Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

LES CHEVALIERS DU CLAIR DE LUNE

 

 

 

La Patrie – 17 avril au 7 octobre 1860 – 58 épisodes

J. Rouff  – Volume II – 1884

(cf mémento bibliographique)

 

 

 

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Table des matières

 

LE MANUSCRIT DU DOMINO.. 5

I. 6

II. 21

III. 36

IV.. 52

V.. 63

VI. 78

VII. 92

VIII. 107

IX.. 122

X.. 135

XI. 142

XII. 156

XIII. 169

XIV.. 184

XV.. 198

XVI. 213

XVII. 227

XVIII. 240

XIX.. 244

XX.. 253

XXI. 266

XXII. 267

XXIII. 273

XXIV.. 275

XXV.. 294

XXVI. 308

XXVII. 322

XXVIII. 328

XXIX.. 336

XXX.. 349

XXXI. 353

LA DERNIÈRE INCARNATION DE ROCAMBOLE.. 357

I. 358

II. 368

III. 379

IV.. 388

V.. 407

VI. 422

VII. 435

VIII. 448

IX.. 461

X.. 474

XI. 485

XII. 500

XIII. 513

XIV.. 525

XV.. 538

XVI. 550

XVII. 564

XVIII. 578

XIX.. 592

XX.. 606

XXI. 619

XXII. 633

XXIII. 647

XXIV.. 664

XXV.. 684

XXVI. 696

XXVII. 709

XXVIII. 721

XXIX.. 735

XXX.. 747

XXXI. 760

XXXII. 772

XXXIII. 785

À propos de cette édition électronique. 792

 

LE MANUSCRIT DU DOMINO

I

Minuit venait de sonner à toutes les horloges du boulevard des Italiens.

 

C’était en janvier 1853, un samedi, jour de bal à l’Opéra. Il faisait un froid sec, le ciel était pur, la lune brillait de tout son éclat.

 

Le boulevard était peuplé comme en plein soleil, les équipages se croisaient au grand trot, les piétons encombraient les trottoirs, les dominos et les masques de toute espèce circulaient joyeusement à travers la foule.

 

C’était l’heure où l’Opéra, couronné d’une guirlande de feu, ouvrait ses portes, l’heure où l’orchestre aux cent voix de Musard faisait entendre son premier coup d’archet.

 

Assis devant le café Riche, au coin de la rue Le Peletier, deux jeunes gens causaient, chaudement enveloppés dans leur vitchoura doublé de martre zibeline, à deux pas de leur poney-chaise, dont le magnifique trotteur irlandais était maintenu à grand-peine par un groom haut de trois pieds et demi, vêtu d’un pardessus bleu de ciel à large collet de renard, et chaussé de petites bottes plissées à revers blancs.

 

– Mon cher Gontran, disait l’un des jeunes gens, tu as une singulière fantaisie de vouloir m’entraîner au bal de l’Opéra, un véritable mauvais lieu où on ne va plus depuis quinze ans au moins, et où on ne rencontre que des femmes qui ne sont plus du monde, ou qui n’en ont jamais été.

 

– Mon cher Arthur, répondit l’autre, as-tu lu beaucoup de romans ?

 

– Pas mal.

 

– Tous les romans commencent au bal de l’Opéra : ceux qu’on écrit et qu’on invente, d’abord ; ceux qui se déroulent à travers la vie réelle, ensuite.

 

– La théorie est singulière !

 

– Elle est vraie.

 

– Est-ce que tu comptes nouer le premier chapitre d’une histoire de ce genre, ce soir ?

 

– Peut-être.

 

– Tu as un rendez-vous ?

 

– Oui.

 

– Avec qui ?

 

– Je ne sais pas. Lis plutôt.

 

Celui à qui son ami donnait le nom de Gontran tira de sa poche un petit portefeuille en maroquin couleur jonquille, et, de ce portefeuille, une lettre assez volumineuse et sans signature qu’il tendit à son ami le vicomte Arthur de Chenevières.

 

Celui-ci la déplia lentement, se fit apporter une bougie, et, avant de lire, il fit cette réflexion :

 

– L’écriture a son esprit ni plus ni moins que les hommes. Telle ronde ferme et pleine dénote le caractère d’un homme froid, calme, résolu. Une cursive allongée, un peu tremblante, trahit généralement une main de femme légèrement émue. La femme qui écrit à sa modiste ou à son homme d’affaires a une écriture toute différente si elle donne un premier rendez-vous à l’homme qu’elle aime…

 

– Ceci est vrai, mon ami.

 

– Or, poursuivit Arthur de Chenevières, la main qui a tracé cette lettre est évidemment une main de femme.

 

– Parbleu !

 

– Mais elle ne tremblait pas.

 

– En effet.

 

– Donc, tu n’es pas aimé.

 

Le baron Gontran de Neubourg se prit à sourire.

 

– Lis, dit-il, et tu verras qu’il n’est nullement question d’amour entre mon correspondant anonyme et moi.

 

Arthur lut à mi-voix :

 

« Un soir du mois de décembre de l’année dernière, c’est-à-dire il y a six semaines environ, le baron Gontran de Neubourg rencontra sur le boulevard, en face du café Anglais, trois de ses amis qui fumaient leur cigare au clair de lune, en sortant de leur club, où ils avaient joué gros jeu.

 

« Ces trois amis étaient M. le vicomte Arthur de Chenevières, lord Blakstone et le marquis Albert de Verne. »

 

– Bon ! s’interrompit Arthur, ceci est assez bizarre, et ce début m’a tout l’air d’un premier chapitre de feuilleton.

 

– Continue, dit le baron.

 

M. de Chenevières poursuivit :

 

« Le baron Gontran de Neubourg s’en allait seul et rêveur, et si ses amis ne l’eussent abordé, nul doute qu’il eût passé sans les voir.

 

« – Où vas-tu, baron ? dit le vicomte.

 

« – Nulle part.

 

« – Mais encore ?

 

« – Je me promène.

 

« – Sans but ?

 

« – Je rêve… c’est beaucoup. Bonsoir, messieurs ; d’où venez-vous ?

 

« – Du club.

 

« – Où allez-vous ?

 

« – Nous nous promenons. Seulement, au lieu de rêver, nous causons.

 

« – De quoi causez-vous ?

 

« – Lord Blakstone prétend qu’il a le spleen.

 

« – Lord Blakstone a raison : il est Anglais, le ciel est clair. Un Anglais sans brouillard est un corps sans âme.

 

« – De Verne, poursuivit le vicomte, s’ennuie. Il se contente de traduire le mot.

 

« – Et toi ? demanda le baron.

 

« – Je fais comme de Verne.

 

« – Messieurs, dit alors le baron, le plus vieux d’entre nous a trente ans, c’est moi ; le plus jeune vingt-quatre, c’est Arthur ; le plus pauvre a cent mille livres de rente, c’est moi ; le plus riche cent cinquante mille livres sterling de revenus, c’est lord Blakstone.

 

« – Exact ! fit l’Anglais avec flegme.

 

« – Or, reprit le baron, nous avons la même existence, et l’on peut établir ainsi la mesure de chacune de nos journées :

 

« Nous nous levons à onze heures, nous déjeunons à midi. À deux heures on nous voit au Bois, moi et toi à cheval, lord Blakstone dans son poney-chaise, de Verne dans son phaéton. À cinq heures nous jouons au whist ; de neuf à onze heures du soir, on nous rencontre à l’Opéra ; de onze heures à minuit dans deux ou trois salons du faubourg Saint-Germain ou de la rue d’Anjou-Saint-Honoré, et nous allons finir notre nuit au club, pour recommencer le lendemain.

 

« – Et les jours suivants, dit le marquis de Verne, qui s’était tu jusqu’alors.

 

« – Or, reprit Gontran, de Verne est le fils de ce brillant général de cavalerie qui s’immortalisa pendant la retraite de Russie ; toi, vicomte, tu comptes des aïeux aux croisades, et lord Blakstone est le descendant d’un chef de clan écossais qui tint Robert Bruce et toute son armée en échec dans son vieux manoir des monts Cheviot, avec une garnison de bergers et de laboureurs.

 

« – Et toi, ajouta le vicomte, toi, mon cher Neubourg, tu es de race palatine, et ton bisaïeul s’est établi en France à la suite de la fameuse guerre de Trente ans. Un de tes ancêtres est entré seul, le heaume en tête et l’épée au poing, dans la ville de Mayence, où il a cloué son gant sur la porte du prince Frédéric de Prusse.

 

« – C’est vrai, dit simplement le baron. »

 

Le vicomte de Chenevières interrompit sa lecture une seconde fois et dit au baron Gontran de Neubourg :

 

– Ton correspondant anonyme est une femme de tes amies, mon cher, et tu lui auras donné tous ces détails qui sont, du reste, d’une rigoureuse exactitude.

 

– Je n’ai parlé à qui que ce soit de notre conversation, et je te jure, répondit M. de Neubourg, que l’écriture de cette lettre m’est complètement inconnue.

 

– Poursuis donc.

 

Le vicomte reprit :

 

« Les quatre jeunes gens se regardèrent silencieusement pendant quelques minutes.

 

« – Messieurs, dit enfin le baron Gontran de Neubourg, savez-vous que je me trouve fort mal à l’aise en mes habits étriqués, qui ressemblent si peu à la cuirasse de nos ancêtres, que j’étouffe en ce siècle d’argent et d’égoïsme où nous vivons, et que je regrette sincèrement la Table-Ronde et ses douze chevaliers ?

 

« – Moi aussi, dit le marquis de Verne.

 

« – Je pense comme vous, ajouta le vicomte de Chenevières.

 

« – Et moi, dit lord Blakstone, je crois à de certains moments que je suis mon propre ancêtre, et que c’est moi qui ai défendu le manoir de Galwy contre Robert Bruce.

 

« – Hélas ! messieurs, continua le baron, que vous dirai-je ! le temps des chevaliers errants est passé. Si les paladins du Moyen Âge, les Renaud, les Olivier, les Roland revenaient en ce monde, ils verraient que la police correctionnelle s’est chargée de punir les méchants, et que les avocats ont la prétention de défendre la veuve et l’orphelin.

 

« Qu’en faut-il conclure ?

 

« Une simple chose : c’est que des gens comme nous, jeunes, riches, braves, de bonne race, qui, en un siècle moins ingrat, eussent fort bien utilisé leur intelligence, leur fortune, leur noblesse et leur bravoure, sont condamnés à perpétuité au whist à un louis la fiche, et à la promenade à cheval au Bois.

 

« Et cependant, messieurs…

 

« Ici le baron de Neubourg s’arrêta et parut réfléchir profondément.

 

« Puis, regardant le vicomte :

 

« – As-tu lu l’Histoire des treize ?

 

« – Parbleu !

 

« – Les treize, poursuivit le baron, sortirent armés de pied en cap du cerveau de M. de Balzac, et ils se répandirent à travers le monde, unis par un serment qui se résumait en un mot : S’entraider. Après Balzac on a imaginé, plus ou moins ingénieusement, une foule d’associations. Mais tous ces gens-là étaient des bandits, ils volaient, ils tuaient, ils assassinaient…

 

« – Où diable veut-il en venir ? demanda lord Galwy.

 

« – Eh bien ! messieurs, reprit Gontran de Neubourg, il me vient une fort belle idée.

 

« – Voyons !

 

« – Nous sommes quatre, quatre amis, quatre hommes d’honneur, dont le seul crime est de s’ennuyer profondément ; je vous propose de fonder à nous quatre l’association des nouveaux chevaliers de la Table Ronde. Nous serons, en plein dix-neuvième siècle, de mystérieux redresseurs de torts, de pieux chevaliers de l’infortune, d’implacables ennemis de l’injustice. Cherchons une victime intéressante, un de ces êtres, homme ou femme, dépossédés, dépouillés, foulés aux pieds, et relevons-le.

 

« – Baron, dit lord Blakstone avec son flegme habituel, je suis de votre avis, et vous me voyez tout prêt à entrer dans votre association. Mais…

 

« Le mais de lord Blakstone était gros d’objections.

 

« – Voyons ? fit M. de Neubourg.

 

« – Mais le jour seulement où vous aurez trouvé de la besogne à cette association…

 

« – Je chercherai, et, comme dit l’Écriture, je trouverai !

 

« Le jour naissait. Les quatre jeunes gens, qui s’étaient longtemps arrêtés à la même place et n’avaient point pris garde à un homme couché de tout son long sur un banc, échangèrent une poignée de main et se séparèrent.

 

« Maintenant, si M. de Neubourg veut savoir pourquoi on lui rappelle ces détails, qu’il aille ce soir samedi au bal de l’Opéra. Peut-être y trouvera-t-il l’être victime qu’il cherche.

 

« Dans ce cas, il écrira à ses trois amis, le marquis de Verne, lord Blakstone et le vicomte de Chenevières. »

 

La lettre s’arrêtait là, et n’avait pas de signature.

 

– Tu as raison, dit le vicomte en riant, voilà le premier chapitre d’un roman.

 

– En effet…

 

– As-tu écrit à de Verne ?

 

– Sans doute.

 

– Et tu lui as donné rendez-vous ?

 

– Au foyer, à une heure du matin, ainsi qu’à lord Blakstone.

 

– Parfait.

 

– Eh bien ! allons, en ce cas.

 

– Soit, allons !

 

M. de Neubourg renvoya son poney-chaise et prit le bras du vicomte.

 

Comme les deux jeunes gens avaient dîné ensemble, le baron avait dit simplement au vicomte Arthur de Chenevières :

 

– Ne dispose point de ta soirée, j’ai besoin de toi.

 

La salle de l’Opéra avait été envahie depuis une demi-heure environ par cette cohorte bariolée, hurlante, en délire, qui fait trembler sa voûte et frémir son vaste plancher à chaque bal du samedi.

 

M. de Neubourg et le vicomte se glissèrent à travers la foule, se donnant le bras pour ne point se perdre, et ils gagnèrent ainsi le foyer.

 

– Ah çà, dit le vicomte, il me semble que ton correspondant anonyme ne t’indique aucun endroit de rendez-vous ?

 

– C’est vrai.

 

– Et ne te donne aucun moyen de le reconnaître ?

 

– C’est vrai encore.

 

– Mais, ajouta M. de Chenevières, il te connaît, du moins il t’a vu, et vraisemblablement il t’abordera.

 

Comme le vicomte de Chenevières émettait cet avis, le baron se sentit frapper légèrement sur l’épaule.

 

M. de Neubourg allait se retourner, mais une voix de femme lui dit à l’oreille :

 

– Quittez votre ami, et allez attendre au foyer, sous l’horloge.

 

On avait parlé si bas à l’oreille de M. de Neubourg que le vicomte de Chenevières n’avait rien entendu.

 

– Écoute, vicomte, dit le baron, il pourrait se faire que l’on hésitât à m’aborder si nous ne nous quittions.

 

– Veux-tu que je te laisse ?

 

– Oui.

 

– Où nous retrouverons-nous ?

 

– Dans la salle, près de l’orchestre.

 

– C’est bien, à tantôt.

 

Quand le vicomte eut quitté le foyer, le baron Gontran de Neubourg se dirigea vers l’endroit qu’on venait de lui indiquer, non sans murmurer toutefois :

 

– Il est une chose assez bizarre, c’est que tous les rendez-vous qui se donnent à l’Opéra sont indiqués sous l’horloge.

 

Et le baron de Neubourg, arrivé en cet endroit du foyer, s’assit et attendit.

 

Il y était depuis cinq minutes environ, lorsqu’un domino s’approcha de lui et lui dit :

 

– Baron, voulez-vous m’offrir votre bras ?

 

M. de Neubourg reconnut la voix qu’il avait entendue tout à l’heure. Il se leva avec empressement et offrit son bras.

 

– Sortons de cette foule, dit le domino, et tâchons de trouver un lieu où nous puissions causer.

 

– Venez, madame, dit le baron.

 

M. de Neubourg conduisit l’inconnue à l’extrémité du foyer, où la foule était moins compacte. Là, elle s’assit et lui dit :

 

– Vous allez réunir vos amis cette nuit même.

 

– En quel lieu, madame ?

 

– Où vous voudrez, pourvu que je le sache.

 

– Eh bien ! dans un cabinet de la Maison-d’Or.

 

– Soit ! dit le domino.

 

Puis il tira un rouleau de papier soigneusement cacheté et noué par une faveur bleue.

 

– Quand vos amis seront réunis, poursuivit l’inconnue, vous ouvrirez ce manuscrit et leur en ferez la lecture.

 

– Après, madame ?

 

– Cette lecture terminée, si la femme dont ce manuscrit renferme l’histoire vous intéresse à ce point que vous la jugiez digne de vous faire ressusciter le serment et les exploits des chevaliers de la Table ronde, vous ouvrirez la fenêtre du salon où vous vous trouverez…

 

– Ah ! dit le baron.

 

– Et vous me verrez apparaître au milieu de vous quelques minutes après. Dans le cas contraire…

 

Le domino parut hésiter.

 

– J’écoute, madame, dit M. de Neubourg.

 

– Dans le cas contraire, ajouta-t-elle, vous jetterez le manuscrit au feu, et vous vous ferez réciproquement le serment de ne jamais rien révéler de ce que vous aurez lu.

 

– Je vous le jure par avance, pour eux et pour moi, madame.

 

– Je vous crois. Adieu, monsieur, sinon au revoir.

 

Le domino tendit au baron Gontran de Neubourg une petite main gantée avec soin, s’esquiva et disparut dans la foule.

 

Alors Gontran se mit à la recherche de ses trois amis.

 

Il trouva le vicomte Arthur de Chenevières dans la salle, près de l’orchestre, le marquis de Verne et lord Blakstone assis dans une loge de pourtour.

 

– Messieurs, dit-il, je ne vous ai donné rendez-vous ici que pour vous inviter à souper.

 

– Singulière idée ! murmura le marquis.

 

– Jolie ! ajouta lord Blakstone, qui était légèrement sensuel.

 

*

* *

 

Quelques minutes plus tard, les quatre amis étaient à table et Gontran leur disait encore :

 

– Messieurs, je vous ai donné rendez-vous à l’Opéra afin de vous inviter à souper ; je vous invite à souper afin de vous lire le manuscrit que voici.

 

Gontran tira de sa poche le rouleau de papier que lui avait remis le domino et le déplia.

 

– Messieurs, poursuivit-il, il y a deux jours que nous nous plaignions amèrement de vivre en un siècle prosaïque où les paladins de la Table Ronde n’auraient plus qu’à se croiser les bras.

 

– C’est vrai, murmura lord Blakstone.

 

– Eh bien ! reprit le baron, quand nous aurons pris connaissance de ce manuscrit, nous verrons peut-être que nous nous sommes trompés.

 

– Bah ! fit le marquis.

 

– Oh ! dit lord Blakstone d’un air incrédule.

 

– Messieurs, ajouta M. de Chenevières, avant de prendre connaissance du manuscrit, priez donc Gontran de vous lire la lettre qui lui a été adressée.

 

– Quelle lettre ?

 

– La voici.

 

M. de Neubourg tendit la lettre à M. de Verne, qui la lut tout bas à lord Blakstone.

 

– Et, dit-il lorsqu’il eut terminé, tu as vu le domino ?

 

– Je le quitte. Il m’a remis son manuscrit ; si vous le voulez bien, nous allons en prendre connaissance.

 

– Voyons ! dirent les trois jeunes gens.

 

M. le baron Gontran de Neubourg sonna et dit au garçon :

 

– Vous ne viendrez que lorsque je sonnerai.

 

Le garçon s’inclina et sortit.

 

Alors Gontran lut à haute voix les pages suivantes.

 

II

La pluie, fouettée par le vent du nord, tombait à torrents sur les grands bois qui s’étendent entre la Vendée et le Poitou.

 

C’était en 1832, après la révolution de Juillet, c’est-à-dire à la fin du mois d’octobre.

 

Un cavalier courait à fond de train à travers les halliers, sautant les fossés, passant au milieu des broussailles et dirigeant à travers les mille obstacles de ces vastes forêts sa petite jument bretonne pleine d’ardeur.

 

– Hop ! hop ! hop ! ma belle Clorinde, disait-il, tu connais le chemin, tu l’as fait bien souvent déjà ; mais il faut arriver, arriver le plus tôt possible…

 

Malgré la pluie, malgré le vent, malgré la nuit qui était sombre, Clorinde galopait avec furie.

 

Clorinde était une belle petite pouliche à la robe blanche, à la crinière ardoisée, – chose rare ! – dont le sabot vaillant et dur résonnait sur la lande comme une baguette de tambour. Clorinde avait une petite tête fine, intelligente, avec de grands yeux pleins d’ardeur et des naseaux fumants.

 

Clorinde avait des jambes fines comme le fuseau d’une vieille femme, flexibles comme l’osier des marais, dures et fortes comme du fer.

 

Le cavalier qui la montait et qui pressait ses flancs avec une fébrile impatience était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, dont le visage rosé et les mains blanches eussent trahi, au premier regard, des habitudes féminines, si son œil noir plein de feu et la crosse luisante des pistolets passés à sa ceinture n’eussent dit éloquemment qu’il avait l’âme d’un homme et le cœur d’un soldat.

 

En outre, il portait au flanc un sabre de cavalerie, et sa selle était munie d’un talon dans lequel s’emboîtait un fusil de chasse à deux coups.

 

Cependant, ce jeune homme, en dépit de cet appareil guerrier, ne portait aucun uniforme.

 

Sa tête était entourée d’un mouchoir blanc, jaspé çà et là de quelques gouttes de sang ; une veste rouge, comme en portaient les paysans vendéens, des braies bleues et une paire de grandes bottes à l’écuyère complétaient son costume.

 

– Hop ! Clorinde, hop ! ma belle fille, répétait-il, nous sommes loin encore du château de Bellombre… et la nuit s’avance… Et Diane m’attend !

 

Clorinde, comme si elle eût compris la voix de son maître, précipitait son galop et passait comme un rêve sous la futaie.

 

Tout à coup un bruit étrange se fit entendre : c’était un cri glapissant, comme le houhoulement d’un oiseau de nuit.

 

Le cavalier rassembla sa vaillante bête, et Clorinde s’arrêta court.

 

Puis il prêta l’oreille.

 

Le houhoulement se reproduisit.

 

Alors le jeune homme appuya les deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet modulé d’une façon particulière.

 

Un coup de sifflet identique lui répondit dans le lointain.

 

On eût dit un écho perdu dans les bois.

 

Le cavalier rendit la main à Clorinde, qui se précipita d’elle-même dans la direction du second coup de sifflet.

 

Elle courut environ dix minutes ; puis, soudain, le houhoulement fut répété.

 

Clorinde s’arrêta de nouveau.

 

On vit alors se dresser une forme noire du milieu des broussailles ; puis cette forme, homme ou fantôme, fit deux pas en avant :

 

– Est-ce vous, monsieur Hector ? dit une voix.

 

– Est-ce toi, Grain-de-Sel ?

 

– C’est moi, monsieur Hector.

 

Et la forme noire s’approcha et posa la main sur la bride de Clorinde.

 

Le cavalier put alors distinguer, malgré l’obscurité, un jeune garçon d’environ quinze ans, à peu près vêtu comme lui, avec cette différence qu’il portait la braie blanche et la veste bleue, et qu’au lieu d’un mouchoir il avait sur la tête un large chapeau de feutre noir, de la coiffe ronde duquel s’échappait une longue chevelure brune en désordre.

 

– Bonjour, monsieur Hector, dit-il.

 

– Bah ! mon pauvre Grain-de-Sel, répliqua celui-ci, tu pourrais dire bonsoir.

 

– Pardon, monsieur le comte…

 

– Veux-tu te taire, imbécile !

 

– Excusez-moi, pardon, monsieur Hector, il est une heure du matin.

 

– Déjà ?

 

– Les heures vont vite quand on est pressé, répondit avec mélancolie le jeune paysan poitevin.

 

– En ce cas, bonjour, Grain-de-Sel, mon ami.

 

– Bonjour, monsieur Hector.

 

– Je m’attendais presque à te trouver en chemin.

 

– Ah ! fit le jeune paysan ; tant mieux alors, monsieur Hector.

 

– Pourquoi tant mieux ?

 

– Parce que vous savez la nouvelle, sans doute ?

 

– Quelle nouvelle ?

 

– Les bleus sont à trois lieues d’ici, murmura Grain-de-Sel avec une mélancolie nuancée d’une sourde irritation.

 

– Je ne le savais pas, répondit le cavalier d’un ton calme, mais je m’y attendais. On veut nous envelopper. Où sont-ils ?

 

– À Bellefontaine, le prochain village.

 

– Très bien !

 

– Et c’est pour cela que madame Diane m’a envoyé vers vous, monsieur Hector. On dit que les bleus lèveront le camp cette nuit et qu’ils seront à Bellombre avant le jour. Madame Diane a peur…

 

– Peur de quoi ?

 

– Mais, monsieur Hector, dit Grain-de-Sel, vous savez bien que si les bleus vous trouvaient…

 

Le cavalier eut un fin sourire dans sa moustache blonde et caressa de la main le pommeau de ses pistolets.

 

– Tu ne vois donc pas mes bassets ? dit-il.

 

– Oh ! je les vois bien, monsieur Hector.

 

– Ils ne donnent qu’un coup de voix, ajouta le jeune homme, continuant la comparaison cynégétique, mais il est sûr.

 

– C’est égal, monsieur Hector, fit Grain-de-Sel, à votre place, je me méfierais et je tournerais bride… et je retournerais vers Pouzauges.

 

Le cavalier haussa les épaules.

 

– Mon pauvre Grain-de-Sel, dit-il, tu n’as que quinze ans et tu n’as pas encore un amour au cœur. Tiens, vois-tu, la nuit est sombre, n’est-ce pas ?…

 

– Comme un four, monsieur Hector.

 

– Eh bien ! je vois là-bas, à travers les ténèbres, un filet de fumée qui monte dans le ciel noir et qui est encore plus noir que lui. C’est la fumée de Bellombre… et mon cœur bat. Comprends-tu ?

 

– Oh ! monsieur Hector, dit le jeune paysan poitevin, si vous aviez vu pleurer madame Diane… Si vous saviez… comme elle a peur !

 

– Elle est femme, dit simplement Hector, ça se comprend.

 

– C’est vrai tout de même, ce que vous dites là, monsieur Hector ; mais…

 

– Mais, Grain-de-Sel, mon ami, répliqua le jeune cavalier d’un accent affectueux et triste, si tu n’as jamais aimé d’amour une femme, au moins tu aimes ta mère ?

 

– Si je l’aime ! s’écria Grain-de-Sel.

 

– Eh bien ! suppose que tu es à ma place, monté sur Clorinde, et que ta mère est à Bellombre tandis que les bleus sont à Bellefontaine, et que les bleus te fusilleront s’ils te prennent… est-ce que tu n’irais pas à Bellombre ?

 

– Ah ! mais si, j’irais !… s’écria l’enfant, dont l’œil brilla comme un charbon ardent.

 

– Eh bien ! acheva Hector, je n’ai plus ni père ni mère, et madame Diane a remplacé tout cela pour moi. Comprends-tu ?

 

– Je comprends, dit Grain-de-Sel pensif.

 

– Donc, poursuivit Hector, en route ! Quand nous aurons atteint la clôture du parc, tu garderas Clorinde.

 

– Allons ! dit Grain-de-Sel.

 

– Saute-moi en croupe. Clorinde a les reins solides, elle nous portera bien tous les deux.

 

– Oh ! ce n’est pas la peine, monsieur Hector, je cours aussi vite qu’elle. Hop ! Clorinde.

 

Et, tandis que le cavalier poussait sa monture et reprenait sa course à travers les taillis, Grain-de-Sel se mit à bondir à côté d’elle avec la légèreté d’un chevreuil, et le cavalier et le piéton, dévorant l’espace, continuèrent à causer.

 

– Les bleus s’imaginent, disait Hector, qu’ils vont entrer dans le Bocage comme ils sont entrés en Touraine et en Poitou. Mais le Bocage est couvert de bois, coupé de rivières, semé d’étangs ; il y a un canon de fusil derrière chaque broussaille, et les deux régiments qui sont venus du côté de Nantes seront tout à l’heure anéantis.

 

– Il paraît qu’ils sont nombreux du côté de Bellefontaine.

 

– Combien sont-ils ?

 

– Il y a trois escadrons de chasseurs et un de hussards.

 

À ce dernier mot, le jeune cavalier tressaillit.

 

– Es-tu sûr de ce que tu dis là, Grain-de-Sel ?

 

– Oui, monsieur Hector. Il y a aussi un régiment d’infanterie.

 

– Mais ces hussards, sais-tu leur numéro ? sais-tu d’où ils viennent ?

 

– Ce sont ceux qui étaient à Poitiers l’année dernière. C’est le général, le père de madame Diane qui l’a dit.

 

Hector poussa un cri de douleur.

 

– Mon ancien régiment ! murmura-t-il ; vais-je donc faire le coup de pistolet avec mes pauvres camarades !

 

Et il donna un furieux coup d’éperon à Clorinde, dont les naseaux fumaient et dont les flancs ruisselaient de pluie et de sueur.

 

Tout à coup Clorinde s’arrêta.

 

Elle venait d’arriver à la lisière de la forêt. Grain-de-Sel et le cavalier avaient devant eux, à deux portées de fusil, un petit monticule surmonté d’un vieil édifice à tournure féodale.

 

Un parc planté de grands arbres séculaires et ceint d’une haie vive à hauteur d’homme l’entourait.

 

Malgré l’heure avancée de la nuit, malgré la tempête qui régnait, une lumière brillait discrète et tremblante sur la sombre façade du château.

 

Hector attacha son regard sur cette lumière et sentit battre son cœur.

 

– Tu le vois, dit il à Grain-de-Sel, elle t’a envoyé pour me dire de rebrousser chemin, n’est-ce pas ? mais elle a bien pensé que je n’en ferais rien, et elle m’attend.

 

– C’est vrai tout de même ! murmura Grain-de-Sel, c’est vrai.

 

Hector mit pied à terre.

 

– Range ma pauvre Clorinde sous un arbre, dit-il, tâche de trouver une poignée de feuilles mortes ou d’herbes sèches dans un vieux tronc, et bouchonne-la, s’il y a moyen, et puis mets-toi à l’abri, mon pauvre Grain-de-Sel.

 

– Oh ! ne vous inquiétez pas de moi ni de Clorinde, monsieur Hector ; nous nous connaissons de longue main, et nous n’avons pas peur de la pluie… Mais c’est égal, ne restez pas trop longtemps à Bellombre… Les bleus…

 

– Bah ! il pleut, les bleus n’ont pas quitté Bellefontaine. Rassure-toi, mon petit Grain-de-Sel.

 

Hector prit le fusil placé à l’arçon de sa selle et le passa en bandoulière.

 

– Ah ! mon Dieu ! murmura Grain-de-Sel, qui, pour la première fois, remarqua le mouchoir ensanglanté que le jeune homme avait autour de la tête, vous êtes blessé…

 

– Ce n’est rien… une égratignure… une balle qui m’a entamé le cuir chevelu… Ce n’est rien… Adieu, Grain-de-Sel… je te recommande Clorinde…

 

En parlant ainsi, le jeune homme courut à la clôture du parc, et sans hésiter, il trouva une brèche assez semblable à celles où les braconniers placent leur panneau.

 

Il se glissa par cette brèche dans le parc et reprit sa course vers le château, l’œil toujours fixé sur cette lumière mystérieuse qui brillait comme un phare sur la mer sombre. Arrivé tout près du château, il s’arrêta un moment et prêta l’oreille.

 

Notre héros connaissait sans doute fort bien les aîtres, car il suivit, sans hésiter, un petit sentier qui aboutissait à un escalier de deux pieds de large, et qui conduisait par une trentaine de marches jusque sous une terrasse qui jadis avait porté le nom beaucoup plus pompeux de plate-forme.

 

La dernière marche de l’escalier aboutissait à une petite porte.

 

Cette porte était fermée ; mais il y avait auprès un énorme cep de vigne, pour le moins centenaire, et qui avait l’épaisseur du bras.

 

Hector répéta, mais beaucoup plus bas et de façon à lui donner une intonation lointaine, ce houhoulement de la chouette que Grain-de-Sel avait fait entendre une heure auparavant ; et le cri de l’oiseau nocturne était si bien imité, qu’on eût juré, à l’intérieur du château, qu’il venait de la forêt voisine.

 

Tout aussitôt la fenêtre où brillait la lumière et qui, ouvrant sur la terrasse de plain-pied, se trouvait verticalement au-dessus du jeune homme, cette fenêtre s’entrouvrit discrètement. Hector se cramponna au cep de vigne et grimpa comme un écureuil, puis il s’élança lestement sur la terrasse.

 

Alors une silhouette de femme se dessina dans le rayon lumineux de la croisée, qui s’ouvrit tout à fait, et deux bras se jetèrent au cou du jeune homme et l’enlacèrent.

 

– Oh ! l’imprudent ! murmura une voix charmante et douce comme un soupir de vent de nuit dans les bois.

 

La croisée se referma derrière Hector, et il se trouva dans un joli boudoir coquettement meublé et arrangé, et qu’on eût cru appartenir à quelque élégant hôtel de Paris.

 

Hector avait devant lui une femme d’environ vingt-cinq ans, toute vêtue de noir, et si belle sous ses vêtements de deuil, que celui qui l’eût vue pour la première fois eût jeté un cri d’admiration.

 

C’était cette madame Diane qui attendait Hector, et dont Grain-de-Sel avait parlé ; madame Diane de Morfontaine, veuve du baron Rupert, colonel de l’Empire.

 

Diane était une de ces belles femmes de l’Ouest, dont le front blanc, aux veines bleues, est couronné d’une luxuriante chevelure noire, dont l’œil a l’azur profond du ciel, et dont la taille svelte et souple a la majesté d’un lis.

 

Elle prit Hector par la main, le conduisit auprès de la cheminée, où flambait un grand feu, et le fit asseoir.

 

– Imprudent ! répéta-t-elle.

 

Mais tout à coup elle aperçut le mouchoir jaspé de sang et étouffa un cri.

 

– Mon Dieu ! vous êtes blessé !…

 

– Ce n’est rien, ma chère Diane, rien, je vous jure… dit le jeune homme en lui souriant et lui baisant les mains avec transport.

 

– Ah ! cher ami, cher époux du ciel !… murmurait la jeune femme tout émue… blessé ! grièvement peut-être… mon Dieu !

 

– Je vous jure, ma Diane adorée, que c’est une égratignure, répéta le jeune homme, qui souriait toujours et la contemplait avec amour.

 

– Oh ! je veux voir cela, disait-elle, je veux voir ta blessure… je m’y connais… tu verras. Je vais te panser.

 

Et la jeune femme courut prendre une aiguière, et y versa de l’eau tiède que contenait une bouilloire placée devant le feu.

 

Puis, avec ses belles mains blanches, elle détacha le mouchoir ensanglanté, écarta ses cheveux avec précaution, trempa le mouchoir dans l’eau tiède et lava la plaie.

 

Hector avait dit vrai ; ce n’était qu’une égratignure, la balle des Bleus avait à peine effleuré sa tête.

 

Et, tout en le lavant, tout en le pansant, elle disait :

 

– Ah ! je savais bien, quelque danger qu’il y eût, tu viendrais… je le savais, cher Hector.

 

Elle déchira un mouchoir de batiste garni de valenciennes et tout imprégné d’un parfum discret, elle le mit en lambeaux pour en faire de la charpie.

 

– Mais tu ne sais donc pas, ami, continua-t-elle, que les bleus sont ici, à deux lieues à peine, et que demain il nous faudra loger sans doute quelque officier, un général ou un colonel ?…

 

– Eh bien ! répondit le jeune homme en riant, ce sera fort agréable pour le général, lui qui est bleu comme eux.

 

Il y avait une légère ironie dans la voix du jeune homme.

 

– Ah ! tais-toi, Hector, tais-toi, ami, fit la jeune femme avec effroi… Si tu savais combien j’ai prié hier pour toi, combien j’ai pleuré !

 

Hector osa lui prendre un baiser.

 

– Prie, dit-il, mais ne pleure pas… Les filles de Vendée doivent être comme leurs mères, avoir une âme romaine.

 

– Mais, malheureux, oublies-tu donc que tu es… déserteur ?… que si tu tombes en leur pouvoir, tu seras fusillé ?…

 

– Déserteur ? fit le jeune homme en relevant fièrement la tête ; tu te trompes, Diane, ce n’est pas moi, ce sont eux ! Je sers les rois de mes pères, je suis Vendéen, je ne suis pas déserteur…

 

– Ils le disent du moins.

 

– Oh ! je le sais bien, qu’ils me traitent de déserteur, parce que le jour où Madame est débarquée en Vendée j’ai remis le commandement de mon escadron à mon colonel, et que, seul, mon épée sous le bras, sans dire un mot, sans vouloir entraîner personne à ma suite, je suis allé m’enrôler comme simple soldat parmi les miens, parmi ceux qui défendent la bonne cause. Et ils osent appeler cela de la désertion !

 

– Ils le disent, murmura la jeune femme, dont la voix tremblait ; et si tu étais pris, tu ne subirais point la loi commune des prisonniers de guerre…

 

Le jeune homme avait toujours son fier sourire aux lèvres, il caressait de la main gauche le pommeau de ses pistolets.

 

– Pris ? dit-il, allons donc ! On ne prend pas vivants des hommes comme moi…

 

– Tu as l’âme d’un lion, mon Hector, murmura la jeune femme, qui le regardait avec admiration.

 

Et tandis qu’ils causaient ainsi, la pluie et le vent continuaient à fouetter les vitres de la croisée et à battre les ardoises.

 

– Comme tu es mouillé ! comme tu as froid ! disait la jeune femme en l’aidant à ôter sa veste rouge et l’enveloppant dans un grand châle.

 

Elle lui prenait les mains et les réchauffait dans les siennes.

 

Puis elle courut vers un coin du boudoir, y prit une petite table qu’elle apporta près du feu et la plaça devant lui.

 

Sur cette table, il y avait une bouteille de vin vieux, un morceau de pâté et quelques autres aliments.

 

– Tu dois avoir bien faim ? disait-elle.

 

– Non, répondit-il, mais j’ai soif… et je vais boire à nos amours, ma pauvre Diane !

 

La jeune femme essaya de sourire ; mais tandis qu’elle versait à boire à son amant, une larme brilla dans ses yeux, perla au bout de ses longs cils et tomba dans le verre.

 

En ce moment, elle crut entendre un bruit lointain, tressaillit et se leva précipitamment.

 

– Écoute, dit-elle avec un accent de terreur subite, écoute !

 

Et elle ouvrit la croisée, qui livra passage à une bouffée de l’ouragan.

 

III

Il nous faut, avant d’aller plus loin, faire en quelques lignes l’histoire de Diane et d’Hector. Diane, nous l’avons dit, était la fille de M. de Morfontaine, général de brigade en retraite, et la veuve du colonel baron Rupert.

 

Hector se nommait de son vrai nom Charles-Louis-Enguerrand-Hector, comte de Main-Hardye.

 

Les Morfontaine et les Main-Hardye étaient deux vieilles familles vendéennes, dont l’origine remontait aux ténèbres du Moyen Âge.

 

Ils étaient aussi nobles que le roi.

 

Le manoir de Morfontaine ayant été rasé en 1793, ses propriétaires étaient venus habiter Bellombre, une terre qu’ils possédaient sur la frontière du Poitou.

 

À quatre lieues de Bellombre se dressaient les tourelles de Main-Hardye.

 

Main-Hardye était un édifice qui ressemblait fort au château du sire de Ravenswood, l’héroïque amant de Lucie de Lammermoor chanté par Walter Scott.

 

Le vent, après avoir insulté la toiture en lambeaux, y pleurait sous les portes ; l’herbe poussait verte et drue dans la cour ; les vieilles salles étaient enfumées ; l’escalier avait de larges marches de pierre usées par le talon éperonné d’une dizaine de générations.

 

Un pauvre domaine, composé de champs pierreux, de fermes couvertes de chaume, de prairies marécageuses et de bois rabougris, lui servait de ceinture.

 

Les Main-Hardye n’avaient guère plus de huit à dix mille livres de rente.

 

Les Morfontaine étaient plus riches. Leurs domaines couvraient plusieurs lieues de pays, et ils faisaient une certaine figure à la cour avant 1789.

 

La Révolution trouva les Morfontaine et les Main-Hardye dans les rangs de l’armée vendéenne.

 

Le marquis de Morfontaine trouva la mort à Quiberon.

 

Le comte de Main-Hardye fut guillotiné à Poitiers.

 

Le fils du marquis fut ébloui par l’étoile resplendissante du premier Consul. Il avait combattu sous Charette, Bonchamp et la Rochejaquelein, il prit du service dans les armées de l’empereur Napoléon.

 

Puis il arriva pour lui ce qui arriva pour tant d’autres, il se prit à aimer cet homme qui avait fait la France si grande que l’Europe se prosternait, et que le monde étonné prononçait son nom avec terreur et respect ; il l’aima avec fanatisme, avec délire, et quand 1815 arriva, l’ancien soldat de Vendée oublia le passé, il remit au fourreau l’épée du général de l’Empire.

 

Le fils du comte de Main-Hardye, au contraire, rentra simplement dans ses terres et se fit laboureur durant toute la période qui sépara les guerres de la Chouannerie de la Restauration.

 

En 1815, les rôles changèrent ; tandis que M. de Morfontaine faisait liquider sa pension de général de brigade, le comte de Main-Hardye devenait colonel d’un régiment de hussards de la garde royale.

 

Le comte avait un fils, Hector.

 

Le marquis avait une fille, Diane.

 

De Bellombre à Main-Hardye il y avait quatre lieues à peine. Les deux gentilshommes avaient longtemps combattu sous le même drapeau et côte à côte.

 

Il y avait au milieu du bois, entre les deux châteaux, une humble église qu’on appelait Notre-Dame-du-Pardon.

 

Aux grandes fêtes de l’année, on disait la messe à Notre-Dame.

 

Le colonel de Main-Hardye y venait de son château, donnant la main à son fils.

 

Le général de Morfontaine s’y rendait de Bellombre, tandis que sa fille s’appuyait sur son bras.

 

Hector pouvait bien avoir douze ou treize ans ; Diane en avait dix.

 

Les pères se regardaient d’un œil farouche, les enfants se souriaient.

 

Les pères se haïssaient, les enfants s’aimaient.

 

L’histoire de Roméo et Juliette n’est point une fiction ; il y a mieux, elle est une histoire banale qui se reproduit à l’infini.

 

Les Morfontaine et les Main-Hardye étaient les Montaigu et les Capulet de la Vendée.

 

Ces deux races nourrissaient une haine qui se perdait dans la nuit des temps.

 

Sous Charles V, disait-on, un Morfontaine avait tué un Main-Hardye ; sous François Ier, continuait la légende, c’était un Main-Hardye qui avait tué un Morfontaine.

 

De siècle en siècle, de règne en règne, de génération en génération, les Main-Hardye et les Morfontaine s’étaient rencontrés, et, sans trop se souvenir du motif qui les divisait, ils s’étaient battus et s’étaient entre-tués.

 

Le comte de Main-Hardye et le marquis de Morfontaine signèrent une trêve pendant les guerres de l’Ouest. Ils se groupèrent autour du drapeau royal et firent taire leurs rancunes particulières.

 

L’Empire arriva.

 

L’empereur Napoléon aimait le marquis, il aurait voulu que le comte de Main-Hardye servît la France. Il fit jurer au marquis de ne point chercher querelle au comte.

 

Puis vint la Restauration.

 

Le roi Louis XVIII se souvenait que M. de Morfontaine avait arrosé de son sang la terre de Vendée. Il fit jurer au comte qu’il ne se battrait point avec le marquis.

 

Tous deux tinrent leur serment ; mais ils se regardaient d’un œil louche, et le marquis était peut-être bien le plus malheureux, car il n’avait qu’une fille.

 

Cette fille, la blanche et belle Diane de Morfontaine, écoutait tous les soirs, enfant, les imprécations du vieux général de Morfontaine contre les Main-Hardye.

 

Le fils du comte Hector de Main-Hardye entendait chaque matin le vieux chouan dire à son réveil : « J’ai encore fort mal dormi cette nuit ; je ne dormirai bien que lorsque ce jacobin de Morfontaine sera mort. »

 

Diane s’en allait à la messe de Notre-Dame-du-Pardon et souriait en regardant Hector.

 

Hector allait braconner jusque sous les murs du château de Bellombre tout exprès pour apercevoir la jolie Diane.

 

Ni le marquis ni le comte ne se doutaient de la sympathie qui entraînait leurs enfants l’un vers l’autre.

 

Les hasards de la vie les séparèrent.

 

Hector entra à Saint-Cyr et en sortit sous-lieutenant de cavalerie.

 

Quand Diane eut atteint sa seizième année, le marquis songea qu’il lui fallait un mari.

 

Certes les maris ne manquaient pas.

 

Diane était riche et elle était belle comme les anges.

 

C’était plus qu’il n’en fallait.

 

M. de Morfontaine avait trois neveux qui, tous trois, visaient à la main de Diane.

 

Le premier se nommait le vicomte de Morlière, le second le chevalier de Morfontaine, le troisième le baron de Passe-Croix.

 

Le vicomte avait trente ans, le chevalier vingt-sept, le baron vingt-trois.

 

On eût dit que M. de Morfontaine n’avait qu’à choisir. M. de Morfontaine ne choisit pas, ou plutôt il fit un choix sans songer à ses neveux.

 

Le marquis avait eu un aide de camp nommé Joseph Rupert, un brave soldat de fortune qui avait été son propre aïeul et que l’empereur avait fait baron et colonel à trente ans pour sa belle conduite militaire.

 

Le marquis en fit son gendre, au grand désespoir de ses neveux.

 

– Diane était une enfant. Elle aimait Hector, mais elle se l’était avoué à peine ; et puis elle savait bien que jamais M. de Morfontaine vivant, elle ne pourrait l’épouser ; et puis encore elle ne savait pas résister à son père.

 

Diane devint la baronne Rupert.

 

Hélas ! le baron eut la fâcheuse idée de passer l’hiver à Paris.

 

On était alors vers la fin de la Restauration. Le baron Rupert menait sa jeune femme dans le monde, le jeune vicomte de Main-Hardye, lieutenant de dragons, puis de hussards, y allait aussi.

 

Hector et Diane se rencontrèrent de nouveau, et la pauvre Diane sentit qu’elle aimait toujours le vicomte, et le vicomte comprit sur-le-champ que sa vie entière appartenait à cette femme. Hélas ! Diane était mariée !

 

Un soir, le jeune officier, qui venait d’être promu au grade de capitaine, – on touchait au mois d’avril 1830, – rencontra la baronne Rupert chez le duc et la duchesse de P… L…

 

On dansait, il y avait foule, le baron Rupert avait laissé sa jeune femme dans la salle du bal pour gagner un boudoir où l’on jouait au whist, Hector s’approcha de Diane et l’invita à valser.

 

– Madame, lui dit-il, le roi a décidé l’expédition d’Alger ; je pars demain. Vous lirez probablement bientôt deux lignes nécrologiques dans le Moniteur. Alors, priez pour moi.

 

Diane comprit cet immense amour qui remplissait le cœur du jeune homme, et qu’elle ressentait elle-même… et elle ne répondit pas.

 

Hector partit pour Alger. Il fit des prodiges de valeur pendant le siège, il chercha constamment à se faire tuer et n’y put réussir. La mort semblait ne pas vouloir de lui.

 

Quand la Révolution de 1830 arriva, le jeune homme voulut briser son épée.

 

N’était-il pas Vendéen ? N’avait-il pas sucé le lait d’une femme royaliste et chrétienne ?

 

Mais quand la nouvelle de la chute de la branche aînée des Bourbons lui arriva, Hector était déjà loin d’Alger.

 

À la place du drapeau blanc il vit hisser le drapeau tricolore ; mais, quelle que soit sa couleur, l’étendard de la patrie ne fait-il pas battre le cœur quand on est en face de l’ennemi ? Quel est donc le soldat qui déserte et remet l’épée au fourreau quand le tambour de son régiment bat la charge ?

 

Hector demeura et fit la première campagne d’Afrique, cherchant la mort sans cesse et ne la pouvant trouver.

 

Un jour, il reçut une lettre de France.

 

Cette lettre contenait deux lignes :

 

« Si vous n’êtes pas mort, ne bravez plus le trépas, et « malgré la haine de nos deux familles, espérez : je suis veuve.

 

« Diane. »

 

Cette lettre arrivait à Hector en même temps que l’épaulette de chef d’escadron, le matin d’une bataille.

 

Le colonel baron Rupert s’était battu en duel quinze jours auparavant et il avait été tué d’une balle au front.

 

Diane était libre…

 

– La mort n’a pas voulu de moi jusqu’à présent, murmura Hector en recevant cette lettre ; mais je pourrais bien être tué aujourd’hui.

 

Hector se trompait ; il vit ce jour-là son épaulette neuve emportée par une balle arabe, et il rentra au camp avec un uniforme en lambeaux, mais le corps vierge d’une égratignure.

 

Quelques jours après, son régiment reçut l’ordre de rentrer en France.

 

On touchait alors à la fin de l’année 1830.

 

Le fils des vieux chouans songea, une fois encore, à donner sa démission ; car il ne voulait pas servir le nouveau régime. Une circonstance fortuite l’en empêcha encore…

 

L’ordre qui rappelait son régiment en France lui assignait Poitiers pour garnison.

 

Or, le général marquis de Morfontaine, auprès de qui la baronne Rupert s’était retirée, passait l’hiver à Poitiers.

 

L’homme politique s’effaça devant l’amoureux ; le cœur du soldat fit le reste.

 

Le régiment est une famille, chaque compagnon d’armes devient un frère, et puis, blanc ou tricolore, le drapeau qu’on suit n’est-il pas la patrie ?

 

Hector vint tenir garnison à Poitiers.

 

Poitiers est cette ville de province aux rues solitaires, à l’aspect morne et songeur, aux grands airs d’un gentilhomme d’autrefois ; c’est la vieille cité parlementaire où tout est calme, austère, solennel, où, bien que le couvre-feu soit aboli, on se couche de bonne heure, et où les rues sont plus désertes que les allées d’un cimetière lorsque sonne le dernier coup de minuit.

 

Le vieux général de Morfontaine habitait à Poitiers un hôtel entre cour et jardin, dans le quartier le plus isolé de cette ville déjà solitaire. Au bout du jardin il y avait un pavillon que la baronne Rupert avait choisi pour sa demeure particulière. Derrière le jardin et le pavillon était une ruelle tortueuse qui descendait vers la rivière.

 

Que se passait-il chaque soir ?

 

Nul n’aurait pu le dire au juste ; mais un homme enveloppé d’un manteau se glissait vers le pavillon, et une porte se refermait sur lui.

 

Hector ne songeait plus à donner sa démission.

 

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi.

 

Souvent Hector demandait un congé de quelques jours et s’en allait à Main-Hardye.

 

Le comte, qui s’était fait laisser pour mort dans les rues de Paris, pendant les journées de Juillet, était revenu en Vendée et y guérissait lentement ses blessures.

 

Toujours Vendéen dans le fond de l’âme, l’ancien chouan souffrait de voir son fils servir le nouveau régime ; mais il n’osait exiger qu’il brisât sa carrière. Les Main-Hardye étaient pauvres.

 

Certes, le vieux chouan eût vécu de pain noir et d’eau ; mais il était père, et l’égoïsme paternel imposait silence au cœur du partisan.

 

Hector avait espéré que cette haine héréditaire qui existait entre son père et celui de Diane, ravivée par les événements de 1814 et 1815, se serait affaiblie à la suite de ceux de 1830.

 

Quand Hector prononçait le nom de Morfontaine devant son père, le comte entrait en fureur.

 

Diane, de son côté, avait quelquefois hasardé le nom de Main-Hardye.

 

Chaque fois, le vieux général s’était écrié que l’ombre du manoir de ses voisins faisait tort à ses récoltes.

 

L’âge avait donné un caractère presque bouffon à la haine des deux gentilshommes.

 

Un jour, le général de Morfontaine avait voulu monter un cheval neuf ; le cheval s’était emporté, et, la bride s’étant rompue, il s’en allait droit à la rivière.

 

Le général était perdu si un jeune officier, qui revenait du champ de manœuvre avec son escadron, n’avait arrêté le cheval au péril de sa vie. Cet officier, on le devine, c’était le commandant Hector de Main-Hardye.

 

Quand le général avait appris le nom de son sauveur, qu’il avait jusque-là accablé de remerciements, il s’était écrié avec colère :

 

– Pardieu ! monsieur, je suis assez connu dans la ville ; vous auriez dû savoir qui j’étais et me laisser noyer. Il m’est fort désagréable d’être votre obligé.

 

Cette dernière circonstance avait achevé d’enlever aux deux amants tout espoir de rapprochement entre leurs pères. Alors Diane avait dit à Hector :

 

– Tu es mon époux devant Dieu, et je te jure que je serai ta femme tôt ou tard. Nos pères inclinent chaque jour vers la tombe ; attendons, et n’empoisonnons pas leurs derniers jours.

 

– Attendons, avait répondu Hector.

 

Plusieurs mois s’écoulèrent. Hector et Diane s’aimaient, et le plus profond mystère, grâce à deux serviteurs de Diane, dont nous parlerons plus tard, Grain-de-Sel et sa mère, enveloppait leur amour.

 

La baronne était encore en deuil de son mari. C’était pour elle une raison suffisante d’écarter les prétendants à sa main, qui revenaient à la charge plus nombreux que jamais.

 

Un soir, en rentrant chez lui, dans son logis de garçon, le commandant trouva un homme qui se chauffait à son feu, les pieds sur les chenets.

 

C’était un paysan du Bocage, en veste rouge, en braies bleues. Le paysan se nommait Pornic ; c’était un serviteur de son père. Il lui apportait un billet du comte de Main-Hardye.

 

Ce billet était laconique comme un ordre du jour.

 

« Mon fils, disait le vieux chouan, Madame est débarquée en Vendée la nuit dernière. Votre place est à mes côtés ; notre place, à tous deux, est auprès d’elle. Montez à cheval et venez. »

 

Hector comprit tout.

 

Une lutte de quelques minutes s’éleva en lui, lutte terrible entre le soldat et le fils du vieux Vendéen.

 

Le soldat lui disait : « Tu sers le nouveau régime, tu es officier, tu ne peux quitter ton poste. »

 

Le Vendéen se souvenait des légendes héroïques dont on avait bercé son enfance. Il était né sur la même terre que les La Rochejaquelein, les Cathelineau et les Bonchamp.

 

Si Hector avait eu huit jours devant lui, il eût envoyé sa démission au ministre de la guerre. Mais il n’avait pas un jour, il n’avait pas une heure.

 

Le colonel du régiment était un vieux soldat, un homme d’honneur s’il en fût.

 

Malgré l’heure avancée, Hector courut chez lui :

 

– Colonel, lui dit-il, je vous apporte ma démission.

 

– Je ne puis l’accepter, lui répondit le colonel ; le ministre seul… Donnez-la-moi, je l’enverrai.

 

– Hélas ! dit Hector, il faut que je quitte mon escadron sur l’heure.

 

– Ceci est impossible encore, répondit le colonel ; car j’ai reçu aujourd’hui même l’ordre de partir. Le régiment change de garnison.

 

– Alors, colonel, dit froidement Hector, je déserte.

 

– Êtes-vous fou ? s’écria le colonel.

 

– Non, murmura tristement le jeune homme.

 

Alors il demanda sa parole d’honneur au vieil officier que ce qu’il allait lui dire serait enseveli au fond de son cœur et que ce que l’homme entendrait, le colonel n’en saurait rien. Le colonel jura ; Hector lui montra le billet de son père.

 

– Mais, malheureux ! s’écria le colonel, c’est la mort et le déshonneur !

 

– La mort, peut-être ; le déshonneur, non ! Je suis Vendéen.

 

Le colonel comprit. Il savait que tôt ou tard, quand souffle le vent de l’Atlas, les lions retournent au désert.

 

– Allez, murmura-t-il, et Dieu veuille qu’un jour je ne préside point le conseil de guerre qui vous condamnera à la peine de mort.

 

Hector revint chez lui, et dit au Vendéen :

 

– Selle mes chevaux !

 

C’est ainsi que le vicomte Hector de Main-Hardye avait déserté.

 

Le lendemain, il était au milieu de cette poignée d’hommes qui étaient réunis autour de Madame, comme autour du dernier étendard de la monarchie.

 

Trois jours après, à la première rencontre avec les troupes du nouveau régime, le comte de Main-Hardye tombait frappé à mort dans les bras de son fils et le couvrait de sang.

 

*

* *

 

On devine à présent ce qui s’était passé depuis deux mois.

 

La petite armée vendéenne combattait en désespérée, ressuscitant les vieilles guerres de 1794 et 1798 ; mais l’enthousiasme n’était plus le même, et chaque jour, malgré des prodiges de valeur, les royalistes perdaient du terrain.

 

Hector avait succédé à son père, et continuait de mener de front la guerre et son amour. Il avait établi son quartier général dans le Bocage, près du château de Main-Hardye, à trois lieues de Bellombre.

 

Chaque nuit il sautait sur Clorinde et venait à Bellombre, comme naguère il se glissait dans la ruelle sombre et déserte du faubourg de Poitiers.

 

Et Diane l’attendait agenouillée, et comme elle avait prié pour le soldat d’Afrique, elle priait pour le Vendéen.

 

*

* *

 

Maintenant il est temps de revenir à ce moment où la veuve du baron Rupert avait entendu un bruit qui l’avait fait courir à la croisée et l’ouvrir.

 

Ce bruit n’était autre que le houhoulement de Grain-de-Sel, qui, répété, frappa distinctement l’oreille d’Hector.

 

Le jeune homme se leva, se débarrassa du châle qui enveloppait ses épaules, et, à tout hasard, remit ses pistolets à sa ceinture.

 

Cinq minutes après, Grain-de-Sel sauta sur la terrasse et apparut :

 

– Les bleus ! dit-il, les bleus viennent… il n’y a pas une minute à perdre…

 

Hector prit Diane dans ses bras, l’y pressa longtemps, et lui donna un dernier baiser.

 

– Adieu ! dit-il, à demain…

 

– Oh ! non… non… ne viens pas, Hector ; je t’en supplie !… s’écria la baronne éperdue.

 

– Tu es folle ! reprit-il. Je passerais à travers les flammes pour te voir… À demain.

 

Et il s’élança sur la terrasse et sauta dans le jardin, suivi par Grain-de-Sel.

 

IV

Le lendemain soir, il y avait nombreuse réunion dans le salon du château de Bellombre, un grand feu flambait dans la cheminée. Quatre personnes jouaient au whist, trois causaient au coin du feu, une quatrième, c’était la baronne Rupert, était assise devant un métier à tapisserie et brodait.

 

Les quatre whisteurs étaient le vieux général de Morfontaine, le fils de sa sœur, le vicomte de la Morlière, son autre neveu, M. de Passe-Croix, et le colonel des hussards qui se trouvaient, quelques mois auparavant, en garnison à Poitiers.

 

Le même colonel à qui le commandant Hector de Main-Hardye était ailé déclarer qu’il désertait.

 

Les trois personnes qui causaient au coin du feu étaient le curé de Bellefontaine, le village voisin, le chevalier de Morfontaine, autre neveu du général, et un jeune officier de hussards.

 

Ni le curé, ni le chevalier, ni le capitaine ne songèrent qu’elle écoutait leur conversation.

 

– Ce qu’il y a de plus terrible dans la situation d’Hector, continua le capitaine, qui ne prononça plus le nom de Main-Hardye, c’est qu’il est déserteur, et que, bien qu’il soit notre ami à tous, s’il venait malheureusement à tomber entre nos mains, nous serions forcés de le fusiller.

 

La baronne, qui entendit ces paroles, devint fort pâle, et sa main, qui tenait l’aiguille à broder, trembla légèrement.

 

Aucun des trois causeurs n’y prit garde ; mais un des whisteurs, qui levait la tête en ce moment, remarqua cette pâleur et ce tressaillement, en même temps que le mot fusiller frappa son oreille.

 

– Messieurs, dit le général en comptant ses levées, j’ai les honneurs.

 

– Mon oncle, dit le whisteur qui avait vu la baronne pâlir, nous avons gagné.

 

– Et j’en profite pour lever la séance, messieurs, j’ai les pieds gelés.

 

Le colonel se mit à rire et imita le général.

 

Le curé et ses deux interlocuteurs écartèrent leurs sièges, et les joueurs, quittant la table de jeu, s’approchèrent de la cheminée.

 

– Curé, dit le général, de quoi parliez-vous donc là tout à l’heure ?

 

– Nous parlions de la guerre, monsieur le marquis, répondit le jeune prêtre.

 

– Ah ! ah ! de la guerre d’Italie ou de la guerre d’Espagne ?

 

– Mais non, mon oncle, répliqua le chevalier de Morfontaine.

 

– De laquelle donc ?

 

– De celle qui se fait à notre porte.

 

– Ah ! fit le général avec un accent dédaigneux qui n’était pas très sincère peut-être, vous avez bien de la bonté, curé, de donner le nom de guerre à une misérable échauffourée. La Vendée est morte, messieurs, et c’est en vain que quelques fous tentent de la ressusciter. La guerre civile n’est plus dans nos mœurs.

 

La baronne Rupert, qui jusque-là avait gardé le silence, se mêla tout à coup à la conversation.

 

– Vous êtes sévère, mon père, dit-elle ; vous savez cependant, autrefois…

 

– Oui, oui, fit le général d’un ton bourru ; je sais ce que tu vas me dire, j’ai été Vendéen, moi aussi, mais c’était en 1793 ; nous faisions la guerre à la République. Et puis alors la monarchie avait conservé à nos yeux tout son prestige.

 

– Et vous avez été battu pendant deux années presque nuit et jour, mon père, ajouta la baronne avec un accent de fermeté étrange.

 

– Ah ! d’abord, messieurs, dit le général, s’il y a parmi vous des gens dévoués à la cause vendéenne, ils peuvent parler. Madame la baronne Rupert, bien qu’elle soit veuve d’un officier de l’Empire, ne dissimule point ses sympathies : elle a du sang de Vendéen dans les veines.

 

– Je suis la fille de mon père, murmura Diane avec fierté.

 

Le général laissa échapper une sorte de grognement assez bizarre. Était-ce de la colère ou de la satisfaction ? Nul ne le sut au juste, excepté Diane peut-être.

 

– Ah ! la Vendée ! la Vendée ! continua le général, elle aura toujours des cerveaux brûlés, des fous héroïques… Cette insurrection blanche qui se lève autour de Madame ne peut être sérieuse… elle perd du terrain tous les jours… Mais ceux qui ont pris les armes ne les déposeront pas, croyez-le bien, ils se feront tuer jusqu’au dernier, les fous !

 

Diane était pâle comme la mort.

 

– J’ai vu cela en 1798 et 1799, continua le général. Je me rappelle même qu’à cette époque nous avions beaucoup de déserteurs dans nos rangs.

 

Comme s’ils eussent été mus par la même pensée, le colonel, le capitaine et la baronne Rupert tressaillirent.

 

– C’étaient des enfants du pays que la conscription républicaine avait pris, qu’on avait habillés en bleus, et dont le cœur était resté blanc. Quand ils se trouvaient à deux lieues de nos lignes, ils désertaient et venaient se joindre à nous ; je me souviens même d’un pauvre diable qu’on nommait Joseph Ancel et qui fit une triste fin.

 

Le général paraissait en veine de conter ; ses hôtes se serraient autour de lui.

 

– Contez-nous donc cette histoire, mon oncle, dit le chevalier de Morfontaine.

 

– Volontiers, répondit le général. Joseph Ancel était le fils d’un de nos métayers ; le sergent recruteur l’avait enrôlé trois ou quatre ans avant la Révolution, et comme c’était un fort beau gars, il avait été incorporé dans les gardes-françaises. Les gardes-françaises, on le sait, passèrent les premiers dans le camp de la Révolution.

 

Joseph Ancel suivit le flot, il fit comme ses camarades. On l’envoya sur le Rhin, il se battit contre les Prussiens et il se conduisit fort bravement ; puis la demi-brigade à laquelle il appartenait reçut l’ordre de revenir en France, et on la dirigea sur la Vendée.

 

Ancel était devenu sergent-major. Justement le bataillon dont il faisait partie vint camper à deux lieues d’ici, dans votre paroisse, curé, et il prit ses cantonnements à Bellefontaine.

 

L’armée vendéenne était, comme aujourd’hui, retranchée dans le Bocage.

 

Ancel déserta et vint à nous. Le Vendéen avait en lui parlé plus haut que le soldat. Pendant trois mois, Ancel se battit comme un lion, en désespéré et sans jamais recevoir une égratignure. Il semblait chercher la mort et ne la trouvait pas.

 

– Mon capitaine, me disait-il souvent (j’avais ce rang-là dans l’armée vendéenne), mon capitaine, je n’ai pas de chance.

 

– Comment ! tu n’as pas de chance ? répondais-je ; tu n’as encore attrapé aucune égratignure.

 

Ancel secouait la tête.

 

– Vous verrez, disait-il. J’aurai le guignon de ne pas être tué.

 

– Tu appelles cela un guignon ?

 

– Oui, mon capitaine.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Parce que je serai fait prisonnier, vous verrez… et comme je suis déserteur…

 

– Tais-toi donc, imbécile !

 

Ancel secouait la tête, et chaque fois que nous revenions battus, il revenait sain et sauf et plus triste que jamais.

 

– C’est égal ! murmurait-il quelquefois, c’est bien dur de penser que mes anciens camarades me verront guillotiner.

 

Les pressentiments d’Ancel n’étaient que trop vrais. Dans une rencontre nocturne que nous eûmes avec sa demi-brigade, il fut renversé par le cheval d’un chef de bataillon, et un soldat lui appuya sa baïonnette sur le ventre, mais ce soldat le reconnut et ne le tua point.

 

– Sauve-toi donc ! lui dit-Il tout bas, sauve-toi… tu es mon ancien sergent, je ne veux pas te tuer, je ne veux pas te perdre non plus.

 

Ancel essaya de se relever et retomba. Le cheval du commandant, en le foulant aux pieds, lui avait cassé une jambe. Le malheureux fut pris et emporté dans le camp républicain sur une civière.

 

On était alors aux plus mauvais jours de la Terreur. La Convention faisait suivre ses généraux par des commissaires du gouvernement, espèces de bourreaux qui déshonoraient un camp en traînant après eux la guillotine.

 

Or la Convention, alarmée par ces désertions fréquentes, venait de prendre une terrible mesure : elle avait décrété que les déserteurs seraient non point fusillés comme les autres prisonniers de guerre, mais guillotinés.

 

– Quel temps ! murmura le colonel de hussards, qui écoutait attentivement le vieux général.

 

– Le malheureux Ancel fut guillotiné, acheva M. de Morfontaine.

 

La baronne Rupert avait été prise d’un tremblement nerveux épouvantable.

 

Elle se tenait toujours à l’écart, les yeux baissés sur son métier à broder, et si pâle, que le vicomte de la Morlière ne put s’empêcher de la regarder attentivement et de froncer le sourcil.

 

Dix heures sonnèrent à la pendule.

 

Le curé de Bellefontaine se leva.

 

– Comment ! curé, dit le général, vous partez à cette heure ?

 

– Oui, monsieur le marquis.

 

– Vous savez bien que vous avez votre chambre au château, cependant.

 

– Oh ! dit le curé, s’il faisait l’affreux temps de la nuit dernière, j’accepterais, croyez-le bien ; mais il fait clair de lune, l’air est doux comme en septembre, et il faut que je dise une messe de bonne heure demain, c’est une messe de mort.

 

– Vous avez votre mule ?

 

– Oui, monsieur le marquis.

 

– Mes cousins, dit le vicomte de la Morlière, qui regarda tour à tour le baron de Passe-Croix et le chevalier de Morfontaine, je vais vous faire une proposition.

 

– Parlez, vicomte.

 

– Nous allons reconduire le curé jusqu’à moitié chemin. Qu’en pensez-vous ?

 

– Je veux bien, dit le chevalier.

 

– Et moi aussi, ajouta le baron.

 

– Partons, messieurs.

 

– Mes neveux, dit le général en riant, sont de véritables Parisiens…, ils sont noctambules.

 

– Eh bien ! moi, général, dit le vieux colonel de hussards, je vais vous demander la permission d’aller me coucher. J’ai passé la nuit dernière à cheval.

 

Le curé s’approcha de la baronne Rupert et prit congé d’elle.

 

Diane avait fini par dominer son émotion.

 

Quand le curé fut parti avec les trois jeunes gens, le général sonna.

 

– Conduisez ces messieurs dans leur appartement, dit-il au valet qui entra.

 

Il se leva lui-même et prit un flambeau pour accompagner le colonel.

 

Alors le jeune capitaine de hussards s’approcha sans affectation du métier à broder devant lequel Diane était toujours assise.

 

– Madame la baronne, dit-il tout bas, j’ose vous supplier de m’accorder un moment d’entretien.

 

Diane le regarda avec étonnement d’abord, puis elle éprouva une sorte de terreur vague et indéfinissable.

 

– Parlez, monsieur, balbutia-t-elle ; mon père est sorti… nous sommes seuls.

 

– Madame, dit le capitaine d’une voix émue, je suis un pauvre soldat de fortune dont le nom doit vous être bien inconnu. Je m’appelle Charles Aubin.

 

Diane rougit.

 

– Vous vous trompez, capitaine, dit-elle.

 

– Je le vois, dit-il tout bas, et cette rougeur qui monte à votre front, madame, m’apprend que vous avez demandé en moi un ami.

 

– Monsieur…

 

– Madame la baronne, poursuivit tout bas le jeune officier ; j’ai tenu garnison à Poitiers, et j’étais son ami intime.

 

Diane devint pâle et son sang reflua à son cœur.

 

– Je suis le seul, poursuivit le capitaine, à qui il ait confié ses douleurs d’abord, ses joies et ses espérances ensuite… Nous avons couché côte à côte dans le désert ; nous étions frères d’armes… pouvait-il avoir un secret pour moi ?…

 

– Oh ! taisez-vous… taisez-vous ! monsieur, fit la baronne avec effroi.

 

– Pardonnez-moi, madame, mais je dois vous parler de lui, il le faut !

 

L’accent du capitaine domina Diane et elle baissa les yeux.

 

– Je vous écoute… murmura-t-elle.

 

Alors le capitaine se pencha vers elle et dit :

 

– Je connais Hector, il est brave jusqu’à la témérité, il vous aime jusqu’à la folie… Je suis convaincu qu’il fait dix lieues à cheval toutes les nuits, et que…

 

– Oh ! taisez-vous, monsieur…

 

– Madame, continua le jeune officier, si vous l’aimez, exigez qu’il ne vienne plus… exigez qu’il quitte la France ; car je crois sa cause désespérée.

 

– Hélas ! monsieur, soupira Diane, il a une volonté de fer et l’âme d’un lion.

 

– Il faut pourtant que je vous dise cela, madame, il le faut.

 

– Mon Dieu ! qu’allez-vous m’apprendre ?

 

– Tenez, reprit le capitaine, Hector venant ici vient chercher la mort. Le colonel a reçu, la nuit dernière, des ordres épouvantables du ministre de la guerre. La désertion du commandant de Main-Hardye l’a désigné à la colère du gouvernement. La dépêche que le colonel a reçue est courte, mais terrible.

 

« Si le commandant de Main-Hardye tombe en vos mains, dit-elle, vous avez cinq jours pour le faire fusiller. Il faut en finir avec la Vendée. »

 

Diane frissonna et son tremblement nerveux la reprit.

 

– Vous comprenez bien, madame, poursuivit le capitaine ému, que ce n’est ni moi, ni le colonel, ni aucun officier de notre régiment qui essayerons de prendre Hector. Mais il peut tomber entre les mains d’une patrouille… Au nom de Dieu ! madame, au nom de votre amour, exigez…

 

Le général rentra en ce moment…

 

Diane n’eut pas le temps de répondre, mais elle leva un éloquent regard sur le jeune capitaine.

 

Ce regard était une promesse.

 

Derrière le général apparut en même temps un autre personnage.

 

C’était Grain-de-Sel.

 

Diane le vit et eut froid au cœur.

 

V

Cependant M. le vicomte de la Morlière, M. le chevalier de Morfontaine et leur cousin le baron de Passe-Croix reconduisaient le curé sur la route de son presbytère, si toutefois on peut donner le nom de route à un chemin creux assez fangeux, assez inégal, et qui courait pendant deux lieues à travers deux grandes haies d’aubépine.

 

À mi-chemin à peu près de Bellombre à Bellefontaine le sentier bifurquait, et la bifurcation était marquée par un poteau en forme de croix.

 

Les trois neveux du général fumaient leur cigare en accompagnant le curé, qui s’en allait au petit pas de sa mule comme un moine espagnol.

 

Arrivés à la bifurcation, ils s’arrêtèrent.

 

– Curé, dit le vicomte de la Morlière, vous permettez de ne pas aller plus loin à des gens arrivés de Paris ce matin par la diligence et qui ont passé la nuit en voiture ?

 

– Messieurs, répondit le curé, je vous souhaite le bonsoir… dormez bien !

 

Les neveux du général échangèrent une poignée de main avec le curé, et celui-ci, sa mule au trot, se dirigea vers son presbytère.

 

– Quelle singulière idée tu as eue là, vicomte, dit le chevalier, de nous faire faire une lieue dans ce chemin défoncé !

 

– Moi, ajouta le baron, je suis moulu.

 

– Messieurs, répondit le vicomte, les choses les plus insignifiantes ont leur raison d’être.

 

– Bon ! ne vas-tu pas nous prouver maintenant que tu avais une raison pour faire la conduite à ce petit abbé, qui bien certainement ira au ciel, si le proverbe est vrai ?

 

– Oui, messieurs, j’en avais une.

 

– Voulais-tu faire ton salut ?

 

– Non.

 

– Alors tu visais sûrement pour toi et pour nous à un rhume de cerveau ?

 

– Pas davantage.

 

Le vicomte avait un petit ton mystérieux et solennel qui intrigua ses deux cousins.

 

– Voyons, explique-toi, dit le chevalier.

 

La croix de bois était entourée de quatre marches en pierre.

 

Le vicomte y monta pour regarder plus à son aise à droite et à gauche.

 

– Dans ce damné pays, murmura-t-il, les broussailles cachent si souvent des hommes, qu’on n’est jamais sûr de ne pas être entendu.

 

– Peste ! fit le chevalier, est-ce que nous allons conspirer ?

 

– Peut-être…

 

– D’abord, moi, je te préviens, vicomte : je suis le fils d’un officier de l’Empire, et je ne me mêle point des affaires de Vendée.

 

– Moi, dit le baron de Passe-Croix, je suis un homme paisible. J’ai étudié le droit et je devais être magistrat : les querelles d’épée ne me concernent point.

 

– Êtes-vous niais ! dit le vicomte. Nous sommes gens du boulevard des Italiens tous trois, et la chevalerie de nos pères n’est plus dans nos mœurs.

 

– Alors que veux-tu nous conter de si impérieux et de si secret ?

 

– Nous sommes seuls, dit le vicomte, et je veux vous parler de choses importantes.

 

– Voyons !

 

– Vous vous souvenez sans doute, messieurs, de notre conversation au bois de Boulogne, au restaurant de Madrid, il y a trois mois, en revenant, le chevalier et moi, de nous couper la gorge ?

 

– Oui, dit le chevalier, et tu avais le bras en écharpe, vicomte.

 

– Et je devais me battre le lendemain avec toi, chevalier, dit M. de Passe-Croix.

 

– Tout cela est exact, dit le vicomte. Or, vous vous souvenez…

 

– Du motif de la querelle, parbleu !

 

– Nous aimions tous trois, ou plutôt nous voulions tous trois notre belle cousine Diane.

 

– C’est cela.

 

– Or, reprit le vicomte, comme je suis votre aîné à tous, je vous proposai une transaction et je vous dis : déjeunons toujours ; nous ne nous entendons pas, nous reviendrons ferrailler demain dans le même taillis.

 

– Ce qui fit que nous déjeunâmes, dit le baron en riant.

 

– Et, pendant le déjeuner, je crois me souvenir que je parlai ainsi : je suis désolé, messieurs de vous rappeler une fable du bon La Fontaine et d’avoir à comparer l’objet de notre flamme commune à un coquillage bien connu, car nous nous faisons assez mutuellement l’effet des deux plaideurs et de l’huître. La seule différence sérieuse qu’il y ait entre nous et les plaideurs de La Fontaine, c’est que nous sommes trois, et qu’ils n’étaient que deux.

 

Donc nous aimons notre belle cousine ou sa dot, qui est d’environ quatre-vingt mille livres de rente, ce qui est à peu près la même chose, car nous avons furieusement écorné notre patrimoine respectif, et comme nous ne pouvons l’épouser tous trois, nous nous battrons ; est-ce bien cela ?

 

– C’est cela, dit le chevalier. Et je me souviens que tu ajoutas : il y a huit ans environ, nous avions les mêmes prétentions qu’aujourd’hui, avec cette différence, toutefois, que, comme nous étions plus jeunes, nous songions un peu plus à la femme et un peu moins à la dot.

 

– C’était tout simple ! dit le baron, et alors tu nous dis encore : tandis que nous nous regardions d’un air louche, un quatrième larron survint, et le colonel Rupert épousa Diane. Mais, poursuivis-tu, le baron soudard a eu la galanterie de se faire tuer en duel, et voilà Diane veuve ; prenons garde que, pour la seconde fois, elle ne nous échappe.

 

– Eh bien ! messieurs, dit le vicomte, avais-je tort en vous disant cela ?

 

– Non, certes.

 

– Et lorsque je vous proposai de nous lier par un serment qui était celui-ci : isoler Diane de tout prétendant d’abord, et, pour cela, faire cause commune, puis briguer sa main tous trois librement, à la condition que l’heureux prendrait sur la dot de sa femme une somme de quatre cent mille francs, que les deux autres partageraient ; dites, quand je vous proposai ce serment, avais-je tort ?

 

– Non, dit le chevalier ; aussi avons-nous juré tous trois.

 

– Et nous tiendrons parole, ajouta le baron.

 

– Eh bien ! messieurs, reprit le vicomte, je vais vous faire une étrange confidence…

 

Les deux neveux du général s’étaient assis auprès du vicomte, sur les marches de pierre de la croix.

 

– Voyons ! dirent-ils tous deux.

 

– Diane est froide avec nous.

 

– Très froide.

 

– Elle semble nous dédaigner…

 

– Elle regrette son mari… elle pleure…

 

– Vous n’y êtes pas. Diane a un amour au cœur.

 

– Allons donc ! s’écrièrent le chevalier et le baron, qui pâlirent.

 

– Diane a un amant… poursuivit M. de la Morlière.

 

– Tu es fou, vicomte !

 

– Je le voudrais…

 

– Et comme le général l’a laissée libre, à la mort du baron Rupert, de se remarier comme elle l’entendait, je ne vois pas pourquoi elle se cacherait d’une affection quelconque.

 

– Messieurs, reprit le vicomte, je sais ce que je dis et je vais m’expliquer.

 

Les deux cousins le regardèrent.

 

– L’hiver dernier, vous êtes venus à Poitiers, comme moi…

 

– Parbleu !

 

– C’était à peine le huitième mois de son veuvage ; elle paraissait très affligée, et nul de nous n’osa alors risquer sa petite déclaration.

 

– La mort du baron était trop récente.

 

– Vous vous souvenez qu’à Poitiers, Diane avait voulu habiter le pavillon du jardin.

 

– Oui.

 

– Et que, chaque soir, quand dix heures sonnaient, elle nous congédiait, le général et nous.

 

– Certainement, dit le baron.

 

– Cependant il y avait de la lumière dans le pavillon bien longtemps encore après minuit, et cela régulièrement.

 

– Elle lisait ou brodait.

 

– Soit ; mais vous savez que le pavillon a une porte sur la ruelle ?

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! un matin, malheureusement c’était celui de notre départ, et pour rester un jour de plus il m’eût fallu donner des explications, ce qui fait que je n’ai pu approfondir la chose… un matin, dis-je, en passant dans la ruelle, j’ai vu sur la boue grasse une empreinte de botte fine et la trace d’un éperon.

 

– Qu’est-ce que cela prouve ?

 

– Cette empreinte se répétait et partait de la porte du pavillon.

 

– Diable ! murmura le chevalier, et tu en conclus ?…

 

– Aujourd’hui, continua le vicomte, je suis descendu au jardin après déjeuner, pour y fumer mon cigare, et je suis sorti par la petite porte de la terrasse.

 

– Bon !

 

– Vous savez qu’il a plu la nuit dernière : la terre était détrempée.

 

– Et tu as retrouvé la même botte éperonnée ?

 

– Pas précisément ; l’empreinte était plus large. Seulement, il y avait également la trace d’un éperon, et j’en ai conclu que ce pouvait bien être le même pied qui avait changé de chaussure et troqué ses bottes fines pour des bottes de marais ou de chasse.

 

– Et d’où partaient ces traces ?

 

– Elles venaient du parc et s’arrêtaient à la porte de la terrasse.

 

– Les as-tu suivies ?

 

– Oui, jusqu’à l’extrémité du parc, où j’ai trouvé une brèche.

 

– Ah ! ah !

 

– J’ai franchi la brèche et j’ai retrouvé la trace dans les guérets, et je l’ai suivie jusqu’au bois.

 

– Très bien.

 

– Là ; j’ai retrouvé mieux encore. La terre avait été piétinée par le sabot d’un cheval, et j’en ai conclu que le galant venait à cheval jusqu’à la lisière du bois, et qu’il venait de la Vendée.

 

– Ah ! serait-ce un chouan ?

 

– C’est probable. Dis donc, chevalier, tandis que tu causais avec le capitaine Aubin et le curé, je jouais au whist.

 

– Après ? fit le chevalier.

 

– Je ne sais pas trop de qui vous avez parlé… Seulement j’ai entendu le capitaine qui disait : « S’il était pris, il serait fusillé. »

 

– Nous parlions du comte de Main-Hardye, répondit le chevalier.

 

– Ah ! ah ! fit le vicomte. Eh bien ! l’homme aux bottes de Poitiers, l’homme aux bottes fortes de Bellombre, c’est lui.

 

– Allons donc ! tu es fou, vicomte ! s’écria le baron de Passe-Croix.

 

– Je ne suis pas fou…

 

– La fille d’un Morfontaine n’aime pas un Main-Hardye.

 

– Shakespeare s’est chargé de répondre pour toi, témoin : Roméo et Juliette.

 

– Mais qu’en sais-tu ?

 

– Tandis que vous disiez cela, j’ai vu la baronne pâlir.

 

– Allons donc !

 

– Je vous le jure !

 

– Oh ! oh ! murmura le chevalier, si cela était…

 

– Messieurs, dit le vicomte, nous avons fait un premier serment déjà, je vais vous en proposer un second.

 

– Voyons ?

 

– Jurons que, quel qu’il soit, l’homme que Diane nous préfère mourra.

 

– Je le jure ! dit le chevalier.

 

– Je le jure également, répliqua le vicomte.

 

– C’est bien.

 

Et M. de la Morlière demeura pensif.

 

– Messieurs, dit-il enfin, avez-vous confiance en moi ?

 

– Mais… certainement.

 

– Ce que je ferai sera bien fait ?

 

– Sans doute.

 

– Voulez-vous me laisser vos pleins pouvoirs ?

 

– Soit, dit le chevalier.

 

– J’y consens de grand cœur, ajouta M. de Passe-Croix.

 

– Seulement, dit le vicomte, il me faut un nouveau serment.

 

– Lequel ?

 

– C’est que vous ferez de moi une manière de général en chef, de dictateur, d’autocrate enfin, dont les volontés ne seront pas même discutées.

 

– Je le veux bien encore.

 

– Et moi aussi, répéta l’autre neveu du général.

 

– Je dois vous prévenir, fit le vicomte, avec un sourire qui eût donné le frisson à la belle Diane de Morfontaine, que je ne reculerai devant aucune extrémité.

 

– C’est convenu.

 

– Comme… par exemple, de faire fusiller le comte par les soldats de Louis-Philippe.

 

– Diable ! fit le baron, c’est un peu… violent…

 

– Bah ! dit le chevalier, les Main-Hardye ont toujours été considérés par les Morfontaine comme des bêtes fauves. On les chasse au trac ou à courre… comme on peut.

 

Cet argument fut sans doute d’un grand poids dans l’esprit du baron.

 

– Soit, dit-il.

 

Alors ces trois hommes, que l’enfer semblait inspirer, se donnèrent la main au pied de cette croix, en ce lieu isolé, et jurèrent la perte de celui qu’ils considéraient comme leur rival heureux.

 

Puis ils reprirent le chemin de Bellombre, fumant des cigares, causant et riant comme des gens qui viennent de fixer le jour d’une partie de chasse ou un rendez-vous de plaisir.

 

Onze heures sonnaient lorsqu’ils rentrèrent à Bellombre.

 

Le général et les deux officiers étaient couchés depuis longtemps.

 

Madame la baronne Rupert s’était retirée dans sa chambre.

 

Mais on voyait une lumière discrète briller à travers ses persiennes.

 

– Tenez, dit le vicomte à ses deux cousins, en leur montrant cette clarté ; vous voyez, elle l’attend… Mais, soyez tranquilles ; c’est la dernière fois, j’ai déjà mon idée.

 

Il y avait, dans les cuisines du château, une vieille servante du nom d’Yvonnette.

 

C’était la mère de Grain-de-Sel.

 

Yvonnette, Grain-de-Sel et un ancien valet de chambre de feu le baron Rupert devisaient au coin du feu en attendant que ces messieurs, comme on appelait les trois neveux du général, fussent rentrés.

 

Yvonnette avait été la nourrice de Diane, et elle aimait la jeune femme avec toute la tendresse aveugle et enthousiaste d’une mère.

 

Grain-de-Sel était dévoué à Diane jusqu’au fanatisme.

 

Ces deux êtres seuls, du moins Diane le croyait, étaient dans la confidence de son amour pour le comte de Main-Hardye. Il y avait cependant un troisième personnage au château qui avait surpris le secret de la jeune femme.

 

C’était Ambroise, l’ancien valet de chambre de feu le baron.

 

Ambroise, qui causait, en ce moment, avec Grain-de-Sel et sa mère, était un homme d’environ trente ans, d’origine bourguignonne, et, par conséquent, étranger au pays.

 

Un front bas, un regard louche et fuyant, des lèvres minces, un caractère d’astuce profonde dans toute la physionomie, un cou de taureau, des épaules larges, de grands bras, de grandes jambes grêles, tel était l’ensemble de cet homme.

 

Ambroise avait un aspect qui sentait la trahison d’une lieue.

 

Le vicomte de la Morlière entra dans la cuisine pour y prendre un flambeau.

 

Ambroise se leva avec un empressement obséquieux.

 

– Je vais conduire monsieur le vicomte dans sa chambre, dit-il.

 

Le vicomte cherchait sans doute un traître parmi les serviteurs du général. Il jeta les yeux sur Ambroise et tressaillit profondément.

 

– Voilà, pensa-t-il, un homme qui marque mal, comme dirait un brigadier de gendarmerie.

 

Ambroise, en effet, conduisit le vicomte, alluma les flambeaux qui se trouvaient sur la cheminée, et il allait sans doute se retirer, lorsque le vicomte le retint.

 

– Reste, lui dit-il.

 

Ambroise regarda M. de la Morlière et éprouva un tressaillement analogue à celui qui s’était emparé du vicomte. En effet, M. de la Morlière, s’il n’eût été bien apparenté et convenablement placé dans le monde, si son nom et sa situation ne l’eussent sauvegardé du soupçon, si enfin il eût été rencontré mal vêtu au coin d’un bois, eût marqué tout aussi mal que le valet de chambre de feu le baron Rupert.

 

Le vicomte avait les lèvres pâles et minces, le front déprimé, une grande expression d’astuce et de cruauté dans le visage, et sa voix mielleuse avait quelque chose de venimeux qui ressemblait au sifflement d’une vipère.

 

Ambroise et lui se regardèrent l’espace d’une seconde.

 

Ce regard leur suffit pour se deviner et se comprendre. Avant qu’ils eussent échangé une parole ces deux hommes avaient déjà conclu entre eux un pacte mystérieux et terrible.

 

– Comment te nommes-tu ? demanda M. de la Morlière.

 

– Ambroise, monsieur le vicomte.

 

– As-tu de l’ambition ?

 

– Beaucoup ! J’ai toujours rêvé faire fortune. Si j’avais cinquante mille francs, poursuivit le valet, je serais riche dans dix ans. J’ai des idées de commerce.

 

– Que ferais-tu pour avoir ces cinquante mille francs ?

 

– Tout ce qu’on voudrait…

 

La façon dont Ambroise accentua ces mots et dont il les souligna fit comprendre au vicomte qu’il pouvait faire de lui tout au monde.

 

Alors M. de la Morlière alla fermer la porte et revint près d’Ambroise.

 

– Assieds-toi, lui dit-il, nous allons causer un peu longuement.

 

*

* *

 

Pendant que le vicomte et le valet de chambre de feu le baron Rupert concluaient entre eux quelque pacte ténébreux et infâme, Grain-de-Sel montait sur la pointe du pied jusqu’à la chambre de Diane. La jeune femme, le visage inondé de larmes, venait d’écrire une longue lettre.

 

Quand elle vit entrer Grain-de-Sel, elle prit des ciseaux, coupa une mèche de ses cheveux noirs et la glissa ainsi qu’une bague dans l’enveloppe de sa lettre.

 

– Tiens, dit-elle en remettant tout cela à Grain-de-Sel, cours, vole… mais arrive avant minuit à l’endroit où il t’attend toujours.

 

– Oh ! soyez tranquille, madame, répondit Grain-de-Sel, dussé-je me jeter sur lui, l’étreindre de mes bras et de mes jambes, pour l’empêcher d’avancer, je vous jure qu’il ne viendra pas !

 

Et Grain-de-Sel sauta par la croisée sur la terrasse, se laissa glisser dans le parc, le long des ceps de vigne. Puis il s’élança à la rencontre d’Hector, qui, sans doute, bravant le péril, était déjà en route pour Bellombre.

 

Diane semblait pressentir la trahison de ses cousins.

 

VI

La lettre de la baronne Rupert au comte de Main-Hardye, commençait en ces termes :

 

« Mon ami, mon Hector bien-aimé,

 

« C’est ta femme devant Dieu qui s’agenouille et te supplie ; c’est ton ami, le capitaine Aubin, qui invoque votre vieille amitié et se joint à moi.

 

« Hector, cher époux du ciel, ne viens plus à Bellombre ! Au nom de Dieu ! au nom de… notre enfant… ne viens pas !

 

« Aujourd’hui, ce soir, tandis que l’on parlait de toi à voix basse, dans un coin du salon, un tressaillement s’est fait dans mon sein… Comprends-tu ?

 

« Il faut bien que mon enfant ait un père ; et si tu viens à Bellombre, c’est la mort…

 

« Hier encore j’hésitais. Je n’hésite plus aujourd’hui… Dis un mot et je te suivrai… Je quitterai tout… je quitterai…

 

« Hector, si tu m’aimes, ne viens pas. »

 

La baronne racontait longuement alors tout ce qui s’était passé dans la journée, l’arrivée des hussards, la conversation à voix basse qu’elle avait surprise entre le capitaine Aubin, le curé et le chevalier de Morfontaine.

 

Puis elle lui rapportait textuellement les paroles du jeune officier de hussards.

 

La lettre était empreinte d’une si grande terreur, elle le suppliait avec tant de douleur et d’instances, qu’il était impossible que le comte de Main-Hardye ne se laissât point toucher.

 

Grain-de-Sel, muni de cette lettre, courait à perdre haleine.

 

Il arriva au bout du parc, franchit la clôture à la brèche ordinaire, traversa les cent mètres de landes et de guérets qui s’étendaient entre le parc et la lisière de la forêt, écouta un moment, s’arrêta dix secondes, puis, comme un lièvre qui rentre au bois quand vient l’ombre, il s’élança sous le couvert.

 

Grain-de-Sel savait sans doute parfaitement en quel lieu de la forêt Hector s’arrêterait en l’attendant, et il connaissait si bien son chemin à travers les halliers et les broussailles, qu’il continua sa course avec la même rapidité, que s’il eût galopé dans un sentier battu. Au bout d’une demi-heure, il s’arrêta, se coucha à plat ventre et écouta.

 

Un bruit lointain de galop résonnant sous la futaie arriva bientôt jusqu’à lui.

 

– Je reconnais le pas de Clorinde, murmura-t-il.

 

Grain-de-Sel ne se trompait pas.

 

Quelques minutes s’écoulèrent, le galop se rapprochait et devenait plus distinct.

 

Enfin, le coup de sifflet convenu se fit entendre.

 

Grain-de-Sel répondit aussitôt par son cri d’oiseau nocturne.

 

Puis il se mit à courir en avant, dans la direction où avait retentit le coup de sifflet.

 

Au bout de cent pas, il répéta son houloulement. Alors, sans doute, Clorinde s’arrêta court, car le bruit de son galop cessa de retentir.

 

C’était sans doute aussi convenu à l’avance entre Grain-de-Sel et le comte de Main-Hardye, qu’un second cri du premier forcerait l’autre à s’arrêter.

 

Le deuxième houloulement voulait dire :

 

– N’avancez pas !

 

Grain-de-Sel courut pendant quelques minutes encore ; puis il fit entendre une troisième fois son cri.

 

Le coup de sifflet d’Hector lui répondit.

 

Grain-de-Sel se dressa au milieu des broussailles, et, aux rayons de la lune, il aperçut M. de Main-Hardye immobile au milieu d’une clairière.

 

Le jeune homme avait mis pied à terre, et il était appuyé mélancoliquement sur le cou de son cheval.

 

– Ah ! monsieur Hector, dit Grain-de-Sel en arrivant sur lui, montez vite à cheval et retournez par où vous êtes venu.

 

– Tu es fou, dit tristement Hector, et je te préviens, mon pauvre Grain-de-Sel, que tu perdras ton temps à me prêcher la même antienne qu’hier.

 

– Ah ! monsieur Hector, dit le jeune gars, hier et aujourd’hui ne se ressemblent pas. Et la lettre de madame Diane va vous le prouver.

 

– Sa lettre ?

 

– Oui, monsieur Hector.

 

– Elle m’a écrit ?

 

– Voilà, dit Grain-de-Sel.

 

– Comment veux-tu que je lise au milieu de la nuit, étourdi ? Ce n’est pas avec un clair de lune brouillé comme celui-ci que je pourrai lire les pieds de mouche de ma belle Diane.

 

– Oh ! répondit Grain-de-Sel, j’ai prévu le cas, monsieur Hector. Voyez plutôt.

 

Et Grain-de-Sel tira de sa poche un briquet phosphorique et une petite bougie tordue sur elle-même, vulgairement nommée rat-de-cave.

 

– Voilà ! dit-il en l’allumant, c’est comme à la chapelle de M. le curé.

 

Hector ouvrit, prit la lettre, en brisa le cachet et lut. Dès les premières lignes, Grain-de-Sel le vit pâlir d’émotion.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-il enfin.

 

– Voyez-vous, monsieur Hector, reprit Grain-de-Sel, je vous porterai chaque nuit des nouvelles de madame Diane… Mais vous ne viendrez pas…

 

– Il faut pourtant que je la voie une dernière fois… ne fût-ce que quelques minutes…

 

– Oh ! non, fit le gars avec fermeté.

 

– Mais, mon pauvre Grain-de-Sel, murmura le comte avec tristesse, tu ne sais donc pas que je n’ai pas trois jours à vivre ?

 

– Que dites-vous, monsieur Hector ?

 

– Nous nous sommes battus aujourd’hui encore toute la journée, poursuivit Hector. Nous avons été écrasés, massacrés. J’avais cent hommes autour de moi ce matin, j’en ai trente à peine. Dieu m’a protégé, je n’ai pas une égratignure ; mais demain…

 

– Demain, vous serez vainqueur ! dit le gars avec fierté.

 

Hector secoua la tête.

 

– Mes hommes et moi, nous nous sommes enfermés dans Main-Hardye. Nous pouvons y tenir quelques jours encore. Pendant ce temps-là, car tout est perdu, mon pauvre Grain-de-Sel, pendant ce temps-là, madame, qui est à trois lieues d’ici, pourra gagner Nantes ou Rochefort…

 

– Et après ? demanda Grain-de-Sel.

 

– Après !… répondit Hector, eh bien ! après, quand nous n’aurons plus ni balles, ni vivres, nous nous ferons sauter.

 

– Et madame Diane ? s’écria l’enfant.

 

Hector passa une main sur son front.

 

– Tu sais bien, dit-il, que je ne pense pas me rendre, moi…

 

– Mais vous pouvez fuir… fuir avec elle…

 

– Oh ! tais-toi, dit vivement le comte en prenant la main du gars et la serrant fortement, tais-toi… ne me tente pas ! Je serais le premier Main-Hardye qui aurait tourné le dos à l’ennemi. Tu vois donc bien qu’il faut que je la voie une dernière fois…

 

Mais Grain-de-Sel, pendant qu’Hector parlait, avait pris dans les fontes de la selle du comte un de ses pistolets.

 

– Monsieur le comte, dit-il en reculant d’un pas, j’ai quinze ans et je suis un enfant, comme vous dites ; mais, aussi vrai que j’ai le cœur d’un homme et que le bon Dieu m’entend, si vous ne me faites pas un serment, un serment de gentilhomme, je me fais sauter la cervelle.

 

Grain-de-Sel, en parlant ainsi, avait placé le pistolet sous son menton.

 

– Arrête ! malheureux, s’écria Hector épouvanté.

 

– Jurez-moi que vous n’irez pas à Bellombre, répliqua l’enfant avec fermeté.

 

Hector connaissait Grain-de-Sel ; il le savait capable d’exécuter sa menace.

 

– Entêté ! murmura-t-il.

 

– Jurez ! répéta l’enfant, qui avait l’obstination d’un paysan de l’Ouest.

 

Hector poussa un soupir.

 

– Chère Diane ! dit-il tout bas.

 

Puis il regarda Grain-de-Sel.

 

– Soit, dit-il, je te jure que je vais retourner à Main-Hardye.

 

L’enfant jeta un cri de joie.

 

– À la bonne heure ! dit-il ; voilà votre pistolet, monsieur Hector.

 

Le comte reprit le pistolet, le remit dans sa poche et sauta en selle.

 

– Demain, lui dit Grain-de-Sel, quoi qu’il arrive, je vous porterai des nouvelles de madame Diane. Bonsoir, monsieur Hector, et vive le roi !

 

Hector pressa Clorinde et disparut au galop à travers les arbres.

 

Quant à Grain-de-Sel, il s’en revint au château fort tranquillement.

 

Diane l’attendait et, le voyant arriver seul, elle se jeta à genoux et remercia Dieu en pleurant…

 

Grain-de-Sel était trop intelligent, il aimait trop sa chère maîtresse pour lui dire un seul mot de ce que lui avait appris Hector touchant la situation désespérée des Vendéens.

 

Diane pria longtemps, puis elle se mit au lit pleine d’espoir.

 

*

* *

 

Le lendemain, au point du jour, Ambroise, le valet perfide, entra dans la chambre de M. de la Morlière.

 

– J’ai veillé toute la nuit, lui dit-il.

 

– Moi aussi.

 

– Il n’est pas venu, Grain-de-Sel est rentré seul.

 

– Je le sais, dit le vicomte inquiet ; je suis demeuré jusqu’au jour derrière une persienne.

 

– Du reste, poursuivit Ambroise, cela ne doit point étonner monsieur le vicomte.

 

– Pourquoi ?

 

– Il faisait clair de lune… il est prudent… il n’aura pas osé… sachant que les hussards sont ici. Mais à la première nuit sombre…

 

– Qui sait s’il n’a point été tué ou blessé ?

 

– Oh ! si cela était, répliqua Ambroise, Grain-de-Sel, que je viens de rencontrer dans la cour où il panse ses chevaux, aurait eu une mine plus consternée. Le drôle sifflait comme un merle.

 

– Alors, c’est le clair de lune…

 

– Mais, continua Ambroise, le clair de lune ne doit point inquiéter monsieur le vicomte.

 

– Ah ! pourquoi donc ?

 

– Parce que la lune était vieille hier et qu’elle est nouvelle aujourd’hui. Ce soir, il fera noir comme dans un four.

 

– Bien ! dit M. de la Morlière.

 

– Et je vous réponds, ajouta Ambroise, que si vigoureux qu’il soit, il ne se dégagera point du piège à loup. S’il n’a pas la jambe brisée, il n’en vaudra guère mieux.

 

– Il faudra prendre garde à une chose.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que ce ne soit Grain-de-Sel qui s’y prenne. Cela ne ferait que donner l’alerte, notre homme s’échapperait, et la belle madame Diane ne manquerait point de nous soupçonner.

 

– C’est impossible, dit Ambroise.

 

– Comment cela ?

 

– Je placerai le piège quand Grain-de-Sel aura franchi la haie.

 

– Bien !

 

– Or, j’ai étudié leur manège, ayant toujours eu l’idée de vendre la mèche à monsieur le vicomte, poursuivit le valet avec un ignoble sourire.

 

– Quel est ce manège ?

 

– Le comte descend de cheval au bord du bois, et Grain-de-Sel garde sa monture jusqu’à ce qu’il soit de retour.

 

– Alors tout est pour le mieux, dit M. de la Morlière. Et il sauta à bas de son lit et s’habilla, tandis qu’Ambroise s’en allait.

 

Le vicomte ouvrit sa croisée et jeta un regard distrait dans le parc.

 

Le vieux général de Morfontaine, qui avait conservé des habitudes matinales, se promenait dans la grande allée, les mains derrière le dos, tête nue.

 

Le général était vêtu d’une grosse veste de drap roux boutonnée militairement, et d’un pantalon à pieds.

 

Il avait un journal à la main et lisait.

 

Le vicomte descendit et le rejoignit.

 

– Bonjour, mon oncle, lui dit-il.

 

– Bonjour, Édouard, répondit le vieux soldat. Tu es matinal ; cependant tu n’as point tâté de la vie des camps, toi ; tu es un homme de plume, un avocat.

 

– Ça, continua M. de Morfontaine, donne-moi le bras, nous allons causer.

 

– Je le veux bien, mon oncle.

 

Le vicomte entraîna le général dans le fond du parc. Celui-ci lui dit :

 

– Comment es-tu avec ta cousine ?

 

– Mais, répondit M. de la Morlière en tressaillant, fort bien, mon oncle.

 

– Vrai ?

 

– Dame ! je l’aime de tout mon cœur, et je crois qu’elle me le rend.

 

– Tu ne lui fais pas la cour, au moins ?

 

– Pourquoi donc me demandez-vous cela, mon oncle ?

 

– Mais, dit le général, parce que… parce que… Ah ! ma foi, tant pis ! je déteste les circonlocutions et les phrases diplomatiques, et je vais te le dire tout net.

 

– Voyons, fit M. de la Morlière visiblement inquiet.

 

– C’est que je crains que tu me la demandes en mariage.

 

– Mon oncle !

 

– Et j’aurais la douleur de te la refuser… à moins que… toutefois… elle ne voulût absolument t’épouser.

 

– Mais, mon oncle, murmura le vicomte, vous me permettrez cependant de vous demander l’explication de ces paroles, qui, jusqu’à un certain point, me froissent.

 

– Tu as tort, vicomte, tout à fait tort, et tu vas en juger.

 

– J’écoute, mon oncle, fit M. de la Morlière d’un ton quelque peu sec.

 

– Ah ! continua le général, avant de déduire mes raisons, il faut que je te conte une histoire. Elle remonte à la bataille de Waterloo.

 

– Soit.

 

– À Waterloo j’ai eu un cheval tué sous moi, et j’étais un homme perdu si mon aide de camp ne m’eût dégagé, n’eût tué deux Anglais qu’il m’appuyaient déjà leur baïonnette sur le ventre et ne m’eût donné son cheval. Je devais la vie à mon brave baron Rupert, je fis le serment de lui donner ma fille pour femme. Cela t’explique pourquoi je n’ai songé à aucun de mes neveux.

 

– Bon ! dit le vicomte ; mais le baron Rupert est mort, mon oncle, et…

 

– Attends donc ! le baron mort, je me suis pris à songer que le chevalier ton cousin portait mon nom et que…

 

– Je vous comprends, mon oncle, murmura le vicomte avec tristesse, mais sans témoigner aucun dépit, et n’ai, en vérité, rien à dire…

 

– Tu ne m’en veux pas ?

 

– Oh ! certes non, mon oncle. Je trouve votre désir… trop… naturel.

 

Tout en causant, le général se dirigeait vers cette petite allée qui longeait la clôture du parc et aboutissait à la brèche formée dans la haie.

 

Tout à coup il s’arrêta et tressaillit.

 

– Qu’est-ce que cela ? fit-il en fronçant le sourcil.

 

Et il montrait des empreintes de pas non effacées.

 

– Oh ! oh ! reprit-il.

 

– On aura pénétré de nuit dans le parc pour vous voler des fruits, mon oncle, dit le vicomte, assez désagréablement surpris que le général eût remarqué les empreintes enfoncées dans la boue.

 

– Il n’y a pas de voleurs dans le pays, dit le général tout songeur.

 

Et après un moment de silence, le général ajouta tout à coup :

 

– Sais-tu ce que c’est que cela ?

 

– Non, mon oncle.

 

– Ce sont des pas de chouans !

 

– Allons donc !

 

– Les drôles seront venus ici, pour savoir au juste ce qu’il y a de hussards au château. Je connais mes Vendéens, moi… Mais, se hâta d’ajouter M. de Morfontaine, ceci ne nous regarde pas, entends-tu, vicomte ?

 

– Oui, mon oncle.

 

– Tant pis pour eux s’ils sont pris, tant mieux s’ils ne le sont pas ! je ne me mêle que de mes affaires.

 

Le général tourna brusquement le dos au sentier sur lequel il avait aperçu les empreintes.

 

– Allons-nous en ! dit-il d’un ton bourru.

 

– Hum ! pensait M. de la Morlière, au fond du cœur, le général est chouan. Qui sait ? il est capable, au premier jour, de s’intéresser au comte de Main-Hardye. Il est temps que je mette ordre à tout cela.

 

Pendant que le général et son neveu se promenaient dans le parc, Diane était à sa fenêtre, l’œil fixé sur les grands bois qui dérobaient à ses regards les tourelles de Main-Hardye.

 

VII

La journée s’écoula au château de Bellombre sans aucun événement notable.

 

Cependant on entendit dans le lointain, à trois ou quatre lieues peut-être, une vive fusillade qui dura de midi à quatre heures de l’après-midi.

 

Puis on n’entendit plus rien.

 

Diane était en proie à une angoisse extraordinaire.

 

Elle demeura dans sa chambre, sous le prétexte d’une violente migraine, jusqu’à l’heure du dîner.

 

Pendant toute cette journée, les hussards qui avaient pris position au château firent des patrouilles sur le bord de la forêt. Mais pas un coup de feu ne fut tiré dans les environs de Bellombre.

 

Le colonel G…, tel était le nom de celui qui s’était établi au château de Bellombre, en disséminant son escadron dans les campagnes environnantes, avait envoyé vers deux heures de l’après-midi le jeune capitaine en reconnaissance.

 

Charles Aubin, on se souvient que c’est le nom de l’officier, était parti avec trente hussards.

 

Avant de monter à cheval, il avait trouvé moyen de se glisser jusqu’à la chambre de la baronne Rupert.

 

– Madame, lui avait-il dit, je vais faire tous mes efforts pour avoir de ses nouvelles.

 

Diane avait foi dans l’amitié du capitaine Aubin pour le comte.

 

Elle savait qu’il ferait l’impossible pour le sauver.

 

La journée s’était écoulée et le capitaine n’était point revenu.

 

Mais, en son absence, il s’était passé à Bellombre un fait qui, sans une importance apparente, n’en devait pas moins avoir des suites sérieuses dans l’avenir.

 

C’était une conversation entre le vieux général de Morfontaine et un colonel.

 

Le général, au bruit lointain de la fusillade, avait éprouvé cette émotion du cheval de bataille retourné depuis longtemps à la charrue, et qui hennit tout à coup en entendant sonner une fanfare.

 

Le soldat de Napoléon s’était réveillé sous l’uniforme de général de l’Empire : peut-être bien que le cœur du vieux chouan avait battu.

 

Le déjeuner, auquel Diane n’assistait pas, avait ressemblé, pour les hôtes de Bellombre, à ces repas funèbres qui suivent les funérailles. On entendait au loin le canon de la guerre civile, et les cœurs français qui se trouvaient au château battaient douloureusement.

 

Nous ne parlons ici que du colonel G…, de ses hussards, du marquis de Morfontaine et de ses serviteurs.

 

Quant à messieurs de la Morlière, de Passe-Croix et au troisième neveu du général, ils avaient sous des noms titrés des âmes de valets faites pour la trahison. Chaque détonation qui leur arrivait leur apportait un espoir. Le coup de fusil qu’ils venaient d’entendre avait peut-être tué le comte de Main-Hardye, ce rival exécré.

 

L’amour, combiné avec la soif de l’or, mis au service de natures sans élévation et profondément corrompues, devient la plus épouvantable des passions.

 

Le général n’avait cessé de bondir et de tressauter sur sa chaise, étouffant des exclamations de colère.

 

Le colonel était pâle comme la mort.

 

Les neveux du général dissimulaient leur joie et prenaient une mine consternée.

 

La situation du marquis de Morfontaine était bizarre, du reste, et il se mentait à lui-même de la meilleure foi du monde.

 

Comme gentilhomme, comme Vendéen, il sentait bien que la noblesse française donnait en ce moment un dernier coup d’épée ; le passé se levait devant lui comme un spectre et une voix lui criait :

 

– Jadis tu étais là, et tu ne demeurais point spectateur tranquille de la lutte.

 

Comme soldat de l’Empire, comme brigand de la Loire, car il avait fait partie de ces phalanges héroïques qui s’étaient retirées sanglantes, mutilées, mais l’éclair dans les yeux, la tête haute et fière, devant les hordes étrangères ; – comme brigand de la Loire, disons-nous, il s’imaginait devoir garder une éternelle rancune aux princes dont la cause était perdue à cette heure, et dont les derniers soldats tombaient un à un.

 

Mais il y avait une troisième voix qui s’élevait au fond du cœur du général, et cette voix lui tenait un étrange langage. Elle lui disait que des liens mystérieux existaient entre le passé et l’avenir, et que peut-être le gouvernement qui décimait les fils de la vieille et noble Vendée n’était que le précurseur d’un autre qui réunirait un jour sous le même drapeau les fils des soldats de Marengo et de Wagram et les derniers rejetons de ces races chevaleresques que François Ier et Bayard avaient jadis conduites en Italie ; et ce pressentiment bizarre ralliait malgré lui, à son insu, l’admirateur de Napoléon aux derniers soldats de la monarchie.

 

Il vint un moment où le général se leva brusquement, prit le bras du colonel et sortit.

 

– Venez, lui dit-il, j’étouffe ici, et les coups de fusil me font plus de mal que si je recevais en pleine poitrine chaque balle qu’ils envoient.

 

– Et moi, répliqua tristement le colonel, je regrette sincèrement de n’avoir point été tué en Afrique, mon général.

 

– Vous êtes un vrai cœur français, murmura M. de Morfontaine avec émotion.

 

– Dieu veuille, poursuivit le colonel, que les troupes que je commande ne soient pas engagées ! Pour la première fois, j’ai peur de me battre.

 

Et, soupirant profondément :

 

– Vous ne savez donc pas, mon général, poursuivit-il, qu’il y a parmi ces hommes qui luttent en désespérés et que rien ne peut plus soustraire maintenant, je le crains, au sort terrible qui les attend, un de mes anciens officiers, un brave et noble cœur, un jeune homme que j’aime comme mon fils ?

 

En d’autres temps, peut-être, le général eût froncé le sourcil, car il devinait de qui on lui parlait ; mais l’heure était grave et solennelle, et peut-être qu’en ce moment le dernier ennemi de sa race tombait frappé de la mort des braves.

 

Le colonel avait les larmes aux yeux.

 

Il ne nomma point M. de Main-Hardye, mais il parla de lui comme s’il eût parlé de son fils.

 

Il l’avait vu au siège d’Alger s’élancer à travers une pluie de balles pour planter le drapeau français sur une redoute ; il l’avait vu, au pied de l’Atlas, partir avec trente cavaliers, et revenir seul criblé de blessures, couvert de sang, mais ayant accompli sa mission.

 

Et puis encore il citait de lui de nobles traits de désintéressement et d’abnégation.

 

Et le général écoutait : ce que les siècles n’avaient pu faire, une heure peut-être le fit. Cette haine, qui s’était perpétuée jusqu’à lui, que la volonté d’un roi et celle d’un empereur n’avaient pu briser, cette haine violente et profonde qui avait résisté vivace le jour où le général dut la vie à son ennemi, cette haine se fondait et s’éteignait au bruit de cette fusillade lointaine, au récit de cette noble vie de soldat.

 

– Corbleu ! colonel, murmura tout à coup M. de Morfontaine, si Main-Hardye ne meurt pas, s’il parvient à s’échapper, je le haïrai peut-être encore ; mais si vous m’apprenez sa mort ce soir ou demain, je pardonnerai sûrement à sa tombe.

 

– Et moi, dit le colonel, si j’apprenais qu’il est tombé frappé en pleine poitrine, comme un héros, comme un soldat, je ne suis pas dévot, mon général, mais je m’en irais à la messe et je remercierais Dieu, tant j’ai peur pour lui du conseil de guerre.

 

– C’est vrai, dit le général, il est déserteur.

 

*

* *

 

Diane, pendant ce temps, agenouillée dans sa chambre, priait avec ferveur. Elle invoquait le Dieu de la vieille Vendée, le Dieu de la vieille Armorique, ce Dieu des batailles qui protégeait les Trente et Beaumanoir, leur héroïque chef ; ce Dieu des martyrs qui bénissait les fusillés de Quiberon. Elle priait et ne pleurait pas.

 

Les femmes de l’Ouest ne versent des larmes que la veille et le lendemain du combat. À l’heure où gronde la fusillade, elles invoquent le ciel pour leurs époux, leurs pères ou leurs enfants, la tête haute, héroïques et fières en leur chrétienne résignation.

 

Comme le soir approchait et que les bruits éloignés de la bataille allaient s’affaiblissant, elle ouvrit la fenêtre et jeta un triste regard dans le parc.

 

M. de Morfontaine et le colonel s’y promenaient toujours.

 

Un énergique juron du général monta jusqu’à elle et la fit tressaillir profondément, car ce juron fut accompagné des paroles suivantes qu’elle entendit distinctement.

 

– Morbleu ! disait le vieux soldat, jamais les chiens de Morfontaine et ceux de Main-Hardye n’ont chassé ensemble ; mais je crois que j’irais, s’il le fallait, me jeter aux genoux du roi Louis-Philippe plutôt que de voir fusiller comme un traître l’homme que vous venez de me faire connaître, colonel.

 

Diane étouffa un cri, un cri de joie, de reconnaissance et d’amour, et elle s’affaissa mourante sur elle-même.

 

On eût dit que le bonheur allait la tuer.

 

Heureusement la vieille Yvonnette, sa nourrice, était auprès d’elle.

 

Yvonnette la reçut dans ses bras, la couvrit de larmes et de baisers, et parvint à la ranimer.

 

Le bruit de la fusillade avait cessé.

 

– Mon Dieu ! murmura Diane, dont la joie, hélas ! fut de courte durée, mon Dieu ! qui sait s’il n’est pas mort à l’heure où mon père pardonne !…

 

– Mort ! répondit Yvonnette, oh ! non, c’est impossible ; Diane, mon enfant, Dieu ne voudrait pas. Et puis, Grain-de-Sel est avec lui, et Grain-de-Sel le sauvera, tu verras.

 

La vieille Vendéenne avait en son gars de quinze ans autant de confiance qu’en un héros.

 

Les deux femmes se mirent à genoux, elles prièrent encore, elles prièrent longtemps.

 

Et puis, la baronne Rupert, qui redoutait qu’on ne devinât la cause de son isolement, qu’on ne finît par remarquer la trace de ses larmes, la baronne eut le courage de quitter sa chambre et de se montrer.

 

C’était l’heure où la cloche du château annonçait le dîner.

 

Diane descendit dans la salle à manger.

 

Le général, le colonel de hussards et les trois prétendants à la main de Diane entouraient la table.

 

Mais ils étaient debout, graves, muets, recueillis.

 

C’était la physionomie austère et presque solennelle du général qui avait, pour ainsi dire, établi cet unisson de tristesse et de silence.

 

Diane entra.

 

M. de Morfontaine fit un pas vers elle et lui prit la main :

 

– Madame, lui dit-il, ordinairement vous récitez le Bénédicité quand nous nous mettons à table. Voulez-vous aujourd’hui changer cette prière ?

 

Nous allons prier Dieu pour nos frères du Bocage sans exception…

 

Le général appuya sur ce mot.

 

– Pour ceux qui viennent de mourir comme pour ceux qui vivent encore, pour ceux qui furent mes ennemis.

 

Diane étouffa un cri. Les trois neveux du général pâlirent et virent la jeune femme prête à tomber à la renverse.

 

– Je ne sais, ajouta le général, si M. de Main-Hardye est mort ou vivant ; mais je déclare à haute et intelligible voix que je lui pardonne et que je désire qu’on prie pour lui.

 

C’était un spectacle solennel et chevaleresque, en vérité, que celui qu’offrait en ce moment la salle à manger du manoir vendéen. À voir ce vieillard chargé d’ans, comblé de gloire et d’honneurs, pardonner aux ennemis de sa race, parce que ces ennemis étaient, à cette heure, en danger de mort, et cela en présence de ces trois jeunes gens, de cette femme vêtue de noir, de ce soldat presque aussi vieux que lui et portant encore le harnais, au milieu de quelques serviteurs étonnés qui s’agenouillèrent les premiers et courbèrent sur les dalles leur front couronné de longs cheveux, on eût dit une de ces scènes étranges du Moyen Âge écossais chantées par Walter Scott.

 

Et M. de Morfontaine ayant ainsi parlé, s’agenouilla devant son siège, et Diane, dont le cœur était brisé, mais dont l’âme était forte, récita d’une voix ferme l’antique prière bretonne :

 

« Seigneur, ayez pitié de ceux qui vont mourir pour une cause juste et sainte ! »

 

*

* *

 

Une heure après, on entendait retentir le galop d’une troupe de cavaliers.

 

C’était le capitaine Aubin qui revenait.

 

Il entra précisément dans cette salle où les convives causaient à voix basse et oubliaient de manger.

 

Diane sentit tout à coup son sang affluer à son cœur, elle entendit le pas du capitaine qui résonnait derrière elle, et son émotion fut telle, qu’elle n’eut pas la force de se retourner. Sans doute le capitaine comprit cela, car il se hâta, avant de prononcer un mot, de faire le tour de la table, afin de se trouver placé vis-à-vis de la baronne.

 

Alors Diane le vit, son regard croisa celui du jeune officier, et dans ce regard elle vit briller un rayon consolateur.

 

– Il vit, pensa-t-elle, et il n’a pas été pris.

 

L’émotion qui s’était emparée de sa fille avait si bien gagné tous les hôtes du général, que personne d’abord n’osa ouvrir la bouche pour interroger l’officier.

 

Le capitaine était couvert de boue, et paraissait exténué de fatigue ; mais il était sain et sauf, et sans doute il ne s’était point battu.

 

– C’est fini… dit-il.

 

Ce mot fit bondir tout le monde.

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria le général.

 

– Le dernier coup de fusil a été tiré, répondit Charles Aubin ; le Bocage ne résiste plus.

 

– Mais… qu’est-il arrivé ?

 

– Le château de Main-Hardye a capitulé, et, ajouta vivement le jeune officier avec un sourire, notre ami est sauvé.

 

– Sauvé !

 

– Oui, répéta le capitaine, le comte de Main-Hardye a disparu ; mais il n’est pas mort.

 

Diane jeta un cri, un de ces cris où l’âme se brise de joie, et telle fut cependant la joie du général, qu’il n’entendit pas le cri de sa fille et ne devina rien.

 

Les trois neveux du général étaient pâles comme des cadavres qui viennent de quitter leur cercueil.

 

Le colonel lui-même était si ému, qu’il essayait en vain de parler et n’y pouvait parvenir. Alors Charles Aubin raconta ce qui s’était passé.

 

– La fusillade que vous avez entendue, dit-il, n’était autre que le siège du château de Main-Hardye.

 

Le comte s’y était retranché avec une trentaine d’hommes, la plupart anciens serviteurs ou métayers de sa famille.

 

Le château est, comme vous le savez, situé au milieu de bois très fourrés, défendu par un étang sur trois côtés, et accessible seulement par le quatrième, qui est celui du nord.

 

Le siège a été commencé par deux bataillons de ligne. La fusillade a été meurtrière pour les assiégeants.

 

Main-Hardye a de vieux créneaux, de vieilles portes massives, des fossés profonds que l’eau de l’étang remplit.

 

C’était un siège en règle à faire, un siège qu’on ne pouvait mener à bonne fin qu’avec de l’artillerie.

 

Le colonel qui commandait les deux bataillons a envoyé un sous-lieutenant, monté sur son propre cheval, vers Saint-C…, où il y avait une batterie de campagne et ses artilleurs. Pendant ce temps, du haut des tours, des fenêtres, de chaque créneau, les balles des Vendéens sifflaient et tuaient beaucoup de monde.

 

Tout à coup la fusillade a cessé un moment et on a vu un drapeau blanc apparaître à une des croisées du château.

 

C’était signe que les assiégés voulaient parlementer.

 

Le colonel a fait cesser le feu sur-le-champ, et un soldat a mis un mouchoir au bout de son fusil.

 

Il y a eu trêve.

 

Un homme est alors sorti du château et il est venu droit au colonel.

 

C’était un jeune paysan qui portait un papier plié en quatre.

 

Ce papier, écrit de la main du comte, renfermait les lignes suivantes :

 

« La garnison de Main-Hardye est prête à se faire sauter et donne dix minutes de réflexion au colonel. Il y a trois barils de cent livres de poudre chacun dans les caves du château. Tandis que notre parlementaire sort avec nos conditions, trois hommes tiennent chacun une mèche allumée à dix pouces de la bonde de leur baril.

 

« Si le colonel n’accepte pas, ou s’il commande un mouvement de retraite, nous sautons sur-le-champ, et les débris du château écraseront les assiégeants en même temps que les assiégés.

 

« La garnison du château est prête à déposer les armes si on lui garantit la vie sauve. »

 

À de telles propositions, continua le narrateur, il était facile de reconnaître M. de Main-Hardye, l’homme énergique et résolu.

 

Le colonel répondit :

 

« Mes instructions me permettent d’accorder la vie et même la liberté à la garnison tout entière ; mais je ne puis garantir la même promesse à M. de Main-Hardye, que sa situation de déserteur rend justiciable d’un conseil de guerre. »

 

Le parlementaire porta la réponse du colonel.

 

Trois minutes après, il revint avec un nouveau papier.

 

Cette fois, Hector écrivait :

 

« Le colonel est trop bon de s’occuper de moi. S’il me prend, il me gardera prisonnier et me livrera au conseil de guerre. Il ne faut pas que ceci l’inquiète.

 

« Je n’ai voulu parler que de mes hommes.

 

« Donc – ceci est à prendre ou à laisser – le colonel fera former les faisceaux, et aucun de ses hommes ne fera un pas de retraite de façon à se soustraire à l’explosion. Il est quatre heures ; à six heures précises les portes du château s’ouvriront devant les troupes que commande le colonel.

 

« J’attends un oui ou un non.

 

« Main-Hardye. »

 

Le colonel fit appeler le chef de bataillon et les trois capitaines qu’il avait sous ses ordres, et il leur communiqua les propositions du comte.

 

– Quel est votre avis, messieurs ? demanda-t-il.

 

– Mon colonel, répondit le chef de bataillon, mon avis est que la vie de trente paysans ne vaut pas celle de six ou sept cents hommes que les décombres du château vont ensevelir.

 

Les trois capitaines firent la même réponse.

 

– Par exemple, dit l’un d’eux, qu’allons-nous faire de ce pauvre Main-Hardye ?

 

– Vous savez bien que j’ai l’ordre de l’envoyer à Poitiers s’il tombe entre mes mains, répondit le colonel avec tristesse.

 

Le château était cerné. Il était donc impossible que M. de Main-Hardye s’échappât.

 

Le colonel accepta la capitulation proposée et fit former les faisceaux.

 

Ce fut en ce moment-là que j’arrivai avec mes hussards.

 

On me remit les deux billets, et j’eus peur, un moment, tant je connais l’héroïque nature du comte, qu’il n’eût fait le sacrifice de sa vie pour sauver les siens.

 

C’était comme une fatalité. Le régiment de ligne et le colonel qui faisaient le siège du château avaient servi avec nous en Afrique ; nous avions fait partie de la même brigade. Officiers et soldats avaient connu, aimé et estimé le commandant de Main-Hardye.

 

Deux heures s’écoulèrent. Pendant ces deux heures, la nuit vint opaque et sans rayonnement, les croisées du château s’éclairèrent une à une, puis l’une d’elles s’ouvrit et le drapeau parlementaire reparut.

 

En même temps on ouvrit les portes et un homme cria :

 

– Entrez donc ! vous pouvez entrer ; nous nous rendons !

 

VIII

Tandis que le capitaine de hussards Charles Aubin parlait, les hôtes du général se regardaient avec une sorte d’étonnement qui tenait de la stupeur.

 

Le château était cerné, il ouvrait ses portes, et le capitaine avait dit que M. de Main-Hardye était sauvé.

 

Cependant Diane et son père demeuraient impassibles.

 

Le capitaine continua :

 

– Les portes du château ouvertes, nous entrâmes. Le colonel était accompagné d’un détachement de cent hommes environ. Le commandant marchait à sa droite, j’étais à sa gauche.

 

La garnison du château nous attendait dans la salle basse qui servait de salle à manger. Les trente hommes de M. de Main-Hardye se trouvaient réduits à dix-sept. Le reste avait été tué. Tous étaient sans armes, tête nue, et ils rappelaient par leur attitude simple et fière ces vieux sénateurs de Rome que Brennus le Gaulois trouva dans leur chaise curule.

 

Le vieil intendant de Main-Hardye les commandait.

 

Loyaux comme de vrais Vendéens, ils avaient mis en faisceaux leurs fusils de chasse et placé leurs armes blanches à l’entrée de la salle, sur une table.

 

Ces hommes se rendaient avec une confiance absolue dans la foi jurée.

 

Mais nous cherchâmes inutilement le comte de Main-Hardye parmi eux. Le vieil intendant se mit à sourire, car il devina ce que nous cherchions.

 

– Ah ! messieurs les officiers, dit-il, vous êtes bien simples de croire que nous aurions ainsi livré notre maître… Nous nous serions fait sauter, si nous n’avions pu le sauver.

 

Et il ajouta, avec ce loyal sourire dont la fidélité seule a le secret :

 

– Vous pouvez fouiller le château des caves au grenier, vous ne le trouverez pas. Il est loin et la mer est proche. Maintenant, faites de nous ce que vous voudrez.

 

Le colonel, pour l’acquit de sa conscience, fit visiter le château salle par salle, corridor par corridor. On a fouillé les caves, les greniers, et nulle part on n’a trouvé Hector.

 

Quand cette perquisition infructueuse a été terminée, le vieil intendant nous a montré l’étang.

 

– M. Hector est bon nageur, et il plonge comme un poisson, nous a-t-il dit ; puis il rampe dans l’herbe mieux qu’une couleuvre… vous pouvez chercher… Le Bocage est grand, les bois sont fourrés, et Dieu est avec nous !

 

Le pauvre homme ne savait pas le secret plaisir qu’il nous causait en parlant ainsi.

 

Et, acheva le capitaine Aubin, j’ai mis l’éperon aux flancs de mon cheval pour vous apporter cette bonne nouvelle.

 

– Ventre-saint-gris ! s’écria le général, vous me feriez duc et pair, mon cher capitaine, que vous me causeriez moins de joie.

 

Et le général regarda sa fille.

 

– Vous le voyez, madame, dit-il, Dieu a écouté vos prières et les nôtres ; le dernier des Main-Hardye est sauvé.

 

– Eh bien ! morbleu ! dit le colonel, dût le roi des Français, à qui j’ai prêté serment, me blâmer, je ne vous cacherai pas, mon général, que je suis l’homme le plus heureux du monde.

 

Diane écoutait, pensive et grave.

 

– Il est évident, reprit le capitaine Aubin, qui la regarda d’une façon significative, il est évident que M. de Main-Hardye est sauvé. D’abord on ne cherchera point à le prendre ; ensuite le Bocage est, comme l’a dit l’intendant, couvert de bois épais, inextricables, qui s’étendent jusqu’à la mer.

 

Si la Vendée a déposé les armes, elle n’a point jugé bon de livrer les proscrits. Chaque paysan servira de guide à son ancien chef, chaque chaumière lui sera un asile. Partout on couvrira sa retraite… Et puis, vous savez bien qu’il y a des navires anglais qui louvoient le long des côtes… À cette heure, monté sur un bon cheval, le comte a fait quinze lieues. Au point du jour, il aura mis le pied dans une barque.

 

– Dieu vous entende, mon cher capitaine, dit le général. Voici la première fois qu’un Morfontaine s’intéresse à un Main-Hardye ; mais je dois vous dire que ceux de ma race ne font rien à demi. Le jour où la paix est signée, ils deviennent les plus fidèles alliés de leurs anciens ennemis.

 

Diane était toujours grave et triste.

 

Le souper, qui avait commencé de la même façon qu’un repas de funérailles, s’acheva gaiement. Le général envoya quérir son meilleur vin, et, les portes fermées, on but à la santé de l’héroïque comte de Main-Hardye, à son heureuse fuite, à son passage en Angleterre. Les trois neveux du général burent comme les autres ; mais ils étaient livides de rage, le chevalier de Morfontaine et le baron de Passe-Croix surtout.

 

Quant au vicomte de la Morlière, il était resté fort calme, écoutant avec une grande attention tout ce que racontait le capitaine Aubin, il avait crié plus haut que les autres :

 

– À la santé du comte de Main-Hardye !

 

Le souper terminé, on passa au salon.

 

Madame la baronne Rupert, prétextant toujours son malaise, se retira dans sa chambre.

 

Le général proposa un whist.

 

Le colonel, le capitaine Aubin et le baron de Passe-Croix s’assirent avec lui autour de la table.

 

M. de la Morlière et le chevalier de Morfontaine demeurèrent au coin du feu et se mirent à causer à voix basse.

 

– Nous sommes floués, mon cher ami ! dit le chevalier.

 

– Bah ! fit le vicomte avec calme.

 

– Le comte est sauvé…

 

– Très bien !

 

– Et avant trois mois il y aura amnistie. Je connais le gouvernement de Louis-Philippe. Il fait grand bruit, les Chambres pérorent et demandent une sévérité extrême ; mais, au fond, pas plus le roi que les ministres, pas plus les ministres que les Chambres ne veulent user de rigueur. On sera enchanté de savoir que le comte s’est échappé et, je te le répète, dans trois mois il y aura amnistie.

 

– Après ? dit froidement M. de la Morlière.

 

– Eh bien ! mais après, le comte rentrera en France.

 

– Bon :

 

– Et comme notre idiot d’oncle s’est laissé ensorceler par le colonel à ce point qu’il a bu à la santé de Main-Hardye…

 

– Eh bien ?

 

– Diane se jettera à ses genoux et lui avouera qu’elle aime le comte.

 

– C’est vrai ce que tu dis là, chevalier ; mais…

 

– Et, acheva le jeune Morfontaine, le général, qui adore sa fille, les mariera.

 

Un rire silencieux glissa sur les lèvres de M. de la Morlière.

 

– Tout ce que tu dis là, dit-il, est on ne peut plus logique.

 

– Ah ! tu en conviens.

 

– Seulement… le hasard est si grand !

 

– Mon pauvre vicomte, murmura le chevalier, le hasard ne peut rien contre l’enchaînement des faits, et c’est en pure perte que tu as imaginé ton fameux piège à loup.

 

– Tu crois ?

 

– Parbleu !

 

Le vicomte haussa les épaules.

 

– Chevalier, dit-il, nous sommes en province, un pays monotone, et le jeu qu’on y joue est mesquin ; mon oncle fait le whist à cinq sous la fiche ; c’est bête !

 

– Que me chantes-tu là ?

 

– Je vais, moi, te proposer un pari.

 

– Voyons ?

 

– Un pari de cent louis.

 

– Je le tiens d’avance.

 

– Donc, je parie cent louis qu’avant trois jours mon piège à loup aura servi à quelque chose.

 

– Tu railles, vicomte ?

 

– Non, puisque je parie.

 

– Alors il servira à prendre Grain-de-Sel.

 

– Tu te trompes.

 

– Qui donc, alors ?

 

– Le comte de Main-Hardye.

 

À son tour le chevalier haussa les épaules.

 

– Vas-tu pas croire, dit-il, que le comte reviendra d’Angleterre pour te faire gagner ton pari ?

 

– Mon pauvre chevalier, murmura M. de la Morlière, tu me représentes bien ces jeunes gens naïfs qui portent des gants jaunes sur le boulevard et pour lesquels l’amour se traduit par un bouquet de vingt francs qu’ils envoient à une danseuse.

 

– Vicomte !…

 

– Bah ! laisse-moi continuer. Tu t’imagines donc, toi, que le comte est en fuite ?…

 

– Mais, certainement.

 

– Et qu’avant quarante-huit heures il se sera embarqué ?

 

– J’en ai la conviction.

 

– Tu es un niais.

 

– Mais… cependant…

 

– Mon bon ami, murmura tout bas le vicomte, M. de Main-Hardye n’est pas à plus de trois lieues du château. Il est caché dans les bois, et il n’est pas homme à quitter la France avant d’avoir vu, au moins une dernière fois, sa Diane adorée.

 

En ce moment le vicomte fut interrompu par le général, qui dit tout haut :

 

– Qu’est-ce que tu as donc, Passe Croix, mon neveu ? Tu joues en dépit du bon sens.

 

*

* *

 

Tandis que M. de la Morlière ne se décourageait point et réconfortait son cousin le chevalier de Morfontaine, Diane, pleine d’angoisses, attendait le retour de Grain-de-Sel.

 

Le gars était parti dans la matinée, un fusil sur l’épaule ; il était sorti par la grande porte du château et il avait rencontré le général.

 

– Où vas-tu donc, Grain-de-Sel ? lui avait demandé M. de Morfontaine.

 

– Je vais à Pouzauges voir ma tante, qui est en même temps ma marraine.

 

– Mais on se bat à Pouzauges.

 

L’enfant avait eu un rire intrépide.

 

– Si on me tracasse, dit-il, je ferai le coup de fusil tout comme un autre.

 

Le général se contenta de tirer l’oreille à Grain-de-Sel, et le laissa passer en murmurant :

 

– Ils sont tous de la même graine !…

 

Le gars s’en alla fort tranquillement, son fusil sur l’épaule, suivi de Ravaude, une jolie chienne courante tricolore.

 

Ravaude se mit à quêter dans les guérêts, puis elle entra sous bois, Grain-de-Sel l’y suivit.

 

Seulement, quand il fut dans le taillis, il siffla Ravaude.

 

Ravaude avait déjà donné un coup de voix sur un lapin.

 

– Va-t’en ! lui dit impérieusement Grain-de-Sel.

 

Le docile animal, habitué sans doute à ce manège, s’en alla sur-le-champ et reprit le chemin du château.

 

Alors Grain-de-Sel quitta l’allure du chasseur, allure lente, tranquille, pour celle du chouan.

 

Il se prit à bondir, à ramper, à se glisser dans les fourrés comme une couleuvre, à courir plus vite qu’un chevreuil quand il avait une lande ou une clairière à traverser ; de temps en temps il s’arrêtait, se couchait et appuyait son oreille sur le sol.

 

Tout à coup il entendit la fusillade qui commençait du côté de Main-Hardye. Il écouta avec attention et ne tarda point à se convaincre qu’on faisait le siège du château.

 

– Hé ! hé ! dit-il, si on se bat derrière les murailles, cela me va… Ce n’est pas pour être à couvert, mais parce que le général n’en saura rien. Je vais faire le coup de fusil contre les bleus…

 

Grain-de-Sel continua à marcher dans la direction de Main-Hardye.

 

Mais lorsqu’il n’en fut plus qu’à une lieue environ, il rebroussa brusquement chemin, prit à gauche, et s’enfonça dans le plus épais du bois, en un lieu qu’on nommait la Bauge-Ferme, ce qui voulait dire que lorsqu’un sanglier y était retranché, il était impossible de l’en déloger.

 

Là où les chiens ne passaient pas, Grain-de-Sel parvint à passer.

 

Plus souple qu’un serpent, plus adroit qu’un lapereau, il se glissa dans les broussailles et disparut. Nul, du reste, n’était à sa poursuite ; mais quelqu’un y eût été, qu’il aurait certainement renoncé à aller plus loin.

 

Grain-de-Sel semblait s’être évanoui comme un rêve.

 

Ce qui n’empêcha point, une heure après, M. de Main-Hardye, qui, abrité derrière les créneaux de son manoir, commandait le feu sur les bleus de voir tout à coup Grain-de-Sel à ses côtés.

 

– Que veux-tu, gars ? lui dit-il brusquement ; pourquoi viens-tu ?

 

– Je viens pour deux choses.

 

– Voyons la première ?

 

– Je viens m’assurer que vous n’êtes pas blessé. Il faut bien que je porte de vos nouvelles à madame Diane.

 

– C’est juste. Et la seconde ?

 

– Je viens pour faire le coup de feu à côté de vous…

 

– Je n’ai pas besoin de toi…

 

– Bon ! dit Grain-de-Sel, vous avez tort de faire fi de moi, monsieur Hector. Je tue à cent pas un chevreuil d’une balle dans l’épaule.

 

– N’importe ! ce ne sont pas tes affaires de tuer des hommes. Tu es au service du général de Morfontaine.

 

– Oui et non, répondit l’enfant. Je suis au service de madame Diane et au vôtre… Vive le roi !

 

Et l’enfant, étendant la main et souriant, tandis que les balles sifflaient, montra un drapeau tricolore qu’un officier brandissait de l’autre côté de l’étang.

 

– Il a deux couleurs de trop, dit-il.

 

Et Grain-de-Sel épaula son fusil de chasse, pressa la détente et fit feu.

 

L’homme et le drapeau tombèrent.

 

– Grain-de-Sel, dit tristement M. de Main-Hardye, tu viens de tuer un officier qui a été mon ami !… Je te défends de recharger ton fusil.

 

– Ah ! monsieur Hector ! fit l’enfant d’un ton de reproche.

 

– D’ailleurs, ajouta le comte, nous allons nous faire sauter ; ainsi, va-t’en par où tu es venu.

 

– Vous faire sauter ! s’écria Grain-de-Sel, et madame Diane ?…

 

Ce nom fit pâlir le comte.

 

– Il faudra bien que nous nous fassions sauter, cependant, murmura-t-il, si mes propositions de capitulation ne sont point acceptées.

 

Il ordonna alors de suspendre le feu, et, comme l’avait raconté le capitaine Aubin, on arbora un drapeau blanc.

 

On sait ce qu’il advint.

 

Le colonel du régiment de ligne ayant accepté, Hector rassembla la petite garnison du château dans cette salle basse où, deux heures plus tard, on devait la trouver réunie.

 

Il compta ses hommes. Ils étaient au nombre de vingt et un, y compris Grain-de-Sel.

 

– Mes enfants, leur dit le comte, j’ai négocié votre vie et votre liberté, et dans deux heures vous ouvrirez les portes du château. Je connais le colonel, c’est un homme d’honneur ; il tiendra religieusement sa parole, et vous serez libres d’aller où vous voudrez. Cependant, si trois d’entre vous veulent m’accompagner, ils le peuvent…

 

Tous ne savaient pas comment Hector sortirait du château ; il n’y avait même qu’un seul homme, en dehors de Grain-de-Sel, qui eût donné à Main-Hardye connaissance du passage secret.

 

C’était le vieil intendant, on le devine.

 

Mais tous les hommes qui entouraient le comte s’écrièrent néanmoins :

 

– Moi ! Moi ! Moi !

 

Hector sourit.

 

– Je ne puis emmener que trois personnes, dit-il, et un baril de poudre.

 

Il ajouta ces mots avec un fier sourire et regarda Grain-de-Sel.

 

– Eh bien ! s’écrièrent plusieurs voix, tirons au sort.

 

– Soit, répondit Hector.

 

Les vingt chouans inscrivirent leur nom sur un morceau de papier et le jetèrent dans un chapeau.

 

– Allons ! Grain-de-Sel, tu es le plus jeune, dit le vieux majordome, mets ta main dans le chapeau.

 

Grain-de-Sel tira successivement trois noms. Le premier était celui de Mathurin ; le second, celui de Pornic, ce même Pornic que le feu comte de Main-Hardye avait envoyé à son fils lorsqu’il était en garnison à Poitiers. Le troisième était celui d’Yvon.

 

Pornic était un vieillard, Mathurin et Yvon étaient frères, deux jeunes gars jumeaux de vingt ans.

 

Si le comte eût eu à faire un choix, bien certainement il les eût choisis tous trois.

 

– Maintenant, mes enfants, acheva Hector, donnez-moi tous la main et séparons-nous. Un jour viendra peut-être où je pourrai rentrer en plein soleil et la tête haute à Main-Hardye.

 

– Mes enfants, dit à son tour le majordome, en tirant un livre de messe de sa poche, M. le comte a trop de confiance en vous pour vous demander de garder le secret de son évasion, mais moi j’ai le droit de l’exiger… Vous allez me jurer sur l’Évangile que vous mourrez plutôt que de rien révéler.

 

Vingt voix couvrirent la voix du vieil intendant.

 

– Nous le jurons ! s’écrièrent-ils tous.

 

– Et je suis bien sûr qu’il n’y aura aucun parjure parmi vous. Merci, mes enfants…

 

Le comte passa alors son fusil de chasse en bandoulière mit ses pistolets à sa ceinture, et dit aux trois hommes qui le devaient accompagner, ainsi que Grain-de-Sel :

 

– Mettez du pain et du fromage dans vos bissacs ; il nous faut des vivres pour trois jours… Si les bleus restent plus longtemps dans le pays, Dieu pourvoira à nos besoins.

 

– Et moi aussi, dit l’espiègle Grain-de-Sel.

 

Puis le jeune gars ajouta :

 

– Est-ce que nous emportons le baril de poudre ?

 

– Mais sans doute. Vas-tu pas croire, dit le comte avec son sourire calme et fier, que je veux me laisser fusiller ?

 

– Plus souvent ! murmura le gamin.

 

Et bien qu’il eût déjà un fusil, il prit deux pistolets sur la table, en vérifia les amorces, et les passa également à sa ceinture.

 

Pornic, Mathurin et Yvon imitèrent Grain-de-Sel.

 

Alors le comte ouvrit une des portes de la salle qui donnait sur une cour intérieure.

 

– Venez ! dit-il.

 

Puis il ajouta en riant :

 

– Si jamais les bleus d’aujourd’hui savent par où j’ai passé, ils seront plus fins que les bleus d’autrefois qui, chaque fois qu’ils ont fait des perquisitions, se sont amusés à sonder les murs et les planchers et à fouiller les caves pour y trouver la fameuse issue… Marche, Grain-de-Sel.

 

IX

Sous la voûte qui conduisait sous la salle basse à la petite cour il y avait un des trois barils de poudre qui devaient faire sauter le château si les assiégeants eussent refusé les conditions posées par le comte.

 

Les deux autres se trouvaient dans les caves.

 

– Cherchez une bonne corde, ordonna M. de Main-Hardye, qui se dirigea vers un puits placé au milieu de la cour.

 

À l’exception du majordome et de Grain-de-Sel, tous les défenseurs de Main-Hardye regardèrent curieusement leur jeune maître.

 

Le puits qu’ils avaient sous les yeux était profond et les eaux de l’étang l’alimentaient.

 

Une poulie armée de deux seaux servait à puiser cette eau, qui, si elle était saumâtre et peu potable, était bonne cependant pour le pansage des chevaux.

 

Mathurin se pencha le premier après le comte sur le bord du puits, qui avait une rampe en maçonnerie, et il poussa un cri de surprise.

 

– Tiens ! dit-il, il n’y a plus d’eau. En effet, on voyait le fond du puits.

 

– C’est moi qui l’ai séché, dit Grain-de-Sel. Fallait-il pas que je puisse entrer ? Les bleus ne permettaient pas qu’on vînt par la porte…

 

Les Vendéens regardaient tour à tour le comte et Grain-de-Sel qui souriaient, et nul ne comprenait comment le jeune gars avait pu venir par le fond du puits, lequel, une heure auparavant, était plein d’eau.

 

– Tu es donc sorcier, que tu sèches les puits, Grain-de-Sel ? demanda Mathurin.

 

– Peut-être bien, répondit le gars.

 

Le comte fit détacher un des seaux, et montra du doigt un large baquet, assez grand pour qu’un homme s’y pût asseoir comme dans une nacelle.

 

D’après son ordre, on attacha le baquet à la corde, en place du seau.

 

Puis il dit à Grain-de-Sel :

 

– Descends le premier.

 

Le gars sauta dans le baquet.

 

– J’ai de la chance, murmura-t-il, et je m’en irai plus facilement que je ne suis venu. Il m’a fallu grimper après la corde.

 

Le baquet descendit jusqu’au fond du puits.

 

Alors Grain-de-Sel, qui s’était accroupi dedans, se leva, enjamba par-dessus le bord, et ceux qui l’avaient descendu le virent disparaître et s’évanouir comme un fantôme.

 

Le gars venait de s’enfoncer dans une brèche pratiquée au ras du sol dans la maçonnerie du puits.

 

Cette brèche était invisible et couverte par l’eau en temps ordinaire.

 

Le baquet remonta, puis redescendit.

 

Il contenait le baril de poudre, les fusils, les bissacs des trois compagnons d’Hector, et une petite valise qui renfermait quelques vêtements pour ce dernier.

 

Il y avait, en outre, de grandes torches de résine qui devaient sans doute éclairer la marche des fugitifs à travers le mystérieux souterrain dans lequel Grain-de-Sel pénétrait le premier.

 

Grain-de-Sel prit le baril, les divers ustensiles que renfermait encore le baquet, et ceux qui étaient en haut du puits les virent disparaître.

 

Mathurin et son frère Yvon descendirent ensuite l’un après l’autre.

 

Puis ce fut le tour de Pornic.

 

Enfin le comte serra les mains de ses derniers soldats et s’aventura à son tour dans le baquet.

 

Cinq minutes après, l’eau reparut dans le puits et il ne resta plus aucune trace de l’évasion du comte.

 

C’était à crier au miracle.

 

Le majordome dit fort tranquillement :

 

– Les bleus peuvent venir maintenant, M. le comte est sauvé.

 

*

* *

 

Le phénomène qui venait de se produire aux yeux ébahis des Vendéens était cependant facile à expliquer.

 

Le puits de la petite cour avait été creusé au Moyen Âge par un chevalier de Main-Hardye qui guerroyait dans le Bocage contre les Anglais.

 

Deux ouvriers qui le creusaient, espérant trouver le niveau de l’étang, et par conséquent n’avoir plus qu’un conduit à percer dans le sens latéral, furent très étonnés, arrivés à une certaine profondeur, de mettre à découvert une sorte d’excavation naturelle qui semblait se prolonger sous le château dans une direction opposée à l’étang.

 

Ils remontèrent et firent part de leur découverte au chevalier.

 

Le sire de Main-Hardye d’alors descendit dans le puits, s’arma d’une torche, et, suivi par les deux ouvriers, il s’aventura bravement dans l’excavation.

 

Étroite et permettant à peine à un homme de passer en se courbant, la voie souterraine s’élargissait bientôt, et tout à coup le chevalier fut ébloui par des myriades d’étincelles que la lueur de sa torche arrachait à des stalactites qui en tapissaient les parois.

 

Il se trouvait dans une de ces grottes souterraines qui, presque toutes, correspondent par une de leurs issues avec des étangs ou des rivières. Celle-là communiquait avec l’étang au bord duquel les Main-Hardye avaient bâti leur donjon.

 

Le chevalier explora la grotte, dont la voûte inégale s’abaissait ou s’élevait tour à tour, s’élargissait et prenait des proportions de cathédrale, ou se rapetissait à l’infini et ne laissait plus que la place nécessaire à un homme pour passer en rampant sur le ventre et sur les mains.

 

Il chemina longtemps ainsi, suivi par les deux ouvriers, et au bout d’une heure il finit par découvrir l’issue de la route souterraine.

 

C’était un petit trou de la dimension d’un terrier à renard, par lequel filtrait un rayon de jour.

 

Le chevalier fit élargir ce trou à coups de bêche, et se trouva tout à coup au milieu d’un épais fourré de broussailles, dans les bois qui s’étendent entre Main-Hardye et Bellombre.

 

Alors il revint sur ses pas et remonta par le puits nouvellement creusé dans la cour de son manoir. Après quoi il manda trois autres ouvriers maçons, et leur fit jurer à tous les cinq, sur l’Évangile, qu’ils emporteraient ce secret dans la tombe.

 

Sous la direction du chevalier, les ouvriers rétrécirent le puits, en même temps qu’ils construisaient une sorte de galerie intérieure dans la maçonnerie. Cette galerie était destinée à mettre en communication, à l’aide d’un escalier d’une dizaine de marches, le fond du puits et l’extrémité du souterrain, laquelle avait un niveau supérieur d’environ huit pieds, de telle sorte que la brèche et une portion de l’escalier devaient être envahis par l’eau quand le conduit de l’étang serait percé.

 

Tout cela fut très habilement fait ; puis on construisit deux conduits au lieu d’un, et ces deux conduits furent garnis d’un robinet qui correspondait avec la galerie.

 

En ouvrant un de ces robinets, on emplissait le puits ; en ouvrant le second et fermant le premier, on le vidait, et le passage se trouvait libre de la grotte au puits.

 

Les ouvriers du chevalier gardèrent le secret. Ce secret se transmit avec les plus grandes précautions, de génération en génération, chez les Main-Hardye.

 

Aux grandes époques guerrières ou révolutionnaires, le puits du chevalier servit plus d’une fois à sauver les assiégés en leur permettant de fuir ou de se ravitailler.

 

Pendant les dernières guerres de Vendée, en 1792 et 1798, le puits avait rendu d’immenses services aux troupes royalistes. À cette époque, on remplaça les robinets par une pompe.

 

Les robinets avaient cet inconvénient qu’ils ne pouvaient fonctionner que lorsque les eaux de l’étang étaient basses.

 

La soupape put vider ou remplir le puits en tout temps, et un ouvrier habile la dissimula si bien qu’il fallait, soit du côté de la galerie, soit du côté du puits, en connaître l’existence pour la trouver.

 

Or, lorsque la dernière insurrection vendéenne éclata, il n’y avait plus dans tout le pays, et sans doute au monde, que trois personnes qui connaissaient le secret.

 

La première était le comte de Main-Hardye, la seconde son fils Hector, la troisième le vieux majordome.

 

Quinze jours avant les événements que nous venons de raconter, le comte Hector de Main-Hardye, qui commençait à prévoir l’issue de la guerre vendéenne, le comte, disons-nous, avait initié Grain-de-Sel à ce mystère.

 

– Je puis être assiégé dans Main-Hardye, lui dit-il, dans l’impossibilité de voir Diane et de recevoir de ses nouvelles… Il faut pourtant que tu puisses m’en apporter.

 

Et le comte, une nuit, avait conduit Grain-de-Sel dans les grottes, et lui avait expliqué le mécanisme de la soupape.

 

Or donc, ce jour-là, lorsque Grain-de-Sel comprit que le château était assiégé, et que, par conséquent, il lui serait impossible de pénétrer à Main-Hardye sans tomber au milieu des bleus, le jeune gars rebroussa chemin, gagna la Bauge-Ferme, se glissa dans les broussailles, et disparut par cette étroite crevasse qui n’avait jamais été découverte par des chasseurs, et que tous avaient prise pour un trou à renard.

 

Lorsque Grain-de-Sel était arrivé dans le puits après l’avoir vidé, tous les hommes qui défendaient le château, abrités derrière les croisées, les créneaux, couchés sous la charpente des toits, barricadés dans les corridors, avaient bien autre chose à faire qu’à se promener dans la cour intérieure.

 

Le gars était donc arrivé au plus fort de la fusillade, et nul n’avait pris garde à lui. Puis, quand on l’avait remarqué pendant que l’on parlementait, il dit simplement qu’il était bon nageur et avait passé l’étang en nageant entre deux eaux.

 

Ce fut donc par le puits que le comte de Main-Hardye et ses quatre compagnons quittèrent le château.

 

Lorsqu’on ouvrit les portes aux bleus, on fouilla partout et on ne trouva rien ; les caves furent parcourues, les murs sondés, les planchers effondrés çà et là.

 

Mais personne n’eut l’idée de regarder dans le puits.

 

Le sourire calme du majordome avait, du reste, complètement rassuré le jeune officier de hussards, Charles Aubin, et lorsqu’il était revenu à Bellombre en disant : « Le comte est sauvé, » il en avait la conviction.

 

Le colonel prit possession du château, expédia une estafette à Poitiers et attendit des ordres.

 

Diane attendait toujours le retour de Grain-de-Sel.

 

La soirée s’avançait, le gars ne paraissait pas.

 

Cependant, vers dix heures, le houhoulement de Grain-de-Sel se fit entendre.

 

Diane tressaillit et ouvrit sa croisée.

 

Le gars recommença bientôt son cri d’oiseau nocturne, et il sembla à la baronne qu’il avait une intonation joyeuse.

 

Alors la jeune femme eut un violent battement de cœur.

 

Elle craignit un moment que le comte n’eût eu l’audace de suivre Grain-de-Sel.

 

Mais bientôt l’enfant parut.

 

Il était seul et souriait avec la fierté d’un triomphateur.

 

– Sauvé ! dit-il.

 

– Parle bas, murmura Diane, parle bas, enfant… Où est-il ?

 

– Dans la grotte…

 

Et Grain-de-Sel raconta sur-le-champ l’évasion d’Hector.

 

Le comte était demeuré dans la grotte avec ses trois compagnons. Ils avaient allumé du feu et avaient des vivres pour trois jours.

 

Hector avait écrit à Diane sur son genou.

 

Sa lettre était courte :

 

« Mon ange aimé, disait-il, nous avons lutté jusqu’au dernier moment ; mais il est venu une heure où la résistance devenait de la folie, – une folie sans but. J’ai eu pitié des hommes qui m’entouraient, et j’ai songé à toi… J’ai capitulé. Mais, sois tranquille, les bleus ne m’auront point. Si la fatalité voulait qu’ils découvrissent ma retraite, je leur échapperais encore, et je les ensevelirais avec moi sous les décombres de la grotte, dans laquelle j’ai transporté un baril de poudre.

 

« Diane, ma bien-aimée, l’heure du sacrifice a sonné pour toi.

 

« Je suis proscrit. En France, c’est la mort, et je ne veux pas mourir.

 

« À l’étranger, sans toi, c’est la mort aussi, me comprends-tu ?

 

« Réfléchis… J’attends.

 

« Ton Hector. »

 

Diane, en lisant cette lettre, comprit que le comte avait raison, et que l’heure du sacrifice était venue.

 

Mais ce sacrifice était léger, maintenant que M. de Morfontaine avait pardonné.

 

La baronne n’hésita point une minute.

 

Elle jeta un châle sur ses épaules, et, cette lettre à la main, elle descendit chez son père.

 

Le général avait quitté le salon, il y avait un quart d’heure à peine, en souhaitant le bonsoir à ses hôtes.

 

Diane le trouva au coin du feu, les pieds sur les chenets, enveloppé dans sa robe de chambre, et lisant un vieux traité de vénerie.

 

À la vue de sa fille, le général se leva tout étonné, tant il s’attendait peu à une visite d’elle à cette heure avancée.

 

Diane ferma la porte, vint au général d’un pas lent et se mit à genoux devant lui.

 

– Que fais-tu, mon enfant ? s’écria M. de Morfontaine, qui voulut la relever.

 

Mais Diane demeura à genoux.

 

– Mon père, dit-elle, je ne me relèverai que lorsque vous m’aurez pardonnée.

 

– Pardonnée ! exclama le général abasourdi. Pardonnée ! Que veux-tu donc que je te pardonne, à toi, mon enfant, ma fille ; à toi, l’appui et la joie de ma vieillesse ; à toi, pour qui je demande chaque jour à Dieu de m’accorder de longues années encore ?

 

– Mon père, je vous ai désobéi.

 

– Toi ?

 

– Je vous ai trompé.

 

– Toi ? toi ?

 

– Vous m’aviez donné un époux, un époux que mon cœur n’avait pas choisi… et cet époux, je l’ai accepté parce que vous me le donniez, mon père, et je lui ai été fidèle, et je me suis efforcée de l’aimer.

 

– Et c’est ce que tu appelles m’avoir trompé ? enfant ! s’écria le général.

 

– Attendez, mon père… Cet époux mort, mon cœur s’est senti de nouveau entraîné vers l’homme que j’aimais… et cet homme que je n’osais vous nommer, et à qui j’appartiens, cet homme…

 

Le général éprouva en ce moment un de ces pressentiments bizarres, inexplicables qui s’emparent quelquefois de l’esprit humain.

 

– Son nom ? demanda-t-il, pris d’une émotion violente et subite. Quel qu’il soit, je te pardonne, mon enfant, et puisque… tu l’aimes…

 

– Oh ! oui, fit Diane, qui posa la main sur son cœur.

 

– Il sera ton époux, je te le jure, acheva le général.

 

Diane se releva et dit :

 

– Mon père, l’homme que j’aime, l’homme qui est déjà mon époux devant Dieu, l’homme à qui j’ai juré de porter son nom un jour, est un malheureux proscrit que je viens vous supplier de sauver.

 

– Son nom ? son nom ? insista le marquis d’une voix tremblante et pleine d’angoisse.

 

– C’est le comte Hector de Main-Hardye, ajouta Diane avec fermeté.

 

Le général étouffa un cri, porta la main à son front et chancela.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-il, est-ce donc ainsi que finissent toutes ces vieilles haines qui traversent impunément les siècles ?

 

Diane, les mains jointes, voulut se remettre aux genoux du général : mais il la prit dans ses bras, la tint longtemps pressée contre son cœur, et lui dit enfin :

 

– Madame la comtesse de Main-Hardye, il faut pourtant aviser un moyen de sauver votre époux.

 

Deux heures plus tard, Diane écrivait à Hector cette lettre, que Grain-de-Sel devait lui porter le lendemain :

 

« Cher époux,

 

« Oh ! je puis te donner ce nom maintenant, car mon père sait tout, et il a pardonné, et il t’appellera son fils, comme il m’a déjà nommée tout à l’heure : Madame la comtesse de Main-Hardye. »

 

« Il a déjà médité un plan de fuite pour nous et pour lui.

 

« Je veux que vous soyez prudent et raisonnable, mon cher époux ; que vous demeuriez caché dans le Trou-du-Renard jusqu’à ce que Grain-de-Sel aille vous chercher.

 

« Ce jour-là, les hussards auront quitté Bellombre, et le pays sera libre.

 

« Un soir, demain peut-être, une lumière brillera en haut du château, à la fenêtre de la mère Yvonne, et ce sera pour toi le chemin de la délivrance.

 

« Mon père a déjà songé à préparer une chaise de poste qui t’attendra à la lisière du bois. Vous serez obligé, mon cher comte, de prendre un déguisement, une livrée de valet ; mais qu’importe ! Nous traverserons le Bocage en une nuit, nous arriverons à Rochefort, et là c’est le salut, car il y a toujours des navires anglais en partance.

 

« Adieu, cher époux du ciel, au revoir plutôt. Je m’agenouille et je prie pour toi.

 

« Diane. »

 

Grain-de-Sel, debout derrière le fauteuil de Diane, avait attendu silencieusement qu’elle eût terminé sa lettre. Quand elle l’eut pliée et cachetée, le gars s’en saisit.

 

– Hurrah ! dit-il. Vive M. le comte de Main-Hardye ! Vive le roi !

 

Et il enjamba la croisée, se laissa glisser derrière le cep de vigne et disparut dans la nuit.

 

X

Trois jours s’écoulèrent.

 

Les hussards étaient toujours à Morfontaine et dans les environs, attendant les ordres.

 

Mais la fusillade avait cessé dans le Bocage et l’insurrection paraissait éteinte.

 

M. le vicomte de la Morlière et ses deux cousins commençaient à se montrer fort inquiets.

 

On n’entendait plus parler de M. de Main-Hardye ; le général lui-même évitait de prononcer son nom, et la baronne Rupert, quoique toujours grave et silencieuse, n’avait plus ce front pâle et ces yeux cernés qui révélaient naguère ses nuits d’angoisse et d’insomnie.

 

Le comte avait-il, en effet, gagné les côtes et s’était-il embarqué ?

 

M. de la Morlière commençait à le craindre, car Grain-de-Sel lui-même demeurait fort tranquillement à Bellombre et se couchait de fort bonne heure.

 

Ambroise, le valet vendu aux trois cousins, avait passé deux nuits blanches, couché dans les fossés du parc.

 

Ni Grain-de-Sel ni le comte n’avaient passé par la brèche, et Ambroise en avait été quitte pour relever son piège à loup au petit jour et le cacher dans une broussaille voisine.

 

Le vicomte était ivre de rage.

 

– Allons, cousin, lui dit le chevalier de Morfontaine, un soir que les trois prétendants à la main de Diane causaient en fumant sous les arbres de l’avenue du château, ceci est une partie perdue.

 

– Eh bien ! répondit le vicomte, quoi que vous puissiez dire l’un et l’autre, je soutiens que ce n’est qu’une partie remise.

 

– Remise à longtemps…

 

– Peut-être.

 

– La combinaison était pourtant bien jolie, murmura le baron de Passe-Croix d’un ton railleur.

 

– Je n’y renonce pas encore.

 

Les deux cousins hochèrent la tête.

 

Mais avant que le vicomte eût répondu, il vit venir à lui Ambroise, le valet perfide. Ambroise avait une fleur de sourire aux lèvres.

 

– Ah ! ah ! dit le vicomte, as-tu du nouveau par hasard ?

 

– Je le crois.

 

– Voyons.

 

Et le vicomte regarda ses deux cousins :

 

– Vous savez, messeigneurs, dit-il, que je suis votre général en chef et que j’ai pour habitude de ne point réunir mon conseil de guerre.

 

– C’est bien, nous te laissons, dit le chevalier, qui prit le bras de M. de Passe-Croix et l’entraîna du côté du parc.

 

Ambroise et M. de la Morlière se trouvèrent seuls.

 

– Eh bien ! dit le vicomte, qu’est-ce ?

 

– Grain-de-Sel fait des préparatifs de départ.

 

– Ah !

 

– Il est allé aux écuries aujourd’hui, et il a soigné les chevaux d’une singulière façon ; cela m’a donné à penser qu’il songeait à voyager.

 

– Est-ce tout ?

 

– Oh ! non, fit Ambroise en souriant, j’ai mieux que cela.

 

– Voyons.

 

– J’ai découvert un endroit d’où l’on voit et on entend ce qui se passe chez madame la baronne.

 

– Oh ! oh ! murmura M. de la Morlière dont le visage s’illumina, ceci est plus sérieux, en effet. Et où est cet endroit ?

 

– C’est la bibliothèque du château, qui, vous le savez, est séparée de la chambre à coucher de madame la baronne par une cloison. M. le baron de Passe-Croix a, ce matin même, cherché des livres dans la bibliothèque, et il a dérangé je ne sais quoi, de telle façon que tout à l’heure, en allant chercher un volume pour le général, j’ai été fort étonné de voir passer un rayon lumineux à travers le mur. Les volumes qu’avait dérangés M. le baron avaient, en s’écartant, démasqué un petit trou auquel je me suis empressé de coller mon œil…

 

– Et… qu’as-tu vu ?

 

– J’ai vu madame Diane qui écrivait sur une petite table roulée devant le feu. La cheminée était juste en face de la fente par laquelle je regardais.

 

– À merveille ! Et la baronne était-elle triste ou gaie ?…

 

– Elle avait le visage tranquille et comme un sourire aux lèvres à mesure qu’elle écrivait.

 

– Elle était seule ?

 

– Oui ; mais Grain-de-Sel est venu, et il est entré sur la pointe du pied.

 

– Ah ! ah !

 

– Madame Diane a levé la tête et lui a dit tout bas : « Dans une heure. »

 

Grain-de-Sel s’en est allé.

 

– Alors, acheva Ambroise, je me suis glissé à pas de loup de la bibliothèque dans le corridor, et j’ai vu Grain-de-Sel qui descendait aux écuries. Je me suis trouvé par hasard sur son chemin.

 

– Par hasard aussi, dit le vicomte, tu devrais retourner à la bibliothèque.

 

– Oh ! j’ai le temps, monsieur. Madame Diane a dit à Grain-de-Sel : « Dans une heure. »

 

– Est-ce tout ce que tu as à m’apprendre ?

 

– Ah ! répondit Ambroise, j’oubliais de vous dire que le général a paru préoccupé toute la journée.

 

– Je m’en suis aperçu.

 

– Il a envoyé ce soir son valet de chambre Philippe à Poitiers.

 

– Sais-tu pourquoi ?

 

– Non ; Philippe est discret, j’ai vainement essayé de le faire parler.

 

Tandis qu’Ambroise lui donnait ces renseignements, le vicomte se disait :

 

– Je commence à être de l’avis de mes cousins, Main-Hardye est hors de danger. Sans cela, madame Diane sourirait-elle ?

 

Et après avoir fait cette réflexion tout bas, il dit tout haut au valet :

 

– Notre homme est parti bien certainement ; il aura gagné le bord de la mer.

 

– Ceci n’est point sûr, monsieur.

 

– Qu’en sais-tu ?

 

– Oh ! mon Dieu ! rien… mais je donnerais ma tête à couper qu’il est caché quelque part dans les bois, et que le général s’occupe des moyens de le faire partir. Je remonte à la bibliothèque… Vous, monsieur le vicomte, vous devriez bien surveiller un peu Grain-de-Sel.

 

M. de la Morlière et Ambroise revinrent vers le château et se séparèrent près du perron.

 

Ambroise s’en retourna dans la bibliothèque et tressaillit en y entrant. Un bruit confus de voix passait par la fente de la cloison, et le valet, qui avait l’oreille fine, reconnut sur-le-champ la voix du général.

 

Il s’approcha, colla son œil au mur, et vit, en effet, M. de Morfontaine assis auprès de sa fille et lui tenant les deux mains.

 

Ambroise ne se contenta point de regarder, il écouta la conversation du marquis et de la baronne Rupert.

 

*

* *

 

Le général était entré, il y avait quelques minutes à peine ; il était entré sur la pointe du pied, et, voyant que sa fille écrivait, il s’était assis sans mot dire.

 

Diane, levant la tête, lui avait souri.

 

– Je suis à vous, mon père.

 

– C’est à lui, n’est-ce pas, que tu écris ?…

 

– Oui, père.

 

– Lui dis-tu mon projet ?

 

– Oh ! certes, et je le supplie de ne pas sortir de sa cachette, de ne point bouger, d’attendre à après-demain. C’est après-demain, n’est-ce pas ?

 

– C’est après-demain que les hussards partent ; le soir, à l’entrée de la nuit, Philippe sera avec ma chaise de poste à la lisière du bois.

 

– Oh ! mon père, murmura Diane, vous êtes noble et bon.

 

– Je t’aime, mon enfant, et j’ai fini par aimer l’homme à qui tu as donné ton cœur.

 

– Ah ! vous ne le connaissez pas, mon père… Il est digne de votre affection… vous verrez…

 

– Occupons-nous d’abord de le sauver… Les hussards, je te le répète, doivent partir après-demain. Aussitôt qu’ils se seront mis en route, on allumera une lampe dans la chambre de la mère Yvonne, comme je te disais hier. Ce sera le signal.

 

Diane jeta ses bras au cou de son père et le couvrit de baisers. Le général discuta alors longuement le plan de conduite. Puis il se tourna vers Grain-de-Sel et lui dit :

 

– File ! et va-t’en m’attendre à la cuisine ! Il faut se défier de tout le monde à présent.

 

XI

Le général, madame Diane et Grain-de-Sel avaient, tout en causant à voix basse et ne se défiant point du trou pratiqué dans le mur de la bibliothèque, livré à Ambroise et au vicomte de la Morlière le secret de la retraite du comte Hector de Main-Hardye.

 

Grain-de-Sel descendit à la cuisine.

 

Sa vieille mère était au coin du feu. Les domestiques entouraient la table ronde placée au milieu de la salle basse.

 

– Hé ! Grain-de-Sel ! dit le valet de chambre Ambroise, tu as l’air bien triste aujourd’hui ?

 

– Pourquoi donc serais-je triste ? demanda le petit Vendéen.

 

– Dame ! fit Ambroise, tu en as l’air, toujours.

 

– Je suis ainsi, répliqua Grain-de-Sel, chaque fois que j’ai faim.

 

Et il se mit à table à sa place habituelle.

 

– Mère, dit-il, se tournant vers la nourrice de madame Diane, tu ne soupes pas ?

 

– J’ai soupé, mon gars.

 

– Déjà ?

 

– Oui, et je t’engage à en faire autant et à t’aller coucher. Faut que tu te lèves matin, demain.

 

– Pourquoi donc cela, mère ?

 

– Parce que tu t’en iras à Poitiers porter une lettre de notre maître.

 

– Ah ! dit Grain-de-Sel d’un air étonné, faut que j’aille à Poitiers ?

 

– Oui, mon gars.

 

– C’est bon, on ira.

 

Grain-de-Sel s’arma de son couteau et attaqua une tranche de lard bouilli.

 

Mais il était à peine à la moitié de son repas, lorsqu’un personnage, sur l’arrivée duquel personne, bien certainement, ne comptait, se montra sur le seuil de la porte.

 

C’était le général, le marquis, le maître, comme on l’appelait indistinctement à Bellombre.

 

À sa vue, les domestiques se levèrent avec respect, et chacun d’eux se découvrit.

 

– Mes enfants, dit le général, il fait un temps de chien, et cependant il faut que l’un de vous monte à cheval.

 

– Ce sera moi, si monsieur le marquis le permet, dit Grain-de-Sel.

 

– Toi, petit ?

 

– J’aime la pluie et le vent, moi.

 

Le général se prit à sourire.

 

– Où faut-il aller ? continua l’enfant.

 

– À Bellefontaine.

 

– Chez le curé ?

 

– Oui, dit le général.

 

Il avait une lettre à la main, et la donna à Grain-de-Sel. Grain-de-Sel échangea avec le général un regard mystérieux, prit la lettre, la mit dans sa poche et se leva.

 

– Selle mon cheval rouan, dit le général. Tu iras à Bellefontaine en vingt minutes. Si la pluie continue à tomber quand tu arriveras, le curé te fera coucher.

 

– Je ne dois donc pas rapporter la réponse à monsieur ? demanda Grain-de-Sel.

 

– Non, d’après ma lettre, le curé saura ce qu’il doit faire.

 

Le général quitta la cuisine et remonta au salon. Grain-de-Sel murmura :

 

– Il fait pourtant bon au coin du feu ; qu’en dis-tu, mère ?

 

– Je dis que tu aurais bien pu laisser aller quelqu’un d’autre, répondit la nourrice de Diane d’un ton bourru.

 

– Non pas, dit Grain-de-Sel.

 

– Et pourquoi cela ? demanda Ambroise d’un air niais.

 

– Parce que le général m’a baptisé du nom de Grain-de-Sel l’Intrépide.

 

– Et que tu veux mériter ce nom ?

 

– Tout juste, le Parisien.

 

C’était ainsi qu’à Bellombre on appelait Ambroise, le seul domestique du château qui ne fût pas un enfant du pays.

 

– Il a de l’amour-propre, Grain-de-Sel, dit Ambroise, qui se leva à son tour et dit :

 

– Bonsoir, tout le monde, je vais me coucher.

 

Ambroise et Grain-de-Sel sortirent en même temps de la cuisine.

 

Le premier fit mine de monter bruyamment l’escalier de service qui conduisait aux étages supérieurs, tandis que le petit Vendéen descendait aux écuries.

 

Mais, arrivé au premier étage, il traversa la salle à manger, où il n’y avait plus personne, et gagna la terrasse du château.

 

De la terrasse, Ambroise descendit à l’orangerie, et, malgré l’obscurité de la nuit, il trouva son chemin au travers des caisses d’arbustes.

 

Derrière l’une de ces caisses se trouvait le piège à loup qu’il tendait vainement chaque matin.

 

Auprès du piège à loup, Ambroise avait placé un fusil, qu’il mit en bandoulière, et un gros bâton noueux, qu’il prit avec lui.

 

Puis, muni de ces trois objets, il sortit de l’orangerie.

 

La silhouette noire d’un homme se dessina alors sur la nuit sombre.

 

– Ambroise ! dit une voix.

 

– Monsieur le vicomte…

 

– Bien, c’est toi ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Es-tu prêt ?

 

– Grain-de-Sel part à l’instant ; mais j’aurai le temps de le devancer.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Bien. Va !

 

– Monsieur le vicomte n’oubliera pas la lumière ?

 

– Certainement non.

 

Ambroise s’avança en courant sous les arbres du parc et disparut.

 

*

* *

 

Pendant ce temps, Grain-de-Sel entrait dans les écuries, sellait Roland, le cheval rouan du général, et s’élançait dessus.

 

Au moment où il sortait de la cour, il se retourna et leva les yeux vers le château.

 

– Ô chère maîtresse !… murmura l’enfant avec l’enthousiasme du dévouement sans limites.

 

Grain-de-Sel mit son cheval au galop et s’élança sur la route de Bellefontaine. Mais quand il fut hors de vue et que les tourelles de Bellombre eurent disparu derrière les arbres, il tourna brusquement à gauche et se jeta dans un chemin creux.

 

Ce chemin creux conduisait tout droit aux grands bois, derrière lesquels s’élevaient les vieux murs du château de Main-Hardye.

 

Le petit Vendéen s’enfonça dans le fourré, gagna une clairière, mit pied à terre, et attacha son cheval à un chêne.

 

La nuit était sombre, le vent était apaisé, mais la pluie continuait à tomber au travers des branches dépouillées.

 

Grain-de-Sel avait dans la poche de sa veste rouge la lettre de Diane à Hector.

 

Toujours prudent, toujours circonspect, l’enfant regarda autour de lui, se coucha et colla son oreille contre terre. Aucun bruit, proche ou lointain, ne se faisait entendre.

 

– Allons ! murmura-t-il avec un sourire, ce n’est pas aujourd’hui encore que je serai suivi, et que les bleus découvriront la retraite de M. Hector.

 

Il arma son fusil, le plaça sur son épaule et continua sa route à pied, se glissant à travers les broussailles avec la souplesse et la légèreté d’un chat.

 

– Qui va là ? dit tout à coup une voix derrière lui. Grain-de-Sel tressaillit, se retourna et porta sur-le-champ la crosse de son fusil à son épaule droite.

 

Mais en cet endroit le bois était si fourré et la nuit si obscure, que Grain-de-Sel ne vit rien.

 

– Qui va là ? demanda-t-il à son tour.

 

Nul ne répondit.

 

Alors Grain-de-Sel voulut rebrousser chemin, tant il avait peur que ce ne fût un bleu qui l’eût suivi. Il fit deux pas en arrière et répéta :

 

– Qui donc a parlé ?

 

Soudain l’enfant reçut un vigoureux coup de bâton sur la tête, jeta un cri étouffé et tomba étourdi et comme foudroyé.

 

Alors un homme, qui s’était tenu dissimulé jusque-là derrière un tronc d’arbre, s’avança son bâton à la main, et se pencha sur Grain-de-Sel.

 

Grain-de-Sel était évanoui.

 

L’homme ne s’amusa point à s’assurer s’il avait tué ou non le petit Vendéen.

 

Il ouvrit vivement la veste de l’enfant et en retira la lettre de Diane.

 

Or, l’homme qui venait d’étourdir Grain-de-Sel d’un coup de bâton et qui lui avait volé la lettre que l’enfant portait sur sa poitrine, cet homme, c’était Ambroise.

 

Le valet de chambre de feu le baron Rupert, une fois en possession de la lettre, prit le corps du petit Vendéen dans ses bras et le poussa dans une broussaille. Le coup de bâton avait entamé le cuir chevelu. Un flot de sang s’était répandu sur le visage de Grain-de-Sel.

 

– Il est mort, pensa Ambroise.

 

Puis il s’élança au travers des chênes rabougris et du fourré vers le trou à renard, dont il connaissait maintenant parfaitement le chemin.

 

Ambroise avait souvent accompagné le général à la chasse ; vingt fois il avait passé auprès de la petite ouverture de ce vaste souterrain, qui communiquait avec le parc de Main-Hardye.

 

Seulement, il s’était toujours imaginé que cette ouverture n’était qu’une excavation sans importance, un simple trou à renard.

 

Ambroise écarta les broussailles qui en masquaient l’entrée, puis il se coucha à plat ventre, posa ses deux mains sur sa bouche et fit entendre un houhoulement exactement semblable à celui de Grain-de-Sel.

 

Une minute s’écoula et rien ne troubla le silence qui régnait autour du valet.

 

Le trou était noir, et Ambroise n’était pas homme à s’y aventurer.

 

Les ténèbres avaient pour lui toute l’horreur de l’inconnu.

 

Il répéta son houhoulement.

 

Puis il attendit.

 

– Pardieu, se dit-il, si le comte ne répond pas, c’est que probablement Grain-de-Sel a l’habitude de faire la chouette trois fois de suite.

 

Et, pour la troisième fois, il répéta le houhoulement. Aussitôt le coup de sifflet bien connu des gens du Bocage lui répondit.

 

– Ah ! ah ! murmura Ambroise, la bête fauve est baugée.

 

Il se releva et attendit encore.

 

Peu à peu un bruit se fit dans le souterrain, un bruit lointain et confus d’abord, qui se rapprocha insensiblement.

 

Ambroise reconnut bientôt que ce bruit était celui d’un pas retentissant sur le sol sonore du souterrain.

 

Puis ce bruit cessa et le coup de sifflet se fit entendre de nouveau.

 

Ambroise répéta son houhoulement.

 

Les pas se firent entendre derechef, et bientôt ils furent si distincts qu’Ambroise eut un battement de cœur.

 

– Le voilà ! pensa-t-il.

 

En effet, une voix basse, comprimée, demanda des profondeurs du souterrain :

 

– Est-ce toi, Grain-de-Sel ?

 

– Non, répondit le valet, c’est moi, Ambroise, le valet de chambre de madame la baronne.

 

– À distance alors ! cria la voix.

 

Puis Ambroise, qui s’était prudemment écarté, vit apparaître hors du trou de renard un homme qui se dressa tenant un pistolet de chaque main.

 

– Arrière ! répéta le comte, car c’était lui, arrière !

 

Ambroise recula d’un pas.

 

– Monsieur le comte, dit-il, je vous apporte une lettre de madame la baronne.

 

Le comte, qui avait une grande habitude de l’obscurité, jetait autour de lui un regard rapide et s’assurait qu’Ambroise était seul.

 

– Ah ! monsieur le comte, dit Ambroise, vous devez pourtant me reconnaître à la voix.

 

– En effet, répondit le comte. Et… tu m’apportes une lettre de madame Diane ?

 

– Oui, monsieur le comte.

 

– Pourquoi Grain-de-Sel n’est-il pas venu ?

 

– Parce que les bleus l’emmènent.

 

– Hein ? fit le comte.

 

– Monsieur Hector, reprit Ambroise en jetant son fusil à terre, à deux pas devant lui, voici la seule arme que je possède.

 

– Donne la lettre.

 

– La voici, répéta Ambroise.

 

– Avance, dit le comte.

 

M. de Main-Hardye, qui tenait toujours son pistolet à la hauteur du front d’Ambroise, prit la lettre.

 

La nuit était trop sombre pour qu’il pût la lire, mais il en palpa le cachet.

 

– C’est bien d’elle, murmura-t-il. Puis il renouvela sa question :

 

– Pourquoi Grain-de-Sel n’est-il pas venu ?

 

– Parce que, répondit Ambroise, les bleus l’ont pris pour leur servir de guide.

 

– Comment cela ?

 

– Les hussards ont quitté Bellombre, il y a une heure.

 

– Ah ! dit le comte, qui respira.

 

– Grain-de-Sel était en route, et il vous apportait cette lettre.

 

– Bien, après ? fit le comte, toujours soupçonneux.

 

– Les hussards ne comptaient partir que demain, mais une ordonnance est arrivée de Poitiers au grand galop, et a apporté un message au colonel.

 

« – À cheval ! messieurs ! a commandé le colonel.

 

« Il a fait sonner le boute-selle et on est parti. Comme le colonel sortait de Bellombre, il a rencontré Grain-de-Sel. Le bambin était à cheval, et il vous apportait cette lettre.

 

« – Où vas-tu ? lui a demandé le colonel.

 

« – C’est M. le marquis, a répondu l’enfant, qui m’envoie à Bellefontaine, chez M. le curé. Le capitaine Aubin, vous savez, monsieur le comte, le capitaine…

 

– Mon ami, interrompit Hector.

 

Le capitaine lui a dit :

 

« – Puisque tu vas à Bellefontaine, qui est sur la route de Poitiers, tu peux bien nous servir de guide, le ciel est sombre…

 

« – Oh ! volontiers, capitaine. »

 

« J’étais à trois pas de distance, regardant défiler l’escadron.

 

« Grain-de-Sel s’est tourné vers moi. Alors je me suis approché, et, comme la nuit était noire, il a pu me glisser sa lettre dans la main et ces mots à l’oreille :

 

« – Au trou du renard… le comte… trois houhoulemmts. Et il est parti.

 

« Je me suis mis à courir à travers les bois, et me voilà. »

 

Ambroise avait raconté tout cela avec une naïveté et un air de bonne foi qui écartèrent tout soupçon de l’esprit du comte.

 

– As-tu la mèche soufrée de Grain-de-Sel ?

 

– Non, monsieur le comte.

 

Hector de Main-Hardye hésita un moment. Mais enfin il prit un parti et dit à Ambroise :

 

– Quand madame Diane a remis cette lettre à Grain-de-Sel, les hussards devaient-ils être partis ?

 

– Non.

 

– Donc elle ne le savait pas.

 

– Non.

 

– Et il n’y a plus un seul soldat à Bellombre ?

 

– Pas un.

 

Le comte hésita encore.

 

– Monsieur le comte, dit Ambroise, qui en ce moment fut sublime d’audace, si j’avais un conseil à vous donner…

 

– Parle.

 

– Ce serait d’attendre à demain…

 

– Non, répliqua le comte qui crut désormais à la sincérité du valet, il y a trop longtemps que je ne l’ai vue.

 

– Cependant, monsieur le comte…

 

– Non, je veux aller à Bellombre, répéta Hector avec fermeté. Je veux la voir !

 

– Alors, je le tiens ! murmura le valet, qui s’était vendu corps et âme au plus implacable ennemi du comte.

 

XII

– Ramasse ton fusil, dit le comte, et marche devant moi.

 

Ambroise se baissa et mit son fusil en bandoulière.

 

Puis il marcha devant le comte.

 

Hector avait toujours ses pistolets à la main, mais sa défiance s’était évanouie.

 

Ambroise était, après tout, le valet de chambre de feu le baron Rupert.

 

Donc il devait être dévoué à la baronne.

 

Et puis Hector aimait si ardemment madame Diane qu’il avait fallu toutes les supplications de la jeune femme et le dévouement entêté de Grain-de-Sel pour l’empêcher d’aller à Bellombre tant que les hussards s’y trouvaient.

 

Or, du moment où l’escadron avait quitté ses cantonnements, du moment où le pays était libre, Hector sentait son cœur battre avec trop de violence pour qu’il pût attendre le lendemain.

 

Il voulait voir sa chère Diane !

 

Ambroise cheminait d’un pas leste à travers les taillis.

 

D’ailleurs, la pluie ne tombait plus, le vent se taisait et la lune commençait à se dégager des nuages.

 

En vingt minutes, le comte et son guide improvisé eurent atteint la limite extrême de ce fouillis de broussailles qui environnait le trou du renard, et ils purent cheminer plus librement sous la futaie.

 

Hector était si impatient de revoir madame Diane qu’il essaya de tromper cette impatience en parlant d’elle.

 

– Que s’est-il passé à Bellombre ? demanda-t-il au valet.

 

– Je ne sais pas, monsieur le comte ; mais il me semble que le général est tout changé.

 

– Comment ?

 

– Le général devenait pâle de colère, autrefois, quand on parlait de vous…

 

– Et… aujourd’hui ?

 

– Aujourd’hui il parle de vous comme si vous étiez déjà le mari de madame la baronne.

 

Le comte eut un sourire.

 

– Et, poursuivit Ambroise, il m’a envoyé hier à Poitiers.

 

– Pourquoi ?

 

– Chez Harlet, le carrossier.

 

– Ah ! ah !

 

– Pour dire à Harlet qu’il fît mettre en état sa chaise de poste. Il paraît que le général va faire un voyage…

 

Le comte écoutait avec un intérêt toujours croissant les confidences d’Ambroise. Le valet continua :

 

– Ce matin, le général et madame Diane se promenaient dans le parc. Il ne pleuvait pas. Moi, j’étais assis sous le grand arbre qui est devant le perron ; je lisais la Gazette de France. Le général et madame la baronne sont passés près de moi.

 

– Et ils t’ont vu ?

 

– Non, monsieur le comte. Ils causaient à mi-voix.

 

– Et tu as entendu ?

 

– Oui, monsieur le comte.

 

– Que disaient-ils ?

 

– C’était le général qui parlait.

 

– Ah !

 

« – Mon enfant, disait-il, si les hussards partent demain, comme cela est décidé, ma petite combinaison sera très bonne.

 

« – Qu’avez-vous combiné, mon père ?

 

« – La chaise de poste attendra vers minuit, demain, dans le bois Fourchu, et nous aurons fait quinze ou vingt lieues avant le point du jour. Nous arriverons à Rochefort juste quelques heures avant le départ de ce paquebot anglais dont je t’ai parlé.

 

« – Mais, a dit madame Diane, si on allait reconnaître Hector ? »

 

Le général s’est pris à sourire.

 

« – C’est impossible, a-t-il dit, et cela pour deux raisons : la première, c’est que jamais on ne pourra supposer à trente lieues à la ronde qu’un Main-Hardye voyage dans la voiture du marquis de Morfontaine.

 

« – Et la seconde ? a demandé madame la baronne.

 

« – La seconde, mon enfant, c’est que la paire de favoris roux et la livrée de laquais que je destine à ton époux seront le meilleur passeport. »

 

On le voit, Ambroise avait écouté assez attentivement la conversation du général et de sa fille, à travers la fente du mur de la bibliothèque.

 

– Et c’est tout ce que tu as entendu ?

 

– Tout. Ils se sont éloignés.

 

– Madame Diane est-elle triste ?

 

– Elle est fort gaie, au contraire.

 

– Chère Diane, murmura Hector.

 

– Et les officiers, qui aiment tous M. le comte, sont aussi de belle humeur.

 

– Vraiment ?

 

– Ah dame ! je sers à table, fit naïvement Ambroise, et j’ai entendu le capitaine Aubin qui disait gaiement à déjeuner :

 

« – Décidément, je crois que ce pauvre Main-Hardye a vu, à l’heure qu’il est, les côtes de France s’effacer à l’horizon.

 

« – C’est probable… a ajouté le général.

 

« – Bah ! a dit à son tour le vieux colonel, un déserteur de ce genre n’est jamais déshonoré. Hector de Main-Hardye, s’il est parti, attendra patiemment à l’étranger que le roi accorde pleine et entière amnistie.

 

« – Puis, a dit le capitaine Aubin, il rentrera fort paisiblement en Vendée, et s’il a laissé quelque part une femme qu’il aime…

 

« – Il l’épousera au grand soleil, a ajouté le général en souriant. »

 

Tandis que le perfide valet jetait dans le cœur du comte toutes ces espérances, se gardant bien de lui parler de ses trois rivaux, les neveux du général, le comte avait atteint la lisière du bois, et il fut étonné d’entendre retentir un bruit sourd sur le sol.

 

– Qu’est-ce que cela ? fit-il, vérifiant, par un sentiment de prudence, les amorces de ses pistolets.

 

– Tiens, fit Ambroise d’un air étonné, c’est un cheval. Et il désigna du doigt sous les arbres une masse noire qui se mouvait.

 

– Un cheval ! fit le comte en s’approchant.

 

– C’est le cheval de Grain-de-Sel ; le drôle sera allé jusqu’à Bellefontaine, dit Ambroise, puis il sera revenu, et tandis que nous quittions le trou du renard, il en prenait le chemin.

 

Le comte mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet, espérant que le houhoulement de Grain-de-Sel lui répondît.

 

Mais Grain-de-Sel ne répondit pas.

 

Un soupçon passa dans l’esprit d’Hector.

 

– Qui sait, pensa-t-il, si cet homme ne me trahit pas ?

 

Mais après s’être adressé cette question le comte fut contraint de se répliquer à lui-même :

 

– Pourquoi ? dans quel intérêt me trahirait-il ?

 

Cet intérêt, le comte n’aurait pu le deviner que s’il eût songé à l’amour cupide dont les trois neveux du général environnaient leur belle cousine.

 

Et puis il était trop tard. Le comte n’avait plus le droit d’hésiter. Déjà, au travers des arbres, brillaient les lumières du manoir de Bellombre.

 

– Diane… chère Diane ! murmura le comte.

 

Puis il dit à Ambroise :

 

– Détache ce cheval et conduis-le par la bride, il me servira pour retourner. Grain-de-Sel devinera que je m’en suis emparé.

 

Ambroise obéit et le comte s’élança hors du bois et courut vers la clôture du parc.

 

Avant d’atteindre la brèche par laquelle il passait ordinairement, Hector se retourna :

 

– Les hussards sont partis, dit-il ; mais il pouvait fort bien y avoir dans les environs quelques retardataires.

 

– Oh ! ne craignez rien, monsieur le comte.

 

– N’importe ! fais le guet.

 

– Dois-je vous attendre ici ?

 

– Oui.

 

Le comte poursuivit sa route, les yeux fixés sur la lumière qui brillait derrière les persiennes de madame Diane.

 

Comme à l’ordinaire, il voulut s’élancer et franchir le fossé du parc…

 

Mais au même instant Ambroise entendit un cri de douleur, puis une exclamation de colère.

 

Le comte venait de se prendre les deux jambes dans les dents de scie du piège à loup.

 

Et soudain le valet perfide, qui se tenait à distance, lâcha ses deux coups de fusil.

 

Puis il sauta sur le cheval, et, le frappant à grands coups de talon, il le mit au galop.

 

– Maintenant, dit-il, je vais à Poitiers prévenir le conseil de guerre.

 

*

* *

 

Ambroise, on le sait, avait menti à M. de Main-Hardye.

 

Les hussards n’avaient point quitté le pays, et le château de Bellombre, outre le colonel et le capitaine Aubin, renfermait une trentaine de soldats et quatre sous-officiers.

 

Un poste était même établi dans un pavillon qui s’élevait dans un coin du parc, et ce poste était commandé par le capitaine Aubin.

 

Le pavillon était à peine à cent mètres de distance de la brèche où le malheureux comte venait de se prendre comme une bête fauve.

 

Aux deux coups de fusil qui retentirent derrière lui, Hector riposta au hasard en faisant feu de ses deux pistolets.

 

Ces quatre détonations mirent le poste en rumeur, les hussards s’élancèrent hors du pavillon et se prirent à courir dans la direction où s’étaient fait entendre les derniers coups de feu, et comme la lune s’était tout à fait dégagée des nuages, le capitaine Aubin, qui marchait en avant de ses soldats, aperçut bientôt un homme qui se débattait et essayait vainement de fuir.

 

En même temps, les fenêtres du château s’ouvraient : ses habitants, mis en alerte par les coups de feu, s’élançaient au-dehors. Soudain, le capitaine Aubin jeta un cri terrible, un cri d’épouvante et de douleur.

 

Dans l’homme qui se débattait en des liens mystérieux, il venait de reconnaître son ami le comte Hector.

 

Et le capitaine n’était point seul, une douzaine de hussards l’entouraient, et il lui était désormais impossible de dégager Hector et de lui dire :

 

– Fuis ! malheureux… fuis au plus vite !

 

Hector avait les deux jambes étreintes dans le piège, et, malgré sa vigueur presque herculéenne, il ne parvenait point à rouvrir les deux lames de scie qui le meurtrissaient horriblement.

 

Les hussards reconnurent leur ancien commandant, et tandis que Charles Aubin, consterné, pétrifié, ne songeait même pas à donner un ordre, ils s’y prirent à quatre et finirent par desserrer le piège.

 

Hector se retrouva libre…

 

Mais il était au milieu de neuf hommes, et ces neuf hommes avaient pour consigne de l’arrêter et de le faire prisonnier partout où ils le trouveraient.

 

– Ah ! malheureux ! balbutia le capitaine, pourquoi donc es-tu venu ?

 

– J’ai été trahi.

 

– Par qui ?

 

– Par Ambroise, le valet de chambre de Diane, murmura Hector anéanti.

 

– Mon capitaine, s’écria un des hussards, nous sommes huit ici, mais nous serons muets comme un seul homme : il faut laisser fuir le commandant.

 

– Malheureux ! s’écria Hector à son tour, tu veux donc te faire fusiller ? Ami, dit-il, fais ton devoir.

 

Le capitaine chancelait sur lui-même comme un homme ivre, regardant tour à tour ce piège à loup, dont il ne s’expliquait pas la présence en ce lieu, et son ami Hector, qui avait déjà repris son sang-froid et avait sur les lèvres un sourire plein de résignation.

 

Les gens du château accouraient.

 

Le général était à leur tête, et deux de ses neveux, M. de Passe-Croix et le chevalier de Morfontaine, étaient avec lui.

 

Plusieurs domestiques suivaient, portant des torches.

 

Par une autre allée Hector vit déboucher le vieux colonel et une dizaine de hussards.

 

Et l’infortuné jeune homme se trouva entouré par une trentaine de personnes, qui toutes laissèrent échapper un cri de douleur et d’effroi.

 

– Sang-Dieu ! exclama le général, qui, d’un coup d’œil, devina tout, qui donc a placé ce piège à loup ?

 

Et il promena un œil sévère sur les gens qui l’entouraient.

 

Mais ses neveux demeuraient impassibles, et quant aux serviteurs du château, aucun ne put se troubler : ils étaient innocents.

 

– Je ne sais pas qui a placé ce piège, général, dit M. de Main-Hardye, mais je sais bien que j’ai été trahi par un de vos gens.

 

– Son nom ? s’écria le général, qui retrouva sa colère de vingt ans.

 

– Ambroise.

 

– Le valet de chambre de Diane ?

 

– Oui. Il m’a attiré ici… me disant que madame Diane m’attendait… que les hussards étaient partis.

 

– Infamie ! s’écria le baron de Passe-Croix avec un accent si naïf que pas un de ceux qui étaient là n’eût pu songer une minute qu’il avait trempé dans cette trahison.

 

Le comte seul avait retrouvé un grand calme au milieu de l’agitation générale.

 

Mais tout à coup un cri perçant se fit entendre, et une femme à peine vêtue s’élança au milieu du groupe qui entourait le comte.

 

C’était Diane !

 

Diane, qui au bruit des coups de feu avait été saisie d’un horrible pressentiment ; Diane, qui accourait dans sa toilette de nuit et qui se jeta au cou du comte et n’eut plus le courage de dissimuler son amour.

 

– Ah ! malheureux ! malheureux ! répéta-t-elle avec le délire de l’épouvante.

 

Le général était consterné ; les officiers baissaient la tête.

 

Diane avait enlacé Hector et le couvrait de baisers.

 

Soudain ses bras se distendirent, et elle cessa d’étreindre Hector, et, se retournant vers le colonel, elle lui prit les mains :

 

– Ô mon ami, dit-elle, mon ami, ayez pitié de moi…

 

Elle parlait avec des sanglots dans la voix, elle avait le visage baigné de larmes, elle avait fini par porter à ses lèvres la main du vieux soldat.

 

– Ah ! murmurait-elle, au nom du ciel, au nom de votre amitié pour mon père… sauvez-le !

 

– Madame, répondit le colonel, sur la joue duquel on vit couler une larme, je suis un soldat et il faut que je fasse mon devoir… J’ai prié Dieu, je lui ai demandé comme une grâce suprême de ne point jeter M. de Main-Hardye sur ma route, Dieu n’a pas voulu m’exaucer… M. de Main-Hardye est mon prisonnier.

 

– Pauvre Diane ! murmurait Hector, dont le calme s’était démenti au contact des baisers de la jeune femme.

 

Le colonel s’approcha de lui, et avec une brusquerie qui cachait mal son émotion, il lui dit :

 

– Allons, monsieur, puisque vous voilà prisonnier de guerre, il faut nous suivre au château.

 

– Colonel, dit vivement le général, m’accorderez vous une grâce ?

 

– Parlez, général.

 

– Je désirerais que M. de Main-Hardye ne fût point conduit au château… à cause de Diane… Vous comprenez ?

 

– Où le conduire, alors ?

 

Le général étendit la main et montra un pavillon perdu dans les massifs du parc.

 

– Soit, dit le colonel.

 

M. de Morfontaine et le capitaine Charles Aubin échangèrent un regard mystérieux.

 

XIII

Le pavillon qu’on assignait à Hector pour prison se composait d’une petite salle au rez-de-chaussée et d’une salle de même dimension au premier étage.

 

Un escalier de bois reliait le tout.

 

La pièce du bas était une sorte de serre où l’hiver on entassait les caisses d’arbustes qui craignaient la gelée et le froid.

 

La pièce du haut avait été convertie en salon d’été.

 

C’était là que, pendant les beaux jours, madame la baronne Rupert venait s’enfermer pour travailler, lire ou faire de la tapisserie.

 

Hector le regarda.

 

– Tu vas être seul ici avec un valet de chambre du château. On fermera simplement la porte et je placerai des sentinelles à l’entour du pavillon.

 

– Oh ! mon Dieu ! répondit le comte, je n’ai nul désir de m’évader, et je vais te donner ma parole…

 

– Je n’en veux pas !

 

– Hein ?

 

– Je n’en veux pas, te dis-je, répliqua le capitaine avec une sorte de brutalité affectueuse.

 

– Pourquoi ?

 

– Je ne sais, mais je te supplie de demeurer mon prisonnier dans les conditions ordinaires.

 

Et le capitaine s’en alla sans vouloir écouter Hector.

 

Celui-ci jeta les yeux autour de lui, fit l’inspection de la salle du rez-de-chaussée, et gravit ensuite l’escalier tournant qui conduisait au premier étage du pavillon.

 

Là, il se laissa tomber triste et rêveur sur un siège :

 

– Pourquoi donc, se demanda-t-il, Aubin ne veut-il pas que je sois son prisonnier sur parole ?

 

Cette question, qu’il s’adressait sans pouvoir la résoudre, eut pour effet de distraire un moment sa pensée en lui faisant perdre de vue pendant quelques minutes sa terrible situation. Mais bientôt le sentiment de la réalité lui revînt : Hector était trop militaire pour ne pas savoir quel sort l’attendait.

 

D’abord il était dans le cas ordinaire de désertion et le Code martial punit le déserteur de la peine de mort.

 

Ensuite l’acharnement avec lequel il s’était battu contre le nouveau régime lui ôtait tout espoir de jamais être gracié.

 

Hector avait toujours eu un profond dédain de la vie, et certes il avait trop souvent bravé la mort sur les champs de bataille pour la craindre : mais il aimait Diane.

 

Diane qui mourrait de douleur, Diane qui avait senti tressaillir dans son sein le fruit de leur amour…

 

Diane enfin, si longtemps séparée de lui par la double haine de leurs pères, et qui maintenant pouvait être sa femme…

 

Hector demeura longtemps assis, la tête dans ses mains, les yeux rouges et secs, et comme frappé de prostration.

 

Puis tout à coup il se leva, alla ouvrir la croisée et plongea son front brûlant dans l’air du matin.

 

Le jour croissait. À travers les arbres on voyait poindre les pignons blancs du château de Bellombre, et l’œil d’Hector chercha sur-le-champ la fenêtre de Diane.

 

Une lampe y brillait encore, en dépit des premiers rayons de l’aube.

 

Diane veillait…

 

Hector sentit battre son cœur, et il éprouva soudainement, lui si résigné tout à l’heure, un ardent désir de la vie, un besoin impérieux de liberté.

 

Il regarda à ses pieds, comme regarde un prisonnier à l’heure où il songe à son évasion.

 

Le capitaine Aubin avait placé deux factionnaires à l’unique porte du pavillon et un autre sous chaque fenêtre.

 

Le hussard placé au-dessous de celle où Hector venait d’apparaître leva la tête en ce moment et lui dit :

 

– Mon commandant, il ne faudrait pas faire de bêtises.

 

Hector tressaillit et reconnut son ancien brosseur.

 

– Ah ! dit-il, c’est toi, Pataud ?

 

– Oui, mon commandant.

 

– De quelles bêtises veux-tu parler ?

 

– Je veux dire qu’il ne faudrait pas essayer de sauter par la fenêtre.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que le colonel a donné la consigne de tirer sur vous si vous tentiez de vous évader.

 

– C’est bon, je ne sauterai pas.

 

Pataud poursuivit :

 

– Faut croire, mon commandant, que vous allez être prisonnier ici au moins trois ou quatre jours.

 

– Ah ! tu crois ?

 

– Dame ! c’est le colonel…

 

– Que disait le colonel ?

 

– Il parlait au général tout à l’heure, et lui disait : « Vous savez que l’ordre de retourner à Poitiers m’est arrivé. Je vais donc faire sonner le boute-selle dans une heure ; mais je ne veux point me charger de notre malheureux prisonnier, et je vais le laisser ici jusqu’à nouvel ordre… et sous la garde du capitaine Aubin et d’un peloton de dix hommes. »

 

– Ah ! dit Hector, les hussards s’en vont ?

 

– Oui, mon commandant.

 

– Toi aussi ?

 

– Non, moi, je reste.

 

Et le hussard ajouta en soupirant :

 

– Nous n’avons pas de chance, mon commandant. Et c’est nous tous, qui vous aimons tant, qui allons vous garder pour le conseil de guerre. C’est dur !

 

Hector eut un sourire triste, salua Pataud d’un geste et revint s’asseoir auprès d’une table placée au milieu du pavillon.

 

– Il est évident, pensa-t-il, que du moment où le colonel a donné pour consigne de tirer sur moi, il n’a nulle envie de me laisser échapper. D’ailleurs, je le connais…, il est esclave de son devoir. Mais… cependant…

 

Hector se prit à rêver.

 

– Pourquoi donc Charles Aubin, à qui j’offrais ma parole d’honneur de ne point chercher à m’évader, l’a-t-il refusée brutalement ?

 

Le comte de Main-Hardye ne pouvait concilier dans son esprit cette alliance bizarre de la consigne sévère donnée par le colonel avec l’insistance employée par le capitaine Aubin pour ne point accepter sa parole.

 

Il se leva de nouveau et alla s’accouder une fois encore à sa croisée.

 

Pataud avait été relevé de faction et remplacé par une recrue entrée au régiment depuis la désertion du commandant.

 

Hector ne connaissait pas ce jeune soldat.

 

Mais il aperçut à quelque distance, dans le parc, le vieux général de Morfontaine qui se promenait avec le colonel, et le bruit de leurs voix arriva jusqu’à lui.

 

– Mon cher général, disait le vieil officier, ne vous faites pas d’illusions…

 

– J’irai trouver le roi, vous dis-je, j’irai.

 

– Le roi vous refusera.

 

– Oh ! par exemple !

 

– Le roi n’est ni cruel ni vindicatif, croyez-le bien, poursuivit le colonel ; mais les circonstances sont terriblement impérieuses… Pardonner au comte de Main-Hardye, c’est rallumer la guerre en Vendée.

 

Le général haussa les épaules.

 

– Le roi vous refusera, mon général, répéta le colonel.

 

– Mais enfin, corbleu ! s’écria M. de Morfontaine, ma fille l’aime.

 

Le colonel soupira.

 

– Et je ne puis laisser fusiller l’homme qui doit être son époux.

 

– Général, répondit le colonel, je réponds de lui sur mon honneur ; mais il ne sera point toujours entre mes mains, et je souhaite que vous puissiez le sauver…

 

En prononçant ces derniers mots, le colonel leva la tête et aperçut Hector à la fenêtre du pavillon.

 

– Chut ! dit-il tout bas au général.

 

Celui-ci salua Hector et dit à son compagnon :

 

– Est-ce qu’il m’est interdit de le voir ?

 

– Non, certes.

 

– Alors laissez-moi entrer dans le pavillon. Je veux lui parler de Diane.

 

– Comte, dit le colonel élevant la voix, voulez-vous recevoir le marquis de Morfontaine ?

 

– Ah ! certes, répondit Hector avec joie.

 

Et il s’élança du premier étage au rez-de-chaussée, descendant les marches de l’escalier quatre à quatre.

 

Les hussards de faction à la porte l’ouvrirent, laissèrent entrer le général et donnèrent sur lui un solide tour de clef.

 

C’était leur consigne.

 

Hector se jeta dans les bras du vieux marquis.

 

– Mon père ! murmurait-il.

 

Le général le prit dans ses bras et le serra avec effusion. Puis il lui dit à l’oreille :

 

– Parlez bas, comte, parlez très bas.

 

– Pourquoi, mon père ?

 

Le général montra l’escalier.

 

– Montons, dit-il.

 

Hector le suivit et tous deux gagnèrent l’étage supérieur. Alors le général ferma la fenêtre et regarda le comte.

 

– Vous êtes bien calme, lui dit-il. Car déjà Hector souriait.

 

– Je suis résigné, mon père.

 

– Résigné à mourir ? exclama le général avec une sorte de terreur.

 

– Mon père, dit Hector, dont le calme menteur disparut, vous savez que j’aime Diane.

 

– Je sais tout, répliqua M. de Morfontaine, tout absolument.

 

– Il faut que Diane ait un époux.

 

– Oh ! certes.

 

– Et que notre enfant… ait un père.

 

– Il en aura un, comte.

 

– Général, continua Hector, aux termes de la loi martiale, j’ai mérité la mort, et je serais loin de me plaindre si je n’aimais notre pauvre Diane. Mais on peut retarder l’heure de mon exécution, on peut me donner le temps de faire la baronne Rupert comtesse de Main-Hardye.

 

– Ah ! dit le général, vous avez espéré cela, mon fils ?

 

– Oui, général.

 

– Et… rien de mieux ?

 

Hector secoua la tête et eut un sourire mélancolique :

 

– J’ai entendu le colonel, tout à l’heure, causant avec vous dans le parc.

 

– Ah !

 

– Et le colonel vous disait que les circonstances étaient exceptionnelles, terribles, et que le roi refuserait ma grâce.

 

Le général, qui baissait la voix de plus en plus, eut un sourire énigmatique et dit :

 

– Ce serait le dernier moyen à employer.

 

Hector fit un geste de surprise.

 

Le général reprit :

 

– Vous êtes prisonnier, ici, mon cher comte.

 

– Hélas ! je le vois bien.

 

– Si vous tentiez de sortir, soit par la porte, soit par la fenêtre, on ferait feu sur vous…

 

– Je ne le tenterai pas.

 

– Mais cependant, ajouta M. de Morfontaine, le capitaine Aubin n’a pas voulu de votre parole.

 

– J’avoue que je n’ai pas compris pourquoi, mon cher général.

 

– Écoutez-moi bien, comte.

 

Et le général s’assit auprès d’Hector :

 

– Vous êtes prisonnier de guerre, le colonel du régiment vous fait enfermer dans ce pavillon, pose des sentinelles à toutes les portes et leur dit : Si le prisonnier cherche à fuir, tirez sur lui !

 

– C’est logique, dit Hector.

 

– Mais le colonel ne peut pas empêcher le ciel de faire un miracle en votre faveur.

 

– Plaît-il ? fit Hector étonné.

 

– Si vous êtes possesseur, par exemple de l’anneau du roi Gygès, qui rendait invisible, et que vous passiez inaperçu à travers les dalles, le colonel n’y peut rien.

 

– Malheureusement, je n’ai pas le fameux anneau, général.

 

– Attendez donc… attendez…

 

M. de Morfontaine souriait.

 

Hector tressaillit et pensa :

 

– On travaille à me sauver.

 

Et regardant le général :

 

– Je vous écoute, mon père, dit-il.

 

– Le colonel, en vous gardant prisonnier, poursuivit M. de Morfontaine, remplit son devoir, et il doit prendre toutes les précautions possibles pour vous empêcher de fuir.

 

– C’est son droit, général.

 

– Mais moi, reprit M. de Morfontaine, moi qui ne suis plus soldat, moi qui ne sers ni Louis-Philippe, ni Charles X, mais qui suis le père de Diane, de Diane que vous aimez et qui mourrait s’il vous arrivait malheur !…

 

– Ah ! taisez-vous, mon père…

 

– Je dois faire tout ce que je pourrai dans le but de vous sauver.

 

Hector secoua de nouveau la tête.

 

– C’est difficile… murmura-t-il.

 

– Mais non impossible.

 

– Que dites-vous ?

 

Hector eut un battement de cœur et ses yeux brillèrent de joie.

 

– Vous ne verrez pas Diane aujourd’hui, reprit le général.

 

– Est-ce que le colonel s’y oppose ?

 

– Non, c’est moi.

 

– Vous ?

 

Et Hector regarda le général.

 

– Moi, répéta M. de Morfontaine, parce que Diane est trop faible, trop émue encore pour supporter cette entrevue.

 

– Ah ! général…

 

– Du moins, dit M. de Morfontaine, c’est une raison que j’ai donnée au colonel.

 

– Dans quel but ?

 

– Pour le colonel, Diane et moi nous partons aujourd’hui même.

 

– Mon Dieu !

 

– Et nous allons à Paris nous jeter aux pieds du roi et demander votre grâce.

 

– Vous savez bien qu’on vous la refusera.

 

– Chut ! Écoutez…

 

– Voyons !

 

– Nous monterons en chaise de poste juste au moment où le colonel et ses hommes auront le pied à l’étrier, et nous suivrons la même route que le régiment jusqu’à trois lieues d’ici.

 

– Bon ! Après ?

 

– Après, nous tournerons bride, et la chaise, au lieu de rouler vers Paris, prendra la route de Rochefort.

 

– Je ne comprends pas… dit le comte.

 

– C’est pourtant bien simple, mon cher, répondit le général. Ma chaise de poste s’arrêtera à une lieue d’ici, dans les bois, et vous attendra.

 

– Moi ! moi ! fit Hector sur deux tons différents.

 

– N’était-il pas convenu, il y a deux jours, que vous nous suivriez, Diane et moi, déguisé en laquais ?

 

– Oui, certes, mais alors…

 

– Alors vous n’étiez pas prisonnier, voulez-vous dire, n’est-ce pas ?

 

– Oui, général.

 

– Passez votre journée comme vous pourrez, dit M. de Morfontaine ; tâchez de ne pas vous ennuyer trop, et attendez la nuit… avec confiance.

 

– La nuit !…

 

– Demain au point du jour nous serons loin d’ici, soyez tranquille.

 

Hector étouffa un cri de joie, tant il avait foi, aux paroles du père de Diane. Mais tout aussitôt il fronça le sourcil.

 

– Les hussards veulent donc me laisser évader ? dit-il. Oh ! s’il en est ainsi, je ne veux pas fuir… Je ne veux point les envoyer au conseil de guerre à ma place.

 

– Rassurez-vous, dit le général. Les hussards continueront à veiller aux portes et aux fenêtres, et ce n’est ni par les portes ni par les fenêtres que vous sortirez.

 

– Par où donc ?

 

– C’est mon secret.

 

– Mais, cependant…

 

– Adieu, dit le général… À ce soir.

 

Et M. de Morfontaine s’en alla, serrant la main à Hector, mais ne voulant point lui confier ses moyens d’exécution. Une heure après, le comte entendit sonner le boute-selle. Les hussards partaient pour Poitiers. Puis il entendit crier sur le sable de l’avenue les roues de la chaise de poste qui emportait le général et sa fille.

 

Enfin un domestique du château lui apporta quelques aliments, et, derrière lui, le comte vit entrer le capitaine Aubin.

 

Ce dernier lui dit vivement :

 

– Le général est parti pour Paris avec Diane… Il obtiendra peut-être ta grâce…

 

– J’en doute, répondit Hector.

 

– Moi aussi, fit le capitaine en soupirant.

 

Les deux amis causèrent environ une heure puis Charles Aubin se retira.

 

Hector compta les minutes durant toute cette journée, aussi impatient de revoir Diane que curieux de savoir comment le général parviendrait à le faire sortir de sa prison.

 

Enfin, la journée s’écoula, le soleil disparut derrière les grands arbres du parc, la nuit vint.

 

Hector se remit à la croisée et regarda.

 

La nuit était lumineuse et les sentinelles se promenaient de long en large autour du pavillon.

 

– Comment diable vais-je sortir d’ici ? se demanda-t-il pour la centième fois au moins depuis le matin.

 

Au moment où il s’adressait cette question, le comte crut entendre un bruit souterrain, et il ferma aussitôt sa croisée.

 

Puis il écouta…

 

Le bruit continuait.

 

XIV

Le bruit sourd que le comte entendait semblait partir des entrailles de la terre, verticalement au-dessous du pavillon.

 

Le comte, qui se trouvait au premier étage, descendit au rez-de-chaussée.

 

Le bruit lui parut plus distinct, quoique assez léger pour n’être point entendu au-dehors du pavillon.

 

Il était bizarre : on aurait dit la pioche d’un démolisseur entraînant un mur.

 

Hector se coucha à plat ventre et colla son oreille au sol.

 

Le sol était formé de larges dalles de pierre. Tout à coup l’une de ces dalles sembla remuer légèrement sous Hector.

 

Il se leva précipitamment et regarda.

 

La dalle subissait de légers soubresauts.

 

Hector comprit alors qu’elle recouvrait quelque souterrain par lequel il allait retrouver le chemin de la liberté.

 

Alors, s’armant d’un flambeau, il jeta les yeux autour de lui, cherchant un outil, un instrument quelconque avec lequel il pût aider le mystérieux ami qui venait à son secours.

 

Son regard tomba sur un ciseau plat de menuisier, instrument qui servait sans doute au jardinier du château.

 

Il s’en empara, le glissa entre la dalle voisine et exerça une pesée vigoureuse.

 

En quelques secondes la dalle fut soulevée, et le comte, étonné, vit apparaître la tête pâle et amaigrie du vicomte de la Morlière.

 

– Chut ! dit celui-ci.

 

Et il se hissa hors de ce trou noir et béant que le descellement de la dalle venait de mettre à découvert.

 

Hector et M. de la Morlière se connaissaient à peine.

 

Ils s’étaient rencontrés quatre ou cinq fois peut-être, dans le monde parisien, avant la révolution de Juillet.

 

Tout ce qu’Hector savait de M. de la Morlière, c’est qu’il avait eu longtemps des prétentions à la main de sa cousine, même avant le mariage de Diane avec le baron Rupert.

 

Mais de là à supposer une minute, même en admettant que le vicomte aimât toujours sa cousine, à supposer, disons-nous, qu’il fût homme à le trahir et à avoir ourdi contre lui la plus infâme des trahisons, certes, il y avait loin pour Hector.

 

M. de Main-Hardye était trop chevaleresque, trop loyal pour comprendre la lâcheté et la déloyauté poussées à de telles limites.

 

– Ah ! monsieur, lui dit-il, en lui tendant spontanément la main, merci… mille fois !

 

Le vicomte répondit simplement :

 

– Monsieur, vous aimez Diane, et Diane vous aime : cela doit vous faire trouver ma conduite toute naturelle.

 

– Vous êtes un vrai gentilhomme !

 

– Et puis mon oncle a commandé, j’ai obéi. C’est lui qu’il faut remercier.

 

– Et vous, monsieur.

 

Hector pressait toujours la main de M. de la Morlière.

 

– Mais, dit le vicomte, l’heure des remerciements n’est point venue, monsieur, car vous n’êtes point sauvé encore.

 

Il ouvrit un manteau qui l’enveloppait tout entier et montra à Hector une ceinture qui supportait quatre pistolets.

 

– Prenez-en deux, dit-il.

 

Hector s’empara des armes à feu.

 

– Maintenant, suivez-moi.

 

Et le vicomte se laissa couler dans le trou, de telle façon que sa tête seule dépassa le niveau du sol.

 

– Là, dit-il, imitez-moi ; puis, prenez ma main et courbez-vous en deux doubles.

 

La tête du vicomte disparut, et bientôt Hector se sentit entraîné sur une pente humide, le visage fouetté par cet air moisi qu’on respire dans les souterrains.

 

M. de la Morlière le tenait toujours par la main et lui dit, lorsqu’ils eurent fait une centaine de pas environ :

 

– Maintenant vous pouvez relever la tête. Marchez toujours.

 

En même temps il tirait un briquet de sa poche et en faisait jaillir quelques étincelles, à l’aide desquelles il allumait une lanterne sourde, dont il dirigeait l’unique verre devant lui.

 

Hector put alors se convaincre qu’il était dans une sorte de boyau assez étroit, de la hauteur d’un homme, et qui se prolongeait sur un plan légèrement incliné.

 

– Où sommes-nous donc ? demanda-t-il à son guide.

 

– Nous sommes sur la route des bois de Main-Hardye.

 

– Voici un souterrain dont je n’ai jamais entendu parler.

 

– Ni moi, dit le vicomte.

 

– Comment cela ? demanda Hector, quelque peu étonné de la réponse.

 

– Mon oncle m’en a révélé l’existence pour la première fois ce matin.

 

Hector s’aperçut alors que M. de la Morlière portait de la main gauche cette pioche de maçon qu’il avait entendue retentir tout à l’heure.

 

– Oui, poursuivit le vicomte, c’est ce matin seulement que le général, alors que nous nous désespérions tous sur votre sort, au château, m’a appris qu’il avait le ferme espoir de vous sauver.

 

– Il me l’a dit à moi aussi, ce matin, répondit le comte, mais il ne m’a point avoué quel était le plan qu’il comptait mettre à exécution.

 

– Le général, reprit M. de la Morlière, ne m’a rien dit non plus, tout d’abord ; il s’est contenté de m’enjoindre de monter à cheval et de l’aller attendre au presbytère de Bellefontaine. C’est ce que j’ai fait, laissant mes deux cousins, le baron de Passe-Croix et le chevalier de Morfontaine, au château.

 

– Et il vous a rejoint ? demanda Hector.

 

– À quatre heures de l’après-midi, j’ai vu arriver mon oncle en chaise de poste, avec madame Diane et un domestique.

 

« – En voiture ! vicomte, en voiture ! m’a crié le général.

 

Je suis monté auprès de Diane, et le général m’a dit alors :

 

« – Nous allons pouvoir sauver Hector, et c’est toi qui vas faire la première besogne.

 

« – Oh ! avec joie, me suis-je écrié ; mais comment ?

 

« – Tu vas le savoir.

 

« La chaise a continué son chemin comme si elle allait à Paris ; mais à un quart de lieue de Bellefontaine, elle s’est jetée dans un chemin de traverse encaissé par des haies très hautes et qui se dirige vers la Vendée en passant à un quart de lieue à peine de Bellombre.

 

– Je connais cette route, dit Hector.

 

– Quand nous avons été à l’entrée du bois, la chaise s’est arrêtée, reprit M. de la Morlière. Alors mon oncle a mis pied à terre et m’a dit :

 

« – Viens avec moi.

 

En même temps il retirait de la voiture cette pioche que vous voyez.

 

Nous nous sommes avancés jusqu’à l’extrême lisière de la forêt, et, de cet endroit, nous pouvions voir Bellombre.

 

La nuit venait, la campagne était déserte.

 

« – Vois-tu cette maison là-bas ? me dit alors le général.

 

« – Oui, mon oncle ; c’est celle du garde. Elle est à un quart de lieue du château.

 

« – Et elle communique avec le pavillon où M. de Main-Hardye est prisonnier.

 

« – En vérité ! me suis je écrié.

 

Mon oncle s’est dirigé vers la maison. Je le suivis.

 

Tandis qu’il marchait, il regardait à droite et à gauche pour s’assurer que nous n’étions point aperçus du château.

 

Quand nous fûmes arrivés à la porte de la maison du garde, le général frappa doucement.

 

« – Mathurin, c’est le nom du garde, est un serviteur dévoué, me dit-il, on peut se fier à lui.

 

« Mathurin vint ouvrir, et comme il avait une lampe à la main, il reconnut le général et poussa une exclamation de surprise.

 

Le général mit un doigt sur ses lèvres.

 

« – Chut ! dit-il. Es-tu seul ?

 

« – Oui, monsieur le marquis.

 

Le général et moi nous entrâmes, et Mathurin referma soigneusement la porte.

 

Alors mon oncle alla droit à la trappe de la cave et la souleva.

 

« – Mathurin, dit-il, descends le premier et éclaire-nous.

 

Le garde, assez étonné, obéit, et je m’aventurai après lui sur l’échelle de meunier qui, par une dizaine de degrés, conduisait à la cave.

 

Cette cave, qui régnait sous toute l’étendue de la petite maison, servait à Mathurin pour y serrer ses récoltes.

 

Mon oncle avisa un énorme tas de pommes de terre dans un des coins et dit à son garde :

 

« – Déblaye-moi tout cela.

 

Mathurin est l’obéissance passive. Sans trop deviner ce que le général voulait faire, il posa la lampe sur une futaille, prit une pelle de bois et repoussa le monceau de tubercules au milieu de la cave.

 

Le général me prit alors la pioche des mains et se mit à entamer le mur. Puis il me dit :

 

« – Tu es plus jeune et plus vigoureux que moi, continue.

 

Au bout de quelques minutes, j’eus fait tomber une douzaine de pierres, et bientôt Mathurin, étonné, vit apparaître l’orifice de ce souterrain dans lequel nous sommes.

 

En parlant ainsi, le vicomte de la Morlière s’arrêta.

 

– Tenez, dit-il, sentez-vous une bouffée d’air plus froide ?

 

– Oui, répondit le comte.

 

– Nous serons tout à l’heure dans la cave de Mathurin. En effet, le comte, ayant fait quelques pas, aperçut une lumière dans l’éloignement, et bientôt il arriva au seuil de cette brèche que M. de la Morlière avait pratiquée sous la direction du général.

 

M. de Morfontaine et Mathurin attendaient là.

 

Le père de Diane, pendant les trois quarts d’heure environ qui s’étaient écoulés depuis que le vicomte de la Morlière s’était aventuré dans le souterrain, avait eu plus de battements de cœur qu’un jeune homme à un premier rendez-vous d’amour.

 

Quand il avait entendu des pas, ses angoisses s’étaient calmées, et, lorsque, enfin, il vit apparaître le comte, il le prit dans ses bras et l’y pressa avec effusion.

 

– Vous le voyez, mon oncle, dit M. de la Morlière, tout va bien.

 

Le général, pendant que son neveu remontait le souterrain, avait mis le temps à profit.

 

Mathurin, par son ordre, s’était glissé jusqu’à la lisière du bois, où madame Diane attendait, pleine d’anxiété, dans la chaise de poste, et la baronne lui avait remis un paquet assez volumineux, qu’il avait rapporté en hâte au général.

 

En même temps, il avait descendu dans la cave un rasoir et un plat à barbe.

 

– Mon cher enfant, dit alors le général, il faut nous hâter.

 

– Oh ! certes, dit le comte, il me tarde tant de la revoir !…

 

– Mathurin qui a été perruquier dans sa jeunesse, va vous couper votre royale et vos moustaches.

 

– Soit, dit le comte en souriant.

 

Tandis que la fière moustache de M. de Main-Hardye tombait sous le rasoir de Mathurin, M. de Morfontaine ouvrait le paquet que son garde avait apporté, et en retirait un costume complet de valet de pied à ses couleurs.

 

– Voilà, mon cher comte, dit le général, un déguisement peu avantageux et peu flatteur ; mais du diable si on vous reconnaît ainsi accoutré !

 

Quand il fut entièrement rasé, M. de Main-Hardye s’habilla en un clin d’œil et revêtit l’ample et long pardessus de livrée à collet de fourrure que lui passa le général.

 

Cette métamorphose s’était opérée dans la cave par mesure de précaution.

 

Le comte, prêt à partir, serra la main à Mathurin, auquel le général dit à l’oreille :

 

– Demain au point du jour tu prendras ton fusil et tu t’en iras courir les bois, de façon à n’avoir pas à subir un interrogatoire de la part des hussards qui sont au château.

 

– Suffit ! monsieur le marquis, répondit Mathurin.

 

– En route ! dit le général.

 

Tous trois remontèrent de la cave au rez-de-chaussée de la maison, et Mathurin éteignit sa lampe, ouvrit la porte et regarda de droite et de gauche :

 

– Vous pouvez partir, dit-il, je ne vois personne.

 

Il y avait quelques centaines de pas à peine de la maison du garde à la lisière du bois. Le général et les deux jeunes gens se prirent à courir, et ils atteignirent bientôt la chaise de poste.

 

Diane, anxieuse, prêtant l’oreille au moindre bruit, avait mis pied à terre ; elle s’était glissée jusqu’aux derniers chênes de la forêt, et, le cou tendu, le cœur palpitant, elle avait compté les minutes, et les minutes lui avaient semblé des heures.

 

Lorsqu’elle entendit les pas précipités de son père, de M. de la Morlière et d’Hector, elle voulut s’élancer à leur rencontre ; mais son émotion fut telle qu’elle se sentit clouée à la place qu’elle occupait, et elle fut contrainte de s’appuyer contre un arbre : ses jambes fléchissaient sous elle.

 

Une minute après, Hector de Main-Hardye la prenait dans ses bras et l’y pressait étroitement.

 

– Mes enfants, dit alors le général, il ne faut point perdre un temps précieux. Partons !

 

Hector prit Diane à bras-le-corps et la porta dans la chaise de poste, où montèrent après elle le général et M. de la Morlière.

 

Puis, fidèle à son rôle de laquais, le comte grimpa sur le siège et dit au postillon :

 

– Fouette !

 

– Route de Rochefort ! cria le général du fond de la berline de voyage.

 

Le postillon cingla deux coups de fouet à ses chevaux, éperonna son porteur, et regagna la route, dont il s’était momentanément écarté.

 

Le général avait emmené avec lui son valet de chambre, un vieux soldat du nom de Germain, et sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même.

 

C’était donc à côté de Germain que M. de Main-Hardye, vêtu en laquais, allait faire le trajet de Morfontaine à Rochefort.

 

La nuit était noire, un brouillard humide rampait sur le sol ; il faisait froid.

 

– Je suis persuadé, murmura le général à l’oreille de sa fille, que nous ne trouverons pas un seul gendarme au relais : il fait un temps affreux.

 

Le relais dont parlait M. de Morfontaine fut atteint en moins d’une heure.

 

– Des chevaux ! cria le postillon qui fit claquer son fouet. Hector dégringola du haut du siège, et pour moins attirer l’attention, il aida le postillon à dételer.

 

Pendant ce temps l’auberge isolée qui tenait le relais de poste se mettait peu à peu en rumeur. Les palefreniers se hâtaient de garnir les chevaux, la cuisine s’ouvrait et l’hôte venait demander à la portière si messieurs les voyageurs n’avaient besoin de rien. Dix minutes après, la chaise continuait son chemin. Comme elle atteignait le deuxième relais, les voyageurs entendirent le galop d’un cheval.

 

– Oh ! oh ! dit le général inquiet, serions-nous découverts ?

 

Diane frissonna.

 

Le vicomte prêta l’oreille un moment et dit :

 

– Rassurez-vous, mon oncle, c’est le galop d’un cheval. Or, si nous étions poursuivis, nous aurions une escouade à nos trousses.

 

– C’est juste, tu as raison.

 

Au deuxième relais, le faux laquais, c’est-à-dire M. de Main-Hardye, fit comme au premier et s’occupa de boucler les traits.

 

Le galop du cheval était devenu beaucoup plus distinct, et tout à coup, comme la chaise allait repartir, un cavalier courbé sur sa selle passa devant le relais sans s’arrêter ni tourner la tête.

 

Tout ce que les voyageurs purent voir, c’est qu’il était enveloppé d’un grand manteau qui lui cachait tout le bas du visage.

 

– Hum ! pensa Diane, où diable peut donc aller cet homme ?

 

Le général devina le sujet de son émotion.

 

– Folle ! dit-il, si cet homme nous poursuivait, il nous eût abordés.

 

– Qui sait s’il ne va pas prévenir la gendarmerie du prochain village ? murmura la baronne.

 

– Bah ! dit M. de la Morlière, c’est quelque gros fermier qui s’en va à une foire.

 

– Tiens, dit le général, c’est justement foire à Napoléon-Vendée.

 

Diane respira.

 

– J’ai remarqué son cheval, poursuivit le vicomte, il est courtaud et porte la queue en catogan ; c’est un cheval de fermier.

 

La chaise repartit.

 

Elle courut ainsi toute la nuit, et nulle part les voyageurs ne furent inquiétés. Au point du jour, ils avaient fait trente lieues et atteignaient les derniers relais qu’on trouve avant d’arriver à Rochefort.

 

Mais là, M. de Morfontaine éprouva une vive déception, car le maître de poste lui dit qu’il n’avait pas de chevaux.

 

– Comment cela ? demanda-t-il.

 

– Je n’ai que cinq chevaux, et ils sont en route, répondit le maître de poste, j’ai donné le dernier il y a une heure.

 

– À qui ?

 

– À un jeune homme qui avait besoin d’arriver à Rochefort.

 

Le général et Diane songèrent sur-le-champ au cavalier qui les avait dépassés.

 

– Comment est-il ? demanda la baronne Rupert.

 

– Jeune, avec de la barbe ; beau garçon.

 

– Et… le cheval ?

 

– Le cheval qu’il montait est dans l’écurie. La pauvre bête a fait au moins vingt lieues.

 

Le général soupira.

 

– Nous ne sommes plus qu’à cinq lieues de Rochefort, dit-il. Il faut que nos chevaux doublent la poste. On les payera, s’ils viennent à crever.

 

Comme M. de Morfontaine prenait cette résolution violente, un brigadier de gendarmerie entra dans la cour du relais, disant :

 

– Messieurs les voyageurs veulent-ils m’exhiber leurs passeports ?

 

Diane frissonna jusqu’à la moelle des os.

 

XV

À la vue du brigadier de gendarmerie, Diane se sentit prise d’une défaillance subite.

 

Elle étouffa un cri au fond de la berline de voyage et devint horriblement pâle.

 

– Taisez-vous, au nom du ciel ! ma cousine, murmura hypocritement le vicomte.

 

– Ah ! nous sommes perdus !… fit-elle tout bas.

 

– Taisez-vous donc, je vous en conjure !

 

Diane parvint à se maîtriser, et le vicomte lui dit à l’oreille :

 

– C’est un subalterne qui fait du zèle : il va nous laisser continuer notre route : ne craignez rien.

 

Un peu rassurée, la baronne s’était penchée à la portière pour écouter la conversation de son père avec le gendarme.

 

M. de Morfontaine était descendu de voiture lorsqu’on lui avait dit qu’il n’y avait plus de chevaux au relais, et il s’était trouvé planté au milieu de la cour au moment où le brigadier arriva. M. de Morfontaine avait tout à fait le type du vieil officier de l’Empire : moustache grise, cheveux taillés en brosse, redingote bleue boutonnée jusqu’au menton et ornée de la rosette d’officier de la Légion d’Honneur.

 

À la demande qu’on lui fit de son passeport, le général se redressa et toisa le gendarme :

 

– Hé ! brigadier, dit-il, je vous trouve osé.

 

– Pardon, mille excuses, mon général.

 

M. de Morfontaine tressaillit.

 

– Vous me connaissez ? dit-il.

 

– J’ai servi sous vos ordres, mon général ; j’étais du 3e Cuirassiers que vous commandiez.

 

– Ah ! parbleu ! dit le général, je te reconnais. Tu te nommes Jean Leblanc ?

 

– Pour vous servir, mon général.

 

– Et, dit M. de Morfontaine en riant, tu te permets de me demander mon passeport, à moi, ton ancien colonel ?

 

– Je fais mon devoir.

 

– Eh bien ! reprit le général, riant toujours, le voilà, tiens.

 

Diane commençait à respirer.

 

Le général tira son passeport de son portefeuille et le tendit au brigadier.

 

– Oh ! pardon, mon général, dit le gendarme, je n’ai pas besoin de voir le vôtre.

 

– Parbleu ! je devine…

 

Et le général s’approcha de la voiture.

 

– Vicomte de la Morlière, dit-il, montrez votre passeport à mon ami.

 

– Voici, mon oncle.

 

Le brigadier prit le passeport, le déplia lentement et le lut d’un bout à l’autre.

 

– Peste ! murmura M. de Morfontaine, qui commençait à s’impatienter, la gendarmerie est pointilleuse en ce pays.

 

Le gendarme ne sourcilla point.

 

– Maintenant, dit-il, voulez-vous, mon général, ordonner à vos gens…

 

– Quoi donc ? fit le général.

 

– De m’exhiber pareillement leurs passeports.

 

– Ah ! par exemple ! s’écria M. de Morfontaine, voici qui est trop fort, brigadier.

 

– Pourquoi, mon général ?

 

– Parce que mes gens n’ont pas de passeport. Le pavillon couvre la marchandise.

 

– Cependant, mon général…

 

– Ah çà, brigadier, dit froidement le général, vous seriez à peine excusable si vous ne me connaissiez pas… mais…

 

– J’ai reçu des ordres.

 

– De qui ?

 

L’accent du général était devenu impérieux.

 

– Du juge de paix, répondit le brigadier.

 

– Et ces ordres ?

 

– Les voici, mon général, dit le gendarme visiblement ému, et croyez qu’en ce moment je suis le plus malheureux des hommes.

 

Diane avait été reprise par ses terreurs, et le vicomte, qui lui parlait toujours bas à l’oreille, ne parvenait pas à la calmer.

 

– Voyons ces ordres ?

 

Le général fit cette question d’une voix moins impérieuse et moins ferme. Il commençait, lui aussi, à avoir de bizarres pressentiments.

 

Quant à Hector, il était remonté fort tranquillement sur le siège, à côté du véritable valet de pied, et il paraissait tout à fait indifférent à ce qui se passait.

 

– Mon général, dit alors le brigadier, je ne demande pas les passeports une fois par an, et il faut que quelque crime ait été commis dans les environs ou qu’on m’ait donné un signalement. Dans tous les cas, je ne me serais jamais permis, moi, de demander son passeport au général marquis de Morfontaine, mon ancien colonel.

 

– Alors ?…

 

– Mais voici ce qui est arrivé, poursuivit le brigadier.

 

Et il baissa un peu la voix pour n’être point entendu du maître de poste.

 

– J’écoute, dit le général.

 

– Ce matin, comme j’allais partir en tournée, le juge de paix en personne est venu à la gendarmerie. « Brigadier, m’a-t-il dit, une chaise de poste ne va pas tarder à passer. Elle renfermera deux hommes et une femme à l’intérieur, deux domestiques sur le siège. »

 

Diane n’écoutait plus. Elle était mourante…

 

– Après ? fit le général avec une violence fébrile, après ?…

 

– Le juge de paix a continué :

 

« – L’un de ces hommes est le général de Morfontaine, l’autre son neveu. La femme est sa fille, madame la baronne Rupert. »

 

Le général fit un suprême effort pour sourire.

 

– Ah ! dit-il, je serais curieux de savoir de qui le juge de paix tient ces renseignements ; ils sont exacts, par ma foi !

 

– D’un homme à cheval, m’a-t-on dit, qui est descendu chez le juge de paix.

 

– Et où est-il, cet homme ?

 

– Il ne s’est pas arrêté.

 

– Ah !

 

– Et il a continué son chemin vers Rochefort.

 

– Eh bien ! mais, dit le général, qu’est-ce que cela peut faire à cet homme et au juge de paix que je voyage avec mon neveu et ma fille ?

 

– Vous, rien, ni madame la baronne, ni M. le vicomte. Et j’ai ordre de vous laisser continuer votre route.

 

– Très bien, merci ! Et le général respira.

 

– Mais, acheva le brigadier, j’ai ordre aussi d’arrêter le plus jeune de vos valets de pied.

 

Cette fois, tout brave qu’il était, le général eut un battement de cœur.

 

– Et… pourquoi cela ?

 

– Je ne sais pas, dit le brigadier.

 

– Prends garde ! s’écria M. de Morfontaine, qui commençait à perdre son sang-froid.

 

– À quoi, mon général ?

 

– Je puis te faire casser.

 

Le brigadier n’eut pas le temps de répondre, car trois nouveaux personnages entrèrent alors dans la cour.

 

Les deux premiers étaient des gendarmes ; le troisième, un homme encore jeune, vêtu de noir, et que le général devina sur-le-champ être le juge de paix.

 

– Nous sommes flambés ! grommela le vieux soldat, qui chercha à ses côtés une épée absente, et fut tenté de prendre ses pistolets et de s’en servir pour forcer le passage.

 

Heureusement une sage réflexion l’arrêta.

 

– Si je fais feu, dit-il, je perds M. de Main-Hardye à tout jamais.

 

Et, retrouvant un reste d’audace, il alla droit au fonctionnaire et lui dit :

 

– Vous êtes le juge de paix, monsieur ?

 

Le fonctionnaire s’inclina.

 

– Moi, dit le père de Diane, je me nomme le général marquis de Morfontaine.

 

– Je le sais, monsieur.

 

Et le juge de paix s’inclina une seconde fois.

 

– Ah ! vous le savez ? fit le général avec emportement.

 

– Oui, monsieur le marquis.

 

– Et vous ne craignez pas d’être blâmé par l’autorité supérieure, lorsqu’elle apprendra qu’un officier général dans le cadre de réserve, un grand propriétaire terrien, un homme honorable et honoré, a été inquiété, molesté, par un brigadier de gendarmerie ?

 

– Je ne le crois pas, général.

 

– Mais enfin, monsieur, s’écria M. de Morfontaine en élevant la voix, je suis de cette province, on m’y connaît, je voyage avec un passeport en règle, et jamais on n’a vu qu’il fût besoin à un homme comme moi de prendre un passeport pour ses laquais.

 

– Ordinairement non, monsieur.

 

– Eh bien ! alors…

 

– Mais comme il y a laquais et laquais…

 

– Plaît-il ? fit le général avec hauteur.

 

Le juge de paix désigna le plus jeune des deux hommes placés sur le siège de la chaise de poste et dit froidement :

 

– Monsieur que voilà se nomme le comte de Main-Hardye, officier supérieur de l’armée française, en état de désertion, et j’ai ordre de l’arrêter.

 

Pour expliquer comment à trente lieues du château de Bellombre, un juge de paix avait des renseignements aussi précis sur la situation de M. de Main-Hardye, il est nécessaire de revenir sur nos pas.

 

Quinze heures environ auparavant, c’est-à-dire un peu avant que M. de Morfontaine, qui avait annoncé son départ pour Paris, ne montât en voiture avec sa fille, les trois neveux du général tinrent le conciliabule que voici :

 

– Mon oncle m’a dit de monter à cheval et de l’aller attendre à Bellefontaine, dit le vicomte. Il m’a dit avoir trouvé un moyen de sauver Main-Hardye, mais il ne me l’a point confié.

 

– Mais, poursuivit M. de la Morlière, il est évident que, quelque moyen qu’il emploie, si ce moyen réussit, le général en reviendra toujours à sa première combinaison.

 

– Quelle était-elle ? demanda le baron de Passe-Croix.

 

– Faire habiller le comte en laquais.

 

– Bon !

 

– Et, tout en ayant l’air de se diriger sur Paris, se jeter dans la traverse au-delà de Bellefontaine, prendre la route de Vendée et gagner Rochefort, où il y a toujours quelque navire anglais ou suédois en partance.

 

– Que faut-il faire en ce cas ?

 

Le vicomte parut réfléchir.

 

– Écoutez, dit-il enfin, voici quel est mon avis. Dénoncer le projet du général à l’officier de hussards qui est chargé de garder le comte serait une maladresse qui pourrait n’aboutir à rien d’abord, attendu que le capitaine Aubin est l’ami du comte, et dévoilerait ensuite notre conduite. Nous serions perdus dans l’esprit du général.

 

– Et de sa fille, ajouta le chevalier de Morfontaine.

 

Le vicomte reprit :

 

– Prévenir la gendarmerie des environs est également une chose impossible.

 

– Pourquoi ? demanda M. de Passe-Croix.

 

– Mais parce que nous n’avons d’autre complice qu’Ambroise et qu’il est allé à Poitiers.

 

– C’est juste.

 

– Or, les gendarmes, les juges de paix, les commissaires de police nous connaissent tous trois de vue, à dix lieues à la ronde.

 

– Tu as raison.

 

– Mais il m’est venu une assez bonne idée.

 

– Voyons ?

 

– Il y a, à cinq lieues de Rochefort, un petit village nommé B… Le juge de paix qui y réside est un partisan acharné du régime actuel.

 

– Tu le connais ?

 

– De réputation. Il a été révoqué par la Restauration ; c’est assez pour qu’il ait la haine des royalistes. Il est ambitieux et voudrait être nommé juge ; c’est plus qu’il n’en faut pour qu’il fasse du zèle en faveur du gouvernement qui l’a réintégré.

 

– Très bien, dit le baron ; mais comment le prévenir ?

 

– Le chevalier est un excellent écuyer, dit M. de la Morlière, il fait très bien trente lieues à cheval.

 

– Quand il le faut, certainement.

 

– Donc, le chevalier montera à cheval ce soir.

 

– Mais, mon ami, observa M. de Passe-Croix, il y a trente lieues d’ici à B…

 

– Je le sais.

 

– Et le même cheval ne saurait faire un semblable trajet.

 

– J’en connais un qui le fera.

 

– Bah ! dit le chevalier de Morfontaine, où est-il ?

 

– C’est le cheval rouan que monte parfois Germain, le valet de chambre de notre oncle.

 

– Tobby ?

 

– Précisément.

 

– Mais, dit M. de Passe-Croix, je sais bien que Tobby est une vaillante bête en dépit de son apparence rustique, et qu’il file un petit train de cinq lieues à l’heure. Je ne doute donc pas qu’il n’aille à B… d’une seule traite ; mais cependant…

 

Le vicomte avait déjà un sourire sur les lèvres.

 

– Je prévois ton objection, baron, dit-il. Tu vas me dire que prendre Tobby, c’est nous compromettre.

 

– Dame !

 

– Voici que je ne comprends plus, dit à son tour le chevalier. Est-ce toi ou moi qui allons à B… ?

 

– Tous deux, chevalier.

 

– Explique-toi donc.

 

– C’est facile. Le général et sa fille partent en chaise de poste et me rejoindront à Bellefontaine. Donc ils me donneront une place, et je laisserai Tobby au presbytère. Mais vous savez fort bien tous deux que, lorsque l’abbé vient dîner à Bellombre, et que le sol est détrempé par les pluies, on lui donne souvent un cheval pour qu’il retourne. Généralement il monte sur Tobby, et, quand il est arrivé au presbytère, on lui noue la bride sur le cou et il s’en retourne tout seul.

 

– Je commence à comprendre, dit M. de Passe-Croix.

 

– Tobby me portera donc à Bellefontaine. Toi, chevalier, poursuivit M. de la Morlière, tu sortiras du château par le parc, à la brune, et tu t’en iras à la rencontre de Tobby.

 

– Ceci est parfait, dit le chevalier ; donne-moi mes dernières instructions.

 

Les trois cousins se parlèrent à voix basse durant quelques minutes ; puis M. de la Morlière rejoignit le général avec lequel il échangea un dernier mot, et un quart d’heure après il montait à cheval et lançait Tobby sur la route de Bellefontaine.

 

Quand le vicomte et le général furent partis, M. de Passe-Croix proposa au chevalier, en présence du capitaine Aubin, d’aller affûter des canards.

 

– Je le veux bien, répondit le chevalier, mais à condition que tu me laisseras prendre mes grandes bottes de marais et un bon manteau, car il fait froid.

 

– Soit, répondit le baron.

 

Le capitaine Aubin paraissait trop préoccupé de tout ! autre chose pour prêter grande attention à ce que disaient les deux cousins.

 

Il les vit donc partir tous deux, un fusil sur l’épaule, et ne s’en préoccupa nullement.

 

Le chevalier et le baron quittèrent Bellombre à la brune, se dirigèrent vers un étang situé à mi-chemin du château et du village de Bellefontaine et, arrivés là, ils attendirent. Bientôt le trot d’un cheval retentit.

 

– Voici Tobby, dit le chevalier. Le vicomte aura dit, comme c’était convenu, à Marianne, la servante du curé, de lui ouvrir la porte de l’écurie aussitôt la nuit venue.

 

C’était Tobby en effet.

 

Le brave cheval s’en revenait tout seul, au grand trot, la bride nouée sur le cou, et il allait passer fort tranquillement auprès des deux cousins, lorsque le chevalier siffla en se dressant au milieu du chemin.

 

Au coup de sifflet, Tobby s’arrêta court et pointa les oreilles.

 

– Tobby ! cria le chevalier.

 

Le cheval, s’entendant appeler par son nom, s’approcha lentement, le cou tendu, et il se prit à flairer M. de Morfontaine, qui le prit lestement par la bride.

 

Le chevalier avait adapté une paire d’éperons à ses bottes de marais. Il sauta en selle sur-le-champ, tendit la main au baron et lui dit :

 

– Je t’engage à rentrer le plus tard possible ; de cette façon, tu éviteras une explication quelconque avec le capitaine.

 

– Très bien, répondit le baron. Mais toi ?

 

– Oh ! j’expliquerai mon absence, rassure-toi.

 

Et le chevalier partît au grand trot.

 

Le neveu du général savait, par expérience, que celui qui veut voyager loin ménage sa monture, et il laissa Tobby prendre son pas relevé ordinaire, au moyen duquel la bonne bête faisait ses trois lieues et demie à l’heure.

 

– En admettant, pensait le chevalier, que mon oncle réussisse complètement et que, par un moyen que nous ignorons encore, il puisse délivrer le comte de Main-Hardye, il est probable qu’il ne l’aura pu ou ne le pourra faire que la nuit venue. Je n’ai donc pas à me presser beaucoup, du moins jusqu’au premier relais.

 

Le raisonnement du chevalier était fort juste. Comme il connaissait parfaitement le pays, au lieu d’aller chercher une voie battue, il lança Tobby à travers champs et s’en alla rejoindre directement la route de Vendée.

 

Cette route, on le sait, passait au milieu des grands bois, et elle était sablonneuse comme un chemin de Sologne.

 

Quand il l’eut atteinte, le chevalier mit pied à terre et regarda attentivement.

 

La nuit était sombre, mais le jeune homme avait de bons yeux, et il eut bientôt reconnu le sillon des roues d’une chaise de poste et l’empreinte des pieds de trois chevaux.

 

– Bon ! se dit-il, ils sont passés.

 

Il remonta à cheval et continua son chemin. Mais, à un quart de lieue plus loin, il ne retrouva plus ni les empreintes, ni les sillons, et, rétrogradant de quelques pas, il s’aperçut que la chaise de poste était entrée dans le bois.

 

Alors M. de Morfontaine s’enfonça dans le fourré, de l’autre côté de la route, attacha son cheval à un arbre et se coucha à plat ventre, afin de mieux entendre.

 

Il passa près d’une heure ainsi. C’était le moment où le général et son neveu, M. de la Morlière, délivraient Hector.

 

Puis le chevalier entendit un claquement de fouet, un piétinement de chevaux, et, du fond d’une broussaille où il était blotti, il vit la chaise de poste rentrer dans la route et soulever un nuage de poussière autour d’elle.

 

La voix du général frappa son oreille.

 

– Voilà qui est fait, disait-il joyeusement.

 

– Il paraît, pensa le chevalier, que tout a réussi merveilleusement, et que cette chère Diane emmène son Hector adoré.

 

Voici le moment de nous mettre un peu de la partie. Le chevalier laissa glisser sur ses lèvres un mauvais sourire, remonta sur Tobby et courut après la chaise de poste.

 

XVI

Le chevalier de Morfontaine était parfaitement sûr de Tobby.

 

Tobby était ce cheval du Bocage, dur à la fatigue, léger en dépit de ses apparences massives, qui s’échauffe par degrés et trotte et galope toute une nuit.

 

Le chevalier de Morfontaine dédaigna tout d’abord de rejoindre la chaise de son oncle.

 

– Ménageons Tobby, se disait-il, je leur gagnerai une heure quand je le voudrai.

 

Et, en effet, ce ne fut qu’au deuxième relais que le chevalier dépassa la chaise de poste.

 

La nuit était devenue si noire et le chevalier s’était si bien couvert les deux tiers de la figure avec son manteau qu’il était impossible de le reconnaître.

 

Seul, le vicomte de la Morlière reconnut le cheval à sa robe lie de vin. Mais comme en Vendée cette couleur est commune, le générai n’y fit aucune attention et ne soupçonna point un seul instant que c’était un cheval de ses écuries qui passait.

 

À partir du moment où il eut dépassé la chaise de poste, le chevalier de Morfontaine pressa de plus en plus l’allure de Tobby, et Tobby gagna près de cinq lieues en quatre heures.

 

À l’avant-dernier relais, la pauvre bête était si fatiguée que le chevalier eut peur de ne point arriver.

 

Il eut un moment la pensée de prendre un cheval frais à la poste et d’y laisser Tobby.

 

Là il était trop loin de Bellombre pour craindre d’être reconnu. Mais une réflexion l’arrêta.

 

– En relayant ici, le général peut avoir la fantaisie de descendre une minute, d’entrer dans l’écurie, et il reconnaîtra sûrement son cheval.

 

Dès lors il peut se défier et battre en retraite ou s’en aller tout droit à Rochefort en évitant B… Tant pis pour Tobby !

 

Le chevalier fit donner une poignée d’avoine à sa monture, se remit en selle et repartit.

 

Le vicomte de la Morlière n’avait pas trop présumé des forces de Tobby ; la vaillante bête arriva à B…, et le chevalier se hâta d’entrer dans la cour du relais.

 

– Donnez-moi un cheval frais, dit-il, et prenez soin de celui-ci.

 

L’aubergiste, qui sortait de son lit, car il était quatre heures du matin à peine, s’étira les bras, bâilla à plusieurs reprises, et, sans répondre tout d’abord à la demande que lui faisait le jeune homme, il se prit à regarder le cheval :

 

– Ah çà ! dit-il, quel chemin lui avez-vous donc fait faire, grand Dieu ! il est coupé comme avec un couteau ?

 

– C’est une rosse, répliqua le neveu du général ; il n’a pas dix lieues dans le ventre. C’est un cheval qui se vide en route. Donnez-m’en un autre.

 

– Où va monsieur ?

 

– À Rochefort.

 

– Monsieur est pressé ?

 

– Je vais recueillir une succession.

 

– C’est différent, fit l’aubergiste, qui s’inclina et ajouta :

 

– Monsieur arrive à temps ; car je n’ai qu’un seul cheval à l’écurie.

 

– Est-il bon ?

 

– C’est un bidet de bonne allure.

 

– Ah ! dit le chevalier, vous n’avez pas de chevaux ?

 

– Non ; à l’exception du bidet, ceux que je possède sont à Rochefort. Il passe d’ailleurs si peu de monde par ici… On ne voit pas de chaise de poste tous les mois.

 

– Je reviendrai ce soir, dit le chevalier. Prenez soin de mon cheval.

 

Il fit seller le bidet, et quand il l’eut enfourché, il dit à l’aubergiste :

 

– Où est le juge de paix ? Indiquez-moi sa maison.

 

– C’est la dernière du village ; suivez tout droit la grand-rue.

 

Le chevalier piqua des deux et s’arrêta cinq minutes après devant la maison désignée.

 

Cette maison était précédée par un jardin. M. de Morfontaine mit pied à terre, attacha le bidet à la grille et sonna.

 

Tout le monde dormait dans la maison, mais le coup de cloche avait été vigoureux, et bientôt un domestique accourut et vint ouvrir.

 

– Le juge de paix ? demanda le chevalier.

 

– Il dort, monsieur, répondit le valet en blouse.

 

– Éveillez-le…

 

Le domestique parut hésiter, mais M. de Morfontaine avait un accent d’autorité qui lui en imposa.

 

– Si monsieur veut me dire son nom ? demanda-t-il.

 

– Un envoyé de la préfecture, répondit le chevalier, qui savait que ce mensonge lui ouvrirait toutes les portes.

 

Le domestique salua et dit :

 

– Monsieur veut-il me suivre ?

 

Le valet allait même s’emparer du cheval et le faire entrer dans la cour, mais M. de Morfontaine l’arrêta d’un geste :

 

– C’est inutile, dit-il, je repars à l’instant.

 

Et, sur les pas du valet, il pénétra dans la maison.

 

Le juge de paix, ainsi que l’avait fort bien dit M. de la Morlière, était jeune encore et célibataire.

 

Il couchait au rez-de-chaussée de son habitation, dans une petite chambre contiguë au salon.

 

Ce fut là que le valet, ébloui par ce titre d’envoyé de la préfecture, introduisit M. de Morfontaine.

 

Brusquement éveillé, le juge de paix se dressa sur son séant, se frotta les yeux et regarda curieusement son visiteur matinal.

 

Le chevalier s’était enveloppé dans son manteau, de façon à cacher son visage le plus possible.

 

– Qui êtes-vous et que me voulez-vous, monsieur ? demanda aigrement le magistrat.

 

– Monsieur, répondit le chevalier, faites sortir cet homme. J’ai une communication de la plus haute importance à vous faire.

 

Le juge ouvrit de grands yeux.

 

Le chevalier poursuivit :

 

– Il est inutile, monsieur, que vous sachiez qui je suis. Supposez, si vous le voulez, que j’appartiens à la haute police du royaume, et écoutez-moi bien.

 

Le juge, de plus en plus étonné, regarda son interlocuteur.

 

– Nous sommes en Vendée, monsieur, reprit le chevalier, en un pays où les derniers coups de feu de l’insurrection retentissent encore.

 

– Ah ! monsieur, dit le magistrat inquiet, croyez bien que je n’ai rien de commun avec les révoltés.

 

– C’est parce qu’on l’espère en haut lieu qu’on m’envoie vers vous.

 

Le juge tressaillit d’aise.

 

– Monsieur, poursuivit le chevalier, vous êtes le seul fonctionnaire de ce pays dont le nouveau régime soit sûr.

 

Le juge s’inclina.

 

– Je me suis toujours efforcé de mériter la confiance du gouvernement, dit-il.

 

– Et c’est à vous qu’une mission importante est confiée.

 

– Je suis prêt ! s’écria le juge, qui ne douta plus un seul instant que l’homme qu’il avait devant lui n’eût les pouvoirs les plus étendus.

 

– Il est un des chefs les plus populaires, les plus aimés, les plus redoutés de l’insurrection, continua le chevalier, à la capture duquel on attache une extrême importance. Si vous l’arrêtez, votre avancement est assuré ; si vous hésitez, votre carrière est brisée par avance.

 

– Mais, monsieur, dit le magistrat, expliquez-vous, je vous prie.

 

– Ce chef, continua le chevalier, se nomme le comte de Main-Hardye.

 

– Oh ! oh ! fit le magistrat, dont l’œil brilla sur-le-champ d’une joie féroce, si je pouvais mettre la main sur lui, croyez-le bien, je ferais mieux que remplir mon devoir.

 

– Ah ! dit le chevalier.

 

– Je pourrais aussi satisfaire mes rancunes personnelles.

 

– Vous avez à vous plaindre du comte ?

 

– C’est son père qui a demandé ma révocation il y a trois ans…

 

– Mais, ajouta le juge, je crois, monsieur, que la chose est difficile, car le comte est chaudement soutenu, protégé en ce pays, et très certainement à cette heure il a quitté la France.

 

– Vous vous trompez.

 

– Que dites-vous ?

 

– Dans une heure, dans moins peut-être, – habillez-vous, monsieur, – le comte de Main-Hardye traversera B…

 

– Est-ce possible ? s’écria le magistrat, qui sauta hors de son lit et passa un vêtement à la hâte.

 

– Une chaise de poste va venir relayer. Elle renferme le général marquis de Morfontaine, sa fille la baronne Rupert, son neveu le vicomte de la Morlière, et sur le siège vous verrez deux laquais, un vieux du nom de Germain, un jeune, qui n’est autre que le comte de Main-Hardye.

 

Pendant que le chevalier donnait ces détails au magistrat, celui-ci s’était habillé à la hâte.

 

– Maintenant, monsieur, dit le chevalier, hâtez-vous de donner des ordres à la brigade de gendarmerie.

 

– Venez, monsieur, dit le magistrat.

 

Tous deux sortirent précipitamment de la maison, et le chevalier détacha son bidet, se remit en selle et ramena de nouveau son manteau sur son visage.

 

– Monsieur, dit-il alors, se penchant à l’oreille du magistrat, rappelez-vous qu’il est des gens qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reconnaît jamais. Votre fortune à venir en dépend.

 

Le magistrat s’inclina, et, tandis qu’il courait à la gendarmerie, le chevalier s’éloigna au galop et parut prendre la route de Rochefort.

 

*

* *

 

Tels étaient donc les événements qui avaient amené le guet-apens dans lequel M. de Main-Hardye venait de tomber.

 

En entendant le juge de paix prononcer distinctement le nom du comte, le général demeura comme foudroyé.

 

Mais cet état de prostration subite eut la durée d’un éclair.

 

Soudain le vieux colonel de cavalerie, habitué à charger les Cosaques, retrouva la fougue de ses vingt ans.

 

Au lieu de répondre au juge de paix, il tira ses pistolets et cria au comte et à M. de la Morlière :

 

– Nous tenons la vie de six hommes entre nos mains. Feu ! messieurs. Fouette ! postillon.

 

Et il s’élança sur le siège, à côté du comte. Mais celui-ci l’arrêta brusquement et lui dit :

 

– Vous vous perdriez sans me sauver, général. Regardez plutôt.

 

Il étendit la main, et au-delà de la porte cochère de la poste, M. de Morfontaine, consterné, aperçut les huit gendarmes de la brigade rangés en bataille et barrant la route.

 

– Arrête, postillon ! cria le comte, car déjà les chevaux s’ébranlaient, arrachant des étincelles au pavé de la cour.

 

Et, sautant à terre, M. de Main-Hardye s’approcha du juge de paix et lui dit :

 

– Monsieur, je suis votre prisonnier.

 

Au fond de la berline de voyage, la baronne Rupert, sans force et sans voix, pleurait à chaudes larmes.

 

L’étincelle d’énergie qui s’était allumée dans le regard du général s’éteignit alors. Il retomba dans un profond abattement.

 

Quant à M. de la Morlière, il avait su se composer un visage consterné, et il prodiguait à madame Diane les soins les plus empressés.

 

Seul, en ce moment, un homme était calme, presque souriant.

 

C’était le comte.

 

Le juge de paix s’approcha du marquis, lequel était tristement redescendu de son siège et pressait la main de M. de Main-Hardye, qu’il appelait son fils.

 

– Monsieur le marquis, lui dit-il, je n’ai aucun ordre vous concernant, et vous êtes libre, ainsi que madame et monsieur – il désignait Diane et M. de la Morlière, – de continuer votre route. Seul, monsieur le comte de Main-Hardye…

 

Le général toisa le juge de paix.

 

– Il me semble que je vous connais, dit-il avec dédain.

 

– Peut-être, fit le juge en s’inclinant.

 

– Vous êtes ce magistrat qui fut révoqué de ses fonctions il y a trois ans, n’est-ce pas ?

 

Le juge se mordit les lèvres.

 

– Monsieur se venge, dit froidement Hector, car mon père fut pour quelque chose dans sa révocation.

 

Le juge devint pâle de colère.

 

– Messieurs, dit-il, n’outragez pas un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.

 

Puis, se tournant vers le brigadier :

 

– Jean Leblanc, dit-il, vous allez conduire M. de Main-Hardye à la prison de la gendarmerie, où il attendra qu’une bonne escorte soit arrivée de Rochefort. Et songez-y bien, brigadier, ajouta-t-il d’un ton sévère, laisser évader votre prisonnier serait pour vous un cas de conseil de guerre.

 

Le brigadier avait la larme à l’œil.

 

– Fais ton devoir, mon pauvre vieux, lui dit Hector.

 

Puis il s’élança vers Diane qui était descendue de voiture et se soutenait à peine.

 

– Adieu ! dit-il, adieu !

 

Il la prit dans ses bras et l’y pressa avec délire. Alors le général s’écria :

 

– Oh ! je ne vous abandonnerai pas, mon cher comte, mon fils bien-aimé… J’irai à Paris, je verrai le roi, le roi fera grâce.

 

Et s’adressant au juge de paix :

 

– Sur quelle ville comptez-vous diriger votre prisonnier, monsieur ? demanda-t-il.

 

– J’attendrai des ordres, répondit sèchement le magistrat.

 

*

* *

 

On devine ce qui se passa. Le général, son neveu et sa fille descendirent dans l’auberge ; le comte lui-même, après avoir donné sa parole de ne point chercher à fuir, fut autorisé à y attendre, sous la surveillance de deux gendarmes, l’arrivée d’ordres supérieurs.

 

Le juge de paix avait expédié sur-le-champ un courrier à la sous-préfecture voisine. Cinq heures après il était de retour, suivi d’un peloton de cavalerie qui avait ordre d’escorter le prisonnier jusqu’à Rochefort.

 

M. de Morfontaine et Diane voulurent le suivre.

 

– Non, lui dit le général, je ne vous quitterai pas, mon cher fils, que je n’aie vu le commandant de place et que je n’aie obtenu qu’il soit sursis à votre jugement. Si on me laisse le temps d’aller à Paris, morbleu ! vous êtes sauvé ! Le roi est mon débiteur…

 

Le général avait repris tout son courage, et il parlait avec tant d’assurance que Diane fut convaincue.

 

Seul, le comte n’espérait plus ; mais il feignait d’espérer.

 

Diane était là.

 

Le comte de Main-Hardye arriva à Rochefort vers le soir, et il fut écroué à la prison de la ville, tandis que M. de Morfontaine courait chez le général qui commandait la place.

 

Par un bonheur providentiel, cet officier avait servi avec M. de Morfontaine ; il avait été son ami intime.

 

– Mon cher général, lui dit-il, j’ai reçu du ministre l’ordre positif de faire juger, séance tenante, tous les déserteurs passés aux royalistes, et le comte de Main-Hardye, qui se trouve dans ce cas, passera demain en conseil de guerre et sera condamné à mort.

 

Le général frissonna.

 

– Mais, poursuivit le commandant, il est une chose que je puis prendre sur moi, par exemple !

 

– Ah ! fit le général avec anxiété, parlez, mon ami, parlez vite !

 

– Je puis faire surseoir à l’exécution environ dix jours.

 

– Alors, s’écria le général, il est sauvé !

 

Et il courut à l’hôtel où il avait laissé sa fille et lui dit :

 

– Diane, ma Diane adorée, il faut trois jours pour aller à Paris, trois jours pour en revenir. Nous avons onze jours devant nous, c’est plus qu’il n’en faut. Nous partons ce soir…

 

– Oh ! non, mon père, répondit Diane, je veux rester ici, ne point le quitter. On me permettra bien de le voir tous les jours, et le roi vous accordera sa grâce à vous seul, j’en ai la conviction.

 

– Mon oncle, dit à son tour le vicomte de la Morlière, Diane a raison ; je vais vous accompagner, moi…

 

– Écris à tes cousins sur-le-champ, et partons, dit le général.

 

Et M. de Morfontaine partit, en effet, avec le vicomte de la Morlière, lequel avait écrit à ses cousins deux lettres, l’une adressée à M. de Passe-Croix, et que le général lut.

 

Dans celle-là, le vicomte se désolait de l’arrestation de M. de Main-Hardye et se réfugiait tout entier dans l’espoir que le roi ferait grâce au jeune officier.

 

L’autre, adressée au chevalier de Morfontaine, et tracée en caractères hiéroglyphiques, était plus laconique :

 

« Arrivez tous deux à Rochefort, disait-il. Vous trouverez, poste restante, mes instructions détaillées.

 

« Le comte sera condamné demain, et je vais m’arranger de telle façon que la sentence soit exécutée.

 

« À vous,

 

« Vicomte de la Morlière. »

 

*

* *

 

Le lendemain, en effet, le conseil de guerre déclara M. le comte de Main-Hardye coupable de désertion à l’ennemi et le condamna à la peine de mort.

 

XVII

Il est un personnage de notre histoire que nous avons perdu de vue, et dont nul n’avait plus entendu parler au château de Bellombre.

 

Nous voulons parler de Grain-de-Sel.

 

Grain-de-Sel avait reçu un coup de bâton derrière la tête, on s’en souvient, lequel avait été si violent, si bien appliqué, que le jeune gars était tombé la face contre terre, sans plus donner le moindre signe de vie.

 

Cependant Grain-de-Sel n’était pas mort.

 

Après un évanouissement de plusieurs heures, il reprit peu à peu connaissance et porta la main à son front, où il éprouva une violente douleur.

 

Il retira cette main couverte de sang. Le bâton avait entamé le cuir chevelu.

 

Les premières clartés de l’aube glissaient à l’horizon et pénétraient au travers des arbres dépouillés.

 

Grain-de-Sel se traîna vers un petit ruisseau qui coulait sous la lune, et, à l’aide de son mouchoir, il lava la plaie du mieux qu’il lui fut possible.

 

Il put alors se convaincre par le toucher qu’il n’était pas dangereusement blessé.

 

Après avoir obéi à ce premier sentiment d’égoïsme et d’instinct de conservation, Grain-de-Sel se demanda comment et pourquoi il était là.

 

Son évanouissement avait duré toute la nuit, et il était tout simple qu’en revenant à lui le jeune homme éprouvât une sorte de confusion dans ses souvenirs.

 

Mais bientôt Grain-de-Sel se rappela un à un tous les événements de la veille.

 

Il était sorti de Bellombre à la nuit close ; après avoir fait un long détour, il était venu attacher son cheval à la lisière du bois ; puis il s’était dirigé vers le trou au renard ; puis encore, tout à coup, il avait éprouvé une violente commotion.

 

À partir de ce moment, Grain-de-Sel ne se souvenait plus de rien.

 

Mais soudain il songea à la lettre de madame Diane qu’il portait au comte Hector ; et, alors seulement, le jeune gars s’aperçut qu’il avait son gilet ouvert. Il palpa toutes les poches, il regarda autour de lui, espérant voir cette lettre sur le gazon.

 

La missive avait disparu.

 

Grain-de-Sel était intelligent. La disparition de la lettre lui laissa deviner une partie de la vérité.

 

On l’avait assommé pour lui voler la lettre, et on n’avait pu commettre ce vol que dans l’intention de découvrir la retraite du comte.

 

À cette pensée, l’enfant frissonna, puis, rassemblant tout ce qu’il avait d’énergie, après avoir noué son mouchoir autour de sa tête, il se prit à courir vers le trou au renard.

 

Un sombre pressentiment l’agitait : sa voix trembla bien fort lorsque, se penchant sur l’orifice du souterrain, il fit entendre son houhoulement ordinaire.

 

Un coup de sifflet lui répondit.

 

Grain-de-Sel eut un battement de cœur violent et il répéta son appel.

 

Un deuxième coup de sifflet se fit entendre. Mais, cette fois, Grain-de-Sel eut le frisson, car, avec cette merveilleuse finesse d’ouïe particulière aux braconniers, il avait pu reconnaître que ce n’était point Hector de Main-Hardye qui lui répondait.

 

– C’est Mathurin, se dit-il, qui vient de siffler.

 

Et, sans hésiter, Grain-de-Sel se laissa glisser dans le trou au renard, répétant de temps à autre, et à mesure qu’il avançait au milieu des ténèbres, son cri de chouette.

 

Chaque fois, le sifflet de Mathurin lui répondait.

 

Le souterrain, on s’en souvient, formait un coude vers le milieu.

 

Quand il eut fait la moitié du chemin et tourné, par conséquent, le coude dont nous parlons, Grain-de-Sel vit briller une lueur rougeâtre dans l’éloignement.

 

Les trois compagnons du comte avaient allumé du feu, selon la coutume de chaque soir depuis qu’ils étaient dans le souterrain, et ils étaient assis à l’entour.

 

– Est-ce toi, Grain-de-Sel ? demanda Mathurin, qui se leva et vint à la rencontre du jeune gars.

 

– C’est moi, répondit celui-ci. Où est M. Hector ?

 

À cette question du gars, les trois Vendéens se levèrent précipitamment et poussèrent un cri unique.

 

– Comment ! où est-il ?

 

– Dame ! répondit Grain-de-Sel tout pâle, vous devez le savoir, vous qui le gardez…

 

– Tu dois bien mieux le savoir que nous, toi ! s’écria Mathurin.

 

– Moi ?

 

– Oui, toi, qui es venu le chercher hier soir.

 

– C’est faux !

 

Et l’enfant entra dans le cercle de lumière décrit par le brasier, et les trois Vendéens s’aperçurent alors qu’il avait la tête enveloppée d’un mouchoir ensanglanté.

 

– Tu es blessé ? exclama Mathurin.

 

– Ce n’est rien… ne vous occupez pas de moi… Où est M. le comte ?

 

– Mais je te dis qu’il est à Bellombre ; tu as poussé ton cri de chouette hier soir…

 

– Je vous jure que non.

 

– Le comte est parti ; nous avons cru que c’était avec toi.

 

– Trahison ! s’écria Grain-de-Sel.

 

Et l’enfant raconta ce qui était arrivé, ajoutant qu’il apportait au comte une lettre de madame Diane, lettre par laquelle la baronne l’avertissait que les bleus étaient toujours à Bellombre, et que vraisemblablement ils partiraient le lendemain matin.

 

Le récit de Grain-de-Sel, rapproché de ce que lui apprenaient les Vendéens, prouvait jusqu’à l’évidence que le comte de Main-Hardye avait dû tomber dans un piège.

 

Pendant quelques minutes, les serviteurs du comte et le pauvre Grain-de-Sel demeurèrent consternés et comme anéantis ; mais l’enfant sortit le premier de cet état de torpeur et de désolation :

 

– Il ne s’agit pas de nous désespérer, dit-il ; il faut sauver M. le comte.

 

Mathurin hocha la tête.

 

– Si les bleus le tiennent, dit-il, il est perdu.

 

– Il faut au moins savoir ce qu’il est devenu, répondit Grain-de-Sel. Adieu. Restez ici… attendez-moi.

 

– Où vas-tu ?

 

– À Bellombre.

 

Et l’enfant se reprit à courir, laissant les chouans consternés de l’absence inexplicable de leur chef.

 

– C’est égal, murmura Mathurin tandis que les pas de Grain-de-Sel s’éteignaient dans l’éloignement, j’ai confiance dans le gars.

 

*

* *

 

Grain-de-Sel sortit du trou au renard et prit le chemin de Bellombre.

 

En moins d’une heure il eut atteint la lisière de la forêt et l’endroit où il avait, la veille au soir, attaché son cheval.

 

Le cheval n’y était plus, mais comme il avait plu en abondance les jours précédents, la terre était détrempée et les sabots de l’animal étaient nettement marqués sur le sol.

 

Auprès de l’empreinte des fers du cheval, Grain-de-Sel reconnut un pied d’homme. Il se prit à l’examiner attentivement et put se convaincre que ce pied n’était point celui du comte.

 

Hector, même avec ses bottes de chasse, laissait une empreinte étroite, aristocratiquement allongée.

 

Celle-là, au contraire, était large ; on eût dit le soulier ferré d’un paysan pour la forme, mais aucune trace de clous ne s’y voyait.

 

Grain-de-Sel en conclut sur-le-champ que ce ne pouvait être que le pied d’un domestique du château, de l’un de ceux qui venaient de Paris et portaient de fortes chaussures sans têtes de clous.

 

– Ce n’est pas le pied d’un Poitevin, ni d’un Vendéen, dit-il, c’est le pied d’un Parisien.

 

Et soudain Grain-de-Sel songea à Ambroise, le valet de chambre de la baronne Rupert. Le gars, ayant porté ses soupçons sur Ambroise, se demanda alors pourquoi et comment il avait pu se trouver là pour détacher et emmener le cheval.

 

Mais cette supposition n’occupa point longtemps l’esprit judicieux de Grain-de-Sel.

 

Les pas de l’homme précédaient parfois ceux du cheval, parfois ils le suivaient, ce qui détruisait l’hypothèse qu’il avait conduit le cheval par la bride.

 

Donc, le cheval était monté par un deuxième personnage, et Grain-de-Sel devina sur-le-champ que c’était le comte.

 

Il était près de midi lorsque, suivant toujours les traces du cheval et du piéton, le gars arriva hors du bois à la clôture du parc. Grain-de-Sel s’était mis à ramper sur ses pieds et sur ses mains, glissant à travers les broussailles comme une couleuvre, de telle façon que du château on ne pouvait l’apercevoir.

 

À cinquante mètres environ de la haie vive qui clôturait le parc, Grain-de-Sel remarqua une chose bizarre. La terre était fortement piétinée en cet endroit, et au lieu d’une empreinte de pas, il y en avait deux.

 

Grain-de-Sel reconnut parfaitement la seconde, c’était celle du comte.

 

Celle-là se dirigeait vers la haie de clôture. L’autre disparaissait tout à coup.

 

– Bon ! pensa le gars, le comte est descendu de cheval et Ambroise y est monté.

 

D’après les traces qu’il avait laissées, on devinait que le cheval s’était arrêté un moment ; puis on avait dû le lancer au galop et le diriger à l’opposé du parc, à travers le champ de graine de moutarde.

 

Au-delà de ce champ passait un chemin de traverse qui allait à un quart de lieue plus loin rejoindre la grand-route de Rochefort à Paris.

 

– Où diable est-il allé ? se demanda Grain-de-Sel, qui suivit les traces du cavalier jusqu’au chemin dont le sol pierreux ne les avait point conservées.

 

Il revint alors sur ses pas et se remit sur la trace du comte.

 

Hector était allé droit à la brèche pratiquée dans la haie ; mais comme il arrivait là, Grain-de-Sel s’arrêta frissonnant et la sueur au front.

 

Le piège à loup était encore là et quelques lambeaux de vêtements adhéraient à ses dents meurtrières qui s’étaient refermées.

 

Ces lambeaux, Grain-de-Sel les reconnut comme provenant du pantalon de drap gris du comte.

 

– Oh ! les infâmes ! murmura-t-il.

 

Pourtant le gars connaissait Hector ; il savait que l’amant de Diane était doué d’une force herculéenne, et, un moment, eut une folle espérance :

 

– Peut-être, pensa-t-il, sera-t-il parvenu à se dégager sans bruit, sans cri, et à fuir.

 

Cette espérance, Grain-de-Sel ne pouvait la conserver longtemps, car un bruit de pas se fit entendre dans la broussaille, et le gars, qui s’était jeté à plat ventre, vit venir à lui un homme qu’il reconnut sur-le-champ.

 

C’était le capitaine Aubin, en capote et en képi, qui se promenait en fumant.

 

Sans doute l’officier avait aperçu Grain-de-Sel, car il se dirigeait vers lui.

 

Grain-de-Sel demeurait immobile.

 

Quand il ne fut plus qu’à deux pas du gars, le capitaine posa un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence.

 

– Il m’a vu, pensa Grain-de-Sel, qui conserva son immobilité.

 

Puis il leva sur l’officier son regard intelligent et limpide :

 

– Il est triste, il a un air mystérieux, se dit-il. Bien sûr, il est arrivé malheur à M. Hector.

 

Le capitaine vint s’asseoir auprès du jeune gars. Grain-de-Sel était trop rusé pour prononcer le premier le nom d’Hector.

 

– Vous êtes triste, capitaine, dit-il.

 

– Ah ! tu crois ?…

 

– Dame !

 

– Je suis triste parce que madame Diane pleure et se désole, Grain-de-Sel, mon ami.

 

– Madame Diane pleure ! exclama l’enfant.

 

– Oui ; car le comte de Main-Hardye a été pris cette nuit.

 

Grain-de-Sel ne jeta aucun cri.

 

– Je le savais, dit-il tout bas.

 

Et il montra le piège à loup.

 

– C’est moi, ajouta le capitaine avec amertume, qui suis son geôlier.

 

– Vous ! capitaine ?

 

Charles Aubin étendit la main vers le pavillon dont on voyait le toit au travers des arbres.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Grain-de-Sel, madame Diane en mourra.

 

Le capitaine attacha sur l’enfant un regard inquisiteur.

 

– Tu es discret, n’est-ce pas ? dit-il.

 

– Discret comme la tombe, capitaine. On aura ma vie avant mon secret.

 

– Écoute, poursuivit le capitaine, je lis tant de douleur dans tes yeux que je veux te mettre un espoir au cœur.

 

– Oh ! vous le sauverez, n’est-ce pas ? s’écria Grain-de-Sel.

 

– Moi, non, mais…

 

– Mais qui ?

 

– Le général et madame Diane.

 

– Comment ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Et… vous croyez…

 

– Je crois, dit le capitaine avec conviction.

 

Puis il prit la main de Grain-de-Sel et lui dit tout bas :

 

– À présent, parlons d’autre chose… Le général est parti.

 

– Parti ! et pour quel pays ?

 

– Pour Paris a-t-il dit. Il est parti avec son neveu le vicomte de la Morlière.

 

Grain-de-Sel fronça le sourcil.

 

– Je ne sais pas, dit-il, pourquoi j’ai une vague idée… que…

 

Il s’arrêta, hésita, et le capitaine tressaillit profondément.

 

– Parle, dit-il.

 

– Ah ! pardon, dit l’enfant, je ne parlerai que lorsque vous m’aurez dit comment le comte a été pris.

 

– C’est juste, dit le capitaine.

 

Et il raconta à Grain-de-Sel tout ce qui s’était passé. Le gars écouta attentivement.

 

– Monsieur Aubin, dit-il enfin, Ambroise est un misérable qui ne mourra que de ma main, et, je le vois bien à présent, c’est lui qui m’a assommé la nuit dernière et qui a trahi le comte, mais…

 

Grain-de-Sel hésita encore.

 

– Voyons ! parle ! insista le capitaine.

 

– Ah ! c’est que, voyez-vous, monsieur Aubin ce que je vais vous dire est si grave…

 

– Foi de soldat ! jura le capitaine, ce sera un secret entre toi et moi.

 

– Eh bien ! dit l’enfant, Ambroise n’a été qu’un instrument.

 

– Tu crois ?

 

– On l’a payé… on l’a poussé.

 

– Mais… qui ?…

 

– Les neveux du général, articula froidement Grain-de-Sel.

 

– Prends garde, petit, dit le capitaine. Cette pensée m’est venue… comme à toi… et je l’ai repoussée…

 

– Ils aiment madame Diane.

 

– Tous trois ?

 

– Tous trois.

 

– Cependant l’un d’eux est parti… le vicomte…

 

– C’est celui que je crains le plus, dit Grain-de-Sel.

 

– Oh ! rassure-toi, dit Charles Aubin, si le roi veut faire grâce…

 

– Ils trouveront bien le moyen de l’en empêcher.

 

Les paroles du gars impressionnèrent vivement le capitaine.

 

Cependant il dit à Grain-de-Sel :

 

– Il serait prudent que tu ne reparusses point au château.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce que si, comme tu le crois, comme nous le croyons, les neveux du général se sont entendus avec Ambroise, il ne fait pas bon pour toi ici.

 

Grain-de-Sel eut un sourire superbe.

 

– Et, ajouta le capitaine, il vaut mieux qu’ils te croient mort.

 

– Vous avez peut-être raison, répondit l’enfant. Seulement, vous direz un mot à ma mère, n’est-ce pas ? Elle sera muette.

 

– Sois tranquille.

 

– Je vais rejoindre les compagnons de M. le comte. Adieu, capitaine.

 

Et Grain-de-Sel se reprit à ramper dans la broussaille et disparut.

 

XVIII

Après le départ du marquis de Morfontaine et de son neveu, la baronne Rupert écrivit au malheureux comte Hector de Main-Hardye la lettre suivante :

 

« Cher époux du ciel,

 

« Confiance ! mon père est parti. Il va courir nuit et jour ; il verra le roi. Tu seras gracié.

 

« Le général qui commande la place, bien qu’il soit ami de mon père, bien qu’il s’estime le plus malheureux des hommes d’être ainsi ton geôlier, le général est inflexible sur les règlements.

 

« J’ai prié, j’ai supplié vainement. Il ne me sera point permis de te voir.

 

« – Madame, m’a dit le général, le comte de Main-Hardye est un homme résolu, il est capable de tout mettre en œuvre pour s’échapper, et l’amour que vous avez pour lui m’est d’avance une preuve que vous seriez sa complice dans un projet d’évasion.

 

« J’ai protesté, on ne m’a pas crue.

 

« Cependant il m’est permis de t’écrire, de t’écrire chaque jour.

 

« J’attends mon cousin le baron de Passe-Croix ; mon père lui a écrit ; il arrivera probablement demain.

 

« Mon Dieu ! mon Dieu ! comme c’est loin, Paris !

 

« Heureusement, nous avons encore huit jours devant nous. Mon Dieu !

 

*

* *

 

« De ma fenêtre, je vois le noir donjon où tu es enfermé, mon Hector. Mes yeux sont toujours fixés sur cet horrible édifice et cherchent à en sonder la profondeur.

 

« Que fais-tu ? As-tu du courage et de l’espoir ?

 

« Oh ! je sais bien que, si tu ne m’aimais, le sourire n’aurait point abandonné tes lèvres, car tu ne crains pas la mort, car tu es noble et brave comme les lions du désert.

 

« Mais tu songes à ta pauvre Diane, n’est-ce pas ? et alors le cœur te manque et tu te dis sans doute que ta mort serait la mienne.

 

« Mais rassure-toi, ami, le roi est meilleur que tu ne crois ; et puis il aime beaucoup mon père. Il pardonnera. »

 

La lettre de Diane ne s’arrêtait pas là ; mais la suite ne renfermait plus qu’une longue série de ces mots du cœur, de ces phrases charmantes en leur désordre, qui composent le langage de l’amour et n’ont de sens que pour ceux qui aiment.

 

Cette lettre fut remise au comte de Main-Hardye sans avoir été ouverte.

 

Le lendemain Diane reçut de son cher Hector les lignes que voici :

 

« Ah ! Diane ! ma bien-aimée, ne te fais-tu pas illusion ? Ne t’exagères-tu point le cœur et la bonté de cet homme qui a spolié son roi ?

 

« Ton père peut beaucoup, je le sais ; mais le vent de la fatalité a soufflé sur nous, et contre la fatalité les hommes ne peuvent rien.

 

« Pourtant ne te désole pas trop vite, mon ange bien-aimé. Si je ne veux pas que tu t’abandonnes trop vite à l’espérance, je ne veux pas non plus que le désespoir emplisse ton âme.

 

« Dieu est bon, il a vu, il a protégé notre amour, il a permis que cet amour ne fût point stérile. Espérons !… On me traite ici avec les plus grands égards ; le général est venu me voir. Il est franc et un peu brutal ; il ne m’a point dissimulé qu’il ne partageait point les illusions de ton père et les tiennes.

 

« – Je sais pertinemment, m’a-t-il dit, que le roi est fort irrité de la résistance opiniâtre que vous avez faite ; et les gens qui l’entourent et le conseillent sont encore plus irrités que lui.

 

« Ne te figure point, ma Diane chérie, que je suis au cachot. Non, loin de là, on m’a donné une chambre fort claire, convenablement meublée ; j’ai des livres, du papier, des journaux. On me traite en ami, mais je suis prisonnier, je suis condamné à mort.

 

« Écoute, Diane, ma bien-aimée, je vais te faire une confidence. On m’a fouillé assez négligemment lorsque je suis entré ici, et on m’a laissé un joli petit poignard dont la lame a deux pouces de longueur.

 

« Ne frémis pas, ma Diane adorée, je ne me tuerai que si ma grâce est refusée. Mais, vois-tu, je ne veux pas leur laisser cette satisfaction dernière de me fusiller en plein soleil, comme un déserteur, comme un soldat qui a manqué à ses devoirs. Je sais que tu es forte au besoin, n’es-tu pas une noble fille de Vendée ?

 

« Eh bien ! ton époux te le demande à genoux : si ton père revient désespéré, si le roi a refusé, si je dois mourir, tu me l’écriras, n’est-ce pas ? Tu me l’écriras assez tôt pour que j’aie le temps de me tuer.

 

« Je veux que tu me fasses cette promesse, ma Diane bien-aimée… Je le veux.

 

« Ton Hector »

 

Madame la baronne Rupert répondit un seul mot :

 

« Je te le jure ! »

 

XIX

Tandis que la baronne Rupert et son cher Hector correspondaient ainsi, le général marquis de Morfontaine et son neveu M. de la Morlière roulaient sur la route de Paris.

 

Le général semait l’or sur sa route pour arriver plus vite, et il avait calculé qu’il atteindrait Paris en moins de trois jours.

 

Vers le soir de la première journée, la chaise de poste atteignit le village de B… auprès duquel la route de Rochefort et celle de Poitiers se réunissent en une seule voie qui se dirige vers Tours.

 

En cet endroit le pays est accidenté, montagneux, sauvage et couvert de grands bois.

 

Le relais de poste se trouvait à trois kilomètres au-delà du village de B… au pied d’une colline aux flancs de laquelle la route serpentait avant d’arriver au sommet.

 

Une misérable auberge surgissait au relais.

 

– Mon oncle, dit M. de la Morlière, il est sept heures et demie, et vous n’avez rien pris depuis ce matin. Laissez-moi vous dire que je m’oppose à ce que nous continuions notre route avant que vous ayez avalé un potage et mangé quelque chose.

 

– Soit, dit le général, car il faut bien que j’aie la force de voyager.

 

Le vicomte mit pied à terre le premier, donna le bras au vieillard et le fit entrer dans la salle d’auberge, où le postillon qui allait partir et conduire la chaise à son tour vidait un dernier verre de vin.

 

Ce postillon avait une grande barbe rousse, un chapeau qui lui descendait sur les yeux, une limousine qui lui couvrait les épaules et le bas du visage.

 

Tandis que le général s’asseyait en toute hâte devant une table dressée au coin du feu, le vicomte s’approcha du postillon :

 

– Est-ce toi, Ambroise ? dit-il au postillon.

 

– Oui, monsieur, répondit le postillon.

 

Le vicomte et le valet échangèrent un coup d’œil significatif, et le premier alla sur-le-champ s’attabler en face du général.

 

Le repas fut court.

 

– Allons, vicomte, allons, en voiture, dit le général, qui jeta une pièce d’or sur la table, n’attendit point sa monnaie, sortit de l’auberge et monta lestement dans la berline de voyage.

 

Le postillon à la barbe rousse avait déjà enfourché son porteur et faisait claquer son fouet.

 

– Allons, fouette, cria le général.

 

Et le postillon cingla le cheval de droite, enfonça l’éperon dans le ventre de celui qu’il montait, et la chaise partit au grand trot.

 

Mais au bout de dix minutes les chevaux ralentirent leur allure, puis ils prirent le pas.

 

Le général mit la tête à la portière :

 

– Dors-tu, postillon ? demanda-t-il.

 

– Non, monsieur.

 

– Marche, alors !

 

– Monsieur, répondit Ambroise, qui déguisait sa voix aussi bien que son visage, la montée est trop rude pour qu’il soit possible de trotter.

 

– Où sommes-nous donc ? demanda M. de Morfontaine. La nuit est noire, on ne voit pas.

 

– Nous sommes à la côte des Aurettes, monsieur.

 

– Ah diable ! murmura le général, ce garçon a raison… il est impossible de trotter.

 

– La montée est-elle longue ? demanda M. de la Morlière.

 

– Elle dure une heure environ.

 

– Alors, j’en vais profiter.

 

– Comment ?

 

– Je vais marcher un peu et fumer un cigare en me dégourdissant les jambes.

 

Et sans attendre que le général eût répondu, le vicomte ouvrit la portière et sauta sur la chaussée.

 

Le postillon avait également mis pied à terre et cheminait sur le bord de la route en faisant claquer son fouet et fumant son brûle-gueule.

 

Les chevaux montaient tranquillement.

 

– Postillon, dit M. de la Morlière en tirant un cigare de sa poche, avez-vous du feu ?

 

– Oui, monsieur… j’ai de l’amadou du moins.

 

– Bien. Vous allez m’en donner.

 

Le postillon s’arrêta pour battre le briquet, tandis que la chaise de poste continuait son chemin, de telle façon que le vicomte et lui demeurèrent en arrière.

 

– Eh bien ? demanda le vicomte.

 

– Tout est pour le mieux, monsieur.

 

– Le timon… ?

 

– J’ai retiré la cheville qui le maintient dans la volée. Avant que la voiture soit aux deux tiers de la descente, il sera démanché et hors de sa douille.

 

– Très bien.

 

– Très bien !

 

– Et le coup de fusil ?

 

– Il est un peu cher, dit Ambroise, mais il sera tiré à l’heure.

 

– Es-tu sûr de ton braconnier ?

 

– C’est un repris de justice qui a fait son temps. Pour six louis il mettrait le feu à l’univers. Je lui en ai donné cinq pour un coup de fusil, c’est bien honnête.

 

– Et il ne parlera pas ?

 

– Il est complice, donc il sera discret.

 

– Es-tu sûr que les chevaux s’emporteront ?

 

– Oh ! très sûr. Mon porteur surtout. Il a fait tuer trois postillons déjà. C’est un cheval poltron qui craint les armes à feu et le tambour.

 

– À merveille.

 

– Et puis, dit encore Ambroise, vous pensez bien, monsieur, que, le timon démanché, la voiture battra les jarrets des chevaux et les poussera de la belle manière. La descente est rapide ; la route a, de l’autre côté de la montagne, des rampes plus brusques encore que celles de ce côté-ci. Elle borde le ravin.

 

– Je le sais.

 

– Dépourvue de son timon, la voiture poussera les chevaux qui ne pourront plus tourner.

 

– Et, acheva le vicomte, comme la route est à cinquante pieds au-dessus du ravin, la voiture et mon cher oncle feront un fameux saut.

 

Ambroise se mit à rire.

 

– Ce qui ne fera point les affaires de M. de Main-Hardye, dit-il, car, le général mort, ce ne sera point monsieur le vicomte qui s’en ira trouver le roi.

 

– Au contraire, dit le vicomte.

 

– Hein ? fit le faux postillon.

 

– Je continuerai ma route vers Paris, j’irai voir le roi, je le supplierai de m’accorder la grâce du comte.

 

– Monsieur le vicomte devient fou !

 

– Mais, acheva M. de la Morlière en ricanant, je demanderai cette grâce de telle sorte qu’on me la refusera.

 

– Et si on vous l’accorde ?

 

– Je m’arrangerai de telle façon que j’arriverai à Rochefort une heure après l’exécution.

 

– Bravo !

 

Le vicomte avait allumé son cigare et cheminait fort tranquillement derrière la berline.

 

Le postillon marchait un peu en avant, faisant toujours claquer son fouet.

 

La nuit, obscure jusque-là, commençait à s’éclairer. La lune se levait à l’horizon.

 

Plongé au fond de la berline, le père de Diane promenait un regard distrait sur les bois qui bordaient la route à droite et à gauche. Sa pensée était ailleurs. Le général se voyait aux Tuileries, entrant chez le roi, lui rappelant qu’en maintes circonstances il avait témoigné une profonde horreur du sang versé.

 

Pour la première fois de sa vie, M. de Morfontaine, qui n’avait jamais été orateur, préparait un discours.

 

Tout à coup la berline s’arrêta, et le général, momentanément arraché à sa rêverie, mit la tête à la portière.

 

La berline était arrivée au point culminant de la montée, et les chevaux, obéissant à l’habitude, sans doute, s’étaient arrêtés pour attendre le postillon.

 

Le général avait à sa gauche un bouquet de chênes assez touffu que la lune baignait d’une clarté encore indécise ; à sa droite, un taillis rabougri.

 

Devant lui, la route s’inclinait tout à coup, et M. de Morfontaine devina une descente des plus rapides.

 

Le postillon et M. de la Morlière, demeurés un peu en arrière, n’avaient point encore atteint le haut de la montée.

 

Mais le général entendait leurs voix et, par intervalles, le claquement du fouet d’Ambroise.

 

– Allons ! cria-t-il en sortant la moitié du corps de la portière, dépêchons, postillon ! arrive, vicomte !…

 

Mais soudain, à trois pas dans le fourré, à gauche de la route, un coup de feu se fit entendre, et le cheval porteur se cabra frémissant.

 

Puis une seconde détonation retentit, en même temps qu’un chien s’élançait sur la route en aboyant et qu’une voix criait dans le fourré :

 

– Apporte ! Tayaut, apporte !

 

Et les chevaux épouvantés bondirent en avant, et la berline se trouva sur la pente inclinée de la route. Le général, la tête à la portière, criait :

 

– Cours, postillon ! à tes chevaux.

 

Le postillon et le vicomte s’étaient pris à courir ; mais la berline allait plus vite qu’eux, et le général, inquiet d’abord, commença à ressentir un véritable effroi lorsqu’il s’aperçut qu’il laissait son neveu et le postillon tout à fait en arrière.

 

Tout à coup ce qu’Ambroise avait prévu arriva : le timon, qui n’était plus maintenu dans sa volée par la cheville d’attache, sortit de la douille et laboura la route, tandis que la berline battait les jarrets des chevaux déjà effrayés.

 

Le général comprit à l’instant l’imminence du péril ; il vit la route former à cent mètres devant lui un brusque contour et au-delà de ce contour il devina un précipice.

 

Il essaya alors d’ouvrir la portière et de s’élancer sur la route, malgré le danger d’un semblable saut.

 

Mais, en descendant de voiture, le vicomte avait engagé le manteau du général dans la portière, et M. de Morfontaine se trouva subitement empêché.

 

La berline et les chevaux descendaient avec une rapidité effrayante et n’étaient plus qu’à cent mètres du précipice.

 

– Je suis perdu ! murmura le général, qui prononça les deux noms de Diane et d’Hector.

 

Soudain un homme à cheval, qui gravissait en sens inverse cette pente sur laquelle le général était entraîné si rapidement, se montra à l’extrémité du contour.

 

Soudain encore cet homme devina le danger, s’élança à la rencontre de la berline, et comme le général recommandait son âme à Dieu, un éclair brilla, une balle siffla, une détonation retentit, et le cheval porteur, frappé au front, tomba raide mort en travers de la route, et les roues de devant de la berline, tant l’impulsion était violente, lui passèrent sur le corps ; mais celles de derrière s’arrêtèrent, et la chaise de poste se trouva subitement arrêtée.

 

Le cavalier qui venait de sauver ainsi le général n’était autre que Grain-de-Sel.

 

Comment donc le gars se trouvait-il là ?

 

XX

Nous avons laissé Grain-de-Sel quittant le capitaine Charles Aubin pour rejoindre les compagnons du comte de Main-Hardye au trou du renard.

 

La consternation des quatre Vendéens fut au comble.

 

Mais Grain-de-Sel leur dit :

 

– Le capitaine m’a dit que M. le marquis était parti pour Paris avec son neveu, et qu’il allait demander la grâce de M. Hector. C’est possible ; mais je crois, moi, que M. le marquis a son idée…

 

Grain-de-Sel passa la nuit dans le trou du renard ; puis, vers cinq heures du matin, avant que le jour parût, il se mit en route pour Bellombre.

 

– Sachons donc un peu ce qu’il y a de nouveau, pensa-t-il.

 

Le gars arriva vers sept heures à la lisière du bois, à cet endroit même où l’avant-veille le perfide Ambroise avait fait tomber Hector dans le piège à loup.

 

Mais là il fut fort étonné de voir sur le sable le sillon des roues d’une voiture.

 

Grain-de-Sel eut un battement de cœur.

 

À en juger par l’empreinte du pied des chevaux, la voiture n’était point venue du château, mais de l’intérieur de la forêt.

 

– C’est la chaise de poste de M. le marquis, pensa Grain-de-Sel.

 

Et il se prit à suivre les traces au rebours, et arriva ainsi jusqu’à un chemin de traverse qui venait du village de Bellefontaine.

 

Ce chemin, Grain-de-Sel l’avait suivi bien des fois.

 

– Bon ! se dit le gars, je devine… M. le marquis a eu l’air de partir pour Paris, puis il est venu ici… et… qui sait ?

 

Grain-de-Sel pensa qu’il n’y avait, après tout, rien d’impossible à ce que le marquis eût délivré Hector.

 

Il revint sur ses pas, suivit la trace de nouveau, retourna jusqu’à la lisière du bois, et put se convaincre alors que la chaise de poste avait stationné quelque temps au même endroit.

 

Grain-de-Sel remarqua ensuite les empreintes de pas d’hommes.

 

Ces empreintes partaient de l’endroit où la chaise de poste avait stationné et se dirigeaient vers la maison du garde-chasse.

 

Le gars, qui avait des yeux de lynx, eut tout de suite constaté que les personnes qui de la chaise de poste s’étaient dirigées vers la maison du garde étaient au nombre de deux. Tout à coup il tressaillit.

 

D’autres empreintes croisaient les premières. Celles-ci accusaient le passage de trois hommes.

 

Seulement, comme elles se dirigeaient en sens inverse, Grain-de-Sel en conclut qu’ils étaient allés deux chez le garde et en étaient revenus trois.

 

Le gars alla frapper à la porte de Mathurin.

 

Mathurin dormait ou feignait de dormir.

 

– Ouvre donc ! cria le gars à travers la porte ; c’est moi… Grain-de-Sel…

 

Mathurin se décida enfin à sauter de son lit et à ouvrir.

 

– Que veux-tu ? dit-il.

 

– Te voir.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour te donner une commission.

 

Et Grain-de-Sel se glissa comme une couleuvre entre le garde-chasse et la porte, et pénétra à l’intérieur de la maison.

 

La trappe de la cave était soulevée.

 

– Tiens, dit Grain-de-Sel qui joua l’étonnement.

 

Mathurin se troubla sous le clair regard de l’enfant.

 

– Mathurin, dit le gars, tu sais que je suis le frère de lait de madame Diane ?

 

– Oui, certes.

 

– Que je me ferais hacher pour elle ?

 

– Je le sais.

 

– Et que ni le marquis ni elle n’ont de secrets pour moi ?

 

– Je ne crois pas, balbutia Mathurin.

 

– Alors, dit Grain-de-Sel, pourquoi donc en as-tu, toi ?

 

– Moi ?

 

– Sans doute. Il s’est passé quelque chose ici cette nuit ?

 

– C’est vrai.

 

– Et ce quelque chose, tu vas me le dire, Mathurin, mon ami, car il y va peut-être de la vie de M. Hector.

 

– Il est libre, dit Mathurin.

 

– Libre !

 

– Et en fuite.

 

– Avec qui ?

 

– Avec madame Diane et le général.

 

– Et… murmura Grain-de-Sel, ils sont seuls avec lui ?

 

– Non, il y a encore le neveu du général.

 

– Lequel ?

 

– Le vicomte de la Morlière.

 

Grain-de-Sel fronça le sourcil, mais il ne souffla mot.

 

Alors le garde-chasse lui raconta comment s’était opérée l’évasion du comte.

 

Mais, au lieu de se réjouir, Grain-de-Sel demeurait sombre.

 

– Si le vicomte est de la partie, murmura-t-il, il n’a sauvé M. Hector que pour mieux le trahir plus tard.

 

Grain-de-Sel jugea inutile de faire part de cette réflexion au garde-chasse, mais il lui dit brusquement :

 

– Tu vas aller au château.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Tu y prendras un cheval et tu le selleras.

 

– Et si on me demande pour qui ?

 

– Tu diras que c’est pour toi et que tu vas à Poitiers chercher un chien pour ta lice.

 

– Soit ! Que ferai-je du cheval ?

 

– Tu monteras dessus et tu viendras me rejoindre à l’entrée de la forêt ; tu prendras Tobby, tu sais ?

 

– Oui, le cheval rouan ?

 

– Justement. C’est le meilleur trotteur des écuries.

 

Mathurin ne savait trop ce que voulait faire le gars, mais il était habitué à voir tous les serviteurs du château plier sous sa volonté fantasque et mystérieuse.

 

Mathurin fit comme tout le monde, il obéit à Grain-de-Sel et prit le chemin du château.

 

Grain-de-Sel, lui, retourna à la lisière du bois, s’arrêtant juste à la même place où la chaise de poste avait stationné.

 

– Pourvu que Mathurin revienne promptement, pensait-il, et que j’aie le temps de partir avant que les hussards se soient aperçus de l’évasion de M. Hector !

 

Mathurin fit ce qu’on nomme les deux chemins, c’est-à-dire qu’il ne perdit pas de temps, arriva au château par le sentier du parc, gagna les écuries, et moins d’un quart d’heure après reparut aux yeux du gars, monté sur un cheval noir.

 

– Comment ! dit Grain-de-Sel, tu n’as pas pris Tobby ?

 

– Tobby n’est pas à l’écurie.

 

– Où donc est-il ?

 

– Jean, le petit palefrenier, m’a dit que M. le chevalier l’avait pris hier soir.

 

– Il n’était pas rentré ce matin ?

 

– Non.

 

– Hum ! se dit Grain-de-Sel, il y a encore du louche là-dessous. Je crois qu’ils s’entendent tous pour perdre M. Hector… Tobby est un cheval qui fait trente lieues en une nuit…

 

Le gars, de plus en plus soucieux, sauta en selle, retira ses pistolets de sa ceinture et les coula dans les fontes.

 

– Adieu Mathurin, dit-il.

 

– Mais où vas-tu ?

 

– Je vais tâcher de rejoindre la chaise de poste de M. le marquis.

 

– Elle a de l’avance…

 

– Oui, mais j’ai des éperons, moi.

 

Et Grain-de-Sel partit au galop.

 

La chaise de poste dont Grain-de-Sel suivait les traces avait décrit un demi-cercle. Elle était entrée dans le bois par le chemin qui venait de Bellefontaine, elle en était sortie par un autre sentier couvert de sable, lequel conduisait à la grand-route de Poitiers à Rochefort.

 

Une fois sur la route, qui était couverte de graviers de rivière, la voiture n’avait plus laissé de traces.

 

Mais Grain-de-Sel s’était dit :

 

– Pour sûr, M. le marquis aura été tout droit à Rochefort, et je donnerais bien la moitié de mon sang pour que, à cette heure, M. Hector fût embarqué.

 

Soutenu par cette espérance, Grain-de-Sel courut toute la journée sur la route de Rochefort, et arriva au point d’intersection de cette voie avec celle de Tours. Mais, en cet endroit, une circonstance fortuite lui fit brusquement changer le but de son voyage.

 

La route de Poitiers à Rochefort et celle de Rochefort à Tours se croisaient au milieu d’un petit bouquet de sapins. Qui dit sapinière dit terrain sablonneux, et les traces de la chaise de poste et des fers des chevaux reparurent.

 

Mais, chose bizarre ! en cet endroit, Grain-de-Sel put constater que la chaise s’était dirigée à la fois sur Tours et sur Rochefort, ce qui était matériellement impossible et ne pouvait s’expliquer que par l’existence de deux voitures au lieu d’une ; l’une venant de Rochefort et se dirigeant sur Tours, et l’autre allant de Poitiers à Rochefort.

 

Cependant Grain-de-Sel ne songea point un seul instant à cette complication.

 

Après avoir suivi la route de Rochefort jusqu’à l’endroit où la route disparaissait, il se persuada que le général et ses compagnons s’étaient ravisés et qu’ils avaient pris la route de Tours et rebroussé chemin.

 

Grain-de-Sel tourna bride.

 

– Après tout, se dit-il, M. le marquis est malin, il aura pensé que le meilleur parti à prendre n’était pas d’aller à Rochefort, où bien certainement tout est sur pied, mais à Tours, où tout est tranquille. On y cachera parfaitement M. Hector.

 

Et Grain-de-Sel prit la route de Tours et galopa jusqu’au soir.

 

De temps en temps il retrouvait sur la poussière les traces de la chaise de poste.

 

Un paysan lui affirma qu’une voiture attelée de trois chevaux, roulant bon train, avait passé trois heures avant lui.

 

Un peu plus tard, il rencontra une vieille femme qui lui confirma le fait.

 

Comme son cheval était épuisé, il descendît à un relais de poste, où on lui donna une monture fraîche.

 

Là il questionna les palefreniers.

 

– La chaise de poste dont vous parlez, lui fut-il répondu, est passée il y a une heure.

 

– Combien renfermait-elle de personnes ?

 

– Trois.

 

– Comment étaient-elles ?

 

– Il y avait une jeune dame, un monsieur âgé, un homme plus jeune… et deux domestiques.

 

Le gars galopa jusqu’au coucher du soleil, moment où il atteignit un troisième relais.

 

Cette fois son cœur se prit à battre avec violence, car en entrant dans la cour de l’auberge il vit une berline de voyage toute poudreuse et dételée.

 

– À qui cela ? demanda-t-il en descendant de cheval précipitamment.

 

– À des voyageurs qui dînent là, dans la salle.

 

Grain-de-Sel entra dans la salle et vit, en effet, un vieillard, une jeune femme et un homme d’environ trente ans qui dînaient fort paisiblement.

 

Mais ce n’était ni le général, ni madame Diane, ni Hector. C’étaient d’honnêtes Anglais qui s’en allaient passer l’hiver à Tours.

 

– C’est à vous, messieurs, qu’appartient cette chaise de poste ? demanda Grain-de-Sel d’une voix étranglée.

 

– Oh ! yes, lui fut-il répondu.

 

– Et vous venez de Rochefort ?

 

– Oh ! yes.

 

Le gars lâcha un gros juron, sortit de l’auberge comme un fou, remonta à cheval et revint sur ses pas au galop.

 

Le marquis, il n’en pouvait plus douter, avait pris la route de Rochefort.

 

Une heure après, le gars rencontrait, sur la pente rapide que nous avons décrite, la chaise de poste de M. de Morfontaine et de son neveu, et arrachait le premier à une mort certaine en tuant l’un des chevaux emportés.

 

En se conduisant ainsi, Grain-de-Sel n’avait pas soupçonné un instant que le voyageur auquel il sauvait la vie était précisément celui après lequel il courait.

 

Le général avait remis la tête à la portière, Grain-de-Sel s’était élancé à terre.

 

– Grain-de-Sel !

 

– Monsieur le marquis !

 

Telles furent les deux exclamations qui se croisèrent.

 

– Ah ! dit le général, tu me sauves la vie et tu sauves celles de Diane et d’Hector.

 

– Madame Diane ! Monsieur Hector ! où sont-ils ? demanda Grain-de-Sel.

 

– Hector est prisonnier, dit le général. Hector est condamné à mort.

 

Grain-de-Sel jeta un cri.

 

– Diane est restée à Rochefort, moi je vais à Paris tâcher d’obtenir sa grâce.

 

– Seul ?

 

– Non, avec le vicomte mon neveu.

 

– Ah ! fit Grain-de-Sel.

 

Et tandis que le général lui racontait ce qui s’était passé depuis vingt-quatre heures, l’enfant, sombre et recueilli, devinait la vérité tout entière.

 

– Les traîtres ! pensait-il, se souvenant que le chevalier de Morfontaine avait enfourché Tobby l’avant-veille et n’avait point reparu à Bellombre.

 

Un moment Grain-de-Sel fut sur le point de s’écrier que M. de la Morlière et ses cousins avaient trahi le comte.

 

Mais quelle preuve avait-il à l’appui de son accusation ?

 

Le général aimait ses neveux, et il ne le croirait pas.

 

Comme le gars hésitait, M. de la Morlière et le postillon arrivaient hors d’haleine.

 

– Malédiction ! murmura Ambroise, ce petit Grain-de-Sel est toujours là.

 

– Ah ! mon oncle, mon cher oncle, exclamait M. de la Morlière, qui, sous les plus chaleureuses démonstrations, dissimulait son désespoir de voir son vieil oncle sain et sauf.

 

– C’est Grain-de-Sel qui m’a sauvé ! dit le général.

 

– C’est Grain-de-Sel qui vous supplie de l’emmener avec vous, monsieur le marquis, ajouta l’enfant.

 

Le vicomte tressaillit et leva les yeux sur Grain-de-Sel ; le regard du jeune gars et celui de M. de la Morlière se croisèrent comme deux lames d’épée ; ce dernier frissonna et se dit :

 

– Grain-de-Sel m’a deviné.

 

Le porteur d’Ambroise, le faux postillon, ayant été tué raide par la balle du gars, celui-ci attela le cheval qu’il montait à la berline.

 

Ambroise avait peur d’être reconnu par Grain-de-Sel ; il se tenait à l’écart et lui faisait faire la besogne.

 

Quand le cheval fut attaché, Grain-de-Sel se tourna vers Ambroise :

 

– Allons ! mon bonhomme, lui dit-il, quand on est aussi mauvais postillon que toi, on se fait réformer. Monte par derrière.

 

Et, sans attendre de réponse, Grain-de-Sel sauta sur le porteur et fit claquer son fouet.

 

Ambroise, enchanté, monta sur le siège et la chaise repartit.

 

– Certes ! se disait Grain-de-Sel en conduisant la chaise de poste avec une rapidité et une habileté merveilleuses, certes M. de la Morlière ne s’attendait pas à ce que je ferais le voyage de Paris avec lui !

 

XXI

LE VICOMTE DE LA MORLIÈRE À SON COUSIN LE CHEVALIER DE MORFONTAINE

 

« Cher,

 

« Il faut décidément employer les grands moyens…

 

« J’avais cru d’abord que tout irait à merveille et que notre excellent oncle n’arriverait jamais à Paris. Le hasard, sous la forme de Grain-de-Sel, a déjoué mes plans. Nous sommes à Paris depuis hier et le roi nous recevra aujourd’hui…

 

« Il est à peu près certain, dit-on déjà autour de nous, que Sa Majesté fera grâce.

 

« Tu le vois, il faut aviser. »

 

XXII

HECTOR À DIANE

 

« Mon ange aimé,

 

« Voici le neuvième jour écoulé depuis ma condamnation. Si ma grâce n’arrive pas ce soir, je serai fusillé demain au point du jour.

 

« Courage ! Diane ; courage ! mon âme et ma vie… courage ! toi qui es ma femme devant Dieu !

 

« Écoute-moi, ma Diane adorée ; j’ai pardonné d’avance à mes ennemis ; je suis prêt à mourir ; mais je ne veux pas mourir fusillé ; je ne m’avoue point déserteur.

 

« J’attends une dernière lettre de toi, une lettre dans laquelle tu me diras adieu pour toujours, si ton père est revenu, si ma grâce est refusée. »

 

Cette lettre, qu’accompagnaient les plus tendres paroles, les serments d’amour les plus solennels, arriva à Madame la baronne Rupert vers neuf heures du matin.

 

La baronne était en proie à de terribles angoisses. Ses deux cousins étaient auprès d’elle. M. de Morfontaine et M. de Passe-Croix avaient joué leur rôle en conscience ; jamais on n’avait vu parents plus affectueux, plus tendres, plus affligés. Vingt fois par jour, M. de Morfontaine montait à cheval et poussait une reconnaissance sur la route de Paris, espérant voir arriver la chaise de poste de son oncle.

 

Matin et soir, M. de Passe-Croix s’en allait à la prison.

 

Le commandant de place s’était relâché de sa sévérité au bout de trois ou quatre jours.

 

Il n’avait point permis que Diane pût voir Hector ; mais il avait en revanche autorisé M. de Passe-Croix à visiter le prisonnier.

 

Il est vrai que le baron avait engagé sa parole d’honneur de ne point chercher à faire évader M. de Main-Hardye.

 

Ce fut M. de Passe-Croix qui se chargea de la réponse de Diane.

 

Diane écrivait à Hector :

 

« Moi non plus, cher époux du ciel, je ne veux pas que tu sois fusillé, et ta Diane sera forte et te permettra de mourir à ta guise, si le roi ne t’a pas fait grâce.

 

« Eh bien ! cette grâce, j’y crois, je l’attends, je sens qu’elle vient.

 

« Mes cousins sont là et, comme moi, ils pensent que mon père et La Morlière arriveront aujourd’hui.

 

« Hector, mon bien-aimé, il est toujours temps de mourir, et une minute suffit.

 

« Attends cette nuit encore… espère… crois en moi… crois en Dieu ! Dieu ne peut pas vouloir nous séparer ! »

 

*

* *

 

M. le baron de Passe-Croix se chargea donc de cette lettre et se rendit à la prison.

 

Hector était assis sur son lit, les jambes croisées, calme et triste.

 

En voyant entrer M. de Passe-Croix, il se leva vivement.

 

– Eh bien ! dit-il, et Diane ?

 

– Diane ne sait rien, répliqua tristement le baron. M. de Passe-Croix s’était fait un visage consterné. Il prit la lettre de Diane et la tendit à Hector. Celui-ci s’en empara et la lut.

 

– Eh bien ! fit-il, que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire que Diane ne sait rien et qu’elle attend encore votre grâce.

 

Hector pâlit.

 

– Je devine, dit-il, ma grâce a été refusée.

 

– Hélas !

 

Le baron courba la tête.

 

– Et vous craignez d’en donner à Diane la fatale nouvelle ?

 

– J’ai peur de la tuer.

 

Hector baissa les yeux. Un moment deux grosses larmes roulèrent le long de ses joues. Puis il prit la lettre de Diane et la tendit à Hector.

 

– Pauvre Diane !… murmura-t-il.

 

Puis il prit la main du baron.

 

– Voyons, mon ami, lui dit-il, vous savez bien que je ne crains pas la mort, moi. Dites-moi tout…

 

Le baron tira de sa poche une seconde lettre.

 

Celle-là portait le timbre de Paris et était de la main de M. de la Morlière.

 

Le vicomte écrivait au baron :

 

« Mon ami,

 

« Notre pauvre oncle est fou de douleur, et je crains pour sa vie. Vainement il s’est traîné aux genoux du roi. Le roi s’est montré inflexible.

 

« Je l’ai ramené à l’hôtel en proie à une fièvre ardente.

 

« Le médecin que j’ai fait appeler m’a défendu de le laisser repartir pour Rochefort. Il y va de sa vie.

 

« Et notre chère Diane ?

 

« J’ai cru, moi aussi, que j’allais perdre la tête.

 

« Si Hector est fusillé, Diane en mourra.

 

« Il faut sauver Diane, mon ami. Il faut trouver un moyen de lui faire quitter Rochefort.

 

« Voici ce que j’ai imaginé :

 

« Je vais t’écrire demain.

 

« Dans cette lettre, je te dirai que le roi n’a pas fait grâce, mais qu’il a ordonné un sursis d’un mois à l’exécution.

 

« Pendant ce sursis, le roi réfléchira. Il verra.

 

« Alors tu persuaderas à Diane que si elle allait à Paris, le roi ne résisterait plus à ses larmes, et Diane partira avec toi, et elle n’entendra point, à l’heure fatale, siffler les balles qui tueront Hector. »

 

M. de Main-Hardye prit connaissance de cette lettre et dit froidement :

 

– Vous avez raison, mon ami ; il faut que Diane quitte Rochefort. Quand arrivera la seconde lettre du vicomte ?

 

– Je l’attends aujourd’hui à midi… C’est l’heure du courrier.

 

– Eh bien ! adieu ! En ce cas, emmenez Diane… Il le faut !

 

M. de Main-Hardye écrivit à Diane une longue lettre dans laquelle il lui promettait d’attendre sa grâce avec courage et confiance.

 

Et le baron l’embrassa et lui dit avec émotion :

 

– Adieu ! mon ami. Je vous jure que je veillerai sur Diane toute ma vie.

 

– Veillez aussi sur mon enfant ; car elle sera bientôt mère, ajouta le malheureux comte de Main-Hardye, qui serra une dernière fois la main de M. de Passe-Croix, et ajouta :

 

– Maintenant, partez. Je ne veux pas m’attendrir outre mesure ; je veux mourir en souriant.

 

XXIII

Comme le soir arrivait, un cavalier couvert de poussière entra dans Rochefort.

 

Les quatre fers de son cheval arrachaient des étincelles au pavé, tant sa course était rapide.

 

C’était Grain-de-Sel.

 

Grain-de-Sel, qui apportait à Diane la grâce du comte de Main-Hardye, Grain-de-Sel, qui précédait le général et son neveu de deux heures à peine.

 

Le roi avait fait grâce, le roi pardonnait complètement et autorisait le comte de Main-Hardye à rester dans ses terres en Vendée.

 

Diane, éperdue, hors d’elle-même, conduite par ses deux cousins, courut chez le général qui commandait la place.

 

Le général la prit par la main et lui dit :

 

– Ce sera vous, madame, qui annoncerez à votre époux la nouvelle que vous m’apportez.

 

Et le général conduisit Diane à la prison, fit ouvrir devant elle toutes les portes, et enfin celle du cachot où Hector gisait depuis huit jours.

 

Le comte était couché sur son lit, immobile, le visage au mur.

 

Il paraissait dormir.

 

– Hector ! Hector ! mon bien-aimé ! s’écria la baronne Rupert en se précipitant vers lui.

 

Mais soudain elle jeta un cri, puis elle recula, revint vers lui, poussa un cri encore, leva les yeux au ciel, et tout à coup fit entendre un bruyant éclat de rire…

 

La baronne Rupert était devenue folle subitement en s’apercevant que M. le comte Hector de Main-Hardye était mort.

 

Le comte avait ajouté foi à la lettre de l’infâme vicomte de la Morlière, et il s’était enfoncé son poignard dans le cœur.

 

La mort avait dû être instantanée.

 

XXIV

Trois ans après la mort du comte Hector de Main-Hardye, par une belle journée d’hiver, une grande calèche de ville, dont on avait baissé la capote, monta vers deux heures l’avenue des Champs-Élysées, tourna l’Arc de Triomphe, descendit l’avenue de Neuilly et entra dans le Bois par la porte Maillot.

 

Dans le fond de la calèche, un vieillard, portant sa barbe blanche, la boutonnière ornée d’une rosette multicolore, était assis à côté d’une jeune femme vêtue de noir, dont le regard avait une singulière expression d’égarement.

 

Cette femme tenait sur ses genoux une jolie enfant blonde et rose qu’elle embrassait pour ainsi dire sans relâche et avec une tendresse délirante et presque frénétique.

 

Sur le siège du devant, leur faisant vis-à-vis, un homme jeune encore, et qui touchait à peine à la quarantaine, causait avec le vieillard, tout en caressant du bout des doigts les mèches bouclées de la chevelure de l’enfant.

 

Cette femme, on l’a deviné, c’était madame la baronne Rupert ; cette petite fille blonde et rose qu’elle portait dans ses bras avec orgueil, c’était l’enfant posthume du malheureux comte Hector de Main-Hardye.

 

Diane était folle depuis le jour où Hector avait été trouvé mort dans sa prison.

 

Sa folie avait eu deux phases bien distinctes.

 

Pendant la première, la baronne avait été morne, sombre, désespérée, en proie à une sorte de stupeur contemplative.

 

Cet état mental avait duré près de trois mois.

 

Puis, une nuit, Diane était devenue mère, et alors la vie, qui avait en elle des racines puissantes, la vie avait triomphé peu à peu, soutenue par l’instinct maternel.

 

De farouche qu’elle était, la folie de la baronne était devenue douce, sentimentale, parfois rieuse. Quand elle avait son enfant dans les bras, Diane était presque raisonnable.

 

Or, ce jour-là, le vieux général de Morfontaine et son neveu le vicomte de la Morlière n’avaient point sans motifs sérieux emmené la pauvre folle à la promenade.

 

Ces motifs, les voici :

 

Il y avait à Paris, depuis quelques mois, un médecin brésilien qui n’exerçait sa profession que dans des cas tout à fait exceptionnels.

 

Cet homme, jeune encore, était un original plusieurs fois millionnaire qui se promenait chaque jour aux Champs-Élysées, monté sur un petit cheval à tous crins, et vêtu d’un manteau de gaucho, dont la couleur avait fini par lui valoir le surnom de Docteur Rouge.

 

Or le docteur Rouge n’exerçait pas, mais il était très habile, disait-on, surtout à guérir la folie.

 

Le général était donc monté en voiture avec sa fille et son neveu, et tous trois allaient au pavillon de Madrid, dans le bois de Boulogne, où, disait-on, le docteur avait coutume d’aller déjeuner tous les jours entre midi et deux heures.

 

Cet homme étrange, on le savait, avait une répugnance invincible à prodiguer les secours de sa science, et, disait-on, ce n’était guère que par surprise qu’on parvenait à obtenir ses soins.

 

Quand la calèche arriva à Madrid, le général aperçut un petit cheval attaché à la porte, et le reconnut sur-le-champ pour être celui du docteur.

 

L’homme qui les accompagnait descendit le premier et donna la main à Diane, qui sauta lestement à terre et ne voulut point se dessaisir de son enfant.

 

Cet homme n’était autre que M. le vicomte de la Morlière, neveu du général.

 

– Viens, ma fille, ma Diane adorée, dit M. de Morfontaine en prenant le bras de sa fille et en la faisant entrer dans le pavillon.

 

La baronne se laissa conduire avec la docilité d’un enfant ; mais comme elle entrait dans le salon du rez-de-chaussée, ses regards furent attirés par le manteau rouge et le visage bronzé du docteur.

 

Le Brésilien déjeunait fort tranquillement devant une petite table placée auprès du feu, et il parcourait un journal.

 

Diane jeta un petit cri d’étonnement, s’approcha de lui et se prit à le considérer, lui et son manteau, avec une curiosité qui eût pu paraître étrange si le général, en se hâtant de saluer le docteur, ne lui eût fait ce léger signe qui caractérise la folie et qui consiste à se frapper le front.

 

Au reste, le général avait pris une peine inutile, car le Brésilien avait sur-le-champ deviné l’état mental de la baronne.

 

Diane, après avoir regardé le docteur, le salua et vint s’asseoir à quelque distance devant une table ; puis elle parut avoir oublié le lieu où elle était et les gens qui l’entouraient.

 

Absorbée tout entière par son enfant, elle se prit à le couvrir de caresses et à passer ses doigts dans sa blonde chevelure.

 

Alors M. de Morfontaine s’approcha du docteur et lui fit mille excuses ; mais le docteur l’interrompit et lui dit :

 

– Est-ce votre femme, monsieur ?

 

– C’est ma fille…

 

– Depuis quand est-elle folle ? continua-t-il tout bas.

 

– Depuis trois ans.

 

– Faites-moi connaître les causes qui ont déterminé sa folie, et peut-être la guérirai-je.

 

– Ah ! monsieur, murmura le général avec émotion, laissez-moi vous l’avouer, je ne suis venu ici qu’avec l’espoir de vous rencontrer… et…

 

– Votre nom, monsieur ?

 

– Le général marquis de Morfontaine.

 

Le docteur s’inclina d’une façon qui faisait comprendre que le nom de son interlocuteur ne lui était pas complètement inconnu.

 

Puis il lui dit tout bas :

 

– Est-ce un désespoir d’amour ?

 

– Oui.

 

– Le père de l’enfant ?

 

– Oui, dit encore le général.

 

– L’a-t-il abandonnée ?

 

– Non, il est mort…

 

– Cela me suffit, dit le docteur.

 

En ce moment, M. de la Morlière, qui était demeuré un peu en arrière, s’approcha et écouta attentivement.

 

– Général, disait le docteur, je guérirai madame votre fille. Attendez-moi ce soir, vers six heures, à votre hôtel. Je prescrirai un traitement.

 

– Et, s’écria le général, vous la guérirez ?

 

– En deux mois, répondit le docteur avec l’accent de la conviction.

 

Le vicomte de la Morlière quitta l’hôtel de la rue de Varennes vers huit heures et demie et monta dans son cabriolet à pompe qui attendait au bas du perron.

 

Son cheval allemand était beau trotteur, et le vicomte eut franchi en quelques minutes la distance qui sépare le faubourg Saint-Germain de la rue des Écuries-d’Artois. C’était là que demeurait M. le chevalier de Morfontaine.

 

Le tigre du vicomte, qui était pendu aux étrivières, descendit lestement au moment où le cabriolet s’arrêtait devant la porte d’une maison à locataires.

 

– Tom, lui dit M. de la Morlière, sonne et demande si le chevalier est chez lui.

 

Le tigre entra et revint annoncer que M. le chevalier de Morfontaine était chez lui.

 

Le vicomte jeta les guides au tigre et monta d’un pas rapide les vingt marches qui conduisaient à l’appartement de garçon que le chevalier occupait à l’entresol.

 

M. de Morfontaine était rentré depuis quelques minutes à peine, et il s’installait, un livre à la main, un cigare à la bouche, au coin de son feu, lorsque son valet de chambre introduisit M. de la Morlière.

 

– Chevalier, lui dit celui-ci, sais-tu où nous pourrions trouver Passe-Croix ?

 

– Certainement, oui. Bonjour, vicomte.

 

– Bonjour, chevalier.

 

– J’ai dîné avec lui chez Nathalie, et je l’y ai laissé jouant au whist.

 

– Nathalie Rolin, du Gymnase ?

 

– Précisément.

 

– C’est à deux pas d’ici, rue d’Anjou-Saint-Honoré, n’est-ce pas ?

 

– Numéro 29, ajouta le chevalier.

 

M. de la Morlière ouvrit la croisée du fumoir, qui donnait sur la rue.

 

– Tom ! cria-t-il.

 

Le tigre, qui s’était chaudement enveloppé dans la peau de renard bleu que son maître plaçait sur ses jambes, sortit à demi la tête du cabriolet.

 

– Cours rue d’Anjou, 29, chez madame Rolin.

 

– Oui, monsieur.

 

– Et ramène-moi sur-le-champ M. le baron de Passe-Croix.

 

Le tigre partit avec le cabriolet, et le vicomte referma la croisée ; puis il vint se rasseoir au coin du feu.

 

– Ah çà ! lui dit le chevalier, qu’est-ce que tu veux au baron ?

 

M. de la Morlière prit un air grave.

 

– Je veux tenir conseil avec vous deux, répondit-il.

 

– Tenir conseil ?

 

– À propos de notre héritage.

 

– Diable ! mon cher ami, dit le chevalier, il me semble que, pour ta part, tu y as un peu renoncé.

 

– Comment cela ?

 

– Tu t’es marié…

 

– Dame ! fit le vicomte, qui eut un mouvement d’humeur, tout a tourné contre nous, mon cher. Nous nous sommes débarrassés de ce niais de Main-Hardye en pure perte.

 

– J’en conviens.

 

– Diane est devenue folle…

 

– Et, dit le chevalier, on n’épouse pas une folle, n’est-ce pas, vicomte ?

 

– C’est difficile : la loi s’y oppose.

 

– Alors, tu t’es marié. Donc, tu nous as laissé le champ libre, à Passe-Croix et à moi, pour le cas où Diane viendrait jamais à recouvrer la raison.

 

– Attends le baron, dit M. de la Morlière, et je m’expliquerai.

 

Il prit un cigare sur la cheminée et garda un silence que le chevalier n’eut garde d’interrompre.

 

Quelques minutes s’écoulèrent, puis on entendit dans la rue le roulement d’une voiture.

 

C’était le cabriolet du vicomte qui ramenait M. de Passe-Croix.

 

Le baron, qui, on s’en souvient, était le plus jeune des trois cousins, le baron, disons-nous, touchait alors à la trentaine, tandis que M. de Morfontaine avait trente-quatre ans et le vicomte de la Morlière trente-huit.

 

– Mon cher baron, dit M. de la Morlière en le voyant entrer, assieds-toi, et écoutez-moi bien tous deux.

 

– Oh ! oh ! fit M. de Passe-Croix.

 

– J’ai dîné chez notre oncle le général.

 

– Bien… Comment va Diane ?

 

Le vicomte eut un mauvais sourire.

 

– Le général vient de la confier aux soins d’un docteur brésilien qui répond de la guérir en moins d’un mois.

 

– Bravo ! s’écria le chevalier.

 

– À merveille ! dit le baron.

 

M. de la Morlière demeura grave.

 

– Donc, poursuivit-il, si tu veux épouser Diane, toi, baron, il te faudra tuer le chevalier, et toi, chevalier, je t’engage à te débarrasser du baron.

 

Les deux jeunes gens froncèrent le sourcil et se regardèrent avec défiance. Alors seulement le vicomte se prit à rire.

 

– Vous voyez bien, dit-il, qu’il faut que j’intervienne entre vous. Et, soyez tranquilles, vous allez voir que je sais tout concilier.

 

Les deux cousins avaient dans la scélératesse du vicomte une confiance assez large.

 

– Voyons ? demandèrent-ils en même temps.

 

Le vicomte reprit :

 

– Si vous le voulez bien, dit-il, nous allons établir un petit calcul. Quelle fortune a notre oncle le général ?

 

– Cent mille livres de rentes, au moins, dit le baron.

 

– Et Diane ?

 

– Diane a hérité de la fortune de son mari, qui est d’au moins cinquante.

 

– Très bien.

 

– C’est donc cent cinquante mille livres de rentes qu’on pourrait partager également.

 

– Hein ? fit le chevalier de Morfontaine, je ne pense pas que Diane puisse nous épouser tous les trois.

 

– D’abord, observa le vicomte en riant, la bigamie n’étant point permise en France non plus que le divorce, il faudrait que la vicomtesse de la Morlière, qui m’a déjà donné deux enfants, vînt à mourir…

 

– Mais, dit le baron, Charles et moi, nous sommes garçons.

 

– C’est vrai.

 

– Et celui que Diane épousera…

 

– Sera tout simplement le tuteur de cette petite fille qui renferme en ses veines la dernière goutte du sang des Main-Hardye.

 

– C’est juste, dit le chevalier de Morfontaine ; mais cette petite fille est très jeune encore, elle est frêle, délicate.

 

Le sourire diabolique du vicomte reparut sur ses lèvres minces.

 

– Assez ! dit-il, j’ai compris.

 

– Mais il me semble, interrompit le baron, que notre ami le chevalier escompte un peu trop sur l’avenir.

 

– Dame ! fit ingénument le chevalier, j’en suis au chapitre des probabilités.

 

– Probabilités est bien le mot, dit le vicomte.

 

– Ah !

 

– Sans doute. Le chevalier est Morfontaine, dernier du nom.

 

– Peuh ! fit M. de Passe-Croix.

 

– Malgré toutes ses idées libérales, poursuivit le vicomte, notre oncle tient à son nom. Il donnera Diane au chevalier, si…

 

– Ah ! voyons le si ? demanda M. de Passe-Croix.

 

– Si Diane l’aime ? dit le chevalier.

 

– Ce n’est pas cela, mon cher, si je le veux !

 

Et M. de la Morlière se redressa et regarda froidement ses deux interlocuteurs.

 

– Ah çà ! mon cher, interrompit le chevalier, dont la voix calme et polie cachait mal une sourde irritation, il me semble que tu n’as plus rien à voir en cette affaire.

 

– C’est ce qui te trompe.

 

– Hein ?

 

– Écoutez-moi bien, mes chers cousins, continua M. de la Morlière toujours calme et railleur, et reportez-vous à l’époque où nous nous jurâmes aide et secours mutuel, alors qu’il nous fallait faire disparaître l’ennemi commun, c’est-à-dire nous débarrasser de Main-Hardye.

 

– Nous avons été unis, alors.

 

– D’accord, mais… nous ne sommes encore arrivés à rien.

 

– Pourquoi t’es-tu marié ?

 

– Ah ! pardon, ceci est une question à part… Maintenant, ajouta le vicomte, afin de couper court à toute discussion ultérieure, je vous dirai nettement que, dans le cas où Diane recouvrerait la raison, je m’opposerai formellement à son mariage avec l’un de vous.

 

M. de Passe-Croix baissa la tête.

 

– Mais que veux-tu donc ? s’écria le chevalier.

 

– Écoutez-moi bien… Tout à l’heure, Morfontaine prétendait que la fille de Diane était frêle, délicate…

 

– C’est vrai.

 

– Eh !… mais il me semble, reprit le vicomte, que si l’enfant est dans de telles conditions, la mère, qui est frappée de folie…

 

M. de la Morlière s’arrêta et ses deux cousins se regardèrent en frissonnant.

 

– Messieurs, continua-t-il après un moment de silence, un dernier mot : nous sommes gens à comprendre bien des choses sans qu’il soit besoin d’entrer dans de longues explications…

 

– Certes ! dit le baron.

 

– Donc, voici ce que je vous propose : cinquante mille livres de rentes pour chacun.

 

– À prendre sur quoi ?

 

Le vicomte haussa les épaules.

 

– Baron, dit-il, tu nous fais perdre notre temps en explications oiseuses.

 

– C’est vrai ! dit le chevalier.

 

M. de la Morlière ajouta :

 

– Si tu ne comprends point, tant pis pour toi ! Morfontaine a compris.

 

– Parbleu !

 

– Cinquante mille livres de rentes, poursuivit M. de la Morlière, valent la peine qu’on s’en occupe.

 

– Oh ! je comprends cela parfaitement, dit le baron, et je devine à présent où se trouve la somme à partager.

 

– C’est heureux.

 

– Mais pour cela il faut bien des choses…

 

– Le hasard a des combinaisons…

 

– Il faut que l’enfant de Diane…

 

– Il est faible et délicat.

 

– Il faut que la mère…

 

– La folie abrège la vie.

 

– Bon ! dit le chevalier, tout cela est fort clair. Seulement…

 

Le chevalier s’arrêta.

 

– Seulement ? insista M. de la Morlière.

 

– Qui de nous se chargera ?…

 

– Moi !

 

Le vicomte prononça ce mot avec un calme parfait.

 

– Mon cher cousin, lui dit le baron, je ne veux pas te faire un compliment, mais, en vérité, tu es un scélérat remarquable.

 

– Heu ! heu ! fit modestement le vicomte.

 

Puis il se versa du thé, alluma un nouveau cigare et dit à ses cousins :

 

– Maintenant, messieurs, permettez-moi de vous quitter.

 

– Où vas-tu ?

 

– Chez notre oncle.

 

– Mais tu en viens ?

 

– J’y retourne.

 

– Pourquoi ?

 

– Je veux assister à la consultation du docteur brésilien.

 

– Ah çà ! crois-tu donc, demanda le chevalier, que cet homme puisse guérir Diane ?

 

– J’en suis convaincu. C’est-à-dire que si Diane a le temps, elle guérira. Mais il peut se faire qu’elle meure avant sa guérison.

 

Et le vicomte se leva, pressa la main de ses cousins, s’enveloppa dans son pardessus d’alpaga blanc et sortit.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-il en remontant dans son cabriolet, il faut se donner un mal inouï pour revendiquer son héritage.

 

*

* *

 

Pendant ce temps, le docteur Samuel, dit le docteur rouge, arrivait à l’hôtel de Morfontaine, rue de Grenelle.

 

Le général l’attendait avec impatience.

 

Diane, tenant toujours son enfant dans ses bras, était assise au coin du feu.

 

Le docteur la regarda fort attentivement, mais il ne s’approcha point d’elle.

 

– Monsieur, dit-il au général, il est nécessaire que je sache comment votre fille est devenue folle, et que vous me racontiez dans leurs plus minutieux détails les événements qui ont déterminé cette folie.

 

– Hélas ! répondit M. de Morfontaine, je suis prêt à vous faire ce triste récit ; mais je parlerai bas…, elle pourrait entendre…

 

– Oh ! dit le docteur, elle entendra, mais ne comprendra pas.

 

Il alla s’asseoir avec le général dans un coin du salon. En ce moment, le vicomte de la Morlière entra.

 

– Viens, lui dit le général, tu connais cette lamentable histoire aussi bien que moi, et tu vas pouvoir la raconter au docteur.

 

– Hélas ! soupira le vicomte d’un ton hypocrite.

 

Le docteur écouta fort attentivement le récit de M. de la Morlière.

 

Le vicomte n’omit aucun détail de ce lugubre drame qui s’était déroulé à Bellombre d’abord et ensuite à Rochefort.

 

– Tout cela est fort étrange, murmura le Brésilien, quand M. de la Morlière eut fini.

 

– Étrange, en effet, dit le général.

 

– Car, reprit le docteur, comment expliquer la trahison de cet Ambroise, qui aurait dû, en sa qualité de valet de chambre de la baronne Rupert, se dévouer à son maître futur ?

 

– Ah ! dit le vicomte, j’ai eu l’explication de sa conduite.

 

– Vraiment ? fit le général.

 

– Pardonnez-moi, mon oncle, se hâta de dire M. de la Morlière, pardonnez-moi si j’ai toujours évité de vous reparler de votre malheur ;… j’ai reçu une lettre d’Ambroise.

 

– Ah !… fit le général étonné. Et… d’où venait-elle ?

 

– De Londres.

 

Le vicomte déboutonna son habit et retira de sa poche de côté un petit portefeuille qu’il ouvrit.

 

Parmi les divers papiers que contenait ce portefeuille se trouvait une lettre déjà jaunie et portant le timbre de la poste de Londres.

 

Cette lettre était adressée à M. le vicomte de la Morlière, 7, rue Taitbout, à Paris.

 

M. de la Morlière l’ouvrit et lut tout haut :

 

« Monsieur le vicomte,

 

« Je suis à Londres ; j’ai mis la mer entre votre colère et moi, et je vais vous parler à cœur ouvert.

 

« N’accusez personne, monsieur le vicomte, de la mort de M. de Main-Hardye.

 

« C’est moi qui ai tout fait.

 

« C’est moi qui l’ai fait tomber dans le piège à loup, c’est moi qui ai prévenu le juge de paix qui l’a arrêté ; moi enfin qui lui ai fait parvenir dans sa prison un billet sans signature, qui lui apprenait que sa grâce avait été refusée… »

 

Le général interrompit brusquement la lecture de M. de la Morlière :

 

– Oh ! le misérable ! s’écria-t-il. Mais que lui avait donc fait M. de Main-Hardye ?

 

– Attendez, mon oncle, il l’explique dans sa lettre.

 

Et le vicomte poursuivit sa lecture :

 

« J’avais voué un respect et un attachement sans bornes à feu M. le baron Rupert, le premier mari de madame Diane. Quand j’ai vu qu’elle aimait le comte, j’ai été furieux, j’ai ressenti pour lui une haine violente, implacable, et je l’ai assouvie…

 

« Je suis avec respect, monsieur le vicomte, votre serviteur.

 

« Ambroise,

 

« Ancien valet de chambre,

actuellement cocher dans Régent Street. »

 

Le général avait posé sa tête dans ses mains, et deux grosses larmes jaillirent au travers de ses doigts.

 

– Pardon, monsieur, dit le docteur s’adressant à M. de la Morlière, comment nommiez-vous le petit paysan qui servait de messager ?

 

– Grain-de-Sel.

 

– Où est-il ?

 

– À Bellombre, avec sa mère.

 

– Eh bien ! dit le docteur, il faut le faire venir.

 

– Où ?

 

– Ici.

 

Le général releva la tête.

 

– Je compte beaucoup sur sa présence, poursuivit le docteur ; elle doit, à mon sens, hâter la guérison de votre chère malade.

 

– Ah ! s’écria le général, je vais lui écrire ; il sera ici dans huit jours.

 

M. de la Morlière fronçait le sourcil et pensait :

 

– Je n’aime pas à trouver Grain-de-Sel sur mon chemin. Le gars est rusé, il est dévoué, il est fidèle. Peut-être faudra-t-il s’en débarrasser.

 

XXV

Un soir de la fin de janvier, il y avait nombreuse réunion dans la salle basse attenant à la cuisine du château de Bellombre, où nous avons vu se dérouler les premières scènes de cette histoire.

 

Selon le traditionnel usage de l’Ouest, on buvait du cidre et on mangeait des galettes de sarrasin.

 

La réunion se composait des pâtres, des bouviers et des autres serviteurs de Bellombre qui ne quittaient jamais le château, même en l’absence des maîtres.

 

Les gens de Bellombre mangeaient et buvaient, à la seule fin de célébrer le soixantième anniversaire de la vieille Madeleine, la mère de Grain-de-Sel.

 

Au-dehors, il faisait un temps affreux. La pluie fouettait les vitres, le vent pleurait dans les cheminées, et les hôtes du manoir se pressaient les uns contre les autres à l’entour du grand feu de la cuisine.

 

– À la santé de maman Madeleine ! disaient les pâtres en levant leurs verres remplis de cidre nouveau.

 

Mais maman Madeleine hochait tristement la tête.

 

– Mes gars, disait-elle, vous avez tort de boire à ma santé.

 

– Pourquoi cela, maman Madeleine ?

 

– Parce que je m’ennuie sur terre… à cause de ma pauvre fille, madame la baronne, qui est tombée en innocence.

 

Le mot d’innocence, chez les paysans de l’Ouest, est synonyme de celui de folie.

 

– C’est vrai tout de même.

 

– Pour ça, c’est vrai.

 

– Ah ! oui, dame ! dirent tour à tour, ceux qui fêtaient l’anniversaire de la nourrice de Diane.

 

– Mais, dit un vieux garde-chasse, le même, qui avait aidé, trois ans auparavant, à l’évasion du malheureux comte de Main-Hardye, on dit qu’on la guérira, notre bonne maîtresse.

 

Madeleine secoua la tête.

 

– On ne la guérira pas du mal qu’elle a dans le cœur, dit-elle. On ne lui rendra pas M. Hector.

 

– Pauvre M. Hector ! murmura un pâtre, qui avait maintes fois rencontré le jeune comte à la chasse ; il était tant bon et pas fier…

 

– Et notre maîtresse l’aimait tant qu’elle a pensé en mourir, dit un bouvier.

 

– Avec tout ça, fit à son tour une fille de cuisine, on ne saura jamais le fin mot de cette histoire.

 

– Je le sais, moi, dit Madeleine d’un air sombre.

 

– Vous… le… savez ?

 

– Oui.

 

– Vous savez pourquoi M. Hector s’est tué ?

 

– Il s’est tué parce qu’on l’a trompé, parce qu’on lui a dit que sa grâce était refusée.

 

– Et qui donc lui a dit cela ?

 

– Ceux qui le firent tomber dans le piège à loup.

 

– Ambroise ! exclama-t-on à la ronde.

 

– Oh ! le misérable ! dit le pâtre.

 

– Ce n’est pas Ambroise tout seul, murmura Madeleine. Il y en avait d’autres, mes gars.

 

Le visage de la nourrice prit une expression farouche.

 

– Ah ! continua-t-elle, le bon Dieu est juste, il punit les méchants… Les assassins de M. Hector seront punis.

 

– Mais puisque vous savez qui…

 

Madeleine frissonna.

 

– Taisez-vous, les gars ! dit-elle, taisez-vous ! il y a des noms qui portent malheur…

 

Le garde-chasse eut sans doute un vague soupçon.

 

– Madeleine a raison, dit-il. Laissons cela et parlons d’autre chose, les gars.

 

– Moi, reprit la fille de cuisine, je voudrais bien savoir pourquoi M. le marquis a fait venir Grain-de-Sel à Paris voici un mois tout à l’heure.

 

Au nom de son fils, la nourrice tressaillit.

 

– Ah ! dit-elle, si encore il était là, mon pauvre Grain-de-Sel, je vous laisserais boire à ma santé, mes enfants. Mais il est parti… Qui sait quand il reviendra ?

 

– Chut ! dit tout à coup le pâtre, qui avait l’ouïe exercée. Et il se leva et alla ouvrir la croisée.

 

– Écoutez, dit-il, écoutez…

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? fit le garde-chasse.

 

– J’entends le galop d’un cheval là-bas, du côté de Bellefontaine.

 

– Tu es fou.

 

– Moi, dit un autre, je n’entends que le vent qui fait craquer les arbres du parc, et la pluie qui ruisselle sur les toits.

 

– Moi, répéta le pâtre, je vous assure que j’entends le galop d’un cheval.

 

Il se retourna vers le foyer, où Pluton, un énorme chien de cour, dormait, le museau allongé sur ses pattes.

 

– Pluton ! Pluton ! appela-t-il.

 

Pluton se leva nonchalamment et vint à son maître en remuant la queue. Le pâtre le dressa contre la croisée ouverte et lui dit :

 

– Écoute !

 

Le chien pencha en avant sa tête intelligente, et tout aussitôt il fit entendre un long aboiement.

 

– C’est vrai, dit-on alors dans la cuisine de Bellombre, Pluton ne se trompe jamais.

 

– Ah ! jarnidieu, les gars, s’écria le bouvier, j’entends, moi aussi.

 

– Et moi aussi, dit la nourrice, qui se précipita vers la croisée, toute tremblante d’émotion.

 

On entendait maintenant, en effet, et fort distinctement, le galop précipité d’un cheval.

 

– Celui qui va un pareil train est un fin gars, dit le bouvier.

 

– Je ne connais que Grain-de-Sel qui galope comme ça, ajouta le pâtre.

 

– Grain-de-Sel… mon enfant !…

 

En prononçant ces derniers mots, la nourrice se laissa choir défaillante sur un escabeau.

 

– Eh ! parbleu ! oui… c’est Grain-de-Sel ! dit le garde-chasse. Écoutez !

 

En effet, un bruit étrange venait de traverser l’espace, dominant le grincement du vent dans les girouettes rouillées du manoir et les clapotements de la pluie sur l’ardoise des toits.

 

Ce bruit, c’était le cri de la chouette, le houhoulement de Grain-de-Sel.

 

– C’est lui ! murmura-t-on.

 

Et tous les visages rayonnèrent de joie, car, à Bellombre, Grain-de-Sel était le frère, l’ami, l’enfant de tous. On l’aimait, on croyait en lui, on savait qu’il était le meilleur cœur du monde et le gars le plus courageux qu’on pût trouver.

 

Bientôt le galop du cheval retentit si rapproché que personne n’y tint. On se précipita hors de la cuisine et de la salle basse, et lorsque, couvert de boue, ruisselant de pluie, harassé de fatigue, Grain-de-Sel, car c’était lui, entra dans la cour du manoir, il fut pressé, entouré, embrassé.

 

– Ma mère ! où est ma mère ? demanda-t-il.

 

– Elle va bien… elle est là-haut… lui dit un des serviteurs ; mais la chère femme a eu une émotion… elle n’a pas pu marcher.

 

– Je connais ça, dit Grain-de-Sel.

 

Le jeune gars s’élança vers la cuisine sans répondre aux mille questions qu’on lui faisait, trouva la nourrice qui s’était appuyée au mur pour ne point tomber, tant ses jambes fléchissaient sous elle, la prit dans ses bras et la couvrit de baisers.

 

– Oh ! mère, mère ! dit-il, je t’apporte une bonne nouvelle, va !

 

Et l’enfant était si ému lui-même qu’il s’arrêta et ne put continuer sur-le-champ.

 

– Mais parle donc, gars, disait Madeleine ; est-ce que tu m’apportes des nouvelles de ma chère fille ?

 

– Oui, mère…

 

– Elle va mieux ?

 

– Elle guérira.

 

Madeleine poussa un cri de joie.

 

On avait suivi Grain-de-Sel, on l’entourait, on l’accablait de questions.

 

– Eh bien ! dit-il, puisque vous voulez savoir, les gars, ne parlez pas tous à la fois…

 

– C’est vrai.

 

– Grain-de-Sel a raison.

 

– Vive Grain-de-Sel ! cria le pâtre, qui était quelque peu enthousiaste de sa nature.

 

– Écoutez-moi donc, fit l’enfant, qui pressait toujours les mains de sa vieille mère.

 

Il vida d’un trait un grand verre de cidre que lui tendit le garde-chasse, puis il s’assit et dit en souriant :

 

– Je n’ai plus de jambes, et j’aimerais encore mieux être couché qu’assis. Savez-vous que depuis Paris je ne me suis arrêté ni jour ni nuit ? J’ai galopé, galopé, que mes pauvres os sont plus tendres que si on les avait fait cuire. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit.

 

Le nom de Diane était sur toutes les lèvres.

 

– Faut vous dire que notre maître, M. le marquis, poursuivit Grain-de-Sel, a fait rencontre d’un médecin fameux qui voit clair là où ses pareils voient trouble.

 

– Ah ! ah !

 

– Les autres disaient que madame Diane était incurable, et que la chère femme resterait innocente pour toujours. Mais lui, il a jugé la chose d’un coup d’œil, et il a dit : « Je la guérirai. »

 

– Elle est donc guérie ? demanda la nourrice avec une anxiété fébrile.

 

– Pas encore, mais ça avance.

 

– Ah !

 

– Donc, reprit Grain-de-Sel, il paraît qu’on l’a mis au courant de tout, le médecin, car il a voulu qu’on me fît venir. C’est pour cela que M. le marquis m’a écrit, voici bientôt quatre semaines.

 

– Comme le temps passe ! murmura Mathurin le garde-chasse, il me semble que tu es parti d’hier.

 

– Il y aura un mois dans trois jours. Mais écoutez donc… Quand j’ai été à Paris, ce médecin, qui est un homme bizarre et qui ne ressemble pas aux autres, a dit qu’il fallait que je restasse chaque jour plusieurs heures auprès de madame Diane et que je lui parlasse de M. Hector. La première fois qu’elle m’a vu, la pauvre chère femme, elle ne m’a pas reconnu, et elle s’est mise à rire.

 

– Oh mon Dieu ! murmura Madeleine avec un accent de douleur.

 

– Ce n’est que le lendemain, continua Grain-de-Sel. Alors elle m’a parlé de toi.

 

– Et… de… M. Hector ?

 

– Pas un mot. Il paraît même qu’elle n’a jamais prononcé son nom depuis trois ans… Le médecin dit qu’elle a tout oublié… que si elle se souvenait elle serait guérie, et que ce n’est qu’ici qu’elle se souviendra.

 

– Ici ?

 

– Oui, dit Grain-de-Sel.

 

– Mais alors… on va l’amener ?

 

– Le marquis, le médecin et madame Diane arriveront ici demain matin. Je suis parti avant eux pour préparer les relais.

 

Ayant ainsi parlé, Grain-de-Sel vida un second verre de cidre et ajouta :

 

– Ce n’est pas le tout de boire, il faut manger. Je meurs de faim, mère. Donne-moi un morceau de lard et du pain. Et vous, les gars, ne me demandez plus rien pour ce soir, car sitôt que j’aurai soupé je vais aller me coucher, et je vous assure qu’avant une heure je ronflerai plus fort que l’orgue de M. le curé de Bellefontaine, qui est un brave et saint homme, comme chacun sait.

 

*

* *

 

Douze heures après l’arrivée de Grain-de-Sel à Bellombre une chaise de poste entra dans la grande avenue qui partait de la route royale de Paris à Poitiers, traversait le parc du château et conduisait à la vaste pelouse qui ceignait le perron.

 

Cette chaise de poste renfermait le vieux général marquis de Morfontaine, le vicomte et la vicomtesse de la Morlière, Diane la pauvre folle, qui tenait toujours son enfant sur ses genoux, et enfin le docteur rouge.

 

Le docteur rouge était bien, en effet, un étrange personnage.

 

Venu à Paris on ne savait d’où, précédé, on ne savait comment, par une réputation merveilleuse de médecin, il avait longtemps refusé d’exercer sa profession.

 

Riche à millions, il était demeuré sourd aux instances d’opulents malades, et il avait constamment répondu que ses confrères de France étaient plus habiles que lui.

 

On sait comment le général était parvenu à le joindre, à le séduire, à l’intéresser.

 

À partir de ce moment, l’étrange disciple d’Esculape avait paru se métamorphoser, et il avait pris sa tâche à cœur.

 

Il s’était installé à Paris dans l’hôtel de Morfontaine, administrant soir et matin, par petites doses, une poudre mystérieuse à sa malade.

 

Au bout de huit jours de traitement, il avait demandé Grain-de-Sel, jugeant salutaire la présence du gars auprès de Diane.

 

Trois semaines après, il avait dit au général :

 

– Maintenant, monsieur, il faut nous en aller à Bellombre. C’est là que la cure sera complète.

 

Depuis le malheur qui avait frappé le général, son neveu, M. de la Morlière, s’était montré plus attentif, plus respectueux, plus dévoué que jamais. Tout en se mariant, il avait su devenir l’hôte indispensable du père de Diane, son bras droit, son conseil.

 

Du moment où il avait été question de ramener Diane à Bellombre, le vicomte avait demandé comme une faveur d’être du voyage avec sa jeune femme.

 

Le général avait accepté avec joie.

 

Or, une heure environ après leur arrivée à Bellombre, le docteur, le général et M. de la Morlière descendirent dans le parc et allèrent s’asseoir au-dessous de cette croisée où, au commencement de cette histoire, nous avons vu Diane apparaître et tendre les bras, en le traitant « d’imprudent », au comte de Main-Hardye, qui grimpait après un cep de vigne.

 

– Général, dit alors le docteur, ce n’est point sans intention que je vous ai amené ici en vous priant de m’indiquer la croisée de la chambre de Madame Diane.

 

– La voilà, dit le général.

 

– Celle du milieu… là-haut… qui est ouverte ?…

 

– Oui.

 

– Et garnie, en guise d’appui, d’une barre de fer ?…

 

– Précisément.

 

– C’était là, n’est-ce pas, qu’elle attendait le comte chaque jour ?

 

– Hélas ! oui, soupira le général.

 

– Le comte n’avait-il pas l’habitude, poursuivit le docteur, de signaler sa venue par un cri, un coup de sifflet, un signal quelconque ?

 

– Oui, un coup de sifflet que précédait toujours un autre signal.

 

– Lequel ?

 

– Un houhoulement de chouette que faisait entendre Grain-de-Sel.

 

– Eh bien, général, dit le docteur, laissez-moi tout espérer de l’épreuve que je vais tenter.

 

M. de Morfontaine et son neveu regardèrent attentivement et presque avec avidité l’homme de science. Celui-ci poursuivit :

 

– La folie de madame Rupert consiste surtout en une absence complète de mémoire.

 

Elle a éprouvé une telle commotion lors du suicide de M. de Main-Hardye qu’elle a perdu le souvenir. L’instinct maternel a été l’unique sentiment qui l’ait fait vivre pendant trois ans.

 

Soumise à mon traitement, elle a commencé peu à peu à connaître les gens qui l’entouraient, – vous d’abord, général, et il doit vous souvenir qu’elle s’est, un soir, jetée dans vos bras et s’est prise à fondre en larmes ?

 

– Oh ! certes, oui, il m’en souvient ! dit le général avec émotion.

 

– Ensuite, elle a reconnu Grain-de-Sel. Je comptais beaucoup sur cette entrevue.

 

Depuis trois semaines, poursuivit le docteur, elle se plaît infiniment avec le fils de sa nourrice, elle cause, elle sourit… mais elle ne parle jamais du comte.

 

– Pensez-vous donc, demanda M. de Morfontaine, qu’elle l’ait oublié ?

 

– Complètement.

 

– Et… si elle venait à s’en souvenir…

 

– C’est là-dessus que je compte.

 

– Pour sa guérison ?

 

– Oui, général.

 

– Mais… cependant…

 

– Écoutez, dit le docteur : si la mort de celui qu’elle aimait ne l’a point tuée, c’est que la vie était puissante en elle. Le jour où elle se souviendra, la raison sera revenue.

 

– Mais elle voudra mourir…

 

– Non, car elle est mère…

 

– C’est juste, murmura le général. Et quand comptez-vous tenter cette épreuve ?

 

– Ce soir, dit lentement le docteur, si la nuit est sombre, s’il pleut à torrents, comme pendant cette nuit où le comte de Main-Hardye lui arriva la tête enveloppée de bandelettes sanglantes.

 

XXVI

M. de Morfontaine et son neveu le vicomte de la Morlière regardaient le docteur et paraissaient ne point comprendre encore.

 

Celui-ci reprit :

 

– Depuis un mois, la mémoire revient peu à peu à notre chère malade. C’est vous qu’elle a reconnu d’abord, général, et elle vous a appelé : mon père !

 

– C’est vrai.

 

– Puis Grain-de-Sel, à qui elle a donné son nom ; ensuite le vicomte.

 

M. de la Morlière tressaillit.

 

– Quant à vous, vicomte, reprit le docteur, est-ce que vous étiez mal avec votre cousine autrefois ?

 

– Quelle singulière question, docteur !

 

Et le vicomte s’efforça de rire.

 

– Peuh ! fit le général, il lui faisait un peu la cour, et comme elle aimait ce pauvre comte de Main-Hardye.

 

– Inde irae, dit le docteur, car j’ai cru m’apercevoir qu’elle regardait son cousin avec une sorte de colère.

 

– Pauvre ami ! dit le général en pressant la main de son neveu. Elle ne sait pas combien tu as été bon et dévoué…

 

– Ah ! fit le vicomte avec un élan hypocrite, qu’elle guérisse, cette chère Diane, et je lui permettrais de grand cœur de me haïr, mon oncle.

 

Le général sourit.

 

– Tu es un noble cœur, dit-il.

 

– Donc, poursuivit le docteur, vous avez dû vous apercevoir que ce retour de la mémoire était lent, mais gradué. Ce matin, quand nous sommes arrivés, elle a fort bien reconnu le parc, l’avenue, le château… et lorsque sa vieille nourrice est accourue, elle l’a prise dans ses bras en fondant en larmes.

 

– Tout cela est vrai, docteur.

 

– Je n’ai pas voulu, reprit l’homme de science, qu’on la conduisît dans cette chambre qu’elle occupait autrefois et dont nous voyons la fenêtre.

 

– Pourquoi ?

 

– Je réserve cela pour plus tard.

 

Le docteur parut réfléchir.

 

– Ne m’avez-vous pas dit, général, qu’il y avait ici près, au milieu des bois, une chapelle où, le dimanche madame Rupert, quand elle était jeune fille, rencontrait le comte de Main-Hardye ?

 

– Oui, docteur.

 

– Et, un peu plus loin, n’y a-t-il pas le château de Main-Hardye ?

 

– À deux lieues.

 

– Eh bien ! voici ce qu’il faut faire ; écoutez-moi…

 

– J’écoute.

 

– Après le déjeuner, – il ne pleut pas, et le temps, quoique incertain, pourra bien se maintenir jusqu’au soir, – après le déjeuner, dis-je, nous monterons en voiture avec notre malade et la vicomtesse.

 

– Bien ! dit M. de la Morlière.

 

– Nous irons faire une grande promenade à travers les bois et nous visiterons la chapelle. Si la pauvre femme paraît se ressouvenir, nous la ferons remonter en voiture et nous continuerons notre route jusqu’à ce que nous apercevions le manoir de Main-Hardye… Alors…

 

Le docteur s’arrêta brusquement :

 

– N’entendait-on point de Bellombre, dit-il tout à coup, pendant les derniers jours de la résistance vendéenne, le bruit de la fusillade ?

 

– Oui, dit le général, et à chaque détonation lointaine qui nous arrivait je voyais ma pauvre Diane pâlir.

 

– Eh bien ! il faut placer dans les bois votre garde-chasse et quelques domestiques.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour lâcher des coups de fusil de temps en temps.

 

– Oh mon Dieu ! fit le général, quelle émotion pour elle !

 

– Il le faut, et si terrible que soit cette émotion, elle ne peut que hâter la crise salutaire que je prévois.

 

– Irons-nous jusqu’à Main-Hardye ? demanda M. de Morfontaine.

 

– Non, répondit le docteur ; aussitôt qu’on en aura aperçu les tours, il faudra tourner bride.

 

– Et revenir ?

 

– Sur-le-champ.

 

– Mais, observa le vicomte, je ne conçois pas ce que vous voulez faire de la fenêtre que vous avez voulu voir ?

 

– Attendez, monsieur. Vous ne nous accompagnerez pas dans notre promenade.

 

– Moi ?

 

– Vous ; et cela pour deux motifs.

 

– Voyons ? fit M. de la Morlière, qui tressaillit d’une vague joie.

 

– Le premier est cette aversion de malade que vous témoigne madame Diane.

 

– Et le second ?

 

– Le second est plus sérieux ; j’ai besoin que vous restiez ici. Pendant notre absence, vous ferez allumer du feu dans la chambre qu’occupait madame Diane, et vous ferez remettre tout dans le même état qu’autrefois. J’aimerais assez même que dans un coin il y eût, comme cette nuit où elle attendait le comte, une petite table toute servie.

 

– Ce sera fait, dit M. de la Morlière.

 

– Or, poursuivit le docteur, voici ce qui arrivera. À notre retour, nous conduirons notre chère malade dans sa chambre, sa nourrice y restera seule avec elle et lui parlera d’Hector. D’abord, j’en suis convaincu, elle accueillera ce nom comme un souvenir vague, lointain, indéfini.

 

– Et ensuite ? demanda le vieux général avec anxiété.

 

– Ensuite, Grain-de-Sel, qui se trouvera à la lisière du bois, fera entendre son houhoulement.

 

– Bien.

 

– Puis il imitera de son mieux le coup de sifflet du comte.

 

– Il l’imitait à merveille, observa le vicomte.

 

– Alors, acheva le docteur, je suis convaincu qu’elle se souviendra…

 

– Oh ! murmura le général, Dieu vous entende, monsieur !

 

Le vicomte regardait la fenêtre, mesurait la distance qui la séparait du sol et qui était d’une quinzaine de pieds ; puis il remarquait au-dessous un amas de pierres de taille qu’on avait laissées là depuis la fin de l’été et qui étaient destinées à la reconstruction d’un mur.

 

– Que regardes-tu donc ? demanda M. de Morfontaine.

 

– Rien, mon oncle.

 

– Alors, à quoi songes-tu ?

 

– Je songe, répondit M. de la Morlière, que ce pauvre comte de Main-Hardye a risqué vingt fois de se rompre les os. Si le cep de vigne eût cassé, il se serait tué.

 

– Hélas ! murmura le général, mieux eût valu sans doute qu’il fût mort ainsi.

 

Le vieux soldat essuya une larme, puis regardant le docteur :

 

– Venez, monsieur, dit-il, je vais donner des ordres, et tout sera fait comme vous le désirez.

 

*

* *

 

Trois heures plus tard, c’est-à-dire vers deux heures de l’après-midi, une grande voiture de chasse, aux sièges de côté, était attelée de quatre vigoureux percherons et attendait au bas du perron de Bellombre.

 

Grain-de-Sel, converti en cocher, juché sur son siège et tenant ses bêtes en main, causait avec Mathurin, le garde-chasse, en attendant que le général et ses hôtes quittassent la salle à manger.

 

– Penses-tu qu’il pleuvra, Grain-de-Sel ? demanda le garde-chasse.

 

Le gars leva la tête et regarda le ciel. Le ciel était nuageux ; cependant un pâle rayon de soleil glissait par intervalles entre deux nuées.

 

– Pas avant la nuit, dit-il.

 

– Et à la nuit ?

 

– Ce sera comme hier, mon vieux Mathurin, répondit l’enfant, pluie battante et vent d’enfer… Je m’y connais, moi, et je ne me suis jamais trompé.

 

Grain-de-Sel fut interrompu dans ses prédictions par M. de Morfontaine.

 

Le vieux général souriait en pressant dans ses bras sa petite fille blanche et rose, dont la blonde chevelure toute frisée flottait au vent.

 

Derrière le général, le docteur rouge offrait son bras à la vicomtesse de la Morlière. Le général répéta à Grain-de-Sel la question de Mathurin :

 

– Pleuvra-t-il ?

 

– Non, monsieur le marquis.

 

– Et ce soir ?

 

– À verse !

 

– En route, alors, et dépêchons…

 

Un des caractères distinctifs de la folie de madame Diane était une grande docilité, et, pour ainsi dire, l’absence complète de toute volonté.

 

Elle faisait ce qu’on paraissait désirer d’elle. Toujours souriante, toujours caressant sa petite fille, elle monta dans le break et s’y assit à côté de la vicomtesse de la Morlière, en face du docteur.

 

Le général était monté sur le siège à côté de Grain-de-Sel.

 

Mathurin, le garde-chasse, avait reçu sa consigne, et il avait autour de lui une demi-douzaine de paysans ayant le fusil sur l’épaule.

 

– Allons, mes enfants, leur dit le général, pendez vos jambes après votre cou et filez au bois par les raccourcis.

 

Mathurin et ses compagnons s’élancèrent vers un sentier qui serpentait à travers le parc. Le vicomte était demeuré sur le perron.

 

– Bon voyage ! dit-il en saluant.

 

Grain-de-Sel lui jeta un regard louche.

 

– Hum ! pensa le gars, j’aime autant que tu ne viennes pas, toi… ta figure porte malheur.

 

– Fouette, cocher ! ordonna le général.

 

Grain-de-Sel rendit la main aux quatre percherons qu’il avait jusque-là contenus à grand-peine, et le fringant attelage s’élança dans la grande avenue.

 

Le jeune gars faisait claquer son fouet d’une vaillante manière, il excitait ses chevaux de la voix, et le break roulait un train d’enfer.

 

Les bois qui s’étendaient entre Bellombre et Main-Hardye, et qui appartenaient pour une grande moitié au général, avaient été aménagés pour la chasse et par conséquent percés de grandes lignes carrossables.

 

Quand le break roula sous la futaie, Diane, qui jusque-là avait paru faire fort peu attention aux objets environnants, absorbée qu’elle était par la contemplation de son enfant, Diane, disons-nous, se prit à tourner la tête de droite et de gauche, comme si les lieux qu’elle parcourait ne lui étaient pas inconnus.

 

Peu à peu son sourire s’était effacé, son visage avait pris une singulière expression de mélancolie, et, au moment où le break passait devant un vieux chêne entrouvert, au pied duquel elle s’était souvent assise enfant, elle avait jeté un petit cri de joie et tendu la main comme pour saluer une vieille connaissance.

 

Bientôt on avait atteint la chapelle.

 

Le docteur épiait depuis longtemps le visage de la folle.

 

Quand elle vit apparaître la flèche de l’humble église qui se dressait au milieu d’un taillis, Diane parut éprouver une vive émotion, et, comme si elle se fût reportée tout d’un coup aux jours de son enfance, elle n’attendit point que le général l’invitât à mettre pied à terre.

 

Tout au contraire, avec la légèreté d’un petit enfant, elle s’élança hors du break, courut à la chapelle dont la porte était ouverte, et entra.

 

Elle alla tout droit au vieux banc seigneurial et s’agenouilla, murmurant une prière de son enfance et pressant toujours la petite fille sur son cœur.

 

Mais, soudain, elle tressaillit et se leva épouvantée…

 

Un coup de fusil venait de se faire entendre dans l’éloignement, et, à ce bruit, un monde de souvenirs confus s’était agité dans sa tête.

 

– Ne prolongeons point cette émotion, dit le docteur, à l’oreille de M. de Morfontaine, faites-la remonter en voiture.

 

Le général prit sa fille dans ses bras :

 

– Viens, mon enfant, dit-il, viens, il va pleuvoir.

 

L’effroi de la jeune femme n’avait point tardé à se calmer. Docile alors comme toujours, Diane remonta en voiture, et le break repartit au grand trot dans la direction du château de Main-Hardye.

 

À partir de ce moment, les coups de feu se succédèrent à dix minutes d’intervalle. À chacun d’eux, Diane pâlissait, faisait un soubresaut sur le siège du break et jetait autour d’elle un regard effaré.

 

Tout à coup les tourelles de Main-Hardye apparurent dans l’éloignement.

 

Alors Diane jeta un cri et mit ses deux mains sur ses yeux, comme s’ils eussent été brûlés par une vision terrible.

 

– Tournez bride ! cria le docteur.

 

Grain-de-Sel tourna par une habile manœuvre pleine de hardiesse et rentra précipitamment sous bois.

 

– À Bellombre ! lui dit le général, vite à Bellombre !

 

– Et nous arriverons tout juste avant la nuit et la pluie, dit Grain-de-Sel qui étendit son fouet vers l’ouest où roulaient de gros nuages noirs.

 

*

* *

 

Deux heures plus tard, le break rentrait à Bellombre.

 

Diane ne souriait plus.

 

Triste, morne, pensive, le regard égaré, elle semblait chercher un absent.

 

Parfois aussi elle portait la main à son front, comme pour y fixer un souvenir fugitif.

 

Diane se mit à table dans cette grande salle à manger où jadis le général avait prié pour son ennemi, le comte Hector, et là aussi elle sembla chercher quelqu’un.

 

Enfin, au sortir du souper, elle se laissa entraîner par sa nourrice, la vieille Madeleine, qui lui disait :

 

– Viens, mon enfant, viens, allons-nous-en…

 

Grain-de-Sel, qui se trouvait alors dans le corridor, s’effaça sur son passage.

 

Le général s’était penché à l’oreille de la nourrice en lui disant :

 

– Tu resteras avec elle environ une heure.

 

– Bien, dit Madeleine.

 

– Puis, tu entrouvriras la fenêtre, et tu t’en iras.

 

La nourrice fit un signe de tête affirmatif, et Diane, qui ne se séparait jamais de son enfant et le portait constamment dans ses bras, Diane se laissa entraîner avec sa docilité habituelle.

 

Alors le général, qui était demeuré seul avec le docteur et M. de la Morlière, dit à ce dernier :

 

– As-tu suivi les prescriptions du docteur ?

 

– Oui, mon oncle. Il y a un grand feu dans la cheminée. Devant le feu deux bouteilles de bordeaux… sur une table un pâté… et ce verre de cristal de Bohême dans lequel elle aimait à le voir boire. Enfin j’ai replacé sur la tablette de la cheminée ce volume de Shakespeare qu’elle lisait tous les soirs en attendant Hector.

 

– Bon ! dit le docteur. Maintenant, il faut aller nous placer sans bruit dans la pièce la plus proche de cette chambre… il faut que vous soyez là, général, au premier éclair de raison.

 

– Allons dans la bibliothèque, en ce cas.

 

– Non, mon oncle, dit le chevalier ; mieux vaut nous placer dans la chambre verte, qui fait retour sur le bâtiment. Nous pourrons voir la fenêtre s’entrouvrir, et alors nous nous glisserons dans le corridor.

 

– Soit, répondit le général.

 

Et il sortit le premier.

 

Grain-de-Sel attendait toujours dans le corridor.

 

– À ton poste ! lui dit M. de Morfontaine. C’est l’heure.

 

– Je sais mon rôle, s’écria Grain-de-Sel, qui disparut comme une ombre.

 

Le général, le docteur et M. de la Morlière allèrent se placer dans la chambre verte, dont ils ouvrirent la fenêtre.

 

Déjà le vent mugissait, déjà la pluie tombait à torrents.

 

L’œil fixé sur la fenêtre de Diane, laquelle, le vicomte l’avait dit, était placée en retour d’angle, tous trois suivaient, à travers les vitres et grâce à la lumière qui brillait à l’intérieur, les moindres mouvements de Diane et de sa nourrice.

 

Enfin la fenêtre s’ouvrit, et l’œil ardent du général aperçut au coin de la cheminée sa fille qui, une main sur son front, tenait son enfant sur ses genoux.

 

Elle était dans l’attitude de ceux qui s’efforcent de fixer un souvenir fugitif.

 

Madeleine, ainsi que le lui avait prescrit le docteur, s’était retirée sur la pointe des pieds.

 

Tout à coup le houhoulement lointain de Grain-de-Sel se fit entendre à travers l’orage.

 

Diane tressaillit et se leva vivement.

 

– Venez ! venez ! dit le docteur en s’élançant vers la porte. Elle va se souvenir, venez ! il faut être là.

 

Le général se précipita sur les pas du docteur ; mais à peine étaient-ils dans le corridor qui conduisait à la chambre de Diane, qu’ils entendirent un cri…

 

Un cri terrible, un cri d’angoisse et d’épouvante…

 

Puis un bruit sourd qui semblait remonter des profondeurs d’un abîme.

 

XXVII

Voici ce qui s’était passé :

 

Diane, serrant toujours son cher enfant dans ses bras, s’était laissée emmener par sa nourrice.

 

La vieille Madeleine l’avait conduite au premier étage, dans cet appartement qui était celui qu’elle habitait jadis à Bellombre.

 

Elle lui avait fait traverser la bibliothèque, puis l’avait introduite dans son ancienne chambre à coucher.

 

M. de la Morlière avait suivi à la lettre les prescriptions du docteur.

 

Un grand feu flambait dans la cheminée ; tout était, dans cette chambre, dans le même ordre qu’autrefois.

 

Diane s’arrêta un instant sur le seuil, en proie à une sorte de saisissement.

 

– Tiens ! dit-elle, voilà ma chambre.

 

Et, se tournant vers Madeleine :

 

– Mais d’où venez-vous donc, nourrice ?

 

– De la salle à manger, ma chère fille.

 

– Ah !

 

Diane fit un pas vers la cheminée :

 

– C’est singulier, dit-elle, il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne suis entrée ici, et cependant…

 

Elle s’assit dans un grand fauteuil qu’elle affectionnait jadis et qu’on avait roulé auprès du feu.

 

– Ma pauvre nourrice, reprit-elle, c’est singulier ! on dirait que je suis sortie d’ici il y a une heure à peine.

 

– C’est peut-être vrai tout de même, répondit Madeleine embarrassée.

 

– Et que… et que…

 

Elle mit la main sur son front.

 

– Je ne me souviens pas…

 

En ce moment, l’enfant poussa un léger cri. Alors le sentiment maternel s’éveilla et domina tout en elle.

 

Elle couvrit l’enfant de caresses, le berça sur ses genoux et parut oublier, durant quelques minutes, le lieu où elle était et ce qu’elle venait de dire.

 

Mais l’enfant s’endormit.

 

Alors Diane regarda de nouveau autour d’elle, et prit le volume de Shakespeare qui se trouvait sur la cheminée ; l’ouvrant sur-le-champ à la page cornée :

 

– C’est bizarre ! dit-elle, on dirait que j’ai dormi longtemps… bien longtemps !… Pourtant je lisais cela hier.

 

Madeleine n’osait lui répondre.

 

Diane tourna la tête et remarqua dans un coin de la chambre cette table toute servie que le vicomte de la Morlière avait fait disposer.

 

– Pour qui donc cela ? demanda-t-elle.

 

Madeleine se taisait toujours.

 

– Et ce vin ? poursuivit Diane.

 

Elle se frappa le front de nouveau.

 

– Ah ! murmura-t-elle, c’est étrange, je ne puis pas me souvenir.

 

Une rafale de vent et de pluie fit trembler les vitres.

 

– Quel temps, mon Dieu ! dit Madeleine à mi-voix.

 

– Je plains tous ceux qui sont en route, répliqua Diane.

 

Puis, tout à coup :

 

– Grain-de-Sel est-il ici ?

 

– Non, ma fille.

 

Diane tressaillit, et il sembla qu’un jet de lumière se faisait dans son esprit.

 

– Où est-il ? demanda-t-elle.

 

– Dans les bois.

 

– De quel côté ?

 

– Du côté de Pouzauges.

 

La parole de Diane était devenue brève et saccadée.

 

– Ah ! répéta-t-elle, quel temps !… quel vent !… quelle pluie !… Pauvre Grain-de-Sel !… pauvre…

 

Elle s’arrêta, et un nom inarticulé, un nom dont elle ne se souvenait pas, mourut sur ses lèvres.

 

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec une sorte de désespoir, comme je suis malheureuse ! je ne me souviens pas !

 

Une fois encore elle regarda cette table toute servie, ce bordeaux qui chauffait au coin du feu.

 

– Pourtant, acheva-t-elle, j’attends quelqu’un. C’est impossible autrement.

 

– C’est vrai, ma fille, dit la nourrice.

 

– Mais qui ?

 

Elle étreignit son front à deux mains.

 

– Qui ?… je ne sais pas !… Ô ma pauvre tête !

 

Madeleine comprit que le moment était venu où il fallait laisser Diane dans un isolement complet.

 

Déjà, du reste, la baronne avait mis ses mains sur son front, et ne voyait et n’entendait plus rien de ce qui se passait autour d’elle.

 

Absorbée en elle-même, elle cherchait à reconstruire un passé dont la clef de voûte semblait vouloir lui échapper sans cesse.

 

Madeleine alla ouvrir la croisée, ainsi qu’on le lui avait ordonné ; puis elle se retira.

 

Diane n’entendit ni le bruit de ses pas, ni celui de la porte que la nourrice tirait sur elle.

 

Mais, tout à coup, traversant l’espace, le houhoulement de Grain-de-Sel arriva jusqu’à Diane.

 

Et Diane tressaillit et se leva brusquement.

 

– Ah ! murmura-t-elle, qu’est-ce que ce bruit ? je l’ai entendu déjà…

 

Elle courut à la croisée :

 

– C’est Grain-de-Sel ! dit-elle.

 

Le houhoulement se répéta ; puis, tout aussitôt, un coup de sifflet lui répondit.

 

Soudain le voile se déchira, la raison revint à moitié. Diane se souvint, et elle s’appuya fortement à la barre d’appui de la croisée, disant :

 

– Ah ! c’est lui !… c’est lui !… c’est Hector, mon bien-aimé !… c’est…

 

*

* *

 

Elle n’acheva pas, car la barre d’appui se rompit, et la malheureuse femme, perdant l’équilibre, se trouva précipitée dans le vide avec son enfant, et jeta alors ce cri terrible, strident, désespéré, ce cri de mère qui ne craint la mort que pour son enfant, et que le général entendit au moment où il traversait le corridor.

 

Quand M. de Morfontaine et le docteur, bouleversés par le cri qu’ils venaient d’entendre, entrèrent dans la chambre de Diane, la chambre était vide…

 

– Mon Dieu ! exclama le général, dont tout le sang se glaça.

 

Il voulut s’élancer vers la croisée, et, sans doute dans un accès de désespoir, il se fût précipité…

 

Mais déjà le docteur avait deviné une partie de la vérité.

 

D’une main vigoureuse il retint le général, qui s’affaissa mourant dans ses bras ; de l’autre, il montra la croisée ouverte au vicomte de la Morlière.

 

Celui-ci venait de jeter un cri d’épouvante si naïvement vrai, que si l’ombre d’un soupçon eût germé dans l’esprit du médecin, ce cri l’eût fait évanouir.

 

XXVIII

Quinze jours après le terrible événement que nous venons de décrire, nous eussions retrouvé le vicomte de la Morlière à Paris, dans l’entresol du chevalier de Morfontaine, en compagnie de ce dernier et du baron de Passe-Croix.

 

Les trois cousins étaient réunis autour d’une table de thé, et la sérénité la plus parfaite régnait sur leur visage.

 

M. de la Morlière disait :

 

– Ce pauvre général a été pendant huit jours entre la vie et la mort. Mais ce diable de docteur rouge semble disposer de la vie comme d’une chose qui lui appartient.

 

– Ainsi notre oncle est hors de danger ? demanda le chevalier.

 

– Complètement. Et, chose étonnante, il semble avoir conservé, en dépit de ce coup terrible, une sorte d’énergie sauvage.

 

– En vérité !

 

– Je croyais qu’il ne survivrait pas huit jours à sa fille… Je me suis trompé.

 

– Est-ce que Diane s’est tuée sur le coup ?

 

– Sur le coup.

 

– Pauvre femme ! murmura hypocritement le chevalier.

 

– Elle s’est ouvert la tête sur une des pierres de taille qui se trouvaient au bas de la croisée.

 

– Et l’enfant a survécu ?

 

– L’enfant n’a pas une égratignure.

 

– Voilà qui est bizarre…

 

– Je ne me l’étais pas expliqué d’abord, et je suis demeuré stupéfait, comme bien vous pensez.

 

– Parbleu ! dit le baron.

 

– Mais enfin j’ai fini par comprendre.

 

– Voyons ?

 

– Diane, en tombant, a fait la pirouette en vertu des lois naturelles de l’attraction. Sa tête a porté la première et a reçu tout le choc. Le corps et les vêtements de la mère ont fait un bourrelet à l’enfant… si bien que lorsque nous sommes arrivés, le docteur, le domestique et moi, nous avons trouvé la petite fille étourdie, mais pleine de vie, couchée sur le cadavre de Diane.

 

– La pauvre femme, acheva M. de la Morlière avec son odieux sourire, n’aura pas eu le temps de souffrir.

 

– Tout cela est bel et bon, dit le chevalier avec humeur ; mais tu as manqué ton but, cousin…

 

– Comment cela ?

 

– Tu as commis un crime inutile… ajouta M. de Passe-Croix.

 

– Ah ! pardon, fit M. de la Morlière, distinguons, s’il vous plaît. Avant de discuter l’utilité ou l’inutilité de la chose, établissons un principe, messieurs.

 

– Voyons ?

 

– Ce n’est pas moi, c’est nous qui avons commis ce que… vous appelez…

 

– Soit. Mais cela ne nous avance absolument à rien.

 

– Plaît-il ?

 

– Le général adorera cette enfant, qui est son sang, après tout.

 

– D’accord.

 

– Et nous n’aurons pas un sou de son héritage.

 

– Bah ! dit le vicomte, un testament pareil pourrait être attaqué.

 

– Fi ! murmura le chevalier ; il ferait beau voir des neveux soumis et respectueux comme nous l’avons toujours été attaquer la volonté testamentaire de notre bon et cher oncle.

 

– Je suis de l’avis de Morfontaine, dit Passe-Croix.

 

– Vous avez raison, mes beaux seigneurs, reprit le vicomte.

 

– Ah !

 

– Le testament de notre oncle ne doit pas être attaquable.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que notre oncle ne doit pas faire de testament.

 

Le vicomte prononça ces mots froidement.

 

– Voici que je ne comprends plus, dit le chevalier de Morfontaine.

 

– Ni moi, dit M. de Passe-Croix.

 

– Et vous n’avez nul besoin de comprendre, mes chers cousins.

 

– Ah ! ah ! dirent-ils tous deux.

 

– Il vous suffira de me donner de nouveau vos pleins pouvoirs.

 

– Qu’à cela ne tienne !

 

– Oh ! de grand cœur.

 

Quand ses deux cousins eurent ainsi parlé, le vicomte se leva.

 

– Où vas-tu ? lui demanda-t-on.

 

– Je vais me promener rue de Buffon, au Jardin des Plantes.

 

– Pour quoi faire ?

 

– C’est mon secret. Adieu.

 

Et le vicomte s’en alla.

 

Le cabriolet qui l’avait amené attendait M. de la Morlière dans la cour.

 

Il y monta, prit les rênes et partit au grand trot.

 

Vingt minutes après, le trotteur du vicomte arrivait rue de Buffon et s’arrêtait devant une boutique sur laquelle on lisait :

 

Spécialité de café à la crème.

 

– Voilà bien les épiciers, murmura le vicomte en descendant de voiture ; ils trouvent toujours le moyen d’afficher leur marchandise d’une façon désagréable pour leurs confrères. Évidemment si celui-là a trouvé une spécialité, les autres crémiers, qui vendent du café à la crème ordinaire, sont des imbéciles.

 

Cette réflexion faite, M. de la Morlière entra dans la boutique.

 

Une assez jolie femme, jeune encore, vint à lui et le salua avec respect.

 

– C’est vous qui êtes madame Rose ? demanda le vicomte.

 

– Oui, monsieur.

 

– La femme d’Ambroise.

 

– Pour vous servir.

 

– Où est-il, Ambroise ?

 

La jeune femme se retourna vers l’arrière-boutique.

 

– Hé ! Ambroise ! cria-t-elle.

 

Un homme apparut : c’était l’ancien valet de chambre de madame la baronne Rupert.

 

Ambroise avait toujours ses sourires cauteleux, son œil louche, sa désinvolture hardie et insolente ; mais il avait passablement engraissé et avait la mine prospère d’un homme qui se porte fort bien et fait de bonnes affaires.

 

– Eh bien ! maître Ambroise, dit le vicomte, es-tu content ?

 

– Oui, monsieur le vicomte.

 

– Tes affaires…

 

– Vont à merveille.

 

– Aimes-tu ta femme ?

 

– Beaucoup.

 

Et maître Ambroise jeta un regard amoureux à madame Rose.

 

– Ainsi, tu ne désires plus rien ?

 

– Heu ! heu !

 

– Tu te trouves assez riche ?

 

– Oh ! fit Ambroise, si la fortune ne fait pas le bonheur, du moins…

 

– Du moins ? fit le vicomte.

 

– Elle y aide.

 

– Mais tu as eu cinquante mille francs ?

 

– C’est vrai.

 

– Une jolie somme.

 

– Peuh ! fit Ambroise, si on ne songeait pas à l’arrondir…

 

– Ah ! tu y songes ?

 

– Dame ! j’ai l’esprit du commerce, moi, répliqua Ambroise.

 

Le vicomte sourit silencieusement. Ambroise reprit :

 

– Je me fais quinze pour cent de mon argent, ici. Dans sept ans j’aurai doublé mon avoir.

 

– Bah ! dit le vicomte, je puis le tripler en moins de temps, moi.

 

– Vous ! monsieur ?

 

Le petit œil de l’ancien valet de chambre étincela.

 

– Que ferais-tu pour cent mille francs ?

 

– Tout ce que M. le vicomte désirerait.

 

– C’est peu et c’est beaucoup tout à la fois.

 

– Mon Dieu ! dit Ambroise, M. le vicomte sait bien que je ne boude pas à la besogne. Et… s’il a besoin… de moi…

 

– Peut-être.

 

– Je suis prêt.

 

– C’est bien.

 

Ces quelques mots avaient été échangés dans un coin de la crémerie et assez loin de la femme d’Ambroise pour qu’elle n’eût rien entendu.

 

– Quand M. le vicomte aura-t-il besoin de moi ? insista l’ancien valet de chambre.

 

– Je ne sais. Peut-être dans six mois, ou dans un an, ou dans deux, je ne sais pas ; mais il me suffit de savoir que tu ne me feras point défaut.

 

– Oh ! soyez tranquille.

 

Le vicomte ne dédaigna point de serrer la main d’Ambroise ; puis il remonta en voiture et murmura :

 

– Il faut absolument faire disparaître l’enfant de Diane.

 

XXIX

Cinq ans s’écoulèrent.

 

Le général de Morfontaine avait alors soixante-quinze ans environ.

 

C’était un beau vieillard, droit comme un I, en dépit des années, la tête couverte d’une forêt de cheveux blancs, portant toute sa barbe, qui lui descendait sur la poitrine, comme celle des patriarches.

 

M. de Morfontaine ne quittait plus Bellombre.

 

Assez semblable à ce chêne séculaire, demeuré le dernier d’une vaste forêt disparue, et n’ayant plus auprès de lui qu’un frêle rejeton, M. de Morfontaine élevait Danielle, la fille de sa fille, le sang de son sang.

 

Danielle avait huit ans ; elle était toujours blanche et rose.

 

Elle avait le grand œil bleu limpide et le sourire charmant de sa mère ; elle avait la blonde chevelure de l’infortuné comte Hector de Main-Hardye.

 

Danielle était devenue la dernière joie de ce malheureux vieillard, que la Providence semblait oublier sur la terre alors qu’elle avait ouvert la fosse de tous ceux qu’il avait aimés.

 

Danielle s’asseyait sur ses genoux, passait ses petits doigts dans sa barbe blanche et l’appelait « mon père » avec un accent qui rappelait au général la voix de la pauvre Diane enfant.

 

Danielle enfant était devenue la petite fée, l’idole de Bellombre.

 

C’était pour elle que les jardiniers semaient de fleurs les gazons du parc ; pour elle que le vieux Mathurin, le vieux garde-chasse, avait pris une jolie chevrette qu’il avait dressée et qui vivait apprivoisée dans le parc.

 

C’était pour Danielle encore que les pâtres dénichaient des oiseaux, que les enfants des métayers tressaient des corbeilles avec des joncs ; pour elle enfin qu’à Bellombre chacun s’efforçait de sourire et de paraître heureux.

 

Deux anciens hôtes du manoir manquaient seuls autour de cette enfant, qui devait en être un jour la maîtresse.

 

C’était d’abord Madeleine.

 

La pauvre nourrice de Diane était morte, – six mois après la baronne ; – elle était morte de douleur…

 

Puis c’était aussi Grain-de-Sel.

 

Grain-de-Sel, le brave gars, le hardi garçon qui s’était dévoué à Diane, à Hector, au général, à toute cette race qu’il aimait et vénérait.

 

Où donc était Grain-de-Sel ?

 

Un jour, il y avait de cela deux ans environ, Grain-de-Sel avait atteint sa vingt et unième année.

 

Comme les jeunes gens de son âge, il s’en était allé au chef-lieu du canton plonger sa main dans l’urne ; et, le soir, il était revenu à Bellombre, portant à son chapeau une pancarte blanche sur laquelle était inscrit le numéro 1.

 

Grain-de-Sel était conscrit.

 

Mais le fils de Madeleine appartenait de cœur et d’âme au général, et le général avait plus de cent cinquante mille livres de rente. M. de Morfontaine pouvait donc remplacer Grain-de-Sel aussi facilement que Grain-de-Sel laissait tomber un sou, le dimanche, dans le plat du quêteur, à l’église du village.

 

Cependant il n’en fut rien.

 

Quand il fut de retour à Bellombre, M. de Morfontaine prit le gars par le bras, le conduisit dans un coin de la salle à manger, et il lui dit :

 

– Te voilà donc soldat, mon pauvre Grain-de-Sel ?

 

– Oui, monsieur le marquis.

 

– Appelle-moi donc « mon général ».

 

– Oui, mon général.

 

– Eh bien ! mon gars, poursuivit M. de Morfontaine, puisque le sort l’a voulu, il faut lui obéir.

 

Grain-de-Sel tressaillit, aperçut la petite Danielle qui jouait avec un grand chien de chasse, et des larmes coulèrent de ses yeux.

 

Le général comprit la douleur du fils de Madeleine :

 

– Ah ! oui, dit-il, je sais… tu ne veux pas me quitter…

 

Grain-de-Sel baissa la tête.

 

– Et puis, tu ne veux pas quitter Danielle…

 

Grain-de-Sel fut pris d’une émotion subite et fondit en larmes.

 

– Eh bien ! dit le général, c’est pour elle que je veux que tu partes !

 

– Pour elle ?

 

– Oui, mon gars.

 

Grain-de-Sel le regarda avec étonnement.

 

– Écoute, mon enfant, poursuivit M. de Morfontaine, je suis vieux, mais je suis solide encore et je tiendrai encore bien cinq ou six ans. Tant que je serai là, Danielle n’a besoin de personne pour veiller sur elle…

 

– Oh ! non, certes ! dit Grain-de-Sel.

 

– Mais après… après… il lui faut un protecteur, comprends-tu ?

 

– Oui, fit Grain-de-Sel.

 

– Et ce protecteur, ce ne peut être aucun de mes neveux.

 

Un nuage passa sur le front du gars.

 

– Ils sont mariés, continua le général, mariés tous trois ; ils ont des enfants, et je les frustre de mon héritage.

 

– Je comprends, dit Grain-de-Sel, qui n’osa point manifester sa pensée tout entière.

 

– Donc, ce protecteur…

 

Le général regarda Grain-de-Sel.

 

– Ce sera moi, général !

 

– Bien parlé, enfant ! dit M. de Morfontaine. Mais pour que tu sois tout à fait un homme, un homme assez intelligent, assez fort, assez énergique pour défendre la fille de ma pauvre Diane, il faut que tu passes par la bonne, la vraie, la seule école où se triturent les individualités, l’école du régiment.

 

– Sois soldat, mon enfant, tu reviendras officier, car tu es courageux, intelligent et fidèle.

 

Grain-de-Sel courba la tête avec soumission. Trois mois après, le conscrit recevait sa feuille de route, en destination de la province d’Oran. Le général lui mit une poignée de louis dans la main.

 

– Va, dit-il, sois brave jusqu’à la témérité, c’est un moyen de revenir sain et sauf. Danielle a besoin de toi.

 

*

* *

 

Donc, Madeleine était morte, et Grain-de-Sel avait échangé sa braie rouge et sa veste bleue contre l’uniforme des chasseurs d’Afrique.

 

Le vieux général vivait seul à Bellombre avec sa chère petite Danielle, dont il s’était fait le précepteur.

 

Danielle courait comme un petit lutin par les sentiers du parc et les pelouses vertes, bondissant comme le chevreuil que lui avait donné Mathurin, et vivant dans la plus complète liberté.

 

– Je veux que ce soit l’enfant de la nature, disait souvent le vieillard, qu’elle apprenne ce qui lui plaît, qu’elle laisse de côté ce qui lui répugne. Quand elle sera femme, elle épousera l’homme qu’elle aimera…

 

Or, un matin de printemps, le château de Bellombre reçut une visite.

 

C’était M. le vicomte de la Morlière et sa femme qui arrivaient en compagnie du baron de Passe-Croix, marié depuis deux ans.

 

Le baron amenait à son oncle sa jeune épouse, que le général, qui n’avait point quitté le Poitou depuis la mort de Diane, n’avait point vue encore.

 

Seul des trois cousins, le chevalier de Morfontaine manquait à cette réunion de famille.

 

Le chevalier était retenu à Paris par une grave indisposition de sa femme.

 

Le chevalier s’était marié un an après la mort de Diane.

 

Cependant le général l’attendait comme ses cousins, car ce n’était point le hasard qui présidait à cette réunion.

 

Quinze jours auparavant, le vieux marquis avait écrit à chacun d’eux la circulaire suivante :

 

« Mon cher neveu,

 

« Je vais accomplir le 15 mai prochain ma soixante-quinzième année, et, bien que je sois vert encore, je désire prendre quelques précautions dans l’éventualité de ma fin prochaine, et songer à l’avenir de ceux que j’aime et laisserai derrière moi.

 

« Amène-moi ta femme et viens célébrer avec elle, à Bellombre, mon soixante-quinzième anniversaire.

 

« Ton oncle dévoué,

 

« Général de Morfontaine. »

 

Le chevalier avait manqué à l’appel, mais le vicomte de la Morlière et le baron de Passe-Croix étaient arrivés le 14 au matin.

 

Or, le 15 mai n’était point seulement un jour de réjouissance pour le château de Bellombre, c’était encore celui de la fête patronale de Bellefontaine, le village voisin.

 

Donc, le 15 mai au matin, le vieux général tenant la charmante petite Danielle dans ses bras, monta avec ses deux neveux et ses belles-nièces dans son antique carrosse d’apparat et se rendit à l’église de Bellefontaine.

 

Devant le modeste hôtel de ville du bourg, une baraque de saltimbanques s’était établie, et un paillasse à cheveux roux, à la barbe inculte, le visage tout barbouillé d’une sorte de couleur brune, amusait la foule de ses lazzi en distribuant force torgnioles et crocs-en-jambe à deux pauvres petits enfants, qui faisaient contre mauvaise fortune bon cœur, et mangeaient une maigre pitance, la représentation terminée, bien qu’ils eussent joué un rôle de prince et de princesse.

 

En sortant de la messe, le général passa devant la baraque.

 

Danielle aperçut les enfants et dit :

 

– Ah ! petit père, comme ils ont l’air malheureux ! Je voudrais bien jouer avec eux pour les distraire.

 

– Chère enfant ! murmura le général, cela n’est pas possible.

 

Et comme la petite fille avait déjà les larmes aux yeux :

 

– Mais, ajouta-t-il, on peut les faire venir à Bellombre demain.

 

Et il dit au vicomte :

 

– Vois ce saltimbanque, et dis-lui que, s’il veut venir demain à Bellombre nous faire des tours et pasquinades, on le payera grassement.

 

Tandis que le général et sa suite remontaient en voiture, M. de la Morlière s’approcha, en effet, du paillasse.

 

Celui-ci ôta respectueusement sa casquette et s’avança sur le bord de l’estrade.

 

La foule s’était écartée devant le vicomte, nul ne pouvait entendre ce que ce dernier allait dire.

 

– Hé ! fit le vicomte en souriant, tu es si bien métamorphosé, maître Ambroise, que si je n’avais su que c’était toi…

 

– Monsieur ne m’aurait point reconnu ?

 

– Non.

 

Le paillasse eut un sourire conquérant.

 

– On ne me reconnaîtra pas davantage à Bellombre, dit-il.

 

– Je l’espère bien, dit M. de la Morlière ; mais tu n’y viendras pas… Il faut faire le coup aujourd’hui même, si tu peux.

 

– On tâchera… soyez tranquille, et fiez-vous à moi, dit le paillasse.

 

*

* *

 

Quelques heures après, en sortant de table, le général marquis de Morfontaine, dit à ses neveux d’un ton qui ne manquait pas d’une certaine solennité :

 

– Mes chers enfants, veuillez me suivre au grand salon, c’est là que je vous ferai connaître dans quel but je vous ai réunis.

 

Et il offrit le bras à madame de la Morlière avec une galanterie toute juvénile.

 

Dans le grand salon de Bellombre, pièce austère et froide, qui avait gardé comme un vague reflet des âges passés et dont les tentures sombres avaient un aspect de tristesse, M. de la Morlière aperçut un homme vêtu de noir, assis devant une table sur laquelle se trouvaient étalés divers papiers.

 

– Je m’en doutais, pensa le vicomte.

 

Et il échangea un rapide regard avec M. de Passe-Croix. La petite Danielle avait suivi son grand-père.

 

– Va jouer, mon enfant, lui dit le général, va jouer dans le parc.

 

– Oui, père.

 

– Et ne va pas jusqu’à la rivière.

 

– Non, père.

 

– Tu sais que je te l’ai défendu.

 

– Oui, père, répéta l’enfant.

 

Elle jeta ses bras au cou du vieillard, qui baisa avec amour les tresses blondes de ses cheveux et la renvoya en souriant.

 

Alors M. de Morfontaine invita ses neveux et ses nièces à s’asseoir et leur dit :

 

– Je vous ai réunis, mes enfants, pour vous parler à cœur ouvert.

 

– Parlez, mon oncle, dit M. de la Morlière, qui feignit l’étonnement.

 

– Je vous ai réunis, continua le vieillard, parce que je n’ai jamais bercé personne de folles espérances, et que je veux que vous respectiez mes volontés après ma mort comme vous les avez respectées durant ma vie.

 

– Mais, mon oncle, s’écria le baron de Passe-Croix, vous savez bien que nous vous aimons et vous vénérons.

 

– Je le sais, mes enfants.

 

– Et que, ajouta le vicomte, nous aimerions mieux mourir que de vous déplaire.

 

M. de Morfontaine eut un bon sourire et poursuivit :

 

– Il y a cinq années, mes amis, que votre pauvre cousine est morte victime d’une fatalité épouvantable.

 

– Hélas ! soupira M. de la Morlière.

 

– Ce jour-là, aux yeux de la loi, vous êtes devenus tous trois mes héritiers.

 

– Ah ! mon oncle, de tels souvenirs…

 

– Mais, reprit le vieillard d’une voix ferme, ce jour-là aussi le ciel m’a laissé un enfant à la place de cet autre enfant qu’il me reprenait. Danielle m’est restée.

 

– Et c’est une bien grande consolation pour vous, mon oncle, dit le baron.

 

– Eh bien, mes amis, voici ce que je voulais vous dire. J’ai fait deux parts de ma fortune, un gros et un petit lot.

 

Le petit lot se compose de la terre de Morfontaine, située en Vendée, de cent cinquante mille francs placés en bons du Trésor, et de mon hôtel de la rue de Verneuil, qui vaut à peu près la même somme.

 

– Mais, mon oncle…

 

– Écoute-moi donc, vicomte. Le manoir vendéen, berceau de notre famille, est pour le chevalier, qui est le dernier de mon nom.

 

– C’est trop juste, dit le vicomte.

 

– Quant à toi et à Passe-Croix, je vous donne à choisir entre les cent cinquante mille francs et l’hôtel.

 

– Ah ! mon oncle, s’écria le vicomte avec attendrissement, c’est cet hôtel plein de vous et qui gardera votre souvenir que je veux !

 

– Bien, mes enfants, dit le général. Quant au gros lot, qui se compose d’environ cent cinquante mille livres de rentes, vous avez deviné, n’est-ce pas ?

 

– C’est la dot de Danielle ! dirent spontanément les deux cousins. Vous avez raison, mon oncle…

 

– Bien dit, mes enfants, vous êtes de nobles cœurs. Et, ajouta le général, pour tout prévoir, j’ai voulu faire mon testament devant vous. M. le notaire de Bellefontaine, que voilà, va vous le lire. Il ne manque plus que ma signature et la vôtre.

 

– La nôtre ! fit le vicomte.

 

– Oui, mon ami, j’ai voulu tout prévoir et rendre mon testament inattaquable. Vous écrirez tous deux au bas et le chevalier, quand il viendra, en fera autant, ces quelques mots :

 

« Aujourd’hui, 15 mai 183…, je reconnais avoir pris connaissance du testament de mon oncle, le marquis de Morfontaine ; je déclare l’approuver entièrement et m’engager formellement à respecter sa volonté. »

 

M. de la Morlière interrompit le général.

 

– Ah ! de grand cœur ! dit-il.

 

– Eh bien ! monsieur le notaire, dit M. de Morfontaine, veuillez nous donner lecture de cet acte.

 

Mais comme le notaire s’apprêtait à lire, il se fit au-dehors un grand bruit, et des cris d’alarme et de désespoir retentirent.

 

– Ah ! mon Dieu ! disaient plusieurs voix désolées, mon Dieu ! quel malheur !

 

Et les hôtes du grand salon se levèrent précipitamment et s’élancèrent au-dehors.

 

XXX

Danielle était allée courir dans le parc, poussant son cerceau devant elle.

 

À cette heure, les domestiques du château, pour éviter la chaleur, se réunissaient sous un grand marronnier plusieurs fois séculaire planté devant la grille du parc.

 

Les femmes dévidaient, filaient ou tricotaient ; les hommes jouaient aux boules.

 

Danielle, l’idole de tous, commença par se mêler à leurs jeux ; puis insensiblement, elle sortit du cercle et se prit à courir vers la grande futaie qui se trouvait au milieu du parc.

 

C’est là qu’ordinairement le joli chevreuil apprivoisé par Mathurin se tenait paresseusement couché au pied d’un chêne.

 

Quand il entendait venir l’enfant, il se levait, bondissait et venait gambader autour d’elle.

 

Danielle s’aventura donc sous la futaie, mais elle y avait fait quelques pas à peine qu’elle s’arrêta tout étonnée.

 

Un enfant de huit à dix ans était assis sur l’herbe et paraissait pleurer.

 

Cet enfant, Danielle le reconnut. C’était le petit saltimbanque qu’elle avait vu le matin à Bellefontaine.

 

Le voyant pleurer, elle courut à lui les bras ouverts.

 

– Qu’as-tu, lui dit-elle, et pourquoi es-tu ici ?

 

– Je me suis sauvé parce que mon maître me battait.

 

– Oh ! le méchant !…

 

– Et qu’il ne voulait pas me laisser jouer avec ma sœur.

 

– Eh bien ! dit Danielle, joue avec moi. Voilà mon cerceau.

 

Le petit saltimbanque poussa un cri de joie, s’empara de la baguette et chassa le cerceau après lequel il se mit à courir.

 

Et Danielle enchantée suivit l’enfant, mais tout à coup elle s’arrêta.

 

– Ne va pas par-là, dit-elle, pas par-là, c’est par-là qu’est la rivière.

 

Le petit saltimbanque ne répondit pas et continua à courir.

 

Alors, soit qu’elle voulût ravoir son cerceau, soit qu’elle fût entraînée par le plaisir, la petite fille suivit l’enfant et poursuivit sa course vers la rivière.

 

*

* *

 

La rivière qui passait au bout du parc, était étroite, mais profonde, rapide, garnie de berges glissantes semées çà et là de saules qui se penchaient sur l’eau, et de broussailles qui cachaient des abîmes souterrains.

 

Le général, qui connaissait le danger qu’il y avait pour un enfant de s’approcher trop près de la rivière, avait toujours défendu à Danielle de diriger ses promenades de ce côté du parc.

 

Or, il y avait près d’une heure que la petite fille s’était éloignée du cercle formé par les domestiques du château sous les marronniers.

 

Tout à coup, Mathurin s’écria :

 

– Où est donc la demoiselle ?

 

– Danielle ! Danielle ! appela la femme de chambre à qui la surveillance de l’enfant était spécialement confiée.

 

– Je l’ai vue là-bas tout à l’heure, du côté de la futaie… dit un pâtre. Sans doute qu’elle joue avec le chevreuil.

 

La femme de chambre courut vers la futaie, appelant toujours :

 

– Danielle ! Danielle !

 

Danielle ne répondit pas.

 

Mathurin, qui suivait la trace de l’enfant sur le gazon, exclama tout à coup :

 

– Mon Dieu ! la rivière !

 

Il se prit à courir et jeta un cri terrible.

 

Sur la rivière, en cet endroit profonde et calme, flottaient le chapeau de paille garni de bleuets et la ceinture de soie verte de l’enfant !…

 

*

* *

 

On fit de vaines recherches pour retrouver le corps de Danielle, le courant l’avait sans doute entraîné au loin.

 

Trois mois après, le général mourut dans un état de complet idiotisme, et ses trois neveux se partagèrent fraternellement son héritage.

 

XXXI

Là finissait le manuscrit du domino.

 

Le baron Gontran de Neubourg le replia lentement et le remit dans sa poche.

 

Un moment de silence suivit cette lecture, et les quatre convives de la Maison-d’Or se regardèrent.

 

– Eh bien ! messieurs, dit enfin Gontran, que pensez-vous de cela ?

 

– Je pense, répondit lord Galwy, qu’il faut, avant tout, savoir quel rapport il peut exister entre les personnages de cette étrange histoire et la femme qui vous a remis ce manuscrit.

 

– Nous allons le savoir, messieurs.

 

Le baron sonna, un garçon vint.

 

– N’est-il venu personne pour nous ? demanda Gontran.

 

– Pardon, une dame.

 

– Comment est-elle ?

 

– Masquée et en domino.

 

– Pourquoi ne nous avez-vous point prévenus ?

 

– Cette dame a voulu attendre que ces messieurs sonnassent.

 

– Où est-elle ?

 

– Dans le salon voisin.

 

– Priez-la d’entrer.

 

Le garçon sortit. Deux minutes s’écoulèrent, puis la porte se rouvrit et le domino entra. C’était bien le même qui avait abordé Gontran au foyer de l’Opéra et lui avait remis le manuscrit.

 

À sa vue, les quatre gentilshommes se levèrent respectueusement.

 

Elle les salua d’un geste de reine et s’assit dans le fauteuil que le vicomte Arthur de Chenevières lui avança.

 

– Messieurs, leur dit-elle d’une voix harmonieuse et fraîche qui les fit tressaillir, vous avez bien voulu lire mon manuscrit ?

 

Tous quatre s’inclinèrent.

 

– Et vous trouvez, sans doute, qu’il y manque un dernier chapitre ?

 

Ils s’inclinèrent de nouveau.

 

– Je viens vous le raconter, dit-elle simplement.

 

– Madame, dit Gontran toujours debout et le chapeau à la main comme ses compagnons, nous sommes prêts à vous écouter.

 

Et tous la regardaient et devinaient sous le masque une beauté souveraine. Le domino reprit :

 

– Deux années après le dernier drame accompli au château de Bellombre, un jeune officier de l’armée d’Afrique, débarquant à Marseille, aperçut sur un champ de foire une baraque de saltimbanques.

 

Une pauvre petite fille, grelottant sous ses oripeaux de princesse indienne, dansait devant la foule pour n’être point battue le soir.

 

L’officier jeta un cri, courut à elle et la prit dans ses bras.

 

L’officier s’était jadis nommé Grain-de-Sel.

 

La petite fille était Danielle.

 

Danielle, que le misérable Ambroise n’avait pas eu le courage de tuer, et qu’il avait cédée, à Bordeaux, à l’un de ses confrères.

 

– Danielle, ajouta le domino, c’est moi…

 

Elle ôta son masque, et les quatre gentilshommes jetèrent un cri d’admiration, tant elle était belle…

 

Et, quand ils l’eurent contemplée longtemps, silencieux, recueillis, n’osant lui parler et comme si elle eût exercé sur eux une fascination étrange, elle ajouta d’une voix humble, presque suppliante :

 

– Messieurs, je viens vous demander justice au nom de mon père et de ma mère assassinés, me la refuserez-vous ?

 

– Mademoiselle, répliqua Gontran d’une voix émue, le serment que nous allons faire, mes amis et moi, sera ma réponse.

 

Il étendit alors la main, et comme si ces quatre hommes, riches, nobles, beaux et vaillants, n’eussent eu qu’une seule âme, une seule tête, une seule voix, Danielle entendit retentir ces paroles :

 

– L’association des Chevaliers du clair de lune est fondée.

 

LA DERNIÈRE INCARNATION DE ROCAMBOLE

I

Le lendemain du jour où M. le baron Gontran de Neubourg et ses trois amis, après avoir pris connaissance de son manuscrit, déclarèrent au domino que l’association des Chevaliers du clair de lune était fondée, un coupé de régie s’arrêta rue de la Michodière, à l’angle du boulevard des Italiens. Un homme en descendit.

 

C’était un bizarre personnage et qui mérite quelques lignes de description.

 

Vêtu d’un gros paletot marron, les yeux abrités par des lunettes vertes, cet homme, dont il était difficile de préciser l’âge, avait le visage couturé de cicatrices profondes dont on ne pouvait déterminer l’origine.

 

Étaient-ce des brûlures ? était-ce le résultat d’une petite vérole épouvantable ?

 

Nul n’aurait pu le dire.

 

Le personnage aux lunettes vertes paya le cocher, s’engouffra sous une porte bâtarde, suivit un escalier sombre, et le gravit en s’appuyant à la rampe.

 

Il monta ainsi jusqu’au troisième étage, et s’arrêta devant une porte sur laquelle on lisait ces mots :

 

Cabinet d’affaires.

 

Et plus bas :

 

Tournez le bouton, S. V. P.

 

Il obéit à l’inscription, tourna le bouton, et la porte s’ouvrit, laissant voir une sorte de bureau muni d’un grillage derrière lequel on apercevait une caisse.

 

L’homme au paletot marron traversa cette première pièce et mit la main sur la clef d’une seconde porte.

 

Puis il se retourna vers le grillage, derrière lequel se tenait un jeune homme d’environ vingt ans.

 

– Eh bien ! lui dit-il, as-tu vu quelqu’un, Gringalet ?

 

– J’ai vu le baron, répondit le jeune homme.

 

– M. de Neubourg ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Qu’a-t-il dit ?

 

– Quand il a lu votre lettre, il a paru étonné.

 

– Bien.

 

– Et il m’a demandé qui était ce M. Rocambole.

 

– Et… tu lui as répondu ?

 

– Que vous étiez un homme d’affaires.

 

– Et… lui ?

 

– Lui ? Il m’a dit : « Je ne connais pas M. Rocambole, et je ne sais pas ce qu’il peut me vouloir… mais j’irai le voir, puisqu’il le désire. »

 

– Ah ! t’a-t-il indiqué le moment de sa visite ?

 

– Il viendra vers trois heures.

 

Le personnage aux lunettes vertes ouvrit son paletot et tira sa montre.

 

– Il est deux heures et demie, dit-il ; le baron ne peut tarder.

 

Il ouvrit la seconde porte et pénétra dans une deuxième pièce.

 

Celle-là avait un aspect tout différent.

 

Ce n’était plus le bureau d’un homme d’affaires ; c’était un cabinet de travail assez élégant, dont les murs étaient tendus d’une étoffe de soie couleur mauve, et dont l’ameublement en chêne sculpté dénotait un homme de goût.

 

Deux étagères supportaient des livres rares ; une troisième était chargée de porcelaines de Sèvres, de Chine et du Japon.

 

Des masques et des fleurets étaient suspendus au-dessus d’un divan en velours vert sombre. Quelques tableaux de prix étaient accrochés çà et là.

 

Un joli meuble de Boule supportait un bronze de Clodion.

 

L’homme aux lunettes vertes passa dans une troisième pièce, qui, sans doute, était un cabinet de toilette, et il en ressortit quelques minutes après, dépouillé de son paletot marron et de son chapeau, mais vêtu d’une robe de chambre et coiffé d’un bonnet grec à gland de soie violette.

 

Ainsi accoutré, il se jeta dans un vaste fauteuil et s’approcha de la cheminée, où flambait un bon feu.

 

Puis, armé des pincettes, il se mit à tisonner, tout en murmurant :

 

– Voici la première affaire de quelque intérêt qui se présente pour moi. Jusqu’à présent, et depuis deux années je ne me suis occupé que de gens sans importance, et la patience commençait à me manquer.

 

Ce disant, le bizarre personnage prit sur la cheminée un gros portefeuille qu’il ouvrit et dont il retira une liasse de papiers.

 

Ces papiers, qu’il parcourut des yeux, étaient couverts d’une écriture hiéroglyphique, dont seul, sans doute, l’homme aux lunettes vertes avait le secret.

 

Il se mit à les parcourir et continua à se parler à mi-voix.

 

– Le baron Gontran de Neubourg, dit-il, le vicomte Arthur de Chenevières, lord Blakstone et le marquis de Verne sont évidemment des hommes accomplis en tout point ; mais précisément à cause de cela, ils sont incapables de mener à bien la mission qu’ils se sont imposée. Pauvres gens !

 

Et l’homme d’affaires haussa imperceptiblement les épaules.

 

Le timbre placé derrière la porte d’entrée, et qui indiquait l’arrivée d’un visiteur, se fit entendre en ce moment.

 

– Voici le baron, pensa l’homme aux lunettes vertes.

 

En effet, peu après on frappa à la deuxième porte. M. le baron Gontran de Neubourg était sur le seuil.

 

– M. Rocambole ? demanda-t-il en toisant des pieds à la tête l’homme d’affaires.

 

– C’est moi, monsieur.

 

Le baron salua ; son interlocuteur lui rendit son salut avec une courtoisie qui indiquait des habitudes du monde.

 

– Monsieur, dit le baron en entrant, j’ai reçu ce matin une lettre de vous.

 

– C’est vrai, monsieur.

 

– Une lettre de trois lignes.

 

– C’est encore vrai.

 

– Et ces trois lignes disaient :

 

« M. le baron de Neubourg est instamment prié de passer dans la journée chez M. Rocambole, homme d’affaires, pour une chose de la plus haute importance. »

 

– C’est toujours exact, monsieur.

 

– Et vous êtes M. Rocambole ?

 

L’homme d’affaires s’inclina.

 

– Eh bien ! monsieur, dit le baron, je vous écoute. M. Rocambole avança un fauteuil au baron.

 

– Veuillez vous asseoir, monsieur, nous avons à causer longuement.

 

– En vérité !

 

– Et de choses qui vous intéressent au dernier point.

 

Le baron regarda son interlocuteur avec une vive curiosité.

 

– Voyons ! fit-il.

 

M. Rocambole allongea la main vers la cheminée, y prit une boîte à cigares et la présenta au baron avec une grâce exquise.

 

– Voilà un homme d’affaires du meilleur monde, pensa le baron.

 

Et il prit le cigare qu’on lui offrait.

 

– Monsieur le baron, reprit M. Rocambole, vous me trouvez fort laid, n’est-ce pas ?

 

– Monsieur…

 

– Oh ! soyez franc, je suis horrible.

 

– Mais, monsieur…

 

– J’ai reçu un coup de feu dans la figure, et j’ai eu les yeux brûlés à un tel point qu’il m’est impossible de les exposer au grand air.

 

– Vous avez servi, dit le baron, et sans doute c’est à quelque siège ?…

 

– Non, monsieur, j’ai été au bagne. Si vous m’aviez vu marcher, vous vous seriez aperçu que je tire légèrement la jambe droite.

 

Le baron fit un soubresaut sur son siège.

 

– Rassurez-vous, monsieur, dit M. Rocambole en souriant, je suis devenu honnête homme, et votre bourse et votre montre sont en sûreté ici.

 

– Mais enfin, monsieur, dit le baron toujours calme et poli, mais visiblement mal à son aise, pourriez-vous m’expliquer…

 

– Pourquoi je vous ai écrit ?

 

– Oui, monsieur.

 

– C’est ce que je compte faire tout à l’heure ; mais auparavant, il faut que je vous raconte mon histoire en quelques mots…

 

– Est-ce nécessaire ?

 

– Indispensable.

 

– Alors je vous écoute.

 

M. Rocambole reprit :

 

– Monsieur le baron, je suis un des hommes les plus étranges du siècle où nous vivons. J’ai été beau comme vous, élégant comme vous ; j’ai eu deux ou trois cent mille livres de rente, un titre de marquis, des chevaux de sang, des maîtresses de race, un hôtel dans le faubourg Saint-Germain, et j’ai failli épouser la fille d’un grand d’Espagne.

 

– Et… depuis ?

 

– Depuis, j’ai été forçat ; mais auparavant, continua l’homme d’affaires, j’avais été un enfant de Paris, un vaurien épargné d’abord par la police correctionnelle, oublié ensuite par la cour d’assises.

 

« J’avais commencé par voler, puis ensuite j’ai assassiné. J’ai bien une douzaine de meurtres sur la conscience.

 

Le baron ne put réprimer un geste de dégoût.

 

– Mais, poursuivit M. Rocambole, le repentir est un jour descendu dans mon cœur, et je suis devenu honnête homme.

 

– Un peu tard, dit M. de Neubourg en souriant.

 

– Soit, mais mieux vaut tard que jamais.

 

Et après un silence de quelques secondes, M. Rocambole continua :

 

– Je vous disais donc, monsieur, que j’ai pillé, volé, assassiné, joué les rôles les plus différents et les plus étranges.

 

« Mon épouvantable odyssée a fini par le bagne, et au bagne, traînant la chaîne, défiguré, sans espoir, je ressemblai longtemps à ces anges précipités du ciel et qui maudissent Jéhovah. Mais un jour que j’avais la jambe cassée et gémissais sur un roc perdu en pleine mer, une femme passa près de moi, et cette femme me jeta un regard de compassion et laissa tomber quelques pièces d’or dans mon bonnet vert.

 

La voix de M. Rocambole s’était subitement altérée.

 

– Cette femme, ajouta-t-il, je la reconnus, elle qui ne me reconnaissait pas. C’était un de ces anges à qui Dieu confie la mission de racheter les damnés.

 

– Vous l’aviez aimée ? dit le baron, touché de l’émotion subite qui venait de s’emparer de M. Rocambole.

 

– Oh ! pas d’amour, monsieur, loin de là. Et cependant elle était jeune et belle… et sur ses pas le monde s’inclinait avec admiration et respect. Cette femme, monsieur le baron, je l’avais appelée « ma sœur ».

 

– Votre sœur !

 

– Rassurez-vous pour elle, monsieur, elle ne l’était pas. Mais j’avais cru assassiner son frère, j’avais volé ses papiers. Ce frère, elle ne l’avait jamais vu, ce frère était l’homme à qui revenait cette fortune dont j’avais joui et ce titre de marquis que j’avais porté. Et pendant longtemps, moi l’enfant des faubourgs, moi le voleur, moi l’assassin, j’avais appelé cette femme « ma sœur », et moi qui n’aimais personne, j’avais fini par l’aimer, par la vénérer, par me persuader que j’étais de son sang…

 

« Alors, monsieur, quand je fus au bagne, où je blasphémais, où je rêvais une évasion et de nouveaux crimes, lorsque je vis passer cette femme à mes côtés, il s’opéra en moi une métamorphose terrible et subite, et, pour la première fois de ma vie, quelque chose tressaillit dans ma poitrine et je m’aperçus que j’avais un cœur…

 

M. Rocambole s’interrompit, et deux larmes brûlantes coulèrent sur ses joues couturées.

 

– Ah ! monsieur, reprit-il, lorsqu’elle se fut éloignée, lorsque je l’eus perdue de vue, des larmes emplirent mes yeux, et je me dis qu’ils étaient bien heureux ces valets qui la servaient et la voyaient à toute heure.

 

« Et, bien que j’eusse la jambe cassée, malgré mes souffrances sans nom, je parvins à me mettre à genoux et je joignis les mains, et je priai :

 

« – Mon Dieu ! murmurai-je, si vous voulez me pardonner mes crimes en faveur de cet ange qui vient de laisser tomber sur moi un regard de compassion, je vous jure que je deviendrai honnête homme et que je consacrerai ce qui me reste de vie à faire le bien, comme jusqu’ici j’ai fait le mal.

 

« Dieu sans doute exauça ma prière, monsieur le baron, car moins de six mois après le directeur du bagne me fit venir et me dit :

 

« – On a demandé et obtenu votre grâce.

 

« – Ma grâce ! m’écriai-je, qui donc a pu la solliciter.

 

« Le directeur appela un valet au lieu de me répondre ; il lui fit un signe, et le valet me prit par la main et me conduisit dans une pièce voisine.

 

« – Ôtez votre veste de forçat, me dit-il.

 

« On me débarrassa de ma livrée d’ignominie, mes fers furent limés, on me revêtit d’habits convenables, puis on me conduisit à la porte du bagne. C’était le soir, la nuit arrivait. À la porte du bagne, j’aperçus une chaise de poste attelée, et par l’une des portières je vis sortir une main blanche et aristocratique, tendue vers moi. Un ange venait racheter le démon. »

 

II

L’émotion de M. Rocambole était si violente qu’il fut obligé de s’arrêter un moment et de suspendre son récit. Le baron lui tendit la main :

 

– Monsieur, lui dit-il, votre repentir est une absolution.

 

L’homme d’affaires parvint, au bout de quelques minutes, à se dominer complètement, et il reprit :

 

– La main tendue vers moi était celle de la femme que j’avais longtemps appelée « ma sœur ».

 

« À côté d’elle un homme était assis, que je reconnus également.

 

« Tous deux me prirent la main et me firent monter dans la chaise de poste, et le postillon fouetta ses chevaux.

 

« Alors cette femme me dit :

 

« – Fabien et moi nous savons tout. Nous savons qui vous avez été, et nous avons eu horreur de vous d’abord, mais nous avons su aussi que depuis six mois vous vous étiez repenti, que, sans cesse à genoux, vous demandiez pardon au ciel, et nous avons joint nos prières aux vôtres, et, comme le ciel, nous vous pardonnons. Venez, vous serez un ami, un hôte dans cette maison où vous fûtes longtemps un usurpateur. »

 

*

* *

 

– Monsieur le baron, interrompit tout à coup l’homme d’affaires, vous êtes gentilhomme et votre parole est sacrée.

 

– Je le crois, dit le baron en souriant.

 

– Pour que vous compreniez ce que vous pouvez faire de moi, il faut que vous sachiez qui je suis et qui j’ai été. Il faut donc que vous m’engagiez votre parole, monsieur le baron, que les noms que je prononcerai pour vous seront à tout jamais enseveli au fond de votre cœur.

 

Le mystère qui semblait environner cet homme avait fortement séduit M. de Neubourg.

 

– Je vous fais le serment que vous me demandez, dit-il.

 

M. de Neubourg, s’était renversé dans son fauteuil, en homme décidé à écouter un long récit.

 

– Avez-vous toutefois quelques heures à me donner ? demanda M. Rocambole.

 

– Certainement. Parlez…

 

Alors l’homme d’affaires raconta à M. de Neubourg cette longue histoire dont nous avons été jadis le narrateur fidèle. Quand il eut terminé, la nuit était venue.

 

– Eh bien ! monsieur le baron, reprit Rocambole après un silence, pensez-vous que j’aie été un homme ingénieux dans le mal ?

 

– Oh ! certes, fit le baron, qui plus d’une fois avait tressailli en écoutant la narration des crimes de Rocambole. Mais, ajouta-t-il, vous vous êtes repenti ?

 

– Oui, par amour et par respect de ce monde au milieu duquel j’ai vécu et dont j’étais indigne.

 

– Et votre repentir est sincère ?

 

– Allez voir le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles, ils répondront de moi.

 

– Je vous crois, dit le baron. Mais, monsieur, tout ce que vous venez de m’apprendre…

 

– Je vous comprends, monsieur le baron.

 

– Ah !

 

– Vous êtes étonné de mes confidences, n’est-ce pas ?

 

– En effet…

 

– Et c’est tout simple. Cependant, monsieur, quand je vous aurai dit que je fais en petit depuis deux ans ce que vous et trois de vos amis voulez faire sur une vaste échelle…

 

Le baron tressaillit.

 

– Je connais déjà l’association des Chevaliers du clair de lune, dit Rocambole en souriant.

 

– Vous… savez…

 

– Écoutez-moi bien, reprit l’ancien forçat. Je me suis mis en tête de continuer l’œuvre commencée par le comte Armand de Kergaz. Ce lieu où nous sommes est un cabinet d’affaires, ou plutôt un bureau de police particulière, dont les bailleurs de fonds sont le vicomte d’Asmolles et sa femme, le comte de Kergaz et la comtesse Artoff…

 

– Baccarat ?

 

– Précisément !

 

– Quel est son but ? demanda le baron.

 

– Faire le bien, redresser les torts, récompenser et punir. Malheureusement, acheva l’ancien forçat, je n’ai pas de bonheur pour ma rentrée dans le monde. Jusqu’à présent, monsieur, je n’ai eu que des affaires insignifiantes sur les bras. La vôtre…

 

– Comment ! la mienne ?

 

– Je veux dire celle de Mlle Danielle de Main-Hardye.

 

– Quoi ! vous savez ?

 

– Je sais tout.

 

– C’est bizarre…

 

– Nullement. J’ai assisté, invisible, à la lecture du manuscrit du domino.

 

– Et c’est pour cela…

 

– Que j’ai osé vous assigner un rendez-vous…

 

Le baron fronça légèrement le sourcil.

 

– Mais, monsieur, en quoi notre association peut-elle vous intéresser ?

 

Rocambole quitta son fauteuil et se redressa.

 

– Attendez-moi une minute, dit-il.

 

Et il passa dans son cabinet de toilette.

 

– Où diable va-t-il ? pensa le baron.

 

M. de Neubourg, de plus en plus étonné, fixait les yeux sur la porte du cabinet de toilette, s’attendant à voir reparaître Rocambole, lorsque cette porte se rouvrit et livra passage à un inconnu.

 

C’était un vieillard, courbé en deux, la tête couverte de cheveux blancs, vêtu d’un habit noir qu’ornait la rosette d’un ordre étranger.

 

Les joues de cet homme étaient ridées, mais leur couleur bistrée annonçait une origine méridionale.

 

Ce personnage salua le baron et lui dit avec un accent italien très prononcé :

 

– Monsieur Rocambole est-il là ? Assez étonné, le baron répondit :

 

– Il va venir, monsieur ; veuillez l’attendre un instant.

 

– Oh ! dit le vieillard, je vais parler à son commis.

 

– Comment se fait-il, pensait M. de Neubourg, qu’ils ne se soient point rencontrés ? Où donc conduit cette porte ?

 

Le baron attendit quelques minutes encore. Tout à coup on frappa deux coups distincts à la porte qui mettait en communication le cabinet de M. Rocambole avec la première pièce du bureau d’affaires, celle où était le grillage.

 

– Entrez ! dit M. de Neubourg, qui, se retournant, vit entrer un domestique en gilet rouge, en cravate blanche, au teint rougeaud, le nez enluminé, les cheveux roussâtres, le type exact du palefrenier d’outre-Manche.

 

– Sir Rocambole, demanda-t-il en saluant avec la raideur anglaise, et d’un ton qui trahissait l’insulaire.

 

Le baron lui indiqua la porte du cabinet de toilette.

 

– Oh ! yes, fit l’Anglais.

 

Et il passa par la porte et disparut.

 

Quelques minutes s’écoulèrent encore, et le baron commençait à perdre patience, lorsque la porte s’ouvrit. Cette fois, c’était Rocambole.

 

– Ah ! lui dit le baron, vous avez rencontré le valet anglais, n’est-ce pas ?

 

– Quel valet ?

 

– Et cet homme à cheveux blancs qui ressemble à un diplomate ?

 

– Bah ! où les avez-vous vus ?

 

– Le dernier est entré par là…

 

Et le baron indiquait du doigt la porte sur le seuil de laquelle Rocambole s’était arrêté.

 

– Par là ?

 

– Oui.

 

– Mais c’est mon cabinet de toilette.

 

– Alors vous l’avez vu ?

 

– Non.

 

– Et le valet ?

 

– Pas davantage.

 

Rocambole prit le baron par la main.

 

– Venez voir, dit-il.

 

M. de Neubourg pénétra dans le cabinet de toilette, et, à sa grande stupéfaction, il reconnut qu’il n’avait aucune autre issue.

 

D’où venait donc l’homme aux cheveux blancs ?

 

Par où avait donc passé le domestique anglais ?

 

– Seriez-vous sorcier, monsieur ? demanda le baron.

 

– Nullement.

 

– Alors ?

 

Rocambole se prit à sourire.

 

– L’homme aux cheveux blancs, c’était moi, dit-il.

 

– Vous !

 

– L’homme aux cheveux roux, c’était moi encore.

 

– Mais c’est impossible.

 

– Cela est vrai, monsieur : è la verita, ajouta Rocambole avec l’accent italien ; oh ! yes ! fit-il avec la prononciation anglaise.

 

Et comme M. de Neubourg ne revenait pas de sa surprise :

 

– J’ai l’art de me grimer, de changer de son de voix. Je puis être un personnage multiple, et si je vous ai donné un échantillon de ma facilité merveilleuse à me transformer, c’est que je peux vous convaincre, monsieur le baron, de l’utilité que vous aurez à vous servir de moi.

 

– Me servir de vous ?

 

– Oui, monsieur.

 

– En quoi et pourquoi ?

 

– Vous êtes le chef des Chevaliers du clair de lune ?…

 

– Sans doute.

 

– Et les Chevaliers du clair de lune, poursuivit Rocambole, se sont imposé la mission de rendre à Danielle de Main-Hardye le nom de son père et la fortune de son aïeul, n’est-ce pas ?

 

– Et nous y parviendrons.

 

– Oui, dit Rocambole, si toutefois…

 

Il s’arrêta et parut hésiter.

 

– Voyons, monsieur, dit le baron, veuillez vous expliquer.

 

– Monsieur le baron, reprit l’ex-forçat, les neveux de feu le général de Morfontaine sont maîtres de la position. Il n’existe aucune preuve matérielle de leurs crimes, ni même de l’existence de Danielle, attendu que son décès a été régulièrement constaté.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! poursuivit Rocambole, des hommes comme vous, et vos amis, monsieur le baron, pardonnez-moi ma franchise, des hommes comme vous sont trop loyaux, trop chevaleresques, pour engager une lutte sérieuse avec le vicomte de la Morlière. Vous serez battus.

 

– Par exemple !

 

– Ah ! c’est que, dit l’ancien élève de sir Williams, ce n’est point avec lui et ses cousins un combat en champ clos qu’il faut avoir, c’est une lutte où la patience et la ruse doivent être mises en première ligne.

 

– Nous serons patients.

 

– Peut-être, mais vous ne serez pas rusés.

 

– Ah ! monsieur…

 

– Vous ne connaissez de Paris que le monde élégant, le Bois, le boulevard des Italiens ; le Paris obscur, fangeux, misérable, vous est inconnu, monsieur le baron.

 

– Nous y pénétrerons.

 

– Non, si je ne vous guide.

 

M. de Neubourg regarda Rocambole et parut attendre que l’ex-forçat complétât sa pensée.

 

– Tenez, monsieur, continua Rocambole, sans moi, vous ne ferez rien ; avec moi, vous triompherez.

 

– Mais, monsieur.

 

– Oh ! je sais bien que vous allez me dire que j’ai été forçat, voleur, assassin, et il vous répugne à vous, parfait gentilhomme, d’avoir des rapports avec moi et de me mettre en contact avec vos nobles amis. Mais ne craignez rien, monsieur le baron, je serai le deus ex machina seulement, et je demeurerai le plus souvent invisible.

 

– Mais enfin…

 

– Permettez-moi un dernier mot : vous agirez, je penserai pour vous ; je serai la tête, vous et vos amis serez le bras.

 

– Et vous ne pensez pas, fit le baron avec une certaine hauteur, que nous puissions nous passer de vous ?

 

Rocambole eut un sourire ironique.

 

– Non, dit-il.

 

– Cependant nous sommes jeunes, nous sommes braves, nous sommes riches, et je crois que nous aimons déjà tous les quatre…

 

– Danielle, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit le baron d’un signe de tête.

 

– Eh bien ! elle vous aimera et si je le veux bien.

 

– Vous avez donc une bien grande foi dans votre force ?

 

– Oui.

 

L’accent de Rocambole était convaincu.

 

– Oui, reprit-il, je sens que je suis fort, très fort, maintenant surtout que je me suis repenti et que je veux faire le bien, comme jadis j’ai fait le mal. Il y a cinq ans, monsieur, j’eusse servi le vicomte de la Morlière contre Danielle.

 

– Et… aujourd’hui ?

 

– Aujourd’hui je servirai Danielle et je serai le champion du malheur et de la vertu. Mais soyez tranquille, acheva l’élève de sir Williams, le but seul sera changé. Je serai toujours l’homme aux métamorphoses, aux moyens tortueux, aux coups de main hardis, aux combinaisons ingénieuses ou terribles… je serai toujours Rocambole !

 

M. de Neubourg garda le silence un moment.

 

– Eh bien ! soit, dit-il enfin, j’accepte !…

 

– À l’œuvre donc ! répliqua Rocambole.

 

III

Quelques semaines après l’entrevue de M. le baron de Neubourg et de Rocambole, deux jeunes gens à cheval tournèrent l’Arc de Triomphe de l’Étoile, gagnèrent l’avenue de l’Impératrice, et, de là, se dirigèrent vers le pavillon d’Ermenonville.

 

C’était au commencement de mai ; les arbres du Bois se couvraient de leur verdure printanière, l’air était tiède et tout imprégné de parfums.

 

L’un des deux cavaliers était un jeune homme de vingt-trois ans environ, aux cheveux blonds, au visage pâle et délicat. De grands yeux bleus mélancoliques révélaient en lui une organisation presque féminine.

 

Mais un fier sourire qui glissait sur les lèvres annonçait, en même temps, une grande force de volonté.

 

Il montait son cheval avec une grâce parfaite, fumait son cigare avec nonchalance, et semblait s’abandonner à quelque charmant rêve d’amour, sans se préoccuper le moins du monde de son compagnon.

 

Celui-ci pouvait avoir trente-deux ans.

 

C’était un homme au teint bistré, aux cheveux noirs, à la barbe épaisse ; il avait en selle la tournure d’un officier.

 

Comme son compagnon se taisait, il respecta longtemps ce silence ; mais enfin, au moment où ils entraient dans la grande avenue qui conduit à Ermenonville, il se tourna brusquement sur sa selle.

 

– À quoi pensez-vous donc, Paul ? demanda-t-il.

 

– Mais… à rien… mon ami.

 

L’homme au teint bistré se prit à sourire.

 

– Aussi vrai, dit-il, que je me nomme Charles de Kerdrel, et que je suis officier de chasseurs d’Afrique en disponibilité, je répondrais du contraire, mon cher Paul. Quand on se tait, on pense.

 

– C’est vrai.

 

– Et quand on est le blond et charmant baron de la Morlière, quand on a vingt-trois ans, un père qui vous fait trente mille livres de rente, quand on est libre de son nom et de sa destinée, comme vous l’êtes, si on pense à quelqu’un, c’est à… une femme.

 

Paul de la Morlière rougit légèrement.

 

– C’est vrai, dit-il.

 

– Vous êtes amoureux ?

 

– Peut-être…

 

Le capitaine Charles de Kerdrel regarda son jeune ami du coin de l’œil.

 

– Mon cher Paul, dit-il, je ne suis pas homme à vouloir pénétrer vos secrets, et je ne vous demande pas le nom de la femme que vous aimez.

 

Paul se prit à sourire à son tour.

 

– Vous avez raison, dit-il, car je ne saurais vous le dire.

 

– Je comprends.

 

– Non, vous ne comprenez pas.

 

– Plaît-il ? fit le capitaine étonné.

 

Paul de la Morlière répondit :

 

– Mon ami, je ne puis pas vous dire le nom de la femme que j’aime, par la raison toute simple que je ne le sais pas.

 

– Allons donc !

 

– C’est la vérité.

 

– Mon cher Paul, je ne sais pas deviner les énigmes. Expliquez-vous, je vous en prie.

 

– C’est tout une confidence à vous faire.

 

– Le pouvez-vous ?

 

– Oh ! certes.

 

– Eh bien ! je vous écoute.

 

M. de Kerdrel et son compagnon mirent leurs chevaux au pas et cheminèrent côte à côte.

 

– Mon bon ami, dit alors Paul de la Morlière, je suis amoureux fou d’une femme que je n’ai jamais vue.

 

– Hein ! que dites-vous ? exclama le capitaine, regardant attentivement son ami.

 

– La vérité, mon cher. Je n’ai jamais vu le visage de la femme que j’aime.

 

– Vous êtes fou.

 

– Pas le moins du monde.

 

– Ou bien vous vous moquez de moi, mon cher Paul.

 

– Ni l’un ni l’autre.

 

– Je vous l’ai dit, répéta le capitaine, je ne sais pas deviner les énigmes, et le sphinx que vainquit Œdipe n’aurait fait de moi qu’une bouchée.

 

– Ce n’est pas une énigme que je vous donne à déchiffrer, capitaine, c’est une histoire bizarre que je vais vous dire.

 

– Voyons, je vous écoute.

 

Paul jeta son cigare et continua :

 

– Il y a de cela environ six semaines. C’était à l’époque de la mi-carême et le jour du dernier bal de l’Opéra.

 

– Mais ce jour-là nous passâmes la soirée ensemble, si j’ai bonne mémoire, n’est-ce pas ?

 

– Justement.

 

– Et nous jouâmes au whist chez Saphir jusqu’à trois heures du matin. Serait-ce de Saphir que tu es amoureux ?

 

Paul eut un éclat de rire.

 

– On n’aime pas la femme qu’on a, dit-il.

 

– C’est généralement vrai, observa le capitaine.

 

– Et puis vous oubliez que je vous ai dit n’avoir jamais vu le visage de mon inconnue. Tandis que celui de Saphir…

 

– Une belle fille, mon ami, une belle et bonne fille qui vous aime, mon cher Paul…

 

– Elle a l’habitude d’aimer, murmura le jeune homme en souriant. Saphir met l’amour en coupes réglées. Chacun a son lot.

 

– Ingrat !

 

– Mais laissez-moi donc vous dire mon histoire.

 

– C’est juste… Parlez.

 

– Ce soir-là, comme vous le dites, nous avions joué au whist chez Saphir. Georges et Laurent partirent les premiers, puis vous… Je demeurai seul avec ma blonde maîtresse, et déjà je m’étais allongé dans une chauffeuse, au coin du feu, lorsque Saphir me dit :

 

– Mon petit Paul, tu ferais bien plaisir à bibi, n’est-ce pas ?

 

– Que veux-tu ?

 

– Je n’ai pas sommeil, na !

 

– Ni moi.

 

– Et j’ai envie de me promener…

 

– À cette heure ?

 

– Oui… en voiture découverte… Je vais sonner ; Mariette éveillera Tom, Tom attellera Vif-Argent à la Victoria que tu m’as donnée hier matin…

 

– Tu es folle…

 

– Et nous irons faire le tour du lac. Je veux souper…

 

– Au lac ?

 

– Non, à la Maison-d’Or.

 

– Mais, ma petite, lui dis-je, on ne soupe pas deux fois en une nuit.

 

Et je lui montrai la porte de la salle à manger demeurée entrouverte, et au travers de laquelle on apercevait la table encore chargée des débris d’un souper fort convenable.

 

– On soupe toujours… J’ai faim… Je veux des huîtres d’Ostende et de la tisane de Moët.

 

Saphir accompagna cette manifestation de sa volonté d’une petite mine charmante, elle m’arrondit ses bras blancs autour du cou, elle m’inonda des boucles dénouées de sa chevelure blonde, elle fut si gentille, en un mot, que je dis à Mariette, sa femme de chambre :

 

– Va-t’en réveiller ce pauvre Tom.

 

Une demi-heure après nous roulions en Victoria dans la rue Laffitte.

 

– Vous le savez, continua Paul, Saphir est l’être capricieux par excellence. Elle partait de chez elle avec l’intention de faire le tour du lac et de revenir, au petit jour, souper à la Maison-d’Or. Mais, à la hauteur de la rue Rossini, elle entrevit le fronton de l’Opéra couronné d’une guirlande de feu, et elle s’écria :

 

– Ma foi ! il fait trop froid, je vais entrer au bal de l’Opéra.

 

– Es-tu folle ?

 

– Non. Je veux y aller.

 

– Mais tu n’es pas costumée !…

 

– Bah ! dit-elle, le costumier du passage est ouvert toute la nuit.

 

– Ah ! ma chère, s’il en est ainsi, mets-moi rue Taitbout.

 

– Pourquoi faire ?

 

– Mais, pour aller me coucher.

 

– Bon ! dit-elle… Et… souper ?

 

– Tu souperas sans moi.

 

– Nenni.

 

– Je ne veux pas aller à l’Opéra.

 

– D’accord. Mais tu vas monter à la Maison-d’Or, tu retiendras un cabinet, tu feras ouvrir les huîtres et tu m’attendras.

 

– La combinaison est aimable pour moi, en vérité !

 

Mais déjà Saphir s’était élancée hors de la voiture et montait, légère, les trois ou quatre marches qui conduisent de la rue Le Peletier au passage de l’Opéra.

 

Elle se retourna et me dit :

 

– Laisse-moi la voiture. Dans une heure je te rejoins.

 

Je boutonnai mon paletot et m’en allai par le boulevard, les mains dans les poches et fumant, jusqu’à la Maison-d’Or.

 

– Monsieur le baron, me dit Joseph, le garçon qui me sert habituellement, je n’ai pas un seul cabinet, tout est pris. Mais dans dix minutes j’aurai le numéro 8. On vient de sonner pour demander la carte à payer. Si monsieur le baron veut entrer au salon…

 

Je pénétrai dans le petit salon du premier.

 

Les tables dressées étaient veuves de tout convive ; mais une femme, enveloppée dans un domino et soigneusement masquée, se tenait debout, adossée à la cheminée.

 

M. Paul de la Morlière s’interrompit un moment pour reprendre haleine, puis il continua :

 

– Il y a des courants magnétiques qu’on ne peut définir, des atomes crochus impossibles à expliquer.

 

Tout ce que je pus voir de cette femme, c’est qu’elle était admirablement bien prise en sa taille, que ses mains étaient petites comme celles d’un enfant, ses épaules et son cou d’un blanc mat, ses cheveux d’une luxuriante abondance et de ce blond doré que Dieu semble avoir inventé pour incarner la distinction plus exquise chez certaines femmes.

 

Je fus attiré vers elle par un des courants dont je vous parlais tout à l’heure.

 

À travers son masque, je vis étinceler son regard, et soudain je me trouvai en proie à une fascination mystérieuse.

 

Je la saluai, elle s’inclina. Je voulus lui adresser la parole, mais elle m’arrêta d’un geste de reine :

 

– Vous vous trompez, me dit-elle.

 

Ces trois mots creusaient un abîme entre elle et moi.

 

Le garçon revint et lui dit :

 

– Madame, on vous attend.

 

IV

Qui donc pouvait attendre cette femme à pareille heure, dans un restaurant, et pourquoi ce domino ?

 

J’aurais juré, la tête sur le billot, que c’était une femme ou une fille de bonne maison.

 

À la façon dont elle me rendit mon deuxième salut, il était impossible d’en douter.

 

Elle passa devant moi majestueuse, marchant avec lenteur, la tête fièrement rejetée en arrière.

 

Obéissant à une attraction insurmontable, je sortis du salon derrière elle et je la suivis.

 

Elle longea le couloir sur les pas du garçon, qui, tout à coup, ouvrit la porte d’un cabinet.

 

Un flot de lumière, une odeur de cigare et plusieurs voix d’hommes arrivèrent jusqu’à moi ; puis l’inconnue franchit le seuil de cette porte, qui se referma, et je n’entendis et ne vis plus rien.

 

Quelle était cette femme et quels sont ces hommes qui avaient osé la faire attendre ?

 

C’était un mystère pour moi.

 

Je mis dix louis dans la main de Joseph, et je le questionnai.

 

– Monsieur le baron, me répondit-il, je n’ai jamais vu cette dame ; elle n’est jamais venue ici. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle est maintenant auprès de quatre messieurs qui ont passé la nuit à lire un gros cahier manuscrit.

 

– Ah !

 

– Et quand ils ont eu fini, ils m’ont ordonné de faire entrer cette dame.

 

– Attendait-elle depuis longtemps ?

 

– Depuis une heure.

 

– Et ces messieurs, les connais-tu ?

 

– Non.

 

– Morbleu, je la verrai sortir et je la suivrai, allât-elle elle au bout du monde !

 

J’allai m’établir sur le boulevard, me promenant de long en large, les yeux fixés sur la fenêtre du cabinet où elle se trouvait.

 

J’avais complètement oublié de commander le souper de Saphir ; j’avais oublié Saphir elle-même.

 

Une heure s’écoula.

 

Tout à coup un froufrou de robe de soie se fit entendre dans l’escalier, une femme descendit et passa sans me voir.

 

C’était elle.

 

Elle était seule ; les quatre messieurs dont parlait Joseph étaient demeurés dans le cabinet.

 

Je la vis traverser le boulevard, et, à mon grand étonnement, monter dans un modeste fiacre qui stationnait à l’angle de la rue Grammont.

 

Je crois vous avoir dit que j’avais laissé la Victoria de Saphir dans la rue Le Peletier.

 

Saphir dansait sans doute encore. Je me mis à courir, je trouvai la Victoria toujours arrêtée, j’éveillai le cocher, qui dormait, et je lui dis :

 

– Vite, Tom ! vite ! rue de Grammont.

 

Tom lança Vif-Argent sur le macadam durci, et, comme j’atteignais la rue de Grammont, je pus voir le fiacre de mon inconnue qui s’en allait modestement.

 

– Tom, calme ton cheval ; au petit trot, maintenant, c’est assez.

 

– Bien, monsieur.

 

Le fiacre longea la rue Sainte-Anne, la petite rue des Frondeurs, traversa la rue de Rivoli et le Carrousel, passa sur le Pont-Royal et se dirigea vers le carrefour de la Croix-Rouge.

 

Tom suivait toujours à distance.

 

Vers le milieu de la rue du Vieux-Colombier, le fiacre s’arrêta devant la porte bâtarde d’une maison de chétive apparence.

 

Le domino descendit, paya le cocher, tira une clef de sa poche, ouvrit la porte et disparut.

 

– Bon ! me dis-je en ordonnant à Tom de rebrousser chemin, je sais où elle demeure… je la reverrai !…

 

M. Paul de la Morlière en était là de son récit au moment où le capitaine et lui arrivèrent à Ermenonville.

 

– Singulière histoire jusqu’ici ! dit le capitaine.

 

– Oh ! ce n’est rien encore, répondit Paul en mettant pied à terre et jetant la bride de son cheval au garçon d’écurie. Je vous dirai la suite en dînant.

 

– Mais, tenez, fit le capitaine en étendant la main vers un massif de verdure, regardez !…

 

– Quoi ?

 

– Cet Anglais qui lit son journal en face d’une bouteille de Pale Ale. Certes, il est plus original et plus bizarre encore que votre histoire.

 

– C’est vrai, dit Paul de la Morlière, qui s’approcha plus encore pour examiner l’insulaire attentivement. Vous avez raison, Charles, c’est un être à moitié fantastique.

 

– Et dont la mine désagréable m’agace les nerfs, acheva le capitaine de chasseurs d’Afrique.

 

L’Anglais lisait flegmatiquement le dernier numéro du Times et buvait son Pale Ale à petites gorgées.

 

Le personnage qui lisait le Times, et que M. de Kerdrel venait de désigner à la curiosité de Paul de la Morlière, était un homme qui flottait entre trente et cinquante ans, c’est-à-dire qu’il avait une de ces physionomies qui n’ont pas d’âge et qui appartiennent aussi bien à un jeune homme, qu’à un vieillard.

 

Son teint était rouge et enluminé ; il portait des lunettes, était vêtu d’une grande redingote marron et coiffé d’un chapeau de panama.

 

– Un tremblement de terre ne l’arracherait point à sa lecture, dit M. de Kerdrel.

 

– C’est bizarre, mais il m’agace, répliqua Paul de la Morlière.

 

– Moi aussi.

 

– Mais, poursuivit le fils du vicomte – car ce jeune homme qui contait ses amours était bien le fils du vicomte de la Morlière qui fut le véritable meurtrier de Diane de Morfontaine et de M. de Main-Hardye – mais, poursuivit-il, laissons cet Anglais tranquille, et écoutez la fin de mon histoire.

 

– Voyons ?

 

Les deux jeunes gens s’assirent dans une salle de verdure, voisine de celle de l’Anglais, et tandis qu’on leur servait à dîner, Paul continua :

 

– Lorsque j’eus vu le domino se servir d’une clef pour pénétrer dans la maison de la rue du Vieux-Colombier, il ne me fut plus possible de douter que cette maison ne fût celle où elle habitait ordinairement.

 

Je descendis de voiture et je renvoyai Tom.

 

– Je rentrerai à pied, lui dis-je.

 

Il était jour, mais la rue était déserte encore, et les Persiennes de la maison du domino étaient toutes fermées.

 

Un moment je fus tenté d’aller frapper à la porte ; mais ce respect qui s’était subitement emparé de moi dans le petit salon de la Maison-d’Or, lorsque le domino m’avait regardé, m’arrêta.

 

Je me bornai à me promener de long en large dans la rue, les yeux fixés sur les croisées bien closes, espérant toujours que l’une d’elles s’ouvrirait. Je passai plus d’une heure dans la rue du Vieux-Colombier.

 

Enfin, la porte de la petite maison s’ouvrit.

 

Mon cœur battit bien fort : je crus que c’était elle.

 

C’était un jeune homme de quinze à seize ans, vêtu d’une blouse blanche et coiffé d’un casque en papier de journaux.

 

Je reconnus sur-le-champ l’ouvrier typographe en apprentissage, ce que, dans les imprimeries, on appelle l’attrape-science. Celui-là avait la mine effrontée, intelligente du gamin de Paris ; on pouvait tout lui dire, il comprenait tout.

 

Je m’approchai de lui.

 

– Est-ce que vous habitez cette maison ? lui demandai-je ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Depuis longtemps ?

 

– J’y suis né.

 

– Pardon, lui dis-je ; mais vous êtes un gentil garçon…, et…

 

J’eus l’air d’hésiter. L’apprenti se prit à sourire.

 

– Je devine, dit-il.

 

– Vous devinez ?

 

– Sans doute. Un beau monsieur comme vous… n’est point à cinq heures du matin tout seul, arpentant de long en large la rue du Vieux-Colombier. Vous venez pour mademoiselle…

 

Je tressaillis.

 

– Oh ! dites-moi son nom ! m’écriai-je.

 

– Nelly, répondit-il.

 

– Elle s’appelle Nelly ?

 

– Ou Danielle, ce qui revient au même.

 

– Et… vous la connaissez ?

 

– Je ne lui ai jamais parlé, mais tout le monde la connaît comme moi dans la maison. Il n’y a pas de concierge. Vous voulez bien parler d’une dame blonde, n’est-ce pas ?

 

– Précisément.

 

– Eh bien ! monsieur, en quoi puis-je vous être utile ?

 

– Mais, en me donnant quelques renseignements.

 

– Cette dame ou cette demoiselle, car on ne sait pas au juste si elle est fille ou veuve, habite ici depuis un an environ…

 

– Ah !

 

– Au premier, un appartement de cinq cents francs.

 

– Diable ! pensai-je, j’ai commencé par la croire duchesse.

 

– Souvent elle est en retard pour son terme.

 

– Et… avec qui demeure-t-elle ?

 

– Avec une personne malade et qu’on ne voit jamais.

 

– Sa mère, peut-être.

 

– Non, c’est un homme. Je l’ai aperçu un matin à sa fenêtre. Il peut bien avoir quarante ans ; il a de grosses moustaches et il est décoré. On dit qu’il a été officier.

 

– Et elle habite avec lui ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et lui, on ne le voit pas ?…

 

– Jamais. Il ne sort que la nuit. Il part après que tout le monde est couché dans la maison, et rentre toujours avant le jour.

 

– Singulier personnage !

 

– Quant à mademoiselle Danielle, continua le jeune imprimeur, elle ne parle jamais à personne et elle est très fière. Cependant tout le monde l’aime, car elle est bien jolie !

 

– Ah !

 

Cette exclamation stupéfia l’apprenti.

 

– Comment ! dit-il, vous ne saviez pas qu’elle est jolie ?

 

– Je l’ai deviné.

 

– Alors vous ne l’avez pas vue ?

 

– Non.

 

– Vous moquez-vous de moi ? fit-il, me regardant avec défiance.

 

Je fus obligé de lui expliquer que j’avais vu Danielle masquée.

 

– C’est impossible ! me dit-il.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que mademoiselle Danielle ne sort pas après minuit et ne rentre pas au point du jour ; elle est très sage.

 

– Alors, dis-je, ce n’est pas la femme dont je veux parler.

 

– Il n’y a pourtant que celle-là dans la maison. Les autres sont des femmes d’ouvriers, laides et vieilles pour la plupart.

 

– Il n’y a pourtant que les locataires de la maison qui ont une clef ?

 

– Oui, monsieur.

 

– La femme dont je parle en avait une.

 

L’apprenti était ébahi.

 

– Je n’y comprends absolument rien, me dit-il. Mademoiselle Danielle en domino, masquée, et dans un cabinet de la Maison-d’Or ! ça me paraît impossible !

 

– C’est vrai, cependant.

 

– Ma foi ! s’écria le bambin, j’en aurai le cœur net. Ça m’intrigue ! Si vous voulez m’attendre quelques minutes, monsieur, vous saurez à quoi vous en tenir.

 

Il rentra et j’attendis un quart d’heure avant de le voir reparaître.

 

– C’est pourtant vrai, me dit-il en revenant, elle est sortie cette nuit.

 

– Elle vous l’a dit ?

 

– Non, mais en me hissant jusqu’à la tabatière de ma mansarde, je puis voir dans la chambre de mademoiselle Danielle qui donne sur la cour. La fenêtre en est ouverte.

 

– Et… vous avez vu ?…

 

– J’ai vu que mademoiselle Danielle ne s’était point couchée encore.

 

– Où donc est-elle ?

 

– Probablement dans la chambre voisine, qui est celle de l’homme décoré aux grosses moustaches. Mais j’ai aperçu le domino et le masque sur son lit. Et, fit le gamin en retroussant dédaigneusement sa lèvre supérieure, je crois que je me suis trompé.

 

– En quoi ?

 

– Je vous ai dit que mademoiselle Danielle était sage… Enfin, suffit… Bonjour, monsieur.

 

L’apprenti voulut s’éloigner. Je le retins :

 

– Mais, lui dis-je, ne pensez-vous pas qu’on pourrait la voir ?

 

– Elle ne reçoit personne.

 

– Lui écrire ?

 

– Oh ! c’est facile. Je me chargerai bien de votre lettre, moi.

 

J’emmenai l’apprenti dans un café qui venait de s’ouvrir, je demandai du papier et de l’encre, et j’écrivis à mon domino inconnu une lettre brûlante et parfaitement ridicule.

 

– Comment la lui ferez-vous tenir ? demandai-je à mon ami de hasard.

 

– Fort simplement, je la glisserai sous la porte.

 

Je voulus mettre deux louis dans la main de l’enfant, mais il les repoussa, en disant :

 

– C’est un service de camarade. Je ne suis pas commissionnaire de mon état. Merci, monsieur.

 

Il prit ma lettre, rentra dans la maison, et en ressortit quelques minutes plus tard.

 

– C’est fait, me dit-il. Venez demain, je saurai probablement quel effet votre lettre aura produit.

 

Et il s’en alla à son atelier.

 

Le lendemain, à la même heure, je fus exact au rendez-vous. Mais l’apprenti arriva la mine consternée.

 

– Eh bien ! me dit-il, vous n’avez pas de chance !

 

– Comment cela ?

 

– Mademoiselle Danielle est partie.

 

– Partie !

 

– Oui, monsieur.

 

– Mais quand ? Comment ?

 

– Une voiture de déménagement est venue hier vers midi, et tout a été enlevé dans l’appartement de mademoiselle Danielle. Quand son dernier paquet a été dans la voiture, mademoiselle Danielle est montée à côté du cocher, et elle est partie sans donner d’adresse. Cependant elle a prié sa voisine de prendre ses lettres et de les lui garder. Elle les enverra chercher de temps en temps.

 

Ce que le jeune imprimeur venait de m’apprendre me bouleversait. Et comme l’amour naît des obstacles qu’il trouve sur sa route, ce qui, la veille n’était encore que de la curiosité devint de la passion, et je me jurai de revoir mon inconnue.

 

Depuis six semaines, j’ai écrit tous les jours à Danielle, et jamais elle ne m’a répondu.

 

Depuis six semaines, mon cher ami, acheva M. Paul de la Morlière, je suis amoureux fou d’une femme dont je ne sais pas le vrai nom, dont je n’ai jamais vu le visage et qui demeure je ne sais où.

 

Enfin, ce matin, un billet sans signature et tracé par une main inconnue m’est arrivé.

 

Ce billet contenait ces trois lignes :

 

« Allez au Bois de temps à autre, dînez au pavillon d’Ermenonville quelquefois. On vous y ménage une surprise. »

 

– Mais, interrompit le capitaine Charles de Kerdrel, je ne vois pas en tout cela de quoi vous désespérer beaucoup.

 

– Vraiment ?

 

– On vous donne un rendez-vous…

 

– Mais je ne sais si ces lignes ont été tracées par elle.

 

– C’est probable, puisque vous ne vous occupez que d’elle depuis plus d’un mois. À moins qu’il ne soit question de Saphir.

 

– Oh ! fit Paul avec dédain, Saphir ne m’empêche point de dormir.

 

Comme le jeune homme parlait ainsi de sa maîtresse, une calèche vint s’arrêter devant le perron du pavillon.

 

Deux jeunes hommes en descendirent.

 

C’était le baron de Neubourg et lord Blakstone.

 

Tous deux vinrent se placer à égale distance de l’Anglais qui lisait obstinément le Times et du capitaine Charles de Kerdrel et de son ami.

 

Tous deux demandèrent à dîner et se mirent à causer à mi-voix.

 

Cependant un nom prononcé par le baron de Neubourg frappa l’oreille de Paul de la Morlière.

 

Ce nom était celui de Danielle.

 

Le jeune homme tressaillit et tourna brusquement la tête.

 

M. de Neubourg disait :

 

– Mon cher lord, convenez que Danielle est charmante.

 

– Charmante, en effet, répondit lord Blakstone avec un léger accent britannique.

 

– Je vois que vous êtes du goût de nos amis le marquis et le vicomte.

 

Ces derniers mots furent un trait de lumière pour M. de la Morlière. Il se souvint des quatre messieurs qui soupaient à la Maison-d’Or dans ce cabinet où il avait vu entrer le domino.

 

– Il paraît, continua le baron, que cette pauvre Danielle est persécutée depuis quelque temps…

 

– Par qui ?

 

– Par un amoureux violent et sentimental tout à la fois.

 

Paul de la Morlière était trop jeune pour avoir appris déjà à se contenir et à demeurer impassible.

 

Le rouge lui monta au visage, et il se prit à regarder le baron avec une certaine fixité.

 

Celui-ci ne parut pas s’en apercevoir, et continua :

 

– Chaque jour, cette pauvre Danielle reçoit une lettre.

 

– Pauvre femme !

 

– Et son amoureux lui dit les choses les plus extravagantes et les plus ridicules.

 

Paul de la Morlière se leva à ces mots.

 

– Que faites-vous ? lui dit le capitaine.

 

Mais Paul ne répondit point et s’approcha du baron. Celui-ci, étonné, se leva à son tour. Paul était parvenu à se calmer et il salua le baron avec courtoisie :

 

– Me pardonnez-vous, monsieur, une question indiscrète ? dit-il.

 

M. de Neubourg le regarda et vit qu’il avait les lèvres blanches, ce qui lui sembla un symptôme de scène terrible.

 

– C’est selon, monsieur.

 

– Quand je parle d’une question indiscrète, je me trompe, monsieur, poursuivit Paul de la Morlière.

 

– Ah !

 

– Car c’est deux que je désirerais vous faire.

 

– Parlez, monsieur.

 

– J’oserai vous demander votre nom, monsieur ?

 

– Je me nomme le baron Gontran de Neubourg.

 

Paul s’inclina et reprit :

 

– Je suis satisfait sur le premier point, passons au second.

 

– Volontiers.

 

– Vous souviendriez-vous, monsieur, de l’emploi de votre nuit à la dernière mi-carême ?

 

– Parfaitement.

 

– Alors, monsieur…

 

– Attendez, je vais vous édifier. D’abord nous sommes allés, trois de mes amis et moi, au bal de l’Opéra.

 

– Bien.

 

– Puis nous sommes allés souper…

 

– Au café Anglais ?

 

– Non, à la Maison-d’Or.

 

– Dans un cabinet voisin du salon vert, n’est-ce pas ?

 

– Justement.

 

– Et vous avez soupé tous les quatre ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Sans recevoir aucune visite ?

 

– Pardon, une dame en domino est venue nous rejoindre.

 

– Et cette dame, dit Paul, était blonde, n’est-il pas vrai ?

 

– Comme Junon, flava Juno.

 

– Et elle se nommait…

 

– Ah ! monsieur, dit le baron toujours calme et poli, vous devenez d’une curiosité difficile à satisfaire.

 

– Cette femme se nommait Danielle ! exclama Paul, dont la voix s’altéra.

 

– Puisque vous le saviez, dit le baron, il était inutile de me le demander.

 

– Monsieur, continua Paul, je suis cet amoureux ridicule qui écrit chaque jour à Danielle, et je serais bien heureux de savoir quel est le fat…

 

– Chut ! monsieur, dit le baron, je vous comprends, et il est inutile d’entrer dans de plus longs détails.

 

– Monsieur, dit Paul, nous avons ici chacun un ami… Il se tourna vers le capitaine.

 

Celui-ci fit un petit signe de la main qui signifiait :

 

– Va toujours, je suis là.

 

– En effet, monsieur.

 

– Puisque vous êtes le baron Gontran de Neubourg, je vous dirai, moi, que je me nomme Paul de la Morlière.

 

– Le fils du vicomte ?

 

– Précisément.

 

Et Paul continua :

 

– Je n’aime pas les querelles qui traînent. Nous avons un tir à deux pas ; on nous y prêtera des pistolets.

 

– Vous parlez d’or, monsieur.

 

– Et… après dîner…

 

Le baron eut un sourire charmant.

 

– Je le vois, monsieur, dit-il, vous êtes un homme de bonne compagnie, vous voulez bien me laisser achever mon dîner.

 

– Comment donc !

 

M. de Neubourg appela le garçon et lui dit quelques mots à l’oreille.

 

Le garçon s’en alla vers le tir, lequel est peu distant d’Ermenonville.

 

Alors Paul salua une fois encore son adversaire futur et revint s’asseoir auprès du capitaine.

 

– Quelle sotte querelle vous venez de vous faire, mon pauvre Paul ! lui dit celui-ci.

 

– J’ai été insulté.

 

– Mais non, pas le moins du monde. Cela ne s’adressait pas directement à vous.

 

– Cela s’adressait à l’amoureux de Danielle, par conséquent à moi.

 

– Mais non directement.

 

L’Anglais, qui jusque-là avait lu le Times avec opiniâtreté, leva alors les yeux et regarda Paul, qu’il salua. Celui-ci, étonné, rendit le salut.

 

– Vous, battre tout à l’heure ? dit l’Anglais.

 

– Oui, milord.

 

– Oh ! yes, me battre avec vous.

 

– Mille remerciements, j’ai un témoin.

 

– Oh ! moâ curieux de ces spectacles, et tout voir. Moâ amuser beaucoup.

 

– Monsieur, répondit sèchement Paul de la Morlière, je ne joue pas la comédie devant le public.

 

– Oh ! moâ utile, dit l’Anglais, moâ chirurgien, moâ panser le blessé…

 

Paul se prit à rire.

 

En ce moment, le garçon revint du tir, apportant les pistolets.

 

V

Le baron de Neubourg, en voyant revenir le garçon qui tenait dans son tablier un objet assez volumineux, dit à M. Paul de la Morlière :

 

– Je prends mon café, monsieur, et je suis à vous.

 

– Faites, monsieur, répondit Paul, qui avait déjà dégusté le sien, mais hâtez-vous, la nuit vient.

 

– Oh ! fit le baron, soyez tranquille, monsieur, nous avons plus d’une demi-heure de jour encore.

 

Cinq minutes après M. de Neubourg et lord Blakstone se levèrent.

 

Paul de la Morlière et M. de Kerdrel en firent autant. Le garçon avait placé deux paires de pistolets, une boîte à poudre et des balles sur la table.

 

– Messieurs, dit alors le capitaine, ici nous sommes à peu près chez nous ; c’est le restaurant des gentilshommes par excellence…

 

– Eh bien ? fit le baron.

 

– Je serais donc d’avis, poursuivit M. de Kerdrel, que nous réglassions ici, monsieur et moi…

 

Le capitaine se tourna vers lord Blakstone.

 

– Les conditions de la rencontre ? Mais certainement, dit le baron.

 

En allumant un cigare, M. de Neubourg s’éloigna de quelques pas, dans la direction des écuries, tandis que Paul exécutait la même manœuvre et s’écartait en sens inverse.

 

Alors M. de Kerdrel et lord Blakstone se rapprochèrent et échangèrent leurs cartes.

 

– Milord, dit le capitaine, le motif de cette querelle me semble futile.

 

– Je suis de votre avis, monsieur.

 

– Il serait déplorable qu’il y eût mort d’homme.

 

– Cependant…

 

– J’eusse préféré mille fois une rencontre à l’épée. Au pistolet, on se tue, on s’estropie, ou on se manque. Ce dernier résultat assimile deux hommes de cœur à deux petits jeunes gens se battant pour une grisette, et il est fort triste de devenir ridicule.

 

– C’est vrai, murmura flegmatiquement lord Blakstone.

 

– À l’épée, continua le capitaine, on se tue rarement ; mais le sang coule, et l’honneur est satisfait.

 

– Vous avez parfaitement raison ; malheureusement…

 

– Ces messieurs sont pressés, voulez-vous dire ?

 

– Oui, et il faudrait remettre la partie à demain pour aller chercher des épées, ce qui est impossible.

 

– Vous vous trompez, milord, nous avons des épées ici.

 

– Ici ?

 

– Oui. Je me suis battu, il y a quinze jours, à cent mètres du pavillon, dans le Bois, avec un officier de chasseurs. Notre rencontre, qui n’a eu de résultat grave qu’un léger coup de quarte reçu par mon adversaire, a été suivie d’un déjeuner.

 

Lord Blakstone sourit.

 

– Il est fâcheux, dit-il, que ces messieurs aient dîné.

 

– Ils souperont, répliqua le capitaine. Or, les épées de combat de mon adversaire et les miennes sont restées ici.

 

– Ah ! ceci est différent.

 

– Je vous proposerai donc d’adopter l’épée de préférence au pistolet.

 

– Soit.

 

– Garçon ! appela M. de Kerdrel.

 

Le garçon accourut.

 

– Emportez ces pistolets, dit le capitaine, et priez votre maître de vous remettre les épées qu’on lui a confiées. Vous sortirez par la cuisine et les écuries. Il est inutile de mettre dans la confidence de nos projets les quatre ou cinq personnes éparses dans la charmille.

 

L’Anglais aux cheveux roux et aux lunettes vertes n’avait pas perdu un mot de la conversation de lord Blakstone et de M. de Kerdrel.

 

La conférence terminée, il se leva.

 

– Oh ! pardonnez à moâ, dit-il, mais moâ chirurgien.

 

M. de Kerdrel sourit.

 

Quant à lord Blakstone, il adressa la parole à son compatriote dans leur langue maternelle.

 

– Vous êtes Anglais ?

 

– Yes, répondit l’homme aux lunettes.

 

– Et chirurgien ?

 

– Du comte d’Oxford.

 

– Et vous voulez nous accompagner ?

 

– Je suis curieux.

 

Afin de prouver qu’il avait bien le droit de prendre la qualité de chirurgien, l’Anglais déboutonna sa redingote et tira de sa poche de côté une trousse qu’il ouvrit et plaça sous les yeux des deux témoins.

 

– Alors, dit M. de Kerdrel, venez avec nous, milord.

 

– Oh ! pas milord, moâ, fit l’Anglais avec humilité, moâ simple esquire.

 

Et il se leva, reboutonna sa redingote et enfonça son chapeau sur ses yeux.

 

Alors M. de Kerdrel appela Paul, et lord Blakstone fit un signe au baron de Neubourg.

 

Tous deux se rapprochèrent.

 

– Messieurs, dit le capitaine, vous ne vous battrez point au pistolet.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que nous avons des épées ici.

 

– C’est différent, fit le baron avec nonchalance, et cela m’est d’ailleurs parfaitement égal.

 

– Où sont-elles ces épées ?

 

– Venez, nous allons les trouver. Le garçon les a sous son bras.

 

M. de Neubourg prit le bras de lord Blakstone et s’éloigna le premier.

 

Paul de la Morlière et le capitaine suivirent.

 

M. de Kerdrel avait indiqué le fourré qui se trouve entre le tir Lepage et le pavillon d’Ermenonville comme le lieu le plus convenable.

 

Le garçon du restaurant s’y trouvait déjà.

 

Au moment où les quatre jeunes gens, toujours suivis de l’Anglais aux lunettes, qui marchait discrètement à trois pas de distance, traversaient l’avenue qui conduit à la porte Maillot, une jolie Victoria, attelée d’un cheval irlandais sous poil noir, arriva rapide comme l’éclair.

 

– Ah ! diable, murmura Paul de la Morlière, voilà Saphir.

 

Saphir, en effet, venait de reconnaître M. de Kerdrel et son cher Paul.

 

Sur un signe d’elle, le cocher avait ralenti son cheval, et Paul, se voyant reconnu, s’était arrêté.

 

Les femmes ont un instinct merveilleux du danger.

 

– Où vas-tu ? dit Saphir vivement, et quels sont ces messieurs ?

 

– Des amis à nous, répliqua M. de Kerdrel.

 

– Vous mentez, cher ami, je connais tous les amis de Paul, je ne connais point ces messieurs.

 

– Ma petite Saphir, dit Paul d’un ton câlin, ces messieurs sont membres d’un club rival du nôtre.

 

– Et vous allez vous battre ?

 

– Allons donc ! nous avons fait un pari.

 

– Et… ce pari ?

 

– Mystère !

 

Saphir descendit de voiture.

 

– D’abord, dit-elle, il n’y a pas de mystère pour moi.

 

– Très bien, dit Paul avec flegme ; après ?

 

– Ensuite, comme je suis venue au Bois tout exprès pour t’y retrouver…

 

– Tu ne veux pas me quitter ?

 

– Non.

 

– As-tu dîné ?

 

– Pas encore.

 

– Eh bien ! vat’en à Ermenonville, fais-toi servir à dîner et attends-nous.

 

Saphir regardait attentivement M. de la Morlière.

 

– Mais enfin, dit-elle, quel est ce pari ?

 

– Je le répète, c’est un mystère.

 

– Et où allez-vous ?

 

– À trois pas d’ici.

 

– J’y vais avec vous.

 

– Impossible !

 

– Et si… je le veux.

 

M. de Kerdrel comprit qu’il était temps d’intervenir, d’autant plus que M. de Neubourg et son témoin s’étaient déjà enfoncés dans le fourré.

 

– Ma chère Saphir, je préfère vous dire la vérité.

 

– Ah !

 

– Je vais me battre, chère amie, avec ce grand monsieur brun que vous venez de voir.

 

– Vous battre !

 

– Et Paul me sert de témoin.

 

Saphir regarda tour à tour M. de la Morlière et le capitaine.

 

– Vous me trompez encore, dit-elle.

 

– Vous tromper !

 

– Ce n’est pas vous, c’est Paul.

 

– Mais je vous assure…

 

Saphir était une belle fille au regard ardent, aux lèvres rouges, au front large ; elle était grande et svelte ; ses petites mains blanches avaient des muscles d’acier.

 

Elle prit Paul par le bras et lui dit :

 

– Si je le voulais, tu ne te battrais pas et je saurais bien te forcer à rester ici ; mais sois tranquille, mon ami, il ne sera pas dit que Saphir aura été lâche. T’a-t-il insulté !

 

– Oui, dit Paul.

 

– Alors ce n’est pas toi qui as tort ?

 

– Non.

 

– Eh bien ! bats-toi et tâche de le tuer. Je vais attendre ici… et, me sachant près de toi, tu seras brave et heureux.

 

Saphir était émue ; mais son geste, sa voix étaient demeurés calmes.

 

Saphir jeta ses bras au cou du jeune homme, lui mit un baiser au front, et lui dit :

 

– Va, et sois brave !

 

– Pauvre fille ! pensa M. de Kerdrel, elle ne sait pas que c’est pour une autre qu’il va se battre.

 

Il prit Paul par le bras et l’entraîna, non sans avoir souri à Saphir, en lui disant :

 

– Sois tranquille, va, tout ira bien… je suis là.

 

D’un geste impérieux, Saphir renvoya la voiture, qui prit le chemin du pavillon.

 

Puis elle entra dans le Bois, se tenant à distance, mais suivant des yeux les quatre jeunes gens, qui s’étaient perdus sous les arbres.

 

L’Anglais aux lunettes marchait derrière eux.

 

Saphir s’agenouilla et murmura :

 

– Mon Dieu ! quand j’étais enfant, dans le village d’où je suis venue à Paris en sabots, on me menait à l’église et on m’enseignait à vous prier. J’ai oublié les prières, mais je me suis souvenue de vous. Faites que mon pauvre Paul ne soit point tué.

 

*

* *

 

M. de la Morlière et M. de Kerdrel avaient rejoint le baron.

 

– Je vous demande mille pardons, monsieur, dit Paul à ce dernier, je vous ai fait attendre malgré moi.

 

Le baron s’inclina.

 

– Vous avez dû être fort contrarié, dit-il, je le conçois.

 

– Heureusement, ajouta Paul, j’ai affaire à une fille de cœur.

 

Ces phrases échangées, les deux adversaires se saluèrent et s’écartèrent l’un de l’autre.

 

Le garçon du restaurant avait apporté les épées, et lord Blakstone les mesurait.

 

– Paul s’est servi une fois de celles-ci, dit M. de Kerdrel. Ce sont les miennes. Les autres lui sont inconnues.

 

– Nous allons les tirer au sort.

 

– Soit !

 

M. de Kerdrel jeta une pièce de cinq francs en l’air.

 

– Face ! cria lord Blakstone.

 

La pièce retomba ; le sort se déclarait pour lord Blakstone.

 

– Allons, messieurs, dit M. de Kerdrel, habit bas, s’il vous plaît.

 

M. de Neubourg était à peine déshabillé, et tandis que lord Blakstone et le capitaine causaient entre eux, l’Anglais aux lunettes vertes s’était approché de lui.

 

– Oh ! yes, disait-il ; moâ curieux fortement… moâ voir…

 

– Tout va pour le mieux, comme vous voyez, souffla tout bas M. de Neubourg à ce bizarre personnage, qui paraissait lui être complètement inconnu.

 

– Oui… seulement…

 

– Eh bien ?

 

– Prenez garde de vous faire tuer.

 

– Hum ! dit le baron en riant, cela me paraît difficile… je boutonne à peu près tous les maîtres d’armes de Paris.

 

M. de la Morlière avait imité le baron, et il s’était dépouillé de sa redingote et de son gilet.

 

Sur un signe des témoins, les deux adversaires se rapprochèrent, prirent leurs épées, et lord Blakstone dit :

 

– Allez, messieurs !

 

Tous deux tombèrent en garde.

 

La pauvre Saphir s’était rapprochée peu à peu et elle s’était cachée derrière un arbre, faisant des vœux pour son amant.

 

Paul tirait fort bien, mais il avait le défaut de son âge : il manquait de sang-froid.

 

Le baron, au contraire, était l’homme calme par excellence, le tireur élégant, qui se conduisait sur le terrain comme il eût fait dans une salle d’armes.

 

À la première passe, M. de Neubourg comprit que son adversaire n’était pas de sa force. Cependant il se laissa toucher au bras, et l’épée de M. de la Morlière lui fit une goutte de sang.

 

– Touché ! dit-il, et bien touché ?

 

M. de Kerdrel s’était penché à l’oreille de lord Blakstone.

 

– Faut-il faire cesser le combat ? lui dit-il, M. de Neubourg est blessé.

 

– Non, dit l’Anglais, tout à l’heure… L’égratignure est sans importance…

 

Et comme il disait ces mots, M. de Neubourg se fendit et son épée disparut presque tout entière dans l’épaule de Paul de la Morlière.

 

La douleur fut vive – un léger cri échappa au blessé.

 

Puis, tout à coup, il laissa échapper son épée et tomba.

 

– Ah ! mon Dieu ! exclama une voix déchirante et brisée.

 

Et tandis qu’on s’empressait auprès du blessé, Saphir arriva, folle, éperdue, mourante.

 

Elle se jeta sur le jeune homme évanoui, le couvrit de baisers, l’inonda de ses larmes, l’appela des noms les plus doux.

 

L’Anglais aux cheveux roux et aux lunettes avait déboulonné sa redingote marron et ouvert sa trousse.

 

– Laissez voir moâ, disait-il, moâ chirurgien.

 

M. de Kerdrel avait déchiré la chemise du blessé ; Saphir, égarée et folle, mettait son mouchoir en pièces pour faire de la charpie.

 

Le chirurgien anglais sonda la blessure et dit :

 

– Elle n’est pas mortelle…

 

Saphir poussa un cri de joie.

 

– Il faut transporter le blessé.

 

– Où ? demanda M. de Kerdrel.

 

– Chez moi, dit Saphir. Je veux le soigner.

 

– Non, chez son père…

 

– Oh ! non, exclama Saphir, je veux le soigner, moi !

 

– Ma chère enfant, dit M. de Kerdrel, le père de M. de la Morlière vous laissera voir son fils, et vous pourrez même vous installer à son chevet. Mais il faut que Paul soit transporté chez lui. Car enfin, acheva le capitaine, sa mère et sa sœur ne pourraient pas aller le voir chez vous.

 

Saphir baissa la tête.

 

– Vous avez raison, dit-elle.

 

– Monsieur de Kerdrel, disait en même temps lord Blakstone, tandis que son compatriote appliquait le premier appareil sur la blessure et faisait respirer des sels à Paul évanoui, je mets ma calèche à votre disposition.

 

– Merci ! dit Saphir, j’ai la mienne.

 

Saphir ne voulait rien devoir à ceux qui venaient de blesser son cher Paul.

 

Mais l’Anglais aux cheveux roux venait de prendre une situation et une autorité subite.

 

Il était chirurgien, il parlait au nom de la science.

 

– Non, dit-il, Victoria pas commode, calèche meilleure. Saphir soupira, mais elle se tut.

 

M. de Neubourg et lord Blakstone coururent chercher la calèche à Ermenonville.

 

Paul de la Morlière était revenu à lui, et voyant le visage baigné de larmes de Saphir penché sur lui, il s’était pris à sourire et avait murmuré :

 

– Chère Saphir ! tu es bonne…

 

– Chut ! fit l’Anglais aux lunettes, vous pas parler ! vous bouger pas !

 

La calèche arriva.

 

Ce fut avec des précautions infinies que le blessé y fut placé.

 

– Il faut aller au pas, dit le chirurgien, qui s’assit dans le fond.

 

Saphir avait également pris place dans la calèche et elle appuya la tête du blessé sur ses genoux.

 

– Adieu, monsieur, dit M. de Neubourg s’adressant au capitaine, et croyez à tous mes regrets sur ce déplorable événement.

 

Le baron et le chirurgien échangèrent un regard mystérieux.

 

– Allons ! mon petit Rocambole, murmura l’Anglais, voici que nous allons avoir nos grandes entrées chez M. le vicomte de la Morlière. Il faut en profiter.

 

Et la calèche partit, emportant le blessé et Rocambole, métamorphosé en chirurgien.

 

VI

Tandis que le fils du vicomte de la Morlière se battait, au Bois, avec le baron Gontran de Neubourg, une scène d’un genre tout différent se déroulait, à Paris, au fond d’un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain.

 

Cet hôtel était celui qui avait appartenu à feu le général de Morfontaine, et le chevalier, son neveu, en avait hérité.

 

Le chevalier était devenu marquis à la mort de son oncle, et comme il avait son tiers de l’héritage, il faisait une certaine figure à Paris.

 

Le marquis de Morfontaine – nous l’appellerons ainsi désormais – était alors un homme de cinquante ans environ, mais qui en paraissait hardiment soixante, tant il était usé et vieilli.

 

Ses cheveux étaient presque blancs, il avait le front ridé.

 

L’opinion publique accordait quatre-vingt mille livres de rente au marquis.

 

Il avait des chevaux et faisait courir.

 

Cette occupation aristocratique était même devenue pour lui une source de bénéfices. Royal-Cravate et Bobadilla, deux chevaux qu’il possédait, avaient gagné pour lui des sommes folles aux courses.

 

M. de Morfontaine était cependant un homme taciturne, songeur, qui ne paraissait pas prendre la vie sous son aspect le plus rose.

 

Or, précisément le jour et à peu près à l’heure où Paul de la Morlière se rencontrait avec M. de Neubourg, le marquis rentra chez lui, rue de Varennes, dans un tilbury à télégraphe qu’il conduisait toujours lui-même avec une habileté parfaite, jeta les rênes à son groom et demanda au laquais qu’il trouva tête nue sur la première marche du perron :

 

– La marquise est-elle chez elle, Pierre ?

 

– Oui, monsieur le marquis, lui fut-il répondu.

 

– Et Victoire ?

 

– Mademoiselle est sortie avec sa gouvernante tout à l’heure.

 

– En voiture ?

 

– À pied. Mademoiselle est à Saint-Thomas-d’Aquin.

 

– C’est bien, dit brusquement le marquis.

 

M. de Morfontaine se dirigea vers l’escalier, et le gravit d’un pas inégal et précipité.

 

Le marquis avait l’air agité, ses lèvres étaient pâles. Il était facile de deviner qu’il avait récemment éprouvé quelque émotion violente.

 

Arrivé au premier étage, le marquis traversa une antichambre, un grand salon, et frappa à une porte qui se trouvait dans le fond de cette dernière pièce.

 

– Entrez ! dit une voix de femme à l’intérieur.

 

M. de Morfontaine ouvrit et se trouva sur le seuil d’une chambre à coucher tendue en soie bleue, dans laquelle une femme encore jeune et fort belle se tenait pelotonnée au fond d’une chauffeuse, auprès d’une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin.

 

Cette femme était la marquise.

 

Elle pouvait avoir trente-huit ans et n’en paraissait que trente ; elle avait la taille souple et flexible encore, malgré le léger embonpoint de la seconde jeunesse ; ses grands yeux bleus étaient pleins de charme, et lorsqu’elle souriait et montrait ses dents blanches comme des perles, elle n’avait plus que dix-huit ans.

 

À la vue du marquis, elle se leva à demi et lui tendit une petite main blanche, mignonne, aux doigts allongés.

 

– Bonjour, mon ami, dit-elle.

 

– Bonjour, madame, répondit le marquis d’un ton sec.

 

Et il s’assit, avant même qu’elle lui eût indiqué un siège du doigt.

 

– Mon Dieu ! fit la marquise, vous êtes bien pâle, Edgard ?

 

– Moi !… vous trouvez ?

 

– Pâle et défait, mon ami.

 

– C’est que j’ai eu une forte contrariété.

 

– Ah !

 

Et la marquise regarda attentivement son mari.

 

– Madame, dit brusquement M. de Morfontaine, il y a longtemps que je veux vous demander une explication, et aujourd’hui…

 

– Mais, parlez, répondit la marquise étonnée.

 

– Vous m’écouterez ?

 

– Certainement.

 

– Au reste, poursuivit le marquis, ce que j’ai à vous dire peut se résumer en deux mots. Les voici : je ne veux pas que Victoire épouse M. de Pierrefeu.

 

Ces simples mots produisirent un étrange effet sur madame de Morfontaine. À son tour, elle pâlit et manifesta une vive émotion.

 

– Vous ne… le… voulez… pas ? répéta-t-elle, accentuant chaque mot.

 

– Non, madame.

 

– Mais… pourquoi ?

 

– D’abord, parce que M. de Pierrefeu est sans fortune ou à peu près ; ensuite…

 

– Ensuite ? fit la marquise.

 

– Parce qu’il me déplaît.

 

– Et… pourquoi vous déplait-il ?

 

– Il me déplaît parce qu’il est le neveu du colonel Aubin.

 

– Singulière raison !

 

– Soit ; mais cette raison me suffit et me rend inébranlable.

 

– Monsieur, dit froidement la marquise, vous avez voulu une explication, je l’ai acceptée, et puisque nous y sommes, vous m’écouterez bien, à votre tour, comme je viens de vous écouter.

 

– Parlez, madame.

 

– Vous souvient-il de notre union ? continua la marquise.

 

– Sans doute.

 

– C’était en 183…, et il y a tout à l’heure vingt années.

 

– Après ?

 

– J’étais une enfant, j’avais dix-huit ans à peine, vous en aviez trente sonnés. Mon père était un homme dur, inflexible, qui voyait le mariage à sa façon, c’est-à-dire que, du moment que les noms se valaient et que les fortunes étaient en rapport, peu lui importait de jeter dans les bras d’un homme qu’elle n’aimait pas une pauvre fille comme moi.

 

– Vous êtes cruelle, madame, dit le marquis, aux lèvres blêmes duquel il vint un sourire ironique.

 

Madame de Morfontaine continua :

 

– Cruelle, peut-être, mais vraie. Or, je ne vous aimais pas, monsieur, et vous m’inspiriez même une aversion bien prononcée…

 

– Parce que vous aimiez votre cousin, le vicomte de Nogaret.

 

– Monsieur, dit la marquise avec hauteur, vous n’avez rien su de cet amour ; en tout cas, et depuis vingt années, j’ai su porter votre nom assez noblement, il me semble.

 

– Oh ! madame, fit M. de Morfontaine, je sais que vous êtes une honnête femme.

 

– Donc, poursuivit la marquise, je vous épousai parce que mon père l’exigea.

 

– Et vous avez été bien malheureuse, n’est-ce pas ?

 

– Non, car je suis mère !

 

Madame de Morfontaine prononça ces mots avec orgueil.

 

– Je suis mère, répéta-t-elle, et l’amour que l’on porte à son enfant finit par absorber toute autre joie et toute autre douleur.

 

– Après, madame ?

 

– Vous étiez amoureux de moi, reprit la marquise, vous étiez surtout amoureux de ma dot.

 

– Madame !…

 

– Ah ! monsieur, dit la marquise avec dédain, nous sommes seuls, et nous pouvons nous dire la vérité.

 

– Mais, où voulez-vous en venir ? demanda M. de Morfontaine en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

 

– Attendez. La veille de notre mariage, comme nous nous trouvions seuls, je vous dis : « Monsieur, je consens à vous épouser, mais vous me ferez un serment.

 

« – Parlez, mademoiselle, vous écriâtes-vous avec enthousiasme.

 

« – Jurez-moi, vous dis-je, que si nous avons jamais une fille, nous ne la marierons point contre son gré. « M’avez-vous fait ce serment, monsieur ?

 

– Eh ! mon Dieu ! madame, dit le marquis avec humeur, je ne dis pas non ; mais…

 

– Mais ?…

 

– Mais il me semble, du reste, que je ne le viole en aucune façon.

 

– En vérité !

 

– Empêcher Victoire d’épouser un homme qui lui plaît, ce n’est pas tout à fait…

 

– Lui faire épouser celui qu’elle n’aime point, n’est-ce pas ?

 

– Dame !

 

– Vous avez raison, monsieur. Seulement, vous continuez à n’être pas sincère.

 

Le marquis tressaillit.

 

– Oh ! mon Dieu ! dit madame de Morfontaine, croyez bien, monsieur, que j’y suis habituée… depuis vingt ans. Quand il ne s’agit que de moi, je vous laisse mentir ou dissimuler ; mais il est question de ma fille.

 

– Madame !

 

– Et comme je vous devine, je vais vous dire votre pensée tout entière.

 

– Voyons ? ricana le marquis.

 

Madame de Morfontaine regarda froidement son mari.

 

– Monsieur, dit-elle, vous m’avez dit que vous ne vouliez pas que notre fille Victoire épousât M. de Pierrefeu, d’abord parce qu’il était sans fortune, ensuite parce qu’il vous déplaisait ; mais vous avez omis de me donner une troisième raison.

 

– Ah ! vous croyez, madame ?

 

– Vous voulez que Victoire épouse son cousin Paul de la Morlière.

 

– Eh bien ! soit.

 

– Mais, je vous le répète, vous m’avez fait un serment.

 

– Ah ! madame, dit le marquis avec ironie, vous n’avez point assez d’estime pour moi pour que je le tienne beaucoup…

 

– Je vous comprends, dit la marquise ; je m’attendais à ce dénouement.

 

Le marquis haussa les épaules.

 

– Et bien ! dit-il, savez-vous pourquoi je suis arrivé ici tout à l’heure pâle, agité ?…

 

– Non… parlez.

 

– Parce que, à mon club, on m’a parlé du prochain mariage de ma fille avec M. de Pierrefeu.

 

– Et vous avez… répondu ?

 

– Que moi, son père, je n’en savais pas le premier mot.

 

– Ah ! vous avez dit cela ?

 

– J’ai même ajouté, acheva froidement le marquis, que j’avais toujours compté marier ma fille à Paul de la Morlière, son cousin.

 

– Oui, dit la marquise, je conçois que cette union soit dans vos idées…

 

Une sourde ironie qui perçait dans les paroles de madame de Morfontaine fit froncer le sourcil à son mari.

 

– Car, poursuivit-elle, il y a entre le vicomte et vous mieux que des liens de parenté.

 

– Plaît-il ?

 

– Vous avez des intérêts aussi… et peut-être…

 

– Peut-être ?… insista le marquis devenu plus pâle encore.

 

– Tenez, monsieur, dit la marquise, si vous m’en croyez, nous choisirons un autre sujet de conversation.

 

Elle se leva tout à fait et s’appuya au balcon de la croisée pour regarder dans le jardin.

 

Les derniers mots de madame de Morfontaine à son mari avaient produit sur lui un étrange effet. Il ne raillait plus, il était pâle et sombre, et le regard de sa femme l’avait contraint à baisser les yeux.

 

Il y eut un moment de silence entre les deux époux ; puis un bruit de pas légers et le froufrou d’une robe se firent entendre dans la pièce voisine.

 

Alors madame de Morfontaine se retourna :

 

– Voici Victoire, dit-elle.

 

En effet, la porte s’ouvrit et Victoire parut.

 

Mademoiselle Victoire de Morfontaine était une fort belle personne qui ressemblait à sa mère comme le bouton ressemble à la rose épanouie.

 

Victoire avait dix-sept ans, sa mère trente-huit à peine ; on les prenait volontiers pour deux sœurs.

 

Telle avait dû être madame de Morfontaine lorsqu’on la contraignit à épouser son mari.

 

Victoire salua son père et lui tendit son front.

 

– Bonjour, mon enfant, dit le marquis, d’où viens-tu ?

 

– De l’église, mon père.

 

M. de Morfontaine regarda fort attentivement sa fille.

 

– Victoire, mon enfant, dit-il, tu es une pieuse et sainte fille, mais il ne suffit point de prier Dieu pour…

 

Le marquis s’arrêta.

 

– Que faut-il faire encore, mon père ? demanda Victoire avec douceur.

 

– Il faut obéir à ses parents.

 

Victoire rougit.

 

– Pourquoi donc me dites-vous cela, mon père ? balbutia-t-elle.

 

– Ta mère te l’expliquera.

 

Et le marquis se leva.

 

– Adieu, madame, dit-il ; nous nous retrouverons à l’heure du dîner.

 

Et il sortit brusquement.

 

Quand il fut parti, Victoire regarda sa mère. La pauvre enfant, muette et tremblante, craignait de deviner. Madame de Morfontaine la prit dans ses bras et lui dit :

 

– Ton père n’aime pas Léon de Pierrefeu.

 

Victoire pâlit et étouffa un cri de douleur.

 

– Ton père, continua la marquise, ne veut pas que tu l’épouses, mais…

 

Elle hésita.

 

– Mais, moi, je le veux, dit-elle enfin.

 

Victoire fondit en larmes.

 

– Je le veux ! continua la marquise avec une énergie subite et presque sauvage, je le veux parce que tu l’aimes, je le veux parce que tu ne dois pas t’allier à la famille de cet homme qu’on appelle le vicomte de la Morlière ; je le veux parce que tu es mon enfant, murmura la pauvre mère avec émotion, et que je veux que mon enfant soit heureuse.

 

La marquise sonna.

 

– Passe dans mon cabinet de toilette, dit-elle à sa fille, il ne faut pas que nos gens te voient pleurer.

 

Un laquais entra.

 

– Ma voiture ! demanda la marquise.

 

– Vous sortez, ma mère ?

 

– Oui.

 

– Oh ! vous m’emmenez, n’est-ce pas ? fit la pauvre jeune fille toute en larmes.

 

– Non, mon enfant, mais attends-moi, je ne vais pas bien loin. Je vais voir quelqu’un pour toi.

 

– Pour moi ?

 

– Pour ton bonheur !

 

Madame de Morfontaine jeta un châle sur ses épaules, prit un chapeau et des gants, mit un dernier baiser au front de sa fille, et se dirigea vers la porte.

 

Mais, quand elle fut sur le seuil, elle se retourna.

 

– Veux-tu savoir où je vais ?

 

– Oui.

 

– Je vais voir Léon.

 

Victoire jeta un cri de joie.

 

– Je vais voir ton mari, acheva madame de Morfontaine, qui enveloppa sa fille d’un regard plein d’amour…

 

Le cœur de Victoire se prit à battre violemment.

 

VII

Madame la marquise de Morfontaine descendit dans la cour de l’hôtel, où sa voiture attendait. Au moment d’y monter, elle leva la tête et vit sa fille accoudée à la croisée.

 

– À bientôt, fit-elle d’un geste et d’un sourire.

 

Le valet de pied ferma la portière et dit au cocher :

 

– Rue Saint-Nicolas-d’Antin !

 

Le coupé partit, passa les ponts, traversa le Carrousel, gagna en quelques minutes la rue indiquée et s’arrêta à l’angle de celle de Mogador.

 

Là, madame de Morfontaine descendit, dit à son cocher : « Attendez-moi, » et s’en alla à pied jusqu’à la rue Neuve-des-Mathurins et le passage Sandrié.

 

– M. de Pierrefeu ? demanda-t-elle à l’un des concierges du passage.

 

– Escalier C, au cinquième, à droite, lui fut-il répondu.

 

– Pauvre enfant ! murmura la marquise.

 

Elle chercha l’escalier C, le gravit bravement et arriva jusqu’au cinquième, devant une petite porte sur laquelle il y avait une carte de visite. La marquise sonna.

 

Une vieille gouvernante, la tête embéguinée dans une coiffe normande, vint ouvrir et recula stupéfaite à la vue de cette belle dame, drapée dans un cachemire, qui venait ainsi visiter son jeune maître.

 

– M. Léon y est-il ? demanda la marquise.

 

– Oui, madame.

 

La marquise entra.

 

La vieille bonne lui fit traverser d’abord une petite antichambre qui servait en même temps de salle à manger, puis un salon de grandeur médiocre, mais assez confortablement meublé : puis elle ouvrit une troisième porte, celle de la troisième et dernière pièce de cet appartement de cinq cents francs de loyer : la chambre à coucher de Léon de Pierrefeu.

 

Un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, au teint mat et blanc, aux cheveux et à la barbe noirs de jais, à l’œil bleu, fier et doux tout à la fois, était occupé à écrire sur une petite table roulée auprès d’une fenêtre entrouverte, hélas ! sur un horizon de toits et de tuyaux de cheminée.

 

Au bruit que fit la marquise en entrant il leva les yeux, jeta un cri de joie et de surprise et se dressa précipitamment.

 

– Vous, madame !

 

– Moi, dit la marquise en souriant.

 

Elle fit un signe à la vieille servante, qui sortit. Puis elle prit la main de Léon et lui dit :

 

– Mon enfant, je t’ai tenu sur mes genoux, j’étais la meilleure amie de ta mère, et tu peux te figurer aisément que c’est une mère qui vient te voir.

 

– Ah ! madame… madame, murmura Léon tout ému, pourquoi me parlez-vous ainsi ? Vous savez bien que…

 

Il n’osa en dire davantage, mais un éloquent regard jeté autour de lui compléta sa pensée. Ce regard voulait dire :

 

– Vous savez si j’aime votre fille ; mais voyez, je suis si pauvre !

 

La marquise s’assit sur une petite chauffeuse à deux places, en damas rouge, qui était placée vis-à-vis de la cheminée.

 

– Viens te mettre ici, Léon, mon enfant, dit-elle, là, près de moi.

 

M. de Pierrefeu obéit.

 

– Tu aimes Victoire, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! si je l’aime !

 

– Et tu dis que Victoire est riche et que tu es pauvre…

 

– Hélas !

 

– Et qu’alors jamais le marquis de Morfontaine ne voudrait de toi pour son gendre ?

 

Léon courba la tête.

 

Alors madame de Morfontaine reprit la main du jeune homme dans les siennes et la pressa doucement.

 

– Et tu as raison, mon enfant, dit-elle. Jamais M. de Morfontaine ne consentira à te donner sa fille, de bonne volonté du moins, car il lui a choisi un mari… et ce mari, c’est le fils d’un misérable, ce mari peut-être ressemblera à son père un jour et sera…

 

La marquise baissa la voix :

 

– Un voleur et un assassin ! dit-elle bien bas.

 

Léon tressaillit :

 

– Oh ! que dites-vous ? fit-il.

 

– Mon cher enfant, reprit la marquise, le père de Victoire a compté sans moi, sans moi qui t’aime comme mon fils, car tu as un noble et bon cœur, car tu es le fils d’une race aux vertus patriarcales ; car si ta mère est morte les mains jointes, comme une sainte qu’elle était, ton père a trouvé la mort sur un champ de bataille, à l’ombre du drapeau de la France, qu’un de ses zouaves venait de planter sur la tour Malakoff.

 

« Je veux, moi, que tu sois deux fois mon fils, parce que je sais bien que tu feras ma fille la plus heureuse des femmes. »

 

Léon s’était mis à genoux devant la marquise, et il couvrait ses mains de baisers.

 

– Ah ! ma mère !… ma mère ! disait-il avec des larmes dans la voix.

 

– Léon, mon enfant, poursuivit la marquise, il est six heures bientôt et tu n’as pas de temps à perdre.

 

Il la regarda, étonné.

 

– Tu pars ce soir pour un grand voyage.

 

– Moi, madame ?

 

– Appelle-moi ta mère !… Oui, tu pars, il le faut…

 

– Mais… où vais-je ?

 

– Je te le dirai ce soir.

 

– Partir ! murmura Léon de Pierrefeu avec tristesse, partir ! et sans la voir une dernière fois…

 

– Tu la verras.

 

– Ah ! vous êtes bonne…

 

Madame de Morfontaine tira de son sein un petit portefeuille en maroquin vert qu’elle tendit à M. de Pierrefeu.

 

– Tiens, dit-elle, le voyage que tu vas faire est utile à mes intérêts. Tu trouveras dans ce portefeuille les indications nécessaires.

 

Madame de Morfontaine ne disait pas que le portefeuille renfermait dix billets de mille francs. Elle se leva.

 

– Maintenant, dit-elle, hâte-toi. Tu iras rue Basse-du-Rempart et tu y loueras une calèche à deux chevaux. Il faut que les chevaux puissent faire au moins vingt lieues dans leur nuit.

 

– Je les trouverai, dit le jeune homme.

 

– À dix heures, continua la marquise, tu seras dans cette calèche, à la porte du jardin de notre hôtel, tu sais ? dans la ruelle…

 

Léon rougit jusqu’aux oreilles.

 

– Oui, dit-il.

 

– Et tu t’envelopperas dans un bon manteau, n’est-ce pas, car les nuits sont fraîches…

 

– Mais, madame, demanda Léon de Pierrefeu de plus en plus étonné, où donc m’envoyez-vous ?

 

– C’est mon secret jusqu’à ce soir, dit la marquise en souriant.

 

Elle lui donna sa main à baiser et partit.

 

Au lieu de rejoindre sa voiture, la marquise continua à longer la rue Neuve-des-Mathurins et s’arrêta devant la porte au-dessus de laquelle était inscrit le numéro 61.

 

– Qui demandez-vous, madame ? lui dit le concierge en la voyant passer devant sa loge sans s’arrêter.

 

– Madame Husson.

 

– Elle est chez elle, elle vient de rentrer.

 

Madame de Morfontaine traversa la cour et prit un modeste escalier de service qu’elle gravit jusqu’au troisième étage.

 

Là elle sonna à une porte ornée d’un cordon bleu.

 

Une femme entre deux âges, vêtue de noir, vint lui ouvrir.

 

C’était madame Husson.

 

Madame Husson était la veuve de l’intendant de M. de Morfontaine. Elle avait vu naître la marquise, elle l’aimait comme sa fille, et la marquise savait qu’elle pouvait compter sur elle à toute heure.

 

La veuve fut tout aussi étonnée que l’avait été Léon de Pierrefeu en voyant entrer chez elle madame de Morfontaine.

 

La marquise n’avait pas coutume de se déranger, et lorsqu’elle avait besoin de madame Husson, elle l’envoyait chercher.

 

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, vous chez moi, madame la marquise !

 

– Oui, ma bonne Catherine.

 

Et comme madame Husson se confondait en salutations, la marquise entra dans le petit salon qui était la pièce de réception.

 

Là elle se laissa tomber fort nonchalamment sur un canapé, et continua :

 

– Ma bonne Catherine, tu aimes ma fille, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! madame !…

 

– Et tu m’es dévouée ?

 

– N’êtes-vous pas ma bienfaitrice ?

 

– Eh bien ! le moment est venu de me prouver ton dévouement, ma bonne Catherine.

 

– Parlez, madame.

 

– Tu as une sœur en province ?

 

– En Normandie, près de Caen.

 

– Et tu peux compter sur elle ?

 

– Comme sur moi.

 

– Si je te confiais ma fille ?…

 

– Madame la marquise, répondit madame Husson, le dragon qui gardait un trésor ne veillait pas mieux que je ne veillerai.

 

– Tu me répondras d’elle ?

 

– Sur mon honneur et sur ma vie.

 

– Eh bien ! tu vas faire un petit paquet de hardes et tu iras trouver, passage Sandrié, escalier C, au cinquième, M. Léon de Pierrefeu.

 

– Bon ! dit madame Husson.

 

– Tu diras à M. de Pierrefeu : « Madame la marquise veut que vous m’emmeniez. »

 

– Et il m’emmènera ?

 

– Ce soir, à dix heures.

 

– Mais, madame, dit la veuve, qu’est-ce que mademoiselle Victoire a de commun avec M. de Pierrefeu ?

 

– Je te le dirai ce soir.

 

– Ce soir !… Je vous reverrai donc ?

 

– Oui.

 

– Mais… où ?

 

– Léon de Pierrefeu te conduira au rendez-vous que je lui ai donné. Adieu, ma bonne Catherine.

 

La marquise se leva, laissa madame Husson lui baiser la main et s’en alla rejoindre la voiture, qui stationnait toujours à l’angle de la rue Mogador.

 

– À l’hôtel ! dit-elle au cocher. Allez rondement.

 

Les deux chevaux anglais de la marquise l’emportèrent avec la rapidité de l’éclair.

 

Cependant, lorsqu’elle rentra rue Vaneau, l’heure du dîner était sonnée et elle trouva le marquis et sa fille à table.

 

En voyant apparaître sa mère, Victoire, jusque-là silencieuse et triste, la regarda avec anxiété et se rasséréna soudain.

 

Un mystérieux sourire glissait sur les lèvres de la marquise.

 

Ce sourire était une espérance pour Victoire.

 

– Madame, dit le marquis, avez-vous compté sur moi pour ce soir ?

 

– Non, monsieur.

 

– Vous n’irez pas dans le monde ?

 

– J’ai une migraine affreuse et je désire me coucher de bonne heure.

 

– J’en suis jusqu’à un certain point fort aise.

 

– Ah ! fit dédaigneusement la marquise.

 

– Vous savez, continua M. de Morfontaine, que je suis un joueur d’échecs passionné ?

 

– Je le sais.

 

– Il y a ce soir à mon club une partie considérable engagée entre M. de S… et lord D… je voudrais y assister.

 

– Ne vous gênez pas, monsieur, dit la marquise.

 

Ces quelques mots furent seuls échangés durant le souper. À neuf heures, le marquis monta dans son coupé et partit.

 

– Ma chère Victoire, viens avec moi dans ta chambre.

 

Victoire regarda de nouveau sa mère.

 

La marquise la prit par la main et lui dit à l’oreille :

 

– Les nuits sont fraîches encore, il faudra bien te couvrir.

 

Victoire tressaillit.

 

– Est-ce que nous allons sortir ? demanda-t-elle.

 

– Non, pas moi, mais toi…

 

– Moi ?

 

– Tu vas faire un voyage de cinquante lieues, et tu pars ce soir même, dans une heure.

 

– Mais, ma mère… fit la jeune fille stupéfaite.

 

– Chut ! dit la marquise, viens…

 

Victoire et sa mère s’enfermèrent dans la chambre de la jeune fille.

 

– Mets une robe d’hiver bien chaude, continua alors la marquise. Prends ton châle de voyage et ton manteau à capuchon ; moi, je vais te faire un petit paquet de linge indispensable en route.

 

Et, comme une simple femme de chambre, la marquise emplit un sac de nuit de divers objets.

 

– Mais, maman, dit la jeune fille, pourquoi ne sonnez-vous pas ?

 

– Parce que personne dans l’hôtel ne doit s’apercevoir de ton départ avant demain.

 

– Où m’envoyez-vous donc ?

 

– Tu le sauras bientôt. Habille-toi.

 

Quand Victoire fut prête à partir, sa mère lui indiqua une table sur laquelle il y avait du papier et de l’encre.

 

– Tu vas écrire à ton père, lui dit-elle.

 

– À mon père ?

 

– Oui.

 

– Il ne sait donc pas ?…

 

– Il ne sait rien. Écris.

 

Victoire s’assit devant une table, prit la plume et madame de Morfontaine lui dicta ces quelques lignes :

 

« Mon père,

 

« Je n’aime point Paul de la Morlière mon cousin, mais j’aime Léon de Pierrefeu, et je mourrais s’il me fallait renoncer au bonheur d’être sa femme un jour. Pardonnez-moi donc, mon cher père, pardonnez sa fuite à votre enfant.

 

« Victoire. »

 

Victoire tremblait en écrivant cette lettre, qu’elle laissa tout ouverte sur la table.

 

– Viens, répéta la marquise en la reprenant par la main.

 

Il y avait, attenant à la chambre de Victoire, un cabinet de toilette qui avait issue sur un escalier dérobé.

 

Cet escalier descendait au jardin par l’orangerie.

 

Ce fut le chemin que madame de Morfontaine, qui portait le sac de nuit de sa fille, fit prendre à Victoire.

 

Cette dernière était trop émue pour avoir désormais le courage de faire une question.

 

Conduite par sa mère, elle traversa le jardin et atteignit la petite porte.

 

La nuit était noire, et nul dans l’hôtel ne s’était aperçu du départ des deux femmes.

 

Madame de Morfontaine ouvrit la petite porte et jeta un coup d’œil dans la ruelle.

 

La chaise de poste de Léon Pierrefeu attendait.

 

Le jeune homme s’élança hors de la voiture, tandis que madame Husson se montrait à la portière.

 

– Léon, lui dit alors la marquise, soutenant dans ses bras sa fille défaillante, Victoire doit être ta femme un jour. Jusque-là, sois un frère pour elle, et emmène-la…

 

Léon étouffa un cri, prit la jeune fille dans ses bras et la porta à demi évanouie dans la chaise de poste.

 

– Adieu ! mes enfants… dit la marquise d’une voix entrecoupée de sanglots, adieu !… Fouettez, postillon !

 

*

* *

 

VIII

Quinze jours s’étaient écoulés depuis le duel du jeune Paul de la Morlière avec M. le baron Gontran de Neubourg.

 

Le fils du vicomte s’était battu, on s’en souvient, le jour même où la comtesse de Morfontaine confiait sa fille à Léon de Pierrefeu et lui faisait quitter nuitamment son hôtel.

 

La blessure de Paul, bien que n’ayant rien de dangereux, ne l’avait pas moins obligé à garder le lit, et y était encore le soir du quinzième jour.

 

Matin et soir, le chirurgien anglais qui s’était trouvé si à propos au pavillon d’Ermenonville venait visiter le blessé et le panser.

 

Or, ce jour-là, vers six heures du soir environ ce chirurgien, c’est-à-dire Rocambole, trouva, en arrivant, le vicomte de la Morlière installé au chevet de son fils.

 

Paul sommeillait.

 

Rocambole était plus Anglais que jamais d’accent et de tournure, et le lord-maire lui-même eût juré qu’il était né dans la Cité.

 

– Mon cher docteur, lui dit le vicomte tout bas, en lui montrant la porte entrouverte d’une pièce voisine, voulez-vous être assez bon pour me suivre ?

 

– Oh ! yes, dit Rocambole, qui reboutonna son coachman d’alpaga jaune et suivit le vicomte.

 

À côté de la chambre de Paul était son fumoir.

 

Ce fut là que M. de la Morlière conduisit le prétendu chirurgien.

 

Un troisième personnage s’y trouvait. C’était le baron Charles de Kerdrel, qui, on doit s’en souvenir, avait servi de témoin au jeune homme dans sa rencontre avec M. de Neubourg.

 

M. de Kerdrel et Rocambole se saluèrent.

 

Le vicomte leur offrit à un siège à tous deux, et leur dit :

 

– Messieurs, veuillez me pardonner la liberté que je prends de vous réunir ce soir.

 

Tous deux s’inclinèrent.

 

– J’ai besoin de vos conseils, ajouta M. de la Morlière.

 

Le faux Anglais eut un sourire de naïf étonnement.

 

Le vicomte continua :

 

– Vous êtes l’ami de mon fils, monsieur de Kerdrel ?

 

– Certes ! oui, monsieur, répliqua l’officier avec sa brusque franchise.

 

– À ce titre, j’ai besoin de vous consulter.

 

Et se tournant vers Rocambole :

 

– Vous, monsieur, vous êtes le médecin de mon fils, c’est vous qui l’avez soigné ?

 

– Oh ! yes, dit le faux chirurgien ; lui mourant, moi sauver lui.

 

– Je puis donc vous parler de mon fils à tous deux.

 

– Nous écoutons, dit M. de Kerdrel.

 

– Docteur, continua le vicomte, s’adressant à Rocambole, pensez-vous que notre cher malade soit bientôt rétabli ?

 

– Dans huit jours, répondit Rocambole, qui n’avait garde d’oublier son accentuation anglaise.

 

– Huit jours ! murmura le vicomte, c’est bien tard !

 

– Mais, monsieur, fit observer Charles de Kerdrel, du moment que tout danger est passé, et si ce n’est plus qu’une question de patience…

 

– Mon cher ami, dit le vicomte, je vais m’ouvrir complètement à vous, ainsi qu’à monsieur.

 

Il désignait Rocambole.

 

– Un médecin est un confesseur, dit celui-ci avec une gravité toute britannique.

 

Le vicomte poursuivit :

 

– Paul a vingt ans sonnés, et j’ai songé à le marier.

 

– Bon ! dit M. de Kerdrel, vous le marierez huit jours plus tard.

 

– Attendez… Je veux le marier à sa cousine Victoire, la fille du marquis de Morfontaine.

 

– Ravissante personne !

 

– Et le marquis est de mon avis. Depuis plus de dix ans nous avons projeté cette alliance, qui resserrera notre parenté et notre amitié.

 

– Alors, dit M. de Kerdrel, ceci est chose faite.

 

– Hélas ! non.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce que mademoiselle Victoire de Morfontaine s’est éprise d’un jeune homme sans fortune et sans position.

 

– Bah ! qu’importe ?… on lui fera entendre raison…

 

– Et que, ajouta le vicomte, sa mère est pour elle.

 

– La marquise ?

 

– Oui.

 

– Diable ! fit M. de Kerdrel, deux femmes qui s’entendent sont toujours fortes.

 

– Je le sais bien, et c’est pour cela que je voudrais voir mon fils guéri.

 

– En quoi sa guérison avancerait-elle vos affaires ?

 

Un sourire énigmatique passa sur les lèvres minces et blêmes de M. de la Morlière.

 

– J’ai imaginé, dit-il, un petit plan de campagne qui dérouterait, s’il était promptement exécuté, les combinaisons de madame de Morfontaine.

 

– Ah !

 

– Car il faut vous dire que la marquise a fait disparaître sa fille depuis quinze jours.

 

– Comment, disparaître ?

 

– Oui, mademoiselle Victoire a quitté, la nuit, l’hôtel de son père ; elle est montée en chaise de poste, et le marquis, malgré tous ses efforts n’a pu encore parvenir à savoir ce qu’elle était devenue.

 

– Mais… la marquise ?

 

– La marquise le sait et garde le silence. Depuis quinze jours, elle oppose aux emportements de son mari un calme parfait qui achève de l’exaspérer.

 

– Et vous pensez que c’est elle qui a fait disparaître sa fille ?

 

– Oui, je sais même depuis hier ce que M. de Morfontaine ignore encore. Je sais depuis hier où est mademoiselle de Morfontaine.

 

– Ah !

 

– Elle est en province, sous la double sauvegarde d’une vieille femme et du jeune homme qu’elle aime.

 

– Mais c’est un enlèvement, cela ! dit M. de Kerdrel.

 

– En bonne forme et dans les règles.

 

– Et la marquise ?

 

– La marquise a tout préparé, tout conduit.

 

M. de Kerdrel fronça le sourcil.

 

– Mais, monsieur, dit-il, laissez-moi vous faire une observation.

 

– Voyons ?

 

– Si mademoiselle de Morfontaine a été enlevée par son amoureux, il me semble que Paul…

 

– Ne peut plus l’épouser, n’est-ce pas ?

 

– Dame !

 

Le vicomte sourit de nouveau.

 

– L’enlèvement n’a pas eu de conséquences, dit-il. Mademoiselle Victoire est gardée à vue par la vieille femme, et le jeune homme vient fort respectueusement faire des visites fraternelles.

 

– Mais le bruit, l’éclat…

 

– M. de Morfontaine a tenu secrète l’absence de sa fille.

 

– Et vous ne lui avez pas encore appris où elle était ?

 

– Le marquis est près de Châteauroux, dans une de ses terres, depuis trois jours ; il revient ce soir. Je lui ai adressé une dépêche télégraphique, mais sans rien lui préciser.

 

– Mon cher monsieur, dit Rocambole, permettez-moi de vous adresser une simple question.

 

– Faites, monsieur.

 

– Si M. Paul était sur pied avant huit jours, en quoi cela servirait-il vos projets ?

 

– Monsieur, répondit le vicomte, je vous ai dit que j’avais imaginé une combinaison pour déjouer tous les projets de la marquise de Morfontaine.

 

– Eh bien !

 

– Et Paul est mon principal instrument.

 

– Bon.

 

– Mais vous me permettrez de garder le secret quelques jours encore, n’est-ce pas ?

 

Rocambole et M. de Kerdrel s’inclinèrent.

 

– Une chose m’inquiète, et c’est pour cela, messieurs, que j’ai pris la liberté de vous réunir, vous qui êtes son médecin, vous qui êtes son ami.

 

M. de Kerdrel et Rocambole regardèrent attentivement le vicomte.

 

– Mademoiselle Victoire de Morfontaine n’aime point mon fils, ceci est incontestable ; mais ce que je crois tout aussi certain, c’est que mon fils n’aime pas non plus sa cousine.

 

– C’est possible, murmura M. de Kerdrel en souriant.

 

– Cependant, Morfontaine et moi, nous avons toujours songé à ce mariage.

 

– Mais, dit le faux chirurgien, il est difficile de marier deux jeunes gens qui ne s’aiment pas.

 

Le vicomte soupira.

 

– Mon fils est amoureux, n’est-ce pas ? demanda-t-il brusquement au capitaine.

 

– Oui, monsieur.

 

– Il aime sans doute cette femme, cette créature qu’on nomme… Saphir… et pour qui il s’est battu ?

 

M. de Kerdrel aurait pu répondre au vicomte de la Morlière qu’il se trompait doublement : que, d’abord, ça n’était point pour Saphir que le jeune homme s’était battu, et qu’ensuite ce n’était point la pécheresse, mais une inconnue du nom de Danielle, qu’il aimait.

 

Mais M. de Kerdrel jugea parfaitement inutile de désabuser le vicomte.

 

Ce dernier reprit :

 

– Je voudrais pouvoir éloigner cette femme.

 

– C’est difficile.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’elle aime Paul.

 

– Vous croyez ?

 

Le faux chirurgien prit un air candide.

 

– Pardonnez-nous, monsieur le vicomte, dit-il, mais nous allons vous avouer, M. de Kerdrel et moi, que nous sommes ses complices.

 

– Les complices de Saphir ?

 

– Oui.

 

– Comment cela ?

 

– Je vais vous l’expliquer, dit M. de Kerdrel. Il y a des hasards providentiels dans la vie. Le jour même où notre cher Paul s’est battu, madame et mademoiselle de la Morlière ont quitté Paris.

 

– C’est vrai. Et, dit le vicomte, à l’heure qu’il est, elles sont encore en Bretagne, chez ma tante, et ignorent l’accident arrivé à mon fils.

 

– Or, reprit M. de Kerdrel, voici comment, monsieur et moi, nous nous sommes faits les complices de Saphir. La jeune fille était désespérée ; elle était arrivée sur le terrain au moment où Paul tombait, et elle voulait absolument qu’on le transportât chez elle. La chose n’était pas possible. Pour la consoler, nous lui fîmes la promesse qu’elle pourrait voir Paul tous les jours.

 

– Et… cette promesse ?

 

– Nous l’avons tenue.

 

– Comment ?

 

– Saphir est venue ici.

 

– Tous les jours ?

 

– Chaque soir. Et… elle passe la nuit au chevet du blessé.

 

– Mais c’est impossible ! s’écria le vicomte.

 

Le faux Anglais eut un sourire.

 

– Elle vient habillée en homme, avec une barbe postiche…

 

Le vicomte se frappa le front.

 

– Ah ! dit-il, c’est votre élève en médecine que vous amenez tous les soirs, n’est-ce pas ?

 

– Précisément.

 

M. de la Morlière ne savait trop s’il devait rire ou se fâcher.

 

– Mais, savez-vous bien, messieurs, dit-il, que vous êtes d’une faiblesse déplorable pour cette créature ?

 

– Ah ! pardon, monsieur, répliqua M. de Kerdrel, Saphir est une bonne fille qui adore Paul, et Dieu fasse qu’il ne tombe jamais plus mal…

 

Le vicomte garda un moment le silence.

 

– Elle est donc belle ? demanda-t-il tout à coup.

 

– C’est une fille superbe.

 

– Blonde, brune ?

 

– Blonde.

 

– Et elle aime Paul ?

 

– Elle l’aime sincèrement, ardemment.

 

Le vicomte se tut et parut réfléchir profondément. Puis il dit brusquement :

 

– Je veux la voir !

 

– Ah ! fit M. de Kerdrel.

 

– Et la voir autrement que vêtue en homme et le menton couvert d’une barbe postiche, Sauriez-vous m’assurer qu’elle aime Paul ?

 

– Elle l’adore.

 

– Et qu’elle est intelligente ?

 

– Vous me faites-là une drôle de question, monsieur, reprit M. de Kerdrel.

 

– C’est que, dit M. de la Morlière, il m’est venu une idée.

 

– Ah !

 

– J’ai pensé que cette fille pourrait bien m’être fort utile.

 

– En quoi ?

 

– Elle me donnerait un coup d’épaule pour le mariage de mon fils.

 

– Avec mademoiselle Victoire ?

 

– Justement.

 

M. de Kerdrel hocha la tête d’un air de doute.

 

– Puisqu’elle l’aime, je lui ferai comprendre que ce mariage assure à jamais le bonheur de mon fils.

 

– Et vous espérez sans doute qu’en faisant appel à sa loyauté, elle se retirera ?

 

– D’abord.

 

– Qu’espérez-vous encore ?

 

– J’espère qu’elle me servira. Permettez-moi de ne point m’expliquer davantage pour le moment. Où voit-on Saphir ?

 

– Vous la verrez ce soir, ici.

 

– Mais… tout de suite…

 

– Saphir doit être chez elle en ce moment, dit-il.

 

Le vicomte sonna.

 

Puis, comme un laquais se présentait pour recevoir ses ordres, il dit à M. de Kerdrel :

 

– Ne pourriez-vous pas lui écrire un mot de la prier de venir ?

 

– C’est facile.

 

M. de Kerdrel s’assit devant une table et écrivit :

 

« Ma chère Saphir,

 

« Ne vous alarmez point. M. le vicomte de la Morlière, le père de votre cher Paul, désire vous voir tout de suite. Arrivez, et soyez belle.

 

« Baron de Kerdrel. »

 

Le laquais partit, emportant la lettre, et M. de la Morlière et ses deux hôtes rentrèrent dans la chambre du blessé.

 

Paul sommeillait toujours.

 

Ils s’assirent et se prirent à causer de choses banales. Une demi-heure s’écoula, puis on entendit dans la cour le roulement d’une voiture.

 

– La voilà, dit M. de Kerdrel.

 

Quelques secondes après, en effet, le valet qu’on avait expédié chez Saphir entrouvrit discrètement la porte de sa chambre.

 

Une femme apparut sur le seuil et s’arrêta un moment.

 

Puis elle leva les yeux sur le vicomte de la Morlière, qui tressaillit et éprouva une émotion étrange.

 

– Comme elle est belle ! murmura-t-il avec admiration.

 

IX

M. le vicomte de la Morlière avait eu une jeunesse trop tourmentée par l’ambition pour que les femmes eussent pris une grande place dans sa vie.

 

Il avait aimé sa cousine Diane tout juste assez pour songer qu’elle aurait un jour cent et quelques mille livres de rente.

 

On sait l’infernal dénouement qu’il avait su faire trouver à cet amour.

 

M. de la Morlière n’avait jamais perdu la tête pour une femme, et la sensation qu’il éprouva en voyant entrer Saphir demeura pour lui inexplicable.

 

Saphir était une séduisante créature, dans la plus complète acception du mot, et M. Paul de la Morlière, en déclarant à son ami, le baron Charles de Kerdrel, qu’il ne l’aimait pas, avait fait preuve d’une grande indifférence.

 

Saphir était belle ; de plus, elle était bonne.

 

Peut-être avait-elle eu des faiblesses sans nombre ; mais, à coup sûr, elle n’avait jamais causé la mort de personne.

 

L’origine de Saphir se perdait dans la nuit du mystère.

 

Pour le vulgaire, elle avait pris naissance dans la loge d’un concierge de la rue Laffitte ; mais le vulgaire était mal informé.

 

Saphir était de race arabe, et voici son histoire :

 

À la prise de Constantine, un des zouaves du colonel Juchait de Lamoricière pénétra, le briquet à la main, dans une maison qui lui parut déserte.

 

Il en parcourut les diverses pièces sans rencontrer âme qui vive, lorsque, dans un coin, il aperçut un groupe étrange.

 

C’était une femme demi-nue qui couvrait un enfant de son corps.

 

La femme roulait des yeux hagards, elle serrait convulsivement son enfant sur sa poitrine et l’arrosait de son sang.

 

La malheureuse avait été percée de deux balles pendant le siège.

 

Le zouave s’approcha, reconnut l’état désespéré où se trouvait la femme arabe, appela ses camarades à son aide et essaya, avec leur concours de lui prodiguer quelques soins ; mais la pauvre femme avait été frappée mortellement et ne tarda pas à expirer.

 

L’enfant fut adopté par le régiment.

 

C’était une jolie petite fille de trois ou quatre ans environ.

 

Quelques années après, le zouave qui le premier avait découvert la mère arabe mourante fit un petit héritage et quitta le service. Il emmena la jeune Arabe avec lui.

 

Les zouaves l’avaient fait baptiser, un capitaine avait été son parrain, et on lui avait donné le nom de Pétronille, qui était celui de la cantinière du bataillon.

 

La cantinière avait servi de marraine.

 

Pétronille, qui avait passé son enfance au désert, se trouva, un beau matin, à l’âge de dix ou douze ans, transplantée à Paris. Son père d’adoption était un enfant du faubourg Saint-Antoine, et il venait d’hériter du fonds de commerce d’un oncle qui était marchand de vins à l’angle de la rue de Charonne.

 

La boutique de vins et liqueurs, qui, du vivant de l’oncle, avait pour enseigne : À la grappe de raisin, changea d’étiquette, et s’appela : Le Rendez-vous des Zouaves. Cette quasi-métamorphose ne fut pas heureuse.

 

Peu à peu, et sans doute parce que le nouveau propriétaire descendait trop souvent à la cave pour son propre compte, les clients s’en allèrent, et trois ans après, l’ex-zouave, complètement ruiné, fut trop heureux d’épouser la veuve d’un concierge de la rue Laffitte.

 

Le vainqueur de Constantine, réduit à tirer le cordon, avait emmené avec lui Pétronille. La jeune Arabe avait quatorze ans et sa beauté devenait merveilleuse.

 

La femme du zouave s’extasia sur cette beauté, et comme l’enfant chantait gentiment les refrains populaires qui couraient alors les rues de Paris, elle prétendit qu’elle avait quarante mille francs de revenus dans son gosier, et qu’il fallait l’envoyer au Conservatoire.

 

Ce fut la perte de Pétronille. En allant prendre ses leçons de chant, la jeune fille rencontrait, dans la rue Bergère, un beau jeune homme qui descendait de son tilbury chaque matin et la saluait.

 

Longtemps Pétronille baissa les yeux et passa son chemin en rougissant, puis elle le regarda à la dérobée, puis elle prêta l’oreille aux galants propos du séducteur, puis, hélas ! un jour, on ne la revit point dans la loge du concierge de la rue Laffitte.

 

Pétronille s’était arrêtée en chemin et s’était laissé installer dans un élégant appartement de la rue de Provence.

 

Un soir que la jeune femme soupait à la Maison-d’Or, au milieu d’une nombreuse réunion, un gandin lui dit :

 

– Ma fille, on ne s’appelle pas Pétronille ; n’as-tu pas un autre nom ?

 

– Pas que je sache, répondit-elle.

 

– Eh bien ! nous allons t’en chercher un.

 

Et chacun chercha, et l’on passa en revue les sobriquets les plus étranges en vogue dans le quartier Bréda.

 

Mazagran, une belle fille alors à la mode, proposa celui de Saphir.

 

– Bravo ! s’écria-t-on.

 

À partir de ce jour, Pétronille s’appela Saphir ; et quelque temps après, lorsque le jeune Paul de la Morlière la rencontra, elle ne portait plus d’autre nom.

 

Saphir avait le regard profond et voilé de ce gracieux quadrupède qui bondit sur le sable doré du désert ; elle avait le regard de la gazelle.

 

Un magnétisme étrange, de mystérieuses effluves s’échappaient parfois de son œil, et, sans nul doute, cet œil s’arrêta longtemps sur le vicomte de la Morlière, car il tressaillit si violemment que le prétendu docteur anglais, Rocambole, le remarqua.

 

Saphir ne put cependant s’empêcher de rougir en entrant dans cette chambre où, sous un déguisement, elle pénétrait chaque soir.

 

Pour la première fois elle se trouvait, en face du père de Paul, dans son véritable rôle.

 

Paul dormait.

 

Le vicomte se remit assez vite de ce trouble inattendu qui venait de s’emparer de lui ; il appuya un doigt sur ses lèvres et montra à Saphir la porte du cabinet de travail que le jeune homme avait depuis longtemps converti en fumoir.

 

Saphir y passa la première.

 

M. de Kerdrel et Rocambole allaient se retirer. Le vicomte les retint.

 

– Restez, messieurs, dit-il. Je puis parler devant vous.

 

Et, avec une galanterie parfaite, il fit asseoir Saphir sur une ottomane placée au coin de la cheminée.

 

– Mademoiselle, lui dit-il, permettez-moi d’aller droit au but.

 

Saphir s’inclina. Elle était visiblement inquiète.

 

– Vous aimez mon fils ? reprit le vicomte.

 

La pécheresse rougit.

 

M. de la Morlière eut un sourire plein d’indulgence.

 

– Je ne suis point un père farouche, et je comprends la jeunesse.

 

Saphir, qui avait baissé les yeux, les leva de nouveau sur le vicomte, et, à son tour, elle éprouva une émotion bizarre et inexplicable.

 

En dépit de sa parole mielleuse et de son sourire affectueux, M. de la Morlière avait fait peur à la jeune femme.

 

Le vicomte poursuivit :

 

– Vous aimez mon fils, je le sais, et c’est parce que vous l’aimez que j’ai voulu m’adresser franchement et loyalement à vous.

 

Saphir regarda tour à tour M. de Kerdrel et le prétendu chirurgien anglais, et son regard défiant semblait dire :

 

– N’est-ce point un piège que l’on me tend ?

 

M. de Kerdrel la rassura d’un geste.

 

– Je m’adresse à vous, continua M. de la Morlière, parce que notre cher Paul court un grand danger.

 

– Mon Dieu ! s’écria Saphir, qui devint toute pâle.

 

– Mais rassurez-vous, mon enfant, car ce danger, vous pouvez le conjurer.

 

– Moi ?

 

– Vous, dit le vicomte en souriant.

 

Et comme elle le regardait avec une avidité fiévreuse, il poursuivit :

 

– Monsieur, que voilà, – et il désignait Rocambole, – monsieur répond non seulement de sa vie, mais encore de sa guérison prochaine. Dans huit jours il pourra venir nous rejoindre.

 

– Vous re… join… dre, articula lentement Saphir abasourdie.

 

Le vicomte lui prit la main et la serra affectueusement.

 

– Notre cher Paul ne court donc aucun danger physique, dit-il ; mais il est sur le point de perdre une grande fortune qui devait lui revenir forcément.

 

– Ah ! fit Saphir.

 

– Et vous seule pouvez la lui conserver.

 

L’étonnement de Saphir devint, à ces dernières paroles, de la stupéfaction.

 

– Oui, répéta le vicomte, c’est sur vous que je compte pour ne point laisser échapper cette fortune.

 

– Mais que faut-il donc faire pour cela ? demanda Saphir.

 

– Partir avec moi ce soir même.

 

– Oh ! mon Dieu !

 

– Je vous le demande au nom de l’amour que vous avez pour mon fils, mademoiselle.

 

– Mais où m’emmènerez-vous donc, monsieur ?

 

– À soixante lieues de Paris.

 

– Et vous… le laisserez ?

 

– Il viendra nous rejoindre dans huit jours.

 

– Et vous dites que moi seule…

 

– Vous seule pouvez sauvegarder ses intérêts compromis.

 

– Mais, enfin, que dois-je faire ?

 

– Vous le saurez dans deux jours.

 

– Soit, murmura Saphir avec la soumission d’un enfant.

 

M. de la Morlière ajouta :

 

– Nous partons ce soir, mademoiselle. Vous avez donc tout juste le temps de rentrer chez vous et d’aller faire vos préparatifs de départ. Je vous attends ici à huit heures précises.

 

– Monsieur, supplia Saphir, pourrais-je au moins le voir… avant de partir ?

 

– Oui, mais à une condition.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que vous ne lui direz point que vous partez.

 

– Pourquoi ?

 

– Ceci est encore un mystère dont vous aurez l’explication un peu plus tard. Soyez patiente.

 

Le vicomte se leva et, d’un geste qu’il fit, apprit à Saphir que l’audience était levée.

 

Le malade continuait à dormir.

 

Saphir repassa dans la chambre, se pencha sur l’oreiller et effleura de ses lèvres le front de Paul.

 

– Saphir ! dit-il.

 

– Chut ! fit-elle tout bas ; à ce soir.

 

Et elle disparut derrière une draperie qui cachait une porte dérobée.

 

M. de la Morlière, le faux Anglais et M. de Kerdrel étaient demeurés dans le fumoir, de sorte que Paul n’eut pas la moindre idée que son père et Saphir s’étaient rencontrés.

 

M. de Kerdrel, quand Saphir fut partie, regarda le vicomte.

 

– J’avoue, dit-il, que je n’ai pas compris un seul mot.

 

M. de la Morlière sourit.

 

– Je suis l’homme des mystères, dit-il, et j’ai pour principe qu’on perd toutes les batailles dont le plan a été éventé.

 

– Oh ! yes, fit le chirurgien.

 

– Qu’il vous suffise de savoir, mon cher baron, qu’avant un mois, grâce à la petite combinaison que j’ai imaginée, et dans laquelle Saphir jouera le principal rôle, Paul aura épousé sa cousine Victoire.

 

En ce moment, le faux chirurgien se leva et dit au vicomte :

 

– Je reviendrai ce soir. Permettez-moi, monsieur, d’aller voir un malade que je soigne dans la rue du Faubourg Saint-Honoré.

 

Rocambole, qui accentuait l’anglais merveilleusement, salua avec raideur et sortit d’un pas calme et mesuré, comme un vrai fils d’Albion qui fait tout avec gravité.

 

Seulement, une fois dans la rue, il changea brusquement d’allure et se prit à marcher rapidement.

 

Un fiacre vide vint à passer ; le faux chirurgien y monta et dit au cocher :

 

– Rue Taitbout ! et rondement.

 

Comme il n’avait eu garde d’oublier son accent anglais, le cocher augura bien de lui et fouetta vigoureusement ses deux rosses.

 

Rocambole avait l’air d’un homme qui devait payer largement.

 

Arrivé rue Taitbout, le docteur fit arrêter le véhicule devant une maison de fort belle apparence, au fond de laquelle il y avait, entre la cour et le jardin, un petit hôtel que le baron Gontran de Neubourg habitait.

 

Le faux Anglais traversa rapidement la cour et aperçut sous la marquise le poney-chaise du baron, tout attelé.

 

– Il n’est pas sorti, se dit-il en respirant bruyamment.

 

En effet, M. de Neubourg était encore chez lui, et Rocambole le trouva dans son cabinet de toilette, où son valet de chambre l’habillait.

 

La visite inattendue de Rocambole et sa physionomie soucieuse donnèrent à penser au baron qu’il se préparait de graves événements ; aussi renvoya-t-il sur-le-champ son valet de chambre.

 

– Monsieur le baron, lui dit Rocambole, êtes-vous prêt à faire un voyage ?

 

– Est-ce pour Danielle ?

 

– Sans doute.

 

– Quand faut-il partir ?

 

– Ce soir.

 

– Où allons-nous ?

 

– Je n’en sais rien.

 

– Comment ?

 

– Mais je le saurai ce soir. Votre ami, M. de Chenevières a aimé Saphir ?

 

– Oui, certes, et Saphir doit avoir conservé de lui un bon souvenir, car il lui a constitué six mille livres de rente.

 

– Bon ! et pensez-vous qu’elle ait quelque confiance en lui ?

 

– J’en suis très convaincu. D’ailleurs personne à Paris n’a jamais douté de la loyauté de M. de Chenevières.

 

– Ainsi, vous pensez qu’elle croirait le vicomte sur parole, alors même qu’il lui affirmerait une chose étrange et bizarre ?

 

– Certainement.

 

– Pouvez-vous voir M. de Chenevières à l’instant même ?

 

– Il doit déjeuner au café Anglais.

 

– Eh bien ! courez-y.

 

– Bon !

 

– Et dictez-lui cette lettre à Saphir :

 

« Ma chère amie,

 

« Au nom de l’estime que vous m’avez gardée, je vous supplie de croire aveuglément, si extraordinaires qu’elles puissent vous paraître, aux paroles de la personne qui vous remettra ce billet. »

 

– Tout cela est bien mystérieux, murmura le baron en souriant.

 

– C’est du Rocambole tout pur, répondit modestement l’ancien forçat.

 

M. de Neubourg prit son chapeau.

 

– Venez avec moi, dit-il.

 

– Non, je vous attends ici.

 

– Il vous faut donc ce billet sur-le-champ ?

 

– Avant une heure, si c’est possible.

 

M. de Neubourg laissa Rocambole dans son cabinet de travail, vis-à-vis d’une table chargée de journaux, et il courut au café Anglais.

 

Un quart d’heure après, il était de retour, muni du billet qu’avait demandé Rocambole.

 

– Maintenant, monsieur le baron, ajouta celui-ci, il faut que vous me prêtiez votre voiture. Je n’ai pas de temps à perdre.

 

– Prenez, répondit le baron.

 

*

* *

 

– Il y a bien longtemps que je n’ai eu dans les mains un cheval de sang, murmura Rocambole en montant dans le poney-chaise et prenant les rênes.

 

Et il eut comme un éblouissement à ce souvenir de sa vie passée.

 

X

À Paris, les personnes qui ont des chevaux pourraient être divisées en trois catégories.

 

La première se compose des gens à qui leur profession fait de la voiture une nécessité absolue, les hommes d’affaires, les médecins, les commerçants.

 

Voyez-vous passer ce coupé bleu à train rechampi de blanc, avec un cocher en pardessus vert chamarré d’or ?

 

Voyez-vous, au fond, ce monsieur entre deux âges, au ventre respectable, au front chauve et à l’œil vif ?

 

C’est un homme d’argent, un spéculateur heureux, que les dernières liquidations ont enrichi et qui, devenu tout à coup un personnage, n’a pu se dispenser d’avoir une voiture.

 

Ou bien encore, place ! Voyez cette jeune femme dans sa Victoria garnie de reps bleu, traînée par un vigoureux trotteur, montant l’avenue des Champs-Élysées, par une belle et froide journée de février ?

 

Elle étale au soleil déjà tiède les volants de sa robe de moire grenat et son manteau de velours doublé de petit-gris ; elle sourit à deux ou trois jeunes gens qui passent à cheval ; elle se pelotonne, s’allonge sur les coussins et couvre les deux panneaux de son ample envergure.

 

Son cocher est vêtu de blanc ; à côté de lui, un Noir de trois pieds de haut et juché sur le siège.

 

Elle se nomme Paquita, ou Florine, ou Mazagran, ou bien encore quelque titre de famille.

 

Paris est à ses genoux, les fils de famille se ruinent pour elle ; elle a fait le désespoir de plus d’une honnête femme ; elle a causé plusieurs suicides ; elle a dévoré plus d’un bel héritage.

 

Elle a une voiture ; elle ne saurait sortir à pied. Les gens qui la jugent sur les apparences, pourraient la prendre, dans la rue, pour une femme comme il faut.

 

Regardez encore. Il est cinq heures et demie, et le mois de mai couvre de feuilles les grandes allées du Bois.

 

Un cheval passe emporté. Accroupi sur lui, cramponné à la crinière, pâle, les cheveux en désordre, veuf de son chapeau, un jeune homme chaussé de bottes fabuleuses excite l’hilarité des uns et la terreur des autres.

 

C’est un commis de nouveautés qui s’est imposé des privations durant huit jours pour louer au manège, le neuvième, le locatis qui va lui casser le cou. C’est la dernière catégorie.

 

Il est huit heures du matin, deux jeunes gens descendent rapidement l’avenue de l’Impératrice ; tous deux ont grimpé sur le siège d’un break attelé de deux trotteurs irlandais : ce sont des chevaux qu’on essaye.

 

Celui des deux jeunes gens qui conduit y met un soin extrême ; il a ses chevaux dans la main, il les rassemble à propos, leur rend avec prudence ; il étudie leur allure. Si l’un des trotteurs montre une velléité de galop, il laisse pendre sur son arrière-train la mèche de son fouet anglais, et le trotteur reprend son allure ordinaire.

 

Tandis que le break descend l’avenue, plusieurs jeunes gens remontent l’allée sablée.

 

Ils sont plus ou moins bien à cheval et tous montent des bêtes de prix. C’est le comte N…, le baron X…, M. de C…, M. B… et M. F… tous hommes de cheval, dans la plus complète acception du mot, les uns éleveurs dans leurs terres, les autres faisant courir.

 

Ils aiment le cheval pour le cheval, s’intéressent à ses mœurs, à ses habitudes, se font une joie de vaincre ses résistances, ses caprices, de développer ses qualités et de combattre ses défauts.

 

Place à ceux-là ! ils traversent Paris aux endroits les plus populeux, conduisant un tilbury ou un phaéton, ils passeront à travers la foule, les grosses voitures et les fiacres, sans écraser personne, sans accrocher.

 

Ceux-là seuls ont des chevaux par goût, par besoin, on dirait presque par nécessité.

 

Vienne un revers de fortune ! s’il faut vendre chevaux et voitures, vous les verrez à travers Paris, tristes, abattus, découragés, jetant un regard d’envie à ceux qui ont pu tout conserver.

 

Si un ancien ami vient à passer, s’il offre une place au pauvre sportsman qui cheminait sur le trottoir, il a quelquefois une généreuse pensée et il lui cède les rênes en disant :

 

– Tiens ! conduis donc un instant, j’ai là une bête qui a une bouche admirable.

 

Alors l’infortuné est pris d’un éblouissement, saisi de vertige, et, pour un moment, il oublie les douleurs de la veille, les ennuis de l’heure présente, les soucis du lendemain.

 

Eh bien ! c’est ce qui arriva à Rocambole lorsqu’il fut monté dans le poney-chaise du baron de Neubourg ; – à Rocambole qui, alors qu’il s’appelait le vicomte de Cambolh et présidait le club des Valets-de-Cœur, avait eu trois chevaux dans son écurie de la rue de Berry ; – à Rocambole, qui s’était nommé le marquis de Chamery et avait possédé Pâques-Dieu, le vainqueur des courses de la Marche et de Chantilly.

 

– Ah ! mille tonnerres ! murmura-t-il en tournant l’angle de la rue Taitbout et du boulevard, je ne puis pas résister au plaisir de voir ce cheval développer ses moyens. Dix minutes de plus ou de moins ne sont pas une affaire.

 

Et l’ex-forçat rendit la main au trotteur et fila comme une flèche à travers deux rangées de voitures jusqu’à la Madeleine.

 

Là, il prit la rue Royale, traversa la place de la Concorde et se lança dans les Champs-Élysées.

 

Mais, arrivé au rond-point, il fit le tour du bassin et retourna sur ses pas.

 

– Diable ! murmura-t-il, il ne faut point oublier le vicomte de la Morlière.

 

Et il revint bon train vers les boulevards, et ne s’arrêta que dans la rue de la Michodière, à la porte de cette maison au troisième étage de laquelle M. le baron Gontran de Neubourg avait pénétré dans le cabinet tenu par M. Rocambole.

 

Alors il se retourna vers le groom, qui se tenait immobile et les bras croisés sur le siège de derrière.

 

C’était un vrai groom, de quinze à seize ans, habitué à l’obéissance passive et ne se souciant nullement de la direction qu’il prenait. Rocambole lui adressa la parole :

 

– Mon ami, lui dit-il, ayant soin de conserver toujours son accent anglais, j’entre dans cette maison et je n’en ressortirai pas.

 

– Faut-il rentrer à l’hôtel ? demanda le domestique.

 

– Non, car je vais vous envoyer un de mes amis, qui est aussi un ami de votre maître. Il montera à ma place et ira rue Saint-Lazare d’abord, et probablement ensuite dans la rue du Vieux-Colombier ; peut-être même fera-t-il une troisième course. Cela dépendra.

 

Le domestique s’inclina et Rocambole disparut dans l’allée de la maison.

 

Dix minutes environ s’écoulèrent.

 

Tout à coup le groom de M. de Neubourg vit paraître un élégant monsieur vêtu d’un paletot brun et d’un pantalon gris, portant une barbe noire et de gros favoris, le teint bronzé comme un Espagnol, et la boutonnière ornée d’un ruban multicolore.

 

Ce personnage jeta un coup d’œil sur le poney-chaise, parut hésiter un moment, puis il s’approcha et dit au groom, avec un accent méridional très prononcé :

 

– Est-ce que vous êtes le domestique du baron Gontran de Neubourg ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Alors, c’est moi que vous attendez.

 

Et il monta dans le poney-chaise.

 

Il prit les guides avec non moins d’assurance que le faux chirurgien anglais, et lança le trotteur dans la rue de la Chaussée-d’Antin.

 

Quelques minutes après, la petite voiture s’arrêtait, rue Saint-Lazare, à la porte de Saphir.

 

Saphir se faisait appeler dans sa maison madame la baronne de Laval, du nom de la rue qu’elle avait habitée longtemps.

 

Il paraît que l’Espagnol connaissait ce détail, car il demanda au concierge si madame la baronne était chez elle.

 

Sur la réponse affirmative, il monta.

 

Saphir habitait le premier étage et avait un fort bel appartement.

 

– Madame ne reçoit pas, fut-il répondu à l’Espagnol par le petit groom qui vint lui ouvrir.

 

– J’ai besoin de la voir.

 

– Madame part ce soir en voyage ; elle fait ses malles. Cependant si monsieur veut me dire son nom ?

 

– Ta maîtresse ne me connaît pas, mais dis-lui que je viens de la part de son ami le vicomte de Chenevières.

 

Ce nom n’était point inconnu, sans doute, au petit bonhomme, car il s’empressa d’ouvrir la porte du salon et y introduisit le visiteur.

 

Puis il disparut par une porte du fond et revint au bout de deux minutes, en disant :

 

– Si monsieur veut bien me suivre…

 

L’Espagnol traversa, sur les pas du groom, la chambre à coucher de Saphir, et pénétra dans un petit boudoir où la jeune femme l’attendait.

 

Une camériste rangeait devant elle les nombreux compartiments d’une grande caisse de voyage.

 

Saphir regarda avec un certain étonnement son visiteur, et elle eût juré ses grands dieux qu’elle ne l’avait jamais vu.

 

Il tira de sa poche la lettre que le vicomte de Chenevières avait écrite auparavant au café Anglais, et la lui tendit.

 

À peine Saphir l’eut-elle lue, qu’elle s’empressa d’offrir un fauteuil à l’Espagnol et de congédier sa femme de chambre.

 

– Ah ! monsieur, dit-elle, soyez le bienvenu, du moment que vous m’arrivez de la part de ce cher vicomte. Arthur est le plus noble et le meilleur des hommes.

 

– Ainsi, dit l’Espagnol, vous avez toute confiance en moi ?

 

– Vous pouvez parler, monsieur.

 

– Vous me croirez ?

 

– Comme lui.

 

– C’est bien, mais d’abord laissez-moi vous étonner un peu.

 

– Comment cela ?

 

– Vous partez ce soir ?…

 

– En effet.

 

– Et vous partez avec le vicomte de la Morlière…

 

– C’est vrai. Comment le savez-vous ?

 

– Je sais bien autre chose encore. Écoutez.

 

Saphir regarda curieusement l’inconnu.

 

– Vous allez chaque soir, depuis quinze jours, à l’hôtel de la Morlière…

 

Saphir tressaillit.

 

– Déguisée, poursuivit l’inconnu, en interne d’hôpital.

 

– Vous êtes donc sorcier ?

 

– Attendez. Vous aimez Paul…

 

– À en mourir.

 

– Et il n’est rien que vous ne fassiez pour lui prouver votre amour ?

 

– Je donnerais ma vie en souriant, répondit Saphir avec simplicité.

 

– Le vicomte de la Morlière sait cela, et c’est pourquoi il vous a fait venir… ce matin…

 

– Comment ! vous savez encore ?…

 

– Je sais tout. Le vicomte vous a parlé au nom de l’amour que vous aviez pour son fils.

 

– C’est vrai.

 

– Et il vous a dit qu’il dépendait de vous de lui rendre un important service et de lui conserver une grande fortune près de lui échapper.

 

– Mais, monsieur, s’écria Saphir au comble de l’étonnement, vous êtes donc un ami du baron de Kerdrel ?

 

– Non.

 

– Ou de M. de la Morlière ?

 

– Non.

 

– Ou du chirurgien anglais ?

 

– Pas davantage.

 

– Cependant, une seule de ces trois personnes…

 

L’Espagnol se prit à sourire, puis tout à coup il changea de voix et d’accent. Ce ne fut plus la mélopée traînante des Méridionaux, mais le sifflement guttural des fils d’Albion, et Saphir jeta un cri de surprise :

 

– La voix de l’Anglais ! dit-elle.

 

– C’est moi, dit l’Espagnol.

 

– Vous ? vous ?

 

– Oh ! yes…

 

Et il ôta ses favoris et se débarrassa de sa barbe noire.

 

Puis, s’approchant d’une table de toilette, il trempa le coin d’une serviette dans un vase d’eau, et frotta une de ses deux joues. La couleur bistrée s’en alla, laissant voir une peau blanche et mate.

 

Saphir, au comble de l’étonnement, le regardait toujours.

 

Alors Rocambole perdit l’accent anglais, comme il avait perdu l’accent espagnol, et il dit à Saphir en fort bon français :

 

– Il faut te dire, ma petite, que je ne suis ni Anglais, ni Espagnol, ni chirurgien de profession.

 

– Qui êtes-vous donc ?

 

– Un ami du vicomte Arthur de Chenevières, d’abord.

 

– Ah !

 

– Ensuite, un ami de ton cher Paul, que tu aimes tant.

 

– Vrai, vous êtes l’ami de Paul ?

 

– Oui, un ami inconnu.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Je veux dire que je suis son ami, et que cependant il l’ignore. Il ne me connaît même pas…

 

– Vraiment ?

 

– Je suis son ami à ce point que je vais t’empêcher de commettre une mauvaise action en t’associant aux projets infâmes de son père.

 

Saphir se redressa stupéfaite.

 

– Le vicomte de la Morlière est un misérable, articula lentement Rocambole, et il a jeté les yeux sur toi comme sur un instrument propre à servir son ambition.

 

Et comme Saphir doutait encore, Rocambole ajouta :

 

– Le vicomte veut marier son fils !

 

Cette fois, Saphir jeta un cri terrible : un ricanement féroce lui traversa la gorge.

 

– Ah ! dit-elle, s’il a compté sur moi pour cela, le bonhomme, il s’est fourré le doigt dans l’œil.

 

Le regard de Saphir était de flamme.

 

XI

Rocambole se complut un moment à voir se développer la jalouse colère de Saphir. Puis il reprit :

 

– Il faut te dire encore, ma petite, que le vicomte de la Morlière est un cœur sec, égoïste et méchant.

 

– Il a un mauvais œil, toujours, dit Saphir, qui, on s’en souvient, avait tressailli sous le regard du vicomte.

 

– L’argent est tout pour lui dans la vie ; l’amour n’est rien.

 

– Le vicomte est pourtant assez riche.

 

– C’est vrai. Mais il veut l’être plus encore, et il y travaille.

 

– Comment cela ?

 

– Il a un cousin qu’on appelle le marquis de Morfontaine.

 

– Paul m’en a parlé souvent.

 

– Le marquis a une fille…

 

– Paul me l’a montrée aux Champs-Élysées. Elle est fort belle.

 

– Cette fille aura un jour cent mille livres de rente.

 

– Bon ! je devine, repartit Saphir, qui se rasséréna tout à coup ; le vicomte veut marier Paul avec mademoiselle Victoire ?

 

– Précisément.

 

– Mais, rassurez-vous, cela ne sera pas.

 

– Je l’espère bien.

 

– Car Paul n’aime pas sa cousine ; il ne peut pas la souffrir.

 

Rocambole haussa les épaules.

 

– Tu es naïve ! dit-il. On n’a pas besoin d’aimer pour épouser.

 

– Oh !

 

– Mademoiselle Victoire de Morfontaine n’aime pas plus son cousin que son cousin ne l’aime.

 

– Eh bien ! tant mieux…

 

– Et elle adore un jeune homme sans fortune, mais charmant…

 

– Elle est assez riche pour deux.

 

– Ce n’est pas l’avis de son père.

 

– Ah !

 

– Le marquis de Morfontaine est comme son cousin le vicomte ; il pense que les bons écus font les bons mariages, et il veut marier sa fille à Paul.

 

– Après ?

 

– L’amoureux de mademoiselle Victoire se nomme Léon de Pierrefeu.

 

– Tiens ! je le connais.

 

– Hein ? fit Rocambole.

 

– Je l’ai vu deux fois avec le baron Goubaud, un ancien ami à moi.

 

Rocambole sourit et continua :

 

– Voyant qu’on ne voulait point lui donner mademoiselle Victoire, M. Léon de Pierrefeu a pris un parti.

 

– Il y a renoncé ?

 

– Non, il l’a enlevée.

 

– Bravo ! fit Saphir.

 

Et puis elle se prit à rire.

 

– Mais, dit-elle, s’il en est ainsi, M. le vicomte de la Morlière s’y prend un peu tard.

 

– Tu crois ?

 

– Dame !

 

– C’est ce qui te trompe, ma fille. M. de la Morlière passe fort bien sur les convenances sociales lorsqu’il est question de cent mille livres de rente.

 

Saphir eut un geste de dégoût.

 

– Et il a compté sur moi ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien ! il s’est trompé, je ne partirai pas.

 

– Ah ! pardon, tu partiras, au contraire.

 

– Plaît-il ? fit Saphir. Rocambole reprit gravement :

 

– Ma petite, j’ai l’honneur de te le dire, je suis un ami inconnu qui veille sur Paul…

 

– Et c’est vous qui…

 

– Attends donc. Le vicomte a machiné un plan infernal. Ce plan, nous ne le connaissons pas, et il peut cependant réussir. Or, pour qu’il avorte, il faut que nous le connaissions, n’est-ce pas ?

 

– C’est juste.

 

– Et le seul moyen de le connaître, c’est que tu paraisses te donner corps et âme au vicomte et entrer complètement dans ses projets.

 

– Bon ! je comprends.

 

– Donc, il faut que tu partes avec lui et avec moi.

 

– Avec vous ?

 

– Oui, je suis ton domestique… Oh ! sois tranquille, je porte bien la livrée.

 

– Mais le vicomte voudra-t-il que je vous emmène ?

 

– C’est à peu près sûr.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’il préférera de beaucoup emmener un domestique inconnu ; c’est moins gênant.

 

– Mais je ne sais pas où nous allons.

 

– Ni moi ; seulement tu le sauras ce soir. Le vicomte t’attend à sept heures, je crois ?

 

– Oui.

 

– À six heures je serai ici avec un fiacre, et je me chargerai de tes bagages. Adieu.

 

Et le faux Espagnol baisa la main blanche de Saphir, qui le conduisit jusqu’à l’antichambre.

 

Rocambole avait rajusté sa barbe et ses favoris.

 

Il remonta dans le poney-chaise et courut rue Taitbout.

 

Le baron Gontran de Neubourg n’était point sorti, et il attendait le retour de l’homme d’affaires.

 

Si habitué déjà qu’il fût aux métamorphoses sans nombre de Rocambole, le baron ne put retenir une exclamation de surprise en voyant descendre de sa voiture un homme barbu et basané qui semblait arriver des tropiques en ligne directe.

 

– Vous êtes merveilleux, en vérité ! lui dit-il en le voyant entrer dans son cabinet de travail.

 

– Épargnez-moi les compliments, monsieur le baron. Nous n’avons pas le temps de causer aujourd’hui.

 

– Voyons, de quoi s’agit-il ?

 

– Je vous disais donc que vous partiez ce soir…

 

– Très bien ? Pour quel endroit ?

 

– Je ne le saurai pas avant ce soir ; mais j’ai trouvé le moyen de vous prévenir.

 

– Quel est-il ?

 

– Tenez-vous prêt à sept heures. Entre sept et huit heures, un fiacre viendra stationner à votre porte. Vous ferez porter votre valise et monterez ensuite.

 

– Et où me conduira-t-il ?

 

– À une gare de chemin de fer quelconque, je ne sais laquelle maintenant, mais il m’y aura déposé moi-même une heure auparavant.

 

– Bien. Après ?

 

– Arrivé à la gare, vous irez au bureau des dépêches télégraphiques et vous trouverez certainement de mes nouvelles.

 

– Est-ce tout ?

 

– N’oubliez pas d’emporter une paire de pistolets et une certaine somme d’argent. Je ne sais ni où nous allons, ni le temps que durera notre voyage.

 

– Dois-je voir mes amis avant de partir ?

 

– Il faut voir Danielle. Je comptais aller chez elle. Mais, à tout prendre, vous lui ferez plus de plaisir vous-même.

 

M. de Neubourg, malgré ses trente ans sonnés, rougit comme un écolier à ces paroles du pénétrant homme d’affaires.

 

– Et que lui dirai-je ?

 

– Vous lui annoncerez votre départ, d’abord…

 

– Ensuite ?

 

– Et vous lui remettrez ce pli.

 

Rocambole tira de sa poche une espèce de manuscrit assez volumineux.

 

– C’est, dit-il, un petit travail auquel je me suis livré. C’est la marche à suivre à l’égard de M. Paul de la Morlière. Votre protégée, monsieur le baron, est parfaitement intelligente. Elle jouera son rôle à merveille avec le concours du marquis de Verne.

 

– Ah ! le marquis en est ?

 

– Oui certes.

 

– Et quand doit-elle… commencer ?

 

– Le plus tôt possible. Dans trois jours au plus tard, le vicomte quitte Paris ; c’est le moment ou jamais.

 

– Et je n’ai aucune instruction à laisser, soit à Chenevières, soit à lord Galwy ?

 

– Pardon, vous les prierez de se tenir prêts à quitter Paris au premier télégramme de vous. Adieu, monsieur le baron… au revoir, du moins.

 

*

* *

 

Rocambole gagna à pied la rue de la Michodière et remonta chez lui.

 

Le petit jeune homme aux écritures était seul dans le bureau.

 

– Est-il venu quelqu’un ? demanda Rocambole.

 

– Personne, monsieur.

 

– Ôte la targette, le bureau est fermé.

 

– Mais il n’est que quatre heures, fit observer le bonhomme.

 

– Cela ne fait rien. Tu peux même t’en aller aujourd’hui. Mets la clef chez le concierge. Je tirerai la porte après moi.

 

Le commis, habitué aux excentricités de son patron, ne fit aucune objection ; mais comme il allait franchir le seuil du bureau, Rocambole le rappela :

 

– Ah ! j’oubliais de te dire que je m’absente de Paris pour quelques jours. Tu remettras les visiteurs au mois prochain. Si l’on te questionne, tu répondras que je suis allé soutenir un procès en province.

 

Rocambole ouvrit son porte-monnaie et en tira cinq louis :

 

– Tiens, lui dit-il, voilà tes appointements de la fin du mois ; je ne serai probablement pas de retour.

 

Le jeune commis parti, Rocambole s’enferma au verrou, passa dans son cabinet de toilette, et, avant de se débarrasser de sa pelure d’Espagnol, il s’assit devant une table et écrivit la lettre suivante en anglais :

 

À monsieur le vicomte de la Morlière,

 

« Monsieur,

 

« J’ai laissé ce matin votre cher enfant dans un état assez satisfaisant pour que je juge inutile une seconde visite. Je ne le verrai pas ce soir, mais j’irai demain matin le panser. Vous pouvez partir sans la moindre crainte, monsieur ; avant huit jours, M. Paul pourra vous rejoindre, en quelque lieu que vous soyez.

 

« Tout à vous,

 

« Sir John. »

 

Quand il eut écrit et plié cette lettre, Rocambole procéda à une troisième métamorphose.

 

Il se dépouilla de ses favoris énormes et de sa grande barbe noire, lava soigneusement son visage et ses cheveux, qui reprirent leur nuance blonde ordinaire.

 

Puis il chercha dans sa garde-robe une livrée complète, et au bout de quelques minutes, il était aussi méconnaissable pour le groom de M. de Neubourg que pour le vicomte de la Morlière lui-même.

 

Rocambole avait su se donner la tournure d’un valet de bonne maison, menteur, effronté et insolent.

 

Ainsi vêtu, ainsi transformé, l’homme d’affaires quitta son bureau, dont il tira la porte qui se ferma au pêne, et il descendit dans la rue.

 

Cinq heures sonnaient.

 

– Ce n’est pas une raison, parce que maintenant on cultive la vertu, se dit-il, pour qu’on se laisse mourir de faim. J’ai le temps d’aller dîner.

 

Et Rocambole s’en alla rue Neuve-des-Mathurins, dans ce petit restaurant où mangeaient les palefreniers, les cochers du voisinage, et dans lequel autrefois il avait séduit le cocher de Banco, la fausse princesse russe dont s’était épris l’hidalgo don José.

 

L’ex-forçat se fit servir un copieux dîner et une bouteille du meilleur vin qui se trouvât dans l’établissement.

 

Son repas fini, il demanda du café et fuma un excellent cigare, qu’il accompagna de cette boutade philosophique :

 

– À table, toutes les opulences se nivellent devant la digestion. Quand j’étais marquis, je ne fumais pas avec plus de plaisir. Après dîner, le cigare d’un sou devient le rival du panatellas ou du londrès.

 

Cette opinion sur le cigare émise, Rocambole jeta cent sous sur la table et s’en alla sans attendre sa monnaie, ce qui fit faire à la dame du comptoir la réflexion suivante :

 

– Voilà un domestique sans place, qui doit avoir fait des économies.

 

Il y a dans la rue Neuve-des-Mathurins, à côté du passage Sandrié, une remise de voitures.

 

Rocambole y entra et avisa un cocher dont la physionomie béate lui plut.

 

Il ouvrit la portière du coupé et monta.

 

– Où faut-il aller, bourgeois ? demanda le cocher.

 

Rocambole le regarda d’un air mystérieux.

 

– Es-tu homme à gagner proprement vingt francs de pourboire ? demanda-t-il.

 

– Dame ! fit le cocher alléché par la proposition. De quoi s’agit-il ?

 

– Je suis au service d’une dame qui n’a pas de mari…

 

– Bon ! connu !

 

– Cette dame part en voyage dans une heure, avec… un monsieur respectable.

 

– Allez ! allez ! fit le cocher, on connaît ça.

 

– Ce monsieur est jaloux, et comme il se doute de quelque chose…

 

– Ah !

 

– Il emmène la dame en voyage, et la dame ne sait pas où.

 

– Tiens ! pas bête du tout, le vieux.

 

– Mais le jeune, reprit Rocambole, a trouvé un bon ami, c’est moi, et je veux qu’il sache où nous allons…

 

– Comment cela ?

 

– Tu vas voir. Je te prends à l’heure, nous allons chercher ma maîtresse, ensuite le monsieur, et nous partons au chemin de fer qu’il indiquera.

 

– Très bien.

 

– Arrivé au chemin de fer, je te paye et je te renvoie.

 

– Bon ! et alors…

 

– Tu reviens rue Taitbout et tu te mets à la porte du 17. Un jeune homme sort, monte dans la voiture, et tu le conduis au chemin de fer.

 

– Tout cela n’est pas bien malin, dit le cocher.

 

– En route, donc.

 

Et le remise courut se ranger à la porte de Saphir.

 

Saphir était prête. Il fallut que Rocambole retrouvât l’accent du faux chirurgien anglais pour se faire reconnaître.

 

– Ah ! décidément, murmura la jeune femme, vous êtes étonnant…

 

Et Saphir partit avec son nouveau laquais et ses caisses de voyage pour l’hôtel du vicomte de la Morlière.

 

Ce dernier l’attendait avec impatience, et dès qu’il la vit entrer dans la cour, il lui dit :

 

– Il faut, ma chère enfant, renoncer à voir Paul, nous manquerions le chemin de fer.

 

Saphir devint toute pâle, mais un regard du faux laquais la réconforta sur-le-champ.

 

– Comme vous voudrez, murmura-t-elle.

 

M. de la Morlière jeta un coup d’œil sur Rocambole :

 

– Quel est cet homme ? demanda-t-il.

 

– C’est un domestique au service duquel je tiens beaucoup, répondit Saphir en tremblant. J’ai pensé que vous me permettriez de l’emmener.

 

– Est-il intelligent ?

 

– Certes oui.

 

Le vicomte toisa Rocambole et murmura à part lui :

 

– Il a une mauvaise figure ; il doit être capable de tout.

 

Et, après une minute de réflexion, il dit à Saphir :

 

– Vous avez raison d’emmener ce garçon, il nous sera utile.

 

M. de la Morlière monta dans la voiture de place.

 

– Où va madame ? demanda le nouveau laquais avant de fermer la portière.

 

– Au chemin de fer de l’Ouest, répondit le vicomte.

 

Le remise partit, passa les ponts et gagna l’embarcadère.

 

Là Rocambole, en domestique de bonne maison, paya le cocher et le renvoya, non sans avoir échangé avec lui un signe d’intelligence.

 

– Maintenant, monsieur, dit Saphir, puis-je savoir où nous allons ?

 

– En Normandie, mon enfant.

 

Le vicomte avait fait prendre à Rocambole trois billets pour Rouen ; mais il était évident qu’ils allaient ou plus près ou plus loin.

 

Cependant Saphir, à qui Rocambole avait fait sa leçon, n’insista point, mais comme le train s’arrêtait à Mantes :

 

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle tout à coup, je gage que vous avez oublié mon sac de voyage sur la table, dans le salon, n’est-ce pas, John ?

 

Le faux laquais rougit et balbutia :

 

– Vite ! descendez, entrez au bureau télégraphique et réclamez-le. La cuisinière l’enverra.

 

– Où ? demanda Rocambole.

 

M. de la Morlière répondit naïvement :

 

– À Beuzeville, bureau restant.

 

Rocambole entra dans le bureau de télégraphie, réclama le sac oublié à dessein, et adressa la dépêche suivante à M. le baron de Neubourg :

 

« Arrivez par le train suivant à Beuzeville, près du Havre (Seine-Inférieure).

 

« R. »

 

Rocambole remonta en voiture, et le train repartit.

 

XII

Trois jours après le départ du vicomte de la Morlière et de Saphir, nous les eussions retrouvés tous les deux en Normandie, dans une jolie petite maison cachée dans les plis d’un vallon vert qui descendait vers l’Océan par une pente insensible.

 

La maison était perdue au milieu d’un massif de grands arbres, et il fallait en être tout près pour la voir.

 

M. de la Morlière était descendu à Beuzeville, et, un journal de Rouen à la main, il avait demandé en quel endroit était située La Charmerie.

 

Ainsi nommait-on vulgairement cette maison, à cause de la touffe de charmes qui l’entourait.

 

M. de la Morlière montrait, en questionnant ainsi le chef de station du chemin de fer, la quatrième page de son journal, où on lisait l’annonce suivante :

 

À vendre ou à louer de suite, meublée,

 

LA CHARMERIE, etc.

 

S’adresser à la station de Beuzeville, ou à C…,

 

CHEZ M. E…, notaire.

 

On avait répondu que la Charmerie était située à trois lieues environ sur la droite, dans la direction de Fécamp, et le vicomte avait trouvé à Beuzeville une voiture de louage qui l’avait d’abord conduit à C…, petit village situé au milieu des terres.

 

Là, M. de la Morlière avait vu le notaire, avait présenté Saphir comme sa fille et témoigné le désir de visiter la Charmerie et de louer cette maison pour y passer l’été.

 

La maison, comme le disait l’annonce, était meublée, et, vingt-quatre heures après, les voyageurs s’y trouvaient installés.

 

– Mon enfant, avait alors demandé M. de la Morlière, montez-vous à cheval ?

 

– Parfaitement.

 

– C’est très heureux.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, pour la réussite de nos projets, projets que je vous confierai plus tard et lorsqu’il en sera temps, il est à peu près nécessaire que vous montiez à cheval.

 

– Ah !

 

– Aussi recevrons-nous, ce soir ou demain, du marquis de Morfontaine, mon cousin, à qui j’ai écrit avant de quitter Paris, deux chevaux de selle ; bien certainement ils vous plairont.

 

– Des chevaux anglais ? demanda la jeune femme.

 

– Probablement. Le marquis sait que je n’en monte jamais d’autres. Ces environs sont charmants ; vous pourrez vous promener chaque matin.

 

– Est-ce que vous ne m’accompagnerez pas ?…

 

– Jamais.

 

– Tiens ! est-ce que… vous ne montez pas ?…

 

– Ce n’est point cela. J’ai besoin de demeurer invisible pour tout le monde dans ce pays.

 

Saphir, à qui sans doute Rocambole avait tracé un plan de conduite, ne fit aucune objection.

 

Le lendemain, les chevaux arrivèrent. Le faux laquais, par ordre du vicomte, alla les chercher à Beuzeville, d’où il ramena, en même temps, une grosse servante normande qui devait, avec lui, composer le personnel domestique de la Charmerie.

 

La maison était entourée d’un grand jardin très ombreux, clos par une haie vive, à travers laquelle le regard ne pouvait pénétrer.

 

M. de la Morlière, dès le jour de son arrivée, était descendu dans le jardin et s’y était promené très longtemps, ce qui avait permis à Saphir et à Rocambole de se trouver seuls et d’échanger quelques mots.

 

– Eh bien ? avait demandé le faux laquais.

 

– Rien encore.

 

– Il ne vous a rien dit ?

 

– Absolument rien.

 

– C’est bizarre, murmura Rocambole.

 

Et il poursuivit lentement et comme se parlant à lui-même :

 

– Décidément, nous avons affaire à forte partie. M. le vicomte de la Morlière est un adversaire digne de moi. Voilà un homme qui n’évente point ses projets.

 

Rocambole rêva un moment :

 

– Il faut pourtant, murmura-t-il, que je sache ce que nous sommes venus faire ici.

 

– Dame ! répondit Saphir, jusqu’à présent je ne puis même m’en douter.

 

– Quoi qu’il arrive, dit Rocambole, quoi qu’il vous propose, fût-ce la dernière des infamies, ne vous révoltez pas, ne vous indignez point.

 

– Oh ! soyez tranquille, je vous ai promis de vous obéir.

 

– Ne trouvez-vous pas, reprit Rocambole qui était retombé un instant dans sa rêverie, ne trouvez-vous pas que le vicomte vous regarde d’une singulière façon ?

 

– Oh ! si, il est de certains moments où il me fait peur.

 

– M. de la Morlière est un homme froid, égoïste, méchant, qui, jusqu’à ce moment, n’a aimé personne.

 

– Vous croyez ?

 

– Jusqu’à présent, il n’a eu d’autre passion que la cupidité, et vous allez être son premier amour.

 

– Que dites-vous ? s’écria la jeune femme étonnée.

 

– Je dis, articula lentement Rocambole, que le vicomte vous aime.

 

– Ah ! par exemple !

 

– Mais, continua l’ancien élève de sir Williams, il ne se l’avoue point encore, et il vous a amenée ici pour se servir de vous, sans avoir conscience de ce qu’il éprouvait lui-même intérieurement.

 

Saphir se prit à rire.

 

– Il perdra son temps, s’il en est ainsi, dit-elle.

 

Rocambole ne répondit point. Il méditait.

 

La soirée, la journée du lendemain se passèrent. M. de la Morlière ne laissa rien transpirer de ses projets.

 

Depuis son départ de Paris, il s’était borné à entretenir la jeune femme de choses indifférentes ; mais il s’était oublié parfois à la regarder d’une façon étrange.

 

Dans ces moments-là, l’idée fixe qui semblait le dominer l’abandonnait tout à coup.

 

Il y avait donc deux jours que M. de la Morlière était installé à la Charmerie, il n’avait point encore dévoilé à Saphir le but de leur voyage.

 

Le soir du second jour – les chevaux étaient arrivés le matin – comme neuf heures sonnaient à la pendule du salon, le vicomte se leva tout à coup et regarda la jeune femme.

 

– Ma belle enfant, lui dit-il, je vais m’absenter ce soir.

 

– Comment ! dit Saphir, est-ce que vous retournez à Paris ?

 

Le vicomte hocha la tête en souriant.

 

– Non, dit-il, pas tout à fait. Je vais faire une promenade au clair de lune.

 

– À pied ?

 

– Non, à cheval.

 

– Voulez-vous que je vous accompagne ?

 

– Non, impossible.

 

– Et, dit Saphir, qui sans doute avait reçu de nouvelles instructions, serez-vous bien longtemps dehors ?

 

Elle l’enveloppa d’un regard de sirène, sous lequel le vicomte éprouva un trouble inexprimable.

 

– Deux ou trois heures, répondit-il.

 

M. de la Morlière avait pris avec Saphir des façons toutes paternelles ; il l’appelait « mon enfant », et lui mettait parfois un baiser sur le front.

 

– Adieu ! lui dit-il.

 

Et, comme à l’ordinaire, il effleura de ses lèvres le front blanc de la jeune femme ; mais ce contact lui arracha un frisson ; une sorte de vertige s’empara de lui, et il sortit précipitamment, juste au moment où Rocambole, qui était merveilleux sous son enveloppe de laquais, apportait une lampe dans le salon.

 

– Bon ! dit ce dernier, à qui le trouble de M. de la Morlière n’échappa point, si le bonhomme veut jouer à M. de Pierrefeu un tour de sa façon, il n’a qu’à se dépêcher. Sa raison commence à s’égarer.

 

Et Rocambole quitta le salon sur les pas du vicomte, après avoir échangé un rapide regard avec Saphir.

 

M. de la Morlière descendit au jardin, en proie à une surexcitation nerveuse, et il en fit le tour d’un pas précipité.

 

– C’est bizarre ! murmura-t-il, très bizarre !… Voilà une misérable courtisane que je me surprends à traiter avec les plus grands égards, que j’embrasse en tressaillant… que je regarde avec émotion… Oh ! mais c’est de la folie !… Ne vais-je pas être amoureux ?… À mon âge !… Moi !… moi ! le vicomte de la Morlière !… Allons donc !

 

Et le vicomte passa la main sur son front, comme s’il eût voulu en chasser une vision terrible ou grotesque.

 

Il rentra dans la maison, et comme il traversait le vestibule, il se trouva face à face avec Rocambole.

 

Pour la seconde fois, le vicomte dévisagea attentivement le laquais.

 

En dépit de son retour à la vertu, Rocambole avait conservé son visage astucieux, son regard fuyant, ses lèvres minces et pâles.

 

Le masque du coquin avait survécu à la conversion.

 

– Voilà un homme qui me servira si je le paye bien, se répéta M. de la Morlière ; je le sonderai.

 

Et, remettant sans doute à plus tard l’interrogatoire qu’il comptait lui faire subir, il se borna à lui dire :

 

– Allez me seller un cheval.

 

Rocambole fut stupéfait de l’ordre qu’il recevait ; mais sa physionomie n’exprima que la niaise surprise d’un valet qui ne comprend pas très bien ce qu’on lui dit.

 

– Sellez-moi un cheval, répéta le vicomte.

 

– Tout de suite ?

 

– Certainement.

 

– Lequel ?

 

– Celui qui vous paraît le meilleur.

 

– C’est le noir, dit le faux laquais.

 

Et il s’en alla sur-le-champ à l’écurie.

 

M. de la Morlière fit encore deux ou trois tours dans le jardin, en proie à une vague agitation.

 

Le bruit des pas du cheval résonnant sur le pavé l’arracha à ses méditations.

 

Il revint, entra dans la cour, qu’une simple claire-voie séparait du jardin, et, avant de mettre le pied à l’étrier, il examina de nouveau le prétendu valet.

 

Rocambole, qui tenait la bride d’une main et de l’autre une lanterne dont la lumière l’éclairait en plein, avait su se refaire son visage des anciens jours, ce visage astucieux et plein de cynisme que feu sir Williams avait admiré si souvent.

 

Une fois de plus, le vicomte tressaillit.

 

– Comment te nommes-tu ? lui dit-il.

 

– John, répondit Rocambole.

 

– Tu es Anglais ?

 

– Non, monsieur.

 

– Pourquoi t’appelles-tu John ?

 

– Parce que j’ai habité Londres.

 

– Singulière raison !

 

– Je parle l’anglais comme le français.

 

– Eh bien ?

 

– Et madame, qui sait que je m’appelle Jean, a préféré me nommer John, c’est plus chic !

 

Par le mot de madame, tout court, Rocambole désignait Saphir.

 

– Aimes-tu beaucoup ta maîtresse ?

 

– Peuh ! c’est selon…

 

Ces trois mots étaient d’une éloquence irréfutable.

 

Ils signifiaient clairement :

 

« Je suis dévoué à ma maîtresse, parce qu’elle me paye ; mais je serais bien plus dévoué à celui qui me payerait davantage. »

 

Ces trois mots satisfirent sans doute M. de la Morlière.

 

– C’est bien ! dit-il.

 

Il mit le pied à l’étrier et sauta en selle. Le cheval piaffa, caracola, se cabra à demi sous le genou de son cavalier.

 

– Allons ! pensa le vicomte, il est bon et le marquis a eu la main heureuse.

 

John ouvrit la grille, et M. de la Morlière sortit de la Charmerie.

 

Le vicomte, depuis son arrivée, n’avait point encore mis les pieds hors de la villa, et on eût pu croire qu’étranger au pays, il allait hésiter et ne point savoir tout d’abord de quel côté il dirigerait sa monture.

 

Il n’en fut rien.

 

La Charmerie avait une longue avenue du côté de la mer. Ce fut cette avenue que M. de la Morlière suivit.

 

Quand il fut au bout, il se trouva dans un chemin creux qui longeait la falaise en se dirigeant vers un petit village du nom de Château-Vieux, situé à l’ouest.

 

Le vicomte mit son cheval au galop et fit deux lieues sans s’arrêter ; puis, arrivé à une bifurcation du chemin, il laissa celui qui continuait à se diriger vers la mer et se jeta brusquement à gauche, dans un sentier bordé de haies vives, qui serpentait à travers champs.

 

Là seulement il modéra l’allure de son cheval et parut vouloir s’orienter.

 

La lune, qui se levait à l’horizon, lui montra au travers d’un bouquet d’arbres une petite maison blanche ; à l’une des croisées brillait un point lumineux.

 

Cette maison était à la distance d’un quart de lieue environ.

 

– Ce doit être là, pensa le vicomte, Ambroise m’a bien indiqué…

 

M. de la Morlière fit encore deux ou trois cents mètres à cheval, puis il appuya deux doigts sur ses lèvres et fit entendre un coup de sifflet lentement modulé, semblable à celui dont les chouans se servaient dans le Bocage.

 

Quelques secondes s’écoulèrent, puis un houhoulement qui rappelait celui du pauvre Grain-de-Sel répondit au coup de sifflet dans le lointain.

 

– C’est bien cela, murmura le vicomte. Je reconnais maître Ambroise.

 

Puis, jetant les yeux autour de lui :

 

– Dans sa lettre, mon ancien complice m’indique comme but la Maison-Blanche, et comme rendez-vous un endroit du sentier où se dresse un grand chêne couronné. C’est bien ce chêne-là… Arrêtons-nous.

 

Le cheval du vicomte s’arrêta en effet au pied d’un arbre colossal qui dominait orgueilleusement tous les arbres des environs.

 

Alors le vicomte mit pied à terre, attacha son cheval à l’arbre, et s’assit sur l’herbe.

 

Le houhoulement se fit entendre de nouveau au bout de quelques minutes, mais beaucoup plus rapproché, et, bientôt après, un bruit de pas résonna sur la terre durcie.

 

Un homme avançait avec précaution à travers les broussailles et les genêts qui bordaient le sentier et la haie vive à droite et à gauche.

 

Quand cet homme ne se trouva plus éloigné que de quelques pas, le vicomte, qui se tenait immobile auprès de son cheval, dit à demi-voix :

 

– Qui va là ?

 

– Ambroise, répondit l’homme.

 

Et il enjamba la haie et se trouva auprès du vicomte.

 

– C’est toi ? fit celui-ci.

 

– Oui, monsieur.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! vous trouverez la pie au nid.

 

– Ah !

 

– Nos tourtereaux sont au salon ; ils font de la musique.

 

– Et je puis les voir ?

 

– En grimpant sur un arbre du jardin.

 

– Pourrai-je entendre ?

 

– Oui ; la fenêtre du salon est ouverte.

 

– Où vais-je laisser mon cheval ?

 

– Ici. Est-il attaché ?

 

– Oui.

 

– Il n’y a pas de danger, alors.

 

– Tu vas venir avec moi ?

 

– Oui, monsieur. Je marche devant.

 

Et Ambroise se mit en route, précédant le vicomte dans le sentier.

 

– Il y a un mauvais chien à la maison, dit-il.

 

– Diable !

 

– Il vous dévorerait si vous étiez seul ; mais avec moi, il ne dira rien. D’ailleurs, ajouta Ambroise, les gens de la Maison-Blanche sont loin de se défier de rien, et le beau damoiseau de Paris est à cent lieues de penser qu’on va lui détruire son petit bonheur.

 

À cette menace, nettement formulée, le vicomte se prit à sourire, de ce sourire odieux et cruel qu’il avait autrefois.

XIII

Pour expliquer la rencontre de M. de la Morlière et d’Ambroise, l’ancien valet de chambre de l’infortunée baronne Rupert, en même temps que le mystérieux voyage du vicomte en Normandie, il nous suffira de transcrire une lettre qui parvint à ce dernier la veille de son départ, et après la lecture de laquelle il jugea convenable de parler à M. de Kerdrel et au prétendu chirurgien anglais de ses projets de mariage pour son fils.

 

Cette lettre était arrivée, vers quatre heures, par la poste, et portait le timbre de Fécamp.

 

L’enveloppe de papier gris était cachetée avec de la cire grossière, mais le cachet avait pour empreinte une ancre de navire. Le vicomte tressaillit en y jetant les yeux.

 

– Je connais cela, murmura-t-il, j’ai vu cela quelque part.

 

Le vicomte, ayant déchiré l’enveloppe, lut les lignes suivantes :

 

« Monsieur et cher maître,

 

« Peut-être avez-vous oublié Ambroise. Les gens de qualité ont mauvaise mémoire, et voici bientôt quinze années que j’ai cessé de vous donner de mes nouvelles.

 

« Cependant monsieur le vicomte, j’ai aujourd’hui une bonne raison pour me rappeler à votre souvenir, une raison toute désintéressée du reste, et je crois que je vais pouvoir vous rendre un service.

 

« Laissez-moi d’abord vous dire ce que je suis devenu depuis le jour où je vous ai débarrassé, vous savez de qui.

 

« Le métier que je faisais alors ne m’enrichissait pas, et, malgré toutes vos libéralités, nous étions assez pauvres, ma femme et moi.

 

« Le choléra de 1849 l’attaqua, et elle fut enlevée en vingt-quatre heures.

 

« Comme elle était Normande, – je l’avais connue femme de chambre à Paris, – je pensai qu’elle pourrait bien avoir quelque revenance au pays, et je risquai le voyage.

 

« Ma femme laissait une tante, à la mort de laquelle elle aurait touché pour sa part une douzaine de mille francs ; mais la tante se portait bien, elle n’avait pas cinquante ans, elle était veuve et songeait à se remarier avec un homme qui aurait des manières.

 

« Je fis la cour à la tante, je lui plus, et au bout de trois mois, je l’épousai.

 

« Pardonnez-moi, monsieur le vicomte, si je vous donne tous ces détails, mais c’est à la seule fin de vous mettre bien au courant de la situation.

 

– « Ma seconde femme est fermière ; je suis devenu fermier.

 

« Nous avons un bail de vingt et un ans, renouvelé l’année dernière, et je me trouverais parfaitement heureux si je pouvais rembourser certains emprunts que j’ai faits, il y a quelque temps, pour acheter des bestiaux.

 

« Or, un matin, voici quinze ou vingt jours, comme je me creusais la tête pour trouver un moyen de liquider ces petites dettes, – nous étions à table, ma femme et moi, – le postillon nous apporta une lettre timbrée de Paris.

 

« Cette lettre était d’une sœur de ma femme qui habite ordinairement Paris, rue Neuve-des-Mathurins. C’est la veuve d’un intendant.

 

« Madame Hulot, – c’est son nom, – annonçait à ma femme qu’elle allait venir passer quelque temps chez nous, avec deux jeunes gens qui lui étaient confiés.

 

« Ces deux jeunes gens étaient sur le point de se marier, disait-elle, et leur mariage n’était reculé qu’à cause de certaines formalités qui restaient à remplir.

 

« Je n’attachai pas grande importance à la lettre de ma belle-sœur, que je n’avais jamais vue, et qui arriva le lendemain matin avec les deux jeunes gens en question.

 

« C’était un grand et beau garçon, aux cheveux bruns, à la moustache noire, et une jeune fille blonde, mince, fluette.

 

« Tous deux semblaient s’aimer beaucoup, et madame Hulot nous recommanda pour eux les plus grands égards.

 

« Comme le maître de notre ferme n’y est jamais en cette saison, nous avons logé la belle-sœur et les deux jeunes gens dans l’habitation, qui est tout fraîchement arrangée.

 

« Madame Hulot et la demoiselle couchent au premier étage, chacune dans une chambre attenant au salon ; M. Léon habite au rez-de-chaussée, à côté de la salle à manger.

 

« Le jeune homme monte à cheval le matin, il va se promener de droite et de gauche, mais généralement du côté de la mer, qui est à une lieue de chez nous, en tirant sur l’ouest.

 

« La jeune personne, qu’on appelle mademoiselle Victoire, ne sort jamais du jardin ou de la maison avant la nuit.

 

« À la brune, tous les trois vont se promener et rentrent généralement entre dix et onze heures. Ils se réunissent au salon, et mademoiselle Victoire fait de la musique.

 

« À minuit, M. Léon l’embrasse sur le front, souhaite le bonsoir à madame Hulot et descend se coucher.

 

« Cette existence assez mystérieuse a fini par m’intriguer, comme bien vous pensez.

 

« Madame Hulot ne faisait aucune confidence à ma femme, ne prononçait aucun nom propre, et si le hasard ne s’en était mêlé, je n’aurais jamais su d’où venaient ce M. Léon et cette mademoiselle Victoire.

 

« J’avais remarqué que, chaque matin, le facteur apportait une grosse lettre qui en renfermait deux autres de la même écriture.

 

« La première était pour madame Hulot, l’autre pour M. Léon, la troisième pour mademoiselle Victoire.

 

« Chaque jour aussi, madame Hulot m’envoyait porter une autre lettre non moins volumineuse à la poste.

 

« Celle-ci était adressée à madame C… M…, poste restante, à Paris.

 

« Un jour qu’elle m’eut remis la lettre fraîchement cachetée, j’enfourchai mon bidet, et, comme le pain était encore humide, j’ouvris la lettre en chemin.

 

« Je fus bien étonné de lire ces mots :

 

« Madame la marquise,

 

« Vos enfants vont bien. M. Léon et mademoiselle vous écrivent. »

 

« La lettre de madame Hulot renfermait, en effet, comme à l’ordinaire, deux autres lettres que j’aurais bien voulu lire ; mais elles étaient cachetées à la cire.

 

« C’est égal, me suis-je dit, je saurai le fin mot de tout cela, et nous verrons bien quelle est cette marquise.

 

« Hier, dimanche, j’ai pu mettre à exécution mon petit plan.

 

« Madame Hulot, mademoiselle Victoire et M. Léon sont allés à la messe du bourg. La messe est longue, le dimanche. Je suis sorti pendant le prône, je suis revenu à la ferme, et j’ai pénétré dans l’habitation avec une double clef que le maître nous laisse toujours en cas d’accident.

 

« M. Léon n’est pas très défiant. Il met ses lettres dans un tiroir de commode et laisse la clef à la serrure.

 

« J’ai pris l’une de ces lettres, qui me semblait de la même écriture que celle que reçoit madame Hulot tous les matins, et mes yeux ont couru à la signature.

 

« Jugez de ma surprise lorsque j’ai lu ce nom : Marquise de Morfontaine.

 

« J’ai pensé alors que vous pouviez bien être pour quelque chose dans tout cela, et j’ai pris connaissance non seulement de cette lettre, mais de toutes les autres.

 

« Or, de cette lecture, il est résulté pour moi que mademoiselle Victoire est la fille de la marquise ; que la marquise désire qu’elle épouse M. Léon de Pierrefeu ; que le marquis, au contraire, veut lui donner pour mari M. Paul de la Morlière, votre fils et son cousin ; que le marquis et vous remuez ciel et terre pour retrouver mademoiselle et n’y pouvez parvenir.

 

« Voyez si, maintenant, je suis bien informé.

 

« Or, monsieur le vicomte, pensant à tout cela, j’ai songé également un peu à mes dettes, et j’ai pensé que les petits renseignements que je vous transmets valent bien une vingtaine de mille francs.

 

« Je mets cette lettre à la poste, et je compte aller demain à Beuzeville, où il y a une station télégraphique.

 

« Si vous trouvez convenable de venir, je vous engage à louer une maison qui est située à deux lieues d’ici, près de Criquetot, et qu’on appelle la Charmerie.

 

« Envoyez-moi une dépêche à Beuzeville pour me dire si vous viendrez oui ou non.

 

« Je suis avec respect, monsieur le vicomte, votre dévoué serviteur.

 

« Ambroise. »

 

L’ancien complice du vicomte avait touché juste en pensant que M. de la Morlière ne confierait point à un autre le soin de troubler le bonheur des deux amoureux et qu’il viendrait lui-même.

 

En effet, quarante-huit heures après, on s’en souvient, M. de la Morlière s’installait à la Charmerie.

 

Deux heures plus tard, Ambroise était informé de son arrivée et lui écrivait ces quelques lignes qu’il jetait au bureau de poste de Criquetot :

 

« Monsieur le vicomte,

 

« Le plus court chemin d’un point à un autre est, comme vous savez, la ligne droite.

 

« Il y a une route qui va directement de la Charmerie à la Maison-Blanche ; c’est ainsi qu’on appelle l’habitation et la ferme que j’ai à bail.

 

« Mais les ponts et les chaussées ont leur raison d’être ; je crois que vous aurez des motifs pour prendre la ligne courbe : c’est toujours plus prudent.

 

« En sortant de la Charmerie, vous trouverez une avenue qui s’allonge vers la falaise.

 

« Au bout de cette avenue, il y a un chemin creux que vous prendrez, et qui se dirige vers l’ouest.

 

« Lorsque vous aurez fait deux lieues environ, vous trouverez une croix et un sentier que borde une haie vive.

 

« Prenez ce sentier ; peu après vous apercevrez une maison à travers les arbres : c’est là.

 

« À trois cents mètres de la Maison-Blanche, un grand chêne se dresse au milieu de la haie qui borde le sentier.

 

« C’est au pied de cet arbre que je prends la liberté de vous donner rendez-vous, soit demain soir, soit les jours suivants, entre neuf et onze heures. Vous sifflerez comme les gens du Bocage, et je vous répondrai comme Grain-de-Sel.

 

« On m’a dit que vous aviez amené une belle dame. Je pense que vous avez déjà imaginé quelque chose de bien, et je suis votre serviteur.

 

« Ambroise. »

 

C’était le lendemain du jour où cette deuxième lettre lui était parvenue, que M. de la Morlière était venu au rendez-vous que lui donnait Ambroise.

 

En quittant Paris, le vicomte avait écrit par le télégraphe au marquis de Morfontaine :

 

« Il me faut deux chevaux de selle. Envoyez-les-moi sur-le-champ, ligne du Havre, station de Beuzeville. »

 

Comme ces chevaux n’étaient arrivés que le jour même, M. de la Morlière n’avait pu, la veille, se mettre en route, la distance de la Charmerie à la Maison-Blanche étant de plus de huit kilomètres.

 

Il était donc près de onze heures quand il joignit Ambroise au rendez-vous indiqué.

 

– Causons un peu, dit le vicomte tout bas, tandis qu’ils cheminaient vers la maison, dont les murs blanchissaient au travers des arbres.

 

Ambroise s’arrêta, et comme la lune l’éclairait en plein, M. de la Morlière put l’examiner à son aise et lui dire :

 

– Hé ! hé ! comme te voilà vieilli, mon pauvre diable !

 

– Dame ! monsieur le vicomte, il y a vingt ans et plus que nous avons…

 

– Chut ! Comme le temps passe ! dit le vicomte.

 

En effet, maître Ambroise, car c’était bien le valet félon qui avait causé la mort du comte de Main-Hardye et, plus tard, enlevé la petite Danielle au château de Bellombre, pour l’enrôler dans une troupe de saltimbanques, maître Ambroise, disons-nous, avait les cheveux blancs, le visage horriblement ridé, et les allures débiles d’un vieillard précoce.

 

– Sais-tu, mon pauvre vieux, continua le vicomte, qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus !

 

– Dame ! oui.

 

– Et je ne croyais pas te retrouver ici.

 

– Ah ! dit Ambroise, mon séjour en Normandie est toute une histoire, comme j’ai eu l’honneur de vous l’écrire.

 

– Et tu te trouves heureux ?

 

– Assez… Cependant…

 

– Ah ! oui, dit le vicomte, je sais ce que tu vas me dire.

 

– Monsieur le vicomte devine si bien les choses que c’est bien possible.

 

– Tu vas me parler des vingt mille francs que tu dois…

 

– Peuh ! fit Ambroise, je ne m’en inquiète plus. Puisque monsieur le vicomte est venu, c’est qu’il pense me les donner.

 

– C’est vrai ; tu les auras. Que manque-t-il à ton bonheur ?

 

Ambroise parut réfléchir :

 

– Monsieur le vicomte, dit-il enfin, on prétend que quiconque paye ses dettes s’enrichit. Ce n’est pas mon avis. Avec vos vingt mille francs, je payerai mes dettes, mais voilà tout.

 

– Hum ! fit le vicomte. Est-ce que tu aurais la prétention de me faire doubler la somme ?

 

– Dame ! mademoiselle Victoire aura cent mille livres de rente en dot, un beau matin.

 

– Eh bien ?

 

– Et je gage que, si j’avertissais M. Léon de Pierrefeu du danger qu’il court, il s’engagerait bien à me compter une année de son revenu après son mariage.

 

Le vicomte se prit à rire.

 

– Tu es ambitieux, dit-il, et ce n’est point avec moi que tu pourras satisfaire ton ambition. Cent mille livres ! tudieu ! mon drôle, tu demandais moins autrefois.

 

– Ah ! dame, répondit Ambroise, l’appétit vient en mangeant. Et puis, quand on a un petit secret…

 

Le vicomte tressaillit.

 

– Mais, reprit Ambroise, nous causerons de tout cela, monsieur, lorsque vous aurez vu ; je ne suis pas bien pressé.

 

Ils étaient arrivés en ce moment au pied de la grande haie vive qui clôturait le jardin de l’habitation.

 

– Passons par ici, dit Ambroise, et marchez avec précaution. Il y a parfois des feuilles sèches qui crient sous le pied, dans les allées.

 

Un aboiement de chien se fit entendre.

 

– Chut ! César, murmura le fermier.

 

Un molosse au poil noir, qui s’était élancé à la rencontre d’Ambroise, arriva sur lui au moment où le fermier ouvrait une petite porte à claire-voie qui mettait le jardin en communication avec les champs.

 

– À bas ! répéta le fermier.

 

Le chien se tut.

 

Ambroise fit pénétrer le vicomte dans le jardin et le conduisit vers la maison.

 

Un ormeau s’élevait devant les croisées du salon, dont l’une était entrouverte.

 

On voyait de la lumière au-dedans.

 

Au pied de l’arbre, il y avait une échelle.

 

– Tenez, dit Ambroise, montez là et sautez à califourchon sur cette branche, vous verrez et vous entendrez ; moi, je fais le guet.

 

M. de la Morlière ne se fit point répéter l’invitation ; il grimpa avec la légèreté d’un jeune homme, et lorsqu’il fut établi sur la branche désignée, son regard plongea, ardent, dans l’intérieur du salon.

 

Victoire de Morfontaine et Léon de Pierrefeu étaient assis l’un près de l’autre.

 

Victoire avait une lettre à la main et lisait…

 

XIV

Le matin même, mademoiselle Victoire avait reçu de la marquise de Morfontaine, sa mère, la lettre suivante :

 

« Ma bien-aimée,

 

« Jusqu’à présent, je n’ai voulu te donner aucun détail sur ce qui s’est passé à l’hôtel depuis le soir de notre douloureuse séparation.

 

« Je me suis bornée à te dire que ton père était parti pour notre terre de l’Anjou.

 

« Il est revenu hier soir, et maintenant je vais tout te dire :

 

« Quand le bruit de la voiture qui emportait mes chers enfants se fut éteint dans l’éloignement, je remontai dans ma chambre et m’y enfermai.

 

« J’avais besoin d’être seule pour pleurer et prier à mon aise.

 

« Ah ! ma chère enfant, si Dieu exauce une mère qui lui demande le bonheur de sa fille, tu seras heureuse un jour, car j’ai bien prié.

 

« La nuit s’écoula en prières ; quand le jour vint, j’étais encore à genoux.

 

« Je me mis au lit et sonnai ma femme de chambre.

 

« – J’ai mal dormi, lui dis-je, vous n’entrerez pas chez moi avant midi.

 

Je redoutais la visite de ton père, et c’était avec une certaine terreur que j’entrevoyais l’explication qui aurait lieu entre nous lorsqu’il serait instruit de ton départ.

 

« Cependant, tu le sais, M. de Morfontaine pénètre rarement chez moi avant l’après-midi. Mais j’avais comme un pressentiment.

 

« En effet, vers huit heures, je commençais à peine à m’endormir, que Florine, malgré ma défense, entra et me réveilla.

 

« – Madame, me dit-elle, M. le marquis insiste pour voir madame.

 

« Je n’avais point répondu encore, que déjà M. de Morfontaine était dans ma chambre.

 

« – Mille pardons, madame, me dit-il, mille pardons de pénétrer ainsi chez vous, mais c’est pour une affaire urgente.

 

« Je tremblais de tous mes membres sous ma couverture, et j’avais craint un moment qu’il ne fût instruit déjà de ton départ.

 

« Je me trompais. Il ne savait rien encore.

 

« Il prit un fauteuil au pied de mon lit et fit signe à Florine de nous laisser seuls.

 

« – Vous le savez, madame, me dit-il alors, feu monsieur votre père a si bien disposé notre contrat de mariage qu’il m’est impossible de toucher à notre fortune sans votre signature.

 

« – Oh ! monsieur, me hâtai-je de répondre, vous savez que je ne vous la refuse jamais.

 

« – Je le sais, madame, mais j’ai pris l’habitude invariable de vous consulter.

 

« – Je vous en remercie.

 

« – Je pars dans une heure, continua-t-il, et je quitte Paris pour quinze jours au moins.

 

« À ces derniers mots, je respirai, et j’eus un instant l’espérance qu’il partirait sans demander à te voir.

 

« – Ah ! lui dis-je, vous partez ?

 

« – Je vais aux Tuillières, notre terre d’Anjou.

 

« – Mais vous ne pensiez point à ce voyage hier, il me semble ?

 

« – Non, madame.

 

« – Et vous avez pris cette décision… ?

 

« – En recevant, ce matin, une lettre de maître Franquin, mon notaire d’Angers. C’est au sujet de cette lettre que je désire vous entretenir quelques minutes.

 

« – Je vous écoute, monsieur.

 

« – Maître Franquin m’écrit que la terre et les bois de Bourg-Neuf, qui confinent à nos bois et au domaine des Tuillières, sont en vente. Vous savez que j’avais toujours désiré faire cette acquisition.

 

« – Si cela vous plaît, je ne m’y opposerai pas, répondis-je.

 

« – La terre et les bois sont d’une valeur approximative de cinq cent mille francs. J’ai calculé que le revenu net des bois portait l’intérêt du capital à cinq pour cent.

 

« J’en conclus qu’il n’y a aucun inconvénient à vendre pour vingt-cinq mille livres de rentes, et c’est cette autorisation que je viens vous demander.

 

« – Je vous l’accorde de grand cœur.

 

« M. de Morfontaine me donna un papier timbré à signer et se leva en me disant :

 

« – Je vous fais mes adieux, et je vais les faire à Victoire.

 

« À ces derniers mots, je devins fort pâle, et ton père aurait dû s’apercevoir de l’altération de mes traits, s’il n’avait été tout entier à ses préoccupations d’intérêt.

 

« Mon émotion et ma terreur étaient telles que je n’eus ni le courage ni la force de balbutier un mot et d’essayer de le retenir.

 

« Il sortit de ma chambre, et j’entendis le bruit de ses pas dans l’escalier et au-dessus de moi, puis celui de la porte qui s’ouvrait.

 

« Je me repentis alors de ne point lui avoir fait un mensonge et de ne pas lui avoir dit :

 

« – Victoire est sortie de bonne heure, elle est allée faire une course matinale et ne rentrera pas avant midi.

 

« Mais il était trop tard…

 

« Ton père était entré dans ta chambre, et, voyant le lit non foulé, il était allé droit à la cheminée, sur laquelle tu avais posé ta lettre d’adieux.

 

« Tout à coup j’entendis une exclamation, un juron, des pas précipités et furieux. M. de Morfontaine reparut chez moi comme un ouragan, renversant Florine, que j’avais appelée.

 

« Il était livide de colère et tenait dans sa main ta lettre, qu’il avait froissée.

 

« Il est des heures, mon enfant, où Dieu nous donne du courage et du sang-froid, à nous, pauvres mères.

 

« Je me dressai sur mon lit et dis avec une sorte d’étonnement :

 

« – Mon Dieu ! monsieur, qu’avez-vous ?

 

« – Victoire ! s’écria-t-il, Victoire est partie !

 

« – Partie ?

 

« – Tenez, lisez… voyez.

 

« Et tandis que je m’emparais de la lettre, il eut comme une révélation de la vérité.

 

« – Mais, s’écria-t-il, je suis fou, parole d’honneur !

 

« – Fou, monsieur ?

 

« – Et sans doute, je viens vous apprendre ce que vous savez mieux que moi.

 

« Il frappait du pied sur le parquet avec rage, et sa main ayant rencontré le verre d’eau qui se trouvait sur mon guéridon, il le prit et le brisa contre le mur.

 

« Cet acte de brutalité inouïe chez un homme bien élevé produisit sur moi un tout autre effet que celui qu’il aurait pu en attendre.

 

« Je me trouvai sur-le-champ calme, résolue et en état de tenir tête à l’orage.

 

« – Monsieur le marquis, lui dis-je, vous oubliez que vous êtes chez moi.

 

« – Ma fille ! où est ma fille ? répéta-t-il, ivre de fureur.

 

« – Votre fille est partie.

 

« – Comment ? avec qui ?… Répondez… mais répondez donc !

 

« Il m’avait saisi le poignet et le secouait avec violence ; j’étendis vers un cordon de sonnette la main qui me restait libre.

 

« – Lâchez-moi, monsieur, lui dis-je, ou je sonne et j’appelle nos gens à mon aide.

 

« Cette menace le calma comme par enchantement ; il comprit qu’il était allé trop loin.

 

« – Pardon, balbutia-t-il, j’ai eu tort… Mais… répondez-moi.

 

« – Eh ! mon Dieu ! monsieur, lui dis-je, que voulez-vous donc que je réponde ? Vous vous conduisez, en plein dix-neuvième siècle, comme un homme des âges barbares. Vous voulez traiter votre fille comme une esclave, une chose…

 

« – Moi ! moi ! fit-il.

 

« – Sans doute… Elle aime M. Léon de Pierrefeu…

 

« – Ah ! dit-il, je devine tout. Il l’a enlevée.

 

« – Il est homme d’honneur, il l’épousera !

 

« Il était devenu livide.

 

« – Non, dit-il, il ne l’épousera pas, car je le tuerai !

 

« Puis, me regardant avec des yeux pleins de fureur :

 

« – Et vous me direz où il est, lui ! Vous me le direz, madame, ou sinon…

 

« Je m’étais cuirassée d’impassibilité.

 

« – Monsieur, lui répondis-je, si vous étiez plus calme et en état de m’entendre, je parlerais.

 

« – Parlez donc ! s’écria-t-il. Allez, je vous écoute.

 

« Et il s’assit de nouveau dans le fauteuil qu’il avait occupé tout à l’heure au pied de mon lit.

 

« – Monsieur, lui dis-je, votre fille est notre unique enfant ; elle aura un jour plus de cent mille livres de rente et, dans de semblables conditions, il est non seulement cruel, mais ridicule de songer pour elle à un mariage d’argent.

 

« – Ce n’est point un mariage d’argent, mais de convenance, que je veux lui faire faire, me dit-il.

 

« – Eh bien ! laissez-la épouser l’homme qu’elle aime. C’est un loyal garçon, il est de bonne maison, il…

 

« Ton père m’interrompit par un de ces gestes violents dont il n’a que trop l’habitude.

 

« – Ma parole est engagée, me dit-il, je ne suis plus libre.

 

« – Votre parole ?

 

« – Oui ; j’ai promis au vicomte, mon cousin.

 

« Je l’interrompis à mon tour.

 

« – Je ne sais pas ce que vous avez promis, lui dis-je, mais je sais bien qu’un père n’a point le droit de décider du sort de sa fille ; que le mariage n’est point une transaction commerciale ; je sais encore qu’épouser le vicomte de la Morlière, votre cousin, c’est l’unir à un homme indigne du nom qu’il porte.

 

« – Assez ! madame… vous insultez mon parent !

 

« – Je n’insulte personne, monsieur ; mais je formule ma pensée.

 

« – Ainsi, vous savez où est ma fille ?

 

« – Elle est avec Léon.

 

« – Et c’est vous qui me l’apprenez ?

 

« – C’est moi qui les ai fait partir.

 

« – Infamie ! murmura-t-il.

 

« – Oh ! rassurez-vous, monsieur, lui dis-je. Léon est un homme d’honneur, et Victoire est une sœur pour lui.

 

« – Madame, reprit ton père après un moment d’hésitation et de silence, quel âge a Victoire ?

 

« – Vingt ans et onze mois, monsieur.

 

« – C’est-à-dire que dans un mois elle sera majeure, que dans un mois elle pourra se passer de mon consentement pour épouser M. de Pierrefeu.

 

« – Jusqu’à présent, elle espère encore l’obtenir.

 

« – Jamais !

 

« – Alors, elle attendra.

 

« M. de Morfontaine avait fini par contenir sa colère. Il était fort pâle, mais il n’avait plus d’éclats de voix.

 

« – Avez-vous lu le Code civil, madame ? me demanda-t-il tout à coup.

 

« – Non, monsieur, mais qu’importe ?

 

« – Il y a dans le Code civil un article qui donne au père le droit de faire saisir, par la gendarmerie, la fille mineure qui s’est enfuie du toit paternel.

 

« – Je sais cela.

 

« – Et la loi punit le ravisseur de six mois à deux ans de prison. Or, vous allez me dire où est ma fille, ou sinon…

 

« – Eh bien ! achevez votre menace.

 

« – Sinon, je m’adresserai au procureur impérial, qui saura bien vous faire parler.

 

« Je haussai les épaules.

 

« – Je ne connais pas de loi, répondis-je, qui oblige une mère à trahir le secret de sa fille.

 

« La justesse de cette réponse accabla M. de Morfontaine.

 

« – C’est bien, me dit-il, je vois que je n’obtiendrai rien de vous, mais je vais prendre mes mesures pour retrouver Victoire, et alors…

 

« Il n’acheva pas, se leva et sortit.

 

« Je ne le revis pas. J’appris dans la journée qu’il était parti pour l’Anjou.

 

« En effet, quelques jours après, je reçus une lettre de ton père, timbrée des Tuillières. Dans cette lettre il me recommandait une jeune fille de l’Anjou, la fille d’un de nos fermiers, qui est fleuriste à Paris et que je suis allée voir. Mais j’ai su que, dès le lendemain, il était revenu à Paris ; il s’était caché dans un hôtel garni ou chez son cher cousin le vicomte.

 

« Madame de C… l’a rencontré en fiacre.

 

« Sans doute, persuadé que tu n’avais pas quitté Paris, il s’est livré aux plus minutieuses recherches.

 

« Tu penses combien je tremble chaque jour, lorsque je vais rue Neuve-des-Mathurins chercher tes lettres. J’ai toujours peur d’être suivie ; je redoute qu’il ne finisse par vous découvrir.

 

« Hier soir le marquis est revenu.

 

« Il est entré chez moi comme si rien ne s’était passé entre nous.

 

« – J’ai acheté le domaine de Bourg-Neuf, m’a-t-il dit en entrant et en me baisant la main.

 

« Il avait un calme railleur qui m’a épouvantée.

 

« – Et Victoire ? m’a-t-il demandé ; avez-vous de ses nouvelles ?

 

« – Oui, monsieur.

 

« – Elle est toujours absente ?

 

« – Toujours.

 

« – Et plus que jamais elle veut épouser son cher Léon ?

 

« – Elle y compte.

 

« – Au fait, elle n’a plus que quinze jours à attendre ; c’est peu.

 

« – C’est beaucoup, ai-je répondu ; car d’ici là, vous pouvez la retrouver.

 

« – Oh ! rassurez-vous, m’a-t-il dit, je ne suis pas plus avancé dans mes recherches que le premier jour.

 

« – Ah !

 

« – Pourtant, je suis revenu à Paris incognito, j’ai mis toute la police en réquisition.

 

« – Et vous n’avez rien trouvé ?

 

« – Rien.

 

« Comme il était fort calme et presque souriant, j’ai tremblé qu’il n’eût, au contraire, tout découvert, et j’ai passé une nuit d’angoisses mortelles.

 

« Ta bonne lettre est venue me rassurer.

 

« Depuis hier je cherche à pénétrer la raison du calme apparent de M. de Morfontaine et n’y puis parvenir.

 

« Est-ce un piège ?

 

« Ou bien s’est-il résigné à voir sa volonté méconnue, et n’est-ce que pour sauver son amour-propre qu’il résiste encore ?

 

« Quoi qu’il en soit, mon enfant, sois prudente, ne te montre pas ; engage Léon à sortir le moins possible.

 

« L’heure de ton bonheur approche ; prends garde de ne point le compromettre par une imprudence.

 

« Adieu. Je t’écrirai demain.

 

« Ta mère qui t’aime,

 

« Marquise de Morfontaine. »

 

*

* *

 

C’était cette lettre que Victoire de Morfontaine lisait à son cher Léon de Pierrefeu, tandis que le vicomte de la Morlière, à califourchon sur sa branche, voyait et écoutait.

 

La lecture terminée, le vicomte, qui n’en avait point perdu un seul mot, se laissa couler au bas de l’ormeau, en murmurant :

 

– La marquise est une femme de tête ; mais il faudra voir…

 

XV

Le vicomte de la Morlière, après être descendu de l’arbre, rejoignit maître Ambroise.

 

Le fermier était tranquillement assis sur un banc du jardin et fumait sa pipe.

 

– Eh bien ? dit-il en voyant reparaître le vicomte.

 

– Allons-nous-en, nous avons à causer, répondit celui-ci.

 

Ambroise secoua la cendre de sa pipe et se leva sans répliquer un mot.

 

M. de la Morlière sortit du jardin et ne s’arrêta que lorsqu’il eut franchi la haie et mis le pied dans le sentier par où il était venu.

 

Alors, oubliant la distance qui le séparait de l’ancien valet de chambre, il lui prit familièrement le bras.

 

– Oh ! oh ! pensa Ambroise, il a joliment besoin de moi. Attention !

 

– Peux-tu t’arranger de façon, dit le vicomte, que je sache tous les matins ce qui s’est passé ici ?

 

– Certainement, monsieur.

 

– Sans éveiller de soupçons ?

 

– Aucun.

 

– Comment feras-tu ?

 

– Monsieur le vicomte n’est pas sans avoir un domestique sur lequel il peut compter.

 

Cette question fit tressaillir M. de la Morlière, qui songea sur-le-champ au valet de Saphir.

 

– Je le pense, dit-il.

 

– Ce domestique promènera les chevaux le matin.

 

– Bon ! de quel côté ?

 

– Du côté de la falaise. J’ai justement une pièce de terre à une lieue environ de la Charmerie, et comme elle a été en jachère cette année, je vais y mettre la charrue.

 

– Très bien !

 

– Le chemin de la falaise traverse cette pièce ; il est probable que, chaque matin, votre valet me trouvera assis sur la botte de fourrage qu’on emporte pour les chevaux. Faudra-t-il vous écrire ?

 

– Non, tant qu’il n’y aura rien de changé dans les habitudes de Léon et de mademoiselle Victoire.

 

– Mais, dame ! fit Ambroise, depuis qu’ils sont ici, ils ont une existence réglée comme un papier de musique.

 

– Oui, mais il peut survenir des événements.

 

– Ah ! c’est possible.

 

– Et si tu pouvais continuer à savoir ce que la marquise écrit…

 

Ambroise parut réfléchir.

 

– J’ai une idée pour cela, dit-il.

 

– Voyons ?

 

– Oh ! il est inutile que je l’explique à monsieur le vicomte. Je la mettrai à exécution, et j’espère réussir.

 

– Tu liras les lettres ?

 

– Je vous en enverrai un résumé tous les jours.

 

– À merveille !

 

– Vous ferez à votre valet la recommandation que voici : quand il longera la pièce de terre et qu’il me verra assis sur ma botte de fourrage, il fera bien attention à la façon dont je serai coiffé.

 

– Ah !

 

– Je mets tantôt une casquette, tantôt un chapeau de paille.

 

– Bon !

 

– Lorsque j’aurai quelque chose à vous transmettre, j’aurai mon chapeau de paille. Si je suis coiffé de ma casquette, c’est qu’il pourra passer son chemin sans s’arrêter.

 

– Mais ne crains-tu pas d’éveiller l’attention et les commérages de tes bouviers ?

 

– Oh ! je n’entends pas non plus qu’il m’aborde, même quand j’aurai mon chapeau de paille.

 

– Alors, à quoi bon ?…

 

– Seulement, ces jours-là, vous viendrez, le soir, flâner par ici, ou j’irai rôder, à la brune, aux environs de la Charmerie.

 

– Et tu crois pouvoir me communiquer le résumé des lettres ?

 

– Oui ; j’ai mon idée là-dessus.

 

Tout en échangeant ces quelques mots, M. de la Morlière et le fermier étaient arrivés près du grand chêne auquel le cheval était attaché.

 

Déjà le vicomte mettait le pied à l’étrier et saisissait la crinière pour sauter en selle, lorsque Ambroise lui dit :

 

– Pardon, monsieur le vicomte ; mais il me semble que nous avons à causer encore un peu.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Eh bien ! dit le vicomte en enfourchant sa monture, marche à côté de moi. Je t’écoute.

 

Ambroise se rangea à la gauche du cavalier.

 

– Voyons, de quoi s’agit-il ?

 

– Je voudrais savoir quelle sera ma part dans cette petite affaire.

 

– Quelle affaire ?

 

– Mais le mariage de M. Paul de la Morlière, votre fils, avec mademoiselle Victoire de Morfontaine.

 

– Tu m’as demandé vingt mille francs, je crois ?

 

– D’abord.

 

– Et puis tu as pensé que je doublerais ?

 

– Hum ! dit Ambroise, c’est monsieur le vicomte qui a parlé de cela ; mais ce n’est pas précisément l’idée qui m’est venue. La mienne…

 

– Voyons-la, demanda le vicomte, qui commençait à comprendre que maître Ambroise, en devenant vieux, avait acquis de l’ambition.

 

Ambroise reprit gravement :

 

– Les vingt mille francs sont une manière de prime, selon moi.

 

– Peste !

 

– Monsieur le vicomte me les enverra ou me les apportera demain, ou il me jettera un mot à la poste avec un mandat sur son banquier. Cela m’est égal : la signature de monsieur le vicomte est excellente, commercialement parlant.

 

– Soit, dit le vicomte.

 

– Si le mariage ne se fait pas, je ne réclame absolument rien.

 

– Oh ! certes, murmura le vicomte, il faudra bien qu’il se fasse.

 

– Dans ce cas-là…

 

Ambroise s’arrêta.

 

– Eh bien ! voyons ? fit le vicomte impatienté.

 

– Ne disais-je pas tout à l’heure, avant que monsieur le vicomte montât sur l’arbre, ne disais-je pas que mademoiselle Victoire apporterait bien cent mille livres de rente à son mari ?

 

– À peu près.

 

– Et que M. Léon de Pierrefeu, si on lui garantissait la main de mademoiselle Victoire, n’hésiterait point à promettre une année de son revenu ?

 

– C’est-à-dire que tu voudrais…

 

– Pardon, fit Ambroise, laissez-moi finir mon raisonnement.

 

– Voyons ?

 

– Dans toute affaire, il y a un bon et un mauvais côté. Le bon côté de M. de Pierrefeu, c’est l’amour de mademoiselle Victoire.

 

– Peuh !

 

– Le mauvais, c’est la présence de monsieur le vicomte dans le pays.

 

Le vicomte sourit.

 

– Il est évident, poursuivit Ambroise, que vous n’êtes point venu de Paris sans avoir des plans à peu près arrêtés.

 

– C’est probable.

 

– Mais ces plans, probablement aussi, ne peuvent pas s’exécuter en une heure.

 

– Non. Il faut un certain temps pour les mener à bonne fin.

 

– Donc, poursuivit le fermier, qui avait une logique inflexible, il n’y a pas de péril immédiat pour M. de Pierrefeu, j’imagine.

 

– Il peut dormir tranquille, cette nuit tout au moins.

 

– C’est plus qu’il ne m’en faut, si monsieur le vicomte et moi nous ne parvenons point à nous entendre.

 

– Hein ? fit le vicomte étonné.

 

– Je disais, monsieur, reprit Ambroise, que toute affaire ayant son bon et son mauvais côté, l’amour de mademoiselle Victoire faisait, pour M. de Pierrefeu, le contrepoids de votre présence ici.

 

– Eh bien ?

 

– Or, si j’avertis M. de Pierrefeu de votre présence, le contrepoids n’y sera plus, ce me semble.

 

– Soit, dit le vicomte, mais cela ne suffira point.

 

– Comment ?

 

– Eh ! parce que quand M. de Pierrefeu saura que j’ai découvert le secret de sa retraite, son mariage n’en sera pas plus avancé.

 

– Hum ! j’ai un fameux moyen à lui donner.

 

– Toi ?

 

– Parbleu ! un moyen à l’aide duquel il sera marié avant quinze jours.

 

M. de la Morlière fit un léger soubresaut sur sa selle.

 

– Railles-tu ? fit-il avec inquiétude.

 

– Mais non, monsieur.

 

– Par exemple, reprit le vicomte, je ne serais pas fâché de le connaître, ce fameux moyen.

 

– Je vais vous le dire, répliqua Ambroise avec calme.

 

– J’écoute, dit le vicomte de plus en plus inquiet.

 

– Nous sommes à trois lieues de Fécamp.

 

– À peu près.

 

– Avec un cheval attelé à ma carriole de bon fermier normand, je puis y aller en une heure. La route est fort belle.

 

– Mais…

 

– Attendez donc, monsieur le vicomte… Il y a en ce moment-ci dans le port un petit sloop anglais qui doit lever l’ancre au point du jour.

 

Le vicomte tressaillit.

 

– Supposons que je me range du bord de M. Léon de Pierrefeu.

 

– Eh bien ?

 

– Je vous quitte, je rentre à la ferme, j’éveille ma femme qui est couchée, et je lui dis : « Il y va du repos, du bonheur, de la vie peut-être de nos deux jeunes gens et de ta sœur, madame Hulot. » Ma femme se lève, étourdie, nous courons ensemble à l’habitation, je frappe à coups redoublés, M. Léon vient ouvrir.

 

– Après ? demanda le vicomte, qui trouvait qu’Ambroise se livrait à d’interminables digressions.

 

– « Vite ! vite ! dis-je alors, monsieur Léon, mademoiselle, habillez-vous, il faut partir ou tout est perdu… Je n’ai pas le temps de vous donner des explications ; mais, si vous ne voulez pas être séparés pour toujours, partez ! » Et je les mets dans ma carriole, je les conduis à Fécamp, je les embarque à bord du sloop. Le jour même, le journal maritime du port annonce leur départ. À partir de ce moment, vous comprenez… il n’y a plus moyen que M. Paul de la Morlière, votre fils…

 

– Je comprends, reprit froidement le vicomte, que tu veux que je te promette cent mille francs.

 

– Tout naïvement, monsieur, et comme nous sommes un peu pressés par le temps, à cause du sloop qui part…

 

– Eh bien ?

 

– J’ai bonne envie de vous accompagner jusqu’à la Charmerie.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Oh ! soyez tranquille, je n’entrerai pas.

 

– Alors…

 

– Mais je vous attendrai au bout de l’avenue.

 

– Et… dans quel but ?

 

– Vous me rapporterez un mandat de vingt mille francs d’abord, et ensuite une promesse…

 

M. de la Morlière interrompit Ambroise d’un geste.

 

– Tout cela est inutile, dit-il, à moins que tu n’aies pas confiance en ma signature si elle est au crayon.

 

– Au crayon ou à l’encre, elle est bonne, monsieur, très bonne.

 

Le vicomte arrêta son cheval, fit signe à Ambroise de tenir sa bride, déboutonna son paletot et prit dans sa poche un carnet qu’il ouvrit.

 

Il faisait un clair de lune superbe.

 

Le vicomte écrivit, au crayon, les lignes suivantes :

 

« Bon pour la somme de vingt mille francs sur mon crédit chez MM. C…, B… et D…, banquiers à Paris, rue du Helder.

 

« Vicomte de la Morlière. »

 

Puis, déchirant la feuille du carnet, il la passa à Ambroise.

 

Ambroise était fumeur ; il avait toujours des allumettes dans sa poche. Il en frotta une sur la manche de sa blouse, et, à la lueur de la flamme, il examina fort attentivement le mandat que M. de la Morlière venait de souscrire.

 

– C’est parfaitement en règle, dit-il. Voyons le reste.

 

Pendant ce temps, M. de la Morlière écrivait sur une autre feuille de carnet :

 

« Le lendemain de la célébration du mariage de Paul de la Morlière, mon fils, avec mademoiselle de Morfontaine, sa cousine, je payerai au porteur du présent billet la somme de cent mille francs. »

 

Puis il signa.

 

Ambroise examina non moins attentivement, et grâce à une deuxième allumette, ce nouveau papier, qu’il plia et mit soigneusement dans sa poche avec l’autre.

 

– Maintenant, monsieur le vicomte, dit-il, je crois que j’ai un certain intérêt à ce que nous réussissions.

 

– Je le crois, répondit le vicomte en ricanant.

 

– Et peut-être que si vous me faisiez part de quelques-uns de vos plans…

 

– C’est juste, dit le vicomte, autrefois tu avais de bonnes idées…

 

– J’en ai toujours.

 

– Aussi, je compte bien te consulter, mais pas aujourd’hui.

 

– Tiens ! pourquoi donc ?

 

– Parce que je ne suis pas encore bien sûr de mon plan ; mais demain, nous verrons…

 

Ambroise lâcha la bride, et M. de la Morlière, piquant des deux, partit au galop.

 

XVI

Tandis que Rocambole et M. de Neubourg étaient en Normandie, d’autres événements relatifs à notre histoire se déroulaient à Paris.

 

Il y avait près de huit jours que le chef des Chevaliers du clair de lune était parti, laissant de minutieuses instructions à ses trois amis, lorsque M. Paul de la Morlière, qui avait commencé à quitter son lit et s’était même promené la veille dans le jardin de l’hôtel au bras de son ami M. de Kerdrel, reçut un petit billet sans signature, conçu en ces termes :

 

« Si M. Paul de la Morlière est rétabli de son coup d’épée, s’il peut sortir un moment demain jeudi et aller déjeuner au café Anglais comme autrefois, il pourra peut-être y entendre parler de cette belle inconnue qu’il rencontra un soir dans un petit salon de la Maison-d’Or. »

 

Lorsque Paul reçut ce billet, il était seul.

 

On le sait, madame la vicomtesse de la Morlière et sa fille avaient quitté Paris le jour même du duel de Paul avec M. de Neubourg ; elles n’en avaient rien su par conséquent, et le vicomte avait confié son fils aux soins de M. de Kerdrel.

 

Chaque jour, M. de Kerdrel venait à l’hôtel tenir compagnie à son jeune ami. Paul allait parfaitement bien et n’avait plus désormais aucun besoin du chirurgien anglais, qui n’avait point reparu.

 

Habituellement, M. de Kerdrel arrivait vers dix ou onze heures du matin, et ne quittait plus son ami que le soir.

 

Or, comme il était à peine neuf heures, lorsque ce billet arriva à l’hôtel, Paul était seul encore. D’abord le jeune homme éprouva une véritable stupéfaction ; puis, en lisant et relisant ce mystérieux billet, il fut pris d’une émotion violente. Un moment, il eut peur de voir se rouvrir sa blessure.

 

Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il eut la force de sonner pour appeler son valet de chambre.

 

– Qui donc a apporté cette lettre ? demanda-t-il alors d’une voix encore profondément émue.

 

– Un domestique, monsieur, répondit le valet de chambre.

 

– En livrée ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Comment était cette livrée ?

 

– Jaune et bleue.

 

– Tu ne devines pas à qui elle peut appartenir ?

 

– Non, monsieur.

 

Paul redisait le billet, le retournait en tous sens. Il était écrit d’une petite écriture allongée, fort nette. Était-ce une main de femme qui l’avait tracée ?

 

Un parfum discret s’échappait de l’enveloppe ; l’empreinte du cachet était non moins mystérieuse que la lettre elle-même. C’était une couronne de comte surmontant un écusson vide.

 

Lorsque son émotion fut un peu calmée, Paul voulut s’habiller.

 

Son état lui permettait maintenant de sortir ; mais eût-il été dangereusement malade encore, qu’il n’eût point hésité un moment.

 

Cet amour étrange qui s’était emparé de lui le soir où il avait rencontré et suivi l’inconnue était toujours allé se développant, surtout depuis qu’il avait été blessé.

 

– C’est pour elle ! s’était-il dit.

 

La fièvre est un puissant auxiliaire de l’amour.

 

Pendant les quinze ou dix-huit jours que le jeune homme avait passés au lit, souvent en proie au délire, il avait eu constamment devant les yeux l’image de sa belle inconnue.

 

Cependant Saphir s’était installée chaque soir à son chevet, et c’était comme par miracle que le nom de Danielle, qui errait si souvent sur les lèvres de Paul, n’était point parvenu à son oreille.

 

Or, ce jour-là, Paul, ivre de joie, se fit lestement habiller, et M. de Kerdrel, qui arriva comme dix heures sonnaient, fut fort étonné de le trouver sur pied.

 

– Mon ami ! mon cher ami ! murmura Paul en se jetant dans ses bras, lisez !

 

Et il lui tendit le billet qu’il venait de recevoir.

 

– Ah ! diable ! fit le baron.

 

– Je suis fou de joie et j’ai peur d’en mourir, mon ami.

 

– Bah ! on ne meurt pas de joie.

 

– Bien certainement, c’est elle.

 

– Qui, elle ?

 

– Elle qui m’a écrit. C’est Danielle, les battements de mon cœur me le disent assez…

 

– Vous êtes fou !

 

– Ah ! elle aura su que je m’étais battu à cause d’elle, et alors, vous comprenez…

 

– Oui, dit M. de Kerdrel en souriant ; alors elle se sera prise d’une bonne passion pour vous.

 

– Justement.

 

– Et vous allez au café Anglais ?

 

– Si j’y vais ? pouvez-vous me le demander, mon ami ?

 

– C’est vrai, vous ne pouvez pas hésiter un seul instant.

 

– Et vous m’accompagnerez, j’imagine ? continua Paul, qui allait et venait par la chambre, en proie à une agitation croissante.

 

– Non, dit M. de Kerdrel.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais, dit le baron, parce que j’ai trente-cinq ans bientôt, mon ami, et que j’ai plus d’expérience que vous.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– C’est facile, pourtant. Ce qui déplait le plus à une femme, c’est l’indiscrétion. Or, si vous m’emmenez au café Anglais, je deviendrai forcément, aux yeux de votre inconnue, une manière de confident.

 

– Vous avez raison.

 

– Allez-y seul : je vous attendrai ici.

 

Paul relut pour la vingtième fois le billet, et répéta cette phrase à demi-voix : « S’il peut sortir un moment, demain jeudi… »

 

– Il n’y a pas d’heure fixée ! dit-il.

 

– C’est vrai, mais comme on déjeune habituellement de onze heures à midi, c’est tout comme.

 

Paul regarda la pendule :

 

– Il est plus de dix heures, dit-il. Je puis y aller.

 

Il sonna et demanda son coupé.

 

– Mon cher ami, lui dit M. de Kerdrel, je vais vous donner un bon conseil.

 

– Voyons ?

 

– Il est probable que vous ne verrez pas votre inconnue en personne.

 

– Qui sait ?

 

– Mais un messager quelconque.

 

– Soit. Eh bien ?

 

– Un messager qui vous donnera un autre rendez-vous.

 

– C’est probable.

 

– Avant d’y aller, tâchez d’avoir le temps de venir me consulter. Peut-être ne sera-ce point inutile.

 

Paul fronça le sourcil.

 

– Comme vous me dites cela ! fit-il.

 

– Je suis prudent.

 

– Pensez-vous donc que…, on me tende un piège ?

 

– Non, mais enfin, je crois devoir vous faire cette petite recommandation. Voilà tout.

 

Paul serra la main à son ami, prit son paletot et descendit dans la cour de l’hôtel, où son coupé attendait.

 

M. de Kerdrel le regarda s’éloigner.

 

– Voilà comment l’amour nous mène ! dit-il.

 

– Où va monsieur ? demanda le valet de pied en refermant la portière sur son jeune maître.

 

– Sur le boulevard, répondit Paul.

 

Dix minutes après, le fils du vicomte de la Morlière arrivait au café Anglais, montait au premier étage et s’installait dans un petit salon où il déjeunait ordinairement.

 

L’heure était matinale encore, il y avait peu de monde, et Paul, jetant un regard autour de lui, n’aperçut que des visages à lui connus.

 

Son duel avait fait quelque bruit.

 

– Tiens ! dit une voix comme il entrait, te voilà donc sur pied, mon pauvre Paul ?

 

Il se retourna et reconnut un de ses amis, M. Simon Varin, une célébrité du sport.

 

– Bonjour, Simon.

 

– Tu t’es donc battu ?

 

– Oui.

 

– On m’a appris cela hier soir seulement. Je te croyais à la campagne. Tu t’es battu avec le baron de Neubourg, m’a-t-on dit ?

 

– On t’a dit vrai.

 

– Pourquoi ?

 

– Oh ! une niaiserie…, une querelle insignifiante.

 

– Et tu en as été quitte pour un coup d’épée dans l’épaule, n’est-ce pas ?

 

– Qui est guéri ou à peu près, à l’heure qu’il est.

 

– Tu as de la chance.

 

– Tu trouves ?

 

– Dame ! oui.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce que le baron passe pour une des meilleures lames de Paris et que tu aurais fort bien pu être tué sur place… Tu viens déjeuner ?

 

– Oui.

 

– Veux-tu te mettre là ?

 

Et M. Simon Varin montrait la table devant laquelle il déjeunait.

 

– Merci, répondit Paul, je vais me mettre là-bas, à ma place accoutumée.

 

Il désignait une table dans un coin du salon, et il ajouta :

 

– D’abord je veux lire les journaux, ensuite je suis maniaque ; excuse-moi, mon cher ami.

 

– Fais, ne te gêne pas, répliqua M. Varin, qui reprit la lecture du journal qu’il tenait à la main.

 

Paul alla se mettre à sa table, et, tout en demandant à déjeuner, rendit à droite et à gauche quelques saluts.

 

Tous les hommes qui étaient autour de lui, lui étaient parfaitement connus. Il était plus ou moins lié avec les uns, il saluait les autres.

 

– Jusqu’à présent, pensa-t-il, je ne vois pas l’ombre de mon inconnue, et je commence à croire que Kerdrel a raison. Il est impossible qu’elle vienne elle-même ici ; elle m’enverra un messager quelconque.

 

Au moment où il achevait cette réflexion, Paul vit entrer dans le salon un jeune homme fort élégant et qu’il apercevait souvent au café Anglais.

 

Il le connaissait de vue, l’avait rencontré, l’été précédent, aux courses de la Marche, et s’était trouvé avec lui, un soir, à une première représentation de l’Opéra ; mais il ignorait son nom.

 

Ce jeune homme faisait partie d’un groupe d’habitués du café Anglais qui ne se tenaient point habituellement dans le salon où Paul se trouvait, si bien qu’il n’était pas étonnant que ce dernier ignorât son nom ; cependant ils avaient pris l’habitude de se saluer.

 

Il vint se placer à une table voisine de celle où M. de la Morlière déjeunait en ce moment.

 

Paul essayait de tromper son impatience en lisant les journaux et il suçait du bout des lèvres une aile de perdreau froid, les yeux sans cesse tournés vers la porte.

 

Le jeune homme, une fois assis auprès de lui, se pencha comme pour lui demander le journal qu’il tenait à la main.

 

– Monsieur de la Morlière, dit-il tout bas.

 

Paul tressaillit.

 

– Mille excuses, monsieur, continua le jeune homme, mille excuses pour mon indiscrétion.

 

– Vous n’êtes point indiscret, monsieur, répondit Paul avec courtoisie. Désirez-vous ce journal ?

 

– Non, monsieur, ce n’est point cela…

 

L’émotion de Paul augmenta.

 

– Vous vous êtes battu dernièrement, m’a-t-on dit ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et peut-être vous souffrez beaucoup encore.

 

– Oh ! point du tout, répondit Paul, qui s’imagina alors que son interlocuteur voulait simplement lui faire un compliment de condoléance.

 

– Tant mieux, en ce cas.

 

– Pourquoi, en ce cas ?

 

– Mais, dit le jeune homme, parce que je vais probablement vous proposer un voyage en voiture.

 

– À moi ?

 

– À vous. Or, la voiture est quelquefois mauvaise pour les personnes dans votre situation. Un cahot violent peut faire rouvrir une blessure.

 

– Mais, monsieur, dit Paul de la Morlière, permettez-moi de vous faire une simple observation. Nous nous connaissons à peine, et si vous m’avez fait l’honneur de m’appeler par mon nom…

 

– Vous ne pourriez en faire autant, peut-être, voulez-vous dire ?

 

– Oui, monsieur.

 

Le jeune homme sourit.

 

– Je m’appelle le vicomte Arthur de Chenevières.

 

Paul tressaillit de nouveau, et il eut comme un vague souvenir d’avoir entendu prononcer ce nom-là lorsque le garçon de cabinet de la Maison-d’Or lui énumérait les quatre jeunes gens qui soupaient dans ce petit salon où il avait vu entrer Danielle.

 

À partir de ce moment, Paul de la Morlière soupçonna que le vicomte de Chenevières était la personne qui lui avait assigné un rendez-vous, et il devint circonspect.

 

– Ainsi, dit-il, monsieur le vicomte, vous voulez me proposer un voyage ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Mais… où ?

 

– C’est un mystère.

 

– Dans quel but ?

 

– Autre mystère.

 

– Dame ! monsieur, il est de certains moments où… le mystère…

 

– N’est point un encouragement, voulez-vous dire ?

 

– Précisément.

 

– Eh bien ! un mot peut-être vous décidera, monsieur.

 

– J’attends ce mot.

 

– C’est un nom propre.

 

Paul sentit tout son sang affluer à son cœur.

 

– Danielle ! prononça M. le vicomte Arthur de Chenevières.

 

– Danielle ! s’écria le jeune homme.

 

– Oui, monsieur.

 

– Comment ! c’est vous qui…

 

– C’est moi que vous êtes venu attendre ici.

 

– Ah ! monsieur, je suis à vos ordres.

 

Le vicomte se prit à rire.

 

– Je savais bien, dit-il, que je vous déciderais…, avec un nom.

 

– Ah ! vous allez me parler d’elle, n’est-ce pas ? reprit Paul avec vivacité.

 

– Oui…

 

– Oh ! parlez… parlez…

 

– Pas ici, en voiture.

 

– Comment ! dit Paul, vous voulez partir tout de suite ?

 

– Oui, certes.

 

Paul se souvint alors de la recommandation de M. de Kerdrel : « Avant d’aller au rendez-vous, venez me consulter. » Et un moment, il hésita.

 

M. de Chenevières devina sur-le-champ cette hésitation.

 

– Monsieur, lui dit-il, si vous voulez voir Danielle…

 

– La voir ? répéta Paul avec enthousiasme. Je la verrai ?…

 

– Oui, certes. Si vous voulez la voir, il faut vous décider à l’instant et partir.

 

– Sans même avoir le temps de passer chez moi ?…

 

– Sans avoir ce temps-là. D’ailleurs, ajouta le vicomte, monsieur votre père n’est pas à Paris, votre mère et votre sœur aussi sont absentes. Que voulez-vous aller faire chez vous ?

 

– La voir ! je vais la voir ! murmurait Paul, ravi.

 

Et, demandant une plume, il écrivit à M. de Kerdrel les deux lignes suivantes :

 

« Je vais la voir, ami. On m’emmène sur-le-champ. Ne m’attendez pas ce soir. »

 

Puis il dit à M. de Chenevières :

 

– Je suis à vos ordres, monsieur. Partons !

 

XVII

M. de Chenevières eut alors le sourire d’un ami plus âgé qui regarde un adolescent plein d’enthousiasme.

 

– Un moment… fit-il.

 

Et comme Paul le regardait…

 

– Vous avez vingt-trois ans, dit-il ; je suis votre aîné, monsieur, et je n’ai point votre bouillante ardeur. Vous aimez Danielle et je comprends votre empressement mais je dois vous dire que des circonstances tout exceptionnelles m’ayant fait confier cette mission d’ambassadeur que ni mon âge, ni mon caractère ne semblent légitimer, j’ai quelques précautions à prendre.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Que je désirerais, autant que possible, ne pas sortir d’ici avec vous.

 

– C’est facile. Où dois-je vous rejoindre, monsieur ?

 

– C’est moi qui vous rejoindrai.

 

– Soit.

 

– Vous allez me saluer froidement, comme si nous n’avions échangé que de banales paroles.

 

– Très bien.

 

– Et vous vous promènerez sur le boulevard, dans la direction de la porte Saint-Martin. Je vous retrouverai vraisemblablement dans dix minutes entre les deux portes, sur le trottoir de gauche, un peu plus loin que le boulevard de Sébastopol.

 

– C’est parfait, répondit Paul.

 

Il appela le garçon, demanda la carte à payer, jeta sa monnaie sur la table et se dirigea vers la porte, après avoir échangé un cérémonieux salut avec M. de Chenevières.

 

– Tiens ! lui dit M. Simon Varin, à qui il tendit la main avant de sortir, tu connais le vicomte ?

 

Fidèle aux recommandations de son futur conducteur, Paul répondit avec nonchalance :

 

– Un peu ; nous nous sommes rencontrés aux courses du printemps.

 

Et il sortit.

 

Une fois sur le boulevard, Paul songea de nouveau à la recommandation de M. de Kerdrel.

 

– Si j’étais à deux pas de chez moi, se dit-il, j’irais… mais bah ! il est trop tard… le vicomte va me rejoindre… et puis…

 

Paul dédaigna d’achever sa phrase. Le nom de Chenevières était une garantie suffisante pour lui.

 

Il renvoya donc son cocher et s’en alla le long du boulevard, rêvant à cette adorable créature blonde qui avait nom Danielle.

 

Il avait à peine atteint l’angle du boulevard Saint-Denis et de celui de Sébastopol, qu’il s’entendit appeler par son nom.

 

Une voiture était arrêtée au bord du trottoir, et la portière encadrait la tête du vicomte.

 

Paul s’approcha, non sans avoir jeté un coup d’œil d’amateur sur le cheval et la voiture.

 

Le cheval était un vigoureux percheron, assez fin de modèle, et tel qu’on en avait autrefois à l’administration des postes.

 

C’était une bête taillée pour faire aisément seize kilomètres en une heure, avec une assez lourde charge à traîner. La voiture était un coupé-chaise peint en brun avec le train jaune.

 

– Singulier équipage ! murmura Paul, qui ne put réprimer un sourire moqueur ; le vicomte est monté comme un maquignon de province.

 

M. de Chenevières ouvrit la portière, et Paul se plaça près de lui.

 

Le cocher, qui ne portait aucune livrée, avait sans doute des ordres, car il se contenta de rendre la main à son cheval sans demander où il fallait aller ; le coupé continua à longer le boulevard.

 

– Monsieur, dit alors le vicomte, nous avons une route assez longue à faire.

 

– Ah ! répondit Paul, tant pis !

 

– Craignez-vous de vous trouver fatigué en chemin ?

 

– Ce n’est point cela. Mais je suis impatient de la voir.

 

Le vicomte sourit.

 

– Je le comprends, dit-il Donc, je vous annonçais que nous avions une assez longue route à faire.

 

– Hélas !

 

– Et que nous n’arriverions que fort tard dans la soirée.

 

– Vraiment ? Mais monsieur le vicomte, demanda Paul, vous allez peut-être me dire maintenant…

 

– Où je vous conduis ?

 

– Je serais curieux de le savoir.

 

– Malheureusement, monsieur, reprit le vicomte avec gravité, je ne puis vous renseigner sur le lieu où nous allons, mais encore…

 

– Bon ! dit Paul en riant, n’allez-vous pas me bander les yeux, comme dans les romans ?

 

– Pas tout à fait. Mais je vais avoir recours à un expédient qui, atteignant le même but, sera moins désagréable.

 

Paul regarda curieusement M. de Chenevières.

 

Celui-ci posa sa main sur le devant du coupé, fit jouer un ressort, et la glace de face, qui était baissée, remonta.

 

Cette glace, ainsi que celle de côté, que le vicomte releva l’une après l’autre, était dépolie et tamisait un jour mat. On ne voyait rien au travers.

 

– Ma foi, dit Paul en riant, voilà qui est original. Est-ce de votre invention, monsieur ?

 

– Non, répondit le vicomte. Ce moyen a été inventé, il y a quatre ou cinq ans, à l’intention d’un jeune fou que vous avez peut-être connu, Roland de Clayet ?

 

– Celui qui avait cru aimer la comtesse Artoff ?

 

– Le même.

 

– Et qui, ajouta Paul, était reçu chaque soir dans un petit pavillon de Passy par une jeune femme qui ressemblait trait pour trait à la comtesse ?

 

– C’est bien cela. Le coupé qui le conduisit la première fois à ce mystérieux rendez-vous avait, comme celui-ci, des glaces dépolies.

 

Le vicomte tira de sa poche un étui à cigares et le tendit à son compagnon de voyage :

 

– Voilà, dit-il, un moyen de tuer le temps. S’il ne vous suffit pas, voici des livres, là, sur cette tablette.

 

– Je préfère causer.

 

– Ah ! je vous devine.

 

Et M. de Chenevières se reprit à sourire tandis que Paul rougissait.

 

– Je gage, dit-il, que vous vous promettez, pendant le trajet, de m’accabler de questions sur Danielle.

 

– Dame !

 

– Et tenez, comme, au demeurant, j’ai passé par votre situation et que je comprends votre curiosité et votre impatience, je tâcherai de vous satisfaire dans les limites de la discrétion qui m’est imposée.

 

– Ah ! merci d’avance mille fois ! s’écria Paul ravi.

 

– D’abord, monsieur, reprit le vicomte, laissez-moi vous dire que je suis l’obligé de Danielle ; j’ai pour elle un dévouement profond, et c’est à ce titre que je suis, aujourd’hui, votre conducteur.

 

Paul s’inclina.

 

– Maintenant, que voulez-vous savoir ? Danielle est une femme dont l’existence est un mystère impénétrable. Elle a vingt ans, elle est belle, elle est vertueuse…

 

– A-t-elle un… mari ? demanda Paul avec timidité.

 

– Je ne puis vous répondre ; qu’il vous suffise de savoir que celui qui ose l’aimer, et celui-là c’est vous, s’expose vraisemblablement à de grands périls.

 

– Oh ! dit le jeune homme avec enthousiasme, je mourrais pour elle avec joie.

 

M. de Chenevières devint grave, ce qui pouvait, jusqu’à un certain point, donner à penser à Paul de la Morlière qu’il y avait, en effet, danger de mort à aimer Danielle.

 

Après un moment de silence, M. de Chenevières reprit :

 

– Danielle est-elle dame ou demoiselle, c’est ce que je ne puis vous dire. Mais il est un point de son histoire qu’il m’est permis de vous révéler.

 

Paul attacha un regard avide sur M. de Chenevières.

 

– Danielle est entrée dans la vie au moment où son père en sortait. Sa mère a été assassinée.

 

– Horreur ! s’écria Paul de la Morlière.

 

– L’histoire de Danielle, ajouta M. de Chenevières, rappelle la légende du duc Arthur de Bretagne. Elle a été dépouillée par ses oncles de son nom et de sa fortune.

 

– Mais ce que vous me dites là est épouvantable ! repartit le jeune homme.

 

– Soit ! mais c’est d’une vérité absolue.

 

– Et ses oncles ?…

 

– Ses oncles, poursuivit le vicomte, après avoir assassiné la mère, volé la fortune de l’enfant… ses oncles vivent en paix, en plein soleil, des biens mal acquis ; ils sont considérés, honorés ; ils portent des noms retentissants…

 

– Quelle infamie !

 

– Voilà tout ce que je puis vous dire, monsieur.

 

– Ah ! pardon, dit Paul, vous ne me refuserez pas un dernier éclaircissement.

 

– Voyons ?

 

– Comment se fait-il qu’après avoir si longtemps gardé le silence, elle se soit décidée…

 

– À vous voir ?

 

– Oui.

 

– Vous avez du malheur, monsieur, dans vos questions.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce qu’il m’est encore impossible de vous répondre.

 

Paul se mordit les lèvres.

 

– Enfin, dit-il, je vais la voir.

 

– Oui.

 

– Arriverons-nous… bientôt ? Le vicomte consulta sa montre.

 

– Voici deux heures que nous courons, dit-il ; dans huit heures nous serons arrivés.

 

En ce moment le coupé s’arrêta.

 

– Qu’est-ce ? demanda Paul.

 

– On relaye.

 

– Comment ?

 

– Mais, dit le vicomte, vous pensez bien que le même cheval ne saurait marcher dix heures. Nous quittons celui que vous avez vu ; on va remplacer le brancard par un timon et atteler à deux.

 

Paul entendit un bruit de grelots.

 

– Tenez, dit le vicomte, ce sont des chevaux de poste. Entendez-vous ?

 

– Ainsi, c’est un vrai voyage que vous me faites faire ?

 

– Un voyage de cinquante et quelques lieues.

 

– Au Nord ?… au Sud ?

 

Le vicomte sourit de nouveau et montra les glaces dépolies du coupé.

 

– S’il m’était permis de vous dire où je vous conduis, répondit-il, ces glaces-là ne seraient-elles pas inutiles ?

 

– Vous avez raison, je suis un sot de m’inquiéter du lieu où je vais, puisque le but de mon voyage, c’est elle.

 

– Fumez un cigare, reprit le vicomte, et, pour tromper votre impatience, causons d’autre chose. Avez-vous vu les dernières courses de Chantilly ?

 

Paul de la Morlière se rendit au conseil que lui donnait M. de Chenevières.

 

Ils étaient jeunes tous deux et appartenaient au même monde. Ils chassaient, avaient des chevaux et faisaient courir.

 

De temps en temps, le coupé s’arrêtait pour changer de chevaux.

 

Enfin, le jour blanc qui parvenait à l’intérieur par les glaces dépolies se rembrunit peu à peu. La nuit vint.

 

– Je vous demande pardon, lui dit le vicomte, de vous faire dîner aussi tard. Il est huit heures passées. Mais nous touchons au relais, et notre dîner doit être servi.

 

En effet, la voiture s’arrêta au bout de quelques minutes, après avoir roulé un instant sur un sol plus sonore que ne l’est ordinairement celui d’une grande route.

 

La portière s’ouvrit alors et le vicomte descendit le premier, offrant courtoisement la main à Paul.

 

Celui-ci mit pied à terre, et, comme un prisonnier longtemps privé de grand air et de lumière, il jeta un regard avide autour de lui.

 

Paul s’était imaginé, au mot de relais prononcé par le vicomte, qu’il allait voir une auberge de grande route, avec des chevaux à la porte, qu’il pénétrerait dans quelque cuisine et trouverait un mauvais dîner servi au coin du feu, sur une table boiteuse.

 

Paul se trompait.

 

Le coupé, après avoir passé sous une voûte, venait de s’arrêter dans une vaste cour sablée, enfermée dans une grille à volets de tôle, entourée d’un épais rideau de peupliers.

 

En face de lui, M. de la Morlière fils aperçut un joli petit castel de style Louis XIII, en briques rouges.

 

Le rez-de-chaussée en était éclairé comme pour une fête.

 

Enfin, les yeux éblouis du jeune homme s’étant reportés sur le coupé dans lequel il était venu, il remarqua que le cocher s’était transformé, depuis le premier relais, en valet de pied, et que les chevaux, malgré leurs grelots, étaient trop beaux pour appartenir à l’administration des postes.

 

– Venez, monsieur, dit le vicomte avec son exquise politesse, nous n’avons qu’une heure pour dîner.

 

Et il prit Paul par le bras.

 

Tout en se laissant entraîner vers le perron du château, Paul cherchait, à la lueur des lanternes du coupé, à reconnaître le lieu où il était.

 

M. de Chenevières s’en aperçut.

 

– Vous êtes, lui dit-il, dans un des vingt ou trente mille châteaux de France. Vous voyez que vos conjectures ont de la marge.

 

Paul entra dans un spacieux vestibule orné de bois de cerf et de trophées de chasse, puis dans une salle à manger, où il trouva une table toute dressée et supportant deux couverts.

 

Le vestibule et la salle à manger étaient déserts. On n’entendait aucun bruit dans le château. On eût dit une demeure inhabitée ; cependant la table était servie. On y voyait un turbot à la sauce, un filet de bœuf aux truffes, un pâté de perdreaux, tout le menu enfin d’un dîner confortable.

 

Des vins jaunes comme l’ambre étincelaient dans des carafes de cristal de Bohême.

 

M. de Chenevières pria son convive de lui faire vis-à-vis, et lui dit :

 

– Nous n’arriverons pas avant minuit ; je vous engage à dîner de bon appétit.

 

Paul était stupéfait de tout ce qu’il voyait, et il ne put s’empêcher de dire :

 

– Décidément, monsieur, je crois que je fais un rêve des Mille et une Nuits.

 

– C’est possible, répondit le vicomte en souriant. Mais n’importe, ajouta-t-il, je vous engage à bien dîner.

 

– Merci du conseil, je vais tâcher de le suivre.

 

Paul, en effet, but et mangea de manière à prouver victorieusement que ceux qui ont prétendu que les amoureux n’avaient ni faim ni soif avaient avancé un paradoxe.

 

Une chose étonnait cependant le jeune homme plus que toutes les autres.

 

– Ah ! çà, monsieur, demanda-t-il, pourriez-vous me dire ce que sont devenus les hôtes de ce château ?

 

– Qui vous dit que ce château est habité ?

 

– Il y a au moins des domestiques ?

 

– Vous allez en voir un.

 

– Si c’est le cuisinier, je lui ferai mon sincère compliment.

 

M. de Chenevières posa la main sur un timbre et sonna.

 

Aussitôt une porte d’office s’ouvrit et un laquais en livrée, portant une serviette sous le bras, vint se placer derrière Paul de la Morlière.

 

Celui-ci fit un geste de surprise.

 

Le laquais avait sur le visage un masque de velours.

 

– Je ne suis pas plus avancé, dit Paul en riant, et décidément je ne saurai pas de quelle couleur sont les habitants du château.

 

Le vicomte se reprit à sourire.

 

– Vous avez tout à l’heure parlé des Mille et une Nuits ? dit-il.

 

– C’est vrai.

 

– Eh bien ! continuez à rêver ; mais n’oubliez pas ce café, il est exquis.

 

Et M. de Chenevières versa du café à Paul. Ce café fut suivi d’un verre de kirsch et de chartreuse verte ; puis le laquais masqué apporta des cigares.

 

Paul entendit bientôt le bruit des grelots, et le vicomte, tirant sa montre, lui dit :

 

– Il est temps de partir. Il nous reste bien une vingtaine de lieues à faire.

 

M. de la Morlière quitta la table précédé par le vicomte.

 

En vain, une dernière fois, chercha-t-il à deviner, soit par l’ameublement du château, soit par sa structure, en quelle province il devait être, cela lui fut impossible.

 

Il remonta en voiture sans rien avoir appris.

 

Les glaces dépolies furent baissées, un postillon invisible jusque-là enfourcha son porteur ; le coupé s’ébranla, repassa sous une voûte qui était formée par la porte cochère et les pavillons d’entrée, puis M. de la Morlière sentit qu’il roulait de nouveau sur la grand-route.

 

M. de Chenevières, ainsi qu’un homme qui a la digestion laborieuse, était tombé dans une sorte de mutisme et contemplait la fumée grise de son cigare.

 

Paul éprouva le besoin de l’imiter, et il se prit à songer à Danielle.

 

Le coupé allait un train d’enfer.

 

XVIII

Le vicomte de Chenevières et Paul de la Morlière étaient arrivés à huit heures dans la cour du mystérieux et silencieux petit castel en briques rouges ; ils en étaient repartis à neuf heures précises.

 

À minuit, ils couraient encore sur une route inconnue.

 

Depuis trois heures, M. de Chenevières avait gardé un complet silence, et s’était contenté d’ouvrir et de refermer lestement la portière, afin de laisser pénétrer une bouffée d’air frais dans la voiture.

 

Ceci avait été accompli trois ou quatre fois si rapidement que Paul de la Morlière n’avait pas eu le temps de voir autre chose qu’une masse confuse d’arbres, bordant à droite et à gauche une route qui courait à travers un pays plat.

 

Seulement, il avait remarqué qu’il pleuvait.

 

Vers minuit, M. de Chenevières parut sortir de sa profonde méditation.

 

– Nous sommes en retard, dit-il. Cela tient à ce que la route est mouillée. Nous allons moins vite que je ne pensais.

 

– Parbleu ! monsieur, répartit Paul de la Morlière, à qui le silence du vicomte pesait depuis longtemps, j’imagine que vous ne trouverez pas indiscrète la question que je vais vous faire ?

 

– Voyons, monsieur ? dit M. de Chenevières en souriant.

 

– Combien de lieues faisons-nous à l’heure, environ ?

 

– De cinq à six.

 

– Jamais les chevaux de la poste n’ont obtenu pareil résultat.

 

– Aussi ne nous servons-nous point des chevaux de la poste ordinaire.

 

– Ah !

 

– Mon cher monsieur, continua le vicomte, Danielle, je vous l’ai dit, a été dépouillée par ses oncles…

 

– Eh bien ?

 

– Mais elle a des amis.

 

Paul regarda son compagnon de voyage avec curiosité.

 

– Et ces messieurs, acheva le vicomte, ont des millions à leur service.

 

– Vraiment !

 

– Ils ont même fondé une petite association.

 

– Qui se nomme ?

 

– L’association des Chevaliers du clair de lune, répondit le vicomte.

 

Paul se mit à rire.

 

– Singulier nom ! dit-il.

 

– Or, reprit M. de Chenevières, l’association a des chevaux et des relais de poste à elle, comme bien vous pensez.

 

– Je m’en suis aperçu.

 

– Êtes-vous content de votre dîner ?

 

– Oh ! certes !

 

– Eh bien ! tant que vous serez entre ses mains, vous serez traité ainsi.

 

Comme le vicomte achevait, le coupé s’arrêta tout à coup.

 

– Tiens ! dit le vicomte, nous sommes arrivés.

 

Un battement de cœur terrible s’empara de Paul de la Morlière.

 

Il songeait à Danielle.

 

Cependant, et bien que le coupé fût arrêté, la portière ne s’ouvrait point.

 

– Monsieur, ajouta le vicomte au jeune homme, nous sommes à près de soixante lieues de Paris.

 

– Bien, monsieur.

 

– Si les conditions que je vais vous poser ne vous convenaient point, il vous serait facultatif de repartir sur-le-champ, sans même descendre de voiture.

 

– Quelle plaisanterie !

 

– Je parle sérieusement, monsieur.

 

– Alors, dit Paul de la Morlière, de plus en plus étonné de ce langage, veuillez vous expliquer, monsieur.

 

– Écoutez : dans peu vous verrez Danielle, Danielle est le but, la raison sociale de l’association des Chevaliers du clair de lune dont je fais partie.

 

– Soit !

 

– Tout ce qui environne Danielle est mystérieux…

 

– Je m’en aperçois bien.

 

– Donc, poursuivit le vicomte, si vous devez vous étonner de quelque chose, il en est temps encore.

 

– Je ne m’étonnerai de rien, monsieur.

 

– Danielle vous demandera peut-être des choses extraordinaires, songez-y.

 

– Ses désirs seront des ordres.

 

– Ainsi, vous ne reculerez devant rien, n’est-ce pas ?

 

– Devant rien, absolument.

 

– Vous m’en donnez votre parole ?

 

– Sur l’honneur, je le jure.

 

– C’est bien.

 

Le vicomte ouvrit la portière et sauta hors de la voiture.

 

– Descendez, dit-il à Paul.

 

Paul descendit et regarda autour de lui.

 

Le site était changé.

 

Ce n’était plus la cour sablée, la grille à volets, le grand rideau de peupliers fermant l’horizon du relais de poste extraordinaire où il avait dîné.

 

Le jeune homme se trouvait sous une charmille épaisse, en face d’un grand mur blanc, qui sans doute servait de clôture à une propriété.

 

Une porte de bois peinte en vert était devant lui.

 

Un murmure confus, un bruit sourd retentissait dans le lointain.

 

– C’est la mer qui déferle, lui dit M. de Chenevières, s’apercevant qu’il prêtait l’oreille avec attention.

 

– La mer ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Ah ! nous sommes près de la mer ?

 

– À un quart de lieue.

 

C’était là un renseignement ; mais il était insuffisant. Était-ce la mer des côtes normandes, ou bien celle qui baigne Calais ou Boulogne ?

 

Le vicomte de Chenevières jugea inutile de donner à Paul de la Morlière ces éclaircissements.

 

Il fit deux pas vers cette porte massive qui s’élevait au milieu du grand mur de clôture, et il saisit un cordon de sonnette en fil de fer qui pendait au long.

 

Une cloche retentit à l’intérieur avec un bruit presque lugubre.

 

Aussitôt l’aboiement d’un chien de cour se fit entendre.

 

Quelques secondes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit, et M. de Chenevières poussa Paul devant lui :

 

– Rappelez-vous, lui dit-il, que j’ai votre parole d’honneur.

 

En même temps le jeune homme, qui, obéissant à l’impulsion qui lui était donnée, avait fait trois pas en avant, entendit la porte se refermer derrière lui.

 

Il se retourna et ne vit plus le vicomte ; mais, une seconde après, un claquement de fouet, un bruit de grelots, un roulement de voiture, lui apprirent que son mystérieux conducteur venait de repartir.

 

Alors, bien que stupéfait, Paul regarda devant lui.

 

Il se trouvait dans une cour étroite, bordée de hautes murailles, et il avait en face de lui une maison d’un seul étage qui eût semblé abandonnée, tant elle avait un air de vétusté, si Paul n’avait vu une porte entrouverte, et, dans le lointain, la clarté d’une lampe.

 

Après un moment d’étonnement et d’indécision, Paul se décida à se mettre en marche vers cette lumière qui, au milieu de la nuit obscure qui l’entourait, brillait comme un phare.

 

Il arriva sur le seuil de la porte, une porte bâtarde à un seul battant, gravit trois marches et se vit dans un couloir assez étroit.

 

À l’extrémité opposée en cet endroit, il se trouva sur le seuil d’une petite chambre à coucher meublée simplement, mais avec un goût parfait.

 

La croisée était garnie de rideaux en perse, semblables à ceux du lit, la table de toilette était spacieuse et placée auprès d’un divan à trois coussins.

 

Sur le lit étaient étalés du linge et des vêtements d’homme.

 

Paul franchit le seuil de cette chambre. Presque au même instant, un bruit de pas se fit entendre derrière lui ; il se retourna.

 

Un laquais vêtu d’une livrée absolument semblable à celle du laquais qui l’avait servi à table dans le castel en briques rouges, et, comme lui aussi, le visage couvert d’un masque de velours noir, se tenait derrière Paul de la Morlière dans une attitude respectueuse.

 

– Monsieur peut faire sa toilette, dit-il.

 

Paul eut un geste de surprise, le valet continua :

 

– Ce linge et ces habits ont été faits pour monsieur. Monsieur peut s’en assurer.

 

– Ah ! dit Paul.

 

– Si quelque chose manque à monsieur, il n’a qu’à sonner…

 

Et le valet fit un pas de retraite. Paul le retint d’un geste.

 

– Mon ami, demanda-t-il, ne pourriez-vous me dire où je suis ?

 

– Vous êtes chez madame.

 

– Quelle madame ?

 

Le valet sourit à travers son masque.

 

– Madame Danielle, répondit-il.

 

– Elle n’a pas… un autre nom ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Mais au moins vous savez…

 

Paul hésita. Le laquais prit une attitude complaisante.

 

– Vous savez… le nom de la province où nous sommes ?

 

– Ah ! dit le laquais avec un rire bête, monsieur veut me faire perdre ma place. Si je répondais, ces messieurs me chasseraient.

 

« Ces messieurs ! » Ce mot venait, pour Paul de la Morlière, à l’appui de ce qu’avait dit M. de Chenevières.

 

Danielle avait donc autour d’elle de mystérieux protecteurs.

 

Cette pensée força le jeune homme à se poser une question :

 

– S’il en était ainsi, si une réunion d’hommes jeunes, riches, beaux sans doute, environnait cette femme mystérieuse, pourquoi donc, lui, Paul de la Morlière, était-il le préféré ?

 

Tout cela commençait à lui paraître si étrange que, pour la seconde fois, il se souvint de la recommandation que, la veille au matin, lui avait faite son ami M. le baron de Kerdrel : « Si on vous assigne un rendez-vous, venez me consulter avant d’y aller. »

 

Après sa dernière réponse, le laquais masqué était sorti, fermant la porte derrière lui.

 

– Décidément, murmura Paul en se retrouvant seul, c’est à croire que je fais un rêve.

 

Cependant, en ce moment, le souvenir accourant à son aide, il lui sembla revoir cette éblouissante tête blonde éclairée par de grands yeux bleus qu’il avait entrevue un soir, et il se prit à penser que, pour paraître devant elle, il devait user de tous ses avantages.

 

Il changea donc de linge et de vêtements, fit une toilette minutieuse, boucla soigneusement ses cheveux bruns, lissa ses moustaches ; lorsqu’il fut prêt, il étendit la main vers un gland de soie rouge qui pendait auprès de la cheminée, et sonna.

 

Le laquais masqué reparut.

 

– Monsieur veut-il me suivre au salon ? demanda-t-il.

 

– Allons ! dit Paul.

 

Le cœur du jeune homme s’était repris à battre avec une violence inouïe, à mesure qu’il marchait sur les pas du laquais.

 

Celui-ci lui fit reprendre le corridor qu’il avait déjà suivi, puis un escalier tournant, dont les degrés étaient en pierre blanche, et il le conduisit au premier étage de la maison.

 

Là, Paul trouva un deuxième vestibule et vit s’ouvrir devant lui une porte à deux vantaux, que le domestique referma lorsqu’il fut entré.

 

Paul de la Morlière, qui depuis quelques heures tombait d’étonnement en étonnement, se trouva dans une jolie pièce, meublée comme doit l’être à la campagne le salon d’une femme élégante.

 

En face de la cheminée, sur laquelle on voyait une pendule et des candélabres style rococo, il y avait un piano long en érable ; une glace de Venise était posée entre deux croisées, au-dessus d’un bahut en bois de rose.

 

Le meuble était de soie cerise ; un guéridon dressé au milieu supportait des revues, des journaux et quelques livres d’étrennes.

 

Plusieurs tableaux de maîtres, ou tout au moins d’excellentes copies, garnissaient les murs.

 

Bien qu’on fût en été, et sans doute à cause de la pluie fine et pénétrante qui n’avait cessé de tomber depuis plusieurs heures, un feu clair brillait dans la cheminée.

 

Paul de la Morlière demeura un moment immobile au milieu de ce salon qu’il embrassa d’un seul regard.

 

– Si monsieur veut s’asseoir, dit le laquais, madame va venir.

 

Et il se retira et ferma la porte sur lui.

 

Paul alla s’asseoir dans un fauteuil au coin du feu ; il était en proie à une émotion violente, et le moindre bruit le faisait tressaillir.

 

Les yeux fixés sur la porte que le laquais venait de fermer, il n’avait point remarqué une deuxième issue qu’avait le salon. C’était une petite porte dissimulée dans la boiserie et qui s’ouvrait auprès de l’une des croisées.

 

Quelques minutes s’écoulèrent.

 

Le silence qui environnait Paul de la Morlière était si profond qu’on eût entendu les battements précipités de son cœur.

 

Enfin, cette petite porte qu’il n’avait point remarquée s’entrebâilla doucement, et il entendit un léger bruit.

 

Une femme était devant lui.

 

Cette femme, c’était bien celle qu’il avait entrevue une seule fois dans sa vie, pendant quelques minutes, dans le petit salon de la Maison-d’Or, cette femme à laquelle il avait osé adresser la parole d’une façon si cavalière et qui l’avait foudroyé d’un regard majestueux et froid. C’était Danielle.

 

Elle était vêtue d’un peignoir bleu de ciel, elle avait la tête nue, et des bleuets étaient semés dans sa luxuriante chevelure blonde.

 

Elle s’était arrêtée au milieu du salon et levait sur le jeune homme un regard tranquille, sans hauteur et sans enthousiasme. Sa bouche n’exprimait ni l’indifférence ni le dédain, mais elle ne souriait point et demeurait sérieuse comme son regard.

 

Paul était immobile et muet. Danielle lui apparaissait plus rayonnante et plus belle qu’il ne l’avait vue déjà.

 

Elle lui apparaissait environnée de ce prestige du mystère qui échauffe les jeunes têtes, parée de toutes les séductions de l’inconnu.

 

Quelle était cette femme, autour de qui semblaient se presser des dévouements sans nombre ?

 

D’où venait-elle ? En quel lieu la revoyait-il ?

 

Telles furent les trois questions que Paul de la Morlière se posa presque instantanément.

 

Danielle s’était arrêtée, comme si elle avait attendu que le jeune homme fît un pas vers elle.

 

Enfin, Paul de la Morlière triompha de cette sorte de paralysie morale et physique sous le poids de laquelle il était demeuré quelques secondes.

 

Il fit un pas vers Danielle, et sans doute il allait tomber à genoux ; mais cette femme avait une puissance surhumaine dans le regard ; il lui suffit d’abaisser son œil bleu, bordé de longs cils, sur le jeune homme, pour qu’il demeurât immobile, et comme il n’osait parler, ce fut elle qui, la première, rompit le silence.

 

– Monsieur de la Morlière, dit-elle d’une voix harmonieuse, charmante, M. le vicomte de Chenevières, qui a bien voulu se charger de mon message pour vous, a dû vous dire quelques recommandations ?

 

– En effet, madame, balbutia Paul, dont l’émotion étouffait la voix.

 

Danielle continua :

 

– Il a dû vous dire qu’en entrant ici vous ne deviez plus vous étonner de rien ?

 

Paul retrouva sa voix et un peu de hardiesse.

 

– Ah ! madame, murmura-t-il, pourrais-je payer trop cher le bonheur de vous voir ?

 

– Prenez garde ! dit-elle avec un demi-sourire, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez.

 

– Je sais que je vous aime ! osa-t-il balbutier.

 

Elle fronça légèrement le sourcil, mais sa voix ne subit aucune altération.

 

– Peut-être, reprit-elle, pour des raisons qu’il me sera impossible de vous donner, serai-je contrainte de vous garder ici plusieurs jours.

 

– Eh ! mais c’est le paradis que vous me faites entrevoir, madame.

 

– Plusieurs jours, dis-je, sans que vous puissiez sortir, sans que vous sachiez où vous êtes.

 

– Je demande à ne jamais repartir, dit-il avec enthousiasme.

 

– Prenez garde ! fit-elle, car ce n’est pas tout encore.

 

– Oh ! parlez, parlez, madame.

 

– Et si j’allais exiger de vous des choses étranges, inouïes ?

 

Paul se mit à genoux devant elle ; il osa lui prendre la main, une main blanche, parfumée.

 

– Ordonnez, madame, dit-il, ordonnez ; je suis prêt à tout.

 

– Eh bien ! répondit-elle, relevez-vous et écoutez-moi.

 

XIX

Danielle prit le jeune homme par la main, le conduisit vers un canapé et le fit asseoir auprès d’elle. Il la regardait avec extase et murmurait :

 

– Oh ! mon Dieu ! que vous êtes belle !

 

Un sourire effleura ses lèvres.

 

– Écoutez-moi donc, dit-elle.

 

– Parlez, madame.

 

– Vous m’avez vue une seule fois, et depuis ce moment vous m’avez écrit lettre sur lettre. Chacune de ces lettres était empreinte d’un tel caractère de passion qu’il m’a bien fallu me rendre enfin à l’évidence : vous m’aimiez.

 

– Ah ! s’écria Paul avec enthousiasme, je mourrais pour vous.

 

– Voilà bien les hommes de vingt ans ! dit-elle avec plus de tristesse que de raillerie.

 

– Mon Dieu ! fit-il, si vous saviez combien je vous aime !

 

– Chut ! ce n’est pas tout à fait de cela qu’il s’agit.

 

Paul la regarda. Elle était redevenue grave et calme.

 

– Donc, reprit-elle, j’ai compris que vous m’aimiez réellement, et la pitié m’a prise.

 

– Ah ! vous êtes bonne !

 

– Attendez… J’ai eu pitié de vous, jeune fou, ardent jeune homme, qui vous preniez tout à coup à aimer une inconnue, une femme entrevue à peine, dont la vie est un mystère, et qui n’est point faite, hélas ! pour aimer.

 

– Que dites-vous ? s’écria Paul en tressaillant.

 

– La vérité, répondit-elle.

 

Et elle lui prit la main.

 

– Alors, j’ai voulu vous voir, vous entretenir un moment ; j’ai espéré qu’une seconde entrevue vous guérirait peut-être de ce fol amour.

 

Ces paroles que Paul entendait n’étaient point précisément celles qu’il avait rêvées dans la bouche de Danielle.

 

Avec toute la fougue de son imagination, il s’était figuré, durant ce voyage qu’il venait de faire et qui ressemblait en quelque sorte à un enlèvement, il s’était figuré qu’il allait voir Danielle, qu’il pourrait se jeter à ses genoux et lui entendre dire avec l’accent de la passion :

 

– Ah ! moi aussi j’ai fini par vous aimer ; moi aussi je t’aime.

 

Cette réception calme, bien que sympathique, forçait Paul à redescendre de ce ciel élevé où il était monté ; mais il ne redescendait point tout à fait sur la terre. Il lui restait la pensée que Danielle voulait peut-être l’éprouver, et l’espérance qu’elle se laisserait persuader et finirait par l’aimer, si elle ne l’aimait déjà.

 

Danielle continua :

 

– Voulez-vous mon amitié ? C’est peut-être bien peu de chose à vos yeux, mais… je sais des gens qui s’en contentent.

 

– Madame…

 

– Vous ne savez pas qui je suis, vous ne le saurez sans doute jamais.

 

– Mon Dieu !

 

– Le jour où vous serez parti de cette maison, vous m’aurez vue pour la dernière fois.

 

– Ah ! madame, madame, s’écria Paul, qui eut subitement des sanglots dans la voix, ne me parlez donc point ainsi, au nom du Ciel !

 

– Monsieur de la Morlière, continua Danielle, dont la voix était calme et douce toujours, on ne vous a mené ici avec tant de mystère que parce que vous deviez ignorer à jamais le lieu où nous sommes et qui je suis.

 

– Madame, murmura Paul, dont les yeux s’emplirent de larmes, quel que soit le mystère qui vous environne, quelque intérêt que vous puissiez avoir à me demeurer inconnue, vous êtes cruelle cependant…

 

– Cruelle ?

 

– Oui, car vous repoussez mon amour, quand je ne demande qu’à vous aimer telle que je vous vois, sans vouloir sonder ce mystère qui vous enveloppe.

 

– Fou que vous êtes !

 

– Mon Dieu ! poursuivit-il, je donnerais ma vie entière pour rester ainsi, une seule journée, à vos genoux, tenant votre main, vous contemplant.

 

Paul se mit à genoux, et en ce moment sans doute, Danielle le trouva si naïf, si franc, si intéressant, qu’elle eut peut-être un vague remords.

 

– Non, dit-elle ; tenez, il en est temps encore, partez ! Sa voix s’était altérée, son œil était devenu humide. Paul de la Morlière se trompa à cette émotion subite. Il prit pour de l’amour ce qui n’était que de la pitié.

 

– Non, répondit-il à son tour ; non, je reste !

 

Et il demeura, en effet, à genoux, priant, implorant, mais déjà plein d’espoir.

 

– Eh bien ! dit Danielle, dont l’émotion passagère disparut, relevez-vous… je le veux !

 

Paul obéit.

 

– Asseyez-vous donc, et écoutez-moi bien, continua-t-elle.

 

– Parlez.

 

– Je vous donne à choisir : ou partir sur-le-champ, ou rester.

 

– Je reste.

 

– Prenez garde ! car rester, c’est devenir mon prisonnier pour un temps qu’il m’est impossible de définir.

 

– Votre prisonnier ! et pour longtemps ! mais c’est le bonheur que vous m’offrez là, madame.

 

– Soit, dit-elle. Ainsi vous restez ?

 

– Oui.

 

– Alors, sachez à quoi vous vous engagez.

 

– J’écoute.

 

Danielle reprit son visage calme, mais sa voix conserva une légère altération.

 

– Mon ami, dit-elle, je me suis tracé un but terrible dans la vie, et je suis aidée par de mystérieux amis qui se sont dévoués à moi corps et âme. Ce but, c’est la vengeance !

 

– Ah ! fit Paul, M. de Chenevières m’a dit que votre mère…

 

– Est morte assassinée.

 

– Et l’assassin vit, il paraît ?…

 

– Ils sont trois assassins, tous trois vivent, et moi j’ai juré leur perte.

 

Paul se taisait.

 

– Prenez garde, monsieur, prenez garde ! Songez que si vous restez ici, vous devenez un des amis que j’emploie à ma vengeance.

 

– Je resterai et je vous aiderai ! répondit Paul avec fermeté.

 

– Je dois vous dire encore que vous ne saurez ni où vous êtes, ni comment et quand vous sortirez d’ici.

 

– Oh ! que m’importe !

 

– Vous n’aurez même pas la faculté d’écrire à votre famille.

 

Paul tressaillit, et se souvint pour la troisième fois du sage avertissement de son ami le baron de Kerdrel.

 

Mais Danielle, en ce moment, attachait sur lui un regard plein de séduction, et elle était si belle !

 

– Eh bien, soit ! dit-il. Je serai mort pour le monde. Que m’importe ! si je vis pour vous.

 

Il avait de nouveau pris les mains de la jeune femme dans les siennes, et il les portait à ses lèvres avec transport.

 

Tout à coup, la pendule placée sur la cheminée sonna deux heures du matin.

 

– Déjà ! fit Danielle avec un accent de surprise charmante.

 

Elle se leva et lui dit :

 

– Venez, suivez-moi ; je vais vous conduire à l’appartement que vous occuperez désormais. Ah ! il est bien entendu que vous aurez la jouissance absolue du salon et du reste de la maison.

 

Elle le prit par la main, poussa la porte masquée dans la tapisserie par où elle était entrée, et le conduisit ainsi à travers un couloir spacieux jusqu’à une autre porte qui s’ouvrit devant elle.

 

Paul se trouva alors sur le seuil d’une fort belle chambre à coucher, vaste, un peu froide, garnie de meubles qui rappelaient, par leur forme et leur vétusté, un siècle éteint.

 

Le caractère général de l’ameublement et des tentures résumait ce qu’on nomme à la campagne la chambre d’ami.

 

Une lampe carcel brûlait sur la cheminée.

 

Paul de la Morlière en mettant le pied dans cette chambre, éprouva une sensation bizarre de froid et de tristesse.

 

Il trouvait une opposition complète entre cette pièce et celle où il était entré en arrivant.

 

Celle-là aussi était une chambre d’ami, mais d’ami intime, sans doute, d’ami qui venait à toute heure et qui avait bien voulu céder son logis pour quelques minutes.

 

Cette réflexion fut pour notre héros comme un nuage dans l’azur de son ciel ; il éprouva un mouvement de jalousie.

 

Quel était donc cet homme qui, lui aussi, avait sa chambre chez Danielle ?

 

Danielle s’était arrêtée sur le seuil.

 

– Bonsoir ! dit-elle.

 

Paul se retourna vivement ; la jeune femme avait disparu.

 

Il voulut courir après elle, la voir une minute encore ; il se précipita dans le couloir.

 

Il espérait que Danielle était retournée au salon, et, comme un enfant gâté qui oublie toute mesure, il voulut la rejoindre, la voir encore…

 

Mais la porte du salon était refermée, et il essaya vainement de l’ouvrir.

 

– Je suis fou ! se dit-il, fou à lier ! Ne la verrai-je pas demain ?

 

Il revint dans cette froide et vaste chambre à coucher, où l’on avait eu l’attention d’allumer du feu. Sur le guéridon placé au chevet de son lit, Paul trouva un verre d’eau en cristal de Bohême. L’un des flacons contenait une liqueur jaune que le jeune homme reconnut aussitôt à la couleur et à l’odeur pour du vin d’Espagne. Il s’en versa un grand verre, l’avala d’un trait, alla prendre un volume dans le rayon d’une bibliothèque suspendue entre deux croisées et se mit au lit.

 

Soit que la fatigue en fût la seule cause, soit que le vin d’Espagne qu’il avait bu eût des propriétés narcotiques, Paul ne tarda point à s’endormir d’un sommeil profond.

 

L’image adorée de Danielle emplit ses rêves, mais ses rêves se prolongèrent, car lorsqu’il se réveilla enfin, un flot de lumière pénétrait dans sa chambre, et la pendule de la cheminée marquait onze heures.

 

Paul avait dormi neuf heures.

 

Il sauta à bas de son lit et prononça un mot unique :

 

– Danielle !

 

Puis il s’habilla lestement, tant il avait hâte de revoir sa belle et mystérieuse hôtesse.

 

Cependant, avant de sortir, il ouvrit la fenêtre de sa chambre et regarda au-dehors.

 

La fenêtre donnait sur un vaste jardin assez négligé, entouré de vieux et grands murs tapissés de lierre, au delà desquels on n’apercevait ni murs ni collines.

 

– Où diable suis-je donc ? pensa Paul de la Morlière.

 

Quelques pommiers isolés çà et là, en quenouille ou dressés en espaliers, lui donnèrent à penser qu’il se trouvait en Normandie.

 

Seulement, il lui était difficile de préciser en quelle partie de cette vaste province.

 

Le jardin était désert ; un silence de mort semblait planer sur l’habitation.

 

Paul referma sa fenêtre et songea à rejoindre Danielle.

 

Il sortit de sa chambre, traversa le couloir et alla droit à la petite porte du salon.

 

Cette fois elle était entrebâillée, et il n’eut qu’à la pousser.

 

Le salon était non moins désert que le jardin, et Paul put constater que les croisées donnaient sur une cour également entourée de grands murs qui interceptaient la vue.

 

– Il faut pourtant que je trouve Danielle, murmura le jeune homme.

 

Et, traversant le salon, il sortit par la porte à deux vantaux qui lui avait livré passage la veille.

 

Le salon était précédé d’une antichambre et d’une salle à manger. Tout cela était propre, bien tenu, confortable, mais avec un certain cachet de vétusté en harmonie avec la décoration de la chambre où Paul avait couché.

 

Antichambre et salle à manger étaient pareillement désertes.

 

Paul poursuivit sa route, trouva un deuxième couloir assez spacieux, et sur lequel donnaient plusieurs portes doubles.

 

– Évidemment, se dit-il, Danielle doit être par ici.

 

Il frappa à une première porte et n’obtint pas de réponse ; puis à une seconde et à une troisième : il fut accueilli par le même silence.

 

– Voilà qui est étrange ! murmura-t-il.

 

Il gagna l’escalier et descendit au rez-de-chaussée.

 

Toutes les portes, à l’exception d’une seule, étaient fermées.

 

La porte demeurée ouverte était précisément celle de la chambre où, la veille, il avait fait sa toilette.

 

– Une vague curiosité le poussa à entrer. Le lit était foulé, et il n’était point douteux que la chambre n’eût été habitée durant la dernière nuit.

 

Le soupçon jaloux qui s’était déjà emparé de Paul de la Morlière lui revint et le mordit au cœur.

 

– Mon Dieu ! murmura Paul, qui sentit son front se mouiller d’une sueur glacée, qui donc a couché dans cette chambre ?

 

Il sortit avec une précipitation fiévreuse, et ne pouvant plus dominer son émotion jalouse, ni son impatience, il appela à mi-voix :

 

– Danielle ! Danielle !

 

Les échos perdus dans les profondeurs de la maison lui répondirent seuls.

 

Il remonta au premier étage, et comme il avait vu une clef dans la serrure de la première porte, il n’hésita point à tourner cette clef, non sans toutefois avoir frappé de nouveau.

 

Nul n’ayant répondu à l’intérieur, Paul ouvrit cette porte et entra.

 

Ici la scène changea.

 

C’était bien encore une chambre à coucher, et, dès le premier regard, on pouvait se convaincre que c’était la chambre d’un maître de maison, d’un homme jeune, riche, aimant un luxe de bon goût, artiste, si on en jugeait par d’excellents petits tableaux suspendus çà et là au mur, et une grande toile de Velasquez qui faisait face à la cheminée.

 

Une superbe panoplie était assemblée sous les rideaux lampassés du lit, un fusil de chasse était posé dans un coin.

 

Le tapis, en vieux gobelins, représentait une chasse mythologique.

 

Sur la cheminée, un bronze de Barye ornait le bloc de marbre noir qui servait de pendule.

 

Les meubles étaient de chêne sculpté ; un vieux bahut de style Renaissance renfermait des livres que Paul eut la curiosité d’inventorier d’un regard.

 

C’étaient des éditions rares de nos meilleurs classiques, des ouvrages sur la vénerie, l’agriculture et l’équitation, rangés pêle-mêle avec des chinoiseries, de vieux sèvres et des figurines.

 

Rien dans cette pièce ne trahissait la présence récente d’un hôte.

 

Un soupçon vint au jeune homme.

 

– Danielle a un mari ! se dit-il, et ce mari est absent…

 

Il sortit de cette pièce, qui ne communiquait qu’avec un cabinet de toilette, et persuadé qu’il n’avait point visité toute la maison, se souvenant que, la veille, Danielle avait disparu par une porte évidemment pratiquée au milieu du couloir, il reprit le chemin du salon. Sur le seuil, il s’arrêta et poussa un soupir de satisfaction.

 

Enfin il venait d’apercevoir un être vivant.

 

C’était le domestique de la veille, celui qui, masqué et en livrée rouge, l’avait conduit au salon.

 

Le valet, toujours masqué, époussetait les meubles. Au bruit des pas de Paul de la Morlière, il se retourna.

 

– Ah ! enfin ! dit celui-ci.

 

– Monsieur a besoin de moi ? demanda le valet.

 

– Où est ta maîtresse ?

 

– Madame Danielle ?

 

– Eh ! sans doute.

 

– Mais, monsieur, elle est…, absente.

 

– Comment, absente ?

 

– Madame est sortie ce matin.

 

– Mais elle va rentrer ?

 

– Pas avant ce soir.

 

Cette réponse glaça le jeune homme.

 

– Madame est sortie à cheval, ajouta le valet.

 

– Ah !… elle est… sortie…

 

– Oui, monsieur.

 

– Seule ?

 

Le valet parut rire sous son masque, mais il ne répondit pas.

 

– Dis-moi, demanda brusquement Paul de la Morlière, dont la jalousie augmentait, quelle est donc cette chambre qui donne sur le corridor, là-bas, de l’autre côté de la salle à manger ?

 

– C’est la chambre de monsieur, qui est à Paris en ce moment.

 

Cette réponse donna le vertige à Paul. Danielle avait donc un mari ?…

 

– Et l’autre chambre… en bas… tu sais ? qui donc y a passé la nuit ?

 

Le laquais se reprit à rire sous son masque.

 

– Monsieur veut savoir trop de choses, répondit-il.

 

Paul sentit qu’une émotion terrible le prenait à la gorge. Qui donc avait occupé la chambre du rez-de-chaussée ?…

 

XX

Nous avons laissé M. de la Morlière quittant Ambroise, devenu fermier.

 

Après avoir souhaité le bonsoir au vicomte, maître Ambroise reprit à pas lents le chemin de son habitation.

 

Il était livré à une méditation profonde.

 

– Après ça, se disait-il, j’ai peut-être eu tort de trahir ce joli jeune homme qu’on appelle M. Léon de Pierrefeu, au profit de M. de la Morlière.

 

M. de Pierrefeu ne m’aurait pas marchandé mes services comme le vicomte.

 

Mais, d’un autre côté, il n’aurait pu me payer qu’après le mariage, et qui sait si alors ?…

 

Bah ! il vaut mieux tenir que courir. D’ailleurs, M. de la Morlière et moi nous avons de vieilles histoires ensemble, et il faudra bien qu’il paye.

 

Ayant ainsi bien décidé de sacrifier M. Léon de Pierrefeu, Ambroise doubla le pas.

 

La ferme qu’il avait à bail était séparée par un espace de cent mètres environ de la maison de son maître, qu’on appelait, dans le pays, la Maison-Blanche.

 

Le jardin s’étendait entre elles.

 

Maître Ambroise s’en alla droit à la ferme, où, depuis plusieurs heures, tout le monde était couché.

 

Il entra par la basse-cour, et, au lieu de se diriger vers le principal corps de logis, dans lequel sa femme couchait avec les servantes et un vieux garçon de ferme, il pénétra dans la grange, qui était située au-dessus des écuries.

 

C’était le logis de nuit des bouviers.

 

Parmi eux se trouvait un gars qu’on appelait le Breton.

 

Le Breton, qui, de son vrai nom, s’appelait Pornic, était né dans le pays de Tréguier, non loin de la forêt de Rennes ; il était chasseur, ou, pour mieux dire, braconnier.

 

Durant l’hiver, Pornic s’en allait à l’affût tous les soirs ; nul mieux que lui ne tendait un collet. Au mois de mai, il tuait un chevreuil à l’abreuvoir ; au mois de décembre, il s’en allait attendre les sangliers à la sortie du bois pendant des nuits entières.

 

Ambroise, qui savait que le maître est solidaire du valet, avait plusieurs fois menacé Pornic de le renvoyer. Il craignait un procès-verbal et une amende, qu’il n’aurait pu se dispenser de payer, l’avoir le plus clair de Pornic consistant en une paire de sabots rouges qu’il portait le dimanche quand il allait à la messe.

 

Mais Pornic, s’il était un braconnier enragé, était aussi un bon ouvrier, un laboureur vaillant, un honnête garçon qui serait mort de faim plutôt que de toucher au bien du maître ; et le fermier, qui ne possédait aucune de ces qualités, les appréciait fort dans un serviteur.

 

Aussi, tout en menaçant Pornic de le renvoyer, le gardait-il, et il y avait plus de deux ans que le gars continuait à braconner.

 

D’ailleurs, il avait pour lui la fermière, qui salait parfois un chevreuil qu’il rapportait sur ses épaules, et qui, d’un bout de l’année à l’autre, accommodait force civets de lièvre.

 

Pornic était un véritable amateur ; il ne vendait pas son gibier. Aussi maître Ambroise avait fini par fermer les yeux.

 

Or, depuis quinze ou vingt jours qu’il était à la ferme, Léon de Pierrefeu avait plusieurs fois manifesté le désir d’aller avec Pornic à l’affût du sanglier.

 

Mais, chaque fois qu’il en avait été question, maître Ambroise avait lancé un regard significatif à Pornic ; Pornic, docile, avait dit que la lune était trop vieille, ou trop nouvelle, que le temps ne valait rien… et que… il fallait… attendre.

 

Pornic, qui prononçait toujours ces derniers mots sous l’empire de la contrainte, les prononçait en soupirant et un à un.

 

Or, ce soir-là, maître Ambroise s’en alla trouver Pornic, qui dormait dans sa soupente, après avoir jeté à ses deux chevaux la paille de la nuit.

 

Pornic, éveillé en sursaut, se frotta les yeux et demanda qui était là.

 

Ambroise était entré sans lumière.

 

– C’est moi, répondit le fermier.

 

– Est-ce qu’il est déjà cinq heures du matin, par hasard ?

 

– Non, mais lève-toi.

 

Pornic était obéissant ; il sauta hors du lit, s’habilla prestement et suivit Ambroise dans la basse-cour.

 

– Écoute donc, lui dit alors le fermier, il y a des sangliers dans le bois Chenu.

 

Au mot de sangliers, Pornic dressa l’oreille.

 

– Ah ! dit-il, vous les avez vus ?

 

– Non, mais je le sais. Ce soir, à la brune, j’ai trouvé des repères auprès de la luzerne, au bord du bois. Il fait clair de lune.

 

– C’est vrai tout de même, not’ maître, dit Pornic.

 

– Tu sais, continua Ambroise, je ne veux pas, devant le bourgeois, avoir l’air de t’encourager, vu que je suis du conseil municipal et qu’il y a de mauvaises langues dans le pays ; mais, si tu ne veux pas en convenir, je te permets d’y aller ce soir.

 

– Ah ! dit Pornic, vous pensez…

 

– Tu peux faire coup double à la rentrée. Il faut aller te poster vers le poirier sauvage.

 

– J’y pensais, maître.

 

– Et puis…

 

Ambroise eut l’air d’hésiter.

 

– Tu sais, reprit-il, le Parisien, c’était ainsi qu’à la ferme on appelait Léon de Pierrefeu, le Parisien nous tourmente pour que tu l’emmènes.

 

– C’est encore vrai, not’ maître.

 

– Il y a de la lumière dans sa chambre… Il n’est pas couché, je parie.

 

– Faut-il que je l’emmène ?

 

– Oui.

 

– Ça va, dit Pornic.

 

– Mais, reprit Ambroise, tu ne lui diras pas que je t’ai rien dit.

 

– Oh ! soyez tranquille.

 

– Je ne veux pas avoir l’air d’encourager le braconnage.

 

– Suffit !

 

– Et je veux être maire quelque jour.

 

Pornic regarda le fermier avec une admiration non contenue. Pour le simple gars de Bretagne, un homme qui songeait à être maire prenait tout à coup des proportions extraordinaires.

 

– Vous pourriez bien attendre une heure, ajouta Ambroise ; mais, pour sûr, vous ferez feu.

 

– Le grand saint Hubert VOUS entende ! murmura le Breton.

 

Puis il alla décrocher son fusil et prit aussi celui du bourgeois, c’est-à-dire d’Ambroise ; ils étaient tous deux dans la cuisine de la ferme, accrochés au manteau de la cheminée.

 

Muni des deux fusils, Pornic franchit la haie du jardin et courut jusqu’à la Maison-Blanche.

 

Léon de Pierrefeu avait quitté le salon, souhaité le bonsoir à Victoire, et il était descendu dans sa chambre, qui, on le sait, était située au rez-de-chaussée.

 

On voyait de la lumière derrière les persiennes.

 

Léon n’était point couché encore ; il relisait les dernières lettres de sa future belle-mère, la marquise de Morfontaine.

 

Pornic frappa discrètement sur les persiennes.

 

– Hé ! monsieur Léon ?… appela-t-il tout bas.

 

Léon entrouvrit la fenêtre.

 

– Qui est là ? demanda-t-il.

 

– C’est moi, monsieur.

 

– Qui, toi ?

 

– Pornic.

 

– Que veux-tu ?

 

– Il y a des sangliers…

 

À ce mot, Léon ouvrit tout à fait ses volets.

 

– Ah ! dit-il. Où cela ?

 

– À un quart de lieue… au bois Chenu. On les a vus dans la journée.

 

– Et… tu y vas ?

 

– Certainement. Voulez-vous venir ?

 

– Parbleu !

 

– Je l’ai bien pensé, et je vous apporte un fusil.

 

– Bravo !

 

Léon, sans défiance aucune, jugea inutile de refermer le secrétaire devant lequel il était assis, non plus que de serrer soigneusement les lettres qu’il lisait.

 

Dédaignant d’ouvrir la porte, il enjamba la croisée, qui était à peine élevée d’un mètre au-dessus du sol.

 

– Allons ! dit-il à Pornic.

 

Le valet lui tendit le fusil, qu’il prit et passa en bandoulière ; tous deux s’éloignèrent sur-le-champ et gagnèrent une brèche pratiquée dans la clôture du jardin.

 

Au même instant, Ambroise, qui s’était tenu immobile derrière un tronc d’arbre, s’approcha, escalada la croisée et pénétra dans la chambre de Léon en murmurant :

 

– Je vais enfin savoir…

 

*

* *

 

Pendant ce temps, M. de la Morlière regagnait la Charmerie, et il était plus de minuit lorsqu’il entra dans l’avenue.

 

Cependant deux lumières brillaient encore sur la façade de la jolie villa.

 

La première filtrait à travers les persiennes du premier étage, et partait de la chambre occupée par Saphir.

 

La seconde se voyait au rez-de-chaussée.

 

M. de la Morlière avait longuement médité pendant toute la route, et, certes, sa méditation n’avait point été stérile ; mais la vue de cette lumière qui brillait à la croisée de la jeune femme lui fit momentanément tout oublier.

 

Une fois de plus le vicomte éprouva un battement de cœur extraordinaire, un trouble inaccoutumé.

 

Il crut voir Saphir enveloppée dans son peignoir de mousseline blanche, chauffant, au coin de la cheminée, son petit pied cambré, mignonnement chaussé d’une mule de satin.

 

À travers la nuit et l’espace, sa pensée pénétra dans l’appartement de la jeune femme ; il crut la voir sourire et montrer ses lèvres rouges et ses dents blanches.

 

Pendant deux minutes, il eut un éblouissement et tergiversa sur sa selle ; mais fort heureusement John, le valet de Saphir, entendant les pas du cheval résonner dans l’avenue, accourut ouvrir la grille, et M. de la Morlière se trouva ramené au sentiment de la réalité.

 

– Allons ! pensa-t-il, je suis fou à lier… Est-ce qu’une fille comme Saphir doit être pour moi, à mon âge, autre chose qu’un aveugle instrument ?

 

John avait pris la bride du cheval.

 

M. de la Morlière mit pied à terre, et il ne put s’empêcher de regarder le valet.

 

Rocambole avait, sous sa livrée, la mine d’un homme qui cherche à se vendre et ne trouve personne qui veuille l’acheter.

 

– Cet homme doit être précieux, songea M. de la Morlière ; je veux l’avoir complètement à moi.

 

Et il lui dit :

 

– Ta maîtresse est-elle couchée ?

 

– Je ne sais pas, monsieur.

 

– Va t’en assurer.

 

– Si elle est levée, faut-il lui annoncer la visite de monsieur ?

 

– Oui.

 

John, c’est-à-dire Rocambole, attacha le cheval dans un coin de la cour et pénétra dans la maison.

 

– Oh ! l’étrange chose ! murmura le vicomte, qui avait laissé reprendre à son regard le chemin de la croisée de Saphir ; je ne sais plus ce que j’éprouve, et je me demande…

 

– Madame attend monsieur dans sa chambre, interrompit John, qui revint en courant.

 

Le battement de cœur du vicomte augmenta. Cependant il gravit l’escalier d’un pas ferme et frappa discrètement à la porte de Saphir.

 

– Entrez ! dit à l’intérieur la voix harmonieuse et charmante de la jeune femme.

 

M. de la Morlière ouvrit la porte et s’arrêta un moment sur le seuil, comme s’il avait subi une fascination.

 

Saphir était assise dans un grand fauteuil, la tête légèrement inclinée en arrière, son petit pied posé sur les sphinx de cuivre du foyer. Elle avait laissé retomber un livre sur ses genoux, et le livre s’était fermé.

 

Sans doute Saphir rêvait à son cher Paul lorsque M. de la Morlière entra.

 

Le vicomte fit un effort suprême, entra et lui prit les mains.

 

– Bonsoir, mon enfant, lui dit-il.

 

– Bonsoir, monsieur, répondit Saphir.

 

– Je ne croyais point vous trouver levée si tard.

 

– J’ai lu, puis j’ai été un peu inquiète.

 

– Et pourquoi ?

 

– Vous tardiez tant à rentrer ! répondit-elle avec un regard enchanteur. On dit que les routes ne sont pas toujours sûres dans ce pays.

 

– Vous êtes folle, mon enfant, murmura le vicomte, qui regardait la jeune femme avec une admiration qu’il ne pouvait plus se dissimuler.

 

– Et… d’où… venez-vous ?…

 

Le vicomte tressaillit.

 

– C’est juste, dit-il. J’oubliais d’où je viens et pourquoi je pénètre chez vous aussi tard.

 

Saphir regarda la pendule. Il était une heure du matin. Le vicomte reprit :

 

– Je viens de faire une course qui intéresse le bonheur de notre cher Paul.

 

– Vrai ? dit-elle avec joie.

 

– Et je viens vous voir pour vous parler de lui.

 

– Ah ! dites, monsieur, dites ! je l’aime tant, si vous saviez !

 

– Ma chère enfant, continua M. de la Morlière, qui avait fini par triompher de son trouble et dont l’esprit infernal et machiavélique reprenait insensiblement le dessus ; ma chère enfant, laissez-moi vous remercier d’abord de ces bonnes paroles.

 

– Ah ! monsieur, dit Saphir, il est pourtant bien naturel d’aimer Paul. Il est si beau et si bon !

 

M. de la Morlière prit une chaise et s’assit auprès de Saphir.

 

– Ainsi, vous l’aimez ?

 

– Plus que la vie.

 

– Et il n’est pas de sacrifice que vous ne feriez pour lui, n’est-ce pas ?

 

– Je ne reculerais devant aucun.

 

Cette réponse enhardit le vicomte.

 

– Voyons, reprit-il, comment pourrais-je vous… présenter… cela ?

 

– Oh ! parlez, dit Saphir, je suis prête à tout entendre.

 

– Dites-moi donc, ma chère enfant, tandis que vous le voyiez tous les jours, à toute heure, ne vous est-il jamais arrivé de songer à l’avenir ?

 

Saphir parut tressaillir brusquement.

 

– Oh ! rassurez-vous, ce n’est pas pour vous, mais pour lui que vous auriez pu… y… songer. Vous êtes une bonne et noble nature, aimante, désintéressée et fière, n’est-ce pas ?

 

– J’aime Paul, et je supporterais volontiers la plus affreuse des misères pour conserver son amour.

 

– J’en suis persuadé. Cependant, Paul est tout jeune, il est mon fils unique ; un jour peut venir…

 

Saphir arrêta M. de la Morlière d’un geste :

 

– Mon Dieu ! dit-elle, je devine…

 

– Vous devinez ?

 

– Oui ; vous allez me dire qu’il va se marier… Oh ! non, jamais…

 

Saphir n’acheva point ; un rideau s’écarta derrière le vicomte, la tête muette de Rocambole apparut une seconde à la jeune femme, et Saphir se souvint de son rôle.

 

Elle courba le front et murmura, en regardant M. de la Morlière :

 

– Parlez, je suis prête à tout !

 

Rocambole avait disparu.

 

XXI

Que se passa-t-il entre le vicomte de la Morlière et Saphir ? Quel pacte étrange conclurent-ils ensemble ?

 

Rocambole le sut, sans doute, car à peine, au bout d’une heure d’entretien, M. de la Morlière s’était-il retiré, que l’ancien élève de sir Williams reparut.

 

Pendant que le vicomte et la jeune femme causaient, il était demeuré dans un cabinet de toilette voisin qui communiquait avec un escalier de service.

 

– Comment ! vous étiez là ? s’écria Saphir.

 

– Oui, et j’ai tout entendu.

 

– Ah !

 

Le faux laquais alla fermer la porte au verrou, ayant soin de marcher sur la pointe du pied ; puis il vint s’asseoir auprès de Saphir et lui dit en souriant :

 

– Tu as trop de fougue, ma chère, beaucoup trop.

 

– Qu’ai-je donc fait ?

 

– Tu t’es emportée… indignée… malgré la leçon que je t’avais faite.

 

– C’est juste, dit Saphir, j’ai eu tort, mais que voulez-vous !

 

– Heureusement, je me suis montré à temps. Tout est sauvé.

 

– Ainsi, il faut que j’obéisse ?

 

– Mais, certainement.

 

– Et vous me répondez que… Paul ?…

 

– Paul ne se mariera pas.

 

– Bien vrai ?

 

Rocambole haussa légèrement les épaules.

 

– Ah ! reprit-il, si tu me connaissais, si tu savais qui je suis, tu ne douterais point de ma parole.

 

– Qui donc êtes-vous ? demanda-t-elle avec une curiosité naïve.

 

Rocambole répondit en souriant :

 

– Je suis un homme qui fait quelquefois la pluie et le beau temps tour à tour.

 

– Quelle plaisanterie !

 

– Tu verras. Mais il ne s’agit point de tout cela. Ainsi tu monteras à cheval tous les matins ?

 

– Oui.

 

– Et tu rencontreras l’autre ?

 

– Dame !

 

– Ah ! reprit Rocambole d’un ton railleur, ce brave M. de la Morlière s’imagine que cela ira tout seul !

 

– Du moins, il le croit.

 

– Moi aussi. Nous verrons. Maintenant, écoute bien ma recommandation.

 

– Parlez.

 

– Le vicomte veut que tu t’efforces de plaire à l’autre, comme il dit.

 

– C’est là son programme.

 

– Bon ! voici le mien : il faut que tu tâches d’achever la conquête du vicomte.

 

– Oh ! par exemple !

 

– Ce ne sera pas difficile, va ! il est déjà touché au cœur. Regarde-le de temps en temps, fais-lui entendre ta voix enchanteresse, et…

 

Rocambole s’arrêta.

 

– Eh bien ? fit Saphir.

 

– Et dans huit jours il tombera à tes genoux. Pour nous, c’est le seul moyen d’empêcher le mariage de Paul.

 

– Ah ! comment cela ?

 

– Tu veux trop en savoir aujourd’hui, ma chère.

 

– Hein ! fit la jeune femme.

 

– M. le vicomte de la Morlière, répondit Rocambole, a fait sa petite excursion nocturne ; je vais aussi faire la mienne.

 

– Comment, vous ?

 

– Chacun son tour.

 

– Et vous allez ?…

 

– Le vicomte t’a-t-il dit où il était allé, lui ?

 

– Non.

 

– Eh bien, je serai plus courtois, moi. Je t’apprendrai le but de mon voyage quand je serai de retour.

 

Rocambole serra la main de Saphir et descendit aux écuries en marmottant entre ses dents :

 

– Le vicomte a pris le cheval noir, qui vaut mieux que le cheval blanc ; mais les éperons de Rocambole valent mieux que ceux du vicomte, et le cheval blanc aura des ailes.

 

Rocambole descendit au rez-de-chaussée de l’habitation et gagna les écuries.

 

Comme il traversait la cour, il leva les yeux sur les croisées de la chambre occupée par M. de la Morlière.

 

Le vicomte était appuyé à l’une de ces trois croisées.

 

– Diable ! se dit-il, voilà qui dérange un peu mes combinaisons. Je croyais le bonhomme couché. Je vais être obligé d’attendre.

 

– John ! appela le vicomte.

 

Rocambole se retourna et ôta sa casquette en levant les yeux.

 

– Montez ! cria M. de la Morlière.

 

Rocambole monta et trouva la porte entrouverte.

 

– Comment ! John, dit le vicomte, vous n’êtes point couché encore ?

 

– J’allais voir mes chevaux, monsieur, et leur jeter de la paille pour cette nuit.

 

– C’est bien, dit le vicomte.

 

– Monsieur a besoin de moi ?

 

– Oui, fermez la porte.

 

– Hum ! pensa le faux laquais, je crois que nous y sommes, cette fois. M. le vicomte veut m’acheter.

 

– Depuis combien de temps êtes-vous au service de madame ? demanda M. de la Morlière.

 

– Depuis trois ans.

 

– Vous lui êtes dévoué ?

 

– Oh ! certainement, répondit Rocambole du ton d’un homme qui n’est pas très sûr de ce qu’il avance.

 

– Vous savez que madame aime mon fils ?

 

– Oh ! je le sais bien.

 

– Et que, par conséquent, ce que madame veut, je le veux.

 

Rocambole eut un sourire niais.

 

– Ceci est pour vous dire, continua le vicomte, que si madame peut compter sur vous, je veux y pouvoir compter aussi.

 

– Monsieur peut être tranquille.

 

– Êtes-vous discret ?

 

Rocambole eut encore un sourire idiot.

 

– Quand on y met le prix, ajouta le vicomte.

 

Soudain Rocambole changea d’attitude et devint sérieux.

 

– Je vois, dit-il, que monsieur le vicomte a l’habitude d’avoir des gens tout à fait à lui.

 

– C’est vrai.

 

– Madame me donne douze cents francs de gages.

 

– C’est peu.

 

– C’est suffisant pour être cocher, frotter l’antichambre et servir à table ; mais…

 

– Mais, continua le vicomte, ce n’est pas assez pour vous charger, au besoin, d’une mission délicate, et pouvoir compter aveuglément sur vous, en dehors de votre service.

 

– Assurément non.

 

Le vicomte sourit à son tour.

 

– John, dit-il, vous êtes un garçon d’esprit, je le vois.

 

– Monsieur le vicomte est bien honnête, mais il a raison.

 

– Ah !

 

– Et je suis persuadé que monsieur pourra m’utiliser.

 

– Je le crois aussi.

 

– Car, poursuivit John, monsieur le vicomte n’est point venu s’enterrer ici avec…

 

Le faux laquais hésita.

 

– Dites le mot, ajouta le vicomte : avec une de ces dames.

 

– C’était ce que je voulais dire. Donc, monsieur le vicomte n’est point venu ici sans intention ?

 

– Peut-être.

 

– Il ne monte pas à cheval à dix heures du soir pour le plaisir de se promener.

 

– Eh ! eh ! qui sait ?

 

– Évidemment monsieur le vicomte a quelque affaire importante dans les environs.

 

– Je ne dis pas non.

 

– Et il est urgent pour lui que ses domestiques ne l’espionnent pas. Monsieur le vicomte peut être tranquille, je suis muet.

 

– Très bien, mais…

 

Le vicomte hésita à son tour.

 

– Je devine, dit Rocambole.

 

– Ah ! vous devinez ?

 

– Il pourrait se faire que monsieur le vicomte eût besoin d’un homme sûr, dévoué, intelligent.

 

– Peut-être bien.

 

– Et il serait bon qu’il l’eût sous la main. Du moins… cela vaudrait mieux.

 

Rocambole s’exprimait avec aplomb, et le vicomte se sentait quelque peu dominé.

 

– Si monsieur le vicomte voulait, il trouverait cet homme.

 

– Vous croyez ?

 

– J’en suis sûr… c’est moi.

 

M. de la Morlière regarda attentivement le laquais. On eût dit qu’il cherchait à lire au fond de son âme, et qu’il essayait d’en sonder l’état de corruption.

 

Le masque était jeté, il fallait à tout prix convaincre le vicomte. Rocambole continua :

 

– Il y a longtemps que je cherche une occasion de faire fortune et d’utiliser mon intelligence. Sans me flatter, je puis affirmer que je suis trempé de façon à ne reculer devant rien.

 

– Oh ! devant rien ! fit le vicomte d’un ton incrédule.

 

– Dame ! reprit Rocambole, monsieur me chassera peut-être si je suis un peu trop franc…

 

– Non, parle.

 

– Mais j’aime autant tout dire.

 

– Allez, mon ami, dit le vicomte d’un ton plein d’encouragement.

 

– Je n’ai ni parents ni amis ; je servirai qui me paye. Pour dix mille francs je mettrais le feu à l’empire chinois ; par conséquent, si monsieur a besoin de moi…

 

– Oui.

 

– Monsieur peut parler.

 

Le vicomte avait fait ses réflexions, et il demeurait persuadé que John lui serait acquis corps et âme s’il se montrait généreux.

 

– Ambroise et ce drôle, se disait-il, s’entendront à merveille, et cela me permettra de demeurer invisible, d’être comme le deus ex machina de la fable.

 

Rocambole attendait les confidences de son nouveau maître.

 

– John, reprit le vicomte, vous connaissez M. Paul ?

 

– Oh ! certes.

 

– Je veux le marier.

 

– Hum ! cela ne plaira sans doute pas à madame.

 

– Madame le sait.

 

– Ah ! bah !

 

– Et elle servira mes projets.

 

– Après ça, fit John en regardant M. de la Morlière et clignant de l’œil, monsieur le vicomte est bien de force à l’avoir joliment enjôlée !

 

– Peut-être. Donc elle me servira, et toi aussi.

 

– Monsieur est bien bon de me tutoyer. Quand monsieur me disait vous, cela me gênait.

 

– Je tutoie ceux qui me servent, et quand ils m’ont bien servi, je ne regarde pas à quelques mille francs.

 

– On m’a toujours dit que monsieur le vicomte était généreux. Donc, si monsieur le vicomte veut ordonner, je suis prêt à obéir.

 

– Vous monterez à cheval demain matin.

 

– C’est bien.

 

– Vous promènerez les chevaux dans les environs.

 

– À merveille !

 

– Et vous irez du côté de la mer, jusqu’à ce que vous trouviez un chemin qui borde les falaises. Ce chemin traverse un labourage dans lequel, outre une charrue et son conducteur, vous apercevrez un homme déjà vieux, assis sur une botte de fourrage. Vous remarquerez s’il a un chapeau de paille ou une casquette.

 

– Et alors ?

 

– Vous reviendrez me le dire.

 

– Eh ! mais, repartit Rocambole, monsieur veut donc que je lui vole son argent ?

 

– Pourquoi ?

 

– Mais parce qu’il est bien inutile de payer cela huit ou dix mille francs, il me semble.

 

Le vicomte fixa son œil pénétrant sur Rocambole qui ajouta :

 

– Tenez, monsieur, si vous me mettiez un peu plus au courant de vos affaires, qui sait ? Je vous donnerais peut-être de bonnes idées.

 

Ces derniers mots tentèrent le vicomte.

 

– Eh bien, soit ! dit-il, je vais t’initier sommairement à mes projets.

 

Ces mots élevaient Rocambole au rang de complice. Il le sentit et prit une chaise.

 

– Je veux marier mon fils, dit M. de la Morlière, à une personne qui est fort riche.

 

– Monsieur le vicomte a raison.

 

– Or, reprit M. de la Morlière, cette personne n’aime point mon fils, mais elle aime un petit drôle sans le sou.

 

– Je devine, un gandin.

 

– Justement.

 

– Et monsieur veut sans doute s’en débarrasser ? Tenez, continua Rocambole, je devine le plan de monsieur.

 

– Hum ! c’est difficile.

 

– Monsieur a amené ici madame Saphir pour cela.

 

M. de la Morlière tressaillit :

 

– Tu écoutes donc aux portes ? dit-il.

 

– Dame ! répondit le faux laquais avec aplomb, c’est mon métier.

 

Le vicomte fronçait bien un peu le sourcil ; mais du moment que Rocambole avait une partie de son secret, autant valait le lui confier tout entier.

 

Donc, il ajouta :

 

– Puisque tu sais cela, je puis te dire encore que le jeune homme dont je voudrais me débarrasser est dans les environs.

 

– Bon ! dit Rocambole.

 

– Ainsi que la jeune fille.

 

– Naturellement.

 

– Ils sont logés chez un fermier normand que je connais depuis longtemps et qui s’appelle Ambroise.

 

– Ah !

 

– C’est lui que tu verras, demain matin, assis sur une botte de foin, dans le labourage.

 

– Très bien ! mais que compte faire monsieur ?

 

– Je te l’ai dit : détacher le jeune homme de la jeune fille à l’aide de Saphir.

 

– C’est difficile, mais non impossible ; et si M. le vicomte veut m’en charger…

 

– J’ai mon plan, dit le vicomte, et je te le développerai plus longuement demain. Pour le moment, laisse-moi me coucher.

 

Rocambole comprit que M. de la Morlière mettait encore des restrictions à sa confiance ; il n’insista point et sortit.

 

Il se hâta de descendre à l’écurie et ferma la porte sur lui ; puis, assis sur un monceau de luzerne qu’on avait entassé dans un coin, il se mit à regarder, par le châssis vitré qui surmontait la porte, les croisées de la chambre du vicomte.

 

M. de la Morlière avait fermé les persiennes, mais la lumière qui passait au travers prouvait à Rocambole qu’il n’était point couché encore.

 

– Il faut pourtant que j’aille à Beuzeville ! murmurait-il avec humeur. Tant que le vicomte ne dormira point, je ne pourrai pas sortir.

 

Mais Rocambole était homme de ressources, et son imagination lui vint en aide.

 

Il faisait clair de lune, et il y voyait fort distinctement dans l’écurie.

 

Il se leva, ouvrit un couteau de poche ; et, prenant une vieille couverture de cheval, il la coupa en quatre morceaux.

 

Il alla ensuite au cheval blanc et lui enveloppa solidement les quatre pieds en nouant avec de la ficelle les lambeaux de couverture au-dessus du jarret.

 

Cette opération terminée, il sella l’animal, ouvrit la porte de l’écurie avec précaution, et, les yeux fixés sur les fenêtres closes du vicomte, il fit sortir le cheval, dont les pieds emmaillotés ne rendirent aucun son sur le pavé.

 

Il n’avait point encore atteint la grille que la lumière qui brillait aux croisées de la Morlière s’éteignit.

 

– Quelle chance ! murmura Rocambole, le bonhomme a soufflé sa bougie. Il est couché.

 

Il ouvrit la grille avec la même précaution, et lorsqu’il fut dans l’avenue, il débarrassa le cheval de ses bizarres chaussures, sauta lestement en selle et piqua des deux.

 

– Ah ! tu auras des ailes, dit-il à son cheval. Les nuits sont courtes, il faut être revenus avant le jour.

 

XXII

Rocambole prit la route de Beuzeville, et bien qu’il eût trois bonnes lieues à faire, il arriva en quarante minutes.

 

Avant d’entrer dans le village, il s’orienta un moment.

 

– Ce doit être là, se dit-il.

 

Et il poussa son cheval vers la principale rue du village, au milieu de laquelle il avait vu pendre la branche de houx qui désigne une auberge de campagne.

 

Le cheval allait au pas, et Rocambole, comme il passait devant la porte de l’auberge, se prit à chanter ce refrain des Étudiants de Paris, de Frédéric Soulié :

 

C’est minuit qui sonne,

Entends, ma mignonne,

C’est l’heure où l’on donne

Tendres rendez-vous…

 

Quand il eut dépassé l’auberge de vingt pas, il s’arrêta.

 

Peu après, une fenêtre du rez-de-chaussée s’ouvrit, et une voix répondit en sourdine :

 

Là-bas, sur la place,

La patrouille passe ;

Ouvrez-moi de grâce,

Pour l’amour de vous !

 

En même temps, le chanteur qui donnait la réplique enjamba l’appui de la croisée et sauta dans la rue.

 

– Rocambole ?

 

– M. le baron ?

 

Telles furent les questions que se firent les deux personnages en s’abordant.

 

Rocambole mit pied à terre.

 

– Ah ! monsieur le baron, dit-il, vous avez dû bien vous impatienter depuis trois jours !

 

– Un peu.

 

– Votre présence ici aura éveillé la curiosité, sans doute ?

 

– Non, car je continue à me donner pour un peintre paysagiste. Je sors tous les matins avec ma boîte, mon pliant et mon chevalet de campagne, et j’ébauche des arbres, des paysages.

 

– Bravo ! dit Rocambole.

 

– Hier, j’ai fait un portrait de paysan. On m’appelle ici M. Gontran. Pour les gens de Beuzeville, c’est mon nom de famille… Mais causons de nos affaires. Avez-vous du nouveau ?

 

– Oui.

 

– Voyons.

 

– Le vicomte a acheté ma fidélité et ma discrétion.

 

– Ah !

 

– Je suis devenu son âme damnée. La chose est décidée.

 

– Depuis quand ?

 

– Depuis deux heures.

 

– Vous a-t-il confié ses plans ?

 

– Pas encore… mais je les devine.

 

Tout en échangeant ces quelques mots, M. de Neubourg et Rocambole étaient sortis du village, où tout le monde dormait à cette heure.

 

Rocambole continua :

 

– De ce qu’il a dit à Saphir et de ce qu’il m’a appris à moi-même, il résulte que le vicomte a imaginé de faire séduire M. de Pierrefeu par la jeune femme.

 

M. de Neubourg haussa les épaules.

 

– Ceci n’est pas dangereux, dit-il. M. de Pierrefeu aime Mlle de Morfontaine, et…

 

– On n’aime pas deux femmes à la fois, voulez-vous dire ?

 

– Précisément.

 

– Soit ; mais les apparences lui suffiront grandement.

 

– Comment cela ?

 

– M. de la Morlière se contentera de faire trouver ensemble Saphir et M. de Pierrefeu…

 

– Bon !

 

– Dans un endroit bien compromettant. Mademoiselle Victoire de Morfontaine, prévenue à point, pourra les surprendre en tête à tête.

 

– Ceci est assez ingénieux.

 

– Or, la chose ainsi combinée, il se trouvera là, lui, ou bien encore son fils Paul, pour tendre la main à la jeune fille trahie, abandonnée, compromise.

 

– Bah ! dit le baron, vous oubliez votre plan, il me semble…

 

– Lequel ?

 

– Celui que Danielle et mes amis exécutent à cette heure, et qui a pour but de faire disparaître momentanément M. Paul de la Morlière.

 

– Je ne l’oublie nullement, répondit Rocambole, et je viens au contraire tout exprès pour savoir où nous en sommes ; avez-vous des nouvelles ?

 

– J’en ai reçu ce matin.

 

– Et tout marche ?

 

– Comme sur des roulettes. Paul de la Morlière est à Fontevive depuis hier soir.

 

– Ah !

 

– Voici une lettre du vicomte de Chenevières que j’ai reçue ce matin.

 

Rocambole prit la lettre, et en approcha le bout incandescent de son cigare, afin de s’en servir comme d’un flambeau.

 

Puis il lut un récit écrit par le vicomte des événements que nous racontions naguère, à savoir, l’enlèvement de Paul de la Morlière et l’étrange voyage qu’on lui avait fait faire.

 

– Mais, dit Rocambole quand il eut fini, tout cela est pour le mieux jusqu’à présent, il me semble.

 

– C’est aussi mon avis, répondit le baron.

 

– M. de Chenevières est un homme d’action, je le vois. Mais, dit Rocambole, au lieu de causer dans la rue, éloignons-nous un peu.

 

– Soit, dit M. de Neubourg.

 

Ils gagnèrent une touffe d’arbres, à l’un desquels, afin d’être plus libre, Rocambole attacha son cheval.

 

Puis, le baron et lui s’assirent, et M. de Neubourg reprit :

 

– Jusqu’à présent, mon cher monsieur Rocambole, je me suis complètement reposé sur vous ; j’ai confiance en vos lumières.

 

– Vous avez eu raison, monsieur le baron.

 

– Cependant, j’aimerais assez connaître vos plans, que vous n’avez pas encore eu le temps de me dérouler, ni à Paris, le jour de notre départ, ni ici, avant-hier, quand vous êtes venu chercher les deux chevaux du marquis à la station.

 

– Mais aujourd’hui, monsieur le baron, je vais m’expliquer plus catégoriquement.

 

– Voyons, je vous écoute.

 

– Je vous dirai donc que j’espère, comme on dit en style de procédure, joindre les deux causes.

 

– Que voulez-vous dire par là ?

 

– Je pense à mener de front l’affaire Danielle et Paul avec celle du vicomte et de Saphir.

 

– Ah ! vous croyez ?

 

– Non seulement le vicomte ne pourra empêcher le mariage de M. de Pierrefeu avec Mlle de Morfontaine, mais encore, comme il me faut un instrument pour le frapper, j’ai jeté les yeux sur son propre fils.

 

– Et c’est pour cela que vous avez voulu que Danielle écrivît à Paul de la Morlière ?

 

– Précisément.

 

– Qu’elle vînt occuper la petite propriété du marquis de Verne, notre ami ?

 

– Laquelle est à trois lieues d’ici.

 

– Et qu’elle y gardât le jeune homme prisonnier ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Cependant, je ne vois pas encore…

 

– Ah ! monsieur le baron, reprit Rocambole, laissez-moi vous dire qu’il en est des plans combinés par avance comme des livres mal faits. Il faut compter sur l’imprévu : l’imprévu donne de bonnes idées. Laissez-moi faire. Danielle et Paul sont à Fontevive, M. de la Morlière père et Saphir se trouvent à la Charmerie, sous ma main, Léon de Pierrefeu et sa fiancée sont à la Maison-Blanche…

 

Rocambole s’interrompit brusquement.

 

– À propos, dit-il, savez-vous chez qui, monsieur le baron ?…

 

– Non certes.

 

– Vous avez lu le manuscrit du domino, écrit par Danielle ?

 

– Certes, oui.

 

– Vous souvenez-vous d’Ambroise, le valet de chambre de la pauvre baronne Rupert ?

 

– Parbleu !

 

– Eh bien, il est devenu le beau-frère de la gouvernante de Mme de Morfontaine, de cette bonne Mme Hulot, à qui la marquise a confié Léon et sa fille.

 

– En vérité !

 

– Et c’est lui qui a vendu la mèche.

 

– Au vicomte ?

 

– Naturellement.

 

M. de Neubourg fronça le sourcil et dit :

 

– Il faut se défier. Cet homme est le mal incarné.

 

– Oui, mais je me nomme Rocambole, et je suis plus fort que lui.

 

L’ancien élève de sir Williams se prit à sourire en parlant ainsi. M. de Neubourg continua :

 

– Et moi, qu’ai-je à faire en tout cela, monsieur Rocambole ?

 

Rocambole salua, comme avait jadis salué le faux marquis de Chamery.

 

– Monsieur le baron, dit-il, je vous garde pour la bonne bouche.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Cependant, pardonnez-moi de jouer ainsi au général…

 

– Faites !

 

– Et laissez-moi vous confier tout de suite une petite mission.

 

– J’écoute…

 

– Vous êtes, à Beuzeville, plus près de la propriété du marquis de Verne que moi.

 

– Il est vrai que vous êtes libre toute la journée, vous pouvez y aller le soir ou le matin… à votre choix.

 

– Soir et matin.

 

– C’est inutile, il suffit d’une fois par jour.

 

– Et alors ?…

 

– Vous saurez ce qui s’y passe…

 

– Bon ! Est-ce tout ?

 

– Et je viendrai la nuit prendre connaissance du résultat de vos observations.

 

– C’est très bien, dit le baron ; ce sera fait.

 

– Je reviendrai demain. Pour cette nuit, j’ai bien des choses à faire encore. Adieu, monsieur le baron.

 

– Vous partez ?

 

– Je dois voir au point du jour maître Ambroise. Il est trois heures moins un quart, il sera jour à quatre heures, j’ai tout juste le temps d’y filer.

 

Rocambole détacha son cheval et sauta en selle.

 

Puis, tandis que le baron reprenait le chemin de Beuzeville, il enfonça l’éperon aux flancs du cheval blanc et le lança au grand galop sur la route de la Charmerie.

 

Le cheval blanc semblait avoir des ailes. Il fendait l’air.

 

Quand Rocambole arriva dans l’avenue qui conduisait à la Charmerie, il s’arrêta et parut réfléchir un moment.

 

Il faisait nuit encore, mais déjà à l’horizon paraissait une bande blanchâtre, avant-courrier de l’aube.

 

– Diable ! pensa Rocambole, à l’âge de M. de la Morlière, quand on est occupé de vastes projets et qu’on est en outre, amoureux, on doit peu dormir. Je sais bien que moi, jadis, quand j’avais de la besogne, je ne dormais pas du tout.

 

Rocambole était prudent.

 

Il mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre, à deux cents mètres environ de l’habitation, vers laquelle il se dirigea à pied.

 

Lorsqu’il fut arrivé sous les fenêtres, au lieu de rentrer par la grille, dont il avait une clef, il tourna dans le jardin en passant par une brèche faite à la haie vive.

 

Puis il revint à pas de loup dans la cour, leva les yeux vers les persiennes du vicomte et remarqua qu’elles étaient toujours closes. Pourtant, comme il aurait pu se faire que le vicomte se fût levé pendant la nuit et eût éprouvé le besoin de l’entretenir, lui, Rocambole ; que, dans ce cas, il aurait pu, ne le trouvant pas à sa chambre, dont il avait du reste, prudemment emporté la clef, descendre à l’écurie, il y rentra pour s’en assurer.

 

En sortant, deux heures auparavant, Rocambole avait, par surcroît de précaution, placé derrière la porte une solive qui devait être forcément déplacée si quelqu’un pénétrait dans l’écurie.

 

La solive se trouvait en place et opposa une certaine résistance.

 

Rocambole en conclut que M. de la Morlière n’avait point quitté son lit.

 

Il referma la porte de l’écurie, traversa de nouveau la cour, entra dans la maison, gravit l’escalier sur la pointe du pied, et alla frapper doucement à la porte du vicomte.

 

M. de la Morlière dormait.

 

Rocambole frappa un peu plus fort. Le bruit réveilla le vicomte, qui demanda :

 

– Qui est là ?

 

– C’est moi, monsieur, moi, John…

 

– Ah !

 

M. de la Morlière se leva et ouvrit la porte. Il se frottait les yeux comme un homme arraché à un profond sommeil.

 

– Allons ! pensa Rocambole, le bonhomme a dormi comme un loir.

 

– Quelle heure est-il ?

 

– Quatre heures, monsieur.

 

– Pourquoi m’éveilles-tu ?

 

– Pour savoir si je dois aller voir le fermier qui se nomme… Ambroise ?

 

– Certainement.

 

– Et je n’ai rien à lui dire ?

 

– Non ; s’il a son chapeau de paille, tu passeras ton chemin.

 

– Et s’il a sa casquette, je l’aborderai ?

 

– Oui ; et tu diras que tu as ma confiance et qu’il peut te remettre les lettres qu’il a pour moi.

 

– C’est bon, dit Rocambole en s’inclinant, j’ai déjà sorti le cheval.

 

– Pourquoi ?

 

– Mais pour ne pas éveiller madame. Je lui ai enveloppé les pieds de chiffons : j’ai pensé que monsieur le vicomte ne tenait point à mettre madame dans la confidence de mes courses du matin.

 

– C’est fort bien, dit le vicomte, qui se recoucha.

 

Rocambole salua et sortit.

 

L’élève de sir Williams avait tout prévu, tout prévenu. Si jamais M. de la Morlière trouvait les lambeaux de couverture, la chose serait expliquée d’avance.

 

Il ferma la porte avec précaution, laissant M. de la Morlière se rendormir, descendit l’escalier sur la pointe du pied, ferma toutes les portes, sortit par la grille, regagna l’avenue, rejoignit son cheval et sauta en selle.

 

Le cheval, qui savait maintenant de quel fer se forgeait l’éperon de son cavalier, prit sur-le-champ le galop et s’élança dans le chemin creux qui courait au bord de la falaise.

 

Quand Rocambole était seul, et il était seul souvent, il aimait à monologuer.

 

Son passé, mis en regard de sa vie présente, faisait ordinairement le fond des discours qu’il s’adressait à lui-même.

 

– C’est égal, murmurait-il, tandis que le cheval blanc filait ventre à terre, je croyais bien, le jour où je me cassai la jambe au bagne, que je ne monterais plus à cheval de ma vie. J’étais alors dans un piteux état… Faut-il que je sois solide !

 

Et comme il n’avait renoncé à aucune de ses habitudes élégantes d’autrefois, l’ex-forçat tira un cigare d’un fort bel étui en maroquin russe, l’alluma et poursuivit ainsi :

 

– Quand j’étais marquis de Chamery, j’avais les plus beaux chevaux de Paris, comme chevaux de selle surtout. Deux célébrités du sport m’ont offert un jour quarante mille francs de Sarah, ma jument arabe ; le plus noble animal d’Irlande, Tobby, a frissonné d’impatience sous mon genou. Eh bien ! soit en montant Sarah, soit en montant Tobby, je n’ai jamais éprouvé le bonheur que je ressens aujourd’hui en pressant du genou l’épaule de ce cheval vulgaire, sans origine, qui vaut tout au plus mille écus.

 

En dépit de ce panégyrique peu flatteur, le cheval blanc courait à perdre haleine. Rocambole reprit :

 

– Ah ! la privation !… comme elle double le prix des choses !

 

L’ex-vicomte de Cambolh, l’ex-marquis de Chamery, qui avait ébloui Paris de son luxe et failli épouser une fille de la noble maison espagnole de Sallandrera, passa alors la main sur son front et murmura :

 

– Bah ! tout passe, et puis je n’avais pas alors comme aujourd’hui la conscience en repos. On a beau dire, la vertu a du bon !

 

Et il continua à galoper.

 

XXIII

Rocambole, après avoir émis cette réflexion philosophique, éperonna de nouveau le cheval blanc. Au bout de quelques instants, il atteignit le chemin creux qui courait au bord des falaises.

 

Le jour était venu et le ciel se colorait à l’est, annonçant le prochain lever du soleil.

 

Notre cavalier courut une heure environ, puis il aperçut une croix, celle-là même qui, la veille au soir, avait permis à M. de la Morlière de reconnaître son chemin. À droite de la croix, il vit un labourage, et, dans le labourage, un garçon de ferme qui attelait deux chevaux à une charrue.

 

Auprès de la charrue, il aperçut encore une botte de fourrage, mais personne n’était assis dessus. Rocambole se dit :

 

– C’est pourtant bien là, si le vicomte m’a donné des indications exactes.

 

Il se trouvait précisément sur une petite éminence, et il voyait à près d’une demi-lieue en avant, de droite et de gauche.

 

– Il paraît que monsieur Ambroise se lève tard.

 

Il poussa son cheval dans le labourage.

 

– Hé ! mon garçon, dit-il en s’approchant du laboureur, n’auriez-vous pas un peu de feu, par hasard ?

 

– Du feu ? fit le garçon de ferme en levant la tête et piquant en terre son aiguillon.

 

– Oui, pour allumer mon cigare.

 

– Je ne fumons point, not’ bourgeois, répondit le bouvier, qui n’était autre que Pornic.

 

– Et vous ne savez pas où j’en pourrai trouver ?

 

– Oh ! si fait ! il y a la ferme à une demi-lieue d’ici. Mais si vous n’êtes pas bien pressé…

 

– Je ne le suis pas du tout.

 

– Vous allez voir not’ maître.

 

– Quel maître ?

 

– Le fermier Ambroise.

 

– Bon ! pensa Rocambole, c’est bien cela ! le vicomte a dit vrai.

 

Puis, tout haut :

 

– Est-ce qu’il a du feu, votre maître, mon garçon ?

 

– Toujours, monsieur. Il fume que c’en est un vrai tuyau de cheminée.

 

– Et où est-il ?

 

– Oh ! il va venir. Tenez, justement, le voilà ; voyez-vous, là-bas, au long des ormes, dans le petit chemin ?

 

– Ah ! oui, il me semble… un homme en chapeau de paille.

 

– Justement. Tenez, il fume.

 

– C’est vrai.

 

– Il est tout de même matinal, continua Pornic.

 

– Peuh ! fit Rocambole, voilà qu’il est cinq heures et demie.

 

– Ah ! c’est qu’il s’est couché tard.

 

– Pourquoi ?

 

– C’est une habitude comme ça chez lui. Il m’a réveillé qu’il était plus de minuit.

 

– Il vous a réveillé ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et pourquoi donc cela ? pour vous envoyer à la charrue ?

 

Pornic cligna de l’œil.

 

– Oh ! non, répondit-il. J’ai fait un bon coup tout de même… avec le Parisien…

 

– Ah ! fit Rocambole, qui, au mot de Parisien, devint curieux.

 

– Il n’y a que les Parisiens, reprit Pornic avec une certaine admiration, pour avoir du coup d’œil comme ça.

 

– Tiens ! il y a donc des Parisiens par ici ?

 

– Oui, monsieur, il y en a un qui est logé à la Maison-Blanche avec une petite dame.

 

– Qu’est-ce que la Maison-Blanche ?

 

– C’est l’habitation du bourgeois de Rouen à qui est notre ferme.

 

– Et il a du coup d’œil, ce Parisien ?

 

– Et un rude, allez !

 

– En quoi faisant ? demanda naïvement Rocambole.

 

Pornic prit un air mystérieux, et dit :

 

– Faudrait pas trop jaser, monsieur. Les gendarmes ont l’oreille fine. Mais vous avez l’air bon garçon.

 

– Je ne conte que mes affaires. Soyez tranquille, l’ami.

 

– Le patron m’a réveillé cette nuit, continua Pornic, et il m’a dit : « Si tu veux aller à l’affût et emmener le Parisien, il y a des sangliers dans le bois Chenu. »

 

– Et vous y êtes allés, le Parisien et vous ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Avec le patron, bien entendu.

 

– Non, il est du conseil municipal, lui, il veut être maire.

 

– Tiens ! tiens ! fit naïvement Rocambole. Et vous avez vu les sangliers ?

 

– Justement. J’en ai tué un, moi, à quatre heures du matin, à la rentrée.

 

– Et le Parisien ?

 

– Il en a tué deux, lui ; il a fait coup double.

 

– Oh ! oh ! mais, dit Rocambole, il n’y a pas bien longtemps, en ce cas, et vous n’avez pas eu le temps de dormir, vous ?

 

– Nenni. Sans compter que le Parisien avait laissé sa fenêtre ouverte, que le vent a donné dans sa chambre et a emporté tous ses papiers.

 

– Bah !

 

– Et qu’il m’a fallu me promener avec lui partout le jardin pour les retrouver.

 

– Hum ! pensa Rocambole, la combinaison de l’affût au sanglier et de la fenêtre demeurée entrouverte est assez jolie. Il y a toujours une lettre qui se perd, celle, par exemple, dont on n’a pas le temps de prendre copie.

 

Comme Rocambole achevait cette réflexion, maître Ambroise apparut à l’extrémité opposée du labourage.

 

Le fermier portait sur l’épaule un bissac plein d’avoine, fumait sa pipe et marchait d’un pas lent et mesuré.

 

Pornic le voyant, poussa ses chevaux et commença à ouvrir un sillon.

 

Rocambole, lui, s’en alla, toujours à cheval, à la rencontre du fermier, qu’il salua.

 

– Bonjour, maître Ambroise, dit-il.

 

– Hein ! fit celui-ci, vous me connaissez ?

 

– C’est le laboureur qui est là qui m’a dit votre nom.

 

– Qu’y a-t-il pour votre service, mon garçon ? demanda le fermier d’un ton protecteur.

 

Rocambole était en gilet rouge et en casquette galonnée. Or, dans la hiérarchie sociale, un fermier a toujours été beaucoup plus qu’un domestique.

 

– Je voulais vous demander un peu de feu, monsieur.

 

– Volontiers, répondit Ambroise.

 

Le fermier examinait attentivement le prétendu valet, et se disait :

 

– Il a un air madré. M. le vicomte a la main assez heureuse.

 

Rocambole reprit :

 

– Votre laboureur n’en avait pas, j’ai pris la liberté de vous attendre.

 

– Vous n’êtes pas bien pressé, paraît-il ?

 

– Je promène un de mes chevaux.

 

– Vous en avez plusieurs ?

 

– M. le vicomte en a deux.

 

– Tiens ! dit le fermier qui prit un air naïf, vous êtes au service d’un vicomte ?

 

Rocambole alluma lentement son cigare à la pipe d’Ambroise.

 

– Je suis, dit-il, au service du vicomte de la Morlière.

 

– Celui qui a loué la Charmerie ?

 

– Justement.

 

– Et vous plaisez-vous à son service ?

 

– Assez !

 

Rocambole ébaucha un sourire et continua en regardant Ambroise :

 

– Le service n’est pas très dur. Je sers à table, je panse les chevaux, et je viens voir ici, le matin, si vous avez une casquette ou un chapeau de paille.

 

Ambroise tressaillit.

 

– Ah ! ah ! dit-il, paraît que M. le vicomte vous a instruit ?

 

Rocambole affecta un air dédaigneux.

 

– Le vicomte, reprit-il, n’a pas de secrets pour moi.

 

– Oh ! fit Ambroise avec le sourire incrédule de saint Thomas.

 

– Dame ! répliqua Rocambole qui comprit le sourire, vous verrez.

 

Et regardant autour de lui :

 

– Est-ce que nous ne pourrions pas nous asseoir quelque part pour causer ?

 

– Mais, répondit Ambroise, c’est inutile, je crois bien.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je n’ai qu’un mot à vous dire, mon cher garçon.

 

– Ah ! voyons.

 

– Vous direz à M. le vicomte que j’ai les copies qu’il sait bien.

 

– Parfait.

 

– Et je voudrais le voir, s’il y a moyen, ce soir ou demain soir.

 

– À merveille !

 

– Vous voyez bien, ajouta Ambroise, qu’il n’y a pas besoin de s’asseoir pour vous dire cela.

 

– Pardon, fit Rocambole.

 

– Hein ?

 

Et le fermier regarda le faux domestique. Rocambole cligna de l’œil.

 

– Nous avons causé des affaires du vicomte, dit-il, mais… des nôtres ?

 

Le visage d’Ambroise, à ces paroles de Rocambole, exprima une véritable stupéfaction.

 

– Hein ? de quelles affaires parlez-vous donc, mon garçon ? demanda-t-il.

 

– Des nôtres, répéta froidement Rocambole, qui le regarda fixement.

 

– Je n’ai pas d’affaires avec vous.

 

– Bah ! vous croyez ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Vous vous trompez.

 

– Plaît-il ? fit Ambroise avec la hauteur et la dignité d’un conseiller municipal.

 

– Je sais ce que je dis, répéta Rocambole ; nous avons des affaires.

 

– Nous deux ?

 

– Parbleu !

 

– Vous êtes fou, mon garçon, je ne vous ai jamais vu.

 

– Ça ne fait rien.

 

– Comment alors voulez-vous…

 

– Bah ! attendez donc. Je suis de la Vendée, moi !

 

Ambroise tressaillit de nouveau et sa voix s’altéra. Cependant il fit bonne contenance.

 

– Eh bien, dit-il, qu’est-ce que cela peut me faire, mon garçon ?

 

– C’est que vous connaissez ce pays-là, maître Ambroise.

 

– Vous croyez ?

 

– Dame ! vous avez été le valet de chambre du baron Rupert, le gendre du général de Morfontaine.

 

– C’est vrai ; mais il y a longtemps, mon garçon, bien longtemps.

 

Et prenant un air naïf :

 

– Attendez, dit-il, c’était sous la Restauration, en 1829.

 

– Oui. Et après la mort du baron, vous êtes resté au service de la baronne.

 

– Oh ! peu de temps, jusqu’en 1830 ou 31… je ne sais au juste.

 

– Bah ! vous n’avez pas de mémoire. C’est en décembre 1832 que vous avez quitté le château de Bellombre.

 

– C’est bien possible.

 

– Le jour même où le comte de Main-Hardye, qui aimait la baronne Rupert…

 

– Tiens ! dit Ambroise, vous savez cela, vous ?

 

Ambroise était visiblement inquiet.

 

– Oui, je sais cela.

 

– Qu’est-ce qu’il est donc devenu, le comte ? J’ai quitté le service de la baronne avant…

 

– Pardon, maître Ambroise, vous l’avez quitté le jour même où le comte se prit dans un piège à loup.

 

– Un piège à loup ? Allons donc !

 

– Bon ! répliqua Rocambole, ne vas-tu pas faire l’ignorant, misérable ! C’est toi qui l’avais tendu.

 

Ambroise devint fort pâle.

 

– Farceur ! Il fallait donc me dire tout de suite que le vicomte…

 

– Attendez donc, maître Ambroise, poursuivit Rocambole, je sais encore autre chose.

 

– Ah ! vraiment !

 

– Je sais que, déguisé en saltimbanque…

 

– Hein ?

 

– Tu as enlevé la fille de la baronne Rupert.

 

Cette fois Ambroise lâcha un horrible juron.

 

– Le vicomte est un niais, dit-il, de confier de pareilles choses.

 

– Eh ! repartit Rocambole, qui redevint calme et railleur, vous voyez bien maintenant, maître Ambroise, que nous avons à causer.

 

– Peut-être.

 

– Et que nous ferions bien de nous asseoir. Tenez, là-bas.

 

Rocambole indiquait un bouquet d’arbres situé à l’extrémité nord du labourage.

 

Ambroise se sentait dominé. La voix de Rocambole avait changé d’accentuation ; son geste était bref et hautain.

 

– Allons, soit ! murmura le fermier, qui prit le cheval de Rocambole par la bride.

 

Rocambole s’assit le premier sur un tronc d’arbre.

 

– Mettez-vous donc là, maître Ambroise, dit-il, nous avons à causer plus longuement que vous ne pensez.

 

– Ah !…

 

Ambroise était de plus en plus troublé.

 

– Et qu’est donc devenue la petite, hein ? demanda Rocambole.

 

– La… petite.

 

– Oui, Danielle ?

 

– Elle… est… morte.

 

– Tu mens !

 

– Ma foi ! je ne sais pas, moi. Est-ce que le vicomte le sait ?

 

– Non. Mais moi…

 

– Vous ?

 

– Moi, je le sais.

 

Ces simples mots furent un coup de foudre pour Ambroise.

 

Si Rocambole savait ce que le vicomte ignorait, que savait-il donc ?

 

– Mon cher monsieur Ambroise, reprit le faux valet, que vous pourriez bien, pour ces deux méfaits que vous savez, aller faire un tour au bagne.

 

Ambroise devint d’une pâleur mortelle.

 

– Tandis que, poursuivit Rocambole, ton ami le vicomte pourrait porter sa tête sur l’échafaud.

 

Les cheveux d’Ambroise se hérissèrent.

 

– Heureusement… balbutia-t-il, nous savons à qui… nous avons affaire.

 

– Tiens ! tout à l’heure tu ne me connaissais pas, il me semble ?

 

– Oui, mais…

 

– Mais, maintenant, c’est différent ?

 

– Oh ! dame !

 

– Et il n’est rien que tu ne fasses pour moi, afin d’acheter mon silence.

 

– Farceur ! murmura le fermier, qui essaya de reconquérir son assurance ordinaire et n’y put parvenir.

 

– Ainsi, continua le faux valet, nous allons, pour la troisième fois, servir les plans de M. le vicomte, n’est-ce pas ?

 

– Je ferai ce que je pourrai.

 

– Nous tâcherons de brouiller M. de Pierrefeu avec mademoiselle Victoire ?

 

– S’il y a moyen.

 

– Et de mener à bonne fin le mariage de mademoiselle Victoire avec M. Paul ?

 

– Naturellement.

 

– Et nous toucherons pour cela ?…

 

– Oh ! fit Ambroise, qui crut voir venir la botte secrète de Rocambole, six mille francs, pas plus.

 

– Tu mens de la moitié.

 

– Comment ! vous savez…

 

– Je sais tout. Mais c’est pour les préliminaires, cela ; on te donnera mieux après le mariage…

 

Ambroise crut que Rocambole était certain du chiffre.

 

– Il y a cent mille francs, balbutia-t-il.

 

Rocambole ne sourcilla point.

 

– Eh ! mais, dit-il, j’imagine que tu me donneras bien la moitié de cette petite somme.

 

– La moitié ?

 

– Dame ! j’ai la langue un peu longue à l’occasion.

 

– Vous voulez… rire !

 

– Et justement j’ai des connaissances dans la magistrature.

 

– La moitié ! murmurait Ambroise avec stupeur.

 

– Parbleu !

 

– Vous voulez donc me ruiner ?

 

Il prononça ces mots d’une voix lamentable. Soudain Rocambole se leva et appuya une de ses mains sur l’épaule du fermier :

 

– Quel âge as-tu ? demanda-t-il.

 

– Soixante ans.

 

– Et tu n’es pas riche après une vie d’infamie comme la tienne ?

 

– J’ai manqué de chance.

 

– Combien vaut la ferme que tu as à bail ?

 

– Deux cent mille francs. J’espérais l’acheter. On m’aurait donné du temps.

 

– Bah ! fit Rocambole, je vais te donner mieux que cela.

 

– Plaît-il ?

 

– Je vais te donner le moyen de la payer comptant.

 

Ambroise eut un éblouissement.

 

Rocambole poursuivit :

 

– Es-tu attaché au vicomte ?

 

– Peuh !

 

– C’est-à-dire que tu le sers pour cent mille francs.

 

– Dame !

 

– Mais les cent mille francs, tu ne les auras jamais.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que le mariage ne se fera pas.

 

– Oh ! fit Ambroise d’un air de doute, qu’en savez-vous ?

 

– Il ne se fera pas, parce que je suis là, moi.

 

– Et qui êtes-vous ?

 

– Je suis un homme qui peut faire ta fortune, drôle, et qui, si tu ne me sers pas bien, t’enverra pourrir au bagne, tandis qu’on coupera le cou à ton ancien maître, le vicomte de la Morlière.

 

Rocambole ôta sa casquette galonnée et ajouta :

 

– Regarde-moi bien, maître coquin, et vois mes mains blanches, est-ce que j’ai l’air d’un domestique, par hasard ?

 

Ambroise eut peur.

 

XXIV

Rocambole fut de retour à la Charmerie avant que M. de la Morlière fût levé.

 

Le vicomte avait éprouvé depuis quelques jours de violentes émotions, qui avaient fini par amener chez lui une grande lassitude…

 

Il dormait encore lorsque Rocambole entra dans la cour de la villa.

 

Le faux valet remit son cheval à l’écurie, le bouchonna, lui jeta une botte de paille ; puis, voyant que les persiennes du vicomte étaient toujours fermées, il se hasarda à pénétrer dans la maison et à entrer chez Saphir.

 

Si le vicomte dormait encore, la jeune femme était levée et accoudée à la croisée ouverte qui donnait sur le jardin.

 

Rocambole entra sur la pointe du pied, mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence et lui dit tout bas :

 

– Nous avons à causer, ma chère.

 

– Ah !

 

– Je viens te faire ta leçon pour la journée.

 

Rocambole s’enferma avec Saphir l’espace d’une demi-heure environ. Puis il sortit, et comme il avait passé une nuit blanche, il alla se coucher.

 

Saphir était descendue au jardin et prenait l’air frais du matin. À huit heures, M. de la Morlière s’éveilla et se leva.

 

– John doit être de retour, pensa-t-il.

 

Il ouvrit la fenêtre, se pencha dans la cour et appela :

 

– John ! John !

 

Rocambole ne répondit point.

 

– Est-ce qu’il ne serait pas revenu ? se demanda le vicomte.

 

Il s’habilla et descendit à l’écurie pour s’assurer que les deux chevaux s’y trouvaient.

 

John dormait sur une botte de paille placée dans un coin de l’écurie.

 

– John ! répéta M. le vicomte.

 

Rocambole ne sourcilla point.

 

M. de la Morlière le toucha alors du bout des doigts. John ouvrit un œil et le referma.

 

– Hé ! butor ! fit le vicomte, t’éveilleras-tu enfin ?

 

Rocambole rouvrit un œil, puis les deux, se les frotta et finit par se trouver sur ses pieds.

 

Il salua avec respect et demanda pardon d’avoir le sommeil si dur.

 

– Eh bien ! fit le vicomte.

 

– Le fermier avait sa casquette, monsieur.

 

– Ah !

 

– Alors j’ai passé mon chemin.

 

– Sans lui parler ?

 

– Dame ! monsieur m’avait dit…

 

– C’est bien, dit brusquement le vicomte. Pansez le cheval noir.

 

– Monsieur sort ?

 

– Non, c’est madame.

 

– Bon, dit Rocambole, est-ce que je vais l’accompagner ?

 

– C’est inutile.

 

Le vicomte sortit de l’écurie, traversa la cour et gagna le jardin. Saphir s’y promenait toujours.

 

M. de la Morlière la rejoignit.

 

– Bonjour, mon enfant, dit-il.

 

– Bonjour, monsieur, répondit Saphir.

 

– Avez-vous bien dormi ?

 

– Hélas ! non.

 

– Pourquoi ?

 

– Mon Dieu ! murmura Saphir, pouvez-vous me le demander ?

 

– Du courage, mon enfant ! N’est-ce point pour votre cher Paul ?

 

Saphir secoua la tête.

 

– J’obéirai, dit-elle d’une voix qui parut à M. de la Morlière entrecoupée de sanglots.

 

Le vicomte regardait Saphir, et, comme la veille, il était en proie à un trouble inexplicable.

 

Saphir était belle, elle avait un regard fascinateur, une voix enchanteresse.

 

– Je suis fou ! répéta le vicomte pour la vingtième fois depuis la veille.

 

Puis, faisant un effort sur lui-même :

 

– Savez-vous, dit-il, qu’il est plus de huit heures ?

 

– Déjà !

 

– Allons, mon enfant, voici le moment de monter à cheval.

 

Saphir soupira.

 

– Je vous attendrai à dix heures pour déjeuner.

 

– Mais, monsieur, reprit brusquement Saphir, il n’est pas sûr que… je rencontre…

 

– Si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain… peu importe !

 

Saphir prit le bras du vicomte et sortit avec lui du jardin.

 

John, c’est-à-dire Rocambole, achevait de panser le cheval noir, sur lequel il venait de poser une selle de femme à trois fourches, lorsque le vicomte et Saphir pénétrèrent dans la cour.

 

La jeune femme, qui sans doute s’attendait depuis la veille à monter à cheval, avait revêtu une amazone verte à brandebourgs noirs qui lui allait merveilleusement.

 

Elle était coiffée d’un petit chapeau de paille à larges ailes, garni d’une plume noire, et lorsque le vicomte l’avait rejointe dans le jardin, elle tenait à la main une cravache avec laquelle elle fouettait les arbustes qui bordaient les allées sablées.

 

Quand le cheval noir fut bridé, Saphir s’apprêtait à se mettre en selle, lorsque la cloche de la grille se fit entendre.

 

– Ah ! dit Rocambole, c’est le facteur, il me semble.

 

On apercevait, en effet, à travers la grille, un homme vêtu d’une blouse bleue à collet rouge et coiffé d’une casquette cirée.

 

Saphir se mit en selle avec l’aide de M. de la Morlière, et celui-ci prit la bride que Rocambole lui tendit, afin d’aller ouvrir.

 

Le facteur apportait une seule lettre. Cette lettre portait le timbre du bureau du poste voisin et était adressée à :

 

Madame Saphir,

 

À la Charmerie.

 

Elle était franche de port.

 

– C’est pour madame, dit Rocambole, qui revint, la lettre à la main, et la tendit à la jeune femme.

 

Saphir la prit, étouffa un léger cri, et brisa le cachet avec une précipitation qui étonna M. de la Morlière.

 

Saphir lut cette lettre, et le vicomte la vit pâlir et manifester un grand trouble.

 

– Ah ! mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous donc, ma chère enfant ?

 

– Rien, balbutia-t-elle, absolument rien… c’est une de mes amies qui écrit.

 

– Comment ! on sait donc à Paris que… vous êtes… avec moi… en Normandie ?

 

Saphir ne répondit point directement et se borna à balbutier :

 

– J’ai eu tort de donner mon adresse.

 

Rocambole avait déjà ouvert la grille.

 

– Au revoir ! dit Saphir, qui, obéissant à un mouvement fébrile, fouetta son cheval du bout de sa cravache.

 

Le cheval avait du sang, il bondit en avant et s’élança au galop dans l’avenue.

 

Saphir était dispensée, pour le moment, de plus amples explications.

 

Le vicomte était demeuré stupéfait, en présence de Rocambole.

 

Le faux valet clignait de l’œil, souriait avec finesse, et semblait ne demander qu’à parler.

 

– Eh bien ! demanda enfin le vicomte, que penses-tu de cela ?

 

– Mais je pense… que…

 

Rocambole s’arrêta.

 

– D’où vient cette lettre ? De Paris, sans doute ?

 

– Non.

 

– Alors… d’où vient-elle ?

 

– De Criquelot, le bureau de poste voisin.

 

– Plaît-il ? murmura le vicomte abasourdi.

 

– Je connais l’écriture.

 

– Ah !…

 

– Et madame a joliment peur, comme on dit.

 

Les demi-confidences de Rocambole achevaient de stupéfier M. de la Morlière.

 

– Mais, s’écria-t-il, elle connaît donc quelqu’un dans les environs ?

 

– Pas précisément.

 

– Explique-toi donc !

 

– Ah ! mais, dame ! fit Rocambole, vous me demandez là de trahir ma maîtresse, il me semble !

 

– Parbleu !

 

– Ce n’est pas dans notre marché, monsieur, c’est en dehors.

 

– Je payerai en dehors, repartit le vicomte ; mais parle !

 

– C’est différent, dit Rocambole ; mais maintenant c’est inutile.

 

– Pourquoi ?

 

– J’aurai l’honneur de m’expliquer un peu plus tard.

 

– Comment cela ?

 

– Attendez le retour de madame. Il faut que je sache ce que contenait cette lettre.

 

Rocambole parlait en homme bien résolu à ne pas développer sa pensée. Le vicomte inclina la tête et s’en alla.

 

Il monta dans sa chambre, s’y enferma et se reprit à rêver. Une demi-heure après on frappa à la porte.

 

– Entrez ! dit-il.

 

C’était Rocambole.

 

– Que viens-tu faire ? demanda le vicomte.

 

Rocambole baissa la voix.

 

– Tout à l’heure, dit-il, j’ai entendu un coup de fusil derrière la haie de clôture, et, après le coup de fusil, un coup de sifflet. Tout cela m’a paru louche, attendu que, de l’autre côté de la haie, il y a un chaume très bas coupé, dans lequel une alouette ne trouverait pas à se nicher. Je suis allé par là, et j’ai vu un bonhomme qui se promenait un fusil sur l’épaule. Je l’ai reconnu tout de suite.

 

– Ah ! dit le vicomte.

 

– C’était l’homme de la botte de foin de ce matin.

 

– Ambroise ?

 

– Oui, le fermier ; seulement, il n’est plus coiffé de sa casquette, il a son chapeau de paille.

 

– C’est une preuve qu’il veut me parler, dit le vicomte.

 

– C’est ce que j’ai pensé, et je suis venu chercher monsieur.

 

– Où est-il ?

 

– Là-bas, derrière la haie.

 

– Lui as-tu parlé ?

 

– Non ; mais il m’a vu courir vers la maison, et il a compris sans doute que je venais vous chercher.

 

– C’est bien, va-t’en.

 

– Monsieur n’a plus besoin de moi ?

 

– Nous verrons tout à l’heure.

 

Et le vicomte entra dans le jardin, qui n’était séparé de la cour que par une claire-voie, et laissa Rocambole, sur les lèvres duquel un silencieux sourire vint à glisser.

 

M. de la Morlière se dirigea vers l’extrémité du jardin et atteignit un endroit où la haie de clôture avait une brèche assez grande pour laisser passer un homme.

 

Ambroise, son fusil entre les jambes, était fort tranquillement assis de l’autre côté.

 

Quand le vicomte franchit la brèche, Ambroise tourna la tête, mais il ne se leva point.

 

Seulement, il cligna de l’œil avec finesse et dit tout bas :

 

– J’avais grand-peur que vous fussiez sorti. Bonjour, monsieur le vicomte.

 

Le vicomte s’assit au revers du fossé et regarda le fermier.

 

– Oh oh !

 

– Il y a bien du nouveau à la Maison-Blanche depuis ce matin.

 

– Qu’y a-t-il donc ? fit le vicomte, qui oublia tout à fait Saphir pour songer aux deux millions de dot de mademoiselle de Morfontaine.

 

– Il y a qu’il est arrivé, ce matin, une lettre de Paris qui modifiera sans doute les plans de monsieur le vicomte.

 

– Tu crois ?

 

– Dame !

 

– Et cette lettre ?

 

– Est de la marquise.

 

– Bon ! et tu as pu te la procurer ?

 

– Non, mais je l’ai lue.

 

– Comment cela ?

 

– Pendant que M. Léon déjeunait à la salle à manger avec mademoiselle de Morfontaine et madame Hulot, je me suis glissé dans sa chambre, et j’ai eu tout juste le temps de lire cette lettre, qu’il avait laissée tout ouverte sur la table, et qui m’a paru renfermer des choses assez importantes pour que je vinsse sur-le-champ.

 

– Voyons, dit le vicomte impatient, explique-toi.

 

– La marquise, reprit Ambroise, est au courant de tout.

 

– Comment, de tout ?

 

– Oui, elle écrit que le marquis de Morfontaine a laissé traîner une lettre de monsieur le vicomte.

 

– L’imbécile !

 

– Et que M. le vicomte et lui se sont entendus, sans doute, pour tout entraver.

 

– Comment ! exclama M. de la Morlière avec emportement, la marquise sait cela ?

 

– Elle ajoute qu’il n’est que temps de partir…

 

– Hein ?

 

– De partir à l’instant même, avant que M. de Morfontaine, qui, dit-elle, parle d’un voyage mystérieux, ait eu le temps de rejoindre sa fille.

 

– Oh ! oh ! murmura pour la seconde fois le vicomte.

 

Ambroise reprit :

 

– Après avoir lu cette lettre, j’ai voulu savoir quel effet elle avait produit sur les deux jeunes gens, et je me suis glissé dans l’office, qui est attenant à la salle à manger. M. Léon causait avec animation et disait :

 

« – Ce matin même, je suis allé me promener à cheval jusqu’à Fécamp. Il y a un navire anglais dans le port qui appareillera après-demain matin.

 

« – C’est cela, a dit madame Hulot. D’ici à après-demain, il faut espérer qu’il ne nous arrivera rien de fâcheux. D’ailleurs, ajouta-t-elle, d’après la lettre de madame la marquise, son mari a reçu un mot du vicomte qui lui dit : « Je ne sais où est ta fille ; arrive à Paris. » Mais c’est tout ce qu’il dit. Or, renseignements pris, la marquise ajoute que M. de la Morlière est absent, et il est probable qu’il ne reviendra point sur-le-champ.

 

« – Qui sait ? dit alors M. Léon, si ce maudit vicomte n’est point à nos trousses.

 

« – Oh ! moi, a ajouté mademoiselle Victoire, j’ai peur… Il paraît que depuis deux ou trois jours un monsieur de Paris, qui ne sort jamais, est venu s’établir dans une petite maison… à la Charmerie.

 

« – Eh bien ?

 

« – Si c’était le vicomte !

 

« – Fort heureusement, continua Ambroise, je suis entré dans ce moment et j’ai dit naïvement :

 

« – Tiens ! monsieur Léon, vous parlez de la Charmerie.

 

« – Oui.

 

« – C’est une jolie maison tout de même, et bien située.

 

« – À qui appartient-elle ?

 

« – À un original de Rouen ou du Havre, je ne sais pas, qui ne l’habite jamais et qui l’a louée.

 

« – Et… elle est… louée ?

 

« – Il paraît que oui.

 

« – Depuis quand ?

 

« – Depuis quelques jours.

 

« – À qui ?

 

J’ai cligné de l’œil :

 

« – À un vieux monsieur, ai-je répondu, qui est venu l’habiter avec une jeune et jolie femme.

 

« Cette explication, comme vous pensez, a complètement rassuré nos deux amoureux, et je me suis sauvé pour venir vous prévenir, acheva maître Ambroise.

 

Le vicomte était soucieux et paraissait réfléchir.

 

– Je crois, monsieur le vicomte, que vos petites combinaisons doivent forcément se modifier, reprit maître Ambroise ; d’autant plus que M. Léon a manifesté le désir de retourner à Fécamp aujourd’hui même.

 

– Aujourd’hui ?

 

– Tantôt, vers trois ou quatre heures de relevée.

 

– Mais… pourquoi ?

 

– Pour retenir son passage, celui de mademoiselle Victoire et de madame Hulot. Vous le voyez, ça presse.

 

Le vicomte parut prendre une résolution subite.

 

– Il faut enlever Victoire, dit-il.

 

– C’est grave !

 

– Tu crois ?

 

– Dame ! vous n’êtes pas son père, et vous comprenez…

 

– Je suis son oncle.

 

– Cela ne suffit pas.

 

– C’est vrai, mais…

 

– Il faudrait que le père vînt. Vous pouvez mettre votre domestique à cheval.

 

– Bon ! après ?

 

– Et l’envoyer à Beuzeville avec une dépêche télégraphique. Le marquis peut partir ce soir de Paris et arriver cette nuit.

 

– C’est cela, dit le vicomte, l’idée est bonne.

 

– Mais, ajouta Ambroise, il faut que M. le marquis arrive discrètement ici et se concerte avec vous avant de venir à la Maison-Blanche.

 

– Attends-moi un moment, dit le vicomte, je reviens.

 

M. de la Morlière repassa dans le jardin et se prit à courir vers la maison.

 

Il monta rapidement à sa chambre et y prit un Indicateur des Chemins de fer. Dans l’escalier, il rencontra John, ou plutôt Rocambole. Rocambole cligna de l’œil.

 

– Ai-je bien fait, dit-il, d’avertir monsieur le vicomte ?

 

– Oui.

 

– Monsieur a-t-il besoin de moi ?

 

– Selle un cheval. Tu vas partir.

 

– Où vais-je ?

 

– À Beuzeville. Je vais te donner tes instructions.

 

Et le vicomte, qui courait comme un jeune homme, rejoignit Ambroise, toujours assis au revers du fossé et fumant fort tranquillement sa pipe.

 

Tout en marchant au pas de course, M. de la Morlière avait ouvert son Indicateur et constaté qu’il y avait un train-poste qui partait de Paris à six heures du soir et arrivait à Beuzeville à onze heures quelques minutes.

 

– As-tu un bon cheval ? dit-il à Ambroise.

 

– Mais oui, dit le fermier. J’ai un trotteur de la plaine de Caen qui fait, attelé à mon cabriolet, ses cinq petites lieues à l’heure.

 

– C’est parfait.

 

– En avez-vous besoin ?

 

– Tu iras cette nuit à Beuzeville. Tu t’y trouveras à l’arrivée du train-poste, à onze heures, et tu ramèneras le marquis. Quand nous serons réunis tous trois, nous causerons.

 

– Diable ! murmura Ambroise, qui parut légèrement embarrassé, il faudra que je trouve un bon prétexte pour m’absenter ce soir. Il ne faut pas donner l’éveil à nos tourtereaux.

 

Ambroise secoua les cendres de sa pipe, se leva, posa son fusil sur son épaule gauche et s’en alla fort tranquillement par un petit sentier bordé de haies qui serpentait à travers champ.

 

Le vicomte, lui, revint trouver Rocambole.

 

Il prit son carnet, en arracha un feuillet et écrivit dessus, au crayon, ces mots :

 

« À monsieur le marquis de Morfontaine, à Paris.

 

« Prenez le train-poste de six heures, descendez à la station de Beuzeville ; affaire urgente.

 

« M… »

 

– Tiens, dit-il à Rocambole, va me porter cette dépêche télégraphique.

 

Le valet prit le feuillet et y jeta les yeux sans scrupule :

 

– Mais, dit-il, elle n’est pas signée.

 

– Tu te trompes, répondit le vicomte ; le marquis et moi, nous n’employons jamais que cette initiale. Le marquis comprendra, sois tranquille.

 

Rocambole avait harnaché le cheval.

 

Il prit le feuillet, le mit dans sa poche, et sauta en selle avec la dextérité d’un groom anglais.

 

Puis il lança son cheval au galop, et prit un raccourci qui conduisait à Beuzeville en moins d’une heure.

 

Soit hasard, soit que la chose eût été convenue entre eux, maître Ambroise suivant son petit sentier, Rocambole galopant dans un chemin de traverse, se rencontrèrent à un endroit où les deux voies se croisaient.

 

Ambroise passa son fusil de l’épaule gauche à l’épaule droite.

 

Rocambole arrêta net son cheval.

 

Alors le cavalier et le piéton se regardèrent, et tous deux se mirent à rire.

 

– Eh bien ? dit Rocambole.

 

– Il y a mordu.

 

– Plaît-il ?

 

– Je veux dire qu’il a cru mon histoire tout au long.

 

– J’en ai la preuve dans ma poche, je vais à Beuzeville.

 

– Moi aussi.

 

– Quand ?

 

– Ce soir.

 

– Ah ! dit Rocambole, je devine : tu iras chercher le marquis.

 

– Précisément. Mais, ajouta le fermier, vous me permettrez une question, monsieur John.

 

– Voyons ?

 

– Pourquoi faites-vous venir le marquis et pourquoi avez-vous imaginé cette lettre de madame la marquise de Morfontaine, qui, vous le savez bien, n’a jamais existé ? Car, acheva Ambroise, loin de vouloir partir pour Fécamp, les deux jeunes gens se trouvent si bien à la Maison-Blanche, qu’ils y voudraient passer leur vie.

 

Rocambole ne répondit point directement à la question du fermier ; seulement il lui dit :

 

– Pourquoi me sers-tu ?

 

– Mais, dame ! parce que…

 

Ambroise hésita.

 

– Parce que, dit Rocambole, il y a de l’argent au bout, d’abord.

 

– Dams ! c’est un peu ça.

 

– Et puis, que j’ai la preuve de tes petits péchés, et que je pourrais t’envoyer tu sais où…

 

– Ne me faites donc pas de ces vilaines plaisanteries, monsieur John, murmura Ambroise humblement.

 

– Or donc, acheva Rocambole, contente-toi d’exécuter mes ordres, et ne t’inquiète point de ce qui ne te regarde pas !

 

Rocambole avait prononcé ces mots avec hauteur, et Ambroise courba la tête et comprit qu’il avait un maître.

 

– Avez-vous besoin de moi ? demanda-t-il avec l’humilité d’un inférieur.

 

– Non, je te verrai ce soir.

 

Ambroise continua à suivre son petit sentier bordé de haies.

 

Rocambole remit son cheval au galop, et, trois quarts d’heure après, il arriva en vue de Beuzeville.

 

Mais au lieu d’entrer dans le village, au lieu de se diriger vers la station du chemin de fer où se trouvait la station télégraphique, il se jeta résolument à gauche, dans la direction d’un petit bouquet d’arbres isolé au milieu des champs.

 

XXV

Rocambole aperçut au milieu du bouquet d’arbres vers lequel il se dirigeait, un homme vêtu d’une blouse bleue, assis sur un pliant, en face d’un chevalet qui supportait une petite toile carrée.

 

C’était le baron Gontran de Neubourg qui croquait un paysage. Au bruit que faisait le cheval en franchissant les guérets, le baron tourna la tête, reconnut Rocambole et cessa de peindre.

 

Rocambole arriva sur lui et lui dit :

 

– Monsieur le baron, j’ai absolument besoin de vous.

 

– Ah ! dit le baron.

 

– D’abord, venez avec moi à la station du chemin de fer.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Ou attendez-moi ici, ce qui m’est tout à fait égal. Je reviens dans dix minutes.

 

– J’aime autant cela, dit M. de Neubourg, qui reprit sa palette et ses pinceaux.

 

Rocambole n’était point descendu de cheval.

 

– À tout à l’heure donc, dit-il.

 

Puis il remit l’éperon aux flancs de son cheval et repartit.

 

La station était distante d’un quart de lieue environ. Grâce à l’éperon, le cheval de Rocambole avait des ailes.

 

Rocambole arriva, entra dans le bureau télégraphique, donna sa dépêche, en paya le prix, attendit qu’elle fût partie et remonta à cheval.

 

M. de Neubourg n’avait point bougé du bouquet d’arbres et l’attendait.

 

– Diable ! fit-il en le voyant reparaître, que se passe-t-il donc à la Charmerie, que vous courez ainsi à perdre haleine ?

 

– Il se passe, répondit Rocambole, que vous avez, monsieur le baron, joué un rôle actif durant toute la matinée.

 

– Plaît-il ? fit le baron.

 

– Il n’a été question que de vous à la Charmerie.

 

– Bah !

 

– Parole d’honneur ! Connaissez-vous Saphir ?

 

– Non.

 

– Vous l’avez vue pourtant, le jour où vous vous êtes battu avec Paul.

 

– C’est vrai ; et je sais, en outre, qu’elle est le principal instrument du vicomte.

 

– Et de moi, donc !

 

– Je le sais aussi.

 

– Eh bien, Saphir a reçu de vous une belle lettre, ce matin.

 

– Quelle plaisanterie !

 

– Rien n’est plus vrai. C’est moi qui l’ai écrite. M. de Neubourg ne put réprimer un sourire.

 

– Vraiment ! dit-il.

 

– Rassurez-vous, je n’ai point signé tout au long, je me suis borné à écrire un G… une simple initiale.

 

– J’aime mieux cela. Et que contenait cette lettre ?

 

– C’était un message de jalousie.

 

– Allons donc !

 

– Vous êtes un ami de Saphir.

 

– Moi ?

 

– Vous vous ruinez pour elle.

 

M. de Neubourg se mit à rire.

 

– Voilà qui est superbe ! dit-il.

 

– C’est pour elle que vous vous êtes battu avec Paul de la Morlière il y a trois semaines.

 

– Merveille !

 

– Pour elle que vous avez fait le voyage en Normandie.

 

– Ah ! Voyons, comment cela ?

 

Alors Rocambole raconta à M. de Neubourg ce qui s’était passé à la Charmerie.

 

– Eh bien, dit le baron lorsque Rocambole eut terminé son récit, puisque décidément j’ai rompu avec Saphir, que dois-je faire ?

 

– Vous devez avoir un retour, céder à un amour violent…

 

– Je ne comprends pas.

 

– Et enlever Saphir.

 

– Expliquez-vous, maître Rocambole.

 

– Je ne le puis aujourd’hui, car je ne sais pas trop au juste comment les choses tourneront ce soir ; mais demain matin, avant le jour, je serai ici.

 

– Ici ?

 

– Non, à Beuzeville, ce qui revient au même. Vous m’ouvrirez votre fenêtre quand j’aurai frappé trois coups.

 

– C’est bien. Et d’ici là ?

 

– Mais, dame ! j’aurais besoin que vous alliez à l’habitation de M. de Verne.

 

– Voir Danielle ?

 

– Justement. À propos, avez-vous des nouvelles ?

 

– Non, pas depuis hier. Chenevières en est reparti le matin en me jetant un simple mot à la poste.

 

– Que vous disait-il ?

 

– Que Paul de la Morlière s’accommodait fort bien de son état de prisonnier.

 

– Je le crois : il est amoureux.

 

– Ainsi, j’irai voir Danielle ?

 

– Oui, aujourd’hui.

 

– Que lui dirai-je ?

 

– Que la nuit prochaine, je ne sais à quelle heure encore, mais ce sera certainement après minuit, elle m’attende… Eh mais ! ajouta Rocambole, qui parut réfléchir, voici qui est bien plus simple, il me semble.

 

– Quoi ?

 

– Puisque vous allez voir Danielle, restez-y.

 

– Jusqu’à quand ?

 

– Jusqu’à la nuit prochaine. Vous m’attendrez.

 

– C’est très bien, dit M. de Neubourg. Seulement, je fais une réflexion.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que, pour enlever Saphir, comme vous dites, il me faudra peut-être un aide.

 

– Naturellement.

 

– Et que je suis seul.

 

Rocambole se mit à rire.

 

– Et moi ? dit-il.

 

– Vous ?

 

– Je m’arrangerai pour que le vicomte m’envoie quelque part, chez Ambroise, par exemple !

 

– Bon !

 

– Et je reviendrai avec vous.

 

– Mais il vous reconnaîtra ?

 

– On ne me reconnaît jamais, dit Rocambole, quand je ne veux pas être reconnu.

 

Et le faux valet remonta à cheval, ajoutant :

 

– Ainsi, voilà qui est convenu, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– À cette nuit ?

 

– Nous attendrons.

 

Rocambole rendit la main à son cheval et repartit.

 

*

* *

 

– Décidément, s’était répété le vicomte pour la vingtième fois depuis trois jours, décidément je prends la vie au rebours et je suis fou. Me voici épris à près de soixante ans, moi qui n’aimais personne à vingt-cinq. C’est absurde !

 

Cette condamnation contre lui-même ainsi prononcée, M. de la Morlière avait fait tous ses efforts pour se rejeter dans le monde réel, c’est-à-dire dans ses combinaisons sournoises ayant pour but de faire épouser à son fils Paul mademoiselle Victoire de Morfontaine.

 

Certes, le dénouement qu’il entrevoyait à cette heure n’était point celui que son génie inventeur avait rêvé.

 

Il fallait que les événements lui forçassent singulièrement la main pour qu’il consentît à faire venir le marquis et à lui imposer le rôle d’un père irrité qui fait arrêter sa fille.

 

Tout au contraire, le vicomte avait songé à faire de son fils une manière de libérateur qui aurait sauvé sa nièce au moment suprême.

 

Malheureusement, les événements dominaient le vicomte. La prétendue imprudence du marquis de Morfontaine, qui avait laissé surprendre à sa femme une de ses lettres, le forçait à précipiter les choses et à leur donner une tournure brutale.

 

Le plan ingénieux dans lequel Saphir devait jouer le principal rôle n’était plus exécutable.

 

Il fallait renoncer à Saphir.

 

M. de la Morlière se promenait donc à grands pas, songeant, méditant, lorsque Rocambole revint. Le faux valet avait pris un air humble et naïf. On eût dit qu’il venait d’exécuter un ordre dont il ne comprenait ni le but ni la portée.

 

La veille encore, tout en songeant à utiliser les dispositions vicieuses du prétendu valet, le vicomte avait dédaigné de s’ouvrir à lui.

 

Mais en ce moment M. de la Morlière, ayant de nouveau remarqué le visage astucieux et plein d’intelligence de maître John, changea soudain de résolution.

 

– C’est fait, monsieur, dit Rocambole en ôtant respectueusement sa casquette.

 

– La dépêche est partie ?

 

– Elle est à Paris maintenant.

 

– C’est bien.

 

John fit mine de vouloir se retirer. Le vicomte le retint d’un geste.

 

– Reste, dit-il.

 

– Monsieur a besoin de moi ?

 

– Peut-être…

 

– J’attends les ordres de monsieur.

 

Le vicomte s’assit sur un banc du jardin qui se trouvait derrière lui, et John demeura respectueusement debout, sa casquette à la main.

 

– Il se peut, dit alors le vicomte, que je renonce à mon idée première relativement aux deux tourtereaux de la Maison-Blanche.

 

– Ah ! fit Rocambole qui joua un étonnement profond.

 

– Ils sont prévenus.

 

– De la présence de monsieur dans les environs ?

 

– Pas tout à fait, mais peu s’en faut.

 

Rocambole jeta son masque d’humilité. Il reprit son sourire moqueur, son attitude insolente, et dit à M. de la Morlière :

 

– Monsieur le vicomte avait bien voulu, hier soir, me faire quelques demi-confidences, puis il s’est ravisé sans doute.

 

– Non, mais…

 

– Et maintenant, sans doute, il est embarrassé ?…

 

– Eh bien ! fit brusquement le vicomte, si je l’étais ?…

 

– Monsieur l’est, cela se voit bien.

 

– Soit, je le suis.

 

– Et monsieur a raison de s’adresser à moi.

 

– Tu crois ?

 

– Je suis un homme de bon conseil à l’occasion. Seulement…

 

– Seulement ? interrogea le vicomte.

 

– Je ne puis donner un avis sûr que lorsqu’on m’a mis tout à fait au courant de la situation.

 

La physionomie de Rocambole était tellement intelligente en ce moment-là que M. de la Morlière fut comme fasciné par elle.

 

– Soit, dit-il. Je vais t’élever à la dignité de confident.

 

– En ce cas-là, répondit le valet, monsieur le vicomte me permettra de m’asseoir.

 

Et Rocambole prit un siège de jardin qui se trouvait à la portée de sa main et se plaça vis-à-vis de M. de la Morlière.

 

Alors celui-ci le mit au courant de la situation et finit par lui dire familièrement :

 

– Que ferais-tu à ma place ?

 

– Moi, dit Rocambole, j’attendrais l’arrivée du marquis.

 

– Bien.

 

– Et quand le marquis serait venu, je tiendrais conseil avec lui.

 

– Parfait !

 

– Et j’admettrais John dans ce conseil de guerre d’un nouveau genre.

 

Le vicomte fronça le sourcil.

 

– Ah ! dame ! ajouta froidement Rocambole, si monsieur croit pouvoir se passer de mes avis…

 

– Soit, dit M. de la Morlière. Cependant, d’ici là…

 

– Cependant, j’ai besoin de réfléchir. Monsieur le vicomte attendra bien à ce soir.

 

John avait le ton tranchant. M. de la Morlière en fut choqué, mais il ne manifesta point son mécontentement ; il avait cru comprendre que Rocambole était homme à le tirer du mauvais pas où il se trouvait maintenant.

 

– Mais, dit Rocambole, madame Saphir devient inutile à monsieur ?

 

– Absolument.

 

– Et monsieur va la renvoyer à Paris ?

 

Le vicomte tressaillit.

 

– Pourquoi ? fit-il sans trop savoir ce qu’il disait.

 

Rocambole laissa errer sur ses lèvres un sourire railleur.

 

– Mais, dit-il, je sais bien que monsieur le vicomte ne la renverra pas.

 

– Pourquoi ? répéta M. de la Morlière, que le seul nom de Saphir avait le privilège de jeter dans les espaces imaginaires.

 

– Mais parce que… parce que… Au fait ! cela ne me regarde pas… Mais cela se voit.

 

Le vicomte pâlit.

 

– Ah ! cela se voit ?

 

– Comme le soleil en plein midi.

 

– Mais…

 

– Sans compter, poursuivit le valet, que la lettre de ce matin…

 

Le vicomte tressaillit.

 

– Eh bien ! cette lettre… que sais-tu ?

 

– Moi, dit Rocambole, je sais tout, monsieur.

 

En ce moment on entendit le pas d’un cheval. C’était Saphir qui revenait…

 

Le vicomte se leva pour aller à sa rencontre.

 

XXVI

Nous avons laissé Paul de la Morlière dans la mystérieuse demeure où l’avait conduit le vicomte Arthur de Chenevières.

 

Paul, on s’en souvient, après avoir été conduit dans la chambre qui lui était destinée par Danielle, cette femme dont il ignorait et l’origine et la manière de vivre, Paul, disons-nous, s’était endormi et n’avait ouvert les yeux que le lendemain.

 

Paul s’était levé, avait inutilement parcouru toute la maison sans rencontrer Danielle, s’était aperçu qu’un étranger avait passé la nuit dans la maison, et, rencontrant enfin dans le salon le domestique masqué de la veille, il lui avait demandé :

 

– Qui donc a couché là-bas, au rez-de-chaussée ?

 

À quoi le domestique avait répondu que Paul voulait savoir trop de choses.

 

Paul avait été pris à la gorge par un violent sentiment de jalousie. Un moment il était demeuré immobile, stupéfait.

 

Puis il avait retrouvé un peu de calme, et, regardant attentivement le valet :

 

– Que gagnes-tu au service de ton maître ? lui demanda-t-il ?

 

– Monsieur se trompe.

 

– Parle donc !

 

– Monsieur se trompe, répéta le valet, qui souriait toujours à travers son masque.

 

– Je ferai ta fortune…

 

Et Paul ouvrit son paletot et retira de sa poche un portefeuille assez bien garni. Le valet haussa les épaules.

 

– Je ne suis pas à vendre, monsieur, dit-il, et je ne puis pas dire ce que vous me demandez.

 

Paul était furieux et crispait ses poings.

 

– Monsieur, reprit le valet avec son flegme railleur, me fera-t-il l’honneur de me dire à quelle heure il désire déjeuner ?

 

Et il salua profondément, recula jusqu’à la porte dérobée du salon, la poussa et disparut.

 

Paul de la Morlière se retrouva seul, désappointé et plus que jamais intrigué.

 

Il courut sur les pas du valet, pénétra dans le corridor… le corridor était désert.

 

Il prit le parti de rétrograder et de revenir dans le salon.

 

La pendule marquait midi.

 

Or, puisque le valet masqué avait parlé de déjeuner, il était évident que le moment où ce repas lui serait servi n’était pas loin.

 

L’homme, arrivé au paroxysme de la colère et de l’impatience, éprouve quelquefois un brusque revirement de calme et de philosophie.

 

Paul se laissa tomber sur un siège, et roula ce siège au pied du guéridon placé au milieu du salon.

 

Sur ce guéridon se trouvaient des livres et des journaux.

 

Paul se mit à lire, afin de tromper son impatience.

 

Un quart d’heure s’écoula, puis une porte se rouvrit.

 

Le laquais masqué roulait devant lui une table toute servie, et il vint la placer devant le jeune homme.

 

La table supportait un confortable déjeuner et deux bouteilles d’un vin fort dépouillé qui paraissait d’un âge respectable.

 

– Monsieur est servi, dit le valet.

 

Il fit mine de se retirer une seconde fois, mais Paul le retint d’un geste impérieux.

 

– Reste, dit-il.

 

– Que veut monsieur ?

 

– Te faire une seule question.

 

– Si je le puis, j’y répondrai très volontiers, monsieur.

 

– Verrai-je madame Danielle aujourd’hui ?

 

– Oui, monsieur.

 

– À quelle heure ?

 

– Je ne sais pas.

 

Et le valet s’en alla.

 

Paul prit son parti de tout ce mystère. Il se mit à déjeuner de fort bon appétit, dégusta une tasse d’excellent café, avala un verre d’eau-de-vie de Dantzig et alluma un cigare.

 

Puis il descendit au jardin pour y faire un tour de promenade.

 

Le jardin était désert comme la maison.

 

Entouré de grands murs, ceints eux-mêmes par un rideau de peupliers séculaires, le jardin était planté à la française et fort négligé.

 

Tout semblait y attester la longue absence du maître.

 

Paul longea une grande allée d’arbres plantée au milieu et se dirigea ensuite jusque vers l’extrémité.

 

Il apercevait un mur et une porte. La vue d’une porte fera toujours battre le cœur d’un homme qui se sent prisonnier.

 

Paul alla droit à cette porte.

 

Elle était percée dans l’épaisseur du mur de clôture, plus élevé en cet endroit que partout ailleurs.

 

Cette porte, peinte en gris, était solide, massive et bien fermée au-dehors.

 

Paul essaya de l’ébranler, et reconnut l’existence de verrous extérieurs. Ceci complétait le mystère, car il devenait inouï qu’une porte fermât plutôt en dehors qu’en dedans.

 

Où donnait-elle ?

 

Malgré tous ses efforts, M. de la Morlière fils ne put parvenir à l’enfoncer.

 

Alors il chercha une fente, un trou, un interstice quelconque qui pût permettre à son regard de plonger au travers. Ce fut peine perdue.

 

On eût dit que la fin du monde était derrière cette porte.

 

Paul revint vers la maison, et retourna au salon.

 

La lecture a toujours été un excellent moyen de tromper la longueur du temps.

 

Paul s’allongea sur le canapé et prit un volume.

 

De temps en temps, cependant, il interrompait sa lecture pour prêter l’oreille et se demander si quelque bruit lointain ne lui parvenait point.

 

Un silence profond régnait autour de lui.

 

La nuit vint ; avec la nuit, le valet masqué reparut.

 

Le bizarre personnage venait allumer les flambeaux du salon.

 

Paul accueillit sa venue avec une sorte de joie.

 

– Ah ! enfin ! dit-il.

 

Le valet sourit.

 

– Monsieur a-t-il besoin de moi ? demanda-t-il.

 

– Oui et non.

 

– Ce n’est pas répondre.

 

– Dis-moi si madame Danielle viendra.

 

– J’ai eu l’honneur de l’affirmer à monsieur.

 

– Mais… quand ?

 

– Dans la soirée, mais je ne sais pas l’heure au juste.

 

Paul soupira.

 

Le valet reprit :

 

– Monsieur fera bien de dîner.

 

– Ah ! fit Paul.

 

– Le temps passe vite à table.

 

– Tu crois ?

 

– Parbleu ! Et si monsieur a quelque appétit…

 

– Soit, sers-moi.

 

Le valet s’en alla, demeura absent environ dix minutes, et revint ensuite, poussant devant lui la petite table toute chargée.

 

Le souper était non moins exquis, non moins délicat que le déjeuner.

 

– Ta maîtresse fait bien les choses, dit Paul en souriant. Le valet s’inclina sans mot dire.

 

Paul se versa un verre de madère plus jaune que l’ambre de l’Extrême-Orient.

 

– Et voilà un vin, ajouta-t-il, qui pourrait bien avoir trente années de bouteille.

 

– Je ne sais pas au juste, dit le valet, mais je pourrai le savoir.

 

– À qui le demanderas-tu ?

 

– À monsieur.

 

Ce mot, qui résonnait pour la seconde fois à l’oreille de Paul, lui brisa le tympan.

 

Il y avait donc un monsieur ?

 

Le valet le vit pâlir, tandis que sa main, agitée d’un tremblement convulsif, reposait le verre sur la table.

 

Aussi se hâta-t-il d’ajouter :

 

– Mais monsieur n’est pas ici, il est absent.

 

Paul respira.

 

– Où est-il donc ? demanda-t-il, faisant un suprême effort pour être calme.

 

– Il est à Paris.

 

Le laquais était un homme réservé. Comme le matin, il fit un pas de retraite, se bornant à dire :

 

– S’il manquait quelque chose à monsieur, monsieur sonnerait.

 

– Ainsi, tu ne veux rien me dire, insista Paul.

 

Le laquais, qui touchait au seuil de la porte, s’arrêta un moment.

 

– Dame ! dit-il, monsieur me demande des choses extraordinaires.

 

Et il salua et sortit.

 

– Et il y a des gens, murmura Paul, qui ne croient pas aux Mille et une Nuits… Ma foi ! dînons. Ce madère est exquis !

 

Notre héros s’attaqua bravement à quelques salaisons et à une coquille de crevettes, avant de passer à un turbot à la hollandaise, qui précédait lui-même une perdrix aux choux et un canard aux navets. Mais, tout en mangeant, il avait les yeux fixés sur la pendule, et il se disait que les heures passaient bien lentement.

 

Tout à coup, un léger bruit se fit entendre dans le corridor voisin ; la porte dérobée du salon s’ouvrit.

 

Paul jeta un cri de joie et aperçut Danielle.

 

Danielle entrait, calme, souriante, et plus belle que jamais.

 

Paul voulut se lever et courir à elle.

 

Elle l’arrêta d’un geste.

 

– Restez, dit-elle.

 

Puis elle vint s’asseoir à une faible distance, dans un fauteuil placé vis-à-vis du sien, et, toujours souriante, elle lui dit de sa voix harmonieuse et pleine de séduction :

 

– Je gage que vous vous êtes impatienté bien fort toute la journée, n’est-ce pas ?

 

– Je vous attendais.

 

– Oh ! fit-elle, je sais bien que vous avez beaucoup d’esprit et réponse à tout ; mais… est-ce sincère ?

 

Paul se laissa tomber aux genoux de Danielle et osa lui prendre la main.

 

– Mon Dieu ! dit-il, si vous saviez combien je vous aime !…

 

Le sourire de Danielle s’effaça.

 

– Soit, dit-elle, je vous crois.

 

– Et ce que j’ai souffert ! ajouta-t-il en fronçant le sourcil.

 

– Vous avez souffert ?

 

– Oui.

 

– Quand ?

 

– Aujourd’hui ?

 

– Pourquoi ?

 

Ce simple mot, si nettement formulé, bouleversa Paul.

 

– Pourquoi ?… pourquoi ?… répéta-t-il sur deux tons différents. Vous me le demandez ?

 

– Mais… sans doute.

 

– Mais j’ai horriblement souffert… mais cet isolement… ce silence…

 

– Tout cela est peut-être mystérieux, dit-elle, mais je ne vois pas en quoi cela a pu vous faire souffrir.

 

– Et cette chambre…

 

– Quelle chambre ?

 

– Où l’on m’a introduit hier au soir pour changer de vêtements, et qui, ce matin…

 

Paul n’acheva pas ; il lui sembla que Danielle devenait tout à coup pâle et tremblante, et qu’une tristesse profonde se répandait sur son visage.

 

– Ah ! dit-elle, vous êtes entré dans cette chambre ?…

 

– Oui, balbutia-t-il en baissant les yeux.

 

– Et puis vous avez sans doute questionné le valet qui vous sert ?

 

Danielle prononça ces mots sans irritation, mais avec un profond sentiment de tristesse, et cela suffit pour intervertir les rôles.

 

Paul ne questionna plus, il n’osait même répondre.

 

Il y eut entre les deux jeunes gens un moment de silence.

 

Enfin Danielle lui prit la main.

 

– Monsieur Paul, dit-elle, vous avez donc oublié déjà ?…

 

– Oublié ?

 

– Oui, ce que vous m’avez promis hier. Ne vous ai-je pas donné à choisir ?

 

– C’est vrai !

 

– Ou partir sur-le-champ…

 

– Oh ! jamais ! fit-il avec l’accent de la passion.

 

– Ou demeurer et ne vous étonner de rien… ne rien demander… attendre…

 

– Ah ! vous avez raison, dit-il, et cependant… Tenez, pardonnez-moi, madame, mais je vous aime et je suis jaloux de tout le monde !

 

– Soit, dit-elle, je vous pardonne… mais vous ne me questionnerez plus… jurez-le-moi !

 

– Je vous le promets.

 

– Et vous vous résignerez à votre captivité momentanée.

 

– Ah ! s’écria Paul, puisse-t-elle être éternelle, si je dois vous voir chaque jour… si…

 

Danielle secoua la tête.

 

– Oui, dit-elle, vous me verrez tous les jours, mais quelques instants à peine, et tenez…

 

Elle montra la pendule à son tour.

 

– Tenez, dit-elle, voilà le moment où il faut que je vous quitte… Voilà l’heure où déjà je ne m’appartiens plus.

 

– Ô mon Dieu !

 

Paul tenait toujours la main de Danielle dans les siennes.

 

– Non, dit-il, c’est impossible, vous n’allez point partir !

 

– Sur-le-champ, il le faut.

 

– Mais…

 

Elle lui sourit de son sourire d’ange.

 

– Voilà déjà, fit-elle, que malgré toutes vos promesses, vous me désobéissez… Ne vous l’ai-je pas dit ? je suis la femme du mystère.

 

Il courba le front.

 

– Pardonnez-moi, dit-il.

 

Et comme elle se levait :

 

– Mais je vous reverrai demain, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

 

– Oui, certes…

 

– Et… vous ne pouvez…

 

– Je ne puis vous dire à quelle heure, car je l’ignore moi-même… Je vous l’ai dit, je ne m’appartiens pas.

 

Danielle dégagea sa main, qu’il tenait toujours.

 

– Au revoir, dit-elle. Ne me suivez pas… restez là !

 

Son regard si doux fut impérieux l’espace d’une seconde, et fascina le jeune homme, qui demeura immobile.

 

Danielle s’éloigna lentement, arriva à la porte du corridor, la poussa devant elle et la laissa retomber entre elle et Paul.

 

Alors la jeune femme se trouva dans les ténèbres ; mais elle n’en avança pas moins d’un pas sûr, marcha jusqu’au bout du corridor, et frappa deux coups contre une petite porte qui s’ouvrit sans bruit et laissa passer un flot de clarté.

 

XXVII

Il y avait à peine une heure que Saphir était partie, et déjà elle revenait !…

 

Rocambole, vu sa qualité de valet, s’était précipité à sa rencontre et lui avait ouvert la grille.

 

Si prompt que fût M. de la Morlière à descendre de chez lui pour venir au-devant de la jeune femme, Saphir et le faux valet n’en eurent pas moins le temps d’échanger quelques mots.

 

– Eh bien ? demanda tout bas Saphir.

 

– L’effet est produit.

 

– Bon !

 

– Il est pris !… Tu laisseras traîner ta lettre à propos, comme je te l’ai dit…

 

– Oh ! soyez tranquille, je sais mon rôle.

 

Le vicomte arriva, et Saphir prit son visage le plus renversé, comme on dit vulgairement.

 

– Comment ! s’écria le vicomte, vous êtes déjà de retour ?…

 

– Oui, répondit Saphir, qui paraissait plus agitée encore que lorsqu’elle était partie.

 

– Eh bien ? fit le vicomte qui la regardait fixement.

 

– Eh bien, quoi ? demanda-t-elle avec une sorte d’égarement.

 

– L’avez-vous vu ?

 

Elle parut tressaillir.

 

– Non, répondit-elle, je n’ai vu personne… je vous assure.

 

– Où donc êtes-vous allée ?

 

– J’ai suivi l’avenue… j’ai galopé droit devant moi… je ne sais pas…

 

La voix de la jeune femme tremblait, son geste était saccadé, toute sa personne témoignait d’une émotion violente.

 

Elle mit pied à terre, et, sans prendre la main que le vicomte lui offrait, elle traversa la cour, gravit le perron et se dirigea vers sa chambre.

 

Rocambole se frappa le front avec l’index, et regarda M. de la Morlière d’un air qui voulait dire à coup sûr :

 

– La pauvre femme perd la tête !

 

Le vicomte la suivit.

 

Saphir, arrivée sur le seuil de sa chambre, voulut s’y enfermer, mais le vicomte entra et lui dit :

 

– Je veux vous parler !

 

Saphir le regarda comme regardent les gens qui sont en proie à un égarement passager.

 

– Que voulez-vous ? dit-elle.

 

À mesure que la jeune femme semblait perdre son sang-froid, M. de la Morlière retrouvait un peu de ce calme irrité qui s’empare des gens qui veulent à tout prix obtenir une explication.

 

Il entra dans la chambre de Saphir et ferma la porte sur lui.

 

Saphir se laissa tomber sur un siège et attacha son regard sur le parquet.

 

Il semblait qu’elle eût oublié déjà la présence de M. de la Morlière.

 

Le vicomte s’assit auprès d’elle et lui prit la main.

 

– Qu’avez-vous donc, mon enfant ? lui dit-il.

 

Saphir releva la tête.

 

– Je n’ai rien, répondit-elle.

 

– Vous avez reçu, ce matin, une lettre… qui…

 

Le vicomte s’arrêta.

 

– C’est une lettre de ma sœur, dit brusquement Saphir.

 

Saphir mentait, et ne prenait même pas la peine de dissimuler.

 

– Ah ! vous avez une sœur ?

 

– Oui.

 

– Qui se sert d’un cachet armorié ? demanda le vicomte en la regardant avec attention.

 

Saphir haussa les épaules et parut vouloir garder son secret.

 

– Qu’est-ce que cela vous fait, par hasard ? dit-elle.

 

Ces mots froissèrent le vicomte.

 

– Tenez, reprit-il avec un emportement subit, vous feriez beaucoup mieux de me dire la vérité.

 

– Sur quoi ?

 

– Mais sur… cette lettre…

 

– À quoi bon ?

 

– Comment peut-on vous écrire ici ? À qui donc avez-vous donné votre adresse ?

 

Saphir se tut.

 

– Vous étiez sortie pour ne rentrer qu’à l’heure du déjeuner, poursuivit M. de la Morlière, et voici que vous revenez presque sur-le-champ. Pourquoi ?

 

– J’ai été indisposée, répondit Saphir, du ton d’une personne qui parle pour ne rien dire.

 

– Saphir ! Saphir !… murmura M. de la Morlière qui achevait de reperdre ce calme qu’il avait eu tant de peine à reconquérir, Saphir, vous me trompez !

 

– Mais, monsieur, s’écria-t-elle tout à coup et comme gagnée par un accès de colère, je vous dis que j’ai été, que je suis malade… que j’ai besoin d’air !… J’étouffe !…

 

Elle se leva et alla ouvrir la croisée, à laquelle elle s’accouda.

 

Dans les trois pas qu’elle fit, un papier s’échappa de son corsage entrouvert et tomba sur le parquet sans qu’elle eût paru s’en apercevoir.

 

Ce papier était une lettre, et le vicomte, dont elle attira soudain le regard, la reconnut pour celle que Saphir avait reçue le matin.

 

Oubliant toute retenue, toute mesure, M. de la Morlière se baissa, ramassa silencieusement cette lettre et l’ouvrit.

 

Saphir, toujours appuyée à la croisée, regardait dans le jardin et tournait le dos au vicomte.

 

Celui-ci lut :

 

« Ma chère Saphir,

 

« Tu es passée maîtresse dans l’art de narrer des contes bleus à ton ami.

 

« Je suis allé chez toi avant-hier, et on m’a appris que tu étais partie pour ton pays, que tu étais dans ta famille.

 

« Cela m’a paru d’autant plus fort que je ne te connais d’autre patrie que l’Algérie, et d’autres parents que le régiment de zouaves qui t’a adoptée jadis.

 

« Heureusement, ta lettre m’est parvenue le même jour, et j’ai su que tu étais en Normandie, auprès de la pauvre amie Nanette Gilion, qui est très malade et à qui les médecins ont conseillé l’air natal…

 

« Cette fable manquait d’ingéniosité, attendu que Nanette Gilion est une fille d’une santé superbe, et qui ne mourra que d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Mais je suis bon prince, et je m’en serais contenté si le hasard n’était venu se mettre de la partie.

 

« Une heure après la réception de ta lettre, je sortais pour aller déjeuner, lorsque, sur le boulevard, à l’angle de la rue de Choiseul, j’ai rencontré Nanette Gilion, à pied, en toilette du matin, sortant de chez Delille, où elle avait fait des emplettes.

 

« – Ah ! par exemple ! me suis-je écrié en lui prenant la main, vous n’avez pas fait un long séjour en Normandie ?

 

« – Hein ? m’a-t-elle répondu en me regardant d’un air étonné.

 

« – Est-ce que vous ne revenez pas de la Normandie ?

 

« – Mais non.

 

« – C’est votre pays, cependant ?

 

« – Point du tout. Je suis Lorraine.

 

« – Mais, au moins, vous avez des parents en Normandie, près du Havre ?

 

« – Non.

 

« – Qui habitent une propriété qu’on appelle la Charmerie ?

 

« – Vous vous moquez de moi, mon cher, m’a répondu Nanette. Je ne connais rien de tout cela. Comment va cette bonne Saphir, car je suppose que vous êtes toujours son ami ?

 

« – Certainement.

 

« – Voici près de trois mois que je ne l’ai vue. Dites-lui bonjour pour moi. Adieu !

 

« Nanette m’a laissé, et je suis entré au café Anglais, méditant sur la rouerie des femmes. Or, figure-toi que le résultat de ma méditation a été tout autre que je ne l’eusse supposé moi-même.

 

« Je me suis aperçu que je t’aimais et que tu me faisais un vide affreux.

 

« Donc, je suis parti pour Criquetot, où je viens d’arriver, et je t’écris ces quelques lignes qui t’arriveront demain matin à la Charmerie, où tu es en compagnie de je ne sais qui. Mais, sois tranquille, je le saurai.

 

« Tu le sais, ma chère Saphir, je suis un homme bien élevé, incapable, par conséquent, de faire un esclandre, c’est ce qui m’empêche d’aller à la Charmerie ce soir.

 

« – Adieu, à demain. »

 

Une initiale, un G, était la seule signature de cette lettre.

 

M. de la Morlière l’avait lue d’un bout à l’autre sans que Saphir cessât de regarder dans le jardin ; mais il avait à peine fini sa lecture, et il tenait encore la lettre à la main, quand la jeune femme se retourna brusquement.

 

Ce fut un coup de théâtre.

 

Saphir se précipita sur la lettre et voulut l’arracher au vicomte.

 

Le vicomte se dressa furieux, et lui dit avec un ricanement sauvage :

 

– Ah ! ah ! c’est donc là ce que vous écrit… votre… sœur ?

 

– Monsieur !… balbutia Saphir.

 

– En vérité, poursuivit M. de la Morlière exaspéré, vous aviez donc pensé que vous pourriez me tromper ainsi ?

 

– Vous tromper ! s’écria Saphir, vous tromper !

 

– Oui, vous avez voulu… mais…

 

La voix du vicomte était rauque, étranglée ; la sueur mouillait son front.

 

Saphir, qui jouait merveilleusement le rôle que Rocambole lui avait imposé, prit, à ces derniers mots, un grand air de dignité offensée :

 

– Vous êtes fou ! dit-elle.

 

– Ah !… je suis… fou ?

 

– Sans doute.

 

– Vraiment ! vous osez… en présence de cette lettre ?

 

– Cette lettre a été écrite par un homme envers qui j’ai de grands torts, et qui fut toujours bon pour moi.

 

– Vous en convenez donc ?

 

– Mais certes, oui ! Et pourquoi vous le cacherais-je… à vous ! fit-elle en le toisant des pieds à la tête. De quel droit me questionnez-vous ? Pourquoi vous tromperais-je ?

 

Ces paroles de Saphir exaspérèrent le vicomte ; son caractère violent reprit le dessus.

 

– Mais, s’écria-t-il, si cet homme vient ici, je ne le recevrai pas, je ne veux pas le recevoir !

 

– Il n’y viendra pas, soyez tranquille, je l’ai vu.

 

– Ah ! vous l’avez… vu ?

 

– Oui, ce matin, et il sait tout. Il sait que je suis avec le père de Paul, et il n’a point voulu me croire quand je lui ai juré…

 

Saphir mit sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

 

M. de la Morlière, peu touché des larmes de Saphir, laissa échapper un horrible juron, se leva et voulut sortir. Mais cet accès de colère n’eut que la durée d’un éclair.

 

Il revint auprès de la jeune femme.

 

– Pardonnez-moi, dit-il ; je suis violent, mais j’ai le cœur meilleur que la tête.

 

Il lui prit la main, et comme il était redevenu calme tout à coup, Saphir ne la lui retira point.

 

– Mais, mon enfant, dit-il, à présent que j’ai repris la sagesse de mes cinquante années, parlez-moi comme à un vieil ami.

 

– Soit !

 

– Dites-moi la vérité.

 

– Je le veux bien.

 

– Vous avez vu ce monsieur… ce matin, dites-vous ?

 

– Oui, en sortant d’ici. Il était à cheval, au bout de l’avenue. Il me guettait.

 

– Et vous lui avez tout dit ?

 

– Tout et rien. Je me suis bornée à lui jurer que je ne faisais pas de mal ici.

 

– Et il ne vous a pas crue ?

 

– Non.

 

– Que s’est-il donc passé entre vous ? demanda le vicomte.

 

Saphir baissa les yeux et murmura :

 

– Le baron m’a dit : « Je ne veux pas savoir avec qui tu es là, dans cette maison, ce que tu y fais et ce que tu dois y faire encore. Si tu veux ton pardon, je te l’accorde, mais à une condition, c’est que tu vas me suivre sur-le-champ. Nous prendrons le chemin de fer à Beuzeville. »

 

– Et vous avez refusé ?

 

– Oui.

 

– Alors, qu’a dit le baron ?

 

« – Tu es une ingrate, m’a-t-il répondu, et tu ne méritais pas ce que j’ai fait pour toi. Ne songe plus à me revoir. »

 

– Il m’a tourné le dos, acheva Saphir, qui essuya une larme absente dans le coin de son œil, et il s’est éloigné précipitamment.

 

– Mais, dit le vicomte, vous l’aimiez donc ?

 

Saphir hocha la tête.

 

– Je n’aime que Paul, dit-elle, mais j’avais pour le baron de la reconnaissance. Il avait été si bon pour moi !

 

– Et vous ne le reverrez pas ?

 

– Jamais ! répondit Saphir.

 

M. de la Morlière pressa la main de la jeune femme.

 

– Eh bien, dit-il, je tâcherai de le remplacer…

 

– Vous ?

 

– Moi, dit-il. Car…

 

Il hésita un instant encore ; et puis un sourire vint à ses lèvres.

 

– Ne suis-je pas le père de Paul ? dit-il.

 

En ce moment, Rocambole entra.

 

XXVIII

L’arrivée de Rocambole fut pour M. de la Morlière une heureuse diversion.

 

Saphir en profita pour retenir le prétendu valet et lui donner quelques ordres.

 

M. de la Morlière sortit.

 

Il avait besoin d’air, il avait surtout besoin de solitude.

 

Son entrevue du matin avec Ambroise modifiait singulièrement tous ses projets.

 

Comme l’avait fort bien dit Rocambole, Saphir devenait sinon un personnage inutile, du moins fort secondaire en présence du prochain départ de Léon de Pierrefeu et de Victoire de Morfontaine.

 

Cependant, ainsi que le lui avait prédit Rocambole, M. de la Morlière voulait garder Saphir, et la perspective qu’on la lui pouvait enlever au premier moment le faisait frissonner.

 

Le reste de la journée s’écoula pour le vicomte dans une fiévreuse anxiété.

 

Enfin le soir vint.

 

Rocambole, qui servait à table, prit à tâche de ne pas laisser le vicomte et Saphir dix minutes de suite en tête à tête.

 

Après le dîner, la jeune femme prétexta une violente migraine et se retira.

 

Ceci servait les plans de M. de la Morlière ; il aimait autant que Saphir n’assistât point à l’arrivée du marquis de Morfontaine.

 

Lorsque Saphir se retira, il était neuf heures et demie.

 

M. de la Morlière descendit au jardin pour fumer un cigare, et y trouva de nouveau Rocambole, qui se planta devant lui, sa casquette à la main.

 

– Que veux-tu ? lui demanda-t-il.

 

– Une permission de deux heures, s’il vous plaît.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour aller, comme disent les soldats, pousser une reconnaissance.

 

– De quel côté ?

 

Rocambole cligna de l’œil.

 

– Monsieur le vicomte m’a dit, je crois, qu’il tenait beaucoup à conserver Saphir.

 

– Je n’ai pas dit cela, répliqua brusquement M. de la Morlière.

 

– Ou tout au moins…

 

– Tais-toi ! où veux-tu aller ?

 

– Je voudrais savoir où est le monsieur en question, vous savez ?…

 

– Il est parti.

 

– Bah ! fit Rocambole d’un air incrédule.

 

– Saphir me l’a appris.

 

– Ah ! c’est différent…

 

Et Rocambole tourna sur ses talons et fit mine de s’en aller.

 

– Reste ! dit le vicomte.

 

Puis il ajouta tout bas :

 

– Penses-tu donc que Saphir m’ait menti !

 

– Dame ! je ne sais pas.

 

– Parle ! tu es renseigné…

 

– Monsieur le vicomte ne me croira pas plutôt que madame.

 

– Au contraire. Parle…

 

– Eh bien, pendant que j’expédiais à Beuzeville la dépêche de monsieur le vicomte au marquis de Morfontaine…

 

– Eh bien ?

 

– Il est arrivé, par le train de Paris, une caisse à l’adresse du baron Gontran de Neubourg.

 

– Gontran de Neubourg ! exclama le vicomte.

 

– Oui, monsieur.

 

– Celui qui s’est battu avec mon fils, il y a trois semaines ?

 

– Lui-même.

 

– Ah ! c’en est trop ! murmura le vicomte avec rage.

 

– C’est pour cela, reprit Rocambole, que je voudrais aller faire un tour.

 

– En quel endroit ?

 

– Mais dans les environs de la maison du marquis de Verne, l’ami du baron.

 

– Va ! dit M. de la Morlière.

 

Rocambole salua et gagna la cour, puis l’écurie.

 

Le vicomte le rappela.

 

– Est-ce que tu vas à cheval ? lui dit-il.

 

– Dame ! il y a loin…

 

– Et tu ne crains pas d’être remarqué ?

 

– Mais non. J’attacherai mon cheval dans un bois voisin.

 

– Très bien.

 

Rocambole sella le cheval blanc, sauta dessus et partit. Dix heures sonnaient à un clocher voisin lorsqu’il eut atteint l’extrémité de l’avenue.

 

– Hé ! hé ! se dit-il, je n’ai pas grand temps à perdre si je veux rattraper maître Ambroise.

 

Il lança le cheval à fond de train et prit la route de Beuzeville.

 

Le chemin de la Charmerie et celui qui venait de la ferme se réunissaient à deux kilomètres environ en avant de la station du chemin de fer.

 

Il avait plu dans la soirée et Rocambole, arrivé au point de jonction, profita de cette circonstance.

 

Il mit pied à terre, et grâce à un beau clair de lune, il put examiner si le chemin portait l’empreinte des roues d’une voiture.

 

Aucune trace n’existait ; le fermier n’avait point passé encore.

 

Rocambole attendit et prêta l’oreille.

 

Bientôt il entendit, dans l’éloignement, un bruit de grelots et le claquement d’un fouet.

 

– Le voici, se dit-il.

 

Et, en effet, c’était le fermier qui arrivait au grand trot de sa jument cauchoise.

 

– Halte ! lui cria Rocambole.

 

Ambroise reconnut le faux valet à la voix et s’arrêta.

 

– Est-ce vous ? demanda-t-il.

 

– C’est moi.

 

– Bon ! répondit le fermier. Je suis un peu en retard, n’est-ce pas ?

 

– Fouette ton cheval, nous rattraperons le temps perdu.

 

Et Rocambole se rangea à la gauche du cabriolet, disant :

 

– Voilà que tu vas voyager comme un ambassadeur, avec un coureur à ta portière.

 

Ambroise salua.

 

– Ou comme un voleur qu’un gendarme escorte, acheva Rocambole avec son rire moqueur.

 

Le fermier se trouva mal à son aise sur sa banquette.

 

– Toujours vos vilaines plaisanteries, murmura-t-il.

 

Rocambole reprit :

 

– Tu vas à la station attendre le marquis de Morfontaine ?

 

– Vous le savez bien.

 

– Tu le connais, le marquis, hein ?

 

– Belle question !

 

– Penses-tu qu’il te reconnaîtra, lui ?

 

– C’est bien possible.

 

– Avant d’aller à la station, continua Rocambole, tu ferais bien de t’arrêter dans Beuzeville.

 

– Ce n’est pas le plus court.

 

– Non, mais j’y ai affaire.

 

– C’est différent.

 

– Je veux laisser mon cheval à l’auberge.

 

– Et vous viendrez avec moi à la station du chemin de fer ?

 

– Mais, oui… Je veux voir le marquis, moi.

 

Ambroise obéissait à Rocambole avec la servilité d’un Nègre. Il prit le chemin du village, et s’arrêta devant l’auberge où logeait M. de Neubourg.

 

Le baron n’y était point. Sans doute, il était allé voir Danielle.

 

Rocambole mit pied à terre et frappa à la porte.

 

Un valet d’écurie vint ouvrir.

 

– Eh bien, garçon, repartit le faux valet, au lieu de te coucher, tu vas me bouchonner ce cheval, qui est trempé de sueur ; tu lui donneras six litres d’avoine, trois avant boire, trois après, et tu m’attendras.

 

– Tiens ! fit le garçon étonné, où donc que vous allez ?

 

– Au chemin de fer, porter un paquet.

 

– À quelle heure reviendrez-vous ?

 

– Après l’arrivée du train. Mais donne-moi une chambre, parce qu’il peut bien se faire qu’il se trouve dans le train quelqu’un de Paris que nous attendons.

 

Le valet attacha le cheval à un anneau fixé dans le mur de la cour, puis il ouvrit une porte dans le corridor et dit :

 

– Voilà ce que nous avons de plus propre.

 

– Je vais toujours m’y laver les mains. Occupe-toi de mon cheval.

 

Rocambole prit une chandelle sur la table de la cuisine, cria à Ambroise, toujours au-dehors :

 

– Attendez-moi une minute !

 

Et dit au valet :

 

– Occupe-toi de mon cheval.

 

Le palefrenier emmena la monture à l’écurie, et Rocambole s’enferma dans la chambre, après avoir tiré de dessous sa livrée un petit paquet de vêtements, un peigne de plomb et du cosmétique noir.

 

Ambroise, toujours dans son cabriolet, attendait fort patiemment que Rocambole sortît.

 

Enfin il reparut, ou du moins le fermier entendit une voix qui criait au valet d’écurie :

 

– N’oublie pas : trois litres avant boire, trois litres après ?

 

En même temps, il vit grimper dans son cabriolet un homme qu’il ne reconnut pas tout d’abord.

 

C’était un garçon vêtu d’une braie bretonne bleue, d’une veste grise, la tête couverte d’un large chapeau, la jambe nue et le pied chaussé de bons souliers ferrés.

 

Il avait de longs cheveux noirs qui flottaient sur ses épaules et des favoris de même couleur.

 

Ambroise crut d’abord que c’était un voyageur qui sortait de l’auberge en même temps que Rocambole.

 

– Vous vous trompez, dit-il ; qui êtes-vous donc ?

 

– C’est moi, imbécile, répondit la voix de Rocambole.

 

– Vous ! s’écria le fermier stupéfait.

 

– Oui, filons !

 

Rocambole, ainsi métamorphosé, déroula une blouse qu’il avait sous le bras et se la passa, disant :

 

– Je suis un gars du pays de Vannes, le propre neveu, à la mode bretonne, de ta défunte première femme.

 

– Mais…

 

– Écoute donc, butor ! Je suis arrivé hier matin, et tu m’as pris pour valet de charrue.

 

– Mais… cependant…

 

– Je ne parle que le bas-breton… À propos, le parles-tu, toi, le bas breton ?

 

– Un peu.

 

– C’est parfait. Je suis ton neveu, tu es mon oncle.

 

Ambroise regardait Rocambole ainsi métamorphosé avec une stupéfaction impossible à décrire.

 

– C’est à ne pas croire que c’est vous, murmura-t-il.

 

– C’est moi, cependant.

 

– Ainsi, je suis votre oncle ?

 

– Oui. Et tu peux parler en français devant moi, attendu que je ne sais que le bas-breton. Tu le diras au marquis.

 

– Mais… pourquoi ?

 

– Ah ! répondit Rocambole, je vois qu’il faut te mettre les points sur les i.

 

– Dame !

 

– Je te dirai donc qu’entre gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps et qui, jadis…

 

– Chut ! fit Ambroise.

 

– La conversation peut aller loin. Comprends-tu ? Je veux savoir.

 

– Oui.

 

– Et je te dirai, pour ta gouverne, que si je te vois faire un signe d’intelligence au marquis pour l’engager à se défier…

 

– Ah ! répliqua Ambroise avec un accent de franchise, du moment que je trahis les gens, je ne fais pas les choses à moitié. Si vous y tenez, je ferai jaser le marquis.

 

– J’y tiens.

 

– Alors, on verra.

 

Rocambole et Ambroise achevaient d’échanger ces quelques mots, lorsque le cabriolet arriva à la station.

 

Un coup de sifflet venait de retentir dans le lointain.

 

C’était le train de Paris qui s’avançait.

 

Un homme d’environ quarante-cinq ans, de haute taille, mis avec distinction et enveloppé dans un chaud vitchoura, en descendit.

 

Cet homme jeta un regard indécis autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un.

 

– Tiens ! dit Rocambole au fermier, voilà ton homme.

 

– C’est lui, en effet, dit Ambroise.

 

Il descendit du cabriolet et laissa les rênes aux mains de Rocambole ; puis il alla à la rencontre du marquis et le salua.

 

Le marquis le regarda attentivement et tressaillit.

 

– Ambroise, dit-il.

 

– Moi-même…

 

– Toi… ici ?…

 

– Oui, monsieur le marquis.

 

– Et qu’y viens-tu faire ?

 

– Je viens de la Charmerie.

 

– Ah !

 

– Je viens vous chercher.

 

– C’est différent.

 

Le marquis avait une petite valise à la main. Il la tendit à Ambroise, qui ouvrit le tablier du cabriolet.

 

– Montez, monsieur le marquis, dit-il ; nous causerons en route.

 

Le marquis jeta sur Rocambole un regard de défiance.

 

– Oh ! dit Ambroise, fidèle à sa leçon, ne faites pas attention, monsieur le marquis, c’est le neveu de ma défunte femme, un petit Bas-Breton qui ne sait pas un mot de français.

 

– Ah ! fit le marquis.

 

– Et, acheva Ambroise, nous pouvons parler.

 

*

* *

 

Une heure après, le marquis et Ambroise, qui ne s’étaient fait aucun scrupule, en présence du prétendu Bas-Breton, de parler de leurs relations passées, arrivèrent à la Charmerie.

 

M. de la Morlière était à sa fenêtre lorsque les lanternes du cabriolet brillèrent à l’extrémité de l’avenue.

 

Il descendit en toute hâte, en appelant :

 

– John ! John !

 

Mais John n’était point rentré.

 

Le vicomte ouvrit lui-même la grille et se précipita dans les bras du marquis avec effusion.

 

– Ah ! cher… murmura le marquis, non moins sentimental que le vicomte.

 

Mais celui-ci, qui n’avait point pris garde au Bas-Breton, se hâta de dire :

 

– Voyons, mon cher cousin, il est temps de causer, et je ne vous ai pas fait venir inutilement en toute hâte. Venez. Ambroise n’est point de trop.

 

Et le vicomte prit M. de Morfontaine par le bras, disant :

 

– Viens avec nous, Ambroise.

 

Le vicomte fit monter le fermier et M. de Morfontaine dans sa chambre, et s’y enferma avec eux.

 

Alors Rocambole, toujours Bas-Breton des pieds à la tête, sortit du cabriolet, attacha le cheval, qu’il débrida, puis se glissa dans la maison à son tour.

 

– Je veux savoir ce qu’ils disent, murmura-t-il.

 

Il monta et pénétra dans la chambre de Saphir par le cabinet de toilette.

 

Saphir dormait.

 

Rocambole ouvrit un placard percé dans le mur qui séparait l’appartement de Saphir de celui de M. de la Morlière, et il colla son œil à un petit trou par lequel filtrait un rayon lumineux…

 

– Le conseil de guerre est ouvert !… se dit-il, laissant glisser sur sa bouche railleuse un sourire silencieux.

 

XXIX

Le jour naissait quand maître Ambroise sortit de la chambre de M. de la Morlière.

 

Le marquis de Morfontaine, le vicomte et Ambroise avaient eu une longue conférence.

 

Le vicomte accompagna le fermier jusque dans la cour.

 

– Ainsi, lui dit-il, voilà qui est bien convenu ?

 

– Parfaitement, monsieur.

 

– Tu vas t’occuper de trouver une voiture de voyage.

 

– Oui.

 

– Les deux tourtereaux y monteront pour aller à Fécamp.

 

– Bien entendu.

 

– Et, au premier relais, le marquis fera le reste.

 

– Ça ne fait pas un pli. Bonsoir, monsieur le vicomte, bonne nuit !

 

– Tu pourrais dire bonjour, fit M. de la Morlière.

 

– C’est vrai, voilà l’aube.

 

Le vicomte, qui s’était arrêté sur le perron, rentra et ferma la porte au verrou.

 

Le fermier se dirigea vers son cabriolet.

 

Le paysan bas-breton, le propre neveu de la défunte à maître Ambroise, c’est-à-dire Rocambole, n’y était plus.

 

– Hé ! garçon ! appela le fermier par deux fois.

 

Personne ne répondit.

 

– Faut croire qu’il est parti, pensa le fermier.

 

Il détacha son cheval, devant lequel le faux valet avait jeté une demi-botte de foin, le rebrida, monta dans le cabriolet et partit, laissant la grille ouverte.

 

– Où diable est-il donc ? se demanda Ambroise.

 

Dans l’espoir de rencontrer Rocambole, il s’en alla au pas tout le long de l’avenue, puis dans le chemin qui conduisait à l’embranchement des deux routes. Il mit une heure à faire ce trajet de trois quarts de lieue, sans avoir rencontré personne.

 

Cependant, comme il allait passer devant la croix qui indiquait la bifurcation des deux chemins, celui de Beuzeville et celui de la ferme, il entendit le galop lointain d’un cheval.

 

– Ça pourrait bien être lui, ma foi ! se dit-il.

 

Et il s’arrêta, prêtant l’oreille.

 

En cet endroit, le sol était couvert d’arbres, de pommiers pour la plupart ; le chemin était encaissé et bordé de grandes haies vives, de telle façon que la vue était assez bornée.

 

Le galop se rapprochait. Ambroise attendit.

 

Cependant le chemin de Beuzeville était désert aussi loin que l’œil pouvait plonger.

 

– Jarnidieu ! murmura tout à coup Ambroise, c’est bien lui ! il vient à travers champs.

 

En effet, par une brèche de la haie, le fermier venait d’apercevoir Rocambole, qui galopait à travers les guérets.

 

– Il a coupé au plus court, pensa Ambroise. D’où peut-il donc venir ?

 

C’était bien Rocambole.

 

Rocambole dépouillé de son costume de Bas-Breton, ayant repris sa livrée, et monté sur le cheval noir.

 

Le cheval blanc, on s’en souvient, était resté à l’auberge de Beuzeville.

 

Ambroise attendit.

 

Cinq minutes après, Rocambole était auprès de lui.

 

– D’où venez-vous donc, Jésus-Dieu ? demanda le fermier.

 

– Ceci ne te regarde pas.

 

Rocambole mit pied à terre.

 

– Eh bien ? fit-il.

 

– On a arrangé un petit plan tout mignon.

 

– Ah !

 

– Et on compte pincer les tourtereaux ce soir… à la nuit.

 

– J’ai bien entendu le commencement de cela, dit Rocambole, mais il a fallu que je m’en aille. Conte donc un peu.

 

– Il est toujours convenu, pour le marquis et le vicomte, que les jeunes gens s’embarquent à Fécamp, demain, au point du jour.

 

– Naturellement.

 

– Le vicomte a dit : « Il est fâcheux qu’il n’y ait que trois lieues et demie de la ferme à Fécamp. »

 

– Ah ! il a dit cela ?

 

– Oui, et il a ajouté : « Car il ne faut pas songer à une chaise de poste et à un relais. »

 

– C’est juste, dit Rocambole.

 

– Mais, reprit Ambroise, j’ai eu une petite idée, moi.

 

– Voyons ?

 

– J’ai dit que souvent il arrivait pour M. Léon ou Mademoiselle Victoire, des paquets au bureau à la station de Beuzeville.

 

– Très bien.

 

– Et que, bien certainement, M. Léon voudrait y passer.

 

– À merveille.

 

– De telle façon que cela permettrait à M. le marquis de jouer sa petite comédie.

 

– Quelle est-elle ?

 

Ambroise haussa les épaules dédaigneusement.

 

– Ces gens-là, dit-il, baissent considérablement.

 

– En vérité !

 

– Ils ont eu de l’imagination dans leur jeunesse, mais le temps est passé. Figurez-vous que le marquis songe à employer le commissaire de police.

 

– Je m’y attendais, dit Rocambole, et j’ai pris mes mesures en conséquence, mon bonhomme.

 

– Vrai ?

 

– Mais certainement.

 

– Eh bien ! que dois-je faire ?

 

– Nous avons dit, à tout hasard, au vicomte, que les jeunes gens devaient s’embarquer à Fécamp.

 

– Oui.

 

– Tu vas rentrer à la ferme, tu les feras monter de gré ou de force dans ta carriole.

 

– Après ?

 

– Et tu les conduiras à Fécamp.

 

– Mais…

 

– Il y a, il doit y avoir un navire en partance. S’il n’y en a pas, tu trouveras une barque, un canot, une embarcation quelconque, pour les conduire au Havre, où ils trouveront un brick ou un vapeur.

 

– Soit Mais s’ils ne veulent pas ?…

 

– Bah ! quand tu leur diras que le marquis est à la Charmerie…

 

– Vous avez raison, dit Ambroise, c’est une bonne raison, et ils trouveront que ma jument ne marche pas assez vite.

 

– C’est mon avis.

 

– Mais alors… la chaise de poste ?…

 

– Tu viendras flâner vers midi dans la pièce de sarrasin qui est derrière la Charmerie.

 

– Bon !

 

– Et je te donnerai de nouvelles instructions.

 

– C’est différent.

 

– Va et hâte-toi. Au revoir.

 

Rocambole sauta de nouveau en selle et repartit.

 

Maître Ambroise tourna la croix et prit le chemin de sa ferme.

 

Cette fois il mit sa jument au trot, et comme c’était une vaillante bête, qui allongeait très proprement, il arriva encore avant le soleil levé.

 

Les domestiques seuls commençaient à donner signe de vie dans la ferme.

 

Pornic couplait ses bœufs sous le joug, le pâtre ouvrait les claires-voies des étables, le charretier pansait ses trois chevaux.

 

Ambroise était parti la veille au soir sans dire où il allait, et après que sa bourgeoise s’était allée coucher ; de telle façon que la fermière n’avait pu lui demander aucune explication.

 

En voyant entrer le cabriolet du maître dans la cour, Pornic laissa ses bœufs et accourut prendre la bride.

 

Ambroise descendit et appela le charretier.

 

Celui-ci vint à son tour et ôta son bonnet de coton bleu.

 

– Mets-moi la Cocote à l’écurie, ordonna le fermier ; mais ne la dégarnis point et donne-lui une forte avoine… huit litres.

 

– Est-ce que vous allez encore en route, not’ maître ?

 

– Oui-dà, répondit Ambroise, je repars dans une heure.

 

– Alors il ne faudrait pas dételer ?

 

– Si fait bien ! dit Ambroise, car je prendrai la carriole à quatre roues.

 

Les valets de ferme se regardèrent avec quelque étonnement.

 

Ce que maître Ambroise appelait la carriole à quatre roues était un affreux véhicule qui demeurait toute l’année sous la remise, et dont on ne se servait jamais, tant il était lourd. Mais il avait six places à l’intérieur et un grand coffre par-derrière, dans lequel on pouvait mettre bien des paquets.

 

– Ça sera lourd pour Cocote, dit le charretier en manière de réflexion.

 

– Aussi, répliqua maître Ambroise, tu mettras le Gris au palonnier.

 

Le Gris était un petit cheval élevé à la ferme, et qui trottait que c’était une bénédiction.

 

Ces précautions prises et ces ordres donnés, maître Ambroise n’entra point à la ferme, mais il se dirigea vers la Maison-Blanche, en enjambant la haie du jardin.

 

Les premiers rayons du soleil glissaient à peine au sommet des pommiers, et tout dormait dans la maison.

 

Maître Ambroise frappa doucement à un volet du rez-de-chaussée.

 

C’était la croisée de la chambre occupée par Léon.

 

Le jeune homme avait sans doute le sommeil excessivement léger, car il sauta lestement à bas de son lit et vint ouvrir.

 

– Tiens ! c’est vous, le fermier ? dit-il.

 

– C’est moi, monsieur Léon.

 

– Que voulez-vous ?

 

– Il faut vous habiller.

 

– Pourquoi cela ?

 

Léon se frottait les yeux et regardait la pendule de la cheminée.

 

– Parce que vous allez faire un petit voyage.

 

– Plaît-il ?

 

Le fermier enjamba l’entablement de la croisée, et sa physionomie prit une expression mystérieuse qui étonna Léon de Pierrefeu.

 

Puis il continua :

 

– Le père Ambroise est un bon homme, n’est-ce pas ?

 

– Dame ! fit Léon.

 

– Un brave fermier tout rond, qui aime sa belle-sœur, madame Hulot, accueille bien les gens qu’elle lui amène et ne se mêle de rien… hein ?

 

Léon fronça le sourcil.

 

– Pourquoi diable me dites-vous tout cela, père Ambroise ?

 

Le fermier continua :

 

– Mais il a l’œil ouvert, le père Ambroise, il voit tout et ne dit rien.

 

Léon tressaillit et regarda plus attentivement le fermier.

 

– Un jeune homme et une jeune fille qui s’en viennent au fond de la Normandie avec une vieille dame… qui ne sortent guère… qui ont l’air de se cacher… dame ! ça donne à penser, voyez-vous ?

 

Léon se méprit aux paroles du fermier, et il crut que maître Ambroise, au courant de la situation, ne voulait point se faire son complice.

 

– Ah ! s’il en est ainsi, dit-il avec un accent de fierté, si nous vous gênons, monsieur Ambroise, nous sommes prêts à partir.

 

– Ta, ta, ta ! dit-il, vous êtes prompt comme la poudre, monsieur Léon, écoutez donc…

 

– Parlez !

 

– Si je vous dis que je sais tout, c’est que je veux vous être utile…

 

– Ah !

 

– Et vous sauver.

 

– Me sauver ! exclama le jeune homme, étourdi de ce mot.

 

– Dame ! fit naïvement le fermier, vous êtes un beau monsieur de la ville, et vous avez étudié dans les livres. Vous n’êtes donc pas sans savoir que la justice se mêle des affaires d’un joli jeune homme comme vous qui enlève une jolie demoiselle comme mademoiselle Victoire, alors que celle-ci n’a pas vingt et un ans, et qu’elle est quasiment mineure, comme on dit.

 

– Comment ? que dites-vous ?… Parlez !… murmura Léon avec vivacité.

 

– Est-ce que vous connaissez le marquis de Morfontaine ? demanda le fermier en clignant de l’œil.

 

– Le père de Victoire ?

 

– Justement. Eh bien ! il est près d’ici… à trois lieues !

 

– Ciel !

 

– Et ce soir il compte venir vous faire une visite…

 

Léon jeta un cri.

 

– Avec un commissaire de police et deux gendarmes. Comprenez-vous, maintenant ?

 

– Ô mon Dieu ! pauvre Victoire ! murmura le jeune homme.

 

– Heureusement que je suis là, dit Ambroise. Allons, habillez-vous… et promptement !

 

Ambroise sauta dans la chambre de Léon, courut à la porte, passa dans le corridor et grimpa l’escalier quatre à quatre.

 

Il frappa rudement à la porte de madame Hulot qu’il éveilla, disant :

 

– C’est moi, le beau-frère ; ouvrez ! ouvrez !

 

Madame Hulot vint ouvrir.

 

– Vite ! dit Ambroise, habillez-vous, éveillez la demoiselle… Il faut partir.

 

– Partir !

 

– Oui… je vous conterai cela… Le marquis est à vos trousses.

 

Madame Hulot poussa un cri d’angoisse et s’habilla quatre à quatre. Alors le fermier descendit chez Léon et lui dit :

 

– Nous allons à Fécamp… Il y a toujours des navires… Vous vous embarquerez pour l’Angleterre…

 

– Mais… la mère de Victoire…

 

– J’arrangerai tout cela, dit Ambroise. Je ferai, s’il le faut, le voyage de Paris.

 

Puis il ajouta :

 

– Si vous n’avez pas assez d’argent, je vous en avancerai. J’ai toujours un vieux sac de cuir plein de louis. C’est le deuxième terme de notre fermage.

 

– Merci ! dit le jeune homme.

 

Moins d’une heure après, Léon de Pierrefeu, Victoire de Morfontaine et madame Hulot montaient dans la fameuse carriole à quatre roues.

 

Cocote était au brancard, on avait attelé le Gris au palonnier, et maître Ambroise, juché sur le siège et enveloppé dans une bonne limousine toute neuve, faisait claquer son fouet avec le savoir magistral d’un vrai postillon.

 

XXX

Tandis que maître Ambroise s’en allait à la ferme pour y presser le départ de Léon de Pierrefeu et de Victoire de Morfontaine, Rocambole, dont il était devenu l’esclave, retournait fort tranquillement à la Charmerie. Il était venu au galop jusqu’à la croix des deux chemins ; mais lorsqu’il eut vu le fermier, il avait jugé inutile de se presser davantage, et il avait continué son chemin au pas. Aussi le soleil était-il levé depuis longtemps lorsqu’il arriva à la villa. M. de la Morlière était à sa fenêtre lorsque le faux valet entra dans la cour.

 

Le vicomte l’avait vu partir monté sur le cheval noir, et il le voyait revenir sur le cheval blanc. C’était assez extraordinaire déjà ; enfin Rocambole avait passé toute la nuit dehors.

 

– D’où sors-tu donc ? lui cria le vicomte.

 

Rocambole fit un léger signe de la main qui voulait dire :

 

– Attendez-moi, j’ai beaucoup de choses à vous apprendre.

 

Il mit son cheval à l’écurie, lui donna un coup de bouchon, jeta une botte de paille dans le râtelier, et monta chez le vicomte.

 

M. de la Morlière avait attendu Rocambole toute la nuit avec une vive anxiété.

 

Le faux valet prit une mine soucieuse.

 

– Ah çà ! dit le vicomte, m’expliqueras-tu ta conduite ?

 

– Ouf ! répondit Rocambole ; malgré le respect que je lui dois, monsieur le vicomte me permettra bien, j’imagine, de prendre un siège. Je suis rendu.

 

– D’où viens-tu ?

 

– De Beuzeville.

 

– Bah !

 

– Et avant d’aller à Beuzeville, j’ai passé les deux tiers de la nuit à rôder autour de l’habitation de M. de Verne.

 

Le vicomte tressaillit.

 

– Pourquoi ? fit-il avec une certaine anxiété.

 

– Pour me mettre au courant des faits et gestes de M. le baron.

 

– Ah ! ah !

 

– Le baron n’est point parti.

 

– Tu l’as vu ?

 

– Comme je vous vois.

 

– Il ne partira point ?

 

– Il ne partira qu’avec Saphir.

 

Le vicomte serra les poings.

 

– C’est ce que nous verrons, dit-il.

 

– Cependant, si monsieur le vicomte n’a plus besoin d’elle…

 

Cette observation, faite d’un ton naïf, bouleversa M. de la Morlière. Au lieu d’y répondre directement, il s’emporta.

 

– Qu’importe ? dit-il, je ne veux pas qu’elle parte !…

 

– Après cela, murmura Rocambole, si monsieur le vicomte a des raisons, c’est différent…

 

– Et tu dis que cet homme…

 

– Je dis que M. le baron prend ses mesures pour partir avec Saphir.

 

– C’est impossible !

 

– Si elle sortait d’ici… toute seule…

 

– Elle ne sortira pas, dussé-je l’enfermer dans sa chambre.

 

Rocambole eut un fin sourire.

 

– Monsieur le vicomte est bien jeune, dit-il, et on voit bien qu’il n’a jamais perdu son temps à étudier les femmes.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Si madame Saphir était enfermée, elle passerait par la fenêtre. Si elle sait que le baron rôde dans les environs… car elle le croit parti…

 

– C’est vrai.

 

– Eh bien, elle est capable de vouloir le rejoindre à tout prix.

 

Ce que Rocambole affirmait là était tellement selon le cœur humain, que M. de la Morlière en comprit la justesse.

 

– Que faire donc ? murmura-t-il.

 

– Monsieur le vicomte veut-il mon avis ?

 

– Parle.

 

– Madame Saphir est persuadée qu’elle ne reverra jamais le baron.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr. Donc, elle est résignée, un peu consolée, du reste, par les promesses que lui a faites monsieur le vicomte.

 

– Après ?

 

– Il faudrait la faire partir d’ici le plus tôt possible.

 

– Mais… où l’envoyer ?

 

– À Paris d’abord ; puis on cherchera le moyen de faire perdre ses traces au baron.

 

– C’est parfait… Mais tu dis que le baron rôde dans les environs ?

 

– Du matin au soir. Seulement, il est convaincu que monsieur le vicomte ne se doute nullement de sa présence dans le pays.

 

M. de la Morlière respira.

 

– Ce qui fait, poursuivit Rocambole, que, ce soir, si la nuit était bien noire…

 

Le vicomte se frappa le front.

 

– J’ai une idée, dit-il.

 

– Voyons ? dit Rocambole à son tour.

 

Le vicomte reprit :

 

– M. de Morfontaine, le père de la jeune fille, tu sais, est arrivé cette nuit…

 

– Avez-vous arrêté un plan ?

 

– Oui, le voici : les deux jeunes gens partiront en chaise de poste pour Fécamp en passant par Beuzeville.

 

– Ah !

 

– Au premier relais, on les arrêtera.

 

– Mais c’est très ingénieux, cela ! murmura Rocambole avec une pointe d’ironie.

 

– Et tandis que M. de Pierrefeu s’en ira sous bonne escorte, on ramènera la demoiselle ici.

 

– Très bien.

 

– Alors, tu comprends, je puis fort bien prendre la chaise de poste et partir avec Saphir.

 

– Et, demanda Rocambole, vers quelle heure pensez-vous que la chaise de poste sera ici ?

 

– Vers minuit.

 

– Tout est pour le mieux.

 

– Ainsi tu approuves mon plan ?

 

– D’autant mieux que je vais vous faire une dernière confidence.

 

– Laquelle ?

 

– Non content de rôder le jour autour de la Charmerie, le baron passe les nuits aux environs de la station.

 

– Vraiment ?

 

– Et il vous eût été impossible de partir par le chemin de fer. Maintenant, il faut trouver un bon prétexte pour empêcher Saphir de sortir.

 

– Il est tout trouvé, dit le vicomte : la présence de M. de Morfontaine.

 

– Tiens ! c’est vrai.

 

– Je lui expliquerai qu’il ne serait pas convenable que le marquis la vît, et elle consentira bien, j’imagine, à passer un jour tout entier sans bouger de sa chambre.

 

– Monsieur le vicomte est un homme de ressources, dit Rocambole.

 

Et il s’en alla sans que le vicomte eût songé à lui demander comment il se faisait que, étant parti monté sur un cheval noir, il était revenu sur un cheval blanc.

 

 

Les choses se passèrent comme l’avaient décidé M. de la Morlière et Rocambole.

 

Saphir consentit à ne pas se montrer.

 

Le marquis dormit jusqu’à midi et se leva pour déjeuner.

 

Rocambole passa la journée à brosser ses harnais.

 

Seulement, vers midi, il s’esquiva et alla rejoindre Ambroise dans le champ de sarrasin.

 

Il eut avec lui une conférence mystérieuse de quelques minutes.

 

Vers cinq heures, M. de la Morlière profita d’un moment où le marquis se promenait dans le jardin pour entrer chez Saphir.

 

La jeune femme supportait sa captivité sans trop de tristesse ; elle tendit la main au vicomte et lui dit :

 

– Ah ! il me tardait de vous voir.

 

– Chut ! mon enfant ! dit-il. Je n’ai qu’une minute à causer avec vous.

 

Saphir fit une jolie moue.

 

– Le marquis peut remonter d’un moment à l’autre, et je ne voudrais pas pour un empire qu’il se doutât de votre présence ici.

 

– Je comprends cela, dit Saphir.

 

– Or, voici ce que je viens vous annoncer : nous partons cette nuit.

 

– Vraiment ?

 

– Oui, faites vos caisses. À dix heures, je viendrai vous chercher.

 

– Le marquis n’y sera donc plus ?

 

– Non.

 

– Il part donc aussi ?

 

– Au contraire, il reste. Mais je vous expliquerai tout cela en chemin. Adieu.

 

– Au revoir.

 

Le vicomte allait sortir, quand elle le rappela.

 

– Faites-moi une promesse, dit-elle.

 

– Parlez.

 

– Vous savez que les femmes ont souvent leurs petites manies.

 

– Je sais cela.

 

– Moi, j’ai horreur d’empiler des robes et des jupons devant témoin. Faire une malle ou déménager, pour moi, c’est tout un.

 

– Eh bien ?

 

– Promettez-moi que vous ne viendrez pas avant l’heure convenue.

 

– Soit ! dit le vicomte en souriant.

 

Il sortit et rejoignit le marquis.

 

L’après-midi s’écoula, le soir vint, puis la nuit.

 

M. de la Morlière et son cousin soupèrent en tête à tête ; puis ils allèrent fumer dans le jardin, en attendant qu’il fût neuf heures.

 

M. de la Morlière leva les yeux vers les fenêtres de Saphir ; une lumière y brillait, et il vit passer et repasser derrière les rideaux une silhouette de femme.

 

À neuf heures, le marquis rentra dans sa chambre et passa par-dessus sa redingote une grande blouse bleue ; puis il se coiffa d’une casquette de loutre, ce qui lui donna l’apparence d’un bon fermier normand qui se met en route pour une foire.

 

– Me voilà prêt, dit-il au vicomte.

 

– Sais-tu ton chemin ?

 

– À peu près.

 

– Je vais t’accompagner pendant une demi-lieue, dit M. de la Morlière.

 

Les deux cousins sortirent de la Charmerie bras dessus, bras dessous ; mais au moment de franchir la grille, le vicomte prétexta un ordre à donner à son valet, et il revint trouver Rocambole.

 

Rocambole était dans la cour et semblait avoir deviné ce brusque retour de M. de la Morlière.

 

Le vicomte lui dit tout bas :

 

– Je ne voudrais pas que la jeune fille vît Saphir. Comment faire ?

 

– Je m’en charge, répondit Rocambole. Nous la ferons passer par le jardin.

 

– C’est bien.

 

M. de la Morlière rejoignit le marquis ; tous deux longèrent l’avenue et se dirigèrent vers la grand-route, qui passait à deux kilomètres environ de la Charmerie.

 

La nuit était sombre et nuageuse.

 

Quand ils furent arrivés sur la grand-route, M. de Morfontaine et le vicomte s’assirent sur un tas de cailloux et attendirent.

 

– Ambroise n’aura point oublié beaucoup de grelots, dit M. de la Morlière ; nous entendrons la voiture de loin.

 

– Ah çà ! dit le marquis tout à coup, nous allons avoir ma fille sous la main, mais… ton fils ?

 

– Il est en pleine convalescence, j’imagine, et je te l’enverrai le jour même de mon arrivée à Paris.

 

– Ton fils n’est plus à Paris.

 

– Hein ?

 

– Il est parti depuis quatre jours. On ne sait où il est allé.

 

– Tu plaisantes ! dit le vicomte.

 

– Pas du tout.

 

– Comment le sais-tu ?

 

– J’ai rencontré son ami, M. de Kerdrel.

 

Le vicomte pensa : Il est capable de s’être mis à la recherche de Saphir.

 

Et, rassuré par cette réflexion, il dit à M. de Morfontaine :

 

– Je sais où il est.

 

– Ah ! Il t’a écrit ?

 

– Non, mais je le retrouverai en quelques heures. Tu n’es pas collet monté, et on peut bien te dire…

 

– Bon ! fit le marquis en souriant, je sais… une amourette…

 

– Chut ! écoute…

 

Le vicomte prêta l’oreille.

 

On entendait un bruit lointain de grelots.

 

– C’est la chaise, dit le vicomte.

 

Ils demeurèrent immobiles quelque temps encore, puis ils virent apparaître dans l’éloignement deux lanternes rougeâtres.

 

– C’est bien cela, fit M. de la Morlière ; Ambroise m’a dit que les lanternes seraient rouges.

 

La voiture arrivait grand train et le bruit des grelots devenait plus distinct. Le vicomte se jeta derrière un des peupliers de la route.

 

– Je veux te voir monter, dit-il. À bientôt !

 

Le marquis se prit à marcher à la rencontre des lanternes rouges.

 

Quand il ne fut plus qu’à vingt pas, il agita sa casquette et cria d’une voix rauque :

 

– Hé ! postillon !

 

La chaise de poste était conduite à grandes guides, et le postillon était sur le siège.

 

– Ho ! ho ! holà ! ho ! fit le postillon en retenant à grand-peine ses chevaux, qui êtes-vous ?

 

Puis, comme le marquis, ayant remis prudemment sa casquette sur ses yeux, faisait un nouveau signe de la main, le postillon s’écria :

 

– Tiens ! c’est le maître de poste. Montez ici, patron.

 

Les lanternes rouges projetaient une vive clarté en avant, mais l’intérieur de la chaise demeurait plongé dans l’obscurité.

 

Tout ce que put voir le marquis en se hissant sur le siège, ce fut une robe blanchâtre, et il demeura convaincu que c’étaient sa fille et son ravisseur, avec lesquels il allait voyager.

 

Le postillon rendit la main à ses chevaux, fit claquer son fouet, et la chaise repartit au grand trot.

 

XXXI

Le marquis de Morfontaine, une fois installé sur le siège, regarda le conducteur.

 

C’était un gros garçon, rougeaud, qui avait l’air fort mal à l’aise sous son habit-veste et dans ses grandes bottes de postillon.

 

Les gens de la ferme eussent reconnu Pornic.

 

Pornic, à qui maître Ambroise avait dit, avant de lui faire sa leçon :

 

– Suis-je ton maître ?

 

– Oui, avait répondu Pornic, et un bon, tout de même.

 

– Alors, tu m’es dévoué ?

 

– À la mort !

 

– Tu feras ce que je te dirai ?

 

– Pardienne !

 

– Et tu ne diras que ce que je veux que tu dises ?

 

– Pas un mot de plus, not’ maître.

 

– Jure-le moi…

 

Pornic leva la main.

 

– Jure-le-moi par saint Paterne, le patron de ton pays !

 

– Je le jure par saint Paterne, répondit Pornic.

 

Ce serment, sacré pour tout Breton, rassura complètement le fermier, qui donna alors au gars des instructions minutieuses.

 

Maître Ambroise avait si bien donné le signalement du marquis à Pornic que celui-ci n’avait point hésité à le reconnaître.

 

Le gars cligna de l’œil et se tourna à demi vers l’intérieur de la chaise de poste.

 

– Ils sont là, dit-il.

 

Le marquis inclina la tête.

 

– Faut qu’ils soient pressés tout de même, ces jeunes gens, reprit Pornic, qui paraissait avoir envie de causer.

 

– Ah ! fit le marquis.

 

« – Postillon, m’a dit le monsieur, je paye les guides cinq francs par relais. »

 

– Il paye bien, ce jeune homme.

 

Pornic continua :

 

– Nous n’avons pas toujours de pareilles aubaines, monsieur, par ce temps de chemins de fer. Nous crevons de faim huit jours sur neuf.

 

– Où est le relais ? demanda M. de Morfontaine.

 

– À Beuzeville.

 

– Vous savez que vous devez vous y arrêter quelque temps ?…

 

Pornic prit un air niais.

 

– Dame ! fit-il, maître Ambroise, qui est un homme tout à fait charitable et qui me paye une bonne bouteille de cidre quand je passe par chez lui, maître Ambroise m’a dit :

 

– Tu rencontreras, à la croisière de la route qui mène à la Charmerie, un homme en blouse qui t’avertira d’arrêter. Tu auras l’air de le prendre pour le maître de poste, et tu le feras monter. »

 

– Il ne t’a dit que cela ?

 

– Ah ! pardon… il m’a dit encore : « En entrant dans Beuzeville, tu arrêteras devant la gendarmerie et ce monsieur descendra. »

 

– Bon !

 

« – Et puis tu t’arrangeras de façon à perdre un bon quart d’heure au relais, qui est à cent pas plus loin. »

 

– C’est tout ?

 

Pornic cligna de l’œil.

 

– Dame ! monsieur, fit-il, ça m’intriguait un peu tout de même, et je lui ai dit : « C’est donc que cette jolie dame et ce beau monsieur sont des voleurs ? »

 

– Et t’a-t-il répondu ?

 

– Oui, monsieur, il m’a dit que vous étiez le père de la jolie dame, et que…

 

– C’est bon, dit brusquement le marquis, maintenant, tu sais ce que tu as à faire ?

 

– À peu près…

 

– Tu ne repartiras point du relais que je ne t’aie rejoint avec le brigadier de gendarmerie. Il y a cinq louis de pourboire.

 

– Crénom ! jura Pornic, il fait bon tout de même servir des gens généreux comme vous, monsieur. Et Pornic salua.

 

Puis, allongeant un grand coup de fouet à ses chevaux :

 

– Ont-ils l’air pressé de filer, tout de même, monsieur… Ils ont peur de manquer le bateau à vapeur.

 

– Ah ! c’est sur un bateau à vapeur qu’ils doivent s’embarquer ?

 

– Oui. Du moins ils l’ont dit en montant en voiture.

 

La chaise allait bon train, et, bien que la nuit fût sombre, le marquis ne tarda point à voir blanchir les premières maisons de Beuzeville.

 

– Tenez, voyez-vous, monsieur, reprit Pornic, qui devenait décidément loquace, la gendarmerie, c’est la troisième maison à gauche, dans la grande rue. Il y a un drapeau.

 

– Je le sais.

 

– Ça ne m’étonnerait pas que le brigadier fût au courant.

 

– Tu crois ?

 

– Dame !

 

– Il t’a donc vu ?

 

– Le brigadier est venu à la ferme tantôt.

 

Tandis que Pornic donnait ce dernier renseignement au marquis, le pavé résonna sous les pieds des chevaux. La chaise entrait dans la grande rue, et Pornic arrêta, montrant le drapeau qui surmontait la porte de la gendarmerie. Le marquis descendit du haut du siège avec la légèreté d’un jeune homme.

 

– Tu sais, dit-il, cinq louis !

 

– Soyez tranquille.

 

Avant de lâcher la courroie qui lui avait servi de rampe, le marquis voulut plonger un regard dans l’intérieur de la chaise ; mais il prit une peine inutile, car les voyageurs avaient baissé les stores à demi. Tout ce qu’il put apercevoir pour la seconde fois, ce fut la robe de couleur claire que portait la fugitive.

 

Malgré l’heure avancée, il y avait de la lumière à la gendarmerie, et le marquis avait à peine frappé, que la porte s’ouvrit.

 

La chaise était repartie pour s’arrêter, à cent pas plus loin, devant le relais de la poste.

 

Ce fut le brigadier lui-même qui vint ouvrir.

 

Le brigadier était en uniforme et tout botté.

 

– Brigadier, lui dit le marquis, je suis le marquis de Morfontaine.

 

Le sous-officier salua.

 

– Je connais votre affaire, monsieur le marquis, dit-il, et je sais pourquoi vous venez.

 

– Vous avez vu Ambroise ?

 

– Il m’avait écrit un mot, je suis allé à la ferme dans la journée, et je l’ai vu.

 

– Eh bien, êtes-vous prêt ?

 

– Je suis à vos ordres, monsieur.

 

Le brigadier boucla son ceinturon, le marquis passa le premier, et tous deux se dirigèrent vers le relais.

 

Pornic avait tenu parole, il n’avait point encore dételé lorsque M. de Morfontaine arriva.

 

Le marquis avait, en chemin, ôté sa blouse, et il était maintenant vêtu comme à l’ordinaire.

 

– Faites votre devoir, dit-il au brigadier.

 

Et il demeura trois pas à l’écart.

 

Le brigadier ouvrit sans façon la portière de la chaise de poste.

 

– Vos passeports, messieurs et dames, demanda-t-il.

 

La femme parut étonnée ; le voyageur tendit un papier plié en quatre.

 

– Je n’ai pas de passeport, dit-il à mi-voix, mais j’ai un permis de chasse que voilà.

 

Le brigadier prit le permis, le déplia et s’approcha de la lanterne :

 

– Ce permis n’est pas à vous, monsieur, dit-il.

 

– Pardon, il est à moi.

 

– Non, dit le brigadier. Vous êtes M. Léon de Pierrefeu, et cette dame, mademoiselle de Morfontaine.

 

– Que me chantez-vous donc là, brigadier ?

 

Et le voyageur répondit par un bruyant éclat de rire. La femme qui se trouvait auprès de lui fit écho. Alors le brigadier, un peu déconcerté, prit la lanterne dans sa douille et dit :

 

– Ma foi, monsieur votre père, mademoiselle, vous reconnaîtra mieux que moi.

 

Alors le marquis s’approcha.

 

En même temps, le brigadier dirigea la lanterne dans l’intérieur de la voiture. Le marquis jeta un cri.

 

– Ce n’est pas ma fille ! dit-il.

 

En effet, les deux voyageurs descendirent et l’homme, regardant froidement le marquis, lui dit en lui montrant sa compagne, qui n’était autre que Saphir :

 

– Je suis fort étonné, monsieur, que vous me fassiez arrêter ainsi. Je me nomme le baron Gontran de Neubourg, et madame, que voilà, n’a jamais été votre fille, que je sache.

 

Le marquis était pétrifié.

 

– Monsieur, balbutia-t-il, pardonnez-moi… une erreur…

 

– Cependant, reprit le baron d’un ton railleur, je puis vous donner des nouvelles de votre fille.

 

– Ah ! exclama le marquis, vous l’avez vue ? vous la connaissez ?… Mon Dieu ! expliquez-moi donc ce mystère.

 

Le baron répondit :

 

– J’étais à Fécamp ce matin, et j’ai vu monter à bord d’un navire qui partait pour l’Angleterre, une jeune personne d’une beauté remarquable, et qu’on m’a dit être mademoiselle de Morfontaine.

 

Le marquis jeta un nouveau cri et se laissa tomber comme foudroyé sur la borne qui garantissait la porte cochère de la remise devant laquelle la chaise de poste était arrêtée.

 

– Dépêchons-nous donc, postillon ! ordonna le baron avec hauteur.

 

Le brigadier salua, fit mille excuses à M. de Neubourg, et lui dit :

 

– Il y a quelque chose que je ne comprends pas, monsieur, et dès demain j’irai voir maître Ambroise.

 

Le baron fit remonter Saphir en voiture.

 

Puis s’approchant du marquis, il lui dit à l’oreille :

 

– Que pensez-vous, monsieur, de la fin tragique de ce malheureux comte Hector de Main-Hardye ?

 

Ces mots brisèrent le tympan du marquis et le firent bondir.

 

En ce moment, il oublia sa fille, il oublia la mystification terrible dont il était l’objet, pour regarder avec une fiévreuse épouvante cet homme qui paraissait posséder son secret.

 

Mais déjà le baron était remonté en voiture, et la chaise repartait au grand trot.

 

*

* *

 

Cependant M. le vicomte de la Morlière, bien convaincu que le marquis son cousin venait de monter sur le siège d’une voiture qui renfermait à l’intérieur sa fille et son ravisseur, avait suivi des yeux la chaise de poste durant quelques minutes, puis il avait repris le chemin de la Charmerie d’un pas rapide.

 

Mais M. le vicomte de la Morlière n’aurait pas dû se presser autant.

 

La chaise de poste, suivant ses calculs, devait mettre au moins une demi-heure pour atteindre Beuzeville ; il fallait ajouter à ce laps de temps le séjour à Beuzeville, séjour qui pouvait se prolonger si Léon de Pierrefeu, qu’il supposait être dans la chaise de poste, opposait de la résistance ; enfin le temps que le marquis mettrait à ramener sa fille à la Charmerie.

 

Cependant M. de la Morlière allait du pas d’un jeune homme. Il avait hâte de revoir Saphir.

 

Rocambole, lorsqu’il arriva, était assis devant la porte de la maison et paraissait attendre son retour.

 

– As-tu vu madame Saphir ? demanda le vicomte.

 

– Oui, monsieur.

 

– Tu es monté chez elle ?

 

– Non, elle est descendue comme M. le vicomte et M. de Morfontaine sortaient, et elle m’a dit :

 

« Ah ! je commençais à étouffer joliment… je vais faire un tour de jardin. »

 

– Elle est au jardin ?

 

– Je le pense.

 

Le vicomte entra dans le jour, où il faisait très sombre, et il appela :

 

– Saphir ! mon enfant !

 

Saphir ne répondit pas.

 

Le vicomte suivit la grande allée, entra dans les allées transversales et appela deux fois encore. Sa voix se perdit sans écho.

 

Alors il leva les yeux vers la fenêtre de Saphir. Cette fenêtre était éclairée.

 

– Elle est remontée, pensa-t-il.

 

Il rentra dans la maison, retrouva Rocambole au bas de l’escalier et lui dit :

 

– Elle est dans sa chambre.

 

– Tiens ! c’est drôle…

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je n’ai pas bougé de là et ne l’ai point vue remonter.

 

M. de la Morlière eut un frisson ; il monta l’escalier rapidement, arriva à la porte de Saphir et frappa. Nul ne répondit. Cependant la clef était sur la porte.

 

– Saphir ! Saphir ! répéta le vicomte en frappant une seconde fois.

 

Ne recevant aucune réponse, le vicomte se décida à entrer. La chambre était vide. Il alla au cabinet de toilette, le cabinet était désert.

 

– Ah ! c’est étrange ! murmura M. de la Morlière.

 

Tout à coup il aperçut une lettre sur la cheminée, placée devant la pendule, et il s’en empara.

 

La lettre portait cette suscription :

 

À monsieur le vicomte de la Morlière.

 

Tremblant, la sueur au front, le vicomte décacheta la lettre et lut :

 

« Monsieur et cher protecteur,

 

« Pardonnez-moi, je ne dormais point la nuit dernière, et, obéissant à un sentiment de curiosité, j’ai collé mon oreille à la cloison qui sépare ma chambre de la vôtre.

 

« J’ai entendu toute votre conversation avec le marquis de Morfontaine, votre cousin, et j’en ai conclu que vous n’aviez plus besoin de moi pour assurer le bonheur de mon cher Paul.

 

« Alors ce matin, tandis que vous dormiez encore, étant descendue au jardin, j’ai pu rencontrer de l’autre côté de la haie le baron G… de N… qui, depuis trois jours, fait sentinelle dans les environs.

 

« Quand ces lignes vous tomberont dans les mains, j’aurai fui… emportant le souvenir de vos bontés et vous en gardant reconnaissance.

 

« Saphir. »

 

Le vicomte poussa un cri de rage, au bruit duquel Rocambole accourut.

 

– Tiens ! dit le vicomte en lui tendant la lettre.

 

– Ah ! ah ! dit Rocambole, l’oiseau s’est envolé ; mais si monsieur le vicomte y tient, on peut le rattraper.

 

– Ah ! exclama le vicomte, parle… que te faut-il ?… je te donnerai ce que tu voudras si tu la retrouves.

 

– On la retrouvera : venez avec moi.

 

Et Rocambole eut un mystérieux sourire dont le sens échappa à M. de la Morlière.

 

XXXII

Tandis que le marquis de Morfontaine s’apercevait, à Beuzeville, qu’il avait été mystifié ; tandis que M. de la Morlière rentrait à la Charmerie et s’apercevait de la disparition de Saphir, Paul était toujours le prisonnier de Danielle.

 

Le jeune homme était trop épris pour avoir conservé autre chose qu’un souvenir vague de son existence antérieure.

 

Il aimait Danielle.

 

Danielle le visitait deux fois par jour, et, chaque fois, elle avait des façons bizarres, mystérieuses, qui irritaient la curiosité de Paul.

 

– Vous le savez, lui avait-elle dit souvent, je suis une femme étrange, une énigme vivante… Ne cherchez point à vous expliquer ce qui se passe autour de vous, vous ne le comprendriez pas.

 

Et Paul, fasciné par le regard de la jeune fille, courbait le front et répondait :

 

– Que m’importe ! je ne veux pas savoir qui vous êtes… Je vous aime !

 

Or, ce soir-là, Paul avait attendu avec plus d’impatience que jamais la visite de Danielle.

 

Ordinairement, la jeune fille arrivait vers huit ou neuf heures, alors que Paul achevait son dîner solitaire.

 

Elle entrait comme une apparition.

 

Le sol ne criait point sous ses pas ; les portes, en s’ouvrant devant elle, ne grinçaient pas sur leurs gonds ; Danielle était un être presque surnaturel.

 

On eût dit qu’elle ne touchait point à la terre.

 

Or, ce soir-là, elle se fit attendre.

 

Depuis bien longtemps, Paul avait achevé son repas ; depuis bien longtemps, il avait essayé de tromper son impatience en passant du salon dans sa chambre, et de sa chambre descendant au jardin.

 

Danielle ne venait pas.

 

Alors Paul commença à désespérer, et il se souvint que Danielle lui avait dit un jour :

 

– Que voulez-vous, je ne m’appartiens pas toujours.

 

Pour la dixième fois, il remontait du jardin, lorsqu’un bruit de pas légers, un froufrou de robe de soie se firent entendre dans l’escalier.

 

C’était elle.

 

Paul monta en courant et se précipita dans le petit salon. Danielle s’y trouvait déjà.

 

Elle était assise dans le fauteuil que le jeune homme avait quitté tout à l’heure.

 

Il sembla à Paul qu’elle était pâle et agitée.

 

Du reste, elle ne souriait pas comme de coutume.

 

Ce fut avec une tristesse grave qu’elle lui tendit la main.

 

Paul baisa cette main avec transport, puis il regarda Danielle.

 

– Mon Dieu ! dit-il, comme vous êtes pâle !

 

– Vous trouvez ?

 

– J’en suis sûr.

 

– C’est que j’éprouve une violente émotion.

 

– Mon Dieu !

 

Son charmant sourire lui revint aux lèvres.

 

– Oh ! rassurez-vous, dit-elle, je suis forte, j’ai du courage…

 

– Ah ! mais vous courez donc un danger.

 

– Peut-être.

 

Paul s’était mis à genoux et répétait avec enthousiasme :

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-il, si je pouvais être assez heureux pour vous défendre !

 

– Enfant !

 

– Pour mourir pour vous !

 

– Oh ! taisez-vous !

 

– Ah ! continua-t-il avec une sorte d’ivresse, si vous saviez combien je vous aime !

 

Un nuage passa sur le front de la jeune fille.

 

– Ciel ! murmura-t-elle tout bas, c’est affreux !

 

Paul n’entendit point ces paroles, mais il reprit la main de Danielle et lui dit d’une voix tremblante d’émotion :

 

– Danielle, je vous aime !… et mourir pour vous, ce serait le ciel.

 

Danielle passa la main sur ses yeux, et, pour la seconde fois, ses lèvres murmurèrent des paroles étouffées :

 

– Non, c’est impossible !

 

Tout à coup elle regarda Paul avec une énergie subite :

 

– Non, je ne veux pas me servir de vous.

 

– Danielle !

 

– Je ne veux pas que vous soyez l’instrument de ma vengeance.

 

– Paul s’était mis à genoux et répétait avec enthousiasme :

 

– Mais laissez-moi donc mourir pour vous !

 

Soudain, Danielle le releva.

 

– Tenez, dit-elle, partez, descendez dans la cour, faites-vous ouvrir la porte… Partez ! et ne cherchez point à savoir… Partez ! partez !

 

Mais Paul avait croisé ses bras sur sa poitrine, il avait pris une fière attitude.

 

– Partir ! dit-il, partir !

 

– Oui.

 

– Quand vous courez un danger ?

 

Elle se tut.

 

– Vous êtes folle, Danielle ; folle à lier, madame !

 

Danielle tremblait comme une feuille d’automne au bout de sa tige, sous le souffle des bises précoces.

 

Paul avait pris ses mains et les couvrait de baisers, et elle n’avait point la force de les retirer.

 

Mais bientôt une réaction sembla s’opérer en elle ; elle se dégagea, repoussa le jeune homme et lui dit :

 

– Attendez-moi là… ne bougez pas. Je vais revenir.

 

– Vous me le promettez ?

 

– Je vous le jure ! mais à une condition.

 

– Parlez.

 

– Vous ne me suivrez pas.

 

– J’en fais le serment.

 

Danielle glissa, légère comme une sylphide, vers la porte dérobée qui donnait dans le salon, la poussa devant elle et disparut.

 

Paul tint son serment et ne bougea point.

 

Danielle, après avoir refermé la porte sur elle, longea le couloir et frappa à cette porte mystérieuse que nous avons déjà vue s’ouvrir devant elle.

 

Cette porte s’ouvrit de nouveau.

 

Alors Danielle entra dans une petite pièce où se trouvaient trois hommes.

 

Ces trois hommes étaient les trois Chevaliers du clair de lune : Arthur de Chènevières, le marquis de Verne et lord Blakstone.

 

Le baron Gontran de Neubourg, à cette heure, voyageait en chaise de poste avec Saphir.

 

À la vue de la jeune femme, les trois hommes se levèrent avec respect.

 

Danielle était bouleversée. Elle avait des larmes dans les yeux.

 

– Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? demandèrent à la fois les trois jeunes gens.

 

– Je manque de courage.

 

– Vrai ?

 

– Non, ce malheureux enfant n’est pas coupable, lui !… Non, je ne veux pas…

 

Danielle parlait d’une voix entrecoupée. Mais le marquis de Verne, qui était le plus âgé des trois jeunes gens, prit la main de la jeune fille et lui dit :

 

– Mademoiselle, il est trop tard !

 

La voix du marquis était grave.

 

– Trop tard ! exclama-t-elle.

 

– Hélas !

 

– Mais, mon Dieu !…

 

– Danielle, mademoiselle, dit à son tour lord Blakstone, laissez-nous vous dire que le sang de votre mère fume encore.

 

– Ma mère !

 

Et ce seul mot transforma Danielle, et son regard étincela, ses narines se dilatèrent, son sein se gonfla ; un cruel sourire glissa sur ses lèvres.

 

– Ah ! vous avez raison, dit-elle, ma mère n’est point vengée encore ! Laissons passer la justice de Dieu !

 

Et elle quitta les trois jeunes gens et revint dans le salon. Paul n’avait point bougé de place et l’attendait. Danielle le regarda.

 

– Ainsi, dit-elle, vous m’aimez ?

 

– Ah ! fit-il d’un ton de reproche, en doutez-vous ?

 

– Vous me défendriez ?

 

– Jusqu’à mon dernier soupir.

 

– Eh bien, écoutez.

 

Elle le fit asseoir auprès d’elle et continua :

 

– Ma mère a été assassinée.

 

– Je le sais.

 

– Mon père a été livré à ses bourreaux.

 

– Je le sais encore.

 

– Leur meurtrier à tous deux, le misérable qui tient dans ses mains souillées ma fortune, qu’il a volée, a tenté de me faire disparaître.

 

– On me l’a dit.

 

– Enfant, il m’a vendue à des saltimbanques… et sans la Providence, qui se joue des combinaisons les plus ingénieuses de ceux qui font le mal, sans la Providence j’aurais toujours ignoré ma naissance.

 

– Oh ! le misérable !

 

– Eh bien, cet homme qui me croyait morte ou perdue à jamais, cet homme qui jouissait en paix des fruits de son double crime, a appris un jour que j’existais.

 

– Ciel !

 

– Et cet homme me poursuit.

 

– Grand Dieu !

 

– Et il va venir ici dans une heure, dans quelques minutes peut-être.

 

– Je le tuerai, dit froidement Paul de la Morlière.

 

Danielle sourit.

 

– Avez-vous des armes ? dit-elle.

 

Paul n’y avait point songé.

 

– Mais, s’écria-t-il, il doit y en avoir ici… et s’il n’y en a pas…

 

– Eh bien ?

 

– Je l’étranglerai !

 

Danielle se reprit à sourire.

 

– Vous êtes un vrai chevalier, dit-elle. Mais rassurez-vous.

 

Elle se dirigea vers un bahut placé entre les deux croisées et l’ouvrit.

 

Elle en retira une boîte oblongue, en palissandre incrusté de cuivre et de nacre.

 

Cette boîte renfermait des pistolets.

 

– Tenez, dit-elle en les lui tendant, ils sont chargés et amorcés.

 

Paul les prit, en fit jouer les batteries, passa la baguette dans les canons pour juger de la charge, vérifia les amorces, et, les plaçant sur la table :

 

– Il y en a un de trop, dit-il.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je tuerai avec une seule main l’homme qui a assassiné votre mère.

 

– Ah !

 

– J’ai le coup d’œil sûr.

 

Danielle, maintenant, était calme et souriait.

 

– Ainsi, dit Paul, cet homme va venir ici ?

 

– Oui.

 

– Seul ?

 

– Non, avec un complice. Et comme cet homme sait que j’ai un protecteur… vous… il se ruera sur vous tout d’abord.

 

Paul eut un fier sourire. Puis il reprit :

 

– Mais comment parviendra-t-il jusqu’ici ? cette maison est entourée de murs, et si les murs ont des portes, elles sont fermées.

 

– Elles sont ouvertes.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce que c’est un piège que je lui ai tendu, dit Danielle, et il faut que cette maison, où il croit pouvoir triompher encore, devienne son tombeau.

 

Paul s’était armé des deux pistolets. Danielle poursuivit :

 

– Il va venir, et comme il sait qu’un seul homme est là pour me défendre…

 

– Il a pris avec lui un assassin de rechange, sans doute ?

 

– Oui, mais il se trompe.

 

– Ah !

 

– Car cet homme est à moi.

 

– À vous ?

 

– Je l’ai acheté.

 

Paul allait répliquer sans doute, mais Danielle lui prit vivement le bras.

 

– Chut ! dit-elle.

 

– Qu’est-ce ?

 

– Écoutez !

 

Un coup de sifflet, étrangement modulé, venait de retentir à travers les arbres du jardin.

 

– Tiens ! dit Paul, c’est bizarre… on siffle comme cela en Poitou et dans la Vendée.

 

– C’est lui ! dit Danielle.

 

– Lui ?

 

– Oui… Chut ! écoutez encore.

 

Et s’approchant de la table qui supportait une lampe, Danielle éteignit cette lampe, et les deux jeunes gens se trouvèrent dans les ténèbres.

 

Danielle alla ouvrir la fenêtre et attira Paul dans l’embrasure.

 

La nuit était sombre. À peine distinguait-on, dans l’obscurité, les allées sablées du jardin.

 

Le coup de sifflet se fit entendre deux fois encore.

 

Puis Paul entendit un bruit bizarre, qui se termina par la chute d’un corps lourd.

 

– Ils escaladent le mur du jardin, dit la jeune fille.

 

– Le mur est bien haut.

 

– Ils avaient une échelle. Tenez, regardez !

 

Paul se pencha et distingua deux ombres plus noires que les silhouettes des arbres, deux ombres qui se mouvaient et se détachaient en vigueur sur le sable qui jonchait les allées du jardin.

 

– Chut ! souffla Danielle, qui entraîna de nouveau Paul de la Morlière au fond du salon.

 

Paul arma ses pistolets.

 

Danielle souriait dans l’ombre et murmurait :

 

– Ils feront plus de bruit que de mal.

 

XXXIII

Un moment frappé de stupeur, fou, hors de lui, le vicomte de la Morlière avait fini par se laisser entraîner par Rocambole.

 

Celui-ci lui avait mis deux pistolets à la main, comme à un enfant, lui disant :

 

– Peut-être faudra-t-il nous battre.

 

– Oh ! je me battrai ! avait répondu le vicomte, mais où est-elle ?

 

– Avec lui.

 

– Où ?

 

– À une lieue d’ici.

 

– Chez qui ?

 

– Chez le marquis de Verne.

 

– Il me semble que je connais ce nom, murmura M. de la Morlière, dont la raison déménageait au grand galop.

 

– Venez !

 

Le vicomte murmurait :

 

– Il faut que je tue cet homme ! je veux le tuer.

 

On se souvient que, la nuit précédente, Rocambole avait laissé un cheval à Beuzeville. Il n’en restait donc qu’un dans l’écurie de la Charmerie.

 

– Nous n’avons qu’un cheval, dit-il au vicomte ; mais il est reposé, il a les reins solides, et il nous portera tous les deux. Je vous prendrai en croupe.

 

Et Rocambole, qui sans doute avait prévu le cas, laissa un moment le vicomte au milieu de la cour et alla chercher le cheval qui était tout sellé.

 

M. de la Morlière était trop bouleversé pour remarquer ce détail.

 

Rocambole ouvrit la grille, sauta en selle, et le vicomte, qui semblait retrouver l’agilité d’un autre âge, le vicomte, disons-nous, posant son pied sur le sien, sauta en croupe.

 

Alors Rocambole mit l’éperon aux flancs de son cheval et le lança à travers champs avec l’impétuosité de ce cheval fantastique de la ballade allemande de Léonore.

 

La nuit était noire, nous l’avons dit.

 

Il avait plu les jours précédents, et la terre normande était détrempée. Cependant Rocambole labourait si bien les flancs du cheval, que la pauvre bête semblait avoir des ailes.

 

En moins d’un quart d’heure, le vicomte eut atteint la lisière d’un petit bois qui était voisin de l’habitation du marquis de Verne.

 

– C’est là, dit Rocambole.

 

Et il poussa le vicomte qui se laissa glisser à terre. Lui-même, après en avoir fait autant, attacha le cheval à un arbre.

 

– Venez, répétait-il.

 

M. de la Morlière, qui ressemblait fort à un corps sans âme, suivit Rocambole à travers le bouquet d’arbres, et tout à coup vit un mur blanc devant lui.

 

C’était la clôture du jardin.

 

La maison était cachée derrière les peupliers.

 

– J’avais prévu le cas d’un assaut, dit Rocambole.

 

Et, se baissant, il releva une échelle couchée au pied du mur.

 

– Ah ! fit le vicomte, dont les tempes étaient en feu et dont le cœur battait avec violence, tu es un homme de précaution.

 

– C’est cette nuit !

 

Rocambole appliqua l’échelle contre le mur et dit à M. de la Morlière, en posant son pied sur l’échelle :

 

– Montez le premier, c’est solide. Quand vous serez en haut, vous vous établirez à califourchon sur le mur et vous m’attendrez.

 

Le vicomte exécuta cette manœuvre et s’arrêta sur le couronnement du mur, qui était garni de tessons de bouteilles, après lesquels il se déchira horriblement les mains.

 

Alors seulement, à travers les peupliers, il vit blanchir la maison.

 

Au même instant, la seule lumière qui brillait aux fenêtres s’éteignit.

 

Rocambole, ayant rejoint le vicomte, repoussa l’échelle du pied.

 

Puis, mesurant la hauteur du faîte du mur au sol du jardin d’un regard assuré, il sauta en disant :

 

– Faites comme moi !

 

Rocambole tomba sur les deux pieds, et d’en bas cria au vicomte :

 

– Il y a un pied de sable, vous pouvez sauter !

 

Le vicomte sauta en effet ; retomba sur ses pieds comme son compagnon, et ne se fit aucun mal.

 

– Attention ! reprit le faux valet, marchons avec précaution.

 

– Il n’y a plus de lumière, observa M. de la Morlière.

 

– Tiens ! c’est vrai.

 

– Peut-être tout le monde est-il couché dans la maison ?

 

– C’est probable. Marchons toujours.

 

Ils suivirent la grande ailée sablée jusqu’au perron. Là, Rocambole s’arrêta.

 

– Armez vos pistolets, dit-il.

 

– Mais…

 

– On pourrait faire feu sur nous, il faut pouvoir riposter.

 

Le vicomte ayant armé ses pistolets, Rocambole le reprit par la main, le fit entrer dans le vestibule, qui était plongé dans l’obscurité, et le conduisit jusqu’à l’escalier.

 

– Les portes sont ouvertes, dit-il, et je gage que le baron et Saphir se promènent autour de la maison.

 

– Où me conduis-tu ?

 

– Je connais la maison comme ma poche, et je n’ai pas besoin de lumière pour l’explorer. Allons d’abord au salon.

 

Le vicomte était en proie à une telle émotion, qu’il n’avait plus la moindre volonté et se laissait conduire avec la docilité d’un enfant.

 

Arrivé à la porte du salon, Rocambole qui était monté sur la pointe du pied, en priant le vicomte d’en faire autant, s’arrêta de nouveau et prêta l’oreille :

 

– Je n’entends pas de bruit, dit-il ; certainement ils sont sortis.

 

Et il ouvrit la porte en tournant le bouton.

 

Puis il poussa le vicomte devant lui.

 

Le vicomte s’avança d’abord à tâtons ; puis tout à coup, à l’autre extrémité de la pièce, une forme blanche glissa dans le rayon de clarté douteuse qui entrait par la croisée entrouverte.

 

En même temps il entendit le froufrou d’une robe.

 

La forme blanche semblait fuir.

 

Le vicomte crut que c’était Saphir, et d’une voix que l’émotion rendait méconnaissable, il s’écria :

 

– Ah ! je te tiens ! tu ne m’échapperas plus !

 

Et il s’élança vers la forme blanche qui disparut comme une vision.

 

Mais soudain un éclair illumina le salon : un coup de pistolet partit.

 

C’était Paul de la Morlière qui venait de faire feu.

 

Le vicomte riposta et fit feu à son tour.

 

Mais soudain un cri terrible retentit.

 

À la lueur du coup de pistolet du vicomte, Paul avait reconnu son père !

 

Au même instant une porte s’ouvrit et un filet de clarté pénétra dans le salon.

 

Sur le seuil de cette porte, une femme en robe blanche apparut.

 

Cette femme avait un flambeau à la main, et ce flambeau éclairait son visage.

 

Le vicomte, muet, stupide, regarda tour à tour l’homme qui avait fait feu sur lui et la femme qui venait d’apparaître.

 

Il reconnut son fils.

 

Il ne reconnut pas Saphir.

 

Mais soudain il sentit ses cheveux se hérisser à la vue de cette femme, et il murmura avec une épouvante indicible :

 

– L’ombre de Diane de Morfontaine !

 

Danielle, car c’était elle, s’écria :

 

– Paul de la Morlière, regardez bien cet homme, cet homme qui est votre père… Eh bien ! c’est l’assassin de mon père, à moi ; c’est le meurtrier de ma mère !

 

À ces mots, qui retentirent comme une condamnation sans appel, le père et le fils tombèrent simultanément à genoux, comme si le feu du ciel les eût frappés !

 

En ce moment, Danielle fit un pas en arrière, le flambeau s’éteignit et tout rentra dans les ténèbres.

 

 

 

 

 


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Juillet 2009

 

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