 

Il avait dépouillé son caban de marin, portant pour tout vêtement une chemise de laine, un pantalon de toile et sa casquette d’officier en petite tenue. Seulement il avait en sautoir un étui de fer-blanc comme en portent les matelots et les soldats en congé. En outre, une ceinture lui enroulait la taille, et Rocambole vit sortir de cette ceinture le pommeau luisant de deux pistolets et le manche ciselé d’un poignard indien.

 

– Voilà mon costume de mer, dit-il à Rocambole. S’il faut se jeter à l’eau, mon bagage ne m’embarrassera pas beaucoup.

 

– Ah ! répondit Rocambole, je crois que vous avez pris là de biens inutiles précautions. Nous ne sommes pas si près du naufrage que vous le pensez !

 

– Vous oubliez que nous sommes dans la Manche, à dix lieues des côtes peut-être ; que la violence du vent peut nous pousser sur un récif, que le navire peut toucher et s’entrouvrir… Tenez, voyez-vous avec quelle rapidité impétueuse, malgré ses voiles carguées, le navire court du nord au sud ? Écoutez le capitaine, qui est un vieux marin, écoutez-le commander ces manœuvres extrêmes qui indiquent le péril parvenu à sa dernière intensité.

 

Comme le marin achevait avec ce froid enthousiasme, cette admiration d’un homme qui, toute sa vie, a été bercé par la tempête, le cri : Coupez le grand mât ! se fit entendre. Et le grand mât tomba sous la hache et s’étendit sur le pont avec un bruit lugubre. Presque au même instant, le mousse de vigie dans les huniers cria avec effroi : « Terre ! terre ! »

 

Rocambole n’hésita plus.

 

II

Comme nous l’avons dit, lorsque Rocambole vit que le navire allait infailliblement être jeté à la côte, toutes ses irrésolutions cessèrent[2]. Il quitta son jeune compagnon, abandonna le pont, renversant tout sur son passage, et il descendit dans sa cabine, dont il enfonça la porte pour aller plus vite.

 

Là il s’empara de tous les objets de quelque valeur qu’il possédait. D’abord, les précieuses tablettes de sir Williams. Ensuite son portefeuille qui renfermait les titres de rente, enfin, sa bourse, qu’il attacha à sa ceinture.

 

Puis il se dépouilla d’une partie de ses vêtements, ne conservant que sa chemise et son pantalon, et il remonta sur le pont. Il ne voulait pas perdre de vue le jeune marin de la Compagnie des Indes.

 

Le désordre, le tumulte, l’effroi étaient à leur comble sur le pont. Le capitaine lui-même commençait à perdre la tête.

 

Poussé avec une rapidité que rien ne pouvait désormais plus maîtriser, le navire courait à la crête des lames comme un cheval furieux et libre de tout frein.

 

Rocambole rejoignit le jeune marin :

 

– C’est fini, lui dit celui-ci.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Que dans une heure, peut-être avant, le navire aura sombré.

 

Et il étendit la main vers le sud, où un coin du ciel était moins noir.

 

– Tenez, dit-il, la terre est là… à deux ou trois lieues peut-être. Aucune manœuvre n’arrêtera désormais l’élan du navire, et cette côte, vers laquelle nous courons, est bordée d’écueils à fleur d’eau sur lesquels nous irons certainement nous briser…

 

Le jeune marin n’acheva pas… Un choc épouvantable eut lieu, suivi d’un immense cri de désespoir et d’effroi. Le navire venait de toucher.

 

– À l’eau ! à l’eau !

 

– Les chaloupes à la mer !

 

Tels furent les deux cris qui retentirent tout aussitôt.

 

Mais déjà Rocambole et son compagnon de hasard s’étaient jetés à l’eau et nageaient côte à côte.

 

– Nous nous sauverons ensemble ou nous périrons ensemble, pensait Rocambole qui était un rude nageur, je ne lâche point ainsi mon marquis…

 

Ils nagèrent ainsi pendant une heure, luttant contre les vagues, au milieu d’une obscurité profonde, et entendant toujours les cris de détresse de l’équipage et des passagers qui abandonnaient un à un le navire. Enfin, si bon nageur qu’il fût, Rocambole commença à éprouver quelque lassitude.

 

– Vous êtes fatigué ? lui cria le jeune marin qui le sentait nager moins vite.

 

– Oui, dit Rocambole.

 

– Courage ! faites un effort, nous ne sommes plus qu’à quelques brasses d’une masse noire que je vois paraître et disparaître au-dessus des flots, selon que les vagues s’élèvent ou s’abaissent.

 

– Est-ce la terre ? demanda Rocambole, que ses forces abandonnaient de plus en plus.

 

– Non, mais un rocher, un îlot sur lequel nous pourrons nous reposer.

 

Tandis que le marin parlait ainsi, Rocambole se disait :

 

– Allons ! mon bonhomme, il ne faut pas aller sombrer comme un imbécile de navire qui touche au port. Songe que tu peux faire mieux qu’aller coucher au fond de l’eau… Tu peux être marquis !

 

Cette dernière pensée fit franchir à Rocambole quelques brasses encore, mais cet effort fut le dernier ; malgré son énergie morale, il sentit ses membres se roidir l’un après l’autre, puis ses yeux se fermèrent.

 

Il poussa un cri, et il commençait à s’enfoncer et à disparaître sous une vague lorsque le jeune marin, encore plein de force et de vigueur, et qui avait entendu son cri d’alarme, accourut à lui et le saisit par les cheveux.

 

Mais déjà Rocambole était évanoui.

 

 

Lorsque Rocambole revint à lui, son regard étonné rencontra l’ardente clarté du soleil. Aux ténèbres avait succédé le jour, à la tempête le calme…

 

Il ne se débattait plus contre la mort, il n’essayait plus d’échapper aux profondeurs béantes de l’Océan… Non, il était couché sur un sable fin, et en se soulevant avec peine, il reconnut qu’il se trouvait sur un rocher, en pleine mer… et seul ! Comment se trouvait-il là ? il eut d’abord quelque peine à rassembler ses souvenirs… Mais, enfin il se rappela… Il se rappela que, pendant plusieurs heures, il avait énergiquement lutté contre la mort, nageant côte à côte avec le jeune officier de marine ; puis que ses forces diminuant peu à peu et finissant par l’abandonner, il s’était cru mort, avait poussé un dernier cri, fermé les yeux et senti sa tête disparaître sous une vague, tandis que la conscience de son existence l’abandonnait.

 

À partir de ce moment, Rocambole ne se souvenait plus de rien, sinon qu’il lui avait semblé qu’à ce moment suprême, ses cheveux subissaient une étreinte et une traction violentes. Mais c’était là son dernier souvenir… Cependant il comprit tout sur-le-champ. Son compagnon d’infortune, plus rude nageur que lui, l’avait sauvé et était parvenu à le déposer sur ce rocher. Qu’était-il devenu lui-même ? avait-il continué sa route vers la terre ? Rocambole le craignit un moment, non qu’il fût épouvanté de se trouver seul sur un îlot de l’Océan, mais parce que, avec la vie, ses instincts ambitieux et féroces lui étaient revenus. Échappé à la mort comme par miracle, déjà Rocambole reprenait son rêve d’ambition et d’avenir, et ce rêve reposait sur cet homme qui l’avait sauvé. Le jeune marin disparu, pour Rocambole c’était la perte de ce fil conducteur qui, il l’avait audacieusement imaginé, devait lui rouvrir les portes du monde parisien.

 

Il se leva avec peine, car il était brisé de fatigue et meurtri par les aspérités à fleur d’eau du récif auxquelles il avait dû se heurter plusieurs fois, tandis que son sauveur le traînait évanoui. Mais une fois debout, il put marcher et faire quelques pas pour reconnaître tout à fait le lieu où il se trouvait.

 

C’était un îlot d’un quart de lieue de circonférence, à peu de distance de la terre ferme, qu’on apercevait à l’horizon, se détachant sur le ciel bleu comme une étroite bande de brumes. L’îlot était dépourvu de toute végétation et recouvert de coquillages et de moules sur les bords. Quelques oiseaux de mer, des mouettes, des cormorans tourbillonnaient au-dessus, dans l’azur incommensurable du ciel.

 

Rocambole fit le tour de l’îlot, reconnut avec désespoir qu’il était désert, et il allait demeurer convaincu que son compagnon d’infortune avait pu gagner la terre, lorsque la vue d’un objet luisant au soleil lui arracha un cri de surprise et de joie. C’était un étui en fer-blanc, celui où, sans doute, le jeune officier de la Compagnie des Indes avait enfermé ses papiers. Auprès de l’étui, Rocambole aperçut d’autres objets également déposés sur le sable. C’étaient les pistolets que le marin avait à sa ceinture en se jetant à l’eau, et cette ceinture elle-même. Évidemment le compagnon de Rocambole n’avait pu se dessaisir de tout cela, et l’espoir revint à celui-ci qu’il n’avait point quitté l’îlot et dormait sans doute dans quelque anfractuosité du roc.

 

Alors il se remit en route et continua ses investigations.

 

Tout à coup un bruit étranger aux bruits confus de la mer se fit entendre et arriva, faible d’abord, puis plus distinct, aux oreilles du nouveau Robinson. C’était une voix humaine – qui appelait à l’aide.

 

Rocambole se dirigea vers l’endroit d’où partait cette voix et aperçut alors une sorte de crevasse du fond de laquelle montaient les plaintes qu’il avait entendues. C’était là que le jeune marin était tombé, et Rocambole s’avançant jusqu’à la crevasse, put l’apercevoir à huit pieds de profondeur, dans une sorte de cavité circulaire, aux parois à pic et dépourvues de toute aspérité.

 

– Ah ! lui cria-t-il, en voyant Rocambole apparaître au bord de cet abîme en miniature, vous m’avez donc enfin entendu ?

 

– Oui, répondit Rocambole, oui, mon sauveur, et je vais pouvoir, à mon tour…

 

Et Rocambole s’interrompit pour examiner attentivement le lieu où se trouvait le naufragé. C’était, nous venons de le dire, une de ces cavités comme la mer en creuse souvent dans les rochers qu’elle bat éternellement de sa lame. Un peu de mousse en recouvrait l’étroit orifice, et le marin y était tombé en voulant faire le tour de l’îlot, et chercher, à l’horizon, à découvrir une voile quelconque.

 

Puis, comme le trou était creusé en manière d’entonnoir renversé, par conséquent plus large au fond qu’à l’orifice, le jeune homme avait essayé vainement d’en sortir et n’était parvenu qu’à déchirer inutilement ses genoux, ses mains et ses ongles, qui glissaient sur le roc poli.

 

– Oh ! oh ! pensa Rocambole, est-ce que le hasard serait décidément mon esclave ?

 

– J’ai vu passer un navire au large, ce matin, lui dit son compagnon. Vous dormiez, épuisé, et je m’étais couché près de vous. Alors je me suis mis à courir, agitant les mains et appelant. Dans ma précipitation à gagner l’extrémité de ce récif que le navire semblait vouloir doubler, j’ai fait un faux pas et je suis tombé dans ce trou, où je serais certainement mort de faim, si vous ne m’aviez entendu…

 

– Heureusement, dit Rocambole, me voilà… mais, ajouta-t-il, comment vous en tirer ?… Si je saute auprès de vous, nous ne pourrons remonter ni l’un ni l’autre, et je crains d’être trop faible encore pour me pouvoir pencher, vous tendre la main, afin de vous hisser jusqu’au bord.

 

– À vingt pas de l’endroit où je vous ai déposé cette nuit, répondit le jeune homme, vous trouverez mes pistolets et auprès d’eux ma ceinture et mon étui à papiers. Ma ceinture est en poil de chèvre du Thibet. Elle a huit pieds de longueur et fait cinq fois le tour de mon corps. Elle est solide et ne cassera pas.

 

– Je vais la chercher, dit Rocambole, dont, en ce moment, une idée infernale traversait le cerveau.

 

– Vous me jetterez un des bouts, acheva le jeune marin, et vous tâcherez de fixer l’autre hors du trou, à quelque anfractuosité du rocher.

 

– Oui… oui… je cours…

 

Et Rocambole disparut. Notre héros se vantait en prétendant courir. Il était trop faible et trop exténué pour cela ; mais il se dirigea aussi rapidement qu’il le put vers le lieu désigné par le marin, et où, en effet, il avait aperçu les objets mentionnés. Or, pendant le trajet, Rocambole se fit ce beau raisonnement : « Évidemment, si je ne tire pas mon homme de là, il ne s’en tirera jamais tout seul. Voici un rocher où, bien certainement, une barque de pêche n’aborde pas tous les mois. Si j’étais assez fort, tout à l’heure, pour me rejeter à la nage et gagner la terre avec l’étui de fer-blanc, je pourrais bien être marquis avant vingt-quatre heures, un marquis sérieux avec de bons parchemins, et soixante-quinze mille livres de rente… Et puis, en fin de compte, ce n’est pas moi qui ai jeté ce jeune homme dans un trou… et je ne suis point obligé de l’en tirer… et d’ailleurs, je suis si faible moi-même, je me serai évanoui de nouveau, en allant chercher la ceinture en poil de chèvre… Allons ! Rocambole, mon ami, pas de bégueulerie, s’il vous plaît, et puisque l’occasion de devenir un vrai marquis se présente, bah ! profites-en sans scrupule. Il est vrai que ce pauvre marquis de trois étoiles m’a empêché de me noyer cette nuit, que sans lui j’aurais déjà servi de déjeuner à un marsouin ; et bien certainement à ma place un philanthrope emploierait tous ses efforts à retirer son sauveur de l’embarras… Mais je suis philosophe, moi, et je suis convaincu que la Providence avait ses vues secrètes en poussant ce jeune homme à me sauver. Elle a voulu sans doute en faire un saint et ajouter son nom au martyrologe. »

 

Après cette réflexion impie, Rocambole s’assit sur le sable, auprès des objets dont le jeune marin s’était dessaisi un moment pour courir plus vite. Puis il s’empara de l’étui de fer-blanc, l’ouvrit et en laissa échapper les papiers qu’il contenait. Après quoi il se mit à les examiner tranquillement l’un après l’autre. Le premier qui frappa ses regards fut une commission d’enseigne de vaisseau au service de la Compagnie des Indes, au nom de Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, né à Paris le 15 juillet 18…, et âgé de vingt-huit ans révolus.

 

– Très bien, pensa Rocambole, après avoir pris connaissance de cette pièce, nous savons à présent que nous nous appelons Frédéric de Chamery et que nous avons servi aux Indes. Continuons à nous instruire.

 

Une lettre dont la suscription était d’une écriture fine, allongée et trahissant une main de femme, attira sur-le-champ l’attention de Rocambole. La lettre commençait par ces mots :

 

« Mon cher fils. » Elle finissait par ceux-ci : « Marquise de Chamery. »

 

– Ma parole d’honneur ! murmura le hardi aventurier, sir Williams ne nous avait pas trompé dans ses tablettes, ma mère est bien réellement marquise.

 

Et il lut au bas de la signature :

 

« Rue Vanneau, 27, en mon hôtel. »

 

– Parbleu, continua-t-il, sir Williams s’est donné bien inutilement la peine d’écrire ces noms et ces numéros dans une langue inconnue.

 

Et Rocambole se mit à lire cette lettre d’une mère à son fils :

 

« Mon cher fils, disait la marquise de Chamery au jeune enseigne de vaisseau, voici seize années que vous m’avez été enlevé, et c’est d’hier seulement que j’ai appris au lit de mort de votre père ce que vous étiez devenu. M. le marquis de Chamery est mort cette nuit en me suppliant de vous faire chercher par le monde entier, moi qui vous croyais mort et pleurais mon fils depuis seize années.

 

« J’adresse cette lettre à l’amirauté anglaise dans l’espoir qu’elle vous parviendra tôt ou tard, et que vous accourrez vous jeter dans les bras de votre mère et de votre sœur, selon le vœu de votre père, qui, à sa dernière heure, s’est repenti de son injuste rigueur. Ce n’est qu’à ce moment suprême, mon cher enfant, que j’ai eu enfin le dernier mot de la conduite étrange de votre père. Il y a seize années que M. le marquis de Chamery habitait une mansarde dans les combles de l’hôtel ; il ne m’adressait jamais la parole et me faisait payer par notre intendant une pension de cent louis par an. Mes larmes, mes prières n’avaient jamais pu triompher de son silence, et je lui ai vainement demandé, jusqu’à son dernier jour, quel pouvait être le mobile de ce genre de vie si extraordinaire.

 

« Pendant seize années, M. de Chamery et moi nous avons été les époux les mieux unis aux yeux du monde ; jamais dans l’intimité nous n’avons échangé un seul mot, jamais il n’a mis un baiser sur le front de votre sœur.

 

« Votre sœur et moi nous l’avons cru longtemps atteint de folie… Hier, hélas ! nous avons eu le secret de cet horrible mystère. Ce secret, mon cher enfant, le voici :

 

« M. de Chamery, votre père, n’avait, il y a trente ans, d’autre fortune que mille écus de rente et ses épaulettes de colonel de hussards. Il était mon parent éloigné, j’étais également sans fortune, mais nous nous aimions, et il m’épousa. Vous fûtes le premier fruit de notre amour. Vous aviez cinq ans lorsque la situation de votre père changea brusquement. Le marquis de Chamery, son cousin, chef de la branche aînée de sa famille et riche à cent mille livres de rente, se fit tuer en duel. Le marquis Hector de Chamery avait trente ans, un caractère fougueux, dominateur, impatient ; il était imbu des principes légers de notre siècle et faisait assez bon marché de la vertu et de l’honneur des femmes. Le marquis était garçon et vivait chez sa mère. Mme de Chamery habitait, l’été, un château situé aux environs de Blois et qu’on nommait l’Orangerie.

 

« Quelques années après notre mariage et quelques mois avant la mort du marquis Hector de Chamery, votre père fut désigné pour faire partie de l’expédition d’Alger, et ne voulant point me laisser à Paris toute seule, il me confia à la marquise de Chamery sa parente. Je passai donc à l’Orangerie la fin de l’été et l’automne de l’année 1830. Hector de Chamery s’éprit pour moi d’une passion non moins violente que coupable, et il me fallut tout l’amour que j’avais voué à votre père pour résister aux obsessions, aux persécutions du marquis. Heureusement, mon cher fils, votre père revint, la révolution de Juillet ne lui permettait pas de rester au service. Il avait donné sa démission et voulait demeurer fidèle à son drapeau. Il arriva à l’Orangerie un soir et me dit en m’embrassant :

 

« – Ma chère enfant, nous sommes pauvres, très pauvres même, mais comme il faut que nous élevions notre fils, vous ne rougirez point d’apprendre que j’ai accepté un emploi dans l’industrie. Je suis régisseur de mines considérables qu’une Compagnie va exploiter dans les Vosges.

 

« – J’irai où vous voudrez, répondis-je avec joie. Nous quittâmes l’Orangerie le lendemain, au grand désespoir du marquis Hector de Chamery qui, deux jours auparavant, m’avait menacée de se brûler la cervelle. Trois mois après, tandis que votre père et moi nous nous installions dans une petite ville des Vosges, le marquis eut une sorte de querelle à Paris, sur le boulevard, se battit, eut le poumon traversé d’un coup d’épée et mourut après huit jours d’horribles souffrances.

 

« Mais il avait eu le temps de faire un testament, et, par ce testament, il instituait votre père son légataire universel, au détriment, c’est hier seulement que je l’ai appris, d’une sœur de la main gauche dont nous ignorions l’existence et de laquelle il faut bien que je vous parle pour que vous puissiez comprendre l’abominable conduite de la vieille marquise de Chamery.

 

« Mme de Chamery, demeurée veuve à vingt-sept ans, n’ayant alors d’autre enfant que le jeune Hector âgé de trois ans, ne s’était point remariée, car une clause du testament de son époux défunt la privait, dans ce cas, de la tutelle, et, en outre, de la jouissance de la moitié de la fortune de son fils.

 

« Mais la marquise avait commis une faute. Une jolie petite fille, élevée en cachette d’abord, puis introduite au château de l’Orangerie comme une orpheline, parente éloignée, avait bientôt concentré sur sa tête toutes les affections de la marquise, tandis que le jeune Hector de Chamery, à qui le secret de sa mère était connu, vouait une haine implacable à cette enfant du déshonneur. Aussi le marquis Hector de Chamery, instituant votre père son légataire universel, au détriment de sa sœur naturelle, souleva-t-il contre nous des tempêtes de haine dans le cœur de sa mère.

 

« Maintenant, vous comprendrez, mon cher enfant, l’atroce vengeance de cette femme. La fatalité voulut que trois mois après la mort du marquis, je devinsse mère de votre sœur.

 

« Cinq ans après – vous aviez alors dix ans –, la marquise douairière de Chamery mourut dans sa terre de l’Orangerie.

 

« Votre père, devenu marquis de Chamery, partit sur-le-champ pour aller lui rendre les derniers devoirs et prendre possession de cette portion de sa fortune dont Hector de Chamery avait laissé la jouissance à sa mère. »

 

– Corbleu ! murmura Rocambole, interrompant la lecture de cette lettre, voici une histoire qui est des plus intéressantes…

 

Et il continua à lire.

 

III

« Mon cher enfant, poursuivait la marquise, votre père était absent de Paris depuis huit jours, lorsque, un soir, vous me fûtes enlevé. Comment ? Par qui ? Ce fut longtemps un mystère pour moi, et pendant bien longtemps je vous ai cru mort. Vous aviez alors dix ans, vous vouliez être traité comme un grand garçon, et, pour satisfaire vos caprices, on vous laissait coucher tout seul au rez-de-chaussée de l’hôtel dans votre chambre.

 

« Un matin, le domestique chargé de vous éveiller tous les jours à cinq heures, pour vous faire monter à cheval, entra dans votre chambre et la trouva vide. Cependant, votre lit était foulé, et il était évident que vous aviez couché dedans. On vous crut dans le jardin, on vous y chercha vainement. L’hôtel fut inutilement fouillé de fond en comble.

 

« Dans ma douleur, je m’adressai au préfet de police. On bouleversa Paris pour vous retrouver, et jamais le jour ne put se faire sur cette mystérieuse disparition.

 

« J’écrivis à votre père pour lui annoncer cet affreux malheur. Votre père me répondit une lettre dont le sens banal m’épouvanta. La douleur du père y perçait à peine.

 

« Au bout d’un mois, il revint. Je m’aperçus alors avec terreur que ses cheveux avaient blanchi, et j’attribuai cette horrible métamorphose à la douleur du père pleurant son enfant.

 

« C’est à partir de ce jour, mon cher fils, que cette existence silencieuse, farouche, pleine de mystère et de terreur pour nous, votre sœur et moi, commença pour votre père. Depuis ce temps, il ne m’a jamais adressé la parole, il n’a jamais embrassé votre sœur, il n’a jamais prononcé votre nom. Il a vécu ainsi seize années.

 

« Vers le commencement de la semaine dernière, sa santé, déjà fort altérée, nous inspira de vives inquiétudes. Le surlendemain, il se mit au lit pour ne plus se relever et défendit qu’on nous laissât, votre sœur et moi, pénétrer dans sa chambre. Mais hier matin le curé de Saint-Thomas d’Aquin, qui lui avait administré les derniers secours de la religion, a obtenu que je pusse arriver auprès de lui :

 

« – Marthe, m’a dit alors votre père, à mon heure dernière je vous ai pardonné.

 

« – Pardonné, me suis-je écriée. Eh ! quelle faute ai-je donc commise, monsieur ?

 

« Et il y avait tant d’étonnement, de stupeur, d’épouvante dans mon accent, que votre père en a été touché et a murmuré :

 

« – Oh ! mon Dieu ! si la marquise avait menti !

 

« Sa main décharnée s’est allongée alors vers l’oreiller et en a retiré un chiffon de papier jauni qu’il m’a tendu. Ce chiffon, mon enfant, c’était une lettre que la vieille marquise de Chamery avait laissée à l’adresse de votre père deux jours avant sa mort, et votre père l’avait trouvée à son arrivée à l’Orangerie.

 

« Or, voici ce que contenait cette lettre :

 

« Mon cher cousin,

 

« Hector vous a institué son légataire universel, et, dans votre naïveté d’honnête homme, vous trouvez tout naturel que la branche cadette de Chamery succède à la branche aînée qui s’éteint.

 

« Mais ce n’est point un pareil motif qui a dicté le testament de feu mon fils. Il a voulu dépouiller sa sœur Andrée, cette jeune fille qui a aujourd’hui quinze ans, que j’élève comme une parente éloignée et qui, je puis vous l’avouer, est mon enfant, à moi. Je suis persuadée, mon cher cousin, que vous ferez quelque chose pour cette enfant, à qui je ne laisse, hélas ! que mes économies – surtout quand vous saurez qu’Hector a aimé madame de Chamery, et que ce n’est point à vous, mais à sa fille, qu’il a laissé cent mille livres de rente. »

 

MARQUISE DOUAIRIÈRE DE CHAMERY

 

« Vous comprenez, mon enfant, quel foudroyant effet dut produire cette lettre sur l’esprit de votre père. Je devins à ses yeux la femme qui a foulé aux pieds tous ses devoirs. Votre sœur ne fut plus pour lui que l’enfant du crime et dont la naissance coïncidait avec mon séjour chez cette abominable femme, qui avait voulu me déshonorer avant de mourir. Oh ! vous comprenez que lorsque j’eus pris connaissance de cette lettre, que, à genoux, les mains levées au ciel, j’eus supplié Dieu de donner à ce malheureux vieillard un rayon de foi, de faire qu’il mourût en croyant à mon innocence… Dieu m’écouta sans doute, car il fit passer dans ma voix, dans mon geste, dans mon regard, un tel accent de vérité, que votre père ne douta plus.

 

« – Ah ! pardon, pardon, murmura-t-il.

 

« Et comme je prenais ses mains et les baisais, il me dit :

 

« – Ne pleurez plus votre fils, madame, votre fils n’est pas mort ; c’est moi qui vous l’ai enlevé, la nuit, car je voulais à la fois – pardonnez-moi, je vous prie, je vous croyais coupable – je voulais à la fois qu’il ignorât toujours le crime de sa mère et que jamais il ne pût toucher à cette fortune, qui, à mes yeux, provenait pour lui d’une source honteuse.

 

« Alors, mon fils, votre père me donna quelques détails sur la façon dont il avait pénétré, la nuit, dans l’hôtel, tandis que je le croyais à l’Orangerie, et comment, aidé d’un vieux domestique dévoué, il vous avait surpris, vous ordonnant de vous lever, de le suivre au Havre, où il s’était embarqué avec vous pour l’Angleterre. Maintenant, mon cher enfant, je vous écris et vous supplie de revenir…

 

« Vous êtes devenu sans doute un bel officier, peut-être vous croyez-vous orphelin et sans fortune… Oh ! reviens, mon fils, reviens… ta mère, qui t’a pleuré pendant seize années, te tend les bras. »

 

Ici se terminait la lettre de la marquise Marthe de Chamery.

 

Rocambole la plaça auprès de la commission d’officier du jeune marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, et passa à la lecture d’une autre pièce.

 

Celle-ci, sans doute de l’écriture de l’officier, formait un petit cahier de huit à dix feuilles couvertes d’une écriture serrée, quoique fort lisible.

 

En tête de la première page, on lisait cette date :

 

Bombay, 18 mars.

 

Et plus bas :

 

Journal de bord.

 

Cette pièce commençait ainsi :

 

Nous appareillons dans une heure et le navire à bord duquel me voici simple passager fait voile pour l’Europe. C’est une traversée de cinq mois que nous entreprenons. Pour la première fois je vais me trouver oisif à bord. Je ne suis plus qu’un passager. J’ai donné ma démission d’officier de marine de la Compagnie des Indes, le jour où j’ai appris que j’avais encore une mère et une sœur, et l’arrivée de cette lettre, qui est venue me révéler toute une existence qui semble m’être réservée, a réveillé, soudain, mes plus lointains souvenirs d’enfance.

 

En mer, 20 mars.

 

Je devais avoir environ dix ans alors. Nous habitions un grand hôtel où il y avait un jardin avec des arbres touffus.

 

Je couchais au rez-de-chaussée de l’hôtel, dans une petite chambre qui donnait sur les jardins. Les jardins avaient une petite porte sur la rue de Lille.

 

Une nuit, je dormais profondément, lorsque je fus éveillé en sursaut par une main qui s’appuyait sur mon épaule. J’ouvris les yeux et reconnus mon père !…

 

Mon père était absent de Paris depuis plusieurs jours et ma mère m’avait dit qu’il ne reviendrait que la semaine suivante. Je fus donc bien étonné de le voir debout à mon chevet.

 

Mais ce qui me frappa bien davantage encore, ce fut la tristesse profonde que je vis répandue sur son visage.

 

Il était pâle et sévère, lui qui souriait avec bonté d’ordinaire, et je le vis tout vêtu de noir. Il posa un doigt sur ses lèvres pour m’imposer silence. Puis il me dit tout bas : – Habille-toi, mon fils.

 

Un mouvement qu’il fit me laissa voir derrière lui un vieux domestique de la famille, ancien soldat, qui me donnait des leçons d’équitation.

 

Comme mon père, cet homme était triste et grave.

 

J’obéis, et comme, encore engourdi par le sommeil, je n’allais pas assez vite, le vieil Antoine m’aida et m’enveloppa dans mon manteau. Alors mon père me prit la main.

 

– Viens, me dit-il.

 

Et il me fit sortir de ma chambre par une porte qui donnait sur le jardin. Ensuite il se retourna vers Antoine.

 

– Tu sais mes recommandations ? fit-il.

 

– Oui, monsieur, répondit Antoine.

 

Nous traversâmes le jardin et arrivâmes à la petite porte qui donnait sur la rue de Lille.

 

Là, mon père prit une clef et ouvrit cette porte. J’étais saisi d’étonnement et presque d’effroi. Je ne savais où mon père me conduisait, et je finis par lui dire :

 

– Mais, papa, où allons-nous ?

 

– Faire un voyage, me répondit-il.

 

– Avec maman ?

 

À ce mot, je le vis pâlir.

 

– Non, me dit-il brusquement. Puis il ajouta : – Tu n’as plus de mère.

 

Et comme je cherchais à m’expliquer ces sinistres paroles, il me fit sortir du jardin, dont le vieil Antoine, demeuré en dedans, referma la porte sur nous.

 

Dans la rue, il y avait une chaise de poste qui stationnait à quelques pas. Mon père m’y fit monter, s’assit auprès de moi et cria au postillon :

 

– Allez !

 

La chaise de poste sortit de Paris au grand trot, roula toute la nuit, puis la moitié du jour suivant, s’arrêta une heure à la porte d’une auberge, où nous prîmes quelque nourriture, repartit et atteignit vers le soir une ville au bord de la mer et entourée d’une forêt de navires.

 

– Nous sommes au Havre, me dit alors mon père.

 

Nous couchâmes dans un hôtel, sur le port. Le lendemain, tandis que je dormais encore, mon père sortit. Il revint deux heures après, suivi d’un homme qui portait un habit rouge. C’était un officier de la marine anglaise.

 

Alors mon père me prit sur ses genoux et me dit :

 

– Mon enfant, on a pu te dire que tu étais riche, mais on t’a menti. Tu es pauvre, et tu dois noblement porter le nom que je t’ai transmis. Je te confie à monsieur, il fera de toi un homme, un brave et digne officier comme lui. Tu vas le suivre.

 

– Mais maman ! m’écriai-je.

 

– Ta mère est morte, me dit-il avec un accent de rage.

 

Le lendemain, je fus embarqué comme mousse.

 

 

Là s’arrêtait la première note de voyage du jeune marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery.

 

– Pour le moment, se dit-il, voilà des documents qui me suffisent à établir que la marquise des tablettes de sir Williams et celle de Chamery ne sont qu’une seule et même marquise. Or donc, le fils attendu et destiné à avoir soixante-quinze mille livres de rente, c’est lui. Eh ! mais, acheva Rocambole, il me semble qu’il est dans un joli petit trou d’où il ne sortira qu’avec ma permission et mon assistance. Bah ! je ne suis pas un homme charitable, moi…

 

Il jeta alors un regard sur la mer, explorant tour à tour les quatre points cardinaux. La mer était redevenue calme, le ciel était pur, aucune voile ne se montrait à l’horizon.

 

– Il est évident, se dit Rocambole, que dans l’état d’exténuation et de faiblesse où se trouve ce pauvre marquis de Chamery, si on ne vient à son aide, il sera mort dans quelques heures. Je ne vois ni barque ni navire qui fasse mine de s’approcher de notre modeste écueil, il est même probable que ce n’est qu’en cas de mauvais temps qu’un bateau pêcheur y accoste. Or, le temps est superbe. Donc, ce ne sera que demain, ou dans huit jours, ou jamais, qu’un marin, en se promenant sur l’îlot, découvrira le corps du pauvre diable… Donc, ceci me dispense de commettre une vilaine action, c’est-à-dire de tuer ce pauvre marquis de Chamery, dont l’existence me paraît inutile.

 

Rocambole remit alors tous les papiers du jeune marin dans l’étui de fer-blanc, passa l’étui à sa ceinture, ainsi que les pistolets et cette écharpe que l’infortuné avait cru devoir être son instrument de salut. Puis il monta sur un rocher qui surplombait la mer.

 

À deux lieues à l’horizon, on voyait distinctement la terre de France.

 

– J’ai une bonne trotte à faire, murmura Rocambole, mais cette fois je me souviendrai de Bougival et de la machine de Marly[3]. D’ailleurs, quand on se nomme le marquis de Chamery, officier de marine au service de la Compagnie des Indes, on doit être bon nageur…

 

Et Rocambole prit son élan et se jeta à la mer avec le courage d’un homme qui va chercher un marquisat et soixante-quinze mille livres de rente.

 

IV

Un jour de mardi gras, à Paris, vers trois ou quatre heures de l’après-midi, la foule était compacte sur le boulevard Saint-Martin, tout entière occupée, non à regarder passer les fiacres et les voitures remplis de gens masqués, comme on aurait pu le croire, mais à suivre attentivement de l’œil et de l’oreille les parades de quelques saltimbanques établis, eux et leurs baraques, sur un terrain vague situé entre la rue du Château-d’Eau et celle du Faubourg-du-Temple.

 

À cet endroit même où s’élève aujourd’hui une caserne, une dizaine de petits théâtres forains construits côte à côte se disputaient les faveurs de la foule. L’un d’eux, cependant, paraissait faire à ses voisins une redoutable concurrence. Les amateurs montaient les cinq marches de son escalier extérieur et disparaissaient deux par deux, quelquefois quatre par quatre, et presque sans interruption, derrière le rideau qui cachait bien des mystères, sans doute, à ceux qui n’avaient pas quinze centimes pour les pénétrer. C’était une grande baraque peinte en jaune et en vert, devant laquelle une jeune fille vêtue d’un maillot rouge et d’une jupe de velours dansait avec des castagnettes, au son d’un tambour de basque, et interrompait parfois sa danse et sa chanson pour débiter à la foule l’étrange annonce que voici :

 

– Entrez, mesdames, entrez, messieurs, vous allez voir O’Penny, le grand chef indien tatoué, à qui ses ennemis ont coupé la langue et crevé les yeux. Entrez, messieurs, entrez, mesdames ! cela ne coûte que quinze centimes et mérite certainement d’être vu.

 

La jeune fille reprenait ses castagnettes, dansait un boléro, retombait, après une merveilleuse pirouette, sur ses deux pieds et continuant en ces termes :

 

– Entrez, mesdames et messieurs, O’Penny est un homme sauvage des terres australes dont je vais vous dire l’histoire sur l’air des musiciens de son pays.

 

Alors la jeune bohémienne arrachait le tambour de basque des mains du saltimbanque vêtu de bleu et de jaune comme la baraque[4], et qui, jusque-là, l’avait accompagnée ; puis promenant ses doigts lentement sur le chagrin du tambour, elle chantait ou plutôt déclamait les paroles bizarres que voici :

 

– O’Penny est un grand chef, vaillant au combat, prudent au conseil, comme le serpent bleu son ancêtre. O’Penny est monté, la lune dernière, dans sa pirogue, avec trente de ses guerriers, et il est parti pour l’île de Nava-Kiva, où règne son mortel ennemi, le Grand-Vautour. Cependant, ce n’est point le royaume de Nava-Kiva que O’Penny convoite, ce n’est pas le collier de perles que le Grand-Vautour porte à son cou…

 

Ici, la jeune bohémienne jugeait convenable de s’interrompre, et disait en se remettant à danser :

 

– Entrez, mesdames ! entrez, messieurs ! on vous dira la fin de l’histoire à l’intérieur du théâtre, en présence du chef O’Penny.

 

Et la foule entrait et sortait, un quart d’heure après, convaincue qu’elle avait vu un chef sauvage des races australiennes, un Peau-Jaune du Pacifique.

 

Or, parmi les spectateurs qui demeuraient au dehors et tâtaient gravement et tour à tour leur curiosité et leur gousset, un jeune homme fort bien mis, ganté de lilas et le puros aux lèvres, après s’être approché d’abord dans l’unique but de lorgner la jeune saltimbanque qu’il trouvait jolie, s’était pris tout à coup à écouter sa parade avec une certaine attention.

 

Puis, comme la jeune fille annonçait que la suite de l’histoire du chef australien O’Penny ne serait contée qu’à l’intérieur de la baraque, il prit bravement son parti, monta les cinq marches et jeta cinq francs dans le bonnet de l’homme qui remplissait à la porte les fonctions de contrôleur.

 

– Votre monnaie, monsieur ! lui cria le saltimbanque.

 

Mais le jeune homme entra sans paraître avoir entendu, et il pénétra dans le théâtre forain.

 

À l’intérieur, la baraque formait une grande salle garnie de bancs, au centre de laquelle on avait laissé un espace libre protégé par une galerie en bois à hauteur d’appui. C’était là l’extrême limite que les spectateurs ne pouvaient franchir. Au milieu de cet espace, se trouvait une sorte de trône garni de vieux velours éraillé et de paillettes de cuivre qui, à trois pas de distance, scintillaient comme des paillettes d’or. Sur ce trône était O’Penny, la tête couronnée de plumes de coq et de perroquet réunies en forme de diadème, vêtu d’un pagne jaune, les jambes et le torse nus, et les épaules dérisoirement couvertes d’un arc et d’un carquois.

 

Un cri d’horreur échappait ordinairement à chaque spectateur, tant le visage du chef australien était quelque chose de hideux et d’épouvantable. Qu’on s’imagine un visage couvert de tatouages bleus, rouges, verts, livides ; des yeux fermés à moitié, derrière les paupières tuméfiées, desquels semblait glisser un dernier rayon de vue ; une bouche dont la lèvre supérieure était percée verticalement au-dessous du nez, et garnie d’un anneau de cuivre ; dont le nez et les oreilles portaient également des bagues ou des amulettes. O’Penny se tenait immobile dans l’attitude d’un homme à qui tout est désormais indifférent, et qui ne sait même pas qu’il est l’objet de l’attention universelle. Derrière lui, le maître de la baraque reprenait l’histoire du chef australien, juste à l’endroit où l’avait laissée la jeune fille, et il expliquait à son public comme quoi O’Penny, étant devenu amoureux de la femme du Grand-Vautour, son ennemi, avait essayé de la lui ravir. Mais alors O’Penny était tombé au pouvoir du Grand-Vautour, qui lui avait coupé la langue, crevé un œil, car de l’autre il y voyait encore un peu, tout juste ce qu’il fallait pour se conduire, un bâton à la main, et l’avait ensuite vendu à un capitaine marin anglais, lequel l’avait amené en Europe.

 

Or, le jeune homme aux gants lilas, qui s’était laissé séduire par la parade de la jolie bohémienne, après avoir éprouvé, comme tout le monde, un premier sentiment de répulsion à la vue de cette horrible figure, s’était pris ensuite à la considérer avec une tenace attention. On eût dit qu’il cherchait, au milieu de ces ravages, à reconstituer dans son esprit les traits primitifs du chef australien.

 

Cet examen dura pour lui plus d’une heure. Il semblait attendre que le chef fît un mouvement, ou essayât d’articuler un son…

 

Mais O’Penny demeurait impassible.

 

Enfin l’élégant jeune homme, qui ne s’était point aperçu que les spectateurs n’avaient cessé de se succéder depuis une heure, et que le propriétaire du monarque vaincu recommençait pour la vingtième fois sa légende, se décida à faire un signe au saltimbanque afin d’attirer son attention.

 

Le saltimbanque, peu habitué à voir des gants à son public ordinaire, s’arrêta tout court, regarda le jeune homme avec une sorte d’orgueil mélangé de reconnaissance, et, à tout hasard, lui dit :

 

– Je suis à vos ordres, monsieur le comte.

 

– Je ne suis pas comte, répondit le jeune homme à haute voix. Je veux simplement vous faire une question.

 

En parlant ainsi, son regard ne quittait point le visage du chef australien, et il lui sembla que, tandis qu’il parlait, ce visage avait éprouvé un léger tressaillement.

 

– J’écoute, monsieur le…

 

Le saltimbanque hésita, mais en homme convaincu que son spectateur extraordinaire devait porter un titre.

 

– Monsieur le marquis, dit simplement le jeune homme aux gants lilas.

 

– J’écoute, monsieur le marquis, répondit le saltimbanque.

 

– Votre chef sauvage entend-il les langues européennes ?

 

– Il entend l’anglais.

 

– Très bien.

 

Et le jeune homme, peu soucieux du mouvement de curiosité qui se produisit autour de lui parmi le reste des spectateurs, adressa, en anglais, la parole au chef australien :

 

– Seigneur O’Penny, lui dit-il, vous plairait-il de me dire à bord de quel navire vous êtes venu en Europe ? Étiez-vous sur le Fulton, la Persévérance ou le Fowler ?

 

À ce dernier mot, O’Penny tressaillit vivement, fit un brusque mouvement sur son trône, et le saltimbanque s’écria :

 

– Vous le voyez, mesdames et messieurs, O’Penny comprend l’anglais, et s’il avait encore sa langue il aurait répondu à monsieur le marquis.

 

Mais monsieur le marquis n’avait point attendu l’exclamation du saltimbanque, il s’était esquivé hors de la baraque.

 

Le jeune homme aux gants lilas se pencha, en sortant, près de l’oreille de la bohémienne.

 

– Ma chère enfant, lui dit-il, voulez-vous gagner dix louis ?

 

– Oh ! oui, monsieur, fit-elle éblouie. Que faut-il faire ?

 

– Où demeurez-vous ?

 

– Là, monsieur ; je suis la femme du paillasse, répondit-elle ingénument en montrant le théâtre forain. Nous gardons O’Penny la nuit, tandis que le maître va coucher en ville. Il a une chambre à la Grande-Villette.

 

– À quelle heure fermez-vous ?

 

– À minuit.

 

– Très bien. Si, à deux heures du matin, je frappe à la porte de votre baraque, vous ou le paillasse, votre mari, m’ouvrirez-vous ?

 

– Oui, répondit la bohémienne étonnée.

 

Le jeune homme laissa tomber un louis sur le tambour de basque, et fendit la foule, scandalisée de cette séduction en plein vent.

 

La bohémienne, oubliant un peu sa parade, le vit s’éloigner, traverser le trottoir et monter dans un élégant phaéton attelé d’un cheval anglais, que gardait un joli groom, haut de trois pieds et demi et vêtu de bleu.

 

– Voilà bien ces fils de famille ! s’écria, dans la foule, une grosse femme sur le retour, c’est effronté comme des valets de guillotine, cela veut corrompre la jeunesse en plein soleil.

 

– Taisez donc votre bec, la vieille ! riposta le paillasse du haut de ses tréteaux, vous troublez le spectacle… Allons, la musique !

 

Et le mari philosophe reprit le tambour de basque des mains de sa folâtre moitié, qui continua tranquillement sa parade.

 

 

À deux heures du matin, en dépit des bals masqués que donnaient les théâtres voisins de la Gaîté et de l’Ambigu, le boulevard était à peu près désert en cet endroit, où, dans la journée, les baraques des saltimbanques avaient constamment attiré la foule.

 

Un coupé s’arrêta juste en face de celle où l’on montrait le chef australien O’Penny. Un jeune homme, enveloppé dans son paletot, le menton enfoui dans un vaste cache-nez, descendit de la voiture, marcha droit à la baraque, qui était hermétiquement fermée, mais à travers les fentes de laquelle glissait un faible rayon de clarté, gravit les cinq marches et frappa doucement à la porte.

 

– Qui est là ? demanda à l’intérieur la voix jeune et fraîche de la bohémienne.

 

– Celui que vous attendez, répondit le jeune homme.

 

La porte s’ouvrit, et le jeune homme entra.

 

La salle de spectacle avait été convertie en dortoir.

 

Le jeune homme vit la bohémienne assise, les jambes pliées sous elle, sur une sorte de grabat qui affichait la prétention d’être le lit conjugal du paillasse et de sa jeune et séduisante moitié. Puis, un peu plus loin, à l’autre extrémité de la salle, il aperçut, à la lueur d’une chandelle placée sur une table encore couverte des restes d’un maigre souper, le chef australien O’Penny qui dormait sur une botte de paille recouverte d’une méchante couverture.

 

Quant au paillasse, il était absent.

 

– Mon mari est allé reconduire le maître, qui était un peu casquette, dit la bohémienne avec un grand calme.

 

– Ma chère enfant, dit le jeune homme en fermant la porte, laissez-moi vous dire d’abord que bien que vous soyez jolie à croquer, ce n’est pas précisément dans l’intention de vous le dire que je suis venu ici.

 

La bohémienne fit une petite moue de circonstance ; le jeune homme tira dix louis de sa poche et les aligna sur la table avec la dextérité d’un croupier de roulette.

 

– Voilà d’abord ce que je vous ai promis, dit-il. Maintenant, causons. Je désire avoir quelques renseignements sur votre sauvage.

 

– Ah ! monsieur ! dit la bohémienne de plus en plus étonnée de la tournure que prenait ce rendez-vous, je ne sais guère sur ce moricaud que ce que vous m’avez entendu dire au public. Il n’y a pas longtemps que nous sommes, Fanfreluche et moi, au service de M. Bobino.

 

– Qu’est-ce que Fanfreluche et qu’est-ce que Bobino ? demanda le jeune homme avec sang-froid.

 

– Fanfreluche, c’est le paillasse… mon mari.

 

– Et Bobino ?

 

– C’est le patron.

 

– À merveille.

 

– Fanfreluche et moi nous étions hercules et nous dansions sur la corde. Mais le métier ne vaut plus rien et on ne dîne pas tous les jours. Alors, il y a trois mois, à Boulogne, nous avons rencontré M. Bobino qui venait de Londres avec son sauvage et il nous a pris avec lui. Il nous donne vingt francs par mois à chacun et nous entretient.

 

– C’est peu, fit le jeune homme. Ainsi, vous ne savez pas où a été acheté ce sauvage ?

 

– À Londres, je crois. Mais M. Bobino est un homme qui ne dit jamais rien.

 

– Écoutez donc, mon enfant : si on vous donnait mille francs pour laisser emmener le sauvage, accepteriez-vous ?

 

– Mille francs ! s’écria la bohémienne étourdie, ah ! je suis bien sûre que Fanfreluche vous donnerait M. Bobino et sa baraque par-dessus le marché.

 

– Eh bien ! reprit le jeune homme qui ouvrit son portefeuille et en retira deux billets de cinq cents francs, je vais l’éveiller et lui demander s’il veut venir avec moi…

 

– Mais, monsieur, s’écria la jeune femme au comble de la joie et de la stupeur, qu’en voulez-vous faire, mon Dieu ? Vous n’avez pourtant pas l’air d’un homme qui fait métier de montrer ces horreurs ?

 

– C’est ce qui vous trompe, répondit le jeune homme ; je suis directeur du Cirque impérial de Saint-Pétersbourg.

 

Et il se dirigeait vers le grabat où dormait le chef sauvage :

 

– À propos, dit-il, se retournant vers la bohémienne, savez-vous l’anglais ?

 

– Non, monsieur.

 

Il frappa sur l’épaule d’O’Penny et l’éveilla.

 

– M. le marquis de Chamery, dit-il, désire présenter ses hommages respectueux à l’infortuné baronnet sir Williams.

 

À ce nom, O’Penny bondit sur son grabat et se dressa comme s’il eût été agité par un fil électrique. Le visage et l’attitude d’O’Penny eurent alors quelque chose d’effrayant à voir. Au son de cette voix, à ce nom qui, sans doute, depuis longtemps n’avait résonné à son oreille, le prétendu chef australien éprouva une de ces commotions terribles que nul ne saurait traduire. Il essaya de parler et ne parvint qu’à laisser échapper un sourd hurlement.

 

L’œil qui, chez lui, y voyait faiblement encore, concentra toutes ses facultés et darda son rayon à demi-éteint sur l’homme qui venait de l’éveiller ainsi.

 

– Allons, mon pauvre vieux, dit le marquis de Chamery, rassieds-toi donc, je vois que tu me reconnais et nous allons causer à notre aise.

 

Et il appuya une de ses mains sur l’épaule du sauvage et le força à s’asseoir sur son grabat. Après quoi celui qui s’intitulait ainsi le marquis de Chamery retourna près de la bohémienne, dont l’étonnement, si grand déjà, s’était encore accru en voyant le sauvage O’Penny dresser l’oreille aux paroles du jeune homme, comme un vieux destrier de bataille, devenu cheval de charrue, se relève et hennit aux sons lointains du clairon.

 

– Ma petite, lui dit-il, vous m’avez affirmé que vous ne saviez pas l’anglais ?

 

– Oui monsieur.

 

– Croyez-vous à quelque chose ?

 

– Je crois à Dieu.

 

– Eh bien ! levez la main et jurez-moi que vous avez dit vrai.

 

– Je le jure ! dit la bohémienne avec un accent de franchise auquel il était réellement impossible de se méprendre.

 

– Votre mari non plus ?

 

– Mon mari pas plus que moi.

 

Le marquis de Chamery retourna auprès de l’homme tatoué et lui dit, toujours en anglais :

 

– Sois calme, mon vieux, je suis ton ami, et je vois bien que tu as reconnu ton petit Rocambole, celui qui t’appelait mon oncle. Et puisqu’on t’a rogné ta parlotte, je ferai les demandes et les réponses.

 

Le sauvage continuait à s’agiter sur sa botte de paille ; mais son horrible visage semblait avoir pris subitement une expression de joie farouche.

 

Le marquis continua :

 

– Je t’ai pleuré pendant cinq années, mon pauvre vieux, et je m’étais bien figuré, ma parole d’honneur, que les sauvages t’avaient mis à la broche. Mais je vois qu’ils se sont contentés de te tatouer, opération qui, réunie à celle que t’avait fait subir cette excellente Baccarat…

 

Le marquis s’arrêta et voulut juger de l’effet que ce nom produirait sur l’homme tatoué.

 

Celui-ci se prit à frissonner, et un rugissement de fureur s’échappa de ses lèvres crispées.

 

– Bien ! très bien… murmura le jeune homme, je vois qu’ils ne t’ont pas trop abruti et qu’il reste encore chez toi quelque chose de sir Williams… Très bien ! très bien !…

 

Et il passa de nouveau sa main sur l’épaule d’O’Penny d’un air caressant.

 

– Le fait est, mon oncle, poursuivit-il, que tu n’es plus le séduisant vicomte Andréa, le joli baronnet sir Williams, l’homme dont les belles filles raffolaient. Les sauvages et Baccarat t’ont si bien défiguré qu’il a fallu mes entrailles filiales pour te reconnaître… Ah ! c’est une drôle d’histoire, celle-là, et, parole d’honneur ! cela ferait croire à la Providence, dont nous nous moquions si fort autrefois.

 

Le marquis de Chamery, ou plutôt Rocambole, car c’était lui, s’assit familièrement sur le grabat d’O’Penny et continua :

 

– Figure-toi que, dans la journée, je passais en tilbury sur le boulevard, regardant à droite et à gauche. Une belle fille, ma foi ! celle qui te garde, m’a tiré l’œil. Tu sais que je suis toujours un peu… folâtre…

 

Et Rocambole souligna le mot par un clignement d’yeux.

 

– Je me suis approché, reprit-il. La belle fille racontait ton histoire à sa manière. Cette histoire m’a intrigué. Bah ! me suis-je dit, il faut que je voie comment ils sont, ces affreux sauvages de l’Australie, qui m’ont mangé tout rôti mon pauvre oncle sir Williams… Et je suis entré… Et je t’ai reconnu !

 

Une fois de plus, Rocambole frappa sur l’épaule du chef australien d’une façon amicale.

 

– Tu comprends bien que, alors, mon oncle, je me suis dit tout de suite que le marquis de Chamery ne pouvait laisser son parent, son bienfaiteur, l’homme à qui il doit tout, dans la position misérable où je te trouve…

 

Ce nom de Chamery paraissait produire sur l’affreux visage de l’homme tatoué une impression identique à celle que produit un souvenir à demi effacé, et qu’un seul mot évoque tout à coup.

 

Rocambole devina sa pensée.

 

– Ah ! dit-il, cela t’étonne de me voir marquis de Chamery… C’est un nom qui t’est bien connu, n’est-ce pas ? Il était sur tes tablettes.

 

À ces mots, le sauvage parut tressaillir.

 

– On te contera tout cela, mon vieux ; mais pour le moment soyons sérieux, et dépêchons-nous…

 

O’Penny continuait à fixer sur Rocambole son œil à demi-éteint, avec une sorte de ténacité.

 

– Voyons, reprit celui-ci, je suppose que tu ne tiens pas beaucoup à rester ici ?

 

– Non, fit le sauvage d’un signe de tête où semblèrent se révéler les horribles souffrances qu’il avait éprouvées en compagnie des saltimbanques.

 

– Et tu préfères encore venir avec moi, qui te soignerai comme un coq en pâte, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit le sauvage d’un nouveau signe de tête.

 

– Eh bien ! allons-nous-en tout de suite, ton maître pourrait bien revenir, et il faudrait parlementer encore.

 

Et Rocambole, s’adressant à la bohémienne, lui dit :

 

– Tu as bien un manteau à me vendre, n’est-ce pas, ma petite ?

 

Et il jeta un onzième louis sur la table.

 

– Voilà celui de Fanfreluche, monsieur ; il n’est pas neuf, comme vous voyez.

 

– Bah ! fit Rocambole, à la campagne !

 

Il le plaça sur les épaules d’O’Penny, qui se laissa envelopper avec la docilité d’un enfant. Puis, avisant dans un coin la coiffure de plumes du pauvre phénomène, il la lui mit sur la tête avec le soin que prendrait une camérière à coiffer sa maîtresse.

 

– C’est mardi-gras, mon vieux, continua-t-il en anglais, et pour aujourd’hui tu peux sortir sous ce costume. On va te prendre pour le Californien du bal de l’Opéra.

 

Alors le prétendu marquis de Chamery roula les deux billets de cinq cents francs dans ses doigts, et les laissa tomber délicatement dans la main de l’épouse illégitime du paillasse Fanfreluche.

 

– Adieu, petite, lui dit-il, si nous nous revoyons jamais, je renouvellerai volontiers connaissance avec toi.

 

La bohémienne ouvrit la porte de la baraque.

 

– Allons ! viens, mon oncle, dit Rocambole, qui prit O’Penny par le bras, l’entraîna hors du théâtre forain, lui fit traverser le trottoir et le conduisit à son coupé.

 

Le cocher descendit de son siège, ouvrit la portière et demanda :

 

– Où va monsieur le marquis ?

 

– Rue de Surène, répondit Rocambole.

 

Le coupé partit.

V

Une fois installé auprès du sauvage, Rocambole reprit ainsi la conversation : – Maintenant, mon vieux, causons à notre aise. Nous sommes seuls. Je te disais donc que je me nommais le marquis de Chamery, n’est-ce pas ?

 

Un son inarticulé qui pouvait passer pour une affirmation fut la réponse du pauvre mutilé.

 

– Oh ! poursuivit Rocambole, c’est une histoire assez longue. Figure-toi d’abord que ton philanthrope de frère le comte de Kergaz…

 

O’Penny fit un soubresaut sur le coussin du coupé.

 

– Très bien, dit Rocambole, je vois que tu as rapporté tes petites haines des terres australes. Tu es encore un peu le sir Williams que j’ai connu… très bien !

 

Et le faux marquis de Chamery continua : – Figure-toi donc que le comte de Kergaz, avec qui je me battis une heure après t’avoir quitté, savait aussi bien que moi cette fameuse botte secrète qu’on nomme le coup de mille francs, et la preuve, c’est qu’il m’étendit tout de mon long et que je faillis en crever, tandis que mamzelle Baccarat te faisait ton affaire. Mais M. de Kergaz fit bien les choses. Après m’avoir aux trois quarts occis, il éprouva le besoin de me faire soigner. Je passai un mois à Kergaz en compagnie d’un honnête médecin qui me guérit. Quand je fus en état de partir, je me souvins que tu avais des tablettes sur lesquelles tu consignais des choses intéressantes, je fouillai le château et je trouvai ces tablettes… Comprends-tu ?… Or, acheva Rocambole, c’est dans les tablettes que j’ai trouvé le germe de l’affaire Chamery. Le hasard m’a un peu servi, je me suis aussi aidé beaucoup, et me voici marquis de Chamery.

 

Alors Rocambole raconta à son compagnon ce que nous savons déjà, c’est-à-dire sa rencontre à bord de la Mouette avec le véritable marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, officier de marine au service de la Compagnie des Indes ; puis leur naufrage, leur séjour sur un récif, et ce qui s’en était suivi.

 

– Tu comprends bien, mon cher oncle, continua-t-il, que ce n’est pas le tout de bien s’assurer que le vrai marquis de Chamery ne reparaîtra jamais, de lui ressembler assez pour que, à dix-huit ans de distance, personne ne puisse refuser de vous reconnaître, et de posséder tous les papiers nécessaires à la justification de son identité. Le marquis avait passé sa jeunesse aux Indes, où je n’avais, moi, jamais mis les pieds. En outre, il avait été marin. Il me fallait faire mon éducation. Or, comme j’avais, outre les papiers du marquis de Chamery, que je me gardai bien de montrer, les papiers bien en règle de sir Arthur, ce fut avec ceux-ci que je me présentai aux autorités maritimes de Fécamp, et que, le lendemain, je repartis pour l’Angleterre. À Londres, je trouvai un bonhomme de sergent dans les cipayes indiens, qui avait obtenu son congé définitif et cherchait un emploi. Je le pris à mon service en qualité de secrétaire. Mon homme savait l’Inde par cœur. De Londres, nous allâmes à Plymouth. Là, je me mis à fréquenter les marins, officiers ou matelots ; j’achetai des livres de théorie, je suivis en amateur les cours de midshipman et, au bout de six mois, mon éducation de marin était consommée et je connaissais les Indes anglaises sur le bout du doigt. Alors je renvoyai mon secrétaire, passai une légère couche de safran sur mon visage, afin de simuler les effets d’un soleil torride. Puis, dépouillant le vieil homme, c’est-à-dire sir Arthur, je retournai d’abord à Londres, où l’amirauté visa sans difficulté tous les papiers du marquis de Chamery ; ensuite je m’embarquai pour la France.

 

Rocambole en était là de son récit, quand le coupé s’arrêta.

 

O’Penny et son conducteur étaient arrivés rue de Surène.

 

Rocambole descendit le premier et donna la main à l’homme tatoué :

 

– Je vais te conduire à mon pied-à-terre, lui dit-il ; tu sens bien que M. le marquis de Chamery habite son hôtel rue de Verneuil, mais il a un entresol incognito où il reçoit ses amis…

 

Et Rocambole sonna à la porte d’une maison de belle apparence.

 

La porte s’ouvrit.

 

Le prétendu marquis poussa le sauvage dans le vestibule, dont le gaz était éteint depuis longtemps, cria au portier qui, dans l’ombre, demandait le nom du retardataire : « C’est moi M. Frédéric », prit la rampe et conduisit O’Penny à l’entresol, où il avait fait décorer un joli petit appartement dans lequel il laissait toujours un valet de chambre, lequel ne l’appelait, comme le portier, que M. Frédéric.

 

Le valet de chambre, réveillé en sursaut par le coup de sonnette de son maître, recula stupéfait et presque effrayé à la vue de l’horrible visage d’O’Penny.

 

Mais Rocambole lui dit d’un ton bref et impérieux :

 

– Tu vas courir chez le docteur Albot, mon médecin, qui demeure à dix pas d’ici, rue Miromesnil ; tu le feras lever et l’amèneras.

 

– Oui, monsieur, répondit le valet qui sortit, monta dans le coupé de son maître et courut chez le médecin.

 

Pendant ce temps Rocambole introduisait O’Penny dans sa chambre à coucher, où il y avait un bon feu.

 

– Écoute, mon vieux, lui dit-il, en le faisant asseoir dans un grand fauteuil, tu dois avoir faim et soif, depuis le temps que tu ne manges ni ne bois à ton saoul, je vais te servir un reste de pâté et un verre de bordeaux. Cela te rappellera notre bon temps du club des Valets de cœur, quand tu venais chez ton petit Rocambole te dédommager d’avoir mangé des haricots à l’huile à la table de M. de Kergaz.

 

Et Rocambole alla dans la salle à manger et revint au bout de quelques minutes, portant dans ses bras une petite table toute servie, qu’il plaça devant l’homme tatoué.

 

– Pauvre vieux, poursuivit-il en s’asseyant près de lui, tu y vois si peu qu’il faudra que je te serve comme un enfant.

 

Et tandis que le sauvage portait avec une avidité de bête fauve affamée ses mains sur les aliments qu’on lui servait, Rocambole ajouta :

 

– Je viens d’envoyer chercher mon médecin. Je vais lui arranger une petite histoire préalable et te mettre entre ses mains. Il ne te rendra pas beau garçon, c’est évident ; mais il fera peut-être disparaître tous ces tatouages, et ce sera toujours ça. Tu deviendras un bonhomme que l’explosion d’une mine ou d’un bateau à vapeur a mis en cet état.

 

Comme Rocambole achevait, il entendit ouvrir la porte extérieure de son appartement. C’était le valet de chambre qui rentrait suivi du docteur.

 

– Reste là, mon oncle, dit le jeune homme, je vais préparer mon médecin au spectacle peu agréable de ta figure.

 

Il laissa O’Penny mangeant avidement dans sa chambre à coucher, et passa dans le salon où le docteur Albot l’attendait.

 

Le docteur était un mulâtre, né à la Guadeloupe, qui, après avoir longtemps exercé au Brésil et dans le Paraguay, était venu chercher fortune à Paris, en se donnant une spécialité : la guérison de toutes les maladies engendrées sous les tropiques.

 

Il avait réussi.

 

– Bonjour, docteur, dit Rocambole ; je vous demande pardon de vous avoir fait lever…

 

– Nullement, monsieur le marquis, répondit le mulâtre avec les marques d’un profond respect. J’allais rentrer chez moi lorsque j’ai rencontré votre valet de chambre.

 

– Docteur, poursuivit Rocambole, avez-vous un remède certain contre les tatouages ?

 

– Comment l’entendez-vous, monsieur ? demanda le docteur.

 

– Je m’explique mal et je devrais dire : Pensez-vous que les tatouages puissent s’effacer ?

 

– Quelquefois. Cela dépend. Ceux qui sont faits avec la teinture d’arbres de l’Australie, finissent par disparaître à l’aide de certains réactifs et de certains mordants.

 

– Ah ! vous croyez ?

 

– J’ai soigné et guéri un matelot anglais qui avait été fait prisonnier par une peuplade sauvage d’Océaniens.

 

– Eh bien ! dit le prétendu M. Frédéric, c’est précisément un cas de ce genre que je vais vous soumettre. Figurez-vous que je viens de retrouver un matelot qui a servi sous mes ordres dans l’Inde, et qui s’étant embarqué à bord d’un négrier, a, comme le vôtre, été fait prisonnier par les sauvages, tatoué et mutilé par eux.

 

Et Rocambole fit passer le docteur dans sa chambre à coucher.

 

Avant d’aller plus loin et d’assister à la consultation du médecin créole, il nous faut rétrograder de trois mois environ, et mettre en scène les nouveaux personnages de ce récit.

 

 

Par une belle après-midi de février, un jeudi, les Champs-Élysées étaient sillonnés de nombreux équipages. Le soleil était tiède comme au printemps, l’air doux, le ciel sans nuages, les pauvres arbres souffreteux, enchâssés dans le bitume des trottoirs, avaient déjà des bourgeons. On eût dit une soirée de la fin de mai. Aussi, vers deux heures, landaus, victorias, calèches découvertes menées à quatre chevaux et à la daumont, jolis dog-carts à deux roues conduits par un élégant et jeune sportsman, se croisaient-ils dans le rond-point, les uns allant, les autres venant. Au milieu, piaffaient de fringants cavaliers saluant au passage les femmes les plus à la mode. Sur les contre-allées, une foule modeste de piétons, petits bourgeois réduits au fiacre du dimanche, artistes flâneurs, dandys ruinés, commerçants pouvant confier leur boutique à un premier commis, gagnait à petits pas l’Arc de triomphe, et admirait, critiquait tour à tour, le bon goût de telle voiture, la finesse de tel cheval, la hardiesse ou la gaucherie de tel cavalier. On se console de l’absence de fortune en trouvant un léger défaut à la fortune du voisin.

 

Cependant, au milieu de tous ces équipages, il en était un qui ne souleva qu’un long murmure d’admiration et de respect. Les hommes à cheval saluèrent, les dames s’inclinèrent du fond de leur berline découverte.

 

C’était une grande calèche bleu de ciel à garniture blanche, attelée de quatre chevaux bai cerise. Deux laquais vêtus de noir étaient pendus aux étrivières. Dans la calèche, il y avait deux dames en deuil. Non point ce deuil rigoureux et sombre des premiers jours d’affliction, mais ce deuil un peu mondain déjà, qui n’exclut ni la promenade, ni le concert, et interdit à peine le bal.

 

De ces deux femmes, l’une pouvait avoir environ cinquante ans, était fort pâle, et sa physionomie souffrante semblait porter les symptômes d’une maladie de langueur. L’autre était une jeune fille de dix-neuf à vingt ans.

 

À Paris même, où, quoi qu’on puisse dire, la beauté court les rues, à Paris, le seul pays du monde où il y ait réellement des jolies femmes par milliers, on aurait à peine osé rêver un type plus correct et plus pur, une beauté plus royalement accomplie. Cette jeune fille était mademoiselle Blanche de Chamery.

 

Elle était blonde comme la Fornarina ; ses yeux, d’un bleu foncé, avaient ce regard profond et doux des femmes de l’Orient ; son visage, du type grec le plus pur, était blanc et rose comme celui d’une Anglaise.

 

Blanche de Chamery avait cette taille moyenne élégante et souple qui semble l’apanage exclusif des jeunes filles de l’Inde. Une sorte de mélancolie grave sans tristesse était empreinte sur ce beau visage. Blanche de Chamery devait être une de ces femmes qui envisagent la vie de son côté le plus solennel et le plus sérieux. On eût dit, à ce reflet de rêverie répandu sur ses traits, que son âme devait être en harmonie avec cette beauté sévère et majestueuse qui n’avait rien de mondain ni de futile.

 

Au moment où la calèche des dames de Chamery atteignait le rond-point et prenait la droite de la fontaine, un joli landau, redescendant l’avenue passa tout auprès.

 

Dans ce landau, une blonde créature étalait, sur les larges paracrottes qui protégeaient les deux marchepied, les plis immenses d’une robe de moire antique bleue sur laquelle était drapé, avec un art qui n’est guère possédé que par les reines de théâtre, un de ces cachemires du Thibet pour lesquels, hélas ! tant de femmes se damnent et regrettent de ne pouvoir faire plus encore.

 

Mademoiselle de Chamery était blonde comme une madone de Raphaël ; la dame au landau était blonde comme la déesse Junon, de ce blond fauve, presque rouge, qui semble avoir franchi le détroit et pris naissance dans la brumeuse Écosse et dans les plaines de la verte Irlande.

 

Blanche de Chamery était la beauté chaste et pudique sur laquelle les regards s’arrêtaient respectueux et admirateurs. Cette autre femme, au contraire, avait cette beauté hardie, ce regard à demi-voilé et cependant empli de magnétiques éclairs, qui autorise les hommages.

 

Avait-elle vingt-cinq ans ? En avait-elle trente-cinq ? C’était un mystère, même en plein soleil.

 

Au moment où le landau croisait la calèche, la jeune femme jeta un regard effronté sur la marquise de Chamery et sa fille.

 

La marquise et sa fille subirent ce regard et ne le rendirent point. Elles passèrent sans avoir levé les yeux.

 

– Oh ! murmura la jeune femme en se mordant les lèvres avec dépit, je les forcerai bientôt à me regarder en face !

 

Tandis que la calèche et le landau se croisaient, deux jeunes gens à cheval s’étaient arrêtés presque en même temps.

 

L’un remontait l’avenue, l’autre la descendait.

 

Le premier avait échangé un regard et un salut avec la dame du landau, que ses chevaux anglais emportaient rapidement… L’œil du second s’était arrêté, dans la calèche, sur mademoiselle Blanche de Chamery.

 

Le premier s’était contenté de porter le bout de ses doigts à son chapeau. Le second avait salué jusqu’à terre.

 

Les deux jeunes gens, qui s’étaient arrêtés à quelques pas l’un de l’autre, se regardèrent et se reconnurent, lorsque calèche et landau se furent éloignés.

 

– Tiens ! dit le premier, c’est toi, Fabien.

 

– Bonjour, Roland, répondit le second, qui parut quelque peu contrarié de cette rencontre fortuite.

 

Mais celui qu’il avait nommé Roland se rapprocha de lui sur-le-champ, par trois courbettes de son cheval, et lui dit : – Tu viens du Bois ?

 

– Oui.

 

– Et tu rentres ?

 

– Je ne sais pas… j’ai envie de remonter les Champs-Élysées encore une fois… le temps est superbe…

 

– D’abord, fit Roland en souriant, et puis cela te permettra…

 

– Quoi donc ? fit sèchement le vicomte Fabien d’Asmolles.

 

– Mais, répondit Roland, de suivre cette calèche bleue, dans laquelle se trouve cette ravissante personne que tu as saluée jusqu’à terre.

 

– Mon cher Roland de Clayet, dit le vicomte Fabien d’un ton froid, les dames que je viens de saluer sont la marquise de Chamery et sa fille, et le sourire que je vois sur tes lèvres est sinon déplacé, au moins sans signification possible.

 

– Tudieu ! Fabien, comme tu prends ces choses-là. Serais-tu fiancé à mademoiselle de Chamery ?

 

– Non, dit le jeune homme avec tristesse.

 

Et il voulut s’éloigner et salua Roland. Mais celui-ci le retint.

 

– Un mot, lui dit-il.

 

Le vicomte s’arrêta.

 

– As-tu remarqué ce landau à deux chevaux gris de fer ?

 

– Dans lequel était une dame que tu as saluée de la main ?

 

– Précisément.

 

– Eh bien ! connais-tu cette dame ?

 

– Oui, fit le jeune homme d’un signe.

 

– Elle se nomme pareillement mademoiselle de Chamery, et c’est la cousine…

 

À ces paroles, le vicomte Fabien d’Asmolles devint pâle et ses yeux lancèrent des éclairs. Il étendit la main, saisit le bras de Roland de Clayet et lui dit : – Mon pauvre Roland, dis-moi sur-le-champ que ce que tu viens de me dire tu le crois fermement, honnêtement, comme un petit gentilhomme de province qui vient à Paris pour la première fois, et à qui on montre des courtisanes pour des duchesses, et quand tu m’auras dit cela, je te pardonnerai !

 

Le vicomte Fabien avait prononcé ces mots avec un accent de sourde irritation et d’ironie qui produisit une bizarre impression sur son interlocuteur.

 

Roland garda le silence.

 

– Eh bien ! reprit Fabien, parleras-tu ?

 

– Mon cher monsieur Fabien, répondit enfin le jeune homme si brusquement interpellé, je vais vous répondre selon vos désirs : La dame que j’ai saluée se nomme mademoiselle de Chamery, la sœur de feu le marquis Hector de Chamery, et elle a été dépouillée de la fortune qui lui revenait par un certain comte de Chamery…

 

– Assez, dit Fabien avec un calme plus effrayant que son irritation récente, puis il ajouta : – Mon cher Roland, nous venons d’échanger deux phrases qui suffisent pour nous faire couper la gorge.

 

– Comme il vous plaira, dit fièrement Roland.

 

– Cependant, reprit Fabien, comme j’ai sept années de plus que toi, que j’ai trente ans et toi vingt-trois, et que même tu m’as été recommandé par ton vieil oncle le chevalier, je ne me porterai à une extrémité fâcheuse qu’après avoir épuisé tous les moyens de conciliation et t’avoir dit d’abord que ta prétendue mademoiselle de Chamery est une drôlesse.

 

Ce mot fit pâlir Roland.

 

– Vicomte Fabien, dit-il, vous insultez une femme, vous êtes un lâche !

 

Le vicomte Fabien frissonna de fureur et vacilla sur sa selle.

 

– Bien, dit-il, on vous tuera ! À demain !

 

– Je rentre chez moi, dit Roland, et je vais attendre vos témoins.

 

– Encore un mot ! lui cria Fabien au moment où le jeune homme s’éloignait.

 

– Que me voulez-vous ?

 

– Vous m’avez insulté, et vous me connaissez assez pour savoir que nous nous battrons, quoi qu’il arrive. Cependant, comme vous êtes un garçon d’honneur, que nous avons été amis et voisins de terre, je suis persuadé que vous ne refuserez pas de m’écouter dix minutes.

 

– À quoi bon ?

 

– Rangez votre cheval près du mien, montons l’avenue au pas, et faites-moi l’honneur de m’écouter.

 

Il y avait dans le ton du vicomte Fabien une sorte d’autorité dont son jeune adversaire subit malgré lui l’ascendant.

 

Il obéit, se plaça auprès de lui, et, tandis que celui-ci rendait la main à son cheval, il lui dit : – Croyez, monsieur, que ce que j’en fais est pure courtoisie.

 

– Monsieur, répondit le vicomte, il n’est plus question de nous, à cette heure.

 

– Et de qui donc, alors ?

 

– De l’honneur d’une famille dont se joue une femme sur laquelle je veux vous ouvrir les yeux.

 

– Monsieur, répliqua Roland, je vous ai promis de vous écouter. Parlez, mais soyez persuadé que mes convictions sont inébranlables.

 

– Soit, mais écoutez-moi.

 

Et, tandis qu’ils se dirigeaient au pas vers la barrière de l’Étoile, le vicomte Fabien s’exprima ainsi :

 

VI

– Ma famille est liée avec la famille de Chamery, et je vous donne ma parole d’honneur que ce que je vais vous dire est la pure vérité.

 

– Voyons ? fit Roland d’un air important.

 

– Feu le marquis de Chamery, dont les dames que je viens de saluer portent encore le deuil, a hérité de son cousin, le marquis Hector de Chamery, tué en duel, il y a dix-huit ans.

 

– Je sais cela, dit Roland.

 

– À propos, interrompit Fabien avec une nuance de raillerie, quel âge donnez-vous, à votre mademoiselle de Chamery, comme vous dites ?

 

– Elle a vingt-cinq ans et ne s’en cache pas.

 

Fabien réprima un sourire.

 

– Et vous dites qu’elle est la sœur du marquis Hector ?

 

– J’en ai la preuve.

 

– Et, à votre compte, la fille du marquis de Chamery, père d’Hector ?

 

– Naturellement.

 

– Mais, mon cher Roland, le marquis est mort en 1816, un an après la seconde Restauration. Comment voulez-vous que mademoiselle de Chamery n’ait que vingt-cinq ans ? Nous sommes en 1851 ; elle en a trente-six au moins.

 

– C’est impossible ! le marquis est mort plus tard.

 

– Pardon, je me souviens parfaitement des dates, elles sont exactes. Mais, rassurez-vous, mon cher Roland, rassurez surtout votre amour-propre, car vous aimez passionnément votre prétendue mademoiselle de Chamery, et…

 

– Vicomte Fabien, interrompit le jeune homme avec colère, veuillez donc vous défaire de ce mot de prétendue. J’ai vu des lettres de feu la marquise de Chamery adressées à sa fille Andrée et, là-dessus, je ne saurais avoir deux opinions.

 

– Mon cher, répondit Fabien, mademoiselle Andrée est bien, en effet, la fille de madame de Chamery, mère du marquis Hector.

 

– Vous voyez bien…

 

– Mais, acheva Fabien, elle est en même temps la fille d’un sieur Brunot, avocat à Blois, dont, pendant son veuvage, la marquise de Chamery s’était amourachée.

 

Un cri de surprise échappa à Roland.

 

– Mademoiselle Andrée Brunot, poursuivit dédaigneusement le vicomte Fabien, élevée chez sa mère comme orpheline, n’a dû longtemps ses moyens d’existence qu’à M. le comte de Chamery, cousin et héritier du marquis Hector, qui lui a constitué douze mille livres de rente viagère, ce que le marquis Hector n’avait pas jugé convenable de faire.

 

« Il est vrai, ajouta Fabien d’Asmolles, tandis que son jeune compagnon paraissait en proie à une vive agitation, il est vrai que, sa mère morte, mademoiselle Andrée a impudemment pris un nom qui ne lui appartenait pas, que ni son père ni sa mère ne lui avaient concédé, et que, non contente de cette usurpation, elle a traîné ce nom dans la boue…

 

– Monsieur ! exclama le jeune homme, hors de lui.

 

– Bah ! dit Fabien froidement, laissez-moi donc finir, vous me tuerez demain si cela vous plaît, mais aujourd’hui, écoutez-moi. Je maintiens le mot : la prétendue mademoiselle de Chamery est une de ces femmes hors la loi du monde, devant lesquelles une maison honnête ne saurait s’ouvrir, et chez laquelle nous pouvons aller, nous, avec nos éperons et le cigare a la bouche. Vous aimez mademoiselle Andrée Brunot, mon cher ami, et je suis réellement désolé de désillusionner un peu votre amour. Mais, que voulez-vous ? pourquoi donc cette fille s’est-elle permis de regarder insolemment la marquise de Chamery et sa fille ?

 

À ces derniers mots, le jeune Roland de Clayet arrêta court son cheval.

 

– Vicomte Fabien, dit-il, je vous ai patiemment écouté ; mais je ne saurais vous écouter plus longtemps. Adieu… à demain. Vous me rendrez raison…

 

– De tout, hormis de la vertu de mademoiselle Andrée Brunot, répondit Fabien d’un ton moqueur.

 

Il pressa légèrement son cheval, salua Roland et s’éloigna au petit galop.

 

Celui-ci, en proie à une surexcitation violente, redescendit l’avenue des Champs-Élysées, traversa la place de la Concorde, prit la rue Saint-Florentin et entra dans une maison qui portait le numéro 18.

 

– Mademoiselle de Chamery est-elle rentrée ? demanda-t-il au suisse.

 

– Oui, monsieur, lui répondit-on.

 

Le jeune homme jeta sa bride, mit pied à terre et gagna le premier étage, que mademoiselle de Chamery habitait seule.

 

M. Roland de Clayet pénétra chez mademoiselle de Chamery d’une façon cavalière, qui aurait pu jusqu’à un certain point venir à l’appui des assertions plus cavalières encore de son ancien ami le vicomte Fabien d’Asmolles. Il entra comme chez lui, tira l’oreille au groom qui lui ouvrit la porte et prit le menton rose de la jolie femme de chambre qu’il trouva sur le seuil du salon.

 

– Ta maîtresse est rentrée, dit-il, on me l’a dit en bas, veux-tu m’annoncer ?

 

– Mademoiselle n’est pas visible, répondit la soubrette.

 

– Hein ? fit le jeune homme stupéfait.

 

– À moins que monsieur ne désire attendre.

 

Le jeune homme avait subitement froncé le sourcil.

 

– Elle a du monde, sans doute ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Fais-lui passer ma carte.

 

En prenant ce parti, Roland demeurait persuadé que mademoiselle de Chamery le recevrait sur-le-champ.

 

La femme de chambre prit la carte et disparut, tandis que Roland passait dans le salon et s’y promenait de long en large. Elle revint peu après :

 

– Il est impossible à mademoiselle, dit-elle froidement, de recevoir monsieur en ce moment. Si monsieur veut revenir à huit heures, il trouvera mademoiselle…

 

Un geste de colère et d’impatience échappa au jeune homme.

 

– Voici la première fois qu’Andrée me refuse la porte, murmura-t-il.

 

Et il s’en alla furieux, remonta à cheval et rentra chez lui, rue de Provence, au 5, où il habitait un joli appartement de garçon. Roland s’enferma dans son fumoir et se prit à songer :

 

– Oh ! les femmes ! se dit-il avec cet accent désespéré des hommes de vingt-trois ans qui croient tout perdu, même l’honneur, le jour où une drôlesse qu’ils aiment a jugé convenable de changer, sans prendre leur avis, la forme de sa coiffure.

 

Roland de Clayet était un tout jeune homme, orphelin, jouissant d’une vingtaine de mille livres de rente, et n’ayant plus d’autre parent qu’un vieil oncle, le chevalier de Clayet, qui lui laisserait huit ou neuf mille francs de revenu.

 

Roland avait débuté de bonne heure dans la vie parisienne, et sans une étourderie profonde qui formait le côté saillant de son caractère, il aurait dû avoir déjà quelque expérience. Mais Roland était un de ces jeunes fous qui sont éternellement dupes de leur cœur, de leur imagination, de leur vanité, et ce qui est pis, qui demeurent persuadés qu’un rayon de la sagesse divine s’est égarée dans leur âme. Roland avait, depuis cinq ans qu’il était émancipé, fait mainte école, écorné son patrimoine ; il s’était figuré qu’il aimait passionnément des femmes qui l’avaient odieusement trompé, et il possédait au dernier degré cette croyance des jeunes gens qui leur montre comme la plus vertueuse des femmes celle-là même qui s’est compromise pour eux.

 

Roland avait rencontré un jour mademoiselle de Chamery dans un monde douteux. Il en était devenu éperdûment amoureux et lui avait offert sa main. Il y avait de cela environ trois mois.

 

Pendant ces trois mois, Andrée avait joué avec lui toutes les comédies du sentiment et de la grande coquetterie. Tantôt, touchée de son amour, elle était sur le point de consentir à cette union, elle qui affirmait avoir, depuis sa plus tendre jeunesse, une profonde horreur du mariage.

 

Tantôt elle lui disait : – Vous êtes fou, mon ami, je suis une très vieille femme… j’ai vingt-cinq ans tout à l’heure…

 

Depuis trois mois, Roland avait déserté peu à peu ses relations, ses amis, ses habitudes, au profit de mademoiselle Andrée de Chamery, dont il ne voyait pas, tant il est vrai que l’amour est bien aveugle, la vie indépendante et excentrique. Mais Andrée s’était posée en artiste, en femme qui fait de la peinture d’une façon remarquable, et qui, à ce titre, reçoit chez elle des hommes du monde, des écrivains, des peintres, des femmes de théâtre. À cette corde de son arc, elle en avait joint une autre : elle faisait des vers… un théâtre de vaudeville avait joué d’elle un proverbe.

 

Andrée de Chamery était une lionne[5]. Pour Roland de Clayet c’était la vertu même, l’art chaste et pudique sans pruderie, quelque chose comme une Mademoiselle des Touches de Balzac[6].

 

Il allait chez elle plusieurs fois par jour, le matin, le soir, à toute heure. Or, pour la première fois, elle lui défendait sa porte ! Roland crut qu’il en deviendrait fou sur l’heure.

 

Et comme les amoureux ont la rage d’écrire, il prit une plume et écrivit le billet suivant, qu’il cacheta en hâte et remit à son groom avec ordre de le porter sur-le-champ rue Saint-Florentin.

 

Voici ce billet :

 

« Je sors de chez vous, où vous étiez… et vous avez refusé de me voir.

 

« Je rentre chez moi, fou de douleur, ne sachant, n’osant deviner le mobile de votre rigueur, tremblant de n’être plus aimé, et voyant tout en noir…

 

« Oh ! les tortures de l’enfer sont entrées dans mon âme ! Je souffre mille morts.

 

« Un mot, je vous en prie à genoux, un mot, de grâce… Qu’est-il donc arrivé ? J’attends.

 

« ROLAND. »

 

Et tandis que le groom portait cette phraséologie ampoulée, cachetée aux armes de Roland, de gueules à trois anneaux d’or, notre héros attendait dans une anxiété difficile à rendre.

 

Mais pendant une demi-heure que dura l’absence du groom, Roland ne put s’empêcher de réfléchir, et en réfléchissant il se dit qu’il allait se battre le lendemain avec un ami intime, le vicomte Fabien d’Asmolles, qui lui avait servi de mentor et de pilote sur la mer parisienne. Et involontairement il se souvint des paroles dédaigneuses de Fabien à l’endroit de celle qu’il appelait la prétendue mademoiselle de Chamery. Si bien cacheté que fût le cœur de Roland, si absolu que fût son amour, si entière que fût sa croyance en la vertu d’Andrée, il ne put empêcher le soupçon, cette tache d’huile imperceptible d’abord, et qui grandit si vite, de pénétrer dans son esprit. Et ce soupçon se trouvait appuyé tout à coup de la conduite de mademoiselle de Chamery, qui depuis trois mois le recevait à toute heure, et venait cependant de lui refuser sa porte, à quatre heures de l’après-midi, l’instant où une femme est toujours visible.

 

Heureusement pour la pauvre imagination du jeune amoureux, qui s’en allait trottant dans le champ des conjectures, le groom revint et lui apporta un billet qui produisit sur les soupçons de Roland et le souvenir des paroles de Fabien d’Asmolles l’effet du soleil levant sur les brouillards qui rampent au flanc des collines. Mademoiselle Andrée de Chamery lui écrivait que l’arrivée inattendue chez elle du baron de Chamery, un de ses parents de province, avait été la seule cause qui l’eût empêchée de le recevoir, lui, Roland ; mais que, pour dédommager ce dernier de la contrariété qu’il avait dû subir, elle l’invitait à venir le soir même, à huit heures, prendre chez elle la tasse de thé de la réconciliation.

 

Il était alors cinq heures.

 

Or, comme nous venons de le dire, mademoiselle de Chamery ne devait recevoir Roland qu’à huit heures. C’étaient donc trois heures à attendre.

 

Trois siècles !

 

On a remarqué que, dans le langage des amoureux, on ne saurait comparer décemment une heure d’attente à autre chose qu’à un siècle. L’amour aime les métaphores épiques.

 

Roland commença par se demander à quoi il emploierait ces trois mortelles heures.

 

Heureusement il se souvint de sa querelle avec Fabien, et songea qu’il lui fallait trouver des témoins. Il se rendit donc à son cercle, rue Royale, où il dîna. Puis après le dîner il passa dans le salon de jeu, où il trouva deux petits jeunes gens de vingt ans qui jouaient aux échecs.

 

– Tiens, dit l’un d’eux en laissant retomber sur sa poitrine le lorgnon qu’il avait dans l’œil, et regardant Roland, c’est toi, mon bon ami ?

 

– Bonjour, Octave ; bonjour, Edmond, dit Roland, c’est à vous que j’en ai.

 

– À nous ?

 

– À vous deux.

 

– Eh ! eh ! dit Octave d’un petit ton moqueur, on se bat donc ?

 

– Précisément.

 

– Et… quand cela ?

 

– Demain matin.

 

– Avec qui ?

 

– Avec Fabien d’Asmolles.

 

– Ah ! par exemple ! s’écria Edmond, voici qui est bizarre…

 

– Tu trouves ?

 

– Parbleu ! Fabien est ton ami.

 

– Il l’a été, il ne l’est plus.

 

Le petit jeune homme qui répondait au nom d’Octave se leva gravement et appuya une main sur l’épaule de Roland :

 

– Mon bon ami, dit-il, puisque tu nous fais l’honneur et l’amitié de nous prendre pour témoins, il faut que tu nous fasses ta confession.

 

– Plaît-il ?

 

– Le devoir des témoins est chose sérieuse. Nous ne te laisserons battre que lorsque nous saurons…

 

– Mes bons amis, répondit froidement Roland en tirant sa montre, il est six heures et demie, j’ai une heure à vous donner. Voulez-vous faire un whist ? C’est pour moi le seul moyen de répondre à vos questions.

 

– Singulier moyen !

 

– Je me bats demain avec Fabien d’Asmolles, mon ami, comme vous dites ; ni lui ni moi ne pouvons dire pourquoi… Vous plaît-il m’assister et garder le secret ?

 

– Oh ! oh ! murmura le petit Octave, je devine. Il est question d’une femme.

 

– Peut-être… Donc, vous acceptez ?

 

– Parbleu !

 

– Alors, chez moi, demain à six heures du matin.

 

– Nous y serons.

 

Roland demanda une plume et écrivit à Fabien :

 

« Monsieur,

 

« Je ne pourrai être chez moi ce soir, et, par conséquent, recevoir vos témoins. Mais, si vous le voulez bien, je serai demain, à sept heures, avec les miens et mes épées, au Bois, derrière le pavillon d’Armenonville.

 

« Votre obéissant,

 

« ROLAND DE CLAYET. »

 

Roland quitta son cercle vers sept heures et rentra chez lui pour s’habiller.

 

Là il trouva une lettre arrivée de province et datée de Besançon. Cette lettre était du chevalier de Clayet, son vieil oncle :

 

« Mon neveu [disait le chevalier], vous me demandez mon consentement à un mariage qui, si j’en crois votre lettre, me paraît convenable de tous les points, hors un seul, l’âge de la jeune personne que vous désirez épouser. Prenez garde ! il nous faut toujours chercher une femme moins âgée de dix ans au moins.

 

« Mais, ceci réservé, je crois ne pouvoir refuser d’approuver votre choix. Les Chamery sont de bonne roche, ils allaient à Malte, et vingt mille livres de rente accompagnent toujours bien un beau nom… »

 

Roland ne voulut point en lire davantage, et, tout joyeux, il s’habilla et courut rue Saint-Florentin.

 

Andrée l’attendait.

 

La jolie blonde était à demi-couchée dans sa bergère, au coin du feu, dans le plus coquet boudoir qu’ait jamais rêvé petite maîtresse. Elle tenait un livre à la main, les Méditations poétiques de M. de Lamartine. Elle avait une pointe de mélancolie dans le regard et l’attitude.

 

Elle tendit la main au jeune homme, qui se jeta à ses genoux et lui dit :

 

– Ah ! tenez, tenez… lisez cette lettre… me refuserez-vous encore ?

 

Et il lui tendit la lettre de son oncle le chevalier.

 

Andrée prit cette lettre et la lut gravement d’un bout à l’autre.

 

– Vous êtes un fou, dit-elle enfin.

 

– Un fou !

 

– Sans doute, pourquoi avoir écrit à votre oncle ?

 

– Il le fallait bien…

 

– Il fallait d’abord me consulter. Vous l’avais-je permis ?

 

– Ah ! s’écria Roland, ne voulez-vous plus de moi ? Hier encore…

 

– Hier n’est pas aujourd’hui, dit mademoiselle de Chamery avec une coquetterie infernale… et puis, je veux réfléchir encore… Donnez-moi huit jours et faites-moi un serment.

 

– Lequel ?

 

– Celui de ne plus me questionner, de ne plus me demander d’ici là quelle est ma résolution. Venez me voir tous les jours, mais ne me parlez plus mariage ; peut-être y gagnerez-vous.

 

Andrée accompagna ces derniers mots d’un regard et d’un sourire qui parurent à Roland la plus formelle des promesses.

 

– Soit, dit-il.

 

Et il tint parole. Durant la soirée il s’enivra de la voix, du sourire, de l’esprit de cette femme, qui possédait du reste de merveilleux secrets de séduction, et onze heures sonnèrent.

 

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, vous êtes encore ici à pareille heure ? Partez, partez vite !

 

Roland se leva.

 

Tout à coup il se souvint des paroles de Fabien, et poussé par une sorte d’avide et fatale curiosité, il dit à Andrée : – À propos, connaissez-vous un ami à moi, Fabien d’Asmolles ? Je voudrais vous…

 

Et il attacha un regard scrutateur sur le visage de la jeune femme.

 

Andrée demeura impassible.

 

– Gardez-vous-en bien, dit-elle. M. Fabien d’Asmolles est un homme qu’on ne reçoit pas. Il m’a poursuivie pendant deux années de son sot amour, et le dépit l’a rendu infâme. Il me calomnie le plus qu’il peut et partout où il va… Adieu…

 

Et mademoiselle de Chamery congédia Roland sans vouloir lui en dire davantage.

 

Roland rentra chez lui en se disant : – Demain, je tuerai Fabien, il le faut !

 

VII

Roland de Clayet rentra chez lui en proie à une surexcitation nerveuse qui avait deux causes différentes : d’abord l’amour que lui inspirait la prétendue mademoiselle de Chamery ; ensuite l’irritation que provoquait en lui la conduite du vicomte Fabien d’Asmolles.

 

Or, aux yeux de Roland, le vicomte n’était rien moins, après ce que venait de lui dire mademoiselle Andrée de Chamery, qu’un homme déloyal et haineux qui se vengeait par de basses calomnies des dédains mérités d’une femme. Et comme Roland croyait en elle, il rentra chez lui en se jurant de tuer le calomniateur de l’ange qu’il aimait. La femme qu’on aime est toujours un ange.

 

Quand on a vingt-trois ans et un duel pour le lendemain, on se croit obligé de dormir. Roland était brave. Il se mit au lit, s’endormit et ne s’éveilla qu’à cinq heures, lorsque son groom entra dans sa chambre.

 

Une heure après les témoins arrivèrent.

 

Les deux petits jeunes gens, tout fiers d’être comptés pour quelque chose, avaient fait une toilette de circonstance que leur eût enviée un prévôt d’armes. Pantalon collant gris de fer, redingote bleue, militairement boutonnée jusqu’au menton, chapeau crânement posé, mine grave et froide. Jamais jeune premier de théâtre, jouant un rôle de témoin dans une comédie de M. Scribe, n’avait pris plus au sérieux son costume et sa tenue.

 

Roland les attendait assis sur un divan. Comme il avait trois ans de plus, il était un peu moins ridicule, et sa mise était par conséquent moins prétentieuse.

 

– Mon cher ami, dit Octave en entrant, il me semble que nous sommes exacts comme des pendules…

 

– Comme des pendules qui vont bien, répondit Roland en souriant.

 

– Nous avons même vingt minutes devant nous, ajouta le second petit jeune homme.

 

– Mais il faut toujours arriver les premiers sur le terrain.

 

– Soit, partons.

 

Roland avait fait atteler un joli dog-cart à quatre roues et à trois places sur le devant.

 

Les épées avaient été placées dans le coffre à chiens, sous le siège du groom.

 

Ces messieurs montèrent en voiture.

 

– Mon cher, dit Octave en prenant les rênes aux mains de Roland, quand on va se battre à l’épée, il faut avoir les nerfs en repos, et ne se point fatiguer l’avant-bras. Laisse-moi conduire.

 

– Comme tu voudras, répondit Roland.

 

Et l’on partit.

 

Le rendez-vous, on s’en souvient, était au bois, derrière le pavillon d’Armenonville. Le dog-cart franchit la porte Maillot à sept heures moins un quart, et Roland de Clayet se trouva le premier au rendez-vous.

 

Les trois jeunes gens, en hommes bien appris, et qui n’accordent à chaque chose que son importance réelle, s’assirent fort tranquillement sur l’herbe et attendirent, en causant de la pluie et du beau temps, de l’Opéra et des dernières courses, l’arrivée du vicomte Fabien d’Asmolles. Cependant, comme sept heures sonnaient, et que l’avenue de la porte Maillot continuait à se montrer déserte, Roland fronça le sourcil.

 

En même temps, le jeune Octave s’écria d’un ton superbe : – Le vicomte me semble léger et nous prend sans doute pour des danseuses.

 

– Il nous fait poser, ajouta le jeune Edmond, complétant la pensée de son cotémoin.

 

– Nos montres avancent, sans doute, murmura Roland.

 

Et on attendit près de vingt minutes.

 

Heureusement – car déjà ces trois messieurs faisaient de singulières remarques sur le courage de M. Fabien d’Asmolles, qui cependant possédait une réputation de bravoure incontestable –, heureusement une voiture fermée, un modeste fiacre, se montra enfin dans l’avenue, et Roland de Clayet en vit descendre le vicomte Fabien et deux officiers de hussards en petite tenue.

 

– Hum ! murmura avec humeur le petit M. Octave, est-ce que le vicomte se moque de nous ?

 

– Hein ? fit Roland.

 

– D’abord, il se fait attendre vingt minutes, observa M. Edmond.

 

– Ensuite il nous amène des officiers, ce qui semble nous dire qu’il a craint qu’on ne voulût arranger l’affaire.

 

– Certes ! fit le petit M. Edmond avec colère, avec nous les duels sont tout aussi sérieux qu’avec des officiers.

 

Le vicomte Fabien s’approcha des trois jeunes gens et les salua.

 

– Permettez-moi, messieurs, dit-il, de vous présenter mes deux témoins, le comte et le vicomte d’Oisy.

 

Les lieutenants saluèrent les témoins de Roland et Fabien se retira. Puis l’un d’eux s’approcha de Roland et lui dit :

 

– Bien que ceci soit en dehors de tous les usages, il paraît, monsieur, que des circonstances impérieuses font un devoir à M. Fabien d’Asmolles de vous demander, avant la rencontre, une minute d’entretien.

 

Un sourire hautain glissa sur les lèvres de Roland.

 

L’officier comprit ce sourire.

 

– Oh ! rassurez-vous, monsieur, dit-il. Fabien se bat toujours quand il est insulté ; mais il est question de votre oncle, paraît-il.

 

– Soit, dit Roland.

 

L’officier fit un signe au vicomte.

 

Celui-ci, qui causait avec les petits jeunes gens, s’approcha de Roland et le prit à l’écart, au grand étonnement du jeune M. Octave, qui dit avec humeur à l’autre officier :

 

– Ah çà, monsieur, je commence à trouver tout ceci au moins singulier, et notre rôle, à mon ami et à moi, devient assez ridicule. Est-ce que ces messieurs vont s’embrasser à présent ?

 

– Monsieur, répliqua l’officier avec une courtoisie parfaite, soyez patient et calme, on se battra. Du reste, avant de monter sur vos grands chevaux, veuillez songer que vous êtes simplement témoins, et que si la vie du jeune homme que vous assistez vous est à charge, les convenances vous obligent à le dissimuler.

 

Et l’officier tourna le dos au bonhomme.

 

Or, voici quel était l’entretien du vicomte Fabien d’Asmolles et de son ancien ami Roland de Clayet :

 

– Monsieur, lui dit le vicomte en prenant son adversaire par le bras, ce qui scandalisa au dernier degré le jeune M. Octave, je n’ai pas l’habitude d’être en retard, et j’arrive même assez souvent le premier. Mais si je vous ai fait attendre aujourd’hui, ne vous en prenez qu’à vous-même.

 

– À moi ?

 

– À vous.

 

– Par exemple !…

 

– Écoutez donc, fit Fabien avec hauteur. Vous avez un oncle, le chevalier de Clayet. Votre oncle est l’ami de mon père. Vous êtes même venu à Paris, il y a cinq ans, porteur d’une lettre de lui pour moi.

 

– Oh ! assez, monsieur, murmura Roland avec humeur.

 

– Pardon, dit Fabien, vous m’écouterez jusqu’au bout. Ce matin, comme j’allais sortir, on m’a remis une lettre de votre oncle.

 

Roland fit un geste d’étonnement.

 

– Cette lettre, poursuivit Fabien, arrivée hier, avait été placée par mon valet de chambre sur la cheminée du salon. Je suis rentré fort tard et me suis couché sans demander s’il y avait des lettres.

 

– Monsieur, interrompit Roland d’un air impertinent, mon oncle vous a donc écrit un volume, que vous avez perdu vingt minutes à lire sa lettre ?

 

– Non, monsieur ; mais j’ai répondu…

 

– À mon oncle ?

 

– Oui, monsieur. Il se peut que vous veniez à me tuer.

 

– Je l’espère…

 

– Telle n’est point mon opinion, répliqua le vicomte d’un ton dédaigneux ; mais enfin, il faut tout prévoir.

 

– Soit. Eh bien ?

 

– Eh bien ! comme votre oncle m’avait fait l’honneur de m’écrire à propos de vous…

 

– De moi ?

 

– Oui. Voici sa lettre.

 

Fabien tendit à Roland une lettre que lut celui-ci :

 

« Mon cher Fabien [disait le chevalier], comme je vous ai un peu confié mon étourdi de neveu, je prends le parti de vous écrire confidentiellement pour vous consulter.

 

« Roland me parle d’un mariage. Il aime, dit-il, et veut épouser une demoiselle de Chamery. Les Chamery sont de bonne maison. La demoiselle a, dit Roland, vingt mille livres de rente. Mais Roland est bien jeune, facile à s’enthousiasmer, et tout en lui donnant mon consentement, consentement dont il se passerait fort bien à la rigueur, je vous écris pour vous prier de me rassurer en me répondant quelques lignes.

 

« Je vous serre la main.

 

« Chevalier DE CLAYET. »

 

– Monsieur le vicomte d’Asmolles, dit Roland de Clayet après avoir lu cette lettre, je trouve mon oncle au moins singulier de supposer que nous ne pouvons faire nos affaires sans votre avis.

 

– Peut-être avez-vous raison, monsieur, répliqua Fabien ; mais enfin, du moment où votre oncle le chevalier a cru devoir me consulter, j’ai cru, moi, devoir lui répondre.

 

– Ah !

 

– Et voici la copie de ma lettre.

 

Fabien tendit un second papier à Roland, qui lut :

 

« Monsieur et ami,

 

« Je n’ai que quelques minutes et suis forcé d’être bref.

 

« La demoiselle de Chamery que veut épouser M. Roland de Clayet se nomme de son vrai nom mademoiselle Andrée Brunot. C’est une femme qu’on n’épouse pas. Je souligne le mot.

 

« J’ai essayé de le prouver hier à Roland. Roland m’a cherché querelle, m’a insulté, et je pars pour le Bois où nous allons reprendre, les armes à la main, notre conversation d’hier. Au point où en est le cœur du pauvre garçon, toute morale est inutile, et je vais lui rendre un vrai service en lui administrant un coup d’épée qui le mettra au lit pour six semaines. Ce temps suffira, je l’espère, pour le ramener à de plus saines idées sur le mariage et les aventurières qui prennent des noms pompeux.

 

« S’il en était malheureusement autrement, mon cher chevalier, ni vous ni moi n’empêcherions notre pauvre Roland d’épouser la demoiselle Brunot.

 

« Je vous serre respectueusement la main.

 

« Vicomte FABIEN D’ASMOLLES. »

 

Roland de Clayet était devenu pâle de colère en lisant cette lettre. Il la rendit enfin à Fabien :

 

– Monsieur, lui dit-il, ce que vous avez écrit là va vous coûter la vie.

 

– Peuh ! fit tranquillement Fabien.

 

– Vous allez mourir, acheva Roland ivre de rage, comme meurent les calomniateurs. Si la noble femme que vous insultez avait cédé à vos instances, avait écouté… votre amour…

 

– Bon ! murmura Fabien en tournant le dos à Roland, il paraît que mademoiselle Brunot a prévu le coup.

 

Et il s’approcha des témoins de Roland :

 

– Mille pardons, messieurs, leur dit-il, M. de Clayet et moi sommes à vos ordres.

 

– Ah ! fit M. Octave, qui décidément tenait à être impertinent, ce n’est réellement pas trop tôt… j’ai cru que nous n’en finirions pas.

 

– Monsieur, dit Fabien qui haussa imperceptiblement les épaules, quel âge avez-vous ?

 

– Vingt ans, monsieur.

 

– Vous êtes bien jeune et votre précepteur aurait dû vous accompagner. À votre âge, on ne sort pas tout seul dans Paris.

 

Et Fabien tourna pareillement le dos au petit jeune homme, mit habit bas et prit son épée des mains de l’un de ses témoins.

 

Roland, ivre de fureur, en avait fait autant.

 

– Allez, messieurs ! dit un des officiers.

 

Les deux adversaires engagèrent le fer.

 

Roland, dominé par son irritation, se précipita impétueusement sur le vicomte et l’attaqua avec une vigueur sans égale. Mais Fabien était calme, froid, maître de lui ; un sourire dédaigneux n’avait point abandonné ses lèvres.

 

Partout, l’épée de Roland rencontra l’épée du vicomte.

 

– Mon cher, lui dit celui-ci, vous vous pressez beaucoup trop… la colère vous aveugle… vous tirez mal… plus mal que d’habitude… Si cela continue, vous allez vous faire tuer… et telle n’est pas mon intention cependant.

 

Roland répondit par un cri de rage.

 

– Là, poursuivit Fabien, qui paraît avec une adresse merveilleuse, si ce n’était ce diable de mariage, je me contenterais de vous faire une jolie piqûre au bras, une égratignure qui ne demanderait pas même le secours d’un foulard en écharpe… mais ce mariage… Ah ! il faut procéder plus sérieusement.

 

Et comme au moment où il prononçait ces mots, Roland s’était découvert, Fabien étendit le bras. Touché à l’épaule, Roland jeta un cri, lâcha son épée et tomba.

 

– Ce coup-là, dit froidement Fabien d’Asmolles en piquant son arme en terre et se penchant sur son adversaire pour le relever, m’a été enseigné par un maître d’armes italien. C’est un fort beau coup. On n’en meurt jamais ; au bout de deux mois on est sur pieds.

 

Les témoins s’étaient, comme Fabien, empressés auprès de Roland.

 

Le blessé s’était évanoui. Il fut transporté dans la voiture amenée par le vicomte, tandis que l’un des témoins courait aux Ternes, avec le dog-cart, chercher un chirurgien.

 

Celui-ci consulta la blessure et répondit de la vie de Roland.

 

– Il en a pour deux mois, dit-il.

 

– Mon jeune ami, dit alors Fabien, en saluant celui des témoins de Roland qui s’était montré impertinent avec lui, vous voyez que pour vous avoir fait attendre, vous n’avez rien perdu cependant. Avouez que la patience est une vertu.

 

Et il s’éloigna, laissant le bambin un peu étourdi de cette raillerie à bout portant.

 

Huit heures après, Roland de Clayet se trouvant dans son lit avec un peu de fièvre, mais avec toute sa présence d’esprit, reçut un billet ambré et parfumé.

 

L’écriture allongée et fine, le cachet armorié, l’enveloppe lilas, le firent tressaillir de joie et il oublia presque la douleur assez aiguë que lui occasionnait sa blessure. Elle lui écrivait !

 

Qui sait ? elle avait appris sans doute qu’il s’était battu pour elle.

 

Tout frémissant d’émotion, il rompit le cachet, et lut :

 

« Monsieur,

 

« J’apprends que vous vous êtes battu ce matin avec M. Fabien d’Asmolles. Le souvenir de notre conversation d’hier ne me laisse aucun doute sur les motifs de cette triste rencontre.

 

« Vous comprendrez, monsieur, quand vous serez moins jeune, que le plus sûr moyen de compromettre une femme, c’est de se faire son champion, et comme je me trouve déjà beaucoup trop compromise par toutes vos folies, vous me permettrez, en vous envoyant mes compliments de condoléance, de vous apprendre que je quitte Paris aujourd’hui même.

 

« Votre servante,

 

« ANDRÉE DE CHAMERY. »

 

Pour avoir l’explication de cette lettre, qui faillit tuer l’amoureux Roland de Clayet, il est nécessaire de pénétrer plus avant dans la vie intime de cette femme qui se faisait impudemment nommer mademoiselle de Chamery.

 

VIII

Le matin du jour où Fabien d’Asmolles et Roland de Clayet s’étaient, à la suite de mots peu courtois échangés dans leur rencontre aux Champs-Élysées, donné rendez-vous pour le lendemain, un petit homme ventru, chauve, portant lunettes, rigoureusement vêtu de noir et cravaté de blanc, portant sous le bras un large portefeuille en maroquin et ayant toute l’allure de l’homme d’affaires, descendit d’un coupé de louage rue Saint-Florentin, à la porte du numéro 18.

 

Le concierge, appuyé sur son balai d’un air magistral, se trouvait sur le seuil. Quand il vit le petit homme décidé à le franchir, il le regarda curieusement d’abord, puis d’un air assez dédaigneux, et comme s’il se fût demandé chez lequel de ses aristocratiques locataires pouvait aller un personnage aussi malpropre ; celui-ci le regarda par-dessus ses lunettes.

 

– Mademoiselle de Chamery est-elle chez elle ?

 

– Oui, monsieur.

 

Et le concierge salua aussi respectueusement l’individu crasseux et vêtu de noir qu’il l’avait tout à l’heure toisé d’une façon presque impertinente.

 

– À quel étage ?

 

– Au premier, à droite.

 

Le petit homme monta et mit la main sur le bouton de cristal de la sonnette.

 

L’escalier soigneusement frotté, la porte à deux vantaux, sur le seuil de laquelle le visiteur s’était arrêté, la belle apparence de la maison, tout semblait annoncer que celle qui se faisait appeler mademoiselle de Chamery était dans une situation sinon opulente, du moins très aisée.

 

Un petit groom à bottes à revers et à gilet rouge vint ouvrir, et, comme le concierge, toisa l’homme à la cravate blanche.

 

– Mademoiselle n’est pas visible ; revenez à trois heures. Il ne fait pas jour chez elle avant midi.

 

– Pardon, pardon, répondit le visiteur d’un ton d’autorité ; faites passer ma carte à mademoiselle de Chamery et vous verrez qu’elle me recevra.

 

Le groom le toisa de nouveau.

 

– Seriez-vous M. Rossignol ? lui demanda-t-il.

 

– Précisément.

 

– Alors, entrez. J’ai des ordres.

 

Le groom conduisit M. Rossignol au salon, souleva une portière et disparut.

 

Un instant après, l’homme d’affaires, – c’en était un, – entendit ouvrir les croisées d’une pièce voisine, des rideaux jouer sur leur tringle, et une voix de femme qui disait :

 

– Justine, donne-moi ma pelisse et fais entrer M. Rossignol.

 

Deux minutes après, une jeune et jolie femme de chambre souleva la portière derrière laquelle le groom avait disparu, fit un signe à M. Rossignol, qui se leva, et l’introduisit dans une chambre à coucher tendue en velours bleu encadré de minces baguettes dorées, meublée avec un luxe délicat, et au fond de laquelle l’homme d’affaires aperçut mademoiselle de Chamery dans son lit mais sur son séant et les épaules chaudement enveloppées dans une pelisse de martre-zibeline. De la main elle indiqua un fauteuil roulé à son chevet.

 

Quand M. Rossignol y eut pris place avec ce sans-gêne des gens qui passent les deux tiers de leur vie dans la chicane, elle congédia d’un geste Justine et le groom qui venait d’allumer le feu de madame.

 

– Je n’y suis pas, dit-elle.

 

– Pour personne ? demanda Justine.

 

– Pour personne au monde.

 

– Pas même pour M. le baron ?

 

– S’il vient, tu le prieras d’attendre.

 

La camérière et le groom sortirent.

 

– Maintenant, monsieur Rossignol, dit mademoiselle de Chamery, nous pouvons causer.

 

Le petit homme s’inclina.

 

– Il est certain, dit-il, que le sens du billet de mademoiselle laisse assez entrevoir qu’elle a des choses graves à me confier.

 

Et il se réinstalla commodément dans son fauteuil.

 

– Monsieur Rossignol, reprit mademoiselle de Chamery, vous êtes à la tête d’une agence de recouvrement, d’achat de créances véreuses, de procès compromis ou abandonnés, n’est-ce pas ?

 

– C’est-à-dire, répliqua M. Rossignol sans paraître blessé le moins du monde du ton méprisant avec lequel mademoiselle de Chamery avait défini sa profession, c’est-à-dire que je suis le directeur de la Société mutuelle et judiciaire d’assurances contre la perte des créances.

 

Le petit homme prononça ces mots avec emphase.

 

– Soit, dit mademoiselle de Chamery, je ne discute point la valeur réelle des mots, et ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir.

 

– Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, hier, pour m’assigner un rendez-vous ici, entre neuf et dix, me disant que vous vouliez charger la Société que je dirige d’une affaire importante.

 

– Non pas votre Société, mais vous.

 

– Moi ?

 

– Monsieur Rossignol, dit froidement mademoiselle de Chamery, vous êtes de Blois, n’est-ce pas ?

 

M. Rossignol tressaillit.

 

– Vous y avez été premier clerc chez Me Corbon, notaire de la famille de Chamery ?

 

– Oui, mademoiselle, répondit M. Rossignol un peu confus.

 

– Quelques détournements vous ont fait congédier, l’année, je crois, où mourut la marquise douairière de Chamery ?

 

– Votre mère, dit M. Rossignol avec aplomb.

 

– Précisément.

 

Et mademoiselle de Chamery regarda froidement l’homme d’affaires.

 

– Venu à Paris, poursuivit-elle, vous y avez fait un peu tous les métiers, changé de nom quelquefois. Quelquefois aussi, vous avez subi des condamnations…

 

– Mademoiselle…

 

– Mais comme vous êtes un homme intelligent, vous avez fini par vous tirer d’affaire, et aujourd’hui M. Rossignol, autrefois maître Jules Malouin, est aux yeux de la justice un homme irréprochable, bien plus, un homme réputé pour son habileté à débrouiller les affaires les plus compliquées et les plus épineuses.

 

M. Rossignol avait tranquillement écouté mademoiselle de Chamery. Quand elle eut fini, il répondit :

 

– Puisque vous me connaissez aussi bien, mademoiselle, permettez-moi de vous prouver que j’ai pareillement quelques données sur votre propre existence.

 

– Faites, dit-elle avec indifférence.

 

– Vous êtes la fille naturelle de M. Brunot, avocat, et de madame de Chamery, veuve depuis six années, à l’époque de votre naissance.

 

– Après, maître Rossignol ?

 

– Vous avez été élevée au château de l’Orangerie d’abord comme orpheline, puis le marquis Hector de Chamery a toléré que sa mère vous appelât sa fille.

 

– Bien. Ensuite ?

 

– Le marquis mort, sa fortune a passé au colonel comte de Chamery, son cousin. Le marquis Hector vous détestait.

 

– C’est vrai.

 

– La marquise votre mère n’a pu vous laisser en mourant que cent cinquante mille francs, fruit de ses économies, et ses diamants. Mais le comte de Chamery vous a assuré, en prenant possession de l’héritage et devenant marquis, une pension viagère de douze mille livres.

 

– Vous êtes bien renseigné, monsieur Rossignol.

 

– Attendez donc, fit le petit homme avec insolence, je sais bien d’autres choses encore…

 

– Voyons ?

 

– Ainsi, c’est à tort que vous portez le nom de Chamery, qui ne vous appartient pas. Vous jouissez d’un revenu de dix-neuf mille livres de rente environ, et, à la mort de madame votre mère, – vous aviez alors quinze ans, – vous auriez pu trouver à vous marier fort convenablement. Vous avez préféré mener une vie un peu aventureuse.

 

– Maître Rossignol, interrompit sèchement mademoiselle de Chamery, ma conduite ne vous regarde en rien, ce me semble…

 

– Oh ! ce que j’en dis, répliqua l’homme d’affaires, n’a d’autre but que de vous prouver que je connais votre passé aussi bien que vous pouvez connaître le mien ; voilà tout.

 

– Eh bien ! dit mademoiselle de Chamery, puisqu’il en est ainsi, je vois que nous pouvons nous entendre à merveille.

 

– Je suis à vos ordres.

 

– Voulez-vous gagner deux cent mille francs ?

 

– Belle question ! Que faut-il faire ?

 

– Écouter d’abord l’histoire que je vais vous dire.

 

– Je vous écoute, mademoiselle.

 

La jeune femme continua :

 

– Le marquis de Chamery, père de mon frère Hector et mari de ma mère, avait dévoré son patrimoine avant la première révolution. À son retour de l’émigration, il hérita de son oncle, le chevalier de Chamery, ancien officier de marine, et qui avait fait une grande fortune aux Indes, de 1760 à 1790, auprès du roi de Lahore.

 

– Je savais cela, dit maître Rossignol.

 

– Attendez… Revenu en France au commencement de l’Empire, le chevalier de Chamery racheta toutes les terres seigneuriales ayant appartenu à sa famille, reconstitua la fortune terrienne des Chamery et mourut deux années après, laissant cette fortune à son neveu par un testament olographe ainsi conçu :

 

« J’institue mon légataire universel Antoine-Joseph-Ferdinand, marquis de Chamery, mon neveu. Je désire que ma fortune demeure dans les mains de la branche cadette des Chamery, représentée en ce moment par le comte de Chamery. »

 

La jeune femme s’interrompit.

 

– M. le marquis de Chamery, dit-elle, a transmis sa fortune à son fils Hector, lequel, fidèle au testament de son grand-oncle, a appelé à lui succéder le comte de Chamery, son cousin.

 

Mais le testament du chevalier avait un codicille. Ce codicille s’exprimait ainsi :

 

« Si ma fortune ayant passé à la branche cadette des Chamery, celle-ci venait à s’éteindre ou, du moins, à n’être plus représentée que par des filles, alors ma volonté formelle est qu’elle sorte de cette branche pour aller à des parents éloignés, mais qui porte notre nom : les Chamery-Chameroy, gentilshommes vendéens. Notre parenté avec les Chamery-Chameroy remonte au règne de François Ier ; mais, malgré son éloignement, elle a toujours été constatée par les deux familles. »

 

– Oh ! oh ! dit maître Rossignol, mais voici un testament assez bizarre. Et où se trouve-t-il ?

 

– En ma possession.

 

– Ah !

 

– Je l’ai trouvé dans les papiers de ma mère, lors de son décès.

 

– Mais, dit maître Rossignol, je ne vois pas trop… ce que vous pouvez en faire.

 

– Attendez…

 

Et mademoiselle de Chamery se prit à sourire :

 

– Le dernier marquis de Chamery, dit-elle, avait un fils de dix ans, lorsque ma mère mourut.

 

– Ce fils a disparu, je le sais…

 

– Il est mort…

 

– On n’a jamais pu en avoir la preuve…

 

– C’est cette preuve qu’il nous faut, maître Rossignol, ou plutôt un extrait mortuaire bien en règle. Votre officine à procès et à créances doit joindre à toutes ses spécialités, j’imagine, celle de fabriquer des actes de décès.

 

– On verra à se procurer celui-là, mademoiselle, mais…

 

– Attendez encore. Il n’y a plus, en ce monde, qu’un seul Chamery-Chameroy.

 

– Ah ! il yen a un…

 

– Un seul.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! dans quinze jours, il sera mon mari.

 

Maître Rossignol fit un mouvement sur son siège.

 

– Je comprends, maintenant, dit-il.

 

Puis il parut réfléchir.

 

– Il est évident, poursuivit-il après un moment de silence, que si on peut prouver à un tribunal que le jeune Chamery, frère de mademoiselle Blanche de Chamery et fils de la marquise, est réellement mort…

 

– Ceci est votre affaire, maître Rossignol. On ne gagne pas deux cent mille francs sans rien faire.

 

– C’est vrai, mademoiselle…

 

– Donc, poursuivit mademoiselle de Chamery, je vous attends dans huit jours, avec cet extrait mortuaire.

 

– Vous l’aurez… seulement, vous me permettrez de vous demander une légère avance de fonds.

 

– Combien vous faut-il ?

 

– Mais sept ou huit mille francs… hasarda timidement maître Rossignol.

 

La jeune femme sonna.

 

Justine parut.

 

Mademoiselle de Chamery lui remit une petite clé qu’elle avait sous son oreiller, lui indiqua un meuble et lui dit :

 

– Donne-moi le portefeuille en maroquin rouge, qui est dans le tiroir de droite.

 

Une fois en possession du portefeuille, elle y prit dix billets de mille francs et les tendit à M. Rossignol.

 

Celui-ci se leva après avoir serré les billets dans la poche graisseuse de son habit.

 

– Dans huit jours, dit-il, vous aurez de mes nouvelles.

 

– Reconduisez monsieur, dit la jeune femme à Justine.

 

Tandis que l’homme d’affaires et la femme de chambre passaient par une porte, le groom montra sa tête futée à travers les vitres d’un cabinet de toilette qui avait une issue dans l’antichambre.

 

– Entre ! lui dit sa maîtresse. Qu’est-ce encore ?

 

– Monsieur le baron est venu…

 

– Ah !

 

– Il attend que mademoiselle soit visible.

 

– Eh bien ! fais entrer.

 

Et mademoiselle de Chamery cacha soigneusement sous son oreiller le portefeuille en maroquin rouge.

 

Quelques secondes après, le groom introduisit le personnage qu’il avait qualifié de baron. C’était un homme d’environ cinquante-huit ans, qui tâchait de n’en paraître que quarante ; du reste, bel homme, mis avec une simplicité de bon goût, ayant de grandes manières et sentant son gentilhomme.

 

– Bonjour, dit-il en prenant la petite main de la jeune femme et la portant à ses lèvres, comment allez-vous ce matin ?

 

– Mais, répondit-elle en souriant, comme une femme qui a fait un rêve… un rêve assez singulier et que vous allez, vous, qualifier d’étrange. Asseyez-vous là, je vais vous le confier.

 

IX

Le baron de B…, ce personnage qu’on a vu pénétrer familièrement, à dix heures du matin, chez une femme qui se faisait appeler mademoiselle de Chamery, passait dans le monde des jeunes sots et des bourgeois crédules pour un ami de famille, un parent, une manière de subrogé-tuteur d’Andrée, qui lui portait un intérêt tout paternel.

 

En public, Andrée l’appelait mon cher oncle. Sous le manteau de la cheminée, c’était le baron qui devenait le dieu Plutus de la maison.

 

Mademoiselle Andrée Brunot avait bien, ainsi que l’avait établi tout à l’heure maître Rossignol, dix-neuf mille livres de rente. Mais qu’était-ce que cela pour une femme qui avait trois chevaux dans son écurie, deux mille écus de loyer, une maison montée, et qui dépensait douze ou quinze mille francs pour sa toilette.

 

Andrée aimait les tableaux, les bronzes de prix ; elle passait l’été à Bade, et jouait avec un sang-froid d’Aspasie. Bon an mal an, elle coûtait au baron de soixante à quatre-vingt mille francs.

 

Du reste ce dernier, en parfait gentleman, mettait à ses bienfaits une discrétion absolue, ne venait chez Andrée que le matin, lui laissait une liberté complète, et ne paraissait jamais à ces réunions de bel esprit qui avaient ébloui le pauvre Roland de Clayet.

 

Or, ce jour-là, le baron s’assit au chevet de la jeune femme et lui dit :

 

– Qu’avez-vous donc rêvé, grand Dieu ?

 

– J’ai rêvé que je me mariais, répondit-elle.

 

Le baron laissa bruire un rire moqueur sur ses lèvres.

 

– Votre rêve est étrange, en effet, dit-il.

 

– Vous trouvez ?

 

– Parbleu !

 

– Ainsi, je ne suis pas femme à me laisser séduire par le goût du mariage ?

 

– Vous, peut-être ; mais… les autres ?

 

– Qui, les autres ?

 

– Les maris.

 

Et le baron accompagna ce mot d’un sourire fort impertinent.

 

– Les maris se trouvent toujours, quand on est jolie femme…

 

– Et vous l’êtes…

 

– Qu’on a dix-neuf mille livres de rente.

 

– Et qu’ils sont ruinés.

 

– Ceci est possible.

 

– Alors, ma chère, votre rêve n’est pas sérieux, et autant vaut pour vous ne pas vous marier et continuer à souffrir mes adorations.

 

– Mon cher baron, dit froidement mademoiselle de Chamery, pardonnez-moi d’avoir pris un biais pour vous mettre au courant de la situation : je n’ai pas rêvé que je me mariais, mais j’ai pris la résolution de vous annoncer que je prenais ce parti.

 

– Ah çà ! ma chère, interrompit le baron, entendons-nous, je vous prie. Parlez-vous sérieusement ?

 

– Très sérieusement.

 

– Bah ! vous vous mariez ?

 

– Je me marie.

 

– Quand ?

 

– Mais dans quinze jours peut-être… le plus tôt possible…

 

– Peut-on savoir avec qui ?

 

– Non, pour le moment.

 

– Oh ! ce n’est pas un nom que je demande, c’est un simple renseignement sur la situation.

 

– Il a vingt-huit ans, il est beau garçon et porte comme vous un titre de baron.

 

– Authentique ?

 

– Appuyé de parchemins.

 

– Et… pauvre ?

 

– Ruiné.

 

– Alors, ma chère, répliqua le baron, permettez-moi un seul mot.

 

– Dites.

 

– Vous faites là une détestable affaire. Être baron et baronne, et vivre deux sur dix-neuf mille livres de rente, c’est la misère.

 

– La misère et la vertu, baron.

 

Le baron, qui avait placé sa canne et son chapeau sur un divan, se leva et alla prendre ces deux objets.

 

– Adieu, dit-il. Du moment où vous parlez ainsi sans rire et cela entre nous, c’est que vous êtes devenue une femme forte. Vous serez dame patronnesse avant deux ans. Adieu, baronne.

 

– Adieu, dit-elle.

 

Il lui baisa la main et fit un pas de retraite.

 

– À propos, dit-elle, vous savez que vous avez toujours été un cousin de ma mère, aux yeux du monde.

 

– Je continuerai à l’être. Seulement, continua le baron d’un ton merveilleux d’insouciance, je pars ce soir pour un voyage assez long, qui me privera du plaisir d’assister à votre messe nuptiale.

 

Et le baron sortit.

 

– Enfin ! murmura la jeune femme demeurée seule, enfin !

 

Elle sonna, Justine revint.

 

– Ah ! mon Dieu ! madame, dit la soubrette, est-ce que vous avez eu une scène avec monsieur ?

 

– Non.

 

– Il est pâle comme un mort.

 

– Bah ! pensa mademoiselle de Chamery, il est froissé. Mais son cœur n’est pour rien dans cette pâleur. Le baron est vaniteux, égoïste, et je romps avec lui sans remords…

 

Mademoiselle de Chamery se fit habiller. Elle fit une toilette du matin, charmante de simplicité et de bon goût, demanda son coupé et sortit seule.

 

Il était alors environ onze heures.

 

Mademoiselle de Chamery se fit conduire rue Saint-Lazare, à l’angle de la rue des Trois-Frères.

 

Elle entra dans une maison de fort belle apparence, et, en passant, jeta au concierge le nom de madame de Saint-Alphonse. Madame de Saint-Alphonse, cette jolie brune un peu grasse, un peu mûre déjà au temps où Baccarat s’était servie d’elle pour attirer dans un piège, à Saint-Maurice, le faux Brésilien don Inigo de los Montes – madame de Saint-Alphonse, disons-nous avait quatre ans de plus et dépassait de beaucoup la trentaine. Cependant, comme le prince russe, ami du comte Artoff, lui était demeuré fidèle ; comme, en dépit des années, elle était encore jolie à l’époque où nous la retrouvons, la Saint-Alphonse continuait à être une femme à la mode.

 

Mademoiselle de Chamery entra chez madame de Saint-Alphonse avec l’aisance d’une habituée, ne se fit pas annoncer et, s’étant bornée à demander à la femme de chambre si sa maîtresse était seule, elle alla droit à la chambre à coucher.

 

Madame de Saint-Alphonse était encore au lit.

 

– Bonjour, chère, dit Andrée en jetant sur un sofa son manchon et ses gants, comment vas-tu ?

 

– Et toi ? dit madame de Saint-Alphonse.

 

Elles se serrèrent la main.

 

Certes, si M. Roland de Clayet eût pu voir la prude mademoiselle de Chamery entrer chez une femme comme madame de Saint-Alphonse, il eût été bien certainement fort désillusionné sur sa vertu, et n’aurait pas quelques heures plus tard joué le rôle de paladin et injurié son ami le vicomte Fabien d’Asmolles.

 

– Es-tu seule ? n’attends-tu que lui ? demanda Andrée.

 

– Oh ! sois tranquille, répondit madame de Saint-Alphonse, j’ai défendu ma porte et on ne te verra point chez moi. Une femme qui va être baronne pour tout de bon…

 

– En es-tu sûre ?

 

– Belle question !

 

– C’est que, ma chère, poursuivit Andrée, je viens de congédier le baron.

 

– C’est hardi, mais sans danger.

 

– Il y a mieux, je lui ai parlé de mon futur mari comme si je l’avais déjà vu. J’ai dit qu’il était beau.

 

– C’est vrai. Il a le visage d’un mauvais sujet, mais il est charmant.

 

– Et tu es sûre qu’il acceptera ?

 

– Les gens qui se noient s’accrochent à la main qui les sauve. Ce pauvre Chameroy ne sait plus où donner de la tête. Je l’attends à midi, ajouta madame de Saint-Alphonse, et dans dix minutes il sera ici. Au premier coup de sonnette, tu passeras dans ce cabinet de toilette, d’où tu pourras voir et entendre sans être vue… Mais à propos, si tu as congédié le baron, que vas-tu faire de ce petit Roland ?

 

– Oh ! celui-là, dit Andrée d’un ton dégagé, ce sera facile.

 

– Il t’épouserait, Roland, et quand tu voudrais.

 

– Je le sais, et il y a trois jours j’y songeais sérieusement.

 

– Il a vingt mille livres de rente, il en aura trente à la mort de son oncle.

 

Andrée fit un signe de tête affirmatif.

 

– Je ne comprends pas, poursuivit madame de Saint-Alphonse, que tu puisses lui préférer…

 

– Ma chère, dit mademoiselle de Chamery, depuis trois mois j’ai fait faire chaque jour à Roland un pas de plus sur la route du mariage. J’avais alors mon but. Le jour où tu m’as découvert le baron de Chameroy, m’apprenant qu’il était ruiné, poursuivi pour quelques misérables dettes, sous le coup d’une contrainte par corps, perdu de réputation et de vices, ce jour-là je me suis juré de faire de lui mon mari.

 

– Singulière fantaisie !

 

– J’ai mes projets, murmura Andrée, qui, on le voit, n’avait pas jugé prudent de mettre la Saint-Alphonse dans la confidence du testament.

 

Un coup de sonnette qui retentit dans l’antichambre interrompit la conversation des deux jeunes femmes.

 

– Vite ! dit la Saint-Alphonse faisant un signe à Andrée, prends ton manchon et passe par là…

 

Du doigt elle indiqua le cabinet de toilette.

 

Andrée s’y glissa, poussa la porte sur elle, et se plaça silencieusement dans un fauteuil roulé auprès de cette porte. De cet endroit elle pouvait, comme l’avait dit madame de Saint-Alphonse, voir et entendre.

 

Une minute après, le personnage annoncé sous le nom du baron de Chameroy fut introduit. C’était un homme de vingt-huit ans à trente ans, d’une taille élégante, d’une physionomie fort belle, quoique fatiguée, et à laquelle les soucis, les chagrins et une précoce existence de viveur avaient imprimé une sorte de cachet satanique.

 

Le baron était mis avec une élégance qui dissimulait mal sa pauvreté. Ses vêtements étaient de noble origine, mais déjà lustrés par l’usure ; son chapeau rougissait vers les bords.

 

Andrée, qui l’examinait du fond de sa cachette avec une vive curiosité, remarqua cependant qu’il avait du linge éblouissant de blancheur et un pied merveilleusement chaussé. C’était, sans doute, la dernière coquetterie de ce gentilhomme à qui il ne restait plus de ressources.

 

– Bonjour, Edgard, lui dit la Saint-Alphonse en lui tendant la main, et l’accueillant avec un sourire qui trahissait d’anciennes relations.

 

– Bonjour, Anaïs, répondit-il. Comment vas-tu ?

 

– Très bien ; assieds-toi près de moi. Nous avons beaucoup à causer.

 

Le baron s’assit.

 

– Ma chère Anaïs, dit-il, ton billet m’a un peu surpris. J’étais peu d’humeur à sortir et surtout à revoir mes anciens amis. Mais enfin, les termes en étaient si pressants… as-tu besoin de moi ?

 

– Oui, fit madame de Saint-Alphonse d’un signe de tête.

 

– À propos, reprit le baron avec un sourire, si tu as de l’argent à me demander tu t’adresses mal. Je suis ruiné.

 

– Je le sais.

 

– Ah ! tu le sais ?

 

Elle lui prit la main avec cette bonté naturelle aux folles créatures de son espèce :

 

– Pauvre vieux, dit-elle, je sais aussi bien que toi, mieux que toi où tu en es. Depuis trois jours je t’ai fait suivre, épier, j’ai fouillé ta vie comme un agent de police.

 

Et tandis que M. de Chameroy faisait un geste de surprise :

 

– Écoute, Edgard, poursuivit-elle, tu as dix mille francs de lettres de change protestées et qui vont te conduire à Clichy ce soir ou demain.

 

– C’est vrai, murmura le jeune homme avec un soupir.

 

– Tu as dévoré cinq cent mille francs en huit ans, tu ne possèdes plus une perche de terre en Vendée, et ce qui est pis que tout cela, hier, à onze heures, tu as joué ton dernier louis et perdu sur parole, en outre, une misérable somme de quinze cents francs.

 

Le baron devint pâle.

 

– Il y a six mois, poursuivit la jeune femme, quand il te restait un soupçon d’opulence, les amis auraient fait queue à ta porte pour t’offrir dix mille écus si tu en avais eu besoin. Aujourd’hui, tu battrais tout Paris pour trouver quinze cents francs, et tu reviendrais bredouille.

 

– Hélas ! fit M. de Chameroy d’un air sombre.

 

– Or, continua madame de Saint-Alphonse, je te connais, si tu ne paies pas ce soir, tu te brûleras la cervelle.

 

– J’y songe.

 

– Tu aurais mieux fait de songer à moi, ton ancienne amie, qui t’ai, du reste, autrefois croqué un bout de ton héritage.

 

– Ma chère, répondit M. de Chameroy avec tristesse, je suis descendu bien bas, il est vrai, plus bas même que tu le crois, mais…

 

– Bah ! ne fais pas la bégueule avec moi. Au reste, ce n’est pas pour ces quinze cents francs que je te prêterai à intérêts, si tu veux, que je t’ai fait venir.

 

– Et pourquoi ?

 

– Je veux te sauver, je veux te donner dix-neuf mille livres de rente, et une femme de trente ans fort belle encore.

 

M. de Chameroy recula stupéfait.

 

– Je devine, dit-il enfin en baissant la tête.

 

– Ah ! mon cher enfant, répondit la Saint-Alphonse, il est bien certain qu’il y a quelques petites choses à dire, non sur la fortune, elle vient de bonne source, mais sur la femme.

 

– Et tu la connais ? fit le baron d’un ton singulier.

 

– Oui.

 

– Diable ! murmura le gentilhomme ruiné, ceci demande réflexion.

 

– Tu n’as pas le temps de réfléchir. Un oui ou un non. Si tu dis oui, tu vas déjeuner avec moi, nous sortirons vers une heure et nous irons au Bois. Nous y rencontrerons ta future femme et tu pourras la voir. À quatre heures, tu te présenteras chez elle et dans quinze jours vous serez mariés. Si tu dis non…

 

– Ma chère, répondit M. de Chameroy, à l’heure où je suis, entre le suicide et le déshonneur d’une part, et, de l’autre, un mariage qui est peut-être l’un et l’autre, je n’ai qu’une grâce à te demander.

 

– Laquelle ?

 

– Tu me conduiras au Bois, tu me montreras la femme en question, tu me raconteras son histoire en deux mots, et je te répondrai. Si j’accepte, j’irai tout droit chez elle. Si je refuse, je rentrerai chez moi où je me brûlerai la cervelle.

 

– Ta parole ?

 

– Ma parole de gentilhomme, la seule chose à laquelle je n’aie pas encore menti. Quant à ma dette de jeu…

 

– Oh ! dit madame de Saint-Alphonse en souriant, ne t’en préoccupe pas davantage, mon groom est allé de ta part, ce matin, chez ton débiteur. Il est payé.

 

M. de Chameroy eut un moment d’émotion :

 

– Les femmes valent donc encore quelque chose, murmura-t-il.

 

– Tiens ! fit la Saint-Alphonse, on ne laisse pas un ami se brûler la cervelle, surtout quand on lui a mangé quelques bribes de prairies, de futaies et de labourages en bonne terre vendéenne. À présent, va fumer un cigare dans le salon et envoie-moi ma femme de chambre, je vais m’habiller.

 

M. de Chameroy sortit.

 

Aussitôt madame de Saint-Alphonse appela Andrée.

 

– Eh bien ! fit-elle.

 

– Il me plaît, dit Andrée. Il a un reste de fierté qui me va et m’effraye en même temps.

 

– Pourquoi ?

 

– Peut-être refusera-t-il.

 

– Bah ! ma chère, dit madame de Saint-Alphonse, tu es belle à tourner une meilleure tête que la sienne, et puis, un homme qui n’a d’autre ressource que celle de se brûler la cervelle, ferme les yeux sur le passé, afin de pouvoir envisager l’avenir.

 

– Je me sauve, dit Andrée, je vais passer par le couloir, traverser la cuisine et gagner l’escalier de service. À deux heures vous me trouverez au Bois.

 

Mademoiselle de Chamery s’esquiva. À deux heures, son landau croisa la calèche de madame de Saint-Alphonse, et M. de Chameroy, ébloui de la beauté d’Andrée, dit à sa conductrice : – Ne me raconte rien, je ne veux rien savoir… J’épouse !

 

X

Faisons plus ample connaissance avec le vicomte Fabien d’Asmolles.

 

Fabien avait trente ans. C’était un homme de taille moyenne, d’une belle et mélancolique figure pleine de noblesse, à laquelle un nez droit, de grands yeux noirs et une barbe châtain clair, qu’il portait à l’italienne, donnait une expression de hardiesse calme et de volonté réfléchie.

 

Fabien était un de ces hommes mûris de bonne heure par l’isolement. Orphelin à seize ans, maître de sa fortune, M. d’Asmolles avait échappé à l’oisiveté et à l’existence ruineuse et vide des jeunes gens de son époque, par un goût prononcé pour l’étude et les voyages. Fabien avait voyagé pendant quatre ou cinq années. À vingt-quatre ans, il s’était fixé à Paris et y avait monté sa maison.

 

Fabien possédait soixante mille livres de rente environ.

 

Il habitait rue de Verneuil, à côté de l’hôtel de Chamery, un joli pavillon situé au fond du jardin d’un grand hôtel. Cet hôtel, la propriété du duc de L…, qui n’était point revenu à Paris depuis 1830 et vivait dans ses terres, complètement inhabité, restait confié à la garde d’un vieux suisse qui avait la faculté, cependant, de louer le pavillon, le jardin et les écuries.

 

Fabien s’était accommodé de tout cela.

 

Le jardin était vaste, planté de grands arbres, et plaisait à l’humeur sérieuse de M. d’Asmolles. Le pavillon se composait d’un rez-de-chaussée avec salon, salle de bain, fumoir, cabinet de travail, et d’un premier étage où Fabien avait installé sa chambre à coucher, un atelier de peinture, car il peignait avec talent – et une salle d’escrime.

 

Fabien sortait à cheval le matin, de bonne heure, et descendait la rue de Verneuil au pas. Ce n’était qu’au détour de cette rue qu’il laissait prendre le trot à son cheval. Quand il rentrait, il mettait la même lenteur dans son allure, à partir de l’angle de la rue du Bac.

 

Les gens qui, à Paris, s’occupent de tout, cherchent une cause déterminée à chaque événement, et qui avaient remarqué cette manœuvre, s’étaient creusé la tête et tourmenté la cervelle inutilement.

 

Cependant, au bout de quelques mois, un vieil acteur marié à une Dugazon de son âge, qui habitait le troisième d’une maison qui portait le numéro 3, et passait une grande partie de la matinée à fumer à sa fenêtre, avait fini par pénétrer le mystère. Il remarqua que le jeune sportsman longeait toujours le trottoir de gauche, et arrivé au milieu de la rue, en face d’un bel hôtel, levait un peu la tête et paraissait diriger son regard vers le premier étage. Seulement, ce regard était si discret que les propriétaires de l’hôtel n’auraient certainement pas pu s’en offenser. Le mystère s’expliqua pour le vieux comédien et sa moitié. Il y avait sans doute, il y avait bien certainement, derrière les croisées de cet hôtel, une femme dont le vicomte Fabien d’Asmolles était amoureux. Or, cet hôtel était celui de la marquise de Chamery.

 

Chaque fois que le jeune homme passait, il sentait son cœur battre plus vite et l’émotion le gagner. C’était avec une sorte d’impatience et de tristesse que chaque semaine, depuis environ un an, Fabien voyait arriver le vendredi.

 

Le vendredi était le jour où les dames de Chamery étaient chez elles pour leurs amis. Et Fabien était de ce nombre.

 

C’est-à-dire que feu le vicomte d’Asmolles, son père, avait servi avec M. de Chamery, et que, à son arrivée à Paris, Fabien avait été accueilli par ce dernier comme s’il eût été son propre fils.

 

Lorsque Fabien vint à Paris pour la première fois, Blanche de Chamery était une enfant… Elle avait sept ou huit ans.

 

Quand il fut de retour de ses voyages, l’enfant était devenue une jeune fille déjà mélancolique et charmante, déjà belle de cette beauté triste et un peu hautaine devant laquelle on s’inclinait avec respect. Mais Fabien, à cette époque, et bien qu’il eût près de vingt-cinq ans, Fabien ne la remarqua point.

 

Son tuteur, qui avait continué à gérer sa fortune tandis qu’il voyageait, venait enfin de lui rendre ses comptes et de le mettre en possession. Un peu étourdi de son indépendance, de sa vie nouvelle, du soin de monter sa maison et ses écuries, occupé par quelques amours faciles enfin, Fabien négligea l’hôtel de Chamery pendant les trois premières années de son séjour à Paris.

 

Puis, un soir, il fut tout étonné de se sentir troublé sous le poids de l’angélique et doux regard de Blanche de Chamery, et ce fut alors que sans s’en avouer cependant le motif secret, il vint se loger rue de Verneuil, dans ce pavillon, situé à l’extrémité d’un jardin contigu au jardin de l’hôtel du marquis. Un mois après, Fabien aimait Blanche… Mais Fabien avait sur l’amour et le mariage des idées qui, bizarres à première vue, étaient cependant pleines de sagesse.

 

Le jour où il s’aperçut qu’il aimait mademoiselle de Chamery, elle venait d’accomplir sa dix-huitième année. Il avait, lui, vingt-neuf ans.

 

Tout autre, à sa place, se serait dit : « Je suis jeune, j’ai un nom, un visage sympathique, soixante mille livres de rente, et je suis maître de ma destinée. Je vais demander la main de Blanche, et je l’obtiendrai certainement. »

 

Fabien raisonna tout autrement.

 

– Il est évident, se dit-il, que M. de Chamery ne me refusera point la main de sa fille. Or, Blanche de Chamery, en jeune fille honnête et soumise à la volonté de ses parents, m’acceptera pour époux. Ce n’est point ce que je veux. Je veux que Blanche m’aime… Si elle m’aime, je l’épouserai. Si je n’ai pas su trouver le chemin de son cœur, je refoulerai mon amour au plus profond du mien.

 

Et s’étant tenu ce raisonnement chevaleresque, Fabien attendit ; seulement, ses visites devinrent moins rares à l’hôtel de Chamery ; et bientôt il lui sembla que Blanche se troublait et rougissait lorsqu’il arrivait.

 

Quelques jours de plus, peut-être, et Fabien eût risqué un aveu… Il eût pris les mains de Blanche et lui eût dit :

 

– Croyez-vous que je puisse être l’homme fait pour vous rendre heureuse, celui qui passera sa vie à vos genoux et fera de votre bonheur sa préoccupation unique et constante ? Si vous le croyez, je vais aller trouver votre père et le supplier de m’appeler son fils.

 

Mais un événement imprévu vint renverser les projets du jeune homme, souffler sur ses espérances et les détruire impitoyablement. Un jour qu’il se présentait à l’hôtel de Chamery, Fabien rencontra le marquis. Ces dames étaient sorties, le marquis était seul.

 

Fabien connaissait parfaitement les bizarreries, les monomanies du marquis, bien que ni sa femme ni sa fille ne lui en eussent jamais ouvert la bouche. Il avait remarqué souvent l’humeur sombre de M. de Chamery, sa rare présence au salon, son goût d’isolement et sa tristesse ; mais il était loin de se douter, cependant, que depuis dix-huit années il n’eût jamais adressé, tête à tête, un mot à sa femme ni baisé sa fille au front. Or, ce jour-là, comme il montait avec la familiarité d’un ami de la maison le grand escalier de l’hôtel, et croyait trouver ces dames dans le boudoir de madame de Chamery, il rencontra le marquis.

 

– Bonjour Fabien, bonjour, mon enfant, lui dit le marquis avec une sorte d’émotion inaccoutumée ; je suis heureux de te voir, d’autant plus…

 

Il s’arrêta et parut hésiter.

 

Fabien le regarda avec étonnement.

 

– D’autant plus, reprit le marquis faisant un effort sur lui-même, que depuis quelques jours je songe à t’entretenir fort sérieusement.

 

Le marquis remonta, conduisit Fabien dans un petit salon d’été, s’y enferma avec lui d’un air mystérieux, et lui dit :

 

– Mon cher Fabien, tu es le fils de mon meilleur ami, et je t’aime comme mon enfant. Le crois-tu ?

 

– Je le crois, répondit Fabien, qui lut dans les yeux de M. de Chamery une affection presque paternelle.

 

– Eh bien ! poursuivit ce dernier, si tu crois à mon affection, tu demeureras persuadé, j’imagine, que je veux le bonheur de ta vie ?

 

– Je le crois, répondit encore Fabien.

 

Et il se sentit ému.

 

– Écoute, reprit le marquis, je crois, il m’a semblé que tu aimais Blanche.

 

– C’est vrai, murmura Fabien, qui tressaillit d’espérance.

 

– Eh bien ! mon enfant, dit tristement M. de Chamery, il faut renoncer à cet amour.

 

Fabien recula stupéfait.

 

– J’exige de toi, au nom de ton père mort, au nom de l’affection que je te porte, au nom de l’honneur de ta race que tu dois continuer, j’exige, acheva le marquis, ta parole d’honneur que si je venais à mourir, tu ne la demanderais point à sa mère… car, fit-il, avec une sorte d’ironie, puisque Blanche de Chamery est ma fille, elle ne pourra se marier sans mon consentement, et si elle devait t’épouser, ce consentement, je te le refuserais.

 

Fabien écoutait, anéanti.

 

– Mon enfant, acheva M. de Chamery, la cause de mon refus est un secret entre Dieu et moi. Ne cherche point à le pénétrer.

 

Le vicomte d’Asmolles sortit désespéré de l’hôtel de Chamery. Le lendemain il partit pour l’Italie et y passa un an, résolu à oublier son amour. Au bout d’un an, il revint plus épris qu’à son départ.

 

Pendant cette année, M. de Chamery était mort.

 

Fabien avait fait au marquis le serment qu’il avait exigé. Mais s’il renonçait à épouser Blanche, il ne pouvait renoncer à voir la marquise et sa fille. Il se présenta chez elles le lendemain de son arrivée, et les trouva en grand deuil. Le marquis était mort il y avait à peine trois mois. En voyant entrer Fabien, Blanche devint aussi pâle qu’une statue de marbre, et Fabien, qui la vit pâlir, comprit qu’il était toujours aimé. Un moment, le pauvre jeune homme, fidèle à son serment – il avait renoncé pour toujours à Blanche –, songea à quitter Paris de nouveau, à s’expatrier pour de longues années, et à ne revenir que le jour où mademoiselle de Chamery serait mariée à un autre et l’aurait oublié. Mais une noble et chevaleresque pensée le retint : – J’ai juré au marquis, se dit-il, de ne jamais épouser Blanche, mais je ne lui ai point promis de ne pas lui servir de frère. La mort de M. de Chamery laisse ces deux femmes sans protecteur, je leur en servirai, moi, je remplacerai ce fils disparu depuis tant d’années.

 

Blanche et sa mère avaient tu à Fabien les révélations du marquis mourant, touchant ce fils qu’on avait cru mort pendant si longtemps.

 

Donc, Fabien resta.

 

Seulement, autant pour éteindre dans le cœur de Blanche cet amour qu’il devinait que pour apaiser ses propres tortures, Fabien s’éloigna peu à peu, ostensiblement du moins ; il ne vint plus tous les jours, comme autrefois, et Blanche, froissée de cette réserve subite, ne fit rien pour le rappeler. Bientôt il se borna à une visite par semaine, se présenta régulièrement le vendredi, choisissant de préférence les heures où il était certain de rencontrer du monde. Mais chaque jour, à toute heure, dans l’ombre, Fabien veillait sur Blanche et sur sa mère. Chaque jour, en passant, il attachait un long et triste regard sur les croisées de l’hôtel ; chaque soir, se promenant dans le jardin qui entourait son pavillon, il prêtait l’oreille au pied du mur qui le séparait du jardin de l’hôtel de Chamery, espérant entendre la voix de Blanche causant avec sa mère. On comprend maintenant pourquoi à la question de Roland de Clayet : « Es-tu fiancé à mademoiselle de Chamery ? » Fabien avait répondu négativement avec un profond soupir.

 

On devine sans doute aussi quelle fatale erreur avait dicté la conduite du marquis de Chamery. D’abord le sombre vieillard, convaincu par la lettre posthume de l’abominable mère du marquis Hector, de la culpabilité de sa femme, avait nourri pendant dix-huit années une haine si profonde contre celle qu’il regardait comme l’enfant du crime, qu’il avait frémi d’indignation à la pensée d’une union probable entre elle et son cher Fabien, qu’il aimait comme un fils. Et puis, une autre pensée, fausse sans doute, mais moins égoïste, moins personnelle que la première, avait corroboré sa résolution : « La mère de Blanche m’a rendu le plus infortuné des hommes, s’était-il dit, or Fabien aurait le même sort que moi… »

 

L’aveuglement du marquis avait donc été la seule cause de la brusque séparation des deux jeunes gens, et de l’obstacle que Fabien regardait comme insurmontable, lorsqu’un événement inattendu le vint renverser et vint apprendre au jeune homme que M. de Chamery, à son lit de mort, l’avait relevé de son serment et lui permettait d’épouser Blanche.

 

C’était le jour même où Fabien s’était battu avec son jeune et fol ami Roland de Clayet.

 

Fabien était rentré chez lui après avoir reçu du médecin, appelé en toute hâte, l’assurance que la blessure de Roland était sans gravité. Le vicomte fut très étonné, en franchissant le seuil de l’hôtel qui précédait son pavillon, de voir accourir à lui un domestique de madame de Chamery.

 

– Ah ! monsieur le vicomte, lui dit cet homme avec vivacité, venez, venez vite.

 

Fabien tressaillit.

 

– Mon Dieu ! dit-il, qu’est-il arrivé ?

 

– Madame la marquise est auprès du lit de mademoiselle Blanche, qui s’est trouvée mal ce matin, et, depuis une heure…

 

Fabien n’en écouta pas davantage. Il s’élança vers l’hôtel de Chamery, monta l’escalier en courant et se dirigea vers l’appartement de madame de Chamery. Sur le seuil, il trouva la marquise. Elle jeta un cri de joie, puis elle lui barra le passage.

 

– N’entrez pas ! dit-elle, n’entrez pas !

 

– Mon Dieu ! s’écria Fabien d’une voix étouffée, et le front couvert d’une pâleur mortelle ; qu’allez-vous donc m’apprendre ?

 

– Rien, lui dit la marquise, si ce n’est que Blanche s’est trouvée mal… mais elle va mieux… beaucoup mieux déjà… Tenez, allez m’attendre au salon… je vous rejoins.

 

Fabien n’avait compris, n’avait entendu qu’une chose : c’est que Blanche était malade, mourante peut-être. Il se fit violence pour ne pas écarter madame de Chamery et pénétrer de force dans la chambre à coucher de la jeune fille… Mais comment résister à cette mère qui, les yeux pleins de larmes, lui défendait la porte de son enfant ? Il courba le front et alla attendre au salon, en proie à une anxiété mortelle.

 

Cinq minutes après, madame de Chamery l’y rejoignit.

 

Fabien était pris d’une sorte de tremblement convulsif qui frappa la marquise.

 

– Ah ! malheureux enfant, lui dit-elle, vous voulez donc la tuer ?

 

– Moi ! exclama Fabien, qui eut peur de comprendre.

 

– Vous, dit la marquise. Vous vous êtes battu ce matin.

 

– Madame…

 

– Oh ! dit madame de Chamery, la femme d’un militaire et d’un gentilhomme comprend ces choses-là, et je ne vais pas vous gronder… mais Blanche a appris que vous alliez vous battre, ce matin même, au moment où vous partiez avec vos témoins…

 

Fabien fit un geste d’étonnement.

 

– Vous savez bien, dit-elle, que les fenêtres de sa chambre donnent sur le jardin, que par-delà le mur du jardin on aperçoit un coin de l’allée sablée du vôtre, allée qui conduit à votre pavillon…

 

– Eh bien ? murmura le pauvre Fabien éperdu.

 

– Eh bien, ce matin, la pauvre enfant s’est levée au petit jour, prise d’une horrible migraine ; elle a ouvert sa fenêtre et s’y est accoudée. En ce moment même, avec deux hommes, vous traversiez l’allée sablée. La tenue de ces messieurs et une paire d’épées que vous portiez sous le bras ne lui ont laissé aucun doute. Elle a compris que vous alliez vous battre… De ma chambre placée au-dessous de la sienne j’ai entendu un bruit sourd qui m’a réveillée en sursaut. J’ai eu peur, j’ai sonné… Ma femme de chambre, accourue en hâte, est montée chez Blanche. Je l’ai entendue appeler au secours. Alors, épouvantée, je suis montée à mon tour et j’ai trouvé ma pauvre Blanche évanouie, les dents serrées, les membres crispés et couchée sur le parquet. Elle était effrayante de pâleur, et j’ai cru qu’elle était morte… Un médecin est venu, il l’a rappelée à la vie. Elle a ouvert les yeux, m’a reconnue et s’est prise à fondre en larmes. Et puis le délire s’est emparé d’elle – et avec le délire, j’ai tout appris, tout deviné… Elle a prononcé votre nom, parlé d’épées, de témoins, de duel…

 

Madame de Chamery s’arrêta et regarda Fabien.

 

Fabien s’appuyait défaillant au marbre de la cheminée.

 

– Ah ! malheureux enfant, dit-elle enfin ; mais ne comprenez-vous pas que Blanche vous aime, qu’elle vous aime depuis trois années, et que votre indifférence affectée la tue ?

 

Le vicomte poussa un cri sourd, se cramponna à un siège pour ne point tomber et murmura : – Oh ! mon serment… mon serment !…

 

– Mais, poursuivit madame de Chamery, vous aussi vous l’aimez, Fabien, vous l’aimez !… Oh ! n’essayez pas de me tromper. Trompe-t-on le cœur et le regard d’une mère ? Ne vous vois-je point en ce moment pâlir et trembler ?… Fabien, mon ami, mon fils ! s’écria d’un ton suppliant cette pauvre femme qui, sans doute, chaque jour, et depuis bien longtemps, voyait couler les larmes de sa fille et en savait la cause, voulez-vous donc tuer ma pauvre Blanche ?

 

Et il y avait tant de désespoir et de noblesse à la fois dans l’accent de cette mère offrant sa fille à l’homme que sa fille aimait, et pour l’amour de qui celle-ci se mourait lentement, que Fabien tomba à genoux.

 

– Madame, madame, murmura-t-il, écoutez-moi… Je m’étais pourtant juré que j’ensevelirais mon secret au plus profond de mon cœur, que jamais un mot qui pût vous le faire soupçonner ne jaillirait de mes lèvres…

 

– Un secret ?… balbutia la marquise.

 

– Madame, dit Fabien d’une voix entrecoupée de sanglots, j’aime Blanche… et jamais elle ne sera ma femme.

 

– Mais pourquoi ? pourquoi ? demanda cette mère désolée.

 

– Parce que j’ai juré au marquis de Chamery votre époux que je lui obéirais.

 

Et comme madame de Chamery ne paraissait pas comprendre, Fabien lui raconta ce qui s’était passé entre lui et le marquis, et le serment que ce dernier avait exigé de lui, sans vouloir dire quel motif secret le faisait agir ainsi.

 

Mais quand il eut fini en disant : – Vous le voyez bien madame, ce n’est pas moi qui tue votre enfant, c’est la volonté de son père…

 

Madame de Chamery poussa un cri de joie :

 

– Ah ! dit-elle, vous ne savez pas, mon ami, vous ne savez pas que M. de Chamery a changé d’opinion et de volonté à son lit de mort… vous ne savez pas… Oh ! mon Dieu ! s’interrompit la marquise en fondant en larmes, il faut donc tout lui dire.

 

Alors cette noble femme fit asseoir Fabien auprès d’elle et lui raconta ces dix-huit années de souffrances secrètes passées auprès de ce sombre vieillard qui paraissait avoir la mort au cœur, ses étranges caprices, sa vie pauvre et misérable au milieu de son opulence, et le dernier mot enfin de cette existence torturée, ce mot qui lui était échappé à son heure suprême.

 

Et alors aussi, Fabien comprit à son tour. Il comprit que M. de Chamery n’avait pas voulu que Blanche l’épousât, lui Fabien, parce qu’il croyait qu’elle n’était point sa fille… Et il comprit aussi qu’en reconnaissant son erreur, le malheureux père avait dû le relever de son serment.

 

Quand la marquise eut fini, Fabien prit respectueusement sa main et la baisa.

 

– Ma mère, dit-il simplement, voulez-vous que nous allions voir comment elle va ?

 

– Venez, dit la marquise.

 

Quand ils entrèrent, la jeune fille, à qui on avait appris avec quelques ménagements que Fabien était revenu sain et sauf, la jeune fille, disions-nous, était plus calme, et elle s’efforça de lui sourire…

 

D’un signe, la marquise fit retirer tout le monde. Puis, quand elle fut seule avec Fabien et la malade, elle prit la main de la jeune fille et lui dit :

 

– Mon enfant, tu as beaucoup à pardonner à Fabien, mais je t’assure qu’il est digne de ton pardon, et je lui ai accordé ta main, qu’il vient de me demander…

 

Mademoiselle de Chamery jeta un cri et faillit s’évanouir de nouveau.

 

Mais Fabien la prit dans ses bras et lui dit : – Blanche, ma bien-aimée, ne savez-vous donc pas que je vous ai toujours aimée, et que ma vie entière est à vous ?

 

Quittons un moment l’hôtel de Chamery pour aller rue Saint-Florentin.

 

XI

On se souvient que ce fut ce jour-là même où M. Roland de Clayet s’était chevaleresquement battu pour la belle Andrée Brunot, dite de Chamery, que celle-ci s’était rendue d’abord chez madame de Saint-Alphonse, où, du fond d’un cabinet de toilette, elle avait pu voir le baron de Chamery-Chameroy ; puis au Bois, où celui-ci devait la rencontrer. On sait que la voiture de madame de Saint-Alphonse et celle d’Andrée s’étaient croisées dans les Champs-Élysées. On sait encore que la beauté de mademoiselle Brunot de Chamery l’avait emporté sur les derniers scrupules du gentilhomme ruiné et qu’il avait dit à madame de Saint-Alphonse : – Je ne veux rien savoir, ne me dis rien, j’épouse, quand même…

 

Andrée, un coup d’œil échangé avec madame de Saint-Alphonse, était donc rentrée chez elle sur-le-champ, pour y attendre la visite du baron. Puis, en femme habile, elle avait fait une seconde toilette d’intérieur, ravissant négligé qui devait prendre d’assaut le cœur du baron.

 

Celui-ci fut d’une exactitude militaire. Il se présenta à trois heures précises et fut introduit par le groom dans le boudoir de mademoiselle de Chamery.

 

Pelotonnée comme une jolie chatte dans sa chauffeuse roulée à l’angle de la cheminée, Andrée le reçut avec un sourire, et d’un signe de main lui indiqua un siège placé vis-à-vis d’elle.

 

Le baron était ébloui de sa beauté, à laquelle le demi-jour qui régnait dans le boudoir conservait tout son prestige. Il lui baisa la main et s’assit. Puis, après un court moment de silence, mademoiselle de Chamery rompit ainsi la glace et entama la conversation :

 

– Monsieur le baron, dit-elle, nous sommes seuls et savons, moi ce qui vous amène, vous ce que vous venez me dire ; nous pouvons donc supprimer toute espèce de préambule.

 

Le baron s’inclina.

 

– Vous venez pour me demander ma main. Moi, je suis résolue d’avance à vous l’accorder.

 

Le baron fit un léger signe de tête :

 

– Pardonnez-moi, reprit-elle, d’aller au fond de la question tout de suite. Vous alliez vous brûler la cervelle, vous préférez m’épouser, moi et mes dix-huit mille livres de rente.

 

– Madame, dit le baron en rougissant, vous eussiez dit vrai, il y a une heure. Maintenant, je vous épouse parce que, belle comme vous l’êtes, je sens bien que je vous aimerai comme un fou dans huit jours.

 

– Soit ! dit Andrée en souriant. À présent, il faut que vous sachiez pourquoi, moi, j’ai voulu vous épouser.

 

Chez ce gentilhomme avili, il y eut alors comme un reste de fierté qui se produisit et il protesta par une mine railleuse. Un sourire qu’eût envié Voltaire glissa sur ses lèvres.

 

Mais ce sourire ne blessa point mademoiselle de Chamery. Elle se contenta de le regarder en face et de lui dire :

 

– Vous vous trompez.

 

Et comme ces trois mots semblaient l’étonner, elle voulut lui prouver qu’elle avait compris sa pensée formulée en un sourire, et elle continua simplement :

 

– Il y a à Paris un jeune homme de vingt-trois ans, portant un beau nom sans tache aucune, riche de trente mille livres de rente, qui s’est battu pour moi ce matin et qui me demande ma main. Si vous voulez y bien réfléchir, monsieur le baron, vous êtes ruiné et endetté et le nom qui m’est offert vaut au moins le vôtre ; vous comprendrez alors que j’ai, pour vous épouser, de meilleures raisons que celles qui poussent au mariage certaines femmes dont le passé a quelques coins un peu nébuleux.

 

Le baron s’inclina et laissa échapper un geste qui signifiait : « Alors, expliquez-vous, car je n’y comprends absolument plus rien. »

 

Andrée se reprit à sourire.

 

– Monsieur le baron, dit-elle, votre nom est pour moi toute une vengeance. Ma mère se nommait la marquise de Chamery, et en vous épousant je rentre par la grande porte dans la famille qui m’a reniée.

 

– Je comprends, murmura M. de Chameroy, qui se mordit les lèvres.

 

– Attendez…

 

– Qu’est-ce encore ?

 

– Vous allez voir.

 

Et Andrée ouvrit un petit meuble qu’elle avait sous la main et en retira un papier jauni, mais parfaitement intact et renfermé dans une enveloppe dont le triple scel avait été brisé.

 

– Vous vous croyez ruiné ? dit-elle.

 

– Je le suis.

 

– Vous vous trompez…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Tenez, dit-elle, regardez bien ce papier. Ce papier est un testament. Ce testament, contestable, du reste, et qui donnera matière à un procès, vous fera riche de cent mille livres de rente, si ce procès est gagné.

 

– Que dites-vous ? s’écria le baron, qui étendit vers le testament une main fiévreuse.

 

Mais elle l’arrêta d’un geste impérieux.

 

– Ah ! pardon, dit-elle, n’y touchez pas ! Je le laisserais tomber au feu et je ne vous épouserais pas.

 

Et, joignant le geste à la parole, elle suspendit le testament au-dessus du feu ardent qui brûlait dans la cheminée, prête à l’y laisser choir si le baron essayait de le lui arracher.

 

M. de Chameroy comprit que mademoiselle Andrée Brunot ne livrait pas imprudemment ses secrets.

 

– Un instant, lui dit-elle, faisons nos conditions, s’il vous plaît.

 

– Je suis à vos ordres, dit le baron.

 

– Ce testament, poursuivit Andrée, moi seule en connais l’existence. Je puis l’anéantir, personne au monde ne pourra prouver qu’il a existé. Donc, bien qu’il vous concerne, il est ma propriété pour le moment.

 

– Eh bien ! en échange, qu’exigez-vous de moi ?

 

– Votre main et votre nom.

 

– C’est convenu, je vous épouse.

 

– Très bien !

 

Et Andrée remit fort tranquillement le testament dans un petit meuble, qu’elle ferma à triple tour.

 

– Maintenant, monsieur le baron, dit-elle, quand nous serons mariés, le jour où nous reviendrons de l’église et où je serai baronne de Chamery-Chameroy, vous saurez quel était le testateur et vous pourrez prendre connaissance du testament. Mais, rappelez-vous bien, ajouta Andrée avec un sourire qui prouva au baron à quelle femme il avait affaire, rappelez-vous que le testament sera détruit le jour où, renonçant à m’épouser, vous tenteriez de vous en emparer.

 

– N’ayez aucune crainte, répondit M. de Chameroy, qui prit la main d’Andrée et la porta à ses lèvres ; je veux vous épouser, et vous serez baronne avant quinze jours.

 

– À nous deux donc, altière marquise de Chamery, murmura l’impure fille avec l’accent d’une joie sauvage. Je vous chasserai un jour de votre hôtel.

 

 

Quinze jours s’étaient écoulés depuis celui où Fabien d’Asmolles avait appris les révélations faites à son lit de mort par le marquis de Chamery, – révélations qui le relevaient de son serment et lui permettaient d’épouser Blanche. La première moitié de cette quinzaine avait été calme, comme une lune de miel. Il avait été convenu qu’on attendrait un an – et on touchait à la fin du onzième mois – après la mort de M. de Chamery, pour célébrer le mariage de sa fille avec le vicomte Fabien d’Asmolles.

 

Hélas ! la pauvre marquise n’avait pu s’empêcher de soupirer en songeant à cet enfant attendu depuis si longtemps, et qui ne revenait point encore, bien que depuis onze mois il eût été rappelé. En effet, le lendemain des funérailles de M. de Chamery, la marquise avait écrit à son fils, adressant sa lettre à l’amirauté anglaise. Cette lettre avait dû partir par la malle de l’Inde, laquelle, on le sait, fait le voyage en un mois. En admettant que le jeune officier n’eût pu partir tout de suite, eût pris deux mois pour quitter le pays, il avait dû cependant s’embarquer quatre mois après la mort de son père, et par conséquent être en mer depuis sept.

 

Et pourtant, madame de Chamery n’avait reçu aucune nouvelle.

 

La pauvre femme avait, du reste, cru pendant si longtemps au trépas de son fils, qu’elle osait à peine maintenant croire à son existence. Aussi avait-elle, ainsi que sa fille, gardé le plus profond silence sur les révélations du marquis.

 

Pour Paris entier, le jeune de Chamery était mort.

 

On le comprendra aisément, la marquise avait éprouvé une pénible répugnance à divulguer, même à ses plus intimes amis, le secret que M. de Chamery avait gardé pendant dix-huit années. Il eût fallu, pour cela, expliquer les soupçons injustes du défunt, l’infâme conduite de la marquise douairière de Chamery et entrer dans une foule de détails qui blessaient la fierté de la marquise.

 

Fabien seul, depuis le jour où il avait été décidé qu’il épouserait Blanche, Fabien avait été initié à ce mystère.

 

Madame de Chamery, sa fille et lui, résolus à taire ce secret jusqu’à l’arrivée du marin, s’étaient promis d’arranger un petit roman qui pût être adopté par le monde, une histoire d’enfant boudeur exalté qui fuit un jour le toit paternel, que des saltimbanques rencontrent et font mousse sur le premier navire anglais qu’ils trouvent disposé à compléter son équipage, au moyen de ce que, en Angleterre, on appelle la presse. On comprend donc que le jeune Albert-Honoré de Chamery étant mort pour Paris entier, même après le décès du marquis, mademoiselle Andrée Brunot eût songé à faire valoir le testament du chevalier de Chamery et à épouser le baron de Chamery-Chameroy.

 

Or, quand le mariage de Blanche et de Fabien eut été fixé, la pauvre mère, qui venait d’assurer le bonheur de l’un de ses enfants, songea à cet autre, après le retour duquel elle soupirait depuis longtemps.

 

Le marquis, avant de mourir, lui avait confié qu’il recevait régulièrement tous les ans une note de la Compagnie des Indes, note transmise au conseil d’amirauté sur son fils. La dernière était parvenue au marquis trois mois environ avant sa mort. Donc, si malheur était advenu au jeune Albert-Frédéric-Honoré de Chamery, enseigne de vaisseau de la marine anglaise, ce ne pouvait être que depuis quinze ou dix-huit mois environ.

 

Fabien avait donc donné à la marquise le conseil d’écrire de nouveau, non plus à son fils, mais au secrétaire de l’amirauté à Londres. Il fallait dix ou douze jours pour obtenir une réponse. Ces dix jours, Fabien les passa tout entiers à l’hôtel de Chamery, avec sa fiancée, auprès de la marquise, qui, on le sait, souffrait depuis longtemps d’une maladie de langueur. Il semblait même que depuis la crise nerveuse et l’évanouissement de Blanche, le matin du duel de Fabien, l’état de la marquise eût empiré par suite de l’émotion violente qu’elle avait éprouvée. Le médecin de la maison avait même dit un soir à Fabien :

 

– Madame de Chamery est malade, plus malade qu’on ne croit. Une émotion trop vive, une catastrophe imprévue, suffiraient pour la tuer.

 

Cependant M. d’Asmolles, au bout de huit ou dix jours, pendant lesquels il n’était sorti de chez lui que pour aller à l’hôtel de Chamery, se prit à songer à son ami Roland de Clayet.

 

– Il faut pourtant, se dit-il, que je sache comment va ce pauvre garçon.

 

Et il demanda à Blanche un congé de quelques heures, et se rendit en phaéton rue de Provence.

 

Roland, ainsi que l’avait annoncé le médecin, allait beaucoup mieux, physiquement du moins.

 

Fabien le trouva levé, enveloppé dans sa robe de chambre et assis au coin de son feu.

 

– Monsieur et cher adversaire, lui dit le vicomte en entrant, ne vous étonnez pas de ma visite. Vous savez qu’elle est dans les usages du duel.

 

Fabien s’attendait à un accueil glacial, mais Roland lui tendit vivement la main.

 

– Ami, lui dit-il, j’ai été fou, sot et ingrat, mais Dieu me punit cruellement. Veux-tu me pardonner ?

 

Fabien se prit à sourire :

 

– Es-tu déjà guéri ? fit-il.

 

– Oui, répondit Roland.

 

Et il tendit un billet à Fabien.

 

C’était le billet d’Andrée que Roland avait reçu huit heures après sa rencontre avec Fabien. On se souvient des termes glacés dans lesquels elle lui donnait son congé.

 

– Tu vois, dit le vicomte après avoir lu cette épître, que j’ai bien fait de t’endommager un peu la peau.

 

– Tu crois ?

 

– Parbleu ! si tu m’eusses tué, les choses se fussent passées autrement.

 

– Ah ! dit Roland surpris.

 

– Andrée, poursuivit Fabien, serait arrivée ici une heure après et t’aurait dit : La preuve d’amour que vous venez de me donner ne me permet pas de vous refuser ma main plus longtemps.

 

Roland secoua la tête.

 

– Attends donc, reprit Fabien, qui se méprit à ce signe négatif. Tu as été blessé, la face des choses change. Andrée, en diplomate habile, attend ta convalescence ; elle est persuadée que son poulet a irrité ton amour, et elle compte sur ta prochaine visite. Elle te voit déjà à ses pieds, implorant son pardon, la suppliant de t’accorder sa main…

 

– Tu te trompes, interrompit Roland.

 

– Allons donc !

 

– Vois plutôt…

 

Et Roland étendit la main vers un guéridon voisin.

 

– Lis cette lettre de faire-part, dit-il.

 

Fabien prit la lettre et demeura stupéfait.

 

Elle était imprimée et conçue en ces termes :

 

« Monsieur le baron de Chamery-Chameroy a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle Andrée Brunot de Chamery, et vous prie d’assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le… »

 

La lettre portait la date du jour.

 

Andrée était allée vite en besogne. Son mariage avait été célébré le matin même.

 

Fabien en demeura tout étourdi.

 

– Ah çà, dit-il après un moment de silence, il y a dans tout cela quelque chose d’extraordinaire.

 

– Quoi ? demanda Roland.

 

– As-tu sérieusement demandé à Andrée si elle voulait t’épouser ?

 

– Oui.

 

– Et elle t’a refusé ?

 

– À peu près. La veille de notre rencontre, elle m’a demandé huit jours de réflexion.

 

– C’est bizarre…

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que tu es un homme d’honneur, de bonne maison, riche de trente mille livres de rente et de quelques espérances, et qu’une drôlesse comme Andrée ne pouvait espérer autant.

 

– Peut-être…

 

– Or, continua Fabien, ce que je ne comprends pas, ce qui doit cacher quelque infamie de sa part, c’est le choix qu’elle a fait de ce baron de Chameroy.

 

– Ah ! tu le connais ? dit Roland avec curiosité.

 

– C’est un homme perdu de dettes, un vaurien sans honneur, un misérable qui n’a plus même le respect du nom qu’il porte.

 

– C’est bizarre… dit à son tour Roland.

 

Et Fabien eut alors comme le pressentiment d’un malheur qui planait sur sa Blanche bien-aimée ; car il savait de quelle haine jalouse cette odieuse fille, qui se faisait nommer mademoiselle de Chamery, enveloppait la marquise et sa fille. Ce fut l’esprit en proie à de vagues inquiétudes qu’il rentra à l’hôtel de Chamery vers cinq heures. Il y dînait presque tous les jours.

 

– Le docteur est venu, lui dit Blanche ; il a trouvé maman souffrante et l’a engagée à prendre un peu de repos… Elle dort.

 

– Ah ! dit Fabien inquiet.

 

– Mais elle veut absolument qu’on l’éveille pour l’heure du dîner. Je le lui ai promis.

 

Blanche achevait à peine que madame de Chamery parut.

 

Fabien lui baisa la main.

 

– Eh bien ! mon enfant, lui dit-elle, comment va votre ami ?

 

– Très bien ! beaucoup mieux, du moins, répondit Fabien.

 

Et on se mit à table, et après être demeuré un instant rêveuse, la marquise reprit :

 

– Voici aujourd’hui le dixième jour que ma lettre est partie pour Londres.

 

– Demain, répliqua Fabien, nous aurons une réponse de l’amirauté.

 

– Je ne sais, murmura la marquise, mais j’ai d’affreux pressentiments…

 

– Oh ! mère, fit Blanche d’un ton de reproche.

 

– Mon pauvre enfant ! soupira madame de Chamery, s’il lui était arrivé malheur !…

 

– Madame, dit Fabien, chassez de telles idées.

 

– Un naufrage…

 

– Oh ! dit Fabien en souriant, les marins ne font pas naufrage à leur dernière campagne… et ce sera la dernière d’Albert, n’est-ce pas ?

 

– Certes, dit Blanche. Quand nous l’aurons, ce cher frère, nous ne le laisserons plus repartir…

 

– Je crois bien, murmura le vicomte, et puis, est-ce qu’un Chamery sert l’Angleterre ?

 

Et les deux jeunes gens fondèrent de si beaux projets, de si belles espérances sur le retour prochain du jeune marquis de Chamery, qu’ils ramenèrent un sourire sur les lèvres de la pauvre mère et un peu de joie dans son cœur.

 

Après le dîner, cependant, Fabien jugea convenable d’apprendre à la marquise le mariage d’Andrée. Il attendit pour cela que Blanche fût sortie de la salle à manger et eût passé au salon, où, chaque soir, après le dîner, elle se mettait au piano.

 

– Madame, dit Fabien à la marquise, j’ai appris aujourd’hui quelque chose de bien extraordinaire.

 

La marquise parut étonnée.

 

– Cette malheureuse femme, poursuivit Fabien, à qui vous faites une pension…

 

– Andrée ? dit la marquise.

 

– Oui, fit le jeune homme.

 

– Peut-être allez-vous m’apprendre quelque nouvelle infamie de cette créature, dit madame de Chamery avec plus de tristesse que de dédain.

 

– Andrée est mariée, dit Fabien.

 

– Mariée !

 

Et après un moment de stupéfaction, madame de Chamery ajouta :

 

– Et qui donc a pu épouser cette malheureuse enfant ?

 

– Un homme dont l’honneur était avarié, répondit Fabien, M. le baron de Chamery-Chameroy a épousé mademoiselle Andrée Brunot ce matin même.

 

La marquise leva les yeux au ciel avec une expression de douleur.

 

– Mon Dieu ! dit-elle, comme les races dégénèrent ! Un Chamery-Chameroy… notre dernier parent… épouser cette fille perdue !

 

– Madame, reprit Fabien, vous savez que les ténèbres haïssent la lumière, que la fange insulte à l’azur du ciel, et que cette créature comblée de vos bienfaits…

 

– Ah ! dit la marquise, je sais qu’elle nous hait de toute la haine que le vice porte à la vertu… Elle a dû être bien heureuse de trouver un homme qui lui donne enfin le nom qu’elle avait volé…

 

Madame de Chamery fut interrompue par l’arrivée d’un domestique apportant une carte.

 

– La personne, dit le valet, demande à être introduite auprès de madame la marquise le plus tôt possible.

 

La marquise prit la carte et lut :

 

M. Rossignol, avocat.

 

– Ce nom m’est inconnu, dit-elle. N’importe, faites entrer.

 

Fabien voulut se retirer.

 

– Restez, mon enfant, lui dit la marquise, n’êtes-vous pas déjà mon fils, et puis-je avoir des secrets pour vous ?

 

M. Rossignol, ce crasseux et louche personnage que nous avons déjà entrevu chez Andrée, fut alors introduit.

 

XII

Me Rossignol avait, grâce aux avances de la demoiselle Brunot, considérablement modifié son enveloppe et dépouillé son habit graisseux et montrant la corde, son chapeau aux bords rougis et ses chaussures éculées. Le petit homme était mis comme un avocat sérieux qui se fait cent mille francs par an au Palais. Il avait un bel habit tout neuf, du linge blanc, une belle cravate bien empesée et des bottes vernies sous un pantalon de casimir noir. Le cuistre portait, comme toujours, son ample portefeuille sous le bras, mais il avait des gants et s’appuyait sur un jonc à pomme d’or. Derrière ses lunettes, ses petits yeux brillaient d’une joie méchante – et il salua la marquise d’une façon dégagée qui donna envie à Fabien de le jeter par la fenêtre.

 

– Que peut nous vouloir cet oiseau de mauvais augure ? pensa le vicomte.

 

– Madame la marquise de Chamery ? demanda Me Rossignol.

 

– C’est moi, répondit la marquise en l’invitant à s’asseoir. Que puis-je pour vous ? ajouta-t-elle avec le ton poli et l’aisance de la grande dame.

 

– Madame la marquise, répondit le drôle, je suis l’avocat de M. le baron de Chamery-Chameroy, votre cousin, et de madame la baronne de Chamery-Chameroy, votre cousine…

 

Il appuya sur ces derniers mots avec une désobligeance marquée.

 

– Continuez, monsieur ! fit la marquise avec hauteur.

 

Me Rossignol poursuivit :

 

– Avant d’entreprendre un procès où vous perdrez bien certainement votre fortune entière, M. le baron de Chamery-Chameroy, mon client, a cru convenable de vous faire proposer une transaction…

 

– Un procès… une transaction… ma fortune ? murmura madame de Chamery au comble de l’étonnement.

 

Et se tournant vers Fabien :

 

– Je crois, dit-elle, que cet homme est fou.

 

– Pardon, ricana Me Rossignol avec insolence, vous allez bien voir le contraire !

 

Un moment il prit fantaisie à Fabien de saisir Me Rossignol par le bras, d’appeler deux laquais et de le faire mettre à la porte, mais il se contint.

 

– Oui, madame, continua l’homme d’affaires en se carrant dans son fauteuil, tandis que madame de Chamery le regardait avec stupeur, si ce procès s’entame vous le perdrez, et la perte de ce procès, c’est la ruine entière, totale, absolue de mademoiselle Blanche.

 

– Monsieur, interrompit la marquise avec dignité, je n’ai jamais entendu nommer ma fille par son prénom devant moi, et par un inconnu que j’ai tout lieu de croire fou.

 

– Mille excuses, dit Rossignol, c’est mademoiselle de Chamery que je voulais dire ; mais ça ne fait rien, vous allez voir.

 

Fabien, jusque-là immobile et muet, se trouva alors à bout de patience. Il vint à Rossignol et le toisa des pieds à la tête.

 

– Monsieur, lui dit-il d’un ton sec, veuillez vous expliquer nettement et surtout plus respectueusement.

 

M. Rossignol supporta le regard irrité de Fabien.

 

– Pardon, lui dit-il, mais je ne vous connais pas et ce n’est pas à vous…

 

– Insolent !

 

– Monsieur, dit sans se déconcerter Me Rossignol, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

 

– Attendez, répondit Fabien, je vais vous dire qui je suis.

 

– Voyons ? dit ironiquement le misérable, tandis que la marquise demeurait pétrifiée de tant d’audace.

 

– Je suis le vicomte Fabien d’Asmolles ; j’épouse dans un mois mademoiselle Blanche de Chamery, et je vais vous faire jeter par la fenêtre, répondit Fabien.

 

– Faites, dit Me Rossignol avec tranquillité, mais vous aurez ruiné votre fiancée…

 

Et, dans cette réponse, cet homme mit une telle assurance, une telle conviction, que Fabien tressaillit et réprima sur-le-champ son irritation.

 

– Parlez, dit-il, je vous écoute.

 

– Ah ! fit le cuistre, à la bonne heure, on pourra s’expliquer.

 

Et quelque dégoût qu’il leur inspirât, la marquise et Fabien s’étant résignés à l’entendre, tous deux gardèrent le silence.

 

– Madame la marquise, reprit alors Me Rossignol, M. le baron de Chamery-Chameroy a épousé ce matin votre cousine…

 

– Pardon, monsieur, interrompit madame de Chamery avec dignité, je n’ai jamais reconnu cette parenté que vous établissez entre la demoiselle Andrée Brunot et moi.

 

– Soit, dit Me Rossignol. Cela ne fait rien à l’affaire. Le baron a donc épousé ce matin mademoiselle de Chamery…

 

– Brunot, rectifia la marquise.

 

– Va pour Brunot. Mademoiselle Andrée Brunot a apporté en dot à M. le baron dix-neuf mille livres de rente et un testament…

 

– Un testament ? s’exclama Fabien.

 

– Un testament de M. le chevalier de Chamery, oncle de M. le marquis Hector de Chamery, dont vous avez hérité. Et voici la copie de ce testament.

 

Alors tandis que l’étonnement de la marquise et de Fabien allait croissant, Me Rossignol tira une liasse de papiers de son portefeuille, chercha parmi eux la copie du testament et la lut tout haut.

 

Madame de Chamery n’avait jamais eu connaissance de l’existence de cette pièce. Elle pouvait donc, jusqu’à un certain point, la croire fausse. En second lieu, elle savait que son fils vivait, et, par conséquent, l’existence de son fils annulait et réduisait à néant ce testament, fût-il de quelque valeur.

 

Et cependant, cette lecture fit une telle impression sur sa nature maladive, sur son organisation délicate et nerveuse, qu’elle faillit s’évanouir et jeta un cri.

 

Fabien la soutint dans ses bras.

 

– Or donc, continua Me Rossignol pressé de poser des conclusions, et sans égard pour la défaillance de la marquise ; or donc M. Albert-Frédéric-Honoré de Chamery étant mort…

 

Ce mot produisit un effet sublime sur la marquise.

 

– Mort ! dit-elle ; vous prétendez que mon fils est mort ?

 

Et elle se dressa échevelée, l’œil en feu, les lèvres crispées, et regarda cet homme comme s’il eût été le meurtrier de son fils.

 

– Qui vous l’a dit ? comment le savez-vous ?…

 

– Dame ! ricana Me Rossignol un peu intimidé et jugeant prudent de ne pas aller plus loin, depuis dix-huit années, ce me semble…

 

Mais, à ces derniers mots, un cri de joie s’échappa de la poitrine de la marquise, elle retomba brisée, mais triomphante, dans les bras de Fabien.

 

– Ah ! dit-elle à ce dernier, chassez donc cet homme, Fabien, chassez-le… ; il ne sait pas que mon fils n’est pas mort, que mon fils va venir, que nous l’attendons !

 

– Pauvre femme ! murmura Me Rossignol, qui crut à un accès de folie, c’est la douleur qui l’égaré.

 

Mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Blanche de Chamery entra.

 

– Maman ! maman ! disait-elle, une lettre de Londres, une lettre avec le cachet de l’amirauté.

 

Ces derniers mots rendirent à la marquise une énergie factice.

 

Une fois encore elle se releva, jeta un regard de mépris et de triomphe à l’émissaire de mademoiselle Andrée Brunot, et lui dit :

 

– Tenez ! tenez ! voilà des nouvelles de mon fils… Vous allez bien voir qu’il n’est pas mort.

 

Elle s’empara de la lettre que lui apportait Blanche.

 

Puis, au moment de rompre le cachet, elle se prit à trembler ; elle hésita ; son cœur battit :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, mon Dieu ! je n’ose pas.

 

Fabien lui prit la lettre des mains et l’ouvrit.

 

Cette lettre était signée d’un commissaire de l’amirauté.

 

Fabien la parcourut d’abord rapidement, puis son front plissé par l’inquiétude se dérida soudain :

 

– Albert est arrivé à Londres, dit-il.

 

Cette phrase fit jaillir un cri de joie des lèvres de la marquise et de celles de sa fille. En même temps Me Rossignol se sentit fort mal à son aise.

 

Un moment même il songea à gagner tout doucement la porte.

 

Mais Fabien, qui devina cette intention en le voyant se lever, l’arrêta d’un regard.

 

– Attendez donc, monsieur, dit-il, ne faut-il pas que M. le baron de Chamery, votre client, sache à quoi s’en tenir ?

 

La lettre émanée de l’amirauté, et dans laquelle Fabien n’avait vu qu’une chose, c’est-à-dire l’arrivée à Londres de M. Albert de Chamery, était conçue dans les termes suivants :

 

« Madame la marquise,

 

« Chargé par lord… de rechercher dans les archives et les correspondances de l’Amirauté les renseignements que vous lui demandiez relativement à M. votre fils, je m’empresse de vous les transmettre.

 

« M. le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery a donné sa démission d’enseigne de la marine anglaise au service de la Compagnie des Indes, le 8 avril de l’année dernière.

 

« Cette démission, adressée au conseil de l’Amirauté, a été acceptée.

 

« La nouvelle en est parvenue à M. de Chamery, qui s’est embarqué sur-le-champ pour l’Europe à bord d’un brick de commerce. M. de Chamery est arrivé à Londres le 5 novembre de la même année, et s’est présenté, si j’en crois les registres de l’Amirauté, le même jour, dans les bureaux de la marine, où ses papiers ont été visés. »

 

– Mon Dieu ! interrompit la marquise, le 5 novembre ! et nous sommes en février… Il a donc mis quatre mois à venir de Londres à Paris ?

 

– C’est étrange, en effet, murmura Fabien.

 

Et il poursuivit :

 

« M. de Chamery a dû s’embarquer pour la France à bord d’un navire français, la Mouette. »

 

– La Mouette ! dit Rossignol, le brick la Mouette !

 

– Eh bien ! fit M. d’Asmolles, après ?

 

– Mais alors, s’écria Rossignol avec une joie impudente et sauvage, mais alors, s’il s’est embarqué sur la Mouette, il est mort, votre fils… La Mouette s’est perdue corps et biens, il y a trois mois, en allant de Liverpool au Havre.

 

Madame de Chamery poussa un cri et tomba inanimée dans les bras de sa fille.

 

Le misérable l’avait frappée à mort.

 

Ce qui se passa alors est impossible à redire. D’une part, on vit Blanche de Chamery, éperdue, soutenir sa mère et appeler au secours en se suspendant au cordon d’une sonnette. De l’autre, Fabien d’Asmolles, qui s’était précipité sur Rossignol et l’avait saisi à la gorge :

 

– Ah ! misérable ! dit-il avec la rage du désespoir, misérable ! tu viens de tuer madame de Chamery et tu mérites l’échafaud, assassin !

 

– Lâchez-moi ! hurla Rossignol, je soutiens ce que j’ai dit, la Mouette s’est perdue corps et biens… Personne n’a échappé, entendez-vous ? personne. Et mon client, M. le baron de Chamery, gagnera son procès… Vous verrez comment je me nomme…

 

Rossignol n’acheva pas.

 

Au coup de sonnette de Blanche, plusieurs domestiques accoururent.

 

Fabien leur jeta l’homme de chicane, qui se débattait en hurlant.

 

– Emportez cet homme, ordonna-t-il, emportez-le et rouez-le de coups ! Faites-le périr sous le bâton, il vient de tuer votre maîtresse !

 

Deux laquais se ruèrent sur Rossignol, l’étreignirent, lui mirent la main sur la bouche et le saisirent à la gorge pour étouffer ses cris. Puis ils allaient l’entraîner et obéir à la lettre aux ordres de Fabien, tandis que les autres serviteurs s’empressaient auprès de madame de Chamery évanouie, lorsqu’un nouveau personnage se montra tout à coup sur le seuil.

 

C’était un jeune homme. Un jeune homme de vingt-huit ans environ, grand, mince, aux cheveux blonds, au teint légèrement bruni par le soleil des tropiques. Il portait l’uniforme de petite tenue de la marine anglaise, et malgré le trouble extraordinaire où ils étaient tous les deux, Blanche et Fabien, à la vue de cet uniforme, étouffèrent une exclamation de surprise et comme un cri d’angoisse et de joie en même temps.

 

N’était-ce point là cet homme dont à l’heure même Rossignol venait d’annoncer la mort et qui apparaissait comme un fantôme pour lui donner un démenti ?

 

Ce jeune homme s’arrêta gravement sur le seuil et regarda Rossignol.

 

– Est-ce là cet homme, dit-il, qui prétend que tous les passagers de la Mouette sont morts ?

 

– Oui, tous… balbutia Rossignol d’une voix étranglée.

 

– Excepté moi, Albert-Frédéric-Honoré de Chamery, dit le jeune homme.

 

Deux cris de joie, une exclamation de rage et d’effroi, retentirent en même temps.

 

Fabien et Blanche s’étaient élancés vers le marin. Rossignol voulait fuir.

 

– Chamery, mon frère ! dit alors Fabien d’Asmolles, cet homme vient de tuer votre mère.

 

Le marin se précipita dans la chambre voisine, où déjà Blanche l’avait précédé.

 

– Ma mère ! ma mère ! murmura-t-il.

 

Madame de Chamery était toujours évanouie.

 

On envoya chercher un médecin.

 

Le médecin accourut, lui prodigua ses soins, la fit revenir à elle.

 

Mais, ainsi que l’avait dit Fabien, Rossignol avait frappé à mort cette organisation frêle et maladive déjà.

 

La marquise, ayant repris ses sens, promena un regard égaré autour d’elle, un regard brillant de fièvre et de délire, et elle ne reconnut ni Blanche, ni Fabien, ni ce fils plein de jeunesse et de vie pour lequel elle mourait. Elle les regarda en riant, et le délire la prit, un délire qui dura plusieurs heures et ne fit place qu’à une sorte de torpeur et d’insensibilité qui ne lui permit pas de reconnaître son fils…

 

– Madame la marquise, dirent les médecins appelés, ne passera pas la nuit.

 

Vers trois heures du matin, madame de Chamery mourut sans avoir recouvré la raison et put bénir Fabien, sa fille et le jeune marin agenouillés, en pleurs, au pied de son lit.

 

À quarante-huit heures de là, deux hommes, se tenant par la main, silencieux et graves, revenaient à pied du cimetière du Sud, où ils avaient conduit madame la marquise de Chamery à sa dernière demeure, dans un caveau de famille.

 

C’étaient le vicomte Fabien d’Asmolles et ce jeune homme arrivé pour recueillir le dernier souffle de celle qu’il disait être sa mère.

 

Ils descendirent ainsi les hauteurs de Montparnasse jusqu’à la rue de Verneuil. Mais là, le marin regarda fixement Fabien.

 

– Mon ami, mon frère, car tu le seras, Fabien, dit-il d’une voix affectueuse, et tu feras le bonheur de notre Blanche bien-aimée…

 

– Oh ! oui, murmura Fabien ému.

 

– Eh bien ! continua le marin, tu vas m’accompagner… il me reste un dernier devoir à remplir.

 

Fabien tressaillit.

 

– Il est un homme, poursuivit le compagnon de Fabien, un gentilhomme sans honneur, qui, non content de prostituer son nom à une fille perdue, a épousé les rancunes de cette fille, sa haine de notre maison, et cet homme a tué notre mère.

 

– C’est vrai, dit Fabien.

 

– Cet homme, je vais le tuer.

 

– Soit ! fit simplement le vicomte.

 

Et tous deux se rendirent rue Saint-Florentin, où le baron de Chamery-Chameroy s’était installé après son mariage, peu soucieux de savoir d’où provenait le luxueux mobilier de mademoiselle Andrée Brunot.

 

XIII

On le devine, cet homme qui était apparu à l’hôtel de la rue de Verneuil, au moment où Rossignol s’écriait que tous les passagers de la Mouette avaient péri ; cet homme qui s’annonçait comme Albert de Chamery, qui avait sangloté en fermant les yeux de la marquise ; que Fabien, au cimetière, avait été obligé de soutenir pour l’empêcher de se trouver mal, cet homme enfin qui voulait tuer le baron de Chamery-Chameroy, c’était Rocambole.

 

Jamais imposteur n’était entré dans une famille au milieu de circonstances plus dramatiques, plus saisissantes et dans de meilleures conditions. Il arrivait au moment où sa prétendue mère se mourait, et il donnait toutes les marques du plus profond, du plus sincère désespoir.

 

Lorsque le véritable Albert de Chamery avait disparu, Blanche, sa sœur, était au maillot. Il n’y avait plus à l’hôtel aucun des serviteurs qui s’y trouvaient lors de cette disparition. Enfin la marquise était morte sans recouvrer ses facultés. Quant à Fabien, on s’en souvient, il était venu la première fois à Paris, il y avait douze ou treize années seulement.

 

Or, en le voyant muni des papiers du véritable marquis Albert de Chamery, qui donc eût pu nier l’identité de Rocambole ?

 

D’ailleurs, l’élève de sir Williams était devenu, quant aux formes, un gentleman accompli. Celui qui s’était nommé tour à tour le vicomte de Cambolh, le marquis don Inigo de los Montes, sir Arthur Rocambo, gentilhomme anglo-indien, avait fini par acquérir des habitudes, des manières véritablement aristocratiques – et un vrai gentilhomme devait s’y tromper.

 

C’est ce qui arriva à Fabien.

 

Le vicomte d’Asmolles, tout entier, du reste, à la douleur de Blanche de Chamery, qui devenait la sienne, ne douta pas un seul instant qu’il eût près de lui le vrai marquis de Chamery.

 

Rocambole avait trouvé un roman fort simple pour expliquer comment, échappé par miracle au désastre de la Mouette, il n’arrivait à Paris que trois mois après ce désastre.

 

Au moment où la Mouette touchait, il avait compris, en marin, que tout était perdu, et il s’était jeté à la mer. Mais la Mouette avait touché loin de terre, et si bon nageur qu’il fût, il avait fini par se cramponner à un débris du navire, et recommander son âme à Dieu, tandis qu’une lame l’engloutissait. À partir de ce moment, le jeune homme prétendait avoir perdu connaissance, et n’être revenu à lui que longtemps après. Il s’était alors trouvé à bord d’un navire inconnu qui l’avait recueilli, sans doute au moment où il disparaissait pour toujours sous les vagues. Ce navire était danois. Il faisait voile vers l’Amérique, et lorsque, complètement maître de sa raison, Rocambole avait voulu demander qu’on le mît à terre, il avait déjà doublé le cap Finistère, et le capitaine ne pouvait obtempérer à son désir. Rocambole était donc allé en Amérique, d’où il revenait.

 

On le voit, tout cela était si vraisemblable, que personne n’y pouvait trouver rien de louche, et la douleur qu’il témoigna de la mort de la marquise acheva de compléter l’illusion.

 

Le prétendu marquis de Chamery, à qui, du reste, nous donnerons souvent ce nom, se présenta donc avec Fabien rue Saint-Florentin, chez le baron de Chamery-Chameroy.

 

Les nouveaux époux commençaient par la lune rousse leur existence conjugale. Depuis deux jours, mademoiselle Andrée Brunot de Chamery se repentait amèrement d’avoir épousé M. le baron de Chameroy, un débauché perdu de dettes et d’honneur, et sur lequel on ne pouvait plus fonder aucune espérance, du moment où – ainsi que Me Rossignol, meurtri et contusionné, était venu le lui apprendre –, le jeune marquis de Chamery existait.

 

Les gens d’Andrée ne connaissaient ni Fabien, ni, à plus forte raison, Rocambole. Ils les introduisirent au salon, et dirent que M. le baron et Mme la baronne étaient chez eux.

 

M. le baron de Chameroy, qui se trouvait dans la chambre de sa femme, se montra sur-le-champ et reconnut Fabien, qu’il avait rencontré autrefois, et qu’il savait être fiancé à Blanche de Chamery.

 

Le baron devina ce que Fabien lui voulait, mais Fabien le salua silencieusement et sembla vouloir laisser la parole à son futur beau-frère.

 

Rocambole fit un pas vers le baron :

 

– Monsieur de Chameroy ! dit-il.

 

– C’est moi, répondit le baron.

 

– Je me nomme le marquis Albert de Chamery, dit Rocambole.

 

Le baron salua et garda le silence.

 

Rocambole le toisa avec la hauteur d’un grand seigneur véritable :

 

– Est-ce que vous ne devinez pas le but de ma visite ici ? demanda-t-il.

 

– Monsieur…

 

Rocambole continua d’une voix grave et triste, qui ne manquait ni d’onction ni de noblesse :

 

– Il y a quarante-huit heures, monsieur, je suis rentré dans la maison paternelle que j’avais fuie depuis dix-huit années. J’y ai trouvé ma mère frappée à mort par un misérable qui se disait envoyé par je ne sais quelle fille perdue, quelle voleuse de nom…

 

– Monsieur ! s’exclama le baron.

 

– Attendez ! fit impérieusement Rocambole. J’ai dit fille perdue et voleuse de nom, laquelle, en vue d’une honteuse spéculation basée sur les probabilités de ma mort, venait d’être épousée par un de ces hommes dégénérés…

 

– Assez, monsieur, dit le baron, à qui le rouge monta au visage, je vous comprends et je suis à vos ordres.

 

– J’y compte.

 

– Demain, où vous voudrez.

 

– Non pas, dit le prétendu marquis de Chamery, à l’instant.

 

– Soit, monsieur. Quelles sont vos armes ?

 

– Peu m’importe ! l’épée, si vous voulez.

 

Fabien se dirigea le premier vers la porte, Rocambole le suivit, et M. de Chamery allait sortir avec eux, lorsque la nouvelle baronne, madame Andrée de Chamery, se montra sur le seuil. Comme à son mari, la vue de Fabien lui laissa comprendre ce qui allait se passer. Le vicomte d’Asmolles l’enveloppa d’un regard plein de mépris :

 

– Laissez-moi passer, madame, lui dit-il tout bas ; peut-être serez-vous veuve dans une heure, et alors pourrez-vous épouser Roland de Clayet.

 

Et il passa hautain et fier devant cette femme, que ce dédain suprême courba jusqu’à terre.

 

– Messieurs, dit le baron de Chameroy lorsqu’ils furent arrivés dans la cour, je n’ai pas de témoin.

 

– Monsieur, répondit Rocambole, faisons vingt pas dans la rue, nous rencontrerons bien certainement quelque témoin.

 

– Soit, dit le baron.

 

Rocambole avait eu raison.

 

Tandis que Fabien et lui montaient dans la voiture de place qui les avait amenés rue Saint-Florentin, et couraient chez Devismes chercher des épées, le baron de Chameroy descendit à pied la rue Royale et rencontra, avant d’arriver à la Madeleine, un jeune dandy de sa connaissance qui s’en allait au Bois au pas de son cheval. Le baron l’aborda, lui apprit qu’il venait d’être cruellement insulté, et que son adversaire désirait se battre sur-le-champ.

 

– Très bien ! lui répondit le cavalier interpellé, je suis à vos ordres.

 

– Ces messieurs, dit le baron, m’ont donné rendez-vous dans une heure, dans les fondrières du pré Catelan. Ils apporteront des épées.

 

– Allons, dit le cavalier, qui mit pied à terre, laissa son cheval à son domestique et monta avec M. de Chameroy dans un cabriolet vide qui passait.

 

En moins d’une heure, ils eurent atteint le rendez-vous. Fabien et Rocambole s’y trouvaient déjà. Ils avaient apporté une paire d’épées et des pistolets. Fabien avait prévu le cas où son jeune ami viendrait à être mis hors de combat par une blessure légère et, montrant les pistolets au baron :

 

– Vous voyez, monsieur, lui dit-il, que je suis bien décidé à succéder, s’il le faut, au marquis de Chamery.

 

– Dans ce cas-là, répondit insolemment le baron, vous défendrez la dot de votre femme.

 

– Monsieur, dit sans s’émouvoir le vicomte, la fortune de mademoiselle de Chamery a de plus hautes protections. Elle est sauvegardée par la justice d’un pays où jamais un homme perdu de dettes et de débauche n’a dépouillé une famille honnête.

 

Et Fabien, qui avait prononcé ces mots tout bas, tourna brusquement le dos à M. de Chameroy. Ensuite il s’approcha du jeune dandy et fit son métier de témoin.

 

Les conditions d’une rencontre sont bientôt réglées sur le terrain. Les deux adversaires mirent habit bas et tombèrent en garde.

 

– Ma parole d’honneur ! pensa Rocambole, en la mémoire de qui les souvenirs de ses différentes rencontres revinrent en foule, je ne me suis jamais battu pour une aussi noble cause. Oh ! sir Williams, si tu me voyais tirer l’épée pour venger ma noble mère la marquise de Chamery !

 

Et le faux marquis, se souvenant de sa merveilleuse adresse et de ce fameux coup des mille francs professé en secret par un portier de la rue Rochechouart, le faux marquis attaqua son adversaire avec ce sang-froid et cette science prudente qui font le tireur consommé.

 

M. de Chameroy n’était pas non plus un adversaire à dédaigner. Il appartenait à la vieille école d’escrime française, portait le corps droit, le jarret tendu, tirait silencieusement, ne rompait et ne se fendait jamais. Malheureusement il apportait en ce moment, sur le terrain, une infériorité morale réunie à une profonde irritation. L’homme qu’il avait pour adversaire lui coûtait soixante-quinze mille livres de rente, et cet homme l’avait traité comme le dernier des misérables. En second lieu, cet homme venait venger sa mère. C’en était plus qu’il ne fallait pour jeter un grand trouble dans l’âme et dans le jeu du baron de Chameroy.

 

Rocambole, au contraire, Rocambole le bandit audacieux et sans foi ni loi, l’homme qui, une fois entré dans la peau du vrai marquis de Chamery, était résolu à jouer consciencieusement son rôle, Rocambole arrivait sur le terrain avec tout le calme d’un joueur de profession qui sait quel est l’enjeu de la partie qu’il entame.

 

– Qui donc osera douter que je ne sois le marquis de Chamery, s’était-il dit, lorsque j’aurai tué l’homme qui a tué ma prétendue mère ?

 

Cette pensée eût suffi pour assurer une grande supériorité morale à l’élève de sir Williams. Le combat fut acharné, mais court, M. de Chameroy se défendit avec toute l’énergie d’un homme qui se sent condamné, il blessa même deux fois son adversaire ; mais enfin celui-ci, dont le sang coulait à l’épaule et au bas-ventre, employa le fameux coup des mille francs, se fendit à fond et coucha le baron de Chamery-Chameroy tout de son long sur le sol.

 

– Je crois qu’il a son compte, pensa Rocambole. Et il dit tout haut :

 

– Ma mère est vengée !

 

Les blessures du faux marquis étaient légères. Cependant il fut obligé de s’appuyer sur le bras de Fabien pour regagner leur voiture, tandis que des gardiens du Bois, accourus, aidaient le jeune dandy à transporter dans la sienne le baron de Chamery-Chameroy, qui respirait encore, mais dont l’état était des plus alarmants.

 

Deux jours après, un petit journal contenait le fait Paris suivant :

 

« Un duel, dont le point de départ mystérieux et les suites dramatiques préoccupent au plus haut degré la curiosité universelle, a eu lieu avant-hier vers quatre heures, au Bois de Boulogne, entre deux hommes appartenant au monde aristocratique du faubourg Saint-Germain.

 

« M. le marquis de C… et M. le baron de C…-C…, son parent éloigné, se sont rencontrés à l’épée ; le marquis de C… a été blessé à l’épaule et au bas-ventre, mais sans gravité réelle.

 

« M. le baron de C…-C… a reçu, au contraire, un coup d’épée qui laisse peu d’espoir de le sauver. Le baron était marié depuis trois jours seulement. Il paraît même que ce mariage a été une des causes de ce duel funeste. M. de C…-C… avait épousé une de ces femmes non avouables, qu’une beauté merveilleuse et un esprit pervers rendent d’autant plus dangereuses… »

 

Ici le journaliste se livrait à une longue dissertation morale, racontait assez vaguement l’histoire du testament exhumé, et finissait en ces termes :

 

« M. le marquis de C…, qui est revenu à Paris pour y recueillir, hélas ! le dernier soupir de la marquise sa mère, a raconté ainsi, nous assure-t-on, sa mystérieuse disparition :

 

« Il s’était échappé de l’hôtel paternel pour se soustraire à une correction que lui voulait infliger son précepteur, et bientôt, égaré dans Paris, il avait gagné les quais et suivi le bord de la Seine jusqu’à la gare des bateaux à vapeur qui, à cette époque, faisaient le trajet de Paris au Havre.

 

« L’enfant, ayant suivi la foule qui se rendait en hâte sur le pont d’un bateau prêt à partir, sans trop savoir ce qu’il faisait ni où il allait, se trouva emmené au Havre. En route, on lui demanda son nom, qu’il se refusa à dire par esprit de fierté. Le capitaine du vapeur se décida alors à le remettre aux mains d’un commissaire de police : mais l’enfant parvint encore à s’échapper, erra une partie de la nuit sur le port, fut rencontré par des matelots anglais, qui s’en emparèrent et embarqué comme mousse. L’enfant prodigue a fait son chemin, et il revenait à Paris, il y a trois jours, officier de la marine anglaise, possesseur de beaux états de service, et il trouvait sa mère au lit de mort.

 

« Madame la marquise de C… a succombé à l’épouvante que lui ont occasionnée les menaces du baron de C…-C… et de sa femme, qui fondaient sur la mort probable du marquis de C… des espérances dont les tribunaux auraient eu à connaître. »

 

Tel était le long récit qui piqua vivement la curiosité publique.

 

Le prétendu marquis de Chamery, que ses blessures contraignirent à garder le lit pendant quelques jours, devint le lion du moment. On s’inscrivit en foule à l’hôtel de Chamery.

 

La première fois que le vicomte Fabien d’Asmolles sortit, donnant le bras à son futur beau-frère, faible encore, mais convalescent, les deux jeunes gens reçurent une ovation.

 

Telles étaient les circonstances dramatiques, émouvantes, au milieu desquelles l’audacieux élève de sir Williams, l’imposteur Rocambole, arriva à Paris, sous le nom et muni des papiers de l’infortuné marquis de Chamery.

 

Trois mois après, il rencontrait sir Williams dans la baraque des saltimbanques du boulevard du Temple, sous les oripeaux du sauvage O’Penny.

 

Que s’était-il passé pour le nouveau marquis de Chamery pendant ces trois mois ?

 

Quel rêve ambitieux avait donc fait cet homme, parvenu déjà à se créer une famille, un nom et soixante-quinze mille livres de rente, qu’il avait besoin de nouveau de la perverse intelligence de sir Williams ?

 

C’est ce que nous allons apprendre bientôt, de sa propre bouche, en le retrouvant rue de Surène, dans ce petit entresol, où il avait conduit sir Williams et mandé le médecin créole qui guérissait toutes les maladies engendrées sous les tropiques.

 

Il ne suffisait point au fils adoptif de la veuve Fipart d’être marquis, riche, entouré d’une famille patricienne : il voulait plus encore !

XIV

Rocambole fit passer le médecin créole dans sa chambre à coucher.

 

O’Penny, toujours à table, mangeait avec une voracité sauvage.

 

Comme le public du boulevard du Temple, comme Rocambole lui-même, le docteur recula involontairement à la vue du sauvage, tant il était hideux. Mais celui-ci ne parut point s’apercevoir qu’un nouveau personnage venait d’entrer, et il continua à manger.

 

– Voilà ce malheureux, docteur, dit le prétendu marquis de Chamery.

 

Le premier mouvement de répulsion passé, le mulâtre s’approcha d’O’Penny, prit un flambeau et le plaça tout près de cet horrible visage.

 

O’Penny ne sourcilla point.

 

– Eh bien ? demanda Rocambole ; car le médecin avait examiné silencieusement le chef australien.

 

– Eh bien ! répondit enfin le mulâtre, je crois remarquer une chose assez bizarre.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que ce malheureux a été victime de tous ces tatouages et de toutes ces mutilations en deux fois différentes.

 

– Vous croyez ? fit ingénument le jeune marquis de Chamery.

 

– D’abord, continua le médecin, la face a subi de profondes brûlures, des brûlures telles qu’elles n’ont pu être produites que par la détonation d’une arme à feu chargée à poudre.

 

– C’est bizarre… Les sauvages connaissent donc les armes à feu ?

 

Et Rocambole mit une naïveté d’adolescent dans cette question.

 

– Quelques-uns, répondit le mulâtre.

 

– Ainsi, il a été brûlé ?…

 

– D’abord. Ensuite, mais longtemps après, à six mois d’intervalle peut-être, il a subi des tatouages.

 

– Ceci est plus bizarre encore.

 

– En effet, car les sauvages commencent par tatouer leurs prisonniers. Je ne puis donc m’expliquer cela que d’une façon.

 

– Ah !

 

– D’abord, il est presque certain que cet homme ainsi mutilé…

 

– Il est muet, observa Rocambole.

 

– Cet homme ainsi mutilé, ainsi brûlé, a dû être victime de quelque atroce vengeance.

 

– Vous croyez ?

 

– Il est probable qu’il aura été abandonné ensuite, sur quelque plage de l’Australie, et qu’alors les sauvages s’en seront emparés.

 

Cette perspicacité du docteur mulâtre ne laissa pas que d’inquiéter notre ami Rocambole.

 

« Oh ! oh ! pensa-t-il, ce médecin me paraît avoir le don de divination. Attention… » Et il reprit tout haut :

 

– Ce que vous dites là, docteur, me remet en mémoire un fait auquel d’abord je n’avais attaché aucune importance.

 

– Ah ! fit le docteur, qui replaça le flambeau sur la table et s’assit en face d’O’Penny. Voyons.

 

– Cet homme, maître timonier à bord de mon navire, et excellent marin, du reste, s’était attiré la haine de l’équipage par sa sévérité extrême envers les matelots et les mousses.

 

Rocambole s’interrompit et regarda l’homme tatoué.

 

O’Penny mangeait et paraissait étranger à ce qui se disait autour de lui.

 

Mais Rocambole avait une trop grande connaissance du caractère de sir Williams pour se laisser prendre à cette apparente impassibilité. Elle lui parut, au contraire, d’un bon augure pour cette intelligence qu’il craignait avoir dû beaucoup souffrir. Il reprit :

 

– Les matelots indigènes surtout que nous avions à bord, le détestaient cordialement et lui avaient voué une de ces bonnes haines des mers indiennes que rien au monde ne saurait assoupir. Cet homme se nomme Walter Bright. Il connaissait cette haine ; mais en bon marin anglais qui croit que la discipline et le respect dû aux supérieurs constituent la meilleure égide, il ne s’en préoccupa point davantage.

 

– Et vous croyez donc, observa le mulâtre, que ces brûlures ?…

 

– Attendez, docteur. Walter Bright avait fait son temps de service et il était libre de quitter la marine de la Compagnie quand bon lui semblerait. Il vint me voir un jour, dans ma cabine, à bord d’un schooner que je commandais et sur lequel il était mon maître d’équipage. Il m’apportait sa démission. On lui offrait le commandement d’une jonque chinoise et une très forte paye pour conduire des émigrants en Californie. Les mines de la Californie venaient alors d’être découvertes, et les races asiatiques commençaient à s’y porter. J’obtins la radiation de Walter Bright, et il partit. Mais la veille du jour où la jonque appareilla, plusieurs de nos matelots indiens désertèrent, et nous apprîmes qu’ils avaient été gagnés par l’armateur chinois.

 

– Ah ! dit alors le docteur, qui avait écouté avec une grande attention le petit roman improvisé par Rocambole, je devine tout maintenant. En mer, l’équipage s’est révolté, et Walter Bright a été défiguré, mutilé, puis abandonné dans une île quelconque.

 

– C’est ce que je présume.

 

En ce moment O’Penny, jusque-là impassible, se retourna et regarda curieusement avec son reste d’œil le docteur et Rocambole.

 

– Attendez, dit celui-ci, je vais lui parler en anglais, car il ne sait pas un mot de français.

 

Et, en anglais, Rocambole demanda à Walter Bright s’il n’avait pas été mutilé par son équipage révolté.

 

Le prétendu sauvage parut écouter avec beaucoup d’attention, et comme s’il n’avait point compris d’abord, ou que la voix qui résonnait à ses oreilles eût évoqué chez lui des souvenirs à moitié effacés…

 

Et puis, tout à coup, il hocha vivement la tête de haut en bas, d’une façon affirmative.

 

– Voyez-vous ? fit le docteur, émerveillé de sa propre perspicacité.

 

– Eh bien ! dit Rocambole, maintenant que voici un fait à peu près éclairci, revenons à notre consultation.

 

– Pardon, observa le docteur, une question encore je vous prie.

 

– Faites.

 

– Où avez-vous trouvé cet homme ?

 

– Par l’effet du hasard, ce soir, dans une baraque de saltimbanques.

 

– Et vous l’avez reconnu ?

 

– Oui.

 

– Il ne doit pourtant pas se ressembler beaucoup, à présent ?

 

– C’est vrai. Mais voyez cette cicatrice qu’il a là, sous le sein droit.

 

– C’est un coup d’épée de combat, dit le docteur.

 

– C’est à cela que je l’ai reconnu, et me voici obligé de vous faire une autre histoire, ajouta Rocambole.

 

– Voyons cette histoire ? demanda le docteur mulâtre.

 

– Walter Bright, dit Rocambole, m’a sauvé la vie. Il a reçu ce coup d’épée pour moi. J’étais alors simple midshipman. Je m’étais pris de querelle un soir, dans une maison borgne de Calcutta, fréquentée par les marins, avec un de mes camarades. Mon rival était ivre, je n’étais que gris.

 

Selon l’usage anglais, je voulais boxer, mais il tira son épée et se rua sur moi. Au moment où il allait m’atteindre, un homme se jeta entre nous, et tomba presque aussitôt frappé en pleine poitrine du coup qui m’était destiné. C’était Walter Bright.

 

– Ah ! je comprends, dit le docteur.

 

– Le pauvre diable, de la vie duquel on désespéra longtemps, poursuivit Rocambole, avait donc acquis un droit éternel à ma reconnaissance. Vous voyez que la Providence m’a permis d’en user. Ce soir, les oripeaux dont il était couvert et sa laideur épouvantable ont attiré mon attention. Puis, la vue du coup d’épée m’a fait tressaillir, et j’ai eu l’idée de m’approcher de lui, et de lui dire à l’oreille :

 

« – Ne t’appelles-tu pas Walter Bright ? Alors, comme il a manifesté une vive émotion, je n’ai plus douté. Pour quelques louis jetés aux saltimbanques, je m’en suis rendu propriétaire et je l’ai amené ici, songeant à vous, à votre habileté merveilleuse.

 

Le docteur salua.

 

– Et j’ai pensé que vous pourriez peut-être, sinon le guérir, du moins atténuer un peu sa laideur. Vous comprenez, mon cher docteur, acheva le faux marquis, que ma fortune me permet de faire un sort à ce pauvre diable et si nous pouvions faire disparaître ces horribles tatouages…

 

Le docteur reprit le flambeau.

 

Puis il fit lever O’Penny et examina de nouveau son hideux visage :

 

– Ce sont bien là, dit-il, des tatouages de l’Australie.

 

– Pourront-ils s’effacer ?

 

– Je le crois.

 

– Et les brûlures ?

 

– Ah ! ceci est une autre affaire. Il n’y faut pas songer.

 

– Mais… les yeux ?

 

– L’un est complètement éteint, l’autre est bien malade. Du reste, acheva le docteur en se levant, je reviendrai demain à dix heures. Il me faut le grand jour pour que je puisse me prononcer en dernier ressort.

 

– Soit. À demain, dix heures.

 

Rocambole reconduisit le mulâtre et revint près d’O’Penny.

 

– Mon vieux, lui dit-il alors en lui frappant sur l’épaule, tu le vois, on va essayer de te refaire une autre binette, comme nous disions autrefois. Je ne te promets pas, par exemple, qu’on te rendra joli garçon, et que tu auras désormais des chances de plaire à ta belle-sœur, la comtesse Jeanne de Kergaz, mais enfin on fera ce qu’on pourra.

 

Un horrible sourire passa sur la face de sir Williams, car nous pouvons bien à présent lui donner ce nom.

 

– Ah ! dit Rocambole, j’ai prononcé un nom qui te produit toujours de l’effet. C’est bien… on verra à faire quelque chose pour toi. À présent, continua-t-il, tu comprends que M. le marquis de Chamery ne peut pas raisonnablement découcher toute une nuit de son hôtel. J’ai une sœur, mon bonhomme, un beau-frère, un état dans le monde. Il faut avoir des mœurs.

 

Rocambole sonna. Le valet de chambre parut.

 

– Tu vas déshabiller ce pauvre diable, et ce ne sera pas long, dit le faux marquis en riant et montrant au valet les plumes et le caleçon rouge qui formaient toute la toilette d’O’Penny : tu le coucheras dans mon lit et tu en auras le plus grand soin jusqu’à mon retour.

 

– Oui, monsieur, fit le valet de chambre, qui s’inclina avec tout le respect d’un valet grassement payé.

 

– Tu chercheras dans la garde-robe que j’ai ici, ajouta le jeune homme, des habits qui puissent lui aller, et tu le vêtiras convenablement demain matin, pour l’arrivée du docteur.

 

Ayant fait cette dernière recommandation, Rocambole reprit son paletot et s’en alla.

 

En remontant dans son coupé, il dit au cocher :

 

– À l’hôtel !

 

Le coupé partit avec la rapidité de l’éclair et arriva bientôt rue de Verneuil.

 

Les deux battants de l’hôtel de Chamery s’ouvrirent devant lui. Le suisse quitta précipitamment sa loge et vint déplier le marchepied.

 

Rocambole descendit nonchalamment de voiture, en homme qui n’est jamais sorti à pied.

 

Le suisse remit à son maître une lettre arrivée dans la soirée. Le marquis l’ouvrit et lut :

 

« Le duc et la duchesse de Sallandrera prient M. le marquis Albert de Chamery de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux le mercredi… du courant. »

 

– Hé ! hé ! murmura Rocambole, il paraît que mes affaires vont bien par là… on ira !

 

Le lendemain, lorsque M. le marquis de Chamery se rendit rue de Surène, où il avait laissé sir Williams, il trouva le sauvage apocryphe enveloppé, par les soins du valet, dans une grande robe de chambre, coiffé d’un bonnet de velours, et déjà dans les mains du docteur mulâtre, qui continuait à l’examiner avec une grande attention.

 

– Maintenant, dit celui-ci à Rocambole, je suis à peu près certain de faire disparaître les tatouages.

 

Il entraîna Rocambole dans la pièce voisine et lui dit tout bas :

 

– Je réponds de rendre à cet homme un visage fort laid, mais non plus hideux, et dont on pourra attribuer les coutures à un accident quelconque, comme l’explosion d’une chaudière de bateau à vapeur, par exemple ; mais je crains que le traitement que je vais lui faire subir n’achève de le rendre aveugle.

 

– Diable ! murmura le jeune homme.

 

Et laissant le docteur, il retourna dans la pièce où était sir Williams, et lui dit en anglais, en plaçant devant lui une plume et de l’encre :

 

– Sais-tu encore écrire ?

 

Sir Williams prit la plume et traça d’une écriture tremblée mais lisible, ces mots :

 

– Je me souviens de tout et j’ai soif de me venger.

 

– Bien, dit Rocambole. Maintenant comme ce sera, hélas ! la seule manière de converser avec moi, et que, parfois, nous pourrons être dans l’obscurité, essaye d’écrire en fermant ton œil unique.

 

Sir Williams reprit la plume :

 

– Je serais tout à fait aveugle, écrivit-il, que je devinerais mes ennemis à leur simple contact.

 

– Parfait, mon vieux.

 

Et Rocambole rejoignit le docteur :

 

– Bah ! lui dit-il, vous pouvez traiter le bonhomme, il n’a pas besoin de son œil.

 

 

Un mois après la scène que nous venons de raconter, nous eussions retrouvé Rocambole et sir Williams dans le petit appartement de la rue de Surène.

 

Certainement, la jolie bohémienne du boulevard du Temple, Fanfreluche, son époux, et mossieu Bobino, leur patron, n’auraient point reconnu leur ancien pensionnaire O’Penny. O’Penny, ou plutôt sir Williams, était métamorphosé. D’abord, au lieu de son costume composé d’un caleçon rouge et de plumes de coq et de perroquet, il portait un gros paletot marron, chaudement ouaté, orné, à la boutonnière, d’un ruban verdâtre qui passait pour une décoration étrangère quelconque. Un pantalon à pied, de molleton gris, des pantoufles en maroquin vert et un bonnet de velours à gland d’or, complétaient cette toilette d’intérieur.

 

Le docteur mulâtre avait tenu parole. Il avait effacé les tatouages, et leurs derniers vestiges avaient complètement disparu.

 

Mais aussi le dernier œil de sir Williams avait payé les frais de ce traitement. Sir Williams était aveugle. Seulement, la perte de ce dernier œil qui imprimait à sa physionomie, si repoussante naguère, un aspect farouche, n’avait pas peu contribué à lui rendre un visage humain.

 

Ainsi vêtu, sir Williams avait l’air d’une pauvre victime du génie industriel moderne. Les brûlures qui couturaient son visage lui donnaient l’aspect d’un mécanicien défiguré par l’explosion de sa chaudière, d’un artilleur brûlé par une gargousse, ou d’un mineur malheureux.

 

Auprès de lui, ce matin-là, car il pouvait être neuf heures, se tenait son ancien élève Rocambole.

 

Sir Williams était douillettement enseveli dans un confortable fauteuil à dossier garni roulé près du feu.

 

Rocambole, en robe de chambre, était étendu tout de son long sur un divan et regardait son ancien professeur en fourberies.

 

– Eh bien ! mon oncle, disait-il, véritablement il est fâcheux que cet âne de médecin qui t’a traité ait achevé de te crever le peu d’œil qui te restait. Si tu pouvais te voir, tu ne te trouverais réellement pas trop mal. Tu as maintenant une mine respectable, et je t’ai arrangé dans le monde une jolie histoire pleine d’héroïsme qui te fera considérer comme un martyr de la gloire.

 

Cette phrase amena sur le visage couturé de l’aveugle un de ces sourires amers et moqueurs dont seul jadis sir Williams possédait le secret, et qui démontrait qu’au milieu de tous ces naufrages physiques et moraux, l’intelligence perverse de cet homme avait survécu.

 

– Car, reprit Rocambole, maintenant que te voilà présentable, je vais te produire dans le monde, où depuis quinze jours on s’occupe de toi. Tu seras, je t’en réponds, le lion de la semaine. J’ai parlé de toi comme d’un Jules Gérard[7] doublé de Jean-Bart et de Duguay-Trouin. Tu as tué des centaines de tigres, les cipayes t’ont coupé la langue, tu t’es fait sauter sur ta canonnière pour ne pas te rendre à des pirates. La Compagnie des Indes t’a décoré. Pour ma sœur, belle et chaste Blanche de Chamery, pour Fabien, tu es l’homme à qui je dois la vie. Tu vas donc avoir une bonne petite existence de coq en pâte, dans mon hôtel, et pourvu que tu me donnes des conseils…

 

– Oui, fit l’aveugle d’un signe de tête.

 

– Ma parole d’honneur ! reprit Rocambole, je ne sais si tu penses comme moi, mais il me semble que si j’étais à ta place, je me dirais : « J’ai été le beau sir Williams, le séduisant vicomte Andréa ; j’ai vu les femmes à mes genoux, j’ai été redouté, aimé, flatté. J’ai vaincu. Un beau jour, une femme m’a coupé la langue, défiguré et rendu un objet de pitié et d’horreur. Or, un homme faible, un niais, se souvenant de ce qu’il a été, demanderait à mourir. Moi, je veux vivre ! D’abord je veux vivre pour me venger. » Et, s’interrompit Rocambole, moi qui ai de la chance, mon oncle, je te vengerai. « Ensuite, continua-t-il, je veux vivre parce que j’ai auprès de moi un homme dans lequel je m’incarnerai pour ainsi dire, m’affligeant de ses échecs, me réjouissant de ses succès, possédant pour ainsi dire par la pensée et le don d’assimilation tout ce que, par mes conseils, il pourra se procurer : argent, amours, honneurs, triomphes ambitieux[8]. »

 

– Oui… oui… c’est cela ! exprima le visage de sir Williams par une pantomime des plus vives, accompagnée de ce cruel sourire, la seule chose qui, chez lui, ressemblât encore au sir Williams d’autrefois.

 

Rocambole reprit :

 

– Ah ! tu vois bien que je t’ai deviné. Aussi, le jour où je t’ai rencontré sous les oripeaux d’O’Penny, espérant que tout n’avait point péri en toi, n’ai-je point hésité à te retirer de cette position misérable où tu fusses mort à la longue, sans moi.

 

Un nouveau sourire glissa sur les lèvres de l’aveugle. Ce sourire était magnifique et pouvait se traduire également par une pensée de reconnaissance ou une mordante ironie.

 

– Pourtant, dit Rocambole, qui lui attribua cette dernière signification, remarque bien, mon bonhomme d’oncle, que si Rocambole n’a fait que son devoir en arrachant son cher maître, sir Williams, à la misère, le marquis Albert de Chamery, riche de soixante-quinze mille livres de rente, admirablement posé dans le monde et pouvant faire, d’un jour à l’autre, un superbe mariage, jouait gros jeu en se faisant reconnaître de son ancien ami. Le malheur aigrit. Un imbécile, à ma place, n’aurait pas manqué de se dire : sir Williams me trahira, ne fût-ce que pour se consoler d’avoir éprouvé des infortunes. Moi, au contraire, je me suis dit : sir Williams n’avait pas de chance, mais c’était un fier génie, une sorbonne comme on en voit peu. J’ai déjà le pied à l’étrier, mais si j’avais sir Williams derrière moi, s’il me conseillait, je crois que je voudrais arriver à tout, être ambassadeur, ministre, roi même.

 

Ces derniers mots firent tressaillir sir Williams, qui s’agita d’un air satisfait dans son fauteuil.

 

– Alors, tu comprends, mon bonhomme, que je n’ai pas hésité à prendre avec moi mon oncle. Je te conterai mes affaires et tu me conseilleras. Mais d’abord, laisse-moi te faire part d’une assez belle idée qui, jusqu’ici, a été la base de ma conduite.

 

– Voyons ? sembla dire le morne visage de sir Williams.

 

– C’est une idée neuve, je crois, fit modestement Rocambole. Écoute bien.

 

Et le jeune homme s’allongea sur le divan.

 

– Jusqu’à présent, dit-il, je crois que toi et moi nous n’avons pas réussi parce que nous obéissions à un proverbe idiot qui prétend que pour faire un civet de lièvre, il faut un lièvre.

 

L’aveugle se prit à sourire.

 

– Ceci est faux de tous points, poursuivit Rocambole, et je n’en veux pour preuve que les restaurants à trente-deux sous qui servent du mouton pour du chevreuil. M. de Sartines, le lieutenant de police, fut le premier qui songea à prendre des agents secrets parmi les voleurs. Il avait raison. Il appliquait le mal au service du bien. Nous, nous avons fait le contraire. Nous nous sommes servis d’un tas de vauriens pour arriver à nos fins, et c’est ce qui nous a perdus.

 

« Or donc, voici mon idée : Le meilleur moyen de faire le mal en toute sûreté, c’est de se faire aider par des gens de bien. Hein ! qu’en dis-tu ?

 

– Parfait, parfait ! fit sir Williams d’un hochement de tête réitéré.

 

– Par conséquent, depuis quatre mois que je loge en la peau d’un marquis et m’y trouve bien, je ne me suis entouré que de la plus sainte vertu. Ma sœur est un ange, mon beau-frère un gentilhomme d’autrefois, j’ai déjà quelques amis du meilleur monde ; et lorsque je t’aurai mis au courant de mes affaires, qui sont quelque peu compliquées du reste, nous verrons à faire agir tous ces bonshommes dans nos intérêts et à nous en composer un joli jeu d’échecs au profit de notre ambition.

 

Le visage de sir Williams continuait à exprimer la satisfaction la plus vive. Si le bonhomme avait eu sa langue et ses yeux, il eût certainement complimenté son élève sur les progrès qu’il avait faits en philosophie pratique.

 

– Maintenant, continua Rocambole, je vais te raconter ce que j’ai fait à Paris depuis le jour où j’y suis arrivé comme à un cinquième acte de mélodrame, tout exprès pour mettre le Rossignol à la porte et pleurer sincèrement ma mère.

 

Sir Williams se renversa dans son fauteuil comme autrefois il en avait l’habitude, et il prit l’attitude attentive d’un homme qui se promet d’écouter des choses intéressantes.

 

XV

– Parole d’honneur ! dit Rocambole en guise d’exorde, je comprends qu’il y ait des gens qui aiment la vertu ; elle a son beau côté…

 

En prononçant cette phrase, il regarda sir Williams du coin de l’œil et vit l’aveugle hausser légèrement les épaules.

 

« Bon ! pensa-t-il, il n’est pas changé… il y a toujours en lui de la ressource. » Et il reprit tout haut :

 

– Vrai ! la vertu dont on fait un usage raisonnable et modéré a bien son mérite. Ainsi je vois ma sœur, un ange, une perle, mon oncle… Ça est bon, ça est naïf, ça fera tout ce que je voudrai ; son mari, idem ! Mais revenons à mon Iliade. Je pleurai si consciencieusement ma mère d’emprunt, que je m’acquis du premier coup l’affection et l’estime de ma sœur d’occasion et de son futur. Ce n’était point assez. J’avais l’estime de ma famille, il me fallait celle du monde. J’allai, au retour du cimetière, provoquer le baron de Chamery-Chameroy, je me laissai toucher deux fois à l’épaule et au bas-ventre, puis je le couchai tout de son long au moyen de ce fameux coup d’épée des dix mille francs, qui avait raté sur ton frère. Cependant le baron n’est pas mort… Il commence à sortir, dit-on ; mais comme on a désespéré de sa vie, l’effet produit a été le même…

 

« J’ai été le lion de la saison.

 

« La mort de la marquise de Chamery retardait naturellement le mariage de sa fille ; mais, en même temps, l’isolement de Blanche, ma jeunesse, qui ne me rendait point un chaperon suffisant pour elle, n’ont pas permis d’attendre l’expiration du deuil. J’ai demandé des dispenses à l’Église ; elles ont été accordées, vu l’urgence. Le mariage a été célébré sans pompe, trois mois après la mort de la marquise, c’est-à-dire il y a six semaines.

 

« Les fiancés et moi nous étions en grand deuil, cela faisait très bien. Il a été convenu que Fabien et sa femme habiteraient chez moi jusqu’à la fin du deuil. À cette époque seulement, Fabien ira prendre possession de l’hôtel qu’il a acheté rue de Babylone, et qui a justement appartenu autrefois à une femme à la mode dont tu dois te souvenir, la baronne de Sainte-Luce. Le soir du mariage, il n’y a eu à l’hôtel de Chamery ni dîner ni réception. Le lendemain, nous sommes partis tous les trois pour notre terre encore indivise de l’Orangerie, où nous avons passé quinze jours. Précisément, j’en étais de retour depuis une huitaine lorsque je t’ai retrouvé. Or, mon bonhomme, depuis un mois que ma sœur est mariée, je mène un peu bien la vie de garçon et je me produis dans le monde. Nous entrons comme chez nous chez le duc de Sallandrera, un Espagnol qui a des millions à Cuba et une fille dont un imbécile serait amoureux. Moi, je veux l’épouser.

 

Un léger mouvement de sir Williams apprit à Rocambole que son professeur le trouvait ambitieux.

 

Mais Rocambole ne s’en émut point et continua :

 

– Le duc de Sallendrera est un homme de cinquante ans, qui sent d’une lieue son gentilhomme. À son immense fortune, il joint des capacités politiques. Il est député aux Cortès. Comme il a une fille unique et que son nom s’éteint avec lui, il a l’intention d’obtenir de la reine, en mariant mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception, l’autorisation de transmettre à son gendre ce nom, sa grandesse et son titre de duc… Hé ! hé ! s’interrompit Rocambole, me vois-tu dans quelque temps, mon cher oncle, duc de Sallandrera, grand d’Espagne et ministre plénipotentiaire quelque part ?

 

Un frémissement de narines approbateur échappa à sir Williams.

 

Rocambole poursuivit :

 

– Mademoiselle Conception m’accueille favorablement ; je crois qu’elle m’aime… La duchesse sa mère me trouve charmant, pour des motifs que je t’apprendrai en temps et lieu. Mais je n’ai pas fait la conquête du duc, au point de vue du mariage, du moins. Seulement, il peut se faire que j’évente une piste, que je réunisse un faisceau de souvenirs peu agréables au duc, comme un arrière-goût de sa jeunesse et de ses folies de garçon… Tu comprends, mon oncle ?

 

– Oui, fit le hochement de tête de sir Williams.

 

– J’ai deux grandes affaires en train. L’une pourrait me conduire au dénouement de l’autre. Mon cher beau-frère Fabien est, à son insu, menacé d’un héritage de deux ou trois cent mille livres de rente. J’ai des projets là-dessus… Mais nous en causerons plus tard… Maintenant, parlons de toi, ou plutôt de tes ennemis, qui sont aussi un peu les miens. Tu comprends que depuis trois mois j’ai pris mes renseignements…

 

Sir Williams s’agita convulsivement dans son fauteuil.

 

– Tu dois penser, continua Rocambole, que, fidèle à l’adage : À tout seigneur, tout honneur ! j’ai eu la curiosité de savoir ce que devenait ton cher frère, le comte de Kergaz.

 

Rocambole observa sir Williams ; il vit sur ce visage, que le regard n’éclairait plus, se peindre une expression de haine féroce, et glisser ce cruel sourire où se révélait toute son âme.

 

– Armand continue à jouir d’un bonheur insolent ; il est toujours philanthrope, toujours aimé de sa femme et de son fils. Notre chère Baccarat est devenue la comtesse Artoff. Mais cette union est presque un mystère.

 

Le nom de Baccarat produisit sur sir Williams une impression mélangée de haine et d’effroi.

 

– Ah ! dit Rocambole, on voit que tu te souviens du Fowler, et avant de t’en dire davantage sur elle, je vais te donner un conseil.

 

L’aveugle demeura immobile, mais la curiosité se peignit sur son visage.

 

– Ta haine pour ton frère, reprit le faux marquis de Chamery, a été ta perte deux fois de suite. À ta place, je laisserais M. de Kergaz tranquille et ne m’occuperais que de Baccarat… Ah ! celle-là, vois-tu, nous pouvons lui faire une bonne petite guerre, car elle me gêne dans mes projets sur mademoiselle Conception de Sallandrera, comme elle m’a gêné autrefois, quand j’étais le vicomte de Cambolh. Et ce qu’il y a de bizarre, acheva Rocambole, c’est à son insu, et qu’elle est à mille lieues de penser que sa présence à Paris est fort nuisible au marquis de Chamery.

 

Comment Baccarat pouvait-elle à son insu entraver les projets de Rocambole ? Comment était-elle à Paris ? Quelle existence y menait-elle ?

 

C’est ce que nous allons bientôt vous dire.

 

 

Le soir de ce jour, l’aveugle sir Williams, sous le nom de Walter Bright, fut installé à l’hôtel de Chamery, rue de Verneuil.

 

Le duc de Sallandrera, dont avait parlé Rocambole, habitait la rue de Babylone, dans un hôtel qui avait longtemps appartenu à lord El…, ce sportsman célèbre dont tout Paris se rappelle les nombreuses excentricités. Cet hôtel était situé tout à côté de l’hôtel Sainte-Luce, que venait d’acquérir le vicomte Fabien d’Asmolles, conseillé en cela par son beau-frère, le marquis de Chamery.

 

Le marquis avait eu, sans doute, ses vues secrètes.

 

Or, le duc de Sallandrera, qui habitait Paris depuis environ trois ans, avait dépensé des sommes considérables dans son hôtel, et il en avait fait une merveille. La partie la plus coquettement fastueuse, la plus soignée, la plus artistique dans ses moindres détails d’ornementation et d’ameublement, était, sans nul doute, le second étage tout entier, réservé à mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception. La fille unique du duc avait conçu, ordonné ; le père avait payé.

 

M. de Sallandrera, grand seigneur dans la plus complète acception de ce mot, comprenait fort largement le faste et l’élégance, mais il manquait parfois de goût, et si mademoiselle Conception ne s’était chargée de l’inspirer, bien certainement le bel hôtel de la rue de Babylone n’eût point été considéré comme une merveille de luxe délicat et bien entendu.

 

Mais mademoiselle Conception était artiste. Elle peignait en véritable élève des Murillo et des Velasquez ; elle avait étudié l’architecture moresque à l’Alhambra.

 

Qu’on nous permette une rapide silhouette de ce nouveau personnage de notre histoire.

 

Conception avait dix-neuf ans, mais les chaudes brises et le soleil de son pays l’avaient si hâtivement mûrie, qu’on lui en eût aisément donné vingt-trois ou vingt-quatre.

 

Mademoiselle de Sallandrera était née à Séville ; elle était belle comme Andalouse ne peut l’être davantage ; elle avait cette taille flexible aux ondulations mystérieuses que les Espagnols traduisent par le mot de mencho. Ses cheveux noirs de jais, ses yeux d’un bleu sombre et verdâtre comme le bleu de la mer Méditerranée, ses lèvres d’un rouge vif comme du carmin, d’adorables petites mains, un véritable pied d’Andalouse, faisaient de mademoiselle Conception une de ces beautés caractérisées résumant un type, comme on dit dans la langue des arts, qui l’avait fait remarquer de tout Paris.

 

La première année que la jeune Espagnole avait paru dans le monde parisien, son immense dot aidant, elle avait été accablée de demandes en mariage. Comtes, marquis, barons, hauts financiers, grands industriels étaient entrés en lice. Mais mademoiselle Conception n’avait abaissé ses regards sur aucun, et le duc de Sallandrera, son père, avait poliment éconduit tous les soupirants. L’Andalouse avait formellement annoncé qu’elle avait à peine seize ans, et qu’elle ne voulait point se marier encore.

 

Du reste, le duc et la duchesse, qui avait trente-cinq ans à peine, était Irlandaise et encore fort belle, avaient adopté pour leur fille l’éducation anglaise. Conception vivait à Paris comme une jeune miss qui ne doit compte de ses actions qu’à elle-même. Elle montait à cheval, le matin, accompagnée d’un seul domestique. Dans la journée, elle sortait en victoria ou en coupé, et s’en allait toute seule avec ses gens faire des emplettes ou étudier au Louvre, où elle prenait des copies. On l’avait vue plusieurs fois aux courses, à la Marche ou à Chantilly, conduisant elle-même à grandes guides un breack à quatre chevaux. Bref, mademoiselle Conception était une lionne.

 

C’était un matin, au bois, qu’elle avait fait la connaissance de celui que tout Paris prenait pour le marquis de Chamery. Rocambole faisait le tour du lac au petit pas d’un superbe alezan brûlé, qu’il maniait, du reste, avec une grâce sans pareille. Arrivé près de la cascade, il aperçut une amazone montant un très beau cheval arabe blanc comme neige. Le cheval, effrayé par le bruit de la cascade, se cabrait, voltait, reculait et donnait tous les signes d’une terreur profonde. L’amazone luttait avec une grande énergie contre l’animal, et peut-être fût-elle parvenue à le dompter si un accident, heureusement fort rare dans les fastes de l’équitation, ne fût survenu. La bride se rompit. Alors, le cheval, fou d’épouvante et ne se sentant plus maîtrisé par le mors, fit volte-face et s’élança au galop, emportant l’amazone, à qui toute résistance était désormais impossible.

 

Précisément Rocambole arrivait en sens inverse. Il voulut mettre son cheval en travers et arrêter l’amazone, mais le cheval effrayé fit un bond de côté et passa outre. Alors Rocambole pressa le sien, se lança à sa poursuite, l’atteignit au moment où le cheval, dont la terreur augmentait, allait se précipiter tête baissée dans le lac, et d’un bras vigoureux il enlaça l’amazone et l’enleva de sa selle, tandis que le cheval tombait à l’eau. Cette amazone était mademoiselle Conception.

 

Elle remercia chaleureusement son sauveur, lui demanda son nom et apprit qu’elle avait affaire au marquis de Chamery.

 

Le lendemain, le duc de Sallandrera alla lui-même faire une visite à Rocambole et le remercia chaleureusement. Huit jours après, Rocambole fut invité à un bal que donnait le duc en son hôtel de la rue de Babylone. Quinze jours après, il y dîna.

 

Dès lors les vues ambitieuses du faux marquis de Chamery prirent leur essor.

 

– J’épouserai Conception, se dit-il.

 

Peut-être maître Rocambole était-il bien hardi, comme nous allons le voir en le suivant, le lendemain de l’installation de sir Williams chez lui, jusqu’à l’hôtel du duc de Sallandrera.

 

Ce fut vers trois heures que le phaéton du marquis entra dans la cour. En passant les rênes à son groom, Rocambole aperçut, rangé près du perron, un élégant tilbury qu’il reconnut sur-le-champ.

 

– Oh ! oh ! se dit-il, don José, mon rival, fait sa cour à ce qu’il paraît.

 

Et il fronça légèrement le sourcil.

 

Un laquais vint recevoir M. le marquis de Chamery.

 

– M. le duc et madame la duchesse sont sortis, dit-il ; mais mademoiselle est dans son atelier.

 

Rocambole fit un signe affirmatif et suivit le laquais. Mademoiselle Conception était en effet dans son atelier, le pinceau à la main.

 

Don José, assis à quelque pas, lorgnait le tableau commencé. En voyant entrer le marquis, don José eut un froncement de sourcils semblable à celui qu’avait eu Rocambole en apercevant le tilbury de l’hidalgo.

 

Mais cette marque d’antipathie eut à peine la durée d’un éclair.

 

Les deux hommes se saluèrent avec courtoisie, après que Rocambole se fut méthodiquement incliné par trois fois devant la jeune Espagnole, qui lui tendait la main à l’anglaise.

 

– Bonjour, lui dit-elle ; vous êtes véritablement bien aimable d’être monté jusqu’ici. Vous allez nous mettre d’accord, mon cousin don José et moi.

 

Le marquis eut un fin sourire :

 

– Vais-je donc remplir le rôle de Thémis ? demanda-t-il.

 

– Peut-être…

 

– Voyons, mademoiselle, de quoi s’agit-il ?

 

– Don José et moi, nous avons une discussion tout artistique. Don José prétend que l’école flamande est supérieure à l’école espagnole.

 

– Et… vous ?

 

– Moi, en vraie Andalouse que je suis, je prétends le contraire.

 

– Diable ! fit Rocambole en souriant.

 

– Quel est votre avis, marquis ?

 

– Mais, répondit ce dernier, il m’est impossible de me prononcer ainsi sur-le-champ.

 

– En vérité ?

 

– Vous le comprenez comme moi, mademoiselle, quand vous saurez que don José et moi nous avons été rivaux.

 

Un subit incarnat monta au front de mademoiselle Conception.

 

– Oh ! rassurez-vous, dit Rocambole, à qui ce trouble n’échappa point et parut d’un bon augure, il s’agissait d’un combat très pacifique.

 

– Vous vous êtes battus ?

 

– Par l’intermédiaire d’un commissaire-priseur, dit Rocambole.

 

– Ah ! et comment ?

 

– C’était avant-hier, à la vente de la galerie du marquis d’A…, don José et moi nous nous sommes disputés un Ruysdaël.

 

– Oh ! avec un acharnement… dit don José.

 

– Qui, de la part de votre serviteur, n’était que de l’entêtement et, de celle de don José, une véritable passion.

 

– Et quel est le vainqueur ?

 

– Ah ! dame ! fit modestement le marquis, don José était convaincu, moi je ne croyais pas. La foi l’a emporté sur le scepticisme.

 

– Hé ! mais, dit alors Conception, voici la question jugée, marquis. Vous préférez l’école espagnole à l’école flamande.

 

– Peut-être.

 

– Peut-être, observa don José avec impertinence, le marquis n’est-il pas peintre ?

 

– Oh ! pas plus que vous, dit Conception.

 

Et puis elle posa son appuie-main et sa palette et vint s’asseoir sur un tête-à-tête en face du marquis, s’éloignant ainsi de don José, qui se mordait les lèvres.

 

– Savez-vous, monsieur le marquis, lui dit-elle, que j’ai vendu Ibrahim ?

 

– Votre cheval arabe ?

 

– Oui, cette affreuse bête qui m’aurait fait tuer si vous n’étiez venu à mon secours.

 

– Ah ! mademoiselle…

 

– Je l’ai vendu à Camille Dornay, ce banquier de vingt-cinq ans qui a les plus belles écuries des Champs-Élysées.

 

– Combien ? demanda Rocambole.

 

– Sept mille deux cents francs.

 

– C’est pour rien.

 

– Oh ! pour rien ! dit don José, allongeant sa lèvre inférieure et se rapprochant de Conception, je trouve que c’est fort cher, moi.

 

Conception laissa bruire un frais éclat de rire entre ses lèvres.

 

– Monsieur le marquis, dit-elle en montrant don José, je vous présente l’homme le plus ignorant de la terre en connaissances hippiques. Mon cousin est de force à prendre un cheval anglais pour un normand croisé de percheron, et il trouve que pour douze cents francs on doit avoir tout ce qu’il y a de bon, de joli et de distingué. Si je ne m’étais mêlée de son écurie, vous le rencontreriez attelant un gros mecklembourg à son tilbury et montant au Bois quelque cheval de fiacre qu’on lui aurait vendu pour un demi-sang.

 

Don José écouta, sans dire un mot, cette raillerie, et se contenta de répondre :

 

– Ma cousine est en belle humeur… elle se moque de moi de bon cœur…

 

– Mais non, répliqua Conception, je dis la vérité.

 

Et comme si elle eût eu à tâche de flageller don José devant M. de Chamery, elle railla l’Espagnol sur sa maladresse de chasseur, comme elle l’avait raillé sur son peu d’aptitude en sport…

 

Rocambole était ravi. Seulement, en homme parfaitement élevé, il prenait le parti du jeune Espagnol, taxait Conception de peu d’indulgence et triomphait complètement en forçant son rival à accepter de lui aide et secours.

 

Don José demeurait impassible et acceptait les persiflages de Conception avec une bonne humeur, une indifférence parfaites. Cependant une ou deux fois, l’œil froidement observateur de Rocambole saisit au vol un regard de fureur concentrée que don José jetait à sa cousine.

 

En même temps, il lui sembla que Conception pâlissait et éprouvait, sous le poids de ce regard, un malaise, un embarras que ne dissimulaient qu’imparfaitement sa gaieté apparente et ses éclats de rire moqueurs.

 

– Oh ! oh ! se dit-il, est-ce que don José serait le maître qui s’impose dans l’ombre et Conception l’esclave qui obéit ?

 

Depuis longtemps le prétendu marquis de Chamery nourrissait l’espérance d’un tête-à-tête avec Conception. Il espérait même, ce jour-là, voir partir don José. Mais don José paraissait disposé à ne point lui céder la place.

 

Les deux jeunes gens passèrent près de deux heures dans l’atelier, déterminés tous deux sans doute à ne point laisser le champ libre à son rival.

 

Conception devina cette résolution sur-le-champ. Alors sa gaieté tomba, son sourire disparut, elle devint rêveuse, et la conversation, fort animée d’abord, s’éteignit peu à peu.

 

Tout à coup don José tira sa montre.

 

Rocambole eut l’espoir qu’il allait se récrier sur l’heure avancée, et partir.

 

Mais don José dit à Conception :

 

– Mon oncle est sorti ?

 

– Oui.

 

– Rentrera-t-il pour dîner ?

 

– Sans doute.

 

– Alors je l’attendrai. Je dînerai même ici. J’ai de graves nouvelles à lui donner.

 

Conception tressaillit et Rocambole la vit pâlir.

 

– Des nouvelles de Cadix, acheva don José d’une voix qui parut mordante, cruelle, implacable à Rocambole.

 

En même temps, il lui sembla que mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception de Sallandrera chancelait et était près de se trouver mal.

 

– Oh ! oh ! pensa le faux marquis de Chamery, il me semble que voici un coin de mystère !… Le mystère a nom Cadix !

 

XVI

Don José était un petit-cousin de mademoiselle Conception.

 

Le duc l’aimait beaucoup. Quelques intimes de la maison prétendaient même qu’il songeait tout bas à en faire son gendre. Cependant, comme il y avait plus de deux ans que le jeune homme était en France, qu’il venait presque tous les jours à l’hôtel de la rue de Babylone, et que rien ne transpirait au sujet d’un prochain mariage, on pouvait en conclure que si cette union était projetée, du moins, elle rencontrait quelque obstacle momentané.

 

Don José était un homme de vingt-six ans, fort beau au point de vue plastique, d’une taille élevée, d’une grande distinction de manières, un peu hautain, un peu dédaigneux, en un mot, le véritable hidalgo, qui se souvient un peu trop d’une longue lignée d’aïeux. On aurait pu conclure, par le ton plein d’orgueil qu’il avait employé avec Rocambole, du peu de cas qu’il faisait du gentilhomme français.

 

Don José, disait-on à Paris, était éperdûment amoureux de Conception. On prétendait, en revanche, que mademoiselle de Sallandrera n’avait pour lui qu’une affection médiocre, et l’on disait même que si elle l’épousait, elle obéirait à la volonté de son père et non point aux impulsions de son cœur.

 

Rocambole avait recueilli tous ces bruits, tous ces on-dit minutieusement, les uns après les autres, et il les avait soigneusement passés au crible de sa raison et de sa perspicacité.

 

– Évidemment, s’était-il dit, puisque mademoiselle Conception se trouble et rougit à ma vue, et qu’elle demeure impassible lorsque don José paraît, c’est que je lui suis moins indifférent que don José. Cependant, comme le duc et la duchesse m’accueillent depuis quelque temps avec une certaine froideur, il est évident aussi que don José est plus haut placé que moi dans l’estime de la famille. Ma seule ressource sérieuse est de ruiner don José dans l’opinion du duc et de la duchesse de Sallandrera.

 

Ce projet, ce but que se proposait le faux marquis de Chamery, présentait des difficultés sans nombre et demandait du temps. Mais Rocambole était patient.

 

– Don José est riche, s’était-il dit, don José est à la mode, il a des chevaux, il fait courir, il joue et perd des sommes considérables… Il doit avoir d’autres vices encore ; l’essentiel est de lui découvrir une maîtresse… Il doit en avoir une.

 

En profond observateur du cœur humain, en digne élève de sir Williams, avec qui, le matin, il avait eu une assez longue conférence, celui-ci répondant au moyen d’une ardoise, sur laquelle il écrivait des lignes que son interlocuteur effaçait après les avoir lues, Rocambole s’était dit : – On peut toujours perdre un homme accroché à une jupe.

 

Aussi le faux marquis venait-il de prendre la résolution formelle d’épier, de faire épier don José, lorsque la pâleur de Conception, les regards courroucés de l’hidalgo et ce mot de Cadix qui paraissait faire une si vive impression sur la jeune fille, vinrent le jeter dans un nouvel ordre d’idées.

 

Don José avait annoncé son intention formelle de dîner à l’hôtel. Il n’était donc plus possible à Rocambole de prolonger sa visite. Cependant il hésitait encore, lorsqu’un regard de Conception le décida.

 

Au moment où don José s’approchait distraitement du tableau de sa cousine et l’examinait, celle-ci leva sur le marquis de Chamery un œil suppliant et d’une éloquence irrésistible. Cet œil lui montrait la porte et semblait lui dire : – Au nom du ciel, monsieur, par tout ce que vous avez de plus sacré au monde, je vous en conjure, partez !

 

Rocambole se leva et prit congé.

 

Conception lui tendit la main, et il sentit la main de la jeune fille trembler dans la sienne. Puis elle le regarda encore…

 

Et ce second regard paraissait signifier : – Ah ! si j’osais me placer sous votre protection !…

 

– Parbleu ! pensa Rocambole en s’en allant, l’heure n’est pas loin où la petite me prendra pour son chevalier.

 

Et il quitta l’hôtel de Sallandrera.

 

Demeurée seule avec don José, Conception s’était prise à trembler. Les yeux baissés, assise dans un coin de son atelier, la fière jeune fille paraissait absorbée en une douloureuse contemplation.

 

– Eh bien ! ma belle cousine, demanda don José d’un ton moqueur, il me semble que vous ne raillez plus maintenant ?

 

Elle le regarda et se tut.

 

– Il est charmant, n’est-ce-pas, ce marquis de Chamery ?

 

Conception eut un tressaillement nerveux et trahit son impatience par un léger mouvement d’épaules.

 

– Il est vraiment fâcheux, continua don José, que vous ne puissiez l’épouser… Il paraît qu’il est d’assez bonne maison, et sans être riche…

 

– Don José, interrompit sèchement Conception, vous êtes d’une jalousie ridicule.

 

– Soit ; je vous aime.

 

– Le marquis de Chamery est un homme distingué et parfaitement bien élevé, qui ne s’est jamais permis avec moi un seul mot qui pût justifier cette jalousie.

 

– Bah ! il vous aime.

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Cela se voit. D’ailleurs, il me déplaît.

 

– Dois-je ne plus le recevoir ?

 

Et Conception fit cette question d’un ton demi-railleur, demi-tremblant.

 

– J’aimerais autant cela, répondit durement le jeune hidalgo.

 

Mais don José était allé trop loin et avait trop présumé du mystérieux ascendant qu’il exerçait sur mademoiselle de Sallandrera. Ses dernières paroles réveillèrent en elle tout l’orgueil castillan[9] ; un éclair de colère brilla dans ses grands yeux, tristes et doux ordinairement ; elle entoura don José d’un regard de feu et lui dit :

 

– Vous oubliez, don José, que vous vous attribuez le bien d’autrui ; que pour vous montrer aussi impudemment jaloux et tyrannique, il vous faudrait en avoir le droit.

 

Don José se mordit les lèvres.

 

– Vous oubliez enfin, acheva Conception du ton d’une reine outragée, que je suis la fiancée de votre frère, don Pedro…

 

Conception prononça ce mot en tremblant et d’une façon presque inintelligible.

 

Sa voix couvrait ses sanglots.

 

Mais don José, un moment interdit et dérouté par le courroux subit de la jeune fille, releva la tête à ce nom.

 

– Vous êtes folle, ma chère Conception, dit-il, car vous oubliez quelles sont les volontés de votre père à mon égard…

 

Conception pâlit.

 

– Oui, continua don José, vous êtes la fiancée de mon frère aîné don Pedro, mais vous savez bien que vous deviendrez ma femme le jour où don Pedro cessera de vivre… et j’ai reçu ce matin même des nouvelles de Cadix…

 

Conception jeta un cri.

 

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, il est mort !

 

– Non, répondit froidement don José, mais il sera mort dans quinze jours. C’est l’avis des médecins.

 

Il voulut prendre la main de la jeune fille et lui murmurer sans doute quelques paroles d’amour, mais Conception ne l’entendit pas, et tomba évanouie sur le parquet de l’atelier.

 

Pendant ce temps, M. le marquis de Chamery s’éloignait de l’hôtel de Sallandrera en se disant :

 

– Don José dîne chez le duc. Il n’en sortira pas avant huit ou neuf heures. J’ai donc le temps d’aller faire une autre peau et consulter au besoin sir Williams.

 

Il rentra donc rue de Verneuil, ne s’arrêta point, comme il en avait l’habitude, au premier étage de l’hôtel qu’il avait cédé tout entier à la vicomtesse d’Asmolles, et monta tout droit à l’appartement occupé par le prétendu matelot anglais mutilé par les Chinois.

 

L’aveugle sir Williams était chaudement enveloppé dans une belle robe de chambre à ramages, il avait un bonnet de soie noire et des pantoufles fourrées qui achevaient de lui donner l’air d’un honnête et cossu propriétaire du Marais.

 

– Mon oncle, lui dit Rocambole en entrant, je vais te conter du nouveau.

 

Le visage de l’aveugle parut s’éclairer.

 

– D’abord, la petite m’aime…

 

Sir Williams fit un mouvement sur son siège.

 

– Ensuite, je flaire une intrigue…

 

Et Rocambole, parlant anglais, raconta de point en point ce qu’il avait vu et entendu dans l’atelier de mademoiselle de Sallandrera, sans omettre surtout l’effet de terreur produit sur elle par ce mot de Cadix qu’avait prononcé don José.

 

L’aveugle écouta attentivement, sans donner aucune marque d’approbation ou d’improbation.

 

– Maintenant, mon oncle, que faut-il faire ?

 

Et Rocambole plaça une ardoise sur les genoux de l’aveugle et lui mit un crayon dans la main. Ensuite il lui posa la main sur l’ardoise et dit :

 

– Écris donc, mon oncle.

 

Sir Williams traça d’abord ce mot : attendre !

 

– Attendre quoi ? demanda Rocambole.

 

– Attendre que Conception vienne à toi, t’écrive ou te donne un rendez-vous, écrivit l’aveugle.

 

– Bien, dit Rocambole.

 

Et il effaça ce que l’aveugle avait écrit.

 

Puis il reprit tout haut :

 

– Et don José ?

 

L’aveugle écrivit :

 

– Suivre don José dès ce soir, pas à pas… don José doit avoir des habitudes mystérieuses. Te déguiser de façon à ne pouvoir être reconnu par lui.

 

– Parfait, dit Rocambole, qui remit l’ardoise sur une table après avoir effacé les dernières instructions de sir Williams.

 

Il quitta ce dernier, fit prévenir la vicomtesse d’Asmolles qu’il ne dînerait pas et sortit à pied. Une heure après, il était à la porte du duc de Sallandrera, mais ni le duc, ni la duchesse, ni don José, ni Conception, ni personne au monde n’eussent reconnu en lui le marquis de Chamery. Ce n’était plus l’élégant jeune homme aux cheveux châtain clair, à la figure pâle et distinguée, à la figure aristocratique.

 

Rocambole était devenu un domestique d’origine anglaise, remplissant les fonctions de palefrenier, portant une longue veste d’écurie à carreaux écossais, une perruque blonde surmontée d’un bonnet conique, et dont la mine rougeaude et trognonante semblait attester l’ivrognerie. Le faux palefrenier s’embusqua dans l’ombre d’une porte cochère située vis-à-vis celle de l’hôtel de Sallandrera, ce qui lui permit de voir, à un moment où cette porte s’entr’ouvrit, que la voiture de don José stationnait toujours à côté du perron. Il attendit ainsi plus de deux heures. Don José paraissait déterminé à passer la soirée chez le duc.

 

Enfin la porte cochère s’ouvrit à deux battants. Le dog-cart sortit…

 

– Diable ! pensa Rocambole, voici où il va me falloir de bien bonnes jambes.

 

Don José rendit la main à son cheval, et le dog-cart partit au grand trot. Mais Rocambole avait de bonnes jambes, et il se mit à courir.

 

Don José habitait les Champs-Élysées, à l’extrémité de la rue de Ponthieu. Il avait là, au numéro 3 de cette rue, un premier étage charmant, avec remise pour trois voitures et écurie pour cinq chevaux.

 

Malgré la file d’équipages qui encombraient les Champs-Élysées, le faux palefrenier, courant toujours, ne perdit pas de vue un seul instant le dog-cart de don José.

 

Il vit l’Espagnol rentrer chez lui et le dog-cart disparaître derrière la porte cochère.

 

– Oh ! oh ! se dit-il, est-ce que don José serait un homme rangé et rentrerait-il chez lui à dix heures précises ? ou bien aurait-il chez lui quelque rendez-vous ?

 

Et Rocambole s’embusqua à l’angle de la rue de Ponthieu, comme il s’était embusqué rue de Babylone, résigné à attendre encore.

 

Un quart d’heure après, un homme à pied sortit de la maison.

 

Il était enveloppé dans un caban, avait une casquette plate et fumait dans une pipe de terre.

 

Pourtant c’était bien la haute taille et la démarche de don José.

 

Ce dernier portait simplement une moustache et une royale. L’homme qui passa près de Rocambole avait une longue barbe. Cependant Rocambole reconnut don José.

 

– Peste ! murmura-t-il, il paraît que ceci est la soirée aux déguisements.

 

Et il suivit don José qui avait passé sans prendre garde à lui.

 

L’hidalgo gagna d’un pas rapide la rue Miroménil et la remonta jusqu’à ce quartier populeux et sale de la place de Laborde, surnommé la Petite Pologne, et qui forme comme une tache de fange au front de l’aristocratique faubourg du Roule.

 

– Où diable va-t-il ? pensait Rocambole, qui le suivait toujours.

 

Don José traversa la place, s’arrêta un moment au pied d’une maison située à l’angle nord et parut inspecter du regard les croisées d’un quatrième étage, à travers lesquelles on voyait de la lumière.

 

Puis, comme une de ces croisées s’entrouvrait et qu’un linge blanc était suspendu au dehors, en manière de signal, l’Espagnol, qui paraissait avoir hésité un moment, gagna la rue du Rocher, et Rocambole le vit s’arrêter devant une porte bâtarde de piteuse apparence, comme la maison dans laquelle elle donnait accès.

 

Don José ne sonna point, ne souleva pas le marteau. Mais il prit une clé dans sa poche, ouvrit la porte et, après l’avoir refermée derrière lui, disparut dans les ténèbres d’une étroite et longue allée.

 

– Il paraît qu’il est ici chez lui, murmura Rocambole. Puis il s’assit sur une borne et se dit : Morbleu ! je saurai demain ce qu’il va faire dans cette maison.

 

La rue du Rocher était une rue mal éclairée, peu passagère, et rarement fréquentée par les patrouilles et les sergents de ville. Rocambole y demeura plus d’une heure sans être inquiété et même remarqué.

 

Don José était toujours dans la maison. Onze heures, puis minuit vinrent à sonner.

 

– Oh ! oh ! se dit le faux marquis de Chamery, va-t-il donc y coucher ?

 

Mais enfin la petite porte bâtarde s’ouvrit et don José ressortit.

 

Rocambole s’était effacé dans l’ombre du mur et il put entendre la voix de don José qui murmurait tout bas :

 

– Adieu, mon amour.

 

Une voix de femme fraîchement timbrée et qui trahissait la jeunesse, répondit du fond de l’allée :

 

– Adieu…

 

Et don José s’en alla.

 

Mais Rocambole ne le suivit point. Il attendit patiemment une demi-heure encore ; puis, quand un chiffonnier vint à passer, il alla à lui et le pria poliment, en lui donnant dix sous, de lui prêter un moment sa lanterne.

 

– Pourquoi faire ? demanda celui-ci.

 

– Pour retrouver vingt francs que je viens de laisser tomber.

 

Le chiffonnier s’approcha ; la clarté de sa lanterne tomba sur la porte bâtarde et permit à Rocambole de reconnaître le numéro qu’elle portait.

 

– Numéro sept, lut-il. C’est tout ce que je voulais savoir… Demain j’approfondirai le mystère.

 

Mais le lendemain, Rocambole devait avoir bien autre chose à faire.

 

XVII

Le lendemain, vers cinq heures, comme le marquis de Chamery revenait du Bois et traversait la place de la Concorde, il aperçut planté tout debout, à l’entrée du pont, un nègre à gilet rouge qu’il reconnut sur-le-champ.

 

C’était le groom de Conception.

 

Le groom pouvait être là par hasard, mais Rocambole, en homme qui flaire juste et a le pressentiment des événements, alla droit à lui et le regarda. Le groom fit un pas, glissa une lettre dans la main de Rocambole et s’en alla, se dirigeant vers la Madeleine.

 

Aucun mot n’était sorti de la bouche du nègre, et Rocambole avait si lestement dissimulé le billet, que pas un passant ne remarqua ce rapide manège.

 

– Quand on veut être réellement fort aux yeux d’une femme, se dit Rocambole, il faut agir comme je l’ai fait, lui laisser voir ou croire qu’on l’aime, ne jamais le lui dire et la forcer à provoquer un aveu.

 

Et Rocambole traversa le quai, et ouvrit le billet.

 

Il contenait trois lignes, sans signature :

 

« Ce soir, à minuit, boulevard des Invalides, à la petite porte des jardins de l’hôtel. J’ai besoin de vous. Prenez un déguisement quelconque. »

 

Rocambole descendit de cheval, remit sa monture au valet qui le suivait à vingt pas, et lui dit :

 

– Je dîne à mon club, et rentrerai tard. Préviens madame la vicomtesse d’Asmolles.

 

Il rebroussa chemin, revint à pied jusqu’à la Madeleine, et gagna l’entresol de la rue de Surène où son valet de chambre ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours.

 

– Tu vas, dit-il à ce dernier, me trouver pour ce soir une blouse et une casquette. Je rentrerai vers onze heures.

 

Le marquis de Chamery alla, comme il l’avait annoncé, dîner à son club : il y perdit cent louis au baccarat, en sortit à onze heures, revint rue de Surène, où il trouva une blouse de maçon et une casquette, et il se dirigea, ainsi vêtu, vers le boulevard des Invalides, sur lequel l’hôtel de Sallandrera avait une issue par les jardins. Il y avait précisément, en face de cette petite porte mentionnée dans le billet, et que Rocambole eut bientôt trouvée, un banc adossé à un arbre.

 

Le boulevard était désert, la nuit sombre. Notre héros se coucha de tout son long sur le banc et attendit, les yeux fixés sur cette porte. Comme minuit sonnait, elle s’entr’ouvrit sans bruit. Rocambole quitta son poste d’observation, s’approcha et la porte entrouverte s’ouvrit toute grande alors.

 

Une ombre se dessina sur le seuil de la porte, et une voix dont le grasseyement trahissait un nègre, dit tout bas :

 

– Venez-vous de la place de la Concorde ?

 

– Oui, répondit Rocambole.

 

– À quelle heure y étiez-vous ?

 

– À cinq heures…

 

– Entrez, dit le nègre.

 

Rocambole avait reconnu le groom de mademoiselle Conception.

 

Le groom le prit par la main, le fit entrer et ferma la porte. Puis il le conduisit, à travers le jardin, jusqu’à la serre.

 

Un petit escalier qu’il lui fit gravir sans lumière, en lui recommandant de faire le moins de bruit possible, montait de la serre au deuxième étage de l’hôtel, tout entier occupé par mademoiselle de Sallandrera.

 

Rocambole, entraîné par le nègre, trouva à la dernière marche de cet escalier un corridor qu’il longea un moment, puis une porte s’ouvrit devant lui, la main du nègre abandonna la sienne et il se trouva dans un petit boudoir aux tentures sombres, faiblement éclairé par une lampe supportant un abat-jour de porcelaine peinte, et qui jetait des reflets bizarres à quelques tableaux de l’école espagnole, dont les murs étaient garnis.

 

Conception était debout sur le seuil d’une autre porte, qu’elle ferma derrière elle.

 

Elle vint à Rocambole et lui tendit la main à l’anglaise.

 

– Merci, dit-elle, je vois que j’ai eu raison de compter sur vous.

 

Rocambole s’inclina. Un écolier, à sa place, n’eût pas manqué de tomber aux genoux de la jeune fille. Mais le faux marquis de Chamery était trop habile pour commettre une pareille faute, et il conserva un maintien froid et réservé, comme s’il eût été convaincu que mademoiselle Conception allait lui demander un service dans lequel son cœur n’entrerait pour rien.

 

Elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même.

 

– Monsieur le marquis, lui dit-elle avec un calme qui décelait l’énergique nature espagnole, bien certainement si l’on disait demain dans un salon de Paris, mademoiselle de Sallandrera a donné un rendez-vous au marquis de Chamery et l’a reçu chez elle, dans son boudoir à minuit, personne ne voudrait le croire.

 

– C’est vrai, dit Rocambole.

 

– Mais, poursuivit-elle, si aujourd’hui mademoiselle de Sallandrera dit au marquis de Chamery : Je suis dans une situation telle que j’ai besoin de me confier à un homme d’honneur comme vous…

 

– Non seulement, interrompit Rocambole complétant la pensée de la jeune fille, le marquis de Chamery trouverait tout simple que mademoiselle de Sallandrera ait songé à lui, mais il l’en remercierait à genoux.

 

Elle fit un signe de tête affirmatif, et reprit :

 

– Avant de vous dire quel est le service que j’attends de vous, il faut que je vous apprenne des choses que nul ne sait à Paris, et qui sont encore un secret entre ma famille et moi.

 

– Parlez, mademoiselle, dit Rocambole, je suis homme à garder un secret.

 

– Je le crois, et c’est pour cela que je n’ai point hésité à me confier à vous. Monsieur le marquis, continua-t-elle, je dois partir dans quinze jours pour l’Espagne.

 

Rocambole tressaillit.

 

– Et y épouser dans deux mois mon cousin José.

 

Le faux marquis ne sourcilla point, mais Conception s’aperçut qu’il devenait horriblement pâle.

 

Elle poursuivit :

 

– Don José est le frère cadet de don Pedro, marquis d’Alvar, auquel j’ai été fiancée il y a six ans. Depuis cinq ans, don Pedro se meurt d’un mal étrange, épouvantable, sans remède. Les médecins les plus célèbres de l’Europe ont été consultés et tous sont demeurés d’accord sur ce point, que don Pedro était incurable et qu’il s’éteindrait lentement. Le malheureux succombe à une lèpre immense qui lui ronge le visage et a fait de la plus noble tête, de la plus belle qu’on eût jamais vue, un objet d’horreur et de dégoût, une face de cadavre que les vers du cercueil auraient entamée déjà.

 

– C’est bizarre ! murmura Rocambole impressionné par cette confidence.

 

– Le marquis a déjà perdu la vue, continua mademoiselle de Sallendrera, sa langue est rongée petit à petit. Mon père a reçu ce matin une lettre de Cadix, où il se trouve. Cette lettre annonce que le mal est arrivé à sa dernière période, et qu’il reste à peine un mois de vie à cet infortuné. Le jour où il aura cessé de vivre, je serai fiancée à don José, et je l’épouserai au bout d’un mois. Je l’épouserai parce qu’il le faut.

 

Et Conception prononça ces derniers mots avec une répugnance invincible.

 

– Comment, mademoiselle, fit observer Rocambole, êtes-vous donc obligée d’épouser don José si votre cœur s’y refuse ?

 

– Mon père le veut.

 

– Je croyais que M. le duc idolâtrait sa fille, et que, pour rien au monde…

 

– Mon père est inflexible dans ses volontés. Ensuite, si je refusais d’épouser don José, ce serait tuer mon père.

 

– Ah ! fit Rocambole stupéfait.

 

– Cependant, reprit Conception, je hais don José autant que j’aimais don Pedro, son frère.

 

Rocambole tressaillit de nouveau.

 

– Je le hais, acheva Conception d’une voix sombre, parce que cet homme est un lâche assassin !

 

Et le faux marquis de Chamery vit briller dans les yeux de la jeune fille un regard qui lui fit comprendre les brûlantes passions de ce brûlant pays où elle était née.

 

– Je le hais, répéta-t-elle, et je crois que je mourrai le jour où il deviendra mon époux.

 

– Voulez-vous que je le tue en duel ?

 

Et Rocambole mit dans cette proposition chevaleresque un accent si dévoué, que Conception en fut vivement touchée.

 

– Non, dit-elle en souriant avec tristesse, ou plutôt attendez… laissez-moi parler…

 

Elle se leva, alla vers un petit meuble de Boule dont elle ouvrit un tiroir, et y prit un rouleau de papier assez volumineux.

 

– Monsieur de Chamery, dit-elle, je vais vous confier ce manuscrit écrit tout entier de ma main. C’est l’œuvre de mes nuits sans sommeil et des soirées que je dérobe aux exigences du monde. Quand vous en aurez pris connaissance, vous reviendrez, n’est-ce pas ? et je vous dirai ce que j’attends de vous.

 

Mademoiselle de Sallandrera s’exprimait avec un grand calme, mais sa voix triste et son regard baissé semblaient dire : Il faut que j’aie en vous une bien grande confiance pour vous livrer les secrets de ma famille.

 

Rocambole prit le manuscrit :

 

– Mademoiselle, lui dit-il, je vais rentrer chez moi, m’enfermer et dévorer ces pages. Demain soir je serai à vos ordres.

 

– Oui, n’est-ce pas ? dit-elle. Je vous attends demain.

 

– En quel lieu ?

 

– Ici.

 

– À quelle heure ?

 

– À l’heure où je vous ai reçu aujourd’hui. Vous trouverez mon nègre à la petite porte.

 

Et comme Rocambole faisait un pas de retraite, elle lui prit vivement le bras et lui dit avec une animation toute méridionale :

 

– C’est étrange, n’est-ce pas, qu’une jeune fille dans ma situation se conduise comme je le fais ; qu’elle appelle à son aide un homme qu’elle connaît depuis deux mois à peine, au lieu de s’aller jeter dans les bras de son père. Eh bien ! quand vous aurez lu ces lignes, quand vous saurez mon histoire, vous ne vous étonnerez plus qu’une pauvre femme, placée entre des bourreaux et des victimes, ait cherché un homme loyal pour lui demander son appui.

 

Ces dernières paroles de Conception devaient amener un aveu sur les lèvres de son jeune visiteur.

 

Le faux marquis de Chamery comprit alors que l’heure était venue de faire un pas timide et sûr à la fois dans le cœur de la belle Sévillane.

 

– Mademoiselle, dit-il avec une émotion si merveilleusement jouée, que, malgré la pénétration féminine, Conception s’y laissa prendre, je ne sais quels peuvent être les bourreaux dont vous parlez, les victimes placées près de vous ; mais je vous remercie à deux genoux d’avoir jeté les yeux sur moi, et Dieu fasse que je puisse être assez heureux pour risquer ma vie pour vous !

 

Une vive rougeur monta au front de mademoiselle de Sallandrera.

 

Rocambole continua :

 

– Car, dans le siècle prosaïque et de calculs mesquins où nous vivons, dit-il, au milieu de ces gens affairés, égoïstes, courant vers l’argent comme les Hébreux vers le veau d’or, il est si rare, si difficile qu’un galant homme trouve l’occasion de se dévouer à la femme dont le regard a jeté un trouble au fond de son cœur !

 

En prononçant ces derniers mots, le faux marquis de Chamery fléchit un genou, osa prendre la main de Conception et y mit un respectueux baiser.

 

Mademoiselle de Sallandrera rougit plus fort encore mais elle ne retira point la main que le jeune homme avait prise.

 

– Monsieur de Chamery, répondit-elle, je ne sais si vous m’aimez, et cependant je le crois… c’est pour cela que je me suis adressée à vous… je ne vous dirai pas que je vous aime, moi, car ce serait mentir, car j’ai au fond du cœur le souvenir de ce malheureux don Pedro qui va mourir. Mais si vous me sauvez, monsieur, si vous parvenez à m’arracher à don José et me rendre digne de me choisir un protecteur, je vous jure que je serai une honnête femme. Adieu…

 

Elle lui fit un geste suppliant et le regarda :

 

– Partez ! dit-elle, à demain.

 

Rocambole obéit.

 

Dans le corridor il retrouva le groom noir, qui le prit de nouveau par la main et le reconduisit jusqu’à la petite porte du boulevard des Invalides.

 

Rocambole s’en alla en disant : – Je ne sais pas ce qu’elle veut que je fasse, mais je sais bien qu’elle se trompe en prétendant aimer encore don Pedro. Ce n’est pas lui qu’elle aime, c’est moi.

 

 

Le faux marquis alla changer de costume, rentra à pied rue de Verneuil, et monta à l’appartement de sir Williams.

 

Sir Williams, aux mains d’un valet de chambre, se laissait mettre au lit en ce moment, et son horrible visage exprimait toute la béatitude d’un homme qui ne vit plus que pour les joies matérielles et à qui aucune de ces joies ne fait défaut.

 

– Mon oncle, lui dit Rocambole en anglais, j’ai encore du nouveau à t’apprendre.

 

L’aveugle se dressa sur son séant.

 

D’un geste, Rocambole congédia le valet de chambre. Puis il s’assit au chevet de sir Williams et tira de sa poche le manuscrit de mademoiselle de Sallandrera. Mais avant de dérouler le manuscrit, il raconta à l’aveugle son entrevue avec la jeune fille et lui parla du rendez-vous qu’elle lui avait assigné pour le lendemain.

 

À mesure qu’il parlait, le visage de sir Williams exprimait une vive satisfaction. Cet homme, qui ne pouvait plus rien être par lui-même, qui ne pouvait plus ni voir, ni aimer, ni être aimé, se sentait revivre dans son élève. Il lui semblait que c’était lui que Conception aimait, lui qui irait le lendemain à ce mystérieux rendez-vous.

 

Rocambole jouit un moment de cette joie muette, et si éloquente cependant ; puis il déploya le manuscrit de Conception, le plaça devant lui sur une table sur laquelle était une lampe en abat-jour, et lut :

 

« Notes pour servir à l’histoire secrète de la noble famille de Sallandrera, et destinée au marquis de Chamery, en qui j’ai une confiance absolue. »

 

– Tiens ! tiens ! fit Rocambole, il paraît que j’inspire de la confiance… Peste !

 

Et comme le mauvais rire des beaux jours de sir Williams reparaissait sur les lèvres de l’aveugle, M. le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery commença à haute voix la lecture du manuscrit.

 

XVIII

MANUSCRIT DE CONCEPTION


Le manoir de Sallandrera est situé dans la Navarre espagnole. Assis au flanc d’un[10] sierra aride, dominant une vallée morne et déserte, ce vieil édifice est plus triste et plus sombre encore que le pays désolé qui l’entoure. Bâti par un Sallandrera, compagnon du chevalier Pélage, il a traversé le Moyen Âge comme un soldat bardé de fer qui demeure seul et debout sur le champ de bataille jonché de morts.

 

Chaque époque guerrière de notre histoire a sa page écrite sur ses murs. Ferdinand et Isabelle, les époux-rois, y ont passé une nuit, Charles Quint s’y est reposé, le terrible Philippe II l’a pris d’assaut et y a fait décapiter un Sallandrera rebelle. Le dernier siège soutenu par le château remonte à 1809, époque où l’Espagne essayait de résister aux armées impériales. Un détachement français en avait entrepris le blocus. La garnison du château se composait d’une poignée d’hommes. Le capitaine don Pedro d’Alvar en avait le commandement. Il y avait six semaines que le blocus durait ; la garnison commençait à manquer de vivres. Le général français avait fait proposer la vie sauve à la garnison si elle consentait à se rendre. On prétendit même que le grade de colonel dans l’armée du roi Joseph devait être pour don Pedro d’Alvar le prix de la reddition du château. Mais don Pedro fut trouvé mort au pied des remparts le lendemain du jour où le parlementaire français s’était présenté à Sallandrera. Le château tint huit jours encore. Un armistice le sauva des horreurs de la faim et de la honte d’une capitulation.

 

Voilà tout ce que notre histoire espagnole pourra dire sur ce siège, et ni l’armée française, ni la garnison du château n’eurent jamais le secret de la mort mystérieuse de don Pedro. Ce secret, le duc de Sallandrera mon père le possède, et celui qui lira ces lignes, celui pour qui je les écris et en la loyauté duquel je confie l’honneur de ma maison, aura le dernier mot d’un drame nocturne et sombre qui devait avoir de funestes conséquences à une distance de plus de trente années.

 

La duchesse de Sallandrera, ma grand-mère, veuve à vingt-sept ans, éprise d’un fol amour pour le capitaine don Pedro d’Alvar, l’avait épousé malgré l’opposition et les remontrances de notre famille, qui trouvait le capitaine de bien petite naissance pour succéder à un duc de Sallandrera, outre qu’il était sans fortune. Mais la duchesse n’avait écouté que son cœur, et elle était mariée depuis cinq ans, lorsque les Français entrèrent en Espagne pour y proclamer le roi Joseph. La duchesse de Sallandrera avait pu oublier certaines lois de noblesse, braver, au profit de son cœur, certains préjugés ; mais elle était espagnole, fidèle de cœur aux rois de ses pères, et elle dit à son époux :

 

– Vous allez, monsieur, vous enfermer avec moi et les troupes que vous commandez dans mon château de Sallandrera, et mon fils, qui a bientôt treize ans, combattra à vos côtés pour son pays et son roi.

 

Le capitaine don Pedro d’Alvar commandait donc le château de Sallandrera pour le roi d’Espagne, et notre vieux manoir fut une des premières forteresses qui opposèrent une résistance énergique à l’ennemi.

 

Maintenant, pour bien faire comprendre l’influence fatale que les événements de ce siège devaient avoir sur ma destinée, il me faut reporter mon lecteur à cette époque et l’introduire dans le château de Sallandrera, le jour même où le parlementaire français s’y présentait. Ce parlementaire était un jeune officier d’état-major, aide de camp du général ennemi. Don Pedro d’Alvar avait alors quarante ans. Il était de petite taille, assez maigre, d’une physionomie expressive, qui eût pu paraître d’une grande beauté si elle n’eût été éclairée par un regard mobile, fuyant et presque toujours baissé. Don Pedro reçut le capitaine français dans une vaste salle du château où se trouvaient les portraits de mes ancêtres, les ducs de Sallandrera.

 

Personne n’assista à cet entretien. Que se passa-t-il entre eux ? Le parlementaire français partit persuadé que don Pedro d’Alvar et lui seul le savaient.

 

Don Pedro partagea la même conviction. Mais lorsqu’il eut reconduit l’officier jusqu’à la porte de la forteresse et fut rentré chez lui, disant à la duchesse de Sallandrera, sa femme, qu’il avait repoussé avec énergie les propositions du général français, lorsque enfin il se fut enfermé de nouveau dans cette même salle où il était tout à l’heure avec l’officier ennemi, et où sans doute il avait consenti avec lui la reddition du château, un événement inattendu, foudroyant, vint détruire cette conviction.

 

Don Pedro venait de s’asseoir, et, la tête dans ses mains, l’œil baissé vers la terre, il murmurait à mi-voix : « Il est évident que j’ai bien fait. La cause du roi d’Espagne est une cause perdue… Le roi Joseph seul est l’avenir du pays, l’avenir et la prospérité. Ma soumission n’est point une trahison, c’est un acte de sage politique. Dans un an, je serai général ; dans deux, grand d’Espagne. » Ce fut au moment où don Pedro prononçait ces paroles qu’une apparition subite le fit se lever précipitamment et reculer avec effroi. Cependant, cette apparition n’avait rien d’effrayant en apparence. Ce n’était pas un fantôme, ce n’était point un spectre. C’était un jeune homme, presque un enfant. Cet enfant c’était le jeune duc de Sallandrera. C’était mon père !

 

Comment le duc était-il entré ?

 

La salle n’avait qu’une porte, une porte à deux battants, que le capitaine don Pedro d’Alvar avait fermée au verrou sur lui. Et cette porte ne s’était point ouverte. L’enfant était sorti des plis d’un vaste rideau qui masquait l’embrasure d’une croisée… puis il était venu lentement à don Pedro et l’avait regardé face à face.

 

Pâle, défait, étourdi de sa présence inattendue, le capitaine demeura un moment sans voix et s’appuya à une table pour ne point tomber :

 

– Paëz ! dit-il enfin, vous étiez là ?

 

– Oui, fit le jeune homme d’un signe de tête. Et il répéta de vive voix :

 

– J’étais là… depuis une heure.

 

– Une heure ! et… vous avez entendu ?

 

– Tout.

 

Par un brusque mouvement, don Pedro porta la main à son épée. Mais plus prompt que lui, le jeune duc tira un pistolet, éleva le canon à la hauteur du front du capitaine et lui dit avec un sang-froid terrible :

 

– Si vous faites un mouvement, je vous tue…

 

Le capitaine, intimidé, demeura immobile, mais il essaya de ricaner et murmura :

 

– Vous êtes un enfant et vous ne comprenez rien à la politique.

 

– Monsieur, répondit le jeune homme, j’ai nom le duc de Sallandrera, et bien que je n’aie que treize ans, je sais la valeur d’un tel nom et les devoirs qu’il m’impose. Le premier de ces devoirs, monsieur, est de conserver le château de Sallandrera à mon souverain.

 

– Ah ! fit le capitaine d’un ton railleur.

 

– Le second, poursuivit le jeune duc, est de mettre à mort le traître qui a résolu d’introduire l’ennemi par un souterrain dont il a indiqué l’entrée, la nuit où il laissera flotter un étendard blanc sur les remparts…

 

De nouveau don Pedro fit le geste de porter la main à son épée et il recula d’un pas. Mais l’enfant fit un pas en avant.

 

– Capitaine don Pedro, dit-il d’une voix si ferme, avec un accent si convaincu, que la terreur hérissa les cheveux du traître, regardez-moi bien en face et voyez si je mens.

 

– Que voulez-vous ? balbutia le capitaine, qui commençait à trembler.

 

– Capitaine don Pedro d’Alvar, poursuivit le jeune duc, vous allez mourir. Je vous le jure sur la cendre de mes pères, sur l’honneur de ma maison, sur la tête de ma mère, qui a eu la faiblesse d’aimer un misérable tel que vous. Mettez-vous à genoux et demandez pardon à Dieu de votre crime.

 

Don Pedro était un lâche, et d’ailleurs il n’avait d’autre arme que son épée, arme inutile contre ce pistolet dont la gueule était braquée sur lui. Il se mit à genoux et demanda grâce.

 

L’enfant secoua la tête.

 

– Non, dit-il, si je vous pardonnais, vous livreriez le château au premier jour. Je vous le répète, don Pedro, vous allez mourir…

 

Le capitaine se traîna aux genoux du duc, il pria, supplia, joignit les mains, versa des larmes… Inflexible, l’enfant lui répondit :

 

– Vous avez épousé ma mère, et ma mère a de vous un fils de huit ans qui est mon frère, à moi. Ce frère et cette mère je les aime autant que je vous hais et que je vous méprise… Eh bien ! je ne voudrais pas les déshonorer par votre mort…

 

Don Pedro eut un moment d’espoir ; un éclair de joie brilla dans ses yeux.

 

Mais le jeune duc eut un dédaigneux sourire et continua :

 

– Vous vous trompez, don Pedro, vous allez mourir. Seulement, si je vous tue là, d’un coup de pistolet, on accourra, et quand on me trouvera en face de votre cadavre, il faudra bien que j’avoue votre crime…

 

– On vous traitera d’assassin, balbutia don Pedro, qui mit tout son espoir dans ce mot.

 

– Vous vous trompez, répondit le jeune duc, comme vous venez de me le dire, je suis un enfant, et un enfant ne ment pas. Ma mère serait la première à me croire.

 

Don Pedro courba la tête et se tut.

 

– Maintenant, poursuivit le jeune duc, choisissez, car vous n’avez plus que quelques minutes à vivre… Choisissez d’une mort obscure, mystérieuse, qui semblera résulter d’un accident et laissera votre mémoire intacte et honorée ; ou bien une mort comme celle que je vous destinais tout à l’heure et qui me forcera à dire que don Pedro d’Alvar était un traître.

 

– Tuez-moi donc, balbutia le capitaine, mais ne me déshonorez pas.

 

– Soit, dit l’enfant.

 

Puis il montra une des croisées de la salle.

 

– Tenez, dit-il, cette fenêtre donne de plain-pied sur la plate-forme du nord, celle qui fait face au camp ennemi. À l’heure avancée où nous sommes, la plate-forme n’est occupée de distance en distance que par les sentinelles. Il pleut, elles sont à l’abri dans leur guérite. Vous allez me suivre…

 

En marchant à reculons jusqu’à la croisée, tenant toujours son pistolet à la hauteur du front de don Pedro, le jeune duc ouvrit cette croisée, qui donnait sur la plate-forme par une porte-fenêtre, et il passa le premier.

 

– Suivez-moi ! dit-il au capitaine d’un ton si bref, si impérieux, que celui-ci y devina son arrêt de mort.

 

La nuit était sombre. À peine la silhouette du jeune duc se détachait-elle en noir sur les ténèbres du ciel.

 

Don Pedro le suivit et vint sur la plate-forme.

 

– À présent, dit tout bas le jeune homme, passez devant moi et ne vous avisez ni de crier, ni d’appeler au secours, car avant qu’on fût accouru, je vous aurais tué raide, et vous mourriez déshonoré.

 

Don Pedro se mit en marche lentement, comme un condamné qu’on mène au supplice. Cependant il ne savait encore où le menait le jeune duc. Or, la plate-forme du château n’en faisait le tour qu’à l’aide d’un pont-levis qui en réunissait vers l’ouest le côté du sud à celui du nord, à l’angle d’une tour qui surplombait un précipice. Ce pont-levis était baissé en état de siège et formé d’une seule planche de chêne, d’une épaisseur de plusieurs pouces, solidement ferrée et qui se mouvait à l’aide d’une bascule. Au Moyen Âge, ce pont-levis avait eu un double usage : il servait à faire disparaître les prisonniers de guerre dont on voulait se débarrasser sans esclandre. On faisait passer le malheureux sur la planche, puis, lorsqu’il était au milieu, on retirait une cheville de fer qui maintenait la bascule immobile, la planche tournait, et le prisonnier tombait dans le précipice, où il allait se briser en mille pièces. Depuis plusieurs siècles cet usage barbare avait, comme on le pense bien, été abandonné ; mais la planche avait conservé ses fonctions de passerelle, et lorsque le capitaine don Pedro d’Alvar était venu s’enfermer dans le château de Sallandrera, il avait trouvé la passerelle baissée depuis plusieurs années ; peut-être même ignorait-il le terrible secret de la cheville de fer et de la bascule. Mais le jeune duc, lui, connaissait ce mécanisme cruel, et quand le capitaine, qui continuait à marcher lentement, eut posé le pied sur la planche, il lui dit à mi-voix :

 

– Arrêtez-vous !

 

Le capitaine s’arrêta tout tremblant.

 

– Grâce ! balbutia-t-il encore.

 

Mais le duc venait de saisir la cheville et l’avait arrachée violemment… En même temps la planche tourna, et le traître alla rouler dans l’abîme sans avoir eu le temps de pousser un cri.

 

Alors le jeune duc replaça fort tranquillement la cheville, pour éviter qu’un soldat ignorant eût, en passant, le même sort que son capitaine.

 

Le lendemain, on chercha vainement le capitaine don Pedro d’Alvar. Deux jours après, les Français retrouvèrent un corps en lambeaux sur les rochers, et ils comprirent qu’il fallait renoncer à l’espoir d’obtenir la reddition du château.

 

Un armistice fut conclu trois jours après, du reste, et le siège fut levé. La duchesse mère de Sallandrera ignora toujours la trahison de don Pedro et la façon dont il était mort… L’enfant avait gardé son secret, et le trépas du capitaine avait été attribué à un accident. Mais le capitaine avait laissé un fils, un fils qui était le frère de don Paëz, duc de Sallandrera, et ce frère, plus jeune de cinq ans, devait ignorer comme sa mère le secret de la mort tragique de son père. Les deux frères, élevés ensemble, grandirent ensemble, s’aimant tendrement : le premier oubliant que don Ramon était le fils d’un traître, ce dernier ignorant que ce frère qu’il aimait tant était le meurtrier de son père.

 

Don Paëz, duc de Sallandrera, et don Ramon d’Alvar étaient, à vingt ans, officiers dans les gardes de S. M. Charles IV. Tous deux devinrent amoureux d’une jeune fille de noblesse castillane, doña Luisa. Mais le duc de Sallandrera fut généreux ; il sacrifia son amour à son frère, qu’il dota richement. Don Ramon d’Alvar épousa doña Luisa en août 18… L’année suivante, doña Luisa mit au monde deux fils jumeaux. L’aîné reçut le nom de don Pedro, le second fut appelé don José.

 

Le bonheur de don Ramon d’Alvar, nommé capitaine le lendemain de son mariage, semblait donc être sans nuages ; il aimait ; il était aimé, il allait goûter les joies de la paternité, lorsque la fatalité vint à souffler sur lui, renversant sans pitié l’édifice de cette félicité naissante.

 

Il était écrit que don Ramon devait, comme son père, don Pedro, mourir de mort violente et mystérieuse.

 

 

– Oh ! oh ! murmura Rocambole, qui interrompit en ce moment la lecture du manuscrit, mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception de Sallandrera me paraît un peu légère de confier tous ses secrets de famille à son petit ami Rocambole…

 

Un sourire glissa sur les lèvres muettes de sir Williams. Puis l’aveugle fit un mouvement de la main qui signifiait : « Continue… ceci devient intéressant. »

 

Et Rocambole, qui comprit ce geste, reprit le manuscrit, et continua en ces termes :

 

XIX

Don Ramon était père depuis six mois environ. La jeune comtesse Luisa d’Alvar – car don Ramon avait été fait comte par le roi – s’était momentanément séparée de son mari pour aller passer quelques semaines chez sa mère.

 

En même temps, Sa Majesté Catholique avait quitté Madrid pour l’Escurial, et le duc de Sallandrera, ainsi que don Ramon, avaient naturellement suivi leur souverain, en leur qualité d’officiers de sa maison. L’union des deux frères était parfaite ; ils s’aimaient comme s’aiment ordinairement deux jumeaux. Le duc, surtout, avait pour don Ramon une de ces affections de frère aîné qui sont presque paternelles. On eût dit qu’il voulait faire oublier à don Ramon qu’il n’avait plus de père. Peut-être même, à distance, lorsqu’il songeait que sa mère était morte de chagrin, le duc trouvait-il qu’il s’était montré bien impitoyable pour le traître don Pedro d’Alvar.

 

Les deux frères habitaient à l’Escurial un même appartement. Ils y passaient la plus grande partie des heures de loisir que leur laissait le service du roi. Le duc lisait, don Ramon peignait ou faisait de la musique ; tous deux s’entretenaient de la belle doña Luisa et de ses chers nourrissons. Un soir, tandis que le duc était de service tout seul auprès du roi qu’il avait accompagné à la chasse, don Ramon était chez lui, occupé à écrire à sa jeune femme, lorsqu’un soldat lui apporta un billet qu’il ouvrit avec étonnement, car l’écriture de la suscription lui était inconnue :

 

Ce billet était signé dom Basilio, curé de san Geronimo.

 

Saint-Jérôme est une petite bourgade, située à deux lieues de l’Escurial.

 

Ce billet était conçu en ces termes :

 

« Don Ramon,

 

« Un vieux soldat à qui j’ai administré les derniers sacrements de l’Église, et qui n’a plus que quelques heures à vivre, vous supplie d’accourir à son lit de mort. Il se nomme Yago Perez, et prétend avoir un important secret à vous révéler. »

 

Don Ramon demanda au soldat :

 

– Qui donc a apporté ce billet ?

 

– Un paysan à cheval qui attend la réponse.

 

– C’est bien.

 

Dix minutes après, don Ramon montait à cheval et suivait le paysan ; au bout d’une heure, il arrivait dans la plus pauvre cabane du misérable village de Saint-Jérôme et trouvait, en effet, un vieillard qui se mourait, ayant à son chevet le curé qui avait tracé le billet. Le moribond pouvait avoir soixante ans. Malgré son extrême faiblesse, il avait conservé toute sa présence d’esprit, et il attacha sur don Ramon un regard fort calme.

 

– Vous ressemblez à votre père, lui dit-il, comme la goutte d’eau ressemble à la goutte d’eau. C’est frappant.

 

Don Ramon s’assit au chevet du vieux soldat et lui prit la main.

 

Alors celui-ci fit un signe, et le curé, ainsi que deux femmes qui entouraient son lit, s’écartèrent.

 

– Don Ramon, dit le vieillard, je vais mourir et je meurs en me repentant d’avoir gardé, par peur et faiblesse, un secret que j’aurais dû révéler plus tôt. Mais, à mon heure dernière, je n’hésite plus et je vous ai fait supplier d’accourir.

 

– Ce secret m’intéresse donc ? demanda don Ramon.

 

– Oui, fit le soldat d’un signe de tête. Puis il ajouta :

 

– J’ai servi sous les ordres du capitaine don Pedro d’Alvar, votre père. Je faisais partie de la garnison qui défendit le château de Sallandrera, en 1809.

 

– C’est là que mon père est mort, murmura don Ramon, qui avait toujours conservé du capitaine don Pedro d’Alvar un pieux souvenir.

 

– Oui, dit le vieux soldat. Eh bien ! savez-vous comment il est mort, votre père ?

 

Don Ramon tressaillit.

 

– Non, dit-il. Cependant, on a toujours prétendu que dans un accès d’aliénation mentale, ou, par une nuit sombre, ayant fait un faux pas, il s’était précipité du haut des remparts et que sa mort n’était que le résultat d’un accident.

 

Le vieux soldat secoua la tête.

 

– Votre père a été assassiné, dit-il.

 

– Assassiné ! s’écria don Ramon. Et par qui donc ? Où donc est son meurtrier ?

 

– Attendez, continua le vieux soldat, vous le saurez tout à l’heure… Une nuit, deux hommes passèrent devant ma guérite ; j’étais placé en sentinelle sur le rempart. L’un des deux hommes était votre père, l’autre son meurtrier.

 

– Mais son nom ? demanda Ramon, plein d’angoisse.

 

– Je vous le dirai tout à l’heure, répondit le moribond. Et il continua : Votre père marchait le premier, probablement sans défiance, car ni l’un ni l’autre ne prononçaient un mot. Quand ils furent arrivés sur cette planche qui servait de pont…

 

– Oh ! je m’en souviens, dit don Ramon, c’était une planche étroite.

 

– Oui, c’est cela… Ils étaient déjà loin de moi, la nuit était noire, et je ne pus pas distinguer parfaitement ce qui se passa. Mais j’entendis le meurtrier qui disait à votre père : « Arrêtez-vous ! » Et tout aussitôt j’entendis un grand bruit… votre père avait été précipité dans l’abîme. Une minute après, le meurtrier repassa fort tranquillement devant moi et rentra dans le château.

 

– Horreur ! murmura don Ramon, qui était devenu aussi pâle que le drap qui recouvrait le soldat moribond. Mais quel était donc cet infâme ?

 

– Patience ! patience ! murmura le soldat ; vous saurez tout… Et il reprit : Je fus le seul témoin, sans doute, de ce forfait abominable, et depuis quinze années ma conscience me reproche mon silence comme un crime non moins grand ; mais l’assassin était puissant. Si je l’avais accusé on ne m’aurait peut-être pas cru… j’aurais peut-être été fusillé…

 

– Puissant ! murmura don Ramon. Qui donc était-ce ?

 

Le soldat rappela d’un geste le curé de San Geronimo. Celui-ci s’approcha.

 

– Votre crucifix ! demanda le soldat.

 

Le prêtre prit le crucifix et le lui présenta. Alors regardant don Ramon, le mourant étendit la main vers le Christ et dit :

 

– Sur cette croix, devant Dieu qui va me juger bientôt, je jure que je dis la vérité.

 

Alors le mourant ajouta en faisant un dernier effort, car l’heure fatale approchait :

 

– L’assassin du capitaine don Pedro d’Alvar est le duc don Paëz de Sallandrera.

 

– Mon frère ! s’écria don Ramon saisi d’épouvante et d’horreur.

 

 

Cependant le jeune duc de Sallandrera était rentré à l’Escurial avec escorte royale, et il s’était enquis de don Ramon.

 

– Le comte est parti pour San Geronimo, lui fut-il répondu par le soldat qui avait apporté le billet du curé et raconta ce qu’il savait. Bien qu’il n’y eût dans cet événement rien de très extraordinaire, le duc en trouva comme un pressentiment bizarre et plein de tristesse. Il n’alla point au jeu du roi et demeura enfermé dans son appartement, attendant don Ramon avec impatience.

 

Enfin celui-ci arriva. Mais en le voyant entrer, don Paëz, duc de Sallandrera, poussa un cri et recula malgré lui. Don Ramon était pâle comme un mort qui sort à minuit de son sépulcre.

 

– Mon Dieu ! s’écria le duc, qu’as-tu donc, mon frère ?

 

– Rien, dit sèchement don Ramon.

 

– D’où viens-tu ?

 

– Je viens de recevoir le dernier soupir d’un homme dont vous devez vous souvenir, duc de Sallandrera.

 

Don Ramon parlait d’une voix sombre qui acheva de jeter le trouble dans l’esprit et le cœur du duc.

 

– Quel est cet homme ? demanda-t-il tout ému.

 

– Un vieux soldat du nom de Yago Perez.

 

– Je crois me rappeler ce nom.

 

– Il faisait partie de la garnison de Sallandrera.

 

– Ah ! oui, murmura le duc, que ce nom de Sallandrera acheva de troubler. Je crois me souvenir, en effet.

 

– Cet homme, poursuivit don Ramon, dont les yeux flamboyaient, se souvient de la mort de mon père.

 

Le duc tressaillit.

 

– Il sait comment mon père est mort !…

 

– Il le sait ?

 

Et le duc recula à son tour, comme si le spectre de don Pedro d’Alvar eût tout à coup surgi de terre devant lui.

 

– Il sait que mon père a été assassiné, acheva don Ramon d’une voix stridente, et il m’a nommé l’assassin.

 

Ces derniers mots éclatèrent comme la foudre sur la tête du duc.

 

– Frère !… frère !… balbutia-t-il.

 

– Je ne suis pas votre frère ! répondit don Ramon. Arrière, assassin !

 

Cette épithète fit monter le rouge de l’indignation au visage du duc.

 

– Votre père ! s’écria-t-il, votre père était un traître !

 

– C’est faux !

 

– C’est vrai ! Et c’est pour ne vous point déshonorer, pour ne point déshonorer notre mère que je l’ai tué !

 

– Ah ! tu l’avoues donc, misérable ! tu l’avoues ! s’exclama don Ramon, ivre de fureur, tu avoues donc que tu l’as assassiné, infâme ?

 

– J’avoue que je l’ai tué après l’avoir condamné, répondit le duc, qui retrouva tout son sang-froid en présence de la fureur de son frère.

 

Don Ramon porta la main à son épée et jeta son gant au visage de don Paëz, duc de Sallandrera.

 

– En garde donc ! lui dit-il, en garde ! je veux venger mon père !

 

Mais le duc ne ramassa point le gant, le duc ne bougea point, et il répondit avec calme :

 

– Don Ramon, vous savez si je suis brave…

 

– Vous êtes un assassin !

 

– Don Ramon, continua le duc, je vous jure sur la cendre de notre mère que je me battrai avec vous…

 

– N’insulte pas ma mère, infâme !

 

– Oui, je me battrai, acheva le duc, mais lorsque vous m’aurez écouté, quand je vous aurai dit de quelle souillure ineffaçable celui que vous appelez votre père allait vous couvrir…

 

– Je ne veux rien savoir, je ne veux rien entendre ! s’écria don Ramon : c’était mon père !

 

Et il tira son épée.

 

– Don Ramon, don Ramon ! mon frère ! supplia le duc, au nom de l’amour que j’avais pour toi, au nom de notre mère, au nom de ta femme et de tes enfants, écoute-moi !

 

– Vous êtes un lâche, répondit don Ramon, et vous avez peur de mourir !

 

Et comme le duc était resté impassible en se voyant jeter le gant de don Ramon, celui-ci se rua sur lui et le frappa au visage en l’appelant infâme !

 

Alors le duc perdit la tête, il oublia que cette main qui venait de le frapper était celle de son frère, il ne vit plus devant lui qu’un homme qui venait de lui faire subir un outrage qui, pour un gentilhomme, ne peut être lavé qu’avec du sang. Et comme don Ramon, il tira son épée, et tous deux se précipitèrent l’un sur l’autre, s’attaquèrent avec acharnement, le fer engagé jusqu’à la garde.

 

Deux minutes après, l’un des deux adversaires tomba sans pousser un cri, sans prononcer un mot, sans exhaler un soupir. C’était don Ramon.

 

L’épée de don Paëz, duc de Sallandrera, l’épée de son frère l’avait atteint au cœur, et il était mort sur le coup.

 

 

Le duc passa le reste de la nuit inerte, stupide, comme un homme foudroyé et privé de raison, en présence de ce cadavre du seul homme qu’il eût aimé. Vingt fois il eut la tentation de se passer son épée au travers du corps. Vingt fois une bonne pensée l’arrêta : don Ramon laissait une veuve et deux enfants, et il leur fallait un protecteur.

 

Au petit jour, le duc se rendit chez le roi, qui l’aimait beaucoup, et le reçut sur un simple mot qu’il remit au chambellan de service.

 

Le duc se jeta aux genoux du monarque et lui fit sa confession. Il lui avoua ces deux meurtres, que la fatalité l’avait forcé de commettre, et il osa lui dire :

 

– Sire, je suis venu me jeter aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de me juger en gentilhomme qui ne relève que de son roi. Si je suis coupable, faites-moi trancher la tête ; si je suis innocent…

 

– Duc de Sallandrera, répondit le roi, foi de gentilhomme, vous n’êtes pas coupable. Relevez-vous et portez haut la tête.

 

Le petit-fils de Louis XIV avait compris cette âme chevaleresque, et il l’absolvait.

 

Don Ramon et le duc s’étaient battus sans témoins. Le roi seul savait donc le secret de la mort de don Ramon. Il dit au duc :

 

– Cachez le cadavre jusqu’à la nuit prochaine, où nous le ferons disparaître dans les oubliettes du château.

 

Un mois après, le bruit courut que don Ramon était mort en France, où le roi l’avait envoyé en mission secrète.

 

Sa veuve, la belle doña Luisa, ignora toujours de quelle tragique façon il était mort, comme la duchesse mère de Sallandrera avait toujours ignoré le véritable trépas du traître don Pedro d’Alvar. Mais ces deux meurtres pesaient sur la conscience du duc. À partir de ce moment, il se considéra comme le protecteur, comme le père des deux enfants qu’il avait rendus orphelins. Il fit élever don Pedro et don José comme ses propres fils, et, n’eût été le désir de ne pas laisser éteindre son nom, il eût renoncé à se marier pour leur laisser tous ses biens.

 

Cependant, au bout de quelques années, le temps ayant calmé sa douleur – car il pleura longtemps le malheureux don Ramon, – le duc se maria. Il épousa ma mère et je naquis un an après.

 

Alors mon père jura sur le Christ que don Pedro, l’aîné des deux jumeaux, m’épouserait et, quand j’eus douze ans, je lui fus solennellement fiancée. Mon père alla plus loin, il jura en outre que si don Pedro venait à mourir, don José deviendrait mon époux. Ce dernier serment devait faire le malheur de ma vie et pousser don José dans la voie du crime.

 

 

Ici s’arrêtait la seconde partie du manuscrit de Conception.

 

Rocambole s’interrompit et dit à sir Williams :

 

– Eh bien ! mon oncle, que penses-tu de tout cela ?

 

L’aveugle fit signe qu’il voulait écrire. Rocambole lui donna l’ardoise, et voici quelle fut la réponse de sir Williams :

 

– Quand on possède de tels secrets, on doit forcément devenir le mari de mademoiselle Conception de Sallandrera. À partir de ce moment, tu dois obéir aveuglément à la jeune fille, la sauver de don José et te poser en libérateur.

 

– C’est aussi mon avis, répondit Rocambole, qui reprit le manuscrit.

 

Voyons maintenant quel est le rôle de mon rival don José dans ce joli petit drame de famille.

 

Et Rocambole continua à lire.

 

XX

Don Pedro et don José ont vingt-six ans, et sept ans de plus que moi.

 

J’ai été élevée avec eux dans la province de Grenade.

 

Leur mère, doña Luisa, mourut dix années après leur naissance. Ce fut à cette époque que mon père, déjà marié, se chargea de leur éducation et les prit avec lui. J’ai passé cinq années avec eux dans un château que nous possédons encore à trois lieues de Grenade, et qui se nomme la Grenadière.

 

Don Pedro était une noble et calme nature d’homme, pleine de franchise et de douceur. Je lui fus fiancée il y a cinq ans, et dès cette époque nous nous aimions. J’ai vécu pendant trois années, caressant ce doux rêve que je serais la femme de don Pedro. Don José, au contraire, s’est montré de bonne heure tel qu’il est aujourd’hui : dur, tyrannique, sans cœur, rongé d’ambition. Don José n’a jamais pardonné à don Pedro son droit d’aînesse. Bien plus, il a manifesté pour son frère des sentiments de haine qui devaient être couronnés par un crime.

 

Tandis que le confiant et loyal don Pedro aimait tendrement son frère, don José le fuyait avec soin et laissait souvent échapper contre lui de terribles menaces. Cependant, il était souple, insinuant avec mon père, il flattait ses goûts, ses instincts, ne regrettant au monde, disait-il, qu’une seule chose : c’est qu’il fût le puîné de don Pedro, non point parce que don Pedro, selon la loi espagnole, héritait de la plus grande partie de la fortune, du titre et des dignités de son père, mais parce qu’il m’épouserait.

 

J’avais treize ans, don José en avait près de vingt et un. J’étais à peine une jeune fille et déjà j’avais deviné cette haine sourde dont il environnait son frère. Un soir, nous nous rencontrâmes seul à seule dans les jardins de la Grenadière. Don José me prit la main et me dit :

 

– Vous ne savez donc pas, chère Conception, que je vous aime ?

 

– Vous oubliez, répondis-je en riant, que je suis la fiancée de votre frère et que je dois l’épouser.

 

– Oh ! dit-il avec colère, ce mariage n’est point fait encore.

 

– Don Pedro m’aime et je l’aime, continuai-je. Quand j’aurai quinze ans et lui vingt-deux, nous nous marierons.

 

– Conception, répondit-il, vous ne voulez pas que je fasse un malheur ?

 

– De quel malheur parlez-vous ?

 

– Je m’entends… Tenez, jurez-moi que vous n’épouserez pas don Pedro.

 

– Mais vous êtes fou ! m’écriai-je étonnée.

 

– C’est possible, me dit-il, mais je le hais et je vous aime…

 

En me parlant ainsi, don José était hideux à voir. J’eus peur de lui et je m’enfuis, décidée à me jeter dans les bras de mon père et à lui tout avouer, si don José renouvelait ses poursuites.

 

Mais don José ne me parla plus d’amour désormais. Il affecta même avec moi, à partir de ce jour, une sorte de froideur respectueuse, en même temps qu’il se montrait plus affectueux et plus tendre envers don Pedro.

 

J’étais trop jeune et trop naïve pour me défier de don José. Je crus franchement qu’il avait obéi vis-à-vis de moi à un accès de folie, à un moment d’exaltation jalouse, que la réflexion avait bien vite corrigé. D’ailleurs, don José ne m’aimait pas. Il ne visait qu’à ma dot et à la succession de mon père, qui avait toujours eu le projet de transmettre son nom et sa grandesse à son gendre depuis qu’il avait renoncé à l’espoir d’avoir jamais un fils.

 

Une année après notre rencontre dans les jardins de la Grenadière, j’eus la preuve que don José n’avait jamais eu pour moi aucun attachement sérieux. Tandis que don Pedro se montrait religieux et d’une grande pureté de mœurs, don José, profitant de l’absence de mon père, qui avait accepté un emploi diplomatique, eut bientôt acquis dans Grenade la réputation d’un débauché. Ses amours avec une gitana, bohémienne qui prétendait descendre des anciens Maures de Grenade, firent même un tel bruit, que ma sainte mère crut devoir intervenir et lui ordonner de quitter momentanément Grenade pour retourner à Madrid. Mais don José se mit aux genoux de ma mère, jura qu’il ne reverrait point cette créature, et il demeura au château de la Grenadière. Pendant plusieurs mois, il parut même avoir tenu parole et renoncé complètement à la gitana. Mais il la voyait secrètement, et un affreux hasard devait me permettre d’assister à l’une de leurs entrevues.

 

La Grenadière était un joli castel de construction moresque, bâti au flanc de la sierra et environné de jardins et de bosquets en amphithéâtre. De ses fenêtres, on apercevait dans le lointain les tourelles et les terrasses de l’Alhambra.

 

À l’extrémité de ses jardins, en descendant vers la plaine, se trouvait un pavillon de verdure où don José venait chaque nuit attendre la bohémienne. Les bohémiens ont encore, en Espagne, une puissance occulte des plus dangereuses, des ramifications nombreuses dans les diverses classes de la société. Cette gitana qui se nommait Fatmé, était jeune, belle et avait brillé à Madrid, à Grenade, à Séville et à Cadix, où la jeunesse riche et titrée de ces différentes villes s’était disputé ses faveurs. Elle menait grand train à Grenade où elle habitait un palais dans lequel elle vivait avec sa famille c’est-à-dire sa mère, une vraie sorcière de Macbeth, et ses trois frères, jeunes et vigoureux garçons sans profession avouée, mais que la rumeur populaire accusait tout bas d’être affiliés à une bande de brigands qui désolaient les environs de Grenade. Elle venait donc chaque nuit au rendez-vous que lui donnait don José, que du reste, elle aimait passionnément.

 

Ses frères l’accompagnaient en litière jusqu’au bas de la montagne, et l’attendaient avec patience.

 

Don José venait lui ouvrir une petite porte et la conduisait dans le pavillon de verdure. Quelquefois même, quand la nuit était bien sombre et que toutes les lumières du château étaient éteintes, ils se promenaient dans les jardins.

 

Or, une nuit, à une heure assez avancée, un malaise subit me força à quitter mon lit et me fit éprouver le besoin de respirer un peu d’air. C’était en août, l’atmosphère était brûlante et le ciel orageux. Je descendis dans les jardins, enveloppée dans une mantille, et je m’assis au pied d’un grenadier, persuadée que j’étais bien seule à cette heure. Il était alors près de minuit.

 

J’étais là depuis quelques minutes, lorsqu’il me sembla entendre des voix étouffées et un bruit de pas criant sur le sable. J’eus peur et demeurai immobile et tremblante. Les pas se rapprochèrent… les voix devinrent plus distinctes… Il me sembla bientôt reconnaître celle de don José. Avec qui donc était-il ?

 

J’allais peut-être me lever et me diriger vers lui pour m’en assurer, lorsque j’entendis distinctement une autre voix à laquelle je ne pus me méprendre…

 

C’était une voix de femme.

 

La curiosité et une vague inquiétude me poussèrent à garder mon immobilité première et à me blottir sans bruit dans une touffe de grenadiers.

 

Les pas et les voix approchaient toujours et voici ce que j’entendis :

 

– Ainsi, don José, mon amour chéri, parce que tu es venu au monde le premier, ce qui, pour les jumeaux constitue le droit d’aînesse de celui qui naît après, ton frère, don Pedro, sera riche, titré, il épousera la noble fille du duc de Sallandrera et succédera aux biens et dignités de son beau-père.

 

– Hélas ! soupirait don José.

 

– Et toi, comme le maudit, tu resteras pauvre, sans titres et sans fortune.

 

– Oui, murmura don José d’une voix sombre.

 

Ils passèrent en ce moment si près de moi que je retins mon haleine.

 

– Aimes-tu don Pedro ? demanda la gitana d’un ton railleur.

 

– Je le hais !

 

– De toute ton âme ?

 

– De toute mon âme !

 

– S’il mourait, le pleurerais-tu ?

 

– Oh ! non !

 

Ce fut tout ce que j’entendis.

 

La bohémienne et don José s’étaient éloignés, et leurs voix devenaient inintelligibles. Ils firent le tour du jardin, et passèrent de nouveau près de moi, toujours immobile, toujours saisie d’effroi depuis que j’avais entendu don José souhaiter la mort de son frère.

 

Cette fois, il n’était plus question de don Pedro, mais la bohémienne disait :

 

– Cette maladie est presque inconnue de nos jours. On n’en rencontre plus que de très rares exemples en Afrique, dans le Maroc ou au Sénégal.

 

– Et… elle est mortelle ?

 

– Mortelle et épouvantable.

 

– Comment se traduit-elle ?

 

– Par une putréfaction lente qui s’empare d’abord des extrémités, puis du visage, ronge les lèvres, le nez, la langue, éteint le regard et finit par gagner les intestins. Le malheureux qui en est atteint se voit mourir chaque jour, lentement, heure par heure…

 

– Et il n’y a pas de remède ?

 

– Aucun.

 

– Combien d’années peut vivre encore celui qui en est atteint ?

 

– Cela dépend. Quelquefois il meurt au bout de la première, quelquefois il résiste pendant quatre ou cinq. Mais les horribles symptômes se manifestent dès la première, souvent au bout d’un mois ou deux.

 

Ils s’éloignèrent encore. Je n’entendis plus rien. Mais ils passèrent une troisième fois à la portée de mon oreille et j’entendis don José qui disait :

 

– Et cette maladie est contagieuse ?

 

– Oui.

 

– Comment peut-elle se gagner ?

 

– Par le contact, par la transpiration.

 

– Ainsi l’homme qui en serait atteint et qui en embrasserait un autre sur les lèvres lui donnerait son mal ?

 

– Oh ! dit la gitana, il n’est pas besoin de cela. Je t’ai dit, mon amour, que mes frères avaient ramené d’Afrique, il y a un mois, un pauvre négrillon qui en était atteint ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! si on appliquait un masque sur la figure du nègre, un masque de poix-résine ou de cire, d’une matière grasse et spongieuse, enfin, et qu’on l’y laissât quelques heures, il suffirait ensuite d’appliquer ce masque sur un autre visage pour lui inoculer l’infection.

 

Pour la troisième fois, ils s’éloignèrent ; et je ne compris pas très bien d’abord quel sens mystérieux avait cette conversation.

 

J’entendis alors don José descendre vers la petite porte des jardins, puis le double bruit d’un baiser échangé. La bohémienne venait de partir.

 

Je m’enfuis alors et rentrai au château, où je passai une nuit d’insomnie. Il me sembla que mon esprit s’ouvrait : je crus deviner les projets sinistres de don José, et cependant j’hésitais encore à y croire quand le jour vint. Je traitai alors mes pressentiments de visions folles et de chimères… Don José était jaloux de don Pedro ; le haïssait même ; mais était-il bien capable de devenir fratricide ?

 

Cependant, j’étais tentée d’aller trouver mon fiancé et de lui faire part de ce que j’avais entendu lorsque arriva une lettre du duc mon père.

 

Le duc de Sallandrera, je l’ai déjà dit, avait accepté un poste important dans la diplomatie ; il était ambassadeur en Allemagne. Dans la lettre qu’il écrivait à ma mère, il demandait don Pedro, qu’il venait de faire nommer secrétaire d’ambassade et que le gouvernement de la reine attachait à sa personne.

 

Don Pedro aimait et vénérait mon père. Ses volontés étaient des ordres. Il manifesta le désir de partir le jour même. J’accueillis ce départ comme une preuve de l’intervention céleste qui protégeait mon fiancé.

 

Don Pedro partit, et je demeurai seule avec ma mère et don José.

 

 

Un an s’écoula.

 

Un changement de ministère rappela mon père. Il revint avec don Pedro, et tous deux arrivèrent un soir à la Grenadière.

 

Don José accueillit son frère avec les marques de la plus vive affection, lui témoignant sa joie de le revoir et lui disant combien cette séparation d’une année lui avait paru longue et cruelle. J’avais oublié la conversation que j’avais surprise entre la gitana et don José, un an plus tôt. D’ailleurs cette femme avait quitté Grenade, et il était plus que probable que don José avait rompu complètement avec elle. Et puis je touchais à ma quinzième année, et le moment n’était pas éloigné où j’allais être unie à don Pedro.

 

Don Pedro aimait passionnément la chasse, genre d’exercice qui répugnait à son frère don José. Chaque matin, accompagné de son domestique, quelquefois seul, le hardi jeune homme partait, un fusil sur l’épaule, et s’enfonçait dans les montagnes qui environnaient la Grenadière pour y poursuivre les perdrix rouges, qui abondent dans notre pays. Souvent même la passion l’entraînait à ne revenir que le soir fort tard.

 

Or, un jour, don Pedro était parti dès la pointe du jour, tout seul, emportant dans sa carnassière des vivres pour la journée.

 

Le soir vint, puis la nuit… Don Pedro ne revenait pas.

 

On se mit à table à l’heure habituelle du souper… La place de don Pedro demeura vide.

 

Mon père commença alors à concevoir quelques inquiétudes.

 

– Il y a des bandits qui infestent la sierra, dit-il ; qui sait si cet étourdi n’est point tombé dans leurs mains ?

 

– Bah ! fit don José en riant, il y a près d’un an qu’il ne s’est commis aucun vol à dix lieues à la ronde. Les bandits ont changé de quartier.

 

On attendit une heure encore…

 

Je commençais à être au supplice, et, malgré moi, je songeais à ces rumeurs populaires qui avaient couru quelques mois auparavant sur les frères de la gitana, lesquels, disait-on, étaient de connivence avec les bandits. Sa conversation avec don José me revenait même en mémoire, lorsque la cloche qui annonçait une arrivée à la Grenadière retentit tout à coup.

 

– Le voilà ! s’écria-t-on. C’est lui !

 

C’était lui en effet, lui, don Pedro, que nous vîmes tout à coup apparaître sur le seuil du salon, mais si pâle, si défait, si chancelant, que nous poussâmes tous un cri d’étonnement et d’effroi. Don Pedro n’était plus que l’ombre de lui-même, et ses vêtements déchirés, son visage et ses mains ensanglantés témoignaient d’une lutte acharnée et violente qu’il avait dû soutenir.

 

XXI

Don Pedro était si faible, si abattu, qu’il ne put d’abord proférer un seul mot.

 

Il s’assit sans mot dire et demanda à boire, tandis qu’on s’assurait que le sang qui le couvrait ne provenait que de blessures légères qui n’étaient, à vrai dire, que des contusions.

 

Il fut un grand quart d’heure à recouvrer la parole. Ce ne fut qu’alors qu’il nous fit le récit suivant :

 

– Je me suis égaré dans la montagne. Comme la nuit approchait, j’ai cherché à m’orienter pour retrouver mon chemin et n’ai pu d’abord y parvenir. Un filet de fumée, que je voyais monter à travers les arbres, m’a fait croire à une habitation et je me suis mis à marcher dans cette direction. Au lieu d’une maison j’ai trouvé un four à chaux qui brûlait, et, autour de ce four, trois hommes aux costumes étranges, le visage barbouillé de suie et de charbon. Je leur ai demandé mon chemin.

 

– Qui es-tu ? m’ont-ils répondu.

 

– Je me nomme don Pedro d’Alvar, je suis le neveu du duc de Sallandrera et j’habite la Grenadière.

 

Ces hommes se sont pris à ricaner, puis ils se sont rués sur moi, et l’un d’eux, me saisissant à l’improviste et usant d’une force herculéenne, m’a renversé sous ses pieds, puis il m’a appuyé son genou sur la poitrine :

 

– Ah ! s’est-il écrié en ricanant, tu te nommes don Pedro d’Alvar ?

 

Et je les ai entendus rire et blasphémer. Puis, comme j’essayais de soutenir contre eux une lutte inégale, il m’ont roué de coups et m’ont meurtri le visage, l’un surtout, qui cherchait à m’écorcher avec ses ongles. J’ai senti mon sang couler, puis j’ai entendu l’un d’eux qui disait :

 

– Il saigne, voilà le moment !

 

Et, tout aussitôt, j’ai senti qu’on me plaçait sur le visage quelque chose de froid et de gluant qui m’a couvert les yeux, fermé la bouche et enlevé la respiration… Je me suis évanoui, à demi étouffé. Lorsque je suis revenu à moi, les hommes avaient disparu, je n’étais plus au bord du four à chaux, mais bien à la porte de la Grenadière.

 

Quand don Pedro eut terminé cet étrange récit, mon père me chercha des yeux et jeta un grand cri.

 

J’étais immobile et roide sur mon siège, privée de sentiment. Je venais de comprendre que l’application du masque fatal, dont la gitana avait parlé à son amant, venait d’être faite sur l’infortuné don Pedro. C’était là, on le devine, la cause de mon évanouissement.

 

Je passai huit grands jours avec le délire, mêlant dans mes paroles incohérentes les noms de don José et de la gitana, et les mots de masque de poix et de maladie mortelle. Ni mon père, ni ma mère, ni don Pedro ne purent rien comprendre, mais don José devina que j’avais son secret. Un matin, je vis l’assassin tranquillement assis à mon chevet. Il était seul.

 

– Ma pauvre Conception, me dit-il avec un sourire, vous avez été bien malade, et vous avez dit, dans votre délire, de bien étranges choses.

 

– Arrière, assassin ! m’écriai-je.

 

– Assassin ? fit-il avec calme, que me chantez-vous donc là ?

 

– Assassin ! répétai-je avec terreur.

 

– Ah çà, fit-il, mais vous êtes donc folle ?

 

– Oh ! non, répondis-je.

 

– J’ai tout entendu… un soir… il y a un an… dans les jardins…

 

Il parut fort étonné.

 

– Qu’avez-vous donc entendu ?

 

– L’histoire du père, le masque de poix, la gitana, répétai-je avec terreur.

 

– Vous avez rêvé, me dit-il.

 

Et comme je le regardais avec épouvante, avec horreur, il me considéra froidement et me dit :

 

– Voulez-vous que, à mon tour, je vous dise une histoire ?

 

J’étais pétrifiée de tant d’audace et gardais un morne silence.

 

– Écoutez, poursuivit-il, vous me traitez d’assassin. Savez-vous bien que votre père a assassiné le mien après avoir, à l’âge de treize ans, assassiné mon grand-père don Pedro d’Alvar ?

 

J’ignorais alors le premier mot de toute cette funeste histoire que je viens de transcrire, et les paroles de don José me jetèrent en un étourdissement tel, en une prostration si affreuse, que je n’eus ni la force de le démentir, ni le courage de lui imposer silence. Alors cet homme, dont la voix était railleuse et impitoyable, comme si elle fût venue de l’enfer, cet homme osa me raconter ce drame lugubre, dont le premier acte s’était déroulé dans les murs du château de Sallandrera et le second à l’Escurial. Il ne me fit grâce d’aucun détail.

 

Et je l’écoutai, moi, muette d’effroi, les cheveux hérissés, en proie à une horrible et douloureuse angoisse. Quand il eut fini, il me regarda longtemps de son œil de reptile qui semblait me fasciner.

 

– Eh bien ! me dit-il enfin, vous voyez bien, ma chère Conception, que nous sommes une famille de meurtriers ; et que, même en admettant que votre absurde histoire de la gitana et du masque de poix eût quelque fondement, vous auriez mauvaise grâce à me le reprocher.

 

Je fis un dernier geste de répulsion.

 

– Oh ! acheva-t-il avec un infernal et froid sourire, écoutez-moi bien maintenant, ma chère Conception, vous allez savoir ce que j’ai résolu. Mon père, en apprenant que le vôtre avait tué le sien, l’a frappé au visage et l’a contraint à se battre avec lui…

 

Je me pris à frissonner.

 

– Or, continua-t-il, votre père ignore que j’ai le secret de la mort du mien, et comme je vous aime, pour peu que vous soyez sage et raisonnable, il l’ignorera toujours et continuera à m’appeler son fils. Mais si, au contraire, vous alliez parler de cette histoire de la gitana, si vous aviez la folie de prétendre que j’ai voulu faire assassiner don Pedro, ce qui, du reste, est une calomnie, car il se porte on ne peut pas mieux et n’a plus aucune trace des violences de ces endiablés charbonniers, oh ! alors, ma chère Conception, pour couper court à toutes ces explications désagréables, j’irais trouver le duc et lui planterais un poignard dans le cœur, en lui rappelant qu’il a tué mon père…

 

Et, en prononçant ces derniers mots, don José se leva, me prit la main que j’essayai de lui arracher, la porta impudemment à ses lèvres, et s’en alla.

 

On le voit, cet homme venait d’assassiner son frère et il faisait de la vie de mon père l’enjeu de mon silence. Il fallait me taire.

 

 

Cependant, et bien qu’il fût évident que les trois charbonniers qui avaient maltraité don Pedro n’étaient autres que les frères de la gitana, l’infortuné jeune homme avait oublié cette funeste aventure. Un mois, puis deux, s’écoulèrent, et aucun symptôme alarmant ne vint se manifester et me faire croire que le masque empoisonné eût produit son effet. Déjà je commençais à croire que j’avais injustement accusé don José, lorsque, vers la fin du troisième mois, la gaieté naturelle de don Pedro parut s’altérer, son visage pâlit peu à peu. Insensiblement il se trouva en proie à un malaise général, bientôt suivi d’une tristesse mortelle… Un matin, en s’éveillant, il aperçut que ses lèvres étaient enflées et violacées. En même temps, il se plaignit de violentes douleurs aux ongles des pieds et des mains.

 

Mon père, alarmé de ces différents symptômes, envoya chercher un très habile médecin de Grenade. Le médecin accourut et fronça aussitôt le sourcil à la vue de tous ces symptômes du mal mystérieux. Cependant, il parut hésiter longtemps à se prononcer, n’osant interrompre le malheureux don Pedro. Celui-ci semblait, au contraire, ne se préoccuper nullement des premières atteintes de ce mal.

 

Le médecin, après un long et minutieux examen, déclara que don Pedro avait une simple fièvre, dont la violence déterminait tous ces désordres. Mais il prit mon père à part et lui dit tout bas :

 

– Ce jeune homme est perdu…

 

– Perdu ! s’écria mon père.

 

– Oui, il est atteint d’un mal aujourd’hui fort rare, d’un mal horrible dont le Moyen Âge semblait avoir emporté le secret avec lui.

 

– Mon Dieu ! Mais quel est ce mal ?

 

– La peste lépreuse.

 

Et le médecin décrivit minutieusement tous les symptômes, tous les ravages de ce mal incurable, prédisant, ainsi que l’avait fait la bohémienne, que don Pedro succomberait au bout de trois ou quatre années, après avoir donné l’épouvantable spectacle d’une putréfaction vivante.

 

– Mais ! s’écria le duc, n’y a-t-il donc aucun remède ?

 

– Aucun. Le mal est trop avancé déjà.

 

Mon père ne comprenait pas où don Pedro avait pu contracter cette horrible maladie, et le médecin lui-même se perdait en conjectures, lorsqu’on se souvint de la rencontre que l’infortuné jeune homme avait fait quelque temps auparavant des charbonniers qui lui avaient couvert le visage d’un masque de poix.

 

Ce fut un trait de lumière pour le docteur. Il expliqua fort nettement comment le mal avait dû être inoculé. Il devenait évident que don Pedro avait été victime d’un crime affreux, crime dont le mobile fut incompréhensible pour tous, excepté pour moi, hélas !

 

Don José, le soir même de ce jour, me prit à part et me dit :

 

– Vous aimez votre père, Conception ?

 

Je le regardai avec horreur.

 

– Puisque vous l’aimez, me dit-il d’un ton de menace, faites qu’il vive le plus longtemps possible…

 

Et il me tourna le dos.

 

 

On dissimula pendant quelque temps à don Pedro la gravité de son état. Puis une heure vint où il ne fut plus permis de lui cacher la vérité… Seulement la science prétendit que l’influence du voisinage de la mer pourrait, jusqu’à un certain point, entraver la marche rapide du mal.

 

Don Pedro, qui déjà ne pouvait plus marcher, et dont le visage tuméfié était couvert d’un voile épais, dut être transporté à Cadix. Une maison isolée au bord de la mer lui était destinée. Deux médecins furent attachés à sa personne.

 

La veille de son départ, don Pedro voulut être seul avec mon père et don José.

 

Le noble jeune homme prit dans ses mains la main de son assassin et le regarda avec tendresse :

 

– Mon cher oncle, dit-il en s’adressant au duc, vous savez si j’aime mon frère, vous savez si j’aime Conception…

 

Don José et mon père tressaillirent.

 

– Conception était ma fiancée, poursuivit-il, au temps où j’avais encore visage d’homme. Eh bien ! à cette heure où la mort est proche, laissez-moi vous faire une prière, mon cher oncle.

 

– Parle, mon enfant…

 

Mon père prononça ces mots d’une voix éteinte, il pleurait.

 

Don Pedro poursuivit avec fermeté :

 

– Don José hérite de moi ; jurez-moi, mon oncle, que vous en ferez le mari de Conception après ma mort.

 

– Je le jure… murmura mon père.

 

Don José pleura, sanglota, prodigua à son frère les noms les plus doux, et don Pedro partit pour Cadix persuadé que don José donnerait volontiers sa propre vie pour racheter la sienne.

 

Le lendemain du départ de don Pedro, mon père me prit à part et me raconta ce qui s’était passé entre lui et ses neveux. J’éprouvai un mouvement d’indignation qu’il me fut impossible de maîtriser. Don José avait acheté mon silence sur son crime en me menaçant de tuer mon père, mais il n’avait point acheté ma main.

 

– Non, non ! m’écriai-je, je n’épouserai point don José !

 

– Il le faut, me dit mon père.

 

– Je le hais ! m’écriai-je.

 

Mais alors je vis mon père pâlir ; ses yeux s’emplirent de larmes.

 

– Il faut donc, murmura-t-il, que je t’avoue le secret et le remords de ma vie !…

 

Et mon père me répéta cette longue et funeste histoire que je savais déjà ; il m’avoua ce double meurtre qui avait empoisonné son existence ; puis il se mit à genoux devant moi et me supplia de lui permettre de s’acquitter ainsi envers les enfants de son malheureux frère don Ramon.

 

Que pouvais-je faire ? Je consentis à tout et me résignai à devenir la femme de don José, après que don Pedro aurait rendu le dernier soupir. Quelques mois après, de graves affaires d’intérêt appelèrent mon père à Paris. Nous y passâmes un hiver ; puis, le printemps arrivé, nous achetâmes l’hôtel que nous habitons, rue de Babylone.

 

Don José était demeuré en Espagne.

 

La joie que j’éprouvais, au milieu de mes douleurs, d’être séparée de ce monstre, fut pour beaucoup dans la prolongation de notre séjour à Paris. Mon père et ma mère m’idolâtraient ; ils consentirent à y passer une année encore, puis une autre.

 

Mais alors don José arriva. Il arriva, voici un an environ, sûr que son malheureux frère n’avait plus longtemps à vivre, et il venait veiller sur sa fiancée.

 

Depuis un an je subis chaque jour la présence de ce monstre, ses hommages importuns, ses galanteries odieuses, et l’heure approche, mon Dieu ! où, si une main protectrice ne m’est tendue, il me faudra devenir sa femme !

 

 

Là s’arrêtait le manuscrit de mademoiselle Conception de Sallandrera.

 

– Eh bien ! mon oncle, dit Rocambole, que penses-tu de tout cela ?

 

La physionomie de l’aveugle était rayonnante. Il demanda par un geste l’ardoise et le crayon. Puis il écrivit ces mots :

 

– Continuer demain à épier don José.

 

Rocambole les effaça sur-le-champ.

 

– Est-ce tout ? demanda-t-il.

 

L’aveugle écrivit :

 

– Aller demain au rendez-vous de mademoiselle Conception de Sallandrera.

 

– Et puis ? fit Rocambole.

 

– Et lui promettre, continua le crayon de sir Williams, que dans quinze jours elle sera libre.

 

– Mais comment ?

 

L’aveugle haussa les épaules :

 

– Je ne sais pas, sembla-t-il dire. Puis il se frappa le front.

 

Ce dernier geste signifiait :

 

– Mais je trouverai.

 

Rocambole avait foi en sir Williams.

 

– Bonsoir, mon vieux, lui dit-il, dors bien, si tu peux, et à demain.

 

Il laissa l’aveugle, qui se mit au lit, grâce aux soins de son valet de chambre, qui se présenta au premier coup de sonnette.

 

Rocambole avait eu soin de mettre le manuscrit de Conception dans sa poche.

 

Puis il descendit lui-même dans son appartement, dégusta un excellent puros, but un verre de malaga et se coucha.

 

Une heure après, M. le marquis de Chamery dormait d’un profond sommeil, rêvait qu’il épousait mademoiselle Conception de Sallandrera et devenait grand d’Espagne.

 

XXII

Le lendemain, Rocambole s’éveilla de la meilleure humeur du monde. Il avait une pointe de sourire qui eût fait le bonheur de sir Williams.

 

– J’ai fait un assez beau rêve, se dit-il, et le diable aidant, je crois que mon rêve deviendra une belle et bonne réalité.

 

Il prit sur sa table de nuit le manuscrit de Conception et le relut attentivement.

 

– Il est nécessaire, pensa-t-il, que je m’inspire du caractère de don José.

 

Puis, quand il eut terminé cette seconde lecture, il se dit :

 

– Ce don José a du bon, il est assez bien trempé, et si le hasard ne m’avait placé sur son chemin, je crois qu’il roulerait assez bien cette noble famille des Sallandrera. Un peu plus d’esprit, un peu moins de férocité, ce serait un homme accompli.

 

Rocambole, après avoir fait ainsi l’éloge de son rival, ajouta :

 

– Mais que va-t-il donc faire chaque soir dans la rue du Rocher ?

 

Il se prit à rêver un moment, puis il se frappa le front :

 

– Je suis un niais, se dit-il ; la maîtresse mystérieuse qui le reconduit en lui disant : « À demain ! » n’est autre que la bohémienne dont il est question dans le manuscrit.

 

Et Rocambole se prit à rire.

 

– Si cela est, murmura-t-il, je donne un brevet de constance à l’Espagne…

 

Il sonna, se fit habiller et descendit chez sa sœur la vicomtesse d’Asmolles pour lui demander à déjeuner.

 

Le faux marquis vivait un peu en garçon, dans son propre hôtel. Il avait paru vouloir respecter la lune de miel de Blanche et de Fabien, et s’il dînait habituellement avec eux, du moins il déjeunait presque toujours en ville.

 

Cette liberté servait ses plans d’indépendance, et Fabien, plein d’indulgence pour son jeune frère, car le prétendu marquis avait quelques années de moins que lui, Fabien disait à sa femme en souriant :

 

– Ce pauvre Albert, il a été sevré de Paris si longtemps, et pendant si longtemps il a été l’exécuteur de la volonté des autres, qu’il faut bien lui pardonner quelque chose.

 

– Oh ! disait Blanche, qui adorait son frère, laissons-le s’amuser… lorsqu’il sera marié, il nous reviendra.

 

Quand Rocambole entra, la vicomtesse était seule, en toilette du matin, dans sa chambre à coucher. Le jeune homme lui mit au front un baiser fraternel.

 

– Bonjour, petite sœur, dit-il.

 

– Bonjour, frère… bonjour, Albert, répondit l’ange avec un doux sourire.

 

– Où est donc Fabien ?

 

– Il va rentrer. Il est monté à cheval de bonne heure, ce matin.

 

– Me donnes-tu à déjeuner, Blanche ?

 

– Mais sans doute.

 

– Alors, c’est bien, je m’installe.

 

Et Rocambole s’assit auprès de la jeune femme, dont il tenait toujours la main.

 

– Dis donc, Blanche, fit-il après un silence, sais-tu que j’ai vingt-huit ans ?

 

– Mais oui… Oh ! te voilà vieux, dit-elle, souriant toujours.

 

– Tu devrais bien me marier…

 

Blanche rougit un peu, puis elle jeta un regard mélancolique sur celui qu’elle croyait son frère :

 

– Comment ! dit-elle, déjà ?

 

– Je m’ennuie.

 

– Avec nous ? oh ! l’ingrat.

 

Rocambole prit dans sa main les deux petites mains de la vicomtesse :

 

– Égoïste ! murmura-t-il, suis-je donc toujours avec toi, petite sœur ?

 

Blanche rougit de nouveau et se tut.

 

– Tiens, reprit-il, il est des jours où je serais tenté d’être jaloux de Fabien.

 

Blanche ne répondit point, car en ce moment Fabien entra.

 

Les deux jeunes gens se serrèrent la main, puis un laquais annonça que le déjeuner était servi, et la conversation, un instant interrompue, se continua à table :

 

– Ah çà ! mon cher Albert, dit alors Fabien, sais-tu que j’en apprends de belles sur ton compte ? Peste !

 

– Hein ! fit Rocambole, que cet exorde étonna quelque peu.

 

– Tu es amoureux…

 

– Moi ?

 

– Parbleu !

 

– Ah ! je voudrais savoir de qui ?

 

– La belle question !

 

– Voyons ! fit Rocambole d’un air niais.

 

– Connais-tu la rue de Babylone ?

 

« Hum ! pensa Rocambole, que sait-il ? » Puis, tout haut :

 

– Mais oui, c’est là que demeure un Espagnol de ma connaissance.

 

– Le duc de Sallandrera ?

 

– Oui.

 

– Lequel duc a une fille.

 

– Mademoiselle Conception, dit Rocambole, qui jugea convenable de rougir un peu et de manifester l’embarras d’un collégien à sa première contredanse.

 

– Allons ! reprit Fabien, sois franc, nous sommes en famille.

 

– Je le crois.

 

– Conviens que tu es amoureux de mademoiselle Conception.

 

– Mais… non… fit Rocambole avec hésitation.

 

– Bah ! on t’y rencontre tous les jours… Au reste, je ne vois pas un grand mal à cela. Le duc est de noble roche, et il est fort riche, sa fille est jolie…

 

À ces derniers mots, la vicomtesse lorgna son frère du coin de l’œil :

 

– C’est donc pour cela, dit-elle, que tu me priais tout à l’heure de te marier ?

 

– Mais, continua Fabien, on voit tous les jours à l’hôtel Sallandrera un jeune Espagnol, un cousin nommé don José…

 

– Le fiancé, dit Rocambole.

 

– Peut-être…

 

– Alors vous voyez bien que vous vous trompez tous deux, car je ne suis point assez fou pour aimer une femme aux trois quarts mariée déjà…

 

– Bah ! les mariages se défont… qui sait ?

 

Et Fabien en resta là ; mais Rocambole comprit que, le cas échéant, il aurait dans son beau-frère le vicomte d’Asmolles un puissant auxiliaire pour arriver jusqu’à mademoiselle Conception de Sallandrera et obtenir sa main.

 

Rocambole quitta sa sœur et son beau-frère vers deux heures de l’après-midi et alla passer son après-midi à son club, où il dîna.

 

Le soir, à neuf heures, il passa rue de Surène, où il changea de costume et se trouva, à dix, à l’angle de la rue de Ponthieu. Comme l’avant-veille, il vit sortir don José enveloppé dans son manteau. Don José prit de nouveau le chemin de la place Laborde et disparut dans l’allée noire qui portait le numéro 3 de la rue du Rocher. Comme le jour précédent, Rocambole attendit. Au bout d’une heure, don José ressortit et s’éloigna d’un pas rapide.

 

– Voyons, se dit Rocambole, qui avait coutume d’analyser les faits et d’en chercher la cause première, si cet homme qui vient là chaque soir déguisé et s’en va au bout d’une heure, cache une maîtresse dans cette maison, pourquoi la quitte-t-il si vite ? Craint-il la visite nocturne du duc de Sallandrera ? C’est peu probable… Redoute-t-il que mademoiselle Conception ne le fasse épier ? Assurément non, car il ne doit rien craindre de la femme qui sait son infamie, et qu’il compte traîner à l’autel, comme un bourreau traîne le patient au supplice. Il y a donc un nouveau mystère dans tout cela, et, bien évidemment, don José ne revient pas à son hôtel pour y rester. Rocambole se fit toutes ces réflexions en suivant don José de loin.

 

L’hidalgo, à onze heures un quart, rentra chez lui. Mais il ne ferma point si vivement la porte que le faux marquis de Chamery n’eût eu le temps d’apercevoir au fond de la cour une voiture attelée qu’il reconnut sur-le-champ. C’était le dog-cart de don José, dont il avait remarqué l’optique lumineuse des lanternes.

 

– Bon ! se dit-il, notre homme va sortir encore.

 

« Je ne sais pas si j’aurai le temps de te suivre, pensa-t-il, car mademoiselle Conception m’attend à minuit, mais je saurai toujours quelle est la direction que tu prends.

 

Et Rocambole calcula que bien certainement don José dépouillerait son manteau, sa casquette et sa grande barbe s’il sortait en voiture et que les dix minutes nécessaires à cette métamorphose lui permettraient, à lui Rocambole, de chercher un véhicule. Il courut donc à la remise la plus proche, se jeta dans un coupé, et revint rue de Ponthieu juste au moment où le dog-cart sortait.

 

– Suis cette voiture, dit-il à son cocher ; cent sous de pourboire.

 

Le coupé était attelé d’un reste de cheval anglais à qui une haute ration d’avoine conservait encore ses jambes de six ans. Rocambole ne perdit donc pas de vue un seul instant le dog-cart, qu’il vit descendre les Champs-Élysées, la rue Royale, prendre le boulevard, et s’arrêter à l’angle de la rue Godot-de-Mauroy. Là don José descendit, renvoya son équipage, et se prit à arpenter le trottoir ; mais Rocambole avait sa montre sous les yeux, et il était près de minuit.

 

– Je ne puis pourtant pas, dit-il, faire attendre une Sallandrera. Demain je prendrai mieux mes mesures et je saurai ce que cet hidalgo vient chercher sur ce trottoir.

 

 

À minuit moins quelques minutes, mademoiselle Pépita-Dolorès-Conception de Sallandrera attendait le faux marquis de Chamery. Elle était seule dans son atelier de peinture. Cette vaste pièce, à peine éclairée par un flambeau placé dans un coin, avait une physionomie étrange et fantastique. C’était, à l’œil, un vague pêle-mêle de lumières et d’ombres, de grandes figures immobiles semblant se détacher en relief de leurs cadres, de groupes et de blanches statues disséminées çà et là, de tentures sombres ou éclatantes. Puis, au milieu de tout cela, cette jeune fille vêtue de noir, aussi pâle, aussi triste que ces figures de marbre éparses autour d’elle, et qui semblait leur emprunter leur morne immobilité.

 

C’était pourtant, comme on avait pu le voir par son manuscrit, une noble et forte créature, une belle âme pleine de maturité et de candeur à la fois, que la fille du duc de Sallandrera. Elle avait été élevée comme une Romaine : elle se sentait, à l’heure du danger, le noble courage de s’adresser au seul homme qui, elle en avait la persuasion, hélas ! pût la sauver en l’arrachant à l’assassin don José. Et cependant, une démarche semblable à celle qu’elle avait tentée la nuit précédente et qu’elle allait renouveler, lui coûtait énormément, la rendait toute tremblante et réveillait en elle toutes les pudeurs, toutes les craintes, toutes les alarmes de la jeune fille timide et pure. Mais elle avait foi en Rocambole ; elle voyait en lui le seul, l’unique protecteur que lui offrît le hasard.

 

Rocambole lui était apparu comme un sauveur, pour la première fois ; depuis, l’habile aventurier, noblement drapé dans son nom pompeux, s’était toujours montré à la hauteur de son rôle. Tour à tour timide, empressé, respectueux, parfois l’œil brillant de fierté et d’audace, il avait su se poser dans l’esprit de Conception comme un de ces hommes dont l’amour fait des héros et qui ne reculent devant aucun obstacle.

 

Pourtant, en suivant du regard la marche de l’aiguille qui marquait l’heure au cadran d’une grande pendule Louis XIV adossée à l’un des murs de l’atelier, Conception avait un horrible battement de cœur. Il lui semblait qu’elle accomplissait une action coupable en recevant ainsi, à pareil moment, un homme qui n’était ni son fiancé, ni son parent, ni même son ami, selon le monde. Comme minuit allait sonner, le négrillon souleva une ample portière qui masquait l’entrée de l’atelier… Conception sentit tout son sang abandonner ses veines et affluer précipitamment à son cœur. Elle n’eut point la force de se lever. M. le marquis de Chamery entra… Il entra d’un pas lent et grave, du pas de l’homme qui, par avance, accepte une haute et solennelle mission. Puis il prit la main que Conception tout émue lui tendait, et il l’effleura respectueusement de ses lèvres.

 

Le négrillon avait disparu.

 

Conception n’avait point la force de parler. Elle était toute tremblante devant cet homme qui, maintenant, possédait les terribles et tristes secrets de sa famille.

 

Rocambole devina la cause de cette émotion à laquelle elle était en proie. Il tira le manuscrit de sa poche et le tendit à la jeune fille.

 

– Brûlez cela, mademoiselle, lui dit-il avec tristesse, ces pages ne resteront gravées dans ma mémoire que le temps nécessaire pour vous sauver…

 

Elle reprit le manuscrit et le jeta vivement dans le feu.

 

– Merci, dit-elle, vous êtes un homme d’honneur et j’ai eu raison de croire en vous.

 

– Mademoiselle, reprit Rocambole, hier, lorsque vous n’étiez à mes yeux qu’une jeune fille belle, entourée, heureuse, j’eusse donné ma vie tout entière pour obtenir la faveur de m’asseoir là, près de vous, l’espace de quelques minutes… pardonnez-moi, mais je vous aimais…

 

Conception tressaillit, et le rouge de la pudeur envahit son front.

 

– Rassurez-vous, mademoiselle, reprit le faux marquis d’un ton si noble et si persuasif qu’il remua les fibres les plus secrètes du cœur de Conception ; rassurez-vous, ce n’est point aujourd’hui, ici, à pareille heure, alors que vous m’apparaissez isolée et sans appui, que j’oublierai un seul instant le respect profond qui vous est dû.

 

Il fléchit un genou devant elle et poursuivit :

 

– Voulez-vous m’accepter pour ami, pour frère, pour défenseur ?

 

– Oh ! oui, dit-elle avec expansion.

 

– Eh bien ! écoutez-moi alors…

 

Et la physionomie de Rocambole devint soucieuse et grave, tandis que son regard, par une opposition bizarre, exprimait en même temps une froide hardiesse.

 

Il reprit :

 

– Don José est un vil assassin, un de ces hommes qui ne reculent devant aucune extrémité.

 

– Aucune, dit tristement Conception.

 

– Il a fait assassiner son frère… Il tuerait votre père comme il vous l’a dit, si vous osiez vous ouvrir à M. le duc.

 

– Oh ! il le ferait, répéta Conception avec l’accent de la conviction.

 

– Et cependant, poursuivit Rocambole, dans quinze jours vous aurez quitté Paris avec votre famille et lui… Vous irez à Cadix recevoir le dernier soupir de cet infortuné don Pedro, et…

 

Conception porta la main à ses yeux et Rocambole vit jaillir une larme au travers de ses doigts.

 

– Et, acheva le faux marquis de Chamery, dans un mois vous serez sa femme.

 

– Horreur ! murmura la jeune fille.

 

Rocambole reprit alors sa main et la pressa affectueusement.

 

– Mais cela ne sera pas, dit-il, j’en fais le serment sur la cendre de mes pères ; cela ne sera pas, parce que vous avez eu le courage de m’appeler à votre aide, mademoiselle.

 

– Ah ! sauvez-moi, sauvez mon père, murmura-t-elle, et vous aurez ma reconnaissance.

 

– Si vous êtes heureuse, je le serai…

 

Rocambole était décidément à la hauteur de son rôle chevaleresque et le baronnet sir Williams lui-même en eût été émerveillé.

 

– Maintenant, continua-t-il, ne me questionnez pas, mademoiselle, ne me demandez pas comment j’effacerai don José du livre de votre vie, comment ce misérable, que l’honneur d’un noble nom protège vis-à-vis des lois, sera châtié pour ses crimes.

 

Conception frissonna :

 

– Mon Dieu ! dit-elle, allez-vous donc le tuer ?

 

Un triste sourire glissa sur les lèvres du marquis de Chamery.

 

– Hélas ! dit-il, faut-il donc vous répéter le secret de mon cœur… Je vous aime… Et si je tuais don José en duel, ne serait-ce point creuser entre vous et moi un abîme rempli de sang ?

 

– C’est vrai, murmura-t-elle en courbant le front.

 

– Mais, continua Rocambole, si je ne tue pas don José, si je ne suis pas la main vengeresse qui frappe, je serai la pensée inexorable qui ordonne et condamne. Don José prononcera lui-même son arrêt de mort.

 

– Que dites-vous ? s’écria Conception.

 

– Écoutez, acheva le faux marquis, si dans huit jours on vous rapporte, à l’hôtel Sallandrera, don José mort ou mourant, n’accusez personne de son trépas, personne, si ce n’est la justice divine qui atteint tôt ou tard les empoisonneurs et les meurtriers. Maintenant, adieu, mademoiselle, vous ne me reverrez que le jour des funérailles de don José.

 

Rocambole baisa respectueusement la main que lui tendait la jeune fille toute frissonnante, et se retira. Elle le reconduisit jusque sur le seuil de l’atelier, et y demeura jusqu’à ce que le bruit de ses pas se fût perdu dans l’éloignement.

 

– Ma parole d’honneur ! murmura Rocambole en s’en allant, je me suis passablement avancé avec cette innocente jeune fille ; si mon honorable ami sir Williams ne vient à mon aide, je ne sais comment je ferai pour qu’on rapporte un soir, à mademoiselle Conception, don José mort ou mourant. Bah ! le génie de sir Williams est là ! ajouta-t-il avec une conviction qui disait tout ce qu’il y avait de fanatisme dans sa croyance en l’homme qui avait guidé ses premiers pas dans la carrière du crime.

 

XXIII

Le lendemain du jour où le marquis de Chamery prenait connaissance du manuscrit de Conception et se rendait ensuite à l’hôtel de Sallandrera, où la jeune fille l’attendait, don José d’Alvar sortait de chez lui vers dix heures, vêtu comme l’avant-veille en ouvrier, le visage couvert d’une fausse barbe, et, comme l’avant-veille, il prenait le chemin de la rue du Rocher, après avoir, du coin de la place Laborde, inspecté les fenêtres du quatrième étage de cette maison dont il possédait une clé.

 

Paris cache des mystères sans nombre. L’habitation, dans laquelle don José pénétra, était en apparence, et si l’on en jugeait par l’extérieur, destinée à abriter de petits ménages d’ouvriers peu aisés. On eût juré que le loyer le plus élevé, même au premier étage, ne dépassait point cent écus.

 

La porte était une porte bâtarde. On entrait par une allée noire, humide, dont le sol était glissant. Au bout de cette allée, on trouvait un escalier en coquille, étroit, mal éclairé par deux quinquets placés à trois étages de distance. Une corde graisseuse servait de rampe.

 

Le monde aristocratique dans lequel brillait l’élégant don José, les jeunes sportsmen qui pariaient contre lui à La Marche ou à Chantilly, n’eussent jamais voulu croire qu’il se rendait chaque soir dans ce bouge, y entrait avec un passe-partout, car la maison n’avait pas de concierge, et montait au quatrième, où il sonnait à droite de l’escalier, à une petite porte sur laquelle était écrite cette enseigne à la main :

 

Madame Coralie, brunisseuse.

 

Cela était cependant.

 

Ce soir-là, don José trouva la porte du quatrième entr’ouverte. Il la poussa et se trouva dans une petite pièce meublée en noyer, tendue d’un papier à huit sous le rouleau, garnie d’un fourneau dans un coin, d’un lit dans un autre, avec une table sur laquelle se trouvaient rangés l’ouvrage et les outils d’une véritable brunisseuse.

 

Une femme de quarante à quarante-cinq ans, grande, maigre et conservant, toutefois, de lointains vestiges de beauté, était assise devant cette table et travaillait. C’était madame Coralie. Madame Coralie était une ancienne habituée du Prado et de la Chaumière[11], qui s’était bravement mise à l’ouvrage le jour où les premières bises d’hiver avaient chassé les amoureux. Du reste, elle avait plusieurs cordes à son arc, et malgré la modestie de son domicile, elle faisait, comme on va le voir, d’assez belles affaires. À la vue de don José, elle se leva avec toutes les marques du plus profond respect, et l’appela Monseigneur. Don José répondit assez froidement aux démonstrations de madame Coralie, et lui dit d’un ton sec :

 

– Est-il venu quelqu’un ?

 

– Personne, répondit-elle.

 

– C’est bien.

 

Madame Coralie ferma sa porte et poussa le verrou placé à l’intérieur. Alors, don José se dirigea vers l’angle de la chambre où était le lit. Entre le dossier du lit et le mur, il y avait un espace d’environ un mètre de largeur. Un rideau de perse à douze sous, semblable à ceux qui formaient le baldaquin du lit, couvrait cet espace et semblait dissimuler un portemanteau. En réalité, il dissimulait une porte sur laquelle don José frappa deux coups.

 

La porte s’ouvrit et démasqua un couloir plongé dans une demi-obscurité, mais à l’extrémité duquel brillait une faible clarté, qui sembla devenir le phare conducteur du jeune hidalgo. Don José poussa la porte derrière lui et s’engagea dans le couloir, qui était désert, preuve évidente qu’on lui avait ouvert à l’aide d’un cordon. Parvenu au bout du couloir, l’Espagnol franchit le seuil d’une belle pièce spacieuse, qui ne ressemblait pas plus au réduit de la brunisseuse qu’un hôtel du faubourg Saint-Germain ne ressemble à une bicoque du quartier Saint-Marcel. C’était, on pouvait le croire du moins, la salle à manger d’un luxueux appartement. Deux portes se faisaient face, l’une donnant sans doute sur un escalier de maître ou une antichambre, l’autre pénétrant dans l’intérieur de l’appartement.

 

Don José marcha à l’une des portes à deux vantaux, mit la main sur le bouton de cristal, l’ouvrit et pénétra dans un beau salon Louis XV, à meuble doré, à tapis orné de grandes rosaces. Tout à coup une portière fut soulevée au fond de cette deuxième pièce et livra passage à un flot de clarté éblouissante. En même temps, une femme se montra, étendit la main et prit la main de don José. Puis elle l’attira à elle, laissa retomber la portière, et don José se trouva dans le plus coquet, le plus enivrant, le plus séduisant et le plus bizarre à la fois des boudoirs.

 

Ni la délicate retraite d’une jeune et belle héritière du noble faubourg, à qui ses aïeux ont transmis le sentiment du beau et le goût des arts, ni le cabinet de travail d’une de ces reines de théâtre, au front desquelles brille l’auréole du génie, ne donneraient une idée exacte de ce lieu mystérieux et parfumé où pénétra l’hidalgo don José. Ce n’était plus Paris, ce n’était plus l’Europe… c’était l’Orient… l’Orient enfermé tout entier entre quatre murs, l’Orient étincelant de lumières, chaud de couleurs, rutilant de volupté, l’Orient des Mille et une Nuits. C’étaient Grenade et l’Alhambra réduits en douze pieds carrés et enfermant une de ces créatures introuvables échappées du cerveau d’un poète arabe, et dont les guerriers nomades, par les nuits étoilées du désert, rêvent sur le seuil de leur tente en contemplant les cimes dentelées du vieil Atlas.

 

Il est un type étrange et curieux dont les arts, le théâtre et le roman ont tant abusé qu’il n’éveille plus aucun écho aujourd’hui. Ce type, c’est le bohémien, ou plutôt la bohémienne. Il a été convenu, depuis nombre d’années, que le bohémien était un pauvre diable traversant en paria le monde civilisé, bien qu’il empruntât tous les costumes.

 

Ici, poète sans talent ou sans librairie ; là, comédien sans impresario ; plus loin, vagabond couchant au revers des fossés qui bordent les grandes routes ; quelquefois, voyageant en famille dans une charrette traînée par un âne chétif qui broute l’herbe des chemins et la verdure maladive des buissons, mendiant partout, volant souvent : tous ces déclassés, tous ces errants de la civilisation moderne ont reçu la dénomination générique de bohémiens.

 

Pour la foule, une bohémienne est une vieille femme ridée, horrible, qui dit la bonne aventure et jette des sorts aux troupeaux. Mais de vrais bohémiens, de cette race énergique et singulière qui a traversé le Moyen Âge et la période moderne en conservant ses mœurs, son langage, sa beauté mâle et hardie, se mêlent à tous les peuples, sans jamais se confondre avec eux, on en a à peine parlé, et on n’en retrouve intacts les derniers vestiges que dans la péninsule espagnole.

 

La femme chez laquelle entrait don José était une bohémienne, mais une bohémienne de vingt-trois ans, belle à faire tourner une tête de sage, belle à séduire un peintre à la recherche d’un type effacé et perdu. Comme ses sœurs du théâtre ou du roman, elle n’était point couverte de tristes oripeaux et de haillons ; ses bras nus ne supportaient point des bracelets de cuivre, son cou n’était pas orné d’un collier de verroteries. Bohémienne comme ses pères, elle avait couru le monde en courbant tous les fronts devant elle, en faisant battre tous les cœurs. Peut-être avait-elle tendu la main, mais pour recevoir des monceaux d’or, et non point une poignée de gros sous. Comme les filles de sa race, elle avait dansé en public, jouant des castagnettes et agitant les grelots de son tambour de basque, – mais c’était sur les planches des grandes scènes de l’Italie et de l’Espagne. Bohémienne au fond du cœur, fidèle aux traditions et à la foi mystérieuse de ses aïeux, elle avait emprunté à la civilisation, qu’elle méprisait du reste, son éducation et son amour du luxe et de l’or.

 

Quand don José entra, elle était vêtue d’une robe de velours noir à retroussis rouges garnis de paillettes d’or. Cette robe, courte et serrée à la taille, véritable costume de théâtre, laissait voir une jambe nerveuse et divinement modelée, qui se terminait par un adorable petit pied chaussé d’une sandale mauresque. Elle avait posé un camélia rouge dans sa luxuriante chevelure noire et crépue, et de grosses boucles d’oreilles en diamants étincelaient sur son cou d’un brun doré, moins brillants cependant que ses grands yeux aux reflets profonds et mobiles, moins éblouissants de blancheur que ses petites dents aiguës, que le rire laissait entrevoir sous ses lèvres plus rouges que le carmin.

 

– Ah ! te voilà enfin ? dit-elle.

 

Puis elle le fit asseoir auprès d’elle sur une large ottomane, entre deux touffes de grenadiers éclos dans la tiède atmosphère d’une chaude serre et poussés dans de beaux vases de marbre jaune comme l’ambre.

 

– Te voilà donc, soleil de ma vie ! répéta-t-elle. J’ai cru que tu ne viendrais pas aujourd’hui, mon doux seigneur.

 

– Ne viens-je pas tous les soirs ? répondit don José.

 

– Oui, c’est vrai.

 

Et, la regardant avec une joie fiévreuse :

 

– Ah ! c’est que, vois-tu, dit-elle, il est des instants où je suis jalouse…

 

– Jalouse ! fit l’Espagnol en riant.

 

– Oui, jalouse de tout. Jalouse de ce monde qui t’entoure et dans lequel je ne puis pénétrer ; jalouse de tes serviteurs, qui te voient à toute heure ; jalouse de tes chiens favoris, du cheval que tu montes, de l’air que tu respires enfin…

 

– Folle ! triple folle !

 

– Oh ! folle si tu veux. Mais si, comme moi, depuis une année, on te tenait enfermé là, dans cette prison dorée, avec défense absolue de sortir, de te mettre à la croisée, de regarder dans la rue…

 

– Pauvre Fatima !

 

– Si tu étais là, à ma place, poursuivit-elle, et que tu te prisses à penser que moi je respire le grand air, allant et venant librement, montrant à tous ma beauté et mon sourire, ne serais-tu pas jaloux, toi ?

 

– Fatima, dit gravement don José, tu sais bien qu’en dehors de toi je n’aime rien en ce monde !

 

– Pas même ta fiancée ? fit-elle d’un ton railleur.

 

Don José haussa les épaules.

 

– Ne sais-tu donc pas, dit-il, qu’elle me hait et me méprise ?

 

– Je le sais.

 

– Crois-tu que nous nous pardonnerons jamais l’un à l’autre, elle la mort prochaine de don Pedro, moi les sanglantes injures dont elle a osé m’accabler ?

 

– J’espère bien que non, murmura la bohémienne avec un sourire de haine.

 

– Oh ! sois tranquille, poursuivit-il avec un accent et un sourire qui eussent donné le frisson à mademoiselle de Sallandrera ; sois tranquille, Fatima, le lendemain du jour où j’aurai épousé Conception, où son père aveuglé m’aura transmis sa grandesse et ses titres, ce jour-là, Conception et moi nous serons désormais étrangers l’un à l’autre. Je n’aime qu’une femme au monde, c’est toi…

 

– Oh ! je te crois, dit-elle, je te crois quand tu me dis cela avec tes grands yeux qui parlent, avec ton sourire devant lequel je suis toujours prête à m’agenouiller… Mais quand tu n’es plus là…

 

Don José haussa les épaules.

 

La gitana poursuivit avec animation :

 

– Alors, ma pensée te suit au travers de ce Paris que j’habite depuis un an et que je n’ai jamais vu ; il me semble que je te vois admiré, envié, entouré… que les femmes qui se trouvent sur ta route se font belles exprès pour toi… et alors je souhaite que toutes les femmes du monde n’aient qu’une seule tête…

 

– Pourquoi ? demanda don José.

 

– Pour la couper ! répondit Fatima, qui refit sans le savoir un mot célèbre du cardinal de Richelieu.

 

Don José la regarda en souriant :

 

– Tu es donc bien malheureuse à Paris ? demanda-t-il.

 

– Oh ! j’y étouffe…

 

– Vrai ?

 

– Tiens, le soir, quand il fait nuit et qu’on ne peut me voir, je me mets parfois à la fenêtre, agitée d’un vague espoir. Il me semble que je vais revoir notre ciel bleu et nos étoiles d’or, dôme éternel de notre Grenade…

 

– Et tu n’aperçois que le brouillard ?

 

– Hélas ! alors je songe à ma vie errante et folle d’autrefois, à mes triomphes de danseuse, à cette légion d’adorateurs qui se courbait devant moi quand je passais, à ce peuple qui saluait mes pirouettes et ma beauté de ses bravos frénétiques. Il est des heures où j’ai un fandango bruyant dans les oreilles, et alors je me prends à pleurer.

 

– Regrettes-tu tout cela ?

 

– Oh ! non, car je t’aime… mais je me sens mourir à Paris.

 

– Eh bien ! dit don José, console-toi, nous partirons bientôt.

 

– Dirais-tu vrai ?

 

– Je te le jure.

 

– Mais quand ?

 

– Dans quinze jours.

 

La gitana fronça le sourcil.

 

– Et où vas-tu ? dit-elle.

 

– À Cadix.

 

– Ah ! je comprends…

 

Un cruel sourire glissa sur les lèvres de don José.

 

– Don Pedro va mourir, dit-il avec l’accent d’une joie sombre.

 

La bohémienne courba le front.

 

– Ah ! dit-elle, il fallait bien t’aimer, mon José, pour commettre un tel crime…

 

Don José ne répondit pas.

 

Mais tout à coup la gitana se leva brusquement, le regarda d’un air plein de défiance, lui arracha des mains un mouchoir qu’il venait de tirer et avec lequel il jouait négligemment. Et elle jeta un cri sourd, courut à la cheminée du boudoir et y saisit un poignard dont la lame brillante étincela à la clarté des bougies.

 

– Ah ! traître ! s’écria-t-elle.

 

XXIV

Cette femme si aimante, si nonchalante tout à l’heure et dont chaque mouvement trahissait l’abandon, venait de se métamorphoser tout à coup. Le sang demi-sauvage qui coulait dans ses veines s’était allumé soudain, son œil étincelait de courroux, ses lèvres crispées étaient prêtes à vomir l’outrage. Elle vint sur don José le poignard levé, le regard en feu :

 

– Ah ! traître ! répéta-t-elle, tu me diras d’où te vient ce mouchoir de femme au chiffre entrelacé, ou tu mourras !

 

Malgré lui, don José avait pâli.

 

– Ce mouchoir !… dit-il, eh bien ?

 

– Eh bien ! d’où te vient-il ?

 

– Mais… il est à moi !

 

– Tu mens ! c’est un mouchoir de femme avec un C et un S entrelacés.

 

Don José se remit sur-le-champ de son émotion.

 

– Un C et un S ? dit-il.

 

– Oui.

 

– Eh bien ! tu ne devines pas ?

 

– Je respire le parfum qui s’en exhale, s’écria la bohémienne d’une voix sombre, et ce parfum trahit pour moi une rivale.

 

– Tu es folle, dit tranquillement don José.

 

Fatima leva son poignard.

 

– Parle ! ou je te tue…

 

Don José croisa les bras et la regarda en souriant :

 

– J’ai bonne envie de me taire, dit-il.

 

– Don José !… don José !… murmura la bohémienne, dont la voix couvait des tempêtes, prends garde ! tu ne me connais point encore… si tu m’as trompée, tu mourras.

 

Mais don José se prit à rire.

 

– Tu es folle, dit-il. Ce C et ce S constituent le chiffre de ma cousine : Conception de Sallandrera. J’étais aujourd’hui dans son atelier, j’avais oublié mon mouchoir, elle m’en a offert un…

 

Le bras levé de la gitana retomba sans force et laissa échapper le poignard, mais la défiance continua à se peindre dans son regard :

 

– Tu es heureux, dit-elle, d’avoir trouvé cette explication ; elle te sauve la vie.

 

– Sotte ! répondit don José, l’explication est vraie, et, d’ailleurs, je ne crains pas tes menaces…

 

– Tu as tort, don José ; le jour où tu m’auras trahie et où j’en aurai la preuve…

 

– Eh bien ? fit l’Espagnol, qui semblait se jouer du courroux de sa maîtresse.

 

Elle se rassit auprès de lui, et le regarda si fixement qu’il baissa involontairement les yeux.

 

– Don José, lui dit-elle, tu ne sais donc pas que le jour où je me suis prise à t’aimer, à renoncer pour toi à ma vie vagabonde, consentant à devenir ton esclave, à me laisser enfermer, à ne vivre que pour toi et par toi, ce jour-là j’ai fait le serment de te faire expirer dans les plus affreux supplices, si jamais une autre femme que moi ou celle que tu dois épouser pour assouvir ton ambition effleurait ses lèvres des tiennes ?

 

– Je le sais.

 

– Et me crois-tu femme à trahir mon serment ?

 

– Non.

 

Elle le regarda encore.

 

– Tu es Espagnol, dit-elle ; si infâme que tu puisses être, tu dois croire en Dieu ?

 

– J’y crois.

 

– Eh bien ! jure-moi, sur ce Dieu qui n’est pas le mien, que tu ne m’as point trahie…

 

– Je te le jure.

 

Le front soucieux de la bohémienne parut se dérider.

 

– Cependant, dit-elle, j’ai fait un affreux rêve cette nuit.

 

– Et tu crois aux rêves ?

 

– Je suis bohémienne.

 

– Et… que disait ton rêve ?

 

– Rien. Mais il laissait voir.

 

– Qu’as-tu vu ?

 

– Un bal ; un bal où chaque invité portait un costume bizarre, et avait le visage couvert d’un masque.

 

– Et j’y étais ?

 

– Oui.

 

– Après ?

 

– Tu donnais le bras à une femme.

 

– Ah !

 

– Cette femme, tu l’aimais… tu le lui murmurais à l’oreille.

 

– Alors, dit gaiement don José, cette femme, c’était toi ?

 

– Non.

 

– Pourquoi non ?

 

– Parce qu’elle portait au cou une croix d’or.

 

– Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ?

 

– Que ce ne pouvait être moi.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je ne suis pas chrétienne, et que je ne blasphème pas ta religion.

 

– Alors, fit don José avec insouciance, ton rêve a menti. Je n’aime aucune femme… ou plutôt, je n’aime que toi.

 

– Puisses-tu dire vrai, don José !

 

– Ah ! murmura l’Espagnol d’un ton de dépit, ta jalousie est insupportable, Fatima.

 

– Je t’aime…

 

– Moi aussi, que veux-tu encore ?

 

– Oh ! c’est que, dit-elle avec feu, je voudrais te bien persuader, don José, qu’il y a entre nous un lien indissoluble.

 

– Notre amour…

 

– Non, notre crime…

 

Et Fatima prononça ces mots d’une voix sombre.

 

Don José tressaillit et se tut.

 

– Écoute, poursuivit-elle, jusqu’au jour où mon amour pour toi m’a rendue criminelle, tu as été libre de m’abandonner à l’heure où tu ne m’aimerais plus ; mais ce jour-là, le jour où j’ai trempé mes mains dans le sang de ton frère pour t’assurer sa fiancée, ce jour-là, vois-tu, don José, tu m’as appartenu tout entier, et pour toute ta vie. Le crime est une chaîne indissoluble.

 

– Fatima, dit don José en haussant les épaules, parle-moi donc de ton amour, et non point de ce que tu appelles notre crime.

 

Et comme elle courbait le front et se taisait, don José poursuivit :

 

– D’ailleurs, ce crime dont tu parles ici, ni toi ni moi ne l’avons commis.

 

– Mais nous l’avons dicté.

 

– Ce sont tes frères ; tes frères à qui j’ai promis cent mille ducats sur la dot de ma future femme.

 

– C’est vrai, dit Fatima, mes frères sont de misérables bandits sans foi ni loi, qui tuent pour de l’argent.

 

– Seulement, observa don José en ricanant, ils savent se faire payer cher.

 

– J’en conviens ; mais, ajouta-t-elle, revenant à ses soupçons jaloux, le jour où je t’aurai désigné à leur poignard, ils ne se feront point payer ta mort.

 

Don José se leva et la baisa au front.

 

– Vous êtes folle, ma Fatima bien-aimée, dit-il, et vous m’outragez.

 

– Moi ?

 

– Sans doute, puisque vous doutez de mon serment.

 

– Oh ! pardonne-moi, dit-elle, mais j’avais toujours cru à mes rêves.

 

– Eh bien ! à l’avenir tu n’y croiras plus. Je t’aime et n’aime que toi.

 

– Bien vrai ? interrompit-elle avec un reste de défiance et cherchant à lui retourner l’âme avec son regard.

 

– Foi d’hidalgo !

 

Il s’enveloppa dans son manteau, remit sa fausse barbe et enfonça sa casquette sur ses yeux :

 

– Adieu ! dit-il, il est minuit… Il prend fantaisie quelquefois, tu le sais, à mon oncle, le duc de Sallandrera, de monter chez moi en sortant de son club. À demain.

 

– Adieu, dit-elle, en le reconduisant jusqu’à la porte du salon.

 

Et comme il lui prenait une dernière fois la main et allait s’esquiver, elle le rappela :

 

– Donne-moi ce mouchoir, dit-elle.

 

– Quelle folie !

 

– Je le veux.

 

Don José hésita.

 

– Mais tu veux donc me faire croire qu’il te vient d’une femme aimée ! s’écria-t-elle avec colère.

 

Il lui tendit le mouchoir :

 

– Prends, dit-il, je dirai à Conception que je l’ai perdu.

 

La bohémienne s’empara du mouchoir comme une tigresse allonge sa griffe sur une proie ; puis, de ses ongles effilés et roses, elle le mit en pièces et en laissa dédaigneusement tomber les lambeaux sur le tapis.

 

Don José ne sourcilla pas.

 

– Maintenant, lui dit-elle, va-t’en. À demain. Mais souviens-toi que nous nous appartenons l’un et l’autre comme des esclaves, et que tu mourras si tu me trahis.

 

Don José s’en alla, murmurant à part lui : – Oh ! si cette femme que je n’aime plus ne possédait pas mon secret… si elle ne suspendait point sur ma tête le poignard de ses frères…

 

Et il quitta la rue du Rocher, ivre de rage, car le mouchoir que Fatima venait de mettre en lambeaux n’appartenait point à Conception. Don José avait menti !

 

 

Fatima demeura sur le seuil de ce couloir par où don José venait de disparaître, jusqu’à ce qu’elle eût cessé d’entendre le bruit de ses pas. Puis elle revint, traversa de nouveau le salon et voulut rentrer dans son boudoir. Mais elle recula étonnée et jeta une exclamation étouffée. Un homme était devant elle… Un inconnu qui semblait surgir de terre – car le boudoir n’avait qu’une issue – et qui la regardait fort tranquillement, tenant le poignard que Fatima avait abandonné tout à l’heure. Ce poignard était la seule arme que la bohémienne possédât.

 

– Qui êtes-vous ? lui dit-elle vivement et obéissant à un sentiment de terreur.

 

– Un ami.

 

– Un ami ! vous ?

 

– Moi.

 

– Que me voulez-vous ?

 

– Vous parler de don José.

 

Et l’inconnu, d’un geste à la fois poli et impérieux, la pria de fermer la porte du boudoir.

 

Les yeux de cet homme brillaient d’une sorte d’éclat fascinateur dont, malgré elle, la gitana subit l’ascendant. Cette nature altière venait d’être domptée par un regard. Elle ferma la porte et lui dit :

 

– Parlez… je vous écoute.

 

– Oh ! dit l’inconnu, c’est un peu long… mais enfin nous y arriverons.

 

Fatima le regardait avec une sorte de stupeur, qui prenait tout autant sa source dans ses dehors et sa physionomie étrange, que dans la manière incompréhensible, et pour ainsi dire mystérieuse, dont il s’était introduit chez elle. En effet, jamais poète allemand perché tout en haut d’une ruine féodale, auprès d’un nid de cigogne, n’avait rêvé un plus bizarre héros de légende. Cet homme était plutôt grand que petit. Son visage avait cette couleur blafarde et pâle qu’obtiennent certains acteurs de théâtre, avec des effets de lumière habilement ménagés ; des cheveux d’un blond ardent descendaient à profusion sur ses épaules, et une barbe de même couleur, inculte et touffue, couvrait sa poitrine. D’épais sourcils également blonds donnaient à son regard je ne sais quoi de mobile et d’indécis qui étonnait.

 

Cet homme était-il grimé, ou bien avait-il son visage ordinaire ? Le plus habile observateur n’aurait certes pu trancher la question. Ce visage ne portait l’empreinte définitive d’aucun âge. Était-ce un vieillard ? Était-ce un jeune homme ? Mystère !

 

Quant à son costume, il était plus extraordinaire encore et ne sortait bien certainement ni de chez Babin, ni de chez Moreau. Il était vêtu d’un pantalon collant enfermé dans une botte à revers, mais une botte usée, salie, éculée, et qui semblait attester la pauvreté de son propriétaire. Une vieille houppelande marron à brandebourgs était croisée sur sa poitrine. Quant à sa coiffure, elle consistait en une casquette de peau de renard à visière longue et qui lui servait d’abat-jour.

 

Sans la botte à revers, on eût dit un de ces vieux usuriers de Francfort qu’on voit apparaître dans les maisons de jeu des bords du Rhin, où ils viennent changer gratis à la banque ces mêmes monnaies dont ils font ensuite payer le change aux étrangers sur le pied de vingt-cinq ou trente pour cent. Si ce n’eût été la casquette et la houppelande, on aurait pu croire à un vieil étudiant allemand.

 

Tandis que Fatima considérait ce personnage qui, pour elle, avait tout le fantastique d’une apparition, ce dernier attacha sur elle un regard profond et lui dit :

 

– Vous vous nommez Fatima !

 

– Oui, répondit-elle.

 

– Vous êtes la maîtresse de don José ?

 

Elle tressaillit et le regarda de nouveau :

 

– Le connaissez-vous donc ?

 

– Je connais la femme qu’il aime et pour l’amour de qui il vous trahit.

 

Ces mots firent bondir Fatima comme une lionne qui entend siffler la balle des chasseurs, et ses deux yeux brillèrent comme deux lames d’épée qu’on brandit au soleil.

 

– Vous mentez ! s’écria-t-elle.

 

Mais l’inconnu la tint clouée sous son regard morne et continua :

 

– Attendez donc, Fatima, quand je vous aurai dit ce que don José et vous croyez seuls savoir… vous ajouterez peut-être quelque foi à mes paroles…

 

Et Fatima, domptée mais frémissante, murmura de nouveau :

 

– Parlez… je vous écoute…

 

– Fatima, reprit l’inconnu, don José a un frère…

 

La gitana tressaillit.

 

– Ce frère se nomme don Pedro.

 

– Le connaissez-vous aussi ? fit-elle en tremblant.

 

– Peut-être… il se meurt… il sera mort dans quinze jours.

 

La gitana courbait le front, étreinte sans doute par le remords.

 

– Attendez, poursuivit l’étrange personnage, il meurt empoisonné, miné d’un mal horrible qui lui a été inoculé violemment…

 

Cette fois la gitana leva les yeux sur l’inconnu et le regarda avec épouvante.

 

– Vous savez cela ? dit-elle.

 

– Je sais que, don José et vous, êtes les assassins de don Pedro.

 

Cette fois, la terreur domina chez la gitana tout autre sentiment.

 

– Oh ! grâce ! grâce ! dit-elle, comme si cet homme qui l’accusait lui fût apparu pour être le vengeur de don Pedro, grâce ! je l’aimais !

 

Mais l’inconnu se mit à rire.

 

– Ces choses-là ne me regardent point, dit-il, et peu m’importe que don Pedro se meure ou soit mort… ne craignez rien, Fatima…

 

– Que voulez-vous donc alors ? fit-elle un peu rassurée.

 

– Ne disais-tu pas tout à l’heure à don José…

 

– Comment ! vous étiez là ?

 

– Qu’importe ! je le sais. Ne lui disais-tu pas : « Don José, don José, si tu me trompes jamais, tu mourras !… »

 

– Oui, je le disais.

 

– Le pensais-tu ?

 

– Je le jure.

 

– Eh bien ! dit en ricanant l’inconnu, si tu es femme à tenir ton serment, je te montrerai don José donnant le bras à ta rivale.

 

– Mais où ? mais quand ? demanda Fatima frissonnante de jalousie et de courroux.

 

– Dans huit jours, au milieu d’un bal masqué.

 

– Ô mon rêve ! murmura la bohémienne bouleversée, je l’ai vu dans mon rêve !

 

Et regardant cet homme avec effroi :

 

– Mais vous êtes donc Satan ? lui dit-elle.

 

– Peut-être.

 

Et il laissa bruire entre ses lèvres un éclat de rire réellement infernal.

 

XXV

Vis-à-vis de don José, lorsqu’elle n’était armée que d’un simple soupçon, la gitana Fatima avait déployé toutes les colères, tous les courroux de la passion. Elle l’avait menacé de son poignard : s’il eût hésité à expliquer l’origine de ce mouchoir, elle l’eût tué. En présence de cet être mystérieux, au contraire, la bohémienne se trouvait frappée de prostration. Pourtant cet homme lui disait :

 

– Don José te trompe… il t’a donné une rivale, et cette rivale, je te la montrerai dans un bal masqué.

 

Or, tout cela coïncidait si étrangement avec le rêve de la superstitieuse fille des vieux gitanos, qu’elle ne pouvait plus douter.

 

Eh bien ! depuis que le soupçon s’était presque changé en certitude, la fureur de la bohémienne avait fait place à une sorte de douloureux abattement. Elle regardait cet homme, elle le regardait avec stupeur, ce mauvais génie qu’elle croyait vomi par l’enfer, et qui venait faire éclater la foudre au-dessus de sa tête, et elle répétait avec une sorte d’effroi :

 

– Êtes-vous donc Satan lui-même ?

 

Et le bizarre personnage riait. Cependant, au bout de quelques minutes, son hilarité disparut, son rire se calma, et il reprit ainsi l’entretien :

 

– Que t’importe, ma petite, que je sois ou non Satan ?

 

– Oh ! j’ai peur ! fit-elle en essayant de se lever et de fuir.

 

Il la saisit par la main et la cloua sur un siège.

 

– Tu as tort, dit-il, d’avoir peur de moi, je suis ton ami.

 

– Vous ?

 

– Moi.

 

– Mais je ne vous ai jamais vu.

 

– Moi, je te connais depuis longtemps. Et tiens, fit-il avec bonhomie, je vais, si tu le veux, te raconter ton histoire avec don José de point en point.

 

Elle le regardait, frissonnant toujours.

 

– Tu es venue à Paris il y a environ un an, poursuivit-il, parce que don José y venait. Il t’avait précédée, du reste.

 

– C’est vrai, murmura-t-elle.

 

– Don José t’aimait alors, et il était tellement jaloux qu’il a voulu que tu arrivasses à Paris la nuit.

 

– C’est vrai.

 

– Il t’avait préparé ce logement, qui a deux entrées, l’une qui est celle par où il vient et qui donne dans la maison voisine ; il entre par la chambre de madame Coralie, brunisseuse.

 

– Oh ! c’est vrai encore.

 

– L’autre, qui est la véritable, l’entrée à deux battants et donne sur l’escalier qui descend place de Laborde.

 

– Mais d’où savez-vous tout cela ? demanda la gitana.

 

– Tu vis ici avec une vieille femme qui est ta nourrice, et un nègre qui vous sert de domestique. Ces deux êtres, tu les avais à ton service en Espagne, et ils ont jadis, avant que tu aimasses follement don José, introduit près de toi maint galant cavalier.

 

– Hélas ! c’est encore vrai, soupira la bohémienne, qui regrettait peut-être, à cette heure où elle se sentait trahie par le seul homme qu’elle eût aimé, sa folle et brillante vie d’autrefois.

 

– Mais, continua l’inconnu, tous deux sont maintenant vendus à don José et lui sont dévoués jusqu’à la mort.

 

– Oh ! qu’en savez-vous ?

 

– Tu le verras plus tard. Depuis un an que tu es ici, jamais tu n’as franchi le seuil de ton appartement, et tout cela par amour pour don José.

 

– J’en conviens.

 

– La vieille femme fait la duègne et le bruit court dans le quartier que tu es une pauvre femme malade venue à Paris pour te faire guérir d’un cancer qui te ronge. Or, comme on ne t’a jamais vue, on dit même que tu ne quittes pas ton lit.

 

La bohémienne écoutait toutes ces révélations d’un air atone et profondément distrait.

 

– À présent, reprit l’inconnu, en sais-tu assez, dis ?

 

– Oh ! oui. Je vois que vous possédez tous mes secrets.

 

– Et quand je t’affirme que don José te trompe, me crois-tu ?

 

– Peut-être… mais il me faut une preuve.

 

– Tu l’auras… dans huit jours…

 

Elle demeurait toujours courbée et anéantie.

 

– Mais, acheva-t-il avec dédain, je me suis cruellement trompé sur ton compte, ma petite ; tu n’as pas de cœur.

 

– Moi ! moi ?… fit-elle sur deux tons différents.

 

– Tout à l’heure, tu voulais tuer don José ; et te voilà maintenant prête à t’évanouir et à fondre en larmes.

 

Ces mots fouettèrent le sang alourdi de la gitana et réveillèrent en elle tous ces instincts à demi sauvages qui font l’énergie de sa race. Elle se redressa fièrement et regarda l’inconnu en face.

 

– Vous vous trompez toujours, dit-elle, et vous ne savez pas qui je suis…

 

– Une femme, une femme faible et aimante… dit-il avec un sourire de mépris.

 

Mais déjà l’œil de la bohémienne lançait des flammes, déjà son brun visage se couvrait de cette pâleur nerveuse qui annonce une résolution prise à l’instant même et qui va devenir immuable.

 

Elle retroussa l’une de ses manches et montra son beau bras musculeux et arrondi comme un bras d’athlète :

 

– Tenez, dit-elle, j’ai la peau fine, n’est-ce pas ? et pour mettre un baiser sur ce bras, plus d’un beau gentilhomme de Séville ou de Grenade aurait vendu son bien…

 

– En effet, ricana l’inconnu, je conçois que, pour s’en faire un collier l’espace d’une heure, on puisse accomplir des folies.

 

– Eh bien ! continua-t-elle, cette peau fine et transparente et ces veines bleues cachent des muscles d’acier, et je vous jure que le jour où il se lèvera sur la poitrine de don José, armé d’un stylet, il saura l’y enfoncer jusqu’au manche.

 

Elle prononça cette menace froidement et avec un tel accent de résolution, que l’inconnu ne douta point un seul moment qu’elle hésitât à l’accomplir.

 

– À la bonne heure ! dit-il. Te voilà telle que tu étais autrefois.

 

– Prouvez-moi que don José me trompe, dit-elle, et je tuerai don José.

 

– Fais-m’en le serment, je te croirai.

 

La bohémienne éleva solennellement les deux mains et dit :

 

– Il est une foi mystérieuse qui ne ressemble ni à celle des chrétiens, ni à celle des musulmans. Les gitanos mes pères m’ont élevée dans ce culte que le reste des hommes ignore, mais auquel nous, les bohémiens, nous, les parias du monde, toujours chassés et toujours victorieux, nous croyons avec ferveur. Jamais un gitano n’a juré par ce culte sans qu’il ait tenu religieusement son serment – ce serment dût-il l’entraîner à la mort… Eh bien ! sur la foi de mes pères, au nom de cette divinité qu’il nous est défendu de révéler à ceux qui n’obéissent point à ses lois, je jure que je poignarderai don José là où je le rencontrerai avec ma rivale.

 

– C’est bien, dit l’inconnu, je crois à ton serment.

 

– Et maintenant, fit-elle, j’attends cette preuve…

 

– Tu l’auras. Seulement, toi la fille des bohémiens tu dois savoir que la vengeance ne marche qu’accompagnée d’une vertu silencieuse qu’on nomme la prudence.

 

– Je le sais.

 

– Celui qui veut se venger doit se taire.

 

– Je me tairai.

 

– Conserver le sourire aux lèvres et la joie dans les yeux…

 

– Tandis que la haine est au cœur. Oh ! soyez tranquille, je lui sourirai et l’abreuverai de mes caresses.

 

– Fatima, dit encore l’inconnu, nul ne m’a vu pénétrer ici, nul ne sait le chemin par où je suis venu. Je reviendrai te voir.

 

– Quand ?

 

– Dans trois jours.

 

– Et m’apporterez-vous la preuve ?

 

– Je te dirai au moins où tu pourras l’avoir.

 

– C’est bien. Je compte sur vous.

 

– Oh ! attends, ma petite, je n’en ai point fini de mes conseils et de mes recommandations, dit-il en souriant.

 

– Qu’est-ce encore ?

 

– Je le répète, méfie-toi de ta vieille nourrice et de ton nègre comme tu te défierais d’un ennemi mortel.

 

– Pourquoi ?

 

– Tu le sauras ; mais je ne puis te le dire aujourd’hui.

 

L’inconnu se tourna vers la cheminée et posa la main sur une potiche de Chine.

 

– Tu vois ce vase ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! chaque soir, à l’heure où tu attendras don José, soulève-le, tu trouveras dessous un billet renfermant mes instructions.

 

La gitana marchait d’étonnement en étonnement ; mais sa stupeur fut au comble lorsque l’inconnu lui dit :

 

– Je vais te quitter… seulement tu ne dois pas plus savoir par où je m’en vais que par où je suis venu.

 

Il tira de sa poche un grand foulard rouge et le jeta sur la tête de la gitana :

 

– Il faut que tu te laisses bander les yeux.

 

– Faites, dit-elle avec soumission.

 

Il mit le foulard en deux doubles, l’ajusta sur les yeux de Fatima et le lui noua solidement derrière la tête.

 

– Compte sur tes doigts jusqu’à cent cinquante, dit-il. Après, tu pourras enlever le bandeau.

 

La gitana obéit, compta scrupuleusement, puis arracha son bandeau. Le boudoir était vide, l’homme étrange avait disparu.

 

– C’est le diable ! répéta la superstitieuse jeune fille en levant les mains au ciel.

 

 

Le lendemain, vers dix heures, comme don José allait venir, selon son habitude, Fatima se souvint de la recommandation du mystérieux personnage.

 

Elle souleva le vase de Chine. Un petit papier était dessous. Ce papier, plié d’une façon que la gitana reconnut sur-le-champ pour être celle des bohémiens qui plient une lettre, était écrit à l’encre rouge et couvert de signes bizarres et indéchiffrables pour toute autre que pour elle. C’était l’écriture et le langage des bohémiens d’Espagne. Ce papier renfermait, en outre, un petit paquet de la grosseur d’une noisette, soigneusement cacheté à la cire.

 

Voici ce que contenait le billet : « Avale, sous peine de mort, la poudre renfermée dans ce paquet. »

 

La bohémienne rompit le cachet de cire et trouva sous son pli une pincée de poudre blanchâtre et soyeuse au toucher comme de la fécule.

 

Malgré les termes impérieux du billet et la menace de mort qu’il renfermait, peut-être eût-elle hésité à obéir ; mais c’était une fille d’Espagne, et, de plus, une bohémienne, c’est-à-dire un être superstitieux pour qui le surnaturel avait un charme indicible.

 

– Il est évident, se dit-elle, que c’est le diable que j’ai vu, le diable qui m’écrit et m’envoie cette poudre… Dans quel but ?… Je ne sais ; mais il est bien certain que le diable me protège, puisque je suis gitana et qu’il est le seul Dieu que nous adorons dans l’ombre. Nos aïeules sont allées au sabbat et se sont livrées à lui… peut-être même suis-je son enfant ?

 

Et ce mélange bizarre de corruption et de crédulité naïve, cette fille qui ne croyait pas à Dieu pour croire au diable, versa la pincée de poudre blanche dans un verre qu’elle emplit d’eau.

 

La poudre ne tarda point à se dissoudre sans que l’eau perdît rien de sa transparence. Alors la bohémienne porta le verre à ses lèvres et le vida d’un trait. Presque au même instant, un bruit se fit dans le salon.

 

– Voici don José, pensa-t-elle.

 

Elle jeta le billet dans le feu, puis elle courut à la porte du boudoir, qu’elle ouvrit. C’était, en effet, don José. L’Espagnol était souriant et calme. Il enlaça la jeune femme de ses deux bras et lui mit comme la veille un baiser au front.

 

– Bonjour, ma Fatima, lui dit-il de sa voix la plus caressante.

 

Fatima eut un horrible battement de cœur. Elle croyait maintenant à la trahison de don José comme à la lumière du soleil, et elle fut tentée de passer ses bras autour du cou de l’infâme pour l’étouffer. Mais elle songea aux recommandations de celui qu’elle prenait pour le diable et que, sa superstition aidant, elle finissait par croire son père. Et son visage demeura calme et souriant. Don José dépouilla alors son manteau, et Fatima vit apparaître un flacon poudreux garni d’osier qu’il plaça sur la cheminée.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

 

– Cela, c’est une surprise que je te ménageais, répondit-il ; c’est un flacon de marasquin que j’ai reçu d’Espagne ce matin même.

 

– Oh ! du marasquin, fit-elle avec une joie enfantine, la liqueur de notre pays bien-aimé !

 

Don José prit alors dans ses doigts le gland de soie qui pendait à côté d’une glace et il sonna. Le nègre qui servait, ou plutôt qui surveillait la gitana, parut.

 

– Apporte-nous des verres, dit don José, car j’en veux boire aussi, moi, ajouta-t-il joyeusement.

 

Avant d’aller plus loin, faisons un pas en arrière et suivons don José au moment où la veille, vers minuit, il quittait la rue du Rocher et retournait chez lui.

 

On le sait, don José demeurait rue de Ponthieu, au numéro 3, et les fenêtres de son appartement donnaient sur l’avenue des Champs-Élysées.

 

Don José était sorti de chez Fatima la rage dans le cœur. Don José n’aimait plus la bohémienne, dont il avait été, du reste, follement épris pendant plusieurs années. Depuis deux mois, don José avait un autre amour au cœur, et cet amour, qu’il menait de front avec ses projets d’ambition, l’occupait assez pour le lasser à tout jamais de la frénétique tendresse de Fatima. Mais, il le savait, la gitana n’était point cette maîtresse parisienne avec laquelle il est si facile de rompre. C’était une fille indomptable et sauvage, qui se considérait comme liée à lui pour toujours, qui pour lui avait abandonné sa vie errante et folle, qui pour lui était devenue criminelle. Cette femme avait son secret, cette femme pouvait, au jour de l’abandon, le traiter d’empoisonneur et d’assassin… Cette femme, dans un accès de jalousie, était capable de le tuer. Elle l’en avait menacé tout à l’heure, et ses menaces avaient si vivement impressionné don José, qu’il rentra chez lui tout tremblant, mais déjà méditant un nouveau forfait.

 

Pour se rendre chez la bohémienne, don José employait, comme on l’a vu, des précautions minutieuses. Il rentrait d’abord ouvertement, en voiture, mis comme à l’ordinaire. Puis, une fois chez lui, il s’affublait de ses vêtements d’ouvrier et s’appliquait une grande barbe noire qui lui donnait une certaine ressemblance avec un ouvrier carrossier qui demeurait dans la maison, où il occupait une mansarde. Ensuite, au lieu de redescendre par le grand escalier, ce qui l’eût contraint à passer devant la loge de la concierge, il sortait par la cuisine de son appartement et prenait l’escalier de service qui aboutissait dans la cour, qu’il traversait pour sortir. À son retour, il rentrait de la même manière, traversant de nouveau la cuisine, où l’attendait son valet de chambre. Ce valet mérite quelques lignes de silhouette, car il était plutôt le confident que le serviteur de son maître : Zampa, c’était son nom, était un Portugais que don José avait pris à son service dans une circonstance assez singulière.

 

Quatre années auparavant, don José se trouvait à Madrid, habitant tout seul le vaste hôtel de Sallandrera. Le duc et sa famille étaient alors au petit castel de la Grenadière. L’hôtel de Sallandrera donnait sur une place où avaient lieu les exécutions capitales. Un matin, le jeune Espagnol fut éveillé par une sourde rumeur, et, en se mettant à sa croisée, il aperçut le garrotta, cet instrument de supplice usité en Espagne, qui dressait son fatal pivot et son collier de fer au milieu d’un concours immense de peuple. L’échafaud avait été élevé si près de l’hôtel, que de la plate-forme un homme agile pouvait s’élancer sur le rebord des croisées du rez-de-chaussée. Ce fut à une de ces fenêtres que don José, qui était friand de cet horrible spectacle, alla se placer, pour n’en laisser échapper aucun détail. Peu après on vit apparaître le patient. C’était Zampa.

 

Zampa était condamné à mourir pour avoir assassiné une vieille femme et sa servante, qui habitaient une maison isolée sur la route de Madrid à l’Escurial, à la seule fin de les voler ensuite, ce qu’il allait faire, quand un détachement de soldats qui passait par hasard l’arrêta et le conduisit en prison. Don José prit une lorgnette et se prit à considérer le condamné. C’était un jeune homme de taille moyenne, qui paraissait doué d’une grande souplesse et d’une vigueur peu commune, au front bas et fuyant, au regard indécis, aux lèvres minces et cruelles dans leur expression dédaigneuse.

 

Zampa monta sur l’échafaud d’un pas assez ferme ; mais lorsqu’il eut aperçu le collier de fer destiné à l’étouffer et la chaise sur laquelle on l’allait faire asseoir, la peur de la mort le prit et il se mit à trembler de tous ses membres. En même temps, une pâleur livide s’empara de lui et son sourire fanfaron disparut ; mais en même temps aussi son regard désespéré aperçut la fenêtre où se tenait don José ; ce regard mesura la distance, et l’espoir ardent d’échapper au supplice pénétra soudain dans l’âme du condamné en lui rendant toute son énergie et toute sa vigueur. Au moment où le bourreau s’emparait de lui pour l’asseoir sur la chaise fatale, Zampa fit un effort héroïque, rompit les liens qui lui attachaient les bras, mordit le bourreau, qui jeta un cri de douleur, renversa ses deux aides, bondit comme un tigre et, passant par-dessus la tête de don José, tomba dans l’hôtel de Sallandrera. Avant que le bourreau, ses aides, la foule entière et don José lui-même fussent revenus de leur surprise, le condamné avait disparu.

 

Les domestiques étaient tous aux fenêtres, laissant ainsi l’hôtel désert à l’intérieur. Quand don José, revenu de sa stupeur, se retourna pour chercher des yeux le patient, il ne vit plus rien. La porte de la salle basse où il se trouvait seul, et que le patient avait dû traverser, était ouverte. La force armée cerna l’hôtel et l’envahit ; on le fouilla de fond en comble inutilement. Le condamné s’était évanoui comme une vision.

 

XXVI

Au bout de deux jours, et tandis que tout Madrid s’entretenait de la disparition du condamné Zampa, disparition qui tenait du prodige, don José, en s’éveillant, vit un homme tranquillement assis à son chevet : c’était Zampa. Don José le reconnut et ne put s’empêcher de rire :

 

– Ah çà ! lui dit-il, d’où sors-tu et où t’es-tu donc caché ?

 

– Je vais le dire à Votre Excellence, répondit Zampa, si toutefois elle veut me faire un serment.

 

– Parle, dit l’hidalgo, quel serment exiges-tu ?

 

– Celui de ne pas me livrer.

 

– Oh ! certes, répondit don José, je ne suis pas alguazil, et les choses de la justice ne me regardent pas. Si personne autre que moi ne te restitue au bourreau, tu vivras cent années.

 

– Votre Excellence parle d’or, dit le condamné. Maintenant, j’ai une dernière proposition à lui faire.

 

– Qu’est-ce encore ?

 

– Si je coupais ma barbe et teignais en noir mes cheveux, qui sont d’un rouge ardent, je deviendrais méconnaissable.

 

– C’est possible, et je te le conseille.

 

– Si, alors, Votre Excellence voulait me prendre à son service ?…

 

Don José fit la grimace.

 

– Oh ! dit Zampa, elle aurait en moi un serviteur dévoué jusqu’à la mort, et qui se ferait hacher pour elle. Votre Excellence n’aurait qu’à commander, je serais, selon son gré, assassin ou honnête homme…

 

L’âme perverse de don José fut touchée de ce langage. L’hidalgo vit dans Zampa un homme qui deviendrait au besoin son sicaire, et mettrait, sur un signe de lui, le feu aux quatre coins de Madrid.

 

– Soit, lui dit-il, je te fais mon valet de chambre. Maintenant vas-tu me dire où tu t’étais si bien caché ?

 

– Certainement, monseigneur ; mais je vous dirai d’abord que je connais parfaitement l’hôtel dans ses moindres coins et recoins, m’y étant introduit l’année dernière pour voler.

 

– Ah ! dit don José.

 

– C’est moi qui ai volé les diamants de Mme la duchesse, votre tante.

 

– À merveille !

 

– Et, poursuivit Zampa, vous savez qu’il y a dans la chambre de M. le duc une armure de taille colossale, dressée sur un pivot, casque en tête et visière baissée.

 

– Cette armure, dit don José, est celle d’un Sallandrera, compagnon du Cid et plus grand que lui.

 

– C’est cela. Eh bien ! je me suis glissé dans l’armure, bien certain qu’on ne songerait point à y regarder.

 

Ce trait d’ingéniosité acheva de séduire don José. Il donna un rasoir à Zampa, qui coupa sa barbe sur-le-champ et entra le jour même à son service.

 

Depuis lors, le maître et le valet en arrivèrent à une sorte d’intimité, le premier laissant entrevoir ses instincts pervers et ses vices, le second les flattant et les encourageant de son mieux.

 

Excepté peut-être l’empoisonnement de don Pedro, Zampa connaissait tous les secrets de son maître. Il était au courant de sa double intrigue, et ce soir-là, où don José revenait de chez Fatima sous l’impression de ses menaces de mort, le valet ne put s’empêcher de remarquer la pâleur de son visage et son agitation extrême.

 

– Est-ce que Votre Excellence se serait fâchée avec la gitana ? demanda-t-il.

 

– Mais non, murmura brusquement don José.

 

– C’est que Votre Excellence est pâle.

 

Don José regarda Zampa. Il trouva au bandit la physionomie avenante d’un homme qui semble dire :

 

– Parlez, on vous obéira.

 

– Dis donc, fit-il en l’entraînant dans sa chambre à coucher, trouves-tu Fatima belle ?

 

– Mais oui, fort belle.

 

– C’est drôle, continua don José avec indifférence, je ne l’aime plus, et elle me semble laide.

 

– C’est que Votre Excellence en aime une autre.

 

– C’est vrai.

 

– Et puis, à parler franchement, Fatima est une femme sans éducation, de mœurs désagréables et farouches et qui finira, dans un accès de jalousie, par poignarder Votre Excellence.

 

– Je le crains.

 

– Aussi bien, si j’osais risquer un conseil…

 

– Risque…

 

– Je m’en débarrasserais.

 

– Bah ! fit don José continuant à jouer, malgré son émotion, une indifférence absolue, Fatima est une femme qu’on ne quitte pas commodément.

 

– C’est vrai.

 

– Et… alors ?

 

– On la tue, c’est plus simple.

 

Don José regarda son valet dans le blanc des yeux.

 

– Tu es un garçon bien spirituel, dit-il.

 

– Je m’en vante.

 

– Et j’ai songé à te charger de cette besogne.

 

– Merci de l’attention.

 

– Hein ! qu’en dis-tu ?

 

– Mais, dit Zampa gravement, je dis que nous sommes à Paris, dans un pays où la police a de bons yeux, de bonnes oreilles, et où un coup de stylet est plus dangereux pour celui qui le donne que pour celui qui le reçoit.

 

– Diable ! fit don José un peu déconcerté par la prudence de Zampa.

 

– Mais, reprit celui-ci, il est des accommodements avec tout, même avec la loi.

 

– Ah !… Et comment ?

 

– J’ai rapporté d’un voyage que j’ai fait aux îles Marquises un joli poison bien subtil qui tue en vingt-quatre heures.

 

– Ah ! ah ! fit don José.

 

– Ce poison est une poudre végétale qui tue sans laisser de traces.

 

– Et tu as ce poison ?

 

– Parbleu !

 

– Par saint Jacques de Compostelle ! murmura don José ravi, laisse-moi me coucher… demain nous reprendrons cette conversation, qui m’intéresse fort.

 

Et don José se mit fort tranquillement au lit et rêva que Fatima s’en allait dans l’autre monde et entrait dans le paradis de Mahomet, où le prophète la changeait aussitôt en houri.

 

 

On devine, à présent, ce que contenait le flacon de marasquin que don José apporta, le lendemain soir, chez la belle Fatima. La bohémienne s’empara de la bouteille et la déboucha elle-même.

 

– Je veux être ton échanson, mon cher seigneur, dit-elle.

 

Et elle regarda don José avec son plus brûlant regard, tandis que la haine lui tordait le cœur. Puis elle lui versa à boire et se servit ensuite. Un soupçon avait traversé son esprit.

 

– Il veut m’empoisonner peut-être, s’était-elle dit.

 

Mais don José prit le verre en souriant, l’éleva, salua Fatima, et le vida d’un trait.

 

– À ta santé, dit-il en replaçant le verre sur un guéridon.

 

Fatima n’hésita plus et vida le sien à son tour. Puis les deux amants passèrent une heure encore, la main dans la main, don José accablant la gitana de ses protestations d’amour, la bohémienne l’écoutant le sourire aux lèvres et la rage dans le cœur. Enfin, minuit sonna. C’était l’heure où don José se retirait.

 

– Adieu, lui dit-il, la pressant tendrement sur son cœur.

 

– Adieu, répondit-elle.

 

– Ne sois plus jalouse.

 

– Oh ! jamais, fit-elle avec une dissimulation dont la perfection atteignit les dernières limites de la franchise.

 

Elle le regarda comme si elle eût voulu le fasciner.

 

– L’ai-je été ce soir ? demanda-t-elle.

 

– Non, j’en conviens.

 

– Eh bien ! tu me verras tous les jours comme aujourd’hui. Je t’aime, et je crois à ton amour.

 

Elle le reconduisit jusqu’à l’extrémité du salon et lui pressa une dernière fois la main.

 

– Adieu !… adieu ! répéta-t-elle avec une sorte de frénésie qui faillit trahir sa fureur.

 

Dans la salle à manger, don José rencontra la vieille femme qui avait nourri Fatima.

 

– À quelle heure se lève ta maîtresse ? lui demanda-t-il.

 

– À dix heures.

 

– Demain, continua don José, tu pourras la laisser dormir jusqu’à midi… elle est fatiguée.

 

La vieille nourrice ne surprit point l’atroce sourire qui glissa sur les lèvres de l’hidalgo.

 

– Pauvre Fatima ! murmura don José en s’en allant, elle n’a pourtant que vingt-quatre ans… c’est dur de mourir si jeune !

 

 

En quittant don José, Fatima rentra dans le boudoir et recula, stupéfaite, comme la veille.

 

Comme la veille, le bizarre personnage qu’elle prenait pour le diable l’attendait, tranquillement assis sur le divan. Il étendit la main vers le flacon de marasquin.

 

– Tu as bu de cela ? dit-il.

 

– Oui, répondit-elle.

 

Il y avait dans un coin du boudoir un magnifique perroquet rouge et bleu qui sommeillait sur son perchoir.

 

L’inconnu se leva sans mot dire, s’approcha du perroquet et lui présenta le doigt. Le perroquet y posa ses deux pattes et se laissa apporter vers la cheminée, tandis que la gitana regardait cette manœuvre avec étonnement.

 

L’inconnu prit ensuite le flacon de marasquin et en vida quelques gouttes dans le verre que Fatima avait porté à ses lèvres.

 

– Il est excellent, dit celle-ci ; goûtez-le, vous verrez.

 

Mais au lieu de boire et tenant toujours son perroquet sur le poing gauche, le mystérieux personnage découvrit un sucrier placé sur un guéridon, y prit un morceau de sucre et le trempa dans le verre ; le marasquin s’infiltra goutte à goutte dans le morceau de sucre. Alors l’inconnu le tendit au perroquet, qui le prit, le broya sous son bec et l’avala.

 

– Mais que faites-vous donc ? s’écria la bohémienne.

 

L’inconnu ne répondit pas ; mais il lui montra le perroquet qui, à peine eut-il absorbé le sucre imbibé de marasquin, battit des ailes, s’agita quelques instants, et tomba foudroyé aux pieds de la gitana.

 

– Tu le vois, dit alors le bizarre personnage, il faut, avec cette liqueur dont tu as bu un verre, trois minutes pour tuer un chien, vingt-quatre heures pour faire un cadavre d’une belle fille comme toi… Don José vient de t’empoisonner !

 

 

Faisons un pas en arrière.

 

Banco était une fille de seize ans, blonde comme une madone de Raphaël, avec des yeux d’un bleu sombre aux reflets verdâtres, de petites dents blanches et pointues, des lèvres roses, un nez aquilin, des pieds et des mains d’enfant. Banco avait une taille svelte et frêle qui la faisait ressembler à une verte demoiselle des prés ; elle n’était ni grande ni petite, et, lorsqu’elle marchait, elle trahissait cette désinvolture nonchalante et gracieuse qu’on retrouve chez les filles de l’Andalousie et que les Espagnols nomment le mencho.

 

Pourtant Banco était née à Paris. Mais son père et sa mère étaient venus d’Espagne quelque vingt ans auparavant, et ils remplissaient chez le général espagnol S. les majestueuses fonctions de concierges.

 

Chose bizarre ! le Castillan marié à une Sévillane, bruns tous les deux comme les olives de leurs pays, avaient mis au monde une fille blonde comme un rayon de soleil, blonde comme si elle fût née en Écosse ou en Danemark. Mais, chose moins bizarre, trouvant sans doute ses parents trop bruns, leur loge trop petite et l’hôtel qu’ils gardaient d’un trop sévère aspect, Banco avait pris sa volée aux environs de ses quinze ans. Un coupé à deux chevaux l’avait emportée un soir de la loge paternelle à la rue Castiglione, où elle avait trouvé le plus délicieux entresol que femme coquette eût rêvé. Un vrai boyard, qui possédait une centaine de villages et des milliers de paysans, lui en offrit les clefs sur un coussin de maroquin vert. Ce coussin était un portefeuille.

 

Depuis un an, Banco était fort à la mode : elle avait des chevaux de prix, des diamants comme on en voit peu, et elle donnait des raouts dont parlait la petite littérature. Pourtant Banco n’avait que seize ans et quelques mois… Mais elle était née avec l’intuition de son art ; elle n’avait pas le temps d’apprendre, elle devinait. Elle n’avait jamais aimé, et elle était demeurée convaincue qu’elle n’avait pas de cœur. Banco était, dans toute l’acception du mot, une fanfaronne de vices.

 

L’enfant avait auprès d’elle une dame de compagnie, une ex-jolie femme qui dépassait la quarantaine, dont le visage couperosé s’empâtait de jour en jour sous une épaisse couche de graisse, et dont les doigts ornés de bagues subissaient les progrès d’un embonpoint excessif. Cette femme, qui se nommait Carlo, abréviation de Carlotta, métamorphose de Charlotte, laquelle Charlotte était née dans une boutique de fruitière, et prétendait avoir des aïeux… – cette femme, disons-nous, tenait la maison de Banco, la volant par-ci, par-là, et lui donnant des conseils.

 

Or, depuis son départ de la maison paternelle, Banco avait essayé vainement de faire la paix avec sa famille. Les deux Espagnols, fiers comme des hidalgos, avaient formellement refusé de recevoir et même de revoir leur enfant. Vainement Banco leur avait envoyé parlementaires sur parlementaires, porteurs de cadeaux de toute espèce, le père et la mère avaient tout refusé.

 

Ce mépris pour l’enfant perdue avait fini par irriter Banco. Banco avait oublié qu’il s’agissait de son père et de sa mère, et un jour elle s’était juré de les humilier tôt ou tard. Une fois dominée par cette idée de vengeance, la lionne n’en démordit plus, d’autant que la Carlo attisait charitablement le feu, et lui disait, d’un ton demi-sérieux demi-bouffon :

 

– Abaisse-moi donc ces portiers orgueilleux ! À ta place, je me munirais d’un Espagnol de qualité, qui pût me faire entrer un jour, dans sa voiture, à l’hôtel dont ils tirent le cordon.

 

Le conseil avait été goûté par Banco, et elle s’était promis de profiter de la première absence du prince russe pour le mettre à exécution. Or, le prince alla faire un voyage de trois mois en Italie, et il dit en partant à Banco :

 

– Il n’est pas défendu de faire de la contrebande ; il est défendu de se laisser prendre. Méditez profondément ces paroles, et songez que j’ai cent mille francs par an à votre service.

 

Le soir de son départ, Banco fit une apparition aux Italiens, et, en promenant distraitement ses prunelles sur la salle, elle remarqua un grand et beau jeune homme, aux cheveux noirs, aux moustaches noires, à la tournure pleine de distinction.

 

– Le connais-tu ? demanda-t-elle à la Carlo.

 

– Tiens ! répondit celle-ci, voilà ton affaire ; c’est un Espagnol, don José d’Alvar. Il est riche.

 

– Oh ! cela m’est égal, dit Banco.

 

– Il connaît le général S…

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûre. Je me souviens de les avoir vus se promener ensemble au Bois, dans un break que le général conduisait lui-même.

 

– Très bien, dit Banco, qui devint toute pensive.

 

Le lendemain, la Carlo fut chargée de courir le monde galant et d’avoir adroitement des renseignements minutieux sur don José. Mais on ne savait nulle part sur l’hidalgo que ce que tout Paris pouvait savoir, c’est-à-dire que don José avait vingt-six ou vingt-huit ans, qu’il était le neveu du duc de Sallandrera, qu’on le disait fiancé à sa cousine, mademoiselle Conception ; enfin, qu’il jouissait d’un assez beau revenu et le dépensait fort largement. On ne lui connaissait aucune intrigue.

 

Ces renseignements, rapportés au bout de deux jours par la Carlo, ne satisfirent que médiocrement Banco.

 

– Cet homme aime sa fiancée, se dit-elle, et une fiancée est plus difficile à arracher du cœur d’un homme qu’une maîtresse.

 

Cependant, comme la blonde fille avait hérité de la volonté espagnole, du moment où elle eut jeté son dévolu sur don José, elle se jura d’en être aimée tôt ou tard. Le plus difficile était d’avoir avec lui une première entrevue. Don José n’allait que dans le vrai monde, et Banco n’y avait nul accès. Heureusement, la jeune pécheresse avait lu beaucoup de romans, entre autres la fameuse Histoire des Treize[12], de M. de Balzac. Ne sachant comment se faire présenter à don José, elle songea à le faire enlever.

 

Voici ce qui advint à l’hidalgo. En rentrant, un soir, de sa mystérieuse excursion à la rue du Rocher, don José, qui alors aimait encore la gitana, trouva un petit billet, venu par la poste à son adresse. Ce billet était d’une jolie écriture inconnue, et sans signature. On devinait une main de femme.

 

« Si don José d’Alvar [disait le correspondant mystérieux] a hérité de la bravoure de ses aïeux, s’il ne redoute pas les aventures romanesques, si enfin il est homme de cœur et ne recule point devant les apparences d’un péril, il se trouvera demain soir, jeudi, à onze heures et demie, au coin du boulevard et de la rue Godot-de-Mauroy.

 

« Là, un homme s’approchera de lui, et lui dira en espagnol : « Suivez-moi ». Don José le suivra et fera ce que cet homme lui dira. »

 

Le jeune Espagnol trouva l’aventure piquante, et se promit d’aller au rendez-vous.

 

XXVII

Le lendemain, don José sortit une heure plus tôt de chez Fatima, rentra chez lui pour changer de costume, et, à l’heure dite, il se trouva sur le trottoir de la rue Godot-de-Mauroy. Il y était depuis environ dix minutes lorsqu’un fiacre vint à passer et s’arrêta tout près de lui. En même temps, un homme montra sa tête à la portière et dit en espagnol :

 

– Suivez-moi !

 

Don José s’approcha et regarda cet homme. Mais il avait une grande barbe et un chapeau rabattu sur les yeux, qui semblaient se cotiser pour dissimuler entièrement les traits de son visage.

 

– Montez, dit l’inconnu.

 

Don José monta, et à peine fut-il assis dans le fiacre, que son guide lui dit :

 

– Il faut vous laisser bander les yeux.

 

– Où me menez-vous donc ? demanda l’hidalgo.

 

– Chez une jeune et jolie femme.

 

– Mais… où ?

 

– Bon ! dit l’inconnu, qui parlait assez purement l’espagnol, bien qu’à son accent il fût aisé de reconnaître qu’il n’était point né en Espagne, si on voulait vous dire où l’on vous conduit, on ne vous banderait pas les yeux.

 

– C’est juste, pensa don José.

 

Et il se laissa bander les yeux sans résistance aucune.

 

Alors le fiacre repartit, et don José comprit qu’il roulait avec une rapidité peu commune aux voitures de cette espèce. Comme don José n’avait point la connaissance parfaite de Paris que possédait Henri de Mauroy[13], le héros de Balzac ; comme, en outre, il ne connaissait point les œuvres de l’illustre écrivain et ne pouvait, par conséquent, y puiser des inspirations, il n’eut pas l’idée de compter combien de fois le véhicule tournait à gauche et à droite, ce qui, jusqu’à un certain point, aurait pu indiquer la route qu’il suivait et le quartier où on le conduisait. Tout ce qu’il comprit, c’est que le trajet était long, car il demeura près de trois quarts d’heure à côté de son guide, qui gardait le plus profond silence.

 

Enfin, le fiacre s’arrêta.

 

– Descendez et donnez-moi la main, lui dit-on, toujours en langue espagnole.

 

Il obéit, se laissa entraîner, sentit qu’il marchait sur du sable, tandis que l’air vif de la nuit le fouettait au visage, et il en conclut qu’il traversait un jardin.

 

Au bout d’une centaine de pas, son guide l’avertit qu’il rencontrait un escalier. En effet, il gravit une trentaine de marches environ, puis il trouva un tapis sous ses pieds, comprit qu’il traversait un salon, et enfin le guide lui dit :

 

– Arrêtez-vous là. Puis il le fit asseoir et ajouta : Ôtez votre bandeau.

 

Don José enleva le foulard qu’il avait sur les yeux et demeura fort étonné. Il se trouvait dans un joli salon dont chaque meuble, chaque objet, chaque détail d’ornementation, semblait trahir une femme pour propriétaire. Il s’y trouvait seul, car l’homme à la grande barbe avait disparu comme par enchantement.

 

– L’aventure est passablement romanesque, pensa don José, si la femme est véritablement jolie…

 

Il n’acheva pas, car une portière glissa sur sa tringle et Banco se montra à ses regards éblouis.

 

La blonde fille des portiers espagnols avait pensé qu’un peu de romantisme dans son costume ne gâterait rien au rôle qu’elle s’apprêtait à jouer. Elle avait donc revêtu la jupe courte écarlate, le corsage de velours noir à broderies et le petit shospska des Polonaises de Cracovie, le tout parsemé de beaux diamants et agrémenté de superbes fourrures. Depuis dix-huit mois qu’elle avait accepté la protection du prince K…, Banco avait appris la Russie et la Pologne sur le bout du doigt et elle s’était bien juré de finir ses jours dans quelque beau château aux environs de Varsovie.

 

Un Parisien, un véritable Athénien de Paris, eût flairé le théâtre et déshabillé Banco d’un regard pour lui restituer ses véritables vêtements et sa classification sociale exacte ; mais don José était espagnol ; il ne connaissait que superficiellement notre monde et surtout certaines femmes de notre monde ; entre Conception, qu’il voulait épouser, et la gitana, qui avait été jusque-là son unique amour, il n’avait pu qu’entrevoir, et par conséquent fort mal juger toutes ces grandes dames de contrebande qui prennent le nom de la rue où elles sont nées et deviennent la comtesse de Tronchet ou la baronne de Saint-Lazare. Don José pouvait, à la rigueur, prendre une comédienne du boulevard pour une reine de Hongrie. Banco avait donc touché juste, peut-être sans le savoir.

 

– Si don José ne me reconnaît pas, s’était-elle dit, ou du moins s’il ne m’a jamais vue, ce qui est probable, car moi je l’ai aperçu l’autre jour pour la première fois de ma vie, je me poserai en Polonaise.

 

En effet, à la vue de cette jolie comtesse, dont les cheveux blonds, le teint rose, le costume pittoresque semblaient annoncer une fille des brumeuses contrées septentrionales, don José demeura convaincu qu’il était en présence d’une femme de qualité et la salua jusqu’à terre. Cet homme, plein d’audace quand il s’agissait de servir son ambition, même par un crime ; cet homme, qui n’avait reculé devant rien, était timide, et se sentait rougir sous le regard d’une femme.

 

– Je le tiens, pensa Banco, à qui le trouble subit de l’Espagnol n’échappa point, et qui comprit qu’elle avait affaire à ce que, dans le monde interlope, on appelle un homme qui n’est pas très fort.

 

Elle invita don José, par un geste gracieux, à s’asseoir, puis elle lui dit en français, langue que les Polonais et les Russes parlent, on le sait, comme leur langue maternelle :

 

– Je vous demande mille pardons, seigneur, d’avoir ainsi abusé de votre liberté.

 

– Madame… balbutia don José, qui continuait à la trouver fort belle.

 

– Don José, poursuivit-elle, on vous a conduit ici les yeux bandés, parce que vous ne pouvez, vous ne devez jamais savoir où vous êtes et qui je suis.

 

Il la regardait toujours et ne trouvait pas un mot à dire. Elle prit à sa ceinture une jolie petite montre émaillée et la consulta.

 

– Mon Dieu ! dit-elle, comme le temps passe… je n’ai réellement plus qu’une heure à vous donner, et j’ai cependant bien des choses à vous dire…

 

– Une heure ! fit don José, qui trouvait, en effet, que c’était bien peu pour admirer cette ravissante créature.

 

– Hélas ! soupira-t-elle, dans une heure, il me faudra rejoindre mon tyran…

 

– Votre tyran ?

 

– Je veux dire mon mari.

 

Don José fit la grimace.

 

– Écoutez, monsieur, poursuivit Banco avec assurance, afin de vous expliquer mon étrange conduite, il faut que vous sachiez à peu près qui je suis.

 

– Je vous écoute, madame, répondit don José fort intrigué de la tournure à demi solennelle que semblait prendre cet entretien.

 

– Allons-y gaiement ! pensa la folâtre fille, donnons-nous des aïeux et des parchemins.

 

Et elle dit tout haut avec une nuance de tristesse :

 

– Ah ! monsieur, dans mon pays, nous autres filles de qualité, nous n’épousons jamais l’homme que nous aimons…

 

– C’est à peu près ainsi partout, répondit don José, qui songea que sa cousine, mademoiselle Conception de Sallandrera, le haïssait mortellement et que, cependant, elle serait forcée de l’épouser, lui don José.

 

Banco poursuivit :

 

– Je suis la fille d’un prince polonais général au service de la Russie. Je suis mariée à un prince russe, général comme mon père. La politique a été le seul mobile de mon mariage. Il entre dans les vues de la Russie d’allier la noblesse russe à la noblesse polonaise. J’ai dix-sept ans ; mon mari en a soixante-trois. C’est un homme brutal et dur, profondément égoïste et qui s’est porté sur moi, dans de honteux et stupides accès de jalousie, aux violences les plus inouïes.

 

– Le misérable ! murmura don José.

 

– Depuis un an que j’habite Paris, on ne m’a vue nulle part, et il ne me laisse point sortir. Si j’avais un amant, il me tuerait…

 

– Mais, interrompit don José, n’avez-vous donc jamais songé à vous soustraire à un pareil tyran ?

 

– Si, répondit-elle, et c’est pour cela que vous êtes ici.

 

Ces mots embarrassèrent un peu don José.

 

L’Espagnol trouvait la prétendue princesse merveilleusement belle, et il lui avait suffi de la regarder pour que l’amour de six années, qu’il ressentait pour la gitana, s’évanouît ; mais don José n’était ni sentimental, ni chevaleresque, et il n’oubliait point qu’il devait épouser Conception, et succéder au duc de Sallandrera dans ses biens et dignités. Cependant il demeura impassible et répondit à Banco :

 

– J’attends vos ordres, madame.

 

– Monsieur, reprit Banco avec un aplomb merveilleux, je suis polonaise et j’ai été nourrie par une bohémienne. C’est vous dire que, en France, je passerais pour une femme superstitieuse.

 

Don José sourit.

 

– Mais moi, poursuivit-elle, j’ai une foi profonde, aveugle dans les prédictions de certaines gens pour qui l’avenir n’a pas de mystère.

 

– Ah ! vous croyez ? dit don José.

 

– Oui, fit-elle avec un air de profonde conviction.

 

Il s’assit auprès d’elle et lui demanda :

 

– Que vous a-t-on prédit ?

 

– Un jour en Pologne, il y a de cela six ans, vous le voyez, j’étais encore enfant, une vieille femme vint frapper à la porte du château paternel et demanda l’hospitalité. Cette femme disait la bonne aventure ; elle me prit la main, en examina les lignes et les dispositions et me dit :

 

« – Pauvre enfant ! vous serez bien malheureuse un jour… un homme à barbe blanche, venu du pôle, vous maltraitera comme la fille d’un serf, et vous lui appartiendrez comme une esclave.

 

« Et comme je frissonnais, elle ajouta :

 

« – Mais, un jour, il vous emmènera vers le pays tempéré, qui est tout au bout de l’Europe, à l’Occident, et votre sort changera, ou du moins il dépendra de vous que votre liberté vous soit rendue.

 

« – Et comment ? demandai-je.

 

« La bohémienne fronça le sourcil, examina de nouveau les lignes de ma main et répondit enfin :

 

« – Dans le pays tempéré qui borne l’Europe à l’Occident, l’homme du pôle, l’homme à la barbe blanche continuera à vous maltraiter ; à peine vous laissera-t-il apercevoir la lumière du soleil. Un jour, pourtant, il consentira à vous emmener avec lui dans son droski, à la condition que vous aurez le visage caché et que les chevaux iront au triple galop. Alors vous rencontrerez, dans votre course, un homme à cheval. Cet homme, né sous le soleil, dans un pays que l’eau baigne par trois côtés, jettera sur vous un regard curieux. Alors il dépendra de vous, pauvre enfant, qu’il devienne votre libérateur.

 

« – Mais comment ? m’écriai-je, vivement impressionnée par les paroles de la bohémienne.

 

« – Si cet homme vient à vous aimer sans savoir votre nom, ni le lieu que vous habitez, ni le nom de celui qui vous tiendra en son pouvoir, il est écrit dans la destinée que le tyran mourra.

 

« Et la sorcière ne voulut point s’expliquer davantage.

 

« Elle me jeta un regard de compassion, baisa ma main et quitta le château.

 

Banco s’arrêta un moment. Elle avait abaissé sur don José ses grandes paupières et laissé tomber sur lui son plus magnétique regard.

 

– Étrange histoire, murmura don José, prédiction plus étrange encore !

 

– Oh ! vous allez voir, dit-elle. (Et elle reprit :) Un jour, cet hiver, au mois de janvier, la terre était couverte de neige et le soleil resplendissait. Par les croisées de ma chambre, j’apercevais les arbres du jardin de notre hôtel, et leur parure blanche me rappelait ma Pologne bien-aimée. Quelques pauvres oiseaux voletaient de branche en branche et se réchauffaient à ce pâle rayon de midi. Moi, je les regardais, les yeux pleins de larmes amères. Mon mari entra.

 

« – Qu’avez-vous ?… me dit-il, et pourquoi pleurez-vous ?

 

« – Je pleure en regardant cette neige, qui me rappelle mon pays, répondis-je, et ces oiseaux qui sont libres comme je l’étais autrefois.

 

« – Eh bien ! me dit-il, puisque vous avez si grande envie de sortir, ne pleurez plus. Je vais vous emmener au bois de Boulogne dans mon droski[14], que je conduirai moi-même. J’ai reçu quatre chevaux de l’Ukraine que je veux essayer.

 

« Je poussai un cri de joie et je sautai au cou de mon tyran.

 

« – Mais, me dit-il, à une condition, c’est que vous prendrez votre voile le plus épais. Je ne veux pas qu’on vous voie.

 

Banco s’arrêta encore, examinant don José. Don José écoutait avec une certaine curiosité, et ne paraissait pas se douter qu’il pût être question de lui.

 

– Voyons, lui dit la jeune femme, rassemblez vos souvenirs.

 

– Moi, madame ?…

 

– Ne vous souvenez-vous point avoir vu passer aux Champs-Élysées, par une belle et froide après-midi du mois de janvier, un attelage russe de quatre chevaux gris de feu aux crinières blanches, ornées de clochettes, emportant une voiture placée sur un traîneau ?

 

Banco se souvenait très bien être sortie en droski avec son Russe. Seulement, le reste de l’histoire était dû à son imagination.

 

– En effet… dit don José… je crois me souvenir.

 

– Ah !

 

– Oui… au mois de janvier.

 

– Oh ! dit Banco, vous m’avez regardée…

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis sûre.

 

– Eh bien ?

 

– Comment ! vous ne comprenez pas ?

 

– Mais… il me semble…

 

– Une partie de la prédiction de la bohémienne s’était accomplie, dit Banco. L’homme du pôle, à la barbe blanche…

 

– C’est votre mari ?

 

– Oui.

 

– Et le cavalier né sous le soleil ?

 

– C’était vous.

 

– Moi ?

 

– Oh ! je vous remarquai bien, malgré la vitesse de nos chevaux ; j’entendis deux personnes à cheval qui dirent, en croisant notre droski et vous regardant :

 

« – Voilà l’Espagnol le plus riche que Paris ait encore vu.

 

« – Comment se nomme-t-il ? demanda l’un des cavaliers.

 

« – Don José d’Alvar, répondit l’autre.

 

– Oh ! oh ! pensa don José, est-ce qu’elle voudrait me faire assassiner son mari ?

 

Banco poursuivit :

 

– Soudain la prédiction de la sorcière me revint en mémoire. Comprenez-vous, maintenant ?

 

Et Banco prit l’attitude d’une pauvre femme qui, depuis trois mois, a ressenti les premières atteintes de ce mal mystérieux qu’on nomme l’amour. Et son silence fut plus éloquent que ses paroles. Aussi l’Espagnol se tint-il, l’espace d’une seconde, le raisonnement suivant :

 

– Voilà une femme fort belle et qui me plaît fort. Ne pas l’aimer serait un crime de lèse-beauté. Je vais donc me laisser aller à cette jolie intrigue. J’aurai toujours le temps de réfléchir, le jour où elle me demandera de la débarrasser de son mari…

 

Et don José lui dit :

 

– Madame, si la bohémienne a dit vrai, si mon amour doit tuer le tyran, espérez, car je vous aime…

 

– Oh ! fit-elle avec un sourire mélancolique, pas encore…

 

– Je vous aime, je vous jure.

 

– Mais peut-être… plus tard…

 

Et elle ne retira point ses mains, qu’il tenait dans les siennes.

 

Tout à coup une pendule sonna une heure du matin. La jeune fille tressaillit et parut vivement alarmée.

 

– Mon Dieu ! dit-elle, partez…

 

– Déjà ?

 

– Il le faut… il va venir… c’est l’heure où il rentre.

 

– Mais… vous reverrai-je ?

 

– Oui.

 

– Quand ?

 

– Demain, ici. Comme aujourd’hui, vous attendrez rue Godot-de-Mauroy.

 

– J’y serai.

 

– Partez ! partez !… répéta-t-elle avec l’accent de la terreur.

 

Elle prit le bandeau que don José avait posé sur un siège.

 

– Vous le savez, dit-elle, il faut, pour obéir aux prédictions de la bohémienne, que vous ne sachiez pas où vous êtes, ni qui je suis, ni le nom de mon mari.

 

– Soit, dit-il.

 

Et il se laissa bander les yeux.

 

Une minute après, l’homme à la longue barbe revint, échangea un regard avec la jeune femme, s’approcha de don José et lui dit à l’oreille : « Venez ». Puis il lui fit descendre l’escalier, traversa le jardin et regagna le fiacre, qui partit au grand trot. Arrivé rue Godot-de-Mauroy, le conducteur de don José lui enleva son bandeau et lui dit :

 

– Descendez… À demain.

 

Don José mit pied à terre, et le fiacre continua sa route. L’hidalgo s’en alla à pied par le boulevard et les Champs-Élysées jusque chez lui.

 

Zampa l’attendait. Don José n’avait pour son valet de chambre que très peu de secrets. Il lui fit donc part de son aventure et lui demanda son avis.

 

Zampa écouta son maître avec beaucoup d’attention.

 

Quand il eut fini :

 

– Tout cela, dit-il, me semble romanesque, et si Votre Excellence était libre, ce serait à merveille.

 

– Ne le suis-je donc pas ?

 

– Et Fatima ? dit Zampa.

 

– Ah diable ! murmura don José, qui devint tout rêveur. Bah !… je verrai. La Polonaise me plaît, et j’y retournerai demain et tous les jours.

 

XXVIII

Il y avait huit jours environ que Banco, déguisée en princesse polonaise mariée à un général russe, recevait chaque soir la visite de don José, qui du reste lui plaisait infiniment. Depuis quinze jours, don José aimait Banco et n’aimait plus la gitana. Chaque soir il se trouvait sur le trottoir de la rue Godot-de-Mauroy ; un instant après le fiacre passait, s’arrêtait, l’homme à la grande barbe se montrait à la portière, le faisait monter près de lui et lui bandait les yeux. Ce mystère plaisait à l’hidalgo. Pour rien au monde, il n’eût voulu arracher son bandeau pendant le trajet, ni savoir le vrai nom de la prétendue Polonaise, qui pour lui s’appelait Olga.

 

Un soir, don José ne s’aperçut point, en sortant de chez lui, qu’il était suivi. Un homme, au costume bizarre, à la chevelure blonde, et que, seule peut-être la bohémienne Fatima aurait pu reconnaître marchait derrière lui à cent pas de distance, les mains dans les poches de sa houppelande à brandebourgs.

 

Cet homme, tandis que don José s’arrêtait à l’angle de la rue Godot-de-Mauroy, s’embusqua un peu plus loin dans la rue, et leva les yeux en l’air, comme un amoureux qui regarde une fenêtre aimée dont les rideaux ont un muet langage, et se promena à petits pas, sur le trottoir opposé à celui qu’avait choisi don José.

 

Le mystérieux personnage ne perdait pas don José de vue. Il vit arriver le fiacre dès l’entrée du boulevard, et, à un mouvement de l’Espagnol, il devina que c’était là ce qu’il attendait.

 

En effet, la portière s’ouvrit, don José monta. Mais au moment où le fiacre allait continuer son chemin, une voix cria : « Hé ! cocher ! cocher ! » En même temps, l’homme à la houppelande s’approcha sans façon, et, avant que le cocher eût eu le temps de pousser son cheval, il mit la main sur la lanterne qu’il ouvrit :

 

– Vous me permettrez bien, dit-il, d’allumer mon cigare ?

 

– Allons, dépêchons-nous, répondit le cocher d’un ton de mauvaise humeur.

 

– On y va.

 

Et l’inconnu parut se hâter ; mais il eut le temps de jeter un rapide coup d’œil dans le fiacre, où il vit l’homme à la grande barbe ; sur le cocher, dont les traits demeurèrent gravés dans son esprit, et enfin sur les lanternes de la voiture, qui portaient un imperceptible numéro accompagné de ce nom : Brion, loueur de chevaux et de voitures, rue Basse-du-Rempart.

 

C’était tout ce que l’inconnu voulait probablement savoir. Il se rejeta en arrière.

 

– Merci… bon voyage, cria-t-il.

 

Puis, regardant le fiacre s’éloigner…

 

– Il est évident, se dit-il, que voilà un cheval qui marche un bon train, et que ce fiacre devait être un fiacre de contrebande.

 

Et, peu soucieux de la direction que prenait le véhicule, satisfait sans doute de son rapide examen, il remonta le boulevard jusqu’à la Madeleine et gagna la rue de Surène.

 

Ce personnage, on l’a deviné, n’était autre que notre ami Rocambole. Rocambole avait appris, à l’école de sir Williams, cet art merveilleux des transformations. Il possédait le talent de changer d’âge et de physionomie comme il changeait de costume. Il aurait fallu être sorcier ou magicien pour reconnaître dans ce personnage, plutôt vieux que jeune, à mise excentrique, à tournure étrange, l’élégant marquis de Chamery, qui montait un cheval arabe le matin même, et avait rencontré au Bois don José, avec lequel il avait échangé le plus gracieux des saluts. Tout en marchant et regagnant cet entresol de la rue de Surène, où il allait changer de costume, Rocambole se disait :

 

– Je sais déjà que don José va tous les soirs rue du Rocher, où il cache sa maîtresse. Maintenant, je sais encore qu’en sortant de la rue du Rocher il rentre chez lui, ressort et vient attendre ce faux fiacre au coin de la rue Godot-de-Mauroy. Je sais, en outre, que le cheval, la voiture et le cocher, sont de chez Brion. À merveille !…

 

Et Rocambole alla se déshabiller.

 

 

Le lendemain, vers onze heures du matin, le dog-cart de M. le marquis de Chamery s’arrêta à la porte du loueur. Rocambole, en costume du matin, redingote boutonnée, pantalon gris, chapeau de castor et gants de chamois, entra dans la cour et demanda à voir le maître de l’établissement. Il se disait chargé par une vieille parente de province, qui venait à Paris pour suivre un procès important, de louer une voiture au mois. Le marquis se fit montrer plusieurs coupés bas, plusieurs paires de chevaux, examina le tout en connaisseur et finit par apercevoir, au milieu des voitures qu’on nettoyait, une sorte de fiacre qu’il reconnut tout de suite pour être celui de la veille dans lequel était monté don José.

 

En même temps il envisagea le cocher occupé à en brosser les coussins, et il le reconnut pareillement.

 

– Tiens, dit-il en montrant le fiacre, vous avez là une singulière voiture.

 

– En effet, répondit le loueur, c’est un ancien fiacre.

 

– À quoi diable cela peut-il servir ?

 

– Ma foi, monsieur, je n’en sais trop rien. Seulement, il m’est loué mille francs pour un mois et ne sort que trois heures par jour.

 

– Trois heures par jour ?

 

– Par nuit.

 

– Et quel est donc l’original ?…

 

– Un monsieur qui a une grande barbe, ne parle jamais, a payé d’avance et n’a point voulu dire son nom.

 

– Mais enfin où va-t-il ? demanda le marquis avec indifférence.

 

– Ah ! voilà ce que le cocher ne veut pas dire, car on lui a promis un billet de cinq cents francs s’il était discret.

 

– Paris est le pays des excentriques, murmura Rocambole.

 

Et il s’en alla sans rien conclure relativement au coupé et à la paire de chevaux.

 

Une heure après son départ, un nouveau personnage se présenta rue Basse-du-Rempart.

 

Celui-là n’arrivait point en voiture du matin, il n’était pas marquis… C’était un simple palefrenier… un palefrenier d’origine britannique, dont les cheveux étaient d’un rouge carotte, la mine rouge, le nez enluminé… Sa culotte noisette montrait la corde, sa veste d’écurie était luisante aux coudes et son cône graisseux avait des rubans tout fripés. Il se présenta, baragouinant un mauvais français et demanda à être occupé.

 

Le loueur lui dit :

 

– Voyons ce que vous savez faire !

 

John, ainsi se nommait le palefrenier, s’empara d’un cheval anglais et sur-le-champ se mit à le panser avec cette habileté, cette science, ces notions d’hippiatrique qui caractérisent les Anglais.

 

À une heure de l’après-midi, John s’en alla prendre son repas dans un petit restaurant situé rue Neuve-des-Mathurins, où les cochers du voisinage et ceux du loueur mangeaient tous les jours. Il avait déjà fait la connaissance de celui qui, le matin, nettoyait le fiacre mystérieux. Entre cochers et palefreniers, la connaissance est bientôt faite, et de la connaissance à l’intimité il n’y a d’intervalle qu’une ou deux bouteilles de vin. Le cocher de fiacre se nommait Quentin. John offrit à Quentin une bouteille cachetée. Quentin paya une cerise à l’eau-de-vie. John commanda du café et des liqueurs et se prit à tutoyer le cocher. En sortant du restaurant, ils étaient amis intimes. Alors, sans aucun préambule, John perdit son accent britannique et dit au cocher :

 

– On t’a promis un billet de cinq cents ?

 

– Hein ?

 

– Je dis qu’on t’a promis cinq cents francs, répéta John.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour ne pas dire où tu vas tous les soirs avec ton fiacre.

 

– Qui t’a dit ?

 

– Ça ne fait rien. Je le sais.

 

– C’est vrai. J’aurai un billet de cinq.

 

– Bah ! dit John, tu le dirais bien si on te donnait deux cents francs de plus.

 

– Pardieu !

 

Alors, le palefrenier prit dans la poche de sa veste d’écurie un petit portefeuille, l’ouvrit et montra des billets de banque au cocher ébloui.

 

– Mon bonhomme, lui dit-il alors, changeant de ton et de manières, veux-tu gagner mille francs ?

 

– Certainement.

 

– Mille francs, dont cinq cents à compte.

 

– Mais oui… allez.

 

– Il faut ce soir me céder ta place, je veux conduire le fiacre.

 

Le cocher était un peu gris déjà ; le mot magique de mille francs acheva de l’éblouir.

 

– Tout ce que vous voudrez, dit-il.

 

John le fit entrer dans un café, ils se placèrent à l’écart dans un coin, et le cocher donna au palefrenier anglais tous les renseignements qu’il possédait :

 

À savoir, que chaque soir, à onze heures, il quittait la rue Basse-du-Rempart et s’en allait rue de Castiglione, que là, l’homme à la grande barbe montait dans le fiacre, lequel prenait alors la rue Neuve-des-Petits-Champs et venait passer rue Godot-de-Mauroy. Là, le fiacre s’arrêtait encore. Un monsieur qui stationnait sur le trottoir y montait. Alors, l’homme à la grande barbe lui bandait les yeux.

 

– Oh ! oh ! pensa John, qui ignorait ce détail.

 

Puis le fiacre se dirigeait vers le nord, montait la rue de Clichy, sortait de Paris, traversait les Batignolles et allait s’arrêter devant une jolie petite maison de campagne située à Asnières, à gauche du pont du chemin de fer. Là, l’homme à la grande barbe faisait descendre l’homme aux yeux bandés, le prenait par la main et entrait avec lui dans le jardin. Quelques minutes après, le premier revenait chercher l’homme aux yeux bandés, le premier revenait seul, rentrait dans le fiacre et attendait environ une heure. Au bout de ce temps, il retournait chercher l’homme aux yeux bandés, le ramenait à Paris et le laissait sur le trottoir où il l’avait pris deux heures plus tôt.

 

C’était là tout ce que savait le cocher. Mais cela suffisait à celui qui venait de l’interroger.

 

XXIX

Le soir, à onze heures, le fiacre sortit, comme à l’ordinaire, de la rue Basse-du-Rempart ; mais au moment où il traversait le boulevard pour gagner la rue de la Paix, le palefrenier put grimper lestement à côté du cocher, lequel lui donna sa capote et son chapeau, en échange du second billet de cinq cents francs, en même temps qu’il lui cédait les guides et le fouet.

 

Comme il faisait froid, John s’entortilla le visage avec un gros cache-nez, ce qui lui permit de jouer le rôle du cocher ordinaire. Puis, tandis que celui-ci dégringolait de son siège, et s’en allait, le fiacre continua sa route et vint s’arrêter devant le numéro 16 de la rue de Castiglione. L’homme à la grande barbe était sur le trottoir. Il reconnut le fiacre, se préoccupa peu du cocher et monta.

 

John s’en alla rue Godot-de-Mauroy.

 

Don José était à son poste.

 

Les renseignements donnés par le cocher étaient de la dernière exactitude. John reconnut à Asnières la maison indiquée, et il l’examina avec attention, tandis que les deux hommes traversaient le jardin. C’était un joli pavillon carré, avec un toit en terrasse et une ceinture de beaux arbres qui, en été, devaient le dérober à tous les regards. Malgré l’heure avancée, une lumière discrète brillait au travers des persiennes.

 

Tandis que don José et son guide entraient dans la maison, John descendit de son siège et attacha son cheval à la grille du jardin. Puis il entra dans le fiacre et se blottit dans le coin opposé à la portière, que l’homme à la grande barbe avait laissée ouverte.

 

Quelques minutes après, celui-ci revint, chercha le cocher des yeux, ne le vit point sur son siège, et, remarquant que le cheval était attaché, il ne s’inquiéta pas autrement de cette absence. Il remonta donc dans le fiacre, dont l’intérieur était plongé dans l’obscurité ; mais au moment où il allait en refermer la portière sur lui, deux mains robustes le saisirent à la gorge et l’étreignirent si fortement qu’il ne put pousser un cri.

 

En même temps, une voix lui dit à l’oreille : – Pas de bruit, ou tu es mort…

 

Et l’homme à la longue barbe sentit qu’on lui appliquait un poignard sur la gorge. Aussi garda-t-il le silence et l’immobilité les plus complets.

 

– Maintenant, dit John, causons… Je suis le cocher, non pas celui d’hier, mais un autre ; j’ai payé ma place mille francs. Il est donc probable que j’ai eu quelque intérêt à me ménager un tête-à-tête avec Votre Seigneurie.

 

– Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? murmura l’homme barbu épouvanté.

 

– Peu importe qui je suis, mais voici ce que je veux savoir.

 

Le faux cocher étendit alors la main au-dehors, saisit une lanterne, la retira de sa douille et la tourna vers le visage de l’homme qu’il tenait en respect, en lui tenant toujours la pointe de son stylet à la gorge.

 

– D’abord, lui dit-il, vous avez une fausse barbe, et je veux savoir qui vous êtes…

 

– Mais, monsieur, balbutia l’homme barbu.

 

– Bon ! dit le faux cocher, je devine à ta peur que tu dois être une manière de laquais ou d’intendant.

 

– C’est vrai…

 

– Eh bien ! mon bonhomme, puisqu’il en est ainsi, tu vas choisir : ou rester dans ce fiacre, un bon coup de poignard au cœur, ou parler sans détour, et me raconter, moyennant salaire, une foule de choses que je tiens à savoir.

 

– Ma foi ! répliqua l’interlocuteur de John, qui commençait à se rassurer, puisque monsieur désire si bien…

 

– Tiens ! le drôle voit parfaitement que je ne suis point un cocher.

 

– Monsieur est un maître, ça se voit de reste, répondit le laquais – car c’en était un – et si monsieur est généreux…

 

– Cent louis si tu parles…

 

– Et si on me chasse ?

 

– On ne te chassera pas.

 

– Mais encore ?…

 

– Je te prendrai à mon service.

 

Le faux cocher parlait de ce ton bref, impérieux, qui dénote l’habitude d’être obéi, et le valet à grande barbe devina sur-le-champ qu’il avait affaire à un homme de qualité.

 

– Puisque monsieur me promet, dit-il, je vais tout dire à monsieur…

 

– Pardon, interrompit John, comment se nomme l’homme du trottoir de la rue Godot-de-Mauroy ?

 

Le laquais voulait sans doute se moquer du faux cocher et lui voler son argent.

 

– C’est le petit vicomte de Méreuil, dit-il, qui vient ici voir tous les jours la femme d’un banquier.

 

– Tu mens ! dit John.

 

– Mais non, je vous jure…

 

– Tu mens !

 

Il appuya légèrement la pointe du stylet sur la gorge du laquais.

 

– Cet homme est un Espagnol, il demeure rue de Ponthieu et se nomme don José, dit-il ; maintenant, continue, et au premier mensonge que tu fais, je te cloue.

 

L’accent de John était si résolu, que le laquais comprit que sa situation devenait sérieuse et qu’il était en danger de mort. Une sincérité entière pouvait seule le tirer de ce mauvais pas.

 

– Ma foi ! dit-il, je vais être franc… J’aime certainement beaucoup ma maîtresse… c’est une bonne fille… mais j’aime encore mieux ma peau et je veux pas que monsieur l’endommage. Que désire savoir monsieur ?

 

– Tout.

 

– Je dirai donc à monsieur que je suis l’intendant de mademoiselle Banco.

 

– Ah ! dit John, la maîtresse du prince K… ?

 

– Précisément.

 

– Qui demeure rue Castiglione ?

 

– Tout juste.

 

– Et où est-elle ?

 

– Là, dit le laquais, montrant le pavillon du doigt.

 

– Oui.

 

– Il l’aime.

 

– Et… depuis quand ?

 

– Depuis huit jours.

 

– Bon ; mais pourquoi le reçoit-elle ici et non rue Castiglione ?

 

– De peur du prince d’abord.

 

– Il est en Italie…

 

– Oui, mais il peut arriver.

 

– Ensuite, pourquoi lui bandes-tu les yeux ?

 

– Ah ! parce que mademoiselle Banco joue un rôle de grande dame… Elle se fait passer aux yeux de don José pour une princesse polonaise mariée à un général russe.

 

– C’est elle qui reçoit don José ?

 

– Ça commence.

 

– Connais-tu le but de ta maîtresse ?

 

– Oui.

 

– Quel est-il ?

 

– Elle veut se faire prendre au sérieux par don José ; aller à son bras, plus tard, en ayant l’air de tout risquer pour lui, dans le grand monde, chez le général espagnol C…, dont ses parents sont les concierges. C’est une idée de mademoiselle d’humilier sa famille.

 

– C’est bien, dit John. Est-ce tout ce que tu sais ?

 

– Tout.

 

– À qui est cette maison ?

 

– À mademoiselle. Elle l’a achetée l’été dernier.

 

– Et elle l’habite ?

 

– Depuis qu’elle reçoit don José chaque soir.

 

Le laquais raconta alors la première entrevue de l’hidalgo et de Banco, entrevue à laquelle il avait assisté par le trou de la serrure.

 

– C’est bien, dit John. Maintenant, je vais te prendre à mon service, tout en te laissant à celui de Banco.

 

– C’est-à-dire que monsieur veut être au courant de tout ?

 

– De tout.

 

– Où verrai-je monsieur tous les jours ?

 

– Nulle part…

 

– Alors…

 

– Tous les matins, tu jetteras à la poste, aux initiales R. C., bureau restant, une lettre dans laquelle tu me raconteras, de point en point, ce qui s’est passé chez Banco. À la fin de la semaine, une autre lettre t’arrivera, renfermant un billet de cinq cents francs.

 

– Monsieur est trop bon…

 

Le tintement d’une sonnette se fit entendre dans la maison et traversa l’espace.

 

– C’est moi qu’on appelle, dit le laquais. Je vais chercher don José.

 

– Va, dit le faux cocher.

 

Tandis que l’homme à la grande barbe gagnait la maison, le faux cocher remonta sur son siège. Dix minutes après, le fiacre reprit le chemin de Paris. Une heure plus tard, John le palefrenier redevenait, rue de Surène, le marquis de Chamery, et se disait :

 

– Je crois que je tiens déjà l’amorce du coup de pistolet dont mourra don José.

 

 

Banco était à Paris un matin. On pouvait dire qu’elle y était incognito, car depuis qu’elle recevait don José tous les soirs dans sa villa d’Asnières, la folle créature s’était, pour ainsi dire, retirée du monde et ne voyait plus personne. Ce n’était point par amour, cependant, bien que la mâle beauté de don José eût produit sur elle une vive impression, mais par calcul. En effet, comment soutenir, aux yeux de son naïf et crédule adorateur, son rôle de grande dame russe, si elle continuait de vivre à Paris, à sortir, à se montrer au Bois dans un landau et à l’Opéra dans sa loge ? Bien certainement elle eût rencontré l’Espagnol, bien certainement celui-ci eût entendu dire auprès de lui :

 

– Tiens ! voilà Banco, la sylphide du prince K…

 

Banco s’était donc retirée à Asnières, en compagnie de mame Carlo, comme elle disait. Mame Carlo lui tenait compagnie, l’aidait de ses conseils et parachevait son éducation. Grâces aux savantes leçons de cette beauté un peu fripée, Banco se perfectionnait dans l’art de mentir, d’avoir des attaques de nerfs, de pleurer en parlant de son vieux père, le général trois étoiles, et de porter la croix de sa mère[15] à ses lèvres. C’était la Carlo qui avait mis dans la tête à l’enfant d’avoir des aïeux. Autrefois, la Carlo s’était elle-même nommée la baronne de Saulniers, du nom du passage où elle demeurait, au quatrième étage au-dessus de l’entresol.

 

Or, ce jour-là, un matin, vers onze heures, Banco était venue à Paris. Elle avait eu besoin de divers objets restés dans son luxueux appartement de la rue Castiglione, et elle était venue les prendre, toute seule, dans son coupé, dont elle avait soigneusement baissé les stores et les glaces.

 

Banco s’apprêtait à repartir, lorsque la sonnette de la porte d’entrée de son appartement se fit entendre.

 

Elle avait laissé ses gens à Paris, n’emmenant à Asnières que sa femme de chambre et un cocher.

 

Trois minutes après le coup de sonnette, le petit groom, qui se tenait dans l’antichambre du matin au soir, apporta à la jeune femme une carte sur un plat d’argent.

 

– Je n’y suis pas, dit Banco avec importance et repoussant la carte sans y jeter les yeux.

 

– Ce monsieur est entré, dit le groom.

 

– Entré… où donc ?

 

– Au salon. Il m’a poussé par les épaules en me mettant la carte dans la main, et il m’a dit :

 

« – Ta maîtresse est chez elle, je le sais. Quand elle aura vu ma carte, elle me recevra.

 

Banco, un peu étonnée de cette audace, prit la carte et lut : Morton Tinner, esq.

 

– Connais pas, dit Banco.

 

– Il y a quelque chose écrit derrière, observa le groom, lequel avait déjà examiné la carte sous toutes ses faces, pendant le court trajet de l’antichambre au boudoir.

 

Banco tourna la carte et lut par-derrière ces mots en espagnol : À propos de don José d’Alvar.

 

– Fais entrer, dit Banco, qui jeta à la hâte son châle et son chapeau sur un meuble et se laissa tomber dans une chauffeuse, où elle s’arrondit et se posa avec une grâce et une gentillesse parfaites.

 

Morton Tynner entra. C’était un Anglais, ainsi que l’indiquait son nom, mais un Anglais qu’on eût volontiers pris pour un Brésilien ou un résident de l’Inde. Il était cuivré comme un mulâtre, avait une épaisse chevelure bouclée qu’on eût pu croire crépue, et de gros favoris noirs un peu rares, ce qui semblait continuer à indiquer qu’il était un homme de couleur. Sa mise, du reste, était celle d’un gentleman accompli.

 

Banco le regarda avec curiosité.

 

– Madame, lui dit Morton Tynner, qui s’exprimait difficilement en français et paraissait chercher chaque mot, savez-vous l’anglais ?

 

– Non, monsieur.

 

– Mais vous savez l’espagnol ?

 

– Un peu…

 

– Alors, dit-il, en espagnol, il me sera plus facile de me faire comprendre dans cette langue ; je parle fort mal le français.

 

Banco lui avança un siège et parut disposée à l’écouter.

 

– Puisque vous comprenez l’espagnol, poursuivit Morton Tynner, vous avez dû lire un mot sur le revers de ma carte ?

 

– Oui, fit Banco d’un signe de tête.

 

– Vous savez donc que je viens vous parler de don José ?

 

– Don José ? qu’est-ce que don José ? demanda la petite fille qui voulut jouer l’ingénuité la plus parfaite.

 

L’Anglais répondit avec calme :

 

– Don José est un jeune Espagnol dont vous avez fait votre amant.

 

– Moi ?

 

– Et que vous faites amener tous les soirs les yeux bandés dans votre villa d’Asnières.

 

– Diable !… murmura Banco, vous êtes assez bien instruit, il me semble.

 

– Mais oui…

 

– Et vous venez de sa part ?

 

– Non, je viens vous parler de lui.

 

– À quel propos ?

 

– Ma chère enfant, poursuivit sir Morton, pour des motifs trop longs à énumérer, je m’intéresse à la fois à don José et à vous.

 

– Merci bien ! répondit Banco avec un sourire moqueur.

 

Elle avait retrouvé tout son aplomb et son attitude fanfaronne.

 

– Je suis un ami du prince K…

 

– Mon Russe ?…

 

Et Banco pâlit légèrement.

 

– Le prince vous aime, poursuivit Morton, il vous aime beaucoup… énormément… il se ruinera si cela peut vous plaire.

 

– Oh ! je le sais, dit Banco ; mais je le ménage, je le grignote à loisir… j’ai le temps.

 

– Mais s’il savait vos escapades avec don José… vous comprenez…

 

– Bah ! comment les saurait-il ?

 

– Je les sais bien… moi.

 

Cette observation, froidement articulée, produisit sur la jeune femme l’impression d’un coup de feu qui retentit à l’oreille d’un dormeur. Elle s’éveilla brusquement de son rêve et de sa quiétude.

 

– Ah ! c’est vrai… dit-elle et vous venez sans doute…

 

Elle s’arrêta et n’osa formuler toute sa pensée ; mais Morton vint à son aide.

 

– Allez, dit-il, je vous devine. Vous croyez avoir affaire à un industriel qui fait du chantage et vient vous vendre sa discrétion, n’est-ce pas ?

 

– Dame ! murmura Banco.

 

– Vous vous trompez, ma fille.

 

– Ah !…

 

– C’est un ami qui vient à vous…

 

– Mais je ne vous connais pas…

 

– Qu’importe ?

 

Elle le regarda encore.

 

– Voyons, dit-elle, expliquez-vous, monsieur.

 

– C’est facile.

 

– Vous êtes, dites-vous, l’ami du prince K…, mon Russe.

 

– Oui.

 

– Et l’ami de don José ?

 

– Peut-être.

 

– Comprends pas.

 

– Eh bien ! écoutez-moi.

 

Morton se renversa agréablement dans son fauteuil et eut un sourire plein de bonhomie.

 

– Je suis, dit-il, un Anglais chasseur ; j’ai beaucoup voyagé et j’ai chassé l’ours en Russie avec le prince K…

 

– Bon ! dit Banco.

 

– Et la perdrix rouge, en Espagne avec José. Je veux être leur ami à tous deux.

 

– Et le mien ?

 

– Et le vôtre.

 

– Ceci est difficile.

 

– Mais non ; vous allez voir. Tant que le prince K… dormira tranquillement sur cet oreiller qu’on nomme la confiance, il sera heureux.

 

– C’est vrai, dit Banco en riant.

 

– Tant que don José vous prendra pour une princesse polonaise mariée à un général russe…

 

– Tiens ! vous savez ?…

 

– Je sais tout, chère enfant.

 

Banco fronça le sourcil. Ce personnage, qui semblait s’immiscer ainsi dans sa vie et posséder tous ses secrets, commençait à lui déplaire horriblement.

 

– Don José vous aimera, poursuivit Morton Tynner.

 

– Après ? dit Banco.

 

– Mais si don José apprenait votre véritable situation sociale…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! au lieu de vous aimer, il renoncerait probablement à ses voyages nocturnes.

 

– À son aise, dit Banco.

 

– Bah !… vous n’y tenez pas davantage ?

 

– Mais… non…

 

– Vous avez pourtant mis dans votre tête qu’il vous présenterait chez un général espagnol de ma connaissance.

 

– Tiens !… dit Banco, vous savez encore cela, vous ?… Peste !…

 

– Je vous l’ai dit, je sais tout.

 

La jeune femme manifesta une légère émotion.

 

– Voyons, dit-elle, que me voulez-vous ? finissons-en, je vous prie.

 

– Ma fille, dit l’Anglais, ce que je veux est bien simple.

 

– Ah !…

 

– Je veux que vous choisissiez : ou voir arriver une catastrophe qui vous fera perdre du même coup l’amour de don José et la protection du prince K…

 

– Ou bien ? fit Banco.

 

– Ou bien me prendre dans votre jeu.

 

– Mais… pourquoi ?

 

– C’est mon secret.

 

– Et le prince n’en saura rien ?…

 

– Rien absolument.

 

– Ni don José ?

 

– Don José continuera à vous aimer, à vous prendre au sérieux, et il s’imaginera de bonne foi que vous êtes une princesse de bon aloi.

 

– Et il me présentera chez le général ?

 

– Certainement.

 

– Tope, dit Banco, je vous prends dans mon jeu.

 

– À la bonne heure, murmura l’Anglais, je vois que nous allons nous entendre. Seulement, ajouta-t-il, je dois vous prévenir d’une chose : quand on joue de moitié avec moi, il faut être silencieux comme la tombe ; une indiscrétion est toujours suivie d’un coup de poignard.

 

Banco leva les yeux sur son visiteur, rencontra son regard froid et résolu, et comprit qu’elle était en la puissance de ce personnage mystérieux.

 

XXX

À deux jours de là, Banco dit à don José, qui, pour la dixième fois environ, était introduit les yeux bandés dans la petite maison d’Asnières :

 

– Mon ami, j’aurai peut-être un de ces jours une bonne nouvelle à vous donner.

 

– Ah ! fit don José, qui la regarda avec des yeux brillants de joie et d’amour.

 

– Qui sait ?

 

Elle lui jeta un de ces coups d’œil que les femmes nomment une amorce.

 

– Au fait, dit-elle, je me trompe peut-être…

 

– Vous vous trompez ?… que voulez-vous dire ?… pourquoi ? fit don José, qui ne comprenait rien à ces paroles ambiguës.

 

– Sans doute. J’ai peut-être de la fatuité…

 

– Vous ?

 

– Qui me dit que vous considéreriez comme une bonne nouvelle, la possibilité de passer toute une longue journée avec moi ?…

 

– Oh ! fit don José ravi.

 

– Au grand air… à la lumière… loin de cette prison.

 

Et elle montrait du doigt le joli boudoir.

 

– Cette prison, acheva-t-elle avec un sourire savamment exhalé, où nous enferme le terrible mystère qui nous enveloppe…

 

– Mais, s’écria l’Espagnol enthousiasmé, ce serait une journée de paradis…

 

Elle posa un doigt sur ses lèvres.

 

– Chut ! dit-elle, ce n’est point encore bien certain. J’espère être libre… mais je n’en ai pas la certitude…

 

– Mais enfin… quand… pourriez-vous ?…

 

– Écoutez, dit-elle. Avez-vous un domestique en qui vous ayez pleine confiance ?

 

– Oui.

 

– Un homme dévoué ?

 

– Je le crois. Cet homme, du reste, dépend de moi. Sa vie est entre mes mains.

 

– Ah ! dit Banco naïvement, ceci est assez original, et il n’y a qu’un Espagnol capable d’avoir de ces idées-là… Vous allez me dire son histoire, n’est-ce pas ?

 

– Oui… mais… d’abord…

 

– Je comprends. Vous voulez savoir… Eh bien, envoyez cet homme chaque jour, vers trois heures, se promener aux Tuileries avec votre livrée et une cocarde bleue…

 

– Et… demanda don José.

 

– C’est tout. On vous dira le reste plus tard.

 

– Vous êtes une énigme…

 

– Vivante, n’est-ce pas ?

 

– Et délicieuse, ajouta-t-il en portant la petite main de Banco à ses lèvres.

 

Don José raconta à la jeune femme comment l’assassin Zampa était entré à son service ; puis, l’heure de la séparation étant venue, il s’en alla plus épris que jamais et tout à fait las de ses mystérieuses amours de la rue du Rocher.

 

 

Or, le lendemain, à trois heures, don José envoya Zampa se promener aux Tuileries, tandis qu’il allait lui-même rue de Babylone faire sa cour officielle à mademoiselle Conception de Sallandrera.

 

Zampa, qui possédait tous les secrets de son maître et savait que, chaque soir, don José était enlevé, Zampa n’était point fâché de savoir, non seulement tout ce que savait son maître, mais encore ce qu’il ne savait pas, c’est-à-dire le nom et la situation sociale de l’inconnue. Il alla donc aux Tuileries avec tout l’empressement d’un homme qui va à un rendez-vous pour son propre compte et non pour celui d’un autre. Puis, arrivé dans le jardin, il se promena de long en large, les mains derrière le dos, en valet de bonne maison qui sent et apprécie toute son importance. Deux ou trois minutes après, il vit venir à lui un assez bizarre personnage, le même qui, un peu plus tard, devait apparaître à la gitana Fatima comme un être surnaturel. La polonaise à brandebourgs, la coiffure fourrée, le pantalon collant gris et les bottes à revers, tout, jusqu’à ce visage morne encadré par des cheveux d’albinos, étonnèrent beaucoup le Portugais. L’inconnu s’arrêta devant lui et lui dit, en l’enveloppant de son regard terne :

 

– Vous vous nommez Zampa ?

 

– Oui, dit le Portugais.

 

– Vous êtes au service de don José ?

 

– Oui.

 

– Et vous lui êtes dévoué ?

 

– Sans doute.

 

– Venez vous asseoir là-bas, au pied de la statue de Spartacus.

 

– Pourquoi ?

 

– Nous pourrons causer… cet endroit du jardin est désert.

 

– Soit, dit Zampa. Et il suivit l’inconnu.

 

Celui-ci alla se placer sur un banc, à deux pas du chef-d’œuvre du sculpteur Foyatier, et regarda de nouveau Zampa, qui se tint debout devant lui. Il sembla que le laquais subissait déjà un impérieux ascendant de la part de ce bizarre personnage. L’inconnu reprit :

 

– Vous vous nommez Zampa. Don José vous a pris à son service pour vous sauver de l’échafaud.

 

Zampa tressaillit et devint tout à coup aussi blanc que la statue de l’esclave romain. Jamais, il le croyait, du moins, don José n’avait livré le secret de leur mystérieuse association. L’inconnu poursuivit avec calme :

 

– Il y a de cela environ six ans. Vous êtes donc encore en dehors de la prescription. Il suffirait d’un mot adressé au parquet du procureur impérial français pour vous faire arrêter et vous remettre aux mains de la justice espagnole. Quel que soit son crédit, don José ne pourrait vous sauver.

 

– Que voulez-vous donc de moi ? balbutia le Portugais, qui comprit que l’homme assis devant lui voulait lui vendre, chèrement peut-être, la sécurité dont il jouissait depuis six années, et qui pouvait être troublée par un mot.

 

– Il y a deux hommes, continua l’inconnu, qui ont sur vous droit de vie et de mort. Le premier est don José…

 

– Et le second ?

 

– C’est moi.

 

Zampa baissa la tête.

 

– Or, poursuivit son interlocuteur, don José vous a mal gardé le secret, puisque ce secret je le possède, moi.

 

Le Portugais serra les poings.

 

– Oh ! je me vengerai, dit-il.

 

– Donc, le dévouement que vous avez pour lui ne peut exister plus longtemps…

 

– Non, certes !…

 

– Et si vous le servez fidèlement, la crainte seule sera votre mobile.

 

– C’est vrai.

 

– Mais si je veux que vous le trahissiez…

 

– Vous ? dit Zampa avec terreur.

 

Un sourire problématique éclaira l’étrange visage de l’inconnu.

 

– Je suis plus fort que don José, dit-il, et je veux le briser !

 

Un éclair de haine passa dans les yeux du Portugais Zampa. Peut-être cet homme pardonnait-il moins encore à don José l’état de vasselage et de domesticité où il l’avait tenu durant six années, que cette indiscrétion qui le plaçait maintenant à la merci d’un inconnu.

 

Ce dernier reprit :

 

– Pour atteindre le but que je me suis donné, j’ai besoin de toi. Mais sois tranquille, je suis généreux et je te paierai largement.

 

Ces derniers mots éveillèrent la cupidité de l’ancien bandit, qui passa soudain de la terreur à la cauteleuse prudence d’un homme qui veut vendre cher ses services…

 

– Faisons nos conditions, dit son interlocuteur : que gagnes-tu ?

 

– Don José me donne mille écus.

 

– Que voles-tu ?

 

– Dix mille francs.

 

– Qu’espères-tu ?

 

– Quand don José aura épousé mademoiselle Conception de Sallandrera, je deviendrai son intendant, et alors je jouirai d’une modeste aisance.

 

– Tes espérances sont folles.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que don José n’épousera jamais mademoiselle de Sallandrera.

 

– Ah bah ! dit Zampa ébahi.

 

– S’il l’épouse, ajouta froidement l’homme aux cheveux jaunes, il sera assassiné le lendemain de son mariage.

 

Un feu subit, un éclat inaccoutumé brillèrent tout à coup dans le regard morne de l’inconnu, et Zampa, en criminel intelligent, comprit qu’il avait affaire à plus fort que lui. Seulement, il n’eut pas un seul instant la pensée que le poignard qui menaçait don José fût dans la main d’un rival qui voulait, lui-même, épouser Conception. Bien au contraire, il demeura convaincu qu’il avait devant lui un homme entièrement dévoué et qui n’était que l’instrument de cette maîtresse mystérieuse qu’avait don José, laquelle obéissait sans doute à un sentiment de jalousie.

 

– Ah ! diable ! dit alors Zampa, ceci devient grave, il me semble.

 

– Si don José vit, il ne saura rien de la trahison.

 

– Et… s’il meurt ?

 

– Tu seras largement payé.

 

Zampa tenait à établir des chiffres.

 

– Le jour où je saurai ce que don José va faire chaque soir rue du Rocher, tu toucheras dix mille francs.

 

– Bon ! après ?

 

– Et cent mille, le jour où le mariage de don José avec mademoiselle de Sallandrera sera devenu impossible.

 

– Ah ! fit Zampa, vous m’en direz tant…

 

– Dans l’intervalle, acheva l’inconnu, tes appointements seront de deux mille francs par mois.

 

L’homme à la polonaise tira un portefeuille, prit un billet de mille francs, le tendit à Zampa et lui dit :

 

– Voici pour la première quinzaine.

 

Alors Zampa s’assit sans façon à côté de celui qui l’achetait aussi cher.

 

– Don José se rend chaque soir rue du Rocher, dit-il, pour y voir sa maîtresse la gitana Fatima.

 

Et il raconta dans ses plus minutieux détails l’histoire de la bohémienne et de don José, la jalousie de cette femme, son amour ardent, son caractère fougueux et sauvage, tout hormis ce qu’il ne savait pas, c’est-à-dire le secret de leur crime commun, de ce crime abominable dont l’infortuné don Pedro avait été victime. L’homme à la polonaise l’écouta avec une grande attention.

 

– À quelle heure, demanda-t-il, don José se rend-il chez la bohémienne ?

 

– À dix heures.

 

– Tous les soirs ?

 

– Sans y manquer.

 

– Est-il le seul homme qui pénètre chez elle ?

 

– Avec moi, oui.

 

– Ah ! tu y vas…

 

– Dans la journée, à deux heures.

 

– Tous les jours ?

 

– Oui.

 

– Pourquoi ?

 

– J’y vais avec un habit et une cravate blanche. Je passe pour un médecin. Il faut bien que cette femme, que personne n’a vu, et que tout le monde croit malade, ait un médecin.

 

– C’est juste. Ainsi tu entres par la place Laborde ?

 

– Oui, et don José par la rue du Rocher. Le concierge de la maison n’a jamais vu don José. Il ne connaît que moi.

 

– L’appartement n’a-t-il que ces deux issues ?

 

– Il en a une troisième…

 

– Ah !

 

– Mais celle-là, la gitana ni ses gens ne la connaissent.

 

– Quelle est sa destination ?

 

– Lorsque Fatima vint à Paris, don José était horriblement jaloux. Ce n’était point assez de deux espions qui veillaient sur la gitana, il fallait encore que don José pût savoir ce qu’elle disait, et, pour ainsi dire, ce qu’elle pensait. Il avait donc, avant son arrivée, fait pratiquer une sorte de cachette dans l’épaisseur du mur du boudoir. On y descendait par une trappe pratiquée à l’étage supérieur de la maison de la rue du Rocher, dans une mansarde louée à don José, qui s’était donné pour un ouvrier forgeron en voitures. Or, il advenait quelquefois que, dans la journée, don José allait se blottir dans cette cachette pour écouter les conversations de la bohémienne avec sa vieille nourrice.

 

– Mais, interrompit l’homme à la polonaise, de cette cachette peut-on voir dans le boudoir ce qui s’y passe ?

 

– Oui, par un trou imperceptible ménagé au-dessus d’un tableau de Zurbaran, placé entre la cheminée et la croisée.

 

– Et peut-on entrer dans le boudoir ?

 

– En pressant un ressort, le tableau qui masque une porte tourne sur lui-même.

 

– Très bien. C’est dans cette cachette que je veux que tu m’introduises.

 

– Quand ?

 

– Demain.

 

– À quelle heure ?

 

– À l’heure où don José doit venir.

 

– Vous serez obéi. Où vous reverrai-je ?

 

– Ici, demain soir, à neuf heures.

 

– C’est bien ; j’y serai.

 

Zampa salua l’homme à la polonaise jusqu’à terre et s’en alla. Celui-ci demeura quelque temps encore à se promener dans le jardin, comme s’il eût voulu se bien assurer que le Portugais était parti, puis il gagna la porte qui fait face au bord de l’eau et disparut.

 

 

On devine maintenant quel était ce bizarre personnage que la gitana vit, le lendemain, surgir dans son boudoir ; au moment où elle y rentrait après avoir reconduit don José jusqu’à la porte intérieure de son appartement, et comment il y était entré. On se souvient de son premier entretien avec la gitana, de ses conseils et du billet qui lui enjoignait impérativement de prendre cette poudre blanche déposée avec la missive sous la potiche de Chine. On sait ce qui advint.

 

Fatima mit dans un verre d’eau la poudre mystérieuse, but ensuite avec don José un verre de marasquin, reconduisit celui-ci, et trouva de nouveau l’homme à la polonaise dans le boudoir. Puis elle lui vit donner à son perroquet un morceau de sucre imbibé dans la liqueur apportée par don José, l’animal se débattre un moment, agiter ses ailes, et tomber enfin foudroyé. Enfin elle entendit cet homme, qu’elle prenait pour le diable, lui dire froidement, en lui montrant tour à tour l’oiseau mort et le verre vide :

 

– Il faut, avec quelques gouttes de cette liqueur, deux minutes pour tuer un perroquet, une heure pour tuer un chien et vingt-quatre heures pour faire un cadavre d’une belle fille comme toi…

 

En prononçant ces derniers mots, l’inconnu s’était assis, souriant :

 

– Ainsi, disait-il, tu as bu du marasquin que te versait don José ?

 

– Oui, murmura la bohémienne dont les dents claquaient d’épouvante.

 

– Eh bien ! don José que tu aimes et que tu as menacé de mort t’a prévenue, ma fille…

 

– Ah ! fit-elle d’une voix sourde.

 

– Il t’a empoisonnée, afin de pouvoir aimer librement ta rivale.

 

Ces assurances rendirent la vie et son énergie sauvage à cette femme qui croyait déjà lutter contre les tortures de la mort. Elle se redressa superbe de courroux, de haine et d’emportement :

 

– Oh ! dit-elle, puisque j’ai encore vingt-quatre heures à vivre, je le tuerai.

 

Elle prit son poignard et le brandit. Mais l’homme à la polonaise le lui ôta des mains.

 

– Tu te trompes, fit-il. Puisque don José a bu du marasquin avec toi, il n’a pas besoin de ton poignard pour mourir…

 

– Oh ! c’est vrai… dit-elle, mais alors… pourquoi, puisqu’il a voulu mourir… ah ! ma tête se perd au milieu de tous ces mystères…

 

L’inconnu se prit à rire :

 

– Le mystère est facile à expliquer. Don José avait pris du contre-poison.

 

– Ah ! s’écria-t-elle, je comprends.

 

– Il a donc bu sans crainte.

 

– Mais il ne comptait pas sur mon poignard. Et puisque je dois mourir…

 

L’homme à la polonaise haussa les épaules.

 

– Tu ne mourras point, dit-il.

 

Elle jeta un cri de joie et d’angoisse.

 

– Toi aussi, acheva-t-il, tu as pris, grâce à moi, et sans t’en douter, du contre-poison.

 

– Moi ?

 

– Oui… cette poudre blanche…

 

– Ah ! murmura la superstitieuse fille au comble de la joie et se mettant à genoux, j’avais bien deviné que vous étiez mon père.

 

– Hein ?

 

– Oui, n’êtes-vous point le diable ?

 

– Peut-être.

 

– Eh bien ! ma mère…

 

– C’est possible, dit brusquement l’inconnu, qui comprit tout le parti qu’on pouvait tirer des étranges croyances de la bohémienne. Dans tous les cas, c’est à moi que tu dois ton salut…

 

– Oh ! vous êtes mon père…

 

– À moi que tu devras ta vengeance.

 

Ce mot fit passer la gitana de son accès de reconnaissance à un accès de fureur jalouse :

 

– Ah ! dit-elle, maintenant, j’ai bien eu la preuve que don José voulait ma mort : donnez-moi celle de sa trahison et… vous verrez si je tiens mes serments.

 

– Cette preuve, dit l’inconnu, tu l’auras bientôt.

 

– Mais quand ?

 

– Patience ! l’heure approche.

 

Fatima serra convulsivement le manche de son poignard.

 

– Écoute-moi bien, reprit l’inconnu.

 

– Je vous écoute… mais parlez vite.

 

– Don José, tu le vois, a voulu t’empoisonner.

 

– Oh ! le lâche !

 

– Il t’a quittée le sourire aux lèvres, te pressant les mains, te regardant avec amour et te disant « à demain ».

 

– Le traître !

 

– Mais il espère bien, en revenant demain ici, ne trouver qu’un cadavre.

 

– Eh bien ?

 

– Demain, il apprendra que tu es pleine de vie, poursuivit l’inconnu. Alors il sera pris d’une rage folle, et, comme il a juré ta mort, il s’y prendra d’une autre façon.

 

– L’infâme !

 

– Puisque le poison a été impuissant, il songera au poignard ; mais ne crains rien, je veille sur toi. Seulement, il faut que tu continues à jouer ton rôle.

 

– Comment ?

 

– Que tu sois tendre, affectueuse comme par le passé.

 

– Mais il saura bien que j’ai pris du contre-poison ?…

 

– Sans doute, et il accusera d’abord son valet de l’avoir trahi, car il ne sait pas ce que je puis, moi.

 

– Eh bien ?

 

– Mais tu détourneras ses soupçons et lui donneras, à ton insu en apparence, l’explication de l’impuissance du poison. Tu vas feindre de dormir demain jusqu’à trois ou quatre heures. Tu ne sonneras pas ta nourrice avant ce moment. Quand don José viendra, tu te plaindras d’avoir eu la tête lourde et un sommeil prolongé, et tu l’attribueras à un abus d’opium que tu as fait. L’opium est un contre-poison quelquefois… Maintenant bonsoir… à demain…

 

Fatima se laissa de nouveau bander les yeux. Puis son mystérieux compagnon disparut, non sans lui avoir dit à l’oreille :

 

– Méfie-toi du nègre et de ta nourrice.

 

XXXI

L’empoisonneur don José était sorti de chez la gitana d’un pas ferme et la tête haute : « Ta maîtresse est fatiguée ce soir, avait-il dit à la nourrice, tu la laisseras dormir demain le plus longtemps possible. »

 

Et il était parti bien persuadé que celle qu’il avait longtemps aimée avec toutes les frénésies de la passion ne se réveillerait pas. Cependant, et quelque endurci qu’il fût déjà dans le crime, don José sentit son cœur battre avec une certaine violence lorsqu’il fut dans la rue, et, malgré lui, il leva les yeux vers les croisées du boudoir de la bohémienne.

 

– Pauvre Fatima ! murmura-t-il avec un soupir, ainsi passe l’amour !

 

Pendant quelques minutes, l’Espagnol éprouva comme un violent remords de son crime ; puis les menaces de la gitana lui revinrent en mémoire, et alors l’irritation succéda au regret : – C’est elle qui l’a voulu ! se dit-il.

 

Et il s’éloigna sans détourner de nouveau la tête.

 

C’était l’heure où chaque soir le fiacre mystérieux le prenait rue Godot-de-Mauroy pour le conduire à la porte de cette maison plus mystérieuse encore où Banco l’attendait. Don José rentra chez lui précipitamment pour y changer de costume.

 

Zampa, ce valet fidèle, en qui l’hidalgo avait pleine confiance, attendait son maître, couché sur une banquette de l’antichambre, et lisant les journaux du soir. En voyant entrer don José un peu pâle et en proie à une certaine agitation, le Portugais se prit à sourire :

 

– Le coup est fait, n’est-ce pas ? demanda-t-il à l’hidalgo.

 

– Oui, fit don José d’un signe de tête.

 

– Elle a bu ?

 

– Sans méfiance.

 

– Pauvre Fatima ! murmura le valet d’un ton mélangé de pitié et de raillerie. Elle n’avait que vingt-six ans…

 

– Tais-toi, fit don José.

 

Et comme s’il eût voulu changer brusquement de conversation :

 

– Ainsi, aujourd’hui encore, tu n’as vu personne dans le jardin des Tuileries ?

 

– Personne.

 

– C’est bizarre ! Hier encore elle m’a affirmé…

 

– Ma foi ! mon cher maître, dit Zampa, je crois que cette princesse se moque de vous.

 

Don José fronça le sourcil.

 

– Qu’en sais-tu ? fit-il avec hauteur.

 

Zampa ne répondit rien.

 

– Eh bien ! parle… insista don José.

 

– Elle se moque de votre valet, ai-je voulu dire, puisque je me promène inutilement tous les jours aux Tuileries, répondit humblement le Portugais.

 

Don José haussa les épaules et se tut. Puis il changea de costume et courut à son rendez-vous.

 

Le fiacre stationnait déjà au bord du trottoir, et l’intendant barbu de Banco montrait sa tête à la portière.

 

– Vous êtes en retard, dit-il à don José, d’un ton brusque et presque impoli.

 

– Excusez-moi.

 

– Si la princesse savait que vous mettez aussi peu d’empressement…

 

– Eh bien ! fit don José, qui trouva l’observation impertinente.

 

– Elle pourrait bien renoncer à vous voir, acheva insolemment l’homme barbu.

 

Don José se tut, mais il se promit de faire chasser l’intendant.

 

Celui-ci lui banda les yeux, et, une heure après, le fiancé de mademoiselle de Sallandrera pénétrait dans le boudoir de la fausse princesse Banco, qui avait, ce soir-là, déployé un certain luxe de mise en scène. Elle était triste, languissante, à demi renversée dans sa chauffeuse, et enveloppée d’une robe de chambre en velours noir qui faisait ressortir la blancheur mate de sa peau. Elle tendit la main à don José comme une mourante qui demande un dernier adieu, et arrêta sur lui ce regard navré qui n’appartient qu’aux âmes désespérées et abreuvées de désillusions. La veille, elle avait été pour don José la femme heureuse, qui oublie les heures de tortures endurées auprès d’un mari grondeur et jaloux.

 

Don José était sorti de chez elle plus épris que jamais. Aujourd’hui elle se montrait si pâle, si triste, si abattue que don José en jeta un cri :

 

– Mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous ?

 

– La mort dans le cœur…

 

Banco prononça ces mots avec une noble simplicité, qu’elle étudiait toute seule depuis le matin.

 

– Vous !… la mort !… Que voulez-vous dire ? exclama l’Espagnol.

 

Elle le fit asseoir auprès d’elle et lui dit sans amertume et sans colère :

 

– Le mal dont je souffre est long à expliquer… il faut que vous m’écoutiez… longtemps…

 

– Parlez, dit-il, parlez, je vous prie.

 

Comme les jours précédents, il voulut prendre ses mains, mais elle les retira.

 

– Non, dit-elle, écoutez-moi.

 

Don José était stupéfait de cette métamorphose. La princesse polonaise avait, en effet, l’air mourant.

 

– Mon ami, lui dit-elle après un silence, qu’elle eut soin de rendre des plus pénibles, je vais vous quitter…

 

– Me quitter ?

 

– Oui… je pars…

 

– Mais c’est impossible !… s’écria don José.

 

– Mon mari le veut.

 

Ce mot fut un coup de foudre… Le cœur humain est ainsi fait que l’obstacle irrite la passion outre mesure. Don José, la veille, considérait sa liaison avec Banco comme purement éphémère, et ne lui attribuait qu’une importance fort relative. Sans doute, il préférait Banco à la gitana, mais il n’était pas homme à lui sacrifier ses projets d’ambition et ses vues sur mademoiselle de Sallandrera. Un mot de la fausse Polonaise venait de bouleverser toutes ces dispositions. Elle partait !

 

Don José s’imagina qu’il était éperdument épris, que vivre désormais sans elle était tout à fait impossible.

 

Il se jeta à ses genoux.

 

– Voulez-vous donc que je meure ? s’écria-t-il.

 

Cet accent était si vrai, si naïvement douloureux, que la jeune femme en parut très vivement touchée.

 

– Monsieur, lui dit-elle, tout ceci devient incompréhensible pour moi.

 

Ces paroles paraissaient avoir si peu de corrélation avec ce qu’elle venait de dire tout à l’heure et le cri de douleur de don José, que celui-ci en demeura tout abasourdi.

 

– Voyons, dit-elle avec un sang-froid qui effraya l’Espagnol plus encore que cette nouvelle de son départ prochain, expliquons-nous, s’il vous plaît.

 

– Mais, madame… balbutia don José.

 

Elle lui imposa silence d’un geste de grande dame offensée.

 

– Voyons, lui dit-elle, je vous annonce que je vais partir, et voici que vous tombez à mes genoux.

 

– Oh ! vous ne partirez pas, c’est impossible, s’écria-t-il avec feu.

 

– Votre voix, votre attitude, me persuaderaient volontiers que vous m’aimez.

 

– Ah ! je vous aime, je le jure.

 

Banco laissa bruire un frais éclat de rire entre ses lèvres roses.

 

– Ceci est trop fort, dit-elle.

 

– Trop fort ?

 

– Comment ! vous prétendez m’aimer !

 

– Plus qu’à la folie.

 

– Oh ! l’imposteur !…

 

– Mais voyez mes larmes… murmura l’Espagnol, qui, en effet, avait des pleurs dans les yeux.

 

Et il demeurait à genoux.

 

– Monsieur, dit froidement la fausse Polonaise, veuillez répondre simplement à mes questions et vous asseoir là, en face de moi.

 

Le ton de Banco avait une nuance impérieuse qui domina don José. Il obéit.

 

– Parlez, madame, dit-il, enfin.

 

– Vous vous nommez don José d’Alvar ?

 

– Oui, madame.

 

– Vous êtes le neveu de don Paëz, duc de Sallandrera ?

 

– Oui, madame.

 

Cette question avait fait tressaillir don José.

 

– Le duc, poursuivit Banco, a une fille !

 

– Oui, fit don José d’un signe de tête.

 

– Mademoiselle Conception ?

 

Elle a appris mon mariage, pensa don José.

 

– Vous devez épouser, dit-on, mademoiselle Conception ?

 

– On le dit, répliqua don José ; mais voilà tout.

 

– Ah !

 

L’Espagnol avait deviné le motif de l’irritation de Banco. Seulement don José avait compris, en même temps, que ce départ dont elle parlait était une feinte. Or, don José était un homme très fort, le danger passé, et il savait relever la tête à propos.

 

– Permettez-moi, madame, dit-il, de vous donner quelques éclaircissements sur des choses qui paraissent… vous préoccuper.

 

– Je vous écoute, monsieur.

 

– J’ai un frère aîné, il se nomme don Pedro.

 

– Je l’ignorais, dit Banco.

 

– Ce frère est le fiancé de ma cousine Conception.

 

– Hein ? fit la fausse Polonaise.

 

– Mon frère est malade, et comme le duc de Sallandrera, mon oncle, tient beaucoup à ce que les titres et les dignités dont il est investi ne sortent point de sa famille…

 

– En effet, il est grand d’Espagne, je crois ?

 

– Oui, madame.

 

– Eh bien !

 

– Il a été décidé, à une époque où j’étais libre, où je n’avais pas eu le bonheur de vous rencontrer… que si mon frère venait à mourir, j’épouserais Conception.

 

– Ah ! dit Banco, qui avait écouté avec beaucoup de calme.

 

– Mais, continua don José, redevenu maître de lui-même, mon frère n’est point mort !… mon frère vivra, et…

 

Elle fit un geste :

 

– N’achevez pas, dit-elle, je vous fais grâce de la conclusion.

 

Mais don José, enhardi et se trompant à ce calme apparent, don José osa lui prendre la main et s’écrier :

 

– Ah ! vous voyez bien que vous me trompiez… que vous ne partirez pas… je le lis dans vos yeux… vous avez cru aux propos du monde… et vous avez pu douter de mon amour !

 

Banco répondit gravement :

 

– Señor don José, à Dieu ne plaise que je songe un seul instant à vous empêcher jamais, si le destin le voulait, de conclure une union qui assurerait votre fortune et vous donnerait une situation élevée et enviée !

 

– Vous êtes un ange ! murmura don José, qui se méprit encore à cette magnanimité apparente.

 

– Mais, voyez-vous, poursuivit la jeune femme, prenant une pose tragique et empruntant la voix de basse d’une comédienne jouant dans un drame bien noir de l’Ambigu, je suis née dans un pays, señor don José, où, sous une couche de neige, couvent et fermentent toutes les brûlantes et sauvages passions des chaudes contrées. Je suis de race slave, don José, poursuivit Banco avec animation, j’ai passé ma jeunesse parmi des bohémiens, on a bercé mon enfance de sanglantes légendes, et j’ai vu autour de moi couler du sang humain comme on voit, à Paris, couler des flots de champagne.

 

Ces paroles rejetaient don José dans le vaste champ de l’inconnu et des suppositions. La prétendue princesse polonaise redevenait une vivante énigme.

 

Banco poursuivit :

 

– Je suis trop grande dame pour me montrer jalouse d’une femme… mais je serai impitoyable pour une rivale en amour, pour une maîtresse…

 

Don José tressaillit de nouveau.

 

– Celle-là, reprit-elle, cette femme que vous auriez aimée avant moi, que vous aimeriez encore… oh ! c’est son sang qu’il me faudrait.

 

L’Espagnol commençait à comprendre.

 

– Don José, continua la jeune femme, vous avez aimé une femme qui se nommait Fatima ?

 

L’hidalgo se releva d’un bond.

 

– Qui vous a dit cela ? s’écria-t-il.

 

– Cette femme, vous l’aimez encore…

 

– Oh, c’est faux !

 

– Vous allez la voir chaque soir… ne niez pas… elle habite la place Laborde…

 

Don José ne répondit pas. Il était atterré. Comment la Polonaise avait-elle pu pénétrer ce mystère qu’il avait si bien caché à tous les yeux ?

 

– Don José, poursuivit-elle, essayant de se donner l’attitude fatale d’un juge qui condamne sans appel, don José, il me faut la vie de cette femme… ou je ne vous reverrai jamais.

 

Banco croyait demander à don José un sacrifice au-dessus de ses forces, et probablement Morton Tynner, qui dictait ses étranges paroles, n’avait point jugé nécessaire de lui apprendre que l’Espagnol avait déjà résolu la mort de la gitana.

 

– Tiens ! pensa l’Espagnol, puisqu’elle sait que Fatima existait, elle croira, lorsqu’elle apprendra sa mort, que c’est pour l’amour d’elle que je me suis fait assassin.