Herman Melville
MOBY DICK
(1851)
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Table des matières
CHAPITRE III L’Auberge du Souffleur
CHAPITRE XI En robes de chambre
CHAPITRE XV Soupes de poissons
CHAPITRE XXIII Terre sous le vent
CHAPITRE XXVI Chevaliers et écuyers
CHAPITRE XXVII Chevaliers et écuyers (suite)
CHAPITRE XXIX Stubb affronte Achab
CHAPITRE XXXIII Le specksynder
CHAPITRE XXXIV La table de la chambre
CHAPITRE XXXVI Le gaillard d’arrière
CHAPITRE XXXVII Au coucher du soleil
CHAPITRE XXXIX Premier quart de nuit
CHAPITRE XL Minuit. Le gaillard d’avant
CHAPITRE XLII La blancheur de la baleine
CHAPITRE XLVIII Première mise à la mer
CHAPITRE L La pirogue d’Achab, son équipage. Fedallah
CHAPITRE LIV L’histoire du Town-Ho (telle qu’elle fut racontée à l’Auberge Dorée)
CHAPITRE LV Monstrueuses représentations de baleines
CHAPITRE LXI Stubb tue un cachalot
CHAPITRE LXIV Le souper de Stubb
CHAPITRE LXV La baleine en tant que mets
CHAPITRE LXVI Le massacre des requins
CHAPITRE LXXI L’histoire du Jéroboam
CHAPITRE LXXII La corde à singe
CHAPITRE LXXIII Stubb et Flask tuent une baleine franche et en discutent
CHAPITRE LXXIV La tête du cachalot. Croquis de comparaison
CHAPITRE LXXV La tête de la baleine franche. Croquis de comparaison
CHAPITRE LXXVII Le foudre d’Heidelberg
CHAPITRE LXXVIII Seaux et citerne
CHAPITRE LXXXI Le Péquod rencontre la Vierge
CHAPITRE LXXXII Honneur et gloire de la chasse à la baleine
CHAPITRE LXXXIII Jonas du point de vue historique
CHAPITRE LXXXVII La grande armada
CHAPITRE LXXXVIII Écoles et maîtres d’école
CHAPITRE LXXXIX Poissons amarrés et poissons perdus
CHAPITRE XCI Le Péquod rencontre le Bouton-de-Rose
CHAPITRE XCVIII Arrimage et nettoyage
CHAPITRE CII Un berceau de verdure aux îles des Arsacides
CHAPITRE CIII Mesures du squelette du cachalot
CHAPITRE CIV La baleine fossile
CHAPITRE CV La taille de la baleine diminue-t-elle ? Disparaîtra-t-elle ?
CHAPITRE CVIII Achab et le charpentier Le pont. Premier quart de nuit
CHAPITRE CIX Achab et Starbuck dans la cabine
CHAPITRE CX Queequeg dans son cercueil
CHAPITRE CXV Le Péquod rencontre le Célibataire
CHAPITRE CXVI Le cachalot agonisant
CHAPITRE CXVII La veillée de la baleine
CHAPITRE CXX Le pont vers la fin du premier quart de nuit
CHAPITRE CXXI Minuit. Les pavois du gaillard d’avant
CHAPITRE CXXII Minuit dans la mâture Tonnerre et éclairs
CHAPITRE CXXV Le loch et la ligne
CHAPITRE CXXVI La bouée de sauvetage
CHAPITRE CXXVIII Le Péquod rencontre la Rachel
CHAPITRE CXXXI Le Péquod rencontre la Joie
CHAPITRE CXXXIII La chasse. Premier jour
CHAPITRE CXXXIV La chasse. Second jour
CHAPITRE CXXXV La chasse. Troisième jour
À propos de cette édition électronique
(fournie par un pion de collège qui mourut tuberculeux)
Je le revois, ce blême surveillant usé jusqu’à la transparence depuis ses vêtements jusqu’au cœur, au cerveau. Il époussetait éternellement ses vieux lexiques et ses grammaires avec un étrange mouchoir ironiquement égayé de tous les joyeux drapeaux de toutes les nations connues du monde. Il aimait à épousseter ses vieilles grammaires ; d’une certaine manière, cela lui rappelait avec douceur qu’il était mortel.
Quand vous assumez d’enseigner les autres et de leur apprendre comment appeler la baleine (whale-fish) en notre langue, omettant par ignorance la lettre H qui à elle seule contient presque tout le sens du mot, vous ne respectez pas la vérité.
Hackluyt
Wahle… suéd. et dan. Hval. Sa rondeur et sa nage en roulis valent son nom à cet animal ; car en danois hvalt signifie : en arche, en voûte.
Dictionnaire de Webster
Wahle… plus directement du hollandais et de l’allemand. Wallen ; A. S. Walw-ian : rouler, se vautrer.
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Hébreu |
Khtoζ |
Grec |
Cetus |
Latin |
Whoel |
Anglo-Saxon |
Hvalt |
Danois |
Wal |
Hollandais |
Hwal |
Suédois |
Hvalur |
Islandais |
Whale |
Anglais |
Baleine |
Français |
Ballena |
Espagnol |
Pekee-Nuee-Nuee |
Fidjien |
Pehee-Nuee-Nuee |
Dialecte d’Erromango |
(fournis par un très obscur bibliothécaire)
Tout semble prouver que ce personnage falot, fouineur acharné, ce pauvre diable de très obscur bibliothécaire parcourut d’interminables galeries de la Bibliothèque vaticane et tous les étalages de livres de la terre, glanant au hasard les moindres allusions qu’il pouvait tant bien que mal trouver dans n’importe quel livre tant sacré que profane. Aussi ne devez-vous pas tenir indifféremment dans cette cueillette toute assertion pour parole d’un évangile de cétologie. Loin de là. En ce qui concerne les auteurs anciens et les poètes en général, les extraits, cités ici, n’ont d’autre valeur et d’autre attrait que ceux que leur confère une vue d’ensemble sur les pièces et morceaux de ce qu’ont dit, pensé, imaginé et chanté sur le Léviathan de nombreuses nations et de nombreuses générations dont la nôtre.
Alors, adieu, porte-toi bien, pauvre diable de bibliothécaire très obscur dont je suis le commentateur. Tu appartiens à la race blafarde et incurable qu’aucun vin de ce monde ne saurait jamais réchauffer ; et pour qui le pâle Xérès aurait une trop capiteuse rutilance ; mais, auprès de toi, l’on aime à s’asseoir parfois et à se sentir un identique pauvre diable, à communier dans les larmes et, les yeux noyés et secs les verres, étreint d’une tristesse non point absolument déplaisante, affirmer carrément : Renonce, sous-fifre ! Car plus tu te donnes de peine pour faire plaisir au monde, plus tu grossiras le nombre de ceux qui ne t’en auront jamais de reconnaissance. Je voudrais pouvoir pour toi vider Hampton Court et les Tuileries ! Mais ravalez vos larmes et hissez vos cœurs jusqu’au sommet du mât de cacatois ; car les amis vous y ont précédés font reluire à votre intention les sept demeures célestes et, en vue de votre arrivée, mettent au ban Gabriel, Michel et Raphaël si longuement choyés. Ici-bas l’on ne trinque qu’avec des cœurs déjà brisés, mais là-haut vous lèverez des verres d’un cristal infrangible !
Et Dieu créa les grandes baleines.
Genèse.
Léviathan laisse derrière lui un sillage lumineux
l’abîme semble couvert d’une toison blanche.
Job.
L’Éternel fit venir un grand poisson qui engloutit Jonas
Jonas.
Là se promènent les navires
Et ce Léviathan que tu as formé pour se jouer dans les flots.
Psaumes.
Ce jour-là, Yahvé châtiera de son épée dure, grande et forte
Léviathan, serpent fuyard,
Léviathan, serpent tortueux ;
Et il tuera le dragon de la mer.
Isaïe.
Et toute chose quelle qu’elle soit, venant à s’approcher du gouffre de la gueule de ce monstre, bête, navire ou roc, sombre tout aussitôt dans son gosier horrible et périt dans l’antre sans fond de sa panse.
PLUTARQUE, Trad. Holland.
L’océan Indien enfante les poissons les plus divers et les plus grands qui soient, dont les cétacés et les tourbillons d’eau dits baleines dont la longueur atteint quatre acres ou arpents de terre.
PLINE L’ANCIEN, Trad. Holland.
Nous n’étions pas en mer depuis deux jours qu’au lever du soleil apparurent des baleines et d’autres monstres marins. Parmi les premières, il y en avait une d’une taille monstrueuse… Elle avançait sur nous, la gueule ouverte, soulevant des vagues de tous côtés et creusant devant elle, un sillon écumant.
LUCIEN : De la manière d’écrire l’histoire. Trad. Tooke.
Il visita ce pays avec l’arrière-pensée de prendre des chevaux marins qui ont au lieu de dents des os de grand prix dont il offrit quelques-uns au roi… Les meilleures baleines furent prises dans son propre pays, certaines mesuraient environ 48 à 50 mètres de long. Il disait avoir été l’un des six hommes qui en avaient tué soixante en deux jours.
Le Périple d’Other ou Othere, récit recueilli par le Roi Alfred le Grand. A. D. 890.
… au lieu que tout autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l’horrible chaos de la bouche de ce monstre (la baleine), est incontinent perdu et englouti, ce petit poisson (le gayon de mer) s’y retire en toute seureté et y dort…
MONTAIGNE, Apologie de Raimond Sebond.
« … c’est, par la mort bœuf, léviathan descript par le noble prophète Moïse en la vie du saint homme Job ! Il nous avalera tous, et gens et naufz comme pillules. »
RABELAIS.
Le foie de cette baleine remplissait deux tombereaux.
Annales de Stowe.
Le grand Léviathan faisait bouillonner les mers comme une chaudière.
Traduction des Psaumes par Bacon.
Nous n’avons rien appris de certain au sujet du volume énorme de la baleine ou orque. Elles deviennent si grasses qu’on extrait une quantité incroyable d’huile d’une seule baleine.
Ibid. Histoire de la Vie et de la Mort.
Le remède souverain par excellence pour une contusion interne était le blanc de baleine.
Le Roi Henri.
Tout à fait comme une baleine.
Hamlet.
Aucun art médical n’aurait su guérir cette blessure
Il lui fallait retourner à celle qui, d’un dard exquis,
Lui avait transpercé la poitrine, engendrant cette douleur lancinante
Pareille à celle qui pousse, à travers l’Océan, la baleine au rivage.
SPENSER, La Reine des Fées.
Immenses comme les baleines qui, par le mouvement de leurs corps énormes, troublent jusqu’au bouillonnement la plus paisible mer d’huile.
SIR WILLIAM DAVENANT, Préface à Gondibert.
C’est à juste titre que les hommes peuvent demeurer dans le doute et ignorer ce qu’est le spermaceti, puisque le savant Hosmannus, dans son œuvre de trente années, dit clairement : Nescio quid sit.
SIR T. BROWNE : Du Sperma Ceti et de la baleine à sperma ceti.
Pareil au Talus de Spenser avec son fléau moderne
Sa puissante queue est menace de désastre
Il porte leurs javelots fichés dans ses flancs
Et un bouquet de piques fleurit sur son dos.
WALLER, La Bataille des îles de Summer.
Ce grand Léviathan fut créé artificiellement qui a nom État (civitas en latin) et n’est rien de plus qu’un homme artificiel.
Introduction de HOBBES à son Léviathan.
Ce sot de Mansoul l’avala sans mâcher comme si c’eût été un sprat dans la gueule d’une baleine.
Le Voyage du Pèlerin.
Léviathan, que Dieu, de toutes ses créatures, fit la plus grande entre celles qui nagent dans le cours de l’Océan.
Paradis Perdu.
Le Léviathan. La plus grande de toutes les créatures vivantes,
Étiré dans les profondeurs pareil à un promontoire,
Dort ou nage. On dirait une terre mouvante ; il aspire toute une mer
Par ses ouïes et la rejette en souffle.
Ibid.
Les puissantes baleines qui nagent dans une mer d’eau et portent en elle un océan d’huile.
FULLER, L’État profane et l’État sacré.
Ainsi couchés derrière quelque promontoire
Les Léviathans énormes attendent leurs proies
Et sans lui laisser de chance avalent le fretin
Qui s’égare entre leurs mâchoires béantes.
DRYDEN, Annus Mirabilis.
Tandis que la baleine flotte à l’arrière du navire, ils lui coupent la tête et la remorquent en bateau aussi près que possible du rivage, mais douze ou treize pieds de profondeur suffisent à l’échouer.
THOMAS EDGE, Dix Voyages au Spitzberg, dans Purchas.
Sur leur route, ils virent de nombreuses baleines s’amusant dans l’Océan, et faisant jaillir l’eau par les tuyaux et trous dont la nature a pourvu leurs épaules.
Voyages d’Herbert en Asie et en Afrique, Harris : recueil de voyages.
Ils virent une troupe si nombreuse de baleines qu’ils furent contraints d’avancer avec les plus grandes précautions de crainte de précipiter leur navire sur elles…
SCHOUTEN, Sixième Circumnavigation.
Nous fîmes voile de l’embouchure de l’Elbe, vent N. E., à bord du navire le Jonas-dans-la-Baleine… Certains disent que la baleine ne peut ouvrir la gueule, mais c’est une fable… Ils grimpent souvent aux mâts pour tenter d’apercevoir une baleine, car celui qui a la primeur de la découverte reçoit la récompense d’un ducat… On m’a raconté qu’une baleine prise près des Shetland avait dans le ventre plus d’une caque de harengs… L’un de nos harponneurs m’a dit avoir pris une fois, au Spitzberg, une baleine entièrement blanche.
Un Voyage au Groenland, A. D. 1671, Harris, Recueil de Voyages.
Plusieurs baleines se sont échouées sur cette côte (de Fife) en l’an 1652… L’une d’elles de l’espèce à fanons mesurait quatre-vingts pieds de long et (à ce que l’on m’a dit) donna, outre une grande quantité d’huile, 500 livres de baleines. Ses mâchoires servent de portail au jardin de Pitfferren.
SIBBALD, Fife et Kinross.
Je me suis engagé à essayer de maîtriser et de tuer ce cachalot car je n’ai jamais entendu dire qu’un cétacé de cette espèce ait jamais été tué par un homme tant sont grandes sa férocité et sa rapidité.
RICHARD STRAFFORD,
Lettre des Bermudes, Phil. Trans. A. D. 1668.
Les baleines dans la mer
Obéissent à la voix de Dieu.
Premier livre de lecture de la Nouvelle-Angleterre.
Nous vîmes également en abondance de grandes baleines, car dans ces mers du sud, je dirais qu’on en rencontre cent contre une dans le nord.
CAPITAINE COWLEY, Voyage autour du Monde, A. D. 1729.
… Et le souffle de la baleine exhale souvent une puanteur si intolérable qu’elle peut provoquer des troubles cérébraux.
ULLOA, Amérique du Sud.
À cinquante sylphides élues avec une attention particulière
Nous confions la mission importante du jupon
Nous avons souvent vu tomber cette septuple barrière
Renforcé pourtant de cerceaux et armées de baleines
La Boucle de cheveux enlevée (Pope).
Si nous comparons la taille des animaux terrestres avec celle de ceux qui habitent les profondeurs des mers, la comparaison nous les fera paraître méprisables. La baleine est certainement le plus grand animal de la création.
GOLDSMITH, Histoire Naturelle.
Si vous deviez écrire une fable pour les petits poissons, vous leur prêteriez le langage des grandes baleines.
Goldsmith à Johnson.
Dans l’après-midi, nous vîmes ce que nous avions présumé être un rocher et qui se révéla être une baleine que des Asiatiques avaient tuée et qu’ils remorquaient à la côte. Ils semblaient vouloir se dissimuler à nos regards en se cachant derrière le corps de la baleine.
Les Voyages de Cook.
Ils ont tant de peur de quelques-unes de ces baleines, que par une espèce de superstition, ils n’osent même pas les nommer quand ils sont en mer. Ils apportent avec eux dans les bateaux du fumier, du souffre et du genièvre, et toutes choses qui font fuir ces mammifères, et ils en répandent autour du bateau pour empêcher qu’ils ne s’approchent d’eux.
Lettre d’UNO DE TROIL sur le voyage de Banks et Solender en Islande en 1772.
Le cachalot découvert par les Nantuckais est un animal vif et féroce qui réclame de la part des pêcheurs une adresse extrême et de la témérité.
Rapport de THOMAS JEFFERSON sur la pêche à la baleine, présenté au Ministère de France en 1778.
Et, sir, je vous le demande, y a-t-il au monde quelque chose qui l’égale ?
Discours d’EDMUND BURKE au Parlement,
rapport sur la pêche à la baleine à Nantucket.
Espagne – une grande baleine échouée sur les côtes d’Europe.
EDMUND BURKE (quelque part…).
Une dixième source des revenus ordinaires du roi provient de son droit aux poissons royaux : la baleine et l’esturgeon, fondée sur la considération qu’il assure la protection des mers contre les pirates et les bandits. Ces poissons, lorsqu’ils sont rejetés à la côte ou péchés non loin de terre sont propriété du roi.
BLACKSTONE.
Déjà l’équipage s’apprête à reprendre le tournoi de la mort
L’infaillible Rodmond, au-dessus de sa tête, élève
Le harpon d’acier qui jamais ne manque sa proie
FALCONNIER, Le Naufrage.
Toits, dômes et flèches étincelaient,
Traversant seules le ciel, les fusées
Suspendaient leur feu éphémère
À la voûte nocturne
Et pour rendre rivaux le feu et l’eau,
Une baleine fait fuser dans les airs
Pour exprimer sa maladroite joie
Un bouquet d’Océan.
COWPER, Visite de la Reine à Londres.
À chaque battement, le cœur envoie, à une vitesse extrême, dix ou quinze gallons de sang.
JOHN HUNTER, Rapport sur la dissection d’une baleine de petite taille.
Le diamètre de l’aorte d’une baleine est plus grand que celui de la conduite d’eau principale de London-Bridge et le rugissement dans la canalisation est moindre en violence et en rapidité que celui du sang, jaillissant du cœur d’une baleine.
PALEY, Théologie Naturelle.
Les cétacés sont les mammifères sans pieds de derrière ; leur tronc se continue avec une queue épaisse.
BARON CUVIER,
Par 40 degrés sud, nous vîmes des cachalots mais, la mer en étant alors envahie, nous n’en prîmes aucun jusqu’au 1er mai.
COLNETT, Voyage dans le but d’étendre la pêcherie au cachalot.
Dans le libre élément qui s’étendait sous moi
Se débattaient et plongeaient, par jeu, chasse et combat
Des poissons de toutes couleurs, toutes formes, toutes espèces
Que les mots ne sauraient dépeindre et que jamais marin ne vit,
Depuis le redoutable Léviathan
Jusqu’aux êtres infimes qui peuplent chaque vague
Serrés en bancs immenses, pareils à des îles flottantes.
Et conduits par un mystérieux instinct à travers ce désert
Désolé et bien que de toutes parts assaillis
Par de voraces ennemis,
Baleines, requins et monstres armés au front et aux mâchoires
D’épées, de scies, de cornes spiralées ou de crocs recourbés.
MONTGOMERY, Univers avant le Déluge.
Io ! péan ! Io ! chante
À la gloire du roi des poissons.
Le vaste Atlantique n’a point
De plus puissante baleine ;
Il n’est pas de plus gras poisson
À s’ébattre dans la mer polaire.
CHARLES LAMB, Triomphe de la Baleine.
En l’an 1690, quelques personnes observaient, du sommet d’une colline élevée, les ébats et les souffles des baleines, lorsque quelqu’un, désignant la mer, dit : voici le vert pâturage qui donnera leur pain aux petits-enfants de nos enfants.
OBED MACY, Histoire de Nantucket.
J’ai construit pour Susan et moi un cotage et j’ai fait un portail en arc gothique avec les os d’une mâchoire de baleine.
HAWTHORNE, Contes racontés deux fois.
Elle vint commander un monument qu’elle voulait dresser à la mémoire de son premier amour tué par une baleine dans l’océan Pacifique quarante ans auparavant.
Ibid.
– Un cachalot ! non, Monsieur, répondit Tom, c’est une baleine franche, j’ai vu son souffle faire, au-dessus de l’eau, une paire d’arc-en-ciel aussi jolis qu’un Chrétien peut en souhaiter voir. C’est une vraie barrique d’huile, celle-là !
FENIMORE COOPER, Le Pilote.
On apporta des journaux, ils annonçaient que sur les théâtres de Berlin, on montrait des monstres marins et des baleines.
Conversations de Goethe avec Eckermann.
Seigneur ! M. Chace que se passe-t-il ? je répondis : nous avons été défoncés par un cachalot.
Récit du naufrage du navire baleinier l’« Essex » de Nantucket, qui fut attaqué et coulé par un grand cachalot dans l’océan Pacifique.
Par OWEN CHACE de Nantucket, premier second du navire susdit. New York, 1821
Une nuit qu’un marin était dans les haubans
Le vent jouait un air de flûte
Tandis qu’une pâle lune se voilait et se dévoilait
Allumant le sillage argenté d’une baleine
Qui dessinait sur la mer la trace de son jeu.
ELISABETH OAKES SMITH.
Pour la capture d’une seule baleine, la longueur des lignes filées par les diverses pirogues s’élevait à un total de 10.440 yards soit près de six milles anglais…
Parfois la baleine agite sa queue effrayante qui cingle l’air comme un fouet et dont le bruit résonne jusqu’à trois ou quatre milles.
SCORESBY.
Rendu fou par les douleurs infligées par ces nouvelles blessures, le cachalot en fureur roule sur lui-même et, dressant sa tête énorme, les mâchoires largement ouvertes, il les referme brutalement sur tout ce qui se trouve à sa portée ; il donne du front dans les pirogues, les projette devant lui à la vitesse de l’éclair, les défonçant parfois tout à fait.
… Il y a certes matière à s’étonner grandement que l’étude des mœurs d’un animal aussi digne d’intérêt et d’un rapport commercial aussi important que le cachalot ait été totalement dédaignée et ait suscité si peu de curiosité parmi les nombreux observateurs, certains fort compétents, qui auraient eu, au cours de ces dernières années, les occasions les plus abondantes de noter son comportement.
THOMAS BEALE. Histoire Naturelle du cachalot, 1849.
Le cachalot est non seulement mieux armé que la baleine franche (ou du Groenland) et redoutablement armé aux deux extrémités de son corps mais encore il a une propension à en user bien souvent pour attaquer d’une manière à la fois si rusée, si téméraire et si méchante qu’on en est venu à le considérer comme le plus dangereux à chasser de tous les cétacés connus.
FRÉDÉRIC DEBELL BENNETT. Expédition baleinière autour du Monde, 1840.
13 octobre : Une voix claironna de la tête de mât : La voilà qui souffle !
À quelle distance ? demanda le capitaine.
Trois points sous le vent par bâbord, sir.
Redressez la barre ! Gouvernez droit !
Droit !
Ohé d’en haut ! La voyez-vous encore cette baleine.
Oui, oui, toute une troupe de cachalots ! Et la voilà qui souffle ! La voilà qui saute !
Donnez de la voix ! donnez de la voix chaque fois !
Oui, oui, sir ! La voilà qui souffle ! La voilà qui sououffle qui sou-ou-ou-ffle !
À quelle distance ?
Deux milles et demi.
Par tous les tonnerres ! si près ! Tout le monde sur le pont !
J. ROSS BROWN. Gravures d’une croisière baleinière, 1846.
Le navire baleinier le Globe, à bord duquel eurent lieu les affreux événements dont nous allons rendre compte, avait son port d’attache dans l’île de Nantucket.
Récit de LAY ET HUSSEY, Survivants du Globe, A. D. 1828.
Poursuivi, une fois, par une baleine qu’il avait blessée, il la tint momentanément en respect avec une lance ; mais finalement le monstre furieux se rua sur le bateau ; lui-même et ses compagnons n’eurent la vie sauve que parce qu’en voyant que l’attaque ne pourrait être évitée, ils se jetèrent à l’eau.
Journal des Missions de Tyerman et Benett.
Monsieur Webster dit que « Nantucket est en soi d’un intérêt national aussi singulier que frappant. Sa population de huit à neuf mille personnes, vivant sur mer, ajoute largement chaque année à la prospérité nationale grâce à leur industrie qui réclame autant de courage que de persévérance. »
Tiré du discours au Sénat des États-Unis dans lequel Daniel Webster lança une motion pour la construction d’une digue à Nantucket, 1828.
La baleine tomba droit sur lui et le tua probablement sur le coup.
La baleine et ses chasseurs ou les Aventures du Baleinier et la biographie de la baleine, récits recueillis lors du voyage de retour du Commodore Preble par le RÉV. HENRY T. CHEEVER.
Si vous faites le moindre sacré bruit, répondit Samuel je vous expédie en enfer !
Vie de Samuel Comstock (Le mutin) par son frère WILLIAM COMSTOCK.
Autre version de l’histoire du navire baleinier Le Globe.
Les expéditions hollandaises et britanniques dans l’Arctique, si elles échouèrent dans leur objectif majeur qui était de découvrir un passage vers l’Inde, révélèrent du moins les habitats de la baleine.
Dictionnaire commercial de Mc Culloch.
En toutes choses existe la réciprocité, la balle ne bondit que pour rebondir, et en cherchant les lieux fréquentés par la baleine, les pêcheurs semblent avoir trouvé de nouveaux chenaux vers le mystérieux passage du Nord-Ouest.
… inédit…
On ne peut rencontrer, en mer, un navire baleinier sans être frappé à son approche. La voilure réduite, ses hommes en vigie, perchés au sommet des mâts, scrutant ardemment l’étendue immense, le vaisseau offre une image toute différente de celle des long-courriers.
« Des courants et de la pêche à la baleine. » Expéditions d’explorations faites par les États-Unis.
Les promeneurs des banlieues de Londres, ou d’ailleurs, se souviennent peut-être d’avoir vu fichés en terres d’immenses os recourbés, soit pour former une arche au-dessus d’un portail, ou l’entrée d’une tonnelle, et peut-être leur aura-t-on dit que c’étaient là des côtes de baleines.
Récit d’une expédition baleinière dans l’Arctique.
Lorsque les pirogues regagnèrent le navire, leur chasse terminée, les Blancs virent qu’il était tombé aux mains meurtrières des sauvages qui faisaient partie de l’équipage.
Relation d’un journal au sujet de la prise et de la reprise du navire baleinier Hobomack.
Bien des hommes d’équipage appartenant à un navire baleinier (américain) – c’est un fait de notoriété publique – désertent les navires sur lesquels ils étaient partis.
Croisière sur une baleinière.
Tout à coup, une masse puissante émergea des eaux et bondit à la verticale. C’était la baleine.
Minant Coffin ou le pêcheur de baleines.
La baleine, certes, est harponnée mais, songez-y, comment maîtriseriez-vous une fougueuse pouliche non rompue si elle n’avait qu’une corde attachée à la naissance de la queue.
Tiré d’un chapitre sur la pêche à la baleine, dans « De la quille à la pomme de mât ».
J’ai vu, une fois, deux de ces monstres (des baleines), sans doute le mâle et la femelle, nager lentement l’un derrière l’autre, à moins de distance d’un ricochet du rivage (en Terre de Feu) où le hêtre étendait ses branches.
DARWIN. Voyage d’un naturaliste.
Sciez ! s’écria le second lorsque tournant la tête il vit les mâchoires béantes d’un immense cachalot à la proue de la pirogue la menaçant d’un destruction foudroyante. Sciez ! Il y va de vos vies !
Wharton le tueur de baleines.
Gardez votre bonne humeur, mes gars, ayez du cœur au ventre,
Tandis que l’audacieux harponneur pique la baleine !
Chanson nantuckaise.
Ô le vieux et fier cachalot, dans tempête et la rafale
Sera dans son Océan natal un géant de puissance
Là où la puissance fait loi
Et sera roi de la mer infinie.
Chanson de baleinier.
Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années – peu importe combien – le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer. Cela me tient lieu de balle et de pistolet. Caton se lance contre son épée avec un panache philosophique, moi, je m’embarque tranquillement. Il n’y a là rien de surprenant. S’ils en étaient conscients, presque tous les hommes ont, une fois ou l’autre, nourri, à leur manière, envers l’Océan, des sentiments pareils aux miens.
Voyez votre cité sur l’île de Manhattan, ceinturée de quais comme les récifs de corail entourent les îles des mers du sud, et que le commerce bat de toutes parts de son ressac. À droite et à gauche ses rues mènent à la mer. La Batterie forme l’extrême pointe de la ville basse, dont le noble môle est balayé par les vagues et les vents frais encore éloignés de la terre quelques heures auparavant. Voyez, se réunir là, la foule des badauds de la mer !
Flânez dans la ville par une rêveuse après-midi de Sabbat. Allez de Corlears Hook à Coenties Slip, de là poussez au nord par Whitehall. Que voyez-vous ? Sentinelles silencieuses, plantées partout dans la ville, des milliers et des milliers d’hommes sont figés dans des songes océaniques. Les uns sont adossés aux pilotis, les autres assis au bout des digues, certains se penchent vers les pavois des navires de la Chine, d’autres, comme pour mieux contempler la mer, se sont hissés dans les gréements. Mais tous sont des terriens, cloîtrés toute la semaine entre des cloisons de bois ou de plâtre… rivés à des comptoirs, cloués à des bancs, courbés sur des bureaux. Comment cela se fait-il ? Les vertes prairies ont-elles disparu ? Que font-ils là ?
Mais voyez ! voici que des foules nouvelles arrivent, fonçant droit vers l’eau, destinées, semble-t-il, à un plongeon. Étrange ! Rien ne paraît devoir les satisfaire hormis l’ultime limite de la terre, une halte dans l’ombre abritée des entrepôts ne leur suffit pas. Non. Il leur faut s’approcher de l’eau d’aussi près qu’ils le peuvent sans y tomber. Et ils sont là, échelonnés sur des milles, sur des lieues. Tous venus, de l’intérieur des terres, par les sentiers et les allées, les rues et les avenues, du nord, de l’est, du sud et de l’ouest. Ils se sont tous agglutinés là, pourtant. Dites-moi, le pouvoir magnétique des aiguilles de tous ces compas marins les a-t-il attirés d’aussi loin ?
Et encore. Imaginez que vous êtes à la campagne, dans quelque haute région de lacs. Prenez le chemin qu’il vous plaira, n’importe lequel, neuf fois sur dix, il vous amènera au fond d’un vallon près d’une flaque abandonnée par un ruisseau. C’est de la magie ! Prenez le plus distrait des hommes, absorbé dans la plus profonde des rêveries, dressez-le sur ses jambes, incitez-le à poser un pied devant l’autre, et il vous conduira infailliblement vers l’eau, pour autant qu’il y en ait dans la région. Viendriez-vous à mourir de soif dans le grand désert américain, tentez l’expérience si un professeur de métaphysique fait partie de votre caravane. Certes, chacun le sait, l’eau et la méditation vont de pair à jamais.
Mais voici un artiste ! Son désir est d’exprimer pour vous, sur sa toile, le coin de paysage le plus enchanteur et le plus romantique de toute la vallée du Saco, le plus pénétré de rêve, d’ombre et de paix. Quel est son procédé ? Là se dressent ses arbres dont chacun a un tronc creux propre à abriter un ermite et son crucifix ; là, sa prairie sommeille et son troupeau s’assoupit ; de sa chaumière, au loin, s’élève une indolente fumée. Plus loin encore, dans la distance, à travers les bois, le dédale d’un chemin grimpe et s’enroule jusqu’aux éperons des montagnes baignées d’azur. Mais bien que l’image traduise l’extase, et bien que le pin secoue ses soupirs comme des feuilles sur la tête de ce berger, tout serait vain, si le regard du pâtre n’était pas subjugué par l’eau qui coule devant lui. Parcourez la prairie de juin, vous frayant, des lieues et des lieues durant, une voie à travers les lys tigrés qui croissent à la hauteur de vos genoux – quelle est votre nostalgie ? – L’eau… il n’y a pas là une goutte d’eau ! Si le Niagara déversait une chute de sable, feriez-vous des milliers de milles pour l’aller voir ? Pourquoi le malheureux poète du Tennessee, lorsqu’il reçut soudain deux poignées d’écus, en vint-il à peser s’il s’achèterait le manteau dont il avait tristement besoin, ou s’il investirait sa fortune à accomplir un voyage à pied jusqu’à Rockaway Beach ? Pourquoi presque tous les vigoureux garçons possédant une âme saine dans un corps sain sont-ils, une fois ou l’autre, pris de la folie d’aller voir la mer ? Pourquoi vous-même, lors de votre premier voyage comme passager, avez-vous ressenti ce frémissement mystique, lorsqu’on vous a annoncé que votre navire et vous-même aviez atteint la haute mer ? Pourquoi les anciens Perses ont-ils tenu la mer pour sacrée ? Pourquoi les Grecs lui ont-ils donné un dieu distinct, le propre frère de Jupiter ? Tout cela ne saurait être vide de sens. Plus lourde encore de signification l’histoire du Narcisse qui, ne pouvant faire sienne l’image tourmentante et douce que lui renvoyait la fontaine, s’y précipita dans la mort. Cette même image nous la percevons nous-mêmes sur tous les fleuves et tous les océans. C’est le spectre insaisissable de la vie, la clef de tout.
Toutefois, quand je dis avoir l’habitude de prendre la mer chaque fois que mon regard commence à s’embrumer, quand je me préoccupe par trop de mes poumons, je n’aimerais pas qu’on en conclue que j’y vais en tant que passager. Il y faudrait une bourse, or une bourse, s’il n’y a rien dedans, n’est qu’une loque. D’autre part les passagers ont le mal de mer, deviennent hargneux, insomniaques et n’ont, en général, pas grand plaisir. Non, je ne m’embarque jamais comme passager, et bien que j’ai quelque chose du loup de mer, je ne pars jamais non plus comme Commodore, Capitaine ou Maître-coq. Je laisse à ceux qui les apprécient ces distinctions et ces titres de gloire. Pour ma part, j’abhorre tout labeur honorable, respectable, les épreuves et tribulations de quelque nature qu’elles soient. J’ai bien assez à faire à m’occuper de moi-même sans assumer la responsabilité de navires, de trois-mâts barques, de bricks, de goélettes et que sais-je encore. Quant à m’engager comme coq – bien qu’il me faille reconnaître le prestige de cet emploi, le cuisinier valant à bord un officier, d’une certaine manière –, je n’ai jamais éprouvé de penchant au rôtissage des volailles… quoiqu’une fois rôties, raisonnablement beurrées, judicieusement salées et poivrées, personne ne parlera desdites volailles avec plus de respect, pour ne pas dire de révérence, que moi… C’est grâce à la passion idolâtre des Égyptiens que vous pouvez voir encore dans les fournils géants que sont les Pyramides les momies des ibis qu’ils ont rissolés et des hippopotames qu’ils ont fait rôtir.
Non. Quand je prends la mer c’est comme simple matelot de devant le mât, d’aplomb au gaillard d’avant et au sommet du mât de cacatois. À vrai dire, je reçois pas mal d’ordres, on me contraint de sauter d’espar en espar, comme une sauterelle dans la prairie de mai. Au début, cette soumission est assez déplaisante. Vous vous sentez blessé dans votre dignité surtout si vous êtes issu d’une vieille aristocratie terrienne, comme celle des Van Rensselear, des Randolph ou des Hardicanute. Combien davantage encore si, juste avant de mettre la main dans le pot à brai, vous posiez en grand seigneur parce que, instituteur de campagne, vous teniez en respect vos plus forts gaillards. Cuisant changement, je vous le garantis, que de passer de la fonction de maître d’école à celle de marin ; pour trouver le courage de sourire et de le supporter, il convient d’absorber une forte décoction de Sénèque et des Stoïques. Mais ceci même s’use avec le temps.
Si quelque vieux rat de capitaine m’ordonne de prendre un balai et de nettoyer les ponts, alors quoi ? Quel est le poids de cette humiliation, pesée, il s’entend, sur la balance du Nouveau Testament ? Pensez-vous que l’archange Gabriel aura de moi une opinion meilleure si, dans cette circonstance donnée, j’obéis à ce vieux rat avec promptitude et déférence ? Qui n’est pas esclave ? je vous le demande. De sorte que les vieux capitaines peuvent bien me donner des ordres, m’accabler de coups et de horions, j’ai la satisfaction de savoir que c’est dans l’ordre des choses, que tout un chacun est à peu près logé à la même enseigne – que ce soit sur le plan physique ou métaphysique – et que, l’universel coup de matraque ayant achevé sa tournée, les hommes n’ont plus qu’à se frictionner mutuellement les omoplates et s’estimer contents.
Je m’embarque aussi toujours comme matelot parce que ces messieurs se font un point d’honneur de me payer pour ma peine, alors que je n’ai jamais ouï-dire qu’ils aient donné un liard à un passager. Au contraire, les passagers doivent payer. Et il n’y a pas de différence au monde plus grande qu’entre payer et être payé. Le fait de payer est peut-être le pire fléau que nous aient attiré les maraudeurs du Paradis terrestre. Mais être payé… qu’y a-t-il de comparable à cela ? C’est merveille de voir l’empressement courtois avec lequel un homme reçoit de l’argent alors que nous sommes tous fermement convaincus que l’argent est la source de tous les maux affligeant le genre humain, et qu’en aucun cas le riche ne peut entrer au ciel. Ah ! comme nous nous livrons de gaieté de cœur à la perdition !
En dernier lieu, je m’engage toujours comme matelot parce que c’est un sain exercice et pour l’air pur qui fouette le gaillard d’avant. Car, en ce monde, les vents debout prédominent toujours sur les vents arrière (à condition toutefois de ne pas violer les règles de Pythagore) de sorte que, la plupart du temps, le Commodore ne reçoit au gaillard d’arrière qu’un air déjà frelaté par les marins du gaillard d’avant. Il croit avoir la primeur du vent, mais il n’en est rien. D’une manière à peu près identique, la roture mène ses chefs en bien des domaines sans que ceux-ci s’en doutent. Mais j’ignore la raison pour laquelle, après avoir goûté à plusieurs reprises des embruns en tant que marin marchand, je me mis dans la tête d’embarquer sur un navire baleinier. L’agent secret du Destin qui, invisible, exerce sur moi une surveillance constante, me suit discrètement et m’influence de manière inexplicable, répondra mieux que quiconque à cette question. Sans doute aucun, mon départ pour la pêche à la baleine figurait depuis bien longtemps au programme grandiose de la Providence, tel un court intermède musical, un solo dans une exécution orchestrale. L’affiche, j’imagine, devait l’annoncer à peu près en ces termes :
Élection brillamment disputée à la Présidence des États-unis
Expédition baleinière par un certain Ismaël
Batailles sanglantes en Afghanistan.
Je ne vois pas cependant la raison précise qui poussa les Parques imprésarios de ce Grand Théâtre à m’assigner ce rôle minable à bord d’un navire baleinier, alors que d’autres se voient accordé de jouer les vedettes dans de somptueuses tragédies, ou des rôles courts et faciles dans des comédies de bon ton, ou d’être un gai luron dans une farce ; bien que je ne puisse discerner leur raison précise, en me remémorant maintenant toutes les circonstances, je crois deviner la vérité sur les ressorts et les motifs qui, présentés sous des déguisements astucieux et divers, m’induisirent à entreprendre de jouer mon rôle, tout en me berçant de l’illusion que ce choix émanait de ma propre volonté et de mon libre-arbitre.
Le motif majeur fut engendré par l’image écrasante de la grande baleine elle-même. Un monstre aussi mystérieux que de mauvais augure échauffait toute ma curiosité de même que les mers sauvages et lointaines où il roule l’île de son corps massif ; et les périls sans nom auxquels il vous expose et contre lesquels on ne peut se prémunir. Tout cela et les merveilles par milliers promises à mes yeux et à mes oreilles par la Patagonie firent pencher ma décision du côté de mon vœu. Pour d’autres, ces motifs n’auraient peut-être pas constitué une tentation, mais moi, une éternelle démangeaison des choses lointaines me tourmente. J’adore naviguer sur des mers interdites et poser le pied sur des rivages inhumains. Sans méconnaître le Bien, je suis prompt à percevoir l’horreur et capable de fraterniser avec elle – si elle me le permet – puisque mieux vaut entretenir des relations amicales avec nos commensaux.
Pour toutes ces raisons, cette expédition baleinière fut la bienvenue ; les grandes écluses du pays des merveilles s’ouvraient brutalement et, à travers les mirages qui me poussèrent à céder à mon désir, pénétrèrent jusqu’au tréfonds de mon âme d’interminables processions de baleines, flottant, deux par deux, escortant un fantôme magnifique encapuchonné de blanc, telle une colline neigeuse sur le ciel.
Je fourrai une ou deux chemises dans mon vieux sac de voyage, le serrai sous mon bras puis me mis en route pour le cap Horn et le Pacifique. Ayant quitté la bonne vieille ville de Manhattan, j’arrivai en temps voulu à New Bedford. C’était un samedi soir de décembre. Je fus bien déçu d’y apprendre que le petit paquebot desservant Nantucket était déjà parti et qu’il ne se présenterait aucune occasion de départ avant le lundi.
Si la plupart des jeunes candidats aux souffrances et aux supplices de la pêche à la baleine s’embarquent de ce même New Bedford, il faut bien le dire, cette idée ne m’effleurait pas. J’étais résolu à ne prendre la mer que sur un navire de Nantucket, parce que tout ce qui se rapportait à cette fameuse vieille île était, pour moi, empreint d’un charme subtil et violent qui m’envoûtait. D’autre part, si, récemment, New Bedford s’était assuré le monopole de l’industrie baleinière, laissant bien à la traîne cette pauvre vieille Nantucket, celle-ci – Tyr de cette Carthage – la vit naître ; c’est là que fut hâlée à la côte la première baleine américaine. D’où partirent, sinon de Nantucket, les pêcheurs aborigènes, les Peaux-Rouges, lançant leurs pirogues à la poursuite du Léviathan ? Et d’où fit-il voile, sinon de Nantucket encore, cet audacieux petit sloop, partiellement chargé de pierres emportées – ainsi le veut l’histoire – pour être jetées aux baleines dans le but de juger de l’instant où elles seraient assez proches pour être harponnées depuis le beaupré ?
Avant de pouvoir gagner mon port d’embarquement j’avais à présent une nuit, un jour et une nuit encore, à passer à New Bedford. L’inquiétude me vint de savoir où j’allais manger et dormir pendant ce temps. C’était une nuit louche, pis que cela, une nuit très sombre et très lugubre, d’un froid cinglant. Je ne connaissais personne ici. Je draguai mes poches avec angoisse pour ne ramener que menue monnaie, aussi me fis-je la recommandation suivante, tandis que, debout au milieu d’une morne rue, mon sac sur l’épaule, je comparais les ténèbres du nord à l’obscurité du sud : « Ainsi où que tu ailles, Ismaël, où qu’en ta sagesse tu décides de loger pour la nuit, mon cher Ismaël, ne manque pas de te renseigner sur le prix et ne fais pas le difficile. »
J’arpentai lentement les rues et je passai devant les « Harpons croisés » mais cela sembla trop coûteux et trop gai. Plus loin, les fenêtres embrasées de l’« Auberge de l’Espadon » déversaient de si ardents rayons qu’ils paraissaient avoir fondu, sur son seuil net, la neige et la glace entassées partout ailleurs, dont le dur revêtement de plus de dix centimètres d’épaisseur offrait des aspérités tranchantes comme du silex, lesquelles m’étaient fort pénibles chaque fois que j’y butais, les semelles de mes bottes, longuement soumises à de cruelles épreuves, se trouvant en piteux état. Et je me répétai, m’arrêtant un instant pour contempler la lumière généreuse répandue dans la rue et pour écouter les tintements des verres à l’intérieur : « Trop coûteux et trop gai. » Et je m’encourageai enfin : « Va de l’avant, Ismaël, tu m’entends ! Ôte-toi de devant la porte, tes bottes rapiécées bouchent le chemin. » Je repartis. Mes pas se dirigèrent, instinctivement, vers les rues menant à l’eau, c’est là que, sans aucun doute, devaient se trouver les auberges les moins coûteuses, sinon les plus gaies.
De si lugubres rues ! de part et d’autre c’étaient des blocs d’encre, non des maisons, avec ici et là une chandelle, pareille à un feu follet sur une tombe. À cette heure de la nuit, en ce dernier jour de semaine, ce quartier de la ville était désert. Mais j’arrivai enfin devant la lueur fumeuse d’une bâtisse, large et basse, dont la porte grande ouverte était une invitation. Elle avait un air négligé, comme si elle était d’utilité publique et la première chose que je fis en entrant fut de trébucher sur un seau de cendres. Ah ! ah ! me dis-je, tandis que la poussière me prenait à la gorge, sont-ce là les cendres de Gomorrhe, la cité détruite ? S’il y a des « Harpons croisés » et un « Espadon », ceci ne peut être qu’à l’enseigne du « Traquenard ». Me ressaisissant toutefois, j’entendis à l’intérieur une voix forte, j’avançai et ouvris une seconde porte.
On se serait cru à Topheth, lors d’une séance du Grand Parlement noir. Des centaines de visages sombres alignés se tournèrent pour me regarder. Au fond, en chaire, l’Ange du Jugement, noir lui aussi, frappait sur un livre. C’était une église nègre et le prédicateur parlait de la noirceur des Ténèbres, de ses gémissements, de ses larmes et de ses grincements de dents. Ah ! Ismaël, me dis-je en faisant demi-tour : représentation de misère à l’enseigne du « Traquenard » !
Poursuivant ma route, j’arrivai enfin, près des docks, vers une lumière confuse et j’entendis, venue d’en haut, une plainte désespérée ; levant les yeux, je vis un panneau qui se balançait au-dessus de la porte. Un trait de peinture blanche représentait faiblement un jet vertical empanaché d’écume sous lequel on lisait : « Auberge du Souffleur Peter Coffin[1] » !
Cercueil ? Souffleur ? Rapprochement de mauvais augure, pensais-je. Mais on dit que c’est un nom répandu à Nantucket et je présumai que ce Peter en était originaire. La lumière était si falote, l’endroit paraissait en ce moment si tranquille, la petite maison était si délabrée – comme si elle eût été bâtie là avec les épaves d’un quartier incendié – la pauvreté semblait tellement arracher à l’enseigne son cri déchirant, que je me dis que c’était là par excellence le logement bon marché où l’on servirait le meilleur des cafés de pois grillés.
C’était une étrange maison : un toit à pignons, un côté tristement penché par la paralysie. Elle se tenait à un angle de rues exposé et glacial, où Eurus, le vent des tempêtes, hurlait comme jamais il ne le fit autour du navire secoué de ce pauvre Paul. Pourtant le vent le plus sauvage est un zéphyr lorsqu’on est au coin du feu, les pieds contre la plaque de cheminée, se rôtissant paisiblement avant d’aller au lit. Au sujet d’Eurus, ce vent de tempêtes – dit un auteur ancien dont je possède le seul manuscrit existant – il y a une différence admirable suivant que vous l’observez d’une fenêtre dont seule la vitre extérieure est givrée ou que vous l’éprouviez de cette fenêtre, sans carreaux, où le gel sévit des deux côtés et dont le pauvre hère a la Mort pour seul vitrier. C’est bien vrai, pensais-je, tandis que me revenait en mémoire ce passage du vieux manuscrit. Le raisonnement est sage. Oui, ces yeux sont des fenêtres et ce corps qui est mien en est la maison. Quel dommage pourtant qu’on n’ait pas bouché les fentes et les lézardes avec un peu de charpie ici ou là. Mais il n’est plus temps d’y porter remède. L’univers est achevé, on y a mis la dernière main et les débris ont été charroyés, voici des millions d’années. Pauvre Lazare, gisant là, un pavé en guise d’oreiller, claquant des dents contre la pierre, grelottant dans ses haillons, il pourrait bien se boucher les oreilles avec des chiffons, mordre un épi de maïs, que cela ne le garantirait pas du tempétueux Eurus. Eurus ! s’écrie le vieux riche drapé dans son vêtement de soie pourpre (celui qu’il eut par la suite fut bien plus rouge encore !) beuh… beuh !… quelle belle nuit de gel, quel n’est pas l’éclat d’Orion, quelle lumière septentrionale ! Qu’ils parlent des serres chaudes de leurs éternels étés et qu’on me laisse le privilège de me créer mon été à moi avec mon propre charbon.
Mais qu’en pense Lazare ? Peut-il réchauffer ses mains bleuies en les tendant vers les aurores boréales ? Lazare ne préférerait-il pas être à Sumatra plutôt qu’ici ? N’aimerait-il pas mieux, de beaucoup, s’étendre de tout son long contre la ligne de l’équateur ? Oui, juste Ciel, oui ! Il se jetterait bien dans la fournaise de l’enfer pour échapper à ce gel.
Mais il y a davantage de matière à étonnement à voir Lazare gisant là, sur le seuil de l’homme riche, qu’à découvrir un iceberg échoué au rivage d’une des Moluques. Pourtant le riche lui-même vit, tel un Tsar, dans le palais de glace d’un monde de soupirs transis, et comme il préside une société de tempérance, il ne boit que les larmes tièdes des orphelins.
Mais assez pleurniché ! Nous partons pour la pêche à la baleine et cela nous en fournira des occasions nouvelles. Raclons la glace de nos semelles gelées et voyons quelle sorte d’endroit peut bien être cette « Auberge du Souffleur ».
En entrant dans cette auberge à pignons, on se trouvait dans le dédale d’une entrée, large et basse, dont les lambris anciens rappelaient la carène d’un navire condamné. D’un côté, se trouvait un immense tableau, à l’huile, si parfaitement enfumé, si effacé que, sous ce faux-jour, il fallait se livrer à une étude approfondie et à un déchiffrage systématique, prendre des renseignements auprès des voisins, pour arriver à deviner un tant soit peu de ce qu’il représentait. D’innombrables ombres et pénombres vous invitaient, de prime abord, à penser que quelque jeune artiste ambitieux avait, à l’époque des sorcières de la Nouvelle-Angleterre, entrepris d’y dépeindre un chaos satanique. Mais en se concentrant dans une contemplation forcenée, en se livrant à des méditations répétées, et surtout en ouvrant la petite fenêtre du fond de l’entrée, on en venait à la conclusion qu’une telle idée, démentielle qu’elle fût, n’était peut-être pas infondée.
Mais le plus intrigant et le plus déconcertant, c’était au centre du tableau une masse souple, longue, noire, planant au-dessus de trois lignes perpendiculaires, bleues et pâles, flottant dans une écume innommable. Un tableau marécageux, bourbeux, pâteux, en vérité ! propre à déranger l’esprit d’un nerveux. Pourtant on se sentait figé par ce qu’il en émanait de sublimité indéfinissable, suggérée, défiant l’imagination, et l’on en venait à se jurer de découvrir le sens de cette peinture étonnante. De temps en temps, une idée lumineuse, mais hélas décevante, vous traversait : c’est une tempête sur la mer Noire à minuit ; c’est le combat cosmique des quatre éléments ; c’est une lande désolée ; c’est une scène hivernale hyperboréenne ; c’est la débâcle des glaces sur le fleuve Temps. Toutes ces divagations cédaient enfin devant ce quelque chose d’inquiétant au centre du tableau. Cela étant identifié, le reste perdait son mystère. Mais voyons ! cela ne ressemble-t-il pas vaguement à un poisson gigantesque ? au grand Léviathan lui-même ?
En fait, l’intention de l’artiste semblait avoir été la suivante : d’après ma propre théorie, appuyée sur les opinions recueillies auprès des personnes d’âge que je consultai sur la question : le tableau représente un cap-hornier pris dans un ouragan, sur le point de sombrer dans le bouillonnement des flots, seuls ses trois mâts brisés émergent encore, et une baleine en fureur, décidée à bondir par-dessus le navire, se trouve dans la situation insensée de s’empaler sur les trois têtes de mâts.
Sur le mur opposé de l’entrée s’étalait un éventail barbare de massues et de lances monstrueuses. Les unes portaient des dents serrées et luisantes pareilles à des scies d’ivoire, d’autres des touffes de cheveux humains ; l’une d’elles, en forme de faucille, était pourvue d’un large manche en demi-lune, dessinant la courbe dont un faucheur, au bras démesuré, abat l’andain. On était envahi d’horreur en la regardant et l’on se demandait quel sauvage dénaturé et cannibale avait bien pu faire une moisson de mort avec cet outil affreux et tranchant. Parmi ces armes se trouvaient des lances à baleines rouillées et des harpons cassés ou tordus. Certaines avaient une histoire. Avec cette lance, jadis longue, et à présent tristement coudée, Nathan Swaine tuait, il y a de cela cinquante ans, quinze baleines entre le lever et le coucher du soleil. Et ce harpon – transformé en tire-bouchon – fut emporté, dans les mers de Java, par une baleine qui, des années plus tard, fut tuée au cap Blanc. Le fer l’avait pénétrée près de la queue et, comme une aiguille va et vient dans le corps d’un homme, il fit un trajet de quarante pieds et fut retrouvé implanté dans la bosse.
Traversant cette entrée sombre, on passait ensuite sous une arche surbaissée, pratiquée dans ce qui avait dû être, autrefois, une grande cheminée centrale et ronde, puis on entrait dans la salle commune. Un endroit plus sombre encore, avec de grosses poutres si basses, et un vieux plancher si racorni qu’on s’imaginait être dans la coque d’un vieux navire, surtout par une pareille nuit où le vent hurlait, secouant furieusement cette arche archaïque ancrée à son carrefour. D’un côté, une table basse et longue, semblable à une étagère, portait des boîtes dont les vitres craquelées abritaient des objets rares et poussiéreux recueillis dans tous les recoins de ce vaste monde. Un antre obscur formait l’angle le plus reculé de la pièce – le bar – ébauchant grossièrement une tête de baleine. Il s’abritait d’ailleurs sous la voûte d’un maxillaire de baleine si grand qu’il eût aisément laissé passer une diligence. À l’intérieur, des rayons crasseux supportaient des vieilles carafes, des bouteilles, des flacons ; et entre ses mâchoires voraces, tel un autre Jonas poursuivi par une malédiction (et on le surnommait Jonas), s’affairait un petit vieillard desséché qui, contre espèces sonnantes, servait amoureusement, aux marins, le delirium et la mort.
Les verres dans lesquels il versait son poison étaient abominables. Honnêtes cylindres à l’extérieur, ces verres infâmes, boursouflés et verts, s’amincissaient à l’intérieur en un cône de tricherie. Des parallèles étaient gravés sur le pourtour de ces verres de voleur. Empli jusqu’à l’un deux, cela vous coûtait un penny, jusqu’à cet autre, un penny de plus, et ainsi de suite jusqu’à ce que le verre fût plein : la mesure « cap Horn » que vous avaliez pour un shilling.
Lorsque j’entrai dans la pièce, un groupe de jeunes marins, réunis autour d’une table, examinaient à la faible lumière un lot de ces petits objets de fantaisie qu’ils fabriquent au cours des voyages. Je demandai une chambre au patron, il me répondit que la maison était comble… plus un lit disponible.
– Mais baste ! ajouta-t-il en se tapant le front. Auriez pas d’objections à partager le plumard d’un harponneur, pas vrai ? Je suppose que vous partez pour la pêche à la baleine, alors mieux vaut vous habituer tout de suite à ce genre de choses.
Je lui dis que je n’aimais pas dormir à deux ; mais que si j’y étais vraiment obligé, j’aimerais au moins savoir qui était ce harponneur, et ajoutai que s’il n’y avait vraiment pas d’autre place, et si le harponneur n’était pas inqualifiable, plutôt que de rôder dans une ville étrangère par une si cruelle nuit, je partagerais la couche de n’importe quel homme correct.
– C’est bien ce que je me disais. Très bien. Asseyez-vous. Souper ? Voulez-vous souper ? Ce sera tout de suite prêt.
Je m’assis sur un vieux banc à dossier, gravé comme un banc de la digue. À l’autre extrémité, un matelot songeur contribuait à l’orner davantage à l’aide de son couteau de poche ; penché en avant, il travaillait assidûment le bois entre ses jambes. Il s’exerçait à sculpter un navire sous toute sa toile mais, à mon avis, ça n’avançait guère.
Enfin quatre ou cinq d’entre nous furent invités à passer dans une pièce voisine pour le repas. On s’y serait cru en Islande tant il y faisait froid – point de feu du tout –, le patron prétendait qu’il n’avait pas les moyens d’un tel luxe. Seulement deux funèbres chandelles de suif, dans leur suaire… Il ne nous restait qu’à boutonner nos vestes de singes et à porter, entre nos mains à demi gelées, un thé brûlant jusqu’à nos lèvres. La nourriture, en revanche, était des plus substantielles, non seulement de la viande et des pommes de terre mais encore des boulettes bouillies. Juste ciel ! ces boulettes indigestes pour le souper ! Un jeune gars en houppelande verte leur faisait un sort.
– À ce train-là, mon garçon, lui dit le patron, sûr et certain que vous aurez des cauchemars.
– Patron, chuchotai-je, est-ce que c’est le harponneur ?
– Oh ! non, dit-il avec un sourire diabolique, le harponneur est un gars au teint sombre. Il ne mange pas de boulettes, lui, il ne mange que des steaks… et saignants !
– Du diable ! Où est ce harponneur ? Est-ce qu’il est ici ? demandai-je.
– Il ne va pas tarder… répondit-il.
Ce fut plus fort que moi, je commençai à trouver suspect ce harponneur au « teint sombre ». Et je résolus que, si nous devions décidément dormir ensemble, il faudrait qu’il se déshabille et se couche avant moi.
Le repas terminé, notre compagnie retourna dans la salle du bar, où ne sachant que faire de moi-même, je décidai de passer le reste de la soirée en spectateur.
Un chahut formidable se faisait justement entendre au-dehors. Se levant, le patron s’écria : « Voici l’équipage du Grampus. On en parlait ce matin, un voyage de trois ans et un navire plein. Hourrah, les gars ! nous allons avoir les dernières nouvelles des Fidji. »
Des bottes résonnèrent lourdement dans l’entrée, la porte s’ouvrit brutalement et une fougueuse équipe de marins entra. Enveloppés dans leurs capotes poilues, emmitouflés de cache-nez de laine, reprisés et loqueteux, les barbes raides de glaçons, on eût dit une invasion d’ours du Labrador. Ils venaient de débarquer et c’était la première maison dans laquelle ils posaient le pied. Il n’y a, dès lors, rien d’étonnant à ce qu’ils se dirigeassent, comme un seul homme, vers la gueule de la baleine – le bar – où l’antique petit Jonas ridé, qui y officiait, versa à tous des rasades. L’un deux se plaignant d’un mauvais rhume de cerveau, Jonas lui fit une mixture de gin et de mélasse, assez pareille à de la poix, lui jurant que c’était la panacée idéale pour tous les rhumes et corizas de la création, même les plus rebelles, qu’on les eût attrapés sur la côte du Labrador ou exposé au vent sur une banquise.
L’alcool eût tôt fait de leur monter à la tête, comme il arrive généralement même aux plus fieffés ivrognes lorsqu’ils débarquent et ils commencèrent à mener grand tapage.
Pourtant je remarquai que l’un d’eux se tenait à l’écart, et bien qu’il parût soucieux de n’être pas un rabat-joie pour ses camarades à cause de sa gravité, il évitait de se mêler au chahut. Il m’intéressa aussitôt ; et étant donné que des dieux marins voulurent qu’il devînt très bientôt mon compagnon (de lit seulement dans l’histoire) je vais tenter de le décrire un peu. Il faisait six bons pieds de haut, d’imposantes épaules et une poitrine comme un batardeau. J’ai rarement vu un homme ayant une pareille carrure. Son visage tanné, d’un brun sombre, faisait paraître encore plus étincelantes ses dents blanches ; au fond de ses yeux passaient les ombres profondes de souvenirs qui ne paraissaient guère lui apporter de joie. Son accent trahissait un homme du Sud et sa belle prestance me fit penser qu’il était un de ces puissants montagnards venus des Alleghanies en Virginie. Lorsque l’orgie de ses camarades atteignit son paroxysme, cet homme disparut discrètement, et je ne le revis pas jusqu’au moment où il devint mon compagnon en mer. Pourtant, quelques instants à peine s’étaient écoulés que les matelots remarquèrent son absence et comme il semblait avoir du prestige auprès d’eux, ils hurlèrent d’une même voix : Bulkington ! Bulkington ! Où est Bulkington ? et s’élancèrent à sa poursuite hors de la maison.
Il était maintenant près de neuf heures et un calme, qui paraissait surnaturel après ces bacchanales, régna dans la pièce, je commençai à me féliciter du petit plan que j’avais échafaudé juste avant l’entrée des marins.
Aucun homme n’aime coucher à deux ; en fait, votre propre frère lui-même n’est pas le bienvenu dans votre lit. J’en ignore la raison mais tout le monde préfère la solitude du sommeil. Et quand il faut dormir avec un étranger, dans une auberge étrangère, en une ville étrangère et que cet étranger est un harponneur, alors vos objections se multiplient. Je ne voyais pas non plus de raison valable à être contraint, moi plutôt qu’un autre, de partager mon lit ; car les marins ne dorment pas davantage à deux en mer que les rois célibataires de la terre ferme. Naturellement ils dorment tous dans le même carré, mais chacun a son hamac, se couvre avec sa propre couverture et dort dans sa propre peau.
Plus je songeais à ce harponneur, plus me devenait intolérable l’idée de dormir avec lui. On pouvait raisonnablement se dire qu’un harponneur n’avait pas des dessous – de coton ou de laine – des plus propres, et moins encore des plus raffinés. J’en avais la chair de poule. D’autre part, il se faisait tard, et mon respectable harponneur aurait dû être rentré et prêt à aller au lit. En supposant encore qu’il me tombe dessus à minuit, comment saurais-je de quel bouge infâme il sortait ?
– Patron ! J’ai changé d’avis au sujet du harponneur. Je ne coucherai pas avec lui. J’essayerai ce banc.
– Comme vous voudrez ; je regrette de ne pas pouvoir vous prêter une nappe en guise de matelas, cette planche est diablement raboteuse, dit-il en palpant les nœuds et les entailles. Mais attendez un peu, poltron, j’ai un rabot de charpentier dans le bar, attendez, vous dis-je, je vais vous installer douillettement. Aussitôt dit aussitôt fait, il prit le rabot et, essuyant d’abord le banc avec son vieux mouchoir de soie, il s’attaqua énergiquement au rabotage de mon lit tout en ricanant comme un singe. Les copeaux volaient de droite et de gauche, jusqu’à ce qu’enfin la lame vînt buter contre un nœud rébarbatif. Le patron était près de se fouler le poignet et je l’adjurai par tous les grands dieux de renoncer ; ce lit était assez doux pour me convenir, et je ne voyais pas très bien comment on eût pu transformer en duvet une planche de pin. De sorte qu’il ramassa les copeaux avec un dernier ricanement, les jeta dans le grand fourneau au milieu de la pièce, puis partit vaquer à ses affaires, m’abandonnant à une sombre méditation.
Je pris la mesure du banc et constatai qu’il était d’un pied trop court ; on pouvait y remédier avec une chaise. Mais il était d’un pied trop étroit et l’autre banc qui se trouvait dans la pièce avait deux pouces de plus que celui qui venait d’être raboté, de sorte qu’on ne pouvait les accoupler. Je disposai alors le premier banc en long contre la seule partie libre du mur, en ménageant un petit intervalle pour mon dos. Mais je découvris bientôt qu’un tel courant glacé passait sous la fenêtre que cette formule n’était pas du tout satisfaisante, d’autant plus que la porte branlante envoyait un courant d’air rejoindre celui de la fenêtre, produisant de petits tourbillons exactement à l’endroit où j’envisageais de passer la nuit.
Que le diable emporte ce harponneur, pensai-je, mais au fond, ne pourrais-je pas prendre les devants sur lui, tirer le verrou depuis l’intérieur, sauter dans son lit, sans être réveillé par des coups violents dans la porte ? Cela paraissait n’être pas une mauvaise idée ; réflexion faite je l’abandonnai. Car comment savoir si le lendemain matin, dès que je sortirai de la chambre, le harponneur ne se tiendra pas sur le seuil, prêt à me rosser.
Jetant encore un regard autour de moi, ne voyant aucune possibilité de passer une nuit supportable ailleurs que dans le lit de quelqu’un d’autre, j’en vins à me dire qu’après tout je nourrissais peut-être des préjugés malséants sur ce harponneur inconnu. Je vais attendre un moment, me dis-je ; il ne saurait tarder. Alors je le dévisagerai attentivement, et peut-être que nous pourrons être de bons compères après tout… on ne peut pas savoir. Cependant, les autres pensionnaires arrivaient, seuls ou par deux, ou par trois et s’allaient coucher. De mon harponneur, pas l’ombre.
– Patron, dis-je, quelle sorte de gars est-ce ? Rentre-t-il toujours à des heures pareilles ? Il était à présent près de minuit.
Le patron gloussa et parut fort émoustillé par une idée qui ne pouvait que m’échapper.
– Non, répondit-il, d’habitude il se couche comme les poules – tôt couché, tôt levé – eh oui, c’est l’oiseau qui trouve le ver. Mais ce soir, il fait du colportage, voyez, et je ne sais pas ce qui le retient si longtemps, à moins, peut-être, qu’il n’ait pas réussi à vendre sa tête.
– Vendre sa tête ? Que me racontez-vous comme sornettes ? demandai-je avec colère. Voulez-vous me faire accroire, patron, que ce harponneur passe cette nuit bénie de samedi, enfin ce dimanche matin, à essayer de monnayer sa tête de porte à porte ?
– C’est exactement ça, dit le patron, je lui ai bien dit qu’ici il n’y aurait rien à faire, le marché est saturé.
– Saturé de quoi ? hurlai-je.
– De têtes, pour sûr. Est-ce qu’y a pas déjà trop de têtes au monde ?
– Je vais vous parler net, patron, dis-je tranquillement, vous feriez mieux de renoncer à allonger ces bobards… je ne suis pas un novice.
– Peut-être pas, dit-il en se taillant un cure-dent, mais j’ai comme une idée que vous seriez passé à tabac comme un novice si ce harponneur vous entendait dire du mal de sa tête.
– Je la lui casserai, répondis-je, au comble de la fureur que faisait naître en moi l’invraisemblable farrago du patron.
– Elle est déjà cassée, dit-il.
– Cassée, vous voulez bien dire cassée ?
– Pour sûr, c’est bien pour ça qu’il n’arrive pas à la vendre, j’imagine.
– Patron, lui dis-je en marchant sur lui, glacial comme le mont Hécla sous une tempête de neige, patron, cessez de tailler ce cure-dent. Vous et moi devons arriver à nous comprendre, et cela sans tarder. Je suis venu chez vous pour avoir un lit, vous me répondez que vous ne pouvez m’en offrir que la moitié d’un, l’autre moitié étant propriété d’un certain harponneur. Et à propos de ce harponneur, que je n’ai pas encore aperçu, vous insistez pour me raconter les histoires les plus insensées et les plus exaspérantes, dans le but de semer en moi des sentiments de méfiance envers un gars que vous destinez à être mon compagnon de lit – ce qui représente, patron, le comble de l’intimité et de la confiance. Je vous demande à présent de me répondre franchement et de me dire qui est ce harponneur, quelle sorte d’individu c’est, et si je peux, en toute sécurité et à tous égards, passer la nuit avec lui. Et tout d’abord je vous demanderai de vous dédire au sujet de cette histoire de vente de tête qui, si elle est vraie, prouve assez clairement que ce harponneur est fou à lier, et il n’entre pas dans mes vues de coucher avec un fou, et vous, monsieur, vous-même veux-je dire, patron, j’entends bien, vous, monsieur, en m’incitant sciemment à le faire, vous vous exposez à des poursuites pénales.
– Ben, dit le patron, en respirant profondément, voilà un sermon joliment long pour un gars qui aime plaisanter de temps à autre comme moi. Mais calmez-vous, calmez-vous, ce fameux harponneur dont je vous ai parlé vient d’arriver des mers du Sud, où il a acheté un paquet de têtes momifiées en Nouvelle-Zélande (une curiosité, vous savez), il les a toutes vendues sauf une, et celle-là il essaie de la vendre ce soir, parce que demain c’est dimanche, et que ce ne serait pas convenable d’aller vendre des têtes humaines dans les rues quand les gens vont à l’église. C’est ce qu’il voulait faire dimanche passé, mais je l’ai arrêté sur le pas de la porte comme il partait avec quatre têtes suspendues à une ficelle, comme un chapelet d’oignons.
Ce récit dissipa ce mystère autrement inexplicable, et s’il prouvait, somme toute, que le patron n’avait pas l’intention de se moquer de moi, il me poussait également à me demander quelle opinion je devais me faire d’un harponneur qui passait toute la nuit du samedi, et jusqu’à l’aube du jour du sabbat, engagé dans cette affaire de cannibalisme consistant à vendre les têtes de défunts idolâtres.
– Soyez sûr, patron, que ce harponneur est un homme dangereux.
– Il paye régulièrement. Mais allons, il se fait tard, il vaut mieux que vous sondiez, voilà un bon lit : Sal et moi on a dormi dans ce lit la nuit qu’on s’est collés. Il y a bien assez de place pour se retourner à deux dans ce lit ; c’est un puissant grand lit. Juste avant qu’on le mette au rancart, Sal y faisait dormir notre Sam et le petit Johnny aux pieds. Mais une nuit, en rêvant, je l’ai envoyé bouler par terre et Sam a failli se casser le bras. Après ça, Sal a dit que ça n’allait plus. Suivez-moi, je vais vous faire de la lumière en un clin d’œil, et sur ces mots il alluma une chandelle, me la tendit en s’offrant à me diriger. Mais je ne bougeais pas, hésitant ; regardant une pendule dans un coin, il s’écria : Ma foi, c’est dimanche, vous ne verrez pas ce harponneur cette nuit, l’a dû trouver un port quelque part… Alors, venez ; venez donc, est-ce que vous n’allez pas vous décidez à venir ?
Je considérai la question un instant, nous montâmes et il m’introduisit dans une petite chambre froide comme un coquillage, indubitablement meublée d’un lit prodigieux, presque assez vaste, en fait, pour que quatre harponneurs pussent y dormir côte à côte.
– Voilà, dit le patron en posant la chandelle sur un vieux coffre de marin branlant qui tenait lieu à la fois de meuble de toilette et de table. Là, mettez-vous à l’aise, à présent, je vous souhaite une bonne nuit.
Je quittai le lit des yeux pour me tourner vers lui mais déjà il avait disparu. Je rabattis le couvre-lit et me penchai ; bien que ce lit ne fût pas élégant, il supportait vaillamment un examen approfondi. Je fis alors le tour de la chambre ; le lit et la table mis à part, il n’y avait point d’autres meubles, les quatre murs, une grossière étagère et un devant de cheminée représentant un homme frappant une baleine. Parmi les objets qui ne faisaient pas à proprement parler partie de la chambre, se trouvaient un hamac roulé dans un coin et un grand sac de marin contenant la garde-robe du harponneur et tenant incontestablement lieu de malle. Sur l’étagère au-dessus de la cheminée il y avait encore un paquet de curieux hameçons en os de poissons, et un long harpon appuyé à la tête du lit.
Mais qu’y a-t-il donc là sur le coffre ? Je pris la chose, l’approchai de la chandelle, la tâtai, la humai, fis toutes les tentatives imaginables pour arriver à une conclusion satisfaisante à son sujet. Je ne pouvais la comparer qu’à un grand paillasson bordé de petites ferrures cliquetantes, assez semblables aux piquants de porc-épic peints des mocassins indiens. Comme dans un poncho sud-américain, un trou ou une fente s’ouvrait au milieu. Mais serait-il possible qu’un harponneur sain d’esprit puisse endosser un paillasson pour parader dans les rues d’une ville chrétienne ainsi accoutré ? Je le passai pour l’essayer et il m’écrasa sous son poids, étant anormalement épais, velu et, j’en avais le sentiment, un peu humide, comme si ce mystérieux harponneur l’avait porté un jour de pluie. Ainsi vêtu, je me dirigeai vers un bout de miroir collé contre le mur et de ma vie je ne vis spectacle si affreux. Je sortis si précipitamment de ce poncho que j’en attrapai le torticolis.
Je m’assis au bord du lit et me mis à penser à ce harponneur colporteur de têtes et à son paillasson. Ainsi perché je me livrai à la méditation, puis je me levai, ôtai ma veste et poursuivis mes réflexions debout au milieu de la chambre. Enfin j’enlevai mon gilet et derechef je méditai quelque peu en bras de chemise. Commençant à avoir froid, à demi dévêtu de la sorte, et me souvenant que le patron avait dit que le harponneur ne rentrerait plus de la nuit, étant donné l’heure tardive, sans autre forme de procès, je giclai hors de mes bottes et, soufflant la chandelle, je me jetai dans le lit en me confiant à la Providence.
Que le matelas fût bourré d’épis de maïs ou de bris de vaisselle, impossible de le savoir, mais je me tournai et me retournai sans pouvoir dormir de longtemps. Tandis que je glissais dans une légère somnolence, presque sur le point de tomber dans les bras de Morphée, j’entendis un pas pesant sonner dans le corridor et je vis un rai de lumière filtrer sous la porte.
Dieu me préserve, pensai-je, ce doit être le harponneur, ce diable vendeur de têtes. Mais je demeurai étendu sans bouger, résolu à ne pas piper mot qu’on ne m’eût adressé la parole. La chandelle dans une main, ladite tête de Nouvelle-Zélande dans l’autre, l’étranger entra dans la chambre et sans un regard vers le lit, il posa la lumière à bonne distance de moi dans un coin à terre et commença à se débattre avec les cordons du grand sac dont j’ai déjà parlé. J’avais hâte de voir son visage, mais il était détourné et penché, occupé momentanément à dénouer les lacets du sac. Cela fait, il se retourna pourtant et alors ! Dieu du ciel ! quel spectacle ! Quel visage ! d’une couleur tout à la fois tirant sur le noir, le pourpre, le jaune et marqué, ici et là, de damiers d’aspect noirâtre. Oui, c’est bien ce que je pensais, un terrible compagnon de lit ; il s’est bagarré, a été affreusement balafré et il sort tout droit d’entre les mains du chirurgien. Mais comme il se tournait vers la lumière, je vis clairement que les carreaux noirs sur ses joues ne pouvaient être des emplâtres. C’étaient des taches d’une espèce ou d’une autre. D’abord je ne sus qu’en penser, puis j’eus le pressentiment de la vérité. Il me revint en mémoire l’histoire d’un Blanc – un baleinier lui aussi – qui, tombé entre les mains de cannibales, avait été tatoué par eux. J’en conclus que ce harponneur, au cours de ses lointains voyages, avait connu semblable aventure. Et qu’est-ce que cela, après tout ? pensai-je. Il ne s’agit que de son apparence, on peut être un honnête homme dans n’importe quelle peau. Mais alors que penser de ce teint d’un autre monde, je veux dire, de cette partie de sa peau qui n’était pas tatouée. Naturellement ce pouvait n’être qu’un cuir épais tanné par les ciels des tropiques. Mais je n’avais jamais entendu dire qu’un soleil brûlant fît virer un homme blanc à une pourpre nuancée de jaune. Toutefois je n’étais jamais allé dans les mers du Sud, et peut-être que le soleil de ces régions produisait sur la peau cet effet extraordinaire. Pendant tout le temps que ces pensées fulgurantes traversaient mon esprit, le harponneur ne remarqua nullement ma présence. Mais après avoir eu quelque difficulté à ouvrir son sac, il commença à fouiller à l’intérieur et en tira bientôt une sorte de tomahawk et une sacoche en peau de phoque poilue. Il les plaça sur le coffre au milieu de la chambre, puis saisissant la tête de Nouvelle-Zélande, une chose assez effroyable, il la fourra dans la sacoche. Il enleva son chapeau – un chapeau de castor tout neuf – et je fus sur le point de hurler de saisissement. Il n’avait pas un cheveu sur la tête – rien du moins dont il valût la peine de parler – rien… sauf un petit scalp noué en boucle sur le front. Cette tête chauve et pourpre apparaissait à présent comme un crâne léprosé. Si l’étranger ne s’était trouvé entre la porte et moi, j’aurais bondi en dehors plus rapidement que je n’ai jamais englouti un bon repas.
Et bien qu’on fût au second étage, ces circonstances me firent songer à sauter par la fenêtre. Je ne suis pas lâche, mais que penser de ce bandit pourpre, colporteur en têtes ? Cela défiait absolument ma compréhension. L’ignorance est la mère de l’épouvante, j’étais tellement désemparé et confondu par cet étranger que, je dois l’avouer, je n’aurais pas eu davantage peur du diable lui-même faisant irruption dans ma chambre au milieu de la nuit. En fait, j’étais à ce point pénétré d’effroi que je n’avais pas le cran nécessaire, à ce moment-là, pour lui adresser la parole et obtenir de lui la réponse qui eût expliqué tout ce qui paraissait si inexplicable en lui.
Cependant il se déshabillait et je vis sa poitrine et ses bras. Aussi vrai que je vis, ces parties cachées de son corps étaient un échiquier identique à son visage, tout son dos était également carrelé de noir, on aurait dit qu’il revenait d’une guerre de Trente Ans et qu’il aurait fui portant seulement une chemise d’emplâtres. Qui plus est, l’impression n’épargnait pas ses jambes, on eût cru voir une légion de grenouilles vert foncé assaillir des troncs de jeunes palmiers… Il était bien évident à présent que ce devait être quelque abominable sauvage, embarqué à bord d’un baleinier dans les mers du Sud, posant ainsi le pied en terre chrétienne. Je tremblais rien que d’y penser. De plus un vendeur ambulant de têtes, peut-être de celles de ses propres frères. Il pourrait lui venir le goût d’avoir la mienne… Seigneur ! Voyez, ce tomahawk !
Mais je n’eus pas le loisir de trembler car le sauvage se livra alors à une occupation qui me subjugua et retint toute mon attention, me convainquant que j’avais bel et bien affaire à un païen. Allant jusqu’à son lourd pardessus, ou paletot-pilote, ou noroît qu’il avait auparavant déposé sur une chaise, il en fouilla les poches et finit par en extraire une étrange figurine, informe, bossue, exactement de la couleur d’un bébé congolais de trois jours. Pensant à la tête réduite, j’en vins presque à croire un instant que cet homoncule noir était véritablement un nouveau-né conservé par un procédé identique. Puis, remarquant que cela n’avait aucune souplesse, que c’était brillant, sensiblement comme de l’ébène polie, j’en conclus que ce n’était rien de plus qu’une idole de bois, ce que cela s’avéra être en effet. Le sauvage se dirigea alors vers la cheminée vide, ôta l’écran de papier et installa sa figurine bossue, telle une quille, entre les landiers. Le chambranle de la cheminée, les briques à l’intérieur étaient couverts d’une suie épaisse, de sorte que je me disais que ce foyer était un autel ou une chapelle tout indiquée pour une idole congolaise.
Les yeux rivés sur la figurine à demi visible, me sentant toujours bien mal à l’aise, j’attendais ce qui allait suivre. Il puisa d’abord dans la poche de son pardessus une poignée de copeaux, et les disposa avec soin devant l’idole ; dessus, il ajouta un biscuit de mer et, approchant la lampe, il alluma les copeaux pour le feu du sacrifice. Après plusieurs tentatives, avançant brusquement ses doigts dans la flamme et les en retirant non moins brusquement (ce qui, semble-t-il, dut les rôtir cruellement), il parvint à reprendre le biscuit, puis soufflant dessus, tant pour le refroidir que pour le débarrasser des cendres, il l’offrit poliment au petit nègre. Mais ce diable en réduction ne parut pas tenté par une nourriture aussi desséchée, il ne remua pas les lèvres. Ces étranges singeries s’accompagnaient de bruits gutturaux encore plus étranges émis par l’adepte qui paraissait traduire ses prières en mélopées ou chanter quelque psalmodie païenne et dont le visage, en même temps, se convulsait d’une manière tout à fait contre nature. Enfin, après avoir éteint le feu, il se saisit de l’idole sans cérémonie aucune, et l’emballa dans la poche de sa capote d’un geste aussi peu religieux que celui d’un chasseur fourrant une bécasse dans sa gibecière.
Toutes ces manigances bizarres augmentaient mon malaise et, reconnaissant tous les symptômes annonçant qu’il en aurait bientôt terminé avec ses opérations, et qu’il allait sauter dans le lit, je songeai qu’il était urgent, avant que la lumière fût éteinte, de rompre maintenant ou jamais le charme qui m’avait si longtemps envoûté.
Mais le temps que je mis à chercher ce que j’allais dire fut fatal. Prenant sur la table son tomahawk-pipe, il en examina un instant le foyer, l’approcha de la lumière et les lèvres serrées sur le tuyau, il souffla de grands nuages de fumée. L’instant suivant la lumière était éteinte, et ce sauvage cannibale, son calumet-tomahawk entre les dents, sauta à mes côtés dans le lit. Je hurlai, cette fois-ci je ne pus me retenir et, avec un soudain grognement d’étonnement, il se mit à me palper.
Bafouillant quelque chose, je ne sais même pas quoi, je me réfugiai hors de son atteinte contre le mur, et je le suppliai, qui qu’il fût ou quoi qu’il fût, de se tenir tranquille, de me laisser me lever et de rallumer la lampe. Ses réponses gutturales m’indiquèrent aussitôt qu’il ne comprenait guère ce que je lui demandais.
– Que vous êtes… quoi diable ? dit-il enfin… Vous pas parler moi… crédieu… moi touer vous. Il brandissait son tomahawk, en parlant, et un feu d’artifice s’épanouissait dans l’ombre autour de moi.
– Patron, pour l’amour du ciel ! Peter Coffin ! hurlai-je. Patron ! À moi Coffin ! Tous les anges, sauvez-moi !
– Vous parler ! Vous dit qui vous êtes, ou crédieu, moi touer vous ! gronda encore le cannibale, tandis que les tournoiements affreux de son tomahawk éparpillaient des cendres de tabac brûlant autour de moi, à tel point que je craignais qu’il ne mît le feu à ma chemise. Mais, Dieu merci, à ce moment le patron entra dans la chambre, une lampe à la main et, sautant du lit, je courus à lui.
– Allons, allons, n’ayez pas peur, dit-il en ricanant une fois de plus, Queequeg ne toucherait pas un seul de vos cheveux.
– Finissez-en avec vos sourires ! criai-je, pourquoi ne m’avez-vous pas dit que ce maudit harponneur était un cannibale ?
– J’ai cru que vous le saviez… ne vous ai-je pas averti qu’il colportait des têtes en ville ? mais mouillez l’ancre et dormez. Écoutez-moi bien, Queequeg, vous comprend moi, moi comprend vous – cet homme dormir avec vous – vous compris ?
– Moi compris beaucoup, grogna Queequeg, tirant sur sa pipe et s’asseyant sur le lit.
– Vous entrez là, ajouta-t-il, pointant vers moi son tomahawk et rejetant les couvertures de côté. Non seulement il mit à ce geste de la courtoisie mais encore une charitable bonté. Je m’attardai à le regarder un instant. Malgré ses tatouages, c’était en somme un cannibale propre et avenant. Pourquoi ai-je fait tous ces embarras, me dis-je, cet homme est un être humain tout comme moi, il a autant de raisons de me craindre que moi de le redouter. Et mieux vaut dormir avec un cannibale à jeun qu’avec un chrétien ivre.
– Patron, dis-je, dites-lui de déposer là son tomahawk, ou sa pipe, ou son je ne sais quoi, dites-lui d’arrêter de fumer, et je veux bien me coucher auprès de lui. Mais je n’apprécie guère un homme en train de fumer dans le même lit que moi. C’est dangereux. D’autre part je n’ai pas d’assurance.
Cela ayant été traduit à Queequeg, il se soumit aussitôt, et à nouveau m’invita aimablement à me coucher, se serrant tout d’un côté comme pour dire : je n’effleurerai même pas votre jambe.
– Bonne nuit, patron, dis-je, vous pouvez disposer.
Je me couchai et je ne dormis jamais mieux de ma vie.
En m’éveillant, au point du jour, le lendemain matin, je constatai que le bras de Queequeg m’entourait de la manière la plus tendre et la plus affectueuse. On aurait presque pu croire que j’étais sa femme. Le couvre-lit était curieusement façonné de carrés et de triangles de tissus de différentes couleurs et le bras, tatoué d’un interminable labyrinthe crétois, imitait à s’y méprendre une bande de ce même couvre-lit fait de pièces et de morceaux. En effet ce fameux bras ne présentait pas en deux endroits une nuance précise, sans doute, pensai-je, parce qu’il fut, en mer, exposé au soleil et à l’ombre sans aucune méthode, les manches de chemise roulées à des hauteurs irrégulières. Et à dire vrai, à demi endormi encore, je le distinguais à peine du couvre-lit tant leurs couleurs se fondaient intimement ; seule la sensation de poids et de pression me laissa deviner que Queequeg me tenait enlacé.
Je vais essayer d’exprimer les impressions étranges dont j’étais envahi. Lorsque j’étais enfant, je m’en souviens nettement, il m’arriva une aventure assez semblable. Rêve ou réalité ? c’est une question que je ne pus jamais éclaircir tout à fait. Mais l’aventure fut la suivante : j’avais dû faire des miennes, je crois que j’avais essayé de grimper dans la cheminée, ce que j’avais vu faire quelques jours auparavant par le petit ramoneur ; et ma marâtre, qui ne manquait pas une occasion de me donner le fouet ou de m’envoyer coucher sans souper, me tira par les pieds hors du manteau et m’expédia au lit, bien qu’il ne fût que deux heures de l’après-midi, un 21 juin, le jour le plus long de l’année dans notre hémisphère. J’étais désespéré mais c’était sans rémission et je m’acheminai vers le troisième étage où se trouvait ma petite chambre, me déshabillai aussi lentement que possible pour tuer le temps et m’enfilai entre les draps en soupirant amèrement.
Je restai étendu, calculant sombrement qu’il fallait que seize heures entières s’écoulassent avant que je puisse espérer une résurrection. Seize heures au lit ! le creux des reins me faisait mal rien que d’y penser. De plus, il faisait si beau, le soleil entrait par la fenêtre et des rues montait le fracas des charrettes, des bruits joyeux de voix retentissaient par toute la maison. L’angoisse me gagnait toujours davantage, finalement je me relevai, me rhabillai, et descendant sans bruit sur mes chaussettes, je me mis en quête de ma belle-mère et me jetai soudain à ses pieds, l’implorant de m’octroyer la faveur particulière d’une bonne raclée pour mon inconduite, n’importe quel châtiment plutôt que de me condamner à passer au lit un temps si intolérablement long. Mais c’était la meilleure et la plus consciencieuse des marâtres, et je dus regagner ma chambre. Je restai éveillé de longues heures, souffrant comme j’ai rarement souffert depuis, malgré les malheurs plus grands qui m’arrivèrent par la suite. Enfin je dus m’assoupir et sombrer dans l’angoisse d’un cauchemar ; j’en émergeai lentement – encore engourdi de rêve – j’ouvris les yeux, la pièce auparavant ensoleillée était plongée dans l’obscurité, et aussitôt un frisson me secoua de la tête aux pieds. Il n’y avait rien qu’on pût voir ou entendre, mais ma main semblait tenir une main surnaturelle. Mon bras pendait sur le couvre-lit, et le fantôme, ou l’apparition silencieuse, innommable, inimaginable, à qui cette main appartenait, paraissait assise à mon chevet. Pendant un laps de temps, au cours duquel les siècles semblaient s’ajouter aux siècles, je demeurai étendu, glacé d’une terreur affreuse, sans oser retirer ma main, me disant toutefois que si j’osais tenter le plus faible mouvement, ce charme horrible serait rompu. Je ne sus pas comment je fus enfin libéré de ce maléfice, mais en m’éveillant, le lendemain matin, je tremblai à ce souvenir, et durant des jours, des semaines, des mois après je m’évertuai à trouver quelque explication plausible à ce mystère. Que dis-je maintenant, encore, je me surprends à m’en intriguer.
Si l’on fait abstraction de mon épouvante, j’éprouvai le même sentiment d’étrangeté et de surnaturel qu’alors en m’éveillant enfermé dans le bras païen de Queequeg. Mais lorsque les événements de la nuit précédente me revinrent, un à un, en mémoire, en leur pleine réalité, seul le comique de la situation m’apparut. Car malgré mes efforts pour dégager son bras et dénouer sa nuptiale étreinte, et bien qu’il dormît profondément, son embrassement si étroit me laissa à croire que seule la mort parviendrait à nous désunir. Je m’efforçai alors de le réveiller : « Queequeg ! » Seul un ronflement me répondit. Puis j’essayai de me tourner sur le côté, mais j’étais comme pris dans un harnais et soudain quelque chose me griffa légèrement. Je rejetai le couvre-lit : le tomahawk dormait au flanc du sauvage pareil à un bébé à tête de hache. Quel pétrin ! pensai-je, se trouver au lit, en plein jour, dans une maison étrangère, avec un cannibale et un tomahawk ! « Queequeg ! pour l’amour de Dieu ! debout, Queequeg ! » Finalement, à force de contorsions, de remontrances, à haute voix réitérées, sur l’inconvenance d’une étreinte d’un style pareillement matrimonial de la part d’un autre mâle, je parvins à lui soutirer un grognement et il retira bientôt son bras ; il se secoua comme un terre-neuve au sortir de l’eau, s’assit sur le lit, raide comme un piquet, me regarda et se frotta les yeux comme s’il ne se souvenait pas tout à fait de quelle manière j’étais arrivé là, puis une vague conscience de me connaître quelque peu parut naître en lui. Cependant que, désormais sans méfiance, je l’observai paisiblement, appliqué à l’étude d’une aussi curieuse créature. Lorsque enfin il parut réaliser le caractère de son compagnon nocturne et s’en accommoder, il sauta à bas du lit et, avec divers gestes et des bruits variés, me donna à comprendre que, si cela me convenait, il s’habillerait le premier, puis m’abandonnerait toute la chambre pour me vêtir à mon tour. Que voilà de courtoises propositions en la circonstance, Queequeg, pensai-je ! En vérité, on peut dire ce qu’on veut, ces sauvages ont une délicatesse innée, leur raffinement de politesse est admirable. Je rends un hommage tout spécial à Queequeg vu qu’il me traitait avec civilité et considération, tandis que moi je me rendais coupable de grossièreté, en le dévisageant depuis le lit et en épiant tous les gestes qu’il consacrait à sa toilette. La curiosité avait momentanément raison de mon éducation. Il faut bien dire qu’on ne rencontre pas tous les jours un homme comme Queequeg et que, tant lui que ses façons valaient la peine d’être contemplés avec insistance.
Il commença à s’habiller par en haut, coiffa d’abord son chapeau de castor, un très haut chapeau entre parenthèses, puis, toujours sans pantalons, il se mit en quête de ses bottes. Je ne sais quelles pouvaient être ses obscures raisons, mais toujours est-il qu’il s’aplatit sous le lit, ses bottes à la main et son chapeau sur la tête. Je conclus de ses violents soupirs et de ses gémissements d’efforts qu’il avait un rude travail pour les enfiler, je n’ai jamais entendu dire que les convenances exigent d’un homme une pareille pudeur pour mettre ses bottes. Mais, voyez-vous, Queequeg était une créature en voie de transformation, ni chenille, ni papillon. Il était tout juste assez civilisé pour que ses incongruités soient étrangement mises en relief. Son éducation était incomplète. Il n’en avait pas terminé avec l’école. S’il n’avait aucunement été touché par la civilisation, il ne se serait vraisemblablement pas soucié de porter des bottes, mais s’il n’était pas resté à l’état sauvage, l’idée ne l’aurait pas effleuré de se glisser sous le lit pour se chausser. Il en émergea enfin, le chapeau cabossé et enfoncé jusqu’aux yeux puis, d’un pas grinçant et boitillant, il alla et vint dans la chambre, comme si, n’étant guère habitué à porter des bottes, les siennes humides, et de cuir racorni, sans doute pas faites sur mesure, le serraient et le tourmentaient lorsqu’il venait de les enfiler par un matin glacial.
M’apercevant qu’il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres, que la rue était très étroite, que la maison d’en face avait une vue plongeante dans la chambre et prenant une conscience toujours plus aiguë de l’aspect peu décoratif de Queequeg, vêtu de pas grand-chose d’autre que son chapeau et ses bottes, je le suppliai tant bien que mal d’accélérer un peu sa toilette et plus spécialement de mettre ses pantalons au plus tôt. Il obéit, puis entreprit de se laver. À cette heure matinale, n’importe quel chrétien se serait lavé la figure, mais à mon étonnement, Queequeg se contenta de limiter ses ablutions à sa poitrine, à ses bras et à ses mains. Il endossa ensuite sa veste et prenant un dur morceau de savon sur la table de toilette, il le plongea dans l’eau et commença à le faire mousser sur son visage. J’attendais de voir d’où il allait extraire son rasoir et voilà qu’il saisit le harpon dressé contre le lit, en ôta le long manche de bois et retira du fourreau la lame, la repassa un peu sur sa botte, et s’approchant du morceau de miroir accroché au mur, entreprit un raclage ou plutôt un harponnage énergique de ses joues. Queequeg, pensai-je, c’est là mésuser de la coutellerie d’un pirate. Je m’étonnai moins ultérieurement de cette opération quand j’appris de quel admirable acier est faite une tête de harpon, et à quel point on maintient effilé son long tranchant.
Le reste de sa toilette fut vite terminé et il sortit fièrement de la chambre, drapé dans sa veste de singe, arborant son harpon comme un bâton de maréchal.
Je le suivis de près et descendis au bar où j’abordai le ricanant patron très affablement. Je ne nourrissais pas de rancune à son égard quand bien même il avait poussé la plaisanterie un peu loin au sujet de mon compagnon de lit.
Toutefois un bon rire est chose excellentissime, une bonne chose par trop rare, ce qui est d’autant plus regrettable. De sorte que si un homme paie de sa personne pour fournir la matière à une bonne plaisanterie, qu’il n’en soit pas rebuté, mais en fasse les frais en riant le premier, avec générosité, vous pouvez être sûrs que cet homme a plus d’étoffe que vous n’auriez pu le croire.
Tous les pensionnaires arrivés la nuit précédente, que je n’avais pas encore eu le temps de bien voir, étaient réunis dans le bar. Presque tous étaient des baleiniers, les premiers, deuxièmes et troisièmes seconds, charpentiers, tonneliers, forgerons de bord, harponneurs, et gardiens de navire, une équipe tannée, musclée, broussailleuse, poilue, hirsute, portant leurs vestes de singe en guise de robe de chambre.
Sans grand risque de se tromper, on pouvait deviner depuis combien de temps un homme était à terre. Les joues saines de ce jeune gars, pareilles à une poire dorée par le soleil, à croire qu’il devait en émaner le même parfum musqué, disaient qu’il ne pouvait pas avoir débarqué depuis plus de trois jours, revenant des Indes. Cet homme, près de lui, de quelques nuances plus claires, a un ton acajou. Le teint d’un troisième garde la brûlure attardée du soleil tropical mais se décolore déjà par-dessous, celui-là, sans l’ombre d’un doute, est depuis des semaines à terre. Mais qui pouvait faire montre d’une joue comme celle de Queequeg, striée de diverses couleurs, et ressemblant au versant ouest des Andes dont l’éventail offre par tranches le contraste des climats.
– Hoé, à la bouffe ! cria le patron, ouvrant la porte et, nous entrâmes pour le petit déjeuner.
On dit que les hommes qui ont bourlingué, gagnent de l’aisance et de la maîtrise de soi en société. Pas toujours cependant. Ledyard, le grand voyageur de la Nouvelle-Angleterre, et Mungo Park l’Écossais étaient de tous les hommes ceux qui avaient le moins d’assurance dans les salons. Mais peut-être n’est-ce pas tout à fait le bon moyen d’acquérir du vernis social que de traverser la Sibérie dans un traîneau tiré par des chiens, comme Ledyard, ou de faire, jusqu’au cœur noir de l’Afrique, une longue randonnée solitaire avec un estomac vide, comme le pauvre Mungo. Pourtant ce vernis est nécessaire presque partout où l’on va.
Les circonstances m’invitèrent à ces réflexions, car lorsque nous fûmes tous réunis autour de la table, je m’apprêtais à entendre de bonnes histoires de pêche à la baleine, or, à mon grand étonnement, presque tous les hommes gardaient un profond silence. Qui plus est, ils avaient l’air embarrassé. Oui, ils étaient là, tous les loups de mer dont un bon nombre avaient pour la première fois abordé sans l’ombre d’une hésitation les grandes baleines sur des mers lointaines et les avaient, sans broncher, provoquées en combat singulier ; et pourtant ils étaient assis là, à la table d’un fraternel petit déjeuner – tous du même métier, tous ayant des goûts semblables – et ils se jetaient des regards timides comme s’ils n’avaient jamais quitté quelque bergerie perdue dans les Montagnes Vertes. Curieux spectacle que ces ours pudiques, ces timides guerriers de la pêche à la baleine !
Quant à Queequeg, car Queequeg était assis avec eux et le hasard voulait qu’il présidât la table, il était froid comme un glaçon. Bien sûr, je ne puis faire grand éloge de son éducation. Son plus grand admirateur n’aurait guère pu lui trouver d’aimables excuses à avoir pris son fer avec lui et à s’en servir sans plus de façons, le brandissant au-dessus de la table, mettant en danger de nombreuses têtes, pour harponner les biftecks. Mais il avait pour ce faire des gestes calmes et tout un chacun sait que, selon une opinion répandue, faire quoi que ce soit froidement, c’est le faire avec distinction.
Nous n’aborderons pas ici le thème de toutes les singularités de Queequeg, nous passerons sous silence sa manière de s’abstenir de café et de petits pains chauds pour concentrer une attention sans faille sur les seuls biftecks saignants. Qu’il suffise de dire que le petit déjeuner terminé, il se retira comme tout le monde dans la salle commune, alluma son tomahawk-calumet, s’assit pour digérer paisiblement, et fuma coiffé de son inséparable chapeau, tandis que je sortais pour aller faire un tour.
Si je m’étais étonné tout d’abord, après le premier regard jeté sur un être aussi incongru que Queequeg, en l’imaginant côtoyant le beau monde d’une ville civilisée, mon étonnement disparut incontinent dès que je parcourus de jour les rues de New Bedford.
Tout grand port maritime offre, aux alentours de ses quais, le spectacle d’étrangers des plus bizarres et des plus hétéroclites. Même dans Broadway et Chesnut Streets, il arrivera que des marins venus de la Méditerranée bousculent des dames effarouchées. Regent Street n’est pas inconnue des lascars et des Malais et, sur l’Apollo Green de Bombay, d’entreprenants Yankees ont souvent effrayé les natifs. Mais New Bedford bat le record de toutes les Water Street et Wapping, où vous ne rencontrerez guère que des marins, tandis qu’à New Bedford d’authentiques cannibales taillent une bavette au coin des rues, parfaits sauvages, dont beaucoup ont sur les os une chair non sanctifiée. Insolite spectacle !
Mais en plus des insulaires des Fidji, de Tongatabou, de Panjang, d’Erromango Bright et en plus des échantillons farouches produits par les équipages des baleiniers qui déambulent inaperçus, la rue vous proposera des spectacles encore plus singuliers et certainement plus comiques. Chaque semaine, on voit arriver des citadins de Vermont et du New Hampshire dévorés par l’appât du gain et de la gloire des grandes pêches. Ce sont pour la plupart des gars jeunes et robustes qui, après avoir abattu des forêts entières, cherchent à troquer la hache contre le harpon. Ils sont aussi verts que les montagnes dont ils descendent. À bien des égards, on les croirait tout frais sortis de la coquille. Voyez-moi ce gars qui fait la roue, là-bas au coin ! Il porte un chapeau de castor, un manteau en queue d’hirondelle, une ceinture de marin serrée à la taille et un couteau dans sa gaine. Et cet autre qui arrive en suroît et cape d’alépine.
Il n’est pas de dandy citadin capable de rivaliser avec un gandin sorti de la campagne – j’entends un vrai rustre du dandysme – un gars qui, en pleine canicule, fauchera ses deux acres les mains gantées de daim de crainte qu’elles ne se tannent. Eh bien, quand un dandy de cette trempe s’est mis dans l’idée de se tailler une réputation à sa hauteur, et cherche à s’embarquer pour la pêche à la baleine, vous devriez voir à quelles cocasseries il s’adonne en arrivant au port. En commandant l’habit qu’il portera en mer, il réclame des boutons d’uniforme d’apparat pour sa vareuse, des bretelles pour ses pantalons de toile. Ah ! pauvre rustaud ! combien cruellement, au premier hurlement de la tempête, vont s’envoler ces ornements tandis que vous serez précipités, bretelles, boutons et tout, droit au fond du gosier de la tempête. Mais n’allez pas croire que cette ville fameuse ne peut montrer à ses hôtes que des harponneurs, des cannibales et des blancs-becs. Pas du tout. Pourtant, New Bedford est un lieu insolite. Mais sans nous autres baleiniers, cette région serait peut-être encore maintenant, telles les côtes du Labrador, le seul domaine du vent. Son arrière-pays est assez rocailleux pour effrayer encore son monde. Mais la ville est peut-être l’endroit où la vie est la plus chère de toute la Nouvelle-Angleterre. C’est bien une terre grasse, certes, mais non à la façon de Canaan, une terre de blé et de vin. Le lait ne ruisselle pas dans les rues, et le printemps ne les pave pas d’œufs frais. Pourtant, malgré cela, nulle part ailleurs en Amérique, vous ne trouverez autant de maisons patriciennes, des parcs et des jardins plus somptueux qu’à New Bedford. D’où viennent-ils et comment poussèrent-ils sur la scorie de cette terre maigre ?
Allez faire un tour et regardez bien, autour de ces hautaines demeures, se dresser l’emblème des harpons de fer, c’est la réponse à votre question. Ces jardins en fleurs et ces pimpantes maisons sortent tout droit des océans Atlantique, Pacifique et Indien. Toutes ces demeures ont été prises au harpon et arrachées au fond des mers. Herr Alexandre lui-même aurait-il pu accomplir pareil tour de prestidigitation ?
À New Bedford, dit-on, les pères dotent leurs filles avec des baleines et pourvoient leurs nièces grâce à quelques marsouins. Si vous voulez voir un beau mariage, c’est à New Bedford qu’il faut aller, car on raconte que les maisons ont des réserves d’huile inépuisables et que chaque nuit on y brûle avec insouciance des bougies de blanc de baleine tout entières.
L’été, la ville est exquise à voir, des érables sans nombre bordent de vert et d’or les longues avenues. Et en août, les beaux marronniers altiers et munificents, tels des candélabres, offrent au passant les cierges dressés de leurs bouquets en touffes. La toute-puissance de l’art est telle qu’en plus d’un quartier de New Bedford il a transformé en éclatantes terrasses fleuries les rochers nus, déchets inutiles rejetés au dernier jour de la création.
Les femmes de New Bedford, elles, fleurissent à l’égal de leurs propres roses rouges. Mais tandis que les roses ne s’épanouissent qu’en été, le délicat incarnat de leurs joues est éternel comme la lumière du septième ciel. Vous ne trouveriez nulle part ailleurs pareille splendeur, sauf peut-être à Salem, où les jeunes filles, dit-on, répandent un parfum si musqué que leurs amoureux marins le reconnaissent à des milles de la côte, comme s’ils approchaient des odorantes Moluques bien plutôt que des sables puritains.
C’est à New Bedford aussi que se trouve une chapelle des baleiniers. De tous les pêcheurs ombrageux, sur le point de partir vers l’océan Indien ou vers le Pacifique, rares sont ceux qui n’y font pas leur visite dominicale. Je n’ai pas fait exception.
À peine rentré de ma promenade matinale, je ressortis dans cette intention. Le temps, froid et ensoleillé, s’était mis à la neige et au brouillard. Serrant ma veste poilue, de ce tissu dit peau d’ours, je fonçai tête baissée dans la tempête inexorable. Quelques groupes épars de marins, de femmes et de veuves de marins y étaient déjà réunis quand j’entrai. Le silence ouaté n’y était brisé parfois que par les sifflements du vent. Chaque fidèle paraissait s’être volontairement assis loin l’un de l’autre, comme si chaque douleur silencieuse était une île inapprochable. Le pasteur n’était pas encore arrivé, et ces îlots muets d’hommes et de femmes attendaient en fixant des yeux les plaques de marbre, bordées de noir, encastrées dans le mur de part et d’autre de la chaire. Trois d’entre elles disaient à peu près ceci, mais je ne prétends pas citer :
À la mémoire de
JOHN TALBOT
Perdu en mer à l’âge de dix-huit ans
près de l’île de la Désolation, au large de la Patagonie
1er novembre 1836
Cette plaque est érigée à sa mémoire par sa sœur.
* * *
À la mémoire de
ROBERT LONG, WILLIS ELLERY, NATHAN COLEMAN, WALTER CANNY, SETH MACY, ET SAMUEL GLEIG
de l’équipage de L’Eliza
Qui fut entraîné par une baleine et perdu au large dans le Pacifique
31 décembre 1839
Ce marbre a été posé ici par leurs compagnons survivants.
* * *
À la mémoire du regretté
CAPITAINE EZECHIEL HARDY
Qui fut tué par un cachalot à l’étrave de sa pirogue
sur la côte du Japon
3 août 1833
Cette plaque est érigée à son souvenir par sa veuve.
Secouant la neige fondue de mon chapeau et de ma veste lustrés de blanc, je m’assis près de la porte et fus surpris en me tournant de découvrir Queequeg près de moi. Ému par la solennité du lieu, son attitude exprimait un étonnement mêlé d’incrédule curiosité. Ce sauvage fut le seul dans l’assemblée qui parut remarquer mon entrée, car il était seul à ne pas savoir lire et n’était pas, dès lors, absorbé à déchiffrer les froides inscriptions des murs. Y avait-il là des membres des familles dont les noms y étaient gravés, je n’en savais rien ; car d’innombrables accidents de pêche ne sont jamais relatés, et bien des femmes présentes avaient l’expression sinon les atours d’un deuil inconsolable, et j’eus la certitude qu’ici se rouvraient et saignaient à nouveau d’incurables blessures à la vue de ces plaques funèbres.
Oh ! vous dont les morts dorment dans le linceul d’une herbe verte et qui, debout parmi les fleurs, pouvez dire : là… c’est là que repose mon bien-aimé, vous ne pouvez savoir quelle désolation ronge des poitrines comme celles-là. Vous ne pouvez savoir le vide amer suscité par ces plaques bordées de noir qui ne recouvrent point de cendres ! Quel désespoir dans ces inscriptions immuables ! Quelle désertion que l’on n’attendait pas, quelle absence dévastatrice disent ces lignes qui semblent corroder toute foi et paraissent refuser la résurrection à ceux qui sont morts sans sépulture en des lieux inconnus ! Ces plaques pourraient être érigées dans les grottes d’Elephanta tout aussi bien qu’ici.
Où les morts de l’humanité figurent-ils au recensement des vivants ? Pourquoi un proverbe universel veut-il que les morts ne parlent pas alors qu’ils détiennent plus de secrets que les sables de Goodwin ? Comment osons-nous, parlant de celui qui, hier, s’en est allé pour l’autre monde, employer une expression aussi lourde que celle de départ définitif, alors que nous ne la risquerions pas s’il s’était simplement embarqué pour l’endroit le plus reculé des Indes sur la terre des vivants ? Pourquoi les assurances sur la vie paient-elles des primes face à l’immortalité ? Notre ancêtre Adam, qui mourut il y a quelque soixante siècles, de quel sommeil ne dort-il pas encore dans une immobilité absolue, éternelle, dans une catalepsie sans espoir ! Comment se fait-il que nous soyons inconsolables alors que nous croyons à la béatitude indicible des morts ? Pourquoi tous les vivants s’acharnent-ils à les réduire au silence ? Pourquoi le simple racontar relatif à un coup frappé dans une tombe peut-il répandre la terreur dans une cité entière ? Tout cela doit avoir un sens sans doute.
Mais la Foi, tel un chacal, se nourrit parmi les tombes et sa plus vivante espérance naît des doutes qui planent sur la mort.
Il est à peine besoin de dire quels étaient mes sentiments, à la veille de partir pour Nantucket alors que je contemplais ces marbres où s’inscrivait le sort des pêcheurs embarqués avant moi, tandis que la journée lugubre ne dispensait que ténèbres. Oui, Ismaël, pareille destinée pourrait bien être tienne. Pourtant, je me sentais redevenir joyeux. L’attrait enchanteur du départ… l’occasion, semble-t-il, unique d’être promu à un grade honoraire de l’immortalité en sombrant en mer. Oui, la mort est présente à la pêche à la baleine, elle y expédie un homme dans l’éternité sauvagement et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Mais alors ? Nous avons fait, je crois, une erreur formidable sur cette question de la vie et de la mort. Je crois que ce qu’on appelle mon ombre sur la terre est ma substance vraie… Je crois qu’en matière de spiritualité nous ressemblons par trop à des huîtres qui, contemplant le soleil à travers la mer, prennent l’eau la plus épaisse pour l’air le plus léger. Je crois que mon corps n’est pas que la lie de mon être supérieur. En fait, qu’emporte mon corps qui veut, prenez-le, dis-je, il n’est pas moi. Et dès lors applaudissons trois fois Nantucket et que sombre le navire et que sombre le corps car mon âme, Jupiter lui-même ne pourrait l’envoyer par le fond.
Je n’étais pas assis depuis longtemps lorsque entra un homme d’un certain âge, encore vigoureux ; l’orage s’engouffra à sa suite et la porte se referma. Le regard déférent que lui adressa rapidement l’assemblée me prouva que ce beau vieillard était le pasteur. C’était, en effet, le père Mapple, comme l’appelaient les baleiniers qui l’estimaient grandement. Il avait été marin et harponneur au temps de sa jeunesse mais depuis de nombreuses années il s’était consacré au ministère. À l’heure dont je parle, une saine robustesse accordait à son âge un hiver victorieux ; sa vieillesse était de celles qui semblent s’épanouir en une nouvelle jeunesse, car tous les sillons de ses rides rayonnaient d’un doux renouveau, verdure printanière transperçant les neiges de février. Même en ignorant tout de son histoire, on ne pouvait manquer de considérer le père Mapple avec le plus grand intérêt car la vie aventureuse qu’il avait menée en mer marquait de singularité son attitude cléricale. Je remarquai, dès son entrée, qu’il n’avait pas de parapluie et il n’avait certes pas fait le trajet en voiture car son chapeau de toile goudronnée dégoulinait de neige et son grand manteau de drap était tellement alourdi d’eau que son poids semblait le tirer vers le sol. Chapeau, manteau et guêtres furent toutefois enlevés tour à tour et suspendus dans un coin puis, vêtu pour la circonstance, il se dirigea silencieusement vers la chaire.
Comme la plupart des chaires d’autrefois, celle-ci était très haute ; un escalier normal grimpant jusqu’à pareille altitude aurait fait un angle très aigu avec le plancher et de ce fait aurait très sérieusement empiété sur l’espace déjà restreint de la chapelle, aussi l’architecte s’était-il apparemment soumis aux suggestions du père Mapple et avait-il terminé sans marches la chaire à laquelle on accédait sur le côté par une échelle verticale pareille à celle de la coupée qui, sur le flanc d’un navire, permet d’y monter depuis les embarcations. La femme d’un capitaine baleinier l’avait pourvue d’une main courante de laine rouge ; elle se terminait par de jolis pommeaux et était teintée de couleur acajou ; ce dispositif, étant donné la nature de cette chapelle, n’était aucunement de mauvais goût. S’arrêtant un instant au pied de l’échelle, le père Mapple saisit à deux mains les nœuds ornant la main courante, leva les yeux, puis avec l’adresse d’un vrai marin, sans rien perdre d’une attitude respectueuse, les mains s’accrochant l’une après l’autre, il escalada les barreaux comme s’il se hissait au sommet du grand mât de son navire.
Les montants verticaux de cette échelle, comme le sont habituellement ceux de toute échelle volante, étaient de corde recouverte de tissu, seuls les échelons étaient en bois, de sorte que chacun comportait une articulation. Au premier coup d’œil je les avais remarquées, songeant que si elles étaient de toute utilité sur un navire, elles paraissaient ne pas se justifier ici. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’était à voir le père Mapple, une fois installé sur ses hauteurs, se retourner lentement, se pencher par-dessus la chaire et délibérément remonter, marche par marche, l’échelle, jusqu’à ce qu’elle fût toute rentrée, le laissant lui, inexpugnable, dans son petit Québec.
Je méditai un moment, sans comprendre pleinement, quelles pouvaient être ses raisons. Sa réputation de sincérité et de sainteté était si largement établie que je ne pouvais le soupçonner de rechercher une gloriole grâce à de méchants trucs de mise en scène. Non, me disais-je, il doit avoir un motif raisonnable, par ailleurs ce peut être le symbole d’une chose invisible. Peut-être s’isolant ainsi physiquement, tend-il à exprimer la suppression momentanée de tous les liens et de tous ses rapports avec le monde extérieur. Oui, cette chaire, pour ce fidèle homme de Dieu, est emplie de la chair du sang de la Parole, je comprends quelle est une forteresse autonome, une altière Ehrenbreistein, possédant entre ses murs une source éternelle.
Le pasteur n’avait pas emprunté à son passé de lointains voyages cette seule caractéristique étrange qu’était l’échelle. Entre les cénotaphes de marbre dressés de part et d’autre de la chaire, le mur qui en formait le dos était orné d’une fresque représentant un vaillant navire luttant contre une effroyable tempête au large d’une côte sous le vent dont les rochers noirs étaient enneigés par les brisants. Mais loin au-dessus des sombres nuées en fuite, une petite île de lumière flottait, un ange rayonnant de là se penchait et son visage éblouissant posait, lointainement sur le pont du navire secoué, un reflet assez semblable à la plaque d’argent qui rappelle, à bord du Victory, l’endroit où y tomba Nelson. Et l’ange semblait dire : « Ah ! toi, noble vaisseau, tiens bon et gouverne hardiment, car voici que le soleil revient, les nuages s’éloignent et l’azur le plus serein est proche. »
L’échelle et le tableau n’étaient pas seuls à donner à cette chaire un goût d’embrun. Elle se renflait comme une proue et la Sainte Bible reposait sur un enroulement imitant la volute des proues des navires.
Rien ne pouvait être plus lourd de sens, car une chaire est une étrave. Elle entraîne tout le monde dans son sillage et ouvre la voie à l’humanité. De là on voit approcher la brusque tempête de la colère divine et la proue est la première à soutenir l’attaque. De là montent les implorations pour des vents favorables vers les dieux qui régissent leurs forces bonnes ou mauvaises. Oui, le monde est un navire éphémère qui ne parfait pas son voyage et la chaire est son étrave.
Le père Mapple se leva et d’une voix douce, autoritaire avec modestie, il invita ses ouailles éparses à se grouper : « Que les tribordais se rapprochent des bâbordais ! Que les bâbordais se rapprochent des tribordais ! Tous au centre du navire ! »
Un remue-ménage de lourdes bottes de mer s’accompagna entre les bancs du pas traînant mais plus léger des femmes, puis le silence se fit et tous les regards se tournèrent vers le prédicateur.
Il se tut un instant puis, agenouillé à l’étrave de la chaire, il croisa sur sa poitrine ses larges mains brunes, leva son visage aux yeux clos, et pria avec tant de ferveur qu’on eût dit qu’il adressait sa supplication du fond de l’Océan.
Sa voix avait ce timbre solennel de la cloche qui sonne sans arrêt à bord d’un navire pris dans le brouillard et, sa prière terminée, il poursuivit, sur le même timbre, la lecture de l’hymne suivant dont il fit retentir les dernières strophes d’une joie exultante :
La voûte terrifiante de la baleine
Arquait au-dessus de moi ses lugubres ténèbres.
Tandis que les vagues roulaient dans la lumière bénie
Me soulevant et m’envoyant plus profond à ma perte.
Je vis s’ouvrir la gueule de l’enfer
Avec ses tourments, ses douleurs éternelles
Connues des seuls damnés
Ah ! je sombrai dans le désespoir !
Du fond de ma détresse je criai vers Dieu
N’osant le croire disposé à m’entendre
Pourtant il écouta ma plainte
Et la baleine me rejeta.
Il vola en hâte à mon secours
Comme porté par un dauphin radieux
Insoutenable et pourtant brillante comme la foudre
Était la face de mon Dieu Sauveur.
Mon chant pour jamais redira
Cette heure de joie terrible
Je rendrai gloire à mon Dieu
Pour sa miséricorde et sa puissance.
Presque toutes les voix s’unirent en ce chant qui domina les hurlements de la tempête. Un silence suivit. Le prédicateur tourna lentement les pages de la Bible et enfin, posant la main sur la page choisie, il dit : « Mes bien-aimés camarades de bord, étalinguez au dernier verset de Jonas : Et l’Éternel envoya un grand poisson qui engloutit Jonas… »
« Camarades, ce livre, avec ses seuls quatre chapitres, quatre bitords, est l’un des plus petits torons du puissant câble des Écritures. Et pourtant à quelle profondeur de l’âme Jonas n’envoie-t-il pas la sonde ? Quelle fécondité dans la leçon du prophète ! Quelle ne fut pas sa noblesse à entonner ce cantique dans le ventre même du poisson ! Quelle majesté de grandes vagues tumultueuses ! Nous sentons les flots passer par-dessus nos têtes, avec lui nous tâtons du varech des grands fonds, tous les goémons et les limons de la mer nous enveloppent ! Mais quelle est cette leçon que nous enseigne le livre de Jonas ? Camarades, c’est une leçon à deux bitords, une leçon qui s’adresse à nous tous pécheurs, et à moi en particulier en tant que pilote du Dieu vivant. C’est une leçon qui s’adresse à nous tous pécheurs parce qu’elle relate l’histoire du péché, de la dureté du cœur, des craintes soudain éveillées, d’un prompt châtiment, du repentir, des prières et enfin de la délivrance et de la joie de Jonas. Le péché de tous les hommes, comme celui de ce fils d’Amittaï, est celui d’une désobéissance délibérée au commandement de Dieu ; nous ne parlerons pas maintenant de ce qu’était cet ordre ni de la manière dont il fut transmis et qu’il trouva si difficile à respecter. Mais tout ce que Dieu nous demande, souvenez-vous en, est ardu à accomplir, c’est pourquoi il ordonne plus souvent qu’il n’entreprend de persuader. Et si nous obéissons à Dieu, nous devons nous désobéir à nous-mêmes, et c’est dans cette désobéissance à nous-mêmes que réside la difficulté d’obéir à Dieu.
« Portant en lui ce péché de désobéissance, Jonas l’aggrave encore, narguant Dieu en cherchant à le fuir. Il croit qu’un navire construit par des hommes l’emportera vers des pays où Dieu ne règne pas mais dont seuls sont maîtres les capitaines de ce monde. Il rôde furtivement sur les appontements de Joppé, en quête d’un bateau en partance pour Tarsis. Il y a peut-être à cela un sens jusqu’ici dédaigné. Toutes les études veulent que Tarsis ne soit rien d’autre que la moderne Cadix. Telle est l’opinion des savants. Et où se trouve Cadix, camarades ? Cadix est en Espagne. C’est le point le plus éloigné, par mer, de Joppé que peut-être Jonas pouvait atteindre en ces temps anciens où l’Atlantique était encore une mer presque inconnue. Car Joppé, la moderne Jaffa, camarades, se trouve sur la côte extrême est de la Méditerranée, en Syrie ; et Tarsis ou Cadix est à plus de deux mille milles à l’ouest de là, au-delà du détroit de Gibraltar. Ne voyez-vous pas alors, camarades, que Jonas cherchait à mettre entre Dieu et lui l’immensité du monde ? Misérable individu ! Ô misérable, le plus digne de tous les mépris, s’éloignant de son Dieu avec son regard coupable et son chapeau rabattu sur les yeux ; cherchant sournoisement à s’embarquer comme un voleur infâme, anxieux de traverser l’Océan. Sa mine trahit un tel désarroi qu’elle est sa propre condamnation, s’il y avait eu des policiers en ces temps anciens, sur le simple soupçon offert par son air inquiet, Jonas eût été arrêté avant de monter sur un pont de navire. Il se trahit ouvertement comme fuyard, aucun bagage, ni une valise, ni une boîte à chapeau, ni un sac de voyage, point d’amis pour l’accompagner de leurs adieux jusqu’à l’estacade. Enfin, après bien des louvoyantes recherches, il trouve, en partance pour Tarsis, le navire finissant de compléter sa cargaison et, tandis qu’il pose le pied à bord pour aller vers le capitaine, tous les marins cessent d’embarquer les marchandises, devant le regard mauvais de l’étranger. Jonas le remarque, vainement il essaie de paraître à l’aise et sûr de lui, vainement il ébauche un sourire malheureux. Les forts pressentiments qu’ils ont de l’homme assurent aux marins qu’il ne saurait être innocent. À leur manière d’exprimer des choses sérieuses de façon badine, l’un chuchote à l’autre : « Jack, il vient de dévaliser une veuve » ou « Joe, regardez-le bien, c’est un bigame » ou encore, « Harry, mon vieux, je pense que c’est un adultère échappé des prisons de Gomorrhe, ou peut-être l’un des meurtriers portés manquant de Sodome ». Un autre se précipite vers la pile de l’appontement où le navire est amarré pour lire l’annonce offrant une prime de cinq cents pièces d’or pour l’arrestation d’un parricide dont elle donne le signalement. Tout en lisant, il regarde tantôt l’affiche, tantôt Jonas, tandis que, faisant chorus avec lui, ses camarades de bord se rassemblent autour de Jonas, prêts à se saisir de lui. Jonas tremble d’épouvante, son effort pour prendre une contenance audacieuse le fait paraître plus lâche encore. Il ne peut se reconnaître suspect, et cela même est en soi une présomption défavorable. Aussi fait-il bonne figure à mauvais jeu et, quand les marins se rendent compte qu’il n’est pas l’homme recherché, ils le laissent passer et il descend dans la cabine du capitaine.
– Qui est là ? crie ce dernier, affairé à sa table, préparant hâtivement des papiers pour la douane. – Qui est là ? Ah ! comme cette innocente question déchire le cœur de Jonas ! Il est sur le point de faire demi-tour pour fuir à nouveau. Mais il se ressaisit. – « Je cherche à embarquer à votre bord à destination de Tarsis, quand partez-vous, monsieur ? » Le capitaine, débordé de travail, n’avait pas jusque-là levé les yeux vers Jonas bien que celui-ci se trouvât droit devant lui à présent, mais à peine a-t-il entendu cette voix sourde, qu’il lui lance un regard inquisiteur. « Nous appareillons à la prochaine marée », répondit-il enfin avec lenteur sans le quitter du regard. « Pas avant, monsieur ? » « C’est bien assez tôt pour n’importe quel honnête passager. » Ah ! Jonas, voilà un nouveau coup au cœur ! Mais il se hâte de détourner le capitaine de cette piste. « Je m’embarquerai avec vous, dit-il, le prix du voyage, à combien se monte-t-il ? Je paie tout de suite. » Car cela est écrit, camarades, afin de ne pas passer inaperçu dans cette histoire, et il est dit qu’il paya le prix du passage avant le départ du navire. Cette phrase, prise avec le contexte, pèse lourd.
« Maintenant le capitaine de Jonas, camarades, était de ceux dont la perspicacité décelait le crime là où il se trouvait mais il était cupide au point de ne le livrer que s’il n’y avait pas d’argent à l’appui. Car, en ce monde, camarades, le Péché qui paie son passage peut voyager librement et sans papiers, alors que la Vertu, en pauvresse se fait, elle, arrêter à toutes les frontières. De sorte que le capitaine s’apprête à sonder le porte-monnaie de Jonas avant de le juger ouvertement. Il lui demande trois fois plus que le prix habituel et ce prix est accepté. Alors le capitaine comprend que Jonas est un fuyard mais il est également disposé à favoriser une fuite qui sème l’or sur ses talons. Pourtant, quand Jonas sort loyalement sa bourse, une prudence soupçonneuse tenaille encore le capitaine. Il fait sonner chaque pièce de crainte qu’il n’y en ait une fausse. Il marmonne : « En tout cas, pas un faux-monnayeur » et il inscrit Jonas pour son passage. « Voulez-vous me montrer ma cabine, je vous prie, monsieur, dit à présent Jonas, je suis fatigué d’un long voyage et j’ai besoin de dormir. » « Cela se voit, en effet, répond le capitaine, voici votre cabine. » Jonas entre, et fermerait la porte à clef si la serrure comportait une clef. En l’entendant tracasser sottement ce loquet, le capitaine rit dans sa barbe et marmotte quelque chose au sujet des portes des geôles des bagnards qui ne sont jamais autorisés à s’enfermer. Jonas se jette sur sa couchette, tout habillé et couvert de poussière qu’il est, pour s’apercevoir qu’il touche presque du front le plafond de la petite cabine. L’air est confiné et Jonas étouffe. Ainsi, dans ce trou resserré, situé de plus au-dessous de la ligne de flottaison, Jonas vit déjà le pressentiment de cette heure suffocante où la baleine le serrera au plus étroit de ses entrailles.
« Suspendue à la Cardan contre la paroi, une lampe oscille et se balance légèrement dans la cabine de Jonas et, le navire donnant de la bande du côté du quai à cause du poids des derniers ballots embarqués, la lampe et sa flamme, malgré ce mouvement, conservent une obliquité parfaite par rapport à la cabine, et, bien qu’en vérité inflexiblement droite, elle révèle les niveaux mensongers parmi lesquels elle est suspendue. Cette lampe angoisse et terrifie Jonas, tandis qu’il est là, étendu, son regard inquiet fait le tour de la cabine, mais ce fuyard, jusqu’à maintenant en sécurité, ne trouve pas où reposer ses yeux fureteurs. Et les contradictions que souligne la lampe lui inspirent une horreur grandissante. Tout est de guingois, plancher, plafond, parois. « Oh ! ma conscience en moi est pareillement suspendue et sa flamme brûle droit, mais toutes les parois de mon âme sont distordues ! » gémit-il.
« Comme celui qui, après une nuit de beuverie, titube encore en courant jusqu’à son lit, avec une conscience en éveil qui l’aiguillonne encore, tel le cheval de course romain dont le mors, pourvu de crocs, pénètre plus profond chaque fois qu’il s’élance. L’homme pris dans cette misérable situation se tourne et se retourne dans le vertige de l’angoisse, supplie Dieu de l’anéantir jusqu’à ce que la crise soit passée. Enfin une stupeur profonde l’arrache au tourbillon de sa douleur, pareille à celle qui envahit l’homme qui saigne à mort, car la conscience est une plaie dont rien ne saurait étancher le flot hémorragique. Ainsi Jonas, après s’être douloureusement débattu sur sa couche, sombra dans le sommeil, entraîné par le poids d’une prodigieuse misère.
« Et maintenant l’heure de la marée est venue, le navire largue ses amarres et quittant le quai désert où personne ne salue son départ, il glisse sur la mer, donnant de la bande, vers Tarsis. Mes amis, ce navire fut le premier connu à faire de la contrebande, et la marchandise non déclarée c’était Jonas. Mais la mer se révolte, elle ne veut pas porter ce mauvais fardeau. Un orage terrible se déclare, le navire est sur le point de se briser. Lorsque le maître d’équipage appelle tous les hommes pour alestir le vaisseau, lorsque les coffres, les ballots et les jarres clapotent par-dessus bord, lorsque le vent grince et hurlent les hommes, et que chaque planche tonne sous les piétinements au-dessus de sa tête, à travers ce tumulte enragé, Jonas poursuit son hideux sommeil. Il ne voit ni le ciel obscur, ni la mer en furie, il n’entend pas craquer les membrures, à peine perçoit-il, ou remarque-t-il dans le lointain, la ruée de la puissante baleine qui, d’ores et déjà, la gueule béante, fend les mers à sa poursuite. Oui, camarades, Jonas, dans les flancs d’un navire, étendu sur sa couchette, dormait profondément. Mais le maître d’équipage, dans sa terreur, vint à lui et cria dans son oreille morte : « Pourquoi dors-tu ? Lève-toi ! » Tiré en sursaut de sa léthargie par ce lugubre cri, Jonas chancela sur ses pieds et, trébuchant jusqu’au pont, saisit un hauban, et contempla la mer. Mais au même instant, bondissant par-dessus la lisse, une vague se jeta sur lui comme une panthère. Ainsi une vague après l’autre bondit sur le navire et, les dalots n’étant pas assez prompts à les boire, elles vont rugissant de l’avant à l’arrière, noyant presque les marins avant le naufrage. Et tandis que la lune blanche montre un visage apeuré dans les ravins d’un ciel de ténèbres, Jonas, figé, voit le beaupré se dresser, pointer vers le ciel, et s’abattre aussitôt vers les profondeurs suppliciées.
« La terreur poursuit la terreur en hurlant à travers son âme. Son échine courbée ne révèle que trop sa fuite devant Dieu. Les marins s’en aperçoivent, les soupçons qu’ils nourrissent envers lui grandissent et enfin, pour faire éclater la vérité, et s’en remettant complètement au jugement du ciel, ils tirent au sort pour savoir lequel d’entre eux leur attire cette grande tempête. Le sort tombe sur Jonas, quelle fureur ne mettent-ils pas alors à l’assaillir de questions : « Quelles sont tes affaires, et d’où viens-tu ? » « Ton pays ? » « Ton peuple ? » Mais, camarades, remarquez à présent le comportement du malheureux Jonas. Le pressant, les marins lui demandaient seulement qui il était et d’où il venait, or non seulement ils reçoivent une réponse à leurs questions mais encore à une autre question qu’ils n’ont pas posée, et cette réponse non sollicitée est arrachée à Jonas par la dure main de Dieu qui pèse sur lui.
« Je suis Hébreu, s’écrie-t-il, et je crains l’Éternel, le Dieu des cieux qui a fait la mer et la terre ! » Tu le crains, ô Jonas ? Oui, tu avais de bonnes raisons de craindre le Seigneur ton Dieu, en ce moment ! Aussitôt il fait un aveu complet qui amène les marins au comble de l’épouvante et toutefois les emplit de pitié. Car lorsque Jonas, qui n’implorait pas encore la miséricorde de Dieu, sachant trop bien quelles ténèbres il méritait, lorsque le misérable Jonas leur crie de le prendre et de le jeter dans la mer, reconnaissant qu’il leur avait attiré cette grande tempête, ils se détournent compatissants et se concertent pour trouver un autre moyen de sauver le navire. En vain ! L’ouragan indigné hausse la voix, alors une main levée en supplication vers Dieu, ils ferment à contre-cœur l’autre sur Jonas.
« Et voyez à présent Jonas saisi comme une ancre et jeté à la mer. Sur-le-champ, à l’est s’étale une mer d’huile et les flots sont apaisés car Jonas emporte avec lui la tempête et l’eau derrière lui est sans rides. Il est happé dans le maelström d’un remous si irrésistible qu’il s’aperçoit à peine de l’instant où le bouillonnement le jette entre les mâchoires béantes qui l’attendent, et la baleine claque ses dents d’ivoire et ferme sur sa prison autant de barreaux blancs. Alors Jonas pria Dieu dans le ventre de la baleine. Mais méditez sa prière et tirez-en une leçon majeure. Car tout pécheur qu’il soit, Jonas ne pleure ni ne gémit pour son immédiate délivrance. Il trouve juste ce châtiment affreux. Il laisse à Dieu le soin entier de sa délivrance, car malgré ses affres et ses douleurs, il met son bonheur à voir encore son saint temple. Et cela, camarades, c’est le vrai repentir, sans cris pour demander un pardon et reconnaissant de la punition. Combien cette attitude de Jonas fut agréable à Dieu, sa délivrance hors de la mer et de la baleine le prouve bien. Camarades, je ne vous propose pas Jonas en exemple pour son péché, mais comme modèle du repentir. Ne péchez pas ; mais si vous le faites, tâchez de le regretter à la manière de Jonas. »
Tandis qu’il disait ces mots, la tempête au-dehors hululante, hurlante et cinglante paraissait ajouter un poids nouveau à ces mots et le prédicateur, en décrivant l’ouragan dans lequel Jonas s’était trouvé pris, semblait lui-même secoué par l’orage. Une lame de fond soulevait sa large poitrine, les mouvements de ses bras imitaient la guerre que se livraient les quatre éléments, le tonnerre naissait sous son sourcil brun et l’éclair en son œil, ses auditeurs, dans la simplicité de leur âme, le regardaient avec une crainte soudaine et inaccoutumée.
Puis l’accalmie s’étendit jusqu’à lui et il tourna une fois de plus, en silence, les pages du Livre et, enfin, se tenant immobile, les yeux clos, il rentra en lui-même et en Dieu.
Mais il se pencha à nouveau vers les fidèles et, baissant très bas la tête avec la plus profonde et la plus virile humilité, il ajouta :
« Camarades, Dieu n’a posé qu’une seule main sur vous, il pèse sur moi de ses deux mains. Je vous ai lu, avec la pauvre lumière qui est mienne, la leçon que Jonas enseigne à tous les pécheurs, à vous, à moi plus encore, car je suis un plus grand pécheur que vous. Et maintenant je descendrai avec joie du grand mât pour venir m’asseoir à votre place sur les écoutilles, tandis que quelqu’un me lirait cette autre et plus terrible leçon que Jonas m’apprend à moi, en tant que pilote du Dieu vivant. Combien l’Oint du Seigneur étant son pilote-prophète, le porte-parole de la vérité, lorsqu’il reçut de Dieu l’ordre d’aller faire entendre ces vérités importunes à la perverse Ninive, combien Jonas, épouvanté par l’hostilité qu’il soulèverait, mit d’ardeur à refuser cette mission en tentant d’échapper à son devoir et à son Dieu en embarquant sur un navire à Joppé. Mais Dieu est partout ; et Jonas n’arriva jamais à Tarsis. Comme nous l’avons vu, Dieu le rattrapa par l’entremise de la baleine, et l’engloutit dans l’abîme du châtiment, l’entraîna rapidement « dans le cœur de la mer » où les remous des courants l’aspirèrent à une profondeur de dix mille brasses et « les roseaux entourèrent sa tête » et toutes les vagues et les flots du malheur passèrent sur lui. Mais alors même qu’il se trouvait où ne saurait atteindre aucune sonde, dans « le sein du séjour des morts », alors même que la baleine était descendue jusqu’aux racines des montagnes, Dieu entendit les cris de son prophète englouti et repentant. Alors l’Éternel parla au poisson et, du fond des ténèbres glacées, la baleine remonta vers le chaud et bon soleil, vers toutes les délices de l’air et de la terre ; et elle « vomit Jonas sur la terre », alors la parole de l’Éternel fut adressée à Jonas une seconde fois, et Jonas, vaincu et meurtri, ses oreilles, comme deux coquillages, répétant à l’infini l’écho de l’Océan, Jonas se soumit à la volonté du Tout-Puissant. Et qu’était-elle, camarades ? Prêcher la Vérité à la face du Mensonge ! Oui, c’était bien cela !
« Et ceci, camarades, ceci est cette autre leçon : malheur au pilote du Dieu vivant qui se dérobe. Malheur à celui qui, séduit par ce monde, se soustrait au devoir de répandre l’Évangile ! Malheur à celui qui cherche à verser de l’huile sur les eaux que Dieu a soulevées en tempête ! Malheur à celui qui cherche à plaire plutôt qu’à semer la crainte ! Malheur à celui qui préfère le renom à la bonté ! Malheur à celui qui, en ce monde, ne va pas au-devant des affronts ! Malheur à celui qui ne reste pas fidèle à la vérité lorsqu’un mensonge peut le sauver ! Oui, malheur à celui qui, avec le grand Pilote Paul, lorsqu’il prêche aux autres, ne se reconnaît pas pour le plus grand des pécheurs ! »
Il parut un instant abattu et absent, puis, relevant la tête, il regarda à nouveau l’assemblée, une joie profonde illuminait son regard tandis qu’il s’écriait avec une ferveur céleste : « Mais, ô camarades ! à tribord de toute douleur, la joie vous attend, elle s’élèvera d’autant plus haut que l’abîme de la douleur aura été plus profond. La pomme du grand mât n’est-elle pas d’autant plus haute que la contre-quille est plus profonde ? La joie est le partage – une joie culminante et une joie intérieure – de celui qui, contre les dieux orgueilleux et les commodores de cette terre, demeure inexorablement fidèle à lui-même. La joie est à celui dont les bras restent fermes à le soutenir quand le navire de ce monde trompeur a sombré sous lui. La joie est à celui qui, sans merci devant la vérité, tue, brûle et détruit tout péché même s’il se cache dans les toges des juges et des sénateurs. La joie de la flèche de mât de perroquet est à celui qui ne reconnaît d’autre loi que celle du Seigneur, d’autre maître que son Dieu et n’a d’autre patrie que le ciel. La joie est à celui que toutes les vagues et les lames de cette mer tumultueuse de la foule ne peuvent arracher à la quille infaillible des siècles. Éternelles seront la joie et les délices de celui qui, proche de son ultime repos, peut dire avec son dernier souffle : « Ô Père – Toi dont je connais avant tout la colère – mortel ou immortel, me voici sur le point de mourir. J’ai lutté pour être tien, plus que pour appartenir à ce monde ou m’appartenir à moi-même. Et pourtant ce n’est rien… Je t’abandonne l’Éternité, car l’homme, qu’est-il pour prétendre à la durée de son Dieu ? »
Il se tut, fit le geste lent d’une bénédiction, enfouit son visage entre ses mains, et resta là, agenouillé, jusqu’à ce que, tout le monde étant parti, il demeura seul.
De retour à l’Auberge du Souffleur, revenant de la chapelle, j’y trouvai Queequeg tout seul ; il était parti avant la bénédiction. Assis sur un banc, devant le feu, les pieds dans le foyer, il tenait tout contre son visage sa petite idole noire ; la contemplant ardemment, il lui amenuisait doucement le nez avec son couteau tout en fredonnant pour lui-même quelque païenne mélopée.
Se trouvant interrompu, il abandonna sa figurine et bientôt se dirigea vers la table, y prit un grand livre qui s’y trouvait, le posa sur ses genoux et se mit à en compter les pages avec une méthodique régularité ; à chaque cinquantième page – ce fut du moins ce que j’en conclus – il s’arrêtait un instant, regardait dans le vague, et émettait un long sifflement perlé qui témoignait de son étonnement ; il semblait recommencer à un comme s’il ne savait pas compter au-delà de cinquante et ce n’était que cette accumulation de cinquantaines qui excitait son admiration quant au nombre de pages.
Je le regardais avec beaucoup d’intérêt. Tout sauvage qu’il était, et si hideusement défiguré – à mon goût du moins – l’expression de son visage était loin d’être déplaisante. Une âme ne peut se dissimuler. Sous ses tatouages de l’autre monde, je croyais découvrir un cœur simple et honnête, et dans ses larges yeux profonds, ardents, sombres et hardis, un esprit propre à défier mille démons. D’autre part, le païen avait une attitude altière que sa singularité n’entamait guère. Il avait l’air d’un homme qui ne s’était jamais montré obséquieux et qui n’avait rien dû à personne. Que son front parût plus franc, plus lumineux et plus grand du fait qu’il avait la tête rasée, je ne me risquerai pas à l’affirmer, mais il est certain que le moule de son crâne était phrénologiquement des meilleurs. Si ridicule que cela paraisse, il me rappelait le général Washington, tel que le représentent les bustes populaires. Au-dessus d’arcades sourcilières saillantes, pareilles à deux promontoires boisés dru, il avait cette même dépression longue et régulière… Queequeg était un sosie de George Washington en plus cannibale.
Tandis que feignant à demi de regarder la tempête par la croisée, je me livrais à cet examen minutieux de sa personne, il ne prit nullement garde à ma présence, ne broncha pas et ne leva même pas les yeux, paraissant tout entier absorbé à compter les pages du livre merveilleux. En pensant à la manière fraternelle dont nous avions dormi ensemble la nuit précédente, en me remémorant plus particulièrement ce bras qui me tenait tendrement au matin, je trouvai son indifférence très étrange. Mais les sauvages sont des êtres singuliers, parfois on ne sait pas comment les prendre. De prime abord ils sont impressionnants, leur sereine maîtrise d’eux-mêmes et leur simplicité paraissent une sagesse socratique. J’avais également remarqué que Queequeg frayait à peine, pour ne pas dire pas du tout, avec les marins qui fréquentaient l’auberge. Il ne faisait point d’avance et ne paraissait pas désireux d’étendre le cercle de ses relations. J’en étais surpris et frappé, et en y réfléchissant j’y trouvais un côté sublime. Voilà un homme qui, étant à quelque vingt mille milles de chez lui, en passant par le cap Horn – la seule route possible – était, dès lors, jeté parmi des êtres qui lui étaient aussi étrangers que s’il eût été transplanté sur la planète Jupiter. Pourtant il paraissait parfaitement à l’aise, conservant un calme absolu, se suffisant à lui-même, d’humeur égale. Tout cela exprimait les nuances d’une admirable philosophie, encore qu’il ignorât sans aucun doute jusqu’à l’existence d’une telle chose. Mais, pour être de vrais philosophes, nous ne devrions peut-être pas avoir une conscience si aiguë de vivre et de combattre. Quand j’entends que tel ou tel se donne pour philosophe, j’en conclus que, pareil à la vieille femme dyspeptique, il doit « avoir fendu son digesteur ».
Et j’étais assis là, dans cette pièce maintenant déserte, le feu, son ardeur épuisée, en était à cet instant de douceur où, après avoir répandu avec intensité sa chaleur, il ne brillait plus que pour le regard ; les ombres et les spectres de la nuit, rassemblés aux battants des fenêtres, épiaient cette paire silencieuse et solitaire que nous formions ; au-dehors la tempête enflait avec solennité ses mugissements, je commençai à me sensibiliser à d’étranges impressions. Un attendrissement m’envahissait. Mon cœur blessé, ma main crispée ne se retournaient plus contre un monde cruel que ce sauvage apaisant rachetait pour moi. Il était assis là, son indifférence même prouvait une nature qui ne cachait pas les hypocrisies civilisées ni les mielleuses fourberies. Sauvage il était. Un spectacle entre tous les spectacles. Pourtant je commençai à me sentir mystérieusement attiré vers lui, aimanté par ces mêmes choses qui eussent rebuté la plupart. Je vais goûter d’un ami païen, pensais-je, puisque la bienveillance chrétienne n’est que vide civilité. Je rapprochai de lui mon banc et fis des signes et des gestes d’amitié tout en essayant d’engager la conversation. Il ne remarqua d’abord que peu ces avances, mais comme je lui rappelais son hospitalité de la nuit, il se décida à me demander si nous allions partager la même chambre cette nuit encore. Je lui dis que oui, ce qui parut, me sembla-t-il, lui être agréable, voire même peut-être l’honorer.
Alors nous nous mîmes à feuilleter le livre ensemble et j’entrepris de lui expliquer le but des lettres et le sens des quelques gravures qu’il contenait. Son intérêt s’éveilla aussitôt et dès lors nous passâmes à un baragouinage, fait d’efforts réciproques, ayant trait aux diverses curiosités qu’il y avait à voir dans cette ville fameuse. Je proposai bientôt de fumer la pipe de l’amitié. Sortant sa blague et son tomahawk, il m’offrit tranquillement d’en tirer quelques bouffées, de sorte que nous restâmes assis là, fumant chacun à notre tour sa pipe barbare, nous la passant l’un à l’autre à intervalles réguliers.
Si le cœur du païen abritait encore à mon égard quelque glaçon d’indifférence, il eut tôt fait de fondre à la réconfortante chaleur de cette pipe commune et nous devînmes compères. Sa sympathie semblait venir à moi tout aussi naturellement et spontanément que la mienne allait à lui. Lorsque nous eûmes fini de fumer, il appuya son front contre le mien, m’enserra la taille et me dit que dès lors nous étions mariés, ce qui signifiait, dans le langage de son pays, que nous étions des amis de cœur et que, si besoin en était, il donnerait joyeusement sa vie pour moi. Chez un compatriote, cette flamme soudaine d’affection aurait paru par trop prématurée et tout à fait suspecte mais ces règles générales ne pouvaient en aucun cas s’appliquer à ce sauvage simple.
Après le souper, une nouvelle conversation et une nouvelle pipe, nous montâmes tous deux dans notre chambre. Il me fit don de sa tête réduite, sortit sa gigantesque blague et, fouillant sous le tabac, il en tira quelque trente dollars d’argent. Les étalant alors sur la table, il en fit deux parts égales et poussant l’une vers moi il me dit qu’ils m’appartenaient. J’allais protester mais il me réduisit au silence en les versant dans les poches de mon pantalon. Je les y laissai. Il commença alors ses prières du soir, sortit son idole et libéra la cheminée de son écran de papier. Certains signes et symptômes me donnèrent à croire qu’il désirait que je me joigne à lui. Sachant pertinemment ce qui allait suivre, je réfléchis un instant pour savoir si j’accepterais ou non si je m’y trouvais invité.
Je suis un bon chrétien, né et élevé dans le sein de l’infaillible église presbytérienne. Comment, dès lors, pouvais-je partager les dévotions que ce sauvage idolâtre rendait à son morceau de bois ? Mais qu’est-ce que rendre un culte ? me demandai-je. Vas-tu te figurer, Ismaël, que le Dieu magnanime du ciel et de la terre – et de tous les hommes, païens y compris – puisse éprouver l’ombre d’une jalousie envers un insignifiant morceau de bois noir ? Impensable. Mais qu’est-ce qu’adorer Dieu sinon faire sa volonté ? C’est là l’hommage à lui rendre. Et quelle est la volonté de Dieu ? sinon faire à mon prochain ce que je voudrais qu’il me fît. Telle est Sa volonté. Queequeg est mon prochain. Et que souhaiterais-je voir Queequeg faire pour moi ? Eh bien ! s’unir à moi dans ma manière presbytérienne et particulière de rendre grâces. Donc je dois me joindre à lui dans son culte personnel et par conséquent me muer en idolâtre. De sorte que j’allumai les copeaux et l’aidai à redresser l’innocente petite figurine. Avec Queequeg, je lui offris du biscuit brûlé, fis des salamalecs par deux ou trois fois et lui embrassai le nez. Ces rites terminés, nous nous déshabillâmes et nous nous couchâmes, en paix avec notre conscience et avec le monde entier. Mais nous ne nous endormîmes pas sans avoir bavardé un moment.
Il n’y a pas de lieu plus favorable qu’un lit aux révélations confidentielles entre amis, je ne sais pourquoi. On dit que mari et femme s’y dévoilent l’un à l’autre le tréfonds de leur âme et il est des vieux couples qui, étendus, y parlent presque jusqu’au matin du bon vieux temps. Ainsi dans la lune de miel de nos cœurs, étais-je allongé auprès de Queequeg. Couple envahi de bien-être et de tendresse.
Nous étions ainsi restés étendus, tantôt bavardant, tantôt nous endormant brièvement ; de temps à autre Queequeg jetait affectueusement ses brunes jambes tatouées par-dessus les miennes puis les retirait, tant nous nous sentions libres, fraternels et sans contrainte ; quand enfin nos causeries eurent chassé la plus légère somnolence, nous nous sentîmes d’humeur à nous relever bien que l’aube fût encore loin de poindre.
Oui, nous étions tout à fait réveillés, à tel point que notre position allongée commença à nous peser et que, progressivement, nous nous retrouvâmes assis, les couvertures bien bordées, appuyés à la tête du lit, nos quatre genoux serrés et levés contre nos poitrines, nos deux nez penchés sur nos rotules comme si elles eussent été des bassinoires. Notre confort nous paraissait d’autant plus agréable qu’il faisait froid dehors et même hors de nos couvertures dans cette chambre sans feu. Je dis d’autant plus encore parce que le fait d’avoir une petite partie du corps exposée au froid peut seul vous faire savourer pleinement votre propre chaleur animale, car tout plaisir, en ce monde, ne vaut que par contraste. Rien n’existe en soi. Si vous vous flattez d’être envahi de bien-être de la tête aux pieds et qu’il en ait été ainsi pendant fort longtemps, alors on ne peut pas dire que vous sachiez encore ce qu’est le bien-être. Mais si, à l’instar de Queequeg et moi au lit, vous avez eu le bout du nez, le front et les oreilles légèrement gelés, alors en vérité vous serez infiniment persuadés d’avoir délicieusement chaud. C’est pour cette raison qu’on ne devrait jamais faire du feu dans une chambre à coucher, un de ces luxueux inconforts des riches. Car la vraie volupté est de n’avoir entre la chaleur et le bien-être de votre corps et le froid extérieur qu’une simple couverture. Vous êtes alors l’unique étincelle vivante au cœur d’un cristal arctique.
Nous étions assis, ainsi recroquevillés, depuis un certain temps quand soudain je décidai d’ouvrir les yeux, car j’ai l’habitude de toujours les garder fermés quand je suis au lit entre les draps, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit, que je dorme ou que je sois éveillé, cela afin de savourer pleinement le confort d’un lit. Car un homme ne peut prendre une conscience juste de lui-même que les yeux fermés, comme si les ténèbres étaient vraiment l’élément naturel de notre essence, cependant que la lumière est plus favorable à l’argile dont nous sommes pétris. Tandis que j’ouvrais alors les yeux, sortant de cette obscurité agréable et voulue pour plonger dans l’ombre extérieure, imposée et épaisse, des minuits non illuminés, un revirement désagréable s’opéra en moi. Aussi ne fis-je aucune objection à Queequeg qui suggérait de rallumer la lampe, puisque nous étions parfaitement réveillés, et qu’il souhaitait d’autre part ardemment tirer quelques paisibles bouffées de son tomahawk. Il faut le dire, si la nuit précédente j’avais éprouvé une répugnance profonde à ce qu’il fumât au lit – et c’est à cela qu’on s’aperçoit à quel point nos plus rigides préjugés s’assouplissent lorsque l’amour vient à les courber – cette nuit, je n’aimais rien tant que d’avoir Queequeg fumant à mes côtés et même au lit tant il semblait alors pénétré d’une joie sereine et familière. Je ne me sentais plus soucieux à l’excès de la police d’assurance du patron ! Je n’étais sensible qu’à l’intense et réconfortant partage d’une pipe et d’une couverture avec un véritable ami. Nos vareuses poilues sur les épaules, nous nous passions le tomahawk, jusqu’à ce que la fumée suspendît au-dessus de nous un baldaquin bleu, illuminé par la lampe que nous venions de rallumer.
Que ce rideau mouvant emportât le sauvage vers de très lointains décors, je ne sais, toujours est-il qu’il se mit à parler de son île natale et, ardent à connaître son histoire, je l’encourageais à me la conter. Il fut heureux d’accéder à mon désir. À ce moment-là j’eus grand-peine à comprendre simplement quelques mots, mais des conversations ultérieures me rendirent plus familière sa phraséologie décousue et me permettent de retracer à présent le récit tel qu’on peut le reconstituer d’après la simple ébauche que j’en donne.
Queequeg était natif de Rokovoko, une île très lointaine dans l’ouest et dans le sud. Elle ne figure sur aucune carte, c’est le propre des endroits vrais.
Lorsqu’un sauvage frais éclos court librement dans ses forêts natales, vêtu d’un pagne de feuilles, suivi par de grignotantes chèvres, il n’est rien de plus qu’un adolescent ; toutefois, dans l’âme ambitieuse de Queequeg couvait alors un fervent désir de voir de la chrétienté autre chose qu’un occasionnel échantillon fourni par les baleiniers. Son père était un grand chef, un roi ; son oncle un grand prêtre, et il se vantait d’avoir, du côté maternel, des tantes qui étaient les épouses d’invincibles guerriers. Il avait du bon sang dans les veines, du sang bleu, je le crains, tristement corrompu par le penchant cannibalesque dans lequel son ignorante jeunesse avait été entretenue.
Un navire, en provenance de Sag Harbor, relâcha dans la baie paternelle, et Queequeg demanda à s’y embarquer pour les terres chrétiennes, mais, l’équipage du navire étant au complet, sa requête fut repoussée et toute l’influence de son royal père resta inefficace. Mais Queequeg s’était fait un serment. Seul dans son canoë, il pagaya jusqu’à un détroit qu’il semblait impossible au navire d’éviter après avoir quitté l’île. Il était bordé d’un côté par un récif de corail, de l’autre par une bande de terre basse couverte de palétuviers émergeant de l’eau. Dissimulant son canoë parmi ces buissons, la proue pointant vers la mer, il s’assit à l’arrière, tenant bas sa pagaie, et lorsque le navire passa à portée il jaillit comme une flèche, gagna ses flancs, d’un coup de pied fit chavirer et sombrer son embarcation, grimpa aux chaînes et se jetant de tout son long sur le pont, il s’agrippa à une boucle d’amarrage et jura de ne pas lâcher prise dût-on le hacher menu.
En vain le capitaine le menaça-t-il de le jeter par-dessus bord, en vain suspendit-on un sabre d’abordage au-dessus de ses poignets nus ; Queequeg était fils de roi et Queequeg était inébranlable. Frappé par cette intrépidité désespérée et par ce désir farouche de voir la chrétienté, le capitaine s’adoucit enfin et lui dit de se considérer comme chez lui à bord. Toutefois ce superbe jeune sauvage, ce prince de Galles des mers, ne vit jamais la cabine du capitaine. Il fut inscrit comme matelot et on fit de lui un baleinier. Mais tel le tsar Pierre qui était satisfait de travailler sur n’importe quel chantier naval des villes étrangères, Queequeg ne reculait devant aucun travail prétendu ignoble, s’il pouvait acquérir ainsi l’heureux pouvoir de rapporter quelque lumière à ses ignorants compatriotes. Car, me dit-il, il était poussé par un désir profond d’apprendre des chrétiens les arts qui auraient ajouté au bonheur des siens et, qui plus est, les auraient rendus meilleurs. Mais hélas ! les habitudes des baleiniers eurent tôt fait de le convaincre que les chrétiens pouvaient être à la fois malheureux et méchants ; infiniment plus que tous les païens de son père. Arrivé enfin dans le vieux Sag Harbor, il vit ce que les marins y faisaient puis, allant à Nantucket, il vit à quoi ils dépensaient leurs paies là aussi, et le pauvre Queequeg considéra la cause comme perdue. Il pensa : c’est un monde pourri sous tous les méridiens et je mourrai païen.
Ainsi, bien qu’il restât en son cœur un idolâtre convaincu il vivait cependant parmi ces chrétiens, portait les mêmes vêtements qu’eux et s’efforçait de parler leur charabia. C’est pourquoi il avait d’étranges manières bien qu’il eût quitté son pays depuis un certain temps déjà.
Je lui demandai allusivement s’il ne se proposait pas d’y retourner et de s’y faire couronner puisque selon les dernières nouvelles qu’il avait eues son père était bien vieux et affaibli, ce qui laissait à croire qu’il devait être mort à présent. Il me répondit que non, pas encore ; et il ajouta qu’il craignait que la chrétienté, ou plutôt les chrétiens, l’aient rendu indigne d’accéder à ce trône pur et sans tache où trente rois païens l’avaient précédé. Mais il s’en retournerait une fois ou l’autre, ajouta-t-il, dès qu’il se sentirait comme baptisé à nouveau. Pour le moment, il se proposait de naviguer et de jeter sa gourme dans les quatre océans. On avait fait de lui un harponneur, et son fer à présent lui tenait lieu de sceptre.
Je lui demandai quels seraient éventuellement ses projets immédiats de déplacement. Il me répondit : retourner à nouveau à la mer, sa vocation première. Sur ce, je lui déclarai que moi-même je souhaitais m’embarquer pour la pêche à la baleine, l’informai de mon intention de faire voile depuis Nantucket car c’était le port offrant le plus de ressources pour le départ d’un baleinier aventureux. Il résolut aussitôt de m’accompagner sur cette île, d’embarquer sur le même navire, de prendre les mêmes heures de quart, la même pirogue, de faire gamelle avec moi, bref de partager en tout mon sort et, mes deux mains dans les siennes, de plonger avec moi courageusement dans les hasards de ce monde et de l’autre. À tout cela je consentis avec joie, car, indépendamment de l’affection que j’éprouvais désormais pour Queequeg, il était un harponneur chevronné et, en tant que tel, ne pouvait manquer d’être du plus grand secours à quelqu’un qui, comme moi, ignorait tout des mystères de la pêche à la baleine, bien que la mer me fût une vieille connaissance à la façon dont peut la connaître un marin marchand.
Son histoire prit fin avec une mourante dernière bouffée de pipe, Queequeg me donna l’accolade, pressa son front contre le mien et souffla la lumière, nous nous retournâmes chacun vers les bords du lit et nous endormîmes aussitôt.
Le lendemain matin lundi, après avoir déposé la tête réduite chez un coiffeur en guise de tête à perruque, je réglai ma note et celle de mon camarade, avec l’argent de ce dernier toutefois. Le ricanant patron, ainsi que ses hôtes, paraissaient au comble de l’amusement devant la soudaine amitié qui était née entre Queequeg et moi, d’autant plus que les histoires à dormir debout que Peter Coffin m’avait contées à son sujet m’avaient fortement effrayé à l’égard de celui-là même dont je faisais à présent mon compagnon.
Nous empruntâmes une brouette dans laquelle nous mîmes nos affaires, dont mon pauvre sac de voyage, le sac de toile de Queequeg et son hamac, et nous voilà en route vers le Varech, la petite goélette faisant le service de Nantucket et qui se trouvait à quai. Tandis que nous nous y rendions, les gens se retournaient pour nous regarder, non point tant sur Queequeg – car ils avaient l’habitude de voir des cannibales de son espèce dans leurs rues – mais parce que nous étions pareillement en confiance l’un envers l’autre. Mais nous n’y prêtions pas attention, roulant notre brouette à tour de rôle et Queequeg s’arrêtant parfois pour rajuster le fourreau sur les barbes de son harpon. Je lui demandai pourquoi il prenait à terre un objet aussi gênant et si les baleiniers ne fournissaient pas les harpons. Il répondit que ma question était des plus raisonnables mais qu’il avait une prédilection pour son propre harpon parce qu’il était d’excellente qualité, qu’il avait fait ses preuves en maints combats mortels et qu’il avait pénétré profond dans le cœur des baleines. En somme, comme nombre de moissonneurs et de faucheurs, bien qu’ils ne soient nullement tenus de le faire vont aux champs de leurs fermiers armés de leurs propres faux, Queequeg, pour des raisons de lui seul connues, préférait son propre harpon.
Prenant son tour de brouette, il me raconta l’histoire amusante qui lui était arrivée lorsqu’il en vit pour la toute première fois. Cela se passait à Sag Harbor. Les propriétaires de son bateau lui en avaient, semble-t-il, prêté une pour transporter son coffre pesant jusqu’à sa pension. Afin de ne pas paraître ignorer à quoi elle servait, ce qui était la vérité, et comment la manipuler, Queequeg posa son coffre dessus, l’attacha solidement, et quitta les quais la brouette sur le dos. « Comment, Queequeg, dis-je, on pourrait croire que vous auriez eu un peu plus de bon sens. Les gens n’ont-ils pas ri ? »
Cette question l’invita à me conter une autre histoire. Les habitants de son île de Rokovoko, lors des fêtes de mariage, versent le lait parfumé des jeunes noix de coco dans une vaste calebasse peinte semblable à un bol à punch, et celle-ci est toujours l’ornement central de la natte brodée sur laquelle le repas est servi. Or un grand navire marchand relâcha une fois à Rokovoko, et son commandant – d’après ce que je compris c’était un gentilhomme très digne et très protocolaire, du moins pour un capitaine marin – fut invité aux fêtes données en l’honneur du mariage d’une sœur de Queequeg, une jeune et jolie princesse ayant de peu dépassé ses dix ans d’âge. Eh bien ! lorsque tous les hôtes furent réunis dans la hutte de bambous de la mariée, ce capitaine auquel était assignée la place d’honneur entra et s’installa devant le bol à punch entre le grand prêtre et Sa Majesté le Roi, père de Queequeg. Lorsque fut dite la prière avant le repas – car ces gens rendent grâces tout comme nous – bien que Queequeg m’ait dit que, contrairement à nous qui tenons alors le nez dans nos écuelles, eux, à la façon des canards, lèvent les yeux vers Celui auquel on est redevable de toutes les fêtes – je dis donc que, les prières terminées, le grand prêtre ouvrit le banquet par la cérémonie immémoriale de l’île, c’est-à-dire qu’il trempa ses doigts consacrés et consacrants dans le bol avant de faire circuler ce breuvage saint. Se trouvant placé à côté du grand prêtre et ayant suivi son geste, pensant qu’il avait entière préséance – étant capitaine de navire – sur un simple roi insulaire, d’autant plus qu’il était reçu par lui – le capitaine se lava froidement les mains dans le bol à punch, le prenant, j’imagine, pour un gigantesque rince-doigts. « À présent, dit Queequeg, que pensez-vous ? À votre idée ? Nos gens ont-ils ri ? »
Enfin, trajet payé et bagages à l’abri, nous fûmes à bord de la goélette. Hissant sa voile elle descendit la rivière Acushnet. Sur une rive, New Bedford dressait les étages de ses rues dont les arbres givrés étincelaient dans l’air clair et froid. D’énormes collines, des montagnes de futaille s’empilaient sur ses quais et, côte à côte, les navires baleiniers, ces errants de toute la terre, dormaient dans le silence et la paix enfin retrouvée. Certains pourtant s’éveillaient déjà pour de nouveaux départs aux bruits des charpentiers et des tonneliers de bord ; et les feux et les forges, fondant le goudron, ronflaient ; à peine un long et périlleux voyage a-t-il pris fin qu’un second se prépare ; ce second se termine-t-il que s’apprête le troisième, et ainsi de suite pour toujours et à jamais. Ainsi en va-t-il, infiniment, intolérablement, de tout effort humain.
À mesure qu’on gagnait le large, le vent vivifiant fraîchissait ; le petit Varech secouait l’écume vive de son étrave à la façon dont s’ébroue une jeune pouliche. Ah ! comme j’aspirais cette brise intraitable ! – comme je refusais de tout mon être ces routes de la terre, cette grande route commune marquée tout au long des empreintes laissées par des talons et des sabots d’esclaves, comme je me tournais vers la mer magnanime qui ne permet à rien de demeurer inscrit !
Queequeg paraissait tituber avec moi et boire à cette même fontaine écumante, ses narines sombres dilatées, ses lèvres retroussées sur des dents aiguës et polies. Loin, loin, nous volions… et, comme nous avions pris le large, le Varech rendit hommage au vent, plongeant de l’étrave comme l’esclave devant le sultan. Penchés sur le côté, sur le côté nous filions ; chaque fil de caret tintait comme un métal ; les deux grands mâts s’arquaient comme des bambous dans la tornade terrestre. Nous étions si envoûtés par tant de tournoiements, debout à ce beaupré plongeant, que de longtemps nous ne prîmes pas garde aux coups d’œil railleurs des passagers, une réunion de terriens semblait-il, qui s’étonnaient de voir deux hommes pareillement en accord ; comme si un blanc était supérieur à un nègre passé à la chaux. Mais les rustres et les dadais qui étaient là étaient des fruits verts, d’une verdeur si intense qu’elle semblait tirée du cœur même de toute verdure. Queequeg surprit un de ces blancs-becs le singeant dans son dos. Je crus arrivée la dernière heure du péquenot. Lâchant son harpon, le sauvage musclé le prit dans ses bras et avec une adresse et une force miraculeuses il le projeta haut dans les airs et à son solstice il lui donna sur le cul une tape légère, le gars retomba sur ses pieds les poumons sur le point d’éclater, cependant que Queequeg, lui tournant le dos, alluma son calumet-tomahawk et me le passa pour que j’en tire une bouffée.
– Capiting ! Capiting ! hurla le rustre en courant vers ledit officier, Capiting, c’est le diable lui-même.
Celui-ci, un étique pilier de la mer, marcha sur Queequeg en lui criant :
– Holà, vous, monsieur, par tous les tonnerres à quoi pensez-vous ? Ignorez-vous que vous auriez pu tuer ce gaillard ?
– Y dit quoi ? questionna Queequeg en se tournant vers moi avec douceur.
– Il dit, répondis-je, que vous avez failli tuer cet homme-là, et je désignai du doigt le blanc-bec encore tout tremblant.
– Toué ! s’étonna Queequeg son visage tatoué se convulsant dans une expression intraduisible de dédain. Ah ! lui être petit poisson. Queequeg pas touer si pétit poisson ; Queequeg touer grande baleine !
– Attendez un peu ! rugit le capitaine, je vous touerai, vous, espèce de cannibale si vous jouez encore un de vos tours à bord ; alors prenez garde !
Mais il se trouva que ce fut au capitaine à prendre garde de toute urgence. La formidable poussée imposée à la grand-voile avait fait sauter l’écoute du vent et la bôme énorme volant de droite et de gauche opérait un balayage complet à l’arrière du pont. Le pauvre diable que Queequeg avait pareillement rudoyé fut expédié par-dessus bord, tout le monde était gagné par la panique et ce paraissait être une folie de tenter de se saisir de la bôme pour l’immobiliser. Elle allait de gauche à droite et de droite à gauche, comme le balancier d’une pendule et semblait à chaque instant sur le point de voler en éclats. On ne faisait donc rien et rien d’utile ne semblait pouvoir être fait ; ceux qui se trouvaient sur le pont s’étaient précipités à l’avant et fixaient des yeux la bôme comme s’ils étaient devant la mâchoire inférieure d’un cachalot furieux. Dans la confusion générale, Queequeg se jeta prestement à genoux et rampant sous le va-et-vient de la bôme, attrapa un filin au vol, en fixa une extrémité à la lisse tandis qu’il jetait l’autre bout, en lasso, autour de la bôme comme elle passait par-dessus sa tête ; à la saccade suivante, l’espar se trouva ainsi emprisonné, et tout rentra dans l’ordre. La goélette était montée au vent et cependant que l’équipage détachait le canot de l’arrière, Queequeg, nu jusqu’à la ceinture, bandé comme un arc, sauta à l’eau. Pendant trois minutes ou davantage il nagea à la façon d’un chien lançant tout droits devant lui ses longs bras, ses épaules musclées émergeant tour à tour de l’écume glacée. Je regardai ce superbe et glorieux personnage, mais ne voyais personne qui dût être sauvé. Le blanc-bec avait coulé. Se dressant sur l’eau, Queequeg jeta un regard circulaire autour de lui, et paraissant avoir vu de quoi il retournait, plongea et disparut. Quelques instants plus tard il réapparaissait, nageant d’un bras, tirant de l’autre une forme sans vie. Le canot les eut bientôt recueillis. Le pauvre blanc-bec fut ranimé. L’équipage déclara à l’unanimité que Queequeg était un noble cœur, le capitaine implora son pardon. Dès ce moment, je m’attachai à Queequeg comme une bernacle, oui jusqu’à ce que ce pauvre Queequeg eût fait son dernier grand plongeon.
Vit-on jamais pareille modestie ? Il n’avait pas l’impression qu’il méritait si peu que ce soit une médaille décernée par les sociétés humanitaires et de bienfaisance. Il demanda seulement de l’eau – de l’eau douce – de quoi se rincer de la saumure ; cela fait, il mit des vêtements secs, alluma sa pipe et appuyé à la rambarde, et regardant avec douceur ceux qui étaient autour de lui, il semblait se dire : « Ce monde est un capital social où le secours mutuel est nécessaire sous tous les méridiens. Nous autres, cannibales, devons aider ces chrétiens. »
Le reste de la traversée se passa sans incident, de sorte qu’après un excellent voyage nous arrivâmes sains et saufs à Nantucket.
Nantucket ! Sortez votre carte et regardez-la. Regardez quel vrai coin du monde elle occupe. Comme elle se tient là, au large, plus solitaire que le phare d’Eddystone. Regardez-la, un simple tertre, un bras de sable tout en plage, sans toile de fond. Il y a là plus de sable que le monde n’en utiliserait, vingt ans durant, en guise de buvard. Les plaisantins vous diront qu’ils doivent y semer la mauvaise herbe qui n’y pousse pas toute seule, qu’ils importent les chardons du Canada, qu’ils doivent faire venir d’outre-mer un fausset pour boucher un trou dans un baril d’huile, et que tout bout de bois est solennellement porté à travers Nantucket, comme à Rome les morceaux de la vraie croix. Pour se procurer un peu d’ombre en été, les habitants plantent des faux agarics dans leurs jardins ; un brin d’herbe est une oasis, trois brins d’herbe découverts au cours d’une journée de promenade sont une prairie. Ils y portent des chaussures pour les sables mouvants assez semblables à celles que mettent les Lapons sur la neige. Ils y sont si bien enfermés, ceinturés, séquestrés de toute manière, entourés, l’Océan en fait si bien une île, que des grappes de coquillages adhèrent parfois jusqu’à leurs chaises et leurs tables comme aux carapaces de tortues de mer. Toutes ces divagations signifient seulement que Nantucket n’est pas l’Illinois !
Considérez à présent l’étonnante légende racontant comment les Peaux-Rouges vinrent à s’établir sur l’île. Ainsi va l’histoire : au temps jadis, un aigle s’abattit sur la côte de la Nouvelle-Angleterre et enleva dans ses serres un petit enfant indien. En se lamentant bien haut, les parents virent leur enfant emporté hors de vue au-dessus de la vaste mer. Ils décidèrent de suivre cette direction à sa recherche. Ayant mis à l’eau leurs pirogues, ils accomplirent une traversée périlleuse, découvrirent enfin l’île et y trouvèrent, coffret d’ivoire vide, le squelette du pauvre petit Indien.
Quoi d’étonnant dès lors à ce que ces Nantuckais nés sur la grève prennent la mer pour gagner leur vie ! Ils commencèrent par chercher dans le sable des crabes et des vénus ; s’enhardissant, ils pataugèrent avec des filets pour prendre les maquereaux ; leur expérience croissant, ils s’éloignèrent en bateau pour pêcher la morue ; enfin ils lancèrent une flotte de grands navires sur l’Océan afin d’explorer l’univers liquide ; ils le cernèrent d’incessantes circumnavigations, jetèrent un coup d’œil dans le détroit de Behring, et, en toutes saisons et sur toutes les mers, déclarèrent une guerre éternelle à l’être le plus puissant qui ait survécu au déluge, au plus monstrueux, au plus montagneux ! À cet Himalaya, à ce Mastodonte salé, de mauvais augure et dont la force brute rend ses paniques plus redoutables que la téméraire malveillance de son assaut.
C’est ainsi que ces Nantuckais nus, ces ermites de la mer, sortant de leur fourmilière océanique, parcoururent le monde liquide et le conquirent comme autant d’Alexandres, se partageant les océans Atlantique, Pacifique et Indien, comme les trois nations flibustières firent de la Pologne. Que l’Amérique ajoute le Mexique au Texas, empile Cuba sur le Canada, que les Anglais essaiment dans toute l’Inde et plantent leur drapeau resplendissant sur le soleil même, il n’en reste pas moins que les deux tiers du monde aqueux sont aux Nantuckais. Car la mer est à eux, elle leur appartient comme un empire à son empereur, les autres marins n’y ont qu’un droit de transit. Les navires marchands ne sont qu’un prolongement des ponts ; les bâtiments de guerre rien de plus que des forteresses flottantes ; les pirates et les corsaires, bien que sillonnant les mers, comme des voleurs de grand chemin parcourent les routes, ne font rien de plus que piller d’autres navires, fragments de terre comme eux, qui ne quêtent pas leur subsistance dans l’abîme sans fond. Seul le Nantuckais réside et pullule sur la mer ; lui seul vogue sur la mer, dans des navires – pour parler en termes bibliques – labourant, ici et là, sa plantation personnelle. C’est là son foyer. Là il mène ses affaires, à l’abri d’un nouveau déluge, quand bien même toute la population de la Chine en serait submergée. Il vit sur la mer comme le coq des landes sur la lande, se cache dans la vague, et l’escalade comme les Alpes le chasseur de chamois. Pendant des années il ne sait plus rien de la terre, et lorsqu’il y revient enfin, elle a pour lui un parfum d’autre monde, plus étrange que celui de la lune n’en aurait pour un terrien. Comme le goéland sans patrie replie ses ailes au coucher du soleil et s’abandonne à la berceuse des flots, ainsi à la tombée du soir le Nantuckais, loin de toute terre, ferle ses voiles et s’étend cependant que sous son oreiller même défilent des troupes de morses et de baleines.
Il était bien tard dans la soirée quand le petit Varech mouilla confortablement l’ancre et que Queequeg et moi débarquâmes. Aussi nous ne pouvions vaquer à aucune affaire le soir même, du moins à aucune autre que de trouver à souper et à dormir. Le patron de l’Auberge du Souffleur nous avait recommandé d’aller chez son cousin Osée Hussey, propriétaire des Tâte-Pots, l’hôtel le mieux tenu de tout Nantucket, nous affirma-t-il ; de plus, nous avait-il assurés, ce cousin Osée – comme il l’appelait – était célèbre pour ses soupes de poissons. En somme, il déclarait carrément que nous ne pouvions faire mieux que de tâter la chance au Tâte-Pots. Mais le chemin à suivre qu’il nous avait indiqué, nous engageant à suivre, par tribord, un entrepôt jaune jusqu’à ce qu’on aperçoive une église blanche à bâbord, de rester alors à bâbord jusqu’à un carrefour à trois points de tribord, et ceci fait de demander où se trouvait l’auberge au premier homme que nous croiserions. Ces indications retorses nous déconcertèrent d’abord grandement, d’autant plus que Queequeg soutenait que l’entrepôt jaune, notre point de départ, devait se trouver à bâbord, tandis que j’avais compris que Peter Coffin parlait de tribord. Toutefois, à force de louvoyer dans l’obscurité et de frapper aux portes de paisibles habitants pour demander notre chemin, nous arrivâmes enfin à quelque chose ne permettant aucune méprise.
Deux énormes chaudières de bois, peintes en noir, étaient suspendues par leurs oreilles d’âne de part et d’autre des élongis d’un vieux mât de hune fiché en terre devant un antique portail, sciés d’un côté, ils donnaient à ce vieux mât l’allure d’un gibet. Peut-être étais-je, à ce moment-là, rendu trop vulnérable à certaines impressions, mais je ne pus m’empêcher de contempler cette potence avec de sombres pressentiments. J’attrapai le torticolis à lever la tête vers ces deux cornes restantes ; oui, deux ; l’une pour Queequeg, l’autre pour moi. C’est un mauvais présage, me dis-je. En arrivant dans le premier port baleinier, je trouvai un aubergiste du nom de Coffin[2], puis le regard, posé sur moi, des plaques funéraires dans la chapelle, ici enfin un gibet et une paire de prodigieuses chaudières noires par-dessus le marché ! Serait-ce une allusion insidieuse à Topheth ?
Je fus tiré de mes réflexions par la vue d’une femme couverte de taches de rousseur, assortissant une robe jaune à des cheveux jaunes, debout sous le porche de l’auberge où se balançait une lampe rouge sans éclat évoquant singulièrement un œil injecté de sang. Elle tançait vivement un homme en chemise de laine pourpre.
– Filez de par là, disait-elle à l’homme, ou vous allez recevoir une peignée !
– Venez, Queequeg, tout va bien, voilà Mme Hussey. Il s’avéra que c’était elle en effet. M. Osée Hussey était absent, mais il avait laissé à Mme Hussey les pleins pouvoirs sur la conduite de ses affaires. Lorsque nous eûmes exprimé le désir d’un souper et d’un lit, Mme Hussey, renvoyant à plus tard ses semonces, nous précéda dans une petite pièce, nous fit asseoir à une table jonchée des reliefs d’un repas qui venait d’être terminé et, se tournant vers nous, questionna :
– Clovisses ou morue ?
– Comment se présente la morue, madame ? demandai-je avec une politesse extrême.
– Clovisses ou morue ? répéta-t-elle.
– Des clovisses pour le souper ? une froide clovisse. Est-ce bien là ce que vous voulez dire, madame Hussey ? C’est une coquille plutôt humide et glaciale où se retirer en hiver, ne trouvez-vous pas, madame Hussey ?
Mais impatiente de poursuivre ses criailleries attendues sous le porche par l’homme en chemise rouge et n’ayant paru saisir que le mot clovisse, Mme Hussey se précipita vers une porte donnant sur la cuisine et brailla : « Deux clovisses, deux ! » et disparut.
– Queequeg, dis-je, pensez-vous que nous pouvons souper à deux sur une clovisse ?
Pourtant, le parfum appétissant de la chaude vapeur, qui s’échappait de la cuisine, infligeait un démenti à un programme apparemment peu réjouissant. Lorsque la soupe fumante apparut, la clef du mystère nous fut délicieusement donnée. Ah ! mes bons amis, écoutez bien. De petites clovisses juteuses, à peine plus grosses qu’une noisette, mélangées à des biscuits de mer émiettés et à du porc salé finement émincé, composaient cette soupe enrichie de beurre et généreusement assaisonnée de sel et de poivre. Un voyage hivernal nous avait aiguisé l’appétit. Queequeg se trouvait devant son plat favori, la soupe était une réussite parfaite, aussi l’eûmes-nous expédiée promptement. Je m’appuyai au dossier de ma chaise et, songeant à la proposition de Mme Hussey : clovisses ou morue ? j’envisageai de tenter une petite expérience. Me dirigeant vers la porte de la cuisine, je prononçai le mot : morue avec grandiloquence et regagnai mon siège. Au bout d’un instant la vapeur appétissante renaissait, apportant un parfum différent, et, en temps voulu, on nous servit une magnifique soupe à la morue.
Nous nous y attaquâmes, et tandis que nous plongions nos cuillères dans nos écuelles, je me demandai si cela avait un effet sur la tête ? Une locution populaire ne veut-elle pas qu’on ait des têtes de poissons frits ? Mais, regardez, Queequeg, n’y a-t-il pas une anguille vivante dans votre écuelle ? Où est votre harpon ?
Ce Tâte-Pots était plus poissonneux que tous les endroits poissonneux, et il méritait bien son nom ! Dans toutes ses chaudières bouillaient des soupes de poissons, on vous servait de la soupe de poissons au petit déjeuner, de la soupe de poissons au repas de midi, de la soupe de poissons au souper, jusqu’à ce que les arêtes vous sortent de la peau et que vous en veniez à les chercher dans vos vêtements. L’entrée, devant la maison, était pavée de coquilles de clovisses. Mme Hussey portait un collier de vertèbres de morue polies et Osée Hussey avait des livres de comptes reliés en peau de chagrin, ancienne et de qualité. Le lait avait un arrière-goût de poisson, lui aussi. La raison m’en échappait tout à fait. Mais un matin, tandis que je me promenais le long de la plage parmi les barques de pêcheurs, je vis la vache bringée d’Osée, pâturant des restes de poissons, avançant sur le sable, ses quatre sabots chaussés d’une tête de morue ; croyez-moi, elle avait l’air d’une traîne-savates.
Le souper terminé, nous reçûmes une lampe et des renseignements de Mme Hussey sur le plus court chemin menant au lit, mais tandis que Queequeg s’apprêtait à me précéder dans l’escalier, la dame tendit le bras et réclama son harpon. Elle ne tolérait aucun harpon dans les chambres. « Pourquoi ? demandai-je, tout vrai harponneur dort avec son harpon… alors pourquoi non ? » – « Parce que c’est dangereux, dit-elle, depuis que le jeune Stiggs de retour de c’mal’reux voage, après quatre ans et demi d’absence, avec seulement trois barils d’haïle, depuis qu’il a été trouvé mort au premier dans la chambre de derrière, le harpon dans le cœur ; depuis, alors, je n’autorise aucun pensionnaire à emporter des armes aussi dangereuses dans leurs chambres la nuit. Auchi, monsieur Queequeg (car elle avait appris son nom) je vais juste prendre ce fer-ci et vous le garder jusqu’à demain matin. Mais à propos de la soupe, clovisses ou morue pour le petit déjeuner, les gars ? »
– Les deux, répondis-je, et donnez-nous aussi une paire de harengs fumés pour varier le menu.
Au lit, nous combinâmes un plan pour le lendemain, mais à ma surprise et pour ma plus grande inquiétude, Queequeg me donna alors à entendre qu’il avait sérieusement consulté Yoyo – ainsi s’appelait son petit dieu noir – que Yoyo lui avait répondu par deux ou trois fois, et fortement insisté de toutes les manières possibles, pour qu’au lieu d’aller ensemble au port et choisir d’un commun accord parmi la flottille des baleiniers le navire sur lequel nous embarquerions, au lieu de cela, dis-je, Yoyo ordonnait instamment que j’assumasse l’entière responsabilité de ce choix, attendu que Yoyo se proposait de nous protéger et qu’à cette fin il avait d’ores et déjà choisi lui-même ce navire que, livré à moi-même, moi Ismaël, je trouverai comme par hasard mais infailliblement, comme si la chance l’avait amené là exprès ; je devais m’engager aussitôt sur ce navire, indépendamment de Queequeg pour le moment.
J’ai oublié de dire que, en bien des cas, Queequeg accordait une grande confiance à la valeur des jugements de Yoyo et à l’étonnante sûreté de ses prédictions. Il tenait Yoyo en considérable estime, comme un dieu plutôt bon de nature aux intentions généralement amicales, mais dont les bienveillants desseins ne réussissaient pas toujours.
Cette décision de Queequeg, ou plutôt de Yoyo, je ne l’appréciai à aucun degré. Je m’en étais presque absolument remis à la perspicacité de Queequeg pour élire le mieux qualifié pour nous transporter sûrement, nous et notre sort. Mais toutes mes protestations restant sans effet, je fus contraint de céder et, en conséquence, je me préparai à prendre l’affaire en main avec une hâte décidée, une énergie vigoureuse, propre à bâcler promptement cette question futile. Le lendemain matin de bonne heure, je quittai Queequeg enfermé avec Yoyo dans notre petite chambre, car il semblait que ce fût le jour d’une espèce de carême ou de ramadan, ou un jour de jeûne, de mortification et de prières entre Queequeg et Yoyo. Ce qu’il en était précisément, je ne pus jamais le découvrir car bien que je me sois appliqué maintes fois à méditer sa liturgie et ses XXXIX Articles, je ne pus jamais en venir à bout ; dès lors, abandonnant Queequeg jeûnant avec son tomahawk, et Yoyo se chauffant au feu sacrificatoire des copeaux, je me mis en route parmi les bateaux. Après des déambulations interminables, des renseignements demandés à tort et à travers, j’appris que trois navires étaient en partance pour des voyages de trois ans : le Diable-et-sa-mère, la Bonne-Bouche et le Péquod. J’ignore l’origine du nom du Diable-et-sa-mère, celle de Bonne Bouche est évidente, quant à Péquod, vous vous souvenez sans doute que c’était le nom d’une célèbre tribu d’Indiens du Massachussetts aussi éteinte à présent que les anciens Mèdes. Je jetai un regard inquisiteur et fureteur sur le Diable-et-sa-mère ; de là, je sautai dans la Bonne-Bouche et enfin, montant à bord du Péquod, je l’examinai un moment et décidai que c’était là le navire idéal pour nous.
Autant que je sache, vous avez sans doute vu, au cours de votre vie, bien des embarcations pittoresques : des lougres à bouts carrés, des jonques japonaises hautes comme des montagnes, des galiotes-caisses à beurre, je ne sais quoi encore mais, croyez-moi sur parole, vous n’avez jamais vu un vieux bâtiment aussi extraordinaire que cet extraordinaire vieux Péquod. C’était un navire de la vieille école, plutôt petit, qui avait la façon surannée des meubles à pieds de griffon. Longuement amarinée, colorée par tous les temps, des typhons aux calmes plats des quatre océans, sa vieille coque avait pris le teint basané d’un grenadier français qui aurait combattu en Égypte comme en Sibérie. Son étrave vénérable semblait barbue. Ses mâts – taillés quelque part sur la côte japonaise là où la tempête emporta ceux qu’il avait à l’origine – ses mâts avaient la raideur de l’épine dorsale des trois vieux rois de Cologne. Ses ponts antiques étaient usés et ridés comme la dalle vénérée des pèlerins où fut versé le sang de Becket dans la cathédrale de Cantorbéry. À ces pièces de musée, étaient venues s’ajouter des caractéristiques nouvelles et étonnantes qui racontaient les aventures sauvages qui furent les siennes pendant plus d’un demi-siècle. Le vieux capitaine Peleg, second à son bord pendant plusieurs années avant de commander son propre navire, qui était maintenant à la retraite et l’un des principaux propriétaires du Péquod, ce vieux Peleg avait, durant son règne de second, ajouté à son caractère grotesque primitif et l’avait pénétré de part en part d’une étrangeté, due à la fois au matériau et à son esprit inventif, qui n’avait sa pareille nulle part sauf peut-être sur le bouclier ou le châlit de Thorkill Hake. Il portait parures comme un barbare empereur d’Éthiopie au cou alourdi de pendentifs d’ivoire poli. C’était un reliquaire de trophées. Un cannibale de navire, se pavanant dans les ossements ciselés de ses ennemis. Ses pavois à découvert, sans jambettes, étaient ornés sur tout leur pourtour, sans interruption, telle une seule mâchoire, avec les longues dents aiguës du cachalot tenant lieu de cabillots pour amarrer ses muscles de chanvre et ses tendons. Ces filins ne couraient pas dans des poulies de vulgaire bois des forêts mais filaient prestement dans des réas creusés dans du morfil. Méprisant un gouvernail à tourniquet, il arborait une barre digne de respect, taillée d’une seule pièce dans la longue et étroite mâchoire inférieure de son ennemi héréditaire. L’homme de barre lorsqu’il gouvernait dans la tempête se sentait, cette barre en main, pareil au Tartare lorsqu’il retient par le mors son ardente monture. Un navire d’une vraie noblesse, mais aussi d’une certaine manière, d’une grande mélancolie ! Toute chose noble en est empreinte.
Lorsque j’en vins à chercher sur le gaillard d’arrière quelqu’un nanti d’autorité, afin de me porter candidat au voyage, je ne vis personne de prime abord mais ce que je ne pus manquer de voir c’était une singulière sorte de tente, ou plutôt de wigwam, dressée un peu en retrait du grand-mât. Elle semblait être une installation de fortune pour le temps passé au port, conique, de quelque dix pieds de haut, elle était construite avec les longs et immenses fanons noirs et souples, découpés en lanières et pris dans le centre et la partie la plus haute des mâchoires de la baleine franche. Leurs extrémités les plus larges s’appuyaient sur le pont ; lacées ensemble, ces lanières formaient un cercle décroissant qui se terminait en touffe serrée au sommet où ces crins flottants s’agitaient de-ci de-là telle une mèche de scalp mêlée de plumes sur la tête de quelque vieux sachem des Pottowottamie. Face à l’étrave, une ouverture triangulaire permettait à son hôte d’avoir une vue totale sur l’avant.
À demi dissimulé dans cette curieuse habitation, je trouvai enfin quelqu’un dont l’aspect semblait indiquer qu’il détenait un pouvoir et qui, tout travail étant interrompu à bord parce qu’il était midi, ayant déposé le fardeau du commandement, jouissait de son répit. Il était assis sur une chaise de chêne démodée, contorsionnée de toutes parts d’insolites sculptures et dont le siège était fait d’un puissant entrelacs de cette même matière élastique dont était construit le wigwam.
Peut-être l’aspect du vieil homme que je vis n’avait-il rien de si particulier ; il était tanné et musclé comme la plupart des vieux marins, lourdement enveloppé dans un manteau de pilote en drap brun, coupé à la mode quaker ; mais autour de ses yeux un fin et presque microscopique réseau de rides minuscules avait dû être tissé par un regard plissé sans cesse, fixé au vent, au cours d’incessantes navigations dans plus d’une rude tempête. De telles rides sont très utiles pour prendre un air menaçant.
– Ai-je l’honneur de parler au capitaine du Péquod ? demandai-je en m’approchant de l’entrée de la tente.
– En supposant que ce soit le capitaine du Péquod, que lui veux-tu ?
– Je pensais à embarquer.
– Tu y pensais, n’est-ce pas ? Je vois que tu n’es pas de Nantucket – déjà été dans un bateau défoncé ?
– Non, monsieur, jamais.
– Tu ne connais rien de rien en fait de pêche à la baleine, j’en jurerais, hein ?
– Rien, monsieur, mais je suis sûr que j’apprendrai vite. J’ai fait plusieurs voyages dans la marine marchande et je crois que…
– Le diable emporte la marine marchande. Pas de jargon avec moi. Vois-tu ce pied ? – Je te le flanquerai au cul si jamais tu reparles devant moi de la marine marchande. La marine marchande, sans blague ! Et je présume que tu en es même fier, d’avoir servi sur ces navires marchands. Mais bon sang, homme ! qu’est-ce qui te pousse à vouloir pêcher la baleine, hein ? – ça m’a l’air un peu suspect, non ? – Tu n’as pas été pirate des fois, non ? Tu n’as pas volé ton dernier capitaine, non ? Tu n’as pas pensé à assassiner les officiers une fois au large ?
Je protestai de mon innocence devant ces soupçons. Je comprenais que ce vieux marin, en tant que quaker de l’île de Nantucket, dissimulait, sous le masque de la facétie, ses préjugés d’insulaire, méfiant envers tout étranger à moins qu’il ne vienne du cap Cod ou de Vineyard.
– Mais qu’est-ce qu’il te prend de vouloir pêcher la baleine ? Je veux en connaître la vraie raison avant d’envisager de t’embarquer.
– Eh bien ! monsieur, je veux savoir ce que pêcher la baleine veut dire. Je veux voir le monde.
– Tu veux tâter de la pêche à la baleine, hein ? As-tu aperçu le capitaine Achab ?
– Qui est le capitaine Achab, monsieur ?
– Oui, oui, c’est bien ce que je me disais ! Le capitaine Achab est le capitaine de ce navire.
– Alors, je me trompe. Je croyais que je parlais au capitaine en personne.
– Tu parles au capitaine Peleg – voilà à qui tu parles, jeune homme. C’est à moi et au capitaine Bildad qu’il appartient de veiller à ce que le Péquod soit armé pour le voyage, approvisionné de tout le nécessaire, les hommes y compris. Nous avons des parts de propriété et nous sommes également armateurs. Mais j’étais en train de dire que si tu veux savoir ce que pêcher la baleine signifie, comme tu me dis le vouloir, je peux te donner le moyen de l’apprendre avant que tu ne sois engagé sans possibilité de te dédire. Va voir un peu le capitaine Achab, et tu te rendras compte qu’il n’a qu’une jambe.
– Que voulez-vous dire, monsieur ? Qu’il a perdu l’autre à cause d’une baleine ?
– À cause d’une baleine ! Jeune homme, viens plus près de moi : elle a été dévorée, mâchée, broyée par le plus monstrueux cachalot qui ait jamais fait voler en éclats un bateau !… ah ! ah !…
Je fus un peu effrayé par sa violence, peut-être un peu ému aussi par tout ce que sa dernière exclamation exprimait de sincère douleur, mais je répondis aussi calmement que je pus :
– Ce que vous dites n’est certainement que trop vrai, monsieur, mais comment aurais-je pu savoir que ce cachalot particulier était d’une si particulière férocité, encore qu’en vérité j’eusse bien pu en tirer cette déduction du simple fait de l’accident.
– Écoute à présent, jeune homme, tu as le poumon mou, tu comprends ? tu n’as pas le langage marin. Tu es bien sûr que tu as déjà pris la mer, tu es sûr de ça ?
– Monsieur, j’ai cru vous avoir dit que j’avais fait quatre voyages dans la marine…
– Ne la ramène pas avec ça ! Prends garde à ce que j’ai dit au sujet de la marine marchande, ne m’exaspère pas, je ne le permettrai pas. Mais essayons de nous comprendre. Je t’ai laissé entendre ce que pêcher la baleine signifiait, t’y sens-tu toujours disposé ?
– Oui, monsieur.
– Bon. Maintenant es-tu homme à jeter un harpon au fond de la gueule d’une baleine vivante et à filer à sa suite ? Réponds, vite !
– Je le suis, monsieur, s’il se trouve qu’il soit absolument nécessaire de le faire ; mais pas pour qu’on se débarrasse ainsi de moi, bien sûr, ce dont je ne parle pas comme d’une chose devant se produire.
– Bon, encore une fois. Alors, tu ne veux pas seulement partir pêcher la baleine pour savoir par expérience ce que c’est, mais encore tu souhaites voir le monde ? N’était-ce pas ce que tu disais ? C’est ce que j’ai cru comprendre. Eh bien ! avance seulement jusque-là, jette un coup d’œil du côté du vent, et reviens me dire ce que tu y auras vu.
Je restai quelque temps légèrement abasourdi par cette intimation curieuse, ne sachant pas très bien comment l’interpréter, que ce fût une plaisanterie ou un ordre sérieux. Mais ramenant toutes ses pattes d’oie en un froncement renfrogné, le capitaine Peleg m’invita à aller.
Je me rendis à l’avant, je regardai du côté du vent et je m’aperçus que le navire à l’ancre, balancé par la marée, pointait maintenant obliquement vers le large. La vue s’étendait à l’infini, un infini monotone et hostile à l’excès, je ne pus y discerner quoi que ce soit qui en rompît l’uniformité.
– Eh bien ! quel est le compte rendu ? me demanda Peleg lorsque je revins. Qu’as-tu vu ?
– Pas grand-chose… rien que de l’eau, un horizon immense toutefois et peut-être un grain qui se prépare…
– Alors, qu’est-ce que tu en penses maintenant de voir le monde ? As-tu envie de doubler le cap Horn pour ne rien voir de plus, hein ? Ne peux-tu voir le monde depuis là où tu es ?
J’étais un peu ébranlé, mais pêcher la baleine, je le devais, et j’irai ; et le Péquod était un bateau aussi bon qu’un autre – meilleur, pensais-je – pour embarquer. Tout cela, je l’exprimai à Peleg. Me voyant si décidé, il consentit à m’engager.
– Tu peux aussi bien signer les papiers tout de suite, ajouta-t-il, suis-moi. Ce disant, il me précéda jusqu’à la descente de la cabine.
Sur la barre d’arcasse était assis un personnage qui me parut extraordinaire et surprenant. Il se trouva que c’était le capitaine Bildad qui, avec le capitaine Peleg, possédait le plus grand nombre de parts du navire, les autres actions, comme c’est parfois le cas dans ces ports, appartenant à une foule de vieux rentiers, à des veuves et des orphelins, à des pupilles sous tutelle judiciaire ; chacun d’entre eux se trouvant propriétaire de la valeur d’une tête d’allonge, d’un pied de planche ou d’un ou deux clous à bord. Les gens de Nantucket placent leur argent sur les baleiniers, tout comme vous l’engagez en fonds d’État sûrs et d’un bon rapport.
Bildad, comme Peleg, et bien d’autres Nantuckais, était quaker, cette secte ayant fondé le premier établissement de l’île ; et ses habitants conservent en général et jusqu’à ce jour, dans une mesure très exceptionnelle, les particularités des quakers, nuancées seulement de façon variable et irrégulière par des éléments parfaitement étrangers et disparates. Car quelques-uns de ces mêmes quakers sont parmi les plus sanguinaires des marins et des chasseurs de baleines. Ce sont des quakers combattants, des quakers en furie.
De sorte qu’il y a parmi eux des exemples d’hommes portant des noms tirés des Écritures – une coutume très répandue sur l’île – et qui, assimilant avec le lait de l’enfance le tutoiement théâtral et majestueux du langage quaker, mêlent étrangement à ces particularités indéracinables, au cours de leurs vies d’aventures sans bornes, audacieuses et téméraires, mille traits de caractère d’effronterie, que ne renieraient pas un roi viking ou un conquérant romain. Lorsque ces contraires fusionnent dans un homme d’une force naturelle vraiment supérieure, au cerveau bien fait et au cœur grave, que tant de longues nuits de quart aussi, sur les plus lointaines eaux, sous les constellations que le Nord ne révèle jamais, amènent, par leur paix et leur solitude, à penser avec indépendance en marge des traditions, qui reçoit toutes les empreintes douces ou violentes à la source même du sein vierge, généreux et confiant de la nature, et qui se rend maître, dès lors, c’est l’un de ses profits accidentels, d’un langage hardi, énergique et hautain – cet homme – le recensement d’une nation n’en donnera qu’un – vous offre le spectacle de la grandeur de qui est promis aux nobles tragédies. Et il ne sera amoindri en rien, quant au pathétique, si de naissance ou à cause de quelque circonstance, une tristesse maladive domine le fond de sa nature, dans laquelle il semble se complaire à demi. Car c’est un certain goût morbide qui façonne tous les hommes d’une tragique grandeur. Ô jeune ambition, sache-le bien, toute grandeur humaine n’est que maladie. Mais pour le moment nous ne nous trouvons pas devant une nature de ce genre mais devant une autre, fort différente, avec un homme qui, pour singulier qu’il soit, n’exprime qu’un aspect du quakerisme modifié par sa personnalité.
Comme le capitaine Peleg, le capitaine Bildad était un baleinier à la retraite, fortune faite. Mais au contraire du capitaine Peleg, qui lui se moquait complètement de ce qu’on appelle les choses sérieuses et qui, à vrai dire, considérait ces mêmes choses sérieuses comme des broutilles, le capitaine Bildad non seulement avait été élevé selon les règles les plus strictes du quakerisme de la secte de Nantucket mais ni toute sa vie passée sur l’Océan, ni la vue, aux environs du cap Horn, de superbes créatures nues, ni rien de tout cela n’avait changé d’un iota ce quaker né comme cela, n’avait en rien adouci les angles de sa veste. En dépit de ces données inaltérables, l’honorable capitaine Bildad manquait passablement de simple logique. Bien que refusant, par scrupules de conscience, de porter les armes contre de terrestres envahisseurs, lui-même avait envahi sans que rien puisse le retenir, l’Atlantique et le Pacifique et, bien qu’ennemi juré du sang versé, il avait pourtant, dans son manteau étroit, répandu à flots celui du léviathan. Comment le pieux Bildad, au soir contemplatif de sa vie, réconciliait-il ces faits dans son souvenir, je ne sais ; mais cela ne semblait pas l’inquiéter outre mesure, et il en était très probablement venu à la conclusion sage et raisonnable que la religion d’un homme est une chose et que ce monde positif en est une autre. Ce monde paie des dividendes. Passant de mousse de carré, vêtu de court et de gris, au rang de harponneur habillé d’un large gilet en ventre d’alose, puis à celui de chef de pirogue, de second, de capitaine pour devenir enfin commanditaire, Bildad, je l’ai déjà dit, avait mis un terme à sa carrière aventureuse en abandonnant toute activité au bel âge de soixante ans, vouant le restant de ses jours à la douceur d’encaisser un revenu bien gagné.
Maintenant, j’ai le regret de le dire, Bildad avait la réputation d’être un vieil avare incorrigible et passait pour avoir été, du temps où il naviguait, un tyran implacable. On m’a raconté à Nantucket, bien que cela paraisse sans aucun doute une curieuse histoire, que lorsqu’il était maître à bord du vieux navire-baleinier Catgut, son équipage, en débarquant, avait été emmené presque au complet à l’hôpital, cruellement épuisé et usé. Pour un homme pieux, qui plus est pour un quaker, il avait plutôt le cœur dur, c’est le moins qu’on en puisse dire. Jamais il n’injuriait ses hommes, mais il avait une façon à lui de les soumettre aux travaux forcés, avec une cruelle démesure. Lorsque Bildad était second, sentir son œil terne vous fixer intensément vous rendait fou de nervosité jusqu’à ce que vous puissiez faire main basse sur n’importe quoi : un marteau ou un épissoir, et vous mettre au travail, comme un forcené, à une chose ou à une autre, peu importe quoi. L’indolence et la paresse tombaient mortes devant lui. Sa propre personne était l’incarnation parfaite de la parcimonie. Son long corps étique ne comportait aucune chair superflue, aucune barbe superflue, son menton s’ornant d’un poil doux ratissé à l’économie, semblable au velours élimé de son chapeau à larges bords.
Telle était la personne que je trouvai assise sur la barre d’arcasse après avoir suivi le capitaine Peleg dans la cabine. L’espace entre les ponts était étroit, et le vieux Bildad se tenait assis là, droit comme un i, car il s’asseyait toujours ainsi sans s’appuyer jamais comme s’il eût voulu ménager les basques de son vêtement. Son chapeau était posé à côté de lui, il tenait ses jambes croisées avec raideur, sa veste de drap était boutonnée jusqu’au cou et, les lunettes sur le nez, il paraissait absorbé dans la lecture d’un volume imposant.
– Bildad, s’écria le capitaine Peleg, je t’y reprends, Bildad, hein ? Voilà maintenant trente ans, à ma connaissance certaine, que tu étudies ces Écritures. Où en es-tu, Bildad ?
Comme s’il était habitué depuis longtemps à un langage aussi profane de la part de son vieux compagnon de bord, Bildad, sans relever son manque de respect, leva tranquillement les yeux et, me voyant, les reporta interrogativement sur Peleg.
– Il dit qu’il est notre homme, Bildad, dit Peleg. Il veut embarquer.
– Le veux-tu ? me demanda Bildad d’une voix caverneuse en se tournant vers moi.
– Si tu le veux bien, répondis-je, le tutoyant sans m’en rendre compte, tant il était quaker jusqu’au bout des ongles.
– Que penses-tu de lui, Bildad ? demanda Peleg.
– Il fera l’affaire, répondit Bildad, en m’examinant, et il se remit à déchiffrer son livre en marmottant de manière presque audible.
Je trouvais qu’il était bien le plus bizarre vieux quaker que j’aie jamais vu, d’autant plus que Peleg, son ami et compagnon de longue date, accusait le contraste, avec son genre de casseur d’assiettes. Mais je ne dis rien, me contentant de porter un regard perçant sur ce qui m’entourait. Peleg ouvrit un coffre et, sortant le rôle d’équipage, plaça devant lui une plume et de l’encre, en s’asseyant lui-même à une petite table. Je commençai à penser qu’il était grand temps que je me décide à connaître les conditions que j’accepterais pour mon engagement. Je savais déjà qu’il n’était pas question de salaire sur les baleiniers ; mais l’équipage, y compris le capitaine, recevait des parts sur le bénéfice appelées quantièmes d’une part proportionnelle au degré d’importance des tâches respectives des hommes. Je me rendais compte également qu’étant novice, ma part ne saurait être bien grande, mais du fait que je connaissais la mer, que j’étais capable de gouverner un navire et d’épisser un cordage, je ne doutais pas que, d’après ce que j’avais entendu dire, l’on m’offrirait un 275e – c’est-à-dire le 275e d’une part des bénéfices nets du voyage à quelque taux qu’ils se montassent. Bien que ce 275e de part fût plutôt de ceux qu’ils appelaient à long terme, c’était toujours mieux que rien ; et si la chance favorisait notre voyage, cela paierait presque les vêtements que j’userais à bord, sans compter le lit et la table pour lesquels je ne débourserais pas un sou.
D’aucuns pourront trouver que c’est une piètre manière d’accumuler une fortune princière – et ce l’était, une bien piètre manière en vérité. Mais je ne suis pas de ceux qu’émeuvent les fortunes princières, et je suis bien content si le monde est disposé à me nourrir et à m’héberger lorsque je peux loger à l’enseigne menaçante du « Nuage d’orage ». Tout compte fait, je trouvai ce 275e à peu près équitable, mais je n’aurais pas été surpris qu’on m’offrît le 200e, vu la carrure de mes épaules.
Néanmoins, une chose me faisait douter de recevoir une part généreuse sur les bénéfices et c’était celle-ci : à terre, j’avais entendu parler du capitaine Peleg et de son inénarrable vieux compère Bildad et du fait qu’étant les plus gros propriétaires du Péquod, les autres actionnaires disséminés et de moindre importance laissaient la presque entière direction des affaires du navire à ces deux-là. Et je soupçonnai ce vieux pingre de Bildad d’avoir largement son mot à dire dans les engagements d’autant plus que je l’avais trouvé à bord, se sentant tout à fait chez lui dans cette cabine, et lisant sa Bible comme s’il se trouvait au coin de sa propre cheminée. Maintenant, tandis que Peleg essayait vainement de tailler une plume à l’aide de son couteau, le vieux Bildad, à ma grande surprise, étant donné qu’il était partie intéressée dans ces formalités, Bildad ne nous accorda aucune attention, mais continua à marmotter les phrases de son livre : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre ou la mite… »
– Alors, capitaine Bildad, interrompit Peleg, qu’en dis-tu ? quelle part donnerons-nous à ce jeune homme ?
– Tu sais mieux… fut la sépulcrale réponse, la 777e ne serait pas trop, n’est-ce pas ?… « où la mite et le ver consument… mais amassez-vous… »
Amassez ! vraiment ! pensai-je avec une part pareille ! la 777e ! Eh bien ! vieux Bildad, vous avez résolu que moi le premier, je n’amasserai pas ici-bas, là où la mite et le ver consument. C’était une part à long terme, à un terme excessif en vérité, bien que l’amplitude du chiffre puisse, de prime abord, tromper un terrien, un peu de réflexion montrera que si 777 est un bien gros nombre, pourtant lorsqu’on lui ajoute la particule ème, force lui sera faite de constater que le 777e d’un centime cela fait beaucoup moins que 777 doublons d’or. C’est bien ce que je pensais à ce moment-là.
– Que le diable t’emporte, Bildad, s’écria Peleg, tu ne veux quand même pas filouter ce jeune homme ! il faut lui donner plus que cela.
– Sept cent soixante-dix-septième, répéta Bildad sans lever les yeux ; et il se remit à marmonner « car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. »
– Je vais l’inscrire pour une trois centième, dit Peleg. Tu m’as bien entendu, Bildad. J’ai dit la trois centième.
Bildad posa son livre et se tournant vers lui avec solennité dit :
– Capitaine Peleg, tu as un cœur généreux, mais tu dois prendre en considération ce devoir qui est le tien envers les autres propriétaires de ce navire : des veuves, des orphelins pour bon nombre d’entre eux, et admettre que si nous rétribuons trop largement les services de ce jeune homme, nous enlèverons peut-être le pain de la bouche à ces veuves et à ces orphelins. La 777e, capitaine Peleg.
– Toi, Bildad ! rugit Peleg en se levant et en s’agitant bruyamment dans la cabine. Maudit sois-tu, capitaine Bildad, si j’avais suivi ton avis dans ces domaines, j’aurais eu, avant ce jour, une conscience à traîner qui serait assez lourde pour envoyer par le fond le plus grand vaisseau qui ait jamais doublé le cap Horn.
– Capitaine Peleg, poursuivit Bildad fermement, ta conscience peut bien tirer dix pouces d’eau ou dix brasses, je n’en sais rien, mais étant donné que tu es toujours un pécheur impénitent, capitaine Peleg, je redoute beaucoup que ta conscience, elle, n’ait une voie d’eau, ne te coule et ne t’entraîne dans la fournaise de l’enfer, capitaine Peleg.
– La fournaise de l’enfer ! La fournaise de l’enfer ! tu m’insultes, homme, au-delà de ce qu’on peut humainement supporter, tu m’insultes. C’est un sacré outrage que de dire à n’importe quel être humain qu’il est voué à l’enfer. Par tous les tonnerres ! Bildad, dis-le moi encore une fois et fais-moi sortir de mes gonds, mais je… je… oui, j’avalerai une chèvre vivante, poils, cornes et tout. Hors d’ici, cafard décoloré, pistolet de bois… au large et plus vite que ça !
Tandis qu’il tempêtait de la sorte, il se précipita sur Bildad qui esquiva sur le côté avec une promptitude admirable et l’évita pour cette fois.
Alarmé par cette terrible algarade entre les deux principaux propriétaires et responsables du navire, me sentant à demi prêt à renoncer à toute idée d’embarquer sur un bateau en si discutable possession, et bien que l’autorité de ces capitaines ne fût que temporaire, je m’écartai de la porte pour laisser passer Bildad qui, je n’en doutai pas un instant, brûlait du désir de se soustraire à la colère éveillée en Peleg. Mais à mon étonnement, il se rassit tout à fait paisiblement et ne parut pas avoir la moindre intention de se retirer. Il paraissait fait au feu en ce qui concernait l’impénitent Peleg et ses habitudes. Quant à Peleg, après avoir donné libre cours à sa fureur, il semblait l’avoir totalement épuisée, et lui aussi, il s’assit comme un agneau, bien qu’il eût des crispations comme si ses nerfs vibraient encore.
– Pfuit ! siffla-t-il enfin… le grain a passé sous le vent, je crois. Bildad, autrefois tu étais adroit pour aiguiser les lances, taille-moi cette plume, veux-tu. Mon couteau a besoin de la meule. Je te reconnais là, merci, Bildad. À présent, mon garçon, Ismaël est ton nom, as-tu dit ? Eh bien, c’est en règle, Ismaël, pour la trois centième.
– Capitaine Peleg, dis-je, j’ai un ami avec moi qui voudrait embarquer aussi… puis-je l’amener demain ?
– Naturellement, dit Peleg, amène-le que nous le voyions.
– Quelle part veut-il ? gémit Bildad, levant les yeux de son livre dans lequel il s’était à nouveau absorbé.
– Oh ! Ne t’occupe pas de cela, Bildad, puis, se tournant vers moi, Peleg ajouta : A-t-il déjà chassé la baleine ?
– Tué plus de baleines que je ne saurais compter, capitaine Peleg.
– Bon, alors amène-le.
Les papiers signés, je partis, ne mettant pas en doute que j’avais fait du bon travail ce matin et que le Péquod était bel et bien le navire prévu par Yoyo pour nous transporter Queequeg et moi au-delà du cap Horn.
Mais je ne m’étais guère éloigné que je réalisai n’avoir pas encore vu le capitaine avec lequel nous devions partir, bien qu’à vrai dire, en maintes occasions, un baleinier puisse se trouver complètement armé, tout son équipage à bord, et que le capitaine fasse seulement son apparition à l’instant de prendre le commandement ; car les voyages se prolongent parfois si longuement, le temps passé à terre et à la maison est si éphémère que, si le capitaine a une famille, ou quelque attache de même nature, il ne se soucie guère de son navire à l’ancre, et l’abandonne aux propriétaires jusqu’à ce qu’il soit prêt à prendre la mer. Toutefois, il est toujours plus prudent d’avoir jeté un coup d’œil sur lui avant de se remettre irrévocablement entre ses mains. Retournant sur mes pas, j’abordai le capitaine Peleg pour lui demander où l’on pouvait trouver le capitaine Achab.
– Et qu’est-ce que tu lui veux, au capitaine Achab ? Tout est en ordre, tu es enrôlé.
– Oui, mais j’aimerais le voir.
– Je ne crois pas que tu le pourras pour l’instant. Je ne sais pas au juste ce qu’il a, mais il garde la chambre… une sorte de maladie, pourtant il n’a pas l’air malade. En fait il n’est pas malade, mais il n’est pas bien non plus. De toute façon, jeune homme, il n’est pas toujours d’accord de me voir moi, aussi je ne pense pas qu’il souhaite te voir, toi. C’est un homme étrange, le capitaine Achab – certains, du moins, le trouvent étrange – mais c’est un homme ! Oh ! tu l’aimeras, n’aie crainte, n’aie crainte. Il a de la grandeur, c’est un homme sans dieu, pareil à un dieu, le capitaine Achab, peu causant, mais quand il parle, alors il faut bien l’écouter. Prends note, je t’en avertis, le capitaine Achab est au-dessus du commun ; Achab a fréquenté tant les grandes écoles que les cannibales ; connu des prodiges plus profonds que la plus profonde vague ; plongé sa lance ardente dans des ennemis plus puissants et plus étranges que les baleines. Son harpon ! oui, le plus aigu et le plus sûr de toute notre île ! Oh ! ce n’est pas un capitaine Bildad, non, ni un capitaine Peleg ; il est Achab, mon fils ; et l’Achab de l’histoire, tu le sais, était un roi couronné !
– Et un roi très infâme. Lorsque ce roi pervers fut assassiné, les chiens ne léchèrent-ils pas son sang ?
– Viens près de moi, plus près, plus près, me dit Peleg et l’expression de son regard m’effraya presque. Écoute bien, mon gars, ne répète jamais cela à bord du Péquod. Ne le répète jamais nulle part. Le capitaine Achab n’a pas choisi son nom. C’est une lubie insensée de sa mère, une veuve folle et ignorante, qui mourut lorsqu’il n’avait que douze mois d’âge. Et pourtant la vieille squaw Tistig de Gayhead disait que, d’une façon ou d’une autre, ce nom se révélerait prophétique. Et peut-être que d’autres imbéciles de la même trempe viendront te dire la même chose. Je souhaite t’en avertir, c’est un mensonge. Je connais bien le capitaine Achab, j’ai été son second il y a bien des années ; je sais qui il est, c’est un homme intègre, non point un brave homme bigot comme Bildad, mais un brave homme qui jure – un peu comme moi – seulement il y a en lui bien d’autres richesses. Oui, oui, je sais qu’il n’a jamais été très gai ; et je sais qu’au retour il a eu l’esprit un peu dérangé par un maléfice, mais la douleur aiguë, lancinante que lui infligeait son moignon sanglant en était la cause ; n’importe qui le comprendrait. Je sais aussi que, depuis qu’il a perdu sa jambe au dernier voyage à cause de cette maudite baleine, il a été d’humeur changeante, parfois désespéré, parfois furieux, mais tout cela passera. Et une fois pour toutes, permets-moi de te dire et de t’affirmer : mieux vaut naviguer avec un bon capitaine ombrageux qu’avec un mauvais capitaine hilare. Au revoir à toi ! et ne condamne pas le capitaine Achab parce qu’il se trouve qu’il porte un nom mauvais. D’autre part, mon fils, il a une femme – il n’y a pas trois voyages qu’il est marié – une douce fille résignée. Pense à ceci : de cette gentille fille, ce vieil homme a un enfant, penses-tu alors qu’un mal total et sans espoir possède Achab ? Non, non, mon gars, si frappé, si dévasté qu’il soit, Achab est humain !
J’étais en m’éloignant profondément songeur. Ce qui venait de m’être incidemment révélé sur le capitaine Achab m’emplissait d’une souffrance à la fois vague et violente à son égard. Et d’une certaine manière, à ce moment-là, j’éprouvai envers lui une douloureuse compassion, dont j’ignorais la raison, à moins que ce ne fût à cause de sa jambe perdue de si cruelle façon. Et pourtant je ressentais aussi à son égard une terreur respectueuse, mais cette sorte de terreur, que je serais bien en peine de décrire, n’était pas vraiment de la terreur, je ne sais pas ce que c’était. Elle me pénétrait et ne me rebutait pas. Mais le mystère qui m’enveloppait, alors que je le connaissais si peu encore, engendrait en moi une impatience. Enfin mes pensées prirent un autre cours de sorte que le sombre Achab les quitta.
Étant donné que le ramadan de Queequeg, ou son jeûne, ou sa macération devait se poursuivre toute la journée, je ne voulus pas le déranger jusque vers le soir, nourrissant le plus grand respect des obligations religieuses de chacun, si comiques qu’elles puissent être, et au fond de mon cœur ne pouvant même mépriser une congrégation de fourmis adorant un champignon vénéneux, ni ces autres créatures qui en certains lieux de notre globe, avec des manières de laquais sans exemple sur d’autres planètes, font des courbettes devant le buste d’un défunt propriétaire terrien sous le simple prétexte que des biens excessifs sont encore possédés et gérés en son nom.
Je dis que nous autres chrétiens presbytériens devrions nous montrer tolérants, et ne pas nous imaginer si immensément supérieurs aux autres mortels, païens ou autres, à cause de leurs conceptions saugrenues en ces domaines. Queequeg était en train sans aucun doute de cultiver les notions les plus absurdes au sujet de Yoyo et de son ramadan. Et puis après ? Queequeg pensait savoir ce qu’il faisait, je présume. Il paraissait heureux, laissons-le en paix. Tous les arguments que nous pourrions lui opposer seraient vains ; laissons-le libre, dis-je. Et que Dieu ait pitié de nous tous, tant presbytériens que païens, car nous avons tous la tête lamentablement fêlée d’une façon ou d’une autre, et nous aurions besoin de réparations.
Vers le soir, lorsque j’eus la certitude que ces rites et célébrations devaient être terminés, je montai à sa chambre et frappai à la porte. Pas de réponse. J’essayai de l’ouvrir mais elle était fermée de l’intérieur. « Queequeg », soufflai-je par le trou de la serrure – silence absolu. « Allons, Queequeg ! pourquoi ne répondez-vous pas ? C’est moi… Ismaël. » Mais rien ne bougeait. Je commençai à être soucieux ; lui ayant accordé un laps de temps si long, je crus que peut-être il avait eu une attaque d’apoplexie. Je regardai par le trou de la serrure, mais la porte ouvrant dans un coin écarté de la chambre, le trou de la serrure n’offrait d’autre horizon qu’un angle sinistre : un fragment du pied du lit et un pan de mur, mais rien de plus. Pourtant je fus surpris de voir, appuyé contre le mur, le manche de bois du harpon de Queequeg que la patronne lui avait enlevé le soir précédent, avant que nous montions dans la chambre. C’est étrange, pensai-je, mais en tout cas du moment que le harpon est là, et qu’il ne sort pour ainsi dire jamais sans lui, il doit être dans la chambre, sans erreur possible. « Queequeg ! Queequeg ! » Rien. Il avait dû se passer quelque chose. Apoplexie ? J’essayai d’enfoncer la porte, mais elle résista avec opiniâtreté. Descendant en courant, je fis rapidement part de mes inquiétudes à la première personne que je rencontrai, la femme de chambre. – « Oh ! là ! là ! cria-t-elle. Je pensais bien qu’il était arrivé quelque chose. Je suis montée pour faire le lit après le petit déjeuner et la porte était fermée à clef, on aurait entendu voler une mouche, et rien n’a bougé depuis. Mais je me disais que, peut-être, vous étiez sortis tous les deux et que vous aviez fermé à cause de vos bagages. Oh ! là ! là ! M’ame ! Patronne ! au meurtre ! Madame Hussey ! Apoplexie ! » Poursuivant ses exclamations, elle courut vers la cuisine et moi sur ses talons.
Mme Hussey apparut aussitôt, un pot de moutarde dans une main, une burette de vinaigre dans l’autre, arrachée à son occupation qui consistait à repourvoir les huiliers tout en grondant son petit domestique noir.
– Le bûcher ! criai-je, où se trouve le bûcher ? Courez-y de grâce, et ramenez quelque chose pour enfoncer la porte – la hache ! – la hache ! il a eu une attaque, sa vie en dépend ! et, ce disant, je me précipitai en haut d’une manière désordonnée, les mains toujours vides, lorsque Mme Hussey s’interposa avec le pot de moutarde, la burette de vinaigre et son armature personnelle.
– Qu’est-ce qu’il vous prend, jeune homme ?
– Allez chercher la hache ! Pour l’amour de Dieu, que quelqu’un aille appeler un docteur, pendant que j’enfoncerai la porte !
– Doucement ! dit la patronne, posant promptement la burette de vinaigre, afin d’avoir une main libre : attendez un peu, vous parlez d’enfoncer mes portes ? – et elle m’empoigna le bras. Qu’est-ce qu’il vous prend ? qu’est-ce qu’il vous prend, matelot ?
Aussi calmement et aussi succinctement que je le pus, je lui donnai à comprendre toute l’affaire. Collant machinalement la burette à vinaigre sous sa narine, elle médita un moment, puis s’écria : « Non ! je ne l’ai pas revu depuis que je l’ai posé là. » Elle se précipita vers un réduit sous l’escalier, y jeta un coup d’œil, et me dit que le harpon de Queequeg n’y était plus. Elle hurla : « Il s’est tué, v’là que ça recommence comme avec ce mal’reux Stiggs – encore un couvre-lit de perdu – Dieu ait pitié de sa pauvre mère ! – ce sera la faillite de ma maison. Est-ce que le pauvre diable a une sœur ? Où est passée cette fille ? Ah ! vous voilà, Betty, courez chez Snarles, le peintre, et dites-lui de me faire l’écriteau suivant : Il est interdit de se suicider dans la maison et de fumer dans le salon. Autant faire d’une pierre deux coups. Tué ? Le Seigneur prenne soin de son âme ! Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Vous, jeune homme, baste !
Se lançant à ma poursuite, elle m’attrapa au moment où j’essayais à nouveau d’enfoncer la porte.
– Je ne le permettrai pas ! Je ne supporterai pas qu’on détériore l’immeuble. Allez chercher le serrurier, il y en a un à une lieue d’ici environ. Mais baste ! et plongeant la main dans sa poche, voilà une clef qui fera l’affaire, j’ai l’impression, voyons un peu. Sur ce, elle la tourna dans la serrure, mais hélas ! Queequeg avait mis le verrou de sûreté !
– Il faut que je la fasse sauter, dis-je, en prenant dans le corridor le recul nécessaire pour avoir un bon élan, lorsque la patronne m’empoigna, jurant ses grands dieux que je ne démolirais pas ses locaux ; mais je m’arrachai à sa poigne et bondissant, je sautai droit dans le but de toutes mes forces.
La porte céda avec un bruit retentissant, et le gond, giclant contre le mur, envoya du plâtre jusqu’au plafond. Et là… Dieu du ciel ! Là Queequeg était assis, froidement assis sur ses fesses, Yoyo en équilibre sur la tête. Il ne regardait ni d’un côté, ni de l’autre, mais ne donnait pas plus signe de vie qu’une statue.
– Queequeg, dis-je en allant vers lui, Queequeg, que vous arrive-t-il ?
– Y n’est quand même pas resté assis com’ça toute la journée, non ? dit la patronne.
Malgré tout ce que nous pouvions dire, il fut impossible d’en tirer un mot, j’eus presque envie de le bousculer pour lui faire perdre cette position qui paraissait intolérable tant elle semblait douloureuse et crispée de manière antinaturelle, d’autant plus que selon toute vraisemblance il était resté ainsi assis tout droit pendant huit ou dix heures et sans prendre ses repas.
– Madame Hussey, dis-je, en tout cas, il est vivant, aussi laissez-nous s’il vous plaît et j’éclaircirai cette étrange affaire moi-même.
Fermant la porte sur la patronne, j’entrepris d’imposer à Queequeg de prendre une chaise, mais en vain. Il était vissé là et tout ce que lui inspirèrent mes dépenses de politesses et de cajoleries fut qu’il ne bougea pas une oreille, ne dit pas un mot, ne me regarda même pas et ne prit d’aucune manière garde à ma présence.
Je me demandais si cela pouvait réellement faire partie de son ramadan ! Jeûnent-ils assis sur leurs fesses dans son île natale ? Il doit en être ainsi, oui, c’est inhérent à sa croyance, je suppose. En ce cas, laissons-le, il finira sans doute par se lever tôt ou tard. Cela ne peut pas durer toujours. Dieu merci, son ramadan ne revient probablement qu’une fois par an, et je présume qu’il n’est pas d’une absolue ponctualité.
Je descendis pour le souper, et restai longuement à écouter les histoires interminables de quelques marins rentrés la veille d’un voyage « plum-pudding » comme ils disaient (c’est une courte campagne de pêche à la baleine sur une goélette ou un brick, limitée au nord de la ligne et dans l’Atlantique seulement). Après avoir écouté ces plum-puddingers jusque vers onze heures, je montai dans l’intention d’aller me coucher, bien certain que cette fois Queequeg aurait mis le point final à son ramadan. Mais non ! il était tel que je l’avais laissé, n’ayant pas bougé d’un pouce. Je commençais à me sentir fâché contre lui ; cela semblait si intégralement dépourvu de sens et si démentiel de rester assis là tout le jour et la moitié de la nuit sur ses fesses dans une chambre glaciale, à tenir un bout de bois sur la tête.
– Pour l’amour du ciel, Queequeg, levez-vous et secouez-vous ; allons, debout et allez souper. Vous allez mourir de faim, vous allez vous détruire, Queequeg. Mais pas un mot de réponse.
Désespérant de lui, je résolus dès lors de me mettre au lit et de dormir, sans aucun doute il me rejoindrait dans peu de temps. Mais avant de m’étendre je pris ma lourde veste de laine et la lui posai sur les épaules car la nuit s’annonçait très froide et il ne portait que son gilet. Pendant longtemps, j’eus beau faire, je ne pus trouver le sommeil. J’avais soufflé la chandelle, mais la seule pensée de Queequeg, assis à quatre pieds de moi, dans son inconfortable position, tout seul dans le froid et l’obscurité, cette pensée me rendait vraiment malheureux. Imaginez cela : dormir toute la nuit dans la même chambre qu’un païen bien éveillé, installé sur ses fesses, pour ce ramadan inexplicable et lugubre !
Je finis pourtant par m’endormir et je ne sus plus rien jusqu’à la pointe du jour, lorsque, me redressant, je vis Queequeg accroupi comme s’il était vissé au plancher. Mais dès que le premier rayon de soleil entra par la fenêtre, il se leva, les articulations raidies et grinçantes, mais le regard joyeux ; il vint jusqu’à moi en boitant, pressa son front contre le mien et m’annonça que son ramadan était terminé.
Je l’ai déjà dit, je n’ai d’objection contre la religion de personne, qu’elle soit ce qu’on voudra, pour autant qu’elle ne tue ni n’insulte un autre, sous le prétexte que sa conviction diffère. Mais quand la religion d’un homme devient vraiment forcenée, quand elle lui est une véritable torture et fait enfin de ce monde une mauvaise auberge, alors je crois qu’il est grand temps de prendre cet individu à part et de débattre la question avec lui.
C’est ce que je fis alors avec Queequeg. « Queequeg, dis-je, mettez-vous au lit, à présent, étendez-vous et écoutez-moi. » Je commençai mon discours à partir de la naissance et du progrès des religions primitives pour en arriver aux différentes religions des temps présents, m’évertuant en cours de route de démontrer à Queequeg que tous ces carêmes, ces ramadans, ces accroupissements sur les fesses dans le froid et dans des chambres lugubres étaient une pure sottise, que c’était mauvais pour la santé, inutile pour l’âme, bref contraire à toutes les lois évidentes de l’hygiène et du bon sens. Je lui dis également qu’étant donné qu’il se trouvait être, dans tant de domaines, un sauvage plein de raison et de sagesse, cela me peinait, cela me peinait affreusement, de le voir à présent si déplorablement absurde avec son ridicule ramadan. D’autre part je mis l’accent sur le fait que le jeûne mène le corps à l’effondrement et provoque dès lors l’effondrement de l’esprit, et que toutes les pensées nées en période de jeûne ne peuvent être que des pensées faméliques. C’est pour cette raison que la plupart des dévots dyspeptiques entretiennent des idées si mélancoliques sur l’au-delà. En un mot, Queequeg – et j’étais quelque peu hors du sujet – la notion de l’enfer est née d’une indigestion de chaussons aux pommes et s’est propagée depuis lors à cause de toutes les dyspepsies héréditaires engendrées par les ramadans.
Je demandai ensuite à Queequeg s’il n’avait jamais lui-même été incommodé par la dyspepsie, lui posant ma question de manière très imagée afin qu’il pût la comprendre parfaitement. Il répondit que non, sauf une fois dans une circonstance mémorable. C’était lors d’une fête donnée par le roi son père en l’honneur d’une grande victoire au cours de laquelle cinquante ennemis avaient été tués, vers deux heures environ de l’après-midi, rôtis et mangés le même soir.
– N’en dites pas davantage, Queequeg, dis-je en frissonnant, cela suffira. Je pouvais, en effet, tirer mes déductions sans qu’il fût besoin d’insister. J’avais rencontré un marin ayant visité cette même île et il m’avait raconté qu’à l’issue victorieuse d’une grande bataille la coutume voulait que tous les morts, se trouvant dans la cour ou le jardin du vainqueur, fussent rôtis tout entiers. Ensuite de quoi, on les disposait, un par un, sur de grandes planches à hacher, on les garnissait comme un pilaf avec des fruits de l’arbre à pain et des noix de coco, on leur mettait du persil dans la bouche et le vainqueur les distribuait en cadeau à tous ses amis, avec ses meilleurs compliments, comme autant de dindes de Noël.
Tout compte fait, je ne crois pas que mes réflexions métaphysiques firent grande impression à Queequeg. Parce que d’une part cette grave question semblait l’ennuyer et qu’il paraissait en avoir assez de ce sujet, sauf à le considérer de son propre point de vue ; et parce que d’autre part il n’avait pas compris le tiers de ce que je lui avais dit bien que j’eusse exprimé mes idées aussi simplement que possible ; parce que, enfin, il était bien sûr d’en savoir plus long que moi sur la vraie religion. Il me regardait avec une inquiétude et une compassion condescendantes, comme s’il pensait qu’il était fort dommage qu’un jeune homme aussi intelligent fût perdu sans espoir pour la cause de l’évangile païen.
Enfin nous nous levâmes et nous nous habillâmes ; Queequeg fit un petit déjeuner si prodigieusement copieux de soupes de poissons de toute espèce que la patronne ne tira pas grand profit de son ramadan puis nous sortîmes faire un tour à bord du Péquod, flânant et nous curant les dents avec des arêtes de flétan.
Tandis que nous nous dirigions vers l’estacade où se trouvait le navire, Queequeg arborant son harpon, le capitaine Peleg nous héla violemment de sa voix bourrue depuis son wigwam, en disant qu’il n’avait pas soupçonné mon ami d’être un cannibale, claironnant en outre qu’il ne tolérait pas la présence de cannibales à bord, à moins qu’ils ne montrassent au préalable leurs papiers.
– Qu’entendez-vous par là, capitaine Peleg ? demandai-je en sautant par-dessus la rambarde, laissant mon camarade debout sur le quai.
– J’entends qu’il doit montrer ses papiers.
– Oui, renchérit le capitaine Bildad de sa voix caverneuse, pointant sa tête derrière celle de Peleg, hors du wigwam. Il doit prouver qu’il est converti. Fils des ténèbres, ajouta-t-il en se tournant vers Queequeg, es-tu à présent communiant de quelque église chrétienne ?
– Comment ! dis-je, il est membre de la Première Église Congrégationaliste. Soit dit entre parenthèses, bien des sauvages tatoués enrôlés sur des bateaux de Nantucket finissent par être convertis à une confession ou à une autre.
– La Première Église Congrégationaliste ! s’écria Bildad. Comment ! celle qui se réunit dans le temple de l’Ancien Deutéronome de Coleman ? et ce disant il enleva ses lunettes, les essuya dans son grand mouchoir jaune, et les remettant avec un soin extrême, il sortit du wigwam, se pencha avec raideur par-dessus le bastingage, et examina longuement Queequeg.
– Depuis combien de temps en es-tu membre ? demanda-t-il enfin, puis se tournant vers moi : pas très longtemps, j’ai l’impression, jeune homme.
– Non, dit Peleg, et il n’a pas non plus été baptisé comme il faut, sinon cela aurait lavé un peu de bleu du diable qu’il a sur la figure.
– Maintenant dis-moi, cria Bildad, est-ce que ce Philistin est un membre reconnu du temple de l’Ancien Deutéronome ? Je ne l’ai jamais rencontré y allant et je passe devant tous les jours que Dieu fait.
– J’ignore tout de l’Ancien Deutéronome et de son temple, dis-je, tout ce que je sais c’est que Queequeg ici présent est né membre de la Première Église Congrégationaliste. C’est un diacre lui-même, Queequeg est diacre.
– Jeune homme, dit Bildad sévèrement, vous me racontez des sornettes – explique-toi toi-même, jeune Hittite. De quelle église parle-t-il ? réponds-moi !
Me trouvant acculé, je répondis : « Je veux dire, monsieur, à la même ancienne Église catholique à laquelle vous et moi et le capitaine Peleg ici présent et Queequeg également présent, et nous tous, et le fils de chaque mère et l’âme de tout un chacun appartenons à la grande et éternelle première Congrégation de l’universelle adoration ; tous nous lui appartenons ; seulement certains d’entre nous nourrissent des préjugés mais ceux-ci ne portent nullement atteinte à la personne de Dieu, en qui nos mains à tous sont unies.
– Épissées, tu entends, des mains épissées, s’écria Peleg en se rapprochant. Jeune homme, tu ferais mieux de t’embarquer comme missionnaire plutôt que comme simple matelot. Je n’ai jamais entendu meilleur sermon. Ancien Deutéronome, le père Mapple lui-même n’aurait pas dit mieux et son éloquence est connue. Montez à bord, montez à bord, peu importe les papiers. Je dis, informez Quohog là, – comment est-ce qu’il s’appelle ? – dis à Quohog d’approcher. Par la grande ancre ! Quel harpon il a là ! me paraît de bonne trempe, celui-là, et il a l’air de le manipuler comme il faut. Je disais donc Quohog, ou quel que soit votre nom, vous êtes-vous déjà tenu à l’avant d’une baleinière ? Avez-vous déjà frappé le poisson ?
Sans un mot, Queequeg, à sa manière farouche, sauta par-dessus le pavois, et de là à l’avant d’une pirogue suspendue au flanc du navire, le jarret gauche tendu, il équilibra son harpon et s’époumona à peu près en ces mots :
– Cap’tain tu le vois petit goutte goudron sur l’eau là ? Tu vois lui ? ben s’pose lui œil baleine, alors ben ! et visant avec acuité, il darda le fer qui siffla juste au-dessus du chapeau à larges bords du vieux Bildad, droit à travers les ponts du navire et piqua la goutte brillante de goudron qui disparut.
– Alors, dit Queequeg, tranquillement, en rentrant sa ligne, s’pose-e-lui baleine-e-œil ; ben mort baleine, mort.
– Vite, Bildad, dit Peleg à son compagnon qui, épouvanté par le si proche voisinage d’un harpon en plein vol, avait battu en retraite vers la cabine. Vite, te dis-je, sacré Bildad, sors le rôle d’équipage. Il nous faut Hedgehog, je veux dire Quohog, dans une de nos baleinières. Écoute un peu, Quohog, nous te donnerons la 90e part et c’est plus que nous n’avons jamais donné à un harponneur de Nantucket.
Nous descendîmes dans la cabine, et, à ma grande joie, Queequeg fut bientôt enrôlé dans ce même équipage auquel j’appartenais désormais.
Ces préliminaires terminés, Peleg prépara la plume et l’encre et dit en se tournant vers moi : « Je présume que ce Quohog ne sait pas écrire, n’est-ce pas ? Quohog, que le diable t’emporte ! signes-tu ton nom ou poses-tu ta marque ?
Mais cette question ne démonta nullement Queequeg qui avait déjà participé à deux ou trois cérémonies du même ordre, mais, prenant la plume qui lui était tendue, il traça sur le papier, à la juste place, la réplique parfaite d’un étrange motif arrondi qui ornait son bras tatoué, de sorte que, Peleg s’entêtant à déformer son nom, cela donnait quelque chose comme suit :
Quohog
Sa * marque
Pendant ce temps le capitaine Bildad était assis, regardant longuement et obstinément Queequeg, puis il se leva avec solennité, farfouilla dans les immenses poches de son vaste manteau brun, en sortit une poignée de brochures, en choisit une intitulée : « L’approche du Dernier Jour » ou « Pas de temps à perdre », la mit dans les mains de Queequeg qu’il pressa sur le livre entre les siennes et, le regardant dans les yeux, lui dit : « Fils des ténèbres, je dois accomplir mon devoir à ton endroit, je suis en partie propriétaire de ce navire et je me sens responsable des âmes de tout l’équipage ; si tu te cramponnes à tes cultes païens, comme je le crains avec tristesse, je t’implore, ne demeure pas à jamais le serf de Bélial. Repousse l’idole Baal et le dragon hideux ; détourne de toi la colère future. Aie l’œil ! dis-je. Oh ! bonté divine ! Mets le cap loin de l’enfer ! »
Un peu du sel de la mer s’attardait encore dans le langage du vieux Bildad, formant un mélange hétéroclite entre un style scripturaire et le langage familier.
– Baste ! Baste maintenant, Bildad ! Assez gâché notre harponneur. Les harponneurs dévots n’ont jamais fait de bons marins, ça émousse l’émerillon en eux et un harponneur ne vaut pas un fétu s’il n’a pas le croc aigu. Il y a eu le jeune Nat Swaine, naguère le plus hardi chef de pirogue de tout Nantucket et de Vineyard. Depuis qu’il est allé au temple, on n’en a plus rien tiré de bon. Il tremblait tellement pour sa maudite âme qu’il reculait et prenait le large devant les baleines, craignant les derniers soubresauts risquant de défoncer la pirogue et de l’envoyer dans la grande Baille.
– Peleg ! Peleg ! dit Bildad en levant et les yeux et les mains, toi, toi-même tout comme moi, tu as connu bien des dangers, tu n’ignores pas, Peleg, ce que c’est que d’avoir peur devant la mort, comment peux-tu, dès lors, jacasser de cette manière impie. Tu démens ton propre cœur, Peleg. Dis-moi, lorsque ce même Péquod eut ses trois mâts balayés par ce typhon, au large du Japon, au cours de ce même voyage où tu étais second du capitaine Achab, n’as-tu pas alors pensé à la mort et au jugement ?
– Écoutez-le, non mais écoutez-le ! s’écria Peleg, traversant la cabine en enfonçant ses mains au plus profond de ses poches, écoutez-le, vous tous. Pensez un peu ! Quand à chaque minute nous pensions voir sombrer le navire ! La mort et le jugement, à un moment pareil ? Et comment ! Avec les trois mâts qui faisaient un bruit incessant de tonnerre contre les membrures ; et toutes les vagues de la mer qui nous passaient par-dessus, à l’avant et à l’arrière. À la vie, voilà à quoi le capitaine Achab et moi nous pensions, et comment sauver les hommes, comment équiper un mât de fortune, comment atteindre le port le plus proche, voilà à quoi je pensais !
Bildad ne pipa plus mot mais, boutonnant son manteau, il monta sur le pont où nous le suivîmes. Et il se tint là, surveillant impassiblement des marins qui raccommodaient un hunier sur l’embelle. De temps en temps il se baissait pour ramasser une pièce de toile, ou un bout de fil à voile goudronné, qui, sans cela, auraient risqué d’être gaspillés.
« Matelots, vous êtes-vous enrôlés sur ce navire ? »
Queequeg et moi venions tout juste de quitter le Péquod, nous éloignant nonchalamment du quai, absorbés chacun dans nos propres pensées, lorsqu’un étranger nous adressa en ces mots la parole en montrant d’un index massif le bateau en question. Il était misérablement vêtu d’un veston passé, de pantalons rapiécés, et d’un lambeau de mouchoir noir autour du cou. Une petite vérole confluente avait inondé son visage et l’avait abandonné, tel le lit d’un torrent d’où les eaux ruisselantes se sont retirées, couturé de nervures compliquées.
– Êtes-vous enrôlés à ce bord ? répéta-t-il.
– Vous entendez le Péquod, je présume ? dis-je en essayant de gagner du temps pour scruter sa physionomie.
– Oui, le Péquod, ce navire-là, dit-il, ramenant son bras en arrière et le détendant brusquement devant lui, armé de la baïonnette de son index pointée au cœur dudit objet.
– Oui, dis-je, nous venons de signer le rôle.
– Pas de clause concernant vos âmes ?
– Concernant quoi ?
– Oh ! peut-être que vous n’en avez pas, ajouta-t-il vivement. Aucune importance, je connais beaucoup de gars qui n’en ont pas… grand bien leur fasse et ils s’en sentent d’autant mieux. Une âme, c’est quelque chose comme la cinquième roue d’un char.
– Que radotez-vous, camarade ? dis-je.
– Lui, du moins, il en a assez pour suppléer à toutes les déficiences de cet ordre des autres gars, dit brusquement l’étranger, soulignant avec émotion le mot « lui ».
– Queequeg, dis-je, allons-y, ce personnage est un échappé de quelque part, il parle de quelque chose et de quelqu’un que nous ne connaissons pas.
– Un moment ! s’écria l’étranger. Vous dites vrai, vous n’avez pas encore vu le vieux Tonnerre, n’est-ce pas ?
– Qui est le vieux Tonnerre ? demandai-je subjugué encore par la conviction et la démence de ses manières.
– Le capitaine Achab.
– Comment ! le capitaine de notre navire, du Péquod ?
– Oui, quelques vieux marins d’entre nous l’appellent ainsi. Vous ne l’avez pas encore vu ?
– Non. Il est malade, à ce qu’ils disent, mais il se remet et sera tout à fait bien sous peu.
– Tout à fait bien sous peu ! s’esclaffa l’étranger avec un rire à la fois ironique et solennel. Écoutez-moi bien ! lorsque le capitaine Achab ira bien, alors mon bras gauche aussi. Pas avant.
– Que savez-vous de lui ?
– Que vous ont-ils raconté à son sujet ? Dites…
– Ils ne m’ont pas dit grand-chose sous aucun rapport à son sujet, j’ai seulement entendu dire qu’il était un excellent chasseur de baleines et un bon capitaine pour son équipage.
– C’est vrai, c’est vrai – oui, ces deux choses sont également vraies. Mais il s’agit de bondir lorsqu’il donne un ordre. Marche et grogne, grogne et marche, telle est la formule du capitaine Achab. Mais on ne vous a rien dit de ce qui lui était arrivé au large du cap Horn, voici longtemps, et comment il resta comme mort pendant trois jours et trois nuits ; rien non plus de cette lutte à mort menée devant l’autel avec l’Espagnol à Santa ? Vous n’avez rien entendu de tout cela, n’est-ce pas ? Rien non plus au sujet de la calebasse d’argent dans laquelle il a craché ? Rien encore de la perte de sa jambe conformément à la prophétie ? Avez-vous entendu dire quoi que ce soit de ces choses et de bien d’autres encore ? Non, je le pensais bien, comment les auriez-vous apprises ? Qui le sait ? Pas une âme à Nantucket, j’imagine. Peut-être pourtant avez-vous entendu parler de sa jambe et de la manière dont il l’a perdue ? Oui, vous en avez entendu parler, j’oserais l’affirmer. Oh ! oui, ça, tout le monde le sait – je veux dire que tout le monde sait qu’il n’a qu’une jambe et qu’un cachalot lui a arraché l’autre.
– Mon ami, dis-je, je ne sais pas à quoi rime tout votre charabia et je m’en soucie peu du reste, car il me semble que vous devez avoir le cerveau légèrement atteint. Mais si vous parlez du capitaine Achab, de ce navire-là, le Péquod, alors laissez-moi vous dire que je sais tout au sujet de la perte de sa jambe.
– Tout, hein ? Êtes-vous sûr de tout savoir ? Vraiment tout ?
– Joliment sûr.
L’index toujours pointé, les yeux levés vers le Péquod, l’étranger loqueteux sombra un moment dans une inquiète rêverie ; puis il se tourna en tressaillant et ajouta : « Vous vous êtes enrôlés, alors c’est vrai ? Vos noms figurent sur le rôle ? Eh bien ! Eh bien ! ce qui est signé est signé. Ce qui doit être sera. Et encore cela ne sera peut-être pas après tout… De toute façon tout est écrit, prévu et j’imagine qu’il faut bien qu’il y ait des marins pour partir avec lui, autant vous que d’autres, que Dieu les ait en pitié ! Bien le bonjour à vous, camarades, bien le bonjour. Que l’Ineffable vous bénisse ; je m’excuse de vous avoir retardés.
– Écoutez un peu, ami, dis-je, si vous avez quoi que ce soit d’important à nous dire, sortez-le ! Mais si vous essayez de nous embobiner, alors vous perdez votre temps, je n’ai rien à ajouter !
– Et c’est très bien dit, j’aime entendre des gars s’exprimer de cette manière-là ; vous êtes exactement les hommes qu’il lui faut… vous et vos pareils. Bien le bonjour, camarades, bien le bonjour ! Oh ! quand vous y serez, dites-leur bien que j’ai décidé de ne pas être des leurs…
– Ah ! mon vieux, vous ne pouvez pas nous berner de la sorte… vous ne pouvez pas nous duper ! Il n’y a rien au monde de plus facile à un homme que de faire croire qu’il détient un grand secret.
– Bien le bonjour, camarades, bonjour…
– Et c’est le jour en effet, dis-je, venez Queequeg, quittons cet homme fou à lier. Mais un instant, dites-moi comment vous vous appelez, voulez-vous ?
– Élie.
– Élie ! pensai-je. Et nous partîmes, commentant, chacun à notre façon, les propos de ce vieux marin en haillons, nous tombâmes d’accord pour trouver que c’était un donneur d’eau bénite jouant au loup-garou. Mais nous n’avions pas fait cent mètres que, venant à passer l’angle de rue et à me retourner, je vis Élie nous suivant, bien qu’à une certaine distance. Pour je ne sais quelle raison cela me frappa à tel point que je n’en informai pas Queequeg, mais allai de l’avant avec lui, soucieux de savoir si l’étranger allait prendre la même rue que nous. C’est ce qu’il fit. Il me sembla alors qu’il nous surveillait mais, sur ma vie, je ne pus deviner son intention. Ce fait, venant se greffer sur son discours voilé, ambigu, à demi allusif, à demi révélateur, engendrait à présent en moi toutes sortes de vagues points d’interrogation, de demi-appréhensions, tout cela lié avec le Péquod, le capitaine Achab, cette jambe qu’il avait perdue, cet accès qu’il avait eu au cap Horn, la calebasse d’argent, et ce que le capitaine Peleg m’en avait dit, lorsque j’avais quitté le navire la veille, et les prédictions de Tistig, la squaw, et ce voyage pour lequel nous nous étions liés, et cent autres choses sous le signe de l’ombre.
Que cet Élie déguenillé nous épiât ou non, j’étais décidé à en avoir le cœur net, et dans cette intention je traversai la rue avec Queequeg et rebroussai chemin. Mais Élie passa sans paraître nous voir, je me sentis soulagé. Et une fois de plus, et définitivement, du moins je le crus, je le taxai, en mon âme, de charlatan.
Un jour ou deux passèrent et une activité débordante régnait sur le Péquod. Non seulement on réparait les vieilles voiles, mais on en embarquait des neuves, ainsi que des pièces de toiles et des glènes de filin. Bref, tout disait que l’armement du navire tirait à sa fin. Le capitaine Peleg ne descendait pour ainsi dire jamais à terre, mais restait assis dans son wigwam, surveillant étroitement les hommes ; Bildad s’employait à tous les achats et à la fourniture du matériel ; les hommes occupés dans la cale ou au gréement travaillaient très avant dans la nuit.
Le lendemain du jour où Queequeg eut signé son engagement, toutes les auberges où étaient descendus les membres de l’équipage reçurent le mot d’ordre d’amener les coffres à bord avant la nuit car on ne pouvait prévoir quand le navire lèverait l’ancre. De sorte que Queequeg et moi embarquâmes nos atours, résolus toutefois à dormir à terre jusqu’à la dernière minute. Mais il semble que les avertissements soient donnés très longtemps à l’avance, en pareil cas, car le navire n’appareilla pas de plusieurs jours. Il n’y a rien là d’étonnant, il y avait beaucoup à faire et le nombre de choses auquel il convenait de penser pour que l’armement du Péquod fût complet est incalculable.
Tout un chacun sait quelle multitude d’objets s’avèrent indispensables à la tenue d’une maison : lits, casseroles, couteaux et fourchettes, pelles et pincettes, serviettes, casse-noix, que sais-je encore ? Il en va de même sur un baleinier qui réclame pendant trois ans la tenue d’un ménage au milieu du vaste Océan, loin des épiciers, des marchands des quatre saisons, des médecins, des boulangers et des banquiers. Et si cela est vrai pour l’équipement d’un navire marchand, il n’y a pas de commune mesure avec l’armement réclamé par un baleinier. Car indépendamment de la durée prolongée du voyage, le matériel de pêche à lui seul se compose de nombreux objets introuvables dans les ports lointains ordinairement fréquentés. De plus, il faut s’en souvenir, de tous les navires, les baleiniers sont les plus exposés aux accidents de toute nature, plus particulièrement à la destruction et à la perte des engins dont dépend le succès du voyage, c’est pourquoi il y faut des pirogues de rechange, des avirons de rechange, des lignes et des harpons de rechange et de tout de rechange ou presque, hormis un capitaine de rechange et un navire de rechange.
Au moment de notre arrivée dans l’île, le Péquod avait déjà embarqué le plus gros de son chargement, y compris son bœuf salé, son pain, son eau, ses feuillards en fer et ses futailles en botte. Mais, comme je l’ai déjà dit, un va-et-vient perpétuel se prolongea longuement entre la terre et le navire pour l’embarquement de choses et d’autres, tant grandes que petites.
La personne la plus affairée à ces transports était la sœur du capitaine Bildad, une vieille dame maigre, à l’esprit on ne peut plus résolu et infatigable, de bon cœur en outre, qui paraissait décidée, si c’était en son pouvoir, à ce que rien ne manquât à bord, une fois que le Péquod serait engagé en haute mer. Une fois, elle arrivait avec un pot de légumes marinés pour l’office du cambusier ; une autre, avec un bouquet de plumes pour le bureau où le second tenait son journal de bord ; une autre encore, avec une pièce de flanelle destinée au creux d’un dos rhumatisant. Jamais femme ne mérita si bien son nom de Charité, tante Charité comme chacun disait. Et telle une sœur de charité, cette charitable tante Charité allait et venait de-ci de-là, prête à se mettre à l’œuvre, corps et âme, pour tout ce qui pourrait assurer la sécurité, le confort et la consolation de tous sur un navire où son bien-aimé frère Bildad avait ses intérêts, et sur lequel elle-même possédait une ou deux vingtaines de dollars d’économies.
Il était saisissant de voir cette quakeresse au grand cœur monter à bord, comme elle le fit le dernier jour, avec une longue cuillère pour les pots dans une main et une lance plus longue encore dans l’autre. Bildad et le capitaine Peleg ne restaient pas à la traîne. Bildad se promenait avec une interminable liste des objets nécessaires et à chaque arrivage nouveau il mettait une coche face à l’objet désigné sur son papier. De temps à autre, Peleg se dégageait de son antre de fanons, rugissant contre les hommes dans les écoutilles, rugissant vers les gréeurs à la tête du mât, et terminant ses rugissements à l’intérieur de son wigwam.
Au cours de ces jours de préparatifs, Queequeg et moi montâmes souvent sur le navire, et chaque fois je demandais des nouvelles du capitaine Achab, et quand il rejoindrait le bord. À ces questions, il était répondu qu’il allait de mieux en mieux et qu’on l’attendait d’un jour à l’autre ; entre-temps, les deux capitaines Peleg et Bildad pouvaient s’occuper de tout ce qui était nécessaire au bateau pour prendre la mer. Si j’avais été parfaitement sincère avec moi-même, j’aurais vu très clairement dans mon cœur que cela ne me plaisait qu’à moitié d’être engagé de cette manière pour accomplir un aussi long voyage, sans avoir une seule fois aperçu l’homme qui serait maître absolu du navire dès que celui-ci aurait gagné la haute mer. Mais lorsqu’un homme pressent qu’il s’est embarqué dans une mauvaise affaire, il lui arrive de lutter inconsciemment pour se cacher à lui-même ses soupçons. C’était bien à peu près ce que je faisais. Je ne disais rien et j’essayais de ne penser à rien.
Enfin, on annonça que le navire appareillerait probablement le lendemain. Aussi Queequeg et moi nous nous levâmes de bonne heure ce jour-là.
Il était près de six heures lorsque nous approchâmes du quai, mais l’aube grise était incertaine et brumeuse.
– Il y a des marins qui courent devant nous, si je vois bien, dis-je à Queequeg, ce ne peuvent pas être des ombres, je pense que nous allons lever l’ancre avec le soleil. Dépêchez-vous !
– Arrière ! s’écria une voix, et celui à qui elle appartenait fut en même temps dans notre dos et posa une main sur nos épaules respectives puis, se glissant entre nous, il s’arrêta, légèrement penché en avant et, dans cette lumière trouble, il nous regarda tour à tour d’étrange manière. C’était Élie.
– Vous embarquez ?
– Bas les pattes je vous prie, dis-je.
– Écoutez, vous, dit Queequeg en se secouant, vous, allez !
– Alors vous n’embarquez pas ?
– Oui, nous embarquons, mais en quoi cela vous regarde-t-il ? dis-je. Savez-vous, monsieur Élie, que je vous considère comme légèrement indiscret.
– Non, non, non, je ne m’en rendais pas compte, dit Élie, nous regardant alternativement Queequeg et moi d’un regard inexprimable, lent, étonné.
– Élie, dis-je, vous nous obligeriez, mon ami et moi, en vous retirant. Nous partons pour l’océan Indien et l’océan Pacifique et nous préférerions n’être pas retenus.
– Vous y allez vraiment ? Et vous revenez avant le petit déjeuner ?
– Il est toqué, Queequeg, dis-je, venez !
– Holà ! cria Élie, immobile, nous interpellant alors que nous avions fait quelques pas.
– Ne nous occupons pas de lui, lui dis-je, venez Queequeg.
Mais il nous rattrapa à nouveau et, me tapant soudain sur l’épaule, il dit : « N’avez-vous pas vu quelque chose qui ressemblait à des hommes se dirigeant vers le bateau il y a un moment ? »
Frappé par cette question simple et terre à terre, je répondis : « Oui, j’ai cru voir quatre ou cinq hommes, mais il faisait trop sombre pour que j’en sois sûr. »
– Très sombre, très sombre, dit Élie. Bien le bonjour à vous !
Une fois de plus, nous le quittâmes, mais une fois de plus il vint en tapinois derrière nous, et me touchant une fois de plus à l’épaule, il dit :
– Vous tâcherez d’essayer de les retrouver à présent, n’est-ce pas ?
– Retrouvez qui ?
– Bien le bonjour à vous, bien le bonjour ! entonna-t-il une fois de plus, puis s’éloignant, il ajouta : Oh ! j’allais vous mettre en garde contre… mais peu importe, peu importe… c’est tout un, tout en famille aussi. Il gèle dur ce matin, n’est-ce pas ? Adieu à vous ! Je ne vous reverrai pas de sitôt, m’est idée, à moins que ce ne soit devant le Grand Tribunal. Sur ces divagations, il partit enfin, me laissant, sur l’instant, stupéfait d’une impudence aussi éhontée.
À bord du Péquod, régnait un profond silence, pas une âme ne bougeait. La porte de la chambre était fermée de l’intérieur, les panneaux d’écoutilles étaient tous en place et encombrés de glènes de filins. Nous dirigeant vers le gaillard d’avant, nous trouvâmes le panneau de l’écoutillon ouvert. Voyant une lumière, nous descendîmes et ne découvrîmes qu’un vieux gréeur, enveloppé dans une vareuse d’ordonnance en lambeaux. Couché de tout son long sur deux coffres, à plat ventre, le visage enfoui entre ses bras croisés, il dormait du plus profond sommeil.
– Ces marins que nous avons vus, Queequeg, où peuvent-ils avoir passé ? demandai-je en regardant ce dormeur d’un air soupçonneux. Mais il apparut que, lorsque nous étions sur le quai, Queequeg n’avait rien remarqué de ce à quoi je faisais allusion à présent, aussi j’aurais cru à une illusion d’optique, n’eût été la question, inexplicable alors, posée par Élie. Mais je chassai cette pensée et, jetant un regard sur le dormeur, je suggérai facétieusement à Queequeg de veiller le corps, l’invitant à s’installer à cette fin. Il posa la main sur l’arrière-train de l’homme, comme pour tâter s’il était assez moelleux, puis, sans autre forme de procès, il s’y assit tranquillement.
– Miséricorde ! Queequeg ne vous asseyez pas là, lui dis-je.
– Oh ! joli bon siège, dit Queequeg, mon pays coutume. Fera pas mal figure lui.
– Sa figure ! dis-je, vous appelez ça sa figure ? Elle a une mine fort bienveillante alors ; mais comme il a de la peine à respirer ; levez-vous, Queequeg, vous êtes lourd, vous lui écrasez la figure, à ce pauvre. Debout, Queequeg ! Il va vous secouer de là, bientôt. Je m’étonne qu’il ne se réveille pas.
Queequeg s’installa alors juste derrière la tête du dormeur et alluma son tomahawk-pipe. Je m’assis aux pieds. Nous nous passions la pipe par-dessus le dormeur. Tout en fumant, répondant à sa manière incohérente aux questions que je lui avais posées, Queequeg me laissa entendre que, dans son pays, en l’absence de causeuses et de sofas d’aucune espèce, les rois, les chefs et tous les grands en général avaient coutume d’engraisser quelques individus des basses classes en guise de divans, et de meubler ainsi une maison très confortablement, vous n’aviez qu’à acheter huit ou dix paresseux et à les disposer dans les trumeaux et les alcôves. D’autre part, ils présentaient de gros avantages lors d’une promenade, ils étaient de beaucoup supérieurs à ces chaises de jardin qu’on peut replier afin qu’elles servent de cannes car, lorsque l’occasion s’en présente, le chef peut transformer son escorte en canapé s’il désire s’asseoir sous un arbre croissant peut-être dans un sol humide ou marécageux.
Tout en racontant son histoire, chaque fois que je lui repassais la pipe, Queequeg en brandissait le côté hache sur la tête du dormeur.
– Pourquoi faites-vous cela, Queequeg ?
– Joli facile touer lui, oh ! joli facile…
Il évoquait de sauvages souvenirs au sujet de sa pipe-tomahawk qui semblait avoir eu la double fonction de défoncer le crâne de ses ennemis et d’apaiser son âme, lorsque le gréeur endormi attira notre attention. La fumée acre avait complètement rempli ce trou resserré et commençait à agir sur lui ; il respirait comme s’il avait été bâillonné, puis il présenta des troubles nasaux, se tourna enfin une ou deux fois, puis s’assit et se frotta les yeux.
– Holà ! souffla-t-il finalement, qui êtes-vous, fumeurs ?
– Des enrôlés, répondis-je, quand est-ce qu’il part ?
– Oui, oui, vous partez avec, hé ? Il part aujourd’hui. Le capitaine a rejoint le bord la nuit dernière.
– Quel capitaine ? Achab ?
– Qui sinon lui ?
J’allais lui poser d’autres questions au sujet d’Achab lorsque nous entendîmes un bruit sur le pont.
– Holà ! Starbuck est debout, dit le gréeur. C’est un second actif, celui-là, bon diable et pieux, mais tout à fait actif à présent, faut que j’aille. Sur ce, il monta sur le pont où nous le suivîmes.
Le soleil se levait. Les hommes arrivaient par groupes de deux ou de trois, les gréeurs se démenaient, les seconds s’affairaient et plusieurs hommes à quai s’empressaient à embarquer encore les derniers colis. Pendant ce temps, le capitaine Achab demeurait invisible, enchâssé dans sa cabine.
Enfin, vers midi, après qu’on eut renvoyé les gréeurs à terre, après que le Péquod eut été remorqué loin de l’estacade, et que la prévenante Charité ait fait sa dernière apparition dans une baleinière avec son dernier présent : un bonnet de nuit pour Stubb, le deuxième second, son beau-frère, et une Bible de rechange pour le cambusier, après tout cela, les deux capitaines Peleg et Bildad sortirent de la cabine et Peleg demanda, en se tournant vers le second :
– À présent, monsieur Starbuck, êtes-vous sûr que tout soit en ordre ? Le capitaine Achab est parfaitement prêt, je viens de lui parler, plus rien à prendre à terre, hein ? Alors, appelez tout l’équipage, rassemblement à l’arrière… le diable les emporte !
– Inutile de blasphémer, même si le temps presse, Peleg, dit Bildad, mais va, ami Starbuck, et exécute notre ordre.
Quoi ! Jusqu’à l’extrême dernière minute avant le départ, le capitaine Peleg et le capitaine Bildad gardaient la haute main sur le commandement comme s’ils allaient être co-officiers en mer comme ils semblaient l’être au port. Quant au capitaine Achab, rien ne trahissait son existence, mais il était, disaient-ils, dans sa cabine. Tout donnait à penser que sa présence n’était à aucun égard nécessaire aux préparatifs d’appareillage, ni pour mener le navire en haute mer. En vérité, cela ne le concernait en rien, c’était l’affaire du pilote ; d’autre part, comme il n’était pas tout à fait remis – disaient-ils – le capitaine Achab restait dans sa cabine. Tout cela paraissait assez naturel. Dans la marine marchande en particulier, nombre de capitaines ne se montrent sur le pont que fort longtemps après avoir levé l’ancre, mais restent à la table de la cabine, célébrant leur départ avec leurs amis qui demeurent à terre avant qu’ils ne quittent tout de bon le navire avec le pilote.
Mais les chances de pouvoir méditer étaient minces car le capitaine Peleg débordait à présent d’activité ; il semblait que ce fût lui et non Bildad qui tînt le plus de discours et donnât le plus d’ordres.
– À l’arrière, eh vous fils de célibataires ! criait-il aux hommes qui s’attardaient au grand-mât. Monsieur Starbuck, expédiez-les à l’arrière. Abattez la tente, là ! fut l’ordre suivant. Comme je l’ai déjà dit, cette marquise en fanons n’était jamais dressée qu’au port, et à bord du Péquod ; depuis trente ans, on savait bien que l’ordre d’abattre la tente suivait immédiatement celui de lever l’ancre.
– Armez le cabestan ! Sang et tonnerre ! Sautez ! Et les hommes se ruèrent aux anspects.
Lorsqu’un navire fait effort pour déraper son ancre, la place généralement occupée par le pilote est à l’avant du navire. C’est là que se tenait Bildad qui, tout comme Peleg – qu’on se le dise – en plus de ses autres qualifications, était l’un des pilotes brevetés du port ; on le soupçonnait d’avoir acquis ce brevet à seule fin d’économiser la redevance qu’il aurait dû verser à un pilote de Nantucket pour tous les navires où il avait des intérêts, car on ne l’avait jamais vu piloter d’autres bâtiments. On pouvait donc voir Bildad très occupé à regarder par-dessus la proue pour surveiller l’apparition de l’ancre, chantant par moments un couplet de ce qui semblait être un psaume lugubre destiné à encourager les hommes au guindeau qui, eux, braillaient avec conviction un refrain où il était question des filles de Booble Alley. Il n’y avait pas trois jours, toutefois, que Bildad leur avait dit qu’aucune chanson profane ne serait tolérée à bord du Péquod, et moins que jamais au moment où l’on lèverait l’ancre ; Charité sa sœur avait déposé sur la couchette de chaque marin un fascicule de morceaux choisis de Watts.
Pendant ce temps, surveillant l’arrière du navire, Peleg se démenait et jurait de la plus terrifiante manière. Je fus sur le point de croire qu’il allait envoyer le bateau par le fond avant qu’on ait pu amener l’ancre ; involontairement j’immobilisai mon anspect et conseillai à Queequeg de faire de même, songeant aux dangers que nous courions tous deux avec un diable pareil comme pilote. Je me consolai cependant à la pensée que le pieux Bildad assurerait notre salut en dépit de sa 777e part, lorsque je sentis soudain un coup brutal me défoncer le derrière, me retournant, je fus horrifié de surprendre le capitaine Peleg en flagrant délit de retirer son pied. Ce fut mon premier coup de pied au cul.
– C’est comme ça qu’ils virent sur la chaîne dans la marine marchande, hein ? rugit-il ; saute, tête de veau, saute, romps-toi l’échine ? Pourquoi ne sautez-vous pas, dis-je, vous tous – allons ! Quohog ! Saute. Toi et tes favoris rouges, saute ; toi, le béret écossais, que ça barde ; toi, remue tes pantalons verts ; sautez, vous tous, dis-je, et que les yeux vous sautent de la tête ! » Ce disant, il se promenait près du guindeau, en faisant ici et là un usage très libéral de son pied, tandis que l’imperturbable Bildad psalmodiait toujours. Le capitaine Peleg, me disais-je, a dû boire un coup aujourd’hui.
Enfin, l’ancre fut levée, les voiles hissées et nous glissâmes sur l’eau. C’était un jour de Noël aigre et froid, et tandis que la courte journée nordique se fondait déjà en nuit, nous nous trouvâmes presque en plein océan hivernal dont l’écume gelée nous saisissait dans une étincelante armure de glace. Les longues rangées de dents des pavois luisaient au clair de lune, et pareils aux défenses d’ivoire de quelque gigantesque éléphant, d’immenses glaçons se recourbaient à la proue.
En tant que pilote, le décharné Bildad était chef du premier quart et, de temps en temps, tandis que le vieux bâtiment plongeait profondément dans la verte mer et en faisait jaillir les paillettes d’une gerbe qui le givrait tout entier, et tandis que le vent mugissait et que vibraient les cordages, on l’entendait chanter assidûment :
Au-delà des flots qui enflent, les douces prairies
Se tiennent prêtes en éclatantes robes vertes
Ainsi apparut aux Juifs le vieux pays de Chanaan
Dont les flots du Jourdain les séparaient encore…
Jamais douces paroles ne furent plus douces à mes oreilles qu’alors. Elles chantaient l’espérance et l’abondance. En dépit de cette glaciale nuit d’hiver sur le rude Atlantique, en dépit de mes pieds mouillés et de ma vareuse détrempée, il y avait pourtant, me sembla-t-il alors, plus d’un port accueillant à m’attendre ; et des prés et des clairières où un printemps éternel gardait intacte, jusqu’à la mi-été, la jeunesse d’une herbe fraîche et vierge de pas.
Enfin nous fûmes assez au large pour que les pilotes ne fussent plus nécessaires. La robuste embarcation à voiles qui avait navigué de conserve avec nous nous aborda.
Il était curieux et point déplaisant de voir à quel point ce moment critique affectait Peleg et Bildad, plus particulièrement le capitaine Bildad. Il avait le regret du départ, le regret très profond de quitter pour de bon un navire appareillant pour un si long, si périlleux voyage, au-delà des deux caps tempétueux, un bateau sur lequel étaient investis quelques milliers de ses dollars durement acquis, un bâtiment qui avait pour capitaine son ancien camarade de bord, un homme presque aussi vieux que lui, partant une fois de plus à la rencontre de toutes les terreurs d’une mâchoire sans merci, il avait le regret de dire au revoir à tout ce qui, pour lui, débordait d’intérêts de toute nature et le pauvre vieux Bildad s’attarda longuement ; il arpenta le pont à grands pas inquiets, descendit en courant jusqu’à la cabine pour y dire un dernier mot d’adieu, remonta sur le pont et regarda au vent, regarda vers l’étendue sans fin de la vaste mer que nulle terre ne limitait plus jusqu’aux lointains et invisibles continents de l’est ; regarda vers la côte et regarda le ciel ; regarda à droite et puis à gauche ; regarda partout et nulle part, amarra machinalement une manœuvre courante à son cabillot, saisit convulsivement la main du vigoureux Peleg, et levant un fanal, le regarda héroïquement pendant un moment en plein visage comme pour dire : « Pourtant, ami Peleg, je peux supporter cela, oui je le peux. »
Quant à Peleg, lui, il prenait la chose avec plus de sagesse, mais malgré toute sa philosophie, le fanal approché de trop près révéla une larme brillante. Lui aussi, il courut de la cabine au pont : un mot en bas, un mot à Starbuck le second.
Puis enfin, après un dernier regard circulaire, il se tourna vers son compère : « Capitaine Bildad, allons vieux camarade, il nous faut partir. Coiffez la grande vergue ! Ohé du canot ! Parez à l’accostage ! Doucement, doucement ! Allons, Bildad, mon garçon, dis ton dernier mot. Bonne chance Starbuck, bonne chance Monsieur Stubb, bonne chance Monsieur Flask – au revoir et bonne chance à vous tous – et dans trois ans jour pour jour un souper fumant vous attendra dans le vieux Nantucket. Hourra et en route ! – Dieu vous bénisse et vous ait en sa sainte garde, murmura le vieux Bildad de façon presque inintelligible, j’espère que vous aurez du beau temps afin que le capitaine Achab soit bientôt parmi vous ; un beau soleil, voilà tout ce dont il a besoin et vous en aurez largement dans les tropiques vers lesquels vous partez. Soyez prudents dans votre chasse, vous les seconds. Ne maltraitez pas inutilement les pirogues, vous les harponneurs, les bons bordés de cèdre blanc ont monté de trois pour cent au cours de l’année. N’oubliez pas non plus vos prières. Monsieur Starbuck, veillez à ce que le tonnelier ne gaspille pas les douvelles de rechange. Oh ! les aiguilles à voiles sont dans le coffre vert ! Ne chassez pas trop les jours du Seigneur, hommes, mais ne laissez pas non plus passer une belle occasion, ce serait repousser les dons du Ciel. Jetez un œil sur le tierçon de mélasse, Monsieur Stubb, il coule un peu, je crains. Si vous relâchez dans les îles, Monsieur Flask, méfiez-vous de la fornication. Au revoir, au revoir ! Ne gardez pas ce fromage trop longtemps dans la cale, Monsieur Starbuck, il s’abîmerait. Économisez le beurre, vingt cents la livre il coûte, et prenez garde, si…
– Allons, allons, capitaine Bildad assez palabré, en route ! sur ces mots, Peleg le pressa de passer la muraille et tous deux sautèrent dans l’embarcation.
Le navire et la chaloupe s’écartèrent et entre eux s’engouffra le vent humide et froid de la nuit, un goéland les survola en criant ; les deux coques roulèrent sauvagement. Le cœur lourd, nous poussâmes trois hourras et, pareils au destin, nous plongeâmes aveuglément dans la solitude océane.
Dans un chapitre précédent, il a été question d’un dénommé Bulkington, un marin de haute stature, fraîchement débarqué et rencontré à l’auberge de New Bedford.
Tandis que, par cette nuit d’hiver, cassante de gel, le Péquod pourfendait d’une étrave vindicative la vague maligne et froide, qui vis-je à sa barre sinon Bulkington ! Je regardai avec une sympathie et une crainte respectueuse l’homme qui, en plein hiver, à peine rentré d’un dangereux voyage de quatre ans pouvait, sans répit, repartir aussitôt vers la tempête et de nouveaux dangers. La terre semblait lui brûler les pieds. Les plus étonnantes merveilles sont à jamais ineffables ; les souvenirs profonds ne demandent point d’épitaphes, ce chapitre, long de six pouces, est la tombe sans marbre de Bulkington. Laissez-moi dire seulement qu’il en alla pour lui comme pour le navire secoué par l’ouragan qui longe misérablement la terre sous le vent. Le port ne serait que trop heureux d’accorder son secours, le port est compatissant ; le port assure la sécurité, le confort, la pierre du foyer, le souper, la chaude couverture, des amis, tout ce qui dispense la douceur à notre faiblesse. Mais dans ce vent de tempête le port et la terre sont les pires dangers qui guettent ce navire, il lui faut fuir toute hospitalité ; sa quille viendrait-elle à effleurer la terre, qu’un grand frisson le secouerait de part en part. De toute sa puissance il doit forcer de voiles pour s’éloigner des rivages, et ce faisant lutter contre les vents mêmes qui voudraient le ramener vers eux, chercher la mer cinglante, vide de toute terre, et pour survivre se précipiter avec désolation dans le péril son seul ami, son plus implacable ennemi !
Le sais-tu, Bulkington ? Tu semblais avoir entrevu cette vérité, mortellement intolérable, qu’une pensée profonde et sincère n’est que l’intrépide effort de l’âme pour sauver l’indépendance sans limites de son propre océan cependant que les vents les plus furieux, soufflant de terre et de mer, conspirent pour la rejeter à la côte traîtresse et servile ?
Mais, comme loin de toute terre seulement, demeure la vérité la plus haute, sans rivages, et comme Dieu illimitée, mieux vaut périr dans cet infini hanté de clameurs, que d’échouer honteusement à la sécurité de la terre sous le vent ! Tout ver de terre que nous sommes, lequel d’entre nous se sentirait l’ardent désir de ramper ! Épouvante de l’épouvante ! tant d’agonie serait-elle vaine ? Courage, courage, ô Bulkington ! Bats-toi avec acharnement, demi-dieu ! Ton apothéose jaillit tout droit de l’écume soulevée par ta mort océane.
Étant donné que Queequeg et moi nous sommes désormais embarqués pour la pêche à la baleine et parce que celle-ci est aujourd’hui considérée par les terriens comme une occupation honteuse et dépourvue de poésie, je désire vous convaincre, vous terriens, de l’injustice qui nous est ainsi faite à nous autres, chasseurs de baleines.
Bien qu’il paraisse presque superflu d’insister sur ce fait, il convient de relever tout d’abord que, parmi le grand public, la chasse à la baleine n’a pas place dans les professions libérales. Si un étranger se présentait dans une société mélangée de la métropole, il ne rehausserait guère l’opinion générale sur ses mérites, s’il se présentait en tant que harponneur, par exemple. Et si, à l’instar des officiers de marine, il faisait figurer sur sa carte de visite les initiales P. A. C. (pêche au cachalot), un tel procédé paraîtrait présomptueux et ridicule à l’extrême.
Sans doute la raison majeure pour laquelle le monde refuse de nous rendre hommage à nous baleiniers est-elle celle-ci : les gens pensent, en mettant les choses au mieux, que notre profession n’est qu’une sorte de tuerie, et qu’une fois engagés activement dans cette affaire, tout n’est plus que souillures autour de nous. Nous sommes des bouchers il est vrai. Mais furent aussi des bouchers, des bouchers portant les plus sanglantes médailles, tous les chefs militaires que le monde, invariablement, se délecte à honorer. Quant à la charge de saleté que l’on fait peser sur notre travail, vous serez bientôt éclairés sur certains faits, jusqu’ici à peu près généralement inconnus, et qui, tout compte fait, situeront, de façon éclatante, le navire baleinier parmi les choses les plus propres de cette proprette terre. Mais, même en acceptant comme véridique cette allégation, quel pont visqueux et en désordre d’un baleinier est comparable au charnier répugnant de ces champs de bataille dont tant de soldats reviennent pour boire aux applaudissements de toutes ces dames ? Et si la notion de danger ajoute un prestige populaire tel au métier de soldat, permettez-moi de vous affirmer que plus d’un vétéran qui s’était pourtant lancé d’un cœur léger à l’assaut d’une batterie, fuirait rapidement à l’apparition de la queue géante du cachalot battant l’air en tourbillons au-dessus de sa tête. Car, quel rapport peut-on établir entre les terreurs engendrées par l’homme et accessibles à son entendement et ces prodiges d’épouvante réalisés par Dieu !
Au reste, bien que le monde nous repousse avec mépris nous autres baleiniers, il nous rend, inconsciemment, le plus profond hommage et même une adoration généreuse ! En effet, comme sur autant d’autels, et d’un bout à l’autre de la terre, presque tous les cierges, les lampes et les bougies brûlent à notre gloire !
Mais considérez cette question sous d’autres angles, pesez-la dans les plus diverses balances et voyez ce que nous sommes et ce que nous avons été, nous autres baleiniers.
Pourquoi la Hollande, sous l’administration des Witt, eut-elle des amiraux pour ses flottilles de baleiniers ? Pourquoi Louis XVI de France arma-t-il à ses propres frais des navires baleiniers à Dunkerque, invitant courtoisement dans cette ville quelque vingt ou quarante familles de notre propre île de Nantucket ? Pourquoi, entre 1750 et 1788, la Grande-Bretagne versa-t-elle à ses baleiniers des primes se montant à 1 000 000 de livres ? Et finalement comment se fait-il que nous, baleiniers d’Amérique, nous surpassions à présent en nombre la totalité des autres baleiniers du monde ; que nous ayons une flotte de plus de 700 navires menés par 18 000 hommes, dépensant annuellement 4 000 000 de dollars, des navires valant à l’appareillage 20 000 000 de dollars et ramenant chaque année dans nos ports une moisson bien gagnée de 7 000 000 de dollars. Que signifie tout cela sinon la puissance inhérente à la pêche à la baleine ?
Et ce n’est pas même la moitié des arguments. Voyez encore.
Je soutiens qu’un philosophe universel ne peut pas, quand bien même il y irait de sa vie, relever une seule influence pacificatrice ayant eu, au cours des soixante dernières années, un pouvoir aussi étendu sur le monde entier, pris en bloc, que cette noble et grandiose chasse à la baleine. D’une façon ou d’une autre, elle a entraîné des événements si remarquables en eux-mêmes, si importants dans leurs conséquences permanentes, qu’on peut bien la comparer à cette mère égyptienne qui mettait au monde des filles déjà gravides à leur naissance. Ce serait une besogne sans fin et sans espoir que d’établir un répertoire de ses mérites. Contentons-nous d’une poignée : pendant bien des années le navire baleinier a été le pionnier de la découverte des terres les plus lointaines et les moins connues. Il a exploré des mers et des mers et des archipels ne se trouvant sur aucune carte et où aucun Vancouver, aucun Cook n’étaient allés. Si les navires de guerre américains et européens entrent paisiblement dans des ports autrefois barbares, qu’ils tirent des salves en l’honneur et à la gloire du baleinier qui le premier leur a ouvert la route et leur a servi d’interprète auprès des sauvages. Qu’on célèbre tant qu’on voudra les héros des expéditions d’explorations, vos Cook, vos Krusenstern, moi je vous dis que bien des capitaines anonymes qui sont partis de Nantucket étaient aussi grands, et plus grands, que votre Cook et votre Krusenstern car, avec leurs mains vides et démunies, dans des eaux païennes infestées de requins, et sur les rivages d’îles inconnues où les attendaient des javelots, ils combattaient de neuves merveilles et des terreurs que Cook n’eût pas volontiers défiées avec tous ses marins et tous ses mousquets. Tout ce que montent en épingle les vieux récits de voyage dans les mers du Sud n’était que les banalités de la vie quotidienne de nos héroïques Nantuckais. Souvent des aventures auxquelles Vancouver consacre trois chapitres n’auraient pas paru à ces hommes dignes d’être mentionnées dans leur journal de bord. Ah ! le monde ! Oh ! le monde !
Aucun commerce, presque aucune communication ne s’établirent entre l’Europe et le long territoire des opulentes provinces espagnoles de la côte Pacifique jusqu’à ce que les baleiniers aient doublé le cap Horn. Ce fut le chasseur de baleine qui, le premier, fit une brèche dans la politique jalouse de la couronne d’Espagne envers ses colonies, et si l’espace ne m’était pas mesuré, je pourrais prouver clairement comment, grâce à ces baleiniers, s’est progressivement élaborée la libération du Pérou, du Chili, et de la Bolivie du joug de la vieille Espagne et comment une éternelle démocratie a pu, dès lors, lui succéder.
C’est un chasseur de baleines qui a donné au monde aux yeux dessillés cette grande Amérique des antipodes, l’Australie. Après la première découverte qu’en fit par erreur un Hollandais, tous les autres navires fuirent ses côtes barbares comme la peste, mais le baleinier y relâcha, et c’est lui qui a vraiment enfanté cette colonie à présent puissante. De plus, à l’aube des premiers établissements australiens, les émigrants furent plusieurs fois sauvés de la famine par le charitable biscuit du baleinier venant, par bonheur, mouiller l’ancre dans leurs eaux. Les îles innombrables de la Polynésie s’accordent à attester une même vérité et rendent hommage au commerce fait avec les baleiniers qui ouvrirent la voie aux marchands et aux missionnaires, et en bien des cas les amenèrent eux-mêmes à destination. Et si ce pays deux fois verrouillé qu’est le Japon devient une fois hospitalier, c’est au baleinier seul qu’en reviendra un mérite qu’il est sur le point de gagner.
Si, résistant à toutes ces preuves, vous persistez à déclarer que rien de noble, rien de beau n’est lié à la pêche à la baleine, alors je suis prêt à rompre ici cinquante lances avec vous et à vous désarçonner à chaque coup, le heaume fendu.
La baleine n’a pas son auteur célèbre, sa chasse pas de chroniqueur fameux, direz-vous.
La baleine pas son auteur célèbre, sa chasse pas de chroniqueur fameux ? Qui le premier a décrit le Léviathan ? Qui sinon le grand Job ? Qui a écrit le premier récit d’une campagne de pêche à la baleine ? Qui, sinon un roi non parmi les moindres, Alfred, surnommé le Grand, lequel transcrivit de sa plume royale l’histoire que lui en conta Other, le chasseur norvégien de baleines de cette époque ! Et qui a fait de nous un ardent panégyrique au Parlement. Qui sinon Edmund Burke !
C’est bien vrai, mais les baleiniers eux-mêmes sont de pauvres diables, ils n’ont pas de sang bleu dans les veines.
Pas de sang bleu dans les veines ? Ils ont dans les veines un sang meilleur que le sang royal. La grand-mère de Benjamin Franklin était Mary Morrel, puis, par alliance, Mary Folger, c’est le nom des premiers fondateurs de Nantucket, elle fut l’ancêtre d’une longue lignée de Folger et des harponneurs – tous parents du noble Benjamin – qui, en ce jour, lance son harpon d’un côté du monde à l’autre.
Soit encore ! mais cependant tout le monde trouve quelque chose de peu honorable à la pêche à la baleine.
Pas respectable, la chasse à la baleine ? La chasse à la baleine est impériale !
Une vieille loi statutaire anglaise la déclare « poisson royal ».
Oh ! ce n’est qu’un mot ! La baleine n’a jamais joué de rôle éclatant d’aucune manière.
La baleine n’a jamais joué de rôle éclatant ?
Lors de l’un des grands triomphes célébrés en l’honneur d’un général romain entrant dans la capitale du monde, les fanons d’une baleine, transportés depuis la côte de Syrie, furent la plus grande attraction d’une procession entraînée au son des cymbales.
Je le crois puisque vous le dites, mais dites tout ce que vous voulez, il n’y a pas de dignité véritable dans la chasse à la baleine.
Pas de dignité dans la chasse à la baleine ? La dignité de notre vocation, le ciel même l’atteste. La Baleine est une constellation australe. Il suffit ! Enfoncez votre chapeau devant le Tsar et tirez-le à Queequeg ! Il suffit ! Je connais un homme qui, au cours de sa vie, a pris trois cent cinquante baleines. Je tiens cet homme pour plus respectable que ce grand capitaine de l’Antiquité qui s’est vanté d’avoir pris autant de villes fortes.
Quant à moi, si, par chance, une puissance non encore révélée est en moi, si je mérite jamais quelque vraie réputation dans ce monde avare, à laquelle je puisse raisonnablement prétendre ; si j’accomplis dans l’avenir quelque chose qu’un homme, somme toute, préfère avoir fait plutôt que laisser à faire ; si, à ma mort, mes exécuteurs testamentaires, ou plus probablement mes créanciers, trouvent quelque précieux manuscrit dans mon bureau, j’en impute d’ores et déjà ici tout l’honneur et toute la gloire à la chasse à la baleine, car un navire baleinier fut mon Yale et mon Harvard.
Pour prouver la dignité de la chasse à la baleine, j’aimerais n’avancer que des faits établis. Fort de ceux-ci, un avocat qui tairait tout à fait une conjecture raisonnable, représentant un atout majeur en faveur de sa cause, ne serait-il pas à blâmer ?
Il est de notoriété publique qu’au couronnement des rois et des reines, de notre temps encore, la remise de leurs charges s’accompagne d’un curieux assaisonnement. Il y a une salière dite d’État et peut-être un huilier d’État. Que fait-on exactement avec le sel, qui le sait ? Toutefois je suis absolument sûr que, lors du couronnement, la tête d’un roi est solennellement huilée comme une tête de salade. Pourtant serait-il concevable qu’on l’oigne dans l’intention de faire fonctionner au mieux ses rouages, comme on huile un mécanisme ? Il y a là matière à mainte méditation sur la dignité essentielle du procédé car, dans la vie courante nous avons une opinion piètre, voire méprisante, d’un individu qui se graisse les cheveux et dégage l’odeur consécutive à pareille onction. En vérité, un homme d’âge mûr qui utilise, si ce n’est médicalement, une huile pour les cheveux, cet homme a vraisemblablement en lui un point faible. Et en général il ne peut guère avoir d’envergure.
Mais la seule question qui m’intéresse ici : quelle sorte d’huile emploie-t-on lors des couronnements ? Sans aucun doute ce ne peut être de l’huile d’olive, ni de l’huile de Macassar, ni de l’huile de ricin, ni de la graisse d’ours, ni du thran, ni de l’huile de foie de morue. Quelle huile donc sinon l’huile de cachalot, vierge et pure, la plus douce de toutes les huiles ?
Pensez à cela, loyaux sujets de Grande-Bretagne ! Nous autres baleiniers, nous fournissons à vos rois et à vos reines la matière première de leur couronnement !
Le premier second du Péquod était Starbuck, natif de Nantucket et d’ascendance quaker. Il était grand, grave et, bien que né sur une côte glaciale, il paraissait bien adapté à supporter les latitudes brûlantes ; sa chair étant aussi dure qu’un biscuit deux fois cuit. Transporté aux Indes, son sang vif ne se gâterait pas comme la bière en boîte. Il avait dû naître en période de sécheresse ou lors d’une famine générale, ou l’un de ces jours de jeûne pour lesquels son État est célèbre. Il n’avait vu que quelque trente étés arides, mais ceux-ci avaient desséché tout superflu charnel. Mais cette maigreur, pour l’appeler ainsi, ne paraissait pas davantage provoquée par l’angoisse et le souci qu’elle ne paraissait révéler quelque maladie du corps. Elle n’était que condensation de l’homme. Il n’était pas désagréable à regarder, au contraire. Sa peau nette et serrée était parfaitement ajustée et l’enveloppait étroitement, sa force et sa santé y étaient embaumées et l’on eût dit une momie rendue à la vie ; ce Starbuck semblait bâti pour tout endurer tant dans le présent que pour de longues années à venir ; sa vitalité intérieure était une garantie de bon fonctionnement sous tous les climats, de la neige polaire au soleil torride, tel un chronomètre de précision. Regardant au fond de ses yeux, il semblait qu’on pût voir subsister les images des milliers de dangers qu’il avait calmement affrontés au cours de sa vie. Un homme réservé et ferme dont presque toute la vie était action éloquente au lieu d’être un morceau d’éloquence banale. Pourtant, malgré sa pondération, son courage, sa force d’âme, quelques traits de son caractère les altéraient parfois et en certains cas semblaient l’emporter sur ces vertus. Une conscience exceptionnelle pour un marin, un esprit naturellement religieux, la solitude de sa vie en mer l’avaient fortement incliné vers la superstition, mais vers cette sorte de superstition qui, chez certains, semble relever plus de l’intelligence que de l’ignorance. Les présages extérieurs comme ses pressentiments intérieurs étaient son fort. Et s’il arrivait qu’ils vinssent à courber l’acier bien trempé de son âme, combien les souvenirs lointains et tendres de sa jeune femme cap-codaise et ceux de son enfant tendaient à courber plus avant sa vigoureuse nature, le rendant ainsi plus accessible à ces influences secrètes qui, chez les moins hésitants parfois, retient l’élan de cette folle témérité, dont d’autres font souvent preuve face aux vicissitudes les plus périlleuses de la pêche : « Je ne veux pas, dans ma pirogue, d’un homme qui n’ait pas peur de la baleine », disait Starbuck. Il semble qu’il ait voulu signifier par là que le courage le plus efficace et le plus sûr découlait d’une juste estimation du danger et que, dès lors, un homme n’ayant absolument peur de rien est un compagnon beaucoup plus redoutable qu’un lâche.
– Oui, oui, disait Stubb, le deuxième second, Starbuck est l’homme le plus prudent que vous trouverez jamais parmi les chasseurs de baleines. Mais nous verrons ce que signifie exactement ce mot de « prudent » dans la bouche d’un homme comme Stubb, comme dans celle de presque n’importe quel chasseur de baleines.
Starbuck n’était pas un croisé en quête de périls ; le courage, chez lui, n’était pas affaire de sentiment, mais un instrument utile qu’il avait toujours à portée de main dans les circonstances où il y allait de la vie. D’autre part, il considérait peut-être, dans cette affaire de pêche, que le courage était une matière première faisant partie de l’approvisionnement du navire, tout comme son bœuf salé et son pain et qu’il ne convenait pas de le gaspiller sottement. C’est la raison pour laquelle il répugnait à mettre les pirogues à la mer après le coucher du soleil, ou à s’acharner à combattre un poisson qui s’obstinait à lutter car, pensait Starbuck, je suis sur cet océan de dangers pour tuer des baleines afin de subvenir à mon existence et non pour subvenir à la leur, et qu’elles aient tué des centaines d’hommes, Starbuck le savait bien. Comment mourut son propre père ? Où, dans les abîmes sans fond, retrouverait-il les membres déchirés de son frère ?
Portant de tels souvenirs, enclin, je l’ai dit à une certaine superstition, le courage de ce Starbuck, qui pouvait néanmoins grandir encore, devait vraiment être remarquable. Mais il n’appartenait pas au domaine de la nature et de la raison le fait qu’un homme de cette trempe, marqué de souvenirs et d’expériences terribles, ait des défaillances permettant à un principe secret de rompre en lui les digues, lors d’une circonstance prédisposante, et de consumer d’un coup son courage. Si brave qu’il pût être, c’était de cette sorte de bravoure propre à certains hommes intrépides qui, demeurant fermes dans la lutte contre les océans, les vents, les baleines ou n’importe quelle horreur irrationnelle tangible, ne peuvent pas supporter ces terreurs plus épouvantantes parce que d’ordre spirituel qui s’amassent parfois sous les sourcils froncés d’un homme puissant et hors de lui.
Mais si la suite du récit devait révéler l’anéantissement total de la force morale de ce pauvre Starbuck, c’est à peine si j’aurais le cœur de l’écrire car rien n’est plus douloureux, non, révoltant, que d’amener au jour l’écroulement de la vaillance d’une âme. Considérés en tant que compagnies anonymes et en tant que nations, les hommes paraissent haïssables ; il peut bien y avoir des valets, des fous et des meurtriers ; les hommes peuvent bien avoir des visages mesquins et ingrats ; mais l’homme, dans l’idéal, est une créature si noble, si éclatante, si grande et si lumineuse que ses frères devraient courir jeter leurs manteaux les plus précieux sur la souillure d’une ignominie qui se fait jour en lui. Cette force virile et immaculée que nous sentons en nous, dans notre moi le plus inaccessible, si profond qu’elle demeure intacte alors que s’est effondré tout ce que nous voyons du caractère d’un homme, cette dignité saigne de la plus poignante angoisse devant une déchéance mise à nu. La piété elle-même, devant un si honteux spectacle, ne peut étouffer tout à fait ses reproches envers les astres qui l’ont permise. Mais cette noblesse dont je parle n’est pas celle des rois et des magistrats, c’est cette noblesse sans limites qui n’est pas investie par la robe. Tu la verras briller dans le bras qui lève la pioche ou qui plante un clou, cette dignité du peuple venue de Dieu, et qui irradie sans fin de toutes les mains. De Dieu lui-même. Le Grand, l’Absolu ! Le centre et la circonférence de toute démocratie. Son omniprésence, notre divine égalité !
Dès lors si, par la suite, je revêts les plus misérables marins, les renégats et les réprouvés de hautes vertus, fussent-elles sombres ; si je tisse autour d’eux des grâces tragiques ; si même le plus triste, peut-être le plus avili d’entre eux s’élève parfois jusqu’aux sommets les plus sublimes ; si je pose au bras d’un travailleur un rayon de lumière éthérée ; si je déploie un arc-en-ciel sur le désastre de leur soleil couchant ; toi, juste Esprit d’Égalité, soutiens-moi contre la critique des hommes, toi qui as étendu un seul manteau royal d’humanité sur tous mes semblables ! Soutiens-moi, Toi le Grand Être social qui n’a pas refusé au convict basané, Bunyan, la pâle perle de la poésie ; Toi qui as revêtu de l’or le plus fin en feuilles deux fois amincies le bras estropié et perdu du vieux Cervantès ; toi qui as tiré du ruisseau Andrew Jackson pour le hisser sur un cheval de guerre, qui l’a élevé de façon foudroyante, plus haut qu’un trône ! Toi qui dans tes puissantes démarches terrestres cueilles les maîtres de la supériorité parmi le peuple souverain, soutiens-moi, ô Dieu !
Stubb était deuxième second. Il était natif du cap Cod et dès lors, selon l’usage de l’endroit, on l’appelait un homme-du-cap-Cod. Un Roger Bontemps ; ni poltron, ni brave ; prenant les dangers tels qu’ils venaient avec un air indifférent. Lorsqu’il se trouvait engagé dans le moment le plus décisif de la chasse, il travaillait avec calme et sang-froid comme un compagnon menuisier engagé à l’année. De belle humeur, à l’aise, insouciant, il présidait sa baleinière comme si la plus meurtrière rencontre n’était qu’un dîner et ses canotiers des convives. Il était aussi maniaque, en ce qui concernait les aménagements confortables dans sa partie de la pirogue, qu’un vieux cocher de diligence l’est pour son siège. Proche de la baleine, au moment crucial du combat, il maniait sa lance impitoyable avec une froide désinvolture, comme un chaudronnier-au-sifflet son marteau. Flanc contre flanc avec le monstre le plus furieux, il fredonnait ses vieux airs de rigodon. Une longue expérience avait pour ce Stubb transformé les mâchoires de la mort en chaise-longue. Ce qu’il pensait de la mort elle-même, on l’ignore. Qu’il y ait jamais pensé ou non, c’est une question que l’on pourrait se poser, mais s’il venait à y songer après un repas copieux, il ne fait pas de doute qu’en bon marin il la considérait comme un appel au quart à grimper au mât en trébuchant, et à s’agiter là-haut au sujet de quelque chose qui lui serait révélé après qu’il eut obéi à l’ordre et pas avant.
Ce qui, peut-être, entre autres, faisait de Stubb un homme insouciant et sans peur, clopinant si gaiement sous le fardeau de la vie dans un monde de graves porteurs de faix, tous ployés vers la terre sous leurs ballots, ce qui contribuait à provoquer cette bonne humeur presque sacrilège en lui, ce devait être sa pipe, car, tout comme son nez, sa courte petite pipe noire était un trait de son visage. Vous vous seriez plutôt attendu à le voir sauter de son hamac sans son nez que sans sa pipe. Il avait à portée de main, dans un râtelier, tout un bataillon de pipes déjà bourrées et, lorsqu’il allait se coucher, il les fumait l’une après l’autre, les allumant l’une à l’autre, jusqu’à extermination de la rangée, puis il les bourrait à nouveau afin qu’elles soient prêtes car, lorsque Stubb s’habillait, la première chose qu’il faisait n’était pas d’enfiler ses jambes dans son pantalon mais sa pipe dans sa bouche.
Je pense que dans le fait de fumer sans arrêt résidait l’une des raisons au moins de sa curieuse disposition d’esprit ; car chacun sait que l’air ambiant, que ce soit à terre ou sur mer, est effroyablement infesté par les misères sans nom que les mortels innombrables ont exhalées avec leur dernier souffle. Lors d’épidémies de choléra, il y a des gens pour se promener avec un mouchoir imprégné de camphre sur la bouche ; de même, contre toute épreuve mortelle, la fumée du tabac de Stubb devait servir d’agent désinfectant.
Le troisième second était Flask, natif de Tisbury, de Martha’s Vineyard. Un jeune gars, petit, râblé, haut en couleurs, très agressif envers les baleines et qui semblait penser que les grands léviathans lui avaient fait un affront personnel et héréditaire, de sorte qu’il se faisait un point d’honneur de détruire tous ceux qu’il rencontrait. Il était parfaitement réfractaire à tout respect pour les nombreuses merveilles de leur taille majestueuse et de leurs habitudes occultes, et complètement étranger à tout sentiment pouvant ressembler à l’appréhension d’un danger possible à les aborder ; selon sa chétive opinion, la prestigieuse baleine n’était rien de plus qu’une espèce de souris d’un fort grossissement, ou disons un rat d’eau, qui réclamait seulement une petite manœuvre, une quelconque dépense de temps et de peine, pour la tuer et la faire bouillir. Cette absence ignorante et inconsciente de toute crainte le rendait badin en matière de baleines, il poursuivait ces poissons pour l’amusement et un voyage de trois ans au-delà du cap Horn n’était qu’une joyeuse facétie qui durait ce laps de temps. De même que les clous de charpentier se divisent en clous forgés et en clous faits en série, l’humanité peut être soumise à pareille distinction. Le petit Flask faisait partie des clous forgés conçus pour river serré et durer longtemps. On l’appelait Cabrion à bord du Péquod, parce que sa forme rappelait ces bordages courts et carrés ainsi nommés par les baleiniers de l’Arctique, lesquels, pourvus d’allonges disposées en rayons, servent à protéger le navire contre le choc des glaces dans ces mers violentes.
Ces trois seconds étaient des hommes d’importance ; ce sont eux qui, selon l’usage universel, en tant que chefs de pirogue, avaient tout pouvoir sur trois de ces embarcations du Péquod. Ces trois chefs de baleinières étaient pareils à des capitaines de compagnies, dans cet ordre de bataille grandiose que le capitaine Achab allait sans doute ordonner pour aller sus à la baleine. Armés de leurs longues lances acérées, ils formaient un trio choisi de lanciers, tout comme les harponneurs figuraient des lanceurs de javelots.
Et parce que dans cette fameuse chasse, chaque second ou chef de baleinière, tel un chevalier goth de jadis, est accompagné de son timonier et harponneur qui, lorsque besoin en est, lui tend une nouvelle lance lorsque la première s’est gravement tordue ou coudée lors d’un premier assaut, parce qu’il s’établit de plus généralement, entre les deux hommes, une intimité et une amitié étroites, il n’est que séant que nous disions ici qui étaient les harponneurs du Péquod et à quel chef appartenait chacun d’entre eux.
Venait d’abord Queequeg que Starbuck, le premier second, avait choisi pour écuyer. Mais on connaît déjà Queequeg.
Venait ensuite Tashtego, un Indien pur sang de Gay Head, le promontoire situé le plus à l’ouest de Martha’s Vineyard, où l’on trouve encore les vestiges d’un village de Peaux-Rouges et qui a longuement fourni à l’île de Nantucket toute proche un grand nombre de ses plus intrépides harponneurs. Dans la baleinerie, on les appelle habituellement du nom générique de Gay-Headers. Tashtego avait de longs et fins cheveux noirs, les pommettes hautes, les yeux noirs n’étaient pas bridés comme ceux des Indiens, mais largement fendus comme ceux d’un Oriental et brûlaient d’un éclat polaire ; tout trahissait qu’il portait en ses veines, sans mélange, le sang de ces fiers guerriers chasseurs qui, à la poursuite du grand élan de la Nouvelle-Angleterre, avaient, l’arc à la main, parcouru les forêts primitives du continent. Ayant fini de suivre au flair les pistes des bêtes sauvages dans les bois, Tashtego, à présent, se lançait dans le sillage marin des grandes baleines ; l’infaillible harpon du fils remplaçait dignement la sûre flèche des ancêtres. À voir ses membres musclés, fauves, souples comme le serpent, on eût presque pu attacher foi aux superstitions de quelques premiers puritains et à croire à demi que ce farouche Indien était un fils du prince des Puissances de l’Air. Tashtego était l’écuyer de Stubb, le deuxième second.
Daggoo était le troisième harponneur. C’était un nègre géant, primitif, d’un noir de charbon, un Assuérus à la démarche de lion. Il portait aux oreilles deux boucles d’or si grandes que les marins les appelaient des chevilles à boucle et suggéraient d’y amarrer les drisses de hune. Daggoo s’était, dans son jeune âge, volontairement embarqué sur un baleinier en relâche dans une baie solitaire de son rivage natal. Il ne connaissait du monde que l’Afrique, Nantucket et les ports non civilisés les plus fréquentés des baleiniers ; depuis de nombreuses années, il menait cette vie téméraire de la chasse, à bord de navires dont les propriétaires se montraient circonspects à l’extrême sur le genre d’hommes qu’ils engageaient. Daggoo conservait intacte sa prestance barbare et, droit comme une girafe, il déplaçait sur les ponts la splendeur de ses six pieds cinq pouces, en chaussettes. En levant les yeux vers lui, une humilité physique vous envahissait. Un homme blanc, debout à ses côtés, faisait figure du drapeau blanc du parlementaire. Par un hasard curieux, ce nègre impérial, Assuérus Daggoo, était l’écuyer du petit Flask qui, près de lui, semblait un pion d’échecs. Quant au reste de l’équipage du Péquod, disons-le, pas un sur deux, jusqu’à ce jour, des milliers de matelots engagés dans la baleinerie américaine n’est américain, bien que presque tous les officiers le soient. Il en va des équipages baleiniers comme de l’armée, de la marine de guerre, de la marine marchande et du génie civil employé à la construction des canaux et des voies ferrées en Amérique. Je dis qu’il en va de même parce que, dans tous ces cas, le natif américain fournit aussi généreusement le cerveau que les autres nations les muscles. Un bon nombre de baleiniers viennent des Açores où les bâtiments en provenance de Nantucket font souvent escale dans le but d’augmenter leur équipage avec les soi-disant paysans de ces îles rocheuses. Les baleiniers groenlandais, partis de Hull ou de Londres, s’arrêtent de même aux Shetland, afin de recruter le complément d’hommes qu’ils y déposent à leur retour. Les insulaires semblent faire les meilleurs baleiniers, on ne sait trop pourquoi. À bord du Péquod, la majorité des hommes étaient des insulaires, des Isolatoes qui plus est, je dirais, car, non contents de ne rien connaître du continent commun à tous les hommes, chaque isolato vit à l’écart sur un continent à lui. Mais à présent, établis en communauté à bord, quel ensemble ils formaient ! Une délégation digne d’Anacharsis Clootz, recrutée dans toutes les îles de la mer, dans tous les coins de la terre, pour témoigner, avec le vieil Achab, de toutes les injustices du monde, à un banc dont bien peu sont revenus. Le petit Noir Pip n’est pas revenu, oh ! non ! il est parti avant. Pauvre gars d’Alabama ! Sur le lugubre gaillard d’avant du Péquod, vous le verrez sous peu battre son tambourin ; il jouait un prélude à l’éternité lorsqu’il fut mandé au gaillard d’arrière du ciel, pour se joindre aux anges et jouer du tambourin dans la gloire. Tenu pour un couard ici, salué en héros là-haut !
Pendant plusieurs jours après le départ de Nantucket, aucun signe du capitaine Achab ne se manifesta au-dessus des écoutilles. Les seconds se relayaient régulièrement aux quarts et, rien qu’on pût voir ne prouvant le contraire, ils paraissaient seuls commander à bord ; pourtant, ils ressortaient parfois de la cabine avec des ordres si soudains et si péremptoires qu’après tout il était clair qu’ils ne commandaient que par procuration. Donc leur seigneur et maître était là, bien qu’invisible à tous les regards, hormis de ceux qui étaient autorisés à voir au-delà du seuil de cette retraite sacrée qu’était la cabine.
Chaque fois que je montais sur le pont en revenant de mes quarts en bas, je regardais intensément vers l’arrière pour voir si n’apparaissait pas un visage étranger, car l’isolement en mer avait rendu obsessionnel le premier malaise que j’avais vaguement éprouvé au sujet du capitaine inconnu. Cette obsession était étrangement exacerbée par ma mémoire lorsque je venais à songer aux propos diaboliques et incohérents du loqueteux Élie et bien que ces pensées fussent des intruses dont je n’aurais jamais imaginé qu’elles puissent avoir une aussi subtile violence. Je le supportais mal, alors que d’humeur différente, j’étais presque disposé à sourire des fantasques solennités de cet incongru prophète des quais. Que je ressentisse de l’appréhension ou de la gêne, pour l’appeler ainsi, rien ne semblait justifier le fait d’entretenir un tel trouble lorsque je regardais autour de moi. Bien que les harponneurs et la majorité de l’équipage formassent un ensemble bouffon, barbare et païen, tel qu’on n’en voit pas à bord des insipides navires marchands sur lesquels j’avais fait mes premières expériences, je ne pouvais mettre cette angoisse, et fort justement, qu’au compte de la nature unique et farouche de cette sauvage vocation de Viking à laquelle j’avais cédé de façon désordonnée. L’aspect des trois officiers supérieurs, les seconds, était, toutefois, des plus propres à dissiper énergiquement ces phantasmes blafards et à infuser la confiance et la gaieté dans les mauvais pressentiments. Comme officiers de marine et comme hommes, et chacun à leur manière, il n’eût pas été aisé d’en trouver trois meilleurs ; et tous trois étaient américains, un Nantuckais, un Vineyarder, et un Cap Codais.
Comme le navire avait quitté le port le jour de Noël, nous eûmes un temps polaire et un froid mordant sur un certain parcours, mais nous étions sans cesse en train de fuir devant lui vers le sud, et chaque minute et chaque degré de latitude nous éloignaient de cet hiver impitoyable et insupportable.
Ce fut par un de ces matins d’entre deux climats, moins menaçant mais encore bien gris et sombre, tandis que le navire courait vent arrière, bondissant de façon vengeresse, avec une hâte mélancolique, que, montant sur le pont à l’appel du quart du matin, et levant les yeux vers la lisse de couronnement, je fus aussitôt envahi d’un frisson prémonitoire. La réalité avait lutté de vitesse avec l’appréhension, le capitaine Achab se tenait sur le gaillard d’arrière.
Rien ne trahissait en lui une quelconque maladie physique, ni les signes d’une convalescence. Il avait l’air d’un homme qu’on eût arraché à un bûcher dont les flammes l’auraient de part en part dévasté sans le consumer, et sans altérer si peu que ce soit la force dont était pétri son vieil âge. Sa stature haute et large semblait coulée dans un bronze massif, et avoir pris forme dans un moule inaltérable, comme le Persée de Cellini. Une marque fine prenant sa source dans ses cheveux gris courait en un sillon blême sur un côté de son visage aduste, descendait dans son cou basané, pour venir se perdre dans ses vêtements. On eût dit la cicatrice verticale zébrant le fût altier et droit d’un grand arbre lorsque la foudre, précipitant sur lui sa flèche, n’arrachant nulle brindille mais creusant une cannelure dans l’écorce depuis le faîte jusqu’aux racines, avant de pénétrer dans la terre, laisse néanmoins l’arbre bien vivant dans sa verdure, mais marqué au fer. Personne ne peut savoir s’il était né avec sa marque ou si c’était la trace de quelque tragique blessure. Pendant tout le voyage et selon un accord tacite, il y fut peu ou il n’y fut pas fait allusion, surtout pas par les officiers. Mais une fois, un aîné de Tashtego, un vieil Indien de Gay Head qui faisait partie de l’équipage, affirma superstitieusement qu’Achab ne fut marqué de la sorte qu’après la quarantaine passée et non à la suite d’un combat furieux et meurtrier avec un homme mais lors d’une lutte surnaturelle en mer. Toutefois, cette suggestion insensée fut démentie par les déductions que donnait à entendre un vieux Mannois, un vieillard sépulcral qui, n’ayant jamais encore embarqué à Nantucket, posait pour la première fois son regard sur le farouche Achab. Néanmoins, les vieilles traditions marines, la crédulité immémoriale prêtaient communément à ce vieux Mannois des pouvoirs transcendants de clairvoyance. De sorte qu’il ne se trouvait pas un seul marin blanc pour lui opposer une contradiction sérieuse lorsqu’il disait que si jamais le capitaine Achab venait à être enseveli paisiblement – ce qui a peu de chances d’arriver, ajoutait-il dans un murmure – alors celui qui veillerait à sa toilette funèbre découvrirait une marque de naissance le parcourant de la tête aux pieds.
L’apparence sinistre d’Achab, sa marque blafarde, me troublaient si profondément qu’au premier instant je fus à peine sensible au fait que le sentiment envahissant de menace qu’il dégageait était partiellement dû à cette barbare jambe d’ivoire sur laquelle il s’appuyait à demi. Il m’était déjà revenu que ce pilon de morfil avait été façonné à la mer dans l’os poli d’une mâchoire de cachalot. « Oui, dit une fois le vieil Indien de Gay Head, il a démâté au large du Japon, mais comme pour son navire, il a remplacé le mât sans pour autant retourner chez lui à cette fin. Il n’est pas au bout de ses ressources. »
Je fus frappé de sa position singulière. De chaque côté du gaillard d’arrière, assez proche des haubans d’artimon, se trouvait un trou de tarière d’un demi-pouce de profondeur. Sa jambe d’ivoire immobilisée dans ce trou, agrippé d’une main à un hauban, le capitaine Achab se tenait droit, regardant fixement au-delà de la proue toujours plongeante du navire. Ce regard hardi tendu vers l’avant exprimait un infini de courage inébranlable, de volonté précise et irréductible. Il ne disait mot et ses officiers ne lui parlaient guère, mais leurs moindres gestes, leurs moindres expressions trahissaient ouvertement la conscience pénible, sinon douloureuse, qu’ils avaient de se trouver sous l’œil d’un maître tourmenté. De plus, cet Achab frappé et maussade avait un visage de crucifié, empreint d’une dignité indicible, royale et impérieuse et d’une douleur immense.
Ayant pris cette première gorgée d’air, il se retira rapidement dans sa cabine. Mais dès ce matin-là, l’équipage put l’apercevoir tous les jours, tantôt debout sur son pivot, ou assis sur son tabouret d’ivoire, tantôt encore arpentant lourdement le pont. À mesure que le ciel se faisait moins sombre, enclin à la clémence même, il se faisait de moins en moins reclus, comme si seul l’Océan du départ si morne, si mortellement hivernal, l’avait poussé à cette claustration. Et petit à petit, il fut sans cesse sur ce pont à présent presque ensoleillé. Toutefois, pour le peu qu’il disait et faisait, il y semblait aussi inutile qu’un mât de surcroît. Le Péquod faisait simplement route d’ailleurs et ne se trouvait pas en croisière régulière, les officiers avaient toute compétence pour surveiller les préparatifs de la chasse, de sorte qu’Achab n’était sollicité ni passionné par rien d’extérieur à lui-même et qui fût susceptible de dissiper, pour l’heure, les nuages qui, couche sur couche, barraient son front, car toutes les nuées choisissent depuis toujours le plus haut sommet pour s’y amonceler. Bientôt pourtant, la force de persuasion d’un temps de vacances, chaud, doux, mélodieux, parut le tirer hors de sa morosité. Car, lorsque Avril et Mai, les joues en fleurs et la danse dans les reins, pénétrèrent au cœur misanthrope des bois de l’hiver, le vieux chêne le plus nu, le plus bourru, le plus frappé de foudre se met en peine, pour accueillir la joie de ces hôtes, de tendre quelque pousse verte. De même Achab céda-t-il enfin un peu aux joueuses séductions de ce temps d’enfance. Plus d’une fois son regard eut un épanouissement furtif qui, chez tout autre, fût devenu sourire.
Quelques jours passèrent et le Péquod, toutes banquises et toutes glaces derrière lui, roulait à présent dans l’éblouissant printemps de Quito qui, sur mer, règne presque sans cesse au seuil de l’août éternel des tropiques. Ces jours chauds, nuancés de fraîcheur, clairs, vibrants, odorants, débordants, généreux étaient pareils à un sorbet persan emplissant jusqu’au bord une coupe de cristal des flocons d’une neige à la rose. Les nuits étoilées, majestueuses, semblaient les dames hautaines dont les bijoux illuminaient des robes de velours et qui, dans une orgueilleuse solitude, berçaient dans l’absence le souvenir de leurs princes conquérants : les soleils casqués d’or. Pour un homme qui ne peut se passer de sommeil, il était dur de choisir entre des jours aussi captivants et d’aussi séduisantes nuits. Mais la magie soutenue de ces beaux jours ne prêtait pas seulement de nouveaux pouvoirs et de nouveaux envoûtements au monde extérieur, elle pénétrait jusqu’à l’âme surtout aux heures tranquilles et douces de l’approche du soir ; alors naissaient les cristaux du souvenir comme naissent les glaces les plus pures dans les crépuscules de silence. Toutes ces influences subtiles agissaient sur la trame d’Achab.
L’âge avancé est toujours vigilant, comme si un lien plus ancien avec la vie faisait qu’un homme considère de moins en moins tout ce qui ressemble à la mort. Parmi les commandants de vaisseau, les grisons abandonnent plus d’une fois leurs couchettes pour le pont drapé dans le manteau de la nuit. Ainsi en allait-il d’Achab. Mais à présent il semblait tellement vivre au grand air qu’en vérité ses apparitions étaient plutôt destinées à la cabine qu’au pont. « On a l’impression de descendre dans sa tombe, se murmurait-il, pour un vieux capitaine comme moi, passer par un si étroit écoutillon, c’est aller à ma couche creusée dans la terre. »
Ainsi presque toutes les vingt-quatre heures, quand les quarts de nuit étaient établis, que la bordée du pont montait la garde pour la bordée endormie, s’il advenait qu’il fallût raidir une manœuvre sur le gaillard d’avant, les hommes ne la laissaient pas retomber rudement, comme dans la journée, mais l’amenaient avec précaution afin de ne pas troubler le sommeil de leurs camarades ; lorsque cette paix soutenue venait à régner, le timonier silencieux épiait, en général, l’écoutillon de la chambre et, sans tarder, le vieil homme émergeait, cramponné à la rampe de fer pour alléger sa marche d’infirme. Il montrait alors quelques égards humains, s’abstenant à ces heures de parcourir le gaillard d’arrière parce que ses officiers fatigués, cherchant le repos à six pouces au-dessous de son talon d’ivoire, eussent rêvé au grincement de dents des requins en entendant l’écho répété du claquement d’os de son pas. Mais une fois son humeur ombrageuse l’emporta sur toutes considérations et, d’un pas pesant et maladroit, il arpenta le pont, de la lisse de couronnement au grand mât. Stubb alors, ce deuxième second rassis, l’y rejoignit et, faisant plaisamment sentir sa désapprobation d’une façon mal assurée, lui dit que si tel était le bon plaisir du capitaine Achab de faire les cent pas sur les planches personne ne pouvait s’y opposer mais qu’il devait y avoir moyen d’étouffer le bruit, suggérant avec hésitation et d’une voix indistincte qu’on pourrait insérer le talon d’ivoire dans une boule d’étoupe… Ah ! Stubb, tu ne connaissais pas encore Achab !
– Suis-je un boulet de canon, Stubb, que tu veuilles me bourrer de cette façon ? Mais… va-t’en. J’avais oublié. Va à ta tombe nocturne où tes pareils dorment entre des linceuls afin de s’habituer à celui qui les attend à la fin. En bas, chien ! À la niche !
Stubb fut rendu muet un instant, surpris par cette exclamation finale, imprévisible, lourde de mépris du vieillard, puis révolté il rétorqua :
– Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle ainsi, sir, cela ne me plaît qu’à moitié, sir.
– Baste ! grinça Achab entre ses dents serrées, reculant avec violence comme pour échapper à la tentation de la colère.
– Non, sir, pas encore, dit Stubb enhardi, je ne me laisserai pas servilement traiter de chien, sir.
– Alors que tu sois dix fois appelé âne, mule, baudet et va-t’en ou je débarrasse le monde de ta présence !
En disant ces mots Achab marchait sur lui et son aspect était si terrifiant que Stubb s’écarta malgré lui.
– Je n’ai jamais été traité de la sorte sans riposter avec les poings, marmotta Stubb en descendant l’écoutillon. C’est très étrange. Un moment, Stubb ! comment se fait-il que je ne sache pas très bien si je dois retourner en arrière et le frapper ou – qu’est-ce que cela signifie ? – tomber à genoux et prier pour lui. Oui, telle est bien la pensée qui m’est venue, mais ç’aurait bien été la première fois que j’aurais jamais prié. C’est étrange, très étrange. Mais il est étrange lui aussi, oui, par quelque bout qu’on le prenne, c’est le plus étrange vieil homme avec lequel Stubb ait jamais navigué. Comme il m’a foudroyé ! ses yeux prenaient feu comme de la poudre ! Est-il fou ? En tout cas, il a quelque chose sur le cœur, aussi sûr qu’il y a quelque chose sur le pont lorsqu’il craque. Et maintenant il ne passe pas, non plus, plus de trois heures au lit sur vingt-quatre et même alors il ne dort pas. Qu’est-ce qu’il me disait le garçon, cette Pâte-Molle ? Qu’il trouve tous les matins les draps du hamac du vieil homme tout chiffonnés, en désordre, rejetés au pied et la couverture presque tordue en nœuds, et l’oreiller brûlant d’effrayante manière comme si l’on avait posé dessus une brique tirée du feu ? Un vieillard de flamme ! Je pense qu’il a ce que quelques gars à terre appellent une conscience ; c’est une sorte de tic douloureux à ce qu’ils disent, pire qu’une rage de dents. Eh bien ! eh bien ! je ne sais pas ce que c’est, mais Dieu me garde de l’attraper. Il est plein d’énigmes. Je me demande ce qu’il peut bien aller faire dans la cale arrière tous les soirs comme Pâte-Molle l’en soupçonne. Qu’est-ce que ça veut dire ? J’aimerais bien le savoir. Avec qui a-t-il rendez-vous dans la cale ? Alors ! Est-ce que ça n’est pas étrange, ça ? Mais on ne peut pas savoir… c’est un truc vieux comme le monde ! Allons dormir. Du diable ça vaut la peine d’être né, rien que pour s’endormir dare-dare. Et maintenant que j’y réfléchis, c’est bien la première chose que font les bébés, c’est étrange aussi, ça, d’une certaine façon. Du diable, tout vient à être étrange si l’on commence à y penser. Mais c’est contraire à mes principes. Ne pense pas ! C’est mon onzième commandement, et dors quand tu peux, c’est mon douzième. Alors, allons-y. Mais comment ? Ne m’a-t-il pas traité de chien ? Du diable ! Il m’a dit que j’étais dix fois une bourrique, et tout un monceau d’ânes bâtés, après « cela » ! Il aurait mieux fait de me cogner dessus et qu’on n’en parle plus. Peut-être qu’il m’a cogné dessus en effet et que je ne m’en suis pas aperçu, tellement j’ai été interloqué par son front ; il brillait comme un os blanchi. Que diable m’arrive-t-il ? Je ne tiens pas sur mes jambes. Affronter ce vieillard m’a mis les idées à l’envers. Par Dieu, je dois pourtant avoir rêvé quoique… Comment, ô comment ? Comment ? La seule chose à faire c’est de n’y plus penser, alors au hamac ! Et demain je verrai comment se présentent ces maudites jongleries à la lumière du jour.
Stubb parti, Achab resta un moment appuyé à la rambarde et, comme il avait coutume de le faire depuis quelque temps, appelant un homme de quart, il l’envoya quérir son tabouret et sa pipe. Il l’alluma à la lampe de l’habitacle, installa son tabouret au bord du vent, s’assit et se mit à fumer.
Au temps des Vikings, les rois du Danemark amoureux de la mer avaient des trônes faits en défenses de narvals, si l’on en croit l’histoire. Qui, voyant alors Achab, assis sur son trépied d’ivoire, n’eût pas évoqué la royauté dont il était le symbole ? Khan des bordages, roi de l’Océan, et grand seigneur des léviathans, tel était Achab.
Quelques instants passèrent, pendant lesquels il souffla une fumée épaisse en volutes rapides et incessantes que le vent rabattait sur son visage. Enfin, retirant de ses lèvres le tuyau, il entama un monologue : « Comment ! Fumer ne m’apaise plus. Oh ! ma pipe, cela va aller bien mal pour moi, si ton charme n’opère plus ! J’ai inconsciemment peiné, et non point pris du plaisir, certes, et fumer si longtemps au vent sans m’en rendre compte ; au vent, et par bouffées si nerveuses, comme si, pareil à celui de la baleine, mon dernier souffle était le plus fort et le plus angoissé. Qu’ai-je à faire de cette pipe ? Elle est faite pour la sérénité, et pour envoyer vers de doux cheveux blancs une fumée douce et blanche, mais elle n’a pas de raison de monter jusqu’à des mèches hirsutes, couleur d’acier comme les miennes. Je ne fumerai plus… »
Il jeta la pipe allumée dans la mer, sa braise siffla dans la vague et au même instant le navire effaça la bulle gonflée de sa chute. Le chapeau rabattu, Achab arpenta le pont en titubant.
Le lendemain matin Stubb abordait Flask :
« Je n’ai de ma vie fait un rêve aussi étrange, Cabrion. Vous connaissez bien la jambe d’ivoire du vieux ; eh bien ! j’ai rêvé qu’il m’en frappait, et lorsque j’essayai de lui rendre ses coups, sur mon âme, mon petit bonhomme, ma jambe droite s’est détachée comme je faisais le geste ! Et alors, presto ! Achab se transforma en pyramide et comme un idiot complet, je persistai à lui envoyer des coups de pied. Mais ce qui est encore plus bizarre, Flask – vous savez à quel point tous les rêves sont bizarres – malgré la rage qui me possédait, je me disais obscurément qu’après tout, ce coup dont m’avait gratifié Achab n’était pas tellement une insulte. « Eh bien ! me disais-je, pourquoi cette colère ? Ce n’est pas une vraie jambe, mais seulement une fausse. » Et il y a une belle différence entre un coup envoyé par un pied vivant ou par une chose morte. C’est ce qui fait, Flask, qu’il est cinquante fois plus dur d’encaisser un coup porté avec la main qu’un coup porté avec une canne. Le membre vivant, voilà ce qui fait vivante l’insulte, mon petit bonhomme. Et pendant que j’usais stupidement mes orteils contre cette maudite pyramide, je ne cessais de me dire, tant je me trouvais dans un état déconcertant de contradiction, je ne cessais de me dire : « Qu’est donc sa jambe à présent, sinon une canne, une canne de morfil ? Mais oui, me disais-je, il jouait seulement au jeu du bâton, ce n’était qu’un coup d’os de baleine, et non un avilissant coup de pied. D’autre part, pensai-je, regarde bien comme la partie qui en constitue le pied est petite. Si un paysan aux grands pieds m’avait fait la même chose, ça ç’aurait été une puissante et maudite injure. Tandis que là, l’injure a la dimension d’un petit rond. Mais à présent Flask, c’est là que commence la grosse farce du rêve. Tandis que je continuais à batailler contre la pyramide, une sorte de vieux triton, poilu comme un blaireau, et nanti d’une bosse, me prit aux épaules et me fit pivoter. » « À quoi jouez-vous ? » me dit-il. Sacrebleu, quelle peur j’avais, mon gars ! Une trogne pareille ! Pourtant, l’instant d’après la frousse m’avait passé. « À quoi je joue ? » répondis-je enfin. « En quoi cela vous regarde-t-il, j’aimerais bien le savoir, monsieur du Bossu. Est-ce que vous voudriez un coup de pied ? » Juste ciel, Flask, à peine avais-je prononcé ces mots, qu’il se tourna, se pencha et soulevant un tas d’algues qu’il portait en guise de jupe, me montra son derrière – que croyez-vous que je vis ? – mille tonnerres, homme, son derrière était tout hérissé d’épissoirs, pointes en dehors. Réflexion faite, j’ajoutai : « Je crois que je ne vous enverrai pas un coup de pied, vieux camarade ! » « Sage Stubb, dit-il, sage Stubb » et il marmottait ça sans s’arrêter, en mâchonnant ses gencives comme une vieille sorcière. Sentant qu’il n’en finirait pas avec son « sage Stubb, sage Stubb », j’en conclus que je pourrais tout aussi bien recommencer à botter la pyramide. Dans cette intention, je levai le pied mais il se mit aussitôt à rugir : « Cessez ces manières ! » « Holà, dis-je, qu’est-ce qu’il y a à présent, vieux ? » « Écoutez-moi bien, vous, discutons l’affaire. Le capitaine Achab vous a cogné, n’est-ce pas ? » « Oui, c’est bien ce qu’il a fait et juste là. » « Bon ! Et il a utilisé sa jambe d’ivoire, n’est-ce pas ? » « En effet ! » « Eh bien alors ! sage Stubb, de quoi vous plaignez-vous ? Ce coup n’était-il pas bien intentionné ? Il ne vous a pas touché avec une jambe de pitchpin, n’est-ce pas ? Non, Stubb, vous avez été frappé par un homme grand et avec une jambe d’un magnifique ivoire. C’est un honneur, je considère cela comme un honneur ! Écoutez-moi, sage Stubb. Dans la vieille Angleterre, les plus grands seigneurs tirent une très grande gloire d’avoir été souffletés par une reine, et ainsi investis de l’Ordre de la Jarretière. Ainsi, Stubb, glorifiez-vous d’avoir été botté par le vieil Achab qui vous a, ce faisant, infusé la sagesse. Souvenez-vous de ce que je vous dis : être frappé par lui, c’est un honneur insigne, et ne lui rendez ce coup sous aucun prétexte car vous êtes démuni. Ne voyez-vous pas cette pyramide ? » Sur ce, il parut tout soudain se dissoudre dans les airs. Je ronflais. Je me retournai… et je me retrouvai dans mon hamac ! Eh bien ! que pensez-vous de ce rêve, Flask ?
– Je ne sais pas. Pourtant il me paraît un peu bête.
– Peut-être, peut-être ! Mais il a fait de moi un homme sage, Flask. Voyez-vous Achab, debout, regardant par-dessus bord à la poupe ? Eh bien, la meilleure chose à faire, Flask, c’est de laisser seul le vieil homme, ne jamais lui répondre quoi qu’il dise. Holà ! Qu’est-ce qu’il crie ? Écoutez !
– Ohé, vigies ! Ouvrez l’œil, tous ! Il y a des baleines par là ! Si vous en voyez une blanche, donnez de la voix à vous faire sauter les cordes vocales.
– Que pensez-vous de cela, Flask ? N’y a-t-il pas l’ombre de quelque chose d’insolite là-dedans ? Hein ? Une baleine blanche, vous avez bien entendu ! Soyez sûr qu’il y a quelque chose de singulier dans le vent. Tenez-vous paré, Flask ! Achab est possédé par sa malédiction. Mais chut… il vient par ici.
Déjà nous voici lancés hardiment sur la mer profonde, mais nous allons bientôt nous perdre sur son immensité sans ports et sans rivages. Avant que le Péquod n’aborde flanc contre flanc, le léviathan incrusté de bernacles, il serait bon de se pencher sur une étude presque indispensable à la bonne compréhension des surprises qu’il nous réserve et aux allusions de toute nature qui vont suivre.
Je voudrais à présent vous exposer des vues systématiques sur la baleine et ses diverses espèces. Je ne tenterai rien moins que d’établir une classification d’éléments chaotiques, et cela n’est pas tâche facile. Voici ce qu’en disent les auteurs les plus récents et les plus compétents.
« Aucune branche de la zoologie n’est aussi confuse que celle que l’on nomme Cétologie », dit le capitaine Scoresby en 1820.
« Il n’entre pas dans mes intentions, en admettant que ce soit en mon pouvoir, d’approfondir quelle serait la juste méthode à employer pour diviser les cétacés en groupes et familles. Le désordre et l’obscurité sont le fait des historiens de cet animal (cachalot) », dit le chirurgien Beale, en 1839. « Incapable de poursuivre une étude dans ces incommensurables profondeurs. » « Un voile opaque enveloppe notre connaissance des cétacés. » « Un chemin semé d’épines. » « Ces vagues notions ne font qu’aiguiser notre tourment à nous autres naturalistes. »
C’est en ces termes que s’expriment le grand Cuvier, John Hunter, et Lesson, ces lumières de la zoologie et de l’anatomie. Néanmoins, bien que la connaissance soit mince, les livres sur la question ne manquent pas ni, bien que pauvres d’apport, les passages sur la cétologie ou science des cétacés. En voici quelques-uns : les auteurs de la Bible, Aristote, Pline, Aldrovande, Sir Thomas Browne, Gesner, Ray, Linné, Rondelet, Willoughby, Green, Artédi, Sibbald, Brisson, Martens, Lacépède, Bonnaterre, Desmaret, le baron Cuvier, Frédéric Cuvier, John Hunter, Owen, Scoresby, Beale, Bennett, J. Ross Brown, l’auteur de « Miriam Coffin », Olmstead et le révérend T. Cheever. Dans quelles intentions de généralisation ils ont tous écrit, les citations qui précèdent le montrent bien.
Parmi ces auteurs, seuls ceux qui viennent après Owen ont vu des cétacés vivants, et un seul d’entre eux fut un baleinier et un harponneur professionnel, je veux parler du capitaine Scoresby. Mais Scoresby ne savait rien et ne fait pas même mention du cachalot, à côté duquel il ne vaut même pas la peine de parler de la baleine franche. Et disons ici que la baleine du Groenland usurpe la royauté des mers, car elle n’est à aucun égard le plus grand des cétacés. Pourtant, à cause de la longue revendication de ses droits, et de l’ignorance profonde où l’on était, jusqu’à ces soixante-dix dernières années, du cachalot inconnu et fabuleux, de cette ignorance qui sévit encore, en dehors de quelques rares milieux scientifiques et des ports baleiniers, cette usurpation put être absolue. Tous les grands poètes de l’Antiquité, lorsqu’ils font allusion au léviathan, vous diront que la baleine du Groenland est pour eux le roi incontesté des océans. Mais le temps de la justice est venu. C’est Charing Cross ; écoutez bien, bonnes gens… la baleine franche est déposée, le grand cachalot règne désormais.
Deux livres seulement prétendent vous montrer le cachalot vivant et y parviennent jusqu’à un certain point. Ce sont ceux de Beale et de Bennett qui furent tous deux chirurgiens de bord sur des navires anglais dans les mers du Sud. La substance à tirer de leurs ouvrages au sujet du cachalot est inévitablement mince, mais d’excellente qualité, bien que limitée presque uniquement à la description scientifique. Mais jusqu’à ce jour le cachalot, qu’il soit abordé par la science ou par la poésie, n’a vu retracer toute sa vie dans aucune littérature. Alors qu’on a parlé de bien d’autres chasses aux cétacés, l’épopée du cachalot n’est pas encore écrite.
Les différentes espèces de cétacés demandent une nomenclature accessible à tous, nous en ferons une ébauche qu’à l’avenir les chercheurs compléteront, chacun dans sa spécialité propre. Et puisqu’il ne se présente pas un homme plus qualifié pour empoigner cette affaire, je vais risquer ici mes modestes tentatives. Je ne proposerai pas un traité sans lacunes car, dans les entreprises humaines, tout ce qui se prétend intégral ne peut être qu’erroné pour cette raison même. Je ne prétends pas donner une description anatomique détaillée des différentes espèces, ni – ici du moins – une longue description quelle qu’elle soit. Je tends seulement à établir un schéma de systématisation en matière de cétologie, je serai l’architecte et non le bâtisseur.
Mais c’est une lourde tâche, un simple trieur de lettres à la poste n’en viendrait pas à bout. Tâtonner à leur suite au fond des mers, approcher les mains des indicibles fondations, des côtes, du bassin même de la terre, c’est une tentative effrayante. Qui suis-je pour prétendre « mettre un jonc dans les narines » du léviathan ! Les sarcasmes dont Job se vit accablé peuvent bien me glacer de terreur. « Fera-t-il (le léviathan) un accord avec toi ? Tout espoir de le prendre s’évanouit ! » Mais j’ai traversé à la nage les bibliothèques et fait voile sur les océans. J’ai eu affaire avec les baleines avec les mains que voici, je suis sincère, et je vais me risquer. Il y a toutefois quelques préliminaires à établir.
Tout d’abord : que la cétologie en soit encore au stade incertain et indéfini de son enfance, un seul fait suffirait à le prouver : on discute parfois encore la question de savoir s’il faut ou non classer les cétacés dans le genre des poissons. Dans son Systema Naturæ, 1776, Linné déclare : « Désormais je ne mentionnerai plus les cétacés parmi les poissons. » Mais, je le sais, jusque vers 1850, et malgré l’affirmation formelle de Linné, les requins, les différentes espèces d’aloses tout comme les harengs étaient considérés au même titre que le léviathan parce que habitants d’une même mer.
Linné donne les raisons pour lesquelles il s’appuie pour dire que les cétacés ne participent pas du seul Océan : « à cause de leur sang chaud, de leur cœur biloculaire, de leurs poumons, de leurs paupières mobiles, de leurs oreilles sans pavillon externe, penem intrantem feminam mammis lactantem[3] » ? et enfin « ex lege naturæ jure meritoque[4] ». J’ai soumis cette question à mes amis Simeon Macey et Charley Coffin de Nantucket, qui furent tous deux mes compagnons d’ordinaire lors d’un certain voyage, et tous deux s’accordèrent à reconnaître que ces arguments étaient insuffisants. Charley eut même l’impiété de dire que c’étaient des balivernes.
Qu’on sache donc que, faisant fi de tout argument, je vais tabler sur la bonne vieille croyance qui fait de la baleine un poisson et que j’implorai le soutien du saint Jonas. Ce point essentiel étant fixé, le suivant est celui-ci : quelles sont les caractéristiques physiques qui distinguent les cétacés des autres poissons ? Linné, dans le passage précité, les énumère, j’ajoute plus succinctement : des poumons, le sang chaud tandis que tous les autres poissons ont le sang froid et point de poumons.
Ensuite : quelle définition allons-nous donner de la baleine d’après son aspect extérieur, de façon que son signalement reste valable pour les temps à venir ? En bref, la baleine est un poisson souffleur dont la queue est horizontale. Tout est là ! Car, pour laconique que soit cette définition, elle est le fruit de longues méditations. Un morse souffle joliment comme une baleine, mais le morse n’est pas un poisson parce qu’il est amphibie. La seconde donnée de ma définition, liée à la première, est décisive. Presque tout un chacun a pu remarquer que les poissons familiers aux terriens n’ont pas la queue horizontale mais verticale, tandis que, d’une forme analogue, chez les poissons souffleurs elle est invariablement horizontale.
Par cette définition, je n’entends nullement exclure de la confrérie léviathanesque une quelconque créature marine jusqu’ici appelée cétacé par les Nantuckais les mieux informés, ni d’autre part les apparenter à des poissons jusqu’ici considérés par des gens compétents comme leur étant étrangers[5] Dès lors tous les poissons de moindre dimension, souffleurs et plagiures entreront dans le plan ichnographique de la cétologie. Et maintenant établissons les grandes divisions dans la région des cétacés.
Tout d’abord : selon leur ordre de grandeur je sépare en VOLUMES (subdivisibles en chapitres) tous les baleinoptères tant petits que grand. I : LA BALEINE IN-FOLIO – II : LA BALEINE IN-OCTAVO – III : LA BALEINE IN-DOUZE.
Comme type de l’in-folio, je donnerai le cachalot, de l’in-octavo le grampus ou orque épaulard, de l’in-douze, le marsouin.
IN-FOLIO : j’y inclus les chapitres suivants : I : le cachalot – II : la baleine franche – III : le rorqual commun – IV : la jubarte – V : la baleine à dos en rasoir – VI : le sulphur bottom.
Livre I (in-folio), Chapitre I : – le cachalot. Ce cétacé fut vaguement connu par les anciens Anglais sous le nom de Trumpo, physeter, et baleine à tête d’enclume ; c’est l’actuel cachalot des Français, le Pottwal des Allemands, et le Macrocéphalus de la terminologie recherchée. C’est, sans aucun doute, le plus grand habitant du globe, le cétacé le plus redoutable à affronter, le plus majestueux d’aspect et enfin, de loin, celui qui a la plus grande valeur commerciale car c’est la seule créature qui fournisse le spermaceti, substance d’un prix inestimable. Nous nous étendrons, au cours du récit, sur toutes ses autres singularités. Je traiterai surtout de son nom pour le moment. Considéré du point de vue philologique, il est absurde. Il y a de cela quelques siècles, alors que sa personnalité était parfaitement inconnue, qu’on n’en tirait par hasard de l’huile que s’il se trouvait échoué, il semble qu’on pensait généralement que le spermaceti provenait d’un cétacé identique à celui que l’on nomme en Angleterre : baleine du Groenland ou baleine franche. On croyait également que ce même spermaceti était la liqueur séminale de cette baleine franche ce que suggère littéralement la première moitié du mot. En ces temps-là encore, le spermaceti était d’une extrême rareté et on ne l’utilisait pas pour en faire des bougies mais uniquement comme onguent et médicament. On ne pouvait l’obtenir que chez l’apothicaire, comme de nos jours vous y allez quérir une once de rhubarbe. Je pense que plus tard, lorsque fut connue la nature véritable du spermaceti, les marchands lui conservèrent son nom primitif afin d’augmenter sa valeur grâce à la notion de rareté qu’il impliquait. Mais la dénomination de baleine à spermaceti est enfin revenue à qui de droit.
Livre I, Chapitre II (la baleine franche) : À certains égards elle est le plus vénérable des léviathans, ayant constitué le premier gibier poursuivi par les baleiniers. On lui doit ce qui est communément connu sous le nom de fanons ou de baleines, et l’huile dénommée « huile de baleine », peu cotée commercialement. Par les baleiniers, elle est indifféremment appelée : la baleine, la baleine du Groenland, la baleine noire, la grande baleine, la baleine vraie et la baleine franche. L’identité des espèces demeure très obscure sous ces noms de baptêmes si généreusement multipliés. Quelle est donc alors la baleine que je donne en deuxième exemple dans mes in-folios ? C’est la grande mysticetus des naturalistes anglais ; la baleine du Groenland des baleiniers britanniques, la baleine franche des baleiniers français, la Grönlandsval des Suédois. C’est la baleine qui, pendant plus de deux siècles, a été classée par les Hollandais et les Anglais dans les eaux arctiques ; c’est celle que les Américains ont longuement poursuivie dans l’océan Indien, sur les bancs du Brésil, sur la côte nord-ouest et en bien d’autres régions du monde, qu’ils appelaient les parages de chasse à la baleine franche.
Certains prétendent différencier la baleine du Groenland des Anglais de la baleine franche des Américains, pourtant ils s’accordent quant à ses caractéristiques majeures et n’ont pas encore avancé un seul fait précis sur lequel appuyer une distinction fondamentale. C’est en raison de subdivisions sans fin, fondées sur des différences peu probantes, que certaines branches des sciences naturelles sont devenues d’une complexité rebutante. Nous parlerons plus longuement de la baleine vraie ailleurs, dans le but de porter une lumière sur le cachalot.
Livre I (in-folio), Chapitre III (le dos-en-rasoir). Je désigne sous ce nom le monstre qui, sous des appellations diverses de rorqual, grand souffleur et longimane, a été vu dans presque toutes les mers. Son souffle élevé a été bien souvent décrit par les passagers traversant l’Atlantique sur le paquebot de New York. Quant à sa longueur et à ses fanons, le rorqual ressemble à la baleine vraie, mais il est plus élancé et d’une couleur plus claire tirant sur l’olivâtre. Ses grandes lèvres ont un aspect festonné dû aux plis traversés de larges sillons. Sa caractéristique essentielle est l’aileron auquel il doit son nom (« fin back ») et qui attire le regard. Cet aileron, qui se dresse à l’extrémité de son dos, mesure deux ou trois pieds de long et forme un triangle extrêmement aigu à sa pointe. Même lorsqu’on n’aperçoit rien de son corps, cet aileron émerge parfois très visiblement au-dessus de la surface. Lorsque la mer est suffisamment calme, gravée de fins cercles concentriques, que cet aileron se dresse pareil au style d’un cadran solaire et projette son ombre sur le froissement de l’eau on dirait qu’il indique des heures mouvantes et liquides. Sur ce cadran d’Achaz, l’ombre va souvent à rebours. Le rorqual n’est pas grégaire, il semble haïr ses semblables à l’instar de certains hommes. Très timide, toujours solitaire, il émerge de façon inattendue dans les eaux les plus lointaines et les plus mornes ; son souffle droit, haut, unique, s’élève comme le fût d’un arbre farouche, seul dans une plaine nue. Douée d’une force et d’une rapidité étonnantes, sa nage semble défier la poursuite de l’homme. Ce léviathan semble être le Caïn maudit et irréductible de sa race, marqué au fer sur le dos. Étant donné qu’il a la bouche garnie de fanons, le rorqual est souvent inclus dans le groupe des baleines vraies, dans l’espèce appelée théoriquement : cétacés à fanons, c’est-à-dire à « baleines ». Ces cétacés à fanons semblent comprendre des genres nombreux dont la plupart sont malheureusement peu connus. Les baleiniers leur donnent des noms divers, baleines à gros nez, à bec, à bonnet, à tuyaux, rostré…
Au sujet de cette nomenclature « à fanons », il est important de relever que, si elle est très pratique pour désigner certaines espèces de cétacés, il serait vain d’espérer qu’elle permette une classification précise du léviathan d’après ses fanons, ses bosses, ses ailerons ou ses dents, bien que ces traits caractéristiques semblent plus aptes à fournir les fondements d’une cétologie que toute autre partie de leur anatomie. Et ensuite ? Fanons, bosse, ailerons et dents, voilà qui est réparti sans discrimination parmi toutes sortes de cétacés, sans qu’ils aient pour autant des traits communs beaucoup plus essentiels. Ainsi le cachalot et la baleine à bosse sont tous deux bossus et là s’arrête leur ressemblance. Et cette même baleine à bosse, tout comme la baleine du Groenland, a des fanons et les similitudes s’arrêtent là. Il en va de même pour les dents, etc. dont nous venons de parler. Dans différentes espèces de baleines, ces éléments se combinent irrégulièrement, ou si l’on en isole un, on ne peut établir une méthodologie sur une base aussi peu sûre. C’est un écueil où échouèrent tous les naturalistes spécialisés en cétologie.
Mais on pourrait penser que l’anatomie interne d’un cétacé permet une plus juste classification. Non. Qu’est-ce qui, dans la baleine franche, paraît plus remarquable que ses fanons ? Or nous venons de voir qu’elle est impossible à classer d’après eux. Et si vous pénétrez jusque dans les entrailles des divers léviathans, vous n’y trouverez pas un cinquantième de caractéristiques plus utiles que les caractéristiques extérieures. Que reste-t-il ? Rien d’autre à faire qu’à empoigner les cétacés en masse et à les classer hardiment par ordre de grandeur. C’est le système bibliographique que j’adopte ici et le seul possible. Je continue :
Livre (in-folio), Chapitre IV (la jubarte ou baleine à bosse). On voit souvent cette baleine au large de la côte nord de l’Amérique où elle a souvent été prise et remorquée vers les ports. Elle porte un véritable ballot de colporteur sur le dos et vous pourriez aussi bien la nommer baleine-éléphant ou « howdah ». Quoi qu’il en soit, ce nom qu’on lui donne vulgairement ne suffit pas à la distinguer car le cachalot porte également une bosse, mais de moindre importance. L’huile qu’elle fournit n’a pas grande valeur. Elle est « à fanons ». C’est la plus joueuse et la plus gaie des baleines, elle soulève une écume plus pétillante et plus blanche que les autres cétacés.
Livre I (in-folio), Chapitre V (rorqual ou baleine à dos de rasoir). On sait peu de choses de cette baleine en dehors de son nom. Je l’ai aperçue au large du cap Horn. De nature repliée, elle évite également les chasseurs et les philosophes. Bien qu’elle ne soit pas lâche, elle ne montre jamais autre chose que son dos qui forme une longue arête tranchante. Laissons-la courir. Je ne sais rien de plus à son sujet et personne d’autre non plus d’ailleurs.
Livre I (in-folio), Chapitre VI (« sulphur bottom »). Autre gentilhomme-ermite dont le ventre a dû prendre sa couleur soufrée à racler les toits de l’enfer lorsqu’il sonde les plus grandes profondeurs. On le voit rarement, du moins je ne l’ai jamais vu ailleurs que dans les plus lointaines mers du Sud et point d’assez près pour étudier sa mine. On ne le chasse pas car il s’enfuirait avec la production de lignes de toute une corderie. On raconte à son sujet des merveilles. Adieu « sulphur bottom » ! Je ne puis rien dire de plus sur toi sans mentir, et nul des plus vieux Nantuckais n’en pourrait dire davantage.
Fin du livre I (in-folio). Début du Livre II (in-octavo).
IN-OCTAVO[6]. Celui-ci embrasse les cétacés de taille moyenne parmi lesquels on compte à présent : I : le grampus – II : la baleine-pilote ou poisson noir – III : le narval – IV : le batteur – V : le tueur.
Livre II (in-octavo), Chapitre I (le grampus). Ce poisson, dont la respiration, ou plutôt le souffle d’une vigoureuse sonorité a suggéré un proverbe aux terriens, si bien qu’il soit un citoyen des profondeurs, n’est pas communément classé parmi les baleines. Mais étant donné qu’il a toutes les caractéristiques distinctives du léviathan, la plupart des naturalistes l’ont admis comme tel. Il compte parmi les in-octavo de taille moyenne, mesurant de quinze à vingt-cinq pieds de long et d’un tour de taille correspondant. Il voyage en troupes, on ne le chasse pas systématiquement, bien qu’il fournisse une quantité d’huile assez considérable et d’assez bonne qualité. Quelques baleiniers le considèrent comme annonçant à sa suite le grand cachalot.
Livre II (in-octavo), Chapitre II (le poisson noir). Je donne à tous ces poissons les noms que leur donnent familièrement les baleiniers, car ce sont en général les meilleurs. Lorsqu’un de ces noms me paraîtra vague ou inapproprié, j’en suggérerai un autre. C’est ce que je vais faire au sujet du poisson noir, ainsi appelé parce que la noirceur est le propre des cétacés. De sorte que, si vous voulez bien, nous l’appellerons baleine-hyène. Sa voracité est bien connue et les commissures internes de ses lèvres remontent de sorte qu’il paraît éternellement ricaner de manière méphistophélique. Il mesure en moyenne de seize à dix-huit pieds de long, on le trouve sous presque toutes les latitudes, il a une façon à lui de montrer en nageant son aileron dorsal courbe qui fait penser à un nez romain. Lorsqu’ils ne trouvent pas de meilleur gibier, les chasseurs de cachalots capturent parfois la baleine-hyène, afin de maintenir leur réserve d’huile inférieure pour les usages courants, tout comme les ménagères économes, lorsqu’elles se trouvent absolument seules à la maison brûlent un suif malodorant plutôt qu’une cire parfumée. Bien que leur couche de lard soit mince, quelques-unes de ces baleines donnent parfois jusqu’à trente gallons d’huile.
Livre II (in-octavo), Chapitre III (le narval), c’est-à-dire la baleine à nez. Voilà un exemple de dénomination assez curieux qui doit venir, je pense, de la singulière corne qui dut être prise pour un nez pointu. Cet animal mesure quelque seize pieds de long, tandis que sa corne en a cinq, atteignant même parfois dix pieds et même quinze. À vrai dire, cette corne n’est qu’une longue défense qui prend racine dans l’os de la mâchoire supérieure et se développe à gauche seulement, ce qui rend son propriétaire peu séduisant et lui donne un air emprunté de gaucher. À quoi sert précisément cette défense ou cette lance d’ivoire, il serait difficile de le dire, elle ne semble pas correspondre à l’usage que l’espadon et l’espadon à bec font de leurs épées, quoique des pêcheurs m’aient dit que le narval l’utilisait pour sarcler le fond de la mer, en quête de nourriture. Selon Charley Coffin, il s’en servirait pour percer la glace, car, venant à se trouver dans les mers arctiques sous une couche de glace et cherchant à émerger, il y vrillerait un trou avec sa défense et se libérerait de la sorte. Mais rien ne prouve que ces suppositions soient justes. Quant à moi, je pense que si le narval fait vraiment usage de son unicorne – de quelque façon que ce soit – ce doit être comme d’un coupe-papier lorsqu’il lit des pamphlets. J’ai entendu appeler le narval : baleine à défense, baleine à corne et licorne. C’est certainement l’un des plus curieux exemples d’unicornisme qu’on puisse trouver dans tout le règne animal. Certains auteurs monastiques anciens m’ont appris que cette défense de la licorne de mer était autrefois considérée comme un puissant antidote contre le poison et que les préparations qu’on en tirait atteignaient, dès lors, des prix exorbitants. On la distillait aussi en sels volatils pour dames défaillantes tout comme on en fait avec des cornes de cerf. À l’origine, elle était tenue pour une véritable curiosité en soi. Le recueil d’Hackluyt m’apprend que lorsque la reine Elisabeth fit élégamment un signe de sa main chargée de bagues, d’une fenêtre du Palais de Greenwich, à Sir Martin Frobisher de retour de son voyage, tandis que son hardi vaisseau descendait la Tamise « lorsque Sir Martin revint de ce voyage, dit ce recueil, les genoux ployés il présenta à Son Altesse une corne de narval prodigieusement longue qu’on put voir longtemps après au château de Windsor ». Un auteur irlandais déclare que le comte de Leicester s’agenouilla également pour faire présent à Son Altesse d’une autre corne provenant, celle-là, d’une licorne terrestre.
Le narval a une robe pittoresque, semblable à celle du léopard, dont le fond est d’une blancheur laiteuse et parsemée de taches noires rondes ou oblongues. Son huile est de qualité supérieure, claire et pure, mais il en fournit peu et il est rarement chassé. On le trouve principalement dans les mers polaires.
Livre II (in-octavo), Chapitre IV (le tueur). Les Nantuckais ne savent pas grand-chose de ce cétacé et les naturalistes rien du tout. Pour ce que j’en ai vu à distance, je dirai qu’il est à peu près de la taille d’un grampus. C’est une brute, un cannibale des Fidji ; il attrape parfois aux lippes les baleines du format in-folio, s’y suspend comme une sangsue, jusqu’à ce que le monstre puissant soit harassé, jusqu’à la mort. On peut objecter que ce terme de tueur n’est pas distinctif car, tant sur mer que sur terre, nous sommes tous des tueurs : les Bonaparte comme les requins.
Livre II (in-octavo), Chapitre V (le batteur). Ce personnage est connu pour sa queue dont il se sert comme d’une férule pour fouetter ses ennemis. Il monte sur le dos des baleines in-folio et, tout en nageant, cingle sa monture et se fraye sa route comme certains maîtres d’école le font dans le monde. On en sait encore moins au sujet du batteur que du tueur. Tous deux sont des hors-la-loi, même dans une mer sans lois.
Fin du Livre II. Début du Livre III (in-douze).
IN-DOUZE : comprend les cétacés de moindre grandeur : I : le marsouin Hourra – II : le marsouin-pirate – III : le marsouin à bec blanc.
À ceux qui ne sont pas familiers du sujet, il peut paraître étrange que des poissons ne dépassant pas quatre à cinq pieds soient classés parmi les baleines, le mot évoquant, pour le commun des mortels, la notion d’énormité. Pourtant ces animaux, format in-douze, sont bel et bien des cétacés, selon les termes de ma propre définition : un souffleur ayant une queue horizontale.
Livre III (in-douze), Chapitre I (le marsouin hourra). Le marsouin commun fréquente toutes les mers du globe. Ce nom est de mon invention personnelle, car il y a plus d’une espèce de marsouins, et il convient de faire quelque chose pour les distinguer les uns des autres. Je l’ai appelé ainsi parce qu’il nage toujours en bandes joyeuses qui, sur la mer immense, font des bonds en l’air, pareils aux chapeaux de la foule du Quatre Juillet. Les marins saluent avec bonheur leur arrivée. Pleins de bonne humeur, ils viennent invariablement de la vague moutonnante au vent, ce sont des gars qui vivent toujours à vau-vent ; ils passent pour être de bon augure. Et si vous-même vous résistez à pousser trois vivats à la vue de ces poissons pleins d’entrain, alors, que le ciel vous vienne en aide, l’esprit enjoué de la sainteté n’est pas en vous. Un marsouin hourra bien nourri et dodu vous donnera un bon gallon de bonne huile, et le liquide pur et délicat que l’on extrait de sa mâchoire a une valeur inestimable, il est très demandé des joailliers et des horlogers et les marins en huilent leur pierre à aiguiser. La chair du marsouin est un plat recherché. Il ne vous est peut-être pas venu à l’esprit qu’un marsouin souffle et à vrai dire son souffle est si faible qu’on le remarque difficilement, mais, à la prochaine occasion, regardez-le bien. Vous verrez alors le modèle réduit du grand cachalot lui-même.
Livre III (in-douze), Chapitre II (le marsouin-pirate). Un vrai pirate ! Très féroce. Je crois qu’on ne le trouve que dans le Pacifique. Il est un peu plus grand que le marsouin commun mais d’apparence assez semblable. Provoqué, il s’attaquera à un requin. J’ai souvent mis à la mer pour le chasser mais je n’en ai jamais vu capturer.
Livre III (in-douze), Chapitre III (le marsouin à bec blanc). La plus grande espèce de marsouin, pour autant qu’on le sache, ne fréquente que le Pacifique. Le seul nom anglais par lequel on le désigne est celui que lui donnent les pêcheurs : marsouin-baleine franc parce qu’on le trouve dans le voisinage de cet in-folio. Il diffère quelque peu du marsouin commun, sa forme est moins rondelette, moins gironde ; en fait, il a une silhouette déliée et aristocratique ; il n’a pas de nageoire dorsale comme la plupart des marsouins, mais une queue ravissante et l’œil indien, sentimental et couleur noisette. Malheureusement, sa bouche enfarinée le défigure. Bien que son dos et sa nageoire caudale soient absolument noirs, il est délimité, sans transition, comme la coque d’un navire par la ligne de flottaison, par ce qu’on appelle la « ceinture claire » qui le sépare de la tête à la queue, noire dessus et blanc dessous. La partie inférieure de sa tête et sa bouche sont entièrement blanches, de sorte qu’il a l’air de sortir d’une coupable visite à un sac de farine, une pauvre mine de papier mâché. Son huile est sensiblement la même que celle du marsouin commun.
* * *
Il n’y a plus de formats inférieurs à l’in-douze, les marsouins sont les plus petits cétacés. Au-dessus, tous les léviathans marquants. Mais il y a aussi une foule indéterminée, fugace, de baleines à demi fabuleuses que je connais de réputation en tant que baleinier américain, mais pas personnellement. Je les passerai en revue selon les noms qu’on leur donne sur le gaillard d’avant, car une telle liste peut être utile à de futurs chercheurs qui pourront la compléter. Si l’on prend et marque les baleines dont les noms suivent, elles pourront aussitôt être cataloguées selon les formats : in-folio, in-octavo et in-douze : la baleine à nez de bouteille, la baleine à pâté, la Poeskop, la baleine du cap de Bonne Espérance, la baleine pilote, la baleine rugueuse, la baleine de Biscaye, la baleine à ventre lisse, la baleine éléphant, la Sei, la baleine grise, la baleine bleue, etc. D’après les autorités islandaises, hollandaises et anglaises, on pourrait dresser encore d’autres listes de baleines mal connues, baptisées de toutes sortes de noms barbares, je les passe sous silence car ce sont des termes inusités et je ne puis m’empêcher de le penser, des mots qui ne signifient rien bien que léviathanesques.
Pour finir, comme je l’avais dit au départ, ce système ne saurait trouver ici son aboutissement, vous ne pouvez manquer de reconnaître que j’ai tenu parole, et je laisse ma classification cétologique inachevée, comme la grande cathédrale de Cologne fut abandonnée, la grue demeurant sur la tour non terminée. Les petites constructions peuvent bien être menées à terme par leur premier architecte, mais la postérité doit parfaire les œuvres grandes et vraies. Dieu me garde de jamais achever quoi que ce soit. Tout ce livre n’est qu’une ébauche, non, l’ébauche d’une ébauche ! Ô Temps, Force, Argent et Patience !
Le lieu ne me paraît pas moins justifié pour aborder à présent la question de l’état-major d’un baleinier et pour parler d’une particularité interne provenant du rang d’officiers conféré aux harponneurs, titres, bien entendu, inconnus dans toute autre marine que baleinière.
L’importance majeure du métier de harponneur est prouvée par le fait qu’à l’origine, dans l’ancienne pêcherie hollandaise, il y a plus de deux siècles, le commandement d’un navire baleinier n’incombait pas entièrement à celui qu’on appelle à présent le capitaine, mais était partagé entre celui-ci et un officier dit le Specksynder. Littéralement le mot signifie : coupeur de lard ; toutefois, à la longue l’usage l’identifia à celui de chef harponneur. En ce temps-là, l’autorité du capitaine ne s’exerçait que sur la conduite du navire et son organisation, tandis que le specksynder ou chef harponneur régnait en maître sur tout ce qui concernait la chasse. Dans les pêcheries anglaises du Groenland, ce titre, maintenu, est devenu par corruption Specksioneer mais sa dignité ancienne est tristement diminuée. Il n’est plus, à présent, que le supérieur des harponneurs et, en tant que tel, il se trouve au rang le plus bas des subalternes du capitaine. Toutefois, comme le succès d’une campagne baleinière dépend largement de la compétence des harponneurs, et comme, dans la pêcherie américaine, ceux-ci sont non seulement timoniers et responsables des pirogues, mais encore, en certains cas (quart de nuit sur un terrain de chasse), commandants du pont, il s’ensuit que les règles politiques de la mer réclament qu’ils se distinguent nominalement des simples matelots et soient considérés comme leurs supérieurs, bien que ceux-ci les estiment toujours familièrement comme leurs égaux dans la société.
Ce qui établit à bord la grande distinction entre l’équipage et les officiers, c’est que les hommes vivent à l’avant et l’état-major à l’arrière du navire. Sur les navires baleiniers comme sur les navires marchands, les seconds ont leurs quartiers avec le capitaine et, sur la plupart des baleiniers américains, les harponneurs vivent également à l’arrière. C’est-à-dire qu’ils prennent leur repas dans la cabine du capitaine et que la chambre où ils dorment communique indirectement avec celle-ci.
Malgré la longue durée d’une expédition baleinière dans les mers du Sud (de beaucoup les voyages les plus longs qu’aient jamais entrepris les hommes), malgré les dangers qui lui sont inhérents, et la mise en commun par tous les hommes de leurs intérêts, les bénéfices dépendant, du premier au dernier d’entre eux, non de gages fixes mais de leur chance commune, de leur commune vigilance, de leur courage et de leur dur labeur, malgré toutes ces conditions qui entraînent une discipline moins rigoureuse, parfois, que sur les navires marchands en général, et malgré la vie primitive qui rend ces baleiniers semblables à quelque famille de l’antique Mésopotamie, le protocole, du moins sur le gaillard d’arrière, se relâche rarement et n’est jamais banni. En vérité, sur bien des navires de Nantucket, vous pourrez voir le capitaine parader avec une majesté délirante qui n’a pas sa pareille sur les vaisseaux de guerre, et extorquer les hommages comme s’il était vêtu de la pourpre impériale et non du drap de pilote le plus râpé.
Le ténébreux capitaine du Péquod était le dernier homme à avoir de si mesquines prétentions, le seul hommage qu’il exigeait était celui d’une obéissance absolue et instantanée. Il ne demandait pas aux hommes de se déchausser pour venir sur le gaillard d’arrière. Dans des circonstances particulières, que nous viendrons à raconter, il s’adressait à eux d’une manière insolite, tantôt avec condescendance, tantôt in terrorem. Pourtant, le capitaine Achab n’était nullement insoucieux de l’étiquette et des usages de la mer.
Mais peut-être pouvait-on supposer que ce respect des coutumes lui servait de masque car il s’en servait, à l’occasion, à des fins personnelles ou différentes de ce pour quoi elles avaient été établies. Son âme de sultan, qui ne se serait guère révélée autrement, filtrait à travers le protocole et sa volonté de puissance prenait corps dans une dictature qui n’autorisait pas la résistance. Car, si grande que soit la supériorité d’esprit d’un homme, il ne peut prétendre gagner une tangible suprématie, sans user de dissimulation et d’artifices toujours plus ou moins vils et indignes. Les princes du Saint Empire romain étaient préservés des campagnes électorales et les plus grands honneurs revenaient à ceux qui se rendirent fameux davantage grâce à leur infinie infériorité spirituelle qu’à leur supériorité réelle sur la masse. Mais les vanités détiennent un tel ascendant surtout lorsqu’elles sont doublées de superstitions politiques, que nous avons de royaux exemples où le pouvoir a été investi aux plus parfaits imbéciles. Mais lorsque la couronne encercle à la fois un cerveau impérial et un empire immense, comme celle du Tsar Nicolas, alors le troupeau de la plèbe rampe humblement devant une puissance aussi formidable. Et le poète tragique qui voudra peindre l’élan et l’envolée de la nature indomptable de l’homme fera bien, pour le bénéfice de son art, de se souvenir de l’exemple auquel nous venons de faire allusion.
Mais Achab, mon capitaine, m’est toujours présent dans sa mélancolique rudesse nantuckaise, et cette parenthèse sur les Empereurs et les Rois ne me dissimule pas qu’avec lui je n’ai affaire qu’à un pauvre vieux chasseur de baleines, et que me sont refusés dès lors tous les atours et tous les palais de la Majesté. Ô Achab ! pour révéler ta grandeur il faut l’aller arracher au ciel, l’aller cueillir dans les profondeurs et la modeler d’immatériel espace.
Il est midi, et Pâte-Molle, le garçon, passant sa tête de miche mal cuite par l’écoutille de la chambre, annonce que le repas est servi à son seigneur et maître. Celui-ci, assis dans la baleinière sous le vent, vient d’observer le soleil et calcule en silence la latitude sur la tablette lisse et ronde ménagée pour cet usage quotidien sur la partie supérieure de sa jambe d’ivoire. Vu sa parfaite indifférence à l’invitation de son domestique, vous pourriez croire que le sombre Achab ne l’a pas entendue. Mais, s’agrippant bientôt aux haubans d’artimon, il se hisse sur le pont et d’une voix posée et sans joie il annonce : « Dîner, monsieur Starbuck » et disparaît dans la chambre.
Quand le dernier écho de son pas de sultan s’est évanoui et que Starbuck, son premier émir, a toute raison de supposer qu’il est assis à table, Starbuck émerge de sa torpeur, fait quelques pas sur le pont, jette un regard plein de gravité dans l’habitacle, dit, non sans humour : « Dîner monsieur Stubb », puis s’engouffre dans l’écoutille. Le deuxième émir flâne un instant autour du gréement, secoue légèrement le bras de grand hunier, pour s’assurer que tout va bien du côté de cet important filin, puis, comme les autres, reprend le vieux fardeau, et après un rapide : « Dîner, monsieur Flask » s’engage à la suite de ses prédécesseurs.
Mais le troisième émir, se retrouvant seul sur le gaillard d’arrière, semble soulagé d’un poids étrange, il lance de tous côtés des regards entendus, enlève ses souliers d’un coup de pied et se jette dans la bourrasque d’une matelote effrénée mais silencieuse juste au-dessus de la tête du Grand Turc. Par un habile tour de passe-passe, il envoie son couvre-chef s’accrocher à la hune d’artimon et se livre à ses ébats folâtres, pour autant qu’il soit visible du pont, et au rebours des autres cortèges, il ferme le sien avec la musique. Mais dès qu’il a posé pied sur le seuil de la chambre, il s’arrête, se compose un tout autre visage et alors le joyeux, l’indépendant petit Flask, affronte la présence du roi Achab dans le rôle de l’esclave abject.
Ce n’est pas la moindre étrangeté engendrée par le caractère artificiel du protocole à bord, que de voir les officiers, sur une quelconque provocation, tenir tête parfois avec hardiesse à leur commandant alors que, neuf fois sur dix, ces mêmes officiers, l’instant d’après, prenant leur repas habituel dans la cabine du capitaine, deviennent sur-le-champ des moutons humbles pour ne pas dire avilis, devant celui qui siège à la place d’honneur. C’est étonnant, et parfois du plus haut comique. À quoi tient ce changement ? Y a-t-il là un mystère ? Peut-être pas. Avoir été Balthazar, roi de Babylone, et avoir été Balthazar, sans morgue mais avec courtoisie, ne devait pas manquer de grandeur. Mais celui qui préside à la table où il reçoit ses hôtes avec tact et intelligence, sa puissance et sa supériorité personnelles sont alors incontestées, sa majesté l’emporte même sur celle de Balthazar car Balthazar ne fut pas le plus grand. Qui a reçu, ne fût-ce qu’une seule fois, des amis à sa table, a su ce que signifiait d’être un César. Il y a là un sortilège du tsarisme social qui est irrésistible. Si vous ajoutez à cette considération le prestige du maître à bord, vous comprendrez la raison de cette singulière solennité.
À sa table incrustée d’ivoire Achab présidait, comme un lion de mer, muet sous sa crinière, règne sur une grève de corail blanc, entouré de ses petits agressifs mais pleins de respect. Chaque officier attendait son tour d’être servi, tous étaient de petits enfants devant Achab qui pourtant ne donnait aucun signe de préjugé social. D’une seule âme, ils suivaient, avec une attention soutenue, le couteau du vieil homme s’attaquant au plat de résistance. Je pense que pour rien au monde ils n’eussent profané cet instant par la plus anodine des observations, fût-ce quelque lieu commun sur le temps qu’il faisait. Non ! Et lorsque, enlevant son couteau et sa fourchette entre lesquels était retenue la tranche de bœuf, il passait ensuite cette assiette à Starbuck, le second recevait sa viande comme une aumône, la découpait tendrement, sursautant si, par hasard, le couteau avait grincé sur l’assiette, la mâchait en silence et l’avalait précautionneusement. Comme au banquet du Couronnement, à Francfort, l’Empereur germanique dîne en secret avec les sept Électeurs, la gravité caractérise ces repas péniblement silencieux. Ce n’est pas qu’à sa table le vieil Achab interdise toute conversation mais lui-même est muet. Quel soulagement n’éprouva-t-il pas Stubb lorsque, au moment où il s’étranglait, un rat mena subitement un ramdam dans la cale. Le pauvre petit Flask était le benjamin, le petit garçon, de cette accablante réunion de famille. C’est à lui que revenait l’os du jarret de bœuf salé, à lui que serait revenu l’os du pilon s’il y avait eu du poulet. L’idée même de se servir tout seul à table eût paru à Flask au suprême degré l’équivalent d’un vol ; l’eût-il fait que, sans aucun doute, il n’eût plus jamais osé lever la tête devant les honnêtes gens ; toutefois, c’est étrange à constater, Achab ne le lui avait jamais interdit et l’eût-il fait, il y a fort peu de chances pour qu’Achab s’en fût jamais aperçu. C’est de beurre surtout que Flask n’aurait jamais osé se servir. Soit qu’il pensât que les propriétaires du navire le lui refusaient pour ne pas mouiller son teint clair et ensoleillé, soit qu’il jugeât qu’au cours d’un si long voyage sans possibilité d’achats le beurre fût une récompense qui n’était pas destinée à un subalterne comme lui, quelle qu’en fût la raison Flask était, hélas, un homme privé de beurre !
Autre chose. Flask, le dernier à descendre, est le premier à remonter. Songez-y ! Car de ce fait son repas devait être englouti à une triste vitesse. Starbuck et Stubb avaient tous deux de l’avance sur lui en outre le privilège de pouvoir s’attarder. Et s’il advenait que Stubb, de bien peu le supérieur de Flask, n’eût guère d’appétit et manifestât rapidement les symptômes de la satiété, alors Flask devait se démener et se contenter de trois bouchées ce jour-là car il était contre le sacro-saint usage que Stubb précédât Flask sur le pont. Le résultat, Flask le reconnut une fois dans l’intimité, fut qu’il vécut toujours plus ou moins affamé depuis qu’il avait accédé à la dignité d’officier. Car ce qu’il mangeait, loin de calmer sa faim, l’aiguisait éternellement. La paix et le contentement ont à jamais déserté mon estomac, pensait Flask. Je suis officier mais je voudrais pouvoir pêcher un bout du traditionnel bœuf salé dans la gamelle du gaillard d’avant comme je le faisais quand j’étais matelot. Voilà bien les fruits de l’avancement, la vanité de la gloire, l’insanité de la vie ! D’autre part, si le moindre matelot du Péquod avait une dent contre Flask, une rancune d’ordre professionnel, tout ce que ce matelot avait à faire pour obtenir une vengeance éclatante, c’était de se glisser jusqu’au gaillard d’arrière à l’heure du repas et de jeter un coup d’œil par la claire-voie de la cabine et regarder Flask assis là, stupide et ahuri devant le terrible Achab.
Achab et ses trois seconds formaient ce qu’on pourrait appeler le premier service dans le carré du Péquod. Après leur départ, dans l’ordre inverse de celui de leur arrivée, la nappe de toile était débarrassée, ou tout au moins vaguement mise en ordre, par le garçon blafard. Alors les trois harponneurs étaient conviés au festin dont ils étaient les légataires universels. Le lieu saint devenait par leur présence l’office des domestiques.
La démocratie forcenée de ces êtres inférieurs qu’étaient les harponneurs formait, grâce à son laisser-aller et ses aises insouciantes, le plus étrange contraste avec la contrainte presque insupportable et la tyrannie invisible et indicible qui régnait à la table du capitaine. Tandis que leurs officiers semblaient redouter le bruit de leurs propres mâchoires les harponneurs mastiquaient leur nourriture avec un plaisir spectaculaire. Ils mangeaient comme des rois et se remplissaient le ventre comme on remplit longuement de cargaisons d’épices les navires en partance des Indes. Queequeg et Tashtego avaient des appétits si pantagruéliques que, pour faire compensation au repas précédent, le pâle Pâte-Molle était contraint d’apporter un gros aloyau de bœuf salé qui paraissait avoir été taillé à l’instant dans l’animal vivant. Et s’il ne s’activait pas à l’aller quérir, s’il n’y allait pas presto en deux temps trois mouvements, alors Tashtego avait une façon très peu gentilhommesque de le presser en lui harponnant sûrement le derrière avec une fourchette. Et Daggoo, pris d’une soudaine colère, aidait Pâte-Molle à bien se souvenir de sa tâche, en l’empoignant et en lui maintenant la tête sur un grand tranchoir, cependant que Tashtego traçait le délimité du scalp. Il était par nature craintif et frissonnant, ce petit gars de mie de pain, le fruit d’un boulanger failli et d’une infirmière mais toute sa vie n’était plus qu’une lutte quotidienne contre les charmes, devant le sombre et terrible Achab et face aux visites répétées et tumultueuses de ces trois sauvages. Bien souvent, après avoir pourvu les harponneurs de tout ce qu’ils demandaient, il échappait à leurs serres dans le petit office adjacent et les épiait avec crainte, à travers les volets, jusqu’à ce qu’ils en aient terminé.
C’était un spectacle que de voir briller les dents aiguës de Queequeg en face des dents aiguës de l’Indien ; entre eux, Daggoo était assis à même le sol car, de la hauteur du banc, sa tête emplumée comme un corbillard aurait touché les hiloires renversées ; à chaque mouvement de ses membres colossaux, il ébranlait toute la charpente de la chambre, comme un éléphant d’Afrique embarqué comme passager. Malgré cela, le grand nègre était admirablement sobre, pour ne pas dire délicat. Il paraissait à peine possible qu’avec d’aussi minuscules bouchées il pût conserver toute sa vitalité diffuse dans une personne aussi large, seigneuriale et magnifique, mais sans doute ce noble sauvage se nourrissait-il copieusement et se désaltérait-il profondément de grand air, ses narines dilatées aspirant la vie sublime de l’univers. Ce n’est pas avec du bœuf ou du pain qu’on fait ou qu’on nourrit les titans. Queequeg lui, avait un claquement de lèvres bien humain et barbare – assez repoussant – à tel point que le frémissant Pâte-Molle en venait presque à examiner son bras mince pour voir si des marques de dents n’y étaient pas imprimées. Et lorsque Tashtego lui claironnait d’approcher afin qu’on lui ronge les os, ce garçon simplet entrait dans de telles transes qu’il manquait de faire choir toute la vaisselle traînant autour de lui dans l’office. Les pierres à aiguiser que les harponneurs transportaient dans leurs poches qu’ils sortaient ostensiblement au repas pour y aiguiser leurs couteaux, le bruit grinçant qui s’ensuivait, n’étaient pas pour tranquilliser si peu que ce soit le pauvre Pâte-Molle. Comment pouvait-il oublier que Queequeg entre autres, lorsqu’il vivait dans son île, s’était, sans aucun doute, rendu coupable de festins meurtriers et indiscrets. Hélas ! Pâte-Molle ! C’est une cruelle situation pour un blanc que celle qui le contraint à servir à table des cannibales. Ce n’est pas une serviette qu’il doit porter au bras mais un bouclier. Pourtant, le moment venu et à son grand soulagement, ces trois loups de mer guerriers se levaient pour partir ; à ses oreilles crédules aux fables médisantes leurs os tintinnabulaient de façon martiale à chaque pas comme des cimeterres mauresques cliquettent dans leurs fourreaux.
Mais bien que ses barbares dînassent dans le carré, et fussent censés y séjourner, n’étant nullement de mœurs sédentaires, ils n’y faisaient guère d’autre apparition qu’au moment des repas et juste avant d’aller se coucher quand ils la traversaient pour regagner leurs quartiers personnels.
À ce sujet, Achab ne différait pas des autres capitaines baleiniers américains qui considèrent que la chambre du navire leur appartient de droit et que c’est pure amabilité de leur part si, à l’occasion, ils y tolèrent qui que ce soit. De sorte que, on peut bien le dire en toute vérité, les seconds et les harponneurs du Péquod vivaient plutôt hors de la cabine qu’à l’intérieur. Car lorsqu’ils y entraient c’était joliment à la manière dont une porte d’entrée pénètre un instant dans une maison pour être rabattue à l’extérieur l’instant suivant et livrée aux intempéries tout le reste du temps. Ils n’y perdaient pas grand-chose, la fraternité ne régnait pas au carré, Achab était humainement inaccessible. Bien qu’il fît partie en titre de la chrétienté, il y était parfaitement étranger. Il vivait sur la terre comme le dernier grizzli vit dans le Missouri colonisé. Lorsque le printemps et l’été se sont enfuis, ce sauvage Logan des bois, s’enfouissant dans le cœur d’un arbre creux, y passe l’hiver à se pourlécher les pattes. Mêmement, en son vieil âge inclément et orageux, l’âme d’Achab, enfermée dans le tronc évidé de son corps, se nourrit aux mornes paumes de ses ténèbres !
Il faisait un temps magnifique lorsque vint mon tour de monter, pour la première fois, à la tête du mât.
Sur la plupart des navires baleiniers américains, des guetteurs s’installent aux têtes de mâts presque dès l’instant où le navire quitte le port, même s’il a quinze mille milles à parcourir avant d’atteindre son lieu de pêche. Et si après trois, quatre ou cinq ans de voyage il rentre avec quoi que ce soit de vide – la moindre fiole peut-être – ses têtes de mâts sont armées jusqu’au dernier moment. Lorsque ses vergues de cacatois s’avancent parmi les mâtures du port, il abandonne enfin l’espoir d’attraper une dernière baleine.
Comme cette façon de guetter au sommet du mât, que ce soit à terre ou en mer, est très ancienne et très intéressante, qu’on nous permette ici une digression. Je pense que les premiers hommes à être en vigie à la hune furent les anciens Égyptiens, car je n’en ai pas trouvé de mention antérieure au cours de mes recherches, bien que leurs ancêtres, en édifiant la tour de Babel, n’aient eu, sans aucun doute, d’autre intention que celle d’élever le ton de mât la plus haute de toute l’Asie ou d’Afrique. Toutefois (avant que n’y fût établie la dernière plate-forme) on peut dire que leur grand mât de pierre fut emporté par la lame soulevée par la tempête redoutable de la colère divine, c’est pourquoi nous ne saurions donner le pas aux bâtisseurs de Babel sur les Égyptiens. Pour dire que ceux-ci furent une nation de guetteurs nous nous fondons sur l’opinion répandue chez les archéologues voulant que les premières pyramides aient été des observatoires. Après une interminable ascension, ces anciens astronomes avaient coutume de se tenir à leur sommet et d’annoncer l’apparition de nouvelles étoiles comme, de nos jours, le guetteur d’un navire annonce à voix forte une voile ou une baleine. Parmi les saints stylites, un fameux ermite chrétien des temps anciens se construisit un éminent pilier de pierre dans le désert et passa, perché à son sommet, toute la dernière moitié de sa vie, hissant sa nourriture avec un palan ; il fournit un bon exemple d’intrépide guetteur de hune, inamovible malgré les brouillards ou les gels, la pluie, la grêle ou la neige, faisant face à tout jusqu’au dernier moment et mourant à son poste. Aujourd’hui nous n’avons plus que des guetteurs privés de vie : les hommes de pierre, de fer ou de bronze qui, bien que capables d’affronter une tempête drue, se montrent tout à fait incompétents pour annoncer une découverte insolite. Voici Napoléon ! les bras croisés, il se tient à la pointe de la colonne Vendôme, à quelque cent cinquante pieds en l’air, tout à fait indifférent désormais à qui commande sur le pont au-dessous de lui, que ce soit Louis-Philippe, Louis Blanc ou Louis le Diable. Le grand Washington est juché lui aussi à son grand mât dominant Baltimore et, comme celle d’Hercule, sa colonne témoigne d’une grandeur humaine que bien peu dépasseront. L’amiral Nelson, sur son cabestan de bronze, veille sur Trafalgar Square, et même lorsque l’épaisse fumée de Londres l’enveloppe, on sait qu’un héros caché est présent car il n’y a pas de fumée sans feu. Mais ni Washington, ni Napoléon, ni Nelson ne répondront jamais à un appel venu d’en bas, si éperdument que les êtres tourmentés qu’ils surplombent les supplient de leur venir en aide avec leurs conseils. Pourtant on peut présumer que leurs esprits pénètrent la brume opaque du futur et distinguent les écueils.
Il peut paraître immotivé d’associer si peu que ce soit les hommes de vigie à la hune à terre avec ceux qui le sont en mer, pourtant il n’en est rien, un détail rapporté par Obed Macy, le seul historien de Nantucket, suffit à le prouver. L’honorable Obed nous raconte qu’aux premiers temps de la chasse à la baleine, alors que les navires étaient régulièrement lancés à la poursuite du gibier, les habitants de l’île dressaient de hautes perches le long des côtes, où les guetteurs grimpaient grâce à de petites traverses de bois clouées, à peu près à la façon dont les poules regagnent leur poulailler. Il y a quelques années une tactique similaire fut utilisée par les pêcheurs en baie de Nouvelle-Zélande qui, ayant dépisté le gibier, en avertissaient les hommes des pirogues parées qui se trouvaient à la côte prêts à partir. Cette coutume étant tombée en désuétude, revenons-en au guetteur de hune d’un baleinier au large. Les postes de vigie sont armés aux trois tons de mâts du lever jusqu’au coucher du soleil, les marins y prennent leur quart comme à la barre et se relayent toutes les deux heures. Le sommet du mât est un lieu agréable à l’extrême sous le ciel tranquille des tropiques. Que dis-je ? pour un rêveur, pour un contemplatif, c’est le comble des délices. Vous êtes là, à cent pieds au-dessus des ponts silencieux, marchant sur l’Océan comme si les mâts vous servaient de gigantesques échasses, tandis qu’au-dessous, entre vos jambes, passent les monstres les plus énormes de la mer, à la manière dont les navires passèrent une fois entre les bottes du fameux colosse de Rhodes. Vous êtes là, perdu dans un infini marin que seule trouble la vague. Le navire roule dans une indolente extase. Les Alizés soufflent à demi assoupis, tout vous pénètre de langueur. Une grande partie du temps ces expéditions baleinières sous les tropiques vous accordent la splendeur d’une vie dépourvue de tout événement. Vous n’apprenez aucune nouvelle, vous ne lisez aucun journal, vous ne savez rien des malheurs domestiques, rien des valeurs qui font banqueroute, des produits en baisse, aucune édition spéciale ne vous annonce, sous des titres à sensation, ses trivialités, rien ne vous invite à une inutile agitation. Vous ne vous préoccupez jamais de savoir ce que vous aurez pour le repas car, pour trois ans et plus, tous vos repas sont douillettement en réserve dans des futailles et le menu est immuable.
Sur l’un de ces baleiniers des mers du Sud, au cours d’un si long voyage, le total des heures passées à la hune équivaudrait bien souvent à plusieurs mois et l’on peut sincèrement déplorer qu’un endroit auquel vous donnez une si grande partie de votre vie soit si tristement dépourvu de quoi que ce soit qui rappelle le confort, ou qui puisse vous donner le sentiment heureux d’un abri, comme le fait un lit, un hamac, un corbillard, une guérite, une chaire, un coche, ou n’importe laquelle de ces petites inventions que l’homme a réalisées pour savourer temporairement sa solitude. Votre perchoir habituel se trouve à la tête du mât de perroquet, où vous vous tenez debout sur deux minces bâtons parallèles (presque uniquement particuliers aux baleiniers) qui s’appellent barres de cacatois. Là, le novice, secoué par les flots, se sent à peu près aussi à l’aise que sur les cornes d’un taureau. Vous pouvez bien par temps froid emporter votre maison avec vous sous la forme d’un caban, mais à vrai dire le manteau le plus épais n’est pas davantage une maison qu’une peau toute nue, car de même que l’âme s’englue dans son tabernacle de chair et ne peut s’y mouvoir librement, ni s’en échapper sans courir le risque de périr (comme un pèlerin ignorant qui passerait, en hiver, les Alpes enneigées), ainsi un épais caban n’est pas tant une maison qu’une simple enveloppe, une peau supplémentaire adhérant à vous. Vous ne pouvez mettre une étagère ou une commode dans votre corps, vous ne pouvez pas davantage transformer votre manteau en chambre agréable.
À ce sujet, on peut bien déplorer que les tons de mâts d’un baleinier des mers du Sud ne soient pas nantis de ces enviables petites tentes, ou chaires, appelées nids-de-pie, qui protègent les guetteurs des baleiniers groenlandais contre les rigueurs des océans arctiques. Dans le livre à lire au coin du feu du capitaine Sleet, intitulé : « Un voyage parmi les icebergs, à la poursuite de la baleine du Groenland et à la re-découverte éventuelle des colonies islandaises perdues du vieux Groenland », dans cet admirable ouvrage, il est raconté en détail et de la façon la plus charmante comment les guetteurs en vigie à la hune sont pourvus, à bord du Glacier, le bon navire du capitaine Sleet, de ces nids-de-pie d’invention récente. Il les avait appelés Nids-de-pie de Sleet, car c’est lui qui les avait imaginés et réalisés et, libre de toute ridicule fausse modestie, jugeant que si nos enfants prennent notre nom (car nous, pères, sommes les inventeurs brevetés de nos enfants), tout dispositif que nous créons doit de même porter notre patronyme. Le nid-de-pie se présente comme un gros tuyau ou comme un fût, ouvert toutefois sur le dessus, où un écran mobile du côté du vent protège votre tête des tempêtes. Comme il est fixé au sommet du mât, on y accède par une trappe ménagée dans le fond. Sur le côté qui donne vers l’arrière du navire, se trouve un siège confortable, sous lequel un petit placard est destiné à ranger les parapluies, cache-nez et manteaux. Sur le devant, un casier de cuir permet de poser une pipe, le porte-voix, la longue-vue et les instruments nautiques. Lorsque le capitaine Sleet veillait en personne dans son sien nid-de-pie, il nous raconte qu’il avait toujours son fusil dans le casier, ainsi qu’une poire à poudre et des balles pour faire déguerpir les narvals, licornes vagabondes des mers, qui infestaient ces eaux, car on ne peut pas les tirer depuis le pont à cause de la résistance de l’eau, mais les tirer de cette altitude est une tout autre affaire. Ce fut nettement, pour le capitaine Sleet, une œuvre d’amour que de conter par le menu tous les agréments de son nid-de-pie, mais bien qu’il s’étende à perte de vue sur certains d’entre eux, et bien qu’il nous régale de rapports scientifiques sur ses expériences qu’il faisait, là-haut, avec un compas afin de corriger les erreurs provoquées par ce qu’on appelle « l’attraction locale » sur l’aiguille du compas de l’habitacle, attraction due au proche voisinage de fer dans les bordages, et peut-être dans le cas particulier du Glacier au fait qu’il y avait à son bord une équipe de dépannage si nombreuse de forgerons, je dis donc que, quoique le capitaine Sleet se montre si avisé et si scientifique dans toutes ses connaissances : « déviations de l’habitacle », « observations au compas azimutal » et « approximations d’erreurs », il sait très bien, le capitaine Sleet, qu’il n’était pas tellement plongé dans de profondes méditations magnétiques, qu’attiré, de temps en temps, vers le flacon carré fidèlement repourvu, et si gentiment installé, juste à portée de sa main, dans un coin de son nid-de-pie. Bien qu’en général, j’admire profondément et je dirais même que j’aime ce brave, honnête et savant capitaine, je trouve très laid de sa part d’avoir complètement passé sous silence ce flacon, conscient que je suis de l’ami fidèle et réconfortant qu’il dut être, tandis que, mitaines aux doigts et tête encapuchonnée, il se livrait à l’étude des mathématiques dans son altier nid d’oiseau à quelque 3 ou 4 perches du Pôle.
Mais si nous, baleiniers du Sud, nous ne sommes pas aussi confortablement logés dans les airs que le capitaine Sleet et ses Groenlandais, ce désavantage est largement compensé par la séduisante sérénité de ces mers si différentes sur lesquelles nous voguons le plus souvent. Le tout premier, je montai nonchalamment au gréement, m’attardant à tailler une bavette, avec Queequeg ou quiconque n’était pas de quart et que je venais à rencontrer, puis, poursuivant mon ascension, et jetant une jambe paresseuse par-dessus la vergue de hunier, je contemplai une première fois les pâturages marins, pour regagner enfin ainsi ma destination ultime.
Qu’on me permette ici de décharger ma conscience, et d’avouer franchement que j’étais un piteux guetteur. Ressassant le problème de l’univers, comment pouvais-je – entièrement livré à moi-même à une altitude si favorable à l’exercice de l’esprit – comment pouvais-je ne pas prendre à la légère mon devoir en obéissant aux ordres traditionnels à bord d’un baleinier : « Ouvrez bien l’œil au vent et donnez de la voix à chaque fois ! »
Et laissez-moi, ô vous armateurs nantuckais, vous faire ici une pathétique semonce ! Prenez garde de ne pas enrôler parmi vos pêcheurs vigilants un gars aux tempes creuses, aux yeux enfoncés, prédisposé à une méditation inopportune et qui propose sa candidature en ayant en tête Phédon plutôt que Bowditch. Prenez garde, vous dis-je, à un individu de ce genre ! Vos baleines doivent être vues avant d’être tuées, et ce jeune platonicien aux yeux caves vous entraînera dix fois dans son sillage autour du monde et ne vous enrichira jamais d’une pinte de spermaceti. Ces avertissements ne sont pas inutiles car, de nos jours, les navires baleiniers sont devenus des asiles pour bien des jeunes gens romantiques, mélancoliques et distraits, dégoûtés des soucis rongeurs du monde, en quête d’émotion dans le goudron et la graisse. Souvent Childe Harold monte à la tête de mât d’un baleinier malchanceux et, déçu, s’écrie sombrement :
Roule, profond Océan ton ténébreux azur, roule
Dix mille chasseurs de lard te sillonnent en vain.
Bien souvent les capitaines de tels navires réprimandent des jeunes philosophes dans les nuages, leur reprochant de ne pas éprouver un « intérêt » suffisant pour le voyage, laissant entendre à demi qu’ils sont à jamais perdus pour toute noble ambition, car, dans le secret de leur cœur, ils souhaitent ne pas voir les baleines. Vaine leçon, car ces jeunes platoniciens ont dans l’idée qu’ils ont une mauvaise vue, qu’ils sont myopes et qu’il est dès lors inutile de se fatiguer le nerf optique. Ils ont laissé à la maison leurs jumelles de théâtre.
« Espèce de singe, disait un harponneur à l’un de ces gars, voilà bientôt trois ans que nous sommes en croisière, et tu n’as pas levé une seule baleine. Chaque fois que tu es là-haut, les baleines sont aussi rares que des dents aux poules. » Et peut-être l’étaient-elles. Ou peut-être qu’il s’en trouvait des troupes au lointain horizon. Mais cet adolescent, visionnaire, perdu jusqu’à l’indifférence dans une rêverie inconsciente, bercé comme dans les fumées de l’opium, par le rythme pareil des vagues et des songes, en vient à être dépossédé de lui-même ; le mystique Océan, déroulé à ses pieds, n’est plus pour lui que l’image révélée de l’âme bleue, profonde et insondable, diffuse dans l’humanité et dans la nature ; et chaque merveille entrevue étrange, prestigieuse le fuit en glissant, tout aileron, émergeant indistinct, lui semble l’incarnation de ces pensées évasives qui ne font que traverser l’esprit, et l’esprit lui-même, dans cet enchantement, reflue jusqu’au principe et s’épanche hors du temps et de l’espace, comme les cendres éparpillées du panthéiste Cranmer sont devenues partie infime de toutes les grèves du monde.
Tu n’as plus d’autre vie en toi, à présent, que cette vie balancée dévolue par le doux roulis du navire qui l’emprunte à la mer comme la mer le prend aux impénétrables marées de Dieu. Mais tandis que ce sommeil, ce songe t’enveloppe, si tu remues si peu que ce soit ton pied ou ta main, que tu lâches un peu ta prise, alors ton identité se rue à nouveau en toi dans l’épouvante. Tu planes vertigineusement au-dessus des tourbillons cartésiens. Et peut-être qu’au zénith, par un temps radieux, avec un cri étranglé, tu traverseras de ta chute cet air lumineux et la mer estivale se refermera sur toi pour jamais. Qu’il t’en souvienne, ô panthéiste !
(Entre Achab, puis tous.)
Peu de temps après l’affaire de la pipe, Achab monta à son habitude, tôt après le petit déjeuner, de la cabine au pont. C’est là que la plupart des capitaines marins font d’ordinaire leur promenade matinale, comme les gentilshommes campagnards font quelques pas dans leurs jardins après cette première collation.
Bientôt on entendit son pas d’ivoire régulier aller et venir, tandis qu’il faisait sa tournée coutumière sur des planches si longuement martelées par sa marche qu’elles étaient partout creusées, comme les pierres d’âge géologique, par sa marque particulière. Et si vous aviez regardé intensément son front sillonné et ravagé vous y eussiez découvert les traces de pas plus étranges encore laissées par une pensée obsédante, toujours en marche et sans sommeil.
Ce jour-là, ces empreintes paraissaient plus profondes, comme si son pas nerveux eût été plus appuyé. Et Achab était si hanté par sa pensée qu’à chaque tour monotone qu’il accomplissait, tantôt au grand mât, tantôt à l’habitacle, vous auriez presque pu voir son idée fixe tourner avec lui, arpenter son âme comme il arpentait le pont, le possédant si absolument que tous ses mouvements visibles semblaient être le moule de sa réflexion.
– Le voyez-vous, Flask ? murmura Stubb, le poussin qu’il porte en lui frappe à la coquille. Il ne va pas tarder à sortir.
Les heures passèrent. Tantôt Achab s’enfermait dans la cabine, tantôt il mesurait le pont avec la même apparence de viser un but avec une ardeur fanatique.
Le jour tirait à sa fin. Soudain, il s’arrêta près de la lisse, fixa son pied d’ivoire dans le trou de tarière, s’accrocha d’une main à un hauban et ordonna à Starbuck de rassembler tout le monde à l’arrière.
– Sir ! s’écria le second surpris par un ordre rarement ou jamais donné à bord sauf dans des circonstances exceptionnelles.
– Tout le monde à l’arrière, répéta Achab. En bas, les hommes de vigie !
Lorsque tout l’équipage fut réuni, contemplant Achab avec un mélange de curiosité et de crainte tant il ressemblait à un horizon menaçant, prometteur d’une proche tempête, celui-ci, après avoir jeté un rapide coup d’œil par-dessus les pavois, puis transpercé les hommes du regard, recommença lourdement sa ronde sur le pont comme s’il n’y avait âme qui vive auprès de lui. La tête penchée, le chapeau rabattu à demi, il continua d’aller et de venir, indifférent aux chuchotements étonnés des hommes, jusqu’à ce que Stubb murmurât avec précaution à Flask qu’Achab les avait sans doute convoqués pour assister à une prouesse pédestre. Mais cela ne dura pas longtemps. Achab s’arrêta brutalement et s’écria :
– Hommes, que faites-vous lorsque vous voyez une baleine ?
– Nous donnons de la voix ! fut la réponse spontanée, une vingtaine de voix faisant chorus.
– Bien ! et l’intonation d’Achab trahissait un farouche accord avec l’entrain joyeux qui magnétisait les hommes à cette question inattendue.
– Et que faites-vous ensuite, hommes ?
– On met à la mer, et hardi après elle !
– Et quelle est votre devise quand vous la poursuivez ?
– Morte la baleine ou périsse la pirogue !
À chaque cri, l’attitude du vieil homme croissait en approbation maniaque, en joie cruelle, tant et si bien que les marins commencèrent à s’entre-regarder interrogativement, se demandant avec ébahissement si c’étaient bien eux qui s’étaient pareillement laissé exciter par des questions si inutiles, semblait-il.
Tous pourtant redevinrent attentifs lorsque Achab, venant à pivoter dans la tarière, une main haut levée, crispée sur un hauban, presque convulsivement serrée, commença à les haranguer :
« Vous tous, les guetteurs, m’avez, plus d’une fois, entendu donner des ordres au sujet d’une baleine blanche. Regardez bien ! Vous voyez ce doublon ? et il éleva dans le soleil une large pièce d’or – il vaut seize dollars, les gars ! Vous le voyez bien ? Monsieur Starbuck passez-moi la masse, là-bas…
Tandis que le second allait quérir le marteau, Achab, sans mot dire, frottait lentement la pièce d’or sur les pans de sa vareuse, comme pour en aviver l’éclat, en fredonnant à voix basse un air sans paroles, dont le son si étouffé, si indistinct semblait être le bourdonnement des rouages de sa vie intérieure.
Prenant le marteau des mains de Starbuck, il marcha sur le grand mât, le marteau levé dans une main, brandissant de l’autre le doublon, et s’écria à voix forte : « Celui d’entre vous, les gars, qui me lèvera une baleine à tête blanche, au front ridé et à la mâchoire de travers, celui d’entre vous qui me lèvera cette baleine à tête blanche dont la nageoire de la queue est percée de trois trous à tribord – écoutez bien ! celui d’entre vous qui me lèvera cette baleine-là, celui-là aura cette pièce d’or, les enfants ! » – Hourra ! Hourra ! crièrent les marins en agitant leurs suroîts pour saluer le clouement au mât du doublon.
– C’est un cachalot blanc, dis-je, résuma Achab, en jetant la masse au sol, un cachalot blanc ! que les yeux vous en sortent à l’épier, les gars ! regardez bien si l’eau blanchit, et si vous apercevez ne fût-ce qu’une bulle, donnez de la voix !
Pendant tout ce temps, Tashtego, Daggoo et Queequeg l’avaient, plus que tous les autres, fixé avec une surprise et un intérêt ardents, et à la mention du front ridé et de la mâchoire torve, ils avaient sursauté comme sous l’aiguillon d’un souvenir personnel précis.
– Capitaine Achab, dit Tashtego, ce cachalot blanc doit être celui que certains appellent Moby Dick.
– Moby Dick ? hurla Achab, alors vous connaissez le cachalot blanc, Tash ?
– Est-ce qu’il n’agite pas un peu bizarrement la queue comme un éventail avant de sonder ? demanda le Gay-Header délibérément.
– Et n’a-t-il pas un souffle étrange aussi ? demanda Daggoo, très épais même pour un spermaceti, puissant et rapide, capitaine Achab ?
– Et il a un, deux, trois… oh ! beaucoup de fers en dedans de lui, aussi, capitaine ! s’écria Queequeg de façon hachée, tous tortis, tortés, tortus, comme çui, çui… et il bégayait en cherchant ses mots, puis faisant un geste de tourner et tourner comme s’il débouchait une bouteille… comme çui… çui…
– Tire-bouchon ! s’exclama Achab. Oui, Queequeg, il porte en lui des harpons tout tire-bouchonnés et tordus, oui, Daggoo, et son jet est énorme, pareil à une meule de blé, et blanc comme un monceau de notre laine de Nantucket après la tonte annuelle des moutons, oui, Tashtego, il bat de la queue comme un foc déchiré dans la tempête. Mort et enfer ! Hommes, c’est bien Moby Dick que vous avez vu… Moby Dick… Moby Dick !
– Capitaine Achab, dit Starbuck qui, de pair avec Stubb et Flask, n’avait cessé de fixer leur supérieur avec une surprise grandissante, mais qui parut enfin frappé d’une idée qui lui donnait la clef du mystère. Capitaine Achab, j’ai entendu parler de Moby Dick… mais ne serait-ce pas Moby Dick qui vous a emporté la jambe ?
– Qui t’a dit ça ? s’écria Achab, puis il se tut un instant. Oui, Starbuck. Oui, mes braves, tous mes braves, c’est bien Moby Dick qui m’a démâté ; Moby Dick qui m’oblige à me tenir debout sur ce moignon mort. Oui, oui, hurla-t-il dans un sanglot terrible, violent, animal, le sanglot d’un élan frappé au cœur. Oui, oui, c’est cette maudite baleine blanche qui m’a rasé ; c’est lui qui a fait de moi un pauvre béquillard empoté pour toujours et à jamais ! Puis levant les bras au ciel, il hurla vers l’infini ses imprécations : Oui, oui ! Et je le poursuivrai au-delà du cap de Bonne-Espérance, au-delà du cap Horn, au-delà du maelström de Norvège, au-delà du brasier de l’enfer, mais je ne me rendrai pas ! Et c’est pour cela que vous êtes là, les gars ! Pour livrer la chasse à ce cachalot blanc dans les deux océans, d’un bout à l’autre de la terre, jusqu’à ce qu’il souffle du sang noir et roule sur le flanc. Qu’en dites-vous les gars, serrons-nous les mains à présent, voulez-vous ? Je trouve que vous avez l’air courageux.
– Oui, oui ! crièrent les harponneurs et les marins en se précipitant sur le vieil homme hors de lui. L’œil ouvert sur Moby Dick ! un harpon aiguisé pour Moby Dick !
– Dieu vous bénisse ! on ne savait si c’était un sanglot ou un hurlement, Dieu vous bénisse, hommes. Garçons, allez tirer la grande mesure de grog ! Mais pourquoi cette tête de six pieds de long, monsieur Starbuck ? Ne veux-tu pas pourchasser la baleine blanche ? N’es-tu pas en forme pour Moby Dick ?
– Je suis prêt à affronter sa mâchoire de travers, comme les mâchoires de la mort, capitaine Achab, si elles s’ouvrent honnêtement au cours du travail que nous avons à faire, mais je suis ici pour chasser les baleines, non pour assouvir la vengeance de mon commandant. Combien de barriques d’huile te rapportera ta revanche si tu la remportes, capitaine Achab ? elle ne te sera pas d’un grand profit sur le marché de Nantucket.
– Le marché de Nantucket ! Pouah ! Mais viens plus près, Starbuck. Il te faut atteindre une couche plus profonde. Si l’argent doit être la jauge, les comptables ont mesuré la planète en la ceinturant de guinées, une couvre un tiers de pouce, alors permets-moi de te dire que ma vengeance atteindra le gros prix, ici !
– Il se frappe la poitrine, chuchota Stubb, pourquoi ? à mon avis ça sonne vaste mais creux.
– Des représailles sur une brute muette ! Qui ne t’a frappé que par aveugle instinct ! Folie ! s’écria Starbuck. La fureur envers un animal, capitaine Achab, c’est un blasphème !
– Écoute encore… une couche plus profonde… Homme ! toutes choses visibles ne sont que des masques de carton-pâte. Mais dans chaque événement… dans l’acte vivant, le fait indubitable… quelque chose d’inconnu mais doué de raison porte, sous le masque dépourvu de raison, la forme d’un visage. Si l’homme frappe, qu’il frappe à travers ce masque ! Comment le prisonnier pourrait-il s’évader sans percer la muraille ? La baleine blanche est cette muraille dressée devant moi. Parfois je crois qu’il n’y a rien derrière. Mais il suffit. Elle me met à l’épreuve, elle m’accable. Je vois en elle une force révoltante, nourrie de vigoureuse malignité. Et c’est ce qui échappe à ma compréhension ce que je hais avant tout. Que la baleine blanche soit un agent ou qu’elle soit un principe, j’assouvirai sur elle ma haine. Ne me parle pas de blasphème, homme, je frapperais le soleil s’il m’insultait. Car si le soleil pouvait le faire, je pourrais aussi riposter, il y a une sorte d’équité dans la lutte, la jalousie a présidé à toute création. Mais je ne suis pas soumis aux règles du jeu, homme. Qui est au-dessus de moi ? La vérité est infinie. Détourne ton regard ! Le regard d’un imbécile est plus intolérable que l’œil furieux d’un démon ! Alors… tu rougis, tu pâlis, mon ardeur a embrasé ta colère. Mais écoute, Starbuck, les mots de l’emportement se dédisent eux-mêmes. Il y a des hommes dont les paroles enflammées ne sont qu’un léger affront. Je n’avais pas l’intention de te blesser. Laisse courir. Regarde, là-bas, ces joues de Turcs aux taches fauves, ces images qui respirent et vivent peintes par le soleil, ces léopards païens à l’existence insouciante, dépourvue du sens du sacré, qui ne cherchent, ni n’attribuent aucune raison à leur vie brûlante toute de sensations ! L’équipage, homme, l’équipage ! Ces hommes ne font-ils pas qu’un avec Achab dans cette affaire de baleine ? Regarde Stubb ! Il rit ! Regarde le Chilien, il ronfle rien que d’y penser ! Ton seul jeune arbre ne saurait rester debout dans l’ouragan général, Starbuck ! Et de quoi s’agit-il ? penses-y. Rien de plus que d’aider à frapper une nageoire, ce n’est pas un haut fait pour Starbuck. Qu’est-ce d’autre ? Ce n’est pas pour une seule pauvre chasse que la meilleure lance de tout Nantucket va reculer alors que chaque matelot empoigne une pierre à aiguiser. Ah ! tu es dans l’étau d’une contrainte intérieure ! Je vois… la lame te soulève ! Mais parle, parle donc ! Oui, oui, ton silence alors parle pour toi. (À part.) Ses poumons ont bu le souffle de mes narines dilatées. Starbuck, désormais, m’appartient. Il ne peut plus me résister, sans révolte ouverte.
– Dieu me garde ! Qu’il nous garde tous ! murmura Starbuck à voix basse.
Tout à la joie de la soumission muette, envoûtée du second, Achab n’entendit pas cette invocation de mauvais augure, ni pour l’instant le rire étouffé qui monte de la cale, ni le sifflement prophétique du vent dans les cordages, ni le battement sourd des voiles contre les mâts comme si leur cœur défaillait tout à coup. Mais dans les yeux baissés de Starbuck se ralluma le feu opiniâtre de la vie, le rire souterrain s’éteignit, le vent souffla, les voiles se gonflèrent, le navire alla à nouveau de l’avant. Ah ! signes et présages, pourquoi n’insistez-vous jamais ? Mais ombres, vous êtes bien plus des prophéties que des avertissements ! Mais vous n’êtes point tant des prédictions venues du dehors que la confirmation d’événements qui se préparent intérieurement. Car il n’est guère besoin de contraintes extérieures pour que nous obéissions aux appels de notre être le plus intime.
– La mesure ! la mesure ! cria Achab.
Lorsqu’il eut reçu le pot d’étain plein jusqu’au bord, il se tourna vers les harponneurs et leur ordonna de présenter leurs harpons, puis il les fit tenir devant lui, près du guindeau, armes en main, tandis qu’à ses côtés, les trois seconds portaient leurs lances et que l’équipage formait cercle autour d’eux, alors pendant un instant il scruta chaque homme du regard. Et ces yeux sauvages croisaient les siens comme les yeux injectés de sang des coyotes cherchent ceux de leur chef avant que celui-ci ne s’élance à leur tête sur la piste du bison… mais hélas ! seulement pour tomber dans le piège invisible de l’Indien.
– Buvez et faites passer, dit-il aux marins les plus proches en leur tendant le pot pesant. Seul l’équipage boit à présent. Que ça circule, que ça fasse le tour ! D’un seul trait, les gars, mais d’un bon coup de gosier. C’est brûlant comme les sabots de Satan. Alors, alors, ça fait le tour à la perfection. Ça vous vrille, ça arrache l’œil du serpent qui cherche à mordre. Très bien. Presque à sec. Il revient d’où il était parti. Donnez-le moi, les gars, il est vide. Hommes, vous êtes comme les années… une vie si débordante disparaît en une gorgée. Garçon, remplissez-le !
– Maintenant, mes braves, écoutez, je vous ai tous rassemblés autour du cabestan, vous, les seconds, formez mon flanc avec vos lances, vous, les harponneurs, tenez-vous là avec vos harpons, et vous, courageux matelots, mettez-vous en cercle autour de moi, que je puisse en quelque sorte faire revivre une noble coutume de mes ancêtres pêcheurs. Ô hommes, vous verrez que… Comment garçon, te voilà déjà ? Les pièces fausses ne reviennent pas plus vite. Donnez-le moi. Eh bien, maintenant que ce pot est plein à nouveau, on n’a plus besoin d’un possédé de la danse de saint Guy… file, trembleur !
– Avancez, seconds ! Croisez vos lances devant moi. Très bien ! Que j’en touche le faisceau. Ce disant, le bras tendu, il saisit en leur point de croisement les rayons formés par les trois lances et leur imprima nerveusement une saccade soudaine tout en regardant intensément Starbuck puis Stubb, Flask puis Starbuck. Il semblait qu’il voulût, par une volonté intérieure et sans nom, leur infuser la même émotion sauvage contenue dans la bouteille de Leyde qu’était sa propre vie magnétique. Les seconds fléchirent sous son regard violent, soutenu, surnaturel ; Stubb et Flask détournèrent les yeux cependant que l’honnête Starbuck baissait les siens aussitôt.
– En vain ! s’écria Achab. Mais c’est peut-être mieux. Car si vous trois aviez, une fois seulement, été ébranlés par la plénitude du choc, alors mon propre fluide, cela m’aurait peut-être abandonné. Il eût été possible aussi que vous fussiez tombés foudroyés. Peut-être d’ailleurs que vous n’en avez aucun besoin. Abaissez les lances ! Et maintenant, seconds, je vous investis échansons de mes trois partisans païens, ces trois très nobles gentilshommes, mes valeureux harponneurs. Vous méprisez cet honneur ? Comment ? Quand le grand Pape lui-même se servit de sa tiare en guise d’aiguière pour laver les pieds des mendiants. Oh ! mes doux cardinaux ! C’est votre propre vouloir qui vous y courbera, je ne vous en donne point l’ordre, c’est vous qui le voudrez. Enlevez la douille et démanchez vos fers, harponneurs !
Ayant obtempéré en silence, les trois harponneurs pointaient à présent devant lui le dard levé de leurs fers de quelque trois pieds de long.
– Ne me poignardez pas de cet acier cruel ! Retournez-les, pointe en bas ! Ignorez-vous le côté godet ? En haut le soc ! Alors, alors… Avancez, échansons ! Les fers ! Prenez-les, et tendez-les moi afin que je les remplisse ! Aussitôt, allant lentement de l’un à l’autre officier, il versa dans le godet des harpons, jusqu’au bord, le feu liquide du pot d’étain.
– À présent vous voici trois par trois. Investissez les harponneurs des calices meurtriers ! Et tendez-les, vous qui faites maintenant partie de cette indissoluble alliance. Ah ! Starbuck ! C’est accompli ! Le soleil attendait pour se coucher d’avoir donné son accord. Buvez, harponneurs ! Buvez et jurez, vous qui avez place à l’avant de la pirogue de la mort. Mort à Moby Dick ! Que Dieu nous donne à tous la chasse, si nous ne la donnons pas à Moby Dick jusqu’à sa mort !
Les longs godets à barbelures furent dressés, et aux cris de guerre et de malédiction, aux huées adressées à la baleine blanche, l’alcool fut avec un ensemble parfait sifflé d’un seul trait. Starbuck pâlit et se détourna en frissonnant. Une fois de plus, la dernière, le pot fut empli et fit le tour d’un équipage en transes, puis les hommes se dispersèrent, Achab leur fit un signe de la main et se retira dans sa cabine.
(La cabine ; Achab, seul, est assis et regarde au-dehors par les fenêtres donnant vers l’arrière.)
Quel sillage blanc et trouble je laisse sur mon passage, de pâles eaux, de plus pâles joues. Les lames envieuses s’enflent derrière moi pour effacer ma trace. Qu’elles la fassent disparaître, j’aurai néanmoins passé le premier.
Là-bas déborde la coupe toujours pleine, la vague chaude rougit comme un vin. Le fil à plomb d’or sonde la mer. Le soleil qui, lentement, décline depuis le matin achève sa courbe plongeante, il descend cependant que s’élève mon âme ! Elle peine à cette montée sans fin. Serait-elle trop lourde, la couronne que je porte ? Cette couronne de fer des rois lombards ? Elle est pourtant sertie de pierres précieuses et moi qui la porte je ne puis voir l’éclat qu’elles jettent au loin, mais je sens obscurément que cet éblouissement engendre la confusion. C’est du fer – je le sais – non de l’or. Elle est brisée – je le sens. Ses bords déchirés me blessent si profond que mon cerveau semble palpiter dans un étau de métal. Oui, mon crâne est d’acier, point n’est besoin de casque dans cette lutte où la charge est lancée contre mon esprit !
La fièvre brûle mon front. Oh ! il fut un temps où le soleil levant m’était un noble aiguillon et un apaisement le soleil du soir. Rien ne m’est plus. Cette lumière adorable ne m’éclaire pas, toute beauté m’est une angoisse dont je ne peux tirer nulle joie. S’il m’est accordé de la percevoir à l’extrême, je suis privé de l’humble pouvoir d’y prendre plaisir. Je suis damné de la plus subtile, de la plus perverse façon ! Damné au cœur du paradis ! Bonne nuit… bonne nuit ! (Il agite la main et s’écarte de la fenêtre.)
Ce ne fut pas tâche si ardue. J’aurais cru trouver du moins un rebelle, mais ma roue dentée s’adapte à tous leurs engrenages et ils tournent. Ou bien, si l’on préfère, ils sont devant moi comme des tas de poudre et je suis l’étincelle. Mais le pire c’est qu’il faille consumer l’allumette pour communiquer aux autres la flamme ! Ce que j’ai osé, je l’ai voulu, ce que j’ai voulu, je le ferai ! Ils me croient fou – Starbuck le croit. Mais je suis satanique, je suis la folie elle-même déchaînée ! Cette folie furieuse qui n’a de lucidité que pour se comprendre elle-même ! La prophétie veut que je sois déchiqueté, eh… oui ! J’ai perdu cette jambe. Je prédis à présent que je démembrerai qui m’a démembré. Sois maintenant et le prophète et l’exécuteur. C’est plus que vous ne fûtes jamais, Dieux Grands. Je me ris de vous et je vous conspue, vous les joueurs de cricket, les pugilistes, les Burke sourds et les Bendigoe aveugles ! Je ne dirai pas ce que disent les écoliers aux brutes : « Trouvez quelqu’un à votre taille, ne me rossez pas ! » Non, vous m’avez abattu et je me suis relevé, mais vous vous êtes enfuis et cachés. Sortez de derrière vos ballots de coton ! Je n’ai pas de fusil pour vous atteindre. Venez, Achab vous présente ses compliments, venez voir si vous pouvez me détourner. Me détourner ? Vous ne le pouvez sans dévier vous-mêmes ! C’est là que je vous tiens ! M’écarter de ma voie, quand la route qui mène à mon but immuable est faite de rails d’acier et que les roues de mon âme sont creusées pour la suivre. Au-dessus de l’abîme des gorges, à travers le cœur transpercé des montagnes, sous le lit des torrents, je me rue tout droit devant moi ! Ni obstacle ni tournant à ma voie ferrée !
(Starbuck est appuyé au grand mât.)
Mon âme est plus que circonvenue, elle est envahie, et par un fou ! Douleur cuisante et insupportable que le bon sens doive mettre bas les armes sur un tel champ de bataille ! Mais il a foré profond et anéanti ma raison ! Je crois deviner son but impie, pourtant je sens devoir l’aider à l’atteindre, que je le veuille ou non, l’indicible m’a lié à lui et me remorque avec un câble pour lequel il n’est point de couteau. Horrible vieillard ! Il s’écrie : « Qui est au-dessus de moi ? » – Oui, il est démocrate pour ce qui est au-dessus de lui mais c’est un féodal pour ce qui lui est inférieur ! Oh ! je vois clairement ma situation misérable, obéir avec la révolte au cœur et, qui pis est, haïr avec une pointe de pitié ! Car je lis en ses yeux une tragique douleur qui, si elle était mienne, me dessécherait. Pourtant, tout espoir n’est pas perdu. Le temps et la marée sont vastes. La baleine haïe a tout le globe liquide pour voyager, comme le petit poisson rouge son bocal de verre. Dieu peut faire échouer son dessein qui insulte au ciel. Je reprendrais du cœur, s’il n’était devenu de plomb, sa pendule s’en est arrêtée et je n’ai pas de clef pour en remonter les poids.
(Un bruit de bacchanale retentit sur le gaillard d’avant.)
Oh ! Seigneur ! Voyager avec un tel équipage de païens non enfantés par une mère humaine mais mis bas quelque part par la mer peuplée de requins. La baleine blanche est leur Démogorgon. Écoutez ! Les orgies de l’enfer ! Ce vacarme vient de l’avant ! À l’arrière… un silence sans faille ! Il me semble que c’est l’image de la vie. À l’avant, railleuse, effrontée, la proue fortifiée fait jaillir la mer étincelante, mais ce n’est que pour traîner à sa suite le sombre Achab, ruminant dans sa cabine, dressée sur le remous du sillage et poursuivie par ses gloussements voraces. Ce long mugissement me fait frémir ! Paix ! ripailleurs et prenez le quart ! Ô vie ! En une heure comme celle-ci l’âme est vaincue comme le sont par la faim les êtres sauvages… Ô vie, c’est maintenant que j’éprouve ta secrète horreur ! Mais ce n’est pas en moi qu’elle est, cette horreur, c’est en dehors de moi ! Et avec la douceur humaine qui demeure en moi, j’essayerai de te combattre encore, spectre sinistre de l’avenir ! Influences bienheureuses, soyez à mes côtés, soutenez-moi, étreignez-moi !
(Stubb, seul, répare un bras de vergue.)
Ha ! ha ! ha ! ha ! hem ! que je me racle la gorge ! Depuis lors, je n’ai cessé d’y penser, et ce ha ! ha ! en est la conclusion. Pourquoi ? Parce que le rire est la réponse la plus sage et la plus facile à l’étrangeté ; et quoi qu’il arrive, il reste toujours ce réconfort infaillible : c’était écrit ! Je n’ai pas entendu ce qu’il a dit à Starbuck mais, à mon humble avis, Starbuck faisait joliment la même tête que moi l’autre soir. Pour sûr, le vieux Mogol a dû aussi le réduire à quia. Je l’ai compris, je le savais, si j’avais eu le don de prophétie, j’aurais pu le dire tout de suite, je l’avais vu en jetant un seul coup d’œil sur son crâne. Eh bien ! Stubb, sage Stubb – c’est mon qualificatif ! – eh bien ! Stubb, et puis après, Stubb ? On danse sur le volcan. Je ne sais pas tout ce qui va se passer, mais, que ce soit ce que ça voudra, j’irai au-devant en riant. Une facétie polissonne guigne sous toutes vos abominations ! Je me sens drôle… traderidera !… Que fait ma juteuse petite poire à la maison, pendant ce temps ? Elle pleure toutes les larmes de ses yeux ? Je penserais plutôt qu’elle régale les harponneurs qui viennent de débarquer, joyeuse comme un pavillon de frégate. Moi aussi je suis joyeux, traderidera !… Oh :
Nous boirons, ce soir, à la santé de l’amour
D’un cœur léger, gai et volage
Comme les bulles qui, au bord de la coupe
Éclatent sur nos lèvres.
C’est un fameux couplet ! Qui appelle ? M. Starbuck ? Oui, oui, sir… (à part) c’est mon supérieur mais il a le sien si je ne m’abuse. Oui, oui, sir, j’ai tout de suite fini ce travail, j’arrive.
HARPONNEURS ET MATELOTS
(La misaine se lève et l’on voit les hommes de quart debout, flânant, appuyés ou étendus dans des attitudes diverses, et chantant en chœur.)
Notre capitaine nous a donné l’ordre
De vous dire adieu, dames espagnoles !
De vous dire adieu, dames d’Espagne !
LE PREMIER MATELOT NANTUCKAIS
Oh ! les gars, pas de fadaises, c’est mauvais pour la digestion ! Quelque chose de plus stimulant, accompagnez-moi !
(Il chante, tous se joignent à lui.)
Notre capitaine était sur le pont
Avec sa longue vue
Il regardait les nobles baleines
Qui soufflent et sondent
Oh ! les bailles dans les pirogues, les gars !
Soyez prêts aux bras de vergues
Et nous aurons une des ces belles baleines !
Halons main sur main, les gars !
Soyez gais et gardez le cœur en place
Quand le hardi harponneur pique la baleine !
Voix du second sur le gaillard d’arrière
Piquez huit, à l’avant !
LE DEUXIÈME MATELOT NANTUCKAIS
En avant le chœur ! Huit coups là-bas ! Entends-tu, sonneur ? Toi, Pip, pique huit coups, noiraud ! J’appellerai la bordée, j’ai le gosier qu’il faut, une gueule de baril. Comme ça (il passe sa tête dans l’écoutille). Tri – booordais, en haut ! Huit coups, là en bas ! Grimpez !
LE MATELOT HOLLANDAIS
Belle ronflée, ce soir, les amis, une nuit fertile pour ça. J’ai remarqué que le vin de notre vieux Mogol, s’il est un coup de fouet pour les uns, est un coup de massue pour les autres. Nous chantons, ils dorment, oui, comme des souches, un vrai premier plan d’arrimage. Là, appelez-les à travers cette pompe de cuivre. Dites-leur de cesser de rêver à leurs belles. Dites-leur que c’est le jour de la Résurrection, qu’ils doivent les embrasser une dernière fois et se présenter au Jugement. Voilà, très bien… parfait… le beurre d’Amsterdam ne t’a pas graissé la voix, à toi.
LE MATELOT FRANÇAIS
Psitt, les gars, En avant pour une ou deux gigues avant de mouiller l’ancre dans la baie des Couvertures. Qu’en dites-vous ! Voici l’autre bordée qui monte. Attention ! Toutes les jambes prêtes ! Pip, petit Pip ! Hourra pour ton tambourin !
PIP (Boudeur et somnolent.)
Sais pas où il est.
LE MATELOT FRANÇAIS
Alors frappe-toi sur le ventre et remue les oreilles. Dansons la gigue, les hommes ; la vie est belle, hourra ! Le diable m’emporte ne danserez-vous pas ? En file indienne et une sabotière au galop ! Remuez-vous, en avant, les jambes !
LE MATELOT ISLANDAIS
Je n’aime pas ton plancher, camarade, il est trop moelleux pour mon goût. J’ai l’habitude de parquets de glace. Je m’excuse de jeter un froid, mais excusez-moi.
LE MATELOT MALTAIS
Excusez-moi aussi. Où sont les filles ? Qui, sinon un fou va prendre sa main gauche dans sa droite et se dire à lui-même : « Comment allez-vous ? » Des partenaires, il me faut des danseuses !
LE MATELOT SICILIEN
Oui, des filles et de l’herbe ! Alors je sauterai avec vous, oui, je me transformerai en sauterelle !
LE MATELOT DE LONG ISLAND
Bon, bon, les grognons, nous sommes assez nombreux sans vous. Sarclez le grain quand vous le pouvez, dis-je. Toutes les jambes iront bientôt à la moisson. Ah ! voilà la musique. Allons-y.
LE MATELOT AÇORIEN
(En montant, il lance le tambourin par l’écoutillon.)
Voilà Pip, et voilà les bittes du guindeau. Grimpe dessus ! Allons, les gars ! (La moitié des hommes dansent au son du tambourin, d’autres descendent, se couchent, d’autres encore dorment ou restent étendus sur des glènes de filins. Abondance de jurons.)
LE MATELOT AÇORIEN (Dansant.)
Vas-y Pip ! Frappe, sonneur ! Bing le, bang le, bong le, sonneur ! Tires-en des lucioles ! Brise les grelots !
PIP
Les grelots, dites-vous ! En voilà encore un d’arraché tellement je cogne.
LE MATELOT CHINOIS
Alors, claque des dents et cogne toujours ! Change-toi en pagode…
LE MATELOT FRANÇAIS
Joyeuse folie ! Lève le cerceau, Pip, jusqu’à ce que je saute à travers ! Déhanchez vos tournures ! Fendez-vous !
TASHTEGO (Fumant tranquillement.)
Ça c’est un homme blanc, il appelle ça s’amuser. Hum ! J’économise ma sueur, moi.
LE VIEUX MATELOT MANNOIS
Je me demande si ces joyeux gaillards savent sur quoi ils dansent. Moi je danserai sur votre tombe, certes… c’est la plus cruelle menace de vos femmes nocturnes qui remontent dans le vent au coin des rues. Ô Christ ! Penser à ces flottes verdies, aux crânes rongés de mousse des équipages ! Que voulez-vous ? Vraisemblablement le monde n’est qu’une boule, à ce que disent les savants, alors autant en faire une salle de danse. Dansez, les gars, vous êtes jeunes, je l’ai été une fois !
LE TROISIÈME MATELOT NANTUCKAIS
La relève, oh ! Ouf ! C’est pire que de ramer après les baleines par le calme plat… Laissez-nous tirer une bouffée, Tash.
(Ils s’arrêtent de danser, et se rassemblent en groupes. Cependant que le ciel s’assombrit et que le vent se lève.)
LE MATELOT LASCAR
Par Brahma ! les gars, il va bientôt falloir amener les voiles rondement. Le Gange du ciel a changé en vent ses grosses eaux ! Tu fronces les sourcils, Civa !
LE MATELOT MALTAIS (Étendu, secouant son chapeau.)
Ce sont les vagues… ce sont les bonnets de neige qui dansent à présent. Bientôt, elles secoueront leurs pompons. Et si toutes les vagues étaient des femmes, alors je me noierai et je danserai avec elles à jamais. Il n’est rien de plus doux sur la terre – le ciel n’a pas sa pareille – que ces poitrines chaudes et sauvages, furtivement surprises dans la danse, lorsque la tonnelle d’une étreinte dissimule ces grappes mûres et pleines.
LE MATELOT SICILIEN (Étendu.)
Ne m’en parle pas ! Écoute, le gars… ce rapide entrecroisement des membres… ces balancements souples… ces timidités… ces trémoussements ! ces lèvres ! ce cœur ! ces hanches ! ces frôlements… effleurer sans cesse et rien de plus ! Ne pas goûter, juste regarder, sans cela vient la satiété. Hein, païen ? (Il lui envoie une bourrade.)
LE MATELOT TAHITIEN (Allongé sur une natte.)
Salut, sainte nudité de nos danseuses ! Les Hula-Hula ! Ah ! Tahiti, la voile aux reins, les palmes hautes ! Je demeure étendu sur ta natte mais elle ne repose plus sur ta douce terre ! Je t’ai vue tisser dans les bois, ô ma natte ! Je t’ai apportée jusqu’ici verte encore, mais à présent te voilà flétrie, usée. Ah ! ni toi, ni moi n’avons pu supporter cet exil ! Qu’en sera-t-il, si nous sommes transplantés au ciel ? N’entends-je pas gronder les torrents qui descendent des cimes aiguës de Pirohitee, bondissent dans les rochers escarpés et viennent noyer les villages ?… L’orage ! L’orage ! Redresse l’échine et va à sa rencontre ! (Il saute sur ses pieds.)
LE MATELOT PORTUGAIS
Comme la mer éclate contre la coque ! Soyez prêts à prendre les ris, mes braves ! Les vents croisent le fleuret mais bientôt à la débandade ils vont se fendre.
LE MATELOT DANOIS
Craque, craque, vieille carène ! Tant que tu craques, tu tiens bon ! Bravo ! Le second t’a durement en mains, il n’a pas plus peur que l’île du Cattegat, dont le bastion salé soutient le pilonnement furieux des tempêtes de la Baltique !
QUATRIÈME MATELOT NANTUCKAIS
Notez qu’il a des ordres. J’ai entendu le vieil Achab lui dire qu’il doit toujours viser le grain, un peu comme on tire au pistolet sur un jet d’eau, faire feu du navire droit dessus !
LE MATELOT ANGLAIS
Sacredieu ! Ce vieil homme est un grand type ! Et nous sommes ses hommes pour chasser sa baleine !
TOUS
Oui !… Oui !…
LE VIEUX MATELOT MANNOIS
Comme tremblent les trois pins, ce sont pourtant les arbres les plus durs à la vie dans tout autre sol ! Mais ici, ils n’ont que l’argile maudite du pont. Sois ferme à la barre, timonier ! C’est par un temps pareil que les cœurs courageux se brisent à terre et que les quilles se fendent à la mer. Notre capitaine a sa marque de naissance, voyez là-bas, les gars, il y a la même dans le ciel… blême comme la sienne… et tout le reste est ténèbres.
DAGGOO
Et puis après ? Qui a peur des ténèbres a peur de moi ! Je suis taillé à même l’ombre !
LE MATELOT ESPAGNOL
(À part.) Il veut faire le fendant, ah ! la vieille rancune me rend susceptible. (S’avançant.) Oui, harponneur, ta race est incontestablement le côté noir de l’humanité, diaboliquement noir. Soit dit sans offense.
DAGGOO (Menaçant.)
Sans offense aucune.
LE MATELOT DE SAN JAGO
Cet Espagnol est fou ou saoul. Pourtant c’est impossible ou alors, en son cas, l’eau-de-vie de notre vieux Mogol est lente à faire son effet.
CINQUIÈME MATELOT NANTUCKAIS
Qu’est-ce que j’ai vu… des éclairs ? Oui.
LE MATELOT ESPAGNOL
Non, c’est Daggoo qui a montré ses dents.
DAGGOO (Bondissant.)
Je vais te faire avaler les tiennes, pantin ! Peau blanche ! Foie blanc !
LE MATELOT ESPAGNOL (Allant à lui.)
Je te surinerai de bon cœur ! Grande carcasse, petite cervelle !
TOUS
La bagarre ! La bagarre ! La bagarre !
TASHTEGO (Tirant sur sa pipe.)
Bagarre en bas, bagarre en haut – les dieux et les hommes – tous des brailleurs ! Pfuit !
LE MATELOT DE BELFAST
Une bagarre ! Une vraie bagarre ! Bénie soit la Vierge, une bagarre ! Foncez les gars !
LE MATELOT ANGLAIS
Que ce soit de bonne guerre ! Enlevez le couteau à l’Espagnol ! En cercle, en cercle !
LE VIEUX MATELOT MANNOIS
Déjà fait. Là-bas… la courbe de l’horizon, Dans ce cercle Caïn frappa Abel. Honnête et joli travail ! Non ? Mais pourquoi, Dieu, as-tu alors créé ce cercle ?
VOIX DU SECOND AU GAILLARD D’ARRIÈRE
Aux drisses ! Amenez les voiles de perroquet ! Soyez prêts à prendre un ris aux huniers !
TOUS
Le grain ! Le grain ! Sautez, mes lurons ! (Ils se dispersent.)
PIP (Se recroquevillant sous le guindeau.)
Des lurons ! Que le Seigneur vienne en aide à des lurons de cette espèce ! Cric, crac, voilà la draille de foc qui part. Bing, bang ! Seigneur ! Baisse-toi davantage, Pip, voilà la vergue de cacatois qui arrive ! C’est pire que d’être dans les bois quand le vent tourbillonne, au dernier jour de l’année ! Qui grimperait en quête des châtaignes à présent ? Mais ils sont tous en train de jurer, et pas moi. Ils se préparent un brillant avenir, ils sont sur la route du ciel. Tiens bon, de toutes tes forces ! Jimmini, quel grain ! Mais ces gars, eux, sont pires que les grains blancs. Les rafales blanches ? Ce cachalot blanc ? Br… Je viens d’entendre leurs bavardages, à l’instant, et la baleine blanche. Brr… On n’en a parlé qu’une fois et c’est justement ce soir ! Ça me fait frémir de la tête aux pieds comme mon tambourin. Ce vieil anaconda leur a fait prêter serment de la chasser ! oh ! toi, grand Dieu blanc, quelque part là-haut dans l’obscurité, aie pitié de ce petit garçon noir ici en bas, protège-le de tous ces hommes qui n’ont pas d’entrailles pour éprouver la peur !
Moi, Ismaël, je faisais partie de cet équipage. Mes cris s’étaient élevés avec ceux des autres, mon serment s’était joint aux leurs et plus je criais fort, plus la terreur qui habitait mon âme rivait ce serment à coups de marteau. Une sympathie occulte et farouche me possédait, la haine dévorante d’Achab devenait mienne. Je tendis une oreille avide à l’histoire de ce monstre sanguinaire, contre lequel j’avais, avec tous les autres, juré meurtre et vengeance.
Depuis assez longtemps, bien que par intermittence, la Baleine blanche, à l’écart et solitaire, avait hanté ces mers barbares fréquentées surtout par les pêcheurs de cachalots. Tous n’étaient pas au courant de son existence et seul un nombre relativement petit d’entre eux l’avaient vue sachant qui elle était. Plus petit encore le nombre de ceux qui l’avaient attaquée en toute connaissance de cause. Le grand nombre de navires qui partaient en campagne, la débandade qui les éparpillait sur tous les océans du globe, certains d’entre eux cherchant l’aventure sous des latitudes si désolées qu’au cours de douze mois ou plus ils ne rencontraient que rarement ou jamais un seul navire porteur de quelque message, la longueur excessive de chaque voyage, l’irrégularité des départs, bien d’autres raisons directes ou indirectes firent que les nouvelles portant sur la personnalité de Moby Dick furent longuement empêchées à se répandre parmi les flottes baleinières du monde entier. Sans doute, plusieurs navires rapportèrent avoir rencontré, à telle ou telle époque, ou sous tel ou tel méridien, un cachalot d’une grandeur et d’une malignité inusitées qui, après avoir mis à mal ses assaillants, leur avait complètement échappé. Quelques-uns pensaient qu’il y avait de fortes présomptions pour que ce fût Moby Dick en personne. Mais comme la pêche au cachalot a récemment offert des exemples divers et plutôt fréquents de férocité, de ruse et de méchanceté extrêmes du monstre poursuivi, les pêcheurs qui, par hasard, livrèrent bataille, sans le savoir, à Moby Dick, se contentèrent d’attribuer la terreur insolite qu’il provoquait aux dangers de la chasse au cachalot en général plutôt qu’à un individu particulier. C’est sous ce jour-là que la plupart voyaient la rencontre tragique d’Achab et de la baleine jusqu’à présent.
Quant à ceux qui, ayant ouï parler de la Baleine blanche l’aperçurent par hasard, presque tous, au départ, mirent sans crainte les pirogues à la mer comme pour n’importe quelle autre baleine de cette espèce. Mais ces attaques furent suivies de telles calamités, non pas limitées à des poignets ou à des chevilles foulés, à des membres brisés ou dévorés, mais fatales jusqu’à la suprême fatalité et ces échecs désastreux et répétés accumulèrent tant de terreurs sur Moby Dick, ils prirent de telles proportions qu’ils ébranlèrent le courage de bien de vaillants chasseurs à qui était revenue l’histoire de la Baleine blanche.
Des légendes insensées vinrent amplifier l’horreur vraie de ces rencontres meurtrières, car tout événement surprenant et terrible engendre naturellement le fabuleux comme l’arbre abattu des champignons, et bien plus encore que sur la terre ferme, les rumeurs fantastiques se répandent d’abondance sur la mer pour peu qu’elles trouvent un point d’appui dans la réalité. Si la vie sur mer l’emporte déjà sur la vie terrienne dans ce domaine, la pêche à la baleine, elle, l’emporte sur tout autre mode de vie maritime, en contes merveilleux et effrayants. Car non seulement les baleiniers n’échappent pas à l’ignorance et aux superstitions qui se transmettent de générations en générations, à tous les marins mais encore ce sont eux qui se trouvent, de par les circonstances mêmes de leur action, mis le plus brutalement en contact avec tout ce que la mer recèle de saisissantes épouvantes ; non seulement, ils voient face à face les merveilles les plus grandes mais ils leur livrent combat corps à corps. Seul, sur des mers si lointaines, qu’en ayant vogué des milliers de milles durant, côtoyé des milliers de rivages, jamais ne l’attendent la pierre ciselée d’une cheminée ni quoi que ce soit d’accueillant sous le soleil ; sous de telles latitudes et longitudes, faisant un tel métier, le baleinier est enveloppé d’influences qui toutes tendent à féconder son imagination pour de puissantes naissances.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que les bruits qui couraient à travers la désolation océane au sujet de la Baleine blanche soient allés s’enflant de tant d’espace même et aient fini par faire corps avec toutes sortes d’insinuations délirantes, d’allusions avortées au sujet d’interventions surnaturelles, investissant Moby Dick d’un pouvoir de neuve terreur qu’aucune apparence ne justifiait. La panique qu’il semait retenait bien des chasseurs, auxquels ces bruits étaient parvenus, de souhaiter affronter les périls de sa mâchoire.
Mais des influences plus prosaïques étaient à l’œuvre. Le prestige originel du cachalot, en tant que monstre distinct de tout autre espèce de léviathan, demeure intact, maintenant encore, dans l’esprit des baleiniers. Et certains encore parmi eux, bien qu’intelligents et courageux lorsqu’il s’agit de chasser la baleine du Groenland ou baleine franche, refuseraient le combat avec le cachalot, soit par manque d’expérience professionnelle, soit par incompétence ou par timidité. En tout cas, il y a bien des baleiniers, surtout parmi ceux qui naviguent sous d’autres pavillons que le pavillon américain, qui n’ont jamais engagé la lutte contre le cachalot et dont la seule connaissance du léviathan se borne à celle du monstre ignoble primitivement poursuivi dans le Nord. Ces hommes-là, assis sur le panneau, pareils aux enfants auxquels on raconte une histoire au coin du feu, écoutent avec un intérêt respectueux les histoires sauvages et étranges des expéditions baleinières dans les mers du Sud. Nulle part, la souveraineté terrifiante du cachalot n’est ressentie avec autant de sensibilité qu’au gaillard d’avant de ces navires qui s’en écartent.
Sa puissance, maintenant prouvée, projetait autrefois une ombre légendaire jusque dans les récits de certains naturalistes ; Olafsen et Powelsen déclarent que non seulement le cachalot est la terreur de tout ce qui vit dans la mer mais que son incroyable férocité lui donne une soif inextinguible de sang humain. De semblables idées n’avaient pas disparu au temps de Cuvier. Dans son Histoire naturelle, le baron affirme qu’à la vue d’un cachalot, tous les poissons, requins y compris, « sont frappés des plus vives terreurs » et que « souvent dans la hâte qu’ils mettent à fuir, ils se précipitent contre des rochers avec une violence telle que leur mort est instantanée ». L’expérience générale de la pêcherie peut bien compenser des remarques de cette nature, mais leur ampleur tragique confirme les baleiniers dans leurs croyances superstitieuses, même au sujet de la soif sanguinaire dont parle Powelsen, et surtout lorsque des vicissitudes les invitent à y penser.
De sorte que, submergés par la crainte entretenue par les histoires et les présages concernant Moby Dick, bien des pêcheurs rappelaient le temps où il était difficile de persuader des hommes ayant pourtant une longue expérience de la baleine franche de s’engager dans les dangers de cette chasse audacieuse, alors à ses débuts. Ces hommes prétendaient que, si l’on pouvait chasser avec espoir les autres léviathans, poursuivre et pointer des lances sur une apparition telle que le cachalot était une entreprise inhumaine et que s’y risquer c’était inévitablement se précipiter au-devant de l’éternité. On peut consulter sur ce thème des documents remarquables.
Pourtant il s’en trouvait qui, quoique informés, étaient prêts à livrer la chasse à Moby Dick et d’autres, plus nombreux, qui n’en ayant ouï parler que vaguement et avec réserve, sans détails précis d’une catastrophe donnée, sans surenchère de superstitions, étaient suffisamment téméraires pour ne pas esquiver la lutte si elle s’offrait.
L’une des idées les plus folles qui hantaient les esprits superstitieux au sujet de la Baleine blanche était la notion surnaturelle de son ubiquité, elle aurait été réellement rencontrée au même instant précis sous deux latitudes opposées.
Mais la crédulité et la superstition ne sont pas sans comporter quelque vraisemblance, car les courants marins n’ont pas à ce jour livré tous leurs secrets même à la plus érudite recherche, et les chemins mystérieux que le cachalot suit dans les profondeurs restent inconnus de ses poursuivants, donnant lieu, de temps à autre, à des conjectures aussi curieuses que contradictoires, surtout en ce qui concerne sa manière occulte, après avoir sondé dans l’abîme, de se déplacer à une vitesse hallucinante jusqu’à des lieux prodigieusement éloignés.
C’est un fait bien connu des baleiniers anglais et américains, et mentionné depuis des années dans le récit digne de foi de Scoresby, que des baleines prises tout au nord du Pacifique portaient dans leurs flancs des fers de harpons reçus dans les mers du Groenland. Et l’on ne peut nier que, dans certains cas, le laps de temps écoulé entre ces deux combats n’ait pu excéder quelques jours. Certains baleiniers en ont déduit que le Passage du Nord-Ouest qui a posé si longuement un problème à l’homme, n’en fut jamais un pour la baleine. On retrouve ainsi dans la réalité vécue par des hommes bien vivants des prodiges aussi fabuleux que ceux que l’on contait autrefois au sujet de la Serra da Estrella, montagne de l’intérieur du Portugal et dont un lac proche du sommet voit flotter sur ses eaux les épaves de navires perdus en mer, ou l’histoire plus merveilleuse encore de la fontaine Aréthuse, près de Syracuse, dont les eaux, croyait-on, venaient de Terre sainte par une voie souterraine. Ces fables ne surpassent guère les prodiges quotidiens de la chasse à la baleine. Accoutumés à semblables magies, sachant que la Baleine blanche avait échappé vivante à des assauts répétés et intrépides, il n’est pas surprenant que les baleiniers aient poussé leurs superstitions jusqu’à affirmer que Moby Dick était non seulement omniprésent mais qu’il était encore immortel (l’immortalité n’était que l’ubiquité dans le temps), que des forêts de lances dans les flancs le laissaient intact et que même si l’on parvenait jamais à lui faire souffler un sang épais, cette vue ne serait qu’une effroyable illusion, car, à des lieues de là, sur des lames non rougies, son souffle monterait, immaculé.
Mais, dépouillé de tout surnaturel, le caractère insolite du seul aspect physique et irrécusable du monstre suffit à frapper l’imagination. En effet, ce n’est pas tellement sa masse inusitée qui le distingue des autres cachalots mais, comme nous l’avons déjà laissé entendre, un front étrange, ridé, d’une blancheur de neige, et une haute bosse pyramidale, blanche elle aussi. Ces particularités essentielles révèlent à ceux qui le connaissaient, son identité jusque dans les mers infinies ne figurant sur aucune carte.
Son corps était également si rayé, tacheté, marbré de cette même blancheur spectrale qu’il méritait bien son nom de Baleine blanche, justifié par l’éclat de son apparition, lorsque à l’heure de midi, glissant sur le bleu sombre de l’océan, il y ouvrait le sillage d’une voie lactée, écume blanche constellée de paillettes d’or.
Et ce n’était pas tant sa taille exceptionnelle, ni sa robe insigne, ni même sa mâchoire inférieure difforme qui rendaient la Baleine blanche naturellement terrifiante, que la méchanceté concertée et sans exemple dont elle avait fait preuve à d’innombrables reprises dans ses attaques. Plus que tout, peut-être, ses fuites traîtresses inspiraient l’épouvante, car lorsqu’elle s’éloignait de ses poursuivants triomphants, manifestant tous les signes de la peur, elle avait, plus d’une fois, fait brutalement volte-face et, fonçant sur eux, fait voler en éclats leurs pirogues, ou les avait contraints de regagner, en désarroi, leur navire.
Déjà plusieurs catastrophes marquaient l’histoire de sa chasse. De semblables désastres, dont il est peu fait état à terre, ne sont nullement rares dans les annales de la pêcherie mais, dans la plupart de ces cas, la préméditation criminelle et la férocité satanique de la Baleine blanche semblent telles que chaque démembrement ou chaque mort ne sauraient être imputées à une brute dépourvue de toute intelligence.
Imaginez dès lors dans quels brasiers de fureur démente étaient jetés ses chasseurs désespérés lorsque, parmi les éclats de leurs embarcations broyées, parmi les membres de leurs camarades déchiquetés, ils nageaient pour se dégager du lait caillé de la funeste colère de la baleine, et se retrouvaient devant le sourire serein et exaspérant du soleil, aussi immuable que s’il se fût agi d’une naissance ou d’une noce.
Ses trois pirogues défoncées autour de lui, les avirons et les hommes pris dans les remous, un capitaine, arrachant à sa proue brisée le couteau à trancher la ligne, avait bondi vers la baleine, et dans un corps à corps digne de l’Arkansas sur son adversaire, cherchait aveuglément à atteindre, avec une lame de six pouces, sa vie enfouie à une toise de profondeur. Achab fut ce capitaine. Et c’est alors que, glissant soudain sous lui la faucille de sa mâchoire, Moby Dick avait moissonné la jambe d’Achab, comme le faucheur une feuille d’herbe dans les champs. Aucun Turc enturbanné, aucun mercenaire vénitien ou malais, n’aurait pu le frapper avec une plus apparente malice. On ne peut guère douter que ce fut à partir de cette rencontre, presque fatale, qu’Achab ait nourri envers la baleine une fureur vengeresse. Sa frénésie maladive s’accrût encore du fait qu’il l’identifiait non seulement à toutes ses douleurs physiques mais encore à toutes ses révoltes de l’esprit. La Baleine blanche nageait devant lui, obsédante incarnation de ces puissances néfastes dont certaines natures profondes se sentent dévorées jusqu’à ce qu’elles ne leur laissent pour vivre qu’un demi-cœur et un demi-poumon. Devant ce mal spirituel originel auquel les chrétiens modernes reconnaissent la possession de la moitié des mondes et dont les anciens ophites avaient fait une idole à laquelle ils rendaient un culte… Achab ne s’inclinait pas comme eux pour l’adorer mais, dans son délire, l’esprit du mal prenait corps dans la Baleine blanche tant haïe et, infirme, il se mesurait à elle. Tout ce qui incline à la folie, tout ce qui torture, tout ce qui remue la vase, toute vérité entachée de venin, tout ce qui fissure les nerfs et encroûte le cerveau, toute intervention démoniaque subtile dans la vie et dans la pensée, tout le mal, pour le dément Achab, c’était l’être visible de Moby Dick à qui l’on pouvait livrer un tangible combat. Sur la bosse blanche de la baleine, il accumulait la révolte et la haine universelles éprouvées par l’humanité depuis Adam et il chargeait le mortier de sa poitrine du brûlant explosif de son cœur.
Il est peu probable que cette obsession ait brusquement germé en lui lors de son amputation ; à ce moment-là, se jetant sur le monstre, le couteau à la main, il avait seulement donné libre cours à une impulsion passionnée de haine charnelle et, lorsqu’il fut déchiré, il ne ressentit vraisemblablement que l’agonie de cette lacération, mais rien de plus. Mais, lorsqu’il fallut, à cause de cela, prendre la route du retour et que, pendant de longs mois faits de longues semaines et de longs jours, Achab se trouva étendu, côte à côte, avec son angoisse dans un même hamac, lorsqu’il fallut doubler en plein hiver le cap hurlant et lugubre de Patagonie, ce fut alors que son corps en lambeaux et son âme poignardée se mirent à saigner l’un dans l’autre et cette osmose le rendit fou. Ce fut alors seulement, lors de ce voyage de retour, après ce combat, qu’il devint la proie de sa monomanie, et par moments sa folie devenait furieuse. Bien que mutilé, une telle force vitale couvait dans sa poitrine égyptienne qu’elle s’amplifiait de son délire et ses seconds durent le ligoter dans son hamac. La berceuse démente des tempêtes le balançait dans sa camisole de force.
Lorsque le navire atteignit des latitudes plus clémentes et que ses bonnettes doucement gonflées le portèrent à travers les tranquilles tropiques, le vieil homme, selon toute apparence, avait abandonné sa folie avec les houles du cap Horn et de son antre obscur dans la lumière bénie.
Pourtant, alors même qu’il montrait un front résolu, rasséréné, pâle encore, donnait ses ordres à nouveau calmement et que ses seconds remerciaient Dieu d’avoir éloigné de lui cette fureur démente, alors même, dans le sanctuaire de son âme, Achab délirait. Souvent la folie des hommes est un félin rusé, lorsqu’on croit en avoir fini avec elle, elle est subtilement transfigurée ; celle d’Achab ne s’était pas apaisée, elle s’était resserrée en profondeur, pareille à l’Hudson, ce noble Nordique, dont les flots n’ont pas perdu leur violence lorsqu’ils courent insondables dans les étroites gorges des montagnes. Ainsi étranglée dans un défilé, la monomanie d’Achab n’avait rien perdu de sa démesure et rien n’avait sombré de sa grande intelligence naturelle. Son libre arbitre s’était fait instrument. Si l’on ose donner aussi audacieusement à la pensée le caractère qui lui est propre : la folie particulière d’Achab avait pris d’assaut tout son jugement et concentrait toutes les batteries de son bon sens en les contraignant à servir son obsession, de sorte que, loin d’avoir décru, sa puissance s’était mille fois multipliée face à ce but et il y apportait une énergie dont il n’avait jamais fait usage en poursuivant un objectif raisonnable.
Tout cela est beaucoup… pourtant, les abîmes vastes et ténébreux d’Achab demeurent inviolés. Il est vain de divulguer les profondeurs car profonde est toute vérité. Si grandiose, si merveilleux que soit l’hôtel de Cluny à tourelles où vous vous trouvez, quittez-le, éloignez-vous de son intimité, âmes nobles et tristes, et descendez vers les grands thermes romains où, enfouie au-dessous des tours fantastiques que l’homme a érigées sur l’écorce de la terre, la racine de sa grandeur, toute son atroce essence demeure tel un patriarche, c’est l’ancien enseveli sous les antiquités et trônant sur des statues brisées ! Et les grands dieux se rient du roi captif et de son trône en ruine mais lui, patient, accroupi comme une cariatide, soutient de son front glacé les couches superposées des âges. Vous, les âmes les plus fières, les plus tristes, descendez jusqu’à lui et questionnez ce fier, ce triste souverain. Il vous ressemble comme un frère ! Oui, il vous a engendrées, jeunes royautés en exil, et seul ce sévère seigneur pourra vous révéler le secret de la création.
Achab entrevoyait en son cœur que si ses moyens étaient sains, ses mobiles et son but relevaient d’une démence à laquelle il ne pouvait se dérober, qu’il ne pouvait ni détruire ni modifier ; il savait aussi qu’il avait longuement dissimulé auprès des hommes, qu’il dissimulait encore. Il s’en rendait compte, mais sa volonté n’y pouvait rien changer. Toutefois, il avait si bien réussi à feindre que lorsqu’il avait enfin débarqué sur sa jambe d’ivoire, aucun Nantuckais ne devina en lui autre chose qu’une souffrance naturelle, l’ayant atteint dans ses œuvres vives, et dont le terrible accident qui s’était abattu sur lui était cause.
Ce que l’on avait appris de son indiscutable crise de folie en mer fut attribué à la même cause, ainsi que l’humeur sombre qui, depuis, obscurcissait régulièrement son front et cela jusqu’au jour même où appareilla le Péquod. Il est vraisemblable aussi que, loin de le croire, d’après d’aussi noirs symptômes, inapte à une nouvelle campagne, les propriétaires calculateurs de cette île économe, inclinèrent à penser que ces raisons mêmes le rendraient d’autant plus âpre à cette poursuite si furieuse, si sauvage, si sanguinaire qu’est la chasse à la baleine. Brûlé au-dehors, rongé en dedans par les crocs inexorables d’une incurable idée fixe, un tel homme, s’il existait, était tout désigné pour lever la lance et jeter le fer contre la plus repoussante des brutes. Ou si l’on présumait que son infirmité l’en empêcherait, du moins serait-il par excellence capable d’exciter ses subalternes au combat par ses encouragements et ses hurlements. Quoi qu’il en soit, il est certain que, le secret délirant d’une fureur toujours neuve enfermé et verrouillé en son cœur, Achab s’était embarqué pour le présent voyage avec le but unique, l’absorbant tout entier, de chasser la Baleine blanche. Si une seule de ses vieilles connaissances à terre avait pu imaginer ce qui couvait en lui, comme leurs âmes médusées et vertueuses eussent arraché le navire à cet homme satanique ! Mais elles ne pensaient qu’à une expédition fructueuse, à un profit en bel et bon argent, et lui n’avait d’autre dessein qu’une vengeance téméraire, implacable et surnaturelle. Voici donc ce vieil homme impie et grisonnant, poursuivant de sa malédiction la baleine de Job à travers tous les océans, à la tête d’un équipage composé en majeure partie de métis renégats, de parias et de cannibales, moralement affaibli encore par l’impuissance à laquelle étaient réduites la vertu et la droiture sans soutien de Starbuck, l’insouciance réjouie et inentamable de Stubb et la médiocrité totale de Flask. Qu’il eût sous ses ordres un tel équipage semble avoir été prévu et décidé par une fatalité infernale, complice de sa folie vengeresse. Comment se fait-il que tous se faisaient l’écho de la colère du vieillard, quel envoûtement néfaste subjuguait leurs âmes au point de leur faire croire parfois que sa haine était la leur, que la Baleine blanche leur était un ennemi aussi intolérable qu’à lui ? Ce serait plonger plus profond qu’Ismaël ne peut le faire que de tenter d’expliquer ce que la Baleine blanche représentait pour eux et pourquoi, dans leur inconscient, elle leur apparaissait, à leur insu, confusément, comme le grand démon qui sillonne les océans de la vie. Le mineur souterrain, à l’œuvre en chacun d’entre nous, sait-il où le conduit son pic dont le bruit sourd sans cesse se déplace ? Qui ne se sent pas tirer par une main irrésistible ? Quel esquif resterait immobile remorqué par un vaisseau de 74 ? Le tout premier je m’abandonnai au temps et au lieu mais, malgré ma brûlante impatience à rencontrer la baleine, je ne pouvais voir en cette brute autre chose que le mal le plus funeste.
J’ai suggéré ce que la Baleine blanche représentait pour Achab, ce qu’elle était, parfois, pour moi reste à dire.
Mis à part les raisons indiscutables pour lesquelles Moby Dick pouvait semer l’effroi dans l’âme de n’importe quel homme, une autre considération ou plutôt une horreur trouble et sans nom prenait, de temps en temps, en moi une intensité telle qu’elle submergeait toutes les autres ; sa nature ineffable et mystique me fait presque désespérer de pouvoir l’exprimer. La blancheur de la baleine par-dessus tout m’épouvantait. Comment espérer m’expliquer, pourtant il le faut, ne serait-ce que confusément et au hasard, faute de quoi tout ce récit serait vain.
Bien que la blancheur confère souvent à la beauté un raffinement singulier, comme si elle infusait aux choses sa vertu particulière, aux marbres, aux camélias, aux perles par exemple, bien que de nombreuses nations lui aient reconnu une suprématie royale, que les grands rois barbares de Pégu aient mis le titre de « Seigneur des Éléphants blancs » au-dessus de toute grandiloquente distinction, que les actuels rois du Siam ornent leur étendard de ce même quadrupède neigeux, que le drapeau hanovrien arbore un destrier immaculé, que le grand empire césarien d’Autriche, héritier de la suzeraineté romaine, ait choisi comme elle cette couleur impériale, bien que cette suprématie touche jusqu’à la race humaine, accordant idéalement à l’homme blanc une autorité sur toute tribu noire, bien que la blancheur ait même été, en outre, synonyme d’allégresse, les Romains marquant d’une pierre blanche un jour heureux, bien que, dans les symboles, dans les tendresses humaines, cette même blancheur soit devenue l’emblème de choses nobles et touchantes : la pureté des épousées, la douceur de la vieillesse, bien que parmi les Peaux-Rouges d’Amérique il ne soit pas plus grand gage d’honneur que le don d’une ceinture blanche de wampoum, bien que sous des cieux divers la blancheur de l’hermine du juge symbolise la majesté de la Justice, que la dignité des rois et des reines soit quotidiennement soulignée par la couleur laiteuse de leurs coursiers, bien que dans les mystères les plus élevés des plus augustes religions elle signifie la puissance immaculée de la divinité, que les adorateurs persans du feu aient tenu pour sainte entre toutes la flamme blanche et fourchue de l’autel, que dans la mythologie grecque le grand Jupiter lui-même se soit incarné dans un taureau blanc, bien que chez les nobles Iroquois, le sacrifice hivernal du Chien blanc sacré ait été de loin la cérémonie la plus béatifique de leur religion, cette créature fidèle et sans tache étant le témoignage le plus pur qu’ils pussent offrir à l’Esprit suprême, de leur propre fidélité ; bien que tous les prêtres chrétiens empruntent directement au latin le nom de la tunique qu’ils portent sous la soutane, cette aube qui fait partie de leurs vêtements sacerdotaux, bien que le cérémonial de l’Église romaine ait choisi le blanc pour les ornements de la célébration de la Passion de Notre Seigneur, bien que dans une vision de saint Jean les élus soient vêtus de robes blanches, que les vingt-quatre vieillards, également vêtus de blanc, se tiennent devant le trône blanc où siège l’Agneau de laine blanche, eh bien, malgré toutes ces associations si nombreuses de la blancheur avec tout ce qui est doux, honorable et sublime, la notion la plus intime qu’elle sécrète est d’une nature insaisissable qui frappe l’esprit d’une terreur plus grande que la pourpre du sang.
Cette insaisissable nature, lorsqu’elle est dénuée de tout rapprochement bienveillant, et se trouve liée à un objet terrible en soi, porte la terreur à son comble. Voyez l’ours blanc des pôles, le requin blanc des tropiques, leur horreur transcendante ne vient-elle pas de leur douce blancheur neigeuse ? C’est leur effroyable blancheur qui investit leur muette avidité d’une si abominable suavité, plus repoussante que terrifiante. Et le tigre aux crocs cruels en sa robe héraldique n’ébranle pas autant le courage que l’ours ou le requin dans leurs blancs suaires[7].
Pensez à l’albatros ! D’où vient qu’à travers les nuées de l’émerveillement spirituel et de la blafarde crainte, ce fantôme blanc vole dans toutes les imaginations ? Coleridge n’est pas le premier responsable de pareil envoûtement, mais la grande lauréate peu flatteuse pour Dieu : la Nature[8].
Le Cheval blanc de la Prairie est célèbre dans nos annales de l’Ouest et dans les traditions indiennes : un magnifique étalon blanc, les yeux larges, la tête petite, le poitrail bombé, dont le port altier et méprisant a la dignité de mille monarques. Il était le Xerxès élu d’immenses troupeaux de chevaux sauvages dont les pâturages n’avaient alors d’autres limites que les Montagnes-Rocheuses et les Alleghanies. Flamboyant à leur tête, il les conduisait vers l’ouest, comme l’étoile choisie, chaque soir, dirige les phalanges de lumière. La cascade éclatante de sa crinière, la chevelure de comète de sa queue, lui faisaient un caparaçon tel que nul orfèvre ne l’eût pu façonner. Dans ce monde, non encore déchu, de l’Ouest, son apparition impériale, archangélique, recréait, aux yeux des vieux trappeurs et des chasseurs, la gloire des premiers âges lorsque Adam s’avançait dans sa divine majesté, le front haut, sans peur, semblable au puissant coursier. Qu’il marchât aux côtés de ses officiers et de ses maréchaux à la tête de ses cohortes innombrables qui déferlaient à travers les plaines pareilles aux flots d’un Ohio, ou qu’il se tînt au milieu de ses sujets broutant jusqu’aux confins de l’horizon, qu’il les passât en revue au galop, ses narines chaudes ouvrant des pétales roses dans sa fraîcheur de lait, de quelque manière qu’il se montrât, le Cheval blanc était toujours pour les plus intrépides des Indiens un objet de vénération et de terreur. D’après tout ce que raconte la légende sur ce noble coursier, on ne peut mettre en doute que ce fut sa blancheur spirituelle qui le revêtit d’un caractère divin, et ce même caractère, tout en forçant la dévotion, inspirait une indicible terreur.
Mais il est d’autres cas où cette blancheur perd l’étrange gloire qui auréole le cheval blanc et l’albatros.
Qu’est-ce qui inspire une répugnance si particulière et choque la vue chez un albinos au point que parfois cet homme en vient à être exécré de sa propre famille ! C’est de cette blancheur qu’il tire son nom. Un albinos est un homme aussi bien conformé que les autres, il n’est atteint d’aucune difformité véritable et pourtant cette blancheur diffuse qui est la sienne le rend plus singulièrement hideux que le plus laid des avortons. Pourquoi en est-il ainsi ?
Et la nature ne s’est pas fait faute d’introduire, de manière imperceptible et perverse, ce paroxysme de la terreur au sein des éléments. C’est à cause de sa neigeuse blancheur que le fantôme agressif des mers du Sud se nomme grain blanc. Et l’histoire fournit bien des exemples où l’art de la méchanceté humaine a veillé à s’assurer un aussi puissant allié. Quelle grandeur sauvage cela ne donne-t-il pas au passage de Froissart, le fait que les forcenés Blancs Chaperons n’ayant plus rien à perdre fussent masqués par leurs symboliques capuchons de neige lorsqu’ils assassinèrent leur bailli sur la place du Marché !
L’expérience commune et ancestrale du genre humain porte aussi témoignage du caractère surnaturel de la blancheur. La chose est certaine, ce qui épouvante le plus à la vue d’un mort, c’est sa marmoréenne blancheur, elle semble trahir l’effroi de se trouver dans l’autre monde comme elle trahit une mortelle émotion en celui-ci. À cette pâleur même des morts, nous empruntons la blancheur du suaire dont nous les enveloppons. Et dans nos superstitions, nous ne manquons pas de jeter un manteau de neige sur les épaules de nos fantômes, tous les esprits se lèvent à travers un blême brouillard… oui et tandis que les épouvantes nous empoignent, ajoutons que le prince de la terreur, dans le récit de l’évangéliste, monte un cheval blanc. Même si l’homme, dans un autre état d’âme, fait de la blancheur le symbole de la grandeur et de la grâce, il ne pourra cependant nier que, dans son sens le plus profond et dans l’idée qu’elle exprime, elle évoque pour l’âme une singulière apparition.
Comment rendre compte de ces constatations indéniables ? Il semble impossible de les analyser. Nous pourrions citer des cas où la blancheur, dépouillée de tout élément de terreur, n’en détient pas moins un pouvoir magique d’une autre essence, mais aurions-nous pour autant l’espoir de trouver le fil conducteur nous menant à la raison cachée dont nous sommes en quête ?
Essayons. Dans un domaine aussi délicat, la subtilité appelle la subtilité et un homme sans imagination ne peut en suivre un autre dans ces dédales, si, sans doute, la plupart des hommes ont éprouvé quelques-unes au moins des impressions occultes dont nous allons parler, bien peu durent en prendre véritablement conscience sur le moment et dès lors ils ne pourront plus à présent faire appel à leur souvenir.
Comment se fait-il que pour un esprit non averti, n’ayant qu’une connaissance vague du caractère particulier de ce jour, le simple mot de dimanche blanc de Pentecôte évoque de longues processions mornes et muettes de pèlerins abattus, marchant à pas lents et encapuchonnés de neige fraîche ? Pourquoi, lorsqu’on parle incidemment d’un frère blanc ou d’une nonne blanche devant un protestant candide et illettré des États centraux d’Amérique, une statue sans regard se dresse-t-elle dans son âme ?
Et si l’on fait abstraction de tous les rois et de tous les guerriers qui y furent emprisonnés (car telle n’est pas la seule raison de son prestige) pourquoi la Tour Blanche de Londres parle-t-elle tellement plus fortement à l’imagination d’un Américain qui n’a pas voyagé que ses voisines historiques : la Tour Byward ou même la Tour Sanglante ? Et ces tours plus sublimes encore, les Montagnes-Blanches du New Hampshire, pourquoi, à leur seul nom, selon notre humeur, projettent-elles sur notre âme un spectre géant, tandis que la Crête-Bleue de Virginie n’éveille qu’un songe suave, lointain, emperlé ? Et pourquoi, sans tenir compte des latitudes et des longitudes, le nom de mer Blanche éveille-t-il un écho sépulcral dans l’imagination tandis que celui de mer Jaune nous berce si humainement d’une évocation de longues après-midi paresseuses sur la laque de l’eau, finissant dans le faste d’un somnolent coucher de soleil ? Ou, pour prendre un exemple tout à fait immatériel et parlant à la seule imagination, pourquoi, en lisant les vieux contes de fées d’Europe centrale, le « grand homme pâle » des forêts du Hartz dont l’immuable blancheur froisse au passage les buissons verts, pourquoi ce fantôme est-il plus terrifiant que tous les turbulents diablotins du Brocken ?
Ce n’est pas non plus, assurément, le souvenir de ses tremblements de terre qui ont ébranlé les cathédrales, ni les raz de marée de ses mers frénétiques, ni l’inflexible aridité de ses cieux sans larmes, ce ne sont pas ses étendues de clochers penchés, de murs tordus, de croix affaissées comme les vergues inclinées des navires à l’ancre, ni ses avenues de banlieues où les ruines s’entassent en jeux de cartes, ce ne sont pas toutes ces choses seulement qui font de Lima-la-Sèche la cité la plus insolite et la plus triste qu’on puisse voir. Car Lima porte le deuil en blanc et rien n’est plus atroce que sa blanche douleur. Aussi ancienne que le temps de Pizzare, la blancheur conserve à ses ruines une éternelle jeunesse, refuse la joyeuse verdure d’un déclin consenti et étend sur ses remparts brisés la rigide pâleur convulsée d’une mort foudroyante.
Je sais que pour un entendement commun, ce phénomène de blancheur ne passe pas pour être le facteur principal qui amplifie l’épouvante d’un objet en soi terrifiant, et que dans un esprit peu sensible les apparences ne sèment pas la crainte qui, dans un autre, deviennent redoutables à cause de ce même phénomène de blancheur, surtout lorsqu’il apparaît sous une forme silencieuse et absolue. Les exemples suivants éclaireront ma pensée.
D’abord : lorsqu’un marin approche dans la nuit de rivages inconnus et qu’il entend rugir les brisants, il se trouvera en éveil et ressentira juste ce qu’il faut d’émotion pour aiguiser ses facultés mais tirez-le de son hamac dans des circonstances identiques pour lui montrer le navire glissant à la minuit sur une mer d’une blancheur de lait, comme si, des promontoires qui l’encerclent, des ours blancs avaient déferlé pour nager autour de lui, alors il sera pétrifié par une terreur superstitieuse, le suaire des eaux blanches lui inspirera la même horreur que s’il enveloppait un revenant ; en vain la sonde lui assurera-t-elle qu’il est sur des fonds suffisants, en même temps que la barre, le cœur est mis dessous, et le marin n’a de répit que lorsque, sous lui, l’Océan est bleu à nouveau. Et pourtant quel est le marin qui te dira : « Sir, ce n’était point tant la peur de toucher des rochers invisibles, mais celle de cette hideuse blancheur qui m’a si fort bouleversé. » ?
Ensuite : Pour l’Indien né au Pérou, la vue continuelle des howdahs neigeuses des Andes n’engendre point de crainte sauf, peut-être, s’il rêve de la désolation des glaces éternelles qui emprisonnent ces altitudes et que lui vienne cette idée toute naturelle de l’horreur qu’il y aurait à se trouver perdu dans de si inhumaines solitudes. Il en va ainsi du coureur des bois de l’Ouest qui peut contempler, avec une relative indifférence, la prairie couverte de neige jusqu’à l’infini sans que l’ombre d’un arbre, fût-ce d’un rameau, vienne briser l’extase figée de sa blancheur. Il n’en va pas du tout de même du marin qui, dans les mers antarctiques, contemple parfois les puissances du gel et de l’air accomplissant d’une manière infernale quelque tour de magie blanche tandis que, grelottant et à demi naufragé, au lieu de l’arc-en-ciel de l’espérance et de la consolation, il ne voit que le mirage d’un cimetière sans limites dont les monuments de glace efflanqués et les croix brisées se rient de sa misère.
Mais, vas-tu penser, ce chapitre de céruse sur la blancheur n’est que le pavillon blanc hissé par une âme poltronne, tu rends les armes à l’hypocondrie, Ismaël.
Dites-moi pourquoi ce jeune et vigoureux poulain qui a vu le jour dans une vallée paisible du Vermont, loin de toutes bêtes de proie, si, au jour le plus radieux, vous agitez seulement derrière lui la peau d’un bison fraîchement tué, de façon à ce qu’il ne puisse la voir mais que seule lui parvienne sa sauvage odeur de musc, pourquoi tressaillira-t-il, renâclera-t-il, et, les yeux exorbités, grattera-t-il le sol dans les transes de la terreur ? Sa verte terre natale du nord ne lui accorde aucun souvenir de cornes meurtrières, et l’étrange parfum musqué ne peut lui rappeler aucun danger connu, que sait-il, en effet, ce poulain de Nouvelle-Angleterre, des bisons noirs du lointain Orégon ?
Il n’en sait rien, mais c’est là que vous découvrez dans l’ignorant animal l’instinctive connaissance de la démonologie. Bien qu’à des milliers de milles de l’Orégon, lorsqu’il respire cette sauvage odeur, les troupeaux de ces bisons éventreurs sont aussi présents dans sa prairie déserte et solitaire que dans celle où, au même instant, leurs sabots soulèvent la poussière.
Ainsi la houle étouffée d’une mer laiteuse, le bruissement dans le vent des festons de glace aux crêtes des montagnes, la neige emportée par la bourrasque dans la prairie désolée, tout cela est pour Ismaël cette peau d’un bison qui s’agite pour le poulain effrayé !
Pourtant ni l’un ni l’autre ne savent à quel être sans nom se réfère ce signe mystique ; pourtant, pour moi comme pour ce poulain, cet inconnu existe quelque part. Bien que ce monde visible semble, à bien des égards, inspiré par l’amour, les mondes invisibles furent créés dans l’épouvante.
Mais nous n’avons pas encore découvert le mystère incantatoire de la blancheur, ni pourquoi son appel a sur l’âme une telle puissance, ni, ce qui est plus étrange et d’une portée plus vaste, pourquoi, alors qu’elle est le symbole le plus vivant de la spiritualité, le voile même du Dieu des chrétiens, elle accroît le caractère repoussant de ce qui est objet de terreur pour l’homme.
Est-ce parce que sa nature indéfinissable projette les espaces cruels de l’infini et nous poignarde dans le dos avec le néant lorsque nous contemplons les blancs abîmes de la voie lactée ? Ou bien est-ce parce que le blanc n’est point tellement une couleur qu’une absence visible de couleur comme, en même temps, la fusion de toutes couleurs ? est-ce pour ces raisons que le silence vide, peuplé de sens, d’une vaste étendue de neige, nous fait reculer devant l’absence de Dieu faite de l’absence de toute couleur ou faite de toutes les couleurs fondues ensemble ?
Et si nous considérons la théorie des physiciens, voulant que toutes les autres couleurs de la terre – ces ornements d’apparat et de beauté – les nuances exquises des bois et des cieux du couchant, ou les velours dorés des papillons et les joues de papillons des filles jeunes, ne soient qu’un raffinement de supercherie, nous voyons que les couleurs ne sont pas réellement inhérentes aux choses, mais seulement posées à leur surface. Et toute cette Nature que nous avons divinisée est maquillée comme la prostituée dont les séductions masquent le charnier intérieur.
Si nous allons plus loin, nous comprenons que le fard mystique dont la nature tire toutes ses nuances est le grand principe de la lumière qui est à jamais blanche ou incolore par elle-même et qui, si elle se posait sans intermédiaire sur les choses, neutraliserait aussi bien la teinte des tulipes que celles de nos pourpoints. Si nous méditons, l’univers se déploie alors à nos yeux comme une lèpre, et comme le voyageur entêté qui refuse, en Laponie, de mettre des lunettes noires ou de couleur, le malheureux mécréant s’aveugle à contempler l’immensité drapée dans un suaire blanc. La Baleine albinos est le symbole de toutes choses. Vous étonnerez-vous dès lors que lui soit livrée une chasse féroce ?
– Chut ! Avez-vous entendu ce bruit, Cabaco ?
C’était pendant le quart de minuit, par un beau clair de lune. Les matelots faisaient la chaîne, se passant les barriques d’eau douce du passavant pour emplir le charnier situé près du couronnement de poupe. La plupart de ceux qui se trouvaient sur le territoire sacré du gaillard d’arrière prenaient garde de ne pas parler et de ne pas remuer les pieds. Les baquets passaient de mains en mains dans le silence le plus profond, rompu seulement parfois par le claquement d’une voile et l’incessant bruissement de la quille poursuivant sa route.
C’est dans ce calme qu’Archy, qui, dans la chaîne, se trouvait près des écoutilles de poupe, chuchota à son voisin, un Chole, ces mots :
– Chut ! Avez-vous entendu ce bruit, Cabaco ?
– Prenez le seau, voulez-vous, Archy ? de quel bruit parlez-vous ?
– Voici qu’on l’entend à nouveau… sous les écoutilles… ne l’entendez-vous pas… une toux… on aurait dit une toux.
– Au diable la toux ! Faites suivre ce seau.
– Encore… on dirait à présent deux ou trois dormeurs qui se retournent !
– Caramba ! Suffit, camarade ! Ce sont les trois biscuits détrempés de votre souper qui se retournent dans votre estomac, c’est tout. Attention au seau !
– Dites ce que vous voudrez, camarade, j’ai l’oreille fine.
– Oui, c’est vous le gars qui, à cinquante milles au large de Nantucket, avez entendu cliqueter les aiguilles à tricoter de la vieille quakeresse, c’est bien vous !
– Riez toujours, on verra bien ce qu’il en sortira. Écoutez-moi, Cabaco, dans la cale arrière il y a quelqu’un qu’on n’a pas encore vu sur le pont, et je soupçonne le vieux Mogol d’en savoir quelque chose. J’ai entendu, pendant un quart du matin, Stubb raconter à Flask qu’il y avait une histoire de ce genre dans l’air.
– Pfuit ! le seau !
Si vous aviez accompagné le capitaine Achab dans sa cabine, après le grain qui s’était levé dans la nuit suivant l’approbation sauvage de son projet par son équipage, vous l’eussiez vu se diriger vers un coffre dans l’étambot, en sortir un grand rouleau froissé de vieilles cartes marines jaunies et les étaler devant lui sur sa table vissée. Puis, s’asseyant, il se mit à étudier avec attention leurs différentes lignes et hachures et à tracer d’un crayon lent et sûr de nouvelles routes dans des zones encore vierges. Parfois il consultait de vieux livres de bord empilés près de lui, où étaient notés les lieux et les saisons, ceux où divers navires avaient, lors de divers voyages, vu ou capturé des cachalots.
Tandis qu’il était ainsi absorbé, la lourde lampe d’étain suspendue par des chaînes au-dessus de sa tête se balançait sans arrêt au rythme du navire et projetait sur son front ridé des rais de lumière et d’ombres, si bien qu’on eût dit, cependant qu’il marquait des lignes et des routes sur les cartes ridées, qu’un crayon invisible dessinait aussi des lignes et des routes sur la carte ravagée de son front.
Ce n’était pas le premier soir que, dans la solitude de sa cabine, Achab méditait sur ces cartes. Il les sortait presque chaque nuit, presque chaque nuit il effaçait certains traits de crayon pour les remplacer par d’autres. La carte des quatre océans devant lui, Achab élaborait un labyrinthe de courants et de remous pour cerner la réalisation de son but insensé.
À quiconque n’a pas pleine connaissance des mœurs des léviathans, il peut paraître aussi absurde que sans espoir de rechercher une créature unique et solitaire à travers des océans sans limites. Ce n’était pas l’avis d’Achab, il savait la direction des courants et des marées et pouvait dès lors porter sur la carte les lieux où serait entraînée la nourriture du cachalot et, en se fondant sur la saison à laquelle on le chasse sous une latitude donnée, arriver à une conclusion raisonnable, voire presque certaine, sur le jour opportun où il faudrait se trouver à tel ou tel endroit à la recherche de sa proie.
Le retour périodique du cachalot dans certaines eaux est un fait si indubitable que de nombreux chasseurs pensent que si l’on pouvait l’observer et l’étudier de près dans toutes les mers du globe, si l’on pouvait confronter les livres de bord d’un seul voyage de toute la flotte baleinière, on verrait les migrations du cachalot se révéler aussi immuables que celles des bancs de harengs ou des vols d’hirondelles. Sur cette base, on a déjà tenté de dresser des cartes détaillées des migrations du cachalot[9].
De plus, les cachalots suivent des veines, comme on les appelle, lorsqu’ils vont d’un territoire alimentaire à l’autre, guidés par quelque infaillible instinct – disons plutôt par l’intelligence secrète de la divinité – et ils tracent leur route selon une ligne droite qu’aucune carte ne permettrait à un navire de suivre avec le dixième de leur admirable précision. Bien que le trajet adopté par un cétacé ait la rigueur d’un tracé d’arpenteur, qu’il s’y conforme inéluctablement, la veine arbitraire dans laquelle il évolue, a généralement quelques milles de largeur, plus ou moins selon qu’elle s’élargit ou se rétrécit, mais elle ne s’étend jamais au-delà du champ de vision des hommes en vigie au grand mât du navire, lorsqu’il glisse avec circonspection sur cette voie magique. En conséquence, si l’on emprunte ce chemin aux saisons adéquates, on peut avoir l’assurance d’y rencontrer des cétacés en migration.
Ainsi Achab pouvait espérer trouver sa proie, non seulement grâce au juste choix de l’époque et du lieu de séjour du cachalot en des territoires alimentaires déterminés mais il pouvait même espérer l’y croiser, grâce à la subtilité de ses calculs, en traversant les vastes étendues qui séparaient ces zones.
Un fait semblait de prime abord devoir entraver son projet délirant mais toutefois méthodique. Bien que les cachalots soient grégaires et hantent des régions déterminées à des saisons régulières, on ne peut guère en conclure que la bande qui s’y trouvera cette année sous telle latitude et telle longitude sera formée des mêmes individus que l’année précédente, bien que des exemples indubitables appuient la vérité du contraire. Cela est généralement valable, de façon plus restreinte, pour les vieux cachalots qui vivent en solitaires.
De sorte que Moby Dick ayant, par exemple, été vu antérieurement dans ce qui s’appelle le territoire des Seychelles, dans l’océan Indien, ou dans la baie des Volcans au Japon, il ne s’ensuivait pas nécessairement que si le Péquod se rendait sur ces lieux à la même saison, il dût inévitablement l’y rencontrer. Il en va de même de ses autres habitats temporaires qui semblent n’être que ses haltes, ses auberges océaniques où il ne fait pas de séjour prolongé. En parlant des chances qu’Achab avait de réaliser son projet nous n’avons jusqu’ici parlé que des perspectives qui s’ouvraient à lui, s’il se trouvait à tel moment sur tel lieu où ses possibilités deviendraient probabilités ; or, comme il aimait à le penser, toute possibilité est proche d’une certitude. Ce temps et ce lieu tiennent dans une seule phrase technique : la Saison sur la Ligne. Car Moby Dick, pendant plusieurs années de suite, avait été aperçu, s’attardant à un endroit donné à une époque donnée, dans les mêmes eaux, comme le soleil, dans sa course d’une année, demeure, pendant un laps de temps connu, dans un certain signe du Zodiaque. C’était aussi dans ces eaux que les rencontres les plus meurtrières avec la Baleine blanche avaient eu lieu, là que les vagues racontaient ses exploits, c’était là le lieu tragique où le vieil homme obsédé avait reçu l’impulsion atroce de sa vengeance. Mais avec l’intelligence fine et prudente, la vigilance aiguisée qu’Achab mettait à jeter son âme sombre dans cette poursuite inflexible, il ne s’abandonnait pas à des espoirs fondés sur les raisons dont nous venons de parler, si séduisantes qu’elles pussent être ; et son désir toujours en éveil ne laissant aucun répit à son cœur tourmenté, lui interdisait de renoncer à chercher Moby Dick pendant les périodes intermédiaires.
Or le Péquod avait quitté Nantucket tout au début de la Saison sur la Ligne. Aucune tentative ne pouvait permettre à son capitaine d’atteindre le Sud, de doubler le cap Horn, de courir soixante degrés de latitude, pour arriver dans la région équatoriale du Pacifique à temps pour ouvrir la chasse. Il devait, dès lors, attendre la saison suivante. Que le Péquod ait appareillé si prématurément, son capitaine l’avait peut-être bien délibérément voulu, à cause de la complexité de la poursuite entreprise. Il avait ainsi devant lui trois cent soixante-cinq jours et trois cent soixante-cinq nuits qui l’eussent, à terre, rongé d’impatience et qu’il emploierait à des chasses combinées pour le cas où la Baleine blanche, séjournant par hasard dans des mers très éloignées de son territoire alimentaire périodique, viendrait à montrer son front ridé au large du golfe Persique, de la baie du Bengale, des mers de Chine ou de tout autre lieu hanté par ses pareils. De sorte que la mousson, le pampero, les vents de nord-ouest, le harmattan, les alizés, tous les vents sauf celui du levant et le simoun, pouvaient bien entraîner Moby Dick dans un tourbillon errant autour du monde à la suite du Péquod.
Tout cela étant admis, si on en juge avec une froide réserve, l’idée ne semble-t-elle pas folle que si l’on vient à rencontrer sur l’Océan infini une baleine solitaire, son poursuivant pourra la reconnaître en tant qu’individu précis, comme un mufti à barbe blanche dans les rues surpeuplées de Constantinople ? Certes. Car le front neigeux et la bosse d’albâtre de Moby Dick ne pouvaient prêter à confusion. Après s’être absorbé dans ses cartes longtemps après minuit, Achab, retombant dans ses rêves, se murmurait : « N’ai-je pas marqué la Baleine, ainsi entaillée, échapperait-elle à ma vue ? Ses nageoires sont percées et déchiquetées comme les oreilles d’une brebis perdue ! » Et sur ce, sa folie prenait un galop effréné jusqu’à ce que la lassitude lui vienne et que défaille sa pensée ! Alors, il montait sur le pont pour raffermir ses forces au grand air. Ah ! Seigneur ! quels frénétiques tourments ne doit-il pas endurer, l’homme que consume le désir insatisfait de la vengeance ? Il dort les poings serrés et s’éveille les clous sanglants de ses ongles transperçant ses paumes.
Souvent, les rêves de sa nuit, intolérables, épuisants, aux couleurs de la vie, le chassaient de son hamac, tant ils perpétuaient les pensées ardentes qu’il nourrissait pendant la journée, les entrechoquant avec fureur, les vrillant, les emportant en tourbillons toujours plus serrés dans son cerveau brûlant, jusqu’à ce que la pulsation même de la vie devînt en lui une angoisse insupportable ; alors parfois ces agonies spirituelles l’arrachaient à lui-même, un gouffre s’ouvrait en lui d’où montaient des flammes aiguës et des éclairs, d’où les démons maudits l’invitaient à se joindre à eux ; lorsque cet enfer béait sous lui, un cri sauvage retentissait sur le navire et, les yeux étincelants, Achab jaillissait de sa cabine comme s’il échappait à un lit en fer. Ce n’étaient pas là les symptômes mal réprimés d’une secrète faiblesse, ni d’une crainte que lui eût inspirée sa décision mais les manifestations extérieures de son intensité. Car, à de pareils moments, ce n’était pas Achab le fou, le chasseur inassouvi et rusé de la Baleine blanche qui, ayant regagné son hamac, devait en surgir en proie à l’horreur, celui qui se sauvait ainsi c’était sa propre âme, son principe de vie, son essence éternelle qui, dans le sommeil, dissociée de l’esprit critique, maître en d’autres temps, cherchait à fuir la promiscuité brûlante d’une frénésie à laquelle, momentanément, elle n’adhérait plus. Mais comme l’esprit n’existe que lié à l’âme, la crise d’Achab devait être provoquée par le fait que toute sa pensée, toute son imagination centrée sur un but suprême et unique, ce but absolu qu’il poursuivait avec une volonté libre et implacable, devait défier les dieux et les démons, le contraignant à devenir un être en soi, indépendant, par lui engendré. Il pouvait brûler sinistrement tandis que la vie normale qui était en lui s’enfuyait, frappée d’horreur devant cette naissance indésirable et sans père. Dès lors, l’esprit torturé qui brillait dans ses yeux et semblait être Achab tandis qu’il surgissait hors de sa cabine, n’était en fait qu’une forme vide, une apparition vague et somnambulique, un rayon de lumière vivante, sans doute, mais n’éclairant rien, et dès lors un néant en soi. Que Dieu te vienne en aide, vieil homme, car tes pensées ont engendré un étranger en toi, dont la ferveur a fait un Prométhée. Un vautour se nourrira à jamais de ce cœur, ce vautour qu’il crée lui-même.
Ce chapitre est aussi important que n’importe quel autre de ce livre, sans faire à proprement parler partie du récit, car il traite de quelques habitudes intéressantes et singulières du cachalot ; cette question doit être développée pour élargir davantage les connaissances afin qu’elle soit bien comprise et, qui plus est, pour dissiper l’incrédulité qui guette certains esprits non avertis devant la véracité de cette histoire.
Je ne me soucierai pas d’observer une méthode pour m’acquitter de cette tâche mais j’essayerai d’atteindre mon but en citant quelques faits qu’en tant que baleinier je connais pour être authentiques par expérience personnelle, ou sur des rapports dignes de foi. Des citations entraîneront d’elles-mêmes la conclusion désirée.
D’abord : Je connais personnellement trois cas où une baleine harponnée a complètement échappé. Frappée par la même main, trois années plus tard, et tuée, elle portait dans ses flancs les deux fers à la marque personnelle de son agresseur. J’ai dit qu’en cette circonstance trois ans s’étaient écoulés entre les deux harponnages et je crois que ce fut davantage, car celui qui les avait faits était, entre-temps, parti pour un voyage en Afrique à bord d’un navire marchand. Lorsqu’il y débarqua il se joignit à une équipe d’explorateurs, pénétra très avant à l’intérieur des terres, le sillonna pendant une période de près de deux ans, exposé à tous les dangers que comporte cette incursion au cœur de régions inconnues, serpents, sauvages, tigres et miasmes empoisonnés. Cependant, la baleine frappée voyageait de son côté sans doute, sans doute avait-elle par trois fois accompli le tour du monde et balayé de ses flancs les rivages d’Afrique, mais sans intention. Cet homme et cette baleine vinrent à se retrouver et l’un vainquit l’autre. J’ai dit avoir été témoin moi-même de trois exemples identiques. Dans deux cas, j’étais présent quand les baleines furent harponnées et, lors de la seconde attaque, j’ai vu les fers qu’on retirait de leurs corps et qui portaient leurs marques respectives. Dans le cas de l’intervalle de trois ans, il advint que je me trouvais dans la pirogue et la première fois et la seconde, où je reconnus nettement sous l’œil de la baleine une énorme et singulière excroissance que j’avais déjà remarquée trois ans auparavant. Voilà trois cas dont j’affirme personnellement l’authenticité, mais j’ai entendu bien d’autres exemples rapportés par des personnes dont la véracité en ce domaine ne saurait être mise en doute.
Ensuite : Si les terriens sont ignorants de ces choses, des histoires mémorables, bien connues des chasseurs de cachalots, relatent qu’un cétacé particulier a été reconnu en des temps et en des lieux différents. Qu’un tel individu soit identifié ne tient pas exclusivement à des caractéristiques physiques qui le différencieraient de ses semblables car, quelle que soit l’originalité d’un cétacé dans ce domaine, elle a tôt fait d’être réduite à néant lorsqu’il est fondu en une huile de grande valeur. Non, la raison est la suivante : après des expériences fatales de la chasse, le danger auréolait un tel cachalot d’un prestige de terreur, semblable à celui qui entourait Rinaldo Rinaldi, prestige tel que bien des pêcheurs se contentaient de lui faire un signe de reconnaissance en portant la main à leur chapeau lorsqu’ils le rencontraient sans chercher à entrer avec lui en relations plus intimes. De la même manière que certains pauvres diables, à terre, connaissant quelque grand homme irascible, le saluent dans la rue, discrètement et de loin, craignant au cas où ils tenteraient de se rapprocher, que leur présomption soit aussitôt accueillie à coups de poing.
Non seulement ces baleines célèbres jouissaient d’une renommée individuelle, on pourrait dire d’une gloire à la dimension des océans, non seulement elles étaient réputées de leur vivant mais, après leur mort, elles étaient immortalisées par les histoires du gaillard d’avant. À leurs noms s’attachaient des droits, des privilèges et des distinctions tout comme à ceux de Cambyse ou de César. N’en est-il pas ainsi ô Tom Timor ! toi le fameux léviathan, couturé comme un iceberg, qui t’es si longuement attardé dans la mer qui porte ton nom, et dont le souffle fut si souvent vu de la plage aux palmiers d’Ombay ? N’en est-il pas ainsi, ô Jack de Nouvelle-Zélande, toi la terreur de tous ceux qui croisèrent au large de la terre des Tatouages ? N’en est-il pas ainsi, ô Morquan, roi du Japon, dont on dit que le souffle parfois s’élève pareil à une croix de neige dans le ciel ? N’en est-il pas ainsi, ô Don Miguel, toi le cachalot chilien buriné comme une vieille tortue d’hiéroglyphes mystiques ? Bref, voilà quatre cachalots qui sont aussi bien connus des étudiants en Histoire des Cétacés, que Marius et Sylla des étudiants en Histoire classique.
Mais ce n’est pas tout. Jack de Nouvelle-Zélande et Don Miguel, après avoir semé la destruction parmi les baleinières de différents navires, furent finalement poursuivis, chassés systématiquement et tués par d’intrépides capitaines qui avaient levé l’ancre dans ce dessein aussi nettement arrêté que celui, autrefois, du capitaine Butler, lorsqu’il se mit en route dans les forêts des Narragansetts afin de prendre le célèbre et meurtrier sauvage Annawon, le chef guerrier du roi indien Philippe.
Je ne saurais trouver meilleur endroit pour parler encore d’une ou deux choses qui me semblent importantes parce que, écrites, elles établissent à tous égards le caractère raisonnable de toute l’histoire de la Baleine blanche et plus encore celui de son épilogue catastrophique. Car c’est là un de ces cas désespérants où la vérité demande à être aussi solidement étayée que l’erreur. La plupart des terriens sont tellement ignorants des merveilles les plus évidentes et les plus manifestes de ce monde que sans quelques références à des faits précis, historiques ou autres, de la pêcherie, ils pourraient voir en Moby Dick une fable monstrueuse ou, ce qui serait détestable et plus grave, une allégorie hideuse et intolérable.
D’abord : Bien que la plupart des hommes aient une notion vague et sommaire des dangers qu’offre dans l’ensemble la grande pêche, ils n’ont pas une conception rigoureuse et vivante de ces dangers et de la fréquence avec laquelle ils se renouvellent. Cela tient peut-être en partie au fait que les journaux ne relatent pas un cinquantième des morts et des désastres survenus au cours des campagnes de pêches, si éphémères et vite oubliées que soient ces relations. Pensez-vous que le pauvre gars qui, en cet instant peut-être, est entraîné à l’abîme par la ligne à la suite du léviathan sondant au large de la Nouvelle-Guinée, pensez-vous que son nom figurera à la rubrique nécrologique du journal que vous ouvrirez à votre petit déjeuner ? En fait, avez-vous jamais entendu quoi que ce soit qui ressemble à des nouvelles régulières de la Nouvelle-Guinée ? Pourtant je vous dirai que, lors d’un certain voyage que je fis dans le Pacifique, et au cours duquel nous entrâmes en rapport avec trente navires différents, chacun d’eux comptait une mort provoquée par un cétacé, quelques-uns en comptaient davantage et trois d’entre eux avaient perdu une baleinière avec tous ses hommes. Pour l’amour de Dieu, soyez économes de vos bougies et de l’huile de vos lampes, pour chaque gallon que vous brûlez, une goutte au moins de sang humain a été versée !
Ensuite : Les terriens ont une idée en vérité fort imprécise de la taille énorme de la baleine et de son énorme puissance, et lorsqu’il m’est arrivé de leur fournir des exemples formels de cette double énormité, je fus, de manière significative, félicité pour ma bonne plaisanterie, pourtant je jure sur mon âme qu’il n’entrait pas plus dans mes vues de me montrer facétieux que Moïse lorsqu’il écrivit l’histoire des plaies d’Égypte.
Mais heureusement le point particulier sur lequel je désire un témoignage convaincant sera établi indépendamment de moi. Ce point est le suivant : le cachalot est parfois assez puissant, assez intelligent, et peut faire preuve d’une méchanceté assez concertée, d’une préméditation même, semble-t-il, pour défoncer, détruire et couler un vaisseau de fort tonnage. Qui plus est, il l’a effectivement fait.
D’abord : en 1820, le navire l’Essex, commandé par le capitaine Pollard de Nantucket, se trouvait dans l’océan Pacifique. Il aperçut des souffles, mit les pirogues à la mer et donna la chasse à un groupe de cachalots. Bientôt, plusieurs cétacés furent blessés, lorsque soudain le plus gros d’entre eux s’écarta des baleinières, se détacha de son groupe et s’élança droit sur le navire. Il fracassa du front sa quille et, en moins de « dix minutes », le bâtiment fit eau et se coucha sur le côté. On n’en revit pas la moindre épave. Après les plus cruelles épreuves, une partie de l’équipage atteignit la terre dans les pirogues. Après avoir finalement regagné son pays, le capitaine Pollard, commandant un nouveau navire, appareilla pour le Pacifique, mais les dieux lui étaient contraires, il échoua sur des rocs inconnus et pour la seconde fois perdit son navire. Il jura dès lors de ne plus reprendre la mer et tint parole. Il réside actuellement à Nantucket. J’ai vu Owen Chace qui était second à bord de l’Essex au moment du drame, j’ai lu le récit simple et fidèle qu’il en fit, j’ai parlé à son fils et tout cela à quelques milles du lieu de la catastrophe[10].
Deuxièmement : le même accident arriva, en 1807, au navire Union de Nantucket qui fut perdu, corps et biens, au large des Açores. Je n’ai jamais pu avoir de détails précis sur cette catastrophe mais j’ai parfois entendu les baleiniers y faire diverses allusions.
Troisièmement : Il y a quelque dix-huit ou vingt ans, le capitaine J…, qui commandait une corvette de guerre américaine de première classe, dînait par hasard avec des capitaines baleiniers, à bord d’un navire de Nantucket en relâche à Oahu, l’une des îles Sandwich. La conversation tombant sur les baleines, le capitaine mit quelque vanité à se montrer sceptique sur la force étonnante que leur attribuaient les professionnels présents. Il nia de façon péremptoire, par exemple, qu’il pût se trouver un cétacé susceptible de porter à sa robuste corvette un coup assez violent pour l’amener à faire plus d’un dé à coudre d’eau. Très bien, mais attendons la suite. Quelques semaines plus tard, le capitaine mit le cap de son invincible navire sur Valparaiso. Il fut arrêté en route par un majestueux cachalot qui sollicita un court entretien confidentiel avec lui. Cette petite affaire consista à administrer au bâtiment du capitaine une si retentissante correction que, toutes pompes en action, il dut se hâter d’aller en radoub au port le plus proche. Je ne suis pas superstitieux au point de croire que cette entrevue entre la baleine et le capitaine fut providentielle. Saul de Tarse ne fut-il pas guéri de son incroyance par une semblable peur ? Je vous le dis, le cachalot ne tolère pas qu’on prenne des libertés avec lui.
Je vais maintenant me référer aux Voyages de Langsdorff à propos d’un fait particulièrement digne d’intérêt pour l’auteur de ce livre. Langsdorff, je vous le signale en passant, faisait partie de la célèbre expédition d’exploration de l’amiral russe Krusenstern au début de ce siècle. Le capitaine Langsdorff commence ainsi son dix-septième chapitre :
« Le 13 mai, notre navire fut prêt à partir et le jour suivant nous étions au large, faisant route vers Okhotsk. Le temps était clair et beau mais le froid était si intolérable que nous dûmes garder nos vêtements de fourrure. Pendant quelques jours, nous n’eûmes que peu d’air et ce ne fut que le dix-neuvième jour que se leva une forte brise soufflant du nord-ouest. Une baleine d’une taille inusitée, dont la largeur dépassait celle du navire, flottait presque en surface. Personne à bord ne la vit jusqu’au moment où, portant toutes les voiles, nous fûmes presque sur elle, de sorte qu’il était impossible de ne pas l’aborder. Nous courûmes ainsi un danger imminent pendant que cette créature gigantesque, en arrondissant le dos, souleva le navire de trois pieds au moins au-dessus de l’eau. Les mâts furent ébranlés, les voiles s’affaissèrent complètement tandis que tous ceux d’entre nous qui étaient en bas bondirent sur le pont croyant que nous avions touché un écueil, au lieu de cela nous vîmes le monstre s’éloigner avec une suprême solennité. Le capitaine D’Wolf eut aussitôt recours aux pompes pour se rendre compte si le choc avait causé quelque avarie au navire, mais nous nous rendîmes compte avec soulagement qu’il s’en était sorti sans dommage aucun. »
Or, le capitaine D’Wolf, officier sur le navire en question, est un homme de la Nouvelle-Angleterre, qui, après une longue carrière fort aventureuse en tant que capitaine de vaisseau, réside aujourd’hui à Dorchester, près de Boston. J’ai l’honneur d’être un sien neveu et je l’ai beaucoup questionné sur ce passage de Langsdorff, il m’en a confirmé chaque mot. Le bâtiment, toutefois, n’était pas grand, il avait été construit sur la côte de Sibérie et acquis par mon oncle après qu’il eut vendu celui à bord duquel il avait quitté son pays.
Dans ce livre démodé de mâles aventures et si plein de vraies merveilles – le voyage de Lionel Wafer, un vieux compagnon de Dampier – j’ai trouvé une petite histoire si semblable à celle que je viens de citer, que je ne puis résister au désir d’en faire état afin de corroborer la précédente, si tant est qu’il en soit besoin.
Lionel, semble-t-il, faisait route vers Juan Ferdinandino, comme il appelle l’actuelle Juan Fernandez : « En route, dit-il, vers quatre heures du matin, nous trouvant à cent cinquante milles du continent américain, notre navire accusa un choc terrible qui atterra nos hommes à tel point qu’ils ne savaient plus où ils étaient ni que penser et chacun se préparait à la mort. En vérité, il avait été si brusque et si violent que nous fûmes persuadés d’avoir heurté un écueil ; lorsque nous fûmes quelque peu revenus de notre stupeur, nous jetâmes la sonde qui ne rencontra pas de fond… La soudaineté du coup fit glisser les canons sur leurs affûts et jeta plusieurs hommes hors de leurs hamacs. Le capitaine Davis qui dormait la tête sur un sabord fut projeté hors de sa cabine ! » Lionel attribue ensuite cette secousse à un séisme et semble vouloir confirmer ses dires en déclarant qu’à peu près dans le même temps un grand tremblement de terre avait fait des ravages sur la côte d’Espagne. Mais je ne serais guère étonné si l’on me prouvait que le choc avait été provoqué par une baleine non repérée dans les ténèbres de cette heure matinale et qui aurait frappé la quille par-dessous.
Je pourrais donner d’autres exemples encore, recueillis ici ou là, de la puissance et de la malice que manifeste parfois le cachalot. Dans plus d’un cas non seulement il a pourchassé les pirogues de ses assaillants et les a renvoyées à leur navire mais encore il s’en est pris au navire même, résistant longuement aux lances dont on le harcelait du pont ; le navire anglais Pussie Hall pourrait raconter une histoire de ce genre. Quant à la force du cachalot, permettez-moi de vous dire que par temps calme, les lignes des baleinières ayant été transférées sur le navire et amarrées à celui-ci alors que la bête harponnée s’enfuyait, le cétacé entraîna la lourde quille à sa suite comme un cheval une carriole. On a également observé souvent que si on laisse à un cachalot frappé le temps de se ressaisir, il agit alors moins sous l’empire d’une rage aveugle qu’avec une volonté délibérée de détruire ses poursuivants. Ceci encore révèle éloquemment son caractère : lorsqu’il est attaqué il ouvre fréquemment la gueule et garde ses redoutables mâchoires écartées pendant plusieurs minutes de suite. Mais qu’il me suffise d’une seule et dernière illustration, aussi remarquable que lourde de sens, qui ne manquera pas de vous prouver que non seulement les événements les plus merveilleux de ce récit sont confirmés par des faits actuels et évidents, mais que ces merveilles (comme toutes merveilles) se répètent régulièrement au cours des âges, de sorte que pour la millionième fois nous disons amen avec Salomon : en vérité, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Au VIe siècle de notre ère, sous le règne de Justinien, alors que Bélisaire était général, Procope fut le sénateur chrétien de Constantinople. Comme chacun le sait, il écrivit l’Histoire de son temps, ouvrage à tous égards précieux. Toutes les autorités le considèrent comme un historien digne de foi et modéré, à une ou deux exceptions près, qui n’ont rien à voir avec le sujet que nous allons aborder.
Dans son Histoire, Procope raconte que du temps où il était préfet de Constantinople, un monstre marin géant fut pris dans la proche Propontide ou mer de Marmara, après avoir détruit à intervalles réguliers des navires dans ces eaux pendant une période de plus de cinquante ans. Un fait relaté dans une Histoire aussi sérieuse ne peut guère être démenti et il n’y a pas de raison qu’il le soit. Il n’est pas dit à quelle famille appartenait ce monstre marin mais, étant donné qu’il détruisait des navires et pour d’autres motifs encore, ce dut être un cétacé et tout m’incite à croire que c’était un cachalot. Je vais vous dire pourquoi. Pendant longtemps je m’imaginais que le cachalot avait toujours été inconnu en Méditerranée et dans les eaux avoisinantes. Or, j’apprends de source sûre que, sur les côtes de Barbarie, le capitaine Davis, de la marine anglaise, trouva le squelette d’un cachalot. Si un bateau de guerre peut franchir les Dardanelles, à plus forte raison un cachalot peut-il, par la même route, passer de la Méditerranée dans la Propontide.
Pour autant que je sache, il n’y a pas, dans la Propontide, de krill, nourriture de la baleine franche. Et j’ai tout lieu de croire que la nourriture du cachalot, les calmars ou les seiches, l’attend au fond de ces mers, puisqu’on a trouvé en surface des échantillons de grande taille, encore que ce ne soient pas les plus grands. Si donc vous réunissez ces faits et les méditez, vous verrez que tout raisonnement conduit à conclure que le monstre marin de Procope, qui, pendant un demi-siècle, défonça les navires d’un empereur romain, devait, selon toute probabilité, être un cachalot.
Bien que le brasier de son dessein le consumât, que toutes ses pensées et tous ses actes fussent centrés sur la prise finale de Moby Dick, bien qu’il parût prêt à sacrifier tous intérêts humains à sa passion unique, il se peut qu’Achab néanmoins, de par sa nature et de par une longue habitude passionnée de la chasse à la baleine, n’ait pas entièrement abandonné le but parallèle du voyage. Ou du moins, s’il n’en était pas ainsi, d’autres motifs nombreux ne manquaient pas qui l’influençaient. Peut-être, même en tenant compte de sa monomanie, serait-ce aller trop loin que de suggérer que sa haine de la Baleine blanche ait pu s’étendre à un degré moindre à tous les cachalots et que plus il tuait de ces monstres plus il croirait multiplier les chances d’un prochain engagement avec celui qu’il poursuivait de sa vengeance. Si une telle hypothèse est discutable, d’autres considérations, sans être directement conjointes à la fureur de sa passion maîtresse, étaient susceptibles de l’influencer.
Pour arriver à ses fins, Achab avait besoin d’instruments ; et de tous les instruments les hommes sont les plus exposés à se détériorer. Il savait, par exemple, que son ascendant, à bien des égards magnétique, sur Starbuck n’agissait pas sur l’homme spirituel tout entier ; pas plus qu’une supériorité physique n’implique l’autorité intellectuelle, encore que, au contraire de la pure spiritualité, l’intellect demeure soumis à la matière. Le corps de Starbuck et sa volonté contrainte étaient possession d’Achab pour autant qu’il dirigeait sur le cerveau de Starbuck l’aimant de sa domination. Mais il savait qu’en dépit de cela, l’âme de son second abhorrait sa quête et que, s’il l’avait pu, il s’en serait désolidarisé avec joie et même l’aurait fait échouer. Il pouvait se passer bien du temps avant que la Baleine blanche ne fût en vue. Pendant cette période, Starbuck pouvait entrer en rébellion ouverte contre son commandement à moins qu’il ne fût prudemment circonvenu en créant des circonstances normales. Le raffinement de sa folie au sujet de Moby Dick se manifestait clairement dans la divination et la clairvoyance suprêmes qui l’invitaient à dépouiller momentanément cette chasse du caractère étrangement imaginaire et impie qu’elle revêtait tout naturellement, et à repousser dans l’ombre l’apogée de l’horreur de ce voyage, car il est peu d’hommes dont le courage résiste à une méditation prolongée que l’action ne vient pas interrompre. Il fallait à ses officiers et à ses hommes, au cours des longs quarts de nuit, un thème de réflexion plus banal que Moby Dick. Tous les marins, quels qu’ils soient, sont capricieux et instables, soumis à l’inconstance du temps, aussi, bien que l’équipage barbare ait salué l’annonce de sa poursuite avec une ardeur passionnée et même si cette poursuite promettait d’être animée et passionnée à son épilogue, sa ferveur ne saurait être longtemps soutenue par l’espoir d’atteindre un but lointain et vague, il lui fallait, avant tout, dans l’intervalle des intérêts et des occupations qui le garde sainement disponible pour l’assaut final.
Achab savait aussi que les hommes, sous l’empire d’une émotion violente, dédaignent toutes viles considérations, mais que de tels moments sont éphémères. Il était convaincu que l’état permanent de l’homme est la sordidité. En admettant que la Baleine blanche sollicite les cœurs de mon sauvage équipage, pensait-il, et même que sa sauvagerie flattée engendre en lui une générosité héroïque et prêt à donner gratuitement la chasse à Moby Dick, encore faut-il nourrir ses appétits quotidiens plus triviaux. Si hautains et chevaleresques qu’aient été les Croisés de jadis, ils ne traversèrent pas deux mille milles de terres à la conquête du saint sépulcre sans se livrer au pillage, au vol et à d’autres petits profits pieux en même temps. S’ils s’en étaient tenus à leur but final et romantique, beaucoup d’entre eux s’en seraient détournés avec dégoût. Je ne vais pas dépouiller ces hommes de tout espoir de gain, songeait Achab, oui, de gain. Ils peuvent bien mépriser l’argent aujourd’hui, mais que passent les mois sans leur en offrir la perspective, ils se mutineront et me casseront.
Un motif plus personnel invitait Achab à la prudence. Il est probable qu’il avait révélé le but majeur mais personnel du voyage, sous le coup d’une impulsion et peut-être prématurément ; il s’en rendait pleinement compte, à présent : ce faisant, il s’était exposé à l’accusation irréfutable d’être un usurpateur et, en toute impunité, tant morale que légale, son équipage, si tel était son bon plaisir, et en connaissance de cause, pouvait refuser de lui obéir et même lui arracher par la violence le commandement. Achab était naturellement très soucieux d’éviter que cette pensée ne germe et ne se répande. Il ne pouvait se prémunir que grâce à l’autorité de son cerveau, de son cœur, de sa main, appuyée sur une attention soutenue, calculée, vigilante de la moindre atmosphère à laquelle son équipage pouvait être sensible.
Pour toutes ces raisons, et d’autres peut-être trop profondes pour être abordées ici, Achab vit clairement qu’il fallait rester fidèle au but normal, présumé de la croisière du Péquod, s’en tenir aux us et coutumes, et même se contraindre à faire preuve de tout l’intérêt passionné qu’on lui savait pour son métier.
Quoi qu’il en soit, on l’entendait maintenant souvent héler les hommes de vigie aux trois mâts, leur recommander d’être bien à l’œil et de ne pas manquer de signaler fût-ce un marsouin. Cette vigilance ne tarda pas à être récompensée.
C’était un après-midi nuageux et lourd, les matelots traînaient paresseusement sur le pont ou contemplaient distraitement les eaux couleur de plomb. Queequeg et moi nous étions paisiblement occupés à tresser ce qu’on appelle un paillet d’espade pour notre pirogue. La scène était si calme, d’une douceur étouffante, une telle joie incantatoire planait, que chaque homme silencieux semblait s’être dissous dans son moi invisible.
Dans ce travail de tissage, j’étais le serviteur ou le page de Queequeg. Tandis que je passais et repassais la trame de lusin entre les longs fils de grelin, tandis que Queequeg, debout, glissait encore et encore sa lourde épée de chêne entre les fils, regardant la mer avec indolence, et serrant les fils en bonne place d’un geste nonchalant. Une rêverie insolite régnait sur le navire et sur la mer, rompue seulement par le bruit sourd de l’épée. Il semblait que sur le métier du Temps je n’étais plus qu’une navette tissant et tissant encore machinalement entre les mains des Parques. Les fils tendus du grelin répétaient une vibration unique, toujours la même, une vibration juste suffisante pour laisser passer les fils qui, par-dessus et par-dessous, venaient se lier à eux. Ces fils immuables de la fatalité, pensais-je, voilà que j’y fais courir la navette qui tisse ma propre destinée, cependant que l’épée irréfléchie, indifférente de Queequeg, heurtait la trame tantôt de biais, tantôt de façon sinueuse, tantôt avec force, tantôt faiblement, et ce coup final différemment porté imposait ses contrastes à l’aspect final de l’œuvre. Cette épée sauvage, me disais-je, donne la forme finale tant à la trame qu’aux grelins, cette épée désinvolte et impassible doit être le hasard. Oui, hasard, libre arbitre et nécessité, aucunement incompatible, s’entrelacent pour agir ensemble. Les fils droits du destin ne sauraient être déviés de la ligne droite bien que chaque vibration s’y essaie, le libre arbitre est toujours libre de pousser sa navette entre ces fils imposés et le hasard, bien que contraint par les verticales de la nécessité et par les horizontales tirées par le libre arbitre, ordonné par l’un et l’autre, le hasard parfois est maître de l’un comme de l’autre, et modèle le visage ultime des événements.
Ainsi nous tissions et tissions encore lorsque je sursautai à un bruit étrange, prolongé, dont la sauvage musique était si surnaturelle que la pelote du libre arbitre s’échappa de mes mains et que je restai à fixer les nuées d’où cette voix tombait comme une aile. Haut perché dans les barres de hune, Tashtego, le fou de Gay Head, était passionnément tendu en avant, la main dressée comme une baguette de magicien et à intervalles courts et répétés il poussait ses cris. Sans doute au même moment toutes les mers retentissaient d’un cri semblable poussé par des centaines d’hommes en vigie perchés dans le ciel ; pourtant, ce vieux cri traditionnel ne pouvait pas sortir de beaucoup de poitrines avec le rythme miraculeux qui l’arrachait de celle de Tashtego l’Indien.
Ainsi accroché à même l’espace, dévorant l’horizon d’un regard ardent et farouche, on eût dit quelque voyant, quelque prophète apercevant les ombres du destin et annonçant leur venue par des cris frénétiques :
« Elle souffle ! là ! là ! là ! Elle souffle ! Elle souffle ! »
– Où donc ?
– Côté sous le vent, à deux milles environ ! toute une gamme !
L’effervescence régna aussitôt.
Le cachalot souffle avec une régularité d’horloge, avec la même constance jamais démentie. C’est à cela que les baleiniers le distinguent des autres tribus de son espèce.
– Voilà les queues ! cria encore Tashtego, et les cachalots disparurent.
– Vite, garçon, cria Achab. L’heure ! L’heure !
Pâte-Molle se hâta dans la cabine, regarda la montre et donna l’heure exacte à Achab.
On mit en panne et le navire tangua doucement pointe au vent. Tashtego signalant que les cétacés avaient sondé sous le vent, nous attendions avec confiance de les voir réapparaître devant nous, car le cachalot avec une ruse singulière, sonde dans une direction mais, lorsqu’il est dans les profondeurs, il fait brusquement volte-face. Toutefois cette supercherie n’avait pas dû être pratiquée car il n’y avait pas de raison de supposer que l’animal signalé par Tashtego fût si peu que ce soit inquiété ou même qu’il eût la moindre connaissance de notre présence. Un des hommes, désigné comme gardien, ce sont ceux qui ne descendent pas dans les baleinières, remplaça alors Tashtego, au grand mât. Les matelots des mâts de misaine et d’artimon étaient descendus, les bailles à ligne furent mises en place, les bossoirs d’embarcations parés, la grande voile coiffée, et les trois pirogues se balancèrent au-dessus de l’eau comme trois paniers de perce-pierre au-dessus de hautes falaises. Hors des pavois, les hommes impatients s’accrochaient d’une main à la lisse et posaient dans l’attente un pied sur le plat-bord, pareils aux marins de navires de guerre prêts pour l’abordage.
Mais à ce moment critique une exclamation détourna tous les regards de la baleine. Ébahis, tous fixaient le sombre Achab entouré de cinq fantômes sombres qui semblaient avoir pris corps de l’air.
Les fantômes, car c’est ce qu’ils semblaient être alors, glissèrent légèrement de l’autre côté du pont et, avec une silencieuse promptitude, larguèrent les palans et les coulisseaux de la pirogue qui se balançait là. Cette baleinière avait toujours été considérée comme étant de réserve, bien qu’on l’appelât baleine du capitaine parce qu’elle se trouvait à tribord arrière. Le personnage qui se tenait alors à sa proue était grand et basané, une dent blanche saillait cruellement entre ses lèvres d’acier. Il était funèbrement vêtu d’une veste chinoise de coton noir, froissée, et d’un large pantalon taillé dans la même étoffe sombre. Couronnant étrangement cette figure d’ébène, un turban d’une blancheur éblouissante coiffait sa tête de ses propres cheveux tressés et enroulés plusieurs fois. Ses compagnons, moins bistrés que lui, avaient ce teint haut en couleur, jaune tigre, particulier à quelques aborigènes de Manille, une race célèbre pour sa ruse satanique et tenue par certains braves marins blancs pour être composée de suppôts et d’agents secrets, envoyés sur l’eau par leur seigneur infernal, lequel, croient-ils, a ses assises ailleurs.
Tandis que l’équipage contemplait avec étonnement ces étrangers, Achab cria au vieil homme enturbanné de blanc, leur chef :
– Tout est paré, Fedallah ?
– Paré, fut la réponse à demi sifflée.
– Alors, mettez à la mer, vous entendez ? et hurlant à travers le pont : j’ai dit mettez à la mer, là-bas.
Le tonnerre de sa voix était tel que les hommes, malgré leur stupéfaction, bondirent par-dessus la lisse ; les réas tournèrent dans les poulies, les trois pirogues tombèrent à la mer avec un bruit mou, tandis qu’avec une adresse audacieuse et désinvolte, inconnue dans tout autre métier, les matelots sautaient comme des chèvres dans les baleinières secouées au flanc du navire.
À peine avaient-ils débordé sous le vent du navire, qu’une quatrième embarcation, venant du côté du vent, vira sous la poupe, les cinq inconnus étaient aux avirons cependant qu’Achab, debout à l’arrière dans une attitude rigide, criait fortement à Starbuck, Stubb et Flask de s’écarter largement les uns des autres afin de couvrir la plus grande surface possible. Mais rivés de tous leurs yeux sur le brun Fedallah et son équipage, les hommes des autres baleinières n’obéirent pas à l’ordre donné.
– Capitaine Achab ? dit Starbuck.
– Déployez-vous, cria Achab. Nagez partout, les quatre pirogues ! Toi, Flask, nage davantage au vent !
– Oui, oui, sir, répondit gaiement le petit Cabrion, en manœuvrant son grand aviron de queue. Nagez fort ! dit-il à ses hommes. Là !… là !… là ! encore ! La voilà qui souffle, droit devant, les gars ! Nagez, nagez ! Ne prenez pas garde à ces gars jaunes, Archy.
– Oh ! ils me sont indifférents, sir, dit Archy. Je savais déjà tout. Ne les ai-je pas entendus dans la cale ? Ne l’ai-je pas dit à Cabaco ? Qu’en dites-vous, Cabaco ? Ce sont des passagers clandestins, monsieur Flask.
– Nagez, nagez, mes jolis cœurs, souquez, mes enfants, souquez, mes poussins, soupirait Stubb à ses hommes d’une voix traînante et apaisante car quelques-uns montraient encore des signes d’inquiétude. Pourquoi ne rompez-vous pas l’échine, mes enfants ? Que regardez-vous ainsi ? Ces gars dans la pirogue ? Quelle bêtise ! Cela ne fait que des mains pour nous aider – peu importe d’où elles viennent – plus on est de fous, plus on rit. Allons, nagez, nagez, de grâce ! Peu importe le soufre, les diables sont assez bons bougres. Bon, voilà qui va bien, c’est un coup qui vaut ses mille livres, c’est un coup qui ramasse les enjeux ! Hourra pour la coupe d’or de spermaceti, mes braves ! Trois vivats, hommes, et haut les cœurs ! Comme ça, comme ça, ne soyez pas pressés, ne soyez pas pressés. Pourquoi ne brisez-vous pas vos avirons, canailles ? Un peu de mordant, chiens que vous êtes ! Bon, bon, là, comme ça, comme ça ! Voilà… comme ça, voilà ! Allongez la nage, tirez. Commencez à tirer ! Le diable vous emporte, gueux de propres à rien. Vous dormez ! Fini de ronfler, fainéants, et tirez. Nagez, voulez-vous ? Ne pouvez-vous pas nager ? Ne voulez-vous pas nager ? Je vous en donnerai des petits couteaux pour les perdre, pourquoi ne nagez-vous pas ? Nagez, et que ça barde ! Souquez, que les yeux vous en sortent ! Là ! Il tira brusquement de sa ceinture son couteau effilé. Que chaque fils de sa mère nage la lame entre les dents ! Voilà… très bien, mes tranchants de hache, voilà… Faites-la avancer, mes nés-coiffés ! Faites-la avancer, mes épissoirs !
Si l’exorde de Stubb est, ici, donnée en entier, c’est qu’il avait une manière à lui de s’adresser à ses hommes, tout particulièrement pour leur inculquer la religion de la rame. Que cet échantillon de sermon ne vous laisse pas à croire qu’il n’entrait jamais dans de furieuses colères contre ses ouailles. Au contraire, et c’est là qu’était son originalité. Il pouvait dire à ses hommes les choses les plus affreuses sur un ton qui alliait la plaisanterie à la rage, et sa fureur ne semblait être qu’un piment à la farce, de sorte qu’il ne se trouvait aucun canotier qui ne tirât sur les avirons comme si sa vie était en jeu et qui, en même temps, ne tirât pour la blague, en entendant ses invocations saugrenues. D’autre part, il avait toujours l’air à l’aise, si nonchalant, manœuvrant si paresseusement son aviron de queue, bâillant si largement, la bouche grande ouverte, que la seule vue d’un chef se décrochant pareillement la mâchoire, par le seul effet de contraste, agissait comme un charme sur ses hommes. De plus, Stubb était un de ces singuliers humoristes, dont la jovialité était parfois si curieusement ambiguë qu’elle mettait tous les subalternes sur la défensive lorsqu’il s’agissait d’obéir.
Manœuvrant sur un signe d’Achab, Starbuck avançait obliquement pour croiser l’avant de Stubb, et lorsque les deux pirogues furent assez proches l’une de l’autre pour un instant, Stubb héla le second :
– Monsieur Starbuck ! Ohé du canot à bâbord ! Juste un mot, s’il vous plaît, sir !
– Ohé ! répondit Starbuck sans faire mine de se retourner le moins du monde, pressant ses hommes à mi-voix, avec zèle, détournant de Stubb un front d’airain.
– Que pensez-vous de ces types jaunes, sir ?
– Embarqués en fraude, d’une façon ou d’une autre, avant de lever l’ancre. Tirez fort, les gars, fort ! chuchota-t-il à ses hommes, puis à haute voix de nouveau : une triste affaire, monsieur Stubb ! Faites bouillir l’eau, les gars ! Mais peu importe, monsieur Stubb, tout est pour le mieux. Que vos hommes nagent ferme et advienne que pourra. Sautez, les gars, sautez ! Il y a des barriques d’huile de cachalot en perspective et c’est pour cela que vous êtes là, monsieur Stubb, tirez, les gars ! L’huile, c’est le but ! Cela du moins c’est le devoir, le devoir et le gain vont de pair.
– Oui, oui, c’est bien ce que je pensais, soliloqua Stubb, lorsque les pirogues s’écartèrent, dès que je les ai vus, je me suis dit ça. Oui, et c’est la raison pour laquelle il descendait dans la cale si souvent, comme l’en soupçonnait Pâte-Molle. Ils étaient cachés en bas. Il y a la Baleine blanche là-dessous. Eh bien ! eh bien ! qu’il en soit ainsi ! On n’y peut rien ! Bon ! Ensemble, les gars. Ce n’est pas le jour de la Baleine blanche ! Ensemble !
La découverte de ces étrangers bizarres, à un moment aussi fatidique que la mise à la mer des pirogues, n’avait pas été sans éveiller un étonnement superstitieux chez quelques matelots, si Archy avait divulgué ses présomptions depuis un certain temps sans rencontrer alors de crédit, les hommes quelque peu préparés à cet événement éprouvaient une surprise émoussée ; d’autre part Stubb ne se formalisait pas de leur apparence et en parlait de façon rassurante, tout cela les libéra momentanément de leurs craintes superstitieuses, bien que le champ fût ouvert à toutes sortes de conjectures insensées sur le rôle véritable qu’avait joué le sombre Achab dès le début de cette affaire. Quant à moi, je me souvenais secrètement des ombres mystérieuses que j’avais vu se glisser à bord du Péquod dans l’eau trouble de Nantucket, ainsi que des sentences énigmatiques du bizarre Élie.
Pendant ce temps, Achab, hors de portée de voix de ses officiers, s’étant rangé sur le flanc extrême du côté du vent, était toujours en tête des autres pirogues, ce qui prouvait la puissance de ses rameurs. Ses créatures jaune tigre semblaient bâties d’acier et de fanons ; comme cinq marteaux à bascule, ils s’abaissaient et se levaient à coups réguliers dont la force lançait la pirogue sur l’eau comme le jet d’une chaudière horizontale d’un vapeur du Mississipi. Quant à Fedallah qui manœuvrait l’aviron de harponneur, il avait enlevé sa veste noire et sa poitrine se découpait, au-dessus du plat-bord, sur les ondulations de l’horizon liquide. À l’autre bout de la pirogue, Achab, d’un bras, déjeté en arrière comme celui d’un escrimeur pour conserver son équilibre, maniait avec fermeté l’aviron de queue comme il l’avait fait des milliers de fois avant d’avoir été déchiré par la Baleine blanche. Tout à coup son bras tendu fit un mouvement singulier et se figea tandis que les cinq avirons étaient matés. Pirogue et équipage furent immobiles sur la mer. Aussitôt les trois baleinières de l’arrière-garde s’arrêtèrent. Les cachalots avaient tous disparu dans les profondeurs, ne donnant à distance aucun mouvement indicateur, mais Achab, plus proche, les avait observés.
– Chacun prêt à ses avirons ! cria Starbuck. Toi, Queequeg, debout !
Sautant souplement dans la boîte triangulaire de l’avant, le sauvage s’y tint tout droit, fixant avec une intense avidité le lieu présumé de la chasse. À l’arrière de la pirogue, sur une identique plate-forme triangulaire à hauteur du plat-bord, Starbuck se balançait, avec une impassible adresse, aux oscillations de sa coquille de noix, et son regard plongeait silencieusement dans le regard bleu de la mer.
Non loin de là, Flask, insouciant, se tenait debout sur le taberin, un solide morceau de bois qui s’élève à quelque deux pieds au-dessus de la plate-forme arrière qui sert à retenir la ligne quand celle-ci est attachée au cétacé. Elle n’a pas plus que la largeur d’une main, et debout sur un si mince appui, Flask semblait perché sur la pomme du mât d’un navire naufragé dont rien d’autre n’émergerait. Mais le petit Cabrion était courtaud et râblé, et en même temps le petit Cabrion était plein d’une grande et haute ambition, de sorte que le socle de son taberin ne le satisfaisait nullement.
– Je n’y vois pas à trois vagues de là, tendez-moi un aviron que je grimpe dessus.
À ces mots, Daggoo, se tenant des deux mains au plat-bord pour assurer son équilibre, se glissa promptement à l’arrière et, se redressant, lui offrit le piédestal de ses épaules altières.
– Une pomme de mât qui en vaut une autre, sir. Voulez-vous monter ?
– Je n’y manquerai pas et merci beaucoup, mon cher camarade, je voudrais seulement que vous mesuriez cinquante pieds de plus.
Calant alors fermement ses pieds contre les bordages opposés de la pirogue, le gigantesque nègre se baissa un peu, tendit sa paume au pied de Flask, lui prit la main pour la poser sur les plumes de corbillard de sa tête et le pria de sauter tandis que lui-même se relèverait. D’un coup adroit, il établit haut et sec le petit homme sur ses épaules. Et voilà que Flask y était à présent debout, Daggoo de son bras levé lui fournissant un parapet où s’appuyer.
C’est toujours un spectacle stupéfiant pour un novice que de voir l’adresse prestigieuse, rendue machinale par l’habitude, du baleinier capable de conserver sa position verticale alors même que sa pirogue tangue sur la mer la plus perfidement agitée. Mais c’était un spectacle encore plus étrange de le voir, en de telles circonstances, vertigineusement perché sur le taberin. Et la vue du petit Flask debout sur les épaules du géant Daggoo était encore plus curieuse car, avec une aisance tranquille, indifférente, inconsciente, le noble nègre, dans sa barbare majesté, accordait le rythme de son corps splendide à celui de la mer. Sur son large dos, Flask, avec ses cheveux de lin, semblait un flocon de neige. La monture avait plus de prestance que son cavalier. Vif, agité, ostentatoire, le petit Flask en venait parfois à frapper du pied avec impatience, mais la poitrine seigneuriale du nègre n’en respirait pas moins avec la même régularité, sans à-coups. J’ai vu ainsi la Passion et la Vanité taper du pied sur la terre vivante et magnanime sans qu’elle change pour autant le cours de ses marées et de ses saisons.
Cependant Stubb, le troisième second, ne trahissait pas semblable empressement à guetter l’horizon. Les cachalots avaient pu sonder normalement comme ils le font à intervalles réguliers et non par crainte. Si tel était le cas, Stubb, comme à l’accoutumée, était résolu à tromper l’ennui de l’attente avec sa pipe. Il la prit dans le ruban de son chapeau où il la tenait piquée comme une plume, la remplit et la bourra du pouce mais, à peine avait-il allumé son allumette au rude papier émeri de sa main, que Tashtego, son harponneur, dont les yeux étaient restés rivés au vent comme deux étoiles immobiles, tomba comme un éclair sur son banc, en criant avec une hâte frénétique :
– Assis, assis tous, et en avant partout ! Les voilà !
Un terrien en cet instant n’aurait pas vu davantage le signe d’un cachalot que celui d’un hareng ; on ne voyait rien qu’une eau verte, troublée d’un peu de blanc, et parsemée de légères touffes de vapeur que le vent emportait et prêtait à l’écume des vagues. Alentour, l’air vibrait et tintait comme s’il avait passé au-dessus de plaques de métal surchauffées. Sous ces remous et ces ondulations atmosphériques, et aussi sous une couche d’eau peu épaisse, les cétacés nageaient. Première manifestation de leur présence, ces bouffées de vapeur semblaient un détachement d’avant-garde chargé d’un message.
Les quatre baleinières s’étaient lancées âprement à la poursuite de cette tache d’air et d’eau troublés, mais elle les gagnait de vitesse, fuyant et fuyant encore devant eux, comme les bulles serrées qu’un torrent emporte vivement au flanc des montagnes.
– Nagez, nagez, mes braves garçons, disait Starbuck à ses hommes, sur le ton du chuchotement mais avec une pénétrante intensité tandis que la flèche de son regard était fichée droit au-delà de la proue, semblable à l’aiguille qui ne dévie pas d’un compas d’habitacle. Il ne parlait guère à son équipage et son équipage ne lui parlait guère. Le silence de la pirogue n’était rompu à intervalles que par ses chuchotements singuliers, où la rudesse du commandement alternait avec la douce sollicitation.
Combien différent était le tapageur petit Flask :
– Donnez de la voix, dites quelque chose, mes jolis cœurs. Rugissez et nagez, mes tonnerres ! Débarquez-moi sur leurs dos noirs, les gars, faites ça pour moi, et je vous cède par écrit ma propriété de Martha’s Vineyard, femme et enfants compris. Débarquez-moi, oh ! débarquez-moi sur leur dos ! Ô Seigneur, Seigneur ! je vais devenir fou à lier ! Regardez ! Regardez cette eau blanche !
En hurlant de la sorte, il enleva son chapeau, le jeta, le piétina, puis enfin l’envoya au large en vol plané. Ensuite il se livra à force cabrioles dévergondées à l’arrière de la pirogue comme un poulain fou de la Prairie.
Stubb, qui suivait à peu de distance, sa courte pipe non allumée, machinalement serrée entre les dents, émit philosophiquement d’une voix traînante :
– Regardez-moi ce type. Il a des crises, ce Flask. Des crises ? Oui, et qu’on lui en donne des crises – c’est bien le mot – des crises d’hystérie. Avec entrain, allez-y avec entrain, mes jolis cœurs. Il y aura du pudding pour le dessert, vous savez – avec entrain – c’est bien le mot – nagez, mes bébés… nagez, mes nourrissons… nagez tous. Pourquoi diable vous agitez-vous, comme ça, comme ça et fort. Tirez seulement et continuez de tirer. Rompez-vous l’échine et brisez la lame de votre couteau entre vos dents… c’est tout. Avec souplesse… doucement j’ai dit, et faites-vous sauter le foie et les poumons !
Mais ce que disait l’impénétrable Achab à son jaune équipage, mieux vaut ne pas le répéter ici car vous vivez dans la lumière bénie d’une terre chrétienne et seuls les requins mécréants des mers audacieuses peuvent prêter l’oreille à des mots pareils tandis qu’Achab bondissait après sa proie, l’ouragan aux sourcils, la pourpre du crime dans les yeux et l’écume aux lèvres.
Cependant toutes les baleinières s’arrachaient à l’eau. Les allusions précises et répétées de Flask à « cette baleine » comme il appelait le monstre imaginaire dont il disait que la queue aguichait la proue de sa pirogue, ces allusions étaient si vigoureusement vivantes, qu’elles amenaient un ou deux de ses hommes à lancer par-dessus son épaule un regard apeuré. C’était contraire à la règle qui veut que les canotiers gardent leur fixité comme s’ils avaient avalé un sabre, règle qui réclame qu’ils n’aient d’autre sens que l’ouïe, d’autres membres que des bras dans ces moments critiques.
Le spectacle inspirait un émerveillement aigu de crainte et de respect. Les vastes houles de la mer toute-puissante, leur grondement caverneux tandis qu’elles roulaient sur les huit plats-bords, jeu de quilles géant sur un terrain de jeu sans limites, la brève agonie de la pirogue suspendue, comme si elle allait basculer sur le tranchant de la vague, si effilé qu’on eût cru qu’il l’allait couper en deux, la descente soudaine dans le ravin liquide, le coup d’éperon et d’aiguillon acerbe donné pour regrimper l’autre versant de la colline, la glissade tête première depuis ce sommet, les cris des chefs et des harponneurs, le halètement frémissant des canotiers, le prestigieux Péquod d’ivoire veillant sur ses baleinières les ailes ouvertes, semblable à une perdrix des neiges suivant sa piaillante progéniture, tout cela était poignant. Ni la nouvelle recrue arrachée à l’étreinte de sa femme pour être jetée dans la fièvre de sa première bataille, ni l’âme d’un mort confrontée au premier fantôme inconnu de l’autre monde, ni l’un ni l’autre ne peuvent éprouver des émotions plus violentes et plus étranges que celui qui se trouve pris pour la première fois dans le cercle magique et bouillonnant du cachalot pourchassé.
La danse de l’eau soulevée par la poursuite accusait une blancheur plus intense dans les ténèbres croissantes que les nuages noirs projetaient sur la mer. Les bouffées de vapeur n’allaient plus se confondant mais jouaient de droite et de gauche, les cachalots semblaient aller leur chemin séparément. Les pirogues s’écartèrent les unes des autres, Starbuck amena sur trois cachalots qui filaient sous le vent. Nous avions mis à la voile et le vent fraîchissant toujours nous emportait si follement que les avirons arrivaient à peine à suivre le mouvement, menaçant d’être arrachés à leurs dames de nage.
Bientôt nous courûmes dans un voile de brume largement déployé, dérobant à la vue baleinières et navire.
– En avant, hommes, chuchota Starbuck en bordant son écoute de voile et en serrant la toile, nous avons le temps de tuer un poisson avant le gros du grain. Voilà de nouveau l’eau blanche ! Près à toucher ! Sautez !
Peu après, deux cris retentirent presque simultanément de part et d’autre de notre pirogue, indiquant que les autres avaient foncé eux aussi. À peine nous étaient-ils parvenus que le chuchotement de Starbuck tomba dru comme grêle : « Debout » et Queequeg bondit le harpon à la main.
Aucun des canotiers ne pouvait voir de face le péril mortel qui était devant eux mais, les yeux rivés sur le visage tendu de leur chef, ils savaient que l’instant ultime était arrivé, ils entendirent aussi un bruit énorme semblable à celui qu’eussent fait cinquante éléphants en train de se vautrer. Cependant la pirogue bondissait toujours à travers la brume entre les vagues dressées et sifflantes comme autant de serpents furieux.
– Voilà sa bosse. Là, là ! murmura Starbuck.
Un sifflement bref jaillit de la pirogue, l’envol du fer de Queequeg. Alors l’arrière de la baleinière fut ébranlé par une poussée invisible, tandis que l’avant paraissait heurter un récif, la voile s’affaissa en claquant, un jet de vapeur brûlante fusa tout près de nous, un séisme roula son chaos au-dessous de nous. L’équipage à demi suffoqué fut lancé dans le tohu-bohu écumant du grain blanc. Le grain, le cachalot, le harpon n’avaient fait qu’un et la bête, à peine effleurée par le dard, s’était enfuie.
Bien qu’entièrement submergée, l’embarcation était presque indemne. Nous récupérâmes à la nage les avirons qui flottaient et après les avoir jetés par-dessus le plat-bord nous regagnâmes nos places en titubant. Nous nous trouvâmes assis là, de l’eau jusqu’aux genoux dans la pirogue quasi pleine et nos yeux baissés sur cette coque flottant à ras des flots nous offraient la vision d’un atoll de corail monté jusqu’à nous du fond de l’Océan.
Le vent s’enfla jusqu’au hurlement, les vagues entrechoquèrent leurs boucliers, le grain rugit, pétilla, s’embrasa tout autour de nous tel un feu blanc allumé sur la prairie, dans lequel nous brûlions sans être consumés, immortels entre ces mâchoires de mort ! En vain hélions-nous les autres pirogues. Autant s’adresser en hurlant aux charbons ardents d’un brasier que d’appeler dans pareille rafale. Cependant la tourmente et la brume s’assombrissaient avec la nuit tombante, le navire était devenu invisible ; la fureur de la mer interdisait toute tentative d’écoper ; les avirons devenus inutiles ne pouvaient plus servir que de moyens de sauvetage. Ouvrant le barillet étanche des allumettes, Starbuck, après de nombreux, efforts infructueux, parvint à allumer le fanal, l’amarra au manche d’une lance naufragée et le tendit à Queequeg qui devint porte-étendard de notre morne espoir. Et là il se trouvait assis, élevant cette chandelle imbécile au cœur de cet abandon infini. Et là il se trouvait assis, signe et symbole de l’homme sans foi élevant sans espoir l’espérance au sein de la désespérance.
Transpercés, grelottants, renonçant à apercevoir baleinières ou navire, nous levâmes les yeux vers l’aube naissante, la brume s’étendait sur la mer, le fanal brisé gisait au fond de la pirogue. Soudain Queequeg se dressa, portant sa main en cornet à son oreille. Nous perçûmes un léger craquement de gréement et de vergues jusqu’alors étouffé par la tempête. Le son se rapprocha toujours davantage et une forme immense et indistincte fendit l’épaisseur de la brume. Épouvantés, nous sautâmes à la mer tandis que le navire fonçait droit sur nous à une distance qui n’excédait guère sa longueur.
La pirogue abandonnée flottait sur les vagues, puis elle se retourna et fut avalée par la mer sous l’étrave du navire comme un copeau sous la chute d’une cascade. Engloutie sous la lourde quille, elle disparut à nos yeux jusqu’à ce qu’elle émergeât à nouveau à la poupe. Une fois de plus nous la regagnâmes à la nage, jetés vers elle par les lames, jusqu’à ce qu’enfin nous fûmes recueillis sains et saufs à bord. Lorsque le grain s’était rapproché, les autres baleinières avaient coupé leurs lignes et regagné le navire à temps ; celui-ci avait perdu tout espoir de nous retrouver mais croisait toujours, en quête d’un témoignage de notre naufrage, quelque rame ou quelque manche de lance.
Il est des moments et des circonstances dans cette affaire étrange et trouble que nous appelons la vie où l’univers apparaît à l’homme comme une farce monstrueuse dont il ne devinerait que confusément l’esprit tout en ayant la forte présomption que la plaisanterie se fait à ses dépens et à ceux de nul autre. Pourtant, rien ne l’abat, comme rien ne lui paraît valoir la peine de combattre. Il avale tous les événements, tous les credo, toutes les croyances, toutes les opinions, toutes les choses visibles et invisibles les plus indigestes, si coriaces soient-elles comme l’autruche à la puissante digestion engloutit les balles et les pierres à fusil. Car les petites difficultés et les soucis, les présages d’un proche désastre ne lui semblent que des traits sarcastiques décrochés par la bonne humeur, des bourrades joviales dans les côtes expédiées par un farceur invisible et énigmatique. Cette humeur insolite et fantasque ne s’empare d’un homme qu’au paroxysme de l’épreuve ; ce qui, l’instant d’avant, dans sa ferveur lui apparaissait si grave, ne lui semble plus qu’une scène de la farce universelle. Rien de tel que les dangers de la chasse à la baleine pour développer cette libre et insouciante cordialité, cette philosophie désespérée ! C’est sous ce jour que désormais, je vis la croisière du Péquod et son but : la grande Baleine blanche.
– Queequeg, dis-je, lorsqu’ils m’eurent repêché le dernier et tandis que je m’ébrouais sur le pont pour faire dégorger ma vareuse. Queequeg, mon bel ami, ces sortes de choses arrivent-elles souvent ?
Sans grande émotion, bien qu’aussi trempé que moi, il me donna à entendre qu’elles sont fort fréquentes.
– Monsieur Stubb, dis-je en me tournant vers ce digne personnage qui, son ciré dûment boutonné, fumait sa pipe sous la pluie, monsieur Stubb, je crois vous avoir entendu dire que de tous les baleiniers que vous avez rencontrés, M. Starbuck était de loin le plus prudent et le plus sage. Je pense dès lors que piquer droit sur une baleine en fuite, la voile hissée dans la rafale et dans la brume, représente le comble de la réserve pour un baleinier ?
– Certes. J’ai mis à la mer, avec une pirogue qui faisait eau, dans une tempête, au large du cap Horn.
– Monsieur Flask, dis-je alors en me tournant vers le petit Cabrion qui était à côté, vous avez l’expérience de ces choses et pas moi. Pouvez-vous me dire si c’est pour un canotier une loi inviolable de cette pêche que de se rompre l’échine pour se pousser plus avant entre les mâchoires de la mort ?
– Ne pourriez-vous pas vous exprimer d’une façon encore plus tarabiscotée ? Oui, c’est la loi. Je voudrais bien voir l’équipage d’une pirogue scier et aborder le cachalot face à face. Ha ! ha ! il vous rendrait œil pour œil, soyez-en sûr !
Trois témoins avisés et impartiaux m’avaient dès lors mis au fait. Considérant que les rafales, les embarcations renversées et les bivouacs dans les profondeurs étaient la monnaie courante de ce genre de vie, considérant qu’à l’instant décisif d’amener sur la baleine je devais remettre ma vie entre les mains du timonier, souvent un gars capable d’envoyer la pirogue par le fond à cause de son impétuosité et de ses piétinements frénétiques, considérant que notre désastre était principalement imputable à Starbuck amenant sur le cachalot au nez du grain qui arrivait sur nous, considérant que Starbuck était cependant connu pour être circonspect, considérant que j’appartenais à la baleinière de ce très prudent Starbuck, considérant enfin le caractère diabolique de cette chasse à la Baleine blanche dans laquelle j’étais engagé, considérant toutes choses, dis-je, je songeai que mieux valait descendre rédiger un brouillon rapide de mes dernières volontés.
– Venez, Queequeg, dis-je, vous serez mon notaire, mon exécuteur testamentaire, et mon héritier.
Il peut paraître étrange que de tous les hommes, les marins soient les plus occupés à bricoler leurs testaments et dernières volontés, pourtant personne au monde n’est plus féru de cet amusement. C’est la quatrième fois que je m’y surprenais au cours de ma vie maritime. Lorsque cette fois la cérémonie fut terminée, je me sentis bien aise, cela m’avait enlevé un poids du cœur. D’autre part, tous les jours à venir auraient la saveur de ceux que vécut Lazare après sa résurrection, un bénéfice net de tant de mois ou de semaines suivant le cas. Je me survivais. Ma mort et mes funérailles étaient enfermées à clef dans mon coffre. Je jetais autour de moi un regard paisible et satisfait, tel un calme fantôme à la conscience limpide, douillettement installé dans un caveau de famille.
Et maintenant, me disais-je, en remontant inconsciemment mes manches, en avant pour un plongeon glacé et de sang-froid dans la mort et la destruction. Chacun pour soi et Dieu pour tous.
– Qui l’eût cru, Flask ! s’écria Stubb. Si je n’avais qu’une jambe, on ne me prendrait pas à descendre dans une pirogue, à moins que ce ne soit pour boucher son nable avec mon pilon. Ah ! c’est un étonnant vieil homme !
– Tout compte fait, je ne trouve pas ça si extraordinaire, répondit Flask. S’il était amputé depuis la hanche, ce serait une autre affaire, il serait hors de combat, mais il lui reste un genou et une bonne partie de l’autre, vous savez.
– Ça, je n’en sais rien, mon petit bonhomme, je ne l’ai encore jamais vu se mettre à genoux.
Les gens compétents ont souvent discuté pour savoir si, étant donné l’importance majeure d’un capitaine dans le succès d’une expédition baleinière, il est juste que celui-ci expose sa vie aux dangers de la chasse. Les larmes aux yeux, les soldats de Tamerlan se sont de même demandé si sa vie inestimable devait être risquée au plus fort de la bataille.
Avec Achab, la question se posait différemment. Étant donné qu’un homme qui a ses deux jambes n’est jamais qu’un boiteux dans le danger, étant donné que la chasse à la baleine est toujours faite de difficultés effrayantes et que chacun de ses instants comporte un péril, est-il sage, dès lors, qu’un estropié descende dans une baleinière au moment de la chasse ? Tel ne devait pas être l’avis des armateurs du Péquod.
Achab savait bien que ses amis n’auraient pas désapprouvé qu’il descendît dans une baleinière lorsque les dangers de la chasse étaient moindres, afin de se trouver dans le champ d’action et de donner personnellement des ordres, mais quant à avoir une pirogue à lui, à en être le chef, qui plus est, à disposer de cinq hommes n’appartenant pas à l’équipage enrôlé, il savait très bien que des points de vue aussi généreux n’auraient pas effleuré les propriétaires du Péquod. C’est pourquoi il ne leur avait jamais demandé de lui fournir des hommes à cet effet, pas plus qu’il avait fait d’allusions à ce sujet. Néanmoins, il avait, de sa propre initiative, pris des mesures à cet effet. Jusqu’à ce que la découverte de Cabaco se fût répandue, les matelots ne s’étaient doutés de rien, quoique, bien sûr, l’équipage une fois au large ait, comme il est de coutume, achevé de parer les baleinières pour les mettre en service. Alors la curiosité s’éveilla vivement du fait qu’Achab fut, de temps en temps, surpris à faire de ses propres mains des tolets pour ce qu’on tenait pour une baleinière de réserve, et même à tailler avec amour les épinglettes de bois que l’on fixe sur la rainure de proue lorsqu’on file la ligne. Tout cela fut remarqué et plus particulièrement le soin qu’il prit à ce qu’il y ait une épaisseur de natte supplémentaire au fond de la pirogue, comme si elle devait résister à la pression aiguë de sa jambe d’ivoire, et le souci qu’il eut de veiller à ce que la forme la plus parfaite fût donnée au bordé de cuisse, cette encoche creusée, à la proue, pour recevoir et tenir les jambes du harponneur lorsqu’il s’apprête à lancer le harpon ou à manier la lance. On remarqua encore combien souvent il se tenait dans la baleinière, son unique genou emboîté dans le creux arrondi du bordé de cuisse et avec la gouge du charpentier creusant un peu davantage ici, rectifiant un peu là. Tout cela, dis-je, piqua l’intérêt, mais presque tout le monde supposa que ces précautions n’étaient prises par Achab qu’en vue de la chasse de Moby Dick puisqu’il avait déjà manifesté son intention de chasser personnellement ce monstre. Ces suppositions n’entraînaient nullement le moindre soupçon qu’un équipage dût être affecté à cette baleinière.
L’étonnement eut tôt fait de s’évanouir avec l’apparition des subalternes-fantômes car, sur un baleinier, les effets de surprise durent peu. En effet, ici ou là, des rebuts indicibles surgissent de nations étrangères, de coins inconnus, de dépotoirs de toute la terre, pour équiper ce hors-la-loi flottant qu’est un navire baleinier, et ces navires mêmes repêchaient souvent des naufragés se débattant en pleine mer accrochés à des planches, des morceaux d’épave, des rames, des baleinières, des canots, des jonques japonaises brisées, que sais-je encore, si bien que Belzébuth en personne fût-il grimpé à bord et fût-il descendu dans la cabine du capitaine pour y faire un brin de causette, cela n’eût pas créé sur le gaillard d’avant une émotion fascinée.
Quoi qu’il en soit, il est certain que les fantômes eurent tôt fait de s’intégrer à l’équipage ; toutefois, comme s’il n’en faisait pas partie, Fedallah l’enturbanné demeura jusqu’au bout enveloppé de mystère. D’où venait-il dans un monde policé comme celui-ci, quel était le lien impénétrable qui l’unissait à la destinée d’Achab au point d’exercer sur lui un secret ascendant ? Dieu seul le sait, mais il semblait même qu’il eût sur lui de l’autorité, et quand bien même personne ne savait rien à ce sujet, on ne pouvait rester indifférent devant Fedallah. C’était un personnage que les habitants civilisés, domestiqués de la zone tempérée ne voient qu’en rêve et encore confusément, mais dont on voit les pareils se glisser dans les immuables communautés asiatiques, en particulier dans les îles orientales à l’est de ce continent, terres isolées, inviolées, immémoriales qui, maintenant encore, conservent intact le mystère primitif de l’homme à l’origine des temps, de ceux où le souvenir du premier homme était encore vivant et où ses descendants se regardaient les uns les autres comme des revenants, et demandaient à la lune et au soleil la raison pour laquelle ils avaient été créés et à quelle fin ; bien que, à en croire la Genèse, les anges aient eu des rapports avec les filles des hommes, et que, selon des rabbins non canoniques, les démons se soient également livrés à de terrestres amours.
Des jours, des semaines passèrent. Sous voilure réduite, le Péquod d’ivoire avait lentement traversé quatre parages de croisières différents, celui des Açores, celui du cap Vert, de la Plata, ainsi appelé parce qu’il se trouve au large de l’embouchure du Rio de la Plata, et celui du lieu-dit de Carroll, étendue de mer mal délimitée au sud de Sainte-Hélène.
Ce fut tandis que nous glissions dans ces dernières eaux par une sereine nuit de lune, tandis que les vagues s’enroulaient en volutes d’argent et que leur doux bouillonnement diffus transformait la solitude en silence argentin, ce fut par une telle nuit silencieuse que bien au-delà de la blanche écume de l’étrave nous vîmes un souffle argenté. La lumière de la lune le faisait paraître céleste ; on eût dit, sortant des flots, quelque dieu étincelant, paré de plumes. Fedallah fut le premier à l’apercevoir car c’était son habitude, par ces nuits lunaires, de monter au grand mât, et d’y guetter d’un œil aussi sûr que s’il eût fait grand jour. Pourtant, bien que des gammes de baleines soient parfois aperçues de nuit, il ne se trouvait pas un baleinier sur cent pour s’aventurer à mettre alors à la mer. Vous imaginez, dès lors, avec quelle émotion les matelots voyaient ce vieil oriental perché si haut, à des heures aussi indues, le ciel mariant son turban à la lune. Mais lorsqu’il eut passé plusieurs nuits de suite, pendant un même laps de temps, dans la mâture, sans proférer le moindre son, lorsque après tant de silence sa voix surnaturelle retentit signalant ce souffle argenté de lune, alors chaque homme bondit sur ses pieds comme si un esprit ailé avait illuminé le gréement et appelé cet équipage de mortels. « La voilà qui souffle ! » Leur frisson n’aurait pas été plus grand si la trompette du Jugement avait retenti, pourtant ils n’éprouvèrent aucune terreur, et au contraire un certain plaisir car, bien que l’heure fût malvenue, le cri était si solennel, si délirant, si émouvant, que chaque âme à bord eut le désir instinctif de mettre les pirogues à la mer.
Traversant le pont à enjambées rapides et obliques, Achab donna l’ordre de déployer les perroquets et les cacatois, ainsi que toutes les bonnettes. L’homme le plus qualifié dut prendre la barre, les trois postes de vigie furent parées, et le navire, sous toute sa voile, courut vent arrière. La brise gonflant tant de voiles donnait l’impression étrange de soulever le navire et de laisser l’air circuler librement sous un pont qui aurait flotté et pourtant, tandis qu’il courait ainsi, il semblait la proie de deux influences contraires, l’une tendant à l’emporter droit au ciel, l’autre à le faire embarder horizontalement. Et si vous aviez pu observer le visage d’Achab, cette nuit-là, vous auriez pensé que deux antagonistes se livraient combat en lui. Tandis que sa jambe vivante éveillait sur le pont des échos de la vie, chaque coup de sa jambe morte clouait un cercueil. C’est sur la vie et sur la mort que marchait ce vieil homme. Mais bien que le navire eût filé à vive allure, bien que les regards avides eussent lancé toutes leurs flèches sur la mer, le souffle d’argent ne devait pas être revu cette nuit-là. Chaque matelot affirma l’avoir aperçu une fois, mais une seule.
Ce souffle de minuit était presque oublié lorsque, quelques jours plus tard, voici que, à la même heure de silence, il fut à nouveau annoncé, voici que tous déclarèrent à nouveau l’avoir vu, mais lorsqu’on mit le cap sur lui, il disparut de même, comme s’il n’avait jamais été. Il en alla ainsi nuit après nuit, jusqu’à ce que chacun n’y prêta plus attention sinon pour s’en étonner. Jaillissant mystérieusement soit à la clarté de la lune, soit à celle des étoiles, disparaissant pendant un jour ou deux, ou trois, et paraissant chaque fois surgir à une plus grande distance, ce souffle solitaire semblait vouloir nous entraîner à jamais plus avant.
Soumis à la superstition de tout temps inhérente à leur race, sensibilisés par le caractère surnaturel du Péquod, certains matelots juraient qu’où que ce soit, en quelque temps que ce fût, si immémorial qu’il puisse être, sous quelque latitude, quelque longitude si lointaine qu’elle puisse être, ce souffle inaccessible était la respiration d’une seule et même baleine, et qu’elle avait nom Moby Dick. Pendant un certain temps, cette apparition fugitive engendra une singulière terreur, comme si elle nous invitait traîtreusement à la suivre, toujours plus loin, afin que le monstre pût faire volte-face et nous déchiqueter enfin dans des mers écartées et sauvages.
Ces appréhensions passagères, si vagues mais si atroces, gagnaient en puissance par leur contraste avec la sérénité du temps ; certains découvraient sous son azur caressant un maléfice satanique tandis que nous voguions, jour après jour, sur des mers solitaires d’une douceur obsédante, comme si l’espace, réprouvant notre quête vengeresse, se vidait de toute vie devant l’urne funéraire de notre proue.
Mais quand enfin nous fîmes route vers l’est, les vents du Cap commencèrent à hurler autour de nous et ses eaux tourmentées nous soulevèrent et nous abaissèrent longuement. Alors, quand le Péquod poignarda le vent de ses défenses d’ivoire et, dans sa folie, éventra les vagues sombres jusqu’à ce que les flocons d’écume s’envolassent au-dessus des pavois comme une averse de copeaux d’argent, alors s’évanouit la désolation vide de la vie mais pour faire place seulement à de plus lugubres spectacles.
Près de l’étrave, surgissaient ici et là des formes étranges tandis que nous suivaient des vols serrés d’impénétrables cormorans. Chaque matin, ils se perchaient en rang sur les étais et se cramponnaient aux filins longuement, obstinément, en dépit de nos huées, comme s’ils prenaient notre navire pour une épave abandonnée à la dérive, vouée à la désolation, et dès lors pour un perchoir idéal pour eux, les sans-asile. Et le sombre Océan se soulevait, respirait, se soulevait encore dans une incessante angoisse comme la marée d’une conscience, comme si l’âme du monde y exprimait le remords torturant d’avoir engendré de si longues souffrances et le si lourd péché.
On te nomme, n’est-ce pas, cap de Bonne-Espérance ? Plutôt cap des Tempêtes comme on t’appelait jadis. Longuement séduits par les silences perfides qui nous avaient entourés, nous nous trouvions jetés dans la tourmente où les âmes coupables incarnées en oiseaux, en poissons, semblaient condamnées à nager éternellement sans espoir d’un havre, ou à brasser de leurs ailes un air ténébreux dépourvu d’horizon. Mais paisible, d’une blancheur de neige, immuable, sa fontaine de plumes jaillissant toujours vers le ciel, nous invitant sans cesse, le souffle solitaire était aperçu parfois.
Pendant cette période de ténèbres, Achab, bien qu’assurant le commandement sur le pont glissant et dangereux montra une ombrageuse réserve, adressant moins que jamais la parole à ses seconds. Par de pareilles tempêtes, lorsque tout est assuré tant sur le pont que dans la mâture, il n’y a plus rien à faire qu’à attendre qu’elles passent. Le capitaine et son équipage devenaient fatalistes. De sorte que, sa jambe d’ivoire fixée dans son trou de tarière comme à l’accoutumée, une main agrippée à un hauban pendant des heures et des heures, Achab se tenait debout, le regard au vent, tandis que, parfois, une rafale de neige fondue soudait de gel ses cils. Pendant ce temps, les hommes chassés du gaillard d’avant par les paquets de mer qui passaient par-dessus les pavois, s’alignaient le long du bastingage de la coursive et pour se mieux protéger des lames ils s’assuraient dans des boulines fixées aux râteliers des haubans qui leur faisaient une ceinture lâche. On ne disait mot ou presque et le navire réduit au silence, comme s’il était monté par des matelots de cire peinte, s’arrachait, jour après jour, à la folie et à la joie démoniaque des vagues. La nuit, les hommes opposaient un mutisme pareil aux cris aigus de l’Océan ; taciturnes, ils étaient bercés dans leurs boulines et sans mot dire, Achab faisait front au vent. Même lorsque la nature semblait réclamer une trêve, il n’allait pas chercher le repos de son hamac. Jamais Starbuck n’oublierait l’aspect du vieil homme, lorsqu’il descendit une nuit dans la cabine pour regarder le baromètre, et le vit assis tout droit sur sa chaise rivée au plancher, les yeux fermés, son chapeau et son caban qu’il n’avait pas ôtés dégouttant d’eau et de neige fondue ; sur la table, près de lui, le rouleau d’une carte des courants et marées dont nous avons parlé. Dans sa main crispée, son fanal se balançait. Bien qu’il fût assis avec raideur, sa tête était rejetée en arrière de sorte que ses yeux clos étaient dirigés vers l’aiguille de l’axiomètre pendu au plafond[11].
« Terrible vieil homme ! pensa Starbuck en frissonnant, tu dors dans la tempête et pourtant ton regard reste implacablement fixé sur ton but ! »
Au sud-est du Cap, au large des lointaines Crozets, un bon parage de pêche pour la baleine franche, un voilier se dessina devant nous. C’était le Diomède (Albatros). Tandis qu’il se rapprochait lentement, du haut de mon perchoir élevé au mât de misaine, m’apparut ce spectacle étonnant pour un novice de ces pêches de plein Océan : un navire-baleinier en haute mer et ayant depuis longtemps quitté son port d’attache.
Le foulon des vagues l’avait blanchi comme le squelette d’un morse échoué. De longues traînées de rouille sillonnaient de sang ses flancs fantomatiques, les branches épaisses de ses espars et de son gréement étaient enrobées de givre comme un arbre hivernal. Il ne portait que ses basses voiles. Ses hommes de vigie aux longues barbes, perchés dans ses trois mâts, offraient une étrange vision. Ils semblaient enveloppés de peaux de bêtes tant étaient déchirés et rapiécés leurs vêtements qui avaient survécu à quelque quatre ans de voyage. Debout dans les cerceaux de fer fixés au mât, ils oscillaient sur une mer sans fond et bien que, leur navire venant à se trouver proche de notre poupe, nous autres, hommes juchés dans les airs, eussions pu sauter de nos mâts sur les leurs, ces pêcheurs de si pitoyable apparence se contentèrent de nous regarder avec douceur sans mot dire à nos hommes de vigie, cependant qu’un appel partait du gaillard d’arrière :
– Ohé ! du navire ! Avez-vous vu la Baleine blanche ?
Mais tandis que le capitaine étranger, penché sur son pavois décoloré, s’apprêtait à élever jusqu’à ses lèvres son porte-voix, il lui échappa des mains et tomba à la mer. Or, le vent ayant fraîchi à nouveau, ce fut en vain qu’il tenta de se faire entendre sans cornet, cependant que son navire s’éloignait du nôtre. Tandis que les marins, chacun à leur manière, interprétaient en silence cet incident comme un mauvais présage, provoqué par la seule mention de la Baleine blanche faite à un autre navire, Achab parut réfléchir et on eût presque dit qu’il envisageait de mettre à la mer pour aborder le navire étranger, n’eût été la violence du vent. Profitant de l’avantage de se trouver au vent, il saisit de nouveau son porte-voix et, reconnaissant à son aspect que le navire était de Nantucket et qu’il y serait bientôt de retour, il cria fortement :
– Ohé ! là-bas ! Ici, le Péquod, en route pour le tour du monde ! Dites-leur d’adresser nos lettres dans l’océan Pacifique ! Et si je ne suis pas de retour d’ici trois ans, qu’ils les adressent à…
À cet instant les deux sillages se croisèrent et aussitôt obéissant à leurs mœurs étranges, des bancs d’inoffensifs petits poissons qui des jours durant nous avaient tranquillement escortés, filèrent loin de nous, les nageoires toutes frissonnantes, semblait-il, pour s’aller serrer à l’avant et à l’arrière du navire étranger. Bien qu’au cours de ses innombrables voyages Achab ait dû plus d’une fois voir se produire pareil phénomène, l’obsession sait charger d’un sens fantastique la moindre vétille. Il regarda la mer et murmura :
– Vous vous éloignez de moi, n’est-ce pas ?
Ces mots en eux-mêmes étaient anodins, mais le timbre de sa voix trahissait un abandon, une tristesse profonde, tels que le vieil homme insensé n’en avait jamais encore manifestés. Mais se tournant vers le timonier qui jusqu’alors avait loffé pour ralentir le navire, il rugit de son habituelle voix de lion :
– La barre au vent ! Le cap sur le tour du monde !
Le tour du monde ! On peut tirer gloire des ces mots mais cette circumnavigation où mène-t-elle, à travers d’innombrables dangers, sinon au point dont nous sommes partis, ceux que nous avions laissés à l’abri derrière nous se trouvant toujours de ce fait devant nous.
Ce monde serait-il une plaine sans fin, qu’en faisant voile vers l’est, nous pourrions sans cesse atteindre des lieux nouveaux et découvrir des charmes plus étranges que ceux des Cyclades et des îles Salomon, le voyage alors serait une espérance. Mais lorsque nous poursuivons nos rêves autour d’un noyau de mystère, ou que nous livrons une chasse torturante à ce démon invisible qui, une fois ou l’autre, nage devant tout cœur humain, nous tournons en rond autour du monde et nous pénétrons dans de stériles labyrinthes, ou nous sombrons en chemin.
La prétendue raison pour laquelle Achab n’avait pas rendu visite au baleinier dont nous venons de parler était que le vent et la mer menaçaient. Si tel n’avait pas été le cas, peut-être qu’il ne l’eût pas davantage abordé pour autant, si l’on en juge par la façon dont il se conduisit ultérieurement dans des circonstances identiques, lorsque, après avoir hélé un navire, il obtenait une réponse négative à sa question. Car il se révéla qu’il ne tenait pas à avoir de rapport avec un capitaine étranger, fût-ce pour cinq minutes, sauf si celui-ci pouvait lui fournir quelques-uns des indices à l’affût desquels il était avec vigilance. Mais tout cela resterait peu clair si nous ne disions ici un mot des usages établis entre navires baleiniers lorsqu’ils se rencontrent en des mers étrangères et plus particulièrement dans des parages de croisière communs.
Si deux étrangers viennent à se rencontrer dans les Pine Barrens de l’État de New York ou dans la plaine non moins désolée de Salisbury en Angleterre, si les hasards les mettent face à face dans des solitudes aussi inhospitalières, ils peuvent difficilement, fût-ce au prix de leur vie, éviter de se saluer et de s’arrêter un instant pour se donner des nouvelles, peut-être même de s’asseoir un moment et de se reposer ensemble. Il est combien plus naturel dès lors que, sur ces landes illimitées de la mer, deux navires baleiniers s’entr’apercevant aux confins du monde, au large de la solitaire île Fanning ou des distantes îles Gilbert, combien plus naturel, dis-je, qu’en pareilles circonstances ces navires ne se bornent pas à échanger des salutations mais recherchent un contact plus intime, plus amical, plus fraternel. Il semble que cela coule de source lorsque deux navires appartiennent, de plus, au même port d’attache et que le capitaine, ses officiers et bon nombre de ses hommes se connaissent personnellement et ont, dès lors, à parler de toutes sortes de choses chères et familiales.
Celui qui est parti depuis peu de temps a peut-être à bord des lettres destinées au navire depuis longtemps en mer, il est, à coup sûr, en possession de journaux plus récents d’une année ou deux que les liasses maculées et écornées du navire parti le premier. En courtois échange, le navire sur le chemin du retour donnera des renseignements tout frais et de la plus haute importance sur les parages de pêche où l’autre se rend éventuellement. Cela reste vrai aussi jusqu’à un certain point, lorsque les navires sont en mer depuis le même laps de temps, se rencontrant sur le lieu de croisière même car l’un d’eux peut avoir du courrier reçu d’un troisième navire, maintenant à son tour fort éloigné, et peut-être destiné au bâtiment rencontré. D’autre part, ils peuvent échanger des nouvelles de la pêche et bavarder agréablement, étant non seulement unis par la sympathie des marins entre eux, mais par cette communauté de sentiments engendrée par une même poursuite, par des privations et des dangers semblables.
La différence de nationalité ne crée pas de distinctions essentielles tant que le langage demeure le même comme c’est le cas pour les Américains et les Anglais. En vérité, ces rencontres sont rares, vu le petit nombre de baleiniers anglais, et lorsqu’elles se produisent une contrainte règne en raison d’une sorte de timidité, car l’Anglais a une certaine réserve que le Yankee n’imagine pas chez d’autres que lui-même. En outre, les baleiniers anglais affichent parfois une forme de supériorité citadine sur les baleiniers américains, regardant le grand et maigre Nantuckais, et ses provincialismes indéfinissables, un peu comme un paysan de la mer. À quoi tient ce sentiment de supériorité éprouvé par les Anglais, il est difficile à dire, surtout si l’on considère que les Yankees tuent en un jour plus de baleines que les Anglais en dix ans. C’est là une innocente faiblesse des baleiniers britanniques dont le Nantuckais ne s’offusque guère, sans doute parce qu’il se reconnaît à lui-même quelques petites faiblesses.
Ainsi donc, parmi les navires qui se croisent, les baleiniers sont ceux qui ont le plus de raisons de se montrer sociables et ils le sont en effet. Tandis que les navires marchands se rencontrant en plein Atlantique poursuivront leur route sans faire le moindre signe de reconnaissance, se croisant en haute mer comme des dandies à Broadway, peut-être même critiquent-ils réciproquement leur gréement en passant. Quant aux navires de guerre, ils mettent en branle une telle série idiote de révérences, de courbettes, de plongeons de pavillons, que ces simagrées ne semblent dictées ni par une chaleureuse spontanéité ni par un amour fraternel. En ce qui concerne les négriers, ils sont tellement pressés qu’ils fuient au plus vite ; lorsque deux pirates croisent leurs os croisés, le premier interpelle l’autre : « Combien de crânes ? » de la même manière que les baleiniers demandent : « Combien de barils ? » Dès qu’ils ont reçu la réponse, ils filent aussitôt chacun de son côté, car ce sont d’infernaux bandits, qui n’aiment guère contempler leur vilenie incarnée en d’autres.
Mais regardez ce baleinier voguant à la bonne franquette, pieux, honnête, modeste, accueillant et sociable ! Que fait-il lorsque, par un temps à peu près convenable, il rencontre un autre baleinier ? Ils font une « gamme », chose si parfaitement inconnue aux autres navires qu’ils ignorent jusqu’à ce terme et si, par hasard, ils l’entendent prononcer, ils ricanent et font des gammes de plaisanteries à ce sujet en parlant de « souffleurs », de « bouilleurs de lard » et autres aménités du même genre. Pourquoi les hommes des navires marchands et des navires de guerre, aussi bien que les pirates et les négriers nourrissent-ils un tel mépris pour les baleiniers ? Il est difficile d’y répondre. Je voudrais bien savoir quelle gloire il peut y avoir à faire le métier de pirate qui mène, certes, à une élévation peu ordinaire, celle du gibet. Or un homme parvenu à cette singulière et haute situation n’a pas grande base sur quoi la reposer. J’en conclus que lorsqu’un pirate se rengorge devant un baleinier, c’est sans fondement.
Mais qu’est-ce qu’une gamme ? Vous pouvez bien vous user l’index à suivre les colonnes des dictionnaires sans trouver ce mot. Le Dr Johnson n’a jamais atteint pareille érudition et l’arche de Noé du Webster ne le contient pas. Et pourtant, ce terme si évocateur est d’un usage courant depuis bien des années parmi quelque quinze mille Yankees de bonne souche. Il réclame une définition, certes, et devrait figurer dans tout lexique. Aussi permettez-moi de le définir doctement.
GAMME. Substantif. – Réunion amicale de deux (ou plusieurs) navires baleiniers, en général sur un lieu de croisière. Après avoir échangé des salutations, les hommes se rendent visite en pirogues, les deux capitaines passant un moment ensemble sur le même navire, tandis que les seconds se réunissent sur l’autre.
Un petit détail au sujet de cette réunion ne doit pas être omis ici. Toutes les professions ont des visages propres dans les détails de leurs activités, la pêche à la baleine a le sien. Quand on conduit à rames quelque part le capitaine d’un pirate, d’un vaisseau de guerre ou d’un négrier, celui-ci s’assoit toujours confortablement à la poupe de l’embarcation sur un siège parfois capitonné, et souvent il tient lui-même une ravissante petite barre de modiste enjolivée de cordons et de rubans. Mais une baleinière n’a pas de siège à l’arrière, ni de canapé d’aucune sorte, et point de barre du tout. Il ferait beau voir en vérité qu’on véhicule en mer les capitaines baleiniers sur des fauteuils à roulettes comme de vieux magistrats goutteux. En ce qui concerne la barre, jamais une baleinière n’a eu d’engin d’une telle mollesse, aussi doit-elle quitter le navire avec son équipage au complet, timonier ou harponneur compris, car le harponneur est aussi timonier en pareille occasion, et le capitaine invité n’ayant pas d’endroit où s’asseoir, est entraîné vers l’objectif de sa visite tout debout, comme le fût d’un pin. Vous remarquerez souvent que, se sentant la cible de tous les regards des équipages des deux navires, ce capitaine debout est tout entier préoccupé de conserver sa dignité en maintenant son équilibre. Et cela n’est pas une mince affaire, car derrière lui l’immense aviron de queue vient de temps en temps lui cogner le creux des reins, tandis que l’aviron de baille le frappe aux genoux. Il se trouve ainsi complètement coincé, par devant et par derrière, et ne peut se mouvoir que sur les côtés en se rétablissant sur ses jambes écartées, mais un tangage soudain et violent le fera aisément chanceler car une base ne saurait être ferme si elle n’a pas d’appuis sur une largeur donnée. Essayez donc de faire tenir debout deux perches en opposant leurs extrémités supérieures. De plus, sous le feu de tant de regards, il ne serait pas de mise que ce capitaine aux jambes écarquillées soit surpris en train d’empoigner la moindre des choses pour se tenir d’aplomb ; en vérité, témoignant ainsi de son allègre maîtrise de soi, il met en général les mains dans les poches de son pantalon, peut-être que ses mains, très larges et très lourdes lui servent de lest. Néanmoins, il y a eu des cas dûment attestés, où l’on a vu le capitaine, en un moment critique, un grain par exemple, saisir à pleines mains les cheveux du rameur le plus proche et s’y accrocher comme la mort.
Le cap de Bonne-Espérance et toute l’étendue liquide qui l’avoisine ressemble à un de ces célèbres carrefours de grandes routes où l’on rencontre plus de voyageurs que partout ailleurs.
Peu de temps après que nous eûmes parlé au Diomède, nous rencontrâmes un autre baleinier sur le chemin du retour, le Town-Ho[12]. Son équipage était presque exclusivement composé de Polynésiens. Dans la courte gamme qui suivit, il nous donna de sérieuses nouvelles de Moby Dick. Pour certains, l’intérêt porté à la Baleine blanche s’accrut à la narration d’un fait qui semblait obscurément impliquer que la baleine était le surprenant instrument de ce qu’on appelle la colère de Dieu et dont on dit qu’elle s’abat parfois sur certains hommes. Ce fait et les circonstances particulières qui l’entourent, qu’on pourrait appeler le noyau occulte de la tragédie, et que nous allons relater, ne parvint jamais aux oreilles du capitaine Achab et de ses seconds, car le capitaine du Town-Ho n’en sut rien lui-même. Trois matelots blancs de ce navire en étaient dépositaires et l’un d’eux, semble-t-il, le transmit à Tashtego sous serment solennel de n’en rien répéter, mais la nuit suivante Tashtego divagua à haute voix et son rêve en révéla tellement qu’il lui fut difficile ensuite de dissimuler le reste. Néanmoins, ce secret prit un tel ascendant sur les hommes du Péquod qui en eurent pleine connaissance que, par une étrange délicatesse, pour lui donner ce nom, ils le gardèrent si bien que rien n’en transpira à l’arrière du grand mât. Je m’en vais narrer cette étrange histoire, en tissant à sa juste place ce fil noir dans la trame du récit tel qu’il courait à bord.
Mes propres dispositions m’invitent à la relater dans les termes mêmes par lesquels j’en fis part, à Lima, à des amis espagnols à moi avec lesquels je m’attardais, à la veille d’une fête, tandis que nous fumions sur la terrasse aux pavés vermeils de l’Auberge Dorée. Parmi ces galants gentilshommes, les jeunes don Pedro et don Sebastian étaient mes intimes ; c’est pourquoi ils m’interrompaient de questions auxquelles je répondis alors, comme de juste.
Quelque deux ans avant que j’apprenne les événements que je vais vous conter, messieurs, le Town-Ho, chasseur de cachalots de Nantucket, était en croisière dans votre Pacifique, à quelques jours de voile vers l’ouest de cette bonne Auberge Dorée, un peu au nord de la ligne. Un matin, tandis qu’on pompait, comme il était d’usage quotidien, on remarqua qu’il y avait plus d’eau que de coutume dans la cale. On crut, messieurs, qu’un espadon avait transpercé la quille. Mais le capitaine, ayant une raison insolite pour croire qu’une chose exceptionnelle l’attendait dans ces parages, répugnait à les quitter ; d’autre part, la voie d’eau n’était pas considérée comme dangereuse, bien qu’en vérité les hommes n’aient pu la découvrir si bas qu’ils l’eussent cherchée dans les petits fonds pour autant que la grosse mer le permettait. Le navire poursuivit donc sa croisière, les matelots se relayant aisément aux pompes à de longs intervalles. Mais la chance ne vint pas, les jours passèrent et non seulement on ne trouva pas la voie d’eau mais elle s’aggrava sensiblement. De sorte que le capitaine, maintenant inquiet, mit le cap, toute toile dessus, sur l’île la plus proche offrant un port où il pourrait mettre en cale sèche et radouber. Bien qu’il eût de la route à faire, avec un peu de chance, il ne craignait aucunement d’aller par le fond, ses pompes étaient des meilleures et les trente-six hommes de son équipage s’y relevant régulièrement pouvaient sans peine soulager le navire, même si la voie d’eau doublait. Et en vérité, les vents ne cessant pas d’être favorables, le Town-Ho aurait eu toutes les chances d’atteindre en toute sécurité un port, n’eût été un incident fatal, provoqué par l’arrogance brutale de Radney, de Vineyard, le second, qui suscita la vengeance amèrement attisée de Steelkilt, un homme des Lacs, une tête brûlée, venant de Buffalo.
– Un homme des Lacs ?… Buffalo ! Je vous en prie, qu’est-ce qu’un homme des Lacs et où se trouve Buffalo ? demanda don Sebastian, se soulevant dans le siège de rabane où il se balançait.
– Sur la rive est de notre lac Érié, señor, mais – je sollicite votre patience – car nous en reparlerons bientôt. Or, messieurs, sur les bricks à voiles carrées et sur les trois-mâts, les plus grands et les plus robustes qui aient fait voile de votre Callao vers les Philippines, personne plus que cet homme, venu d’un lac au cœur même de notre terre d’Amérique, n’avait reçu de ces impressions aventureuses que l’imagination populaire ne prête qu’à la mer libre. Car ces grandes mers d’eau douce des lacs Supérieur, Érié, Ontario, Huron, Michigan qui communiquent entre eux, ont une étendue océanique, de nombreuses caractéristiques de noblesse propres à l’Océan, et leurs rivages comportent la même diversité de races et de climats.
Ils ont, comme les eaux polynésiennes, de ronds archipels d’îles romantiques ; comme l’Atlantique, ils séparent deux grandes nations fort dissemblables ; ils sont une lointaine voie d’accès à la mer pour les nombreuses colonies de l’Est, établies un peu partout sur leurs rives ; ici ou là des forts les menacent, comme les canons juchés, pareils à des chèvres dans les escarpements de Mackinac ; ils ont entendu le grondement de victoires navales, ils cédèrent parfois leurs plages à des sauvages barbares dont les visages peints en rouge flamboyaient hors de leurs wigwams en peaux de bêtes ; sur des lieues et des lieues, ils sont flanqués d’antiques forêts inviolées où des pins décharnés s’alignent comme les rois d’une généalogie gothique, où habitent de sauvages bêtes de proie et des créatures soyeuses dont les peaux partaient vêtir les empereurs tartares. Leurs eaux mirent aussi bien les capitales pavées de Cleveland et de Buffalo que les villages des Winnebagos, ils sont également sillonnés par le navire marchand gréé en trois-mâts carrés, par le croiseur de la marine de guerre, par le steamer et le canoë ; ils sont balayés par des coups de vent du nord aussi funestes et destructeurs que ceux qui flagellent la mer, les naufrages ne leur sont pas étrangers car, hors de vue des terres qui les enferment, ils ont englouti la nuit bien des navires et leurs équipages hurlants.
C’est pourquoi, messieurs, bien que terrien, Steelkilt était né homme de l’Océan et fut nourri de la sauvagerie de la mer, marin audacieux s’il en fut. Quant à Radney, même si la mer l’avait nourri de son sein sur la grève désolée de Nantucket, même si ensuite il avait longuement parcouru notre austère Atlantique et votre méditatif Pacifique, il était tout aussi vindicatif et chicanier qu’un coureur des bois frais émoulu des régions où l’on manie le couteau de chasse en corne de cerf. Ce Nantuckais toutefois n’était pas sans bonté et cet homme des Lacs, une espèce de démon, à vrai dire, s’était longtemps montré inoffensif et docile parce qu’il avait été traité avec une inflexible fermeté tempérée par la simple politesse voulant qu’on reconnaisse dans l’autre un être humain, ce qui est le droit du plus humble esclave. Quoi qu’il en soit, il s’était montré jusqu’ici pacifique, mais Radney fut exaspéré et pris de folie, et Steelkilt… mais procédons par ordre :
Il n’y avait guère plus d’un jour ou deux que le Town-Ho avait mis le cap sur un port insulaire que sa voie d’eau parut s’accroître, ne requérant toutefois qu’un peu plus d’une heure de pompage par jour. Je dois vous dire, messieurs, que sur un Océan civilisé comme notre Atlantique, certains capitaines ne songent guère à pomper en cours de traversée, bien que, par une nuit calme et indolente, si l’officier de quart en venait à oublier son devoir dans ce domaine, il y ait de fortes chances que ni lui ni ses camarades de bord n’en gardassent le souvenir car ils seraient gentiment allés par le fond. Et même dans les mers solitaires et sauvages qui s’étendent loin à l’ouest de chez vous, messieurs, il est rare qu’un équipage se cramponne en chœur aux poignées des pompes, même lors d’un long voyage, pour autant que le navire ne soit pas trop loin d’une côte suffisamment accessible ou qu’il puisse trouver un refuge quelconque. C’est seulement lorsqu’il est en haute mer, sous des latitudes ne lui offrant aucune terre proche, que son capitaine commence à se sentir un peu soucieux.
Il en était allé à peu près ainsi avec le Town-Ho, de sorte que lorsqu’il commença à embarquer davantage, une inquiétude se répandit parmi quelques membres de l’équipage dont plus particulièrement Radney, le second. Il ordonna de hisser les voiles hautes, de les border à joindre, afin d’offrir le maximum de toile au vent. Je pense que ce Radney était aussi peu couard que possible, aussi peu enclin à craindre nerveusement pour sa personne que la créature la plus téméraire, la plus privée de discernement qu’il vous plaira d’imaginer, messieurs, tant sur mer que sur terre. De sorte que lorsqu’il manifesta une telle sollicitude pour la sécurité du navire, certains des matelots déclarèrent qu’elle provenait de ce qu’il en était en partie propriétaire. Aussi, tandis qu’ils travaillaient aux pompes ce soir-là, l’avaient-ils sournoisement pris comme tête de Turc, et s’en donnaient-ils à cœur joie, cependant que l’eau claire clapotait à leurs chevilles. Oui, messieurs, une eau claire comme une source de montagne bouillonnait au sortir des pompes, courait sur le pont et se déversait à jets réguliers par les dalots sous le vent.
Or, comme vous le savez, il n’est pas rare dans ce monde qui est le nôtre, qu’il soit liquide ou solide, que lorsqu’un homme, assumant le commandement sur ses semblables, découvre que l’un d’eux lui est supérieur en dignité humaine, il nourrisse aussitôt contre lui une aversion et une rancœur insurmontables ; et si la chance lui en est donnée, il abattra la forteresse de ce subalterne, la pulvérisera et la réduira à un petit tas de poussière. C’est peut-être une idée que je me fais, messieurs, toujours est-il que Steelkilt était un grand et noble animal, avec une tête de Romain et une barbe blonde qui flottait comme le harnachement à aigrettes du destrier de votre dernier vice-roi ; et il avait un cerveau, un cœur et une âme, messieurs, qui eût fait de Steelkilt Charlemagne s’il était né fils de Charlemagne. Cependant que Radney, le second, était laid comme une mule et mêmement résistant, entêté et mauvais. Il n’aimait pas Steelkilt et Steelkilt le savait.
Apercevant le second qui s’approchait tandis qu’il travaillait aux pompes avec les autres, l’homme des Lacs feignit de ne l’avoir point remarqué et poursuivit ses railleries irrespectueuses.
– Oui, oui, mes joyeux compères, voilà une vigoureuse voie d’eau, que l’un de vous prenne un bidon et qu’on y goûte. Seigneur, elle vaut d’être mise en bouteilles ! Je vais vous dire, les gars, les actions du vieux Rad vont en prendre un coup ! Il aurait mieux fait de couper sa part de quille et de la remorquer jusque chez lui. Le fait est que cet espadon a seulement ébauché le travail et qu’il est revenu avec une escorte de poissons-charpentiers, de poissons-scies, de poissons-limes et toute l’équipe. Elle est maintenant au travail au complet, elle coupe et taillade, à qui mieux mieux, par là-dessous, en vue d’améliorations, je présume. Si le vieux Rad était ici en ce moment, je lui conseillerais de se jeter à la mer et de les disperser. Ils sont en train d’envoyer au diable tout son bien, je le lui dirai aussi. Mais c’est une âme simple, Rad… et une beauté par-dessus le marché. On dit, les gars, qu’il a placé le reste de ses actions sur des miroirs. Je me demande s’il donnerait à un pauvre diable comme moi le modèle de son nez.
– Que le diable vous emporte ! Pourquoi cette pompe s’arrête-t-elle ? rugit Radney, faisant comme s’il n’avait pas entendu le bavardage des matelots. Allons, que ça barde !
– Oui, oui, sir, répondit Steelkilt, joyeux comme un grillon. De l’entrain, les gars, de l’entrain ! Et là-dessus, les pompes retentirent comme cinquante pompes à incendie, les hommes repoussèrent leurs chapeaux et l’on entendit ce long halètement des poumons qui trahit la plus grande tension de l’énergie vitale.
Quittant les pompes enfin avec le reste des hommes, l’homme des Lacs s’avança tout essoufflé jusqu’au guindeau et s’y assit, cramoisi, les yeux injectés de sang et il essuya l’abondante sueur de son front. Quel insidieux démon poussa alors Rad à chercher noise à un homme dans un pareil état d’excitation physique, messieurs, je ne saurais le dire. Mais il en fut ainsi. Arpentant le pont d’une manière insupportable, le second lui intima l’ordre de prendre un balai, de nettoyer les planches et d’aller chercher une pelle pour ramasser les immondices d’un cochon qui avait été laissé en liberté.
Or, messieurs, balayer les ponts en mer est une besogne ménagère qui est faite tous les soirs, sauf en cas de tempêtes violentes. Il est des exemples où ils furent dûment balayés pendant que le navire sombrait. Telle est, messieurs, la rigueur des usages à la mer et l’amour instinctif que les marins portent à la propreté est tel que certains ne se noieraient pas volontiers sans s’être lavé la figure. Mais sur tous les navires cette histoire de balais est le partage des mousses, si mousses il y a. D’autre part, ce furent les hommes les plus robustes du Town-Ho qui avaient été répartis en équipes pour les pompes, et Steelkilt étant le plus athlétique d’entre eux, avait régulièrement été nommé chef d’une de ces équipes, aussi aurait-il dû être libéré de tout travail subalterne qui ne relevât pas directement du devoir nautique, ce qui était le cas pour ses camarades. Si je fais état de ces détails, c’est afin que vous compreniez mieux de quoi il en retournait entre ces deux hommes.
Qui plus est, l’ordre donné au sujet de la pelle visait aussi ouvertement à piquer au vif Steelkilt et à lui faire affront que si Radney lui avait craché au visage. Tout homme qui a été à bord d’un baleinier comprendra cela, et bien davantage encore. L’homme des Lacs en saisit toute la portée dès que le second eut formulé son ordre. Mais il resta tranquillement assis et regarda sans broncher au fond des yeux mauvais du second ; il y voyait une mèche brûler silencieusement en s’approchant des barils de poudre qui y étaient amoncelés. Comme il voyait instinctivement tout cela, une étrange indulgence l’envahit, une répugnance à attiser plus profondément la colère d’un être irrité ; lorsqu’elle est ressentie, cette répugnance révèle des hommes vraiment courageux même lorsqu’ils sont blessés et ce sentiment indéfinissable, messieurs, s’empara de Steelkilt.
C’est pourquoi, de sa voix habituelle, un peu brisée par la fatigue, il lui répondit que balayer le pont n’était pas son affaire et qu’il ne le ferait pas. Puis, sans aucune allusion à la pelle, il nomma les trois garçons dont c’était la charge coutumière et qui, n’ayant pas été affectés aux pompes, n’avaient pas fait grand-chose de toute la journée. Radney répliqua par un juron et réitéra son ordre de la manière la plus catégorique, la plus impérieuse et la plus insultante, tout en s’approchant de l’homme des Lacs resté assis. Il tenait à la main un cochoir de tonnelier qu’il avait empoigné sur un baril voisin.
Échauffé et énervé comme il l’était par son travail athlétique aux pompes, malgré le sentiment mystérieux d’indulgence qu’il avait tout d’abord éprouvé, encore en nage, Steelkilt supportait difficilement cette attitude du second ; pourtant il parvint à maîtriser en lui le feu de la colère et sans mot dire resta obstinément vissé à son siège jusqu’à ce qu’enfin Radney exaspéré brandit le cochoir à deux doigts de son visage, en lui intimant avec fureur d’obéir.
Steelkilt se leva, se retira lentement derrière le guindeau, talonné par le second armé du cochoir, et exprima délibérément son refus d’obéir. Comprenant toutefois que son indulgence n’avait pas le moindre effet, il fit un geste atroce et innommable de la main signifiant à cet homme insensé et dément de se retirer. Cela ne servit de rien. Et c’est ainsi que les deux hommes firent lentement le tour du guindeau quand enfin, résolu à l’affronter, trouvant qu’il avait patienté jusqu’aux limites de son tempérament, l’homme des Lacs s’immobilisa sur le panneau d’écoutille et s’adressa ainsi à l’officier :
– Monsieur Radney, je ne vous obéirai pas. Enlevez ce cochoir de là, ou gare à vous !
Mais prédestiné, le second se rapprocha encore de l’homme des Lacs figé et il secouait à présent le lourd cochoir à un doigt de ses dents en proférant un chapelet d’intolérables malédictions. Sans reculer d’un millième de pouce, le poignardant d’un regard impassible, fermant le poing droit et le ramenant doucement en arrière, Steelkilt avertit son persécuteur que si le cochoir effleurait seulement sa joue, lui, Steelkilt le tuerait. Mais, messieurs, ce fou était marqué au sceau du massacre par les dieux. Aussitôt le cochoir effleura la joue et à l’instant, la mâchoire défoncée, il s’effondra sur l’écoutille, crachant le sang comme une baleine.
Avant que l’alarme pût être donnée à l’arrière, Steelkilt secoua l’un des galhaubans qui montait jusqu’au poste de vigie où deux de ses camarades étaient appointés. Tous deux étaient des mariniers.
– Des mariniers ! s’écria don Pedro. Nous avons vu bien des navires baleiniers dans nos ports, mais nous n’avons jamais entendu parler de vos mariniers. Pardon… mais que sont-ils et qui sont-ils ?
– Señor, nos mariniers sont les bateliers de notre grand canal de l’Érié. Vous avez dû en entendre parler…
– Non, señor, ici, dans notre vieux pays engourdi, chaud et des plus paresseux, nous n’en savons guère sur votre Nord énergique.
– Oui ? Alors, señor, remplissez mon verre, votre chicha est excellente, je vais donc vous dire qui sont nos mariniers car cela éclairera la suite de mon histoire.
Sur trois cent soixante milles, messieurs, traversant dans toute sa largeur l’État de New York, de nombreuses cités populeuses et de très prospères villages, d’interminables et lugubres marécages, des champs cultivés, riches et d’une fertilité sans égale, passant à côté des salles de billard et des bars, traversant le saint des saints des vastes forêts, passant sur les arches romanes des ponts jetés sur les rivières indiennes, traversant l’ombre et le soleil, passant à côté des cœurs heureux et des cœurs brisés, parcourant l’immense région diverse et contrastée des nobles Mohawks, longeant particulièrement les rangées de chapelles blanches comme neige, dont les clochers se dressent comme des bornes milliaires, et où coulent un flot incessant de corruption toute vénitienne et une vie souvent sans lois. Là sont les vrais Achantis, messieurs, là rugissent les païens, là vous les trouverez à votre porte, dans la grande ombre portée et l’abri protecteur des églises. Car une curieuse fatalité veut que les flibustiers de vos villes aient toujours leurs campements aux alentours des palais de justice, messieurs, de même que les pécheurs foisonnent autour des lieux saints.
– N’est-ce pas un frère qui passe ? demanda don Pedro, simulant avec humour l’inquiétude en regardant la foule sur la place.
– Heureusement pour notre ami nordique, l’Inquisition de dame Isabelle est sur le déclin à Lima, dit don Sebastian en riant. Continuez, je vous prie.
– Un instant !… s’écria un autre membre de la compagnie. En notre nom à tous, gens de Lima, je tiens à vous exprimer, monsieur du marin, que nous sommes sensibles au fait que vous n’avez pas cité l’actuelle Lima mais bien plutôt l’ancienne Venise pour illustrer la corruption. N’ayez pas l’air si étonné, vous connaissez le proverbe qui court au long de cette côte : « Corrompue comme Lima », il en va de même de Venise, j’y suis allé, la ville bénie du saint évangéliste Marc. Que saint Dominique la purge ! Votre verre ! Merci, le voilà plein, videz-le !
Le marinier, messieurs, est si pervers et si pittoresque, que, si on le saisissait sur le vif, on en ferait un excellent héros de tragédie. Tel Antoine, il vogue nonchalamment sur son Nil verdoyant et fleuri, jour après jour, lutinant ouvertement sa Cléopâtre aux joues rouges dorant au soleil ses cuisses couleur d’abricot. Cette mollesse s’évanouit aussitôt à terre. Le marinier arbore fièrement une allure de brigand, son chapeau joyeusement enrubanné, rabattu, accuse la beauté de ses traits. Il est la terreur de l’innocence souriante des villages où il flâne, son teint basané, son air avantageux ne passent pas inaperçus dans les villes. Une fois, vagabond sur son propre canal, un de ces mariniers me rendit service, je l’en remercie de tout cœur, je ne voudrais pas être ingrat, car c’est souvent une des plus grandes qualités qui rachètent ces hommes violents que d’avoir la poigne pour tirer d’embarras un pauvre étranger comme pour piller un riche. Bref, messieurs, tout cela vous prouve la vie déréglée qu’ils mènent ; notre rude pêche à la baleine accueille un grand nombre de leurs échantillons les plus parfaits et nos capitaines baleiniers ne redoutent aucune race humaine autant qu’eux, hormis les hommes de Sydney. Le fait que, pour tant de nos jeunes campagnards nés sur ses rives, l’apprentissage de la vie du canal constitue la seule transition entre la moisson paisible d’un champ de blé chrétien et le labourage téméraire des plus barbares océans, ne diminue en rien son étrangeté.
– Je vois ! je vois ! s’écria impétueusement don Pedro en renversant sa chicha sur son plastron. Inutile de voyager ! Le monde n’est qu’une Lima. J’aurais cru pourtant que dans votre Nord tempéré les générations se succédaient, froides et saintes comme les collines… Mais poursuivez…
– J’en étais resté, messieurs, au moment où l’homme des Lacs secouait le galhauban. À peine avait-il fait ce geste qu’il fut cerné et assiégé par les trois seconds et quatre harponneurs. Mais, glissant le long des haubans comme des comètes de malheur, les deux mariniers se ruèrent dans la mêlée et tentèrent de tirer leur homme sur le gaillard d’avant. D’autres matelots se joignirent à eux dans cet effort et une bagarre générale s’ensuivit, cependant que le courageux capitaine, se tenant à l’écart du danger, dansait d’un pied sur l’autre, une pique à la main. Il ordonna à ses officiers de maîtriser cet affreux scélérat et de le traîner jusqu’au gaillard d’arrière ; de temps à autre, il s’approchait du pourtour de ce cercle en effervescence et, cherchant son centre de la pointe de sa lance, il essayait d’en atteindre l’objet de son ressentiment afin de l’en faire sortir. Mais les risque-tout qui entouraient Steelkilt étaient trop nombreux, ils réussirent à gagner le gaillard d’avant, dressèrent à l’alignement du guindeau trois ou quatre gros barils qui se trouvaient là et, Parisiens de la mer, se retranchèrent derrière leurs barricades.
– Sortez de là, pirates, hurla le capitaine, les menaçant à présent d’un pistolet dans chaque main, pistolets que venait de lui apporter le garçon. Sortez de là, égorgeurs !
Steelkilt bondit sur la barricade et y fit les cent pas, défiant les pistolets et laissant entendre clairement que sa mort à lui, Steelkilt, serait parmi l’équipage le signal d’une sanglante mutinerie. Ne craignant que trop que cela ne se révélât vrai, le capitaine fléchit légèrement, mais ordonna toutefois aux insurgés de rejoindre leurs postes.
– Promettez-vous de ne pas nous toucher, si nous le faisons ? demanda le meneur.
– À vos postes ! dis-je, je ne promets rien, à vos postes ! Voulez-vous faire sombrer le navire en l’abandonnant dans un moment aussi critique ? À vos postes ! et il leva à nouveau un pistolet.
– Faire sombrer le navire ? s’écria Steelkilt, mais oui qu’il sombre ! Pas un seul d’entre nous ne reprendra le travail si vous ne jurez pas de ne pas lever le fouet sur nous. Qu’en dites-vous, les gars ? demanda-t-il à ses camarades. Ils répondirent par un sauvage vivat.
L’homme des Lacs patrouillait maintenant sur la barricade, sans perdre de l’œil le capitaine et s’exprimant par phrases décousues :
– Ce n’est pas de notre faute,… nous ne l’avons pas cherché… je lui avais bien demandé de laisser ce maillet… c’était le travail du mousse… il aurait dû mieux me connaître… je l’avais averti de ne pas me pousser à bout… je crois que je me suis cassé un doigt sur sa maudite mâchoire… les couteaux à émincer ne sont-ils pas dans le gaillard d’avant, les gars ? Prenez garde à ces anspects, mes jolis cœurs. Capitaine, par Dieu, méfiez-vous… Jurez, ne soyez pas idiot… passez l’éponge, nous sommes prêts à retourner à nos postes… traitez-nous décemment et nous sommes vos hommes… mais nous refusons le fouet.
– À vos postes ! je ne promets rien, je le répète !
– Écoutez-moi bien, vous, cria l’homme des Lacs en étendant le bras, nous sommes quelques-uns ici, dont je suis, qui nous sommes embarqués pour la croisière, vous savez… comme vous le savez, sir, nous pouvons réclamer notre débarquement dès que nous aurons mouillé l’ancre… aussi nous ne voulons pas la bagarre, ce n’est pas dans notre intérêt, nous voulons la paix et nous sommes prêts à travailler, mais nous ne voulons pas du fouet.
– À vos postes ! vociféra le capitaine.
Steelkilt réfléchit un instant et ajouta :
– Je vais vous dire, capitaine, plutôt que de vous tuer et d’être pendu honteusement, nous ne lèverons pas la main sur vous à moins que vous ne nous attaquiez, mais tant que vous n’aurez rien promis, nous ne bougerons pas.
– Alors en bas, en bas au gaillard d’avant et je vous y garderai jusqu’à ce que vous en ayez assez. Allons, en bas !
– Irons-nous ? demanda le meneur à ses hommes. La plupart n’étaient pas d’accord mais enfin, se soumettant à Steelkilt, ils le précédèrent dans l’antre obscur, disparaissant en grondant comme des ours dans une caverne.
À peine la tête de l’homme des Lacs se trouva-t-elle au niveau des planches, que le capitaine et les siens sautèrent par-dessus la barricade, tirèrent promptement le panneau d’écoutille, s’y appuyèrent de toutes leurs forces, et hurlèrent au garçon d’apporter le lourd cadenas de cuivre du couloir. Alors le capitaine souleva légèrement le panneau, murmura quelque chose dans la fente, puis tourna la clef sur les hommes – au nombre de dix – laissant libres quelque vingt d’entre eux qui s’étaient montrés neutres jusqu’alors.
Toute la nuit tous les officiers montèrent un quart d’alerte à l’avant et à l’arrière et plus particulièrement près du panneau et des écoutilles du gaillard d’avant, de crainte que les insurgés, ayant brisé les cloisons d’entrepont, ne surgissent par là. Mais les heures nocturnes s’écoulèrent dans la paix, les hommes restés au travail eurent une rude tâche aux pompes dont le cliquetis rythmé résonnait lugubrement dans la morne nuit du navire.
Au lever du soleil, le capitaine se rendit à l’avant et, frappant sur le pont, somma les prisonniers de reprendre leur travail. Un hurlement de refus lui répondit. On leur fit descendre de l’eau et deux poignées de biscuits, puis le capitaine retourna sur le gaillard d’arrière après les avoir verrouillés à nouveau et empoché la clef. Cette cérémonie eut lieu deux fois par jour pendant trois jours, mais au matin du quatrième jour, lorsque l’injonction coutumière eut été prononcée, elle fut suivie d’un bruit confus de dispute et de bousculade, et soudain quatre hommes firent irruption sur le pont en se déclarant prêts à reprendre leurs postes. La puanteur d’un air raréfié, la faim, et peut-être la crainte d’un châtiment final les avaient poussés à se rendre. Enhardi par ce succès, le capitaine réitéra aux autres sa demande, mais Steelkilt lui intima, de façon terrifiante, d’en finir avec son bla-bla et de retourner d’où il venait. Au matin du cinquième jour, trois autres mutins s’arrachèrent aux bras désespérés qui cherchaient à les retenir et surgirent à l’air libre. Ils n’étaient plus que trois désormais.
– Vous ne préféreriez pas retourner à vos postes maintenant ? demanda le capitaine avec une ironie mauvaise.
– Bouclez-nous en vitesse, voulez-vous !
– Très volontiers, dit le capitaine et la clef tourna. C’est alors, messieurs, qu’exaspéré par la défection de sept de ses anciens partisans, piqué au vif par la voix gouailleuse qu’il venait d’entendre, et rendu fou par cette longue sépulture dans un endroit aussi sombre que les entrailles du désespoir, c’est alors que Steelkilt proposa aux deux mariniers qu’il croyait jusqu’ici ne faire qu’un avec lui, de bondir de leur trou au prochain appel de la garnison, et, armés de leurs tranchants couteaux à émincer (une longue lame cintrée munie d’une poignée à chaque bout) de courir comme des fous du Beaupré jusqu’à la lisse de couronnement, et en dernière extrémité, de se rendre maîtres du navire. Quant à lui, qu’ils soient ou non des siens, c’est ce qu’il ferait, c’était la dernière nuit qu’il passerait dans cet antre. Ce projet ne rencontra aucune opposition de la part des deux autres, ils jurèrent être prêts à le suivre en cela ou en toute autre idée folle qui pourrait lui venir, prêts à tout en somme, sauf à se rendre. Qui plus est, chacun d’eux insista pour être le premier à se précipiter sur le pont le moment venu. Contre quoi leur chef protesta avec véhémence, revendiquant ce privilège, d’autant plus que ni l’un ni l’autre de ses camarades ne voulant céder, ils ne pouvaient être le premier l’un et l’autre, l’échelle ne donnant passage qu’à un seul homme à la fois. Maintenant, messieurs, va se faire jour le vilain jeu de ces mécréants.
À l’énoncé du projet forcené de leur chef, la même traîtrise s’était allumée soudain dans l’âme de chacun d’eux, le projet d’être le premier en haut, premier des trois quoique le dernier des dix, pour se rendre et s’assurer de la sorte la petite chance de pardon qu’une telle conduite laissait subsister. Mais lorsque Steelkilt leur eut déclaré vouloir demeurer à leur tête jusqu’au bout, leur vilenie les poussa à user d’une subtile chimie et à mélanger leurs trahisons encore informulées ; lorsque le meneur s’endormit, ils s’épanchèrent l’un en l’autre en trois phrases, ligotèrent le dormeur avec des cordages, le bâillonnèrent et, au milieu de la nuit, se mirent à appeler en hurlant le capitaine.
Croyant au meurtre, flairant le sang dans les ténèbres, il se précipita avec ses seconds armés et ses harponneurs vers le gaillard d’avant. En quelques minutes le panneau fut ouvert et, lié de la tête aux pieds, le meneur qui se débattait toujours fut hissé sur le pont par ses perfides disciples qui, d’une seule voix, revendiquèrent l’honneur d’avoir réduit à l’impuissance un homme mûr pour le crime. Mais tous trois furent également empoignés, traînés sur le pont comme des pièces de boucherie et suspendus, côte à côte, attachés aux chaînes de haubans d’artimon, comme trois quartiers de viande, jusqu’au matin. Le capitaine passant et repassant devant eux leur cria :
– Soyez maudits ! les vautours eux-mêmes ne voudraient pas de vous, canailles !
Au lever du soleil, il rassembla l’équipage et sépara les mutins des autres, informant les premiers qu’il avait bien envie de les faire fouetter tous tant qu’ils étaient… que réflexion faite il le ferait peut-être… qu’il devrait le faire… que c’eût été justice… mais que pour le moment, vu leur reddition opportune, il se bornerait à leur adresser une semonce, qu’il administra aussitôt dans leur langue maternelle.
– Mais quant à vous, charognes de fourbes, dit-il en se tournant vers les trois hommes ficelés au gréement, quant à vous je me propose de vous émincer et de vous faire fondre dans les pots, et empoignant un cordage il en cingla de toutes ses forces le dos des deux traîtres jusqu’à ce qu’épuisés à force de crier, ils laissent aller leur tête sur leur épaule et restent inanimés, pareils à l’image des deux larrons en croix.
– Vous me valez un poignet foulé, mais il reste assez de corde pour vous qui ne vouliez pas vous rendre, mon beau coq de Bantam. Enlevez-lui ce bâillon et écoutons ce qu’il a à dire pour sa défense.
Pendant un moment, les mâchoires crispées du mutin à bout de forces se mirent à trembler puis, tournant douloureusement la tête, il dit dans un sifflement :
– Ce que j’ai à dire, souvenez-vous-en, c’est ce que si vous me fouettez, je vous tuerai.
– Vraiment ? alors voyez comme vous me faites peur… et le capitaine lança la corde en arrière pour frapper.
– Vaut mieux pas, siffla l’homme des Lacs.
– Mais je vais le faire, et de nouveau il s’y apprêta.
Alors, toujours dans un sifflement, entendu de personne hormis du capitaine, Steelkilt murmura quelque chose et, à l’étonnement de tout l’équipage, le capitaine fit un bond en arrière, arpenta fébrilement le pont à deux ou trois reprises puis, jetant soudain sa corde, il dit :
– Je ne le ferai pas… libérez-le… coupez ces liens, vous m’entendez ?
Mais tandis que les seconds se hâtaient dans le but d’exécuter cet ordre, un homme pâle, la tête bandée, s’interposa, c’était Radney le premier second. Il était resté couché depuis qu’il avait reçu le coup, mais ce matin-là, entendant ce remue-ménage sur le pont, il s’était glissé jusque-là et avait assisté à toute la scène. Il avait la mâchoire dans un tel état qu’il pouvait à peine parler, mais il marmotta quelque chose, proposant de mettre lui-même à exécution ce devant quoi le capitaine reculait, il s’empara de la corde et marcha sur son ennemi garrotté.
– Vous êtes un lâche ! siffla l’homme des Lacs.
– C’est juste, mais ramassez toujours ! Le second était sur le point de frapper, lorsqu’un nouveau sifflement immobilisa son bras. Il hésita, puis délibérément tint parole malgré la menace de Steelkilt, quelle qu’elle ait pu être.
Les trois marins furent relâchés, les matelots renvoyés à leurs postes et les pompes manœuvrées par des hommes maussades et ombrageux retentirent comme auparavant.
Le même jour, juste après la tombée de la nuit, tandis qu’une bordée venait de quitter le quart, une clameur s’éleva dans le poste d’équipage et les deux traîtres tout tremblants vinrent en courant assiéger la porte du capitaine en déclarant qu’ils n’osaient pas rester avec l’équipage. Prières, taloches et coups de pieds ne parvinrent pas à les déloger de sorte que, selon leur propre suggestion, ils descendirent chercher leur salut dans la coulée-arrière. Pourtant, aucun symptôme de mutinerie ne se manifesta chez les autres. Il semblait au contraire qu’à l’instigation de Steelkilt ils soient résolus à maintenir la paix la plus parfaite, à obéir jusqu’à la fin et à déserter d’un seul corps dès que le navire aurait touché un port. Mais dans le but d’accélérer le voyage, ils s’entendirent tous sur un autre point : à savoir ne pas donner de la voix au cas où des baleines seraient vues. Car, malgré sa voie d’eau, et tous les autres dangers qu’il courait, le Town-Ho gardait ses guetteurs aux postes de vigie et son capitaine était aussi disposé à mettre les pirogues à la mer à présent qu’au moment où il était arrivé sur les lieux de croisière. Radney, le second, était également prêt à troquer son hamac contre la baleinière et, le pansement sur la bouche, à chercher à bâillonner à mort la vivante mâchoire de la baleine.
Mais bien que l’homme des Lacs eût encouragé les matelots à adopter une attitude passive, il tenait un petit conseil privé (du moins jusqu’à ce que tout prît fin) avec lui-même au sujet de la vengeance personnelle qu’il allait exercer sur l’homme qui l’avait blessé en plein cœur. Il faisait partie de la bordée de Radney ; or celui-ci, malgré les conseils du capitaine, avait insisté pour reprendre son quart de nuit, après la scène du fouet, comme si, ensorcelé, il voulait parcourir plus de la moitié du chemin pour rencontrer son destin. Sur ce, et à cause d’une ou deux autres circonstances, Steelkilt échafauda méthodiquement son plan de vengeance.
Au cours de la nuit, Radney avait une manie contraire à tout sens marin. S’asseyant sur les pavois du gaillard d’arrière, il posait un bras sur le plat-bord d’une pirogue suspendue là, en dehors de la lisse. On savait qu’il lui arrivait de s’endormir dans cette position. L’espace séparant le navire de la baleinière était considérable et en dessous il y avait la mer. Steelkilt examina son horaire et nota que son tour de barre se situerait à deux heures du matin le troisième jour après qu’il eût été trahi. En attendant, il employa ses loisirs à tresser quelque chose avec un soin extrême pendant ses quarts d’en bas.
– Qu’est-ce que vous fabriquez là ? lui demanda un camarade.
– Que croyez-vous que ce soit ? À quoi cela ressemble-t-il ?
– À une aiguillette pour votre sac, pourtant elle me paraît un peu curieuse.
– Oui, plutôt curieuse, dit l’homme des Lacs en la tenant à bout de bras devant lui, mais je crois qu’elle fera l’affaire. Camarade, je n’ai pas assez de fil à voile, en auriez-vous ?
– Il n’y en a pas sur le gaillard d’avant.
– Alors il me faut aller en demander à ce vieux Rad, et il se leva pour se diriger vers le gaillard d’arrière.
– Vous n’avez quand même pas l’intention d’aller lui mendier quelque chose à lui ! s’écria le matelot.
– Pourquoi pas ? Croyez-vous qu’il va me refuser un service quand c’est pour lui rendre service à lui, en fin de compte, camarade ? et allant vers le second il le regarda tranquillement et lui demanda du fil à voile pour réparer son hamac. Il lui fut donné mais on ne devait plus revoir ni le fil ni l’aiguillette. La nuit suivante, une boule de fer, enfermée dans une résille tressée, faillit rouler hors de la poche de la vareuse de l’homme des Lacs, tandis qu’il l’arrangeait, en guise d’oreiller, dans son hamac. Vingt-quatre heures plus tard, son tour de barre était venu, l’heure fatale et silencieuse approchait où il se trouverait près de l’homme qui, parfois, s’endormait au-dessus de la tombe toujours ouverte pour le marin. Et dans l’esprit de Steelkilt, le second était déjà étendu roide, le crâne en éclats.
Toutefois, messieurs, un imbécile épargna au meurtrier en puissance de commettre l’acte sanglant qu’il avait prémédité. Pourtant il eut entière vengeance, sans être le vengeur car, par une mystérieuse fatalité, le Ciel lui-même parut intervenir pour lui prendre des mains l’acte qui l’eût conduit à la damnation, et l’assumer lui-même.
Entre l’aube et le lever du soleil, au matin du second jour, tandis que les hommes lavaient les ponts, un idiot venu de Ténériffe, tandis qu’il amenait de l’eau sous les porte-haubans, s’écria soudain :
– La voilà qui roule ! la voilà qui roule ! Jésus, quelle baleine !
C’était Moby Dick.
– Moby Dick ! s’écria don Sebastian. Par saint Dominique, monsieur du marin, les baleines ont-elles des noms de baptême ? Qui donc appelez-vous Moby Dick ?
– Un monstre très blanc, très célèbre, le plus implacable des monstres immortels, señor… mais ceci serait une trop longue histoire…
– Racontez-la, racontez-la, s’exclamèrent tous les jeunes Espagnols en se rapprochant.
– Non, señores, non, non ! je ne puis entrer dans un récit aussi détaillé maintenant. Laissez-moi respirer.
– La chicha ! la chicha ! s’écria don Pedro, notre énergique ami a l’air de se trouver mal, qu’on emplisse son verre !
– Ce n’est pas nécessaire, messieurs, un instant et je poursuis… Donc, messieurs, apercevant si brutalement la Baleine blanche à cinquante mètres à peine du navire oublieux du pacte liant les membres de l’équipage, l’homme de Ténériffe avait instinctivement et involontairement poussé ce cri, alors que le monstre avait bel et bien été vu par les hommes renfrognés des trois têtes de mâts. Une agitation frénétique régna instantanément.
La Baleine blanche, la Baleine blanche ! s’écriaient à qui mieux mieux le capitaine, les seconds et les harponneurs, nullement ébranlés par les rumeurs inquiétantes qui couraient à son sujet et également anxieux de prendre un poisson si célèbre et si précieux, tandis que l’équipage maussade regardait de travers, et en la maudissant, la repoussante beauté de cette grande forme laiteuse qui, illuminée par les paillettes d’un soleil horizontal, se mouvait en scintillant, vivante opale dans le matin bleu de la mer. Messieurs, les événements se déroulèrent selon une étrange fatalité, comme s’ils avaient été tracés sur la carte du monde avant même la naissance de la terre. Le mutin était premier rameur à bâbord dans la baleinière du second, il était donc assis à ses côtés lorsqu’il se trouvait à l’avant avec sa lance et devait haler ou filer la ligne au commandement. De plus, lorsque les quatre pirogues furent mises à la mer, celle du second se trouva en tête, et personne n’eut un hurlement de joie aussi féroce que Steelkilt tandis qu’il peinait à son aviron. Après avoir nagé vigoureusement, leur harponneur piqua et, la lance à la main, Radney bondit à l’avant. Il entrait toujours en fureur, semblait-il, dès qu’il était dans une baleinière. Et le cri qui traversait son bandage demandait qu’on l’amenât sur le dos même du cachalot. Sans se faire prier, son tireur l’amena toujours plus près, à travers une écume aveuglante qui mêlait deux blancheurs, jusqu’à ce que soudain la pirogue donnât comme sur un récif, penchât et projetât à la mer le second qui était debout. Il tomba aussitôt sur le dos glissant de la baleine, la pirogue se redressa et fut jetée de côté par le remous, tandis que Radney se débattait dans la houle sur l’autre flanc du monstre. Il émergea de l’écume et on l’aperçut un instant indistinctement à travers ce voile, luttant sauvagement pour se dérober au regard de Moby Dick. Mais la baleine fit brutalement volte-face et, soulevant un soudain tourbillon, saisit le nageur dans ses mâchoires, se dressa sur l’eau en le brandissant, piqua à nouveau droit devant elle et sonda.
Cependant, au premier heurt de la pirogue, l’homme des Lacs avait filé la ligne de façon à se trouver à l’arrière du maelström, il observa tranquillement la scène, considérant ses propres pensées. Mais une secousse brusque et terrifiante fit plonger du nez la pirogue ; tirant rapidement son couteau, il coupa la ligne, et la baleine fut libre. Mais à quelque distance de là on vit réapparaître Moby Dick, des lambeaux rouges de la chemise de Radney accrochés dans les dents qui l’avaient dévoré. Les quatre baleinières continuèrent à lui livrer la chasse, mais le cachalot les évita puis enfin disparut tout à fait.
En temps voulu, le Town-Ho atteignit son port, un endroit sauvage et solitaire que n’habitait aucune créature civilisée. Là, mené par l’homme des Lacs, tout l’équipage, hormis cinq ou six matelots, déserta parmi les palmiers. Par la suite, ils s’emparèrent d’une grande double pirogue de guerre des sauvages et mirent à la voile vers un autre port.
L’équipage du navire étant réduit à une poignée d’hommes, le capitaine fit appel aux insulaires pour l’aider à la besogne ardue d’abattre en carène afin de réparer la voie d’eau. Mais ces quelques Blancs durent, de nuit et de jour, monter une garde incessante dans la crainte où ils étaient de leurs dangereux alliés. Le travail qu’ils eurent à fournir était si rigoureux que lorsque le navire fut prêt à reprendre la mer, les hommes étaient trop épuisés pour que le capitaine osât s’embarquer avec eux dans un navire d’un pareil tonnage. Après avoir tenu conseil avec ses officiers, il ancra le navire aussi loin que possible de la côte, mit ses canons en batterie, les chargea, entassa ses mousquets à la poupe, avertit les insulaires qu’ils n’approcheraient qu’à leurs risques et périls puis, prenant un homme avec lui, il hissa la voile sur sa meilleure baleinière, mit le cap, vent arrière, sur Tahiti, à cinq cents milles de là, afin d’y enrôler un équipage de renfort.
Quatre jours après leur départ, ils aperçurent un grand canoë qui semblait avoir abordé sur une basse île corallienne. Ils s’en éloignèrent mais la sauvage embarcation vint sur eux et bientôt la voix de Steelkilt les somma de mettre en panne, faute de quoi ils les couleraient. Le capitaine sortit un pistolet. Un pied sur l’une des proues, un pied sur l’autre des pirogues accouplées, l’homme des Lacs eut un rire méprisant et l’assura que, s’il entendait seulement le clic du verrou du pistolet, il l’enterrerait lui, le capitaine, parmi les bulles et l’écume.
– Que voulez-vous de moi ? s’écria le capitaine.
– Où allez-vous ? et pourquoi ? demanda Steelkilt. Et ne mentez pas !
– Je suis en route pour Tahiti afin de trouver des hommes.
– Bon. Laissez-moi vous aborder un moment. En toute paix. Sur ce, il plongea depuis la pirogue, gagna la baleinière à la nage puis, grimpant sur le plat-bord, il se tint face à face avec le capitaine.
– Croisez les bras, sir, et tenez la tête droite. Maintenant répétez après moi : dès que Steelkilt m’aura quitté, je jure de débarquer sur cette île et d’y demeurer six jours. Si je manque à ma parole, que je sois foudroyé !
– Quel bon élève ! ricana l’homme des Lacs. Adios, señor ! et il retourna à la nage vers ses camarades.
Ils surveillèrent la baleinière jusqu’à ce qu’elle fût tirée à sec sur les racines des cocotiers, puis Steelkilt remit à la voile et en temps voulu arriva à Tahiti sa destination à lui aussi. Là, la chance lui sourit, deux navires appareillaient pour la France et providentiellement ils avaient exactement besoin du nombre d’hommes qu’ils se trouvaient être. Ils s’embarquèrent et furent à jamais à l’abri de leur ancien capitaine si celui-ci avait eu des velléités de les poursuivre légalement.
Une dizaine de jours après le départ des navires français, la baleinière atteignit Tahiti, et le capitaine fut contraint d’enrôler deux des insulaires parmi les plus civilisés ayant quelque usage de la mer. Il fréta une petite goélette indigène et regagna son navire avec ses hommes. Il y retrouva tout en ordre et reprit sa croisière.
Où est Steelkilt à présent ? nul ne le sait, messieurs, mais sur l’île de Nantucket, la veuve de Radney implore encore la mer qui se refuse à rendre ses morts, et voit encore en rêve l’affreuse baleine blanche qui l’a tué.
– En avez-vous terminé ? demanda doucement don Sebastian.
– Oui, señor.
– Alors je vous en prie, dites-moi en toute sincérité si vous-même vous croyez que cette histoire est vraie en substance ? Elle est si étonnante ! La tenez-vous de source sûre ? Pardonnez-moi si j’ai l’air d’insister.
– Et pardonnez-nous également, monsieur du marin, car nous renchérissons sur la demande de don Sebastian, réclama l’assemblée avec un intérêt extrême.
– Y a-t-il un volume des Saints Évangiles à l’auberge Dorée, messieurs ?
– Non, répondit don Sebastian mais je connais un honorable prêtre tout près d’ici qui m’en procurera un sur-le-champ. Je vais le chercher, mais est-ce très judicieux ? la question risque de devenir trop sérieuse.
– Auriez-vous la bonté de ramener également le prêtre, señor ?
– Bien qu’il n’y ait plus d’autodafés à Lima, dit un membre de la compagnie à un autre, je crains que notre ami marin n’encoure des risques auprès de l’archiépiscopat. Retirons-nous hors de ce clair de lune. Je ne vois pas d’utilité à tout cela.
– Excusez-moi de vous courir après, don Sebastian, mais oserais-je vous demander de vous procurer les Évangiles dans le plus grand format possible.
– Voici le prêtre, il vous apporte les Évangiles, dit don Sebastian gravement en revenant avec un personnage aussi grand que solennel.
– Permettez-moi de me découvrir. Et maintenant, vénérable prêtre, avancez davantage à la lumière, je vous prie, et tenez le livre assez près de moi, pour que je puisse le toucher.
– Au nom du ciel et de mon honneur, messieurs, l’histoire que je viens de vous conter est vraie, en substance et dans ses grandes lignes. Je la sais vraie, elle s’est passée ici-bas, j’étais sur ce navire, j’ai connu l’équipage, j’ai vu Steelkilt et je lui ai parlé depuis la mort de Radney.
Je vais peindre pour vous, aussi bien qu’on peut le faire sans toile, quelque chose comme la forme vraie de la baleine telle qu’elle apparaît actuellement aux yeux du baleinier lorsqu’elle est amarrée au flanc du navire et qu’on peut aisément poser son pied dessus. Il vaut peut-être la peine de parler auparavant des curieux portraits imaginaires qu’on en a faits et qui jusqu’à ce jour même ont été un défi à la crédulité des terriens. Il est temps de redresser l’opinion en ce domaine en prouvant que toutes ces représentations de la baleine sont fausses.
Peut-être que ces images erronées prennent leurs sources dans les plus anciennes sculptures hindoues, égyptiennes et grecques car, depuis ces temps riches en imagination et dépourvus de scrupules, on a représenté le dauphin couvert d’écailles, avec une cotte de mailles digne de Saladin et casqué comme saint Georges, tant sur le marbre des temples que sur le piédestal des statues, les boucliers, les médaillons, les coupes et les pièces de monnaies. Pareille licence s’est partiellement perpétuée depuis, non seulement dans la plupart des représentations populaires des cétacés, mais encore en bien des ouvrages scientifiques.
La plus ancienne des images qui prétendent représenter une baleine se trouve dans une grotte d’Elephanta. Les Brahmanes affirment que tous les commerces, tous les travaux, toutes les vocations possibles de l’homme furent préfigurées par les innombrables sculptures de ce temple immémorial, des siècles avant qu’elles ne deviennent réalité. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’ombre de notre noble profession de baleiniers s’y dessinât déjà. La baleine hindoue dont nous parlons occupe une paroi isolée où se trouve représentée l’une des manifestations de Vishnu sous la forme du léviathan, doctement connue sous le nom de Matsya-avatâra. Mais bien que cette sculpture soit mi-homme, mi-baleine, que cette partie de baleine soit la queue, cette petite partie se trouve encore être toute fausse. Elle ressemble davantage à l’extrémité effilée d’un anaconda qu’au majestueux éventail de vastes palmes de la queue de la baleine franche.
Mais parcourons les musées et regardons la toile d’un grand peintre chrétien ; il n’a pas mieux réussi que l’Hindou antédiluvien à représenter ce poisson. C’est le tableau du Guide où Persée sauve Andromède du monstre marin ou de la baleine. Où le Guide a-t-il trouvé le modèle d’une aussi étrange créature ? Hogarth n’a pas fait mieux avec sa « Descente de Persée ». L’obèse monstre hogarthien ondule à la surface, tirant à peine un pouce d’eau. Il porte sur son dos une sorte de houddan et sa gueule distendue, ornée de défenses et dans laquelle semblent rouler les lames, pourrait être prise pour la Porte des Traîtres qui mène à la Tour par les eaux de la Tamise. Il y a encore les baleines-prémices du vieil écossais Sibbald, et la baleine de Jonas telle que la montrent les Bibles anciennes et les vieux abécédaires. Que dire de celles-là ? Quant à la baleine du relieur s’enroulant comme une tige de vigne autour d’un jas d’ancre, telle qu’elle est gravée et dorée au dos de bien des livres anciens ou modernes, elle est certes très pittoresque mais c’est une créature purement fabuleuse, imitée, je pense, de celles qui ornent les vases antiques. Bien que le poisson de ce relieur soit universellement connu pour être un dauphin, j’insiste pour y voir l’ébauche d’une baleine, car c’est bien ce qu’elle était censée représenter au départ ; c’est un vieil éditeur italien qui la mit à la mode au XVe siècle, pendant la Renaissance, or, à cette époque, et même sensiblement plus tard, la croyance populaire voulait que les dauphins fussent une espèce de léviathan.
Dans les vignettes et autres ornementations de livres anciens, vous trouverez de temps en temps de curieux dessins de baleines où toutes sortes de souffles jaillissent en bouillonnant de son cerveau inépuisable sous formes de jets d’eau, de geysers chauds ou froids, de sources de Saratoga et de Baden-Baden. Le frontispice de l’édition originale du « Progrès de la Connaissance » représente d’étranges baleines.
Mais laissons-là ces essais d’amateurs pour jeter un coup d’œil aux représentations du léviathan qui ont la prétention d’être sérieuses, scientifiquement exécutées par ceux qui savent. Dans la collection de voyages du vieil Harris, on peut voir, tirées d’un ouvrage hollandais de 1671 ; « Campagne de pêche à la baleine au Spitzberg, à bord du Jonas-dans-la-baleine, capitaine Peter Peterson, de Frise » quelques planches de baleines. Sur l’une d’elles les baleines, pareilles à un train de flottage, sont étendues entre des îles de glace, tandis que des ours blancs courent sur leurs dos bien en vie. Sur une autre, bévue majeure, la baleine a une queue verticale.
Et dans un important in-quarto, écrit par un certain capitaine Colnett, capitaine de vaisseau dans la marine britannique, et intitulé « Voyage autour du Cap Horn dans les mers du Sud, ayant pour but d’étendre les pêcheries du cachalot » ; un hors-texte prétend nous montrer « Le Physeter ou cachalot dessiné à l’échelle d’après celui qui fut tué sur les côtes du Mexique et halé à bord en août 1793. « Je ne doute pas que le capitaine ait fait faire ce portrait véridique pour instruire ses marins. Pour n’en mentionner qu’un détail, permettez-moi de vous dire que, mesuré à l’échelle qui l’accompagne, l’œil d’un cachalot adulte aurait les dimensions d’une baie vitrée de quelque cinq pieds de long. Ah, mon brave capitaine, pourquoi n’avez-vous pas mis Jonas regardant par cette fenêtre !
Les plus consciencieuses compilations d’Histoire Naturelle à l’usage de l’âge tendre ne laissent pas de commettre les mêmes erreurs énormes. Regardons cet ouvrage populaire : La Nature Animée de Goldsmith, dans l’édition abrégée, parue à Londres en 1807, on y trouve des planches qui sont censées représenter une « baleine » et un « narval ». Je ne voudrais pas paraître inélégant mais cette vilaine baleine ressemble beaucoup à une truie amputée ; quant au narval, il suffit d’un simple coup d’œil pour s’émerveiller de ce qu’au XIXe siècle un pareil hippogriffe ait pu passer pour authentique auprès de n’importe quel écolier intelligent.
En 1825, Bernard Germain, comte de Lacépède, un grand naturaliste, a publié un ouvrage scientifique dans lequel il propose une nomenclature des baleines, où l’on trouve plusieurs représentations des différentes espèces de léviathans. Non seulement elles sont incorrectes mais encore, de la Mysticetus ou Baleine du Groenland (c’est-à-dire la baleine franche), Scoresby lui-même, qui avait une grande expérience de celle-ci, déclare qu’elle ne ressemble en rien à celles qu’il a vues.
La palme de la maladresse revient à Frédéric Cuvier, homme de science et frère du fameux Baron. En 1836, il a publié une Histoire Naturelle des Cétacés, dans laquelle il donne ce qu’il appelle une image du cachalot. Avant de la montrer à Nantucket, tenez-vous prêt à en déguerpir. En un mot, le cachalot de Cuvier n’est pas un cachalot, c’est une courge. Bien sûr, il n’a pas eu la chance de faire une expédition baleinière, de tels hommes ont rarement cette chance, mais nul ne sait ce qui lui a inspiré ce dessin, peut-être qu’à l’instar de son prédécesseur dans ce domaine, Desmaret, il a puisé ce monstre à la source des dessins chinois. Des tasses et sous-tasses suffisent à nous prouver la verve imaginative de ces Chinois lorsqu’ils ont un pinceau entre les mains.
Quant aux enseignes qui se balancent dans les rues devant les portes des marchands d’huile, qu’en dire ? Les baleines y ressemblent à Richard III, sont bossues comme des dromadaires, ont un air féroce, et déjeunent d’une tarte de matelots, c’est-à-dire d’une baleinière avec tout son équipage, croquent deux ou trois hommes et, difformes, barbotent dans des mers de sang et de peinture bleue.
Mais toutes ces erreurs ne sont pas étonnantes, après tout. Pensez-y ! La plupart de ces dessins ont été faits d’après des poissons échoués, ce qui équivaut à représenter un navire d’après une épave. Comment dès lors, l’échiné brisée, le noble animal aurait-il la fringante fierté de sa coque et de sa mâture ? Si les éléphants ont posé en pied, jusqu’à ce jour, le léviathan n’est pas encore sorti de l’eau pour faire faire son portrait. La baleine vivante, dans toute sa majesté et dans toute sa signification, ne peut être vue que dans les profondeurs insondables. Lorsqu’elle vient en surface, sa quille énorme demeure invisible comme celle d’un vaisseau de ligne dès qu’il a été lancé et, hors de cet élément il sera à jamais impossible à l’homme mortel de la hisser en l’air tout en lui conservant ses courbes puissantes et son rythme onduleux. Je ne parle pas de la différence de forme qui existe sans aucun doute entre un baleineau à la mamelle et un léviathan adulte et idéal ; d’ailleurs même lorsqu’un de ces nourrissons a été halé sur le pont d’un navire, sa forme est tellement insolite, souple et changeante que le diable lui-même ne saurait la définir.
On pourrait penser que d’après le squelette d’un cétacé échoué, sa forme exacte pourrait être évoquée avec justesse, il n’en est rien. Car c’est l’une des caractéristiques les plus curieuses du léviathan que son squelette ne donne qu’une faible idée de son aspect général. Si le squelette de Jérémie Bentham, qui fait office de candélabre dans la bibliothèque de l’un de ses exécuteurs testamentaires, donne une idée juste d’un vieux monsieur au front solide nourrissant des idées utilitaires, ainsi que toutes les caractéristiques marquantes dudit Jérémie, les articulations d’aucun léviathan ne sont susceptibles de pareilles révélations. En fait, comme le dit le grand Hunter, le seul squelette de la baleine a autant de rapport avec l’animal bien en chair que l’insecte avec la chrysalide ronde qui l’emmaillote. La tête le démontrera particulièrement bien comme nous le verrons incidemment au cours de ce récit. Ces nageoires pectorales en sont aussi une illustration intéressante, leurs os correspondant presque exactement à ceux de la main humaine, pouce en moins. Une nageoire pectorale a quatre doigts osseux, l’index, le majeur, l’annulaire et l’auriculaire, mais ils sont enfouis dans leur vêtement de chair comme les doigts des hommes dans des moufles. Comme le disait un jour Stubb, l’humoriste : « Si cavalièrement que la baleine nous traite parfois, on ne pourra pourtant jamais dire qu’elle n’y met pas de gants. »
Pour toutes ces raisons, sous quelque angle que vous envisagiez la question, vous êtes obligé d’arriver à cette conclusion que le grand léviathan est l’unique créature au monde dont personne ne fera jamais le portrait. Il est vrai qu’un portrait peut être plus ressemblant qu’un autre, mais aucun ne peut prétendre à une exactitude parfaite, de sorte qu’il n’y a aucun moyen de découvrir de quoi a réellement l’air une baleine. La seule manière de vous faire une idée convenable de sa forme vivante, c’est d’aller vous-même à la pêche, et, ce faisant, vous ne risquez pas peu d’être défoncé et envoyé par le fond par ses soins. Il me semble dès lors qu’il vaudrait mieux pour vous de n’avoir point une curiosité trop pointilleuse au sujet du léviathan.
À propos des représentations monstrueuses des cétacés, je suis bien tenté d’aborder ici les histoires encore plus aberrantes, qu’on peut trouver à leur sujet dans des livres anciens et modernes, en particulier dans Pline, Purchas, Hackluyt, Harris, Cuvier, etc. Mais laissons.
Je ne connais que quatre dessins du grand cachalot qui aient été publiés, ceux de Colnett, Huggins, Frédéric Cuvier et Beale. Nous avons parlé dans le précédent chapitre de ceux de Colnett et de Cuvier. Celui d’Huggins est bien meilleur que les leurs, mais celui de Beale est de loin supérieur. Tous les dessins de ce cétacé par Beale sont bons, sauf la figure centrale de trois d’entre eux, en diverses attitudes en tête de son second chapitre. Son frontispice, des baleinières à l’assaut de cachalots, bien que visant sans doute à éveiller un scepticisme poli dans les salons est parfaitement exact et donne le sentiment de la réalité. Quelques-uns des dessins du cachalot de J. Ross Browne sont joliment corrects mais misérablement gravés. Il n’en peut mais toutefois.
Scoresby a donné les meilleurs dessins de la baleine franche mais ils sont à une trop petite échelle pour produire l’impression souhaitable. Triste lacune, il ne montre qu’une scène de chasse, or ce sont de telles figurations seules qui, si elles sont à peu près bien faites, peuvent donner quelque idée juste du cétacé vivant tel que le voient ses vivants chasseurs.
Mais, à tout prendre, et bien que certains détails laissent à désirer, les représentations de baleines et de scènes de chasse de loin les mieux réussies sont celles qu’en donnent deux grandes estampes françaises fort bien reproduites d’après les toiles d’un certain Garneray. L’une illustre l’attaque livrée à un cachalot, l’autre à une baleine franche. La première montre un cachalot dans toute la majesté de sa puissance déployée, émergeant des profondeurs de l’Océan juste sous la pirogue et soulevant dans les airs l’épave terrifiante de l’embarcation brisée ; la proue presque intacte se balance sur l’échine du monstre et, debout à cette étrave, pour cet unique et incalculable instant, un rameur à demi voilé par le bouillonnement furieux du souffle s’apprête à plonger comme du haut d’une falaise. L’action est admirablement rendue dans sa vérité. La baille à ligne flotte à demi vide sur les flots blanchis, les manches des harpons répandus se dressent sur l’eau, les visages des hommes nageant autour de la baleine expriment la terreur cependant que dans le lointain orageux et sombre s’avance le navire. On pourrait relever des fautes de détails anatomiques dans ce cachalot, mais passons-les sous silence car, de ma vie, je n’en pourrais dessiner un aussi bien.
La seconde estampe montre une baleinière en train d’aborder le flanc couvert de coronules d’une grande baleine franche qui roule sa masse noire et moussue dans la mer comme quelque roc descendant des falaises de Patagonie. Ses jets sont droits, épais, noirs comme de la suie, de sorte qu’une pareille fumée dans la cheminée inviterait à croire qu’un honnête souper est en train de cuire dans ses entrailles. Des oiseaux de mer picorent de petits crabes, des coquillages, et autres bonbons et macaronis marins, pestilence que la vraie baleine porte parfois sur le dos. Pendant tout ce temps, le léviathan aux lippes épaisses se rue à travers les flots, laissant un sillage violent et crémeux qui ballote la pirogue légère comme les roues à aubes d’un vapeur le ferait d’un esquif surpris à ses côtés. Ainsi le premier plan n’est que furieuse agitation mais au loin, par un contraste d’un art admirable, une mer encalminée délimite un horizon de verre, tandis que les voiles du navire impuissant sont mollement affaissées et que, forteresse conquise, la masse inerte d’une baleine morte porte le drapeau de la victoire flottant paresseusement à la lance plantée dans l’un de ses évents.
Qui est ou qui était le peintre Garneray ? je n’en sais rien. Mais, sur ma vie, ou bien il était familier du sujet, ou bien il fut merveilleusement instruit par un baleinier expérimenté… Les Français sont des gars faits pour peindre l’action. Allez voir toutes les peintures de l’Europe, et voyez où vous trouverez une galerie qui vous offre des toiles plus vivantes et animées que celles du triomphal palais de Versailles. Le spectateur s’y fraie son chemin parmi toutes les grandes batailles de France, toute épée y est aurore boréale, les rois et les empereurs en armes chargent comme des centaures couronnés. Et les scènes de combat de Garneray ne seraient pas indignes de figurer à leurs côtés.
Le don qu’ont les Français de saisir le pittoresque est prouvé par les peintures et les gravures qu’ils ont de leurs scènes de pêche à la baleine. Bien qu’ils n’aient pas le dixième de l’expérience des Anglais en ce domaine et pas le millième de celle des Américains, ils ont néanmoins donné à ces deux pays les seuls croquis achevés évoquant le véritable esprit de la chasse. La plupart du temps, les Anglais et les Américains se sont contentés de dessiner des contours extérieurs tels que la silhouette vide d’une baleine, dont l’effet pictural équivaut à peu près à celui que produirait le profil d’une pyramide. Scoresby lui-même, à juste titre célèbre comme chasseur de baleines franches, après nous avoir donné une fort raide image de la baleine franche de la tête à la queue, et trois ou quatre miniatures délicates de narvals et de marsouins, nous régale d’une série de gravures classiques de gaffes d’embarcation, de couteaux à émincer et de grappins puis, avec l’application minutieuse d’un Leuwenhoeck, il nous offre l’univers brisé de quatre-vingt-seize agrandissements de cristaux arctiques. Je rends hommage à ce pionnier et je n’ai aucune intention de dénigrer l’excellent voyageur mais ce fut certainement une négligence de sa part d’omettre, dans une affaire aussi importante, de pourvoir chaque cristal d’une attestation écrite par-devant un Juge de Paix du Groenland.
En plus de celles de Garneray, deux autres estampes françaises sont dignes d’attention, dont l’auteur signe « H. Durand ». L’une d’elles, bien qu’un peu hors de notre présent sujet, mérite mention à d’autres égards. La scène se passe aux tranquilles heures de midi dans les îles du Pacifique, un navire baleinier français, à l’ancre près de la côte, refait paresseusement ses réserves d’eau, ses voiles déferlées et les longues palmes de l’arrière-plan pendent avec la même mollesse dans l’air immobile. L’impression est très bien rendue de l’un des rares moments de repos oriental de ces pêcheurs téméraires. L’autre estampe traite d’une tout autre affaire. Le navire a mis en panne en pleine mer, au cœur même de la vie léviathanesque, une baleine franche amarrée à son flanc comme à une estacade, et l’on procède au dépècement. Fuyant cette scène de laborieuse activité, une pirogue s’apprête à donner la chasse à des cétacés dans le lointain. Harpons et lances reposent prêts à l’emploi, trois canotiers ajustent le mât dans son emplanture cependant qu’une houle soudaine soulève l’avant de la baleinière à demi dressée sur l’eau comme un cheval cabré. Du navire s’élève la fumée des tourments de la baleine en train de fondre, pareille à celle que ferait tout un village de forgerons, et au vent un nuage noir prometteur de grains et de pluies paraît inviter les marins impatients à se hâter.
À Tower Hill, en descendant vers les docks de Londres, vous avez peut-être vu un mendiant estropié (un camelot comme disent les marins) tenant devant lui la planche peinte où est représentée la scène tragique qui lui valut la perte de sa jambe. On voit trois baleines et trois pirogues, l’une des baleinières (censée contenir la jambe manquante dans son intégrité originelle) est en train d’être broyée entre les mâchoires du cachalot du premier plan. Voilà dix ans, m’a-t-on dit, que cet homme tient sa pancarte et exhibe son moignon aux passants incrédules. Le temps est venu de présenter sa défense d’après la vérité des faits. Ses trois baleines sont en tout cas aussi bonnes que celles qui furent jamais vues à Wapping, et son moignon est aussi indiscutable que les souches des essartages de l’Ouest ; bien qu’à jamais perché sur une jambe, ce pauvre baleinier ne vous contraint pas par des harangues à faire le pied de grue mais, les yeux baissés, il contemple tristement son infirmité.
Partout dans le Pacifique, ainsi qu’à Nantucket, New Bedford, Sag Harbor, il vous arrivera de voir des croquis très vivants de baleines ou de scènes de pêche, gravés par les matelots eux-mêmes sur des dents de cachalots ou des baleines de corset, fanons de la baleine franche, et bien d’autre articles de paccotille, comme les marins appellent les nombreux et ingénieux ouvrages qu’ils sculptent minutieusement dans la matière brute pendant leurs heures de loisir en mer. Quelques-uns d’entre eux possèdent des petites boîtes d’un outillage qui rappelle celui des dentistes et destiné spécialement à cet usage mais, en général, ils ne travaillent qu’avec leur couteau de poche et grâce à cet outil d’usage quasiment universel pour le marin, ils vous feront tout ce que vous voudrez qui relève de l’imagination d’un marin.
Un long exil loin de la chrétienté et de la civilisation replace inévitablement un homme dans la condition première que Dieu lui avait assignée, un état qu’on appelle barbarie. Un vrai baleinier est un sauvage au même titre qu’un Iroquois. Je suis moi-même un sauvage, ne devant allégeance qu’au Roi des Cannibales et toujours prêt à me révolter contre lui.
Or, l’une des caractéristiques du sauvage, lors de ses heures passées en famille, c’est sa patience merveilleuse et son application au travail. Un ancien casse-tête ou pagaie-sagaie hawaïenne, par la multiplicité et le raffinement de ses sculptures, est un aussi grand trophée de patience humaine qu’un dictionnaire latin. Car ce réseau miraculeux de dessins intriqués ne fut fait qu’avec un morceau de coquillage brisé ou une dent de requin et coûta des années assidues de persévérance.
Tel est le sauvage hawaïen, tel est le matelot-sauvage. Avec la même patience admirable, avec la même unique dent de requin, celle de son pauvre couteau de poche, il vous sculptera un os, non point tout à fait aussi habilement que ne le fut le bouclier du Grec sauvage Achille, mais aussi chargé et complexe quant aux motifs, et tout aussi empreint d’esprit barbare et de caractère suggestif que les gravures de ce magnifique sauvage germain, Albert Dürer.
Des baleines de bois, ou des silhouettes de baleines taillées dans de petits morceaux noirs de ce noble bois de tek des mers du Sud se trouvent fréquemment dans les gaillards d’avant des navires baleiniers américains et certaines sont exécutées avec beaucoup de justesse.
À la porte d’entrée de quelques vieilles maisons à pignons, à la campagne, vous verrez des baleines de bronze, pendues par la queue, servir de marteaux, et lorsque le portier dort la baleine à tête d’enclume semble la plus apte à l’éveiller. Mais ces baleines heurtoirs pèchent rarement par excès de fidélité. Sur les flèches d’églises à l’ancienne mode, des baleines de tôle font office de girouettes, mais elles sont si haut perchées et si bien protégées, à toutes fins utiles, par des écriteaux « Défense de toucher ! » qu’on ne peut les examiner d’assez près pour juger de leur valeur.
Dans des régions osseuses, squelettiques, de la terre, là où des groupes de rochers fantastiques s’éparpillent dans la plaine, sous les cassures de hautes falaises, vous verrez souvent des formes pétrifiées de léviathans à demi enfouies dans l’herbe qui, aux jours de vent, brise contre leurs flancs le ressac de sa houle verte.
Puis, dans les contrées montagneuses où des arènes rocheuses ceinturent presque sans cesse le voyageur, d’ici ou de là, d’un point de vue privilégié, vous apercevrez d’éphémères profils de baleines se dessinant sur les crêtes. Mais vous ne les verrez que si vous êtes un baleinier d’expérience, et qui plus est, si vous voulez retourner à ce point de vue, il faut vous assurer de l’intersection exacte de sa latitude et de sa longitude car, sur ces hauteurs, retrouver un tel endroit nécessiterait une véritable redécouverte, comme il a fallu redécouvrir les îles Salomon qui restèrent inconnues bien que Mendana, engoncé dans sa fraise, les ait parcourues et que le vieux Figueira les ait décrites.
Enfin lorsque l’enthousiasme baleinier vous emporte, vous ne manquerez pas d’en découvrir dans les cieux étoilés, poursuivies par des pirogues, comme des nations de l’Est, obsédées par la pensée de la guerre, virent dans les nuages des armées en ordre de bataille. C’est ainsi que j’ai pourchassé le léviathan dans le Nord, tournant encore et encore autour du Pôle avec les révolutions des points brillants qui l’avaient une fois délimité pour moi. Et sous les cieux rayonnants de l’Antarctique, je me suis embarqué sur le navire Argo pour livrer la chasse à la constellation de la baleine, bien au-delà de l’Hydre et du Poisson volant.
Des ancres de frégate pour mors de bride, des faisceaux de harpons pour éperons, j’aimerais pouvoir enfourcher cette baleine et bondir au-delà de la voûte céleste pour voir si les cieux fabuleux ont bien planté leurs tentes innombrables plus loin que ne peut porter mon regard humain !
Faisant route au nord-ouest des Crozets, nous nous trouvâmes dans de vastes prairies de krill, la manne minuscule et jaune dont la baleine franche se nourrit à peu près exclusivement. Cette nappe ondulait autour de nous des lieues durant, de sorte que nous semblions naviguer dans des champs de blé mûr.
Le second jour, nous vîmes un grand nombre de baleines franches. À l’abri des attaques d’un chasseur de cachalots tel que le Péquod, elles nageaient paresseusement, la bouche ouverte à travers le krill qui reste pris dans les fibres des fanons tandis que l’eau est expulsée entre les interstices de sa prodigieuse jalousie.
Comme au matin les faucheurs, côte à côte, poussent lentement leur faux chantante dans la longue herbe mouillée des marécageuses prairies, ainsi les monstres avançaient en faisant un étrange bruit d’herbe qu’on coupe laissant, derrière eux, d’immenses fauchées bleues sur la mer jaune[13].
Mais seul le bruit qu’ils faisaient en essorant le krill rappelait les faucheurs ; vus du haut des mâts, surtout lorsqu’ils demeuraient un moment immobiles, leurs gigantesques masses noires ressemblaient bien davantage à des rochers qu’à tout autre chose. C’est ainsi que, dans les vastes territoires de chasse de l’Inde, l’étranger traversant des plaines prendra des éléphants couchés pour des monticules de terre sombre et nue. Il en ira de même pour celui qui voit, pour la première fois, ces léviathans immobiles dans la mer. Et même lorsqu’ils les aura identifiés enfin, il aura grand-peine à croire qu’une masse aussi importante, aussi énorme, puisse être aussi pleine de vie qu’un chien ou un cheval.
À vrai dire, à d’autres égards, on peut difficilement considérer les créatures des grandes profondeurs avec les mêmes sentiments qu’on nourrit pour les animaux terrestres. Cela bien que d’anciens naturalistes aient affirmé que toute la faune de la terre ait son équivalent dans la mer. D’un point de vue général, c’est parfait, mais si l’on en vient aux détails, l’Océan nous offre-t-il jamais l’exemple d’un poisson doué de l’intelligence et de la bonté du chien ? Seul le requin maudit pourrait avoir quelque analogie avec lui au point de vue générique.
Mais bien que les terriens en général aient toujours considéré les habitants des mers avec une indicible émotion faite d’antipathie et de répulsion, bien que nous sachions que la mer cache une terre éternellement inconnue et que Colomb ait navigué au-dessus d’innombrables mondes mystérieux pour découvrir celui-là seul qui émergeait à l’ouest, bien que les plus terrifiants désastres se soient abattus sans discrimination et depuis des temps immémoriaux sur des centaines de milliers de ceux qui se sont aventurés sur les eaux, bien qu’un instant de réflexion nous apprenne que l’homme, encore en enfance, se vante de son adresse et de ses connaissances qu’un avenir prometteur augmentera encore, malgré tout cela pour toujours et à jamais jusqu’au jour du jugement, la mer l’insultera, l’assassinera et pulvérisera la frégate la plus majestueuse et la plus robuste qu’il puisse construire. Et cependant, ces impressions mêmes se répétant, la terreur primordiale inhérente à la mer s’est émoussée au cœur de l’homme.
Le premier navire dont nous parle l’histoire flotta sur un Océan dont la vengeance engloutit un univers entier sans même laisser une veuve. C’est le même Océan qui roule maintenant ses flots, c’est lui qui a détruit les vaisseaux naufragés de l’année précédente. Oui, mortels inconséquents, le déluge de Noé ne s’est pas encore asséché, il couvre encore les deux tiers de la douce terre.
En quoi la mer diffère-t-elle donc de la terre pour qu’un miracle sur l’une n’en soit point un sur l’autre ? Une terreur sacrée envahit les Hébreux lorsque la terre vivante s’ouvrit sous les pieds de Korah et de ses hommes, les engloutissant à jamais et pourtant le soleil pas un jour ne se lève que la mer vivante n’avale de la même manière navires et équipages.
Non seulement la mer est l’ennemie de cet homme qui lui est étranger mais encore elle est démoniaque envers ses propres enfants, plus fourbe que l’hôte persan qui assassine ses invités, n’épargnant pas ceux qu’elle a engendrés. Comme une tigresse sauvage étouffe en se retournant ses propres enfants, la mer jette aux rochers de la côte les plus puissantes baleines et les abandonne flanc à flanc avec les épaves des navires naufragés. Point de miséricorde, elle ne connaît d’autre maître que sa propre puissance. Haletant et renâclant comme un destrier affolé qui a perdu son cavalier, le libre Océan galope autour du globe.
Songez à la ruse de la mer et à la manière dont ses créatures les plus redoutables glissent sous l’eau, à peu près invisibles, traîtreusement cachées par les plus suaves tons d’azur. Songez à la beauté et à l’éclat satanique de ses plus impitoyables tribus, à la forme exquise de certains requins. Songez au cannibalisme universel qui règne dans la mer où les créatures de proie s’entre-dévorent, menant une guerre éternelle depuis l’origine du monde.
Songez à tout cela et tournez alors vos regards vers cette terre aimable et verte infiniment docile, songez à l’Océan et à la terre, ne retrouvez-vous pas en vous-même leurs pareils ? Car de même que cet océan de terreur entoure les verts continents, de même l’âme de l’homme enferme une Tahiti, île de paix et de joie, cernée par les horreurs sans nombre d’une vie à demi inconnue. Que Dieu te garde ! Ne pousse pas au large de cette île, tu n’y pourrais jamais revenir !
Se frayant péniblement un passage à travers le krill, le Péquod maintenait son cap nord-ouest vers Java, une faible brise le poussait lentement, et dans cette sérénité, ses trois grands mâts effilés se balançaient mollement au gré d’une brise languissante avec la nonchalance de trois palmiers sur une plaine. Et toujours, à larges intervalles, dans la nuit argentée, le souffle solitaire et attirant était aperçu.
Mais dans la transparence bleue d’un matin, tandis qu’une tranquillité presque surnaturelle s’étalait sur la mer bien que ce ne fût pas le calme plat ; tandis que la clairière longuement polie que le soleil ouvrait sur les eaux semblait l’empreinte de son doigt d’or les invitant au silence ; tandis que les vagues feutrées couraient doucement en chuchotant, alors dans le profond silence de ce monde visible, un spectre étrange fut signalé par Daggoo, en vigie au grand mât.
Au loin, une grande masse blanche s’éleva paresseusement toujours plus haut et, se détachant sur l’azur, elle étincela enfin devant notre proue comme une avalanche fraîchement descendue des montagnes. Elle brilla ainsi un instant, puis s’abaissa et plongea. Puis elle s’éleva à nouveau, lumineuse et silencieuse. On n’eût point dit une baleine, pourtant Daggoo se demanda si ce n’était pas. Une fois de plus, le spectre plongea et réapparut. Alors, d’une voix aiguë dont la pointe tira chaque homme de sa somnolence, le nègre cria :
– Là ! Là ! encore. La voilà qui émerge ! Droit devant ! La Baleine blanche ! La Baleine blanche !
À ces mots les matelots se précipitèrent aux fusées de vergues, comme, au temps des essaims, les abeilles aux rameaux. Tête nue sous le soleil accablant, Achab, debout sur le beaupré, une main en arrière, prêt à donner par gestes ses ordres au timonier, regardait ardemment dans la direction du bras tendu que, là-haut, Daggoo tenait immobile.
Soit que la fugitive régularité du souffle tranquille et solitaire eût progressivement amené Achab à associer le calme et la paix à l’apparition de la baleine particulière qu’il poursuivait, soit qu’il eût d’autres raisons, ou que son impatience le dominât, à peine eût-il aperçu distinctement la masse blanche qu’avec une hâte passionnée il donna l’ordre de mettre à la mer.
Les quatre pirogues furent bientôt à l’eau et celle d’Achab, en tête, nageait vigoureusement vers sa proie. Celle-ci plongea bientôt. Tandis que, les avirons hauts, nous attendions qu’elle réapparaisse, voici qu’elle émergea lentement à l’endroit précis où elle s’était enfoncée. Oubliant presque pour l’instant, nous contemplions le plus prodigieux phénomène que les mers secrètes aient jusqu’à ce jour révélé aux hommes. Une vaste masse pulpeuse, d’une envergure fabuleuse, d’un blanc éblouissant, flottait à la surface de l’eau, des bras innombrables rayonnaient de son centre, se lovaient et se tordaient tel un nid d’anacondas, comme pour saisir aveuglément ce qui pourrait par malheur se trouver à leur portée. Masse uniforme, elle n’avait point de visage, rien qui pût permettre de lui prêter un instinct et des sensations mais elle ondulait là sur la houle, surnaturelle, informe image incompréhensible de la vie.
Tandis qu’elle disparaissait avec un faible bruit de siphon, Starbuck, les yeux encore fixés sur le bouillonnement de sa disparition, s’écria avec colère :
– J’aurais préféré rencontrer et lui livrer combat, plutôt que de t’avoir vu toi, fantôme blanc !
– Qu’était-ce, sir ? demanda Flask.
– Le calmar géant lui-même dont on dit que les rares baleiniers qui l’ont vu ne rentrèrent jamais au port pour en parler.
Mais Achab se tut ; faisant virer sa pirogue, il fit voile vers le navire et les autres suivirent en silence.
Quelles que soient les superstitions que les chasseurs de cachalots nourrissent envers cette chose, il est certain qu’il est tout à fait exceptionnel de l’apercevoir et que cette circonstance dès lors fut considérée comme de mauvais augure. Les marins prétendent tous que c’est la plus grande créature de l’Océan mais, parce qu’elle ne se montre presque jamais, bien rares sont ceux qui ont la plus vague idée de ce que peuvent être sa nature et sa forme véritables ; néanmoins, ils disent qu’elle fournit au cachalot son unique nourriture. En effet, les autres espèces de baleines trouvent leur subsistance en surface et on peut les voir se nourrir, mais le cachalot va chercher sa proie dans des profondeurs inconnues et c’est par déduction seulement qu’on peut dire de quoi il s’alimente. Parfois, harponné, il rejette ce qu’on pense être des bras du calmar géant, dont certains mesurent de vingt à trente pieds. Les hommes de la mer croient que ce monstre s’accroche au fond même de l’Océan par ses bras et que le cachalot étant pourvu de dents, contrairement aux autres espèces, est à même de l’attaquer et de le déchiqueter.
Il semble y avoir là matière à supposer que l’immense Kraken de l’évêque Pontoppidan pourrait bien être le calmar. La description de l’évêque relative à sa manière d’émerger et de disparaître tour à tour, comme certaines autres particularités, sont bien concordantes, mais il faut en rabattre quant aux dimensions incroyables qu’il lui attribue.
Quelques naturalistes, ayant entendu de vagues rumeurs concernant la mystérieuse créature dont nous parlons, la font entrer dans la famille des seiches, à laquelle en effet, certaines de ses caractéristiques semblent l’apparenter, mais seulement en tant que l’Anak de la tribu.
En rapport avec la scène de pêche qui va bientôt être décrite, et dans le but de rendre plus claires les scènes de même nature qui suivront, il faut que je parle maintenant de la ligne à baleine, magique et parfois horrible.
La ligne employée à l’origine était en chanvre de première qualité, légèrement goudronnée mais non imprégnée comme les filins ordinaires, le goudron employé comme d’habitude permet au cordier une torsion plus aisée et rend le filin lui-même plus pratique pour son usage courant à bord ; mais un trop fort coaltarage rendrait la ligne à baleine trop rigide pour être lovée serrée comme elle doit souvent l’être, et la plupart des marins commencent à se rendre compte que le goudron n’ajoute rien à la durée ni à la solidité des filins, quelque épaisseur et brillant qu’il leur donne.
Depuis quelques années, le manille a supplanté tous les autres chanvres dans la fabrication des lignes de pêche américaines ; bien qu’il ne dure pas aussi longtemps que le chanvre ordinaire, il est plus solide, plus flexible et plus souple ; j’ajouterai (puisque l’esthétique a sa place en toute chose) qu’il est beaucoup plus beau et plus seyant à la pirogue. Le chanvre ordinaire est sombre et basané comme un Indien, le manille est un blond Circassien.
La ligne n’a que deux tiers de pouce d’épaisseur et, à première vue, on ne la croirait jamais aussi solide qu’elle n’est, chacun de ses cinquante et un fils est calculé pour une résistance de cent vingt livres, de sorte que toute la ligne supporte une traction de trois tonnes environ. La ligne employée ordinairement pour le cachalot a une longueur d’un peu plus de deux cents brasses. À l’arrière de la baleinière elle est enroulée dans une baille, non point à la manière d’un serpentin d’alambic mais en couches horizontales bien serrées qui ont l’aspect final d’un fromage et ne laissent d’autre vide que le « cœur », un tube minuscule formant l’axe du fromage. Comme le moindre nœud, la moindre coque entraîneraient à coup sûr quelque bras, quelque jambe ou un corps entier lorsqu’on file la ligne, elle est enroulée dans sa baille avec des précautions extrêmes. Certains harponneurs passeront une matinée presque entière à ce travail, montant la ligne en haut des mâts du navire et la faisant descendre en la passant à travers une cosse jusque dans la baille afin d’éviter le moindre faux pli et la moindre coque.
Dans les baleinières anglaises, il y a deux bailles au lieu d’une et la même ligne est enroulée de façon continue dans les deux. Ce procédé présente un avantage car, les deux bailles étant toutes petites, elles sont plus aisées à placer dans la pirogue et la pression sur le fond est répartie tandis que la baille américaine, qui a près de trois pieds de diamètre sur autant de haut, constitue une charge relativement lourde pour une embarcation dont les bordages n’ont qu’un demi-pouce d’épaisseur. Le fond d’une baleinière est pareil à une couche de glace fragile et dangereuse si le poids porte à un seul endroit alors qu’elle supportera un poids considérable si les charges sont également distribuées. Lorsque la baille américaine est revêtue de sa housse, la pirogue semble partir pour offrir aux baleines un énorme et prodigieux gâteau de mariage.
Chaque extrémité de la ligne est libre, l’une d’elles se termine par une boucle et remonte du fond de la baille pour pendre en dehors de celle-ci. Il est indispensable de disposer de cette façon l’extrémité inférieure pour deux raisons : d’abord pour pouvoir l’attacher plus facilement à la ligne d’une autre pirogue, au cas où le cétacé harponné sonde si profond qu’il menace d’emporter toute la longueur de la ligne fixée au harpon. En ces circonstances, la baleine est évidemment halée d’une pirogue à l’autre, un peu comme un pot de bière qu’on se passerait, quoique la première baleinière ne s’éloigne pas toujours, prête à seconder celle qui l’a remplacée. D’autre part, cet arrangement assure la sécurité commune car, si cette extrémité inférieure était amarrée à la pirogue et que la baleine vînt à entraîner la ligne en un instant fulgurant comme elle le fait parfois, les choses n’en resteraient pas là et la baleinière la suivrait dans les profondeurs de la mer, auquel cas aucun crieur des rues ne la retrouverait jamais.
Avant de mettre la pirogue à la mer pour l’attaque, la première extrémité de la ligne est tirée de la baille, glissée d’un demi-tour autour du taberin, amenée à travers toute la longueur de la baleinière et passée au-dessus des avirons de chaque canotier, à frôler leurs poignets quand ils nagent, elle file entre les hommes assis aux plats-bords opposés jusqu’à une engoujure pratiquée à la pointe de l’étrave, où un cabillot en bois de la grosseur d’une quille l’empêche de sortir de son logement. De là, elle festonne légèrement à l’extérieur de la proue, revient à l’intérieur de la pirogue, où quinze à vingt brasses de ligne sont lovées qui portent le nom de ligne de baille et, un peu plus à l’arrière du plat-bord, elle est attachée à une courte ligne fixée au harpon et coulisse au moyen d’une cosse sur la ligne principale, le détail des agencements de cette courte ligne serait fastidieux à décrire.
Ainsi la ligne à baleine enveloppe la pirogue de méandres compliqués évoluant dans presque toutes les directions. Les canotiers sont tous prisonniers de ce redoutable réseau de sorte qu’à l’œil timoré du terrien ils apparaissent comme ces charmeurs de serpents qui laissent ceux-ci s’enrouler folâtrement autour de leurs membres. Il n’y a pas un fils né de la femme qui puisse s’asseoir, pour la première fois, dans ce piège de chanvre, et tandis qu’il peine à l’aviron, sans penser qu’à un moment inconnu le harpon sera lancé, que ces anneaux souples entreront en action en sifflant comme l’éclair, sans qu’un frisson lui parcoure l’échine et que sa moelle épinière elle-même ne frémisse comme une gelée. Et pourtant l’habitude… étrange chose ! Que ne peut l’habitude ? L’acajou de votre salon n’a jamais entendu de plus joyeuses boutades, de rires plus francs, de meilleures plaisanteries, de plus vives reparties que le demi-pouce de cèdre blanc des bordages d’une pirogue ainsi suspendue dans le nœud coulant du bourreau et, pareils aux six bourgeois de Calais devant le roi Édouard, les six hommes d’équipage rament dans les mâchoires de la mort, la corde au cou l’on peut dire.
Un instant de réflexion vous permettra de comprendre les malheurs répétés de la chasse – dont bien peu ont fait l’objet d’une relation –, les hommes arrachés à la pirogue par la ligne et perdus. Car lorsque la ligne file, être assis dans la baleinière reviendrait à se trouver dans le sifflement d’une machine à vapeur en pleine action, dont chaque balancier, chaque arbre, chaque rouage vous effleure. Et c’est pis encore car vous ne pouvez rester assis immobile au milieu de ces dangers, la pirogue se balançant comme un berceau et vous projetant d’un côté et de l’autre de façon inattendue. Seules une certaine souplesse, la volonté et l’action mises simultanément en œuvre peuvent vous épargner de devenir un Mazeppa et d’être expédié en des lieux où même le soleil qui voit tout ne vous découvrirait pas.
Et encore : l’apparence d’un calme profond qui précède l’orage est peut-être plus terrible que l’orage lui-même car, en vérité, ce calme n’est que la chrysalide qui enrobe la tempête ; comme le fusil, d’innocente allure, contient en lui la poudre fatale, la balle et l’explosion, de même l’aimable repos de la ligne, tandis qu’elle serpente silencieusement entre les canotiers avant d’entrer en action, est détenteur d’une terreur plus grande que quoi que ce soit d’autre dans cette périlleuse entreprise. Pourquoi en dire davantage ? L’humanité tout entière est cernée par une ligne à baleine. Tous les hommes naissent la corde au cou mais ce n’est qu’au moment où ils sont pris dans le tourbillon soudain et rapide de la mort qu’ils prennent conscience des dangers muets, subtils, toujours présents de la vie. Et si vous êtes un sage, l’effroi ne troublera pas davantage votre cœur si vous êtes assis dans une baleinière plutôt qu’au coin du feu avec votre tisonnier et non un harpon à vos côtés.
Si l’apparition du calmar fut de mauvais augure, pour Starbuck, il n’en alla pas de même pour Queequeg.
– Quand vous voir lui camar, dit le sauvage en aiguisant son harpon sur le plat-bord de sa pirogue suspendue, vous bientôt voir lui perm-baleine.
Le jour suivant fut d’un calme écrasant. Rien ne sollicitant l’intérêt de l’équipage du Péquod, les hommes avaient peine à résister à l’envoûtement d’un sommeil distillé par une mer atone. Cette partie de l’océan Indien où nous croisions n’était pas ce que les baleiniers appellent un parage animé, c’est-à-dire qu’on y voit moins de marsouins, de dauphins, de poissons volants et de ces autres habitants pleins d’entrain peuplant des eaux plus agitées que celles du large du Rio de la Plata ou de la côte du Pérou.
Mon tour était venu d’être en vigie au mât de misaine et, les épaules appuyées contre les haubans relâchés du cacatois, je me balançais dans cet air enchanté. Aucun effort de volonté ne permettait d’y échapper et je perdis tout à fait conscience dans cette atmosphère de rêve, si bien que mon âme sortit de mon corps, sans qu’il ne cesse d’osciller comme le fait un pendule longtemps après que l’impulsion se soit immobilisée.
J’avais remarqué, avant d’être submergé par l’oubli total, que les hommes en vigie au grand mât et au mât d’artimon étaient déjà assoupis. De sorte que la mâture berçait trois êtres sans vie, chacun de leurs mouvements approuvés par un hochement de tête du timonier qui sommeillait à la barre. Les vagues, elles aussi, penchaient leurs crêtes engourdies et, à travers la vaste hypnose de la mer, l’est dodelinait vers l’ouest, et le soleil dormait dans l’espace.
Des bulles soudain semblèrent éclater sous mes paupières closes, mes doigts se refermèrent comme des étaux sur les haubans, quelque intermédiaire invisible et bienveillant m’avait soustrait au danger, un sursaut me rendit à la réalité. Que vis-je alors ? À moins de quarante brasses, sous notre vent, un cachalot gigantesque roulait dans l’eau comme la quille retournée d’une frégate ; le miroir de son vaste dos, d’un noir africain, brillait d’un éclat métallique aux rayons du soleil. Ondulant paresseusement au creux des vagues, lançant son jet à intervalles, le cachalot semblait un corpulent bourgeois en train de fumer sa pipe par une chaude après-midi. Pauvre baleine, ce fut ta dernière pipe ! Comme touchés par une baguette magique, le navire endormi et ses dormeurs s’éveillèrent tout soudain, plus de vingt voix jaillirent de toutes parts, faisant écho aux trois notes qui, du haut des mâts, égrenaient la formule consacrée, cependant que le grand poisson soufflait lentement et régulièrement son embrun scintillant.
– Dégagez les pirogues ! Lof ! cria Achab et, obéissant lui-même à l’ordre qu’il venait de donner, il mit la barre dessous avant même que le timonier ait eu le temps de porter la main aux rayons de roue.
Les cris de l’équipage avaient dû alerter la baleine car, avant que les pirogues soient à la mer, elle vira majestueusement et se dirigea sous le vent mais avec une tranquillité tellement imperturbable, ridant à peine l’eau qu’Achab, se disant qu’après tout elle n’avait peut-être pas été inquiétée, donna l’ordre de ne pas se servir des avirons et de parler à voix basse ; de sorte que, pareils à des Indiens de l’Ontario sur les plats-bords de la pirogue, nous avancions vivement mais silencieusement aux pagaies, le calme interdisant l’établissement de la voile. Bientôt, tandis que nous glissions à sa poursuite, le monstre leva perpendiculairement hors de l’eau sa queue de quarante pieds et disparut à la vue comme une tour engloutie.
– La voilà qui sonde ! Ce cri général annonçait un répit dont Stubb profita aussitôt pour allumer sa pipe. En temps voulu, la baleine émergea à nouveau et se trouva à l’avant de la pirogue du fumeur, de sorte que celui-ci, s’en trouvant plus proche que tous les autres, compta bien avoir l’honneur de sa capture. Il était évident à présent qu’elle se savait prise en chasse et toute précaution de silence devenait inutile ; les pagaies furent rentrées et les avirons entrèrent bruyamment en jeu. Tirant toujours sur sa pipe, Stubb encourageait ses hommes à l’assaut.
Oui, l’attitude du poisson avait changé du tout au tout. Sur le qui-vive, il allait la tête dressée de biais hors de la folle écume qu’il soulevait[14].
– Attrapez-la, attrapez-la, les gars ! Ne vous pressez pas, prenez votre temps, mais lancez-la comme le tonnerre, c’est tout, cria Stubb, postillonnant sa fumée en parlant. Allongez la nage, souquez fort, Tashtego. En avant, Tash, mon gars, mais restez froids, restez froids comme des concombres… comme ça, comme ça… allez-y comme la mort inexorable et les démons ricanants, et faites sortir les morts tout debout hors de la tombe, les gars ! Amenez dessus !
– Whoo-hoo ! Wa-hee ! s’écria en réponse le Gay-Header lançant au ciel quelque antique cri de guerre tandis que les hommes, dans la pirogue bondissante, étaient projetés en avant par le formidable coup d’aviron de l’ardent Indien.
Des cris non moins féroces répondaient aux siens.
– Kee-hee ! Kee-hee ! hurlait Daggoo, peinant d’avant en arrière sur son banc, pareil à un fauve en cage.
– Ka-la ! Koo-loo ! rugit Queequeg comme s’il claquait des lèvres devant quelque bouchée d’un bifteck de grenadier. Et les pirogues fendaient l’eau au bruit des cris et des avirons, cependant que Stubb, conservant sa place d’avant-garde, encourageait toujours ses hommes sans cesser d’émettre des nuages de fumée. Comme des forcenés, ils nageaient et peinaient de toutes leurs forces jusqu’à ce que le cri attendu jaillît :
– Debout, Tashtego ! Pique !
Le harpon fut lancé.
– Sciez !
Au moment où les canotiers faisaient culer la pirogue ils sentirent une chaleur passer en sifflant sur leurs poignets. C’était la ligne magique, à laquelle, l’instant d’avant, Stubb avait donné rapidement deux retours supplémentaires autour du taberin et qui, filant de plus en plus vite, dégageait une fumée bleue qui se mêlait à celle de sa pipe. Avant de passer autour du taberin, la ligne traversait de son éclair blessant les deux mains de Stubb qui avait laissé malencontreusement tomber ses manicles, sortes de carrés d’étoffe que les hommes portent parfois en pareil cas, et il était là comme un homme qui tiendrait à deux mains l’épée à double tranchant de son ennemi, un ennemi qui se serait débattu sans cesse pour l’arracher.
– Mouillez la ligne ! Mouillez la ligne ! cria Stubb au canotier de la baille (celui qui est assis près de la baille) qui, saisissant aussitôt son chapeau[15], y puisa de l’eau de la mer. La ligne fut encore halée de quelques tours, de sorte qu’elle se tendit ; la pirogue volait maintenant dans les bouillons d’écume comme un requin tout ailerons. Stubb et Tashtego changèrent de place, avant pour arrière, pérégrination titubante dans ce branle-bas.
La ligne vibrait sur toute sa longueur, aussi tendue qu’une corde de harpe et l’on eût dit que la pirogue avait deux quilles, l’une fendant l’eau, l’autre l’air, tandis qu’elle brassait ces deux éléments à la fois. Une cataracte jouait sans cesse à son étrave, un remous incessant tourbillonnait dans son sillage et au moindre mouvement, fût-ce un doigt remué, l’embarcation frémissante, craquante, pendait convulsivement ses plats-bords au ras de l’eau. Ainsi se déroulait cette course précipitée, chaque homme s’accrochant de toutes ses forces à son banc pour n’être pas jeté dans la mer écumante et la haute stature de Tashtego, à l’aviron de queue, se courbait en deux pour garder l’équilibre. Tous les Atlantiques, tous les Pacifiques semblaient frôlés par cette trajectoire de balle, jusqu’à ce qu’enfin la baleine ralentît un peu dans sa fuite.
– Amenez, amenez ! cria Stubb au canotier de l’avant et, tandis que l’on faisait front à la baleine, l’équipage entier amenait la pirogue qu’elle remorquait droit sur elle. Bientôt elle fut abordée et Stubb, calant fermement son genou dans l’évidement creusé à cet effet dans le tillac, darda encore et encore sa lance dans le poisson en fuite. Au commandement, la pirogue tantôt sciait pour s’écarter de la souille horrible de la baleine, tantôt se rapprochait pour porter un nouveau coup.
Des flots rouges ruisselaient maintenant aux flancs du monstre comme des ruisseaux jaillissant des collines. Il ne roulait plus dans l’écume, mais dans le sang, son corps à la torture, et jusqu’au loin le sillage n’était plus qu’un bouillonnement sanglant. Le soleil bas, illuminant cette mer cramoisie, posait sur le visage des hommes un masque de braise qui les transformait en Peaux-Rouges, cependant que l’évent de la bête à l’agonie laissait fuser à jets saccadés une vapeur blanche, au même rythme véhément des bouffées que le second enfiévré tirait de sa pipe. À chaque coup, il ramenait sa lance tordue, par la ligne qui lui était attachée, la redressait à coups rapides, encore et encore, sur le plat-bord, et encore et encore, il la replongeait dans la baleine.
– Embraquez ! Embraquez ! cria-t-il alors au fileur, lorsque la colère du cachalot affaibli désarma. Serrez… tout près ! Et la pirogue se rangea contre lui flanc à flanc. Penché à l’extrême à l’avant, Stubb fouilla lentement le poisson de sa longue lance aiguë, la maintenant profond, il la tournait et la retournait comme s’il cherchait méticuleusement quelque montre en or qu’elle eût avalée et qu’il eût craint de briser avant d’avoir pu l’extraire. Mais la montre d’or qu’il quêtait c’était le centre vital du poisson. Il fut atteint. Et la bête sortit brusquement de sa torpeur pour entrer dans cette phase inexprimable où l’on dit qu’elle « fleurit », se vautrant atrocement dans son sang, elle s’enveloppa de toutes parts d’un embrun furieux, impénétrable, bouillonnant, si bien que la pirogue en péril, reculant instantanément, eut bien à faire pour se dégager à l’aveugle de ce crépuscule délirant et retrouver la lumière du jour.
Son « flurry » s’affaiblit et la baleine réapparut à la vue, roulant d’un flanc sur l’autre, un spasme dilatant et contractant son évent dans un râle d’agonie aigu et fêlé. Enfin, après avoir laissé fuser, flot par flot, vers le ciel épouvanté, les caillots de son sang, pareil à la lie épaisse d’un vin pourpre, ils retombèrent et ruisselèrent sur son flanc immobile. Son cœur avait éclaté !
– Elle est morte, monsieur Stubb, dit Daggoo.
– Oui… nos deux pipes sont éteintes ! Et retirant la sienne de sa bouche, Stubb en secoua les cendres sur la mer et, pendant un moment, resta à contempler pensivement l’immense cadavre qu’il venait de faire.
Un mot au sujet d’un épisode du chapitre précédent. Selon l’usage immuable de la pêcherie, la baleinière déborde du navire avec son chef de pirogue, ou tueur de baleines, comme timonier temporaire, son harponneur, ou piqueur de baleines, nageant à l’aviron de pointe, appelé aviron du harponneur. Il faut un bras énergique et puissant pour lancer le premier fer dans le poisson, car souvent ce qu’on appelle le dard long, fer pesant, doit être lancé à une distance de vingt ou trente pieds. Pourtant, quelque longue et épuisante que puisse être la poursuite, on attend du harponneur qu’il ne cesse de tirer sur l’aviron pendant toute sa durée et, en vérité, on attend même de lui qu’il donne aux autres l’exemple d’une activité surhumaine, non seulement par son effort incroyable à l’aviron, mais encore en poussant des exclamations retentissantes et répétées d’encouragement. Ce que signifie crier continuellement à tue-tête lorsque tous les muscles sont tendus à craquer, nul ne le sait qui n’en a point fait l’expérience. Le tout premier je suis incapable de brailler de bon cœur et de travailler à corps perdu en même temps. C’est alors que, s’époumonnant et exténué, tournant le dos au gibier, le harponneur entend tout à coup le cri excitant : « Debout ! Pique ! » Il lui faut aussitôt laisser tomber son aviron, l’assurer, se tourner à demi, s’emparer de son harpon en le dégageant de la fourche et, avec le peu de force dont il dispose encore, essayer de le lancer tant bien que mal dans la baleine. Il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que, si l’on prend l’ensemble d’une flotte baleinière, sur cinquante occasions offertes de piquer, il n’y en ait pas cinq qui réussissent, rien d’étonnant à ce que tant de malheureux harponneurs soient voués aux malédictions et honnis, rien d’étonnant à ce que tant d’entre eux se fassent sauter les vaisseaux sanguins dans l’effort, rien d’étonnant à ce que des cachalotiers ne fassent que quatre barils d’huile en quatre ans, rien d’étonnant à ce que l’industrie baleinière soit une mauvaise affaire pour de nombreux armateurs, car c’est du harponneur que dépend le succès du voyage, et si on le prive de son souffle, comment attendre qu’il le retrouve au moment où le besoin en est le plus impérieux.
Si la baleine est par chance harponnée, l’instant qui suit est également critique, tandis qu’elle commence à fuir, le chef de pirogue et le harponneur commencent eux aussi à courir de l’avant à l’arrière, menacés par le danger et menace pour les autres. Car c’est à ce moment-là qu’ils changent de place, le chef de pirogue prenant son poste à l’étrave.
Il m’est indifférent qu’on vienne me soutenir le contraire, mais je prétends que cela est à la fois idiot et superflu. Le chef devrait être à l’avant depuis le début, il devrait lancer et le harpon et la lance, et ne devrait pas avoir à ramer du tout, sauf lors de circonstances particulières où tout pêcheur sait ce qu’il a à faire. Je sais que cela entraînerait parfois une légère perte de vitesse dans la chasse, mais une longue expérience des baleiniers de plus d’une nation m’a convaincu que la majorité des échecs de la pêche est due moins à la rapidité de la baleine qu’à l’épuisement du harponneur.
Pour avoir un maximum d’efficacité, les harponneurs de ce monde devraient bondir sur leurs pieds au sortir de l’oisiveté et non d’un dur effort.
Du tronc croissent les branches et des branches les rameaux. De même les sujets fertiles font croître les chapitres.
La fourche mentionnée dans une page précédente mérite une description. C’est une tige de bois à encoche, de forme particulière, de quelque deux pieds de haut, encastrée verticalement dans le plat-bord de la pirogue, près de l’étrave, de manière à fournir un support au manche du harpon, dont la lame ressort sur l’avant afin qu’il soit aussi facile à saisir qu’un fusil pendu au mur pour le coureur des bois. Il est d’usage que deux harpons reposent sur la fourche, respectivement appelés premier et deuxième fers.
L’extrémité de la ligne est frappée sur l’estrope de ces deux harpons afin qu’ils puissent, dans la mesure du possible, être lancés presque instantanément l’un après l’autre dans la même baleine, de sorte qu’à la première résistance offerte, l’un reste ancré si l’autre cède. Les chances sont ainsi doublées. Mais il arrive souvent qu’ayant reçu son premier fer, la baleine fuie aussitôt avec de violents soubresauts, rendant impossible au harponneur, pourtant prompt comme l’éclair dans ses mouvements, de lancer son second fer. Toutefois, le second harpon étant déjà relié à la ligne et celle-ci se mettant à filer, il faut à tout prix, que d’une façon ou d’une autre, l’arme soit jetée, quelque part et de quelque manière que ce soit, hors de la baleinière, afin de préserver l’équipage du danger qu’il représente. En ce cas, il est simplement lancé à l’eau. La plupart du temps, cette mesure de prudence est réalisable grâce à ce qu’il reste de ligne en réserve dans la baille et dont il a été question au chapitre précédent. Mais cette action critique n’est pas toujours accomplie sans accidents des plus graves, voire mortels.
Qui plus est, il faut savoir que, lorsque ce second harpon a été jeté par-dessus bord, il devient une épée de Damoclès, terreur acérée qui se balance fantasquement entre la pirogue et le gibier, emmêlant les lignes ou les tranchant, semant l’émotion dans toutes les directions. En général, il est impossible de s’en rendre maître à nouveau avant que la baleine soit morte.
Songez, dès lors, à ce qu’est la situation lorsque quatre pirogues sont engagées ensemble sur un poisson particulièrement fort, agile et rusé, lorsque, outre ces dangers provoqués par ses qualités mêmes ajoutés à ceux que comporte cette entreprise audacieuse, huit ou dix seconds fers viennent à tournoyer autour de la bête. Car, bien entendu, chaque pirogue a plusieurs harpons fixés sur la ligne pour le cas où le premier, lancé inefficacement, ne pourrait être récupéré. Tous ces détails sont fidèlement rapportés ici, car ils ne manqueront pas d’éclaircir plusieurs passages très importants et compliqués des scènes suivantes.
Le cachalot de Stubb avait été tué à bonne distance du navire. Nous étions dans un calme, de sorte qu’attelant les trois pirogues en flèche, nous entreprîmes le lent travail de remorquer le trophée jusqu’au Péquod. Et tandis que les dix-huit hommes que nous étions avec nos trente-six bras, nos cent quatre-vingts doigts, pouces y compris, nous peinions heure après heure à tirer ce corps inerte et pesant qui semblait à peine bouger, nous eûmes ainsi une excellente preuve de l’énormité de la masse que nous déplacions. Sur le grand canal de Hanachow, quel que soit le nom qu’on lui donne, quatre ou cinq hommes, sur le sentier de halage, tireront une jonque lourdement frétée à la vitesse d’un mille à l’heure, mais cette grandiose caraque que nous remorquions lourdement semblait lestée de saumons de plomb.
La nuit tomba, mais trois feux dans le gréement du Péquod nous indiquaient faiblement notre route et en nous rapprochant nous vîmes Achab élever hors de la rambarde l’un des falots supplémentaires. Il regarda un instant d’un air absent la baleine qui flottait, donna les ordres habituels d’arrimage pour la nuit puis, tendant son falot à un matelot, il se dirigea vers sa cabine et ne reparut plus jusqu’au matin.
Bien que le capitaine Achab, en surveillant la chasse de ce cachalot, eût fait preuve de son activité habituelle, si l’on peut dire, maintenant qu’il était mort, quelque insatisfaction vague, ou quelque impatience, ou le désespoir semblaient le tenailler, comme si la vue de ce cadavre lui rappelait que Moby Dick était encore à mettre à mort et que quand bien même des milliers d’autres baleines seraient remorquées jusqu’à son navire, cela ne le distrairait en rien de son obsession unique. Bientôt on aurait pu croire, au bruit qui régnait sur le pont du Péquod, que l’équipage s’apprêtait à mouiller l’ancre en plein Océan. De lourdes chaînes étaient halées sur le pont et jaillissaient des sabords de charge avec fracas. Mais c’était l’immense cadavre, et non le navire, que ces chaînes cliquetantes amarraient. Liée par la tête à la poupe, par la queue à la proue, la baleine appuyait sa coque noire contre celle du navire et, entrevue dans les ténèbres qui dissimulaient la mâture et le gréement sur le ciel, on eût dit un attelage de bœufs géants dont l’un se serait couché et dont l’autre serait resté debout[16].
Si le sombre Achab, pour autant qu’on pouvait le présumer, était maintenant au repos, Stubb, son second, enfiévré par sa victoire, montrait une animation inhabituelle mais toujours empreinte de bonhomie. Il déployait une activité si peu coutumière que son supérieur, le posé Starbuck, lui abandonna pour le moment avec tranquillité la direction des opérations. Une petite raison stimulait la pétulance de Stubb et se révéla bientôt étrangement. Amateur de bonne chère, Stubb avait une prédilection immodérée pour la baleine considérée comme un mets savoureux.
– Une tranche, une tranche, avant que j’aille dormir ! Vous, Daggoo !… par-dessus la rambarde et coupez-m’en une dans le small !
Sachez qu’en général ces sauvages pêcheurs ne font pas, selon l’usage militaire, payer à l’ennemi les frais de la guerre (du moins pas avant la réalisation des bénéfices de la campagne), mais de temps à autre certains de ces Nantuckais font leurs délices de ce morceau du cachalot désigné par Stubb et qui se trouve à l’extrémité fuselée du corps.
Vers minuit, ce steak était coupé et, à la lueur de deux falots où brûlait de l’huile de cachalot, Stubb prit vaillamment son repas de cachalot debout au chapeau de cabestan comme si c’eût été un buffet. Il ne fut pas le seul à festoyer de chair de baleine cette nuit-là. Mêlant leurs mâchonnements à sa mastication, des milliers de requins, en essaims autour du léviathan mort, faisaient entendre les clappements du banquet qu’ils faisaient de sa graisse. En bas, les rares hommes au repos sursautaient souvent aux vigoureux claquements de leurs queues frappant la coque du navire à quelques pouces de leurs cœurs de dormeurs. En se penchant par-dessus bord on pouvait les voir (de même qu’auparavant on les avait entendus), se vautrant dans les eaux mornes et noires, se tournant sur le dos pour creuser dans la baleine des trous ronds de la grosseur d’une tête d’homme. Cet exploit du requin semble quasiment miraculeux ; comment arrive-t-il, dans une surface apparemment si inattaquable, à arracher des bouchées aussi symétriques ? Cela fait partie de l’universel mystère. La marque qu’il laisse ainsi sur la baleine ne saurait être mieux comparée qu’au forage que fait un menuisier pour noyer la tête d’une vis.
Bien que dans la fumée et la diabolique horreur d’un combat naval, on puisse voir les requins fixer avec convoitise le pont des navires, – tels des chiens affamés autour de la table sur laquelle on découpe une viande saignante, – prêts à avaler avidement tout homme tué jeté jusqu’à eux, et bien que sur le pont les vaillants bouchers tranchent dans la chair humaine comme des cannibales, avec des lames dorées et parées de glands, les requins, eux aussi, avec leurs mâchoires ornant la garde de leurs poignards se disputent sous la table, taillant dans la chair morte, et bien que vous retourniez ce problème en tous sens, il reste que le résultat est joliment le même, c’est-à-dire que c’est une scandaleuse affaire de requins de part et d’autre. Les requins sont aussi les piqueurs immanquables de tous les négriers qui traversent l’Atlantique, trottant systématiquement à leurs côtés afin d’être disponibles dans le cas où il y aurait un colis à transporter où que ce soit ou un esclave à ensevelir décemment. Et bien qu’on puisse donner encore un ou deux exemples, relatifs au temps, au lieu et aux circonstances où les requins se réunissent fort amicalement et festoyent on ne peut plus joyeusement, il n’est cependant pas de moment ni de circonstance imaginables où on les trouvera en société aussi innombrable, animée d’une plus joviale gaieté qu’autour d’un cachalot mort, amarré de nuit au flanc d’un baleinier en pleine mer. Si vous n’avez jamais contemplé pareil spectacle, alors réservez votre jugement quant à l’opportunité d’adorer le diable et à l’à-propos de se le concilier.
Mais de même que jusqu’alors Stubb n’avait pas prêté attention au bruit de mâchoires du banquet qui avait lieu si près de lui, de même les requins n’avaient pas remarqué qu’il faisait claquer ses lèvres gourmandes :
– Coq ! Coq ! – où est ce vieux Toison ? cria-t-il enfin, en écartant encore un peu les jambes comme pour assurer une base plus solide à son repas, et piquant sa fourchette dans le plat comme s’il usait de sa lance. Coq ! Hé, coq ! Mettez le cap vers ici, coq !
Le vieux Noir qui ne jubilait pas précisément d’avoir déjà été tiré de la chaleur de son hamac à une heure aussi indue, se traîna hors de sa cuisine, péniblement car comme chez beaucoup de vieux Noirs, quelque chose clochait du côté de ses articulations qu’il ne pouvait astiquer aussi bien que ses casseroles ; ce vieux Toison, comme on l’appelait, arriva, traînant les pieds et boitant, assurant son pas avec ses pincettes grossièrement façonnées dans des cercles de barils redressés, ce vieil ébène trébucha de l’avant et, au commandement, s’arrêta net en face de Stubb, de l’autre côté de son buffet. Les deux mains jointes devant lui, appuyé sur sa canne double, il pencha un peu plus avant son dos voûté en inclinant sa tête de côté de façon à tendre sa meilleure oreille.
– Coq, dit Stubb, en portant vivement à sa bouche un morceau de viande plutôt rouge, coq, ne trouvez-vous pas que ce steak est un peu trop cuit ? Et vous l’avez trop battu, coq, il est trop tendre. N’ai-je pas toujours dit que pour être bonne la viande de baleine doit être coriace ? Ces requins, tout près, ne voyez-vous pas qu’ils la préfèrent dure et saignante ? Quel vacarme ils mènent ! Coq, allez leur dire deux mots, informez-les qu’on leur permet volontiers de se servir poliment et modérément, mais qu’ils ne fassent pas de bruit. Du diable si je m’entends parler. Allez, coq, et transmettez-leur mon message. Tenez, prenez ce falot, allez et faites-leur un sermon !
Maussade, le vieux Toison prit la lanterne et boitilla à travers le pont jusqu’aux pavois, puis abaissant d’une main sa lumière autant que possible au-dessus de l’eau, de façon à bien voir ses ouailles, de l’autre il brandit ses pincettes et se penchant largement par-dessus bord, il commença à haranguer les requins en marmottant, cependant que Stubb, se glissant silencieusement derrière lui, écoutait ce qu’il disait.
– Mes fè’es, m’vlà ave l’ode de vous di que vous devez ahéter ce damné buit là en bas. Vous entendez ? Ahétez ce damné claquement de lèves ! Missié Stubb dit que vous pouvez empi vos damnées panses jusqu’aux écoutilles, mais pa Dieu ! ahétez ce damné tintama !
À ces mots Stubb intervint en lui posant la main sur l’épaule.
– Coq ! Eh bien ! du diable ! Vous ne devez pas jurer de la sorte en prêchant. Ce n’est pas le bon moyen de convertir des pécheurs, coq !
– Qui est ? Alo, faites-y un semon vous-même, répondit-il renfrogné en se détournant pour partir.
– Non, coq, continuez, continuez !
– Non alo, fè’es benaimés…
– Très bien, approuva Stubb, amadouez-les ainsi, essayez ce moyen. Et Toison poursuivit :
– Pa natu vous autes equins êtes tes voaces, mais ze vous le dis, mes fè’es, que cet’voacité… ahétez ce damné claquement de queues ! Comment pouvez-vous entende si vous continuez ce damné vacame de mâchoi ?
– Coq, dit Stubb en l’empoignant au collet, je ne veux pas de ces jurons. Faites-leur une adresse courtoise.
– Vot voacité, fè’es, ze ne vous en blâme pas tant, c’est la natu et on y peut yen, mais contôler cette natu pevesse, ça c’est le bu. Su et cetain, vous êtes des equins, mais si vous épimez le equin en vous, vous seez des anzes, car tous les anzes ne sont que des equins qui se sont maîtisés. Allons, mes fè’es, essayez d’ête polis en vous sevant de cette baleine. N’ahachez pas les moceaux de gaisse de la bouce de vot voisin, ze vous dis. Est-ce qu’un equin n’en vaut pas un aut pou cet’baleine ? Et, pa Dieu, aucun de vous n’a de doit su cet’baleine. Cet’baleine appatient à quequ’un d’aut. Je sais que cetains d’ente vous ont des tes gandes gueules, plus gandes que les autes, mais des fois à gandes gueules petits ventes, aussi la gandeur de la gueule est pas pour s’empiffer mais pour pépaéer des moceaux pou les petits equins qui peuvent pas se sévi eux-mêmes.
– Bien dit, vieux Toison ! Ça, c’est vraiment chrétien, continuez.
– Inutile continuer, ces damnés scéléhats continuont à chapader et à se batte ente eux, missié Stubb, y n’écoutent pas un mot ! Ça sé à yen de fé un semon à des maudits gloutons comme vous les avez appelés comme ça, zusque leu ventes soient pleins et leu ventes est sans fond et quand y zahivent à le empli, y vous écoutehons pas enco pace qu’alo y sombent zusqu’au fond de la mé, y s’endoment pofondément su le cohail et peuvent pu yen entende du tout, pu du tout pou touzou et à zamais.
– Sur mon âme, je suis à peu près du même avis, alors, donnez-leur votre bénédiction, Toison et je vais retourner à mon souper.
Alors Toison étendit ses deux mains sur la foule des poissons, éleva sa voix suraiguë et s’écria :
– Maudits fè’es ! Faites autant de vacame que vous pouvez, emplissez vos damnés ventes zusqu’à ce qui zéclatent et puis mouez !
– Maintenant, coq, dit Stubb, revenu à son souper au cabestan. Remettez-vous où vous étiez tout à l’heure juste en face de moi et prêtez une attention toute particulière à ce que je vais vous dire.
– Tout’o’eilles, répondit Toison, reprenant la position voulue, penché sur ses pincettes.
– Eh bien, dit Stubb, tout en se servant copieusement, je m’en vais en revenir au sujet de ce steak. D’abord, quel âge avez-vous, coq ?
– Qu’est ça affai av’le steak ? demanda le vieux Noir avec humeur.
– Silence ! Quel âge avez-vous, coq ?
– À peu pès quat’vingt-dix, y disent, grommela-t-il sombrement.
– Et vous avez vécu en ce monde près de cent ans, coq, et vous ne savez pas encore faire cuire une tranche de cachalot ? dit Stubb en engloutissant à ce mot une autre bouchée de sorte qu’elle parut être la continuation de la question.
– Où êtes-vous né, coq ?
– Déhiè une écoutille, dans un bac, su le’Oanoke.
– Né sur un bac. Voilà qui est curieux. Mais je voudrais savoir dans quel pays vous êtes né, coq.
– Est-ce que je n’ai pas dit le pays de’Ooanoke ? répondit-il sèchement.
– Non, coq, vous ne l’avez pas dit, mais moi je vais vous dire où je veux en venir. Il vous faut retourner dans votre pays et naître à nouveau, vous ne savez pas encore faire cuire une tranche de cachalot.
– Dieu ait mon âme si zen fais cui une aut’, gronda-t-il avec colère, se détournant pour partir.
– Revenez, coq. Là, donnez-moi ces pincettes ; maintenant goûtez ce bout de viande et dites-moi si vous trouvez qu’il est cuit comme il devrait l’être. Prenez, vous dis-je, ajouta-t-il en lui tendant les pincettes. Prenez-le et goûtez !
Serrant faiblement ses lèvres fanées sur le morceau, le vieux nègre marmotta : « Le steak le mieux cuit que zai zamais goûté, zuteux, tès zuteux. »
– Coq, poursuivit Stubb, reprenant sa position de combat, appartenez-vous à l’Église ?
– Passé devant une à Cape-Town, dit le vieil homme boudeur.
– Ainsi vous avez passé une fois dans votre vie devant une sainte église à Cape-Town, où vous avez sûrement entendu un saint pasteur s’adresser à ses auditeurs comme à des frères bien-aimés, n’est-ce pas, coq ? Et pourquoi vous voilà me racontant un affreux mensonge. Où pensez-vous que vous irez, coq ?
– Domi bientôt, marmotta-t-il, à demi détourné.
– Baste ! Virez ! Je veux dire quand vous mourrez, coq. C’est une question atroce. Et quelle est votre réponse ?
– Losque ce vieux homme noici moua, répondit lentement le nègre, en changeant tout à fait d’attitude et de ton, de lui-même y ia nulle pat, mais un anze béni vienda le checher.
– Le chercher ? Comment ? Dans un carrosse à quatre chevaux, comme on est venu chercher Élie ? Et où le chercher ?
– Là-haut, dit Toison en élevant ses pincettes droit au-dessus de sa tête et en les y maintenant avec solennité.
– Ainsi, quand vous serez mort, vous espérez monter dans notre grand-hune, vraiment, coq ? Mais ne savez-vous pas que plus on monte plus il fait froid ? Dans la grand-hune, hein ?
– Zamais dit ça, répondit Toison, à nouveau boudeur.
– Vous avez bien dit là-haut, n’est-ce pas ? Regardez bien où vous pointez vos pincettes. Mais peut-être que vous espérez aller au ciel en grimpant par le trou du chat, coq, mais non, non vous n’y arriverez pas sans passer par la voie régulière qui contourne le gréement. C’est une affaire scabreuse, mais il faut en passer par là, il n’y a pas d’autre moyen. Mais nul d’entre nous n’est encore au ciel. Abaissez vos pincettes et écoutez mes ordres, coq. Vous m’entendez ? Prenez votre chapeau dans une main et serrez l’autre sur votre cœur lorsque je donne des ordres, coq ! Comment ! C’est là qu’est votre cœur ? Ça, c’est votre gésier. Plus haut ! plus haut ! ça y est, vous y êtes. Serrez-la bien, à présent et soyez toute attention !
– Tout’o’eilles, répondit le vieux Noir les deux mains dans la position demandée et tordant sa tête grise comme pour amener vainement ses deux oreilles en avant.
– Eh bien, coq, vous voyez, votre fameux steak de baleine était si affreusement mauvais que je l’ai fait disparaître au plus vite, vous le constatez, n’est-ce pas ? Alors, à l’avenir quand vous cuirez une autre tranche pour ma table personnelle, ici sur le cabestan, je vais vous indiquer comment vous y prendre pour qu’elle ne soit pas trop cuite. Tenez la tranche d’une main et de l’autre montrez-lui un tison ardent, ceci fait, elle est prête servez-la. Vous m’entendez ? Et à présent, quand demain nous ferons le dépeçage du gibier, ne manquez pas d’être prêt à prendre l’extrémité des nageoires et mettez-les mariner. Quant aux extrémités de la queue, mettez-les en saumure, coq. C’est tout, vous pouvez aller.
Mais Toison n’avait pas fait trois pas qu’il était rappelé :
– Coq, demain au quart de minuit, servez-moi des croquettes pour mon souper. Vous m’avez entendu ? Alors, mettez les voiles ! Holà, un instant ! Faites une courbette avant de partir ! Un instant ! Et des boulettes de baleine pour le petit déjeuner, n’oubliez pas !
– Pa Dieu ! je voudais que la baleine le manze plutôt que lui manze la baleine. Ze veux ben ête pendu si n’est pas pu equin que missié Equin lui-même, grommela le vieil homme en boitant et sur cette sage pensée il regagna son hamac.
Qu’un mortel se nourrisse de l’animal qui alimente sa lampe et que, comme Stubb il le mange à la lumière qu’il donne, pour ainsi dire, paraît chose si incongrue qu’il convient d’entrer un peu dans l’histoire et la philosophie de la question.
Selon la chronique, il y a trois siècles, la langue de la baleine franche était considérée en France comme un mets délicat et elle y atteignait des prix élevés. De même, au temps d’Henri VIII, un certain cuisinier de la cour obtint une belle récompense pour la création d’une sauce merveilleuse destinée à accompagner, rôtis tout entiers, des marsouins, lesquels, vous vous en souvenez, sont des espèces de baleines. En vérité, de nos jours encore, le marsouin est estimé. On en fait des croquettes rondes, à peu près de la dimension de boules de billard et, bien assaisonnées et épicées, on les prendrait pour un hachis de tortue ou de veau. Les anciens moines de Dunfermline en étaient très friands. La Couronne leur accorda une grande concession de marsouins.
Le fait est que, aux yeux de leurs chasseurs tout au moins, les cétacés seraient considérés comme un plat noble, n’était son excessive abondance. Lorsque vous vous asseyez devant un pâté de viande de près de cent pieds de long, cela vous coupe l’appétit. Seuls des hommes absolument détachés de tout préjugé, comme Stubb, mangent de la baleine cuite, mais les Esquimaux ne sont pas si difficiles. Nous savons tous qu’ils tirent leur subsistance de la baleine et qu’ils ont de vieux crus précieux thran. Zograndan, l’un de leurs plus célèbres médecins, préconise, pour les enfants, le lard de baleine comme étant extrêmement juteux et nourrissant. Cela me remémore que certains Anglais, accidentellement abandonnés il y a longtemps au Groenland par un navire baleinier, vécurent, des mois durant, de déchets moisis de baleine qui avaient été laissés à terre après la fonte de la graisse. Les pêcheurs hollandais les appellent des beignets, auxquels, en vérité, ils ressemblent fort, étant dorés et croustillants et, lorsqu’ils sont frais, leur odeur rappelle celle des pets-de-nonne que font les ménagères d’Amsterdam. Ils sont si appétissants que l’étranger le plus frugal a peine à se retenir d’y toucher.
Mais ce qui déprécie le plus la baleine dans notre cuisine de civilisés, c’est qu’elle est une nourriture trop riche. Elle est l’énorme bœuf gras de l’Océan, trop gras pour être délicieux. Prenez sa bosse par exemple, qui pourrait être un plat aussi excellent que l’est celle du bison (mets rare et recherché), n’était la pyramide de graisse consistante qu’elle forme. Le spermaceti même, si suave et crémeux, pareil à la chair transparente et à demi solide d’une noix de coco au troisième mois de sa croissance, est bien trop riche pour remplacer le beurre. Néanmoins, bien des baleiniers en mangent en le mêlant à quelque autre aliment. Lors des longs quarts de nuit, au cours de la fonte, les matelots plongent, fréquemment, leurs biscuits de mer dans les énormes chaudrons de graisse et les y laissent frire un moment. J’ai ainsi fait plus d’un bon souper.
En ce qui concerne un petit cachalot, sa cervelle est considérée comme un plat fin. La boîte crânienne est ouverte à la hache et l’on en retire les deux lobes dodus et blanchâtres (ressemblant très exactement à deux gros puddings), on les mélange alors à de la farine, on les cuit et c’est un mets tout à fait délicieux, dont le goût rappelle celui de la tête de veau appréciée de certains gastronomes. Et tout un chacun sait que quelques jeunes dandies parmi les gourmets, en se nourrissant sans cesse de cervelles de veau, finissent par acquérir assez de cervelle eux-mêmes pour distinguer leurs propres têtes d’une tête de veau, la distinction réclamant d’ailleurs une perspicacité peu commune. C’est pourquoi un jeune dandy, attablé devant une tête de veau qui a l’air intelligente, est l’un des plus tristes spectacles que l’on puisse voir. Cette tête le contemple avec une sorte de reproche et une expression signifiant un « Tu quoque, Brutus ».
Ce n’est peut-être pas seulement à cause de sa trop grande onctuosité que les terriens paraissent avoir de l’aversion à consommer de la baleine, il semble que ce soit une conséquence des raisons dont nous avons précédemment parlé, à savoir cette obligation pour un homme de consommer une créature marine fraîchement assassinée à la lumière qu’elle lui fournit. Il ne fait pas de doute que le premier homme qui tua un bœuf fut considéré comme un meurtrier, peut-être fut-il pendu, et s’il avait passé en jugement devant un tribunal bovin, il l’aurait certainement été, et si un assassin mérite ce sort, il coule de source qu’il le mérite aussi. Allez aux halles des viandes un samedi soir et regardez la foule de ces bipèdes vivants regardant fixement les longs alignements de quadrupèdes morts. Cette vision n’enlève-t-elle pas une dent à la mâchoire du cannibale ? Les cannibales ? Qui n’est pas un cannibale ? Je vous le dis : au jour du Jugement, le Fidjien qui a mis au saloir un maigre missionnaire pour les jours de famine, ce prévoyant Fidjien suscitera plus d’indulgence que toi, gourmet conscient et civilisé, qui a cloué au sol des oies et festoyé de leurs foies hypertrophiés sous forme de pâtés.
Mais Stubb, lui, il mange de la baleine à la lumière de l’huile de baleine, n’est-ce pas ? Et c’est ajouter l’affront au tort, n’est-ce pas ? Regardez un peu le manche de votre couteau, vous mon gourmet cultivé et civilisé, tandis que vous coupez votre rosbif, en quoi ce manche est-il fait ? En quoi, sinon avec les os du frère du même bœuf que vous mangez ? Et avec quoi vous curez-vous les dents après avoir dévoré cette oie grasse ? Avec une plume de cette même volaille. Et avec quelle plume le secrétaire de la Société pour la répression de la cruauté envers les oies blanches a-t-il rédigé ses premières circulaires ? Il n’y a guère qu’un mois ou deux que cette société a délibéré pour accorder sa faveur aux seules plumes d’acier.
Lorsque, dans la pêcherie du Sud, après une chasse longue et fatigante, un cachalot est ramené au navire tard dans la nuit, il n’est pas d’usage, du moins dans des circonstances ordinaires, de procéder aussitôt au dépècement. Car c’est un travail pénible et long qui réclame la collaboration de l’équipage entier. Dès lors la coutume veut qu’habituellement on cargue toutes les voiles, qu’on fixe la barre sous le vent puis qu’on envoie chacun à son hamac jusqu’à la pointe du jour, à cette réserve près que la garde au mouillage est maintenue, c’est-à-dire qu’à tour de rôle deux fois deux hommes d’équipage doivent veiller pendant une heure à ce que tout aille bien sur le pont.
Mais parfois, surtout sur la ligne dans le Pacifique, cette mesure est tout à fait insuffisante parce que de telles légions de requins s’attaquent au cadavre amarré que si on le laissait, disons six heures d’affilée sans surveillance, on ne trouverait plus guère au matin qu’un squelette. Cependant, presque partout ailleurs dans les autres océans, où ces poissons pullulent moins, on peut rabattre leur prodigieuse voracité en les chassant énergiquement avec de tranchantes pelles à baleines, procédé qui, toutefois, en certains cas, semble seulement stimuler davantage leur activité. Tel n’était pas le cas actuellement pour les requins du Péquod, quoique assurément tout homme à qui ce spectacle n’eût pas été familier, aurait pu croire que toute la mer environnante n’était qu’un vaste fromage dont ces requins eussent été les asticots.
Cependant, après que Stubb eut désigné la garde au mouillage, et terminé son souper, après qu’ensemble Queequeg et un matelot furent mo