Captain Mayne-Reid

 

 

 

LE DOIGT DU DESTIN

 

 

 

Traduction par Hippolyte Vattemare, Paris Hachette, 1895

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  Les demi-frères. 5

CHAPITRE II  Doggy Dick. 13

CHAPITRE III  La fête de Faro. 21

CHAPITRE IV  Une coquette. 26

CHAPITRE V  Deux cordes à l’arc. 32

CHAPITRE VI  Le ciel s’obscurcit. 36

CHAPITRE VII  Diplomatie féminine. 40

CHAPITRE VIII  Père et Fils. 45

CHAPITRE IX  Échec et Mat. 52

CHAPITRE X  Le poisson mord. 59

CHAPITRE XI  La demande en mariage. 65

CHAPITRE XII  Exil volontaire. 73

CHAPITRE XIII  Les Étouffeurs de Londres. 79

CHAPITRE XIV  Choix d’une carrière. 86

CHAPITRE XV  Travail interrompu. 89

CHAPITRE XVI  La Rançon. 94

CHAPITRE XVII  Désagréable reconnaissance. 99

CHAPITRE XVIII  Sympathie. 106

CHAPITRE XIX  En marche. 112

CHAPITRE XX  Lettre de change. 118

CHAPITRE XXI  Sous le cèdre. 127

CHAPITRE XXII  Un singulier voyageur. 133

CHAPITRE XXIII  Dissimulation.. 135

CHAPITRE XXIV  Visite inattendue. 135

CHAPITRE XXV  Discourtoise réception. 135

CHAPITRE XXVI  Brusque congé. 135

CHAPITRE XXVII  Vie latine des Brigands. 135

CHAPITRE XXVIII  Nouvelles peu rassurantes. 135

CHAPITRE XXIX  Tristes réflexions. 135

CHAPITRE XXX  Le banditisme et ses causes. 135

CHAPITRE XXXI  Les Torreanis. 135

CHAPITRE XXXII  Le capitaine comte Guardioli. 135

CHAPITRE XXXIII  Changement de régime. 135

CHAPITRE XXXIV  Cara Popetta. 135

CHAPITRE XXXV  Rédaction difficile. 135

CHAPITRE XXXVI  Exécution sommaire. 135

CHAPITRE XXXVII  Opération chirurgicale. 135

CHAPITRE XXXVIII  MM. Lawson et Fils. 135

CHAPITRE XXXIX  Le Carnet de visites. 135

CHAPITRE XL  Tableau à vendre. 135

CHAPITRE XLI  Horrible menace. 135

CHAPITRE XLII  Correspondance anonyme. 135

CHAPITRE XLIII  Évasion. 135

CHAPITRE XLIV  Un comte en garnison. 135

CHAPITRE XLV  L’interrogatoire. 135

CHAPITRE XLVI  Explications. 135

CHAPITRE XLVII  Des loups sous peaux d’agneau. 135

CHAPITRE XLVIII  Seul contre quatre. 135

CHAPITRE XLIEvviva ella Republica ! 135

CHAPITRE L  L’enlèvement. 135

CHAPITRE LI  Sur la piste. 135

CHAPITRE LII  Breuvage suffocant. 135

CHAPITRE LIII  Amour de bandit. 135

CHAPITRE LIV  Ville gagnée. 135

CHAPITRE LV  La République romaine. 135

CHAPITRE LVI  Le n° 9 de la strada Volturno. 135

CHAPITRE LVII  Inutiles recherches. 135

CHAPITRE LVIII  Le jeune squire de Beechwood. 135

CHAPITRE LIX  Dans l’Amérique du Sud. 135

CHAPITRE LX  Hospitalité de l’autre Monde. 135

CHAPITRE LXI  Un hôte inconnu. 135

CHAPITRE LXII  Un légataire retrouvé. 135

CHAPITRE LXIII  Un numéro du Times. 135

CHAPITRE LXIV  Le Testament du Général. 135

CHAPITRE LXV  Le Doigt du Destin. 135

CHAPITRE LXVI  Bilan général. 135

À propos de cette édition électronique. 135

 

CHAPITRE PREMIER

Les demi-frères.


Dans un bois, à dix milles environ de Windsor, deux jeunes gens s’avancent silencieusement, le fusil en arrêt. En avant, quête une couple de beaux chiens couchants ; en arrière, marche un garde revêtu d’une riche livrée et parfaitement équipé. La présence des épagneuls et du garde exclurait toute idée de braconnage, si l’apparence mémo des chasseurs permettait d’entretenir le moindre soupçon à ce sujet.

 

Ce bois n’est qu’une simple remise à faisans appartenant à leur père, le général Harding. Ancien officier de l’armée des Indes, le général, pendant vingt ans de service actif en Orient, a amassé les deux cent mille livres sterling nécessaires à l’acquisition d’une propriété dans le plaisant comté de Bucks ; c’est là qu’il s’est fixé dans l’espoir de se rétablir d’une maladie de foie gagnée dans les plaines brûlantes de l’Hindoustan.

 

Un château, en briques rouges, datant du règne d’Elisabeth, et dont on pouvait apercevoir, à travers les éclaircies de la futaie, se profiler sur l’azur les lignes élégantes, témoignait du goût raffiné du général, en même temps que cinq cents acres de parc admirablement boisé, des terres en plein rapport attenantes à l’habitation et une demi-douzaine de fermes bien arrentées, prouvaient que le ci-devant[1] soldat ne s’était pas donné le mal de ramasser aux Indes une si grande quantité de lacs[2] de roupies pour les gaspiller inintelligemment en Angleterre.

 

Les deux chasseurs sont ses fils uniques, par le fait, les seuls membres de sa famille, à l’exception d’une sœur qui, âgée de seize ans et peu intéressante, d’ailleurs, ne figure que pour mémoire dans le récit.

 

En examinant les jeunes gens, à mesure qu’ils s’avancent dans la réserve à faisans, on voit que si leur taille est à peu près égale, ils se distinguent l’un de l’autre par lâge et la physionomie. Tous deux ont le teint bronzé, mais d’une nuance différente. L’aîné, répondant au nom de Nigel, a la peau presque olivâtre et des cheveux droits et noirs qui, au soleil, revêtent des reflets pourpres.

 

Henry, le cadet, possède une carnation plus fine et plus rosée ; sa chevelure, d’un beau châtain doré, descend sur son cou en boucles ondoyantes.

 

Si différente est leur apparence extérieure, qu’un étranger pourrait difficilement s’imaginer quils sont frères.

 

Ils ne le sont pas non plus dans la stricte acception du mot. Tous deux peuvent appeler le général Harding leur père, mais ils doivent le jour à deux femmes différentes, mortes aujourd’hui. La mère de Nigel repose dans un mausolée aux environs de l’antique cité d’Hyderabad ; celle de henry, dans une tombe de date plus récente, élevée dans l’enclave d’un cimetière de village, en Angleterre.

 

Le général Harding n’est pas le seul homme, civil ou militaire, qui ait deux fois introduit son cou dans le joug du mariage, bien que peu d’individus aient jamais épousé deux femmes si dissemblables. Physiquement, intellectuellement, moralement, l’Hindoue d’Hyderabad différait autant de la Saxonne qui lui avait succédé, que l’Inde diffère de l’Angleterre.

 

Cette différence de tempérament s’est propagée de mère en fils ; et il suffit de considérer Nigel et Henry pour s’apercevoir que le sang paternel n’a pas réussi à la détruire.

 

Un incident va justement en donner la preuve.

 

Quoique le bois qu’ils fouillent soit exclusivement une réserve à faisans, ce n’est plus l’oiseau à l’aile vigoureuse que poursuivent les jeunes chasseurs. Les chiens cherchent un plus petit gibier.

 

Nous sommes au milieu de l’hiver. Une semaine auparavant, les deux frères, coiffés de la cape et revêtus de la robe d’étudiant, parcouraient en péripatéticiens les cloîtres du collège d’Oriel, à Oxford. En vacances pour plusieurs jours, ils ne peuvent trouver de plus agréable occupation que de battre les bois du domaine paternel.

 

La gelée, qui a durci le sol, s’oppose à la grande chasse, mais la bécassine et le coq de bruyère, tous deux oiseaux de passage, se sont abattus dans le voisinage des eaux courantes.

 

C’est sur les bords d’un ruisseau qui, défiant la gelée, murmure à travers les arbres, que les jeunes gens se sont mis en quête. C’est le coq de bruyère qu’ils chassent : la race de leurs chiens, des épagneuls, l’indique suffisamment.

 

Ces chiens, un blanc et un noir, sont de race pure, mais différemment élevés. Le noir tombe en arrêt ferme comme un roc ; le blanc, plus évaporé, court comme un fou ; deux fois déjà il a lancé l’oiseau sans l’arrêter.

 

Le chien blanc appartient à Nigel, le noir à son demi-frère.

 

Pour la troisième fois, l’épagneul donne une preuve de son défaut d’éducation, en faisant partir un coq avant que son maître puisse le tirer.

 

Le sang d’Hyderabad bouillonne, malgré l’hiver, dans les veines de Nigel.

 

– Ce gredin a besoin d’une leçon, s’écria-t-il, en déposant son fusil contre un arbre et en tirant son couteau. C’est ce que tu aurais du faire depuis longtemps, Doggy Dick, si tu avais accompli seulement la moitié de ton devoir.

 

– Mon Dieu, maître Nigel, répondit le garde auquel s’adressait l’apostrophe, j’ai fouetté l’animal jusqu’à me démancher les bras. Mais rien n’y fait. Il n’a pas l’instinct de l’arrêt.

 

– Alors, je vais le lui donner ! s’écria le jeune Anglo-indien, s’avançant, couteau en main, vers l’épagneul. Regarde !

 

– Arrête, Nigel, dit Henry en s’interposant. Tu ne veux certainement pas blesser le chien.

 

– Que t’importe ? Il est à moi et non pas à toi.

 

– Il m’importe que tu ne commettes pas un acte de cruauté. Ce n’est pas sa faute à ce pauvre animal. C’est peut-être, comme tu l’as dit, celle de Dick, qui l’aura mal dressé.

 

– Merci, maître Henry ! Dieu obligé du compliment. C’est toujours ma faute, comme de juste. Pourtant j’ai fait de mon mieux. Bien obligé, maître Henry !

 

Doggy Dick qui, quoique jeune, n’est ni beau ni bien tourné, accompagna son observation d’un regard témoignant d’une âme encore plus laide que n’était disgracieuse sa physionomie.

 

– Taisez-vous, tous deux, vociféra Nigel. Je vais châtier mon chien comme il le mérite, et non pas comme tu sembles le désirer, mitre Henry. Il me faut une baguette pour le fouetter.

 

Ce ne fut pas une baguette qu’il coupa à un arbre, mais un bâton de trois quarts de pouce de diamètre. Il en frappa brutalement l’épagneul, dont les hurlements plaintifs remplirent les bois.

 

Henry suppliait en vain son frère de s’arrêter ; Nigel frappait toujours.

 

– Allez toujours, s’écriait le cruel garde. C’est pour son bien.

 

– Quant à toi, Dick, je te recommanderai à mon père.

 

Une exclamation de colère de son demi-frère et un sourd grognement du sauvage à longues guêtres furent tout ce que produisit la menace de Henry. Nigel, furieux, n’en frappa que plus fort.

 

– C’est une honte, Nigel ! Tu as assez battu la pauvre bête. Finis !

 

– Pas avant de lui avoir laissé un souvenir de moi.

 

– Que vas-tu faire, dit anxieusement Henry ; en voyant gon frère jeter sa baguette et brandir son couteau ? Certainement, tu ne veux pas…

 

– Lui fendre l’oreille ?… C’est précisément mon intention.

 

– Tu me fendras la main auparavant ! s’écria le jeune homme, en se jetant à genoux et couvrant de ses deux mains la tête de l’épagneul.

 

– Bas les mains, Henry ! Le chien m’appartient ; j’en puis faire ce que je veux, bas les mains !

 

– Non !

 

– Alors, tant pis pour toi !

 

De la main gauche, Nigel saisit l’oreille de l’animal et frappa de l’autre à poing perdu.

 

Le sang jaillit à la face des doux frères et se répandit en flots écarlates sur la robe blanche de l’épagneul. Ce n’était pas le sang du chien de Nigel, mais celui de Henry, dont le petit doigt de la main gauche avait été ouvert de l’articulation à l’ongle.

 

– Cela t’apprendra à te mêler de mes affaires, s’écria Nigel, sans témoigner le moindre regret de sa sauvagerie. Une autre fois, tu mettras tes mains dans tes poches.

 

La brutalité de l’observation fit enfin bouillonner le sang saxon du frère cadet, auquel la douleur de sa blessure avait laissé tout son sang-froid.

 

– Lâche ! s’écria-t-il, jette ton couteau et avance. Bien que tu ais trois ans de plus que moi, je ne te crains pas et je vais te corriger à mon tour.

 

Nigel, fou de rage de se voir défier par un enfant qu’il avait pris l’habitude de corriger à sa guise, laissa tomber son couteau ; et les deux frères entamèrent un duel à coups de poing aussi furieux que si le même sang ne coulait pas dans leurs veines.

 

Comme il a été dit, il n’existait entre les deux frères qu’une légère différence extérieure : Nigel était plus grand, Henry plus solidement charpenté. Dans cette sorte de lutte, les muscles du Saxon avaient une supériorité marquée sur ceux de l’Anglo-indien ; au bout de dix minutes, ce dernier était si rudement étrillé que le garde se crut obligé d’intervenir. Il s’en serait bien gardé, si Henry avait eu le dessous.

 

Il ne pouvait plus être question de chasse. Enveloppant de son mouchoir sa main blessée, Henry appela son chien et reprit le chemin du château. Nigel, honteux de sa défaite, suivait de loin, Doggy Dick à ses côtés et l’épagneul taché de sang sur leurs talons.

 

Le prompt retour des chasseurs surprit le générai Harding. La rivière serait-elle prise ? Les coqs de bruyère auraient-ils cherché une autre remise ? Le mouchoir maculé frappa ses yeux ; la blessure de Henry, le visage tuméfié de Nigel demandaient une explication. Chacun des deux frères présenta la sienne. Naturellement, le garde appuya celle de l’aîné ; mais le vieux soldat sut bien discerner la vérité, et Nigel eut la plus large part dans les reproches qu’il adressa à ses enfants.

 

La journée fut mauvaise pour tous, sauf pour l’épagneul noir. Doggy Dick ne sortit pas sain et sauf de la bagarre. Le général lui ordonna de dépouiller sa livrée et de quitter immédiatement le château en l’invitant à ne plus se présenter sur ses terres sous peine d’être traité en braconnier.

 

CHAPITRE II

Doggy Dick.


Le garde-chasse congédié ne tarda pas à trouver une position équivalente dans une propriété dont les bois n’étaient séparés de ceux du général que par un champ ou deux. Ce nouveau maître avait nom Whibley ; c’était un riche citadin, qui devait sa fortune à de continuels et heureux jeux de bourse, et qui avait acheté le domaine en question dans le but de jouer à son aise au gentilhomme campagnard.

 

Les rapports du vieil officier avec le nouveau venu n’étaient rien moins que cordiaux ; il régnait, au contraire, entre eux une certaine froideur. Le général Harding éprouvait un mépris instinctif pour le faste vulgaire habituellement déployé par ces parvenus[3] qui éprouvent le besoin de se rendre à l’église dans une calèche bien que leur habitation ne se trouve pas à plus de trois cents mètres de la porte du cimetière[4].

 

M. Whibley appartenait à cette désagréable classe sociale. Cette différence outra les goûts et les habitudes d’un officier retraité et d’un agent de change démissionnaire n’était, au reste, pas la seule cause de l’animosité qui divisait, les deux voisins. Une discussion s’était récemment élevée entre eux, relativement au droit de chasse affecté à une immense lande qui s’étendait triangulairement entre leurs propriétés respectives.

 

L’affaire était de médiocre importance, mais parfaitement de nature à accroître la froideur mutuelle des deux propriétaires, laquelle dégénéra en hostilité latente, mais bien caractérisée. C’est à cela plus, peut-être, qu’à son mérite professionnel que Doggy Dick dut sa promotion à l’emploi de chef des gardes des réserves de Whibley. Un parvenu ne pouvait agir autrement.

 

Cette année même, quand arriva la saison de la chasse, les jeunes Harding constatèrent, dans les bois de leur père, une singulière rareté de gibier. Le général, peu amateur de la chasse à tir, ne s’en serait pas aperçu ; Nigel, non plus, peut-être. Mais Henry, amateur passionné, reconnut tout d’abord que les faisans étaient en moins grand nombre que les saisons précédentes ; fait d’autant plus extraordinaire que l’année était excellente pour le gibier en général et, en particulier pour les faisans. Les réserves de Whibley en regorgeaient ; on signalait la même abondance dans le voisinage.

 

On se demanda, d’abord, si le garde du général Harding avait strictement fait son devoir. Aucun fait de braconnage n’avait été relevé. On savait que quelques enfants avaient enlevé des œufs pendant la couvaison ; mais ces cas isolés ne fournissaient pas une raison suffisante de la rareté de l’oiseau.

 

En outre, le garde passait pour savoir parfaitement son métier et on avait mis à sa disposition une escouade de surveillants aussi complète que celle de Whibley commandée par Doggy Dick.

 

En y réfléchissant, Henry Harding pensa que, d’une façon ou d’une autre, les faisans de son père avaient été attirés chez Whibley, probablement par l’appât d’une meilleure nourriture. Il savait quels étaient, pour son père et pour lui-même, les sentiments de Doggy Dick et de son maître, et il n’ignorait pas qu’une plaisanterie semblable était paritairement dans les allures de l’ancien agent de change. En admettant le fait, on n’y pouvait voir qu’un simple défaut de courtoisie, mais il devenait nécessaire de prendre des mesures pour ramener le gibier.

 

On répandit à profusion, sous bois, du sarrasin et d’autres aliments dont les faisans sont friands. Tout fut inutile. La saison suivante, le résultat fut exactement le même. Les perdrix mêmes étaient devenues rares, tandis que faisans et perdrix abondaient dans la propriété de Whibley.

 

Le garde du général, pris à partie, reconnut que, pendant l’époque de la couvaison, il avait trouvé plusieurs nids de faisans dépouillés de leurs œufs. Il ne pouvait se rendre compte de ce fait, d’autant plus que les seuls individus qui, de temps à autre, eussent paru dans les réserves, étaient les gardes de la propriété voisine, lesquels n’étaient certainement pas gens à voler des œufs.

 

– C’est ce dont je ne suis pas bien sûr, pensa Henry. Il me semble, au contraire, que ce serait la seule manière d’expliquer la disparition du gibier.

 

Il communiqua ses soupçons à son père, qui fit défendre aux gardes de Whibley de rôder le long de ses bois. Ce procédé, considéré comme une atteinte à la courtoisie que l’on se doit entre voisins, élargit encore l’abîme qui séparait le vieux soldat de l’ex-agent de change.

 

À la saison suivante, les jeunes gens étaient venus passer, dans la maison paternelle, les vacances de Pâques. C’est précisément à cette époque de l’année que le plus grand dommage peut être effectué dans les réserves.

 

Il n’y a pas de braconnage qui y occasionne autant de dégâts que la destruction ou l’enlèvement des œufs. Un enfant fait plus de mal, en un jour, que la plus incorrigible bande de braconniers, en un mois, même avec l’aide de tout un arsenal de fils, pièges, fusils et autres engins destructeurs de la même espèce.

 

Aussi les bois du général furent-ils, cette année, plus soigneusement surveillés que jamais. Les nids étaient en grand nombre et tout faisait espérer une excellente saison de chasse.

 

Mais Henry, bien que confiant dans l’avenir, n’était pas satisfait du passé. Il avait sur le cœur le désappointement des deux années précédentes, et résolut d’en découvrir la cause. Voici l’expédient qu’il imagina.

 

Un jour de congé fut accordé aux gardes et aux surveillants de la propriété, afin de leur permettre d’assister à des courses qui devaient avoir lieu à une dizaine de milles du château, et où ils se rendraient dans le char à bancs du général. Ce congé fut promis huit jours à l’avance, afin que les gardes du domaine voisin en pussent être informés.

 

Le jour venu, les gens s’éloignèrent, et la garde des bois resta confiée aux seuls soins des propriétaires. Magnifique occasion pour des braconniers !

 

C’est ainsi qu’aurait pensé un étranger ; mais ce n’était pas l’idée de Henry Harding.

 

Quelques instants avant le départ du char à bancs, il s’enfonça dans les réserves, une canne à la main, et se dirigea vers la lisière confinant les bois de l’agent de change. Il marchait lentement à travers les taillis, avec une précaution qui aurait fait honneur à un braconnier émérite.

 

Entre les deux réserves, il y avait une bande de terrain vague, précisément celle qui avait donné lieu à un désaccord entre les propriétaires. Tout auprès de la lisière se dressait un vieil orme revêtu d’un épais manteau de lierre. Henry s’établit dans les branches, prit un cigare dans son étui, l’alluma et commença à fumer.

 

Pour le but qu’il se proposait, il n’aurait pu choisir la meilleure position. D’un côté, sa vue embrassait la lande tout entière ; personne n’aurait pu passer de Whibley en Harding sans être aperçu. De l’autre, il dominait une grande étendue des réserves de son père, connues comme la retraite favorite des faisans et l’un des endroits où les poules s’établissaient le plus volontiers pour nicher.

 

Pendant longtemps, le guetteur resta à son poste, sans que rien vint le récompenser de sa vigilance. Il avait déjà brûlé deux cigares et le troisième était à moitié consumé.

 

Sa patience se lassait, sans parler de la fatigue que lui occasionnait son incommode position sur des branches raboteuses. Il commença à penser que ses soupçons, jusque-là fermement arrêtés sur Doggy Dick, étaient sans fondement. Il s’en accusait même. Après tout, Doggy pouvait bien ne pas être le mauvais garnement qu’il supposait.

 

Parlez du diable, il n’est pas loin ; pensez-y, il est près de vous[5]. C’est ce qui arriva pour Doggy Dick. Au moment où le troisième cigare allait s’éteindre, le chef des gardes de Whibley fit son apparition.

 

Il se présenta d’abord sur la lisière de la réserve de l’ex-agent de change, sa vilaine tête passée à travers les branches folles. Après avoir soigneusement reconnu les alentours, il sortit du bois, silencieux comme un chat, traversa le terrain neutre et s’introduisit chez le voisin.

 

Henry l’épiait avec l’œil du lynx ou de l’agent de police, oubliant sa longue attente et sa fatigue.

 

Comme il s’y attendait, Doggy se dirigea vers la clairière où la présence d’un certain nombre de nids avait été signalée. Il avait conservé sa démarche féline, jetant sans cesse autour de lui des regards soupçonneux.

 

Malgré ses précautions, il effaroucha les oiseaux. Un coq s’enfuit avec un sonore bruissement d’ailes ; un autre s’abattit sur le gazon et s’y traîna, les deux ailes brisées, en apparence. Quant à la poule, il semblait que Doggy l’avait couverte avec son chapeau ou tuée d’un coup de bâton.

 

Le garde n’avait cependant usé d’aucun de ces procédés expéditifs. Il se contenta de se pencher sur le nid, dont il enleva les œufs qu’il plaça soigneusement dans son carnier. Il en tira ensuite une certaine substance qu’il sema sur le sol aux environs du nid.

 

Ceci fait, il se mit en devoir de faire une nouvelle récolte.

 

– Allons ! pensa Henry, il est temps d’agir. C’est assez du sacrifice d’une seule nichée.

 

Jetant son bout de cigare, il descendit de l’orme et s’élança sur les pas du voleur d’œufs.

 

Doggy l’aperçut et essaya de regagner ses propres réserves. Mais avant qu’il eût eu le temps de franchir l’enclos le jeune homme l’avait saisi au collet. Une vigoureuse secousse lui fit perdre l’équilibre et il tomba, cassant dans sa chute tous les œufs renfermés dans son carnier. Celui-ci, retourné comme un gant, laissa voir des jaunes brouillés et des coquilles cassées, preuves irréfragables du larcin.

 

À cette époque, Henry Harding était un jeune homme bien découplé, ayant hérité de la vigueur et de l’énergie paternelles. De plus, il avait le droit pour lui. Le garde, plus petit et moins fort, pénétré de la conscience de sa mauvaise action, comprit l’inanité de toute résistance.

 

Il n’en fit aucune et reçut, en courbant l’échine, la plus belle volée de coups de canne que puisse administrer un chasseur à un braconnier.

 

– Et maintenant, voleur ! s’écria le jeune Harding, quand sa colère se fut dissipée, ou plutôt quand il se trouva fatigué de frapper, tu peux rentrer sous ton couvert et comploter tout ce que tu voudras avec ton gredin de maître, mais que ce ne soit plus contre mes œufs de faisans.

 

Doggy n’osa répondre, de peur de voir se relever le jonc menaçant. Il franchit l’enclos, traversa le commun en chancelant comme un homme ivre, et disparut sous le bois de Whibley.

 

Revenant vers le nid profané, Henry examina le sol du voisinage et y découvrit une quantité de grains de sarrasin macérés, au préalable, dans quelque liquide sucré. C’était la substance qu’il avait vu semer par Doggy. Il en recueillit un certain nombre qu’il emporta au château. On reconnut, à l’analyse, qu’ils étaient empoisonnés.

 

Quoiqu’il n’y eût pas de procès intenté, l’histoire fut bientôt connue dans tous ses détails. Doggy Dick était trop avisé pour se plaindre de l’attentat commis sur sa personne, et les Harding se contentèrent de la correction qui leur avait été infligée.

 

Quant à l’ex-agent de change, il se vit dans la nécessité de se priver des services de son garde qui, depuis ce temps, acquit la réputation du plus habile braconnier du pays.

 

La soumission avec laquelle il avait reçu les coups de canne de Henry sembla lui inspirer de profonds regrets ; car dans ses rencontres avec les gardes-chasse, il se montra toujours adversaire désespéré et dangereux ; – si dangereux que, dans une lutte, survenue l’année suivante, avec un des gardes du général Harding, il blessa mortellement le malheureux.

 

Il sauva son cou de la hart en quittant le pays ; on retrouva ses traces à Boulogne, puis à Marseille où il s’était rendu en compagnie de quelques jockeys anglais qui conduisaient des chevaux en Italie. Il finit par se dissimuler complètement dans quelque coin de cette terre classique, alors couverte d’un réseau de petits États, où non-seulement la justice s’exerçait difficilement, mais encore où son action était entravée par la plus profonde corruption.

 

CHAPITRE III

La fête de Faro.


Trois années se sont écoulées. Les deux demi-frères, sortis du collège, habitent la maison paternelle. Tous deux ont passé de la jeunesse à l’adolescence.

 

Jusqu’à présent, Nigel s’est fait remarquer par la sagesse de sa conduite, sa stricte économie et son application à l’étude.

 

Le caractère de Henry se montre sous un jour tout différent. S’il ne passait pas tout à fait pour un garnement fieffé, au moins le considérait-on comme enclin à des habitudes fort relâchées, – haïssant les livres, amoureux du plaisir et méprisant l’économie, qu’il traitait d’infirmité, la plus cruelle qui puisse atteindre l’humanité.

 

En réalité, Nigel n’obéissait qu’aux impulsions d’une nature astucieuse, sournoise et égoïste ; tandis que Henry, doué de plus généreuses inclinations, se livrait aux entraînements de son âge avec un emportement que le temps devait sans aucun doute amortir.

 

Et cependant, le général, satisfait de la conduite de son fils aîné, était fort mécontent des penchants du cadet ; d’autant plus que, comme Jacob, il ressentait une partialité décidée pour son dernier-né.

 

Quoique luttant de toutes ses forces contre une préférence dont il s’accusait, il ne pouvait s’empêcher parfois de penser combien il eût été plus heureux si Henry avait voulu imiter la conduite de son frère, quand bien même les rôles en eussent été intervertis ! Mais il ne semblait pas que ce désir dut jamais se réaliser. Pendant le séjour des deux frères au collège, la joie des triomphes scolastiques remportés par Paillé ne parvenait pas à compenser le chagrin des mille et une espiègleries dont le plus jeune était le héros.

 

Il faut dire que Nigel se faisait volontiers le panégyriste de ses propres succès et le dénonciateur des folies de son frère. Henry écrivait peu ; ses lettres, d’ailleurs, ne confirmaient que trop la correspondance de son aîné, puisqu’elles ne renfermaient généralement que des demandes d’argent.

 

Le ci-devant[6] soldat, généreux jusqu’à l’imprudence, ne refusait aucun subside ; il s’inquiétait moins de la somme envoyée que de la façon dont elle serait dépensée.

 

Leur éducation terminée, les jeunes gens jouissaient de cette période d’oisiveté pendant laquelle la chrysalide scolaire se transforme en papillon et essaye ses ailes pour prendre son vol dans le monde.

 

Si une vieille rancune subsistait entre eux, on n’en voyait rien à la surface. Ils semblaient n’éprouver l’un pour l’autre qu’une franche amitié fraternelle.

 

Henry était ouvert et franc ; Nigel, réservé et taciturne ; mais c’était là une disposition naturelle qui passait inaperçue. Aveuglément soumis aux moindres désirs de son père, Nigel professait ouvertement pour le général le respect le plus profond. De ces formes extérieures, Henry ne s’inquiétait nullement, et il ne s’imaginait pas manquer de considération envers son père en s’attardant outre mesure et en dépensant follement son argent. Mais cette indiscrète conduite froissait le général et mettait son affection à une rude épreuve.

 

Le moment arriva enfin où un sentiment nouveau fit éclater l’antipathie latente qui couvait dans le cœur des demi-frères. Ce sentiment, sous l’influence duquel l’affection fraternelle la plus profonde se transforme souvent en hostilité déclarée, c’était l’amour. Nigel et Henry devinrent amoureux, et de la même femme.

 

Miss Belle Mainwaring était une jeune personne dont la jolie figure et les allures fascinatrices auraient tourné des cervelles plus sages que celles de nos deux échappées de collège. Elle comptait quelques années de plus que les fils du général Harding ; mais si sa beauté n’était plus dans sa fleur, elle venait d’entrer dans son plus complet épanouissement. Portant fièrement son nom de baptême, c’était la belle des belles du comté de Bucks.

 

Son père, colonel au service de la compagnie des Indes, était mort dans le Pundljab. Moins heureux que le général Harding, il n’avait laissé à sa veuve que juste de quoi faire l’acquisition d’une modeste maison de campagne située non loin du parc de Beechwood.

 

Dangereux voisinage pour deux jeunes gens à peine sortis des langes de l’adolescence et qui, assez riches pour être rassurés sur leur avenir, ne pouvaient imaginer de plus agréable occupation que d’aimer en attendant le mariage !

 

La fortune du général était estimée à cent mille livres au moins. L’homme qui ne peut vivre avec la moitié de cette somme n’est pas susceptible de l’augmenter, de quelque façon que ce soit. On n’avait aucune raison de supposer que cette fortune fût un jour inégalement partagée, le général Harding n’étant pas homme à avantager un de ses enfants au détriment de l’autre.

 

Le vieux soldat ne manquait pas d’une certaine dose d’excentricité, qui se manifestait, non par des lubies et des caprices, mais par un penchant à l’absolutisme et une répugnance bien décidée à voir discuter ses volontés ; défauts qui découlaient, sans aucun doute, d’un long exercice de l’autorité militaire, mais qui n’avaient aucune influence sur ses sentiments paternels ; et il aurait fallu des circonstances exceptionnelles, de très-graves sujets de mécontentement pour que, à sa mort, ses enfants n’eussent pas leur part égale dans une fortune si honorablement acquise.

 

Telles étaient les prévisions générales dans le cercle social où s’agitaient les Harding. Avec ces espérances d’un brillant avenir, à quoi pouvaient penser les deux jeunes gens, sinon à aimer ; et, le fait admis, sur quelle femme pouvaient s’arrêter leurs pensées, sinon sur Belle Mainwaring ?

 

C’est ce qui eut lieu, avec l’effervescence si naturelle à la jeunesse ; et comme la jeune fille répondait à leurs avances avec cette touchante réciprocité qui prend ses racines dans la coquetterie, tous deux devinrent follement amoureux.

 

Ils se sentirent atteints, le même jour, à la même heure et peut-être, au même moment. C’était à un tir à l’arc, organisé par le général lui-même et auquel miss Mainwaring et sa mère avaient été invitées. Le dieu des archers (style classique) assistait à cette fête et de sa flèche perça les cœurs des deux fils du général Harding.

 

La sensation de la blessure ne se manifesta pas de la même façon chez les demi-frères. Auprès de miss Mainwaring Henry fut tout assiduité ; il se montra prodigue de délicates attentions, allait ramasser ses flèches, lui présentait l’arc, la garantissait du soleil lorsqu’elle tendait l’arme et semblait sans cesse prêt à se jeter à ses pieds.

 

Nigel, au contraire, se tint à l’écart, affectant la plus complète indifférence. Il essaya de piquer la jalousie de la jeune fille en s’occupant des autres femmes ; il employa, en un mot, toutes les manœuvres que put lui inspirer son esprit astucieux et calculateur. Il réussit ainsi à cacher aux assistants cette passion nouvellement éclose.

 

Henry ne fut pas aussi heureux ; avant la fin de la fête, tous les hôtes de son père avaient la conviction qu’une flèche au moins avait frappé le but : le cœur de Henry Harding.

 

CHAPITRE IV

Une coquette.


Je me suis souvent posé à moi-même ces graves questions. Que serait le monde si la femme n’existait pas ? L’homme éprouverait-il beaucoup de plaisir à y vivre, ou, au contraire, trouvant que c’est alors la plus enviable des résidences, n’aspirerait-il pas à ne jamais le quitter ? J’ai réfléchi et raisonné là-dessus à perte de vue et même jusqu’à ce que mon esprit se fût presque égaré dans les plus épais brouillards de l’hypothèse. Il n’y a peut-être pas de problème philosophique plus intéressant et plus important à la fois, et cependant, que je sache, aucun philosophe ne l’a encore résolu d’une façon satisfaisante.

 

Deux théories ont été proposées. Je les connais ; elles s’écartent l’une de l’autre autant que le font les pôles.

 

D’après l’une, la femme est l’unique but de notre existence ; ses sourires sont les seuls biens que nous devrions poursuivre. Pour elle, pour elle seule, nos travaux et nos veilles, nos luttes et nos écrits, notre éloquence et nos efforts. Sans elle, nous ne ferions rien, l’objectif de nos aspirations nous manquant absolument.

 

– Qu’arriverait-il alors ? disent les avocats de cette théorie. L’existence sans but est-elle tolérable ? Serait-elle même possible ?

 

Quant à moi, je ne saurais faire à cette question d’autre réponse que celle du flegmatique Espagnol – Quien sabe ?[7] c’est-à-dire aucune réponse !

 

Conformément à l’autre théorie, la femme, bien loin de constituer le but et le bonheur de la vie, n’en est que la plaie et la malédiction. Les partisans de cette théorie n’ont, comme de juste, aucune prétention à la galanterie ; ils jugent simplement d’après l’expérience. Sans la femme, disent-ils, le monde serait heureux ; avec elle, qu’est-il ? ajoutent-ils d’un air triomphant.

 

La seule façon, peut-être, de mettre d’accord ces deux opinions contradictoires, serait de se tenir dans un juste milieu ; de les considérer toutes deux comme absurdes et toutes deux comme excellentes ; de voir dans la femme, à la fois, un bienfait et un malheur ; ou, ce qui serait préférable, d’admettre qu’il y a deux sortes de femmes, l’une née pour le bonheur de l’humanité, l’autre pour son désespoir.

 

Il me fait peine de ranger Belle Mainwaring dans cette dernière catégorie ; car elle était charmante et aurait pu, tout aussi bien, appartenir à la première. Je l’ai moi-même connue, sinon parfaitement, au moins assez pour lui attribuer une juste classification. Peut-être, moi aussi, fussé-je tombé sous le charme qui émanait de toute sa personne, si je n’en avais découvert la fausseté. C’est ce qui me sauva.

 

Mon aveuglement cessa juste à temps, quoique bien accidentellement. C’était dans une salle de bal. Belle adorait la danse, comme toutes les jeunes personnes appartenant à l’espèce des enchanteresses ; et il se donnait peu de bals dans le comté, publics ou particuliers, civils ou militaires, où l’on ne fût certain de la rencontrer.

 

Je la vis pour la première fois au bal du château de la ville de B***. Je lui fus présenté par un des commissaires de la fête, lequel, avait un vice de prononciation causé par cette infirmité désignée sous le nom de bec de lièvre. Il parlait abominablement du nez. En prononçant le mot « captain »[8], la première syllabe qui sortit de sa bouche sonna comme « comte ». Il y eut ensuite une suspension, et la seconde syllabe « ain » put être prise ou méprise pour le préfixe « Von »[9] Mon nom et mon prénom amalgamés ensemble, comme ils le furent par le malheureux bègue, avaient une couleur germanique bien prononcée. Il en résulta que, pour un temps et avant que j"eusse pu trouver l’occasion de rectifier l’erreur, je fus gratifié par miss Mainwaring d’un titre qui ne m’appartenait pas.

 

Je fus bien plus honoré encore en la voyant inscrire ce nom sur son carnet de danse, bien plus souvent que, dans ma modestie, je ne me sentais le droit de l’espérer. Elle m’avait accordé plusieurs tours de faveur, valses et contredanses. J’étais heureux, flatté, mieux encore, charmé et ravi. Qui ne l’eût été de se voir ainsi distingué par l’une des belles de la réunion, et c’en était une dans toute l’acception du mot.

 

Je commençai à m’imaginer que mon sort était fixé désormais et que j’avais trouvé une agréable partenaire, non seulement pour la nuit, mais pour mon existence toute entière. Je faisais la roue comme un paon, en voyant se grouper autour de nous les figures grimaçantes des danseurs désappointés et en entendant murmurer que j’avais eu plus que ma part de cette charmante créature. Jamais je ne m’étais autant amusé.

 

Cela dura jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. Parvenu au comble de la félicité, j’en devais descendre, sans y aspirer. J’avais reconduit ma danseuse auprès d’une dame de superbe apparence à laquelle miss Belle me présenta en l’appelant sa mère. Je n’eus pas à me féliciter de l’accueil que j’en reçus ; elle resta raide, froide et desserra à peine les lèvres pour répondre à mes obséquieuses politesses. Je me retirai tout confus et me perdis dans la foule, après avoir obtenu de miss Mainwaring la promesse d’une nouvelle contredanse.

 

Incapable de trouver loin d’elle la moindre distraction, je revins presque immédiatement et m’assis sur une chaise derrière la causeuse occupée par la mère et la fille.

 

Elles étaient engagées dans une active conversation ; aussi, ne fus-je pas aperçu et me gardai-je d’intervenir. Mais le dialogue n’avait pas lieu à voix assez basse pour que je ne pusse entendre, et l’énonciation de mon nom m’empêcha de me retirer comme l’ordonnait la discrétion.

 

– Un comte ! murmurait la mère ; tu ne sais ce que tu dis, mon enfant !

 

– Mais c’est sous ce titre que M. Southwick me l’a présenté. Il en a, d’ailleurs, toute la tournure.

 

Cette observation me plut.

 

– Comte de cordes à violon ! – M. Southwick est un sot, et un âne par-dessus le marché. Ce n’est qu’un méchant capitaine – en demi-solde, qui plus est, sans fortune et sans espérances. Lady G*** m’a renseignée sur son compte.

 

– En vérité !

 

Je crus entendre un soupir, mais je n’en étais pas certain. J’en eusse été enchanté. Malheureusement, les paroles qui suivirent m’enlevèrent toute illusion.

 

– Et tu t’es engagée avec lui pour une nouvelle contredanse quand le jeune lord Poltover est venu deux fois pour t’inviter, et s’est mis presque à mes genoux pour me prier d’intercéder en sa faveur ?

 

– Mais que faire ?

 

– C’est bien simple. Dis-lui que tu avais un engagement antérieur contracté avec lord Poltover.

 

– Très-bien, maman. J’agirai ainsi puisque tu me le conseilles. Je suis si contrariée de ce qui est arrivé !

 

Si, à ce moment, j’avais entendu un second soupir, je me serais certainement éloigné sans rien dire. Dans tous les cas, la retraite m’était coupée ; je venais d’être découvert, et je résolus de tirer aussi honorablement que possible mon épingle du jeu.

 

– Je serais désolé, miss Mainwaring, dis-je en m’adressant directement à la jeune tille, et sans paraître m’apercevoir de sa confusion ni de celle de sa mère, je serais désolé de vous faire manquer un engagement antérieur, et plutôt que d’obliger lord Poltover à se mettre une troisième fois à genoux, je préfère vous relever de la promesse que vous avez bien voulu faire à un méchant capitaine.

 

M’inclinant d’une façon fort digne, à ce que je crus, du moins, je quittai les Mainwaring, et je tâchai de m’étourdir en dansant avec toutes les jeunes filles qui daignèrent accepter l’invitation d’un capitaine en demi-solde.

 

Fort heureusement, avant la fin du bal, j’en rencontrai une qui me fit, oublier ma mésaventure.

 

J’ai souvent rencontré, depuis, miss Belle Mainwaring. Je ne lui ai jamais parlé, sinon avec les yeux, langage silencieux, mais d’une incontestable éloquence.

 

CHAPITRE V

Deux cordes à l’arc


Il eut été à souhaiter pour le jeune Henry Harding et peut-être aussi pour son frère Nigel, qu’ils eussent été aussi maltraités que moi dans leur première campagne amoureuse et qu’ils eussent supporté, leur échec avec la même philosophie.

 

Mais ils furent tous deux plus ou moins fortunés. Ni l’un ni l’autre n’était un capitaine en demi-solde sans espérances ; et au lieu de se voir exposés à un dédain, équivalent presque à une expulsion, il leur fut permis, pendant longtemps, de s’épanouir aux sourires de la charmante Belle.

 

Il existait, dans la façon dont les deux frères lui adressaient leurs hommages, une différence bien tranchée. Henry s’efforçait d’emporter d’assaut le cœur de Belle Mainwaring. Nigel, obéissant à ses instincts, en faisait lentement le siége. Le premier aimait avec l’ardeur du lion ; le second, avec la sournoise tranquillité du tigre. Lorsque Henry s’imaginait avoir remporté quelque succès, il ne faisait aucun effort pour déguiser sa joie. Quand la chance semblait se tourner contre lui, il laissait voir son chagrin avec la même franchise.

 

Dans l’un et l’autre cas, Nigel ne se départait pas de son impassibilité. Son affection pour miss Mainwaring était si réservée, que peu de personnes y croyaient.

 

Belle ne s’y trompait pas. D’après ce que j’ai appris, et même ce que j’ai pu voir, elle jouait son jeu dans la perfection, sa mère lui servant de croupier[10]. Elle s’aperçut bien vite qu’elle pouvait choisir entre les deux jeunes gens ; mais elle ne se décida pas immédiatement. Elle distribuait si impartialement ses amabilités et ses grâces que les plus intimes de ses amis finirent par s’en étonner et à croire qu’elle se souciait aussi peu de l’un que de l’autre.

 

C’était au moins une question ; car Belle ne restreignait pas ses désirs à l’admiration exclusive des demi-frères Harding. D’autres jeunes gens du voisinage étaient, au bal ou aux assemblées de tireurs d’arc, gratifiés, à l’occasion, d’un sourire. Miss Mainwaring semblait hésiter à donner son cœur.

 

L’heure arriva, pourtant, où l’on supposa qu’elle s’était irrévocablement fixée. Dans tous les cas, elle avait, pour cela, de bonnes raisons. Un incident survenu à la chasse parut donner à Henry Harding des droits à la main de Bette Mainwaring en supposant, cependant, que toujours la plus belle doit appartenir au plus vaillant.

 

Cet incident, au reste, était si extraordinaire qu’il mériterait d’être rapporté, en dehors même de l’influence qu’il semblait appelé à exercer sur la destinée des personnages de notre drame.

 

C’était une chasse à courre et l’hallali avait lieu près d’un vaste étang situé dans un des terrains ouverts si communs dans la zone des monts Chiltern.

 

En bondissant hors des fourrés, le cerf avait aperçu le scintillement de l’eau ; il s’en souvint à l’heure des abois. C’était un animal paresseux qui ne se fit pas battre longtemps ; guidé par l’instinct, il revint sur ses voies dans la direction de l’étang.

 

Il y arriva avant que les voitures réunies au lieu du rendez-vous eussent le temps de se garer. Parmi ces voitures se trouvait le phaéton, attelé d’un poney, contenant Mme Mainwaring et sa fille. Dans cette froide matinée d’hiver, le teint de Delle resplendissait ; ses joues semblaient avoir emprunté leur éclat aux vestes écarlates des chasseurs qui se pressaient autour d’elle.

 

Le cocher du phaéton se rangea contre l’étang, parallèlement à la berge.

 

Le cerf, sur son retour, frisa le nez du poney et plongea dans l’eau. Le cheval, affolé de peur pointa et, pivotant sur ses pieds de derrière, se précipita dans l’étang, entraînant avec lui le phaéton.

 

Il ne s’arrêta que lorsque l’eau baignait déjà les pieds des dames. À ce moment même, le cerf, aux abois, s’était également arrêté. Faisant volte-face, il s’élança furieusement contre le phaéton.

 

Du premier choc, le poney fut renversé. Vint ensuite le tour du cocher qui, enlevé de son siége par les andouillers de l’animal enragé, décrivit en l’air une courbe aboutissant à l’étang dans lequel il s’enfonça la tête la première.

 

La situation des deux dames était des plus critiques. Nigel s’était trouvé l’un des premiers au bord de l’étang. Il y restait irrésolu, rivé sur sa selle, et Belle Mainwaring aurait pu être frappée à mort sous ses yeux si, à ce moment, n’était arrivé son frère. Enfonçant ses éperons dans le ventre de sa monture, Henry se précipita dans l’eau, vint se ranger près du phaéton, sauta hors de selle et saisit le cerf par les andouillers.

 

La lutte qui suivit aurait pu se terminer fatalement pour le jeune homme ; mais un garde, entrant résolument dans l’eau, vint enfoncer son couteau de chasse dans la gorge du cerf.

 

Le poney, légèrement blessé, fut remis sur ses pieds, le cocher, à moitié suffoqué, hissé sur son siége, et le phaéton remonté sur la berge, au grand soulagement des deux dames épouvantées.

 

En quittant le théâtre de l’accident, chacun demeura persuadé que miss Belle Mainwaring échangerait, sous peu, son nom contre celui de Mme Henry Harding.

 

CHAPITRE VI

Le ciel s’obscurcit.


Beechwood-Park était une habitation confortable sous tous les rapports ; mais il n’y existait pas cette tranquillité parfaite dans laquelle son propriétaire, en se retirant du service, avait compté terminer sa vie.

 

Matériellement parlant, tout marchait à souhait. Depuis que le vétéran en avait fait l’acquisition, le domaine avait presque doublé de valeur. Au point de vue de la fortune, il n’avait donc aucune inquiétude à entretenir.

 

Ses chagrins venaient d’une autre cause, qui le préoccupait bien plus que son château et ses terres. Ils prenaient leur source dans la conduite de ses deux fils. En sa présence, les demi-frères se traitaient avec une cordialité étudiée de part et d’autre ; mais leur père croyait avoir ses raisons pour craindre que l’affection fraternelle, qui aurait dû les unir, ait fait place à une sourde inimitié. Le cadet la laissait plus ouvertement voir ; elle était profondément enracinée dans le cœur de l’aîné. Pendant les années de collège, Henry, grâce à sa nature généreuse, aurait été disposé à tout oublier, si son frère avait consenti à faire seulement la moitié du chemin dans la voie de la réconciliation. Mais c’est ce à quoi Nigel n’avait jamais voulu consentir. Actuellement, ils étaient plus irrévocablement séparés encore par l’amour que tous deux portaient à Belle Mainwaring. En raison de leur rivalité, l’antipathie s’était transformée en hostilité déclarée.

 

Il se passa quelque temps avant que je général aperçût le nuage qui menaçait sa tranquillité domestique. Il avait supposé que ses fils, comme la plupart des jeunes gens du même rang, voudraient voir un peu le monde avant d’affronter les écueils du mariage. Il ne lui vint pas à l’idée qu’aux yeux d’un jeune homme plein d’ardeur, la charmante miss Mainwaring pouvait constituer l’humanité tout entière et qu’auprès d’elle le reste de l’univers devait revêtir un aspect aussi triste que prosaïque.

 

Pourtant, ce qui, tout d’abord, troubla l’âme du vétéran, ce ne fut pas cette pensée, mais la seule conduite de ses enfants. Il était assez content de Nigel, tout en déplorant l’antipathie qu’il éprouvait pour son frère et qui perçait souvent, en dépit de la puissance que son fils aîné exerçait sur soi-même. Mais il était désespéré des agissements de Henry, de ses habitudes d’extravagance et de dissipation et surtout de sa désobéissance à ses ordres. Cette faute, la plus grave aux yeux du vétéran, n’avait cependant été commise que fort rarement et à propos d’insignifiantes questions d’argent ; elle eût passé, pour ainsi dire, inaperçue, sans le soin que prenait Nigel de la présenter sous les plus noires couleurs.

 

Le général adressa d’abord à son fils de paternels conseils, puis de vertes réprimandes. Rien n’y fit. Le vieil officier se fâcha alors tout rouge et laissa échapper des intentions d’exhérédation.

 

Henry, se croyant alors un homme, accueillit ces menaces avec un esprit d’indépendance qui ne fit que surexciter l’irritation de son père.

 

Les relations restaient ainsi péniblement tendues entre les divers membres de la famille Harding, lorsque le général fut informé d’un fait dont l’avenir de son fils se trouvait affecté bien plus que par ses prodigalités et ses révoltes. Nous voulons parler de l’amour de Henry pour miss Mainwaring. Quant à la passion de Nigel pour la même personne, il l’ignorait, comme tout le monde ; tandis que les sentiments de Henry n’étaient un secret pour personne.

 

Le général les connut, à son tour, peu de temps après la chasse à courre. Cet incident lui donna fort à réfléchir. Bien qu’intérieurement flatté de la conduite de son fils, le vétéran y aperçut un danger bien plus menaçant que celui auquel Henry s’était si intrépidement exposé.

 

Les renseignements qu’il obtint fortifièrent ses appréhensions. Il n’ignorait pas les antécédents de Mme Mainwaring, ayant fréquenté, aux Indes, cette dame et son mari, et il avait conservé de ces relations un souvenir très-peu flatteur pour la veuve de son compagnon d’armes. Naturellement le caractère de la fille lui était moins connu ; elle avait grandi pendant une longue période de séparation. Mais d’après ce qu’il avait vu et appris, depuis son retour en Angleterre, d’après ce qu’il voyait et apprenait chaque jour, il en était arrivé, comme conclusion, à l’application du proverbe : Telle mère, telle fille.

 

Il ne pouvait donc lui convenir de l’accepter pour belle-fille.

 

Ces pensées remplirent son esprit des plus vives alarmes, et il se mit sans retard à chercher le moyen de conjurer le danger.

 

Que devait-il faire ? refuser à son fils la permission de s’unir aux Mainwaring ? Lui défendre de continuer au cottage de la veuve des visites dont il connaissait à présent la compromettante fréquence ?

 

Il se demandait si Henry obéirait à ses ordres ; ce doute augmentait son irritation.

 

Sur la veuve elle-même, son autorité était nulle. Quoique le cottage qu’elle habitait confinât son parc, il ne lui appartenait pas. Le propriétaire était un homme de loi du voisinage, peu considéré, d’ailleurs. Mais quel avantage le général aurait-il retiré du départ de la veuve, en supposant même qu’il réussit à la faire déguerpir ? Les choses étaient trop avancées pour qu’un moyen semblable pût être employé avec quelque chance de succès.

 

En ce qui concernait la jeune fille, celle-ci ne se résoudrait certainement pas à cacher son joli visage aux yeux du fils, uniquement pour faire plaisir au père. Elle ne paraîtrait plus dans le salon du général ou dans sa salle à manger ; mais il était une foule d’autres endroits où elle pouvait se faire voir dans toute la splendeur de sa séduisante beauté : à l’église, à la chasse, au bal et, tout le long du jour, dans les verdoyantes prairies encerclant Beechwood Park.

 

Le vétéran était trop habile tacticien pour s’exposer à un échec que son caractère et son autorité de père devaient rendre d’autant plus humiliant. Il fallait trouver un biais. Il existait déjà en germe dans son esprit ; mais il était nécessaire de le mûrir. Le travail intellectuel auquel il se livra avec toute l’énergie de sa nature l’empêcha seul de s’abandonner à la colère qui grondait dans sa poitrine et menaçait de lui faire perdre le sens.

 

CHAPITRE VII

Diplomatie féminine.


La chasse à courre dont Henry Harding avait été le héros fut la dernière de la saison. Le printemps était venu couvrant le comté de Bucks de son manteau vert tout constellé de fleurs. La caille picorait dans les champs de blé ; le coucou faisait retentir de sa note mélancolique les bois que remplissaient, la nuit, les merveilleuses vocalises du rossignol. C’était le mois de mai, époque charmante où la nature entière semble saisie du besoin d’aimer ; où les plus farouches habitants de l’air et les plus timides quadrupèdes, domptée à la fois et enhardis par ses influences, cherchent les épaisses futaies pour s’y livrer aux plaisirs qui leur sont refusés dans toute autre saison.

 

Que les passions de l’espèce humaine soient soumises à cette même influence, c’est une question qui reste à résoudre. Peut-être l’homme primitif la subissait-il et a-t-il inconsciemment obéi aussi aux impulsions de la nature ; mais quelle que soit l’époques da l’année l’amour germe dans deux jeunes cœurs, c’est certainement le printemps que la nature a désigné pour sa maturité.

 

C’était, au moins, le cas pour Henry Harding. Au mots de mai, sa passion pour Belle Mainwaring était mûre et demandait à être cueillie. En d’autres termes, Henry trouva que le moment était venu de la déclarer à celle qui en était l’objet.

 

Pour le monde, il restait douteux encore que cette passion fût partagée, quoique l’on crût généralement que la coquette s’était enfin laissée surprendre. La partialité de Belle pour Henry, en supposant qu’elle existât, s’expliquait, non seulement au point de vue de la fortune, mais encore à celui des avantages extérieurs.

 

À cette époque, le plus jeune fils du général Harding, parvenu à l’âge d’homme, était doué d’une physionomie et d’une tournure dont la grâce n’excluait pas la virilité. Le seul défaut qu’on pût lui reprocher était d’une nature toute morale, son penchant pour la prodigalité ; mais le temps pouvait le corriger. Ce défaut, d’ailleurs, ne lui faisait aucun tort aux yeux des femmes, dont plus d’une enviait tout bas la chance de Belle Mainwaring.

 

Quant à cette dernière, une conversation qu’elle eut, un certain matin, en déjeunant, avec sa digne mère, dévoilera le caractère et la nature de ses sentiments.

 

Le nom de Henry Harding venait d’être prononcé.

 

– Ainsi, tu veux l’épouser ? demanda Mme Mainwaring.

 

– Oui, maman, avec ta permission.

 

– Et la sienne ?

 

Belle laissa échapper un frais éclat de rire.

 

La sienne ! Mais, maman, je n’ai plus besoin de la lui demander.

 

– Déjà ! s’est-il donc déclaré ? Je veux dire de vive voix !

 

– Pas exactement. Mais, chère maman, je m’aperçois que tu veux connaître mon secret avant de donner ton consentement. Je ferais aussi bien de te tout dire. Il se déclarera bientôt m aujourd’hui même, si je ne me trompe pas de date.

 

– D’où te vient cette certitude ?

 

– C’est bien simple. Il m’a fait comprendre qu’il avait à causer sérieusement avec moi et m’a prévenue de sa visite pour cette après-midi. Qu’a-t-il à me dire, sinon qu’il m’aime et serait heureux d’obtenir ma main ?

 

Mme Mainwaring ne répondit pas. Sa physionomie pensive n’exprimait pas la satisfaction qu’espérait, sans doute, y lire sa fille.

 

– J’espère que tu os contente, chère maman, dit belle-ci.

 

– De quoi, ma fille ?

 

– Mais de… eh bien ! d’avoir Henry Harding pour gendre.

 

– Ma chère enfant, répondit la veuve de ce ton circonspect particulier à son pays – elle était Écossaise – c’est une chose sérieuse, très-sérieuse, et qui mérite considération. Tu sais quelle est notre situation et combien maigres sont les ressources que ton pauvre père nous a laissées.

 

– Comment ne le saurais-je pas ? répondit Belle avec humeur. Ne dois-je pas retourner deux fois mes robes de bal et les faire teindre pour qu’elles puissent servir une troisième fois ? Raison de plus pour épouser Henry Harding. Il m’évitera toutes ces vilenies.

 

– Je n’en suis pas sûre, mon enfant.

 

– Tu sais quelque chose, maman, quelque chose que tu ne m’as pas dit !

 

– Presque rien, à mon grand regret.

 

– Mais son père est riche et il n’a que deux fils. – Tu m’as dit déjà que ses biens n’étaient pas – comment appelles-tu cela ? – substitués, je crois, et qu’ils seraient partagés également. Je me contenterai parfaitement de la moitié.

 

– Et moi aussi, ma fille, si j’étais bien certaine de l’avoir, cette moitié. C’est là qu’est la difficulté. Si les biens étaient substitués, il n’y en aurait aucune.

 

– Alors je pourrais épouser Henry.

 

– Non. – Nigel.

 

– Oh ! maman, que veux-tu dire ?

 

– Parce que la fortune appartiendrait à Nigel. Aujourd’hui la situation des héritiers est douteuse ; tout dépend d’un caprice du testateur, et je connais assez le général Harding pour le croire très-capricieux.

 

Belle resta, à son tour, silencieuse et pensive.

 

– Il est fort à craindre, continua la respectable matrone, que le général déshérite Henry ou ne lui laisse que fort peu de chose. Il est certainement très-mécontent de son cadet dont il a vainement essayé de réformer la conduite. Je ne prétends pas que le jeune homme soit complètement perverti, sans quoi, je n’en voudrais pas entendre parler pour gendre, quelque pauvres que nous soyons.

 

En parlant ainsi, la veuve interrogeait sa fille du regard. Belle lui répondit avec un sourire significatif.

 

– Mais, maman, le mariage ne le corrigera-t-il pas de ses habitudes de prodigalité ? Ne serai-je pas là pour prendre soin de sa fortune ?

 

– Certainement, en supposant qu’il en ait. Mais, je le répète, c’est justement là que gît la difficulté.

 

– Mais, maman, je l’aime.

 

– J’en suis désespérée, mon enfant. Tu aurais du être plus prudente et songer davantage à l’avenir. Ne décide rien, attends – par amour pour toi et pour moi.

 

– Mais il va venir ! Quelle réponse lui ferai-je ?

 

– Une réponse évasive, ma chère. Rien n’est plus facile. Ne suis-je pas là pour endosser toute responsabilité ? Tu es mon unique enfant ; mon consentement est nécessaire. Allons ! Belle, tu n’as pas besoin de mes instructions. Tu ne risques rien à attendre ; tu as tout à gagner, au contraire. Une précipitation inconsidérée t’expose à devenir la femme d’un homme plus pauvre même que ne l’était ton père ; et au lieu d’être forcée de retourner tes robes de soie, tu pourrais bien n’en pas avoir du tout à mettre. Sois donc prudente, c’est mon dernier conseil.

 

Belle soupira sans répondre. Mais ce soupir n’était ni assez profond, ni assez triste pour laisser supposer à sa mère que ses excellents conseils étaient perdus ; le fin sourire qui l’accompagna lui prouva même que sa digne fille avait pris le parti de la prudence.

 

CHAPITRE VIII

Père et Fils.


Le général Harding avait l’habitude de passer de longues heures dans son cabinet ou, pour mieux dire, sa bibliothèque, les parois de cette pièce se trouvant occupées par des corps de bibliothèque. Les livres, pour la plupart, traitaient de matières concernant l’Orient, surtout l’Inde anglaise et les diverses expéditions militaires dont elle a été le théâtre. Il y avait, cependant, beaucoup d’ouvrages de science et d’histoire naturelle. Sur la table gisaient çà et là des numéros détachés du magasin Oriental, des comptes-rendus de la Société Asiatique et de l’Anglais de Calcutta, ainsi que de gros documents, couverts de l’enveloppe bleue officielle et exclusivement relatifs aux affaires de l’honorable Compagnie des Indes.

 

Parcourir tantôt l’un, tantôt l’autre de ces volumes était l’occupation favorite du vétéran. Il y trouvait des souvenirs de sa vie écoulée ; ils peuplaient sa solitude.

 

Tout nouveau livre sur l’Inde était certain de trouver sa place dans la bibliothèque du général. Ce dernier n’avait jamais été grand chasseur, mais il éprouvait un grand charme dans les récits de chasse de « Markham » et du « Vieux Shikari, » excellents ouvrages qui, à côté de scènes émouvantes, présentent des descriptions du plus grand intérêt sur les splendeurs naturelles de ces régions de l’Orient.

 

Un matin, le général entra dans son cabinet ; mais ce n’était pas pour s’y livrer tranquillement à la lecture. Il ne s’assit même pas. Son pas vif et pressé, son front couvert de nuages, témoignaient de l’agitation de son esprit.

 

De temps à autre, il s’arrêtait subitement, frappait son front de sa main ouverte, murmurait quelques mots et reprenait sa promenade.

 

Ces phrases entrecoupées dévoilaient suffisamment l’objet de ses préoccupations. Les noms de ses fils, celui du cadet surtout, s’échappaient fréquemment de ses lèvres.

 

– La conduite désordonnée de Henry m’a presque rendu fou déjà : son affaire avec cette fille m’achèvera. D’après ce que j’ai entendu dire, elle le tient dans ses griffes. – C’est grave. – Mais il faut en finir, à quelque prix que ce soit. – Elle n’est pas de l’étoffe dont on fait la femme d’un honnête homme. – Je m’inquiéterais moins, s’il s’agissait de Nigel. Mais non, elle ne convient à aucun de mes fils. J’ai trop connu sa mère. Pauvre Mainwaring ! Quelle pitoyable existence elle lui a faite, aux Indes ! Telle mère, telle fille !

 

– Par le ciel ! ce mariage ne se fera pas ! Je comprends. – S’il est fou, elle est pleine de prévoyance, l’infernale créature. – Comment sauver le pauvre garçon de la pire des infortunes, une méchante femme ?

 

Le général fit quelques pas en silence, la tête courbée sous le poids de ses pensées.

 

– J’ai trouvé ! s’écria-t-il enfin avec joie. Oui ! Mais je n’ai pas un instant à perdre. Tandis que je réfléchis, il agit, lui, et s’englue probablement si bien qu’il me sera impossible de le dépêtrer.

 

Le général sonna et un sommelier, d’une apparence aussi vénérable que celle du vétéran, se présenta aussitôt. – Williams !

 

– Général ?

 

– Mon fils Henry ! Où est-il ?

 

– Aux écuries, général, il se fait seller la pouliche baie ?.

 

– La pouliche baie ! Mais elle n’a jamais été montée encore.

 

– Jamais, général, et je la crois très dangereuse. Mais, voilà ! maître Henry aime le danger. J’ai voulu lui faire des observations. – Maître Nigel m’a dit de me mêler de mes affaires.

 

– Cours aux écuries. Dis-lui que je lui défends de monter cette bête et qu’il vienne me parler immédiatement. Dépêche, Williams !

 

– Toujours le même ! dit le général, continuant son monologue. Le péril l’attire – comme moi jadis. La pouliche baie ! – Ah ! si ce n’était que cela ! – Mais la demoiselle Mainwaring, c’est pis encore !

 

À ce moment, le coupable Henry, botté, éperonné, la cravache à la main, fit son apparition.

 

– Tu m’as fait appeler, père ?

 

– Certes ! Tu veux monter la pouliche baie !

 

– Oui. Y verrais-tu quelque objection ?

 

– As-tu envie de te casser le cou ?

 

– Ha ! Ha ! Ha ! ce n’est pas à craindre. Tu ne sembles pas avoir grande idée de mon habileté d’écuyer, père.

 

– Et toi, tu as trop de confiance en toi-même – beaucoup trop. Tu veux spontanément monter une bête vicieuse, sans me consulter ; tu commets dautres actes plus imprudents encore. Ces façons d’agir ne me conviennent pas et tu me feras plaisir d’y renoncer.

 

– Quels sont ces actes, père ?

 

– Tu dépenses follement ton argent. Plus follement encore, tu te précipites, tête baissée, dans le plus grave des dangers. Tu cours à ta perte.

 

– Je ne comprends pas, père. Fais-tu allusion à la pouliche ?

 

– La pouliche ! – Non, monsieur, vous feignez de ne pas me comprendre. Je veux parler d’une femme.

 

À ce dernier mot Henry pâlit. Il avait cru que son amour pour miss Mainwaring était un secret, au moins pour son père. Il ne pouvait s’agir d’aucune autre femme.

 

– Je comprends encore moins, répondit-il évasivement.

 

– Je vous demande pardon, vous me comprenez parfaitement, monsieur. Je serai plus explicite. Cependant. J’entends miss Belle Mainwaring.

 

Le jeune homme se tut ; mais sa physionomie s’empourpra.

 

– Et maintenant, monsieur, à propos de cette femme, je n’ai que quatre mots à vous dire : Il faut y renoncer.

 

– Père !

 

– Pas de protestations amoureuses. Elles ne me toucheraient nullement et il ne me convient pas de les écouter. Je le répète. Renoncez à Belle Mainwaring – absolument et pour toujours !

 

– Mon père, répondit le jeune homme d’une voix affermie, vous me demandez l’impossible. Je reconnais qu’entre miss Mainwaring et moi il existe un sentiment plus vif qu’une simple amitié. Nous avons échangé des promesses. – Pour les briser, il faut un double consentement. Le faire sans la consulter, ce serait une injustice cruelle, à laquelle je ne saurais me prêter. Non, mon père, même quand je serais condamné à vous déplaire.

 

Le général garda un instant le silence. Il semblait réfléchir ; mais il examinait furtivement son fils. Un observateur superficiel aurait pu lire dans les yeux du vétéran une sourde colère suscitée par la résistance de Henry, tandis qu’ils n’exprimaient que de l’admiration mélangée d’amour. Ce sentiment généreux il le renferma dans son cœur et reprit froidement :

 

– Allez, monsieur ! Vous êtes décidé à me désobéir. – Réfléchissez, cependant, à ce que vous coûtera votre entêtement. Vous connaissez, je suppose, la valeur du mot substitution ?

 

Le général se tut, attendant une réponse.

 

– Du tout, mon père. Il s’agit de testament, je crois.

 

– C’est tout le contraire. Une substitution n’a aucun rapport avec un testament. Mes biens ne sont pas substitués ; mais je suis libre de les donner à qui me plait, soit à votre frère, soit à vous-même. Épousez miss Mainwaring, et ils appartiendront à Nigel ; quant à vous, je ne vous laisserai que juste de quoi quitter ce pays. – Mille livres sterling, pas un sou de plus. Vous m’avez entendu ?

 

– Oui, mon père, et avec chagrin. Certes, je serais fâché de perdre l’héritage sur lequel j’avais toute raison de compter, moins cependant que de perdre votre estime. Je renoncerais, néanmoins, à l’un comme à l’autre, s’il faut, pour les conserver, manquer à ma parole. Que j’épouse ou non miss Mainwaring, cela dépend de miss Mainwaring elle-même. J’espère, mon père, que vous m’avez compris.

 

– Trop bien, monsieur, trop bien. Je me contente de vous répondre que moi aussi j’ai donné ma parole et que je la tiendrai. Maintenant, montez la pouliche, puisque vous le voulez, et priez Dieu qu’elle ne fasse pas de vous ce que vous faites du cœur de votre père – des morceaux. Sortez, monsieur !

 

Sans dire un mot, Henry quitta la bibliothèque, à pas lents et la tête baissée.

 

– Tout le portrait de sa mère ! dit le général en le suivant des yeux. Qui ne l’aimerait en dépit de son caractère rétif et de ses habitudes de dissipation ! Un si noble Cœur ne peut devenir la proie d’une femme indigne ! Je le sauverai malgré lui !

 

Il sonna de nouveau, mais plus violemment cette fois. Le sommelier arriva presque aussitôt.

 

– Williams !

 

– Général ?

 

– Fais atteler, et promptement.

 

Quelques minutes après, la voiture s’arrêtait au pied du perron.

 

Le général s’y installa et l’attelage partit rapidement, tandis que Henry, qui avait enfourché la pouliche, luttait encore, sur la pelouse, aveu l’indocile animal qui refusait obstinément de prendre la direction du cottage.

 

CHAPITRE IX

Échec et Mat.


M. Woolet était assis dans son bureau, séparé de celui de son unique clerc par un mur d’une prodigieuse épaisseur dans lequel s’ouvrait une porte étroite.

 

De ce côté, aucune indiscrétion n’était à craindre. Mais une des parois latérales du cabinet, légèrement cloisonnée, constituait une sorte d’armoire, dans laquelle, sur l’ordre de M. Woolet, s’introduisait ledit clerc, qui écoutait, silencieux et inaperçu, ce qui se passait entre son patron et tout client dont la conversation valait la peine d’être notée.

 

Est-il besoin, après cela, de dire que M. Woolet exerçait la profession d’attorney[11] ; et bien qu’établi dans une paisible petite ville du paisible comté de Burke, il menait les affaires avec autant d’âpreté et de mauvaise foi que ceux de ses collègues qui pratiquent dans les environs de Newgate ou de Clerkenwell[12].

 

La grande cité ne monopolise pas la culture de la plante nommée chicane, qui pousse en de vigoureux rameaux dans les villes de province. Le village même n’en est pas exempt et le pauvre paysan ne se trouve que trop souvent enlacé dans ses branches gourmandes.

 

C’est sur ce fretin que s’était abattu M. Woolet et sa pêche avait été si heureuse qu’il possédait actuellement une calèche, dans sa remise, et deux chevaux, dans son écurie.

 

Mais aucun gros poisson n’était encore tombé dans sa nasse. Jusqu’ici, son plus beau coup de filet avait été Mme Mainwaring, devenue sa locataire, sa victime, par conséquent.

 

Aussi, sa calèche ne lui avait-elle encore servi à rien, ou presque rien ; ce luxe, en désaccord avec sa position, ne lui donnait qu’un ridicule de plus.

 

Mais cela ne pouvait durer toujours. La classe élevée viendrait certainement bientôt mordre à une aussi attrayante amorce ; le hasard ne manquerait pas de se mettre au service exclusif de M. Woolet et de le porter aux sommets qu’il ambitionnait d’atteindre.

 

Un certain jour, cet espoir parut avoir un commencement de réalisation. Une voiture beaucoup plus belle que celle de l’attorney, conduite par un cocher pesant près d’une tonne et flanqué d’un valet de pied poudré, traversa la ville qui avait l’honneur de compter M. Woolet parmi ses habitants et s’arrêta précisément à la porte de l’étude.

 

Jamais l’homme de loi ne s’était senti aussi heureux qu’au moment où son clerc, entre-bâillant la porte et montrant son museau de fouine, annonça d’une voix contenue l’arrivée du général Harding.

 

Un instant après, le même individu introduisit le général.

 

Un signe maçonnique à l’adresse du clerc fit disparaître ce dernier qui se glissa aussitôt comme une couleuvre dans l’armoire dont la peu honorable destination a été indiquée.

 

– Le général Harding, je pense, dit obséquieusement l’attorney en s’inclinant de façon à baiser le dernier bouton du pardessus du vétéran.

 

– Oui, répondit le général, c’est mon nom. Et le vôtre ?

 

– Woolet, général, E. Woolet, pour vous servir.

 

– Eh ! bien, justement, j’ai besoin de vos services – si vous n’êtes pas autrement occupé.

 

– Il n’y a pas d’occupation qui puisse m’empêcher de vous écouter, général. Que puis-je faire pour vous obliger ?

 

– Pour m’obliger, rien. Je réclame de vos services, uniquement en votre qualité d’attorney. Vous l’êtes, je suppose ?

 

– Mon nom est inscrit dans l’annuaire des cours de justice, général. Vous pouvez vous en assurer.

 

M. Woolet prit un petit volume et l’offrit au général.

 

– Je n’ai pas besoin de l’annuaire, répondit sèchement ce dernier. J’ai vu votre nom sur l’enseigne ; cela me suffit. Ce que je cherche, c’est un attorney qui sache dresser un testament. Vous en êtes capable, n’est-ce pas ?

 

– Il ne m’appartient pas de vanter mon habileté professionnelle, général ; mais Je pense pouvoir parfaitement rédiger un testament.

 

– Assez causé, alors – asseyez-vous et à l’œuvre.

 

Considérant que lui-même possédait une voiture, M. Woolet aurait pu se montrer froissé des brusques façons de son nouveau client. C’était la première fois qu’on l’avait traité ainsi dans sa propre étude ; mais c’était aussi la première fois qu’il lui arrivait un client semblable ; il sentit l’inopportunité de se montrer revêche et la nécessité de courber l’échine.

 

Donc, sans répondre une syllabe, il s’assit devant son bureau, attendant le bon plaisir du général, qui s’était installé sur une chaise, de l’autre côté de la table.

 

– Écrivez sous ma dictée, dit le vétéran d’un ton de commandement, la plus simple formule de politesse adressée à un pareil individu semblant devoir lui écorcher les lèvres.

 

Le loup cervier, de plus en plus obséquieux, inclinant la tête, prit une plume et une feuille de papier blanc.

 

« Je donne et lègue à mon fils aîné ; Nigel Harding, la totalité de mes biens meubles et immeubles, comprenant maisons d’habitation et terres, ainsi que mes obligations de la Compagnie des Indes, à l’exception de mille livres sterling à prendre sur ces dernières et qui seront délivrées à mon fils cadet, Henry Harding, comme le seul héritage auquel il ait droit. »

 

– Vous avez écrit ? demanda le vétéran.

 

– Tout ce que vous avez dicté, oui, général.

 

– Avez-vous inscrit la date ?

 

– Pas encore, général.

 

– Alors, mettez-la.

 

Woolet reprit sa plume et obéit.

 

– Avez-vous un témoin sous la main ? Sinon, j’appellerai mon valet de pied.

 

– C’est inutile, général. Mon clerc en servira.

 

– Ah ! il en faut donc deux ?

 

– C’est la loi, général ; mais je puis être le second.

 

– Parfaitement. Passez-moi la plume.

 

Le général s’inclina sur la table et s’apprêta à signer.

 

– Mais, général, dit l’attorney qui pensait que le testament était par trop concis, est-ce tout ? Vous avez deux fils ?

 

– Certainement. Ne l’ai-je pas dit dans mon testament ? Après ?

 

– Mais…

 

– Mais quoi ?

 

– Vous ne voudriez pas…

 

– Je veux signer mon testament – avec votre permission. Je puis m’en passer, au reste, et m’adresser à un de vos confrères.

 

M. Woolet entendait trop bien les affaires pour soulever désormais la moindre objection. Il fallait avant tout plaire à son nouveau client et il s’empressa de placer le papier devant le général et de lui présenter la plume.

 

Le vétéran signa, l’attorney et son clerc firent de même, en qualité de témoins ; le testament était authentique.

 

– Maintenant, faites-en une copie, dit le général. Vous garderez l’original jusqu’à ce qu’on vous le demande.

 

La copie faite, le général la plaça dans la poche de côté de son pardessus ; puis, sans daigner recommander la discrétion à l’attorney, il regagna sa voiture et reprit le chemin du château.

 

– Il est étrange, se dit le basochien, resté seul dans son cabinet, que le général soit venu à moi au lieu d’aller trouver son avocat ! Plus étrange encore qu’il déshérite son plus jeune fils ! Sa fortune ne peut être inférieure à cent mille livres sterling ; et tout va à ce demi-nègre, quand on pensait que l’autre en aurait au moins la moitié ! Mais cela s’explique. Il est mécontent de son cadet ; il me prend pour rédiger son testament au lieu de Lawson qui, il le sait bien, chercherait à le dissuader. Il s’y tiendra, sans aucun doute, à moins que le vaurien ne s’amende. Le général HardIng n’est pas homme à se laisser jouer, même par son propre fils. Mais que ce testament soit ou non exécuté, il est de mon devoir de le communiquer à une tierce personne qu’il intéresse, pour des raisons particulières. Elle me tiendra compte de ma démarche officielle dans tous les cas, elle ne me trahira pas. – M. Roby !

 

La porte s’ouvrit et la personne dégingandée du clerc se présenta, aussi rapidement que les figures fantastiques qu’un ressort fait jaillir d’une boite à surprises.

 

– Dites à mon cocher d’atteler mes chevaux – et vite !

 

L’esprit disparut et son évocateur avait à peine eu le temps de plier le testament et de résumer sa conversation avec le testateur que la voiture s’arrêtait à la porte de l’étude.

 

Quelques secondes après, Woolet s’introduisait dans sa « trappe, » comme il l’appelait en plaisantant, et roulait sur la route qu’avait prise dix minutes auparavant le plus luxueux équipage du vétéran.

 

Quoique suivant la même voie, les deux véhicules n’avaient pas la même destination. La calèche se rendait à Beechwood-Park, la « trappe » à la modeste résidence de la veuve Mainwaring.

 

CHAPITRE X

Le poisson mord.


Le colonel dont les os blanchissaient dans le Punjaub ne laissait, nous l’avons dit, qu’une médiocre fortune. Sa veuve trouvait cependant le moyen d’entretenir un attelage, lequel ne se composait, il est vrai, que d’un poney et d’un phaéton, mais le poney était vif, le phaéton convenable, et il semblait même d’une suprême élégance lorsque la charmante Belle s’y trouvait, coiffée en amazone, fouet et rênes en main ; sur le siège de derrière se tenait ordinairement assis dans une pose académique, un groom, à la livrée éclatante, aux boutons resplendissants, stylé à souhait et représentant dignement l’honneur de la maison.

 

Ce séduisant petit tableau de la vie de campagne se pouvait voir à la porte du cottage de Mme Mainwaring, à onze heures du matin, le jour même où la mère et la fille avaient eu la conversation relatée dans un des précédents chapitres. Cette sortie, trop matinale pour une simple promenade, avait un but sérieux, une visite à l’attorney. Déjà Melle, installée sur le siège, faisait siffler son fouet avec la grâce qui accompagnait chacun de ses mouvements, et le poney obéissant allait prendre le trot, lorsque parut la voiture de maître Woolet lui-même.

 

La « trappe » se dirigeait évidemment vers la villa où, maintes fois déjà, elle avait déposé son maître. C’était une heureuse coïncidence. Ainsi pensèrent Mme Mainwaring et sa fille qui ne désiraient, ni l’une ni l’autre, se rendre à la ville ce jour-là. Il ne s’agissait pas, en effet, de courir les magasins, mais d’affaires sérieuses à traiter avec M. Woolet. Ce dernier semblait avoir été poussé par une sorte de prescience. Il venait, donc on pouvait rester.

 

Les dames mirent pied à terre, après avoir mis les rênes dans les mains du groom, et, suivies de l’homme de loi, elles rentrèrent dans le cottage. L’attorney fut introduit au salon. L’affaire qui l’amenait n’ayant rien de commun, dit-il, avec la ravissante Belle, celle-ci s’éloigna aussitôt, laissant sa mère seule avec M. Woolet.

 

Le basochien conservait dans ses manières une certaine obséquiosité bien moins caractérisée, cependant, que celle qu’il avait déployée dans son entrevue avec le vétéran. C’était d’ailleurs un vernis dont il ne se dépouillait jamais complètement. Il existait, il est vrai, une différence énorme entre un général ; possesseur d’une centaine de mille livres, et la veuve d’un colonel, dont la fortune atteignait à peine le même nombre de gros sous. Cependant, Mme Mainwaring jouissait d’une position sociale dont il fallait tenir compte ; elle avait une fille qui, d’un jour à l’autre, pouvait devenir la femme d’un homme riche à cent mille livres ; clientèle des plus profitables pour celui qui, à ce moment, aurait la chance d’être le Conseil judiciaire de la mère. M. Woolet était doué de trop de perspicacité pour n’avoir pas embrassé d’un coup d’œil toutes ces prévisions. S’il montra plus d’abandon dans ses paroles et dans ses manières, vis-à-vis de la veuve du colonel, qu’il ne l’avait fait en présence du général, ce fut simplement parce qu’il avait reconnu chez la dame une nature à la fois plus semblable à la sienne et moins scrupuleuse que celle du vétéran en tout ce qui concernait les points d’honneur et d’étiquette.

 

– Auriez-vous quelque communication à me faire M. Woolet ? demanda la veuve, sans faire allusion à la visite qu’elle avait eu lintention de lui faire elle-même.

 

– Oui, madame. Il est possible que je me sois dérangé pour rien et interrompu inconsidérément votre sortie. Ce que j’ai à vous dire peut n’avoir aucune importance. Dans tous les cas, je ne vous demande que cinq minutes d’attention.

 

– Prenez le temps que vous voudrez, M. Woolet. Nous sortions sans but précis – pour courir les magasins – cela peut se remettre. Veuillez vous asseoir.

 

L’attorney prit une chaise, tandis que Mme Mainwaring étalait ses jupes sur un canapé.

 

– Est-ce quelque chose qui ait rapport au cottage ? continua-t-elle avec une indifférence affectée. Le loyer, il me semble, est payé jusqu’au…

 

– Il ne s’agit pas de cela, interrompit l’homme de loi. Vous êtes trop ponctuelle dans vos payements, Mme Mainwaring, pour avoir besoin de me rafraîchir la mémoire. Je viens pour une affaire qui, maintenant que j’y réfléchis, frise de ma part l’indiscrétion. Mais, je vous l’ai dit, elle peut être importante ; et attaché, comme je le suis, à vos intérêts, j’ai cru de mon devoir de vous en parler, espérant, si je me suis trompé, que vous voudrez bien n’attribuer mon ingérence qu’a un excès de zèle.

 

La veuve ouvrit des yeux, jadis fort beaux, mais qui n’exprimaient plus actuellement que la surprise. Les façons de l’attorney, son air de confiance, ses assurances amicales lui laissaient prévoir quelque révélation intéressante.

 

– Un excès de zèle de votre part ne peut offenser personne, M. Woolet – et moi encore moins. Veuillez donc parler. Que votre communication m’intéresse ou non, je vous promets d’en peser sérieusement la valeur et de vous répondre franchement.

 

D’abord, madame, je dois vous poser une question qui, venant de tout autre, pourrait paraître impertinente. Mais Vous m’avez fait l’honneur de me choisir comme conseil ; mon dévouement est mon excuse. On suppose dans le pays – et pour dire vrai, on fait plus que supposer que votre fille est sur le point de se… de contracter une alliance avec l’un des fils du général Harding. Puis-je vous demander si ce bruit est fondé ?

 

– Eh bien, M. Woolet, à vous je répondrai qu’il y a du vrai dans cette supposition.

 

– Puis-je vous demander de plus quel est, des deux fis du général, celui que votre fille a daigné honorer de son choix ?

 

– Vraiment ; M. Woolet… Mais dans quel but voulez-vous le savoir ?

 

– J’ai une raison, madame – une raison qui vous touchera, ou je me trompe fort.

 

– Qui me touchera ! Et comment ?

 

– Prenez et lisez, se contenta de répondre le loup-cervier en lui présentant une feuille de papier azurée contenant quelques lignes d’écriture dont l’encre avait eu à peine le temps de sécher.

 

C’était le testament du général Harding.

 

À mesure qu’elle lisait, le sang, comme une marée montante, affluait au visage et au cou de la veuve. En dépit de son flegme d’Écossaise – de la puissance qu’elle avait acquise sur elle-même dans cette vie accidentée qui est le partage des femmes d’officiers de l’armée des Indes – elle n’eut pas la force de cacher son émotion. Ce qu’elle dévorait des yeux était comme un écho de ses propres pensées – une réponse aux réflexions qui, à peine une heure auparavant, traversaient son esprit et qu’elle avait communiquées à sa fille.

 

Aussi adroitement que peut le faire une femme – et Mme Mainwaring n’était pas la plus naïve créature de son sexe – elle essaya de démontrer à M. Woolet qu’elle ne s’intéressait que médiocrement au document qui venait de lui être dévoilé. La seule chose qui l’affectait, dit-elle, était de voir le général Harding oublier assez ses devoirs de père pour établir une semblable distinction entre ses enfants. Tous deux lui appartenaient par le sang, et bien que le cadet eût pu mener une conduite peu exemplaire, il était jeune et se corrigerait certainement, avec le temps, des habitudes qui avaient mécontenté son père.

 

Quant à elle-même, Mme Mainwaring, elle était fort peinée, et quoique l’affaire ne la touchât qu’incidemment, elle croyait devoir remercier M. Woolet de l’obligeance qu’il avait mise à lui communiquer les termes de cet étrange testament et lui en garderait une éternelle reconnaissance.

 

La fin de cette singulière homélie fut prononcée d’un ton qui ne pouvait tromper un observateur comme M. Woolet. Aussi, quand la bonne dame ferma la bouche, il plia tranquillement le testament et se disposa à prendre congé. Renouveler ses excuses et ses protestations de dévouement était chose parfaitement inutile. Les braves gens se comprenaient mutuellement, même en se taisant.

 

M. Woolet accepta un verre de xérès et un biscuit, se réintégra dans sa « trappe » et reprit le chemin de son étude, tandis que le groom, sur l’ordre de la maîtresse, dételait le poney et le ramenait à l’écurie.

 

Dès que l’attorney eût tourné les talons, Belle rentra au salon.

 

– Que te voulait-il, maman ? demanda-t-elle tout d’abord. Est-ce quelque chose qui me concerne ?

 

– Sans aucun doute. Si tu acceptes Henry Harding, tu épouses la pauvreté. J’ai vu le testament. Son père l’a déshérité.

 

Miss Mainwaring s’affaissa sur le sofa en poussant un cri qui témoignait plus de son désappointement que de son désespoir.

 

CHAPITRE XI

La demande en mariage.


L’après-midi s’avançait, et Belle, à demi étendue sur le divan, les bras croisés sur la poitrine, réfléchissait profondément. Sa situation était délicate et embarrassante. Elle attendait une demande en mariage avec la ferme intention de la repousser. Les conseils, les ordres mêmes de sa mère avaient porté leurs fruits et elle était déterminée à ne plus considérer, dans l’existence, que son côté pratique et utilitaire.

 

Ce n’était, cependant, pas sans un certain trouble moral, sans une lutte assez vive contre ses propres sentiments, qu’elle avait pris cette décision. En réalité, l’homme dont elle allait refuser la main, elle l’aimait plus qu’elle ne se l’imaginait elle-même, ainsi qu’elle le découvrit plus tard. Malgré sa coquetterie, en dépit de son désir effréné de voir tous les hommes à ses pieds, elle avait un cœur, non pas des plus purs et des plus dévoués ; mais, tel qu’il était, il semblait appartenir à Henry Harding.

 

Toutefois, elle en comprimait énergiquement les battements. Henry était-il en mesure de réaliser ses plus ardentes aspirations ? Pouvait-il l’entourer de toutes les splendeurs de la fortune, de toutes les délicatesses du luxe le plus raffiné. Non, elle le savait désormais. À lui son cœur, à un autre sa main – à son frère Nigel, peut-être, murmurait à son oreille le démon de l’orgueil et de la vanité.

 

C’était réellement une ravissante créature que Belle Mainwaring. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne, telle était la perfection symétrique de sa personne qu’elle était gracieuse sans efforts. Ses grands yeux bleus, généralement noyés de langueur, laissaient échapper à l’occasion des regards d’une pénétrante douceur. La nature s’était montrée prodigue envers elle et l’art avait parachevé son œuvre, Belle connaissait parfaitement la valeur de ses séductions physiques ; exercée, dès l’enfance, à en tirer parti, elle les utilisait actuellement avec une rare habileté. Elle usait volontiers des attitudes penchées et savait s’abandonner sur un sofa avec une nonchalance et une morbidesse qui enivraient ses nombreux admirateurs.

 

Mais, ce jour-là, il ne s’agissait de pose plastique, ni devant un tiers, ni devant elle-même. Elle n’en avait pas le pouvoir, encore moins le désir. L’agitation de son esprit se traduisit par un incroyable besoin de mouvement. Se levant brusquement du sofa où, par exception, elle se tenait toute droite, elle parcourait le salon à pas saccadés, s’approchait d’une fenêtre pour jeter un coup d’œil sur la route, revenait s’asseoir et restait plongée dans de profondes et anxieuses réflexions.

 

Quelle serait sa réponse ! Comment s’y prendrait-elle pour en déguiser ou, au moins, en faire accepter l’amertume ? Ne possédait-elle pas le cœur de celui qui venait lui demander sa main ? Le désespoir qu’elle allait causer serait immense ; elle n’en doutait pas ; mais elle voulait l’adoucir, autant que possible, et cherchait les fleurs de rhétorique dans lesquelles elle pourrait envelopper son refus. Elle croyait avoir suffisamment poli ce difficile morceau d’éloquence, lorsqu’un spasme douloureux souleva sa poitrine. Il fallait toujours finir par dire non ; c’était là le plus cruel effort et ce simple monosyllabe démolissait tout d’un coup l’échafaudage si péniblement élevé dans son esprit.

 

Un instant, obéissant à des sentiments plus purs et plus naturels, elle fut sur le point de modifier radicalement sa décision spontanée, et d’accepter Henry Harding, malgré sa pauvreté, malgré les conseils de sa mère.

 

Mais cette noble résolution ne fit qu’effleurer son esprit. Elle s’évanouit comme l’éclair et ne rendit que plus sensibles les sombres nuages qui obscurciraient sa destinée si elle était assez faible pour céder à l’entraînement de la jeunesse et de l’amour. – Un époux déshérité ! Les mille livres composant toute la fortune de Henry suffiraient à peine à payer la corbeille qu’elle ambitionnait et les fêtes qui devaient illustrer ses noces ! Sa mère possédait véritablement le sens pratique. N’était-il pas, d’ailleurs, de son devoir de s’incliner devant la volonté de l’auteur de ses jours ?

 

Une autre pensée la confirma dans sa détermination. Elle avait de bonnes raisons pour être certaine de sa conquête ; et si, plus tard, elle croyait devoir céder à son penchant, elle le pourrait encore faire. Il était possible que le général Harding se repentît d’avoir déshérité son plus jeune fils et révoquât un testament probablement dicté dans un moment de dépit ou de colère. Ce n’était l’opinion ni de l’homme de loi ni de Mme Mainwaring, qui savaient le général peu enclin à revenir sur le fait accompli. Mais Belle pensait différemment. Elle regardait l’avenir à travers le prisme de l’espérance éclairé par l’amour.

 

C’est dans cette situation d’esprit que se trouvait miss Mainwaring lorsque le groom annonça Henry Harding et l’introduisit dans le salon. Peut-être, à la vue des beaux traits et de l’élégante prestance du jeune homme, sa résolution chancela-t-elle. Mais cette émotion ne dura qu’un moment ; la pensée de l’exhérédation suffit pour la dissiper.

 

Elle ne se trompait par sur le motif de la visite de Henry. Par le fait, dans leur dernière entrevue, tout avait été dit, sauf une déclaration formelle. Des paroles avaient été échangées, qui pouvaient être considérées comme un engagement de la part du fils du général, comme une acceptation de la part de la jeune fille. Plein de confiance, Henry venait donc prier Belle de le considérer désormais comme son fiancé reconnu.

 

Avec la franchise et la loyauté qui faisaient le fond de son caractère et ne lui permettaient pas de supposer, chez les autres, une arrière-pensée, il exposa sa demande.

 

La réponse le frappa en plein cœur. Ce n’était pas un refus catégorique ; mais la jeune fille subordonnait son consentement à l’agrément de sa mère.

 

C’est ce que Henry Harding ne pouvait comprendre. Elle, cette impérieuse beauté, qui, à ses yeux, semblait revêtue de la toute-puissance, faire dépendre son bonheur du bon plaisir de sa mère, et d’une mère bien connue pour son humeur capricieuse et son égotisme ! Le coup était inattendu et d’autant plus pénible qu’il semblait annoncer un mauvais vouloir de la part de Mme Mainwaring.

 

Henry n’était pas de nature à rester dans l’indécision ; il demanda à voir la veuve sur-le-champ.

 

Quelques minutes après, Mme Mainwaring venait prendre, sur le sofa, la place de sa fille qui avait cru devoir se dispenser d’assister à l’entretien.

 

Dans l’air glacial, dans l’attitude raide et guindée de la veuve, Henry crut lire la ruine de ses projets et l’écroulement de ses espérances. Ces craintes tout instinctives furent immédiatement confirmées.

 

Mme Mainwaring se déclara fort sensible à l’honneur que lui faisait le jeune homme en aspirant à devenir son gendre et lui en adressa ses plus vifs remerciements. Mais elle ajouta aussitôt que la situation dans laquelle se trouvaient sa fille et elle rendait toute union impossible. M. Harding devait savoir que la mort subite de son cher mari l’avait laissée presque sans ressources. Belle était donc sans fortune ; et comme il était lui-même dans le même cas, une union, dans ces conditions, constituerait non seulement une imprudence, mais la plus insigne des folies. Bien que pauvre, et grâce à la tendresse de sa mère, peut-être à sa faiblesse, Belle avait toujours vécu, sinon dans le luxe, au moins dans le confort. Que deviendrait-elle comme mère de famille, avec un époux forcé de lutter contre les difficultés de l’existence ? Elle ne pouvait, sans trembler, songer à un sort semblable pour sa chère enfant. M. Harding était jeune et le monde s’ouvrait devant lui ; mais il n’avait pas été élevé pour une profession quelconque et ses habitudes ne lui permettaient d’en poursuivre aucune. Pour toutes ces raisons, Mme Mainwaring croyait de son droit de décliner résolument mais respectueusement l’alliance proposée.

 

Ce long discours, débité d’un ton dogmatique, Henry l’écouta en silence, mais avec un étonnement qui se peignit sur sa physionomie et qui grandissait à mesure que la bonne dame laissait tomber de ses lèvres ces phrases toutes préparées.

 

– Certainement, madame, dit-il, quand le dernier mot de la harangue eût été prononcé, vous ne voulez pas dire…

 

– Dire quoi, M. Harding ?

 

– Que je ne suis pas capable de faire vivre honorablement ma… votre fille. Je ne comprends rien à la lutte dont vous parlez. Je n’exerce aucune profession, c’est vrai, mais il me semble que je n’en ai pas besoin. La fortune de mon père m’en dispense et pour le présent et pour l’avenir. Nous ne serons que deux à la partager.

 

– Vous croyez, M. Harding, répondit la veuve du même ton froid et avec le même organe désagréable. Eh bien ! Je suis désolée d’avoir à vous détromper. La fortune de votre père ne sera pas ainsi également répartie. Votre lot sera d’un millier de livres sterling tout au plus. Et que prétendez-vous faire avec une aussi misérable somme ?

 

Henry Harding n’entendit pas cette dernière phrase prononcée sous forme d’interrogation. Ce qui lui avait été dit suffisait pour qu’il comprît qu’il n’avait plus affaire dans le salon de Mme Mainwaring, et, saisissant son chapeau et sa canne, il prit brusquement congé de la veuve et s’éloigna.

 

Il dédaigna d’user, avec la fille, de la même politesse dérisoire. Entre Belle Mainwaring et lui s’était creusé un abîme désormais impossible à franchir.

 

Tandis que l’amant repoussé s’éloignait du cottage qui renfermait celle que, peu d’instants auparavant, il considérait comme la maîtresse de sa destinée, des nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel, comme pour refléter les sombres pensées qui obscurcissaient ses esprits.

 

C’était la première grande douleur qu’il eût encore éprouvée, douleur physique et morale à la fois. La harangue de Mme Mainwaring était à double tranchant ; son amour et sa fortune se trouvaient atteints en même temps. Mais que l’amour se fût envolé avec la fortune, quand il aurait volontiers sacrifié celle-ci pour conserver l’autre ! Penser que les paroles d’amour échangées, les doux regards, les furtifs pressements de mains, tout était faux, calculé peut-être ! Voilà surtout ce qui brisait le cœur du noble jeune homme.

 

Trouver une excuse à la conduite de Belle ! Était-ce possible ! Il l’essaya pourtant. Mais les causes du refus étaient trop évidentes, trop claires étaient les conditions auxquelles on aurait accepté son amour et qui l’avaient conduit à croire qu’on l’avait agréé. Prétexte que tout cela, comble de la duplicité et de la coquetterie ! Maintenant c’en était fait, et il se jura d’imposer au moins silence à son cœur, si sa pensée demeurait rebelle. La bataille de la vie commençait. Henry était jeune, la lutte menaçait d’être pénible ; mais son caractère permettait d’espérer qu’il en sortirait vainqueur. La femme qu’il avait mise sur un piédestal, comme un type d’innocence et de pureté, s’était montrée non seulement capricieuse, mais encore dissimulée, égoïste, intéressée, moins digne d’amour que de mépris. Qu’il eût le bonheur de conserver gravée dans son esprit cette dernière impression, et l’affection inconsidérément donnée s’évanouirait tôt ou tard. Ce vœu une fois formé, les pensées de Henry se tournèrent vers son père. Contre ce dernier, il n’éprouvait qu’une sourde colère. La menace de substitution avait dû être accomplie le matin même. Les détails minutieux donnés par Mme Mainwaring, jusqu’à l’importance exacte de son legs, ne lui laissaient, à ce sujet, aucun doute. Comment avait-elle obtenu ces renseignements ; il l’ignorait et s’en inquiétait peu. Elle était assez habile pour s’être mise en rapport avec le conseil ordinaire du général chargé, supposait-il, de la rédaction du testament. Ses pensées ne firent qu’effleurer cette question pour se reporter avec plus d’amertume sur le testateur lui-même qui, par ce fait, seul, lui avait enlevés, à la fois, son amour et sa fortune.

 

L’insensé ! Dans son agonie morale, il ne songea pas un instant à quel point son père s’était montré son ami, en cherchant à l’arracher à une destinée plus triste que l’exhérédation. Son mépris pour l’infernale coquette n’était pas encore assez complet pour lui permettre d’aussi sages réflexions.

 

La menace de son père n’avait été que conditionnelle. En revenant à résipiscence, il pouvait rentrer en faveur et obtenir, sans la demander, la révocation du testament. Sa désobéissance, bien qu’elle n’eût pas été suivie d’effet, méritait une punition ; mais celle-là était d’une nature trop grave pour qu’un père pût songer à l’infliger. Elle n’était pas, d’ailleurs, compatible avec l’indulgence dont il n’avait cessé d’être l’objet.

 

Ainsi eût raisonné un esprit étroit. Nigel Harding n’y eût pas manqué et se serait empressé de venir demander grâce.

 

Henry pensait différemment. Profondément blessé dans son orgueil et dans ses affections, il se persuada que la maison de son père ne devait plus être la sienne.

 

À cette résolution, héroïque dans sa situation, il se cramponna avec l’énergie du désespoir. En arrivant à la porte du parc, Il tourna subitement le dos et se dirigea à grands pas vers la plus voisine station de chemin de fer.

 

Une heure après il était à Londres, bien décidé à ne plus revoir les Monts Chiltern ou le comté de Buckingham.

 

CHAPITRE XII

Exil volontaire.


Le soir du même jour, la table du général Harding se trouva, selon l’usage, dressée pour quatre personnes. L’une des places resta inoccupée, celle du fils cadet.

 

– Où est-il ? demanda le vétéran en dépliant sa serviette.

 

Nigel ne répondit pas tout d’abord. Une tante, vieille fille scandalisée des débordements de son neveu, ne s’inquiétait aucunement de ses faits et gestes. Le sommelier ne savait pas où était allé maître Henry. Nigel le savait, lui, puisqu’il avait vu son frère prendre le chemin du cottage de Mme Mainwaring. Interpellé directement, il donna ce renseignement, les traits crispés et d’une voix sifflante.

 

– Il est possible qu’on l’ait retenu à dîner, ajouta-t-il ; Mme Mainwaring est si gracieuse pour lui !

 

– Elle ne le sera pas longtemps, répliqua le général avec un sourire qui dérida un instant sa physionomie assombrie.

 

Nigel regarda fixement son père, mais n’osa demander aucune explication. Il sembla éprouver un soulagement intime ; les nuages qui obscurcissaient son front se dissipèrent graduellement.

 

Le dîner se poursuivit sans qu’il fût fait de nouveau allusion à l’absent. Il était presque terminé, lorsque le sommelier entra, tenant une lettre que venait d’apporter le domestique d’une auberge située à une petite distance du château.

 

Au premier coup d’œil jeté sur l’adresse, griffonnée à la hâte, le général reconnut l’écriture de son fils Henry.

 

Il déchira l’enveloppe. Sa physionomie s’assombrit de plus en plus à mesure qu’il parcourait l’épître dont voici la teneur :

 

« Père.

 

« Je n’ajoute pas le mot « cher, » ce serait une hypocrisie de ma part ; quand vous recevrez cette lettre je serai en route pour Londres ; de là, j’irai où le sort me conduira, car je ne veux pas rentrer sous un toit que vos rigueurs ne me permettent plus de considérer comme le mien. J’aurais, sans me plaindre, supporté mon exhérédation ; je l’ai méritée, peut-être ; mais les conséquences qu’elle a entraînées sont trop cruelles pour que je puisse les envisager sans irritation. Le mal est fait, je n’y veux plus revenir. Ma lettre n’a qu’un but. D’après les termes de votre testament, je serai un jour le fortuné possesseur de mille livres sterling. Verriez-vous quelque difficulté à me les donner immédiatement, en déduisant, bien entendu, l’intérêt d’usage, lequel, je suppose, peut être calculé d’après le tarif des compagnies d’assurances. Mille livres à votre mort – qui, j’espère, se fera longtemps attendre encore. – sont une somme trop mince pour qu’il soit possible de fonder sur elle aucune espérance d’avenir. Aujourd’hui, elle me serait de la plus extrême utilité, puisque je suis décidé à m’expatrier et à poursuivre la fortune sous des cieux plus cléments. Si je trouve, à Londres, chez votre homme d’affaires, un chèque de mille livres à mon ordre, c’est bien ; sinon, votre refus ne m’empêchera pas de partir et je ne suis pas d’un caractère à vous redemander jamais rien. Agissez donc comme vous l’entendrez, père. Peut-être mon excellent frère Nigel, dont vous écoutez si volontiers les conseils, vous aidera-t-il à prendre une détermination.

 

« HENRY HARDING. »

 

On juge de l’émotion du général à la lecture de cette lettre sèche et si froidement raisonnée. Aux premiers mots, il sauta sur ses pieds, la parcourut en marchant à pas saccadés et, quand il eut fini, il frappa le parquet aveu une telle violence que les cristaux et les porcelaines en sautèrent sur la table.

 

– Par le ciel ! que veut dire cela ! s’écria-t-il.

 

– Quoi, cher père, demanda obséquieusement Nigel. Auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

 

– Nouvelles ! nouvelles ! – C’est bien pis !

 

– Puis-je vous demander de qui ?

 

– De Henry – le vaurien ! – l’ingrat ! Tiens, lis !

 

Nigel s’empressa d’obéir.

 

– C’est, en effet, une épître désagréable – insolente, dois-je ajouter. Mais que signifie-t-elle ? Je ne puis le comprendre.

 

– Qu’importe ! Il me suffit de savoir qu’il est parti. Je le connais ! Il tiendra sa promesse ! Il me ressemble trop pour y manquer. Parti ! Grand Dieu ! Parti !

 

Le général, malgré sa force d’âme, laissa échapper un sanglot. La vieille tante, sans dire, un mot, continuait, tout en secouant mélancoliquement la tête, à siroter son porto et à éplucher ses noix.

 

– Après tout, fit observer Nigel, sous prétexte d’apaiser la douleur de son père, il parle beaucoup pour ne rien dire. C’est un jeune fou qui…

 

– Ne rien dire ! hurla le général dans un nouveau paroxysme. N’est-ce donc rien que d’écrire une lettre semblable, dont chaque mot est une atteinte à mon autorité – un défi ?

 

– C’est vrai, et je ne sais comment il a osé vous parler ainsi. Il est évidemment irrité de quelque chose… que je ne comprends pas. Mais sa colère tombera, plutôt que votre juste indignation, cher père.

 

– Jamais ! Je ne lui pardonnerai jamais. Il a trop abusé de mon indulgence. Mais cette fois est la dernière. Je ne veux plus supporter de semblables désobéissances, sans parler du manque de cœur et de l’esprit de bravade qu’il ose témoigner. Par le ciel il en sera puni !

 

– Vous avez raison, mon père, dit le fils aîné. Et puisque, ajouta-t-il avec onction, il vous prie de daigner prendre mes humbles avis, je vous conseillerais de l’abandonner à lui-même, au moins pour un temps. Peut-être, lorsqu’il aura été privé, pendant quelques mois, de la main que vous lui avez toujours trop généreusement tendue jusqu’ici, sentira-t-il mieux sa dépendance et sera-t-il plus disposé à se repentir. Je pense que la somme de mille livres qu’il prétend lui avoir été promise par vous, ce que j’ignore absolument, doit être gardée…

 

– Il n’en aura pas un sou – au moins, tant que je vivrai.

 

– Et ce sera longtemps encore, je le désire, mon bien cher père. Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi.

 

– Que ce soit bien ou mal, je m’en inquiète peu. Il n’en aura pas un sou… non, pas un seul Qu’il meure de faim ou revienne au sens commun.

 

– Voilà le vrai moyen de l’y faire revenir, soupira Nigel, et croyez-moi, mon père, cela ne tardera pas.

 

Cette observation sembla calmer, temporairement au moins, la colère de l’irascible général. Il se remit à table et y resta seul, en tête à tête avec sa bouteille de porto, bien plus longtemps qu’il n’en avait l’habitude. La généreuse liqueur le rendit-elle plus miséricordieux ? Toujours est-il qu’avant de gagner son lit il se rendit en titubant légèrement dans son cabinet et écrivit, d’une main tremblante, à son homme d’affaires, lui ordonnant de remettre à son fils Henry, sur la demande de ce dernier, un bon de mille livres sterling.

 

Il alla ensuite lui-même chercher un valet de pied et le chargea de jeter immédiatement la lettre à la poste afin qu’elle pût partir par le courrier du matin.

 

Avec l’idée bien arrêtée d’accomplir cette bonne œuvre dans le plus profond secret, il s’efforça d’exécuter sans bruit toutes ces évolutions et de n’éveiller l’attention de personne.

 

Et il crut y avoir réussi. Malheureusement, ce qui, pour un homme placé sous l’influence de quatre bouteilles de porto, semble l’excès de la précaution, n’est en général que le comble de l’imprévoyance pour les personnes qui l’entourent. Maître Nigel était de celles-là. Il savait que son père avait écrit une lettre ; il en devina le contenu et assista, invisible, au colloque avec le valet. Il surveilla le départ de ce dernier, lui reprit la lettre et la déposa entre les mains d’un autre domestique, qui, dit-il, ayant affaire plus loin que le bureau de poste, pourrait y jeter la lettre en passant. Mais ce nouveau messager avait au préalable reçu certaines instructions en conséquence desquelles la lettre du général ne parvint jamais à sa destination.

 

CHAPITRE XIII

Les Étouffeurs de Londres.


Ne connaissant pas Londres, où il n’était encore venu que deux ou trois fois, Henry se laissa conduire, par le cocher du cab qu’il avait pris au sortir de la gare, dans un hôtel du West-End. Le général avait à Londres quelques amis ; mais Henry ne comptait pas leur rendre visite, dans la crainte que le bruit de sa rupture avec son père ne soit déjà parvenu jusqu’à eux, peut-être aussi celui de son échec auprès de Belle Mainwaring. Son orgueil lui défendait aussi bien d’affronter le ridicule que de mendier la sympathie. Ses chagrins, il aurait voulu les cacher à l’univers tout entier. C’est pourquoi, au lieu de rechercher les camarades de collège qu’il aurait pu rencontrer à Londres, il mit tous ses soins à les éviter.

 

Le messager, chargé de la lettre pour son père, était également porteur d’un billet par lequel Henry ordonnait à son domestique d’emballer ses effets personnels, linge, vêtements et armes, et de les lui adresser, bureau restant, fi la station de Paddingtan. Ce trousseau, qui lui parvint sans encombre, et une dizaine de livres sterling, – qu’il portait par hasard sur lui, en quittant la maison paternelle, composaient toute sa fortune. Encore l’argent comptant avait-il disparu avant l’expiration de la première semaine de son séjour à Londres.

 

Pour la première fois de sa vie, il éprouva le désagrément de se trouver sans argent, particulièrement dans le sein d’une grande ville. Ce n’était encore pour lui qu’un simple inconvénient. Il espérait que sen père consentirait à lui accorder les mille livres demandées. Pour donner à cette munificence le temps de se produire, il laissa s’écouler huit jours avant de se rendre chez l’homme d’affaires du général. Il lui demanda simplement s’il avait reçu de son père quelque communication le concernant. La réponse fut négative.

 

Trois jours après, il y retourna et renouvela sa demande presque mot pour mot. On lui répondit également presque mot pour mot. – Depuis quelque temps, MM. Lawson et fils (c’était la raison sociale de la maison) n’avaient reçu du général Harding aucune lettre sur quelque sujet que ce fût.

 

– Il n’enverra rien, se dit tristement Henry en quittant les bureaux de l’homme d’affaires. Il pense que je ne suis pas assez puni et mon gracieux frère ne manquera pas de l’entretenir dans toute pensée. Eh bien ! qu’il garde son argent ! Je ne lui demanderai rien, dussé-je mourir de faim.

 

Il y a, dans toute abnégation personnelle, une sorte d’âcre plaisir, qui prend sa source dans la rancune plutôt que dans le vrai courage et qui s’éteint généralement longtemps avant la douleur morale qui lui a donné naissance.

 

Chez Henry Harding, ce sentiment était plus vivace. Le jeune homme se sentait cruellement froissé par le traitement qu’il avait reçu et de son père et de sa maîtresse. Il ne pouvait les séparer dans son esprit ; son ressentiment contre tous deux était assez violent pour lui inspirer les plus extrêmes résolutions. La première fut de ne pas retourner chez l’homme d’affaires et il s’y conforma rigoureusement, non sans un certain effort, car il souffrait déjà du manque d’argent. Plus de prodigalité désormais ; ne fallait-il pas avant tout songer à vivre. Déjà il s’était logé dans un hôtel plus modeste ; mais ce loyer, quelque faible qu’il fut, il fallait le payer. La situation s’assombrissait de plus en plus. Que résoudre ? Entrer dans l’armée ou la marine marchande ?

 

Conduire un cab ? Devenir manœuvre ? Aucune de ces professions ne le séduisait. Ne valait-il pas mieux s’expatrier ? C’est à quoi il se résolut.

 

Heureusement, s’il n’avait plus d’argent, il lui restait une fort belle montre et des bijoux. Le prix qu’il en retirerait devait amplement suffire à payer son passage jusqu’au Nouveau-Monde ; car il voulait se transporter aussi loin que possible de son père et de Belle Mainwaring.

 

Ses bijoux une fois convertis en argent monnayé, – ce qui se peut faire, à Londres, très-rapidement, pourvu que l’en soit coulant sur le prix, – il se dirigea vers les docks des Indes occidentales pour visiter un navire en partance. Il revint à l’hôtel peu satisfait de lui-même et de sa chance. La cabine qu’on lui avait offerte était d’un prix peu élevé, mais sordide, et il avait hésité à l’accepter.

 

Il se rendit ensuite au Parc de Greenwich, les Champs-Élysées du petit peuple de Londres, et y fit un léger repas. Il était tard quand il descendit de l’impériale de l’omnibus d’Holborn dans Little-Queen-Street, la rue la plus voisine de son logement.

 

Il s’était à peine mis en route lorsque ses yeux se portèrent sur une boutique d’huîtres, habituellement ouverte jusqu’à une heure avancée de la nuit et, le matin, dès l’aube. Son maigre dîner était loin déjà ; il avait faim. Il entra dans la boutique et se fit ouvrir une douzaine des succulents bivalves.

 

Devant le comptoir se trouvait un jeune homme activement occupé à avaler les mollusques qu’on lui avait servis. Sa vue causa à Henry une impression étrange. Beau, grand, bien fait, son teint olivâtre, ses cheveux noirs et bouclés, ses yeux ronds, son nez aquilin, dénotaient une origine étrangère. Les quelques mots de mauvais anglais qu’il laissa échapper avaient un accent italien parfaitement caractérisé. Bien qu’il fût assez pauvrement vêtu, ses allures indiquaient un homme bien né, ou, tout au moins, bien élevé.

 

Si l’on avait demandé à Henry Harding la raison de la sympathie qui l’attirait vers ce jeune homme, il eût été fort embarrassé pour répondre. Elle prenait, sans aucun doute, naissance dans des allures distinguées peu en rapport avec de modestes vêtements, et surtout dans la pensée qu’il avait devant les yeux un étranger isolé, loin de sa patrie, sans amis, peut-être – l’image de ce qu’il serait bientôt lui-même.

 

Il lui aurait bien adressé la parole. Mais la réserve hautaine empreinte sur la physionomie de l’inconnu, sa connaissance imparfaite de la langue anglaise, en même temps que la crainte de voir, mal interpréter des avances toutes spontanées empêcha l’enfant des Chiltern de laisser percer son intérêt autrement que par ses regards.

 

Henry avait à peine été honoré d’un coup d’œil. Sa tournure aristocratique, ses habits d’une coupe irréprochable, le firent probablement confondre avec certains gentilshommes échappés à demi ivres du Casino voisin. L’étranger crut, sans doute, qu’une telle compagnie ne pouvait lui convenir ; aussi se hâta-t-il d’achever ses huîtres, de les payer et de sortir de l’établissement.

 

Henry le vit s’éloigner avec chagrin. C’était la première figure sympathique qu’il eût encore aperçue à Londres ; la reverrait-il jamais ? Ce serait presque un miracle dans cette immense fourmilière qui s’appelle Londres. Lui-même ne devait-il pas bientôt s’éloigner de la métropole, perdant ainsi toute chance d’une nouvelle rencontre ? Secouant la tête, comme pour chasser ces pensées, il paya à son tour la consommation et reprit le chemin de son domicile.

 

La nuit était sombre, et une fois dégagé du cercle impudique dont le Casino d’Holborn est le centre, il ne rencontra plus une âme et marcha rapidement vers Essex-Street où se trouvait son hôtel.

 

Il allait entrer dans le massif passage couvert qui longe Lincoln-Square et qui est toujours imparfaitement éclairé, lorsque, dans la pénombre, il vit se profiler les silhouettes de trois hommes dont l’un, apparemment ivre, était secouru par les deux autres.

 

Il aurait volontiers évité ce groupe, mais, déjà engagé sous la voûte, il ne voulut pas revenir sur ses pas et continua son chemin. En approchant, il vit que l’ivrogne était tout à fait insensible ; ses jambes lui refusaient absolument leur service, et sans l’aide de ses compagnons il se serait affaissé sur le sol comme une masse inerte. Le groupe était immobile et ne montrait aucune disposition à avancer. Peut-être les hommes avaient-ils fourni une longue course depuis leur dernière station à l’estaminet et éprouvaient-ils le besoin de se reposer.

 

Ce n’était pas l’affaire de Henry et il se décida à s’éloigner sans s’interposer ; l’ignoble apparence de l’un des deux individus à jeun, qui détourna un moment vers lui son visage, lui eût, d’ailleurs, conseillé la plus prudente abstention. Il passa outre. Quand il fut à quelques pas, un indéfinissable sentiment de curiosité lui fit tourner la tête. La face d’un homme si abominablement ivre ne pouvait être qu’un curieux spectacle.

 

Le trio se trouvait placé par hasard près de l’un des rares réverbères suspendus dans la voûte. Cette lueur indécise, tombant diagonalement sur l’ivrogne, éclaira des traits dans lesquels Henry reconnut immédiatement ceux du jeune homme qui occupait obstinément son esprit.

 

Poussant un cri de surprise, il se retourna et s’élança vers le trio.

 

– Qu’est-ce là ? dit-il d’un ton impérieux. Cet homme est ivre ?

 

– Saoul comme Bacchus, répondit un des individus à mine patibulaire. Nous lui f’sons la conduite. V’là une heure au moins qu’nous sommes attelés après sa carcasse.

 

– En vérité !

 

– Vrai, m’sieu. Il a bu un coup d’trop, comme vous voyez. C’est un ami, et nous ne voulons pas qu’la rousse l’emmène au poste.

 

– Certes, vous ne vous en souciez pas ! répondit ironiquement le rejeton de Beechwood-Park, qui avait compris la nature de l’inertie de l’étranger. C’est bien aimable à vous. Mais je suis, moi aussi, un ami ; je me charge du pauvre homme, enchanté de vous soulager de la peine que vous avez prise jusqu’ici. Est-ce convenu ?

 

– Convenu ! Du diable ! Qu’entendez-vous par là ?

 

– Ceci ! hurla Henry, incapable de maîtriser davantage son indignation. Ceci ! répéta-t-il, en brandissant sa lourde canne du Buckinghamshire qui s’abattit sur la tête d’un des vauriens. Et ceci ! s’écria-t-il une troisième fois, tandis que la massue descendait sur le crâne du second et que, tous trois, rouleurs et roulé, s’aplatissaient sur le trottoir.

 

Dans ce quartier de Londres, il n’existe aucun lieu de refuge. Les postes de police y sont rares ; il en résulte que les rondes des gardes de nuit s’accomplissent sur un rayon très-limité. Par le plus grand des hasards, un policeman, passant dans Queen-Street, entendit le bruit de la lutte et s’engouffra sous la voûte au moment où Henry venait d’accomplir son exploit de bâtonniste.

 

Il aida le jeune homme à s’assurer des deux voleurs et à leur reprendre les dépouilles opimes enlevées à leur victime, qui se remettait peu à peu de l’anesthésie causée par une forte dose de chloroforme. On se rendit ensuite de compagnie au poste le plus voisin. Tandis qu’on mettait les étouffeurs sous les verrous, l’étranger, placé dans un cab, fut conduit par Henry à son domicile et ne se sépara de son sauveur qu’après en avoir obtenu la promesse d’une visite pour le lendemain.

 

CHAPITRE XIV

Choix d’une carrière.


Le plus léger incident – la chute d’une épingle, une paille qui s’envole – suffit souvent pour détourner le cours entier d’une existence. Il peut y avoir une destinée ; mais s’il en est ainsi, elle naît souvent du hasard, ou dépend de circonstances purement accidentelles. Si Henry Harding n’avait pris, pour regagner sa demeure, le quartier de Holborn, tourné l’encoignure de Little-Queen-Street, éprouvé l’envie de manger des huîtres, actes fortuits dont l’aventure de la voûte fut la conséquence, il est plus que certain qu’il n’aurait pas pris la voie dans laquelle nous allons le suivre.

 

Au bout d’une semaine, il devait s’embarquer pour les Indes occidentales ou toute autre partie du continent américain, d’où il ne serait jamais revenu, peut-être ; tandis qu’après le même espace de temps, il se trouvait assis dans un atelier, la palette d’une main, la brosse de l’autre, revêtu de la blouse classique, la tête couverte d’une toque brodée, ce qui veut assez dire qu’il s’était fait peintre.

 

Ce changement de position s’explique aisément. Le jeune homme qu’il avait secouru si à propos était devenu son professeur. Obéissant aux conseils de l’artiste italien, il s’était décidé à demander à la peinture ses moyens d’existence. Et ce n’était pas là une entreprise désespérée. De tout temps, Henry avait montré beaucoup de disposition pour le dessin ; il possédait, en plus, cette aptitude artistique qui mène inévitablement au succès. Dès les premiers jours de son séjour à l’atelier, il produisit des œuvres marchandes. Il s’appliqua ensuite à la peinture d’attributs, qui a non seulement fait la main, mais encore fourni une assistance matérielle à plus d’un peintre devenu célèbre et qui, autrement, ne serait jamais, peut-être, sorti de l’obscurité.

 

Luigi Torreani, le jeune peintre italien, n’était lui-même qu’un adepte ; mais il possédait le génie de conception et le talent d’exécution qui distinguent les compositions du Titien et il marchait à grands pas vers la gloire. Il en était déjà arrivé à ce point de ne plus travailler uniquement pour gagner sa vie ; connus et appréciés, ses tableaux se cotaient désormais moins d’après leur valeur artistique que pour le nom dont ils étaient signés.

 

Ce fut en raison même de ses succès, et aussitôt qu’il fut au courant de la situation et des projets du jeune homme qui lui avait rendu un aussi éminent service, qu’il proposa à son nouvel ami de l’initier à son art. Dans le principe, Henry avait été très-sobre de détails sur ses antécédents. Luigi Torreani ne lui demandait rien, d’ailleurs ; il avait l’âme trop généreuse, trop délicate, trop pleine de reconnaissance, pour que des confidences de cette nature eussent pu exercer quelque influence sur ses sentiments et sur sa conduite. Il combattit ardemment les projets d’expatriation du jeune Anglais qui, cédant à ses conseils et à ses instances, entra, comme élève, dans son atelier.

 

Cette réunion fortuite de deux jeunes gens, à peu près égaux en âge, de naissance, d’éducation et d’habitudes semblables, eut le résultat qu’il était facile d’en attendre. Henry et Luigi devinrent bientôt amis intimes partageant la même table, le même logement, le même atelier. Cette association fraternelle se prolongea pendent plusieurs mois. Elle fut suspendue par Luigi qui, surpris et charmé à la fois des merveilleux progrès de son camarade, désirait qu’il pût passer quelque temps à Rome afin de se perfectionner par l’étude des chefs-d’œuvre classiques dont fourmille la vieille capitale du monde. En ce qui le concernait, le jeune italien n’avait pas besoin d’aller puiser à cette source toujours vive d’inspiration. Romain de naissance, il avait grandi au milieu de ces merveilles de l’esthétique, et s’il était venu à Londres, c’est parce qu’il savait qu’il y trouverait de ses travaux le prix le plus rémunérateur. L’éducation de son élève devait donc être tout l’opposé de la sienne. Le jeune Anglais prêta à ces conseils une oreille complaisante, non pas tant par amour de l’art ou par ambition d’y devenir mitre, que par ce désir violent qu’éprouvent généralement les jeunes gens de visiter l’Italie. L’Italie ! La terre classique des écoles, son ciel bleu, son printemps éternel ! L’Italie ! La patrie du Tasse, de l’Arioste, de Byron, de Boccace et des Brigands ! Qui n’aspire à parcourir un pays si poétique dans son passé, si romantique dans son présent, et, il faut l’espérer, si libre et si heureux dans son avenir ?

 

Henry Harding le désirait plus que personne. Au sentiment de curiosité, commun à tous les voyageurs, se joignait l’espoir de s’abreuver aux sources du Léthé, de cicatriser ou, tout au moins, de soulager les blessures qu’il avait reçues de son père et de sa maîtresse.

 

En Angleterre, tout ravivait ces plaies et les entretenait saignantes. À l’étranger, des scènes nouvelles, de nouveaux visages devaient dissiper ses douleurs et le mettre à même de réaliser cet ancien adage : L’absence tue l’amour.

 

CHAPITRE XV

Travail interrompu.


Sur la route conduisant à la Ville éternelle, en coupant ce qu’on nomme la campagne de Rome (la Campagna), suivons un jeune homme qui se dirige vers la contrée montagneuse où viennent aboutir les contreforts des Apennins.

 

Ce n’est pas un Italien. Une belle figure ouverte, des joues rusées, caressées par les boucles d’une riche chevelure châtain doré, des formes presque herculéennes, des allures décidées, un pas ferme et agile, tout dénote un enfant du Nord, un Anglo-Saxon.

 

À l’album placé sous son bras, à la palette passée sous son pouce gauche et escortée d’une demi-douzaine de brosses, on reconnaît un peintre en quête d’un modèle.

 

Rien, ni dans son costume ni dans les attributs de sa profession, n’était susceptible d’attirer l’attention. Dans la campagne de Rome, un artiste est une entité qu’on est souvent exposé à rencontrer, moins rarement cependant qu’un bandit.

 

Si quelque passant arrêtait ses regards sur le jeune homme, c’était uniquement pour remarquer qu’il ne s’agissait que d’un étranger, d’un Inglese, et pour s’étonner peut-être qu’il s’aventurât ainsi dans la montagne au lieu de se contenter des faciles plaisirs qu’offrent abondamment les cabarets et les auberges de la Ville éternelle.

 

La nationalité du peintre ne pouvait être douteuse pour personne, moins encore pour le lecteur qui a, sans aucun doute, reconnu notre héros, Henry Harding.

 

On sait déjà pourquoi il se trouvait en Italie. Abandonné, à Londres, à ses seules ressources, trop fier pour réclamer sa place au foyer paternel, froissé du refus opposé à sa dernière requête, il était, sous les auspices de son ami Luigi, résolument entré dans la carrière des arts.

 

Il n’avait pas inutilement barbouillé de la toile. Ses progrès, on peut dire ses succès, l’avaient décidé à suivre le conseil de son ami et à compléter ses études sous le beau ciel de l’Italie, au milieu des ruines sublimes de la ville aux sept collines. Pour vivre, il n’avait que son pinceau. En avait-il, au moins, tiré un parti profitable ? À cette question, le délabrement de ses vêtements et de ses chaussures répondait avec une mélancolique éloquence.

 

Où allait-il ? Il s’était déjà avancé assez loin pour perdre presque de vue la Ville éternelle et les monuments dont les ruines ne subsistent que pour en mieux attester la décadence. Ces ruines n’étaient-elles pas le modèle dont l’étude devait perfectionner son talent ? Certes ; mais il en avait fini avec elles. Il les avait reproduites l’une après l’autre, arcs et palais, sculptures et fresques, Capitole et Colysée, jusqu’à ce que sa tête et sa main se fussent lassées. Maintenant, il venait à la montagne se retremper à la source pure de la nature, et jeter sur la toile, arbres, rochers, torrents, noyés dans les flots d’or d’un soleil italien.

 

C’était sa première excursion dans la campagne. Il avait cru inutile de s’embarrasser d’un guide et se contentait de s’informer, de temps à autre, du chemin de Val-d’Orno, petite ville nichée dans la montagne, non loin de la frontière napolitaine. Il portait au syndic de cette ville une lettre de son fils, lequel n’était autre que Luigi Torreani. Mais le principal but de son voyage était de trouver quelque motif de tableau. Bien des fois déjà il avait été tenté de s’arrêter et de se mettre à l’œuvre, chaque tournant de route présentant un séduisant paysage, chaque paysage un sujet d’étude.

 

Mais il pensa que ces paysages se trouvaient trop près de la ville pour n’avoir pas été déjà maintes fois reproduits ; quant aux paysans, il pouvait les esquisser en tout temps, dans les rues mêmes de Rome et dans tout le pittoresque de leur costume.

 

Il poursuivit donc sa marche vers des collines boisées qu’il voyait se profiter sur l’horizon. Avant la fin du jour il les avait atteintes et escaladait péniblement la rampe escarpée d’un ravin dont chaque déchirure lui offrait d’admirables points de vue.

 

Après avoir frugalement dîné de quelques provisions contenues dans son sac et fumé sa pipe de Kummer, Henry, luttant contre la fatigue du voyage, se disposa à peindre l’un des plus beaux couchers du soleil qu’il eût encore vus. La composition du tableau ne demandait aucun effort d’imagination ; arbres touffus, rochers fantastiques, torrents écumants, magiques effets de clair-obscur, l’artiste avait tout sous les yeux.

 

Mais le paysage manquait de vie ; pour l’animer, il aurait fallu quelques figures d’hommes ou d’animaux.

 

– Ah ! s’écria-t-il tout haut, il me faudrait ici des brigands, Je voudrais en avoir cinq ou six à placer sur les premiers plans. Ce serait une peinture d’après nature comme on n’en aurait jamais fait. Quel tableau ! Quel succès ! Je donnerais…

 

– Combien ? répondit une voix qui semblait sertir des rochers. Que donneriez-vous, monsieur le peintre, pour avoir ce dont vous parlez. Si vous êtes raisonnable, je pourrai bien vous fournir ce que vous demandez.

 

L’homme qui prononçait ces paroles surgit du milieu des buissons, s’avança d’un pas lent et mesuré et s’arrêta sur la petite plate-forme de rochers où l’artiste avait dressé son chevalet.

 

Henry se retourna, frappé d’étonnement d’abord, puis d’admiration. Au point de vue de l’art, il ne pouvait désirer mieux. Devant lui se dressait une statue revêtue de velours de couleur, avec une ceinture de soie autour des reins, un feutre emplumé sur l’oreille, une courte carabine sur l’épaule. – Deux taches originelles déparaient cependant ce beau idéal du brigand et le différenciaient du type héroïque que nous sommes habitués à voir sur la scène. Une large face saxonne et un langage empreint du plus pur accent du comté de Somerset ne pouvaient permettre de prendre le nouveau venu pour un compatriote de Mazzaroni ou de Fra-Diavolo.

 

Ce double certificat d’origine était même tellement caractérisé que, n’eût été le costume, Henry Harding aurait pu se croire dans sa patrie, en présence d’un individu rencontré déjà auparavant.

 

– Vous voulez peindre des brigands, n’est-ce pas ? Eh bien, vous avez de la chance. La troupe n’est pas loin, je vais la faire venir. Holà ! Capitaine ! s’écria le gentilhomme de grand chemin, en italien, cette fois, par ici ! Vous pouvez vous présenter. Ce n’est qu’un pauvre diable de barbouilleur. Il désire faire votre portrait. Je suppose que vous n’y avez pas d’objection ?

 

Avant que le peintre eût eu le temps de répondre un mot ou d’enlever ses instruments de travail, la terrasse qui lui servait, en ce moment, d’atelier, se couvrit d’individus, tous si pittoresquement vêtus, que s’ils se fussent trouvés au Corso, ou dans tout autre lieu placé sous la protection immédiate de la police, il aurait éprouvé le plus grand bonheur à les reproduire sur la toile dans les détails les plus minutieux.

 

Pour le présent, toute idée artistique s’évanouit de son esprit. Il était bel et bien environné de bandits.

 

Essayer de leur échapper, il n’y fallait pas songer. Il y en avait partout, devant et derrière lui, au-dessus de sa tête et sous ses pieds. Eût-il été même plus léger à la course qu’aucun de la bande, un coup de la carabine que chacun d’eux portait en bandoulière, aurait immédiatement arrêté sa fuite. Il n’avait d’autre alternative qu’une philosophique résignation.

 

CHAPITRE XVI

La Rançon.


Si l’homme qui avait interrompu le travail du peintre n’offrait pas le type classique du bandit de théâtre, il en était un autre qui le représentait avec une parfaite exactitude. Il se tenait un peu en avant de ses compagnons ; sa physionomie, ses allures, ses gestes, tout en lui indiquait une autorité non contestée. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était le chef.

 

Ses vêtements, à peu près semblables, pour la coupe et la façon, à ceux de ses séides, en différaient par la beauté de l’étoffe ; la peluche était remplacée par le plus beau velours de soie. Ses armes étincelaient de pierres précieuses et une boucle en diamants retenait la plume de son chapeau calabrais. Véritablement Romain par le galbe de son visage, il avait le nez hardiment aquilin, le menton carré et proéminent, et cette large mâchoire ovale, signe infaillible de détermination.

 

Il aurait paru beau, sans l’expression de férocité presque bestiale qui brillait dans ses yeux noirs comme du charbon, et qui déparait l’ensemble de sa physionomie.

 

Il y eut quelques instants de silence. Le premier brigand s’était perdu dans les rangs de ses compagnons qui attendaient, immobiles, que le chef prit la parole ou entamât l’action.

 

Ce dernier tenait ses yeux fixés sur le jeune peintre et le parcourait insolemment des pieds à la tête. Cet examen ne sembla le satisfaire que médiocrement. Il ne pouvait, en effet, exister un bien riche butin dans les poches de ces vêtements usés jusqu’à la corde, et ce fut avec une assez laide grimace et d’un ton méprisant qu’il laissa tomber de ses lèvres le mot :

 

– Artista ?

 

– Si signore, répondit allègrement le peintre. À votre service. Désirez-vous votre portrait ?

 

– Mon portrait ! Diavolo ! Je me moque de vos crayons et de vos couleurs, signor peintre. J’eusse mieux aimé mettre la main sur un colporteur muni d’une malle bien garnie. Voilà ce qu’il nous faut, à nous autres, et non des barbouillages. Vous êtes de la ville ? Comment êtes-vous venu jusqu’ici ?

 

– Sur mes jambes, répliqua le jeune Anglais, pensant que dans sa situation il ne risquait rien, au contraire, à exagérer son intrépidité naturelle.

 

– Cospetto ! Je le crois sans peine, à voir vos chaussures écalées. Mais assez de bavardages ! Qu’avez-vous dans vos poches ? Un ou deux écus, je suppose. Vous n’êtes pas assez pauvre pour ne pas même posséder cette misérable somme. Combien, signor ?

 

– Trois écus.

 

– Donnez-les.

 

– Volontiers. – Les voici.

 

Le brigand prit les pièces d’argent avec autant de nonchalance que s’il les avait reçues en payement d’un service rendu.

 

– Est-ce tout ? demanda-t-il en lançant à l’artiste un autre coup d’œil scrutateur.

 

– Tout ce que j’ai sur moi.

 

– Mais à la ville ?

 

– Un peu plus.

 

– Combien ?

 

– Environ quatre-vingts écus.

 

– Corpo di Bacco ! C’est une somme ronde ! Où est-elle déposée ?

 

– À mon logis.

 

– Votre hôte peut la prendre ?

 

Oui, en brisant ma valise.

 

– Bien. Écrivez-lui pour lui ordonner de forcer votre malle et de vous envoyer l’argent. Du papier, Giovanni ! Ton encrier, Giacomo. Allons, signor artista, écrivez.

 

Comprenant linutilité de toute résistance, le peintre obéit.

 

– Attendez ! s’écria le brigand en lui posant la main sur le bras. Vous devez avoir autre chose que de l’argent. Vous autres, Ingleses, vous trimbalez sur les routes toutes sortes de choses. Comprenez-les dans la lettre.

 

– Tout cela ne vous enrichira guère. Un autre habillement complet à peine meilleur que celui que vous me voyez sur le dos. Une quarantaine d’études non terminées, qui n’auraient aucun prix pour vous, quand même elles auraient reçu le dernier coup de pinceau.

 

– Ha ! Ha ! Ha ! dit le brigand en se laissant aller à un accès d’hilarité que partagèrent ses compagnons. De quelle pénétration vous êtes doué ! Que vous comprenez bien nos goûts ! Gardez vos tableaux, signor artista, et aussi vos vieux habits. Nous n’en saurions que faire. Mentionnez seulement les écus.

 

Le peintre reprit la plume.

 

– Attendez encore ! s’écria le chef. Vous avez des amis à la ville. Quelle faute de n’y pas songer ! Ils seront charmés de contribuer au payement de votre rançon.

 

– Je ne possède pas un ami à Rome ; au moins pas un qui consentit à payer cinq écus pour me tirer de vos griffes. – Bah ! vous plaisantez, signor.

 

– Je vous dis l’exacte vérité.

 

– S’il en est ainsi ! dit le brigand… Nous le verrons bien ! ajouta-t-il après une seconde de réflexion. – Écoutez, signor peintre, si ce que vous dites est vrai, vous pourrez coucher ce soir chez vous. Sinon, vous passerez la nuit dans la montagne, et peut-être sans vos oreilles. Vous comprenez ?

 

– Trop bien, malheureusement.

 

– Buono ! Buono ! Encore un mot d’avertissement. Faites bien attention à ce que vous allez écrire. Le messager qui portera votre lettre s’informera de tout ce qui vous concerne, même de la qualité de vos vêtements et de vos esquisses. Si vous avez des amis, il les trouvera, sinon, il le saura. Et, par la Vierge ! si j’apprends que vous vous êtes joué de nous, gare à vos oreilles, signor !

 

– Ainsi soit-il. J’accepte vos conditions.

 

– C’est bien ! Écrivez !

 

La lettre, écrite, pliée, cachetée avec un morceau de poix et adressée au patron de l’hôtel où le jeune Anglais avait établi son atelier, fut confiée à un membre de l’estimable corporation. Ce dernier, qui portait le costume de paysan de la Campagna, s’empressa de prendre le chemin de la Ville éternelle.

 

Après avoir abattu le chevalet temporaire dressé par notre artiste et lancé dans le torrent l’étude qu’il avait commencé à esquisser, les brigands commencèrent à escalader la montagne, accompagnés de leur prisonnier. Les idées de Henry n’étaient rien moins que riantes et il envisageait avec une certaine mélancolie l’hospitalité qui pouvait lui être réservée.

 

CHAPITRE XVII

Désagréable reconnaissance.


Le lecteur sera surpris peut-être de voir le jeune Anglais accepter son arrestation avec un si merveilleux sang-froid. Tomber entre les mains de bandits italiens, renommés pour leur férocité, n’est pas un léger accident. Et cependant Henry Harding semblait en prendre fort aisément, son parti.

 

Cette apparente résignation s’explique aisément. En tout autre temps, Henry aurait, non seulement été contrarié de sa captivité, mais encore il en eût sérieusement redouté les conséquences. En ce moment, ses chagrins moraux l’empêchèrent de la considérer autrement que comme la plus ordinaire des mésaventures.

 

La blessure que lui avait causée la rigueur paternelle s’envenimait de jour en jour ; mais moins encore que celle portée par la douce main de Belle Mainwaring.

 

Torturé par les cruels ressouvenirs du passé, il s’inquiétait moins de son présent et de son avenir.

 

Il y eut même une époque où il aurait recherché une semblable distraction, bien loin de l’éviter ou de la craindre pendant les premières semaines qui suivirent son expatriation. Douze mois s’étaient déjà écoulés et un travail opiniâtre l’avait ; dans une certaine mesure, soulagé. Peut-être l’absence avait-elle été plus souveraine que l’étude de son art pour lequel il n’éprouvait pas une passion bien fanatique. Car on ne pouvait le ranger au nombre de ces enthousiastes sans cesse à la piste de l’inspiration. Le hasard seul lui avait fait choisir cette profession comme la seule susceptible de lui procurer son pain de chaque jour – le hasard, aidé, en partie par un goût naturel, en partie par des études antérieures remontant aux jours de son enfance.

 

Jusqu’ici, la peinture avait réalisé ses modestes espérances et l’avait mis à même de visiter Rome. Là, l’ambition était née ; et il avait encore réussi, non pas seulement à se perfectionner dans son art, mais encore à adoucir, sinon à éteindre le souvenir de ses infortunes.

 

Ce souvenir était encore assez aigu pour le rendre indifférent à ce qui pouvait lui advenir. D’où son étrange attitude devant les bandits.

 

La troupe gravissait la montagne par une de ces exécrables routes si communes dans les États de l’Église et certainement mieux entretenues au temps de César que de nos jours.

 

Henry s’inquiétait peu de l’endroit où on le conduisait ; à quelque clairière de forêt, sans doute, ou vers un excavation de la montagne, convertie en caverne de brigands.

 

La vue d’un lieu semblable piquait sa curiosité. Peut-être songeait-il que sa situation présente lui permettrait, un jour ou l’autre, de reproduire d’après nature un bivouac de brigands.

 

Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant un assez gros village ; et, bien plus, en voyant les brigands l’aborder résolument. Sa surprise se changea en stupéfaction quand les brigands, se débarrassant de leurs carabines, les appuyèrent contre les murs des maisons et se livrèrent à des préparatifs indiquant clairement leur intention de passer la nuit en cet endroit.

 

Les paysans ne semblaient éprouver aucune crainte des nouveaux venus, au contraire. Plusieurs d’entre eux vinrent partager les libations des bandits, tandis que quelques femmes encourageaient les rudes agaceries dont elles étaient l’objet, loin de les repousser. Le curé du village lui-même vaquait de groupe en groupe, distribuant force signes de croix et bénédictions, que les brigands payaient en monnaie sonnante enlevée, sans doute, de la poche de quelque infortuné voyageurs, recouvert, peut-être, de la même robe sacrée.

 

C’était là certainement une scène de la plus haute originalité, bien digne d’intéresser un étranger, surtout un artiste ; et d’effacer, pour un temps, de son esprit le sentiment de sa captivité.

 

On le réveilla quand vint la nuit. Jusque-là, les bandits n’avaient pas cru devoir prendre la précaution de l’attacher. La résignation avec laquelle il avait accepté son sort et son apparente indifférence, quant aux suites de sa capture, les avaient convaincus qu’il ne ferait aucune tentative pour s’échapper. Le chef s’en inquiétait peu, d’ailleurs. Avant que son prisonnier eût pu arriver à Rome, le faux paysan aurait visité son logement et dépouillé sa malle de son contenu. Les écus, dans tous les cas, seraient raflés, et les brigands, à vrai dire, ne comptaient guère sur d’autres dépouilles opimes. Il n’était pas supposable que quelque riche ami payât rançon ; la misérable garde-robe du peintre suffisait seule à repousser cette hypothèse.

 

Ce fut donc plutôt pour obéir à l’usage que pour toute autre raison que les bandits résolurent de l’attacher pendant la nuit ; et au moment où le soleil plongeait dans la mer Tyrrhénienne, des hommes munis de cordes s’approchèrent de l’artiste.

 

Dans l’un d’eux, Henry reconnut le brigand qui, le premier, l’avait abordé sur la plate-forme. Il n’avait oublié ni les quelques mots échangés, ni l’idiome dans lequel ils avaient été prononcés. C’était de l’anglais ; le bandit devait donc être un compatriote, ce que démontraient, d’ailleurs, jusqu’à l’évidence, un teint blanc, des cheveux blonds, une large face bovine, offrant le plus singulier contraste avec les traits anguleux et la peau bronzée de son entourage.

 

Quoique très-étonné, d’abord, de rencontrer un compatriote en semblable compagnie et revêtu d’un costume de fantaisie si différent du grossier surtout que l’homme avait évidemment porté autrefois, Henry avait cessé d’y songer. Depuis leur rencontre, il ne l’avait plus revu. Ce brigand semblait l’un des moins considérés de la bande ; selon l’apparence ; il ne devait figurer en première ligne que par ordre et, depuis la capture de l’artiste, ses services n’avaient pas encore été mis en réquisition.

 

Sa physionomie faisait immédiatement rêver de potence ; et il se présentait précisément armé d’un rouleau de chanvre, l’intermédiaire probable de son passage dans l’éternité. Il se planta devant l’artiste et déroula froidement sa corde.

 

C’était la première fois que Henry se trouvait exposé à une semblable humiliation. Pour tout Anglais, l’idée d’être garrotté emporte avec elle quelque chose de dégradant. Qu’on juge de ce que devait éprouver un jeune homme, tout récemment encore héritier présomptif de plus d’un million et qui n’avait jamais été soumis à de plus graves punitions que celles qu’édictent les règlements des collèges d’Eton et d’Oxford !

 

Tout d’abord, Il se refusa énergiquement à se laisser lier les poignets, protestant que cette rigueur était parfaitement inutile, qu’il n’avait aucune intention de fuite et qu’il attendrait tranquillement le retour du messager. Il ajouta que les brigands lui avaient promis la liberté à des conditions qu’il observerait, pour sa part, et qu’il comptait les voir observer eux-mêmes.

 

– Des conditions ! répliqua brutalement le bandit en continuant à développer sa corde. Çà ne nous regarde pas ; notre affaire est de vous ficeler ; c’est l’ordre du capitaine.

 

À ces ordres il se mit en devoir d’obéir.

 

Le cas semblait désespéré. Henry crut cependant devoir faire appel aux sentiments d’un compatriote.

 

– Vous êtes Anglais, dit-il du ton le plus conciliant. Je l’ai été, répondit brusquement le bandit.

 

– J’espère que vous l’êtes encore.

 

– Vraiment ! Eh ! que vous importe ?

 

– Cest que je le suis moi.

 

– Qui diable vous dit le contraire ! Me prenez-vous pour un imbécile ? Vous imaginez-vous que je ne m’en sois pas aperçu à votre figure et à votre damnée langue que j’espérais bien ne plus entendre parler.

 

– Allons mon brave garçon ! Il n’arrive pas souvent qu’un Anglais…

 

– Fermez votre bec et ne me traitez pas de brave garçon. – Vos mains, vite, ma corde est prête. – Et puisque vous êtes Anglais, je vais serrer de la bonne façon. Dieu me damne si j’y manque !

 

Voyant qu’il chercherait en pure perte à attendrir le misérable renégat et que la résistance n’aurait pour résultat que des mauvais traitements, le jeune homme tendit ses mains.

 

Le bandit s’en saisit par les poignets et commença à les garrotter de manière à les ramener derrière le dos.

 

À ce moment, ses yeux se fixèrent sur la main gauche dont le petit doigt portait une grande cicatrice longitudinale ; il laissa échapper les deux mains comme si elles eussent été des barres de fer rouge et fit un bond en arrière en poussant un cri d’étonnement mêlé de joie maligne.

 

La surprise du prisonnier, à ce mouvement subit, se transforma bientôt en stupéfaction. Dans le brutal brigand qu’il avait devant les yeux il reconnut le garde-chasse, le contrebandier, l’assassin. – Doggy Dick, en un mot.

 

– Ho ! ho ! s’écria Doggy Dick en gambadant sur place comme s’il était devenu fou par l’annonce d’un bonheur inespéré ; ho ! ho ! Est-ce vous, maître Henry Harding ? Qui se serait attendu à vous rencontrer ici, dans les montagnes d’Italie, et avec un si pauvre habit sur le dos ! Vous étiez bien plus fringant dans les Monts Chiltern. Dites, que sont donc devenus le vieux général et sa superbe propriété – le parc, les fermes, les bois, les réserves et les faisans ? Ah ! les faisans ! Vous vous les rappelez, n’est-ce pas. – Je m’en souviens, moi, et je m’en souviendrai toujours.

 

En disant ces mots, une grimace diabolique crispa les traits du renégat.

 

– C’est Nigel, votre doux frère, qui a tout, n’est-ce pas, parc, fermes, bois, réserves, faisans et aussi, j’en jurerais, cette jolie poupée qui vous tenait tant au cœur, maître Henry. Elle n’est pas fille à prendre un homme vêtu d’un si pauvre habit ! Vrai, on dirait qu’il sort de la boutique d’un prêteur sur gages.

 

Jusque-là, Henry avait accueilli avec un méprisant silence cette expansion de venin. Mais à ces deniers mots, le sang des Harding qui bouillait dans ses veines fit irruption et sa physionomie prit une expression terrible. Doggy Dick comprit qu’il était allé trop loin, et qu’avant de provoquer ainsi le fils du général, il aurait dû, tout au moins, prendre la précaution de lui lier les mains.

 

Il sentit sa faute et pensa à faire retraite. Malheureusement pour lui, il était trop tard. Avant qu’il eût pu faire un pas, la main gauche de Henry lui serrait la gorge tandis que la droite s’abattait sur son crâne. Le renégat roula sur le sol comme un bœuf sous la masse du boucher.

 

À cette vue, tous les bandits sautèrent sur leurs pieds et, suivi de leurs compagnons de bouteilles, se pressèrent en hurlant autour du jeune homme.

 

Saisi par une dizaine de vigoureux gaillards, Henry fut, en un instant, renversé et garrotté des pieds à la tête ; puis roué de coups dans ses liens, aux applaudissements des jeunes filles du village qui semblaient se réjouir de ce triomphe de la force brutale sur l’innocence persécutée.

 

CHAPITRE XVIII

Sympathie.


Cette scène de sauvagerie avait cependant un témoin compatissant. Il est presque superflu d’ajouter que c’était une femme, car le village ne comptait pas un seul homme qui eût osé prendre parti contre les brigands. Pendant leur séjour, ces derniers se considéraient, avec raison, comme complètement maîtres de la place ; leur autorité n’était guère moins absolue quand ils en étaient éloignés. Leur repaire se trouvait dans le voisinage et ils pouvaient, au premier moment, envahir le village et le livrer au pillage et à la destruction.

 

La femme dont le cœur sympathisait avec les souffrances du jeune Anglais était encore une jeune fille ; et bien que le syndic du bourg fût son père, elle ne pouvait rien pour le sauver de ses persécuteurs. L’autorité intermittente même de son père eût été, en ce moment, déployée en pure perte ; elle devait renfermer en elle-même tous ses sentiments.

 

Debout sur le balcon de ce qui semblait être la plus belle maison du village, elle présentait un type que l’on ne rencontre que dans la campagne de Rome – une combinaison de toutes ces grâces classiques que nous associons dans notre esprit avec les jours de Lucrèce. Beauté splendide, unie à une physionomie reflétant la plus parfaite pureté virginale ; et, pour compléter l’analogie, au-dessous d’elle, une rue pleine de Tarquins.

 

Elle semblait un agneau solitaire au milieu d’une agglomération de loups, sous la garde sénile de son père et du curé du village – de la loi et de l’Église, toutes deux en pleine décadence parmi cette population viciée jusqu’à la moelle.

 

Cette jeune fille offrait, avec son entourage, un contraste tellement apparent que le jeune Anglais ne pouvait manquer d’en être frappé.

 

Depuis le retour de la bande, elle n’avait pas bougé du balcon ; et comme ce balcon n’était pas éloigné du lieu où les brigands avaient permis à l’artiste de s’asseoir, le jeune homme avait pu l’examiner à son aise et noter tous ses mouvements.

 

Il remarqua qu’on ne l’abordait pas de la même façon que les autres filles du village ; mais des coups d’œil luxurieux la forçaient souvent à baisser la paupière et des plaisanteries grossières bruissaient tout près de ses oreilles.

 

Ses regards s’étaient maintes fois portés sur le prisonnier qui crut y lire une sympathique compassion. Cette pitié pouvait n’avoir pour objet que sa déplaisante situation ; au moins s’exprimait-elle d’une fort agréable manière.

 

En considérant cette Italienne au teint doré par le soleil, il songea à Belle Mainwaring ; mais jamais, depuis son exil volontaire, le ressouvenir n’avait été moins amer.

 

Peu à peu, il se sentit envahir par un étrange soulagement moral qu’il attribua uniquement à l’humiliation causée par sa captivité – à un chagrin présent chassant un chagrin passé.

 

Quelque chose lui dit que cet apaisement pourrait bien n’être pas temporaire. Il n’aurait su expliquer pourquoi. Seulement il sentait que s’il lui était permis de plonger assez longtemps ses yeux dans ceux de cette vierge romaine, il pourrait penser à Belle Mainwaring avec calme – et, peut-être, l’oublier tout à fait.

 

Pendant cette heure de captivité, il se sentit plus heureux qu’il ne l’avait été pendant les deux dernières années de sa vie de liberté. En contemplant la magnifique statue vivante qui semblait poser exprès pour lui, il s’inspira plus, en une heure, qu’il ne l’avait fait en étudiant toutes les sculptures de la Ville éternelle.

 

Ce bonheur naissant n’était cependant pas exempt d’inquiétude. Henry remarqua que la jeune fille ne le regardait qu’à la dérobée. Aussitôt que leurs yeux se rencontraient, elle détournait rapidement les siens.

 

Ce naïf mouvement de pudeur aurait rempli son cœur d’une joie profonde, s’il n’en avait bientôt découvert la cause. La jeune fille était soigneusement observée, non pas par son père, ce qui eût peu inquiété Henry, mais par le chef des bandits qui, la coupe en main, assis en dehors de la petite auberge, tenait ses yeux rivés sur la maison du syndic. Sous la persistance de ces regards, la jeune fille parut mal à l’aise et quitta le balcon. Le bruit de la lutte entre le prisonnier et les brigands l’y ramena.

 

Tout en se débattant, Henry ne cessait de la regarder ; ses yeux ne la quittèrent pas quand il fut garrotté et tandis que les coups pleuvaient sur lui. Le sentiment de son humiliation, celui même de la douleur s’effacèrent devant le coup d’œil qu’elle lui lança et qui semblait lui dire : Courage et résignation ! Si je le pouvais, je descendrais du balcon, je me jetterais au milieu de vos bourreaux pour vous arracher de leurs mains ; mais la moindre marque d’intérêt de ma part serait le signal de votre mort.

 

C’est ainsi, qu’il traduisit l’expression qui, pendant un instant trop court, illumina la physionomie de la jeune fille, et il en ressentit, à la fois, une grande joie et une profonde douleur.

 

La nuit vint. À mesure que s’épaississait l’obscurité, la gracieuse image de la « Vierge en Balcon » se faisait de moins en moins distincte et finit par se confondre avec les ténèbres.

 

Les bandits étaient entrés dans l’auberge avec les plus dégourdies des beautés villageoises.

 

Il en sortit bientôt des sons d’instruments à cordes, violes et mandolines, accompagnés de trépignements, d’éclats de voix, de cliquetis de verres, de malédictions et de querelles, l’une desquelles se termina dans la rue à coups de stylets.

 

De la place où on l’avait laissé, solidement garrotté, le jeune Anglais ne perdait aucun des détails de cette orgie. Il n’était pas seul, d’ailleurs ; les brigands le surveillaient avec un soin bien différent de leur négligence antérieure.

 

Ce contraste ne pouvait manquer de frapper le prisonnier. Son étonnement redoubla lorsque, à une heure avancée de la nuit, le chef, sortant en titubant de l’auberge escorté par sa danseuse, donna, au milieu des hoquets et des blasphèmes, l’ordre de faire bonne garde ; ajoutant que si, le lendemain matin, les sentinelles ne lui représentaient pas la personne du captif, il les ferait impitoyablement fusiller.

 

Henry reconnut bientôt que ce n’était pas là une vaine menace lancée sous l’influence de l’ivresse ; car aussitôt que le chef eût disparu, ses deux gardiens vinrent examiner ses liens et resserrer les cordes qui s’étaient relâchées ; ils en ajoutèrent même de nouvelles par surcroît de précaution.

 

Grâce à leur adresse, conséquence naturelle d’une longue habitude, le prisonnier fut bientôt mis dans l’impossibilité absolue de s’échapper, eût-il été disposé à le tenter.

 

Et, à ce moment, Henry aspirait à la liberté plus vivement que jamais. Les injonctions rigoureuses du chef, minutieuses précautions prises par les sentinelles, avaient éveillé dans son esprit une certaine appréhension. Se serait-on donné autant de mal pour une seule nuit de captivité, si l’on avait eu l’intention de le congédier le lendemain ?

 

De plus, le messager envoyé à la ville était de retour. Henry l’avait vu entrer dans l’auberge pendant le bal, et, sans nul doute, le chef était en possession de ses quatre-vingts écus. Ce n’était donc pas cette rançon qu’il attendait pour lui rendre la liberté.

 

Sa captivité devait-elle avoir un second chapitre ? Quelque cruelle torture lui était-elle réservée, en raison de l’incident survenu avant qu’il eût été garrotté ? Le coup porté à Doggy Dick pouvait être considéré comme une insulte faite à la bande tout entière ; et bien que le renégat fût fort peu estimé par ses compagnons, peut-être possédait-il assez d’influence pour les pousser à le venger.

 

Le changement de conduite des bandits envers leur prisonnier ne pouvait, raisonnablement, être attribué à une autre cause. C’est, au moins, ce que pensait Henry, et il déplora son mouvement de colère.

 

Il se serait épargné ces regrets s’il avait connu le véritable motif du traitement qui lui était infligé. Le prolongement de sa captivité avait une origine beaucoup plus sérieuse que la haine que lui portait Doggy Dick, soit en raison du châtiment mérité qu’il venait de recevoir, soit pour des faits d’ancienne date. Il résultait d’un plan susceptible, non seulement de ravir pour longtemps à Henry sa liberté, mais peut-être de lui coûter la vie.

 

Quoiqu’il s’attendit à une sévère punition de la part des brigands, il ne se croyait exposé à aucun de ces périls ; et si, pendant de longues heures, il demeura éveillé, ce fut moins à cause de la préoccupation du châtiment prévu que par suite de la douleur que lui causaient les cordes trop fortement serrées autour de ses membres.

 

En dépit de ces douleurs, en dépit même de la dure couche sur laquelle il reposait et qui n’était autre que le cailloutis de la rue, le sommeil finit cependant par clore ses paupières. Il dormit profondément jusqu’au moment où le chant des coqs et un vigoureux coup de pied appliqué par un de ses gardiens vinrent le rappeler au sentiment de sa situation.

 

CHAPITRE XIX

En marche.


Dès le point du jour, les brigands se mirent en marche. Le village où ils avaient passé la nuit, n’était pas un de leurs lieux de refuge. Ils y passaient, à l’occasion, un jour ou deux pour se reposer ou se réjouir ; mais un séjour prolongé aurait pu les exposer à une surprise de la part des troupes pontificales, quand celles-ci se trouvaient, par hasard, sur l’alerte, ce qui n’avait lieu qu’à la suite de quelque crime insolite et exigeant une répression exemplaire.

 

C’était précisément le cas en ce moment. Le messager chargé de vider la malle du pauvre artiste en avait apporté nouvelle. Aussi les bandits s’étaient-ils empressés de décamper.

 

Les villageois, en s’éveillant, purent se féliciter mutuellement d’être débarrassés de leurs dangereux hôtes. Quelques-uns cependant se chagrinaient de ce départ impromptu : les débitants de liqueurs, par exemple, qui ne trouvaient pas que l’or volé eût une mauvaise odeur.

 

Les bandits s’enfonçaient dans la montagne.

 

Ils n’avaient pas de prisonniers, mais se trouvaient suffisamment chargés de butin, argenterie, vaisselle plate, bijoux, et autres effets personnels enlevés dans la villa d’un noble Romain et qu’ils portaient à leur tanière. C’était, par le fait, le bruit de cette razzia qui avait mis sur pied les dragons du pape.

 

Le repaire des brigands se trouvait dans une partie très-retirée du pays, à en juger par les chemins suivis pour y parvenir. Tantôt c’était une grossière chaussée traversant la montagne ; tantôt un simple scorzo, ou sentier tracé par les bestiaux, déployant ses méandres sur les pentes ou le long d’un ruisseau.

 

Bien avant la fin du voyage, le captif avait les pieds tout meurtris. Sa chaussure, déjà si usée, avait été détruite par les cailloux de la route, et l’épuisement résultant de sa longue marche de la veille, suivie d’une nuit presque sans sommeil, l’avait mal préparé pour une si dure étape.

 

Ses mains, attachées derrière son dos, ne lui permettaient pas d’établir fermement son équilibre ; aussi sa marche était d’autant plus difficile et plus pénible que son abattement moral affectait davantage sa vigueur physique.

 

Cette mélancolie avait bien sa raison d’être. La rigoureuse surveillance à laquelle il était soumis depuis le commencement du voyage lui prouvait que la liberté ne lui serait pas facilement octroyée. Déjà les brigands s’étaient rendus coupables d’un manque de foi ; ne possédaient-ils pas la somme fixée par eux-mêmes pour sa rançon ?

 

Une seule fois, il avait trouvé l’occasion d’interpeller le chef. C’était précisément au moment où la bande allait quitter le village. Il lui rappela sa promesse.

 

– Vous m’en avez relevé, répliqua le bandit avec une sauvage imprécation.

 

– Et comment ? demanda nativement le prisonnier.

 

– Per Bacco ! que vous êtes simple, signor Inglese ! Vous oubliez le magnifique coup de poing administré à un de mes hommes.

 

– Le renégat le méritait bien.

 

– C’est ce dont je suis seul juge. Nos lois vous condamnent. Parmi nous, c’est œil pour œil, dent pour dent.

 

– Dans ce cas, je dois être absous. Vos gens m’ont rendu vingt pour un ; bonne mesure, comme en témoignent mes côtes meurtries.

 

– Ah ! répondit le bandit d’un ton méprisant. Estimez-vous heureux d’en avoir été quitte à si bon marché. Remerciez la madone d’être encore vivant ; peut-être feriez-vous mieux encore de remercier cette cicatrice que vous portez au petit doigt.

 

Cette dernière observation fut appuyée d’un regard dans lequel se lisait clairement une intention secrète, indéchiffrable pour le prisonnier, mais qui lui fournit matière à réflexion. Combiné avec la surveillance étroite dont il était l’objet, ce regard ne présageait rien de bon pour l’avenir.

 

Le second jour, après avoir quitté le village, on atteignit une contrée montagneuse, couverte d’épaisses futaies. La marche devenait de plus en plus pénible et difficile ; tantôt il fallait gravir des pentes presque perpendiculaires, tantôt se glisser à travers des gorges si étroites qu’à peine pouvaient-elles livrer passage à un seul individu à la fois.

 

Les voyageurs souffraient depuis longtemps d’une soif ardente qu’ils étanchèrent enfin avec de la neige déposée dans les anfractuosités les plus abritées de la montagne.

 

Un peu avant le coucher du soleil, on fit halte et un des bandits fut dépêché en éclaireur vers une montagne dont la cime, en forme de cône tronqué, s’apercevait seule à quelque distance.

 

Vingt minutes environ s’étaient écoulées ; lorsque le hurlement du loup se fit entendre date la direction prise par l’éclaireur. Ce hurlement fut suivi d’un cri semblable, parti d’un peu plus loin que le premier, puis d’un bêlement de chèvre. À ce dernier signal, la bande se remit en marche.

 

Au détour d’un angle de rocher, la montagne conique se dessina tout entière, du pied au sommet ; elle était fendue par un ravin profond.

 

On escalada cette montagne. Quand on fut arrivé à la cime, un spectacle étrange frappa les yeux du prisonnier. À ses pieds, un amphithéâtre de forme presque circulaire dont les parois ou talus disparaissaient sous une vigoureuse végétation. Au fond, un étang ; non loin du bord, au milieu des arbres, quelques pans de murs grisâtres d’où s’élevait une fumée qui témoignait de la présence de l’homme.

 

Cette excavation était le rendez-vous général des bandits. La troupe y arriva juste au moment où le soleil disparaissait à l’horizon.

 

L’habitation des brigands n’était donc ni une grotte, ni un repaire, mais quelque chose se rapprochant d’un hameau. Deux ou trois des maisons étaient construites en pierres ; le reste se composait tout simplement de pagliatti, ou huttes de paille, si communs dans les districts montagnes de la péninsule italique.

 

Le hameau était ombragé par une forêt de hêtres ; d’épais massifs de houx et de pins couronnaient les montagnes tout à l’entour.

 

Au centre de ce cirque naturel brillait un étang, probablement un cratère depuis longtemps éteint, servant actuellement de réservoir à la pluie et aux neiges fondues descendant des montagnes.

 

Les huttes de paille avaient certainement été élevées par les bandits ; quant aux maisons de pierre, elles rappelaient l’époque depuis longtemps écoulée où l’énervante influence d’un gouvernement despotique n’avait pas encore inauguré, pour l’Italie, l’ère de la décadence. Quelque mineur, peut-être, exploitant les filons des montagnes voisines, avait trouvé cet emplacement convenable pour la fusion du métal.

 

Les contreforts des montagnes, s’abaissant en collines, formaient un amphithéâtre possédant, en apparence, doux issues, l’une au nord, l’autre au sud, indiquées toutes deux par un pic dont la tête chenue dominait le dôme de verdure du ravin. Sur la pointe de chacun de ces pics se profilait une forme humaine visible seulement de la vallée.

 

C’était les sentinelles des bandits. Chaque fois qu’elles changeaient d’attitude, les broderies de leurs costumes et les canons de leurs carabines étincelaient aux derniers rayons du soleil.

 

Le jeune Anglais, debout sur la petite piazza du quartier général des voleurs, promenait ses regards sur cette scène de la vie italienne. Elle lui rappelait la célèbre ballade de Fra-Diavolo et une certaine soirée passée au théâtre de Sa Majesté, dans la loge de Belle Mainwaring.

 

Il ne lui fut pas permis de remonter longtemps le courant de ses souvenirs – au moins en plein air.

 

Obéissant aux ordres du chef, deux bandits le conduisirent à une chambre obscure, dans l’une des maisons de pierre, l’y introduisirent avec la brutalité qui appartient à leur digne corporation et poussèrent la porte derrière lui.

 

Henry entendit le sinistre bruit d’un verrou et tout retomba dans le silence. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait enfermé dans un cachot.

 

CHAPITRE XX

Lettre de change.


Rester seul, c’était au moins un soulagement. Henry Harding le sentit si bien que, la porte à peine fermée, il s’étendit sur le sol et s’endormit profondément.

 

Quelques feuilles de fougères répandues sur la pierre lui servirent de couche ; mais il était trop fatigué pour s’en inquiéter.

 

Il ne s’éveilla que lorsque les rayons du soleil, filtrant à travers la baie de la fenêtre, vinrent le frapper en plein visage.

 

Il se dressa sur ses pieds et passa en revue sa chambre à coucher.

 

Un coup d’œil suffit pour le convaincre qu’il occupait la cellule d’une prison ; car quelle qu’eût été, à l’origine, la destination de ce réduit, son appropriation à l’usage actuel était d’une indiscutable évidence.

 

La fenêtre, placée à une grande hauteur, était si étroite qu’elle aurait à peine donné passage à un chat. De plus, une barre de fer, plantée verticalement dans l’allége, en rétrécissait encore l’ouverture.

 

Quant à la porte, elle était d’une solidité à toute épreuve et dix minutes d’inspection firent comprendre au prisonnier qu’il ne pouvait compter pour s’échapper que sur la corruptibilité de ses gardiens.

 

Henry ne pouvait fonder sur cette hypothèse aucun espoir ; il n’y songea même pas et se décida à attendre les événements aussi philosophiquement que possible.

 

Il avait faim et aurait mangé tout ce qu’il aurait pu se mettre sous la dent, quoi que ce fût.

 

Il prêta l’oreille, appelant de tous ses vœux l’arrivée du brigand chargé de lui apporter à déjeuner.

 

On marchait bien dans le couloir ; mais c’était la sentinelle qui se promenait de long en large devant la porte.

 

Au bout d’une heure d’une attente d’autant plus anxieuse que les étreintes de la faim se faisaient plus vivement sentir, un second pas se mêla à celui du factionnaire.

 

Un court colloque eut lieu, la clef grinça dans la serrure, le pêne claqua et la porte s’ouvrit toute grande.

 

– Bonjour, maître Henry ! Une bonne nuit que vous avez passée, eh ? Le capitaine vous envoie ses compliments ; il veut vous voir immédiatement.

 

Sans dire un mot de plus, Doggy Dick saisit le prisonnier par le collet, et, l’entraîna avec aussi peu de ménagement qu’en déploie un agent de police de mauvaise humeur. Il le conduisit à l’appartement du chef.

 

Comme on peut croire, c’était le plus confortable de la maison ; mais les splendeurs de la décoration frappèrent le jeune artiste de stupéfaction. L’ameublement était riche et d’une bonne fabrication ; de toutes parts s’étalaient les produits du luxe le plus raffiné, tableaux, glaces de grandes dimensions, pendules, dressoirs pliant sous le poids de l’argenterie, surtouts, lustras, girandoles ; ces merveilles, disposées sans beaucoup de goût, constituaient un mélange grotesque de l’ancien et du moderne, et rappelaient l’idée d’une boutique de curiosités ou du magasin d’un préteur sur gages.

 

Deux personnes, un homme et une femme, se trouvaient assises au milieu de cette étincelante bijouterie[13]. L’un était le chef des brigands dont le prisonnier apprit pour la première fois le nom, Corvino, en l’entendant prononcer par sa compagne que le chef, de son côté, appelait Cara Popetta – le mot cara représentant un simple préfixe de tendresse.

 

Corvino a déjà été dépeint. Popetta, en qualité de femme du chef, mérite également un coup de pinceau.

 

Elle était grande, presque autant que Corvino lui-même, et tout aussi pittoresquement attifée. Ses vêtements resplendissaient de perles, de boutons et de broderies de métal ; et grâce à sa peau cuivrée, à ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau, elle eût fait l’ornement d’un camp indien.

 

Elle avait dû être fort belle ; quand elle souriait, elle découvrait un double râtelier intact et d’une blancheur éclatante ; mais les dents avaient toute l’apparence des incisives d’une tigresse prête à s’élancer sur sa proie.

 

La beauté qui avait jadis été le partage de Cava Popetta eût encore été parfaite, car elle n’avait pas dépassé trente ans, sans une cicatrice d’une teinte cadavérique qui, coupant transversalement la joue droite, défigurait complètement la physionomie.

 

Si ses yeux disaient vrai, d’autres cicatrices, plus profondes peut-être, avaient aussi défiguré son âme. Le regard qu’elle lança au prisonnier, quand il pénétra dans l’appartement, eût fait trembler Henry s’il en avait compris la signification.

 

Mais il n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions ; car, dès son apparition, il fut apostrophé par le chef qui lui ordonna de s’asseoir auprès de la table.

 

– Il est inutile de vous demander si vous savez écrire, signor artista, dit le bandit en montrant du doigt les plumes et l’encrier. Une main habile à manier le pinceau doit savoir tenir convenablement une plume : prenez une de celles-ci et écrivez ce que je vais vous dicter, en le traduisant dans votre propre langue, ce que vous pouvez faire, je le sais. Voici du papier qui servira fort bien à cet usage.

 

En disant ces mots, le brigand désigna du doigt quelques feuilles de papier à lettres répandues sur la table.

 

Le prisonnier prit la plume sans pouvoir se former la plus légère idée du sujet qui devait être son premier essai comme secrétaire. Selon toute apparence, c’était une lettre. Mais à qui serait-elle adressée ?

 

Il ne resta pas longtemps dans l’indécision.

 

– L’adresse d’abord, ordonna le brigand.

 

– À qui, répondit le scribe improvisé, en se préparant à écrire.

 

– Al signor generale Harding !

 

– Au général Harding ? traduisit Henry, laissant tomber la plume et se dressant sur ses pieds. Mon père ! Que lui voulez-vous ?

 

– Pas de questions, signor pittore ! Reprenez votre siège et contentez-vous d’écrire sous ma dictée.

 

Henry se rassit, reprit la plume et écrivit l’adresse. En exécutant l’ordre de Corvino, il songeait à la dernière fois qu’il avait tracé les mêmes mots au dos de cette lettre amère envoyée de l’auberge située sur la lisière du parc de son père.

 

Il n’eut pas le temps de s’abandonner à ses souvenirs, le bandit se montrant impatient de voir la lettre terminée.

 

– Padre Caro ! fut la première phrase qui tomba de ses lèvres.

 

Encore une fois, le secrétaire hésita. Il se souvenait que jadis il avait intentionnellement omis le mot « cher ». Devait-il l’employer aujourd’hui sous la dictée d’un brigand ?

 

L’invitation était péremptoire. Le chef la renouvela en y ajoutant une menaçante imprécation. Henry ne pouvait qu’obéir et les mots « cher père » tombèrent de sa plume.

 

– Et maintenant, dit Corvino, continuez votre traduction sans vous arrêter. Une nouvelle hésitation vous coûterait cher.

 

Cette menace fut prononcée d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

 

Henry écrivit donc la lettre dont la teneur suit :

 

« Cher père,

 

« La présente a pour but de vous informer que je suis prisonnier dans les montagnes d’Italie, à quarante milles environ de la ville de Rome et sur les frontières du territoire napolitain. Ceux qui m’ont capturé sont des hommes impitoyables, qui me tueront si ma rançon n’est pas acquittée. Ils attendent votre réponse et, dans ce but, ils vous envoient un émissaire, dont ma vie répond tant qu’il sera en Angleterre. Si vous le faites arrêter, ou, que d’une façon ou d’autre, il ne puisse revenir ici, on se vengera sur moi et je serai soumis à des tortures tellement épouvantables que je n’ose vous en parler. Ma rançon est fixée à trente mille écus, environ cinq mille livres sterling. En échange de cette somme en or ou en un billet à ordre sur Rome, on me promet ma liberté et je sais que la promesse sera tenue, car ces hommes, devenus brigands par suite des persécutions malavisées d’un gouvernement despotique, n’en professent pas moins les vrais principes de l’honnêteté et de l’honneur. Si vous n’envoyez pas l’argent, je puis, très-cher père, vous annoncer, avec toute certitude, que vous ne reverrez plus votre fils. »

 

– Maintenant signez, dit le brigand en voyant que la traduction était terminée.

 

Encore une fois, Henry Harding se redressa et laissa tomber sa plume.

 

Il avait écrit la lettre sous la dictée et le travail de traduction ne lui avait pas laissé assez de liberté d’esprit pour s’occuper du véritable sens.

 

Mais maintenant qu’on lui demandait de mettre son nom au-dessous de cet humble appel à la miséricorde paternelle – quand le souvenir de la lettre hautaine qu’il avait précédemment écrite était encore si vivace – il ressentit plus que de la répugnance ; une légitime pudeur retenait sa main.

 

– Signez, s’écria le bandit en se levant à demi sur son fauteuil. Signez donc !

 

Henry hésitait enclore.

 

– Si vous ne prenez pas la plume, si vous ne mettez pas immédiatement votre nom en bas de cette lettre, par la Madone ! le sang va couler ! Cospetto ! être joué par un pauvre diable de pittore ! par un damné Inglese !

 

– Ô signor ! s’écria Popetta qui, jusqu’alors, n’avait pas articulé une syllabe, obéissez, buono cavaliere. Il n’y a pas de mal dans ce que mon mari vous demande. C’est sa manière d’agir envers tous ceux qui s’écartent de la grande ville. Signez, caro mio, et tout ira bien. Vous serez libre et pourrez retourner près de vos amis.

 

Tout en prononçant ce petit discours, Popetta avait quitté le canapé sur lequel elle reposait, s’était approchée du jeune Anglais et lui avait posé la main sur l’épaule.

 

L’accent avec lequel elle prononça ces paroles et une certaine expression qui adoucit subitement le dur éclat de ses prunelles, parurent, probablement, hors de saison à son seigneur et maître.

 

Corvino s’élança de son siège, saisit sa femme par la taille et la jeta brutalement dans l’une des encoignures de la chambre.

 

– Reste là, puttana ! s’écria-t-il, et ne te mêle pas de ce qui ne te regarde en rien.

 

Puis se tournant vers le prisonnier et tirant un pistolet de sa ceinture, il dit d’une voix rauque :

 

– Signez !

 

Une plus longue résistance eût été folie. Il n’y avait pas à se tromper dans les intentions du bandit ; le cliquetis du chien les annonça suffisamment.

 

Une pensée passa comme un éclair dans l’esprit du prisonnier ; se précipiter sur son antagoniste et tenter la chance d’une lutte corps à corps.

 

Mais en supposant qu’il on sortit vainqueur, il trouverait au dehors Doggy Dick et, peut-être, une vingtaine d’autres brigands qui le fusilleraient sans pitié s’il essayait de s’échapper.

 

L’alternative était dure, mais inévitable. Il fallait signer ou mourir.

 

Le jeune artiste n’éprouvait pas encore de l’existence un dégoût assez profond pour la sacrifier aussi inconsidérément. Il se pencha donc sur la table et ajouta à sa lettre les mots : Henry Harding.

 

– Signor Ricardo ! appela le chef.

 

Doggy Dick entra aussitôt.

 

– Sais-tu lire ? dit Corvino en lui tendant la lettre.

 

– Je ne suis pas grand clerc, répliqua le renégat ; mais je crois en savoir assez pour déchiffrer le grimoire.

 

Il prit la lettre, l’épela lentement et certifia l’exactitude de la traduction.

 

Le papier plié et mis sous enveloppe, l’adresse exacte fut écrite sous la dictée du signor Ricardo. Après quoi, ce dernier reçut l’ordre de garrotter de nouveau le prisonnier et de le réintégrer dans sa cellule.

 

Le soir même, la missive qui avait failli coûter la vie à Henry Harding fut expédiée à Rome par un paysan.

 

CHAPITRE XXI

Sous le cèdre


Une année entière s’était écoulée depuis que Belle Mainwaring avait repoussé la main du fils cadet du général Harding.

 

De nouveau, la caille nichait dans les champs de blé, le coucou gémissait dans les grands arbres et le rossignol remplissait les bosquets de ses nocturnes mélodies.

 

Les monts Chiltern, que je viens, d’habitude, visiter tous les ans, n’avaient pas changé d’aspect. Je ne constatai non plus aucune modification sensible dans la société introduite au lecteur dans les premiers chapitres de notre histoire.

 

Je rencontrai miss Mainwaring à un bal particulier qui terminait une fête de l’arc. Elle était restée la reine des belles du voisinage, bien que deux ou trois jeunes filles menaçassent de lui enlever sous peu sa souveraineté.

 

La question de son mariage était moins à l’ordre du jour que douze mois auparavant ; mais sa petite cour comptait toujours le même nombre d’adorateurs, Henry Harding était le seul qui manquât à la collection.

 

J’appris que sa place avait été prise par son frère Nigel. Ce n’était, d’ailleurs, qu’une simple conjecture qui me fut murmurée à l’oreille au bal où Nigel assistait en personne.

 

Connaissant le caractère du jeune homme, je ne pouvais croire à cette hypothèse, et cependant, avant la fin de la nuit je devais acquérir la certitude de la réalité.

 

Ces fêtes d’été, quand elles se prolongent pendant la nuit, fournissent, bien plus que les bals d’hiver, l’occasion de coqueter. Les promenades à deux, qui remplissent l’intervalle des contredanses, peuvent s’étendre au dehors, le long des allées sablées ou sur le moelleux gazon des bosquets. IL est agréable d’échapper ainsi à l’atmosphère brûlante des salons, surtout quand on a sa danseuse pour interlocutrice.

 

M’étant esquivé de la sorte avec une jeune personne, j’avais fait halte auprès d’un cèdre majestueux dont les branches palmées venaient toucher l’herbe à nos pieds, formant ainsi autour du tronc une tente de verdure pendant le jour, et, pendant la nuit, une grotte d’une intense obscurité.

 

Tout à coup, une pensée sembla frapper ma compagne.

 

– Depuis quelques instants, dit-elle, je me demandais ce que j’avais fait de mon ombrelle. Je me rappelle maintenant l’avoir oubliée sous cet arbre même. Restez-là, ajouta-t-elle en me quittant le bras, tandis que je vais la chercher.

 

– Permettez-moi, fis-je, de vous remplacer dans cette recherche.

 

– Folie ! répondit mon agile partenaire – elle méritait cette épithète pour la façon dont elle avait dansé le galop qui venait de finir. – J’irai moi-même. Je sais l’endroit précis où je l’ai laissée – sur une des grosses racines. Allons, monsieur, obéissez ! Restez-là !

 

En disant ces mots, elle disparut sous le cèdre.

 

Je ne pus supporter l’idée d’une jeune fille s’aventurant seule dans un lieu d’aussi lugubre aspect ; et, oubliant sa recommandation, je me glissai à travers les branches et m’introduisis sous le dôme de verdure.

 

Nous cherchâmes pendant quelque temps ; mais inutilement.

 

– Quelque domestique l’aura sans doute ramassée et portée à la maison où je la retrouverai avec mon chapeau et mon manteau, dit ma compagne.

 

Nous revenions sur nos pas, lorsqu’un second couple de promeneurs se présenta à la même trouée de branches par laquelle nous avions passé nous-même.

 

Quel était leur but ? Nous ne pouvons le deviner. Nos intentions et nos actes n’avalent cessé de rester enveloppés dans la plus parfaite innocence ; les leurs me semblaient d’une nature plus compromettante.

 

Je ne sais si ma compagne eut la même pensée ; mais d’un commun accord, nous demeurâmes immobiles, attendant l’éloignement de l’autre couple. Il avait pu être attiré sous l’arbre par la curiosité ou par un caprice promptement satisfait.

 

En cela nous nous trompions. Au lieu de revenir immédiatement à la lumière, si faible qu’elle fût, puisqu’elle descendait seulement des étoiles, les nouveaux venus s’arrêtèrent et entamèrent un colloque qui menaçait de se prolonger.

 

Les premiers mots me prouvèrent que les interlocuteurs ne faisaient que poursuivre une conversation déjà entamée.

 

– Je sais, dit la voix d’homme, que vous y pensez encore. Ne me dites pas qu’il vous a toujours été indifférent, ce serait inutile. Je suis parfaitement instruit, miss Mainwaring.

 

– En vérité ! Quelle étonnante perspicacité, M. Nigel Harding ! Vous en savez plus que moi-même, beaucoup plus que n’en a jamais su votre frère. Autrement, pourquoi l’aurais-je refusé ? Ceci devrait vous convaincre qu’il n’y avait entre nous ni affection ni engagement – au moins, en ce qui me concerne.

 

Il se fit un court silence. Nigel, sans doute, réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

 

Quant à moi, je ne savais à quoi me résoudre. Ma compagne partageait mes perplexités ; je m’en aperçus au frémissement de son bras passé sous le mien. Je le lui serrai doucement, et c’est ainsi que nous convînmes tacitement de garder le silence et d’écouter jusqu’au bout cet étrange dialogue. Nous en avions déjà entendu assez pour éprouver uns certaine répugnance à nous faire reconnaître, sans parler de notre situation personnelle qui prêtait elle-même à la médisance.

 

Nous restâmes donc immobiles, semblables à une couple de statues entrelacées.

 

– Si vous dites vrai, continua Nigel, qui parut avoir résolu à sa satisfaction l’explication de la jeune fille, s’il est vrai aussi que personne ne possède votre cœur, puis-je vous demander, miss Mainwaring, pourquoi vous n’acceptez pas l’offre que j’ai osé vous faire ? Vous m’avez assuré – ce n’est pas une présomption de ma part, n’est-ce pas ? – que je ne vous déplairais pas comme époux. Pourquoi ne pas aller plus loin et dire que vous acceptez ma main.

 

– Parce que…. Parce queDésirez-vous vraiment savoir pourquoi, M. Nigel Harding ?

 

– Vous l’aurais-je demandé pendant un an, sans me lasser jamais, si je ne le désirais pas ?

 

– Si vous me promettez d’être sage, eh bien, je parlerai.

 

– Je vous promets tout ce que vous voudrez. Si votre hésitation repose sur un motif que je puisse vaincre, ordonnez, disposez de moi. Ma fortune – mais ceci n’est rien – ma vie, mon corps, mon âme, tout vous appartient.

 

Le prétendant prononça ces mots avec un enthousiasme dont je ne l’eusse pas cru capable.

 

– Je serai franche donc, répondit la jeune fille d’une voix basse mais parfaitement nette et distincte. Deux obstacles se dressent entre vous et moi ; l’un ou l’autre est susceptible d’empêcher que nous unissions nos destinées. Il faut obtenir, d’abord, le consentement de ma mère, sans lequel je ne veux pas me marier ; je l’ai juré. Ensuite, celui de votre père, sans lequel je ne peux pas vous épouser. J’ai également fait ce serment à ma mère qui l’a exigé de moi. Quelle que soit mon affection pour vous, Nigel, je ne me parjurerai jamais. Venez ! Nous avons parlé de tout cela trop souvent déjà. Rentrons. – Notre absence a pu être remarquée.

 

Sur ces derniers mots, elle se glissa comme une couleuvre sous les branches et se dirigea rapidement vers la salle de bal.

 

L’amoureux décontenancé ne fit aucun effort pour la retenir. Les conditions imposées, il ne pouvait les remplir, au moins pour le moment, et il suivit la jeune fille, avec le vague espoir d’en obtenir tôt ou tard de plus favorables à ses vœux.

 

Une fois libres, ma compagne et moi nous suivîmes le même chemin, sans échanger une parole sur l’entrevue dont nous venions d’être les témoins involontaires.

 

Elle ne me montrait, quant à moi, sous un beau jour, ni l’espèce humaine, en général, ni les sentiments de Belle Mainwaring, en particulier. Dans mon for intérieur, je déplorais la leçon de diplomatie féminine que la jeune personne appuyée sur mon bras n’avait pu se dispenser d’entendre. Cette leçon, ne la mettrait-elle pas, plus tard, à profit et pour son propre compte ?

 

CHAPITRE XXII

Un singulier voyageur.


Une certaine après-midi de l’année 1849, les pseudo-fashionables, partant journellement pour Windsor et l’Ouest, furent appelés à diriger les verres de leurs monocles sur un assez étrange voyageur qui, venant on ne savait d’où, apparut sur le quai de la station de Paddington.

 

Et cependant il n’y avait, dans cet homme, rien de très-remarquable, sinon sa présence sur le quai de Paddington. Au Pont de Londres, on peut voir ses pareils tous les jours de l’année. Très-brun de peau, ce personnage portait, par-dessus son vêtement de drap noir, un surtout assez semblable au poncho mexicain ; sa coiffure à bords larges se terminait en pointe et procédait en droite ligne de Calabre, on n’en pouvait douter.

 

Tel était l’individu sur lequel s’étaient instantanément dirigés les élégants lorgnons des touristes. Un moment après il s’engouffra dans le compartiment d’une voiture de première classe.

 

Arrivé à Slough, le voyageur attendit que tous les voyageurs fussent sortis, puis, s’élançant hors de la voiture, tenant en main un petit portemanteau, il se mit immédiatement en communication avec le chef de gare.

 

Entre ces deux hommes, il existait un contraste assez frappant pour que le plus indifférent des voyageurs musant sur le quai y fît attention.

 

Deux extrêmes, l’un positif, l’autre négatif. Que l’on s’imagine une colossale statue, surmontée d’une tête véritablement saxonne, faisant face à un spécimen diminutif de la race latine.

 

Le hasard voulut que je me trouvasse, en ce moment, sur le quai, attendant le train descendant. La singularité de ce tableau me frappa tellement que, cédant à une involontaire impulsion, je m’approchai de façon à savoir ce que le petit homme noir au poncho avait à dire au géant en habit vert et à boutons dorés.

 

Le premier mot qui me parvint fut le nom du général Harding, prononcé avec un accent étranger que je reconnus tout de suite pour de l’italien.

 

En prêtant l’oreille, j’entendis que le petit homme s’informait de l’adresse exacte du général.

 

Je me serais bien proposé pour la lui indiquer ; mais je reconnus que le chef de gare la connaissait parfaitement et, d’ailleurs, le train qui arrivait m’obligea de m’occuper de mes propres affaires.

 

Précisément, en ce moment, je m’aperçus que j’avais négligé de prendre mon billet et je me dirigeai en toute hâte vers le guichet.

 

Je revins sur le quai juste à temps pour voir l’étranger sauter dans un cab et s’éloigner rapidement de la station.

 

Dix secondes après, je m’asseyais dans un compartiment vide et un incident survint qui chassa l’homme noir de ma pensée aussi complétement que s’il n’avait jamais existé.

 

Le coup de sifflet était donné et le train allait démarrer, lorsque le colossal chef de gare ouvrit la porte de mon compartiment en prononçant les mots sacramentels : Par ici, mesdames, par ici !

 

Le froufrou de la soie se fit entendre, accompagné d’exclamations d’impatience, et deux dames, escaladant le marchepied, prirent place sur la banquette qui me faisait vis-à-vis.

 

Fort occupé à couper les feuillets d’un numéro du Punch, je ne pus les dévisager au moment même de leur introduction. Quand je levai les yeux pour voir quelle sorte de femmes le hasard m’avait données pour compagnes temporaires, je reconnus, qui ?… Belle Mainwaring et sa mère.

 

Le lecteur, qui sait mes relations antérieures avec ces dames, comprendra mon embarras. Jamais je ne m’étais trouvé dans une aussi fausse situation. Pour la conjurer autant que possible, je ne crus mieux faire que de recourir au Punch que je me mis à parcourir avec acharnement.

 

Nous avions à peine échangé une rapide inclination de tête, et un étranger, en considérant notre attitude mutuelle, n’aurait certainement pu se douter que miss Mainwaring et moi nous nous fussions déjà rencontrés, encore moins que nous eussions dansé l’un avec l’autre.

 

Je lus le Punch de la première ligne à la dernière et me rabattis ensuite sur les annonces ; grâce à quoi je me familiarisai avec les vertus du « savon de Gosnell » et les mystères de la « crinoline inflexible. »

 

Malgré ces études approfondies, je trouvai le moyen de risquer de temps en temps un regard en coulisse du côté de miss Mainwaring, qui, à ma grande surprise, me le retournait avec toute la régularité désirable. Ce qu’elle lut dans mes yeux, je ne saurais le dire ; mais les siens lançaient des flammes qui eussent réduit mon cœur en cendres s’il n’eût été entouré d’un triple airain. Déjà, il avait failli se fondre sous l’ardeur de semblables regards ; mais la froide expérience l’avait converti en acier et je sentis avec plaisir qu’il ne tressaillait même pas.

 

J’avais lu le Punch tout entier, dévoré trois colonnes d’annonces et admiré, pour la cinquième fois, peut-être, les illustrations du satirique journal, lorsque le train s’arrêta à Reading.

 

Mes compagnes de voyage descendirent.

 

J’en fis autant ; j’avais été invité à une fête donnée dans un parc du voisinage appartenant à une de mes connaissances. Les Mainwaring s’y rendaient également, ainsi que je m’en assurai à la direction du cab qui les emporta.

 

En arrivant à la résidence de mon ami, je les retrouvai sur la pelouse. Comme d’habitude, miss Belle était environnée de béats soupirants, parmi lesquels, à ma grande surprise, je reconnus M. Nigel Harding.

 

Pendant toute la durée de la fête, il s’abstint de lui témoigner la moindre attention particulière et laissa ses concurrents papillonner autour d’elle. Mais il était évidemment sur des épines et surveillait scrupuleusement chacun des regards et des mouvements de la jeune fille.

 

Une ou deux fois, tandis qu’ils étaient seuls, je le vis lui parler à voix basse, l’éclair de la jalousie dans les yeux, les lèvres pâles et crispées.

 

La fête se termina d’assez bonne heure et les invités se séparèrent.

 

Nigel accompagna Belle et sa mère à la gare. Ils étaient tous trois dans le même cab.

 

Nous revînmes par le même train. À Slough, Nigel et les deux dames descendirent. De la voiture où j’étais resté, – j’allais à Londres, – j’aperçus le phaéton de miss Mainwaring, le petit domestique se tenant à la tête du poney, et, tout auprès, un dog-cart avec un groom à la livrée des Harding.

 

Les dames montèrent dans le phaéton et Nigel s’établit sur le siège de derrière, tandis que le domestique allait prendre sa place dans le dog-cart. Les deux voitures ainsi chargées partirent juste au moment où le train démarrait.

 

D’après ce que j’avais vu pendant cette journée ; ce que j’avais entendu sous le grand cèdre du Liban, et surtout ce que je savais du caractère des deux jeunes gens, je conclus, avant mon arrivée à Londres, que Belle Mainwaring était destinée à devenir la meilleure moitié de Nigel Harding, si ce dernier réussissait, d’une manière ou d’autre, à obtenir le consentement de son père.

 

CHAPITRE XXIII

Dissimulation


Le même soir, comme presque tous les autres soirs de l’année, le général Harding était assis dans sa salle à manger, une carafe de vieux porto et un verre à portée de sa main droite, un chérour de Trinchonopoly entre les dents, et flanqué, à gauche, de mademoiselle sa sœur.

 

Le dîner était terminé depuis une heure ; la nappe et les couverts avaient été enlevés, les carafes à dessert disposées sur la table, à côté d’un surtout rempli de fleurs et d’une corbeille de fruits. On avait congédié le valet de pied.

 

– Neuf heures passées, dit le général, en consultant sa montre, et Nigel ne revient pas. Il ne devait pas rester à dîner pourtant. Je me demande si ces dames Mainwaring étaient à la fête.

 

– C’est assez probable, répondit la vieille fille, très-portée de sa nature aux conjectures déplaisantes.

 

– Oui, murmura le général se parlant à lui-même, assez probable, je suppose. Je ne crains rien pour Nigel. Il n’est pas homme à se laisser endoctriner par les chatteries de cette coquette. Par Dieu, ma sœur, n’est-il pas étrange que nous n’ayons pas entendu parler du garçon depuis qu’il nous a quittés ?

 

– Attendez qu’il ait gaspillé les mille livres que vous lui avez données. Quand il sera au bout, vous aurez certainement de ses nouvelles.

 

– Sans doute !… Sans doute !… Pas un mot, depuis l’inconvenante lettre qu’il m’a adressée de l’auberge… pas même pour accuser réception de l’argent ! Je suppose qu’il l’a touché. Je n’ai pas consulté mon livre de banque depuis une éternité.

 

– Oh ! vous pouvez en être certain ; sans quoi il n’aurait pas manqué de vous écrire. Henry ne peut pas se passer d’argent. Vous avez de bonnes raisons pour le savoir. Ne vous tourmentez pas à son sujet, mon frère : il n’a pas vécu, jusqu’ici, de l’air du temps.

 

– Où peut-il être ? Il disait qu’il s’expatrierait. Je pense qu’il l’a fait.

 

– Oh ! ceci est plus que douteux, reprit la vieille fille en branlant la tête. Londres est le lieu qui lui convient, tant que sa bourse sera pleine. Quand il l’aura mise à sec, il vous demandera un nouveau subside. Comme de juste, vous l’enverrez, n’est-ce pas, mon frère ?

 

Cette question était faite d’un ton ironique destiné à produire l’effet contraire à son sens apparent.

 

– Pas un shilling, dit résolument le général en déposant son verre sur la table d’un mouvement si brusque qu’il faillit le briser. Pas seulement un shilling. Si, en douze mois, il est parvenu à dépenser mille livres sterling, douze ans se passeront avant qu’il en reçoive autant. – Non ! Pas un shilling avant ma mort, et alors même il n’aura que juste de quoi ne pas mourir de faim. Je l’ai décidé, ma chère Nelly – Nigel aura tout, à l’exception d’une petite somme qui vous est destinée. Henry aurait hérité de sa moitié ; mais après ce qui est arrivé… J’entends un bruit de roue… c’est Nigel avec le dog-cart, je suppose.

 

Quelques instants après, le fils du général entrait dans l’appartement.

 

– Tu viens un peu tard, Nigel.

 

– Oui, père, le train était en retard.

 

Il mentait, son retard provenait d’une station un peu prolongée au cottage de la veuve Mainwaring.

 

– Tu t’es bien amusé, j’espère !

 

– Assez.

 

– Tant mieux. Et qui se trouvait là ?

 

– Quant à cela, il ne manquait pas de monde. On était venu de Bucks et du Berkshire, sans parler d’une quarantaine de badauds de Londres.

 

– Et parmi nos voisins ?

 

– Ma foi ! – je ne vois guère…

 

– Je m’étonne que la veuve Mainwaring…

 

– Ah ! oui… elle y était… je n’y pensais pas.

 

– Et sa fille aussi, comme de juste.

 

– Oui, sa fille aussi… À propos, ma tante, continua le jeune homme pour détourner la conversation, ne me demanderez-vous pas de boire un verre de vin avec vous ? Je voudrais bien, par la même occasion, avoir quelque chose à me mettre sous la dent. Nous n’avons eu qu’un goûter debout ; c’est comme si je n’avais rien pris et je me sens d’appétit à dévorer un beefsteak cru.

 

– Nous avions à dîner un canard rôti, dit la tante, et des asperges ; tout est froid maintenant, cher Nigel. Veux-tu attendre qu’on réchauffe ? Peut-être préférerais-tu un morceau de bœuf froid avec des conserves des Indes occidentales ?

 

– N’importe, pourvu que je mange.

 

– Prends un verre de porto, Nigel, dit le général, pendant que sa sœur faisait resservir. D’après ce que je vois, tu n’as pas besoin d’une goutte de cognac pour t’ouvrir l’appétit.

 

– Non, certes, j’ai l’estomac assez creux… Comme il est tard, père ! Les horloges de la compagnie, ou ses trains, marchent en dépit du sens commun. Quelle triste ligne pour la régularité des repas !

 

– Oui, et plus triste encore pour la régularité des dividendes, répliqua le général avec un sourire qui ressemblait à une grimace.

 

Il possédait des actions de la compagnie que son fils traitait avec autant d’irrévérence.

 

Nigel avala son verre de porto en riant de la plaisanterie paternelle et se mit ensuite à jouer activement des mâchoires.

 

CHAPITRE XXIV

Visite inattendue.


Le sommelier Williams venait à peine, avec l’aide du valet de pied, d’enlever les reliefs du souper, lorsque retentit un coup de sonnette suivi immédiatement d’un double coup de marteau.

 

Cet appel n’avait rien « d’étourdissant », comme aurait pu dire Williams ; il était plutôt humble et timide, et fut, cependant, distinctement entendu dans la salle à manger.

 

– Qui peut venir aussi tard ?… Dix heures ! dit le général en jetant les yeux sur son chronomètre.

 

Ni Nigel ni la tante ne répondirent ; ils écoutaient.

 

Un colloque avait lieu entre Williams, qui avait ouvert la porte, et quelqu’un qui se tenait sur le seuil.

 

Il dura plus longtemps qu’il n’était nécessaire si le visiteur eut été un ami de la famille. La voix répondant aux interrogations du sommelier avait évidemment un accent étrange.

 

Le général pensa que ce pouvait être un de ses anciens camarades fraîchement arrivé des Indes et venu sans cérémonie par un train de nuit. Mais il ne se souvenait d’aucun qui parlait l’anglais de cette façon.

 

– Qui est-ce, Williams ? demanda-t-il au moment où parut le sommelier.

 

– Je n’en sais rien, général. Le gentleman, s’il m’est permis de lui donner ce nom, ne veut donner ni son nom ni sa carte. Il prétend qu’il apporte une importante communication et qu’il est indispensable qu’il vous voie.

 

– Très-bizarre !… De quoi a-t-il l’air ?

 

– D’un étranger, général. Et ce n’est certainement pas un gentleman, j’en jurerais.

 

– Très-bizarre ! répéta le général. Il a dit qu’il voulait me voir ?

 

– À satiété, général. Il ajoute que l’araire est plus importante pour vous que pour lui. L’introduirai-je, général, ou lui parlerez-vous à la porte ?

 

– À la porte ! Non, pardieu ! répliqua vivement le vieux soldat. Je ne sortirai, certes, pas, pour plaire à un étranger qui ne veut donner ni son nom ni sa carte… C’est peut-être un mendiant. Dis-lui que je ne puis le recevoir ce soir et qu’il revienne demain matin.

 

– Je le lui ai déjà dit, général. Il insiste pour vous voir immédiatement.

 

– Du diable !

 

– S’il m’est permis de donner mon opinion, il ressemble furieusement à celui dont vous venez de prononcer le nom, général.

 

– Qui cela peut-il être, Nigel ? dit le vétéran en se tournant vers son fils.

 

– Je n’en ai pas la moindre idée, père, répondit Nigel. Serait-ce, par hasard, le gratte-papier Woolet ? Il répond parfaitement à la description que Williams fait de l’intrus.

 

– Non, non, Maître Nigel, ce n’est pas M. Woolet. IL est encore plus laid, bien qu’il ait quelque chose d’un homme de loi. Dans tous les cas, c’est un étranger ; cela, je puis l’affirmer.

 

– Par Jupiter ! s’écria le général, je ne connais pas d’étranger qui ait affaire avec moi. Il faut pourtant me décider le recevoir. Qu’en dis-tu, mon fils ?

 

– Oh ! il ne peut y avoir aucun mal à cela, répondit Nigel. Je resterai avec vous ; et s’il devient trop importun, Williams et le valet de pied le jetteront dehors.

 

– Ah ! bien, maître Nigel, il n’est pas plus haut que votre groom. Je pourrais le prendre par le fond de sa culotte et le jeter à vingt pas sur les pelouses. N’ayez aucune crainte de ce côté.

 

– Allons ! Allons ! Williams ! dit le général. Assez de paroles oiseuses. Introduis le gentleman.

 

Puis se tournant vers sa sœur, il ajouta :

 

– Ma chère Nelly, vous feriez bien de remonter au salon. Nigel et moi nous vous y rejoindrons aussitôt que nous aurons donné audience à cet hôte inattendu.

 

Le vieille fille, après avoir roulé son tricot, sortit de la salle à manger, laissant seuls son frère et Nigel.

 

CHAPITRE XXV

Discourtoise réception.


L’étrangeté d’une entrevue demandée avec tant d’autorité avait profondément ému le vétéran et son fils. Ils attendaient debout et en silence.

 

Le colloque se renouvela au dehors ; puis, des pas retentirent sur les dalles sonores de l’antichambre et la porte s’ouvrit. Williams introduisit l’étranger et se retira sur un signe du général.

 

Jamais, peut-être, un plus bizarre spécimen du genre homo, un individu moins en rapport avec le milieu dans lequel il se trouvait jeté, n’avait pénétré dans la salle à manger d’un gentilhomme campagnard anglais.

 

Comme l’avait dit Williams, sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d’un groom, bien que, selon toute apparence, il frisât la quarantaine. D’un teint aussi cuivré que celui d’un bohémien, il avait la tête couverte d’une forêt de cheveux d’un noir intense et une paire d’yeux qui scintillaient comme des charbons ardents.

 

Le galbe de sa face était purement israélite. Ses vêtements, à l’exception de l’espèce de capote fixée sur ses épaules, avaient cette coupe particulière qui distingue les hommes de loi chez les races latines d’Europe. Ce pouvait être un avocat ou un notaire.

 

Il tenait à la main son chapeau calabrais qu’il avait eu la politesse de retirer en entrant dans la salle à manger. Mais c’était le seul acte de savoir-vivre qu’il parût susceptible d’accomplir.

 

En dépit de la petitesse de sa taille et de sa physionomie de fouine, il avait un air d’assurance qui prenait sa source moins dans une fermeté naturelle que dans un aplomb de commande qu’on aurait pu interpréter ainsi : Je viens ici dans un but qui porte en soi-même son excuse et j’ai la certitude de ne pas sortir avant d’avoir reçu une réponse satisfaisante.

 

– Qu’est-ce ? demanda brusquement le général, dont l’esprit avait sans doute été traversé par la même pensée.

 

L’étranger avait les yeux obstinément fixés sur Nigel, comme pour demander s’il était bien nécessaire qu’il restât en tiers dans l’entretien.

 

– C’est mon fils, continua le vétéran, vous pouvez parler devant lui.

 

– Vous avez un autre fils, je suppose, signor général ! répondit l’étranger dans un anglais fortement accentué mais suffisamment intelligible.

 

Cette brusque question fit tressaillir le général et pâlir Nigel. Le regard significatif qui l’accompagnait prouvait que l’étranger était au courant de ce qui concernait Henry.

 

– J’en ai… ou, plutôt, j’en devrais avoir un autre, répliqua le général. Qu’avez-vous à m’en dire et pourquoi avoir prononcé son nom ?

 

– Savez-vous où se trouve actuellement votre second fils, général ?

 

– Non, pas précisément. Le sauriez-vous, par hasard ? qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

 

– Signor général, je suis prêt à répondre à ces trois questions, si vous voulez bien me permettre d’intervertir l’ordre dans lequel vous les avez posées.

 

– Répondez comme vous l’entendrez, mais faites vite. Il est tard et je n’ai pas de temps à perdre à converser avec quelqu’un qui m’est complètement étranger.

 

– Je ne vous demande que dix minutes, général. L’affaire dont je suis chargé est des plus simples, et mon temps, comme le vôtre, est précieux. En premier lieu, donc, je reviens  de la ville de Rome, qui est située, je n’ai pas besoin de vous le dire, en Italie. Ensuite, je suis procureur, ce que vous nommez attorney en Angleterre. Enfin, je sais où est votre fils.

 

Le général tressaillit de nouveau ; Nigel devint plus blême encore.

 

– Où est-il ?

 

– Ceci vous en informera, général.

 

En disant ces mots, le procureur tira une lettre de dessous sa capote et la présenta au général.

 

C’était la lettre écrite par Henry, dans la montagne, sous la dictée de Corvino, le chef des bandits.

 

Après avoir mis ses lunettes et tiré la lampe auprès de lui, le général Harding lut l’épître avec un sentiment d’étonnement mélangé d’une certaine dose d’incrédulité.

 

– Quel galimatias ! dit-il à demi voix, en tendant le papier à Nigel. Lis, mon fils.

 

Nigel obéit.

 

– Qu’en penses-tu ? demanda le général.

 

– Rien de bon, mon père. C’est, il me semble, un tour qui vous est joué. On veut vous extorquer de l’argent.

 

– Ah ! mais crois-tu, Nigel, que Henry soit complice de ces gens-là ?

 

– Je vais vous affliger, mon père, répondit Nigel en continuant l’aparté ; mais je vous dois la vérité. J’ai le regret d’avoir à constater que toutes les apparences se réunissent contre mon frère. S’il est tombé entre les mains des brigands, ce que je ne puis ni ne veux croire, – comment ces derniers ont-ils appris votre adresse ? Comment peuvent-ils savoir que Henry a un père assez riche pour payer une telle rançon – à moins qu’il ne le leur ait dit lui-même. Il est assez probable qu’il se trouve actuellement à Rome, d’où cet homme vient, à ce qu’il assure. Tout cela peut être vrai. – Mais prisonnier des brigands ! Le conte est par trop absurde.

 

– C’est, pardieu ! vrai. Mais que dois-je faire de cette demande ?

 

– La conduite de Henry me semble facile à expliquer, poursuivit l’insidieux conseiller. Il a dépensé ses mille livres, comme on devait s’y attendre, et il en veut maintenant davantage. Je suis fâché d’avoir à le constater, cher père, mais ceci me semble une histoire conçue dans le but d’obtenir de votre tendresse une nouvelle remise de fonds. Dans tous les cas, il ne s’est pas gêné. La somme est ronde.

 

– Cinq mille livres ! s’écria le général en jetant un coup d’œil sur la lettre. Il ne recevra pas le même nombre de sous… non, quand même ce qu’il raconte des brigands serait vrai.

 

– Mais c’est un conte, quoiqu’il ne soit que trop certain qu’il a écrit lui-même la lettre. C’est bien son écriture et sa signature.

 

– Certainement. Mon Dieu ! penser que telles devaient être les premières nouvelles que je recevrais de lui ! Joli moyen de rentrer en grâce ! Bah ! le tour est trop grossier ; ce n’est pas moi qui me laisserai duper ainsi.

 

– Je suis désolé qu’il l’ait seulement essayé. Je crains, cher père, qu’il n’éprouve aucun repentir de son odieuse désobéissance. Mais qu’allons-nous faire du messager ?

 

– Ah ! s’écria le général, se souvenant alors du porteur de l’étrange missive. Que me conseilles-tu ? Faut-il le faire arrêter ?

 

– Ce n’est pas mon avis, répondit Nigel d’un ton de réflexion ; il n’en vaut pas la peine et cela nous attirerait des désagréments. Il vaut mieux qu’on ignore la malheureuse affaire du pauvre Henry. Un procès nous exposerait, cher père, à une notoriété à laquelle vous ne voulez pas, sans doute, vous exposer.

 

– Non, certainement. Mais, cet imposteur mérite une punition. Il est dur de se voir bafouer aussi impudemment… et dans son propre domicile encore.

 

– Effrayez-le avant de le jeter dehors. Nous pourrons peut-être obtenir ainsi de plus amples renseignements. Dans tous les cas, cela ne peut faire de mal, au contraire ; Henry apprendra comment vous avez accueilli une pétition aussi artificieusement élaborée.

 

CHAPITRE XXVI

Brusque congé.


Pendant cette conversation, l’étranger était demeuré debout et immobile. Se retournant brusquement vers lui, le général s’écria d’une voix tonnante :

 

– Vous êtes un imposteur, monsieur !

 

– Molte grazie, signor, répliqua le procureur en s’inclinant ironiquement. C’est une injure assez intempestive à adresser à un homme qui est venu du fond de l’Italie pour rendre service, à vous ou à votre fils, c’est tout un. Est-ce la seule réponse que je doive remporter ?

 

– Prenez garde, monsieur, dit Nigel d’un ton menaçant. Vous avez agi avec imprudence en vous plaçant sous le coup des lois de notre pays. Vous pourriez fort bien être arrêté et jeté en prison pour avoir essayé d’extorquer de l’argent sous de faux prétextes.

 

– Son Excellence le général ne me fera pas arrêter, pour deux bonnes raisons. D’abord, je n’ai usé d’aucun faux prétexte ; ensuite, en obéissant à un mouvement de colère, il scellerait irrévocablement la destinée de son fils. Du moment où ceux qui le tiennent entre leurs mains apprendront que j’ai été arrêté ou autrement inquiété en Angleterre, ils le traiteront bien plus cruellement que vous ne pourriez me traiter moi-même. Souvenez-vous que je ne suis qu’un émissaire et que je n’ai d’autre mission que de vous remettre cette lettre. Je ne sais rien de ceux qui l’ont expédiée, sauf en ce qui concerne ma profession ; j’ai agi dans un simple but d’humanité, et je suis aussi bien le messager de votre fils que le leur. Mais je puis vous affirmer, général, que l’affaire est des plus sérieuses et que la vie de votre fils dépend non seulement de ma propre sûreté, mais encore de la réponse dont vous voudrez bien me charger.

 

– Allons donc ! s’écria le général. Vous ne ferez jamais prendre à un Anglais des vessies pour des lanternes. Si je croyais un mot de votre histoire, je ne serais pas embarrassé pour délivrer mon fils. Le gouvernement s’interposerait certainement en ma faveur ; et alors, au lieu de cinq mille livres sterling, vos excellents bandits auraient ce qu’ils méritent, ce qu’ils devraient avoir obtenu depuis longtemps déjà – six pieds de corde autour du cou.

 

– Je crains, signor général, que vous ne vous laissiez entraîner à une étrange erreur. Permettez-moi de placer la question dans son véritable jour. Votre gouvernement ne peut vous être d’aucun service dans cette affaire ; il en serait de même de tous les gouvernements de l’Europe réunis. Ce n’est pas la première fois que des menaces semblables ont été lancées contre ces flibustiers. Ni le roi de Naples, dont ils sont sujets, puisqu’ils habitent sur son territoire, ni le Pape, dans les États duquel ils font de fréquentes incursions, ne pourraient les réduire à l’impuissance, quand même tous deux s’y sentiraient disposés. Vous n’avez qu’un seul moyen d’obtenir la délivrance de votre fils, c’est de payer la rançon qu’on vous demande.

 

– Sortez, misérable ! hurla le général dont la patience avait été mise à une rude épreuve pendant cette plaidoirie du procureur. – Sortez de chez moi immédiatement, ou j’ordonne à mes domestiques de vous jeter dans l’abreuvoir aux chevaux.

 

– Vous en éprouveriez trop de regret, répondit le petit Italien avec un méchant sourire et en se dirigeant vers la porte. Buona notte, signor général ! Peut-être la nuit portera-t-elle conseil et refroidira-t-elle assez votre colère pour vous permettre d’examiner plus sérieusement ma proposition. Si vous avez quelque message à transmettre à votre fils… que vous ne verrez plus, selon toute probabilité… je m’en chargerai volontiers, malgré un accueil dont, comme gentleman, j’ai le droit de me plaindre. Je resterai toute la nuit dans l’auberge voisine et ne partirai pas demain avant midi. Réfléchissez ? Buona notte ! Buona notte !

 

En disant ces mots, l’étranger sortit et fut reconduit assez brutalement par le sommelier jusqu’à la porte du château.

 

Le général était resté debout, les yeux enflammés, les lèvres frémissantes, la barbe hérissée. Pendant un temps, il sembla hésiter à faire retenir l’étranger afin de le punir de son impudence. La crainte du scandale seule le détourna du châtiment sommaire qu’il méditait.

 

– N’écrirez-vous pas à Henry ? demanda Nigel d’un ton qui sollicitait clairement une négation.

 

– Pas un mot ! Il s’est mis dans la nasse par suite de sa prodigalité ; qu’il s’en tire du mieux qu’il pourra ! Quant à cette histoire de brigands…

 

– Oh ! c’est par trop absurde, interrompit Nigel ; les bandits entre les mains desquels il est tombé sont les escrocs et les harpies de Rome. Ils ont, sans doute, mis en réquisition cet homme de loi, si c’en est un, pour réaliser un plan, très-artificieusement ourdi, du reste, quel qu’en soit l’auteur.

 

– Ô mon fils ! malheureux enfant ! s’écria le généra !. S’associer à de semblables créatures ! Prêter les mains à un tel complot, et contre son propre père ! Ô mon Dieu !

 

Et le vétéran s’affaissa sur le sofa en poussant un sanglot déchirant.

 

– Si je lui écrivais, père ? demanda Nigel. Seulement quelques mots pour lui faire comprendre combien sa conduite vous torture. Un bon conseil pourrait le ramener à de meilleurs sentiments.

 

– Comme tu voudras, bien que je crois qu’il n’y ait plus d’espoir. Ah ! Lucy ! Lucy ! Dieu a bien fait de te rappeler à lui ! Pauvre femme ! Ceci t’aurait tuée !

 

Cette exclamation fut prononcée d’une voix à peine perceptible et avant que Nigel eût quitté la salle à manger dans l’intention d’écrire la lettre qui devait ramener à résipiscence son coupable frère.

 

Cette lettre fut rédigée la même nuit et immédiatement portée au procureur à qui elle fut confiée. Fidèle à sa promesse, l’Italien resta à l’auberge jusqu’à midi, heure à laquelle il se rendit à la station voisine pour, de là, se diriger sans désemparer vers la ville aux sept collines.

 

CHAPITRE XXVII

Vie latine des Brigands.


Pendant quelques jours, Henry resta confiné dans sa cellule, sans voir d’autre visage humain que celui du brigand, toujours le même, qui lui servait sa nourriture.

 

Cet individu, d’un caractère morose, était aussi muet qu’un automate. Deux fois par jour il apportait un bol de pesta, sorte de potage au macaroni, bouilli avec du lard et assaisonné de sel et de poivre. Il posait le vase plein sur le plancher, ramassait le vase vide qui avait contenu la pitance de la veille et sortait sans prononcer une syllabe.

 

Les différentes tentatives faites par le jeune Anglais pour l’amener à desserrer les lèvres furent accueillies avec une indifférence complète ou repoussées brutalement.

 

Henry se vit forcé d’y renoncer, il mangeait sa posta et buvait son eau pure en silence.

 

La nuit seulement, il jouissait dans sa cellule d’un peu de tranquillité. Tout le long du jour, le tapage du dehors se faisait suffisamment entendre, malgré l’étroitesse de sa fenêtre. Précisément en face se trouvait le lieu du rendez-vous favori des brigands qui y passaient la plus grande partie de leur temps.

 

Ce temps s’écoulait au jeu et bien souvent en querelles. Une heure à peine s’écoulait sans qu’il s’élevât quelque discussion dégénérant eu combat, soit singulier, soit général. On entendait alors s’élever la voix tonnante du chef et des ordres péremptoires entremêlés de malédictions et de coups de bâton.

 

Une fois, un coup de pistolet retentit suivi de gémissements. Le jeune Anglais supposa qu’un châtiment sommaire avait été infligé à quelque délinquant ; d’autant plus que, lorsque les gémissements cessèrent, il y eut un intervalle de ce calme solennel qui accompagne ordinairement la mort.

 

Mais cette terrible impression durait peu ; les bandits reprenaient aussitôt leur jeu et leurs cris de « cinque a cinque a capo ! Vinti a vinti a croce ! » le délassement favori des paysans italiens ôtant celui qu’ils désignaient sous le nom de « Croce a capo » et qui correspond à notre Pile ou Face. »

 

En se dressant sur ses pieds, le prisonnier pouvait suivre les péripéties du jeu.

 

La table était simplement une excroissance de sol gazonné en face de la cellule. Les brigands se pressaient à l’entour, agenouillés ou accroupis. L’un d’eux tenait un vieux chapeau dont la coiffe avait été enlevée et dans lequel on avait déposé un certain nombre de pièces de monnaie, généralement trois. On agitait le chapeau et on le renversait sur le gazon, de façon qu’il couvrit les pièces. Les paris s’engageaient alors sur « Croce » ou « capo » (pile ou face), et le chapeau une fois levé, on voyait quels étaient les gagnants et les perdants.

 

Ce jeu constituait la principale source de distraction de la bande et lui aidait à mener une existence qui aurait du paraître insupportable, même à de pareils brigands. Capo a croce, relevé par-ci par-là d’une bonne querelle ; la pasta, les confetti, les fromages de brebis, le Resolio – sorte de festa où les vins et les mets circulent en abondance ; des chansons grivoises ; de temps à autre, des danses entremêlées d’agaceries aux femmes qui, d’habitude, tiennent fidèle compagnie à la bande ; de longues heures d’indolence en plein soleil ; – telles sont les joies de la vie de bandit en Italie.

 

Dans les expéditions en plaine, le brigand trouve des plaisirs d’une tout autre nature. La surprise, la capture, la fuite devant les soldats, parfois une escarmouche durant la retraite vers le repaire des montagnes, sont les incidents qui agrémentent les razzias tentées par la bande. Ils sont suffisants pour chasser l’ennui.

 

Celui-ci ne pèse sur le brigand que lorsque le butin, généralement sous forme de denaro di riscatta, argent de rançon, également distribué entre tous, est devenu la proie de quelques-uns, grâce aux inévitables fluctuations du capo a croce.

 

C’est alors que le bandit commence à se fatiguer de son inaction et à forger les plans de nouvelles expéditions – le sac de quelque riche villa, ou, ce qui lui agrée bien mieux, l’arrestation de quelque galantuomo dont la rançon vienne remplir sa bourse, laquelle se videra de nouveau sur « Pile ou Face. »

 

Le jeune Anglais eut ainsi l’occasion d’étudier sur le vif, sans être vu lui-même, l’existence de ces hommes en perpétuelle hostilité contre les lois.

 

Entre eux et leur chef, il n’existait qu’une très-légère distinction. Comme règle générale, le butin se partageait également ; il en était de même des chances du jeu. Corvino se mêlait sans façon à ses subordonnés, groupés autour de la table de gazon, et aventurait, comme eux, ses pezzos sur le capo ou la croce.

 

Son autorité n’était absolue que pour l’administration des châtiments. On ne contestait ni son poing ni son bâton ; et on faisait bien, car ce mode de punition eut été immédiatement converti en un coup de stylet ou une balle de pistolet.

 

Sa dignité de chef pouvait provenir de ce fait qu’il était le premier organisateur de la bande ; mais il ne la conservait que parce qu’il en était, en même temps, le plus intrépide et le plus sanguinaire. Un chef moins brave et moins cruel eût été bientôt déposé, comme il arrive fréquemment parmi les bandits.

 

Une chose qui surprit profondément Henry, ce fut la vue des femmes, les banditas.

 

Il y en avait une vingtaine dans la bande de Corvino ; Henry les avait d’abord prises, grâce au défaut de barbe, pour de jeunes garçons, car leurs vêtements différaient peu de ceux des hommes. Comme ceux-ci, elles portaient la jaquette, le gilet et la culotte, et de plus qu’eux, une profusion d’ornements autour du cou et de bagues aux doigts.

 

Quelques-unes étaient littéralement chargées de joyaux de toute sorte, perles, turquoises, rubis, topazes ; des diamants même scintillaient parmi les autres [mot illisible] – dépouilles arrachées aux doigts délicats de plus d’une riche signorina.

 

Leurs cheveux étaient coupés court, comme ceux des hommes. Plusieurs d’entre elles portaient des carabines, toutes des poignards et des pistolets ; de sorte qu’elles ne se distinguaient de leurs compagnons que par une certaine rondeur de formes, qui, d’ailleurs, n’était pas générale. Il ne leur était pas permis de se mêler au jeu, car elles ne participaient jamais au produit de la riscatta. Mais elles prenaient part aux dangers des razzias et accompagnaient les hommes dans toutes les expéditions armées.

 

Au retour, et dans leur intérieur, elles troquaient la carabine pour l’aiguille ; mais il était fort rare qu’elles fussent appelées à se livrer aux soins du blanchissage. Cette occupation, considérée comme au-dessus de la dignité d’une bandita, était dévolue aux femmes des paysans affiliés à la bande, sans en faire partie intégrante, et auxquelles on a donné le nom de Manutengoli, ou « auxiliaires ». Ces femmes retirent des travaux de la buanderie une rémunération extravagante, une chemise blanche coûtant au bandit presque autant qu’une neuve.

 

Aussi était-il rare qu’aucun individu de la bande de Corvino se décidât à se livrer à cette immense voluptuaire. Les damarinos ou petits-maîtres s’y astreignaient seuls, et encore n’était-ce qu’à l’occasion d’une festa.

 

Toutes ces observations furent faites par le jeune Anglais pendant les premiers jours de sa captivité. De la petite fenêtre de sa cellule, il assista à bien des scènes extraordinaires ; il en aurait pu voir davantage si cette fenêtre avait été percée moins haut dans le mur ; mais forcé, pour regarder, de se tenir sur l’extrémité des orteils, il ne prenait cette position incommode que lorsqu’un fait d’un intérêt particulier l’arrachait à sa couche de feuille de fougères.

 

CHAPITRE XXVIII

Nouvelles peu rassurantes.


Plusieurs jours s’écoulèrent sans changement dans la situation du prisonnier, qui fut bien obligé d’en arriver à cette conclusion que son arrestation n’était pas une simple plaisanterie et que sa captivité menaçait de se prolonger indéfiniment. Il dut, dès lors, ajouter foi aux histoires de brigands qu’il avait entendu raconter pendant son court séjour à Home et auxquelles, comme la plupart de ses incrédules compatriotes, il avait eu beaucoup de peine à croire. Il était lui-même un triste exemple de leur authenticité, et il éprouvait des mouvements de colère contre son ami Luigi, dont la lettre d’introduction l’avait plongé dans un aussi pitoyable dilemme. Cette lettre, elle était encore en sa possession, car les brigands s’étaient contentés de lui enlever sa bourse et ses bijoux.

 

Dans le but unique de passer le temps, il la tira de sa poche et se mit à la relire. Un paragraphe, qui, d’abord, l’avait peu frappé, l’impressionna vivement alors. « Je suppose, écrivait Luigi, que ma sœur Lucetta est devenue grande fille. – Veillez bien sur elle jusqu’à mon retour. J’espère alors être en mesure de vous ramener tous et vous arracher au danger que nous redoutions. »

 

Quand Henry Harding, pendant son voyage à la Ville éternelle, lut cette phrase de la lettre qui lui avait été remise toute ouverte, il n’attacha aucune importance à sa signification. Il crut qu’elle n’avait rapport qu’à la situation peu fortunée de la famille de son ami, situation que le jeune artiste espérait tôt ou tard améliorer grâce aux produits de son habile pinceau. D’ailleurs, Belle Mainwaring absorbait trop encore son esprit pour lui permettre d’arrêter sa pensée sur quelque objet qui ne fût pas l’ingrate, et surtout sur la sœur de Luigi, quelque grande qu’elle fût au moment de la rédaction de la lettre.

 

Mais maintenant, seul dans sa cellule, ayant sans cesse devant les yeux l’image de la belle jeune fille qu’il avait aperçue le premier jour de sa captivité, Henry commença à interpréter différemment cette phrase ambiguë. Luigi voulait-il parler de pauvreté ? N’entendait-il pas, au contraire, un danger réel, de la nature de celui qui semblait menacer la charmante fille du syndic ? Cette seule pensée troublait le jeune homme. Quel n’eût pas été son chagrin s’il se fût agi de la sœur de son cher ami Luigi ?

 

Le soleil se couchait. L’obscurité de plus en plus profonde qui envahit la cellule du prisonnier l’obligea à plier sa lettre et à la réintégrer dans sa poche. Il en méditait encore le contenu, lorsqu’il entendit des voix s’élevant du dehors, précisément au-dessous de la fenêtre. Tout ce qui pouvait combattre la monotonie de son emprisonnement attirait forcément son attention, même la conversation d’une couple de bandits. Tel était le cas actuel. Henry s’approcha aussitôt de la fenêtre et prêta l’oreille avec d’autant plus de persévérance qu’il crut percevoir un nom familier.

 

Il venait précisément de penser à Luigi Torreani ! Ce ne fut pas ce nom qui s’échappa des lèvres des bandits, mais un nom qui avait avec le sien une significative corrélation, celui de Lucetta, celui de la sœur de Luigi et que la lecture de la lettre avait rappelé à son souvenir.

 

Henry Harding avait souvent entendu son ami parler de sa sœur unique. Il écouta donc avec un ardent intérêt ; il avait saisi des deux mains la verge de fer qui barrait la fenêtre et approché son oreille de la baie. Il ne manquait pas de Lucettas dans les environs, mais la prédisposition particulière de son esprit le portait à croire qu’il s’agissait de celle qui le touchait personnellement.

 

– Ce sera notre plus prochaine riscatta, disait le brigand qui avait prononcé le nom de Lucetta. – Tu peux en être certain.

 

– E por che ? demanda l’autre. Le vieux syndic, en dépit de son orgueil et de sa dignité, ne pourrait payer la rançon d’un chat. À quoi servirait une semblable capture ? – À quoi ? C’est l’affaire du chef et non la nôtre. Tout ce que je sais, c’est que la fille lui a donné dans l’œil. Je l’ai bien vu, la nuit dernière. Il l’aurait certainement enlevée, sans la crainte de Popetta qui est une vraie diablesse et la signora par-dessus le marché. Pourvu qu’il n’y ait pas de femme sous jeu, elle supporte sans se plaindre les rebuffades et même les coups de Corvino. Te rappelles-tu la bonne scène dont nous avons été témoins dans la vallée de Malfi, entre le chef et sa chère épouse ?

 

– Oui, mais je n’ai jamais su les détails.

 

– C’était à propos d’un baiser. Notre chef avait pris goût pour une jeunesse, la fille du vieux charbonnier Poli. La petite coquette n’en semblait pas fâchée. Corvino lui avait passé un magnifique collier autour du cou accompagnant le présent d’un baiser, je crois, mais je n’en suis pas bien sûr. Quoi qu’il en soit, la signora vit et reconnut le collier, qu’elle arracha à la fille si brutalement qu’elle la fit tomber sur ses genoux. De là la scène avec le chef.

 

– Elle a levé un stylet sur lui, n’est-ce pas ?

 

– Oui, et elle l’en aurait bel et bien transpercé, s’il n’avait fait ses excuses et tourné la chose en plaisanterie, ce qui la calma. Mais quelle furie ! Cospetto ! Ses yeux brillaient comme la lave ardente du Vésuve !

 

– Et la fille ? Elle s’empressa de décamper ?

 

– Certes, et elle a bien fait, quoique, si elle fût restée, Corvino, j’en suis sûr, n’aurait jamais osé porter les yeux sur elle. C’est la première fois qu’il a été si complètement dindonné ; du même coup, il a perdu sa maîtresse et sa chaîne d’or, car la Cara s’est approprié le collier et le porte régulièrement, en guise de mémento, je suppose, chaque fois que son mari est en festa parmi les filles de paysans.

 

– Le chef a-t-il jamais revu la fille de Poli ?

 

– Quelques-uns d’entre nous le pensent ; mais tu sais qu’après ton départ, nous avons quitté ces parages. Nous étions trop gênés par les soldats, et nous nous disions à l’oreille que la signora n’était pas étrangère à cet accroissement de la force armée. Après tout, je ne crois pas que Corvino se souciât beaucoup de la fille du charbonnier ; son imagination seule s’était échauffée aux brillantes œillades de la belle. Quant à la fille du syndic, c’est bien différent. Je sais qu’il prend la direction du village plus volontiers qu’aucune autre. En agissant ainsi, il risque beaucoup. Il le sait, mais il s’en moque. Il veut la fille et, crois-moi, il l’aura, à quelque prix que ce soit.

 

– Peste ! il a bon goût ! Elle est charmante et sa fierté la rend plus attrayante encore.

 

– Oh ! cette fierté tombera vite quand une fois Corvino la tiendra entre ses griffes. C’est tout juste l’homme qu’il faut pour apprivoiser ces belles demoiselles.

 

– Povera ! je la plains !

 

– Bah ! tu es fou, Tomasso. Ton séjour dans les prisons du Pape t’a décidément gâté, je le crains. Que deviendrions-nous, pauvres diables que nous sommes, s’il ne nous était permis de prendre, de temps à autre, une maîtresse ? Traqués comme des loups, pourquoi ne mangerions-nous pas un quartier d’agneau quand nous en trouvons l’occasion ?

 

Peut-on blâmer le chef d’aimer un morceau de chair fraîche, et un aussi friand morceau que Lucetta Torreani ?

 

Accompagnant cette brutale plaisanterie d’un éclat de rire, le brigand s’éloigna suivi de son camarade.

 

Jusque-là, Henry avait écouté avec un profond dégoût la conversation des deux bandits. Il se sentit, à leur départ, comme frappé de la foudre. Le pressentiment qui n’avait fait qu’effleurer son esprit se convertissait en écrasante réalité. La jeune fille dont on parlait, c’était Lucetta Torreani, la propre sœur de Luigi, la charmante créature du balcon, l’objet depuis lors de ses incessantes pensées !

 

Étrange et cruelle coïncidence ! Henry fléchit sous le coup et, lâchant la barre de fer, s’affaissa sur le plancher de sa cellule.

 

CHAPITRE XXIX

Tristes réflexions.


Le jeune Anglais resta ainsi, pendant quelque temps, plongé dans une situation d’esprit voisine de l’égarement. Sa captivité, d’abord un pur ennui, se convertit en torture. Il ne songeait plus à ses propres infortunes et ne s’en souciait pas davantage. Il s’absorbait dans la pensée des dangers qui menaçaient la sœur de son ami, cette belle jeune fille, entrevue un instant à peine, et qui avait exercé sur son imagination une profonde impression, avant qu’il sût qu’elle lui tenait par les liens de l’amitié qui rattachaient lui-même à son frère. Ses appréhensions n’étaient pas vaines. Il connaissait, d’après sa propre expérience, la terrible puissance des bandits, puissance d’autant plus dangereuse que ces hommes, déjà hors la loi, n’avaient plus rien à craindre, ni à ménager. Un crime de plus ne pouvait augmenter le compte qu’ils devaient à la justice, et pour commettre le crime, il ne leur manquait que le motif et l’occasion. C’était le cas présent. Le motif, il en avait pu juger d’après la conduite des brigands, pendant leur nuit de bivouac dans le village. Peut-être en aurait-il vu davantage sans la présence de Popetta, qui avait fait partie de la dernière expédition. La conversation qu’il venait d’entendre dissipait tous ses doutes. Corvino avait jeté les yeux sur la sœur de Luigi Torreani. Quel devait être le résultat de ce sentiment abject de concupiscence ? Henry ne le devinait que trop.

 

Quant à l’occasion, la bande était parfaitement maîtresse de la faire naître. Le village ressemblait à un troupeau sans chien ni berger. Les allures des brigands, leur sécurité absolue, pendant qu’ils l’occupaient, prouvaient qu’ils pouvaient y revenir quand bon leur semblerait. Il était possible qu’on ne leur permît pas d’y séjourner ; mais la visite même la plus expéditive suffisait pour le but qu’ils se proposaient. De semblables razzias étaient les incidents ordinaires de la vie des bandits, leurs opérations stratégiques par excellence, et ils avaient coutume de les exécuter avec une habileté infinie et une étonnante célérité.

 

Corvino et sa bande pouvaient, à tout moment, enlever Lucetta Torreani et la moitié des filles du Val-d’Orno, tel était le nom du village, sans danger de résistance ni d’opposition. Après un crime semblable, ils seraient sans doute poursuivis par les gendarmes et les dragons pontificaux ; peut-être même ne le seraient-ils pas ; cela dépendrait des circonstances et du bon vouloir des manutengoli.

 

Il y aurait probablement un semblant de poursuite, et tout s’arrêterait là.

 

Personne, en Angleterre, n’aurait ajouté foi à des faits semblables, s’ils n’avaient été récemment attestés par d’irrécusables témoignages. Depuis son arrivée à Rome, Henry avait, d’ailleurs, recueilli des renseignements certains sur l’état social et politique de l’Italie, ainsi que sur l’organisation du banditisme. Il ne pouvait donc entretenir aucun doute sur le danger que courait la sœur de Luigi Torreani.

 

Il n’y avait qu’une personne qui, pensait-il, pût la sauver du sort affreux qui la menaçait ; c’était une femme, si le nom pouvait être appliqué à une créature telle que Gara Popetta. Les pensées du prisonnier se fixèrent donc sur la femme du chef ou sa maîtresse, quelle que fût sa position sociale prés de Corvino.

 

S’il avait été libre lui-même, grâce à l’expérience acquise, il n’aurait pas eu besoin de se reposer sur une aussi incertaine protection. Mais sa liberté était hors de question. Il était convaincu qu’il ne sortirait de sa cellule que pour être conduit dans une prison plus dure encore, jusqu’au retour du messager expédié en Angleterre et au payement de sa rançon.

 

Pour la première fois, il se félicita d’avoir obéi à Corvino. Si, à cette époque, il avait su ce qu’il savait actuellement, il n’aurait pas eu besoin des incitations du chef pour dramatiser l’appel qu’il adressait à son père. Il espérait que cet appel serait favorablement accueilli et que l’argent arriverait à temps pour lui permettre d’user de sa liberté. Il avait déjà décidé comment il la mettrait à profit.

 

Et si la rançon n’arrivait pas ? C’était une probabilité tout aussi rationnelle. Autrefois, le souvenir de Belle Mainwaring le rendait indifférent aux divers accidents de son existence. Maintenant, il pensait avec amertume à son exhérédation et au refus de son père de lui avancer la misérable somme qui devait composer tout son héritage. Ne pouvait-il pas refuser également d’acquitter sa rançon ?

 

Plongé dans ce chaos de réflexions pénibles le prisonnier passa sans fermer les yeux les longues heures de la nuit, tantôt étendu sur son lit de feuilles, tantôt arpentant son étroite cellule, dans l’espoir que la locomotion surexciterait assez son imagination pour lui permettre de former enfin un plan propre à assurer moins son propre salut que celui de Lucetta Torreani.

 

Quand l’aube parut, il n’avait rien trouvé encore. Il dut se reposer sur le faible espoir de voir bientôt arriver sa rançon et, à son défaut, sur la problématique assistance de Popetta.

 

CHAPITRE XXX

Le banditisme et ses causes.


Le brigandage, tel qu’il existe dans les contrées méridionales de l’Europe, commence à peine à devenir de notoriété publique.

 

On savait, on supposait au moins qu’il y avait, en Espagne, en Italie et en Grèce, des voleurs marchant par bandes, détroussant les voyageurs et se livrant, de temps à autre, à des attentats contre les personnes.

 

Mais ces faits passaient pour des exceptions, et l’on considérait les représentations scéniques du brigand comme de simples exagérations, en ce qui concernait, à la fois, la puissance et l’existence pittoresque de ces associations de proscrits.

 

Il y avait des bandits, on ne pouvait le nier ; mais ils étaient en petit nombre, largement disséminés, confinés aux retraites des montagnes ou cachés dans quelque épaisse forêt, ne paraissant qu’à la dérobée et fort rarement sur les grandes routes ou dans les districts inhabités du pays.

 

Malheureusement, cette manière d’envisager la question est loin d’être correcte. Actuellement et depuis bien longtemps déjà, les bandits italiens, loin de se cacher dans des cavernes ou dans des retraites boisées inaccessibles, se montrent ouvertement dans les plaines même les plus peuplées ; il n’est pas rare de les voir s’emparer d’un village et s’y établir audacieusement pendant quelques jours. On peut, à bon droit, s’étonner de la faiblesse des gouvernements qui permettent un semblable état de choses ; il n’en subsiste pas moins, souvent en dépit des efforts de ces gouvernements, quelquefois par suite d’une secrète complicité, notamment sur les territoires romain et napolitain.

 

Expliquer les motifs de cette connivence, ce serait aborder une question religioso-politique dont la discussion sortirait du cadre du roman.

 

Le motif qui porte les gouvernements à laisser vivre le brigandage est de la même nature que celui qui, en Irlande, donne « encouragement et assistance à l’Orangisme, association presque aussi méprisable que le brigandage.

 

C’est la vieille histoire du despotisme universel, diviser pour régner. Qu’on soit prince ou prêtre, si l’on ne parvient pas à diviser autrement, on met en œuvre l’abominable institution du brigandage.

 

S’il existait en Italie deux formes de religion, comme en Irlande, le banditisme disparaîtrait, n’ayant plus de raison d’être. Dans leur lutte pour la liberté politique, les deux partis se tiendraient suffisamment en échec, chacun d’eux préférant la servitude pour soi-même à la liberté, s’il faut la partager avec un odieux rival.

 

Comme il n’y a, en Italie, qu’une seule communion religieuse, il était nécessaire de trouver quelque autre moyen de combattre les aspirations d’indépendance de la population. Le despotisme a compris tout le parti qu’il pouvait tirer du brigandage ; c’est là l’unique raison de son existence prolongée.

 

La nature de cette hideuse plaie sociale n’est qu’imparfaitement comprise hors de l’Italie. On peut supposer qu’il est assez désagréable de vivre dans un pays où le vol et l’assassinat se promènent au grand jour et tout à leur aise.

 

C’est une réflexion que ne manqueront pas de faire les gens délicats dont l’intelligence s’est développé sous l’influence d’une éducation libérale.

 

Mais cette classe de la société est excessivement clairsemée, là où règne le banditisme, les districts infestés ayant été depuis longtemps abandonnés aux petits fermiers et aux paysans.

 

Un propriétaire foncier ne saurait songer à résider sur ses terres. Il y serait, chaque jour, en danger, non pas d’être assassiné, ce qui constituerait, de la part des brigands, un acte de folie insigne, mais d’être enlevé et entraîné dans la montagne, où on le retiendrait captif jusqu’à ce que ses amis aient réuni une somme suffisante pour satisfaire le cupidité de la bande. Si la rançon était refusée, en supposant qu’il fût possible de la compléter, alors le prisonnier serait très-certainement pendu ou fusillé, sans autre forme de procès.

 

Sachant cela par son expérience propre ou par celle de ses voisins, le propriétaire Italien prend la précaution de résider dans une ville occupée par une garnison de l’armée régulière, où dans laquelle il peut rencontrer une protection efficace pour sa personne.

 

Il est en sûreté dans l’enceinte de cette ville seulement. À un mille des faubourgs, quelquefois dans le périmètre de ces derniers, Il court le risque d’être enlevé et entraîné sous les yeux même de ses amis et de ses concitoyens.

 

Nier ce fait, ce serait nier l’évidence. Des incidents de cette nature ne se reproduisent que trop fréquemment, à la fois dans les États pontificaux et sur l’ancien territoire napolitain qui, aujourd’hui, se trouve heureusement sous un régime meilleur, quoiqu’il souffre encore du mal chronique.

 

Mais, pourra-t-on se demander, comment les paysans eux-mêmes, les petits fermiers, les boutiquiers, les artisans, les cultivateurs, les bergers, supportent-ils un état de choses aussi anormal ?

 

C’est ce qui surprend tout le monde, surtout en Angleterre. Le peuple anglais, si lent à comprendre ses propres affaires, est peu apte à s’expliquer celles d’autrui. Un fermier saxon a-t-il jamais protesté contre une guerre étrangère, quelque cruelle et destructive qu’elle fût, du moment où cette guerre produisait une hausse sur le prix du blé ou du lard ? Certainement non ? Ceci explique suffisamment la longanimité du paysan italien vis-à-vis du banditisme.

 

Lorsqu’un boulanger de village obtient un pezzo pour un pain pesant moins de trois livres, le prix véritable, dans la ville la plus voisine n’étant que de trente centimes ; quand un cultivateur exige le même prix pour un gâteau bis d’avoine ou d’orge pesant le même poids et que sa femme gagne aussi un pezzo par chaque chemise de brigand qu’elle lave, la bandita trouvant qu’il est indigne d’elle de s’occuper de ce vil détail de ménage ; quand un berger demande et obtient le triple pour, une chèvre, un chevreau, ou un mouton ; quand tous les articles servant à l’habillement ou à la consommation du bandit suivent la même progression arbitraire, on ne saurait s’étonner de la tolérance du paysan italien à l’égard d’aussi généreux clients.

 

Quant aux insultes, aux vexations, aux dangers auxquels leurs paysans sont exposés de la part de ces déclassés est pure imagination. Ils nont que leur vie à perdre et les brigands n’en font aucun cas. Ce serait tuer la poule et se priver ainsi de ses œufs.

 

S’il s’agit de vexations, le cultivateur anglais en a à supporter tout autant, sinon davantage, sous forme de taxes écrasantes et d’ingérence d’un indiscret policeman. S’il s’agit d’insultes, en les supposant adressées à une épouse ou à une jolie fille, le paysan italien n’a pas à se plaindre plus que le commerçant de tant de villes anglaises annuellement livrées au bon plaisir d’une soldatesque corrompue.

 

Dans l’opinion du paysan italien, le brigandage n’est donc pas une plaie aussi cuisante qu’on serait porté à le supposer.

 

De temps en temps, toutefois, des scènes de cruauté révoltante attestent que les bandits ne sont pas toujours d’aussi facile composition.

 

Ces navrants épisodes ont généralement lieu dans les localités auxquelles la peste du brigandage n’a pas été encore inoculée, ou qui, pendant une longue période, en ont été délivrées ; où les propriétaires, se croyant en sûreté, se hasardent à résider sur leurs terres, dans le but de réaliser le revenu dont la moitié, au moins, sous le régime des voleurs, entre dans la poche de leurs fermiers.

 

Tenir éloignés leurs propriétaires, tel est le but constant des aspirations des tenanciers qui profitent de cette absence ; et c’est là, peut-être, le plus puissant des motifs qui les rendent aussi tolérants pour le brigandage.

 

Lorsque les brigands reparaissent dans des districts abandonnés par eux pendant un certain temps, en vue d’une simple razzia seulement, ou d’une occupation permanente, des scènes lamentables signalent leur retour.

 

Les propriétaires sont restés dans leurs demeures, soit qu’ils leur répugnent de quitter leurs foyers, soit qu’ils ne puissent disposer de leurs biens meubles sans des sacrifices ruineux.

 

Ils y vivent, se fiant à la chance, quelquefois à la faveur et souvent à une saignée périodique faite à leur bourse, tribut payé aux voleurs simplement pour n’en être pas molestés.

 

Ce n’est, après tout, qu’une situation précaire, aussi pénible qu’incertaine.

 

Le père de Luigi Torreani se trouvait précisément dans ce cas. Syndic, ou premier magistrat du village qu’il habitait, possédant des biens considérables dans ce district, une longue période de tranquillité lui avait permis d’espérer qu’il se trouvait désormais à l’abri des incursions des brigands. Sa confiance dans l’avenir était même si grande qu’il n’avait pas craint d’affronter le mauvais vouloir des brigands, en en poursuivant quelques-uns, à une époque où il était encore possible d’appliquer la loi.

 

Mais les temps étaient changés. Le Pape, absorbé par ses différends avec ses ennemis hérétiques du dehors, s’occupait peu des troubles du dedans. Quant au cardinal Antonelli, que lui importaient les plaintes qu’on lui adressait journellement sur l’audace croissante et les crimes multipliés des brigands ! N’avait-il pas des raisons particulières pour encourager le banditisme, ce véritable descendant des Empereurs, ce moderne César Borgia ?

 

C’est à ce danger qui menaçait son père que Luigi faisait allusion. Henry Harding avait saisi le sens véritable du paragraphe de la lettre de son ami.

 

CHAPITRE XXXI

Les Torreanis.


La nuit même où les brigands avaient envahi le village de Val-d’Orno, le syndic fut instruit d’un fait qui lui inspira des craintes plus vives que jamais pour l’avenir.

 

L’audacieuse conduite de la bande suffisait par elle-même pour le convaincre de sa complète impuissance, dans le cas où il conviendrait aux bandits de violer les lois de l’hospitalité.

 

Mais ce qu’il apprit était plus grave encore et concernait particulièrement sa famille, alors seulement composée de sa fille Lucetta.

 

Ce fait, le lecteur le sait déjà. On avait vu Corvino jeter sur son enfant de longs regards, ce qui, en Italie, veut dire qu’un tendre sentiment était éclos dans le cœur du bandit.

 

Francisco Torreani en connaissait la signification. Il n’était pas ignorant des attraits personnels de sa fille dont la beauté était notoire, non-seulement dans le village de Val-d’Orno, mais dans tous les alentours. Elle avait même fait sensation à Rome, et, pendant une de ses courtes visites à la Ville éternelle, avait été entourée d’une cour de comtes et de cardinaux, les princes rouges de l’Église ne se montrant aucunement indifférents aux sourires des jolies femmes.

 

Corvino voyait Lucetta Torreani pour la seconde fois seulement, le syndic avait été avisé que c’était deux fois de trop et qu’une troisième rencontre pourrait amener le deuil dans sa maison en la laissant vide.

 

On n’avait pu ajouter que la jeune fille est, en aucune façon, encouragé les hardis coups d’œil du bandit. On savait, au contraire, qu’elle ressentait pour ce misérable un mépris et une aversion bien mérités. On s’était contenté de glisser dans l’oreille du père un simple avertissement, le conseil d’éviter toute nouvelle rencontre entre sa fille et Corvino.

 

Comment devait-il s’y prendre ? C’était l’objet de ses plus cruelles préoccupations.

 

Le jour de la visite de la bande, le syndic observa quelque chose d’anormal dans la contenance de sa fille. Elle avait un air d’abattement qui ne lui était pas naturel.

 

Son père lui en demanda la cause.

 

– Tu n’es pas toi-même aujourd’hui, mon enfant !

 

– C’est vrai, papa, je l’avoue.

 

As-tu à te plaindre de quelqu’un ou de quelque chose ?

 

– Non… pas précisément. Je pense à un autre, et je suis triste.

 

– À un autre ! À qui donc, chère enfant ?

 

– À ce jeune Anglais qui a été emmené par ces infâmes.

 

– Si ç’avait été mon frère Luigi !

 

– En vérité !

 

– Que penses-tu qu’ils lui feront ? Sa vie est-elle en danger ?

 

– Non… pas sa vie… c’est-à-dire si ses amis envoient l’argent demandé pour sa rançon.

 

– Mais s’il n’a pas d’amis, ce qui est possible ? Il était pauvrement vêtu et, cependant, il avait tout l’air d’un galantuomo. N’es-tu pas de mon avis ?

 

– Je n’y ai pas fait grande attention, ma fille, absorbé que j’étais par les affaires du village.

 

– Sais-tu, père, ce qu’assure notre servante Annette ! On le lui a dit ce matin.

 

– Quoi ?

 

– Que ce jeune Anglais est un artiste…, comme notre Luigi. C’est étrange !

 

– Et assez probable. Ces Anglais, résidant à Rome, sont des artistes, pour la plupart. Ils viennent étudier nos peintures et nos sculptures des vieux temps. Pauvre garçon ! C’est triste ; mais nous n’y pouvons rien. Le malheur serait plus grand encore si c’était un milord ; la rançon demandée par les brigands n’en serait que plus forte. S’ils reconnaissent qu’il ne peut payer, peut-être lui rendront-ils la liberté.

 

– Je l’espère et j’en serais bien heureuse.

 

– Et pourquoi, mon enfant ? D’où vient ton intérêt pour ce jeune homme ? Il y avait d’autres prisonniers. Corvino en emmenait trois avec lui ; et tu n’as pas un mot de pitié pour eux.

 

– Je ne les ai pas vus, papa ; mais lui… pense qu’il est peintre ! Suppose que mon frère Luigi soit exposé au même traitement en Angleterre !

 

– Ce n’est pas à craindre. Plût à Dieu que nous vécussions dans un semblable pays… sous un gouvernement où tout est en sûreté, l’existence, la fortune et…

 

Le syndic s’arrêta. Il songeait à l’avis qu’il venait de recevoir.

 

– Et pourquoi n’irions-nous pas en Angleterre… avec Luigi ? reprit Lucetta. Il nous dit, dans sa dernière lettre, qu’il réussit très-bien dans sa profession. Peut-être, à son retour, le jeune Anglais s’arrêtera ici ; tu pourras l’interroger et lui demander des renseignements sur son pays. Si ce que tu en dis est vrai, pourquoi n’y allons-nous pas ?

 

– Là ou ailleurs. Nous ne pouvons plus rester en Italie. Le Saint-Père est trop occupé des affaires étrangères pour étendre sa protection sur ses sujets. Oui, chère fille, je pense plus que jamais aujourd’hui à quitter le Val-d’Orno. Je suis presque décidé à accepter la proposition que m’a faite signor Bardoni d’acheter mes propriétés, le prix qu’il en offre est bien au-dessous de leur valeur ; mais dans le temps où nous vivons. Quel est ce bruit ?

 

Lucetta courut à la fenêtre.

 

– Que vois-tu ? demanda son père.

 

– Des soldats, répondit-elle. En voici une longue file remontant la rue. Ils sont à la poursuite des brigands, je suppose ?

 

– Oui, mais ils ne les attraperont pas. Jamais ils n’y réussissent. Ils arrivent juste à temps pour se trouver en retard. Éloigne-toi de la fenêtre, mon enfant. Je vais descendre pour les recevoir. Il leur faudra des logements, des aliments, du vin, et, qui plus est, ils ne voudront rien payer. Il n’est pas étonnant que nos paysans préfèrent donner l’hospitalité aux bandits qui soldent régulièrement toutes leurs dépenses. Hélas, ce n’est pas une sinécure que la charge de syndic dans une pareille localité. Si le vieux Bardoni le désire, il aura, à la fois, mes domaines et ma place. Il s’en tirera, sans aucun doute, mieux que moi, qui n’ai jamais su et ne saurai jamais frayer avec les brigands.

 

En disant ces mots, le syndic prit son bâton officiel ; et, se coiffant de son chapeau, il descendit dans la rue pour recevoir les soldats du Pape.

 

– Un officier supérieur ! se dit Lucetta en glissant un regard furtif à travers les barreaux de la fenêtre. Serait-il assez courageux pour courir après les bandits et leur arracher ce beau jeune homme. Ah ! s’il faisait cela, je lui donnerais volontiers un sourire pour sa récompense. Povero pittore ! Juste comme mon frère Luigi. Je voudrais bien savoir s’il a aussi une sœur qui pense à lui ! Peut-être a-t-il une…

 

La jeune fille hésita à prononcer le mot « maîtresse », mais cette seule pensée assombrit sa physionomie. Elle n’osait s’avouer à elle-même que la certitude du contraire l’eut ravie.

 

– Oh ! s’écria-t-elle en jetant un nouveau coup d’œil dans la rue, l’officier se dirige par ici avec papa ; et il est accompagné d’un autre officier plus jeune. Ils viennent dîner, sans doute… Je n’ai que le temps d’aller faire un bout de toilette.

 

Et elle glissa hors de sa chambre qui fut bientôt occupée par le syndic et les deux militaires, ses hôtes.

 

CHAPITRE XXXII

Le capitaine comte Guardioli.


Le village de Val-d’Orno était occupé militairement ; une nouvelle visite des bandits n’était plus à redouter.

 

Les soldats, au nombre d’une centaine, furent répartis, par billets de logement, chez les notables habitants, tandis que les officiers prirent possession de l’Albergo.

 

Le capitaine, lui, peu soucieux de s’abriter sous l’humble toit de l’auberge, réussit à se ménager des quartiers plus confortables, et à s’insinuer chez le premier magistrat de l’endroit, le syndic en personne.

 

Cette hospitalité ne lui fut pas offerte de fort bonne grâce ; à un autre moment, même, elle ne lui eut pas été proposée du tout.

 

Mais les temps étaient sombres et les brigands en campagne ; il n’eût pas été prudent aux habitants de faire preuve d’une réserve inopportune à l’égard de leurs défenseurs avoués.

 

En ce qui le concernait particulièrement, Francesco Torreani devait traiter les soldats du Pape avec une apparence, au moins, de courtoisie. Il était soupçonné de sympathiser avec le parti libéral qui, sous l’inspiration de Mazzini, menaçait de rétablir la république romaine.

 

Tenu en suspicion par l’autorité, le syndic de Val-d’Orno sentit la nécessité d’agir avec circonspection en présence d’un officier pontifical.

 

La demande de logement fut faite par ce dernier, avec une grande politesse, il est vrai, mais de façon à prouver qu’il n’admettrait pas de refus et qu’il ne l’excuserait pas.

 

Le syndic se trouva obligé de s’incliner et l’officier quitta l’auberge, suivi de son domestique portant les bagages, laissant ainsi plus de place à ses subordonnés.

 

Torreani trouva cette conduite étrange, mais n’en souffla mot.

 

– C’est un espion, se dit-il en lui-même. Il a reçu les ordres d’Antonelli !

 

Quelque plausible que lui parût cette explication, elle était, par le fait, complètement erronée. Le capitaine comte Guardioli n’avait reçu aucune instruction de cette nature ; quoique, selon toute apparence, il eût signalé au Vatican les aspirations politiques du syndic de Val-d’Orno.

 

Son désir de partager l’hospitalité du magistrat procédait d’une pensée qui surgit dans son esprit, lors de sa première visite.

 

La cause en était des plus simples. Il avait entrevu la fille du syndic au moment où elle traversait un corridor, et le capitaine comte Guardioli n’était pas homme à fermer les yeux devant une aussi attrayante apparition :

 

Pauvre Lucetta ! Assiégée de toutes parts ! D’un côté, un capitaine de bandits, de l’autre, un capitaine de soldats du Pape ! Elle était vraiment en danger ?

 

Heureusement pour sa tranquillité, elle ignorait les desseins de Corvino, bien qu’elle s’aperçût presque immédiatement des idées anacréontiques du capitaine.

 

Le comte Guardioli était un de ces hommes qui, de bonne foi, se croient irrésistibles, un vrai croqueur de cœurs italien, d’une physionomie qui tenait en même temps du lovelace et du forban, avec une paire d’yeux pétillants d’intelligence, une double rangée de dents blanches et une moustache d’un noir d’ébène tortillée en spirale le long de ses joues. Une jeune fille devait avoir l’esprit prodigieusement préoccupé pour résister aux attaques amoureuses du brillant officier.

 

C’est ce qu’il avait, au reste, l’habitude de murmurer fatuitement à l’oreille de ses camarades.

 

Sans doute, dans les cercles corrompus de la ville apostolique, ses succès avaient été nombreux. Il n’en pouvait guère être autrement, grâce à sa triple auréole : n’était-il pas comte, capitaine, cavalier et, de plus, intrépide coureur d’aventures.

 

À la première vue de Lucetta Torreani, le comte éprouva une sensation voisine de l’extase. Il lui sembla qu’il avait découvert un trésor jusque-là caché aux yeux des hommes. Quel triomphe, s’il lui était donné de le produire à la lumière !

 

Ce ne devait pas être une œuvre bien difficile. Une demoiselle de village, une simple fille des champs ! Pourrait-elle résister aux séductions d’un homme de cour, orné d’un titre ronflant et capitaine par-dessus le marché.

 

Ainsi raisonnait le comte Guardioli et, à partir de ce moment, il entama régulièrement le siège du cœur de Lucetta Torreani.

 

Mais quoiqu’il procédât directement de la ville des Césars, il ne put dire comme le glorieux Jules : Veni, vidi, vici. Il vint et vit ; mais au bout d’une semaine passée sous le même toit, il était si loin d’avoir vaincu, qu’il n’avait même pas fait la plus légère impression sur le cœur de la simple pastourelle ; il en était, au contraire, devenu le très-humble esclave. Son amour pour la belle Lucetta avait pris une telle intensité qu’il était devenu visible pour tous, y compris ses officiers et ses soldats.

 

Aveuglé par sa passion malavisée, il n’eut pas la dignité de la déguiser ; brûlé de désire, oublieux des lois les plus élémentaires du savoir-vivre, il s’imposait à la jeune fille d’une façon qui le rendait complètement ridicule.

 

Rien de tout cela n’échappait au syndic ; il assistait douloureusement à ce triste spectacle ; mais il n’y pouvait rien et trouvait sa consolation dans la pensée que Lucetta était sauve, au moins, en ce qui concernait son cœur.

 

Et cependant tout le monde ne partageait pas cette opinion. Rien, dans le caractère de la jeune fille, ne ressemblait à de la coquetterie. Mais trop bonne et trop sensible pour vouloir faire du chagrin à personne, elle acceptait les sollicitations et les flatteries du capitaine d’un air doux et résigné qui pouvait laisser croire qu’elle y prenait plaisir.

 

Son père seul pensait autrement. Peut-être se trompait-il.

 

Comme d’habitude, les soldats ne faisaient que peu de service – aucun qui eût pour objet de purger le pays des bandits. Ils accomplissaient, de temps à autre, des excursions dans les vallées du voisinage où les brigands avaient fait une apparition, mais où ils ne les rencontraient jamais.

 

Leur commandant se dispensait invariablement d’accompagner sa troupe ; il ne pouvait s’arracher d’auprès de Lucetta et abandonnait à ses lieutenants le soin et les fatigues de la campagne.

 

Pendant la nuit, les soldats se répandaient dans le village, s’enivrant dans les cabarets, insultant les habitants, prenant des libertés avec leurs femmes et se rendant, en somme, si généralement odieux qu’avant qu’une semaine se fût écoulée, les citoyens de Val-d’Orno auraient volontiers troqué leurs hôtes militaires contre Corvino et ses coupe-jarrets.

 

Dix jours environ après l’occupation du village par les soldats, les citoyens apprirent avec une satisfaction non déguisée que leurs garnisons allaient être rappelés à Rome pour protéger le Saint-Siège contre les républicains.

 

Le bruit d’un changement de gouvernement était parvenu même dans ces régions reculées des montagnes. Il ne manquait pas au Val-d’Orno de citoyens disposés à répéter : E viva la republica !

 

Et le syndic eût été l’un des premiers à lancer à l’écho ce cri régénérateur.

 

CHAPITRE XXXIII

Changement de régime.


Une semaine s’était écoulée depuis le jour où les brigands étaient rentrés dans leur repaire des montagnes.

 

Le butin conquis avait été accaparé par trois ou quatre d’entre eux, plus particulièrement favorisés par le hasard. Ceux-là étaient déjà les plus riches individus de la bande ; car dans les montagnes d’Italie, comme à Hombourg et à Bade, le banquier ramasse, en fin de compte, le gain de tous les joueurs. Dame Fortune accorde à ses poursuivants des faveurs passagères ; mais celui qui est assez hardi ou assez habile pour résister à ses rigueurs finit toujours par la maîtriser.

 

Parmi les gagnants se trouvait naturellement le capitaine. Aussi vit-on Cara Popetta surcharger ses doigts de bagues, ses chaussures d’ornements et son cou de colliers.

 

Puis on commença à parler d’une nouvelle expédition, destinée à fournir de nouveaux éléments au beau jeu de Pile ou Face.

 

Cette expédition ne devait pas être de longue durée. On comptait simplement descendre dans une des vallées du voisinage et enlever, si la chance le permettait, quelque petit propriétaire qui se serait hasardé à quitter la grande ville pour venir visiter ses domaines, ou mettre à sac un village.

 

Il fallait bien passer le temps jusqu’au retour du messager expédié en Angleterre et dont on attendait avec impatience l’arrivée. Le confrère anglais des brigands n’avait pas manqué de parler de la grande fortune du père de leur prisonnier à ses camarades, qui fondaient les plus brillantes espérances sur la rançon demandée par leur capitaine. Avec cinq mille livres sterling, près de trente mille pezzos, ils pouvaient jouer un mois durant et dormir le mois suivant sans s’inquiéter des soldats envoyés à leur poursuite.

 

La petite expédition, résolue comme intermède, fut rapidement organisée ; les trois quarts de la bande seulement devaient y prendre part. Les femmes, y compris Cara Popetta, restaient au camp.

 

Le prisonnier ne connut le départ des bandits que par le calme relatif qui régna autour de lui. On se querellait bien encore ; mais les discussions avaient évidemment lieu entre femmes. Leurs voix, moins retentissantes, étaient tout aussi énergiques et leurs expressions non moins grossières.

 

Comme leurs cheveux coupés court, leur vocabulaire semblait avoir été dépouillé de toute son élégance. Si Henry Harding avait eu l’esprit plus tranquille, peut-être se serait-il distrait en écoutant les disputes qui s’élevaient souvent juste au-dessus de sa fenêtre.

 

En ce moment, il ne songeait qu’à une chose, à l’état de dégradation où peut tomber la femme lorsqu’une fois elle a déserté le sentier de la vertu.

 

Beaucoup de ces femmes étaient belles ou l’avaient été, avant de tomber dans la fange. Quelques-unes, sans doute, espoir et joie de leurs familles, pour s’être un jour trop éloignées de leur village, y étaient rentrées flétries, ou n’y avaient jamais reparu.

 

En réfléchissant au sort de ces infortunées, Henry sentait son cœur défaillir. Ce sentiment se transformait en désespoir quand il pensait que Lucetta Torreani, la pure et innocente jeune fille, pourrait faire un jour partie de cette légion de démons féminins.

 

Depuis le départ de l’expédition, un rayon d’espoir avait illuminé sa cellule, aussi faible, à la vérité, que la lumière qu’y laissait pénétrer l’étroite fenêtre ; mais l’esprit du prisonnier, aiguisé par la captivité, saisirait l’ombre même, comme se rattache à une paille l’homme qui se noie. Une de ces pailles semblait s’offrir au jeune Anglais.

 

En premier lieu, il crut s’apercevoir qu’il lui serait possible de corrompre son geôlier. Ce n’était plus l’individu morose et taciturne qui l’avait servi jusque-là, mais un autre brigand, sinon beaucoup plus aimable, au moins plus causeur. En entendant sa voix, le prisonnier la reconnut pour celle de l’un des bandits qui étaient venus s’entretenir sous sa fenêtre. C’était celui des deux dont la nature semblait la moins perverse et que l’autre avait appelé Tomasso. Henry s’imagina, à tort ou à raison, qu’il pourrait faire quelque chose de cet homme. D’après sa conversation, Tomasso ne paraissait pas mort à tout sentiment humain.

 

À la vérité, il avouait avoir passé quelque temps dans une prison pontificale. Mais il en était arrivé autant à plus d’un martyr, politique ou autre. Son plus grand crime était certainement l’honorable métier qu’il exerçait aujourd’hui ; mais ceci aussi pouvait provenir d’une semblable cause.

 

Ainsi pensait Henry et ses présomptions se confirmèrent quand il eut causé avec son nouveau geôlier.

 

Il avait un autre sujet de réflexions tout aussi consolantes. Le premier repas que lui apporta Tomasso, après le départ de la bande, ne ressemblait en rien à ceux des jours précédents. Au lieu d’un macaroni, souvent mal préparé et insipide, on plaça devant lui du mouton, des saucissons, des confetti et une bouteille de Rosolio.

 

– Qui peut m’envoyer toutes ces bonnes choses ? pensa le jeune homme, surpris de ce changement de régime.

 

Henry garda pour lui ses réflexions jusqu’après le dîner qui fut aussi délicat que le déjeuner.

 

Il posa alors la question à son nouveau serviteur.

 

– La signora ! répondit Tomasso d’un ton si poli que, n’eussent été la physionomie de la cellule et l’absence de meubles, le prisonnier aurait pu se croire dans un hôtel de Rome et servi dans sa chambre par un des garçons.

 

Cette sollicitude se poursuivit pendant toute la journée et, à la nuit, la signora apporta en personne le souper, sans l’intervention ou l’assistance de Tomasso.

 

Peu après le coucher du soleil, une femme entra dans la cellule. Henry tressaillit à cette apparition aussi étrange qu’inattendue.

 

La petite chambre qui lui servait de prison dépendait d’un plus grand appartement, sorte de magasin où les brigands déposaient les articles les plus encombrants de leur butin et leurs provisions.

 

Cet appartement était percé d’une haute fenêtre à travers laquelle brillait la lune ; et ce fut seulement quand la porte s’ouvrit et à la pâle lumière qui éclairait la chambre voisine, que le jeune Anglais s’aperçut de l’entrée de la nocturne visiteuse.

 

Qui était-elle ?

 

Le doute ne dura qu’un instant. À la haute taille qui se profila sur le seuil, à la nature et à la coupe des vêtements, Henry reconnut l’épouse du chef. Il avait remarqué qu’elle seule, parmi toutes les femmes de la bande, affectait de conserver les habits de son sexe.

 

Henry se demandait avec d’autant plus d’anxiété ce qu’elle pouvait lui vouloir, qu’elle s’était glissée dans la cellule avec précaution et comme si elle craignait d’être observée ou suivie.

 

Elle était entrée sans bruit dans la première chambre et ce fut tout aussi doucement qu’elle ouvrit et referma derrière elle la porte de communication.

 

CHAPITRE XXXIV

Cara Popetta.


Le prisonnier avait sauté sur ses pieds et se tenait debout au centre de sa cellule.

 

– Ne craignez rien, signor Inglese : dit l’étrange visiteuse d’une voix si basse qu’elle semblait un murmure.

 

En parlant ainsi, elle s’avança à tâtons au milieu des ténèbres et se trouva bientôt si près que le prisonnier sentit un souffle glisser sur son visage, tandis qu’une main se posait doucement sur son épaule.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en tressaillant, mais non de frayeur.

 

– Ne craignez rien répéta la voix caressante. Je ne vous veux aucun mal… Je ne suis qu’une femme… Popetta !… Vous souvenez-vous de moi ?

 

– Oui, signora. Vous êtes l’épouse du chef Corvino.

 

– Épouse !… Ah ! si vous disiez esclave, vous seriez plus près de la vérité. N’importe, signor ! cela ne vous intéresse en rien.

 

Un profond soupir accompagna ces paroles.

 

Le captif resta silencieux et attendit. La main posée sur son épaule était retombée dans le mouvement de recul causé par sa stupéfaction.

 

– Vous devez être surpris de me voir lui, dit Popetta avec le langage et le ton d’une grande dame. D’après ce que vous avez vu, vous devez croire que mon cœur est de marbre. Vous avez le droit de penser ainsi.

 

– Non, répondit le captif, incapable de déguiser sa surprise ; vous êtes, sans aucun doute, plus malheureuse que coupable.

 

– Oui ! oui ! répliqua-t-elle précipitamment, comme si elle ne se souciait pas de s’appesantir sur les souvenirs réveillés par ces paroles. Signor, je suis venue pour parler non pas de mon passé… mon passé !…, mais de votre avenir !

 

– Mon avenir !

 

– Oui, signor. Il est effrayant.

 

– Et en quoi ? demanda le jeune Anglais. Sûrement, je serai bientôt mis en liberté ? Que m’importent quelques jours, quelques semaines même de captivité ?

 

– Caro signor, vous vous trompez étrangement. Je ne parle pas de captivité, bien que vous puissiez trouver la vôtre assez pénible. – Mais que deviendrez-vous dès qu’il sera de retour ? Vous ne connaissez pas comme moi sa brutalité.

 

– Étrange langage pour une femme parlant de son mari ! pensa Henry Harding.

 

– Oui, j’ai peur, continua-t-elle, si la lettre que vous avez écrite reste sans réponse, je veux dire si elle n’apporte pas votre rançon. Dites-moi, signor ; qu’avez-vous écrit ? Parlez franchement.

 

– Je croyais que vous en connaissiez le contenu. Ne m’a-t-elle pas été dictée en votre présence ?

 

Je sais, je sais ; mais était-ce bien tout ?… J’ai vu que vous éprouviez de la répugnance à signer. Vous aviez pour cela une raison.

 

– Certainement.

 

– Quelque différend avec votre famille. Vous n’êtes plus au mieux avec votre père, n’est-ce pas ?

 

– Quelque chose comme cela, répondit le jeune Anglais qui ne vit aucune raison pour déguiser la vérité, si loin de son pays.

 

– Je le pensais, dit Popetta. Et ce différend, continua-t-elle d’un ton plus anxieux, est-il de nature à empêcher votre père d’envoyer la riscatta ?

 

– Peut-être.

 

– Peut-être, signor ! Vous traitez trop légèrement cette affaire, comme vous l’avez toujours fait, d’ailleurs. Vous possédez une force d’âme peu commune et qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. C’est ce qui m’a amenée ici.

 

Ces mots furent encore accompagnés d’un long soupir qui redoubla la surprise du prisonnier.

 

– Vous ne savez pas, continua Popetta, le sort qui vous attend, si la riscatta n’est pas acquittée.

 

– Quel sort, signora ?

 

– Horrible ! Horrible !

 

– Mais encore !… Il a donc été fixé par avance ?

 

– Oui, et depuis longtemps… C’est toujours l’habitude de Corvino.

 

– Expliquez-vous, signora.

 

– D’abord, on vous coupera les oreilles qui seront enfermées dans une lettre et envoyées à votre père, avec une nouvelle mise en demeure pour la rançon. Et puis……

 

– Et puis ? demanda le captif avec un peu d’impatience, car il commençait à croire à la menace que lui avait deux fois déjà faite Corvino.

 

– Si l’argent n’est pas envoyé, vous serez mutilé de nouveau.

 

– Et comment ?

 

– Signor, je ne puis vous le dire. Il y a diverses sortes de mutilations que je ne connais pas. Il vaudrait mieux pour vous que la réponse ne laissât aucun espoir de rançon… vous échapperiez à la torture et vous seriez immédiatement fusillé.

 

– Vous voulez plaisanter, signora !

 

– Plaisanter !… non, non !… J’ai vu… C’est la coutume de Corvino… de ce monstre auquel je suis liée pour mon malheur… et de sa bande… Ils ne feront pas pour vous une exception.

 

– Vous êtes venue vers moi en amie, n’est-ce pas ? demanda le prisonnier, comme pour éprouver la sincérité de son interlocutrice.

 

– N’en doutez pas !

 

– Eh bien, vous avez sans doute un conseil à me donner.

 

– Certainement !… C’est d’écrire de nouveau à vos amis. Vous devez en avoir, signor, vous le fils d’un galantuomo… à ce qu’assure votre compatriote Ricardo. Priez vos amis de voir votre père, de lui démontrer la nécessité d’envoyer la somme exigée pour votre rançon. C’est votre seule chance d’échapper au sort affreux qui vous menace.

 

– Il y en a une autre, dit le captif d’une voix insinuante.

 

– Une autre ?… Laquelle ?

 

– Votre protection, signora.

 

– Et comment puis-je vous servir ?

 

– En me procurant les moyens de m’échapper.

 

– C’est possible… mais très-difficile… Il me faudrait exposer ma vie… Le voulez-vous, signor ?

 

– Non, non !… un tel sacrifice…

 

– Ah ! vous ignorez combien je suis surveillée ! Pour parvenir jusqu’à vous, il m’a fallu corrompre Tomasso. La jalousie de Corvino…Ah ! signor Inglese, on me trouvait belle, autrefois… Vous ne le croyez pas, vous ?

 

Elle posa, de nouveau sa main sur l’épaule du jeune Anglais qui la repoussa encore, mais avec plus de douceur. Il craignait de blesser l’amour-propre de Popetta et de réveiller la passion de fauve qui sommeillait dans cet étrange cœur d’Italienne.

 

Il fit une réponse évasive, un compliment complètement dénué de sincérité.

 

– S’il connaissait cette entrevue, continua-t-elle en faisant encore allusion à Corvino, je serais condamnée à mort… nos lois sont formelles. Croyez-vous, maintenant, signor, que je sois disposée à vous venir en aide ?

 

– Vous voulez que j’écrive, alors ? Comment faire ? Comment ma lettre arrivera-t-elle à destination ?

 

– Je m’en charge. Voici quelques feuilles de papier, de l’encre et une plume. J’ai tout apporté. Je n’ose vous donner de la lumière. Corvino est dur pour ses prisonniers, afin que leurs amis se décident à obtenir leur liberté. Dès que le soleil éclairera votre cellule, écrivez. Tomasso prendra votre lettre en vous apportant à déjeuner. Je me charge du reste.

 

– Merci ! merci ! s’écria Henry d’un ton pénétré, en saisissant avec empressement ce que lui présentait Popetta. Une nouvelle idée venait de surgir, dans son esprit. Merci ! répéta-t-il… Je vous obéirai.

 

– Buona notte ! dit la bandita en lui serrant la main d’une façon qui témoignait plus que de l’amitié. Buona notte ! galantuomo ! Dormez sans crainte ! si jamais vous avez besoin de la vie de Cara Popetta, elle vous appartient.

 

Cette pression, bien qu’à peine comprise, éveilla chez le jeune homme un sentiment voisin de la répulsion.

 

Il se trouva heureux quand il put se dégager et plus heureux encore quand Popetta disparut en fermant le plus doucement possible la porte de la cellule.

 

CHAPITRE XXXV

Rédaction difficile


Aussitôt que le captif fut convaincu du départ de la visiteuse, il se laissa tomber sur son lit les feuilles pour méditer tout à son aise sur ce qui venait de se passer entre lui et Popetta.

 

Quel pouvait être le motif du conseil qu’elle lui avait donné ? N’était-ce pas un leurre ? Ces protestations de dévouement ne cachaient-elles pas une trahison ?

 

Il ne s’arrêta pas longtemps à cette idée. Pourquoi le trahir ? N’était-il pas déjà au pouvoir absolu des bandits ? Sa vie ou sa mort ne dépendait-elle pas de leur bon vouloir ? Que pouvaient-ils désirer de plus.

 

– Ah ! pensa-t-il, je vois clair, maintenant. C’est l’œuvre de Corvino. Il peut avoir imposé ce rôle à sa femme pour être plus sûr d’obtenir l’argent de ma rançon. Il a pensé qu’un conseil donné aussi artificieusement me terrifierait et m’engagerait à m’adresser à mon père d’une façon plus pressante.

 

Et cependant cette interprétation ne le satisfaisait pas complètement. Quel besoin avait le bandit d’imaginer un plan semblable ? N’avait-il pas dicté la première lettre ? Si des instances plus énergiques avaient été nécessaires, n’en aurait-il pas exigé l’expression ?

 

Sa conjecture était donc insensée.

 

Mais alors, en supposant Popetta sincère, quel était le but de sa démarche ?

 

Henry Harding était trop jeune pour avoir profondément étudié le cœur de la femme. Son unique expérience en pareille matière était d’une nature toute différente. Il avait bien une vague idée des aspirations de Popetta ; mais il lui répugnait de s’y appesantir.

 

Abandonnant à l’avenir l’explication des intentions cachées de cette étrange femme, il ne s’inquiéta que de leur sens littéral. Elle avait promis de lui venir en aide dans l’accomplissement d’un dessein qui avait déjà traversé son esprit sans qu’il sût comment le mettre à exécution. C’était d’écrire à Luigi Torreani, à Londres, pour le prévenir du danger qui menaçait sa sœur.

 

Il pouvait, en même temps, écrire à son père et en termes pressants, comme on le lui avait conseillé. Il commençait, en effet, à comprendre qu’il se trouvait lui-même dans une situation très-grave.

 

La conduite des brigands, qu’il avait été à même d’observer attentivement depuis huit jours, avait produit sur lui une sérieuse impression et effacé complètement les idées préconçues puisées dans les scénarios d’opéras-comiques.

 

Il y a loin, en effet, du brigand vu d’une stalle d’orchestre, dans tout le pittoresque de son costume imaginaire, au bandit perché comme un aigle sur la cime d’une montagne italienne.

 

Tout annonçait une crise imminente. Henry dut secouer un stoïcisme qui prenait sa source autant dans une force d’âme bien réelle que dans une heureuse ignorance, et, incapable de fermer les yeux, il attendit impatiemment le jour.

 

Dès que l’aube blanchit le pavé de sa cellule, il prit le papier que lui avait laissé Popetta, s’étala sur les dalles, se coucha sur le ventre et écrivit les deux lettres suivantes :

 

« Cher père, vous avez dû recevoir la lettre que je vous ai écrite il y a huit jours et qui, j’ai tout lieu de le croire, vous a été portée par un messager spécial. Je ne doute pas que son contenu ne vous ait surpris et peut-être chagriné. Cet appel, je ne me sentais, je l’avoue, que peu de disposition à vous l’adresser ; mais il a été formulé sous la dictée d’un brigand qui suivait ma plume en tenant un pistolet braqué sur ma tête. Aujourd’hui, les circonstances sont changées ; je vous écris sur le pavé d’une cellule où je suis retenu prisonnier et sans que mes geôliers en aient connaissance. Que puis-je ajouter à ce que vous savez déjà, sinon qu’en ce moment j’obéis à un conseil qui m’a été donné ? D’après ce que je viens d’apprendre, ma première lettre ne renfermait que l’expression de la vérité, bien qu’alors je n’en fusse pas persuadé. La menace que m’a faite le chef des brigands sera irrévocablement exécutée, si la somme qu’il réclame ne lui est pas envoyée. Le premier acte de la tragédie consistera à me couper les oreilles et à les envoyer à votre adresse, qu’il a apprise d’une manière étrange et que je crois devoir vous dévoiler. Celui dont il tient les renseignements concernant notre famille est le garde-chasse chassé par vous, Doggy Dick, qui s’est affilié à la bande. Comment ce misérable se trouve ici, c’est ce que j’ignore absolument. Mais je sais que, de tous les bandits, c’est celui qui me veut le plus de mal. Il se rappelle la correction que je lui ai administrée et il prend grand soin de m’en faire souvenir.

 

« Maintenant, cher père, vous connaissez ma situation, et si vous croyez devoir sauver votre fils indigne, hâtez-vous d’envoyer la somme exigée. Peut-être penserez-vous que cinq mille livres c’est beaucoup payer une vie comme la mienne. Je le pense aussi ; mais malheureusement il ne m’est pas permit de m’estimer à ma propre valeur. Si la somme vous semble trop forte, sans doute n’auriez-vous pas d’objection à disposer immédiatement des mille livres que vous me destiniez après votre mort et je tâcherai d’obtenir les meilleures conditions possibles des gredins qui me tiennent entre leurs griffes. »

 

« Dans l’espoir de recevoir votre réponse par retour du courrier, ma lettre devant, je crois, vous parvenir par la poste, je suis, cher père, votre fils étroitement gardé.

 

« Henry HARDING. »

 

« Au général Harding,

 

« Beechwood-Park, comté de Bucks, Angleterre. »

 

« Cher Luigi, – Je n’ai que le temps de vous dire deux mots. Je suis prisonnier d’une bande de brigands… celle de Corvino dont, si je ne me trompe, je vous ai entendu parler. Son repaire se trouve dans les montagnes napolitaines, à environ quarante milles de Rome et à vingt milles de votre ville natale. J’ai aperçu votre sœur, tandis que, captif, je traversais la ville. Je ne la connaissais pas alors, mais j’ai, depuis peu, appris, à son sujet, quelque chose que j’hésite presque à vous communiquer. Je le dois cependant et c’est l’unique but de la présente lettre. Lucetta court un grand danger. Le chef des bandits a des vues sur elle ! J’en ai été informé par une conversation entre brigands que j’ai eu la bonne fortune d’entendre. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage ; vous savez mieux que moi ce qui vous reste à faire. Mais vous n’avez pas un instant à perdre…

 

« Tout à vous.

 

« HENRY HARDING. »

 

Ces deux lettres étaient écrites, pliées et scellées longtemps avant l’arrivée de Tomasso apportant le déjeuner.

 

Sans dire un mot, le brigand les glissa dans la poche de côté de sa veste et se retira.

 

Cette nuit même elles se trouvaient dans le sac aux dépêches du steamer faisant le service entre Civita-Vecchia et Marseille.

 

CHAPITRE XXXVI

Exécution sommaire.


Les brigands furent de retour deux jours plus tôt qu’on ne les attendait.

 

Le captif fut informé de leur arrivée par les clameurs du dehors. À travers la fenêtre de sa cellule, il aperçut les hommes qui avaient fait partie de l’expédition. Ils avaient tous la mine renfrognée et blasphémaient plus que d’habitude.

 

Leur razzia projetée avait échoué ; ils avaient trouvé le district menacé occupé par des soldats. De plus, ils avaient appris qu’une force combinée, venant de Rome et du territoire napolitain, s’avançait vers la montagne.

 

Le prisonnier les entendit parler de trahison.

 

Précisément en face de sa fenêtre se tenait Corvino dont la physionomie dénotait une disposition d’esprit anormale. Il s’emportait contre Popetta et l’accablait, en face de sa bande, des plus outrageantes épithètes.

 

L’une des banditas, sorte de rivale aux yeux des brigands, debout auprès du chef, semblait lui souffler ses invectives et remplir le rôle d’accusateur contre la sposa du capitaine.

 

Popetta se troublait ; le prisonnier le voyait, sans pouvoir discerner la cause de ce malaise. Tous parlaient si vite et si bruyamment que, fort peu versé encore dans la langue italienne, il ne pouvait saisir le sens de ces vociférations.

 

Bientôt le colloque changea d’objet. Corvino se séparant de la foule, se dirigea, suivi de deux ou trois séides, vers la cellule.

 

Un instant après, la porte fut jetée en dedans avec violence et le chef bondit dans la pénombre.

 

– Signor ! s’écria-t-il d’une voix sifflante et en grinçant des dents, j’apprends qu’on vous a confortablement traité pendant mon absence. Rien ne vous a manqué, ni confetti, ni rocatti, ni vins fins… Ah !… ni une compagne, non plus, pour charmer votre solitude… une charmante compagne, n’est-ce pas ? J’ose croire que vous vous êtes bien réjouis !… ha ! ha ! ha ! ha !

 

Ces ricanements convulsifs, ces plaisanteries aigues résonnèrent comme un glas funèbre aux oreilles du prisonnier. Ils avaient une signification terrible pour lui-même ou pour Popetta… peut-être pour tous deux.

 

– Que voulez-vous dire, capitaine Corvino ? demanda-t-il machinalement.

 

– Oh ! voyez le jeune innocent, l’agneau sans tache, l’Adonis imberbe ! Ce que je veux dire ! Ha ! ha ! ha !

 

Et le capitaine se livra à un nouvel accès de gaieté forcée.

 

À ce moment ses yeux se portèrent sur un objet blanc gisant dans un coin de la Cellule.

 

– Cospetto ! reprit-il en changeant subitement d’accent. Qu’est-ce là… Du papier blanc ! Et voici de l’encre et une plume !… Ainsi, signor, vous avez entretenu une correspondance !… Amenez-le au jour, hurla-t-il. Apportez tout !

 

Et, en poussant un horrible blasphème, il s’élança dans la rue, tandis que deux de ses suivants y entraînaient brutalement le captif. Le troisième portait la feuille de papier – reste du cahier fourni par Popetta – la plume et l’encrier.

 

La bande se trouvait alors tout entière rassemblée.

 

– Camarades ! s’écria le capo, nous avons été trahis pendant notre absence. Voilà ce que nous avons trouvé dans la cellule du prisonnier, du papier, des plumes et de l’encre. Et voyez ! sur ses doigts, des maculations. Il a écrit des lettres pour nous trahir, sans aucun doute !… Fouillez-le !… Peut-être les a-t-il encore !

 

Le prisonnier fût immédiatement visité avec la plus scrupuleuse attention.

 

On ne trouva dans ses vêtements qu’une seule lettre, évidemment écrite depuis longtemps. C’était la lettre d’introduction au père de Luigi Torreani.

 

– À qui est-elle adressée ? demanda le chef en l’arrachant des mains de son satellite.

 

– Diavolo ! s’écria-t-il en lisant la suscription ; voici une correspondance inattendue !

 

Sans autre délai, il déchira l’enveloppe et parcourut la missive.

 

Il n’en communiqua pas le contenu à son entourage ; mais l’expression de sa physionomie prouvait suffisamment qu’elle renfermait quelque chose de fort intéressant pour lui. C’était le rictus du tigre qui comprend que sa proie ne peut lui échapper, qu’elle est désormais à portée de ses griffes.

 

– Ainsi, signor ! dit-il en reportant ses yeux sur le jeune Anglais, vous m’avez affirmé que vous ne vous connaissiez aucun ami en Italie !… Mensonge ! Vous avez des amis… et des amis riches et puissants ! Le premier magistrat d’une ville, et, murmura-t-il ironiquement en plaçant ses lèvres contre l’oreille du prisonnier, une très-jolie fille ! Quel malheur que vous n’ayez pas eu l’occasion de présenter votre lettre d’introduction ! N’importe ! vous pourrez faire sa connaissance… bientôt, peut-être… et ici même, dans la montagne !… La rencontre n’en sera que plus romanesque, signor pittore !

 

Cette insinuation et le ton satirique avec lequel elle lui fut glissée traversèrent le cœur de Henry Harding comme une flèche empoisonnée. D’heure en heure, depuis sa captivité, son affection pour la sœur de Luigi Torreani avait grandi, à mesure que s’effaçait celle qu’il avait éprouvée jusque-là pour Belle Mainwaring.

 

Écrasé de douleur, il garda un morne silence. Qu’eût-il pu dire, d’ailleurs, en supposant même qu’on lui en eût laissé le temps ? Son bourreau fit une pause, comme pour attendre une réponse ; mais il reprit aussitôt en s’adressant à la bande.

 

– Compagnons ! vous avez sous les yeux les preuves de la trahison.

 

– Ne vous étonnez plus si les soldats sont sur nos traces. Il nous reste à découvrir les traîtres.

 

– Oui, oui ! hurlèrent les brigands. Les traîtres !… qui sont-ils ?… Qu’on nous les livre !

 

– Le prisonnier, continua le chef, a écrit une lettre, vous en avez tous la certitude… Elle a été expédiée, puisqu’elle ne se trouve pas sur sa personne. A qui a-t-elle été adressée ? Qui l’a portée ? Qui lui a fourni du papier, de l’encre et une plume ? C’est ce qu’il faut savoir.

 

– Qui est resté pour le garder ? demanda une voix.

 

– Tomasso, répondirent plusieurs autres.

 

– Tomasso ! Où est Tomasso ? fut la clameur générale.

 

– Le voici, dit le brigand en s’avançant.

 

– Réponds !… Est-ce toi qui a fait cela ?

 

– Fait quoi ?

 

– Fourni au prisonnier des matériaux pour écrire ?

 

– Non, répliqua Tomasso avec fermeté.

 

– Ne perdez pas votre temps à interroger cet homme, s’écria une voix que l’en reconnut pour celle de Popetta. Le coupable, s’il y en a un, c’est moi !

 

– C’est la vérité ! dit sa rivale en aparté à quelques-uns des membres de la bande. Et elle a tout porté elle-même dans la cellule.

 

– Silence ! dit le chef d’une voix tonnante qui apaisa sur-le-champ les murmures soulevés par cette dénonciation. Pourquoi as-tu procuré au prisonnier les moyens d’écrire, Cara Popetta ?

 

– Pour le bien commun, répondit la bandita en scandant ces mots, comme si elle cherchait un prétexte plausible.

 

– Et comment ? crièrent les brigands.

 

– Cospetto ! répliqua l’accusée. Vous ne comprenez pas ! C’est pourtant limpide !

 

– Parle ! Parle !

 

– Bueno ! Bueno !… Taisez-vous et je parlerai !

 

– Nous écoutons.

 

– Eh bien ! tout comme vous, je désirais voir l’argent de la riscatta et je ne pensais pas que l’Inglese pût nous le procurer. La lettre qu’il avait écrite n’était pas assez pressante. Pendant votre absence, n’ayant pas à m’occuper d’autre chose, j’ai obtenu du galantuomo d’en écrire une autre. Quel mal y a-t-il à cela ?

 

– C’est à son père qu’il a écrit, alors, demanda une voix.

 

– Naturellement, répondit Popetta en inclinant dédaigneusement la tête.

 

– Comment a-t-elle été expédiée ?

 

– Par la poste, à Rome. Le jeune homme savait comment la faire parvenir.

 

– Qui l’a portée à Rome ?

 

Cette question ne reçut aucune réponse. Popetta s’était détournée, feignant de ne pas l’entendre.

 

– Compagnons ! dit le chef, cherchez et découvrez quel est celui des hommes laissés ici qui s’est absenté pendant notre expédition.

 

La recherche ne fut pas longue. L’accusatrice de Popetta désigna immédiatement un brigand.

 

C’était un blanc-bec, une des nouvelles recrues de la bande, que l’on n’admettait pas encore au privilège de participer aux razzias.

 

Le contre examen auquel il fut soumis produisit bientôt le résultat désiré. Malgré les assurances de secret dont il n’avait pas été avare envers Popetta, il fit une confession complète.

 

Malheureusement pour la femme du chef, il avait appris à lire ; de plus, il connaissait assez d’arithmétique pour savoir qu’il avait porté deux lettres au lieu d’une. Il avoua que l’une d’elles était pour le père du prisonnier. Jusqu’ici Popetta n’avait pas menti.

 

Ce fut la seconde lettre qui la condamna. Celle-ci avait été adressée au signor Luigi Torreani.

 

– Entendez-vous ! crièrent plusieurs brigands, quand ce dernier nom tomba des lèvres du dénonciateur et sans faire attention au prénom. Signor Torreani !… le syndic de Val-d’Orno !… Voilà donc pourquoi nous sommes poursuivis par les soldats !… Chacun sait que Francesco Torreani n’a jamais été notre ami.

 

– Il y a plus encore, fit observer la bandita qui voulait absolument prendre la place de l’accusée… Pourquoi tant de déférence pour un prisonnier ?… Pourquoi gaver cet Inglese avec des confetti, du rosolio, nos meilleures provisions ?… Soyez-en sûrs, compagnons, nous avons été trahis !

 

Pauvre Popetta ! Son heure avait sonné. Son époux, s’il l’était réellement, venait enfin de trouver ce qu’il cherchait depuis longtemps, l’occasion de s’en débarrasser. Il pouvait désormais agir impunément et même avec un semblant de justice.

 

Il avait provoqué la crise ; il la vit éclater avec la férocité d’une bête fauve.

 

– Compagnons, dit-il en masquant sa joie sous une apparence de profonde tristesse. Je n’ai pas besoin de vous dire combien il est cruel pour moi d’entendre élever de semblables accusations contre une créature qui m’est si chère, ma propre femme. Il m’est plus cruel encore d’être obligé de reconnaître qu’elles sont justifiées ! Mais nous sommes liés les uns aux autres par une loi auquel nous devons l’obéissance la plus absolue ; autrement, ce serait courir à notre dissolution, à notre ruine. Nous avons juré que celui de nous qui oserait l’enfreindre serait immédiatement mis à mort… fût-il un frère, une sœur, une épouse ou une maîtresse… Vous m’avez choisi pour votre chef, je veux m’en montrer digne, en vous donnant l’exemple de la soumission à nos règlements.

 

En prononçant ces derniers mots, Corvino s’élança d’un bond sur Popetta.

 

Elle poussa une exclamation d’étonnement et d’épouvante, immédiatement suivie d’un cri d’une nature différente, cri aigu de douleur qui s’affaiblit graduellement et s’éteignit enfin dans la mort, au moment où la misérable créature s’affaissa sur le sol, un poignard planté jusqu’à la garde dans la poitrine.

 

La scène qui suivit défie toute description. Pas une larme de regret, pas un signe d’horreur chez ces sauvages… De la pitié !… quelques-uns en éprouvaient peut-être, mais ils se gardèrent bien de la témoigner.

 

Quant au meurtrier, son crime accompli, il regagna ses quartiers d’un pas tranquille et s’y renferma, par pudeur uniquement, car il était incapable de sentir les aiguillons du remords.

 

Quelques brigands enlevèrent le corps de la victime et l’enterrèrent dans un ravin voisin, non sans avoir auparavant dépouillé le cadavre de tous ses bijoux étincelants, dépouilles de plus d’une jolie fille de la Campagne.

 

Le prisonnier, reconduit dans sa cellule, y put réfléchir à son aise sur le drame dont il venait d’être témoin. Le meurtre de la pauvre Popetta lui sembla le présage du sort plus effroyable encore qui lui était réservé.

 

CHAPITRE XXXVII

Opération chirurgicale.


Pendant les trois jours qui suivirent, la tranquillité la plus absolue régna dans le repaire des bandits. Au fracas habituel et presque incessant avait succédé ce calme funèbre qui suit d’ordinaire quelque terrible événement.

 

D’après ce que put voir Henry Harding, le chef resta chez lui, portes closes, comme s’il voulait faire croire, même à des brigands, qu’il déplorait un crime commis avec un aussi infernal sang-froid.

 

Le quatrième jour, un fait eut lieu qui rendit à la communauté son activité accoutumée.

 

Un peu avant le lever du soleil, le signal d’une sentinelle annonça l’approche d’un messager, et un paysan, le même qui avait été chargé de la lettre de Henry à son hôtelier et avait rapporté les soixante écus de l’artiste, arriva presque aussitôt au quartier.

 

Il était, cette fois, porteur d’une dépêche adressée au capitaine et qui lui fut remise immédiatement.

 

Le captif apprit le retour du messager par les conversations animées du dehors. On en parlait comme d’un grave événement.

 

Il ne sut que ce messager avait apporté une lettre qu’en voyant Corvino entrer dans sa cellule tenant la missive tout ouverte dans sa main.

 

– Ainsi, cria le chef d’une voix irritée, signor Inglese, vous avez eu des discussions avec votre père ? Eh bien ! tant pis pour vous. Un fils aussi désobéissant mérite d’être châtié. Si vous vous étiez mieux conduit, votre digne père aurait agi différemment et sauvé vos oreilles. Maintenant, vous êtes condamné à les perdre. Mais consolez-vous ! Elles ne sortiront pas de la famille. Nous les enlèverons avec le plus de précautions possible et les enverrons sous une belle enveloppe à votre père. Allons, camarades, emmenez-le ! Il faut du jour pour une aussi délicate opération.

 

Le jeune Anglais fut conduit, ou plutôt traîné, hors de sa cellule. Une fois en plein air, il fut entouré par toute la bande, hommes et femmes. Quant aux enfants, il n’y en avait pas dans cette communauté bigarrée.

 

Sur l’ordre du chef, Doggy Dick alla chercher un couteau. Deux brigands maintenaient le jeune homme à genoux ; un troisième lui fit sauter son chapeau de dessus la tête ; un quatrième, relevant les boucles de ses beaux cheveux bruns, mit à nu les oreilles.

 

Tous semblaient prendre plaisir à l’acte sanguinaire qui allait s’accomplir, les femmes autant que les hommes, plus particulièrement celle qui avait été cause de la mort de Popetta.

 

La colère brillait dans tous les yeux. Le renégat avait malignement exagéré la fortune du père du prisonnier et fait concevoir à ses camarades les plus brillantes espérances. La rançon sur laquelle ils comptaient leur échappant, le captif devait naturellement porter la peine de cette déception. Ils l’accablaient d’imprécations et voyaient arriver le moment de l’exécution, non seulement sans éprouver le moindre sentiment de pitié, mais encore avec une joie féroce.

 

Enfin, le couteau brilla et allait s’abattre sur l’oreille gauche lorsque, par une secousse surhumaine, Henry réussit à dégager une de ses mains et l’appliqua sur le membre menacé. Cet effort convulsif, causé par l’horreur de la situation accompli sous l’impulsion d’un instinct purement physique, devait être complétement inefficace. Henry le savait.

 

Et cependant il eut pour résultat de sauver ses oreilles.

 

Corvino qui se tenait près du patient, surveillant les détails du drame, poussa un cri et ordonna de suspendre l’exécution. Ses yeux s’étaient fixés sur la main dont le prisonnier avait couvert son oreille gauche, ou, plutôt, sur le petit doigt de cette main.

 

– Diavolo ! dit-il en saisissant le captif par le poignet, vous vous êtes rendu service, signor ! Vous sauvez vos oreilles, au moins pour cette fois ! Voici un cadeau plus convenable à faire à votre père ; il lui indiquera son devoir qu’il semble un peu trop enclin à négliger. La main garde la tête, c’est un proverbe chez nous ; nous vous en permettrons l’application dans une certaine mesure… Votre petit doigt protégera vos oreilles. Ha ! Ha ! Ha !

 

Les brigands firent écho, sans se rendre un compte exact du motif qui excitait cette intempestive gaieté de leur chef.

 

Ils furent bientôt éclairés. La main blessée se trouvait sous leurs yeux ; ils y aperçurent une ancienne cicatrice, bien reconnaissable pour un père qui ne peut ignorer l’état physique de son fils. La conduite de leur chef s’expliquait.

 

– Nous ne voulons pas nous montrer cruels sans nécessité, reprit Corvino d’un ton de persiflage ; nous éprouverions même de la répugnance à mutiler la jolie tête qui a fait la conquête de Popetta et qui aurait pu faire celle de… Lucetta.

 

Ce dernier mot fut glissé à voix basse dans l’oreille du captif.

 

L’ablation de son oreille, et même de toutes deux, aurait causé moins de douleur à Henry Harding que ce cruel murmure. Il tressaillit jusque dans ses fibres les plus intimes. Jamais, autant qu’en ce moment, il n’avait ressenti un plus violent désespoir de son impuissance.

 

Mais sa langue était libre encore et il ne put la retenir. Il éprouvait le besoin de parler, dût-il lui en coûter la vie.

 

– Misérable ! s’écria-t-il, les yeux dans les yeux du capitaine. Si vous consentiez à vous mesurer avec moi à armes égales, j’aurais bientôt converti votre hypocrite gaieté en cris de miséricorde. Main vous n’oserez pas, car vous savez qu’il me suffirait d’un moment pour montrer aux gredins qui vous entourant que vous n’êtes pas digne de les commander. Vous avez assassiné votre femme, pour faire place à une autre… pas à vous, madame, ajouta-t-il en s’inclinant ironiquement devant la dénonciatrice de Popetta… mais à une autre que Dieu préserve de mettre jamais le pied dans cet enfer. Vous pouvez me tuer, me couper en morceaux ; mais soyez-en sûrs, ma mort ne restera pas sans vengeance. L’Angleterre, ma patrie, saura votre crime ; et, malgré l’impudence que vous puisez dans votre prétendue sécurité, vous serez traqués jusque dans la montagne, acculés dans votre bouge, chassés et tués comme des chiens, ou plutôt comme des loups car vous ne valez pas les chiens !

 

Les derniers mots de cette apostrophe se perdirent dans les cris furieux de la multitude.

 

– Que nous importe votre pays ? hurlèrent les brigands. Nous nous moquons de l’Angleterre.

 

– Maudite soit l’Angleterre ! cria Doggy Dick.

 

– Inglaterra al inferno ! vociférèrent les autres en chœur. La France et l’Italie aussi et avec elles le pape… Tous au diable !… Que peuvent-ils contre nous ? Nous sommes en dehors de leur puissance. Mais vous êtes en la nôtre, signor, et nous allons vous le prouver !

 

Et, tirant leurs stylets de leurs ceintures, ils en faisaient miroiter la lame aux yeux du prisonnier.

 

Henry commençait à se repentir de son imprudence et à croire que sa dernière heure était venue, lorsque le capitaine s’interposa pour le protéger contre la fureur des siens.

 

Cette conduite le surprit, car Corvino avait répondu à son défi par un regard d’infernale méchanceté.

 

Son étonnement fut de courte durée.

 

– Arrêtez ! cria le chef d’une voix éclatante. Niais que vous êtes, pourquoi vous inquiéter des jappements de ce bouledogue anglais… votre prisonnier, encore ? Voudriez-vous tuer la poule qui va nous pondre un œuf d’or ? Et un œuf valant trente mille écus ! Vous êtes fous, compagnons ! Laissez-moi la direction de cette affaire. Ayons d’abord l’œuf que, par la gracia de Dieu et avec l’aide de la madone nous pouvons extraire du nid paternel, et alors…

 

– Oui, oui ! s’écrièrent quelques voix interrompant la métaphore de leur chef. Ayons l’œuf ! Forçons le vieil oiseau à le pondre ! Notre camarade Ricardo assure qu’il sera de taille.

 

– Je l’affirme, dit Doggy Dick. Et personne mieux que moi ne connaît les œufs qu’il possède… J’ai été trois ans son garde-chasse.

 

Et le renégat éclata de rire à cette plaisanterie qui parut assez fade à ses auditeurs italiens, mais que le prisonnier comprit parfaitement.

 

– Assez ! rugit Corvino, nous gaspillons notre temps… Peut-être aussi, ajouta-t-il avec un regard féroce, lassons-nous la patience de notre ami, le pittore. Donc, signor, nous laisserons à cette belle tête ses appendices auriculaires. Le petit doigt de votre main gauche, voilà tout ce qu’il nous faut, pour le moment. S’il n’a pas assez de force pour extraire l’œuf dont nous parlions tout à l’heure, nous essayerons de la main tout entière, et si celle-ci ne réussit pas davantage, eh bien, il faudra renoncer à l’omelette que nous nous promettions.

 

Un éclat de rire général accueillit cette saillie.

 

– Nous n’en aurons pas encore fini avec vous, c’est vrai, ajouta le facétieux bandit. Mais pour prouver à l’illustre Inglese, votre père, que nous n’avons pas de rancune, et lui montrer combien nous autres Italiens le surpassons en générosité, nous lui enverrons une tête de veau avec la peau, les oreilles et tout ce qui y tient.

 

Cet effroyable discours fut salué par d’unanimes applaudissements et tous les stylets rentrèrent dans leurs gaines respectives.

 

– Maintenant, ordonna le chef en mettant de nouveau en réquisition le brigand chargé du rôle de bourreau, enlève-moi ce doigt. Il est inutile de dépasser la seconde phalange. Coupe à l’articulation et ne t’avise pas de gâter une aussi jolie main. Laisse-lui un moignon pour remplir le doigt de son gant ; de cette façon, on ne s’apercevra pas de ce qui lui manque… Vous voyez, signor, conclut le bandit d’un ton railleur, que je ne veux endommager votre précieuse personne que juste autant qu’il est utile à nos desseins. Je sais que vous en êtes fier, et d’après ce qui s’est passé avec Popetta, je serais désolé de vous empêcher d’obtenir un semblable succès auprès de la charmante Lucetta.

 

Comme d’habitude, ce dernier membre de phrase fut prononcé par le bandit d’une voix basse, presque indistincte.

 

Il n’exigeait pas de réponse. Aussi, le jeune Anglais n’en fit aucune, pas plus qu’il n’opposa la moindre résistance lorsque le cruel exécuteur s’empara de sa main et en fit dextrement sauter le petit doigt dun seul coup de couteau.

 

Ce fut la dernière scène du drame. Le captif, reconduit immédiatement dans sa sombre cellule, y fut abandonné à la solitude et à la contemplation de sa main privée pour jamais de symétrie.

 

CHAPITRE XXXVIII

MM. Lawson et Fils.


Quoique le général Harding résidât seulement à une heure de chemin, par voie ferrée, de Londres, il se rendait rarement à la métropole plus d’une fois par an ; encore, en se déplaçant ainsi, avait-il moins pour objet de se rappeler au monde aristocratique que de visiter ses vieux camarades de l’armée des Indes et le club Oriental.

 

Il restait à notre hôtel une couple de semaines, passant la plus grande partie de son temps dans la rue ou au club et rentrant ensuite dans sa retraite des monts Chiltern avec des souvenirs suffisants pour le reste de l’année.

 

Son séjour à la ville n’était pas exclusivement employé à des bavardages avec ses anciens compagnons d’armes. Il en affectait une partie à l’administration de ses domaines, ce qui exigeait une visite à son homme d’affaires de Lincoln’s Inn Fields.

 

Le temps de sa visite à la métropole était la saison où s’y trouvaient le « tout Londres » et un bon nombre de campagnards. Le parlement est en session, les concerts font rage, le monde élégant a ouvert ses salons.

 

À vrai dire, le vieil officier indien ne se sentait attiré par aucune de ces nombreuses distractions, il quittait sa résidence parce qu’il savait trouver alors, à Londres, des gens qui, comme lui, ne s’y rencontrent à aucune autre époque de l’année.

 

Le messager au visage basané, se prétendant venu des États du pape, avait fait une apparition à Beechwood-Park au commencement de cette saison ; et, quelques jours après, le général Harding entreprenait son voyage annuel à Londres.

 

Cette visite n’avait aucune espèce de rapport avec l’étrange communication émanée de ce plus qu’étrange individu qui n’était resté présent à l’esprit du général que par suite de l’impression pénible qu’elle y avait causée. Il n’y songeait que pour déplorer la conduite de son fils ou pour se dire qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans l’histoire de brigands qu’on lui avait débitée.

 

Il ne se formait pas la plus légère idée de la façon dont Henry avait passé les douze mois qui venaient de s’écouler, n’ayant reçu directement aucune nouvelle de son fils.

 

Il avait écrit une fois à son avoué, mais seulement pour s’informer si l’homme de loi avait vu Henry.

 

Il en avait reçu simplement pour réponse que le jeune Harding avait paru à l’étude il y avait environ un an. Quant au payement des mille livres sterling, il n’en était pas question, le général n’y ayant fait aucune allusion ; le formaliste homme de loi, depuis longtemps habitué à un laconisme pratique, avait cru ne devoir répondre uniquement qu’à ce qui lui était demandé.

 

Dans sa lettre d’adieu, Henry avait parlé de son intention de s’expatrier, ce qui, jusqu’à un certain point, expliquait qu’on n’en eût pas entendu parler à Londres. Rien ne s’opposait, d’ailleurs, à ce qu’il se fût rendu à Rome ou dans quelque autre ville du continent. Le général se disait que ce voyage ne pourrait lui faire de mal et qu’il échappait ainsi aux mauvaises connaissances qu’il aurait pu faire à Londres. Il aurait même été fort satisfait de le savoir à Rome, s’il l’eût appris autrement que par la funeste lettre dont la teneur est connue du lecteur. Il y avait vu la preuve que si son fils n’était pas véritablement tombé entre les mains des brigands, il fréquentait une compagnie aussi mauvaise, pour le moins.

 

Ainsi songeait le général en vaguant dans les rues de la métropole, se rappelant son fils seulement parce qu’il savait qu’il était d’abord venu à Londres, mais sans nul espoir de l’y rencontrer.

 

Henry, il n’en doutait plus, se trouvait à Rome, mais non pas dans les montagnes de Naples, comme le prétendait sa lettre ; mensonge supposé, bien fait pour déchirer le cœur d’un père et rendre douloureuses les pensées qu’il reportait sur son enfant.

 

Après avoir visité, tour à tour, ses clubs de prédilection, le général se rendit, comme d’habitude, chez son avoué M. Lawson, de l’honorable maison Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields.

 

– Vous n’avez rien appris concernant mon fils Henry depuis ma dernière lettre ? demanda-t-il.

 

Cette question fut posée après le règlement ordinaire des affaires courantes.

 

– Non, répondit Lawson père à qui s’adressait le général, Lawson fis étant sorti du cabinet.

 

– J’ai reçu de lui une singulière épître… La voici… Vous pouvez la lire et la classer avec mes autres papiers… Elle m’a fait beaucoup de chagrin et je ne tiens pas à la conserver chez moi.

 

M. Lawson mit ses lunettes et parcourut la lettre dictée par le chef des bandits.

 

– Ceci est bien étrange, général, dit-il après avoir lu. Comment cette lettre vous est-elle parvenue ?… Elle ne porte aucun timbre de poste.

 

– C’est le plus curieux de l’histoire… Elle m’a été remise de la main à la main, dans ma propre maison.

 

– Par qui ?

 

– Par une singulière créature… Un Juif, ou Italien, ou quelque chose d’approchant, qui s’est annoncé comme engagé dans votre profession, M. Lawson. – Un procuratore, a-t-il dit, ce qui, en Italie, signifie, je crois, avoué ou avocat.

 

– Quelle réponse avez-vous envoyée à votre fils ?

 

– Aucune… Je n’ai pas cru un mot de ce qu’il écrivait… J’ai supposé… comme mon fils Nigel, que c’était un coup monté pour me soustraire de l’argent… Nigel lui a écrit…

 

– Ah !… votre fils Nigel lui a écrit ?… Et dans quels termes, général ?… Vous me permettez cette question ?…

 

– Certainement… Mais je ne puis y répondre. J’ignore ce que renfermait la lettre de mon fils aîné. Il lui disait, je suppose, que je n’étais pas dupe de ses contes en l’air, et lui reprochait d’avoir tenté de se jouer aussi impudemment de son propre père. Nigel a pensé que la mercuriale pourrait avoir quelque effet sur Henry et le faire rougir de sa conduite, s’il est susceptible de rougir encore. – Mais le pauvre garçon est tombé dans de bien mauvaises mains, j’en ai peur, et il lui sera bien difficile de s’en tirer.

 

– Alors, vous ne croyez pas qu’il soit au pouvoir des brigands ?

 

– Des brigands ! Allons donc ! Très-certainement, M. Lawson, vous ne le croyez pas vous-même… avec votre expérience ?

 

– C’est précisément mon expérience, général, qui me porte à croire, non seulement à la possibilité du fait, mais encore à sa probabilité. Il y a quelques années, pendant les vacances, j’ai accompli, moi aussi, mon voyage en Italie, et j’y ai appris d’étranges choses à propos des bandits de Naples et de Rome. Peut-être n’eusse-je ajouté aucune foi à ce que l’on me racontait, sans un fait aussi concluant pour moi que si j’en avais été témoin oculaire, celui d’une personne tombée entre les griffes des brigands et qui, pour en sortir, fut obligée de payer rançon. Je ne dus qu’au hasard de ne pas être fait prisonnier par la même occasion. La chaise de poste dans laquelle je parcourais les horribles routes de la Romagne, se brisa… fort heureusement… ce qui me força de revenir à Rome. Si j’avais fait un ou deux milles de plus, la maison Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields, aurait eu à payer, pour ma personne, une rançon équivalente à celle que l’on demande pour votre fils.

 

– Demandée pour mon fils !… Bah ! bah ! demandée par mon fils, vous voulez dire.

 

– Je ne le crois pas, général… Et je suis fâché d’avoir à vous affirmer que je diffère complètement d’opinion avec vous. – Mais je le crois, moi !… Je ne vous ai pas dit qu’il était parti à la suite d’une querelle… Une fille qu’il voulait épouser… Je ne voulais pas de ce mariage et j’ai employé, pour l’empêcher, une ruse que je vous conterai, un jour ou l’autre. Qu’il vous suffise de savoir que j’ai atteint mon but et trompé la plus fameuse paire de trompeuses ! C’est alors que je vous ai écrit de lui donner mille livres sterling. Cet argent, il l’a, sans aucun doute, gaspillé en compagnie de vagabonds comme lui… et c’est d’après leur conseil qu’il a essayé de m’en extorquer davantage. Le tour était bien joué, mais il n’a pas réussi.

 

– Vous m’avez écrit de lui donner mille livres ! s’écria le vieil avoué en sautant sur son fauteuil et en arrachant ses lunettes. Q’entendez-vous par là, général Harding ?

 

– Ce que j’entends !… Pardieu !… les mille livres que je vous ai chargé de retirer de la banque et de remettre à mon fils Henry, à sa première réquisition.

 

– Et quand m’avez-vous donné cet ordre ?

 

– Quand ?… Il y a un an… oui… juste un an. C’était une semaine environ après ma dernière visite à Londres… Vous m’avez écrit vous-même qu’il était venu dans vos bureaux à cette époque.

 

– Il y est venu, en effet… deux fois, je crois… Mais non pas pour recevoir mille livres, ni demander de l’argent. Si mes souvenirs sont fidèles, il s’est tout uniment informé si nous n’avions pas, pour lui, un message de vous. Ce n’est pas moi qui l’ai vu, mais mon maître-clerc. Il pourra vous dire ce qui s’est passé. Faut-il l’appeler ?

 

– Oui, dit le général, presque pétrifié d’étonnement. C’est étrange, pardieu ! bien étrange.

 

Un coup de sonnette retentit et le maître-clerc fit aussitôt son apparition.

 

– Jennings, dit l’avoué, vous souvenez-vous que le fils du général Harding… son fils cadet, Henry… vous le connaissez, je suppose… soit venu à l’étude il y a environ un an ?

 

– Oui ! répondit le clerc, je me le rappelle parfaitement. Il y a juste un an. Il est venu deux fois, et chacune de ses visites a été enregistrée.

 

– Apportez le carnet, ordonna M. Lawson.

 

Le maître-clerc sortit, laissant de nouveau le général seul avec son avoué.

 

CHAPITRE XXXIX

Le Carnet de visites.


Le général était incapable de rester assis.

 

À la nouvelle, tout à fait inattendue, communiquée par M. Lawson, il avait sauté sur ses pieds et, depuis ce moment, parcourait l’appartement à pas saccadés en lançant, par intervalles, de sourdes exclamations.

 

– Si je l’avais su ! murmurait-il entre ses dents… Tout aurait pu s’arranger… Et vous m’assurez qu’il n’a jamais reçu les mille livres, M. Lawson.

 

– Pas un sou… de moi, du moins.

 

– J’en suis heureux… véritablement heureux.

 

– Et vous avez raison. C’est autant de gagné c’est-à-dire si vous supposez que cet argent aurait pu être follement gaspillé.

 

– Ce n’est pas cela, monsieur… Vous ne me comprenez pas !

 

– Pardonnez-moi, général, je n’entendais pas…

 

L’apologie de l’homme de loi fut interrompue par la rentrée du clerc portant un grand registre, sur la couverture en parchemin duquel étaient inscrits en majuscules les mots : CARNET DE VISITES.

 

M. Lawson se saisit du livre, enchanté d’échapper à une difficile explication.

 

– Voici ! dit-il après avoir feuilleté un certain nombre de pages. Deux enregistrements de dates différentes se rapportent à votre fils. Le premier est du 4 avril, l’autre du 8. Faut-il vous les lire, général, ou désirez-vous en prendre vous-même connaissance ?

 

– Lisez-les-moi.

 

L’avoué, après avoir rétabli ses lunettes à leur place habituelle, lut à haute voie :

 

4 avril. – Onze heures et demie du matin. – Venu à l’étude, M. Henry Harding, fils du général Harding, de Beechwood-Park, comté de Bucks. A demandé si l’on avait reçu de son père quelque communication à son adresse.

 

– Réponse : aucune.

 

8 avril. – Onze heures et demie du matin. Revenu, M. Henry Harding a fait la même question que le 4 avril et a reçu la même réponse. Le jeune gentleman est sorti sans faire d’observation, mais avec la physionomie rembrunie.

 

– Naturellement, général, dit l’homme de loi en manière d’excuse, notre profession nous oblige à faire attention aux moindres détails et à les signaler. N’y a-t-il pas d’autre enregistrement, M. Jennings ?… J’entends qui ait rapport à M. Henry Harding ?

 

– Il n’y en a pas d’autre, monsieur, que celui relatif à la lettre que vous avez reçue, il y a six mois, de son père… Faut-il la chercher ?

 

– Non, c’est inutile…, vous pouvez remporter le carnet.

 

– Ainsi, vous n’avez jamais payé ces mille livres à mon fils Henry ? demanda le général après le départ du clerc.

 

– Jamais… pas un sou… ainsi que vous vous en êtes assuré. Il n’a jamais demandé d’argent… ; d’ailleurs, s’il m’en avait demandé, je me serais vu obligé de refuser et d’attendre vos ordres. Mille livres, général, sont une somme trop forte pour être donnée à un jeune homme… à un mineur comme il l’était alors…, sur sa simple requête.

 

– Mais, M. Lawson, vous m’étonnez de plus en plus. Voudriez-vous me faire entendre que vous n’avez pas reçu de lettre vous autorisant à lui remettre un mandat de pareille somme ?

 

– Jamais je n’ai reçu de lettre semblable… En voici la première nouvelle.

 

– Pardieu ! c’est singulier… Alors, il est possible qu’il soit entre les mains des brigands.

 

– Je serais désolé qu’il en fût ainsi !

 

J’en serais enchanté, moi !

 

– Oh ! général !…

 

– Vous ne me comprenez pas, Lawson… Ce serait une preuve que mon fils n’est pas si perverti que je le croyais… Je m’imaginais qu’il avait gaspillé les mille livres… Est-il possible qu’il y ait quelque chose de vrai dans la lettre venue de Rome ? Je l’espère bien et jusqu’au dernier mot, pardieu !

 

– Mais, général, vous ne désirez certainement pas que votre fils soit prisonnier des bandits !

 

– Mais si ! Mais si !… Cela vaut mieux,… Je payerais volontiers les cinq mille livres pour être débarrassé de mes angoisses passées… Comment nous en assurer ?… Que faire ?

 

– Qu’est devenu le messager… mon confrère des États du pape ?

 

– Lui ?… Il est retourné, je pense, avec ceux qui l’avaient envoyé. Je voulais le mettre à la porte à grands coups de pied… quelque part… ou le livrer à la police. Si je ne l’ai pas fait, c’est uniquement par crainte du scandale. – Allons, Lawson, indiquez-moi la marche à suivre… Je suppose que le danger n’est pas imminent ?

 

– Je n’en suis pas certain, répondit l’homme de loi d’un ton rêveur… Ces bandits italiens n’ont pas d’entrailles… Le messager ne vous a-t-il pas donné à entendre comment il serait possible d’entrer en communication avec lui, si cela était nécessaire.

 

– Non… il m’a seulement dit que j’entendrais de nouveau parler de mon fils comme le portait la lettre… Par le ciel ! ils n’ont sans doute pas l’intention d’exécuter la menace qu’elle contient ?

 

– Espérons que non.

 

– Mais que faut-il que je fasse ? M’adresser au Ministre des affaires étrangères ; lui demander d’écrire à Rome et d’obtenir l’intervention du gouvernement du pape dans le cas où cette histoire de la captivité de mon fils serait authentique ?

 

– Certainement, général, c’est le meilleur parti à prendre… Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! Quand avez-vous reçu la lettre ?

 

– Il y a huit jours… ; d’après la date, elle a été écrite il y a plus de deux semaines.

 

– Alors je crains que l’intervention d’un gouvernement quelconque… le nôtre ou celui de Rome… ne s’exerce pas en temps utile pour empêcher les faits qui auront pu s’accomplir à la réception de votre réponse… j’entends celle de votre fils Nigel… Il me semble qu’il n’y a pas d’autre alternative que d’attendre une nouvelle communication des brigands. Vous aurez au moins ainsi les moyens d’écrire à votre fils et d’envoyer la rançon requise… Il n’y aurait cependant pas de mal à demander, comme vous en aviez l’intention, l’assistance du gouvernement.

 

– Ce sera fait aujourd’hui, dit le général, à l’instant même… Je vais au ministère… Venez-vous avec moi, M. Lawson ?

 

– Certainement, répondit l’avoué en quittant son bureau et remettant ses lunettes dans leur étui… Je suis tout à votre service, général, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte… J’espère, après tout, que nous n’aurons pas affaire aux brigands.

 

– J’espère le contraire ! répondit le général en frappant violemment sa canne sur le pavé. J’aime mieux savoir mon fils prisonnier des bandits que de le croire capable d’avoir ourdi le plan dont je l’accusais… Oui, Dieu me pardonne… j’aimerais mieux cent fois trouver ses oreilles dans la première lettre que je recevrai !…

 

À cette fervente apostrophe échappée des entrailles paternelles, l’avoué ne fit aucune réponse, et tous deux marchèrent côte à côte en silence.

 

CHAPITRE XL

Tableau à vendre.


Celui qui veut sortir de Lincoln’s Inn Fields par un des quatre points cardinaux, quel qu’il soit, sans traverser d’inextricables cours et passages, doit accomplir le voyage à travers les airs, c’est-à-dire avec ses ailes ou un ballon.

 

Square splendide, l’un des plus grands et des plus beaux de la métropole, égayé par des arbres toujours verts et bordé de maisons dont les vieilles façades font honte à notre architecture moderne, il n’est accessible que par les ruelles les plus sales de Londres tout entier.

 

Presque exclusivement habitées par d’éminents légistes, ces tristes rues sont l’emblème des moyens qu’ils ont employés pour arriver à la notoriété.

 

Sur les confins de ce vaste square, l’art lutte contre la misère.

 

Çà et là on rencontre une boutique de tableaux, le barbouilleur trouve l’immortalité derrière une fenêtre tapissée de toiles d’araignées, ou al fresco, coutre les dalles, en dehors de la porte. Dans un certain passage, ses œuvres sont mises en évidence avec un soin qui, dans les salons de l’Académie royale, lui vaudrait certainement une fortune.

 

Ce passage, le général Harding et son avoué devaient absolument le traverser pour atteindre le Strand et, de là, Downing-Street où se trouve le ministère des affaires étrangères.

 

Un des habitants du passage, une femme au regard perçant, à la voix plus perçante encore, semble avoir pour mission de faciliter la circulation. En voyant l’un, entendant l’autre, le flâneur éprouve le besoin de hâter le pas. C’est la propriétaire d’un magasin de meubles, dont les tableaux en question font partie, étant ce qu’on nomme d’ordinaire dans le commerce des tableaux d’ornement ou d’ameublement. »

 

Ni le général Harding ni Lawson n’étaient disposés à s’arrêter pour examiner cette galerie. Ils marchaient rapidement, afin de sortir plus vite du passage, lorsqu’un tableau placé, pour ainsi parler, en vedette, attira l’attention du vieil officier. Il s’arrêta si brusquement que son compagnon, surpris, faillit en perdre l’équilibre.

 

– Qu’y a-t-il, général ? demanda M. Lawson.

 

– Mon Dieu ! dit le vétéran d’une voix étranglée… Regardez… Voyez-vous ce tableau ?

 

– Oui, répondit l’avoué. C’est un épisode cynégétique. Deux jeunes garçons en chasse accompagnés d’un garde… Je ne vois pas là de quoi vous surprendre.

 

– Surprendre ! répéta le général… Le mot est trop faible… C’est stupéfier qu’il faut dire.

 

– Qu’avez-vous donc, général ? dit l’homme de loi en regardant le vétéran pour s’assurer qu’il n’avait pas perdu l’esprit. Le tableau est plus qu’ordinaire… C’est l’œuvre d’un tout jeune homme, je le parierais ; l’exécution en est médiocre, bien qu’elle témoigne d’une certaine verve dans la conception. Quel peut en être le sujet ? L’un des chasseurs tient un couteau et semble vouloir en frapper l’épagneul, tandis que l’autre fait mine de le protéger. Je ne comprends pas…

 

– Je comprends, moi, fit le général, dont la physionomie s’altérait de plus en plus, et en poussant un profond soupir… Mon Dieu ! continua-t-il, ce ne peut être une coïncidence fortuite… Et pourtant… cette scène… la voilà… reproduite sur la toile… Je ne rêve pas !

 

M. Lawson fixa de nouveau le général, ne sachant si vraiment il ne rêvait pas tout éveillé ou s’il jouissait encore de la plénitude de son bon sens.

 

– Non ! s’écria le vétéran en frappant violemment le pavé du fer de sa canne. Non, il ne peut y avoir d’erreur ! C’est la même scène, trop réelle, hélas !… Les figures, M. Lawson, sont des portraits… en intention, du moins. Leur costume seul suffirait à me les faire reconnaître. Celui qui tient le couteau, c’est mon fils aîné Nigel… tel qu’il était il y a environ cinq ans. L’autre est Henry. L’homme de l’arrière-plan est, ou était, mon garde-chasse, devenu ensuite braconnier, condamné à la déportation et contumace… Qui peut avoir jamais entendu parler de cet incident ?… Quel est l’auteur de ce tableau ?

 

– Peut-être, dit l’avoué, cette femme nous renseignera à ce sujet… Dites-moi, ma brave femme, comment avez-vous eu ceci ?

 

– Ce tableau, monsieur ?… Comment l’aurais-je eu, sinon avec mon argent ?… C’est une œuvre de premier ordre… vendue seulement trente shellings… avec son cadre tout battant neuf… Oui, rien que trente shellings… Véritable occasion, messieurs !

 

– Savez-vous à qui vous l’avez acheté ?

 

– Certainement, je le sais ! – Soyez sans crainte, il est arrivé honorablement entre mes mains… si c’est ça qui vous chiffonne… Je connais bien sa généalogie, puisque je connais celui qui l’a peint… c’est un vrai artiste !…

 

– Et quelle sorte d’homme est-ce ?

 

Un jeune homme… tous deux jeunes, car ils sont deux. L’un paraît étranger, Italien, je crois. L’autre est moins âgé… et Anglais, j’en jurerais… Par exemple, je ne sais pas quel est l’auteur du tableau. Ils y ont peut-être mis tous deux la main, car ils sont venus le vendre ensemble. J’en avais quelques autres de la même fabrique ; mais ils sont vendus… Je crois bien que c’est le plus âgé qui est l’artiste.

 

– Savez-vous son nom ? demanda le général avec une si visible anxiété que la marchande lui lança un regard soupçonneux et hésita à répondre.

 

– Je m’intéresse, continua-t-il, à l’auteur, quel qu’il soit, de ce tableau… Je le trouve très-beau et je vous l’achète… mais j’en désirerais d’autres de la même main et c’est pourquoi je vous prie de me donner le nom et l’adresse du peintre.

 

– Oh ! n’est-ce que cela ?… Eh bien ! le garçon au teint bronzé… le plus âgé des deux… porte un nom étranger que je ne me rappelle pas. Quant à l’autre, je n’ai jamais entendu prononcer son nom et je crois qu’il est parti. Il y a des mois que je ne l’ai vu.

 

– Savez-vous leur adresse, au moins ?

 

– Oh ! pour cela, oui. Je suis allé chez eux chercher des tableaux… c’est tout près d’ici… je trouverai l’adresse sur mon livre de vente.

 

– Cherchez-la, dit le général. Voici trente shellings pour le tableau. Veuillez me l’envoyer chez MM. Lawson et fils, Lincoln’s Inn Fields, n°…

 

La brocanteuse prit l’argent, tout en vantant sa marchandise et en maugréant contre sa trop grande facilité en affaires. Puis elle écrivit l’adresse demandée sur un méchant morceau de papier qu’elle présenta à l’acquéreur. Celui-ci le roula dans ses doigts et s’empressa de sortir du passage, entraînant M. Lawson dont il avait pris le bras.

 

Au lieu de suivre la direction de Downing-Street, il tourna court et, revenant sur ses pas, traversa de nouveau le square. – Où allons-nous, général ? demanda l’avoué.

 

– Voir le peintre… Il peut nous éclairer sur cette mystérieuse affaire qui me paraît un songe.

 

L’adresse avait été correctement écrite et le général la découvrit facilement. C’était une maison de triste apparence située dans une des petites rues qui avoisinent High-Holborn. La maîtresse du logis reconnut son locataire au signalement qui lui fut donné. Malheureusement l’artiste était parti, en toute hâte, trois jours auparavant. Il ne devait même plus être à Londres, car il avait vendu à perte tous ses tableaux à divers marchands. On ne savait ni son nom ni le lieu de sa résidence actuelle. Il avait parfaitement réglé son compte et c’était tout ce dont la propriétaire semblait s’inquiéter.

 

Le général lui demanda si elle n’avait pas eu un autre locataire, camarade de celui dont elle venait de parler. La réponse fut affirmative. C’était aussi un peintre, mais plus jeune, un Anglais dont elle ignorait le nom, l’étranger ayant payé personnellement les dépenses communes. Ce jeune homme était parti depuis longtemps… trois mois environ… et l’étranger avait gardé le logement pour lui seul.

 

Outre le signalement du jeune artiste, ces renseignements furent les seuls que le vétéran put obtenir.

 

– Mon fils Henry ! dit le général Harding en remettant le pied dans la rue… Il vivait dans cette bicoque… et je m’imaginais qu’il se livrait au désordre avec ses mille livres sterling !… Ah ! M. Lawson, j’ai été, je crois, bien injuste pour mon pauvre enfant.

 

– Il n’est pas trop tard pour réparer vos torts, général.

 

– Je l’espère… oh ! oui, de tout mon cœur… Hâtons-nous !

 

– Il me tarde d’arriver à Downing-Street !

 

Le général fut immédiatement introduit auprès du ministre des affaires étrangères qui lui promit, selon l’habitude invariable des ministres, de déployer toute l’activité qu’exigeait une affaire d’une aussi évidente urgence.

 

Rien de plus ne pouvait être fait pour le moment, et le général retourna à Beechwood-Park afin de se tenir prêt à toute éventualité. Il aurait payé immédiatement la rançon s’il avait su où l’envoyer. Une lettre de Rome était peut-être arrivée pendant son absence. Dans cette prévision, il s’empressa de reprendre le chemin de sa résidence aussitôt après sa visite au ministre.

 

Son espoir se réalisa. Il trouva, en arrivant, sur la table de son cabinet, un certain nombre de lettres qui l’attendaient depuis plusieurs jours, et parmi lesquelles il y en avait deux portant le timbre de la poste romaine, mais de dates différentes.

 

Il reconnut, sur l’une, l’écriture de son fils Henry et se hâta de l’ouvrir.

 

– Dieu soit loué ! s’écria t-il en terminant sa lecture, il est sain et sauf.

 

L’autre lettre se faisait remarquer par sa forme, ses dimensions et la multiplicité des timbres exigée par son poids.

 

Le général tressaillit en la prenant. Au toucher, il sentit qu’elle renfermait quelque chose.

 

Il en déchira l’enveloppe d’une main tremblante et en tira un petit paquet qui, ouvert à son tour, laissa échapper un objet de couleur de cendre, de forme cylindrique et d’environ deux pouces de longueur.

 

C’était un doigt humain, coupé à la seconde jointure et portant une ancienne cicatrice longitudinale s’étendant jusqu’à l’ongle.

 

Un cri d’angoisse s’échappa de la poitrine du général… Il venait de reconnaître le doigt de son fils ?

 

CHAPITRE XLI

Horrible menace.


La plume est incapable de retracer l’expression d’angoisse qui se répandit sur la physionomie du général et le sentiment d’horreur qui précipitait les battements de son cœur, tandis qu’il considérait le doigt de son fils.

 

Ses yeux semblaient sur le point de jaillir de leurs orbites. Sa raideur et son immobilité étaient celles d’un automate. On aurait pu le croire subitement frappé de paralysie, sans le tremblement convulsif qui le secouait comme s’il eût été soumis à l’action d’une pile voltaïque.

 

Il ne put prolonger longtemps cette douloureuse contemplation, et posant sa main sur la table il en laissa glisser le fragment qui y reposait.

 

Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il eût recouvré assez de calme pour prendre connaissance de la lettre qui lui avait apporté cet affreux présent.

 

Il l’étala enfin devant lui et lut ce qui suit :

 

« Signor, – ci-inclus vous trouverez le doigt de votre fils, que vous reconnaîtrez aisément à la cicatrice… Si, cependant, vos doutes persistent et que vous vous refusiez à envoyer la rançon par le prochain courrier, la main tout entière vous sera remise et vous pourrez vous assurer que le doigt lui appartient bien. Vous avez dix jours pour nous adresser votre réponse ; si, au bout de ce délai, elle n’est pas parvenue à Rome, accompagnée de 30,000 écus, le courrier suivant vous portera la main en question. Si vous ne consentiez pas encore à délier les cordons de votre bourse, nous serions bien obligés de conclure que vous manquez de cœur et que vous préférez votre argent à votre fils. Ne nous accusez donc pas de cruauté, nous que des lois injustes forcent à faire la guerre au genre humain et qui, traqués comme des bêtes fauves, sommes obligés de recourir à des mesures extrêmes pour gagner notre vie. Enfin et pour clore notre correspondance, dans le cas où la négociation que nous vous proposons n’obtiendrait pas votre agrément, nous vous promettons, au moins, que le cadavre de votre fils reposera en terre chrétienne. Seulement, et comme témoignage irrécusable de votre inhumanité, la tête coupée vous sera expédiée par le prochain steamer touchant à Civita-Vecchia. Nous avons payé le port pour le doigt ; nous ferons de même pour la main ; mais les frais de transport de la tête resteront à votre charge.

 

Et maintenant, signor général, je vous renouvelle l’avis qui vous a déjà été donné. Ne prenez pas ce que je viens de vous écrire pour une vaine menace ; si vous vous endurcissez dans votre incrédulité, tout s’accomplira à la lettre. Refusez la rançon, et aussi sûr que vous êtes vivant, votre fils sera mis à mort. »

 

« Il Capo

 

« (Pour lui et ses associés).

 

« Post-scriptum. – Si vous expédiez l’argent par la poste, adressez-le à signor Jacopi, strada Volturno, n° 9. Si vous en chargez un messager, ce dernier trouvera notre agent au même lieu.

 

« Gardez-vous de nous trahir. Cela ne vous servirait à rien. »

 

Telle était la teneur de la singulière épître adressée au général Harding.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il en terminant sa lecture, comme il s’était écrié avant de la commencer.

 

Il ne doutait pas de l’authenticité du contenu. Sur la table, sous ses yeux, gisait l’épouvantable garant de la vérité… encore frais, en apparence… couvert de sang coagulé, tel qu’il était sorti de l’enveloppe où il avait été soigneusement déposé.

 

D’une main tremblante, le général toucha un timbre.

 

– Mon fils Nigel ! dit-il au valet de pied qui répondit à l’appel. Qu’il vienne tout de suite !

 

Le domestique sortit après avoir observé avec étonnement l’agitation de son maître.

 

– Mon Dieu ! s’écria encore le malheureux père… C’est horrible !… qui l’aurait pu croire !… Et c’est vrai… trop vrai !… Mon Dieu !

 

Et, se penchant sur la table, il dirigea des regards désespérés sur l’objet qu’il n’osait prendre, ni même toucher.

 

– Vous m’avez appelé, père, dit Nigel en entrant.

 

– Oui… viens ici – regarde !

 

– Quoi ?… Cet objet informe ?… Qu’est-ce, mon père ?

 

– Tu devrais le reconnaître, Nigel !

 

– Le reconnaître ?… Je reconnais que c’est un morceau de doigt.

 

– Oui… c’est un morceau de doigt !… Hélas !

 

– Mais à qui appartenait-il ?… Comment vous est-il parvenu ?

 

– À qui il appartenait, Nigel ! dit le général d’une voix vibrante d’émotion… Tu devrais le savoir !… Tu as de bonnes raisons pour t’en souvenir !

 

Nigel pâlit en considérant la cicatrice dont la trace se dessinait en blanc sur le sang coagulé. Il se souvenait… mais il n’en dit rien.

 

– Maintenant… le reconnais-tu ? demanda son père.

 

– Pour un doigt humain ?… répondit-il évasivement… Oui ! et après ?…

 

– Et après !… Et tu ne saurais dire à qui il appartenait ?…

 

– Non, en vérité !… Comment le saurais-je ?

 

– Mieux que tout autre. Hélas ! c’est le doigt de ton frère !

 

– De mon frère ! s’écria Nigel, simulant une surprise et une émotion qu’il était incapable d’éprouver.

 

– Oui… regarde cette cicatrice… Tu te la rappelles, au moins !

 

Pour toute réponse, Nigel donna à sa physionomie une nouvelle expression de surprise et d’émotion simulées.

 

– Je n’entends pas t’adresser de reproches, dit le général. C’est un fait qu’il est bon d’oublier et qui n’a aucun rapport avec le malheur qui nous accable. Ce que tu vois là… C’est le doigt du pauvre Henry.

 

– Comment le savez-vous, mon père ?… Comment…

 

– Lis ces lettres, elles t’apprendront ce que je n’ai pas la force de te raconter.

 

Nigel prit la missive du bandit et en parcourut rapidement le contenu, en poussant de temps en temps des exclamations qui pouvaient, indifféremment, passer pour des expressions de sympathie, d’étonnement ou d’indignation.

 

Il lut ensuite la seconde lettre.

 

– Tu vois, dit son père, quand il eut terminé… Tout est vrai… trop vrai… J’avais des doutes en lisant la première lettre de Henry… pauvre enfant !… Mais toi, Nigel… toi…

 

– Qui aurait pu supposer une chose pareille ? Elle me semble encore impossible !

 

– Impossible ! répéta le général en jetant à son fils un humide regard. Mais vois donc !… Sur cette table !… La vérité !… La voilà… ce doigt la montre assez clairement… Pauvre Henry ! Que pense-t-il de son père… de son père… si dur, si inhumain !… Mon Dieu ! oh ! mon Dieu !

 

Et le général, aiguillonné par les remords, se leva et parcourut son cabinet à pas saccadés.

 

Cette épître semble venir de Rome, dit Nigel en examinant l’enveloppe de la lettre du bandit avec autant de sang-froid que si elle avait renfermé une communication du plus médiocre intérêt.

 

Certainement, elle vient de Rome, répliqua le général, surpris, presque indigné de l’indifférence manifestée par son fils. Ne vois-tu pas le timbre pontifical !… N’as-tu pas lu ce qu’elle contient ?… Peut-être crois-tu que c’est encore un tour de passe-passe ?

 

– Non, non, mon père, se hâta de répondre Nigel comprenant son imprudence… Je songeais seulement à la meilleure réponse à faire.

 

– Il n’y en a qu’une. La lettre elle-même l’indique suffisamment.

 

– Laquelle, père ?

 

– Envoyer l’argent. C’est le seul moyen de le sauver… Il n’y a pas à hésiter un instant…, d’après ce que ce misérable… Comment se nomme-t-il ?

 

– Il signe : « Il Capo »… C’est seulement son titre comme chef de la bande.

 

– D’après ce qu’écrit le brigand, il n’est que trop clair qu’il se rit de toutes les lois, divines et humaines. Ce pauvre doigt est une preuve irrécusable que rien ne saurait l’empêcher de réaliser ses menaces… rien, sinon le payement de la rançon.

 

– Cinq mille livres ! murmura Nigel, c’est une grosse somme.

 

Une grosse somme !… Et si l’on demandait dix mille livres, devrions-nous hésiter !…. La vie de ton frère ne les vaut-elle pas ? Hélas ! sa main seule les vaut !… Mon pauvre Henry !… mon cher enfant !…

 

– Oh ! ce n’est pas cela que je voulais dire, père. Mais si nous envoyons la rançon et que ces misérables refusent de rendre la liberté à mon frère !… On ne saurait prendre trop de précautions avec de pareilles gens.

 

– Il ne s’agit pas de précautions ! Le temps presse ! Nous n’avons que dix jours !… Grand Dieu ! si l’envoi de la lettre avait éprouvé un retard… quelle date porte l’estampille ?

 

– Rome, 12, dit Nigel en examinant l’enveloppe.

 

– Et nous sommes le 16… Plus que six jours !… Six jours !… Un exprès peut encore arriver à Rome !… Il faut tout préparer !… l’argent !… ce n’est pas la difficulté, heureusement !… Mais il faut aller à Londres, chez M. Lawson !… Il peut n’être pas chez lui !… Il n’y a pas un moment à perdre !… Il faut partir !… Va, Nigel, fais atteler !

 

Feignant un empressement qu’il était loin de ressentir, Nigel s’élança hors du cabinet.

 

– Où est mon Bradshaw ? se dit le général courant à sa bibliothèque et en extrayant le guide bien connu, dont il feuilleta fiévreusement les pages jusqu’au tableau indicatif des trains du Grand Chemin de fer de l’Ouest.

 

La voiture, quoique attelée avec une lenteur calculée, s’arrêtait cependant devant le perron avant que le général fût fixé sur l’heure exacte du départ. S’en étant enfin assuré, il jeta le livre de côté, permit à son vieux sommelier de le revêtir d’un costume de voyage convenable, mit dans son portefeuille l’étrange enveloppe avec son contenu, monta en voiture et partit rapidement pour la plus prochaine station.

 

Le général avait à peine franchi la grille du château qu’un piéton fit son apparition sur la route macadamisée conduisant au chemin de fer.

 

C’était Nigel. Il paraissait, lui aussi, dans un état d’agitation dont la cause, cependant, était bien différente de celle qui animait son père et donnait des ailes aux chevaux galopant vers le station.

 

Nigel n’allait pas si loin. En ce moment même, le souvenir du danger dans lequel se trouvait son frère s’était complètement effacé de son esprit, pour faire place à des pensées d’un caractère beaucoup plus égoïste. Pour tout dire, il se dirigeait vers l’habitation de la veuve Mainwaring, où, par suite de l’interdiction paternelle, il n’avait fait que de rares et clandestines visites.

 

CHAPITRE XLII

Correspondance anonyme.


Après l’atroce cruauté qui l’avait privé d’un doigt, Henry passa, dans sa cellule, deux jours encore de triste emprisonnement. La grossière nourriture qui lui était servie, les dures broussailles qui lui servait de couche, la douleur même de sa main mutilée, n’étaient rien auprès de ses angoisses morales. Le refus du général de payer sa rançon le navrait d’autant plus que, son frère, dans sa lettre, avait pris soin de lui présenter ce refus sous les plus sombres couleurs. Il se sentait désormais sans ami… sans père.

 

Une pensée moins égoïste, mais plus effrayante encore, torturait son esprit… une crainte trop fondée pour le sort de la sœur de son ami. Il ne pouvait se tromper sur le sens des paroles glissées dans son oreille par Corvino, pendant la scène terrible où il avait ôté, tour à tour, spectateur et acteur ; il pressentait que ce drame sauvage n’était que le prologue de faits plus sauvages encore.

 

Il ne bougeait pas, pour ainsi dire, de la fenêtre de sa cellule, écoutant fiévreusement et redoutant que quelque bruit insolite vînt lui annoncer la présence de Lucetta Torreani.

 

Prisonnier lui-même, il était incapable, non seulement de la protéger, mais de lui adresser un simple mot d’avertissement. Il aurait volontiers sacrifié un autre doigt, sa main tout entière même, pour lui écrire une seule ligne et la prévenir du danger qui la menaçait.

 

Il se blâmait amèrement de n’avoir pas songé à écrire au syndic en même temps qu’à Luigi et d’avoir ainsi laissé échapper une occasion qui ne pouvait plus se rencontrer, il ne lui restait que l’espoir, bien faible, sans doute, que sa lettre à Luigi arriverait à temps. S’il avait pu s’échapper de sa prison… tout aurait marché au mieux. Il n’avait cessé de penser à une évasion depuis la première heure de sa captivité, mais sans résultat ; et s’il n’avait fait aucune tentative, c’était uniquement parce qu’il en comprenait l’inutilité.

 

Il avait attentivement examiné la construction de sa cellule. Les murs étaient épais, faits de pierre et de stuc ; le sol était composé de dalles grossières ; la fenêtre était une simple crevasse et la porte assez solide pour résister aux assauts d’un marteau de forge. En outre, pendant la nuit, un brigand couchait en travers de la porte, et un autre montait la garde au dehors. Un oiseau d’une valeur de trente mille écus était une capture trop précieuse pour qu’on lui laissât la moindre chance de s’échapper de sa cage.

 

Ses regards s’étaient souvent portés au plafond, la seule direction par laquelle il lui parût possible d’effectuer sa délivrance, s’il avait été en possession de deux choses indispensables, un couteau et un tabouret. De fortes poutres, traversant horizontalement le plafond, supportaient un revêtement de planches mal équarries, ce qui laissait supposer un étage supérieur. C’était évidemment un grenier, car le bois était humide, presque pourri, par suite des infiltrations du toit ; un simple couteau l’aurait très-facilement entamé. Si une évasion devait s’accomplir, elle n’était praticable que de ce côté.

 

La deuxième nuit qui suivit la perte de son petit doigt, Henry avait cessé complètement d’y songer. Sa main mutilée enveloppée dans un mauvais chiffon, seul pansement qui lui eût été fait, il s’était étendu sur son lit de feuilles sèches, cherchant dans le sommeil l’oubli de ses misères. Il commençait déjà à en perdre la conscience, lorsqu’un corps dur vint frapper son front. La douleur, assez vive pour le réveiller subitement, ne le fut pas assez pour lui arracher un cri. Il se contenta de se dresser sur son coude, attendant la répétition du choc ou, tout au moins, son explication. Presque aussitôt, le bruit d’un corps léger introduit par la fenêtre et tombant sur les dalles vint frapper son oreille anxieusement tendue.

 

La cellule, éclairée seulement par la pâle lumière d’une nuit étoilée filtrant à travers l’étroite ouverture, restait dans une complète obscurité, un peu moins dense, toutefois, au-dessous de la fenêtre. Le prisonnier put distinguer un objet de forme oblongue qui, grâce à sa blancheur, se profilait nettement sur le pavé noir. C’était une feuille de papier pliée en forme de billet.

 

Incapable, pour le moment, de s’assurer si c’était vraiment une lettre, Henry garda le papier dans sa main, attendant, les yeux obstinément fixés sur la fenêtre, un nouveau message, une substance ou signe quelconque.

 

Il resta ainsi immobile et attentif près d’une demi-heure. Voyant que rien ne venait, il tourna son attention vers l’objet qui l’avait réveillé et qui avait dû être lancé par la fenêtre de la même façon que le papier. Ses mains promenées soigneusement sur le sol y rencontrèrent un couteau, dont la lame était renfermée dans une gaine de peau de chèvre. Il avait vu des armes semblables à la ceinture des brigands.

 

Quel pouvait être l’objet de ce double envoi ? Diverses conjectures se présentèrent à l’esprit du prisonnier, sans qu’aucune le satisfît complètement. Le don d’un poignard pouvait s’interpréter par un conseil de suicide. Un moment de réflexion prouva au prisonnier que telle ne pouvait être l’intention de son correspondant anonyme ; Henry ne se trouvait pas encore réduit à une extrémité telle qu’il dût nécessairement avoir recours à ce remède héroïque. La lettre, s’il avait pu la lire, aurait certainement dissipé toutes les incertitudes ; mais les ténèbres étaient épaisses et le jeune Anglais attendit le jour avec une impatience bien facile à comprendre.

 

Dès que l’aube blanchit le pavé de sa cellule, il se précipita vers la fenêtre et ouvrit le billet. Il était écrit en italien ; les caractères en étaient, heureusement, tracés d’une main ferme et magistrale, bien qu’évidemment à la hâte.

 

« Vous devez effectuer votre évasion par en haut, disait la lettre, du côté du zénith ; vous n’avez de chance en aucun autre point de l’horizon. Le couteau vous servira à percer le plafond. Faites attention à vous glisser par le derrière de la maison, la sentinelle se trouvant sur le devant. Une fois dehors, dirigez-vous vers la gorge par laquelle vous êtes venu ; vous devez vous en souvenir… elle se trouve en plein nord. Si vous craignez de vous égarer, regardez l’étoile polaire. À l’entrée de la gorge est établi un poste. Vous l’éviterez aisément. Sinon, vous avez votre couteau ; mais avec un peu de précaution vous pourrez vous dispenser d’en faire usage. La surveillance du poste n’a pas à s’exercer très-soigneusement la nuit ; son seul devoir est de veiller aux signaux qui peuvent être faits d’en bas. Il n’est pas, d’ailleurs, placé dans la gorge même, mais sur le faîte de l’une des parois. Il vous sera facile de traverser la gorge en rampant sans éveiller l’attention. Au pied de la montagne, c’est différent. On n’y place une sentinelle que pendant la nuit ; le jour, elle serait inutile, les abords de la passe étant visibles d’en haut, de sorte que tout ce qui en approche peut être immédiatement signalé. L’homme sera sur ses gardes ; il sait que si on le trouvait endormi il serait puni de mort. Vous le trouverez caché sous la verge du ravin. Vous ne pourriez passer sans qu’il vous voit et vous seriez obligé de jouer du couteau. Faites mieux. Cachez-vous dans le ravin et restez-y jusqu’au matin. Dès le point du jour, la sentinelle cessera une faction qui n’est plus désormais nécessaire et rentrera au camp. Attendez qu’elle vous ait dépassé, qu’elle soit sortie de la gorge, plus longtemps même, si vous voulez, et alors partez de votre pied le plus léger, car vous serez certainement poursuivi. Dirigez-vous vers la maison où vous vous êtes arrêté en arrivant ici. Sauvez votre tête ! Sauvez Lucetta Torreani ! »

 

L’étonnement causé au jeune homme par cette étrange épître l’empêcha, tout d’abord, d’en remarquer le post-scriptum, qui était conçu en ces termes :

 

« Si vous voulez aussi sauver l’écrivain, avalez ce billet aussitôt que vous l’aurez lu. »

 

Après avoir parcouru une seconde fois la lettre, afin de bien graver dans sa mémoire les instructions qu’elle contenait, Henry obéit littéralement au post-scriptum. Aussi le geôlier, en lui apportant son déjeuner habituel de macaroni bouilli, n’aperçut-il aucun morceau de papier susceptible d’éveiller ses soupçons.

 

CHAPITRE XLIII

Évasion.


Dès qu’il fut seul, le prisonnier réfléchit au plan d’évasion qui lui avait été si inopinément proposé.

 

Il chercha, tout d’abord, quel pouvait être le correspondant anonyme. C’était évidemment une personne intelligente ; l’écriture le prouvait et, plus encore, la rédaction. Les instructions données étaient si subtilement conçues, si clairement déduites, qu’elles devaient être parfaitement comprises par celui à qui elles s’adressaient.

 

La pensée lui vint que ce pouvait être un complot de Corvino, une ruse destinée à fournir au chef l’occasion de capturer de nouveau son prisonnier ou de le surprendre dans une tentative d’évasion, Mais à quoi bon ? Le capitaine avait-il besoin d’une excuse pour l’assassiner ? N’avait-il pas, au contraire, de bonnes raisons pour lui conserver la vie, au moins jusqu’à ce qu’il eût reçu une réponse définitive relativement à la rançon ? Un second refus était une condamnation à mort. Le captif le savait ; la pauvre Popetta lui avait, d’ailleurs, donné l’assurance que la menace de son mari serait infailliblement exécutée.

 

Ce n’était donc pas Corvino qui lui avait procuré les moyens de fuir. Qui donc alors ? son compatriote ? Certainement non. Le renégat s’était montré son plus cruel ennemi, le plus ardent à l’injurier et à le persécuter. De tous les brigands qui composaient la bande, la pensée de Henry ne pouvait s’arrêter que sur Tomasso, le seul qui lui eût témoigné un semblant de sympathie. Mais pendant les deux jours qu’il l’avait servi, il agissait d’après l’ordre ou les sollicitations de la signora.

 

Popetta était morte, son influence sur le bandit n’existait plus ; et quel intérêt personnel Tomasso pouvait-il porter au prisonnier ?

 

Cet homme se distinguait, il est vrai, de ses associés. Moins brutal, il semblait avoir vu de meilleurs jours et n’être pas tombé si bas au-dessous du niveau normal de l’humanité. Henry en avait pu juger d’après les rapports qu’il avait eus avec lui, et la conversation qu’il avait entendue sous sa fenêtre au sujet de Lucetta Torreani. Mais pourquoi Tomasso serait-il venu à son aide, au risque de sa vie ? Le bandit, quel qu’il fût, qui aurait favorisé son évasion, eût été certain d’être mis à mort, et avec un raffinement de cruauté. Quel intérêt Tomasso avait-il à s’exposer ainsi ? Comment, lui, Henry Harding, s’était-il attiré la sympathie de ce brigand ?

 

Les derniers mots de la lettre lui revinrent en mémoire : « Sauvez Lucetta Torreani ! »

 

Devait-il y chercher l’explication de la conduite de Tomasso et de la lettre qui lui avait été écrite ? Dans tous les cas, l’allusion était de nature à stimuler le prisonnier. La pensée du danger qui menaçait Lucetta n’était jamais sortie de son esprit ; et dès que l’association des idées eût amené Henry à s’en souvenir, il abandonna le domaine de l’hypothèse pour ne s’occuper que du moyen de mettre à exécution le plan qui lui avait été communiqué d’une façon aussi mystérieuse.

 

Il ne pouvait agir avant la nuit, toute tentative de sa part devant être immédiatement découverte par son geôlier, au moment où il lui apporterait son repas du soir. Il employa la journée à faire de sa cellule une revue scrupuleuse. Il examina surtout le plafond dont le bois lui parut dans une condition de vétusté favorable au jeu du couteau. Mais ce plafond, il ne pouvait l’atteindre. Il étendit son bras dans toute sa longueur. Un intervalle d’au moins un pied l’en séparait encore !…

 

Il parcourut sa cellule d’un regard désespéré… Rien pour se hausser… ni tabouret, ni pierre !…

 

Les instructions qu’on lui avait données étaient donc inutiles !… L’auteur de la lettre n’avait pas songé au point le plus essentiel !… L’exécution du plan devenait impossible et le captif songea un moment à l’abandonner.

 

La nécessité est mère de l’industrie. C’était le cas ou jamais, pour le prisonnier, de mettre ce proverbe en action. En examinant de nouveau sa cellule, ses regards tombèrent sur la litière de feuilles de bruyère qui lui servait de couche. Il pensa qu’en les réunissant en tas il obtiendrait le point d’appui qui lui manquait. Il calcula mentalement la quantité des feuilles et la hauteur probable de l’amoncellement. Il n’en fit pas immédiatement l’expérience, de peur d’éveiller l’attention de ses gardiens. Le travail, d’ailleurs, était des plus faciles et pouvait se remettre au dernier moment. Il attendit donc jusque-là.

 

Aussitôt que son morose gardien l’eût quitté sans même lui adresser le banal buona notte, il réunit les feuilles de bruyère et les empila les unes sur les autres sur le plancher, en les tassant le plus possible, de façon à en former un monticule solide d’une certaine élévation. Il avait également pris la précaution de placer cette espèce de tabouret au-dessous de la partie du plafond qui lui parut la plus facilement attaquable.

 

Il y monta ensuite, le couteau en main. Il atteignit le plafond tout juste, mais cela lui parut suffisant et il commença son œuvre.

 

Selon ses prévisions, le bois, à moitié pourri par l’humidité, se laissa très-facilement entamer par la lame, heureusement très-effilée.

 

Mais au bout d’un temps assez court, il sentit son piédestal s’affaisser graduellement sous lui, et avant qu’il eût accompli la dixième partie de sa tâche, il ne se trouvait plus à la hauteur nécessaire.

 

Il descendit, rétablit le monticule et recommença à tailler, en s’efforçant de faire le moins de bruit possible, car il savait qu’il se trouvait une sentinelle, à l’ouie fine, dans l’antichambre, et une autre postée près de la fenêtre de sa cellule.

 

Pour la seconde fois, le monticule s’affaissa. Le prisonnier eut alors l’idée, pour le consolider, de le couronner de son habit fortement roulé. Il obtint ainsi un appui solide qui lui permit de terminer la section d’une trappe assez large pour lui livrer passage.

 

Jusque-là, les clameurs des brigands, qui festinaient encore au-dehors, avaient favorisé son travail et distrait l’attention des sentinelles.

 

Mais vers minuit tout bruit cessa. Il était temps de poursuivre sa tentative si heureusement commencée. Après avoir remis son habit, il saisit une des solives, s’enleva à la force des poignets et parvint, non sans peine, à se hisser par l’ouverture qu’il avait pratiquée.

 

Comme il s’y attendait, il se trouva dans une sorte de grenier et se mit aussitôt à la recherche d’une sortie. D’abord il n’en trouva aucune. Sa tête ayant par hasard touché le toit, il reconnut que c’était un chaume de paille ou de jonc, et il s’ingéniait à découvrir un moyen de passer au travers, lorsqu’il aperçut sur le plancher un pâle rayon de lumière.

 

Cette lueur pénétrait par une sorte de lucarne sans vitre, mais que pouvait clore du dehors un mauvais volet alors rabattu. Il y passa la tête avec circonspection et reconnut que la fenêtre s’ouvrait sur le derrière de la maison. En face, le vide. Aucune lucarne indiquant une habitation ; rien, en un mot, annonçant la présence d’êtres humains.

 

Il voyait, à une petite distance, quelques arbres groupés en massif, et d’autres échelonnés sur les flancs de la montagne. S’il pouvait parvenir à gagner ce couvert sans donner l’éveil aux doux brigands qui gardaient sa cellule, son évasion serait en bonne voie d’exécution, au moins en ce qui concernait la ligne principale des sentinelles. Quant à celles postées dans la passe, c’était une entreprise d’un ordre différent et dont il s’occuperait en temps et lieu. Il fallait, avant tout, songer au présent. Se glisser par la lucarne et se laisser choir au dehors, telles furent les idées qui se présentaient tout naturellement à son esprit.

 

La nuit était noire, bien que le ciel parut étoilé. Une obscurité profonde remplissait le cratère éteint. Henry n’apercevait pas le sol ; mais, à en juger par la hauteur de sa cellule, il ne devait pas en être bien éloigné, à moins, toutefois, que la maison ne fût construite sur l’arête d’un escarpement. À cette pensée, il hésita et, repassant sa tête à travers la lucarne, il essaya de percer les ténèbres. Le sol restait toujours invisible ; une plus longue attente ne pouvait que compromettre le succès de son évasion. Il rentra sa tête, se glissa à reculons par la petite fenêtre et laissa couler ses jambes le long du mur. Une barre de bois était placée en travers de la lucarne ; il la saisit des deux mains et se balança dans le vide. Mais la barre traîtresse se rompit sous son poids et il tomba rudement sur le côté.

 

Étourdi par sa chute, il resta un instant couché au fond de ce qui lui parut être une sorte de fossé ou de tranchée. Cette immobilité momentanée le sauva. Le bruit produit par le bris de la barre avait frappé l’oreille des sentinelles, qui, tournant rapidement la maison, vinrent reconnaître la cause de ce craquement.

 

– Je suis certain d’avoir entendu quelque chose, dit l’un des brigands.

 

– Bah ! tu t’es trompé, répondit l’autre.

 

– J’en jurerais, pourtant… un bruit comme un coup de bâton ou la chute d’une brassée de fagots.

 

– Oh ! n’est-ce que cela ?… Eh bien ! en voilà la cause… le volet que le vent agite et pousse contre le mur.

 

– Ah ! c’est vrai !… Au diable cette planche pourrie !… À quoi sert-elle ?

 

Et le brigand convaincu retourna à son poste, sur le devant, suivi de son moins soupçonneux camarade.

 

Avant que les brigands eussent repris leurs factions respectives, le prisonnier était sorti de son excavation et rampait silencieusement vers le couvert qu’il atteignit sans encombre.

 

CHAPITRE XLIV

Un comte en garnison.


Quinze jours s’étaient écoulés depuis que les soldats du pape avaient établi leurs quartiers dans le village de Val-d’Orno.

 

Le soleil venait de se plonger majestueusement dans les eaux de la mer Tyrrhénienne et les habitants s’étaient, pour la plupart, calfeutrés chez eux. Ils se souciaient peu de rencontrer, la nuit, dans les rues, leurs hôtes militaires, de peur que, confondus avec des ennemis, on ne vidât lestement leurs poches du peu d’argent qu’ils avaient gagné pendant le jour.

 

À la même heure, le commandant de ce détachement soi-disant protecteur, assis dans le salon du syndic, en compagnie du père et de la fille, déployait en l’honneur de cette dernière toutes les grâces de sa personne et son phébus le plus alambiqué.

 

Après avoir effleuré divers sujets, la conversation tomba sur les brigands, thème des plus palpitants, comme on peut le supposer, pour les habitants de Val-d’Orno.

 

À cette occasion, elle eut spécialement pour objet l’Inglese captif, dont le capitaine avait naturellement entendu parler, puisqu’il avait été officiellement informé de tous les détails relatifs à sa présence dans le village.

 

– Povero ! dit Lucetta presque à mi-voix, je voudrais bien savoir ce qu’il est devenu. Penses-tu, papa, qu’ils lui aient rendu la liberté ?

 

– J’en doute fort, mon enfant. Ils ne le relâcheront qu’après avoir touché sa rançon.

 

– Et combien crois-tu qu’ils demandent ?

 

– Vous me feriez croire, signorina, dit le capitaine-comte, que vous auriez idée de la payer vous-même.

 

– Oh ! très-volontiers, si je le pouvais.

 

– Vous semblez porter à cet Inglese un profond intérêt. Uno povero pittore. Ces derniers mots furent prononcés d’un ton de sarcastique mépris.

 

– Uno povero pittore ! s’écria la jeune fille avec un regard indigné. Sachez, signor comte Guardioli, que mon frère est uno povero pittore, et aussi fier de l’être que je le suis, moi, sa sœur !

 

– Mille pardons, signorina, j’ignorais que votre frère fût un artiste. Je ne parlais que de ce pauvre diable d’Inglese qui, après tout, pourrait être, non pas un peintre, mais un espion de ce monstre de Mazzini. D’après les dernières nouvelles, cet abominable imposteur est arrivé à Gênes ; et comme il vient directement d’Angleterre, cet individu n’est probablement qu’un poisson-pilote… chargé d’éclairer la voie du requin. Peut-être est-ce fort heureux pour lui d’avoir été enlevé par les brigands. S’il tombait entre mes mains et que je découvrisse en lui un espion, je n’attendrais pas la riscatta pour lui passer autour du cou une belle cravate de chanvre.

 

L’indignation qui gonflait le cœur de Lucetta se manifesta par la pâleur de ses joues et le double éclair de ses yeux. Avant qu’elle eût eu le temps de répondre, on frappa discrètement à la porte du salon.

 

– Entrez ! s’écria le capitaine qui en était venu à considérer la demeure de son hôte comme la sienne propre.

 

La porte s’ouvrit et le sergent d’ordonnance de la troupe se présenta sur le seuil en faisant le salut militaire.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda l’officier.

 

– Un prisonnier, répliqua la sergent, en portant de nouveau la main à son shako.

 

– Un des bandits ?

 

– Non, capitaine, au contraire, c’est un individu qui prétend avoir été leur prisonnier et s’être échappé de leurs mains.

 

– À quoi rassemble-t-il ?

 

– C’est un jeune homme vêtu en citadin. Un Inglese, je crois, bien qu’il parle italien aussi bien que moi.

 

Le syndic se leva de sa chaise. Lucetta s’était déjà élancée de la sienne, avec une exclamation de joie, en entendant le mot Inglese.

 

Le captif évadé ne pouvait être autre que celui dont on venait de parler et auquel elle pensait depuis longtemps.

 

– Signor Torreani, dit le capitaine en se tournant vers son hôte, et avec un accent qui prouvait que lui, aussi, était enchanté de la nouvelle, ce serait abuser de votre hospitalité que de vous rendre témoin de l’accomplissement de mon devoir. Permettez-moi de vous quitter et d’aller examiner la capture que viennent de faire mes hommes.

 

– Ne vous dérangez pas, signor capitaine, dit le syndic. Vous êtes libre de faire amener ici le prisonnier.

 

– Oh ! oui, ajouta Lucetta… qu’il vienne ! – Je me retirerai, si ma présence vous gêne.

 

– Certainement non, signorina, à moins que vous ne le désiriez vous-même. Ce garçon, si je ne me trompe, est le povero pittore auquel vous portez tant d’intérêt. Faut-il donner l’ordre de le faire monter ?

 

Guardioli le désirait évidemment ; Lucetta aussi, mais pour un autre motif. Le capitaine voulait faire montre de sa puissance discrétionnaire en présence du pauvre jeune homme, dégradé par une double captivité ; la jeune fille obéissait à cet instinct de protection inné au cœur des femmes, en même temps qu’à une partialité qu’elle aurait eu bien de la peine à s’expliquer à elle-même.

 

De ces sentiments géminés il résulta que bientôt après le sergent revint amenant le prisonnier.

 

C’était Henry Harding.

 

Le jeune Anglais sembla moins surpris de la compagnie devant laquelle il comparaissait que du caractère même de son introduction. À peine échappé des mains des bandits, il ne comprenait pas qu’il fût encore prisonnier. Il n’en pouvait douter cependant ; les soldats, sourds à ses protestations, avaient pris soin de l’en convaincre par la brutalité de leurs manières. Il vit qu’il se trouvait actuellement en présence de leur commandant. Peut-être cette entrevue devait-elle avoir pour conséquence son élargissement.

 

Abstraction faite du capitaine, un seul coup d’œil lui suffit pour reconnaître ceux devant lesquels il se trouvait. La physionomie du syndic, qu’il avait aperçu en traversant le village avec les brigands, était restée gravée dans sa mémoire ; mais plus encore celle de la fille du magistrat.

 

Lucetta se souvenait aussi du captif. Sa tête nue (car il n’avait pas de chapeau), ses cheveux bruns relevés sur les tempes, permettaient à la jeune fille de retrouver, en dépit du délabrement des vêtements, les beaux traits et les formes viriles qui, à la première vue, avaient fait sur son esprit une si étrange impression. Dans ses haillons, Henry paraissait plus fier que jamais, et sa physionomie, enflammée par une noble indignation, lui donnait l’apparence d’un jeune lion s’irritant des obstacles nouveaux qu’on lui donne à surmonter. Il n’était pas garrotté, mais il n’était pas libre – au moment même où il aurait voulu se montrer dans toute l’indépendance de sa nature en présence d’amis.

 

Il savait que l’homme revêtu d’habits civils était le père de son ami Luigi, que la jeune fille était sa sœur… cette « petite Lucetta, » si bien développée, à cette heure, qu’elle était devenue femme dans toute l’acception du mot.

 

Naturellement, ni l’un ni l’autre ne le connaissaient, lui, que pour l’avoir vu passer sous l’escorte des bandits. Il sentait qu’il n’était pas temps encore de déclarer sa personnalité ; et pourtant le regard que lui avait lancé Lucetta, au moment de son entrée dans le salon, lui disait clairement que la muette sympathie manifestée au captif de Corvino subsistait encore dans toute sa plénitude.

 

CHAPITRE XLV

L’interrogatoire.


Quelque rapide et voilé que fût le coup d’œil échangé entre Henry Harding et la fille du syndic, le capitaine Guardioli l’avait intercepté.

 

Mis sur ses gardes par le précédent entretien, il le guettait au passage ; cette preuve d’entente entre les deux jeunes gens exaspéra la fanfaronnade qui faisait le fonds de son caractère et que l’autorité dont il était temporairement investi lui permettait de déployer à son gré.

 

– Oh vous êtes-vous emparé de ce personnage en haillons ? demanda-t-il au sergent, en désignant dédaigneusement du regard le prisonnier.

 

– Nous l’avons découvert tandis qu’il se glissait furtivement dans ce village.

 

– Furtivement ! s’écria le jeune Anglais, en fixant le sergent de façon à lui faire baisser les yeux… Et mes haillons, continua-t-il en s’adressant à l’officier, ne font pas votre éloge, vous devriez au moins avoir la pudeur de ne pas me les reprocher. Si vous aviez mieux fait votre devoir, vous et votre vaillante troupe, mes vêtements ne seraient probablement pas dans l’état où vous les voyez.

 

– Pss ! Pss ! siffla l’officier. Vous avez la langue trop bien affilée, signor. Contentez-vous de répondre quand je vous interrogerai.

 

– J’ai le droit de parler le premier… Pourquoi suis-je prisonnier ici ?

 

– C’est ce qui reste à examiner. Avez-vous un passeport ?

 

– Singulière question à adresser à un homme qui vient à peine de s’échapper des griffes des brigands !.

 

– Comment pouvons-nous le savoir ?

 

– Ma situation présente, dit le jeune homme et, ajouta-t-il en jetant un regard railleur sur sa propre personne, mon extérieur sont, il me semble, d’irrécusables preuves de la vérité de mes assertions. Cela ne vous suffit-il pas ?… Alors, je ferai appel à la signorina que, si je ne me trompe, j’ai eu l’honneur de voir déjà ; elle se rappellera, sans doute, le prisonnier qui a eu le malheur de lui offrir, pendant quelques heures, le mélancolique spectacle qu’elle a pu voir de son balcon.

 

– Certainement ! certainement !… Oui, papa, c’est bien le même.

 

– Je l’affirme également, capitaine Guardioli : il a été amené puis emmené par Corvino. C’est le peintre Inglese dont nous parlions tout à l’heure.

 

– Possible, répliqua Guardioli avec un incrédule sourire. Anglais, peintre et prisonnier des bandits, c’est tout un. Mais le signor peut jouer un autre rôle qu’il ne se soucie pas de déclarer.

 

– Quel autre rôle ? demanda Henry.

 

– Una spia.

 

– Espion ! répéta le prisonnier. Pour qui… et pourquoi ?

 

– Ah ! c’est ce qu’il faut savoir, reprit ironiquement Guardioli, et je m’en charge. Allons ! avouez la vérité ! Votre franchise vous vaudra un traitement moins sévère, outre qu’elle pourra abréger votre emprisonnement.

 

– Mon emprisonnement !… De quel droit, monsieur, me parlez-vous d’emprisonnement ? Je suis sujet britannique – vous, à ce que je suppose, vous êtes officier dans l’armée du pape, et non pas capitaine de bandits… Prenez garde ! Vous risquez beaucoup à me maltraiter !

 

– Quoi qu’il puisse m’en coûter, signor, vous êtes mon prisonnier, et vous resterez prisonnier jusqu’à ce que j’aie découvert le motif qui vous a amené dans ces parages. Votre récit est suspect. Vous vous êtes fait passer pour peintre ?

 

– Et j’en suis un, en effet, bien que dans le sens le plus humble du mot… Mais qu’importe ?

 

– Il importe beaucoup. Pourquoi vous, pauvre peintre, vaguez-vous dans ces montagnes ? Si vous êtes un artiste anglais, comme vous le prétendez, vous êtes venu à Rome pour peindre des ruines et des sculptures et non des arbres et des rochers ? Dans quel but êtes-vous ici ? Répondez, signor.

 

Le jeune homme hésita. Devait-il dire toute la vérité ? Était-ce bien le moment ?

 

Et pourquoi non ? Il se trouvait dans une impasse dont il devait sortir plus facilement que du repaire des bandits.

 

Qui l’obligeait à prolonger volontairement le terme de sa seconde captivité, car le capitaine semblait parfaitement résolu à ne pas le relâcher. Un mot suffirait pour effectuer sa délivrance, à ce qu’il supposait du moins. Pourquoi ne le prononcerait-il pas, ce mot ?

 

Après quelques instants de réflexion, il se décida à parler.

 

– Signor capitaine, dit-il, si, pour l’accomplissement de votre devoir, vous avez absolument besoin de savoir pourquoi je suis ici, je vais vous en informer. Peut-être ma réponse causera-t-elle une légère surprise au signor Francisco Torreani et aussi à la signorina Lucetta.

 

– Eh quoi ! signor Inglese ! s’écrièrent en même temps le syndic et sa fille. Vous connaissez nos noms !

 

– Oui.

 

– Et qui vous les a appris ? demanda le père.

 

– Votre fils, signor Torreani.

 

– Mon fils ! Il est à Londres.

 

– C’est précisément dans cette ville que, pour la première fois, j’ai entendu prononcer les noms de Francisco Torreani et de sa fille, la signorina Lucetta.

 

– Vous connaissez donc Luigi ?

 

– Aussi bien que peut le connaître un homme qui, pendant un an, a vécu chaque jour avec lui… qui a partagé sa chambre et son atelier… qui…

 

– A sauvé sa bourse… et probablement sa vie, interrompit le syndic, en marchant vers l’artiste et lui tendant la main. Si je ne fais pas erreur, vous êtes le jeune gentleman qui l’a arraché aux mains des voleurs… des assassins… C’est vous dont Luigi nous a si souvent parlé dans ses lettres, n’est-ce pas, signor ?

 

– Oh, oui ! s’écria Lucetta, s’approchant à son tour et considérant l’étranger avec un intérêt de plus en plus intense. Je suis sûre que c’est vrai, papa. Vous ressemblez tellement au portrait que Luigi nous a fait de vous !

 

– Merci, signorina ! répondit le jeune artiste en souriant. J’ose croire que vous voudrez bien excepter de la ressemblance… le vêtement. Quant à mon identité, signor Torreani, j’aurais pu mieux l’établir, sans mon bienveillant ami Corvino, qui, non content de me dépouiller du peu d’argent que je possédais, m’a enlevé la lettre d’introduction de votre fils. Je comptais vous la présenter en personne : les circonstances que vous connaissez m’en ont empêché.

 

– Mais pourquoi ne pas vous être fait reconnaître quand vous êtes passé par ici ?

 

– Je ne savais pas alors qui vous étiez… j’ignorais le nom de la localité où m’avaient conduit les brigands, et je ne pouvais deviner, sans son syndic, le père de Luigi Torreani, non plus que, dans la jeune fille que je voyais sur le balcon, la sœur chérie de mon ami.

 

À ces derniers mots, articulés d’une voix pénétrante, les joues de Lucetta se couvrirent d’une teinte rosée, probablement produite par quelque souvenir de la scène du balcon.

 

– Quel malheur ! dit le syndic, que je n’aie pas su cela tout d’abord. J’aurais fait des démarches pour obtenir votre liberté.

 

– Mille grâces, signor Torreani ! Mais cela vous aurait coûté cher… quelque chose comme trente mille écus.

 

– Trente mille écus ! s’écrièrent les assistants d’une seule voix.

 

– Vous vous estimez bien haut, signor peintre ! dit ironiquement l’officier.

 

– C’est le chiffre exact de la somme demandée par Corvino.

 

– Il vous aura pris pour quelque Milord, je suppose, et vous aura relâché après avoir reconnu son erreur.

 

– Oui, et après m’avoir pris un doigt… pour seule rançon, sans doute, dit le fugitif d’un ton dégagé en mettant sa main sous les yeux de ses interlocuteurs.

 

Lucetta poussa un cri d’horreur, tandis que son père examinait d’un air attendri la main mutilée.

 

– Oui, dit le syndic, voilà véritablement une preuve irrécusable. Je n’aurais pu vous être d’une bien grande utilité… Mais dites-nous, signor ? Comment avez-vous échappé à ces misérables ?

 

– Il sera assez temps demain, interrompit Guardioli que dépitait la sympathie témoignée à l’étranger. Sergent, continua-t-il en s’adressant à son subordonné, cette entrevue a trop duré et sans aucun résultat. Emmenez le prisonnier et enfermez-le dans le corps de garde. Je l’interrogerai plus minutieusement dans la matinée.

 

– Encore prisonnier ! pensèrent le syndic et sa fille.

 

– Permettez-moi, dit l’Anglais en s’adressant à l’officier, de vous rappeler que vous assumez une grave responsabilité. Votre maître, le pape, ne sera pas lui-même capable de vous éviter le châtiment qui suivra certainement un outrage semblable fait à un sujet britannique.

 

– Et votre patron, Giuseppe Mazzini, ne vous évitera pas la peine réservée aux espions républicains, signor Inglese.… Mazzini !… Espion républicain !… Mais vous divaguez, monsieur !

 

– Allons, Excellence ! dit le syndic d’un ton conciliant. Vous vous trompez sur le compte de ce jeune homme. Un espion, lui !… C’est un honnête galantuomo anglais… l’ami de mon fils Luigi. Je me fais sa caution.

 

– Impossible, signor syndic Je dois remplir mon devoir… Sergent, faites le vôtre. Conduisez le prisonnier au corps de garde et ramenez-le-moi demain matin.

 

Il fallait obéir. D’autres soldats se tenaient derrière la porte et toute résistance eut été inutile. Henry n’en fit aucune ; il se soumit, non sans avoir échangé avec Lucetta un regard qui le consola de cette nouvelle humiliation, et avoir lancé à Guardioli un coup d’œil qui mit le noble comte mal à son aise pour tout le restant de la soirée.

 

CHAPITRE XLVI

Explications.


Le lendemain matin, le capitaine Guardioli se trouva forcé de baisser le ton et de faire trêve à son arrogance. Après un long interrogatoire, il dut non seulement renoncer à l’espoir de trouver un espion dans son prisonnier, mais encore reconnaître la véracité de ses assertions.

 

Les habitants de la localité pouvaient témoigner de l’avoir vu entre les mains des bandits. Par le fait, personne n’en doutait ; sa nationalité même était une preuve de plus en sa faveur.

 

Quel intérêt pouvait avoir un Anglais à se mêler des affaires politiques du pays ?

 

Le commandant comprit que détenir l’artiste, ce serait se compromettre lui-même. Il était trop intelligent pour ne pas apprécier la puissance du gouvernement anglais, même en ce qui concernait l’Italie. Aussi crut-il prudent de rendre la liberté à l’artiste, déduisant son égoïste prévoyance sous les couleurs d’une respectueuse condescendance aux vœux et aux sollicitations du syndic.

 

Henry Harding se trouvait encore une fois libre.

 

Ce ne fut pas sans un profond déplaisir que Guardioli le vit s’établir chez le syndic. Malheureusement, il n’aurait pu s’y opposer qu’au moyen d’un acte d’autorité arbitraire dont on lui aurait certainement demandé compte, et il dut dévorer son dépit avec toute la philosophie qu’il était susceptible d’appeler à son aide.

 

Il se trouvait par hasard, chez le syndic, un habillement complet laissé par Luigi, lors de son départ pour l’Angleterre, parce qu’il était d’une coupe trop fantaisiste pour convenir aux rues de Londres. Pour les montagnes de la Romagne, c’était bien différent… Il s’adaptait parfaitement, d’ailleurs, à la taille du jeune Anglais.

 

Le signor Torreani insista pour le lui faire accepter. Henry ne pouvait décemment refuser, vu l’état de délabrement de son propre attirail et le respect qu’il devait à son hôte.

 

Aussi, une heure à peine après son élargissement, parut-il revêtu de la veste de velours, de la culotte à boutons et des guêtres classiques, portant crânement sur l’oreille un feutre calabrais emplumé… en un mot, un véritable brigand, abstraction faite de la physionomie.

 

Lucetta sourit en le voyant dans ce nouveau costume qui relevait admirablement sa bonne mine, et lui rappelait son frère Luigi.

 

Henry dut alors raconter son odyssée, depuis le moment de sa capture par les bandits jusqu’à son retour au Val-d’Orno. Naturellement il supprima, dans ce récit, les détails qui auraient pu froisser les chastes oreilles de la jeune fille.

 

Il dut particulièrement insister sur la manière dont s’était effectuée son évasion.

 

Il passa sous silence certains points traités dans la lettre qu’il avait avalée, comptant les faire connaître plus tard au syndic, eu même temps que le motif spécial qui lui avait inspiré un si vif désir de liberté.

 

Ses auditeurs (car le syndic assistait à cet entretien) redoublèrent d’attention quand il parla de l’aide mystérieuse qu’il avait reçue. Qui lui avait fourni le couteau ? Qui pouvait avoir écrit la lettre ? Pour le moment, il ne les aida en rien dans leurs conjectures et ne prononça pas le nom de Tomasso ; ces explications, il les réservait pour le seul Torreani.

 

Il se contenta de raconter le percement du plafond, sa chute du toit, l’alarme prise par la sentinelle. Il dit comment il avait réussi à esquiver la première vedette, stationnée au faite de la gorge, en rampant sur ses mains et sur ses genoux. En arrivant auprès de la seconde, il comprit qu’il ne pourrait user du même procédé ; le couteau à la main, il avait hésité, un instant, à jouer sa vie contre celle du brigand. Répugnant à verser le sang, il s’était caché au milieu des buissons et avait attendu le jour. À l’aube, la seconde sentinelle remonta la gorge et seulement alors il s’était remis en marche. Par bonheur, à cette heure matinale, un rideau de vapeur couvrait la vallée et favorisait sa fuite, en le dérobant à tous les regards. Il ignorait s’il avait été poursuivi… il avait dû l’être, mais pas immédiatement. Son absence n’avait dû être constatée qu’à une heure assez avancée et alors il était déjà loin. Heureusement, le chemin qu’il avait suivi pour arriver au repaire des bandits était resté gravé dans sa mémoire ; aussi put-il faire la plus grande diligence, animé à la fois par le péril de sa propre situation et par le danger menaçant ceux-là mêmes qui écoutaient le récit de son épopée. Il atteignit le village à la tombée de la nuit et seulement pour être de nouveau fait prisonnier.

 

Henry s’arrêta là, se gardant bien d’ajouter qu’il se sentait enlacer dans des chaînes bien plus solides encore, quoique moins pénibles à porter.

 

La conversation tomba ensuite sur Luigi… et ce fut désormais un dialogue à deux personnages, le syndic étant sorti pour affaires dans le village.

 

Il est inutile de dire que Lucetta adorait Luigi, son frère unique.

 

Se portait-il bien ? Se plaisait-il en Angleterre ? Réussissait-il dans sa profession ?

 

Ces questions et une foule d’autres de même nature furent rapidement posées. Henry y répondit avec autant de vivacité. Il lui fallut ensuite raconter par le menu l’épisode qui avait amené la raison des deux jeunes gens et donner des détails sur leur vie en commun. Lucetta demanda ce que Luigi pensait des blanches et blondes Anglaises si différentes des brunes filles de l’Italie. Elle fit, en, passant, allusion à une jeune Romaine, parente des Torreani, à qui Luigi devait rester fidèle, et s’informa si le signor, qui s’était avoué protestant, croyait qu’il y eût péché dans le mariage entre gens de sa communion et ceux de la sainte Église.

 

Ces sujets et bien d’autres, moins intéressants peut-être, furent effleurés dans ce tête-à-tête, la jeune fille questionnant et répondant avec une innocente naïveté qui ravissait son interlocuteur.

 

Henry se trouvait si bien sous le charme que, dès le lendemain de son introduction sous le toit hospitalier du syndic, il pensait au comté de Buckingham et à Belle Mainwaring, sans une ombre de regret. De là à oublier tout à fait, il n’y avait qu’un pas.

 

Le soir du même jour, le jeune Anglais fit au syndic la confidence réservée pour ses seules oreilles. Il débuta par lui dire ce qu’il avait appris des desseins de Corvino sur Lucetta et de quelle façon il en avait eu connaissance. Il lui parla ensuite de la lettre qu’il avait écrite à Luigi pour hâter son retour en Italie.

 

Torreani ne cacha pas le chagrin que lui causait la première partie de cette communication. Mais il ne s’en montra que médiocrement étonné.

 

Comme on le sait, il avait déjà été prévenu par une autre voie. Mais la lettre adressée à son fils, dans des circonstances aussi critiques, le remplit de surprise et de reconnaissance, et il ne put s’empêcher de prendre dans ses bras le jeune Anglais et de le presser sur son cœur.

 

Cet entretien éclairait, selon toute probabilité, au moins, un point que Henry avait, jusque-là, trouvé fort obscur.

 

Il n’avait cessé de se creuser la tête pour découvrir quel était son mystérieux protecteur.

 

À la mention du nom de Tomasso, le syndic tressaillit comme si la lumière se faisait dans son esprit. Quand Henry lui eut donné le signalement du personnage, il ne douta plus. Tomasso était un ancien fermier de Torreani, qui, après avoir servi dans l’armée pontificale, s’était laissé glisser sur une pente criminelle. Jeté dans un cachot, il s’en était évadé et avait fini, sans aucun doute, par chercher un asile dans la montagne, parmi les brigands. Le souvenir vivace de quelques services rendus par le syndic avait dicté sa conduite. Cette présomption ne manquait pas d’une certaine logique ; elle satisfit à la fois le jeune Anglais et son hôte.

 

Ce dernier, parfaitement édifié désormais sur le danger qui menaçait sa fille, reconnut la nécessité de prendra des mesures pour le détourner.

 

Il avait déjà pris la résolution de quitter Val-d’Orno et d’emporter avec lui ses pénates. Ce jour-là même, il avait conclu la vente de ses propriétés et se trouvait libre de se mettre en quête d’une nouvelle résidence.

 

En tout cas, la crise n’était pas imminente. Les soldats pontificaux devaient occuper quelque temps encore le Val-d’Orno. Le syndic pouvait donc rester à son poste et attendre son fils, qui arriverait certainement dans un jour ou deux, en supposant que le courrier n’eût éprouvé aucun retard.

 

L’annonce du prochain retour de son frère plongea Lucetta dans une stupéfaction profonde. Comment son père en avait-il été informé ? Il n’était arrivé aucune lettre de Londres, aucun message de Rome. Ce mystère, pour d’excellentes raisons, ne fut pas dévoilé à la jeune fille, qui, du reste, n’insista pas outre mesure pour en obtenir l’éclaircissement.

 

D’où venait que Lucetta se montrait ainsi, en apparence, aussi indifférente ? Son frère lui était-il devenu moins cher ? Non, certes. Ses sentiments subissaient-ils, à son insu, une transformation lente, mais continue ? Peut-être.

 

Jadis et le plus souvent, elle ne causait qu’avec elle-même, et les monologues deviennent fatigants à la longue. Maintenant elle n’était plus seule. Les heures s’écoulaient rapides ; elle pouvait parler de son frère avec le plus cher ami de ce dernier.

 

Et la conversation ne tarissait pas, toujours sur le même sujet. Luigi était-il changé ? Quel était son genre d’existence ? Sa réputation grandissait-elle ? Éprouvait-il une prédilection particulière pour les jeunes filles d’Albion ? Ne serait-ce pas mal à un catholique d’épouser une protestante et réciproquement ?

 

Ces entretiens avaient, pour les deux jeunes gens, un charme qui s’évanouissait complètement lorsque, selon son immuable habitude, Guardioli venait y prendre part. Pourquoi le capitaine leur imposait-il ainsi son odieuse présence ? Ne ferait-il pas mieux de se mettre à la tête de sa troupe et de courir sus aux brigands ? Les rencontrer était une tâche facile.

 

Henry, encore sous l’impression de l’indigne traitement qui lui avait été infligé, devenant presque fou de rage quand ses yeux se portaient sur sa main mutilée, aurait volontiers servi de guide aux soldats du pape. Il offrit ses services au capitaine ; mais celui-ci déclina la proposition d’un ton et d’une façon qui ne pouvaient qu’augmenter l’antipathie existant entre le jeune Anglais et le noble Italien. À partir de ce moment, ils n’échangèrent plus une seule parole, même quand ils se trouvaient en présence de Lucetta.

 

Tous deux, un certain jour, avaient accompagné la jeune fille dans une excursion sur la montagne surplombant immédiatement le village. Une grotte, autrefois habitée par un anachorète, s’ouvrait au sommet. C’était une des curiosités du pays, et Lucetta, à la suggestion de son père, avait proposé au jeune Anglais de la visiter de compagnie.

 

L’invitation n’avait pas été étendue au second hôte du syndic, le capitaine Guardioli. Mais ce dernier s’était invité lui-même sous prétexte d’escorter la signorina. Cette protection, bien que non requise, ne pouvait décemment être refusée et tous trois entreprirent l’escalade de la montagne.

 

Guardioli, dévoré de jalousie, marchait un peu en arrière. Dans son cœur il maudissait le jeune Anglais et s’il avait trouvé une excuse pour le précipiter au fond de la vallée ou pour lui passer au travers du corps l’épée qui pendait à son côté, il n’aurait pas hésité un seul instant.

 

CHAPITRE XLVII

Des loups sous peaux d’agneau.


Les excursionnistes avaient atteint le sommet de la montagne et visité la grotte. Lucetta, de sa voix mélodieuse, en avait raconté la légende.

 

L’ermite avait vécu plusieurs années dans cette excavation, sans jamais descendre jusqu’au village. Pour sa frugale alimentation, il s’en rapportait aux bergers et aux âmes dévotes. Un beau jour, il avait disparu, sans que personne pût savoir ce qu’il était devenu. Le bruit courait qu’il avait été enlevé par les brigands ; mais les esprits forts affirmaient que lui-même faisait partie de la bande et qu’il n’avait endossé la robe d’anachorète que dans un but d’espionnage, au profit de ses compagnons.

 

– Que disaient les bergers ? demanda le capitaine-comte, pour faire preuve d’une intelligence supérieure. Ils devaient savoir quelque chose des faits et gestes de l’ermite, puisqu’ils étaient, comme vous le dites, ses pourvoyeurs ordinaires. Mais peut-être, comme bien d’autres, avait-il le talent de se déguiser parfaitement.

 

– Vous pouvez le leur demander à eux-mêmes, signor capitaine, répondit Lucetta à cette nuageuse insinuation, car les voici.

 

La jeune fille, en parlant ainsi, indiquait du doigt un profond ravin qui creusait la montagne, du côté opposé au village, et sur la pente duquel s’avançaient cinq hommes poussant devant eux un troupeau de moutons. En ce moment, ils se trouvaient à peine à cent mètres du sommet occupé par Lucetta et ses deux compagnons.

 

Ces hommes, couverts de grossières peaux de mouton tombant jusqu’à mi-jambes, étaient coiffés du traditionnel chapeau de paille et chaussés de sandales. Ils portaient de longs bâtons qui leur servaient à diriger le troupeau. Malgré la chaleur, étouffante à cette heure de la journée, l’un d’eux portait son capuchon rabattu.

 

L’officier avait promis à la jeune fille de répondre à son défi aussitôt que les bergers se trouveraient à portée, ce qui ne pouvait tarder, car ils marchaient droit au sommet de la montagne.

 

– Quelques-uns des usages de votre pays sont pour moi véritablement étranges, dit Henry en s’adressant à la sœur de son ami. Vos compatriotes ne comprennent pas l’économie dans la distribution du travail. Par exemple, en Angleterre, un seul homme suffit pour la garde d’un troupeau de cinq cents moutons ; en voilà cinq, ici, pour leurs bêtes, et ils ne les conduisent même pas avec une grande adresse, il me semble.

 

– Oh ! répondit avec vivacité Lucetta, blessée dans son amour-propre national, nos bergers sont habituellement chargés de troupeaux plus considérables. Ceux-ci, sans doute, ont laissé une partie de leurs bêtes sur le versant opposé, peut-être parce que, de ce côté, il n’y a pas assez de…

 

L’explication fut interrompue par l’approche du troupeau, la voix de la jeune fille s’étant éteinte dans le tintement assourdissant des sonnettes.

 

Bientôt après, les bergers, laissant leurs moutons vaguer à leur guise sur le faîte, s’avancèrent vers les excursionnistes. Avant que le capitaine ait ouvert la bouche, l’un d’eux entama brusquement la conversation.

 

– Buono giorno, signori ! Molto buono giorno, signora bella ! Bonjour, messieurs ! Bien le bonjour, belle dame !

 

On aurait pu prendre cette phrase pour un compliment. Mais l’accent dont elle fut prononcée lui donnait une tout autre signification ; le timbre de la voix sonna désagréablement aux oreilles du jeune Anglais.

 

– Ils sont sans gêne, ces bergers italiens, se dit-il à lui même.

 

– Nous cherchons un de nos moutons, continua le même individu ; nous ne l’avons pas encore trouvé et nous supposons qu’il a pu s’égarer par ici. L’auriez-vous vu, par hasard ?

 

– Non, mes bons amis, répliqua le capitaine eu souriant agréablement et d’un ton conciliant, car la façon dont s’exprimaient les nouveaux venus ne pouvait permettre de mettre en doute leur brutalité.

 

– En êtes-vous bien sûr, capitaine ?

 

– Oh ! parfaitement sûr. Croyez que nous serions heureux d’avoir vu l’animal et de vous aider à le retrouver.

 

– Votre mouton n’est pas ici, interrompit le jeune Anglais, incapable de supporter plus longtemps l’insolence du berger. Vous le voyez bien, du reste. Pourquoi insistez-vous ?

 

– Vous mentez ! s’écria le berger au capuchon qui, jusque-là, était resté silencieux. Il est ici. Le fugitif que nous cherchons, c’est vous, signor Inglese, nous vous trouvons même en excellente compagnie. Grâces soient rendues à la madone ! nous réintégrerons dans notre troupeau trois bêtes au lieu d’une, et, dans le nombre, une brebis magnifique, précisément faite pour les pâturages de notre montagne !

 

Dès les premiers mots de ce discours, Henry Harding avait reconnu celui qui les prononçait. Le son de voix aurait suffi ; mais le capuchon, rabattu sur les épaules, avait découvert la face sinistre du chef des bandits.

 

– Corvino ! s’écria machinalement son ancien captif.

 

Cette exclamation était à peine sortie de ses lèvres, qu’il fut saisi par deux des brigands déguisés ; les deux autres se jetèrent sur l’officier, tandis que le chef en personne s’emparait de Lucetta.

 

D’un effort désespéré, Henry se dégagea. Malheureusement il était sans armes, et ses poings, quelque vigoureux qu’ils fussent, ne pouvaient lui être d’aucune utilité contre ses deux adversaires, qui, armés de leurs poignards, marchaient de nouveau sur lui.

 

La jeune fille se débattait dans les bras du chef et poussait des cris assez perçants pour être entendus du fond de la vallée.

 

Quant à Guardioli, il restait immobile et tremblant entre les mains des brigands ; il n’avait même pas essayé de tirer son épée.

 

Cette arme, de pure parade, pendait vierge contre le flanc du capitaine pontifical. Henry l’aperçut. Passant rapidement entre les deux brigands qui le menaçaient, il s’élança vers Guardioli, saisit l’épée par la garde, la tira du fourreau et se retourna, d’un mouvement léonin, vers ses assaillants.

 

Les poltrons reculèrent, tout en tirant leurs pistolets de leurs ceintures et les déchargeant au hasard.

 

Les balles passèrent par-dessus la tête du jeune Anglais, qui se précipita sur Corvino.

 

Poussant un cri de rage, le brigand lâcha sa proie et se prépara à recevoir le choc. Il s’était débarrassé de son manteau et tenait braqué un revolver – cette arme perfectionnée étant parvenue jusqu’aux mains des brigands.

 

Par bonheur, la première capsule rata. Avant qu’il pût tirer la gâchette une seconde fois, l’épée de Guardioli, dirigée par une main plus habile, lui perçait le bras et le pistolet tomba sur le sol.

 

Henry allait redoubler et le coup eût sans doute mis fin aux exploits de Corvino, lorsqu’il fut saisi par derrière par huit mains vigoureuses ; les deux bandits qui tenaient Guardioli avaient cru devoir venir en aide à leurs compagnons et le capitaine-comte descendait, en ce moment, la rampe de la montagne aussi rapidement que le lui permettaient ses jambes tremblantes.

 

Pour le jeune Anglais, c’était dès lors une lutte d’un contre cinq, ou, pour mieux dire, d’un contre quatre : car aussitôt que le chef vit ses acolytes engagés avec un seul adversaire, il jeta son bras autour de la taille de Lucetta, et l’enlevant comme une plume, se dirigea en courant vers le ravin.

 

CHAPITRE XLVIII

Seul contre quatre.


Presque fou de douleur et de rage, à la vue de l’enlèvement de la jeune fille, Henry aurait voulu s’élancer immédiatement à la poursuite du ravisseur. Mais les brigands l’entouraient et il dut songer tout d’abord à lui-même. Ce ne fut que grâce à une activité simiesque, acquise dans les jeux athlétiques d’Eton et d’Oxford, qu’il parvint à faire face à ses quatre assaillants à la fois.

 

Heureusement, leurs pistolets étaient vides et ces pistolets n’étaient pas des revolvers, le chef seul possédant une arme semblable. Ils n’avaient que des poignards, et n’eût été leur nombre, Henry en aurait eu promptement raison. Ce nombre, il tenta bien de le réduire ; mais les bandits, aussi agiles que lui, esquivaient adroitement ses coups d’estoc et de taille.

 

Ce combat désespéré durait depuis cinq minutes ; le jeune homme haletait et sentait s’épuiser ses forces, lorsque ses regards tombèrent sur la grotte de l’ermite, auprès de laquelle l’avaient conduit les péripéties de la lutte.

 

Perçant d’un dernier effort le cercle de ses assaillants, il se plaça, l’épée au poing, au seuil de la voûte.

 

Les brigands poussèrent simultanément un cri de désappointement en voyant la position avantageuse prise par leur adversaire. Grâce à la longueur de sa lame, il pouvait actuellement se défendre contre une vingtaine de stylets.

 

D’un mouvement instinctif, tous quatre rengainèrent leurs poignards et commencèrent à charger leurs pistolets. La situation devenait critique, le jeune Anglais sentit que son dernier moment approchait.

 

Les quatre bandits lui faisaient face, interceptant sa seule ligne de retraite.

 

C’était une gorge étroite, aboutissant à l’entrée de la grotte, et qu’il ne pouvait aborder sans rencontrer quatre stylets prêts à être dégainés. D’un autre côté, les pistolets une fois chargés, son sort était fixé ; la grotte ayant à peine la profondeur et la largeur d’une alcôve, il s’y trouvait encadré comme une statue dans sa niche de pierre.

 

Il se croyait bien décidément perdu. Mais ne se souciant aucunement de servir de cible fixe aux bandits, il allait fondre sur eux, afin de leur payer sa vie le plus cher possible, lorsque des coups de feu retentirent et des balles vinrent s’aplatir sur les rochers qui l’entouraient.

 

À cette volée inattendue, les quatre brigands, saisis de frayeur, tournèrent le dos et s’enfuirent à toutes jambes.

 

Le jeune Anglais n’avait plus à craindre leurs balles, mais celles des soldais qu’il apercevait maintenant sur le flanc de la montagne. Sans s’en inquiéter, il se mit à la poursuite des fuyards qui étaient déjà engagés dans le ravin. Bien loin, escaladant le versant opposé, il vit Corvino tenant Lucetta renversée sur son bras gauche.

 

La jeune fille semblait évanouie ou morte. Elle ne criait plus, ne faisait plus aucun effort pour échapper à l’étreinte du chef, et les plis de sa robe blanche balayaient le sentier caillouteux de la montagne.

 

Les soldats arrivèrent, Guardioli en tête. Ils firent halte à l’entrée du ravin, rechargeant et déchargeant leurs armes, bien que les brigands en retraite fussent bien loin de la portée de leurs antiques carabines. Corvino et son précieux fardeau étaient déjà hors de vue. Ses acolytes disparurent à leur tour derrière les rochers.

 

Cependant la troupe continuait tranquillement, sans bouger de place, son feu dérisoire.

 

Henry, stupéfait de ce mode, nouveau pour lui, de faire la chasse aux brigands, demanda à ces énergiques soldats s’ils ne comptaient pas poursuivre les bandits et tenter de leur arracher leur captive.

 

Ne recevant aucune réponse, il renouvela sa question, en termes plus vifs et s’adressant cette fois à Guardioli.

 

– Vous êtes fou, signor Inglese, répliqua le capitaine-comte avec un calme qui ne prenait sa source que dans sa poltronnerie. Mais je comprends votre folie. En votre qualité d’étranger, vous ne pouvez connaître les façons de ces bandits napolitains. Tout ce qui vient de se passer peut être une ruse ayant pour but de nous attirer dans une embuscade. Peut-être, dans ce bas-fond – il désignait la passe à travers laquelle les bandits avaient disparu – y a-t-il deux cents de ces mauvais drôles prêts à nous bien recevoir. Et je ne suis pas assez fou, moi, pour exposer mes hommes à une lutte aussi inégale. Nous attendrons des renforts.

 

À ce moment, le syndic arrivait, trop tard pour apercevoir sa fille disparaître, dans les bras de Corvino, derrière la crête de l’autre montagne heureux, cependant, qu’un si triste spectacle lui eût été épargné.

 

Il n’en fut que plus impatient de commencer la poursuite sur l’heure et joignit ses instances à celles du jeune Anglais.

 

Supplications, reproches, tout fut inutile. Le lâche commissaire du pape pensait plus à sa sûreté personnelle qu’à celle de la jeune fille qu’il accablait naguère de protestations de tendresse et de dévouement.

 

Cette pusillanime conduite du capitaine navrait le syndic ; il semblait sourd aux consolations de ceux de ses amis qui cavalent accompagné sur la montagne. Quant au jeune Anglais, tout en cherchant à relever les esprits de Torreani, il s’adressait aux assistants en termes qui sonnaient étrangement à leurs oreilles.

 

– Le village est populeux, leur disait-il, ne renferme-t-il donc pas des hommes assez courageux pour suivre les brigands et leur arracher la fille du syndic ?

 

Ces paroles, toutes nouvelles pour ces pauvres gens accoutumés à plier devant la force brutale, firent l’effet d’une étincelle électrique. Ils y répondirent par force lovivas ! comprenant pour la première fois de leur vie qu’ils pouvaient résister aux bandits.

 

– Consultons les autorités ! s’écrièrent-ils ; qu’elles parlent à leurs concitoyens !

 

Sur ces mots, tous descendirent vers le village, précédés par le syndic, laissant le capitaine Guardioli et ses soldats surveiller les rochers et les arbres qui pouvaient cacher un ennemi… redouté toujours, même quand il fuyait.

 

CHAPITRE XLIX

Evviva ella Republica !

En entrant dans le village, le syndic et ses amis assistèrent à un étrange spectacle.

 

Une foule affolée parcourait les rues, les enfants pleurant, les hommes et les femmes poussant des exclamations effarées.

 

Une émotion semblable avait éclaté à la première nouvelle de la présence des brigands sur la montagne ; mais elle s’était éteinte au moment du départ des soldats.

 

Quel événement avait pu la ranimer ? Les bandits étaient-ils entrés dans le village et en avaient-ils pris possession ? L’escarmouche de la montagne n’était-elle qu’une teinte ayant pour but l’éloignement de la troupe ?

 

Tout en s’adressant mutuellement ces questions, les survenants hâtaient le pas. En arrivant sur la piazza, ils aperçurent un rassemblement en face de la maison du syndic et un autre devant l’albergo.

 

Ces deux groupes se composaient d’hommes sans uniformes, paysans, propriétaires, citadins, armés de fusils, de sabres et de pistolets, tous étrangers à Val-d’Orno ; ils n’étaient pas des bandits, bien que les soldats laissés dans la ville fussent retenus par eux prisonniers.

 

Quels étaient ces hommes ? Le syndic et ses amis l’apprirent en abordant la piazza et en entendant ces cris mille fois répétés : Eviva ella Republica ! Abasso il tyranno ! Abasso il Papa !

 

Ces exclamations caractéristiques et un drapeau tricolore flottant sur sa hampe indiquaient suffisamment que Val-d’Orno était occupé par les Républicains.

 

En ce moment, Rome subissait le même sort. Le pape était en fuite et le triumvirat Mazzini, Saffo, Armelli gouvernait la Ville éternelle.

 

Une nouvelle surprise attendait le syndic. Comme il se précipitait vers sa demeure, il aperçut, au milieu du groupe qui en barrait l’entrée et parmi ceux qui poussaient le cri régénérateur : Liberiè ! son fils Luigi.

 

Après avoir cordialement embrassé son père, Luigi remarqua la sombre expression de sa physionomie.

 

– Qu’y a-t-il donc, père ?… On nous a dit que les brigands avaient paru sur la montagne !… Où est Lucetta ?

 

Un profond gémissement, une main tendue vers la montagne… telle fut la réponse du syndic.

 

– Grand Dieu ! s’écria Luigi… trop tard !… je suis arrivé trop tard !… Parle, père !… Où est ma sœur ?

 

– Povera !… mia povera faglia !… Perdue, Luigi !… Enlevée par les brigands !… Corvino !…

 

Il n’en put dire davantage et tomba en sanglotant dans les bras de son fils.

 

– Amis ! s’écria Luigi en s’adressant à ceux qui l’entouraient et qui assistaient à cette scène déchirante avec des signes non équivoques de sympathie… Camarades, devrais-je dire, car si je n’avais pas habité la terre étrangère, je me serais enrôlé sous votre glorieuse bannière… Je suis à vous dès à présent et pour toujours… Celui-ci est mon père, Francisco Torreani, le syndic du village. Vous l’avez entendu… sa fille… ma sœur a été enlevée par les brigands… et sous les yeux d’une centaine de soldats envoyés ici sous prétexte de vous servir de sauvegarde… Voilà toute la protection que nous avons à attendre des vaillants défenseurs de la foi.

 

– Défenseurs du diable : dit une voix.

 

– Pires que les brigands eux-mêmes, s’écria une autre. Je crois qu’il existe, depuis longtemps, entre eux une ligue offensive et défensive. Voilà pourquoi cette racaille leur échappe toujours.

 

– Très-vrai, dit une troisième voix. Nous le savons, les brigands sont à la solde du pape et de Sa Majesté napolitaine. C’est un des rouages du gouvernement de nos tyrans.

 

– Alors, interrogea l’artiste, les yeux brillants d’espoir, vous consentez à m’aider à recouvrer ma sœur ?

 

– Oui ! oui ! s’écria-t-on de toutes parts.

 

– Vous pouvez y compter, signor Torreani, dit un homme d’un aspect imposant, évidemment le chef de la troupe républicaine. Les brigands seront poursuivis… Votre sœur vous sera rendue, si cela est en notre pouvoir… Mais, avant tout, il faut nous débarrasser de ces mercenaires ; voyez, ils descendent la montagne… Camarades, entrez dans les maisons !… Prenons-les par surprise !… Stramoni, Gingletta, Paoli, rendez-vous au bas de la rue et fusillez impitoyablement ceux qui essayeraient de s’enfuir… après les avoir avertis, toutefois !… Vite, compagnons, disparaissez !

 

Les étrangers s’introduisirent aussitôt dans les maisons, poussant devant eux les soldats prisonniers. En un instant la piazza était vide.

 

Quelques hommes se portèrent aux issues pour couper toute communication entre les citoyens et les soldats que l’on voyait s’approcher rapidement, le capitaine en tête.

 

Ceux des habitants qui voulurent rester dans les rues y furent autorisés après avoir été avertis que la moindre tentative de trahison, par signe ou autrement, serait immédiatement punie de mort. Pour la généralité des villageois, la recommandation était inutile ; sous l’administration d’un syndic tel que Francisco Torreani, il n’y avait peut-être pas dans Val-d’Orno un seul individu qui ne fut satisfait du nouvel ordre des choses. Ils avaient acclamé, comme des libérateurs, les citoyens venus de la ville et se réjouissaient de l’établissement de la république.

 

Guardioli et sa troupe arrivèrent enfin. Les soldats marchaient un peu à la débandade. Le capitaine lui-même semblait soucieux. Quelque tiède que se fût montré son amour en face du péril, il éprouvait un certain désappointement en se voyant enlever la maîtresse qu’il s’était modestement réservée.

 

Il songeait aussi à sa conduite comme soldat et chef de corps. Maintenant que tout danger avait disparu, il ne pouvait s’empêcher de s’avouer à lui-même qu’elle n’avait été des plus brillantes.

 

L’oreille basse et le front penché, il rentrait dans ses quartiers. Ce n’est pas qu’il s’inquiétât beaucoup de l’opinion des habitants, alors surtout qu’elle n’était plus au village. Mais sa pusillanimité avait eu de nombreux témoins… ses officiers et ses soldats. Le bruit pouvait en parvenir dans les salons de Rome… peut-être même jusqu’au Vatican.

 

Capitaine, officiers et soldats suivaient donc pêle-mêle la grande rue du village, sans se douter de la réception qui les attendait.

 

Le chef républicain avait parfaitement pris ses mesures. Sur chacune des faces de la piazza il avait placé une portion de ses hommes. Ceux-ci, cachés derrière les contrevents et les portes des maisons, pouvaient croiser leurs feux et commandaient ainsi la petite place tout entière. Une fois dans la place, la troupe se trouvait complètement à la merci des révolutionnaires.

 

Le silence qui régnait dans le village n’avait pas échappé aux carabiniers pontificaux et ils s’étonnaient que leurs camarades ne vinssent pas à leur rencontre.

 

Leurs réflexions furent subitement interrompues par une voix sortant de l’albergo.

 

– Rendate capitaine ! Rends ton épée aux soldats de la République !

 

– Que signifie cette impertinence, s’écria Guardioli se tournant vers l’auberge et cherchant à découvrir d’où provenait la voix. Sergent ! allez chercher cet homme, amenez-le ici et administrez-lui une vingtaine de coups de baguette de fusil… bien appliqués !

 

– Ha ! ha ! ha ! répondit la voix. Cet éclat de rire, répété comme un écho sur les quatre faces de la piazza, fut suivi d’une nouvelle sommation.

 

Les soldas épaulèrent leurs carabines, se préparant, au premier signal, à répandre la mort parmi ceux qu’ils prenaient pour de misérables citadins.

 

– Nous n’avons pas soif de votre sang, dit la même voix ironique, à moins que vous ne nous forciez à le boire. Soldats du pape ! vous êtes cernés par les soldats d’un pouvoir plus légitime… la République. Votre maître n’est plus à Rome ; il s’est enfui à Gaète. Mazzini administre la ville et nous venons administrer ici… Vous êtes en notre pouvoir… Le premier de vous qui fera feu pourra se considérer comme responsable de la mort de tous ses camarades… nous n’en laisserons pas un seul debout. Soyez sages ! Rendez-vous de bonne grâce !… Déposez vos armes et nous vous considérerons comme prisonniers de guerre… Usez-en, et vous recevrez le traitement que vous méritez… celui réservé aux mercenaires et aux bandits ?

 

Ce discours, moitié ironique, moitié menaçant, jeta Guardioli et ses soldats dans une stupéfaction indescriptible. Que pouvait signifier cette sommation faite avec tant d’impudence et tant d’assurance à la fois ? Ils restaient immobiles et irrésolus.

 

– Camarades ! cria la voix, ces braves gens semblent hésiter !… Ils doutent de la vérité de mes paroles !… Pour les convaincre, montrez-leur vos carabines. Quand ils les auront comptées, peut-être seront-ils moins incrédules !

 

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un bruit de canons de fusils entrechoqués se fit entendre et les contrevents furent violemment repoussés. Guardioli et ses soldats consternés virent s’abattre dans leur direction au moins deux cents carabines.

 

Mais ils ne prirent pas la peine de les compter. Le quart de ce nombre aurait suffi, d’ailleurs, pour les mettre à la raison.

 

Grâce à l’intuition de la peur, ils comprirent qu’ils étaient tombés ; dans une embuscade, que la révolution, depuis longtemps imminente, avait enfin éclaté et sans attendre l’ordre ni l’autorisation du capitaine Guardioli ou des officiers subalternes, ils jetèrent leurs armes sur le sol, se déclarant prêts à se rendre.

 

Dix minutes après, ils se rangeaient sous la bannière tricolore, criant à tue-tête : Evviva ella Republica ! tandis que le capitaine-comte, désarmé et la mine déconfite, arpentait la chambre d’auberge dans laquelle, trois jours auparavant, il avait consigné henry Harding comme prisonnier des soldats du pape.

 

Il était lui-même, aujourd’hui, prisonnier des soldats de la République.

 

CHAPITRE L

L’enlèvement.


Moitié portant, moitié traînant la jeune fille, Corvino s’était maintenu dans les gorges de la montagne. Quand il se crut à l’abri de toute poursuite immédiate, il s’arrêta et attendit l’arrivée de ses camarades.

 

Il avait entendu les coups de fusil et savait que les soldats étaient en alerte ; mais il ne craignait pas d’être rejoint par eux. Calculant le temps qu’il leur faudrait pour escalader la montagne, il était convaincu qu’avant qu’ils fussent arrivés au sommet, ses hommes auraient repris son ancien captif et seraient descendus dans le ravin.

 

Quatre contre un !… car il avait parfaitement remarqué le lâche abandon de l’officier. Le succès ne pouvait être douteux. Aussi ne s’était-il autant pressé que pour gagner une bonne avance, sachant qu’il serait assez empêché par son fardeau, en cas de poursuite.

 

En quittant la place, il avait crié : Dagli ! Dagli ! (À lui ! À lui !), mais en ajoutant de prendre le jeune homme vivant, autant que possible. Cette recommandation empêcha les brigands de faire, tout d’abord, usage de leurs pistolets. La mort de l’Inglese les eût privés, en effet, de la riscatta sur laquelle ils comptaient.

 

Cet ordre donné, Corvino s’était jeté dans le ravin avec son précieux fardeau. La jeune fille n’avait opposé aucune résistance ; elle était évanouie. C’est dans cet état que l’avait emporté Corvino.

 

En reprenant ses sens, elle s’aperçut qu’elle ne se trouvait plus sur la montagne de l’Ermite. C’était un lieu sauvage entouré d’arbres et de rochers ; le chef des brigands se tenait debout auprès d’elle. Pas un cri ne lui échappa, aucune idée de fuite ne lui vint à l’esprit. Elle sentait qu’elle était irrévocablement en puissance du bandit.

 

Ses pensées restaient indécises et confuses. Il lui semblait qu’elle s’éveillait après un rêve pénible, dont toutes les scènes étaient encore présentes à son imagination. Elle se rappelait l’arrivée des bergers, leur brutale apostrophe, le cri : Corvino ! échappé des lèvres de Henry au moment où le capuchon, subitement rabattu, laissa voir la face du chef, la lutte entre le jeune Anglais et les brigands, le coup de pistolet tiré par Corvino, les cris de colère des faux bergers, les éclairs des stylets, la fuite précipitée de Guardioli. Elle avait perdu connaissance au moment où Corvino la reprit dans ses bras.

 

Quand elle rouvrit les yeux, elle vit du sang sur les vêtements du chef ; sa robe, à elle, en était maculée. Ce sang semblait provenir d’une blessure au bras droit. Elle se rappela alors l’épée si vaillamment manœuvrée par le jeune Anglais.

 

Quel avait été le résultat de ce combat inégal. L’étranger avait-il été tué, ou, comme elle, était-il captif ? Elle avait entendu l’ordre donné par Corvino de le prendre vivant. Elle espérait qu’on y avait obéi et frémissait à la pensée de sa mort.

 

Cette pensée fut sa première douleur. Elle jeta un regard autour d’elle, mais ne vit que le chef occupé à panser sa blessure. Il avait coupé la manche de sa veste de velours et étanchait le sang avec des bandes arrachées à sa chemise.

 

Elle le considérait avec horreur. Son aspect sauvage, rendu plus hideux encore par le sang qui couvrait ses mains, ses bras et son visage, ne pouvait inspirer, en effet, que crainte et aversion.

 

Elle tremblait comme une feuille sur le sol où elle avait été jetée.

 

– Restez tranquille, signorina ! dit le bandit en s’apercevant qu’elle avait repris ses sens. Prenez patience jusqu’à ce que mon bras soit bandé ; je vous porterai alors sur une couche plus moelleuse. Sangue di Madonna ! L’Inglese payera cher cette blessure !… Ses oreilles, d’abord, et puis double rançon.

 

Le pansement fut bientôt terminé, et le bras mis en écharpe.

 

– Et maintenant, dit-il, alza ! alza ! Nous ne pouvons rester ici. Ce vaillant capitaine n’aurait qu’à arriver avec ses soldats. Venez, signorina ! Il faut marcher le reste du chemin. Corpo di Bacco ! Je vous ai portée assez longtemps !

 

En disant ces mots, il tendit le bras gauche, saisit la jeune fille par le poignet, la dressa sur ses pieds et allait se remettre en route lorsque, entendant les pas de ses quatre compagnons, il s’arrêta pour les attendre.

 

Il les aperçut bientôt se glissant à travers les rochers… mais sans prisonnier.

 

Lâchant la jeune fille, Corvino s’élança à leur rencontre en poussant des hurlements de rage.

 

– Dio Santo ! s’écria-t-il en les abordant, où est l’Inglese ?… Maladetto !… Qu’en avez-vous fait ?… L’auriez-vous tué ?…

 

Lucetta, le cœur palpitant, tendit l’oreille. Les hommes hésitèrent un moment, comme s’il leur répugnait de dire la vérité. La jeune fille n’augurait rien de bon de ce silence. Les bandits n’osaient peut-être pas avouer l’assassinat. Elle se rappelait l’ordre du chef et tremblait.

 

Une nouvelle kyrielle d’imprécations fut suivie de la même demande : Avait-on tué l’Inglese ?

 

– J’ai parfaitement entendu la détonation de vos pistolets un peu avant la volée des soldats. Vous faisiez feu sur lui, je suppose.

 

– Oui, capo, répondit l’un des brigands.

 

– Eh bien ?

 

– Il est parvenu à sabriter dans la grotte et nous ne pouvions plus approcher. Sa longue lame nous tenait à distance… Impossible de l’entourer !… S’il ne s’était agi que de le tuer !… Mais vous nous l’aviez défendu.

 

– Et vous l’avez laissé vivant !… sans une égratignure !… libre !

 

– Non, capo. Il a dû tomber sous nos balles. Nous n’avons pu rester pour nous en assurer, car les balles pleuvaient dru comme grêle. Pour sûr il doit être mort maintenant.

 

Le chef, comprenant qu’ils mentaient, tomba dans un épouvantable accès de rage. Oubliant son bras blessé, le dégageant presque de l’écharpe qui le soutenait, il se précipita sur ses acolytes.

 

– Lâches brutes ! criait-il en les frappant tour à tour de sa main gauche et faisant voler leurs chapeaux de dessus leurs têtes. Sangue di Bacco ! Quatre d’entre vous vaincus par un seul homme ! Un enfant !… Une perte de trente mille écus !… Vada in malora ! s’interrompit-il avec angoisse, en sentant redoubler les élancements de sa blessure. Emparez-vous de la giovinetta ! Conduisez-la… et prenez garde qu’elle vous échappe aussi. Su via ! (en route).

 

Disant ces mots, il tourna le dos et se remit en marche, laissant la jeune fille à la garde de ses compagnons.

 

L’un deux la saisissant brutalement par le bras et répétant après le capo : Su via ! la traîna sur les pas de Corvino. Les trois autres suivaient.

 

Lucetta ne fit et ne pouvait faire aucune résistance. Ses sauvages conducteurs avaient fait briller devant ses yeux les lames de leurs poignards, la menaçant de l’en percer si elle hésitait à marcher.

 

La jeune fille obéit machinalement, plongée qu’elle était dans le plus profond désespoir. Elle ne songeait pas au moment présent. Ses pensées se reportaient à la montagne de l’Ermite, bien qu’elle n’entretînt qu’un faible espoir de recevoir du secours de ce côté. La honteuse défection de Guardioli ne lui permettait pas de supposer que le capitaine-comte aurait jamais le courage de poursuivre les brigands. Ceux-ci, du reste, ne semblaient éprouver, à ce sujet, aucune appréhension. Ils s’avançaient d’un pas tranquille et délibéré à travers les défilés de la montagne. Ils se seraient certainement hâtés davantage s’ils avaient connu la modification radicale qu’avait subie la garnison de Val-d’Orno.

CHAPITRE LI

Sur la piste.


Est-il nécessaire de dire que l’appel fait par le frère et le père de la jeune fille enlevée trouva un écho dans le cœur de ceux auxquels il s’adressait. Les volontaires de la République avaient deux motifs pour y répondre chaleureusement : d’abord, la question d’humanité ; puis, la conviction, assez fondée d’ailleurs, que le brigandage était un des rouages du gouvernement despotique qu’ils venaient de renverser.

 

Le syndic, aussi, avait sur eux quelques droits ; leurs chefs savaient à n’en pas douter qu’il sympathisait depuis longtemps avec leur cause, secrètement, il est vrai, son serment de magistrat lui interdisant toute manifestation extérieure.

 

De plus, son fils, rencontré par un hasard fortuit, à l’une des portes de Rome, s’était immédiatement déclaré en leur faveur et faisait actuellement partie de leur bande ; aussi, loin de refuser de venir en aide à leur nouveau camarade, ce fut avec enthousiasme et à l’unanimité qu’ils résolurent de s’employer de tout leur pouvoir à sauver sa sœur.

 

Aussitôt donc que Guardioli et ses soldats eurent été désarmés et placés sous bonne garde, on s’occupa de Corvino et de ses bandits.

 

En proie aux plus terribles appréhensions, Luigi Torreani et le jeune Anglais auraient désiré que la poursuite commençât immédiatement. Le chef du bataillon républicain, nommé Rossi, obéissant à des considérations plus prudentes, comprit qu’un empressement intempestif serait fatal à l’expédition proposée.

 

Jadis officier lui-même dans l’armée napolitaine, il avait acquis une expérience profonde de la chasse aux bandits siciliens et calabrais et savait qu’une attaque ouverte contre ces déclassés, toujours sur leurs gardes, ne pouvait que se terminer par un échec ridicule ; les brigands eux-mêmes assistant à ce résultat du haut de quelque roc inaccessible et le saluant de leurs sarcasmes et de ricanements ironiques.

 

Dans l’espèce, il est vrai, on avait une chance favorable et assez rare d’ordinaire. Le repaire des brigands était connu ; leur ancien captif pouvait y conduire l’expédition.

 

Aux yeux de la majorité, tout était donc pour le mieux ; mais le chasseur émérite des bandits napolitains pensait différemment.

 

Cet avantage, arguait Rossi, serait complètement perdu si l’on tentait d’aborder de jour les quartiers des brigands, les vedettes ne pouvant manquer d’apercevoir les assaillants et d’avertir leurs camarades assez à temps pour leur permettre de décamper. Il fallait marcher à la nuit, et, le chemin étant connu, on avait quelque chance de réussite.

 

Quelque chance ! Ces mots sonnèrent lugubrement aux oreilles de Luigi Torreani, de son père et de son ami. Ils frémissaient à la pensée d’attendre jusqu’à la nuit, lorsque vingt milles au moins de montagnes les séparaient du plus cher objet de leurs affections auquel, en ce moment peut-être, leur assistance était plus que jamais nécessaire.

 

Pour ces trois cœurs, si directement intéressés au succès de l’expédition, tout délai était déchirant ; et, pour dire vrai, ce sentiment était partagé par un grand nombre d’assistants, citoyens et volontaires. Ne pouvait-on prendre immédiatement quelques mesures ? Chacun comprenait qu’il serait tout à fait inutile d’entreprendre la poursuite des cinq brigands qui avaient enlevé la fille du syndic ; des heures s’étaient écoulées et, grâce à leur connaissance des diverses passes de la montagne, les ravisseurs devaient depuis longtemps déjà s’être mis en sûreté.

 

On n’avait qu’un seul espoir ; les retrouver au repaire signalé par le prisonnier fugitif.

 

N’existait-il pas un moyen d’approcher de ce repaire pendant le jour ? La nuit serait venue avant que les brigands l’eussent atteint, car l’après-midi était avancée et on avait à parcourir une vingtaine de milles.

 

Les ténèbres devaient favoriser l’attaque ; mais il fallait avancer à couvert pendant cette marche de vingt milles ; autrement toute surprise serait impossible ; des vedettes veillaient certainement le long de la route, sinon des brigands mêmes, au moins leurs Manutengoli, paysans, bergers ou vetturini.

 

Ainsi parlait le commandant Rossi, et il avait raison.

 

Qui pouvait fournir le moyen de résoudre ce problème… proposer un plan au moyen duquel les brigands seraient capturés cette nuit-là même, et avant la perpétration d’un crime dont la pensée remplissait d’horreur l’esprit des volontaires, non moins que celui des parents et amis de l’infortunée Lucetta ?

 

– Moi, répondit un homme en s’avançant au milieu du Conseil qui délibérait sur la piazza. Si vous voulez suivre mes indications et m’accepter pour guide, je vous mettrai en mesure, non seulement de délivrer la fille de notre digne syndic, mais encore, de prendre d’un coup de filet toute la bande de Corvino, à laquelle, depuis trois ans, j’ai été moi-même contraint de m’affilier.

 

– Tomasso ! s’écria le syndic. C’était, en effet, son ancien fermier.

 

– Tomasso ! répéta le chef des révolutionnaires, en reconnaissant un homme que l’on savait être un martyr de la bonne cause, une victime du Vatican ayant préféré s’enrôler parmi les brigands que de pourrir dans une prison romaine. Signor Tomasso, est-ce vous ?

 

– Oui, signor Rossi, c’est moi-même… bien heureux de ne plus être obligé de me cacher dans la montagne, de fuir la présence de mes amis, de rester mêlé à la plus impure écume de l’humanité. Merci à Dieu et à Giuseppe Mazzini ! Vive la République !

 

Suivirent une série de cordiales accolades entre Tomasso et les volontaires, les vieilles connaissances des proscrits, comme lui, habitués des rues de Rome.

 

L’accueil ne fut pas moins amical de la part du jeune Anglais qui avait alors la certitude que son mystérieux correspondant n’était autre que Tomasso.

 

Mais le nuage qui assombrissait tous les esprits rendait le moment peu propice aux épanchements de cette nature. Le temps se passait et Tomasso, d’ailleurs, n’était pas homme à le gaspiller en oiseuses congratulations.

 

Suivez-moi ! dit-il, s’adressant à Rossi, au syndic et à Luigi. Je sais un chemin par lequel nous pourrons atteindre la tanière sans être vus… même avant le coucher du soleil, si cela était nécessaire. Mais Corvino n’arrivera pas avant minuit et, à cette heure, nous les aurons pris, sa troupe et lui, comme dans une souricière. Partons cependant sans retard, car le chemin que je vais vous indiquer est long, tortueux et difficile.

 

Cette proposition fut acceptée sur-le-champ et sans que personne demandât des explications plus précises. Dix minutes après, les volontaires républicains, laissant derrière eux un détachement suffisant pour garder leurs prisonniers pontificaux, sortaient de Val-d’Orno et se dirigeaient vers la frontière napolitaine sous la conduite d’un guide revêtu du costume complet de bandit calabrais.

 

CHAPITRE LII

Breuvage suffocant.


Une heure avant minuit, le brigand placé en vedette au pied de la montagne entendit le hurlement du loup des Apennins trois fois répété.

 

– Il capo, je crois ! murmura-t-il en répondant au signal et en se levant pour surveiller le passage, selon sa consigne.

 

Parfaitement cachée elle-même, cette sentinelle pouvait reconnaître si les nouveaux arrivants étaient des amis ou des ennemis. Un cri, modulé d’une certaine façon, avisait le camarade stationné au faîte de la montagne et, de vedette en vedette, la nouvelle parvenait aux quartiers de la bande.

 

La sentinelle s’aperçut bientôt que la conjecture était exacte. Le chef arriva, s’arrêta seulement pour murmurer quelques interrogations et passa outre.

 

Il était suivi de près par une femme dont la magnifique robe de mousseline, visible sous la grossière frezada (manteau de peau de mouton) jetée sur ses épaules, indiquait le rang social ; tandis que son abattement, sa démarche lente et forcée témoignaient de son état de captivité. Le capuchon rabattu sur sa tête voilait ses traits aux regards de la sentinelle qui, toutefois, jugea, à la blancheur et à la délicatesse de la main retenant les plis de la frezada, que c’était une signorina.

 

Venaient ensuite quatre bandits, vêtus en bergers et marchant en file indienne.

 

Le hurlement du loup fut poussé au moment de leur passage ; ce lugubre cri les précéda le long de la gorge et fut répété comme un écho par la sentinelle du sommet. Puis tout retomba dans du silence de mort, interrompu seulement par le bruit des fragments de bois qui se détachaient sous les pieds des bandits et roulaient en bondissant jusqu’au bas de la rampe.

 

– Voici la nouvelle épouse, je suppose, se dit la sentinelle. J’aurais bien voulu voir sa figure. Sans doute c’est une jeune fille, sans quoi signor Corvino ne se serait pas tant donné de mal pour s’en emparer… Il porte son bras en écharpe)… L’oiseau n’a pas été pris sans lutte !… Serait-ce la fille du syndic dont on parle tant ?… Très-probablement. En fedi mia ! notre capo s’adresse à un gibier royal ! Après tout, existe-t-il une plus agréable situation que celle de cara sposa d’un brigand ? Des joyaux, des bagues, des colliers, des boucles, des bracelets, des confetti à foison !… des baisers autant qu’une femme en peut désirer !… et de bonnes raclées aussi, quand on ne se conduit pas décemment ! Eh ! eh ! eh ! eh !

 

Après s’être suffisamment réjoui de sa brutale plaisanterie, la sentinelle s’assit de nouveau sur le roc, s’enveloppa dans sa frezada et retomba dans son immobilité.

 

Environ une heure après, elle fut tirée de nouveau de son attitude sédentaire par le hurlement bien connu du loup.

 

Comme la première fois, le signal venait du dehors de la gorge, du côté de la frontière romaine.

 

– Encore ! s’écria-t-elle. Qui donc est en expédition cette nuit ? Je croyais que le capitaine seul et ses hommes… Ah ! je me rappelle maintenant que Tomasso est sorti ce matin par ordre… Quelque folie, sans doute ! Je m’étonne que le capo se fie toujours à ce garçon, après l’aventure de la Cara Popetta… Poverina ? Si elle vivait encore pour voir ce qui se passe !… Quel tapage dans le camp ! Corpo di bacco ! Encore !… Ne sois pas si pressé, signor Tomasso !… Laisse-moi prendre ma respiration pour te répondre. Wah-wah-wouaff ! hurla-t-il… Maintenant tu peux te présenter.

 

Peu après, un homme s’avança dans les ténèbres, avec précaution, mais d’un pas sûr et ferme qui prouvait qu’il était familiarisé avec le sentier.

 

– Chi è di la ! cria la sentinelle, exagérant son devoir, comme par pressentiment.

 

– Amico ! répondit l’étranger. Pourquoi cette question ? N’as-tu pas entendu le signal ?

 

– Ah ! signor Tomasso ! j’avais oublié que vous fussiez dehors… Je vous croyais rentré avec les autres.

 

– Quels autres ? demanda Tomasso avec un intérêt qu’il essayait de déguiser sous un air de mauvaise humeur.

 

– Quels autres ? répéta la sentinelle irréfléchie. Eh bien ! le capo en personne et son escorte de bergers. Tu étais au quartier quand ils sont partis.

 

– Ah ! c’est vrai ! répliqua négligemment Tomasso. Je pensais qu’ils étaient rentrés avant la nuit. Y a-t-il longtemps qu’ils ont passé par ici ?

 

– Environ une heure !

 

– L’expédition a-t-elle réussi ? qu’ont-ils ramené ?

 

– Une brebis, et une jeune, j’en jurerais, par ce que j’ai vu de sa toison. Dio santo ! il y avait des cornes pointues dans le troupeau dont elle faisait partie… Notre capo a pu s’en apercevoir… J’ai vu du sang sur sa chemise.

 

– Tu crois qu’il a été blessé !… Et où ?

 

– Dans l’aile droite… Il la soutenait délicatement au moyen d’une écharpe… On s’est battu, à mon idée… En sais-tu quelque chose ?

 

– Comment pourrai-je le savoir ? J’étais trop occupé ailleurs.

 

– Mais tes nombreuses occupations ne t’ont pas empêché de remplir ta gourde, n’est-ce pas, Tomasso ?

 

– Non, Per Bacco ! répondit ce dernier, selon toute évidence plus charmé que froissé de la remarque. Pour cela, je trouve toujours du temps… Voudrais-tu t’en assurer, par hasard ?

 

– Volontiers ; Tomasso. La nuit est fraîche, je suis transit. Une gorgée de rosolio me fera du bien.

 

– Tu vas l’avoir. Mais je n’ai ni verre ni gobelet pour te servir. Puis-je me hasarder à te confier la gourde ?

 

– Che dramine ! Supposes-tu que je veuille te voler ? Une seule gorgée me suffira.

 

– Eh bien, voici, dit Tomasso en lui tendant la gourde. Je te permets une bonne lampée. Bois jusqu’à ce que j’aie compté jusqu’à vingt. Cela te suffira-t-il ?

 

– Oui ! Mille grazie ! Tu es un bon camarade, Tomasso.

 

Déposant auprès de lui sa carabine, le brigand prit la gourde dont Tomasso avait préalablement retiré le bouchon, et s’exclamant Oh ! me felice ! il introduisit le goulot entre ses dents et, les yeux fixés sur les étoiles, il commença à ingurgiter la délicieuse liqueur.

 

C’était précisément l’occasion qu’attendait Tomasso. Faisant subitement un pas en avant, de sa main droite il maintint la gourde à sa place ; de la gauche, il saisit le buveur par la nuque en même temps qu’il lui faisait perdre pied d’un vigoureux croc-en-jambe. Le brigand tomba sur le dos et Tomasso se laissa délibérément choir sur sa poitrine.

 

La surprise aussi bien que le contrecoup de la chute coupèrent tout d’abord la voix à la vedette. Il s’aperçut bientôt que cette soudaine attaque était autre chose qu’une plaisanterie ; mais quand il voulut crier, il en fut empêché par le goulot de la gourde que Tomasso lui enfonçait dans la bouche et par la liqueur qui lui coulait à plein gosier.

 

Quelques exclamations sourdes lui échappèrent néanmoins ; mais, avant qu’il eût pu s’arracher à l’étreinte de son adversaire et donner cours aux malédictions qui l’étouffaient, trois ou quatre hommes, appelés par un léger coup de sifflet parti des lèvres de Tomasso, se jetèrent sur le corps du brigand et mirent un terme à ses violents soubresauts.

 

Quelques secondes après, bâillonné selon les règles et solidement garrotté, il gisait sur le sol, aussi muet et immobile qu’une souche.

 

Tomasso, qui s’était éloigné, reparut alors, suivi d’une file d’hommes qui commencèrent à escalader la gorge dans le silence le plus absolu.

 

CHAPITRE LIII

Amour de bandit.


Corvino, sa captive et sa suite avaient gravi la rampe, franchi le pont et atteint le fond du cratère.

 

En arrivant au pâté de maisons, ils furent encore hélés, cette fois, par les deux vedettes régulières placées l’une à droite l’autre à gauche du campement.

 

Il n’était pas à craindre que celles-là s’endormissent à leur poste. Elles avaient récemment reçu une leçon bien faite pour les tenir sur le qui-vive, deux de leurs camarades ayant été sommairement passés par les armes pour défaut de vigilance.

 

C’étaient les sentinelles chargées de la garde du jeune Anglais. Elles avaient été jugées, condamnées et fusillées en moins d’une heure de temps, à partir du moment où la disparition du prisonnier fut constatée.

 

Tel est le code des bandits. La stricte observation de ces lois draconiennes est, pour la bande entière, la meilleure des sauvegardes.

 

Un membre de l’association auquel est confié la surveillance d’un prisonnier répond de ce dernier corps pour corps. C’est pourquoi l’évasion d’un riscasatto est un fait si rare qu’on peut le considérer comme une exception.

 

Sauf le hurlement du loup trois fois répété, aucun bruit ne signala le retour du chef. Nul ne vint à sa rencontre. Un des pseudo-bergers ouvrit la porte de la maison du capo entra et alluma une lampe qu’il porta dans le salon que connaît le lecteur et qui s’ouvrait au rez-de-chaussée, sur le devant. Puis il sortit et les quatre brigands regagnèrent chacun leur pagliatta respective.

 

Corvino resta seul avec sa prisonnière.

 

– Allons, signorina ! dit-il en désignant la maison ; considérez votre future résidence ! Je regrette qu’elle ne soit pas plus digne de vous. Telle qu’elle est, vous en êtes la maîtresse. Permettez-moi de vous y conduire.

 

Et déployant toutes ses grâces, il lui présenta le bras. La jeune fille ne fit aucun mouvement pour le prendre.

 

– Ecori ! s’écria-t-il eu lui saisissant le bras et la forçant à monter derrière lui les quelques marches du perron. Ne soyez pas aussi farouche, signorina. Entrez donc ! Le logement est plus confortable que vous ne le supposez peut-être. Voici la chambre qui vous est spécialement réservée. Notre longue course dans la montagne a dû vous fatiguer… Reposez-vous sur ce sofa, tandis que je vais m’occuper de vous fournir quelques rafraîchissements. – Aimez-vous le rosolio ! Attendez !… Voici quelque chose de mieux… une bouteille de capri mousseux !

 

Comme il parlait, le dos tourné à la porte, une troisième personne parut sur le seuil.

 

C’était une femme d’une splendide beauté, mais dont les regards pleins de sinistres lueurs racontaient le triste passé.

 

Elle s’avança dans la chambre sans bruit, d’un pas félin, en dirigeant silencieusement sur Lucetta Torreani des yeux tellement étincelants qu’il en semblait, à chaque instant jaillir des étincelles.

 

C’était la bandita qui avait trahi Popetta, dans l’espoir de recueillir sa succession.

 

À la vue de la nouvelle arrivée, ses espérances s’évanouirent et sa physionomie revêtit une expression de rage concentrée si effrayante que Lucetta ne put retenir un cri de terreur.

 

– Che sento ? demanda le brigand en se retournant vivement et, pour la première fois, apercevant l’intruse. Ah ! toi ici ! Che tre sia maladetta ! Pourquoi es-tu venue ? Rentre dans ta chambre !… Largo ! largo ! et tout de suite, ou tu vas sentir le poids de mon bras !

 

Effrayée par ces paroles et le geste menaçant qui les accompagnait, la femme se retira lentement. Quand elle disparut dans l’ombre du corridor, l’éclat de ses yeux et quelques sourdes exclamations auraient pu faire comprendre à Corvino l’imprudence et le danger de sa conduite.

 

Peut être s’en aperçut-il lui-même ; mais l’orgueil l’empêcha d’en rien témoigner.

 

– Ce n’est qu’une de mes servantes, signorina, dit-il en s’adressant à sa victime. Elle devrait être couchée depuis longtemps ; voilà pourquoi je l’ai grondée. N’y faites pas attention, et buvez ; ceci vous rafraîchira.

 

– Je n’en ai nul besoin, répliqua la jeune fille, sachant à peine ce qu’elle disait et repoussant la coupe qui lui était présentée.

 

C’est ce qui vous trompe, signorina. Allons ! ma charmante, buvez !… Vous aurez ensuite à souper… Vous devez éprouver autant d’appétit que de fatigue.

 

– Je n’ai ni faim ni soif.

 

– Que vous faut-il, alors ? Un lit ? Il y en a un dans la pièce voisine. Je déplore de ne pouvoir vous offrir de femme de chambre. La fille que vous venez de voir n’est pas dressée à ce genre de service. Vous avez besoin de repos… n’est-ce pas, signorina ?

 

La jeune fille ne répondit pas. Elle était assise sur le sofa, ou plutôt affaissée sur elle-même, la tête inclinée jusqu’à toucher son sein de neige presque nu en ce moment, les boutons de son corsage ayant été arrachés dans sa lutte avec Corvino. Ses larmes s’étaient desséchées sur ses joues et s’y dessinaient en sillons argentés. Mais ses yeux étaient secs ; elle en était arrivée à ce paroxysme du désespoir où il devient impossible de pleurer.

 

– Allons dit le brigand d’une voix mielleuse et avec le regard du serpent qui s’apprête à fasciner sa proie. Du courage ! Je m’y suis pris un peu rudement pour vous offrir l’hospitalité, c’est vrai ; mais qui pourrait résister à la tentation de posséder sous son toit une femme aussi charmante !… Ah ! Signorina !… vous pouvez l’ignorer, mais il y a longtemps que je suis l’admirateur et l’esclave de vos charmes… de ces charmes dont la renommée s’étend bien au delà des montagnes de la Romagne, car je les ai entendu célébrer dans les rues de notre sainte Cité. Ah ! miseri me ! Me tenant dans vos chaînes, vous ne sauriez me blâmer de vous faire porter les miennes.

 

– Que voulez-vous donc, monsieur ?… Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?

 

– Ce que je veux, signorina ? Mais… que vous m’aimiez comme je vous aime. Pourquoi je vous ai amenée ici ? Pour faire de vous ma femme.

 

– Madonna mia ! murmura la jeune fille. Madonna santissima ! Qu’ai-je donc fait pour mériter…

 

– Mériter quoi ? interrompit le brigand, changeant brusquement de ton. De devenir l’épouse de Corvino ? Vous êtes bien orgueilleuse, signorina ! Il est vrai que je ne suis pas un grand syndic comme votre père, ni même un pavero pittore comme le chien d’Inglese à la compagnie duquel je vous ai arrachée. Mais je suis le maître de ces montagnes… et de la plaine aussi. Qui ose seulement discuter ma volonté… Elle fait loi, signorina, jusqu’aux portes mêmes de Rome.

 

Après cette explosion, le brigand arpenta la chambre perdant quelques instants, la tête haute, les yeux brillants d’orgueil.

 

– Je vous aime, Lucetta Torreani ! s’écria-t-il enfin. Je vous aime avec une passion qui ne mérite pas de si froides rebuffades. L’idée de devenir la femme d’un bandit peut vous répugner ; mais songez qu’en même temps vous serez reine. Il n’y aura pas dans toutes les Abruzzes un chapeau emplumé qui ne s’incline devant vous… une tête qui ne se découvre en votre présence ! Renoncez à cette fierté tout à fait hors d’à-propos, signorina. Ne craignez pas de descendre en devenant ma femme… l’épouse du capitaine Corvino !

 

– Votre femme !… jamais !

 

– Ce nom vous déplait-il ? Choisissez-en un autre… Nous savons nous passer de formalités pour les mariages, dans la montagne, bien que nous puissions avoir un prêtre quand nous le désirons… Tenez-vous absolument à une bénédiction, signorina ?… soit !… Je me procurerai un curita.

 

– La mort, alors !… oui, j’aime mieux mourir, que de déshonorer la maison de Torreani.

 

– Eh giusto ! Suffit cette énergie me plait, signorina ! tout autant que votre beauté !… Cependant il faut y mettre un frein… oh ! bien léger !… Vingt-quatre heures suffiront pour cela… peut-être douze !… Mais je vous laisserai un jour tout entier. Si, au bout de ce délai, vous ne consentez pas à ce que votre mariage soit célébré par le curita… et j’en ai un excellent sous la main… où bien ! nous nous passerons de son ministère… vous comprenez ?

 

– Madonna mia !

 

– Il est inutile d’invoquer la Vierge ; elle ne vous sauvera pas, tout immaculée qu’on la prétende… Ici, personne ne saurait vous tirer de mes mains… pas même Sa Sainteté. Dans la montagne, il capo Calvino est maître, et Lucetta Torreani sera sa maîtresse.

 

Ces derniers mots s’étaient à peine échappés de ses lèvres qu’un bruit du dehors fit tressaillir le brigand.

 

L’air de triomphe qui illuminait sa physionomie s’effaça subitement et fit place à une expression d’angoisse profonde.

 

– Che sento ? murmura-t-il en se glissant vers la porte et en prêtant anxieusement l’oreille.

 

C’était le hurlement du loup des Apennins. Mais cet appel ne partait pas du côté d’où il aurait du logiquement provenir. Il avait été poussé par la sentinelle postée au sud, et la réponse venait de la même direction.

 

Que signifiait cela ? Quel membre de la bande était encore dehors à cette heure ?

 

Corvino songeait à Tomasso qu’il avait chargé le matin même d’une mission particulière, mais il ne pouvait y avoir deux Tomasso revenant simultanément, l’un du nord, l’autre du midi.

 

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, debout, sur le seuil de sa maison, le bruit d’une lutte se fit entendre aux deux extrémités du village ; puis éclatèrent des coups de feu suivis d’exclamations prolongées. C’était l’explosion des carabines des sentinelles.

 

Après avoir déchargé leurs armes, elles s’enfuyaient précipitamment en poussant ce cri qui retentit comme un glas funèbre aux oreilles du chef : Tradimento !

 

CHAPITRE LIV

Ville gagnée.


Il y avait eu trahison, en effet, et les brigands furent surpris et capturés presque instantanément.

 

D’abord les huttes de paille, puis la maison du chef, avaient été entourées par une foule d’hommes dont les armes étincelaient malgré l’obscurité.

 

Tandis que les pagliatti étaient scrupuleusement fouillés, des coups de feu retentissaient par intervalles, mêlés aux sourds gémissements des mourants et aux comiques exclamations des individus arrachés de leurs lits et incapables encore de comprendre la cause de ce brusque réveil.

 

La lutte fut promptement terminée… avant même que Corvino put y prendre part.

 

Pendant toute une longue carrière de crimes, c’était la première fois qu’il se laissait surprendre… la première fois qu’il éprouvait un sentiment approchant du désespoir… Et cela, au moment même où il voyait se réaliser un rêve luxurieux si longtemps poursuivi.

 

D’où provenait cette calamité ? quel était le traître ?

 

Car la trahison n’était pas douteuse… Autrement, comment aurait-on pu mettre en défaut la vigilance des sentinelles ? Qui connaissait le cri de ralliement, le hurlement du loup ?

 

Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner à ces réflexions. Il fallait oublier pour le moment toute idée de vengeance et ne songer qu’au salut. Ce ne fut pas sans des frémissements de rage impuissante que le chef des bandits se vit réduit à cette extrémité.

 

Son premier mouvement fut de s’élancer au dehors et de prendre part à la lutte entre sa bande et ceux qui l’avaient si mystérieusement assaillie.

 

Mais le conflit fut presque aussitôt terminé que commencé. C’était moins un combat qu’une arrestation en masse, une razzia d’hommes en chemise, qui se rendaient sans tenter la moindre résistance. La voix tonnante même de leur chef n’eût pas réussi à inspirer à ces partisans démoralisés l’énergie si nécessaire dans une crise semblable.

 

Obéissant à l’instinct de la conservation, Corvino referma la porte et rentra dans la chambre qu’il venait de quitter, résolu à se défendre jusqu’à la mort.

 

Il eut d’abord l’idée d’éteindre la lumière. L’obscurité lui semblait une garantie de sécurité.

 

Mais ensuite ?…

 

Tôt ou tard, d’autres lumières seraient apportées, bougies ou torches… Les assaillants, d’ailleurs, ne pouvaient-ils pas attendre jusqu’au jour qui ne tarderait pas à paraître ?

 

Il ne ferait donc que reculer l’accomplissement de sa destinée. Ce répit de deux ou trois heures valait-il les angoisses morales auxquelles il serait en proie pendant le reste de la nuit ?

 

Sa seconde pensée se porta sur Lucetta. En elle résidait une chance, sinon de triomphe, au moins de salut.

 

Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?

 

Que la lampe brûle toujours ! Qu’elle jette dans la chambre ses plus vives lueurs, afin que les ennemis puissent examiner tout à leur aise le tableau que vient de lui suggérer sa fertile imagination !

 

Aussitôt conçu, le tableau fut composé, au centre même de l’appartement, en pleine lumière. Il comprenait deux personnages… Lucetta Torreani, bien en face de la fenêtre, et lui-même, sur l’arrière-plan. De son bras gauche, il entourait la taille de la jeune fille, sur la poitrine de laquelle s’appuyait la pointe aiguë d’un stylet.

 

Son bras droit, impuissant, restait maintenu par une écharpe ; mais il avait trouvé le moyen de maintenir droite la pauvre enfant. Il serrait entre ses dents une boucle de cheveux.

 

Du dehors, les volontaires contemplaient cette scène étrange.

 

Deux d’entre eux semblaient fous de rage et de douleur : Luigi et Henry Harding.

 

Sans les barres de fer qui défendaient la fenêtre, ils auraient sauté dans la chambre. Ils étaient armés de carabines et de pistolets ; mais ils n’osaient s’en servir et durent assister, immobiles et frissonnants, au dialogue que Corvino entama sans tarder.

 

– Signori, dit-il en desserrant les dents, mais en gardant la bouche près de ses lèvres. Je ne veux pas vous faire un long discours… Je vois votre impatience… Vous ne m’écouteriez pas… C’est mon sang qu’il vous faut… Vous en êtes altérés… Je suis en votre puissance… Venez boire !… Mais si je dois tomber sous vos coups, Lucetta Torreani mourra aussi… Que l’un de vous mette la main à la gâchette de sa carabine ou essaye de forcer ma porte, et je lui perce le cœur de mon poignard.

 

Les spectateurs restaient silencieux, la respiration suspendue, les yeux brillants de rage concentrée fixés sur l’orateur.

 

– Ne prenez pas ce que je viens de dire pour une vaine menace, continua le bandit… Le temps des paroles inutiles est passé… Je sais que je suis hors-la-loi et que vous aurez pour moi aussi peu de pitié que pour un loup aux abois… Soit !… Mais en tuant le loup, vous voudriez sauver vos agneaux ! Non ! Sangue di Madonna ! Lucetta Torreani mourra avec moi… Si elle ne peut être ma compagne dans la vie, elle le sera dans la mort.

 

En prononçant ces mots, le bandit releva la tête et montra une physionomie empreinte à la fois de brutalité et d’implacable énergie.

 

Le doute était impossible…

 

À un mouvement que fit Corvino, tous les assistants tressaillirent, croyant qu’il allait accomplir immédiatement son affreuse menace, et le sang se figea dans leurs veines.

 

Mais telle n’était pas l’intention du chef. Il se disposait seulement à reprendre la parole.

 

– Que voulez-vous de nous ? demanda Rossi, le chef des républicains vainqueurs. Vous savez probablement qui nous sommes et que vous ne vous trouvez pas en face de soldats du pape ?

 

– Cospetto ! répliqua le bandit avec un méprisant signe de tête. Un enfant l’aurait deviné… Je n’avais aucune crainte de voir venir jusqu’ici les vaillants carabiniers de Sa Sainteté… L’air de ces montagnes n’est pas favorable ! leur santé… Voilà pourquoi vous avez pu nous surprendre…

 

– Basta signor ! Je sais qui vous êtes… Écoutez maintenant mes propositions.

 

– Dites vite ! s’écrièrent quelques-uns des assistants, qu’impatientaient ces longs pourparlers et que la vue de la jeune fille tremblante sous l’étreinte du brigand remplissait d' indignation. Quelles sont vos prétentions ?

 

– Immunité absolue pour moi et ceux de mes hommes que vous avez capturés… Vous pouvez garder les morts, mais j’ose espérer que vous leur donnerez une sépulture chrétienne. Je ne demande rien pour ceux qui ont eu la chance de s’échapper… Pour moi et mes camarades prisonniers, j’exige liberté pleine et entière, avec la promesse de ne pas être poursuivis. Y consentez-vous ?

 

Les chefs principaux des volontaires se réunirent pour discuter la question.

 

Il leur répugnait d’accéder à une semblable proposition et de relâcher ces criminels aux mains rouges de sang qui, depuis longtemps, désolaient le district et y avaient commis des atrocités de toute nature. Maintenant qu’ils les tenaient et pouvaient en purger le pays, ne serait-ce pas une honte… un crime même pour les régénérateurs, dont les bandits étaient les ennemis naturels, de les laisser libres, leur permettant de poursuivre le cours de leurs déprédations ?

 

Ainsi parlaient quelques-uns des républicains.

 

D’un autre côté, il y avait le danger dans lequel se trouvait la jeune fille et la conviction qu’en cas de refus, Lucetta serait impitoyablement sacrifiée.

 

Il est inutile de dire que Luigi Torreani, le jeune Anglais et quelques autres insistaient pour qu’on acceptât l’ultimatum du bandit. De ce nombre était le commandant Rossi.

 

– Et si nous acquiesçons à votre demande, dit ce dernier, que ferez-vous ?

 

– Quoi !… Je vous rendrai la giovinetta… C’est tout ce que vous désirez, je suppose ?

 

– Consentez-vous à la remettre immédiatement entre nos mains ?

 

– Oh ! Non ! répondit le brigand avec un rire ironique. Ce serait livrer la marchandise avant d’en avoir reçu le prix. Nous ne concluons jamais de marchés semblables, nous autres bandits.

 

– Que prétendez-vous donc, alors ?

 

– Que vous conduisiez vos hommes à la cime de la montagne, du côté de la passe du nord. Les miens, mis en liberté, se dirigeront vers la passe du sud. Vous vous observerez ainsi les uns les autres. Vous, signor, vous resterez ici pour recevoir la captive. Vous n’avez rien à craindre… Voyez ! Je n’ai qu’un bras de libre et c’est le gauche ! De votre côté, vous vous engagerez à agir loyalement.

 

– J’y consens, répondit Rossi, sachant qu’il ne faisait qu’exprimer l’opinion de ses compagnons.

 

– Ce n’est pas une promesse que je veux… c’est un serment solennel…

 

– Volontiers ! Faut-il jurer ?

 

– Non, pas encore… Seulement quand il fera jour… Vous n’aurez pas longtemps à attendre.

 

La proposition était raisonnable ; les conventions ne pouvaient s’exécuter dans les ténèbres, sans risque de trahison d’une part ou de l’autre.

 

– Je vais, en attendant, éteindre la lumière, poursuivit Corvino… Vous n’auriez qu’à vouloir me surprendre par derrière… Je ne me soucie pas de me laisser entourer… Dans l’obscurité, je serai tranquille. Buona notte, signori !

 

Un nouveau frisson de crainte courut dans les veines des spectateurs, secouant plus particulièrement Luigi Torreani et le jeune Anglais.

 

La jeune fille restait seule, au milieu des ténèbres, avec le brutal bandit !…

 

Ils étaient près d’elle… mais impuissants à la protéger. Vainement se creusaient-ils la cervelle pour y trouver un plan propre à empêcher une aussi repoussante éventualité. Aucun ne se présentait à leur imagination qui ne compromit en même temps la sûreté de Lucetta.

 

Leurs carabines armées, ils étaient prêts à coucher bas le brigand. Mais celui-ci se gardait bien de leur en donner l’occasion. Se dissimulant avec le plus grand soin derrière la jeune fille, qu’il tenait toujours embrassée, Corvino se glissa vers la lampe dans le but de l’éteindre.

 

À ce moment, la porte s’ouvrit et un troisième personnage parut dans l’appartement.

 

C’était une femme à l’aspect sauvage. Dans sa main brillait un stylet.

 

D’un bond aussi rapide et aussi précis que celui d’une panthère, elle se trouva près du groupe. Son bras levé s’abaissa et la lame tout entière disparut dans la poitrine du brigand.

 

Le bras qui entourait la taille de Lucetta se détendit et Corvino s’affaissa lourdement sur le plancher.

 

La jeune fille, se sentant libre, se précipita vers la fenêtre.

 

La rage de la meurtrière n’était qu’à moitié assouvie. Le stylet sanglant à la main, elle marcha vers sa seconde victime.

 

Mais Lucetta se trouvait désormais sous la protection de ses défenseurs, dont les carabines, passées à travers les barreaux de la fenêtre, lui servaient pour ainsi dire d’écran.

 

Dix coups de feu retentirent… Un silence de mort suivit l’explosion… Le nuage de fumée se dissipa peu à peu, laissant voir sur le parquet, dans la zone lumineuse projetée par la lampe, deux cadavres… ceux de Corvino et de son assassin.

 

Lucetta Torreani était sauvée !

 

CHAPITRE LV

La République romaine.


Vive la République romaine !

 

Tel était le cri qui retentissait dans les rues de Rome, en l’année 1849. Parmi les voix qui les poussaient avec le plus d’enthousiasme se trouvaient celles de Luigi Torreani et de son ami Henry Harding.

 

Mais tandis que le jeune Anglais se dévouait, à l’étranger, à la cause de la liberté, dans sa patrie, des Anglais plus vieux en complotaient la destruction.

 

À cette même époque siégeait, à Londres, un congrès secret, composé des représentants de toutes les têtes couronnées du continent, et dont le but était de trouver les voies et moyens propres à éteindre, partout où elle brillerait, l’étincelle de liberté qui menaçait de se propager en Europe comme une traînée lumineuse.

 

En Hongrie où elle avait pris les proportions d’une éclatante flamme, elle avait été étouffée par la diplomatie anglaise et les baïonnettes russes.

 

Le résultat fut partout le même à l’aide de moyens peu sensiblement différents : partout s’exerça l’influence de la diplomatie anglaise, appuyée par l’or anglais, secrètement mais abondamment répandu.

 

En Prusse, le jeu fut aisé ; mais dans ce pays la liberté succomba sous la plus vile des trahisons, le plus infante des parjures dont l’histoire ait gardé le souvenir.

 

Dans le grand-duché de Bade et en Bavière, ce fut plus facile encore, bien que là le congrès secret eût décidé de trancher la question par le sabre. L’arme liberticide fut mise aux mains du roi de Prusse, dont les mercenaires légions eurent bientôt raison des patriotes du Schwarzwold.

 

Maintenant, à la onzième heure, une nouvelle étincelle, se détachant de l’éternel flambeau de la liberté, jaillissait sur un point inattendu… véritable serre chaude du despotisme politique et religieux… la vieille ville de Rome.

 

Aussitôt le congrès secret de se réunir de nouveau sous la présidence d’un noble lord, le plus influent de ses membres, parce que, de tous, c’était celui qui avait le mieux réussi toujours à cajoler les peuples, – celui dont la longue carrière n’a été qu’une suite non interrompue de trahisons et qui est mort sans en pouvoir constater le développement et les résultats. L’histoire les a enregistrées et l’avenir se souviendra.

 

La convention, donc, s’assembla de nouveau, et une fois encore il en émane l’ordre d’étouffer le spasme de liberté qui soulevait le sein de l’Italie agonisante.

 

La ruse était inutile ; la plus mince stratégie devait suffire contre un ennemi aussi insignifiant.

 

La restauration du pape ne fut qu’un prétexte, une concession gracieuse à la catholicité. Le Souverain Pontife eût-il disparu de ce monde, la République n’en aurait pas moins été combattue.

 

On fit au sabre un nouvel appel. Mais qui devait le brandir, cette fois ? Il ne pouvait être question de soldats anglais ; l’Angleterre étant un pays protestant, le fait eût semblé étrange. Mais la France n’avait pas les mêmes scrupules ; l’or anglais se convertit aisément en soldats français et ceux-ci reçurent la mission de relever le trône de saint Pierre[14].

 

La restauration du Souverain Pontife fut ostensiblement leur œuvre ; mais l’acte appartient en commun à toutes les têtes couronnées et la direction spéciale au représentant de la Grande-Bretagne. L’histoire en fournit d’indiscutables preuves.

 

Mazzini, Laffi, Armelli ! Pauvres grands citoyens ! Aveugle triumvirat ! Vous n’auriez pu triompher, quand bien même aucune voix ne se fût élevée contre vous dans Rome, dans toute l’Italie !

 

Votre destruction avait été décrétée dans le conseil des Rois. L’arrêt, préparé d’avance, fut rendu à l’heure précise de votre victoire, au moment même où, dans les rues de Rome, débarrassées des vestiges pourris du despotisme, retentissait le cri régénérateur : Vive la République !

 

Pendant trois mois ce cri résonna dans toutes les stradas de la cité classique, de la ville des Césars et des Colonnas.

 

Il se fit entendre sur les bastions et sur les remparts, derrière les batteries et les barricades, au milieu des péripéties d’une lutte héroïque rappelant les jours des Horaces, dans les éloquents discours de Mazzini et dans les vigoureuses proclamations de Garibaldi !

 

Ce fut en vain. Au bout de ces trois mois si courts et cependant si remplis, on ne l’entendit plus. La République avait été renversée moins par la force que par la trahison ; mais le régime de la baïonnette lui succéda et, depuis ce jour néfaste, il fait bonne garde sur les ruines de la liberté romaine.

 

Pendant cette époque agitée, Luigi Torreani avait combattu pour la République ; son ami, le jeune Anglais, avait fait de même, de même aussi son père. Car peu après l’affaire des brigands, le syndic avait transporté ses pénates dans la Ville éternelle, qui alors, lui offrait le plus sûr abri contre des dangers semblables à ceux auxquels il se trouvait jadis exposé.

 

Mais après la chute de la République et le triomphe du despotisme, Rome elle-même ne pouvait servir d’asile qu’aux ennemis de la liberté et Francisco Torreani n’était pas du nombre.

 

Il dut s’éloigner de nouveau. Mais de quel côté diriger ses pas ?

 

Aucune partie de l’Italie ne le tentait. Les Autrichiens possédaient encore Venise. Charles-Albert avait été écrasé dans le Nord et le tyran napolitain tenait ses sujets courbés sous une verge de fer. De quelque côté qu’il se tournât, Francisco Torrent n’apercevait pas un point du sol italien où il voulut fixer sa résidence.

 

Comme tous les patriotes placés dans une situation semblable, ses pensées se portèrent vers le nouveau monde. Et, peu de temps après, un navire cinglant vers le détroit de Gibraltar emportait la famille Torreani vers les lointains rivages du continent occidental.

 

CHAPITRE LVI

Le n° 9 de la strada Volturno.


Le général Harding termina promptement l’affaire qui l’amenait à Londres. Elle était trop importante pour admettre le moindre délai ; le vieux légiste lui-même fut de cet avis, quand le vétéran lui eut mis sous les yeux l’horrible lettre du bandit et son contenu plus horrible encore.

 

Le voyage qu’il avait accompli en Italie disposait d’ailleurs M. Lawson à reconnaître la gravité de la crise ; il insista pour l’adoption de mesures immédiates.

 

Il aurait été imprudent de confier cinq mille livres sterling à la poste, encore plus de la charger de la solution d’une question où il ne s’agissait de rien moins que de vie ou de mort. Un clerc de confiance même n’était pas à la hauteur de cette mission délicate ; et, après une courte conférence entre le légiste et son client, il fut résolu que l’associé du premier, Lawson fils, se rendrait à Rome et se mettrait personnellement en rapport avec le signor Jacopi.

 

Qu’était ce signor Jacopi ? On ne pouvait échafauder que de vagues conjectures sur l’individualité de cet étrange spécimen de l’humanité qui s’était si audacieusement présenté à Beechwood-Park et qui, devant l’imminence d’un châtiment sommaire et la menace de la prison, avait fait preuve d’une aussi superbe indifférence.

 

Le premier train de Douvres emporta le jeune Lawson, en route pour l’Italie, avec une sacoche renfermant cinq mille livres en monnaies d’or frappées à la gracieuse effigie de la reine d’Angleterre.

 

Il était armé de toutes pièces pour son entrevue avec signor Jacopi.

 

Avant l’expiration du délai de dix jours stipulé dans la lettre du brigand, le légiste de Lincoln’s Inn entrait à Rome et, le jour même, sa lourde sacoche à la main, il parcourait les rues de la ville, cherchant la strada Volturno.

 

Il trouva ces rues dans un désordre anormal. Au lieu des moines encapuchonnés et des cardinaux en robe de soie, des galantuomos et des femmes aux éclatantes toilettes, des sbires et des gendarmes qui les encombraient autrefois, il n’apercevait que des hommes à la physionomie ouverte, à la démarche ferme et assurée, portant de longues barbes, revêtus d’un costume mi-parti civil et militaire, armés jusqu’aux dents et évidemment maîtres de la situation.

 

M. Lawson junior ne s’étonna pas d’entendre de temps en temps sortir de la bouche de ces hommes le cri de « Vive la République romaine ! » Il y avait été préparé avant de quitter l’Angleterre ; et ce ne fut qu’au moyen d’un passeport bien en règle qu’il put traverser les lignes des révolutionnaires et mettre le pied dans la Ville éternelle, alors menacée d’un siège.

 

Une fois dans les rues, cependant, il ne rencontra plus d’obstacle et, sans perdre de temps, il se mit en quête du signor Jacopi.

 

Il trouva sans difficulté la strada Volturno et la maison portant le n° 9. Les hommes à longue barbe et à ceinture bourrée de pistolets répondaient sans brusquerie à toutes ses questions. Ils lui indiquaient même son chemin avec cette bonne humeur et cet empressement qui distinguent les allures de citoyens ayant accompli une heureuse révolution.

 

Il ne parlait pas de signor Jacopi, se contentant de demander la rue et le numéro. Il lui semblait qu’arrivé à la porte, il serait assez temps de prononcer le nom du mystérieux individu auquel il allait remettre une charge de pièces d’or qu’il n’avait cessé de passer d’une main à l’autre, pendant sa pérégrination, et dont le poids lui avait presque désarticulé les épaules.

 

Il parvint donc sans encombre au domicile cherché. Il ne pouvait exister aucun doute sur le propriétaire, l’inscription suivante se trouvant inscrite sur la porte : « Signor Jacopi, solicitario. »

 

Le solicitario londonien frappa et attendit qu’on vint lui ouvrir.

 

Il n’était pas sans éprouver quelque curiosité de faire la connaissance d’un membre de la confraternité qui instrumentait d’une façon si particulière, qui pouvait exiger le payement de cinq mille livres et l’obtenir sans l’intervention d’une cour de justice quelconque, tribunal ou jury, enfin dont la pratique s’éloignait autant des us traditionnels de Lincoln’s Inn.

 

La porte s’ouvrit, mais pas avant qu’un second coup de marteau eût été donné et après un délai considérable. Le concierge retardataire était une horrible vieille âgée de soixante-dix ans au moins. Mais une semblable apparition n’était pas faite pour intimider un avoué de Lincoln’s Inn Fields. C’était probablement la femme de charge du solicitario.

 

– Est-ce ici que demeure signor Jacopi ? demanda M. Lawson junior qui, ayant accompagné son père en Italie, savait suffisamment se faire comprendre.

 

– Non !

 

– Non ! mais son nom est sur la porte.

 

– Ah ! c’est vrai ! répliqua la septuagénaire. Ils ne l’ont pas encore enlevé… Ce n’est pas mon affaire… Je ne suis ici que pour garder la maison.

 

– Voulez-vous dire que signor Jacopi n’habite plus ici ?

 

– Ecori !… Quelle question !… Vous plaisantez, signor !

 

– Plaisanter !… Je n’en ai pas envie, je vous assure… J’ai une affaire importante à traiter avec lui… et très-pressée.

 

– Une affaire avec signor Jacopi ! Madonna Virgine ! ajouta la vieille avec un air de consternation et on se signant d’une main tremblante.

 

– Mais certainement. Que voyez-vous d’étrange à cela ?

 

– Affaire avec un homme mort ! Dio mi amiti !

 

– Mort ! Vous ne parlez pas, sans doute, de signor Jacopi ?

 

– Et de qui donc, signor ? Chacun sait qu’il a été tué pendant l’émeute…, le premier jour… abattu d’un seul coup, puis relevé et pendu à une lanterne, parce qu’on assurait qu’il faisait partie des… Oh ! signor ! je ne puis vous dire ce dont on l’accusait. Tout ce que je sais, c’est qu’on l’a tué, qu’il est bien mort et qu’on m’a mise ici pour garder la maison.

 

Dans son saisissement, le jeune légiste de Lincoln’s Inn laissa lourdement choir sur le seuil son sac d’or. Il commençait à craindre d’avoir fait inutilement le voyage de Rome.

 

Et cette crainte se réalisa. Tout ce qu’il put apprendre de signor Jacopi fut que, juif algérien d’origine, il s’était établi dans la sainte cité et avait embrassé le catholicisme ; qu’il pratiquait la loi… c’est-à-dire cette partie de la loi qui, à Londres, lui aurait valu le nom de légiste des voleurs… ; qu’il avait l’habitude de faire de longues et mystérieuses absences, sans qu’on pût dire où il se rendait, personne ne reconnaissant avoir entretenu avec lui d’intimes relations.

 

En conséquence de quelque fait non expliqué, il avait attiré sur sa personne la fureur de la populace, pendant les premières heures de l’explosion révolutionnaire, et il en était tombé victime.

 

Ces détails et quelques autres d’une nature aussi vague furent tout ce que le légiste londonien put apprendre touchant son confrère de Rome ; mais il n’obtint aucun renseignement relativement au but de sa mission en Italie.

 

CHAPITRE LVII

Inutiles recherches


À quoi fallait-il se résoudre ?

 

Telle fut la question que se posa Lawson junior quand il fut de retour dans sa locanda.

 

Devait-il retourner ! Londres, remportant intact son sac de guinées en même temps que la nouvelle de l’inutilité de sa mission.

 

Ce parti pouvait avoir des conséquences terribles ; la lettre du chef des brigands, qu’il ne cessait de parcourir, était parfaitement explicite. À dix jours de date, la main de Henry Harding devait être expédiée à son père de la même façon que l’avait été son doigt.

 

Neuf de ces jours s’étaient écoulés déjà. Il n’en restait plus qu’un, et maintenant que l’intermédiaire Jacopi avait passé de vie à trépas, comment se mettre en communication avec les misérables qui tenaient entre leurs mains le fils du général ?

 

« Une bande de brigands sur la frontière napolitaine, à cinquante milles environ de Rome. » Cet extrait de la première lettre de Henry constituait le seul indice que possédât le légiste pour arriver jusqu’aux bandits. Mais ce renseignement pouvait s’appliquer à toute la frontière, depuis Terracine jusqu’à l’angle nord-ouest des Abruzzes, ligne qui, de notoriété publique, contenait autant de bandes de brigands qu’elle comptait de lieues.

 

Parcourir cette ligne dans tout son développement, reconnaître la localisation de chacune des bandes et découvrir celle qui retenait Henry Harding prisonnier, c’était un exploit qu’aurait certainement pu accomplir le légiste de Lincoln’s Inn, mais au risque perpétuel de sa propre liberté.

 

En supposant même qu’il réussit dans ses recherches, arriverait-il à terme ? Non, évidemment.

 

L’exécution de ce plan était donc impossible. Lawson junior se trouvait pris entre les cornes d’un dilemme.

 

Jamais, dans sa longue pratique, la respectable maison dont il était l’associé n’avait eu à débrouiller une affaire aussi hérissée de difficultés, ou, pour parler plus vrai, d’impossibilités.

 

Que faire ? que décider ?

 

Il pensa à la requête adressée au ministère des affaires étrangères et à la promesse qu’on y avait faite de s’entendre avec le gouvernement pontifical. Cette promesse avait-elle été remplie ? Des négociations avaient-elles été entamées ?

 

Il courut au Vatican. Mais le Vatican appartenait au passé… Rome était en république, et, à toutes ses questions, on ne put répondre qu’une chose, c’est qu’on ne savait rien.

 

D’ailleurs les nouveaux gouvernants étaient trop inquiets de leurs propres affaires pour s’intéresser à celles du légiste anglais. Qu’était la liberté d’un seul individu comparée à celle de toute une nation, menacée alors par deux armées ? Napolitains et Français ne s’avançaient-ils pas alors vers Rome à marches forcées, pour renverser la République ?

 

La construction des barricades occupait tous les bras. On ne pouvait penser à distraire une minute d’un temps si précieux pour l’employer à châtier une quarantaine de bandits.

 

Cette démarche mit le comble aux perplexités du représentant de la maison Lawson et fils. Inutile d’écrire à Londres pour demander des instructions. Ma lettre n’arriverait pas à temps.

 

Peut-être par le steamer même qui l’emporterait une autre dépêche partirait accompagnée d’un paquet renfermant la main sanglante du fils de son client ! C’était horrible ! Mais comment empêcher la consommation du crime.

 

Aucun moyen ne se présentait à l’imagination du légiste. Attendre la réponse à sa lettre lui semblait équivalant à abandonner le captif à son sort.

 

Malheureusement il n’y pouvait rien ; et il commença à écrire avec la conviction bien arrêtée qu’il recevrait, par le retour du courrier, la triste nouvelle de la réalisation de la menace des brigands. Il regardait la main comme sacrifiée, mais espérait pouvoir prévenir l’exécution d’un crime plus horrible encore.

 

Avant qu’il eût terminé sa lettre, une nouvelle idée lui vint, et il s’arrêta tout à coup. Si sa dépêche s’égarait ? En ces temps de troubles, on ne pouvait raisonnablement compter sur la poste ? Au reste, pourquoi écrire ? Pourquoi ne pas partir lui-même ? Il arriverait à Londres aussi rapidement qu’une lettre ; une affaire de cette importance ne devait pas, d’ailleurs, être confiée au hasard.

 

La réflexion le confirma dans cette résolution et, déchirant l’épître commencée, il s’occupa aussitôt de son départ.

 

Il éprouva à traverser les lignes alors soigneusement gardées, vu l’arrivée imminente des forces ennemies, certaines difficultés qu’aplanirent ses guinées et un bon passeport anglais. Il parvint à gagner Civita-Vecchia, d’où le steamer le transporta à Marseille.

 

Le retour à Londres de l’émissaire ne profita aucunement à la solution du problème.

 

À la suite de renseignements négatifs pris, pour la forme, au logement jadis occupé par l’artiste, il fut décidé qu’un nouveau voyage en Italie était nécessaire.

 

L’associé junior repartit donc pour Rome. Mais il n’y put entrer.

 

La Ville sainte était alors assiégée par l’armée française, sous le général Oudinot, et le légiste, retenu en-deçà des portes, ne put poursuivre le cours de ses investigations.

 

Deux fois les assaillants furent repoussés. Les rues de Rome ruisselaient de sang… le sang des valeureux défenseurs de la République, alors commandés par Garibaldi, le grand citoyen que cette lutte grandiose mit, pour la première fois, en lumière et à laquelle il doit la place remarquable qu’il occupe si justement dans les annales de l’histoire.

 

Mais ce conflit inégal ne pouvait durer longtemps ; les républicains succombèrent sous une honteuse trahison ; et quand, enfin, les Français eurent pris possession de la ville, le légiste londonien put recommencer ses recherches.

 

Il réussit à découvrir qu’un jeune Anglais avait été capturé par une bande de brigands commandée par un chef bien commandé Corvino ; qu’il était ensuite parvenu à se tirer des mains des bandits ; que la bande avait été presque entièrement détruite et son capitaine tué par un détachement de volontaires républicains ; que l’ancien prisonnier, qui avait pris part à l’expédition des volontaires, était revenu avec eux à Val-d’Orno et de là à Rome, à la défense de laquelle il passait pour avoir pris part.

 

Avait-il partagé le sort de tant de braves républicains tués pendant ce siège homérique ? On l’ignorait ! Mais le fait était probable, puisque, depuis sa rentrée à Rome avec les volontaires, sa trace était totalement perdue.

 

Tels furent les seuls renseignements que rapporta M. Lawson junior de son second voyage en Italie. Le général Harding ne sut jamais rien de plus touchant la destinée de son fils.

 

Depuis le jour où il avait reçu la lettre fatale contenant le doigt de Henry, le vétéran était rongé par un noir chagrin dont l’échec de son messager redoubla l’intensité.

 

À partir de ce moment, le général vécut dans un état de surexcitation voisin de la folie. Chaque nouveau courrier lui occasionnait des transes nouvelles ; il en attendait une épître renfermant d’affreux détails et un envoi plus affreux encore. Il s’imaginait même que le second paquet avait pu s’égarer et que celui qui devait lui parvenir contiendrait la tête de son fils.

 

Ces appréhensions perpétuelles, agissant sur une imagination exaltée, eurent pour conséquence une attaque hémiplégique dont il ne se releva que pour languir quelques jours dans un état de prostration physique absolue, et il mourut en s’accusant d’être l’assassin de son fils.

 

Le meurtre de Henry n’était cependant qu’une hypothèse, même dans l’esprit du mourant. Dans une conférence suprême, il recommanda à son avoué, M. Lawson, de continuer les recherches, à quelque prix que ce fût, jusqu’à ce qu’il eût obtenu une certitude relativement à la destinée de son fils ; si ce dernier était mort, le cadavre devait être ramené en Angleterre et enterré auprès du sien propre.

 

Quant aux dispositions du général, dans la supposition où Henry serait encore vivant, personne ne les connaissait, sauf peut-être M. Lawson.

 

L’avoué obéit fidèlement aux dernières volontés du vétéran et consacra la somme considérable qui lui avait été laissée en perquisitions sur le théâtre de l’événement et en avertissements par la voie de la presse.

 

Tout fut inutile. À l’exception de ce qu’il avait déjà appris à Rome même, il n’entendit plus parler de Henry, vivant ou mort, et à l’expiration d’un temps normal, il donna congé à ses émissaires et cessa d’adresser ses réclames aux journaux.

 

CHAPITRE LVIII

Le jeune squire de Beechwood.


À la mort du général Harding, son fils Nigel entra en possession de Beechwood et, très-peu de temps après, sans respect pour son deuil et pour la mémoire de son père, il devint l’époux, mais non le maître, de Belle Mainwaring.

 

Personne ne songea à lui contester ses droits sur la propriété. Il était le fils aîné et, croyait-on, l’unique fils du vétéran. Le bruit de la mort du cadet, pendant le siége de Rome, se répandit dans le comté et fut généralement considéré comme authentique.

 

Eût-on même admis que Henry fût encore vivant, on supposait que les biens du général Harding se trouvaient substitués et que, par conséquent, Nigel en était le légitime propriétaire. Ceux qui désiraient en savoir davantage et qui prenaient la peine de s’enquérir auprès de M. Woolet, le nouvel agent d’affaires de la propriété, recevaient de cet honorable personnage l’assurance de la solidité des droits de son client. Il parlait avec emphase de certain document, revêtu d’une certaine date et précieusement enfermé dans une caisse d’étain ornée d’une majestueuse étiquette. Cette caisse elle-même occupait la place la plus apparente sur les rayons de son cabinet, de façon qu’aucun client ne pouvait venir consulter M. Woolet sans s’apercevoir qu’il avait l’honneur de parler à l’avoué chargé de la conservation des titres de propriété et autres actes de propriété et autres actes de notoriété de NIGEL HARDING, ESQ., DE BEECHWOOD-PARK, BUCKS. Telle était l’étiquette inscrite sur la fameuse caisse.

 

Quant à la propriété des terres composant le domaine de Beechwood, il ne s’élevait à cet égard, comme il a été dit, aucune contestation. Il avait autrefois été question de leur partage entre les deux frères ; mais on avait appris l’existence d’un testament attribuant le tout à l’aîné, et comme le fils cadet passait pour mort, le point ne semblait plus matière à discussion.

 

Par le fait, le souvenir de Henry Harding était presque éteint. Depuis plus d’un an le pauvre jeune homme avait disparu du pays et, pour la société qu’il avait l’habitude de fréquenter, loin des yeux signifie loin du cœur. Généreux, mais d’un caractère assez insouciant, on le considérait comme peu susceptible de faire son chemin dans le monde, soit au point de vue de la renommée, soit à celui de la fortune.

 

Il était mort maintenant ; on n’y pensait plus et son frère Nigel passait pour l’un des plus heureux jeunes hommes de l’Angleterre et l’un des plus riches squires du comté de Buckingham.

 

En tous cas, il paraissait en devoir être l’un des plus notoires, car le mari de Belle Mainwaring ne pouvait se dissimuler derrière un nuage. S’il lui avait plu par hasard de mener une existence retirée, Belle n’était pas femme à se faire la compagne de sa solitude ; il ne tarda pas à s’en apercevoir.

 

La tranquillité, qui régnait jadis à Beechwood-Park, disparut comme par enchantement du jour où miss Belle Mainwaring en devint la maîtresse. Le majestueux silence des futaies, autrefois troublé seulement par le cri de l’orfraie et le roucoulement de la tourterelle sauvage, retentissait actuellement et sans intermittence des sonores éclats de la voix humaine.

 

Sous le sceptre de cette nouvelle maîtresse… car elle l’était dans toute l’acception du mot… Beechwood devint le centre de tous les plaisirs. L’élite de la société du voisinage y accourut, trop heureuse d’accepter une hospitalité qui s’exerçait dans d’aussi larges et brillantes proportions. Ce n’était que promenades et cavalcades au printemps, fêtes de l’arc en été, chasses à courre en hiver, dîners et bals en toute saison de l’année.

 

Belle Mainwaring avait reçu le prix de son exquise beauté, et sa mère, la récompense de son habileté consommée. La veuve du colonel anglo-indien avait, en effet, trouvé, dans le château, une place qu’elle ne partageait pas avec la sœur de l’ancien propriétaire. La vieille fille avait disparu un peu avant le mariage de Nigel et s’était transportée avec son éternel tricot dans une humble demeure en rapport avec la modique fortune que lui avait léguée son frère. Son fauteuil, la veuve Mainwaring l’occupait aujourd’hui ; mais elle le retira, dès le principe, du coin où la tante de Nigel l’avait toujours si modestement laissé.

 

Ainsi s’écoulèrent quelques années en fêtes et réjouissances continuelles offertes à tout le voisinage. Invités et spectateurs y participèrent, tous avec admiration, beaucoup avec une secrète envie.

 

Pouvait-il en être autrement dans un séjour où deux jeunes gens à la physionomie attrayante se livraient sans réserve à l’enivrement que procurent la fortune et la position sociale, tout ce qui, en un mot, rend l’existence aussi belle que désirable ?

 

Avec un peu de perspicacité, cependant, on aurait pu remarquer que, sous cette joie apparente, se cachait un sentiment ressemblant à un chagrin.

 

Je m’en aperçus, moi, bien que, par suite de l’incident du bal, j’eusse cru devoir me dispenser de rendre visite aux nouveaux propriétaires de Beechwood-Park.

 

Mais d’autres maisons m’étaient encore ouvertes et grâce à elles je me trouvais assez souvent en contact avec les deux époux en même temps qu’avec l’intéressant individu à qui je devais d’avoir vu effacer mon nom du carnet de danse.

 

Plus je m’instruisais, plus je remerciais le ciel de m’avoir éclairé à temps.

 

Sans un hasard heureux, peut-être eût-il fallu me compter au nombre de ces papillons qui, l’aile brûlée et recroquevillée, rampaient encore autour de Belle Mainwaring longtemps après son mariage.

 

C’était sans doute la vue de tous ces martyrs de l’amour qui assombrissait le front de Nigel Harding et allumait dans ses yeux cette flamme sinistre, stigmate de son origine demi-orientale. Je ne m’en inquiétais guère, au reste, n’ayant jamais éprouvé beaucoup de considération pour le personnage.

 

Sa femme m’intéressait davantage ; je cherchais avec un peu plus d’attention les causes de préoccupations chagrines, évidentes pour moi. Au milieu de ses éclats de gaieté, elle avait des moments d’abstraction, même quand de galants propos lui étaient glissés dans l’oreille.

 

Selon toute apparence, elle ne ressentait pour son mari aucun sentiment de jalousie ; au contraire, elle semblait ne supporter sa présence qu’avec une sorte de répugnance, et, quand il s’éloignait, éprouver un immense soulagement.

 

Je saisissais d’autant plus facilement toutes ces nuances que j’en connaissais les causes.

 

La courte conversation que j’avais involontairement entendue sous le cèdre était suffisamment explicite. Nigel Harding avait épousé une jeune fille qui ne devait jamais être sa femme, dans la véritable acception du mot.

 

L’aimer, elle ne le pouvait certainement pas, et elle ne l’aimait pas non plus ; mais il n’était pas certain qu’elle n’en pût aimer et n’en aimât pas un autre. Cette dernière hypothèse était pour moi une certitude. Quel était cet autre ? Voilà ce que je ne savais pas, bien que j’avoue m’être livré à de nombreuses conjectures. Tantôt je m’imaginais que c’était l’homme qu’elle avait si cruellement joué. Tantôt je croyais que c’en était un autre qui, avec moins de cruauté, mais une égale fermeté, l’avait elle-même dédaignée.

 

Ma dernière rencontre avec miss Belle Mainwaring… je veux dire Mme Nigel Harding… eut lieu dans une assez étrange circonstance.

 

C’était après un dîner donné par un gentilhomme campagnard, sur les confins de Berks.

 

Enveloppé de mon manteau, j’attendais la modeste citadine qui devait me transporter à la gare du chemin de fer et que le sommelier de mon hôte avait envoyé chercher en s’écriant pompeusement : « La voiture du capitaine R*** »

 

En face de moi était un élégant équipage, attelé de deux chevaux splendides. Un majestueux cocher occupait le siège, le fouet sur la cuisse ; un non moins majestueux valet de pied se tenait au marchepied. L’or étincelait sur la livrée des laquais et un large écusson couvrait presque entièrement le panneau de la portière. Le tout formait un singulier contraste avec le pauvre fiacre qui venait justement de prendre la file.

 

– À qui appartient cet équipage ? me demandai-je mentalement.

 

La réponse m’arriva par la voix de stentor du sommelier. C’était la voiture de Nigel Harding.

 

Presque au même instant il sortit, accompagné par sa femme.

 

Je me rangeai de côté pour leur livrer passage.

 

Il s’élança le premier dans la voiture, comme s’il était entraîné malgré lui. La dame, resplendissante sous ses fourrures… c’était en hiver… se disposa à le suivre.

 

Elle avait le pied sur une des marches rabattues, lorsque les chevaux, piaffant déjà d’impatience, firent un faux départ, vigoureusement réprimé par le cocher. Mais la jeune femme perdit l’équilibre et serait tombée sur le sol si je ne m’étais avancé pour l’en empêcher. Par un sentiment de politesse tout machinal, j’étendis mes bras entre lesquels vint choir Mme Nigel Harding.

 

– Vous ! c’est vous ! murmura-t-elle d’un ton qui me frappa et qui témoignait de moins de reconnaissance que de contrariété.

 

Puis, se dégageant de mon étreinte, elle fit tomber son dépit sur le cocher et sauta dans la voiture qui s’éloigna rapidement.

 

Cette conduite avait lieu de me surprendre ; mais celle du mari m’étonna davantage encore. Quand l’équipage s’ébranla, je pus, avec la lumière de la lampe tenue par le sommelier, apercevoir son visage. La tête passée à travers la portière, il fixait son regard sombre, non pas sur son cocher, mais sur moi-même, comme si, lui aussi, se trouvait froissé de mon acte de politesse involontaire.

 

Je ne les revis l’un et l’autre que cinq ans après. Je les avais à peu près oubliés, lorsqu’un événement, survenu à bien des milliers de milles de l’Angleterre, rappela à mon souvenir le jeune squire de Beechwood-Park et, par suite, son intéressante épouse.

 

L’événement dont je parle était assez étrange par lui-même, il eut, en outre, de sérieuses conséquences pour plusieurs des personnages de cette histoire et, en particulier, pour Nigel Harding.

 

Peut-être eut-il mieux valu pour eux qu’il n’arrivât pas… Mais n’anticipons pas, racontons.

 

CHAPITRE LIX

Dans l’Amérique du Sud.


Après cinq années d’un voyage exclusivement consacré au nouveau monde, je me trouvais dans la partie méridionale du continent américain, sur les rives de la Plata.

 

La volonté aussi bien que le hasard, les affaires non moins que le désir de voir du pays, m’avaient conduit dans la république Argentine et de là dans une des hautes provinces que borde le Parana.

 

Je traversais le Campo, à vingt milles environ au nord de Rosario, mon point de départ.

 

Mon but était l’estancia d’un colon anglais, un vieil ami de collège qui s’était établi, comme éleveur de bestiaux et producteur de laine, à cinquante milles de Rosario.

 

J’étais à cheval et seul, n’ayant pu engager de guide. Mais sachant que la résidence de mon ami se trouvait près des bords de la rivière, je m’étais imaginé que je la trouverais sans difficulté.

 

D’autres estancias étaient disséminées le long de ma route, en petit nombre il est vrai, mais encore assez rapprochées l’une de l’autre pour que je pusse m’assurer que je restais dans le bon chemin.

 

En outre, la rivière me servait, dans une certaine mesure, de point de repère ; dans tous les cas, en ne la perdant pas de vue, je ne risquais pas de m’égarer beaucoup.

 

Mon cheval était une bête excellente et je comptais bien faire mes cinquante milles… une bagatelle pour un cheval sud-américain… avant le coucher du soleil.

 

Et j’y aurais certainement réussi, si le règne animal n’avait compté dans son sein une créature telle que le bisacha, qui a l’habitude détestable de creuser, dans le Ottawa, des sillons tellement profonds qu’ils constituent, en certains endroits, de fort dangereuses chausse-trapes pour les chevaux.

 

Ma monture fut assez imprudente pour enfoncer le pied dans un de ces sillons ; elle plongea, trébucha et finit par s’abattre, entraînant, comme de juste, son cavalier dans sa chute. Je ne fus moi-même que légèrement contusionné ; l’état de mon cheval était beaucoup plus grave.

 

Après l’avoir remis sur ses jambes, je reconnus qu’il pouvait à peine se tenir et encore moins me porter pendant les trente milles qui me séparaient encore de l’estancia de mon ami. Un de ses paturons de devant était foulé, et c’est tout au plus s’il put me suivre en boitant quand je quittai le théâtre de l’accident.

 

Je me voyais forcé désormais de finir la route à pied, outre le désagrément de prolonger de vingt-quatre heures mon voyage. La perspective n’avait rien d’agréable et je commençais à maudire ma mauvaise fortune, lorsque j’aperçus en face de moi, à une assez courte distance, des indices certains du voisinage d’une estancia.

 

C’était d’abord un bouquet d’arbres composé principalement de pêchers. En soi-même, ceci ne constituait pas une preuve convaincante, car, sur diverses parties du territoire argentin, le pêcher croît spontanément. Mais, à travers le vert feuillage, j’avais entrevu autre chose : un mur blanc et, à l’entour, un treillage palissadé indiquant un enclos.

 

Je me dirigeai de ce côté, traînant mon cheval boiteux, dans l’espoir de l’échanger contre une monture capable de me porter à destination. En supposant que je ne pusse effectuer ce troc, je pouvais toujours laisser là ma bête et continuer pédestrement ma route.

 

À mesure que je m’approchai de l’habitation, je découvris d’abord qu’elle me promettait au moins un abri pour mon quadrupède blessé, ensuite qu’il était plus que probable que j’y trouverais à me remonter.

 

J’arrivai enfin en vue de la maison, après avoir dépassé le rideau d’arbres qui l’abritait. De dimensions médiocres, construite dans le style d’une villa italienne avec une verandah sur la façade, elle avait une apparence de coquetterie et de confort qui me séduisit. Par derrière, également enfermés dans l’enclos, s’élevaient les bâtiments d’exploitation, paraissant dans un parfait état d’entretien.

 

Je ne doutai pas que, dans le nombre, ne se trouvât une écurie renfermant un cheval de réserve.

 

Je m’avançai vers la porte de l’enclos faisant face à l’habitation et signalai ma présence en frappant la palissade du gros bout de ma cravache.

 

En attendant une réponse, j’examinai l’établissement. Il ne ressemblait pas tout à fait à celui des créoles ; le jardin témoignait de soins particuliers ; la verandah, toute tapissée de roses, en particulier, dénonçait l’Européen. Le propriétaire pouvait être un Anglais, un Français, un Allemand ou un Italien, car, parmi les colons de cette partie de l’Amérique du Sud, on rencontre toutes ces nationalités.

 

Ma curiosité, excitée au plus haut point, ne tarda pas à être satisfaite. Un homme paraissant sortir des communs, se dirigea vers la porte. Épaisse barbe noire, œil d’aigle, dents blanches, nez fortement aquilin… tout chez lui était italien. Un orgue sur les reins et un singe sur l’épaule n’eussent pas mieux constaté son lieu de naissance.

 

Je la connaissais avant qu’il ouvrit la bouche pour me demander :

 

– Che e, signor ?

 

En dépit de son teint presque noir, cet homme n’avait rien de repoussant dans la physionomie. Au contraire, l’impression que je ressentis fut que j’étais tombé sur de bons Samaritains.

 

Heureusement encore, je parlais, ou plutôt baragouinais assez l’italien pour me faire comprendre.

 

– Mon cheval ! dis-je en montrant l’animal qui se soutenait à grand’peine, une de ses jambes de devant à six pouces de terre. Il lui est arrivé un accident, comme vous voyez, et il ne peut plus marcher. Je l’ai amené ici pour vous prier de le garder jusqu’à ce que je puisse l’envoyer prendre. Je vous indemniserai pour la peine ; et peut-être, ajoutai-je, en désignant de l’œil les communs, pourriez-vous me prêter une monture quelconque pour me rendre chez un ami auquel je vais rendre visite et qui demeure à une trentaine de milles d’ici.

 

L’homme promena ses regards étonnés de moi à mon cheval et de mon cheval à moi ; il les tourna ensuite vers la maison, comme s’il en attendait une réponse à ma requête.

 

Jamais regard humain n’évoqua une plus céleste apparition.

 

La porte de la maison s’ouvrit et une femme parut sous la verandah… une femme qu’on aurait put prendre pour un ange, n’eussent été les symptômes de maternité qui, à mes yeux, la faisaient plus ravissante encore.

 

Elle fit quelques pas et, regardant à travers les roses qui semblaient lui former comme une auréole, elle répéta la question qui m’avait été adressée, en y ajoutant toutefois un nom d’homme, car c’est à mon interlocuteur qu’elle s’adressait :

 

– Che e Tomasso !

 

La réponse de Tomasso ne fut qu’une traduction littérale de l’explication que je lui avais donnée. Après quoi, il attendit respectueusement.

 

– Dis à l’étranger, répondit la douce voix, qu’il peut laisser ici son cheval et qu’on lui en donnera un autre pour continuer sa route. Ajoute, Tomasso, que s’il veut prendre la peine d’entrer et d’attendre le retour de mon mari, il sera le bienvenu.

 

Inutile de dire que j’acceptai avec empressement cette aimable invitation.

 

Tomasso me prit la bride d’entre les mains et conduisit mon cheval à l’écurie.

 

Quant à moi, je passai le seuil hospitalier et me trouvai bientôt assis et causant avec une des plus charmantes femmes que j’eusse jamais eu le bonheur de rencontrer.

 

CHAPITRE LX

Hospitalité de l’autre Monde.


J’étais enthousiasmé de ma belle hôtesse et je bénissais maintenant l’accident qui m’avait jeté dans un semblable milieu.

 

Qui était-elle ? Qui pouvait-elle être ? Une Italienne, m’avait-elle dit, tout d’abord, et nous nous entretenions dans la langue de Dante et de Pétrarque.

 

Mais elle parlait l’anglais aussi bien au moins que moi l’italien, et j’appris bientôt de sa bouche que son mari était un Inglese.

 

– Il sera bien heureux de vous voir, dit-elle, car il lui arrive rarement de rencontrer un compatriote : les colons Ingleses, pour la plupart, ne s’avancent pas aussi loin dans l’intérieur. Il ne peut tarder à rentrer ; il s’est seulement rendu à l’autre estancia, j’entends celle de papa… et je pense que lui et mon cher frère Luigi auront organisé une partie de chasse à l’autruche. Mais la chasse doit être terminée à l’heure qu’il est, car ils ne poursuivent jamais l’oiseau après midi. Je suis certaine qu’il va bientôt revenir. En attendant, comment passerez-vous votre temps ? Voulez-vous examiner ces tableaux. C’est toutes vues de ce pays. Quelques-uns sont de mon mari, d’autres de mon frère Luigi. Parcourez notre petite galerie, tandis que je vais vous faire préparer une collation.

 

– Veuillez vous en dispenser, madame. Je n’ai besoin de rien.

 

– Cela peut être, signor… Mais les chasseurs d’autruche ?… Luigi viendra probablement avec mon mari… N’auront-ils pas faim, eux ?… Je vais m’occuper de leur dîner.

 

En disant ces mots, ma belle hôtesse sortit, m’abandonnant à une impatience qui n’avait aucun rapport avec le retour du mari ou du cher frère Luigi.

 

Pour « tuer le temps, » comme on me l’avait recommandé, je me mis à passer les tableaux en revue. Il y en avait environ une douzaine suspendus aux murs de la chambre dont ils formaient le principal mobilier. Les meubles brillaient généralement par leur absence ; on devait s’y attendre dans la province excentrique de Santa-Fé. Comme me l’avait dit la jeune femme, c’était, pour la plupart, des scènes du pays et, par cela même, fort intéressantes. Tous les genres de sport indigènes y étaient représentés : chasses à l’autruche, au jaguar ou au flamant, poursuites des chevaux et bestiaux sauvages et leur capture au moyen des bolas ou du lazo.

 

Ce qui me frappa tout d’abord, ce fut l’étonnante fidélité des détails : chardons gigantesques, arbres-ombas, immenses pampas, autruches, bestiaux et autres animaux sauvages, gauchos au pittoresque costume, tout vivait. Mais je n’étais pas préparé à ce que je découvris après un plus minutieux examen… Ces tableaux, le plus grand nombre au moins, constituaient des œuvres d’art susceptibles de prendre place dans n’importe quel musée du monde civilisé.

 

J’aurais éprouvé déjà une assez grande surprise de rencontrer une semblable galerie dans les plaines lointaines du Pavana ; mais ce qui me frappa le plus, c’est la pensée qu’ils avaient été peints sur les lieux mêmes.

 

Mon étonnement n’avait pas cessé encore, lorsqu’un bruit de voix venant du dehors interrompit mon examen et me ramena vers la fenêtre.

 

J’aperçus une scène exactement semblable à celles que je venais de voir reproduites sur la toile.

 

Sous l’ombre d’un gigantesque omba, planté devant la maison, quelques cavaliers mettaient pied à terre.

 

Je compris tout de suite quels étaient ces nouveaux venus ; une magnifique autruche mâle était couchée en travers d’une des selles et une femelle sur une autre. Une troisième dépouille cynégétique, une peau de jaguar, était roulée derrière un des chasseurs resté à cheval.

 

Deux des survenants étaient des gauchos ou bergers ; les deux autres ne pouvaient être que le mari et le « cher frère Luigi. »

 

Luigi… je le reconnus à sa physionomie franchement italienne… semblait indécis s’il descendrait de cheval ou poursuivrait sa route ; tandis que le jeune Anglais, qui parlait aussi italien, insistait pour le faire rester.

 

À ce moment, ma belle hôtesse parut sous la verandah et, s’avançant jusqu’à la porte de l’enclos, joignit ses sollicitations à celles de son mari, ajoutant, selon toute probabilité, qu’il y avait un étranger à la maison. Luigi se rendit, mit pied à terre et remit la bride à Tomasso qui était sorti des écuries et qui, avec l’aide des gauchos, se mit en devoir d’y conduire les chevaux.

 

Les deux jeunes gens entrèrent.

 

– Mon mari Henry et mon frère Luigi, me dit la charmante maîtresse des cérémonies.

 

Elle ne prononça aucun autre nom et, avant que j’eusse pu décliner le mien, commença à expliquer le motif de ma présence, ainsi que la requête que je lui avais adressée.

 

– Oh ! certainement, s’écria le jeune Anglais, nous vous prêterons un cheval et de grand cœur. Mais pourquoi ne pas rester avec nous un jour ou deux ? Peut-être ce délai suffira-t-il pour mettre votre monture à même de vous conduire chez votre ami.

 

– Mille grâces ! répondis-je.

 

J’avais le plus vif désir d’accéder à cette aimable invitation. En y réfléchissant, pourtant, je m’imaginai que l’hospitalité offerte était de cette nature particulière aux pays sud-américains… mea casa a su disposicion, señor… une simple formule de politesse. J’allais donc refuser sous quelque prétexte plausible ; mais de nouvelles et pressantes sollicitations de la part de mon hôte, auquel sa charmante femme et Luigi s’adjoignirent, ne me permirent pas de douter de leur sincérité.

 

Je m’inclinai donc avec reconnaissance et m’engageai à rester, comme on m’y engageait, un jour ou deux à l’estancia.

 

J’y restai trois jours, les plus agréables de ma vie. Je ne les passai pas tous sous le toit de « mon mari Henry » car « frère Luigi » possédait une estancia considérable dont celle de sa sœur et de son beau-frère n’était qu’une annexe. On m’y conduisit et j’y rencontrai une autre belle hôtesse, une jeune Sud-américaine qui en était devenue, depuis peu, la maîtresse, et le père de Luigi, un vénérable Italien qui, en réalité, était le chef reconnu de la petite colonie.

 

Une distance d’un demi-mille seulement séparait les deux établissements, et, en passant de l’un à l’autre, y dînant alternativement, chassant entre temps l’autruche, les trois jours passèrent si rapidement que je m’imaginais avoir à peine vécu vingt-quatre heures.

 

Tomasso avait soigné mon cheval avec une adresse vraiment incroyable. La physionomie de cet homme avait pour moi un singulier caractère. Si je l’avais rencontré dans les montagnes de la Romagne et non sur les rives du Parana, je l’aurais certainement pris pour un brigand, bien que la ressemblance s’arrêtât à l’extérieur, à cette apparence pittoresque que nous sommes habitués à attribuer au bandit italien. Au fond, Tomasso était un honnête garçon, d’un caractère ouvert, adorant, c’est le mot, le signor et la signora au service desquels il s’était attaché.

 

Ce fut avec un chagrin que je ne cherchai pas à dissimuler qu’à l’expiration du troisième jour, j’appris, de la bouche de Tomasso, le complet rétablissement de mon cheval. Malgré les instances de mes hôtes, je me disposai à continuer mon voyage. On ne consentit à me laisser partir qu’après m’avoir fait promettre de m’arrêter à l’estancia, lors de mon retour à Rosario.

 

Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’espoir de renouer d’aussi agréables relations me rendit mon éloignement moins pénible.

 

CHAPITRE LXI

Un hôte inconnu.


Jusqu’à l’heure de mon départ, je n’avais pas entendu prononcer une seule fois le nom de mon hôte.

 

Celui de son beau-père avait souvent été mentionné. C’était signor Francesco Torreani, originaire de la Romagne, lequel était venu, plusieurs années auparavant, s’établir dans la république Argentine, comme beaucoup d’autres de ses compatriotes, pour améliorer sa condition.

 

Voilà, à peu près, tout ce que je savais. À vrai dire, grâce aux distractions de tout genre qui remplirent les heures de mon trop court séjour, je ne m’occupai que du présent sans m’inquiéter du passé.

 

Quel est l’homme qui, respirant à pleins poumons la libre et vivifiante atmosphère des Pampas, ou bondissant dans des plaines sans limites, sur le dos d’un cheval à demi sauvage, daigne se souvenir des chétifs plaisirs et des insignifiants chagrins d’une civilisation corrompue ? Il serait porté plutôt à les oublier complément.

 

Cette disposition d’esprit qui m’était particulière, mes nouveaux amis, les Torreani, semblaient l’éprouver comme moi.

 

Je ne désirais pas connaître leur histoire passée ; quel intérêt auraient-ils eu à me la communiquer ?

 

Aussi l’idée ne leur en vint pas et les quelques détails relatés plus haut ne me furent révélés que par les incidents de la conversation.

 

Si je savais peu de chose en ce qui concernait les Torreani, j’en appris moins encore sur les antécédents de mon hôte, mon propre compatriote cependant.

 

Comme je l’ai dit, j’étais arrêté sur le seuil et je lui adressais mes adieux sans avoir jamais su son nom.

 

Cela peut paraître étrange et demander une explication. Elle sera facile.

 

Dans les pays méridionaux de l’Europe, ainsi que chez leurs nationaux établis dans l’Amérique espagnole, le nom de famille de l’individu n’est presque jamais prononcé ; on ne le désigne que sous son nom de baptême, ou apellido.

 

Cette habitude, il est vrai, ne pouvait atteindre mon hôte anglais qu’en raison de son entourage italien.

 

Mais, pour des raisons que je n’avais pas le droit de rechercher, je le trouvai singulièrement réservé, toutes les fois que le hasard amenait la conversation sur l’Angleterre ; et bien qu’il ne témoignât d’aucun préjugé contre son pays national, il ne semblait lui porter qu’un intérêt secondaire ; il évitait même d’en parler.

 

Sur cette indifférence, j’avais échafaudé un système d’hypothèses. Je l’attribuais à des malheurs de jeunesse, peut-être à une exclusion sociale. Cette dernière conjecture me semblait toutefois un peu hasardée. Langage, manière, développement intellectuel et moral, tout, chez mon hôte, dénotait, sinon une haute naissance, au moins l’éducation qui accompagne généralement celle-ci. Plus d’une fois, dans la conversation, nous avions échangé les signes maçonniques des universités d’Eton et d’Oxford. Qui était-il ? D’où venait-il ? Ma curiosité était excitée au plus haut point ; mais, par savoir-vivre, je n’avais pas cherché à la satisfaire, au moyen de questions directes auxquelles, d’ailleurs, on n’eût peut-être pas répondu.

 

Ce doute, néanmoins, me tourmentait si bien quau dernier moment, je me résolus à l’éclaircir.

 

– Vous me pardonnerez, dis-je, si, après une hospitalité aussi gracieuse que peu méritée, je désire connaître le nom de mon hôte. Ce n’est pas par curiosité, veuillez le croire ; mais simplement pour savoir à qui je dois désormais adresser le juste tribut de ma reconnaissance.

 

– Il est vrai, capitaine, me répondit-il en riant, que vous ignorez encore mon nom. Je me rappelle maintenant que vous ne m’avez jamais adressé la parole que sous l’appellation italienne de signor. Quelle singulière négligence ? Vous garder trois jours sans vous dire mon nom !… C’est fort drôle, n’est-ce pas ?… Et tout à fait en dehors des habitudes anglaises ? Pour m’excuser autant qu’il est en mon pouvoir, j’adopterai la mode de notre pays et vous offrirai ma carte. Je crois qu’il m’en reste encore quelques-unes dans un vieux portefeuille. Permettez-moi d’y aller voir.

 

Mon hôte rentra dans la maison, nous laissant, sa charmante femme et moi, rire à notre aise de l’incident.

 

Il revint bientôt avec le portefeuille en question. Il en tira plusieurs petits cartons glacés, jaunis par la vieillesse, en choisit un et me le présenta.

 

N’osant, par délicatesse, lire l’inscription en sa présence, je me contentai de jeter négligemment les yeux sur la carte et lui adressant un adieu final… j’avais déjà pris congé de sa femme… je montai à cheval et m’éloignai.

 

La curiosité ne me permit pas de conserver longtemps l’impassibilité et la réserve de l’homme du monde. Tirant la carte de la poche où je l’avais introduite, je lus :

 

HENRY HARDING.

 

– Excellent nom anglais, pensai-je, et dont j’ai de bonnes raisons pour me souvenir.

 

Cependant il ne me vint aucunement à l’idée que le jeune estanciero des Pampas pût avoir la moindre relation de parenté avec les Harding de Beechwood-Park, dans le comté de Bucks ; et, sans autre réflexion, je plaçai la carte dans mon portefeuille et continuai mon voyage interrompu.

 

CHAPITRE LXII

Un légataire retrouvé.


Le lecteur s’étonnera sans doute de mon défaut d’intelligence et se demandera comment je n’avais pas reconnu en M. Henry Harding une ancienne connaissance.

 

Par le fait, ce n’en était pas une pour moi. Je ne l’avais vu qu’une fois, alors qu’adolescent encore imberbe, il était venu passer ses vacances à Beechwood. L’eussé-je même plus souvent rencontré, il est peu probable que, dans l’homme au teint bronzé, à la barbe épaisse, plus semblable à un Italien qu’à un Anglais et parlant de préférence l’idiome de la péninsule, j’aurais reconnu le jeune collégien, à moins que quelque circonstance fortuite n’eût ravivé mes souvenirs ; par exemple, peut-être, si j’avais entendu plus tôt prononcer son nom.

 

Actuellement, je poursuivais mon chemin, réfléchissant seulement que mon compatriote le colon était un bien beau jeune homme, fort heureux d’avoir pour femme une aussi admirable créature.

 

Quant à mes autres hôtes, le lecteur doit se rappeler qu’il les connaît beaucoup plus que je ne les connaissais alors moi-même. Tout ce que j’en savais se bornait à ce que j’avais appris pendant les trois jours qui venaient de s’écouler, et aucun de ces renseignements n’était de nature à me ramener, par association d’idées, à mes anciennes connaissances du comté de Bucks.

 

Ceci, j’espère, suffira pour expliquer l’indifférence avec laquelle je réintégrai dans mon portefeuille la carte de M. Henry Harding, après avoir lu le nom qui y était inscrit.

 

En arrivant à l’estancia de mon ami, je trouvai ce dernier assez inquiet de mon long retard. Il m’attendait trois jours plus tôt ; et si les herbes des pampas avaient eu le temps d’atteindre toute leur croissance, il aurait supposé ou que je m’étais égaré, ou que j’étais tombé entre les mains des voleurs, qui ne sont à craindre, dans la prairie, que lorsque ces gigantesques roseaux ont acquis leur entier développement.

 

Je lui dis la cause de mon retard et l’aimable hospitalité qui m’avait été octroyée. Je m’étendais avec plaisir sur ces détails, lorsque mon ami m’interrompit tout à coup.

 

– Avez-vous jamais connu un certain général Harding, de Bucks ? me demanda-t-il.

 

– Un général Harding, de Bucks ?

 

– Oui ! je sais que vous avez souvent visité ce comté. Le général Harding dont je parle est mort il y a cinq ou six ans.

 

– J’ai connu un général Harding, de Beechwood-Park, dans le Buckinghamshire, mais je n’ai eu avec lui que d’éphémères relations. Il est mort à peu près à l’époque dont vous parlez. Serait-ce celui-là ?

 

– Lui-même, par Dieu ! Beechwood !… C’est bien ce nom-là, je crois !… Nous le saurons tout à l’heure ! C’est fort singulier, continua mon ami en se levant et se dirigeant vers un secrétaire placé dans un coin de l’appartement, fort singulier, en vérité ! J’avais moi-même l’intention de me rendre à l’estancia où vous avez été si bien reçu… et pas plus tard qu’aujourd’hui, si je ne vous avais pas attendu… Et c’est en vous attendant que j’ai découvert… ce qui motivait mon dérangement. Je suis très-peu lié avec mon voisin anglais, M. Harding. Il ne fréquente que des Italiens et des Argentins, que nous ne voyons guère, nous autres Anglais. Mais il passe pour un homme de mérite, malgré tout.

 

– Je suis charmé de vous en entendre ainsi parler. C’est précisément l’impression que j’ai emportée de ma courte visite. Mais qu’a-t-il de commun avec le général Harding ?

 

Ma curiosité, ai-je besoin de le dire, était excitée à un tel point que je tirai la carte de mon portefeuille et la soumis à un nouvel examen.

 

– Eh bien ! dit mon ami en revenant au point de départ de notre conversation, tandis que j’attendais votre arrivée, il m’était impossible de quitter la maison. N’ayant pas d’autre distraction, je pris, pour les lire, quelques vieux journaux anglais. Nous n’en avons jamais ici de date récente ; mais ceux-là remontaient à quelques années. L’un d’eux était un numéro du Times… Et si jamais vous habitez les Pampas aussi longtemps que moi, vous lirez le Times avec volupté, quelle que soit sa date, depuis la première ligne jusqu’à la dernière, y compris les annonces. Je parcourais ces dernières, lorsque mes regards s’arrêtèrent sur un avis… que je veux vous faire lire à vous-même.

 

Je pris le journal que me présentait mon ami et lus l’annonce qu’il m’indiquait. Elle était conçue dans les termes suivants :

 

« HENRY HARDING : Si M. Henry Harding, fils du feu général Harding, de Beechwood-Park, dans le comté de Buckhingham, veut prendre la peine de passer chez MM. Lawson et fils, avoués, Lincoln’s Inn Fields, il y apprendra QUELQUE CHOSE DE TRÈS-AVANTAGEUX POUR LUI. M. Harding a été, pour la dernière fois, vu à Rome, pendant la tourmente révolutionnaire, et l’on suppose qu’il a pris part à la défense de cette ville. Magnifique récompense à toute personne qui fera connaître son adresse actuelle, ou, en cas de mort, indiquer l’époque et les circonstances du décès. »

 

– Qu’en pensez-vous ? demanda mon ami quand il s’aperçut que j’avais terminé ma lecture.

 

– Je me rappelle avoir déjà vu cette annonce, répondis-je. Elle a été insérée itérativement et a fait beaucoup de bruit à cette époque. On n’ignorait pas que le jeune Harding avait quitté l’Angleterre, mais personne ne savait pertinemment de quel côté il avait porté ses pas. C’était quelque temps avant la mort de son père. Le bruit courait qu’il avait été refusé par une jeune fille qu’il voulait épouser, et que j’ai connue moi-même ; puis, qu’il s’était rendu en Italie et qu’il avait été capturé par les brigands ou s’était affilié aux bandes de Mazzini et de Garibaldi. Mais personne ne savait la vérité, le général Harding ayant pour habitude de garder pour lui ses secrets de famille. Toutes ces suppositions ne se répandirent qu’après sa mort, au moment où parurent ces annonces ; alors le jeune homme avait depuis longtemps disparu et le fait n’excita que peu d’attention. On disait que son père lui avait laissé un legs et que c’était pour le lui délivrer que l’avoué le cherchait.

 

– C’est précisément ce que je pensais. Croyez-vous qu’on l’ait trouvé ?

 

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas connu le résultat de ces avis multipliés, ayant moi-même quitté l’Angleterre à cette époque et n’y étant pas retourné depuis.

 

– Ne pensez-vous pas que cet Henry Harding de l’annonce du Times et le jeune estanciero, votre hôte, soient une seule et même personne ?

 

– C’est possible et même probable. L’avis affirme que c’est à Rome qu’il a disparu et la famille dans laquelle il est entré vient de Rome. C’est ce qui m’a été dit à l’estancia. Ce peut-être le même individu ; il est possible aussi qu’il ait répondu à l’annonce et reçu ce quelque chose d’avantageux, quoi que ce soit… bien qu’à mon sens ce quelque chose fût peu de chose. Il était de notoriété que le général Harding avait légué à son fils aîné la totalité de ses biens et que Henry n’aurait pour tout héritage qu’un millier de livres sterling. Si cet Henry est mon hôte, il a, selon toute probabilité, reçu son argent. N’est-ce pas avec ce capital qu’il a pu s’établir aussi modestement en Amérique ?

 

– Non, je puis vous le certifier. Il est venu ici longtemps avant la date de l’annonce et n’a jamais, depuis, quitté le pays, pour aller aussi loin qu’en Angleterre, au moins.

 

– Il n’aurait pas eu besoin d’aller en Angleterre pour toucher ce mince héritage de mille livres. L’affaire a pu s’arranger par correspondance.

 

– C’est juste, mais j’ai de bonnes raisons pour croire qu’il tient à loyer seulement l’estancia où vous l’avez trouvé. Son beau-père est le véritable propriétaire des deux établissements ; et c’était ainsi dès le principe, longtemps avant que l’annonce eût pu être insérée dans le Times. Selon moi, il n’a jamais vu cette annonce ; et si c’est l’individu qui y est désigné, il serait bon qu’il la connût. Comme je vous l’ai dit, j’avais l’intention de me rendre chez lui et de l’interroger moi-même. Car bien que je n’aie entretenu avec lui que de rares relations, j’en ai entendu dire beaucoup de bien… pas comme éleveur, par exemple. Il est, pour cela, trop passionné pour la chasse, et je crains bien qu’il n’ait guère fait fructifier la dot de sa femme ou la fortune de son beau-père. J’ai entendu dire que son état de dépendance et son peu d’expérience agricole le chagrinaient sensiblement. Dans le cas où un legs lui aurait été fait et en supposant que ce legs fût encore à sa disposition, cet argent, j’en suis certain, serait le bien accueilli. À Londres, mille livres sterling ne sont rien ; c’est une fortune dans les Pampas.

 

– Vous avez parfaitement raison, répondis-je machinalement. Je me demandais s’il était possible que l’amant repoussé de miss Belle Mainwaring fût le même individu que j’avais vu marié à une femme valant dix mille fois mieux que cette infernale coquette.

 

– Voici ce qu’il faut faire, reprit mon hôte. Vous avez été invité à vous arrêter à l’estancia lors de votre retour à Rosario, n’est-ce pas ?

 

– Je l’ai formellement promis.

 

– Heureux coquin ! avoir fait deux aussi charmantes connaissances ; car la dame argentine ne le cède guère en beauté à sa belle-sœur l’Italienne ! Et tout cela, grâce à un faux pas de son cheval ! Par Jupiter ! je m’exposerais bien à me casser le cou chaque jour de l’année, dans l’espoir d’une chance semblable ! À ce point de vue, la fortune vous a toujours favorisé !

 

La chaleur avec laquelle s’exprimait mon ami m’amusa un instant. C’était un célibataire endurci que je ne croyais pas capable de baisser pavillon, même devant les charmes de la séduisante Lucetta… J’avais entendu nommer ainsi Mme Harding.

 

– Que vouliez-vous me proposer ? dis-je pour couper court à cette explosion d’enthousiasme.

 

– D’emporter avec vous le vieux numéro du Times et de faire lire l’annonce à M. Harding en personne. Je vous accompagnerai si vous voulez ; mais comme vous avez déjà fait connaissance et que vous en savez sur cette affaire plus long que moi, il me semble que c’est à vous qu’il appartient de la débrouiller. Qu’en dites-vous ?

 

– Je n’y fais pas d’objection.

 

– Tout va bien, alors. Maintenant il faut que je m’occupe de vous faire passer le temps aussi agréablement que possible ; mais je crains que ma maison de célibataire ne vous semble bien triste auprès de celle que vous venez de quitter. Le purgatoire après le paradis ! Ha ! ha ! ha !

 

Je ne pus m’empêcher de songer qu’il y avait un peu de vérité dans ces paroles ; mais je tâchai de déguiser ma pensée sous le rire avec lequel j’accueillis la plaisanterie de mon ami.

 

CHAPITRE LXIII

Un numéro du Times.


En dépit de ses précautions oratoires, les distractions imaginées par mon vieux camarade de collège furent loin d’être tristes et je ne m’ennuyai pas une minute pendant les huit jours que je lui consacrai.

 

Le matin du neuvième, j’étais à cheval, me disposant à retourner à Rosario, avec l’intention de m’arrêter, selon ma promesse, à l’estancia de M. Henry Harding, que je ne pouvais plus considérer comme un étranger, s’il était véritablement le fils du général anglo-indien.

 

Mon célibataire m’accompagna et j’eus le plaisir de provoquer une sympathique intimité entre deux de mes compatriotes dignes de se connaître mutuellement plus qu’ils ne l’avaient fait jusque-là.

 

La signora Lucetta se montra aussi charmante et aussi aimable que jamais, et bientôt nous vîmes les deux familles s’assembler sous le même toit, pour nous fêter plus amicalement.

 

L’hospitalité que nous reçûmes pendant plusieurs jours était bien de nature à nous la faire regretter et j’ai tout lieu de croire que mon vieux camarade reprit le chemin de son estancia solitaire avec la ferme résolution de se faire bénédictin.

 

Quant à moi, je n’étais plus traité en étranger. Mon hôte sud-américain était bien le fils du général Harding, de Beechwood-Park, l’objet même de l’annonce du Times, l’exilé volontaire jusqu’alors cherché vainement.

 

Dans un entretien que nous eûmes ensemble peu après mon arrivée, il me raconta son histoire, telle que j’ai essayé de la reproduire moi-même dans les pages qui précédent.

 

– Et ceci ? dis-je en montrant l’annonce du journal.

 

– Je ne l’ai jamais vue… c’est la première fois que j’en entends parler, répondit-il.

 

– Vous connaissiez la mort de votre père, je suppose ?

 

– Oh ! oui. Je l’ai apprise par les journaux, peu de temps après le triste événement. Pauvre père ! Peut-être ai-je agi trop inconsidérément !… Mais il est trop tard maintenant pour le reconnaître.

 

Voyant le chagrin qui assombrissait sa physionomie, à la pensée de son père, je m’empressai de changer de conversation.

 

– Et le mariage de votre frère, vous en avez aussi été informé ?

 

– Non, répondit-t-il à ma grande surprise. Il est marié ?

 

– Depuis longtemps ; son mariage a été également annoncé dans les journaux et avec assez de fracas, ma foi ! Il est étonnant que vous ne l’y ayez pas vu.

 

– Ah ! les journaux ! Je n’ai jamais ouvert une feuille anglaise depuis celle contenant l’avis du décès de mon père. J’en exécrais la vue, comme de tout ce qui venait d’Angleterre, du reste. Je n’ai même pas voulu me lier avec mes compatriotes établis dans ce pays, ainsi qu’on a pu vous le dire. Et quelle est la femme que M. Nigel Harding a daigné rendre heureuse ? Vous la connaissez, je suppose.

 

– Il a épousé une miss Belle Mainwaring, fis-je, en donnant à ma physionomie un air de profonde innocence et non sans une certaine appréhension du chagrin que pouvait faire naître cette nouvelle.

 

Je me trompais, le jeune homme resta impassible.

 

– La dame ne m’est pas inconnue, répondit-il avec un sourire ironique. Elle et mon frère sont faits pour se rendre mutuellement très-heureux. Leurs caractères, je pense, s’accordent admirablement.

 

Je comprenais parfaitement le sens de cette observation. Je m’abstins, toutefois, d’en rien témoigner.

 

– Mais, dis-je en revenant à l’annonce, que comptez-vous faire de ceci ? Vous voyez qu’il est question de quelque chose d’avantageux pour vous.

 

– Presque rien, je m’imagine. Je crois savoir de quoi il s’agit… un millier de livres sterling que mon père a promis de me laisser après sa mort. C’était prévu dans son testament. Ce testament…

 

Il s’interrompit et un sourire amer plissa ses lèvres ; mais sa physionomie s’éclaircit presque aussitôt.

 

– Eh bien, je devrais m’en réjouir, de ce testament, bien qu’il m’eût déshérité. Car sans lui, signor, ajouta-t-il, oubliant qu’il parlait à un compatriote, sans lui, je n’aurais jamais connu ma chère Lucetta, et j’ose croire que vous conviendrez que de ne pas la connaître c’eût été le plus grand malheur qui eût pu m’arriver dans ma vie.

 

C’était là un singulier appel, on en conviendra ; mais je ne pus me dispenser d’y répondre.

 

Il aurait continué à broder sur cet agréable thème ; mais le moment approchait où nous devions rejoindre ces dames et je fus obligé d’appeler de nouveau son attention sur le véritable objet de notre conversation particulière.

 

– Quand ce ne serait que mille livres, dis-je, la somme vaut la peine de s’en occuper.

 

– C’est juste, répliqua-t-il, et j’ai quelquefois songé à la réclamer… j’entends dans ces derniers temps. Dans le principe, j’étais tellement chagrin de tout ce qui s’était passé en Angleterre que j’étais bien décidé à refuser même le misérable legs qui m’était attribué. Mais, pour parler vrai, je n’ai pas gagné ici beaucoup d’argent et je commence à me considérer plutôt comme le pensionnaire de mon digne beau-père que comme son fermier. Avec mille livres, bien à moi, je me relèverais un peu dans ma propre estime.

 

– Que décidez-vous alors ? Voulez-vous partir avec moi et venir chercher la somme en Angleterre ?

 

– Non, non, mille fois non ! Quand il s’agirait de dix mille livres sterling, je ne consentirais pas à m’éloigner de cette heureuse demeure et à abandonner ma douce vie sud-américaine. Si, comme je le crois, mille livres se trouvent déposées en mon nom chez MM. Lawson et fils, je puis me les procurer par fondé de pouvoir… Vous allez partir pour l’Angleterre, n’est-ce pas ?

 

– Oui, par le premier steamer.

 

– Eh bien, pourquoi ?… Mais je craindrais d’être importun. Vous avez à vous occuper de vos propres affaires.

 

– Mes affaires ne sont pas si considérables que je ne puisse m’occuper de celles que vous voudriez bien me confier. Je me trouverai assez indemnisé de mes peines par l’hospitalité que j’ai reçue dans votre estancia.

 

– Oh ! ne parlons pas d’hospitalité ! D’ailleurs, ce n’est pas à moi que vous en êtes redevable. C’est Lucetta qui vous a accueilli la première. Si j’avais été présent, reconnaissant en vous un Anglais, peut-être me serais-je empressé de vous prêter un cheval et de vous congédier ; étant Anglais moi-même, je vous aurais, selon toute probabilité, volé votre magnifique bête et donné une rosse en échange. Ha ! ha ! ha !

 

Je fis chorus, comprenant que cette sardonique observation n’était qu’une plaisanterie.

 

– Sérieusement, continua-t-il, vous pouvez me rendre ce service beaucoup mieux qu’aucun chenapan d’homme de loi. Allez trouver ce Lawson, de Lincoln’s Inn Fields. Ni le vieux légiste ni son fils ne me sont totalement inconnus… C’est d’assez braves gens… je veux dire, pour des avoués. S’ils ont de l’argent à moi, ils le remettront sans aucun doute. Je vous donnerai une lettre vous autorisant à le recevoir et vous adresserez la somme à quelque banquier de Buenos-Ayres, de façon qu’elle me parvienne par l’intermédiaire de ses correspondants de Rosario. Vous voudrez bien me rendre ce service, n’est-ce pas ?

 

– Avec le plus grand plaisir.

 

– Assez donc sur ce sujet. Ces dames vous attendent. Vous aimez la guitare, je crois, et j’entends Lucetta accorder la sienne. Luigi chante comme un autre Mario et la señorita, comme il appelle sa Sud-américaine, est un vrai rossignol. Écoutez ! on nous appelle. Venez-vous, capitaine ?

 

Je n’avais nul besoin d’être sollicité pour obéir à ces voix argentines qui réclamaient notre présence dans l’appartement voisin.

 

CHAPITRE LXIV

Le Testament du Général.


Deux mois après, je me trouvais sous un ciel bien différent de celui qui surplombe la région du Pavana et qui ressemble à du saphir en fusion, dans une chambre qui se rapprochait autant du cuarto de l’estancia sud-américaine qu’une cellule de Newgate d’un appartement du palais de Buckingham. J’entrais dans la poudreuse officine d’un légiste de Lincoln’s Inn… Lawson de son nom.

 

Ce fut le vieil avoué qui me reçut. Il avait l’air du plus honnête homme du monde ; et, comme je le sus plus tard, l’apparence ne mentait pas.

 

– En quoi puis-je vous servir, capitaine ? me demanda-t-il poliment, les yeux fixés sur la carte de visite que je lui avais fait parvenir en guise d’introduction.

 

– Voici qui vous renseignera, répondis-je en lui présentant un vieux numéro du Times ouvert à l’endroit d’une annonce entourée d’un filet de crayon rouge. Je pense que c’est à votre maison qu’il y a lieu de s’adresser ?

 

– Oui, s’écria-t-il en sautant sur son fauteuil comme si je lui présentais la gueule d’un pistolet. Il y a longtemps que cet avis a été inséré !… Mais n’importe !… Pouvez-vous me renseigner sur la personne qui en fait l’objet ?

 

– Peut-être, répondis-je avec réserve, ignorant encore jusqu’à quel point je pouvais engager les intérêts de mon mandant.

 

– Il vit encore, alors ?… J’entends M. Henry Harding.

 

– J’ai d’excellentes raisons pour le croire. Je l’ai vu il y a deux mois à peine.

 

– Par…

 

Le légiste laissa échapper une exclamation anti-professionnelle, mais qui lui était arrachée par l’étrangeté de la situation.

 

– Ceci est sérieux, continua-t-il, très-sérieux, en vérité. Mais, monsieur… je vous demande pardon… capitaine, permettez-moi de vous demander de quelle part vous venez. Je vous connais de nom et je crois pouvoir me fier à vous… Êtes-vous un ami de M. Nigel Harding ?

 

– Si je l’étais, M. Lawson, je ne vous donnerais pas le renseignement que je me suis chargé de vous communiquer. D’après tout ce que j’ai appris, M. Nigel Harding serait le dernier homme au monde à se réjouir de savoir que son frère est vivant.

 

Cette simple phrase fit sur le légiste l’effet d’une pile électrique. Je vis, tout de suite, qu’il était pour nous, de même qu’il n’eut pas de peine à s’apercevoir que je pensais comme lui. On m’avait déjà informé qu’il n’était plus l’homme d’affaires du domaine de Beechwood.

 

– Et vous m’assurez qu’il est vivant ? reprit-il avec une solennité indiquant suffisamment l’intérêt qu’il attachait à ma réponse.

 

– La meilleure preuve que je puisse vous en donner est ceci.

 

Et je lui mis entre les mains la lettre de Henry Harding demandant la délivrance de son legs présumé de mille livres.

 

– Mille livres sterling ! s’écria l’avoué après avoir lu. Mille livres !… Cent mille livres, ni plus ni moins… Et les intérêts capitalisés… Et les hypothèques déjà prises… Et les gaspillages de Woolet, ce misérable fripon !… Ah ! voilà la punition de M. Nigel Harding et de sa douce moitié !

 

Je ne m’attendais pas à cette explosion. Je laissai le temps à M. Lawson de se calmer et le priai ensuite de s’expliquer.

 

– M’expliquer ! s’écria-t-il en mettant ses lunettes d’un air magistral et me montrant une véritable physionomie de légiste. Avec vous, monsieur, je le ferai avec le plus grand plaisir. Cette lettre me commande d’avoir en vous toute confiance… Ainsi, il est encore vivant, le brave enfant… le fils chéri de mon vieil ami Harding, ainsi qu’il me le disait lui-même à son lit de mort et dans son dernier soupir !… Dieu merci, il vit, et nous pouvons encore punir l’usurpateur et, en même temps, ce gredin de Woolet… Quelle heureuse nouvelle !… Quelle glorieuse révélation !… Quelle résurrection devrais-je dire !

 

– Mais que signifie tout cela, M. Lawson ? je suis venu vous trouver à la demande de mon ami, M. Henry Harding, que j’ai, par hasard, rencontré dans l’Amérique du Sud, sur les bords du Pavana, comme le dit sa lettre. Il m’a chargé d’une enquête que je cherche à faire de mon mieux… Il croit que vous avez entre les mains mille livres que lui a léguées son père, et m’a prié de les recevoir pour lui.

 

– Mille livres !… Le domaine de Beechwood ne vaudrait-il donc que mille livres !… Lisez, capitaine… lisez !

 

En disant ces mots il poussa devant moi une grande feuille de parchemin qu’il avait extraite d’un tiroir.

 

C’était un testament que je me contenterai d’analyser.

 

Révoquant un testament antérieur par lequel il laissait la totalité de ses biens à son fils aîné, Nigel, et un legs de mille livres à son fils cadet, Henry, le général Harding en intervertissait complètement les termes et attribuait le domaine à Henry et les mille livres à Nigel.

 

Par cet acte, très-explicite, MM. Lawson et fils étaient nommés exécuteurs testamentaires. Les dernières volontés du défunt ne devaient être dévoilées à Nigel Harding que si on acquérait la certitude que Henry était vivant ; pour arriver à cette certitude, le général ordonnait toutes diligences, soit par la voie des feuilles publiques, soit par tout autre moyen que les exécuteurs testamentaires jugeraient nécessaires.

 

En attendant, Nigel devait rester maître du domaine, conformément aux termes du premier testament ; au cas où la mort de Henry serait prouvée, on ne devait aucunement le troubler dans sa possession, sans, pour cela, l’aviser du dernier testament désormais considéré comme nul et non avenu.

 

Par un codicille, le général laissait à sa sœur une rente annuelle et viagère de deux cents livres sterling à prendre sur les revenus de ses propriétés.

 

Tels étaient les termes du singulier document dont l’avoué m’avait invité à prendre connaissance.

 

Ai-je besoin de dire la satisfaction mêlée d’étonnement que m’inspira cette lecture.

 

Mon aimable hôte, le jeune estanciero du Parana, ne pourrait plus se considérer comme l’obligé de son digne beau-père. Et quelque peu d’affection qu’il prétendit éprouver pour l’Angleterre, j’étais presque certain que la possession des domaines paternels ne manquerait pas de modifier ses préjugés contre son pays natal.

 

– De tout ceci, dis-je en m’adressant à l’avoué, il résulte que M. Henry Harding devient seul propriétaire du domaine de Beechwood ?

 

– C’est indiscutable, répondit M. Lawson… De toute la fortune de son père, à l’exception des mille livres et de la rente viagère.

 

– Ce sera pour M. Nigel une surprise peu agréable.

 

– Et pour M. Woolet donc ! Ils ont fait tous deux l’impossible pour m’empêcher de publier l’avis concernant le légataire perdu. Naturellement, ils pensaient que c’était simplement pour lui délivrer son pauvre legs de mille livres sterling. Cette somme, c’est à M. Nigel qu’elle appartient maintenant, et nous verrons jusqu’à quel point elle couvrira les dépens provenant du fait de M. Woolet. Sur ma parole ! ce sera un coup de tonnerre ! Et je vais sans tarder prendre mes mesures pour le faire éclater.

 

– Comment comptez-vous procéder ?

 

L’avoué me regarda fixement ; il semblait hésiter à me répondre.

 

– Excusez-moi, M. Lawson, dis-je. Si je vous ai adressé cette question, c’est uniquement par curiosité. Cela ne me regarde pas, je le sais.

 

– Vous êtes dans l’erreur, capitaine. Pardonnez ma franchise ; l’affaire vous concerne parfaitement, M. Henry Harding vous ayant donné plein pouvoir d’ester en justice en ses lieu et place.

 

– C’est vrai, mais seulement dans la supposition qu’il aurait à recevoir un legs de mille livres. Maintenant il s’agit, comme vous l’assurez, d’un héritage de cent mille livres sterling… Le cas est bien différent, et je crains qu’il ne dépasse de beaucoup mes pouvoirs discrétionnaires. Mais si je ne puis poursuivre l’affaire moi-même, je suis trop l’obligé de votre client pour ne pas me mettre complètement à votre disposition.

 

– C’est là précisément ce que je voulais vous demander et c’est ce qui explique mon hésitation de tout à l’heure. Je suis heureux de savoir que nous pouvons compter sur votre assistance. Nous en aurons certainement besoin. On ne lâche pas une fortune semblable sans la défendre du bec et des ongles. Nous devons nous attendre à une lutte sérieuse et à des manœuvres d’une honorabilité plus que douteuse, avec un adversaire tel que Woolet !… Un chicanier émérite qui fait lisière des principes les plus sacrés !

 

– Mais comment pourraient-ils attaquer le testament ? Il est d’une clarté et d’une netteté absolues et vous êtes certain que c’est le dernier en date.

 

– Signé par le général Harding, la veille de sa mort, par-devant témoins !… Voici leurs noms ! Il est en règle et indiscutable.

 

– Mais alors ?…

 

– Ah ! oui, mais alors ?… Il nous faudra prouver l’identité du demandeur ; c’est là le point capital !… Dites-moi ! À qui ressemble-t-il, notre jeune homme ? Sa physionomie s’est-elle beaucoup modifiée depuis qu’il a quitté l’Angleterre ?

 

C’est ce que je ne saurais vous dire.

 

– Comment !… Vous l’avez vu il y a deux mois !

 

– C’est vrai ; mais je puis presque dire que je le voyais ! pour la première fois. Je l’avais rencontré dans une réunion il y a six ans de cela, et j’avais perdu de lui tout souvenir.

 

– Il était très-jeune, poursuivit l’avoué, lors de cette malheureuse affaire… pas si malheureuse après tout. Sans doute, il aura beaucoup changé. Sa captivité parmi les brigands… ses combats sur les barricades… sa longue barbe… son teint bronzé par le soleil sud-américain, sans parler de la vie de chanoine qu’il mène !… Non, le Henry Harding d’aujourd’hui ne peut ressembler au Henry Harding qui a quitté son pays il y a six années. Sur ma parole ! Je vois là une redoutable difficulté. On trouve maintenant des gens disposés à prêter toute sorte de serments, à jurer que le blanc est bleu et même noir… s’il en est besoin et si on les paye bien. Dans l’espèce, l’argent ne manquera pas, non plus que la détermination de l’utiliser convenablement. Woolet ne s’arrêtera devant rien ; M. Nigel Harding n’éprouvera pas plus de scrupules… sans parler de Mme Nigel et de sa respectable mère. Nous aurons à lutter, capitaine… soyez-en convaincu !

 

– Vous ne semblez pas, cependant, éprouver beaucoup de crainte quant au résultat ? Fis-je, en remarquant l’air de triomphante confiance avec lequel s’exprimait l’avoué qui avait parlé, seulement au conditionnel, de la constatation de l’identité de son client.

 

– Pas la moindre… non, pas la moindre crainte ! Je ne redoute aucunes difficultés. Il aurait pu s’en présenter ; mais j’ai un moyen de les vaincre !… Rassurez-vous donc, capitaine. Vous serez prévenu en temps utile. Il ne me reste qu’à appeler toutes les parties devant la cour.

 

– Mais… vous n’entendez pas les actionner maintenant ?

 

– Non certes, capitaine. Je ne parlais qu’au figuré. Le premier point, c’est de faire venir ici M. Henry ; il faut l’envoyer chercher… Voyons !… Estancia Torreani, par Rosario, sur le Pavana, dites-vous. Mon fils va partir immédiatement pour l’Amérique du Sud. C’est un long voyage, mais n’importe ! On peut faire plus d’une fois le tour du monde pour cent mille livres sterling !… Maintenant, capitaine, j’ai deux grâces à vous demander : c’est d’abord d’écrire à votre ami, M. Henry Harding, pour l’informer de tout ce que je viens de vous apprendre. Mon fils emportera la lettre avec vos instructions. Ensuite, de me donner votre parole de garder le secret jusqu’à… eh bien ! jusqu’à l’arrivée de M. Henry Harding lui-même.

 

Naturellement je fis le serment demandé et donnai à M. Lawson junior toutes les indications nécessaires pour faciliter son voyage transatlantique. Puis, laissant mon adresse à M. Lawson junior, afin que l’avoué pût communiquer avec moi quand il le lugerait à propos, je quittai l’étude de Lincoln’s Inn Fields, aussi enchanté que surpris de la découverte que je venais d’y faire.

 

CHAPITRE LXV

Le Doigt du Destin.


Six mois après, je fus cité comme témoin dans un procès d’une nature assez ordinaire, d’ailleurs. Il sagissait d’un testament contesté.

 

Mais cette cause empruntait à des circonstances spéciales, ainsi qu’à la position sociale des parties, une gravité exceptionnelle et elle eut un retentissement bien susceptible de la faire ranger parmi les causes célèbres.

 

Harding versus Harding, c’est le titre sous lequel cette cause fut introduite en justice. Le défendeur était M. Nigel Harding, Esquire, de Beechwood-Park, Buckinghamshire ; le demandeur, M. Henry Harding, se prétendant demi-frère de son adversaire.

 

La contestation avait pour objet une fortune territoriale évaluée à cent mille livres sterling dont le défenseur était en possession, aux termes d’un testament fait par le général Harding, son père, un an environ avant sa mort, et parfaitement authentique.

 

Ce testament, reçu par un avoué de province nommé Woolet, contresigné par lui-même et par son clerc, agissant en qualité de témoin, attribuait au fils aîné, Nigel, la totalité de ses biens, déduction faite d’une somme de mille livres sterling léguée au second fils, Henry.

 

La donation était précise et régulière en même temps ; l’inégalité du partage semblait extraordinaire ; mais elle avait ses raisons d’être et personne ne contestait la validité du document.

 

La difficulté résidait dans l’existence d’un testament d’une date postérieure qui avait pour conséquence, une fois l’authenticité admise, de renverser radicalement les attributions du testament Woolet, puisqu’il donnait toute la fortune au fils cadet et mille livres seulement à l’aîné.

 

Cet étrange transfert était doublé d’une condition tout aussi étrange. La lecture du second testament démontra que le plus jeune des frères se trouvait à l’étranger au moment de sa confection et, bien plus, qu’on le croyait mort.

 

Un doute, quant au décès, devait exister néanmoins dans l’esprit du testateur ; c’est pourquoi il avait inséré cette condition que, dans l’éventualité de son retour, son fils Henry serait mis en tranquille possession de tous ses biens, toujours à l’exception du legs de mille livres précité.

 

Le légataire universel du second testament était revenu ; c’est, au moins, ce que prétendait M. Henry Harding, le demandeur.

 

Mais il ne fut pas envoyé en tranquille possession, comme l’ordonnait ledit testament.

 

Au contraire, ses droits allaient être passés au crible de la légalité et contestés avec toute l’énergie, l’âpreté et la finesse, plus ou moins loyale, qu’apportent les parties adverses dans ces sortes de débats.

 

La défense n’attaquait pas, au reste, la validité du second testament, reçu et rédigé par un légiste d’une indiscutable honorabilité.

 

Le procès tout entier reposait sur la question d’identité ; le défendeur affirmait que non seulement le demandeur n’était pas son demi-frère, mais encore qu’il n’existait entre eux aucun lien de parenté.

 

On n’avait pas une certitude absolue de la mort de Henry, mais on y croyait fermement. À l’appui de ces présomptions, le conseil du défendeur produisit – assez imprudemment, du reste, comme l’événement le démontra – des lettres écrites par le demandeur, c’est-à-dire par Henry Harding, prouvant qu’il en résultait que ce dernier avait été enlevé par une bande de brigands et menacé de mort, à moins qu’une certaine rançon ne fut envoyée pour sa libération.

 

Il fut prouvé que cette rançon n’avait pas été payée ; qu’elle avait bien été expédiée, mais trop tard, suivant la défense et de l’avis même des témoins du demandeur.

 

On présumait donc que les bandits avaient accompli le meurtre dont, par la voix de leur chef Corvino, ils avaient menacé la famille de leur prisonnier.

 

Telle fut l’impression produite sur l’esprit de « douze hommes bons et sincères[15] » par l’éloquent plaidoyer de l’éminent avocat auquel M. Woolet avait confié le soin des intérêts de son client.

 

En faveur de la demande, on avançait des faits presque incroyables.

 

Il était absurde de supposer – ainsi pensaient douze excellents négociants – que le fils d’un gentleman anglais, riche et de bonne naissance, aurait spontanément adopté l’infâme profession de peintre de tableaux, se fût exilé ensuite dans un pays tel que l’Amérique méridionale, et y eût oublié la position brillante qui pouvait être son lot en Angleterre, jusqu’au moment où un pur hasard lui rappelât le souvenir.

 

Peut-être auraient-ils compris cet exil volontaire de la part de leurs propres fils ; mais le fils d’un général, d’un gentilhomme campagnard, maître d’une si belle fortune territoriale ! c’est ce qui dépassait toute croyance.

 

Ils se sentaient disposés à ajouter foi à la partie du récit relative aux brigands, bien que ce fait leur parût quelque peu bizarre. Mais l’exil ! c’était un conte, bon tout au plus pour amuser des soldats de marine.

 

Tel était l’état de la cause, après plusieurs audiences consacrées à l’interrogatoire et au contre-interrogatoire des témoins, et le procès touchait à sa conclusion.

 

Tous les témoignages invoqués par l’avocat du demandeur furent impuissants à constater l’identité. Il fut impossible de faire entrer dans la cervelle d’un jury anglais que le jeune homme barbu et au teint bronzé, présenté comme le prétendant au domaine de Beechwood-Park, put être le fils de l’ancien propriétaire ; tandis qu’il croyait que le propriétaire actuel, le gentleman qui se tenait devant eux pâle et silencieux, l’était indubitablement.

 

« Possession vaut titre », dit le vieil adage. Une grande fortune aidant, cette maxime est toujours considérée comme un axiome par un jury de négociants anglais.

 

La cause du demandeur semblait désespérée. En dépit de tous les faits connus du lecteur, la réclamation de Henry allait être solennellement décrétée tentative de vol.

 

Les débats avaient suivi leur cours et étaient sur le point d’être clos, lorsque l’avocat du demandeur réclama l’audition d’un témoin qui avait été déjà interrogé relativement au premier testament et dont le témoignage avait semblé favorable à l’adversaire du demandeur.

 

Ce témoin n’était autre que M. Lawson senior, de la maison Lawson et fils, avoués, Lincoln’s Inn.

 

En prenant place dans la stalle des témoins, le vieux légiste promena sur l’assistance un regard ironique et malicieux à la fois. Les « douze hommes bons et sincères » ne comprirent tout d’abord rien à ce coup d’œil ; ils ne s’en rendirent un compte exact qu’après l’interrogatoire.

 

– Vous affirmez que le général Harding a reçu une seconde lettre de son fils Henry, demanda l’avocat du demandeur, après que Lawson eût respectueusement posé ses lèvres sur la Bible.

 

– Oui.

 

– Je ne parle pas des lettres déjà soumises à l’examen du jury. C’est une lettre écrite non par Henry lui-même, mais par le chef des bandits Corvino. – Le général l’a-t-il reçue ?

 

– Oui.

 

– Pouvez-vous le prouver ?

 

– Il me l’a lue, et, bien plus, me l’a remise pour la conserver.

 

– À quelle époque ce fait a-t-il eu lieu ?

 

– Très-peu de temps avant la mort du général. Pour préciser, le jour même où il a dicté le testament.

 

– Quel testament ?

 

– Celui qui fait l’objet de la réclamation du demandeur.

 

– Vous voulez dire que c’est ce jour-là qu’il a remis la lettre entre vos mains ?…

 

– Oui.

 

– Savez-vous quand le général l’a reçue ?

 

– L’estampille de la lettre l’indique, comme elle montre d’où elle est partie.

 

– Avez-vous cette lettre ?

 

– La voici.

 

Le témoin tira de sa poche un pli qu’il remit à l’avocat, lequel le passa au juge.

 

C’était un papier tout froissé, maculé d’estampilles postales, sali par le voyage et portant avec lui le parfum sui generis des officines d’avoués.

 

– Je prie Votre Honneur, dit l’avocat du demandeur, d’autoriser la lecture de cette lettre à messieurs du jury.

 

– Certainement, qu’on la lise ! répondit Son Honneur.

 

C’était la lettre adressée par Corvino au père de son prisonnier renfermant l’horrible menace et un contenu plus horrible encore.

 

La lecture de cette épître produisit une « certaine sensation parmi la cour ».

 

– M. Lawson, poursuivit le même interrogateur, quand l’émotion fut un peu calmée, voulez-vous parler au jury de l’objet signalé dans la lettre et qui était compris sous la même enveloppe.

 

– Le général m’a dit que c’était un doigt humain, celui de son fils. Il ne pouvait s’y tromper, grâce à une cicatrice bien connue de lui… la trace d’un coup de couteau donné par son frère, à la chasse, quand tous deux étaient encore enfants.

 

– Pouvez-vous dire ce qu’est devenu ce doigt ?

 

– Le voici. Le général me l’a remis en même temps que la lettre qui le renfermait.

 

Le témoin présenta le doigt en question. Cette terrible confirmation de son témoignage souleva chez tous les membres du jury un long frémissement d’horreur qui se prolongea longtemps après que M. Lawson eût quitté la stalle des témoins et regagné son siége.

 

– Votre Honneur ! dit l’avocat du demandeur. Je n’ai plus qu’un témoin à produire… M. Henry Harding.

 

– Ou la personne qui prétend porter ce nom, s’écria un des avocats institués par M. Woolet.

 

– Et qui prouvera qu’elle en a le droit ! répliqua l’avocat adverse d’un ton assuré.

 

Sur l’autorisation du magistrat, le demandeur prit place dans la stalle et devint aussitôt l’objectif de tous les regards.

 

Vêtu simplement, mais avec une élégance de bon goût, il avait les mains couvertes d’une paire de gants de daim.

 

– Veuillez retirer votre gant, monsieur, dit l’avocat. Je veux dire celui de la main gauche seulement.

 

Le témoin obéit.

 

– Maintenant, monsieur, ayez la bonté d’élever la main, afin que le jury puisse la voir.

 

Henry étendit la main… Il y manquait le petit doigt.

 

Nouvelle et profonde sensation !

 

– Votre Honneur… et vous, messieurs du jury, vous constatez que la main est privée d’un doigt ? !… le doigt, le voici !

 

En disant ces mots, l’avocat s’avança vers le témoin. Levant doucement la main de son client, il plaça le doigt contre le moignon d’où il avait depuis si longtemps et si cruellement été séparé.

 

Il n’y avait pas de doute possible sur l’accord parfait. La ligne blanche de l’ancienne cicatrice, partant du dos de la main et se continuant longitudinalement, venait aboutir à la racine de l’ongle. Un jury quelconque, eut-il été gagné même à prix d’argent, ne pouvait nier que le doigt coupé appartint à la main du témoin.

 

L’émotion générale était alors à son comble.

 

L’incident termina les débats. L’avocat du défendeur, laissant là son dossier, s’élança hors du prétoire et l’avoué Woolet le suivit aussitôt, l’oreille basse et la physionomie toute décomposée.

 

La délibération du jury ne dura que quelques instants. La cause de Harding versus Harding fut à l’unanimité résolue en faveur du demandeur et la partie adverse condamnée en tous les dépens.

 

CHAPITRE LXVI

Bilan général.


Quelques mois après le procès, un billet me convoqua à Beechwood-Park, me prévenant en même temps que, cette année, les réserves abondaient en gibier à poil et à plumes.

 

Ne tressaille pas, lecteur ! Ce billet ne provenait ni de Nigel Harding, ni de sa femme, Belle Mainwaring.

 

Les nouveaux propriétaires étaient des gens d’une autre espèce, heureusement, et d’anciennes connaissances du Parana… Henry Harding et sa belle sposa italienne, aujourd’hui définitivement installés dans le domaine.

 

Je n’étais pas le seul qu’ils eussent appelé à partager leur hospitalité. Le château regorgeait d’invités, parmi lesquels je revis avec un vif plaisir le ci-devant syndic du Val-d’Orno, Luigi Torreani et sa charmante Argentine.

 

Si Henry Harding avait perdu un de ses doigts, il avait retrouvé de vieux amis auxquels s’en étaient venus ajouter de nouveaux, tandis que Lucetta rayonnait au milieu des siens.

 

À Beechwood-Park, on s’amusait certainement autant et on y éprouvait peut-être un contentement intime plus profond que lorsque les fêtes étaient présidées par le peu aimable Nigel et son aussi peu aimable épouse.

 

Je ne les revis plus ni l’un ni l’autre ; jamais ils ne reparurent dans le pays. Mais j’entendis parler d’eux et j’appris que leur existence, bien que fort terne, comparée au luxe qui les avait entourés pendant un temps, était encore des plus supportables.

 

Henry ne connaissait pas la rancune. Il oublia le mal que lui avait volontairement fait son frère.

 

Quoique de mères différentes, ils procédaient tous deux du même père ; par amour et par respect filial, non seulement il chassa de son esprit toute pensée de vengeance, mais encore il déploya envers Nigel la plus noble générosité. Aux mille livres sterling léguées à son demi-frère, Henry y ajouta neuf mille autres, mettant ainsi Nigel et sa femme à l’abri du besoin, même en Angleterre.

 

Mais Nigel haïssait désormais l’Angleterre, sentiment partagé aussi bien par Belle que par la mélancolique veuve Mainwaring, laquelle ne pouvait songer sans désespoir à l’écroulement d’une fortune si habilement échafaudée.

 

L’Inde leur parut une terre de promission. Ils s’y rendirent, Nigel, pour devenir magistrat et rendre linjustice, peut-être, aux Taloukdars, sa femme, pour distribuer, aussi également que possible, entre les officiers de divers grades, ses sourires enchanteurs. Quant à la veuve, elle chercha l’oubli de ses peines dans des commérages ornés çà et là de quelque bonne calomnie.

 

Des renseignements plus récents me permettent de dire en quelques mots ce que devinrent les principaux personnages de cette histoire.

 

M. Woolet continue l’exercice de la chicane ; sa pauvre clientèle, mise en coupe réglée, lui fournit les moyens d’entretenir, à ses dépens, une voiture et un clerc chargé spécialement du rôle d’espion ; mais il n’a jamais réussi à s’introduire chez les grands ; de ces derniers, le général Harding fut son premier client et Nigel le dernier.

 

Doggy Dick finit par abandonner le brigandage, non pas qu’il éprouvât des remords, de quelque nature que ce fut, mais parce que cette pénible existence de proscrit ne convenait pas à sa nature. Après en avoir tâté suffisamment, le banditisme, en Italie, lui parut offrir moins de sécurité et même moins de plaisir que le braconnage, en Angleterre.

 

Il revint donc à son ancien métier ; de temps à autre, il en rompait la monotonie par quelque vol avec effraction et, à l’occasion, par un assassinat.

 

Le résultat de ces honorables distractions était inévitable. Une année environ après son retour, on lui passa une cravate de chanvre aussi étroite qu’aucune de celles qu’il eut jamais serrée autour du cou de ses victimes. C’est une récompense qu’il avait largement méritée, d’ailleurs, avant son exil sous le beau ciel de l’Italie.

 

Détournons nos regards de ce sombre personnage et occupons-nous de figures plus sympathiques.

 

Tomasso – le persécuté et dévoyé Tomasso – s’avance désormais d’un pas délibéré dans la voie du devoir que la proscription seule lui avait fait abandonner. Fidèle jusqu’au fanatisme à celui qu’il a arraché à la captivité et à celle dont il contribua à sauver l’honneur, il a été placé à la tête de la domesticité de Beechwood ; on le voit, chaque jour, vaguant dans la cour et les écuries de ce magnifique domaine, surveillant avec vigilance les moindres détails du service.

 

C’est à lui que l’auteur doit les renseignements donnés au lecteur sur la vie intime des bandits.

 

Grâce à l’influence de son nouveau client, le seigneur de Beechwood-Park, Lawson père a réussi à obtenir un siège au parlement. Quant à Lawson fils, il espère un jour s’y asseoir à côté de son senior.

 

Je n’ai plus qu’une tâche à remplir, la plus agréable de toutes, il est vrai… constater la prospérité des personnages les plus intéressants de mon récit.

 

Après un long séjour aux monts Chiltern, le syndic, Luigi Torreani et sa femme ont repris le chemin du Parana et sont rentrés dans leur demeure, non seulement d’adoption, mais de prédilection.

 

Ils y vivent encore. Le ci-devant syndic remplit, sur sa vaste estancia, le rôle d’un patriarche biblique ; son fils, moitié planteur, moitié peintre, fait valoir le domaine et sa belle-fille doit être, à la fois, femme du monde et femme de ménage.

 

Il est plus que probable qu’un jour ou l’autre, son gendre et sa fille iront l’y rejoindre.

 

Au milieu du luxe qui les environne, en dépit de l’influence sociale que leur a acquise moins la fortune que la noblesse de caractère, on entend souvent Henry et Lucetta regretter leur modeste habitation de l’Amérique méridionale.

 

Et cela se comprend. Pour des cœurs bien placés, contentement passe richesse ! Le libre exercice de la force physique n’est-il pas de beaucoup préférable à la fébrile agitation de notre société soi-disant civilisée ? Quel pays d’Europe, quelque beau qu’il soit, peut supporter la comparaison avec les splendeurs sauvages de la nature américaine… forêts, prairies ou pampas ?

 

C’est le domaine futur de la Liberté.

 

C’est le point qu’indique à l’humanité le DOIGT DU DESTIN.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Mai 2008

 

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[1] Ce mot est en français dans l’original. (Note du Traducteur)

[2] La roupie, monnaie indienne, vaut 2 fr.37 ; un lac comprend cent mille roupies ; un crore, 100 lacs ou 10 millions de roupies (Note du Traducteur)

[3] Le mot est en français dans l’original (Note du Traducteur.)

[4] On sait qu'en Angleterre, l'église et le cimetière de campagne se trouvent dans le même enclos ; d'où le nom de Church-Yard, (cour de l'église) donné génériquement au champ de repos. (Note du Traducteur.)

[5] Proverbe anglais (Note du Traducteur.)

[6] En français dans l'original. (Note du Traducteur.)

[7] Montaigne eût dit : Que sais-je ! et Rabelais : Peut-être (Note du Traducteur.)

[8] Afin de conserver l'équivoque, j'ai laissé subsister, sans le traduire, le mot qui, en anglais, veut dire capitaine. (Note du Traducteur.)

[9] Particule nobiliaire, équivalant au « de » français. (Idem).

[10] En français dans l'original. (Note du Traducteur.)

[11] Dans les pays de langue anglaise, l'attorney remplit les fonctions de notre ancien procureur ; ses attributions sont, par conséquent plus étendues que celles de l'avoué et participent à celles du notaire (Note du Traducteur.)

[12] Bas quartiers de Londres (idem)

[13] En français dans l’original (Note du Traducteur.)

[14] Le lecteur se souviendra que c'est un Anglais qui parle et un Anglais qui juge sévèrement la politique de son pays. Nous avons respecté le texte, mais nous n'avons pas besoin d'ajouter que nous laissons à l'auteur la responsabilité de cette appréciation, au moins fort originale, des événements romains de 1849. (Note du Traducteur.)

[15] Twelve men good and true.  Dénomination légale du jury en Angleterre. (Note du Traducteur.)