Jules Mary

 

 

 

LES FILLES DE LA POCHARDE

 

 

 

1897-1898

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Première partie  LE FILS DU MÉDECIN.. 3

I  « L’ENFANCE EST SANS PITIÉ ». 4

II  PREMIÈRES MENACES. 28

III  RÉVOLTÉES. 46

IV  EN FUITE.. 52

V  « GONICHE, SERRURERIE D’ART ». 82

VI  L’ENQUÊTE DE GAUTHIER.. 107

VII  GEORGES LAMARCHE.. 135

VIII  SÉPARÉES ! 146

IX  L’ENVERS DE LA VIE FOLLE.. 173

X  AMOUR ! 183

XI  LES DEUX SŒURS. 205

Deuxième partie  L’HOMME DU PRIEURÉ.. 224

I  UN PEU DE BONHEUR.. 225

II  LE BANQUIER MOËB.. 248

III  ENFIN !….. 265

IV  CELUI QUI VENGE.. 278

V  « LIS ! JE LE VEUX ! ». 299

VI  LE TRIOMPHE DE L’AMOUR.. 325

VII  DERNIER DANGER.. 329

VIII  L’ANCIENNE ROUTE ROYALE.. 343

IX  MARIAGES. 360

À propos de cette édition électronique. 378

 

Première partie

LE FILS DU MÉDECIN

I

« L’ENFANCE EST SANS PITIÉ »


L’orphelinat de Sainte-Marie, à Vouvray, est un grand bâtiment carré, de construction récente, affectant au-dehors l’aspect d’un couvent. Les fenêtres des dortoirs, qui donnent sur la campagne, sont haut percées, mais ne sont point garnies de grilles. Les ateliers, le réfectoire et les salles d’étude donnent sur une cour intérieure divisée par une grille ; la moitié de la cour est réservée aux orphelines jusqu’à l’âge de quinze ans ; l’autre moitié aux orphelines de quinze à vingt ans.

 

L’établissement est dirigé par des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.

 

C’était à l’orphelinat de Vouvray que Claire et Louise, deux gentilles fillettes, l’une aux yeux bruns, l’autre aux yeux bleus, avaient été envoyées après la condamnation de leur mère, après l’envoi de leur père dans une maison d’aliénés.

 

Elles avaient bien pleuré, les petites, lorsqu’elles s’étaient trouvées seules. Mais leur père, lorsqu’il les regardait dans sa folie, avait des yeux si terribles qu’il leur faisait peur. Elles se réfugiaient alors au fond de la chambre, tremblantes, les mains dans les mains, serrées l’une contre l’autre.

 

Quand on avait enlevé leur père, elles n’avaient rien dit, mais lorsqu’elles ne virent plus, autour d’elles, que des visages étrangers, elles se mirent à sangloter et à réclamer leur mère.

 

– Maman ! Je veux qu’on me rende maman !…

 

À l’orphelinat, les sœurs leur avaient donné quelques jouets. Peu à peu, les souvenirs s’étaient atténués dans ces jeunes cerveaux, prêts aux impressions nouvelles… Les jours, les mois, les années apportèrent un voile sur leurs pensées… Le fantôme de la mère, comparable à un beau lis, disparut.

 

Mais un autre s’éleva tout à coup, terrible, et qui devint leur cauchemar.

 

Car si le temps, en accumulant les années sur le drame de la Pocharde, pouvait l’effacer à la longue, les enfants de l’orphelinat Sainte-Marie s’étaient, elles, chargées d’en perpétuer le souvenir.

 

À l’arrivée de Claire et de Louise, on ne sut pas, d’abord, quelles étaient ces fillettes, et les sœurs, prudentes et avisées, prévoyant l’avenir, se gardèrent bien de raconter leur triste histoire. Pendant un an, le secret fut ainsi bien tenu.

 

Mais les journaux avaient dit, lors du procès, que l’administration avait envoyé les deux petites dans un établissement hospitalier et qu’elle se chargeait de leur sort : on avait même donné le nom de l’orphelinat.

 

Un de ces journaux, déjà jauni, parvint un jour aux mains de quelques-unes des compagnes de Claire et Louise, qui furent ainsi découvertes.

 

Tout d’abord, les petites pensionnaires se montrèrent prudentes et discrètes. Mais ce secret, ainsi tombé par hasard dans ces jeunes têtes avides d’un peu de diversion à la vie monotone du couvent, elles ne purent le garder pour elles bien longtemps. Elles le confièrent à d’autres qui, elles-mêmes, prirent encore des confidentes. En quelque temps l’orphelinat fut instruit, à l’insu des sœurs.

 

Du reste, comment auraient-elles pu empêcher cette infiltration et l’entrée, dans les murs du couvent, de cette histoire qui se fit par mots couverts, tout bas, dans les coins, de lit à lit, de chaise à chaise, par des voix qui se taisaient bien vite à l’apparition d’une surveillante, à laquelle il eût fallu exprimer ce qu’on racontait ?

 

Longtemps ce bruit, ces méchancetés qui se préparaient en sourdine, tourbillonnèrent autour des deux enfants sans les éclabousser. Et un jour, il fut lancé, le mot qui tomba durement sur ces jeunes cœurs et qui devait y faire tant de ravages.

 

Il leur fut dit par une grande :

 

– Les filles de la Pocharde, une femme que l’on retrouvait ivre tous les jours et qui a été condamnée à mort pour avoir empoisonné son enfant !

 

Elles ne savaient pas ce qu’était devenue leur mère dont le doux sourire mélancolique restait encore, à cette époque, visible à leurs yeux de bébés.

 

Et cette phrase atroce, elles ne la comprirent point. Une pocharde ? Qu’est-ce que c’était que cela ? On la retrouvait ivre ? Elles ne savaient pas ce que cela voulait dire… Condamnée à mort ?… Cela les frappait davantage…

 

Alors, leur mère avait été condamnée à mort ? Pourquoi ? Parce qu’elle avait empoisonné le petit Henri ?…

 

Elles se le rappelaient encore le petit Henri… Elles ne l’avaient pas oubliée, cette fugitive apparition de ce berceau dans leur vie…

 

Le poison ! Elles savaient également que c’était dangereux, que cela faisait beaucoup souffrir et mourir à la fin…

 

On leur avait dit souvent :

 

– Ne touchez pas à cette fleur… ne portez pas cette graine à votre bouche… c’est du poison… cela vous ferait mourir…

 

C’était la mère qui, doucement, leur faisait ces recommandations…

 

Et la mère ? Elle s’était donc, plus tard, servie de ce poison contre Henri ?

 

Tout cela trottait dans leur tête, les obligeait à réfléchir, prenant corps peu à peu, pour ne plus jamais s’effacer maintenant.

 

Et le feu qui venait d’éclater, enfin, ne devait plus s’éteindre.

 

Cela ne devait plus s’éteindre, parce que ce fut comme une tradition qui se perpétua dans l’établissement, une tradition léguée d’élèves à élèves, de génération à génération : Claire et Louise devinrent les souffre-douleur de l’orphelinat. On alla jusqu’à les surnommer : Les petites Pochardes…

 

Elles auraient pu s’adresser aux sœurs, leur confier ces tortures morales qui leur venaient de partout et pour lesquelles, malgré leur douceur, malgré leur gentillesse, chacun se donnait le mot, mais cela se saurait ; les tortures finiraient par recommencer de plus belle, sous d’autres formes ; elles n’en seraient que plus malheureuses.

 

Et elles se taisaient, se renfermant en elles-mêmes, fuyant les autres, dont elles n’attendaient que du mal, jamais un mot d’amitié.

 

Dans les ateliers, elles n’étaient point ensemble, Claire étant occupée à la couture, tandis que Louise brodait. Là, à demi-mots, les voisines décochaient leurs petites méchancetés.

 

– Et ta mère ? Est-ce qu’elle donne de ses nouvelles ? Elle est à Clermont ? On ne peut pas parler, à Clermont… tu sais ?… Et, toutes les fois qu’on parle, on est puni sévèrement… C’est ça qui n’est pas drôle de passer le reste de sa vie sans se délier la langue !…

 

Une autre voisine ajoutait :

 

– C’est bien fait aussi pour elle… une mère qui tue son enfant…

 

Le lendemain, c’était des plaisanteries :

 

– Dis donc, Louise, est-ce que tu te pocharderas comme ta mère ?

 

Souvent, la tête penchée pour qu’on ne vît point leurs larmes, les enfants se mettaient à pleurer.

 

Il était rare que quelqu’un prît leur défense.

 

Dans les ateliers, cela se passait sous les yeux de la surveillante. À plusieurs reprises, elle vit ces larmes et s’informa.

 

Les yeux méchants des orphelines, fixés sur Claire et sur Louise, promettant une vengeance prochaine si elles parlaient, les obligeaient au silence.

 

Au fur et à mesure qu’elles grandirent et devinrent plus hardies, elles essayèrent de se dégager de cette obsession. Et, parfois, suppliantes, elles répondaient ainsi aux injures :

 

– Qu’est-ce que nous avons fait ?… Est-ce notre faute si nous sommes ici et si notre mère est une malheureuse ?… Est-ce que vous ne devriez pas nous consoler et être nos amies plutôt que d’augmenter, comme vous le faites, notre tristesse ?… Est-ce que vous n’êtes pas malheureuses aussi, vous autres qui n’avez plus ni votre père ni votre mère ?… Ne devrions-nous pas nous soutenir et nous consoler mutuellement ?…

 

On riait.

 

Pourtant, il y en avait dont les mères étaient en prison.

 

Claire et Louise l’apprirent à la longue.

 

Quand celles-là leur jetèrent à la face le surnom de la Pocharde, elles ripostèrent, nerveuses, à bout de patience :

 

– Filles de voleuses !

 

Alors, on les battit, et désormais elles ne ripostèrent plus.

 

Un jour, les élèves ne se contentèrent plus de ces insultes et de ces brutalités. Les méchancetés eurent un raffinement de cruauté atroce.

 

Les grandes, dans les ateliers libres où elles travaillaient le jour, avaient fini par se les procurer, ces journaux qui, dans le temps, avaient rendu compte de l’affaire de la Pocharde.

 

Des années s’étaient écoulées depuis cette affaire, déjà. Claire et Louise avaient quinze ans…

 

Ces journaux, on les leur remit en cachette pour qu’elles en prissent lecture, afin, barbarie étrange, que rien de ce qui concernait leur mère ne leur fût inconnu…

 

– Lisez ! ça vous instruira… On parle de vous, là-dedans…

 

Elles avaient, dans le premier mouvement de leur honnêteté et de leur deuil, elles avaient voulu rejeter ces journaux sans les lire… Mais elles souffraient, depuis si longtemps, des allusions entendues, qu’elles eurent la mauvaise pensée de parcourir enfin le calvaire de leur enfance, puisque l’occasion leur en était donnée.

 

Et elles lurent tout ce qu’on avait écrit, la lamentable histoire qu’elles ne se rappelaient plus et à laquelle, pourtant, elles avaient été mêlées.

 

Comme tout cela était triste !

 

Elles dévorèrent ces lignes. Rien n’allait manquer à leur édification ! Cela débutait par un fait divers. Une nuit, un médecin du nom de Renneville, avait été assassiné dans les bois qui avoisinaient le charmant pays de Pont-de-Ruan, près de Saché, en Touraine.

 

Puis un autre journal, daté du lendemain, donnait des détails sur l’enquête aussitôt ouverte.

 

Qui donc avait eu intérêt à la disparition du docteur ? L’enquête avait précisément révélé que Renneville, le soir de l’assassinat, s’apprêtait à attirer l’attention de la justice sur la mort suspecte d’un tout jeune enfant. Selon lui, l’enfant avait été empoisonné. L’auteur de l’empoisonnement avait donc voulu empêcher le médecin de parler ?

 

Les magistrats acquirent bientôt la conviction que l’empoisonneur était… une empoisonneuse : la propre mère du petit Henri, Charlotte Lamarche, que les habitants du pays avaient surnommée la Pocharde, car on la retrouvait souvent ivre, errant dans la campagne ou endormie dans les bois.

 

Quelles raisons cette femme avait-elle eues de tuer son enfant ? Les journaux le disaient aussi. Ils disaient, ces journaux :

 

« Ce n’est un secret pour personne que Charlotte Lamarche a donné le jour à un fils, alors que son mari Georges Lamarche vivait au loin, en Australie. Apprenant le prochain retour de ce dernier, la Pocharde a voulu supprimer la vivante preuve de l’adultère. Elle s’est servie du poison. Peine perdue ! puisque le malheureux Georges, à son arrivée, a tout de même connu la triste vérité… »

 

Que de hontes ! Le front barré, les sourcils froncés, pâles, Claire et Louise parcouraient ces choses-là. Mais elles ne pleuraient pas. Aucune larme, dans les yeux bruns, dans les yeux bleus, enfiévrés et infiniment tristes.

 

Quel tragique roman elles lisaient pourtant, les deux jeunes filles ! Était-il bien vrai que tant d’horreurs avaient été accumulées sur une tête chérie autrefois, sur la mère tant aimée ?

 

Quelques journaux manquaient à la collection. C’étaient ceux qui relataient comment Charlotte, condamnée à mort, avait vu sa peine commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Pourquoi cette mesure de grâce ?

 

On savait déjà que la Pocharde n’était point coupable du meurtre du docteur Renneville. Ce dernier était tombé sous les coups d’un louche aventurier, frère du comte Hubert du Thiellay, le châtelain du pays. Mais ce comte avait fait une autre découverte.

 

Alors qu’il venait de venger son honneur en vouant au trépas un misérable du nom de Mathis, il avait recueilli la suprême confession de cet homme. Il avait appris ainsi que Charlotte disait vrai lorsqu’elle affirmait n’avoir jamais eu d’amant. Ne disait-elle pas aussi qu’elle ignorait jusqu’au nom du père du petit Henri ?

 

Mathis, mourant, reconnut en effet qu’il avait profité un jour du sommeil et de l’état d’hébétement de la Pocharde, pour assouvir sur elle son immonde passion. Il s’était enfui, son crime commis.

 

C’est cette révélation, apportée par le comte du Thiellay, qui avait épargné à la condamnée le châtiment suprême.

 

Elle n’en restait pas moins prisonnière jusqu’à la fin de ses jours, car la lourde charge d’avoir empoisonné son enfant demeurait. Sur ce point, le rapport du docteur Marignan, le médecin légiste, était accablant.

 

Ce que les deux filles de Charlotte ne découvrirent pas non plus dans la lecture des journaux, c’est que l’infortunée, pour gravir son calvaire, avait eu le soutien de Jean Berthelin, un grand cœur celui-là… un cœur qui avait battu chastement pour Charlotte Lamarche… un cœur qui aurait consenti à ne plus battre pour qu’elle fût sauvée[1].

 

La fidélité de Jean Berthelin à l’égard de leur mère, les jeunes filles la connaîtraient plus tard. Pour l’instant, c’était avec épouvante qu’elles pénétraient, par ces lectures, dans le drame du passé.

 

Claire, de la haine sur le visage, Claire, les lèvres blanches, se taisait. Louise, plus douce, qui ressemblait plus à Charlotte murmura :

 

– Est-ce que tu crois tout cela, toi, Claire ?

 

– Il le faut bien…

 

– Moi, je ne crois pas… Il y en a trop.

 

– Regarde !… C’est écrit… Tout y est…

 

– Oui, je sais, je lis… Mais il y en a trop, je ne crois pas…

 

– Et même nos deux noms à nous, Claire et Louise… Ils n’ont rien oublié, va, rien respecté.

 

– Ils parlent de nous ?

 

– Oui.

 

– Qu’est-ce qu’ils disent ?

 

– Écoute…

 

Et à voix basse, d’une voix entrecoupée par une émotion qui l’étouffait, Claire lut :

 

« Cette malheureuse, digne en tous points de l’exécration et du mépris universels, laisse deux enfants en bas âge, deux filles appelées Claire et Louise. Le mari, Georges Lamarche, est en ce moment dangereusement malade. On craint pour sa vie ou pour sa raison, de telle sorte que ces enfants vont se trouver complètement isolées, abandonnées aux soins d’étrangers, à moins que l’administration ne les recueille… Que deviendront-elles plus tard, ces pauvres enfants, avec un pareil et aussi terrible souvenir pesant sur leur existence entière ?… »

 

L’article continuait longtemps sur le même ton. Il était intitulé, du reste :

 

PAUVRES ENFANTS !

 

Elles le relurent plusieurs fois.

 

Non, il ne s’était pas trompé, celui qui avait écrit cela, et Claire et Louise portaient lourdement le crime maternel.

 

Cependant, Louise était la plus résignée des deux. Elle se révoltait moins contre l’implacable loi de la destinée qui leur était faite, et quand elle entendait Claire se répandre en paroles pleines de haine et de mépris et d’horreur pour la mère, elle lui imposait silence, encore, en tremblant :

 

– Non, non, ne dis pas ces choses-là. C’est un blasphème… Il n’y a que nous qui n’ayons pas le droit de dire du mal de notre mère…

 

Claire, les yeux mauvais, ne répondait pas. Elle se détournait.

 

Alors, Louise lui prenait le bras, l’entraînait doucement, presque de force, dans quelque coin où, loin des autres, elles seraient libres de parler et de penser à leur aise.

 

Et elle lui disait :

 

– Souviens-toi… Nous étions bien jeunes… mais ce souvenir-là m’est resté quand même… Est-ce que tu ne te rappelles pas, comme moi, le jour où notre pauvre maman a été arrêtée ?…

 

– Si, dit Claire sourdement, les yeux voilés… Si je me souviens, aussi bien que toi… C’est de ce jour-là que date notre malheur…

 

– Et tu te rappelles tout ?

 

– Oui, tout… Nous étions tristes, parce que notre père nous avait emmenées, et gaies parce qu’il nous ramenait auprès de notre mère.

 

– Oui, c’est cela… puis, il a fallu nous quitter…

 

– Des gens la conduisaient en prison.

 

– Mais avant de se séparer de nous, dit Louise, tu te rappelles bien qu’elle nous a embrassées longuement, en pleurant bien fort…

 

– Oui, dit Claire lentement, en passant la main sur son front ; il m’a semblé, pendant longtemps, très longtemps, que je ressentais là, regarde, où elle m’a embrassée, la brûlure de ses larmes.

 

– C’est comme moi, dit Louise.

 

Elles restèrent silencieuses un moment, abîmées dans ce passé de deuil.

 

– Alors, il me vient souvent la pensée que, peut-être, notre pauvre maman, qui a tant pleuré, était innocente…

 

– Elle le disait aux gens qui voulaient l’emmener.

 

– Et elle le disait aussi dans la prière qu’elle nous a apprise.

 

– C’est vrai, fit Claire, dont la voix s’altéra.

 

– Cette prière, tu la dis toujours, n’est-ce pas ?

 

– Non.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je ne sais plus, je ne crois plus à rien, à rien, à rien…

 

Elle appuya sur ses yeux enfiévrés ses deux petits poings qui se fermaient comme en une convulsion.

 

– Redisons-la ensemble, veux-tu ?

 

– Soit…

 

Elles étaient derrière une charmille de la cour, à l’angle du bâtiment qui les dérobait aussi bien à la haine des élèves qu’à la surveillance des sœurs. Elles glissèrent à genoux.

 

Et ce fut Claire qui commença, répétant mot pour mot la suprême invocation de la pauvre Charlotte lorsqu’on l’avait séparée de ses filles : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… Que plus tard l’innocence de notre pauvre maman soit reconnue… Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal, comme elle leur a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort… »

 

Claire se mit à pleurer, enfin…

 

Une fois de plus, la pauvre enfant révoltée se sentait vaincue et elle se laissa tomber en sanglotant sur l’épaule de sa sœur attendrie.

 

Pendant quelques jours, sous l’influence salutaire de l’exemple et des conseils qu’elle recevait de Louise, Claire la rebelle montrait plus de résignation. Elle supportait avec plus de vaillance les méchancetés des enfants, qui s’acharnaient sur elle.

 

Mais, hélas ! cela durait peu, et bientôt elle retombait dans ses désespoirs, ses dégoûts, ses rancœurs. Louise, parfois aussi, elle-même se laissait abattre.

 

– C’est trop, mon Dieu, c’est trop ! murmurait-elle.

 

À Louise comme à Claire, à ces moments, venait la même pensée, le même projet : Échapper à l’obsession de cette existence, à ces mépris… Chercher partout, n’importe où, un monde où personne ne les connaîtrait, ne connaîtrait l’infamie du passé, ne leur jetterait ce passé à la face… Fuir !

 

Et comme elles se faisaient cette confidence :

 

– La fuite, vois-tu, il n’y a que ce moyen-là, disait Claire. Qu’est-ce qui nous oblige à rester ici ? Personne… Nous sommes assez grandes, maintenant, pour nous conduire toutes seules, et nous savons assez bien travailler pour vivre sans avoir besoin des autres.

 

– Fuir ! disait Louise en tremblant…

 

– Tu as peur ?

 

– Oui.

 

– Que redoutes-tu ?

 

– Je ne sais pas… j’ai peur… peur d’être séparée de toi…

 

C’était la première fois que pareille idée lui venait. Pendant longtemps elles n’en parlèrent plus.

 

Le monde, qui s’était montré si impitoyable pour Charlotte, ne les avait pas, toutefois, complètement abandonnées.

 

Un homme – c’était Jean Berthelin – chaque fois qu’il le pouvait et que l’autorisation lui en était donnée, venait les voir. Ces visites étaient rares et avaient lieu devant témoin.

 

Berthelin ne s’était pas marié. Il avait vécu fidèle au souvenir de Charlotte, gardant sa foi dans l’innocence de la condamnée, une foi qui ne raisonnait même plus.

 

Lorsqu’il se retrouvait devant ces deux enfants, lorsqu’il jugeait, par quelques mots, par quelques allusions du ravage que le passé de la mère faisait sur ces deux vies, il tentait de réagir.

 

– Moi, je vous dis qu’elle est innocente ! disait-il avec rudesse.

 

Un jour, il leur avait fait une douloureuse surprise.

 

Les jeunes filles avaient, depuis longtemps, perdu le souvenir des traits de celle qui les avait tant aimées.

 

Au moment du procès, des journaux illustrés avaient donné le portrait, assez peu ressemblant du reste, de Charlotte ; Berthelin se procura un exemplaire et l’apporta.

 

– Tenez, mes enfants, dit-il avec une grande émotion, voyez si celle qui était si belle, dont les yeux étaient si calmes, exprimaient si bien la probité la plus grande, voyez si cette pauvre femme, votre mère, était capable de commettre le crime qu’on lui fait expier depuis tant d’années !

 

Elles regardèrent avidement. Longtemps, elles restèrent silencieuses, penchées, les mains frissonnantes. Puis des larmes remplirent leurs yeux.

 

Et Berthelin, énergique dans son idée fixe :

 

– Dites, voyons, dites que, comme moi, vous la croyez innocente.

 

– Maman ! faisait Louise, ma pauvre chère maman…

 

Et elle se mit à sangloter.

 

– Et vous, Claire ? et vous ?

 

Indécise, la jeune fille détournait le regard – ce regard qui se faisait si mauvais parfois et qui prenait les hommes et la vie en horreur. Et Claire ne répondit pas.

 

Louise aurait voulu garder le portrait, si peu ressemblant qu’il fût ; Berthelin ne le lui laissa pas, craignant qu’on ne le découvrît et qu’on ne le lui enlevât ; la règle de la maison était rigoureuse.

 

– Plus tard, vous le retrouverez chez moi, lorsque vous serez libres…

 

Un autre que Berthelin, encore, semblait s’occuper plus particulièrement des jeunes filles. Mais jamais, cependant, il ne leur adressait la parole.

 

C’était le médecin de l’orphelinat, nommé à ce service depuis cinq ans, et qui venait régulièrement, deux fois par semaine, de Tours. Et ce médecin, c’était précisément le docteur Marignan.

 

Riche à présent, célèbre, comblé d’honneurs, il avait pourtant sollicité ce poste que l’on réservait d’habitude à des médecins besogneux. Pourquoi ? Était-ce amour de l’humanité ? Était-ce simplement le remords ? Se souvenait-il que c’étaient ses conclusions qui avaient fait condamner la Pocharde ?

 

La première fois qu’il était apparu dans l’orphelinat, comme il traversait les cours à l’heure de la récréation, accompagné de la directrice de l’œuvre, il s’était arrêté comme avec distraction, et il avait contemplé ces jeux, ces ébats, ces courses folles, ces cris de joie de ces enfants sans mère…

 

Que cherchait-il de ses yeux troubles ? Peut-être les enfants de celle qui pleurait, là-bas, dans les ateliers silencieux de la Maison Centrale ?… les enfants de la Pocharde ?…

 

Il n’osa se les faire montrer par la sœur. Il partit, sans avoir rien demandé.

 

Mais il revint, et sa curiosité s’augmenta, fiévreuse, irrésistible.

 

Et un jour qu’il était seul, dans la cour, il attira une fillette et la retenant par la main, en souriant :

 

– Dites-moi, mon enfant… quel âge avez-vous ?

 

– Tout près de seize ans.

 

Le docteur murmura :

 

– Ce doit être l’âge qu’elles ont…

 

Et tout haut :

 

– Il y a longtemps que vous êtes à l’orphelinat ?

 

– Depuis ma naissance, à ce qu’il paraît.

 

– Alors, vous y connaissez tout le monde ?

 

– Oh ! oui, monsieur, tout le monde.

 

– En ce cas, vous savez sans doute qu’il y a ici deux jeunes filles de votre âge à peu près, deux sœurs qui s’appellent Claire et Louise…

 

– Les petites Pochardes ?

 

– Comment dites-vous ? fit-il en tressaillant violemment.

 

– On les appelle comme ça à cause de leur mère…

 

– Ah !

 

Il se tut, très pâle, n’ayant plus la force d’interroger. La fillette le considérait curieusement, avec malice :

 

– Est-ce que vous désirez les voir, leur parler ? fit-elle.

 

– Leur parler, non… c’est inutile… mais montrez-les-moi, voulez-vous ?…

 

Après un coup d’œil circulaire dans la cour, l’orpheline désigna du doigt, tout au fond, deux jeunes filles assises l’une auprès de l’autre sur les marches en pierre d’une salle d’étude. Elles ne prenaient aucune part aux jeux des autres. Elles étaient tristes et abattues.

 

– Les voilà, dit l’orpheline… Elles ne sont pas gaies, n’est-ce pas ?… Eh bien ! c’est toujours comme ça qu’elles sont.

 

Et elle ajouta, d’une voix plus basse, pour ne pas être entendue par les élèves qui, voyant cet entretien, rôdaient autour d’eux !

 

– Entre nous, on leur fait la vie dure, ici, à cause de leur mère. Pas moi, mais les autres… Moi, je trouve que c’est pas juste, et je serais tentée de leur venir en aide… Seulement, si je faisais cela, j’aurais tout le monde contre moi… Alors, ma foi, je me tais…

 

Mais le docteur Marignan ne l’écoutait plus. Il regardait, au fond de la cour, les deux sœurs repoussées des autres.

 

Il voyait leur vie passée, leur vie présente, et il devinait ce que serait leur vie dans l’avenir. Et tout cela, passé, présent, avenir, tout cela était son œuvre. N’avait-il pas découvert jadis le secret de Charlotte, alors que Charlotte venait d’être condamnée à mort ?

 

Marignan se souvenait… Il revoyait…

 

Il était entré un soir à Maison-Bruyère, pour y surprendre un voleur, dans le logis abandonné par la Pocharde. Et il avait failli en mourir… Dans cette maison, en effet, il avait reconnu sur lui-même les symptômes d’un empoisonnement par émanations d’oxyde de carbone. Ç’avait été comme une sorte d’ivresse qui s’était emparée de lui.

 

Et le docteur Marignan avait compris que celle qu’on surnommait la Pocharde et qui avait habité cette chambre où il se trouvait, avait respiré souvent, elle aussi, les gaz empoisonnés qui filtraient par la muraille, dégagés d’un four à chaux voisin.

 

Selon que les foyers étaient allumés ou éteints, les malaises apparaissaient ou disparaissaient. On avait pu les attribuer, chez Charlotte Lamarche, à l’ivrognerie. Elle était devenue la Pocharde, la pauvre femme qui ne buvait jamais une goutte de vin !

 

Comme elle avait gardé son enfant auprès d’elle, dans cette chambre, le petit Henri avait respiré, lui aussi, les vapeurs sournoises et mortelles.

 

Elle n’était donc point une ivrognesse… Elle n’avait point empoisonné… Innocente, elle était innocente !

 

Mais elle ignorait l’influence des fours à chaux. Tous l’ignoraient. Marignan, seul, savait… et aussi ce voleur qui avait bien failli périr asphyxié. Mais le voleur avait disparu…

 

Marignan avait eu donc le devoir de parler. Or, il s’était tu. Pourquoi ? Parce que son rôle, au cours du procès, l’avait mis en relief, lui, l’obscur petit médecin inconnu. Et il était ambitieux, ambitieux pour lui, pour sa jolie femme, pour le petit Gauthier, son fils.

 

Marignan avait été infâme… Depuis le jour où il s’était tu, où il avait en lui, tout au fond de son âme, enfermé éternellement le terrible secret, il s’était senti criminel.

 

Le fantôme de Charlotte l’avait poursuivi et il n’avait plus vécu l’existence des autres hommes. Bien qu’à cette époque, après ces douze années écoulées, il eût à peine atteint la cinquantaine, il ressemblait à un vieillard. Son haut crâne luisait, tout dégarni de cheveux. Les cheveux qui restaient par derrière, tout blancs, tombaient, droits et longs, sur le col de la redingote, lui donnant un peu l’air d’un prêtre. Mais quel visage ravagé ! quels yeux inquiets ! quelles rides profondes sur ce front !

 

La belle Mme Marignan était morte, alors que son mari venait d’atteindre toutes ses ambitions, de réaliser tous ses rêves.

 

Son fils Gauthier, qui achevait son internat à Paris, et qui, depuis l’extrême enfance, n’avait jamais entrevu pour lui d’autre carrière plus belle que celle de médecin, son fils Gauthier avait su pourtant, par sa haute intelligence et par son amour filial, forcer les portes de ce cœur paternel glacé depuis longtemps.

 

Gauthier, savant, sérieux et doux, promettait d’être bientôt, malgré sa jeunesse, une des gloires les plus pures du monde médical. Marignan était fier de son fils. Il en était fier, et il le redoutait…

 

Cet enfant, ce jeune homme représentait pour lui l’incarnation de l’avenir ; c’était la probité même dans ce qu’elle a de plus haut et de plus saint : Gauthier relevait, par ses vertus, cette profession de sacrifice et de dévouement que le crime paternel avait flétrie, sans parvenir à la déshonorer. Ce fils, pour le père, c’était le remords vivant.

 

Lorsque Gauthier revenait, tous les ans, passer auprès de Marignan quelques semaines, c’était une grande joie orgueilleuse pour le médecin, et en même temps c’était un supplice… Et, lorsque le fils repartait pour Paris, c’était une douleur et en même temps un soulagement.

 

Déjà de vagues questions, non précises encore, montraient chez le jeune homme une sollicitude inquiète, comme l’instinctive certitude d’un secret, dans la vie de son père. Et il le lui avait dit, une fois qu’ils se promenaient le long de la Loire, par une douce soirée de septembre.

 

– Tu n’es pas heureux… Pourquoi ? N’as-tu pas tout ce que tu désires ?

 

À cette époque, Mme Marignan n’était pas morte.

 

Il ne sut que répondre, sinon qu’il était absorbé par de graves travaux.

 

Plus tard, après la mort de sa femme, à une même question ainsi formulée par Gauthier, il avait pu répondre, avec un semblant de vérité :

 

– Je pense à ta mère… Ma vie est brisée…

 

Sa vie était brisée, oui, mais elle l’avait été la nuit lugubre où, dans la chambre empoisonnée de Maison-Bruyère, il avait vu, dans son cauchemar, Charlotte marchant au supplice, pareille à une sainte, à une martyre des âges héroïques de la foi chrétienne, et pardonnant, pardonnant toujours !

 

Ce n’était pas seulement à cause de son crime que Marignan se trouvait mal à l’aise devant Gauthier. Mais il voyait, en son fils, le juge de sa propre science.

 

Il avait tout employé, jadis, pour détourner Gauthier de cette carrière, redoutant justement ce qui était arrivé : une expérience à côté de la sienne, trop claire pour lui et trop perspicace, capable de sonder le néant de sa fausse gloire, d’entrevoir l’envers de sa célébrité…

 

Depuis que Gauthier était docteur, Marignan aurait eu, plusieurs fois, s’il avait voulu, l’occasion de le consulter sur des cas spéciaux. Mais il craignait le jugement de son fils et il tremblait de lui laisser voir le vide profond de ce cerveau dont tous les efforts n’avaient tendu, depuis vingt ans, qu’à se créer une atmosphère artificielle, une sorte de vie factice, admirablement soutenue par une énergie qui n’avait qu’un but : paraître ce qu’il n’était pas !

 

Devant ces jeunes filles, à l’écart des autres, pensives et tristes, Marignan venait de voir passer sa vie, sa faute, l’image de Charlotte, son fils Gauthier…

 

Machinalement, et bien qu’il eût dit, tout à l’heure, qu’il ne voulait pas leur parler, il traversa la cour et se dirigea vers Claire et Louise. Elles ne le virent que quand il fut tout près. Mais ne sachant pas ce qu’il désirait, elles ne levèrent pas la tête.

 

Un attroupement de fillettes s’était fait autour de lui, curieusement ; il le dissipa d’un geste.

 

Elles s’enfuirent en riant comme une volée d’oiseaux qui se chamaillent.

 

Marignan entendit dans le bruissement des voix :

 

– Il vient causer avec les petites Pochardes…

 

Il fit encore quelques pas et se trouva près des deux jeunes filles. Alors, avec un son de voix étrange, cassé, il dit :

 

– Pourquoi paraissez-vous tristes ?… Pourquoi ne jouez-vous pas ?

 

Ce fut Claire qui, sombre, répondit :

 

– Nous avons notre visage de tous les jours et nous ne jouons jamais…

 

– Pour quelle raison ?

 

– Parce que personne ne veut de nous…

 

– Ah !

 

– Oui… Nous sommes les filles de la Pocharde… Vous ne connaissez donc pas ? On ne vous l’a donc pas dit ?

 

– Vous êtes malheureuses, je le vois !

 

– Nous ne nous plaignons pas.

 

– Êtes-vous malades ? Avez-vous besoin de quelques soins ?

 

– Non. Nous n’avons jamais été souffrantes, ni ma sœur ni moi, monsieur.

 

Il n’osa plus les interroger. Il tourna le dos et s’éloigna d’un pas lourd. Tout à coup, par-derrière sur son bras, il sentit une petite main. C’était Louise, pâle et troublée, qui venait à lui et l’arrêtait.

 

– Monsieur, vous êtes le docteur Marignan ?… Vous avez connu ma mère ?

 

– Oui… après le crime…

 

– Alors, monsieur, vous la croyez coupable, vous aussi ? J’ai lu les articles des journaux et je sais que votre déposition a été grave… décisive…

 

Le docteur sentit une douleur aiguë qui lui traversait le cœur. Et devant ces enfants, il allait, en accusant leur mère, donner en quelque sorte la consécration à son infamie d’autrefois…

 

Il dit rudement :

 

– Coupable ?… Oui !… Vous en doutiez donc ?…

 

Et il s’enfuit, la respiration sifflante, écrasant les pieds des enfants qui se pressaient sur son passage.

 

II

PREMIÈRES MENACES


Cependant, toutes les fois qu’il revint à l’orphelinat, et bien qu’il eût voulu n’en rien faire, quelque chose d’irrésistible le poussait à s’occuper de Louise et de Claire.

 

Il s’en était expliqué avec les sœurs afin d’éviter les questions indiscrètes ou les réflexions qu’elles pourraient faire.

 

Comme il s’entretenait un jour avec la mère supérieure :

 

– Ne trouvez pas mauvais ni même singulier que je m’occupe de ces deux pauvres filles, avait-il dit… Elles sont malheureuses et il serait injuste de leur faire supporter le fardeau de la honte de leur mère… J’ai été mêlé à cette affaire autrefois, plus que tout autre peut-être, et c’est à cause de cela que je m’imagine avoir le droit, également plus que tout autre, de m’intéresser à elles…

 

– Je comprends et j’approuve la noblesse de vos intentions, dit la mère mais Claire et Louise ne sont pas malheureuses chez nous. Elles y reçoivent une excellente éducation qu’elles compléteront tous les jours jusqu’à leur départ. Elles sont intelligentes et deviennent d’habiles ouvrières. Dans la situation exceptionnelle qui leur est faite, je ne vois pas trop en quoi il vous serait possible de leur venir en aide…

 

Et la mère ajouta, en soupirant :

 

– Elles sont filles de la Pocharde, filles de la Pocharde elles resteront.

 

Marignan baissa la tête.

 

Lorsqu’il traversait la cour – et il s’arrangeait toujours pour que ce fût au moment où il avait la chance de rencontrer Claire et Louise – il les regardait de loin, mais n’osait plus s’approcher d’elles. Une épouvante le retenait.

 

Quand il faisait un pas dans leur direction, il croyait entendre une voix qui lui criait, en le narguant :

 

– Ah ! ah ! le bourreau qui va voir ses victimes !

 

Et il se sauvait.

 

Mais quand il les surprenait à l’écart, loin des autres, alors il venait.

 

Elles avaient, elles, peur de lui, peur de ce grand vieillard maigre, aux traits accentués, sombre, au regard fuyant.

 

Il leur était arrivé de se cacher, pour lui échapper ; mais cela ne leur réussissait pas toujours. Alors, elles subissaient sa présence, comme un supplice.

 

– Vous ne manquez de rien, ici ?

 

– Non, monsieur, de rien.

 

– Tout le monde est bon pour vous ?

 

– Tout le monde… disaient-elles, en échangeant un regard navré, désespéré.

 

– Si vous aviez à vous plaindre, voulez-vous me faire une promesse ?

 

– Laquelle ?

 

– Celle de tout me dire… J’ai quelque influence… Je pourrais changer votre sort si vous vous trouviez malheureuses…

 

– Nous sommes heureuses.

 

– Avez-vous songé à votre avenir aussi ?

 

– Oui, souvent.

 

– Et que comptez-vous faire ?

 

– Ce que Dieu voudra… Nous sommes de pauvres filles… la honte est sur nous… nous nous attendons à souffrir beaucoup…

 

– Eh bien, voilà pourquoi je viens à vous, et pourquoi je vous dis : je suis prêt à vous venir en aide lorsque vous aurez besoin de moi.

 

– Merci, vous êtes bon, mais nous refusons.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que vous avez fait condamner notre mère…

 

– Je n’ai fait que mon devoir.

 

– Oui, sans doute… pourtant nous ne voulons rien de vous.

 

Cette fois-là, il n’avait pas osé insister, et des semaines s’étaient écoulées sans qu’il retrouvât l’occasion de se rapprocher d’elles.

 

Certes, il eût mieux aimé donner sa vie, plutôt que d’avouer le grand crime qu’il avait commis. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir des remords, et sous la poussée de ces remords il était, parfois, sur le point de commettre des imprudences.

 

S’il retirait les deux jeunes filles de l’orphelinat ? S’il les confiait à quelque femme dévouée, loin de la Touraine, en un pays où ce lugubre nom de la Pocharde ne les suivrait pas, où elles pourraient changer de nom même, pour plus de sécurité ?…

 

Oui, il pensait à cela… Et il alla jusqu’à le leur offrir…

 

– Oui, peut-être, répondirent-elles… Nous vous demandons quelques jours pour réfléchir… Merci, monsieur, de votre bonté pour nous.

 

Tout en le remerciant, elles continuaient d’avoir peur de lui. Le lendemain, elles reçurent la visite de Berthelin. Il y avait dix mois qu’il n’était pas venu. Elles se confièrent à lui. Et Berthelin leur dit :

 

– Je n’ai jamais varié d’opinion. Votre mère est innocente. Comme la condamnation de votre mère a été amenée surtout par le rapport du docteur Marignan, celui-ci est donc coupable. Il est, en quelque sorte, le meurtrier de votre pauvre mère. Songez qu’il s’en est fallu de peu qu’elle fût exécutée… Si vous acceptez les propositions de Marignan, et si, un jour ou l’autre, l’innocence de votre mère était reconnue, en quelle situation seriez-vous vis-à-vis de lui, après avoir joui de ses bienfaits ?…

 

Plus tard, quand le docteur renouvela ses offres, elles dirent :

 

– Nous refusons… Nous ne voulons rien de vous…

 

Alors, il ne leur parla plus… Il avait découvert, dans ces cœurs d’enfants, tout un foyer de haine…

 

En rentrant chez lui, ce jour-là, il eut la surprise de trouver dans son salon Jean Berthelin qui causait avec son fils. Il le connaissait.

 

Il ne l’avait pas revu depuis le jour où Berthelin, presque avec solennité, était venu mettre en garde le docteur Marignan contre sa science et ses découvertes. Mais il n’avait pas perdu le souvenir du jeune homme, et les graves paroles que le docteur avait entendues ce jour-là étaient restées dans son esprit et revenaient à sa mémoire.

 

Berthelin causait avec Gauthier de choses indifférentes.

 

En le reconnaissant, Marignan fit un geste de frayeur. Que venait-il faire chez lui ? Que venait-il dire ?

 

Il lui indiqua, d’un geste, la porte de son cabinet de consultation qui communiquait avec le salon.

 

– Veuillez vous donner la peine d’entrer.

 

D’instinct, il ne voulait pas que Gauthier entendît, sans même prévoir ce que Jean Berthelin avait à dire.

 

Celui-ci secoua la tête, refusant.

 

– Je ne suis pas malade… dit-il… et je viens ici uniquement pour vous remercier…

 

– Me remercier ?

 

– Oui, du grand intérêt que vous portez à ces deux pauvres enfants filles de Charlotte Lamarche… Elles m’ont tout raconté hier…

 

– Alors, vous savez qu’elles refusent…

 

– C’est moi qui le leur ai conseillé.

 

– Pour quel motif ? Vous entendez bien mal leur intérêt !

 

– Vous avez fait condamner Charlotte Lamarche, et Charlotte Lamarche, je vous l’ai toujours dit, est innocente… Je ne veux pas que les filles de la Pocharde reçoivent les bienfaits de celui qui a fait le malheur de leur mère.

 

Il salua Marignan d’un signe léger, s’inclina devant Gauthier presque respectueusement et sortit…

 

Marignan haussa les épaules et dit :

 

– C’est un maniaque !

 

Gauthier paraissait préoccupé en regardant la porte par laquelle Berthelin – ce maniaque – venait de disparaître.

 

– À quoi penses-tu ? demanda le père.

 

– À ce qu’a dit cet homme.

 

– Eh bien ?

 

– Je ne connais pas très bien cette affaire. C’est déjà vieux… Seulement, cela m’a frappé quand même, parce que ce nom de la Pocharde est resté populaire. Veux-tu me la raconter ?…

 

– Oui, en chemin, car je t’emmène…

 

– Où cela ?

 

– À l’hôpital. C’est l’heure de ma visite.

 

Marignan paraissait nerveux. Gauthier releva les yeux sur son père avec une sorte de surprise. C’était la première fois que le médecin emmenait ainsi son fils et permettait qu’il assistât à sa visite.

 

Ils sortirent.

 

– Marchons, dit Marignan ; cela nous fera du bien…

 

– Et cette histoire ? demanda Gauthier.

 

– Oh ! en deux mots tu vas la connaître : Charlotte Lamarche avait un enfant adultérin né en l’absence de son mari. Elle a voulu le faire disparaître et l’a empoisonné. Condamnée à mort, on l’a graciée au dernier moment. Maintenant, elle expie son crime à Clermont… C’est tout…

 

Alors, Gauthier, très calme, fit tomber cette simple question, sous laquelle s’effondra toute la vie de son père :

 

– C’est toi qui as fait le rapport… je sais… tu as découvert, naturellement, que l’enfant était mort empoisonné ?

 

– Comme de juste… Sans cela…

 

– Par quel poison ?

 

Ces trois mots, tombant sur Marignan, venaient de le faire frémir. Il n’y répondait pas ; il n’osait.

 

Jamais peut-être, même à l’heure de ses hallucinations dans la chambre de Charlotte, il n’avait été aussi terrifié.

 

C’est que, si quelque doute s’élevait dans l’esprit de Gauthier, c’en était fait de sa renommée, de sa fortune, de sa tranquillité, de tout !

 

Gauthier, croyant n’avoir pas été entendu, précisait, redemandait :

 

– Quel poison as-tu découvert dans les organes de l’enfant ?

 

– Aucun, dit le médecin d’une voix altérée.

 

Et cependant, par un effort de présence d’esprit, il essayait d’affecter la même légèreté insouciante, s’arrêtant, par exemple, à tous les étalages qu’il rencontrait dans la rue Nationale, et devant un marchand de journaux auquel il acheta deux ou trois feuilles parisiennes. Il avait jeté sa cigarette à demi consumée.

 

Gauthier avait entendu la réponse, mais sans la comprendre.

 

– Comment, dis-tu ? Tu n’as découvert aucun poison ?

 

– Aucun.

 

– Et tu concluais quand même à l’empoisonnement, dans ton rapport ?

 

– Les désordres observés ne pouvaient venir que d’un empoisonnement.

 

– Oh ! oh ! en es-tu bien sûr ?

 

– Gauthier ! fit sévèrement le médecin.

 

– Je ne mets pas en doute ton expérience et ta bonne foi !… Cependant…

 

– Cependant, fais-moi le plaisir de changer de conversation !

 

Gauthier regarda son père, surpris de ce ton que Marignan n’employait jamais avec lui, mais il ne répliqua pas.

 

Cinq minutes après, ils entraient à l’hôpital.

 

Pour effacer toute impression dans l’esprit de son fils, le docteur parut empressé de recevoir son avis sur différentes maladies qu’il avait en traitement.

 

Du coin de l’œil, parfois, il l’observait.

 

Rien ne trahissait, en apparence, qu’il restât quelque préoccupation dans l’esprit de Gauthier…

 

Le docteur, en revenant, se montra plein d’effusion, très camarade avec ce grand fils qu’il aimait, pour lequel même il se sentait une sorte d’orgueilleuse tendresse.

 

Il l’observa pendant les jours suivants et ne remarqua rien. Gauthier était affectueux avec son père, autant que d’habitude. Marignan se rassura. Il était évident que le jeune homme ne concevait aucun soupçon.

 

Un matin, cependant, le docteur entra à l’improviste dans la chambre de Gauthier. Le jeune homme était absent. Le père allait se retirer, lorsque son regard tomba sur des journaux jaunis, étalés sur la table de travail du jeune homme.

 

Il s’approcha et déchiffra :

 

COUR D’ASSISES D’INDRE-ET-LOIRE

 

AFFAIRE DE LA POCHARDE

 

Empoisonnement d’un enfant par sa mère

 

– Je m’en doutais ! murmura le médecin, accablé.

 

Le bruit des pas de son fils, de l’autre côté de la porte, lui rendit un peu de sang-froid, il se redressa.

 

Un regard de Gauthier sur son bureau lui fit comprendre que son père avait lu.

 

Il y eut entre eux quelques secondes d’un silence lourd, pénible. Puis, le docteur :

 

– Tu lisais l’affaire de Charlotte Lamarche ?

 

– Oui…

 

– Cela t’intéresse ?

 

– Comme un roman, mais un roman vécu, réel, auquel l’imagination d’un auteur n’a rien à ajouter pour le plaisir de la foule…

 

– Ton impression ?

 

– Oh ! je n’en ai pas… pas encore… je me laisse emporter par les événements, ajouta-t-il sur un ton singulier, sans oser regarder son père.

 

– Plus tard, quand tu auras terminé ta lecture, tu me le diras ?

 

– Si vous l’exigez… Toutefois…

 

– Parle !

 

– Une chose me surprend…

 

– Quoi donc ?

 

– C’est qu’il n’y ait pas eu de contre-expertise demandée par l’avocat de la Pocharde.

 

Marignan fit claquer ses doigts.

 

– Oh ! tu sais, la culpabilité de cette femme était tellement évidente pour tout le monde qu’une contre-expertise était bien inutile.

 

– C’est vrai, dit Gauthier.

 

Et il dit en souriant, avec une sorte de pitié pourtant :

 

– Le fait est que cette malheureuse n’a pas eu ce qu’on peut appeler une bonne presse… Elle avait dû déchaîner contre elle des haines étranges…

 

– Si on l’avait livrée à la foule, quelque temps après son arrestation, elle eût été lapidée… Du reste, je te laisse ; continue ta lecture.

 

Il le quitta, en effet, sortit pendant toute la matinée, ayant des visites à faire, et ne rentra que pour le déjeuner.

 

Il était loin d’être tranquille. Qu’allait découvrir cet esprit clair, judicieux, perspicace de Gauthier, qu’il connaissait si bien, lui Marignan, et dont il s’effrayait ?

 

Cependant, une chose le rassurait. Pour comprendre le mystère dont cette affaire avait été entourée, il fallait connaître l’existence, auprès de Maison-Bruyère, d’un four à plâtre ; alors, peut-être des doutes viendraient au jeune savant… Ce serait effroyable…

 

Mais heureusement pour Marignan, une seule fois dans l’enquête, le mot de four à plâtre avait été prononcé par l’ouvrier Langeraume, sans éveiller l’attention.

 

Malgré cela, ce ne fut point sans frayeur qu’il se retrouva à déjeuner, assis à la même table, devant son fils.

 

Il déclara n’avoir pas faim et ne mangea pas. Gauthier se taisait.

 

Ce fut Marignan qui eut le courage de parler :

 

– Eh bien ! ton opinion ?

 

– Oh ! la tienne… Évidemment, cette femme était coupable…

 

La main de Marignan trembla, sous le coup d’une joie insensée, et un flot de sang inonda son visage.

 

– Toutefois, reprit Gauthier, différentes choses m’ont frappé…

 

– Quoi donc ? fit le médecin avec empressement.

 

– J’ai lu ceci, dans un interrogatoire que subissait Charlotte Lamarche : « Nous constatons qu’au cours de cet interrogatoire, la femme Lamarche est dans un état très accusé, feint ou réel, d’hébétement. Ses réponses ne sont obtenues que difficilement, en répétant les questions, parce que, tantôt elle garde le silence, tantôt elle répond à autre chose que ce qui lui est demandé… »

 

– D’où tu conclus ?

 

– Je conclus que cette observation du magistrat ayant été faite plusieurs jours après l’arrestation de Mme Lamarche, on ne pouvait attribuer à l’ivresse cet état singulier d’hébétement…

 

– Très vrai, mais chez les alcooliques, l’ivresse demeure parfois très longtemps après qu’ils ont bu… Ils n’ont même plus besoin de boire pour être ou pour paraître ivres…

 

– Comment as-tu conclu à l’empoisonnement, puisque tu n’avais découvert la trace d’aucun poison ?

 

– Le poison était éliminé quand j’ai fait l’analyse chimique. L’analyse n’a donné aucune trace de poisons minéraux, ni d’acides, ni d’alcaloïdes cristallisables… Tout cela eût été visible… s’élimine difficilement… J’ai dû écarter également certains poisons, tels que la nicotine, la cicutine, etc. J’ai cru, plutôt, soit à la possibilité d’un empoisonnement par certains végétaux, la gratiole ou l’euphorbe, par exemple – ou encore par un poison animal… mais aucune trace, te dis-je, aucune trace…

 

– N’aurais-tu pas fait l’analyse de sang ? Je ne vois rien à ce sujet dans ton rapport, et les juges, du reste, ne semblent pas s’en être inquiétés autrement. C’était, cependant, de la dernière importance…

 

– Je n’en avais pas reçu le mandat…

 

– Comment était libellé le questionnaire qui te fut remis ?

 

– En termes généraux…

 

– Ces termes généraux devaient comprendre tous les genres d’examens…

 

– Je n’en ai omis aucun.

 

– Pardon, père… tu as oublié celui dont je parle.

 

– À quoi bon, encore une fois ? Ne disais-tu pas, tout à l’heure, que tu es convaincu, comme moi, de la culpabilité de cette femme ?

 

– Certes.

 

– Alors ?

 

Le jeune homme détourna les yeux et ne répondit pas. Peut-être avait-il une arrière-pensée qu’il ne voulait pas dire.

 

Au bout d’un instant, comme se parlant à lui-même :

 

– J’ai été frappé de la persistance énergique avec laquelle cette femme, jusqu’au bout, a protesté de son innocence.

 

– Tous les inculpés en font autant.

 

– As-tu remarqué, à partir de son arrestation, que les infamies dont on l’accusait semblaient s’éloigner d’elle une à une, comme à plaisir ?…

 

– Non.

 

– Cela m’étonne. Voici cette femme accusée d’avoir assassiné le docteur Renneville… l’accusation est écartée, après l’enquête…

 

– Reste l’autre.

 

– Tu oublies ce crime d’adultère, ces débauches tant reprochées… et, qui n’ont jamais existé, puisque, nous le savons aujourd’hui, Charlotte Lamarche a été victime d’un attentat dont le misérable auteur a fait l’aveu avant de mourir…

 

– Reste le poison…

 

– Non, pas même cela, fit Gauthier avec une singulière gravité.

 

– Que dis-tu ?

 

– Je dis : pas même cela, puisque aucun poison n’a été découvert… Je crois cette femme coupable… Je ne puis faire autrement, surtout, puisque c’est toi, père, qui l’as fait condamner… Et pourtant, je ne puis pas m’empêcher d’observer qu’elle a été condamnée bien légèrement.

 

– Une ivrognesse ! dit Marignan en haussant les épaules.

 

– Oui, une ivrognesse. Mais l’opinion publique se trompe souvent… et voit parfois un vice là ou le médecin, lui, découvre un malade…

 

Du four à plâtre, il ne fut pas dit un mot.

 

Marignan jugea que, pour Gauthier, cela était aussi passé inaperçu.

 

Cependant, tout en prenant lecture, durant la matinée, des articles des journaux qui avaient rendu compte de la cause célèbre, Gauthier avait marqué certaines notes au crayon bleu. Et il y avait une croix au crayon devant la déposition de Langeraume…

 

Il ne fut plus parlé de l’affaire, entre père et fils, pendant quelques jours. On eût dit que cela était passé légèrement dans l’esprit de Gauthier, sans laisser de traces.

 

En le croyant, Marignan se trompait. La blessure était portée, dans ce cœur. Elle allait désormais s’élargir, s’envenimer, devenir mortelle.

 

Une fois – alors que le docteur se disposait à partir pour l’orphelinat de Sainte-Marie – il rencontra Gauthier qui lui dit :

 

– Tu vas à Vouvray ?

 

– Oui, ma visite obligatoire, tu sais ?

 

– Si je t’accompagnais ?

 

– À quoi bon ?

 

– Cela me ferait plaisir de visiter cet établissement, dont on dit beaucoup de bien.

 

– Les bonnes sœurs n’aiment pas ces sortes d’inspections. Elles ont un règlement très rigoureux… Cela leur déplairait…

 

– Même si tu leur en faisais toi-même la demande ?

 

– Je le crois…

 

Marignan mentait. Gauthier le devina et ne fit aucune réflexion.

 

– Je n’ai rien à faire… veux-tu de moi jusqu’à Vouvray ?

 

– Certes… Tu sais bien que mon plus grand plaisir est d’être avec toi. En voiture, après un silence, Gauthier demanda :

 

– C’est là, n’est-ce pas, que sont enfermées les filles de la Pocharde ?

 

– « Enfermées » n’est pas le mot juste. L’orphelinat n’est pas une prison.

 

– Oh ! pour ces enfants, il n’y a pas grande différence… Tu les connais, puisque tu t’es intéressé à leur sort !

 

– Oui… par ce fait que j’ai été mêlé à cette affaire autrefois ; j’ai cru devoir essayer d’adoucir autant que possible l’avenir qui leur est réservé.

 

– Je voudrais les connaître… moi aussi…

 

– Pourquoi ? Singulière idée…

 

– Pourquoi ? je l’ignore. Sympathie irrésistible… Pauvres enfants !… pauvres victimes !

 

Le reste du voyage fut silencieux.

 

Sur le seuil de l’orphelinat, Gauthier demanda encore :

 

– Ainsi, tu ne veux pas que je t’accompagne ?

 

Refuser, devant cette insistance, eût été imprudent, eût donné quelques soupçons, peut-être, au jeune homme. Marignan se résigna :

 

– Soit, dit-il, puisque tu y tiens tant que cela… Mais si tu comptes sur des malades intéressantes, je te préviens que tu auras une déconvenue…

 

Ils entraient, et la lourde porte se refermait sur eux.

III

RÉVOLTÉES


Elles étaient douces et soumises, pourtant ; mais à force de s’entendre insulter, sous la poussée de ces outrages, la souillure de ces grossièretés dont les enfants sans pitié les abreuvaient, Claire et Louise avaient fini par se révolter.

 

Comme elles avaient opposé longtemps cette résignation, presque cette impassibilité, à toutes les tortures morales infligées par leurs compagnes, celles-ci s’enhardissaient.

 

À plusieurs reprises, les deux jeunes filles constatèrent des disparitions dans leurs affaires, dans les objets de travail qui leur étaient confiés.

 

Elles furent punies. Elles ne se plaignaient pas, tout d’abord, n’ayant personne à accuser. Les petits vols continuèrent ; les punitions redoublèrent aussi.

 

Depuis des mois elles étaient maintenant privées de toute récréation, et Berthelin s’étant présenté deux fois pour les voir, on lui refusa l’entrée.

 

La plus ardente contre elles, parmi les orphelines, était une grande fille rousse, nommée Marie Flicot, plus âgée qu’elles de trois ans. Elle s’était mise, sans raison, sans savoir pourquoi, à haïr les deux sœurs d’une haine atroce, brutale, d’une haine de bête. Toutes les inventions dirigées contre elles venaient de Marie Flicot. De même tous ces vols si adroitement combinés.

 

Un jour, disparut, de l’armoire de Claire, une pièce d’étoffe à laquelle la jeune fille travaillait. L’armoire était, en général, fermée à clef. Cette clef, seule Claire la possédait, avec un passe-partout qui restait entre les mains de la mère supérieure pour les besoins de la discipline et de la surveillance. Or, l’armoire avait été ouverte sans effraction.

 

On ne pouvait accuser personne, et Claire seule fut jugée coupable et punie.

 

On ne retrouva jamais l’étoffe. La mère supérieure, navrée, fit une enquête, interrogea Claire. La jeune fille nia, pleura, mais ne fut pas crue.

 

– Une voleuse ! murmura la mère… Que vais-je faire de cet enfant ?…

 

Claire fut enfermée pendant quinze jours sans communiquer avec les autres. Du reste, elle ne regrettait pas leur compagnie. Elle regrettait seulement sa sœur Louise, pour laquelle elle avait une affection passionnée.

 

Quand elle sortit de là, sombre, la tête emplie d’idées mauvaises, la mère supérieure la fit venir et lui dit :

 

– Mon enfant, voilà plusieurs fois que je vous pardonne… celle-ci est la dernière… La première fois que j’aurai quelque faute grave à vous reprocher, je serai obligée de vous séparer de votre sœur et de vous faire envoyer dans une maison de correction… Je ne pourrai pas vous garder ici et vous donner en mauvais exemple à toute ma maison…

 

Claire répondit seulement :

 

– Vous ferez comme vous voudrez, ma mère… Je vous ai dit que je ne suis pas une voleuse. Vous n’avez pas voulu me croire. Libre à vous…

 

– Soyez respectueuse envers moi, Claire, dit la mère avec sévérité.

 

– Et envers moi soyez juste, madame, dit la jeune fille.

 

Elle reprit sa vie ordinaire.

 

Pendant quelques semaines, Claire et Louise furent plus tranquilles. Claire était réapparue, au milieu des autres, avec des yeux si durs, si résolus, où se lisait si bien l’âpre désir de châtier, de se venger, que les orphelines, instinctivement, furent effrayées. Même les insultes cessèrent.

 

Marie Flicot, elle-même, semblait les oublier. Mais celle-ci, un jour, entendit qu’on disait d’elle :

 

– Maintenant, elle n’ose plus… Elle a peur !

 

– Peur, moi ? dit la grande rousse… Vous verrez bientôt…

 

Et elle combina une nouvelle lâcheté, plus infâme que toutes les autres.

 

Mais Claire veillait. Elle ne dormait plus, par un prodige d’énergie.

 

Une nuit, au dortoir, elle vit passer comme une ombre devant son lit. L’ombre s’arrêta, parut la regarder, comme si elle eût voulu s’assurer de son sommeil, puis, lentement, avec d’infinies précautions, se dirigea vers la salle voisine où se trouvaient les armoires, dont chacune correspondait au matricule des orphelines.

 

Claire avait reconnu la grande rousse : Marie Flicot.

 

Elle se leva, prudente elle aussi, s’habilla hâtivement et alla réveiller Louise, qui couchait dans le même dortoir.

 

– Viens… habille-toi… Vite !

 

Sans comprendre, Louise obéit.

 

Puis, rasant les murailles, et sans qu’on fît attention à elles – la surveillante étant couchée à l’extrémité du dortoir –, elles gagnèrent la porte.

 

La salle des armoires n’était pas éclairée la nuit. Mais Marie Flicot était une fille prévoyante ; elle tira de sa poche un bout de bougie et l’alluma.

 

Puis, après un coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que rien ne viendrait la déranger, elle se dirigea vers une armoire. Elle l’ouvrit avec un passe-partout.

 

L’armoire n’appartenait ni à Claire ni à Louise. Les deux jeunes filles, l’œil dans l’entrebâillement de la porte, s’en firent la réflexion à voix basse.

 

Et elles réfléchissaient, en même temps, que, six mois auparavant, la mère supérieure – cela s’était su – avait perdu son passe-partout. On avait eu beau le chercher, on ne l’avait pas retrouvé. Il était tombé entre les mains de Marie Flicot.

 

Mais que préparait donc celle-ci ?

 

Elle retira différents objets de l’armoire, et, parmi ces objets, tout un paquet de dentelles très fines, faites à la maison, et qui pouvaient rivaliser avec Malines, Bruges, Bruxelles, Valenciennes.

 

L’orpheline à qui appartenait l’armoire, était la plus adroite ouvrière de la maison, et ses dentelles, dont elle n’avait jamais assez pour suffire aux demandes, étaient vendues très cher au bénéfice de l’orphelinat.

 

Marie Flicot remit de l’ordre dans l’armoire. Puis elle la referma, se leva et alla s’agenouiller devant celle qui appartenait à Claire.

 

Claire serra les mains de sa sœur.

 

– Est-ce que tu devines ? murmura-t-elle.

 

– Non, pas encore.

 

– Eh bien, moi, je crois comprendre.

 

À l’aide du passe-partout, Marie Flicot ouvrit aisément. Et dans le fond, sous les vêtements et le linge appartenant à Claire, elle glissa le paquet de dentelles.

 

– Ah ! la misérable ! la misérable ! cria la jeune fille.

 

Et, se levant d’un bond, elle se jeta sur la grande rousse qu’elle renversa et sur laquelle elle s’acharna avec une furie vengeresse.

 

– Va chercher la surveillante ! Va vite !

 

La rousse se défendait, mais les mains de Claire la tenaient.

 

– Ah ! misérable, coquine, après m’avoir volée, moi, tu voulais me faire accuser de voler les autres ! Car voilà ce que tu voulais, canaille, voilà ce que tu voulais !…

 

Au bruit, toutes les orphelines s’étaient réveillées.

 

La surveillante accourait. En deux mots, elle fut mise au courant de ce qui venait de se passer.

 

Du reste, prise en flagrant délit, râlant sous l’étreinte désespérée de Claire, la grande Marie Flicot ne songeait ni à se défendre ni à nier. On l’enferma.

 

Claire et Louise eurent une explication, le lendemain, avec la mère supérieure. Et, dans cette explication, elles dirent tout ce qu’elles avaient souffert, tout ce qu’elles avaient enduré depuis tant d’années.

 

Deux jours après, Marie Flicot était envoyée dans une maison de correction.

 

Mais cette justice ne pouvait rien changer au caractère des deux sœurs et à leurs projets d’évasion. Elles en avaient assez de cette vie de souffrances. Et, pour prendre la fuite, elles n’attendaient plus qu’une occasion.

 

Elle s’offrit bientôt.

 

IV

EN FUITE


À Clermont, les années s’étaient accumulées sur la Pocharde, dramatiquement et désespérément monotones.

 

Lorsque le directeur de la prison avait reçu des mains de la gendarmerie livraison de sa nouvelle pensionnaire, Charlotte, en prenant l’uniforme des détenues, avait dit simplement :

 

– Je suis innocente… On le reconnaîtra quelque jour, car j’ai confiance en Dieu… Vous n’aurez pas de détenue plus douce et plus obéissante.

 

Le directeur, un brave homme pourtant, haussa les épaules :

 

– Elles disent toutes la même chose !

 

Il était blasé.

 

Il dut pourtant reconnaître bientôt qu’en promettant d’être travailleuse et disciplinée, la jeune femme avait la ferme intention de tenir son engagement.

 

Pendant les années qui s’écoulèrent, pas une seule fois elle ne fut punie.

 

Tous les trois mois, elle écrivait à ses filles. Et quelles lettres pleines d’amour, pleines de résignation !

 

Le directeur, entre les mains duquel ces lettres passaient avant d’être mise à la poste et qui les visait de son crayon bleu, en était tout surpris et presque ému. Était-il possible que cette femme, aux sentiments si nobles, si élevés, eût été criminelle au point d’empoisonner son enfant ?

 

Et quand on vit que la douceur de Charlotte ne se démentait pas, il y eut, autour d’elle, comme une atmosphère d’affection.

 

Dans ses lettres, elle disait régulièrement, tantôt à Claire, tantôt à Louise :

 

« Mes chères filles, ne maudissez pas votre sort et continuez d’avoir confiance dans l’avenir. Croyez toujours en l’innocence de votre mère et dites-vous, malgré ce que vous entendez autour de vous, qu’elle a été victime d’une grande iniquité. Ne vous révoltez pas, mes enfants. Soyez résignées… N’ayez qu’une pensée : celle de votre mère si malheureuse et qui vous aime… de votre mère qui certainement mourrait bien vite si elle ne vous possédait pas… si elle n’avait pas l’espoir de vous revoir un jour… et de vous serrer bien fort contre son cœur… »

 

Les deux enfants répondaient à Charlotte, mettaient leurs deux lettres dans la même enveloppe.

 

Ah ! comme elle les lisait, relisait, dévorait ces lettres, la mère ! C’était le seul bruit du monde extérieur qui parvînt jusqu’à elle, le seul foyer auquel elle pût encore réchauffer son cœur.

 

Son mari, fou, n’était-il pas mort ?

 

Claire et Louise, dans les premiers temps, toutes petites, sachant à peine former leurs lettres, écrivaient quand même, d’une manière informe, les jolies choses que dictaient les souvenirs récents de la tendresse maternelle à Maison-Bruyère.

 

Et dans ces essais, la mère retrouvait ses petites !

 

Puis, plus tard, l’écriture se forma, l’orthographe fut mise, mais au fur et à mesure que les enfants grandissaient, les lettres devenaient de moins en moins longues, de plus en plus froides. Elles s’espacèrent…

 

Le travail lent des injures, à l’orphelinat, faisait son œuvre et les jeunes filles apprenaient à mépriser leur mère.

 

Louise résistait encore.

 

Quand leur arrivait une lettre de la prison, c’était elle qui en témoignait le plus de joie, la relisait le plus souvent.

 

Déjà Claire s’en préoccupait moins.

 

La mère, si loin qu’elle fût, recevait étrangement le contrecoup de ces impressions : on eût dit qu’elle voyait cet état d’âme et qu’elle assistait en spectatrice attentive à l’effondrement de ces ruines d’amour.

 

Un jour – c’était l’époque habituelle où elle recevait ces lettres – rien ne lui parvint.

 

Elle attendit, nerveuse, malade, les jours suivants. Mais les jours suivants se passèrent, mornes, sans lui rien apporter.

 

Alors, elle eut un grand cri de folie, au milieu de ses compagnes terrifiées ; elle rompit tout à coup cette règle du silence absolu qui pèse si lourdement sur les prisonnières et, les yeux hagards, les bras levés vers le ciel :

 

– On me vole le cœur de mes enfants !

 

Et elle tomba évanouie.

 

Elle eut une crise de fièvre si violente qu’il fallut la transporter à l’infirmerie. Le cerveau semblait atteint. L’anémie s’empara d’elle. On la crut sur le point de mourir.

 

Dans les heures d’accalmie, quand elle pouvait se reprendre et se souvenir, elle demandait :

 

– Il n’est arrivé aucune lettre de mes filles ?

 

On était obligé de lui répondre non.

 

Alors, elle répétait, mais plus doucement, au milieu de ses sanglots :

 

– On m’a volé mes enfants ! On m’a volé mes enfants !

 

Elle se remit de ce bouleversement, et au bout de deux mois elle vint reprendre sa place au milieu des autres, à l’atelier.

 

La pauvre Charlotte, comme elle avait vieilli !

 

Elle avait cru longtemps que l’heure de la justice viendrait. Elle s’était dit qu’il n’était pas possible qu’on la gardât pendant des années et des années, toute sa vie entière… Et les années et les années passaient… C’était fini : on l’avait oubliée ! Tout le monde ! même ses filles !… Devant ces jolis yeux bruns, devant ces jolis yeux bleus, l’image de la mère s’était lentement effacée, et pour toujours, pour jamais !

 

Ce fut sa plus cruelle souffrance !… Elle souffrit plus que lorsqu’elle entendit et comprit les insultes des paysans de Touraine, lui attribuant un vice dont elle ne saisissait même pas l’ignominie… plus que lorsqu’elle découvrit l’attentat infâme qui l’avait souillée… plus que lorsqu’on l’accusa d’avoir empoisonné son enfant… plus que lorsqu’elle s’entendit condamner à mort !…

 

L’amour de ses filles, c’était le dernier lien qui l’attachât à la vie… C’était sa seule espérance en un avenir meilleur… Et on le lui enlevait !…

 

Elle leur écrivit pourtant des lettres affolées où elle les suppliait.

 

Louise répondit, une fois encore.

 

Mais le lent travail des outrages faisait son œuvre. La justice était trop longue à venir et les espérances de la mère trop longues à se réaliser…

 

Et un jour, alors que Charlotte songeait à se laisser mourir, un jour, sans qu’on l’eût avertie, sans qu’on l’eût préparée à cet événement, au risque de la tuer, d’un coup, sous une trop brusque joie, le directeur faisait venir la pauvre femme dans son cabinet.

 

– J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, dit-il.

 

Elle était, à présent, insensible à tout. Une seule chose pouvait la retenir à la vie !

 

– Est-ce qu’on me rend le cœur de mes enfants ?…

 

– Si vous avez perdu leur cœur, comme vous le craignez, vous allez pouvoir le reconquérir…

 

– Pour cela, il faudrait les voir, leur parler…

 

– Vous les verrez et vous leur parlerez…

 

Elle demanda en tremblant :

 

– Vous les avez fait venir ? Vous avez eu pitié de ma détresse ? Ah ! vous êtes bon…

 

– Non… ce n’est pas elles qui viendront à vous… C’est vous qui irez à elles…

 

– Moi ? Moi ?…

 

– Vous ! Je suis heureux de vous apprendre que vous êtes libre… Devant votre douleur, votre résignation, votre repentir, on a eu pitié de vous et vous avez votre grâce !…

 

– Moi ? dit-elle encore, affolée, éperdue.

 

– Remettez-vous… Asseyez-vous…

 

Elle tomba, anéantie, sur une chaise et garda le silence.

 

– Libre ! redit-elle, enfin, après un long temps… Libre ? Je suis libre ?…

 

– Et vous pouvez vous en aller quand vous voudrez…

 

– Comme cela ? tout de suite ?…

 

– Oui… tout est en règle… les portes vous seront ouvertes…

 

– Oh ! monsieur ! monsieur ! dit-elle.

 

Elle n’en put dire davantage. Elle éclatait en sanglots, en une crise nerveuse.

 

– Bon, bon, cela va la détendre, murmura le directeur, plus rien à craindre.

 

Quand elle fut plus calme :

 

– Une question, monsieur ? Me permettez-vous ?

 

– Tout ce que vous désirez.

 

– On a donc reconnu mon innocence ?

 

– Non… Vous avez la remise de votre peine…

 

– Mais je suis toujours déshonorée…

 

– Vous êtes toujours celle qui, il y a douze ans, fut condamnée à mort pour avoir empoisonné son fils…

 

– Rien ne peut me réhabiliter ?…

 

– Une seule chose : la preuve de votre innocence… qui amènerait la révision de votre procès…

 

Alors Charlotte se leva ; ses larmes s’étaient taries brusquement et, avec une singulière énergie :

 

– Cette preuve, je ne l’ai pas… mais puisque je suis libre, je la trouverai… Je dois à mes enfants de leur montrer que je ne suis pas une criminelle, mais une victime…

 

Le directeur ne répondit pas. Il n’était pas dans ses attributions de croire qu’il pût se trouver une innocente parmi les détenues.

 

Il avait fait préparer les hardes de Charlotte, quelques vêtements, son pécule – économies faites sur son travail. Il lui remit tout cela.

 

– Avec cet argent, vous ne vous trouverez pas tout à fait au dépourvu, dit-il, mais que comptez-vous faire ?…

 

Son visage prit une expression de joie céleste. Et elle murmura très bas, comme en extase :

 

– Revoir mes enfants d’abord, avant tout… Les revoir et les embrasser !

 

Elle partit une heure après. Et quand elle se trouva sur le seuil de cette prison où elle aurait dû mourir, quand elle se vit seule, sans plus de contrainte, ayant devant elle le grand espace libre, elle eut un étourdissement et faillit s’évanouir.

 

Lorsqu’elle fut remise, elle marcha au hasard, sans demander son chemin, tout entière au plaisir de la liberté. Elle ne s’arrêta, dans la campagne, que lorsqu’elle fut harassée de fatigue et qu’elle sentit la faim.

 

Alors elle entra dans une auberge, près d’une gare. Elle mangea, prit une chambre et s’endormit tout de suite.

 

Il faisait grand jour, le lendemain, quand elle s’éveilla.

 

Elle demanda l’heure des trains, se fit expliquer comment, de là ou elle se trouvait, elle pourrait regagner la ligne de Tours. Et quand elle eut ces renseignements, elle partit, infiniment heureuse.

 

Enfin, de son wagon, elle entendit ce nom de Vouvray, qu’elle avait tant de fois prononcé tout bas, depuis douze ans, comme si, en le prononçant, elle se rapprochait de ses filles.

 

Elle descendit, les jambes tremblantes, le cœur palpitant.

 

Elle tendit son billet. Elle avait avec elle son paquet de hardes. Elle le mit sous son bras et sortit de la gare. Elle suivit quelques voyageurs qui se dirigeaient vers le village.

 

– C’est bien la route qui mène à Vouvray ?…

 

– Mais oui, madame… Ici, c’est Vouvray…

 

Plus loin, elle avisa une vieille dame, tout en noir.

 

– Madame, il y a bien ici un orphelinat ?

 

– L’orphelinat Sainte-Marie, tenu par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, oui, madame.

 

– Est-ce que je suis sur le chemin qui y conduit ?

 

– Vous l’avez passé. Retournez sur vos pas, prenez une ruelle à gauche… Au bout, vous trouverez de grands bâtiments neufs : c’est l’orphelinat Sainte-Marie.

 

– Merci, madame !

 

Et la voilà, se hâtant, courant. Elle grimpe le long de la ruelle humide, très encaissée entre deux haies touffues, desquelles émergent des noyers et des acacias…

 

Enfin, là-haut, voici les bâtiments neufs.

 

C’est là, derrière cette porte, que vivent Claire et Louise !

 

Elle s’arrête, haletante. Ses deux mains étreignent son cœur. C’est trop de joie, une émotion trop forte : elle étouffe. Elle va les revoir, enfin ! Est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’au dernier moment ne s’élèvera pas quelque obstacle imprévu qui la rejettera dans toutes ses angoisses ?

 

Elle sonne. Elle entend un bruit de pas, un bruit de voix. La porte s’ouvre et une sœur paraît qui lui demande :

 

– Vous désirez, madame ?

 

– Je viens pour voir mes enfants.

 

La sœur paraît surprise.

 

– Vos enfants ? Nous n’avons ici que des orphelines…

 

– Ou des enfants de détenus ?

 

– Oui.

 

– J’étais en prison. On m’a fait grâce. Je suis libre.

 

Et les yeux très doux, souriante, Charlotte redit :

 

– Alors, tout de suite, je suis accourue voir mes deux filles. Je suis Charlotte Lamarche.

 

La sœur n’est pas depuis longtemps à l’orphelinat ; elle n’est pas encore familière avec tous les noms et avec tous les drames qui se rattachent à l’histoire des enfants recueillis.

 

Charlotte comprend et explique :

 

– Il y a douze ans, j’ai été condamnée à mort. On m’a graciée. Je suis restée douze ans à Clermont. On m’a fait remise de ma peine. J’ai deux filles, Claire et Louise…

 

Un éclair dans l’esprit de la sœur.

 

– Ah ! vous êtes… c’est vous qui êtes la Poch… ?

 

Elle n’achève pas et rougit devant la confusion qui se peint sur le visage de Charlotte. Celle-ci a baissé les yeux et a murmuré :

 

– Oui… je sais que l’on ne m’appelle pas autrement.

 

– Entrez !

 

– Et je vais voir mes enfants ?

 

Elle joignit les mains, en un geste de supplication ardente. La sœur fut émue.

 

– Entrez… Je vais vous conduire au parloir. Moi, je ne puis rien faire de plus. Vous verrez Mme la supérieure…

 

– Auparavant, un mot… un seul mot…

 

– Dites.

 

– Mes enfants ? mes enfants ? Elles sont vivantes, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Bien portantes ?

 

– Oui.

 

– Et sages, n’est-ce pas ? Obéissantes et douces ?

 

– Nous n’avons pas à nous plaindre…

 

– Merci, ma sœur, merci…

 

Elles entraient au parloir, une pièce à peu près nue, ayant seulement quelques bancs de bois, et, au mur, deux ou trois images de sainteté. Charlotte s’assit.

 

– Revenez vite, je vous en prie, dit-elle, revenez vite !

 

L’arrivée inopinée de Charlotte mettait la mère supérieure dans un grand embarras. Elle n’avait pas encore été prévenue par l’administration.

 

Elle vint trouver Charlotte au parloir. Celle-ci, en la voyant, lui demanda tout de suite, avant tout :

 

– Mes filles, je veux voir mes filles !

 

Elle commençait à être dans une exaltation singulière ; ses yeux brillaient ; la fièvre – la fièvre de l’attente – faisait trembler ses mains.

 

– Oui, madame, vous les verrez, dit la religieuse. Bientôt, je l’espère…

 

– Vous l’espérez ? Ce n’est donc pas sûr ?…

 

– Mais si… Voyons… ne vous attristez pas… écoutez bien tranquillement les explications que je vais vous donner…

 

– Mais pourquoi ces retards ? Je n’ai pas besoin d’explication. Rendez-moi mes enfants ! Rendez-moi mes enfants !…

 

– Si une femme était venue, il y a quinze jours, se présenter ici et réclamer vos enfants en prétendant qu’elle se nommait Charlotte Lamarche et qu’on l’avait rendue à la liberté… que diriez-vous ?

 

– Je vous dirais que vous avez agi bien légèrement et que…

 

– Je vous arrête là, dit la supérieure avec un bon sourire… Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne doute pas que vous soyez la mère de Claire et de Louise. Laissez-moi le temps de télégraphier à la Préfecture et même à la Maison Centrale de Clermont… Là, je serai renseignée…

 

– Et cela prendra du temps ?…

 

– Quelques heures… Cinq ou six au plus, avant que la réponse arrive.

 

– Et avant cela, je ne pourrai…

 

– Non.

 

– Même sans leur dire qui je suis ? implora doucement Charlotte.

 

– Non, dit la supérieure avec fermeté. La responsabilité qui pèse sur moi est trop grande. Du reste, vos enfants ne sont pas à l’orphelinat en ce moment.

 

– Où sont-elles ?

 

– Elles travaillent au-dehors… dans le village…

 

Charlotte se tut. Une espérance tout à coup naissait au fond de son cœur. Elle les rencontrerait peut-être ! Alors, elle dit :

 

– Je reviendrai donc ce soir…

 

– C’est cela. Ce soir, j’aurai une bonne réponse à vous donner, j’en suis certaine.

 

– Et pourrai-je les emmener ?

 

– J’en doute… vous n’avez pas de moyens d’existence… Vous vous trouveriez avec ces jeunes filles en pleine détresse… Et quelle responsabilité… Tandis qu’avec nous, aucun danger ne les menace…

 

– Oui, oui… pourtant, j’espère plus tard…

 

– C’est cela… plus tard, et en attendant qu’on vous les rende tout à fait, vous pourrez venir leur rendre visite aussi souvent que vous le voudrez…

 

– À ce soir donc ? dit Charlotte, attristée.

 

– À ce soir !

 

Et la supérieure, en s’en allant, murmurait :

 

– Dire que cette femme a été condamnée à mort pour avoir empoisonné son enfant !… Il y avait des moments où elle paraissait si triste que je l’aurais embrassée de tout mon cœur !

 

Charlotte avait quitté le parloir. Elle traversa une voûte au bout de laquelle était la porte principale de l’orphelinat ; cette porte était ouverte, et sur le seuil causaient deux hommes, un vieillard et un jeune homme, avec la sœur infirmière. Charlotte passa, humblement, devant les deux hommes.

 

Le docteur Marignan releva la tête… Et il la vit, grande et mince, souple encore et élégante dans ses vêtements noirs, malgré les années écoulées, malgré tant de souffrances !

 

Il tressaillit et laissa échapper une exclamation :

 

– Mon Dieu !

 

Gauthier regarda son père.

 

– Qu’avez-vous donc ?

 

Et comme les yeux de son père suivaient la silhouette de Charlotte s’éloignant doucement, toute pensive, il demanda encore :

 

– Quelle est cette pauvre femme ?

 

La supérieure s’était approchée d’eux.

 

Ce fut elle qui répondit, tout bas, d’un mot qui eut un long retentissement sur les nerfs du docteur :

 

– La Pocharde !

 

– Elle ! Libre ?

 

– Graciée et venant réclamer ses filles…

 

Ce fut si violent chez le docteur qu’il chancela. C’était le remords vivant qui passait, avec la menace du châtiment !

 

La supérieure était partie, avec la sœur infirmière. La lourde porte de l’orphelinat s’était refermée sur eux.

 

Et Marignan restait là, éperdu, le front en sueur, appuyé contre le mur.

 

– Mon père ! mon père ! disait Gauthier, alarmé.

 

Le vieillard, sans se rendre compte, répétait :

 

– Elle est libre ! Elle est libre !

 

Alors, Gauthier contempla silencieusement cet homme affolé sur lequel la simple vue de la pauvre femme venait de produire une impression si formidable. Pour la première fois, peut-être, un vague soupçon monta dans son esprit.

 

Marignan se remettait à force d’énergie.

 

– Je viens d’avoir un éblouissement… dit-il. C’est le soleil aveuglant qui frappe contre la blancheur de ces murs…

 

– Oui, oui, père, balbutia Gauthier… ne restez pas là…

 

Il prit le bras de son fils et s’y appuya.

 

Au fond du petit chemin creux disparaissait Charlotte, marchant la tête un peu penchée, absorbée dans sa rêverie…

 

Être auprès, si près de ses filles, et condamnée à ne point les voir. Cela était au-dessus de ses forces.

 

Elles travaillaient dans un atelier, avait dit la supérieure… Est-ce qu’il ne serait pas possible à Charlotte de le découvrir, cet atelier ?

 

Elle s’informa. Il y en avait trois où les orphelines étaient occupées. Elle alla frapper à tous les trois, demandant :

 

– Je viens de l’orphelinat, d’où l’on m’a envoyée pour que vous me conduisiez auprès de deux jeunes filles, Claire et Louise Lamarche…

 

Les deux premières fois, un contremaître avait répondu :

 

– Nous n’avons pas cela dans la maison. Adressez-vous dans les autres ateliers.

 

Elle le fit. Au troisième seulement, on répondit à sa question, toujours la même :

 

– Claire et Louise Lamarche… Les petites Pochardes…

 

Une émotion brusque, brutale, lui étreignit la gorge. Ses filles avaient hérité de son surnom !… Les petites Pochardes ! C’était atroce !

 

– Mes pauvres enfants !…

 

Le contremaître s’informait :

 

– Vous avez une permission de l’orphelinat ?

 

– Non… J’ai oublié de la demander.

 

Elle n’osait plus dire qu’elle était la mère !

 

– Alors, ce n’est pas possible… Du reste, elles travaillent…

 

– J’attendrai la sortie de l’atelier.

 

– Si vous voulez… Hors de l’atelier, cela ne nous regarde plus…

 

– Puis-je attendre ici ?

 

– Dans la cour… Comme il vous plaira…

 

– Et… combien de temps encore…

 

Le contremaître consulta une grosse montre en acier bruni :

 

– Une heure juste. Du reste, vous entendrez la cloche…

 

Il s’éloigna. Charlotte courut après lui :

 

– Monsieur, encore un mot. Ces jeunes filles sont-elles sages et travailleuses… En êtes-vous content… N’avez-vous rien à leur reprocher ?

 

L’homme dit, hâtant le pas, et sans se retourner :

 

– Très content, très content… Les filles valent mieux que la mère…

 

Et il la laissa, tête basse, alourdie encore par cette nouvelle blessure.

 

La cour était déserte, brûlée par le grand soleil. Elle en fit deux ou trois fois le tour.

 

Comme elle repassait pour la troisième fois devant le concierge infirme, celui-ci lui dit complaisamment, en lui montrant au bout de l’une de ses deux béquilles un coin de la cour fermé par un mur bas :

 

– Vous attendez quelqu’un, madame ?

 

– Oui, monsieur… J’ai la permission.

 

– Alors, au lieu de griller au soleil, vous feriez mieux d’entrer au jardin, là-bas… Il y a des arbres…

 

– Oui, merci… merci.

 

Elle gagna, d’un pas lent, le fond de la cour.

 

– Il a raison, cet homme. J’attendrai là qu’on sorte des ateliers.

 

C’était un grand jardin potager avec des arbres fruitiers et deux ou trois arbres d’agrément. Sous l’un de ces arbres, il y avait une table et une chaise de fer. Elle s’y assit, comptant les minutes.

 

Elle s’y trouvait depuis un quart d’heure, lorsqu’elle entendit un bruit de pas derrière elle. Elle se retourna. Deux jeunes filles de seize à dix-huit ans se tenaient par la main et allaient passer à côté, sans la voir.

 

Elles portaient le costume des orphelines de Sainte-Marie. Et malgré la simplicité de ce costume, elles étaient élégantes et de très jolie tournure… Les visages, expressifs, délicats, étaient animés de grands yeux inquiets… Elles regardaient presque à chaque pas, derrière elles, du côté de la porte par laquelle elles venaient d’entrer et qui communiquait avec la cour.

 

Elles se penchèrent, tête contre tête, et murmurèrent quelques mots :

 

– Tu crois qu’on ne nous a pas vues ?

 

– Non, j’en suis sûre…

 

– Et le concierge ?

 

– Il dormait sur son banc, la tête sur ses deux béquilles.

 

– Aurons-nous le temps ?

 

– Il y a encore une demi-heure avant la sortie de l’atelier.

 

– Dépêchons-nous !

 

C’étaient Claire et Louise.

 

Cette vie de l’orphelinat était trop lourde, même à présent, et malgré la protection des sœurs qui s’étaient manifestée trop tard. Elles fuyaient, heureuses de la liberté qu’elles allaient conquérir.

 

La veille, elles avaient élaboré leur plan. Elles profiteraient de leur présence à l’atelier, inventeraient un prétexte pour quitter le travail pendant quelques minutes, décrocheraient la clef du jardin, pendue derrière la porte dans le bureau du contremaître, en surveillance dans les ateliers, ouvriraient, et serait en pleine campagne.

 

Le prétexte pour descendre, Claire l’imagina tout de suite :

 

– Je ferai semblant d’être incommodée par la chaleur… On me dira d’aller prendre l’air… Tu demanderas la permission de m’accompagner, pour me venir en aide si je me trouvais mal… et nous partirons…

 

Cela s’était passé ainsi qu’elle l’avait prévu.

 

– Mais si l’on s’aperçoit de notre fuite ?… On nous poursuivra… et ce ne sera pas difficile de nous rejoindre…

 

– Oui, si nous restons ensemble… Ce serait un signalement trop facile pour ceux qui se mettraient à notre poursuite… Nous nous séparerons donc… nous prendrons chacune un chemin différent…

 

– Et pour nous retrouver ?

 

– Donnons-nous rendez-vous demain, à la gare de Blois. C’était Claire qui avait élaboré ce plan de campagne.

 

– Dépêchons-nous ! avait dit Louise.

 

Et elles allaient se mettre à courir, lorsqu’elles poussèrent un cri effarouché.

 

Charlotte venait de se soulever et apparaissait hors de l’ombre, dans le plein soleil qui inondait le jardin.

 

– Quelle est cette femme ? murmura Louise.

 

– Nous sommes perdues. Elle va nous empêcher de fuir…

 

Et elles reculaient, devant Charlotte, se tenant par la main, la colère dans les yeux.

 

Et, au fur et à mesure qu’elles reculaient, Charlotte venait à elles, sans un mot, les dévorant du regard, et disaient machinalement, tout haut :

 

– Elles auraient leur âge !… Elles seraient sans doute aussi jolies !…

 

Les jeunes filles prirent peur de cette femme en noir, au regard qui les fouillait :

 

– Madame ! madame ! Qu’est-ce que vous voulez ?… Nous ne faisons rien de mal…

 

Charlotte s’arrêta et dit, très douce :

 

– N’ayez pas peur de moi… Je ne suis pas méchante…

 

– Il faut que nous nous en allions…

 

– Vous vous en irez après… Ne pouvez-vous, auparavant, répondre à une question ? Vous êtes de l’orphelinat Sainte-Marie ?

 

– Oui.

 

– Connaissez-vous deux jeunes filles, deux sœurs… Claire et Louise !… les filles d’une pauvre femme qu’on appelait Charlotte…

 

– Charlotte Lamarche ?…

 

– Oui.

 

– La Pocharde ? dit Claire, d’une voix dure.

 

– Oui, dit encore Charlotte, se sentant mourir.

 

Les jeunes filles échangèrent un regard. Elles en avaient assez souffert, de ce nom dont elles supportaient, depuis tant d’années déjà, le lourd fardeau ! Et, en s’enfuyant, elles avaient résolu d’en changer.

 

Voilà pourquoi Claire répondit, ne se doutant guère, la pauvre enfant, qu’elle parlait à sa mère, ne se doutant guère, surtout, que d’un mot, elle brisait sa vie :

 

– Nous les connaissons, en effet, mais nous ne les fréquentons pas… À cause de leur mère !

 

Charlotte chancela, s’appuya contre un arbre.

 

Louise fut prise de pitié.

 

– Madame ! madame !

 

Et elle tendit les bras.

 

Mais Claire la retint, l’entraîna.

 

– Viens vite… viens vite… l’heure s’écoule…

 

Elle se précipita vers la porte, glissa la clef dans la serrure. Elle essaya d’ouvrir : le pêne résista. Elle fit signe à Louise :

 

– Aide-moi !

 

Louise vint à son secours. Toutes deux essayèrent, mais vainement. Elles se regardèrent, consternées. Elles essayèrent encore, ce fut inutile. Claire, alors, paya d’audace :

 

– Madame, nous allons être punies, à cause de vous… Nous devrions être revenues déjà… Aidez-moi à sortir.

 

En même temps, la cloche de l’atelier était mise en branle. Charlotte s’approcha, passive.

 

Elle étreignit la clef et tourna. On entendit la serrure grincer. La porte était ouverte. Claire et Louise, éperdues, se précipitèrent à travers la campagne. Et Charlotte, triste, disait en les regardant disparaître :

 

– Que Dieu leur pardonne le mal qu’elles viennent de me faire !

 

Puis, se hâtant, elle regagna la cour.

 

Les orphelines, sous la conduite de deux sœurs, prenaient place pour sortir de l’atelier et regagner l’orphelinat. Elles étaient toutes en rang, dans la cour, riant, causant.

 

Charlotte rejoignit le contremaître qu’elle apercevait s’éloignant au fond de la cour.

 

– Monsieur ! monsieur ! cria-t-elle.

 

Il se retourna.

 

– Ah ! ah ! c’est vous… Vous cherchez toujours les deux petites ?

 

– Oui, ne pouvez-vous me les montrer ?

 

– Adressez-vous aux deux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul…

 

Elle revint, en courant, vers les orphelines et s’adressant à la plus âgée des deux religieuses, dont elle avait remarqué le doux visage :

 

– Ma sœur, je voudrais voir deux de vos enfants… Mme la supérieure m’a dit que je les trouverais à l’atelier…

 

– Elles s’appellent ?

 

– Claire et Louise Lamarche.

 

La sœur réfléchit que, puisque cette pauvre femme, à l’air si honnête et si triste, était venue à l’atelier, c’est qu’elle avait, en effet, été renseignée par la mère supérieure.

 

Elle appela donc :

 

– Claire et Louise… voulez-vous venir, mes enfants ?

 

Personne ne répondit.

 

Mais dans la foule jaseuse des fillettes, le silence s’était fait.

 

– Claire et Louise ! vous ne m’avez pas entendue ?

 

Personne ne répondit encore.

 

Les orphelines se regardaient, se tournaient, se haussaient, pour voir. Et l’une d’elles dit :

 

– Claire et Louise ne sont pas là…

 

Alors, la sœur se souvint que, une demi-heure auparavant, Claire avait paru indisposée. Elle était sortie avec Louise… Elle devait être au jardin. Une des orphelines y courut, revint cinq minutes après :

 

– Il n’y a personne au jardin, dit-elle.

 

– Voilà qui est singulier, murmura la sœur.

 

Alors, Charlotte, qui avait entendu, s’approcha :

 

– Les deux jeunes filles qui étaient au jardin, tout à l’heure ?…

 

– C’étaient Claire et Louise… Vous les avez vues ?

 

Charlotte restait silencieuse. Il y avait un bourdonnement dans sa tête. Sa gorge était contractée. Une douleur aiguë traversait son cœur.

 

C’était ses filles ! Et dans leur bouche, elle avait entendu cette parole navrante :

 

« Les filles de la Pocharde… Nous ne les fréquentons pas… »

 

Toute défaillante, Charlotte continua :

 

– Ces jeunes filles ne sont plus au jardin.

 

– Et où peuvent-elles être ? dit la sœur étonnée, sans soupçons.

 

– Elles m’ont déclaré qu’elles avaient une course à faire… et même elles paraissaient inquiètes, craignant d’être en retard… Elles ne pouvaient ouvrir la porte… je suis venue à leur aide…

 

– Quelle porte ? dit la sœur, de plus en plus étonnée.

 

– Celle du jardin dont elles avaient apporté la clef.

 

– Mais jamais, jamais les enfants ne passent par là… Qu’est-ce que cela veut dire ? Où allaient-elles ?

 

– Je ne sais pas.

 

La sœur avisa le contremaître et courut vers lui.

 

Il y eut quelques mots échangés à voix basse ; puis, tous deux disparurent dans le jardin.

 

Ils revinrent au bout de cinq minutes.

 

La sœur était un peu pâle, paraissait nerveuse, et le contremaître se mordait la moustache, un pli au front, absorbé.

 

Sa dernière parole avait été :

 

– Peut-être sont-elles rentrées à l’orphelinat… seules !

 

– Par cette porte, en se cachant, en allant voler la clef ?… Elle donna le signal du départ.

 

Les orphelines sortirent, devant le concierge infirme. Charlotte se précipita :

 

– Et moi ? ma sœur… moi ?

 

– Eh bien ! madame, Claire et Louise ne sont pas là…

 

– Mais je veux les voir… Dites-moi où elles sont…

 

– À l’orphelinat… peut-être… peut-être !…

 

Et tout à coup, comme frappée d’une idée subite :

 

– Qui êtes-vous donc ?

 

– Leur mère !

 

La sœur se troubla, baissa les yeux et toucha les grains de son chapelet dans une muette prière. Puis, on l’entendit qui murmurait :

 

– Mon Dieu, pourvu que ce malheur n’arrive pas !…

 

De loin, dans le village, Charlotte suivait les rangs des jeunes filles. Elle les accompagna jusqu’à l’orphelinat. Charlotte pénétra derrière elles et revint s’installer au parloir. Quelles longues et mortelles minutes se passèrent ! Enfin la supérieure apparut. Elle semblait décontenancée. Charlotte s’élança vers elle :

 

– Madame ! madame ! Mes enfants ?…

 

– J’ai télégraphié à Clermont, à la Préfecture de Tours…

 

– Eh bien… les réponses ?

 

– Sont conformes à ce que vous m’avez dit… On ne m’a pas enjoint de vous remettre vos filles, mais vous aurez la liberté de les voir aussi souvent que vous le désirerez. Malheureusement…

 

– Est-ce qu’elles ne sont pas rentrées ?

 

– Pas encore. Tout me fait craindre même que ces deux pauvres enfants, auxquelles j’avais peu de reproches à faire, ne se soient arrêtées à un projet funeste…

 

– Dites-moi tout… C’est horrible d’attendre ainsi…

 

– Elles ont pris la fuite !

 

Charlotte se laissa tomber sur le banc de bois. Ses yeux se fermèrent et elle devint si blanche, que la supérieure crut qu’elle allait mourir.

 

– Madame ! madame ! ne vous désolez pas… ne perdez pas courage… On retrouvera vos filles… elles ne peuvent être bien loin… C’est un coup de tête… Cela arrive quelquefois… Et la plupart du temps, nos élèves qui partent ainsi reviennent après un jour, deux jours passés en liberté…

 

Charlotte rouvrit les yeux – de grands yeux troublés, étrangement.

 

– Non, elles ne reviendront pas.

 

Et tout à coup, pleine de reproches et pleine d’amertume :

 

– Elles étaient donc bien malheureuses, auprès de vous, pour avoir ainsi voulu vous fuir ?

 

– Elles se plaignaient rarement et chaque fois qu’elles se sont plaintes, je leur ai fait rendre justice…

 

– Que vais-je devenir si je ne retrouve pas mes filles ?

 

– Vous les retrouverez. Nous ferons tout ce qu’il faut pour ça.

 

– Et elles, les pauvrettes, si jeunes, sans expérience, livrées à tous les hasards, à toutes les aventures… Et jolies, jolies !… Mon Dieu, protégez-les !…

 

Elle pleura, la tête dans les mains.

 

– Que faire ? où les chercher ? où les retrouver ?

 

– Ne prenez pas ce soin… Déjà tout le monde est prévenu…

 

– Qui cela, tout le monde ? De qui parlez-vous ?

 

– Des gendarmes…

 

Charlotte tressaillit. Ses mains contractées se levèrent, se tendirent plutôt vers le ciel en un geste de protestation contre une trop grande injustice.

 

– Et on les reconduira entre deux gendarmes… Comme autrefois la mère !

 

– Nous n’avons pas d’autre moyen, ma pauvre femme.

 

– Mon Dieu, faites encore que celui-là réussisse et que je les retrouve !

 

– Revenez demain matin…

 

– Oui, oui, demain matin… Je vais coucher dans une auberge du village.

 

Elle sortit en chancelant, très lasse, avec des mots inintelligibles, pareille un peu, en cette émotion trop forte, à la Charlotte d’autrefois, lorsqu’elle venait de recevoir le souffle empoisonné du four à plâtre de la côte d’Artannes.

 

Elle ne dormit pas, cette nuit-là. Assise auprès de la fenêtre, dans la chambre de l’auberge, elle regardait vaguement dans la campagne, écoutant les moindres bruits, s’imaginant, à tout propos, qu’elle entendait les lourds pas des gendarmes ramenant ses filles.

 

Mais la nuit, longue, interminable, se passa sans lui apporter ce bonheur.

 

Elle se présenta, le matin, à la porte de l’orphelinat.

 

On lui dit qu’on n’avait aucune nouvelle des jeunes filles, mais qu’elles ne pourraient aller bien loin, puisqu’elles étaient parties sans argent. En outre, n’avaient-elles pas l’uniforme des orphelines, bien connu aux alentours, et leur disparition étant annoncée, télégraphiée partout, ne leur serait-il pas difficile, impossible d’échapper ?

 

C’est là les espérances que l’on donnait à Charlotte. Mais elle n’y croyait pas. Et elle avait raison de ne pas y croire, car huit jours se passèrent avec des alternatives de certitude et de désespoir ; tantôt l’on était près d’atteindre les fugitives, tantôt elles disparaissaient comme par enchantement.

 

Et au bout de huit jours, il n’en fut plus question !…

 

V

« GONICHE, SERRURERIE D’ART »


Le docteur Marignan était parti depuis le matin pour visiter des malades, non seulement à Tours, mais dans les environs.

 

Il ne devait rentrer que dans l’après-midi.

 

Depuis l’apparition de Charlotte en deuil, dans le couloir de l’orphelinat, Marignan avait vécu d’une vie si fiévreuse, que cela ne pouvait passer inaperçu aux yeux de Gauthier.

 

Mais Gauthier se taisait, n’interrogeait plus son père.

 

Et d’un commun accord – sans qu’ils s’en rendissent compte – ils avaient évité toutes les occasions de parler de la Pocharde.

 

« S’il n’en parle pas, c’est donc qu’il y pense ? » se demandait Marignan.

 

Pour la troisième fois ce jour-là, en l’absence de son père, Gauthier avait tiré du fond d’un tiroir fermé à clef, les journaux qui rendaient compte de l’affaire de la Pocharde, les brochures, avec les débats complets de la cour d’assises, les plaidoiries, réquisitoire, etc.

 

Et il relisait cela, s’en pénétrait comme si, derrière ce drame, se fût caché un mystère. Il rapprochait l’intérêt qui avait conduit le docteur vers les enfants de la Pocharde, de l’émotion intense éprouvée par son père à la vue de Charlotte rendue à la liberté. Il se demandait : « Pourquoi ? Pourquoi ? »

 

Tout à coup, il entendit qu’on frappait à sa porte.

 

– Entrez !

 

C’était le valet de chambre du docteur.

 

– Qu’y a-t-il, Antoine ?

 

– C’est une visite, en bas, au salon.

 

– Pour moi ou pour mon père ?

 

– Pour Monsieur… mais comme j’ai dit que Monsieur était absent, l’homme a répondu qu’il verrait volontiers M. Gauthier.

 

– C’est bien, j’y vais.

 

Il rangea ses papiers, ferma le tiroir à clef, mit la clef dans sa poche.

 

Au salon, debout, attendait un gros homme d’une quarantaine d’années, au visage réjoui, aux yeux intelligents, vêtu comme un ouvrier à son aise. Quand Gauthier entra, il salua avec politesse, avec un peu de gêne aussi. Gauthier lui indiqua un siège. Et, sans autre préambule, l’homme commença :

 

– Je suis Goniche… dit-il naïvement. Votre père a dû vous raconter mon aventure d’il y a une douzaine d’années.

 

– Non… Je ne me souviens de rien.

 

– Votre père a été plus discret que je ne l’espérais.

 

– Expliquez-vous, je vous prie, monsieur Goniche…

 

– Monsieur, je dois à votre père plus que la vie… J’étais sur une bien mauvaise pente… il m’a empêché de tomber… Il m’a tendu la main… Il m’a donné sa bourse… Et je suis devenu un honnête homme… Et depuis le jour où j’ai eu la bonne chance de le rencontrer, tout m’a réussi… ma parole… tout…

 

– Je ne suis pas surpris du bien que vous a fait mon père…

 

– N’est-ce pas ? C’est que vous le connaissez, vous ; mais en se souvenant de moi, il a dû croire qu’il avait affaire à un ingrat… Pas du tout… Je me promettais bien, un jour ou l’autre, de lui donner de mes nouvelles… Depuis douze ans, voyez-vous, j’ai rudement trimé… j’ai fait de la serrurerie à Nantes, à Niort, à Angers… J’ai voyagé… et je suis revenu, il n’y a pas longtemps, m’établir à Tours, avec une gentille femme que j’ai épousée… et qui me fera bientôt cadeau d’un gosse… Et même, c’est à ce propos que je venais voir le docteur Marignan… Je voudrais lui demander d’accoucher ma femme et par-dessus le marché d’être le parrain de l’enfant.

 

– Je lui transmettrai votre demande.

 

– Merci, merci, et alors le docteur vous racontera comment il m’a connu.

 

Il dit, tout à coup, bonhomme :

 

– Je suis un ancien cambrioleur.

 

Gauthier sursauta.

 

L’homme riait. Il avait cependant du rouge au front.

 

– Ma parole, je ne mens pas… Votre père vous racontera… Mais, au fait, j’y pense… Vous ne passez donc jamais dans la rue Corneille ?…

 

– Rarement. Pourquoi ?

 

– Si vous y passez, vous devez remarquer une gentille petite boutique avec un étalage, où il y a toutes sortes de clefs, de serrures, de ferrures d’art, du neuf et du vieux… Vous aurez vu l’enseigne :

 

GONICHE

 

Serrurerie d’art

 

« À l’occasion, si vous passez par là, entrez, ça nous fera joliment du plaisir, à Mme Goniche et à moi. Et saluant, avec un bon sourire :

 

– Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps… puisque le docteur tarde à rentrer… Vous lui rendrez compte de ma visite. Vous lui donnerez mon adresse… Et vous lui direz, n’est-ce pas, pour le gosse ?

 

– Mon père ira vous voir.

 

– Oh ! ça ne presse pas… la mère en a encore bien pour un mois… Je reviendrai bientôt ; mais si vous voyez que la mémoire du docteur est rebelle, alors, dites-lui seulement : Goniche, le cambrioleur de Maison-Bruyère… l’asphyxié du four à plâtre… Il se rappellera tout de suite, pour sûr !

 

Il sortit, laissant Gauthier rêveur.

 

« Goniche, le cambrioleur de Maison-Bruyère… l’asphyxié du four à plâtre… » qu’est-ce que cela voulait dire ?

 

Rien là, au premier abord, qui pût nuire à Marignan dans l’esprit de son fils.

 

Lorsque le docteur rentra, il lui fit part de cette visite.

 

Et en riant :

 

– Goniche, dit-il, serrurerie d’art. Le cambrioleur de Maison-Bruyère ! Il m’a bien recommandé de te dire cela et de lui donner ce titre, auquel il semble tenir beaucoup, pour le cas où son nom ne te rappellerait rien…

 

– Si… si… je me souviens… Goniche… oui… Que voulait-il ?

 

– Te remercier, te dire qu’il est toujours reconnaissant de ce que tu as fait pour lui… Il paraît que tu l’as empêché de devenir un gredin…

 

– Oui.

 

– Tu ne m’as jamais raconté cette histoire !

 

– À quoi bon ? Cela était si peu intéressant pour toi…

 

– Pardon… Tout ce qui me prouve la bonté, la générosité de ton cœur ne peut m’être indifférent, puisque cela ne peut qu’augmenter l’affection que je te porte…

 

Marignan détourna les yeux. Au bout d’un instant, il demanda :

 

– Alors, ce Goniche est devenu un honnête homme ?…

 

– Il paraît… Et même il serait à son aise.

 

– Où habite-t-il ?

 

– Tout près d’ici… rue Corneille…

 

– Ah ! il est de passage à Tours ? Et il en a profité… pour…

 

– Non pas. Il est installé à Tours, rue Corneille, avec une jolie boutique à l’enseigne de : « Goniche. Serrurerie d’art. »

 

Marignan essuya son front, couvert de sueur. Cet homme, si près de Gauthier, c’était un effroyable danger…

 

– Tant mieux ! dit-il, d’une voix altérée… Je crois qu’il me doit une fameuse chandelle, entre nous, et que, sans mon intervention, à l’heure qu’il est, il tresserait des chaussons de lisière à Clairvaux, ou plus loin…

 

– Voyons, père, dit Gauthier souriant, puisque tu es en train, raconte-moi donc cette histoire… Pourquoi as-tu l’air d’y mettre de la discrétion ?…

 

– C’est beaucoup plus simple que tu crois, fit le médecin, d’un air dégagé. J’ai surpris Goniche, un soir, en train de forcer la serrure de la porte, à Maison-Bruyère… Je l’ai empêché de devenir criminel… Je lui ai donné mon porte-monnaie… Il m’a promis de redevenir un honnête homme… Je n’ai plus, depuis, entendu parler de lui… et c’est toi qui viens de me dire qu’il avait tenu sa promesse…

 

– Il faut aussi que je te transmette une demande de sa part…

 

– Quoi donc ?

 

– Goniche est marié… il va être père. Il te prie de vouloir bien accoucher sa femme… et il serait très heureux que tu acceptes d’être le parrain de l’enfant.

 

Marignan fronça les sourcils.

 

– Bon, dit-il brusquement, je le verrai… La proposition ne me plaît guère…

 

Il s’enferma chez lui et ne ressortit plus que le soir.

 

Gauthier voulut l’accompagner. Marignan s’y refusa, sans motifs.

 

D’un pas rapide, le docteur se dirigea vers la rue Corneille.

 

Il était passé plusieurs fois devant la boutique, mais n’avait pas remarqué l’enseigne. Il entra. Goniche était en train de dîner, dans l’arrière-boutique ; en face de sa femme. Au premier coup d’œil, il ne reconnut pas le docteur.

 

– Monsieur a besoin de moi ? demanda-t-il poliment.

 

– De rien… Je suis le docteur Marignan !…

 

– Ah ! le docteur !… fit joyeusement Goniche…

 

Et criant :

 

– Dis donc, femme, c’est le docteur !… Est-il aimable, hein ? d’être venu tout de suite…

 

Et il se mit à rire, continuant :

 

– Vous voyez que votre charité d’il y a douze ans m’a porté bonheur. J’ai travaillé… Je gagne largement ma vie… J’ai des économies… Et regardez, s’il vous plaît, cet amour de petite femme-là qui va être maman.

 

La jeune femme, une gentille blonde, aux yeux très gais, se leva. Goniche se pencha à l’oreille de Marignan :

 

– Pas un mot du cambrioleur, n’est-ce pas ? Elle ne sait rien…

 

– Bien !… Mais c’est justement au sujet du cambrioleur que je voudrais vous parler…

 

– Ah ! fit Goniche, vaguement inquiet.

 

Et s’adressant à la jolie blonde :

 

– Dis donc, ma femme, le docteur voudrait causer un brin avec moi… C’est bien de l’honneur… Voudrais-tu nous laisser seuls pendant quelques minutes et monter dans ta chambre ?

 

Elle obéit, sourit au médecin et monta, un peu alourdie par sa grossesse, un escalier en colimaçon qui conduisait de la boutique à l’étage supérieur.

 

– Nous pouvons causer, dit Goniche.

 

– Vous n’avez pas perdu le souvenir de ce que j’ai fait pour vous ?

 

– Est-ce que j’aurais la chance de pouvoir vous être utile à mon tour ?

 

– Oui.

 

– Oh ! alors, parlez, monsieur le docteur, parlez… J’ai gardé pour vous un véritable culte…

 

– Nous allons bien voir…

 

Et baissant légèrement la voix :

 

– Goniche, pour des raisons que je ne peux pas vous expliquer, je tiens à ce que votre séjour ici ne se prolonge pas…

 

Goniche écarquilla les yeux et se rapprocha du médecin.

 

– Excusez-moi, monsieur le docteur, mais je ne comprends pas bien.

 

– Il faut quitter Tours, mon ami, vous avez entendu ?…

 

– Quitter Tours ? fit Goniche, stupéfait.

 

– Et aller vous établir ailleurs, le plus loin que vous pourrez. Je vous demanderai même de partir tout de suite.

 

– Ah ! demain, peut-être ?…

 

– Demain, si cela est possible… et vous ne direz à personne où vous allez… et personne ne devra connaître votre nouvelle adresse.

 

Goniche devint très rouge.

 

– Mais, sapristi ! monsieur le docteur, ce n’est pas possible, ce que vous exigez là ! s’écria-t-il, à la fin. Je suis commerçant… J’ai des engagements… J’ai de la besogne… Pour m’établir ici, j’ai fait des frais nombreux… Tout cela sera perdu… Et pour m’installer ailleurs, loin d’ici, comme vous le voulez, ce sera des frais encore… C’est la ruine… Réfléchissez, monsieur Marignan… Vous ne pouvez pas me forcer… Je n’ai rien fait pour cela, moi… Jadis j’allais commettre une canaillerie… Vous m’en avez empêché… Je vous aime à cause de ça… Et aujourd’hui, c’est vous qui m’ordonnez une action pas très honnête… Le commerce, c’est la confiance réciproque… J’ai des billets en circulation… J’aurais l’air de ne pas faire honneur à mes affaires… Je ne veux pas ça, non, je ne veux pas ça !

 

– Ne prenez pas souci de ce que vous laisserez derrière vous… Tout sera payé par moi… Les frais de votre installation, je vous les rembourserai… Je vous rembourserai même ceux de votre installation nouvelle… et, s’il le faut, en plus, une indemnité pour votre travail, pour le temps perdu, vous fixerez vous-même le chiffre… Je paierai, quel qu’il soit…

 

Goniche resta silencieux. Et soudain, la voix basse, avec un reproche :

 

– Vous avez donc bien intérêt à ce que je m’en aille ?… En quoi ma vue vous gêne-t-elle ? Si vous ne voulez pas soigner ma femme, je prendrai un de vos confrères… Et si vous refusez d’être le parrain de mon gosse, et bien, j’en chercherai un autre… Mais, vraiment, pour bouleverser ainsi ma vie, il faut…

 

– Il faut ?…

 

– Il faut que vous ayez un peu… peur de moi…

 

– Vous êtes fou !

 

Et Marignan haussa les épaules.

 

– Peut-être bien ; oui, peut-être bien ; mais alors, si ce n’est pas cela ; je voudrais tout de même savoir…

 

– Vous ne saurez rien… Que décidez-vous ?

 

Le serrurier ne répondait pas, hésitant, ayant des idées de révolte.

 

– Vous ne pouvez pas exiger ça, monsieur…

 

– Vous refusez ?

 

– Oui, je refuse… Je vous en supplie, réfléchissez !

 

– C’est bien… Dès lors, comme rien ne me force au silence, je ne me gênerai pas pour raconter, lorsque l’occasion s’en présentera, que vous avez commencé votre métier de serrurier d’art par celui de cambrioleur.

 

Des larmes vinrent aux yeux de Goniche.

 

– Ah ! monsieur, monsieur, vous venez d’effacer, avec ce seul mot, tout votre bienfait d’autrefois… Vraiment, on dirait que ma reconnaissance vous pèse et que vous avez hâte de voir qu’il ne m’en reste rien.

 

Il appuya les deux poings sur ses yeux pour essuyer ses larmes. Impassible, le médecin demanda :

 

– C’est votre dernier mot ?…

 

– Hélas ! si vous divulguez le secret de ma faute d’autrefois, la vie, ici, me deviendra impossible… Qui est-ce qui aurait confiance en moi désormais ?… Personne… personne… Vous me mettez le couteau sur la gorge… Je partirai…

 

Le médecin eut un long soupir de soulagement.

 

– Tout de suite…

 

– Ainsi, vous ne me laissez pas de délai ?

 

– Aucun.

 

– Bien. Demain soir, je serai parti…

 

Et pleurant à chaudes larmes :

 

– Comment ma pauvre petite femme va-t-elle apprendre cette nouvelle-là ?… Pourvu que ça ne lui fasse pas mal, dans l’état où elle est !

 

– Voici le nom et l’adresse de mon notaire. C’est lui qui réglera vos affaires. N’ayez là-dessus aucune inquiétude. J’y veillerai.

 

– J’y compte bien… Autrement…

 

Goniche releva la tête, regardant le médecin dans les yeux. Et il y avait presque une menace dans ses derniers mots.

 

– Autrement ? dit le médecin, relevant le défi.

 

– Je tâcherais de savoir pourquoi vous tenez tant à ce que je déguerpisse…

 

Marignan eut un sourire de dédain.

 

– Demain soir, je repasserai par cette rue… dit-il…

 

– C’est bon. Demain soir, la boutique sera fermée, et il y aura un écriteau dessus qui vous tranquillisera… si, comme c’est probable, vous n’avez pas la conscience en repos !…

 

Marignan ne voulut rien répliquer.

 

Il ne dit rien à Gauthier de sa visite et, le lendemain matin, quand le jeune homme se leva, son père était déjà parti pour ses tournées quotidiennes. Gauthier trouva un mot de Marignan qui le priait de ne pas l’attendre au déjeuner.

 

Après déjeuner, alors que Gauthier se disposait à sortir pour une promenade à bicyclette, un homme se précipita dans la maison avec une sorte d’affolement. C’était Goniche.

 

Gauthier le reconnut tout de suite.

 

– Monsieur, dit-il, monsieur… Ah ! quel grand malheur…

 

– Quoi donc ?

 

– Est-ce que votre père est là ?

 

– Non.

 

– Mais vous êtes médecin, vous ?

 

– Je suis médecin. Auriez-vous besoin de mes services ?

 

– Pas pour moi, mais pour ma femme… La pauvre petite… Je m’en doutais… Je le disais hier à M. Marignan… quand il voulu me forcer à partir… Ç’a été une trop grosse émotion… Alors, monsieur, vous connaissez sa situation… les douleurs sont venues… un mois trop tôt… Elle est très mal… Elle se meurt… Et c’est sa faute, à votre père… C’est lui qui l’aura tuée, sûr, sûr !

 

Goniche ne pleurait plus, mais il serrait les poings avec rage.

 

Toutes ces paroles incohérentes étaient tombées en tumulte sur Gauthier, qui ne pouvait les comprendre. Du reste, il ne l’essayait pas. Une seule chose le frappait : cette jeune femme en péril de mort… une femme à sauver… un enfant à sauver aussi !…

 

– Venez ! dit-il.

 

Et, rapidement, il l’entraîna.

 

Rue Corneille, la jeune femme, après s’être tordue depuis des heures dans des douleurs atroces, venait de tomber dans un état inquiétant.

 

Goniche, blême, les yeux secs, interrogeait à chaque instant le jeune médecin.

 

Gauthier ne se prononçait pas.

 

Les heures s’écoulèrent ; la journée se passa.

 

Avec une prudence de vieux médecin, le jeune homme avait préparé tout pour la venue du nouveau-né.

 

Et le soir, lorsque l’enfant naquit, il le présenta vivant à son père.

 

– C’est un garçon, mon brave, dit-il… Il lui manque un mois, mais ça ne fait rien ! Il est bien constitué et il vivra tout de même…

 

– Et la mère ? dit Goniche en tremblant.

 

Gauthier n’osait répondre. Il jugeait la pauvre femme à peu près perdue.

 

– Je ne puis rien vous dire…

 

– Je vous en supplie… la vérité, monsieur le docteur. C’est grave, n’est-ce pas ?

 

– Très grave.

 

– Est-ce que ?… est-ce que vous avez perdu tout espoir ? Pour calmer cette affreuse angoisse, Gauthier dit :

 

– Non !

 

Mais il mentait. Il ne croyait pas pouvoir la sauver. Il passa auprès d’elle une partie de la nuit. Quand il la quitta, il était cependant un peu plus rassuré.

 

Goniche l’accompagna jusque dans la rue.

 

– Vous reviendrez demain matin, n’est-ce pas ?

 

– Assurément… Si dans la nuit un accident se produisait…

 

– Oui, oui, j’irais vous réveiller tout de suite… Pourtant, je voudrais vous demander… C’est bien vous qui continuerez de soigner ma femme ?

 

– Certes !

 

– Vous me le jurez ?

 

– Oui, oui, je vous le jure… si vous-même n’en décidez pas autrement.

 

– Et si votre père voulait ?

 

– Mon père ne le voudra pas… à moins que je n’aie besoin de lui en consultation… Le cas est possible… Pourquoi redoutez-vous mon père ?

 

– Parce que c’est à cause de lui que ma femme est malade !

 

Il était tard. Goniche ne s’expliqua pas davantage ce soir-là, mais Gauthier se promettait de l’interroger un jour ou l’autre. Son père n’était pas couché, quand il rentra.

 

– D’où viens-tu donc ? Le domestique m’a dit que tu avais emporté tes instruments ?… On est venu te chercher pour un accouchement ?

 

– Oui.

 

– Qui cela ?

 

– Goniche.

 

– Tiens, tiens ! Tu me voles mes clients, paraît-il.

 

– Vous n’étiez pas là et le cas était pressant… Un mois avant terme… accouchement provoqué par une violente émotion…

 

Les doigts du vieillard se crispèrent sur des feuilles éparses sur son bureau. Ses yeux se fermèrent. Il sentait la main gigantesque, qui dirige les choses fatales, se resserrer autour de lui, malgré lui, quoi qu’il fît. Il dit avec effort :

 

– Le résultat ?

 

– L’enfant vivra… la mère se meurt ! dit laconiquement Gauthier.

 

– Demain, je t’accompagnerai !… Il faut essayer de sauver cette femme…

 

– Demain, j’irai, mais seul… dit Gauthier, et si elle doit être sauvée, ce sera par moi…

 

– Pourquoi ne veux-tu pas ? dit le vieux médecin.

 

– Parce que… je ne le veux pas !…

 

Et il laissa son père effaré, debout, les bras tendus comme pour écarter de lui le fantôme du passé qui se rapprochait lentement, progressivement. Gauthier fut huit jours à lutter contre cette mort. Elle s’acharnait contre la jeune femme. Tantôt elle triomphait, tantôt elle battait en retraite. À la fin, la mort fut vaincue. Pendant ces huit jours, Goniche n’avait cessé de répéter, à toute heure :

 

– Si elle meurt, vous pourrez dire à votre père que c’est lui qui l’aura tuée.

 

Et Gauthier fut heureux doublement lorsqu’il se vit maître de la maladie. D’abord, parce qu’il rendait la vie à cette femme et qu’il avait l’orgueil de se dire qu’un autre, peut-être, n’y eût point réussi. Ensuite, parce qu’il épargnait un remords à son père. Pas un mot, entre Gauthier et Goniche, n’avait été dit de Marignan.

 

Ce fut seulement lorsque la malade fut hors de danger que Gauthier voulut savoir quelle avait été l’intervention de son père en tout cela.

 

Goniche gardait contre Marignan une rancune profonde. Ainsi qu’il le lui avait dit, le bienfait d’autrefois était effacé.

 

Aux premiers mots de Gauthier, le serrurier répondit :

 

– Ma vie allait être brisée, vous me l’avez remise à neuf… Je n’ai rien à vous refuser…

 

– Comment mon père a-t-il pu rendre votre femme malade ?…

 

– Votre père, le jour où je vous ai vu, est accouru chez nous… Et il a exigé impérieusement mon départ…

 

– Pour quelle raison ?

 

– Ah ! je l’ignore.

 

– Cette raison doit être bien grave.

 

– C’est que ce je me dis… Je cherche… je ne trouve pas… D’autant plus grave même que votre père m’indemnisait de tous mes frais d’installation de la rue Corneille, de tous les frais d’une nouvelle installation loin d’ici, payait mes billets, m’offrait de me dédommager de mon temps perdu, etc.

 

– Voilà qui est étrange.

 

– N’est-ce pas ? Quand j’ai annoncé la nouvelle à ma femme, elle est tombée raide… Vous savez le reste…

 

– Comment avez-vous fait la connaissance de mon père ?

 

– Je vous dirai tout. Du reste, je vous en ai déjà touché quelques mots… Il y a douze ans, je traversais ce pays, en quête d’ouvrage, et j’avais sur le dos mes outils de serrurier. Du côté d’Azay, en face du village de Saché, j’ai rencontré une maison qui paraissait abandonnée… J’ai eu une mauvaise pensée qui me rendra honteux pour le restant de mes jours… Avec mes outils, j’ai forcé la porte et je suis entré…

 

Sur un mouvement de répugnance de Gauthier, il se hâta d’ajouter :

 

– C’est mal, très mal… Ne me méprisez pas… J’ai passé mon existence à m’en repentir… Et je vous jure que je n’ai rien à me reprocher…

 

– Continuez !…

 

– Il paraît que votre père, malgré l’heure avancée, passait justement devant la maison… Qu’est-ce qu’il venait faire là ?… Il vous le dira, moi je n’en sais rien… Mais le plus curieux de la chose, ça n’est pas ce que je viens de vous raconter, c’est ce que je vais vous dire… J’étais à peine entré dans la maison que, tout à coup, je me suis senti tout drôle… Les tempes me battaient et j’avais le front d’un lourd, comme si j’avais porté sur la tête un poids de cent kilos… D’abord, je me dis : « Eh ! vieux, c’est l’émotion… On voit que tu manques d’habitude… » Mais ce n’était pas l’émotion du tout… Les battements des tempes devenaient plus forts, me déchiraient la cervelle… Je ne pouvais plus respirer… On aurait dit que quelqu’un de plus fort que moi m’étreignait la gorge, et je ne pouvais pas me défendre… Et puis, des nausées, des nausées… Enfin, je m’en allais, quoi, pour de bon… J’ai voulu me sauver… Impossible de marcher… mes jambes étaient molles, comme des fois où j’avais trop bu, et, tout à coup, je suis tombé, tout d’une pièce ; mais je devinais bien que c’était grave et que j’allais passer l’arme à gauche… D’instinct, je me mis à hurler… J’appelai au secours… Et je me traînai jusque vers la porte… et je perdis connaissance.

 

Goniche s’arrêta, essuya son front. Il était angoissé, à douze années d’intervalle, par le souvenir du danger couru.

 

Gauthier ne comprenait pas. Sa jeune expérience se heurtait à un mystère encore inexpliqué ; c’était la nuit complète dans son esprit.

 

Mais il écoutait le récit de Goniche avec une sorte de passion douloureuse, parce qu’il devinait, d’instinct, que son père allait y jouer un rôle… Quel rôle ?

 

Il demanda, sans penser, presque machinalement :

 

– Comment s’appelait la maison abandonnée où vous étiez entré ?

 

– Maison-Bruyère.

 

Gauthier eut un serrement de cœur. C’était là que s’était passé le drame de la Pocharde… qui le préoccupait tant !… ce drame dont le souvenir, peu à peu, malgré lui, prenait possession de son esprit…

 

– Votre père m’avait vu entrer. Il se trouvait là, juste à point, sur la petite terrasse de la maison, pour m’entendre crier au secours… Et il est venu à mon aide… Il m’a soigné… Il m’a sauvé… Et, pour me permettre de redevenir un honnête homme, il m’a donné sa bourse et il m’a promis de ne jamais parler à âme qui vive de ce qu’il avait vu… Là-dessus je n’ai rien à lui reprocher puisqu’à vous-même, son fils, il n’en a rien dit…

 

– Jamais ! Et c’est tout ?

 

– C’est tout.

 

– Mais ce danger mortel que vous avez couru… je ne le comprends pas encore… Mon père a dû, tout en vous soignant, vous l’expliquer sans doute ?…

 

Goniche haussa les épaules avec mépris.

 

– Soit dit sans vouloir vous offenser, monsieur Gauthier, maintenant que votre père m’a fait de la peine, je peux parler… Eh bien ! entre nous, je crois qu’il n’est pas très malin, votre père… et que si vous aviez la fantaisie de vous mesurer avec lui, il ne vous irait certainement pas jusqu’à la ceinture…

 

Gauthier rougit un peu. Peut-être était-ce l’intime pensée du fils sur son père. Il répliqua, toutefois, affectant du dédain pour ce qu’il venait d’entendre :

 

– Et peut-on savoir, monsieur Goniche, d’où vient cette opinion sur un homme en qui tout le monde se plaît à reconnaître le meilleur médecin du monde ?…

 

– C’est moi qui lui ai expliqué le danger que je venais de courir.

 

– Comment cela ?

 

– Une fois, aux environs de Paris, je m’étais endormi côte à côte avec la cheminée d’un four à plâtre… J’avais ressenti les mêmes symptômes d’asphyxie et j’ai bien failli y laisser mes os… J’ai été des semaines et des semaines malade, et pendant longtemps j’avais les jambes si molles et le cerveau si détraqué que les camarades croyaient que je buvais, même quand j’avais rien pris, et me traitaient de poivrot… Et je ne le méritais pas, monsieur Gauthier, aussi vrai que je vous aime comme un dieu, vous qu’avez sauvé ma femme…

 

– Comment peut-il se faire que vous ayez ressenti de pareils symptômes ?…

 

– Mais parce que, d’un côté de la roche, de l’autre côté de laquelle était bâtie Maison-Bruyère, il y avait un four à plâtre qui brûlait…

 

– Un four à plâtre !

 

– Oui… Et ça, de trop près, c’est dangereux, j’en sais quelque chose… Il est probable que ce poison s’infiltrait du four dans la maison… la chambre où je venais d’entrer devait en être pleine et moi je respirais le poison à tire-larigot… D’autant plus que, comme Maison-Bruyère était inhabitée et fermée, le poison du four, qu’on appelle je ne sais plus de quel nom qu’ils disaient devant mon lit, à l’hôpital Lariboisière…

 

– L’oxyde de carbone.

 

– C’est cela ! L’oxyde de carbone devait s’y emmagasiner à son aise… Voilà ce que votre père ne comprenait pas… Et pourtant, il le connaissait bien le four à plâtre qui était là… et c’est pourquoi je dis que votre père ne doit pas être aussi malin qu’on croit.

 

Gauthier se rappelait maintenant un détail du drame qu’il avait souligné, un jour, d’un coup de crayon : La déposition du chaufournier Langeraume : « Je venais de rallumer… J’allais éteindre… »

 

Et personne n’y avait pris garde, ni parmi les avocats, ni parmi les juges… personne ! Pas même le médecin, son père !

 

Goniche se trompait peut-être… Peut-être le four à plâtre n’était-il pour rien dans le danger qu’il avait couru… Peut-être n’était-il pour rien dans la conduite honteuse reprochée à Charlotte… pas plus que dans la mort du petit Henri !… Peut-être !… Gauthier se disait cela ! Mais c’était l’inconnu…

 

Et si le four à plâtre était le coupable… l’empoisonneur ?…

 

Alors, c’était effroyable, l’erreur qu’on avait commise !

 

Et devant ce crime de la justice des hommes, Gauthier trembla de toutes ses forces, les mains sur son front, et redisant sans savoir, sans plus prendre garde à Goniche :

 

– Non, non, cela n’est pas… Cela est impossible… C’est affreux !…

 

Goniche demanda avec intérêt, presque avec affection :

 

– Qu’est-ce qui vous prend, monsieur Gauthier ?… Qu’est-ce qui est affreux, qu’est-ce qui n’est pas possible ?

 

Gauthier ne répondit rien. En cette minute, il voyait passer devant lui les incidents qui l’avaient frappé ces derniers jours. L’intérêt étrange porté par Marignan aux deux filles de Charlotte ; l’obstination du docteur, pendant longtemps, à écarter son fils de l’orphelinat ; la soudaine émotion qu’il avait manifestée – et qui était allée presque jusqu’à l’évanouissement – lorsque était apparue la Pocharde, ivre ! Tout cela ne criait-il pas que Marignan n’avait pas la conscience tranquille ?

 

Dès lors, à quelles suppositions l’esprit du jeune homme ne pouvait-il pas s’abandonner ?… Et brusquement, à ces doutes, à ces soupçons, l’histoire de Goniche faisait prendre corps !…

 

– Vous êtes tout chose, monsieur Gauthier… Est-ce que c’est de ma faute ?

 

– Non, non, Goniche… rassurez-vous !

 

– Alors, je suis content… Du reste, j’ai fini, je n’ai plus rien à vous apprendre. Je ne vous expliquerai pas pourquoi M. Marignan voulait à toute force me faire quitter Tours… Dans tous les cas, vous lui direz que pour le moment la chose est impossible…

 

– Vous pouvez continuer de vivre ici comme par le passé, Goniche…

 

– Vraiment, monsieur Gauthier, vous croyez ?

 

– J’en fais mon affaire auprès de mon père… Travaillez en paix, soyez toujours ce que vous êtes devenu : un honnête homme.

 

Goniche essuya ses gros yeux tout humides de larmes.

 

Le jeune homme sortit.

 

Gauthier ne dit rien à son père de cette conversation. Il voulait peser sûrement tout ce qu’il venait d’apprendre, approfondir ces découvertes…

 

Pendant deux jours, il resta indécis, malheureux.

 

Puis, une réflexion déjà faite : « Si pourtant mon père s’était trompé ! Si la Pocharde était innocente ? »

 

Est-ce que ce n’était pas son devoir de faire cesser cette effroyable erreur ?

 

Gauthier n’hésita pas longtemps. Il ne se demanda pas : « Suppose que tu découvres ce crime de ton père, que feras-tu ? Si tu parles, tu le livres à la honte publique… Si tu gardes le silence, tu deviens son complice et coupable toi-même ! »

 

Il voulut savoir, poursuivi dans ses rêves par la figure douloureuse, si pâle, et les yeux si alanguis et si tristes de la femme aperçue, au seuil de l’orphelinat, de la pauvre Charlotte tant méconnue et tant exécrée…

 

Et sans rien dire à Marignan du but de son voyage, il s’absenta quelques jours et partit pour Maison-Bruyère.

 

VI

L’ENQUÊTE DE GAUTHIER


Afin de s’entourer de mystère et de n’éveiller aucun soupçon, au lieu d’aller s’installer aux environs de Maison-Bruyère, il s’arrêta à Azay-le-Rideau. Sept ou huit kilomètres seulement le séparaient de Maison-Bruyère, et il avait emporté sa bicyclette afin d’éviter l’obligation de prendre une voiture.

 

Le lendemain, il se rendait à Saché. Il y apprit que le chaufournier Langeraume était mort depuis quelques années.

 

En même temps, on lui dit que le four à plâtre de la côte d’Artannes était au chômage depuis une douzaine d’années. Presque au lendemain de l’arrestation de la Pocharde, il avait trouvé un acquéreur, resté inconnu, et depuis cette époque jamais il n’avait été rallumé…

 

Ce qui frappa Gauthier, c’est que Maison-Bruyère avait subi le même sort : vendue aussi, la maison dont la façade se fleurissait et se verdissait jadis de clématites et de glycines. Et, comme le four à plâtre, vendue à un acquéreur inconnu.

 

De même que jamais le four n’avait été rallumé, de même jamais personne n’avait habité la gentille maison.

 

Pendant les premiers temps, dans les villages voisins, cette singularité n’avait pas manqué de surexciter la curiosité générale.

 

À plusieurs reprises, des locataires s’étaient présentés, car l’habitation, toute simple qu’elle fût, était dans une situation merveilleuse, en haut du coteau de l’Indre. Le notaire de Tours, entre les mains de qui avait été passé l’acte de vente par autorité de justice, avait fait à tous les solliciteurs la même réponse : « La maison n’est pas à louer… »

 

Gauthier, frappé par le mystère qu’on semblait, comme à plaisir, entretenir autour de la maison, s’informa auprès des habitants, qui tous, du reste, se rappelaient le drame de la Pocharde. Aucun ne put lui donner de renseignements précis.

 

La campagne était déserte. Aucun bruit sur le coteau. Les branches des arbres et des arbustes avaient poussé tout autour et semblaient avoir à cœur de dérober la maison aux regards des hommes.

 

Gauthier donna une poussée au contrevent qui se détacha et dont une partie tomba en une poussière humide. Un des carreaux était cassé…

 

Gauthier fit jouer l’espagnolette et entra. Il avait eu soin de se munir de bougies, mais là, dans cette chambre, il n’eut pas besoin d’en allumer ; le contrevent ouvert donnait assez de clarté.

 

Il avait pris des notes sur les brochures et les journaux qui avaient rendu compte de l’affaire. Il les parcourut rapidement. Et il murmura, avec un regard circulaire autour de lui : « C’est ici la chambre de Charlotte… ici s’est passé tout le drame de la mort de son enfant… Ces murs ont entendu des sanglots et des cris de désespoir, si vraiment elle était innocente… Cette chambre recèle peut-être le secret que je viens chercher… secret de honte et de crime pour l’un des deux, pour mon père ou pour Charlotte Lamarche… »

 

Et appuyé contre la fenêtre, tout frémissant d’une vague terreur, il n’osait faire un pas de plus…

 

La chambre de Charlotte était restée telle qu’autrefois ; les meubles n’avaient pas été enlevés ; les bibelots étaient restés en place ; le berceau de l’enfant empoisonné était auprès du grand lit de sa mère. Sans la couche de poussière que les années avaient accumulée sur tout cela, on eût dit que la maison était toujours habitée.

 

En apparence, rien ne pouvait indiquer que cette chambre eût pu, à une certaine époque, s’emplir d’un poison mortel.

 

Les murs n’étaient pas dégradés ; seul, le papier de tenture tombait en loques sous l’action de l’humidité. Mais il y avait la cheminée.

 

La plupart des asphyxies mystérieuses que les médecins des grandes villes, de Paris surtout, ont à constater tous les ans – en grande quantité – proviennent des poêles mobiles qui dégagent de l’oxyde de carbone, et sur les asphyxies il en est qui, tout en présentant ces symptômes d’empoisonnement, paraissent au premier abord inexplicables, puisque, dans l’appartement du malade ou du mort, on ne constate la présence d’aucun poêle. On a découvert parfois que le gaz toxique était amené dans la chambre par le tirage d’une cheminée communiquant avec un appartement supérieur. La moindre fente, la moindre crevasse des plâtres, suffit pour que cet effet se produise, surtout s’il y a du feu dans une autre cheminée plus ou moins éloignée. Ce feu fait alors appel à l’air et aux gaz qui s’y trouvent mêlés et ils peuvent produire leurs effets pernicieux dans la chambre où s’ouvre la cheminée. La cheminée de la chambre de Charlotte devait être adossée à la roche friable contre laquelle était bâti également le four à plâtre. En se courbant sous cette cheminée et en élevant une bougie allumée le plus haut qu’il put, Gauthier constata des dégradations importantes, de larges fissures communiquant avec la roche.

 

Tout d’abord, il put croire que les fissures provenaient de l’état de délabrement où la maison était laissée depuis une douzaine d’années ; mais un simple coup d’œil dans le foyer de la cheminée lui prouva le contraire ; il ne s’y trouvait aucun débris tombé d’en haut, à peine quelque poussière de suie détachée par les pluies d’orages des étés précédents, rien de plus.

 

Par conséquent, les fissures découvertes étaient antérieures à la vente de la maison ; elles existaient déjà du temps de Charlotte. Les émanations dangereuses du four à plâtre, chassées par le vent, non seulement pouvaient se rabattre, dans certaines conditions de température, sur la cheminée de la chambre qui se trouvait à son niveau, mais, en outre, ces émanations pouvaient encore filtrer par les crevasses de la roche friable et pénétrer dans la cheminée par ces dégradations.

 

Ces constatations une fois faites, Gauthier passa dans les autres chambres, descendit à la cave, monta au grenier, notant tout ce qui le frappait, tout ce qui pouvait servir son enquête et se rapporter à se recherches.

 

Il avait été frappé, en lisant les détails de l’affaire, de ne voir aucune allusion aux enfants de la Pocharde.

 

Claire et Louise, vivant auprès de leur mère, n’avaient-elles donc pas reçu les émanations empoisonnées ? Dans cette maison où le petit Henri était mort, où Charlotte avait été si malade, comment pouvait-il se faire que les deux fillettes eussent vécu sans courir de danger ?

 

Il chercha leur chambre.

 

Deux petits lits jumeaux, dans une pièce du premier étage, la lui indiquèrent, et d’un simple regard lui fit trouver la solution immédiate du problème qu’il cherchait.

 

Dans cette chambre, il n’y avait pas de cheminée, mais seulement un poêle en faïence dont le tuyau passait à travers une des vitres de la fenêtre.

 

Des habitudes et de la vie des enfants, Gauthier ne connaissait rien et il eût fallu la Pocharde pour le renseigner ; mais il pensa que l’innocuité de Claire et Louise, vivant en bonne santé dans cette atmosphère de poison, provenait presque avec certitude de ce qu’elles n’allaient que rarement dans la chambre de leur mère, la seule de la maison qui fût contaminée.

 

Il ne se trompait pas dans ses suppositions. Claire et Louise couchaient en haut ; c’était dans leur chambre, très vaste, très haute de plafond, que se passaient leurs jeux, ou qu’elles se livraient à leurs premières études, quand le mauvais temps les empêchait de sortir sur la terrasse. À côté de leur chambre, au même étage, était une sorte de petit salon où Charlotte se tenait, travaillant elle-même, pendant que les enfants, sous ses yeux, s’amusaient près d’elle.

 

L’hiver, la vie était plus intime, se passait moins au-dehors, et il arrivait parfois, lorsque Charlotte était un peu souffrante, que ses enfants lui tiennent compagnie, auprès de son lit ; mais, l’hiver, le père Langeraume allumait rarement ses fours à plâtre et la gentille maison ne recelait plus aucun souffle mortel.

 

Pendant l’été, la maison, aérée constamment pour combattre la chaleur, restait à peu près indemne pendant le jour, lorsque les fours étaient allumés ; seulement, la nuit, les gaz s’y accumulaient.

 

Et c’était le matin que se manifestaient les ivresses de Charlotte, après les nuits passées au milieu des émanations dangereuses.

 

Il arrivait enfin que, même lorsque les fours étaient allumés, la maison n’en recevait aucune atteinte.

 

C’était lorsque le tirage se faisait normalement et lorsque le vent ne rabattait pas la fumée de la cheminée du four par la cheminée voisine, de même hauteur : celle de Charlotte.

 

Cela correspondait, chez la jeune femme, à des périodes d’accalmie et presque de bonne santé revenue.

 

Ces explications, que Gauthier se faisait à lui-même, ou qu’il devinait par intuition, étaient nécessaires à nos lecteurs, pour leur faire bien comprendre le rôle sinistre joué, à intervalles irréguliers, par les fours de Langeraume, et comment Louise et Claire avaient pu passer au milieu de ces dangers sans en recevoir les atteintes.

 

Gauthier fit une visite minutieuse de toute la maison.

 

En redescendant, au bout de deux heures, et au moment où il se trouvait dans un corridor obscur au bout duquel était la chambre jadis empoisonnée, il crut entendre, dans cette chambre même, un léger bruit. Il s’arrêta, surpris, pour écouter.

 

Quelques secondes se passèrent… puis un frôlement de pas furtifs arriva jusqu’à lui, avec le craquement du parquet.

 

Puis il entendit comme des soupirs. Quelqu’un, sûrement, était entré là, par le même chemin qu’il avait pris sans doute, trouvant la fenêtre ouverte. Il s’avança avec précaution jusqu’à l’entrée du corridor, tira doucement à lui la porte, qui n’était qu’entrebâillée, et regarda.

 

Une femme, grande et mince, vêtue de noir, lui tournait le dos, immobile, la tête un peu penchée, comme absorbée.

 

Bien qu’il ne l’eût vue qu’une fois, il la reconnut tout de suite, à sa taille, à son allure, sans même avoir besoin d’apercevoir son visage. C’était Charlotte Lamarche ! Que venait-elle faire là ? Pourquoi ? À quel sentiment obéissait-elle ?

 

Elle parcourut lentement la chambre, s’arrêtant devant chaque objet, devant chacun des meubles. Devant le berceau du petit Henri, elle se tint de nouveau immobile.

 

Elle faisait face à Gauthier, et le jeune homme vit son pâle visage. Ses yeux s’étaient emplis de larmes. Elle fit le signe de la croix, se mit à genoux, appuya ses deux mains jointes sur le bord du berceau et pria silencieusement.

 

« Pourquoi prie-t-elle ? » se demandait Gauthier avec angoisse. Était-ce la prière de la femme qui demande pardon du crime qu’elle a commis et qui comble sa vie de remords ? Était-ce la prière de la mère qui ne pouvait pas se souvenir sans tristesse de la mort d’un enfant ? de la mère sans reproche et dont le cœur, qui ne gardait pas de rancune, s’attendrissait ?

 

Elle se releva lentement, alourdie, et contempla longuement le berceau. Puis elle refit encore une fois le tour de la chambre et vint s’arrêter devant le crucifix. Là, elle fut songeuse.

 

Cela lui rappelait sans doute le jour où elle avait été arrêtée, où on l’avait arrachée à ses enfants, et où, avant d’être séparées d’elles, Charlotte avait voulu laisser dans leur esprit, si jeunes qu’elles fussent, un ineffaçable souvenir.

 

Gauthier entendit qu’elle disait, tout haut :

 

– Ont-elles oublié ma prière ?

 

Et tout à coup, elle la redit elle-même : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… que plus tard l’innocence de notre pauvre maman soit reconnue. Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal comme elle a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »

 

Elle ajouta :

 

– Où sont-elles ? que font-elles ? que vont-elles devenir ?… Et elle soupira profondément.

 

Gauthier, prévoyant qu’elle allait sortir, s’était retiré sans bruit. En effet, elle monta dans la chambre de ses fillettes et y resta longtemps. Puis elle redescendit, embrassa le berceau et disparut.

 

Et Gauthier, troublé, se disait : « Cette femme n’est pas coupable !… »

 

Quand il eut fait sa visite minutieuse, il sortit, referma le contrevent tant bien que mal et grimpa sur la roche où se trouvait la plâtrière de Langeraume.

 

Le jour baissait, mais il faisait encore assez clair pour qu’il lui fût permis d’établir le plan de la maison et des fours à plâtre. Et, en réfléchissant au voisinage de ces fours, il se disait : « Est-il possible que personne n’ait songé à en faire la remarque, au moment de l’enquête… personne, pas même mon père ! »

 

Un seul homme avait dit le mot juste, en tout cela : Goniche. Mais Goniche n’avait pas connu l’affaire de la Pocharde ; et maintenant, cela remontait trop loin pour qu’il y prêtât attention, s’il y était fait allusion devant lui.

 

De la colline où Gauthier venait de monter, il constata qu’il pouvait se trouver – et qu’il y avait même certainement – plusieurs voies de pénétration des gaz toxiques dans Maison-Bruyère, et toutes semblant converger vers la chambre de Charlotte.

 

Dans un air calme, lorsque le tirage du four était faible, par exemple à la fin de la combustion, les gaz pouvaient entrer par les fissures du toit ou par l’intervalle libre entre le mur et les tuiles. Enfin, la nature du terrain où était bâti le four voisin de la maison faisait supposer et même laissait voir des fissures, des lézardes longues et profondes, courant au travers du sol et semblant réunir le four et la maison ; la filtration des gaz empoisonnés pouvait s’opérer par là, s’échappant de la cheminée du four, suivant les couloirs souterrains et allant trouver leur débouché dans la cheminée de la chambre de Charlotte.

 

« Tout cela est hors de doute ! » se disait Gauthier à chaque remarque nouvelle.

 

Sa conviction était faite, toutes ses notes étaient prises. Il n’avait plus rien à faire dans le pays.

 

Il revint à Tours le lendemain matin.

 

– Où as-tu été ? demanda Marignan.

 

– Visiter Chinon et Loches, dit-il.

 

– Quel jour étais-tu à Chinon ?

 

– Hier.

 

– À quelle heure ?

 

– Trois heures.

 

– Tu es sûr ?

 

– Oui, pourquoi ?

 

– Parce que, hier, à trois heures, tu n’étais pas à Chinon… mais au village de Saché… à sept ou huit kilomètres d’Azay.

 

– Qui donc m’a vu ?

 

– Un homme dont tu ne mettras pas l’affirmation en doute : moi !…

 

Et Gauthier se taisant :

 

– Ta présence là-bas cachait donc un mystère ?…

 

– Peut-être.

 

– Une amourette, je gage ?

 

– Non.

 

– Tu ne veux pas me dire ?

 

– Si. D’autant plus que c’est beaucoup à cause de vous et pour vous que je suis allé à Saché…

 

– Tiens, tiens, tu m’intéresses !

 

– Je vous intéresserai davantage encore en vous disant que, de Saché, je suis allé visiter Maison-Bruyère…

 

Le docteur fit un geste violent de surprise.

 

– La maison de la Pocharde !

 

– Oui…

 

– Dans quel but ?

 

– Dans le but de réparer une abominable erreur… dans le but d’effacer ce crime de la justice de mon pays : la condamnation d’une pauvre femme qui fut innocente de toutes les infamies qu’on lui a reprochées.

 

Marignan s’était remis. Une extrême pâleur, seule, prouvait son émotion. Il haussa les épaules :

 

– Tu en parles à ton aise… et tu te prononces bien légèrement.

 

Gauthier prit le bras de son père, et triste et grave :

 

– Venez, père, venez avec moi… il faut que nous causions.

 

– Je n’ai pas de temps à perdre, mon ami. Une autre fois, si tu le désires.

 

– Tout de suite, père, tout de suite… dit Gauthier d’une voix vibrante… Je ne veux pas ajouter une minute de plus aux douze années de tortures qu’a endurées cette pauvre femme.

 

Marignan résistait, dans une détresse terrible.

 

– Si tu as des révélations à faire, ce n’est pas à moi qu’il faut que tu t’adresses !

 

– À qui ? si ce n’est à vous qui avez fait condamner cette malheureuse ?

 

– Va trouver les juges.

 

– Non, père, mais c’est vous qui vous présenterez devant eux, le front bas, et vous humiliant, et leur direz tout ce que je vais vous apprendre.

 

Marignan se dégagea d’une secousse nerveuse.

 

– Gauthier, tu me manques de respect…

 

Le jeune homme se repentit d’avoir été trop brusque.

 

– Pardon, père, pardon… Mais ne me refusez pas l’entretien que je désire avoir avec vous… Ce n’est pas votre fils qui vous le demande… c’est un médecin qui le demande à un autre médecin…

 

Le docteur voulait gagner du temps.

 

– J’ai des visites, je te l’ai dit… je te le répète… Rentre chez toi, tâche de te ressaisir un peu… Ce soir, tu seras plus calme… et si tu le veux encore, nous causerons…

 

– Soit !

 

Et Marignan s’en alla, poursuivi par le regard anxieux de Gauthier.

 

Il n’avait aucune visite à faire. Il avait voulu fuir son fils, le fuir à tout prix.

 

Il s’en alla errer dans la campagne, aux bords de la Loire, très loin, essayant de se fatiguer l’esprit… Et toujours l’incessante, l’angoissante interrogation, au fond de lui-même : « Que vais-je lui dire ? » Il se sentait si petit, devant Gauthier !

 

Quand la nuit vint, il fallut bien qu’il rentrât. Et à peine était-il de retour que Gauthier, grave, soucieux, frappait à sa porte.

 

Marignan prit tout de suite un air gai.

 

– Ah ! ah ! il paraît que tu n’as pas abandonné ton idée…

 

Gauthier ne répondit rien. Il alla prendre un fauteuil et s’assit, lourdement, comme fatigué. Il prévoyait une lutte, cruelle, entre son père et lui. Il aimait son père. Il savait aussi combien il en était aimé. Mais sa haute probité se refusait à toute compromission avec lui-même…

 

– Parle, maintenant… et voyons un peu ces fameuses découvertes.

 

– Vous savez que je suis allé à Maison-Bruyère.

 

– Je le sais… Un peu malgré moi… puisque tu me le cachais…

 

– Je vous l’eusse dit un jour ou l’autre… À Maison-Bruyère, je me suis livré à une enquête minutieuse… Je suis entré dans l’intérieur, j’ai tout visité, et même, j’ai assisté, invisible, à une scène qui m’a profondément remué.

 

– Quoi donc ? fit Marignan avec surprise.

 

– La Pocharde avait eu la même idée que moi, celle de revenir en cette maison… Et je l’ai entendue, la pauvre femme, prier devant le berceau du petit enfant qu’on l’accuse d’avoir empoisonné !

 

– Simagrées !

 

– Père… si vous l’aviez vue comme moi, vous ne douteriez pas de la vérité de ses larmes.

 

– Elle t’avait vu… toi !… et pour toi, elle jouait la comédie.

 

– Soit, dit Gauthier qui s’énervait. Après qu’elle fut partie, je continuai mon enquête et je visitai également les fours à plâtre, surtout celui qui est dans le voisinage immédiat de la maison.

 

– Dans quel but ?

 

– Je vais vous le dire…

 

– Qui t’avait renseigné, tout d’abord ?

 

– Goniche.

 

– Je m’en doutais ! murmura Marignan.

 

Tout le mal allait venir de Goniche ! Ah ! comme il avait eu raison de vouloir que le serrurier quittât le pays, tout de suite !

 

– Enfin, le résultat de ton enquête, monsieur le juge d’instruction ?

 

– Le voici : il est absolument certain que les gaz toxiques du four à plâtre entraient dans la chambre de Charlotte par plusieurs côtés à la fois, et notamment et surtout lorsque le vent rabattait la fumée du four sur la cheminée de Maison-Bruyère… et encore lorsque, le four venant d’être allumé ou sur le point d’être éteint, les émanations suivaient les fissures de la roche friable, atteignaient le corps de la cheminée en mauvais état et entraient ainsi en communication avec la chambre.

 

– C’est impossible.

 

– Cela est ! J’ai tout vu !… Prenez, comme arbitres, tous les médecins et tous les architectes, ils n’arriveront pas à une autre conclusion…

 

Marignan alluma une cigarette, tira deux bouffées, fit tomber la cendre du bout de son petit doigt dans un cendrier.

 

Après quoi, du ton le plus calme et le plus indifférent :

 

– Après ? C’est une coïncidence… Qu’est-ce que cela prouve ?

 

– Vous rappelez-vous les symptômes observés chez le petit Henri et qui font l’objet du rapport du docteur Renneville ?

 

– Vaguement… Je les ai par là, dans quelque coin.

 

– C’est inutile de les chercher… Les voici. Les journaux ont publié le rapport.

 

– Je vois que tu es documenté.

 

– Oui. Vous rappelez-vous également les symptômes observés chez Charlotte Lamarche et qui lui firent donner par l’opinion publique, ce triste et funeste surnom de Pocharde sous lequel elle a succombé ?

 

– C’était, si je m’en souviens, les symptômes de l’ivresse, et l’opinion publique n’a fait que préciser d’un mot énergique, comme il arrive souvent, le vice honteux de celle que tu défends.

 

– Connaissez-vous, maintenant, père, les symptômes de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone ?

 

– Aussi bien que toi, je suppose.

 

– Laissez-moi en douter, père, dit gravement Gauthier, car alors vous seriez impardonnable d’avoir touché du doigt ces symptômes… sans les voir !… La chambre de Charlotte n’était pas empoisonnée de façon régulière… Cela dépendait de causes multiples… du vent… du four lui-même… des courants d’air dans la chambre par les portes et les fenêtres… De telle sorte que les symptômes remarqués chez Charlotte Lamarche n’étaient pas toujours les mêmes… Cependant ils se rattachaient tous à la même cause… Ces symptômes, rappelez-vous, père, combien de fois ne l’a-t-elle pas dit elle-même au courant de l’instruction ! ces symptômes consistèrent tout d’abord en maux de tête, en vertiges, en obscurcissements de la vue… Quelquefois, au début, il y eut des vomissements… puis, les mouvements devinrent difficiles… Ce fut à cette époque que les paysans de la vallée de l’Indre remarquèrent son allure étrange, vacillante, titubante… L’intoxication chez Charlotte était légère et intermittente… De là ces alternatives de bonne et de mauvaise santé… Cela dépendait de l’arrivée des émanations dans la maison… Parfois, on a retrouvé la pauvre femme en syncope, au milieu des champs… Charlotte se trouvait dans un état frappant d’hébétude, très analogue à l’ivresse observée par tous les médecins qui ont étudié l’oxyde de carbone… Elle répondait avec difficulté aux questions, et la funeste légende d’ivrognerie prenait un corps, se répandait, devenait l’évidence même… Ne trouvez-vous pas, père, dans tout ce que je viens de vous dire, que c’est la peinture exacte de ce que fut la vie de Mme Lamarche, depuis le jour où les fours s’installèrent dans la plâtrière de Langeraume ?…

 

– Peut-être, mais toutes ces observations peuvent s’appliquer à l’alcoolisme aussi bien qu’à l’oxyde de carbone.

 

– En ce cas, père, il y a douze ans, une courte inspection des lieux, le simple examen spectroscopique des globules du sang de la petite victime, vous auraient permis d’éviter…

 

– Achève ta pensée, mon enfant, je suis ici pour tout entendre.

 

– Une effroyable erreur…

 

– De laquelle je suis loin d’être convaincu, mon enfant, dit Marignan, en affectant du calme et une grande douceur… Et remarque ceci : en supposant que tu aies raison, en quoi m’incrimines-tu ?… Mon rapport conclut à un empoisonnement, mais ne désigne aucun poison… Ce sont les juges… qui, se basant sur ce rapport, ont réclamé contre Charlotte Lamarche la peine suprême, sans tenir compte que je n’avais pu présenter le poison ni le désigner autrement que par ses effets !…

 

– Votre rapport accusait un criminel !… les juges le cherchèrent… Or, le criminel, il n’y en eut pas… puisque nous sommes en présence d’un accident…

 

– Tu le dis.

 

– Je vous le prouve !… L’analyse la plus élémentaire vous eût permis de trouver dans le sang ce que vous cherchiez vainement dans les viscères… Vous y auriez trouvé le prétendu poison, cet oxyde de carbone dont le sang devait être saturé… Ces étourdissements, ces syncopes de Charlotte ne vous surprenaient donc pas ?

 

– Je ne connaissais pas l’existence du four à plâtre.

 

– Langeraume en parlait, cependant, et vous étiez allé à Maison-Bruyère, lors de l’assassinat du docteur Renneville… Mais j’en reviens à ce sang qui devait vous fournir une preuve éclatante… Pourquoi n’avez-vous pas fait vous-même ou fait faire l’analyse du sang ?

 

Le docteur éleva la voix et, d’un ton cassant :

 

– Parce que les lésions étaient inconciliables avec une intoxication par l’oxyde de carbone.

 

– Mais ces lésions, père, ces taches intérieures décrites dans votre rapport et qui vous semblent ne s’accorder nullement avec une asphyxie par les émanations d’un four à plâtre, elles sont connues ; moi-même, à Paris, je les ai constatées à diverses reprises… J’en ai même fait photographier… et les voici…

 

Et Gauthier tendit quelques épreuves à son père. Celui-ci les repoussa, lentement.

 

– Inutile… ma conviction est formelle, absolue ! tu m’entends ? absolue !

 

– J’entends, hélas !… Vous niez l’évidence… Vous feriez mieux de vous défendre.

 

– Me défendre ?

 

– Oui… car cette femme est innocente… et le coupable…

 

– Le coupable ? Voyons !

 

– C’est vous, père ! dit-il avec énergie, sans baisser les yeux.

 

– Tu es mon fils… Je ne puis ni ne veux me fâcher contre toi… J’aurais pourtant le droit de te demander compte d’une pareille accusation… Je n’en ferai rien. Je me contenterai de te poser deux questions.

 

– J’y répondrai sans hésiter.

 

– La première : Charlotte Lamarche n’habitait pas seule Maison-Bruyère ; il y avait avec elle trois enfants, il y avait même une domestique. Comment expliqueras-tu que cette domestique n’ait jamais ressenti aucun des symptômes dont tu parles ; que sur les trois enfants, un seul soit mort ?

 

– La domestique était une femme de ménage qui ne venait que quelques heures par jour ; elle entrait rarement dans la chambre de sa maîtresse ; cette chambre et celle des enfants, c’était Charlotte elle-même qui les faisait… Elle ne passait jamais une nuit à Maison-Bruyère. Or, c’était la nuit surtout, quand portes et fenêtres étaient closes, que les émanations toxiques s’infiltraient dans la chambre.

 

– Et Claire ? Et Louise ?

 

– Leur chambre ne pouvait recevoir le poison… elle n’avait de communication directe ni avec la roche de la plâtrière, ni avec la chambre de Charlotte…

 

– Et la cheminée… la fameuse cheminée ?

 

– Leur chambre n’en a pas…

 

– Et Henri ? Comment expliques-tu sa mort, alors que la Pocharde est toujours vivante ? Le berceau de l’enfant était près du lit de la mère ?… Le poison devait se partager entre les deux également.

 

– Un enfant comme Henri, âgé seulement de quelques mois, succombera à une intoxication à laquelle résistera un adulte. Je suppose que vous l’admettez…

 

– Oui, mais…

 

– Laissez-moi finir… Vous ne réfléchissez pas que le lit de Charlotte pouvait être et était placé de façon à recevoir un peu d’air pur qui venait des fenêtres mal jointes derrière le lit sans rideaux… Ces courants d’air ont sauvé la vie à bien des asphyxiés. En ce qui concerne Mme Lamarche, ils ont pu atténuer dans une certaine mesure les effets des émanations…

 

Comme Marignan, embarrassé, terrifié au fond du cœur par l’âpreté de cette discussion dont pas un point n’échappait à l’intelligence de son fils, comme Marignan se taisait, Gauthier ne voulut point le presser davantage et attendit.

 

Le silence dura longtemps.

 

Alors, timidement, presque avec une supplication, Gauthier demanda :

 

– Vous ai-je convaincu, père ?

 

– Non…

 

Le visage de Gauthier redevint glacé…

 

– Non, et je trouve bien imprudent et bien léger de ta part de vouloir te livrer à une enquête scientifique aussi grave, douze années après que les faits se sont passés… alors que rien ne reste plus, de ce crime, que le souvenir…

 

– Et le remords, n’est-ce pas, mon père ?

 

Le docteur Marignan tressaillit et son visage se couvrit d’une pâleur profonde.

 

– Que veux-tu dire par là ?

 

– Je veux dire que les symptômes d’ivresse observés chez Charlotte et qui lui valurent son triste surnom étaient dus à l’empoisonnement par l’oxyde de carbone et que vous ne l’ignoriez pas…

 

– Gauthier ! s’écria Marignan plus blême encore et debout.

 

– Je veux dire que le petit Henri est mort empoisonné par l’oxyde de carbone et que vous ne l’ignoriez pas non plus…

 

– Alors pourquoi ne dis-tu pas toute ta pensée ?… pourquoi ne m’accuses-tu pas ?… pourquoi ne dis-tu pas que le vrai criminel c’est moi ?…

 

– Oui, père, dit Gauthier d’une voix ferme, le vrai criminel, c’est vous !

 

Marignan retomba dans son fauteuil. Il essuya son front couvert de sueur. Le terrible moment tant redouté, était venu. Il murmura, pourtant :

 

– Comment peux-tu croire cela de ton père ? Comment peux-tu avoir, toi, Gauthier, toi que j’aime tant, un pareil courage ?

 

– Lorsque vous avez reçu la mission d’examiner le cadavre du petit Henri, lorsque vous avez fait l’autopsie et déposé votre rapport, vous étiez de bonne foi…

 

– Tu vois ?… Tu le reconnais toi-même… Et cette question de bonne foi écartée, note bien que je n’accepte en rien tes conclusions contraires aux miennes… À douze années d’intervalle, je récuse ta science…

 

– Père ! Père ! entre le moment où votre rapport fut déposé entre les mains de la justice, et l’heure où vous avez, vous-même, reconnu que vous aviez commis une erreur terrible, douze années ne se sont point passées… Non… mais quelques jours seulement… Je sais tout, père… Goniche m’a tout dit… Goniche s’est rappelé la date de son arrivée dans ce pays, la date de votre rencontre, cette nuit où vous l’avez secouru si singulièrement… Charlotte Lamarche venait de passer en cour d’assises… Oh ! j’ai rapproché les dates, vous ne pouvez rien nier… Et quand vous avez reconnu non pas l’existence du four à plâtre si voisin de Maison-Bruyère – il était visible pour tout le monde et la justice elle-même, en n’y prenant point garde, a été coupable de légèreté –, non pas, dis-je, son existence, mais le danger de mort qu’il présentait, ce danger soudain, dont l’exemple vous était offert dans les étouffements d’agonie du vagabond, Charlotte Lamarche était encore sous le coup de sa condamnation à mort… Cependant, père… cependant, vous n’avez rien fait… pour empêcher l’exécution d’avoir lieu… et si la grâce n’était pas arrivée… Charlotte serait morte de la mort infamante des plus grands criminels…

 

– Je n’avais pas à intervenir, dit faiblement le docteur, puisque ma conviction restait la même…

 

– Cela est impossible !

 

– Et puisque j’avais fait mon devoir…

 

– Ah ! père ! dit Gauthier avec violence, ne prononcez pas ce mot. Après la révélation que vous apportait Goniche, vous avez dû, vous-même, essayer d’acquérir une certitude… et puisque la chambre de Charlotte était si dangereuse, puisqu’elle recelait la clef du mystère, vous avez dû vous exposer au danger…

 

Marignan releva la tête. Il venait d’entrevoir un peu d’espérance :

 

– Oui, dit-il, je l’ai fait !…

 

– Et qu’avez-vous découvert ?

 

– Rien !

 

– Vous n’avez ressenti aucun symptôme d’asphyxie ?

 

– Aucun.

 

– Et le four à plâtre était allumé ?

 

– Il était allumé…

 

Alors, Gauthier prit les deux mains de son père et lui dit, gravement :

 

– Père, vous mentez !

 

Marignan se leva et, en chancelant, se dirigea vers la porte :

 

– Je ne puis pas souffrir que tu m’insultes plus longtemps.

 

– Père, un grand crime a été commis…

 

– Si tu veux m’accuser, va trouver les juges…

 

– Pourquoi vous décharger sur moi de ce qui est votre devoir impérieux ?

 

– Justement parce que je ne le considère pas comme un devoir…

 

– Père, père, vous êtes coupable…

 

– Merci, vraiment, de l’opinion que tu as de ton père !

 

– Vous avez eu peur… Vous avez été lâche.

 

– Gauthier !

 

Et Marignan, brusquement, les yeux enflammés, leva la main sur son fils. Celui-ci pâlit et dit doucement :

 

Frappez, père, vous ne m’empêcherez pas de dire ce qui est juste !

 

La main de Marignan s’abaissa.

 

– Vous avez eu peur de l’énorme scandale que cette révélation tardive, cette réparation d’une si odieuse injustice, susciterait dans l’opinion. Vous ne vous êtes pas dit que chacune des journées passées en prison par cette femme augmenterait vos remords et chargerait votre conscience d’un crime nouveau… et vous n’avez pas réfléchi qu’en reconnaissant votre erreur d’autrefois et en sauvant cette innocente, au lieu d’encourir le mépris et le ridicule que vous redoutiez, vous eussiez donné au monde un admirable exemple de probité scientifique !

 

– Abrège ton discours, je te prie… Et je te le répète : si tu as des révélations à faire, si ta conviction est absolue… va trouver les juges… n’hésite pas… Adieu !

 

– Mon père, de grâce, mon père, je vous jure !…

 

– Adieu !… Tu connais le chemin qui conduit au palais de justice… Tu me reproches de n’avoir pas fait mon devoir… Nous allons bien voir si tu feras le tien…

 

Et il laissa Gauthier éperdu, les mains tendues vers lui pour le retenir.

 

« Mon devoir ! Les juges ! Le palais de justice ! » Était-ce bien son père qui lui avait parlé ainsi ?… Son père l’aimait, pourtant ! Gauthier en était sûr ! Marignan lui en avait donné mille preuves !… Alors, que croire ? Aller trouver les juges. Oui, c’était son devoir… Mais ce devoir, qui consistait à livrer son père comme un criminel, lui sembla tout à coup monstrueux… Il se heurtait à la situation qu’il n’avait pas prévue et qui était celle-ci : ou livrer Marignan, en révélant ses découvertes de Maison-Bruyère, et, par conséquent, en couvrant le nom de son père et le sien d’une éternelle infamie… Ou se taire !… Et par son silence, devenir lui-même coupable et complice de son père !

 

Ce fut une lutte cruelle dans le cœur du jeune homme. Longtemps il hésita, partagé par des sentiments contraires, tantôt résolu à tout dire, à sauver, à réhabiliter Charlotte, tantôt retombant dans ses hésitations, à la simple vue de Marignan, pâli, amaigri, aux yeux de fièvre.

 

Et un jour, après une nuit d’insomnie et de cauchemar, il sortit, comme un fou, et courut droit au palais de justice.

 

En chemin, il rencontra son père et le bouscula presque.

 

Il ne le vit pas et ne le reconnut point.

 

Et Marignan, bouleversé, le regarda s’éloigner en disant :

 

– C’est fini… il va trouver M. Barillier…

 

Gauthier se rendait au palais de justice, en effet. Il entra, demanda M. Barillier. C’était le juge qui, autrefois, s’était occupé de l’affaire de la Pocharde. M. Barillier était dans son cabinet et il fit introduire sur-le-champ Gauthier, avec lequel il s’était lié d’amitié.

 

La pâleur extrême du jeune homme et son trouble le frappèrent.

 

– Qu’est-ce donc, Gauthier, dit-il, et que vous est-il arrivé ? Gauthier était venu pour tout dire, pour débarrasser sa conscience de ce fardeau d’injustice. À présent, devant le juge, il tremblait, parce qu’il apercevait, derrière, le fantôme paternel qui l’implorait.

 

– Vous avez quelque chose à me dire, Gauthier ? demandait le juge, de plus en plus surpris par le silence du jeune homme et par son attitude.

 

Il perdit courage. Tout s’effondra en lui. Il se sentit jeté dans un abîme où il roulait côte à côte avec son père… toujours, toujours… sans toucher le fond.

 

– Non, murmura-t-il – et sa voix tremblait infiniment –, il y a longtemps que je ne vous ai vu ; et passant devant le Palais, j’ai appris que vous veniez d’arriver… Alors…

 

– Alors, Gauthier, dit le juge, dont le regard se fit très doux, vous aviez sûrement quelque chose de grave à m’apprendre ; cela est visible à votre émotion, et au dernier moment vous hésitez, n’est-ce pas ? Pourquoi ?… Confiez-moi ce qui vous tient au cœur… Je suis votre grand ami et le vieil ami de votre père !

 

– Vous vous trompez, monsieur Barillier, je vous jure.

 

– En ce cas, excusez-moi, mon ami, dit le juge en souriant… Mettons votre émotion sur le compte du plaisir que vous avez à me revoir.

 

Après un silence, le magistrat ajoutait :

 

– Et comptez sur moi, toujours, si vous avez besoin de mes conseils et de mon expérience.

 

La conversation prit un tour banal. Bientôt Gauthier prit congé. Et en se retrouvant dans la rue, les yeux troubles, le cœur serré, les tempes battant :

 

– Je suis un criminel… comme mon père !

 

Marignan l’attendait, non moins ému. Ces deux hommes, qui pourtant s’aimaient d’une excessive tendresse, échangèrent à ce moment un regard où il y avait presque de la haine.

 

– Tu as vu M. Barillier ?

 

– Oui.

 

– Et que lui as-tu dit ?

 

– Rien. J’ai été lâche.

 

Et Gauthier éclata en sanglots nerveux.

 

Mais il se remit bientôt, et, brusquement, très calme, très grave, mais les paupières baissées :

 

– Père, la vie désormais est impossible entre nous… Nous avions fait le rêve de vivre ensemble, et j’aurais été bien heureux de rester le compagnon de votre vieillesse… Père, je vais vous quitter, à l’instant… Et jamais, jamais vous ne me reverrez… Je vous le jure !… Ou bien, si vous voulez me revoir… même à votre lit de mort, vous savez à quel prix… Adieu !… Vous ferez régler par votre notaire et le mien, nos affaires d’intérêt… et vous me ferez envoyer à Paris, à l’adresse que vous connaîtrez ultérieurement, mes livres et mes papiers. Adieu !

 

Il sortit en chancelant.

 

Marignan resta pendant quelques instants perdu, sans pensées, essayant de comprendre et de réfléchir… Le coup était trop rude… Il en avait reçu une blessure mortelle. Quand il comprit, il s’élança dans la maison, criant :

 

– Gauthier ! Gauthier ! où es-tu ?…

 

Les domestiques accoururent.

 

– Où est mon fils ?

 

– M. Gauthier est allé prendre le train de Paris de midi cinq minutes…

 

– Il n’est pas midi… j’arriverai à temps.

 

Et le voilà qui court par les rues, affolé, ne songeant même pas à arrêter un fiacre… Et il dit, en courant, sans entendre les exclamations qui accueillent partout son passage :

 

– Je l’empêcherai bien ! Il n’oserait ! Il aura pitié !

 

Quand il arrive à la gare, le train siffle, disparaît, avec un sourd grondement. Et le vieillard, sur le quai, vacille, les jambes fauchées.

 

VII

GEORGES LAMARCHE


Charlotte resta longtemps à Vouvray, le désespoir dans le cœur.

 

Et tous les gens du pays, qui avaient fini par la connaître et qui oubliaient la réprobation d’autrefois, la plaignaient sincèrement et compatissaient à sa peine.

 

Lorsque toute espérance fut évanouie, lorsqu’elle fut bien certaine que Claire et Louise, perdues dans la vie, erraient dans le monde, offertes comme une proie facile, hélas ! à toutes les aventures, elle quitta le pays.

 

Elle avait un autre devoir à remplir. Elle savait que son mari avait été frappé d’aliénation mentale après sa condamnation. Il avait été interné à Clermont.

 

Charlotte s’y rendit, demanda à parler au directeur et fut introduite.

 

– Je suis Charlotte Lamarche, dit-elle, et je viens voir mon mari…

 

– J’ai appris votre libération, et j’attendais votre visite. Puis, avec un peu d’hésitation :

 

– Vous arrivez encore à temps…

 

– Mon Dieu ! Est-ce que mon mari ?…

 

– Il est à l’hôpital, oui, très malade…

 

– A-t-il recouvré sa raison ?

 

– Non, cependant, ses yeux sont devenus plus intelligents, il semble faire des efforts pour se souvenir… Peut-être que votre présence aura sur lui une influence salutaire et décidera d’une crise heureuse… Voilà pour sa raison… Quant à sa santé, je vous l’ai dit…

 

Et le directeur hocha la tête.

 

Il signa une autorisation qu’il remit à Charlotte, et celle-ci se rendit à l’hôpital sans perdre une minute.

 

Il fallut qu’on lui désignât le lit de Georges Lamarche. Elle n’eût jamais reconnu celui-ci, tant il était changé.

 

Elle se pencha, douloureusement, sur cette figure amaigrie, ravagée ; il avait les yeux ouverts ; de loin, de la porte, il l’avait vue venir et il avait manifesté une attention singulière au fur et à mesure qu’elle s’était rapprochée du lit.

 

Là, tout près, il la regardait encore… les yeux tout grands ouverts, un peu hagards, avec cette fixité des fous si difficile à supporter…

 

– Georges ! murmura-t-elle, en pleurant… Georges ! mon pauvre Georges !

 

Les souffrances de l’homme lui avaient fait depuis longtemps pardonner la faute du mari, qui jadis n’avait pas voulu croire en son innocence. Il payait chèrement son incrédulité… de sa raison et de sa vie.

 

Il redit vaguement, cherchant à comprendre :

 

– Georges !

 

Il y avait longtemps qu’il n’avait entendu prononcer son prénom et cela venait de le frapper comme un souvenir très lointain.

 

– Tu ne me reconnais pas… Regarde-moi !… Je suis Charlotte… Charlotte Lamarche… ta femme…

 

– Charlotte ! Charlotte Lamarche !

 

Ce nom de Charlotte, aussi, venait de lui causer une surprise. Il se releva un peu… s’assit dans son lit, mais garda le silence. Son visage, sous les efforts qu’il faisait pour se rappeler, exprimait une souffrance visible. Il appuya, à plusieurs reprises, très fort, les mains sur son front.

 

Le directeur avait dit vrai : sous l’action de la maladie, peut-être il se faisait tout un travail suprême en ce cerveau.

 

Dans ce corps miné par la faiblesse, la mort approchait, mais la nature toute-puissante ne voulait pas en reprendre possession pour jamais sans lui laisser, comme un dernier regret, comme une dernière joie aussi.

 

– Ta femme !… que tu as tant aimée… que tu crois coupable… ta femme qui t’aime, qui est innocente et qui te pardonne…

 

Il prit lentement les mains de Charlotte, attira celle-ci plus près de lui, puis, du bout des doigts, caressa, avec une sorte de cruauté, ce visage où se lisait tant de tristesse et tant de compassion.

 

Les pleurs de Charlotte redoublèrent et tombèrent sur les doigts de son mari.

 

Il resta immobile, les yeux baissés, rêvant, souffrant de plus en plus.

 

Alors, elle voulut aider ce prodigieux travail qui se faisait en lui. Un nom, un seul nom pouvait résonner sinistrement aux oreilles de Georges et, d’un coup, lui rappeler le passé funèbre. Et Charlotte le lui murmura, ce nom, distinctement, à l’oreille.

 

Elle le lui dit deux fois pour qu’il comprît bien :

 

– La Pocharde ! Tu ne te souviens donc pas ?… La Pocharde !…

 

Soudain, les yeux du pauvre homme brillèrent…

 

Ce mot était venu jusqu’à son cerveau.

 

Il répéta, regardant Charlotte !

 

– La Pocharde !… La Pocharde !… Oui, oui !…

 

Ses yeux changèrent d’expression.

 

Il y eut de l’épouvante, comme à la vue de quelque spectacle horrible.

 

– Oui, oui, je me souviens… La Pocharde !… Une femme… Elle avait empoisonné son enfant… un enfant qui était… qu’était-ce donc que cet enfant ?… Oui, oui, la preuve de sa honte et qu’elle voulait cacher à son mari… Cette femme… cet enfant… je me rappelle… je les ai vus… il y a longtemps… je les ai vus. Mais comment ? pourquoi ? Qui vient de prononcer ce nom de Pocharde ?…

 

Il regarda encore cette femme, vêtue de noir, qui pleurait auprès de lui. Ses yeux s’agrandirent, démesurés. Et il eut un cri, le cri de la raison revenue et du souvenir, hélas !

 

– Charlotte ! La Pocharde ! La Pocharde !…

 

Il retomba sur son lit, ses yeux se fermèrent, une pâleur mortelle se répandit sur son visage.

 

Il était dans une immobilité absolue et Charlotte crut qu’il venait de rendre le dernier soupir.

 

Elle s’agenouilla, la tête cachée dans les mains, appuyée sur le bord du lit.

 

Des infirmiers étaient accourus ; ils examinèrent le malade.

 

Charlotte murmurait :

 

– Il est mort, et c’est moi qui l’ai tué…

 

– Non, madame, il vit ! dit un infirmier. Dans quel état se réveillera-t-il ? Je n’en sais rien… Il est bien faible… Ménagez-le, si vous ne voulez pas qu’il passe entre vos bras…

 

Et il s’éloigna, haussant les épaules et grommelant :

 

– Du reste, un peut plus tôt, un peu plus tard…

 

Georges rouvrit les yeux.

 

Elle vit, à ce premier regard, que la raison lui était revenue. Et, en effet, il dit :

 

– Charlotte ! Est-ce bien toi ? Que s’est-il passé ?… Comment ai-je vécu ?… Il y a des nuages sur mes yeux et un grand trouble dans mon cerveau… Beaucoup de choses m’échappent, mais je me souviens de quelques autres auxquelles je ne puis pas penser sans horreur.

 

– Tout cela s’est passé ainsi…

 

– Alors, toi, Charlotte, toi ?

 

En quelques mots, elle le mit au courant de ces douze années écoulées.

 

– Douze ans !… murmura-t-il. Douze ans qui se sont évanouis comme un jour dans les rêves de cette démence !

 

Elle lui rappela également comment Mathis avait fait l’aveu de son crime, comment l’accusation d’avoir assassiné le docteur Renneville avait été écartée, comment elle avait obtenu sa grâce d’abord, sa liberté ensuite.

 

– Tu vois, dit-elle, peu à peu, la vérité se découvre. Un jour, bientôt, j’en suis sûre, on apprendra aussi que je n’ai point empoisonné mon enfant…

 

Ce mot d’enfant le fit tressaillir tout à coup. C’était une nouvelle porte de sa mémoire qui s’ouvrait. Il regarda Charlotte, se souleva derechef, et jeta un coup d’œil dans la salle.

 

– Des enfants !… Des enfants ! Moi aussi, j’avais des enfants.

 

– Claire et Louise, dit-elle à voix basse.

 

– Oui, c’est cela… deux jolis anges aux yeux bruns, aux yeux bleus… Pourquoi ne sont-elles pas là ?… Pourquoi ne les as-tu pas amenées ?…

 

Elle n’osait répondre. Elle gardait les yeux baissés et son cœur était étreint.

 

Il eut une exclamation étouffée :

 

– Ah ! mon Dieu ! est-ce que ?… Est-ce qu’elles sont mortes ?

 

– Non, non… grâce à Dieu… Vivantes, Georges, elles sont vivantes…

 

Il était haletant, sans forces, sa voix s’était affaiblie.

 

Un infirmier s’approcha :

 

– Madame, il se fatigue… Vous reviendrez un autre jour… Lamarche étendit les mains vers Charlotte pour l’empêcher de s’éloigner.

 

– Encore un mot, dit-il, râlant… Mes enfants ! Qu’as-tu fait de mes enfants ?

 

Elle mentit :

 

– Je ne savais si je pourrais te revoir, alors je ne les ai pas amenées… Tu les verras bientôt, dès que tu seras remis.

 

– Où sont-elles ?… Il me semble que tes yeux se détournent de moi et que tu ne me dis pas la vérité…

 

– Elles ont été élevées par de bonnes sœurs, dans un orphelinat.

 

Il joignit les mains :

 

– Les pauvres petites ! les pauvres petites !…

 

Puis il se tut.

 

– Madame, insista l’infirmier… je vous assure que ce serait dangereux pour lui, si vous restiez ici plus longtemps.

 

– Je reviendrai demain…

 

– Oui, oui, demain…

 

Elle embrassa Lamarche sur le front, d’un baiser léger. Il n’ouvrit pas les yeux et seulement murmura :

 

– Charlotte !…

 

Elle s’éloigna sur la pointe des pieds.

 

Le lendemain, quand il la vit, il la reconnut, bien qu’il entrât en agonie.

 

– Charlotte… nous avons trop souffert… tous les deux… je ne veux pas mourir… sans t’avoir dit… que je te crois innocente… tu m’entends ? innocente… de tout… Je te demande… pardon… de n’avoir pas cru cela… autrefois…

 

– Oui, oui, je te pardonne…

 

– Si j’avais cru… peut-être… que cela eût évité… de grands malheurs… Au lieu de t’abandonner… à ton sort… et de t’outrager… comme tout le monde… j’aurais dû te défendre…

 

Et dans les râles de l’agonisant, elle distingua encore :

 

– Pardon, Charlotte, pardon !…

 

Puis, il se tut. Son visage prit une sérénité auguste, un calme étrange.

 

Elle l’entoura de ses bras en sanglotant.

 

Il était mort !

 

On l’enterra le lendemain. Il y eut peu de monde. Les fous n’ont point d’amis. Leur mort est une délivrance. On ne les plaint pas.

 

Charlotte suivit l’humble cortège avec des employés de la maison et le directeur.

 

Pourtant, un étranger s’était mêlé à ce cortège ; il se mit à l’écart à l’église et au cimetière ; Charlotte, toute à sa douleur, ne le remarqua pas.

 

Elle le retrouva dans le cabinet du directeur lorsqu’elle alla prendre congé de celui-ci, et cette fois leurs regards se rencontrèrent :

 

– Jean, dit-elle, c’est vous !

 

C’était Jean Berthelin, en effet.

 

Et avec élan :

 

– Je reconnais votre cœur, dit-elle, je le retrouverai toujours lorsque j’aurai besoin des consolations d’un ami…

 

Ils s’étreignirent les mains.

 

– Pendant votre détention, dit le directeur, M. Berthelin s’est informé régulièrement de la santé de votre mari, et tous les mois il est venu lui rendre visite.

 

– Merci, Jean, dit-elle simplement.

 

Ils prirent congé du directeur et quand ils se trouvèrent seuls, côte à côte, dans la campagne qu’assombrissait le crépuscule :

 

– Ma maison vous est ouverte, Charlotte, dit Jean… Pour que vous y soyez à votre aise, je partirai… Je resterai un an, deux ans absent, s’il le faut… De cette façon, les mauvaises langues ne pourront trouver étrange que vous demeuriez chez moi… Je vous ai aimée avec trop de franchise et de probité pour que vous vous fâchiez de ma proposition.

 

– Non, certes, je ne m’en fâche pas, mon bon Jean, et la preuve…

 

– La preuve ?

 

– C’est que je l’accepte… Je l’accepte, non pas pour maintenant, mais pour plus tard peut-être… Pour le moment, j’ai deux missions à accomplir… Il faut que je retrouve mes filles… Et lorsque je les aurai retrouvées, il faut que je prouve mon innocence…

 

– Comment ?

 

– Je ne sais pas encore… Dieu m’inspirera, me viendra en aide.

 

– Et après, Charlotte ?

 

– Après ?… Peut-être sera-ce la vie plus calme, après tant de tempêtes. Et alors, j’irai vous demander asile, mon cher Jean, comme à un frère… Et vous n’aurez pas besoin de vous expatrier pour cela. Comme j’aurai prouvé mon innocence, la calomnie n’osera plus m’atteindre…

 

– Jadis, vous me témoigniez plus d’intimité… Vous me tutoyiez…

 

– Mon cœur n’a pas changé pour toi, Jean !

 

Et elle lui tendit les mains.

 

VIII

SÉPARÉES !


Lorsqu’elles s’étaient enfuies de l’orphelinat, Claire et Louise, de l’autre côté de la porte, en se trouvant dans la rue, s’embrassèrent étroitement. Elles partagèrent leurs économies, puis, sans un mot, elles se séparèrent et se mirent à courir au travers de la campagne, en se tournant le dos, sans but, l’une remontant vers Amboise, l’autre descendant vers Tours.

 

Le plus pressé, pour elles, était de s’éloigner de Vouvray, de mettre la plus grande distance possible entre elles et ceux qui pourraient les poursuivre.

 

Et l’on se souvient que, dans le jardin de l’orphelinat, elles étaient convenues qu’elles se retrouveraient dans la journée du lendemain à la gare de Blois.

 

Ce fut cette séparation immédiate qui mit en défaut les gens chargés de les ramener à la maison Sainte-Marie. Le signalement portait sur deux jeunes filles, deux sœurs, exactement du même âge, de la même taille, l’une ayant des yeux bruns, l’autre des yeux bleus, portant le costume, le fichu noir sur les épaules, le petit bonnet plat sur le chignon et les larges passes en dentelles, uniforme des orphelines de Vouvray.

 

On n’avait pas vu les deux sœurs ensemble, et si l’une des deux, séparément, avait été aperçue traversant les rues de Vouvray, cela n’avait pu frapper personne, car l’uniforme était bien connu et l’on rencontrait journellement des orphelines se rendant aux ateliers.

 

Claire, après avoir couru pendant quelques minutes, abandonna la grande route, prit à travers champs et gagna un petit bois qui bordait la ligne du chemin de fer ; elle y entra, s’assit dans un fourré, et reprit haleine. Elle enleva son fichu noir et son bonnet, qu’elle mit en lambeaux. De cette façon, on la reconnaîtrait moins aisément de loin, la jupe noire ressemblant à toutes les jupes. Quand elle se fut reposée, elle reprit un petit chemin qui serpentait dans les prairies et redescendit vers la Loire.

 

Le soir, elle entrait sans encombre, sans mauvaise rencontre, à Amboise.

 

Elle mangea un œuf et un morceau de pain, et but un verre d’eau, dans une auberge proprette, isolée en avant de la ville, et se coucha. Elle s’endormit tout de suite, sous la fatigue et les émotions de la journée.

 

Le lendemain, en traversant Amboise, elle acheta un petit chapeau de paille très simple, pour éviter de ressembler au signalement qu’on n’avait pas dû manquer d’envoyer de tous les côtés. Puis, traversant le pont sur la Loire, elle alla prendre le train qui, trois quarts d’heure plus tard, la descendit à Blois.

 

Elle courut sur le quai, dans les salles d’attente et dans la salle des bagages, espérant que Louise serait arrivée la première, ayant peut-être pris un train la veille. Mais elle ne vit personne. Alors, elle alla s’asseoir dans un coin, prenant patience.

 

La matinée s’écoula. Elle alla acheter un petit pain, au buffet, et déjeuna dans la gare.

 

Déjà une réflexion lui traversait l’esprit : « Pourquoi Louise n’avait-elle pas pris un train du matin ? » Et la première crainte : « Est-ce qu’on l’aurait retrouvée et ramenée à l’orphelinat ? » Elle frissonnait à cette idée. Elle adorait sa sœur. Si Louise avait été arrêtée, Claire la rejoindrait, partagerait son sort. Elles attendraient, ensemble, un avenir meilleur.

 

Tout l’après-midi se passa encore. Louise ne paraissait pas. Et le soir vint… Claire ne quitta la gare que très tard, s’entêtant dans sa suprême espérance… mais quand même pleine d’angoisses.

 

Le lendemain matin, dès la première heure, elle était à son poste.

 

Que d’anxiété pendant ces longues, mortelles journées de fiévreuse attente !

 

Personne n’apparut ce jour-là ni les autres jours.

 

Elle avait eu soin d’acheter tous les matins un journal de Tours. Le journal avait rendu compte de la fuite des deux jeunes filles. Claire se tranquillisa un peu lorsqu’elle sut qu’à l’orphelinat on était sans nouvelles.

 

« Louise n’a donc pas été arrêtée, elle non plus ! Alors, pourquoi ne s’était-elle pas trouvée au rendez-vous ? Elle avait donc été victime d’un accident ? Malade ? Morte peut-être ? »

 

Obstinément, elle revint à la gare pendant deux ou trois jours encore.

 

Puis, ce fut fini.

 

Ses pauvres ressources s’épuisaient. Il lui fallait songer à chercher de l’ouvrage, si elle ne voulait pas être réduite à mendier.

 

Déjà, ses allées et venues, ses longues stations à la gare de Blois avaient excité certaines curiosités.

 

Un homme, entre autres, l’avait regardée avec une persistance singulière sans qu’elle s’en doutât, dans la préoccupation qui l’obsédait, toute à l’angoisse, à l’épouvante de ne point retrouver Louise.

 

Cet homme était de taille moyenne, solidement bâti. La petite vérole avait ravagé ses traits ; ses cheveux, encore abondants, étaient gris. Pas un poil de barbe.

 

Il rôda autour de Claire, qu’il voyait attristée et inquiète. Il fut même sur le point de lui adresser la parole. Mais, à ce moment, un train entrait en gare.

 

Un employé ouvrait la porte d’une salle d’attente et criait :

 

– Direction de Paris, en voiture…

 

Il eut un regard de regret vers la jolie inconnue, et sauta dans le train. Mais, l’œil à la portière, il ne la perdit pas de vue, tout le temps que le train fut en gare. Un moment, il fit signe au sous-chef :

 

– Est-ce que vous connaissez par hasard cette jeune fille ?

 

– Non, monsieur Moëb ; je remarque seulement que voilà deux ou trois jours qu’elle ne quitte pas la gare…

 

– Tiens ! tiens !

 

Les portières se refermaient. Le train s’ébranlait, entraînant à Paris le banquier Moëb, qui venait de passer deux jours à son château de Laubardière.

 

Trois jours après, Moëb revenait à Blois. Quelle ne fut pas sa surprise en retrouvant la jeune fille sur le quai de la gare, en la retrouvant plus pâle, plus triste !

 

Après quelques hésitations, Moëb finit par s’approcher d’elle.

 

– Mademoiselle, dit-il, vous semblez toute triste de ne pas voir arriver une personne que vous aimez beaucoup, sans doute…

 

Il avait la voix rude, bien qu’il essayât de l’adoucir. Ses yeux aussi, dépourvus de cils, essayaient d’être très doux, mais malgré cela conservaient un éclat inquiétant.

 

Elle eut peur et recula.

 

– Oh ! mademoiselle, ne soyez pas effrayée et pardonnez-moi, je vous prie, de vous avoir ainsi interpellée… Mais vous êtes si jeune… moi, je suis presque un vieillard… C’est un peu le père qui s’intéresse à l’enfant… Et en vous voyant si triste, j’ai été attiré vers vous…

 

Elle s’arrêta dans le mouvement qui l’éloignait de lui. Elle était un peu plus rassurée.

 

– Puis-je vous être utile, mon enfant ?

 

– Non, monsieur.

 

– Je le regrette… Toutefois, il se peut que vous ayez un jour besoin de conseil, d’un peu d’aide… Si vous n’avez pas d’amis, vous en trouverez un en moi, tout prêt à vous rendre service… Voici mon nom…

 

Il lui glissa une carte de visite sans qu’elle parût le remarquer. Il était déjà loin, quand elle y jeta un coup d’œil :

 

MOËB

 

117, avenue de Wagram, Paris.

 

Dans un coin de la carte, au crayon, Moëb avait ajouté :

 

Château de Laubardière,

 

par Onzain (Loir-et-Cher)

 

Elle le regardait s’éloigner, pensive, avec un remerciement dans les yeux.

 

Il ne se retourna pas une seule fois.

 

Un équipage, attelé de deux chevaux, l’emporta bientôt vers Blois.

 

Dans sa démarche, il y avait quelque chose de solide et de dégagé, tout à la fois, qui trahissait en lui l’homme plus jeune que son âge. À le voir s’en aller ainsi, tout à l’heure, vers sa voiture, il rappelait étrangement l’allure du comte du Thiellay, le châtelain qui avait su arracher des aveux à Mathis mourant. Il en avait la taille, la carrure des épaules, le port de la tête.

 

Thiellay, depuis douze ans, avait dû s’épaissir aussi et ses cheveux avaient sans doute grisonné, de telle sorte que, pour celui qui les aurait vus par-derrière, Thiellay et Moëb eussent offert deux gravures d’un même portrait.

 

De face, la comparaison n’était plus possible.

 

Machinalement, sans penser même que cela pût lui être utile un jour, Claire avait glissé dans sa poche la carte de Moëb.

 

Deux ou trois jours s’étaient écoulés encore en attente inutile. Puis, désespérée, il lui fallut songer à se procurer des ressources.

 

À qui s’adresser dans l’immense inconnu de cette vie où elle venait de se jeter sans soutien, dans l’ignorance absolue de ses dangers ?

 

Il y avait pour elle peu de ressources à Blois. Alors, elle songea à Moëb, à cet homme qui semblait si compatissant et qui, sans même savoir qui elle était, sans lui demander son nom, avait essayé de lui venir en aide.

 

Elle demanda le chemin d’Onzain. C’était à trois lieues environ, sur le bord de la Loire.

 

Elle partit à pied, trottinant doucement le long de la route et s’arrêtant parfois un quart d’heure pour reposer ses pieds fatigués.

 

Elle arriva vers midi.

 

Laubardière était encore à trois kilomètres d’Onzain, sur le coteau ; on distinguait, d’en bas, des tourelles neuves.

 

Elle acheta du pain et mangea assise sur le revers d’un fossé. En la voyant si gentille et si jolie, une brave vieille lui apporta un bol de lait de chèvre que Claire but avidement.

 

En remerciant, Claire avait des larmes dans les yeux.

 

La vieille la contemplait, silencieuse, un peu souriante.

 

– Vous allez loin comme ça, ma petite ?

 

– Au château de Laubardière.

 

La figure de la vieille changea brusquement. Elle devint dure et méprisante.

 

– Vous connaissez donc M. Moëb ?…

 

– Non. Mais il m’a dit qu’il pourrait m’être utile, si j’étais dans l’embarras.

 

– Ah ! oui ! Ah ! oui, je comprends ! murmura la vieille. Elle haussa les épaules et tourna le dos à Claire.

 

– C’est drôle… à la regarder, je l’aurais crue honnête fille ! grommela-t-elle.

 

Claire n’entendit qu’à demi, mais elle ne comprit pas. Elle cria à la vieille qui s’éloignait :

 

– Est-ce que vous le connaissez, M. Moëb ?

 

– De nom, ma petite, de nom… parce que, des vieilles, il en fait peu de cas… il n’aime que les jeunes… Vous en saurez bientôt là-dessus plus que je ne pourrais vous en dire… si vous n’êtes pas déjà renseignée…

 

Elle rentra dans sa maison et Claire, ayant fini de manger, prit le chemin planté de peupliers qui conduisait à Laubardière. Moëb ne s’y trouvait pas. Il était à Paris.

 

Claire, après quelques explications, fut reçue par une vieille dame à l’air doux, à la parole mielleuse, à cheveux blancs, qui lui dit :

 

– M. Moëb m’a parlé de vous, mademoiselle. Il prévoyait sans doute que vous n’hésiteriez pas à utiliser sa bonne volonté…

 

Elle eut un petit sourire discret avec un regard fier, mais elle reprit vite toute sa gravité en voyant la candeur et l’innocence de Claire.

 

– Puisque M. Moëb est si bon, dit la jeune fille, je lui demanderai un grand service… C’est pour cela que je suis venue…

 

– Parlez, mademoiselle. M. Moëb fera ce qui dépendra de lui pour vous rendre heureuse. Vous verrez bientôt comme il est généreux, comme il donne sans compter… Il n’y a que des cœurs contents autour de lui.

 

– Oh ! madame, je ne demande pas qu’il me donne de l’argent… Je sais travailler, je suis même très adroite et je puis gagner ma vie… Mais je ne connais personne… je n’ai encore été employée nulle part et je n’ai pas de certificat ; alors les patrons se montrent intraitables…

 

La vieille dame l’interrogea. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Quels étaient ses parents ? Comment se trouvait-elle ainsi sans ressources, dans un pays où tout le monde lui était inconnu ?…

 

Claire inventa des détails ; elle avait eu le temps, depuis sa fuite de l’orphelinat, de préparer une histoire de laquelle il résultait que ses parents étaient morts, qu’elle venait de Bretagne pour gagner sa vie n’importe en quel coin de France et qu’elle s’appelait Madeleine ; elle ne donna pas un autre nom.

 

Elle rougissait en contant cela. C’était la première fois qu’elle mentait !

 

Et la dame à la parole mielleuse le comprenait sans doute, car elle souriait toujours, d’un air entendu, en approuvant avec la tête.

 

– Vous n’étiez pas obligée de me répondre, mademoiselle, dit-elle avec bonté. M. Moëb oblige les personnes auxquelles il s’intéresse, qui lui plaisent, et ne tient pas à savoir ce qu’elles sont… Avec lui, ce sera la liberté absolue… c’est la discrétion même…

 

– Est-ce que je pourrai le voir bientôt ?

 

– Il ne viendra pas à Laubardière avant une quinzaine de jours. Ce serait vous faire attendre longtemps. Le mieux est, je crois, que vous restiez ici deux jours à vous reposer… car vous semblez un peu fatiguée… Ces deux jours de repos vous remettront en état… Alors, vous partirez pour Paris et vous vous présenterez à M. Moëb qui vous accueillera comme un père…

 

– Et il me procurera de l’ouvrage… de quoi vivre ?…

 

– De quoi vivre, oui, mon enfant… dit la vieille sur un ton ambigu. Elle fut conduite dans une petite chambre dont la fenêtre s’ouvrait sur le panorama superbe de la Loire. Elle y resta longtemps accoudée, rêvant, les yeux en pleurs, appelant Louise, sa chère Louise disparue.

 

Deux jours après, elle partait pour Paris.

 

« 117, avenue de Wagram », portait la lettre d’introduction que la dame aux cheveux blancs lui avait remise pour le banquier Moëb.

 

On lui avait donné de l’argent pour le voyage.

 

Elle avait dit, ingénument :

 

– J’en tiendrai compte et petit à petit je vous le rembourserai, madame, lorsque j’aurai trouvé du travail…

 

– Oui, oui, mon enfant, c’est entendu.

 

Avenue de Wagram, un hôtel élégant, cossu, où elle fut reçue à son coup de sonnette par un concierge en habit, raide, gourmé, qui demanda :

 

– Mademoiselle désire ?

 

– Voir M. Moëb et lui remettre cette lettre.

 

– Si Mademoiselle veut prendre la peine de monter ?

 

En même temps, le concierge avertissait, en haut, par un coup de sonnette électrique. En haut de l’escalier, Claire trouva un valet de chambre qui, sans lui rien demander, l’introduisit dans un petit salon. Et là seulement :

 

– Monsieur ne sera pas visible avant un quart d’heure… Si Mademoiselle veut attendre Monsieur ?

 

– J’attendrai… Veuillez seulement lui remettre cette lettre.

 

– Bien, Mademoiselle.

 

Elle attendit, assise timidement sur le coin d’un large fauteuil.

 

Le petit salon était luxueusement meublé, et les murs disparaissaient sous des tableaux de maîtres. Un grand silence régnait dans l’hôtel. Les pas des domestiques, qui allaient et venaient, étaient étouffés par l’épaisseur des tapis.

 

La porte s’ouvrit, une draperie s’écarta.

 

Et Moëb, souriant, parut enfin.

 

Il vint à la jeune fille, les bras tendus :

 

– Je vous serai reconnaissant toute ma vie, mademoiselle, d’avoir bien voulu vous souvenir de moi, et de me permettre ainsi de vous être utile…

 

Il l’obligea à se lever, en lui tenant toujours les mains qu’il pressait doucement dans les siennes, et il l’entraîna vers un canapé où il s’assit à côté d’elle.

 

Il ne lui fit aucune question : la lettre de la vieille dame l’avait renseigné suffisamment, sans doute. En outre, et pour ne point l’effaroucher, il ne lui parlait qu’avec respect, avec une tendresse paternelle.

 

Il fut convenu que Claire – ou plutôt celle qu’il connaissait sous le nom de Madeleine – irait habiter tout près, le plus près possible de l’avenue de Wagram, non pas en hôtel garni, où, disait M. Moëb, elle pouvait faire de mauvaises rencontres, mais dans une chambre que le banquier lui meublerait très simplement, dans une maison tranquille.

 

En attendant, et pendant deux ou trois jours, elle coucherait avenue de Wagram, et pourrait même commencer à travailler, car depuis longtemps il n’y avait personne à la lingerie.

 

Huit jours après, Claire était chez elle, dans la même avenue ; elle occupait un petit logement composé de deux pièces.

 

Il ne s’y trouvait que les meubles indispensables, aucun luxe, rien qui pût surprendre, inquiéter peut-être la jeune fille.

 

Moëb lui avait dit simplement :

 

– Vous me permettez de venir quelquefois prendre de vos nouvelles…

 

– Oh ! monsieur, comment reconnaîtrai-je jamais ? Comment vous prouver ma reconnaissance… ?

 

– Peut-être… peut-être bientôt, dit-il doucement.

 

– Tant mieux, monsieur, tant mieux.

 

Il lui remit une adresse :

 

MADAME LEBOUTOIS

 

Corsets

 

Rue du Quatre-Septembre, 18

 

– Là, dit-il, vous trouverez de quoi vous occuper… Si vous voulez travailler à l’atelier, vous le direz à Mme Leboutois, mais si vous préférez emporter votre ouvrage et travailler chez vous, Mme Leboutois ne s’y opposera pas. C’est une bonne personne en qui vous pouvez avoir confiance.

 

Chez Mme Leboutois, Claire fut reçue sans discussion. Incontinent, on lui confia de l’ouvrage à emporter. Et lorsque, l’ouvrage terminé, elle compta son premier argent, elle fut émerveillée.

 

Claire eût été heureuse – complètement – si Louise avait partagé sa vie ; mais chaque jour écoulé diminuait les chances de retrouver la jeune fille. Que lui était-il arrivé ?

 

Moëb était si bon pour elle, si doux et si attentif, qu’elle avait eu à plusieurs reprises l’intention de se confier à lui, de tout lui dire. Il était très riche, sans doute très puissant. Lui, sans doute, retrouverait Louise…

 

Depuis qu’elle était installée dans son petit chez-elle, Moëb était venu la voir souvent, presque toujours le soir. Dans les premiers temps, il ne restait que quelques minutes et il ne venait que deux fois par semaine ; peu à peu, il vint trois fois, puis quatre fois, et il restait maintenant une heure, pendant qu’à la lueur de sa petite lampe, sous l’œil du banquier, Claire continuait à travailler.

 

Il l’embrassait en arrivant ; il l’embrassait en partant. C’était tout. Cependant, parfois, il était arrivé que Claire, en relevant les yeux, avait rencontré, fixé sur elle, un regard si étrange, brûlant d’une flamme si ardente, qu’elle en avait été mal à son aise.

 

Une sorte de répulsion, ou plutôt de frayeur, s’était emparée d’elle, et ce sentiment n’avait fait que s’accentuer le lendemain, lorsqu’il était revenu, le soir, à la même heure ; il l’avait prise soudain dans ses bras, avait couvert de baisers fiévreux ses cheveux, ses yeux, son visage, cherchant sa bouche. Elle lui avait échappé toute pâle, interdite, éperdue.

 

Mais il s’était remis brusquement et, à son départ, comme pour la rassurer, il lui avait tendu simplement la main, en camarade.

 

Toute cette nuit qui suivit, pourtant, elle eut le cauchemar : des yeux terribles se penchaient sur elle dans son lit ; elle se sentait attirée, essayait vainement de se débattre, puis roulait dans un abîme où elle tournoyait entre les bras de Moëb. Elle se réveilla, affolée.

 

Elle avait à sortir le soir pour reporter de l’ouvrage.

 

En rentrant, vers huit heures, elle trouva le banquier installé chez elle. Sur une table, il avait fait dresser un dîner délicat, et d’un seau de glace émergeait, au pied de la table, le col doré d’une bouteille de champagne. Elle s’arrêta, interdite, en apercevant ces préparatifs.

 

Il se mit à rire, en brave homme, pour la tranquilliser :

 

– Voilà ce que c’est, dit-il. Comme j’ai remarqué que vous ne m’invitiez jamais à déjeuner ou à dîner parce que, sans doute, vous avez peur que je ne fasse maigre chère, j’ai dressé moi-même mon menu et je l’ai fait apporter. Ça vous va-t-il ?

 

Malgré l’air brave homme qu’il affectait souvent avec elle et le gros rire dont il accompagna ces paroles, elle retrouvait – elle le croyait, du moins – les yeux ardents du cauchemar.

 

– Voyons, Madeleine, mon enfant, dit-il, est-ce que vous allez me montrer cette figure d’enterrement ?… Je gêne peut-être quelque projet ? Est-ce que par hasard vous n’aviez pas l’intention de passer la soirée chez vous ?

 

Elle s’excusa. Elle lui devait tout, à cet homme. Il l’avait généreusement accueillie sans la connaître, lui avait procuré du travail qui lui permettait de vivre honnêtement, se montrait pour elle un père. D’où venaient, alors, ces vagues, obscures défiances qu’elle ressentait parfois et qui faisaient qu’elle se tenait toujours, vis-à-vis de Moëb, sur la défensive ?

 

Elle était trop jeune pour le deviner.

 

Moëb allait et venait, d’un pas alerte. Il préparait tout pour ce repas en tête à tête, essayant de la distraire, de l’égayer.

 

– Il y a des choses dont vous n’avez jamais mangé, hein ? Et il les détaillait.

 

– C’est vrai, disait Claire, je ne connais rien de tout cela.

 

– Et du champagne ! Je suis sûr, ma petite Madeleine, que vous n’avez jamais bu seulement le fond d’une coupe de champagne ?

 

Tout était prêt. Moëb mit sa chaise tout près de celle de Claire.

 

– Maintenant, mangeons !…

 

Et tout de suite, il avait débouché la bouteille au col doré dont la mousse perfide et pure comme de la neige emplit les verres jusqu’au bord.

 

De temps en temps, il prenait la main de Claire et l’embrassait.

 

Une fois, il chercha ses lèvres ; elle rejeta la tête en arrière, se leva, mit sa chaise de l’autre côté de la table, sans dire un mot. La pudeur était éveillée en son âme ; à présent, elle allait se tenir sur ses gardes. Elle versa dans un grand verre la coupe de champagne et le remplit d’eau. Il se récria :

 

– De l’eau dans du champagne !…

 

Elle s’excusa, gentiment.

 

– Il est très fort. Ça me donnerait mal à la tête… Demain, je ne serais plus aussi libre pour travailler…

 

Pour la première fois, il la tutoya :

 

– Ne t’occupe donc pas du lendemain, ma petite Madeleine. Est-ce que je ne suis pas là pour veiller à ce qu’il ne te manque rien ?… Tu as la marotte du travail et je ne veux pas te contrarier… Si tu le voulais, tu pourrais ne rien faire… Pour cela, tu n’aurais tout simplement qu’à profiter de l’affection que j’ai pour toi…

 

– Je n’ai aucun droit à cette affection et je veux la mériter par mon travail… Je veux aussi vous rembourser les avances que vous avez faites pour moi.

 

Et ouvrant le tiroir d’une commode en acajou, elle en tira une boîte en carton, qu’elle vint secouer aux oreilles de Moëb. La boîte rendit un son argentin.

 

– J’ai déjà des économies, vous savez !

 

Il ne fut point désarmé par le charme de cette innocente. Comme elle était près de lui, il la saisit par la taille et l’assit sur ses genoux. Elle se débattit, mais il la retenait de force.

 

Et elle sentit de nouveau s’appesantir sur elle les yeux terribles, les yeux du cauchemar ; elle frissonna : il lui parlait bas, à l’oreille.

 

– Tu ne vois donc pas que je t’aime… que ta beauté m’a rendu fou ?… Je suis riche… je te ferai riche également… tu auras tout l’argent, tout le luxe que tu voudras… Je ne te demande, en échange, qu’un peu d’amour.

 

Enfin, elle avait compris. Une rougeur lui couvrit le visage, le front. Elle se dégagea par un mouvement brusque et alla se réfugier au fond de la chambre, tremblant de tous ses membres.

 

– Pourquoi me fuis-tu ? Pourquoi as-tu peur de moi ? Tout ce que j’ai fait jusqu’aujourd’hui ne prouve-t-il pas que tu n’as rien à redouter ?

 

Et comme elle restait silencieuse, farouche :

 

– Voyons, tu n’es pas une sotte… Tu devines bien à demi-mot… Est-ce que tu crois que c’est par charité, et comme on donne deux sous aux pauvres, que je me suis conduit envers toi avec tant de tendresse ?…

 

Il se rapprochait d’elle, lentement.

 

– Réfléchis… Je jure que je te ferai un sort que tout le monde enviera… Tu ne travailleras plus… tu quitteras ce logement et je te meublerai un hôtel où tu auras des domestiques aussi nombreux que tu le voudras…

 

– Allez-vous-en ! dit-elle, d’une voix rauque.

 

– Réfléchis, te dis-je ; je t’aime ardemment…

 

– Vous me faites horreur…

 

Il s’avançait toujours. Il allait l’atteindre. Elle se précipita d’un bond vers la porte et l’ouvrit. La porte donnait sur l’escalier. Cela la tranquillisa. Au besoin elle pourrait appeler, descendre, sortir de la maison…

 

– Madeleine ! dit-il, suppliant, joignant les mains.

 

Il y avait tout à la fois, dans ses yeux, de la colère, de la passion et de la déconvenue.

 

– Madeleine, ne t’en va pas… reste auprès de moi…

 

Elle, les dents serrées, comprenant qu’il ne pardonnerait pas s’il était le plus fort et n’aurait pas pitié, gardait le silence. Elle n’aurait pu parler, tant elle avait peur… Songer à l’implorer était inutile.

 

Alors, soudain, elle arrache la clef de la serrure, avant qu’il se soit douté de ce qu’elle voulait faire, se jette sur le palier, tire la porte et ferme à clef au moment où les poings de Moëb s’abattent avec rage de l’autre côté.

 

– Ah ! tu me le paieras ! tu me le paieras ! Ne l’oublie pas ! Il eut un juron grossier, échappé à la folie de son exaspération.

 

Claire était tombée sur la première marche de l’escalier. Ce danger passé, un anéantissement l’envahissait. Ses yeux s’aveuglèrent d’un nuage. Une sueur froide monta à son front. Pendant quelques secondes, elle perdit connaissance.

 

Lorsqu’elle revint à elle et qu’elle se rappela, elle écouta à la porte de l’appartement. Moëb marchait de long en large, agité.

 

Elle descendit, la tête vague, sans savoir où aller. En bas, elle se fit ouvrir. Et elle se trouva dans la rue.

 

Tout d’abord elle marcha sans but, mais très vite, pour s’éloigner de là. Lorsqu’elle se sentit fatiguée elle était aussi plus calme. Où se trouvait-elle ? Un monument frappa son regard. C’était une église : la Madeleine. Elle gagna des rues plus silencieuses.

 

Mais elle n’allait pas passer la nuit dehors. Elle fouilla dans ses poches et trouva quelques pièces d’argent : celles de ses économies, qu’elle avait montrées tout à l’heure à Moëb.

 

Rue de Constantinople, elle entra dans un hôtel. Elle demanda une chambre et tomba sur son lit, harassée, morte de fatigue.

 

Le lendemain, son premier soin fut de se rendre avenue de Wagram. Elle voulait reprendre là l’ouvrage en train, puis quelques menus objets de lingerie et de toilette. Mais elle n’y habiterait plus…

 

Elle trouva sur le seuil le concierge qui semblait l’attendre et prit un air sévère :

 

– Nous avons délivré M. Moëb ce matin, mademoiselle, mais nous ne pouvons pas tolérer votre conduite… Ce serait la honte d’une maison qui se respecte… Un homme si bon, si généreux… qui ne fait que du bien… Le loyer de votre logement était à son nom… les meubles avaient été payés par lui… Rien donc ne vous appartient… Vous avez eu la complaisance de laisser la clef sur la porte… J’ai pris la clef… Bonsoir…

 

Elle eut beau supplier, dire que les choses qu’elle désirait emporter avaient bien peu de valeur, elle eut beau pleurer… L’homme lui tourna le dos, ne pouvant deviner la vérité.

 

Elle se retrouvait à peu près sans ressources, comme au lendemain de sa fuite de l’orphelinat, car le peu d’argent qui sonnait dans sa poche serait vite dépensé – elle le prévoyait –, en allées et venues pour trouver de l’ouvrage.

 

Elle attendit l’ouverture de l’atelier et se rendit aussitôt chez Mme Leboutois, à laquelle elle voulait confier sa mésaventure et ses tristesses. Celle-ci était en train de lire une lettre ; mais à la vue de Claire, elle la replia vivement, se leva et prit un air glacé.

 

– Madame, dit la pauvre fille, je ne pourrai pas vous rendre l’ouvrage que vous m’avez confié hier, car il est retenu dans le logement que j’occupais avenue de Wagram et le concierge refuse de me rendre la clef. J’ai été obligée, cette nuit, de coucher à l’hôtel.

 

– C’est peu de chose, mademoiselle, et je vous en fais cadeau. Claire respira.

 

– Alors, madame, puis-je espérer que vous voudrez bien me confier d’autre travail ?… Il m’a semblé que vous étiez satisfaite de moi.

 

– Très satisfaite, en effet. Mais la saison est difficile. Voici le chômage annuel. C’est l’époque où je renvoie la plupart de mes ouvrières. Je garde seulement les plus anciennes, celles qui me sont les plus attachées… Je regrette beaucoup, mademoiselle…

 

Les yeux de Claire se remplissaient de larmes.

 

– Oh ! madame, nous pourrions peut-être nous entendre. Vous me donniez pour mes journées un gain qui me paraissait dépasser ce que je méritais… Diminuez-le, madame…

 

– Cela m’est impossible…

 

Les larmes s’échappèrent des beaux yeux et ruisselèrent le long du visage.

 

– Dans d’autres ateliers, madame, et avec votre recommandation, est-ce qu’il me serait plus facile de m’employer ?

 

– Je l’ignore. Je ne connais personne…

 

– Du moins, madame, sur mon certificat, vous constaterez que je ne vous ai pas mécontentée… au contraire…

 

– Je constaterai que vous êtes entrée chez moi tel jour, que vous en êtes sortie tel jour… et ce sera tout… Je ne vous ai pas demandé vos papiers… je ne vous ai pas demandé votre nom… Je vous ai prise sur la recommandation d’un homme honorable et bienfaiteur… Cet homme vous connaît sans doute, puisqu’il se portait garant de votre honnêteté… Adressez-vous à lui… Adieu, mademoiselle…

 

Claire sortit de là toute fiévreuse, éperdue. Elle sentait se resserrer autour d’elle les mailles d’un filet qu’on lui tendait. Son éducation se faisait brusquement…

 

La générosité de Moëb, la mansuétude doucereuse de la dame aux cheveux blancs, au château de Laubardière, la facilité avec laquelle Mme Leboutois l’avait accueillie tout cela n’avait qu’un but : aplanir doucement la route qui conduisait Moëb jusqu’auprès d’elle, et la jeter, un beau soir, affolée, surprise, entre les bras du misérable…

 

– Et maintenant, à qui m’adresser ? Et qui me protégera ?

 

Debout, tête baissée, toute pâle, elle songeait, sans faire un pas sur le trottoir de la rue du Quatre-Septembre, lorsqu’elle se sentit prise par le bras ; elle tressaillit, se retourna et reconnut une jeune fille, Sophie, toute rose, toute blonde, toute rieuse, qui avait quitté l’atelier de Mme Leboutois quinze jours auparavant.

 

– Madeleine ! Comme tu as l’air triste !…

 

– Madame m’a refusé de l’ouvrage et je ne sais que devenir… Le concierge m’a jetée hors de chez moi et c’est à peine s’il me reste quelques francs…

 

– Tiens ! tiens ! mais le banquier ?

 

– Tu dis ?

 

– Je dis M. Moëb, le banquier, ton amant, est-ce qu’il t’a lâchée ?

 

– Je n’étais pas et je ne serai jamais sa maîtresse.

 

– Alors, tu crois que c’était pour le bon Dieu qu’il s’intéressait à toi ?… Godiche, va !…

 

Et Sophie éclata de rire, sans méchanceté, en Parisienne qu’elle était. Claire murmura sourdement, une flamme dans les yeux :

 

– J’ai compris tout cela hier seulement.

 

– Et depuis hier, tout est rompu ?… Je comprends que Moëb n’est pas ragoûtant avec ses petits trous d’écumoire dans la figure… surtout si c’est ton premier… parce que, après, pour les autres, on passe facilement sur la beauté, quand il y a de la galette… Et il en a de la galette, le banquier Moëb !…

 

– Sophie, ce que tu me dis là, je ne comprends pas très bien…

 

Sophie haussa les épaules et, philosophe :

 

– Ça viendra… En attendant, tu vas manger de la vache enragée. Souviens-toi de Sophie quand tu seras dans la purée. Je demeure 11, faubourg Poissonnière, au deuxième… il y a une chambre pour toi…

 

– Est-ce que tu pourrais me trouver de l’ouvrage, Sophie ? La blonde se pinça les lèvres.

 

– J’y penserai ! dit-elle sur un ton ambigu.

 

– Où travailles-tu ?

 

– Je te raconterai ça… mon travail est très dur… c’est un service de nuit.

 

Elle s’éloigna en riant, et pourtant, à quelques pas, elle se retourna, sa fraîche figure en l’air, toutes ses dents éclatant sur le rouge des lèvres, et elle ajouta, amicalement :

 

– N’oublie pas… 11, faubourg Poissonnière… Tu me feras plaisir… Et, de plus en plus pâle, Claire se dit : « Non, non, je n’irai pas… jamais, jamais ! »

 

D’atelier en atelier, elle passa cette première journée douloureuse à chercher de l’ouvrage. Partout elle fut reçue poliment. On prit son nom, son adresse – à tout hasard, elle indiqua celle de l’avenue de Wagram – mais nulle part elle ne reçut de travail. Rien que des promesses vagues pour l’avenir.

 

Quand elle eut épuisé jusqu’à son dernier franc, quand elle se vit menacée de coucher à la belle étoile et d’être ramassée comme vagabonde et peut-être conduite au Dépôt, elle alla frapper à la porte de Sophie.

 

La jolie blonde l’accueillit gaiement.

 

– Je savais bien que tu viendrais, ma pauvre Madeleine, un peu plus tôt, un peu plus tard… Tu as mal débuté dans Paris, vois-tu… Et dire tout de même que si tu avais voulu, tu aurais un équipage et un hôtel et des domestiques, car il paraît que Moëb est fou de toi… J’en ai entendu parler par des petites de chez Mme Leboutois… Fou à lier… Il en fera une maladie, sûr, si tu ne veux pas… Ah ! si ç’avait été moi !…

 

– Si c’était toi, Sophie ?

 

– Eh bien ! vrai, dit-elle en riant, j’aurais fait comme toi… Décidément, tu es trop jolie et il est trop laid !…

 

Chez Sophie, elle savait pouvoir trouver gîte et nourriture. C’était beaucoup ; cela lui permettrait de continuer à chercher de l’ouvrage. Elle finit par en trouver un peu, dans les grands magasins, en travaillant douze heures par jour.

 

Sophie se montrait bonne pour elle, et Claire fermait les yeux sur la conduite de la jeune fille. Du reste, Sophie s’astreignait chez elle à l’apparence stricte d’une vie bourgeoise ; elle avait une femme de chambre qui lui faisait sa cuisine le matin, car, le soir, rarement elle dînait chez elle, et le seul mais grave accroc qu’il y eût au côté bourgeois de son existence, c’est qu’elle rentrait toutes les nuits fort tard – lorsqu’elle rentrait.

 

Peu à peu, cette vie en l’air autour de laquelle semblait flotter constamment une atmosphère de gaieté – jamais Sophie n’était triste, jamais le moindre souci – influait sur l’esprit de Claire.

 

Elle avait trop souffert – depuis douze ans – et de trop d’injustice pour ne pas se trouver désarmée contre la vie.

 

Bien qu’elle continuât de travailler encore, le néant de cette existence la lassait. Ah ! si Louise avait été auprès d’elle !… Ensemble, la vie eût paru douce, quelle qu’en eût été la misère !…

 

Louise, ce doux visage résigné et tendre… Qu’était-elle devenue ?

 

Un jour de printemps, voyant Claire triste et un peu malade, Sophie lui dit :

 

– Tu pourrais bien, tout de même, prendre un peu de congé…

 

Elles allèrent dans la forêt de Fontainebleau. Sophie avait de nombreuses connaissances, un peu dans tous les mondes. Elle trouva des amis, à Fontainebleau, qui lui firent cortège. Tous étaient jeunes, gais et bons garçons. Deux d’entre eux tutoyaient Sophie ; elle s’en expliqua à Claire.

 

– N’aie pas peur… Ce sont des artistes… Dans les coulisses, on tutoie tout le monde.

 

Le plus âgé de cette bande – et du reste faisant contraste avec les autres – était un homme de tournure assez vulgaire, mais à la physionomie expressive et intelligente, Robert Aujoux, propriétaire de la maison de dentelles de la rue de la Paix, très riche, veuf et sans enfant.

 

Les jeunes filles restèrent trois jours à Fontainebleau.

 

Quand elles se retrouvèrent seules, dans le train qui les emportait vers Paris, Sophie dit à Claire :

 

– Sais-tu ce qui arrive, ma petite Madeleine ?

 

– Quoi ?…

 

– Il arrive que Robert Aujoux en tient pour toi !

 

– Tu te moques ?

 

– Aussi vrai que je suis une bonne fille… Et j’en suis contente… Au moins, celui-là, sans être beau, il est présentable… et avec cela très riche…

 

Elle prit la main de son amie et ajouta, après un silence malicieux :

 

– Et toi, Madeleine, qu’est-ce que tu en penses ?

 

Claire rougit violemment et ses yeux s’emplirent de larmes.

 

– Bon, dit Sophie, c’est tout ce que je voulais savoir…

 

Un mois après, Claire était la maîtresse de Robert Aujoux…

 

IX

L’ENVERS DE LA VIE FOLLE


Rue de Rome, Robert Aujoux lui fit meubler un appartement, avec toute la fantaisie du luxe moderne. Et ce fut là que, de chez la blonde Sophie, elle tomba.

 

Elle connut la fortune du premier coup et sans transition, car Robert, qui avait pour elle une affection véritable et qui était très riche – Sophie était bien renseignée – dépensait pour Claire sans compter, et la jeune fille, pauvre orpheline, surprise, éperdue, éblouie, passa les deux premiers mois de cette vie nouvelle dans un tourbillon qui l’emporta sans qu’elle pût se reprendre, réfléchir et se rappeler.

 

Enfin, cette première ivresse se calma. Et un jour que son amant la laissait seule, retenu par ses affaires, elle vint s’asseoir dans un fauteuil du salon. Les fenêtres interceptaient toute lumière ; c’était presque l’obscurité complète. Elle dit tout haut :

 

– Quand Louise reviendra, voilà donc comme elle me retrouvera !… Voudra-t-elle me reconnaître ? Pourrai-je supporter sa douleur et son mépris ?

 

Car, bien que rien ne pût lui donner l’espoir qu’elle reverrait Louise, cependant quelque chose en elle lui disait que cette séparation ne pourrait durer éternellement… Elles se retrouveraient ! Alors, que lui dire ?

 

Dans l’ombre, elle tendait les bras vers un fantôme invisible… vers Louise. Elle avait peur de ce fantôme… Et pourtant, elle lui criait :

 

– Viens ! emporte-moi loin d’ici, de cette vie qui commence pour moi, qui me fait honte !… Allons-nous-en ensemble, ne nous quittons plus… et plus tard, quand j’aurai réparé le passé, par mon travail, je ne me souviendrai plus, peut-être, de ces mois écoulés, que comme d’un mauvais rêve…

 

Elle pleura silencieusement.

 

Robert l’attendait à Longchamp cette après-midi-là. Elle lui fit dire qu’elle se sentait un peu souffrante et qu’elle ne sortirait pas. Elle ne le priait pas de venir. Elle souhaitait qu’il ne vînt pas et la laissât seule. Peu à peu, elle finit par s’endormir dans son fauteuil.

 

L’entrée de sa femme de chambre la réveilla.

 

– Que voulez-vous, Céleste ?

 

– C’est un monsieur qui insiste pour être reçu par Madame.

 

– Je ne veux recevoir personne.

 

– C’est ce que j’ai dit. Il a insisté.

 

– Son nom ?

 

– Voici sa carte.

 

Et comme l’obscurité dans le salon était trop grande et que Claire ne pouvait lire, la femme de chambre fit glisser les lourds rideaux, ouvrit les fenêtres, poussa les persiennes ; un flot de lumière entra, avec un gai rayon de soleil.

 

Sur la carte, elle lut :

 

MOËB

 

Elle eut un cri de colère :

 

– Cet homme ! Ah ! non, non, jamais… Tu entends bien, Céleste ? Jamais, jamais !

 

La femme de chambre parut embarrassée.

 

– Ma foi, Madame, je ne savais pas, et ce monsieur insistait tellement…

 

Un léger bruit de chaises remuées fit tourner la tête à Claire. Moëb était entré au salon à la suite de Céleste. Et celle-ci, craignant la colère de sa maîtresse, s’éclipsait brusquement.

 

Le banquier murmura d’une voix singulièrement hésitante :

 

– Pardonnez-moi, Madeleine… si j’ai forcé vos ordres… Il y a si longtemps que je vous cherche… Pourquoi me fuyez-vous ? Pourquoi semblez-vous avoir horreur de moi ?… Je n’ai jamais voulu que votre bien.

 

Claire fit un mouvement pour s’élancer vers la sonnette. Il comprit, et rapidement :

 

– Écoutez-moi, je vous en supplie. Je ne viens pas ici en ennemi, au contraire. Je vous aime !

 

– Et moi, j’ai horreur de vous !… Et moi, je n’aurai jamais pour vous que de la haine, car c’est vous qui m’avez perdue !…

 

Il dit, en haussant les épaules :

 

– Vous n’aviez pas besoin de moi pour cela. Vous avez même été très vite, autant qu’il me paraît… Écoutez, Madeleine… je sais qui est votre ami et de qui vous tenez tout le bien-être que je vois autour de vous… Ce que je suis venu vous dire, le voici : J’ai pour vous un amour profond, une passion qui me rend malheureux, qui m’empêche de dormir… J’ai eu vis-à-vis de vous peut-être, des torts en voulant vous surprendre. Je vous en demande pardon… Aujourd’hui, vous ne devriez plus, il me semble, éprouver les mêmes scrupules… Revenez auprès de moi !…

 

– J’ai dit : Jamais !

 

Il eut un tressaillement. Un éclair passa dans ses yeux.

 

– Alors, souvenez-vous que vous vous faites un ennemi !… Un ennemi qui ne vous pardonnera pas…

 

– Je ne vous crains pas. Je ne suis rien. Que pouvez-vous contre moi ?

 

– Qui ne vous pardonnera pas et qui poursuivra de sa haine ceux qui s’intéressent à vous, ceux qui vous aiment…

 

– Misérable !

 

– Oui, je suis, je serai un misérable, si vous m’y contraignez…

 

Un silence. Il fit quelques pas vers la porte.

 

– Vous réfléchirez, n’est-ce pas ?

 

– Non.

 

– Alors, jamais ?

 

– Jamais !

 

Il hocha la tête et dit, sur un ton presque indifférent :

 

– Bien… Vous me reverrez de temps en temps…

 

– Je vous défends de tenter de me revoir. Il sourit :

 

– Paris n’est pas si grand qu’on croit. Je trouverai bien des occasions de vous rencontrer.

 

Et il sortit en saluant respectueusement.

 

Elle ne parla pas à Robert de cette aventure, mais un effroi restait en elle, un effroi de l’avenir : Comment cet homme allait-il se venger ?

 

Quelques jours se passèrent pourtant, sans que rien fût changé de sa vie. Elle avait beau réfléchir, elle ne voyait pas d’où pourrait venir le danger. Quinze jours après, une lettre lui parvint, la lettre n’était pas signée et était écrite à la machine.

 

Elle disait : « On n’a pas oublié la menace qui a été faite. On donne huit jours à la belle Madeleine pour se décider. Si dans huit jours elle n’a pas comblé les vœux de celui qui fut son premier ami, on se vengera. »

 

L’allusion était trop claire pour qu’elle ne devinât point tout de suite que la lettre venait de Moëb et que le banquier n’abandonnait pas son projet.

 

Alors, elle eut peur et se dit que Robert, seul, la sauverait.

 

Mais Robert l’aimait ; s’il connaissait la poursuite insolente de l’autre il le provoquerait ; les deux hommes se battraient. Et elle frémissait à la pensée que le sang coulerait à cause d’elle. Elle garda le silence.

 

Huit jours passèrent encore. Elle était inquiète, nerveuse. Cependant, rien.

 

Un soir, toutefois, le lendemain même du jour où avait pris fin le délai donné par Moëb, Robert entra rue de Rome avec toutes les marques d’une violente agitation.

 

C’était un dimanche ; il avait voulu entraîner Madeleine au Vélodrome de Levallois-Perret, où il y avait des courses intéressantes, les dernières de la saison d’été.

 

Madeleine, souffrante, énervée, n’avait pas suivi Robert.

 

Celui-ci était parti seul, promettant de venir passer la soirée avec elle.

 

Quand il rentra, elle vit tout de suite qu’il lui cachait quelque chose de grave, malgré tous ses efforts pour rester calme.

 

Elle l’interrogea. Il évita de répondre. Elle insista vainement.

 

Il la quitta de bonne heure, sans explication. Le lendemain, il la vit au courant de l’après-midi, peu de temps. Quand il partit, il l’attira deux fois dans ses bras, l’étreignit, l’embrassa avec une sorte de frénésie, en disant seulement :

 

– Ma chérie ! ma chérie !

 

Elle était encore trop étrangère à la vie parisienne pour deviner certains drames cachés sous les sourires, ou derrière un masque d’indifférence.

 

Au Vélodrome, la veille, dans la loge de l’Artistic-Club, une querelle s’était engagée, à propos des coureurs, entre Robert Aujoux et un membre du cercle qui apparaissait pour la première fois : Moëb.

 

La querelle avait pris tout de suite une mauvaise tournure. Sur une réplique très vive de Robert Aujoux, Moëb avait répondu par une parole grossière. Et un soufflet retentissant s’était appliqué sur la joue glabre du banquier.

 

Naturellement, échanges de cartes et envoi de témoins.

 

Moëb, ayant le choix des armes, avait pris le pistolet. Il y était d’une force redoutable, très connu dans tous les stands, depuis quelques années, le premier dans tous les matchs.

 

Les amis de Robert étaient effrayés de la tournure que prenait l’affaire. Ils avaient trouvé en Moëb un homme de sang-froid terrible, qui s’était contenté de dire à ses témoins :

 

– Je veux un duel sérieux… vous me comprenez ?

 

Le duel devait avoir lieu en Belgique, pour plus de sécurité.

 

Vers dix heures du soir, la veille, Claire reçut une carte-télégramme : « Il est encore temps… répondez par dépêche… » Elle ne répondit pas.

 

La matinée du lendemain s’écoula sans qu’elle vît Robert.

 

Comme elle sortait de déjeuner, on lui remit une dépêche. Elle ouvrit et jeta un grand cri. La dépêche portait ces mots : « Venez vite. Robert vous demande. Il se meurt. »

 

La dépêche venait de Givet, la dernière ville française au fond des Ardennes, à quelques minutes de la frontière belge.

 

Elle partit sur-le-champ, et le soir vers neuf heures elle arrivait à Givet, où l’attendaient à la gare les deux témoins de Robert, ses amis, qu’elle reconnut tout de suite.

 

Elle demanda, fiévreuse :

 

– Est-ce qu’il est trop tard ?

 

– Non…

 

– Toute espérance n’est pas perdue ?

 

Ils ne répondirent pas. Elle comprit que Robert était condamné. Une voiture attendait à la gare. Ils y montèrent.

 

Au bout de Givet, elle s’arrêta devant une auberge d’humble apparence. Robert, blessé, n’avait pas pu être transporté plus loin.

 

Au premier étage, couché dans un lit, pâle et près de la mort, il attendait sa maîtresse, les yeux fixés sur la porte. Il eut un sourire de joie en la voyant entrer.

 

– Je suis… heureux, balbutia-t-il, heureux que tu sois venue.

 

Elle s’agenouilla au chevet du lit et pleura.

 

Il perdit aussitôt connaissance. Au bout d’une heure, il parut se réveiller de cette léthargie, tourna vers la jeune fille des yeux qu’aveuglaient déjà les ombres de la mort, et dit pourtant :

 

– Tu as été bonne de venir… Je t’aimais bien…

 

Ce fut ses dernières paroles. Il entra en agonie et mourut.

 

Claire vit alors, auprès de lui, un jeune homme qu’elle n’avait pas encore aperçu et qui, depuis son arrivée, s’était tenu au fond de la chambre, dans une demi-obscurité. C’était le médecin qui avait assisté au duel.

 

Chacun des adversaires avait amené de Paris son docteur.

 

Grand, distingué, très jeune, de visage doux et triste, il s’approcha de Claire et essaya de calmer sa première douleur par quelques mots pleins de bonté. Quand il s’éloigna pour la laisser seule, il ne put s’empêcher, sur le seuil de la porte, de se retourner et de regarder la jeune fille avec attention.

 

On eût dit, ou bien qu’il l’avait rencontrée déjà, ou que ce joli visage attristé et baigné de larmes, sans évoquer le souvenir de cette jeune fille, faisait pourtant revivre dans son esprit une image dont l’impression sur lui avait été bien profonde.

 

Claire ressemblait à Charlotte…

 

Et le jeune docteur qui la regardait ainsi était Gauthier Marignan…

 

Ce fut le lendemain seulement, au moment où Claire montait dans le train qui ramenait le corps de Robert Aujoux à Paris, qu’elle songea à se renseigner sur ce duel. Réclamés par leurs affaires, les deux témoins du malheureux avaient dû la laisser seule, mais Gauthier avait voulu rester, la voyant en détresse au milieu de tous les funèbres devoirs qu’elle avait à remplir.

 

Ce fut Gauthier qu’elle interrogea.

 

– Le motif de cette rencontre ?

 

– Une querelle absurde, au Vélodrome.

 

– Et l’adversaire de mon ami. Qui donc était-ce ?

 

– Un banquier, fort riche, du nom de Moëb…

 

Elle tressaillit. Son visage fut empreint d’une pâleur profonde. Elle s’accouda dans le coin du compartiment et ferma les yeux. Pitoyable à tout ce qu’elle souffrait, Gauthier respecta son silence.

 

Moëb avait tenu parole ; il s’était vengé !

 

X

AMOUR !


Robert avait fait son testament avant de se battre. Il avait laissé une partie de sa fortune à des amis, et l’autre partie à sa maîtresse.

 

Du jour au lendemain, Claire, qui se faisait toujours appeler Madeleine, se trouva presque riche.

 

Elle porta le deuil de Robert et, quittant l’appartement de la rue de Rome, loua une petite maison de l’autre côté du Bois, sur l’avenue de Boulogne, au fond d’un jardin en façade sur la Seine.

 

Sa grande tristesse était toujours de rester sans nouvelles de Louise. Sa grande préoccupation, de la retrouver. Elle allait, maintenant, l’essayer, puisqu’elle était libre et puisqu’elle ne dépendait plus de personne, bien que fût mince et fragile son espérance de voir réussir ses efforts.

 

Dans la solitude de sa retraite, elle vit peu de monde : les deux amis, seulement, qui avaient été les témoins de Robert, ne l’avaient pas oubliée et lorsqu’ils passaient là, à bicyclette, ou un jour de courses à Longchamp, ils entraient.

 

Gauthier vint, lui aussi, sans soupçonner que cette Madeleine était en réalité Claire Lamarche, l’une des filles de la Pocharde.

 

Madeleine, si jolie, avait fait sur lui une impression très vive. Il ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais après la mort de Robert, l’image de la jeune fille flotta bien souvent devant son esprit. Il ne pensait même pas qu’il pût l’aimer.

 

L’incurable deuil de son âme, depuis qu’il avait découvert le crime paternel, fermait en lui, du moins momentanément, toutes les sources généreuses où se fortifient les tendresses. Mais si l’amour était loin de sa pensée, il rêvait toujours à la Pocharde, et la ressemblance remarquée par lui en Claire appelait invinciblement son attention et retenait son esprit.

 

Il revint donc et elle l’accueillit.

 

Claire, elle, n’avait aucun doute sur son compte. Elle savait qu’il était le fils de l’homme qui avait fait condamner Charlotte. Mais elle ne faisait pas retomber sur lui la haine qu’elle gardait pour le père et tout de suite, au contraire, son cœur avait été attiré vers le jeune homme par sa tristesse.

 

Dans les premiers temps, il avait affecté de ne jamais venir seul. Cela dura ainsi pendant tout l’hiver.

 

Au printemps, Gauthier cessa brusquement ses visites. Il n’avait pas prévenu Madeleine. Il ne l’avait entretenue ni d’un voyage, ni des travaux qui absorbaient son temps.

 

Comme, dans les derniers mois, Gauthier avait fini par venir deux fois, trois fois par semaine, elle ne fut pas longue à remarquer ce changement d’attitude. Elle s’en inquiéta auprès des amis du jeune médecin. On ne put lui répondre. On lui dit seulement que Gauthier avait paru plus triste encore depuis quelque temps, qu’il fuyait le monde, semblait avoir tous les plaisirs en aversion, toutes les distractions en horreur.

 

Personne ne pénétrait plus chez lui, dans son appartement de la rue de Fleurus, où il était venu s’installer après la rupture avec son père, et personne ne le rencontrait plus, errant, mélancolique et doux, parmi les plus jolies allées du jardin du Luxembourg.

 

C’est alors que Madeleine vit quelle place le jeune homme avait prise dans sa vie.

 

Les longues journées devinrent interminables, lourdes, maintenant qu’elle n’avait plus l’espoir de les voir finir par l’arrivée de Gauthier. Elle passa les heures, seule dans sa chambre, lisant ou rêvant, regardant couler la Seine.

 

– Que fait-il ? Pourquoi ne vient-il plus ?

 

Et sa jolie figure se pâlissait sous la souffrance. Ses yeux se creusaient, trahissant la fatigue d’un énervement. Puis, au bout de quinze jours, quand elle vit que, bien décidément, il l’avait abandonnée, elle se mit à pleurer.

 

Et cette fois, la clarté illuminait son cœur : elle l’aimait !… Quand elle comprit, quand elle se fit à elle-même cet aveu, elle fut heureuse et malheureuse tout ensemble.

 

Elle se disait bien que sa vie était perdue, désormais, et qu’il y avait un bonheur calme de probité auquel elle ne pouvait plus aspirer et qui lui était défendu. Mais, malgré tout, une grande douceur l’emplissait, une félicité vraie, inconnue jusqu’à présent ; car elle n’avait jamais eu d’amour pour Robert Aujoux, mais simplement une affection reconnaissante.

 

Elle aimait Gauthier !… Elle l’aimerait sans le lui dire, dans le silence de son cœur et même s’il ne l’aimait pas.

 

Elle prit le parti d’aller rue de Fleurus et s’informa auprès du concierge sans dire son nom. Elle apprit ainsi que Gauthier n’avait pas quitté Paris et qu’il n’était pas malade.

 

Que croire ? Quelles conjectures ? À quelles imaginations se livrer ?

 

– Il me méprise parce que j’ai été la maîtresse de Robert !… Il me méprise parce qu’il se dit que j’ai spéculé sur ma beauté, sur ma chute et sur mon déshonneur…

 

Lui, Gauthier, rue de Fleurus, rêvait, l’image de Claire devant les yeux.

 

Il l’aimait, la jeune fille tombée. Il l’aimait de toute sa passion violente, irraisonnée, et voilà pourquoi il ne voulait plus la revoir. Du moins, c’était cela qu’il s’était dit : « Je ne la reverrai plus. À quoi bon ? Où me mènerait cet amour ? »

 

Il l’aimait de toute la force d’un premier amour. Et malgré cela, toujours, même lorsqu’il était près de céder, il répétait : « Non, non, je ne la verrai plus… »

 

Ainsi des semaines s’écoulèrent encore.

 

Et un matin il trouva dans son courrier une lettre très courte, et qui, pourtant, le bouleversa : « Je suis malade. J’ai besoin de vos soins. » Et cela était signé : Madeleine, le prénom d’emprunt de Claire…

 

Malade ! Et elle se réclamait de lui… Pouvait-il refuser ? Un moment, il hésita… Rien de plus facile que de prétexter un empêchement quelconque… et de substituer à lui-même un de ses confrères… Elle serait aussi bien soignée…

 

Puis, il se révolta contre sa faiblesse. Il l’aimait, soit, mais il lui cacherait cet amour et jamais Madeleine ne le devinerait. Ainsi, libre à lui de la revoir. Il saurait être indifférent et si froid pour elle que sous cette couche de glace, la jeune fille ne devinerait pas le foyer qui flambait.

 

Cinq minutes après avoir reçu cette lettre, il partait.

 

Et quand il entra, avenue de Boulogne, dans le joli jardin planté de grands arbres, au fond duquel semblait sommeiller la maison silencieuse, son cœur battait à grands coups sonores.

 

La domestique de Claire l’attendait en bas.

 

Cette femme avait l’air inquiet. Gauthier lui adressa quelques questions :

 

– Votre maîtresse est malade depuis longtemps ?

 

– Il y a bien huit jours que les premiers symptômes se sont déclarés.

 

– Elle n’a vu aucun docteur ?

 

– Aucun.

 

– Elle est dans sa chambre ?

 

– Mieux que cela, monsieur. Madame est au lit.

 

– Veuillez la prévenir, et conduisez-moi auprès d’elle.

 

Claire était couchée, en effet, mais ne dormait pas. Elle frissonnait violemment, en proie à une grosse fièvre. Ses yeux brillants, cerclés de noir, eurent un regard suppliant vers le docteur, un regard de reproche aussi, car il disait : « Ne me laissez pas mourir ! Si je meurs, ce sera votre faute… »

 

Il reconnut, au bout d’une demi-heure d’un examen minutieux, les symptômes d’une fièvre typhoïde. Claire était en danger. Il se mit à douter de lui-même. Mais cette faiblesse dura peu. Il reprit bientôt son sang-froid, prescrivit une ordonnance énergique, télégraphia rue de Fleurus qu’il ne rentrerait pas et se fit préparer une chambre dans la maison de l’avenue de Boulogne. En même temps, il faisait venir deux sœurs gardes-malades, qui s’installèrent au chevet de Claire pour la veiller à tour de rôle.

 

Pendant les huit premiers jours, il désespéra presque de la sauver. Ce ne fut qu’au bout du quinzième qu’il réussit à enrayer la maladie. Et après trois semaines, il lui dit :

 

– Maintenant, vous êtes sauvée. Je réponds de vous si vous continuez d’être bien obéissante et si vous ne commettez pas d’imprudence.

 

– J’obéirai, docteur… Je n’ai pas envie de mourir.

 

Depuis trois semaines, elle s’était habituée à le voir tous les jours ; mais comme elle allait mieux, il retourna rue de Fleurus et ne revint plus qu’une fois par jour. Ce fut un crève-cœur.

 

En même temps que les visites s’espaçaient – car, au fur et à mesure de la convalescence, Gauthier ne vint plus que tous les deux jours, puis tous les trois jours, puis une seule fois par semaine – Claire s’apercevait que le jeune homme n’était plus le même pour elle.

 

Tout le temps de sa maladie, il s’était montré doux, prévenant, parfois même très tendre. On eût dit vraiment, à les voir, que c’était là un grand frère soignant sa petite sœur.

 

Quand elle fut remise, l’allure de Gauthier changea. Il redevint froid, presque indifférent.

 

Elle se plaignit doucement, sans amertume :

 

– Avez-vous donc quelque reproche à me faire ?

 

– Mais non.

 

– N’essayez pas de mentir… Jadis vous me parliez avec douceur, maintenant vous êtes bien changé… Je cherche vainement les raisons de ce changement…

 

– Vous vous trompez, Madeleine, je vous l’affirme…

 

– Vous espacez vos visites…

 

– Vous êtes guérie.

 

– En dehors du docteur, il devrait toujours rester en vous l’ami… Dans quelque temps, dans très peu de temps, je ne vous verrai plus… et il faudra que je sois malade une seconde fois pour que vous vous souveniez que j’existe…

 

Sans y prendre garde, elle menait doucement l’entretien sur un terrain brûlant, dangereux, hérissé de pièges.

 

– Vous avez donc peur de me compromettre ?

 

– Madeleine !

 

– Non ! Cela n’est pas possible… On ne compromet pas une fille comme moi…

 

Elle parlait en le regardant avec franchise, essayant de rencontrer les yeux du jeune homme ; mais celui-ci les gardait constamment baissés. Il avait peur qu’elle ne devinât l’amour qui le dévorait.

 

Il se raidit contre son émotion :

 

– Non, Madeleine, je n’ai pas changé. J’ai pour vous les mêmes sentiments affectueux qu’autrefois. J’ai bien deviné, souvent, à certaines de vos allusions ou à des tristesses subites, que vous n’aviez pas eu une jeunesse heureuse. Un jour, vous me ferez vos confidences…

 

– Oui, oui, un jour… dit-elle avec élan, quand je serai sûre que vous ne me méprisez pas…

 

Ils gardèrent le silence. Il fallait conclure.

 

Claire n’osait proposer. Et Gauthier, sombre, évitait quand même son regard. Elle dit, à la fin, très bas :

 

– Reviendrez-vous, comme par le passé ?

 

– À quoi bon ?

 

– Vous ne reviendrez plus ?

 

– Non.

 

– Vous redoutez que cela ne fasse tort à votre réputation de fréquenter une fille comme moi ?…

 

Cela était si douloureux que le cœur de Gauthier se fondit.

 

– Toutes les fois que vous aurez besoin de moi, dit-il, vous me trouverez.

 

– Ce n’est pas ce que je demande…

 

– Je ne puis rien vous promettre de plus.

 

Elle eut un sourire et lui tendit la main.

 

– Adieu, donc, mon ami… Soyez heureux…

 

– Adieu, Madeleine…

 

Ils se serrèrent les mains, froidement. Il descendit le petit perron, traversa le jardin sans tourner la tête. Il se retrouva dans l’avenue, dans le bois de Boulogne, dans Paris, sans savoir, sans y penser. Il s’arrêta sur la place de l’Étoile. Il eut envie de revenir sur ses pas. Mais la nuit était venue. Un fiacre s’arrêta devant lui sans qu’il l’eût demandé. Il y monta machinalement et donna son adresse : rue de Fleurus.

 

Le lendemain, quand il s’éveilla, il se dit qu’il avait bien fait de se montrer énergique. Toute la semaine, il put croire que la raison serait plus forte que l’amour.

 

Et le dimanche suivant, il était vaincu. Il sortit, descendit vers la Seine, passa la grille et remonta vers le pont. Devant la maison de Madeleine, il s’arrêta, regarda. Les fenêtres étaient closes, les persiennes étaient fermées. Il eut un serrement de cœur. Est-ce qu’elle serait partie ? Est-ce qu’elle aurait quitté Paris ?

 

Machinalement, presque sans y penser, il étendit la main, et ce fut le coup de sonnette vibrant, retentissant au fond du jardin.

 

La domestique apparut. Elle sourit en reconnaissant Gauthier.

 

– Madame est tout à fait guérie, dit-elle… Tout de même, elle sera bien heureuse de voir Monsieur.

 

Gauthier Marignan respira. Madeleine n’était pas partie.

 

Elle se trouvait au salon dont les fenêtres donnaient sur l’autre façade.

 

Quand il entra, elle dit, très bas, tendant la main :

 

– Est-ce le docteur ? Est-ce l’ami ?

 

– C’est l’ami !

 

– J’avais cru que vous ne reviendriez jamais, fit-elle avec un doux reproche.

 

– Mieux eût valu sans doute…

 

– Ne pouvons-nous pas être bons camarades et nous aimer d’une solide et franche amitié ? Où serait l’obstacle ?

 

– Je n’en vois pas, en effet.

 

– Soyons donc bons amis…

 

Ils se mentirent ainsi, chacun essayant de cacher à l’autre son amour.

 

Il en fut de même lors des visites suivantes. Mais ils avaient des regards, des silences même, qui étaient plus éloquents que des paroles.

 

Et quand ils se séparaient, tous deux avaient souvent le cœur serré. C’était à ces moments-là, surtout, que leur aveu semblait sur le point de s’échapper. Elle le reconduisait jusqu’à la grille, et là ils restaient à causer longtemps encore ; puis, avec un sourire gêné, ils se tendaient les doigts.

 

Un jour, Gauthier prit dans ses deux mains la main de Madeleine et, dans un geste irréfléchi, les doigts du jeune homme se lièrent aux doigts de la jeune fille, qu’il sentit tout frémissants.

 

Et Claire avait baissé les yeux, pâle, son corsage soulevé.

 

Il avait murmuré :

 

– Madeleine ! ma chère Madeleine !

 

Elle s’appuya contre la grille, se sentant faiblir.

 

– Oh ! mon Gauthier !

 

Et ce fut elle, pourtant, qui eut le plus de courage. Précipitamment, elle dit :

 

– Non, partez… partez, Gauthier… et revenez demain revoir votre… amie… Votre amie, Gauthier, ne l’oubliez pas…

 

Il porta les doigts de Madeleine à ses lèvres et s’en alla profondément troublé.

 

Ils avaient beau se débattre, le moment arrivait où l’aveu allait s’échapper de leur cœur.

 

Un jour qu’il s’était attardé chez elle plus que de coutume, elle le retint à dîner. Après dîner, ils sortirent et gagnèrent le Bois, tout proche. Ils marchaient sans se parler, très heureux de ce silence qui les entourait, de ces ténèbres qui les protégeaient, et parfois, le bras de Gauthier pressait tendrement le bras de la jeune fille.

 

Ce fut Madeleine, qui dit tout à coup brusquement, comme si elle avait continué une conversation commencée, comme si déjà depuis longtemps ils avaient échangé leurs aspirations et leurs tristesses, ce fut elle qui dit, répondant à leurs préoccupations intimes à tous deux :

 

– À quoi bon ?…

 

Gauthier tressaillit brusquement. Cela était si bien la réponse à ce qu’il pensait dans le même instant. Elle dit, plus bas :

 

– Vous m’aimez ?

 

– Oui, je vous aime, je vous aime…

 

– Et moi aussi depuis longtemps… Je vous aime de toute la force de mon âme. Et pourtant, je le répète, à quoi bon ?…

 

Il baissa la tête.

 

– J’ai votre estime, n’est-ce pas ? dit-elle.

 

– Oui.

 

– Malgré tout ?

 

– Malgré tout… Bien que je ne sache rien de votre passé, je suis sûr que vous avez souffert, et j’ai vu depuis longtemps quelle est la haute probité de votre cœur…

 

– Si vous m’aimez et si vous m’estimez, vous devez comprendre, en effet, que je ne puis être à vous… malgré tout…

 

– Et pourtant, je vous aime ! fit-il en lui embrassant fiévreusement la main, qu’il retenait, en dépit des efforts de la jeune fille.

 

Ils s’arrêtèrent, s’assirent sur un banc. Et Gauthier s’aperçut tout à coup qu’elle pleurait.

 

– Pourquoi pleurez-vous ?

 

– Je ne puis pas être votre maîtresse… Je vous aime d’un amour trop fort et trop vrai pour cela… et j’aurais peur, si je m’abandonnais à vous, que votre indifférence remplaçât bientôt la passion qui vous porte vers moi… Être votre maîtresse… Oui… j’y ai bien songé, allez !… depuis que je me suis aperçue que je vous aime… Ce serait six mois, un an, deux ans peut-être de bonheur, et puis votre lassitude viendrait, à la fin, parce que, vous aurez beau faire, vous n’aurez jamais pour moi de l’estime et votre amour ne sera pas soutenu par le respect. Alors, fatigué de moi, vous me laisserez… et je retomberai plus bas encore qu’après ma première chute, sans rémission cette fois…

 

Il lui prit les mains, avec une grande tendresse :

 

– Que d’amertume dans vos paroles et comme vous avez dû souffrir, Madeleine, vous qui êtes au seuil de la vie et qui, hier, n’étiez qu’une enfant…

 

– Dites si je me trompe… si vous ne pensez pas comme moi !

 

– C’est vrai, dit-il… ces réflexions, je les ai faites aussi, et j’en ai été aussi malheureux que vous… C’est que je vous aime réellement, vraiment…

 

– Alors, si j’avais été la jeune fille d’autrefois, telle que j’étais il n’y a pas si longtemps, et si vous m’aviez aimée ainsi…

 

– Je vous aurais demandé de lier à ma vie, qui est triste, votre vie, dont vous avez souffert, et peut-être qu’à nous deux, nous aimant ainsi infiniment, nous aurions trouvé le bonheur.

 

Elle tomba dans une rêverie profonde.

 

L’homme à qui elle se fût dévouée avec passion et qu’elle eût aimé, il était là auprès d’elle, et entre elle et lui un infranchissable obstacle, le souvenir de la chute… Pourquoi l’avait-elle connu trop tard ? Pourquoi ?

 

Elle soupira, les yeux humides. Alors, elle serait donc malheureuse, toujours ! Jadis, à l’orphelinat, elle s’était révoltée contre l’injustice barbare de sa destinée. Elle se révoltait encore aujourd’hui qu’elle pouvait mesurer la profondeur de l’abîme.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle. Elle se leva…

 

– Reconduisez-moi, Gauthier, voulez-vous ?

 

Ils descendirent vers la Seine. Ils marchaient lentement et silencieux. Pas un mot ne fut dit jusqu’au moment où ils arrivèrent devant la maison.

 

Mais là, elle ne se souvint plus que de son amour. Et dans un grand cri de détresse :

 

– Ne t’en va pas ! Ne t’en va pas ! Je t’aime. J’en serai plus malheureuse après, peu m’importe ! Du moins, donne-moi un peu de bonheur…

 

Il l’étreignit éperdument en la couvrant de baisers.

 

– Madeleine ! Je t’aime ! Je t’aime…

 

Et déjà, dans sa fièvre, il l’emportait, lorsque tout à coup, non loin d’eux, un cri, un cri de femme, s’éleva, lamentable :

 

– À moi ! Au secours ! Au secours !

 

Ils avaient à peine remarqué, à quelques pas de la maison, un groupe d’hommes qui semblaient stationner. Ils ne s’en étaient pas préoccupés, tout entiers à leur tristesse.

 

C’était de ce groupe qu’un cri partait. Claire se dégagea de l’étreinte de Gauthier.

 

– Écoute ! dit-elle… Écoute ! N’as-tu pas entendu ?

 

Le même appel lamentable monta :

 

– À moi ! au secours ! au secours !…

 

Claire murmura avec une atroce angoisse :

 

– Cette voix ! cette voix… ! On dirait !… Est-ce que je deviens folle ?…

 

Mais déjà, sans qu’elle eût besoin de le lui demander, Gauthier venait de se précipiter dans l’avenue. Il n’avait point d’armes, mais il était vigoureux et brave.

 

Le groupe des hommes s’éloignait dans la nuit, en courant. Les cris continuaient. Au bruit de ses pas, plusieurs s’enfuirent. Et Gauthier s’aperçut alors que trois ou quatre d’entre eux entraînaient de force une jeune fille, qui tout d’abord avait fait résistance, mais qui, affolée, venait de s’évanouir et restait inerte entre leurs mains.

 

Il les rejoignit. Il s’abattit au milieu de la bande, dont deux hommes roulèrent, assommés. En même temps, ceux qui tenaient la jeune fille lâchèrent prise, et celle-ci tomba sur la chaussée.

 

Gauthier était maître du terrain. Il se pencha sur l’inconnue.

 

– J’espère bien qu’ils ne lui ont pas fait de mal. Il la souleva, la releva, la soutint.

 

Elle ouvrit les yeux, le regarda avec terreur et, le voyant seul, ne le reconnaissant pas pour un de ceux qui l’entraînaient tout à l’heure :

 

– Monsieur, par pitié, ne me laissez pas, ne m’abandonnez pas !

 

– Non, non, mademoiselle, tranquillisez-vous… Ces bandits sont partis. Je vous jure que vous n’avez plus rien à craindre.

 

– Oh ! merci, monsieur, merci… Je me suis crue perdue…

 

– Venez… je vais vous conduire dans une maison où vous pourrez vous remettre, reprendre courage…

 

C’était, autant qu’il pouvait en juger, une jeune fille très jeune, qui ne lui semblait pas plus âgée que Madeleine. Elle était pâle encore et toute frissonnante de terreur. Ses cheveux flottaient, dénoués, sur son dos. Ses pauvres vêtements sombres étaient déchirés et souillés de boue. Et malgré cela, elle était jolie, d’une beauté pleine de délicatesse, de charme et de candeur.

 

Que faisait-elle en cette solitude, par cette nuit, seule, sans défense ? Était-ce une honnête fille ou une aventurière ?

 

Elle comprit peut-être l’intime pensée du jeune homme :

 

– Je suis arrivée ce matin à Paris, sans argent, cherchant de l’ouvrage… D’adresse en adresse, je me suis trouvée ici… Je me suis perdue… J’ai éprouvé une faiblesse… parce que je n’ai pas mangé depuis hier… Je me suis assise sur un banc et alors ces misérables sont venus, m’ont entourée, se sont jetés sur moi… J’ai bien faim… J’ai bien faim.

 

Il la sentit qui s’alourdissait sur son bras.

 

– Venez, mon enfant, dit-il, venez vite !

 

Il la porta jusqu’à la maison de Claire.

 

Celle-ci attendait, anxieusement, inquiète de savoir si rien de fâcheux n’était arrivé à Gauthier, et en même temps, toute frémissante encore de ce cri qu’elle avait entendu et qu’elle avait cru reconnaître, tout dénaturé qu’il fût par l’épouvante.

 

Gauthier entra, portant entre ses bras la jeune fille à demi évanouie. Brièvement, il mit Claire au courant de ce qui s’était passé.

 

Les nuages passant sur la lune en cet instant rendaient la nuit plus obscure.

 

Claire se pencha sur ce visage immobile, sur ces yeux fermés. Ses mains tremblantes parcouraient les cheveux, les épaules. Elle murmura, troublée, la même exclamation que tout à l’heure :

 

– Mon Dieu ! Mon Dieu !

 

Gauthier s’en aperçut, surprit le murmure.

 

– Qu’avez-vous donc, Madeleine ?

 

– Ah ! mon ami ! mon ami ! vite, de la lumière, je vous en supplie… Vite, vite… il faut que je la voie !…

 

La jeune fille évanouie reposait sur le canapé.

 

Ce fut Gauthier qui alluma une des lampes du salon. À peine la lumière avait-elle frappé le visage de l’inconnue que Claire laissait échapper un cri, cri de joie, cri de folie.

 

Et elle se précipitait sur le canapé, prenait dans ses bras ce corps inerte, qu’elle couvrait de baisers délirants, insensés, de caresses passionnées.

 

– Louise ! Louise ! oh ! ma Louise, te revoilà, c’est toi ! Louise ! Louise !

 

– Vous connaissez cette jeune fille ?

 

– C’est ma sœur !

 

– Votre sœur !

 

– Oui… Louise, Louise, oh ! ma Louise chérie !…

 

– Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez une sœur…

 

– Parce que ce secret fait partie de mon passé, et que mon passé je le cachais à tous… Mais vous le connaîtrez, vous… il le faut…

 

Et revenant à sa sœur :

 

– Louise, ma Louise ! je t’en prie, regarde-moi, souviens-toi ! Louise – car c’est bien elle, et Claire ne se trompe pas – reprend connaissance. Elle remercie, d’abord, d’un long regard, l’homme qui est là, penché sur elle, et qui l’a sauvée, tout à l’heure. Puis, tout à coup, son regard rencontre celui de Claire. Alors, comme frappée d’une surprise mortelle, ou devant quelque fantôme de l’autre vie, ses yeux s’élargissent, le regard se trouble étrangement.

 

– Claire ! oh ! ma sœur, ma sœur !

 

Elles s’étreignent. Elles s’étouffent de caresses.

 

Gauthier s’est éloigné discrètement. Au fond du salon, dans l’ombre, il assiste, étonné, mais profondément ému aussi, à cette scène de tendresse. Mais il a entendu l’exclamation de Louise en reconnaissant sa sœur :

 

– Claire ! Claire !

 

Alors Madeleine n’était pas le vrai nom de celle qu’il aimait ? Claire et Louise ! Il a entendu prononcer ces deux noms à plusieurs reprises… Cela est certain… Claire et Louise… deux sœurs… qui donc ? Et brusquement, la lumière se fait. Les deux filles de la Pocharde ! Est-ce que ce seraient elles ? C’est impossible !… Le hasard ne fait pas de ces rapprochements cruels et n’a pas de ces tragiques ironies…

 

Et du plus profond de son cœur il souhaite que cela ne soit pas, car si cela était, l’œuvre de son père serait marquée d’un crime de plus. La faute de Claire !… Son déshonneur ! Et qui sait, peut-être la faute de Louise ! Sa honte !

 

Dans les bras de Claire, de nouveau Louise est prise de faiblesse. La pauvrette balbutie :

 

– J’ai faim ! j’ai bien faim ! je n’ai pas mangé depuis hier…

 

– Oh ! mon Dieu ! Et moi qui ne songeais pas à lui demander…

 

Elle fait asseoir Louise sur le canapé et vite elle se hâte, courant à l’office, courant à la cuisine, apportant du pain, du vin, quelques viandes froides et des friandises. Elle étale tout cela, pêle-mêle, sur un guéridon qu’elle approche du canapé. Elle verse un doigt de vin pur dans un verre qu’elle lève elle-même jusqu’aux lèvres de Louise.

 

– Bois, chérie, d’abord… Cela te fera du bien… bois doucement.

 

Louise obéit en souriant.

 

Claire s’agenouille devant sa sœur, près du canapé et du guéridon. Elle la sert. Elle la regarde manger. Elle en oublie même, elles en oublient toutes deux, du reste, la présence de Gauthier, toujours à l’écart.

 

Cependant un mouvement de Gauthier leur rappelle qu’elles ne sont pas seules.

 

– Qui est donc ce jeune homme ?

 

– Un ami, oh ! un ami, rien qu’un ami.

 

Et elle rougit violemment.

 

– Comment s’appelle-t-il ?

 

– Gauthier… le fils du docteur Marignan…

 

– Oh ! le fils du docteur…

 

– Il ne connaît pas mon vrai nom.

 

– Et dès lors il ignore la honte de notre passé, le crime de notre maman ?…

 

– Oui, mais je le lui dirai… il le faut… demain…

 

Elles ont parlé à voix basse. Pourtant, il a, sinon entendu, du moins deviné. Ce sont bien les deux sœurs : Claire et Louise… Nul doute ! Plus d’incertitude.

 

Il vient à elles, grave et triste :

 

– Maintenant, mademoiselle, que vous n’avez plus besoin de moi et que j’ai été assez heureux pour vous réunir à votre sœur, je vous demande la permission de me retirer.

 

Claire sort un moment avec lui.

 

– Gauthier, je suis heureuse, si heureuse que j’ai peur…

 

Il ne répond pas.

 

– Et toi, Gauthier ? dit-elle. Crois-tu que j’ai oublié ce que je t’ai dit ?… Je t’aime… Advienne ensuite ce que pourra… Pourquoi gardes-tu le silence et que se passe-t-il en toi ?

 

– Je suis triste…

 

– D’où vient ta tristesse ?

 

– Demain, vous le saurez… En attendant, un mot, un renseignement.

 

– Parlez, Gauthier.

 

– J’ai deviné qui vous êtes…

 

– Claire et Louise, les filles de Charlotte Lamarche !

 

– Oui.

 

– Ah ! fit-elle avec désespoir, vous aurez honte de moi maintenant.

 

– Non.

 

– Vous me le jurez ?

 

– Je vous jure que depuis que je connais votre secret…

 

Il n’achevait pas, la gorge contractée, comme suffoqué.

 

Enfin, avec un violent effort :

 

– Je vous aime encore davantage !

 

Et il s’enfuit, la laissant éperdue de bonheur.

 

XI

LES DEUX SŒURS


Claire revint auprès de sa sœur.

 

Celle-ci s’était levée, parcourant le salon richement meublé, admirant les bibelots.

 

Lorsque Claire rentra :

 

– Où donc suis-je ici… dans cette maison où tu sembles être la maîtresse ?…

 

– Chez moi, dit-elle, le front rouge.

 

– Chez toi ?… C’est à toi tout ce que je vois, ces meubles… ces tapis… cette richesse ?

 

Et la regardant tout à coup, comme si elle ne l’avait pas bien vue encore :

 

– Tu es élégante ! Quelle jolie robe… Et tu as des diamants aux oreilles…

 

Le cœur gonflé, Claire se hâta de dire :

 

– Plus tard, plus tard…

 

– Que s’est-il donc passé dans ta vie ?

 

– Plus tard. Allons nous coucher. Et dans le lit, tu me raconteras ce que tu es devenue, depuis l’orphelinat.

 

– Oui, tu sauras tout, Claire. Et toi aussi, tu me diras ta vie, et comment, après t’avoir laissée si misérable, je te retrouve avec une fortune…

 

– Oh ! une fortune !

 

– Mais oui… autrement comment aurais-tu pu te procurer d’aussi jolies choses ? Et qui te les aurait données ?

 

Claire prit la lampe.

 

– Viens dans ma chambre !

 

Elles pénétrèrent dans une chambre à coucher très coquette toute tendue de bleu, de toutes les nuances du bleu. La Pocharde aussi aimait le bleu… Claire avait hérité de ce goût maternel.

 

– Oh ! que c’est joli ! que c’est joli ! s’exclama Louise.

 

Prenant sa sœur entre ses bras :

 

– Dis-moi comment tu as gagné tout cela, veux-tu, en si peu de temps ?…

 

– Plus tard, plus tard… ne t’occupe pas de moi. Toi, ma Louise, avant tout.

 

– Je vais te dire et ce ne sera pas long, va… Après notre fuite, quand nous nous sommes séparées pour éviter les recherches, j’ai erré toute la nuit… à travers la campagne. De chemin en chemin, je me suis égarée et je suis tombée sans force le long d’un fossé… Le matin, quand je me suis réveillée, j’étais transie, je grelottais… J’avais une fièvre qui m’empêchait de marcher et je fus ramassée par de braves gens qui m’emmenèrent chez eux dans leur voiture. Le soir, j’eus le délire… J’avais perdu connaissance et il me devint impossible de te faire prévenir… Les paysans qui m’avaient recueillie ne pouvaient me garder chez eux et m’envoyèrent à l’hôpital, où je donnai un faux nom, bien entendu. Je fus six semaines malade. Enfin, je sortis… sans ressources… sans connaissances, sans amis…

 

Elle s’arrêta un moment, accablée encore, en cette minute, par tout le désespoir de se sentir seule au monde.

 

– Je t’assure, Claire, qu’à ce moment-là, j’aurais bien voulu être morte.

 

Ce furent encore les paysans qui la sauvèrent, en cette situation critique. Elle vint frapper à leur porte.

 

Ils étaient sur le point de s’expatrier. On demandait des colons dans la république Argentine et le voyage était payé. Les fermiers avaient résolu de partir, l’homme, la femme et les deux enfants.

 

Louise partit avec la famille. Tout ce monde était à peine arrivé depuis un mois dans ce pays que la fièvre jaune s’abattait sur chacun des membres de la famille et les emportait l’un après l’autre. Louise se trouva seule, là-bas, dans une détresse extrême.

 

Le consul de France dut la rapatrier…

 

À ce moment de son récit, Louise s’était arrêtée. Elle semblait hésitante.

 

– Comme tu as souffert, ma pauvre sœur ! dit Claire attendrie.

 

Louise cacha sa tête contre la poitrine de la jeune fille.

 

– Je n’ai pas toujours été malheureuse… dit-elle très bas.

 

– Comment cela ?

 

Louise garda le silence, suivant pendant quelques secondes une lointaine image qui lui amenait une sorte d’extase dans le regard.

 

– Maintenant, tu sais tout, Claire… C’est hier, seulement, que je suis arrivée à Paris. Je croyais trouver de l’ouvrage tout de suite. J’ai erré de magasin en magasin. Le soir, je me suis perdue. Et j’allais être victime de misérables lorsque l’intervention de ton ami m’a sauvée.

 

Claire n’avait pas été sans remarquer la légère hésitation qui s’était manifestée dans le récit de sa sœur. Elle devina un secret.

 

Mais, en même temps, elle fut prise d’une grande angoisse. Quel pouvait être ce secret, si ce n’était un secret d’amour ? Et jusqu’où avait été cet amour ?

 

Comme elle-même, est-ce que Louise avait succombé à l’isolement, au désespoir, à la misère, à la souffrance ? Est-ce que l’abandon de tous avait fait d’elle une victime de plus ?

 

À la pensée que cela pouvait être, que cela était même – probablement –, une torture aiguë traversa son cœur.

 

Elle étreignit tout à coup Louise dans ses bras, convulsivement. Elle la regarda jusqu’au fond des yeux.

 

– Louise ! Louise ! réponds-moi…

 

– Que veux-tu savoir ?… Je t’ai dit ce qui m’était arrivé. C’est à moi maintenant de t’adresser des questions…

 

Mais, Claire, tremblante :

 

– Ainsi, tu n’as plus rien à me raconter ?

 

– Je t’assure, ma Claire chérie…

 

– Pourquoi disais-tu tout à l’heure que tu n’avais pas toujours été malheureuse ? À quel événement de ta vie faisais-tu allusion ?

 

Louise se troubla.

 

– C’est vrai… j’ai été heureuse.

 

– Dis-moi tout… je le veux… je t’en supplie…

 

– C’était sur le bateau qui nous ramenait. Je n’avais pas droit à une cabine. J’avais fini par passer les nuits en haut, dans un coin, à la belle étoile, aimant mieux le dur plancher, avec le vent libre soufflant de la grande mer, que les relents de toute cette chair entassée, dans l’air corrompu des bas-fonds du bateau. On m’y laissait… Une nuit, je ne dormais pas… Je rêvais à mon retour en France et aux difficultés que j’allais y rencontrer. Il me semblait, cette nuit-là, que toutes deux, une fois réunies et en dépit du sort, nous n’aurions jamais pu être malheureuses… Je m’étais mise à pleurer à cause de toi… Tout à coup, je vis s’arrêter devant moi un jeune homme, un officier de marine, passager sur le bateau, et qui revenait d’un voyage sur l’Amazone. Je l’avais déjà remarqué à plusieurs reprises ; sa taille était haute, ses épaules larges, son visage très doux. Il m’avait regardée, et la dernière fois avec une si étrange insistance que je m’étais sentie rougir.

 

– Quel âge ? demanda Claire.

 

– Peut-être vingt-cinq ans.

 

– Continue.

 

– Il s’était arrêté devant moi, et tout à coup je le vis qui s’approchait. Pourtant, une certaine timidité le retenait encore, car il restait silencieux. Gênée, j’allais me lever pour partir, lorsqu’il me dit, très doucement :

 

« – Vous pleurez, mademoiselle… ?

 

« Je ne répondis pas, mais je me hâtai d’essuyer mes yeux. Il s’assit auprès de moi et il se mit à parler très bas, avec beaucoup d’amitié. Je ne m’étais pas trompée en croyant qu’il m’avait remarquée les jours précédents. Il avait été frappé par ma tristesse. Il me parla de lui, également, me raconta le voyage qu’il venait de faire au Brésil, la joie qu’il avait de retrouver son père et sa mère après une année d’absence…

 

Elle s’arrêta, comme absorbée.

 

– Ensuite ? ensuite ? demandait Claire.

 

Louise, naïvement, raconta tout ce qui s’était passé entre eux, ce gentil roman d’amour ébauché par cette belle nuit entre deux jeunes cœurs, honnêtes tous les deux, tous les deux confiants.

 

Tout à coup, Louise parut changer de conversation :

 

– Te rappelles-tu Claire, lorsque nous étions enfants, la maison tout enguirlandée de plantes grimpantes que nous habitions avec notre mère, où, après avoir été heureuses, le malheur est venu nous trouver ?

 

– Oui… Maison-Bruyère. Pourquoi cette question ?

 

– Te souviens-tu également que, de Maison-Bruyère, de notre terrasse, nous apercevions les tourelles d’un joli château où se donnaient souvent des fêtes ?

 

– Fénestrel, habité par le comte Hubert du Thiellay…

 

– Eh bien ! le jeune homme qui se préoccupait de ma tristesse, c’était le fils de M. du Thiellay, Urbain…

 

Ils avaient causé longuement, puis Urbain l’avait laissée.

 

Le lendemain, il s’informa de sa santé, lui demanda avec bonté si elle était moins triste que la veille, et ils causèrent ainsi pendant une heure, seuls devant la mer calme qui berçait ce premier rêve.

 

Presque tous les soirs, le jeune homme revint ainsi, poussé vers elle par une attraction mystérieuse.

 

À Marseille, il avait bien fallu se séparer.

 

Il lui avait demandé :

 

– Où allez-vous ? Qu’allez-vous devenir ?

 

– Je ne sais pas. À Paris, je trouverai sans doute à travailler.

 

– Vous n’y connaissez personne ?

 

– Personne.

 

– Et vous n’avez aucune ressource ?

 

– Aucune.

 

– Ah ! mon Dieu ! seule à Paris ! Que va-t-elle devenir ?…

 

Il avait pris la main de Louise et la serrait dans les siennes. Il avait voulu l’accompagner à la gare et le train allait partir.

 

Il hésitait. On eût dit qu’il avait à lui confier de graves choses, mais qu’il n’osait.

 

– Louise, dit-il, faites-moi une promesse…

 

– Parlez…

 

– Promettez-moi de ne pas m’oublier…

 

Elle baissa la tête, toute confuse. Mais lui continua :

 

– Promettez-le-moi, afin qu’un jour, si vous êtes dans la peine, vous vous souveniez de mon nom… Je vais parler de vous à mon père et à ma mère. Ils sont bons et ils m’aiment. Jamais ils ne m’ont rien refusé. Je leur dirai de vous appeler auprès d’eux. Vous viendrez, et là, à l’abri de leur tendresse, vous vivrez heureuse.

 

Sa voix tremblait bien fort lorsqu’il répéta :

 

– Promettez-le-moi, Louise.

 

– Je vous le promets.

 

– Mon père et ma mère habitent Fénestrel toute l’année…

 

Il se pencha et lui dit tout bas :

 

– Venez vivre auprès de nous !…

 

Le train siffla.

 

Louise se précipita dans un compartiment de troisième classe.

 

Il était resté sur le quai. Il agita la main en signe d’adieu.

 

Elle lui répondit tristement, bien qu’elle essayât de sourire. Et le train partit.

 

Tel avait été ce roman d’amour.

 

Louise, fatiguée, tombait de sommeil. Elle s’endormit dans les bras de sa sœur comme un enfant dans les bras de sa mère. Et pour ce soir-là, Claire évita les questions embarrassantes de Louise.

 

Elle ne dormit pas. Toute la nuit, elle veilla, appuyée sur son coude, regardant sa sœur paisible dans son lit, auprès d’elle, admirant son doux visage. C’était Louise ! C’était bien elle, enfin retrouvée.

 

Le matin elle se leva. Louise dormait toujours. Ce fut vers dix heures, seulement, qu’elle ouvrit les yeux.

 

– Oh ! comme j’ai dormi longtemps ! J’en suis honteuse… Elle sortit du lit.

 

Claire lui avait préparé quelques vêtements pris dans sa garde-robe, car elles étaient exactement de la même taille.

 

Louise s’habilla sur-le-champ.

 

Claire allait et venait autour d’elle, s’empressant, essayant de la distraire par mille détails nouveaux, d’esquiver ainsi sa curiosité.

 

Mais ce fut vainement ; la fatale question arriva :

 

– Et toi, Claire ! que t’est-il arrivé ? Comment se fait-il que je te retrouve ici, vivant comme si tu étais riche ?…

 

Elle avait bien pensé, toute la nuit, à inventer une histoire pour expliquer sa situation actuelle. Mais cela lui répugnait de mentir à sa sœur.

 

– Est-ce que tout cela t’appartient ?

 

– Oui.

 

– Comment l’as-tu gagné ?

 

– Par héritage.

 

– Explique-moi, veux-tu ?

 

– J’avais un… ami, Robert Aujoux, qui m’aimait beaucoup. Il est mort. Avant de mourir, il a voulu m’éviter de retomber dans la misère, et il m’a laissé une petite fortune…

 

– Ah !…

 

– Tu vois, c’est bien simple, ajoutait Claire, nerveuse.

 

– Très simple, en effet, très simple ! disait Louise, subitement inquiète.

 

– Et cela ne valait pas la peine de m’interroger.

 

Un silence. Louise était embarrassée. Elle n’ose plus regarder sa sœur.

 

– Comment as-tu connu cet homme ?

 

– Par hasard…

 

– Et en retour de cette amitié si singulière et si brusque qu’il t’avait témoignée, il ne t’avait rien demandé ?…

 

– Il m’avait demandé la mienne…

 

– Seulement ton amitié ?

 

De nouveau un silence. Puis, Louise murmure très bas :

 

– Tu as été la maîtresse de cet homme ?…

 

Claire se met à genoux devant sa sœur, cache sa tête sur les genoux de la jeune fille et pleure. Et ses sanglots seuls répondent.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Louise, pleurant aussi.

 

Et elle ajoute, avec un retour sur les années d’enfance, elle qui n’a jamais cessé, malgré tout, de croire en l’innocence de la Pocharde :

 

– Si notre maman savait ! Comme elle serait malheureuse. Rappelle-toi sa prière…

 

Louise ne lui fait pas d’autres reproches. La honte de sa sœur, sa tristesse et son désespoir, sont trop visibles pour qu’une parole de Louise vienne encore y ajouter de l’amertume. Elle se contente de lui dire :

 

– Si quelque jour notre mère revient, il ne faut pas qu’elle te trouve ici, au milieu de tout ce qui la ferait rougir… Tu me comprends ?

 

– Je te comprends.

 

– Tu m’approuves ?

 

– Je t’approuve.

 

– Nous chercherons de l’ouvrage. Nous finirons bien par nous en procurer ; alors nous vivrons ensemble, de notre travail, et nous en serons fières.

 

– Je t’obéirai en tout ; je te suivrai partout.

 

Dans la matinée, Gauthier se présenta.

 

Il n’avait guère dormi, lui non plus, l’imagination obsédée par l’image des deux jeunes filles, des deux sœurs… obsédée par le passé…

 

– Gauthier, lui dit Claire, sans autre préambule, il faut que vous sachiez maintenant notre secret… Nos véritables noms, vous les connaissez… vous les avez entendus hier… et notre passé, qui nous a rendues si malheureuses et que nous avions voulu dérober avec tant de soin, vous le connaissez également, car votre père a joué un grand rôle dans notre vie…

 

– Vous êtes les filles de Charlotte Lamarche !

 

– Les filles de la Pocharde, oui ! dit Claire, amèrement.

 

Ainsi, c’était bien cela ! La veille, il avait entrevu la vérité !… Le crime du père, comme un terrain fertile, produisait, à lointaine échéance, toute une moisson de désespoirs, faisait couler tout un déluge de larmes…

 

Son regard attristé interrogeait anxieusement le regard de Claire. Cela voulait dire : « Je vous aimais… vous saviez qui j’étais, et hier vous ne m’en teniez pas rigueur… M’aimez-vous aujourd’hui comme hier ? »

 

Elle comprit sa crainte mystérieuse. Elle lui tendit la main :

 

– Comme toujours ! dit-elle…

 

Et devant ce témoignage si vrai, si sincère, Gauthier eut les yeux humides.

 

– Merci, Claire, merci… Vous venez de me rendre très heureux… En revanche, et pour vous en récompenser, je vais à mon tour vous causer une grande joie.

 

– Une joie ! à nous ? Hélas !

 

– Votre mère n’est plus en prison…

 

– Graciée !

 

– Oui… On lui a fait remise de sa peine… Depuis quelques mois, elle est libre. Et sa première pensée a été de vous revoir, lorsque vous étiez encore à l’orphelinat de Vouvray… Elle s’y est présentée… Vous rappelez-vous qu’un jour, le jour de votre fuite, vous vous êtes trouvées en présence d’une pauvre femme à l’air malheureux, qui vous a interrogées au moment où vous tentiez de vous enfuir ?…

 

– Nous nous souvenons…

 

– Elle nous a demandé nos noms…

 

– Elle nous a demandé si nous connaissions les filles de la Pocharde…

 

– Et comme nous ne pouvions pas lui répondre sans manifester un peu de notre amertume et de nos regrets, elle nous a paru s’en attrister… beaucoup…

 

– Cette femme… Vous n’avez pas deviné qui elle était ?…

 

Claire et Louise s’étreignirent les mains nerveusement.

 

– La pauvre femme…

 

– Pauvre maman !

 

– Comme elle a dû souffrir, quand elle a su !

 

– Vous l’avez revue, vous savez où elle est ?…

 

– Je ne l’ai pas revue. Elle est partie à votre recherche. Depuis ce temps, elle doit errer, vous demandant partout.

 

Et gravement, soudain, Gauthier ajouta :

 

– Jadis, elle vous écrivait, n’est-ce pas ? Je suis sûr que dans ses lettres elle n’a jamais cessé de protester de son innocence ?…

 

– Dans chacune de ses lettres, elle criait cette innocence.

 

– Elle disait vrai !…

 

– Notre mère serait…

 

– Elle est innocente… innocente de toutes les accusations qui ont pesé sur elle.

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Croyez-moi et ne me demandez pas mon secret.

 

– Si telle est votre conviction, pourquoi ne fîtes-vous pas votre devoir ?

 

– Parce qu’il me manque la preuve de l’innocence…

 

Et Gauthier avait tremblé un peu en disant cela.

 

– Les juges vous aideraient peut-être à la trouver.

 

– Les juges n’y peuvent rien…

 

– Gauthier, fit Claire, peut-être vous laissez-vous abuser par l’amitié que vous me portez, par l’envie que vous avez de me rendre heureuse…

 

– Non, non, dit le jeune homme, et je vous le jure, Claire, je vous le jure, Louise, cette innocence éclatera un jour prochain… et ce jour-là, le vrai coupable sera puni.

 

– Gauthier, pourquoi ne pas nous prendre pour confidentes ?

 

– Je ne le puis pas ! N’insistez pas ! dit-il d’une voix altérée. Les deux jeunes filles elles-mêmes étaient très émues.

 

Cette espérance que Gauthier venait de faire naître dans leur cœur mettait un rayon de soleil dans leur vie.

 

Leur mère libre, graciée !… Leur mère innocente et réhabilitée !…

 

Elles n’avaient jamais fait un pareil rêve, les pauvres enfants !

 

Alors, le cœur de Claire s’attendrissait. Elle voulait, comme Louise, embrasser sa mère.

 

Et à Gauthier, suppliante :

 

– Rendez-nous-la… Conduisez-nous auprès d’elle…

 

– J’ignore ce qu’elle est devenue…

 

– Informez-vous… Comprenez-vous son désespoir ?… Chaque jour qui s’écoule augmente sa torture…

 

– Je la retrouverai, je vous le jure… et vous ne vous quitterez plus…

 

Gauthier les quitta. En cette première journée, elles avaient besoin d’être seules.

 

Mais au moment où il allait partir, Claire lui dit :

 

– Je ne veux plus habiter cette maison… Je ne veux plus rien non plus de ce qui s’y trouve… Je veux, lorsque ma mère reviendra, qu’elle retrouve ses filles vivant de leur travail… À ce prix, elle me pardonnera sans doute.

 

Gauthier lui serra les mains dans une étreinte de tendresse.

 

– Votre mère pardonnera, Claire, je vous le jure…

 

Il se rapprocha d’elle, fiévreusement. Il ouvrit les lèvres pour laisser, peut-être, échapper un nouvel aveu.

 

Mais il se détourna, les yeux voilés. Et sourdement, il dit, en s’enfuyant :

 

– Ne désespérez pas de l’avenir… Ayez confiance ! ayez confiance !…

 

Elle ne devina point le sens secret de ces paroles.

 

Gauthier, le lendemain, fit des démarches pour savoir ce que Charlotte Lamarche était devenue. Il écrivit à l’orphelinat de Vouvray. Il écrivit à Berthelin.

 

Nulle part on ne lui fit de réponse satisfaisante.

 

Berthelin lui-même ignorait ce que Charlotte était devenue et ne l’avait pas revue depuis sa rencontre avec elle, le jour de l’enterrement de Georges Lamarche.

 

Elle cherchait ses enfants. Cela était certain.

 

Au reçu de la lettre de Gauthier, Jean était accouru à Paris. Il voulait l’interroger sur Claire, sur Louise.

 

Gauthier lui donna l’adresse et Berthelin y courut sans tarder. C’était un peu de Charlotte que le brave garçon allait retrouver dans ses deux filles.

 

Avant de quitter Gauthier, dont la tristesse l’avait frappé, Jean lui avait dit :

 

– Rappelez-vous que je n’ai jamais cessé de croire à l’innocence de Charlotte.

 

– Je le sais, dit Gauthier.

 

Et lui tendant spontanément la main :

 

– Plus que jamais, monsieur, il faut croire en cette innocence…

 

Berthelin remarqua l’émotion singulière avec laquelle Gauthier venait de prononcer cette simple phrase. Mais il se garda de le questionner.

 

Gauthier lui avait appris, en quelques mots, quelle avait été la vie de Claire et de Louise depuis leur fuite de l’orphelinat. Il ne fit aucune allusion à ces événements lorsqu’il fut devant les deux sœurs.

 

Il se contenta de dire :

 

– Lorsque je revis pour la première fois votre mère, après sa sortie de prison, au moment où elle recueillait le dernier soupir de votre père… je lui dis que ma maison lui était ouverte… Elle ne voulut pas accepter tout de suite l’hospitalité fraternelle que je lui offrais… parce qu’elle avait deux devoirs à remplir… Elle voulait tout mettre en œuvre pour prouver son innocence… L’offre que je lui ai faite, je vous la renouvelle, à vous, mes enfants. Vous êtes seules au monde. Venez auprès de moi. Et croyez bien que Charlotte sera heureuse de vous retrouver toute deux auprès de celui qui n’a jamais douté d’elle…

 

Les jeunes filles tremblaient d’émotion et de joie. C’était vraiment le calme de la vie pour elles désormais. Elles avaient tant souffert, elles étaient si habituées au malheur, qu’elles n’osaient y croire !

 

Il s’inquiéta.

 

– N’acceptez-vous pas ?… Et pour quelle raison ?

 

– Oh ! si, si, nous acceptons, dirent-elles à voix basse… Et soyez béni, monsieur, vous qui avez eu pitié jadis de la mère, aujourd’hui des enfants !

 

– Alors, voilà qui est décidé… Je vous emmène…

 

– Quand vous voudrez…

 

– Aujourd’hui parbleu ! Il n’y a rien qui puisse retarder votre départ ?

 

– Rien.

 

Dans la journée, Claire écrivit à Gauthier pour lui dire quelle était leur résolution. En même temps, devant cette vie nouvelle qui commençait, elle ne voulait rien garder de ce qui avait été sa vie depuis quelques mois… Elle priait le jeune homme de s’occuper de la fortune que Robert Aujoux lui avait laissée et qu’elle destinait aux pauvres.

 

« Et maintenant, Gauthier, disait-elle en terminant, voici que je m’en vais vivre loin de vous… Ne vous reverrai-je plus ? »

 

Gauthier s’était contenté de répondre : « Je vous aime… »

 

Et il avait répété les mystérieuses paroles, déjà une fois entendues : « Ne désespérez pas de l’avenir… Ayez confiance ! Ayez confiance !… »

 

Le lendemain matin, Jean Berthelin les emmenait.

 

Deuxième partie

L’HOMME DU PRIEURÉ

I

UN PEU DE BONHEUR


Si elles avaient eu leur mère auprès d’elles, Claire et Louise eussent été complètement heureuses. Mais Berthelin les avait rassurées.

 

– Un peu de patience. Je vous la ramènerai.

 

Il avait écrit partout, et même il avait fait passer une note dans les journaux, espérant que cette note frapperait peut-être un jour l’attention de la Pocharde.

 

Elles attendaient donc avec confiance le retour de Charlotte.

 

Elles se laissaient aller à la douce vie de bonheur qu’elles trouvèrent au Clos des Noyers, auprès de Jean Berthelin.

 

Ce n’était pas du reste, une vie de paresse, car autour d’elles tout était remue-ménage, tout était travail.

 

Berthelin surveillait les travaux des champs, et la ferme du Clos, voisine de la maison d’habitation, présentait toute la journée une grande animation, du lever au coucher du soleil.

 

Elles voulurent prendre leur part de ces travaux.

 

Berthelin n’eut garde de s’y refuser et elles furent bien vite au courant de tous les soins des ménagères que réclamait la population turbulente des oies, des canards et des dindes ; en même temps, en très adroites ouvrières, elles veillaient à la lingerie.

 

Leurs journées étaient de cette façon très remplies. Pourtant, de temps à autre, les deux sœurs, s’arrêtant tout à coup dans leur ouvrage, se mettaient à rêver.

 

Claire repassait avec tristesse et le rouge au front sa courte existence à Paris, et Louise, mélancolique, évoquait le souvenir du jeune homme si tendre, entrevu pendant les nuits de traversée sur le bateau qui la ramenait en France.

 

Le retour des deux jeunes filles, dans ce coin de Touraine où s’était passé le drame de leur enfance, n’avait pas été inaperçu. On sut bientôt, dans tous les environs, que le toit du Clos des Noyers abritait les deux enfants de la Pocharde, dont le souvenir n’était pas oublié.

 

Pendant les premiers temps, elles ne sortirent guère ; mais à la fin, elles s’enhardirent un peu.

 

Si la Pocharde était apparue là tout à coup, il est possible qu’elle eût réveillé le sentiment populaire autrefois soulevé contre elle. Mais l’opinion publique ne pouvait faire retomber sur les deux sœurs le crime maternel.

 

Peu à peu, des sourires les accueillaient. Elles devenaient les enfants de tout le monde, ces fillettes abandonnées, que la charité officielle avait recueillies, et qui, enfin, venaient de rencontrer un refuge auprès du loyal et bon garçon populaire dans tout le pays, qui habitait le Clos des Noyers.

 

Et elles n’étaient pas installées depuis un mois au Clos des Noyers que le fils du comte du Thiellay, de retour à Fénestrel, se rencontrait soudain avec Louise, qui revenait de Saché par la route de Pont-de-Ruan.

 

Urbain était en voiture découverte, avec sa mère et le comte.

 

Claire et Louise étaient à pied, marchant lentement.

 

La voiture passa vite.

 

Cependant, Urbain fit un brusque geste de surprise et se retourna. Il avait reconnu la jeune fille.

 

Louise, les yeux baissés, ne l’avait pas vu.

 

Le comte remarqua l’étonnement de son fils.

 

– Qu’est-ce donc ?

 

– Il m’a semblé reconnaître…

 

– Ces jeunes filles ?

 

– Oui.

 

– Elles ne sont pas du pays, cependant ; ou, du moins, je ne les y ai jamais vues…

 

– Aussi bien, n’est-ce pas en Touraine que j’ai rencontré l’une d’elles, mais sur le bateau, à mon retour de la république Argentine.

 

– Oh ! tu dois te tromper.

 

– C’est probable.

 

Ils n’en parlèrent plus ; mais, malgré son dernier mot, Urbain était convaincu qu’il ne se trompait pas.

 

Rien n’était plus facile que de s’en assurer. Le soir même, il allait s’informer, discrètement, au village, et il apprenait ainsi, du premier coup, que les jeunes filles rencontrées habitaient le Clos des Noyers avec Berthelin, et qu’elles s’appelaient Claire et Louise.

 

C’était bien Louise, sa Louise, un moment disparue. Et il comprit alors d’où venait, sur ce beau visage si distingué, la tristesse profonde qu’il y avait lue, lorsqu’il apprit, en même temps, l’histoire des jeunes filles, leurs malheurs, le drame poignant de leur enfance et de leur jeunesse.

 

– Les filles de la Pocharde !

 

Trop jeune pour se rappeler ce drame, il le connaissait quand même pour l’avoir entendu raconter bien des fois.

 

Et au lieu de l’éloigner de Louise, cela l’en rapprocha davantage, au contraire. Au lieu de diminuer, dans sa nature très ardente et très passionnée, ce premier amour, cela ne fit que l’augmenter.

 

Sa mère le vit, le soir de sa découverte, préoccupé et distrait.

 

– Qu’est-ce que tu as, Urbain ? T’ennuierais-tu déjà auprès de nous ?

 

Il se contenta de l’embrasser pour toute réponse. Clotilde du Thiellay et le comte adoraient leur fils. Cet enfant avait été leur salut à tous les deux.

 

La comtesse Clotilde, en effet, douze ans auparavant, avait trahi la foi conjugale. Elle avait eu la faiblesse – la folie ! – de prendre pour amant le misérable Mathis. Le comte, après avoir châtié le coupable, avait pardonné…

 

Néanmoins, sans l’enfant, les époux se seraient séparés. Leur vie eût été brisée. L’enfant les avait réunis. Urbain leur était donc doublement cher, et leur amour pour lui avait, en outre de sa toute-puissance naturelle, quelque chose de superstitieux. Si gâté qu’il eût été, le jeune homme n’avait jamais abusé de cette tendresse profonde.

 

Le seul chagrin qu’il leur eût donné avait été lorsqu’il leur déclara qu’une vocation irrésistible, le poussait à être marin. Pourtant, ils avaient fini par consentir, heureux lorsque le jeune homme leur consacrait ses congés tout entiers, à Fénestrel.

 

Sa découverte faite, Urbain ne fut pas longtemps sans se présenter au Clos des Noyers.

 

Berthelin était absent.

 

Il se fit annoncer aux deux sœurs, et lorsque Louise eut entendu son nom, elle ne put retenir une exclamation de joie.

 

– C’est lui, Claire, c’est lui !… Je t’avais dit… Il devait venir dans ce pays, qui est le sien… dans ce joli château de Fénestrel qui appartient à son père… Tu vois qu’il se souvient…

 

Et, folle, elle embrassait sa sœur.

 

Claire, prudente, la considérait avec tristesse.

 

Louise se jetait éperdument, sans réfléchir, dans cet amour qui l’emportait. Qu’allait-il en résulter ? où cet amour la mènerait-il ? À beaucoup de tristesse ! à un grand désespoir !

 

– Louise ! J’ai peur… j’ai peur pour toi !…

 

– Et de quoi as-tu peur ?… Parle…

 

Mais Claire se tut. Peut-être qu’elle se trompait ! Peut-être que Louise ne pensait pas à cet amour ! Alors, il ne fallait pas qu’une imprudente parole éveillât la vie de son cœur !

 

Urbain était entré, Claire fut tout de suite rassurée. Ce visage respirait tant de franchise et de loyauté, qu’elle pensa : « Si vraiment il l’aime, Louise auprès de lui ne court aucun danger… »

 

Urbain ne resta pas longtemps ce jour-là.

 

Il n’eut pas besoin de dire combien il était heureux de retrouver Louise. Son bonheur éclatait dans ses yeux brillants, dans l’animation de son visage.

 

Il demanda la permission de revenir. Louise n’eut pas le courage de refuser, malgré le regard suppliant de Claire.

 

Et quelques jours après, il se représentait. Berthelin se trouvait là. Claire lui avait raconté la visite du jeune homme. Jean avait froncé le sourcil. « À quoi pouvait mener cet amour ? » pensait-il, lui aussi.

 

Ces deux enfants s’aimaient, s’aimaient déjà… Cela était possible… Louise était assez jolie pour inspirer une violente passion. Ensuite, que se passerait-il ?

 

Urbain pouvait-il songer au mariage ? Oui, s’il aimait. Mais jamais il n’obtiendrait le consentement du comte… jamais M. du Thiellay ne laisserait son fils donner son nom à l’une des filles de la Pocharde !

 

Dès lors, il fallait soigner le mal avant qu’il ne devînt plus grave.

 

Il trouva le moyen de rester seul, un jour, avec Urbain.

 

– Vous retournez à Fénestrel, monsieur du Thiellay ?

 

– Oui.

 

– Voulez-vous me permettre de vous accompagner un bout de chemin ?

 

– Certes.

 

Pendant quelques minutes, les deux hommes marchèrent côte à côte, silencieux. Urbain pensait à Louise. Quant à Berthelin, il ne savait trop comment engager une conversation aussi délicate.

 

Ce fut sa rude et bonne franchise qui le sauva :

 

– Je suis un peu le père de ces deux enfants, dit-il, et c’est à ce titre que je vous prie, monsieur du Thiellay, de me laisser vous parler comme je vais le faire.

 

Urbain, tout à Louise, s’attendait si peu à cette brusque attaque, qu’il ne trouva rien à répondre. Jean Berthelin poursuivit :

 

– Je n’ai aucun droit sur elles. Toutefois, je pense qu’elles ne feraient rien contre ma volonté. Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il serait bon de vous mettre en garde, monsieur du Thiellay, en vous demandant, comme un honnête homme peut le demander à un honnête homme : « Croyez-vous que vos visites fréquentes à ces jeunes filles soient prudentes et qu’il ne s’y trouve pas, pour vous, autant de danger que pour elles, ou que pour l’une d’elles ? »

 

Urbain avait compris. Il dit :

 

– Je vous remercie, monsieur Berthelin, de votre franchise, mais je puis y répondre de même. Le danger dont vous parlez n’est pas à redouter… Ce danger existait la première fois que je rencontrai Louise, à bord du bateau. Alors, on pouvait redouter ce qui, en effet, arriva. Aujourd’hui, il est trop tard. Si vous considérez comme un danger l’amour profond que j’éprouve pour elle, alors monsieur Berthelin, je suis bien malade, dit le jeune homme en souriant… Il est trop tard pour essayer de me sauver… Je l’aime de tout mon cœur…

 

– Oui, oui, j’avais bien deviné… Pourtant…

 

– Pourtant ?

 

– J’avais espéré que j’arriverais à temps.

 

Urbain secoua la tête. Et il dit simplement, gravement :

 

– Je l’aime !

 

Avec une sorte de colère, Berthelin reprit :

 

– Et à quoi peut vous mener cet amour, je vous le demande ?… Avez-vous pensé ? avez-vous réfléchi ?… Un mariage ?… C’est impossible… Alors, quoi ?… le déshonneur… la honte pour elle ? votre maîtresse ?…

 

Urbain posa doucement la main sur le bras de Jean Berthelin :

 

– Pourquoi l’insultez-vous de gaieté de cœur ?

 

– Je ne l’insulte pas. Ce que je veux, c’est vous faire entrevoir la vérité. Et la vérité, c’est ce que je viens de vous dire. Il est inadmissible que votre père et votre mère consentent à votre mariage avec Louise.

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Essayez. Interrogez votre père.

 

– Certes, je le ferai… Et pour votre tranquillité, je ne tarderai pas.

 

– Bien ! Et, en cas de refus, quelle sera votre conduite ?…

 

– Je ne me découragerai pas, et je les supplierai tant qu’ils finiront par céder.

 

Berthelin parut tout à coup s’abîmer dans de profondes pensées. Il se rappelait le drame d’autrefois, le mystère que le comte cachait avec tant de soin, non pas seulement le crime d’adultère qui devait, celui-là, rester éternellement ignoré, mais le crime de la nuit terrible, dans le fossé de la route royale, au prieuré de Relay…

 

Il réfléchissait.

 

« Si l’innocence de Charlotte était reconnue, proclamée, il n’y aurait plus d’obstacles entre ce jeune homme et cette jeune fille. Si la justice était égale pour tous, celle qui relèverait la tête serait la Pocharde, celui qui courberait le front, déshonoré par le crime d’un autre, serait le comte du Thiellay. »

 

Et Berthelin murmura :

 

– Qui sait ?

 

Pourtant, c’était l’inconnu, cela, l’incertain, presque l’irréalisable. Il fallait veiller tout d’abord au bonheur de ces deux enfants.

 

– En attendant que vous ayez vu votre père et que vous sachiez quelle est sa volonté, si vous aimez vraiment Louise, ou si vous ne voulez pas troubler le calme de sa vie, je crois qu’il serait prudent de ne plus la voir !

 

– Ne plus la voir ?

 

– Oui. Je vous demande votre parole, monsieur du Thiellay…

 

– Je refuse… Vous n’avez pas le droit de me la demander… Une seule personne a ce droit… Louise… Devant elle, je m’engagerai…

 

– Puisque vous le voulez, ce sera Louise elle-même qui l’exigera…

 

Lorsqu’ils se séparèrent, Berthelin remarqua que le jeune homme perdait contenance. Il était pâle. Ses lèvres tremblaient, ses yeux se mouillaient. Urbain rentra lentement à Fénestrel. Il aperçut son père et alla droit à lui.

 

– Mon père, dit-il, je voudrais causer avec vous.

 

Le comte fut frappé de la gravité avec laquelle Urbain venait de parler. Puis, lui prenant le bras, et l’entraînant dans une avenue bordée de chênes :

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– J’aime.

 

– Tant mieux, mon enfant… Est-ce cela que tu tremblais de me dire ? dit le comte en souriant. En tout cas, te voilà rassuré.

 

– Ce n’est pas cela seulement.

 

– Ah ! ah ! Eh bien ! je t’écoute… Aurais-tu fait quelque sottise ?

 

– Non… Je crains seulement que le nom de celle que j’aime ne vous agrée pas.

 

– Elle est pauvre ?

 

– Très pauvre…

 

– Tant mieux encore. Elle te devra la fortune. Tu seras riche pour deux… Quant à l’honorabilité, je n’en parle pas. Je sais bien que tu n’aurais pas choisi une jeune fille, dont l’alliance nous ferait rougir, ta mère et moi et couvrirait mon nom de honte et de ridicule.

 

Urbain tressaillit. Son cœur se gonfla. Le comte ajoutait :

 

– Dis-moi son nom.

 

– Louise… Louise Lamarche…

 

Thiellay ne se rappela pas tout de suite le drame de la Pocharde.

 

– Lamarche, c’est un nom comme un autre… Ce n’est pas ridicule… Et où se trouve-t-elle, cette jeune fille ? Où pourrais-je la voir ?

 

– Chez M. Jean Berthelin… au Clos des Noyers…

 

– Chez Berthelin !

 

Le comte parut brusquement inquiet et regarda son fils avec une sorte d’effarement. Le nom de Berthelin venait d’évoquer tout le passé et le comte connaissait, comme tout le monde, l’arrivée au Clos des Noyers de Claire et de Louise.

 

Son esprit s’éclairait soudain. Mais il ne voulait pas y croire : il s’y refusait.

 

– Je suppose, dit-il enfin, au bout d’un long, très long silence, qu’il ne s’agit pas de Louise Lamarche, l’une des filles de la Pocharde ?…

 

– Si, mon père, il s’agit d’elle !

 

Thiellay s’arrête. Il considère son fils avec effarement. Certainement l’idée lui vient que le jeune homme est fou. Urbain soutient son regard sans arrogance, mais avec fermeté.

 

– Tu ne plaisantes pas ?

 

– Non, mon père.

 

– Et en me parlant ainsi, tu possèdes toute ta raison ?

 

– J’ai longuement réfléchi avant de vous parler.

 

Nous avons dit que le comte adorait son fils. Tout autre, peut-être, se fût emporté devant une pareille confidence.

 

Lui fut douloureusement surpris et presque effrayé, car il connaissait la droiture d’esprit du jeune homme. Il se disait que ce n’était pas une parole en l’air que celle de cet aveu d’amour.

 

Ce ne fut donc pas un reproche qu’il lui adressa. Ce fut un mot de compassion.

 

– Mon pauvre enfant !

 

– Vous me plaignez, père ?

 

– Oui.

 

– Pourquoi, puisqu’il dépend de vous que je sois très heureux ?…

 

– As-tu pensé vraiment que je te permettrais…

 

– Oui, parce que vous ne voudriez pas me rendre très malheureux.

 

– Mon pauvre enfant ! mon pauvre enfant ! répéta le père tout attendri, n’y songe pas. C’est impossible… Jamais tu ne seras le mari de cette jeune fille, si modeste, si pure, si digne qu’elle soit de ton amour. Ta passion calmée, tu aurais le droit de venir me reprocher ma faiblesse et de me dire : « Père, c’était à toi d’empêcher cette folie… Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?… »

 

Une femme, enveloppée d’un long manteau, se dirigeait de leur côté. C’était Clotilde, la mère. En les apercevant, elle hâta le pas pour les rejoindre.

 

C’était toujours la jolie Clotilde d’autrefois, de tournure et d’allure ; la taille était aussi svelte et aussi élégante. Mais le visage avait bien changé. Il avait perdu, ce qu’il y avait jadis d’un peu léger, de frivole. Et cela avait fait place à une gravité triste. Jadis, son mari lui avait pardonné. Mais pouvait-il être pour elle, après la faute, même après le pardon, ce qu’il avait été autrefois ?… Pouvait-il oublier ?… Le remords d’avoir outragé cet homme restait en elle vivace. C’était vraiment le bonheur perdu, l’intimité d’autrefois impossible.

 

Elle s’approcha lentement du comte et de son fils.

 

Et avec un sourire :

 

– Quels airs mystérieux ! dit-elle ; que complotez-vous donc ?

 

Le comte prit la main du jeune homme et, la serrant avec tendresse :

 

– Veux-tu que nous interrogions ta mère ?

 

– Oui.

 

Comme pour chercher protection, Urbain alla prendre sa mère entre ses bras.

 

– Défends-moi, mère, défends-moi !

 

– Urbain vient de m’avouer qu’il est profondément amoureux. Cela est tout naturel. Mais il a choisi Louise, une des filles de Charlotte Lamarche…

 

– La Pocharde ! s’écria Clotilde.

 

Et enveloppant son fils d’une étreinte passionnée :

 

– Mon pauvre enfant ! C’est une folie ! N’y pense plus !

 

– Tu vois, dit le comte. Ta mère pense comme moi…

 

– Je vous en supplie, dit Urbain, dont la voix était tremblante, ne me condamnez pas ainsi, au premier aveu que je vous fais… Vous courez le risque de me désespérer… Je ne vous ai point habitués à agir avec légèreté. Alors, je voudrais qu’aujourd’hui encore vous vous disiez que c’est après de longues réflexions que je vous ai ouvert mon cœur.

 

– Nous en sommes persuadés, mon fils, dit le comte, et crois bien, à ton tour, que si nous t’enlevons toute espérance, ce n’est pas sans un très grand chagrin. Nous aurions été heureux de ton bonheur.

 

– Et vous, mère ?

 

– Moi, mon pauvre enfant, je te plains de tout mon cœur…

 

– Ce qui signifie qu’auprès de vous non plus, je ne trouverai pas l’appui dont j’ai besoin ?…

 

– Non, mon fils… je ne puis être avec toi contre ton père.

 

Il tenta cependant un dernier effort :

 

– Père, vous ne connaissez pas Louise… Vous ne l’avez jamais vue ?

 

– Jamais, en effet.

 

– Vous ne pouvez la condamner sans l’entendre.

 

– Tu me conseilles d’aller la voir ?… Parce que tu comptes que je me laisserai séduire par elle ?… par son chagrin ?… par ses larmes ?…

 

– Oui.

 

– Eh bien ! pour que tu n’aies pas de reproches à me faire, j’irai…

 

– Merci, père.

 

– Oui, j’irai, car j’ai l’assurance absolue que c’est moi qui lui ferai entendre raison, à cette jeune fille, si elle t’aime véritablement, et que lorsque tu la reverras, c’est elle-même qui te dira : « N’y pensons plus. Nous avons été fous. Ce que nous avions rêvé est impossible ! »

 

Urbain secoua la tête. Il eut un sourire confiant :

 

– Allez, père… et vous reviendrez conquis, car elle m’aime !

 

Le comte ne pouvait s’absenter ce jour-là. Il remit au lendemain sa visite.

 

Et le lendemain, à pied, il se dirigeait vers le Clos des Noyers.

 

Après avoir marché d’un pas rapide pendant une demi-heure en pleine solitude, le comte crut distinguer, sur le chemin qu’il suivait, un homme qui, lui aussi, marchait à grands pas.

 

Une allée dans les bois conduit de la route au Clos des Noyers. Mais rien n’indique que cette allée est celle de l’habitation, ni écriteau, ni barrière, ni grille, et la maison n’est pas visible de la route. L’inconnu sembla hésiter. Il s’arrêta, s’orienta.

 

– Ce doit être ici, murmura-t-il, mais je n’en suis pas sûr.

 

Tout à coup, il aperçut Thiellay qui se rapprochait. Il vint à lui pour lui demander le renseignement qu’il cherchait. Et, poliment, la main à son chapeau :

 

– Monsieur, s’il vous plaît, le Clos des Noyers ?…

 

Alors, chez chacun de ces deux hommes, en même temps, il y a un brusque geste de surprise, un recul involontaire.

 

L’inconnu, c’est le banquier Moëb…

 

Et Thiellay, frappé par le son de cette voix, le regarde avec une curiosité ardente, avec une émotion incompréhensible, pendant que Moëb, qui pendant un instant a perdu contenance, se remet, dans un suprême effort de son énergie, relève les yeux et paraît faire face au danger qui vient de surgir tout à coup.

 

On dirait que Thiellay veut mettre un nom sur cette figure criblée de petite vérole. On dirait que Thiellay veut cela, mais qu’il n’ose. Ce visage glabre et blême l’impressionne, le déroute.

 

– Vous demandez, monsieur ? dit-il.

 

– Le Clos des Noyers.

 

– En voici la route.

 

– Merci, monsieur.

 

Moëb salue derechef. Et Thiellay, interdit, le regarde disparaître dans le brouillard. Aussi longtemps qu’il le peut, il suit des yeux cet homme.

 

Il murmure : « C’est la même taille… ce sont les mêmes allures… Cette manière de porter la tête… Est-ce lui ?… Encore ?… Et revient-il ici pour un nouveau crime ? »

 

Il est songeur. Cette figure ravagée hante son esprit…

 

Ah ! s’il n’y avait pas eu la maladie qui avait déformé ces traits et qui, en quelque sorte, avait reformé à cet homme une personnalité nouvelle, il l’aurait reconnu !… Il aurait mis un nom sur cette tête ; il lui aurait crié : « C’est toi !… toi !… Léon du Thiellay, mon frère jumeau… toi le voleur et le faussaire dont j’ai secrètement sauvé l’honneur, il y a vingt ans !… Toi qui es revenu, il y a douze ans, et qui as récompensé ma pitié et ma dernière générosité en assassinant le docteur Renneville… Toi, infâme, que tout le monde croit mort… et qui, vraiment, est mort pour tout le monde, excepté hélas ! pour moi !… Est-ce toi, misérable, est-ce toi, encore, toujours ?… »

 

Moëb a disparu dans la brume et le comte du Thiellay regarde dans le chemin qui traverse le taillis, pour essayer de l’apercevoir une dernière fois. Et là, debout, il évoque, en quelques secondes, ce drame inconnu de la vie de celui qui avait été son frère… un frère jadis très aimé.

 

Depuis douze ans, il n’avait plus entendu parler de Léon. Et voilà que, tout à coup, ce fantôme reparaissait dans sa vie, ce cauchemar surgissait de nouveau. Et il se demandait, éperdu, plein d’angoisse : « Est-ce lui ? est-ce donc lui ? »

 

C’était la voix – la voix fraternelle – qui l’avait frappé au premier moment et lui avait fait regarder l’homme plus attentivement. Cette voix avait le timbre de celle de son frère.

 

Puis il réfléchit : « Il va au Clos des Noyers… Jean Berthelin le connaît donc ? »

 

Par lui, il obtiendrait peut-être quelques renseignements.

 

Alors, il prit, aussi, le chemin à travers les taillis.

 

Dix minutes après, il arrivait au Clos. Il entra chez Berthelin et demanda à parler aux jeunes filles. Ce fut Berthelin qui le reçut.

 

– Monsieur, dit-il à Thiellay, j’ai interrogé hier votre fils et je vois, par votre visite, que vous avez dû recevoir ses confidences.

 

– C’est vrai !

 

– Il est aisé de deviner ce qui vous amène chez moi. Vous désirez avoir avec Louise un entretien qui n’est pas destiné, assurément, à combler les vœux de cette pauvre enfant, pas plus que ceux de votre fils !…

 

– C’est encore vrai !

 

– Je le prévoyais et je reconnais même qu’il n’en pouvait être autrement. Je ne solliciterai de vous qu’une chose : épargnez-la, tâchez qu’elle n’en souffre pas trop… N’oubliez pas que cette enfant a beaucoup souffert déjà…

 

Et Berthelin ajoute :

 

– J’ai peut-être le droit de vous adresser cette prière.

 

Il faisait allusion à ce qui s’était passé entre eux, douze ans auparavant, lorsque Berthelin détenait, dans la lettre à lui confiée par Clotilde, le secret du meurtre de Renneville et, d’un mot jeté à la justice, pouvait déshonorer le nom de Thiellay.

 

– Je ne l’oublierai pas, monsieur Berthelin, dit le comte.

 

Puis, après une hésitation que Berthelin remarqua et qui lui parut singulière, Thiellay demanda tout à coup :

 

– Vous avez reçu tout à l’heure une visite ?…

 

– Non…

 

– J’ai rencontré, sur l’avenue qui conduit au Clos, un homme qui s’est informé auprès de moi s’il ne se trompait pas de route.

 

– Je n’ai vu personne.

 

– Cette visite était donc destinée à l’une des jeunes filles ?

 

– Je ne le pense pas. Je ne les ai pas quittées depuis ce matin et je puis vous affirmer qu’elles n’ont reçu personne.

 

– L’homme viendra plus tard, assurément.

 

Et passant la main sur son front :

 

– Si vous le connaissez, vous me direz ce qu’il est… promettez-le-moi.

 

– Je vous le promets.

 

Berthelin quitta le comte.

 

– Je vais vous envoyer Louise, dit-il.

 

Cinq minutes après, Louise se trouvait en présence de M. du Thiellay. Elle ne le connaissait pas. Elle ne se rappelait pas l’avoir vu, mais Berthelin, tout à l’heure, lorsqu’il l’avait avertie, lui avait dit en l’embrassant :

 

– C’est le père de ton Urbain, ma pauvre chérie… Du courage…

 

Elle était venue, déjà défaillante.

 

Comme elle était jolie, dans son trouble !… Le comte l’admirait, ému… Oui, il comprenait, en la regardant, que son fils avait dû se trouver faible devant elle.

 

Et le comte lui dit très doucement, en lui tendant les mains :

 

– Mon enfant, ne voyez en moi qu’un père.

 

Il la fit asseoir auprès de lui sur un canapé. Il lui prit les mains : ces mains tremblaient violemment.

 

– Remettez-vous, mon enfant, dit-il avec la même bonté.

 

Elle essaya de sourire, mais ce furent des larmes qui vinrent à ses yeux.

 

– Mon fils m’a dit combien il vous aimait… ce que vous aviez deviné bien certainement, et il m’a dit encore, sans pourtant qu’il en eût reçu l’aveu de vous-même, que vous l’aimiez également… Est-ce vrai ?

 

– Il a dit vrai, monsieur… je l’aime.

 

Elle ajouta, les yeux fermés, en extase :

 

– Je l’aime de toutes mes forces, pour toujours, pour toujours !…

 

– Eh bien ! voilà pourquoi je suis venu, mon enfant, car cet amour-là est un malheur pour vous deux, un grand malheur, et il ne faut plus que vous vous aimiez. Vous ne pouvez être la femme de mon fils.

 

– Je sais que je ne puis être sa femme. Mais ce n’est pas ma faute si je l’aime et l’aimerai toujours…

 

– On dit cela, vous êtes si jeune ! Puis, on oublie.

 

Elle releva sur lui ses grands yeux tristes et étrangement sérieux.

 

– Non, monsieur, on n’oublie pas.

 

Il fut impressionné et dit :

 

– Croyez que je vous plains de tout mon cœur. Je ne vous rends pas responsable du passé de votre mère, dont tout le poids retombe sur vous, mais la destinée vous condamne à supporter ce qui fut la faute d’une autre. Ce serait briser la vie, l’avenir de mon fils, que de lui faire partager ce terrible héritage. Il vous aime tant qu’il n’hésiterait pas, lui, je ne veux pas vous le cacher ; mais, nous autres, le père et la mère, nous devons raisonner et envisager plus froidement les élans du cœur, car nous avons la responsabilité de l’honneur de nos enfants.

 

Elle ne répondit rien. Elle savait bien qu’il avait raison.

 

– Je sais, mon enfant, que je vous parle un langage de convention, qui tombera sur votre amour péniblement… je vous en demande pardon… Je n’ai pas tout dit pourtant. Une rupture est nécessaire entre vous et mon fils… Il faut que vous ne vous voyiez plus… Et comme je ne crois pas que mon Urbain aura le courage de cette rupture, comme je suis persuadé, au contraire, qu’il enfreindra mes ordres, il faut que cette douloureuse résolution vienne de vous…

 

– Et moi, avez-vous jugé que j’aurais ce courage ?

 

– Oui, si vous aimez Urbain réellement, si vous ne l’aimez pas seulement pour vous, mais si vous l’aimez pour lui.

 

Louise pleurait doucement. Le comte n’osait plus lui parler, devant cette douleur si vraie. Au bout d’un long silence, elle parut se calmer :

 

– Que voulez-vous que je fasse ?

 

– Vous reverrez Urbain… Vous le reverrez une fois… une seule fois… Vous essayerez de lui faire entendre raison, et s’il ne se rend pas à tous vos arguments, vous lui direz que vous ne l’aimez plus…

 

Elle eut un geste de confiance et d’orgueil.

 

– Il ne me croira pas… pas plus que je ne le croirais moi-même s’il venait à me dire qu’il ne m’aime plus !

 

– Du moins, vous ferez cette tentative ?

 

– Je vous le promets.

 

Lorsque le comte sortit, il aperçut tout à coup, sortant du bois par une des avenues, l’homme rencontré tout à l’heure sur la route.

 

L’inconnu se dirigeait vers le Clos des Noyers. Il ne vit pas Thiellay, auprès duquel il passa, pourtant. Et Thiellay, pour la seconde fois, frappé par cette apparition, le regarda longuement et le vit disparaître chez Berthelin.

 

Les yeux du comte s’étaient troublés.

 

– Est-ce lui ? Est-ce lui ?

 

Au lieu de regagner Fénestrel, il resta aux environs du Clos des Noyers. Et il attendit…

 

II

LE BANQUIER MOËB


L’étranger ne resta pas longtemps au Clos des Noyers ; il en sortit un quart d’heure après. Il avait l’air très animé ; ses yeux brillaient étrangement, et lorsqu’il passa, sans l’apercevoir, devant Thiellay caché sous bois, il proférait des paroles où le comte crut deviner une sorte de colère et de désespoir.

 

– Non, non, je ne me tiens pas pour battu… Un jour ou l’autre… bientôt… je la veux… à moi, à moi… oui, à moi…

 

Il prit le chemin qui traversait les taillis et Thiellay le perdit de vue. Berthelin, au même moment, traversait la cour et se dirigeait vers la ferme. Thiellay sortit de sa cachette et le rejoignit.

 

Étonné de le revoir, alors qu’il l’avait quitté quelques minutes auparavant, Berthelin s’arrêta.

 

– Vous, monsieur ?… Qu’est-ce donc ?… Vous paraissez tout ému…

 

Et tout à coup, comprenant :

 

– Ah ! vous voulez savoir… l’homme de tout à l’heure, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Sur de faux renseignements, cet homme venait traiter avec moi la vente du Clos des Noyers. Je lui ai répondu que le Clos n’était pas à vendre. Il s’est confondu en excuses. Alors, il m’a interrogé, sous prétexte qu’il désirerait vivement s’établir dans notre pays, et m’a demandé si je connaissais une propriété à vendre… Je lui ai donné quelques indications, et il m’a quitté en me laissant son adresse…

 

– Son nom, son nom ?…

 

Berthelin montra au comte une carte, qui portait le nom de Moëb.

 

Ce nom ne lui disait, ne lui rappelait rien. Mais sa défiance était éveillée, des soupçons étaient nés dans son esprit.

 

Tout de suite, il résolut d’aller à Paris et de se livrer à une enquête sur le compte du banquier. Auparavant, toutefois, il voulait savoir à quoi s’en tenir sur le voyage de cet homme en Touraine. Moëb ne devait pas être loin encore. Hubert hâta le pas.

 

Bientôt, en effet, il le vit qui regagnait la route d’Azay et montait dans une voiture que le comte n’avait pas vue, la première fois, dans le brouillard. La voiture l’emporta rapidement vers Azay, mais Thiellay avait cru reconnaître le cocher, au service d’un hôtel du village. C’était donc dans cet hôtel que Moëb devait être descendu.

 

Le comte n’hésita pas et partit. Il avait une heure de trajet à pied.

 

Arrivé à Azay, puis à l’hôtel, il fit passer sa carte à Moëb.

 

Sur la carte, au-dessus de son nom, simplement il avait écrit : « Pour affaires. – Recommandé par M. Jean Berthelin. »

 

Moëb était rentré depuis une heure. Il s’était enfermé dans sa chambre. Telle était sa rêverie que lorsque le domestique frappa, il n’entendit pas ; au second coup, il tressaillit, se réveilla et cria :

 

– Entrez !

 

L’homme entra et remit la carte.

 

La main trembla un peu, lorsque Moëb lut le nom de Thiellay. Puis, il haussa les épaules et, se tournant vers le domestique qui attendait sur le seuil :

 

– C’est bien. Je recevrai M. du Thiellay. Priez-le de monter dans ma chambre.

 

Thiellay monta l’escalier derrière le domestique. Celui-ci ouvrit. Thiellay entra. Moëb se leva et fit deux pas vers lui en désignant une chaise.

 

– Monsieur, veuillez me dire ce qui me procure l’honneur…

 

La phrase était bien banale et pourtant elle fit frémir le comte. Le son de cette voix, pour la seconde fois, le frappait, rappelait tous les souvenirs d’enfance. Mais Moëb était très calme, sans aucune émotion.

 

La cruelle maladie avait rongé les cils, alourdi les paupières, modifié le regard. Moëb, s’il était vraiment Léon du Thiellay, le frère coupable, était devenu méconnaissable.

 

C’était donc une lutte où, dès la première rencontre, le comte du Thiellay avait nécessairement le dessous, puisqu’il n’agissait que sur un soupçon, tandis que Moëb, lui, partait en guerre avec une certitude, car il devait avoir reconnu son frère depuis longtemps.

 

Ils se considérèrent pendant quelques secondes, silencieusement. Thiellay s’était assis.

 

– Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de venir ainsi, sans être connu de vous, sans vous être présenté.

 

Moëb interrompit d’un air bonhomme :

 

– Je connaissais du moins votre nom. En me rendant au Clos des Noyers, j’ai aperçu, d’en bas, de la route qui borde l’Indre, les tourelles du château de Fénestrel.

 

Et après un silence :

 

– J’ai interrogé le cocher… c’est lui qui m’a renseigné… Le comte Hubert du Thiellay est très populaire dans ce pays.

 

Thiellay ne pouvait écouter cette voix sans un trouble profond.

 

– Monsieur, dit-il – car il fallait bien trouver un prétexte pour expliquer sa visite – j’ai entendu dire, par M. Berthelin, que j’ai vu justement quelques minutes après votre départ, que vous cherchiez une propriété dans notre pays… Il me serait possible de vous en offrir une qui vous plairait peut-être… Elle a été achetée par moi jadis et je l’ai jointe au domaine de Fénestrel ; mais je suis prêt à l’en distraire, et je n’attendais qu’une occasion pour cela…

 

– Où est-elle située ?

 

– Elle borde Fénestrel, sur la côte d’Artannes. J’ai acheté cette propriété autrefois, pour la somme nette de trois cent mille francs, au malheureux docteur Renneville, qui fut assassiné au prieuré de Relay le soir même du jour où je lui payai une partie de cette somme…

 

Moëb, sans un tressaillement, répliqua :

 

– Bien, monsieur… Je comptais partir ce soir pour Paris ; je retarderai mon départ. Si vous voulez me donner quelques explications complémentaires sur cette propriété, j’irai la visiter…

 

– Faisons mieux, monsieur…

 

– Tout à votre service…

 

– Faites-moi le plaisir de venir déjeuner à Fénestrel, demain, à onze heures. Nous visiterons ensemble la propriété… De cette manière-là, je pourrai répondre, au fur et à mesure, à vos questions et à vos objections…

 

Moëb s’était levé et, d’une contraction machinale, avait coupé en deux le cigare qu’il tenait entre ses dents.

 

Puis :

 

– J’accepte avec plaisir, monsieur.

 

La voix ne tremblait pas…

 

Si Moëb était véritablement Léon du Thiellay, est-ce qu’il n’aurait pas eu quelque émotion, même fugitive, à cette brusque proposition, si imprévue ?…

 

– À demain donc, monsieur, fit Thiellay.

 

Et, lorsque le comte sortit, l’éternelle question se posa plus insoluble toujours :

 

– Est-ce lui ? Est-ce lui ?

 

Quand il fut parti, Moëb se dirigea vers la fenêtre. Il en souleva légèrement le rideau, et il regarda le comte qui s’éloignait ; puis, quand Thiellay eut disparu au tournant de la rue, il laissa retomber le rideau et resta rêveur, le sourcil froncé, un air de cruauté répandu sur son visage lugubre.

 

– Irai-je demain à Fénestrel ?

 

Oui, il le fallait, car ne pas y aller, c’était s’avouer vaincu, c’était crier à Hubert du Thiellay : « J’ai peur ! » C’était reconnaître que Moëb et Léon du Thiellay, le banquier d’aujourd’hui et l’assassin d’autrefois, étaient le même homme…

 

Il releva la tête avec défi :

 

– Cela, jamais ! murmura-t-il.

 

Et le lendemain, une voiture de l’auberge l’emportait vers Fénestrel et le déposait devant le château.

 

Hubert le reçut. En attendant le déjeuner, il conduisit Moëb dans les alentours.

 

Rien n’avait changé là… Le comte s’était contenté de tout entretenir minutieusement. Les embellissements n’avaient pas modifié l’aspect général de Fénestrel… et celui-là qui avait vu le château et ses jardins, vingt années auparavant, devait les reconnaître bien vite.

 

Familièrement, Thiellay entraînait Moëb. Si cet homme était son frère… gentil enfant d’autrefois dont la jeunesse, au milieu de ces choses, avait été si enviée, si heureuse, est-ce qu’il ne se trahirait pas, à la fin, par quelque émotion, par quelque imprudence ?

 

Le comte l’espérait. Et il l’amenait partout où chaque détail, surgissant soudain, pouvait éveiller les souvenirs de l’enfance.

 

Mais Moëb avait poursuivi sa route, sans être en rien intéressé par tous ces souvenirs.

 

Ils remontèrent vers le château. Hubert le fit visiter en détail au banquier, en attendant le déjeuner. Nul autre mieux que le comte ne pouvait faire admirer les merveilles de ce joli chef-d’œuvre de la Renaissance.

 

Cependant, le banquier avait l’air fatigué. À plusieurs reprises, Hubert avait cru remarquer que sa respiration devenait haletante. Même, parfois, il ralentissait le pas et, furtivement, il essuyait son front. Cela frappa le comte. Moëb avait l’allure d’un homme robuste. Pourquoi cette fatigue ?

 

Au premier étage, brusquement, le comte venait d’ouvrir une porte.

 

– Jamais personne n’entre ici, dit-il, jamais…

 

– Alors, monsieur, dit Moëb, je ne veux en rien changer vos habitudes… Je ne me permettrais pas…

 

– Je ferai une exception pour vous… Entrez, je vous prie…

 

C’était une chambre sévère et élégante tout ensemble, meublée de meubles anciens, tous de la Renaissance et du plus rare travail. Au fond, un lit à colonnes. Aux murs, des tapisseries.

 

– C’est là que nous sommes nés, mon frère et moi… dit le comte. C’est là qu’est morte notre mère… C’est là aussi qu’est mort notre père…

 

Moëb essuya son front. Pourtant, il se raidit. Il parcourut la chambre lentement, d’un pas un peu lourd, se pencha vers quelques meubles comme pour les admirer de plus près. Puis ils ressortirent.

 

Le visage de Moëb était impénétrable.

 

À table, cependant, il ne fut pas complètement maître de l’effroyable émotion qui le torturait depuis son entrée dans Fénestrel. Il essaya vainement de manger. Sa gorge était contractée. À plusieurs reprises, lorsqu’il porta son verre à ses lèvres, sa main trembla si fort que le vin faillit se répandre.

 

Il tint bon, cependant, jusqu’au bout. Sa voix resta ferme ; son regard ne démentit jamais son assurance.

 

Et lorsque le comte, à la fin de l’après-midi, le quitta, la visite du domaine terminée, après avoir flotté vingt fois entre des certitudes diverses, il se demandait encore : « Est-ce lui ? »

 

Moëb rentra à l’auberge d’Azay. Et quand il fut seul, il murmura, en tombant demi-mort de fatigue :

 

– Une seconde journée comme celle-là, et je suis perdu !

 

Moëb, pourtant, ne quitta point Azay. Il voulait revoir Claire. Pour arriver jusqu’à elle, pour l’obtenir, déjà il y avait eu mort d’homme. Il n’avait pas hésité à recourir à sa force redoutable au pistolet et il avait écarté de son chemin Robert Aujoux qui le gênait. Il écarterait également les autres, s’il en surgissait de nouveaux.

 

Établi dans le pays et sans cesse à rôder dans tous les alentours, il ne devait pas tarder à se rencontrer avec Claire.

 

Et en effet, un soir, alors qu’elle regagnait le Clos des Noyers en toute hâte, il apparut tout à coup dans le chemin étroit qu’elle avait pris pour raccourcir sa route, entre les bois.

 

Elle le reconnut tout de suite, aux dernières lueurs du jour qui tombait, et, en le voyant, elle ne put retenir une exclamation d’épouvante.

 

Il se rapprocha vivement et, très bas, bien qu’ils fussent seuls :

 

– Moëb, qui ne vous a pas oubliée ; Moëb, qui ne vous oubliera jamais ; Moëb, qui vous aime !

 

Elle voulut s’enfuir. Il la retint, en lui saisissant le bras. Mais il ne la serra pas, il ne lui fit point violence.

 

– Ne partez pas, ne fuyez pas ; vous n’avez rien à redouter de moi…

 

Elle tremblait de toutes ses forces. S’il ne l’avait pas soutenue, elle serait tombée. Ses dents claquaient, et elle bégayait :

 

– J’ai horreur de vous, laissez-moi !… C’est vous qui m’avez poussée au mal… Si je me suis perdue, c’est votre faute…

 

Il répétait ardemment :

 

– Je t’aime !… je t’assure que je t’aime vraiment… Pourquoi ne reviendrais-tu pas, à Paris, où tu serais bien vite pareille à une souveraine, grâce à ta beauté, grâce à ma richesse ?

 

– Jamais ! Jamais !

 

– Ne m’aimeras-tu pas ?… n’auras-tu pas pitié de moi ?…

 

– J’ai horreur de vous !

 

Chose étrange, il était tout changé devant elle. Il se sentait timide, faible, et ne pensait même pas à répondre aux duretés que la jeune fille lui disait.

 

– Je ne me fâcherai pas, je ne veux pas me fâcher, je t’aime !…

 

Elle voulut s’en aller, par un mouvement brusque.

 

Il la retint.

 

– Pas encore ! Pas encore !

 

– Lâchez-moi !

 

– Non ! je voudrais te dire encore…

 

– Lâchez-moi, ou j’appelle…

 

– Je ne crains que toi au monde. Souviens-toi de Robert Aujoux ; tu sais bien que les hommes ne me font pas peur et que leur vie est peu de chose pour moi !

 

– Infâme… assassin !…

 

– Je serai tout cela, de nouveau, si tu m’y forces, pour que tu sois à moi !…

 

Elle eut un appel strident :

 

– À moi ! au secours ! au secours !

 

Cette résistance, cette horreur de la jeune fille enlevaient à Moëb tout son sang-froid. Tout à l’heure, timide et presque suppliant, il était à présent farouche. Ses yeux étranges, sans cils, brillaient comme deux trous au fond desquels un brasier eût été allumé.

 

– C’est toi qui me forces au crime ! murmura-t-il.

 

Il appuya rudement sa main sur les lèvres de Claire. Un dernier cri d’appel fut étouffé sous la brutale pression. Et il bégaya, éperdu de folie, ivre de passion :

 

– Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime !…

 

Elle s’évanouit et, échappant des bras du misérable, elle roula sur l’herbe. Il la contempla pendant une seconde :

 

– Ce n’est pas ainsi que je l’aurais voulue… Je l’aurais voulue consentante, venant de son plein gré… N’importe, elle est à moi…

 

Il se penche sur le visage pâli, pareil à celui d’une morte. Et ses lèvres vont s’appuyer sur ces lèvres entrouvertes qui ne se défendent plus, lorsque, soudain, le misérable tressaille de tout son corps. Deux mains l’ont saisi aux épaules, l’ont enlevé, repoussé avec tant de vigueur, qu’il va retomber à quelques pas de là, brusquement.

 

Il se relève et il se trouve debout, en face d’un homme qui le considère froidement, sans colère aucune, seulement avec un mépris profond.

 

– Vous êtes un misérable de vous attaquer ainsi à une jeune fille sans défense… Un misérable et un infâme…

 

Moëb s’était lancé vers Thiellay, qu’il venait de reconnaître. Il leva la main, dans un geste de férocité. Thiellay ne fit pas un mouvement.

 

– Frappe donc, frère… dit-il.

 

L’autre baissa la main, mais ses yeux rouges gardèrent la même expression sauvage. Et il dit d’une voix sourde :

 

– Qu’avez-vous dit, et comment m’appelez-vous ?

 

– Je vous appelle du nom qui est le vôtre… Léon du Thiellay… mon frère !

 

Moëb eut un ricanement et haussa les épaules.

 

– Vous êtes fou…

 

– Hélas !… je le voudrais lorsque me reviennent à l’esprit les souvenirs de toutes tes hontes et de tous tes crimes…

 

– Oui, oui, c’est un fou, murmura Moëb.

 

Thiellay l’entendit.

 

Moëb avait dit cela avec un calme si grand, une conviction si admirablement jouée, se parlant comme à lui-même, qu’un moment il en fut ébranlé. Ne se trompait-il pas ? Ne faisait-il pas fausse route ?

 

Cependant, Claire revenait à elle.

 

Le comte l’aida à se relever, tout effarée encore et le regard rempli d’épouvante à la vue de Moëb qui faisait un pas vers elle.

 

– Tranquillisez-vous, mademoiselle… vous n’avez plus rien à craindre…

 

– Et moi, fit Moëb, je lui dis au contraire : « Non, ne soyez pas tranquille, car je reviendrai, toujours, toujours… » Et malheur à elle, à tous ceux qui la protégeront, à tous ceux qui l’aimeront…

 

Thiellay laissa un moment la jeune fille.

 

Il vint à Moëb, tout près, si près qu’ils se touchaient. Et là, très bas, les yeux dans les yeux, il lui dit :

 

– Et toi, misérable, je saurai qui tu es…

 

– Encore ! c’est une manie !

 

– Je saurai qui tu es et si tu es mon frère.

 

– Et alors, si je suis votre frère ?

 

– Malheur à toi… car je te châtierai sans pitié !

 

Il revint à Claire, lui offrit son bras.

 

– Venez mon enfant ; je vous reconduirai jusqu’au Clos des Noyers.

 

Ils disparurent lentement sous les arbres.

 

Moëb ne s’opposa pas à leur départ. Il disait seulement :

 

– Quant à savoir qui je suis, et si je suis ton frère, jamais, mon pauvre Hubert, jamais tu ne le sauras !

 

En chemin, Thiellay disait à Claire :

 

– Où avez-vous connu cet homme ? Ne me cachez rien. Dites-moi tout…

 

Elle était encore si nerveuse, si tremblante, qu’elle n’eut pas le courage de lui cacher la vérité sur ce qui avait été son passé. Elle dit comment elle s’était enfuie de l’orphelinat, comment elle n’avait pas retrouvé sa sœur Louise, comment elle s’était trouvée livrée à Moëb, et comment elle lui avait échappé.

 

– Ainsi, ce misérable vous aime !…

 

– Oui, je le crois… Quel que soit son amour, et, bien que j’en rougisse, il m’aime… et il est capable de tous les crimes. Il reviendra… Il ne renoncera pas à me poursuivre, et je serai sa victime un jour ou l’autre.

 

Ils étaient arrivés au Clos des Noyers. Thiellay la laissa, mais en partant lui dit :

 

– Non, vous ne serez pas sa victime… je vous le jure !

 

Et il ajouta, sans vouloir s’expliquer davantage :

 

– Bien plus… c’est vous qui servirez à son châtiment !…

 

Thiellay reprit le chemin de Fénestrel.

 

Depuis qu’il avait reçu la confidence de son fils, le comte avait évité de rencontrer Urbain. Celui-ci semblait se détacher de tout ce qui se passait au château et même paraissait ne point se soucier de la démarche que son père avait faite auprès de Louise.

 

Le comte s’en inquiétait. Il connaissait trop le caractère profondément sérieux de son fils pour ne pas redouter, chez lui, quelque résolution arrêtée immuablement, et contre laquelle rien ne ferait…

 

La comtesse, elle-même, n’avait pas voulu aborder avec le jeune homme ce sujet d’entretien.

 

Ce fut le comte qui s’y décida. Il monta le soir même, en rentrant au château, chez son fils.

 

Urbain, en le voyant, se leva et alla respectueusement au-devant de lui. Et quelques mots rapides s’échangèrent.

 

– J’ai vu Louise, dit le comte en s’asseyant.

 

– Et Louise vous a dit qu’elle m’aimait…

 

– Cet enfant t’aime de tout son cœur.

 

– Et vous n’aurez pas pitié de son amour ?…

 

– Je lui ai demandé, à elle-même, si elle croyait vraiment, en toute conscience, qu’elle pût devenir ta femme.

 

– Et elle a répondu qu’elle ne le croyait pas…

 

– Certes.

 

– Et que jamais cette pensée n’était entrée dans son esprit…

 

– En effet.

 

– C’est à moi d’y penser pour elle.

 

– Mon fils, tu m’attristes beaucoup.

 

– Père, je ne veux pas vous faire de la peine. J’aime Louise. Elle sera ma femme. Je passerai par-dessus les préjugés du monde. Il est temps qu’elle soit heureuse.

 

– En dehors des préjugés du monde, que tu vaincras peut-être, tu trouveras quelque chose d’inébranlable dont tu n’auras jamais raison.

 

– Quoi donc ?

 

– La volonté de ton père !

 

Le jeune homme dit doucement :

 

– La volonté de mon père cédera devant les larmes de la jeune fille.

 

Le lendemain, Urbain revoyait Louise :

 

– Il faut nous séparer, nous séparer à jamais, dit-elle. Je veux obéir à votre père… je ne veux pas encourir son ressentiment…

 

– Louise, je vous en supplie…

 

– N’insistez pas. Mon cœur est brisé. Cette séparation me tue.

 

– Vous ne m’aimez pas…

 

Elle pencha sa tête pâlie et ne put répondre.

 

– Vous ne m’avez jamais aimé… Elle éclata en sanglots.

 

– Je vous aime, ami, et n’aimerai jamais que vous.

 

– Jurez-le-moi.

 

– Je vous le jure… Et vous le savez bien, hélas ! vous le savez bien…

 

– Alors, moi, Louise, je vous le dis : Ne perdez pas courage… ne perdez pas confiance… Gardez-moi votre amour… Quelque chose me dit que nous serons l’un à l’autre bientôt…

 

III

ENFIN !…


Le train qui venait de Tours s’arrêta à la gare de Druye à sept heures quarante minutes. Une seule voyageuse en descendit. Elle remit son billet au chef de gare et sortit.

 

C’était Charlotte Lamarche… Elle était vêtue de noir et son visage exprimait une profonde lassitude, une profonde tristesse.

 

Depuis sa sortie de prison, elle parcourait la France entière. Depuis des mois, elle cherchait ses enfants. Nulle part, elle n’avait retrouvé leurs traces. Et malade, désespérée, elle venait, auprès de Berthelin, se reposer et chercher un peu de courage, avant de repartir.

 

Elle ne lui avait pas donné de ses nouvelles. Elle avait erré à l’aventure, l’âme désespérée, perdant courage, si malheureuse que des idées de suicide lui étaient venues, comme autrefois, lorsqu’elle s’était sentie si malade, et lorsque les appels lamentables de ses filles l’avaient retenue, sur le bord même de la tombe.

 

Elle connaissait le chemin qui conduit de la gare de Druye au Clos des Noyers. Elle n’eut pas besoin de s’en informer.

 

C’était presque son calvaire qu’elle montait là. Tout ce qu’elle rencontrait, dans cette campagne, et malgré la nuit, elle se le rappelait. C’était là-bas qu’une nuit, sous cet arbre qu’elle apercevait, elle était venue tomber, dans une de ses étranges syncopes. C’était là que le bon Berthelin l’avait retrouvée, dans la matinée. Et c’était là aussi que Georges était revenu, trouvant mort l’enfant né du crime de Mathis, et que le docteur Renneville avait été assassiné.

 

Tous ses malheurs dataient de cette nuit-là. Mais de toutes les accusations élevées contre elle, et qui l’avaient rendue jadis un objet d’horreur, il ne restait que la condamnation qui l’avait frappée. Les autres s’étaient écroulées une à une. La dernière ne s’évanouirait-elle pas un jour, et ne lui rendrait-on pas l’honneur, maintenant qu’elle avait tant souffert ?

 

Elle reprit sa marche. Et au bout d’un quart d’heure apparaissait la maison.

 

Elle y fut bientôt.

 

Jean Berthelin n’était pas couché encore, car sur la façade, du côté de la ferme, des fenêtres étaient allumées.

 

Elle s’approcha le plus près qu’elle put.

 

Un chien de garde gronda. Elle s’arrêta, effrayée.

 

Alors, de l’habitation, un homme sortit, s’avança dans la cour. Il aperçut, dans la nuit, l’immobile fantôme de cette femme. Il vint, et sans la reconnaître tout d’abord :

 

– Que désirez-vous, madame, et qui cherchez-vous ?

 

Elle était dans l’ombre des bâtiments. Elle s’avança sous la clarté lunaire :

 

– Jean, tu m’as dit : « Ma maison sera la vôtre… Venez ! » Alors, comme je suis malheureuse, comme je suis désespérée, comme je n’ai pas retrouvé mes enfants, je suis venue…

 

– Charlotte… ! Enfin ! enfin !

 

Et il s’avança vivement, les bras tendus.

 

Elle s’appuyait sans force contre le mur d’une remise.

 

– Je suis heureuse de te revoir, Jean… Pourtant, j’ai des larmes en pensant à celles que j’ai perdues…

 

Celles qu’elle avait perdues ! Elles étaient là, tout près, dans leur chambre, et un cri, un appel de Berthelin aurait pu les faire apparaître. Mais le trop grand bonheur, trop brusque, est dangereux, parfois mortel, et un seul mot pouvait la tuer. Il fallait la préparer doucement. Il dit avec une fausse sévérité :

 

– Je vous reproche, Charlotte, de ne m’avoir pas écrit, parce qu’en cette occasion, j’aurais joint mes efforts aux vôtres pour retrouver vos enfants.

 

– Qu’aurais-tu pu faire, hélas ?

 

– Tout ce qui est humainement possible !

 

Elle fut frappée par le son de sa voix, qui déguisait mal le bonheur intense qu’il éprouvait à l’approche de la révélation qu’il allait faire.

 

– Jean, dit-elle, saurais-tu quelque chose ?

 

– Non, non… Rien.

 

– Ah ! fit-elle, angoissée, la tête retombant avec accablement, ah ! vois combien, malgré tout, je suis prompte à concevoir des espérances.

 

– Cependant, je ne voudrais pas que vous perdiez tout à fait l’espoir. Venez, Charlotte, ne restons pas ici… Rentrons.

 

Au salon, quand il fut en pleine lumière, Charlotte regarda Berthelin. Dans ce regard, une anxiété étrange.

 

Les yeux de Berthelin brillaient de bonheur.

 

– Comme tu as l’air heureux !

 

– C’est vrai… Puisque vous voilà, n’est-ce pas tout naturel ?

 

– Oui, oui…

 

Elle garda le silence ; puis tout à coup lui prit la main.

 

– Comme tu es agité, ému ! Comme ta main est fiévreuse ! Jean, tu me caches un secret…

 

– Je vous assure, Charlotte, que vous vous trompez, dit-il, effrayé de l’émotion où il la voyait, sur un simple soupçon.

 

– Si tu ne me disais pas la vérité, ce serait mal, ce serait mal…

 

Et Berthelin, lui, pensait au contraire : « Si je la lui disais, la vérité, si heureuse qu’elle soit, je la tuerais aussi sûrement qu’avec un coup de poignard en plein cœur… »

 

Il la fit asseoir. Il l’obligea, pour la calmer, à lui raconter tout ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue, tous ses efforts pour retrouver les enfants. Puis, la voyant fatiguée, penchant la tête, tout endormie.

 

– Charlotte, je vais vous conduire dans votre chambre…

 

Ils montèrent au premier étage. En traversant le couloir, on entendit le babil des deux sœurs, chez elles. Charlotte fut surprise.

 

– Qui est donc là ?

 

– Ah ! fit Berthelin d’un air détaché, ce sont mes deux nièces. Charlotte cherchait dans ses souvenirs.

 

– Tes deux nièces ? Il me semble, autant que je me rappelle, que tu n’avais plus aucune famille…

 

– Ah ! dame ! il vous en tombe quelquefois, de la famille, sans qu’on y pense !

 

Tout près de la porte, la Pocharde écoutait. Mais on n’entendait que le bruit des voix sans distinguer les paroles.

 

– Elles sont couchées ?

 

– Non… puisqu’elles sont ensemble… Chacune d’elles a sa chambre.

 

– Je voudrais bien les voir.

 

– Il sera temps demain.

 

– Pourquoi pas ce soir ? Pourquoi pas tout de suite ?

 

– C’est que ce sont de grandes demoiselles… déjà coquettes…

 

– Quel âge ?

 

– Dix-huit ans…

 

Charlotte tressaillit et murmura :

 

– C’est l’âge de mes filles.

 

Et plus haut :

 

– C’est drôle, Jean, tu ne m’avais jamais parlé de ces enfants… Il y eut un demi-sourire sur les lèvres de Berthelin.

 

– Jean !… Tu as un secret, te dis-je, tu as un secret !

 

– Alors, vous désirez les voir ?…

 

– Oui, oui…

 

– Bien… entrons là… c’est l’une de leurs chambres…

 

Ils pénétrèrent dans une petite pièce élégante, tendue de bleu, dont la fenêtre s’ouvrait sur les bois tout proches. La porte qui communiquait avec l’autre chambre était poussée seulement, mais non fermée. Ils pouvaient entendre aisément, cette fois. L’une des jeunes filles pleurait. On entendait sa voix entrecoupée par les larmes et parfois de longs silences succédaient à des paroles pressées. Berthelin fut surpris.

 

– Qu’est-ce donc ? Que se passe-t-il ?

 

Il prêta l’oreille. Les deux enfants se faisaient leurs confidences d’amour. Louise disait :

 

– Je l’aime, et pourtant jamais je ne serai à lui, son père me l’a dit. Hélas ! avait-il besoin de me le dire ?… et il m’aime !

 

Claire répondait :

 

– Du moins, toi, tu as toujours la fierté et la consolation de te dire que tu es digne de lui…

 

Et elle ajouta plus bas :

 

– Tandis que moi… j’aime… aussi, comme toi… et de toute la force de mon désespoir, et je ne suis pas digne de celui que j’aime !

 

C’était elle qui pleurait.

 

Louise trouvait des mots pour la consoler pourtant. Et la même espérance revenait, dans ces consolations…

 

– S’il t’aime, il te pardonnera… il oubliera.

 

– Hélas !

 

Tout à coup, Louise enlaça sa sœur :

 

– Sœur, la redis-tu quelquefois notre prière de jadis… celle à laquelle nous avions recours lorsque nous étions à l’orphelinat… ?

 

– Non.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je ne crois plus, je te l’ai dit, à rien, à rien, à rien ! Et puis, prier, à quoi bon ?

 

– Pour que nous retrouvions notre mère !

 

– Nous rendra-t-elle l’honneur ?… Effacera-t-elle la honte de notre passé ?

 

– Sœur, je t’en supplie, pourquoi me faire de la peine ?

 

Claire semblait fermée à toutes les supplications. Alors, Louise lui prit les mains.

 

– Viens, dit-elle, viens.

 

Elle l’entraîna vers l’autre chambre. Là se trouvaient Berthelin et Charlotte…

 

Charlotte, haletante, éperdue, comprenait déjà… Ses filles ! C’étaient ses filles ! Elle allait s’élancer vers elles…

 

Berthelin la retint.

 

– Pas encore ! Pas encore !

 

Et rapidement, il se cacha, avec elle, dans l’ombre de la porte à demi refermée sur eux.

 

Louise amenait Claire, qui marchait la tête toujours baissée, pâlie.

 

Quand Charlotte les vit, elle les reconnut, les deux gentilles fillettes qui s’étaient enfuies jadis de l’orphelinat et dont elle avait favorisé la fuite… Elle fut prise d’un frisson violent…

 

– Courage ! courage ! murmurait Berthelin. Défendez-vous contre le bonheur, maintenant.

 

Dans un angle de la chambre, accrochée au mur, était la gravure d’un journal illustré représentant la Pocharde, au moment de la condamnation. Devant le portrait de la pauvre femme, devant la pauvre martyre des hommes qui avait tant souffert, Louise amena sa sœur. Et là, elle s’agenouilla, comme on fait devant un crucifix.

 

– Fais comme moi, sœur. Redisons-la, veux-tu, la prière de maman ? Écoute… : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… »

 

– Oui, oui, attends… je vais tâcher…

 

Elle fit le signe de la croix et Louise l’imita. Puis toutes deux elles joignirent les mains. Et Claire répéta : « Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… que plus tard l’innocence de notre pauvre maman soit reconnue… »

 

Elle hésita ; Louise continua : « Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal, comme elle leur a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort… »

 

Claire allait reprendre et achever.

 

Mais elles se turent, interdites. Derrière elles, une voix très douce, très tremblante, disait : « Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi soit-il ! »

 

Les jeunes filles se relevèrent brusquement. Leurs mains s’étreignent avec un geste convulsif et elles se regardent avec des yeux qui se disent : « Que venons-nous d’entendre ? Est-ce que nous rêvons ? » Elles tournent la tête, indécises, n’osant pas comprendre.

 

Berthelin s’est effacé derrière Charlotte.

 

Les jeunes filles se trouvent en face de la pauvre femme, appuyée contre le mur, chancelante, défaillante, les yeux noyés de larmes, et qui, la tête baissée, leur tend les bras.

 

Alors, elles ont un cri, un grand cri où se résume toute leur vie, tout ce qu’elles ont souffert. Elles répondent à ces deux bras qui se tendent, elles répondent à ces lèvres lourdes de sanglots, elles répondent à ces yeux que les larmes aveuglent :

 

– C’est maman ! c’est maman !

 

Elles s’élancent vers Charlotte. Elles tombent contre la poitrine de la mère heureuse qui les étreint, qui les couvre de baisers convulsifs. Et au milieu des sanglots et des baisers, on n’entend que des mots entrecoupés, toujours les mêmes, qui peignent la joie, l’extase :

 

– Oh ! maman ! oh ! maman !

 

– Oh ! mes petites, mes chères petites !

 

Berthelin sort doucement. Il veut laisser à leurs tendresses, à leurs effusions, la mère et ses filles.

 

Et pendant une partie de la nuit, en effet, Charlotte reste auprès d’elles, oubliant tout au monde pour ne plus songer qu’à savourer l’infini bonheur de cet instant qui efface les tristesses du passé. Car il faut qu’elle sache ce qu’elles sont devenues.

 

Elle les interroge… Leur vie lui appartient… Et c’est à Louise, tout d’abord, qu’elle s’adresse. Suspendue aux lèvres de la jeune fille, elle l’écoute, haletante.

 

Louise dit comment elles avaient été séparées Claire et elle, sa longue maladie, puis son départ. Elle dit toutes ses angoisses lorsqu’elle comprit qu’elle ne retrouverait pas sa sœur et que sans doute elles allaient être perdues l’une pour l’autre, éternellement.

 

Elle raconta ses misères lorsqu’elle s’était vue, loin de France, abandonnée à elle-même, sans ressources.

 

Mais ce fut surtout sa détresse à Paris pendant ces deux ou trois jours de noire misère, qui arracha des larmes à Charlotte.

 

Elle s’arrêta brusquement dans son récit. Elle en était au moment où elle avait retrouvé Claire et elle n’osait aller plus loin, car il allait falloir raconter à la mère l’histoire de celle qui était déchue et causer une douleur cuisante à ce cœur déjà blessé si cruellement.

 

Charlotte, ne devinant pas, demandait en serrant contre elle bien fort les deux sœurs dans la même étreinte :

 

– Comment vous êtes-vous rencontrées ? Par quel hasard ? Quelle main, que je bénis, vous a ramenées l’une vers l’autre ?

 

Louise essaya de raconter :

 

– Un soir, j’errais sur la rive de la Seine ; des hommes, des misérables m’assaillirent… Je me débattais… j’appelais au secours… et déjà je me croyais perdue, quand ce fut Claire, Claire elle-même qui accourut. Elle me sauva… Et depuis ce jour-là, mère, nous ne nous sommes plus quittées…

 

Charlotte se tourna vers Claire :

 

– À toi, à ton tour, mon enfant… dis-moi tout… ne me cache rien…

 

Alors, Claire s’agenouilla, se laissa glisser aux pieds de Charlotte.

 

– Non, mère, je ne te cacherai rien…

 

– Pourquoi te mets-tu à mes genoux, ma fille ?

 

– Parce qu’il le faut, mère. Écoute le récit que je vais te faire… Ensuite, tu jugeras…

 

Plus navrant que celui de Louise fut ce récit.

 

Lorsque Charlotte, enfin, comprit la chute, elle laissa tomber sa tête entre ses mains et resta sans mouvement, sans un mot. Claire, en larmes, disait, toujours à genoux :

 

– Pardon, mère, pardon !

 

Et doucement Louise répétait, en essayant de dégager les mains de sa mère et d’apercevoir son visage :

 

– Pardonne-lui, mère, pardonne-lui !

 

Charlotte résistait, répétant :

 

– J’avais cru retrouver mes deux filles… Hélas, je n’ai retrouvé que Louise… l’autre est perdue… l’autre est perdue !…

 

Claire s’affaissa à demi évanouie.

 

Louise disait, à voix basse, effrayée : « Pardonne, mère, pardonne ! » Enfin, le cœur maternel s’attendrit. Charlotte s’avança vers Claire étendue.

 

Elle se pencha sur elle, l’embrassa au front d’un long baiser et dit :

 

– Relève-toi et appuie-toi sur ta mère, toujours…

 

Et les deux enfants l’étreignent de nouveau avec une joie folle.

 

Toutes trois restent encore longtemps ensemble. Elles se sont assises. La mère est entourée de ses filles ; leur tête s’appuie sur sa poitrine, mais la fatigue est venue. Peu à peu, les paroles deviennent plus rares, les idées moins lucides ; les yeux se voilent de sommeil, l’obscurité enveloppe leur cerveau.

 

Et tout à coup, toujours enlacées à leur mère, Claire et Louise se taisent. Elles se sont endormies, heureuses. Heureuses, enfin !

 

IV

CELUI QUI VENGE


Depuis le départ de Gauthier, depuis leur séparation, dans les conditions que nous vous avons racontées, la vie du docteur Marignan était bien changée ! Lentement, dans son cerveau se faisait toute une désorganisation, sous l’action impérieuse, incessante, troublante d’une idée fixe. Il se surprenait, tous les matins, lorsqu’il allait sortir pour faire ses courses, à s’arrêter devant la porte de la chambre qu’habitait Gauthier, ainsi qu’il faisait autrefois.

 

Souvent le docteur entrait dans cette chambre maintenant froide, restée telle que l’avait laissée Gauthier, et dont le désordre trahissait la précipitation du départ.

 

Les semaines s’écoulaient et il ne recevait aucune nouvelle de Gauthier.

 

Ils avaient eu à régler des affaires d’intérêt.

 

Gauthier en avait confié le soin à un notaire qui avait tous ses pouvoirs. Marignan chercha des prétextes, en dehors du règlement de leur fortune réciproque par les notaires, pour se mettre en correspondance avec Gauthier.

 

Les lettres du père furent renvoyées par le fils. Celui-ci ne les avait même pas ouvertes.

 

Marignan en conçut une violente irritation, à laquelle succéda un moment de douleur et d’accablement.

 

Cette tentative, il la répéta plusieurs fois. Ce fut vainement. Alors, il n’écrivit plus. Mais il sentit, à cette époque, s’affaiblir sa santé.

 

Il était riche, il n’avait plus besoin d’exercer ; il abandonna sa clientèle à ses confrères et ne s’occupa plus de médecine.

 

La vie oisive le rendit plus malade encore. Il perdit peu à peu le sommeil, ou, lorsque vint le sommeil, il fut plus fatigant que les veilles, tout peuplé de cauchemars et de visions funèbres. Dans ces cauchemars, desquels il se réveillait à demi fou, son fils, sans cesse, jouait le rôle de justicier.

 

La crainte de la folie lui rendit pour un certain temps un peu de calme. Les nuits devinrent meilleures, quoique toujours agitées, et il se reposa.

 

Mais la solitude des journées lui devint plus écrasante. Il avait beau sortir, se promener, chercher au-dehors des distractions, fréquenter le cercle, faire des visites mondaines, le même vide désespérant le suivait partout.

 

Sa maison, quand il y rentrait, lui semblait étrangement sonore… de cette sonorité qu’ont les endroits inhabités ou les ruines.

 

Il frissonnait, glacé, pris jusqu’aux moelles : « Je n’y résisterai pas… »

 

Il partit, résolu à chercher l’oubli dans les distractions forcées d’un voyage qui, dans ses prévisions, devait prendre une année tout entière. Trois jours après, dans un accès de fièvre, il était de retour.

 

Il s’était senti plus seul encore et plus abandonné dans la cohue des visages qu’il ne connaissait pas, au milieu des indifférents et des étrangers.

 

Un jour, il n’y tint plus, prit le train, se rendit à Paris. Il alla prendre une chambre dans un hôtel aux environs du Luxembourg.

 

Il n’eut pas le courage de se présenter chez son fils. Il alla le guetter.

 

Il l’aperçut enfin, et fut pris d’un tremblement violent. Ses jambes s’amollirent. Il fut sur le point de se trouver mal.

 

Quand il revint à lui, Gauthier avait disparu.

 

Le lendemain, il l’aperçut encore. Il eut une joie à le suivre, un bonheur douloureux, et pendant une demi-heure, de loin, ainsi, il ne le quitta pas.

 

Au bout de quelques jours, après s’être caché, il montra plus de courage. Au lieu d’attendre Gauthier et de le suivre, il s’arrangea pour le croiser, sur le même trottoir.

 

Cela eut lieu… Elle eut lieu, cette rencontre sur laquelle il comptait. Le regard des deux hommes se heurta pour ainsi dire. De ce choc, rien ne jaillit. À l’élan du vieillard qui se précipitait vers son fils, rien chez le fils ne répondit. Gauthier resta glacé. Son regard s’abaissa seulement. Ce fut tout.

 

Pendant les jours qui suivirent, Marignan eut beau le guetter, il ne le rencontra plus.

 

Il s’informa auprès du concierge. Celui-ci répondit que, depuis plusieurs jours, Gauthier n’était pas rentré.

 

Marignan patienta : « Il reviendra… Je le verrai… Je veux lui parler !… »

 

En effet, au bout de huit jours, pendant lesquels Gauthier avait espéré qu’il lasserait la patience de son père, le jeune homme revint occuper son appartement.

 

Une heure après, Marignan montait lourdement l’escalier. Son cœur battait à outrance. À chaque marche il était obligé de s’arrêter, la gorge contractée, et il appuyait les deux mains de toutes ses forces contre sa poitrine, comme s’il avait voulu comprimer et retenir là le dernier souffle de sa vie qui s’en échappait.

 

« Au quatrième, la porte en face », avait dit le concierge.

 

Il s’arrêta au quatrième, considérant avec une indicible terreur cette porte derrière laquelle était pour lui l’espérance suprême. Et il se mit à attendre là, sur le palier, qu’un peu de courage lui revînt.

 

Enfin, son doigt tremblant s’appuie sur le bouton électrique. De l’autre côté de la porte, le timbre répond, et cela sonne étrangement à ses oreilles. Puis des pas, un grincement de serrure, la porte s’ouvre. Un domestique paraît. Marignan le voit pour la première fois.

 

– Monsieur Gauthier Marignan ?

 

– Monsieur ne reçoit pas…

 

– Il me recevra peut-être lorsque vous lui aurez fait passer mon nom.

 

Et Marignan tendit sa carte. Le domestique ne la prit pas.

 

– J’ai l’ordre formel de ne recevoir personne.

 

– Même son père ?

 

Le domestique releva les yeux, surpris, embarrassé. Il n’avait pas d’ordre qui concernât Marignan, sans doute : il s’effaça. Marignan pénétra dans le vestibule… Le domestique sortit pour aller l’annoncer, puis revint presque aussitôt.

 

– Si monsieur veut me suivre.

 

Et il conduisit Marignan dans un petit cabinet de travail.

 

Gauthier, debout, appuyé contre la cheminée, pâle, les bras croisés, venait d’être averti et attendait son père.

 

Il dit froidement, ayant assez d’énergie et de puissance sur lui-même pour ne rien laisser paraître de la profonde émotion qui l’envahissait :

 

– Vous avez désiré me parler, monsieur ? Je vous écoute… Est-ce de la Pocharde que vous venez me parler ?

 

– Mon fils, je t’en supplie…

 

– Ce n’est pas d’elle ? Alors, qu’est-ce donc ?

 

– Mon fils, je me sens malade… je souffre.

 

– Vous n’avez qu’un moyen de recouvrer le calme de l’esprit… et, avec le calme de l’esprit, la santé de votre corps… Faites votre devoir… Je ne vous en dirai pas davantage… Je ne veux pas de nouveau essayer vis-à-vis de vous la persuasion qui n’a pas réussi autrefois… Je vous dirai seulement que votre œuvre de mal continue vis-à-vis de cette femme. Une faute engendre souvent une autre faute. Un crime fait naître parfois d’autres crimes.

 

– D’autres crimes !

 

– Vous n’ignorez pas que les filles de Charlotte Lamarche se sont enfuies de l’orphelinat, où elles se trouvaient trop malheureuses… Louise est restée la chaste, l’honnête enfant qu’elle était à l’orphelinat. Je n’en dirai pas autant de Claire.

 

Et Gauthier ajouta lentement :

 

– Un crime de plus, vous le voyez, père, dans votre vie…

 

– Tu les as donc retrouvées, toi, ces jeunes filles ?

 

– Oui !… Et ce n’est pas tout !…

 

– Quoi donc ? Quoi encore ? Quel nouveau malheur ?

 

– Plus grand peut-être que tous les autres…

 

– Parle ! Parle !

 

– Claire… celle qui est tombée… dont la chute est irréparable…

 

– Eh bien ! Eh bien ! pourquoi hésites-tu ?

 

– Je l’aime.

 

Alors, Marignan baissa la tête un peu plus.

 

Pendant quelques minutes de silence, il parut lutter contre lui-même, contre le remords, et Gauthier, qui ne le perdait pas de vue, espérait qu’il allait voir enfin son père s’attendrir, implorer son pardon, et promettre la réparation du passé pour celles qui avaient souffert à cause de lui.

 

Mais le jeune homme se trompait. Rien ne sortit de ces lèvres pâles, convulsivement serrées.

 

Et bientôt, sans ajouter un mot, il partit.

 

Le lendemain, il se retrouva, boulevard Saint-Michel, devant son fils, dont il avait guetté la sortie et qu’il avait suivi.

 

Gauthier ne parut point le reconnaître et passa, sans même hâter le pas.

 

Mais tout à coup, au moment où le jeune homme allait disparaître au tournant du boulevard Saint-Germain, il entendit un bruit de course derrière lui, des exclamations. Il tourna la tête. Des gens accouraient, qui essayaient de relever un vieillard gisant par terre. Ce vieillard était Marignan, évanoui…

 

Gauthier s’élance, écarte ceux qui sont là.

 

– Je suis médecin, dit-il.

 

Il fait transporter son père chez un pharmacien du boulevard et, là, il le soigne ; la syncope est longue ; enfin, Marignan revient à la vie.

 

Avant qu’il n’ait retrouvé sa connaissance complète, avant qu’il n’ait reconnu, dans celui qui vient de le soigner et de le sauver, son fils… au moment où ses yeux se rouvrent, Gauthier s’est éloigné discrètement. Et le docteur n’aperçoit autour de lui que des visages étrangers.

 

Le lendemain, il quitta Paris, et rentra à Tours.

 

Ce voyage de quelques jours, au milieu de si cruelles émotions, l’avait vieilli encore. Tous ceux qui le rencontrèrent en furent frappés.

 

Ses yeux brillaient d’une exaltation fiévreuse, et dans les rues de la ville, il se surprenait à parler tout haut, sans se préoccuper des passants qui se retournaient, en l’écoutant, et qui se mettaient à rire, devant son allure et ses paroles désordonnées :

 

– Tiens, le docteur Marignan qui déménage !

 

C’était vrai, selon la terrible expression populaire…

 

À Tours, les amis de Marignan étaient très inquiets. Sans connaître les raisons mystérieuses qui avaient amené la séparation du père et du fils, ils connaissaient cette séparation. Le sort du vieillard les effrayait, maintenant qu’ils le voyaient, livré à lui-même, prêt à toutes les excentricités.

 

Ses confrères l’avaient examiné sans qu’il s’en doutât. Il s’y fût opposé.

 

Après l’avoir surveillé pendant quelque temps, l’incertitude leur devint impossible. Marignan devenait fou. Alors, ils jugèrent de leur devoir d’avertir Gauthier.

 

En recevant cette lettre, le jeune homme eut une profonde émotion. « Le remords ? » murmura-t-il. Et, sans plus tarder, il partit.

 

Lorsque son père l’aperçut, entrant tout à coup dans le cabinet de travail où le vieillard somnolait, au fond d’un grand fauteuil, il se leva, blême. Il passa la main sur ses yeux. Puis quand il laissa retomber sa main, quand il rouvrit les yeux, il regarda longuement Gauthier.

 

– C’est toi ? c’est toi, mon fils ?

 

– Oui.

 

– Bien vrai ? Et tu ne t’en iras plus ?

 

– On m’a dit que vous étiez malade…

 

– Malade, oui, un peu… oh ! un peu, pas beaucoup.

 

– Et je suis venu pour vous soigner.

 

– Tu as bien fait…

 

Marignan garda le silence. Puis, tout à coup, souriant, l’air égaré, les yeux vagues :

 

– Tu sais quelle est ma maladie ?

 

– Pas encore, fit Gauthier en hésitant.

 

– La folie, mon fils… oui, figure-toi… je deviens fou !

 

Gauthier contemplait, avec une profonde douleur, cette figure ravagée. La mort avait mis là, victorieusement, sa première empreinte.

 

Tout au fond de lui-même, sans que rien en apparût sur ses traits, Gauthier souffrait terriblement du spectacle de cette décrépitude. Car, cela, c’était le châtiment, puisque c’était le remords. Et le châtiment, n’était-ce pas son œuvre à lui, Gauthier ?

 

Chose singulière, à partir du retour de son fils, Marignan parut recouvrer la santé. Il reprit les habitudes normales, l’existence régulière d’autrefois.

 

Que se passait-il ? L’épouvante lui redonnait de l’équilibre. Car la présence de son fils, chez lui, apparaissait comme la menace de toutes les heures, comme le fantôme éternel qui lui dirait : Tu n’as pas fait ton devoir…

 

Mais comme le temps passait, comme la santé du docteur paraissait presque complètement rétablie, Gauthier lui dit un matin :

 

– Père, vous n’avez plus besoin de moi…

 

– Est-ce que tu songerais à partir ?

 

– Oui, j’ai vu, du reste, que les craintes de vos amis étaient exagérées et que votre santé n’était pas en péril… Je pars rassuré…

 

– Ne peux-tu rester auprès de moi ?

 

– Ai-je besoin de me répéter ?

 

– Toujours cette marotte en tête : faire réhabiliter cette femme…

 

– Et lui rendre l’honneur, à elle et à ses filles… en lui rendant justice.

 

– Eh bien : tu ne l’obtiendras jamais de moi, entends-tu ? jamais ! jamais !

 

– Adieu, père !…

 

Et le soir même, Gauthier était de retour à Paris.

 

Toutefois, comme il s’attendait à une rechute, il avait donné des instructions au vieux valet de chambre de Marignan.

 

En même temps, il avait prévenu les médecins qui avaient examiné le vieillard, et il savait qu’en cas de danger on le préviendrait aussitôt.

 

Cette rechute, hélas ! il ne la prévoyait que trop. Et le vieux valet de chambre télégraphia à Gauthier : « Venez ! venez vite ! »

 

Gauthier arriva aussitôt par le train du soir. À dix heures et demie, il était chez son père.

 

Lorsque le domestique aperçut le jeune homme, il éclata en pleurs.

 

– Ah ! monsieur, monsieur, c’est ma faute.

 

– Que s’est-il passé ?

 

– Monsieur le docteur…

 

– Eh bien ! parlez… parlez… Mon père ?

 

– Parti, monsieur, encore parti !

 

– Comment cela ?

 

– Il a trompé ma surveillance… Dans la journée, j’eus besoin de m’absenter… M. Marignan dormait profondément, et son sommeil était si calme que je crus que je pouvais sortir sans inconvénient… Du reste, pour plus de sûreté, je recommandai à la cuisinière de venir, de temps en temps, jeter un coup d’œil dans la chambre de Monsieur…

 

– Et lorsque vous êtes revenu ?

 

– Il n’y avait plus personne.

 

– La cuisinière n’avait rien vu, rien remarqué ?

 

– Rien.

 

– Combien de temps êtes-vous resté hors de la maison ?

 

– Pas plus d’une demi-heure… Monsieur s’est réveillé, s’est habillé tout seul, sans rien dire, sans faire de bruit… et il est parti.

 

– L’a-t-on rencontré dans les rues ? Vous êtes-vous renseigné ?

 

– On l’avait vu se diriger vers la Loire…

 

– C’est sa promenade favorite…

 

– Il paraissait absolument calme… ne parlait pas tout haut, comme il a l’habitude depuis quelque temps, et ne faisait pas ses grands gestes… Enfin, il était vraiment comme tout le monde…

 

– Et sur le bord de la Loire ?…

 

– Plusieurs personnes l’avaient vu passer aussi !… J’ai couru dans la direction que l’on m’indiquait… Je n’ai pas pu le rejoindre… En revenant, les mêmes personnes m’ont appris que le docteur avait été aperçu rentrant à Tours, traversant le pont. Je suis accouru à la maison : il n’était pas revenu…

 

– Vous êtes-vous informé à la gare ?…

 

– Oui, après vous avoir télégraphié…

 

– Et là ?

 

– J’appris que le docteur était venu et avait pris le train…

 

– Pour quelle destination ?

 

– Azay-le-Rideau.

 

Gauthier tressaillit. Azay ! c’était à quelques kilomètres de là que s’élevait Maison-Bruyère, la maison de Charlotte.

 

Pour Gauthier, aucun doute. Il murmura : « Que va-t-il faire là-bas ? Qu’a-t-il besoin de revoir Maison-Bruyère ? » Il consulta sa montre. Il était onze heures. Il décida :

 

– Je vais partir à la recherche de mon père…

 

– Il n’y a plus de train, à cette heure-ci !

 

– Que m’importe : j’irai à bicyclette.

 

– J’accompagnerai Monsieur !

 

– Inutile…

 

Gauthier préférait être seul.

 

Quelques minutes après, la bicyclette étant en état, le jeune homme dévalait rapidement sur les pavés, par les rues de Tours, prenant la route de Joué.

 

Il connaissait bien cette route, ayant fait souvent le chemin en partie de plaisir. Il l’avait fait aussi ce chemin, la nuit où il avait voulu visiter la maison de Charlotte et les fours à plâtre du père Langeraume. Et c’était là, de nouveau, qu’il se rendait.

 

Gauthier agitait bien des pensées, en roulant vers les jolis coteaux qui bordent l’Indre.

 

Il mit une heure et demie pour faire le trajet.

 

En quittant la route, au moment de prendre le chemin mal entretenu et plein d’ornières qui conduit à la petite maison de Charlotte, sa bicyclette lui devenant inutile et même encombrante, il la cacha dans un taillis voisin.

 

Il se dirigea vers Maison-Bruyère.

 

À l’instant même où il y arrivait, il entendit un bruit de pas. Un homme marchait derrière lui et faisait craquer les branches mortes.

 

Il se retourna. Un arbre le cachait, un noyer au tronc énorme. L’homme passa près de lui sans le voir. C’était son père !

 

Gauthier allait s’élancer vers le vieillard, l’arrêter, lorsqu’il le vit se mettant à courir comme s’il avait été poursuivi, pénétrer brusquement dans Maison-Bruyère, dont il ouvrit la porte avec une clef.

 

Ce simple détail, si vulgaire en apparence, cloua Gauthier pour ainsi dire, sans lui permettre de faire un mouvement.

 

C’est que, soudainement, ses souvenirs affluaient. La maison et les fours de Langeraume, il se le rappelait, avaient été vendus quelque temps après l’affaire de la Pocharde, achetés par un inconnu dont Gauthier avait jadis essayé de connaître le nom sans y réussir. Personne n’avait pu le renseigner.

 

Serait-ce donc Marignan, cet acheteur mystérieux ? Et que venait-il faire là ?

 

Gauthier attendit. Un quart d’heure se passa. Marignan reparut, referma la porte, et, à grands pas, reprit le chemin crevé d’ornières qui aboutissait à la route d’en bas.

 

Alors, timidement, Gauthier dit :

 

– Mon père !

 

Marignan s’arrêta, comme foudroyé.

 

– Père ! Père !

 

Alors, Marignan eut un cri étranglé, un effroyable cri d’épouvante :

 

– Gauthier !

 

Il chancela ; on eût dit qu’il venait d’être frappé d’une mortelle blessure.

 

Son fils voulut le retenir, le prendre dans ses bras.

 

Marignan se redressa, se maintint debout, le repoussa. Il tourna les yeux vers Maison-Bruyère avec une sorte d’horreur, et, brusquement, saisissant le bras de Gauthier, il l’entraîna en courant, avec une force étrange, irrésistible :

 

– Viens ! viens ! Ne restons pas ici !…

 

Marignan était dans une agitation extraordinaire.

 

En toute autre occasion, Gauthier se fût inquiété, étonné, eût voulu peut-être se rendre compte. Mais, ce jour-là, il se laissa entraîner passivement.

 

Marignan l’obligeait à courir. Et il répétait le même mot, dans une angoisse visible :

 

– Viens ! Viens !…

 

Gauthier voulut lui demander quelques explications. Mais à chaque tentative pour l’interroger, le vieillard répondait :

 

– Viens ! Viens !…

 

Ils arrivèrent au bois où Gauthier avait laissé sa bicyclette.

 

Il l’expliqua à son père.

 

Le vieillard l’entraîna plus fort, plus rapidement :

 

– Viens !… Viens !… demain tu la retrouveras…

 

De là, s’il n’avait pas fait nuit, on aurait pu apercevoir Maison-Bruyère, tandis que, quelques pas plus loin, grâce à l’épaisseur du bois, la maison allait disparaître.

 

Gauthier s’était arrêté, malgré les efforts de son père.

 

Soudain, il leva la tête vers le ciel. Une lueur l’avait frappé, quelque chose comme un éclair qui eût sillonné la voûte céleste.

 

D’une voix sourde, les deux mains accrochées à son fils, Marignan râlait :

 

– Viens ! mais viens donc ! Pourquoi restes-tu là ?…

 

– Et vous, père, pourquoi voulez-vous m’emmener ?

 

La même lueur parut une seconde fois.

 

Gauthier se retourna. Et il eut un cri d’horreur, les deux bras tendus vers quelque chose qui flambait là-haut sur le coteau. Maison-Bruyère en flammes !

 

Au bord du bois, sur l’herbe humide, Marignan venait de s’écrouler, avec des gémissements. Une sorte de râle s’échappait de sa poitrine convulsée.

 

– C’est vous qui avez mis le feu à Maison-Bruyère ?…

 

– C’est moi !…

 

Gauthier fut quelque temps sans parler. Puis, se remettant, à voix basse, bien que la solitude fût complète autour d’eux :

 

– Dans quel but ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Moi, je vais vous le dire… Cette maison était le témoin de votre crime passé…

 

– Peut-être…

 

– Et en elle, on pouvait, en rallumant les fours à plâtre de Langeraume, prouver l’innocence de Charlotte Lamarche.

 

– Peut-être, oui, peut-être…

 

– Et vous n’avez pas voulu qu’on découvrît cette preuve… C’est bien cela, n’est-ce pas ?

 

– Je ne l’ai pas voulu, en effet.

 

– Il y avait autre chose…

 

– Je ne sais pas, mon fils, gémissait le vieillard, je ne sais pas.

 

– Il y a le remords… Vous vous êtes dit que le remords et le souvenir disparaîtraient sans doute avec cette maison dès qu’il ne resterait plus de celle-ci que des ruines…

 

– Oui, j’ai pensé cela…

 

– Ah ! malheureux ! malheureux !

 

Les flammes montaient dans le ciel. De Pont-de-Ruan, de Saché, d’Artannes, on allait bientôt apercevoir l’incendie ; les paysans allaient accourir.

 

Ce fut Gauthier qui, cette fois, entraîna Marignan.

 

En effet, déjà, de la route, montaient des rumeurs confuses.

 

Les deux hommes se jetèrent dans le bois. Le vieillard se traînait avec peine. À chaque pas, il s’arrêtait, chancelant. Gauthier le prenait par le bras et l’empêchait de tomber.

 

Ils gagnèrent à pied la gare de Druye. Là, ils attendirent le premier train de nuit montant vers Tours. Pas un mot entre eux durant cette longue attente dans la petite salle de la gare, à peine éclairée.

 

Deux paysans vinrent prendre le train, demandèrent leurs billets. En passant devant Marignan et Gauthier, l’un d’eux dit :

 

– On a incendié Maison-Bruyère. Je passais par là. J’ai vu le feu.

 

– La maison est donc habitée, maintenant ?

 

– Non.

 

– Alors, on a mis le feu exprès.

 

– C’est probable.

 

– Des chemineaux ?

 

– On ne sait pas encore… Mais on a fait, pas loin de la maison, une découverte curieuse, qui pourrait bien mettre sur la piste…

 

– Quoi donc ?

 

– Une bicyclette abandonnée dans un bois…

 

– Tiens, tiens, c’est curieux, en effet.

 

Marignan avait entendu, mais sans bien saisir, sans comprendre.

 

Quant à Gauthier, il sentit tout à coup son front se mouiller. Cette bicyclette était la sienne. Peut-être allait-on lui demander des renseignements ? Que dirait-il ? Comment expliquerait-il sa présence, à pareille heure, dans ces parages ? Et s’il parlait de son père, s’il disait qu’il était parti à la recherche du vieillard, n’allait-on pas, dès lors, soupçonner Marignan ?

 

Le train arriva. Marignan, aidé par Gauthier, monta dans un compartiment. Et là, quand ils furent seuls :

 

– Père, vous avez entendu ?

 

– Quoi ?

 

– Ce que disaient ces hommes ?

 

– Je ne sais pas, mon fils. Que disaient-ils ?

 

– Ils disaient que l’incendie a été mis par une main criminelle…

 

– Eh bien ! Dans quel but ?

 

– Ils l’ignorent, mais les soupçons ne s’égarent plus… se fixent autour d’un détail livré par le hasard…

 

Marignan releva lentement la tête. Il commençait à comprendre.

 

– Qui accuse-t-on ?

 

– Aujourd’hui encore, personne.

 

– Aujourd’hui… mais demain ?…

 

– Moi !

 

– Toi ! toi !

 

Gauthier expliqua ce qu’il avait entendu de la bouche des paysans. Marignan restait éperdu. Il murmurait : « Est-ce possible ? Est-ce possible ? »

 

– Père, la mesure est comble, vous le voyez.

 

– Ne m’accable pas.

 

– Je ne vous fais pas de reproches. Et en ce qui me concerne, si la perte de mon honneur et de ma vie pouvait vous sauver, je n’hésiterais pas. Mais ma vie et mon honneur perdu n’effaceraient pas la faute de votre passé… et il y aurait toujours une femme et deux jeunes filles qui pleureraient à cause de vous…

 

Le train allait s’arrêter en gare de Tours.

 

– Voici donc, père, quelle va être ma volonté… Vous ferez votre devoir… et tout ce qui dépendra de vous, vous l’accomplirez pour réhabiliter Charlotte Lamarche.

 

Gauthier ajouta :

 

– Je vous donne trois jours pour faire votre devoir…

 

– Et si je refuse ?…

 

– Vous ne refuserez pas, mon père…

 

Marignan répéta, sombre :

 

– Et si je refuse ?

 

– Je me tue !

 

V

« LIS ! JE LE VEUX ! »


« Trois jours pour réhabiliter Charlotte ! se disait Marignan. Et si je refuse, il se tuera ! Oui, oui, il se tuera ! »

 

Ce fut la phrase qui lui revint, à toutes les minutes de la première nuit, lorsqu’il se retrouva seul.

 

Son fils le lui avait dit : la mesure était comble… le dénouement approchait.

 

Le matin, quand il sortit de sa chambre, brisé par une nuit sans sommeil, il s’informa auprès du domestique de ce que faisait Gauthier. Le jeune homme était sorti sans dire où il se rendait.

 

Marignan l’attendit. Il n’avait aucun projet. Il essayait de penser, de réfléchir et n’y parvenait pas. Des bourdonnements confus lui emplissaient le cerveau.

 

Vers midi on lui remit une lettre de Gauthier :

 

« Vous ne me reverrez que dans trois jours, si vous avez fait votre devoir… et comme il est bon que vous sachiez où je suis, j’ai été demander l’hospitalité à Jean Berthelin, au Clos des Noyers… Là, j’ai trouvé Charlotte Lamarche, heureuse, complètement heureuse, puisqu’elle a auprès d’elle ses deux enfants retrouvées… C’est là, père, au Clos des Noyers, que je vais attendre – trois jours, pas plus – votre justice, et peut-être l’arrêt de ma mort. »

 

En, lisant cette lettre, le malheureux répétait : « Oui, oui, il se tuera !… Et c’est moi qui serai son meurtrier ! »

 

Et il eut, pendant quelques instants, un accès de folie furieuse, brisant tout autour de lui, sans que le valet de chambre, accouru au bruit, eût la force de l’en empêcher.

 

Puis, quand il n’y eut plus rien à briser, il tomba dans un abattement presque pareil à la mort.

 

Et le soir, cet accès de fièvre se termina par une crise de sanglots au milieu desquels Antoine entendait revenir sans cesse ces mots, les seuls, toujours les mêmes : « Il se tuera ! Il se tuera ! »

 

La nuit pourtant fut très calme. Il réussit à dormir un peu.

 

Et le lendemain, il se leva, très pâle, les yeux troubles, mais pourtant tranquille, possédant toute sa présence d’esprit.

 

Une lettre du Parquet à l’adresse de Gauthier arriva dans la journée. Marignan la fit renvoyer au Clos des Noyers. C’était une convocation du juge. Gauthier s’y rendit.

 

Le juge d’instruction était toujours M. Barillier, qui avait été chargé, autrefois, de l’affaire de la Pocharde. Il se leva en tendant la main à Gauthier.

 

– Ma lettre a dû vous étonner, mon cher ami ? dit-il au jeune homme.

 

– Mon Dieu, monsieur Barillier, vous avouerai-je que je l’attendais presque ?

 

– Alors, cela simplifie beaucoup la question que je voulais vous poser. Est-ce qu’on vous a volé votre bicyclette ?

 

– Non.

 

– Alors, c’était vous qui étiez avant-hier, dans la nuit, à Maison-Bruyère ?

 

– C’était moi, en effet.

 

– On attribue à la malveillance l’incendie de l’ancienne maison de la Pocharde… Pouvez-vous, là-dessus, nous donner quelques renseignements ?

 

– Aucun.

 

– Des paysans ont rencontré votre père qui rôdait, dans la soirée, aux alentours de la maison.

 

– Cela est possible… C’est là, en effet, que je l’ai retrouvé !…

 

– Vous étiez donc sûr de le rencontrer là ?…

 

Gauthier sentit le danger.

 

M. Barillier, en effet, ne pouvait soupçonner le drame qui se passait entre le père et le fils et dont l’affaire de la Pocharde était l’objet. Mais il connaissait l’égarement d’esprit du docteur. Et s’il soupçonnait celui-ci d’être l’auteur de l’incendie, il attribuerait le crime non à la malveillance, mais à un accès de folie.

 

– Vous pouvez vous confier à moi… Je suis votre ami et l’ami de votre père. Vous avez dû être bien troublé, puisque, après la rencontre du docteur, vous n’avez même pas songé à reprendre votre bicyclette cachée dans un taillis.

 

– Mon père est très malade, vous ne l’ignorez pas… Une catastrophe nous menace… En le retrouvant, je n’ai plus songé qu’à lui… C’est bien simple…

 

– Oui, oui, fit le magistrat, songeur… c’est bien simple…

 

Et après un silence, il demanda :

 

– Puisque votre père est si malade, puisqu’une catastrophe, selon vous, est imminente, comment se fait-il aussi que, après la nuit que vous veniez de passer à le chercher en pleine campagne, au lieu de vous établir auprès de lui, vous n’avez rien eu de plus pressé que de l’abandonner le lendemain même pour aller demander refuge… chez Charlotte Lamarche ?

 

Gauthier, troublé, dit très bas :

 

– Monsieur Barillier, vous touchez à l’intimité de mon cœur… Permettez-moi de ne pas répondre à votre question…

 

– Soit… aussi bien, ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir… Il se peut que le docteur Marignan, dans un accès de folie, sous l’obsession de certains souvenirs – qui peut raisonner les actes d’un fou ? – ait mis le feu à Maison-Bruyère… Je tenais à vous mettre en garde contre un état qui peut devenir dangereux… Et je vous demande s’il ne serait pas prudent pour vous, pour le docteur lui-même, pour tout le monde, de l’envoyer dans une maison où il serait plus étroitement surveillé ?…

 

– Peut-être.

 

– Votre réponse, Gauthier ?

 

– Laissez-moi deux jours encore pour vous la faire connaître.

 

– Bien volontiers.

 

Le juge se leva. Gauthier prit congé. Au moment où, ouvrant la porte, il allait disparaître, le juge le saisit par le bras :

 

– Encore un mot, Gauthier…

 

– Parlez…

 

– Il est connu de tous – et moi, qui suis l’ami de votre famille, je l’ai appris dès le premier jour – qu’il s’est élevé une grave querelle entre vous et votre père…

 

– C’est une erreur.

 

– C’est la vérité, Gauthier… Inutile de vouloir me donner le change… Lorsque cette querelle a éclaté, je me rappelle que vous êtes venu me trouver ici, au palais de justice, aussi troublé, mon cher Gauthier, que vous l’êtes en ce moment… vous aviez à me révéler quelque chose de très grave… Puis vous êtes parti sans rien me dire… Est-ce que vous vous en souvenez ?

 

– Je m’en souviens…

 

– Et vous rappelez-vous également ce que je vous dis ?

 

– Oui, vous me dites : « Confiez-moi ce qui vous tient au cœur. Je suis votre grand ami… et le vieil ami de votre père… »

 

– C’est cela, mais vous avez gardé le silence… et lorsque nous nous sommes séparés, j’ai ajouté, en voyant votre hésitation : « Comptez sur moi, toujours, si vous avez besoin de mes conseils et de mon expérience… »

 

Et lui serrant la main de nouveau :

 

– Je ne puis que vous répéter la même phrase… Comptez sur moi… ayez confiance en moi… ouvrez-moi votre cœur !…

 

Des larmes vinrent aux yeux de Gauthier. Il appuya un moment sa tête sur l’épaule du magistrat.

 

– Vous souffrez, mon pauvre enfant ?

 

– Beaucoup, beaucoup…

 

– Alors, confiez-moi votre peine.

 

– Bientôt, oui, bientôt, peut-être…

 

Et il ne put en dire davantage. Il s’enfuit pour cacher son trouble, pour ne point être faible.

 

Le juge murmura : « Quel secret, quel mystère cache-t-il donc depuis si longtemps ? »

 

Il allait bientôt le savoir…

 

Gauthier s’en revint au Clos des Noyers. C’était là, entre Charlotte et ses filles, auprès du bon Berthelin, qu’il voulait attendre la décision suprême de son père…

 

Entre lui et Claire, il ne fut pas dit un mot de leurs amours. Mais ils n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre, et leurs yeux qui se cherchaient et se rencontraient disaient assez toutes les tendresses et aussi tous les désespoirs de ces deux cœurs.

 

« Ce n’était pas possible, cet amour-là… plus possible depuis la faute ! » Voilà ce que disaient les yeux de la pauvre Claire.

 

Et Gauthier, qui entrevoyait la mort prochaine, disait également : « Notre amour n’est pas possible… »

 

Ni Berthelin, ni Charlotte ne soupçonnaient ce secret.

 

Et les deux sœurs avaient ainsi, chacune dans le cœur de l’autre, des confidences à se faire.

 

Louise ne revoyait plus Urbain. Celui-ci ne voulait pas se mettre en révolte ouverte contre son père. Mais les deux jeunes gens s’écrivaient. Il était convenu qu’ils mettraient leurs lettres dans le creux d’un vieux chêne tout bossué, tout mal bâti, qui se trouvait à mi-chemin entre le Clos des Noyers et la route.

 

Trois fois par semaine, il s’y trouvait une lettre d’Urbain. Trois fois par semaine, Louise y glissait, en se haussant, un billet.

 

Mais il y a un bon Dieu pour les amoureux. Il arrivait souvent que, à la même heure, à la même minute, la main de Louise et la main d’Urbain se rencontraient dans le creux du vieux chêne, au moment où elles y déposaient les lettres pleines de tendresses et pleines de rêves.

 

Alors, les jeunes gens restaient quelques instants l’un auprès de l’autre. Ils se redisaient, les yeux dans les yeux, et souffle contre souffle, ce que contenaient leurs lettres.

 

Ils se séparaient, alanguis.

 

Et Louise remontait au Clos des Noyers, un peu réconfortée.

 

Gauthier comptait les heures. Car, déjà, les deux premiers jours s’étaient écoulés ; Marignan n’avait point paru, et le dernier jour venait de se lever.

 

« Ce soir, ce sera fini !… » Ce fut sa réflexion, triste et désabusée, lorsqu’il ouvrit sa fenêtre le matin et lorsqu’il admira le joli paysage automnal qui s’étalait sous ses yeux.

 

Tous les arbres étaient en or, de toutes les nuances de l’or ; les peupliers étaient couverts d’or pâle, les chênes d’or roux, les noyers d’or rouge, les hêtres d’or jaune, et dans les bois, par-ci, par-là, les alisiers jetaient une tache sanglante, pourpre, inattendue. Les prés étaient saupoudrés de gelée blanche, mais le soleil montait et déjà ce sucre de givre fondait lentement, le long des branchettes grêles des arbres et des arbrisseaux. Le ciel était très pur.

 

Il eût fait bon de vivre.

 

« Mon père ne viendra pas… » Voilà ce qu’il se disait…

 

Il soupirait profondément, de toute l’amertume de son désespoir et de son regret. Il songeait que s’il mourait, lui, c’est que son père aurait continué de refuser la réparation du passé. C’est que Marignan se serait obstiné dans son crime…

 

Et voilà pourquoi le jeune homme soupirait, pleurant sur son père.

 

Berthelin, d’en bas, l’appela joyeusement :

 

– Allons découpler les bassets dans les bois de Vonne et chasser un chevreuil !… Nous rentrerons pour déjeuner…

 

Gauthier descendit. Il se chaussa, prit son fusil.

 

Cinq minutes après, Gauthier et Berthelin se perdaient dans les bois, derrière la petite meute aux queues frétillantes, aux nez collés à toutes les feuilles brouillées de givre fondu.

 

À midi, Pataimel, le vieux garde qui les avait accompagnés, rapportait un broquart sur ses épaules, un peu courbées par l’âge.

 

Le chevreuil était passé à dix mètres, sous le fusil de Gauthier. Mais Gauthier, distrait, n’avait rien vu.

 

La bête était allée se faire rouler par Berthelin, à la croisée des deux chemins.

 

Après midi, le temps continuait d’être superbe.

 

Les bassets étaient au chenil ; on sortit les chiens d’arrêt.

 

Vers cinq heures, ils rentrèrent.

 

Et le long du chemin, en regagnant le Clos des Noyers, Gauthier s’était demandé : « Mon père est-il venu ? »

 

Au clos, il questionna un domestique :

 

– Rien de nouveau ?

 

– Non, monsieur Gauthier…

 

– Ah !

 

Gauthier eut comme une sensation de froid au cœur.

 

Allons, c’était fini… À son orgueil, à la crainte du ridicule, à l’humiliation de reconnaître la coupable erreur du passé, Marignan aurait tout sacrifié… Tout, jusqu’à la vie de son fils… Il lui écrivit :

 

« Mon père, je vous dis adieu. Je ne vous fais aucun reproche et je vous laisse à vos remords. Je vous avais donné trois jours pour vous repentir et faire votre devoir. Ces trois jours sont écoulés. Vous ne vous êtes point repenti et vous n’avez pas fait votre devoir. Moi, je vais tenir ma promesse, et je meurs… »

 

Il cacheta la lettre et mit le nom de son père sur l’enveloppe.

 

Puis, il descendit.

 

Il fut tenté de revoir une fois, une dernière fois, le joli et triste visage de la jeune fille qu’il aimait.

 

« Non, non, je serais faible devant elle, faible contre la mort, faible devant son amour. » Et il recula lentement, sans faire le moindre bruit.

 

Il sortit, traversa la cour déserte.

 

Et il allait s’enfuir, descendant le coteau, lorsqu’il entendit qu’on l’appelait à voix basse…

 

– Gauthier ! Gauthier !

 

Il s’arrêta, frémissant. Cette voix tremblante, c’était celle de Claire… Et c’était Claire, en effet, qui apparaissait devant lui.

 

– Où alliez-vous, Gauthier ?

 

Il ne trouvait rien à répondre.

 

Elle lui prit la main.

 

– Gauthier, vous me cachez quelque chose ?

 

– Je vous jure…

 

– Ne mentez pas… je vous aime trop pour ne pas deviner ce qui se passe en vous… Gauthier, vous êtes triste, triste à mourir…

 

Et très bas :

 

– Vous alliez mourir, n’est-ce pas ?

 

Au frémissement de Gauthier, elle comprit qu’elle avait deviné juste.

 

– Pourquoi, Gauthier, pourquoi ?

 

– Je vous jure que vous vous trompez… Claire… Je me sentais seulement un peu malade, un peu fatigué – sans doute par cette journée de chasse –, et j’ai voulu respirer dans le calme de cette belle nuit…

 

Elle fit un geste d’incrédulité. Son cœur lui criait qu’elle ne se trompait pas.

 

– Gauthier, vous venez de me mentir… Gauthier, vous êtes malheureux !

 

Il baissa la tête. Elle s’appuya tendrement sur l’épaule du jeune homme.

 

– Voulez-vous me dire de quoi vous souffrez ?

 

– Non.

 

– Et si je le devine ?

 

– C’est impossible.

 

– Qui sait !

 

Se penchant encore plus :

 

– Vous souffrez parce que vous m’aimez et parce que je vous aime, n’est-ce pas ? Et le souvenir du passé, le souvenir de ce qui fut vous poursuit, vous torture…

 

Il la prit dans ses bras. Avec une tendresse fraternelle il la pressa contre son cœur.

 

– Non, non, Claire, vous vous trompez… Je ne souffre pas de votre amour… C’est autre chose qui me fait mourir…

 

– Mourir !

 

– Un secret qui m’étouffe, un secret de honte, un secret de mort.

 

Et doucement :

 

– Claire, je vous le jure, je ne pense plus au passé auquel vous faites allusion… Il y a entre nous un obstacle infranchissable et que vous ne connaîtrez jamais… qui vient de moi et non de vous… Si cet obstacle n’existait pas, Claire, je vous le jure… vous seriez à moi, vous seriez ma femme.

 

Elle laissa échapper un cri de joie surhumaine.

 

– Cet obstacle, Gauthier, cet obstacle… Nous en viendrons à bout !

 

– C’est impossible…

 

– Confiez-moi votre secret.

 

– Jamais ! jamais !… Ce secret n’est pas le mien, et si vous le connaissiez…

 

– Si je le connaissais, Gauthier ?

 

– C’est vous, Claire, qui ne voudriez plus de moi !

 

Il fut sur le point, dans l’accablement de sa douleur, dans l’exaspération de son amour, de lui laisser deviner la faute de son père.

 

– Écoute, dit-il à voix basse, écoute et sois juge…

 

– Oui, oui, parle ! Confie-toi ! Confie-toi !

 

Mais il se tut. Il voulut lui échapper. Elle le retint. Et, dans un trouble extraordinaire :

 

– Ainsi, tu veux mourir ?…

 

– Oui !

 

– C’est bien !… Je vais avec toi, dit-elle simplement.

 

– Claire !

 

– Je ne sais pas quelle mort tu as choisie… mais cela m’importe peu… Je ne veux pas te quitter, voilà tout…

 

– Claire, Claire, laisse-moi…

 

– Non… et si tu me fuis, si tu abuses de ta force pour t’éloigner sans moi, je te le jure, je ne rentrerai pas au Clos des Noyers… on me retrouvera écrasée sur la route, au pied du Château-Robin… tu sais… cette haute falaise…

 

Elle avait parlé avec une sombre énergie.

 

– Et ta mère, ma pauvre enfant, ta mère ?

 

– Ma mère… oui, elle me pleurera. Mais elle ne restera pas seule et Louise la consolera…

 

– Si je t’entraînais, ma pauvre enfant, je me reprocherais ta mort, comme un crime vis-à-vis de toi, un crime vis-à-vis de Charlotte Lamarche.

 

– Et moi, je ne pense pas, je ne réfléchis pas, je veux mourir…

 

La folie s’emparait de leurs cerveaux à tous les deux… Déjà ils ne percevaient plus distinctement la réalité des choses. Tout en eux devenait confus. Où était le devoir pour Gauthier ? Allait-il la repousser encore, cette offre tentante de la mort à deux ? L’accepterait-il dans l’accès d’un suprême désespoir ?

 

– Viens, disait-elle à l’oreille du jeune homme, essayant de le séduire comme si elle avait voulu l’entraîner à un rendez-vous d’amour… viens… ne pense plus à rien, à rien de ce que tu laisses derrière toi… viens, allons mourir.

 

Il la serra dans une brusque étreinte.

 

– Viens donc, dit-il, viens !

 

Et les voilà affolés, éperdus, les mains enlacées ; les voilà qui prennent leur course et descendent vers la rivière. Mais ils n’ont pas fait vingt pas qu’ils s’arrêtent. Deux hommes leur barrent le chemin.

 

Et Gauthier jette un cri. L’un de ces deux hommes est M. Barillier, le juge d’instruction. L’autre, c’est Marignan.

 

– Mon père ! monsieur Barillier !…

 

Marignan, grave, demande :

 

– Où allais-tu ?

 

– J’allais mourir… Vous le savez bien…

 

– Où entraînais-tu cette jeune fille, innocente de tout ce qui se passe ?

 

– Dans la mort… Je l’aime, vous le savez bien aussi…

 

Claire écoutait, mais ne comprenait pas.

 

Et M. Barillier non plus ne comprenait pas encore le sens mystérieux de ces paroles, car il regardait alternativement le père et le fils et attendait une explication.

 

Marignan dit :

 

– Vous allez tout savoir… et apprendre en même temps pourquoi je vous ai prié de m’accompagner jusqu’ici… Venez !

 

Et, d’un pas ferme, il les précéda vers le Clos des Noyers. Sur le point d’entrer, Claire se pencha vers Gauthier.

 

– Gauthier, j’ai peur !

 

Elle lui saisit les mains. Ces mains sont glacées. Gauthier peut à peine se tenir debout.

 

En entrant, il est pris d’un tremblement violent. Et il murmure :

 

« J’aurais préféré mourir… La mort eût été moins cruelle… »

 

Berthelin vient de redescendre et il a rejoint au salon Charlotte et Louise qui travaillent côte à côte, sous la lumière d’une lampe.

 

Au bruit que fait la porte du salon qui s’ouvre, Berthelin et les deux femmes redressent la tête.

 

Celui qui entre le premier, c’est Marignan. Ou plutôt, c’est le fantôme de Marignan. Et sur ce visage, évidé pour ainsi dire, les yeux brillent comme deux foyers. Il s’avance jusqu’au milieu du salon et reste là debout, sans un mot.

 

Derrière lui, Gauthier est tombé dans un fauteuil, la tête dans les mains.

 

Claire a rejoint Charlotte et Louise.

 

Et Berthelin, qui reconnaît M. Barillier, demande :

 

– Que se passe-t-il donc ? que me veut-on ?

 

Marignan dit, d’une voix étranglée :

 

– Je viens accomplir un grand devoir de justice… Et voilà pourquoi j’ai prié M. Barillier de m’accompagner… Il ne sait encore de quoi il s’agit, mais aux premiers mots, il comprendra et se rappellera l’affaire dont je vais parler et à laquelle il fut mêlé autrefois… l’affaire de la Pocharde !

 

Il y eut un vif mouvement de surprise et d’émotion. Charlotte fit un pas vers le médecin.

 

– Monsieur, que voulez-vous dire ?… Et pourquoi remuer ce passé tragique ?…

 

– Pourquoi ? Parce que vous êtes innocente et parce que votre grâce ne suffit pas ; il faut que vous soyez réhabilitée.

 

– Innocente… certes… et j’ai passé douze ans à le crier à tous ceux qui m’approchaient, mais personne ne me croyait… ma parole ne pouvait pas suffire, il aurait fallu des preuves…

 

– Je vous les apporte !…

 

– Vous, monsieur, vous qui, jadis, avez été, plus que les autres, mon juge… et qui, avant tous les autres, m’aviez condamnée…

 

– Moi !

 

– Alors, monsieur, je vous pardonne tout le mal que vous m’avez fait.

 

– Avant de pardonner, écoutez-moi d’abord… Ne vous hâtez pas trop car vous regretterez votre pardon…

 

Charlotte, troublée, se tut. Berthelin lui dit, très bas :

 

– Vous le voyez, c’est moi qui ai eu raison, à la fin contre tous, puisque je n’ai jamais cessé de crier votre innocence…

 

Marignan se tourna vers son fils :

 

– Gauthier, ce n’est pas ma faute si je suis venu seulement au dernier moment. Tu m’avais donné trois jours pour faire mon devoir… mais ma confession était longue, très longue… Je suis arrivé à temps, puisque je t’aurai empêché de mourir…

 

Le médecin resta un moment silencieux. Il essayait de reprendre un peu de calme et de rappeler tout son courage. Il paraissait d’une faiblesse extrême. Ses jambes chancelaient.

 

– J’ai deux aveux à faire… le premier, le voici : C’est moi qui ai mis le feu, il y a trois jours, à la maison de Charlotte Lamarche… Cette maison, j’en étais le propriétaire depuis douze ans… Et les fours à plâtre de Langeraume m’appartenaient également… C’est moi qui ai incendié Maison-Bruyère et j’ai été surpris par mon fils au moment où j’accomplissais ce crime… L’acte a été réfléchi… et vous en comprendrez toute la gravité criminelle lorsque vous aurez entendu la confession que je vais vous faire…

 

Ceux qui étaient là se regardèrent en silence.

 

Marignan, d’un pas lourd et s’appuyant sur les meubles, se rapprocha de son fils.

 

– Gauthier !

 

Le jeune homme releva son visage baigné de larmes. Marignan lui tendait des papiers couverts d’une écriture tremblée mais pourtant énergique et lisible.

 

– Lis, mon fils !

 

– Jamais je n’en aurai la force… Ayez pitié de moi !

 

– Lis, je le veux… C’est ton œuvre… c’est toi qui as demandé justice…

 

– Ah ! mon père, mon père, c’est horrible…

 

Gauthier promena un regard égaré sur ceux qui l’entouraient. Il prit des mains de son père les papiers qu’il lui tendait. Les feuilles s’agitèrent entre ses doigts si violemment qu’on eût dit qu’un coup de vent venait de le secouer. Il essaya de lire. Ses yeux étaient voilés, ne pouvaient rien distinguer. Il appuya sur eux sa main, comme pour attendre que le vertige se fût dissipé. Puis, il lut :

 

« Devant Dieu qui va me juger, car je sais que bientôt je vais mourir, je déclare Charlotte Lamarche innocente du crime pour lequel elle a été condamnée… On trouvera les preuves de cette innocence dans les pages qui vont suivre… »

 

Chacun retenait sa respiration pour mieux écouter.

 

Charlotte, haletante, la gorge contractée par une émotion intense, était près de se trouver mal. Son innocence ! Enfin ! quelqu’un venait prouver son innocence !

 

Gauthier essaya de continuer :

 

« Devant Dieu qui va me juger, je déclare que, depuis douze ans, je connaissais l’innocence de cette pauvre femme… » Charlotte venait de s’élancer vers Marignan :

 

– Ah ! le misérable ! le misérable !

 

Marignan tomba à genoux.

 

– Pardon ! Pardon !

 

M. Barillier s’avança :

 

– Le coupable ! Vous devez son nom à la justice…

 

– Il n’y a jamais eu de coupable, dit le malheureux à voix basse, puisqu’il n’y a pas eu de crime commis… La mort de l’enfant de Charlotte Lamarche était naturelle, de même qu’ils n’étaient point dus à l’ivresse les étranges symptômes qui accusaient la pauvre femme et lui valaient son triste surnom : la Pocharde… Le petit Henri est mort empoisonné, cela est vrai… mais empoisonné par les émanations dangereuses du four à plâtre de Langeraume… Ces émanations arrivaient par des fissures au travers de la roche jusque dans la chambre de Charlotte, où la mère couchait avec son enfant… L’enfant a été asphyxié !… Et moi j’ai conclu à un crime…

 

Très bas, comme en rêve, Charlotte murmurait : « Oui, oui, voilà pourquoi j’étais malade, lorsque les fourneaux de Langeraume étaient allumés, pourquoi, je retrouvais tout à coup la santé lorsque les fourneaux chômaient… Je comprends tout, je comprends tout… »

 

Et tout à coup, avec une exclamation de colère :

 

– Et vous saviez cela, vous ?

 

– Je le savais.

 

– Depuis longtemps ?

 

– La vérité m’a été connue quelques jours après votre condamnation…

 

– Et vous avez eu le triste courage de vous taire ?

 

– Je me suis tu.

 

Elle étreignit ses deux filles et les embrassa follement.

 

– Mes pauvres enfants ! Mes pauvres enfants, vous entendez ? Et je ne lui avais rien fait à cet homme, rien, jamais ! Il ne pouvait avoir de haine contre moi… Je ne le connaissais pas… C’est un crime effroyable…

 

Marignan tendit les papiers au juge d’instruction. Celui-ci était, comme tout le monde, très troublé.

 

– Monsieur Barillier, reprit le docteur… vous savez maintenant pourquoi je vous ai prié de m’accompagner… Voici ma confession… Vous y trouverez toutes les preuves nécessaires… il ne restera pas un doute dans votre esprit… S’il en restait, vous aurez auprès de vous quelqu’un dont le devoir sera de vous instruire…

 

Toujours à genoux, sa tête se baissa encore devant Gauthier.

 

– Celui-là, c’est mon fils !

 

Puis il se tourne vers Charlotte. Et brisé, la voix sourde, inintelligible :

 

– Pardon !

 

Les deux mains jointes tendues vers le ciel, elle eut un cri de colère :

 

– Et il ose demander pardon ! Et il croit que je vais lui pardonner ! Non, non, jamais, non pas tant à cause de moi, hélas ! moi, peut-être pardonnerais-je quelque jour, mais à cause de mes filles !

 

Il répéta :

 

– Pardon, madame, pardon…

 

– Pour implorer ce pardon, après m’avoir infligé douze années de tortures, il faut vraiment que vous ne vous doutiez même pas de ce que j’ai souffert !

 

– Pardon ! pardon !

 

– Mais vous ne savez donc pas quelle a été ma vie, loin de mes enfants… au milieu de ces détenues, là-bas, dans la Maison Centrale !… Et, supplice plus abominable – la raison surtout, pour laquelle je ne vous pardonnerai pas –, pendant que j’étais en prison, savez-vous ce qu’on apprenait à mes enfants, à l’orphelinat ? On leur apprenait à mépriser leur mère…

 

– Pardon !

 

– Jamais ! jamais ! Le mal que vous avez fait est irréparable… Voici votre œuvre, écoutez : vous avez fait de moi une créature méprisable dont le nom a été depuis douze années l’exécration de toutes les mères !… Vous avez tué mon mari, dont la raison n’a pu résister à une aussi grande catastrophe… Et de mes deux filles je n’en ai retrouvé qu’une seule… L’autre… l’autre avait été séduite…

 

Claire se jeta dans les bras de Charlotte en sanglotant :

 

– Oh ! maman ! oh ! maman !

 

– Je t’ai pardonné mon enfant… mais lui, jamais ! jamais ! Alors, Claire se pencha à l’oreille de Charlotte.

 

– Regarde Gauthier, regarde son fils ! Vois comme il est malheureux !…

 

– C’est l’œuvre de Marignan, toujours…

 

– Mère, il m’aime… et je l’aime ! Aie pitié de lui et pardonne au père.

 

– Jamais ! À cause de toi, jamais, jamais ! dit Charlotte, avec une énergie suprême et les yeux brillants de fièvre.

 

Marignan murmura : « C’est justice… Elle ne peut pardonner… » Et, plus bas : « Du moins, moi vivant ! »

 

Il se releva lentement, regarda silencieux le groupe que formaient autour de lui tous ces personnages affolés par cette scène.

 

– Je voudrais dire un dernier mot… à Gauthier…

 

Et, ses mains tremblantes tendues vers son fils :

 

– Gauthier, j’ai été coupable, j’ai été criminel… Mais toi, du moins, tu me pardonneras… Certes, je fus lâche, mais il y eut au-dessus de ces bassesses qui te font rougir une pensée plus haute… la tienne…

 

Et comme Gauthier se relevait brusquement, dans l’indignation de sa douleur :

 

– Oui, oui, ta pensée, mon enfant… la pensée que j’allais te condamner, toi aussi, du même aveu qui me condamnerait !… Je t’aimais trop !… Oh ! toi, mon Gauthier, mon fils, toi tu ne me refuseras pas ton pardon… Je suis si malheureux, pardonne-moi, pardonne-moi !

 

Il était venu jusqu’au jeune homme. De ses bras tendus pour l’implorer, il le touchait presque.

 

Gauthier restait immobile, les yeux baissés. Pas un mot ne tomba de ses lèvres !

 

Le docteur murmura : « Le châtiment ! le châtiment ! »

 

Il eut une sorte de sanglot nerveux.

 

… Et brusquement, d’une main très ferme, sans que personne eût le temps de se douter de son intention, il s’enfonça vers le cœur, jusqu’à la garde, un court poignard. Et il tomba. Un flot de sang se répandit sur le plastron de sa chemise.

 

Cela avait été si soudain qu’il y eut un moment de stupeur… On voyait ce spectacle terrible du vieillard ensanglanté et agonisant, et les yeux refusaient d’y croire.

 

Gauthier, enfin, s’élance vers son père avec un cri de folie…

 

– Mon père ! mon père !

 

Marignan ne donne pas signe de vie. Cependant, il n’est pas mort. Au bout d’un instant, il ouvre les yeux… Et en apercevant son fils, penché au-dessus de lui, il lui sourit :

 

– Je voudrais ne point mourir sans être sûr que j’emporte…

 

Il a un soupir profond… il s’arrête… Est-ce son dernier souffle ? Un peu de vie lui reste encore. Il la dépense à formuler clairement le désir suprême qui persiste en son esprit, au travers des ombres grandissantes de la mort…

 

– Sans être sûr que… j’emporte le pardon de Charlotte… oui… et puis aussi… un peu de ton amour filial… et de ta pitié…

 

Gauthier éclate en sanglots convulsifs.

 

– Père, je te sauverai.

 

– Non !… il est trop tard… J’ai frappé à coup sûr… Pardonnes-tu ?

 

– Oui, père, père, je te pardonne !

 

– Ah !

 

Un bonheur infini, une sorte d’extase, sur ce visage de moribond. Il tourne son regard vers la Pocharde. Il l’implore. Il n’a plus la force de parler…

 

Alors, tous ils supplient Charlotte de pardonner à l’homme qui vient de se châtier. Mais Charlotte se tait – et ce silence est tragique. Elle a trop souffert : le pardon ne vient pas à ses lèvres…

 

Claire et Louise s’approchent de la pauvre femme. Elles l’enveloppent de leurs bras, dans un même sentiment, dans une même pensée. Et les deux jeunes filles murmurent : « Mère, te souviens-tu de la prière que tu nous as apprise, autrefois ?

 

Ensemble, elles lui répètent : « Mon Dieu, pardonnez à tous ceux qui ont fait du mal à notre pauvre maman comme elle leur a pardonné elle-même… »

 

Charlotte est vaincue. Ses yeux s’emplissent de larmes. Elle étend les mains au-dessus du moribond :

 

– Je lui pardonne !…

 

Le vieillard s’affaisse dans les bras de son fils.

 

Pendant une seconde – la dernière de sa vie – les yeux se sont emplis d’un reflet de joie surhumaine. La paix est entrée dans cette âme. Il est mort. Tous s’agenouillent.

 

VI

LE TRIOMPHE DE L’AMOUR


Huit jours se sont passés, et dans les journaux il n’est plus question que de l’affaire de la Pocharde. La mort de Marignan est commentée. Les magistrats connaissent la vérité, mais ils gardent pour eux ce qu’elle a de trop triste et les vraies raisons de la mort ne sont point expliquées au public.

 

Au Clos des Noyers, le bonheur règne. Mais un bonheur, pourtant, qui est assombri par des nuages. C’est le souvenir du pauvre Gauthier, qui apporte cette tristesse.

 

On sait qu’il n’a pas quitté Tours. Les obsèques de son père, les renseignements à donner à la justice sur l’enquête personnelle qu’il avait faite lui-même à Maison-Bruyère, l’ont empêché de retourner à Paris.

 

Puis, retourner à Paris, est-ce qu’il y songe ? Est-ce que sa vie n’est pas là-bas, au Clos ? Mais depuis l’aveu terrible du père, il n’a pas osé y retourner.

 

C’est Claire qui vient le trouver, avec Charlotte.

 

Et il les reçoit, dans ce cabinet de travail, où, quelques mois auparavant, il avait été surpris par Marignan quand il lisait, en secret, les débats du célèbre procès.

 

Claire s’avance vers lui et lui tend les mains :

 

– Vous êtes malheureux… Pourquoi nous oubliez-vous ? Charlotte lui dit, très doucement :

 

– Croyez-vous que je garde contre vous quelque arrière-pensée ? Est-ce que je ne sais pas que si l’honneur m’est enfin rendu, c’est à vous que je le dois ? J’ai pardonné à votre père mourant… Pourquoi vous éloignez-vous de nous ? Pourquoi ne voulez-vous pas continuer d’être notre ami ?

 

Claire, pendant que Charlotte parlait ainsi, semblait caresser le pauvre garçon d’un regard timide, incertain.

 

Gauthier murmura, s’adressant à la jeune fille :

 

– Maintenant que vous savez quel fut le crime de mon père… il n’est plus possible que vous m’aimiez. Et voilà pourquoi je ne voulais plus reparaître devant vous… Mon nom restera pour vous, éternellement, comme le souvenir de la plus effroyable des injustices… Cela doit être… je ne me plains pas…

 

Claire lui prit la main.

 

– Gauthier, m’aimez-vous toujours ?

 

– Comme un fou.

 

– Gauthier, vous m’avez dit que vous étiez prêt à oublier mon passé…

 

– Je l’ai oublié… Est-ce que vous êtes coupable, vous ? Est-ce que tous ces malheurs, hélas ! ce n’est pas à mon père qu’il faut les reprocher ?

 

– Oubli pour oubli, voulez-vous ?

 

– Claire ! Claire !

 

– Pardon pour pardon, voulez-vous ?

 

– Je vous aime… mais jamais, jamais, vous ne voudrez porter mon nom… Jamais votre pauvre mère n’y consentirait…

 

Charlotte l’interrompit :

 

– Ce serait, au contraire, pour moi la réparation suprême, dit-elle, puisque le fils de l’homme qui m’accusa jadis et me fit condamner n’hésiterait pas à donner son nom à la fille de celle qui fut si malheureuse par sa faute…

 

Gauthier, très pâle, très ému, n’avait plus la force de parler.

 

– Vous refusez ? dit Claire.

 

Mais, tout en disant cela, elle ne le croyait pas.

 

– Oh ! Claire… Votre amour pourra rendre le calme à mon cœur.

 

Claire était radieuse. Les yeux de Charlotte étaient mouillés de douces larmes.

 

– Revenez auprès de nous, Gauthier, dit-elle… auprès de ce foyer d’affection qui vous réchauffera… Et vous verrez combien l’on vous aime !

 

– Vous êtes bonne !…

 

– J’aurai pour vous l’affection d’une maman.

 

– Je n’avais pas espéré que tout cela fût encore possible…

 

– C’est que vous aviez compté sans l’amour !…

 

Il releva les yeux vers Claire.

 

Elle souriait et lui tendait les bras.

 

Il l’étreignit contre sa poitrine et l’embrassa dans les cheveux.

 

Puis, après cette effusion :

 

– Vous nous accompagnez au Clos ?

 

– Dans deux jours seulement, je vous rejoindrai… M. Barillier peut encore avoir besoin de moi…

 

– Dans deux jours donc…

 

– Et nous ne nous quitterons plus ?

 

– Jamais ! jamais !

 

VII

DERNIER DANGER


Moëb n’oubliait pas ses projets. Il était tenace dans ses idées. De plus, il aimait Claire passionnément, follement. Les obstacles que rencontrait cet amour ne faisaient que l’irriter. Déjà un homme était mort. S’il le fallait, un second mourrait.

 

Moëb veillait donc dans l’ombre où Claire soupçonnait sa présence.

 

Il se décida à lui écrire. C’était, en deux lignes, un avertissement :

 

« Je perds patience… Prenez garde et rappelez-vous Robert Aujoux !… »

 

Claire frémit…

 

Elle n’osa dire la vérité à Gauthier… à Gauthier surtout ! Le jeune homme se révolterait contre cette sorte d’esclavage où Moëb voulait tenir Claire Lamarche ; une querelle s’ensuivrait avec le banquier, une querelle suivie d’une rencontre.

 

C’était, sûrement, ce que rêvait Moëb. Et Claire ne le voulait pas.

 

Elle déchira la lettre.

 

Deux jours après, elle en recevait une autre :

 

« Je serai demain, à deux heures, dans le taillis au bord du chemin qui va du Clos à la route d’Azay. Si vous refusez de m’y rejoindre, je vous laisse la responsabilité des malheurs que votre refus aura déchaînés… »

 

Irait-elle à ce rendez-vous ? Elle se rappelait la brutalité de Moëb, certain jour qu’elle avait été surprise par lui, dans ce même bois justement.

 

Elle n’avait été sauvée de ces brutalités que par l’apparition soudaine du comte du Thiellay.

 

Et ce jour-là, le comte, non seulement s’était fait le protecteur de la jeune fille, mais il lui avait dit : « Je châtierai cet homme, et vous servirez à ce châtiment ? »

 

En disant cela, on eût dit qu’il connaissait Moëb.

 

Elle n’hésita pas plus longtemps. Ne voulant mettre personne dans la confidence au Clos des Noyers, dans la crainte que le danger ne s’abattît sur ces êtres qui ne pourraient pas se défendre, elle écrivit au comte pour lui raconter ce qui se passait et envoya sa lettre le matin même, par un petit paysan. Celui-ci revint au courant de l’après-midi.

 

Il rapportait la réponse de Thiellay :

 

« Vous avez bien fait de me confier vos inquiétudes. Ne vous éloignez pas cet après-midi. Il faut que je vous voie. Tâchez d’être seule. »

 

Comme il faisait très beau, quoique froid, Berthelin avait emmené Charlotte et Louise à Tours, en voiture ; ils avaient à y faire différents achats en prévision de l’hiver qui s’approchait. Gauthier, lui aussi, était absent, appelé à Tours par M. Barillier.

 

Claire avait trouvé un prétexte pour ne pas suivre Berthelin.

 

Et quand le comte arriva, il la trouva seule.

 

Elle lui redit ses craintes. Déjà une mort était arrivée à cause d’elle, un crime avait été commis par cet homme ; elle redoutait un nouveau crime, une mort nouvelle.

 

– Calmez-vous, mon enfant, dit le comte ; je saurai vous protéger et je vous débarrasserai à jamais de ce misérable. Mais pour cela il faut que vous ayez en moi la plus entière confiance… une confiance absolue… aussi grande, aussi complète que si j’étais votre père…

 

– J’aurai cette confiance… je veux sauver Gauthier que j’aime.

 

– Si étrange que vous paraisse ma volonté, vous obéirez à mes ordres ?

 

– Je vous le promets.

 

– L’homme qui vous poursuit de son odieux amour est un grand criminel. Il cache son nom sous un nom d’emprunt… sa jeunesse a été remplie de hontes et d’infamies… C’est un voleur, c’est un faussaire et un assassin !…

 

Le comte était devenu très pâle, tout en parlant ainsi. Il ajouta :

 

– Ainsi, ce misérable vous a demandé un rendez-vous pour demain ?…

 

– À deux heures.

 

– Vous n’avez pas répondu ?

 

– Non.

 

– Votre projet ?…

 

– Je n’irai pas…

 

– Vous irez, au contraire… Vous écouterez, sans manifester votre dégoût, les paroles d’amour qu’il vous dira… votre cœur n’aura pas de révolte… et vous sourirez, s’il le faut…

 

– Oh ! monsieur, monsieur…

 

Le comte lui prit les mains et les pressa doucement.

 

– Si singulière que vous paraisse ma volonté, vous m’avez promis d’obéir.

 

– Ah ! monsieur, j’aime, j’aime Gauthier… et il me semble qu’écouter les infamies de cet homme, ce sera un crime envers celui que j’aime…

 

– Il le faut, mon enfant ! dit-il d’un ton ferme.

 

Et tout à coup, grave et triste :

 

– Je vais vous confier à mon tour un grand secret… Ce misérable, qui se cache sous un faux nom, tout le monde ici le reconnaîtrait aisément si une maladie ne l’avait pas défiguré… C’est mon frère !

 

– Votre frère ?

 

– Moi seul, je l’ai reconnu ; il s’en défend… Il me faut pourtant une preuve… et cette preuve, en l’obligeant à se trahir, l’obligera également à avouer le dernier crime qu’il a commis : le meurtre du docteur Renneville… ce meurtre duquel votre pauvre mère a été accusée pendant quelque temps…

 

Après un silence :

 

– Êtes-vous prête à m’obéir maintenant ?

 

– Oh ! oui…

 

– Vous irez donc à ce rendez-vous, demain, à deux heures.

 

– J’irai.

 

– Vous écouterez l’amour de cet homme ?

 

– J’écouterai ses paroles, quel que doive être mon dégoût.

 

– Il voudra sans doute vous revoir. Vous accepterez.

 

– Bien…

 

– Mais vous-même, alors, fixerez votre rendez-vous…

 

– Soit.

 

– À l’heure que je vous indiquerai, à l’endroit que je choisirai…

 

– L’heure ? l’endroit ?

 

– Dix heures du soir, demain, près de la chapelle du prieuré de Relay.

 

– Je me souviendrai.

 

– Et pour que vous compreniez, c’est là que le docteur Renneville a été étranglé, il y a douze ans, par Léon du Thiellay, mon frère.

 

– Je vous plains de tout mon cœur.

 

– Le misérable viendra à ce rendez-vous.

 

– Et alors ?

 

– Cet homme vous aime, n’est-ce pas ? Il ferait pour vous les plus grands sacrifices ?

 

– Je le crois.

 

– Et le jour où une promesse tomberait de vos lèvres, qui lui laisserait espérer que vous pourriez être à lui, bien à lui…

 

– Ce jour-là, certes, il en serait fou de bonheur…

 

– Eh bien ! cette promesse, vous la lui donnerez.

 

– Oh ! monsieur, monsieur !

 

– Il faut qu’il vous croie, entendez-vous ? il le faut… Et alors, quand vous verrez son bonheur, la joie délirante de ses yeux, vous lui entourerez le cou de vos bras en dépit de votre haine pour lui, de votre horreur et de votre effroi…

 

Claire tremblait ; ses dents claquaient.

 

– Et ensuite, que ferai-je ?

 

– Et ensuite, à son oreille, lentement, vous lui répéterez les paroles que voici et que vous allez graver dans votre mémoire : « Misérable !… Malheur sur toi… mon fantôme ne te quittera plus… jamais !… jamais !… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front… le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front, au front ! »

 

Ces paroles, Thiellay venait de les prononcer avec un grand trouble. Il expliqua :

 

– Ce sont les dernières paroles du docteur Renneville à son assassin… Moëb croit être seul à les avoir entendues et lorsqu’il les entendra pour la seconde fois, il verra se dresser devant ses yeux le fantôme de celui qu’il a tué. La surprise et l’effarement seront plus forts chez lui que toute énergie… il se trahira… M’avez-vous compris ?

 

– J’ai compris, dit-elle, impressionnée.

 

– Et vous m’obéirez ?

 

Elle dit, fermement résolue, en lui tendant les mains :

 

– Je vous le jure…

 

– Merci. Vous m’aurez aidé dans le châtiment.

 

– Pourtant, je voudrais, moi, vous imposer une condition…

 

– Une condition ? Parlez, Claire, que voulez-vous dire ?

 

– Monsieur du Thiellay, ma mère est innocente du crime pour lequel autrefois elle a été condamnée… Bientôt son innocence sera reconnue au grand jour. Il n’y a donc plus sur notre nom aucune honte…

 

– C’est vrai… Cependant, vous vous illusionnez peut-être sur l’innocence de votre mère… il faudrait des preuves…

 

– Ces preuves existent.

 

– Il faudrait les donner à la justice.

 

– La justice les possède. Interrogez M. Barillier. Il vous dira la vérité ! Vous le voyez, monsieur, ce n’est donc plus une espérance que nous avons, c’est une certitude… C’est pourquoi, monsieur, je vous le demande, Louise aime passionnément votre fils… Elle en est passionnément aimée… Vous refuserez-vous plus longtemps à les voir heureux ?…

 

Le comte ne répondait pas. Il hésitait visiblement, combattu entre ses dernières répugnances et le désir qu’il avait de voir son fils heureux.

 

– Monsieur, ajouta Claire, je n’exige pas de vous une promesse formelle… Je ne veux pas que vous vous engagiez absolument… Dites-moi seulement que vous pourrez vous laisser convaincre par le spectacle de leur amour et de leur bonheur… Ne les séparez pas… laissez-leur le temps de vous gagner à leur cause…

 

– Soit… Je vous le promets…

 

– Alors, je suis bien sûre que vous ne leur résisterez pas longtemps. Désormais, monsieur, disposez de moi. En vous obéissant, je fais le bonheur de Louise et je sauve mon Gauthier…

 

– Vous n’oublierez aucune de mes recommandations ?

 

– Ne le craignez pas.

 

– À demain. À l’heure du rendez-vous, je serai dans le bois, assez bien caché pour que Moëb ne se doute pas de ma présence… Au moindre cri, au moindre appel de votre part, j’accours !

 

– À demain.

 

Elle chargea le comte, qui se rendait à Azay, de déposer une dépêche au bureau de poste.

 

Cette dépêche, adressée à Moëb, était ainsi conçue :

 

« Je vous attendrai, ainsi que vous le désirez. »

 

Elle avait signé Madeleine, du nom que le banquier lui connaissait toujours. Elle fut plus calme ce soir-là. Elle n’attendait pas Gauthier. En partant, le jeune homme avait fait prévoir qu’il resterait sans doute absent pendant deux ou trois jours.

 

Le lendemain, à l’insu de tous, elle quitta la maison un peu avant deux heures. Elle avait hâte d’en finir avec le misérable.

 

Le taillis où elle devait voir Moëb n’était pas loin du Clos des Noyers.

 

Aussitôt qu’elle fut bien sûre qu’on ne la voyait plus, elle se mit à courir et ne s’arrêta que lorsqu’elle eut disparu sous les arbres.

 

À peine avait-elle repris haleine, que Moëb paraissait. Il s’approcha d’elle rapidement.

 

– Madeleine ! ma chère Madeleine !

 

Elle avait promis à M. du Thiellay qu’elle aurait du courage. Elle ne manifesta aucun dégoût. Elle eut même un sourire. Et nettement, bravement :

 

– Vous le voyez, je suis venue sans crainte, j’ai répondu à votre appel…

 

– Ah ! j’en suis heureux, Madeleine, bien heureux ! Je n’espérais pas que vous viendriez.

 

– Dès lors, que comptez-vous faire ?

 

– C’est votre conduite qui dictera la mienne… ne l’oubliez pas !

 

Elle baissa les yeux. Elle avait envie de s’élancer sur cet homme et de l’étrangler. Et si elle baissa les yeux, ce fut pour qu’il ne vît pas l’éclair de son regard. Et pourtant, elle dit :

 

– Je suis prête à tout ce que vous me demanderez.

 

Il s’attendait si peu à tant de douceur, à tant de complaisance, qu’il en était éperdu de joie, de surprise.

 

– Vous voulez bien être à moi ?

 

– Je veux bien.

 

– À moi seul ?

 

– À vous !

 

– Vous quitterez le Clos des Noyers.

 

– Lorsque vous me le direz.

 

– Et vous consentirez à me suivre…

 

– Partout où vous irez.

 

Il était éperdu. Il murmura :

 

– Madeleine ! Voulez-vous que demain…

 

– Demain… c’est bien tard, dit-elle avec coquetterie.

 

Elle ajouta plus bas :

 

– Vous ne voulez donc pas me revoir avant demain ?

 

Il se sentait ensorcelé par cette voix, séduit, vaincu…

 

– Alors, dites vous-même. Vous me rendez fou !… Je ne sais plus, je ne sais plus…

 

– Aujourd’hui, ce soir, si vous y consentez…

 

– Oui, oui, ce soir… Vous pourrez donc vous absenter ?

 

– Je l’espère.

 

– Où vous trouverai-je ?

 

Elle parut réfléchir, chercher, peser le pour et le contre.

 

– Il est un coin de pays que j’aime plus que tous les autres, dit-elle en hésitant, car son cœur était soulevé par des battements rapides.

 

– Les bords de l’Indre…

 

– Non.

 

– Les falaises du Château-Robin…

 

– Non.

 

– Dites, Madeleine, dites bien vite…

 

– La chapelle du prieuré de Relay… Je vais souvent y rêver le soir ; on est là devant ces ruines perdues dans les bois et les ravins, en pleine solitude calme et souriante, car ces ruines ne sont point tristes… Il ne s’y attache aucun lugubre souvenir… C’est le temps seul, et non la main des hommes, qui a détruit à Relay les jolies choses d’autrefois… Je pourrai m’échapper ce soir du Clos des Noyers… Voulez-vous, vers dix heures, venir me rejoindre à la chapelle du prieuré ?

 

La pâleur ne se voyait plus depuis longtemps sur la figure ravagée de Moëb.

 

Et pourtant Claire fut un moment effrayée par l’expression d’épouvante qui se peignit sur ce visage glabre.

 

Le misérable haleta :

 

– Le prieuré ! Le prieuré ! Non, non, jamais, jamais… jamais…

 

Elle l’entendit. Il lui fallut tout son courage pour ne se point trahir. Elle murmura avec un sourire tendre :

 

– Vous me refusez ?…

 

– Oui, oui, ce soir, je viens de réfléchir, cela ne m’est pas possible…

 

– Alors, vous ne m’aimez pas.

 

– Je vous adore… Vous me rendez fou…

 

– Oh ! d’une folie bien raisonnable dans tous les cas, puisqu’elle vous permet de vous souvenir que quelque affaire vous empêchera de me rejoindre.

 

Moëb se remettait de son grand trouble.

 

– Oui, Madeleine, oui, vous avez raison… Je ne sais pas pourquoi, tout de suite, sans penser, je vous ai refusé… alors… alors que je suis si heureux, alors que vous me rendez fou de joie…

 

– Vous viendriez ?

 

– Oui… ah ! oui, Madeleine, je vous le jure…

 

Et, dans ces paroles, il y eut une sorte de menace contre quelque fantôme mystérieux dressé soudain devant lui et qu’il bravait.

 

– Vous ne l’oublierez pas ?

 

– Non… À dix heures.

 

– À dix heures !

 

Il eut une suprême hésitation. Puis ses frayeurs, ses hésitations s’évanouirent.

 

– À ce soir, dit-il…

 

Et il s’enfuit, éperdu de bonheur, grisé, fou d’amour.

 

Quand Thiellay parut devant la jeune fille, il la trouva fondant en larmes.

 

– C’est horrible, dit-elle, la comédie que vous me faites jouer là…

 

VIII

L’ANCIENNE ROUTE ROYALE


Avec quelle fièvre Claire attendit la fin de cette journée !… Qu’allait-il se passer ? Qu’adviendrait-il de Moëb ? Qu’adviendrait-il d’elle-même, dans ce rôle étrange et si tragique que le comte du Thiellay lui imposait ?

 

Ce que le comte désirait, elle l’avait à peu près deviné.

 

C’était une reconstitution du crime, de cette soirée où Renneville avait été assassiné.

 

Elle compta les heures jusqu’au soir.

 

Les ruines de Relay ne sont pas très loin du Clos des Noyers. En une demi-heure, par les chemins de traverse, déjà enfoncés par les charrois de l’automne, et qui coupent les bois, elle pouvait y être arrivée. Il ne lui serait pas difficile non plus de sortir du clos.

 

Elle prétexterait quelque fatigue pour se retirer de bonne heure.

 

Elle était si oppressée, au dîner, qu’elle ne mangea pas. Elle avait vraiment l’air malade et ce fut Charlotte, elle-même, qui lui conseilla de remonter chez elle et de se coucher.

 

Claire accepta.

 

Une heure après, Charlotte venait frapper à sa porte. Elle entra.

 

– N’as-tu besoin de rien ?

 

– De rien, mère… Je crois que je vais dormir…

 

– Bonne nuit, mon enfant.

 

– Bonne nuit, mère chérie.

 

Presque aussitôt, ce fut Louise qui vint l’embrasser.

 

– Je t’embrasse tout de suite, je ne te dérangerai plus.

 

Et en effet, elle entendit, vers neuf heures, Louise qui rentrait chez elle. Le silence se fit dans la maison. Berthelin était remonté dans son cabinet de travail. Claire se rhabilla en toute hâte.

 

Elle colla son oreille contre la porte de Louise. Elle n’entendit rien. Elle entrouvrit doucement cette porte. Louise dormait.

 

Elle descendit.

 

La porte du Clos des Noyers, donnant sur la cour, était fermée, la clef en dedans. Elle donna un tour de clef et fut dehors. La nuit était calme et froide. Le ciel était très pur et les étoiles brillaient.

 

Elle fut prise, en cette minute, d’une si grosse émotion, qu’elle se mit à trembler et qu’il lui fut impossible de faire un pas.

 

Cependant l’heure était venue. Il fallait se décider. Désormais toute faiblesse lui était défendue. La vie de Gauthier dépendait de son énergie. Le bonheur de Louise dépendait de son courage.

 

À grands pas, elle s’engagea dans la campagne. Elle n’hésitait plus, mais elle avait toujours peur. Elle dévalait par les sentiers, où ses pieds menus faisaient craquer une légère couche de glace dans les ornières ou dans les pas des chevaux.

 

Comme la lune brillait, elle pouvait du moins distinguer autour d’elle et se rendre compte de ce qui l’entourait tant qu’elle fut dans la plaine.

 

Mais lorsqu’elle entra sous bois, elle frissonna. Parfois des ombres filaient devant elle, traversant d’un bond le large chemin qu’elle suivait. Elles s’engouffraient dans les broussailles avec un bruit de feuilles sèches qui remuaient : des lapins.

 

Bientôt elle eut traversé les grands bois de haute futaie. Elle se trouva au bas des ravins du prieuré, dans les petits sentiers sinueux qui coupent les jeunes taillis. Elle les connaissait, ces sentiers, elle n’avait pas peur de s’y perdre.

 

Pendant quelques minutes encore, elle descendit, grimpa, redescendit les courbes pour les remonter encore, et enfin se trouva sur le plateau.

 

Là-bas, paisibles, les ruines du prieuré de Relay dormaient, sous la lumière d’argent de la lune.

 

Un peu essoufflée par la montée, Claire s’arrêta pour reprendre haleine.

 

Puis, elle traversa un champ en jachère et rencontra la route encaissée, devenue presque une sorte de fossé pierreux et de chaque côté de laquelle les berges étaient recouvertes de broussailles. Elle s’y engagea.

 

Quelques instants après, elle s’arrêtait devant la chapelle du prieuré.

 

*

* *

 

Lorsqu’elle était sortie du Clos des Noyers, elle n’avait pas vu, dans son premier trouble, un homme assis contre un platane, tout près de la ferme, et qui, en l’apercevant, avait laissé échapper un geste de surprise.

 

Cet homme, c’était Gauthier.

 

Il était allé, après le dîner, se promener autour du Clos. En revenant, avant de rentrer, il s’était assis là, sur un banc de pierre, et rêvait.

 

Son premier mouvement avait été de s’élancer vers la jeune fille ; sa première censée avait été de l’interroger, de lui demander :

 

– À pareille heure, où donc allez-vous ainsi, en vous cachant ?

 

Mais il se tut, le cœur tout à coup serré par un affreux soupçon. Un instant, il resta irrésolu. Que va-t-il faire ?

 

Puis lui aussi s’engage dans la campagne, au milieu des ténèbres. Il dissimule de son mieux le bruit de ses pas.

 

Il a rejoint la jeune fille et se tient, derrière elle, à une centaine de mètres, profitant de tous les accidents de terrain pour se dérober, de tous les arbres, de toutes les haies. Certes, elle court à un rendez-vous ! Lequel ? Pourquoi ?

 

Il est oppressé par des angoisses. Il l’aime, pourtant, et il a confiance en elle. Et puis, dans ce pays, elle ne connaît personne… Qui lui eût donné ce rendez-vous ?

 

Il s’interroge vainement. Il ne trouve pas de réponse.

 

Il vit qu’elle prenait le chemin des ruines de Relay. Quelle raison l’amenait en cette solitude, la nuit ? Il ne se trompait pas. C’était bien au prieuré qu’elle se rendait.

 

En haut des ravins, il s’arrête pour la voir, dans la plaine, disparaître vers le chemin creux.

 

Il s’élance à son tour, arrive jusqu’aux ruines. Et il va entrer dans la chapelle, lorsqu’il se retient tout à coup et se cache derrière des broussailles. Il a entendu des voix.

 

Une voix d’homme, la voix tremblante et comme apeurée d’une femme.

 

Il penche la tête ; la route fait un coude brusque du côté des ruines. Il ne voit personne encore. Mais les voix se rapprochent, deviennent plus distinctes. La voix de femme, c’est la voix de Claire !

 

Mais l’autre, celle de l’homme, il ne sait pas… Il lui semble l’avoir entendue quelque part… Où donc ? Il ne se souvient pas…

 

Bientôt, deux ombres apparaissent dans le creux de l’ancienne route. Et, comme pour bouleverser Gauthier et imprimer à son cœur une torture de jalousie terrible, elles s’arrêtent, non loin, sous ses yeux.

 

Cette fois, il reconnaît l’homme… le devine plutôt : C’est Moëb, le banquier, le meurtrier de Robert Aujoux.

 

C’est à peine s’il retient une exclamation de colère et de douleur. Est-ce possible ? N’est-il pas le jouet de quelque cauchemar ? Est-il vrai que Claire, dont il se croyait tant aimé, ait pu donner rendez-vous à cet homme ?

 

Et l’endroit choisi, cette solitude, l’heure même, est-ce que tout ne crie pas que ce rendez-vous est coupable et que Claire le trompe et l’a oublié ? S’il en doutait encore, est-ce qu’il ne serait pas bien vite convaincu par le spectacle qu’il a sous les yeux ? Le spectacle de cette jeune fille, auprès de cet homme ! Et cet homme lui prend les mains, il les embrasse… Il la serre contre lui, dans un transport d’amour…

 

Elle se laisse étreindre ainsi, ne se rejetant en arrière que lorsqu’il avance les lèvres vers ses cheveux, vers son visage, dont Gauthier ne peut surprendre le frémissement de dégoût, dont personne ne peut voir la pâleur.

 

Il serait convaincu également par les paroles qu’il entend. Ces paroles arrivent jusqu’à Gauthier, creusant dans sa chair autant de brûlures.

 

– Je t’aime !… dit Moëb. Enfin, te voilà, tu es venue… Je ne croyais pas que tu viendrais… Tu me rends fou de joie…

 

Il lui prend les mains et les appuie sur son cœur, pour lui en faire sentir les battements tumultueux.

 

– Tu verras… tu n’auras pas à t’en repentir… Je te ferai heureuse, heureuse entre toutes… et riche parmi les plus riches… J’obéirai à tous tes caprices, même les plus étranges, les plus coûteux… Je t’aime… Je t’aime !…

 

Elle ne répond rien. Elle semble attendre ; parfois elle a un regard surpris, inquiet, autour d’elle.

 

Il ne s’aperçoit de rien. Il est aveuglé par sa passion. Sa voix est sourde, frémissante.

 

Quand il peut s’emparer des mains de la jeune fille, il les couvre de baisers ardents, pressés, furieux, presque des morsures.

 

Alors, Gauthier, à bout de forces, ne peut supporter plus longtemps ce spectacle odieux. Il se lève et va s’élancer sur les deux infâmes…

 

Mais une main robuste s’appuie sur son épaule.

 

Une voix murmure à son oreille :

 

– Pas un mouvement ! Pas un mot ! Restez !

 

Il se retourne avec un tressaillement. Il reconnaît le comte du Thiellay. Il va demander des explications.

 

Le comte lui met la main sur les lèvres.

 

– Taisez-vous ! Et n’ayez aucune mauvaise pensée… Claire est là parce que je l’ai voulu… Et elle sait que je veille.

 

C’était une énigme pour Gauthier. Cependant il se tut. Et, pris d’un frisson d’angoisse, il attendit.

 

Maintenant, Claire et Moëb se trouvaient près d’eux, très près, au fond du chemin creux. Le banquier parlait bas… On ne pouvait plus entendre ses paroles… c’étaient sans doute des mots pressants d’amour, des supplications…

 

Elle semblait hésiter, la tête cachée sur l’épaule du misérable.

 

Tout à l’heure, lorsqu’elle était arrivée, lorsqu’elle s’était trouvée en présence de Moëb, celui-ci était encore sous le coup d’une émotion étrange. Cette émotion, il l’avait attribuée au bonheur de voir enfin auprès de lui celle qu’il aimait. Claire ne s’y était pas trompée.

 

Ces yeux hagards, ces tremblements brusques, cette sueur qui mouillait le front de l’homme, tout cela venait du souvenir. Et le souvenir, c’était le remords ! Est-ce que ce n’était point là, devant ces broussailles, en face de la chapelle en ruines, qu’il avait étranglé, sans hésiter, sans trembler, avec un abominable courage, un homme sans défense ? Là, aussi, que le moribond s’était relevé pour lui lancer à la face sa funèbre menace du fantôme de l’avenir… « Malheur sur toi ! »

 

Que de fois, dans sa vie d’aventures et de crimes, Moëb les avait entendues, ces paroles, et que de fois, pendant longtemps, elles avaient troublé son sommeil…

 

Puis, ces souvenirs, en s’éloignant, avaient rendu un peu de paix à sa vie. Et, depuis quelque temps, il n’y pensait plus. Mais ils revenaient vivaces, ce soir-là.

 

Il avait de la peine à se remettre entièrement, à retrouver son sang-froid.

 

En voyant la jeune fille si près de Moëb, en voyant Moëb lui chuchoter très bas des paroles pressantes d’amour, Gauthier serre nerveusement les mains du comte du Thiellay.

 

– C’est un supplice atroce… dit-il, je ne peux plus… J’aime mieux…

 

Et il veut s’élancer de nouveau.

 

Mais de nouveau, les bras vigoureux du comte le clouent sur place.

 

– Attendez !

 

Gauthier obéit, tout frémissant de colère. Claire disait à Moëb :

 

– Ainsi, vous ne désirez rien de plus ?

 

– Rien, puisque j’ai maintenant tout ce que je désire…

 

– Ainsi, vous m’aimez ?

 

– Je vous l’ai dit et vous le voyez bien, je vous aime à en devenir fou.

 

– Et vous m’aimerez longtemps ? Et vous obéirez à tous mes caprices ?

 

– Quels qu’ils soient.

 

– Et vous serez heureux ?

 

– Comme jamais je ne l’ai été…

 

Et il le dit, en effet, avec une passion profonde.

 

Alors, elle lui mit les deux bras autour du cou.

 

Il trembla sous cette caresse.

 

Elle approcha sa bouche de l’oreille. Et elle dit, ainsi que Thiellay le lui avait appris : « Misérable !… malheur sur toi !… Mon fantôme ne te quittera plus, jamais, jamais !… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front, le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front !… »

 

L’effet avait été terrible, foudroyant…

 

Aux premiers mots, Moëb, surpris, avait paru ne rien comprendre. Ce qu’il attendait, des lèvres de Claire collées contre son oreille, c’étaient des paroles d’amour, une promesse d’abandon… Ce n’était pas cet étrange anathème, cette mystérieuse menace.

 

Il poussa un cri d’épouvante. Il se recula de la jeune fille avec horreur, le visage décomposé par un effroi indicible, les mains étendues vers elle comme pour écarter de lui le fantôme qu’elle évoquait, le vieillard dont il entendait le râle lugubre, sous la pression de ses doigts de fer.

 

– Non, non ! disait-il.

 

Mais elle continuait… s’avançant vers lui… rendue plus courageuse par cette lâcheté du meurtrier.

 

Et elle lui redit deux fois : « Le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi ! »

 

Le comte du Thiellay s’était levé sans plus prendre de précautions pour se cacher, et il regardait la scène, toujours éclairée par la douce lueur lunaire. Gauthier l’avait imité. Dans ce chemin creux, Moëb râlait :

 

– Va-t’en ! va-t’en… Je ne veux plus te voir… je ne veux plus t’entendre… Va-t’en ! ou je t’étrangle !… comme j’ai fait de l’autre.

 

Claire, à demi évanouie, essaya de s’enfuir. Mais pour la frêle enfant, c’était une émotion trop forte. Elle serait tombée si Gauthier, s’élançant, ne s’était trouvé là pour la retenir, pour l’emporter dans ses bras…

 

Le comte lui dit rapidement :

 

– Emmenez-la… Retournez vite au Clos des Noyers… Aimez-la… et tâchez qu’il ne reste rien dans son esprit de cette scène tragique…

 

– Mais je ne puis vous laisser seul avec cet homme !

 

– Cet homme est mon frère… Je ne le crains pas… Il n’osera rien contre moi…

 

Et montrant le misérable, éperdu :

 

– Du reste, regardez !

 

Moëb, les jambes brisées, s’abattait sur le sol. Des cris étouffés sortaient de sa gorge, que serraient des contractions.

 

– À moi ! Au secours ! Je meurs !

 

Gauthier allait se précipiter, dans la première pitié de l’homme – du médecin – pour arracher cette victime, si criminelle qu’elle fût, à la mort qui la menaçait.

 

Thiellay l’arrêta.

 

– Je suis ici le justicier ! Je vous défends de sauver cet homme… Sa vie et sa mort m’appartiennent, à moi, à moi seul !

 

Il avait parlé avec tant de gravité triste, mais en même temps avec une si étrange énergie, que Gauthier se sentit vaincu devant lui. Le comte lui montra Claire évanouie :

 

– Cette enfant, elle aussi, réclame vos soins… Ne craignez-vous pas que la scène où elle vient de jouer le premier rôle n’agisse sur son cerveau ?… Prenez garde, occupez-vous d’elle… Moi, je m’occuperai de celui-là !…

 

C’était vrai. Claire aussi réclamait des soins empressés, immédiats. Gauthier la prit dans ses bras et emporta ce fardeau précieux jusqu’au ruisseau de Vonne qui coulait dans le fond de la vallée.

 

Là, il la déposa sur l’herbe humide, puisa de l’eau dans le creux de ses mains et rafraîchit le front brûlant de la jeune fille. Ses yeux étaient clos, et elle ne donnait pas signe de vie.

 

Là-haut, dans le chemin creux de l’ancienne route royale, le comte du Thiellay s’était approché de Moëb étendu. L’homme ne bougeait pas.

 

Thiellay se pencha, s’agenouilla, écouta s’il respirait.

 

La respiration était lente, oppressée, rauque. Parfois, elle semblait cesser complètement.

 

L’apoplexie terrassait le misérable et le tenait dompté, dans ses griffes mortelles, tenaillant sa gorge et son cœur.

 

Et Thiellay, pâle, mais résolu, décidé à ne pas secourir cet homme, alla s’accouder à un arbre, et regarda ce spectacle en disant : « Va-t-il mourir ? »

 

L’autre gisait ; le comte ferma les yeux pour ne plus voir.

 

Quoi qu’il fît, quelle que fût sa résolution de châtier celui qui avait déshonoré le nom de sa famille, celui qui avait eu tous les vices et n’avait reculé devant aucun crime, il repensait, malgré lui, à ce qu’avait été l’enfant d’autrefois.

 

Il rouvrit les yeux pour échapper à cette vision. Il ne faiblissait pas. L’homme qui gisait là devait mourir.

 

Longtemps il attendit dans ce tragique silence.

 

Parfois il se détachait de l’arbre contre lequel il s’était appuyé. Il venait à ce corps étendu, mettait la main sur son cœur. Le cœur battait toujours, faiblement. Bientôt même, le corps remua.

 

Lentement, par efforts successifs, Moëb se soulevait. Lourdement, après des efforts fatigants, il y parvint, en s’accrochant à une racine émergeant du talus de la route. Et alors, il poussa un profond soupir. La poitrine se dégageait. La vie reprenait possession de ce robuste corps.

 

Thiellay ne le perdait pas de vue.

 

Moëb ne se souvenait pas encore, cela était évident, car il restait là, hébété, le front lourd.

 

Thiellay attendait un retour d’intelligence.

 

Tout à coup, Moëb se leva tout à fait, chancelant encore. Il passa les mains sur son front, sur ses yeux, comme pour en chasser une image horrible. Puis, les bras tendus dans le vide, vers quelque chose d’invisible :

 

– Le fantôme ! le fantôme ! J’ai senti son doigt glacé, là !

 

Et il appuyait la main sur son front.

 

Il eut un ricanement sinistre…

 

– Je suis fou !… Il n’y a point de fantôme… Je n’ai rien entendu, mais j’ai peur… Je suis lâche, lâche !

 

Il se souvenait de plus en plus. Il cherchait autour de lui quelqu’un qu’il s’étonnait de ne plus voir. Celle-là, c’était la jeune fille, disparue pendant son rêve.

 

– Claire ! Où donc est-elle ?

 

Et tout à coup, son regard s’arrête sur Thiellay, immobile. Il le contemple longuement. Puis, attiré, fasciné, il s’avance à pas chancelants.

 

Il reconnaît le comte… Et, dans la première surprise, dans ce premier désordre de l’esprit qui empêche tout sang-froid, Moëb se trahit par une exclamation sourde :

 

– Mon frère !

 

Si Thiellay avait pu douter encore, ses doutes eussent disparu pour faire place à l’affreuse, à l’épouvantable certitude.

 

– Enfin, misérable, tu viens d’avouer !…

 

Moëb comprend qu’il ne peut plus se défendre. Thiellay l’a saisi par le bras.

 

– Viens ! dit-il.

 

Et il l’entraîne vers la chapelle, pousse d’un coup de pied la porte branlante et disloquée. Il entre avec Moëb, dans le noir des ruines.

 

– Que veux-tu de moi, dit Moëb qui est envahi par un frisson de peur.

 

– La certitude que tu ne commettras plus d’autre crime…

 

– Je te la donne.

 

– Ta parole ne me suffit point.

 

– Quelle garantie exiges-tu ?

 

– Ta mort !

 

De nouveau le misérable est secoué de tremblements.

 

– Je ne veux pas mourir…

 

– Et moi je te l’ordonne…

 

– Et si je refuse ?

 

– Je te tuerai… Choisis…

 

La lune, qui montait, envoya dans la chapelle un peu de sa lumière, assez pour que les deux hommes pussent se voir.

 

Ils étaient aussi pâles l’un que l’autre : Thiellay avait pâli par sa résolution suprême et Moëb par l’angoisse, par une terreur atroce de cet homme qui le menaçait.

 

Il avait joué, il avait perdu… L’heure était venue où il fallait payer !…

 

– Soit. Je me brûlerai la cervelle en rentrant à Paris.

 

– Non. Ce serait trop tard.

 

– Alors, quand ?

 

– Tout de suite.

 

– Je n’ai pas d’arme…

 

– Qu’à cela ne tienne. J’ai tout prévu.

 

Il lui jeta un revolver. Moëb s’en empara vivement. Et soudain, avec un mauvais sourire :

 

– Je tiens ta vie, frère, entre mes mains.

 

Il ajusta, froidement.

 

Thiellay secoua la tête, devant le revolver braqué contre son front.

 

– Tire… Je suis seul…

 

La main fratricide trembla, les yeux du misérable s’obscurcirent.

 

– Tu vois ! Tu n’oses…

 

– C’est vrai !

 

– Écris !

 

Thiellay arracha une page à son calepin et la tendit avec un crayon. Moëb prit le tout, machinalement.

 

Thiellay dicta : « Je meurs volontairement. Que l’on n’accuse personne de ma mort. »

 

– Signe !

 

Moëb signa.

 

– Maintenant, va… Vivant, je te hais… Mort, je te pleurerai…

 

Le coup partit, dans un geste de rage.

 

Moëb tourna deux fois sur lui-même, lâcha le revolver et s’abattit sur le ventre. Il était mort… Alors Thiellay s’agenouilla auprès de ce cadavre, se signa et pria.

 

IX

MARIAGES


Thiellay ne rentra pas tout de suite au château de Fénestrel. Il se rendit droit au Clos des Noyers. Il avait besoin de revoir Gauthier et Claire, Claire surtout, qu’il avait laissée évanouie dans les bras du jeune homme.

 

Au Clos, tout le monde l’attendait dans l’angoisse.

 

Gauthier, en rentrant, avait réveillé Berthelin, Charlotte et Louise. Il leur avait raconté ce qui s’était passé. Claire revenait à la vie ; Gauthier, alarmé, lui prodiguait tous ses soins. Enfin, il eut le bonheur de la voir sourire, mais en même temps, et comme lui revenait sans doute à l’esprit la scène du prieuré, elle eut un geste d’épouvante.

 

Gauthier la calma.

 

– Nous avons deviné une partie de la vérité. Plus tard vous nous direz le reste.

 

Elle le remercia d’un regard chargé de toute sa tendresse. Puis, tout à coup, apercevant Louise, elle l’attira dans ses bras, la couvrit de baisers et lui murmura à l’oreille :

 

– M. du Thiellay viendra bientôt… J’ai de lui une promesse qui te concerne… Ne perds pas tout espoir… et ne pleure plus lorsque tu penseras à Urbain.

 

Les grands yeux inquiets de Louise l’interrogèrent.

 

Mais elle ne voulait, elle ne pouvait rien dire de plus.

 

Une heure se passa.

 

Tout à coup la porte s’ouvrit et M. du Thiellay, toujours aussi pâle, parut.

 

Il alla vers Gauthier et dit :

 

– Mort !

 

Puis il tomba sur une chaise et se mit à pleurer.

 

Quand il reprit un peu de sang-froid, il dit à Berthelin, cette fois :

 

– J’ai fait justice… Le malheureux s’est tué devant moi…

 

Et tendant les mains à Claire, très émue :

 

– Vous ne m’en voulez pas de l’effrayante comédie que je vous ai demandé de jouer ?… Vous n’en garderez aucun mauvais souvenir ?…

 

Claire lui désigna Louise :

 

– Il est, vous le savez, un moyen très simple de me faire tout oublier.

 

Thiellay ouvrit ses bras aux deux jeunes filles :

 

– Alors, oubliez, oubliez dès maintenant… car, dès aujourd’hui, je considère votre sœur comme ma fille…

 

Gauthier et Berthelin, le voyant ému, profondément troublé, ne voulurent pas que le comte s’en retournât seul à Fénestrel. Ils l’accompagnèrent. En revenant, lentement, dans la nuit froide, Berthelin disait à Gauthier :

 

– Voilà terminé ce drame qui durait depuis douze années… qui a fait couler tant de larmes… Vous oublierez, vous aussi, Gauthier, car il faut, et vous serez heureux… La mort de votre père est encore trop récente pour que je vous demande d’effacer ce souvenir, mais la paix reviendra dans votre âme… au fur et à mesure que vous sentirez tout ce foyer d’amour qui est en Claire…

 

Gauthier, silencieusement, lui serra la main.

 

On n’était pas couché, au Clos, lorsqu’ils rentrèrent.

 

On les attendait. Berthelin alla prendre les mains de Charlotte :

 

– Bientôt, votre innocence sera publiquement reconnue, proclamée ; bientôt, Charlotte, rien de ce triste passé n’existera plus pour vous et, devant le bonheur de vos deux enfants, rien ne troublera plus votre bonheur…

 

Elle lui sourit doucement, en répondant à l’étreinte de la main loyale de l’homme qui avait toujours cru en elle, par une lente, tendre et longue pression de ses doigts.

 

Malgré tous les malheurs accumulés, elle était belle encore, d’une beauté mélancolique. Les yeux étaient restés les mêmes, extrêmement tendres, extrêmement candides.

 

Son regard eut une caresse en se fixant sur Berthelin.

 

Et Berthelin rougit, embarrassé.

 

Il se taisait. Charlotte, avec un sourire ému :

 

– Jean… n’as-tu rien de plus à me dire, mon ami ?…

 

– Ah ! si…

 

– Eh bien ?

 

– Je n’ose !

 

– Alors, il faut que ce soit moi qui parle…

 

– Charlotte !…

 

– Toi qui as été mon seul ami, mon seul défenseur, toi qui, pas un seul instant, jamais, n’as voulu croire à ma honte, à mon déshonneur, m’abandonnerais-tu, maintenant que je suis heureuse et fière ?…

 

– Oh ! Charlotte ! Charlotte ! Vous savez bien…

 

– Parle ! Parle ! Tu ne peux pas exiger que ce soit moi… C’est le monde renversé !…

 

– Charlotte, je n’ai jamais cessé de vous aimer…

 

– Je serai ta femme et je serai ton amie, Jean !…

 

Et le brave homme, entouré par Charlotte et ses filles, riant, pleurant, tout ensemble, ne savait plus auquel des baisers il fallait répondre, tant il en pleuvait sur son visage.

 

À Fénestrel, lorsque Thiellay vit sa femme, le lendemain matin, il lui dit :

 

– Viens, rentre chez toi, j’ai à te parler.

 

Elle le regarda avec surprise, car il semblait très ému.

 

– Un malheur ? interrogea-t-elle.

 

Il ne répondit pas, et quand ils furent seuls, loin de toute oreille indiscrète, il dit :

 

– Clotilde, tu n’as pas oublié la terrible accusation que tu as fait peser sur ma tête, il y a douze ans ? Tu n’as pas oublié que pendant quelque mois tu as pu croire que j’avais assassiné le docteur Renneville ?

 

– Oui, mais tu t’es disculpé. Pourquoi réveilles-tu ce passé ?

 

– Il faut que tu saches pourtant que le meurtrier du docteur Renneville…

 

– Ton frère… dit-elle à voix basse.

 

– Je l’ai retrouvé. Il a osé reparaître dans ce pays, auprès de moi, sous un faux nom, pour y préparer un nouveau crime… Pouvais-je le laisser faire ? Mon devoir n’était-il pas de m’interposer entre lui et ses victimes ?

 

– C’était ton devoir, en effet… Il avouait…

 

– Au contraire, il niait, et chaque fois que ce mot de frère tombait de mes lèvres, il paraissait ne rien comprendre.

 

– Comment l’as-tu obligé à se trahir ?

 

– En lui jetant à la face, au moment où il ne pouvait s’y attendre, les paroles étranges que toi-même, jadis, tu avais surprises et dont tu avais essayé l’effet sur ton mari lorsque tu le croyais coupable.

 

– Et il les entendit ?

 

– J’ai cru qu’il allait devenir fou, car, seul, il les connaissait, les paroles menaçantes de Renneville… Il est tombé… il s’est évanoui… J’ai espéré qu’il ne sortirait pas de cette syncope et que l’apoplexie ferait ce que je m’étais promis de faire moi-même.

 

– Tu voulais le tuer…

 

– Oui.

 

Clotilde, terrifiée, se cacha la tête dans les mains.

 

– Qu’est-il devenu ? demanda-t-elle après un long moment de silence.

 

– Il est mort.

 

– Il s’est tué ?…

 

– Oui.

 

Des larmes apparurent dans les yeux du comte.

 

– Maintenant qu’il est mort, je ne me rappelle plus ses fautes et ses crimes. Je ne me souviens plus que d’une chose, c’est qu’il était mon frère…

 

Il s’assit, dans un accablement immense. Elle se pencha sur lui et lui parla avec douceur.

 

Tout ce que pouvait lui inspirer sa tendresse de femme, elle le lui dit. Il écoutait, sans répondre pourtant. Ce ne fut qu’à la fin qu’il dit :

 

– Tu es bonne… Tu es bonne…

 

Et il lui embrassa fiévreusement les mains à plusieurs reprises. Un peu de bruit les fit se retourner. C’était Urbain qui entrait.

 

Il vint embrasser sa mère, puis le comte, et voyant les larmes qui rougissaient les yeux de son père :

 

– Vous êtes triste, mon père… Que vous est-il arrivé ?

 

– Rien qui ne puisse t’intéresser, mon enfant ; mais j’ai à t’apprendre une nouvelle qui te touche plus particulièrement.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– De quelqu’un qui te tient au cœur et d’un projet que tu as formé…

 

– De Louise ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! père ?… Est-ce qu’un malheur serait arrivé ?

 

– Tranquillise-toi, dit le comte qui souriait maintenant à la pensée du bonheur qu’un mot de lui allait donner à son fils.

 

Calmé par ce sourire, pourtant toujours inquiet, Urbain ne savait que comprendre.

 

La comtesse elle-même regardait avec surprise son mari qui ne l’avait pas mise au courant de ses intentions.

 

– Un accident ?

 

– Oui, à la vérité, un accident… Elle se marie !…

 

Urbain pâlit, puis rougit, décontenancé…

 

– Mon père, je n’ose deviner !… je vous en supplie, parlez, parlez, que faut-il que je croie ?

 

– À ce qui peut te rendre le plus heureux, mon enfant.

 

Urbain se précipita dans les bras du comte :

 

– Oh ! mon père, oh ! mon père chéri !

 

– Je suis ton père chéri parce que je fais toutes tes volontés… Je ne le serais plus si je te résistais…

 

– Tais-toi, tais-toi… Ne me reproche rien…

 

Le comte se tourna vers Clotilde :

 

– Tu m’approuves ?

 

– Je n’ai d’autre pensée que la tienne… d’autre volonté que celle qui vient de toi… Je suis heureuse de ton bonheur… J’ai vu pleurer mon fils depuis que nous avons refusé d’entendre parler de ce mariage et il me semblait que chacune de ses larmes retombait sur moi comme un remords. Aucune objection ne viendra donc de moi…

 

Urbain quitta son père pour s’élancer vers Clotilde :

 

– Je t’ai toujours trouvée bonne et indulgente et tu as passé ta vie à me gâter…

 

– Sois donc heureux pour nous une fois de plus, mon fils.

 

– Louise connaît-elle le bonheur qui nous attend ?

 

– Oui.

 

– Veux-tu me permettre d’aller au Clos des Noyers ?

 

– C’est ton devoir de fiancé.

 

Urbain ne se le fit pas répéter deux fois.

 

Il partit aussitôt. Et de la fenêtre du salon, Clotilde et son mari le regardaient courir.

 

Quand il eut disparu, le comte et la comtesse se tendirent les bras.

 

Une étreinte leur montra, à tous les deux, que les souvenirs tristes du passé, brusquement éveillés, n’emporteraient rien de leur tendresse revenue.

 

Thiellay, nerveux, s’en alla bientôt. Il ne pouvait tenir en place. Il pensait aux ruines du prieuré de Relay, à l’homme qui gisait dans la chapelle, et que l’on avait retrouvé déjà, peut-être.

 

Le lendemain, il apprit, vers midi, par des bûcherons qui travaillaient sur Fénestrel, que le corps avait été aperçu par un berger dont le chien s’était mis à aboyer.

 

Des paysans avaient averti le maire et la gendarmerie du chef-lieu de canton. Une enquête se faisait.

 

On avait bien retrouvé le feuillet sur lequel Moëb avait recommandé que l’on n’accusât personne de sa mort.

 

Cependant la justice, flairant un mystère, cherchait.

 

Moëb gagnait beaucoup d’argent à la Bourse et vivait d’une vie très large, aussi bien à Paris que dans son château de Touraine. Son existence, très décousue, de viveur débauché, donnait prise à la malveillance, mais on ne put pénétrer le secret de son passé.

 

Au cimetière où Moëb avait été conduit, il y eut peu de monde pour accompagner le cercueil dans sa suprême promenade.

 

*

* *

 

Les jours qui s’écoulèrent amenèrent l’apaisement dans l’esprit de Thiellay. Pour recouvrer un peu de bonheur, du reste, il n’avait qu’à contempler la joie qui régnait sur tous les visages autour de lui.

 

Urbain et Louise ne se quittaient plus. Les deux jeunes gens passaient les journées tantôt au Clos des Noyers, tantôt au château de Fénestrel.

 

Quand ils venaient à Fénestrel, Charlotte les accompagnait, recevant sur sa route, maintenant, au lieu des outrages d’autrefois, les marques du respect, de la sympathie universels.

 

Elle et Clotilde ne se quittaient guère alors, suivant de loin ces jeunes gens heureux.

 

Parfois, du balcon où jadis Clotilde avait assisté au terrible duel de son mari et de Mathis, sur la falaise du Château-Robin, Charlotte Lamarche contemplait, en rêvant, tout le paysage d’hiver qui se déroulait devant elle.

 

La rivière coulait lentement, tout enveloppée de brumes, entre ses broussailles des bords, ses hauts joncs jaunis et pourris, ses peupliers pareils à de gigantesques et grêles balais.

 

Ce qui attirait surtout les regards de Charlotte, lorsqu’elle était sur le haut balcon dominant la vallée, c’était le coin du plateau où jadis s’était élevée Maison-Bruyère.

 

Maison-Bruyère n’existait plus. La main criminelle du docteur Marignan avait incendié la gentille demeure.

 

Mais ce qu’elle pouvait voir encore, c’étaient les murs restés debout, appuyés contre le coteau où jadis étaient les fours à plâtre du père Langeraume.

 

Les fours à plâtre ! Tout son malheur venait d’eux, pourtant ! Ils avaient joué, dans sa vie, le rôle de la fatalité dans les tragédies antiques.

 

Elle se souvenait de cela, la douce Charlotte, maintenant qu’elle rêvait à ce passé tragique, accoudée à la terrasse de Fénestrel, pendant que, devant elle, sous ses yeux, dans les jardins, et sous les grands marronniers dépouillés, Louise et Urbain parlaient d’amour.

 

 

Le mariage de Claire et de Louise avait été renvoyé à la belle saison.

 

Gauthier était trop profondément abattu par la mort de son père, par tout ce drame déroulé en ces derniers jours, pour qu’il pût être question de mariage avant quelques mois.

 

D’autre part, le comte du Thiellay, lui non plus, n’était pas encore remis de la mort de Moëb.

 

Il y avait malgré tout, sur Fénestrel, un voile de tristesse. Il ne fallait pas embrumer de tous ces souvenirs la gaieté d’une cérémonie qui allait rendre les jeunes gens heureux.

 

Du reste, le congé d’Urbain allait prendre fin, mais il avait obtenu de ne pas réembarquer pendant l’année suivante.

 

Il resterait à Brest, attaché à la préfecture maritime, ce qui lui permettrait, de temps en temps, une échappée à Fénestrel et au Clos des Noyers, auprès de Louise.

 

Gauthier, lui, s’était installé à Tours, dans l’appartement de son père.

 

À peine s’y trouvait-il depuis quelques jours, que Goniche s’était présenté pour lui parler.

 

Il le fit introduire dans son cabinet.

 

– Monsieur Gauthier, dit le serrurier, j’étais venu, dans le temps, pour demander un grand honneur à feu M. votre père.

 

Sur un geste indécis de Gauthier :

 

– J’aurais voulu que votre défunt père fût le parrain de mon gosse… Il n’est pas encore baptisé, mon gosse… j’ai attendu… Si le cœur vous en dit, monsieur Gauthier, ce serait une grande joie pour moi et pour la bourgeoise…

 

– J’accepte…

 

– Merci, monsieur Gauthier… merci !

 

Le serrurier fit quelques pas vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta. Et en regardant le jeune homme, il eut un rire bon enfant.

 

– Eh ! eh ! monsieur Gauthier, on n’est pas feignant dans la serrurerie… V’là un gosse à baptiser… mais il y en a un autre en train… On dit que la France se dépeuple. Je tâcherai toujours, pour ma part, que ça soit un mensonge…

 

Gauthier sourit.

 

– Allons, au revoir, monsieur Gauthier.

 

– Au revoir, Goniche.

 

Si le mariage de Claire et de Louise était reporté à la belle saison, il n’y avait aucun motif pour retarder celui de Berthelin.

 

Certes, entre Berthelin et Charlotte, ce n’était pas l’amour impétueux qui emporte les jeunes gens ; à son amour, avec le temps, Berthelin avait vu succéder, avec une profonde pitié, une affection sérieuse, raisonnée, plus forte que l’amour, et c’était ainsi que maintenant il aimait.

 

Chez Charlotte, l’affection fraternelle qu’elle avait eue, dans son enfance et sa jeunesse, pour le brave garçon, avait changé de nature. Il s’y mêlait une reconnaissance si grande que Charlotte était prête à tous les dévouements pour l’homme qui jamais n’avait voulu douter d’elle au milieu des cris exaspérés de l’opinion publique surexcitée contre la Pocharde.

 

Telle était la nature des sentiments qui les rapprochaient.

 

– À quoi bon attendre ? avait dit Berthelin… Il me semble que j’ai attendu assez longtemps…

 

Ce fut vers la fin de décembre que leur mariage fut célébré.

 

Ils auraient voulu que la cérémonie passât inaperçue.

 

Pourtant, depuis le matin, la vieille église de Pont-de-Ruan était en fête. Jamais elle n’avait été aussi coquette, si parée, si fleurie. Les vieux murs, comme aux jours ensoleillés de la Fête-Dieu, disparaissaient sous les branches vertes des sapins. Dans l’intérieur, des fleurs également partout, arrivées le matin même de Nice.

 

Dans le pays, les femmes se souriaient en se racontant des choses à voix basse, sur le seuil des portes. Les hommes se promenaient en s’arrêtant de temps en temps pour jeter un coup d’œil vers la côte, par où devait arriver Berthelin avec Charlotte Lamarche.

 

Et tous, femmes et hommes, avaient leurs vêtements des dimanches.

 

Cependant, aucune invitation n’avait été faite. Berthelin et Charlotte avaient tenu à ce que la cérémonie fût discrète.

 

Vers dix heures, un gamin accourut, essoufflé, criant :

 

– Les voilà ! les voilà !…

 

En même temps, il allait prévenir à l’église. Et la grosse cloche se mit en branle.

 

Au bout de quelques minutes, des voitures apparurent, descendant la côte, traversèrent le village et s’arrêtèrent devant la mairie.

 

Une dizaine de personnes en descendirent. On vit Charlotte, dans une robe grise, le visage rosé par l’émotion. Ses grands yeux, très doux, étaient humides ; la sérénité de son cœur si droit et si pur se lisait sur son front. Le passé n’existait plus.

 

Celle que l’on avait condamnée pardonnait à ceux qui l’avaient fait souffrir et ne se souvenait plus de ses souffrances.

 

Le cortège disparut dans la mairie.

 

Ce fut l’adjoint, un ami de Thiellay, qui les maria.

 

L’adjoint était un fin Tourangeau, à l’intelligence déliée, au cœur droit. Il fit un discours très joliment tourné à Berthelin et à Charlotte. Il termina en disant que ce qu’il ne pouvait leur expliquer, l’affection et le respect, le repentir de tout le pays, le pays tout entier allait, dans quelques minutes, se charger de le leur dire.

 

Ces paroles étaient encore une énigme pour Charlotte et les autres qui, n’étant point passés par l’église, n’avaient pu voir les préparatifs charmants de la fête.

 

Lorsqu’ils sortirent, ils ne trouvèrent plus de voitures. Et de la mairie à l’église, deux haies vivantes s’étaient formées, entre lesquelles il fallut que Charlotte passât.

 

Quand elle vit cela, la pauvre Pocharde, elle en eut le cœur serré, et pendant une seconde elle crut qu’elle allait retrouver la même réprobation chez ceux qui l’avaient tant outragée autrefois.

 

Car ceux qui étaient là, il y a douze ans, l’avaient insultée.

 

Quand elle traversait le village, on riait sur son passage. Les enfants la poursuivaient en lui jetant des pierres !

 

Et le terrible surnom hurlait à ses oreilles :

 

– La Pocharde ! La Pocharde !

 

Mais comme elle fut vite rassurée ! Les femmes la regardaient avec des yeux souriants, les hommes, d’un même mouvement spontané, avaient enlevé leurs chapeaux. Et sur toutes ces figures éclatait une grande joie.

 

Elle traversa la haie vivante au bras de Berthelin. Mais quand elle se trouva devant l’église, dont la grosse cloche résonnait à toute volée, quand elle vit la fête des fleurs qui chantait si bien et si tendrement l’affection revenue, elle trembla et Berthelin fut obligé de la soutenir.

 

– Jean, murmura-t-elle, je vous avais demandé plus d’intimité.

 

Jean, dont les yeux étincelaient de joie, Jean répondit :

 

– Je vous ai obéi… Je n’ai rien fait… Ce n’est pas moi le coupable, je vous le jure !

 

– Qui donc, alors ?…

 

Il montra d’un vaste geste le village entier rassemblé.

 

– Ces braves gens !

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je suis trop heureuse…

 

Un vieux l’entendit et répliqua gaillardement :

 

– Si elle est trop heureuse, elle ne l’a pas volé !…

 

Ce fut les yeux mouillés de larmes que la Pocharde entra dans l’église. Celle-ci fut aussitôt envahie. Pas une place libre. Elle ne se vida que vers la fin de la cérémonie et, quand Berthelin et Charlotte sortirent, ils trouvèrent sur le seuil un vieillard qui les attendait, le chapeau à la main.

 

Paysans et paysannes se pressaient autour de lui.

 

– Madame, dit-il, je viens, au nom de tous ceux qui sont là, des petits comme des grands, vous dire que nous avons regret de ce qui s’est passé jadis. Ce n’était pas tout à fait notre faute, puisque les apparences étaient contre vous, mais c’est vous qui en avez souffert. J’espère que votre bonheur d’aujourd’hui vous fera oublier les mauvais jours du temps de jadis… Au nom de tous ceux qui sont là et qui vous ont outragée autrefois, je viens vous demander pardon…

 

Un murmure parcourut la foule :

 

– Oui, oui, nous lui demandons pardon…

 

Elle tendit la main au vieux.

 

Ses yeux étaient brouillés de larmes.

 

– Je pardonne, mon ami, du fond de mon cœur et sans arrière-pensée…

 

Tout émue et joyeuse :

 

– Je pardonne et je ne me souviens plus de rien.

 

Le vieillard reprit :

 

– Vous ne pouvez pas embrasser tout le monde. Ils sont trop… Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

 

– Très volontiers.

 

Elle tendit la joue, sur laquelle retentit un baiser sonore. Et la foule, chapeaux en l’air, s’écarta pour laisser passer la Pocharde réhabilitée, la Pocharde heureuse…

 

 

 

 

 


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Janvier 2009

 

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[1] Les faits évoqués ici ont été narrés tout au long dans La Pocharde.