Jules Mary

 

 

 

LA POCHARDE

 

 

 

1897

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LE LYS DANS LA VALLÉE.. 3

II  LE RETOUR DU MARI. 34

III  LE CHÂTEAU DU SOMMEIL.. 45

IV  PERDUE DANS L’ABÎME.. 58

V  LES RUINES DU PRIEURÉ.. 92

VI  BOUCHE CLOSE.. 114

VII  LA JUSTICE DANS L’INCONNU.. 138

VIII  ILS NE PARLERONT PAS….. 163

IX  PROBLÈME À RÉSOUDRE.. 173

X  LA VIE À DEUX.. 198

XI  SEUL POUR LA DÉFENDRE.. 223

XII  LES GRANDS JUGES. 264

XIII  ELLE PARLE.. 275

XIV  JUSTICE DES HOMMES. 312

XV  UN PEU DE LUMIÈRE.. 317

XVI  L’ACCIDENT DU CHÂTEAU-ROBIN.. 353

XVII  LE PLUS GRAND DES CRIMES. 372

À propos de cette édition électronique. 376

 

I

LE LYS DANS LA VALLÉE


De la jolie maison simple, aux murs extérieurement tendus de lierre, de vigne vierge, de glycine et de clématite, on distinguait le long ruban de l’Indre qui coulait entre deux rideaux de peupliers, de Loches vers Azay. Et jusqu’aux coteaux boisés où Maison-Bruyère, au bout de Pont-de-Ruan, disparaissait dans la verdure, montait le bruissement frais des cascades alimentant les moulins de ce coin de Touraine.

 

Le soir tombait, un soir calme après une chaude journée d’été, et Charlotte Lamarche venait de s’asseoir sur la terrasse, entre ses enfants, Louise et Claire, deux jumelles âgées de six ans, l’une blonde, l’autre brune, aux grands yeux limpides : deux yeux très bleus, deux yeux très bruns.

 

– Vous pouvez jouer auprès de moi, mes chéries, dit la mère.

 

Charlotte avait vingt-quatre ans ; son regard très franc, très droit, disait tout de suite la probité de sa vie, la noblesse de son caractère, en même temps que son front indiquait une intelligence large, une volonté ferme. Très jolie et robuste, bien qu’elle fût presque trop grande et trop flexible, pareille à ces roseaux qui résistent aux bourrasques, vêtue d’une robe blanche à peine serrée à la taille, flottant jusqu’à la pointe des pieds, elle ressemblait à une de ces figures hiératiques, de douceur et de tendresse, que l’on voit dans les livres de légendes et qui font penser à quelque beau lys… Il y avait aussi du rêve, dans son regard.

 

Pourtant son rêve était triste : mariée à Georges Lamarche, ingénieur civil, au bout de deux ans de bonheur elle avait vu son mari, après la mise en chômage d’une usine dont il était directeur, courir de poste en poste. Vainement.

 

Sans fortune, et adorant Charlotte, aimé d’elle, il s’était expatrié. Il était allé en Australie, appelé par une société minière. Charlotte aurait bien voulu le suivre, mais elle redoutait un aussi long voyage pour les enfants. Du reste, au milieu des déchirements du départ, Georges lui avait dit :

 

– Patience. Trois ans, quatre ans au plus. Et je reviendrai. Garde-moi mon bonheur…

 

Courageuse, elle essayait, pour ne point l’affaiblir, de lui cacher ses larmes, mais elle l’aimait trop.

 

– Oui, oui, mon cœur et toutes mes pensées à toi, toujours… Je te le jure…

 

Jusqu’à ce qu’il eût disparu, au fond de la vallée, au tournant de la route qui conduisait à la gare de Monts, elle le suivit, les yeux troublés, aveuglés, et quand elle ne le vit plus, elle eut une torture aiguë, l’affreuse vision que c’était fini, que jamais il ne reviendrait. Elle tendit les bras, éperdue, vers l’horizon où, sur les bords de l’Indre, se balançaient joliment les peupliers.

 

– Mon Georges ! mon Georges ! Et elle s’était évanouie.

 

Deux ans avaient passé. Georges écrivait des lettres ardentes. Elle y répondait avec toute sa passion. Ces lettres, le sourire des yeux bruns, des yeux bleus, de ses filles, voilà sa vie.

 

Un an, deux ans encore, et Georges reviendrait.

 

Oh ! comme elle y pensait ! Et c’était cette pensée constante, cette attente énervée qui avait imprimé à ses traits délicats le cachet d’une profonde mélancolie, le regret intime de ces années perdues, bien perdues pour le bonheur…

 

Le regard vers le ciel, où déjà des étoiles apparaissaient encore pâlies, elle revivait le souvenir de ce départ. Son cœur se gonflait. Mais tout à coup elle s’aperçut que les enfants restaient immobiles, la considérant de leurs grands yeux inquiets.

 

– Pourquoi ne jouez-vous pas ?

 

– Maman, tu es triste… Est-ce que papa ne reviendra pas bientôt ?

 

– Oui, bientôt, chères petites, bientôt.

 

– Et il nous rapportera des jouets, n’est-ce pas ? des poupées qui racontent des histoires ? et de jolies choses pour faire des costumes ! et un singe, dis ? Est-ce qu’il nous rapportera un singe ?

 

Elle les attira contre elle, les caressa lentement et les embrassa dans les cheveux.

 

– Tout ce qui vous fera plaisir. Votre maman représente la tendresse infinie, mais sévère. Votre père, lui, c’est la gâterie, c’est la faiblesse, toujours si prête à pardonner.

 

– Embrasse-nous pour lui, bien fort.

 

– Oui, oui, dit-elle, bien fort, bien fort… De tout mon amour, chères petites.

 

Et sur les yeux bleus, sur les yeux bruns, elle mit des baisers.

 

La nuit descendait ; aucune brise ne se levait, aucun brouillard sur l’Indre. Des bruits de pas alourdis dégringolèrent un sentier caillouteux en contrebas de Maison-Bruyère, qui descendait en lacet au travers des roches, jusqu’à la route d’Azay.

 

Deux têtes hirsutes de braves gens, aux yeux gais, se soulevèrent à hauteur d’appui, près de la balustrade du balcon de pierre qui fermait la terrasse.

 

– Bonsoir, madame Georges.

 

– Bonsoir, mes amis.

 

C’étaient Langeraume et Corplet, les deux ouvriers d’une plâtrière voisine tout récemment mise à jour, et dont les fourneaux de cuisson étaient allumés depuis très peu de temps. Le matin, ils criaient leur bonjour aux fenêtres qui s’ouvraient ; le soir, aux fenêtres qui se fermaient.

 

Le bruit de leurs pas s’affaiblit dans la descente du coteau, vers la vallée. Et bientôt on n’entendit plus rien, lorsque tout à coup les enfants poussèrent un cri de stupeur.

 

– Maman ! maman !

 

Elle se leva d’un bond, prête à les défendre. Sur la terrasse, derrière elle, un homme venait de surgir. Et quand elle le reconnut, elle eut un mouvement de répulsion, sa figure se fit hautaine et presque dure.

 

– Monsieur Mathis ! Vous !… Encore vous !…

 

Elle prit ses enfants par les mains, les reconduisit jusqu’au perron, les fit rentrer.

 

– Je viens tout de suite… allez m’attendre dans votre chambre. Puis, brusquement, elle rejoignit l’homme, resté debout et la bravant.

 

– Votre présence ici est une insulte pour moi… Que voulez-vous ?

 

C’était un grand garçon de l’âge de Charlotte, à peu près, carré des épaules et des reins, mis avec élégance. Il avait une cravache à la main, des houseaux aux jambes ; une jaquette courte faisait saillir son torse vigoureux. De l’autre côté de Maison-Bruyère, dans le sentier pierreux, un cheval piaffa, s’ébroua, hennit.

 

Propriétaire de vastes landes incultes et stériles du Ruchard, voisines du camp, Mathis était pauvre. Coureur de filles, joueur, passionné pour tous les sports, il traînait une vie inutile de parasite, de château en château, de chasse en chasse, mettant au service des châtelains, parfois peu expérimentés, ses connaissances cynégétiques. Hâbleur et bon garçon, les paysans l’aimaient assez, ne se donnant pas la peine de pénétrer sa fausseté.

 

– Je revenais du château de Fénestrel, dit-il d’une voix basse que l’émotion troublait malgré lui. Devant votre maison, je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter… en vous entendant causer sur la terrasse avec vos filles… J’ai voulu vous redire, une fois de plus, que je vous aime… J’ai voulu vous prier, une fois de plus, d’avoir pitié de mon amour…

 

Un geste de colère et de mépris, un sursaut de dégoût échappait à Charlotte. Il pâlit et se tut, le front barré de menaces. Elle disait :

 

– Lorsque pour la première fois vous m’avez déclaré votre amour, sans respect pour moi, je ne vous ai laissé aucune espérance. Je vous ai dit qu’entre mon mari et mes enfants se passait toute ma vie et qu’il n’y avait point de place pour le crime dont vous veniez m’offrir la complicité. Je comptais que vous oublieriez le chemin de cette maison. Aujourd’hui, vous voici de nouveau, avec je ne sais quelle insolence dans les yeux et quelles menaces sur les lèvres… Savez-vous bien que ce que vous faites est d’un lâche ?… Je suis seule… vous calculez avec la solitude où je vis, avec le silence qui nous entoure !…

 

– Je le sais. Je n’ai qu’une excuse : je vous aime comme un fou.

 

– Et moi j’ai honte d’être aimée de vous…

 

– Charlotte ! dit-il sourdement, vous devriez avoir peur de moi… je vous le jure !

 

Et il fit un pas vers elle, les mains tendues. Elle recula, la gorge sèche, les dents serrées. Il marcha. Il l’atteignit au moment où elle allait s’échapper, lui étreignit les bras, rendit vains tous ses efforts.

 

– Charlotte, pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer ? Vous pourrez tout faire de moi, je vous obéirai en tout… Ayez pitié de moi… ne me méprisez pas… ne me repoussez pas… Vous me rendriez criminel !

 

Elle recouvra sa présence d’esprit, essaya de se dégager.

 

– Ah ! le lâche ! le lâche !…

 

– Charlotte, je vous en supplie, un mot de tendresse, un mot d’amour…

 

Elle tordait ses bras dans les mains du misérable, haletante, épouvantée. Et personne pour la défendre ! Sa domestique, Catherine, regagnait tous les soirs le village où elle avait son mari. Et Charlotte n’osait appeler ses enfants, redoutant pour les petites quelque crise de nerfs, à la vue de l’homme qui torturait leur mère.

 

La nuit était venue tout à fait, mais derrière les coteaux la lune se levait. Des chiens aboyèrent, se répondant par la campagne, de ferme en ferme. Une charrette lourde faisait gémir ses essieux, en roulant sur la route.

 

– Je t’aime ! dit-il très bas.

 

Soudain, dans le chemin creux, très loin encore, on entend une voix forte et pure, une voix d’homme qui chante :

 

Quand j’ai ma pipe bien-aimée,

Mon seul trésor, mes seules amours,

Lorsque s’exhale sa fumée,

Je vois renaître mes beaux jours.

Lorsqu’un nuage me contourne,

Ah ! je suis plus heureux qu’un roi !

Combats, victoires, tout cela tourne !

Tout cela tourne autour de moi.

 

Aux premiers vers, Charlotte avait penché la tête. Ses yeux brillèrent. Elle eut un cri de joie et un rire éclatant et nerveux.

 

– C’est Jean ! c’est Jean ! Je suis sauvée… À moi ! au secours ! Jean ! au secours !

 

Mathis avait desserré son étreinte. Elle se dégagea, s’enfuit à l’autre bout de la terrasse.

 

– Ah ! nous allons bien voir si vous n’êtes pas un lâche ! dit-elle.

 

Au loin, la voix se taisait. On avait entendu l’appel de la jeune femme. Une course rapide. Dans l’ombre, un homme apparut. Il ne se donna pas la peine de faire le tour de la maison et, avec une agilité merveilleuse, il sauta sur la terrasse par-dessus la balustrade.

 

– Jean ! Sauve-moi ! sauve-moi de ce misérable !…

 

Elle se retourne, son bras se tend pour accuser ; mais Mathis a disparu, et derrière la maison, en haut du coteau, les pieds de son cheval au galop font rouler les pierres.

 

– Le lâche ! le lâche ! je savais bien qu’il n’oserait l’attendre et le braver !…

 

Puis, tombant sur son fauteuil, des sanglots la secouèrent, dans une crise de détente. Mais presque aussitôt elle se releva, les mains tendues, ouvertes, en camarade :

 

– Merci, Jean !

 

Vingt-six à vingt-sept ans, de taille moyenne, mince, nerveux, les yeux énergiques, les cheveux roux, la moustache rousse retombant à la gauloise. Il portait des molletières et une blouse de chasse serrée à la ceinture. Ami d’enfance de Charlotte, fils de cultivateurs pauvres et élevé dans un séminaire de Tours, Jean Berthelin avait passé dans le pays autrefois pour un vagabond. De fait, en ce temps-là, il n’avait pas de métier et plus d’un garde l’avait accusé de braconnage.

 

Il braconnait par passion des bois. Il vendait aux aubergistes d’Azay le gibier pris, et c’était le curé de Pont-de-Ruan qui en recevait le bénéfice pour ses pauvres. Cette vie avait duré sept ou huit ans, jusqu’au jour où le hasard d’un héritage imprévu le mit à la tête d’une fortune : quatre ou cinq cents hectares de bois, en bordure de la forêt de Chinon. On verra qu’il ne changea pas pour cela ses habitudes nocturnes.

 

– Vous couriez un danger, Charlotte, et vous m’avez appelé à votre aide !…

 

Elle était encore si émue qu’elle ne réfléchit pas que d’un mot elle pouvait faire éclater une querelle entre les deux hommes.

 

– Mathis ! dit-elle.

 

– Je ne vous demande pas ce qui s’est passé ! Je le devine. Le misérable !… Ce sont les pas de son cheval que j’entends sur la route ?

 

– Oui.

 

– Bon, je vais le rejoindre. Nous aurons ensemble une explication. Je vous promets qu’il n’y reviendra plus.

 

Charlotte comprit l’imprudence commise. Elle eut peur.

 

– Non, non, dit-elle, je vous le défends.

 

– Je veux le châtier.

 

– De quel droit ? S’il vous le demande, que lui répondrez-vous ?

 

– C’est vrai, murmura-t-il avec amertume, mais avec une douceur soumise.

 

Il détourna les yeux un moment et sembla contempler la vallée. Mais le paysage, il ne le voyait pas. Il regardait au fond de son cœur et ses yeux clairs et francs, s’étaient mouillés. C’est qu’il l’aimait, lui aussi, Charlotte. Il l’avait aimée tout petit, puis enfant, puis jeune homme. Et le jour de son mariage avec Georges Lamarche, Jean avait voulu se tuer. Elle savait tout cela sans que, pourtant, il lui en eût jamais rien dit. Entre elle et lui, jamais un mot. À quoi bon ? Elle n’était plus, elle ne serait plus à lui. Il était honnête et elle était loyale. Mais comme il avait souffert, dans ses nuits de courses à travers bois, et comme il avait jeté son désespoir en sanglots au milieu des grands silences des forêts !

 

– C’est bien, dit-il, je vous obéirai. Est-ce que je peux vous refuser quelque chose ?

 

Ses doigts passèrent lentement sur ses yeux. Alors, Charlotte, émue, s’approcha de lui sans qu’il y prît garde et ce fut elle qui essuya ses larmes.

 

– Jean, dit-elle, viens que je te gronde…

 

Il se laissa entraîner, la tête basse, comme un enfant.

 

– Ce n’est donc pas assez pour toi, l’amitié bien franche, l’affection bien vraie, bien forte que je t’offre ?

 

– J’en suis heureux… Je ne vous demande rien de plus.

 

– Crois-tu donc que je ne sais pas que tu m’aimes ? Depuis longtemps ? Depuis toujours ? Et crois-tu que si je n’avais pas eu foi dans ta loyauté, je t’aurais appelé, tout à l’heure, pour me défendre contre ce misérable qui m’outrageait ?

 

– Vous n’avez rien à me reprocher.

 

– Rien. Et voilà pourquoi tu peux compter sur moi comme je sais que je puis être sûre de toi. Va, je t’ai compris et je te plains. Mon affection est profonde, plus grande que tu ne le penses. Ce n’est pas ce que tu aurais désiré. Hélas !… mon pauvre Jean, ne te détourne pas… Pardonne-moi de te parler ainsi… Cet homme m’a fait peur… Jean, après mon mari, après mes enfants, c’est toi que j’aime le plus au monde.

 

– Je suis heureux, Charlotte, très heureux, dit-il tristement. Elle soupira, devinant les tourments de ce brave cœur.

 

– Écoute, je me sens bien seule, sans famille, sans protection. Georges est si loin que souvent je suis effrayée de mon isolement. Dans l’attente de mon mari, quand je suis venue vivre dans cette petite maison, je n’ai pas voulu me créer de relations. On m’appelle la Recluse. Je m’en fais gloire. Pourtant, j’ai peur, parfois, pour mes enfants, pour moi. Et j’ai songé que tu me protégerais, toi, et que tu les protégerais, elles, si jamais quelque malheur nous atteignait.

 

– Charlotte, que prévoyez-vous donc ?

 

– Rien, je te le jure. Je suis nerveuse, voilà tout. Et mes pensées tournent à la tristesse. Réponds-moi… Contre tous, nous défendrais-tu, fort de l’amour que tu as pour moi et fier de l’affection fraternelle que je t’offre ?

 

Il répondit simplement :

 

– Quand vous vous êtes mariée, j’ai voulu mourir. Aujourd’hui je donnerais volontiers ma vie pour vous. Il ne faut pas croire pour cela que je ferais un bien grand sacrifice… Dites un mot seulement…

 

Elle répondit, avec une lente pression de ses mains :

 

– Non… jamais pour moi… mais pour mes enfants, qui sait ?

 

Et après un silence :

 

– Maintenant, pars… laisse-moi… Je suis plus calme, et j’entends mes enfants qui m’appellent… Il me semble, ce soir, et désormais, que je suis un peu plus près de toi…

 

Il secoua la tête et murmura :

 

– Vous êtes plus près de moi, c’est vrai, mais moi je suis toujours aussi loin de vous…

 

Elle n’entendit pas ce reproche timide, et redevenue gaie :

 

– Écoute. Tout à l’heure tu chantais, lorsque tu descendais vers Maison-Bruyère… Je veux que tu reprennes ta chanson en partant…

 

– Je ne pourrais pas. J’ai le cœur trop gros… Cependant, j’essaierai !…

 

– Au revoir, mon bon Jean.

 

– Au revoir, Charlotte.

 

Il s’éloigna. Elle resta un moment sur la terrasse. Il passa sous la balustrade, dans le chemin creux ; elle le vit qui disparaissait dans un taillis de chênes. Puis, tout à coup, elle l’entendit dans le silence de la nuit :

 

Moi, le vin seul me met en veine

Lorsque j’en bois avec ardeur.

P’tit à p’tit, j’deviens capitaine,

J’suis général, puis empereur.

Près de moi le plaisir séjourne,

Dans le paradis je me crois,

Lorsque tout tourne…

 

Mais les derniers vers furent achevés dans une sorte de sanglot : la voix s’était assourdie, douloureuse. Et Charlotte, attendrie, pleine de pitié, murmura :

 

– Le pauvre garçon !

 

Elle rentra.

 

Partout un silence profond dans la campagne endormie. Tout avait l’air d’être mort.

 

Seule, creusée dans la roche blanche contre laquelle était adossé le chalet rustique, seule vivait la plâtrière de Langeraume, avec ses fourneaux aux flammes sourdes, aux émanations empoisonnées.

 

Ils apparaissaient, sous la lune, pareils à deux fantômes gonflés de menaces, mystérieux et sournois, tout prêts à baver, sur Charlotte et Maison-Bruyère, leur venin mortel…

 

Le lendemain, elle se sentit malade en se levant : une pesanteur de tête et des nausées ; comme le soleil brillait, elle sortit dans le bois pour respirer et son malaise cessa.

 

Il ne se reproduisit pas dans la journée. Mais la nuit suivante, à plusieurs reprises, elle crut qu’elle allait perdre connaissance. Elle se releva, ouvrit ses fenêtres et sentit que cela lui faisait du bien. Elle couchait seule, dans une grande chambre éclairée par quatre fenêtres dont deux prenaient jour sur la vallée. Les enfants dormaient au premier étage, dans une chambre dont les murs ne s’appuyaient pas contre la roche poreuse de la plâtrière. Elles furent, le matin, aussi gaies que d’habitude. Toute la semaine le malaise se renouvela pour Charlotte, suivi d’étourdissements bizarres. Elle était parfois obligée de s’arrêter dans ses promenades et de s’appuyer contre un arbre, longuement, jusqu’à ce que l’étourdissement fût passé. Et ses jambes étaient chancelantes. Elle n’avait jamais été malade ; elle eut peur, à cause de ses enfants. Elle essaya de se soigner, s’entoura de prudence. Rien n’y fit. Cependant, elle résista, croyant à quelque indisposition passagère, sans gravité.

 

Un mois se passa ainsi, puis un autre, avec des alternatives de bonne et de mauvaise santé.

 

Langeraume, l’ouvrier, parfois s’en inquiétait.

 

– Eh bien, comment va la santé, madame Georges ?

 

Il éteignit la plâtrière pendant une semaine. Sans que Charlotte en fît la remarque, cela coïncida, pour elle, avec une semaine de répit. Puis il la ralluma un matin.

 

– Bonjour, madame Georges… Alors, ça va mieux, à ce qu’il paraît ?

 

Et elle fut reprise de nausées, d’ivresses, de vomissements. Elle ne jouissait plus de sa libre volonté, vaguait au hasard à travers routes et moissons, en proférant des paroles incohérentes, faisant de grands gestes fous, riant ou pleurant. Puis, harassée, parfois elle tombait, prise d’un sommeil si lourd que cela ressemblait à une syncope. Plusieurs fois, les voituriers la dérangèrent du milieu de la route, presque sous les pieds des chevaux, la transportèrent dans un fossé.

 

Elle ne s’en aperçut même pas. Les hommes riaient, faisaient des plaisanteries grossières, ne la connaissant pas. Et plus d’un, en la voyant ainsi sans défense, jeta sur elle un regard de convoitise.

 

Dans le pays, tout le monde parlait de Charlotte. Tout d’abord, on avait été surpris de ses allures étranges. Peu à peu, on glissa des allusions. Il n’y avait pas à s’y tromper, Charlotte s’ennuyait de son veuvage… Elle se consolait avec la bouteille ! Cela éclatait aux yeux. Elle n’avait plus assez de la largeur de la route, certains jours, quand elle traversait Pont-de-Ruan pour se rendre à l’église. On l’interpellait. Elle ne répondait pas. Et les gamins, curieusement, commençaient à la suivre, à courir derrière elle, sans qu’elle fît rien pour les en empêcher, imitant ses gestes de désordre, sa démarche chancelante.

 

– Elle est soûle comme une grive des vignes ! dit un ouvrier.

 

Le mot fit le tour du pays. Cependant quelques-uns résistaient. Était-ce possible ? Cette jolie femme distinguée, cette charmante créature, toute de douceur et de séduction, était tombée tout à coup dans ce vice abject et odieux : l’ivrognerie ? Non…

 

Mais des scandales se produisirent, se répétèrent. On fut bien obligé de croire ce qui apparaissait être l’évidence même.

 

Un dimanche, à l’église, elle se mit à gesticuler, à parler haut, dans le grand et religieux silence de l’élévation. Puis, comme frappée de folie subite, elle traversa la nef en se retenant aux chaises et aux bancs ; on la retrouva au coin du chemin d’Azay, au pied de la colline, endormie ; des gens charitables la transportèrent chez elle.

 

Un mot circula, lancé par Mathis :

 

– Quelle pocharde !

 

Et ce fut fini. Maintenant la calomnie allait grossir, enfoncer dans le sol ses racines tortueuses, élancer vers le ciel ses rameaux puissants, s’emparer de Charlotte, l’étreindre, l’étouffer, la meurtrir, faire d’elle la risée d’un pays.

 

– Bonjour, madame Georges ; aujourd’hui, nous éteignons pour une quinzaine, dit Langeraume, un soir, en montant à la plâtrière.

 

Brusquement, dès le lendemain, il y eut une accalmie dans sa vie. Elle se leva, très faible, mais l’esprit lucide. Chose singulière ! c’est à peine si elle se rendait compte de ce qui se passait en ces heures d’ivresse. Elle se savait malade seulement, mais les détails, les incohérences de ses paroles, les syncopes, le scandale de sa conduite, tout cela, elle l’oubliait…

 

– Qu’ai-je donc ? Il me semble avoir deux vies… l’une, douloureuse, pleine de mystères qui m’échappent… l’autre où l’on dirait que je me ressaisis, que je me retrouve… Est-ce que je deviendrais folle ?

 

Elle s’approcha d’une glace, se regarda et fut secouée d’un long frémissement. Était-ce bien Charlotte, cette femme qu’elle apercevait, aux joues plombées, aux yeux creusés, aux lèvres pâles, affaissées ? Et cette taille jadis si élégante et si fière, comme elle s’inclinait maintenant, les épaules en avant pour rendre plus facile le jeu de la respiration ! Était-ce bien Charlotte, cette malheureuse sur laquelle en quelques mois, semblaient s’être abattus vingt ans de maladie cruelle ?

 

Et devant la glace, seule, pendant que ses deux fillettes jouaient sur la terrasse, elle se mit à pleurer sur ses traits flétris, sur sa beauté disparue.

 

En ces moments d’accalmie, lorsqu’elle sortait avec les enfants, elle entendait souvent sur son chemin des allusions inquiétantes qu’elle ne comprenait pas.

 

– Ça va mieux, aujourd’hui… Elle se tient debout, la Pocharde…

 

– Elle aura oublié de pinter, ce matin !

 

Elle se retournait, regardait ces lèvres pleines d’outrages, ces yeux aux rires grossiers, mais elle restait calme ; ce n’était pas d’elle que l’on parlait, sûrement. Le soupçon ne lui en vint même pas. Elle était si loin de croire l’atroce vérité ! Même le mot du docteur Renneville, qu’elle était allée consulter, ne lui avait pas ouvert l’esprit. Elle lui racontait tous les symptômes éprouvés : ces nausées, ces étourdissements, ces syncopes. Elle était effrayée. Elle lui demandait conseil.

 

Le docteur, vieillard expérimenté pourtant, avait répondu durement :

 

– Vous n’avez qu’une chose à faire… un remède à suivre : Buvez un peu moins !

 

Et la pauvre et naïve Charlotte n’avait pas compris !

 

– Il faut boire un peu moins ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Elle buvait, comme toutes les femmes, un doigt de vin dans beaucoup d’eau. Elle crut qu’il fallait retrancher le vin. Elle se contenta de boire de l’eau. Ce régime coïncida avec le chômage de la plâtrière. Elle lui attribua le bien qu’elle ressentit.

 

Mais, dans la rue, partout où elle passait, la marée montait des outrages qui accueillaient sa présence… « La Pocharde ! » Ce nom sinistre résonnait à ses oreilles, la suivait, hantait ses rêves… « La Pocharde ! » Pourquoi ? pourquoi ? De qui parlaient-ils ? Et pourquoi toujours quand elle apparaissait ?

 

Dans la glace où elle contemplait, en pleurant, les restes d’elle-même, une ombre flotta ; quelqu’un était derrière elle ; elle se retourna : c’était Berthelin.

 

Alors, elle eut un cri de joie, de colère aussi et d’espoir.

 

– Jean ! Jean ! Ah ! toi, du moins, toi, tu me diras tout, n’est-ce pas ? Il avait l’air profondément triste et abattu.

 

– Je ne sais rien… Je venais pour vous interroger, parce que je ne crois rien de tout ce qu’on dit, mais parce que tout ce qu’on dit est si abominable…

 

Il n’osa achever. Mais Charlotte, nerveuse, les yeux pleins de fièvre :

 

– Ce qu’on dit, du moins, tu me le répéteras ?

 

– Oui. Vous n’avez donc rien entendu de ces infamies ?… On dit… Charlotte, je n’oserais… Je vous demande pardon…

 

– Jean, tu es le seul ami que j’aie au monde… Jean, aie pitié !

 

Lui, la dévorait du regard, la détaillait, se disait : « Est-ce possible ? Est-ce que ces deux yeux, la modestie de cette attitude, la résignation de cette tristesse, est-ce que cela ne dément pas les calomnies ? » Est-ce que devant Charlotte on pouvait croire encore même ce que l’on avait vu !… Et il l’avait vue, lui, tituber dans les rues, bredouiller des phrases incompréhensibles !… Il l’avait vue s’abîmer le long des fossés… Il était resté plus d’une fois auprès d’elle pour la protéger… Il avait vu ce spectacle terrible… Et en la regardant, si tendre, si pleine de détresse, il doutait qu’il avait vu !… Il s’enfuit, soudain, en criant :

 

– Non, ce n’est pas vrai… Je n’ai pas vu… Je ne crois rien, je ne crois rien !

 

Désormais elle évita de sortir, restant sur la terrasse, absorbée, ne prêtant même plus d’attention aux jeux des enfants.

 

Elle vit rôder Mathis, avec des yeux de crime, autour de Maison-Bruyère, et n’y prit pas garde.

 

Sa domestique, Catherine, fut la seule qui l’approchât.

 

La vieille avait à subir, de partout, des questions curieuses et méchantes :

 

– Avec quoi se grise-t-elle, la Pocharde ?

 

– Je ne la vois jamais boire que de l’eau.

 

– Farceuse !

 

– Jamais… Seulement, c’est le matin qu’elle est grise… Faut supposer que c’est pendant la nuit qu’elle descend à la cave…

 

Les quinze jours de chômage s’écoulèrent.

 

– Bonjour, madame Georges, dit Langeraume par-dessus la balustrade de la terrasse… Aujourd’hui, nous rallumons…

 

Et le lendemain, par les routes, on vit errer un fantôme aux jambes molles, aux yeux troubles, aux lèvres bleuies, laissant échapper des paroles d’ivresse, des rires sans raison ; puis le fantôme entra dans la forêt de Vilandry, s’égara dans les broussailles et tout à coup vint s’abattre, inanimé, au travers d’un sentier plein d’ombre.

 

Mais, dans l’évanouissement qui la rendait inerte et insensible, au moment où elle s’écroulait en ce tombeau, elle eut pourtant une dernière sensation d’existence, une vision de cauchemar : elle crut voir, au-dessus d’elle, se pencher une figure d’homme aux yeux cruels, au sourire de bourreau ; sur cette figure elle mit un nom : « Mathis ! » et en même temps qu’elle se sentait mourir, résonnait à son oreille le sinistre mot qui semblait être comme le cri de réprobation unanime de tout un pays contre elle :

 

– La Pocharde !

 

Quand elle se réveilla, c’était la nuit. Elle se leva péniblement ; elle retrouva son chemin, regagna Maison-Bruyère la tête vide, une lourdeur au front, le cœur malade. Cependant, un rayon de lumière luisait en son intelligence. Lorsqu’elle était tombée anéantie dans les broussailles, elle se rappelait avoir vu Mathis !… Était-ce vrai ?… N’était-ce pas plutôt quelque image trompeuse de sa pauvre tête affolée ?…

 

Chez elle, à Maison-Bruyère, rien de changé. Catherine soignait les enfants pendant les accès de la mère, par pitié pour ces abandonnées.

 

Elle monta auprès d’elles. Louise et Claire dormaient. Catherine s’en alla, en grommelant, avec un mauvais regard à Charlotte inattentive :

 

– Si ce n’est pas honteux de se mettre dans un pareil état !

 

Elle redescendit bientôt, mais sur le point de se mettre au lit, elle ressentit des étourdissements et comme la nuit était douce, elle s’enveloppa d’une couverture et alla dormir sur la terrasse, dans le fauteuil.

 

Le matin, elle n’éprouva de cette nuit ainsi passée que de la fatigue, sans malaise. Cependant, en son sommeil pénible, que de cauchemars ! Elle se voyait suivie par une foule énorme qui l’entourait, hurlait son injure suprême :

 

– La Pocharde !

 

Et elle se retrouvait enfin toute seule, jetée en quelque coin. Alors, Mathis s’approchait d’elle, déclarait son amour, lui disait : « Prenez garde, vous me rendrez criminel ! », se penchait sur elle… Elle avait beau vouloir se défendre, se tordre en un effort pour se dérober à ce rêve, elle sentait sur sa bouche se poser en frémissant les lèvres du misérable…

 

Les semaines, les mois qui suivirent cette nuit-là s’écoulèrent avec des alternatives de malaise et de calme, correspondant, sans qu’elle l’observât, aux époques de travail ou de chômage de Langeraume.

 

Puis, un jour, en passant, Langeraume lui annonça la nouvelle :

 

– Au revoir, madame Georges. Voici l’hiver qui vient. Nous éteignons jusqu’au retour du printemps…

 

Alors, peu à peu, elle se redressa, les yeux furent moins creux, le front se rasséréna, les lèvres reprirent leur fraîche couleur de pourpre, une grande sensation de vie, de bien-être… Est-ce que, enfin, cette torture ne reparaîtrait plus ?… Elle retrouva pour un temps l’activité de son intelligence… Depuis près d’un an qu’elle était malade, elle avait bien négligé ses enfants. Et quand elle écrivait à son mari, elle avait à peine la force d’achever ses lettres. À Georges, elle avait tout caché. Elle ne voulait pas qu’il fût inquiet… Quand il reviendrait, il ne saurait rien, rien de cette crise funèbre…

 

Mais, un jour, une effroyable découverte. Elle était enceinte… Déjà, depuis des mois, de vagues soupçons lui étaient venus, qu’elle avait repoussés comme autant de folies de son esprit, affaibli par les angoisses de cette année de souffrances…

 

Le soupçon revint, opiniâtre, affolant, terrible… Jusqu’au jour où elle courut chez le docteur Renneville et, dans un afflux de paroles insensées, lui dit ses épouvantes, l’atroce doute d’un crime commis sur elle à son insu…

 

Le médecin ne crut pas au crime. Mais les symptômes étaient probants, et quand Charlotte sortit de chez lui, elle emportait une certitude…

 

Maintenant, d’un pas raide, le front haut, les yeux distendus, dans une attitude singulière qui lui prêtait une démarche surnaturelle de rêve, elle regagnait sa petite maison.

 

Personne ne croirait à son innocence… Personne !… Surtout lui, là-bas, dans son désert australien !… Surtout le mari, l’honnête homme, trompé dans sa confiance, méconnu dans sa passion !…

 

Et elle avait résolu de mourir !

 

Elle coucha les enfants, les mit dans les deux petits lits, côte à côte. Et jusqu’à ce qu’elles fussent endormies, elle veilla auprès d’elles ! Son désespoir était si profond qu’elle n’eut ni larmes, ni sanglots.

 

Elles dormaient, toutes roses, et souriantes, le visage tourné vers la mère, vers ce beau lys sans tache mais qui penchait la tête, comme rongé par un ver à la racine.

 

Elle les embrassa, d’un baiser léger, sur les yeux.

 

– Adieu, mes chéries, adieu !…

 

Une douleur aiguë au cœur. Elle attend. Aura-t-elle le courage ? Oui… Près de la porte, elle s’arrête, bouleversée. C’est Louise qui tend les bras, en rêve, et qui, doucement, lui dit :

 

– Non, non, maman ; non, maman !…

 

Puis l’enfant se rendort… Charlotte revient… Elle a ce courage… Elle les embrasse encore… Elle s’esquive… ferme la porte… Et la voici sur la terrasse, dans la nuit, répétant :

 

– Mourir ! mourir ! Il le faut… Mon Dieu, vous l’avez voulu…

 

Elle descend vers le chemin creux ; elle court ; mais, vers le taillis de chênes, à mi-côte, elle s’arrête encore. Dans le silence de la nuit très noire, elle a entendu au-dessus d’elle :

 

– Maman ! maman !

 

Elle n’y croit pas. Ce n’est pas vrai… Claire et Louise dorment… Elle poursuit sa course éperdue… Mais, de nouveau, par-dessus les arbres, des cris déchirants :

 

– Maman ! maman, où es-tu ?

 

Elle ne se trompe pas. Ce sont bien les enfants. Quelle mère résisterait ? Quelle honte inexpliquée, quelle fatalité inexorable ferait hésiter une mère ?

 

Elle revient, cette fois, vers Maison-Bruyère. Et sur la terrasse, dans le froid humide de la nuit, elle aperçoit les deux fillettes en chemise, dans une crise nerveuse, clamant :

 

– Maman ! maman ! maman !

 

Elles se sont réveillées. Elles ont demandé leur mère. La mère n’a pas répondu ; elles se sont effrayées et elles sont sorties… frissonnantes de froid… presque convulsées.

 

– Mes enfants ! mes enfants !

 

Charlotte s’élance vers elles, les enlève en un geste de colère passionnée ; de petits bras l’étreignent ; de petites bouches la couvrent de baisers ; de frêles corps ne font plus qu’un corps avec le sien !

 

Elle les remporte dans les deux lits, les console, leur sourit… Car elle leur sourit, la divine mère !…

 

Et bientôt, Claire et Louise se rendorment. Elles se rendorment, pendant que la mère, résignée maintenant, prête à toutes les douleurs, murmure à leurs sourires pleins de confiance :

 

– Dormez, chéries, dormez ! Je ne vous quitterai plus !

 

Elle vécut, dans l’attente de la honte qu’elle prévoyait, et vers la fin de l’hiver, elle mit au monde un fils : Henri. Ce fut ainsi qu’elle l’appela.

 

Ce qu’on en dit, elle ne le sut pas ; elle ne sortait plus de Maison-Bruyère.

 

Seulement, un jour, Berthelin apparut :

 

– Charlotte !

 

Il ne put rien dire de plus. Cette figure de femme, blême, aux yeux flamboyants, pleins de désespoir et de haine, d’une haine sans objet, lui faisait peur… C’était la jolie Charlotte, pourtant, celle d’autrefois, tant aimée !

 

– Jean, ne me dis rien… Ne me demande rien… Va-t’en… mais souviens-toi toujours de ce que je te dis : Je suis innocente de tout, de tout, de tout…

 

Elle ne l’avait pas revu.

 

Le printemps revint, très doux, avec les feuilles et les fleurs aux glycines ; avec les nids des rouges-gorges contre les murailles empesées de lierres ; et les nids des chardonnerets dans les massifs du jardin.

 

Alors, par-dessus la balustrade de la terrasse, un matin, deux bonnes têtes de braves gens se soulevèrent du côté de Charlotte, qui allaitait son fils :

 

– Bonjour, madame Georges ; c’est nous, vos voisins. Voici l’hiver fini… Nous rallumons !…

 

Et, derrière eux, le facteur d’Artannes entrait, remettait à Charlotte une lettre au timbre étranger, une lettre dont elle reconnut l’écriture adorée, et qu’elle décacheta d’une main tremblante : « C’est la dernière fois que je t’écris… J’arriverai par le courrier qui suivra cette lettre… Quelle joie !… Je n’ose y croire… je n’ose y penser !… Un si grand bonheur m’effraye… Oh ! ma Charlotte tant aimée, je t’aime, je t’aime, je t’aime !… »

 

Cette lettre était la dernière ! Donc, Georges devait être en route pour revenir…

 

Et cette nouvelle, qui l’eût jadis remplie de joie, lui causait de l’horreur…

 

Quelques semaines de répit, avant l’arrivée, restaient encore. Elles furent toutes pleines d’épouvantes et d’angoisses inexprimables. Cette lettre, elle la portait partout avec elle… Combien de fois elle l’a relue, les yeux dilatés, de la sueur au front, oppressée et la respiration rauque !

 

Un jour, elle l’oublia sur une table. Catherine en prit lecture.

 

– Ah ! je comprends… Le mari qui va revenir… Ça va être du joli !

 

Farouche, Charlotte attendait, repliée sur elle-même, comme une bête blessée.

 

Le petit Henri tomba malade. Il eut des symptômes inquiétants. Elle le soigna avec une pitié profonde pour cet innocent. D’où venait-il celui-là ? Elle ne le savait. Il était la cause de tout le mal. C’était lui qui allait déchaîner la tempête sur Maison-Bruyère… Dans ses frêles mains, crispées sous les draps du berceau, se cachait la foudre. Malgré cela, elle l’aimait. Il y a des trésors de tendresse et de pardon dans ces cœurs de mères. Elle ne s’était jamais séparée de lui. L’enfant couchait dans son berceau auprès du grand lit. Elle le nourrissait comme elle avait nourri autrefois les deux jumelles.

 

Mais sans doute ces étranges malaises, observés sur elle depuis un an, avaient fini par altérer sa santé ; sans doute que la vie qui s’écoulait de son sein généreux n’était plus la saine et fortifiante vie d’autrefois ; et voilà, pensa-t-elle, pourquoi l’enfant venait de tomber malade.

 

Alors, elle cessa de le nourrir et le mit au biberon. Il en fut plus malade encore.

 

Elle n’attendit pas plus longtemps et fit appeler le docteur Renneville. Il arriva. Il eut à peine un regard pour la pauvre femme. Il gardait pour elle une part du mépris dont tout le pays l’accablait. Il lui dit seulement :

 

– C’est pour l’enfant, n’est-ce pas ?

 

– Oui… J’ai peur… Je le trouve très mal…

 

– Et vous ne voulez pas qu’il meure ? C’est d’une bonne mère…

 

Et il haussa les épaules.

 

Qu’on ne le juge pas mal. C’était un brave et digne homme, aimé de tous, un peu brutal, mais de cette brutalité qu’affectent parfois les médecins de village et qui n’est qu’une manière de plaisanter. Très riche, il faisait le bien. « C’est d’une bonne mère ! » Et il avait haussé les épaules. Il voulait dire que si le bébé était si malingre et si chétif, c’était la faute des habitudes vicieuses de la Pocharde.

 

Il s’approcha du berceau, mit sa main doucement – une grosse main blanche et prudente – sur le front de l’enfant en moiteur, et le considéra.

 

– Enfant d’alcoolique ! murmura-t-il.

 

Et se tournant vers Charlotte, qui essayait de deviner ce qu’il pensait :

 

– Déshabillez-le, il faut que je l’examine.

 

Elle obéit, enleva les langes et le tendit, tout nu, au docteur. Celui-ci alla fermer la porte de la terrasse, de même que les fenêtres, pour que l’enfant ne prît pas froid.

 

Il l’examina, ausculta, palpa. Il interrogea longuement Charlotte sur les différents accidents qu’elle avait remarqués. Il paraissait surpris. À plusieurs reprises il revint sur certains faits qu’il fit préciser. L’enfant avait eu des syncopes pendant lesquelles la mère avait vraiment cru qu’il était mort. Puis des vomissements, des étouffements, de l’asphyxie dont elle ne l’avait sauvé qu’en le transportant au grand air. Le docteur Renneville écoutait tout cela. On eût dit qu’un vague soupçon montait en lui, mais si terrible que son esprit ne voulait même pas s’y arrêter.

 

Il prescrivit une ordonnance très délicate, très sérieuse. Il semblait mal à l’aise. Il se leva de sa chaise après avoir écrit.

 

– Je reviendrai demain, dit-il.

 

Et il se hâta de sortir. Il étouffait. Il avait besoin d’air.

 

Et, en effet, l’air lui fit du bien. Mais ce malaise singulier, jamais éprouvé encore, car il était robuste dans sa verte vieillesse, il l’attribua au lamentable spectacle de cet enfant malade, héritier du crime maternel. Il l’attribua aussi à ce vague soupçon d’un autre crime, plus abominable et plus immédiat, qu’il avait repoussé pourtant avec horreur.

 

Langeraume montait le chemin creux, se dirigeant vers la plâtrière.

 

– Bonjour, monsieur le docteur… Je m’en vais éteindre…

 

– Bonjour, Langeraume… Éteignez, mon garçon…

 

Et le vieillard dénoua sa cravate d’un geste brusque pour que l’air, l’air pur du coteau, l’air pur des champs, des prés et des bois, emplît plus librement ses poumons.

 

Il revint le lendemain, comme il l’avait promis. L’enfant paraissait mieux. Il l’examina, ausculta encore, fenêtres et portes fermées. Il n’observa rien de nouveau. Lui-même n’eut pas son malaise de la veille.

 

Les fourneaux étaient éteints : Langeraume, inconscient, avait passé par là… faisant sa besogne habituelle, tantôt sa besogne de mort, tantôt sa besogne de vie.

 

Mais dans le pays, très monté contre Charlotte, la maladie de l’enfant était très commentée, donnant lieu à des nouvelles calomnies.

 

Le docteur Renneville n’avait rien dit du soupçon qui lui était venu. Il se réservait de surveiller de près le malade, d’étudier les symptômes révélés et d’avertir la justice s’il acquérait la certitude que des tentatives criminelles d’empoisonnement étaient faites par la mère. Car c’était là cette abomination, le mystère qu’il redoutait. Mais s’il se taisait, on parlait dans le pays. Et la voix publique le prononçait hautement ce sinistre mot de poison que le docteur n’osait encore s’avouer lui-même.

 

Ne savait-on pas, par Catherine, que Georges Lamarche allait revenir ? Dès lors, il découvrirait tout. Il aurait à peine mis le pied dans Maison-Bruyère que l’enfant crierait la trahison commise… livrerait l’adultère consommé. L’époux outragé et la femme coupable se trouveraient en présence.

 

Et n’était-il pas évident que si l’enfant disparaissait, Charlotte, en quittant le pays, courait la chance de n’être pas accusée ? Elle irait au-devant de Georges… elle l’entraînerait… elle l’empêcherait de venir à Pont-de-Ruan… de se trouver en contact avec d’anciens amis… avec ses ennemis surtout… Georges l’aimait, lui obéirait… ne demanderait peut-être point d’explications…

 

Mais pour qu’il fût joué de manière experte, ne fallait-il pas que la vivante preuve de la faute disparût ?…

 

Et voilà pourquoi le pays tout entier criait :

 

– Elle va le tuer… L’enfant est malade… Elle l’empoisonne !

 

Charlotte ne se doutait pas de cette nouvelle infamie. Elle ne sortait plus, ne descendait jamais plus au village. Elle ne vivait plus de la vie des autres. Sa pensée était fixée sur un seul point… ne voyait qu’une seule chose au monde… un grand bateau qui, parmi les flots de l’Océan, s’avançait joyeusement vers la France… Et sur ce bateau, un homme, dans la fièvre d’un bonheur longtemps souhaité, vers lequel il courait enfin, qu’il allait atteindre… et cet homme… son mari…

 

Elle comptait les jours. Elle comptait les heures… maintenant… marquant chaque minute du temps qui passait par autant de terreurs nouvelles… ainsi qu’elle l’eût marquée jadis de joies et d’espérances divines, avant que sa vie ne fût brisée… Elle comptait… voyait inexorablement se rapprocher la date de l’arrivée du bateau… Et ce ne serait plus qu’une question d’heures… Car il accourrait vite, sans arrêt, les bras tendus, chargés de caresses pour les jolies fillettes, les lèvres chargées de baisers pour la femme tant aimée… Et rien ne lui dirait : « Prends garde ! n’y va pas… Retourne aux déserts d’où tu viens… Ferme les yeux pour ne plus rien voir… Bouche tes oreilles pour ne rien entendre… Va bien vite et ne détourne même pas la tête… »

 

Elle les connaissait bien, les dates des courriers d’Australie… Depuis si longtemps elle les guettait !…

 

Et ce fut ainsi qu’un matin de mai elle put se dire :

 

– Aujourd’hui, le bateau est entré dans le port de Marseille…

 

Et avec un long frémissement :

 

– Demain, Georges sera ici !

 

II

LE RETOUR DU MARI


Le rapide de Paris-Bordeaux venait d’entrer en gare à Saint-Pierre-des-Corps, vers midi et demi. Et du wagon-restaurant descendit un homme de trente-cinq ans environ, d’allure énergique et décidée, élégant, aux yeux bleus, portant la barbe courte. Il n’avait pas de bagages, pas même une valise. Il n’avait voulu s’embarrasser de rien et, de Marseille, il avait envoyé ses malles en petite vitesse.

 

C’était Georges Lamarche.

 

Il franchit le quai d’un pas alerte et fiévreux et sauta dans le train qui, cinq minutes après le déposait à Tours. Là, un nouvel arrêt de quelques minutes.

 

Il prit place dans un wagon du chemin de fer de l’État de Tours aux Sables-d’Olonne, par Chinon. Et vingt fois pendant les quelques minutes qu’il attendit – jusqu’à une heure – il consulta sa montre. « J’avais cru qu’elle viendrait jusqu’à Tours… Elle n’aura pas pu, sans doute à cause des enfants. »

 

Et il passa la tête à la portière, considérant le va-et-vient des voyageurs.

 

– Vous savez… C’est moi… Je reviens… après tant d’années !… Quel bonheur !…

 

Cela se lisait sur son visage franc et ouvert, bruni par les durs soleils des immensités australiennes. Et ce brun accentué du visage faisait encore plus doux et plus bleus ses yeux.

 

Le train siffla, enfin s’ébranla, laissa derrière lui Tours, la Loire, le Cher et se dirigea, au travers des vignes, vers la vallée de l’Indre, où, dans un coin perdu sous les clématites et les glycines, attendait Charlotte toute pelotonnée dans son bonheur !…

 

Joué, Balan, vingt-cinq minutes, et le train s’arrête à Druye. C’est un petit village pas très loin de la forêt, mais que six ou sept kilomètres séparent de Pont-de-Ruan.

 

À la station, point de voiture. Cela l’étonne. Il croyait que pour lui épargner ce trajet, pour qu’il fût plus vite dans ses bras et sous ses baisers, elle lui aurait envoyé la carriole d’un fermier ou l’une des voitures du Grand-Monarque, à Azay.

 

Puis, il haussa les épaules et se mit à rire. Il avait trouvé l’explication, une explication toute naturelle. Charlotte savait bien qu’il arriverait par le premier courrier, mais quel jour, ce courrier ? Il est souvent en retard… Il est parfois en avance… Et lui, dans sa hâte, un peu aussi pour faire une surprise à sa jeune femme, il n’avait pas télégraphié de Marseille.

 

– Tant mieux ! tant mieux ! murmura-t-il. Comme elle va être heureuse !

 

Il coupa dans la forêt de Vilandry une branche de bouleau dont il se fit une canne et il prit la route de Saché. Il connaissait bien sa route. C’était son pays natal.

 

Bien qu’il n’eût point fait fortune là-bas et qu’il revînt comme il était parti, il avait pourtant de la gaieté plein le cœur. Ses yeux brillaient. Un tas de refrains du pays de son enfance lui remontaient à la mémoire dans une bouffée de ce trop-plein de bonheur qui l’étouffait. Il les fredonnait en allongeant le pas, faisant voler des cailloux au bout de son bâton.

 

Des paysans travaillaient dans leurs champs. Des charretiers longeaient la route. Un meunier passa, allant porter de la farine dans une ferme.

 

– Bonjour, Chevron…

 

L’autre se retourna vivement, répondit un bonjour étonné et ne reconnut pas Lamarche.

 

« Je suis donc bien changé ? » se dit l’Australien en riant.

 

Il se promit d’arrêter le premier qu’il rencontrerait. Ce fut un fermier-métayer de Vonne, qui se rendait avec sa femme et ses enfants à la foire d’Azay. Derrière la famille, dans la charrette, beuglait un veau qu’il allait vendre.

 

Lamarche se rangea pour laisser filer le cheval, mais il cria :

 

– Bonjour, Lehaumel.

 

C’était un camarade des temps d’autrefois, à l’école du village. Lehaumel tira sur son bidet qui s’arrêta, et le veau cessa de beugler. Il regarda longuement le voyageur avant de le reconnaître. Puis, tout à coup, il sauta de voiture, les mains tendues.

 

– Eh ! c’est Georges !… C’est… Georges Lamarche, dit-il en se tournant vers sa femme, Lamarche… tu sais bien ? le mari de la…

 

Mais il s’arrêta, rougit violemment sous le hâle de sa figure tannée. La femme regarda curieusement ce nouveau venu avec une expression de pitié. Les deux camarades causaient. Lamarche s’informait, pris d’une vague inquiétude :

 

– Tout va bien à la maison, n’est-ce pas ? Ma femme, mes enfants…

 

– Oui, oui, tout va bien, disait Lehaumel embarrassé… Alors, te revoilà dans le pays pour de bon… Et tu n’as pas prévenu la Po… tu n’as pas prévenu ta femme, hein ? Une surprise que tu as voulu faire…

 

– Juste… Crois-tu qu’elle va être heureuse, hein ?

 

– Oui, oui, oh ! oui, sûrement… Toutefois…

 

Et le paysan toussa, comme pris d’un accès subit de suffocation. Il ne se sentait pas le courage de dire la vérité à cet homme. À quoi bon ! D’abord, ça ne le regardait pas. Et puis, dans une heure, Lamarche en saurait bien assez.

 

– Toutefois ? interrogeait le voyageur.

 

– T’aurais peut-être mieux fait d’écrire… Souvent, la surprise, ça donne tant d’émotion !… Et puis, des amis seraient allés au-devant de toi, à la gare… on aurait parlé… on t’aurait peut-être appris… Enfin, c’est fini, n’en parlons plus… Tout de même, tu sais, je suis content de t’avoir revu…

 

Il ne laissa pas le temps à Lamarche de lui adresser d’autres questions. Il sauta dans sa voiture, le cheval partit, le veau beugla plus lamentablement que jamais. Et la femme disait à Lehaumel, très haut, sans prendre garde :

 

– C’est le mari de la Pocharde ?

 

Lamarche entendit. Mais il ne comprit pas. La Pocharde ? Qui cela ?

 

Il se remit en marche. Les derniers mots du métayer sonnaient à son oreille. « On t’aurait peut-être appris… » Quoi donc ? Un malheur ? Alors, un malheur arrivé depuis quelques mois à peine, puisqu’il n’y avait pas quatre mois qu’il avait reçu une lettre de Charlotte ! Et dans cette lettre, Charlotte disait que les enfants se portaient bien et qu’elle-même n’était point malade !… Que lui eût-on appris ?

 

– Je suis bien sot de me faire un tas d’imaginations !

 

Et il poursuivit sa route. Bientôt, au fur et à mesure que les souvenirs affluaient, au fur et à mesure que les détails des paysages parcourus devenaient plus nombreux et plus précis dans sa mémoire, il ne pensa plus qu’au bonheur de son retour. Et son cœur palpitait d’une angoisse délicieuse.

 

En haut du coteau, quand il put voir, il s’arrêta et s’assit sur une pierre. Il regarda vers la vallée hérissée d’arbres.

 

De tous les arbres, il ne regardait qu’un seul, un haut peuplier mince, plus haut que les autres, marquant de très loin, comme un phare, la place de Maison-Bruyère. Et de toutes les maisons, blanches dans la blancheur des pommiers en fleurs, il n’en voyait non plus qu’une seule, la sienne, celle de Charlotte, là-bas… Sous les lierres de la terrasse, dans les glycines et sous les clématites : nid de bonheur.

 

– Par ce beau temps, elle doit être sur la terrasse, avec les enfants, à l’ombre du marronnier.

 

Mais c’était trop loin pour qu’il pût distinguer.

 

Il allait reprendre sa route, quand tout à coup il tressaillit. En bas, dans l’église de Pont-de-Ruan, trois coups de cloche. Puis, bientôt, trois autres qui tintèrent aux mêmes intervalles, puis encore trois derniers coups. Et presque aussitôt la cloche s’ébranla, lentement, et sonna le glas des trépassés…

 

Dans cette vallée verte où tout était renouveau de la vie, où tout était fleurs et parfums, et soleil et printemps, où la sève généreuse éclatait de toutes parts, quelqu’un venait de mourir… Une des maisons blanches, parmi les pommiers blancs, était en deuil.

 

Il se rassit, l’âme envahie par une insurmontable tristesse. Les paroles de Lehaumel revenaient à son cœur : « On t’aurait appris… » Est-ce que c’était pour lui que sonnait sinistrement ce glas ?… Pour lui ?… ah ! Dieu ! alors… Charlotte, peut-être ? ou bien Claire, ou bien Louise ? Lesquels de ces yeux bruns, de ces yeux bleus, s’étaient fermés éternellement ?… La cloche cessa… Il compta les minutes… Elle devait sonner trois fois ainsi, pour une grande personne… c’était la coutume du pays… elle ne sonnait qu’une fois pour annoncer la mort d’un enfant…

 

Il attendit, la gorge sèche, la fièvre lui battant aux tempes… La cloche ne sonna qu’une fois… Un enfant n’était plus… Une âme d’enfant volait, maintenant, parmi les papillons, dans les champs reverdis… Et il lui semblait que cette âme venait de l’effleurer, en passant, d’un souffle léger, comme d’un adieu pour toujours… Il se releva, avec un cri de terreur… mais tout de suite, se mit à rire :

 

– Je suis fou !…

 

C’était le vent qui égrenait, sur son front, des fleurs de pommier…

 

Il secoua ces pressentiments de malheur et il allait reprendre son chemin, descendre sur la route qui longe la rivière, lorsqu’il vit un homme passer auprès de lui, à travers champs. Il l’avait connu aussi, jadis : c’était Jean Berthelin.

 

Des broussailles les dérobaient l’un à l’autre, et comme Lamarche restait immobile, Berthelin ne l’aperçut pas tout d’abord.

 

Le jeune homme s’était arrêté, et ainsi qu’avait fait Lamarche tout à l’heure, il se mit à regarder, dans une contemplation attristée, le coteau d’en face, avec Maison-Bruyère. Lui aussi écoutait le glas sonner à l’église de Pont-de-Ruan. Et il savait, lui, pour qui ce glas sonnait… quelle petite tête innocente avait choisie la mort, parmi tous les enfants du village…

 

Lamarche l’entendit murmurer :

 

– La malheureuse ! Ah ! la pauvre malheureuse !

 

À travers champs, toujours, il continua de descendre, mais s’arrêta soudain de l’autre côté des broussailles. Une voix sourde, saccadée, une voix de sanglots avait appelé :

 

– Berthelin ! Jean Berthelin !

 

Il se retourna et en reconnaissant l’homme qui tout à coup se dressait en face de lui, il ne put retenir une exclamation de terreur :

 

– Georges Lamarche ! Ah ! mon Dieu !

 

Ils se regardèrent silencieusement. Lamarche essayait de reprendre contenance et il souriait, d’un sourire timide, tendant les mains, pendant que son regard disait :

 

– Je suis un brave garçon… je mérite d’être heureux… Ne m’apprenez pas quelque chose qui me fasse de la peine…

 

Très bas, vite, comme voulant se soulager d’une douleur :

 

– Jean, dites-moi que Charlotte n’est pas malade… Dites-moi que ses enfants sont bien vivantes… Dites-moi que la cloche qui sonnait tout à l’heure ne sonnait pas pour quelqu’un des miens… Rassurez-moi, Jean… car j’ai peur, j’ai peur…

 

Berthelin répondait dans une exaltation étrange :

 

– Pourquoi êtes-vous revenu ? Que venez-vous chercher ici ?… Fuyez… Retournez en Australie, allez le plus loin que vous pourrez… Ne vous occupez pas de ceux que vous laisserez derrière vous… Allez partout où vous voudrez, mais ne faites pas un pas de plus vers votre maison… Fuyez, fuyez… Imaginez que tout ici est mort et que rien ne vous y rappelle plus…

 

– Berthelin ! un mot ! un mot !

 

Mais Jean Berthelin avait pris la fuite.

 

Et Lamarche, effaré, essayant de se souvenir de ce qu’il venait d’entendre, ne tenta même pas de le poursuivre.

 

– Qu’est-ce donc ? Quel malheur ? Il faut que ce soit bien affreux, il faut que ce soit bien terrible…

 

Il se rassied sur la pierre, car ses jambes sont cassées. Il essuie son front humide d’une sueur d’épouvante. Et pendant quelques minutes, il a eu un éblouissement. La vallée s’est obscurcie devant ses yeux, et à ses oreilles tintent des cloches sinistres.

 

Il reste là longtemps, même lorsqu’il a recouvré sa présence d’esprit. Le courage lui manque pour aller plus loin.

 

L’après-midi se passe ainsi, et déjà reviennent d’Azay les charrettes des métayers qui sont allés à la foire.

 

Il ne s’inquiète pas si on le voit, si on le reconnaît. Il ne s’inquiète pas des étonnements que peut causer à tous ces gens son attitude, ni même de certaines paroles qui le concernent et qui montent jusqu’à lui.

 

– Eh ! on dirait Georges Lamarche…

 

– Oui, Lehaumel m’a dit qu’il l’avait rencontré en venant…

 

– Pour ce qu’il va retrouver au pays, celui-là, il aurait bien mieux fait de rester dans son désert…

 

Et une femme apitoyée ajouta, par deux fois, songeant sans doute aux deux gentilles fillettes aux yeux bruns, aux yeux bleus :

 

– Le pauvre homme ! Le pauvre homme… Ce n’est pas sa faute…

 

Et la charrette disparut au tournant d’un coteau, avec un son de ferraille toutes les fois qu’elle était secouée par les ornières…

 

Il se leva, chancelant. « Qu’est-ce donc, mon Dieu, qu’est-ce donc, que le malheur qui m’attend ? »

 

Il descendit jusqu’à la route. Le soleil baissait, allongeait démesurément dans la vallée, sur les prairies fleuries de marguerites, les ombres des peupliers.

 

Et à la même heure, Charlotte, à Maison-Bruyère, à genoux devant un berceau, priait pour le petit Henri qui venait de mourir, avec des symptômes bizarres, pris soudain de suffocations et asphyxié.

 

Elle l’avait attendu ce jour-là, son mari. Chaque seconde que marquait le battant de la pendule enfonçait une torture dans son cœur.

 

Quand sonna le glas pour l’âme envolée du petit, elle se dit : « S’il revient, il ne doit pas être loin et il doit entendre… »

 

Puis des heures passèrent et le soleil déclina.

 

« Il ne reviendra pas aujourd’hui… Il devrait être arrivé… Tant mieux !… Tant mieux !… Pas aujourd’hui, mon Dieu, pas aujourd’hui ! » Et sa prière s’éleva plus ardente vers le ciel.

 

Lui s’avance, là-bas, d’un pas lent, résolu enfin, malgré tout, à savoir la vérité. Il n’apporte plus aucune attention à ce qui se passe autour de lui. On le regarde… Sa présence, connue de tous, élève partout des exclamations. Il est sourd… Il va, la tête basse, le dos alourdi, pâle, empli de fièvre…

 

Au pied du coteau, il prend le petit chemin creux que suit toujours Langeraume, entre deux haies énormes embroussaillées d’épines blanches. Il monte péniblement, déjà essoufflé, lui si robuste pourtant. Et les femmes qu’il croise en chemin s’arrêtent et disent, effarées :

 

– Ah ! mon Dieu ! c’est lui, c’est le mari…

 

En bas, au bord de l’Indre, l’église de Pont-de-Ruan sembla s’éveiller, pour un moment, des douze siècles amassés sous ses murailles décrépites, et son horloge sonna huit heures. Le soleil était couché et la nuit était venue.

 

III

LE CHÂTEAU DU SOMMEIL


Le château de Fénestrel est certainement un des plus beaux monuments qui nous aient été laissés par la Renaissance et il reçoit, du printemps à l’automne, deux fois par semaine, jours réservés aux curieux par le comte du Thiellay, des théories ininterrompues de touristes qui viennent le visiter et l’admirer.

 

L’escalier monumental communique avec la cour par deux portes en plein cintre, ornées de bas-reliefs d’une finesse infinie, d’arabesques où le sculpteur a épuisé toute son imagination. C’est un admirable chef-d’œuvre où l’élégance domine, où tout semble avoir été prévu et préparé pour la volupté des yeux.

 

Au pied de la colline où il est bâti, l’Indre se divise en deux bras et les jardins et les arbres du parc, dépendances du château, s’étendent jusqu’au cours régulier de la rivière. Çà et là, des îlots sont couverts de verdure et de massifs de fleurs, retraites pleines d’ombre, de fraîcheur, de mystère.

 

Le château de Fénestrel appartient au comte Hubert du Thiellay, ainsi que le domaine immense qui en dépend. Et le comte du Thiellay le soigne avec un soin jaloux.

 

C’est un gentilhomme d’une quarantaine d’années, d’allure bon enfant et qui, peut-être, eût paru commun, presque vulgaire, si l’on s’était contenté d’un examen superficiel.

 

Assez grand – ce qu’on appelle au-dessus de la moyenne –, il paraissait plutôt petit à cause de la largeur de ses épaules massives. Haut en couleur, les cheveux drus, noirs, coupés court, si courts qu’on voyait la peau du crâne, comme s’il eût été chauve, Hubert avait les mains fortes et les pieds solides.

 

Mais quel grand air de bonté sur ce visage un peu épais ! Et quelle distinction, quelle intelligence vive, primesautière, dans ces yeux bien ouverts, d’un bleu pâle, aux cils abondants ! Les paysans disaient de lui :

 

– Avec ses trois cent mille francs de rente, il aurait le droit d’être fier… Eh bien ! pas du tout, il est sans façons.

 

En effet, Hubert du Thiellay était simple et bon. Il aurait pu également ne rien faire, vivre de cette vie de plaisirs et d’oisiveté choisie qu’adoptent certains fils de famille. Il avait horreur de rester inutile. Et c’était lui-même, à cheval tout le long du jour, qui prenait soin du domaine de Fénestrel, dirigeait et choisissait ses coupes de bois, visitait ses métayers, inspectait ses vignes, donnait des conseils pour l’assolement, le drainage ou la culture.

 

Presque toujours vêtu comme ses fermiers, sans recherche d’élégance, cet archi-millionnaire, ce gentleman-farmer aurait pu passer pour un avare ou pour un original. Original, on voit déjà qu’il ne l’était point, mais seulement laborieux.

 

Quant au reproche d’avarice, chacun savait, aussi bien dans le pays que parmi ses pairs, qu’il ne le méritait pas, car le comte entourait d’un faste inouï, d’un luxe princier, de prodigalités folles, celle qui, dans ce chef-d’œuvre de la Renaissance, rappelait par sa grâce altière, par sa noblesse d’attitude, par son orgueil et par sa beauté, les châtelaines d’autrefois : Clotilde du Thiellay, sa jeune femme.

 

Elle l’avait épousé sans amour, à cause de son nom et de sa fortune. Mais au bout de quelques années de mariage, entre eux, lentement, jour par jour, s’était creusé un large fossé ; il y avait trop de malentendus, trop de dissemblance de caractère, entre cette jolie et élégante Clotilde, éprise de fêtes, de monde, de triomphes, de coquetteries, et ce doux hercule aux goûts modestes, heureux de la simplicité de sa vie, dans le ravissant pays qui était le berceau de sa famille.

 

Elle lui avait donné un fils, Urbain, deux ans après son mariage. Dès que le jeune garçon avait eu l’âge d’aller en pension, on l’avait exilé à Tours.

 

À Fénestrel, Clotilde s’ennuyait ; avant son mariage, Hubert l’avait prévenue pourtant, avait eu bien soin de lui dire :

 

– Jamais je n’irai habiter autre part… Je vous ferai la vie large et fastueuse… Réfléchissez avant de lier votre existence à la mienne.

 

Elle n’avait pas réfléchi. Elle avait eu confiance dans son énergie, dans son astuce féminine, sans prévoir qu’énergie et astuce viendraient se heurter à une volonté inébranlable ; et cependant il aimait Clotilde, il en était passionnément amoureux, comme aux premiers temps, et de l’éloignement qu’il sentait parfois chez sa femme, de cette sorte d’indifférence qui tous les jours s’accentuait, il n’était pas sans souffrir cruellement. Elle lui reprochait sa vulgarité et même le méprisait un peu pour les occupations auxquelles il « s’humiliait », disait-elle, sans comprendre la grandeur simple et forte de ce caractère ni la noblesse de ces travaux. Il refusa de venir s’installer à Paris, même en hiver. Elle se crut sacrifiée et lui en garda rancune.

 

C’était une vie de princesse, pourtant, qu’il lui avait arrangée, et qu’eussent enviée tant de femmes ! Mais trop bien réglée pour elle, avec des incidents trop prévus. Elle eût voulu le tohu-bohu des fêtes parisiennes et celles que le comte Hubert organisait en son honneur ne lui plaisaient pas.

 

Le château du sommeil ! C’était elle, la jolie châtelaine, qui avait ainsi surnommé Fénestrel, en un jour de dépit et d’ennui. Peut-être ! Mais d’un sommeil si calme, si reposant, et peuplé de si beaux rêves, qu’il eût fait bon y vivre sans jamais souhaiter le réveil.

 

Ce jour-là, pendant que, son bâton à la main, Georges Lamarche arpentait les kilomètres qui le séparaient de Maison-Bruyère, Fénestrel était tout en rumeur pour les préparatifs d’une fête de nuit.

 

Hubert avait eu l’idée de reconstituer, en ce chef-d’œuvre de la Renaissance, un bal du XVIIIe siècle. Depuis longtemps il y pensait, et les invitations avaient été lancées. Gentilshommes ou nobles dames, en costumes Louis XV ou Louis XVI, allaient errer tout à l’heure dans les mystérieuses allées du parc, dans les massifs parfumés des îlots de l’Indre, pendant qu’au loin un orchestre, venu de Paris, uniquement composé d’instruments anciens, jouerait sur le clavecin, la vielle, la jolie musique des temps passés.

 

Pendant cette journée, le comte affairé d’habitude et joyeux pour Clotilde de la distraction de quelques heures qu’il lui ménageait ainsi, avait toutefois paru très sombre et préoccupé singulièrement.

 

Le matin, un facteur avait demandé à parler à M. du Thiellay, auquel il voulait remettre une lettre recommandée.

 

Le comte avait lu cette lettre. Et pendant cette lecture, le facteur avait pu remarquer sur le visage de M. du Thiellay une pâleur extrême, puis je ne sais quelle colère et quel soudain mépris dans les yeux. De sourdes exclamations lui échappèrent. Mais, devant l’homme, il se contint. Quand le facteur fut parti, le comte relut la lettre, la froissa dans ses larges mains, la jeta sur le sol, la piétina dans une rage qui le bouleversait, lui si calme toujours, et si doux. Il la ramassa pourtant, la jeta dans la cheminée et la brûla.

 

– Il ne faut pas qu’on sache, jamais ! murmura-t-il… Le misérable ! Le misérable !… Lui, que je croyais mort depuis longtemps… Et c’est lui, c’est bien lui !

 

Il rentra dans son cabinet de travail et s’y tint enfermé pendant longtemps. Sa femme le fit demander, l’envoya chercher. Il ne répondit pas. Il n’avait pas entendu ; quand il reparut devant elle, il était toujours très pâle. Elle se méprit et dit, ironique :

 

– Est-ce donc l’approche de cette fête qui vous rend triste à ce point ?… Je sais qu’il vous est pénible de changer votre vie et de modifier, même pour un jour, vos habitudes d’extrême régularité… Quand je suis joyeuse, vous êtes sombre… Et quand j’ai envie de pleurer, à force d’ennui, c’est vous qui êtes plein de joie…

 

Il lui adressa un long regard navré.

 

– Vous vous trompez, Clotilde… Je suis heureux de votre bonheur…

 

Il ne lui en dit pas plus et sortit. Elle le regarda s’en aller, subitement inquiète. Elle avait cru deviner, dans son air, comme une menace. Un tressaillement léger effleura ses lèvres hautaines et ses yeux se voilèrent. Et, sans doute n’était-elle pas sans reproche et sa vie de jolie femme ennuyée cachait-elle un mystère coupable, car elle murmura :

 

– Est-ce qu’il se douterait de quelque chose ?… Puis elle haussa les épaules et dit :

 

– C’est impossible !

 

Et elle n’y pensa plus.

 

Le comte était descendu jusqu’à l’Indre. Là, les ouvriers occupés dans le parc et dans les îlots aux préparatifs de la fête du soir, l’avaient perdu de vue. Il était resté parti environ deux heures. Et lorsqu’il rentra, il semblait très agité ; son visage était enfiévré et ses yeux étaient rouges comme s’il venait de verser des larmes. Cet état singulier dura toute l’après-midi malgré le mouvement qu’il se donna et les ordres qu’il multipliait autour de lui.

 

Vers cinq heures, le son lointain de la cloche, qui sonnait à l’église de Pont-de-Ruan, frappa ses oreilles… Il écouta le glas, lent et profondément triste.

 

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il à un ouvrier qui rentrait.

 

– C’est le petit dernier de la Pocharde… qui vient de mourir, dit l’homme. Et il paraît que le mari rôde aux alentours sans oser se montrer, le pauvre garçon…

 

Hubert remonta vers Fénestrel par une allée bordée de platanes. En haut de l’avenue, il vit venir à lui deux hommes entre lesquels marchait la comtesse du Thiellay. Il les reconnut de loin : Mathis et le docteur Renneville. Il s’approcha. Dans le fond de la vallée, la cloche funèbre tintait toujours et c’était de l’enfant que Renneville parlait.

 

– Je n’ai pas pu le sauver, disait-il, et j’ai de si graves soupçons que je considère comme de mon devoir d’en avertir la justice.

 

– Vous croyez à un crime ?

 

– Oui… cette malheureuse a tué son enfant…

 

– C’est horrible ! murmura Clotilde.

 

À cette accusation si précise et si terrible, Mathis n’avait pu retenir un brusque mouvement, et sa main passa sur ses yeux pour en voiler l’épouvante et le trouble.

 

Un banc était derrière lui… Il s’y affaissa, l’air égaré.

 

La comtesse seule y prit garde.

 

Le comte et Renneville s’éloignaient. Clotilde dit à Mathis, à voix basse :

 

– Qu’avez-vous ?… Que se passe-t-il ?… On dirait que vous vous trouvez mal…

 

Déjà, dans un suprême effort, il avait retrouvé son sang-froid.

 

– Je n’ai rien. Merci… Je suis ému, mais c’est parce que j’éprouve de la joie, une bien grande joie, en sachant que… bientôt… tout à l’heure… au milieu de la fête de cette nuit… personne ne nous observera…

 

Il s’arrêta, se leva et, penché sur elle, près de la nuque :

 

– Et que je pourrai presque librement te dire et te redire cent fois combien je t’aime !…

 

Elle l’écouta, les paupières closes, une pâleur voluptueuse sur le visage, une extase dans un sourire, dans un sourire prêt aux baisers…

 

– Je t’aime… dit-elle. Ce soir, vers neuf heures, tâche d’échapper à la fête, de sortir sans être vu, et viens me rejoindre près de la chapelle, aux ruines du prieuré de Relay…

 

Le comte entraînait Renneville vers le château.

 

M. du Thiellay désirait depuis longtemps acheter au docteur une propriété, Grand-Champ, qui bordait le domaine de Fénestrel. Comme le docteur était riche et n’avait pas besoin de vendre, il avait résisté. Finalement, presque à contrecœur, il avait cédé aux instances amicales du comte et ils étaient convenus du prix de trois cent mille francs. La vente était en règle ; les notaires avaient passé par là.

 

Et Thiellay, en écrivant à Renneville pour l’inviter à sa fête, l’avait prévenu en même temps que, ce même soir, il lui verserait les trois cent mille francs.

 

– Venez, docteur, dit-il, nous allons régler cette affaire tout de suite… Tout à l’heure, mes invités vont arriver et je n’aurai plus le temps d’y songer.

 

Ils s’enfermèrent dans le cabinet du comte. Là, Thiellay resta un moment pensif, le front dans les mains, absorbé.

 

– Mon ami, dit-il, je comptais vous verser aujourd’hui la totalité de la somme. Mais il m’est survenu, dans la journée, un paiement imprévu… Il ne me reste que deux cent mille francs… Inutile de vous dire, n’est-ce pas, ajouta-t-il en souriant tristement, qu’après-demain, vous aurez le reste. J’ai écrit ce soir. Dans deux jours, l’argent me parviendra…

 

– Je ne suis pas pressé… et pour peu que vous ayez besoin de cette somme, gardez-là aussi longtemps que vous voudrez…

 

– Non, non, merci…

 

Son visage exprimait, en cet instant, une si profonde angoisse, que le docteur en fut frappé et, prenant les mains du comte :

 

– Je suis votre vieil ami et j’ai été souvent votre confident… qu’y a-t-il ?

 

Des larmes apparurent dans les yeux de M. du Thiellay. Cependant, il eut vite dompté ce moment de faiblesse.

 

– J’ai reçu aujourd’hui une lettre, dit-il… une lettre recommandée… Elle était de lui… de lui dont je n’avais plus entendu parler depuis vingt ans, de lui que je croyais mort.

 

– Il vit ! Ah ! mon Dieu ! fit le docteur, se levant brusquement.

 

– Il me donnait rendez-vous. J’y suis allé. Il m’a demandé cent mille francs pour disparaître de nouveau. Je les lui ai donnés. Et il est parti !…

 

– Et depuis vingt ans, qu’a-t-il fait ? qu’est-il devenu ?

 

– Je ne sais pas. Je n’ai pas voulu l’interroger. J’ai eu peur.

 

Les deux hommes restèrent silencieux, emportés par leurs souvenirs. Puis, le comte se leva.

 

– Enfin, il est parti, dit-il, et peut-être ne le reverrai-je jamais plus ! Renneville avait serré les deux cents billets de banque de mille francs que le comte avait tout à l’heure alignés devant lui. Il les mit dans un vieux portefeuille usé, dans la poche intérieure de son habit. Et par une habitude de vieillard prudent – mais qui se savait distrait –, il accrocha la poche avec une épingle pour empêcher le portefeuille de glisser. Ils descendirent tous deux dans les salons.

 

Des roulements de voitures, sans cesse renouvelés, annonçaient l’arrivée des invités.

 

Le comte – il le fallait – reprit son air souriant et heureux.

 

– Je vais rester une heure ou deux pour juger du coup d’œil, dit le docteur. Mais je suis vieux. Je n’aime pas me coucher tard… En outre, avec deux cent mille francs dans ma poche, je ne tiens pas à me promener au milieu de la nuit. Dans les coteaux de l’Indre, il y a un tas de roches et de grottes qui donnent asile, tout l’été, à des vagabonds… Ils auraient la partie trop belle à vouloir me fouiller…

 

– Ne partez pas sans me dire adieu… je suis triste.

 

– Je vous le promets, mon pauvre enfant, dit le vieillard avec bonté.

 

– Et je vous accompagnerai jusqu’à Maison-Bruyère. À partir de là, vous serez en sécurité.

 

– Oh ! je ne crains rien… je ne crains rien, dit le docteur en riant.

 

Et ils se séparèrent. Les salons s’emplissaient. Toute cette foule, en riches costumes, se croisait, glissait dans les salons, formait des groupes au hasard des conversations ou des sympathies, affectait la politesse suprême, les allures compassées, les minauderies de l’ancien temps disparu.

 

En costume Marie-Antoinette, de laquelle elle avait, du reste, la grâce hautaine, Clotilde du Thiellay triomphait.

 

À plusieurs reprises, après le dîner, Hubert s’était approché d’elle. Et humble, timide, quêtant un sourire :

 

– Du moins, ce soir, êtes-vous heureuse ?

 

Elle ne répondait même pas. Ses yeux seulement se faisaient plus durs, se chargeaient pour « le rustre » d’un peu plus de mépris…

 

Et quand il s’était éloigné, parfois, soudain, un souffle sur sa nuque, avec un mot de passion, la faisait frissonner toute :

 

– Je t’aime !

 

À peine si elle se retournait. Elle savait bien que celui-là, c’était Mathis… l’amant.

 

Et la tête un peu penchée en arrière, elle murmurait :

 

– N’oublie pas… vers neuf heures… au prieuré de Relay !… Je t’aime !…

 

La nuit était très belle, très calme. Vers le soir, au coucher du soleil, des nuages étaient montés dans le ciel, avaient fait craindre de la pluie, mais ils s’étaient dispersés ; le ciel restait bleu, avec d’innombrables étoiles et, déjà la lune, lentement, montrait sa grosse face derrière les chênes des coteaux. Les seigneurs Louis XV et Louis XVI, les dames de la Régence, descendaient avec des grâces nonchalantes par les avenues bordées de beaux arbres, parfumées de fleurs rares, et se perdaient dans les labyrinthes des massifs délicatement entretenus. Non seulement tous les costumes de l’époque, mais toutes les coiffures étaient là représentées. Et sous ces coiffures singulières, que de figures charmantes de finesse, enfiévrées de plaisir, aux yeux éclatants de jeunesse et d’entrain ! Et elles allaient dans la nuit, glissant comme des fleurs animées, dans l’or, dans la soie, la gaze et le brocart. Le docteur Renneville rejoignit Hubert vers le pont de l’Indre.

 

– Votre fête est merveilleuse et j’en suis tout ébloui, dit-il en souriant. Mais… J’ai soixante-dix ans… et mon oreiller me réclame… Au revoir… Restez, je vous en prie, et ne vous occupez pas de moi…

 

Hubert secoua la tête.

 

– Non. J’ai besoin, moi-même, d’échapper à toute cette joie qui est mon œuvre et de chercher un peu de calme dans la solitude des champs… Venez…

 

Il prit le bras du docteur, traversa le pont. Et, sur l’autre bord, tous deux, d’un pas lent, disparurent dans les bois, en échangeant à voix basse des confidences.

 

D’une futaie de hauts sapins enclavés dans le parc, et sous laquelle tout était nuit, tout était ténèbres, Clotilde les vit, Hubert et Renneville, s’en aller ainsi ; elle les suivit de loin ; personne autour d’elle ; c’est à peine si, là où elle se trouvait, on percevait la mélodie fatiguée d’un menuet qui semblait rythmée là-bas comme une musique irréelle, une musique de rêve.

 

Elle entra dans un kiosque, sorte de chalet norvégien, dont elle avait la clef, y chercha, à tâtons, un long manteau sombre, à capuchon, dont elle se revêtit, dont elle cacha sa riche parure ; par des sentiers étroits, elle se glissa dans le plus épais du bois… sur le chemin du prieuré de Relay.

 

En bas, la vieille église de Pont-de-Ruan sonnait neuf heures. Elle sonna, impassible. Elle vit, la vieille église, passer Renneville et le comte, qui se parlaient bas.

 

Et de ces deux hommes, le vieillard, à cette heure, n’était point Renneville ; c’était le doux hercule, affaibli ce jour-là par de mystérieuses tristesses.

 

Elle vit, de son court clocher fendu, ouvert à tous les oiseaux nocturnes et qui, bien des fois, aux temps d’esclavage, avait sonné le tocsin, elle vit passer furtivement un fantôme souple et svelte de jeune femme qui se cachait et dont le cœur bondissait, malgré son audace.

 

Elle vit un jeune homme qui se cachait aussi et marchait, courbé, dans le sillon de ce fantôme, attiré par cette élégance, enivré par cette beauté, dompté aussi par cet orgueil qui pour lui s’était abaissé…

 

Clotilde et Mathis…

 

Elle vit tout cela. Mais elle en avait tant vu ! De ses yeux étroits, de ses fenêtres à linteau, longues et percées comme des meurtrières, ouvertes au sommet de ses murs, depuis douze ou quinze siècles, elle en avait tant vu, la vieille église ! Elle en avait tant vu, de ces galantes aventures, de ces amours chastes et coupables, tant vu de ces chevauchées de la nuit, par des hommes d’armes en quête de ripailles ; tant vu de catastrophes, de batailles et de sang répandu !…

 

Elle sonna, derechef, neuf heures, et s’endormit dans son indifférence, dans son recueillement…

 

IV

PERDUE DANS L’ABÎME


L’église avait sonné huit heures au moment où Georges Lamarche entrait dans le chemin creux dont les lacets remontaient le coteau de Maison-Bruyère, celui que suivait toujours le chaufournier Langeraume. Le chemin était si profondément encaissé entre ces deux haies de broussailles que pendant quelques minutes il lui parut qu’il marchait sous terre. Il n’apercevait pas encore la maison, mais il avait la sensation qu’il devait en être tout près…

 

Tout à coup, devant la terrasse, il entendit une rumeur… comme un grondement de tempête… puis des éclats de voix jaillirent.

 

Nettement, Georges distingua :

 

– À mort la Pocharde ! À mort ! À mort l’empoisonneuse !

 

Et sous la lune qui montait, le voyageur aperçut des groupes d’hommes et de femmes, paysans du village ou des fermes voisines. Ils étaient massés devant la terrasse, regardant, curieux et féroces, dans leur haine irraisonnée, les fenêtres du rez-de-chaussée de la maison, qui laissaient filtrer, par les rideaux, une lumière jaune et triste.

 

Il s’approcha, se mêla aux groupes. Tous alors se turent, s’écartèrent avec une crainte superstitieuse… Ils le reconnaissaient.

 

Et celui-là, qui revenait ainsi brusquement, tombant au milieu de ce drame, c’était le mari, c’était le justicier !… Il avait le droit de se faire rendre des comptes, celui-là, et de punir !

 

Il les questionne, saisit par la blouse deux ou trois paysans qui essayent de se dégager.

 

– Après qui en avez-vous ? Qui traitez-vous de Pocharde ? Et quelle est la femme que vous appelez empoisonneuse ?

 

Ils ne répondent pas, terrifiés par la catastrophe qui, tout à l’heure peut-être, en s’abattant sur cet homme, peut le tuer ou le rendre fou.

 

– Voyons ! Est-ce que pas un de vous n’aura le courage de répondre ?…

 

Le chemin se vide, les clameurs ne se font plus entendre. C’est la solitude autour de lui… Alors, un cri lui échappe :

 

– Ah ! les lâches ! les lâches ! on dirait qu’ils ont peur de moi… Et il écoute au loin une voix qui lui répond :

 

– Ce n’est pas lâcheté, c’est pitié !

 

Toutes les paroles entendues depuis son arrivée à Druye flottaient dans sa tête en un tourbillon vertigineux ; les réticences du meunier Lehaumel et les allusions ambiguës du métayer, sur la route d’Azay ; et la fièvre de la fuite de Jean Berthelin, avec ces mots jetés en hâte : « Pourquoi êtes-vous revenu ? Fuyez !… Imaginez que tout ici est mort et que rien ne vous y rappelle plus !… » Et la terreur qu’il soulève sur son chemin : « Ah ! mon pieu ! c’est lui !… C’est le mari ! » Chacune de ces paroles était entrée dans son cerveau comme autant de gouttes de plomb fondu et il se heurte partout aux ténèbres, à l’inconnu, à l’angoisse !…

 

Puis, soudain, un éclair dans son esprit, une espérance folle… L’espérance de quoi ? Il ne sait pas. Car il ne s’imagine rien, il ne croit à rien ; il est évident qu’on le prend pour un autre, et que, tout à l’heure, les paysans qui criaient : « À mort ! » les poings levés vers Maison-Bruyère, s’adressaient non pas à Charlotte, mais à quelque habitant du chalet qui n’est plus Charlotte.

 

– Eh ! oui ! je n’ai pas pensé à cela !

 

Celle qui habite là, ce n’est plus Charlotte, ce n’est plus sa femme. Charlotte aura quitté la maison depuis quelque temps. Elle n’a pu le prévenir. Sa lettre, en Australie, ne fût pas arrivée assez tôt.

 

Et ces clameurs populaires de haine et de réprobation s’adressaient à celle qui, à Maison-Bruyère, lui avait succédé.

 

Ses nerfs se détendent et il se met à rire :

 

– Eh ! voilà la vérité !… Le premier venu m’aurait renseigné ! Alors, au lieu de frapper à cette maison, il court à une ferme voisine, dont il entend les chiens aboyer en hurlant à la lune. Il appelle, signale sa présence. La fermière sort de la vacherie avec des seaux fumants de lait.

 

– Madame, s’il vous plaît, qui donc habite Maison-Bruyère ?

 

Elle le regarde. Mais celle-là, récemment installée dans le pays, ne le connaît pas. Elle répond, en s’en allant, emportant après ses jupes relevées l’odeur forte des étables :

 

– Pardié, c’est la Pocharde !… Il a le courage de demander :

 

– Et la Pocharde… de son vrai nom, qui est-ce ?

 

– Charlotte Lamarche… Vous n’êtes donc pas du pays ?

 

Elle rentre dans la ferme. Les chiens, qui flairent un inconnu, aboient avec fureur.

 

Cette fois, il ne peut plus douter… Et lourdement, la tête basse, vieilli, il revient vers Maison-Bruyère.

 

Par le chemin creux, on n’accédait pas à la terrasse.

 

Il fit le tour et s’arrêta devant la grille. Il le connaissait, le chalet de Maison-Bruyère, puisque ce coin de Touraine était son pays natal.

 

Rien n’était changé de la gentille maison. Les murailles étaient, comme jadis, fleuries de glycines et de clématites, et des chèvrefeuilles et des lierres grimpaient le long de la balustrade.

 

Il avait vu seulement, derrière la roche contre laquelle s’appuyait le chalet, des fouilles qui étaient récentes : la plâtrière de Langeraume.

 

Les fours et la plâtrière, Georges ne les connaissait pas.

 

La grille était poussée, non fermée. Il l’ouvrit, mais n’osa entrer.

 

Une ombre se dessina contre les fenêtres illuminées à l’intérieur. Il la suivit, cette ombre, d’un regard troublé… C’était la taille svelte et onduleuse de Charlotte. C’était sa démarche glissante… C’était le beau lis pur, le beau lis sans tache et tout parfumé d’amour qu’il avait laissé… Oui, c’était elle…

 

Les fenêtres s’ouvraient… toutes grandes…

 

Georges se déroba derrière le pilier auquel était scellée la grille… Il était cloué au sol, sans force pour faire un pas… Même, il ne voyait plus… Son cœur, toutefois, battait si fort qu’il en percevait les coups sourds… Il eut un peu d’étouffement et souffrit…

 

La silhouette de Charlotte avait disparu…

 

Pendant un instant, il ne vit plus rien… Mais, prêtant l’oreille, il entendait. C’était une sorte de prière mêlée de sanglots.

 

Tous les mots de la prière n’arrivaient pas jusqu’à lui… Et il n’en démêlait pas très bien le sens… Pourtant, ce qu’il comprit, c’était une invocation maternelle, désespérée, au chevet du berceau d’un enfant mort :

 

« Mon Dieu… recevez mon enfant dans votre miséricorde infinie… et rejetez un peu de pitié sur la mère… sur la mère si malheureuse, ah ! mon Dieu, si vous ne voulez pas qu’elle ne croie plus en vous !… »

 

Dans la maison de Charlotte, dans sa maison à lui, il y avait un enfant mort.

 

Lequel des deux ?… Était-ce Claire ? Était-ce Louise ?… Question funèbre, qu’il s’était posée tout à l’heure lorsque sonnait le glas, mais sans savoir… Et à présent… Il était sûr… une des deux était morte…

 

La porte s’ouvre lentement et reste ouverte… Et Georges Lamarche, frémissant jusqu’au fond des entrailles, retient à peine une exclamation de joie folle.

 

Deux fillettes viennent, par cette belle soirée calme, de sortir sur la terrasse et se sont dirigées vers la balustrade… Il les a reconnues… C’est Claire, c’est Louise. C’est bien elles, toutes les deux vivantes… bien vivants, bien lumineux et bien ouverts, les chers yeux bleus, les chers yeux bruns !

 

Alors, qui donc était-ce ? Quel était-il, l’autre enfant, le mort ?

 

Derrière les fillettes, personne n’est sorti. Elles restent un moment seules.

 

Dans la maison aux mystérieuses douleurs, toute prière a cessé…

 

Georges a franchi la grille ; il vient à pas lents vers les deux petites ; elles ne l’aperçoivent que lorsqu’il est tout près… et qu’il leur tend les bras… défaillant…

 

Elles ne le reconnaissent pas… Mais il est si doux, son visage est si triste… qu’elles n’ont aucune frayeur…

 

Puis, bientôt, presque à la même seconde, un éclair dans ces jeunes mémoires. Les mains s’accrochent aux mains tremblantes du voyageur et les têtes aux chevelures brune et blonde se cachent dans sa poitrine pleine de sanglots.

 

– Père !… Père !… Oh ! maman, c’est petit père !

 

Avant qu’elle n’ait apparu, la mère, avant que lentement le beau lis fatigué se soit incliné vers la porte entrouverte, Lamarche, bouleversé, avant même de les embrasser, a demandé aux fillettes :

 

– Qui donc est mort… là… auprès de vous ?

 

Et les enfants disent ensemble, attristées tout à coup :

 

– C’est le petit frère Henri !…

 

Henri ? Leur petit frère ? Elles sont folles, ces enfants !

 

Un sourd gémissement lui fait relever la tête.

 

Une ombre a traversé la lumière que projettent les fenêtres sur la terrasse. Charlotte surgit devant la porte, qu’elle referme brusquement.

 

Charlotte ? Est-ce bien elle, blême, maigre, hâve… ce fantôme ?

 

Elle étend les bras en croix pour l’empêcher d’entrer. Il fait un pas vers elle, en jetant un cri dans lequel se résument ses épouvantes depuis tant d’heures mortelles, ses angoisses, mais une suprême espérance aussi, car il espère toujours, puisqu’il ne comprend pas. Et ce cri :

 

– Charlotte ! ma chère, ma bien-aimée Charlotte !

 

Mais elle, d’une voix changée, d’une voix qu’il n’a jamais entendue :

 

– N’entre pas… Par pitié… Je ne suis plus rien pour toi… Je suis une réprouvée de tous… Va-t’en, va-t’en !… J’aurai beau me défendre, crier mon innocence, tu ne me croiras pas… N’entre pas… Va-t’en… par pitié, n’entre pas, n’entre pas !…

 

Il eut un geste de folie, la repoussa rudement et entra… C’était une chambre simple, mais meublée avec goût, tendue tout en bleu, avec des fleurs, bleu sur bleu.

 

Telle il l’avait quittée, cette chambre dans une autre maison, des années auparavant, telle il la revoyait à Maison-Bruyère ; on eût dit que Charlotte avait eu à cœur, s’était donné comme tâche de retrouver leur place à chacun de ces objets familiers à son mari, qu’elle avait rangés avec son mari, dans l’espoir que son mari, plus tard, les retrouverait ainsi, montrant là, en ces petites choses qui prouvaient la régularité de sa vie, une image jolie de ce qui s’était passé dans son cœur, où le souvenir de Georges était resté toujours.

 

C’était, du reste, de toute la maison, la pièce la plus coquette : les autres, au rez-de-chaussée, étaient en assez mauvais état, fort délabrées même, et des fissures y crevaient les lambourdes du parquet.

 

Au premier étage, sur l’autre façade de la maison, la chambrette des deux sœurs, bleu sur bleu aussi, rappelait seule la prévoyance maternelle. Le reste était à l’abandon et inhabité.

 

Mais là où Georges venait d’entrer, quelque chose attira tout de suite son regard, quelque chose qui avait l’apparence de la vie et qui pourtant représentait la mort :

 

Un berceau ! Mais un berceau auprès duquel on avait approché un guéridon. Et sur ce guéridon brûlaient deux cierges, de chaque côté d’un Christ en cuivre au pied duquel un verre était rempli d’eau bénite où trempait une branche de buis.

 

En ce berceau un enfant reposait, les yeux clos, les lèvres closes, dans une tranquillité souveraine, à jamais endormi.

 

Le prie-Dieu était au chevet. Et c’était de là que Charlotte, à genoux, avait exhalé sa plainte, le cri échappé à son angoisse et à sa misère, et que Lamarche avait entendu.

 

Georges se penche sur ce berceau, regarde ce petit corps, le regarde longtemps, puis ses yeux agrandis de terreur se tournent vers sa femme.

 

Il dit, et sa voix est rauque, brisée par une folle terreur :

 

– Cet enfant ?

 

Charlotte est restée appuyée près de la porte, contre le seuil. Claire et Louise, dans un coin, avaient peur, en regardant le père.

 

Il était donc enfin venu, le jour terrible ?… À force de compter les heures, les minutes, la seconde suprême venait de sonner.

 

Elle avait cru que ce ne serait pas pour ce soir-là… Et ça avait été un soulagement, un peu de vie… Mais non, il était là… Le moment était venu des aveux, des explications… La tempête grondait depuis trop longtemps… la foudre tombait…

 

Et, inerte, sans pensées, sans forces pour se révolter contre l’effroyable épouvante qui l’étreignait, elle restait là, les bras ballants, le dos contre le mur, courbée, l’œil éteint, la figure ravagée, les lèvres entrouvertes, alourdies… le front jauni… par quelles fatigues ? par quels soucis ? ou par quelles débauches ?

 

Et c’est ainsi qu’il le retrouvait, le beau lis d’autrefois.

 

– Cet enfant ?

 

Il le demande une deuxième fois. Il faut bien qu’elle s’explique. Elle baisse plus bas la tête et murmure :

 

– Oui, oui, j’ai entendu.

 

– Eh bien ?… que fait-il là ?… À qui est-il donc ?… Elle tombe à genoux :

 

– Écoute, je suis innocente, je te le jure…

 

– À qui est cet enfant ?…

 

– Tu ne me croirais pas… j’aurais beau dire… je t’ai prévenu… et je te jure, pourtant… Mon Dieu, comment lui dire ?

 

– Cet enfant, répète-t-il, égaré… Voyons, répondras-tu ?…

 

– Georges !

 

– Il est à toi, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Ah ! malheureuse…

 

– Non, je te le jure, ne m’accable pas… Je t’aime…

 

– Tais-toi !

 

– Je t’aime… Je n’ai jamais cessé de t’aimer… de penser à toi… Jamais un autre n’a eu même une pensée de moi… Il faut me croire, je t’assure, et alors, tu es un homme, toi, tu pourras peut-être comprendre la vérité parmi tout ce mystère…

 

– Ah ! misérable ! disait-il, ne l’écoutant même pas… les deux mains sur le front, comme pour comprimer la folie qui battait à ses tempes…

 

Et tout à coup, il s’élance vers Charlotte…

 

Ses yeux expriment une telle fureur que la pauvre femme entrevoit la mort ; elle ne veut pas se défendre ; elle se relève seulement, parce qu’elle est innocente, pour recevoir la mort debout…

 

Et elle murmure :

 

– Oui, frappe, tue-moi… je serai heureuse… Je te pardonne à l’avance… pour plus tard, si quelque jour la vérité t’est connue… Tue-moi, tue…

 

Elle avance le cou, pareille à une victime.

 

Il s’approche encore.

 

Vraiment, en cette seconde-là, il a des yeux de meurtre… Ses lèvres frémissent et ses doigts, tendus vers ce cou frêle, aux lignes délicates, se crispent convulsivement.

 

Mais, entre lui et sa femme, se dresse soudain un obstacle… Les deux fillettes se sont jetées devant leur mère, effarées. Pour empêcher Lamarche d’avancer, elles tendent leurs petits bras. Et elles éclatent en sanglots nerveux, en criant :

 

– Papa ! papa ! ne fais pas de mal à maman !

 

Il recule, lui, le mari, mais le père, jusqu’au fond de la chambre.

 

Il faudrait, pour atteindre la mère, écarter les enfants, peut-être employer la force contre leur faiblesse, commettre une pareille profanation ! Il n’ose… toute sa fureur est tombée… Mais reste l’accablement, reste la folie…

 

Chose singulière, en cette heure si tragique, après ce qui vient de se passer, après l’aveu fait, Charlotte semble retrouver un peu d’énergie : dans son extrême désespoir, un peu de sang-froid ; dans l’abîme où elle roule, une branche, hélas ! bien légère et si fragile !

 

Elle prévoit un interrogatoire pénible. Elle est prête à y répondre autant qu’elle pourra.

 

– Ainsi, cet enfant ?

 

– À moi…

 

– Tu as manqué à la foi jurée, à notre amour, à nos souvenirs…

 

– Sur la vie des chères enfants qui m’ont défendue contre toi tout à l’heure, je jure, Georges, oh ! mon Georges, que je ne t’ai jamais trompé !…

 

Il haussa les épaules, eut un rire à la fois navré et ironique…

 

Mais aucune brutalité ne lui vint aux lèvres.

 

Il avait tant aimé cette femme ! Et les enfants étaient là, qui entendaient…

 

– Écoute, dit-elle par phrases hachées qui passaient avec peine entre ses dents convulsivement serrées, il faut que tu saches… je te dirai tout ce que je peux… hélas !… tout ce que je peux… oui… Qu’est-ce que je vais lui dire ?… D’abord, je suis malade… depuis longtemps… avec des intervalles de bonne santé… des malaises étranges qui se poursuivent pendant des semaines… puis qui cessent brusquement… Très malade, je te le dis… Est-ce que cela ne se voit pas ? Est-ce que tu ne me trouves pas bien changée ?… J’ai consulté le docteur Renneville… Il n’a rien compris à ce que je ressentais… Et pourtant, il arrivait parfois qu’on me rencontrait, sans vie, au bord des routes… même loin d’ici… ayant laissé la maison ouverte… ayant abandonné mes enfants… Et c’étaient des syncopes qui duraient des heures… et qui ne me laissaient pas de souvenirs !… Vainement je tentais de me rappeler comment j’étais venue là… Quand je me réveillais… je ne le savais pas… C’était comme une ivresse… Et l’ivresse dissipée, j’éprouvais un abattement énorme… des angoisses… des étouffements… Jamais je n’avais observé en moi rien de pareil… Tu ne m’as jamais connue bien robuste… mais, non plus, je n’ai jamais été malade… Pourquoi n’étais-tu pas là ?… Pourquoi faut-il que tout cela soit arrivé pendant que tu étais loin ?… Plusieurs fois je me suis crue en danger de mort… Je ne t’en ai rien dit, parce que je ne voulais pas te donner d’inquiétude… Tu traversais, là-bas, assez de fatigues, assez de misères… Je n’ai pas voulu t’obliger à joindre aux préoccupations de ton existence aventureuse… le souci de ma santé chancelante… Une seule joie… mais une joie très grande… me restait… me consolait, dans les moments où ma pauvre vie reprenait son cours ordinaire… c’était de voir mes enfants bien portantes… Si je m’en vais, me disais-je, du moins elles lui resteront… Il leur parlera de moi… elles lui perpétueront mon souvenir… Et cela dura ainsi… cela dura… jusqu’à ce que…

 

Elle s’arrêta dans une crise d’angoisse… joignit les mains pour l’implorer, en un geste qui clairement suppliait :

 

– Ordonne-moi de me taire… Dis-moi d’en rester là de ce supplice !…

 

Mais, lui, sombre, et avec la même ironie, douloureuse et incrédule :

 

– Parle !… Achève de mentir !

 

– Jusqu’au jour où je dus reconnaître que j’avais été victime d’un crime odieux… Alors, j’ai voulu mourir… Mes enfants m’ont retenue… et j’ai senti, depuis ce temps-là, une réprobation s’attacher à moi… et je ne suis plus sortie… j’ai gardé ma honte imméritée… J’ai souffert de toutes les injures… Je ne pouvais rien, rien, rien.

 

Elle lut un si profond mépris dans les yeux de Lamarche qu’elle perdit son énergie factice.

 

– Ainsi, ton amant ?

 

– Je n’ai pas eu d’amant…

 

– Soit… Celui qui aurait commis l’attentat dont tu parles…

 

– Je ne sais rien…

 

– Son nom ?

 

– Je ne le connais pas.

 

– Tu mens.

 

– J’ai dit la vérité.

 

– Tu es une créature méprisable… Comment es-tu tombée si bas ?

 

– Je suis innocente et jamais, pas un seul jour, pas une seule minute je ne me suis montrée indigne de ton amour et de l’amour de mes enfants.

 

Et malgré son accablement, ses yeux exprimèrent une singulière fierté.

 

– Je ne te crois pas, tu sais !… Je ne suis pas assez sot pour te croire.

 

– Hélas ! voilà ce que je te demandais, c’était une confiance aveugle… Tout est contre moi… Que ceux qui me sont indifférents me considèrent comme une criminelle, peu m’importe… Mais j’avais compté que, toi, tu aurais eu foi en ta femme, en celle qui t’a si bien aimé… que tu me défendrais contre tout le monde… malgré tout, malgré toi-même… sans comprendre et tout simplement parce que tu avais la foi… Hélas ! mon Dieu ! toi aussi, mon Georges, tu m’abandonnes !… Ah ! je le savais bien, je le prévoyais… tu es un homme… ton orgueil se révolte de l’infidélité dont tu m’accuses… car, dans ton désespoir, qui sait s’il n’y a pas autant d’orgueil froissé que de douleur d’amour !… C’était un rêve que j’avais fait, celui d’être protégée par toi. Ce rêve-là n’était pas possible… Pour me protéger contre tous, pour me faire de ta tendresse et de ta confiance un rempart contre tant d’ignominies, il aurait fallu que tu fusses plus qu’un homme, quelque chose de si grand, de si noble, de si au-dessus de la vie, que tu aurais mérité d’être adoré à genoux, comme un dieu… Tout cela n’est pas… Tu n’es qu’un homme… jaloux… et qui se voit outragé… Je te pardonne… Mais je ne demande pas, pour moi, ton pardon, je n’en veux pas, car je n’ai rien à me reprocher… Ma vie n’a pas cessé d’être pure… Oh ! mon Georges, est-ce que mon amour, celui d’autrefois, dont tu étais si fier, n’a pas laissé de souvenirs dans ton cœur ?… Oh ! mon Georges, aie pitié de moi, si tu ne veux pas, plus tard, que le remords de m’avoir repoussée ne te rende malheureux !

 

Sa voix était si plaintive, si douce, que Lamarche en fut troublé… Son cœur se serra… il eut une contraction à la gorge… ses yeux se mouillèrent… mais un peu de vent, passant par les fenêtres restées ouvertes, fit vaciller la flamme des deux cierges et danser sur les murailles des ombres fantastiques.

 

Georges tourna son regard humide vers le berceau.

 

Elle l’avait vu, ce trouble, la pauvre Charlotte ; elle l’avait comprise, cette émotion de l’homme qui venait d’être faible au souvenir des bonheurs de la vie de jadis.

 

Un éclair d’espérance… une joie divine… hélas ! si courte !

 

Elle tend les mains vers lui, implore, murmure :

 

– Je t’aime ! Je t’aime !

 

Mais, dans le berceau, il a vu l’enfant mort : la preuve !

 

Alors les larmes disparaissent, le visage redevient dur, cruel, méprisant.

 

– Non, ce serait vraiment par trop naïf !

 

Les bras de Charlotte retombent, accablés, et l’espérance évanouie creuse davantage ses yeux, où passe une ombre. Et le supplice recommence de l’interrogatoire mortel :

 

– Et sais-tu bien comment on t’appelle et quel nom l’on te donne, dans le pays ?… quelle abjecte injure et quelle boue l’on te jette à la face ?

 

– Oui !

 

– La Pocharde ?

 

– La Pocharde ! Dans les premiers temps, je ne savais pas ce que cela voulait dire… et j’ai été, aussi bien longtemps avant de deviner que cette injure s’adressait à moi… Quand j’ai compris, ce fut un jour, chez le docteur : « Buvez un peu moins ! » Ah ! le pauvre homme !… Je ne buvais que de l’eau, et cependant je me sentais parfois la tête si lourde, les jambes si chancelantes, les yeux si troublés, que cela me faisait penser à ces malheureux entrevus sur les routes, au retour des fêtes et qui, toujours, ont soulevé mon cœur de dégoût… Ivrogne ! moi ! Ah ! mon Georges, vraiment, est-ce que tu l’as cru, comme les autres ?…

 

Et, sous la honte d’une pareille accusation, elle se mit à pleurer, doucement.

 

– Je te dis que je suis malade… Conduis-moi à Tours, ou à Paris… Consulte des médecins… Ils découvriront peut-être la maladie dont je souffre… Cela est bien facile d’accuser et de déshonorer une femme… jusqu’au jour où ceux qui l’ont ainsi déshonorée se repentent, trop tard, puisqu’elle est morte… J’avais bien pensé que tu m’accuserais, toi aussi… toi, faible sous la pression des autres… et je m’étais promis de ne pas te répondre… Je ne me disculperai pas davantage… cela me fait rougir… non pour moi… mais pour toi…

 

Pour la seconde fois elle reprenait son énergie, sa fierté de femme…

 

Il ne répondit rien sur-le-champ. Il s’était assis, les coudes sur les genoux, le dos voûté, le front barré de rides. Il ne croyait pas… Le mal était trop profond… la blessure trop dangereuse… Des paroles ne pouvaient point la guérir…

 

Claire et Louise se sont tenues auprès de leur mère.

 

Pendant toute cette discussion, elles ne l’ont point abandonnée, dans l’instinct qui les pousse à ne pas quitter l’aile maternelle. Et comme elles ont ouvert de grands yeux, les petites, devant ces colères qui les épouvantaient chez celui que la mère leur avait appris à aimer de toute leur âme, à cause de sa douceur : le père…

 

Bien des fois, ne leur avait-elle pas dit : « Votre maman représente la tendresse infinie, mais sévère… Votre père, lui, c’est la gâterie, c’est la faiblesse toujours si prête à pardonner… »

 

Et dans leurs prières, chaque matin, chaque soir : « Mon Dieu, conservez la santé à notre papa si bon… »

 

Si bon ! Si doux ! Si faible !

 

Et elles le revoyaient terrible, farouche… Et elles n’avaient pas reçu de lui encore un mot d’amour…

 

Enfin, il les appelle, d’une voix hésitante, comme honteuse :

 

– Claire !… Louise !… Venez !

 

– Père ! Père !

 

Elles s’élancent vers lui, se placent entre ses genoux. Déjà l’espoir d’une caresse a effacé toute terreur, a rendu le sourire à leurs lèvres, l’éclat à leurs yeux.

 

Mais il ne les caresse pas. Après la mère, ce sont elles qu’il va interroger…

 

– Dites-moi, mes enfants, vous avez dû vous ennuyer beaucoup pendant que je n’étais pas là ?… Est-ce que vous avez pensé à votre père ?…

 

– Oh ! oui, tous les jours, tous les jours…

 

– Oui, c’est vrai, nous nous sommes ennuyées après toi…

 

– Et ma mère nous disait tous les jours : « Prenez patience… Il reviendra bientôt… »

 

– Et mère disait aussi que, lorsque tu reviendrais, tu nous rapporterais toutes sortes de belles choses…

 

– Un singe ! Un singe ! Mère avait promis que tu nous rapporterais un singe !

 

Elles le couvrent de baisers rieurs… La mort existe si peu pour les enfants, au seuil de la vie… Elles lui font un double collier charmant de leurs petits bras…

 

Mais l’homme, c’est bien à cela qu’il songe ! Il songe à l’outrage, remâche sa jalousie et dévore son cœur.

 

– Cependant, vous n’étiez pas seules…

 

– Oh ! non, mère ne nous a jamais quittées…

 

– Il n’y avait pas que votre mère…

 

– Oui, la vieille Catherine, notre bonne, qui est toujours de mauvaise humeur…

 

– Et d’autres aussi, sans doute… des hommes ?…

 

Charlotte a compris. Elle jette une exclamation étouffée :

 

– Sacrilège ! Sacrilège !

 

Pendant que les enfants, innocentes de ces combats mortels, répondent :

 

– Oui, Langeraume et son ouvrier, les chaufourniers de la plâtrière, qui nous dénichaient des oiseaux et nous cueillaient des fleurs…

 

– Et il y en avait d’autres aussi, sans doute…

 

Il tremble, le malheureux, en disant cela.

 

– D’autres ?

 

Elles se regardent, étonnées, se consultent, ne savent plus, et disent :

 

– Non, père, il ne venait jamais personne…

 

– Personne pour vous dire quelques paroles de tendresse ? Personne pour tâcher d’acquérir votre amitié en vous faisant de gentils cadeaux ?

 

– Non, père, jamais, dit Louise.

 

– Non, jamais, jamais, dit Claire…

 

Et elles se précipitent dans les bras de Charlotte, de Charlotte dont le cœur est soulevé par des sanglots… Mais Charlotte les renvoie, doucement, tendrement, vers l’homme qui interroge et qui en a le droit.

 

– Parlez mes enfants… Répondez-lui sans crainte… Racontez-lui quelle a été votre vie depuis son départ… Dites-lui si vous aimez votre mère et si elle vous a entourées de soins et de tendresse… Dites-lui tout, mes enfants, et que je vous doive du moins la suprême félicité de l’avoir convaincu… qu’il tire sa foi de vos innocentes lèvres, puisqu’il n’a pas cru en celle qui lui avait donné sa vie… Allez, mes enfants, auprès de votre père… et répondez à tout ce qu’il vous demandera… C’est son droit de vous interroger…

 

Mais Georges Lamarche n’a plus sans doute à les questionner. Ou bien, peut-être qu’il n’ose plus, par pitié et par honte. Il relève lentement les yeux vers sa femme.

 

– Ainsi, tu ne veux pas me dire le nom de l’homme ?

 

Ses mains se crispèrent dans un désespoir morne ; ce fut tout.

 

Un silence.

 

Le vent venait de la vallée de l’Indre et parfois, passant sur les jardins et les îlots de Fénestrel, il apportait jusqu’à Maison-Bruyère les harmonies assourdies, lointaines comme en un rêve, des menuets et des gavottes jouées et dansées là-bas, au milieu des fleurs.

 

Et Lamarche tressaillit.

 

Car le vent n’apportait pas seulement jusque-là cette musique pleine de mélancolie, assez pareille, en son genre, à ces riches étoffes aux couleurs défraîchies qui n’ont jamais été si douces à l’œil que depuis leur vieillesse, mais aussi des rumeurs de voix, comme si des gens étaient encore amassés non loin.

 

Les groupes, dispersés par l’arrivée de Lamarche, tout à l’heure, s’étaient sans doute reformés plus loin… La curiosité les amenait… Ils voulaient voir…

 

Et parfois, de tout cela, s’élevait une rumeur :

 

– À mort, la Pocharde ! À mort, l’empoisonneuse !

 

Et ces clameurs, le vent les emportait avec les bruits de la nuit, avec les harmonies de la musique des temps passés… Le vent les apportait par les fenêtres ouvertes de Maison-Bruyère, jusqu’à Georges Lamarche… et jusqu’à Charlotte…

 

– À mort, l’empoisonneuse !

 

Il tressaille. C’est bien de Charlotte que l’on parle… de sa femme !… Ces cris de mort sont des cris d’accusation, des cris de vengeance…

 

Il n’ose plus penser… son âme s’emplit de folle terreur… un frisson violent le saisit, le secoue misérablement… Fait claquer ses dents…

 

Il se retourne vers sa femme… il désigne le berceau… Puis il prononce quelques mots… très bas… Il ne sait même pas ce qu’il a dit.

 

Mais Charlotte, pourtant, a entendu :

 

– De quoi le pauvre enfant est mort ?

 

– Oui. Tu as dû faire venir un médecin…

 

– Le docteur Renneville. Nous n’avons que lui dans le pays.

 

– Et qu’a-t-il dit ? Quels conseils a-t-il donnés ?

 

– Il a visité l’enfant tous les jours… et cependant il n’a pu le sauver…

 

– A-t-il nommé sa maladie ?

 

– Non…

 

– Et tu ne t’es pas informée ?

 

– Le docteur lui-même paraissait incertain…

 

– Et quels symptômes as-tu remarqués ?… Enfin, parle, renseigne-moi… Pourquoi as-tu l’air de fuir ces explications ?

 

– L’enfant a presque toujours été malade depuis sa naissance, avec des alternatives cependant de santé meilleure… Il avait, parfois, des suffocations… des asphyxies… desquelles j’ai eu bien de la peine à le rappeler… Et c’est tout. Il est bien difficile, même pour un médecin expérimenté, de savoir quelle est la maladie réelle d’un enfant aussi jeune que l’était ce pauvre petit…

 

Elle se tut.

 

De loin montèrent encore les rumeurs sinistres apportées par le vent.

 

Georges Lamarche essuya son front chargé de sueur… et, d’un pas qui chancelait, il sortit sur la terrasse.

 

Le soupçon, un instant né en lui de ces clameurs, était si infâme !

 

Il laissa le vent frais lui caresser et lui rafraîchir le visage et se promena pendant quelques minutes de long en large sur la terrasse. Il allait rentrer quand, au-dessous de lui, il entendit un bruit de pas dans le chemin creux et deux voix, calmes, qui causaient. La lune brille toujours dans le ciel pur. Lamarche se penche au-dessus de la balustrade. Ce sont deux hommes qui viennent de son côté. Et, bien que, depuis longtemps, il ne les ait pas vus, il les reconnaît cependant, tout de suite, sans hésiter : Le docteur Renneville et le comte Hubert du Thiellay.

 

Au même moment, en bas, un son clair et pur… vers l’Indre.

 

C’est l’église de Pont-de-Ruan qui sonne les deux quarts après neuf heures, pendant qu’un menuet s’achève dans les îlots de Fénestrel.

 

Renneville et le comte s’arrêtent. Ils échangent encore quelques mots à deux pas de Lamarche.

 

– Vous voici à Maison-Bruyère, mon cher docteur, disait le comte…

 

Permettez-moi de vous quitter… Vous avez dépassé la zone dangereuse des grottes d’en bas… Dans quelques minutes, vous serez chez vous…

 

– Un coin de bois à traverser devant les ruines du prieuré de Relay, et je mets mes deux cent mille francs en sécurité.

 

Renneville avait dit cela en riant, sans que le moindre sentiment de frayeur fût accusé par ses paroles.

 

Les deux hommes se serrèrent les mains.

 

Le docteur continua paisiblement sa route en remontant vers Maison-Bruyère, pendant que le comte redescendait le coteau vers Fénestrel.

 

Le docteur devait passer forcément devant la grille.

 

Lamarche fit le tour et alla l’y attendre.

 

Au moment où Renneville passait, Lamarche se dressa devant lui. Et, d’une voix que l’émotion altérait profondément :

 

– Docteur, je suis Georges Lamarche…

 

– Le mari !… ne put s’empêcher de dire le docteur avec un geste de pitié.

 

– Oui, le mari de la Pocharde… Venez, je vous prie…

 

– Que voulez-vous de moi ?

 

– Vous amener auprès de… auprès de l’enfant mort…

 

– L’enfant n’a plus besoin de moi…

 

– Venez, docteur, venez, disait Lamarche avec une insistance fiévreuse.

 

Renneville n’hésita pas. Il poussa la grille et entra.

 

Dans la maison, Charlotte n’avait pas bougé de place. Debout, le dos appuyé contre le mur, la tête sur la poitrine, elle caressait distraitement des cheveux bruns, des cheveux blonds qui se pressaient contre ses mains. Mais, certes, sa pensée était loin… plongée dans un vide énorme, dans des ténèbres où elle avait la sensation d’être roulée à l’infini…

 

Elle ne prêta aucune attention à Renneville lorsqu’il entra.

 

Ce fut seulement lorsque son mari prit la parole, lorsque le docteur répondit, qu’elle sortit de sa torpeur.

 

– Monsieur, disait Lamarche, je suis revenu ici sans rien savoir de ce qui s’y est passé. Vous jugez de mon désespoir… Mais je ne demande et je n’attends la pitié de personne… Ce soir, j’ai entendu proférer contre cette maison des cris qui m’ont donné de l’horreur… Monsieur Renneville, vous avez soigné cet enfant… né d’un crime… De quoi est-il mort ?

 

Le docteur s’était approché du berceau et considérait attentivement le corps du petit. Mais cet examen, il l’avait fait dans la soirée déjà. Son opinion était arrêtée. Son visage était devenu singulièrement grave.

 

– Mon opinion, monsieur, la justice va la connaître dans quelques heures et je n’ai aucune raison de vous la cacher… Cet enfant, disiez-vous, est né d’un crime… Eh bien ! c’est un crime également qui l’a fait mourir…

 

– Empoisonné ?

 

– Oui…

 

– Non. Je ne puis parler… Ce n’est pas mon devoir… Du reste, qui accuserais-je ?… Le médecin peut montrer le crime, mais non le criminel… C’est à la justice qu’il appartient ensuite de découvrir et de frapper le coupable…

 

– Du moins, vous avez des soupçons…

 

Le médecin ne répondit pas.

 

– Une certitude, peut-être… Alors, votre devoir est d’accuser…

 

– Je n’ai pas de certitude… Je n’accuserai pas… Rien, dans ma lettre au procureur de la République, ne pourra servir de base à une enquête… contre un homme ou une femme, plus particulièrement désigné…

 

– Êtes-vous sûr, du moins, qu’il y a eu crime ?

 

– Je le crois… Cette mort n’est pas explicable autrement… Du reste, un médecin légiste sera nommé, car il faut que l’autopsie soit faite… L’inhumation n’aura pas lieu avant la première enquête des magistrats…

 

Charlotte avait entendu.

 

– Le poison ? dit-elle… Vous dites, vous osez prétendre que ce pauvre enfant est mort empoisonné ?

 

– Oui.

 

Elle haussa les épaules et eut une sorte de rire strident.

 

– Folie ! folie ! dit-elle… Jadis, vous avez eu à vous prononcer sur la maladie dont je souffrais, et vous n’y avez rien vu… Depuis, vous avez soigné mon fils… avec dévouement, soit… mais vous n’avez rien compris non plus à ses souffrances et vous l’avez laissé mourir… Aujourd’hui, parce que les symptômes de sa maladie vous échappent, vous trouvez plus commode de prétendre qu’il est mort empoisonné… Vous êtes fou… Oui, pour oser accuser ainsi, il faut être fou… Et il faut surtout ne point réfléchir… ne pas se dire que cet enfant ne pouvait avoir d’ennemis… Qui pouvait avoir intérêt à le voir partir ?… Et qui approchait de lui, si ce n’est moi, toute malade que je fusse moi-même ?… Personne ne l’a soigné, le pauvre petit, autre que moi… et personne ne lui a donné ses médicaments… Personne, autre que moi, ne les lui a préparés non plus… et qui donc, je vous le demande, serait venu et aurait commis un pareil crime ? Il faut être fou pour le prétendre, moi je vous le dis…

 

Elle avait parlé avec violence… avec une colère froide et ironique…

 

Elle en voulait à ce médecin qui avait partagé sur son compte l’opinion des autres !… Elle lui en voulait pour elle-même et pour l’enfant qu’il avait laissé s’éteindre misérablement.

 

Le médecin laissa peser sur elle un long regard. Mais il ne lui répondit rien.

 

Et Georges Lamarche se disait, presque malgré lui, poussé à tous ces raisonnements, à toutes ces déductions par une sorte de fatalité :

 

– Puisque personne n’approchait de l’enfant, en dehors d’elle… et puisque l’enfant est mort victime d’un attentat, c’est donc elle qui l’aurait commis ?

 

Horreur ! Horreur !…

 

Et il mit les deux mains sur ses yeux, pour ne plus rien voir… Car c’était là ce qu’il avait voulu dire, le médecin. C’était cela qu’elles disaient, les clameurs de la foule incomprises jusqu’à présent… Comme le docteur, elles criaient bien le crime. Mais, plus que lui, elles indiquaient le criminel !…

 

Renneville murmurait, en le regardant :

 

– Pauvre homme !… Si l’on m’apprenait dans la nuit qu’il est devenu fou, cela ne me surprendrait guère…

 

Il eut compassion :

 

– Venez, monsieur Lamarche, dit-il en voulait saisir le bras de Georges. Ne restez pas plus longtemps… Votre présence est inutile… Cela nous est une torture sans nom… Vous n’avez plus rien à faire ici… Je vous offre l’hospitalité chez moi…

 

Et à part lui, le docteur disait : « Chez moi, je pourrai veiller sur lui et protéger sa raison contre une débâcle… Tandis que s’il reste seul, diable ! diable !… »

 

En effet, les yeux de Georges avaient un éclat extraordinaire, qui était gênant à soutenir, qui faisait mal… Des secousses nerveuses ébranlaient tous ses membres.

 

– Merci, dit-il, merci, docteur…

 

– Vraiment, permettez-moi d’insister, dit Renneville avec bonté.

 

– Non, merci… Je vous sais gré, infiniment… Je reste… Je n’ai pas fini. J’ai encore quelque chose à terminer ici…

 

Le docteur avait presque scrupule de s’en aller. Mais il était tard ; l’église de Pont-de-Ruan venait de sonner le troisième quart avant dix heures. Et comme il l’avait dit au comte du Thiellay, il était vieux, son oreiller le réclamait. Il salua :

 

– Adieu, monsieur !

 

Devant Charlotte, son regard redevint froid et méprisant, et c’est à peine s’il inclina la tête. On le vit passer lentement devant les fenêtres, dans les deux cônes de lumière vacillante projetés là par les cierges bénits.

 

En même temps, une clameur s’élevait au bas de la côte, longue, lugubre, comme pour saluer son départ :

 

– À mort, l’empoisonneuse !

 

Elle l’entendit, le cri funèbre de vengeance injuste, la pauvre femme, et la lumière se fit dans son esprit.

 

– Ah ! oui ! Ah ! oui ! dit-elle, tout à coup, éperdue, affolée.

 

Et c’est elle qui saisit le bras de son mari, qui l’entraîne vers la fenêtre, qui lui montre le vide, les ténèbres de la campagne.

 

– C’est à moi, n’est-ce pas, c’est à moi qu’ils en veulent ?

 

– Oui.

 

– C’est moi qu’ils accusent ?

 

– Oui !…

 

– Ah ! c’est horrible ! c’est horrible !

 

Elle recule jusque dans le fond de la chambre, rencontre le berceau, s’y retient, s’y appuie, de ses deux mains tremblantes…

 

– Moi ? moi ? moi ?… dit-elle. Ah ! les malheureux !… Et lui, lui devrait me défendre… Il croit comme les autres, il croit !…

 

Elle se penche sur la petite figure inerte d’une blancheur de cire, si grave et si imposante, et l’embrasse sur le front.

 

– Tu entends, pauvre petit, tu entends ?… C’est moi qu’ils accusent, moi qui, en dépit de tout, t’aimais parce que j’étais ta mère !…

 

Puis, devant cet homme si profondément atteint et que guette la folie, elle sent sa colère, son désespoir tomber… C’est une immense pitié, au contraire.

 

– Ah ! Georges, je te plains de tout mon cœur, car tu es plus malheureux que moi !

 

Et ce mot si vrai, si humain, ne touche pas le pauvre homme. Il ne l’entend pas. À présent, il n’a plus qu’une envie, qu’un désir… S’en aller, s’enfuir loin de la maison maudite… s’enfuir le plus loin qu’il pourra… autant que ses forces lui permettront de fuir, ainsi que Jean Berthelin le lui avait conseillé… Il regrette de n’avoir pas suivi le docteur. Mais il ne veut pas s’enfuir seul… Les deux enfants, Claire et Louise, il les emmènera avec lui… Il ne veut pas qu’elles vivent avec une telle mère, plus longtemps, sous la malédiction qui pèse sur elle… La réprobation qui enveloppe la mère, il ne veut pas qu’elles en soient atteintes… La mère n’existe plus… Il veut reprendre ses enfants… Il effacera le nom exécré de leur jeune mémoire… Elles oublieront…

 

Charlotte regarde son mari, terrifiée par son silence. À quoi rêve-t-il ? Que prépare-t-il ainsi, les yeux fixés sur le sol, le dos voûté par ces catastrophes, la respiration oppressée ?…

 

Il appelle, d’une voix incertaine :

 

– Louise ! Claire !

 

Elles obéissent, mais elles ont peur et consultent leur mère. La mère leur fait signe d’obéir…

 

– Claire et Louise, venez… vous allez me suivre…

 

– Et où veux-tu nous conduire, père ?

 

– Je ne sais… Je veux, avant tout, que vous ne restiez pas ici plus longtemps…

 

– Maman vient avec nous ?…

 

– Non…

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que votre mère doit rester ici… pour y attendre ceux qui, demain, sans doute, viendront l’interroger…

 

– Nous ne quitterons pas maman, qui est si bonne… Si maman vient avec nous, nous irons avec toi…

 

La mère, blême, sans vie, s’approche et bégaie :

 

– Tu me les prends ? Tu me les enlèves ?

 

Ils se regardent, longuement, très près l’un de l’autre, les yeux dans les yeux, dans un silence lourd, un silence de mort…

 

– Bien vrai ?… Tu me les voles ?

 

– Oui.

 

Elle dit très doucement, dans une plainte infinie :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu !

 

Et elle s’écroule, inanimée, aux pieds de Georges.

 

Lui, fou, enlève les fillettes dans ses bras, malgré leurs cris, et les emporte devant lui, dans les ténèbres, loin de là, sans savoir où, et ainsi que Charlotte l’avait dit, comme un voleur…

 

L’évanouissement de Charlotte ne dure que quelques minutes, et cependant, lorsqu’elle revient à elle et qu’elle se souvient, il lui semble que des heures ont passé, et des nuits et des jours, depuis que son mari n’est plus là.

 

Elle se relève péniblement. Plus rien autour d’elle… plus d’enfants… plus de sourires et plus de joies… plus rien que la mort… et une menace du lendemain, effroyable…

 

Elle a un moment de folie, de folie véritable… Elle vient à ce berceau, regarde l’enfant, l’embrasse sur le front.

 

– Dors, petit, dors ! dit-elle.

 

Elle le berce… Son cerveau se vide… Elle ne sait plus ni ce qu’elle fait… ni ce qu’elle dit… Une minute, tout devient chaos dans sa tête… Tout se mêle : le retour de Georges, les accusations infâmes, la fin de l’enfant, et les rumeurs d’en bas, de la foule qui vocifère contre elle… La Pocharde !… L’empoisonneuse !… Tout cela danse en elle en un tourbillon vertigineux… dans lequel passent deux visages connus, Jean Berthelin, Mathis…

 

Et, parce qu’elle berce l’enfant, une chanson vient à ses lèvres.

 

Elle ne sait plus ce qu’elle chante, ni pourquoi elle chante, à côté de cet enfant qui est dans l’éternel repos.

 

Et ce qui lui revient à la mémoire et qu’elle dit sans comprendre, c’est la chanson de Jean Berthelin :

 

Moi, le vin seul me met en veine

Lorsque j’en bois avec ardeur…

 

Elle s’arrête, regarde autour d’elle ; qui donc a chanté, a profané cette chambre par une chanson de cabaret ? Elle revient à elle tout à fait. Alors elle a un grand cri :

 

– Mes enfants ! Claire ! Louise !

 

Mais elles sont loin… Il les lui a volées… Où les emmène-t-il ? Et le souvenir du médecin repasse dans son esprit.

 

– Tout le mal vient de cet homme… Et c’est lui qui m’accuse !… Et il va répandre partout le bruit que je suis une empoisonneuse !… Ah ! maudit ! maudit !… Et voilà pourquoi l’on m’enlève mes enfants !… Mes enfants !…

 

Elle sort soudain de la maison… Et la voilà, vaguant dans les ténèbres, les bras tendus en avant… trébuchant… s’en allant au hasard et clamant par les champs et les bois…

 

– Mes enfants ! mes enfants !…

 

L’église de Pont-de-Ruan sonna dix heures…

 

V

LES RUINES DU PRIEURÉ


C’est dans l’unique chapelle du couvent que se sont réfugiés, pour leur rendez-vous nocturne, Mathis et la comtesse du Thiellay.

 

C’est là qu’ils se voient, la nuit toujours, lorsque Clotilde peut s’échapper ou lorsque son mari s’absente. C’est là qu’elle oublie qu’elle est épouse et mère…

 

À part la ferme voisine, où tout dort depuis longtemps à cette heure-là, aux environs la campagne est déserte.

 

Devant la chapelle passe l’ancienne route royale par où les jeunes filles nobles qui prenaient le voile et s’exilaient du monde arrivaient à l’abbaye. Ce n’est plus maintenant, cette route, qu’une sorte de fossé très encaissé entre deux berges hautes, empli de rocailles, de bosses et de trous.

 

La forêt de Vilandry touche aux dépendances du prieuré.

 

Clotilde était la première. Elle n’avait fait aucune rencontre.

 

Elle poussa une porte vermoulue et entra sous une voûte que les ténèbres rendaient énorme et dont le vide paraissait insondable. Elle se tint immobile auprès de la porte ouverte et guetta l’arrivée de Mathis. Il se faisait attendre. Elle crut à quelque obstacle. Elle n’eut pas le temps de s’inquiéter davantage, car il apparut tout à coup auprès d’elle, entra brusquement, referma la porte.

 

– Tais-toi, tais-toi !… dit-il.

 

Et autant pour l’embrasser que pour l’empêcher de parler, il colla sa bouche sur les lèvres de la jeune femme. Elle comprit qu’il y avait un danger peut-être. Contre sa poitrine, le cœur de Mathis battait violemment. Deux ou trois minutes s’étaient passées. Leurs lèvres s’étaient séparées.

 

– Qu’est-ce donc ? dit-elle.

 

– En venant, j’ai cru être suivi… À plusieurs reprises, grâce à la clarté de la lune, j’ai pu voir un homme… qui d’abord a pris le même chemin que moi… l’ancienne route qui conduit jusqu’ici… Pour le dépister, autant que pour m’assurer si c’était bien moi qu’il suivait, je me suis jeté à travers champs… par les petits sentiers qui rejoignent la route de Druye… Je l’ai aperçu, de nouveau, en me cachant dans un taillis… puis je l’ai perdu de vue…

 

– Comment était-il habillé ?

 

– Comme les paysans.

 

– Quelque ouvrier des fermes, sans doute.

 

– Je le souhaite.

 

– Il n’y a pas de quoi vous émouvoir si fort…

 

– Si je tremble, c’est pour vous, car…

 

– Car ?

 

– À son allure, je me suis imaginé, par deux fois… que…

 

Ses mains serrèrent violemment les mains de la comtesse.

 

– Voyons, mon ami ! dit Clotilde surprise, un peu ironique… cela nous est arrivé dix fois d’avoir de ces rencontres… Et pourtant je suis bien certaine que personne ne connaît le secret de nos amours…

 

– C’est que, à l’allure de l’homme, j’ai cru reconnaître…

 

– Mon mari ?… dit-elle, en étouffant un cri de terreur.

 

– Oui…

 

De la tête aux pieds un frisson enveloppa l’élégante jeune femme.

 

– Ce n’est pas possible… Je l’ai vu partir, accompagnant le docteur Renneville… Il n’aurait pas eu le temps de revenir au château, de se déshabiller, de revêtir ce costume de paysan, de retrouver mes traces… voyons, réfléchissez !

 

– Je me le suis dit comme vous… Et pourtant !…

 

Il entrouvrit la porte, sortit sur une sorte de terre-plein qui jadis avait été le cimetière. Il écouta… Un silence profond qu’interrompaient seulement des hululements de chouettes.

 

Au bout d’un instant :

 

– Je me suis trompé ! dit-il. Et il rentra.

 

Clotilde, aussi, était rassurée.

 

Ils se tendirent les bras et s’étreignirent passionnément.

 

– Je t’aime !

 

– Je t’aime !

 

Mathis n’a pas refermé la porte de la chapelle, et la lune, indiscrète, pénètre sous la voûte, y jette quelque pâle lumière. Il s’écarte, en souriant, de sa maîtresse :

 

– Laisse-moi t’admirer, laisse-moi te regarder… et te dire que je te trouve belle…

 

– Regarde-moi, admire-moi… Je te le permets.

 

Elle rejette en arrière son capuchon, dégrafe son manteau et d’un léger mouvement des épaules s’en débarrasse. L’étoffe brune, ample, glisse le long de son corps, s’enroule à ses pieds et elle apparaît, suprêmement élégante, rêve de l’autre siècle dans ce décor de ruines de siècles plus âgés encore.

 

– Oui, tu es belle, dit-il en frissonnant, tu es belle, et je t’aime ! Je t’aime comme un fou !

 

Elle pencha sur l’épaule de son amant sa figure tout illuminée par un sourire languissant. Leurs lèvres se rapprochèrent…

 

Mais comme s’ils avaient reçu un choc soudain, ils relevèrent la tête.

 

Des pierres dégringolaient dans la ravine de la route royale.

 

Quelqu’un passe là.

 

En général, ils ne s’en fussent point préoccupés, mais cette nuit-là, après l’alerte racontée par Mathis, leur esprit était en éveil.

 

Tous deux viennent à la porte et regardent.

 

Ils ne se sont pas trompés. Des pas se rapprochent de la chapelle.

 

Et bientôt, sous la clarté lunaire, un homme apparaît. Il marche, à demi courbé, en regardant souvent en arrière… Évidemment, il se cache… Est-il poursuivi ?… Il vient du côté de la chapelle… La petite main de la comtesse se crispe sur l’épaule de Mathis… Et Mathis lui-même ne retient pas un geste de frayeur.

 

– C’est lui, dit-il, tu vois bien que c’est lui…

 

Défaillante, elle murmure :

 

– Nous sommes perdus !

 

– Ne crains rien… Ne suis-je pas là pour te protéger contre sa colère ? L’homme qui s’approchait ainsi lentement de leur retraite, ils venaient de le reconnaître avec terreur. C’était Hubert du Thiellay !

 

– Je suis perdue ! je suis perdue ! dit-elle, déjà presque folle d’effroi.

 

– Un peu de courage. Un peu de présence d’esprit…

 

L’homme s’arrête, regarde en arrière, semble prêter l’oreille. Il y a là un buisson. Il se cache, s’accroupit, devient invisible…

 

Évidemment, le but de sa course ce n’était point la chapelle, et il ne se doutait pas que les deux amants s’y cachaient.

 

Mais alors, que venait-il faire là ? À qui en voulait-il ? Pourquoi ces allures mystérieuses ?

 

Ils tremblent. Leur gorge est sèche. Les deux bras de Clotilde, jetés pour se soutenir autour du cou de son amant, l’étreignent à lui faire mal, et elle lui répète, près de l’oreille :

 

– J’ai peur ! j’ai peur !

 

C’est bien Hubert du Thiellay, celui qu’elle regarde. Non pas Hubert, tel qu’ils l’avaient vu tout à l’heure, dans les massifs de Fénestrel, en costume Louis XV, mais le comte tel qu’on l’apercevait souvent, au milieu de ses fermiers, en costume de velours, guêtre, coiffé d’un petit chapeau mou de couleur marron invariablement. C’était sa large carrure, sa façon solide de marcher.

 

Enfin, n’avaient-ils pas tout à l’heure distingué son visage, au moment où la lune l’avait éclairé en plein, à cet endroit de l’ancienne route royale dont les eaux avaient ravagé la berge ?…

 

C’était bien le comte : c’était bien Hubert du Thiellay. Clotilde murmure :

 

– C’est bien nous qu’il attend, va, et qu’il guette… Il ne nous croit pas arrivés, sans doute… car, si ce n’était pas nous, qui serait-ce ?

 

Des pas, de nouveau, sur les rocailles de la route ravinée.

 

Cette fois, ce n’est pas le comte : il n’a pas bougé, derrière les broussailles.

 

Mathis et Clotilde retiennent leur respiration…

 

L’homme se fait plus petit, plus invisible encore, s’aplatit contre le sol.

 

Et le nouveau venu apparaît bientôt en haut du chemin… enveloppé dans son pardessus, marchant lentement, sa canne derrière le dos…

 

– Renneville !… le docteur Renneville !… Ce cri étouffé part des ténèbres de la chapelle.

 

Et c’est bien le docteur, en effet, qui vient de quitter le comte, son ami, dans le petit chemin creux, et qui s’en retourne chez lui, absorbé par le drame auquel il vient d’assister à Maison-Bruyère.

 

Quand il est en face des broussailles, l’homme qui s’y cache se ramasse comme pour bondir et tout à coup s’élance comme une bête fauve. Les deux corps roulent dans le chemin, disparaissent dans une lutte mortelle, reparaissent, car, malgré ses soixante-dix ans, Renneville est robuste et se défend avec vigueur… Pourtant, il faiblit.

 

– À moi ! à moi ! Au secours !

 

Ils ont entendu le cri désespéré, là-bas, dans la chapelle obscure… Mathis et Clotilde tremblent, éperdus… Ils se regardent un instant avec des yeux de fous… Est-ce vrai, tout cela ? N’ont-ils pas la fièvre ? Et ce qui se passe là, n’est-ce pas quelque horrible cauchemar ?

 

Renneville faiblit de plus en plus… Encore un cri, déjà étranglé :

 

– À moi ! à moi !

 

Mathis est vigoureux. Il est jeune. Pourquoi ne va-t-il pas au secours de ce vieillard ? Il s’élance, en effet. Mais deux mains convulsives le retiennent, s’enchaînent à son bras.

 

– Non, non, ne me laisse pas seule.

 

– Écoute, il le tue… Écoute… Je ne veux pas… c’est horrible…

 

– Alors, tu veux qu’il sache ! Tu veux que je sois déshonorée… Réfléchis ! dit-elle haletante… Il me tuera, moi aussi…

 

– Laisse-moi… je t’en prie… Clotilde…

 

– Non… je ne veux pas de cette honte. Et puis, je te dis qu’il me tuerait… tu ne comprends donc pas ?… Et je ne veux pas, moi, je ne veux pas mourir…

 

Cela est si horrible, cette scène de sauvagerie qui se passe là-bas, au fond de ce fossé, qu’il emploie la force pour détacher les mains de la jeune femme. Mais elles sont rivées à lui… Il veut sortir. Pour sortir, il serait obligé de la traîner, pendue à lui… éperdue, folle… Et des mots sans suite :

 

– Reste… je t’en prie… sauve-moi plutôt… Si tu te montres, s’il me voit… alors, c’est toi, oui, toi qui m’auras tuée…

 

Là-bas, derrière les broussailles, un homme agonise…

 

Mais la vie est tenace, cependant, en ce corps affaibli… Une dernière, une suprême révolte le redresse contre le meurtrier qui cherche sa gorge… Mais le vieillard sent bien que c’est fini… qu’il va mourir…

 

À cause des broussailles et dans la nuit du ravin, de la chapelle les deux spectres de Clotilde et de Mathis ne voient plus…

 

Mais ils entendent…

 

Renneville s’est redressé, accroché aux mains du meurtrier. D’une voix sourde et qui, malgré cela, résonne étrangement, dans le silence solennel de la campagne indifférente, complice de ce crime, il dit :

 

– Misérable !… Malheur sur toi !… Mon fantôme ne te quittera plus… jamais… jamais… Ce sera ma vengeance… il viendra te marquer au front… le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front…

 

Et plus rien… C’est le silence complet… Le vieillard est retombé sous les doigts qui l’enserrent… Il est mort…

 

Dans la chapelle, la comtesse vient de s’affaisser dans les bras de Mathis…

 

Un dernier mot, une dernière épouvante :

 

– Il me tuera ! Il me tuera !…

 

Et elle s’affaisse, évanouie, pliée en deux, sur le manteau sombre qui tout à l’heure, avec de jolies ondulations, avait glissé autour de ses épaules.

 

Mathis s’en aperçoit-il ?

 

On ne le dirait pas… Ses yeux roulent avec folie… Ses dents claquent… Ses mains se tordent dans le désespoir et la honte de la lâcheté qu’il vient de commettre… et qu’il lui fallait commettre…

 

Cependant la jeune femme remue, agite les bras péniblement, continuant peut-être ce rêve affreux, en son évanouissement…

 

Il la soulève, la remet debout. Elle se tient à peine sur ses jambes.

 

– Ah ! dit-elle, est-ce que vraiment nous avons vu cela ?

 

Il l’oblige à s’asseoir. Elle frissonne… Elle a froid… Machinal, sans penser, par une politesse d’habitude, il l’enveloppe de son manteau, ramène le capuchon sur la chevelure poudrée…

 

– Vous avez froid… Vous êtes glacée…

 

Il dit cela, sans savoir ce qu’il dit. Et il tressaille au son même de sa voix, qui lui paraît venir d’un autre…

 

Elle fait un mouvement pour regarder vers la porte toujours ouverte. Mais elle se recule avec terreur. Mathis comprend :

 

– Il doit être parti…

 

Alors, un silence lugubre. Ces deux cœurs résonnent de battements sourds.

 

– Et… et l’autre ?

 

– Je ne sais pas… on n’entend plus rien…

 

– Va voir !

 

Il tremble, il a peur d’aller jusqu’à ce cadavre… Elle se lève :

 

– N’y va pas… Fuyons plutôt… viens, viens…

 

– Si, je veux, il le faut… S’il respire encore, je le sauverai !…

 

– Oui, va, va… Il gardera notre secret… de lui, nous n’avons rien à craindre.

 

Il sort… Il la laisse seule un moment… il s’avance vers les broussailles derrière lesquelles a eu lieu le crime… Il descend dans le fossé de l’ancienne route… Il cherche… Mais il n’y a point là de cadavre… Il n’y a rien… Il n’y a même pas de trace de lutte, sur ces rocailles qui semblent aiguisées et taillées en pointes par les passages des ondées fréquentes.

 

Et, quand il raconte cela, effaré, à Clotilde, elle dit :

 

– Nous n’avons rien vu, c’est évident, je te le disais… C’est une hallucination… Nous avons eu peur… la nuit… les ténèbres…

 

Elle se tait… Mathis a fait un large geste qui embrasse la campagne où, dans un rayon de cent mètres, tout est visible… Il n’y a pas eu d’hallucination…

 

– Il faut regagner le château, dit-il doucement… On pourrait s’apercevoir de votre absence… de la mienne aussi… s’inquiéter… nous chercher…

 

En une dernière supplication, elle demande :

 

– Moi, je te dis que tout cela, c’est un cauchemar…

 

– Hélas !… Rappelle-toi !… Tu n’as donc pas entendu ?

 

Et, très bas, il redit les étranges paroles, la menace suprême du moribond : « Mon fantôme viendra te marquer au front… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front !… »

 

– Oui, oui, j’ai entendu… Tais-toi, tais-toi…

 

– Viens… rentrons à Fénestrel… Hâtons-nous…

 

– Jamais je n’en aurai la force… Il me tuera, comme il a tué l’autre !

 

– Du courage, Clotilde… Il ne soupçonne rien… Qu’avez-vous à redouter ?…

 

– Alors, ne me laisse pas toute seule retourner au château, dans cette solitude, en pleine nuit… Je t’assure… je ne le pourrais…

 

– Je ne vous quitterai qu’aux abords du château, là où il serait imprudent d’aller plus loin… sans vous compromettre…

 

– Oui, oui…

 

Haletante, fiévreuse, elle sort enfin de la chapelle. Il la porte presque, tant elle est faible… À chaque pas, elle risque de tomber…

 

Bientôt montent jusqu’à eux les sons affaiblis de l’orchestre des vieux instruments, dans les îlots de l’Indre. D’en haut, où ils se cachent, ils entrevoient un instant le tourbillon de la fête au milieu des verdures que font éclater les jeux de lumière électrique, car Fénestrel est éclairé ainsi…

 

– Va, maintenant, dit-elle, va… Devance-moi… laisse-moi seule…

 

Il lui obéit, car il faut qu’il la quitte : ils arrivent.

 

Ah ! comme elle voudrait, à cette heure, ne s’être point échappée de ce bal et n’avoir rien vu ! Devant l’horreur de ce spectacle, devant les épouvantes de l’avenir, tous les frissons voluptueux de son amour coupable pour Mathis lui paraissent bien peu de chose… lui répugnent… Ah ! comme elle voudrait effacer tout cela d’un geste… pour n’avoir plus à se souvenir… Et quelle douce vie cela ferait, s’il n’y avait pas eu cette nuit terrible… et s’il n’y avait pas, non plus, le remords !…

 

Maintenant, c’est fini… désormais, ce drame ne quittera plus ses yeux…

 

Et devant son mari, dans lequel elle vient de découvrir un assassin, elle va être éternellement obligée de se taire et de dissimuler !… Il pourra jouer, pour elle-même et les autres, la tragique comédie de vouloir passer pour un honnête homme… elle ne pourra rien dire… À jamais ses lèvres sont closes, et les lèvres de Mathis !…

 

Le silence éternellement… Telle va être sa vie !…

 

Il faut qu’elle rentre à Fénestrel… Retarder davantage ne ferait que rendre sa situation difficile et augmenter les dangers autour d’elle… Et elle reste clouée là, sans forces, les yeux hagards… devant la fête illuminée où passent des ombres joyeuses…

 

Enfin, elle se glisse jusque dans les arbres… Là, heureusement, la nuit est complète ; la lune n’y pénètre pas, elle peut s’avancer sans crainte… Mais à chaque pas elle s’arrête, car elle étouffe… Que va-t-il arriver tout à l’heure, lorsqu’elle se retrouvera en face de son mari ?… Est-ce que, de son visage, de ses yeux, de son corps en révolte, ne s’échappera point l’horreur qu’elle ressent ? Et rien en elle ne trahira-t-il pas son épouvante ?

 

Dans le bois qu’elle traverse est le chalet norvégien. En passant, elle ouvre la porte, se débarrasse de son manteau et revient.

 

Elle s’approche, maintenant ; déjà, elle distingue les voix, elle reconnaît même des visages… tout ce monde est heureux…

 

Pourquoi faut-il que ce soit elle, elle seule, que le malheur a choisie !

 

Au détour d’un massif de marronniers qui formait encore de l’ombre au-dessus d’elle, Clotilde se retrouve enfin en pleine lumière.

 

Et elle s’arrête, interdite, parce qu’elle croit que tous ces yeux vont se fixer sur elle et qu’elle aura beau dissimuler, ils devineront !

 

Personne ne devine ! Comme il est facile de tromper tout ce monde ! Si on la regarde, c’est pour l’admirer…

 

Et, tout à coup, pendant qu’elle répond à des compliments des femmes ou à des galanteries des hommes, elle sent, d’instinct le magnétisme de deux yeux qui sont fixés sur elle obstinément, et elle se retourne…

 

Là-bas, c’est Mathis, blême, qui essaie de lui sourire…

 

Leurs regards se croisent, éloquents, navrés, désespérés… et c’est tout !… Ils se sont ainsi confié, en une seconde ce que leurs deux âmes contenaient de terreurs, d’angoisse et d’affolement…

 

Ils ne cherchent pas à se rejoindre… Au contraire, ils s’éloignent l’un de l’autre, parce que chacun d’eux a besoin de solitude pour se remettre, pour être prêt à tout événement.

 

Elle cherche vainement son mari… Elle parcourt le jardin, les avenues, les îlots… Elle descend, puis remonte les bords de l’Indre… Hubert du Thiellay ne se trouve nulle part… Au château, peut-être ?

 

Elle revient à Fénestrel… interroge les gens… avec prudence… On n’a pas vu le comte… Une heure environ auparavant, il a quitté la fête pour accompagner le docteur Renneville…

 

Depuis, il n’a point reparu…

 

– C’est cela, dit-elle, frémissante… oui, c’est bien cela ! Il est sorti avec le docteur… il l’a quitté aussitôt… il est allé mettre ses vêtements de tous les jours… il a couru derrière lui sur le chemin du prieuré… il l’a deviné… il l’a attendu… et il l’a tué… Et maintenant, il revient, il jettera ses vêtements du crime… et il reparaîtra, souriant, au milieu de nous… Mais pourquoi ce crime ? dans quel but ? pourquoi ? pourquoi ?…

 

Elle entre dans un petit salon désert et se jette dans un fauteuil. Elle est harassée de fatigue.

 

Cependant elle songe avec terreur que cette nuit finira… bientôt même… Elle voudrait qu’elle durât, cette nuit de fête, des années et des années, et que toujours Fénestrel fût empli de ce monde léger et frivole qui l’empêcherait de penser et de se souvenir… qui l’empêcherait surtout d’être seule avec son mari.

 

Car voilà ce qu’elle redoute, par-dessus toute chose : ce tête-à-tête !…

 

Elle reste là, tranquille, pendant une demi-heure…

 

Des domestiques, seulement, l’aperçoivent et s’éloignent discrètement sans interrompre sa rêverie…

 

Puis, elle sort et se mêle à la fête de nouveau.

 

Son mari doit être revenu ! Oui, elle entend sa voix derrière un massif d’arbres… mais elle ne l’aperçoit point.

 

Il cause avec des amis… Elle s’arrête un instant pour écouter. « De quoi causent-ils ?… Il se trahira peut-être par un mot… par le tremblement de sa voix… ou bien par la fièvre de ses paroles… »

 

Elle se trompe… Très calme, le comte du Thiellay discute, avec des amis, certains procédés nouveaux de pisciculture qu’il voudrait essayer dans ses étangs.

 

« Comme il sait feindre ! » se dit-elle.

 

Et un nouvel effroi en elle, car elle se dit que cet homme, qui a sur lui-même cette admirable puissance, a joué une comédie peut-être depuis son mariage ! Elle croyait le connaître et elle ne le connaissait pas !… Quels redoutables mystères cachaient les détours de cette âme ?… Jadis, elle s’était dit : « C’est un homme vulgaire, un pauvre homme ! » Et elle le méprisait… Il l’épouvantait, depuis quelques heures !

 

Elle passa ; son mari ne l’aperçut point.

 

Les heures s’écoulèrent.

 

Mathis réussit encore à s’approcher d’elle.

 

– Je vais partir, mais je ne m’éloignerai pas… Toute la nuit, je resterai aux environs de Fénestrel… Lorsque tous vos invités vous auront quittée, je reviendrai pour être plus près de vous… Je me cacherai dans quelque buisson, en vue de vos fenêtres… Un cri, un appel, et je serai auprès de vous… Je ne veux pas que vous restiez seule avec… avec lui…

 

– Merci… merci… Oui, j’aurais trop peur… Restez… En vous sachant auprès de moi, cela me donnera du courage…

 

Ils se serrèrent furtivement la main avec fièvre. Et Clotilde murmura très bas :

 

– L’avez-vous revu ?

 

– Oui… il y a quelques minutes.

 

– Eh bien ?

 

– Il est calme… plus gai même qu’au début de la soirée… je n’ai rien remarqué.

 

– Ah ! il se possède admirablement…

 

– Oui… ainsi, c’est entendu… un cri… un appel… le moindre signe.

 

– Et vous accourez… Adieu !

 

– Je t’aime !

 

Mais, cette fois, elle ne répond rien. Déjà, cet amour est loin… L’a-t-elle jamais aimé, seulement ? N’est-ce pas la frivolité, l’ennui, la lourdeur de sa vie monotone, avec un peu d’exaltation d’esprit, n’est-ce pas tout cela, mais non l’amour, qui l’a poussée dans les bras de Mathis ?

 

Il n’ose pas répéter la tendresse de son adieu.

 

Du reste, à cette heure, tout le monde s’en va ; les jardins et les salons se vident ; les voitures roulent, incessantes, devant la façade du joli château, emportant, de minute en minute, la cohue parée des gentilshommes et des nobles dames…

 

Et quand trois heures du matin sonnent, mélancoliques, à l’église de Pont-de-Ruan, Fénestrel, déjà, a repris son calme habituel…

 

Clotilde est montée chez elle. En un jour ordinaire, elle se fût enfermée et se fût passée de sa femme de chambre ; mais, ce soir-là, il fallait la délacer, la décoiffer, la dépoudrer et la recoiffer pour la nuit… Elle se livra, muette, aux soins de la femme de chambre…

 

Quand celle-ci en eut terminé, se fut retirée, Clotilde allait fermer la porte, soulagée enfin de n’avoir pas vu son mari, lorsque devant elle, souriant, se présenta le comte, une main tendue vers la porte pour l’empêcher de se fermer…

 

Il dit, d’une voix tendre, avec un reproche doux :

 

– Vous ne voulez pas me recevoir ?

 

– Je suis fatiguée… un peu de migraine… pardonnez-moi !…

 

Elle s’était reculée, au fur et à mesure qu’il avançait… La peur, invinciblement, la reprenait ; des frissons montaient par ses membres.

 

– Qu’est-ce donc ? fit-il. On dirait que je vous épouvante ?

 

– Quelle idée !

 

– Ma foi, très franchement, cela serait vrai que vous n’eussiez pas laissé échapper un autre geste en m’apercevant !…

 

Il venait vers elle, les mains tendues, avec une sorte de timidité.

 

Clotilde se trouvait près d’une fenêtre. Elle écarta les rideaux et jeta un coup d’œil vers le jardin… là-bas, du côté des grands arbres, où l’on pouvait se dissimuler aisément…

 

On l’avait remarquée, sans doute, car une ombre se détacha des arbres, déjà visible, malgré l’aube indécise… puis se recacha presque aussitôt. Mathis était là. Il tenait sa promesse.

 

Clotilde fut plus tranquille…

 

Le comte était tout près d’elle ; il lui avait saisi la main et lui embrassait le bout des doigts, pareil à un amoureux qui a quelque chose à se faire pardonner ou qui, incertain encore, en est à son premier rendez-vous.

 

Il sentit la main trembler dans la sienne.

 

– C’est vrai, dit-il, vous avez un peu de fièvre… Vous vous êtes trop fatiguée… Je vais vous laisser… Vous avez besoin de sommeil… Cependant… je vous ai peu vue ce soir… Cela ne m’a pas empêché de vous admirer, de loin ; si je ne vous l’ai pas dit… à présent que nous sommes seuls, laissez-moi vous dire combien vous étiez séduisante et belle, avec votre grâce et votre simplicité souveraines…

 

Et d’une voix basse, toute frémissante d’amour :

 

– Vous étiez la plus belle, Clotilde, chère Clotilde…

 

Le cœur de la jeune femme était glacé par l’horreur.

 

Elle ne pouvait pas, pour lui répondre, pour dire n’importe quoi, pour éloigner du moins ses soupçons, elle ne pouvait pas desserrer ses dents.

 

Il n’avait pas quitté la main de sa femme.

 

Ses lèvres, du bout des doigts remontèrent sur le poignet et, de là, s’enhardirent jusqu’au bras que la dentelle relevée de la manche laissait nu jusqu’à l’épaule.

 

Et lui aussi le dit, le mot qu’elle avait entendu tout à l’heure dans la bouche de son amant :

 

– Je t’aime !

 

En même temps, son baiser effleurait l’épaule frissonnante. Elle se rejeta loin de lui, avec un cri. Il était trop tard pour le retenir. Et tous deux, interdits, se regardèrent longuement… Puis, les yeux de Clotilde s’abaissent sur les mains de son mari… On dirait qu’elle veut y chercher les traces du meurtre… un peu de sang du pauvre Renneville qui, quelques heures auparavant, sous l’étreinte de ces doigts solides, musculeux, râlait dans le fossé de la route royale…

 

Mais les mains sont blanches…

 

Et les yeux de ce meurtrier sont doux… infiniment doux et tristes…

 

– Que vous ai-je fait ?

 

– Rien. Je suis nerveuse… et, je vous l’ai dit… fatiguée…

 

– Au point d’avoir jeté un cri d’horreur au moment où mes lèvres ont rencontré votre bras ?… Clotilde… Clotilde… que vous ai-je fait ?… Ne savez-vous pas combien je vous aime ?… Ne vous en donné-je pas des preuves tous les jours ?… Douteriez-vous de moi ? de ma tendresse ?… Vous ne m’aimez pas, hélas ! autant que je vous aime… Toutefois, je croyais avoir mérité, de vous, une confiance plus grande, une affection plus vraie… et si je n’ai pu conquérir votre cœur, je croyais être digne de votre amitié… Et ce soir, Clotilde, il y a dans vos yeux je ne sais quel trouble indéfinissable…

 

Il passa la main sur son front et ajouta :

 

– Je dirai presque… de la répulsion…

 

Des larmes lui vinrent aux yeux…

 

– Clotilde, je ne suis pas toujours très heureux et j’ai parfois des tristesses dont je prends bien garde que vous vous aperceviez… Aujourd’hui j’ai eu une de ces tristesses… Mon cœur a été bien gros toute la journée… Et ce soir j’aurais voulu trouver auprès de vous un peu de joie… Cela m’eût fait grand bien… m’eût rendu heureux… Au lieu de cela, vous me recevez avec un accueil qui me désole… Je vous aime, Clotilde… et je vous laisse…

 

Il se retira lentement. Sur le seuil de la porte, il s’arrêta.

 

Son regard, chargé de passion, implora la jeune femme, toujours timide, mais avec tant d’éloquence, une dernière fois… Il n’obtint rien…

 

Pâle, défaillante, les nerfs en révolte, elle ne releva pas les yeux.

 

Et quand il est parti : « Quelle force a-t-il donc pour dissimuler à ce point ? »

 

Elle ferme la porte à double tour… Elle respire, soulagée… L’aube a succédé à la nuit… Elle se jette sur son lit… et, libre enfin, elle éclate en sanglots.

 

VI

BOUCHE CLOSE


Charlotte avait couru toute la soirée, au hasard, sans savoir où, criant.

 

– Mes enfants ! On m’a volé mes enfants !

 

Elle avait parcouru la campagne, traversé les champs où elle enfonçait jusque au-dessus de la cheville, dans la terre meuble, récemment labourée ; elle s’était jetée dans les taillis, toutes les fois qu’un sentier l’y conduisait ; elle s’était perdue dans le bois de Vilandry, puis, sans même y prendre garde, elle avait retrouvé son chemin et avait passé dans les ruines de Relay. Mais cette course insensée, furieuse, avait eu raison de ses dernières forces.

 

– Il est parti… il les a emmenées, et je ne les reverrai plus, ni lui, ni elles !

 

Alors elle s’était couchée le long d’un arbre, tout près de la route royale ; peu à peu elle avait perdu le sentiment de la vie ; son exaltation avait fait place à une torpeur étrange ; elle ferma les yeux… elle s’étendit.

 

– Je vais mourir, pensa-t-elle. Je suis heureuse…

 

Et rien n’exista plus. Elle était plongée dans une de ces syncopes fréquentes pendant lesquelles la vie, pour elle, était véritablement suspendue.

 

Le drame qui se passa tout près, dans le ravin de la route, elle ne le vit pas… Les cris de Renneville à l’agonie ne troublèrent point son sommeil de mort.

 

Les heures s’écoulèrent, lentement sonnées au loin, à la vieille église…

 

Elle n’a pas été vue non plus par le meurtrier et par sa victime ; elle n’a pas été vue par Mathis et par Clotilde, témoins de l’autre drame ; l’arbre au pied duquel elle vient de s’étendre fait de l’ombre au-dessus de son corps et la protège ainsi, la protégera jusqu’à l’aube.

 

À l’aube grise, à l’heure où la comtesse, dans sa chambre, se débat contre l’amour de son mari, des pas font rouler des pierres dans le ravin ; un homme, d’un pas agile, escalade la berge et, en haut, s’arrête un moment comme pour réfléchir.

 

Au bout d’un instant, il continue sa marche à travers la campagne. Sa marche le conduit droit à l’arbre sous lequel repose Charlotte. Il voit un corps de femme étendu, vivement se baisse… Et un cri lui échappe, cri de douleur, de désespoir, et aussi de colère :

 

– Charlotte ! Elle ! Ah ! mon Dieu, est-ce qu’elle serait morte ?

 

Il se penche, s’agenouille, met la main sur le cœur dont il perçoit les pulsations et se relève.

 

– Non… une syncope… ivre, comme toujours !… La malheureuse ! Et il la contemple, longuement, dans une attitude de douleur immense, car cette femme, il l’a aimée de toutes ses forces depuis son enfance ; elle a parcouru tous ses rêves ; elle a été l’objet de toutes ses ambitions… Il aurait voulu, pour elle, travailler, devenir riche et célèbre, la mériter par des prodiges… lui, Jean Berthelin…

 

Et voilà ce qu’elle était devenue ! Voilà comment il la revoyait !…

 

Comment se trouvait-il là ? Quel hasard l’y conduisait ? Non point le hasard, mais l’habitude, passée dans sa vie comme un besoin impérieux de vagabondages nocturnes… Presque toutes les nuits, c’est ainsi… Il adore la nuit…

 

Jadis il braconnait, par amour de ce vagabondage…

 

Maintenant qu’il est riche, il n’a pas perdu ce goût d’aventures… Il ne braconne plus chez les autres, mais chez lui !

 

La vie se décompose ainsi :

 

Le jour, il travaille, fait les courses indispensables à l’exploitation de sa propriété, de ses bois, car pour ce soin, il ne se repose sur personne.

 

Le soir, de bonne heure, il est au lit.

 

La nuit, il se réveille et le voilà parti dans ses propres bois, son fusil démonté, portant autour de la ceinture des fils de fer qui vont lui servir de collets à lièvres ou à lapins.

 

Et il s’y donne avec passion ; entre lui et ses deux gardes, Patairnel et Musard, c’est une guerre de ruses, de pièges tendus et évités, d’embûches de toutes sortes, une guerre sans merci, qui menace de rendre fous les deux forestiers.

 

Car Musard et Patairnel ne se doutent pas de cette fantaisie étrange de leur jeune maître !… L’insaisissable braconnier, qui toutes les nuits pose ou relève ses collets dans les bois dont ils ont la garde, prend un chevreuil ou le tue à l’affût, descend du branché quelques faisans, ou le matin à l’aube, appelle les mâles des perdrix rouges au coin d’une taille pour les accueillir d’un coup de fusil… cet audacieux vagabond qui les met sur les dents… les défie… se moque d’eux… toujours invisible… et qui a l’air d’un fantôme qui se promènerait toutes les nuits à leur barbe, ils ne le connaissent pas !

 

Jadis, ils ont eu, avec Jean Berthelin, maille à partir, avant l’héritage…

 

Berthelin s’était laissé prendre…

 

C’était le seul qui fût capable de leur tailler tant et de si rude besogne.

 

Mais, à présent que Jean était riche, à présent qu’il avait hérité d’une forêt giboyeuse, et qu’eux-mêmes, sans que Berthelin leur gardât rancune d’autrefois, étaient devenus ses gardes, ils s’étaient dit :

 

– Nous serons tranquilles. M. Berthelin était le plus fin braconnier du pays. Le voilà propriétaire… Nous allons avoir des loisirs…

 

Et à peine installés, ça avait été, sur la propriété, en bordure de la forêt de Chinon, un déluge de déprédations, une destruction de tout le gibier…

 

Parfois les deux vieux se regardaient, les yeux fous de colère impuissante. Il leur arriva de se concerter :

 

– Enfin, Musard, tu ne te doutes de rien ?

 

– Non, Patairnel… et si tu savais comme j’ai une démangeaison de lui envoyer un coup de fusil, à ce brigand, le jour où je le pincerai !

 

– Nous ne le pincerons jamais !

 

– Il ne descend pas du ciel, pourtant, ce sacripant-là.

 

– Peut-être ! peut-être… Moi, je commence à le croire… c’est un revenant…

 

– Je ne te le disais pas… vieux… fit l’autre tout bas, mais je le pensais aussi…

 

Et tous deux, de leur dure main calleuse, aux veines saillantes, firent le signe de la croix pour se préserver contre les maléfices de l’ennemi surnaturel…

 

– Dire que nous avons passé des jours et des nuits, en nous relayant, à surveiller une tente de collets, sans rien voir, et que, aussitôt que nous avions les talons tournés pendant une heure, il arrivait, lui, derrière nous !

 

– Oui, dit Patairnel, dont la voix tremblait à force de colère… Te souviens-tu, il y a trois semaines, au nœud d’un collet à chevreuil, il avait mis un morceau d’écorce, et dans ce morceau d’écorce il y avait un papier… Et c’est moi qui ai lu le papier… Dessus, on avait écrit : « Bonsoir à mon vieux Patairnel… »

 

– Et : « Bonsoir à mon vieux Musard… »

 

– Ce n’est pas tout, la deuxième fois, il y a quelques jours à un collet de lapins, nous avons trouvé un autre papier.

 

– Avec une phrase en vers :

 

Tout d’même, ils n’sont pas malins,

Les gard’s à Jean Berthelin…

 

– Il faut croire que nous avons laissé tomber le papier hors de notre carnier, et qu’on l’aura ramassé, puisque ça se connaît partout à présent, dans le pays, qu’on y a mis de la musique, et que partout, à Sache, à Azay, à Druye, il n’y a pas un garnement qui ne nous conte ça aux oreilles !

 

Blêmes, les deux vieux serrèrent les poings et, jetant leur fusil sur l’épaule, ils s’éloignèrent sans mot dire, ruminant des pensées de vengeance.

 

C’était de cette façon singulière que Berthelin occupait sa vie.

 

Cependant, une année environ auparavant, les gardes avaient eu quelques mois de répit ; tout à coup, et même sans qu’il leur fût possible d’expliquer cette disparition, le mystérieux braconnier parut avoir quitté le pays : plus de collets, plus de coups de fusil, la nuit, contre les lièvres et les chevreuils qui revenaient du gagnage… Le calme absolu !

 

Musard et Patairnel se dirent, avec orgueil :

 

– Il aura eu peur de nous !

 

Cette satisfaction d’amour-propre ne dura pas longtemps. La tranquillité de leurs bois coïncidait avec l’époque où, chez Charlotte, à Maison-Bruyère, furent remarqués les premiers symptômes d’ivresse qui attirèrent l’attention sur la malheureuse femme.

 

Lorsque Jean Berthelin connut les bruits qui couraient, il se révolta.

 

Est-ce que pareille chose était possible ! Est-ce que ce n’était pas une infamie ! Et si atroce, si gratuitement furieuse et grossière qu’il en haussait les épaules.

 

Mais la calomnie, de timide qu’elle était, s’éleva bientôt en une clameur formidable… Jean Berthelin, lui-même, rencontra plusieurs fois Charlotte courant la campagne en état d’ivresse.

 

Parfois, dans les syncopes, nous l’avons dit, il la protégea. Alors, pouvait-il en douter ?

 

Oui, il doutait toujours, en dépit de l’évidence, car son amour parlait en lui plus fort que ces clameurs publiques et les étouffait.

 

Ce fut, pour Patairnel et Musard, l’époque de leur calme.

 

Puis, quand malgré lui Jean Berthelin fut obligé de croire, lorsque arriva la grossesse de Charlotte, il eut un accès de désespoir.

 

Et parce qu’il avait besoin de s’étourdir, parce qu’il avait besoin de fatigues énormes qui, en abrutissant son corps, domptaient un moment sa tristesse et ouataient ses souvenirs, il reprit de plus belle ses courses nocturnes…

 

Et Patairnel et Musard achevaient de devenir fous !…

 

C’est dans une de ces courses que Jean Berthelin venait de rencontrer Charlotte, étendue sans vie, sous l’aube grise, au pied d’un arbre dans la campagne.

 

Il s’est agenouillé auprès de la jeune femme et lui a pris les mains. Il fait tout son possible pour la rappeler à la connaissance, et bientôt il a la joie de la voir revenir à la vie, se soulever, se mettre debout, le dos contre l’arbre ; mais elle a, comme toujours, hélas ! les yeux troubles de l’ivresse.

 

Elle voit Jean Berthelin, mais elle semble le considérer comme un étranger.

 

Elle le regarde curieusement. Et les premiers mots qui sortent de ses lèvres sont les derniers qui en étaient sortis au moment de sa syncope :

 

– Je vais mourir. Je suis heureuse !

 

– Non, ma pauvre Charlotte, dit Berthelin, vous ne mourrez pas. Le son de cette voix la fit tressaillir. Elle le reconnaît enfin.

 

– Jean ! c’est toi !

 

– Que faites-vous donc là, Charlotte, à cette heure ?

 

– Mon mari est revenu…

 

– Je le sais. Je l’ai rencontré.

 

– Il n’a pas voulu croire que je suis innocente de tout… et il m’a volé mes enfants… Il s’est enfui avec elles… et je me suis mise à courir après lui !… Et puis, je suis tombée là, à bout de forces, et j’ai cru que c’était fini…

 

– Venez… appuyez-vous sur mon bras… je vais vous reconduire à Maison-Bruyère.

 

Elle frissonne. Là-bas, elle va retrouver son enfant mort. Elle lui saisit le bras, nerveusement, et d’une voix sourde :

 

– Et savez-vous ce qu’ils disent ? Savez-vous, les infâmes, ce qu’ils viennent crier jusque sous mes fenêtres ?… Ils osent dire – et le docteur aussi l’affirme – que mon enfant est mort empoisonné… et que… et que… ah ! Dieu, est-il possible que j’aie entendu cela et que je sois encore vivante… et que c’est moi, tu comprends bien, Jean ? que c’est moi qui l’ai empoisonné…

 

Oui, l’accusation, il la connaît, lui aussi… Il voudrait l’en défendre. Il ne le peut.

 

Il l’entraîne lentement vers Maison-Bruyère. Quand ils y arrivèrent, le jour était venu.

 

Dans la chambre de Charlotte, dont la porte et les fenêtres sont restées ouvertes, les deux cierges bénits ont fini de brûler sur le guéridon, près du berceau.

 

Berthelin s’incline devant ce mort, jette quelques gouttes d’eau bénite et s’en va. Il a le cœur gros. Des larmes sont près de jaillir de ses yeux. Et ce matin-là, il ne se sent plus le courage de poursuivre son vagabondage.

 

À peine a-t-il quitté Charlotte qu’il rencontre le chaufournier Langeraume : celui-ci, la pelle sur le dos, montait le chemin creux de la plâtrière.

 

– Bonjour, monsieur Berthelin. Oh ! Oh ! on est matinal, aujourd’hui. Berthelin est si absorbé qu’il ne répond pas. Et les deux hommes font route côte à côte, pendant quelques minutes, silencieusement.

 

Devant la plâtrière, au moment où Langeraume dégringole dans l’excavation, il dit en souriant à Berthelin :

 

– On n’est pas gai, ce matin, monsieur Jean ?

 

– Non, Langeraume, non, je ne suis pas gai !

 

Ils se séparent. Berthelin continue sa route et fait une dizaine de pas. Soudain, il s’arrêta.

 

Un grand cri, derrière lui, étouffé, venant du fond de la plâtrière… Il accourt, car c’est Langeraume qui l’appelle.

 

– À moi, monsieur Berthelin, à moi ! à l’aide !

 

Presque aussitôt, il a rejoint le chaufournier, qu’il trouve tremblant. Mais il ne lui demande même point la cause de cette émotion. Lui-même recule, tout pâle, avec un cri d’horreur.

 

Il y a là un cadavre… au fond du trou… Et ils le reconnaissent tous deux : le docteur Renneville !

 

Comment était-il tombé là ? La plâtrière descendait en pente douce jusqu’aux deux fours allumés. Un accident était donc impossible, même la nuit. Une chute ne pouvait être mortelle. Quant aux deux fours, les exhalaisons de leur oxyde de carbone se dégageaient par leurs cheminées carrées, collées contre la roche de l’autre côté de laquelle était bâtie Maison-Bruyère. Langeraume et son ouvrier y avaient toujours travaillé sans être incommodés, sans ressentir aucun symptôme d’asphyxie. Parfois, des vagabonds, des chemineaux sans gîte venaient coucher dans la plâtrière, à l’abri du vent et des intempéries. Le matin, ils n’éprouvaient aucun malaise et ils prenaient congé de Langeraume en disant :

 

– Tout de même, nous avons passé une bonne nuit !

 

Donc, dans cette mort accidentelle, les fours ne pouvaient être incriminés. Ils n’avaient pas mauvaise réputation dans le pays, et personne ne parlait d’eux.

 

Cependant, c’était à un accident que Langeraume et Berthelin pensaient. Il ne leur venait pas à l’idée qu’un crime avait peut-être été commis.

 

Berthelin, après la première émotion, se pencha sur le corps, essaya de le relever. Le cadavre était déjà raidi.

 

Point de traces apparentes de blessures. Ils cherchèrent en vain. Seulement, Langeraume, tout à coup, remarqua des éraflures d’ongles autour de la gorge.

 

– Ah ! dit-il, tenez, tenez… c’est là !…

 

– Étranglé… oui, on dirait qu’on l’a étranglé.

 

– Il faut aller prévenir le maire et les gendarmes.

 

– J’y vais… vous, Langeraume, restez ici… Empêchez qu’on change rien à tout ce qui est autour de vous… Éloignez les curieux autant que possible…

 

Jean Berthelin partit. Le soleil se levait. La vallée fut inondée de lumière.

 

Devant la jolie maison aux glycines et aux clématites, adossée contre la roche de la plâtrière, il entendit une prière…

 

C’était Charlotte, au chevet du berceau, qui oubliait sa propre peine pour ne songer qu’à l’âme du petit disparu…

 

Il vint jusqu’au seuil et dit :

 

– Charlotte !

 

Elle souleva la tête, le visage meurtri par tant de tortures.

 

– Langeraume vient de trouver le docteur Renneville assassiné dans la plâtrière.

 

Il ne dit rien de plus et prend sa course vers Artannes.

 

Elle reste un moment sans comprendre ce qu’il a dit, puis, au souvenir de l’accusation que le médecin avait portée contre elle, dans l’accablement immense qui pèse sur sa vie, un mot de haine lui échappe :

 

– C’est le bon Dieu qui l’a puni !… Est-ce que l’heure de la justice, l’heure de la réhabilitation, enfin, va sonner pour moi ?…

 

Le long de sa route, Berthelin annonce partout la fatale nouvelle. En une heure, celle-ci fait le tour du pays, colportée de ferme en ferme, de château en château, de village en village.

 

– Le docteur Renneville a été assassiné !…

 

Le vieillard, depuis ses études au quartier Latin, n’avait plus jamais quitté le pays. Tout le monde le connaissait. Il était populaire.

 

À Fénestrel, Clotilde rêve, dans son lit.

 

Elle repasse le cauchemar de cette nuit lugubre. Elle se dit :

 

« Maintenant, il fait grand jour… Les ouvriers des fermes sont à leur travail… On va découvrir le cadavre du malheureux… Que va-t-il se passer ? »

 

Elle prête l’oreille à tous les bruits qui d’en bas montent affaiblis jusqu’à elle.

 

Le château du Sommeil a été long à s’éveiller, ce matin-là. Les fatigues de la fête nocturne pesaient sur lui et semblaient l’accabler encore. Peu à peu, cependant, la vie lui revint. On entendit les pas légers et prudents des gens attentifs à ne pas troubler le repos de leurs maîtres. Le sable de la cour cria.

 

Rien d’anormal ne se passait… On n’avait pas encore découvert le cadavre, sans doute… Ou bien… ou bien n’avait-elle pas rêvé tout cela ?

 

Et qui sait si, tout à l’heure, dans une de ses visites à des malades aux environs, l’on n’allait pas apercevoir tout à coup la joviale figure bourrue du vieux médecin, dissipant ce cauchemar… ?

 

À l’église de Pont-de-Ruan, les heures sonnent…

 

Vers dix heures, elle penche hors de son lit sa jolie tête pâlie de terreur et de la fatigue de cette nuit.

 

C’est qu’elle croit avoir entendu, en bas, dans les jardins, des exclamations. Puis une course, des pas précipités, vers le château, sur le gravier… Les pas entrent dans le vestibule, traversent le hall, montent au premier étage.

 

« Que se passe-t-il ? Est-ce qu’on l’a découvert, enfin ?… »

 

Au premier étage, un bruit de portes ouvertes et fermées.

 

Puis le silence, un silence lourd, partout.

 

Elle a compris que la nouvelle venait d’être apportée au château et qu’en ce moment même… on l’apprenait à son mari !…

 

À son mari, dont la nuit, aussi, avait dû être peuplée de fantômes ! À son mari, dont la main tremblait encore, sans doute, de l’effort qu’il lui avait fallu, pour achever le vieillard agonisant…

 

Alors, elle n’a plus le courage de rester au lit…

 

Est-ce que ce ne sont pas les gens de la justice, peut-être, qui sont là et qui viennent arrêter le comte ?

 

Elle se lève, ses admirables cheveux flottant sur ses épaules nues. Elle passe en frissonnant une robe du matin. Elle se dirige vers une fenêtre et soulève un coin des rideaux…

 

Dans la cour, des gens causent, consternés, avec animation. Ils font de grands gestes. Des paysans sont là, avec des domestiques. Ils regardent les fenêtres du château, voulant juger, sans doute, à l’apparition du comte Hubert, de l’émotion que la nouvelle avait dû produire sur lui.

 

Tous ces visages sont ceux de gens qu’elle connaît.

 

La police n’a pas été prévenue encore. On n’a pas eu le temps.

 

De nouveau, un bruit de pas, dans le couloir qui partage en deux les appartements de Fénestrel, au premier étage.

 

Il lui semble qu’on s’arrête devant sa porte.

 

Oui… on écoute… Le comte, peut-être, veut savoir si elle est réveillée…

 

Il frappe, mais doucement, avec précautions, pour attirer son attention, si elle ne dort plus, sans vouloir la tirer de son sommeil, si elle dort.

 

Elle se garde bien de répondre. Elle retient sa respiration.

 

Les pas s’éloignent, descendent ; de son rideau soulevé, elle voit le comte qui rejoint les groupes de paysans, dans le fond de la cour, et qui s’entretient avec eux, les interroge, cherche déjà, sûrement, à se préparer un alibi pour le cas où les soupçons se dirigeraient sur lui.

 

À deux reprises, il regarde vers les fenêtres de l’appartement de Clotilde. Elle peut apercevoir ainsi son visage.

 

Le comte est extrêmement pâle. Cette nouvelle l’a terrifié, cela se voit… Est-ce qu’il s’imaginait qu’on ne découvrirait jamais ce cadavre ?

 

Puis il s’éloigne avec ceux qui sont là. Où va-t-il ?

 

Elle voit qu’il descend vers l’Indre. Est-ce qu’il aurait le courage, l’atroce énergie de se rapprocher du cadavre et de le regarder en face ?

 

Bientôt, il disparaît.

 

Et Clotilde respire. La présence de son mari pesait lourdement sur elle. Elle est soulagée d’en être un moment débarrassée.

 

Elle sonne sa femme de chambre, pour sa toilette.

 

Celle-ci s’empresse d’accourir.

 

Et c’est à peine si elle est entrée que la nouvelle éclate :

 

– Ah ! Madame… ah ! si Madame la comtesse savait ! Clotilde feint l’indifférence, l’étonnement.

 

– Quoi donc, Sylvie ? Et pourquoi êtes-vous si troublée, ma fille ?

 

– Ah ! Madame, c’est horrible, c’est épouvantable… Dire qu’hier soir encore il m’a parlé ! Dire qu’il me faisait des compliments sur ce qu’il appelait « ma santé décourageante », et qu’aujourd’hui…

 

– Vous savez, Sylvie, que je ne comprends rien à ce que vous me dites.

 

– Ah ! Madame… le docteur… le docteur Renneville…

 

– Eh bien ? qu’a-t-il fait de si singulier, le docteur Renneville ?

 

– Assassiné, Madame, assassiné !

 

Et dans un flot de paroles – sans se préoccuper, heureusement pour Clotilde, de l’émotion de sa maîtresse –, elle expliqua comment on avait retrouvé le cadavre au fond de la plâtrière, où l’on prétendait que les assassins l’avaient fait rouler, après avoir étranglé le docteur…

 

Elle parla longtemps, tout en coiffant Clotilde.

 

Et la comtesse ne songea guère à l’interrompre. Elle était absorbée profondément.

 

À quoi pensait-elle ?

 

Elle pensait que Renneville avait été étranglé devant elle, aux ruines de Relay, et que l’assassin, son crime commis, n’avait pas voulu abandonner sa victime. Dans le chemin raviné de l’ancienne route royale, il l’avait traînée jusqu’à deux cents pas de là et l’avait jetée dans la plâtrière.

 

Sans doute qu’il avait voulu, tout d’abord, la faire disparaître à jamais en la brûlant dans l’un des fours de Langeraume ! Puis le courage lui avait manqué, ou la force, pour accomplir jusqu’au bout cette horrible besogne.

 

Voilà pourquoi, lorsque Clotilde et son amant avaient quitté la chapelle pour s’enfuir, pour échapper à la vision sanglante, voilà pourquoi Mathis, dans le ravin, n’avait plus retrouvé le cadavre…

 

La femme de chambre a achevé de la coiffer. Clotilde se lève, jette un coup d’œil dans une psyché. Son fin visage est d’une pâleur jaunâtre et ses yeux sont cernés d’un large cercle bleu… Le rouge des lèvres a pâli également.

 

La femme de chambre l’observe :

 

– Madame la comtesse est un peu souffrante ?

 

– Cette nouvelle m’a toute bouleversée.

 

– Oh ! Madame, espérons que l’on connaîtra vite le meurtrier…

 

Clotilde est secouée d’un long tremblement. Elle s’assied, les mains sur les yeux. Cependant, elle demande :

 

– Est-ce que l’on soupçonne… quelqu’un… déjà ?…

 

– Oui, Madame, depuis ce matin, on parle, on jase, on raconte des choses dans le pays…

 

– Et que dit-on ? Cela a-t-il, au moins, le sens commun, ce que l’on raconte ?…

 

– Madame jugera… On dit…

 

La femme de chambre baissa la voix, comme si elle redoutait qu’on l’entendît.

 

– On dit que ce serait la Pocharde qui aurait fait le coup, hier soir…

 

Clotilde pousse un long soupir… Un peu de sang remonte à son visage…

 

Elle ne réfléchit pas que cette accusation, qu’elle sait fausse, si elle se précisait, deviendrait une monstruosité, puisqu’elle frapperait une femme innocente.

 

Elle pense seulement que, du moins, elle a quelques heures de répit, puisque l’opinion publique s’écarte du comte du Thiellay et semble vouloir le laisser en dehors de cette accusation…

 

Mais elle interroge, anxieusement :

 

– Et qui désigne comme l’assassin… cette… malheureuse femme ?

 

– Tout le monde.

 

– On l’a vue ? Il y a donc des preuves ?

 

– Je n’en sais rien encore… Nous étions en train d’en causer à l’office quand Madame la comtesse m’a sonnée… Mais M. le comte vient de partir pour Maison-Bruyère… M. le comte rapportera certainement des renseignements à Madame la comtesse…

 

La toilette de Clotilde était terminée. La comtesse renvoya Sylvie. Elle fut heureuse de se retrouver seule.

 

« Pourquoi accuse-t-on cette femme ? »

 

Et après le premier soulagement de tout à l’heure, qui venait surtout de ce qu’elle voyait le danger immédiat s’écarter de Fénestrel, une autre terreur entrait dans son âme… vague… pas encore bien définie, mais réelle.

 

« Est-ce que l’on accusera vraiment cette pauvre déséquilibrée ?… »

 

Que fera-t-elle, si on l’accuse ?… Si l’accusation se précise ?…

 

Bientôt l’envie lui vient de savoir, d’apprendre. Elle descend dans la cour. Elle se mêle à ceux qui sont là… D’une voix blanche, qui la surprend elle-même, elle interroge, pour se donner une contenance.

 

On lui fait de nouveau le récit qu’elle n’avait pas besoin d’entendre. Et les gens qui lui parlent ajoutent, en hochant la tête :

 

– C’est la Pocharde, pour sûr, qui a fait le coup !

 

Timidement, elle veut prendre la défense de la malheureuse.

 

– Mais on ne l’a pas vue… Pourquoi l’accuse-t-on ?

 

– Oh ! les juges sauront bien trouver… Ce n’est pas notre affaire…

 

Et le bruit va ainsi, grossissant, et ne s’arrêtera plus… Il fera émouvoir la justice jusque dans sa retraite et amassera la tempête sur la tête de la pauvre Charlotte.

 

Clotilde n’ose pas la défendre davantage. Cela pourrait surprendre tout le monde, donner à réfléchir, inspirer des soupçons, peut-être attirer de son côté l’attention et la curiosité des magistrats.

 

Elle la connaît, Charlotte. Elle sait combien cette nature est délicate et distinguée. Elle a été la dernière à ajouter foi aux calomnies infâmes… Il a fallu croire, pourtant… Les scandales se renouvelaient… L’enfant mystérieux naquit… Et maintenant, voilà qu’on l’accusait d’un meurtre !…

 

Seulement, le meurtre, Clotilde savait bien que la Pocharde ne l’avait pas commis. Alors, elle se demandait si par hasard les accusations qui pesaient depuis longtemps sur l’infortunée ne seraient pas aussi peu vraies que la dernière.

 

Elle s’éloigna de tous ces gens. Ils lui faisaient horreur, dans leur certitude de la culpabilité de Charlotte.

 

Tout à coup, elle aperçoit Mathis, à la grille, au moment où elle se disposait à rentrer à Fénestrel.

 

Elle redescend le perron et vient à lui d’un pas chancelant.

 

Ah ! quelle bonne idée il a eue, et comme il a bien fait de ne pas la laisser seule !… Il s’avance et lui tend la main. Ses traits portent la trace des terreurs de la nuit. Sa main est glacée, comme celle de sa maîtresse.

 

Et ils échangent à voix basse des mots brusques, fiévreux :

 

– Vous l’avez revu ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ?

 

– Calme, ainsi qu’à l’ordinaire. Hier soir, après la fête, il est rentré chez moi… Vraiment, on n’aurait jamais dit… jamais !…

 

– Il a dû prendre toutes ses précautions pour que les soupçons ne l’atteignent pas.

 

– Oui, oui. Quelle vie, mon Dieu ! Désormais, auprès de lui, toujours !

 

– Du courage. Je savais tout ce que vous deviez souffrir… Voilà pourquoi je suis venu… Vous serez plus forte pendant que je serai là… Dans les premières heures, vous auriez pu faiblir… Voilà pourquoi je suis accouru tout de suite…

 

– Oui, merci, vous avez bien fait… Vous êtes bon…

 

– Je vous aime ! M’aimez-vous ?…

 

– Ah ! taisez-vous, taisez-vous ; notre amour est maudit.

 

– Clotilde !

 

– Maudit, vous dis-je, maudit… Ne m’en parlez plus… Vous voyez bien que je suis folle… Et s’il apprenait jamais… il me tuerait, comme il a tué l’autre… Tenez, cette nuit, sans dormir, j’ai eu des cauchemars, et il me semblait que tout à coup je venais de lui avouer la vérité… Alors, il me mettait les doigts autour du cou et il serrait lentement, lentement… Et en faisant cela, c’était horrible, il souriait, très calme, oui, il souriait… La folie, vous dis-je, la folie !

 

– Il ne connaîtra rien, jamais !

 

– Eh ! qu’en savez-vous ?

 

Elle se tut, haletante.

 

Puis, après ce silence, ayant cru remarquer que les gens restés dans le jardin les regardaient tous les deux avec une persistance singulière :

 

– Rentrons !… On dirait qu’ils nous épient…

 

Quand ils furent seuls :

 

– Que vais-je faire, moi, toute seule auprès de lui !

 

– Il faut le voir le moins possible… faire votre vie pour vous seule…

 

– Vous en prenez à votre aise ! Paroles que tout cela !… Est-ce que je peux ?… Le temps qui passera ne fera qu’augmenter l’horreur que j’ai de lui… Car, si je ne l’aime pas, moi… lui… il m’aime…

 

– Clotilde !

 

– Il m’aime… avec passion… comme aux premiers jours… davantage… Il m’aime… je l’ai bien vu encore hier, dans ses yeux pleins de tendresse, pleins de désirs… il m’aime… et c’est épouvantable…

 

Il baissa la tête. Elle continua, dans une douleur véhémente :

 

– Ce n’est pas tout… vous n’avez pas entendu ? Dans le pays, déjà, partout, on accuse…

 

– Lui ?

 

– Non… Est-ce qu’on peut même avoir l’idée de le soupçonner ?

 

– Alors ?

 

– La malheureuse qui habite Maison-Bruyère… Charlotte Lamarche !

 

– La Poch…

 

Il n’acheva pas le mot infâme… la calomnie, qui, jadis, enserrée, rendue vivante pour ainsi dire dans ce seul mot d’argot, avait pris naissance dans la rancune de son cœur pour le beau lis de la vallée, et était sortie, la première, de ses lèvres…

 

Non, il n’osa ! Et un trouble profond se peignit sur son visage. Il bégaya :

 

– Cette accusation ne tient pas debout… Elle tombera vite… Pendant que la justice s’occupera d’elle, vous aurez le temps de recouvrer votre tranquillité…

 

Elle ne l’entendait plus, toute à ses pensées, évoquant l’image de son mari et essayant de le suivre là-bas, vers le coteau de Maison-Bruyère.

 

– Que fait-il ? Que dit-il ? Quels mensonges va-t-il inventer ?

 

Elle alla vers la fenêtre et regarda au loin…

 

La nature resplendissait sous le soleil. Le ciel n’avait pas un nuage.

 

– Ah ! tout, tout plutôt que cette incertitude atroce. Et ses yeux revinrent supplier Mathis. Il comprit.

 

– Oui, dit-il, je vais aller à Maison-Bruyère… je m’informerai, je saurai ce qui se passe… j’interrogerai et j’écouterai…

 

– C’est cela… dit-elle, égarée… et revenez vite… Tâchez d’être de retour avant lui… n’est-ce pas ?…

 

– Je vous le promets.

 

Elle remonta s’enfermer chez elle, d’un pas chancelant. Mathis sortit.

 

VII

LA JUSTICE DANS L’INCONNU


Langeraume était resté dans la plâtrière, auprès du docteur mort.

 

Berthelin avait répandu la nouvelle dans le pays et avait averti les autorités. Il n’était pas encore de retour. Les heures avaient passé. Des dépêches avaient été envoyées et l’on attendait les magistrats par le premier train de la matinée.

 

Des gens étaient montés jusqu’aux coteaux de Maison-Bruyère, Langeraume, en ancien soldat, fidèle à la consigne que lui avait donnée Berthelin, défendait à ces curieux de descendre au fond de la plâtrière et répondait laconiquement aux questions que d’en haut on lui adressait.

 

Il fit une exception, en faveur de M. du Thiellay.

 

Le comte descendit jusqu’auprès de lui, s’approcha de Renneville étendu.

 

Langeraume s’écarta respectueusement, après avoir ôté sa casquette.

 

Le comte considéra longtemps le cadavre, très grave, très ému, puis il fit le signe de croix après avoir récité mentalement une prière.

 

Il se baissa, s’agenouilla et examina le corps.

 

Au cou, des traces de strangulation : le crime était évident.

 

Il vint à Langeraume et, d’une voix basse, très émue, assourdie par son trouble :

 

– Comment l’avez-vous découvert ?… Dites-moi ce que vous savez…

 

– Je ne sais rien. En arrivant à mes fours, je l’ai vu étendu là, déjà raide. Pour sûr, le crime avait été commis depuis des heures… hier au soir probablement…

 

– M. Berthelin aura prévenu un médecin, sans doute ?

 

– Oui !… probable… le docteur Marignan, peut-être…

 

Les deux hommes se turent ; le comte réfléchissait, la première émotion passée. Ce que voyant, Langeraume, en prévision que la justice, pendant les jours suivants, aurait à l’entendre, et sans doute le dérangerait de son travail, se mit en devoir d’éteindre ses deux fours. Il cria en haut de la plâtrière, aux gens qui regardaient :

 

– Ne vous mettez pas contre le vent et ne vous penchez pas au-dessus des fours, ça pourrait vous incommoder… à cause de l’oxyde de carbone…

 

Ils refluèrent de l’autre côté, mais sans s’éloigner.

 

Une grande animation régnait parmi tout ce monde. On parlait avec une extrême vivacité, à voix basse pourtant, par respect pour le mort. Mais le comte distinguait quand même certains mots et surtout le nom de la Pocharde qui revenait plus souvent que les autres.

 

Parfois, des poings se tendaient vers la maison toute proche, appuyée contre la plâtrière et dont on n’apercevait que les cheminées et le toit.

 

Mathis arriva, se mêla à la foule.

 

Le comte du Thiellay ne fit pas attention à lui, absorbé, debout, au fond.

 

Mathis vint jusqu’à l’extrême bord du trou et l’observa, attentif.

 

Ces deux hommes étaient aussi pâles l’un que l’autre.

 

« Quel courage il lui faut ! » pensait Mathis.

 

Et devant la figure contractée, convulsée, de Renneville, il frissonna, comme s’il s’était senti complice de ce meurtre…

 

Ce qu’il voyait en cet instant, au fond de ce trou, c’était le spectacle qu’il avait eu pendant la nuit sous les yeux : Renneville étendu aux pieds du comte du Thiellay !

 

Et lui, Mathis, était vraiment complice, vraiment coupable puisqu’il n’avait pas secouru le vieillard et que, devant le crime, il était resté impassible, inerte, lâche !

 

Des clameurs se soulevèrent plus fortes, autour de lui.

 

Et Mathis vit à sa gauche, à sa droite, des bras tendus vers Maison-Bruyère.

 

– C’est elle ! c’est elle ! c’est la Pocharde !

 

Alors, il eut, pour la seconde fois, un long frisson d’horreur… Il était venu là pour observer le comte… pour que rien ne lui échappât de ces premiers détails, toujours si graves, de l’enquête qui commence… Mais il avait un moment de faiblesse… Il eut peur… Il s’éloigna… alla chercher un refuge derrière la foule… et là, il se remit un peu…

 

À cet instant-là, du reste, les magistrats arrivèrent…

 

Ils avaient laissé, en bas, sur la route d’Azay, la voiture qui les avait amenés de la gare, et ils montaient à pied le coteau : le juge d’instruction Barillier et le procureur de la République Coudercy, du parquet de Tours ; ils avaient amené avec eux un médecin de Tours, le docteur Marignan.

 

Quand ils furent en haut, près de la plâtrière, les deux magistrats eurent un geste d’impatience et de contrariété à la vue de tout ce monde.

 

Les curieux comprirent et s’éloignèrent d’une centaine de pas.

 

Le comte du Thiellay était trop connu d’eux pour qu’ils songeassent à prendre envers lui les mêmes précautions.

 

Le docteur Marignan examina le corps, pendant que les magistrats, déjà renseignés par quelques mots de Jean Berthelin, interrogeaient Langeraume.

 

Le plâtrier ne put que renouveler la déposition qu’il avait faite au comte du Thiellay. Il ne savait rien. Son rôle se bornait à avoir découvert le cadavre.

 

M. Marignan se livrait pendant ce temps-là à son examen sommaire.

 

Le désordre des vêtements, souillés de boue, attestait que le vieillard n’avait pas voulu mourir sans se défendre énergiquement.

 

Quant au genre de mort, il éclatait de toute évidence : le cou strié de traces sanguinolentes, le visage tuméfié et les yeux hors de l’orbite prouvaient la strangulation.

 

– Cela saute aux yeux, murmura Marignan, et ce n’est pas encore cette affaire-là qui attirera sur moi l’attention publique et me mettra en lumière.

 

Car tel était son rêve, au médecin du Parquet. Jeune, pauvre, établi seulement depuis quelques années à Tours, il s’y formait difficilement la clientèle riche et aristocratique à laquelle il aspirait.

 

Le docteur, presque aussitôt après son arrivée, s’était marié à une jeune fille très belle, Jeanne Duverget, ambitieuse aussi, mais frivole et tête sans cervelle.

 

Une catastrophe était tombée sur ce mariage, car la dot de Jeanne, c’est-à-dire trois cent mille francs, avait été engloutie avec la fortune paternelle tout entière dans un krach financier au lendemain même de la cérémonie à l’église. Le père Duverget, qui était banquier, se tira un coup de revolver au cœur. Mme Duverget mourut de chagrin. Les épaves, ramassées çà et là, de toute cette fortune purent à peine désintéresser les créanciers.

 

Marignan, qui avait fait à Paris des études ordinaires, avait passé des examens dont il était sorti sans éclat. Son intelligence était moyenne, son travail à peu près nul. Mais il était de son temps et il savait que là ou le talent ne réussit pas, l’intrigue d’une existence savamment menée devient presque toujours triomphante.

 

Homme du monde, élégant, causeur, froid et méthodique sous les apparences de l’abandon, il était au fond âpre à la curée et prêt à tout pour parvenir.

 

Un beau crime ! Une cause retentissante ! Ah ! comme il la souhaitait de tous ses vœux !

 

La malchance le poursuivait pourtant, et toutes les causes pour lesquelles le Parquet l’avait requis s’étaient présentées si simples et si claires que son nom avait été à peine prononcé au cours des débats.

 

Tel était l’état d’esprit qui lui avait arraché l’exclamation de tout à l’heure. Il était évident que ce n’était pas le meurtre du docteur Renneville qui devait donner lieu à des discussions passionnées.

 

Il se releva donc avec un mouvement de mauvaise humeur.

 

– Eh bien ! monsieur Marignan ? demanda le juge.

 

En deux mots, le médecin mit les magistrats au courant de ses observations. Il ajouta toutefois un détail qui attira l’attention de M. Barillier :

 

– La poche intérieure du pardessus a été déchirée et presque toute la doublure a disparu… Avez-vous fait cette remarque, monsieur Barillier ?

 

Le juge l’avait faite, au premier coup d’œil.

 

Mais comme le docteur Marignan s’était exprimé à haute voix, M. du Thiellay entendit, fut frappé de ce détail et s’approcha.

 

– Voulez-vous me permettre de vous éclairer sur un point particulier qui, sans doute, vous paraîtra de quelque importance ?

 

– Certes… parlez, parlez, monsieur…

 

– J’ai vu le docteur Renneville hier au soir… il est venu à Fénestrel autant pour régler une affaire que nous avions conclue ensemble que pour assister à la fête que je donnais au château… Il a quitté cette fête de très bonne heure…

 

– Pouvez-vous préciser ?

 

– À neuf heures.

 

– Ensuite ?

 

– Je l’ai accompagné jusqu’à quelques pas d’ici, devant Maison-Bruyère…

 

Le juge interrogea Marignan :

 

– À quelle heure de la nuit remonte le meurtre ?

 

– M. Renneville a été étranglé hier, entre neuf et onze heures, pas plus tard, je l’affirme, dit Marignan d’un ton d’indifférence.

 

– Quelques instants peut-être après que vous l’avez quitté, monsieur…

 

– Oui, dit le comte. Il a refusé de se laisser accompagner jusqu’au bout… Et cependant j’aurais dû, oui, j’aurais dû… C’était mon devoir… et ce sera le regret de toute ma vie, car M. Renneville emportait dans son portefeuille deux cent mille francs en billets de banque que je lui avais remis de la main à la main dans le courant de la soirée.

 

M. Barillier et le procureur échangèrent un coup d’œil surpris. Marignan, même, parut intéressé. Deux cent mille francs !… Il était évident que cette somme avait été volée…

 

– Un autre détail, ajouta M. du Thiellay… Renneville était homme de précaution et je l’ai vu mettre son portefeuille dans la poche intérieure du pardessus et, pour l’empêcher de glisser, attacher et fermer la poche avec une épingle – une épingle de nourrice… Le meurtrier aura tâté le portefeuille et sans se donner la peine de faire sauter l’épingle, il aura arraché la doublure…

 

– Cela me semble, en effet, très probable… Quelqu’un savait-il donc que vous aviez remis à Renneville une aussi forte somme ?…

 

Le comte ne répondit pas tout de suite. Il paraissait, chose bizarre, violemment ému.

 

En haut, les paysans s’étaient rapprochés peu à peu et parmi eux Mathis.

 

Celui-ci avait entendu le détail donné par Hubert du Thiellay. Et sur le visage du comte il suivait ardemment cette émotion. Le juge, devant ce silence, répéta sa question sous une autre forme.

 

– Lorsque vous avez versé à Renneville ces deux cents billets de mille francs, y avait-il un tiers entre vous ?… Le notaire, par exemple ? ou un homme d’affaires ? votre régisseur ? quelqu’un de vos gens ?

 

– Nous étions seuls dans mon cabinet, Renneville et moi !

 

– Vous en avez parlé sans doute à des amis ?… Ces amis l’auront répété… Des mots seront tombés aux oreilles d’un misérable… le crime était facile à commettre… la nuit, un pays désert… un vieillard sans défiance…

 

– Je n’en ai parlé à personne.

 

– Vous en êtes bien sûr, monsieur du Thiellay ? insista le juge.

 

– À personne !

 

Le comte alla se rasseoir sur la roche et resta comme anéanti. Il passa lentement la main sur son front où naissait un peu de sueur. Il ferma les yeux, sans doute pour réfléchir.

 

Et Mathis, en haut, penché, attentif, murmura :

 

– Il a peur…

 

Il ne se trompait pas ; Hubert avait peur…

 

Langeraume finissait d’éteindre ses deux fours.

 

Il y eut, en haut, sur le rebord de la plâtrière, un grand remue-ménage tout à coup. Malgré les recommandations du chaufournier, des paysans, surtout des gamins, qui ne se rendaient pas compte du danger, s’étaient rapprochés autant qu’ils avaient pu et essayaient, la tête penchée au-dessus des fours, de saisir au vol quelque chose du drame qui se nouait en bas.

 

L’un d’eux, soudain, leva les bras en gesticulant, poussa des cris inarticulés, en portant la main à son cou. Il voulut se tenir debout, mais chancela et tomba, presque asphyxié, avec des vomissements violents.

 

C’était un garçon d’une quinzaine d’années nommé Lornau, robuste et bien portant, domestique à la ferme voisine.

 

Tout le monde se précipita à son secours, sans savoir ce qu’il avait.

 

Le garçon râlait :

 

– À moi ! À moi ! J’étouffe… Je meurs… Je ne vois plus… Il resta évanoui.

 

Le docteur Marignan grimpa en toute hâte et lui prodigua des soins.

 

Au bout d’un quart d’heure, Lornau revenait à la vie, mais il était si faible qu’il fallut deux camarades pour le reconduire à la ferme. Chacun d’eux le prit par un bras, comme font les gardiens de la paix avec les ivrognes qu’ils emmènent au poste. Lornau avait bien l’air ivre, en effet.

 

Ses camarades le plaisantaient :

 

– T’as pinté, pour sûr, Lornau, t’as pinté.

 

– Je n’ai rien bu qu’un verre de cidre, ce matin. Ils se mirent à rire.

 

À la ferme, il tomba comme une masse. Il s’endormit. On eût dit qu’il était mort. Alors, on ne s’occupa plus de lui.

 

Langeraume, en bas, n’avait pas vu ce qui venait de se passer au-dessus de sa tête.

 

À présent, les deux fours venaient de s’éteindre. Ils ne pouvaient plus être malfaisants pour personne.

 

Mais il entendit Marignan qui disait en descendant :

 

– Un ivrogne… Ce n’était pas la peine de me déranger…

 

Il s’approcha de M. Barillier poliment, en ôtant sa casquette :

 

– Vous n’avez plus besoin de moi ?

 

– Non, Langeraume.

 

– Alors, au revoir. Je m’en retourne à Saché, du côté de la soupe.

 

En passant devant le cadavre, il lui jeta un dernier coup d’œil en se signant. Et il allait poursuivre son chemin, quand il s’arrêta, frappé par une idée subite.

 

Il se pencha sur le corps et examina les vêtements avec attention.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda M. Coudercy en venant vers le chaufournier.

 

– Il y a, monsieur le procureur, que c’est drôle, et puis v’là tout…

 

– Et qu’est-ce que vous trouvez de drôle ?

 

– Ça, tenez… regardez-moi ça !

 

Il montrait les vêtements maculés de boue. Le magistrat ne comprenait pas…

 

Langeraume appuya, avec un peu de commisération pour la simplicité de M. Coudercy :

 

– Vous ne voyez pas que cette boue-là ne vient pas d’ici… Par ici, à plus de cent mètres à la ronde, il n’y a que du plâtre ou de la terre crayeuse… tandis que voilà un pantalon et un pardessus qui sont jaunes de terre glaise… C’est clair comme le jour en plein midi… Pour lors, ça n’est pas dans la plâtrière que M. Renneville a été tué… mais probablement du côté de l’ancienne route royale, vers le prieuré.

 

Et comme s’il n’avait dit là qu’une chose très simple, il salua derechef.

 

– Bonjour, la compagnie. La soupe est sur la table. La bourgeoise va gronder…

 

Les deux magistrats et le médecin commentaient à voix basse le renseignement si grave, dû à la perspicacité du chaufournier.

 

Langeraume avait parlé haut, du reste, et tout le monde avait entendu.

 

Le vieux ne se trompait pas ; c’était bien là-bas, Mathis le savait mieux que personne, que le crime s’était commis.

 

Il sembla à Mathis que le trouble du comte augmentait.

 

– Ah ! ah ! l’enquête était loin de lui… maintenant elle se rapproche. Au même instant, un autre incident inattendu se produisait.

 

Patairnel et Musard, les deux vieux gardes de Berthelin, venaient de se mêler là-haut à la foule des paysans. Ils se faisaient raconter les détails.

 

Après quoi, et lorsqu’ils connurent l’appréciation de Langeraume, ils s’approchèrent du bord et, respectueusement, ôtant leur cape, saluèrent les magistrats et le comte du Thiellay.

 

– Pardon, excuse… dit Patairnel.

 

– Qu’y a-t-il, garde ?

 

– Nous aurions peut-être quelque chose à dire…

 

– Descendez.

 

Ils obéirent et dégringolèrent au fond.

 

Après quoi, ayant salué derechef, Patairnel reprit la parole :

 

– Ce matin, de bonne heure, comme toujours, nous revenions de tournée sans plus de chance que d’habitude… Il faut vous dire, monsieur le juge, que nous sommes très malheureux…

 

– Ce n’est pas pour me raconter vos malheurs que vous avez demandé à me parler ? fit le juge avec ironie.

 

– Non, mais, à l’occasion, ça sort comme d’un verre trop plein…

 

– Quels renseignements nous apportez-vous ?

 

– Hier au soir, nous avions remarqué une bordée de collets en bordure de la Taille-aux-Chênes… Alors, je dis à Musard : « Demain, nous le pincerons peut-être… »

 

– Au fait, garde, venez au fait, dit M. Barillier qui s’impatientait.

 

Mais Patairnel, tranquillement, comme s’il n’avait pas entendu :

 

– On surveillait tout de même les tendues, parce que c’était notre devoir, mais sans conviction. Vous comprenez, il ne fallait pas que M. Berthelin s’en aperçût. Il nous aurait remerciés. Il ne badine pas avec les bracos, le maître. Même, il nous donne vingt francs de prime par procès-verbal, et quant au brigand qui nous échappe, au fantôme qui nous vole notre gibier, M. Berthelin nous a dit : « Je vous donne encore un an pour le prendre. Si, dans un an, jour pour jour… »

 

– Voyons, garde… oui ou non, voulez-vous parler ?

 

– Je parle, monsieur le juge, dit le vieux, imperturbable… Donc, M. Berthelin nous a dit : « Si dans un an, jour pour jour, vous ne me l’amenez pas, je vous renvoie comme ne faisant pas votre service… Mais si dans un an, jour pour jour, vous me l’amenez, je vous donne une prime de mille francs… » Mille francs ! monsieur le juge, plus d’une année de gages… Et l’année va échoir dans quelques jours…

 

M. Barillier, à bout de patience, lui tourna le dos. Là-haut, la foule, amusée, se mit à fredonner en sourdine :

 

Tout d’même ils n’sont pas malins,

Les gard’s à Jean Berthelin.

 

Le vieux, rageur, montra le poing. Musard tâcha de le calmer. Alors, Patairnel courut au juge qui s’éloignait :

 

– Tout cela, c’était pour vous dire que voilà ce que nous avons trouvé sur la route royale, en revenant de tournée… Et bredouille, notre tournée…

 

Pas plus de braconnier que dans ma main… Par extraordinaire, il n’est pas revenu relever ses collets… Faut croire que quelque chose l’aura dérangé, car c’est la première fois que ça lui arrive…

 

En parlant, il avait tendu à M. Barillier un morceau d’étoffe.

 

Au premier coup d’œil, le juge reconnut la doublure satinée du pardessus de M. Renneville.

 

L’épingle de nourrice avec laquelle le docteur avait fermé la poche – détail révélé par le comte du Thiellay – y était encore attachée.

 

Le portefeuille avait été volé. Cela ne faisait pas de doute.

 

Lorsque le juge exprima cette opinion à haute voix, le comte parut s’affaisser encore plus sur lui-même, et sa figure, d’ordinaire haute en couleur, prit une teinte terreuse.

 

– Est-ce tout ce que vous savez ? interrogea le juge.

 

Patairnel ne répondit pas tout de suite. D’un coup d’œil rapide, il sembla prendre conseil de son collègue. Mais l’œil de Musard ne parla pas, ne donna aucun conseil. Alors Patairnel, sembla perplexe. Il gratta ses cheveux gris.

 

– Pardon, excuse, je voudrais vous demander quelque chose…

 

– Dites…

 

– À quelle heure croit-on que le crime s’est commis ?…

 

– Entre neuf heures et onze heures, affirma M. Marignan.

 

– Et nous avons trouvé l’étoffe sur la route royale, en face de la chapelle du prieuré de Relay ; c’est donc là que le meurtre s’est accompli… Donc…

 

Mais le vieux s’arrêta, comme interdit.

 

Musard venait de lui marcher vigoureusement sur le pied.

 

– Parlez, garde… Si vous avez à nous donner un renseignement, qu’attendez-vous ?

 

Patairnel releva lentement les yeux vers les groupes de paysans, en haut de la plâtrière… Son regard s’arrêta un moment sur Mathis… une seconde seulement… puis redescendit, rencontra les yeux du comte du Thiellay fixés sur lui avec une sorte d’angoisse… de terreur…

 

– Pour des renseignements, dit-il, je n’en ai pas, voilà tout.

 

Mais M. Barillier avait deviné que quelque drame se passait au fond de ce cœur simple, au fond de cette honnête et droite nature. Il insista.

 

– Non, monsieur le juge, nous ne savons rien, ni Musard ni moi, dit le vieux garde avec simplicité… Si nous avions sur le meurtre quelque chose de précis à vous raconter, je vous jure bien que nous n’hésiterions pas.

 

Ses petits yeux rusés, bridés, se tournèrent alors vers M. du Thiellay. Le comte, abattu si profondément tout à l’heure, semblait reprendre un peu d’assurance, un peu de courage.

 

– Seulement, ajouta Patairnel, ce que je voulais dire, c’est que, si quelqu’un avait été caché dans la chapelle du prieuré, à Relay, à l’instant du crime, sûrement celui-là aurait été aux premières loges pour ne rien perdre de ce qui se passait.

 

Il avait dit cela en aparté, murmuré à lui-même.

 

Le juge prit cela comme une boutade du vieux raisonneur.

 

Patairnel avait parlé bas.

 

Mathis, là-haut, n’avait rien pu entendre.

 

Du reste, l’attention des magistrats fut attirée en ce moment par des rumeurs de toute la foule en révolte :

 

– La voilà ! la voilà ! C’est elle ! À mort ! à mort !

 

Les cris de la foule, la montée dans le chemin creux des paysans curieux d’apprendre, avait fait échapper Charlotte à son désespoir, à son anéantissement…

 

Elle venait de sortir de Maison-Bruyère. Elle avait fait quelques pas hors de la grille. Et tout à coup elle était apparue, pâle, frêle, étonnée de tout ce monde réuni derrière sa maison. Elle n’y resta pas longtemps.

 

Bien qu’elle fût séparée de tous ces poings tendus par la largeur de la plâtrière, il lui sembla que chacun d’eux lui portait une blessure qu’elle recevait sur son cœur, sur son cerveau…

 

Elle étendit les mains, elle aussi, pour se protéger. Et lentement, lentement, elle recula, poursuivie par les fureurs aveugles.

 

Ce fut ainsi comme une apparition, quelque chose de surnaturel, et les deux magistrats, témoins de cette réprobation sous laquelle se mourait cette pauvre femme, se rapprochèrent et causèrent à voix basse, vivement, le visage tourné vers le côté de la plâtrière contre lequel étaient collés les fours de Langeraume, par-dessus lesquels on apercevait le haut des cheminées de Maison-Bruyère.

 

– C’est elle, c’est Charlotte Lamarche…

 

– La Pocharde, oui…

 

Et comme pour prouver aux magistrats qu’ils ne se trompaient pas, des gamins vicieux lancèrent des pierres sur le toit de la maison, en criant :

 

– À bas ! à bas la Pocharde !

 

Le docteur Renneville, en causant à Fénestrel avec le comte du Thiellay, avait déclaré que les symptômes étranges reconnus dans la maladie et la mort du petit Henri lui faisaient un devoir d’avertir la justice de ce qu’il avait remarqué. La maladie de l’enfant, de même que sa mort, ne lui avaient point paru naturelles ; des soupçons lui étaient venus que la fin de l’agonie avait été hâtée par un crime, alors que la maladie elle-même avait été provoquée par un autre crime. En un mot, le docteur Renneville, l’esprit prévenu par tous les mauvais bruits qui couraient sur le compte de Charlotte et faisaient d’elle une réprouvée, croyait à un empoisonnement de l’enfant par la mère. Et comme l’enfant, sans doute, ne mourait pas assez vite à son gré, Charlotte l’avait étouffé dans l’épouvante que lui causait le retour de son mari, s’imaginant peut-être, au milieu du désordre et de l’extravagance de son esprit, qu’elle cacherait mieux la faute commise quand la preuve de la faute ne serait plus là pour l’accuser.

 

La mort surprit le docteur avant qu’il eût envoyé sa lettre à Tours. Mais sa lettre était inutile… Depuis quelque temps déjà, le Parquet était très ému par les dénonciations anonymes qui lui arrivaient de tout le pays contre Charlotte Lamarche. Il y avait un concert si unanime, les accusations portées contre la malheureuse étaient si précises, appuyées de tels faits, de dates, emplies de si étranges exaspérations, que M. Barillier et M. Coudercy avaient fini par se résoudre à une enquête. La lettre du docteur Renneville eût enlevé leurs dernières hésitations. Mais, à la place de cette lettre – et l’on verra tout à l’heure que Renneville, bien qu’il fût mort, devait jouer son rôle dans les prodromes de ce procès – les deux magistrats se voyaient tout à coup les témoins de la révolte suscitée dans toutes les consciences par la conduite de Charlotte.

 

La veille même, des lettres leur étaient parvenues, criant, toutes : « La Pocharde a tué son enfant ! »

 

Alors, ils s’étaient résolus à agir. Et voilà qu’ils entendaient une seconde accusation, non moins grave :

 

– La Pocharde a assassiné le docteur Renneville !

 

Ils se communiquaient ces réflexions en se parlant à voix basse, lorsque tout à coup, il y eut une poussée, sur les bords de la plâtrière, parmi la foule. Deux ou trois paysans dégringolèrent jusqu’auprès des magistrats, se relevèrent, mais au lieu de s’excuser ou de remonter, ils ôtèrent leurs casquettes et demandèrent à être entendus en déposition.

 

Ces dépositions se résumèrent ainsi :

 

– Hier au soir, entre Maison-Bruyère et le prieuré de Relay, nous avons rencontré le docteur Renneville. Il sortait de Maison-Bruyère, nous a-t-il dit, et il avait assisté là à une scène navrante entre M. Lamarche et sa femme. Nous avons causé cinq minutes et le docteur a continué son chemin… Nous autres, nous prenions à travers champs pour raccourcir la route, quand nous avons vu la Pocharde qui courait droit devant elle, pareille à une folle, comme elle fait toujours quand elle est ivre – sauf votre respect, monsieur le juge. Elle ne nous a pas vus… Elle est passée à côté de nous et nous l’avons entendue très bien qui disait : « Le docteur va dire partout que j’ai empoisonné mon enfant… Je ne veux pas… Je ne veux pas !… » Elle a disparu ensuite, dans la nuit… et nous l’avons perdue de vue, à cause des arbres, mais nous avons remarqué cependant qu’elle prenait la direction du prieuré… Par conséquent, elle a dû rencontrer l’ancienne route royale… et au train où elle courait, elle n’a pas dû être longtemps sans rattraper le docteur…

 

Et les paysans ajoutèrent :

 

– Voilà ce que nous avons vu. Et nous avons cru que c’était notre devoir de venir vous le raconter.

 

Si vague qu’elle fût, cette déposition semblait cependant préciser un point resté obscur. Pourquoi la Pocharde eût-elle tué Renneville ? Les paysans paraissaient dire :

 

– Elle a empoisonné son enfant. Le docteur, seul, le savait. C’était par le docteur que pouvait venir le châtiment… Dans la folie de son cerveau détraqué, qui sait si elle n’a pas eu la pensée de tuer le docteur, afin de détruire du même coup l’accusation ?…

 

Rapidement, toujours à voix basse, les deux magistrats s’entretenaient.

 

– La déposition de ces gens prouve que le chaufournier Langeraume avait raison en prétendant que le meurtre a dû se commettre loin d’ici…

 

– Cette femme a-t-elle eu la force de traîner le cadavre jusqu’à la plâtrière ?

 

– Cela me semble impossible…

 

– Il est vrai qu’en un moment de terreur, de folie, d’exaspération, les êtres les plus faibles sont capables d’efforts énormes…

 

– Oui, nous en connaissons des exemples.

 

– Nous devons voir cette femme et l’interroger.

 

– Oui, dit M. Barillier d’une voix résolue, nous le devons ! Mais auparavant…

 

Il fit signe à deux gendarmes qui venaient d’arriver, dans l’intervalle, et s’étaient mis à sa disposition. Il leur montra Maison-Bruyère.

 

– Vous ne quitterez pas de vue cette maison et vous empêcherez Mme Lamarche de s’éloigner, sous n’importe quel prétexte, tant que nous ne serons pas de retour… Vous m’en répondez.

 

– Soyez tranquille, monsieur le juge. Nous ne bougerons pas d’ici.

 

– Priez un fermier voisin de m’envoyer sa voiture. Nous allons faire transporter le corps du docteur à son domicile…

 

Et bas, à M. Coudercy :

 

– Nous l’accompagnerons, si vous le voulez bien. Peut-être trouverons-nous chez le docteur quelque indice qui nous mettra sur la trace…

 

Un quart d’heure après, le triste cortège descendait le coteau.

 

Le comte du Thiellay ne le suivit pas. Il reprit le chemin de Fénestrel.

 

Et de loin, n’osant le rejoindre, Mathis le suivait.

 

La maison du docteur Renneville était située en dehors du village. On y fut bientôt. Le docteur était veuf, n’avait point d’enfants. Il habitait avec un cocher et une cuisinière. Ceux-ci, interrogés, ne purent que se répandre en lamentations et ne donnèrent à la justice aucun renseignement.

 

La cuisinière introduisit le juge d’instruction et le procureur de la République dans le cabinet de travail de Renneville.

 

Et là, au bout de quelques minutes de recherches, ils trouvèrent quelques feuilles éparses, couvertes d’une écriture serrée, froide, solide – l’écriture du docteur – et en tête de ces feuilles, sur la première, Renneville avait écrit en grosses lettres :

 

À monsieur le juge d’instruction

 

Parquet de Tours

 

En dessous, en écriture plus petite :

 

« Observations soumises au Parquet sur la maladie et la mort mystérieuse de Henri Lamarche, fils adultérin de Charlotte Lamarche, dite « la Pocharde »…

 

Les deux magistrats se regardèrent, un peu émus malgré tout. Ils continuèrent à lire :

 

« Après de longues hésitations, après mûres réflexions, je considère de mon devoir de livrer à l’appréciation suprême de la justice les faits suivants, desquels je ne puis donner une explication catégorique.

 

« Dans le courant de l’été dernier, le 15 juillet, date mentionnée sur mon livre de visites, j’ai été appelé par Mme Charlotte Lamarche qui m’invitait à donner des soins à son dernier enfant, Henri, alors âgé de trois mois environ. Je me rendis à cette invitation. L’enfant, disait la mère, était faible et souffrant depuis sa naissance, mais depuis quelques jours semblait plus faible encore et plus souffrant. Je constatai sur le petit malade, après un examen très sérieux, les symptômes de l’hérédité alcoolique. Il était, au jour de ma première visite, dans un état de coma profond qu’interrompaient de temps à autre des secousses convulsives. La respiration, d’abord stertoreuse, s’embarrassait de plus en plus. J’arrivai à temps pour empêcher le mal de devenir mortel et je le sauvai. Si le malade était mort et si l’autopsie en avait été faite, je pense que l’on aurait trouvé du sang épanché dans la cavité de l’arachnoïde et infiltré dans les poumons, lésions que l’on rencontre constamment chez les individus morts en état d’ivresse…

 

« Le 23 août suivant, le 15 septembre aussi, je fus appelé auprès de l’enfant qui avait peine à vivre et chez lequel j’observai les mêmes symptômes susrelatés.

 

« Avec des soins constants et une hygiène rigoureuse, mon avis, toutefois, était que l’enfant pourrait vivre. Dans quelles conditions de santé et de force ? Je l’ignore. L’hérédité alcoolique, due à sa mère, notoirement connue pour ses habitudes invétérées d’ivrognerie, s’atténuerait-elle avec l’âge ? Ou bien l’enfant conserverait-il une faiblesse d’esprit, du rachitisme, un état de nervosisme, comme cela est si fréquent ? C’était le secret de l’avenir.

 

« Je donnai à Mme Lamarche des conseils sévères.

 

« Pendant les mois qui suivirent, c’est-à-dire pendant toute la mauvaise saison, je n’entendis plus parler de rien. Je m’informai. Le malade allait mieux.

 

« Dès le début du printemps de cette année, le mieux cessa et des crises se manifestèrent.

 

« Mme Lamarche me demanda de nouveau auprès de son fils.

 

« À plusieurs reprises, à partir de cette époque, le 5 avril, le 12, le 30 avril, puis le 3 et le 15 mai, jour de la mort, je remarquai des suffocations chez l’enfant… J’arrivais à peine à temps pour le sauver, et le 15 mai j’arrivai trop tard. Le petit corps avait déjà une raideur tétanique, comme on en observe après certains empoisonnements. Elle dura trois heures, disparut pour reparaître une heure et demie après, car je revis l’enfant plusieurs fois dans l’après-midi où il mourut. La peau et les membranes muqueuses de la bouche, du nez, de la langue étaient pâles, mais présentaient quelques petites plaques rosées.

 

« Je n’ai pas pu pousser plus loin mes observations. Pour que celles-ci fussent complètes et pour qu’il fût possible de porter sur cette mort une appréciation exacte, l’autopsie serait nécessaire.

 

« Je ne puis formuler d’accusation.

 

« Cette lettre n’accuse qui que ce soit.

 

« Elle est destinée seulement à attirer l’attention de la justice. Celle-ci agira selon qu’elle le jugera convenable.

 

« Je résumerai mon opinion en disant que si les symptômes remarqués au courant de la maladie de l’enfant m’ont semblé à plusieurs reprises aussi singuliers qu’inexplicables, la mort a un instant éveillé en moi le soupçon d’un attentat…

 

« L’autopsie peut seule indiquer s’il y a eu crime…

 

La lettre, si grave, si concluante malgré tout, était signée. Auprès d’elle, sur la table de travail du docteur, une enveloppe toute prête portait l’adresse de M. Barillier, au parquet de Tours. Puis des notes étaient jointes, relatant les observations médicales en termes techniques.

 

Il était évident que M. Renneville aurait mis le lendemain la lettre et ces notes à la poste, afin de saisir la justice et de dégager sa responsabilité.

 

M. Barillier s’en empara. Nulle hésitation n’était plus permise. Il fallait interroger Charlotte.

 

VIII

ILS NE PARLERONT PAS…


À Fénestrel, le comte s’enferma chez lui et y resta longtemps. Il ne descendit même pas pour déjeuner.

 

Dans l’après-midi seulement, il reparut, le regard voilé, le visage fatigué, toute sa vigueur abattue.

 

Il se promena dans les allées du parc. À chaque instant, il s’arrêtait, la tête penchée, réfléchissant. Puis, il reprenait sa marche lente.

 

Il ne rentra que vers quatre heures. Il demanda Clotilde.

 

On lui répondit que la comtesse était au salon. Quelques-unes de ses amies, les plus voisines, étaient venues. Ce meurtre causait une grosse émotion dans tout le pays. Mathis était venu dans l’après-midi également. Les amies étaient parties. Mathis seul restait avec Clotilde.

 

Ils attendaient ce moment avec anxiété.

 

Et vivement, Clotilde s’avança vers le jeune homme.

 

– Vous êtes allé à Maison-Bruyère… Vous l’avez vu, lui ? Car il y est allé aussi…

 

– Il a eu ce courage. Je l’ai vu… Je l’ai même entendu qui donnait à la justice certains renseignements, de nature, sans doute, à l’égarer, à éloigner de lui les soupçons…

 

– Et il ne paraissait pas ému ?

 

– Très ému, au contraire. Je ne le perdais pas de vue… Je l’ai surpris à plusieurs reprises essuyant la sueur qui coulait de son front et, une fois, j’ai cru qu’il allait s’évanouir… Ce fut au moment où Patairnel, l’un des gardes de Berthelin, fit sa déposition…

 

– Que racontait le garde ?

 

– Je ne sais pas. Il parlait à voix basse. Je n’ai pas entendu… C’était bien grave sans doute, car M. du Thiellay le dévorait d’un regard ardent. Lorsque Patairnel eut fini de parler, M. du Thiellay poussa un profond soupir, comme soulagé d’une angoisse. La déposition de Patairnel représentait probablement pour lui un danger et il venait de voir ce danger s’écarter de lui brusquement.

 

– Avez-vous réfléchi, vous, à ce meurtre ?

 

– Oui.

 

– Vous vous êtes demandé quel pouvait en être le mobile ?…

 

– Oui… Et je n’ai rien trouvé… Vous savez que le docteur Renneville a été volé ?… ou, du moins, une somme de deux cent mille francs, que votre mari lui aurait versée dans l’après-midi et que le docteur emportait, a disparu…

 

La comtesse appuya la main sur ses yeux.

 

– Je me perds au milieu de toutes ces horreurs… Et je me demande si c’est lui, vraiment lui, que nous avons vu !…

 

Mathis haussa les épaules.

 

– Ah ! s’il pouvait y avoir quelque doute !

 

– Hélas !… Quel cauchemar !… C’était lui, c’était bien lui !… Elle entendit des pas lents dans une allée et s’approcha d’une fenêtre. C’était Hubert du Thiellay qui remontait vers le château. Avant d’y entrer, il s’arrêta et regarda longuement vers la vallée, vers le coteau, le dos un peu voûté, sous la fatigue de tout ce drame qui pesait sur lui.

 

– Tenez, dit Clotilde, n’est-ce pas l’évocation de cette nuit qui apparaît de nouveau devant nous ?

 

Non, ils n’avaient pas été le jouet d’un rêve et c’était bien la réalité qu’ils avaient vue : ce cou musculeux, ces larges épaules, cette façon de porter la tête, un peu penchée, en marchant…

 

Tout à coup, Hubert se baissa jusqu’à la bordure d’un massif pour examiner une fleur et Clotilde tressaillit :

 

– Avez-vous vu ce geste des deux mains en avant ?… Est-ce que ce n’est pas l’autre, celui de cette nuit, quand il se penchait sur le vieillard, les doigts liés autour de cette gorge haletante ?… Et puis ces vêtements… ces vêtements de velours commun… les mêmes, voyez-vous ? les mêmes !

 

– Oui, les mêmes…

 

Le comte avait cueilli une des premières roses précoces. Il l’avait passée à sa boutonnière. Ce n’était encore qu’un bouton dont le rouge apparaissait à peine entre les pointes vertes des feuilles.

 

La comtesse frissonna :

 

– Son sang-froid me fait peur, dit-elle.

 

Hubert montait les marches du perron.

 

– Il va venir, sans doute… Observons-le… Il est impossible que devant nous, qui savons, il ne se trahisse pas… Restez, mon ami… Ne vous éloignez pas… Seule devant lui, j’aurais trop peur…

 

Le comte entrait.

 

Il adressa un sourire à sa femme. Et comme il n’avait pas vu Mathis à la plâtrière, il vint lui serrer la main.

 

Il avait l’air profondément triste, mais aucune gêne en lui, aucun embarras : ses yeux avaient la même franchise qu’autrefois, la même douceur, la même bonté. Était-ce possible, vraiment, était-ce possible ?

 

– Vous savez la triste nouvelle, Clotilde ? s’informa-t-il.

 

– Oui, le docteur est mort.

 

– On l’a assassiné non loin de Maison-Bruyère, quelques minutes seulement après que je l’eus quitté… On l’a assassiné pour le voler…

 

Elle trouva le courage de répliquer, rendue nerveuse par ce cynisme :

 

– Cela est bien invraisemblable.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que le docteur n’a pu être assassiné que par un misérable qui le connaissait, savait assurément que le vieillard se trouvait à notre fête et l’attendait sur son chemin, à son retour, la nuit…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! je dis qu’il est invraisemblable qu’on l’ait tué pour le voler, car la distraction du docteur Renneville était proverbiale dans le pays, et il n’est pas un paysan qui ne sache que le docteur sortait la plupart du temps en oubliant de prendre sa bourse…

 

– Le docteur avait sur lui deux cent mille francs…

 

– Comment le savez-vous ?

 

– C’est moi qui les lui avais donnés.

 

– En paiement de la propriété de Grand-Champ ?

 

– Oui.

 

– Je croyais que cette propriété vous coûtait trois cent mille francs ?

 

– En effet… Je n’ai donné qu’un acompte de deux cent mille… Je devais régler le reste demain ou après-demain… J’ai eu, à la dernière heure, quelques paiements à faire, sur lesquels je ne comptais pas…

 

– Et cette somme ?

 

– Disparue… Volée, sans aucun doute.

 

Mathis et Clotilde réfléchissaient. Un silence. Ce paiement imprévu d’une aussi forte somme – cent mille francs –, cela leur semblait bien singulier… bien invraisemblable…

 

Clotilde va pousser plus loin ses questions, mais un regard de Mathis lui fait comprendre qu’elle commettrait une imprudence.

 

Le comte reste absorbé ; on dirait qu’il a oublié leur présence. Il tressaille, comme se réveillant, lorsque la comtesse demande :

 

– Et le coupable ?

 

– L’opinion publique accuse une malheureuse… Charlotte Lamarche…

 

– Et vous ? Que pensez-vous de cette accusation de l’opinion publique ?

 

Il ne répondit rien. Il vient à elle, près, très près… lui prend les mains… Son visage est si proche du visage de Clotilde qu’elle reçoit son haleine… Sur les traits du comte, tout à coup, une sorte d’angoisse…

 

Et c’est en tremblant qu’il demande :

 

– Est-ce bien cela que vous vouliez dire ?

 

Car il a cru deviner une intention cachée dans l’exclamation de la comtesse. Et convulsivement, sans qu’il s’en aperçoive, sans y apporter de brutalité, ses doigts serrent les mains mignonnes avec tant de force qu’elle jette un cri.

 

– Pardon, dit-il humblement, je vous en supplie, pardon !

 

Elle considère ses doigts striés de marques rouges, à la place où se sont appuyées les bagues ; puis, ayant recouvré son sang-froid dans ce choc :

 

– Je ne voulais pas dire autre chose… Vous-même, que pensiez-vous donc ?… Est-ce que, par hasard… vous vous êtes imaginé que j’avais voulu vous accuser de ce meurtre ?

 

Et elle eut un rire faux, strident…

 

Il lui semble qu’un voile s’étend sur la figure du comte.

 

Elle a frappé juste, elle le sait. Elle l’observe…

 

Les paroles prononcées par le docteur à l’agonie lui reviennent à la mémoire…

 

« Misérable !… Malheur sur toi !… Mon fantôme ne te quittera plus… jamais… jamais… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front… le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front… »

 

Malgré son énergie, malgré son crime, bien que sa conscience soit muette, chacune de ces paroles a dû se graver au fond de ce cœur, dans la mémoire du misérable, pour toujours ; il n’est pas si avili, si gangrené, qu’il ne soit plus accessible aux remords ! Et ces paroles qui évoquent le cadavre à ses pieds, doivent lui renouveler, toutes les nuits, la hantise affolante de son crime !

 

Elle bégaye :

 

– Malheur sur toi !… mon fantôme ne te quittera plus… Mais elle n’a pas la force d’en dire davantage.

 

Lui, n’a pas bien entendu, n’a pas bien compris. Seulement, il voit en Clotilde une surexcitation extraordinaire et il s’inquiète :

 

– Qu’est-ce donc Clotilde ? Que dites-vous ? Qu’avez-vous ?…

 

Elle s’assied, anéantie, brisée par l’effort qu’elle a fait pour redevenir maîtresse d’elle-même, pour résister à l’entraînement de la révélation qui s’échappait de ses lèvres.

 

Elle le rassure. Elle se fait souriante.

 

Et quand elle voit qu’aucun soupçon ne lui vient, son âme se partage en deux sentiments contraires.

 

Elle regrette presque qu’il n’ait pas compris…

 

Seule avec Mathis quelques minutes après, ils gardent le silence, longtemps. Puis, Mathis, avec reproche :

 

– Vous avez failli nous perdre.

 

– Oui, j’ai eu un moment de folie… c’est vrai… J’allais tout dire… C’est fini… Je suis calme… Je réfléchis… Écoutez-moi… Ce meurtre va rester impuni, car l’opinion publique accuse une innocente… Charlotte Lamarche… Quelle foi la justice apportera-t-elle dans cette accusation de tout un pays ?… Nous le saurons bientôt… Mais il est probable, s’il faut en croire ce que disait hier le docteur Renneville… que cette malheureuse aura à se défendre contre l’accusation d’avoir empoisonné ou tué son enfant… Si elle était reconnue coupable de ce chef, qu’importe que nous laissions peser sur elle le poids d’un crime de plus ? Elle n’en sera ni plus ni moins déshonorée. Ah ! s’il s’agissait d’une honnête femme… éveillant quelque intérêt, non, je vous le jure, je ne laisserais pas la justice s’égarer, au risque de me perdre moi-même et de vous perdre avec moi… Mais il s’agit de la Pocharde !… Je me tairai… Et vous ?

 

– Moi ? moi ?…

 

Mathis avait fermé les yeux, en proie à une horrible vision…

 

C’était dans un sentier très ombragé d’un bois plein de broussailles. Le soleil n’y pénétrait pas. Et c’était là, toujours la nuit… Une femme, en proie à une surexcitation étrange, venait d’y apparaître… et, sans qu’elle y prît garde, elle était suivie par un homme… À bout de forces, elle s’affaissa dans le sentier… les paupières closes… une pesanteur sur le cerveau, les membres engourdis, envahie par une syncope qui la rendait inerte et comme morte. Et elle resta ainsi sans mouvement, la face tournée vers les cimes des arbres dont un léger souffle faisait frissonner les feuilles… Alors, enhardi, l’homme s’approcha…

 

Et il dit, à demi-voix, avec un sourire de convoitise cruelle :

 

– Elle est à moi !…

 

Voilà la vision qui renaissait aux yeux de Mathis… Et le crime accompli, l’homme s’enfuyait honteux et lâche…

 

Mais le crime, laissé derrière lui, accomplissait lentement son œuvre mortelle. Car c’était de cela qu’elle mourait, la Pocharde, sous les sarcasmes publics, c’était de cet enfant d’inconnu qui justement était là pour donner une justification aux calomnies naissantes… pour lui crier, s’il lui prenait la fantaisie de se défendre :

 

– Eh bien ! Et ce petit ? Tu n’y songes plus ? Il n’est pas venu tout seul…

 

Elle en mourait… Et Mathis pensait que, sans l’enfant, Charlotte n’aurait pas été accusée de ce meurtre… Et Mathis pensait que la première cause de tout ce mal remontait à cet homme, à cet inconnu entrevu dans la vision du sentier plein d’ombre… au père de cet enfant… Il pensait aussi que cet homme avait été le premier à caractériser d’un mot d’argot le vice reproché à Charlotte, sans preuve, et à faire prendre un corps à cette accusation en la rendant populaire : la Pocharde… Puisque Charlotte était innocente de l’adultère – nul au monde ne le savait mieux que lui –, n’était-elle pas innocente aussi de ce vice et n’était-elle pas tout simplement malade ?… Alors, c’était une effroyable série d’erreurs et d’injustices.

 

Il pensait à tout cela et oubliait de répondre.

 

Clotilde demanda, pour la seconde fois :

 

– Et vous, mon ami, parlerez-vous ?…

 

Il releva les yeux – des yeux incertains, inquiets du mystère honteux de son âme – sur cette femme élégante qui était à lui, qui l’avait aimé… Il vit, s’il parlait, s’effondrer cette vie et sa propre vie… Il avait l’âme vulgaire et le cœur lâche. Alors il dit, sourdement :

 

– Je me tairai !

 

IX

PROBLÈME À RÉSOUDRE


La voiture qui emportait le juge d’instruction et le procureur de la République les arrêta au pied du coteau ; les deux magistrats grimpèrent le chemin creux qui longeait Maison-Bruyère.

 

La grille était restée ouverte ; ils entrèrent sans qu’aucun bruit révélât leur présence, traversèrent la terrasse et s’arrêtèrent sur le seuil de la porte.

 

Dans le fond de la chambre, auprès du berceau, Charlotte à genoux était en prières.

 

Le juge fut obligé d’aller jusqu’à elle et de lui appuyer la main sur l’épaule. Elle se releva lentement, comme fatiguée, et d’une voix infiniment douce :

 

– Qui êtes-vous, messieurs, et que me voulez-vous ?

 

En dépit de tout ce qu’elle avait souffert, en dépit de toutes ses crises, il restait encore en elle, malgré tout, un peu de sa beauté radieuse, de sa jeunesse triomphante. Un rayon de soleil, quelques minutes de bonheur si chèrement payé, eussent ravivé le pur lis, l’eussent épanoui, redressé.

 

Et ses pauvres yeux, larges, profonds, mais si abattus par les larmes et par des tortures sans nom, troublèrent un moment les magistrats.

 

Et c’était cette femme qu’ils venaient interroger… C’était cette femme sur laquelle pesaient deux accusations effroyables : celle d’avoir assassiné un vieillard, celle d’avoir empoisonné son enfant…

 

Les magistrats se regardèrent, graves, silencieux. Ils eurent l’idée – vague, instinctive – de quelque chose comme d’un sacrilège.

 

La jeune femme ressemblait si peu au portrait qu’ils s’en étaient fait, que M. Barillier demanda :

 

– Vous êtes madame Georges Lamarche ?

 

– Oui.

 

La Pocharde ! C’était bien elle !… Alors, ces yeux si doux, si tristes, si pleins de langueur, mensonge !… Cette candeur du visage, cette chasteté épandue sur les traits, cette modestie de toute l’attitude, mensonge !… C’était celle-là qu’on relevait, depuis un an ou deux, par les fossés des grandes routes, ivre morte… N’allaient-ils pas s’apitoyer ?…

 

– Je suis le juge d’instruction au parquet de Tours, et voici M. le procureur de la République…

 

Elle les considéra longuement l’un après l’autre, comme si elle avait voulu pénétrer les âmes sur ces deux visages où, tout à l’heure, elle l’avait bien vu, était passée une impression fugitive de pitié…

 

Était-ce là deux amis, ou deux ennemis ?

 

Elle dit lentement faisant tressaillir les deux hommes :

 

– Je vous attendais ! Venez-vous ici pour m’accabler, comme ont fait les autres ? Êtes-vous mes ennemis ?… ou venez-vous chez moi pour me protéger ?

 

– Madame, nous ne sommes ni vos amis, ni vos ennemis… nous n’avons en vue que le triomphe de la vérité, du droit, de la justice…

 

– Alors, défendez-moi, car je suis la plus malheureuse des femmes !… Défendez-moi, car je suis victime !… Défendez-moi, car la vérité de mes actions a été méconnue, car j’ai été insultée sans que personne en eût le droit, et je meurs sous l’injustice de tous, sans exception, de tous, de tous, de tous !…

 

– Notre devoir est de vous protéger, comme notre devoir est de vous châtier. Vous pouvez compter que, jusqu’au bout, nous accomplirons notre devoir.

 

Elle resta silencieuse, calculant sans doute ses chances de salut. Puis elle joignit les mains, releva ses beaux yeux vers un Christ pendu au chevet du berceau funèbre. Et elle dit, à mi-voix :

 

– Me croiront-ils ? Oh ! mon Dieu, faites qu’ils me croient !

 

Puis, elle s’assit, les mains sur les genoux, le buste un peu penché, dans l’attente.

 

– Je vous demande pardon, dit-elle, cela me fatigue de rester debout… Je suis si lasse !… Pourtant, aujourd’hui, j’ai la tête plus libre… Je souffre moins… Je n’ai plus ni ces malaises, ni ces angoisses… Interrogez-moi… Sur ce pauvre être innocent qui repose dans son berceau et que l’on va venir chercher tout à l’heure, je vous jure que je n’essayerai pas de mentir… C’est la vérité seule qui peut me sauver !

 

Ils s’étaient assis également. C’était un interrogatoire sommaire qu’ils allaient faire subir à cette femme. Ils décideraient ensuite de l’arrestation. M. Barillier s’était placé dans un angle de la chambre, où il était dans l’ombre, tandis que Charlotte recevait la lumière en plein visage. Il parcourait les notes, déjà nombreuses, prises dans la matinée. Il les passait, au fur et à mesure, au procureur de la République.

 

Il relut les dépositions reçues, les constatations dans la plâtrière, puis la lettre laissée sur son berceau par le docteur Renneville.

 

Charlotte était sous le coup de deux accusations.

 

Il résolut de s’occuper du meurtre de Renneville avant toute chose. Il appuya un coude sur un guéridon.

 

– Vous avez eu raison de le dire : la vérité peut seule vous sauver… Répondez donc en toute franchise !

 

– Je sais de quoi l’on m’accuse…

 

– Que répondez-vous à cette accusation ?

 

– Je m’élève contre elle de toute la force de mon indignation et de ma douleur. Il est des calomnies si infâmes et si invraisemblables que l’on se trouve désarmé contre elles. Pourquoi aurais-je voulu me débarrasser de ce petit ? Sa naissance m’avait déshonorée… Sa mort ne pouvait me rendre l’honneur… Alors, on ne tue pas sans motif… Pourquoi ? Pourquoi ?…

 

– Vous redoutiez le juste ressentiment de votre mari…

 

– Non… Je croyais que mon mari m’aimerait assez pour avoir confiance en moi et pour être sûr de mon innocence.

 

– Votre innocence ! fit le juge avec ironie.

 

– Oui, fit-elle, en relevant la tête avec un suprême orgueil.

 

Mais l’interrogatoire déviait, prenait une tournure que n’avait pas prévue M. Barillier. Il le remit d’un mot dans le chemin.

 

– Avant de vous poser certaines questions au sujet de cet enfant, il est un autre renseignement que je voudrais obtenir de vous… Pouvez-vous me donner l’emploi de votre temps depuis hier au soir ?…

 

– Hier, à huit heures, ou vers cette heure-là, je ne sais plus au juste, mon mari est revenu… Il m’a fallu tout lui dire, tout ce qu’on me reproche, tout ce qui a l’air d’être vrai et pourtant qui ne l’est pas. Puis le docteur Renneville est passé. Mon mari l’a fait entrer… Le docteur a dit que mon pauvre enfant n’était pas mort de mort naturelle… Puis, le docteur est parti… Puis, mon mari est parti aussi, en emmenant mes deux filles… Oui, il les a emmenées… Il me les a volées… Puis, je me suis évanouie… Puis, quand je suis revenue à moi, j’ai songé à ces restrictions abominables que j’avais surprises dans les paroles de M. Renneville… à cette accusation qu’il n’osait pas formuler devant moi… Alors, je suis sortie à mon tour, pour courir après lui, pour le rejoindre, pour lui dire qu’il ne fallait pas propager pareille accusation… que ce serait plus qu’une faute, presque un crime… Et j’ai couru, par la campagne, dans la nuit, tantôt chercher le docteur, tantôt demandant mes filles, implorant mon mari…

 

Elle s’arrêta au souvenir de la terrible nuit…

 

– Continuez ! dit M. Barillier.

 

– Je n’ai plus rien à vous raconter… Je me suis trouvée si fatiguée, si épuisée, à un moment, que je suis tombée, et je suis restée longtemps sans connaissance… C’est Jean Berthelin qui m’a rencontrée, toujours évanouie, et qui m’a conduite à Maison-Bruyère… C’est tout…

 

Elle se tut.

 

Le juge se leva, fit quelques pas dans la chambre, avisa dans un coin des vêtements qu’il remua du bout de sa canne. Une robe noire, un jupon, des bottines…

 

Robe, jupon, bottines, étaient maculées de terre glaise, de cette terre que l’on ne rencontrait que dans les alentours de ruines de Relay.

 

– Vous n’étiez pas loin du prieuré ? dit-il.

 

– Peut-être… je ne sais pas… Oui, je crois me souvenir…

 

– Et cet évanouissement ? À quelle heure de la soirée d’hier s’est-il produit ?

 

– Comment pourrais-je vous répondre ? J’étais folle…

 

– Vous vous trouviez au prieuré à l’heure même où, sur l’ancienne route royale, M. Renneville était assassiné. Et le pays tout entier vous accuse…

 

Chose étrange, elle ne se révolta point… Cela ne paraissait pas la surprendre outre mesure… Ou, peut-être, n’avait-elle pas très bien compris…

 

– Vous l’avez cru ? dit-elle.

 

– Nous croirons ou nous ne croirons pas… C’est à vous de vous disculper…

 

Elle garda longtemps le silence. Elle n’était pas plus émue que tout à l’heure. Elle en avait tant reçu de ces opprobres… La coupe, depuis longtemps, avait débordé. Mais elle eut tout à coup, comme se parlant à elle-même, une réflexion bizarre :

 

– Tant mieux… oui, tant mieux… que l’on m’accuse donc de tous les crimes et de toutes les hontes… Quand on aura découvert que je suis innocente de l’un d’eux, on se dira peut-être que je suis innocente aussi de tous les autres…

 

Les magistrats avaient entendu, mais restaient sceptiques. Elle demanda, avec une grande douceur :

 

– Et sans doute ceux qui m’accusent disent aussi pourquoi j’ai tué ?

 

– Ils disent que M. Renneville, seul, pouvait vous accuser d’avoir empoisonné votre enfant… Ils disent qu’en l’assassinant vous avez voulu surtout l’empêcher de parler… et de vous dénoncer…

 

– C’est logique ! dit-elle sans qu’il y eût d’ironie dans sa réponse.

 

– Qu’avez-vous à répondre ?

 

– Rien.

 

– Vous refusez de vous défendre…

 

– Oui… moi, je ne pourrais pas… Je ne pourrais que protester de mon innocence, implorer votre justice, et c’est votre justice que j’implore… Si vous vous joignez à mes ennemis, je suis perdue… Si vous avez pitié de moi et s’il reste dans votre cœur quelque hésitation à croire aux horreurs qui se répandent sur moi, peut-être me sauverez-vous… Je n’ai pas tué M. Renneville… Hélas ! je suis si faible qu’un enfant aurait raison de moi… Comment l’aurais-je tué ?… Voilà tout ce que je veux vous dire…

 

M. Barillier sortit, fit signe aux deux gendarmes qui étaient restés à leur poste, de chaque côté de Maison-Bruyère. Ils s’approchèrent aussitôt.

 

– Faites une perquisition dans toutes les chambres…

 

Et lui-même les accompagna.

 

La perquisition ne fut pas longue. Peu de choses dans l’humble logis. Rien de secret. Rien de mystérieux.

 

Dans un tiroir d’un secrétaire-bureau, meuble de la chambre de Charlotte, on découvrit un paquet de lettres. Le juge s’en empara, les parcourut.

 

C’était tout le roman d’amour de la jeune fille, puis de la jeune femme, avec son fiancé, puis avec son mari. Et dans les lettres de Georges, on suivait la pensée de Charlotte… Aux réponses que faisait l’amoureux, on devinait les questions de l’amoureuse. Tous deux s’étaient aimés avec passion.

 

Il y avait aussi les lettres lointaines, celles qui venaient d’Australie… Elles étaient, ces dernières, les lointaines, aussi passionnées que les autres, mais d’une passion plus grave, plus réfléchie, dans laquelle se mêlait le souvenir des enfants nés de cet amour, le respect de la mère !

 

Le juge murmura :

 

– C’est à n’y rien comprendre !

 

Il rejeta les lettres et ferma le tiroir, puis regarda la Pocharde…

 

Celle-ci l’avait bien vu, le magistrat, violer le mystère de son cœur, de son intimité… et elle avait senti une flamme lui monter aux joues, au front… Sa pudeur s’en alarmait… Elle en était toute confuse… Et des larmes brillaient dans ses yeux dont les paupières étaient baissées.

 

M. Barillier vit cela et le comprit. Mais un magistrat doit faire abstraction de son cœur et ne raisonner qu’avec la tête.

 

– L’intérêt qu’il y avait pour vous à ce que M. Renneville disparût, m’amène à vous interroger sur un second chef d’accusation. L’opinion publique, dont il faut tenir compte quand elle se manifeste avec une telle violence et une telle unanimité, vous rend responsable de la mort de votre enfant. Elle vous accuse de l’avoir empoisonné.

 

– Je le sais… Ne vous ai-je pas dit que je m’attendais à votre visite ?

 

– Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

 

– Rien non plus, si ce n’est qu’il est abominable d’accuser ainsi sans preuves et d’accuser qui ? Une mère !

 

– Non point peut-être de vous dénoncer directement… Mais de dénoncer le crime…

 

– Et celui-là ? Celui qui accuse… qui est-ce ?

 

– Le docteur Renneville…

 

– Il n’est donc pas mort ?

 

– Il est mort. Mais écoutez ce qu’il a écrit dans la journée même de sa mort.

 

Et M. Barillier lui donna connaissance de la lettre si grave. Charlotte l’écouta sans émotion apparente.

 

– Qu’avez-vous à répondre ? interrogea le juge.

 

– Un mot : je connaissais le sens de cette lettre, sinon les termes…

 

– Comment cela ?… Veuillez vous expliquer.

 

– M. Renneville a formulé les mêmes soupçons, hier soir, ici, devant mon mari et devant moi… Et il ne m’avait pas caché qu’il se proposait de vous avertir… J’ai protesté hier comme je proteste aujourd’hui… Personne n’a pu approcher de mon enfant… personne autre que moi ne l’a soigné…

 

– Est-ce tout ce que vous pouvez nous dire ?

 

– C’est tout… Moi, je ne puis pas… je ne puis rien… Tout m’accable… Je me sens devenir folle… Tout le monde m’a abandonnée, mes amis, mon mari, mes enfants… Que voulez-vous que je vous dise ?…

 

Elle se mit à pleurer doucement, laissant ses larmes couler comme un ruisseau intarissable tout le long de son visage, sans les cacher, sans même les essuyer…

 

À ce moment un gendarme entra. Il vint à M. Barillier et lui dit quelques mots à l’oreille.

 

– Faites-le entrer, dit le juge.

 

Presque aussitôt un homme arrivait, le dos courbé, le pas lent et lourd… Georges Lamarche, vieilli de vingt ans, depuis la veille, méconnaissable… En une nuit, les cheveux du malheureux avaient blanchi…

 

Il donnait les mains à ses deux filles, à Claire et à Louise…

 

Quand la Pocharde les vit, il y eut sur son visage une expression de joie céleste et elle leur tendit les bras.

 

– Oh ! mes enfants ! mes enfants !

 

Et elle les serra avec délire contre son cœur…

 

Les enfants criaient en pleurant, en riant aussi, inconscientes :

 

– Mère ! Mère ! Nous ne te quitterons plus ! Elle se tourna vers Georges et dit simplement :

 

– Merci, mon ami… merci d’avoir eu cette bonne pensée… merci de m’avoir donné cette grande joie.

 

Elle s’arrêta, éperdue de surprise, devant ce vieillard qui surgissait devant elle, les traits flétris, les cheveux blancs, le dos voûté…

 

– Georges ! Georges !… dit-elle, dans un élan de désespoir… Oh ! mon pauvre Georges ! comme tu as souffert !…

 

– Oui, dit-il, en hochant la tête… Je ne sais pas comment je ne suis pas mort cette nuit… ou comment je ne suis pas devenu fou…

 

Charlotte se laissa tomber à genoux devant lui.

 

– Et c’est à cause de moi !… oui !… Comme il m’aimait pourtant !…

 

Elle joignit les mains en une supplication muette.

 

Il détourna les yeux. Toute sa fureur de la veille n’existait plus. Il n’y avait plus en lui qu’une immense douleur.

 

– Oui, c’est à cause de moi, et je suis innocente… Le magistrat intervint :

 

– Devant la douleur de ce pauvre homme, devant le berceau de votre enfant mort, manifestez quelque repentir et ne persistez pas dans votre refus de parler.

 

– Je suis innocente.

 

– Tout vous accuse… Votre conduite passée, dont cet enfant est la preuve – cet enfant que votre mari ne peut regarder qu’avec horreur, qu’avec haine –, tout vous accuse, car vos vices, vos habitudes, sont connus et vous ont valu une triste popularité…

 

Elle dit, les poings serrés, se relevant, et dans un accès de rage :

 

– Je suis innocente… Défendez-moi de tout, de tout, de tout…

 

Le juge haussa les épaules.

 

Il était évident, pour lui, que cette femme jouait un rôle. Il se contenta de dire :

 

– Charlotte Lamarche, je vous mets en état d’arrestation. Elle regarda les trois hommes, devant elle.

 

Ces deux-là, les juges, se déclaraient comme ses ennemis ; elle ne pouvait plus compter sur eux ; ils allaient se laisser entraîner, emporter par les clameurs populaires, et ce ne serait plus une prévenue, peut-être une victime, qu’ils auraient en Charlotte, mais une accusée, une coupable.

 

L’autre, Georges, était si faible qu’il avait, lui aussi, plutôt besoin d’être défendu, et, pauvre être désemparé, il n’était plus capable ni d’énergie ni d’efforts.

 

– Alors, personne ! Non, personne ! disait-elle avec égarement.

 

Ses filles l’entourèrent de leurs petits bras.

 

Pour la seconde fois, le gendarme pénétra dans la maison.

 

– M. Jean Berthelin demande à parler à Monsieur le Juge…

 

– Qui cela, M. Berthelin ?

 

Le gendarme expliqua. Le juge fit un signe. Berthelin entra d’un air résolu, ayant une colère dans les yeux et le front barré d’une ride. Il se posa devant les magistrats et se croisant les bras :

 

– Je viens de comprendre ce qui se passe, ce qui n’est pas difficile, puisque l’on crie partout que Charlotte a tué le docteur… Les imbéciles ! les imbéciles ! Alors je suppose bien que vous ne l’avez pas cru, vous autres, la justice ?

 

Il y avait, dans le ton dont parlait Berthelin, un si profond dédain, cachant mal peut-être une non moins profonde angoisse, que les deux magistrats en reçurent comme un coup de fouet.

 

– Nous n’avons pas de comptes à vous rendre ; de quel droit nous interrogez-vous ?

 

Berthelin, sans répondre, se tourna vers Charlotte :

 

– Ils l’ont cru, n’est-ce pas ?

 

– Ils l’ont cru, dit-elle. Oh ! toi, Jean, toi, défends-moi ! défends ! Ils m’abandonnent tous…

 

Jean désigna du doigt Georges Lamarche, silencieux, et qui vraiment semblait presque indifférent à tout ce qui se passait.

 

– Même lui ?

 

– Lui, surtout… mais il ne faut pas lui en vouloir… Regarde-le !

 

Berthelin, la veille, sur le coteau, avait rencontré Lamarche, pendant que le glas sonnait à l’église de Pont-de-Ruan. C’était un jeune homme vigoureux. Et il le revoyait, à quelques heures d’intervalle, vieillard.

 

Il eut pitié… Il ne se souvint plus que Georges avait été le maître de Charlotte… de cette jolie et gracieuse femme qu’il aimait depuis son enfance.

 

Il ne vit plus que cette misère navrante, cette guenille de vie. Et il dit, très bas :

 

– Le pauvre homme !…

 

Puis, revenant vers le juge qui le considérait, le sourcil froncé, le regard dur, s’attendant à une attaque et prêt à la riposte, il dit humblement :

 

– Je vous prie de m’excuser, monsieur… Mais voyez-vous, tout ce qui se passe ici est si cruel qu’il est bien permis à un brave garçon de perdre son sang-froid et d’oublier un moment le respect qu’il doit, sinon aux hommes, du moins à l’idée de justice qu’ils représentent… En venant ici, j’avais un renseignement à vous donner… Vous savez que cette malheureuse femme est malade, sujette à des crises de suffocation auxquelles le médecin n’a jamais rien compris et qui la laissent sans vie… Ce matin, à l’aube, elle était ainsi couchée au pied d’un arbre, vers le prieuré de Relay… C’est moi qui l’ai soignée et qui l’ai reconduite chez elle…

 

– Je prends note du renseignement, dit froidement le juge. Et faisant un geste comme pour le congédier :

 

– Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?…

 

– Peut-être bientôt aurai-je autre chose…

 

– Pourquoi tarder ?…

 

– Le fruit n’est pas mûr.

 

Charlotte eut un éclair dans les yeux. Elle renaissait à la vie.

 

– Jean, est-il possible ?… Me laisses-tu un espoir ?

 

– Non, non, Charlotte… je ne sais rien encore, rien ; mais je voulais tout de même vous dire quelque chose… Dans les premiers temps où ont couru les mauvais bruits sur votre compte, je vous ai défendue ; moi, je disais que vous étiez malade, et que vous ne pouviez pas être vicieuse ; quand est venu cet enfant, j’ai été comme fou… j’ai été bien près de ne plus croire, moi aussi… Puis, vous m’avez dit : « Je suis innocente ; il faut avoir foi en moi, malgré tout, malgré tout ! » Et j’ai eu foi… Et je ferai tout pour vous sauver, Charlotte, je ferai l’impossible !…

 

– Merci, Jean, merci, mon ami… Hélas ! que ferez-vous ?

 

La Pocharde s’approcha alors de son mari qui, la tête baissée, semblait sourd à tout cela, semblait aveugle. Elle lui prit doucement la main.

 

– Georges, un mot…

 

– Que voulez-vous ?

 

– Avez-vous entendu ce que vient de dire Jean Berthelin ?…

 

– Oui.

 

– Et vous, Georges, vous ?… N’avez-vous pas quelque bonne parole à me jeter en pitié, avant mon départ, comme on jette une aumône ?…

 

Georges dit, sourdement :

 

– Cet homme ne vous aime pas… que lui importe !…

 

Charlotte poussa un profond soupir et son regard voilé se porta sur chacun des deux hommes, sur Jean, sur son mari. Tous deux l’avaient aimée ardemment. Et celui des deux qu’elle avait choisi jadis l’abandonnait aujourd’hui. Et c’était l’autre, celui qu’elle avait dédaigné, qui venait à elle.

 

Elle se demandait maintenant :

 

« Lequel des deux m’a le mieux aimée, le plus profondément ?… Lequel des deux était, aussi, le plus digne d’être aimé ? »

 

Toute son enfance, toute sa première jeunesse, remontèrent à son esprit, avec les attentions charmantes dont Jean l’entourait. Elle se rappela la douleur navrante de Jean lorsque, inconsciente de cet amour profond, unique, qui devait emplir toute la vie du jeune homme, elle lui annonça son mariage !… Un autre était passé… Et c’était celui-là, soudain, que la jeune fille avait élu… Le nouveau venu était passé là comme un vent d’ouragan qui emporte tout… et il avait emmené Charlotte… Et Jean faillit en mourir…

 

Oui, ces souvenirs-là lui revenaient en foule, évoqués par le mot de son mari : « Cet homme ne vous aime pas… peu lui importe !… »

 

Elle oublie, un instant, que d’autres sont là qui l’écoutent.

 

– Il m’a aimée, mon pauvre Georges, il m’a aimée avant que je te connusse… Il m’a aimée et il m’aime encore, mon pauvre Georges, de toute la force de son âme !…

 

Et les magistrats, qui assistent à cette scène, échangent quelques mots.

 

– Ou c’est une éhontée créature, ou c’est la plus admirable des femmes !…

 

Il l’a entendu, cet aveu, Georges Lamarche… Il l’a entendu, au milieu du désordre de son cerveau, au milieu de l’écroulement de sa vie… Il ne lui revient qu’une pensée, une seule…

 

Et son regard la traduit, cette pensée, en se fixant, éperdu, horrifié, sur le berceau de l’enfant adultérin, autour duquel s’agite ce drame.

 

Il s’élance vers Jean qui ne s’attend pas à cette attaque. Il le saisit à la gorge en hurlant :

 

– Ah ! C’est toi, misérable, c’est toi, c’est toi !

 

Jean se remet, détache doucement, avec une vigueur tranquille et irrésistible, les mains qui l’enserrent…

 

Il échange avec Charlotte un regard de douloureuse pitié…

 

– Non, ce n’est pas moi… dit-il… et par mon amour que Charlotte vient de vous révéler si noblement, par cet amour qui n’a jamais cessé d’être respectueux, je vous jure que si j’avais connu l’autre, celui dont vous parlez et dont voici le fils… celui-là serait mort… En votre absence, je l’aurais châtié…

 

Il reconduisit Georges Lamarche jusqu’à un fauteuil. Le pauvre homme est pris de frissons. Il ouvre de grands yeux égarés et appuie les mains sur son front, avec le geste de vouloir retenir sa raison qui s’en va…

 

Et Jean Berthelin lui dit, très bas :

 

– Je n’ai jamais eu contre vous ni haine ni rancune… J’enviais jadis votre grand bonheur… c’était tout… Aujourd’hui, je vous plains, oh ! oui, je vous plains infiniment.

 

Georges n’a pas entendu sans doute, ou n’a pas compris, car il ne répond rien… C’est à peine s’il entend, lorsque M. Barillier dit à Charlotte :

 

– Je vais vous remettre entre les mains de la gendarmerie… Berthelin a un geste de suprême douleur :

 

– C’est affreux, dit-il, c’est affreux !

 

Et aux magistrats :

 

– Messieurs, je vous le jure, c’est un grand acte d’iniquité que vous commettez là…

 

Charlotte s’approcha de Georges :

 

– Adieu, Georges ; je ne te reverrai peut-être jamais, mon ami…

 

Il revint à lui, parut retrouver un peu d’intelligence :

 

– Charlotte, je t’en supplie, dis quelque chose pour ta défense…

 

– Je ne puis rien dire… Je ne sais rien… Des choses se sont passées autour de moi, mystérieuses, étranges, que je n’ai jamais pu m’expliquer… Celui qui le comprendra, ce problème à résoudre, me sauvera…

 

Il baissa la tête et sanglota en se cachant le front dans les mains. Charlotte regarda le malheureux, longtemps, puis regarda Jean Berthelin. Elle dit de nouveau :

 

– Celui-là me sauvera !…

 

Et vraiment, sur ses lèvres, cela signifiait : « Celui de vous deux qui m’arrachera à cette honte, c’est celui-là que j’aimerai… car aujourd’hui mon cœur est libre, je n’ai plus d’amour. »

 

Jean a deviné, car il murmure :

 

– Moi, Charlotte, je vous sauverai, je le jure.

 

Elle le remercie d’un regard reconnaissant et lui tend la main. Il la lui embrasse avec passion et la laisse retomber, humide de ses larmes.

 

Puis elle effleure d’un baiser les cheveux blancs de son mari.

 

Les enfants, malgré leur jeune âge, ont pressenti que leur mère allait partir et qu’encore une fois on allait la leur arracher. Elles pleurent de grosses larmes. Le cœur de la mère se fond à ce spectacle.

 

Tout son sublime courage s’évanouit devant le désespoir des frêles petites. Elle se laisse tomber dans un fauteuil.

 

– Oh ! mes enfants ! mes chères petites !

 

Elle leur tend les bras. Elles s’y précipitent, serrées contre elle, les mains entourant son cou, lui couvrant le visage de leurs baisers coupés de sanglots.

 

Pendant longtemps, elles restent ainsi toutes trois, en ce groupe désolé. Et Charlotte parle aux petites, doucement, à voix basse :

 

– On veut faire de moi une criminelle… une méchante femme que l’on vous apprendra plus tard à mépriser et à détester… Mais dans vos petits cœurs, je veux que vous conserviez le souvenir sacré de votre mère, un souvenir pieux qui amènera des larmes à vos yeux, mais qui ne fera pas rougir votre front… Vous m’écoutez, vous m’entendez, mes chères petites ?

 

– Oui, maman… parle-nous, chère maman… dit Claire.

 

– Et en nous parlant, embrasse-nous… Il y a si longtemps que tu ne nous as pas embrassées, chère maman !

 

– Mes petits anges, n’oubliez jamais votre mère… Que son souvenir ne s’efface jamais de votre cœur, à mesure que vous grandirez et que vos jeunes années s’éloigneront… Sur vos deux têtes chéries, j’avais reposé tous mes rêves et toutes mes ambitions… Soyez tendres aussi envers votre père… Il vous aime beaucoup, il vous aime mieux que moi… car, moi, je ne songeais qu’à votre bien-être présent et lui avait devant les yeux l’avenir… Vous m’entendez et vous me comprenez, chères petites ?

 

– Oui, mère, oh ! oui, mère chérie… dirent-elles ensemble, en pleurant.

 

– Tous les soirs, quand il vous prendra sur ses genoux, racontez-lui – ainsi que vous le faisiez pour moi –, racontez-lui votre vie d’enfant, vos grandes joies et vos grosses tristesses… Demandez-lui de vous aider, de veiller sur vous, de vous guider et de vous aimer toujours… Qu’il vous aime pour lui… et qu’il vous aime pour moi !

 

Elle essuya ses yeux. Les sanglots la suffoquaient.

 

– Mère, ne pleure pas… Ne pleure pas, maman…

 

– Mère, puisque je t’aime, ne pleure pas…

 

Elle les embrassa avec une sorte de fureur. Elle se leva ensuite, redevenue tout à coup calme. Et d’une voix très grave, qui frappa de surprise ceux qui étaient là :

 

– Mes enfants, je suis innocente… Je ne sais pas ce que l’avenir vous réserve et mon nom, en exécration aux hommes, va peut-être peser bien lourdement sur votre vie… Mes enfants, récitez avec moi la prière que je vais vous apprendre… N’oubliez jamais de la réciter, tous les soirs, avant de vous endormir… Alors, si je dois mourir…

 

Elle les prend par la main. Elle les conduit auprès d’un crucifix, à côté du berceau de l’enfant mort.

 

– Mettez-vous à genoux, chères petites…

 

Elles obéissent et, sans que leur mère le leur dise, elles joignent leurs mains mignonnes et lèvent vers le Christ leurs beaux yeux humides – les grands yeux bleus, les grands yeux bruns…

 

Alors il se passe, en cette chambre, une scène bizarre. Le gendarme de faction, très ému, s’est retiré sur la terrasse, peut-être un peu honteux de laisser voir deux larmes, qu’on eût pu prendre pour une protestation contre ce qui se passait. Les deux magistrats, instinctivement, s’étaient découverts, sans penser à rien, emportés malgré eux par ce désespoir si simple et si profond. Georges Lamarche, anéanti, le dos voûté, sur sa chaise, regardait le plancher avec la fixité, la ténacité d’un pauvre être privé de raison. Et Jean Berthelin s’était agenouillé comme les fillettes…

 

Seule la mère, la Pocharde, restait debout. Et on n’eût pas dit, vraiment, qu’elle était accusée… Accusée de deux crimes atroces…

 

– Priez, mes enfants, dit-elle, et répétez comme moi…

 

Et, joignant elle-même les mains vers le crucifix et vers l’enfant mort :

 

– Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère… Les fillettes, ensemble, d’une voix basse, presque un murmure :

 

– Mon Dieu, protégez les enfants qui n’ont plus de mère…

 

La mère reprit ainsi, leur faisant répéter chaque phrase qui s’enfonçait dans ces jeunes mémoires vierges pour n’en plus sortir :

 

– Que plus tard l’innocence de votre pauvre maman soit reconnue… Pardonnez à tous ceux qui lui ont fait du mal, comme elle leur a pardonné elle-même aujourd’hui et comme elle leur pardonnera le jour de sa mort… Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit… Ainsi soit-il…

 

Et les enfants, mains jointes et front baissé, répétèrent en se signant :

 

– Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit… Ainsi soit-il… Il y eut un silence religieux…

 

Elle reprit :

 

– Adieu, mes enfants… Vous allez quitter cette maison… votre père ne voudra plus l’habiter… Moi qui ai vécu de votre vie, de vos jeux, donnez-moi la suprême joie de vous voir prendre avec vous tout ce qui vous fait plaisir, tout ce qui vous amusait… afin que, lorsque je serai loin de vous, j’emporte dans mes yeux l’image d’un sourire ou de l’apaisement que fera naître en vous la vue de vos joujoux…

 

Les enfants comprirent… Claire alla chercher ses poupées, ses cerceaux, un cheval mécanique, des livres aussi et des cahiers d’écriture…

 

Joies et douleurs, tout est fugitif chez l’enfant !

 

Ce qu’avait voulu la mère avant de partir – dans sa sublime abnégation –, c’était les voir moins tristes…

 

Maintenant qu’elle s’était laissée aller à sa douleur, elle voulait les tromper.

 

Berthelin se pencha vers le juge d’instruction, attentif :

 

– Est-ce qu’une pareille pensée pourrait naître chez une femme qui ne fût pas vraiment mère, et mère avec toute la grandeur de la maternité ?

 

La Pocharde, elle-même, guidait les recherches des petites.

 

Quand Claire eut fini, ce fut le tour de Louise. Ensuite, Charlotte les poussa dans les bras de Georges.

 

– Allez-vous-en avec elles… je ne veux pas qu’elles me voient partir.

 

Elle l’entraîna vers la porte.

 

Elle mit, éperdument, des baisers sur les yeux, sur le front, dans les cheveux des petites…

 

– Allez… adieu… je vous reverrai peut-être… promettez-moi de ne pas pleurer !

 

Elle se tint, chancelante, contre la porte, tant qu’elle les vit. Lorsqu’ils eurent disparu, elle murmura doucement :

 

– Ah ! Dieu ! Ah ! Dieu ! avec un geste de colère farouche, de révolte folle, du reste presque aussitôt calmé.

 

Et se tournant vers M. Barillier :

 

– Maintenant, je suis à vous, rien ne me retient plus… Faites de la Pocharde ce que vous voudrez !…

 

X

LA VIE À DEUX


M. Barillier passa le reste de la journée à prendre des renseignements, continuant son enquête, recevant des dépositions de paysans. La vieille Catherine fut interrogée minutieusement. Comme elle était au service de Charlotte, elle avait dû observer beaucoup de choses. Mais le juge eut beau la questionner, elle ne fit que de vagues réponses et, en somme, sa déposition fut plutôt favorable.

 

– Voyez-vous, monsieur le juge, je ne peux rien dire, non là, vrai de Dieu, je ne sais rien… J’ai pourtant bien regardé, bien écouté aux portes, et jamais je n’ai surpris Madame, soit avec un homme, soit se livrant à la boisson.

 

– Cependant, elle ne s’enivrait pas avec des fleurs.

 

– Non, sûrement.

 

– Alors, comment expliquez-vous ?

 

– J’ai toujours cru que Madame avait une cachette… Maintenant, il faut dire que de ma cuisine la plupart du temps, je ne voyais pas ce qui se passait… J’arrivais le matin… je faisais un peu de ménage… j’allumais le fourneau et je préparais le déjeuner, puis je m’en allais… Madame faisait elle-même son dîner, car elle vivait de peu de chose… Dans la journée, s’il faisait mauvais temps, elle montait dans la chambre de ses fillettes et restait auprès d’elles… S’il faisait beau, elle passait le temps sur la terrasse… Et c’était comme cela tous les jours… La chambre de ses filles, c’était moi qui la faisais… Mais la sienne, elle ne voulait pas que j’entre dedans… Les enfants n’y venaient jamais… J’y suis entrée la première fois quand le petit Henri a été malade et qu’elle vagabondait, insensée, prise de boisson… Et un jour, j’ai failli y suffoquer… Ça manquait d’air… Je n’ai eu que le temps d’ouvrir… Et je crois bien que cette fois-là, si je n’étais pas entrée, le petit aurait rendu le dernier souffle… Il est vrai que ça n’a pas tardé beaucoup par la suite…

 

Le magistrat prenait des notes.

 

Et il inscrivit, comme une phrase ordinaire échappée à la courte intelligence de la vieille bonne, ces simples mots qui renfermaient tout le mystère de cette enquête, la solution du problème qu’il allait chercher et auprès de laquelle tous, juges, jurés, médecins, experts, avocats, allaient passer sans y prendre garde, sans même l’apercevoir : « Un jour, j’ai failli suffoquer… Ça manquait d’air… Je n’ai eu que le temps d’ouvrir !… »

 

M. Barillier ordonna l’autopsie de l’enfant mort.

 

Le rapport médico-légal allait donc avoir, en cette affaire, une importance capitale, car s’il concluait à la mort naturelle, Charlotte, du même coup, pouvait être déclarée innocente de ce crime.

 

Il ne resterait plus contre elle que le meurtre de Renneville.

 

Mais entre ces deux crimes, nous l’avons expliqué déjà, il y avait une corrélation étroite, un lien qui faisait qu’il était difficile d’innocenter Charlotte de l’un des deux sans la déclarer également innocente de l’autre.

 

Si le rapport médico-légal déclarait, contrairement à la lettre posthume de Renneville, qu’il n’y avait pas eu empoisonnement, dès lors, pourquoi Charlotte eût-elle assassiné Renneville, dont elle n’avait pas à redouter la déposition ?

 

Le mobile du crime disparaissant, il faudrait chercher ailleurs le meurtrier.

 

Lorsque fut portée à Fénestrel, cette fois comme certaine, la nouvelle de l’arrestation de la Pocharde, le comte du Thiellay, sombre, les yeux voilés, demanda :

 

– Est-on bien sûr qu’elle soit coupable ? A-t-on découvert quelque preuve ?… A-t-on retrouvé le portefeuille, avec l’argent de Renneville ?

 

On ne put répondre à aucune de ces questions. Alors, dans un abattement singulier, il murmura :

 

– Comment savoir ? qui me dira la vérité ?

 

La même nouvelle fut donnée à Mathis et à la comtesse. Tous deux s’y attendaient : Mathis avait fait prévoir cette arrestation. Lorsqu’on leur annonça : « La Pocharde est sous les verrous ! » ils respirèrent, soulagés, sans songer au martyre de cette femme. Et Clotilde dit, en serrant dans ses doigts, nerveusement, la main de son amant :

 

– Nous sommes sauvés !

 

Sauvée, elle l’était peut-être, pour quelque temps… Mais quelle vie d’horreurs, d’épouvantes et de cauchemars commençait pour elle !

 

Dans les premiers temps qui suivirent ces deux journées pendant lesquelles se passèrent les incidents de ce drame, il ne lui fut pas trop difficile d’éviter la présence de son mari.

 

Elle prétexta des malaises successifs, resta enfermée dans sa chambre, ne laissant entrer personne et se faisant servir chez elle.

 

Mais elle ne pouvait ainsi, indéfiniment, prétexter ces malaises.

 

À la fin, il se fût alarmé ; il eût exigé qu’elle consultât un médecin. Il fallut bien que Clotilde reprît la vie d’autrefois.

 

Elle l’atténua, cette vie, en sortant beaucoup, en faisant des visites, en recevant beaucoup, de façon à être seule avec son mari le moins possible. Mais elle avait beau faire, il arrivait toujours – inéluctablement – le moment où, dans le joli et élégant château tout à coup vide de ses invités, redevenu calme et silencieux, elle se retrouvait devant Hubert du Thiellay.

 

Il était très triste. Ses yeux imploraient Clotilde, lui demandaient un mot d’amour ou d’amitié.

 

À plusieurs reprises, il lui dit, comme vaincu et à bout d’efforts :

 

– Venez Clotilde, il faut que je vous parle !…

 

Il l’avait entraînée, malgré elle, frissonnante d’horreur, très loin de tous les regards, dans les allées sombres.

 

– Il va tout me dire ! Il va me révéler son crime…

 

Il avait marché longtemps silencieux, un cruel combat se livrait dans son cœur. Puis, il avait dit, enfin, avec un douloureux sourire où il se dérobait :

 

– Oui, il faut que je vous parle… Il y a si longtemps que je ne vous ai pas dit combien je vous aime !…

 

Il lui pressait tendrement les mains. Alors, elle, devenue dure, se dégageant :

 

– Vous m’aimez, c’est convenu… Aviez-vous besoin de m’entraîner si loin pour me l’apprendre et ne pouviez-vous me laisser au château ?

 

– Vous êtes cruelle, Clotilde, que vous ai-je fait ?

 

– Rien… Seulement la soirée est fraîche… je me sens frissonner… Si vous ne voulez pas que je prenne froid, rentrons.

 

Ils passaient devant le chalet norvégien, d’où Clotilde était partie pour se rendre au prieuré de Relay, le soir du crime.

 

– Entrons là… Vous ne sentirez pas la fraîcheur du soir…

 

– Non… Retournons au château…

 

– Du reste, je ne sais pas où vous trouvez qu’il fait froid. La soirée est orageuse, accablante et il n’y a pas un souffle d’air…

 

C’était vrai. La campagne paraissait fatiguée, dans un accablement de chaleur. Vers les coteaux, des éclairs dans des nuages de cuivre.

 

– Il va faire de l’orage, dit la comtesse.

 

– Eh bien ! laissons passer l’orage. Dans le chalet, nous y serons à l’abri…

 

Elle aurait voulu résister encore… La nuit, l’orage, ce tête-à-tête loin de tous, tout cela la terrifiait… Elle eut l’idée que le comte ne l’avait attirée là, dans cette ombre, sous ces grands arbres, que pour commettre un crime…

 

– Il va me tuer… Il va m’étrangler comme l’autre.

 

De larges gouttes tombèrent, très espacées tout d’abord, puis la pluie crépita dans les feuilles. Les éclairs devinrent plus rapprochés. La foudre éclata, stridente.

 

Il fallut bien qu’elle se réfugiât dans le pavillon.

 

Comme le vent, subitement élevé, envoyait par rafales la pluie à l’intérieur, le comte ferma la porte.

 

Clotilde fut glacée… Les ténèbres étaient si épaisses qu’elle ne voyait même pas son mari… Sa gorge se contracta… Elle essaya de crier, rien ne sortit… C’était fini… Elle l’avait bien deviné tout à l’heure… il allait la tuer…

 

Sans doute il avait deviné quelque chose… Et jusqu’à présent, il avait su dissimuler avec un courage infernal, avec la cruauté d’une bête fauve jouant avec sa proie !…

 

Elle est tombée sur un divan, au fond du chalet…

 

Où est-il ? Elle ne le voit pas… Ses yeux sont brouillés… Et puis ces ténèbres !

 

Enfin, tout à coup, elle entend le froissement des pas sur le parquet. Le voilà… il vient… il savoure son crime. Est-ce le poignard ?… ou bien va-t-il l’étrangler ?…

 

Des pas encore, plus près. Il la cherche !

 

– Clotilde, où êtes-vous ?… Est-ce que l’orage vous fait peur ?

 

Elle soupire, haletante, et il l’entend. Alors, il se dirige vers elle… Il va l’étreindre, l’étouffer d’une main, empêcher ses cris… Mais une voix très timide, très douce, très tendre, dit en tremblant :

 

– Je t’aime, Clotilde, et je suis triste à mourir… Aide-moi, je t’en prie… Je suis malheureux et j’ai besoin de tes caresses… Depuis quelque temps tu me fuis, tu me regardes avec des yeux de terreur… Est-ce que je t’ai fait de la peine ? Ce serait sans le vouloir, sans le savoir…

 

Elle se remet un peu de ses alarmes. Ce n’est point un assassinat qu’il rêvait… en l’emmenant là… Il pensait à l’amour… Mais c’était pour la jeune femme, un autre genre d’épouvante. Elle, à cet homme, jamais !

 

– Laissez-moi, dit-elle… cet orage me fait mal…

 

– Que de prétextes, Clotilde, chère Clotilde, pour vous éloigner de moi !…

 

Il se met à genoux. Il implore :

 

– Pourquoi êtes-vous si changée ?… Parfois vous avez des gestes et des regards qui semblent s’adresser à un être malfaisant… Cependant je vous aime. Doutez-vous de moi ?… Dans la vie… calme… un peu monotone, peut-être, qui est la nôtre, il se passe peu d’incidents où je trouverais le moyen de vous prouver mon amour, en vous montrant jusqu’où va mon dévouement… Je ne vais pas jusqu’à souhaiter qu’il y ait un bouleversement dans notre vie afin de vous donner une preuve nouvelle que je vous aime… Et pourtant, je mets votre amour si au-dessus de tout, que j’ai souvent de ces désirs de malheurs…

 

Les mains de la jeune femme restent froides. Elles se retirent, d’instinct, avec un mouvement de répulsion, toutes les fois qu’elles rencontrent les mains du comte.

 

Tout à coup, elle sent les bras du comte qui l’enserrent de nouveau et, auprès de sa joue, la caresse de sa moustache, auprès de ses lèvres, la brûlure de ces lèvres qui profèrent tant de mensonges.

 

Elle se rejette en arrière, avec un cri :

 

– Non, non, jamais plus, jamais plus !

 

Il se lève, brusquement…

 

Elle l’entend qui fait quelques pas, puis s’arrête…

 

Longtemps, longtemps, il reste ainsi… immobile… sans un geste… Puis, elle le voit qui porte la main à ses yeux…

 

Pourquoi ? Elle ne le sait pas… car si elle a surpris le geste, ce qu’elle n’a pas vu, ce sont les grosses larmes, qui de ces yeux navrés coulent lentement sur le visage !

 

La fureur de l’orage se calme. Il va rouvrir la porte. Un peu de lumière pénètre dans le chalet.

 

– Venez ! dit-il…

 

Elle obéit, passivement. Lorsqu’elle passe près de lui, Hubert s’arrête.

 

– Clotilde, vous ne m’aimez plus !…

 

Elle veut protester, ne trouve rien, se contente de hausser les épaules.

 

– Clotilde, si vous ne m’aimez plus, c’est que vous en aimez un autre…

 

Un imperceptible frisson des paupières, c’est tout ce qui trahit l’émotion de la jeune femme. Quant à sa pâleur, elle ne pouvait être plus grande.

 

– Vous ne répondez rien.

 

– Contre une pareille insulte, je n’ai que du mépris…

 

Un moment, les yeux du comte ont brillé de colère ; ses lèvres, blanches, disent assez quelle serait sa violence, en face d’un outrage à son honneur…

 

– C’est que, voyez-vous, cela, je ne le pardonnerais pas… non, non… jamais… Et si vous aviez un amant…

 

– Vous… vous le tueriez, n’est-ce pas ?

 

– Je ne sais pas, je n’ai jamais pensé à cela… Mais, bien sûr, l’un des deux, lui ou moi, devrait mourir…

 

– Tranquillisez-vous et réservez votre colère pour des causes plus justes…

 

Il redevint tendre et humble :

 

– Vous n’aimez personne ?… Vous me le jurez ?…

 

– Personne !…

 

Et voulant couper court à ces questions qui devenaient dangereuses, où un détail, une imprudence pouvait la compromettre et la perdre :

 

– Venez vite… pendant qu’il ne pleut plus…

 

Mais au château, en haut du perron, pendant qu’elle le quitte :

 

– Clotilde, prenez garde… il y a entre vous et moi un secret que je connaîtrai… Quel secret ? Je l’ignore… Mais, prenez garde !

 

À partir de ce jour, le comte, froissé dans sa tendresse, changea d’attitude à l’égard de sa femme. Il ne la rechercha plus, comme auparavant, sans aller, cependant, jusqu’à fuir les occasions de se trouver avec elle. Aux repas, c’est à regret qu’ils échangeaient quelques paroles.

 

Ensuite, Clotilde redevenait libre et son mari ne s’inquiétait plus d’elle.

 

Mais la jeune femme n’était pas dupe de cette subite indifférence qui lui semblait plus redoutable que les manifestations de ses soupçons.

 

Parfois, elle tressaillait, se retournait…

 

De loin, son mari la regardait, et ce regard, dont elle avait subi le magnétisme, était la menace de quelque catastrophe prochaine.

 

Pourtant, il ne dissimulait pas si bien qu’elle ne surprît en lui, souvent, quelque intime et profonde tristesse.

 

Et Clotilde, alors, en ces occasions, se reprenait à douter, malgré l’évidence, se demandant si vraiment cet homme dont elle connaissait l’ardent amour, et dont elle voyait naître la jalousie, si cet homme qu’elle savait doux à tout le monde, était le meurtrier de Renneville.

 

Elle se mettait à rêver à l’impossible, à rêver qu’elle ne l’avait pas vu !

 

Et, s’abandonnant à ce rêve de sa folie, elle se disait alors qu’elle l’aimerait cet homme, oui, qu’elle l’aimerait de toute son âme, de tout le repentir de la faute qu’elle avait commise.

 

Hubert innocent !… Si cette chimère se réalisait, elle n’aurait pas assez de sa vie pour pleurer sur son adultère, pas assez de sa tendresse pour réparer le passé ; ah ! comme elle y mettrait tout son cœur ! Et s’il fallait mourir pour qu’il fût heureux, eh bien ! avec joie, elle mourrait… effaçant ainsi tous les mauvais souvenirs…

 

Hubert innocent !… Peu à peu, l’obsession agissait. Un mal intérieur la rongeait. Ses yeux se creusaient. Parfois, ses joues revêtaient une teinte de plomb. Depuis longtemps, elle avait perdu l’appétit et le sommeil.

 

Une fois, en pleine nuit, sans s’y attendre, elle trouva son mari au salon. Il s’était installé là après le dîner, avec un livre. Il était deux heures du matin et il s’y trouvait encore.

 

Il se leva, effaré, en la voyant. Elle avait l’air d’un fantôme et grelottait. Il se précipita vers elle, croyant à un malheur.

 

– Qu’est-il arrivé ?… Êtes-vous plus malade ?

 

La vue de son mari, l’effroi de se trahir, lui rendirent sa présence d’esprit. Mais ses dents claquaient et c’est à peine si elle put s’expliquer :

 

– J’avais cru entendre du bruit…

 

– Du bruit ? Je n’ai pas bougé…

 

– Puis, je me suis aperçue qu’il y avait encore de la lumière au salon, et alors…

 

– Alors, vous avez voulu vous en assurer par vous-même, tandis qu’il vous était facile de sonner votre femme de chambre et de ne pas vous déranger.

 

– Excusez-moi d’avoir troublé votre lecture.

 

Elle ressortit. Sa démarche était incertaine. Elle se heurtait partout, à tous les meubles.

 

Le comte la suivait du regard. Il ne lui offrit pas son aide pour la reconduire. Longtemps, il rêva, triste.

 

De jour en jour, elle dépérissait, car pareilles scènes se renouvelaient fréquemment. Elle eut, une nuit, une sorte d’accès de somnambulisme et se retrouva dans le jardin, sans s’être couchée, le matin, au lever du soleil.

 

Le comte, très matineux, la rencontra debout, dans un massif, les pieds mouillés de rosée, les yeux hagards…

 

Il s’approcha et vit qu’elle dormait. Mais elle dormait de ce sommeil qui est une vie surnaturelle. Et elle murmurait, clairement, bien que sa voix fût changée, étrange, bégayante, des phrases qu’il entendit :

 

– Il me tuera ! Il me tuera !… Je sens ses mains autour de mon cou qui m’enserrent… qui m’étranglent…

 

Il la réveilla, mais ne lui dit rien de ce qu’il avait entendu : il n’avait pu mettre un sens à ces paroles…

 

Il voulut, le jour suivant, l’obliger à recevoir la visite du médecin. Elle s’y refusa avec obstination.

 

– Je passerai outre à votre refus, dit le comte, et je vous amènerai le docteur Marignan.

 

– Je ne le recevrai pas.

 

– Pourquoi ? S’il vous déplaît, je m’adresserai à tout autre.

 

– Je ne suis pas malade… Ne vous préoccupez point de ma santé.

 

– Je vous assure, ma chère Clotilde, que vous êtes bien changée depuis quelque temps… et je ne vous cacherai pas que j’en suis tout inquiet.

 

– C’est trop de bonté, dit-elle avec ironie.

 

Et rien ne fut changé dans cette existence. Mais le comte ne cessa point d’observer Clotilde, non plus seulement avec la jalousie d’un homme auquel sont venus des soupçons, mais avec la tendresse d’un mari aimant qui redoute l’avenir.

 

L’ennui est une maladie grave qui conduit à la mort, au suicide.

 

Vivre à Paris, est-ce que cela ne la sauverait pas ?

 

Il hésita longtemps. C’était un lourd sacrifice pour lui, un si grand bouleversement ! Mais il l’aimait.

 

Il saisit la première occasion :

 

– Clotilde, je vous ai dit, il n’y a pas longtemps, que je souhaitais dans notre vie quelque grave événement qui m’obligeât à vous donner des preuves de ma tendresse… Ce jour est venu… Vous savez combien il m’est pénible de songer même à quitter Fénestrel… Eh bien ! Clotilde, aujourd’hui, pour vous, pour revoir votre visage heureux, nous quitterons Fénestrel… et, si vous le voulez, nous n’y remettrons jamais les pieds… Mais je vous en prie, Clotilde, souriez et soyez heureuse…

 

Il avait parlé d’une voix douce.

 

– Nous irons à Paris ? dit-elle soudain, dans un cri qui trahissait tous ses rêves depuis longtemps et toutes ses ambitions.

 

– Oui…

 

– Tout de suite ?

 

– Oh ! je ne suppose pas que vous désiriez quitter Fénestrel en plein été pour aller vous installer à Paris, où vous ne trouveriez personne de votre monde.

 

– Ah ! déjà vous hésitez…

 

– Non, je vous le jure, et dès le mois d’octobre, si tel est votre désir… En attendant, nous ferons comme tous les ans… nous voyagerons… Est-il un pays du monde qu’il vous soit agréable de visiter pendant ces mois de beau temps ?…

 

Elle frémit.

 

Voyager, c’était encore être plus seule avec lui !… C’était le tête-à-tête constant de la voiture, des chemins de fer, des promenades, des excursions, de l’hôtel…

 

À Fénestrel, elle lui échappait encore…

 

À Paris, elle lui échapperait certainement… Elle saurait y vivre d’une vie si agitée, si emplie, que le comte n’existerait plus pour elle… Certes, la sinistre pensée de la terrible nuit subsisterait… Mais elle s’étourdirait… dans une ivresse perpétuelle de fêtes…

 

Cependant, elle était touchée…

 

Il l’aimait, certes, il l’aimait passionnément… Elle n’en avait jamais douté et elle venait de triompher enfin de la dernière résistance qu’il lui opposait…

 

Et, en lui parlant, malgré toute sa tristesse, il lui souriait.

 

– Je ferai ce que vous voudrez… N’êtes-vous pas la souveraine…

 

Et soudain, dans une détente nerveuse de son âme comprimée, il se jette dans un fauteuil, couvre ses yeux de ses deux mains. Et il éclate en sanglots convulsifs, comme un enfant.

 

Bouleversée, son cœur attendri malgré tout, elle ne comprend pas… Elle se penche sur lui… semble vouloir boire ses larmes, absorber ses sanglots… « Oui, oui, il est malheureux… il a des remords… mais il m’aime… »

 

Et le crime disparaît pour un moment – la durée d’un éclair –, devant l’immensité de cet amour…

 

Elle lui détache les mains… Il se laisse faire…

 

Le visage du comte est inondé de larmes… Il ferme les yeux, la tête appuyée, renversée contre le dossier du fauteuil.

 

« Peut-être va-t-il tout m’avouer… » pense Clotilde.

 

Son fin visage près de ces yeux qui pleurent, elle dit, le tutoyant :

 

– Pourquoi pleures-tu ? Ne peux-tu me le dire ?…

 

– Je pleure parce que j’ai besoin de ta tendresse et que tu ne m’aimes plus…

 

– Non, tu pleures parce que tu as un secret que tu ne me dis pas… Et tu ne te demandes pas si ce n’est pas cela qui me rend malade… Parle… Dis-moi ton secret… Parle… il est sur tes lèvres… confie-le-moi.

 

Il rouvre les yeux, considère longuement la tentatrice dont l’haleine fraîche fait du bien à sa fièvre… Mais ses larmes se tarissent… il redevient grave…

 

– C’est vrai, dit-il, j’ai un secret… mais je ne puis te le dire…

 

– Pourquoi ? Ne suis-je pas ta femme ? ta confidente naturelle ?

 

– Je ne puis te le dire parce que tu ne m’aimes pas !…

 

Elle se releva lentement. Il avait repris tout son calme. C’était fini. Il ne parlerait pas.

 

Alors, elle redevint cruelle.

 

– C’est la pensée de quitter Fénestrel qui vous rendait si triste ?…

 

Il lui adressa un long regard navré, plein de reproches, mais de pitié aussi…

 

Et ce jour-là, il ne fut rien dit de plus entre eux.

 

Tacitement, le départ pour Paris resta fixé pour le mois d’octobre. On était alors au mois de juin.

 

La première fois qu’elle revit Mathis, elle lui dit :

 

– L’autre jour, il a failli tout me révéler… Ah ! s’il le faisait !… ce serait encore la vie heureuse… Le divorce existe, heureusement… Nous trouverions des causes avouables de séparation… Je deviendrais libre… et je serais toute à toi…

 

Il fut gêné. Clotilde, libre, divorcée, c’était Clotilde pauvre… Il répond, cependant, par quelques mots de tendresse… Mais elle a été frappée de son hésitation. Elle est dans une surexcitation nerveuse où tout se déforme, prend des proportions inattendues…

 

– Ne sommes-nous pas liés par notre crime ?…

 

– Oui… surtout par notre amour… dit-il…

 

– Notre amour ! notre amour !

 

Et soudain elle a un rire éclatant… secouée… Et tout un flot d’amertumes, qu’elle épanche…

 

– Notre amour ! Ah ! bien oui !… Est-ce que je t’aime ?… Est-ce que je t’ai aimé… Ma foi, non !… Et toi ?… est-ce que tu crois que je n’ai pas deviné que ma conquête flattait surtout ton orgueil ?… De l’amour, toi ?… Je n’ai jamais rien vu dans ton cœur, si ce n’est l’égoïsme… de la jalousie… la rage de te venger des autres, parce que tu n’es rien…

 

Elle mordait son mouchoir, le déchirait, en proie à une crise de folie !… Et ce qu’elle disait, ce qui lui échappait, c’était la vérité… navrante… féroce. Elle ne l’avait jamais aimé !…

 

Maintenant elle lui en voulait parce qu’il était son maître.

 

Elle se surprenait parfois à le haïr plus fortement peut-être que son mari.

 

Et elle le rendait responsable de tout ce qu’elle souffrait… sans réfléchir, car si elle n’avait pas été là-bas, au prieuré, elle n’eût point surpris le crime… Et elle vivrait heureuse dans l’ignorance de ce qui s’était passé…

 

Il dit :

 

– Clotilde, calmez-vous, revenez à vous, je vous en supplie !…

 

Mais la pauvre femme, dans la crise qui l’emportait :

 

– Pourquoi t’ai-je aimé ? Pourquoi ? Pourquoi ?… Est-ce que je sais ?… Tu n’es pas plus beau que mon mari… Tu es aussi vulgaire !… Quel triomphe cela dut être pour toi que de devenir l’amant de la comtesse du Thiellay !… C’était une aubaine à laquelle tu n’étais guère habitué, n’est-ce pas ? Car, depuis, j’ai entendu parler de tes aventures d’autrefois, qui ne dépassaient guère les femmes de chambre des châteaux où tu fréquentes et les filles de ferme que tu rencontrais au coin des bois.

 

Mathis était blême.

 

– Adieu, dit-il, vous m’insultez gratuitement, car je ne puis répondre…

 

– Adieu, va-t’en… je ne veux plus te revoir ! Je te hais… Je te méprise… Mais va-t’en donc !…

 

– Je ne reviendrai jamais…

 

– C’est cela… Jamais… J’y compte bien…

 

– Mais c’est vous qui me rappellerez…

 

– Non, non, jamais, jamais…

 

Elle ne le regarda même pas partir. Elle remonta chez elle, en proie à une fièvre intense… Elle divaguait.

 

Heureusement, elle s’était enfermée, en une dernière minute de raison, de prudence.

 

Son mari, inquiet, vint, frappa, écouta, mais ne put rien entendre.

 

Le soir, quand la nuit tomba, elle se sentit plus calme. Elle eut même la force de descendre pour le dîner.

 

À présent qu’elle avait renvoyé Mathis, qu’elle lui avait ouvert brutalement son cœur, elle était un peu soulagée, comme si la faute commise avait été moins lourde.

 

Rentrée dans sa chambre, elle ne pensa point à se coucher.

 

La fenêtre entrouverte, sans lumière, elle regardait vaguement vers les coteaux de l’Indre, sans rien voir, heureuse de cet apaisement de son esprit.

 

Vers minuit, elle sentit qu’elle s’assoupissait.

 

– Je vais dormir ! Dormir peut-être sans cauchemar ! C’eût été la première fois, depuis longtemps.

 

Mais au moment où elle va fermer sa fenêtre, elle aperçoit une ombre qui se perd sous les arbres, en descendant du côté de la rivière. La nuit est claire, le ciel pur, la lune brille. Clotilde a eu le temps de reconnaître son mari.

 

– Où va-t-il donc, à cette heure-là ?

 

Et sans réfléchir, en toute hâte, elle s’enveloppe d’un manteau… Celui-là même, par hasard, qu’elle portait aux ruines de Relay…

 

Elle descend, traverse la grande avenue, s’engage dans les arbres… et ne s’arrête, prudente, que lorsqu’elle aperçoit son mari, à quelques pas, devant elle…

 

Il semble très absorbé et ne l’a point entendue…

 

De temps en temps il s’arrête, réfléchit, puis reprend sa marche… Il descend vers l’Indre… elle le suit… Il traverse le pont, puis la route, et prend un petit chemin creux… Le petit chemin qui passe devant Maison-Bruyère, celui que suivait toujours Langeraume en venant à ses fours à plâtre…

 

Elle ne le quitte pas, de loin, marchant très vite, seulement, lorsque le chemin faisait un coude brusque, et alors regagnant le terrain perdu…

 

Devant Maison-Bruyère, le comte s’est contenté de tourner la tête vers la coquette habitation témoin de tant de larmes…

 

Devant la plâtrière de Langeraume, il reste absorbé plus longtemps.

 

C’est là – Clotilde le sait – qu’on a découvert le cadavre de Renneville…

 

Puis, Hubert reprend sa marche lourde à travers champs…

 

« Où va-t-il ? » se demande-t-elle avec angoisse.

 

Et bientôt, elle n’a plus de doute.

 

Il a rencontré le fossé de l’ancienne route royale et il le suit, s’arrêtant presque à chaque buisson, presque à chaque pierre…

 

Il vient ainsi jusqu’en face de la chapelle du prieuré. Là, il s’assied sur le revers du fossé, met la tête entre ses mains et rêve…

 

C’est là, juste à cette place, que, de la chapelle, l’amant et la maîtresse ont vu, ont entendu… De là s’est élevé le râle d’agonie du vieillard…

 

Clotilde fait un détour, passe dans une terre labourée, pousse la porte de la chapelle, se trouve à l’abri et regarde…

 

Elle le voit, comme elle le voyait le soir fatal…

 

Que vient-il faire auprès de son crime ? Est-ce qu’il obéit à l’instinct étrange qui pousse le criminel, au lendemain, vers le sang qu’il a répandu ?

 

Très loin, dans la nuit calme, tinte une heure, à la vieille église des bords de l’Indre.

 

Le temps passe, et le comte ne semble pas s’en apercevoir.

 

Il se relève, et après un regard circulaire, comme s’il avait voulu pour la dernière fois examiner tout ce qui se trouvait autour de lui, imprégner sa mémoire de chacune des choses, il reprend lourdement le chemin qu’il avait suivi.

 

Elle sort de la chapelle et, de loin, se met à le suivre, toujours. Mais, dans le sentier creux de Maison-Bruyère, Clotilde heurte son pied contre une racine émergeante.

 

Elle tombe sans se blesser, se relève vivement… et attend…

 

Hubert, malgré sa rêverie, a perçu le bruit de cette chute. Au lieu de continuer sa route, il revient sur ses pas.

 

Et avant qu’elle eût le temps de prendre la fuite, il est en face de sa femme…

 

Tout d’abord, il ne la reconnaît pas… Il est à cent lieues de penser que Clotilde peut parcourir la campagne à cette heure de nuit.

 

Mais il la voit qui chancelle sous l’effroi, la soutient…

 

Et un cri lui échappe :

 

– Clotilde ! À pareille heure !

 

– Vous y êtes bien, vous ! dit-elle crânement.

 

Et le comte, sourdement :

 

– Que venez-vous faire ici ?… D’où sortez-vous ?…

 

– Je vous ai vu, à minuit, sortir de Fénestrel, secrètement ; j’ai voulu savoir où vous alliez… Vous me cachez un secret… j’ai voulu connaître ce secret…

 

– Pourquoi ?…

 

– Parce que je suis curieuse… Parce que j’ai le droit de savoir… et que je veux savoir…

 

Il murmura, brisé.

 

– Et que veux-tu donc apprendre, pour t’aventurer ainsi ?…

 

– Ton secret, je te l’ai dit.

 

– Que crois-tu, voyons ?… Tu soupçonnes quelque chose… Parle…

 

Elle lui appuya les deux mains sur les épaules, dans un geste brusque. Et ardente, enfiévrée, prête à tout dire :

 

– Je crois que tu connais l’assassin du docteur Renneville.

 

Il eut un soubresaut de tout le corps et une sorte de gémissement sortit de ses lèvres. Elle s’attendait à quelque brutalité. Elle s’attendait à pis que cela…

 

Chose étrange, il ne se fâcha point.

 

Il dit, calme, la voix à peine tremblante, après un silence où il s’était remis :

 

– Si je connaissais l’assassin, est-ce que mon devoir ne serait pas d’aller le livrer à la justice ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! tu ne fais pas ton devoir…

 

Il baissa la tête, comme atteint en plein cœur ; il répondit, très bas :

 

– Tu te trompes, je ne sais rien… Comment saurais-je ?… Réfléchis…

 

– Jure-le !…

 

– Je te le jure…

 

– Alors, que venais-tu faire là, devant ces ruines, à l’endroit exact où le docteur a trouvé la mort ?… Pourquoi, cette nuit, as-tu fait cette promenade étrange ? Et pourquoi, comme but de ta promenade, as-tu choisi le prieuré de Relay ?

 

– C’est le hasard qui m’a conduit ici… Je ne dormais pas… J’étais nerveux… Je suis sorti… En arrivant à Relay, je me suis senti fatigué et je me suis reposé… longtemps… à demi assoupi…

 

– C’est tout simple, dit-elle, avec un rire ironique…

 

Cependant, elle n’osa plus le questionner. Elle se disait qu’un mot de plus ferait comprendre à son mari qu’elle connaissait la vérité… Et c’eût été la mort !… Elle n’osa.

 

Ils restèrent silencieux…

 

Toute la journée du lendemain, chaque fois que le comte se trouva avec elle, il la regarda d’un air singulier, tout à la fois suppliant et triste… Dans ses yeux chargés de tendresse et d’inquiétude, on eût dit qu’il y avait une demande de pardon…

 

Mais cette nuit, ce mystère, cette étrange course vers le crime, avaient renouvelé en elle ses épouvantes.

 

Elle retomba plus affaiblie, plus malade que jamais.

 

Et, au milieu de cet isolement, dans l’horreur de cette vie en tête à tête, elle écrivit à Mathis : « Reviens… Pardon… Je me sens mourir… J’ai peur !… »

 

XI

SEUL POUR LA DÉFENDRE


Au Clos des Noyers, sa maison, Berthelin trouvait maintenant à ses deux vieux gardes, Patairnel et Musard, un air singulier, réservé et triste qu’il ne leur connaissait pas.

 

Ils le fuyaient. Ils étaient embarrassés devant lui. Lorsqu’ils causaient ensemble et que Jean s’approchait tout à coup, ils se taisaient.

 

Le jeune homme crut deviner l’objet de leurs préoccupations.

 

Un matin, comme ils se disposaient à partir pour leur tournée, il les appela :

 

– Patairnel ?… Musard ?… Venez donc un peu, s’il vous plaît…

 

Ils approchèrent, ôtèrent leur pipe et se tinrent devant lui poliment, en vieux serviteurs bien dressés, la cape à la main.

 

– Vous êtes tout drôles depuis quelque temps… J’ai deviné ce qui vous tourmente…

 

Les deux vieux eurent l’air inquiet.

 

– Si c’était un effet de la bonté de Monsieur de nous dire…

 

– Vous pensez que l’échéance arrive, hein ?… Il va y avoir bientôt douze mois que je vous ai dit : « Si dans un an, jour pour jour, vous ne m’avez pas pincé votre fameux braconnier, je vous renvoie… Mais si dans un an, jour pour jour, vous me l’amenez, je vous donne à chacun une prime de mille francs !… » Vous ne l’avez pas pincé et vous craignez pour votre place ?

 

Les yeux des gardes brillaient de colère… Contre l’invincible ennemi qui les avait mis tant de fois sur les dents, il était évident qu’ils nourrissaient une véritable haine.

 

– Nous ne l’avons pas pris, c’est vrai… dit Patairnel… Mais il faut vous dire que depuis quelque temps, nous ne nous apercevons plus de rien dans les bois. On jurerait que le braco a quitté le pays…

 

– Il reviendra, je vous l’affirme ; faites bonne garde…

 

Ils s’éloignèrent, le dos baissé, allongeant leurs jambes sèches, prises dans de hautes guêtres. Et en s’éloignant, ils parlèrent à voix basse.

 

– Cela est singulier, murmurait Berthelin, rêveur. Je croyais avoir deviné ce qu’ils me cachent… et il me paraît que je n’ai pas deviné juste… Alors, quoi donc ?… Pourquoi ont-ils l’air si gêné devant moi ?… Quel est leur secret ?…

 

Il décida de les surveiller.

 

Un soir, Berthelin put s’approcher d’eux, dans le bois, au moment où les deux vieux cassaient une croûte en causant. Il se coucha derrière un fouillis de buissons de houx. Les vieux dressèrent l’oreille.

 

– J’ai entendu froisser les feuilles mortes… et toi ?

 

– Moi aussi… C’est une grive ou un merle…

 

Et comme pour donner raison à Musard, un merle, dérangé par l’arrivée de Berthelin, s’envola en sifflant avec colère. Les gardes restèrent longtemps sans échanger une parole. Puis, tout à coup, Patairnel dit, branlant la tête :

 

– Tout de même, cette nuit-là, nous aurions mieux fait de ne pas bouger de notre lit… Comme ça, nous n’aurions rien vu…

 

– Oui, mais on ne peut pas prévoir…

 

Ils firent silence, après ces quelques mots singuliers.

 

Ils burent un coup d’une fiole d’eau-de-vie blanche que chacun d’eux tira du fond de son carnier, allumèrent leur pipe, jetèrent le fusil sur l’épaule et se levèrent pour partir.

 

– Moi, je donnerais un mois de gages pour n’être pas sorti cette nuit-là…

 

– Et moi, vieux, j’en donnerais bien deux… dit Patairnel, sourdement, parce que, vois-tu… je pense, des fois, que ça serait peut-être utile à la Pocharde de dire ce que nous savons…

 

– Puisque nous ne pouvons pas le dire, à quoi bon y penser ?

 

– C’est vrai, nous ne pouvons pas… Ça serait un trop grand malheur…

 

– Alors, n’y pensons plus…

 

– C’est facile à dire…

 

– Est-ce que tu dors tranquille, toi ?

 

– Je ne dors plus !

 

Ils se turent, et faisant couler, d’un coup d’épaule, leur carnier dans leur dos, ils s’acheminèrent à travers champs. Et derrière son massif de houx, Berthelin, ému, se demandait :

 

– Que savent-ils ? Quel est leur secret ? Il faut qu’ils me le disent.

 

Ils les envoya chercher le lendemain même, les fit amener dans son cabinet de travail.

 

Jamais il n’employait vis-à-vis d’eux, les traitant toujours en bon garçon, cet appareil de solennité. Il comptait là-dessus pour les émouvoir. Mais il se trompait, car à la simple vue de ces figures ratatinées et obstinées, il comprit qu’il aurait beau faire et que les vieux garderaient les lèvres fermées comme un cadenas. Cependant, il les interrogea quand même et prit un air sévère.

 

– Patairnel et Musard, je ne suis pas content de vous… Vous avez un secret sur le cœur…

 

– Nous, un secret ?

 

Les deux vieilles figures se ratatinèrent davantage et les lèvres semblèrent se faire si petites, si serrées, qu’on eût dit que, par un phénomène bizarre, elles venaient de disparaître complètement et que jamais plus un mot n’en sortirait…

 

– Ce secret, je veux le connaître… et si vous avez un peu d’affection pour moi, vous me le direz… tout de suite… sans hésiter…

 

– Sûr, monsieur, sûr, vous vous trompez, sauf votre respect…

 

– Hier soir, au moment où vous cassiez une croûte, dans les tailles du Pas-de-Bois, je me trouvais auprès de vous… Je vous ai entendu causer… Je veux savoir…

 

Les vieux se raidirent.

 

Il devint impossible de deviner en eux aucune émotion : ils étaient en bois.

 

Berthelin ne perdit pas courage.

 

– Vous avez fait allusion à Mme Charlotte Lamarche… Voyons, mes amis, si vous savez quelque chose, si vous connaissez un détail qui puisse être utile à l’enquête poursuivie contre cette malheureuse femme, et si vous gardez votre secret pour vous, vous commettez un crime, entendez-vous ? Un grand crime… Réfléchissez !

 

Il leur montra la porte.

 

Ils sortirent, la cape à la main, accrochant les tapis avec les clous de leurs bottes.

 

« Ils parleront. Il le faut. Je le veux ! » se répéta Berthelin.

 

Il eut de la peine à les rencontrer pendant les jours suivants. Patairnel et Musard passèrent dehors tout leur temps, même une partie de la nuit. Ils ne voulaient plus se retrouver devant leur maître.

 

Qu’avaient-il donc découvert et pourquoi le cachaient-ils ?

 

Il leur fit passer un mot par la cuisinière.

 

Ce mot disait : « Vous n’avez plus que quatre jours avant l’expiration du délai que je vous ai fixé pour m’amener votre braconnier… Ne l’oubliez pas, car moi je n’oublierai pas la promesse que je vous ai faite !… »

 

Les gardes étaient ensemble quand on leur remit cet ultimatum. Ils ne bronchèrent pas. Ils s’y attendaient, ils se contentèrent de répondre :

 

– Dites à Monsieur que nous ferons notre devoir jusqu’au bout.

 

Jean Berthelin y comptait.

 

Depuis l’arrestation de la Pocharde, il avait interrompu ses courses nocturnes. Et voilà pourquoi les gardes se voyaient, du moins momentanément, débarrassés de leur mystérieux persécuteur. Ils n’en continuaient pas moins leur surveillance constante.

 

– Il reviendra, je vous l’affirme ! avait dit le jeune homme. Et le braconnier allait revenir, en effet.

 

Le soir même, un peu avant la tombée de la nuit, Berthelin chaussait ses brodequins et tirait son attirail de braconnier de la cachette où il le dissimulait. Il sortit. Il connaissait si bien ses bois qu’il n’avait pas besoin d’y voir clair pour poser ses engins. Il allait au jugé, sans se tromper jamais.

 

Au bout de deux ou trois heures, quand il eut fini, il faisait nuit noire.

 

Comme il avait vu partir ses gardes et qu’il savait dans quelle direction ils allaient faire leur tournée, il ne fut pas dérangé.

 

Il monta son fusil, y coula deux cartouches et se glissa dans le grand bois. Il scrutait tous les arbres pour y découvrir un faisan au branché.

 

Au bout d’un quart d’heure, un coup de fusil éclata dans le silence de la nuit et un faisan tomba. À peine Berthelin l’avait-il fourré dans la poche-carnier de sa blouse de chasse, qu’il entendit tout à coup derrière lui une exclamation furieuse :

 

– Ah ! canaille, te voilà donc enfin !

 

En même temps, deux hommes surgissaient des broussailles et se précipitaient sur lui. À leur voix, il les avait reconnus : c’étaient Patairnel et Musard.

 

Un croc-en-jambe à Musard, un coup de poing dans la poitrine de Patairnel, le tout en une seconde, au milieu d’une obscurité intense, envoyèrent les deux gardes rouler dans un accord parfait au milieu des broussailles.

 

En même temps, et sans lâcher son fusil, Berthelin prenait sa course, gagnant sur eux, pendant qu’ils se dépêtraient, une cinquantaine de mètres.

 

Déjà les vieux s’étaient relevés et couraient sur sa trace.

 

Il était leste et vigoureux ; les gardes étaient âgés ; il ne craignait rien.

 

Cependant Patairnel et Musard le poursuivaient toujours. Ils y mettaient toute la rage d’une rancune déjà vieille, d’un amour-propre cent fois humilié, en même temps qu’ils avaient l’espoir d’en finir une bonne fois avec le garnement.

 

Cette poursuite durait depuis une heure et Berthelin les entendait toujours sur ses talons, toutes les fois qu’il s’arrêtait pour écouter.

 

Il avait essayé de les dépister, mais vainement.

 

– Il faut en finir, murmura-t-il… Si cela dure toute la nuit, au jour ils me reconnaîtront et je ne pourrai pas exécuter le projet que j’ai conçu.

 

Il fit un crochet vers les bois, rassembla toutes ses forces et fila comme un lièvre.

 

À l’orée du bois, il avait quelques minutes d’avance.

 

Il escalada un chêne, presque jusqu’à la cime, et là, attendit, invisible.

 

Il vit ou plutôt perçut deux ombres filant à ses pieds, en jurant, essoufflées. Elles entrèrent sous bois et s’y perdirent.

 

Les gardes étaient en défaut.

 

Il se hâta de descendre et s’éloigna sans faire de bruit. Par un grand détour prudent, il rentra chez lui au moment où l’aube étendait son voile gris par-dessus la cime des arbres.

 

Vers huit heures, il reçut la déposition de ses gardes.

 

Il répondit, sans sourire :

 

– N’oubliez pas que vous n’avez plus que trois jours… Mais parce que je vous aime bien, je vais vous proposer un marché…

 

Les gardes se montrèrent attentifs :

 

– Écoutez-moi bien… Vous avez sur le cœur un secret que je veux connaître… Vous me cachez, sur le meurtre du docteur Renneville, des renseignements sans doute bien graves, puisque, malgré votre probité, vous refusez de les livrer à la justice…

 

Et comme les vieux faisaient un geste pour nier :

 

– Ne mentez pas ! dit Berthelin avec violence. Le marché que je vous propose, le voici : Je ne vous offre pas d’argent… vous êtes trop braves gens pour vendre votre secret… Mais je suis certain que vous payeriez cher pour connaître le braconnier qui se joue de vous depuis si longtemps.

 

Les yeux des deux vieux brillèrent. Leurs poings se serrèrent convulsivement. Ce fut tout.

 

– Bien. J’ai compris. Dans ces conditions, moi, votre maître, je me fais fort de vous faire arrêter le garnement, cette nuit, ou demain à l’aube… si, dès qu’il sera en votre pouvoir, vous vous engagez à me livrer votre secret.

 

Les gardes eurent un sourire de dédain, malgré leur respect pour leur maître.

 

– Monsieur ne le pincera pas plus que nous !

 

– Si je ne réussis pas, vous garderez votre secret… Mais si je réussis !

 

L’offre était tentante. Cependant, les gardes hésitaient, se consultaient du regard.

 

Berthelin ne voulut pas les presser davantage :

 

– Réfléchissez. Vous avez jusqu’à midi… Vous pouvez vous retirer. Jusqu’à midi, il les vit, de sa fenêtre, allant et venant, en grande conversation. Ils paraissaient fort affairés.

 

« Je les tiens ! » se disait Jean.

 

Vers midi, ce ne fut pas sans un battement de cœur qu’il vit Patairnel et Musard se diriger vers la maison.

 

Il ne leur laissa pas le temps de monter dans son cabinet. Il descendit à leur rencontre.

 

– Eh bien ! mes braves, dit-il, affectant un ton dégagé, avez-vous réfléchi ?…

 

– Nous avons résolu de vous dire tout ce que nous savons, si, de votre côté…

 

– Si, de mon côté, je tiens ma promesse et si je vous donne le moyen de prendre votre braconnier fantôme…

 

– C’est cela.

 

– Entendu.

 

– Nous devons dire tout de même à Monsieur que nous sommes convaincus qu’il va passer une nuit blanche, sans aucun profit pour personne…

 

– J’en fais mon affaire…

 

– Monsieur a l’air bien sûr de son fait… Pourtant…

 

– À ce soir, à ce soir… Veillez… ouvrez l’œil… et si, par hasard, vous prenez l’homme avant moi, je double la prime…

 

Jean Berthelin laissa s’écouler l’après-midi. Il avait vu partir les gardes se dirigeant vers les bois. Mais il ignorait où ils allaient établir leur embuscade, dans quel coin de broussailles ils allaient se couler.

 

– C’est chanceux ! murmura-t-il tout en s’apprêtant… Après m’être amusé tant de fois en enfant de cette façon, voilà qu’aujourd’hui je tremble… comme si j’étais menacé de quelque malheur…

 

Il partit néanmoins, équipé comme la première fois. Il réussit, sans être inquiété par ses gardes, à tendre ses collets en bordure. Et il eut soin d’y ajouter, sur une baguette fichée en terre, la fameuse chanson qui avait le don de si fort irriter Musard et Patairnel :

 

Tout d’même ils n’sont pas malins

Les gard’s à Jean Berthelin.

 

Après quoi, ayant monté les canons de son fusil sur la crosse, il commença un massacre de faisans.

 

Aussitôt qu’il avait tiré dans une partie du bois, il ramassait son gibier, prenait sa course et, agile comme un chevreuil, s’enfuyait autre part, où de nouveau retentissait un coup de fusil, où de nouveau un faisan tombait.

 

Les gardes s’étaient divisés et tenaient les deux extrémités de la chasse.

 

À la première détonation, que chacun entendit de sa cachette, ils se dressèrent et se précipitèrent vers les fourrés où se trouvait Berthelin. Quand ils y arrivèrent, un coup de fusil éclatait à un kilomètre de là.

 

En un clin d’œil ils y furent, haletants, blêmes de fureur, les yeux mauvais.

 

Un kilomètre plus loin, un troisième coup retentit.

 

Le braconnier fantôme avait des ailes.

 

À plusieurs reprises, Berthelin faillit être pris. La nuit le sauva. Une fois, couché dans un buisson épais, les gardes sautèrent par-dessus, sans le voir.

 

Et c’est à peine s’ils avaient fait cent mètres que le jeune homme, par bravade, lâchait son coup de fusil en l’air pour rien.

 

Les gardes revinrent sur lui, brusquement.

 

Il se jeta dans une avenue gagnant un carrefour où il les dépisterait, car son projet était de ne se montrer qu’à la dernière extrémité.

 

Mais au moment où il franchissait l’avenue, il fut éclairé par la lune.

 

– Le voilà ! le voilà !

 

– Arrête, canaille, cria Patairnel, arrête, ou je tire !…

 

Berthelin redoubla de vitesse.

 

Au moment où il atteignait le carrefour, derrière lui une détonation éclata.

 

Jean ressentit dans le dos, près de l’épaule droite, un choc brusque qui le renversa. Il était blessé…

 

Il essaya de se relever, mais une douleur cuisante, lancinante, lui coula un frisson dans les os, et cela fut si terrible qu’il perdit un moment connaissance.

 

Les deux gardes arrivèrent ventre à terre.

 

Et Musard murmurait :

 

– Vieux, tout de même, si tu l’as tué, ça va être une fichue affaire…

 

Berthelin était tombé sur le ventre et ne bougeait pas, les bras en avant dans la mousse.

 

Ils ne le reconnurent pas, tout d’abord.

 

Ils le soulevèrent avec précaution, lui tournèrent la tête à la clarté de la lune et tout à coup, saisis d’épouvante, le laissèrent retomber.

 

– Monsieur ! C’était Monsieur !

 

Et ils se regardèrent, effarés, éperdus, agités de tremblements. Est-ce qu’ils deviennent fous ? Ils le regardent encore. Non, ils ne se trompent pas. C’est bien leur maître !

 

Berthelin fit un mouvement, se souleva, mais le geste qu’il fit renouvela sa douleur et il poussa un cri.

 

Instantanément il reprit son sang-froid. Et reconnaissant les deux vieux :

 

– Eh bien, mes braves, vous n’y allez pas de main morte !

 

– C’est moi, Monsieur ! c’est moi, gémissait Patairnel.

 

– Ah ! c’est toi… Je m’étais déjà aperçu, l’autre nuit, que tu ne tirais pas mal au jugé… Mais aujourd’hui, j’ai la preuve que tu ne charges pas ton fusil avec des balles de caoutchouc… Aidez-moi à me lever… à marcher…

 

Ils tremblaient si fort qu’ils y réussirent avec peine. Berthelin fit quelques pas.

 

– Enlevez ma blouse… déchirez la chemise… tamponnez la blessure… il y a un ruisseau à deux pas… Liez le mouchoir en passant sous l’aisselle…

 

Ils obéissaient, muets, pleurant. Berthelin souleva lentement son bras droit.

 

– Il n’y a rien de cassé. J’en serai quitte pour la peur… Allons…

 

Il put se diriger lui-même, sans secours ; mais, avant de quitter le bois :

 

– N’oubliez pas de ramasser mon fusil… Bon… Je vous dirai où j’ai caché les faisans tués… Et si vous ne voulez pas qu’il y ait trop de lapins perdus, il faudra que demain matin de bonne heure vous alliez relever les deux cents collets que j’ai posés ce soir tout le long des bois du Tourniquet.

 

– Alors, Monsieur… le fameux braco… ce garnement qui… le diable, enfin, le diable, c’était…

 

– C’était moi, mon vieux !…

 

Ils se considéraient, les deux gardes, consternés, ahuris, croyant rêver. C’était trop d’événements d’un coup sur leur vieille cervelle. Elle en était troublée.

 

Ils étaient en même temps humiliés et furieux, joyeux et navrés…

 

En lavant la blessure, ils avaient pu constater que celle-ci était légère ; la balle était tombée dans leurs doigts ; aucun os n’était brisé ; leur inquiétude diminuait ; cependant Berthelin semblait souffrir.

 

Le jeune homme ajouta, souriant malgré tout :

 

– Oui, c’est moi… cela m’amusait… Je vous en ai joué, de ces tours, hein ?… Et en relevant vos collets… la fameuse pancarte… vous la trouverez dans une sente, au pied d’une cépée de châtaigniers… Mais c’est la dernière fois, mes pauvres vieux… Désormais, vous allez vivre tranquilles…

 

Après un silence, et au moment où ils arrivaient à la maison :

 

– Naturellement vous avez gagné votre prime de mille francs, puisque vous m’avez pincé… vous aviez jusqu’à demain matin… vous m’avez pris ce soir… vous êtes dans les limites…

 

– Il ne faut pas parler de prime, Monsieur, dit Patairnel tristement. Recevoir de l’argent après ce qui s’est passé, ça nous semblerait comme si nous avions été payés pour vous assassiner ; n’est-ce pas, Musard ?

 

– Sûr, dit le garde, laconique, en s’essuyant les yeux.

 

Berthelin ne voulut pas insister ce soir-là.

 

Mais une pensée d’une bien autre importance hantait son esprit.

 

– Gardes, dit-il, vous n’avez pas oublié ce que vous m’avez promis.

 

– Non, Monsieur, nous tiendrons notre parole… quand vous voudrez…

 

– Bien… accompagnez-moi dans ma chambre… Aussi bien, il faut que vous m’aidiez à renouveler le pansement de ma blessure… Je ne veux pas prévenir le médecin…

 

Mais lorsque le pansement fut terminé, Berthelin fut pris d’un invincible besoin de dormir. En vain, il voulut combattre. Il s’endormit presque dans les bras des deux vieux qui le déposèrent doucement dans son lit.

 

Ils ne s’éloignèrent pas. Toute la nuit, ils veillèrent, attentifs.

 

Le matin, assez tard, quand il ouvrit les yeux, Jean les aperçut, penchés sur son lit et qui semblaient le couver de leurs yeux inquiets. Il demanda :

 

– Dites-moi ce que vous savez, mes amis, et plaise à Dieu que ce que vous allez me dire m’aide à sauver cette pauvre femme…

 

Patairnel, mystérieusement, à voix basse, commença :

 

« Le soir de la fête donnée à Fénestrel, pendant la nuit où fut assassiné le docteur Renneville, où Georges Lamarche vint prendre ses enfants à Maison-Bruyère, pendant cette soirée-là, Musard et Patairnel avaient fait comme beaucoup d’autres paysans des environs : ils étaient venus s’installer sur le coteau qui longe l’Indre, en face de Fénestrel, et de là, tranquillement assis et tout en fumant leur pipe, ils prenaient leur petite part de la fête qui se déroulait sous leurs yeux.

 

« Au bout d’une heure pendant laquelle ils avaient écouté passivement et sans dire un mot la musique du bal, Patairnel avait demandé à Musard : “Si on allait se coucher ?”

 

« Ils se levèrent et prirent un sentier qui remontait le coteau ; mais ils n’avaient pas fait dix pas qu’ils s’arrêtaient. Devant eux glissait une ombre, qui filait très vite, en se cachant : une femme. Et coup sur coup, leurs yeux de vieux rôdeurs nocturnes, habitués à voir même pendant l’obscurité, distinguèrent certains détails. Sous le grand manteau de cet ombre, on voyait une riche toilette… Sous le capuchon, une tête aux cheveux légèrement frisés…

 

« Et bientôt, l’ayant dépassée par un détour, puis l’ayant attendue en se cachant dans un fossé, ils mirent un nom sur ce qu’ils avaient vu… C’était la comtesse du Thiellay !… Seule, à travers champs, par cette nuit, ayant quitté la fête de Fénestrel !…

 

« – Est-ce que tu y comprends quelque chose, toi, Musard ?

 

« – Rien du tout… Et toi ?

 

« – Rien non plus… si ce n’est… un galant !

 

« – J’y pensais… Ça m’a tout l’air d’une aventure…

 

« – Chut !… Baisse-toi…

 

« Un homme passa… en seigneur Louis XV… sous un manteau qui en flottant laissait voir son élégant costume.

 

« – Le voilà, le galant…

 

« – Mathis !

 

« – Diable ! diable ! Voilà une découverte, vieux.

 

« – Ça ne nous regarde pas… C’est l’affaire du comte… Filons… Attends… Qu’est-ce que tu veux faire ? J’ai envie de savoir où ils se donnent rendez-vous !

 

« L’autre hésita, mais pas longtemps… Ils suivirent Mathis.

 

« Bientôt, ils l’aperçurent qui rejoignait la comtesse… les deux amants s’étreignirent. Puis ils disparurent dans la chapelle du prieuré…

 

« Les deux gardes continuèrent leur chemin, en dissimulant le bruit de leurs pas.

 

« Ce fut au moment de se séparer que Patairnel dit à Musard :

 

« – Motus, vieux, sur ce que nous venons de surprendre…

 

« – Tu peux y compter… Le comte est brave homme… Ça lui ferait une trop grande peine… J’aimerais mieux qu’on me coupe le petit doigt.

 

« Le lendemain matin, poussés par la curiosité, ils étaient repassés devant la chapelle du prieuré. Même, ils étaient entrés dans la chapelle abandonnée…

 

« Ce fut en sortant qu’ils trouvèrent la doublure du pardessus de Renneville. Ils crurent qu’elle venait de Mathis.

 

« – Tiens, fit Patairnel, c’est drôle… Ils se seront donc battus ?…

 

« Le long de la route, la terre avait été piétinée. Le vieux garde, d’un coup d’œil, se rendit compte.

 

« – Des pieds d’homme… Pas le pied d’une femme… regarde…

 

« – Alors, vieux, est-ce que le comte ?

 

« – Le comte les aura surpris. Il y a eu du grabuge… c’est clair…

 

« Mais cinq minutes après, ils apprenaient, par des paysans, le meurtre du docteur. Ils vinrent à la plâtrière, comme tout le monde. Ils écoutèrent. Et il ne leur fut pas difficile de découvrir qu’ils s’étaient trompés dans leur première appréciation : le morceau de doublure venait du pardessus de Renne-ville. Il y avait eu lutte, non entre Mathis et le comte, mais entre Renneville et un autre homme, encore inconnu, et cela, cette lutte, ce meurtre – le docteur Marignan venait de l’affirmer –, à l’heure même où les deux amants étaient cachés dans la chapelle, sans doute quelques minutes après le passage des gardes !…

 

« Ceux-ci avaient été bien troublés en apprenant tous ces détails… Il s’en était fallu de peu qu’ils fussent mêlés à cette affaire… Ils se retirèrent sans mot dire et allèrent se consulter à voix basse, à cent pas de la plâtrière de Langeraume.

 

« Après une légère discussion, ils tombèrent d’accord :

 

« – Il faut donner le morceau d’étoffe à la Justice… c’est notre devoir… Mais pour le reste… pour les deux amoureux…

 

« – Motus, vieux, motus !

 

« Ils étaient revenus à la plâtrière. On a vu comment Patairnel avait fait sa déposition à M. Barillier. Il n’avait pas dit un mot de Mathis et de la comtesse. Seulement, il n’avait pas pu s’empêcher de regarder le comte du Thiellay avec une profonde pitié. On a vu, également, que, pour expliquer sa présence et celle de Musard dans ces cantons, Patairnel avait commencé la longue histoire de son braconnier fantôme que les impatiences du juge interrompirent.

 

« Quand ils s’éloignèrent et qu’ils se retrouvèrent seuls en pleins champs, n’ayant plus que le ciel et les oiseaux et les arbres pour les écouter :

 

« – Qui est-ce qui a fait ce coup-là ?…

 

« Ils réfléchirent longtemps ; puis Musard, tout à coup :

 

« – Sais-tu ce que je crois, moi ?

 

« – Dis un peu, pour voir si je crois comme toi.

 

« – Eh bien ! le docteur Renneville rentrait chez lui… C’est son chemin… Il aura surpris les amoureux… Il est l’ami du comte… Il se sera emporté… Il leur aura reproché leur vilaine action… Il aura peut-être menacé de tout révéler, le lendemain, à Fénestrel… Et alors, Mathis, qui est violent, l’a étranglé comme un poulet…

 

« – Sûr… C’est tout à fait ce que je pensais…

 

« – Il n’y a qu’une chose qui me tarabuste…

 

« – Le portefeuille ?

 

« – Oui, le portefeuille et ses deux cent mille francs…

 

« – Mathis aura voulu tromper la Justice en faisant croire à un assassinat pour vol… On retrouvera le portefeuille un jour ou l’autre… à moins que…

 

« Le vieux garde haussa les épaules et ajouta :

 

« – À moins qu’il ne l’ait gardé pour lui, en profitant de l’aubaine… Tout le monde sait bien qu’il n’a pas le sou !

 

« Ce fut à partir de ce jour que Berthelin put constater combien ses gardes étaient changés. Ils étaient devenus mystérieux et inquiets.

 

« L’accusation qui vint frapper Charlotte, l’arrestation immédiate qui la suivit, n’étaient pas faites pour rendre le calme à ces natures, frustes peut-être, mais rigidement honnêtes…

 

« Tout en se recherchant, en ne se quittant plus, comme s’ils étaient eux-mêmes complices de quelque crime et avaient besoin de se protéger l’un l’autre, ils avaient des remords et mutuellement s’adressaient des reproches.

 

« – Vieux, nous ne faisons pas notre devoir…

 

« – Non, nous ne le faisons pas, vieux, et c’est mal…

 

« Ils soupiraient, mais se taisaient. Car, eux aussi, ils se tenaient le raisonnement qui clouait les lèvres de Clotilde, là-bas, dans les riches salons de Fénestrel.

 

« Leur révélation ne sauverait pas Charlotte, puisque la Pocharde était accusée d’avoir empoisonné son enfant ! »

 

Tel fut le récit qu’ils firent à leur jeune maître.

 

Berthelin ne les avait pas interrompus une seule fois. Et quand ils eurent fini, il se contenta de leur demander :

 

– Ainsi, votre conviction, c’est que le docteur a été assassiné par Mathis qui se voyait perdu, avec sa maîtresse, si le docteur parlait ?

 

– Oui, c’est notre conviction… Mais vous, Monsieur, qu’est-ce que vous en pensez ?

 

– Moi, dit Jean, les yeux brillants de menaces, je ne sais rien encore… mais dans deux heures, je vous jure que je saurai la vérité !

 

Berthelin savait Clotilde très malade. Mais il songeait que cette maladie était peut-être le contrecoup du drame qui s’était accompli, à cause de Clotilde, au prieuré de Relay.

 

– Elle en meurt !

 

On voit que s’il se trompait sur les causes du drame, il devinait juste quant aux résultats.

 

Clotilde momentanément écartée, restait Mathis.

 

Jean ne voulut pas perdre une heure de plus et fit atteler une légère charrette anglaise.

 

Bien qu’il souffrît, bien que son bras en écharpe se remuât avec peine, il ne se fit point accompagner.

 

La voiture descendit en longeant la jolie rivière aux eaux lentes et profondes, puis, deux kilomètres après Saché, tourna à gauche et prit la route du camp du Ruchard. C’était là que s’élevait la maison carrée de Chéramont, où habitait Mathis.

 

Berthelin se présenta et fut reçu par un serviteur qui le fit entrer.

 

Mathis, averti par son domestique que Berthelin l’attendait au salon, avait laissé échapper un geste de vive contrariété.

 

Mais aussitôt, il murmura :

 

– Bast ! il ne peut rien savoir !

 

Et il entra, salua Berthelin légèrement et, d’un ton de voix au fond duquel il n’était pas difficile de sentir un peu d’ironie :

 

– À quel heureux hasard dois-je le plaisir de votre visite ?

 

Il désigna un siège à Berthelin, et lui-même s’assit.

 

– Monsieur Mathis, je vous prie de me donner toute votre attention… et de ne point paraître vous émouvoir du terrain sur lequel je vais être obligé de mener notre entretien.

 

Mathis fit un geste vague de la main :

 

– Parlez… Pourquoi tant de précautions ?

 

– Êtes-vous au courant, monsieur, de l’enquête qui se poursuit en ce moment contre Mme Lamarche ?

 

– À peu près… comme tout le monde, du reste ; et par les journaux, car cette affaire surexcite vivement l’opinion publique…

 

– Et votre opinion à vous, monsieur ?

 

Mathis haussa les épaules.

 

– Je me soucie fort peu de cette affaire. J’ai d’autres chiens à fouetter…

 

– Ne vous semble-t-il pas, cependant, singulier que certaines personnes aient été tenues en dehors de cette enquête…

 

L’attaque se dessinait, directe. Mathis voulut donner le change :

 

– Des gens auraient-ils la preuve que la Pocharde n’a pas empoisonné son enfant ?… Est-ce cela que vous voulez dire ?

 

– Non… En disant que des témoins n’avaient pas été appelés chez le juge, qui auraient pu, sans aucun doute, éclairer sa religion, je n’ai pas voulu parler de l’accusation d’empoisonnement, comme vous faites semblant de le croire…

 

– Alors, il s’agit du docteur Renneville ?

 

– Oui.

 

– Ces témoins, vous les connaissez donc ?

 

– Je les connais… et je vais plus loin… Je connais le meurtrier du docteur… car le meurtre du docteur Renneville a eu des témoins…

 

Mathis pâlit. Berthelin s’en aperçut et sourit :

 

– Vous voilà tout troublé. Du calme…

 

– Alors, ces témoins connaissent le meurtrier ?…

 

– Oui.

 

– Et ce meurtrier ? dit Mathis, anxieux, pensant à Clotilde.

 

– L’angoisse que je lis dans vos yeux vous trahit !

 

– Moi ?

 

– Vous !

 

– Vous croyez que c’est moi qui ai assassiné le docteur Renneville ?

 

– Assassiné et volé… je le crois !…

 

Chose étrange, Mathis ne se révolta point. Il devinait, dans tout cela, que Berthelin devait savoir quelque chose… Mais quoi ?… Il se contenta de répliquer :

 

– Vous me haïssez, je le sais… et je vous le rends… Mais comment votre haine peut-elle vous aveugler au point de me croire coupable d’un assassinat ?…

 

– Répondez seulement à mes questions…

 

– Ma foi, par curiosité, je veux bien… et c’est, je crois, la meilleure preuve que je puisse vous donner de mon innocence – en dehors de l’absurdité de l’accusation –, car je ne sais ce qui me retient de vous pousser dehors…

 

– Le métier de dénonciateur me répugne, et vous pouvez me remercier de ne pas être allé trouver M. Barillier… Car que lui auriez-vous répondu s’il vous avait demandé ce que je vous demande en ce moment : « Pourquoi, vers neuf heures du soir, en même temps que M. Renneville quittait Fénestrel, avez-vous quitté la fête et avez-vous suivi le même chemin que le docteur ? »

 

– La fête m’ennuyait… Je suis allé faire un tour dans la campagne… Voilà ce que j’aurais répondu à M. Barillier…

 

– Lequel aurait répliqué qu’il lui paraissait pour le moins singulier, sous prétexte de prendre l’air, d’aller vous enfermer dans la chapelle en ruine du prieuré de Relay…

 

Berthelin, cette fois venait de démasquer une de ses batteries. L’effet avait été foudroyant.

 

Quand Mathis fut en état de parler, il le fit d’une voix sourde :

 

– Vous en savez trop, monsieur Berthelin, et il y a des secrets, croyez-moi, qui sont bien dangereux pour celui qui les a pénétrés…

 

Berthelin se contenta de sourire.

 

– Vous pourriez me tuer… Je suis blessé et peu en état de me défendre… mais vos domestiques savent que je suis avec vous… et… je suis bien tranquille.

 

Ils s’observèrent un moment en silence, la menace dans les yeux. Mathis essaya de mentir encore :

 

– Le temps était couvert… j’ai cherché un refuge dans le prieuré…

 

Berthelin haussa les épaules :

 

– Il faisait un temps superbe… tout le monde vous le dira… et ce n’était assurément pas cette belle nuit qui avait poussé la comtesse du Thiellay à suivre votre exemple et à pénétrer dans la vieille chapelle, pendue à votre bras…

 

Des gouttes de sueur, sur le front, trahirent l’angoisse de Mathis. Berthelin reprenait sans pitié :

 

– Vous ne tentez même plus de vous défendre… Vous avez bien raison…

 

– Monsieur Berthelin, nous nous haïssons, mais vous êtes un homme d’honneur… Vous avez surpris ce secret… Seriez-vous capable de déshonorer une femme ?… Vous connaissez M. du Thiellay… Il ne pardonnera pas… Il tuerait Clotilde…

 

– Soit… De ce secret d’adultère, je ne dirai rien, jamais… et ceux qui le connaissent comme moi ne parleront pas non plus… je suis sûr de leur silence… Mais si j’ai pitié de cette femme coupable, et qui est en train de mourir sous le fardeau de sa faute, je n’ai aucune raison de vous épargner…

 

– En l’épargnant, vous me sauvez…

 

– Non pas. Et Dieu m’en garde !… Après le crime d’amour, il y a eu un autre crime… le meurtre d’un vieillard… Une femme innocente est accusée de ce meurtre… Je veux que vous sauviez cette femme en allant vous remettre entre les mains de la justice… Vous avez bien entendu ce que j’ai dit : « Je le veux ! »

 

– Jamais !

 

– Vous êtes donc bien lâche ?…

 

– Ce n’est pas moi qui ai tué le docteur Renneville !…

 

– Alors… qui ?

 

– Je ne puis le dire…

 

– Eh bien, M. Barillier vous y obligera, je n’en doute pas…

 

– Jamais, vous dis-je, jamais !…

 

Berthelin resta absorbé…

 

– Ce serait donc encore plus abominable que je ne le pensais, murmura-t-il… et cette femme coupable, affolée et surprise dans sa faute, aurait prêté les mains, ses petites mains raffinées, mignonnes et élégantes, à cette œuvre de mort ?…

 

Mathis avait entendu, avait compris plutôt.

 

– Ah ! taisez-vous, monsieur, taisez-vous !… Il faut être fou pour penser cela…

 

– C’est l’un de vous deux, si ce n’est tous les deux, peut-être !

 

– Ni l’un ni l’autre… je vous le jure… je vous le jure !

 

– Alors, pour la seconde fois, je vous le demande… disculpez-vous, et puisque vous connaissez le meurtrier… puisque, au lieu d’être acteurs dans le drame, vous prétendez n’en avoir été que les témoins, parlez, nommez le misérable…

 

Mathis faisait de vains efforts pour rester calme. Il était serré comme dans un cercle de fer par les arguments de Berthelin. Il haleta :

 

– Je ne puis avouer, puisque je ne suis pas coupable…

 

– Dénoncez le meurtrier…

 

Mathis se tordait les mains.

 

Tout à coup, sourdement :

 

– Soit… ce nom… je le dirai…

 

– Enfin !…

 

– Mais à une condition…

 

– Dites toujours… nous verrons après…

 

– Rien au monde ne me fera parler… Dussé-je voir Charlotte, en ce moment sous les verrous, monter à l’échafaud… rien… dussé-je être condamné moi-même… rien ne me fera parler si je n’y suis autorisé par la femme… à qui ce secret appartient… et qui, seule, a le droit de décider du sort de celui qui est le vrai coupable…

 

– Cette femme ?

 

– Ne le devinez-vous pas ?

 

– Oui…

 

– Mme du Thiellay ?

 

– Et vous désirez ?

 

– Qu’elle me rende la liberté de parler… alors, je dirai tout… Mais si elle refuse, alors, jamais, jamais, rien, rien, rien !…

 

Et Mathis, dans une exaltation extrême, laissa tomber sa tête dans ses mains, dont les doigts convulsés égratignèrent la peau de son front. Très calme, Berthelin répliqua :

 

– Mme du Thiellay est malade. Elle ne me recevra pas !

 

– C’est aujourd’hui vendredi… Je vais lui écrire… Présentez-vous dimanche. Elle vous recevra, je vous le jure…

 

– Adieu !

 

– Soit… Adieu !

 

Patairnel et Musard n’ignoraient pas la démarche tentée par leur maître. Ils attendaient le retour de celui-ci avec anxiété.

 

– Eh bien, Monsieur, dirent-ils, avez-vous réussi ?

 

– Oui. Vous ne vous êtes pas trompés. C’est bien Mathis et la comtesse que vous avez vus s’enfermant dans la chapelle de Relay.

 

– Et c’est bien eux les assassins du vieux docteur ?

 

– Cela, mes amis, c’est moins sûr… dit Jean en hochant la tête… Mais ce qui me paraît certain, ce qu’il prétend, c’est que Mathis connaît le meurtrier, c’est que lui et la comtesse l’ont vu… et dimanche prochain…

 

– Dimanche prochain ?

 

– Il y aura du nouveau…

 

Il ne voulut pas s’expliquer davantage.

 

Les deux journées d’attente lui parurent longues…

 

À Fénestrel, le deuil régnait : la mort planait sur le joli château. Clotilde ne quittait plus guère son lit que pour rester étendue sur une chaise longue, devant la fenêtre ouverte qui lui envoyait tous les bruits de la campagne.

 

Parfois, elle s’endormait, sous la brise tiède, sous le souffle très doux dont les vieux marronniers voisins semblaient essayer, en se penchant sur elle, de caresser son front brûlant de fièvre.

 

– Où souffres-tu, ma pauvre enfant ? demandait le comte pour la centième fois.

 

Et pour la centième fois, la voix lente et fatiguée répondait sans impatience :

 

– Je ne souffre pas… Je ne souffre pas du tout !…

 

Et lui qui oubliait maintenant ses soupçons de jadis, lui, toujours l’aimant, toujours passionné de ce corps bien flétri pourtant, et de cette âme dont il n’avait jamais su pénétrer les arrière-pensées, lui, le pauvre homme, entretenait la malade de ses projets d’avenir.

 

Il avait en vue un hôtel superbe, aux Champs-Élysées. Il aurait le temps de l’aménager comme elle l’entendrait. Car il voulait que ce fût elle, surtout, qui prît la direction de ces travaux. Ce serait une distraction dans sa vie. Et un rêve de plus qu’elle réaliserait ainsi.

 

Elle écoutait cela presque toujours sans répondre, souriant avec distraction.

 

Seulement, devant cette bonté de son mari, bonté constante, qui ne se démentait jamais, devant cette passion qui se contenait, mais qu’elle devinait toujours aussi grande, aussi exclusive, l’éternelle question se posait en son esprit : « Comment peut-il se faire que ce soit lui ? lui !… »

 

Le comte fit venir des médecins de Paris, les plus expérimentés et les plus célèbres, qui se réunirent en consultation. Les causes de cette maladie leur échappèrent. Ils conseillèrent les voyages, les distractions, à tout prix.

 

Elle s’y refusa nettement, et ne voulut plus en entendre parler.

 

– Je me sens mourir… Je veux mourir ici… Et le comte, alors, se demanda :

 

– Cela ressemble presque à un suicide… Pourquoi veut-elle mourir ?

 

Ce fut sur ces entrefaites qu’elle reçut, secrètement, un billet envoyé par Mathis aussitôt après la visite de Berthelin.

 

Il fallait que les quelques mots contenus dans cette lettre fussent bien graves, car, après les avoir lus, la tête de la comtesse retomba sur l’oreiller et elle eut une syncope. Par bonheur, personne n’entra. On eût trouvé le papier froissé dans sa main.

 

Elle voulut se lever, fit dire à Hubert qu’elle se sentait mieux.

 

Le lendemain samedi, elle se leva encore. Une nouvelle terreur, la menace d’un nouveau danger lui redonnait une vigueur factice.

 

Toute la journée elle fut enjouée, presque gaie, voulant tromper son mari.

 

Le dimanche matin, après s’être tenue un instant dans sa chambre, elle descendit au bras de son mari et fit quelques pas dans le jardin. Le comte devait s’absenter de dix heures à midi, mais il hésitait.

 

– Vous pouvez partir sans crainte… Voyez… je suis vraiment mieux. Je vous attendrai au salon… Et nous déjeunerons ensemble… Je veux vous tenir compagnie.

 

Hubert eut tout de suite les larmes aux yeux.

 

Est-ce que vraiment c’en était fini de cette maladie ?… Est-ce qu’il s’évanouissait, le spectre terrible qui veillait, depuis tant de jours, devant la chambre de la malade ? Il partit.

 

Le matin du même jour, Berthelin avait reçu une lettre de Clotilde :

 

« Je tâcherai de vous recevoir dimanche matin, après dix heures… Informez-vous si mon mari est au château… S’il est sorti, venez et demandez-moi… S’il n’est pas sorti, je vous écrirai pour vous donner rendez-vous un autre jour. »

 

Berthelin se conforma à ces recommandations.

 

Le comte venait de quitter Fénestrel lorsque le jeune homme s’y présenta. Le visiteur fut introduit sur-le-champ.

 

Toute l’énergie factice de Clotilde était tombée brusquement. Elle avait voulu faire face au danger. Maintenant le danger se présentait et elle se sentait si faible qu’elle eut à peine la force de saluer le jeune homme.

 

Berthelin, devant le spectacle de cette femme aux prises avec la mort – la mort avait plaqué son masque sur ce visage si joli –, ne put retenir un geste de surprise et de pitié.

 

– Monsieur, dit-elle d’une voix faible, vous avez désiré me parler…

 

– Oui, madame…

 

– Quel est… le motif de votre visite ?

 

– M. Mathis ne vous a-t-il rien dit ?

 

– Il m’a écrit, en effet… Sa lettre était peu explicite…

 

Et un peu de sang, poussé par la honte de son secret criminel connu d’un étranger –, un peu de sang colora ses joues, son front.

 

– Me serait-il permis de vous demander communication de cette lettre ?…

 

– Ah ! vous doutez ? fit-elle avec un sourire triste…

 

Elle retira de son corsage un papier froissé. Elle le lui tendit en fermant les yeux, comme sur le point de s’évanouir.

 

– Lisez !

 

Quelques lignes avaient été griffonnées par Mathis dans une précipitation faite de fièvre et de terreur.

 

« Faites tous vos efforts pour éloigner votre mari et recevez dimanche M. Jean Berthelin… Il le faut à tout prix… Il y va de votre honneur… et de notre vie à tous deux… »

 

Il rendit le papier à Clotilde et garda le silence.

 

Il se sentait presque désarmé devant cette agonie si visible ! Mais le souvenir de Charlotte innocente, de Charlotte outragée, exécrée, revint à son esprit ; il dompta toute pitié, toute faiblesse.

 

– Madame, cette lettre, si laconique, est cependant assez claire… Elle vous a fait comprendre, n’est-ce pas, que votre rendez-vous du prieuré de Relay, le soir du meurtre, n’est pas resté un secret entre M. Mathis et vous ?

 

– Vous étiez là ?

 

– Qu’importe… Je sais que vous y étiez.

 

– Je vous connais… je sais que vous êtes un homme d’honneur… j’ai confiance en vous…

 

– Vous avez confiance ! Eh bien ! moi, à votre place, j’aurais peur…

 

– Quel intérêt auriez-vous à me déshonorer ?

 

– Je sauve Charlotte Lamarche !

 

– Elle vous intéresse ?

 

– Je l’ai aimée, quand j’étais tout enfant et que je jouais avec elle… Je l’aime toujours.

 

– Malgré tout ce que l’on a dit ?

 

– L’opinion publique, souvent, est aveugle et se trompe…

 

– Malgré tout ce qu’elle a fait ?

 

– Je crois en elle !

 

– Malgré cet enfant… non point malgré sa mort… puisque vous l’en croyez innocente, mais… malgré sa naissance ?…

 

– Oui, dit-il d’une voix ferme… Tout cela, quelque jour, sera expliqué, j’en suis sûr…

 

– Vous avez une foi robuste…

 

Il répliqua, très bas, simplement :

 

– Je l’aime !

 

Clotilde, un moment, considéra Berthelin avec des yeux très doux. Les femmes sont si bien faites pour l’amour, qu’elles aiment l’amour, même chez les autres.

 

– Monsieur, dit-elle, quelles que soient les intentions avec lesquelles vous êtes venu ici, je ne redoute rien de votre part, et lorsque vous me quitterez, vous me plaindrez et vous serez peut-être mon ami… Parlez donc, monsieur, expliquez-moi franchement le but de votre visite, et je tâcherai de vous répondre avec la même franchise…

 

– Madame, comme vous prévoyez ce que je vais vous demander, il n’y aura aucune brutalité de ma part à en venir tout de suite au fait… Vous étiez, vous et M. Mathis, à Relay, pendant que l’on assassinait le docteur Renne ville en face de la chapelle…

 

– C’est vrai, dit-elle.

 

– De deux choses l’une… Ou bien c’est M. Mathis lui-même qui, voyant votre rendez-vous découvert, vous voyant perdue, aura tué le docteur dans un moment de colère et de désespoir… Ou bien, le docteur a été assassiné par un misérable resté inconnu de tous, sauf de vous. Vous avez assisté au drame sans secourir la victime et vous vous taisez parce que, si vous vouliez parler, l’un et l’autre, il faudrait expliquer comment il se faisait que vous vous trouviez la nuit dans cet endroit isolé… Et vous ne le pourriez pas sans vous déshonorer et vous perdre…

 

Clotilde défaillait, dans son fauteuil. Et il put l’entendre qui murmurait, presque d’une façon inintelligible : « Oui, oui, voilà la vérité… et cela me tue ! cela me tue !… »

 

Elle était si pâle qu’il crut qu’elle allait mourir. Il ajouta vite :

 

– Alors, sachant cela, je suis accouru faire appel à votre pitié… car il s’agit d’écarter d’une femme innocente, déjà d’autre part très injustement accablée, une accusation terrible… J’ai vu M. Mathis, auquel j’ai tenu le même langage…

 

– Que vous a-t-il répondu ?

 

– « Que Mme du Thiellay me rende ma liberté de parler… alors, je dirai tout… mais si elle refuse… Jamais, rien, rien, rien… »

 

Elle parut soulagée d’un fardeau énorme, qui l’empêchait de respirer. Ses yeux brillèrent, ranimés par un peu d’éclat. Elle dit :

 

– Ce secret ne lui appartient pas… Il ne pouvait vous le révéler…

 

– Puisqu’il vous appartient, c’est à vous que je viens le demander…

 

Elle murmura d’un ton bizarre, résumant tout le drame de son cœur :

 

– L’échéance, l’échéance… Il fallait s’y attendre…

 

Elle baissa la tête, ferma les yeux, tomba dans une rêverie profonde. Elle redressa enfin la tête et regarda Berthelin. Et ce regard, qui passait à travers des larmes, était d’une tristesse infinie.

 

– Oui, dit-elle, cela est vrai, je connais le meurtrier du docteur Renneville… et je suis prête à dire son nom…

 

– Oui, oui, son nom, son nom !

 

– Laissez-moi du moins choisir le moment où je croirai devoir parler.

 

– Ah ! vous hésitez…

 

– Non… écoutez-moi… après, vous me jugerez !… L’enquête dirigée contre Charlotte Lamarche n’est pas terminée… Personne ne peut prévoir quel sera le résultat de cette enquête… si Charlotte sera accusée de ce chef ou s’il y aura en sa faveur, en ce qui concerne le meurtre, ordonnance de non-lieu… Est-ce vrai ?

 

– C’est vrai… Mais l’opinion publique, qui est la plus grande coupable en tout ceci, est très montée contre elle… et la justice se laisse souvent influencer par l’opinion… Charlotte est en danger…

 

– Le danger existe, mais puisqu’il est en mon pouvoir de l’écarter d’un mot, laissez-moi maîtresse de choisir le moment où je parlerai… Supposez, ce qui est possible, que la justice reconnaisse qu’elle fait fausse route, à quoi me servirait-il de livrer à la honte le nom que vous me demandez et peut-être à l’échafaud l’homme dont le sort dépend de moi ?…

 

– À punir un misérable ! À venger le docteur !

 

– Oui, mais ceci est l’affaire de la justice et ne vous regarde plus… Vous êtes venu ici dans l’intérêt de Mme Lamarche… Mme Lamarche une fois sauvée – du moins de ce péril –, votre mission est accomplie.

 

– Je l’admets. Dès lors, quelle est votre résolution suprême ?

 

– Suprême… dit-elle avec un sourire navrant… oui, vous avez raison d’employer ce mot… car, lorsque je parlerai, je serai près de mourir… Je me sens très faible… et je suis brisée par l’effort que je fais en cet instant pour vous répondre…

 

Elle disait la vérité : elle était pareille à une agonisante.

 

– Je me sens mourir… dans quelques jours ce sera fini… Je n’emporterai pas mon secret… avant de mourir je parlerai… Alors, je n’aurai plus rien à craindre…

 

Elle ajouta, comme pour elle-même :

 

– Rien à craindre, ni colère, ni désespoir, ni châtiment…

 

– Madame, quel que soit le mal dont vous souffrez, si grave soit-il, votre jeunesse en triomphera… et le sentiment d’avoir accompli votre devoir vous sauvera… en calmant vos angoisses…

 

Elle secoua la tête :

 

– Non, non… je mourrai… je veux mourir…

 

Et plus bas, très calme, avec une singulière sérénité :

 

– Au besoin, si cela se faisait trop attendre, j’y aiderais…

 

Il tressaillit, entrevoyant quelque tragique mystère au fond de ce cœur qui venait de se trahir. Elle demanda :

 

– Vous ai-je persuadé, monsieur, et avez-vous confiance en moi ?

 

– La plus absolue confiance.

 

– Bien !… Je suis heureuse que vous ne me demandiez pas d’autres garanties que la promesse que je viens de vous faire… Mais ces garanties, je veux vous les donner quand même…

 

– Madame ! dit-il, protestant.

 

– Je le veux. Si je venais à mourir subitement avant de faire mon devoir, et si l’accusation était maintenue contre Mme Lamarche… ce serait la perte de celle que vous aimez et qui, dans sa misère, doit être bien heureuse de se savoir aimée avec tant de passion…

 

– M. Mathis parlerait…

 

– Moi morte, il se tairait… Et je ne veux pas que cela soit… Attendez-moi, je vous prie.

 

Elle se souleva, chancelante, traversa le salon et sortit. Il attendit un quart d’heure.

 

Elle revint, le visage plus animé, de la fièvre dans les yeux.

 

Elle tendit à Berthelin une lettre enfermée dans une enveloppe fermée d’un double cachet à ses initiales.

 

– Prenez… Cette lettre renferme toute ma confession… tout ce que j’ai à dire… Si je meurs subitement… sans avoir parlé… vous ouvrirez cette lettre, mais donnez-moi votre parole que vous ne l’ouvrirez qu’après ma mort.

 

– Je vous le jure, dit-il, extrêmement troublé.

 

– Bien… je suis tranquille…

 

Elle respira péniblement :

 

– Avez-vous encore quelque chose à me demander ?

 

– Oui…

 

– Parlez ! parlez vite… car le temps s’écoule et mon mari peut rentrer…

 

– Votre pardon ! dit-il…

 

Elle lui tendit la main. Il la prit et la baisa respectueusement. Et il la laissa.

 

En rentrant chez lui, en dépit de la douloureuse émotion que lui avait fait éprouver le spectacle de la comtesse, sur le seuil de la mort, Berthelin devait se dire qu’il n’avait pas perdu sa journée. Il avait l’espoir, maintenant, que l’une des accusations qui pesaient sur Charlotte serait écartée.

 

Restait l’accusation d’empoisonnement. Et il se disait : « Les médecins légistes ne découvriront pas de poison dans les organes de l’enfant et Charlotte sera acquittée… Ce n’est plus qu’une question d’expertise… et celle-ci révélera bien vite que l’enfant est mort de mort naturelle et non empoisonné… »

 

XII

LES GRANDS JUGES


Le docteur Marignan, très mondain, recevant beaucoup, et cachant sa pauvreté à force d’expédients, n’ayant en vue que cette ambition : réussir, sortir de l’obscurité, et s’ingéniant à y parvenir sans être trop scrupuleux sur le choix des moyens, avait su gagner la confiance du Parquet par une vie sagement réglée au-dehors et un extérieur sérieux qui en imposait.

 

Le meurtre de Renneville ne présentait rien de particulier ni d’intéressant au point de vue médico-légal. M. Barillier n’avait eu aucun scrupule en lui demandant de faire le rapport.

 

Marignan accepta en déguisant toute sa joie.

 

Lui aussi avait reçu, comme tout le monde, le contrecoup de l’opinion, et déjà, avant que le scalpel eût touché le frêle corps dont le mystère allait lui être révélé, lui aussi estimait qu’il serait aisé de découvrir le poison.

 

Cependant, cette opinion ne pouvait l’empêcher de faire son devoir ; il y aurait autant de gloire et de profit à faire éclater l’innocence de Charlotte qu’à contribuer à rendre évidente sa culpabilité.

 

Une seule crainte était en lui.

 

Si le Parquet ne jugeait pas sa consultation suffisante et voulait l’éclairer en lui adjoignant un second expert pour l’assister, deux experts même, comme il arrive souvent, cela amoindrirait d’autant sa mission en partageant la responsabilité.

 

Par malheur pour Charlotte, il n’en fut rien.

 

Et Marignan put se mettre à l’œuvre.

 

L’autopsie de l’enfant fut donc faite dans ces conditions par Marignan ; le docteur se trouva en présence de lésions gastro-intestinales des plus graves et conclut à un empoisonnement par une substance irritante, sans pouvoir, du premier coup, préciser la nature du poison, mais en se réservant de l’expliquer dans des analyses ultérieures.

 

Les notes d’enquête qui accompagnaient le questionnaire remis par le Parquet ne faisaient pas mention du four à plâtre ; cependant la plâtrière était connue ; c’était tout au fond et près des fourneaux que le cadavre de Renneville avait été découvert, et la maison de Charlotte était adossée contre la plâtrière ; cette disposition des lieux, tout le monde la connaissait, tout le monde l’avait vue… Et personne n’y prit garde !…

 

Marignan, après avoir rédigé un premier rapport général au Parquet, continua ses recherches.

 

L’analyse des viscères ne donna aucun résultat. Il ne trouva ni poison métallique, ni alcaloïdes ; il continua à être frappé par l’intensité des lésions que présentait l’appareil digestif, et la première conclusion de son autopsie devenait la base de ses recherches futures.

 

Un moment, il crut découvrir l’empoisonnement par l’euphorbe.

 

Il se trompa et dirigea autre part ses investigations.

 

Ses travaux durèrent une quinzaine de jours.

 

Une lettre du juge d’instruction vint le presser de déposer son rapport.

 

Il le rédigea et alla le remettre lui-même à M. Barillier.

 

Ce rapport concluait :

 

« La nature des lésions anatomo-pathologiques constatées chez la victime démontre l’existence d’un empoisonnement, d’accord avec les premières observations de l’autopsie. L’hypothèse d’une gastro-entérite spontanée est écartée.

 

« Les viscères ou liquides ne renfermaient aucun principe toxique à dose appréciable, soit aux investigations chimiques, soit aux expériences physiologiques.

 

« L’analyse des viscères et de leur contenu ayant permis d’éliminer d’une façon positive les poisons métalliques ainsi que les alcaloïdes, il ne reste, comme ayant pu déterminer les lésions constatées, que les végétaux corrosifs, dont l’analyse, cependant, n’a pu révéler l’existence.

 

Ainsi, le rapport, on le voit, concluait à l’empoisonnement, mais déclarait ne pas avoir découvert la nature du poison.

 

Ces lésions avaient d’autant plus de signification et d’importance qu’elles se rapportaient aux observations contenues, d’une manière générale, dans la lettre posthume du docteur Renneville, et, d’une façon plus particulière, dans les notes jointes à cette lettre.

 

L’expertise devait donc aboutir à cette conclusion, sur laquelle il nous faut appuyer avec juste raison, que la mort était due à un irritant corrosif, de la nature des poisons qui déterminent nécessairement des lésions semblables à celle que Marignan avait déjà relevées dans l’autopsie.

 

Marignan, « sans pouvoir représenter le poison ni le désigner autrement que par ses effets », en avait constaté énergiquement les traces certaines.

 

Dès lors, et à cette époque de l’enquête déjà, toutes les circonstances mises en lumière par l’information en même temps que l’expertise médico-légale et les données de la science toxicologique, permettaient, pour le ministère public, d’affirmer la réalité de l’empoisonnement dont la « femme Charlotte Lamarche, dite la Pocharde », allait avoir à répondre devant la justice de son pays.

 

Le rapport du docteur Marignan était très long, très bourré de détails, et lui fit le plus grand honneur. Les journaux de la Touraine et quelques feuilles parisiennes le publièrent in extenso. Il n’en fallait pas davantage pour que le nom du docteur, jusque-là inconnu, devint célèbre.

 

À l’honneur du médecin, il faut le dire tout de suite, aucune hésitation dans son esprit. Il était convaincu…

 

Interrogée à diverses reprises, Charlotte avait gardé tout le temps la même attitude douce et résignée. C’est à peine si elle se défendait. Qu’eût-elle pu répondre ? Et quels arguments trouver ?

 

Elle n’avait pas perdu tout espoir, cependant.

 

Le juge lui avait dit :

 

– Votre sort est entre les mains du docteur Marignan. C’est la science qui va décider si vous avez empoisonné votre enfant.

 

Elle avait levé sur M. Barillier ses grands yeux tristes.

 

– Alors, monsieur, je n’ai plus rien à craindre.

 

Elle attendit pourtant le rapport de l’expert avec une fiévreuse anxiété.

 

Entre-temps, le juge, comme s’il avait craint de se laisser impressionner par la pureté de ce regard de femme, lui reprochait la légèreté de ses mœurs, le désordre de sa conduite, ce nom fatal de Pocharde, qui couvrait de fange la blancheur du beau lis sans tache.

 

Elle s’en était expliquée une fois et ensuite avait dédaigné de répondre.

 

– Je ne suis pas ce que l’on dit et l’opinion publique s’est cruellement trompée sur mon compte. Je vivais d’une vie retirée et très régulière, consacrant tout mon temps à mes deux chères petites filles, Claire et Louise… Mes enfants ! Que vont-elles devenir ?… Vous me reprochez un vice abject, repoussant, dont la pensée seule me fait rougir !… Et vous me reprochez aussi une faute, la naissance de cet enfant, dont je ne suis pas coupable. Je vous le dis une dernière fois, et je refuserai de vous répondre désormais : je suis malade… ou plutôt je l’étais… car il faut bien qu’on le sache, depuis mon emprisonnement je me trouve mieux, beaucoup mieux… Tous mes malaises disparaissent… Je renais à la vie, alors qu’on va peut-être me la prendre… Triste ironie… De tout ce que j’ai souffert, il ne me reste qu’une certaine lourdeur de mémoire qui fait que je ne me rappelle pas très bien, dans leurs détails, les événements qui se sont passés… J’étais malade !… Voilà tout le secret de ma conduite… Il ne faut pas chercher plus loin…

 

À partir de ce jour, elle ne voulut plus rien répondre.

 

Elle se tenait parole.

 

Quand le juge connut les conclusions du rapport médico-légal, il fit venir Charlotte dans son cabinet :

 

– La science a parlé, dit-il.

 

– Ah ! enfin !… Et je vais être libre, n’est-ce pas ? Libre et réhabilitée ?

 

– Persistez-vous toujours à prétendre que vous n’avez pas empoisonné votre enfant ?

 

– Certes ! Ah ! certes, je le jure, sur la vie même de mes deux autres petites !

 

– Eh bien ! vous n’êtes pas en cela d’accord avec le médecin…

 

Charlotte parut n’avoir pas très bien compris. Ses yeux s’agrandirent, sous le coup d’une suprême épouvante.

 

– Vous dites ?

 

– Je dis que le médecin affirme avoir découvert que votre enfant est mort empoisonné…

 

– Il a découvert ?

 

– Les traces du poison…

 

Elle resta hébétée, éperdue, les mains appuyées sur ses yeux.

 

– Est-ce possible ? Est-ce possible ?…

 

Puis, elle pleura silencieusement.

 

– Avouez donc ! fit M. Barillier.

 

– Jamais, monsieur, dit-elle avec douceur, essuyant ses larmes, jamais ! Si j’avouais, je mentirais, et je ne sais pas mentir !…

 

On la reconduisit en prison.

 

Lorsque Jean Berthelin connut le rapport de Marignan et ses conclusions si graves, il en devint presque fou.

 

Pendant deux jours, renfermé chez lui, en proie à une fièvre violente, l’éternelle question se posant à son esprit :

 

– Serait-ce vrai ? Charlotte ! ma Charlotte !

 

Puis une colère furieuse s’empara de lui :

 

– Non, non, ce n’est pas vrai… Elle m’a dit un jour qu’il fallait croire en elle, malgré tout ! Eh bien, je crois, je crois !

 

Mais à présent, hélas ! plus encore que par le passé, il restait toujours seul pour la défendre.

 

Après les premiers jours d’effroi et d’hébétement, il se réveilla plus énergique, plus courageux, ayant pris une grave résolution. Il voulait voir le docteur Marignan.

 

Il écrivit au médecin pour lui demander un rendez-vous, afin d’être sûr de le rencontrer, et, au jour fixé, il se trouvait dans le cabinet de Marignan.

 

– Monsieur, dit Marignan, vous avez demandé à me voir et vous m’avez prévenu que bien que ce soit le docteur que vous désiriez consulter, ce ne serait point en qualité de malade… Veuillez me dire en quoi je puis vous être utile.

 

– Monsieur, dit Berthelin avec tristesse, je voudrais que vous excusiez tout d’abord la démarche que je fais auprès de vous… je voudrais que vous n’en soyez pas trop surpris… je voudrais, enfin, si elle vous paraît bien étrange, que vous ne m’en teniez pas rigueur, que vous m’écoutiez jusqu’au bout en vous disant que je suis très malheureux… J’ai été élevé côte à côte avec Charlotte Lamarche… je l’ai aimée, quand j’étais enfant, sans savoir que ce fût là de l’amour… je l’ai aimée plus tard profondément, d’une passion unique qui emplit toute ma jeunesse… et je l’aime encore…

 

– Malgré ?…

 

– Malgré tout, je l’aime, je l’aime, parce que je la crois innocente…

 

– Alors, je vous plains, car elle est coupable !

 

– Qu’en savez-vous ?

 

Marignan reçut ce mot, qui exprimait un doute, comme un coup de fouet. Il se leva, et d’une voix que la colère assourdissait :

 

– Monsieur, votre amour vous fait déraisonner… Je ne demande pas mieux que d’avoir de l’indulgence pour votre état, mais vous trouverez bon que je vous rappelle que je ne vous connais pas, et, qu’ayant fait mon devoir en cette mission qui m’a été confiée, je n’ai à en rendre compte qu’à ma conscience…

 

– Ah ! monsieur, je vous le jure, je n’incrimine pas votre probité… La soupçonner, cette probité, ce serait croire que vous êtes capable, de gaieté de cœur, de faire condamner une innocente. Je voudrais vous faire concevoir de la défiance… Je voudrais que vous vous disiez : « N’est-il pas possible que je me sois trompé ? »

 

– Je comprends votre désespoir, puisque je connais votre amour, dit le docteur Marignan, après un silence…

 

– Votre confiance m’épouvante… Je voudrais éveiller en vous je ne sais quelle hésitation, quelle crainte…

 

– L’avenir reconnaîtra que j’ai eu raison…

 

– En êtes-vous sûr ?

 

– Monsieur…

 

– Oui, vous n’avez pas eu de doutes… Mais une certitude absolue vous est-elle permise ? Serait-ce donc la première fois que des expériences fussent reconnues fausses ? La chimie entre autres sciences ne s’agrandit-elle pas tous les ans de découvertes nombreuses ?

 

– Des phrases, monsieur, et ma dignité, mon honneur même m’obligent à ne pas vous écouter davantage…

 

– Veuillez me pardonner, monsieur, si mes paroles ont dépassé ma pensée…

 

– Du reste, le médecin constate, il n’accuse pas…

 

– Il fait plus : il condamne !

 

– C’est l’affaire du jury.

 

– Non, car le jury ne parlera que par votre bouche, ne pensera qu’avec votre esprit. Vous n’avez pas le droit de vous retrancher derrière lui… C’est vous, monsieur, vous qui allez dicter cette fatale sentence…

 

– Je vous ai écouté avec patience, monsieur, dit Marignan fatigué… Cette conversation ne peut aboutir… et elle est sur le point, si vous n’y prenez garde, de devenir injurieuse pour moi.

 

Berthelin se leva.

 

– Je vais donc vous quitter, monsieur… Un mot, pourtant… Puisque je n’ai pu vous effrayer et vous faire douter de vous, une dernière fois, prenez garde, car moi, je vous le dis, cette femme est innocente, et un jour ou l’autre son innocence sera reconnue… Au fond du cœur, interrogez-vous donc… Demandez-vous si vos travaux, les recherches de votre vie suffisent pour que vous acceptiez la lourde responsabilité d’une pareille mission… Si, vraiment, vous n’avez pas confiance en vous, il en est temps encore, sacrifiez la considération qui vous environne… Déchirez ce qui vient de vous : l’arrêt de mort de Charlotte Lamarche… Laissez voir votre impuissance… Courbez la tête et humiliez-vous plutôt que de vous exposer à commettre une épouvantable erreur… Une dernière fois, monsieur Marignan, ne vous préparez pas un remords éternel…

 

Marignan le reconduisit jusqu’à la porte. Et là, froidement, mais cependant un peu pâli :

 

– Je n’ai qu’un mot à vous répondre : je ferai mon devoir. Huit jours se passèrent.

 

Puis on apprit que l’affaire de la Pocharde était renvoyée devant les assises prochaines et que les deux accusations étaient maintenues.

 

Alors, Berthelin fit passer à la comtesse du Thiellay une lettre pour lui annoncer cet événement.

 

Et cette lettre, il la terminait par ce mot laconique : « L’heure est venue… J’ai foi dans votre parole… »

XIII

ELLE PARLE


L’heure était venue… Clotilde se mourait… Depuis deux ou trois jours, c’est à peine si elle se réveillait de longues et terrifiantes syncopes pendant lesquelles Hubert, en larmes, se précipitait vers son lit, saisissait dans ses bras ce joli corps tant aimé et l’embrassait follement, en criant :

 

– Elle est morte ! Elle est morte !

 

Le docteur Marignan, qui ne quittait presque plus Fénestrel, la ranimait, et le comte, à chaque fois qu’il lui voyait ouvrir les yeux, en concevait une suprême espérance.

 

La mort retardée, est-ce que ce n’était pas la mort lointaine peut-être ?

 

On eût dit, en effet, certains jours, que sa jeunesse se révoltait contre cet anéantissement et qu’elle ne voulait pas mourir.

 

Alors, pendant des heures, pendant des journées presque entières, on la voyait errer, comme un fantôme, dans les longs couloirs du château, tantôt appuyée au bras de son mari, tantôt désirant marcher seule, dans le dernier effort de sa vigueur disparue, tantôt appelant auprès d’elle son fils, le petit Urbain, venu en vacances au château.

 

Ce fut un de ces jours de réveil et aussi d’espoir, que Clotilde fit une tentative sur l’esprit de son mari.

 

Elle n’avait pas oublié les paroles de Renneville à l’agonie, lorsqu’il s’accrochait aux mains de son bourreau. Et le comte – le bourreau – n’avait pas dû les oublier non plus.

 

Quelle ne serait pas sa terreur, s’il découvrait que d’autres que lui les connaissaient… qu’il avait été vu… qu’il existait des témoins de son crime !

 

« Misérable… malheur sur toi !… mon fantôme ne te quittera plus… jamais, jamais… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… Souviens-toi… au front… au front… »

 

Ces quelques lignes, Clotilde, un jour, les écrivit sur une feuille de papier qu’elle glissa dans sa poche.

 

Elle avait voulu déguiser son écriture. Mais ç’avait été inutile. Cette écriture était si tremblée, si hésitante, que jamais le comte ne reconnaîtrait en elle la main qui en avait tracé les lettres.

 

Elle voulut d’abord envoyer la lettre sous enveloppe à Mathis en le priant de la jeter à quelque poste d’un village voisin, mais elle réfléchit que cette lettre par elle écrite à son mari ne manquerait pas d’éveiller les soupçons du jeune homme ; il en prendrait connaissance peut-être et la détruirait lorsqu’il aurait deviné la pensée de Clotilde.

 

Elle l’adressa, sous double enveloppe, à Jean Berthelin.

 

Le jour suivant, à l’heure du courrier, la comtesse était debout, domptant sa faiblesse, voulant être auprès de son mari…

 

On apporta les lettres.

 

Hubert voulut entrer dans son cabinet pour les lire.

 

Clotilde lui dit :

 

– Non, restez ; je me sens un peu mieux et nous avons si peu de temps à vivre ensemble !

 

Il rejeta les lettres et s’approcha d’elle.

 

Elle était étendue, dans sa chambre, sur une chaise longue.

 

Elle lui sourit et le repoussa doucement :

 

– Non, lisez, lisez…

 

– Plus tard…

 

– Je le veux !… Peut-être y a-t-il des nouvelles intéressantes, des choses graves !

 

– Je ne pense plus à rien… Plus rien n’existe pour moi en dehors de vous… Il n’y a plus de préoccupations pour moi que celle de votre santé, chère Clotilde.

 

– Lisez, dit-elle en insistant. Il obéit.

 

Il y avait une douzaine de lettres. Il en déchira hâtivement les enveloppes, les parcourut d’un coup d’œil et au fur et à mesure les rejetait sur son guéridon, il faisait face à Clotilde, en pleine lumière.

 

Enfin, il y arriva…

 

Clotilde tremble, ferme les yeux pendant une seconde, puis les rouvre… la tête un peu penchée, le regard ardent, de la fièvre aux joues.

 

Il a déplié le papier et lit…

 

Pas la moindre surprise… pas la plus légère émotion…

 

Cependant, il reste un moment comme absorbé devant l’étrangeté de ce qu’il vient de lire ; puis il a tout à coup le geste machinal de l’homme qui vient de décacheter par erreur une lettre qui ne lui est pas adressée, et il cherche l’enveloppe pour s’assurer que c’est bien son nom et que le facteur ne s’est pas trompé.

 

« Monsieur le comte du Thiellay, au château de Fénestrel… » Non, c’était bien pour lui…

 

Il rejette l’enveloppe et relit la lettre.

 

Puis il murmure :

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Elle interroge, surprise d’un pareil calme, d’une si grande puissance de dissimulation, car rien ne le trahit… ses yeux ne se sont même pas voilés.

 

– Quoi donc ?… Une mauvaise nouvelle ?

 

Il hausse les épaules :

 

– C’est assurément l’œuvre d’un fou… dit-il…

 

Et il lui tendit la lettre.

 

– Lisez !

 

Mais elle veut que l’épreuve soit complète. Elle refuse.

 

– Mes yeux y voient à peine… Lisez vous-même…

 

– Voici ce qu’on m’écrit… d’une écriture évidemment contrefaite ; écoutez :

 

« Misérable… malheur sur toi… mon fantôme ne te quittera plus… jamais… jamais… Ce sera ma vengeance… Il viendra te marquer au front le jour de ta vie… écoute bien… »

 

Mais il n’achève pas… La terrible scène reparaît aux yeux de Clotilde… Elle a un faible soupir, étend les bras, laisse retomber sa tête et s’évanouit.

 

– Clotilde ! Clotilde !

 

Il la soigne, la couvre de baisers, pleure, se désespère !

 

– Ah ! c’est la fin, c’est la fin, cette fois… ma pauvre enfant… ma pauvre chérie…

 

Elle reste longtemps ainsi… Puis, elle rouvre les yeux… des yeux étranges où il semble qu’il n’y ait plus de vie, mais seulement déjà comme le reflet de la mort…

 

– La lettre !… dit-elle d’une voix altérée.

 

Lui, déjà, n’y pense plus, ne sait plus ce qu’elle veut dire. Mais elle la montre, du doigt, sur le tapis.

 

– Vous n’avez pas terminé…

 

– À quoi bon ?

 

– Si… il le faut… je… je le veux…

 

Il saisit la lettre, tout en regardant Clotilde, essayant de comprendre. Et il va en poursuivre la lecture, pour obéir à cet étrange caprice, lorsqu’elle l’arrête d’un geste et dit :

 

– Non, pas vous, moi…

 

– Vous voulez lire…

 

– C’est inutile.

 

– Alors…

 

– … Voici la fin : « Mon fantôme viendra te marquer au front le jour de ta vie… écoute bien… le jour de ta vie où tu seras le plus heureux… souviens-toi… au front… au front !… »

 

Il eut une exclamation étouffée :

 

– Clotilde ! c’est vous qui avez écrit cette lettre ?…

 

– C’est moi !

 

Un très long silence.

 

Le comte observe Clotilde avec une sorte d’effroi. Est-ce qu’elle deviendrait folle ? Car cette lettre, ainsi qu’il la lisait tout à l’heure, est l’œuvre d’une main que la raison ne guide plus.

 

– Expliquez-moi, Clotilde ; je ne comprends pas…

 

Elle est prête à l’aveu. L’heure est venue. Elle dit :

 

– Ces paroles, est-ce bien la première fois que vous les entendez ?

 

– Oui…

 

– Comme vous savez mentir !

 

– Je ne mens pas. Où et comment les aurais-je entendues ?

 

– Où ?… Dans le chemin creux qui passe devant le prieuré de Relay, la nuit où fut assassiné le docteur Renneville !… Comprenez-vous maintenant ?… Et faut-il que je vous en dise davantage ?

 

Le comte venait brusquement de pâlir et il dit, d’une voix tremblante :

 

– Achevez !… Vous n’en avez pas assez dit…

 

– Où ? Vous le savez maintenant… Comment vous les avez entendues ? C’est lorsque le vieillard se cramponnait à vos vêtements en demandant grâce… C’est lorsque, voyant que vous n’aviez pas pitié et qu’il allait mourir, il vous a jeté, au milieu des râles de son agonie, ces paroles qui doivent troubler votre sommeil depuis lors et empoisonner votre vie !…

 

Aucune révolte chez le comte… Un abattement énorme, un désespoir profond, sans borne. Et voilà tout.

 

On dirait qu’il a compris, enfin, et que cela ne l’étonne pas. On dirait qu’il savait !… ou qu’il s’en doutait !…

 

Clotilde murmure, les yeux fermés, comme en rêve :

 

– Et de ce que j’ai vu, cette nuit-là, de ce que j’ai entendu… j’en meurs !

 

– Ce que vous avez entendu, je le sais… Dites-moi maintenant ce que vous avez vu…

 

– Oui, je ne veux pas mourir avec mon secret… Cela me brûle, cela m’oppresse… m’étouffe… Je n’ai plus peur de vous, puisque je vais mourir… puisque je vais vous échapper éternellement… J’ai vu, cette nuit terrible, là-bas, près du prieuré, un homme se cacher sur le chemin que suivait le vieillard… J’ai vu cet homme assaillir le docteur, le courber lentement sous l’étreinte de ses doigts noués autour de son cou… J’ai vu l’agonie du moribond… j’ai vu le meurtrier hideusement penché sur son cadavre…

 

– Et le meurtrier ?…

 

– Ai-je besoin de le nommer ?

 

– Oui, oui, il le faut… Vous en avez trop dit… vous l’avez reconnu, n’est-ce pas ?

 

– J’ai vu que cet homme avait la taille, l’allure, le visage, les cheveux, de celui dont je porte le nom…

 

– Et vous avez cru…

 

– J’ai vu, enfin, que c’était vous !

 

– Moi !… Vous avez cru…

 

– Et voilà pourquoi je meurs… et pourquoi je suis contente de mourir !

 

– Moi ! moi ! dit-il, un instant éperdu… Elle a cru !… Mon Dieu !

 

Et il se cache le visage dans les mains. Il éclate en sanglots. Enfin, il laisse retomber ses mains.

 

Elle peut voir, de nouveau, son visage baigné de larmes et ses yeux infiniment tristes, mais aussi infiniment doux…

 

– Ma pauvre enfant ! Ma pauvre enfant !… Ce secret terrible, pourquoi l’as-tu gardé ? Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?… Je comprends, aujourd’hui, ces terreurs que tu ressentais parfois à mon approche, ces répugnances instinctives que tu manifestais… Souvent, je lisais dans ton regard je ne sais quelle horreur ! Ah ! comme tu m’as rendu malheureux ! Pourquoi n’as-tu rien dit ? Rien ! Et moi, pourquoi n’ai-je pas deviné et ne t’ai-je pas obligée à parler ?

 

Il se mit à genoux, lui prit de force les mains.

 

– J’ai donc vraiment l’air d’un assassin ? dit-il… J’ai donc bien l’air d’un homme qui se cache la nuit pour étrangler un vieillard sans défense ?… Puisque tu l’as cru, il faut bien !… Pourtant, regarde-moi donc !…

 

Et il lui souriait avec un tendre reproche.

 

– Oui, dit-elle, parfois j’ai hésité à croire, car je vous ai bien observé, sans que vous vous en doutiez… J’attendais l’heure, la minute, où vous vous trahiriez…

 

– Et cette minute ?

 

– Elle n’est jamais venue…

 

– Et pas un doute ?

 

– Pas un doute !

 

– Tu ne t’es pas dit que tu avais pu être le jouet d’une effroyable vision ?

 

– Je ne rêvais pas, hélas !

 

Et les mains sur son front, en un accès de désespoir et de terreur :

 

– J’ai vu, j’ai vu, j’ai vu !

 

– Et tu n’as pas pensé non plus que tu pouvais avoir été abusée par quelque ressemblance ?

 

Elle fit un geste d’incrédulité.

 

Il se releva, étendit la main comme pour un serment, et grave et triste :

 

– Je le jure, l’homme que tu as vu, ce n’est pas moi !… La vérité qui vient de t’échapper, je la soupçonnais, hélas ! depuis le jour du meurtre… Je soupçonnais que l’homme qui avait assassiné le docteur Renneville ne pouvait être un autre que celui auquel je pensais… Cela était déjà bien effroyable ainsi, et voilà pourquoi tu m’as vu si préoccupé, singulièrement, si sombre même… Et voilà pourquoi, à maintes reprises, ah ! tu dois t’en souvenir, je te disais : « Aime-moi… Plus que jamais, j’ai besoin de tes tendresses… » T’en souviens-tu ?

 

– Je m’en souviens.

 

Alors, il eut un grand soupir et laissa échapper son secret :

 

– Celui que tu as vu porte le même nom que moi. Il s’appelle et il a le droit de s’appeler du Thiellay… car il est mon frère… né de la même mère, né du même père, le même jour, à la même heure que moi…

 

– Il y a dix ans que Léon du Thiellay est mort !…

 

– Mon frère jumeau, Léon du Thiellay, n’est pas mort !…

 

– Quelques jours avant notre mariage, vous m’êtes apparu triste et pâli. Vous m’avez montré une lettre qui annonçait que votre frère avait trouvé la mort en courant les aventures dans l’Amérique du Sud…

 

– Cette lettre mentait : j’étais obligé de mentir…

 

– La vérité ?

 

– Cette vérité, il me fallait bien la cacher à vous comme aux autres, car elle était un déshonneur… elle couvrirait de honte mon nom, le vôtre, si elle était connue, encore aujourd’hui…

 

– La vérité ? redit-elle… Vous ne pouvez plus me la cacher.

 

– Vous savez déjà que mon frère, pendant sa jeunesse et jusqu’à trente ans, a dissipé la belle fortune qui lui était revenue après la mort de nos parents… Dix ans lui suffirent pour qu’il fût réduit à la misère la plus complète, aux expédients… Je l’aimais malgré ses fautes et je lui pardonnais… Les expédients le conduisirent au crime pour se procurer de l’argent… Des faux, des escroqueries se multiplièrent, dont je le sauvais toujours… Il alla jusqu’au vol ! et je le sauvai encore ! Seulement j’étais à bout de courage et j’obtins de lui la promesse qu’il changerait de nom et que jamais plus il ne reparaîtrait en France… Il le promit… Je le crus… Je facilitai son départ… Je lui donnai une fortune… Et c’est en arrivant au Brésil qu’il s’arrangea pour que me fût envoyée la nouvelle de sa mort… Je pris soin de la répandre… L’honneur était sauf…

 

Il se tut, les yeux humides…

 

Il parlait sans regarder Clotilde, ne l’osant pas, tout en lui racontant ces infamies ignorées dont, pourtant, il n’était pas coupable.

 

Mais en Clotilde, soudain, en l’écoutant, une espérance inouïe naissait. L’espérance que son mari n’était pas coupable !

 

Elle laissa échapper une exclamation d’angoisse, mais aussi de joie folle…

 

– Ah ! parle, achève… je t’en supplie…

 

– Oui, je te dirai tout, car je ne veux pas qu’un pareil et aussi terrible soupçon reste en toi une minute de plus…

 

– Parle ! parle ! dit-elle, haletante…

 

Alors, d’une voix basse, précipitée, voulant se débarrasser au plus vite de ces redoutables révélations, il termina son récit :

 

– J’ai cru, pendant quelque temps, que mon frère vivait là-bas d’une vie d’honnête homme… Cela dura ainsi deux ou trois ans… Puis, par un compagnon de chaîne qui venait de se réfugier en France, j’appris, réveil horrible, que Léon était au bagne, condamné aux travaux forcés à perpétuité, à Rio de Janeiro, pour assassinat suivi de vol…

 

Lentement, sans réfléchir, sans même savoir ce qu’elle faisait, Clotilde lui prit les mains et les porta à ses lèvres. Il n’y prit pas garde. Il était trop absorbé. Avec un effort, il reprit :

 

– Enfin, le bagne, c’est un genre de mort… à la condition qu’on ne s’en évade pas… et je pouvais me dire encore que mon frère, pour échapper aux tortures de la vie qui l’attendait, se suiciderait, mais tant de fautes et tant de crimes l’avaient rendu lâche… Il vécut… et n’eut plus qu’une envie : recouvrer sa liberté ; une pensée : recommencer son existence criminelle… Et il y réussit… Il s’évada… Je l’ignorai… Je ne pouvais avoir aucune nouvelle de lui… mais ce fut lui qui me raconta ces événements lorsqu’il fut de retour en France.

 

– En France ! dit Clotilde, effrayée… En France… auprès de nous !

 

– Plus près encore que vous ne le pensez, car à peine arrivé en France, il songea qu’il n’avait d’autre ressource que celle de s’adresser à moi, et il m’écrivit… Oui, il osa, il m’écrivit en me donnant rendez-vous dans les environs… Et, ce rendez-vous, il me le demandait le jour même où vous alliez être en fête à Fénestrel, le matin du jour où ce pauvre Renneville…

 

Il n’acheva pas…

 

– Vous êtes allé à ce rendez-vous ?

 

– Il le fallait. Dans sa lettre, Léon me suppliait de lui donner trois cent mille francs. Il promettait de disparaître et se disait sûr, avec cette somme, de faire une grande fortune. Je refusai. Je n’avais pas cette somme disponible. En outre, toutes celles que je lui avais données déjà pour le sauver de ses aventures montaient à près d’un million. Enfin, cette même somme de trois cent mille francs, je m’étais engagé à la payer ce même jour au docteur Renneville à qui je la devais. J’allai au rendez-vous. Je lui portai cent mille francs… Dans sa lettre, mon frère me priait de lui apporter également quelques vêtements… J’en fis un paquet et je lui apportai… Nous sommes de la même taille, exactement… Il les revêtit devant moi…

 

– Ah ! je comprends, je comprends… murmura Clotilde.

 

Et ses lèvres brûlantes ne se détachaient plus des mains de son mari !

 

– Non, vous ne comprenez pas tout encore… car je commis une faute… Je lui dis qu’à l’avenir, il ne recevrait plus rien de moi… mais afin de lui expliquer pourquoi, au lieu de trois cent mille francs, je ne lui en apportais que cent mille – est-ce que j’avais besoin de donner tant d’explications à cet infâme ? – j’eus l’imprudence de lui dire que je devais verser cette somme le jour même entre les mains du docteur Renneville… En cette minute-là, je ne remarquai rien chez lui, mais le lendemain, après le meurtre, lorsque naquit le premier soupçon, je me souvins qu’en m’écoutant il eut un éclair de joie cruelle dans le regard… la première pensée de son crime venait de surgir en son esprit, et puisque je refusais de lui donner les deux cent mille francs qui lui fallait encore, il allait les prendre !… Maintenant, que s’est-il passé ?… Je ne puis que le deviner… Ce ne sont que des conjectures… Le misérable a sans doute rôdé pendant tout l’après-midi autour de Fénestrel… Il a guetté le docteur… Il le connaissait… N’est-ce pas Renneville qui l’a soigné dans les maladies de son enfance ?… Il le vit entrer au château… Il attendit qu’il en sortît et le suivit… J’avais eu la pensée d’accompagner le docteur jusque chez lui… Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Il vivrait encore… Léon dut le rejoindre… l’assaillir, le tuer et le voler… Je soupçonnais que c’était lui, l’auteur infâme de ce forfait… Vous en avez été témoin et vous m’en avez donné la certitude… Maintenant, je ne doute plus… C’est lui.

 

Clotilde releva jusqu’à ses yeux les mains de son mari. Elle pleurait, avec de sourds sanglots.

 

– Oh ! mon ami, mon ami, pardon, pardon…

 

– Je te pardonne… je t’aime…

 

Tout à coup, elle se laissa glisser jusqu’aux genoux du comte.

 

En cet instant rapide qui suivait cet aveu, toute sa vie de jeune femme, si adorée, si caressée, lui passait devant les yeux. Elle avait vécu à côté de cet homme sans le connaître, sans l’apprécier, sans l’aimer ! Et elle l’avait trompé !…

 

Maintenant elle sentait si bien la grandeur de sa faute, ce voile déchiré, qu’elle était envahie par un sentiment étrange, qui la rendait palpitante, une émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, délicieuse et douloureuse. Elle aimait.

 

Oui, elle venait de découvrir l’amour, car Mathis n’avait été pour elle qu’une sorte de vengeance de la vie monotone où la tenait son mari… elle avait cherché une diversion… et elle était tombée… Elle aimait…

 

En enveloppant les genoux de son mari de ses pauvres bras amaigris et si faibles, elle aurait voulu crier de toute son âme cette tendresse nouvelle. Et cela, elle le traduisit humblement, doucement, par ces mots qui tombèrent, dans un soupir, de ses lèvres pâlies :

 

– Je t’aime !

 

Il l’étreignit dans ses bras. Il la serra contre son cœur… Et dans ses sanglots, il disait :

 

– Bien vrai ? bien vrai ? Je t’ai reconquise ?

 

– Je t’aime…

 

– Ah ! comme, malgré tout, nous allons être heureux encore !

 

Mais c’était une trop grande émotion pour Clotilde. Elle ferma les yeux. Et tout en s’évanouissant, elle murmura encore :

 

– Je t’aime… mais… mais je vais mourir…

 

Quand elle revint à elle, il la regardait avec désespoir.

 

Elle lui dit tout de suite :

 

– Oui, je vais mourir, il le faut… je ne puis plus vivre…

 

– Tu vivras… Puisque ton secret te tuait… puisque tu me l’as confié… Tu renaîtras pour ton bonheur et le mien…

 

Elle secoua lentement la tête.

 

– Non, non, je veux mourir !

 

Ce n’était plus son secret, le secret de ce meurtre, qui la faisait mourir… C’était le secret de sa faute.

 

Et elle laissa tomber sur le comte un regard d’un désespoir tel, d’une tristesse si poignante, d’une angoisse si visible, qu’il en fut tout interdit.

 

Elle voulait mourir ! Pourquoi, puisqu’elle savait à présent que son mari n’était pas le coupable ?

 

Alors il repasse en son esprit tout ce qu’elle lui a dit tout à l’heure…

 

Elle a vu le crime !… en cette nuit !… loin du château…

 

Que faisait-elle donc, à pareille heure, près de la chapelle en ruines ?

 

Soudain, un soupçon terrible… Et ce soupçon, c’est le regard de Clotilde fixé sur lui qui le lui donne… ce regard d’angoisse et de tristesse intense.

 

Il pâlit… il est pris de tremblements… Et alors qu’il voudrait l’interroger, il ne l’ose plus !

 

Elle est bien faible, Clotilde, et toute défaillante.

 

Cependant il veut la questionner. Il est torturé par le terrible besoin de savoir.

 

Elle devine bien ce qu’il va demander. Sur ces traits si francs où le mensonge n’a jamais mis de feinte, elle lit comme en un livre ouvert. Elle a vu, de loin, venir la tempête.

 

Mais elle est résignée. L’heure est venue. Elle se laisse aller sur le fond de sa chaise longue, pose sa jolie tête pâle sur un coussin, ferme les yeux et attend.

 

– Clotilde, vous m’aimez ?

 

Elle eut la force de joindre les mains, en un geste d’extase silencieuse. Et ce fut tout.

 

– Puisque vous m’aimez, vous allez me dire la vérité, n’est-ce pas ?

 

– Que voulez-vous savoir encore ?

 

– Ce que vous faisiez à la chapelle de Relay, cette nuit-là ?…

 

Cette question, elle l’avait entendue bien des fois dans ses cauchemars. Et elle n’y avait jamais trouvé de réponse.

 

Comment pouvait-elle expliquer sa présence dans les ruines, une pareille nuit, à pareille heure ?

 

Quel prétexte inventer qui eût même l’apparence de la vérité ? Elle n’en avait jamais trouvé aucun. Et elle s’était dit :

 

– Si quelque jour il m’interroge, je n’essayerai pas de mentir…

 

Mais l’aveu qui tomberait de ses lèvres allait briser la vie de cet homme, éternellement. Et cet homme, elle l’aimait !… Elle ne craignait plus rien pour elle-même !… Mais pour lui !

 

– Clotilde ! Vous est-il donc si difficile de répondre ?

 

Alors, faiblement, sans ouvrir les yeux :

 

– Je vous ai dit que je souhaitais la mort de toute mon âme ; que la mort, en me délivrant, me rendrait heureuse… Je vous ai dit que je voulais mourir ! parce que je ne mérite ni votre pitié, ni votre pardon… Parce que j’ai méconnu votre amour et que je vous ai trahi !

 

Ce fut debout qu’il reçut la blessure mortelle. Et il chancela, le cœur atteint…

 

Quand il eut compris – car il lui fallut un effort pour comprendre l’affreuse révélation – il se pencha, les poings crispés, vers cette agonisante que protégeait la mort prochaine et il murmura :

 

– Ah ! misérable !… misérable créature !

 

– Oui… je suis une misérable… Tue-moi… cela me sera très doux… tue-moi…

 

Il s’éloigne d’elle pour échapper à la tentation meurtrière. Il se recule jusqu’au fond de cette chambre, rencontre la muraille qui le soutient… Et il se tait, écoutant son cœur dont chaque battement est une torture. Elle tend vers lui ses bras, d’instinct, sans ouvrir les yeux :

 

– Tue-moi !

 

– Ainsi, tu m’as trompé…

 

Elle baisse la tête… Et lui, le pauvre homme, refusant presque de croire, répandant un peu plus, à chaque mot, le poison mortel dans ses artères :

 

– Ainsi… tu avais… un amant ? Et vos rendez-vous… se donnaient… à la chapelle ?…

 

– Oui, dit le visage de l’agonisante sur lequel passe la crispation d’une torture aiguë.

 

– Et ces amours impies, sacrilège, duraient depuis longtemps ?…

 

– Depuis près d’un an…

 

– Un an !

 

Il cherche… Est-ce qu’il lui a donné quelque prétexte, il y a un an ? Mais non… Jamais, jamais… sa tendresse ne s’est pas démentie !…

 

– Qu’avais-tu à me reprocher ?

 

– Rien… Je ne t’aimais pas !

 

Il reste accablé. Toute sa violence s’écroule devant cet aveu !… Elle ne l’aimait pas… Tous ses efforts avaient échoué devant la roche de ce cœur de jolie femme… Toutes ses preuves d’infinie tendresse, à lui… vaine fumée !

 

Clotilde ajoute très bas, de nouveau les mains jointes :

 

– Je t’aime !

 

– Trop tard…

 

– Oui, puisque je vais mourir !

 

– Que tu vives ou que tu meures, j’ai horreur de toi… Mais achève ton aveu, malgré ton repentir… Le nom de ton complice…

 

– Tu ne le sauras pas.

 

– Je le veux ! Le nom de ton amant ?

 

– À quoi bon ?

 

– Je le veux, te dis-je… Je ne puis me venger sur toi… mais lui, je le tuerai…

 

– Jamais tu ne le sauras… Je ne veux pas exposer ta vie contre la sienne…

 

– Son nom ! son nom !…

 

– Jamais !…

 

On eût dit que c’était son dernier souffle qu’elle exhalait dans ce dernier cri. Elle devint plus pâle encore, ses traits se contractèrent étrangement. Elle resta immobile, ayant vraiment l’air d’une morte.

 

Alors, il eut peur…

 

Elle mourait par sa faute… la pauvre femme !… Elle se châtiait elle-même !

 

Un peu de pitié, devant tant de faiblesse, surgit dans son cœur… Devant le redoutable mystère de l’éternité qui peut-être allait s’ouvrir pour elle, il se sentait ému… sa colère s’émoussait… Il pensait aussi que cette mère, si coupable fût-elle, devait être conservée à son fils, le petit Urbain, qu’on ne voyait guère au château…

 

Il la prit dans ses bras et la porta sur son lit. Il appuya sa main contre son cœur qui battait encore faiblement. Puis, il sonna un domestique.

 

Quand celui-ci se présenta :

 

– Allez tout de suite télégraphier au docteur Marignan. Puis il revint vers le lit. Elle rouvrit les yeux :

 

– Ah ! comme je souffre, dit-elle… la mort tarde bien !

 

Et elle pleura.

 

Il fut vaincu. Il s’agenouilla au chevet de la malade et se cacha la tête dans les mains.

 

Elle fit un effort pour se tourner vers lui.

 

– Ne me pardonneras-tu pas, avant que je meure ?…

 

Il resta longtemps sans réponse, la tête appuyée sur le bord du lit. Un combat se livra dans cette âme, entre la bonté et la haine… Laquelle des deux l’emporterait ?

 

Il essaya une suprême tentative :

 

– Le nom de ton amant, et je te pardonne !

 

– Ne mets pas de conditions à ton pardon ! Sois grand jusqu’à la fin. Si je te disais ce nom, je mourrais avec la terreur de la vengeance que je laisserais ainsi après moi : Ne fais pas cela ! Sois bon !

 

La main tiède et amaigrie avait rejoint la main du comte. Et celle-ci ne se retirait pas.

 

– Pardonne, puisque je t’aime ! C’est parce que je t’aime et que je ne suis plus digne de toi que je meurs… Pardonne à l’agonisante.

 

Il se releva.

 

Ce fut un moment solennel, une seconde d’anxiété terrible…

 

Le comte était grave… sans plus de colère maintenant…

 

– Si tu dois mourir, je te pardonne, dit-il.

 

– Du fond du cœur ?

 

– Oui, dit-il, troublé, après un instant d’hésitation.

 

– Si tu me pardonnes, viens mettre sur mon front le baiser que l’on donne aux morts…

 

Il hésita encore. C’était une lutte cruelle, un supplice atroce.

 

– Viens, dit-elle…

 

Elle lui présentait son front – ce front derrière lequel avait germé la pensée impie : la pensée de la trahison et de l’adultère.

 

Il ferma les yeux, comme pour ne plus voir les choses passées… Et il l’embrassa religieusement, sur le front.

 

Elle eut un léger frémissement. Son visage exprima une extase nouvelle, quelque chose comme le sentiment intime d’un bonheur irréel, surhumain, qu’elle n’avait pas cru possible. Ses traits redevinrent jolis, comme autrefois. On eût dit que toute trace de maladie s’était effacée soudainement.

 

Elle resta les yeux clos pendant longtemps.

 

Sa main gardait les doigts de son mari étroitement serrés, et sur son front elle sentait encore, toujours, elle devait sentir éternellement l’effleurement léger du baiser de pardon.

 

Elle savourait la joie céleste de mourir sans laisser de haine derrière elle.

 

Et tout à coup, sa main, autour de la main du comte, se desserra lentement. La respiration s’accentua, devint plus régulière… Elle ne mourait pas, au contraire ! La vie revenait à ce corps débile, soulagée d’un fardeau qui la broyait…

 

Et un sommeil doux succédait à cette crise.

 

*

* *

 

Il se retira jusqu’au fond de la chambre et là, sans la quitter des yeux, se mit à rêver.

 

À quoi, à qui pensait-il, si ce n’est à l’autre, à celui, à l’inconnu, à l’infâme qui avait été le maître de ce corps dont il croyait être seul à connaître le secret, à recevoir les caresses ?

 

Qui était-il, celui-là ? Et qui révélerait ce nom, le livrerait à sa vengeance ? Ah ! il le saurait, dût-il pour cela remuer le monde !

 

Et un à un, il parcourt en pensée le cercle des amis qui fréquentent Fénestrel, sans qu’aucun d’eux arrête plus particulièrement ses soupçons.

 

La figure de Mathis apparut, également, et resta quelques minutes devant ses yeux ; mais celui-là non plus, il ne le soupçonnait pas.

 

Comment eût-il pu croire que sa femme, que cette orgueilleuse Clotilde avait distingué, dans la foule des hommes intelligents et délicats qui l’entouraient d’une cour de souveraine, celui-là peut-être qui était le plus grossier et le plus commun ?

 

La comtesse se remua dans son lit. Il se rapprocha… la contempla de nouveau.

 

Ce mystère de mort et de haine qu’il cherchait, il se cachait là, derrière ce front de jeune femme, dans ce cœur !… Mais rien ne parlerait ! Il se heurtait à trop de faiblesse, à trop d’inertie, pour être sûr de vaincre !…

 

Elle balbutia quelques mots dans un rêve.

 

Il se pencha pour l’écouter, retenant sa respiration.

 

Le nom exécré, le nom de l’amant, ne pourrait-il l’apprendre ainsi ?…

 

Il se penche plus près encore… elle va parler…

 

– Hubert !… mon cher et bien-aimé Hubert !

 

C’est son fantôme, à lui, qui la rend heureuse… C’est lui qu’elle étreint… L’autre, l’amant, n’existe plus pour elle !

 

Ah ! s’il pouvait s’effacer aussi facilement de la pensée du comte !

 

Le docteur Marignan arriva au moment où Clotilde s’éveillait.

 

Il fut frappé du changement survenu chez la malade. Elle était plus reposée. Les traits étaient plus calmes. Les yeux étaient plus vifs. Certes, elle était bien faible encore, mais une espérance de salut renaissait, alors que depuis quelques jours le médecin avait perdu tout espoir.

 

Lorsqu’il fut parti, il dit au comte du Thiellay :

 

– Il s’est produit une crise dont le dénouement pouvait amener la mort. La crise a été heureuse… Je réponds de la comtesse…

 

Elle avait entendu.

 

Lorsqu’ils furent seuls de nouveau, elle se tourna, toute languissante, vers son mari :

 

– Viens, dit-elle. Il obéit.

 

– Si je ne meurs pas, c’est ton pardon qui m’aura sauvée… Et toute tremblante :

 

– Regrettes-tu ton pardon ?

 

– Je t’ai pardonné sur le seuil de la mort, je ne te reprendrai pas mon pardon sur le seuil de la vie.

 

– Tu es bon !

 

Elle lui embrassa les mains et ajouta :

 

– Et puis, vois-tu, si tu m’avais repris ton pardon, je serais morte quand même, car n’oublie pas ce que je t’ai dit : « Je voulais mourir ! »

 

Elle se rendormit et reposa une partie de la journée. À son réveil, il était là, toujours.

 

– Écoute, dit-elle, je n’ai accompli qu’une partie de ma tâche… La plus douloureuse, tu la connais… Cependant, il faut que tu saches tout…

 

– Que voulez-vous me dire encore ?

 

À présent qu’il entrevoyait pour elle une chance de guérison, son pardon n’en était pas moins vrai et moins complet, mais désormais entre elle et lui surgirait le fantôme de l’autre – et tant que l’autre existerait, tant que le comte ne l’aurait pas tué, l’autre empêcherait entre eux toute tendresse et toute intimité de vie… Et voilà pourquoi il ne la tutoyait plus et pourquoi sa voix était devenue presque froide, presque sévère…

 

– Je vous ai accusé du meurtre de Renneville…

 

– Accusé ! dit-il avec un soubresaut… Le juge d’instruction le sait ?…

 

– Non, rassurez-vous… Dans la crainte que j’avais de mourir brusquement, sans avoir le temps de déclarer l’innocence de Charlotte Lamarche, dans l’épouvante que j’avais de vous en qui je redoutais un attentat contre ma vie, si jamais vous alliez découvrir que je connaissais le crime dont je vous croyais coupable… j’ai écrit !…

 

– Vous avez toujours cette lettre ?

 

– Je ne l’ai plus.

 

– Entre quelles mains l’avez-vous déposée ?

 

– Je l’ai confiée à M. Jean Berthelin.

 

– Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?

 

– Parce que M. Berthelin a ordonné.

 

– Ordonné ! De quel droit ?

 

– Du droit de l’homme qui avait surpris ma présence au prieuré de Relay le soir du crime… qui avait deviné que j’avais vu se commettre ce crime… et qui, aimant depuis l’enfance Charlotte Lamarche et persuadé de son innocence, avait juré de la sauver.

 

– Alors, M. Berthelin vous a surprise ?

 

Elle ne répondit rien. Le visage du comte fut envahi par une rougeur brûlante ; la honte de Clotilde devenait publique !

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il…

 

Puis, reprenant un peu de son sang-froid :

 

– Que devait-il faire de cette lettre ?

 

– La remettre au juge si je mourais sans avoir parlé !

 

– Et M. Berthelin ignore son contenu ?

 

– Il ne sait qu’une chose, c’est que cette lettre renferme le nom de celui que j’avais vu, assassinant le vieillard… Ce nom, il ne l’apprendra que lorsqu’il aura déchiré l’enveloppe et lu la lettre…

 

– Vous me le jurez ?

 

– Je vous le jure !

 

– Et dans le cas où vous auriez parlé, où vous auriez fait cette révélation avant de mourir, quelle devait être la conduite de M. Berthelin ?

 

– Charlotte sauvée, il eût détruit cette lettre et n’eût pas eu besoin de s’en servir…

 

– Je le verrai et c’est moi qui en jugerai… Je vous laisse, Clotilde… J’ai peur que vous ne vous fatiguiez… Pendant mon absence, je vous enverrai votre femme de chambre qui vous est dévouée et qui ne vous quittera pas. Aussitôt que je serai revenu, je reprendrai ma place au chevet de votre lit jusqu’à ce que vous soyez hors de danger…

 

– Vous êtes bon… Je vous aime… Je voudrais pouvoir vous sacrifier ma vie pour racheter le passé…

 

Le regard du comte se troubla.

 

– Vous pourriez racheter ce passé… en me livrant votre complice.

 

– Ce serait une lâcheté qui m’attirerait votre mépris.

 

Alors, il dit, arrêté un instant sur le seuil :

 

– Mon pardon ne sera complet, je n’oublierai vraiment que lorsque votre amant sera châtié… lorsqu’il sera mort !

 

Il referma doucement la porte, descendit, fit seller un cheval et partit un quart d’heure après.

 

Au bout d’une demi-heure, il se faisait annoncer à Berthelin.

 

La première pensée de celui-ci fut : « La comtesse est morte… et, avant de mourir, elle a parlé !… »

 

Entre les deux hommes, lorsqu’ils s’abordèrent, si bons, si loyaux qu’ils fussent tous les deux, il y eut une grande gêne… Ni l’un ni l’autre n’osait rompre le silence embarrassant.

 

Ce fut Berthelin qui, le premier, en eut le courage :

 

– Monsieur, puisque je vous vois ici, chez moi, à cette heure, est-ce donc que Mme du Thiellay… serait… morte ?…

 

– Non… J’espère que la comtesse survivra… Une crise heureuse s’est produite… Elle a cru, du moins, qu’elle allait mourir et moi-même je la voyais perdue… Sentant qu’elle s’affaiblissait, elle m’a fait sa confession complète… Et je viens vous redemander… vous supplier de me rendre la lettre que vous avez reçue d’elle et qui est inutile maintenant… Berthelin, grave et triste, secoua la tête.

 

– Cela ne se peut… Cette lettre renferme le secret du meurtre de Renneville. Tant que je ne serai pas certain que la justice connaît ce secret, je garderai la lettre. La confession qui vous a été faite ne suffit pas… Il faut que cette confession soit transmise à la justice…

 

– Elle le sera…

 

– Je n’en doute pas… Cette lettre entre mes mains en est un garant…

 

– Cette lettre ne renferme pas le vrai nom du meurtrier… Berthelin eut un soubresaut.

 

– C’est impossible ! Vous devez savoir que le meurtre a eu deux témoins… Mme du Thiellay et…

 

Berthelin s’arrêta devant la pâleur étrange du comte. Celui-ci acheva, la voix étranglée par l’émotion :

 

– Mme du Thiellay et son amant…

 

Et la misère de cet aveu de sa honte, fait devant cet étranger, lui amena un sanglot nerveux à la gorge.

 

– Ces deux témoins ont vu le meurtre et cru reconnaître le meurtrier… Ils se sont trompés… et l’homme que cette lettre accuse est innocent…

 

– Allons donc ! fit Berthelin, quelle est cette histoire ?…

 

– Je devine, monsieur… vous ne me croyez pas…

 

Berthelin eut un geste incrédule.

 

– Avez-vous cette lettre ? demanda le comte.

 

– Elle est sous clef… comme un dépôt précieux.

 

– Voulez-vous aller la chercher ?

 

– Je ne dois m’en servir qu’à certaines conditions.

 

– N’ai-je pas le droit de vous relever de ces conditions ?

 

– Je le reconnais.

 

Berthelin sorti, étonné ; cinq minutes après, il était de retour. Il tenait à la main, la lettre de Clotilde.

 

– Lisez cette lettre, monsieur, fit le comte.

 

Berthelin hésita.

 

– Monsieur, dit-il, je ne tiens pas du tout à vous obéir et à profiter de votre permission, car je suis fort peu curieux… Le seul intérêt que j’ai en tout ceci, et j’avoue que cet intérêt est puissant et me fera sacrifier tous les autres, c’est que je veux sauver Charlotte Lamarche de l’accusation dont elle est innocente. Le reste, à vrai dire, m’importe peu…

 

– Lisez, dit le comte, laconique.

 

Berthelin tourna la lettre entre ses doigts, puis, prenant son parti :

 

– Après tout, cela vous regarde…

 

Et il brisa l’enveloppe. Il lut :

 

« J’accuse mon mari, le comte Hubert du Thiellay, du meurtre du docteur Renneville. J’ai été, avec un autre, témoin de ce meurtre, sans pouvoir porter secours à sa victime… »

 

Quelques lignes suivaient, racontant dans quelles circonstances le meurtre s’était commis, avec tous les menus détails sinistres de cette mise en scène d’un guet-apens. Et Clotilde avait signé.

 

La surprise de Berthelin fut grande. Il ne pouvait la dissimuler.

 

– Votre étonnement même, votre première pensée d’incrédulité est un hommage rendu à ma probité, monsieur, dit le comte avec tristesse.

 

– Ma foi, monsieur, je vous avouerai que je ne comprends rien du tout à ce mystère… Comment se fait-il que votre femme…

 

Le comte ne le laissa pas achever.

 

Il raconta la lamentable odyssée de Léon du Thiellay, son frère. Quand il eut fini, la tête basse et le front rouge de honte, Berthelin, ému, vraiment apitoyé, lui dit :

 

– Vous pouvez compter sur mon silence, monsieur… Mais il vous reste un devoir à accomplir… celui d’accuser votre frère…

 

– Je ferai mon devoir, mais cette accusation sera inutile, car Léon, j’en suis convaincu, a quitté la France depuis longtemps…

 

– Tant mieux pour vous et pour le nom que vous portez… respecté de tous… Charlotte n’en sera pas moins sauvée, et c’est ce que je veux…

 

– Monsieur, dit le comte avec quelque hésitation et une sorte d’humilité, vous connaissez le nom du second… témoin de ce meurtre, dont parle ma femme…

 

Berthelin inclina la tête…

 

Le comte lui saisit brusquement les deux mains et les serra de toutes ses forces.

 

– Par pitié, monsieur, ce nom…

 

Berthelin détourna la tête, garda le silence. Le comte soupira et dit :

 

– Pardon ! Je suis si malheureux !

 

Il porta les mains à ses yeux, dans un geste d’angoisse.

 

Presque aussitôt, il redevint calme, salua Berthelin et sortit.

 

Huit jours après, sans que l’opinion publique eût deviné ce qui s’était passé et quel genre de preuves avait influé sur l’enquête de M. Barillier, celui-ci rendait une ordonnance de non-lieu en faveur de Charlotte en ce qui concernait le meurtre de Renneville. Elle aurait à répondre seulement de l’empoisonnement de son fils.

 

M. Barillier avait entendu le comte du Thiellay et Berthelin, avait reçu la déposition de la comtesse. Dans cette délicate mission, ayant à sauvegarder l’honneur du mari et l’honneur de la femme, dépositaire d’un secret d’amour, sa tâche fut bien difficile, car il sentait peser sur lui, à chacune de ses démarches, la surveillance de M. du Thiellay.

 

Il entendit Mathis sans que le comte s’en doutât.

 

L’enquête poursuivie prouva bientôt que Léon du Thiellay avait quitté la France ; ses traces furent perdues en Hollande, d’où il avait dû s’embarquer pour une destination qui restait inconnue.

 

L’affaire fut classée, mais non abandonnée.

 

La comtesse se remettait lentement, mais la guérison était certaine. Le comte la soignait avec dévouement, mais il ne s’abandonnait plus comme par le passé. Il restait avec elle grave et froid. Entre elle et lui, il le lui avait bien dit, était la pensée de l’autre !

 

Il ne faisait plus sur elle aucune tentative pour connaître le nom de l’amant… Mais toutes ses pensées étaient tournées vers ce seul but…

 

Il comptait sur une imprudence, il comptait sur un hasard.

 

Lorsque Clotilde fut en état de sortir, ce fut lui qui l’accompagna.

 

Peu à peu, elle reprit ses forces.

 

Bientôt, elle fut capable de sortir seule, comme autrefois.

 

Alors, il parut la laisser, mais en vérité, elle ne fit pas un pas hors de Fénestrel sans qu’il la suivît.

 

Elle en eut le soupçon les premiers jours, rien que le soupçon. Le comte ne fut pas surpris. Peu à peu, elle s’enhardit.

 

Ce qu’elle redoutait par-dessus tout, c’était une scène avec Mathis.

 

Elle ne voulait plus le revoir. Mais Mathis ignorait ce qui s’était passé entre elle et le comte, l’aveu qu’elle avait fait. Mathis pouvait se perdre par un mot, par une démarche. Il fallait le prévenir, lui écrire…

 

Et un matin, se voyant seule, elle écrivit. Et la lettre, une demi-heure après, dans l’obscurité d’un sentier du parc, était confiée à une fillette, fille d’un vigneron du comte, qui depuis longtemps servait ainsi ses amours.

 

– Va, dit-elle, et sois prudente.

 

À peine Clotilde s’était-elle éloignée, que le comte surgissait devant la fillette effrayée et lui prenait doucement la main.

 

– La comtesse vient de te confier une lettre. Donne-la-moi…

 

L’enfant voulut nier, se mit à pleurer.

 

– Si tu refuses, je te chasse de chez moi, toi, ton père, ta mère, tes frères et tes sœurs…

 

Alors, l’enfant céda.

 

Mais, sur la lettre, il n’y avait pas de nom.

 

– À qui portais-tu ce papier ?

 

Nouvelles larmes chez la petite, qui essaya de s’enfuir. Le comte la retint.

 

– Parle, voyons, parle !…

 

Au milieu de ses sanglots, elle prononça un nom… Il fut obligé de le lui faire répéter deux fois… parce qu’il ne comprenait pas, parce qu’il ne voulait pas croire.

 

– Mathis… M. Mathis ! avait dit la fillette.

 

Mathis ! Était-ce vraiment possible ?

 

Et les yeux du comte exprimèrent sans doute une colère si terrible, une haine si visible, que la fillette, qui pleurait toujours, se tut soudain, épouvantée.

 

Il arracha l’enveloppe d’une main frémissante et lut :

 

« J’ai tout révélé à mon mari, sauf votre nom… Votre nom, je ne le lui dirai jamais… Il vous tuerait, ou vous me le tueriez… et je ne veux pas qu’il meure à cause de moi… Ne reparaissez plus à Fénestrel… Laissez-moi dans ma douleur et mes remords… Je suis la plus malheureuse des femmes, puisque je suis tombée pour vous que je n’aimais pas, et puisque j’aime mon mari qui me méprise !… »

 

Le comte reprit son sang-froid. Et, affectant de sourire :

 

– Petite sotte, dit-il, pourquoi ne voulais-tu pas me donner cette lettre ?…

 

Il la replia tranquillement, tira de son portefeuille une enveloppe dans laquelle il la glissa, puis cacheta avec soin et lui tendit le papier.

 

– Tiens, fais ta commission… Mais tu vas me jurer une chose…

 

– Oui, Monsieur, tout ce que vous voudrez, dit l’enfant qui tremblait.

 

– Tu ne diras pas à Mathis que j’ai lu cette lettre.

 

– Je ne le lui dirai pas, puisque vous le désirez.

 

– Tu me le promets ?

 

– Je vous le jure.

 

– Bien… Maintenant, va… tu es libre !

 

Lorsqu’en rentrant à Fénestrel, il vit la comtesse, il ne dit pas un mot de ce qui venait de se passer.

 

XIV

JUSTICE DES HOMMES


Le grand jour est venu où Charlotte Lamarche va comparaître devant la cour d’assises. Pendant tout le temps qu’a duré l’enquête, elle n’a cessé de protester de son innocence, repoussant avec horreur l’idée de ce crime dont on l’accusait et ne répondant qu’un mot lorsqu’on lui reprochait sa scandaleuse conduite et ses habitudes d’ivrognerie :

 

– J’étais malade !

 

Quand M. Barillier lui avait appris qu’on abandonnait contre elle toute présomption du meurtre de Renneville, elle n’en avait manifesté aucune joie. Elle s’était contentée de dire :

 

– Je n’ai commis ni l’un ni l’autre des forfaits dont on m’accuse. Aujourd’hui, vous reconnaissez que je ne suis pas coupable de celui-ci ; plus tard, vous le verrez, et ce sera votre remords et votre châtiment, vous apprendrez que je ne suis pas coupable du second.

 

Elle attendit, résignée, les assises.

 

L’opinion publique n’avait pas varié en ce qui concernait Charlotte.

 

Celle-ci restait ce qu’elle avait été dans la dernière année de son séjour à Maison-Bruyère : la Pocharde. De telle sorte que la pauvre femme allait comparaître devant le jury avec ces deux redoutables ennemis qui ne lui pardonneraient pas : d’une part, l’exaspération de tout un pays contre elle, qui se manifestait tous les jours par des attaques violentes de la presse ; d’autre part, le rapport médico-légal présenté par le docteur Marignan.

 

Ce rapport avait fait quelque bruit : les journaux s’en étaient occupés, l’avaient reproduit ; il avait eu même les honneurs de la presse parisienne.

 

Marignan tâtait de la célébrité. Il était heureux. Il allait pouvoir faire donner une éducation soignée à son fils unique : Gauthier. La belle Mme Marignan n’était pas moins heureuse.

 

Par scrupule, toutefois, elle ne voulut pas assister aux débats de l’affaire. Elle resta chez elle où vinrent la rejoindre et lui tenir compagnie des amis et des amies.

 

Cependant, comme dans ce salon chacun désirait être mis au courant, heure par heure, de tous les incidents qui pouvaient se produire aux débats, elle avait donné mission à des amis de venir, pendant la séance, lui raconter ce qui se passait.

 

De temps en temps la porte s’ouvrait. En quelques mots, le visiteur disait où en était l’affaire.

 

Les plus empressés avaient pris des notes, et l’un d’eux, sténographe de son métier, donna presque complètement l’acte d’accusation. Cet acte ne faisait aucune allusion à la situation de la maison de Charlotte et à la présence, auprès de cette maison, d’une plâtrière et de ses fourneaux.

 

On y relevait cette phrase : « Il ne semble pas possible d’admettre la possibilité d’un accident. »

 

Toutes les dames qui entouraient Mme Marignan s’écrièrent :

 

– Un accident ! Quelle idée ! Le docteur l’aurait bien vu !

 

Chose étrange, qui paraîtra invraisemblable et qui, cependant, est de la plus triste réalité, lorsque Langeraume, le chaufournier, vint faire sa déposition, interrogé par le président sur les observations que sa présence presque quotidienne à Maison-Bruyère lui permettait de faire sur Charlotte, sur sa conduite, ses débordements, personne, pas même le défenseur, n’attira l’attention du jury, pas même le docteur Marignan, sur des phrases comme celles-ci :

 

– Le vendredi, je suis monté à Maison-Bruyère pour allumer mes fours… Le dimanche matin, j’étais à mes fours à huit heures… Tel jour j’allumais, tel jour j’éteignais…

 

Pas un seul des juges et pas un seul des jurés ne pensa à lui faire préciser sa déposition sur ce point particulier.

 

Dans une suspension de la séance, Marignan accourut chez lui car il ne demeurait pas loin du Palais, dans la rue Nationale.

 

Sur la prière qu’il en reçut, il refit la déposition que la cour venait d’entendre. Il avait parlé très nettement, refaisant son rapport de vive voix.

 

Et il avait eu, auprès de l’auditoire qui, là-bas, dans les murs de la salle des séances, devant le crucifix du fond, l’écoutait religieusement, il avait eu un gros succès d’émotion lorsqu’en terminant il avait dit, d’une voix plus basse et comme s’il avait assisté lui-même à ces tortures :

 

– L’enfant empoisonné a dû éprouver, avant de mourir, des souffrances épouvantables…

 

Mme Marignan demanda :

 

– À quelle peine crois-tu, cher ami, que cette misérable va être condamnée ?

 

– Oh ! dans les conditions où l’affaire se présente, je pense que les jurés n’auront aucune hésitation, et il y va de la perpétuité.

 

– On devrait la condamner à mort…

 

– Oui… elle l’a bien mérité.

 

Le docteur avait fini. Il prit congé, se hâtant de retourner à l’audience. Quand il fut parti, quelqu’un dit :

 

– Cette Charlotte Lamarche marque trop mal ; il est bien sûr qu’on lui donnera le maximum…

 

Pendant une heure, dans le joli salon élégant de Mme Marignan, où l’on apporta des lampes, car la nuit était venue, on ne connut plus aucune nouvelle de la cour.

 

On commençait à s’impatienter, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit.

 

Il y eut un cri général de soulagement :

 

– Ah ! enfin !

 

Et Mme Marignan, anxieuse, s’élançant vers son mari, demandait :

 

– Eh bien ? à perpétuité, n’est-ce pas ?

 

Le docteur s’assit, ou plutôt se laissa tomber dans un fauteuil. Il était troublé, même un peu pâle.

 

Tous ceux qui étaient là l’entourèrent. Et l’un d’eux traduisit l’anxiété générale par ce mot terrible :

 

– Par exemple, est-ce qu’ils l’auraient acquittée, les imbéciles ?

 

Mais Marignan secoua la tête :

 

– Non.

 

– Alors, à perpétuité, hein ?

 

– Non…

 

Ses yeux devinrent hagards… On eût dit qu’il avait la terreur de lui-même, de la besogne de bourreau qu’il venait de faire… Tout son triomphe s’écroulait… toute sa gloire s’effondrait… une peur énorme l’emplissait… la peur d’un fantôme.

 

Et il dit enfin, dans une sorte de hoquet :

 

– Non, pas à perpétuité… À MORT !

 

XV

UN PEU DE LUMIÈRE


Charlotte avait signé son recours en grâce, mais le bruit courait, persistant, qu’il serait rejeté.

 

Toute la ville de Tours était en rumeur, dans l’attente de cette aube sanglante.

 

La première émotion passée – et elle avait été terrible –, le docteur Marignan avait repris sa gravité, son impassibilité habituelle, en apparence. Cette condamnation ne pouvait modifier l’opinion qui était née de ses expériences et il était convaincu, aujourd’hui comme auparavant, de la culpabilité de Charlotte. Mais, malgré son impassibilité, malgré l’indifférente pitié qu’il témoignait parfois lorsque le nom de Charlotte était prononcé devant lui, au fond il tremblait ; parfois, il se sentait pris d’un effroi irrésistible. Il s’était surpris, plusieurs fois, à relire en secret les débats de l’affaire, comme s’il avait eu besoin de se convaincre plus profondément de la culpabilité de la Pocharde. Il y recherchait les détails, les preuves, les minuties. Ce qui le rassurait, en définitive, c’était le mot prononcé par le ministère public dans son réquisitoire : « En dehors même de toute preuve venue des expériences médico-légales, la femme Lamarche paraît coupable… »

 

Mais il avait beau se dire : « Elle eût été condamnée quand même… » cela ne le rassurait pas complètement et une voix s’élevait du fond de son cœur qui criait :

 

– Peut-être !…

 

Au fur et à mesure que l’exécution se rapprochait, devenait probable, certaine, il était plus nerveux, presque malade.

 

Il aurait dû être heureux, pourtant, car son nom, enfin connu, amenait à toutes ses consultations des clients nouveaux.

 

Le docteur se rendait encore de temps en temps à Fénestrel.

 

La santé de Clotilde du Thiellay se rétablissait promptement, ne laissait plus maintenant aucune crainte, mais le comte, qui redoutait une rechute, l’avait prié de ne cesser ses visites que lorsque lui-même jugerait qu’elles étaient devenues inutiles.

 

Il se trouvait à Fénestrel, un soir de septembre.

 

Toute la journée avait été très belle, mais le soir, le ciel s’était assombri, chargé de nuages lourds couleur de cuivre, et, vers quatre heures, un orage violent avait éclaté.

 

Le docteur était venu de Tours en voiture découverte.

 

Le comte offrit de le faire reconduire en coupé, mais Marignan refusa, attendant la fin de l’orage. Ce ne fut que le soir, à la nuit tombante, que le ciel s’éclaircit.

 

Il avait trouvé la comtesse si bien remise que tout danger avait disparu.

 

– Je ne reviendrai plus, avait-il dit au comte… en riant. Mais comme je n’ai point de vanité, j’aime autant vous avouer que je n’ai pas très bien compris quelle maladie j’ai soignée chez Mme du Thiellay. Je n’ai pu en pénétrer les causes et j’ai assisté à la guérison, que j’ai aidée seulement, sans me rendre compte de ce qui l’amenait…

 

– Les causes étaient toutes morales…

 

– Elles ont disparu ?

 

– À peu près.

 

– Tâchez qu’elles ne reviennent plus, car la comtesse, quoique guérie, restera très nerveuse… Elle aura toujours besoin de grands ménagements.

 

– Il suffit que je sache et que vous le lui ayez dit.

 

Le cheval du docteur était attelé. Marignan prit congé. Il conduisait lui-même, la plupart du temps.

 

En passant au bas du coteau de Maison-Bruyère, le docteur releva la tête vers la taille des chênes qui lui dérobe la vue de la maison, en haut du sentier creux, si souvent suivi par Langeraume.

 

Son cheval s’était mis à marcher au pas et Marignan lui laissait cette allure, songeant à autre chose, songeant à celle qui attendait la mort, là-bas, dans sa cellule. Le cheval s’arrêta tout à coup et le docteur n’y prit pas garde.

 

Puis, poursuivi par cette envie étrange qu’ont parfois les criminels et qui les pousse vers le lieu où s’est accompli leur crime, il descend soudain de voiture, attache son cheval à un pommier, sur le bord de la route.

 

Et le voilà qui, par la nuit, revient sur ses pas, vers Maison-Bruyère. Il s’engage dans le chemin creux.

 

La nuit est tout à fait venue. L’endroit est solitaire. Seuls, les fours de la plâtrière brûlent silencieusement, derrière la maison, montrant que cette solitude n’est pas complète ; ils brûlent, distillant leur poison mystérieux, génies malfaisants.

 

Près du mur de la terrasse, le docteur s’arrête, indécis.

 

Que vient-il faire là, en somme ?

 

Il se le demande même, en haussant les épaules.

 

– Je suis fou… Qu’est-ce que je veux ?

 

Et il s’en retourne, pour redescendre, pour regagner la route.

 

Sous la terrasse, il s’arrête pour la seconde fois.

 

Il a entendu un glissement de pas furtifs, puis une respiration précipitée. Presque au même moment, le grincement assourdi d’une clef dans une serrure… et ce dernier bruit, ce même bruit plusieurs fois répété, comme s’il y avait là quelqu’un essayant d’ouvrir avec des clefs qui n’entraient pas très bien dans la serrure…

 

Qui cela pouvait-il être ?… Berthelin ?… Georges Lamarche ?… Dans quel but ?

 

Marignan est très grand. En se soulevant sur la pointe des pieds, sa tête, ses yeux arrivent au niveau de la terrasse.

 

La nuit, grâce à la lune qui brille dans le ciel pur, est très claire. Et il voit aisément, devant lui, un homme, vêtu misérablement, penché sur la porte…

 

Il est impossible de s’y tromper… l’homme est un malfaiteur… il sait, ou il a deviné, que cette maison est inhabitée… Il y a là, peut-être, un coup à faire… quelque chose à dévaliser… et le rôdeur de grands chemins n’hésite pas…

 

L’homme se relève un moment, et murmure :

 

– Tonnerre !… Si j’avais seulement mes outils de serrurier… Marignan peut distinguer ses traits. Il est tout jeune : vingt-cinq ou trente ans…

 

Le docteur le laissait faire, sous l’impulsion d’un sentiment bizarre de crainte et de curiosité… Et cet incident inattendu lui faisait oublier les préoccupations qui l’avaient conduit là tout à l’heure.

 

Le vagabond a recommencé sa sinistre besogne.

 

Et il pousse un soupir de soulagement.

 

– Enfin, v’là que ça tourne !

 

La porte cède, s’ouvre toute grande sous une poussée. Et l’homme disparaît, en la refermant derrière lui.

 

Marignan ne bouge pas, ne quitte pas son poste d’observation. Tout à l’heure, sans doute, le vagabond va ressortir avec le butin volé, et il s’enfuira…

 

Mais les minutes se passent… et rien n’apparaît…

 

Le rôdeur, habitué à coucher sur la dure, à la belle étoile, ou dans quelque grange, quand les fermiers y consentent, le rôdeur a vu là des lits tout préparés, et il en a profité sans doute…

 

Marignan va le laisser, l’abandonner à sa destinée.

 

Il redescend le chemin creux lorsqu’un cri rauque le retient, un cri d’angoisse, de lutte contre la mort.

 

– À moi ! Au secours ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas !

 

– On tue quelqu’un, là-dedans ! La maison était donc habitée ?…

 

D’un bond, Marignan, qui est brave, a franchi la terrasse ; il ouvre la porte, s’élance, et la lune éclaire la chambre de Charlotte…

 

Un homme se débat, couché sur le parquet, se traîne sur les mains et ne peut s’avancer, malgré des efforts qui l’épuisent.

 

C’est lui qui gémit… C’est lui qui appelle au secours…

 

– À moi ! Sauvez-moi ! Je meurs…

 

Marignan cherche, autour de lui, dans cette chambre, quel peut être l’homme qui a frappé le rôdeur… Mais celui-ci comprend, sans doute, car il dit :

 

– Personne ! personne ! Hâtez-vous !… nom d’un tonnerre !…

 

La tête retombe, sonore, sur le parquet et le vagabond reste immobile. Marignan, à la même minute, se sent envahi par un malaise étrange, jamais éprouvé… un grand mal de cœur, un étourdissement ; ses jambes faiblissent ; il est obligé de s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber… Un voile s’étend sur ses yeux… il étouffe… Heureusement, la porte est ouverte toute grande, l’air vif de la nuit entre là… le malaise ne dure que quelques secondes… Il revient à lui… ses tempes sont serrées comme par une chaîne de fer…

 

Cependant il recouvre ses forces et, sans se rendre compte encore de ce qui vient de se passer, il enlève le vagabond par les épaules, le traîne sur la terrasse où il le laisse retomber, pareil à un cadavre.

 

Il le défait, le tâte, l’examine… Le cœur bat toujours, mais faiblement et d’une façon intermittente… Aucune contusion apparente, aucune blessure… Les symptômes qu’il découvre sont ceux de l’asphyxie…

 

Et lui, est-ce que ce ne sont pas les mêmes symptômes qu’il vient de ressentir, et l’asphyxie qui avait foudroyé le rôdeur ne l’eût-elle pas foudroyé lui-même si la porte de la chambre n’était pas restée ouverte, donnant libre entrée à l’air pur ?

 

C’est confusément qu’il fait cette réflexion.

 

Rien encore de précis, aucune comparaison surtout.

 

Il insuffle de l’air dans les poumons de l’homme inanimé.

 

Il est arrivé à temps, sans doute, avant que le poison n’eût fait son ravage mortel, car il le voit se ranimer lentement.

 

Quelques minutes de plus et l’homme était mort…

 

Il reprend difficilement la suite de ses idées, se soulève… regarde cette maison… le docteur.

 

Enfin, il dit, d’une voix enrouée :

 

– Monsieur, vous seriez bien bon… qu’est-ce qui m’est arrivé ?

 

Il prononce péniblement ; il a la langue lourde, pâteuse ; il a l’air, en ce moment, d’un ivrogne qui se réveillerait, encore en pleine ivresse.

 

Et sans se rendre compte encore, le docteur Marignan voit apparaître pourtant devant ses yeux le fantôme de celle qui avait habité cette maison, à laquelle l’opinion publique avait donné ce vice : l’ivrognerie…

 

Mais le rôdeur l’a interrogé ; il répond :

 

– Je passais par hasard… Je vous ai surpris crochetant cette serrure et entrant. Et presque aussitôt j’ai entendu vos cris d’appel, d’agonie, et je suis venu… Je vous ai trouvé étendu, essayant de vous relever… Puis vous avez perdu connaissance… Je vous ai alors transporté ici, au grand air… Vous me demandiez tout à l’heure de vous expliquer ce qui était arrivé… Je ne sais rien de plus… Mais, vous ?…

 

L’homme aspira profondément l’air pur par larges bouffées.

 

Il restait assis, n’ayant pas assez de vigueur pour se tenir debout ; mais le visage s’animait, les yeux prenaient tout à la fois une expression craintive et gouailleuse. Marignan l’avait bien jugé, tout à l’heure, quand il le regardait de la terrasse. L’homme n’avait pas plus de vingt-cinq ans.

 

– Moi ? dit-il… mais c’est bien simple, vous venez de me sauver la vie… On dirait que vous ne vous en doutez pas…

 

Il releva les yeux, promena son regard autour de lui, puis :

 

– C’est drôle, murmura-t-il…

 

– Quelle est votre surprise ?

 

– Je ne vois pas de four à chaux…

 

Marignan tressaillit… la nuit de son âme s’éclairait peu à peu… et une épouvante atroce, terrible, l’envahissait.

 

Sa voix tremblait, inintelligible, quand il interrogea :

 

– Expliquez-vous… Que voulez-vous dire ?…

 

– Je veux dire que ce n’est pas la première fois que pareille aventure m’arrive… c’est la seconde… La première fois, l’année dernière, à Pantin, avec des copains, j’avais couché bien à l’aise, comme dans un dodo, à la chaleur d’un four à chaux… On m’a secouru à temps… les autres, tous des zigues de force, pourtant, et qui avaient du râble, ne se sont pas réveillés… Moi, j’en ai eu pour six semaines d’hôpital, seulement… Mais ce que j’ai éprouvé, je m’en souviens, c’est tout à fait ce que j’avais il y a une demi-heure…

 

Et regardant de nouveau autour de lui :

 

– C’est drôle… je n’en vois pas !…

 

– Il y a une plâtrière derrière la maison, dit très bas Marignan.

 

– Et les fours sont allumés ?

 

– Oui, tous les deux…

 

Le rôdeur, à peu près complètement remis, se frappa un grand coup du plat de la main sur la cuisse.

 

– Ça y est… faut pas chercher plus loin… Je ne sais pas comment ça se fait, mais c’est ça… pour sûr, monsieur… c’est ça…

 

Et tout à coup, s’attendrissant :

 

– Tout de même, monsieur, faut qu’il y ait un bon Dieu pour que vous soyez arrivé juste à point… Et regardez comme ça se trouve… non seulement vous me sauvez la vie… à laquelle je dois dire que je ne tenais pas follement, mais vous m’empêchez de faire un mauvais coup… le premier, monsieur, je vous le promets, le premier – et de devenir ce que je n’étais pas encore… un voleur… Oui, monsieur, c’était mon premier pas… je n’ai jamais fauté avant. Je suis un ouvrier en quête d’ouvrage… V’là mon livret et je m’appelle Goniche de mon nom. De mon état, je suis serrurier… Monsieur, je suis très malheureux, il ne faut pas me dénoncer… Je vous promets que je ne recommencerai jamais…

 

Marignan ne l’écoutait pas, semblait éperdu, les mains sur le front. Et il murmurait, hagard :

 

– Serait-ce possible ? Non, je n’y crois pas, je ne veux pas y croire !

 

Le rôdeur s’essuya les yeux.

 

– Monsieur, je voudrais bien connaître votre nom, car pour votre figure, je me la rappellerai toute ma vie.

 

– Je suis le docteur Marignan…

 

– Le docteur Marignan, je ne l’oublierai jamais, monsieur. Et le malheureux prit de force la main du médecin.

 

– Si jamais vous avez besoin de quelqu’un, monsieur, et je puis le savoir, ma vie vous appartient…

 

Le docteur tira son portefeuille et, sur un geste de Goniche :

 

– Je ne veux pas vous faire aumône… mais puisque vous êtes un honnête garçon, prenez ceci… Il y a, je crois, deux ou trois cents francs… c’est un petit capital que je vous prête… je vous le prête seulement… Utilisez-le… faites-le fructifier… et plus tard vous me le rendrez…

 

– Oh ! monsieur, monsieur, dit Goniche, je ne mérite pas tant de bonté. Et pourtant, je voudrais vous demander quelque chose de plus…

 

– Parlez… n’hésitez pas…

 

– Je voudrais bien que vous ne racontiez à personne ce qui s’est passé, ce que vous avez surpris…

 

– Je ne dirai rien, je vous le jure…

 

– Alors, adieu, monsieur, monsieur le docteur… adieu, et merci, merci !

 

– Adieu, Goniche ; soyez honnête homme, mon garçon.

 

– Je vous le promets, monsieur le docteur.

 

Le rôdeur ôta humblement sa casquette, prit le chemin creux qui passait devant la maison et disparut.

 

Le docteur écouta le bruit des pas qui s’en allaient s’affaiblissant.

 

Quand il se vit seul, il fit le tour de Maison-Bruyère, s’arrêta devant la plâtrière dont les deux fours brûlaient, sournois et terribles, appuyés contre la roche friable et lézardée, de l’autre côté de laquelle était bâtie la maison de Charlotte Lamarche.

 

Il resta là, rêveur, le front baissé.

 

– Est-ce possible ?…

 

Et haussant les épaules :

 

– Mais non, c’est absurde !…

 

Et quelques minutes après, suivant le cours de ses réflexions :

 

– Et pourtant… cet homme !… asphyxié !… et moi-même, tous les symptômes de l’oxyde de carbone… Et elle, la Pocharde, qui clame son innocence, qui dit à tout venant : « J’étais malade, oui, malade… » Est-ce qu’elle aurait raison ?…

 

Blême, il s’éloigne, chancelant, sans forces.

 

Il regagne sa voiture, monte, fouette son cheval qui se cabre.

 

Et le voilà dévalant sur la route de Tours pendant qu’il se répète toutes les minutes : « Je le saurai, je veux savoir, il le faut… tout de suite… »

 

Et dès le lendemain matin, sans expliquer les motifs de sa démarche, il obtint du Parquet l’autorisation de visiter la condamnée.

 

On le fit attendre au parloir, pendant qu’un gardien se rendait auprès de Charlotte Lamarche.

 

Le gardien ouvrit la porte de la cellule.

 

Charlotte releva la tête, regarda l’homme sans l’interroger.

 

Que lui voulait-on ? Rien du dehors ne l’intéressait plus. Elle avait revu ses enfants, une fois… La scène avait été navrante… Georges Lamarche n’avait pu les accompagner… Il était, depuis la condamnation de sa femme, malade d’un transport au cerveau… On craignait pour sa raison… Elle avait adressé aux fillettes, au milieu des sanglots et des larmes, de suprêmes adieux… Car le sacrifice de sa vie était fait… Elle avait bien imploré sa grâce, mais elle s’était rendu compte, depuis longtemps, de la colère du peuple contre elle, elle n’ignorait pas que sa grâce était chose à peu près impossible…

 

– Suivez-moi, dit le gardien.

 

– Où me conduisez-vous ?

 

– Au parloir.

 

– Quelqu’un demande à me parler ?

 

– Oui.

 

– Il est quelqu’un au monde qui n’a pas oublié que je vis ?

 

– Probable, dit le gardien avec indifférence.

 

Il la poussa dans une pièce aux murs nus, meublée seulement d’un banc scellé à la muraille et séparée en deux par une grille.

 

D’habitude, les visiteurs se tenaient d’un côté de la grille, les détenus se tenaient de l’autre.

 

Marignan, qui avait obtenu l’autorisation de voir Charlotte sans témoins, était dans la première partie du parloir, près de Charlotte, et sans qu’aucun obstacle restât entre eux.

 

Le médecin fit un signe. Le gardien, qui avait reçu ses ordres du directeur, laissa seuls la prisonnière et Marignan.

 

Celui-ci avait besoin de toute sa présence d’esprit pour rester maître de lui, pour ne pas paraître troublé…

 

Et ce n’était pas sans une sorte de crainte qu’il considérait cette pauvre femme, si inoffensive pourtant, si impuissante, si résignée et si douce…

 

Elle n’avait pas de rancune contre lui. Elle subissait la loi de la fatalité ; il avait, confiant dans les ressources de la science moderne, découvert que le petit Henri était mort empoisonné… Il s’était trompé, certes… Qui le savait mieux qu’elle ?

 

Mais il avait agi de bonne foi, puisque, tout en prétendant qu’il y avait eu crime d’empoisonnement, il n’avait pas pris sur lui de déclarer quelle était la nature du poison…

 

Sans colère et sans rancune, elle lui dit pourtant :

 

– Monsieur, vous m’avez fait beaucoup de mal… Je suis innocente et je prévois que je vais mourir… Mais, sur le point de mourir, je veux que vous sachiez que je vous pardonne…

 

Quelle douceur et quelle résignation en ces simples paroles !

 

Avant de venir, le docteur avait repassé toutes ses notes et aussi les notes laissées par le docteur Renneville, cette base de l’accusation contre laquelle Marignan aurait dû se défendre.

 

– Peut-être toute espérance n’est-elle pas perdue… dit-il. Elle secoua la tête :

 

– Je ne crois plus… je n’espère plus… et puisque je m’attends à mourir, j’aime mieux qu’on ne me donne pas un espoir qui me causerait une nouvelle souffrance lorsqu’il serait déçu.

 

– Voudriez-vous, cependant, répondre aux questions que je vais vous poser… faire appel à vos souvenirs… préciser autant que possible les points de détails sur lesquels j’appellerai votre attention…

 

Elle murmura, résignée toujours, prête à souffrir encore :

 

– Soit… monsieur… Questionnez-moi…

 

Alors, minutieusement, il fit, pour ainsi dire, le compte de la vie de Charlotte, reprenant celle-ci depuis les premiers temps de son mariage.

 

Il n’y avait plus là qu’un médecin interrogeant une malade pour se renseigner sur les raisons mystérieuses de ses souffrances.

 

De ce que Charlotte répondit, il conclut :

 

Que Charlotte, avant son mariage, n’avait jamais ressenti aucun des malaises qui, quelques années après, l’avaient si fort abattue. Que la naissance simultanée des deux jumelles n’avait laissé chez la jeune femme aucune cause de faiblesse. Que les symptômes qui avaient attiré sur elle l’attention, puis la malveillance et enfin la calomnie publique, remontaient à une époque, en somme, assez récente, deux ans environ.

 

Il insista longuement sur la nature de ces malaises, reconnaissant avec terreur les symptômes de l’intoxication par l’oxyde de carbone.

 

Ces nausées, ces vertiges, ces tremblements : poison !

 

Ces ivresses apparentes, ces jambes chancelantes, ces attitudes qui semblaient accuser chez Charlotte l’abandon complet de toute dignité, de tout respect d’elle-même, tout cela : poison !

 

Ces sommeils pendant lesquels on la surprenait couchée, en syncope, dans une insensibilité absolue, le long des routes, au bord des bois et des ruisseaux, tout cela : poison !

 

Cette voix bégayante, cette perte de la mémoire, ces yeux hagards, de folle ou d’ivrognesse, tout cela : poison !

 

Marignan ne s’étendit pas seulement sur ces symptômes, il voulut savoir aussi ce qui amenait les accalmies dans ces souffrances.

 

Est-ce que ces accalmies ne coïncidaient pas avec le chômage de la plâtrière ?

 

Il le saurait. Rien de plus facile en interrogeant Langeraume.

 

Puis une autre réflexion lui vint :

 

Si, véritablement, la plâtrière avait eu sur Charlotte cette influence pernicieuse, si l’oxyde de carbone avait causé chez la jeune femme ces désordres si graves, et chez le petit Henri la mort, comment expliquer que Claire et Louise avaient pu rester auprès de leur mère sans ressentir aucun des symptômes d’asphyxie, sans que leur santé parût s’altérer ?

 

Pourquoi le départage du poison entre les différents habitants de Maison-Bruyère ?

 

Alors, ce furent de nouvelles questions :

 

– Êtes-vous seule à avoir éprouvé ces symptômes ?

 

Elle parut surprise, ne comprenant pas sans doute.

 

Le docteur précisa d’un mot :

 

– Vos enfants ?

 

Elle secoua la tête.

 

– Jamais.

 

– Où habitaient vos deux fillettes ? Était-ce dans la même chambre que vous ?

 

– Jusqu’à l’âge de quatre ans, elles ne m’ont pas quittée… À cet âge, j’ai commencé à les laisser seules… Elles couchaient dans leurs lits jumeaux, à l’étage supérieur de Maison-Bruyère, à l’angle de la maison qui fait face au coteau et à la rivière.

 

– Directement au-dessus de votre chambre ?…

 

– Non, au-dessus du salon. Cela formait une aile de bâtiment ajoutée depuis peu à l’ancienne maison. Ainsi que vous avez pu le voir, la maison proprement dite était très ancienne et très simple, bâtie pour un vigneron qui avait, comme cela se fait dans le pays, ses caves sous la roche même… Et la maison s’appuie contre cette roche de l’autre côté de laquelle on tire et on brûle le plâtre…

 

– Oui, oui, je sais ! fit le docteur, pour couper court.

 

Il craignait peut-être qu’à force de préciser ces renseignements, Charlotte s’en vînt à deviner quelles étaient ses secrètes préoccupations. Hélas ! Charlotte était trop accablée pour avoir de ces soupçons.

 

– Où se tenaient de préférence vos filles pendant la journée ?

 

– Lorsqu’il faisait beau, sur la terrasse.

 

– Et pendant le mauvais temps ?

 

– Elles venaient au salon, près de moi.

 

– Jamais dans votre chambre ?

 

– Rarement… bien rarement… et seulement pendant l’hiver… par économie, pour dépenser moins de chauffage ; ma chambre seule était chauffée et mes filles y restaient près de moi.

 

– L’hiver ?

 

– Oui.

 

L’hiver, les fours de la plâtrière ne brûlaient pas.

 

Marignan le savait déjà.

 

Par conséquent, si, lorsque les fours étaient allumés, la chambre de Charlotte en recevait, par des infiltrations inconnues, le poison de l’oxyde de carbone à doses inégales, selon que le vent, soufflant d’un côté ou d’un autre, en rabattait les émanations sur Maison-Bruyère, de même, lorsque Langeraume éteignait ses fours, la chambre de la jeune femme redevenait saine, salubre, et l’on pouvait l’habiter sans aucun danger.

 

Ainsi se poursuivit cet interrogatoire singulier.

 

Une fois seulement, Charlotte demanda :

 

– Pourquoi toutes ces questions ? De quelle importance peuvent être pour vous et pour la justice ces renseignements ?

 

Il évita de répondre.

 

Il n’avait plus rien à apprendre. Il se retira. Le gardien vint reprendre la prisonnière et la conduisit dans sa cellule.

 

En passant devant le bureau du directeur, Marignan s’informa :

 

– Croyez-vous à la grâce de cette pauvre femme ?

 

Le directeur haussa les épaules :

 

– Non… ça ne sent pas bon… Et même j’ai comme un pressentiment que la journée ne se passera pas sans que je reçoive une dépêche m’annonçant l’arrivée du bourreau, avec les bois de justice…

 

– De sorte ? fit Marignan, d’une voix sourde.

 

– De sorte que la cérémonie serait pour demain matin, à l’aube.

 

Le docteur gagna en chancelant la porte que le concierge tenait entrouverte, en l’attendant.

 

Il marcha, dans la rue, comme un homme ivre…

 

Tous les renseignements obtenus de Charlotte concordaient si bien avec les soupçons qui lui étaient venus la nuit, après l’accident du vagabond Goniche !

 

Alors, il s’était trompé ? Il avait commis cette terrible erreur ? Et il avait fait, de gaieté de cœur, condamner cette femme ?

 

Arrivé chez lui, il s’enferma dans son cabinet.

 

Mais il eut beau se pénétrer de nouveau de tout son travail, réfléchir à toutes les observations faites sur les organes du petit Henri, ce n’était plus le crime qu’il retrouvait, et le poison n’était plus inconnu… un peu de lumière avait manqué pour éclairer tout cela… à présent, la lumière éclatait si vive, si intense, qu’elle le brûlait et qu’il en était ébloui…

 

Et ce n’était plus le doute, en lui, comme la veille encore.

 

C’était l’affirmation, déjà, c’était presque la certitude :

 

– Oui, c’est possible… tout cela est possible…

 

Le soir, il fit demander partout si l’on avait des nouvelles de Paris.

 

Une vague rumeur agitait Tours, et sans savoir pourquoi, sans que rien de définitif fût survenu, on s’attendait à l’exécution.

 

Le mot du directeur flamboyait devant les yeux de Marignan : « La cérémonie serait pour demain matin, à l’aube !… »

 

La cérémonie ! Qu’allait-il faire ?

 

Puisqu’il doutait maintenant, est-ce que son devoir n’était pas de courir vers les juges et de leur faire la triste confession de son inexpérience ?

 

Son hésitation était criminelle. Il lui avait trouvé une raison :

 

– En somme, tout ce que j’ai appris ne me donne pas une preuve, la seule, la vraie preuve… Et celle-ci, je ne peux l’acquérir qu’en me rendant moi-même dans la chambre de Charlotte… Là… là seulement, je saurai… et alors, après, j’agirai…

 

Vers la fin de l’après-midi, sans dire où il se rendait, il fit atteler et partit.

 

Une heure et demie après, il était à Saché et s’arrêtait devant la maison du chaufournier Langeraume. À celui-là aussi il avait des questions à poser.

 

Les déclarations de Langeraume ne firent que confirmer ce que lui avait dit la condamnée.

 

Langeraume, l’esprit en éveil, demanda :

 

– Est-ce que vous croyez, monsieur le docteur, que mes fours seraient pour quelque chose dans toute cette affaire ?…

 

– Pas du tout, riposta le médecin.

 

Et il se hâta de disparaître, afin d’éviter la gêne d’une curiosité nouvelle.

 

La nuit était venue, sombre, avec des menaces de pluie. Il n’y prit pas garde et s’en alla vers Maison-Bruyère.

 

Il en fit le tour.

 

De l’autre côté, contre la roche, les fours brûlaient.

 

L’expérience était donc facile pour Marignan : « S’il y a de l’oxyde de carbone, j’en ressentirai vite les effets et je me dépêcherai de sortir… Pour éviter tout accident, je me tiendrai près de la fenêtre, afin de casser un carreau, au besoin. »

 

Il s’orienta. Le vent soufflait du nord-est, rabattant les émanations des fourneaux sur Maison-Bruyère, condition propice à l’expérience décisive qu’il voulait tenter.

 

Il s’assura que la porte, ouverte par Goniche, n’avait pas été, depuis lors, refermée à clef.

 

Il prit confiance, poussa la porte, entra, referma et disparut.

 

Dans cette chambre – celle de Charlotte –, il ne pouvait rien distinguer, tant l’obscurité était profonde…

 

Aucune odeur, non plus, ne le frappa.

 

Et, pendant les premières minutes, aucun malaise…

 

Il respirait facilement… ses idées étaient nettes… point de douleur de tête.

 

Marignan fit flamber une allumette et alluma un bout de bougie resté dans un chandelier sur la cheminée. L’allumette ne s’éteignit point et la bougie fut facilement allumée. Le docteur ne pouvait encore se rendre compte de l’oxyde de carbone dont il ne recevait aucune atteinte. Il éleva la bougie aussi haut qu’il le put. L’oxyde de carbone est moins dense que l’air et l’on a cru longtemps que le danger d’empoisonnement était plus grand en haut qu’en bas. Mais il est reconnu que l’on trouve des mêmes proportions d’acide carbonique, d’oxyde de carbone, d’hydrogène carboné, d’azote et d’oxygène en bas, au milieu, en haut d’une chambre soumise à l’action d’une combustion. Dès lors, l’asphyxie n’est ni plus prompte ni plus facile à la surface du plancher que dans un lieu plus élevé.

 

Cette bougie à la main, il descendit à la cave.

 

Il remonta, gagna le grenier, constata que les murailles étaient fort dégradées, lézardées de fentes longues et profondes, et que le plancher qui, du grenier, communiquait avec le plafond de la chambre de Charlotte était en mauvais état et pouvait donner passage aux émanations des fourneaux arrivant dans le grenier par les lézardes des murs.

 

Il redescendit dans la chambre de Charlotte.

 

Dans l’escalier, il fut obligé de s’arrêter, pris d’un éblouissement. En même temps, il ressentait un violent mal de tête.

 

En bas, le lit de Charlotte et le berceau du petit Henri étaient à la place où nous les avons vus lorsque Georges, le mari, était rentré à Maison-Bruyère, après des années d’absence.

 

Marignan se raidit contre les douleurs violentes qui battaient à ses tempes et obscurcissaient ses yeux.

 

Il examina s’il trouverait près des lits quelques fissures.

 

Des fissures existaient, en effet, en haut du plafond, laissant tomber, pour ainsi dire distillant goutte à goutte le poison mortel sur la pauvre créature couchée dans le lit, sur l’innocent bébé couché dans le berceau.

 

À ce moment, il chancela.

 

Il appuya les mains sur son front, de toutes ses forces.

 

Et comme il se sentait faiblir, dans un malaise étrange, il se hâta de s’asseoir et essaya de se raidir et de se reprendre.

 

Si les forces s’affaiblissaient, l’intelligence restait active.

 

Il tira sa montre, la posa près de lui sur un guéridon où brûlait le bout de la bougie ; il ouvrit un calepin, prit un crayon, et, d’une main qui était ferme encore, il tenta de noter les observations qu’il allait faire sur lui-même :

 

« Il est neuf quinze minutes ; je suis dans la chambre contaminée depuis vingt minutes environ. Rien d’anormal autour de moi. Aucune mauvaise odeur. Rien ne décèle la présence de l’oxyde de carbone. Pendant le premier quart d’heure, je n’ai rien éprouvé de particulier… Il est vrai que j’allais et venais, de la cave au grenier… À présent, je viens de m’asseoir, avec un sentiment de légèreté dans la tête… de malaise au cœur… de la faiblesse dans les jambes… Mais je garde toute ma présence d’esprit…

 

« 9 heures 20 minutes : Le pouls est calme et ne bat pas plus vite qu’à l’ordinaire.

 

« 9 heures 30 minutes : Mes yeux se troublent et ne distinguent plus aussi nettement que tout à l’heure ; le mal de cœur redouble ; j’ai des angoisses terribles… Je commence à souffrir…

 

« 9 heures 40 minutes : Ma bougie est éteinte… du moins il me semble, car je ne vois plus du tout… Mes yeux sont remplis de larmes et j’ai un violent mal de tête… J’écris dans l’obscurité et ma main tremble…

 

« Je ne puis plus indiquer l’heure… je ne vois plus…

 

« Le pouls est très agité… mes tempes battent comme si les veines voulaient se rompre… je suis envahi par un invincible besoin de sommeil… Je résiste pourtant… je souffre horriblement de l’estomac… Le pouls donne 85 pulsations…

 

« J’étouffe. Je puis à peine respirer… Je ne peux plus résister à l’envie de dormir… Si je m’endors… je ne me réveillerai plus…

 

« Des idées étranges se présentent à mon esprit… des hallucinations… Je vois s’agiter des fantômes… je vois… je vois… je n’ose plus l’écrire… J’ai encore quelque force… il est temps que je sorte… car je respire de plus en plus difficilement… De l’air… de l’air ou c’est la mort… »

 

Il plie précipitamment le papier, le glisse dans sa poche, ce qui prouve qu’il a la conscience du danger qu’il courrait en abandonnant, dans la chambre de Charlotte, cette marque de son passage.

 

Il s’appuie des deux mains sur le guéridon pour se relever. Il ne le peut qu’avec peine… ses jambes ne le portent plus… il halète… il étouffe… des tortures l’étreignent…

 

Qu’il se hâte, car le poison victorieux fait son œuvre… depuis longtemps amassé dans cet espace, sans sortir…

 

Au temps où y vivait Charlotte, les fenêtres et la porte, souvent ouvertes, laissaient renouveler l’air et donnaient quelque sortie au poison, quand les émanations se rabattaient sur Maison-Bruyère ; mais il s’y accumule, depuis lors, cent fois plus dangereux…

 

Marignan n’a pas la force de se tenir debout. Il rampe, avec de rauques cris d’angoisse, vers la fenêtre, dont il briserait une vitre au besoin, vers la porte, qu’il voudrait ouvrir…

 

Cette porte, cette fenêtre, le séparent de la mort, de la vie… Trois mètres, à peine, à franchir pour atteindre l’une ou l’autre… Mais ces trois mètres, quel espace !…

 

C’est à peine s’il avance de quelques centimètres à chaque effort…

 

Pourtant, il garde toujours sa présence d’esprit : « Je suis perdu… je suis perdu si je n’atteins pas la porte… tout de suite… tout de suite… J’étouffe… » Il se relève, retombe… il cède… il va s’abandonner… quand, soudain, au milieu du trouble de son cerveau, parmi les bourdonnements de ses oreilles, il entend distinctement une voix qui lui dit : « La cérémonie est pour demain matin, à l’aube… »

 

La Pocharde, innocente, à la guillotine, à cause de lui, par lui…

 

Il se relève encore, debout cette fois, d’un effort énorme, suprême, s’élance, retombe sur la porte qu’il ouvre convulsivement et s’écroule inanimé, dans l’air libre, dans l’air respirable… hors du poison terrible !…

 

Étendu là, sur cette terrasse, sous la pluie fine qui le mouille, à laquelle il est insensible, il croit voir s’ouvrir les portes de la prison où dort Charlotte de son dernier sommeil ; il voit les murs s’enlever, comme si quelque puissance surnaturelle avait voulu que rien n’échappât, au médecin coupable, du drame funèbre qui allait se dérouler…

 

Inanimé, sous la pluie, il voyait distinctement…

 

Il voyait…

 

Dans la journée, après son départ de Tours, le procureur général avait été avisé, par dépêche du garde des Sceaux, ministre de la Justice, « d’avoir à faire procéder, sans délai, à l’exécution de l’arrêt qui condamnait la nommée Charlotte Lamarche à la peine de mort ».

 

Le procureur général avait immédiatement adressé ses réquisitoires au préfet, pour les mesures d’ordre à prendre ; à l’aumônier de la prison, pour assister la condamnée dans ses derniers moments ; au commandant de gendarmerie ; au directeur de la prison, pour qu’il eût à livrer Charlotte au bourreau ; à l’exécuteur des hautes œuvres.

 

Le bourreau, en effet, était arrivé.

 

Marignan le voyait, dans ses hallucinations, vêtu de noir, ganté de noir, coiffé d’un chapeau haut de forme.

 

La ville fut avertie en un instant et en rumeur…

 

Marignan se voyait lui-même, ne se couchant pas, cette nuit-là, et rôdant, inquiet, effaré, autour de la prison, dans les rues avoisinantes.

 

Le matin, à l’aube, des hommes arrivèrent, attendirent devant la porte de la prison en regardant la guillotine, qui était prête. La foule s’amassa.

 

Les hommes entrèrent : c’étaient des magistrats. L’heure était venue de réveiller Charlotte.

 

C’était à ce moment que, pour le docteur inanimé, les murailles avaient paru s’abattre. Et il avait vu… Il avait vu, dans la cellule, Charlotte profondément endormie, d’un sommeil très doux, très reposant, très calme… Elle rêvait… à ses filles.

 

La porte de la cellule s’ouvrit lentement… Des hommes noirs, graves, entrèrent sans faire de bruit… Et parmi eux il y avait un prêtre… Et parmi eux, aussi le bourreau !…

 

Un magistrat s’approchait du lit où, toute habillée, Charlotte reposait.

 

– C’est dommage, murmura quelqu’un à voix basse.

 

On ne sut pas qui avait prononcé cela, mais celui-là avait si bien traduit le sentiment général que tous frissonnèrent et s’apitoyèrent.

 

L’aumônier demandait :

 

– Laissez-lui une minute de sommeil encore.

 

Un magistrat, troublé, tira sa montre et dit :

 

– Soit !… Rien qu’une minute !…

 

Mais, déjà, la minute est écoulée… l’heure est venue…

 

Le magistrat appuie la main sur l’épaule de Charlotte. Elle ouvre les yeux ; il ne fait pas clair dans sa cellule ; deux lanternes portées par un gardien projettent une lueur blafarde.

 

Elle se lève en voyant tout ce monde et, d’un geste chaste et coquet, elle passe ses mains dans sa chevelure pour en réparer le désordre…

 

– Pourquoi ? dit-elle ; que me veut-on ?

 

– Votre pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation… Votre recours en grâce n’a pas été accueilli…

 

Ce fut elle qui acheva :

 

– Il faut mourir ?

 

– Oui.

 

– Du courage, mon enfant, dit le prêtre.

 

Elle tourna vers l’aumônier ses grands yeux très calmes.

 

– Est-ce que j’ai l’air de faiblir, mon père ?… À plusieurs reprises, vous avez reçu ma confession… Vous savez, mieux que personne, que je suis innocente… On ne ment pas au bon Dieu…

 

Et elle ajouta, plus bas, avec une gravité qui les frappa tous :

 

– Ma mort va être un grand crime que les hommes se reprocheront longtemps… Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal…

 

On se retira pendant quelques minutes pour lui permettre de se dévêtir, d’ôter les vêtements de la prison et de remettre les siens qu’on avait rapportés. Quand elle eut fini, on rentra.

 

Le prêtre demandait :

 

– Voulez-vous une dernière fois vous confesser ?

 

– C’est inutile, mon père, donnez-moi seulement votre bénédiction…

 

Le prêtre connaissait la pureté de cette âme pieuse. Il la bénit, en pleurant, et l’embrassa sur le front.

 

Les aides du bourreau s’approchèrent d’elle. On lia ses pieds et ses mains… ne laissant à ses pieds que juste la distance de la courroie, qui lui permettait de marcher.

 

Puis l’aide prit ses ciseaux et procéda à la toilette. Il échancra le col de la robe. Il fit tomber, en quelques coups, la masse ondulante des cheveux superbes, et Charlotte dit doucement :

 

– Vous les donnerez à mes filles !

 

Pendant ce temps-là, l’aumônier priait à genoux…

 

Les préparatifs furent terminés.

 

Charlotte se leva ; le prêtre voulut la soutenir, elle s’y refusa.

 

On lui présenta, à boire, un verre de vin pur…

 

– Merci je n’ai pas soif… Et moi dont vous connaissez le surnom et qu’on a tant calomniée, je n’ai de ma vie bu une goutte de vin pur !

 

La porte de la cellule s’ouvrit.

 

Tous s’engagèrent dans le couloir.

 

Un peu de lumière pénétrait maintenant par les hautes fenêtres grillées. C’était l’aube… C’était l’heure de mourir…

 

Et Marignan, là-bas, convulsé dans son cauchemar voyait, entendait cela…

 

Le couloir fut franchi et le cortège arriva à la porte de la prison communiquant avec l’extérieur.

 

La porte s’ouvrit à deux battants et le cortège passa.

 

La guillotine apparut, dressée, ses hauts bras paraissant immenses sur le soleil levant dont un rayon ensanglanta le couperet.

 

Charlotte regarda cette chose sinistre. Elle ne baissa point les yeux.

 

Le prêtre marchait devant elle à reculons, voulant lui épargner cette vue du supplice ignoble. Elle l’écarta doucement :

 

– Non, non, je veux voir ; je meurs innocente, je meurs martyre !

 

La foule, aux milliers de regards tendus vers la condamnée eut un sourd et long murmure…

 

Était-ce de la pitié, enfin, venue, pour cette pauvre femme, que l’on voyait si belle, si courageuse, si résignée ?…

 

Était-ce la haine qui se manifestait pour la dernière fois ?

 

On l’amena devant la hideuse machine…

 

Marignan l’aperçut encore… plus pâle… les yeux fermés…

 

Elle bascula… coula sous le couperet…

 

La demi-lune s’abattit…

 

Il y eut un éclair rouge sous le soleil levant, un bruit mat… un frémissement de la foule.

 

Et ce fut tout…

 

Marignan ne vit plus rien, n’entendit plus rien…

 

Avec un cri d’horreur, il venait de se réveiller…

 

Il se leva, chancelant, méconnaissable, les yeux hagards, pareil à un fou.

 

Sans savoir ce qu’il faisait, il se mit à descendre le petit chemin creux, essayant de courir, tombant et se traînant…

 

Ce fut ainsi, les habits déchirés, les mains ensanglantées, qu’il gagna la route d’Azay.

 

Mais là, de nouveau, il s’évanouit, au pied du coteau.

 

Une heure passa : il ne donnait pas signe de vie.

 

Dans la nuit, venant d’Azay et gagnant Pont-de-Ruan, on entendit le roulement d’une voiture attelée de deux chevaux.

 

Les chevaux se cabrèrent devant le corps de Marignan, et le cocher d’un coupé aux armes du comte de Thiellay, descendit pour se rendre compte.

 

En même temps, la portière s’ouvrait et le comte demandait :

 

– Qu’y a-t-il, Jean ?

 

– Oh ! rien, Monsieur le comte… Quelque ivrogne !

 

Mais le cocher se penchait, approchait une allumette du visage de l’homme qui gisait et poussait un cri de surprise…

 

– Ah ! mon Dieu ! C’est le docteur Marignan !

 

– Vous êtes fou !

 

– Non, Monsieur, c’est le docteur, je le jure…

 

Il alluma une seconde allumette. Le comte sauta hors de la voiture.

 

– Le docteur ! murmura-t-il après un rapide coup d’œil…

 

Il s’assura que Marignan n’était pas mort, que son corps ne présentait pas de blessures apparentes ; il constata les déchirures des vêtements, les égratignures des mains.

 

Puis, l’enlevant dans ses bras, il le déposa dans le coupé.

 

La voiture repartit dans la direction de Fénestrel.

 

Marignan n’avait pas repris connaissance.

 

À Fénestrel, on le déposa dans un lit et le comte fit avertir tout de suite le médecin d’Artannes, qui avait repris la clientèle du docteur Renneville.

 

Ce ne fut que le matin, très tard, que Marignan reprit connaissance.

 

Il essaya de parler, mais dans les premiers moments sa langue pâteuse prononça des mots inintelligibles.

 

Quand il put parler, il dit :

 

– Qu’est-il arrivé ? Je ne me souviens de rien…

 

On lui expliqua comment on l’avait trouvé au bord de la route. Peu à peu, la mémoire revint.

 

On le vit pâlir… Ses yeux reprirent une expression de folie… Il bégaya :

 

– L’exécution ? l’exécution ? Elle a eu lieu, n’est-ce pas ?… Ce matin ?… C’est fini…

 

Le comte s’approcha du lit, dit avec bonté :

 

– Vous voulez parler de Charlotte Lamarche ? Vous ne savez donc pas ce qui s’est passé ?

 

– Je ne sais rien… pourtant, j’ai vu… Ah ! comme j’ai bien vu…

 

– Qu’avez-vous vu ?

 

– Des détails terribles… Le réveil, la toilette, la guillotine… Et elle… elle ! si belle, si douce, et pardonnant à tout le monde, à tout le monde…

 

– Vous n’avez rien pu voir, docteur, fit le comte en souriant, et sûrement vous aurez eu un cauchemar…

 

– Un cauchemar !

 

– Oui, et il y a pour cela une excellente raison… Je me trouvais hier à Tours et j’ai constaté, en effet, que l’on y attendait le bourreau… Qui est-ce qui avait fait courir ce bruit ? On ne sait pas… Toujours est-il que ce n’est pas le bourreau qui est arrivé, mais une dépêche de Paris, annonçant que Charlotte Lamarche était graciée et que sa peine était commuée en celle des travaux forcés… Donc, vous le voyez, pas d’échafaud… Vous avez rêvé.

 

Marignan, appuyé sur les deux mains, se souleva de son lit et considéra longuement le comte.

 

– Bien vrai ? Vous ne vous trompez pas ?

 

– Je vous le jure… Du reste, voici les journaux… Ils annoncent la nouvelle, aussi bien ceux de Paris que ceux de Tours… Lisez !…

 

Il lut, voulant se rendre compte.

 

Et quand il n’eut plus aucun doute, comme si, tout à coup, une détente énorme s’était produite dans ses nerfs, il retomba sur l’oreiller et s’endormit instantanément d’un sommeil profond.

 

À son réveil, il trouva sa femme auprès de lui. Le comte l’avait mandée.

 

Mais Marignan était remis.

 

Il ne lui restait de son séjour à Maison-Bruyère qu’une pesanteur de tête et un affaiblissement momentané de la mémoire.

 

Il prit congé de M. du Thiellay. Une heure et demie après, il était à Tours.

 

Il n’avait rien dit encore de ce qu’il avait découvert.

 

XVI

L’ACCIDENT DU CHÂTEAU-ROBIN


Ce que le comte du Thiellay n’avait pas dit à Marignan, c’est que la Pocharde lui devait la vie.

 

Quelques jours auparavant s’était passé, dans les environs de Fénestrel, un événement tragique.

 

La saison des chasses était revenue.

 

Le comte avait commencé ses invitations, par séries, et tous les jours il y avait du monde au château.

 

Il n’avait pas oublié la promesse jadis faite à la comtesse d’aller vivre à Paris ; il lui avait fait allusion à ce changement d’existence ; mais à sa grande surprise, Clotilde avait refusé.

 

– Non, avait-elle dit… je sais qu’en allant vivre à Paris, ne fût-ce que la moitié de l’année, vous vous résigneriez à un énorme sacrifice ; je ne veux pas ; je resterai auprès de vous, à Fénestrel, et plus nous y vivrons isolés, plus je serai heureuse…

 

Était-elle franche en parlant ainsi ? Ne cachait-elle aucune arrière-pensée ?

 

Il doutait.

 

Clotilde le comprenait bien, et elle en souffrait.

 

Autant jadis elle était légère et frivole, s’occupant peu de faire plaisir à son mari, autant, à présent, elle l’entourait d’amour. Car elle l’aimait, oui, il n’en pouvait douter ; cela se lisait dans ces yeux pleins de douceur, de remords, de tendresse, dans ces yeux qui disaient clairement : « C’est ton pardon qui m’a fait vivre ; mais ton pardon sans amour n’est pas possible, et je n’en veux pas. »

 

Parfois, dans le tête-à-tête du soir, lorsque ceux qui étaient là, indifférents ou amis, les avaient laissés seuls, elle le regardait longuement, sans qu’il y prît garde.

 

Il ouvrait un livre et lisait, ou rêvait en faisant semblant de lire. Ni l’un ni l’autre ne parlaient.

 

Un soir, étant derrière lui ainsi, elle lui prit le front entre les mains, le pencha et l’embrassa d’un baiser très léger.

 

Il tressaillit et ferma les yeux. Alors elle lui mit la main sur les yeux pour les empêcher de se rouvrir.

 

Et il sentit sur ses lèvres la longue et brûlante caresse des lèvres de sa femme. Il se dégagea, se leva, troublé, incertain.

 

Puis il se remit, redevint froid, se rassit et reprit son livre.

 

– Écoute, dit-elle, je ne veux pas de ton pardon à ce prix !… Depuis ce soir-là, elle n’avait plus fait aucune tentative.

 

Deux jours après on recevait de nouveaux invités.

 

Il dit leurs noms à Clotilde, sur un ton d’indifférence.

 

Parmi eux se trouvait Mathis…

 

En prononçant ce nom, il ne regarda même point la comtesse ; à quoi bon ? Ne savait-il pas tout ce qu’il voulait, depuis longtemps, et avait-il besoin de la soumettre à une nouvelle épreuve ?

 

En entendant ce nom, elle fut prise d’un tremblement nerveux. Ses dents claquaient. Une épouvante atroce l’envahissait. Elle ne voulait pas se retrouver en face de cet homme… Mais comment faire ?… Impossible de le dire à son mari !…

 

Elle résolut de lui écrire.

 

Dans le courant de l’après-midi, elle rejoignit sur la bordure du parc l’enfant qui était son intermédiaire habituelle.

 

Elle lui remit sa lettre en y ajoutant des instructions verbales.

 

Mais à peine l’enfant s’était-elle engagée sur le chemin que surgissait encore le comte, la main tendue.

 

– Donne !

 

– Monsieur !…

 

– Donne !

 

L’enfant obéit, remit la lettre.

 

– Si la comtesse t’interroge ce soir ou demain…

 

– Que faudra-t-il répondre ? dit la fillette.

 

– La vérité cette fois !

 

Il lut la lettre. Elle ne contenait qu’une seule ligne :

 

« Ne venez pas à l’invitation de mon mari. Je le veux ! »

 

Il la déchira et tranquillement reprit le chemin de Fénestrel.

 

Cette fois, il était bien sûr que Mathis viendrait.

 

Deux jours se passèrent. Les invités venus de loin, étaient arrivés la veille. Quant à Mathis, il ne parut que le matin même.

 

Confiante dans la fidélité et dans la régularité de la petite commissionnaire, la comtesse ne s’était pas inquiétée du sort de la lettre.

 

Lorsqu’elle vit tout à coup Mathis parmi les autres, elle pâlit et ses yeux, éperdus, se dirigèrent vers le comte.

 

Celui-ci causait avec des amis, devant le château ; il ne prêtait aucune attention à Mathis et à Clotilde.

 

Mathis vint la saluer.

 

Et rapidement ils échangèrent quelques mots à voix basse.

 

– Pourquoi êtes-vous venu ?

 

– Je ne pouvais refuser… Je lui aurais inspiré de la défiance… j’aurais éveillé ses soupçons…

 

– Il le fallait… Voilà pourquoi je vous ai écrit…

 

Il fut surpris et effrayé.

 

– Vous m’avez écrit ?

 

– Oui.

 

– Quand ?

 

– Il y a deux jours…

 

– À qui avez-vous confié la lettre ?

 

– À la petite fille du vigneron, comme d’habitude.

 

– Je n’ai rien reçu.

 

– Vous mentez ! Ah ! dites-moi que vous mentez !

 

– Je vous jure que je n’ai rien reçu !

 

– Alors, mon mari a intercepté la lettre. Nous sommes perdus…

 

– L’enfant l’aura égarée, peut-être, et n’a osé rien vous dire…

 

– Ah ! je vais le savoir, tout de suite… tout de suite !

 

Elle se retira, fit le tour du château et, quand on ne la vit plus, se mit à courir comme une folle, à travers le bois… De l’autre côté, devant la maison du vigneron, la petite fille jouait.

 

Elle se mit à pleurer quand elle aperçut la comtesse, devinant ses reproches.

 

– Ma lettre… Qu’as-tu fait de ma lettre ?

 

Elle raconta tout en pleurant… ce qui était arrivé la première fois, il y avait longtemps déjà… puis ce qui était arrivé deux jours auparavant…

 

La comtesse écouta, silencieuse, l’embrassa pour la consoler et reprit le chemin de Fénestrel, la tête troublée, prévoyant un drame, se répétant à elle-même, presque à chaque pas :

 

– Cela devait arriver, cela devait arriver…

 

Les chasseurs se disposaient à partir quand elle rentra. Son visage était si défait, si décomposé, que le comte s’informa de sa santé. Elle le rassura, mais sa voix était tremblante.

 

Mathis, effaré, ne la quittait pas des yeux.

 

Le comte, en partant le premier, gaiement, très en train, lui laissa l’occasion de se rapprocher de Clotilde.

 

– Eh bien ?

 

– Ma lettre est tombée entre les mains de mon mari… Mais ce n’est pas tout, la dernière que vous avez reçue, il l’a lue aussi, l’a remise sous enveloppe et a permis qu’elle vous parvînt… Comprenez-vous ?

 

Il ne comprenait que trop, car une pâleur mortelle se répandait sur ses traits. Le comte avait préparé sa vengeance, le châtiment !…

 

Quelle serait cette vengeance ?… Bien terrible, sans doute, et digne du crime que le comte avait à châtier…

 

Mathis était lâche. Il fut obligé, pendant quelques minutes, de s’asseoir sur un banc ; il se sentait défaillir… il avait peur, honteusement.

 

Clotilde le considérait avec une pitié pleine de mépris.

 

Ce fut la voix du comte, déjà lointaine, qui le rappela à la réalité.

 

– Eh bien ! Mathis, eh bien ! criait Thiellay joyeusement.

 

Il se leva, se raffermit et partit.

 

Le temps, qui s’annonçait radieux dans la matinée, se brouilla vers onze heures et un orage se forma qui rabattit les chasseurs vers le château.

 

La comtesse les vit rentrer : Thiellay causait amicalement avec Mathis.

 

Elle se sentait devenir folle. Que préparait-il donc ? Pourquoi cette dissimulation obstinée ? Et Mathis ? Il ne trouverait donc pas un prétexte pour partir ?

 

Elle descendit à la cloche du déjeuner.

 

Quand elle entra au salon, Thiellay causait toujours avec le jeune homme.

 

– Figure-toi, dit-il à la comtesse, que Mathis faisait des façons pour nous rester jusqu’au soir !… Ne voulait-il pas s’en aller, avant déjeuner, sous je ne sais quel prétexte d’un rendez-vous d’affaires à Azay ?

 

Et il se mit à rire en frappant sur l’épaule de Mathis.

 

– Heureusement, j’ai fini par le décider… Je lui ai fait comprendre combien cela paraîtrait étrange… de sa part… lui, un ami… un habitué de nos parties de plaisir… Oh ! je l’ai facilement convaincu…

 

La comtesse se sentait faiblir. Au lieu de cette indifférence apparente, de cette ironie qu’elle devinait malgré tout, sous les dehors affectés de ce grand calme et de ce détachement d’esprit, elle eût préféré cent fois un éclat de colère… un scandale…

 

On passa dans la salle à manger.

 

Le déjeuner fut très gai. Le comte n’avait jamais eu tant d’entrain.

 

Mathis resta sombre et mangea à peine. Il se devinait entouré d’abîmes, et ne pouvait rien faire pour leur échapper.

 

L’orage dura longtemps. Vers trois heures, la pluie cessa. Mais il était trop tard pour repartir en chasse.

 

Le comte sortit un instant, consulta le ciel. Les nuages se dissipaient, bousculés par un vent frais qui venait de se lever. Le ciel peu à peu redevenait bleu.

 

En rentrant au salon, le comte aborda Mathis :

 

– Mathis, j’ai dans mes écuries deux chevaux que vous ne connaissez pas… Vous êtes le meilleur cavalier que je sache… Voulez-vous que je vous les montre ?… Ils sont superbes, mais vicieux et à peu près intraitables… Nous avons deux heures de beau temps avant la nuit… Essayons-les… Voulez-vous ?

 

– Très volontiers.

 

Le cœur de la comtesse se serra. D’instinct, elle devina que le moment était venu, mais sans comprendre encore le projet de son mari. Les deux hommes sortirent, se dirigèrent vers les écuries.

 

Une demi-heure après, ils quittaient le château, à cheval, côte à côte. Clotilde, qui était remontée dans sa chambre, put, un instant, apercevoir le visage de son mari : Thiellay souriait toujours…

 

Ils passèrent le pont, prirent la grand-route, puis, par un sentier escarpé, très caillouteux, grimpèrent sur le plateau.

 

Les bêtes s’étaient vigoureusement défendues dans les premières minutes et il avait fallu toute la force et l’adresse des deux cavaliers pour les dompter.

 

Toutes frémissantes, les yeux étincelants, les naseaux fumants, le corps traversé de courants électriques, elles venaient enfin de s’avouer vaincues.

 

Mathis reprenait confiance.

 

Ils galopèrent sur le plateau longeant la route de Vilandry, s’abandonnant au plaisir de cette course en plein air.

 

– Bonnes bêtes et pleines de sang, dit Mathis. Dans quinze jours, vous en ferez ce que vous voudrez.

 

– Oui, dit Thiellay, j’y compte… Cependant, comme j’en veux faire surtout des chevaux de chasse, je vais les essayer sur quelques obstacles…

 

– Essayons ! dit Mathis, gaiement.

 

Et ils allaient comme le vent, franchissant haies et fossés.

 

« Heureusement, se disait Mathis, il ne pense pas le moins du monde à sa femme, et nous nous sommes effrayés à tort. »

 

Il respira largement, allégé d’un lourd fardeau.

 

Et chaque fois que le comte avait franchi quelque obstacle sérieux, il criait, en riant :

 

– Bravo ! Bravo !

 

Et lui-même en faisait autant.

 

– Tout cela n’est pas bien difficile… Je voudrais autre chose.

 

Et tout à coup, joyeusement, comme si cette idée venait seulement de lui venir :

 

– Si nous sautions du Château-Robin ?

 

Mathis se mit à rire, comme d’une excellente plaisanterie…

 

Le Château-Robin est une roche dominant de cinquante à quatre-vingts mètres la route de l’Indre et surplombant presque la rivière. La roche est entourée, en haut, lorsqu’elle déborde du plateau, par un large fossé qui prouve qu’on se trouve là en face d’une ancienne fortification ; sous la roche sont creusés de longs couloirs aboutissant à des excavations profondes, labyrinthe s’enroulant dans l’obscurité des siècles.

 

Le Château-Robin est à pic sur la route d’Azay. Sauter ces quatre-vingts mètres, à cheval, c’est une effroyable folie.

 

Le comte répéta, d’un accent plus ferme, mais sans cesser de sourire :

 

– Si nous sautions ? qu’en dites-vous ?

 

– Je dis que nous pourrions, auparavant, réciter notre dernière prière…

 

Et, n’ayant aucune défiance, il alluma une cigarette.

 

Ils étaient, en cette minute, à deux cents mètres de la roche. Thiellay arrêta son cheval, et gravement :

 

– Vous avez raison, Mathis, l’heure est peut-être venue, pour nous deux, de prier pour la dernière fois…

 

Il descendit et, ôtant son chapeau, il s’agenouilla.

 

– Priez, Mathis, suivez mon exemple…

 

Le jeune homme sentit son front se mouiller de sueur. Thiellay ne le quittait plus des yeux. Il avait le regard ferme et résolu. Mathis n’obéissant pas, Thiellay ajouta, très bas :

 

– Priez, Mathis, car si Dieu est juste, vous allez mourir…

 

– Vous êtes fou ! bégaya Mathis… Quelle idée vous traverse le cerveau ?…

 

– Vous ne comprenez pas ?

 

– Je comprends que vous ne m’avez pas habitué, avec votre caractère si sérieux, à des plaisanteries de ce genre.

 

– Priez, Mathis, car vous allez mourir, répéta le comte, élevant un peu la voix… Vous avez été l’amant de Clotilde, ajouta-t-il d’une voix altérée. Vous ne devinez donc pas que je sais tout ?… Priez !

 

– Et moi, je vous dis que vous êtes fou… Si vous avez quelque chose à me reprocher, ne suis-je pas à votre disposition ? Nous nous battrons où et quand vous le désirerez, à l’arme que vous choisirez. Quant à vous suivre dans votre idée de fou, de fou sinistre, jamais, ah ! par Dieu, jamais !…

 

– Vous avez peur ?

 

– Certes, oui, j’ai peur.

 

– Alors, vous êtes un lâche ?…

 

La main de Mathis, armée d’une cravache, se leva sur la tête de Thiellay toujours à genoux ; mais la cravache n’atteignit pas le comte ; elle fut arrêtée à la volée, enlevée de ses mains et brisée.

 

Thiellay était tout pâle, mais conservait un calme terrible. Il y eut un instant de silence. Thiellay fit le signe de la croix et se releva.

 

– Moi, j’ai prié ; je puis mourir.

 

Tout à coup, et avant que Mathis eût pu s’y opposer, le comte ouvre son couteau, coupe d’un trait la bride du mors du cheval de Mathis et enfonce la lame de son couteau dans la croupe. Le cheval bondit de douleur, se ramasse, saute, et soudain, part comme une flèche, sans que le cavalier puisse le retenir…

 

Thiellay s’est remis en selle.

 

Son cheval, plus vite, a rejoint l’autre en quelques foulées.

 

Et les voilà, tous deux, l’un malgré lui, l’autre parce qu’il le veut bien, emportés vers l’abîme, emportés vers la mort.

 

Et dans cette course affolée, le comte, toujours calme :

 

– Misérable… tu m’as volé mon honneur… tu m’as volé ma joie… Ah ! comme je te hais et comme je suis heureux en ce moment… car je vois ton épouvante…

 

– Assassin… vous êtes un assassin !

 

– Allons donc ! Puisque je m’en remets au hasard du soin de choisir entre toi et moi… Je te suis, regarde… je ne te quitterai plus… Je veux jouir jusqu’au bout de ta lâcheté… Vraiment, Mathis, je te croyais plus brave…

 

Les deux chevaux galopaient, emportés, et l’on distinguait nettement déjà les roches blanches, calcaires, du Château-Robin.

 

Chaque foulée des chevaux les en rapprochait impitoyablement. Mathis ne pouvait se rendre maître de sa monture ; il avait beau tirer, il n’agissait plus sur le mors ; quant à Thiellay, bien que son cheval fût emporté, il aurait pu l’arrêter peut-être, mais il ne le voulait pas.

 

La mort où il jetait l’amant de Clotilde eût été un assassinat s’il n’avait pas lui-même partagé le danger qu’il lui faisait courir.

 

Mathis avait dit tout à l’heure que Thiellay était fou.

 

Oui, fou, mais de bravoure, fou d’amour aussi, car il voulait montrer à sa femme, s’il survivait, quel était en réalité le mari qu’elle avait méconnu, méprisé, trompé…

 

Et là-bas, dans une échancrure du plateau sur lequel ils galopaient, en tempête, en une course irrésistible, là-bas éclatait, dans le soleil déclinant, la façade fouillée, ciselée, délicatement ouvragée par les artistes de la Renaissance, du château de Fénestrel. Et à Fénestrel, la terrasse était pleine de monde.

 

De là-bas, ils suivaient, les hôtes du joli château, l’effroyable drame dont le dénouement était proche.

 

Une forme blanche, immobile, pareille à une statue, s’encadrait dans une des fenêtres du premier étage…

 

Celle-là, Thiellay le devinait, c’était Clotilde…

 

Elle restait là, les bras tendus en avant pour arrêter de loin l’horrible lutte dont elle était la cause, et elle se mourait de son impuissance.

 

On avait voulu la retirer de cette fenêtre, l’emporter de force. Elle avait résisté.

 

Pourtant derrière elle, des amis de Thiellay veillaient, prêts à porter secours à Clotilde, prêts à empêcher quelque tentative désespérée.

 

Là-haut, courant vers l’abîme, Thiellay disait à Mathis :

 

– Sois brave… D’ici, on nous aperçoit et l’on nous reconnaît à Fénestrel.

 

Et jouissant de cette épouvante atroce, de cet écroulement d’un homme, Thiellay disait :

 

– Nous approchons… un peu de patience… Vois ce chêne… il n’est plus qu’à cent mètres du rebord extrême du Château-Robin…

 

Ils atteignirent le chêne… Ils le dépassèrent.

 

– À moi ! Au secours ! au secours ! criait le lâche.

 

– Tais-toi, tu vois bien qu’il n’y a personne… Et puis, on n’oserait…

 

Continuant, imperturbable dans son calme surhumain :

 

– Regarde ce soc de charrue brisé… il est abandonné là depuis l’hiver dernier… J’ai compté un jour la distance… il n’y a plus que cinquante mètres…

 

On entendait le râle sifflant de la respiration de Mathis.

 

– Ah ! voici la première roche qui sort de terre… dix mètres seulement, Mathis, dix mètres… je les ai comptés…

 

– Pardon, Thiellay, pardon !

 

Le comte le vit tout à coup, qui, lâchant le morceau de bride sur lequel il n’avait cessé de tirer pour se rendre maître du cheval, lâchant les étriers, allait se laisser choir…

 

Thiellay galope côte à côte avec lui.

 

Par un prodige d’adresse et de vigueur musculaire, il se penche, le saisit, le maintient sur sa selle. Et, méprisant :

 

– Ne tombe pas, Mathis, tu pourrais te blesser…

 

Les chevaux arrivent d’un dernier bond sur le bord de l’abîme. Là, ils découvrent le vide énorme en bas duquel serpente la route blanche bordée de saules et de peupliers, en bas duquel coule, calme et limpide, la jolie rivière…

 

Leurs jambes frémissent…

 

Mais ils sont trop lancés… Ils ne peuvent se retenir ; la roche, friable, se détache, du reste, sous leurs pieds de devant. Et les voilà jetés, au hasard, dans l’éternité…

 

Là-bas, de son balcon de pierre, la comtesse a voulu s’élancer aussi, mais des mains amies l’ont retenue, ont fermé la fenêtre, l’ont entraînée loin du spectacle horrible.

 

Et elle est tombée inanimée entre leurs bras.

 

En bas du Château-Robin, les deux chevaux se sont abîmés sur la route, les jambes cassées, la tête et le poitrail broyés.

 

Mathis a été projeté contre un arbre et il reste étendu, sans bouger, les yeux grands ouverts, hébété, ne se rendant pas compte de ce qui vient de se passer…

 

Près de lui, le cheval du comte…

 

Mais le comte ?…

 

Projeté dans les cimes des arbres qui remontent au niveau de la roche, Thiellay a senti sa chute s’amortir et, tombant de branche en branche, par un tour de force, de souplesse et de vigueur, il vient seulement de s’affaisser sur le sol, étourdi, mais sans blessure, pendant que son cheval, entraîné par son poids, gisait le ventre béant.

 

Il murmure :

 

– C’est justice !

 

Et il se tourne vers le jeune homme.

 

Celui-ci fait un mouvement pour se relever… et il pousse un cri affreux… Il a les jambes et les reins brisés…

 

Thiellay frémit…

 

Il n’avait pas compté que l’un des deux survivrait, et ce spectacle est épouvantable… La mort brusque, tranchant d’un seul coup, voilà ce qu’il aurait voulu !

 

Pourtant, l’autre va mourir.

 

– Thiellay, dit-il d’une voix très faible… Thiellay, approchez…

 

Le comte obéit.

 

– Je vais mourir… Avant de mourir, je voudrais vous dire deux choses… Écoutez… Puisque vous savez tout, je ne puis rien nier… J’ai été coupable envers vous… mais ce que vous ne savez pas, c’est que je n’ai jamais été aimé par… par elle…

 

Il se tordit dans une convulsion ; du sang, à flots, s’échappa de ses lèvres.

 

– Ce que je veux… que… vous sachiez aussi… car… il le faut… pour réparer un… grand crime… que j’ai commis… c’est que l’enfant… l’enfant de Charlotte Lamarche… est de moi… Oui… par surprise… un jour, dans la forêt de Vilandry… elle était comme morte… innocente de cela, innocente… Je n’ai jamais… rien dit… à cause de… à cause de… Clotilde… Vous… vous… parlerez… J’ai été coupable… je meurs… je souffre bien… pardon !…

 

Un peu d’écume à la bouche… et ce fut tout : il était mort. Lorsque, à Fénestrel, la comtesse reprit connaissance, elle vit devant elle son mari qui la regardait avec une sorte de tendresse grave. Elle se souleva, s’approcha de lui, avec une curiosité étrange.

 

– Alors, dit-elle, alors, j’ai donc rêvé ?…

 

Il dit doucement en lui prenant les mains :

 

– Oui, tu as fait un rêve affreux… Mathis n’a jamais existé… Tu n’as jamais été coupable envers moi… Ce que tu as vu, tu l’as vu en cauchemar… Oublie !… oublie !…

 

Elle murmura en tremblant :

 

– Il est mort ?

 

– Oui.

 

– Et tu as voulu mourir, toi aussi ?

 

– Tu m’avais cru si vulgaire. J’ai voulu te montrer que je ne l’étais pas… Et puis, j’avais confiance dans la justice de Dieu ! Il n’a pas voulu priver d’un père notre petit Urbain, qui va revenir vivre auprès de nous, afin qu’il soit ton… ton consolateur !

 

Le soir même, le comte partait pour Paris où il allait apprendre au garde des Sceaux le secret concernant Charlotte que lui avait révélé Mathis : cette naissance mystérieuse du petit Henri avait été une des bases du réquisitoire contre la pauvre femme. Cela ne venait-il pas merveilleusement confirmer tout ce que l’opinion publique répandait contre elle, sur ses désordres, ses vices et ses débauches ? L’aveu de Mathis, recueilli au moment suprême, détruisait du moins une partie de cette légende.

 

À l’heure où l’ordre d’exécuter Charlotte allait partir, sa grâce fut signée par le chef de l’État.

 

Le comte avait une autre mission à remplir : il voulait porter également au mari de Charlotte la révélation qui devait peut-être, pour ce pauvre homme, ouvrir les portes de l’espérance.

 

Lamarche, pendant l’enquête, avait habité Thileuré avec ses deux filles.

 

Lorsque le comte arriva, la maison était vide.

 

Le mari de Charlotte, après la condamnation de sa femme, avait été atteint d’un transport au cerveau : il était fou, interné dans une maison de santé.

 

Et les deux fillettes, aux yeux bleus, aux yeux bruns ?

 

Comme elles n’avaient plus de parents, l’administration de l’Assistance publique s’était chargée de leur sort.

 

Elle les avait envoyées dans un orphelinat…

 

XVII

LE PLUS GRAND DES CRIMES


Seul dans son cabinet de consultation, le front dans les mains, blême, le docteur Marignan songe…

 

Quinze jours se sont passés depuis sa vision tragique dans la chambre de Charlotte, à Maison-Bruyère.

 

Charlotte, de la prison de Tours, où elle attendait la mort, a été transférée à la prison centrale de Clermont. Et depuis quinze jours le docteur Marignan n’a encore rien dit. Il s’est enfermé dans un silence farouche, obstiné, criminel, et personne ne soupçonne le drame qui se passe en lui.

 

Il n’a pas révélé à la Justice l’aventure de Goniche, qui l’a mis sur la trace de la vérité. Il n’a pas révélé non plus que rien, maintenant, de cette vérité, ne lui est inconnu, puisque lui-même, dans cette soirée dont l’affreux souvenir restera toute sa vie enchâssé dans son cerveau, a failli être victime du poison distillé dans la chambre de Charlotte par les fours de Langeraume et y pénétrant par des fissures qui communiquaient avec les lézardes de la roche.

 

Il sait tout cela et il n’a rien dit.

 

En ce moment, tout agité de frissons de terreur et déjà envahi par ses remords, il se rappelle les graves paroles que Berthelin, avant la comparution de Charlotte devant la Cour d’assises, est venu lui faire entendre.

 

La scène entière se retrace à son esprit.

 

Toutes les paroles de Berthelin bourdonnent à son oreille : « Au fond du cœur, interrogez-vous… Demandez-vous si vos travaux, les recherches de votre vie suffisent pour que vous acceptiez la lourde responsabilité d’une pareille mission… Si vraiment vous n’avez pas confiance en vous, sacrifiez la considération qui vous environne… déchirez ce qui vient de vous… l’arrêt de mort de Charlotte Lamarche… Courbez la tête et humiliez-vous plutôt que de vous exposer à commettre une épouvantable erreur… »

 

Ah ! comme il s’en souvenait !

 

Et cependant, il n’avait rien dit…

 

S’il va trouver les juges et s’il leur crie : « Je me suis trompé !… » il ne fait que son devoir, acte d’honnête homme.

 

Mais, s’il fait cela, que de clameurs !

 

– Eh ! eh ! ce pauvre docteur Marignan ! Ce n’est vraiment pas de chance, pour une fois que cette aubaine lui arrive… Aussi, c’est bien fait, pourquoi se charge-t-il d’une affaire aussi délicate, puisqu’il ne se sentait pas capable d’y voir clair !… Ne pas même reconnaître, dans des organes, la présence des ravages produits par l’oxyde de carbone, ah ! ah ! c’est trop fort ! Mais c’est donc un âne, ce docteur Marignan ?… Qu’il retourne à l’école, ou qu’il mange du foin !

 

Et la presse, impitoyablement, se ferait l’écho de ces plaisanteries.

 

Son nom traînerait partout, bafoué, ridiculisé.

 

Alors, les clients désertent… la pauvreté vient… les expédients… la misère…

 

Et quand il rentre au logis, il est glacé par le froid sourire de la belle Mme Marignan, qui ne croit plus en lui…

 

Tout cela, parce qu’il a parlé…

 

– Eh bien, non, non ! Jamais ! Jamais ! Voilà pourquoi, torturé, blême, il tient son front. Jamais ! Jamais !

 

Mais elle, là-bas, la prisonnière qui souffre et qui est innocente ? N’aura-t-il pas pitié de cette infortunée ?

 

Condamnée à perpétuité, ne va-t-elle pas devenir folle, à la fin ?… Et c’est sa faute, à lui, uniquement sa faute.

 

C’est son crime…

 

Ce n’est pas tout ! Charlotte n’est pas seule !… Les enfants !… Les deux jolies fillettes, que vont-elles devenir maintenant qu’elles sont livrées, dans cet orphelinat, à toutes les promiscuités… et que le père, fou, ne peut veiller sur elles ?…

 

Il se demande cela et frissonne…

 

Il pense à son propre enfant, à son fils Gauthier, qu’il adore.

 

Est-ce que, pour sa faute d’aujourd’hui, il ne sera pas, plus tard, peut-être, châtié dans cet enfant ?

 

Cela fait chanceler, un moment, sa résolution de ne rien dire.

 

S’il parle… il se trouvera sans doute des gens pour faire remarquer qu’il est un honnête homme !

 

Honnête homme ? La belle affaire !

 

– Ce n’est pas cette réputation-là qui me donnera à manger si quelque jour je crève de faim !

 

Et il se lève enfin, le visage haineux, ayant dans les yeux le stigmate du criminel… cette hésitation, cette incertitude du regard qui ne le quitteront plus… comme s’il allait vivre désormais avec la pensée que ceux qui s’approcheront de lui devineront son crime…

 

– Non, non, je ne dirai rien…

 

Et, en effet, il fut lâche ! Il fut infâme ! Il se tut.

 

Était-ce là, vraiment, le dénouement du drame qui remontait au jour où les fours de la plâtrière s’étaient mis à cracher leurs vapeurs sournoises ?

 

Tant d’injustice ! On a peine à le croire…

 

Aussi souhaiterons-nous de retrouver bientôt l’innocente Pocharde et ses filles, Claire aux yeux bruns, Louise aux yeux bleus…

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Janvier 2009

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Yves, Jean-Marc, AlainC, PatriceC, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.