Louis Noir

 

 

 

EN ROUTE VERS LE PÔLE

 

 

Au pays des bœufs musqués

 

 

Voyages, explorations, aventures
Volume 12

 

 

 

 (1899)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Note de l’éditeur  La littérature à 20 centimes….. 4

PREMIÈRE PARTIE  LES MOTELS DU POLE NORD.. 6

CHAPITRE I  La grotte aux cristaux.. 7

CHAPITRE II  La caverne des sorcières. 11

CHAPITRE. III  La buvette de la grotte aux cristaux.. 13

CHAPITRE IV  Cent-millionnaire et milliardaire.. 15

CHAPITRE V  Les invitées. 19

CHAPITRE VI  Une idée de M. d’Ussonville.. 21

CHAPITRE VII  Les piqueurs. 24

CHAPITRE VIII  Les maîtres. 25

CHAPITRE IX  Les invités. 27

CHAPITRE X  Les limiers. 29

CHAPITRE XI  Le rapport.. 33

CHAPITRE XII  Le laisser-courre.. 36

CHAPITRE XIII  La curée.. 38

CHAPITRE XIV  Le petit serrurier.. 44

CHAPITRE XV  Maisons de fer.. 49

CHAPITRE XVI  Le gros serrurier.. 59

CHAPITRE XVII  Tout va bien.. 61

CHAPITRE XVIII  Départ général.. 62

DEUXIÈME PARTIE  LE BRISE-GLACE.. 66

CHAPITRE I  Le vrai secret du pôle.. 67

CHAPITRE II  En mer.. 75

CHAPITRE III  La traversée.. 82

CHAPITRE IV  La capitale du pays de l’or.. 84

CHAPITRE V  Le chef de la police.. 88

CHAPITRE VI  Enlevée ! C’est payé ! 90

CHAPITRE VII  Le retour de la brebis égarée.. 94

À propos de cette édition électronique. 96

 

Note de l’éditeur

La littérature à 20 centimes…

 

À la fin du XIXe siècle, et au début du XXe, à une époque où le roman-photo, la bande dessinée ou surtout, la télévision, n’existaient pas encore, étaient publiés un très grand nombre de livres d’aventure, écrits parfois très rapidement, dans une langue un peu « basique », et vendus pour la modique somme de 15, 20 ou 25 centimes.

 

Un auteur représentatif de cette littérature populaire est Louis Noir. En cette année 1899, où sont publiés chez Fayard Frères les 27 volumes de la collection Voyages, explorations, aventures – au rythme d’un livre par semaine !… –, plus de 150 livres de cet auteur sont déjà parus…

 

Même si ce n’est pas de la grande littérature, même si le style est souvent sommaire, soumis aux exigences de l’écriture au kilomètre et de la parution hebdomadaire, il nous a paru intéressant de tirer quelques volumes de l’oubli définitif. Nous vous proposons donc 6 épisodes des Voyages, explorations, aventures qui relatent les aventures du capitaine d’Ussonville et de ses amis qui, devenus riches, décident de construire une chaîne d’hôtels au Pôle nord.

 

Lutte contre les éléments, batailles avec les indiens et aventures diverses alternent avec des descriptions à volonté « éducative » : vous apprendrez ainsi tout sur la chasse à courre ou la chasse au morse…

 

Coolmicro


 

Je dédie ce livre à mon ami Charles Altaine.

 

Son tout dévoué,

 

Louis Noir

PREMIÈRE PARTIE

LES MOTELS DU POLE NORD

 

CHAPITRE I

La grotte aux cristaux

 

Senoncourt !

 

Le plus joli bourg de la très grande banlieue de Paris.

 

Trois hameaux !

 

L’un au bord de la Seine ; les deux autres sur un des plus beaux plateaux du Gâtinais.

 

Deux châteaux !

 

Villas nombreuses !

 

Maisonnettes parisiennes, les unes très réussies comme celle du père Touard, d’autres abominablement construites par des prétentieux voulant trancher de l’architecte ; peu nombreux ceux-là.

 

On se montre du doigt en riant leurs « turnes ratées. »

 

Mais l’ensemble est charmant.

 

À cinq cents mètres la forêt, dans un arc de cercle immense, encadre les trois hameaux. La Seine forme la corde de I’arc et baigne la base d’une colline en dos de chameau que couronne les villages de Claire-Fontaine, de Tivry et de Charbettes.

 

Au loin, Melun.

 

À mi-chemin, le fameux pavillon de Roquebrune, le plus beau de France et de Navarre.

 

Et tout près, Fontainebleau, son palais et son parc.

 

Mais parc plus immense, plus splendide, la forêt où l’on peut marcher pendant sept heures, en ligne droite, sous les arbres !

 

Un monde cette forêt avec ses gardes de l’État, ses gardes de chasses particulières, ses gardes-biches, qui courent toute la nuit pour empêcher les grands animaux d’aller se faire tuer sur les terres de Senoncourt par les affûteurs, ce qui n’empêche pas ceux-ci d’en abattre un ou deux par semaine.

 

Seize sous la livre, la viande de cerf ou de biche.

 

On s’en paie !

 

C’est qu’elle est riche en bêtes fauves ou noires, cette forêt de Fontainebleau où l’on compte plus de huit cents cerfs ou biches, ou hères ou faons, ou daguets.

 

Chevreuils, faisans, lapins, lièvres y font la joie des bons chasseurs et le désespoir des mauvais tireurs qui viennent faire de l’épate avec leurs costumes de Nemrod, posent dans le train, posent au restaurant, posent dans le pays, posent sous bois, mais ne tuent jamais rien… si, pourtant, quelquefois… un écureuil.

 

Très peuplée, cette forêt que l’on croirait déserte.

 

Des bûcherons partout pendant l’hiver. Au cours d’une promenade, prêtez l’oreille. Un bruit semblable à un coup de canon. C’est un arbre qui s’abat.

 

Et autour de vous, les haches infatigables troublent le silence des futaies.

 

Et ces retentissements métalliques, ces coups de mine ?

 

Ce sont les carriers taillant les grès et faisant sauter les rocs.

 

Point d’eau dans la forêt de Fontainebleau ! nous dira-t-on.

 

Erreur !

 

Sous les blocs de grès, beaucoup de petites fontaines, filtrant l’eau des mares goutte à goutte.

 

Connues des seuls forestiers qui ne les montrent jamais aux profanes.

 

Pourquoi ?

 

Parce que, parmi les promeneurs, il y a des farceurs imbéciles qui prennent plaisir à souiller ces fontaines.

 

Il faut vider la vasque taillée dans le bloc par les carriers, la laver et attendre pendant deux jours et plus qu’elle soit remplie.

 

Comme c’est intelligent, de la part de ceux qui font ces blagues-la.

 

Aussi, vous Parisien, promené par le père Garnier, guide officiel de la forêt, qui tient la buvette de la Grotte-aux-Cristaux, près la Belle-Croix, saisi par la soif, au cours d’une promenade dans les merveilleux sites du Cuvier-Chatillon, serez-vous tout étonné de vous entendre dire par ce guide expérimenté :

 

– Puisque vous avez soif, asseyez-vous là et attendez.

 

Sur ce, il dévale et disparaît pour revenir avec quelque vieux gobelet rouillé ou quelque pot ébréché plein d’eau bien limpide, bien fraîche.

 

Il reporte le récipient où il l’a pris.

 

Et vous, à son retour :

 

– Il y a donc de l’eau près d’ici, père Garnier ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Où ça ?

 

Et le père Garnier, au lieu de répondre, détourne la conversation.

 

– Je crois avoir vu une vipère s’enfuir dans la bruyère.

 

Une vipère.

 

Ça vous intéresse.

 

Il fait semblant de chercher, ne trouve pas et l’on s’éloigne.

 

– À propos, père Garnier, et cette fontaine ? J’aurais bien voulu la voir.

 

Lui, tranquillement :

 

– Monsieur, une fontaine, c’est précieux pour les gardes, les carriers et les bûcherons. Eh bien ! il y a eu des Parisiens qui se sont amusés à les remplir d’excréments.

 

» Aussi ne les montrons-nous jamais.

 

– Comment, père Garnier, vous me supposeriez capable…

 

– Pas vous.

 

» Mais vous pourriez la montrer à des amis et connaissances.

 

Vous êtes peu flatté et très étonné de ces réflexions.

 

Mais je vous ai parlé de la Grotte-aux-Cristaux, il faut que je vous dise ce que c’est.

 

Des grès cristallisés mis sous grille et sous clef.

 

Il n’y a que deux grottes aux cristaux de grès en Europe.

 

Celle de la forêt de Fontainebleau et une autre dans le Wurtemberg.

 

À voir ces cristaux on ne se douterait pas qu’ils sont si rares, par conséquent si précieux. Les savants viennent de loin pour les voir. De là, ils se font conduire par le père Garnier à la grande caverne des Sorcières.

 

CHAPITRE II

La caverne des sorcières

 

Repaire de brigands.

 

Longtemps cherché.

 

Jamais trouvé.

 

On passe devant l’entrée, pourtant déblayée, sans la voir.

 

Il y a cheminée, salle à manger et dortoir.

 

Biens logés, messieurs les brigands !

 

Mais voilà qu’un jour, le père Garnier, en cherchant des vipères, enfile par mégarde sa jambe dans un trou tout rond et profond. Cela lui semble bizarre.

 

Il regarde le trou et le voit plein de suie. Mais alors…

 

Serait-ce donc une cheminée ?

 

Oui.

 

Mais alors… pour la seconde fois, il y aurait une habitation ?

 

Cherchons.

 

Et si bien il chercha qu’il trouva.

 

On avait fait du feu la veille et les pas des brigands ou des vagabonds étaient tout frais marqués sur le sable ; un quartier de biche salée pendait à un crochet suspendu à un anneau scellé dans la voûte.

 

L’affaire fit grand bruit.

 

Collinet, mon ami Collinet, le successeur de Dennecourt, Collinet le sylvain incomparable, fit aboutir un de ses sentiers artistiques à la grotte, que ses hôtes s’empressèrent d’évacuer pour ne jamais y revenir.

 

Et je vous assure que le repaire de ces brigands reçoit de nombreuses visites en été.

 

CHAPITRE. III

La buvette de la grotte aux cristaux

 

Le père Garnier, je l’ai dit, tient la buvette de la grotte. On y trouve du lait, des œufs, du beurre, sardines, pain et fromage, de quoi déjeuner modestement ; mais en prévenant la veille, on aurait tout ce que l’on voudrait.

 

Et c’est très drôle de dîner à la grotte en ayant le point de vue du mont Saint-Père, celui de Jeanne-d’Arc, celui du Champ-de-Courses, celui de la Table-du-Grand-Maître autour de soi, disons le mot, sous la main.

 

Tout près, la mare de la Croix, avec le chêne de Clovis et les mares à Piat et à Collinet.

 

À droite, les merveilles du rempart de Cuvier-Chatillon, celles du mont Saint-Germain, deux petites Kabylies aux portes de Paris.

 

Et si vous voulez avoir l’illusion de la forêt tropicale, le père Garnier lâchera ses couleuvres.

 

Couleuvres d’Esculape !

 

Couleuvres à collier.

 

Couleuvres vipérines.

 

Couleuvres de mares, jaunes et noires.

 

Couleuvres de haies.

 

Il les fera grimper dans la tonnelle sous laquelle vous mangerez.

 

Vingt sous pour jouir de ce spectacle, ce n’est pas cher.

 

Par dessus le marché, vous verrez les vipères, enfermées dans une boîte ; il en a eu une, dite aspic, qui mesurait un mètre dix…

 

Elle lui a tué son chien Verdeau en trois minutes.

 

Sale bête !

 

Pas le chien.

 

La vipère.

 

Tel que vous le verrez, cet étonnant père Garnier, si vous allez à la grotte, sachez que c’est le meilleur chercheur de vipères de la forêt.

 

Il a remporté le prix, une prime offerte à celui qui en apporte le plus à la mairie de Fontainebleau.

 

De plus, chasseur d’abeilles sauvages ; il recueille dans leurs ruches au creux des roches ou des vieux arbres, par centaines de livres, un miel parfumé qui ne ressemble en rien à celui des abeilles domestiques.

 

Il y en a pour tous les goûts.

 

Celui de telle ruche sent la bruyère, celui de telle autre, le genêt, de telle autre encore, la violette, etc, etc.

 

Brave père Garnier !

 

Il était content ce jour-là.

 

Rendez-vous de chasse à courre à Belle-Croix !

 

Et le maître d’équipage avait envoyé un fourgon, son maître d’hôtel, des laquais de service, le chef de cuisine et les marmitons.

 

Quinze invités.

 

Messieurs les piqueurs et les valets de chiens mangeraient aussi à la grotte avant les maîtres !

 

Aussi, je vous assure que ça ronflait, les casseroles.

 

Le chef avait tiré du fourgon des réchauds, un four portatif, tout un attirail, car il se doutait bien que le fourneau-cuisinière du père Garnier était trop petit.

 

Oh ! oui, ça ronflait !

 

Et il montait dans l’air des odeurs exquises. Le couvert était dressé sur la plus grande table, allongée de plusieurs petites.

 

L’argenterie, les cristaux étincelaient ; c’était merveille.

 

M. Drivau, le maître d’équipage, faisait grandement les choses.

 

CHAPITRE IV

Cent-millionnaire et milliardaire

 

Mais qui est M. Drivau ?

 

– Il est donc bien riche, votre maître, qu’il paye de pareils déjeuners à ses invités ? demanda le père Garnier au maître d’hôtel.

 

Monsieur Drivau a quatre millions dont il sait si bien se servir qu’ils lui rapportent dans les trois cent mille francs, bon an, mal an.

 

De plus, il vient de toucher quatorze millions de dividende, pour des actions de la mine d’or du Garricks, en Australie.

 

Il est certain que l’année prochaine, il touchera une vingtaine de millions pour le moins.

 

– Oh là là ! fit le père Garnier.

 

En voilà une mine qui rapporte gros !

 

– C’est toute une histoire.

 

Elle a été découverte par un chercheur d’or français naturalisé australien, M. d’Ussonville, un gentilhomme basque qui a l’air d’un de ces grands aigles que l’on voit au Jardin des Plantes ; plus de deux mètres de haut.

 

Mon maître peut être considéré comme un cent-millionnaire à cause des revenus de cette mine ; mais M. d’Ussonville est un milliardaire.

 

La mine était en plein désert sans une goutte d’eau.

 

Personne ne pouvait traverser ce grand désert australien.

 

Il parvint à faire de l’eau.

 

– Comment ?

 

– Père Garnier, quand les femmes de Fontainebleau vont le matin aux champignons, vous savez que la rosée trempe leurs jupes au point qu’elles les tordent et que beaucoup d’eau en sort.

 

– Oui. Moi même, je tords ainsi mon pantalon pour le faire sécher quand je reviens des champignons.

 

– Eh bien, M. d’Ussonville acheta ou se procura cent chiens métis, provenant de chiennes dingos, des bêtes indigènes, et de chiens anglais.

 

» Il s’enfonça dans le désert avec sa meute chargée de vivres, de bagages et d’éponges.

 

» À cette époque, M. d’Ussonville était déjà devenu millionnaire en exerçant le métier de chercheur d’or.

 

» Je vous dis ça en passant.

 

» Il avait idée que la rivière Ashburton roulant des paillettes, comme elle traverse souterrainement le désert, ces paillettes devaient en provenir.

 

» Et M. d’Ussonville trouva une montagne d’or, c’est-à-dire de quartz aurifère.

 

» À la surface, il y avait des champs d’or d’une richesse fantastique.

 

» M. d’Ussonville chargea sa meute de pépites, revint au littoral, et il alla former une compagnie avec d’anciennes amazones de Béhanzin qui chassaient autrefois pour lui l’homme et l’éléphant et chassaient en ce moment ce dernier pour elles-mêmes.

 

» Puis il acheta au Congo des esclaves dont il fit des travailleurs libres ; une vraie blague ces travailleurs libres : ils sont esclaves tout de même.

 

» Il recruta aussi des Sénégalais afin d’en faire des sapeurs et des artilleurs pour ses mitrailleuses et ses canons-revolvers et le voilà parti pour sa montagne d’or avec d’anciens sous-officiers des tirailleurs sénégalais.

 

» M. Drivau, mon maître, un Parisien.

 

» M. Santarelli, un Corse, un petit noir de cheveux et de barbe qui ne rit jamais.

 

» M. Castarel, qui, au contraire, rit toujours. C’est un Marseillais qui ressemble à un polichinelle sans bosses.

 

» Et c’est un farceur.

 

» Il m’a escamoté ma montre et mon porte-monnaie avec plus d’adresse qu’un pickpocket.

 

» Il est épatant.

 

» Ainsi que mon maître, il ne peut pas s’empêcher de faire des tours et il donne au château des séances de prestidigitation où il invite les paysans qui le regardent comme un sorcier.

 

» Voilà les trois principaux invités.

 

» Cent-millionnaires et un milliardaire, M. d’Ussonville.

 

» Voilà, père Garnier.

 

» Et je vous assure qu’il ne fait pas mauvais les servir.

 

» Pas d’anse du panier, par exemple !

 

» Ils ont adopté le bon système.

 

» Ils expliquent ce qu’ils veulent et on fixe tant par tête.

 

» Gagne ce que tu peux !

 

» On ne vole pas pour conserver le client, car ce ne sont pas des maîtres, mais des clients.

 

– Drôle de système.

 

– Mais non.

 

» Excellent, au contraire.

 

» Voyons, père Garnier, il vous vient un client qui désire déjeuner.

 

» Vous tâchez de le contenter, pas vrai ?

 

– Oui.

 

– Et vous n’osez pas l’étriller.

 

» Il ne reviendrait plus.

 

– C’est vrai.

 

» Moi de même avec mon patron qui, si je le traitais mal, me remercierait certainement.

 

– Eh bien oui, en y réfléchissant, c’est le meilleur système.

 

– Vous pouvez m’en croire.

 

» Si j’étais riche, c’est celui que j’adopterais pour le maître d’hôtel, qui aurait à s’entendre avec son cuisinier, à le payer, à le commander.

 

» Je suis responsable du chef de cuisine et de tout le service.

 

– Enfin vous avez une bonne place !

 

– Excellente.

 

– Il y a-t-il des dames ?

 

– Ah ! vieux curieux, je vois qu’il faut que je vous parle des invitées.

 

» Eh bien, ce ne sont pas les premières venues non plus.

 

» Un moment, s. v. p.

 

» Je vais jeter un coup d’œil sur les fourneaux.

 

Cent-millionnaires !

 

Milliardaire !

 

Le père Garnier n’en revenait pas et se grattait l’oreille.

 

CHAPITRE V

Les invitées

 

Le maître d’hôtel revint.

 

– Ah ! ah ! dit-il. Je vous ai laissé le bec dans l’eau à propos des invitées.

 

» Toutes cent-millionnaires aussi !

 

» Il y a d’abord deux négresses ; ce sont les deux dames Taky, deux sœurs.

 

» Mme Taky-Data et Mme Taky-Nadou, les deux cheffesses de la compagnie d’amazones aujourd’hui licenciée.

 

» Elles étaient cambacérès.

 

» C’est-à-dire générales de la garde de Béhanzin.

 

» Des types de vieux grognards, servies par leurs ordonnances, d’anciennes amazones qui sifflent un grand verre de rhum comme si elles buvaient du lait.

 

» Ces deux guerrières n’ont pas voulu retourner au Dahomey pour rester près de leur princesse.

 

– Ah ! leur princesse est à Senoncourt.

 

– Pour le moment du moins, avec son oncle M. d’Ussonville.

 

– Tiens, il a une nièce dahoméenne, ce chercheur d’or.

 

– Pas dahoméenne du tout.

 

» Mlle de Pelhouër est bretonne.

 

» Elle a suivi son oncle partout et tué tant de lions, d’éléphants, de rhinocéros et de sauvages, que les amazones, dans leur enthousiasme, ont suivi une coutume du Dahomey, en la nommant leur princesse.

 

» C’est une petite demoiselle très gentille, un peu garçon, mais pas trop pourtant.

 

» Elle n’est servie, elle aussi, que par des amazones.

 

» Sa tante est une veuve anglaise, mistress Morton.

 

» Ah ! père Garnier, vous allez voir cette vieille poule anglaise qui voudrait bien trouver un coq.

 

» Elle est émaillée, fardée, bichonnée, pomponnée, que c’en est ridicule ; mais on s’y habitue… à la longue.

 

» Pas mauvaise femme.

 

– Ce monsieur d’Ussonville, le chercheur d’or, a-t-il bien réellement un milliard ? C’est beaucoup un milliard !

 

– Quatre milliards !

 

» Et il sait s’en servir.

 

» Il vient de jouer aux Ephrussi, spéculateurs sur les grains, comme vous savez, un tour qui leur coûte trente millions que lui a gagnés.

 

» Mais gros actionnaire de sa mine, il y gagne chaque année les millions par centaines.

 

» Il est en train d’acheter le château du Bas-Senoncourt, tout meublé, pour s’y installer en attendant.

 

– Attendant quoi ?

 

– D’aller au Pôle Nord y fonder des hôtels pour touristes.

 

– Monsieur Lapierre, vous vous fichez de moi, pas vrai ?

 

– Non pas !

 

» C’est sérieux.

 

» Permettez.

 

» Encore un tour à la cuisine.

 

Le maître d’hôtel s’éloigna pendant que le père Garnier, se regrattant l’oreille, murmurait :

 

– Quatre milliards !

 

CHAPITRE VI

Une idée de M. d’Ussonville

 

Le chef revint et dit :

 

– M. d’Ussonville a un tas d’idées comme celle-là en tête.

 

» Il s’est dit que l’on pouvait tout aussi bien établir des hôtels-étapes pour aller de l’une à l’autre au Grand Hôtel du Pôle Nord, que ce ne serait pas plus difficile pour ces hôtels-là que pour celui récemment construit au Spitzberg.

 

» Et je suis tellement convaincu que c’est possible, que j’ai laissé mon fils s’engager comme gérant d’un de ces futurs hôtels polaires.

 

– Vous m’épatez.

 

– Père Garnier, nous sommes pourtant dans un siècle où I’on ne doit plus s’épater.

 

» L’épatement est une chose finie, usée, un mot à biffer.

 

» Que n’avons-nous pas vu ?

 

» Que ne verrons-nous pas ?

 

» Mais j’oubliais de vous dire que Mlle de Pelhouër vous achèterait des couleuvres et des lézards.

 

» Pas de bêtises !

 

» Quand elle vous demandera le prix, n’en faites pas.

 

– Compris !

 

» Je m’en rapporterai à sa générosité.

 

– Quand vous la verrez, regardez ses yeux ; jamais vous n’en aurez vu de pareils, des yeux d’oiseau de mer.

 

» Du reste, elle a une tête de mouette, un oiseau que vous ne connaissez pas, mais que moi, Breton, je connais.

 

» Eh bien, ces yeux-là sont infaillibles ; les amazones m’ont conté que leur princesse logeait toujours sa balle dans l’œil des éléphants et des lions.

 

» Et quand on pense qu’elle n’a que seize ans !

 

» Quand on pense qu’à quatorze ans, pour son coup d’essai, elle a tué une meute de six lions !

 

» Avec ça, pas hautaine, un peu fière, mais seulement avec ceux qui voudraient se familiariser sans que ça lui convienne, mais très bonne et très gentille.

 

» Ne faisant jamais l’importante ; mais ne se laissant manquer par personne.

 

» Nous savons qu’un jour la comtesse de Gernaysac lui a dit d’un ton trop protecteur : « Ma petite !

 

» – Madame, je ne suis la petite de personne. »

 

» Les paysannes de Senoncourt l’aiment beaucoup, parce qu’elle fait beaucoup de bien, discrètement, à des pauvres gens méritants et malheureux.

 

» Mais elle ne se laisse pas exploiter par les faux pauvres.

 

– Ce n’est pas comme le comte et la comtesse de Labart ! dit le père Garnier.

 

» En voilà qui sont trompés par les mendiants suspects.

 

» Quel dommage que de si braves gens ne sachent pas discerner ceux qui sont honnêtes de ceux qui ne le sont pas.

 

– Oui, c’est toujours dommage de voir l’aumône mal faite.

 

» Mais croyez-vous que nos piqueurs aient détourné des cerfs ?

 

– C’est leur première chasse ; je ne les connais que depuis très peu de temps, puisque l’équipage est tout nouveau.

 

» Mais je sais que M. La Feuille[1] est très estimé et qu’il sera très bien secondé par MM. La Rosée et La Verdure, qui ont chassé dans la forêt d’Orléans.

 

» La meute est très bonne, bien sous le fouet. Enfin voilà cinq chasses d’entraînement qui ont bien réussi.

 

» M. La Feuille m’a dit que le maître d’équipage avait une grande qualité.

 

– Laquelle ?

 

– Il laisse faire ses piqueurs et se contente du plaisir de suivre.

 

» Or, beaucoup de maîtres ont le tort de se croire grands veneurs, comme Ephrussi par exemple, qui faisait manquer ses chasses en commandant à tort et à travers.

 

» Vous savez qu’avant le rapport, les piqueurs ne disent mot à personne sur les cerfs détournés.

 

» Ah ! les voilà !

 

» Ne les questionnez pas, vous les mettriez dans l’embarras.

 

CHAPITRE VII

Les piqueurs

 

Le maître d’hôtel salua les nouveaux venus et leur indiqua une table où ils furent aussitôt servis.

 

Ils se hâtèrent, car, le matin, chacun fait le bois avec son limier tenu en laisse et il porte habit et culotte couleur feuille morte.

 

C’est pour ne pas effaroucher le cerf avec des couleurs trop voyantes.

 

Mais, pour la chasse, avant l’arrivée des maîtres, ils endossent les culottes blanches, l’habit rouge et ils mettent les bottes à l’écuyère.

 

Quand on entendit rouler au loin les voitures de maître, les piqueurs finirent leur café, prirent du cognac et se retirèrent « dans leur cabinet de toilette », comme ils disaient plaisamment.

 

La nature en faisait tous les frais en les masquant par un taillis touffu d’où ils sortirent vêtus de pourpre, couleur qui tranche le mieux sur le vert des arbres et les fait voir de très loin.

 

CHAPITRE VIII

Les maîtres

 

Les maîtres arrivèrent à la grotte. Très grand air avec beaucoup de simplicité.

 

Mais on se sentait en face d’hommes ayant beaucoup vu, beaucoup fait, sachant ce qu’ils valaient, ne cherchant pas à le faire connaître.

 

Point de petites façons de petits crevés s’étudiant aux jolies révérences de salon qui les font ressembler à des singes éduqués ou à des chiens savants.

 

Tout ce monde-là était fort énergique, un peu brusque, comme le sont les marins, les militaires, les grands voyageurs.

 

On s’assit sans cérémonie et les laquais servirent.

 

Les deux Taki et leurs ordonnances attirèrent beaucoup l’attention du père Garnier.

 

Pensez donc que le cocher de M. Drivau qu’il connaissait, venait de dire à M. Garnier :

 

– Père Garnier, vous voyez bien toutes ces négresses-là ?

 

– Oui !

 

– Et bien, mon père Garnier, au temps de Béhanzin, à une époque de l’année, on faisait tuer beaucoup d’esclaves ; ça s’appelait les Grandes Coutumes.

 

» On jetait les corps aux amazones et elles les mangeaient crus.

 

Le père Garnier fit la grimace et ne put s’empêcher de s’écrier :

 

– Ah ! les cochonnes !

 

– Chut !

 

» Si les Taki vous entendaient, vous passeriez un mauvais quart d’heure.

 

Le père Garnier se le tint pour dit.

 

Mais deux dames, en habit rouge d’amazones, le préoccupaient encore.

 

L’une était négresse, l’autre mulâtresse, mais toutes deux d’un type très fin, toutes ayant le nez droit et des traits fins.

 

– Qui sont donc, demanda-t-il, ces dames noires en rouge ?

 

– La négresse, dit le maître d’hôtel, est Mme Santarelli, une princesse du Tigré, en Abyssinie.

 

» La mulâtresse est Mme Castarel, fille d’un Français et d’une Abyssinienne.

 

» Le Français est M. Granger, un ingénieur que voilà là-bas.

 

CHAPITRE IX

Les invités

 

Pendant que les invités intimes déjeunaient, d’autres arrivèrent sur le carrefour de Belle-Croix.

 

Tous les officiers de Fontainebleau et de Melun, tous les fonctionnaires importants, les maires et adjoints, sont en quelque sorte invités de droit.

 

Il en est d’autres que le maître d’équipage invite en raison de ses relations.

 

Mais quiconque a le droit de suivre la chasse à pied, à cheval, en voiture, comme bon lui semble.

 

L’invité est tenu de saluer le maître d’équipage.

 

Celui qui s’invite lui-même se, dispense de cette formalité, voilà toute la différence.

 

Mais au point de vue de l’amour-propre, quel abîme entre celui qui peut dire à un ami non invité :

 

– Mon cher, quelle chasse aujourd’hui ! Superbe !

 

» Les autres invités m’ont tous demandé des nouvelles de ma femme.

 

» Un peu souffrante.

 

» Vous me croirez si vous voulez, mais quand elle n’y est pas, il manque quelqu’un.

 

J’ai vu un de ces bourgeois vaniteux qui, avec sa femme, suivait modestement toutes les chasses à pied, devenu quelque chose dans une des communes environnantes, invité à cause du titre seulement, ne plus venir aux chasses qu’en voiture.

 

Vingt francs deux fois par semaine et des revenus bornés.

 

Et, à chaque coup, des camouflets.

 

Fraîche réception par les maîtres d’équipage.

 

Plus fraîche encore de la part des invités.

 

Pas un mot, pas un regard de la gent vraiment aristocratique.

 

Très amusant !

 

Ce que l’on en faisait des gorges chaudes ! Mais… passons.

 

Il y aurait trop à dire sur la bêtise humaine.

 

CHAPITRE X

Les limiers

 

Le déjeuner fini, le maître d’équipage et ses intimes, en habit rouge, les femmes, excepté les anciennes amazones de Béhanzin, parurent sur le carrefour de la Belle-Croix.

 

Eh bien, ça ne manque ni de cachet aristocratique, ni de pittoresque, ni même de majestueux, un bel équipage.

 

Cent chiens couplés.

 

Beaux chiens, surtout si ce sont des bâtards saintongeais.

 

Superbes, pleins de feu, le regard intelligent, la queue bien levée et très fouettant.

 

Beau poil, les oreilles tirbouchonnantes, poses élégantes.

 

Vraiment, ça a du caractère !

 

Trois valets de chiens en rouge, fouet en main.

 

Et la main leste !

 

En meute, Sapeur et Tabellion !

 

Non !

 

Des fantaisies !

 

Vlan !

 

Coups d’un fouet immense à manche court. Tayau !

 

Tuyau ! hurlent les chiens.

 

Gueule, Tabellion.

 

Gueule, Sapeur !

 

Mais obéissez !

 

De la discipline ou le fouet !

 

En bataille, derrière la meute, les trois piqueurs !

 

Très dignes !

 

Des messieurs, croyez-le bien.

 

Et très considérés.

 

La place de premier piqueur vaut dix mille francs par an.

 

Près des piqueurs, le valet de chiens à cheval.

 

Il conduit le relai volant.

 

Il doit le lâcher à propos et je vous assure que pour y arriver c’est compliqué.

 

Dire qu’il y a des gens qui s’imaginent que les chiens mènent le cerf où bon leur semble !

 

Dire que d’autres s’imaginent que l’on peut prévoir où il sera mis à l’hallali !

 

Ni le cerf, ni les piqueurs, ni personne ne le sait.

 

Et l’extrême sagesse est de ne rien prévoir.

 

On dit d’un piqueur qui fait des prévisions :

 

« Il chasse de parti ».

 

Cela veut dire de parti pris ; il fait des conjectures.

 

C’est un vice rédhibitoire.

 

Jamais ce piqueur ne sera un bon piqueur.

 

Mais qu’on le sache bien, la chasse à courre à forcer est un art éminemment, exclusivement français.

 

Il date du temps des Gaulois qui l’apprirent aux Romains.

 

Les Anglais chassent à courre de la façon la plus ridicule.

 

Ils mettent un cerf en boîte, le conduisent ainsi enfermé au rendez vous, le lancent et lui donnent une petite avance.

 

Cela prête à rire.

 

Nos veneurs sont les premiers du monde, les seuls.

 

Tous les grands seigneurs étrangers se disputent ceux qui consentent à s’expatrier en Autriche, en Pologne, en Russie, en Roumanie, etc.

 

Comme pisteurs, nos piqueurs en remontreraient aux Peaux-Rouges, aux Arabes, aux chasseurs birmans.

 

Mais, tenez, écoutez le rapport :

 

Le maître d’équipage a fait un signe de la main.

 

Les piqueurs et les valets de chiens se découvrent.

 

La veille, les trois piqueurs ont fait le bois autour du rendez-vous pour étudier les allées et venues des animaux ; le matin, à l’aube, le derbaulin, une voiture à provisions et destinée à rapporter la tête et la peau du cerf, le derbaulin les a menés, eux et leurs limiers, sur le terrain du rendez-vous.

 

Ils connaissent toutes les coulées par où passent les animaux…

 

Leur chien, par son flair, leur donne connaissance d’eux.

 

Ils vérifient, par le pied de l’animal, s’il vaut la peine d’être chassé.

 

Oui.

 

Il est entré, au retour du gagnage, pâturage dans une enceinte, mais il en est peut-être sorti.

 

Si, pourtant, il y est resté, il ne faut pas l’effaroucher.

 

Une enceinte est une partie de forêt, entourée de chemins.

 

Le piqueur fait le tour.

 

Son limier, bien tenu en laisse, lui indique que le cerf est sorti de l’enceinte, qu’il n’a fait que la traverser et qu’il est entré dans une autre.

 

Même jeu pour celle-là.

 

Et ainsi de suite, jusqu’à ce que le limier fasse le tour de la dernière enceinte, celle où le cerf s’est couché.

 

Le piqueur a fait avec le pied des marques angulaires et a posé des brisées (petites branches coupées) partout où le cerf est entré dans une enceinte, branches non réunies.

 

Mais il indique sa dernière entrée par deux brisées en angle.

 

Et il s’en va au rendez-vous pour déjeuner.

 

CHAPITRE XI

Le rapport

 

Quand le maître paie, mais n’offre pas le déjeuner, toujours payé du reste, il est amusant de voir les piqueurs griller leurs côtelettes ou leurs biftecks au bout d’une petite fourche avec soins et raffinements.

 

Repas forestier.

 

Toujours très animé.

 

Beaucoup de curieux ont, eux aussi, apporté leurs provisions et font leur petite cuisine sommaire.

 

Il est venu des vélocipédistes, gens bruyants, quelquefois aimables, comme ceux de la fameuse bande de Barbier de Melun.

 

Mais personne ne se risque à demander aux piqueurs ce qu’ils ont à offrir au maître d’équipage.

 

Celui-ci est là, entouré des invités, groupe nombreux et brillant.

 

Beaucoup de jolies filles et de jolies femmes.

 

Rarement belles, les mondaines.

 

Mais du chic !

 

Beaucoup d’officiers, d’amazones et de dames en voiture.

 

Tout le monde à pied, pour le moment, afin d’écouter le rapport.

 

Les chevaux, une centaine, en bataille à part.

 

Le porte-trompe du maître d’équipage tient sous son œil sévère tous les piqueurs de chevaux de l’équipage, qu’il ne faut pas confondre avec les piqueurs-veneurs ; ces piqueurs devront faire tous leurs efforts pour conduire au maître, aux invités intimes, aux piqueurs-veneurs, les chevaux de relai.

 

Très difficile.

 

Où sera la chasse dans une heure ou deux ?

 

Nul ne le sait.

 

Que de calculs à faire ?

 

Que d’expérience il faut.

 

Le cerf fait de 7o à 12o kilomètres !

 

Et moi qui écris ces lignes, je peux affirmer, tous les veneurs le savent, que Mme Noir et moi, nous arrivons à la curée, huit fois sur dix.

 

Ce qui m’a valu d’être nommé Legrand veneur des gens de pied, et ce n’est pas un mince honneur.

 

Mais écoutons le rapport et rappelons-nous que pas un piqueur n’a vu son cerf.

 

Il aurait fallu, pour cela, entrer dans le massif où l’animal était remisé, ce qui l’aurait mis en fuite.

 

Tout le monde est tout oreilles.

 

Le maître demande :

 

– La Feuille ?

 

Et le premier piqueur de dire :

 

– Monsieur, j’ai un cerf à sa quatrième tête, hardé d’une deuxième tête, de trois biches et d’un daguet.

 

» C’est un cerf de rochers, haut sur jambes, ayant les bois en forme de V et très blond de corsage.

 

Or, La Feuille n’ayant pas vu le cerf, comment peut-il le décrire d’une façon si précise ?

 

Au pied, on juge l’âge de l’animal, d’abord par la grosseur de, l’empreinte, puis par la plus ou moins longue distance entre la marque du talon et celle des deux ergots qui s’appellent la jambe en termes de vénerie.

 

De plus, jeune, le cerf met le pied de derrière en avant de celui de devant ; vieux, c’est tout le contraire.

 

Voilà pour l’âge.

 

Dans la forme des bois, les branches touchées par eux au passage de l’animal l’indiquent. La couleur ?

 

Le cerf est sujet à avoir des vers sous la peau. Très fréquemment, il se frotte contre un tronc d’arbre pour les écraser et y laisse du poil que le piqueur recueille et qu’il examine.

 

Cerf de rocher ?

 

La pince du pied est usée, ce qui n’existe pas pour les cerfs de plaine et de bornage.

 

Mais combien d’années d’expérience et combien de sagacité il faut, pour lire ainsi les pages que les cerfs tracent sur le sol des forêts, pour établir leur identité aux yeux des piqueurs ?

 

C’est long à apprendre.

 

Les deux autres piqueurs firent leur rapport, et, après discussion, on décida d’attaquer un dix cors jeunement qui était hardé de cinq biches.

 

CHAPITRE XII

Le laisser-courre

 

On confia les limiers qui avaient travaillé le matin à un valet pour qu’il les remmenât au chenil.

 

Rarement on fait chasser les limiers en meute.

 

On mit vingt chiens dans un relais, vingt dans un autre et on donna des instructions générales aux valets qui devaient les diriger.

 

Le valet de chiens à cheval prit le relai volant de dix chiens.

 

Tout le monde monta à cheval.

 

L’on se rendit à un kilomètre environ de l’enceinte.

 

Le gros de la meute fut arrêté là et l’on n’emmena dans l’enceinte que les chiens rapprocheurs.

 

Trois vieux routiers.

 

Leur rôle est d’attaquer le cerf, de le faire lever, de le tourmenter, de lui faire perdre patience.

 

En un mot, il s’agit de le séparer de la harde.

 

Mais il s’y refuse, il ruse, il rendonne[2], mélange ses voies avec celles de la harde.

 

Les piqueurs crient aux chiens :

 

« Sagement, mes vieux !

 

« Bellement ! »

 

Et tant qu’ils voient le cerf hardé, ils sonnent la compagnie.

 

Mais, tout à coup, le cerf prend son parti et se sépare.

 

On le voit sauter une, deux, trois ou quatre routes, si l’on s’est placé en un bon carrefour.

 

Les piqueurs coupent les vieux chiens rapprocheurs et les attachent ils sonnent des appels forcés à la meute qui accourt.

 

On découple, lâchant d’abord sur la voie le chien de tête.

 

Toute la meute s’élance en criant, le bien aller, dit sur les trompes, retentit, deux ou trois cents chevaux se précipitent à la poursuite, autant de voitures enfilent les chemins les plus favorables « pour suivre ».

 

Tout cet ensemble s’appelle le laisser-courre.

 

CHAPITRE XIII

La curée

 

La chasse partit au loin à fond de train. Bientôt l’on n’entendit plus rien, le cerf avait fui, vent arrière, et les piétons qui n’eurent pas l’intelligence de foncer le vent dans le dos, n’arrivèrent pas pour la curée.

 

La chasse dura pendant trois heures ; le cerf, très rusé, mit deux fois les chiens en défaut ; mais quelques chiens du haut Poitou, très fins de nez, mêlés aux Saintongeois, débrouillèrent la voie, la relevèrent et remirent toute la meute au droit très brillamment.

 

Il eut aussi un change ; mais quelques bons chiens n’y ayant pas donné, ceux qui s’étaient trompés se rameutèrent à la bonne tête de chasse.

 

Enfin le cerf sur ses fins, très mal mené, c’est-à-dire très bas, arriva dans la mare aux Pigeons, près de Franchard.

 

On sait que le plateau de grès où la mare se trouve située se termine très brusquement par un précipice.

 

Les chiens criaient furieusement ; le cerf ragaillardi courait ou nageait les cors sonnaient le bat-l’eau et La Feuille avait saisi la carabine pour tirer l’animal.

 

Mlle de Pelhouër dit au piqueur :

 

– Donnez-moi donc la carabine, que je montre à ces gens-là comment je tire à l’œil.

 

– Voilà, mademoiselle.

 

Il était lui-même très curieux de voir ce coup-là.

 

– Juste ? votre carabine, monsieur La Feuille ?

 

– Très juste, mademoiselle.

 

– Attendons qu’il me montre sa tête, ne serait-ce que pendant trois secondes, et je place ma balle.

 

Mais tout à coup, on cria :

 

– Gare !

 

– Gare !

 

C’était le comte Labart, monté sur sa jument emballée, qui le conduisait droit au précipice.

 

Sûrement, la bête et l’homme allaient être tués.

 

Une angoisse poignante serrait les poitrines. Le comte est très aimé.

 

Nature distinguée, délicate, trop généreuse, il a conquis les plus vives sympathies.

 

Tout à coup, un coup de feu retentit, la jument ralentit son allure, puis elle s’arrêta à deux longueurs du précipice.

 

C’était Mlle de Pelhouër qui venait de casser la jambe gauche de derrière à la jument.

 

– Rechargez la carabine ! dit-elle avec le plus grand sang froid à La Feuille ; il faut maintenant en finir avec ce pauvre cerf.

 

On voyait revenir le comte avec sa jument qui n’allait plus que sur trois pieds.

 

Mais vivement, La Feuille avait rechargé l’arme, car le cerf se montrait de face.

 

Mlle de Pelhouër prit l’arme, visa et tira. Le cerf tomba foudroyé, l’œil crevé, une balle dans la cervelle.

 

– Pour un beau coup, c’est un beau coup ! dit La Feuille en connaisseur.

 

» Je savais que mademoiselle tirait bien, on me l’avait dit, mais on aime à voir…

 

– Est-ce qu’on n’a pas parlé d’une destruction de lapins ?

 

– Si mademoiselle.

 

– Pour quand ?

 

– Après-demain.

 

– J’irai.

 

» Puisque vous aimez voir, vous me verrez couper le nez à tous mes lapins à balle franche.

 

– Mademoiselle, je ferais cent lieues pour voir ça.

 

– Vous n’en ferez pas tant pour voir mieux.

 

» Chargez la carabine.

 

La Feuille s’empressa.

 

Quand il rendit l’arme, Mlle de Pelhouër lui dit :

 

– C’est vous qui dépouillez le cerf, je crois ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

– Eh bien, mettez vous à cette besogne ; moi j’attends une occasion.

 

La Feuille tira son couteau et il s’attaqua à la peau de l’animal que l’on avait tiré de l’eau et transporté dans un endroit propice à la curée où tout le monde pourrait la voir à l’aise.

 

Pendant ce temps, le comte Labart avait reçu les compliments de ses amis ; puis il avait remercié Mlle de Pelhouër, très entourée, très félicitée ; celle-ci écoutait d’une façon très distraite.

 

Elle écoutait les crouacs d’une bande de corbeaux.

 

Ceux-ci éventaient déjà l’odeur du cerf mort et ils arrivaient à tire-d’aile.

 

Tout à coup, Mlle de Pelhouër cria très haut :

 

– Monsieur La Feuille !

 

Le piqueur leva la tête.

 

La jeune fille ajustait un corbeau au vol. Elle tira.

 

L’oiseau tomba.

 

Elle le ramassa et le montra à La Feuille. Le corbeau était décapité.

 

Et elle de dire :

 

– Vous n’avez pas besoin de faire cent lieues pour voir.

 

La Feuille, avec plus de correction que de distinction :

 

– Mademoiselle, c’est épatant !

 

Tout le monde applaudissait et s’extasiait. Monde de chasseurs que tant d’adresse émerveillait.

 

Cependant La Feuille avait écorché le cerf. La nappe, c’est-à-dire la peau, était détachée.

 

Le cou avait été coupé de telle sorte, que la tête restait attachée à la nappe.

 

La Feuille leva les faux-filets et coupa les quatre membres que se partagent ensuite les gens de la vénerie à poste raisonnable.

 

Reste le tronc.

 

On le recouvre de la nappe et un valet de chiens prend la tête de l’animal en ses mains et l’agite devant la meute.

 

Celle-ci hurle frémissante.

 

Le maître d’équipage la contient à coups de fouet.

 

Les piqueurs, le cor à la main, se rangent en bataille derrière le corps de l’animal.

 

Les curieux forment un cercle immense. C’est une scène barbare, mais très imposante.

 

Les cent chiens hurlent avec une sauvagerie extraordinaire.

 

Leur naturel loup a repris le dessus.

 

Car le chien courant est un animal au fond sauvage, indressable, chasseur-né, auquel on ne peut rien apprendre.

 

Il est bon par lui-même ou mauvais ; personne ne peut y rien changer.

 

Qui n’a pas vu une curée ne se doute pas de la voracité effrayante des chiens de meute.

 

Cependant les piqueurs et les valets de chiens sonnèrent fanfares.

 

La Vue d’abord.

 

Puis la tête de l’animal, c’est-à-dire son âge. La première année le cerf est faon, puis hère.

 

La seconde année daguet ; les bois ne sont que dagues.

 

La troisième année, les dagues tombent et le cerf est deuxième tête ; les cornes se sont refaites avec un andouiller dit de massacre qui orne le merrain, c’est-à-dire le trou du bois.

 

C’est la seconde tête.

 

La quatrième année, troisième tête ; il y a en plus un surandouiller.

 

La cinquième année, quatrième tête ; il y a en plus une clavellure au-dessus du surandouiller.

 

La sixième année, dix cors jeunement ; il y a une fourche à deux dents au bout du merrain.

 

La septième année, dix cors ; il y a trois dents à la fourche.

 

La huitième année, il y a un nombre variable de dents à la fourche.

 

Elle prend le nom d’empaumure quand elle ressemble à une main largement ouverte.

 

Si, au contraire, les dents forment une espèce de cercle, c’est un chandelier.

 

À partir de cet âge, le cerf est grand dix cors.

 

Quand les fanfares ont sonné la tête, elles entonnent celle qui est particulière à l’équipage.

 

Puis, s’il y a d’autres maîtres d’équipage parmi les invités, on leur joue leurs fanfares.

 

Enfin on sonne la mort et on laisse les chiens se jeter sur la bête et la dévorer.

 

Le valet de chiens, qui n’a cessé d’agiter la tête, s’est vivement retiré avec la tête et la nappe.

 

En moins de rien, le cerf est éventré, et les plus forts chiens sortent de la curée emportant cœur, poumons, foie, entrailles.

 

C’est ignoble, mais la scène est très impressionnante.

 

On fit les honneurs du pied à Mlle de Pelhouër.

 

Les fanfares sonnèrent, les piqueurs ayant la tête nue.

 

La Feuille reçut cent francs !

 

Mais, tout à coup, sous bois, retentirent d’autres fanfares, celles-là ayant un caractère barbare.

 

C’étaient les amazones qui disaient la victoire de leur princesse dans leurs olifants, trompes d’ivoire dahoméennes.

 

En dix minutes, il ne resta du cerf que la colonne vertébrale.

 

Après s’être disputé les morceaux avec acharnement, après s’être battus à outrance, sous les coups de fouet, après avoir broyé les os et les avoir avalés réduits en poudre, les chiens sanglants se léchaient, non par amitié, mais amour du sang.

 

Maîtres et invités montèrent en voiture et les cors sonnèrent le Départ.

 

Puis les piqueurs se rafraîchirent ; on coupla les chiens, on forma la meute et l’on monta à cheval, reprenant le chemin du chenil, en sonnant triomphalement la Retraite après prise.

 

C’était fini !

 

Dans tout ça, il y avait un homme heureux. Le père Garnier.

 

Ses couleuvres et ses lézards lui avaient valu deux beaux billets de cent francs !

 

Quelle aubaine !

 

En s’en retournant le soir, dans sa voiture à âne, il ne fit que siffler fanfares !

 

Les merles en furent jaloux.

 

CHAPITRE XIV

Le petit serrurier

 

Pas heureux, ce pauvre Dalernes !

 

Nouvellement marié, depuis peu établi, il était sans ouvrage.

 

Oh ! ça ne marchait pas.

 

Et il causait tristement de sa déveine avec sa jeune femme, une belle grande brune à l’œil vif.

 

– Que veux-tu que j’y fasse, disait-il accablé.

 

» Il m’écrase !

 

Il, c’était le concurrent.

 

Et le petit serrurier reprit :

 

– Tous les gros entrepreneurs se tiennent et se soutiennent.

 

» Ils ne veulent pas de concurrents et ils font des rabais, quitte à perdre, pour avoir l’ouvrage, de façon que nous, les petits, nous ne puissions arriver à rien et ils veulent nous faire renoncer à la lutte.

 

» Quand nous aurons mis la clef sous la porte, les bourgeois imbéciles qui devraient nous soutenir seront obligés d’en passer par où voudront les gros entrepreneurs qui n’auront plus de concurrence à redouter.

 

– Ah ! mon pauvre homme, quel malheur de s’être établis ici.

 

Et elle se mit à pleurer.

 

– Écoute, dit-il, nous vivrons en attendant et nous tiendrons.

 

» J’arrive de Fontainebleau ; il y a comme une rage d’avoir des grilles artistiques dans les hôtels.

 

» Je suis très bon ouvrier et j’ai fait mes conventions avec un patron pour lequel je travaillerai à la tâche.

 

» Je me ferai sept francs environ par jour.

 

» Et nous aurons tenu !

 

» Et ça changera !

 

» Ils ne pourront pas toujours travailler à perte.

 

» Ce qui me dégoûte, c’est que mon concurrent était ouvrier comme moi, il voulait arriver, il s’est établi, il a commencé petitement ; mais tout lui a souri.

 

» Et maintenant qu’il est riche, il me barre la route.

 

» Canaille, va !

 

» Encore s’il ne me débinait pas auprès des bourgeois.

 

» Mais il leur dit que je ne sais rien faire.

 

» Et je suis bien plus capable que lui.

 

» À la forge, je n’en crains pas un, les ouvriers le savent.

 

» Et j’ai travaillé à Paris dans toutes les spécialités pour me former ; je ne suis embarrassé en rien.

 

» Lui ! c’est le vieux jeu !

 

» Moi, je suis à la hauteur, et je peux entreprendre les plus grands travaux sans être embarrassé en rien.

 

» Enfin, je vais toujours gagner de quoi vivre. Tu ne seras pas malheureuse.

 

» J’ai ma bécane.

 

» Fontainebleau n’est qu’à deux lieues d’ici. J’emporterai ma cantine pour les deux déjeuners.

 

» Que diable avec sept francs par jour nous nous en tirerons.

 

» Je paierai mon loyer et ma patente.

 

» Comme c’est juste, les patentes !

 

» Je ne fais rien et je paie…

 

En ce moment, une automobile arrivait et s’arrêtait devant la porte du serrurier.

 

– Oh ! fit celui-ci, le mécanicien du château. Un bon zigue, celui-là.

 

» Un Parisien !

 

» Un ancien camarade d’atelier !

 

» Je n’ai refait connaissance avec lui qu’avant-hier.

 

Le mécanicien entra joyeux ; c’était un jeune homme et il était tout à fait dans le mouvement.

 

– Madame, bonjour !

 

» Mon vieux, je te serre la pince, je te cueille comme si t’étais z’une pomme pour parler comme les culs-terreux d’ici et je t’emmène.

 

– Où ça ?

 

– Au bonheur !

 

À la serrurière :

 

– Madame, pas de mauvaises pensées, s. v. p.

 

» Je l’emmène au château pour qu’il y fasse sa fortune.

 

– M. Drivau m’emploierait ?

 

– D’abord, je t’ai recommandé et tu l’as déjà comme client.

 

» Oh, mais tu sais, ça c’est sûr comme voilà ta femme là.

 

» Le patron tient toujours parole et puis il n’est pas bête.

 

» Parisien comme moi !

 

» Et de la tête.

 

» Je lui ai conté ton affaire.

 

» Il m’a dit :

 

» – Mais c’est idiot de ne pas soutenir ce garçon-là.

 

» »Il faut toujours susciter la concurrence.

 

» »De cette façon-là, on obtient des prix raisonnables.

 

» Puis il m’a demandé :

 

» – Est-il fort, votre ami ?

 

» – Très fort !

 

» – Et bon dessinateur ?

 

» – Il a suivi les cours du soir à Paris et il peut se passer d’architecte et d’ingénieur.

 

» – Vraiment ?

 

» – Monsieur, je le connais.

 

» »Nous avons été coterie ensemble.

 

» – Eh mais… j’y pense…

 

» »Le commandant d’Ussonville a de grands projets.

 

» »Je lui parlerai.

 

» Et le patron lui a parlé et j’ai ordre de t’amener.

 

» Tu vas parler à l’homme le plus riche de France…

 

– À Rotschild ?

 

– Non.

 

» Au commandant d’Ussonville.

 

» Écoute-moi bien.

 

» Un homme en vaut un autre ; ne t’épate pas.

 

» L’ordonnance du commandant, un Sénégalais, cet ordonnance, très bon copain, t’introduira.

 

» – Mon commandant, v’là le serrurier !

 

» Tu entres.

 

» Tu mets ton chapeau à la main sans avoir l’air gêné.

 

» « Mon commandant, j’ai l’honneur de vous saluer. »

 

» Pas un mot de plus.

 

» Pas de phrases !

 

» Je connais l’homme.

 

» Faut être simple.

 

» N’aime pas les jean-fesses qui font des magnes.

 

» C’est dit, n’est-ce pas ?

 

» Va mettre ta redingote de mariage et brosse ton chapeau.

 

» N’oublie pas ta barbe.

 

» T’as le temps.

 

» Moi je pousse jusqu’à Fontainebleau. Commission pressée.

 

» Je te prendrai en revenant.

 

» À tout à l’heure !

 

Et il fit sa sortie laissant le petit serrurier stupéfait.

 

La femme de celui-ci battit des mains.

 

– Quelle chance ! s’écria-t-elle.

 

Et lui :

 

– C’est l’autre qui va faire un nez.

 

Il courut chez le barbier pour se faire raser.

 

Trois quarts d’heure après l’automobile revenait.

 

Et en route pour le château !

 

En route pour la fortune.

 

Quarante-cinq à l’heure.

 

CHAPITRE XV

Maisons de fer

 

– Asseyez-vous, monsieur.

 

» Oui, là.

 

» Très bien.

 

» On vous dit bon serrurier.

 

» Vous dessinez.

 

» Vous savez lire un plan.

 

» Déchiffrez celui-ci.

 

» Prenez-en à votre aise.

 

» Ne vous troublez pas.

 

» Ne vous pressez pas.

 

» Je lis le Temps, c’est vous dire que j’en ai pour un certain temps, sans chercher à faire un calembour idiot.

 

» Quand vous serez fixé, vous me préviendrez, n’est-ce pas.

 

– Mais monsieur, je connais ça ; c’est une maison russe nouveau modèle ; une maison en tôle.

 

» Double tôle.

 

» Épais matelas d’air entre les deux tôles. L’air conduit mal la chaleur et le froid.

 

» C’est un système de construction excellent en Russie, où il fait trente degrés au-dessous de zéro en hiver et quarante cinq au-dessus en été.

 

» J’ai monté de ces maisons-là, monsieur, étant à Paris, d’où l’on m’envoyait en déplacement comme contremaître.

 

» Tenez, c’est moi qui ai été chargé de celle qui appartient à M. Saupe, à Bois-le-Roy.

 

– Puisqu’il en est ainsi, tout va bien, monsieur.

 

» Ces maisons de fer sont destinées au pôle Nord.

 

» Je veux en établir une de soixante lieues en soixante lieues, cinquante lieues seulement peut-être, depuis l’embouchure du fleuve Mackenzie, au nord extrême de l’Amérique jusqu’au pôle.

 

» Des traîneaux attelés de chiens transporteront les touristes, d’un hôtel à un autre.

 

» Car ces maisons sont des hôtels à un seul étage et constitués par des petites maisons contiguës, communiquant par un couloir central. Toit de tôle double comme tout le reste. Mais vous voyez que le matelas d’air sera très épais.

 

» Un mètre.

 

» Il faut résister à des froids de soixante degrés.

 

» Ils ne durent jamais longtemps, c’est vrai.

 

» Il y a des séries de deux, trois, quatre jours de froid extrême, puis le thermomètre, au cours de l’hiver, varie entre 20 et 40 degrés.

 

» Mais nous avons à l’intérieur un calorifère qui lancera dans les chambres des colonnes d’air chaud.

 

» La chaleur du poêle de la cuisine sera elle-même utilisée.

 

» Les tuyaux de ce poêle sont doubles et l’air, chauffé entre les deux tuyaux, s’échappera par des bouches de chaleur qui chaufferont les chambres de domestiques.

 

» Le parquet est en tôle doublée de chêne.

 

» La tôle intérieure des murs est aussi doublée de chêne.

 

» Il n’y a pas d’étage.

 

» Vous remarquerez un détail.

 

» Les fenêtres, munies de solides barreaux contre les attaques des ours blancs, sont munies dans l’entre-deux, d’une moustiquaire.

 

» Le moustique est, en été, la plaie de ces pays polaires.

 

» Aussi toutes les précautions sont-elles prises contre eux.

 

» Les lits en fer ont des cadres pour tendre les Moustiquaires. Les sièges seront à ressorts bombés, système Tronchon.

 

» Vous remarquerez que certaines salles seront des magasins.

 

» Du reste, vous étudierez ce plan avec mon ingénieur.

 

» Mais, d’ores et déjà, vous sentez-vous de force à l’exécuter ?

 

– Mon commandant, j’en réponds.

 

– Très bien.

 

– Mon ingénieur évalue la dépense, pour chaque hôtel à trois cent quarante-deux mille francs, comme main-d’œuvre et comme matière première.

 

» Ce serait là notre prix de revient, mais vous ne travaillerez pas à forfait.

 

» Mon intendant paiera toutes les notes vérifiées par l’ingénieur.

 

» Vous recevrez les sommes nécessaires pour vos payes.

 

» Je vous accorde 20 pour cent de bénéfice.

 

» Donc, sur le premier hôtel, vous gagnerez en chiffres ronds soixante-dix mille francs… et si je suis satisfait, vous ferez les autres aux mêmes conditions.

 

» De telle sorte que vous pourrez réaliser quatre cent vingt mille francs pour six hôtels. Ce sera l’aisance.

 

– Oh ! commandant, la fortune.

 

– Non, mon ami.

 

» Ne vous laissez pas éblouir.

 

» Une valeur sûre aujourd’hui ne rapporte que 2 1/2 pour cent ; vous aurez donc quoi ?

 

» Dix mille francs de revenu.

 

» Et il faudra élever, établir vos garçons, doter vos filles.

 

Le serrurier eût un sourire très fugitif.

 

– Il vous passe une idée par la tête, dit le commandant.

 

Le serrurier rougit.

 

– Eh ! dites-la !

 

» Je suis de bon conseil.

 

– Mon commandant, quand un ouvrier est arrivé à être un peu riche, il met son fils au collège.

 

» Il se saigne.

 

» Il se gêne.

 

» Et ça ne réussie pas toujours, vu que le fils se croit dispensé d’étudier, comptant sur l’argent de papa et devenant, sauf votre respect, un rossard.

 

– Bravo !

 

Se sentant approuvé, le serrurier continua :

 

– On envoie son fils à Paris pour en faire un médecin, un avocat, il fait la noce.

 

» Mais s’il arrive, il déclare qu’il ne veut pas s’enterrer en province i il faut que le père se saigne pour l’établir et le soutenir à Paris.

 

» Et le père, la mère restés ouvriers dans le fond, ont des manières qui ne cadrent plus avec celles des fils et surtout des brus.

 

– Oh ! très vrai !

 

– Alors plus de famille !

 

» On a honte des vieux !

 

» Moi, je ne veux pas.

 

» Si je réussis, comme je l’espère, je serai riche, parce que je resterai serrurier.

 

» Je mangerai la soupe aux choux comme par le passé, mais sans me priver, sans me rationner.

 

» J’améliorerai l’ordinaire, voilà tout, et je m’offrirai un gigot le dimanche.

 

» J’aurai du bon vin ordinaire et sûrement je ne dépenserai pas mon revenu, car ma femme me fera vivre largement sur mes gains.

 

» Ma femme aura une bonne toilette pour le dimanche, une toilette de paysanne aisée.

 

» Elle s’habillera comme les autres pendant la semaine.

 

» Nos enfants ne nous croiront pas riches ; ils iront à l’école communale et ils recevront d’abord une bonne instruction primaire.

 

» Je les forcerai à apprendre le dessin, sous ma coupe.

 

» Car voyez-vous, mon commandant, plus ça va, plus il faut savoir dessiner ; on devrait apprendre le dessin aux maîtres d’école, qui l’enseigneraient aux enfants dès le B-A-Ba.

 

» Le dessin est la base de tous les métiers, de presque tous.

 

» Quand on a une bonne instruction primaire, on se pousse aussi loin qu’on veut, en étudiant et en lisant.

 

» J’ai voulu savoir l’histoire et je l’ai apprise en lisant.

 

» Tous les fils de serruriers ne peuvent pas être serruriers.

 

» Aucun des miens ne le sera peut-être ; mais tous iront en apprentissage et je les placerai chez des patrons capables qui ne leur passeront rien.

 

» Et l’apprentissage fini, sac au dos pour le tour de France.

 

» Une fois qu’un père a mis son fils à même de gagner sa vie, il ne lui doit plus rien qu’en cas de maladie ou de malheur pas mérité.

 

» Tu veux t’établir ?

 

» Tu me demandes de t’aider ?

 

» Je veux bien, mais comme commanditaire et petitement.

 

» Si ça va, très bien ! J’augmente la commandite.

 

» Et les filles ?

 

» Pas de dot.

 

» Un trousseau, la noce payée, un billet de mille et c’est tout.

 

» Si tu ne veux pas de ma fille, laisse-la.

 

» Toi, ma fille, tu ne peux espérer qu’un bon ouvrier.

 

» Ça va.

 

» Le gendre se conduit bien.

 

» Petite commandite et même système que pour le fils.

 

» Vous m’avez demandé mon idée, la voilà, mon commandant.

 

» De cette façon-là, je n’aurai pas à me reprocher, d’avoir élevé des fainéants et des propres à rien.

 

D’Ussonville tendit sa main au petit serrurier :

 

– Touchez là ! dit-il.

 

» Vous êtes un homme de bon sens.

 

Puis il dit :

 

– Voyons, passons aux traîneaux et aux voitures.

 

» Je les veux d’une solidité à toute épreuve, mais légers.

 

» J’ai donc choisi l’aluminium comme matière première.

 

» On n’a pas encore trouvé le moyen de souder ce métal qui est le plus léger de tous.

 

» Pour alléger encore certaines pièces, on les forera et elles seront creuses.

 

» Il y a des traîneaux-fourgons et des traîneaux pour voyageurs.

 

» Ces derniers seront protégés contre le froid par un système d’abri très efficace ; c’est une capote fermée double toile caoutchoutée.

 

» Quant aux voitures, elles ne fonctionneront qu’en été.

 

» J’ai d’abord à édifier le premier hôtel à l’embouchure du Mackensie ; on y déposera tous les autres matériaux et les vivres ; puis on transportera les matériaux du second hôtel, que l’on édifiera, et, quand il sera construit, les voitures, car ça se fera en été, y amèneront pièces à pièces, les autres hôtels, ainsi jusqu’au pôle.

 

» Alors, les touristes pourront entreprendre le voyage.

 

» Il faudra me trouver un maître serrurier et de bons serruriers, capables de me monter ces hôtels.

 

– Mais, mon commandant, j’irai.

 

– Ah !

 

» Très bien !

 

– Aller au pôle !

 

» Mais, mon commandant, c’est un honneur, une gloire.

 

» J’emmènerai ma femme.

 

» Elle verra la mer, les océans, les glaces, les ours blancs.

 

» Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, ma grande brune.

 

» Elle tient du père.

 

» On l’a surnommée La Brave !

 

– Vous réfléchirez avant d’emmener votre femme.

 

– Mais, mon commandant, il y aura des servantes dans les hôtels.

 

– Je pense en trouver.

 

– Eh bien, où des femmes vont, ma femme ira.

 

– Mon ingénieur sera ici demain pour dîner et y restera tout le temps nécessaire pour mettre tout en train.

 

» Je veux que l’ouvrage marche avec une rapidité foudroyante.

 

» Sûrement, vous n’avez pas tous les outils nécessaires.

 

» Partez à Paris aujourd’hui mêmes achetez-y tout l’outillage nécessaire, ne lésinez pas, je paie.

 

» Et je vous laisserai cette installation-là gratin.

 

» Voici un chèque de cinquante mille francs sur ma banque de Paris, où vous aurez un compte ouvert :

 

» Voici pour votre femme, à titre d’épingles, un billet de mille.

 

» Vous coucherez à Paris.

 

» N’oubliez pas vos frais de déplacement et prenez des voitures.

 

» Pas de petites économies !

 

» Vous n’avez pas le temps d’en faire, car je veux voir l’hôtel monté avec une rapidité inouïe.

 

» Engagez des ouvriers.

 

» Ne lésinez pas avec eux.

 

» Je ne vous dis pas de gaspiller ; mais, pour moi surtout, qui ai de grands projets en tête, le temps c’est de l’argent.

 

» Économisez-moi donc le temps qui me manquera plus que l’argent, car la vie est courte.

 

Mais, revenant sur le plan de ses hôtels, M. d’Ussonville dit au petit serrurier :

 

– Je vous recommande la salle de bains de chaque hôtel.

 

» Là-bas, les douches en hiver, pour cause de réaction contre le froid, si l’on veut sortir ; comme stimulant si l’on reste à l’abri, dans une atmosphère tiède, sont indispensables.

 

» L’été, c’est une question de lavage et de lotions rafraîchissantes contre six mois d’un soleil implacable qui ne se couche pas.

 

» Soleil de minuit.

 

» Vous avez vu comment est placé le réservoir où l’on jettera la glace et comment le calorifère fera fondre doucement celle-ci au bain-marie.

 

» En fermant ou en ouvrant une bouche de chaleur, on règle la température du réservoir.

 

» Dans le salon, il y a des appareils de gymnastique.

 

» C’est indispensable pour l’hygiène, quand on est dans les jours de bloquage[3], c’est-à-dire quand souffle une tempête de neige, ce qui arrive dès que le vent prend de la force, ou quand le froid dépasse 45 degrés.

 

» À propos de froid, puisque vous voulez venir là-bas, je vous dirai qu’en s’habillant comme les Esquimaux, on souffre moins de 40 degrés là-bas que de dix-huit en France, où nous ne savons pas nous couvrir.

 

» Je vous l’ai dit, en cas de vent ou de gelée excessives, on ne sort pas, mais ce sont des cas assez rares.

 

» En dehors de ces tourmentes, pas un souffle dans l’air.

 

» C’est ce qui aide énormément à supporter les basses températures.

 

» Nansen et son ami, dans une méchante cahute bâtie par eux, ont supporté victorieusement tout un hiver arctique.

 

» J’ai fait dessiner des raquettes à neige pour les placer sous les chaussures.

 

» Pas de marches possibles sans ces patins.

 

» Ces patins-raquettes sont en aluminium, donc très légers.

 

» Enfin, vous verrez tout plus en détail après-demain, avec l’ingénieur.

 

M. d’Ussonville se leva, tendit la main au petit serrurier, appela son planton et lui dit :

 

– Reconduis monsieur !

 

Le petit serrurier sortit du château bouleversé.

 

Il marchait comme dans un rêve et ne sentait plus la réalité tangible autour de lui.

 

En traversant le hameau, il ne répondait pas aux saluts amicaux.

 

Il ne les voyait pas.

 

Les bonjours des camarades ?

 

Il ne les entendait pas.

 

Il se demandait s’il n’était pas en plein songe.

 

Mais l’aigre sifflet d’une locomotive, le roulement d’un train le ramenèrent au sentiment du réel.

 

Alors il hâta le pas et, arrivant chez lui, il dit à sa femme :

 

– Notre fortune est faite.

 

Il mit le billet de mille sur la table et dit :

 

– Fais-en la monnaie.

 

– Mais où ? demanda-t-elle profondément troublée.

 

– Va, va-t-en à la porcherie et tu y en trouveras pour sûr.

 

» Ce n’est pas pour rien que l’on dit :

 

» « Il a de l’argent comme un marchand de cochons. »

 

Elle s’empressa.

 

Quand elle revint, il avait endossé son veston du dimanche.

 

– Accompagne-moi au chemin de fer, dit-il ; j’ai peur de manquer le train.

 

» En chemin, je te conterai l’affaire !

 

Avec quels étonnements elle l’écouta !

 

Et quelle embrassade avant de monter en wagon !

 

CHAPITRE XVI

Le gros serrurier

 

Une heure après, tout le pays savait la grande nouvelle. Jubilation des marchands de vins logeurs et de leurs fournisseurs !

 

Tant d’ouvriers nouveaux à nourrir, à héberger !

 

Mais rage sombre, colère noire du gros concurrent.

 

Il s’habilla aussitôt, sauta dans sa carriole, courut au château, demanda à voir le commandant.

 

Celui-ci le reçut froidement.

 

– Vous vous annoncez comme serrurier ?

 

– Oui, monsieur.

 

» Et je viens vous proposer un rabais considérable sur l’entreprise :

 

D’Ussonville froidement :

 

– Vous êtes très à votre aise, vous thésaurisez vos revenus.

 

» Vous ne dépensez pas le quart de vos gains, le reste augmente votre capital.

 

» Aucun besoin ne vous pousse à l’âpre concurrence que vous faites à un pauvre diable d’honnête homme qui veut vivre et avoir sa place au soleil.

 

» Pourquoi cette haine qui vous pousse à travailler même à perte ?

 

» Ce que vous faites là est d’un mauvais cœur et d’un méchant esprit.

 

» Vous ne travaillerez pas pour moi.

 

D’Ussonville sonna.

 

À l’ordonnance :

 

– Reconduisez monsieur.

 

Mais le serrurier se redressant :

 

– Si jamais vous voulez être maire ou député, vous me paierai ça !

 

D’Ussonville se leva.

 

Colossalement fort, il saisit par le bras le serrurier.

 

– Écoute, lui dit-il.

 

» Tu es un misérable.

 

» Mais sachez que si je voulais être maire ou député, je suis assez riche pour t’acheter le triple de ce que tu vaux ; et tu ne vaux pas cher.

 

Il le conduisit hors du salon et il lui allongea un coup de pied au derrière des plus humiliants. Le serrurier s’en alla furieux, en invoquant la sainte égalité et les principes de 89.

 

Après le maire, il n’y avait pas plus réactionnaire que lui dans la commune !

 

CHAPITRE XVII

Tout va bien

 

Oui, tout marcha à souhait.

 

Des granges furent louées et transformées en ateliers.

 

Les machines arrivèrent, aussi les ouvriers, le matériel fut mis en place.

 

Les tôles furent expédiées et cent ouvriers par équipe de dix, ayant chacune un contremaître, se mirent à la besogne qui fut enlevée méthodiquement avec beaucoup d’entrain.

 

Il y avait une équipe de réserve que l’on employait à des corvées diverses.

 

Dès qu’un ouvrier était reconnu incapable, pour une cause ou une autre, on le remplaçait par un autre tiré de l’équipe de réserve toujours tenue au complet.

 

Et c’est ainsi qu’en quinze jours le premier hôtel fut monté.

 

M. d’Ussonville complimenta son ingénieur et son serrurier.

 

Il visita l’hôtel minutieusement, ne trouva, rien à critiquer et donna l’ordre de continuer vivement.

 

Il fallait que tout fût prêt à date fixe, et pour cause.

 

Et tout fut terminé onze jours avant la date fixée.

 

M. d’Ussonville ordonna de distribuer aux ouvriers de larges gratifications et il se prépara à quitter Senoncourt avec toute sa suite nombreuse.

 

Le petit serrurier et sa femme en étaient.

 

Il avait confié sa maison à un contremaître sûr et habile, qu’il avait intéressé.

 

CHAPITRE XVIII

Départ général

 

M. d’Ussonville savait que les capitaines Santarelli et Castarel voulaient l’accompagner.

 

C’était convenu.

 

Mais il ne comptait pas du tout sur le capitaine Drivau.

 

Nos lecteurs, j’entends ceux des premiers volumes, savent pourquoi ces messieurs étaient des capitaines.

 

Non réguliers, soit !

 

Mais plus capitaines que beaucoup de capitaines réguliers.

 

Or, voilà que d’Ussonville causant avec Drivau, chasseur passionné, l’entendit qui disait d’un air préoccupé :

 

– Je me demande si mon premier piqueur, avec les autres et les valets, pourront et sauront se tirer d’affaire là-bas.

 

– Où, là-bas ?

 

– En Amérique.

 

– Ils vont donc en Amérique ?

 

– Il le faut bien.

 

» Ils achèteront les chiens à Montréal, où il y en a d’excellents.

 

» Puis ils prendront le chemin de fer jusqu’à Winipeg.

 

» Là, ils s’embarqueront sur le lac et ; par les autres lacs, ils gagneront le Mackensie, sur lequel ils navigueront.

 

» Ils arriveront au fort Anderson et ils nous y attendront.

 

– Ah ça, mais, vous venez donc au Pôle Nord ?

 

Drivau étonné :

 

– Pourquoi n’irai-je pas ?

 

– Vous n’en avez pas soufflé mot.

 

– C’est que ça allait sans dire ! Et puis, insouciant comme je le suis, j’ai oublié d’en parler.

 

– Et la chasse à courre ?

 

– Est-ce que je ne viens pas de vous dire que mon équipage partait pour l’Amérique y acheter une meute ?

 

– C’est ce qui m’a donné l’éveil sur votre projet.

 

» Alors, vous vous embarquerez avec nous, sur le Coupe-Glace ?

 

– Certainement.

 

» Comment pouvez-vous supposer que je n’étais pas désireux de chasser l’ours blanc, le loup blanc, le renard blanc et bleu, l’ours gris dans l’Alaska, et le bœuf musqué qui foisonnent là-bas.

 

» J’ai lu les récits des expéditions polaires et il paraît que l’île de Melville est le paradis du chasseur.

 

– Cela paraît hors de doute.

 

– Alors, en route pour l’île Melville et le pôle.

 

» D’autres y sont allés avant nous, c’est vrai, mais bien peu.

 

» Du reste, le grand public l’ignore, ce qui est assez singulier.

 

» Mais nous y allons, nous, d’une façon originale, comme patrons d’hôtels.

 

» C’est très drôle.

 

» Et je n’en serais pas ?

 

» Je m’en voudrais toute ma vie !

 

– Mon cher, je vais envoyer l’ordre de vous préparer une cabine à bord de mon brise-Glace.

 

– C’est parfait !

 

» À quand le départ ?

 

– Lundi prochain.

 

» Mais j’y pense.

 

» Vos piqueurs vont se trouver très dépaysés à Montréal.

 

» Heuh ! heuh !

 

» Ville canadienne très française.

 

– N’importe !

 

» J’y ai une banque.

 

» J’y ai un agent sûr et dévoué.

 

» Je donnerai pour lui à La Feuille, votre piqueur, une lettre de recommandation très chaude.

 

» Et, pour plus de sûreté, je vais télégraphier à mon agent de se procurer deux trappeurs pour servir de guides.

 

– Merci pour La Feuille et pour moi, mais une question, si vous le permettez.

 

» Que fera Mlle de Pelhouër ?

 

» Au lieu d’aller habiter le château d’en bas que vous avez acheté, pourquoi ne resterait elle pas dans celui-ci ?

 

» Il est plus gai.

 

» Puis la maison est montée et serait absolument à ses ordres.

 

– Mon cher, Mlle de Pelhouër vient au pôle avec nous.

 

– Je m’en doutais.

 

– Mistress Morton aussi.

 

– Oh ! elle, c’est étonnant.

 

– Pas autant que vous le pensez.

 

» Elle a la monomanie du mariage et elle se dit :

 

» – Une femme qui a été au pôle n’est pas la première venue.

 

» »Ça peut tenter quelque vieux gentleman amoureux d’excentricité.

 

» »Et puis, on ne sait pas.

 

» »On peut rencontrer un mari en route.

 

– Un ours blanc.

 

Et de rire tous deux.

 

Au jour dit, on prenait le chemin de fer et…

 

EN ROUTE POUR LE POLE

 

DEUXIÈME PARTIE

LE BRISE-GLACE

 

CHAPITRE I

Le vrai secret du pôle

 

Cette fois encore, Bordeaux était en émoi ; deux bâtiments y étaient l’objet de toutes les conversations.

 

Un capitaine d’infanterie de marine, arrivé de Paris le soir même, prêt à s’embarquer pour le Sénégal, a dîné avec un lieutenant du génie, son camarade, qui va prendre la mer aussi pour la même destination, mais qui l’a précédé de quelques jours.

 

Donc, plus au courant que lui de ce qui se passe.

 

Le capitaine :

 

– Mais enfin, je n’ai entendu, pendant que je prenais l’apéritif en t’attendant, que gens parlant Brise-Glace et Progrès, deux navires, si j’ai bien compris.

 

» Oui, il s’agit de deux navires.

 

» Très étonnants.

 

» Le Progrès, comme l’Amazone, marche à l’électricité.

 

» Mais celle-ci est produite par une machine à poudre.

 

» La poudre ne se forme que charge par charge. Pas d’explosion à craindre.

 

» Les gaz, à chaque décharge poussent un piston comme ils pousseraient une balle ; c’est très simple.

 

– En effet.

 

» Du moment où l’idée de ne mêler les éléments de la poudre que charge par charge a été trouvée, il était bien facile de trouver le moyen d’appliquer la force de la poudre à agir sur les pistons d’une machine.

 

» C’est la machine à vapeur sans chaudière, sans vapeur.

 

» Compris.

 

– Déjà Bordeaux a vu un clipper avec machine à poudre.

 

» L’Amazone !

 

» De glorieuse mémoire !

 

» Elle a coulé deux croiseurs anglais avec son petit canot électrique Gymnote, un sous-marin.

 

– Mais… nous n’avons pas été en guerre avec l’Angleterre.

 

– M. d’Ussonville a déclaré, en son nom, la guerre aux Anglais.

 

» Et il l’a faite.

 

» Si bien que l’ambassade anglaise à Paris, pendant qu’il était à Paris, a entamé des négociations avec lui.

 

» La paix s’est faite très glorieusement pour M. d’Ussonville.

 

» C’est la seconde fois qu’il force les Anglais à l’amnistier.

 

– Ça, c’est épatant.

 

– Mon cher, il aurait pu leur couler tous leurs navires.

 

» Cela prouve que l’avenir est aux sous-marins.

 

– Je n’en doute pas.

 

– Étant en guerre avec les Anglais, M. d’Ussonville a démonté la machine de l’Amazone et a vendu celle-ci comme clipper à voiles.

 

» Il avait commandé le Progrès sur un plan nouveau.

 

» Et le Progrès, avec les perfectionnements introduits dans sa construction, file cinq nœuds de plus que n’en filait l’Amazone.

 

» Quarante nœuds !

 

– Mais c’est effrayant.

 

– Il dévore l’espace.

 

» J’oubliais de te dire que ce qui avait amené la nécessité de vendre l’Amazone, c’est que les Anglais l’auraient fait saisir si elle était entrée dans un port.

 

» Mais ils ne pouvaient rien contre le Progrès.

 

» En titre, un autre capitaine, un autre propriétaire que l’Amazone.

 

– Je saisis le raisonnement.

 

– Voilà donc un navire rapide, le plus rapide du monde.

 

» Quant au Brise-glace, c’est autre chose. C’est une idée danoise qui est devenue une idée russe et qui se trouve réalisée.

 

» M. d’Ussonville, avec ses quatre milliards et les revenus fabuleux de la Montagne d’Or, devance les gouvernements.

 

» Il savait que l’on avait reconnu la possibilité pour un navire de s’ouvrir un chemin dans les glaces polaires ; il a fait construire aussitôt son Brise-glace en se basant sur l’incroyable force que possède un œuf.

 

» Prends un œuf frais et cru.

 

» Mets le creux de chaque main sur chaque bout.

 

» Presse !

 

» L’œuf ne casse pas.

 

» Mets tes mains entre tes genoux pour avoir du renfort.

 

» Serre !

 

» L’œuf résiste.

 

» La forme ovoïde est donc immense, quand elle renferme un liquide incompressible comme l’eau.

 

» Car enfin, qu’est-ce qu’une coquille d’œuf comme épaisseur ?

 

» Presque rien.

 

» Et ça résiste.

 

» Or, voici l’idée géniale qu’a eue M. d’Ussonville.

 

» Monter un navire sur un œuf plein d’eau, en tôle galvanisée, cet œuf étant rempli d’eau de mer.

 

» Tu comprends que l’œuf, terminé par un éperon, supporte tout le choc ; les hauts du navire, portés par l’œuf, ne subissent pas l’effet des heurts.

 

» L’œuf seul reçoit le coup.

 

– Tiens ! tiens ! tiens.

 

» Mais c’est très ingénieux.

 

– Tu vois d’ici comment le Progrès s’ouvrira un chemin.

 

» Il se lancera contre la glace et la coupera en deux ; elle n’opposera plus alors qu’une résistance insignifiante.

 

» Voilà, mon cher, la merveille du jour qu’il faut visiter demain.

 

» Le Progrès navigue par la poudre à l’électricité.

 

» Sa très puissante machine lui fait faire quinze nœuds à l’heure ; mais remorqué par le Progrès, il en fera trente, et la traversée sera rapide de Bordeaux au fleuve Mackenzie en passant par le cap Horn.

 

– Mais les chocs culbuteront tout à bord du Progrès.

 

– Non.

 

» Tout est calculé, prévu.

 

» Les tables, les sièges de la salle à manger sont montés sur une plaque à coulisse ; je suppose tout le monde assis et mangeant ou prenant le thé.

 

» Les chocs ont lieu !

 

» La plaque glisse et butte contre des ressorts qui la renvoient en place et les gens assis n’ont rien ressenti.

 

» Quand un canot glisse sur l’eau, ça ne vous empêche pas de manger.

 

– Non.

 

» Eh bien, sur le Progrès, les plaques glisseront sur le plancher.

 

» Et tout est aménagé sut ce système très simple.

 

– Très simple !

 

» Très simple !

 

» Encore a-t-il fallu le trouver.

 

– J’ai vu M. d’Ussonville hier et je lui ai fait mon compliment sur sa découverte.

 

» – Je n’ai pas trouvé le système, me dit-il en souriant.

 

» »Je l’ai appliqué…

 

» »Et combien d’autres applications en ont été faites avant moi.

 

» »Mais on cherche généralement mal les solutions des problèmes qui se posent dans la pratique de l’art de l’ingénieur.

 

» »Presque toutes sont connues, mais non encore appliquées aux problèmes particuliers qu’elles résoudraient.

 

– Mais pour gagner l’embouchure du Mackensie, il faut que de Bordeaux, les deux navires franchissent l’Océan Atlantique, doublent le cap Horn et remontent vers le détroit de Behring, le traversent et longent toute la côte nord de l’Alaska que baigne l’Océan glacial Arctique.

 

– Oui, mais à la vitesse de trente nœuds à l’heure en bonne moyenne.

 

» En kilomètres, par jour, treize cent vingt ; en lieues, trois cent trente !

 

» En sorte que cette longue traversée sera très courte.

 

» En admettant des tempêtes, des avaries, des retards, en comptant les escales, en ne calculant que sur mille kilomètres par jour, le voyage ne durera qu’un mois au plus.

 

» Les navires sont bien munis de tout ce qui permet de tenir très bonne table d’officiers.

 

» Il y a deux vaches laitières.

 

» Donc, lait, crème, fromage, beurre.

 

» On embarquera trois bœufs, des veaux, des moutons à chaque escale ; on remplira les cages à poulets.

 

» Les cages à poules sont organisées pour faciliter la ponte.

 

» On aura des œufs.

 

» Dans la chambre de glace, trois degrés au-dessous de zéro, on conservera la viande fraîche, le poisson, notamment des carpes, des anguilles et d’autres qui, glacés, se conservent vivants et reviennent à la vie si l’on fait fondre lentement la glace.

 

» Mais le maître d’hôtel a imaginé un truc très ingénieux.

 

» Il achètera à Lisbonne des fraises, des groseilles, des framboises, des cerises et en fera une cinquantaine de plats tous fruits mêlés.

 

» Sur chaque plat, des morceaux de sucre entiers.

 

» Et tous ces plats seront rangés dans l’antichambre de glace.

 

» Zéro degré.

 

» Les fruits se conserveront admirablement, le sucre fondra lentement, en se caramélisant.

 

» Ce sera délicieux surtout quand on passera l’équateur.

 

» Notez qu’en route on trouvera des ananas, des prunes, des raisins, puisque l’équateur passé, les saisons sont renversées ; l’été devient l’hiver.

 

» Mais nous sommes en avril.

 

» Ils n’arriveront au détroit de Behring qu’au milieu de mai.

 

– C’est le bon moment.

 

» Les glaces commencent à pourrir et résistent moins à un choc, la migration des oiseaux, oies, canards, vanneaux, cygnes et tant d’autres espèces est commencée déjà.

 

» Les ours, les bœufs musqués, les loups, les renards, remontent au nord.

 

» La température devient très agréable, pendant le jour.

 

» Quinze degrés au-dessus de zéro au soleil ; vingt degrés au-dessous, pendant la nuit. Mais on ne couche pas à la belle étoile. Inutile de te dire que le Brise-Glace, remorqué jusqu’au détroit de Behring, par le Progrès, prendra la tête à partir de là.

 

» Il ouvrira à l’autre navire un chenal dans les glaces.

 

» Quant aux hôtels, je trouve le projet très réalisable.

 

» Mais… il y a un mais.

 

– Lequel ?

 

– Nansen a prouvé que, autour du pôle, tourne une immense banquise dont il serait le pivot.

 

– Mais cette banquise ne commence qu’au détroit de Behring où elle se forme et se reforme sans cesse.

 

» Des glaçons viennent s’ajouter à ceux qui se sont déplacés.

 

» En un mot l’arrière-garde de la banquise suit le mouvement de celle-ci et fait corps avec elle.

 

» Mais sans cesse une autre arrière-garde se reforme, fait corps, se déplace et est remplacée.

 

» Et cette immense masse de glaçons soudés tourne lentement autour du pôle, depuis le détroit de Behring, tout le long des côtes de la Sibérie, de la Russie, et vient se fondre dans les eaux chaudes du Gulf-Stream, qui baigne le nord de la Norvège.

 

» Voilà un fait prouvé, établi par le naufrage de la Jeannette, prise dans la banquise, près du détroit de Behring, et dont on a trouvé des débris sur les côtes de Norvège.

 

» Le navire avait marché avec la banquise, donc la banquise marchait.

 

» Le Fram, de Nansen, se fit emprisonner près du détroit de Behring et il fut porté lentement jusque dans les eaux libres de la Norvège nord où il fut délivré.

 

» Mais du détroit de Behring à la mer de Baffin, le long des côtes septentrionales de l’Amérique, il y a-t-il aussi une banquise mobile ?

 

» M. d’Ussonville ne le croit pas en raison de l’existence d’îles qui se pressent les unes contre les autres.

 

» Une banquise d’une seule masse ne saurait s’y former.

 

» En tous cas, si la calotte polaire tourne, si elle se déplace, si le pôle n’est pas une terre, mais une mer glacée à la surface, on pourra bâtir un dernier hôtel au plus près sur la dernière terre, et ; de là, s’élancer en traîneau sur la banquise vers le pôle.

 

Si M. d’Ussonville a choisi comme point de départ le nord Amérique, c’est à cause de cette certitude que l’archipel fixe existe entre ces côtes et le pôle ou le très près du pôle.

 

» Tandis que, de l’autre côté, sur les côtes sibériennes, il n’y a que la Terre de François-Joseph avec certitude d’une banquise tournante au delà.

 

» Tu le vois, dans le projet de M. d’Ussonville, il y a un aléa : le pôle est-il fixe ?

 

» S’il ne l’est pas, si un point d’une banquise tournante est le pôle d’aujourd’hui, mais ne le sera plus demain, on pourra toujours déterminer le point polaire qui est immobile au fond de la mer et qui forme un des pivots de la rotation de la terre.

 

» Pourra-t-on établir un hôtel assez rapproché de ce point pour de là y arriver en traîneau ? Points d’interrogation.

 

– Mais ce voyage sera très intéressant, très palpitant.

 

– C’est la plus grande tentative que l’en ait tentée et, quoi qu’il arrive, ce sera la plus féconde en résultats.

 

– Demain, j’irai voir les deux navires, et, s’il se peut, je parlerai à M. d’Ussonville lui-même.

 

– Très accueillant, malgré des abords un peu froids.

 

» Je te présenterai.

 

– Merci.

 

Sur ce, ils se séparèrent.

 

Le capitaine, fatigué, alla se coucher.

CHAPITRE II

En mer

 

Les deux navires, l’un remorquant l’autre, avaient quitté Bordeaux. En entrant dans l’Océan, on se mit à table pour dîner.

 

Très joli le salon-salle à manger du Progrès.

 

Navire de luxe.

 

Genre yacht.

 

À table, M. d’Ussonville, trois médecins que nous présenterons plus tard, le capitaine, frère de M. d’Ussonville, son second, Castarel et sa femme, Santarelli et la sienne, Drivau, Mlle de Pelhouër, mistress Morton et les deux Taki, qui, pour rien au monde, n’auraient abandonné leur princesse, Mlle de Pelhouër.

 

Les deux ex-cambacérès de Béhanzin étaient restées fidèles aux croyances et aux coutumes de leur pays.

 

Croyances très supérieures au grossier fétichisme des vrais sauvages.

 

Coutumes qui consacrent la fidélité, le dévouement de l’inférieur au supérieur d’une façon absolue.

 

On est très conservateur au Dahomey ; on l’était surtout.

 

Mais nos Sénégalais sont si blagueurs, ce sont des soldats noirs si francisés, qu’ils sont devenus sceptiques.

 

Ils se moquent des croyants dahoméens dont ils ébranlent les convictions par la toute-puissance du rire.

 

– Toi avoir peur du dieu des eaux, moi je li dis zut.

 

» Et li rien pouvoir dire à moi, parce que il y a pas dieu des eaux.

 

» Li dieu la pas dans la mer, li est seulement dans ta tête.

 

» Aussi toi tête l’envers, comprends pas li raisonnement.

 

» Si toi un peu longtemps soldat français comme moi, ça remettrait ta tête à l’endroit.

 

» Et li dieu du feu.

 

» Qu’est-ce que c’est ?

 

» C’est le tonnerre.

 

» Tonnerre peut te tuer ; mais tonnerre n’est pas un dieu.

 

» Nous, blancs, faire courir tonnerre dans fils, et lui porter nouvelles, loin, loin au bout du fil.

 

» Si lui dieu, pas se faire courrier du blanc.

 

Le Dahoméen écoute, rumine, doute et se laisse entamer.

 

C’est ainsi qu’en Algérie les turcos ont peu à peu transformé les indigènes.

 

Avec les Taki, rien de pareil ne s’était produit.

 

On avait tant d’estime pour elles, qu’on ne touchait jamais à leurs convictions.

 

Drivau n’était pas l’homme des controverses.

 

Il avait l’aimable éclectisme des Parisiens.

 

Le dieu des eaux, le dieu du feu, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?

 

Ça faisait plaisir aux deux vieilles de croire à cela.

 

Lui, ça ne le gênait pas.

 

Quant à Castarel, son plus grand bonheur était de se faire conter les horribles légendes dahoméennes par les Taki.

 

– C’est aussi beau, disait-il, aussi grand que les légendes norvégiennes et c’est plus naïf.

 

Santarelli ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas.

 

Mlle de Pelhouër n’aurait pas voulu faire de peine aux Taki.

 

Elle aussi et d’Ussonville aussi trouvaient les légendes superbes.

 

De sorte que les Taki étaient restées Dahoméennes jusqu’au fond de l’âme.

 

Or, quand les amazones nommaient une princesse, celle-ci incarnait en elle l’esprit de ces femmes guerrières.

 

Elle devenait une espèce de Jeanne d’Arc dahoméenne.

 

Il y avait en elle, aux yeux des amazones, quelque chose de divin.

 

Elles entouraient leur princesse d’un culte pieux.

 

C’était à ce point, qu’un jour une de ces princesses, s’étant mariée avec un cambacérès de Gléglé, père de Béhanzin, le mari se permit de battre sa femme, étant ivre.

 

Les amazones le surent, s’en saisirent, l’égorgèrent et le dévorèrent vivant, sans que Gléglé osât s’y opposer.

 

Pourtant c’était son favori.

 

Mais les rois du Dahomey savaient qu’il ne fallait pas badiner avec les amazones.

 

Les deux Taki étaient du reste très aimées à bord.

 

Les lecteurs de nos précédents livres savent que l’équipage de l’Amazone, passé sur le Progrès, les connaissait et les estimait.

 

Elles étaient très simples et très cordiales, pourvu qu’elles ne fussent point froissées dans leur point d’honneur et que l’on ménageât leur susceptibilité très prête à se cabrer.

 

On dînait donc.

 

Oh ! très joyeusement.

 

On causa de la traversée.

 

Castarel, toujours farceur, amena la conversation sur l’Alaska.

 

Il avait son but.

 

– Eh, fit-il, quand nous aurons fait le tour de l’Amérique, nous allons longer les côtes de l’Alaska.

 

– Oui, dit le capitaine d’Ussonville, et de très près.

 

– C’est le pays de l’or, tout comme l’Australie.

 

– Avec des froids terribles en plus ; mais enfin il y a beaucoup d’or.

 

– On y manque de tout.

 

– À ce point qu’une livre de lard s’y vend six francs.

 

– C’est raide.

 

– Le pain cinq francs et plus.

 

» Vous savez que le grand fleuve Yakou traverse ce pays.

 

– Oui.

 

– Eh bien, pour que mes matelots puissent se faire un petit pécule en plus de leur solde et de leurs primes, mon frère m’a autorisé à remonter le fleuve jusqu’à Dawson, un de ses ports.

 

» Là, mes hommes vendront fort cher les cent kilos de vivres que je les autoriserai à acheter à Vancouver.

 

» Ce sera une bonne occasion pour eux de gagner de l’argent.

 

Castarel savait tout cela : mais il feignit de l’ignorer.

 

Il avait son but.

 

Chaque fois qu’il le pouvait, il poussait au vif la monomanie de mariage qui tourmentait mistress Morton.

 

Il faut dire que cette pauvre Anglaise était insupportable.

 

À déjeuner, à dîner, elle venait plâtrée outrageusement et émaillée d’une façon absolument ridicule.

 

Mlle de Pelhouër avait renoncé à protester. Castarel vengeait tout le monde par ses blagues à froid.

 

– La vieille Anglaise, disait-il, me court sur les nerfs.

 

» Avec ses minauderies, ses airs de jeune fille qui ne sait pas et qui voudrait bien savoir, elle me scie le dos ; elle est énervante.

 

Aussi, quand il pouvait lui jouer quelque bon tour, n’en manquait-il jamais l’occasion.

 

Il laissa le capitaine d’Ussonville raconter quelques détails sur les mines d’or de l’Alaska, puis il parut résumer son opinion à lui sur le pays.

 

– D’après ce que je vois, dit-il, l’Alaska serait l’enfer des hommes.

 

» Mais si j’en crois les journaux, ce serait le paradis des femmes.

 

Il tira de se poche un journal et lut le passage suivant d’une correspondance sur les mines du Klondike, province aurifère de l’Alaska.

 

« Ce qui manque ici, c’est la femme, et si les jeunes personnes à marier qui ne trouvent pas d’épouseurs, les veuves en quête d’un second mari savaient combien leur placement est facile dans l’Alaska, elles accourraient en masse. »

 

– Vraiment ! ne put s’empêcher de s’écrier mistress Morton.

 

Mais aussitôt, elle ajouta avec défiance :

 

– Ça, c’est encore une de ces plaisanteries comme M. Castarel en fait.

 

Castarel, gravement, sans un mot de protestation, passa le journal à mistress Morton, qui lut le passage.

 

– C’est pourtant vrai ! dit-elle, sans pouvoir cacher sa joie.

 

» Une personne comme il faut pourrait faire là-bas un mariage convenable, à ce que je vois.

 

– Et, ce qu’il y a de mieux, être épousée pour elle-même.

 

– Je ne dis pas non.

 

» Mais quel affreux pays !

 

» On y vit de lard rance et de vieux haricots moisis.

 

– Oui, mais on n’est pas forcée de rester dans cet enfer.

 

» Quel plaisir de dire à son mari :

 

» – Vous m’avez épousée pour moi-même et sans dot.

 

» »Mais, très cher, j’en ai une et je suis fort riche.

 

» »Fuyons vite vers des cieux plus cléments pour y jouir de notre bonheur.

 

» Encore faut-il que la femme soit plus ou moins millionnaire.

 

Mistress Morton prit un petit air entendu et satisfait.

 

Elle se voyait déjà dans l’Alaska et mariée. Castarel lui dit :

 

– Mais ces mineurs sont ou des déclassés ou des gens grossiers.

 

» Si une veuve riche venait à tomber sur un ivrogne ou sur un rastaquouère, elle en verrait de grises.

 

– En choisissant.

 

» On a le choix, là-bas.

 

– On dit pis que pendre des mineurs !

 

– En toutes choses il faut voir…

 

– Enfin, comme nous n’en sommes pas à un mariage aussi bizarre, il est inutile de discuter là-dessus.

 

Mistress Morton y avait au contraire beaucoup mordu à cette idée d’un mariage dans l’Alaska.

 

Elle en était comme une petite folle et, ce soir-là, en disant bonsoir à sa nièce, elle lui fit cette réflexion.

 

– Quand j’ai le malheur de vous parler de la possibilité de me marier, vous me traitez de folle.

 

» Si je voulais pourtant…

 

– Oui… dans l’Alaska…

 

» Pourquoi pas ?

 

Mlle de Pelhouër avec un sérieux des plus comiques.

 

– Parce que je ne veux pas !

 

» Je refuse mon consentement !

 

– Vous avez seize ans !

 

– Le bon sens n’attend pas le nombre des années.

 

– Oh si je trouvais un épouseur convenable, vous auriez beau dire.

 

Mlle de Pelhouër, impatientée, se mit à dire :

 

– Après tout, je suis bien bonne de m’occuper de ça.

 

» Mariez-vous donc avec qui vous voudrez, puisque le cœur vous en dit.

 

» Je m’en lave les mains.

 

» Quand vous aurez été bien battue, vous divorcerez…

 

» Bonne nuit !

 

Elle reconduisit sa tante et ferma la porte de sa cabine.

 

Là, toute seule, elle pensa.

 

Résultat de sa méditation :

 

– Elle le veut…

 

» Tant pis pour elle !

 

» Qu’elle fasse donc ce qu’elle voudra, je m’en lave les mains.

 

Et elle se coucha débarrassée de ce cauchemar.

 

CHAPITRE III

La traversée

 

Pas de gros incidents. Des distractions !

 

Relâche à Palma.

 

Vue du pic de Ténériffe.

 

Relâches à Bahia du Brésil, à Rio-Janeiro, à Monte-Video de l’Uruguay et à Buenos-Ayres de la République Argentine.

 

Là vivent beaucoup de Basques et les d’Ussonville y avaient des parents qu’ils tenaient à voir.

 

On s’y ravitailla ferme pour doubler et affronter le cap Horn qui forme l’extrême pointe de l’Amérique du Sud.

 

La mer y est toujours mauvaise, mais on y subît une furieuse tempête dont le clipper eut raison.

 

Malgré les vagues, malgré le vent, il passa, tirant le Brise-Glace victorieusement derrière lui.

 

Ce terrible cap Horn doublé, l’on gouverna vers le nord.

 

Comme on avait passé assez près du cercle polaire antarctique, il avait fait très froid.

 

Mistress Morton avait eu une fausse joie ; elle s’était crue près de l’Alaska et elle avait demandé à Castarel d’un air souriant :

 

– Est-ce que nous approchons de ce fameux paradis des femmes ?

 

– L’Alaska ?

 

– Oui.

 

– Nous en approchons chaque jour de plus en plus.

 

Une vive satisfaction se peignit sur la figure de mistress Morton.

 

– Sous peu… pensait-elle.

 

Mais non.

 

À mesure que l’on s’éloignait du cap, la température s’adoucissait.

 

On relâcha à Valdivia en Patagonie, à Valparaiso du Chili, à Calao-Lima du Chili, à Quito sous l’équateur, à Acapulco du Mexique.

 

Mistress Morton, qui avait vu la température s’élever, se mit à consulter les cartes pour se rendre compte.

 

Quand on arriva à San-Francisco, elle se sentit heureuse.

 

Mais combien plus heureuse à Vancouver, combien joyeuse à la pointe d’Alaska, et plus encore quand on entra dans le Youkar, encore gelé.

 

CHAPITRE IV

La capitale du pays de l’or

 

Le Brise-Glace prit alors à son tour la tête et ouvrit un chenal. Castarel, malicieusement, dit à mistress Morton :

 

– Vous avez jusqu’ici cherché un mari à colin-maillard ; mais voilà que vous brûlez !

 

– Rira bien qui rira le dernier, dit mistress Morton en se pinçant les lèvres rageusement.

 

Cependant les deux navires avançaient toujours.

 

Le Progrès se glissait dans le sillage du Brise-Glace.

 

Celui-ci faisait vaillamment son œuvre, disloquant les glaces et provoquant une débâcle prématurée, étonnant beaucoup les mineurs par son apparition.

 

Les deux navires étaient en avance de plus d’un mois sur la flottille de ravitaillement annuelle qui profite des quelques semaines pendant lesquelles le fleuve n’est pas gelé pour le remonter.

 

On arriva à Dawson.

 

C’est une ville de dix mille habitants, capitale du Klondike.

 

Toute la population s’émut à la vue de ces deux navires.

 

Les besoins de ravitaillement se faisaient sentir et les accapareurs tenaient très haut leurs prix.

 

On crut que les deux navires étaient bondés de provisions qui allaient être mises en vente.

 

Donc, baisse rapide et générale dont les habitants profitèrent.

 

Chacun regarnit son garde-manger et sa farinière.

 

Les accapareurs maudirent leur précipitation quand ils surent que chaque matelot n’avait qu’une charge de tolérance de cent kilos.

 

Les cours remontèrent très vivement et les deux équipages en profitèrent.

 

Tout fut très bien vendu, mais mistress Morton avait voulu visiter la ville.

 

Étrange cité.

 

Population bizarre.

 

Maisons de bois pour les banques, les magasins les hôtels etc.

 

Huttes pour les ouvriers et les manœuvres, pour les garçons de magasins et autres.

 

Tentes pour les mineurs formant un camp à part.

 

Et des hommes de toutes les nations, de toutes les couleurs.

 

Chiliens, Boliviens, Brésiliens, Péruviens, Vénézuéliens, Argentins, Mexicains, faisaient retentir les rues des sonorités de l’espagnol et du portugais.

 

Les Américains et les Anglais juraient leurs goddam…

 

Les Français et les Canadiens bavardaient joyeusement.

 

Les jaunes fils du Ciel et les non moins jaunes Japonais se querellaient et se battaient.

 

Les graves Peaux-Rouges fumaient silencieusement leur calumet, pendant que des nègres faisaient tapage en dansant la bamboula.

 

C’était très pittoresque, à coup sûr, très original, mais répugnant.

 

Tout ce monde était en haillons, les vêtements étant hors de prix.

 

Les fourrures étaient usées, râpées et puaient le suint.

 

Tout le monde couchant tout habillé et ne se lavant que les mains et la figure, sent les relents de chair pas fraîche.

 

Un homme, là-bas, pue autant qu’un chien mouillé.

 

Et les intérieurs ?

 

Pire que des chenils.

 

Point d’air !

 

Il fait si froid.

 

On craint la déperdition du calorique si l’on ouvre les fenêtres.

 

De là une odeur fade, nauséabonde qui vous écœure.

 

Mistress Morton fut, dès l’abord, bien désillusionnée.

 

Mais sa monomanie l’emporta et elle résolut de rester à Dawson pour y trouver le mari tant désiré.

 

Elle s’établit dans l’hôtel le plus confortable.

 

Trois cents francs par jour !

 

Mais on mangeait à déjeuner des biftecks ou des côtelettes gelées.

 

Grand luxe !

 

Et l’on couchait dans des draps !

 

Mistress Morton écrivit à sa nièce une petite lettre aigre-douce, déclarant que, majeure, Anglaise, libre de ses actes, elle désirait qu’on ne la tourmentât pas ; qu’elle ne recevrait personne, que sa porte était rigoureusement consignée.

 

Qu’elle voulait s’épargner l’ennui d’entendre des observations.

 

Bref, elle voulait rester à Dawson et elle y resterait.

 

Au capitaine elle écrivit pour réclamer ses bagages.

 

Mlle de Pelhouër tint conseil avec le commandant d’Ussonville.

 

– Ma chère amie, dit celui-ci, votre tante a besoin d’une bonne leçon et elle la recevra. Ne vous occupez de rien.

 

– Quelle folle ! ne cessait de répéter la jeune fille.

 

Mais d’Ussonville faisait appeler Castarel.

 

– Mon cher, lui dit-il, vous avez fait une mauvaise blague à mistress Morton ; je ne vous en veux pas trop pour ça ; mais il faut la réparer. Voici un chèque sur la banque Farker-Basson.

 

» Ceci pour les frais à faire.

 

» Il y en aura.

 

» Il faut qu’il arrive à mistress Morton une aventure telle qu’elle ne pense plus qu’à regagner le Progrès.

 

– Compris ! dit Castarel.

 

Mystificateur comme il l’était, cette mission le comblait de joie.

 

CHAPITRE V

Le chef de la police

 

Un personnage.

 

Que l’on s’imagine un commissaire de police dans un chef-lieu.

 

C’est quelque chose.

 

Parfois c’est quelqu’un.

 

La municipalité de Dawson avait demandé au gouvernement de lui envoyer un chef de police intelligent, expérimenté, ayant du déterminisme, la main adroite et dure au besoin.

 

Plus douze policemen émérites et incapables de se laisser intimider, gens qui, au besoin, sauraient se servir de leurs revolvers sans hésiter.

 

La municipalité s’engageait à fournir à tous, d’après une charte minutieusement établie, la farine pour le pain, le lard, le jambon, le bœuf salé, les conserves, les légumes secs, le poivre, le sel, le beurre fondu, le beurre salé, les juliennes genre Chollet, le médecin, les remèdes, plus grosse solde.

 

Et l’on avait expédié à Dawson, master Ary Strommy avec une escouade.

 

Ils vous avaient, en peu de temps, retourné la ville comme un gant.

 

Et d’abord, on avait placardé l’avis que toute résistance à la police ou à la force armée, mettait celle-ci en cas de légitime défense.

 

Elles auraient le droit de se servir de leurs armes.

 

La force armée, c’était la milice bourgeoise. Celle-ci était commandée par des anciens militaires.

 

On avait, dans les commencements, fait une dizaine d’exemples.

 

Tu refuses de te soumettre, pan ! un coup de revolver !

 

Chaque jour, il y avait un poste de dix miliciens.

 

Un piquet d’une demi-compagnie devait prendre les armes au premier coup de clairon.

 

Et ils ne badinaient pas, les miliciens de Dawson.

 

Ils représentaient l’ordre et la propriété avec une âpre énergie.

 

Or, Strommy causait dans son cabinet avec Castarel.

 

Il riait, cet excellent policier.

 

– Ah ! vraiment, disait-il, la bonne dame a cette monomanie ?

 

» Du moment où vous me payez si généreusement, je m’engage à lui faire prendre Dawson en horreur.

 

» Ce ne sera pas long.

 

– Alors, c’est convenu.

 

» Dès qu’elle aura mis le pied sur le Progrès, vous recevrez le complément de la prime… de sauvetage.

 

Ils se serrèrent la main.

 

CHAPITRE VI

Enlevée ! C’est payé !

 

Mistress Morton s’était dit que pour trouver un époux, il fallait se montrer. Donc elle se promenait de-ci, de-là, dans la ville.

 

Elle rencontra Strommy lui-même ; celui-ci la guettait.

 

Il la salua avec une grâce polie et il lui demanda ce qu’elle cherchait ainsi de par la ville, offrant ses services.

 

Bel homme !

 

Jeune encore !

 

Portant bien un costume civil et de belles fourrures.

 

Eh mais…

 

Ne serait-ce point le mari tant cherché, tant espéré ?

 

Peut-être.

 

– Je suis depuis peu à Dawson ! dit-elle en soupirant.

 

» J’ai du quitter le Progrès pour cause de dissentiment avec ma nièce et des amies à elle. Toute une histoire !

 

» Des amazones du roi Béhanzin.

 

On voit que mistress savait farder la vérité comme son visage.

 

Elle mentait effrontément.

 

– Je compte, dit-elle, retourner en Europe par le premier paquebot qui repartira de Dawson cet été.

 

» Ce qui rend ma situation pénible, c’est que je suis veuve, sans soutien, sans appui, sans conseil.

 

– Oh ! madame, vous n’imaginez pas combien vous avez raison de vous inquiéter de votre isolement dans un pays comme celui-ci, qui manque de femmes et qui est habité par la plus vile canaille cosmopolite.

 

» Les vols, les enlèvements se font en plein jour.

 

» Il faut toujours avoir un revolver sur soi. Voyez le mien.

 

» Je suis un des rares citoyens de cette ville qui soit marié, je ne laisse jamais ma femme sortir sans moi.

 

» Chez elle, elle a toujours deux revolvers sous la main et je lui ai appris à s’en servir, ce dont elle s’acquitte fort bien, je vous assure.

 

– Ah ! vous êtes marié ?

 

– Oui, madame.

 

Cette pauvre mistress Morton sentit une espérance s’envoler.

 

On continua à s’éloigner peu à peu et mistress Morton entendit raconter par son compagnon de promenade de très sinistres histoires.

 

La peur la prenait.

 

Tout à coup, un traîneau passa monté par un gentleman de belle apparence qui dit au compagnon de mistress Morton d’un air très pressant :

 

– Vivement, montez !

 

» Je vous ai heureusement rattrapé ; votre présence est indispensable là-bas !

 

– Ah ! du nouveau !

 

– Oui !

 

Il sauta dans le traîneau qui fila à toute vitesse.

 

Mistress Morton en demeura ébahie et tremblante de son isolement.

 

Tout à coup, trois hommes d’aspect ignoble et de mine patibulaire sortirent d’une dépression et coururent sur elle.

 

Trop impressionnée pour fuir, elle se laissa prendre et dépouiller, ce qui fut fait en un tour de main.

 

Puis deux de ces hommes, l’un armé d’un pic, l’autre d’une pelle, entamèrent la glace pour y faire une tombe.

 

– Que voulez-vous faire de moi ? s’écria mistress Morton épouvantée.

 

» Vous avez tout ce que je possédais sur moi, laissez-moi fuir ?

 

– Pour que tu nous dénonces, n’est-ce pas ? dit l’homme qui la tenait.

 

» Nous allons te jeter dans ce trou et tu seras couverte de glace.

 

» De cette façon, tu ne pourras témoigner contre nous.

 

Mistress Morton se mit à sangloter et à supplier.

 

– De quoi te plains-tu ? dit l’homme qui la tenait.

 

» On va te conserver dans la glace !

 

Mais tout à coup, il s’écria :

 

– Police-chef !

 

Et, tous les trois prirent la fuite à toutes jambes.

 

Le traîneau revenait.

 

Strommy dit à mistress Morton :

 

– Je vois ce qui s’est passé ; vous êtes volée et on allait vous enterrer vivante sous trois pieds de glace.

 

» C’est leur manière de faire disparaître leurs victimes.

 

» Montez vite en traîneau ; mon ami va vous conduire à votre hôtel.

 

– Monsieur, s’il vous plaît, que ce soit non à l’hôtel, mais à bord du navire Le Progrès.

 

– Soit.

 

» Vous avez entendu, brigadier ?

 

– Oui, capitaine.

 

Mistress Morton :

 

– Vous êtes officier ?

 

– De police !

 

» Adieu, madame.

 

» Je vais faire mon enquête.

 

Le traîneau fila.

 

Les trois assassins accoururent vers Strommy, sortant d’une dépression où ils s’étaient tapis.

 

– J’espère, dit l’un d’eux, qu’elle a eu une belle frousse.

 

– Oui.

 

– Et le but est atteint.

 

» Voici les vingt mille francs de gratification pour chacun de vous.

 

» Allez reprendre vos uniformes de service. Vous me faites honte sous ces guenilles.

 

Les policemen avaient autant de hâte que leur chef d’en finir avec cette mascarade. Lui et eux rentrèrent à Dawson.

 

CHAPITRE VII

Le retour de la brebis égarée

 

– Tiens, ma tante !

 

» Dans quel état !

 

» Mais, que vous est-il donc arrivé ?

 

» Venez vite vous changer dans ma cabine.

 

C’était Mlle de Pelhouër qui recevait sa tante, brebis égarée revenue au bercail, représenté par le Progrès.

 

Mistress Morton conta son aventure avec une verve indignée ; Mlle de Pelhouër ne s’émut guère.

 

Elle connaissait le dessous de cette « terrible affaire. »

 

– Enfin, ma tante, dit-elle, vous avez été très imprudente.

 

» Une autre fois, ne vous éloignez plus de la ville !

 

– Mais je n’y retourne plus à la ville ! Oh ! j’en ai assez !

 

» Envoyez régler ma dépense à l’hôtel et chercher mes malles.

 

– Il faudra se hâter.

 

» Nous allons partir.

 

Mlle de Pelhouër parla au maître d’équipage qui envoya une équipe chercher les malles et le maître d’hôtel du bord pour régler le compte.

 

Il fit continuer l’appareillage, et, quand les malles furent à bord, les deux navires dérapèrent.

 

Le soir, à dîner, à peine assise, mistress Morton dit à Castarel :

 

– Ah ! il est joli votre paradis des femmes. C’est un enfer, monsieur !

 

Lui, narquois :

 

– Je comprends qu’un ange comme vous n’ait pas voulu y rester !

 

Ce fut sur ce mot que les deux navires descendirent le fleuve, en route pour le pôle.

 

À SUIVRE : « LE TRAPPEUR LA RENARDIÈRE »

 

 

 

 

 


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Avril 2006

 

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[1] Tout piqueur a un nom d'emprunt. On le lui donne quand il entre dans la vénerie pour commencer son apprentissage comme valet de chiens.

Il garde ce nom et le transmet à ses fils. La Feuille, Hourvari, La Rosée, Saute-aux-Bois, Longs-Jarrets, sont des noms d'emprunt

[2] Sic

[3] Sic