Gaston Leroux

 

 

 

ROULETABILLE CHEZ KRUPP

 

 

 

Les Aventures extraordinaires
de Rouletabille, reporter

 

 

 

(1920)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LE CAPORAL ROULETABILLE.. 4

II  CONSEIL DE CABINET SECRET.. 8

III  LES TRIBULATIONS D’UN INVENTEUR.. 12

IV  UNE TORPILLE GÉANTE.. 15

V  MADAME FULBER.. 20

VI  NOURRY.. 24

VII  UNE IDÉE DE ROULETABILLE.. 29

VIII  TANGO.. 33

IX  EMBUSQUAGE.. 42

X  ESSEN.. 46

XI  ROULETABILLE S’ORIENTE.. 54

XII  LE MONSTRE EST LÀ.. 59

XIII  ROULETABILLE TRAVAILLE.. 63

XIV  UNE ENTREVUE DRAMATIQUE.. 73

XV  UNE NUIT DANS L’ENFER.. 80

XVI  LE MAÎTRE DU FEU.. 91

XVII  LE PLUS GRAND CHANTAGE DU MONDE.. 95

XVIII  LE DÉJEUNER DE FIANÇAILLES. 102

XIX  « TO BE OR NOT TO BE ». 112

XX  À FOND DE CALE.. 118

XXI  MORTE OU VIVANTE ?. 124

XXII  LE DERNIER VOYAGE DU WESEL.. 128

XXIII  BARBARA OU NICOLE ?. 133

À propos de cette édition électronique. 137

 

I

LE CAPORAL ROULETABILLE


Quand le caporal Rouletabille débarqua sur le coup de 5 heures du soir à la gare de l’Est, il portait encore sur lui la boue de la tranchée. Et il s’efforçait plus vainement que jamais non point de se débarrasser d’une glaise glorieuse qui ne le préoccupait guère, mais de deviner par quel sortilège il avait été soudain arraché à ses devoirs multiples de chef d’escouade, en plein boyau avancé, devant Verdun.

 

Il avait reçu l’ordre de gagner Paris au plus vite et, sitôt dans la capitale, de se rendre à son journal : L’Époque. Toute cette affaire lui apparaissait non seulement bien mystérieuse, mais encore si « antimilitaire », qu’il n’y comprenait goutte.

 

Tout de même, si pressé qu’il fût de connaître la raison de son singulier voyage, le reporter était heureux de marcher un peu, après les longues heures passées dans le train.

 

Depuis le commencement de la guerre, c’était la première fois qu’il revoyait Paris. On était à la mi-septembre. La journée avait été belle. Sous les rayons obliques du soleil, les feuillages du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta se doraient, s’enflammaient, glissaient leur double coulée rousse vers le cœur de Paris. Le mouvement de la ville, là-dessous, était plein de lumière et de tranquillité… comme avant ! comme avant !… Le jeune reporter en recevait une joie infinie.

 

D’autres, avant lui, étaient revenus et avaient montré une peine égoïste de revoir la ville dans sa splendeur sereine d’avant-guerre, à quelques kilomètres des tranchées. Ceux-là auraient voulu lui trouver un visage de souffrance en rapport avec leurs inquiétudes à eux, leurs angoisses, leur sacrifice. Rouletabille, lui, en concevait un singulier orgueil. « C’est parce que je suis là-bas, se disait-il, qu’ils sont comme cela, ici ! Eh bien, ça fait plaisir, au moins ! Ils ont confiance ! »

 

Et il se redressait dans sa crotte, dans ses vêtements boueux.

 

On ne le regardait même pas.

 

Et l’on ne regardait pas davantage tous les poilus qui descendaient le boulevard de Strasbourg, revenant du front en trimbalant autour d’eux tout un fourbi de guerre tintinnabulant ; pas plus que l’on ne prêtait attention à ceux qui remontaient vers la gare de l’Est, la permission achevée, prêts à aller reprendre leur faction mortelle, derrière laquelle la ville avait retrouvé sa respiration, le rythme puissant et calme de sa vie de reine du monde.

 

Au coin des grands boulevards, Rouletabille, un instant, s’arrêta, se souvenant des tumultes affreux, des scènes d’apaches qui avaient désolé tout ce coin de Paris, dans les derniers jours de juillet 1914 quand une population énervée croyait voir des espions partout, et que quelques voyous se ruaient à de furieuses mises à sac.

 

Maintenant, sur les terrasses, autour des tables correctement alignées, des groupes paisibles, après le travail du jour, prenaient l’apéritif dans la douceur du soir… « C’est épatant ! faisait Rouletabille, c’est épatant !… et, comme dit Clemenceau, les Allemands sont à Noyon ! »

 

Soudain, il se rappela qu’il n’était pas venu à Paris pour perdre son temps en aperçus plus ou moins philosophiques. Il hâta le pas vers son journal, et bientôt il franchissait le seuil du grand hall de L’Époque.

 

« … Rouletabille ! Rouletabille !… » Avec quelle joie on l’accueillait toujours dans cette vieille maison où il ne comptait que des camarades ! Hélas ! quelques-uns étaient déjà restés sur les champs de bataille, et la liste des héroïques victimes s’allongeait sur le livre d’or orgueilleusement ouvert dans le hall même, à l’ombre du fameux groupe de Mercier : Gloria victis !

 

Ceux que l’âge ou les infirmités avaient retenus dans les salles de rédaction en sortaient pour venir embrasser Rouletabille ou lui serrer la main. On le félicitait. On lui trouvait une mine superbe sous sa carapace de boue. C’est tout juste si on ne lui disait pas que « la guerre lui avait fait du bien » !

 

Cependant, un vieux serviteur, à la poitrine toute chamarrée de médailles, avertissait déjà le jeune homme que le patron le demandait…

 

Le reporter fut introduit tout de suite dans le bureau de la direction.

 

Ce ne fut pas sans une certaine émotion que Rouletabille pénétra dans cette pièce où il allait certainement apprendre la raison, peut-être redoutable, pour laquelle on l’avait fait voyager d’une façon aussi inattendue…

 

Les portes avaient été refermées. Le patron était seul.

 

Cet homme avait toujours eu pour Rouletabille une grande amitié. Il le considérait un peu comme l’enfant de la maison. À l’ordinaire, quand il le revoyait après une longue absence ou après un reportage sensationnel, il l’accueillait avec de joyeuses paroles. Pourquoi cette longue pression de main ?… Qu’y avait-il ? Que signifiait cette sorte de solennité à laquelle Rouletabille n’était pas accoutumé ?…

 

Le reporter examina brusquement son état d’âme :

 

« Patron, vous me faites peur !

 

– Ça n’est pourtant pas le moment d’avoir peur de quelqu’un ou de quelque chose, mon ami, et lorsque je vous aurai dit pourquoi on vous a fait venir, vous serez tout à fait de mon avis !…

 

– Vous allez donc me demander une chose bien terrible ?…

 

– Oui !…

 

– Parlez, monsieur ! Je vous écoute. »

 

À ce moment, la sonnerie du téléphone se fit entendre et le directeur décrocha l’appareil placé sur son bureau.

 

« Allô ! allô !… Ah ! très bien ! c’est vous, mon cher ministre ?… Oui !… il est là !… en bonne santé, parfaitement ! Non, je ne lui ai encore rien dit !… Il sait seulement qu’il a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas revenir de sa mission, voilà tout !… Qu’est-ce qu’il dit ?… Mais rien !… Bien sûr qu’il accepte !… Si je crois toujours ?… Mais bien sûr que je crois !… Il n’y a que lui qui puisse nous tirer de là !… Allô ! allô ! c’est toujours entendu pour ce soir ?… Bien ! bien !… Hein ? Cromer est arrivé de Londres ? Eh bien, qu’est-ce qu’il dit ? Allô !… Hein !… Effrayant !… Bien !… bien !… parfait !… oui, cela vaut mieux ainsi !… À ce soir ! »

 

Le directeur raccrocha l’appareil :

 

« Vous avez entendu, nous avons parlé de vous !…

 

– Avec quel ministre ? demanda Rouletabille.

 

– Vous le saurez ce soir, car nous avons rendez-vous avec lui, à 10 heures et demie…

 

– Où ?…

 

– Au ministère de l’Intérieur, où se réuniront également certains autres grands personnages…

 

– Ah çà ! mais c’est un vrai conseil de cabinet ?…

 

– Oui, Rouletabille, oui, un conseil de cabinet, mais un conseil si secret qu’il doit rester ignoré de tous ceux qui n’y auront pas pris part ; un conseil où vous apprendrez ce que l’on espère de vous, mon jeune ami ! En attendant…

 

– En attendant, je vais aller prendre un bain ! déclara Rouletabille, tout à fait enchanté de la couleur extraordinaire des événements…

 

– Allez prendre un bain et revenez-nous frais et dispos. Nous avons besoin de toutes vos forces, Rouletabille, de tout votre courage et de toute votre intelligence !… »

 

Le jeune homme était déjà sur le pas de la porte. Mais la voix de son chef avait pris tout à coup une valeur si singulière pour prononcer les dernières paroles qu’il se retourna. Il vit le patron de plus en plus ému :

 

« Ah çà ! mais patron ! jamais je ne vous ai vu dans un état pareil !… Vous, ordinairement si calme. De quoi, mon Dieu ! peut-il bien s’agir !… »

 

Alors le directeur lui reprit les deux mains et, penché sur son reporter, le fixant dans les yeux :

 

« Il s’agit tout simplement de sauver Paris !… mon petit ami !… Vous entendez, Rouletabille !… Sauver Paris !… Et maintenant, à ce soir, 10 heures et demie !… »

 

II

CONSEIL DE CABINET SECRET


Le reporter disparut dans un ascenseur, se sauva par un escalier de service. Il voulait être seul. Il avait besoin de réfléchir. Enfin, il contenait difficilement sa joie.

 

Depuis le commencement de la guerre, il avait, comme tant d’autres, rempli obscurément son devoir, risqué cent fois sa vie dans une besogne anonyme de défense nationale qui était pleine de grandeur, certes ! mais qu’il eût voulue plus… disons le mot qui était au fond de la pensée du reporter, « plus amusante ».

 

Combien de fois n’avait-il pas désiré que l’on fit appel à ses dons d’initiative, d’invention, pour remplir quelque mission exceptionnellement difficile à laquelle il se fût donné de toute son âme, de toute son imagination !

 

Eh bien ! aujourd’hui, il était servi ! On le faisait venir pour sauver Paris !… Les plus hauts personnages de l’État attendaient le caporal Rouletabille pour sauver Paris !… Tout simplement !… Ah çà ! mais qu’est-ce que cela signifiait : sauver Paris ?…

 

C’étaient ces deux mots-là qui le bousculaient, l’aveuglaient, l’empêchaient de comprendre quoi que ce fût à une aussi prodigieuse aventure !…

 

Il savait bien, lui qui revenait des tranchées, que les autres ne passeraient plus !… Et avec lui tout le monde le savait aussi !… Et eussent-ils pu passer qu’il ne pouvait avoir la prétention de les arrêter à lui tout seul !… Et cependant, il résultait bien de la conversation qu’il venait d’avoir avec son patron que c’était lui qui allait sauver Paris !… que l’on comptait sur lui pour sauver Paris ! Alors ? alors ? alors ?…

 

« Mince alors ! » jeta-t-il tout haut sur le boulevard qu’il était en train de traverser pour se jeter dans une auto qui le conduisit au hammam…

 

… Une heure plus tard, quand il sortit de là, après un furieux exercice hygiénique et de solides massages, il se retrouva très calme, très maître de lui, prêt à tous les événements, paré pour toutes les aventures. Il dîna dans un discret restaurant des Champs-Élysées, dans l’ombre d’un bosquet, seul avec sa pensée et avec son impatience qu’il travaillait à maîtriser. Il eût voulu montrer aux plus hauts personnages un Rouletabille de marbre que rien ne pouvait émouvoir.

 

À 10 heures, il franchissait la grille de la place Beauvau. Il était introduit tout de suite dans le bureau du chef de cabinet, où se trouvait déjà le directeur de L’Époque.

 

« On est allé prévenir le ministre », lui dit le patron en lui serrant la main, et tous deux restèrent assis en face l’un de l’autre, en silence…

 

Soudain, une porte s’ouvre. Un huissier fait passer ces messieurs dans le bureau du ministre. Un haut personnage est là que Rouletabille reconnaît. Politesses.

 

« Ça va chez les poilus ?

 

– Ça va !

 

– Asseyez-vous donc, je vous en prie… »

 

Arrivée d’un second haut personnage, présentation de Rouletabille.

 

« Enchanté de faire votre connaissance, jeune homme. Votre directeur nous a dit qu’on pouvait vous demander des choses impossibles. Nous allons voir… »

 

Rouletabille n’a pas le temps de répondre. Un troisième haut personnage fait son entrée. C’est à celui-ci que le directeur de L’Époque téléphonait tantôt devant Rouletabille.

 

Tous demandent :

 

« Eh bien, vous avez vu Cromer ?

 

– Cromer, répond le dernier arrivé, doit être là-haut ; je lui ai donné rendez-vous à 10 heures et demie. Ce qu’il raconte est effrayant !… »

 

Encore une porte qui s’ouvre, et le directeur de la Sûreté générale est annoncé.

 

« Messieurs, fait-il en entrant, j’ai tout mon monde là-haut. Si vous voulez monter, je suis à votre disposition !… »

 

Ainsi, c’est à la Sûreté générale que l’on va : ce conseil extraordinaire, on n’a pas voulu le tenir au ministère même, mais dans un endroit plus discret, plus fermé.

 

Par des escaliers intérieurs, par des corridors dont Rouletabille connaît bien le labyrinthe, on se rend au cabinet même du chef de la Sûreté générale.

 

Dans le petit vestibule qui précède les bureaux, un homme à figure énergique, face entièrement rasée, type d’Anglo-Saxon, attend debout, les bras croisés, cependant qu’au fond d’un fauteuil une vieille honorable dame à bonnet noir montre une figure pleine d’angoisse et empreinte d’une tristesse infinie. Les hauts personnages saluent.

 

L’un d’eux va à l’homme.

 

« Mr Cromer, voulez-vous entrer avec nous, je vous prie ?… »

 

La vieille dame n’a pas bougé. Elle reste seule dans le vestibule, avec l’huissier qui referme sur les autres la porte du bureau de son chef. Dans le bureau, tous se sont assis.

 

Nous avons désigné avec une discrétion nécessaire les hauts personnages qui sont réunis là par les soins du directeur de la Sûreté générale. Et pour préciser leur individualité, nous userons des termes mêmes dont se servait Rouletabille quand il avait à rappeler dans ses notes le rôle que chacun assuma dans cette mystérieuse séance.

 

D’abord, il y avait celui que tous appelaient « monsieur le Président » et quelquefois « monsieur le Premier », expression dont on se sert à la fois pour adresser la parole au Premier ministre, président du Conseil, et aussi au président de la cour d’appel de Paris.

 

Le second haut personnage, celui-là même qui avait introduit Mr Cromer, se distinguait par un énorme binocle à garniture d’écaille qui lui mettait deux véritables hublots sur sa face glabre, chaque fois qu’il avait à lire quelque feuille ou qu’il trouvait intéressant d’étudier les jeux de physionomie de son interlocuteur. Rouletabille, en parlant de lui, disait « le Binocle d’écaille ».

 

Enfin, le troisième ne cessait de fumer des cigares énormes dont il avait une profusion dans un portefeuille grand comme une petite valise. Rouletabille l’avait surnommé depuis longtemps déjà « le Bureau de tabac ».

 

En entrant, le reporter s’était glissé dans un coin obscur d’où il pouvait tout voir et où il espérait se faire oublier.

 

« Faut-il introduire Nourry ? » demanda d’abord le chef de la Sûreté. Mais le Binocle d’écaille, sortant des papiers de son maroquin :

 

« Non, pas encore ! je vais vous lire la lettre de Fulber que le Service des inventions a retrouvée !…

 

– Vous m’avouerez, mon cher ami, qu’il est tout de même incroyable que le Service ait pu égarer une pièce pareille ! fait alors entendre celui que l’on appelle le Président.

 

– Ces messieurs du Service vous répondront, répliqua le Binocle, qu’ils en reçoivent une centaine dans le même genre tous les mois. Elles sont toutes classées, du reste. On a fini par retrouver la missive de Fulber dans la quantité de celles qui sont mises au rebut comme ayant été écrites par des fous ! »

 

À l’exception de Rouletabille, tous ceux qui étaient là s’exclamèrent, et le directeur de L’Époque tout particulièrement.

 

« Mais Fulber n’était pourtant pas le premier venu ! fit-il. Ses travaux sur les vertus curatives du radium commençaient à faire sensation quelques mois avant la guerre.

 

– Bah ! il ne faut rien exagérer, répliqua le Binocle d’écaille. Rappelons-nous que, déjà à cette époque, la science officielle traitait Fulber de poète et de rêveur ! Et puisque vous vous souvenez de la prétention qu’il avait émise, de guérir un jour, avec son radium, tous les maux de l’humanité, jugez de l’étonnement de ces messieurs des inventions en recevant une lettre dans laquelle le même inventeur affirmait avoir trouvé le moyen de détruire en cinq sec une portion convenable de cette même humanité !… Je vous fais juge ; je lis :

 

« À Monsieur le…, etc. Monsieur le…, etc.

 

J’ai l’honneur de vous faire savoir que je suis à même de mettre à la disposition du bureau des inventions les plans d’une machine infernale susceptible de détruire en quelques minutes une ville de l’importance de Berlin, et cela sans sortir de nos frontières. Veuillez me croire, Monsieur le Ministre, votre très dévoué serviteur. »

 

THÉODORE FULBER

 

III

LES TRIBULATIONS D’UN INVENTEUR


« Eh bien, vous m’avouerez, fit le Binocle d’écaille en replaçant la singulière lettre dans son portefeuille, que l’on est fort excusable après la lecture d’un pareil document, de le croire émané d’un cerveau malade ! Que voulez-vous ? Il a beau être signé THÉODORE FULBER, la tranquille simplicité avec laquelle ce savant, qui a toujours passé pour un peu excentrique, nous annonce qu’il tient à notre disposition la destruction de Berlin, aurait incliné les moins prévenus à émettre de fâcheux pronostics sur le prochain avenir d’une aussi belle intelligence… »

 

C’est alors que l’on entendit pour la première fois la voix de Mr Cromer.

 

Ce personnage parlait français avec un accent d’outre-Manche très accentué : Il s’exprimait difficilement mais avec force ; et quand il avait trouvé le terme dont il avait besoin, il le lançait contre son interlocuteur avec une brutalité qui semblait destinée à anéantir toute velléité de discussion ou de controverse.

 

« Pardon ! Vos Excellences ? Il faut savoâr que Théodore Foulber n’a pas reçou même oune réponse dé rien di toute !… Indeed ! cela n’être pas assez, je dis !… I say ! le pauvre vieux savant a été traité chez vous comme un pétite joune homme à son première expérience de la physique. Je dis les inventeurs chez vous, ils sont très forts mais toujours regardés comme très fous, yes ! I say ! Il existe certainement, j’avoue, des établissements de recherches tels Collège de la France et la Muséum, mais en dehors de cela officiel, rienne di toute, No ! Et en dehors de Pastor Institute pour biologiques travails, rienne di toute pour autres inventions. No ! I say ! Mais, en Allemagne, existe une institute pour recherches générales, très bien doté de grosse argent et très intéressé par l’empereur, yes ! En Amérique, en Angleterre, de très généroux milliardaires ils ont créé des institutes pour recherches ! Et tous vos inventeurs s’en allaient dans la Angleterre ou Amérique. I say ! Carrel, Français à l’Institute Rockfeller américain et aussi, ils vont, avant la guerre, enrichir l’Allemagne because les brivets sont garantis par gouvernement allemand, yes ! »

 

Sous ce débordement de phrases roides, tout le monde avait d’abord baissé la tête, mais le Président ayant fait un geste d’impatience, le Binocle d’écaille osa interrompre le terrible Mr Cromer :

 

« Je crois qu’il est un peu tard pour nous attarder à des critiques, peut-être très justes…

 

– Yes !… je critique ! I beg pardon !… c’est pour critique que je suis vénou ! En France, à Paris, I say : les inventeurs sont comme petits enfants abandonnés sur le chemin de la science ! Théodore Foulber m’a écrit cela, et alors moa, j’ai lu sa lettre à mon institute ! moa, j’ai répondu ! Et alors il est vénou… et moa j’ai vou en écoutant loui combien cela qu’il disait était sérious et terribeule !… »

 

Le Président interrompit encore l’Anglais :

 

« Procédons par ordre ! avant d’aller trouver Mr Cromer, Fulber ne s’était-il pas adressé à M. le directeur de L’Époque ?

 

– C’est exact ! répliqua immédiatement celui-ci, et en ce qui me concerne, j’ai fait comme devait faire Mr Cromer : j’ai prié Fulber de venir chez moi et je l’ai questionné et j’ai trouvé que tout ce qu’il me disait était moins ridicule que terribeule, comme dit Mr Cromer, si bien que je l’ai invité à dîner le soir même avec le général D…

 

– Le général D… est à Salonique, fit entendre le Binocle d’écaille. J’ai eu l’occasion de le voir quelques jours avant son départ. Il ne m’a parlé de rien qui pût se rapporter à Fulber…

 

– Il est probable qu’il l’avait déjà oublié ! émit le directeur de L’Époque.

 

– Fulber n’avait donc pas produit une grande sensation sur lui ? demanda le Bureau de tabac.

 

– Tous les détails de ce dîner sont parfaitement restés dans ma mémoire, répondit le directeur de L’Époque.

 

– Vous seriez tout à fait aimable de nous les faire connaître, monsieur ! exprima le Président.

 

– Eh bien, ce soir-là, dès le potage, Fulber, sans nous dévoiler son secret, naturellement, nous entretint de la puissance formidable de son engin… et je me rappelle qu’il ne parlait pas depuis plus de cinq minutes que déjà le général D… s’écriait : « Mais c’est une histoire de Jules Verne que vous nous racontez là, mon cher savant… Je l’ai lue quand j’étais au collège : cela s’appelle Les cinq cents millions de la Bégum !… Attendez ! voici le sujet dont je me souviens très bien : un Fritz de ce temps-là avait fabriqué un canon prodigieux qui envoyait sur une cité construite en Amérique par des Français un projectile naturellement colossal et capable de tout anéantir en quelques minutes !… »

 

« Le général D…, pour dire cela, avait pris un ton si parfaitement ironique que je crus devoir intervenir.

 

« – Mon cher général, interrompis-je, nous vivons à une époque où toutes les imaginations de Jules Verne, sur la terre, dans les airs et sous les eaux, se réalisent si bien et si complètement, qu’il ne faudrait point s’étonner que celle-ci finît par entrer comme les autres dans le domaine de la réalité !

 

« Pendant que je parlais ainsi, Fulber, qui était assis en face de nous, nous fixait, le général et moi, avec une expression de mépris incommensurable.

 

« – Si imaginatif qu’ait été Jules Verne, s’exclama-t-il, il n’eût jamais osé rêver ce que la science actuelle est susceptible de matérialiser. Dans mon affaire à moi, il ne s’agit pas d’un obus, mais d’une torpille. Et d’une torpille qu’aucun canon au monde ne pourrait contenir et qu’aucune charge d’explosif connue ne pourrait envoyer bien loin ! Ma torpille est plus grande que le Titanic ! Entendez-vous, je dis plus grande que le Titanic ! Elle a trois cents mètres de long. Elle est douée d’une vitesse de quatre cents kilomètres à l’heure ! rien ne saurait l’arrêter ! Elle ruine tout, brûle tout, anéantit tout, dans un cercle de plusieurs lieues ! On ne peut rien contre elle, une fois lancée ! Rien au monde n’est capable de l’empêcher d’atteindre exactement son but, ni d’éclater à l’heure fixée et à l’endroit fixé ! Elle s’appelle Titania !…

 

« Je ne sais si vous avez vu quelquefois Théodore Fulber, continua le directeur de L’Époque. Il a des yeux d’une clarté, d’une pureté enfantines, une figure de petit ange inspiré, dans un cadre farouche de mèches blanches qui se tordent comme des flammes autour de son front phénoménal !… et le tout constitue un mélange des plus curieux qui étonne et inquiète.

 

« Ce soir-là, il était très, très inquiétant. Quand il se leva de table, après nous avoir lancé sa formidable tirade, il avait littéralement l’air d’un fou !… et j’ai pu croire qu’il allait tomber devant nous, d’une attaque d’apoplexie.

 

« C’est tout juste s’il n’oublia pas de me serrer la main et s’il se rendit compte que c’était dans mon auto que je le faisais reconduire chez lui.

 

« Quand il fut parti, le général D… me dit : « Ce n’est pas le premier que la guerre a rendu fou ! N’importe ! Nous avons passé une bonne soirée ! Il est amusant avec sa torpille ! » Puis nous parlâmes d’autre chose.

 

« Le lendemain, je recevais un mot de Fulber me disant qu’il était décidé à aller proposer sa machine infernale aux Anglais et me demandant si je ne pouvais pas lui faciliter le voyage et lui faire parvenir les permis nécessaires. Je m’en occupai aussitôt, simplement pour ne pas le chagriner. Et c’est ainsi qu’il passa le détroit. Il avait déjà écrit à Mr Cromer à son institut Scarborough. Et j’appris bientôt que Mr Cromer, lui, avait pris au sérieux ce qui nous avait simplement amusés, le général D… et moi !… »

 

Ayant dit, le directeur de L’Époque se tut, et, dans le cabinet du chef de la Sûreté, tout le monde maintenant regardait Mr Cromer… et, certes, il y eut une certaine émotion dans le groupe des hauts personnages quand on entendit l’Anglais prononcer ces mots :

 

« Perfectly well ! Théodore Foulber n’être point fou di toute… Jé dis : il pôvait détrouire Berline, yes !… »

 

IV

UNE TORPILLE GÉANTE


Après un court silence, le Président, penché sur Mr Cromer, lui dit :

 

« Mr Cromer, je désirerais savoir exactement si l’opinion que vous venez d’émettre relativement à l’invention intéressante en tout état de cause de Théodore Fulber est le résultat direct des expériences qui ont été faites sous vos yeux ?

 

– Well ! résoultat direct !

 

– Et Fulber n’a pas exagéré l’incroyable puissance de son engin ?

 

– No ! pas exagéré !…

 

– Voilà qui est tout à fait affirmatif ! Mr Cromer, nous envisagerons toute la vérité avec courage. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivé, en ce qui vous concerne, à une conclusion aussi nette… et aussi… redoutable ?…

 

– Il y a des chaoses que jé peux dire sur cette machinerie et des chaoses que jé ne peux pas dire, no !…

 

– Dites-nous donc tout ce que vous pouvez dire, Mr Cromer !

 

– All right ! Je veux d’abord dire que j’ai reçou Théodore Foulber avec lé respect que l’on doit à oune vieil savant malhoureux et qui s’est si fort distingué dans la partie médicinale de radium ! Et, tout de souite, quand il m’a dit il avait inventé oune machine pour détrouire Berline, jé loui dis alors que cela n’était pas dans sa manière médicinale ! Et il m’a répondou cela était dans sa manière médicinale, parcé qué son machinerie en détrouisant Berline allait trouer la guerre… »

 

Malgré la difficulté que Mr Cromer avait à s’exprimer et l’effort que ses auditeurs devaient soutenir pour le suivre dans sa narration, l’intérêt de celle-ci était tel qu’il n’y eut de place ni pour une interruption, ni pour un sourire.

 

Mr Cromer raconta que Fulber était venu le trouver avec ses plans. Après deux jours d’explications, Cromer était convaincu. Il n’était point cependant en possession du secret final qui assurait le fonctionnement mathématique du formidable appareil, mais Fulber n’avait pas hésité à confier à un allié de la valeur scientifique et morale de Mr Cromer le principal du secret de l’explosif nouveau dont était chargée la torpille et qui servait également à sa propulsion.

 

Enfin, la nouveauté de la disposition des turbines, des hélices de suspension et des hélices de direction et d’un certain gouvernail « compensé spécial à ailerons », lequel gouvernail avait pour fonction de ramener l’engin automatiquement dans la ligne tracée idéalement entre le point de départ et le point d’arrivée, et cela en dépit de toutes les perturbations possibles de l’atmosphère, tous ces détails techniques avaient amplement prouvé, dès l’abord, à Mr Cromer qu’il se trouvait en face d’une œuvre longuement mûrie par un homme auquel n’était étranger aucun des problèmes de l’aviation nouvelle et de la balistique.

 

Mr Cromer avait donc été, tout de suite, extrêmement séduit par la terrible Titania dont nul n’avait voulu entendre parler en France.

 

Et ici, Mr Cromer jugea nécessaire de s’expliquer entièrement sur les intentions qui furent alors les siennes.

 

« Jé doas dire to dé souite à Vos Excellences, et à vos, messieurs, jé doas dire qué jamais dans mon pensée jé né volais détrouire Berline, car nous né sommes pas des sauvages, mais dans mon pensée jé volais mé rendre compte si, à la place dé cette machinerie qui devait coûter, au petit mot, 60 millions, on né pourrait pas faire de petites Titanias moins chères et tout à fait bien réglées pour détrouire des citadelles, des forts, à des distances colossales et d’oune façon assourée, et sans risquer rien di toute, pas même la peau d’un Tommy ! Seulement, jé né dis pas mon intention à Foulber qui tenait absouloument à détrouire Berline pour le épouvante de Allemagne et le fin de guerre soubite sur toute la terre ! Dans la conversationne, Théodore, il été tout à fait enragé sur son fabricatione d’oune Titania dé 60 millions de francs ! Mais vous pensez, ce n’était pas mon rêve di tout à moa ! No ! Et jé lui dis qu’il fallait d’abord, avant toute, fabriquer ouné pétite modèle de pétite Titania dé vingt-cinq mètres de long et je lui demandais combien cela serait cher ? Il m’a répondu qu’il pensait cela serait cher de au moins 5 millions de francs ! Jé parlé alors de la chaose à mon institute dans le conseil privé. Malgré tout ce que je ai pu dire, on disé c’était cher, pour une chaose problématique !

 

« Alors, jé souis allé à London et jé ramené oune patriote anglais très richissime qui veut pas dire son nom et qui, lui aussi, a été très intéressé, et il a dit il donnerait tout argent il faudrait !

 

« Foulber ne vôlait aucun argent por lui ni por son family, mais il pleurait de la joie avec idée il était allant travailler pour petite Titania en attendant le grande ! »

 

Sur quoi Mr Cromer raconta comment, en trois mois, morceau par morceau, la petite Titania fut construite dans des ateliers différents et comment les morceaux en furent finalement réunis pour le montage, dans une installation secrète édifiée ad hoc à l’extrémité nord de l’île de Man, en pleine mer d’Irlande, sur des terres appartenant au richissime Anglais patriote.

 

Là travaillait une équipe spéciale de l’institut de Scarborough sous la direction de Fulber, et sous la surveillance de Cromer.

 

L’inventeur avait fait venir sa femme et sa fille Nicole, plus le fiancé de sa fille, un Polonais qui partageait les travaux du père depuis cinq ans et qui, dans l’affaire, était chargé plus particulièrement de la fabrication de l’explosif.

 

« Voilà ce qué je pouis dire à vô pour le explosif ! précisa Cromer. C’est ouné explosif à air liquide, admirable pour le explosion et pour le propulsion ! »

 

Et il donna quelques détails, plein de réticence. Il trouvait certainement qu’il y avait autour de lui trop d’oreilles inconnues. Plusieurs fois, il jeta un coup d’œil avec méfiance sur le coin sombre où s’était enseveli Rouletabille.

 

Il expliqua d’une façon assez embarrassée et peut-être volontairement confuse que la fabrication industrielle économique de l’air liquide permettait maintenant de prendre l’oxygène sous cette forme simple pour servir de comburant à des mélanges explosifs. Fulber, lui, avait trouvé un procédé personnel lui permettant d’utiliser directement l’oxygène liquide, dans des conditions très spéciales et se rapprochant de la fabrication de l’oxylignite. On sait que l’on obtient l’oxylignite, brevetée en Allemagne dès 1898, en trempant pendant quelques minutes dans de l’air liquide une cartouche qui contient soit du charbon de bois ou du charbon de liège pulvérisé, soit de la terre fossile kieselguhr imbibée de pétrole, soit même de la poudre noire ; Fulber, lui, ajoutait dans la cartouche qui devait tremper dans l’air liquide et qui contenait déjà du charbon de liège pulvérisé un élément nouveau pour lequel il n’avait pas pris de brevet, et dont il avait confié le secret à la bonne foi de Mr Cromer.

 

De tout ceci, il résultait une puissance brisante plus forte incomparablement que la mélinite ou le trinitrotoluène mais surtout une puissance asphyxiante et brûlante surprenante à concevoir sous un aussi petit volume.

 

Le seul inconvénient du mélange était d’être extrêmement inflammable et de perdre une grande partie de sa puissance si un incident permettait à l’air liquide de s’évaporer. Or, rien n’était à craindre dans ce genre avec la Titania dont le génie de Fulber avait fait « ouné merveille ! » pour nous servir de l’expression enthousiaste de Mr Cromer.

 

« Là est la merveille des merveilles, s’exclamait-il… plus encore que dans le explosif, indeed ! et je vais dire tout de suite la grande merveille dé la grande Titania ! Vo savez dé quelle manière le zeppelin emporte dans sa ventre des pétites ballonnets ; eh bien ! la grande Titania cache dans ses entrailles quarante petites Titanias !… Well ! I say quarante petites comme des petits torpilleurs… Et quand la grande Titania éclate à destination, les petites Titanias emportées par des mouvements de l’horlogerie, réglées exactly, se dispersent autour du centre et vont éclater à leur tour sur des points fixés dé la façon qué tout le cercle dé plousieurs lioues di diamètre soit couverte dé rouines !… et dé morts ! Yes !… tout plein dé morts ! I say ! Mettez ouné ville dans lé cercle et oune million ou deux de habitants dans le ville… oune heure après le arrivée du Titania, il n’y a plous rien di tout ! No !… What admirable work[1] !… ».

 

Un nouveau silence plus impressionnant encore que les autres suivit les dernières paroles de Mr Cromer. Puis le Bureau de tabac, qui avait laissé éteindre son cigare (ce qui témoignait de l’énormité de son émotion), demanda du feu et quelques explications.

 

« Je crois que, à mon avis, Mr Cromer s’avance beaucoup en concluant de la petite expérience qu’il a faite à la pleine réussite d’une aussi vaste entreprise que celle de la Titania rêvée par Fulber, et dont la réalisation rencontrerait inévitablement des difficultés, et peut-être des impossibilités…

 

– No !… Votre Excellence ! No ! pas d’impossibilités !… Elle est très possible ! Yes ! I say ! la petite Titania a été construite exactly comme devait l’être la grande dans son entraille des petites torpilles, chargées du explosif Foulber, et dirigées exactly par le vrai horlogerie Foulber ! Je pôvais dire ceci à vô : le ventre de Titania être divisé en trois parties ; le plus grande beaucoup est pour enfermer les quarante torpilles chargées du explosif ; la seconde partie est occupée par la propulsive chargement et la troisième par tout le machinerie qui est très complikète et mithodical !… Quant à la disposichionne des hélices dé suspensionne et tourbines de propulsionne, comprenez, tout est pour le mieux ! Indeed ! Mais lé secret, exactly, de impossibilité du changement de directionne et parfaite automatique intelligence du engin pour revenir dans son droit chemin, malgré lé plous terrible houragan et perturbationne, cela je ne lé dirai jamais parce que jé né lé saurai peut-être jamais ! Théodore Foulber a emporté ce secret avec lui, hélas !… what a pity !… »

 

Le Binocle d’écaille prit alors la parole :

 

« Mr Cromer, j’ai fait connaître en quelques mots à ces messieurs les résultats extraordinaires de l’expérience qui s’est passée sous vos yeux, mais ils seraient heureux d’en entendre le détail de votre bouche !… »

 

Mr Cromer s’inclina et raconta alors que, lorsque la torpille avait été achevée dans les ateliers de l’île de Man, Fulber, aidé de son Polonais, avait, à la dernière minute, introduit dans l’engin la boîte enfermant le mystérieux mécanisme qui s’adaptait au gouvernail compensateur à ailerons. Puis le signal du départ de la torpille avait été donné par le bailleur de fonds même de cette coûteuse expérience.

 

Ce richissime Anglais s’était rendu acquéreur, pour l’occasion, d’une petite île située à environ deux cents kilomètres au nord, nord-ouest, de l’île de Man, à la hauteur du cap Fair.

 

La torpille, avant d’arriver à sa destination, qui était cette petite île-là, devait passer au-dessus de la presqu’île qui termine, à l’ouest, les Highlands du Sud. L’Amirauté avait été avertie et toutes les précautions avaient été prises, sur mer comme sur terre.

 

La petite île contenait un village et trois hameaux de pêcheurs qui avaient été évacués, cependant que l’on débarquait une cinquantaine de bêtes à cornes et trois cents moutons.

 

Aussitôt après le départ de la torpille qui quitta son tube sans autre bruit que celui d’un furieux sifflement, le Polonais, Mlle Fulber, Cromer, le riche Anglais et un délégué du War Office étaient montés en chaloupe automobile… Ils entendaient bientôt l’écho lointain de l’explosion qui avait dû être formidable.

 

Quand, une heure et demie plus tard environ, ils arrivèrent en vue de l’île où avait eu lieu l’explosion, celle-ci n’était plus qu’un brasier.

 

Ils durent attendre encore deux heures avant de pouvoir l’aborder, à cause des gaz asphyxiants dont les lourdes nuées les poursuivaient jusque sur les eaux. Enfin, quand ils mirent pied à terre, ils furent renseignés tout de suite sur la valeur du désastre. Il n’y avait plus rien, absolument plus rien sur cette île encore si vivante quelques minutes auparavant. Les villages, les bois, les bêtes à cornes, les moutons, tout était calciné, tout était mort !… Ils marchaient sur un immense rocher noir !…

 

Devant ce résultat effroyable, Théodore Fulber s’était frotté les mains…

 

« Comment voulez-vous, avait-il dit, que quelque chose résiste à ma thermite ? Elle explose à la température de 10 000 degrés !… Avec ma thermite et ma Titania, c’est la fin de la guerre ! »

 

Et ce vieillard s’était pris à danser de joie comme un enfant, sur les ruines fumantes qu’il avait faites !

 

Mr Cromer, pour rendre l’aspect dantesque sous lequel lui était apparu ce coin de la terre sacrifié au génie de la destruction, avait trouvé des termes si évocateurs dans leur rugosité que ses auditeurs ne purent se défendre à nouveau de ce frisson qui devait correspondre avec une certaine idée qu’ils avaient, mais que Rouletabille n’était pas encore parvenu à préciser. En effet, on ne voyait encore rien, dans tout cela, qui menaçât Paris.

 

Le reporter devait être bientôt renseigné.

 

Les quelques phrases suivantes prononcées avec une émotion particulière par Mr Cromer mirent définitivement Rouletabille sur la voie redoutable où il allait peut-être laisser son intelligence et ses os.

 

« Le soar même de cette terribeule expérience, nous sommes revenus tous ensemble à l’île de Man, bien contents, en vérity ! Et nous avons dîné et nous avons fêté le expérience avec le champagne. Or, voilà qué lé lendemain matin, Théodore Foulber ne était pas au rendez-vous avec moa dans les ateliers. No ! Je pense il est malade lé pauvre homme à cause du champagne… Et jé souis allé à sa petite maison de l’île de Man. Et j’ai trouvé son femme évanouie et attachée sur le lit et la bouche bouchée avec le mouchoir !… Et je n’ai pas trouvé Foulber ni miss Foulber, et je n’ai pas trouvé le Polonais fiancé non plous ! et dans lé bureau particulier à Foulber jé n’ai pas trouvé non plous les plans originaux de Titania, ni aucun papier particulier à Foulber ! Tout il avait été emporté, déménagé pendant le nuit !… Et le enquête a démontré tout de suite que les Fritz avaient passé par là et avaient enlevé les trois personnages et raflé tous les plans et papiers dans oune embarcation qui avait rejoint oune soubmersible. Governement aussitôt averti ! Amirauté donnait des ordres ! Cent destroyers en chasse contre sous-marin ! Mais le résoultat aucoune. Nous étions stioupidement volés ! Yes !… It is terribeule ! »

 

V

MADAME FULBER


Le Binocle d’écaille, le Bureau de tabac, le Patron, le directeur de la Sûreté générale s’agitaient. Le Président alluma une cigarette au cigare du Bureau de tabac, en aspira légèrement la fumée, regarda un instant celle-ci monter en volutes bleuâtres vers le plafond, et prononça :

 

« Et maintenant c’est contre nous que se tourne l’épouvantable expérience !…

 

– Devons-nous vraiment le craindre ? demanda d’une voix hésitante le Bureau de tabac.

 

– Comment, si nous devons le craindre ! s’exclama le Binocle d’écaille… on voit bien mon cher collègue, que vous n’avez pas entendu Nourry !

 

– Dois-je faire entrer Nourry ? interrogea le directeur de la Sûreté générale.

 

– Non ! répondit le Président, faites introduire d’abord Mme Fulber. »

 

Tout le monde se leva à l’entrée de Mme Fulber.

 

Le Président lui adressa quelques bonnes paroles réconfortantes, lui confirmant la nouvelle qui lui avait été déjà communiquée que son mari et sa fille étaient prisonniers en Allemagne, mais en bonne santé, ne courant apparemment aucun danger et qu’il fallait, dès lors, ne pas désespérer de les voir bientôt sortir de cette affreuse aventure.

 

Après quoi, Mme Fulber fut priée de s’asseoir.

 

Elle s’assit en remuant doucement la tête. C’était cette bonne vieille dame que Rouletabille avait remarquée dans le vestibule. Elle avait un visage flétri et douloureux, et toute la tristesse qui était répandue en elle semblait aussi vieille qu’elle.

 

« Pourriez-vous, madame, demanda le Président, nous donner quelques détails sur les conditions dans lesquelles s’est produit l’enlèvement de votre mari et de votre fille ?

 

– J’ai déjà répondu à cette question, fit la vieille dame, d’une voix douce comme celle d’une petite fille : je n’ai rien vu ni rien entendu. Qu’ajouterai-je de plus ? J’ai été ligotée, bâillonnée dans l’obscurité, et je me suis évanouie de terreur.

 

– Pendant la soirée, le Polonais est-il resté tout le temps avec vous ? Est-il rentré avec vous ? S’est-il couché à la même heure que vous ?

 

– J’ai tout lieu de le croire, monsieur !… Il nous a souhaité une bonne nuit à tous et il s’est enfermé dans sa chambre.

 

– Vous ne vous doutiez de rien ?… Vous vous êtes tous endormis pleins d’espoir…

 

– Oh ! pleins d’espoir ! interrompit la vieille…, en ce qui me concerne, je n’en ai plus depuis longtemps !… Mon mari n’a jamais été heureux en rien ! Tout ce qu’il a entrepris s’est toujours tourné contre lui, contre nous ! Cela devait finir ainsi ! Ses inventions nous ont ruinés et lui ont valu des tracas sans nombre. La dot de ma fille après la mienne s’est fondue dans le creuset de ses coûteuses expériences. Cependant, ni ma fille ni moi ne nous sommes plaintes et ne nous plaindrons jamais. Nous aimons cet homme comme Dieu l’a fait.

 

– Est-ce que votre fille, madame, n’était pas fiancée à l’aide de M. Fulber ? demanda le Président.

 

– Oui, monsieur ! et cela aussi à mes yeux fut un malheur ! Je savais ce que j’avais souffert avec un inventeur et j’aurais voulu que ma fille pût jouir d’une autre existence que celle qui m’avait été faite ! Mais, tout de suite, je m’avouai vaincue. Nicole va sur ses vingt-cinq ans. Elle a beau être jolie, elle n’a pas le sou ! Enfin, elle aime son Polonais.

 

– Pourriez-vous nous donner quelques détails sur l’aide de M. Fulber ? questionna alors le Binocle d’écaille. Dans les circonstances présentes, ils pourraient nous être très précieux. Nous ne voulons pas vous surprendre. La première idée qui nous est venue a été que dans l’affaire d’enlèvement et du vol des plans de la Titania, cet étranger vous avait peut-être desservis…

 

– Cela, monsieur le ministre, je ne le pense pas ! répondit la vieille dame sans élever la voix…, non, je ne le pense vraiment pas !… Je mettrais ma main au feu que Serge Rejitzky est incapable de nous trahir !…

 

– En tout cas, s’il l’avait voulu, il aurait pu le faire, n’est-ce pas ?

 

– Certes ! il était au courant de tous les secrets et de toutes les imaginations de mon mari auxquelles il ajoutait les siennes !

 

– Il n’ignorait rien du mécanisme le plus caché de la Titania ?

 

– Rien, monsieur !

 

– Même ce que votre mari avait jugé bon de ne pas dévoiler à Mr Cromer, son aide le connaissait ?

 

– Oui, monsieur, il savait tout !…

 

– Voilà qui est catégorique ! fit observer le Binocle d’écaille en regardant les deux autres hauts personnages. Le Polonais sait tout, et il peut tout ! »

 

Il y eut un silence, puis le Président reprit :

 

« Pour que vous nous affirmiez, madame, d’une façon aussi nette, que cet homme est incapable d’abuser des secrets qu’il possède, c’est sans doute que vous le croyez entièrement dévoué à la France ?… ou tout au moins à la cause des Alliés ?…

 

– Non, monsieur, non !… Ce n’est point pour une raison patriotique quelconque que je le crois incapable d’une infamie… si j’ai parlé ainsi, c’est que je connais son caractère et aussi son amour pour ma fille ! »

 

Ici, le directeur de la Sûreté générale demanda la permission de poser une question :

 

« Savez-vous, madame, que Serge Rejitzky n’est pas le vrai nom du fiancé de Mlle Fulber ?

 

– Nous le savons, monsieur le directeur, il s’appelle Serge Kaniewsky, de son vrai nom, et, sous ce nom-là, a été traqué en Pologne et en Russie, poursuivi en France lors du procès des anarchistes, condamné à cinq années de prison, qu’il a faites bien qu’on n’ait rien pu prouver contre lui de bien précis…

 

– Bref, interrompit le chef de la Sûreté, c’est un homme qui a beaucoup souffert et qui croit avoir été injustement condamné par la France. C’est un homme qui ne doit pas beaucoup aimer la France ?

 

– C’est possible, monsieur ! mais ma fille l’aime, elle, la France, et vous pouvez être sûr que son Serge fera comme s’il l’aimait, lui aussi, car dans cet ordre d’idées, Serge sait parfaitement que ma fille ne lui pardonnerait point (sans parler de trahison) une simple défaillance… Or, pour Serge je le répète, il n’y a plus au monde que ma fille !… Il est arrivé chez nous, mourant de faim, mis à l’index par toutes les polices de la terre, avec des idées formidables de vengeance contre le genre humain… cet homme n’avait encore connu que la haine ! Il était laid, moralement et physiquement. Vous entendez, messieurs ! physiquement !… plutôt très laid que laid !… Il a suffi que ma fille se penchât sur cette épave… Et un autre homme est né !… Maintenant Serge connaît ce que c’est que d’être aimé, car ma fille l’aime, à cause de son âme de feu, sœur de la sienne… Maintenant, Serge connaît l’amour ! Le reste : le passé, le présent, l’avenir, en dehors de cet amour, n’existe plus !… Il ferait sauter le monde pour un sourire de ma fille, il ne tuera pas une mouche pour ne pas lui faire de chagrin… vous pouvez être tranquilles, messieurs, bien tranquilles… »

 

Et la bonne triste vieille, hochant la tête, semblait vouloir rassurer tout le monde…

 

Ces messieurs la remercièrent, lui adressèrent encore quelques bonnes paroles. Le directeur de la Sûreté la reconduisit jusque dans le vestibule.

 

Quand il revint, ces messieurs étaient tous d’accord pour proclamer que les propos de la vieille, loin de les tranquilliser, avaient augmenté leur inquiétude d’une façon considérable.

 

« Mon avis, déclara carrément le directeur de L’Époque, c’est que maintenant nous devons tout redouter !

 

– En tout cas, exprima le Binocle d’écaille, nous devons agir comme si nous avions tout à redouter.

 

– Et agir sans perdre une minute ! ajouta le Bureau de tabac.

 

– Faites entrer Nourry ! » ordonna le Président.

 

Aussitôt, le silence fut rétabli. Le chef de la Sûreté ouvrit une porte qui donnait sur un petit salon particulier et un homme fut introduit.

 

VI

NOURRY


Il était jeune encore, de physionomie très intelligente, et paraissait avoir beaucoup souffert physiquement. Il avait un bras en écharpe. Il était vêtu d’un costume assez hétéroclite de poilu convalescent. On le fit asseoir ; le directeur de la Sûreté lui dit :

 

« Nourry, vous allez nous conter tout ce qui vous est arrivé à Essen depuis le jour où vous avez connu Malet… puis comment vous vous êtes évadés tous deux, et comment Malet fut tué à la frontière hollandaise. »

 

L’homme commença aussitôt :

 

« Messieurs, j’ai été fait prisonnier sur l’Yser. J’ai été dirigé aussitôt sur le camp de Rastadt. Il n’y avait pas huit jours que j’étais là que l’on me demandait si je ne voulais pas aller travailler de mon état à Essen, chez Krupp.

 

« Je sors de l’École des arts et métiers. Depuis cinq ans, j’étais à la tête d’une grande maison de coutellerie de Guéret. Mes papiers avaient appris ces détails aux Fritz. Je leur ai répondu : « Si c’est pour fabriquer des baïonnettes ou travailler aux munitions, il n’y a rien de fait. » Ils m’ont dit : « Non ! c’est pour fabriquer des ciseaux, des ciseaux pour coudre, pour les femmes. » Je croyais qu’ils se payaient ma tête. Mais je me suis dit : « On verra toujours bien » et je leur ai répondu : « Ça va ! »

 

« Et je suis arrivé à Essen. Il y a là, en dehors des usines, des camps de prisonniers militaires.

 

« La plupart de ces prisonniers sont simplement réquisitionnés pour le service de la voirie, mais il en est quelques centaines que l’on emmène du camp le matin pour les faire travailler aux usines et que l’on ramène le soir.

 

« On n’exige pas d’eux qu’ils travaillent aux munitions… C’est une erreur de croire, comme je l’ai cru longtemps moi-même, que les usines d’Essen ne fabriquent que des canons, des obus, des cuirassés et tous autres engins de guerre ; en effet, une partie assez grande même des ateliers produit des articles des genres les plus variés, destinés à être échangés contre des victuailles ou des objets de première nécessité dans les pays neutres.

 

« J’ai vu moi-même entassés sur les quais de la Ruhr, à Duisbourg, des produits fabriqués à Essen, des machines et des assemblages mécaniques qui allaient partir pour la Suède, laquelle expédie en échange de l’huile, du poisson, du papier et du bois.

 

« Les usines Krupp envoient en Hollande des couteaux, des ciseaux, des machines à coudre, des ustensiles de tout genre. Particulièrement, tous les prisonniers français qui ont été employés avant la guerre dans une fabrique de machines à coudre sont sûrs qu’on leur proposera de travailler à Essen.

 

« S’ils acceptent, ils sont bien traités et reçoivent même un salaire raisonnable. S’ils refusent, il n’est pire misère qu’on ne leur fasse.

 

« Ce n’est pas dans les ateliers que j’ai connu Malet, mais au camp, un soir, en prenant un verre de Munich à la cantine. Lui, il ne travaillait pas dans l’acier mais dans la radiologie. Durant des mois, il avait été employé à la section de fabrication des voitures radiologiques militaires ; c’était sa partie. Quand ils surent qu’il avait travaillé avant la guerre à la Sorbonne, dans le laboratoire du professeur Laval, ils le firent entrer dans le laboratoire d’Énergie que l’ingénieur en chef des inventions avait assez récemment créé dans le grand pavillon des recherches.

 

« Plus d’une fois, Malet m’a dit qu’à son idée ce n’était point toujours dans le but de guérir des plaies que, dans le laboratoire d’Énergie, on se livrait à certaines expériences autour du radium. Quoi qu’il en soit, c’est là que Malet eut la surprise d’apercevoir, un jour, une figure qu’il connaissait bien, celle de l’inventeur Théodore Fulber.

 

« Que faisait-il là ? Comment se trouvait-il prisonnier ? Voilà ce que Malet fut un certain temps à se demander, sans pouvoir trouver de réponse. Fulber était très surveillé. Il ne faisait que traverser le laboratoire pour s’enfermer dans un petit cabinet de travail qui lui avait été spécialement réservé ; mais, un jour, Fulber aperçut Malet et le reconnut. Il lui signe qu’il avait besoin de lui parler. Huit jours plus tard, je vis arriver à la cantine un Malet tout pâle et tout à fait incapable de déguiser son émotion. « Allons faire un tour », me souffla-t-il, et il me conduisit tout doucement, sans avoir l’air de rien, jusqu’à la boulangerie Kullmann qui est située à l’extrémité nord-ouest du camp. On nous y servait clandestinement du café et des liqueurs dans l’arrière-boutique.

 

« La mère Kullmann nous y laissait pénétrer assez souvent, parce que nous lui payions bien ces quelques minutes de solitude. Elle fermait, en effet, la porte sur nous, et c’était le seul moment de la journée où nous ne voyions plus nos geôliers. C’était très appréciable.

 

« L’arrière-boutique avait une fenêtre qui donnait sur le quartier nord des usines. Depuis quelque temps, par cette fenêtre, nous voyions s’élever au-dessus du mur du chemin de ronde, un énorme bâtiment en planches, d’une longueur que nous ne pouvions même pas apprécier, car elle nous était cachée par d’autres constructions et par l’accumulation des magasins provisoires qui avaient été dressés là depuis la guerre. Ce bâtiment avait ceci de singulier qu’il n’était point construit dans l’alignement des autres ni parallèle aux autres ; il était orienté nord-est, sud-ouest, en oblique, comme posé de travers, et passant à travers tout ; et on avait dû, à cause de lui, jeter bas plusieurs ateliers.

 

« S’il n’avait été absurde d’imaginer que l’on eût choisi un endroit aussi impraticable pour l’atterrissage des dirigeables, nous aurions pu croire que l’on était en train d’édifier là quelque hangar pour zeppelins.

 

De même si cette bâtisse s’était dressée au bord de la mer, nous aurions pu croire qu’elle devait servir à la construction du plus grand vaisseau du monde.

 

« Malet et moi nous avions donc été fort intrigués par la vision de cet édifice fantastique et d’autant plus bizarre que son toit était beaucoup plus élevé dans la partie sud que dans la partie nord.

 

« Ce jour-là, sitôt que nous fûmes seuls dans l’arrière-boutique de la boulangerie, Malet m’entraîna à la fenêtre et me montrant le gigantesque échafaudage, me dit : « Tout ce que nous avons pu imaginer est au-dessous de la vérité. Sais-tu ce qu’ils vont construire là-dedans ?… Une torpille formidable destinée à réduire en cendres Paris en quelques minutes ! »

 

« Je ne pus m’empêcher tout d’abord de hausser les épaules tant ce projet me paraissait dépasser la limite des possibilités humaines. Mais Malet n’était pas un enfant ; c’était, de plus, un savant ; et, au fur et à mesure qu’il parlait, je me sentais gagné à mon tour par le plus sombre effroi…

 

« Il m’apprit qu’il était arrivé, sans qu’on l’aperçût, à pénétrer quelques minutes dans le cabinet de travail réservé à Fulber. C’est là que l’inventeur l’avait mis au courant de la terrible aventure qui lui était survenue.

 

« Sa fille et lui, et le fiancé de sa fille, le Polonais Serge Kaniewsky, dont il a été tant parlé lors du procès des anarchistes, avaient été faits prisonniers par les Fritz sur les côtes d’Angleterre dans le moment que tous trois étaient en train de procéder aux essais, en petit, d’un prodigieux engin capable de détruire une ville à une distance énorme. En même temps qu’ils enlevaient les inventeurs et les jetaient au fond d’un sous-marin, les ravisseurs, bien renseignés, avaient également volé tous les plans, tous les papiers relatifs à l’invention.

 

« Les captifs, amenés à Essen, avaient été mis en demeure de construire pour le compte de l’Allemagne la torpille aérienne qu’ils avaient imaginée contre elle. Les Fritz, en effet, ne pouvaient rien sans la bonne volonté des inventeurs, car les plans qu’ils possédaient ne donnaient que le tracé et la disposition de la machinerie générale, mais le secret principal de l’invention et certains chiffres n’étaient connus que de Fulber et de Kaniewsky et n’avaient pas été confiés au papier.

 

« Les deux hommes avaient déclaré que l’on n’obtiendrait rien d’eux et protesté contre la violence inqualifiable qui leur était faite. Pour venir à bout de leur résistance, les Fritz n’avaient pas hésité à martyriser la fille de Fulber, Mlle Nicole. Ils avaient commencé par la priver de toute nourriture. Quand le Polonais avait vu sa fiancée réduite à un état proche de la tombe, il n’avait pu résister à ce spectacle et avait promis tout ce que les autres lui demandaient. Kaniewsky avait donc livré les formules chimiques de l’explosif et le secret de la machinerie, mais en donnant, pour celle-ci, de faux chiffres. Les Allemands s’étaient mis au travail aussitôt. Ils avaient reconnu l’exactitude des formules chimiques et ne doutaient point que le Polonais, auquel on avait promis également une fortune, eût dit toute la vérité !

 

« Fulber pardonnait à Kaniewsky d’avoir livré la formule de son explosif à air liquide, car à Essen même, on lui avait fait constater que l’Allemagne travaillait à un nouveau trinitrotoluène qui n’était pas loin d’avoir toutes les qualités de sa thermite. Là n’était pas le danger. Ce que Fulber redoutait, par-dessus tout, c’était le moment où les Fritz s’apercevraient que Kaniewsky les avait trompés quant aux chiffres relatifs à la machinerie secrète de la torpille, ce qui ne manquerait point d’arriver d’ici quatre ou cinq mois.

 

« Kaniewsky, évidemment, avait voulu gagner du temps. Peut-être avait-il espéré que la guerre dans les cinq mois, aurait pris fin, ou tout au moins qu’un événement heureux viendrait sauver les captifs de l’épouvantable situation dans laquelle ils se trouvaient… Mais ce que savait bien Fulber, c’est que Kaniewsky était incapable de voir souffrir Nicole !

 

« Là était le sujet de l’incessant tourment de l’inventeur, ce qui l’empêchait de dormir, « ce qui lui donnait l’air d’un fou ! » me confia Malet.

 

« – Chaque minute qui passe, avait râlé Fulber, nous rapproche inévitablement du terme fatal ! Une imprudence de Kaniewsky peut encore précipiter les choses ! La raison de Kaniewsky n’est pas solide depuis qu’il sait qu’ils peuvent faire périr Nicole ! La mienne aussi chancelle à cette idée… Mais, en ce qui me concerne, je suis sûr que je leur résisterai ; pas un mot ne sortira de ma bouche, pas un chiffre de ma plume ; tandis qu’avec Kaniewsky tout est à craindre… Avec lui, ils peuvent tout avoir s’ils savent s’y prendre !… Il faut se rappeler que cet homme a vécu des années avec la seule pensée de la ruine et de la mort du monde !… Il ne faut pas oublier non plus que Paris lui a été aussi cruel que Moscou et Pétersbourg… et qu’il ne s’est échappé des cachots de Schlusselbourg que pour retrouver les caveaux de la Conciergerie !… Enfin, c’est un homme qui brûlerait sans hésitation le genre humain pour éviter un bobo à ma fille !

 

« Malet, ce jour-là, m’apprit encore qu’on avait complètement séparé Fulber de Kaniewsky, lequel avait été installé au centre des travaux entrepris immédiatement pour la construction de l’engin. On avait également séparé l’inventeur de sa fille. À part cela, on le traitait bien et on lui permettait de continuer la série de ses études sur les vertus curatives du radium.

 

« Pendant que Malet me racontait ces choses, je ne pouvais détourner mes regards de l’effroyable bâtiment à la charpente duquel était suspendu un peuple d’ouvriers et qui allait bientôt cacher les mystérieux préparatifs du plus grand crime du monde. Et je tremblais d’horreur. Car je ne doutais plus !… Les Fritz étaient gens trop pratiques pour édifier un pareil colosse sur une chimère !… Malet et moi nous nous serrâmes la main fiévreusement. Notre pensée était la même :

 

« – Mon vieux, lui dis-je, il n’y a pas à chercher ! faut f… le camp d’ici, et aller les prévenir là-bas !… Sur les deux il y en a bien un qui arrivera !

 

« À la minute même, notre évasion fut décidée. Malet ne revit point Fulber ; s’était-on aperçu de quelque chose, ou s’était-on douté qu’il avait eu un entretien avec Fulber ? Redoutait-on qu’il parvînt à communiquer à nouveau avec lui ? Toujours est-il que Malet ne rentra plus dans l’usine et fut reversé dans la section de radiologie militaire qui était installée aux environs de la ville.

 

« Cette circonstance nous servit beaucoup. Je n’ai point à raconter ici les détails d’une évasion qui fut minutieusement préparée par nous pendant trois semaines.

 

« Certaine nuit, nous franchîmes, avec assez de bonheur, le double cordon de sentinelles. Mais, dès le lendemain matin, nous fûmes aux prises avec des difficultés insurmontables. L’alarme avait été donnée très rapidement et nous étions traqués partout. On nous rechercha avec un acharnement sans pareil. Il nous fut impossible, pendant quinze jours, de quitter l’abri que nous avions gagné à la nage, sous un vieux pont de Ruhrort, non loin du confluent de la Ruhr et du Rhin. Quand nous reprîmes notre route, nous avions épuisé nos provisions depuis six jours et nous étions mourants de faim. Malet surtout était à bout. Il me suppliait de l’abandonner. Je ne pus m’y résoudre, malgré tout ce qu’il put me dire. Enfin, au moment même où, par une nuit noire, nous allions franchir la frontière hollandaise, des coups de feu retentirent derrière nous. Mon compagnon roula à mes pieds tandis que j’étais moi-même blessé au bras. « Sauve-toi ! me cria Malet, et souviens-toi ! » Ce furent ses dernières paroles.

 

« Je me suis sauvé, monsieur, et me suis souvenu autant que possible !… J’ai souvent pensé aux conversations que j’avais eues avec Malet à propos des révélations de Fulber, et je crois vous avoir répété d’une façon assez précise les paroles qu’il avait entendues dans la bouche de l’inventeur !… »

 

Nourry avait terminé sa longue narration. Il avait été écouté dans le plus religieux et le plus anxieux silence.

 

Il s’était tu qu’on l’écoutait encore.

 

Soudain, une voix que l’on n’avait pas encore entendue s’éleva dans le coin le plus obscur :

 

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire si les machines à coudre que l’on fabrique à Essen sont à point de chaînette à un fil ou à double point de chaînette à deux fils ? »

 

Nourry, assez étonné de la question, ainsi que tous ceux qui étaient là, du reste, répondit :

 

« Ils en font de tout genre, monsieur : machines à point de chaînette à un fil, machines à point de surjet, machines à point de navette à deux fils, machines à double point de chaînette à deux fils, machines pour chaussures, etc.

 

– Merci, monsieur, c’est tout ce que je désirais savoir…

 

– Vous n’avez pas d’autre question à poser à M. Nourry ? demanda le directeur de la Sûreté qui ne pouvait s’empêcher de sourire au reporter malgré la gravité des circonstances.

 

– Aucune ! répliqua Rouletabille, le plus sérieusement du monde… aucune !… »

 

Et comme il s’était légèrement soulevé, il retomba dans son ombre…

 

Les ministres félicitèrent Nourry ainsi qu’il convenait, lui recommandèrent encore la plus complète discrétion, puis le laissèrent partir. Le directeur de la Sûreté l’accompagna.

 

VII

UNE IDÉE DE ROULETABILLE


Aussitôt que la porte fut refermée, ces messieurs se levèrent et se mirent à parler en même temps, à l’exception du Président, qui paraissait fort soucieux et plongé dans des réflexions si profondes qu’il ne s’apercevait pas que sa cigarette lui brûlait la moustache.

 

Mr Cromer n’était pas le moins agité, donnant un démenti à la traditionnelle réputation du flegme britannique ; mais, dans ce fait, il était fort excusable car, ayant déjà fréquenté l’engin, il avait plus de raisons que n’importe qui pour le juger redoutable. Il allongea ses grands bras, les croisa, les décroisa, se prit les mains et se fît craquer les phalanges, et dit :

 

« Maintenant vous êtes dans le convictionne ! quoi allez-vous faire ! Volez-vous essayer le destructionne de Titania en faisant jeter de la bombe par aéroplanes ! »

 

Aussitôt, tous les regards se tournèrent vers le Binocle d’écaille… et le Binocle d’écaille dit :

 

« Sans doute, on peut toujours essayer cela… mais outre que le moyen est loin d’être sûr, il n’empêcherait pas les Allemands de reconstruire le même engin de façon à le mettre, cette fois, à l’abri de toute tentative de ce genre…

 

– Ce serait retarder pour mieux sauter ! » exprima le Bureau de tabac, en jetant son cigare, qu’il ne fumait plus depuis longtemps.

 

– C’est exact ! acquiesça le Président en se débarrassant, lui aussi, de son bout de cigarette incendiaire… c’est exact !… il nous faudrait trouver autre chose ! autre chose d’extraordinaire et sur quoi, néanmoins, nous puissions absolument compter ! quelque chose qui nous débarrasse à jamais d’une menace pareille ! car, songez-y, messieurs… quand ils pourront détruire Paris, qu’est-ce que les Allemands ne pourront pas nous demander pour ne le pas détruire ?

 

– Assurément !… C’est effroyable !… effroyable !… »

 

Le directeur de L’Époque n’avait encore rien dit depuis le départ de Nourry. Il se contentait de regarder de temps à autre du côté de l’ombre où était enfoui Rouletabille, et comme le reporter ne bougeait toujours pas, il finit par lui jeter ces mots, d’une voix impatiente : « Eh bien, vous !… qu’en dites-vous, Rouletabille ?

 

– Oui !… pourrait-on savoir ce qu’en pense monsieur Rouletabille ? demanda le Binocle d’écaille en se tournant brusquement vers le jeune homme… car enfin, ajouta-t-il, si nous vous avons fait venir, c’est que votre directeur nous a dit que vous connaissiez Essen !…

 

– Oh ! je n’ai fait qu’y passer !… J’avais risqué ce voyage pour interroger Bertha Krupp, voyage rapide et inutile, car Bertha Krupp, sur ordre de l’empereur, refusa de me recevoir !…

 

– Vous n’en êtes pas moins revenu avec un article qui a fait le tour du monde entier et qui est peut-être le plus amusant de tous ceux que vous avez écrits… déclara le directeur de L’Époque.

 

– Parfaitement ! approuva le Bureau de tabac, je me rappelle très bien. L’article était intitulé : « Comment j’ai manqué Bertha Krupp ! »

 

– Oui, je l’ai manquée, bien manquée !… et je m’en félicite plus que jamais aujourd’hui ! fit Rouletabille.

 

– Ah ! ah ! vraiment ! répondit le Binocle d’écaille. Vous vous félicitez aujourd’hui de cela ? Auriez-vous donc une idée, monsieur Rouletabille ?

 

– Rouletabille a toujours des idées ! affirma le directeur de L’Époque…

 

– Oui, répondit le reporter, j’ai une idée… mais je ne sais si elle vous agréera… car j’ai entendu demander tout à l’heure une idée extraordinaire et la mienne est bien l’idée la plus ordinaire du monde !

 

– Voyons donc votre idée ordinaire, jeune homme…, demanda le Bureau de tabac.

 

– Eh bien, j’ai l’idée d’aller à Essen faire évader Théodore Fulber, sa fille et le fiancé de sa fille, car certainement ils ne consentiraient point à s’en aller s’ils ne peuvent se sauver tous trois… et cela, bien entendu, avant que l’ennemi ne soit en possession du secret de la Titania !

 

– Eh mais ! vous trouvez cela une idée ordinaire, vous ? fit le Binocle d’écaille, stupéfait.

 

– C’est une idée si ordinaire, monsieur, qu’elle peut ne pas réussir…

 

– Si elle ne réussit pas, que ferez-vous ?…

 

– Eh ! monsieur, la seule chose qui me reste à faire !… et qui m’est indiquée d’une façon tout à fait précise par le bon bout de la raison… Si je ne puis sauver les trois êtres qui possèdent le secret de Titania, il ne me restera plus, pour nous sauver de ce secret, d’une façon absolue, comme le demande M. le Président, il ne me restera plus qu’à les tuer tous les trois !… »

 

Ceci avait été dit d’une voix si nette et si tranchante que tous ceux qui étaient là s’avancèrent vers le jeune reporter, d’un même mouvement, sous le coup d’une même émotion…

 

Cependant, s’ils ne doutèrent pas une seconde que Rouletabille ne fût capable d’accomplir ce qu’il disait, l’occasion s’en présentant… ils ne furent pas longs à penser justement que cette occasion avait bien des chances de ne point s’offrir et qu’il était à peu près impossible de la faire naître… Ne lui fallait-il pas d’abord se rendre à Essen ?…

 

« … Et puis… Je ne vois point comment vous pourriez, à vous tout seul… exprima le Président.

 

– Ceci est son affaire !… Ceci est son affaire ! fit le directeur de L’Époque… Quand Rouletabille dit quelque chose…

 

– D’abord, je n’ai point dit que je ferais l’affaire à moi tout seul ! interrompit Rouletabille.

 

– Je vous avertis, déclara en souriant le Binocle d’écaille, que je n’ai point trop d’hommes et que si vous me demandez une armée pour prendre Essen !…

 

– Rouletabille n’a pas besoin d’une armée, déclara le directeur de L’Époque… Avec deux de ses camarades, il a soutenu un siège de huit jours, dans une vieille tour de l’Istrandja-Dahg, contre trois mille Pomaks qui avaient du canon[2] !

 

– Messieurs, dit le reporter, si les deux camarades dont vient de parler le patron consentent à m’accompagner et à m’aider, je vous jure qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que mon projet réussisse !…

 

– Autrefois, Rouletabille, grogna le directeur, vous seriez parti tout seul, mon garçon ! et vous n’auriez pas accordé une chance sur cent à la non-réussite de votre affaire ! Vous auriez dit simplement : « Je pars ! et je réussirai ! »

 

– Oui, mais autrefois, je n’avais pas affaire à des adversaires si redoutables !… » répliqua le reporter.

 

À ce moment, une porte s’ouvrit brusquement et la figure bouleversée du directeur de la Sûreté apparut : il paraissait en proie à une émotion tout à fait extraordinaire et il fallait qu’elle le fût, en effet, car M. le directeur était renommé pour le sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, même dans les circonstances les plus difficiles…

 

« Messieurs !… Messieurs ! balbutia cet homme, d’une voix épouvantée, un malheur !… un incroyable malheur !… En sortant d’ici… Nourry, à qui je venais de donner rendez-vous pour demain… Nourry a été abordé au coin de la rue des Saussaies par deux ivrognes… Nourry a appelé au secours ; les agents sont arrivés trop tard. Nourry était dans le ruisseau. Il perdait son sang à flots… Il avait la carotide tranchée par un coup de couteau !… »

 

Une exclamation d’horreur sortit de toutes les bouches.

 

– « Est-il mort ? haleta le Président.

 

– Dans nos bras, sans avoir prononcé un mot !

 

– Et les ivrognes ? interrogea la voix calme de Rouletabille.

 

– Ils se sont sauvés !… mes agents battent toutes les rues avoisinantes… tout le quartier !… mais, je vais vous dire, monsieur le Président !… je vais vous dire une chose terrible… si je ne les retrouvais pas, cela ne m’étonnerait pas ! Je crois à un coup monté !…

 

– Il ne faut pas y croire, monsieur le directeur, il faut en être sûr !… déclara Rouletabille. (Et, se tournant du côté de son patron :) Quand je vous disais que nous ne serions pas trop de trois contre ces gens-là… chez eux !… »

 

VIII

TANGO


Le lendemain de cette séance mémorable, vers les 8 heures du soir, on pouvait voir certain poilu de notre connaissance errer, la pipe à la bouche, dans toutes les rues adjacentes des grands boulevards, de la rue du Helder à la rue Royale.

 

Il entrait à peu près dans tous les bars, tout au moins dans ceux qui étaient fréquentés par une clientèle soi-disant élégante de « rastas » que la guerre n’avait pas chassés de Paris ou tout au moins qui y étaient revenus depuis la Marne.

 

Si le poilu en question se faisait servir un glass[3] dans chacun de ces établissements, il devait avoir une santé peu ordinaire pour continuer son chemin avec une démarche aussi assurée que celle qui l’amena finalement dans une petite boîte de la rue Caumartin, devant un comptoir où il s’accouda avec mélancolie.

 

Pour la dixième fois depuis deux heures, il demanda un quart Vittel, car Rouletabille (c’était lui) était d’un naturel sobre, surtout quand il travaillait. Et nous le surprenons ici en plein travail.

 

Il s’adressa à une aimable dame un peu empâtée, qui avait dû être jolie quelque vingt ans auparavant et qui surveillait méticuleusement la distribution des cocktails et autres drinks[4] à une clientèle mixte dont le sexe faible n’était point, tout bien considéré, le plus bel ornement.

 

Ces dames, comme la patronne, étaient généralement d’âge, tandis que leurs cavaliers étaient jeunes. Rouletabille s’imaginait bien en reconnaître quelques-uns pour les avoir vus, quelques mois avant la guerre, glisser sur les parquets des thés-tangos avec une grâce qui devait leur rapporter dans les 20 francs à la fin de la journée.

 

« Pardon, madame, pourriez-vous me dire si Vladimir Féodorovitch doit venir ici ce soir ?

 

– Le professeur Vladimir ? répliqua la dame empâtée en tapotant les frisettes de sa perruque rousse…, mais il y a des chances, monsieur le poilu !… Tenez ! hier encore à cette heure-ci, il dînait à cette table.

 

– Pensez-vous qu’il va revenir dîner ce soir ?

 

– Oh ! c’est fort probable ! à moins qu’il n’ait été invité à dîner en ville par sa princesse !…

 

– Ah ! oui ! la princesse Botosani !…

 

– Ah ! vous êtes au courant…

 

– Je sais que c’est un garçon qui a de belles fréquentations, n’est-ce pas, madame ?

 

– Tu parles !… Le professeur Vladimir n’est pas le premier venu ! Il ne donne point ses leçons à tout le monde ! Dans « la haute » on en raffole ! Ah ! la guerre lui a fait bien du mal ! Mais ce n’est pas un ballot, et il s’en tire tout de même ! Il faut bien !

 

– Madame, j’ai justement une affaire magnifique à proposer à Vladimir Féodorovitch et je vous serais fort reconnaissant si vous pouviez me donner son adresse !

 

– Son adresse ? Eh ! monsieur ! c’est ici, son adresse, et dans tous les bars chics du quartier ! c’est là qu’il se fait envoyer sa correspondance… »

 

Rouletabille jeta les yeux sur des lettres qu’elle lui montrait. Leur timbre indiquait qu’elles étaient là depuis plusieurs jours. Impatienté, il demanda à brûle-pourpoint :

 

« Où danse Vladimir, ce soir ?

 

– Eh ! mon petit, vous savez bien que les boîtes de tango sont fermées depuis la guerre !

 

– Je le sais ! mais je n’ignore pas non plus qu’il y en a de clandestines qui se sont ouvertes. Parlez ! vous pouvez avoir confiance, et puis, je vous le dis, c’est dans l’intérêt de Vladimir !… une affaire énorme ! Où danse-t-il ?

 

– Où qu’il danse, on ne vous laissera point entrer avec votre capote de poilu !

 

– Ne vous occupez pas de ça, dites vite !…

 

– Eh bien, vous trouverez Vladimir, à partir de dix heures, dans un petit hôtel de la rue de Balzac dont je ne me rappelle pas le numéro mais que vous reconnaîtrez facilement à la quantité d’automobiles qui y amènent les amateurs. Tenez ! c’est l’ancien hôtel du peintre Chéron ! y êtes-vous ?

 

– J’y suis ! répondit Rouletabille en se levant. Au revoir et merci ! »

 

Une heure plus tard, il se trouvait devant l’hôtel désigné. Il avait revêtu sa tenue civile la plus élégante, mais il n’avait pas lâché sa pipe.

 

C’était par une nuit noire, dans une rue noire.

 

L’hôtel lui-même ne sortait de l’ombre opaque que lorsque les lanternes d’une auto venaient l’éclairer. L’auto stoppait, un couple en descendait, une petite porte sur la gauche de l’hôtel s’ouvrait, le couple disparaissait et l’auto s’éloignait, allait se garer une centaine de mètres plus loin.

 

Les arrivées se faisaient de plus en plus nombreuses.

 

En glissant le long du trottoir, le reporter entendit une douce musique ; l’écho langoureux et traînard des tangos d’antan.

 

« Ils sont vraiment enragés, pensait le reporter, et puis, on ne doit pas seulement danser là-dedans, on doit jouer. »

 

Rouletabille réfléchit qu’il était impossible que la police ne fût pas au courant de ces petites réunions nocturnes, mais qu’elle avait intérêt à les laisser quelque temps jouir d’un semblant de sécurité pour y pincer certains personnages intéressants qui ne pouvaient manquer de fréquenter un milieu aussi interlope.

 

Il avait pris soin de remarquer la façon qu’avaient les arrivants de frapper à la petite porte : trois coups, puis un coup, puis deux coups. Personne ne sonnait. Il frappa à son tour.

 

La porte s’ouvrit. Une vieille femme, la concierge sans doute, lui demanda ce qu’il voulait. Il répondit qu’il était venu pour voir M. Vladimir Féodorovitch ; il affirma même qu’il avait rendez-vous avec lui !…

 

La concierge le fit entrer dans une petite salle très sommairement meublée d’une table et de deux chaises.

 

Rouletabille n’attendit pas longtemps.

 

Il vit presque aussitôt arriver Vladimir qui, en l’apercevant, se mit, selon sa coutume d’autrefois[5], quand il voulait marquer sa joie, à sauter comme une danseuse de théâtre, et à esquisser avec ses longues jambes ce qu’on appelle, en chorégraphie vulgaire, une « aile de pigeon ».

 

« Rouletabille !… Ça c’est chouette !… Alors, on n’est plus de tranchées ?…

 

– Et vous ?… »

 

Vladimir cessa de danser. Il regarda Rouletabille « de coin » en lui serrant la main. Il ne savait pas exactement si l’autre voulait plaisanter. À tout hasard il répondit, en souriant de son grand air niais :

 

« Oh ! moi, je suis un indésirable !

 

– Vous n’avez pas eu d’ennuis du côté de la Russie ? »

 

Vladimir toussa :

 

« Vraiment, mon cher, vous m’avez cru russe ?… Eh bien, moi aussi, je me croyais russe !… Mais figurez-vous que dès le début des hostilités, alors que j’étais prêt à faire mon devoir comme tout le monde, il m’arriva une chose étrange que je vais vous dire.

 

– Si c’est cette chose qui vous a empêché d’être soldat, vous avez bien dû souffrir, Vladimir !…

 

– Ne vous moquez point trop de moi, Rouletabille… j’ai toujours aimé la guerre, moi !… Et je ne crains pas les aventures, vous le savez bien !… Tout de même je serai d’accord avec vous sur la question militaire et je ne ferai point de difficulté pour vous avouer qu’il ne me plaisait qu’à moitié de faire la guerre en soldat, moi qui, jusqu’alors, ne l’avais faite qu’en reporter, ce qui demande moins de discipline !…

 

– Il est vrai, Vladimir, que vous n’avez jamais été bien discipliné…

 

– N’est-ce pas ?… Je ne vous le fais pas dire !… Or, quand on est soldat et que l’on n’est pas très discipliné, le métier, à ce que je me suis laissé raconter, ne va pas sans certain inconvénient redoutable…

 

– Bah ! on n’est jamais fusillé qu’une fois ! émit vaguement Rouletabille qui s’amusait de l’embarras grandissant de Vladimir et de l’enchevêtrement de ses explications.

 

– Vous êtes bon !… Je ne tiens pas du tout à être fusillé, moi !… Aussi, je ne vous cacherai point que lorsque je m’aperçus soudain, en examinant de plus près mes papiers d’identité et en étudiant sérieusement mon statut personnel…

 

– Votre statut personnel !… Bigre !… vous voilà calé en droit international, Vladimir !…

 

– Mon Dieu ! il m’a bien fallu l’étudier avec quelques jurisconsultes complaisants, et c’est alors que j’appris qu’à cause d’une certaine naturalisation incomplète de l’un de mes ascendants, je n’avais jamais été russe !…

 

– En vérité ?… Et qu’êtes-vous donc, Vladimir ?

 

– Je suis roumain, tout simplement !…

 

– Tout simplement ! reprit Rouletabille qui ne pouvait s’empêcher de sourire… Prenez garde ! Examinez bien vos papiers, Vladimir !… Il y a des bruits qui courent sur l’entrée en guerre de la Roumanie… »

 

Mais Vladimir secoua la tête :

 

« Non ! non ! J’ai des renseignements là-dessus ! La Roumanie restera neutre ! C’est moi qui vous le dis !

 

– Et qui vous l’a dit, à vous ?…

 

– Une certaine princesse valaque qui est au mieux avec Enver Pacha !

 

– Vraiment ? vous fréquentez donc toujours les princesses, Vladimir ? Et, à ce propos, pourrais-je vous demander des nouvelles de la vôtre ? Comment va Mme Vladimir ?

 

– Elle est morte !…

 

– Comme vous l’aviez prévu, à ce que je me rappelle, et aussi comme son âge avancé et son goût pour les liqueurs fortes pouvaient le faire craindre, si j’ai bonne mémoire !…

 

– Ce que je n’avais prévu, mon cher, c’est que cette femme que je croyais riche comme la reine de Saba mourrait sans me laisser un sou, la gueuse !…

 

– Bah ! Vous êtes encore jeune !… Épousez la princesse Botosani…

 

– Ah ! on vous a dit !… fit Vladimir en se rengorgeant. À propos, je ne vous ai pas demandé des nouvelles de Mme Rouletabille ?… Toujours auprès de Radko-Dimitrief ? »

 

Rouletabille ne répondit pas. Le monde entier savait que l’illustre Bulgare Ivana Vilitchkof, mariée après des aventures retentissantes au célèbre reporter de L’Époque[6], avait abandonné la cause du roi félon, bien avant la trahison de Ferdinand, et avait suivi en Russie le général patriote qui avait mis son épée au service du tsar, dans cette guerre de vie ou de mort pour les races slaves. Dans cette tempête, l’amour de Rouletabille pour sa jeune femme n’avait donc eu à souffrir que de la fatalité qui séparait un ménage tendrement uni.

 

« Descendons ! fit Rouletabille, on n’a pas l’air de s’embêter ici… »

 

Ils descendirent.

 

Dans une vaste pièce qui donnait sur les derrières de l’hôtel et qui avait été l’atelier du peintre, on avait disposé une quantité de petites tables sur lesquelles était servi le champagne de rigueur (30 francs la bouteille).

 

Cependant, l’assemblée était joyeuse, sans scandale. Il était convenu qu’on dansait entre gens du monde. Le tango, au surplus, rend grave ; et les plus gaies des jolies soupeuses, dès qu’elles se mettaient à la danse, reprenaient cet air inspiré, mais plein d’application, qui caractérise les adeptes de la nouvelle chorégraphie.

 

Ce dessous tout à fait exceptionnel de Paris pendant la guerre fut loin de séduire, comme on pense bien, notre Rouletabille qui cependant n’était point prude.

 

Les deux jeunes gens s’étaient assis à une table, près de l’orchestre qui était composé d’un pianiste et de trois violoneux. Ceux-ci n’avaient point d’habits rouges, et ne se disaient pas hongrois.

 

Il fallut boire du champagne, ce qui n’indisposait point Vladimir. On parla d’abord de choses et d’autres.

 

« Il y a longtemps que vous avez vu La Candeur[7] ? demanda le Slave ?

 

– Je n’ai pas eu l’occasion de le voir depuis la guerre, répondit Rouletabille.

 

– Et il ne vous a pas écrit ?…

 

– Ma foi, je n’ai rien reçu !…

 

– Je vais vous dire la raison de son silence vis-à-vis de vous, Rouletabille !… La Candeur est honteux, tout simplement !… La Candeur s’est fait donner une place de tout repos dans les services automobiles de l’arrière !… La Candeur n’est ni plus ni moins qu’un embusqué !…

 

– Ça c’est dégoûtant ! exprima Rouletabille, sans sourciller…

 

– Absolument dégoûtant, renchérit Vladimir avec une inconscience magnifique de son cas personnel. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui dire ce que je pensais… mais si je le rencontre…

 

– Vous aurez bien raison ! dit Rouletabille. Et il ne l’aura pas volé !… »

 

Puis ils se turent, regardant vaguement les danses. Rouletabille était étonné que le Slave ne dansât pas, et il le lui dit.

 

« Mon cher, lui souffla Vladimir à l’oreille, j’ai promis à ma princesse de ne plus danser qu’avec elle !… Et elle n’est pas encore arrivée !…

 

Toutes ces dames me boudent ! Mais je puis bien faire un sacrifice pour cette charmante femme qui quitte, du reste, Paris, dans huit jours !…

 

– Ah ! oui ! Où va-t-elle ?

 

– En Roumanie ! Mais, entre nous, elle se rend en Turquie.

 

– Et elle consent à se séparer de vous ?

 

– Oh ! elle reviendra le plus tôt possible… Et il faut que vous sachiez que l’issue de la guerre est beaucoup plus proche qu’on ne le croit généralement…

 

– C’est elle qui vous l’a dit ?

 

– Elle-même… Et toujours, entre nous, je vais vous dire (ici, Vladimir se pencha à l’oreille de Rouletabille), je vais vous dire ce que lui a confié Enver Pacha… Enver Pacha lui a affirmé que les Allemands avaient trouvé une invention si extraordinaire que, d’ici quelques mois, rien, vous entendez, rien, absolument, ne pourrait leur résister !…

 

– Ah ! bah ! Et c’est sérieux cette invention-là ?…

 

– Elle m’en a parlé très sérieusement, mon cher !… »

 

Après quoi, il y eut entre eux un assez long silence.

 

« À quoi pensez-vous ? finit par demander Vladimir.

 

– Je pense à vous, Vladimir, et à l’erreur où vous êtes relativement aux desseins de la Roumanie… Elle va entrer en guerre avant peu : cela, je puis vous l’affirmer et, du moment où je vous le dis, vous savez que l’on peut me croire !…

 

– Diable ! diable ! fit Vladimir, subitement ému. C’est sérieux, cela ?…

 

– L’affaire est trop grave en ce qui vous concerne, répondit Rouletabille, pour que je veuille en rire… Songez donc que si vous ne rentrez pas alors en Roumanie, vous serez considéré en France comme déserteur, et traité comme tel. N’est-ce pas affreux ?

 

– C’est-à-dire que vous m’épouvantez !… Je ne vois pas pourquoi, n’ayant pas pris les armes pour la France ni pour la Russie, je me ferais tuer pour la Roumanie, moi !…

 

– Le raisonnement me paraît assez juste, obtempéra Rouletabille. Tenez, je suis sûr, Vladimir… je suis sûr qu’en rentrant chez vous, si vous examiniez vos papiers d’origine…

 

– Certes ! C’est ce que je vais faire dès demain !… Et j’irai retrouver mon jurisconsulte !… On ne peut pas se douter de ce que mon statut personnel est compliqué !…

 

– Je suis sûr, continua Rouletabille, que vous découvrirez peut-être que vous êtes turc ! tout simplement… d’autant plus que vous parlez le turc comme votre langue maternelle…

 

– Pourquoi turc ?… La Turquie est en guerre !… Ce seraient encore bien des ennuis de ce côté-là !…

 

– On n’a point d’ennuis de ce côté-là, quand on a de l’argent, répliqua Rouletabille, car vous savez bien qu’avec de l’argent, on n’est point soldat en Turquie…

 

– Oui, fit Vladimir, mais moi, je n’ai pas d’argent !

 

– Si ce n’est que cela, je vous en prêterai ! reprit le reporter.

 

– Vous m’aimez donc un peu, Rouletabille ? demanda avec hésitation le Slave… et… et… vous êtes donc riche ?

 

– J’ai, en vérité, beaucoup d’affection pour vous, Vladimir, et je vous le prouve en continuant de vous fréquenter en dépit de vos défauts, qui sont énormes !… En ce qui concerne la question argent, je puis vous dire que je suis plus qu’à mon aise, et que vous aurez tout l’argent qu’il vous faudra !…

 

– Pour quoi faire ? demanda Vladimir de plus en plus étonné.

 

– Mais pour passer en Turquie !… Ne m’avez-vous pas dit que vous alliez vous faire turc et passer en Turquie avec votre princesse Botosani qui connaît si intimement Enver Pacha ?

 

– Ah ! vraiment, je vous ai dit cela !… »

 

Le Slave fixait le reporter de ses yeux brillants d’intelligence. Tout à coup, il se leva, lui mit la main sur l’épaule et lui dit :

 

« Allons fumer une cigarette dans le jardin ! »

 

Il y avait, derrière le petit hôtel, un grand jardin qui, sous la clarté de la lune qui venait de se lever, se montrait absolument désert. Les deux jeunes gens s’enfoncèrent sous la charmille.

 

« Turc et l’ami d’Enver Pacha ! surenchérit Rouletabille. Mais mon cher, c’est la fortune !… Enver est un galant homme qui ne sait rien refuser aux femmes, et puisque la princesse Botosani est si intelligente et si… intrigante, vous ne saurez tarder d’être chargé de quelque mission de confiance dont on revient à chaque coup, dans ces pays-là, cousu d’or !…

 

– Je voudrais être cousu d’or ! soupira Vladimir. Dites-moi ce qu’il faut faire, Rouletabille, pour être cousu d’or !…

 

– Mais peu de chose, mon ami, je vous assure ! Par exemple : se promener dans des trains de luxe à travers le monde, se laisser choyer, dorloter, fêter !… Car, en vérité, y a-t-il une existence plus agréable que celle d’un monsieur qui arrive en pays étranger, chargé par son gouvernement de surveiller une commande de munitions et ayant le pouvoir d’en augmenter l’importance ! On fait tout pour qu’il soit content, cet homme-là ! On se met en quatre pour qu’il n’ait aucun désir à formuler !… Et comme on tient absolument à ce qu’il garde un excellent souvenir de son voyage, on ne le laisse pas partir sans lui avoir donné ce qui est nécessaire pour se faire faire toute une garde-robe en or, si, comme vous, il a rêvé de revenir un jour dans sa chère patrie tout cousu de ce précieux métal !…

 

– Taisez-vous si vous ne parlez pas sérieusement, Rouletabille… Car vous m’ouvrez des horizons !… des horizons !… Je me vois déjà chez Krupp ! comme représentant de la jeune Turquie !… Avec la princesse Botosani, Rouletabille, tout est possible !…

 

– Et avec vous, Vladimir, tout est-il possible ? »

 

Le Slave fut un instant sans répondre, puis, brusquement, il jeta : « Non ! pas ça !… Non ! ça, je ne le pourrais pas !… Servir les Turcs c’est servir les « autres », Rouletabille !… Et ça, je ne le ferai jamais !… Ça n’est peut-être pas bien épatant ce que je vais vous dire : figurez-vous tout de même qu’aux premiers jours de septembre 1914, quand les premières patrouilles de uhlans n’étaient plus très loin de la tour Eiffel… Eh bien ! figurez-vous que j’ai pleuré ! Oui ! j’ai pleuré à l’idée que les Fritz allaient abîmer Paris !… J’aime votre Paris à un point que vous ne pouvez pas imaginer, vous, qui me connaissez sous un aspect plutôt « je-m’en-fichiste », et que seuls peuvent comprendre certains étrangers qui y sont venus une fois et qui sont repartis bien loin et qui y pensent toujours !… J’aime Paris pour tout le plaisir de le voir qu’il m’a donné !… J’aime Paris parce que c’est ce qu’il y a de plus chic au monde !… Et je ne ferai jamais rien contre Paris ! Voilà ! »

 

Vladimir se tut. Rouletabille lui serra la main dans l’ombre :

 

« C’est bien, ça !… Mais est-ce que vous feriez quelque chose… pour Paris ?

 

– Certes !… Et avec quelle joie, quel enthousiasme !… Et surtout… surtout, Rouletabille… si je devais travailler avec vous !… »

 

Le reporter entraîna Vladimir plus profondément sous la charmille…

 

Vingt minutes plus tard, quand ils revinrent sur le seuil de la lumière, déversée par les salons où l’on dansait, la figure de Vladimir était particulièrement grave. Les deux jeunes gens échangèrent une solide poignée de main puis, tout à coup, Vladimir dit : « Elle est là ! » et il entra vivement dans le salon.

 

Rouletabille rentra, lui aussi, dans la salle de danse, pour voir le Slave esquisser les premiers pas d’un two-step en compagnie d’une jeune femme d’une beauté un peu étrange et très fardée. Le couple avait un succès de curiosité marqué. Rouletabille demanda à une voisine :

 

« C’est la princesse Botosani, n’est-ce pas ?

 

– Oui, elle est folle de Vladimir Féodorovitch ! Ces grandes dames, vraiment, ne se gênent pas… »

 

Le reporter resta quelques instants à considérer la princesse avec une grande attention, puis il paya l’addition et sortit de l’hôtel.

 

Il rentra à pied chez lui, dans un petit appartement qui donnait sur les jardins du Luxembourg.

 

Il travailla toute la nuit, se coucha à 5 heures, fut réveillé à 9 par Vladimir. Les deux jeunes gens restèrent enfermés jusqu’à midi. À midi, ils se séparèrent.

 

Rouletabille descendit de chez lui, dans son uniforme de poilu, sauta dans une auto et se fit conduire à un restaurant de quartier de l’avenue de Clichy renommé pour ses tripes à la mode de Caen.

 

IX

EMBUSQUAGE


Devant la porte, une superbe limousine d’état-major stationnait. Rouletabille jeta un coup d’œil sur cette auto magnifique, constata que le chauffeur n’était ni sur son siège, ni sur le trottoir, pénétra dans l’établissement, passa devant les fameuses chaudières fumantes, gravit un escalier, entra dans une grande salle et aperçut tout de suite, à une petite table placée contre une fenêtre donnant sur l’avenue de Clichy, un militaire de taille et de corpulence imposantes, habillé d’un bleu horizon immaculé, et dont la manche s’adornait d’un brassard avec un bel A majuscule.

 

Cet énorme guerrier était tellement occupé à faire passer dans son assiette le contenu des plats qui avaient été placés près de lui sur un réchaud qu’il ne leva même pas la tête lorsque le nouveau venu vint s’emparer de la chaise vacante à sa table.

 

Ce ne fut que lorsque ce convive inattendu se fut carrément assis en face de son assiette qu’il daigna se préoccuper de cette présence insolite.

 

« Rouletabille ! » s’écria-t-il… et, aussitôt, se levant si brusquement qu’il faillit tout renverser, il saisit le reporter dans ses bras et le serra sur sa puissante poitrine.

 

« Prends garde, La Candeur ! dit Rouletabille, tu m’étouffes !…

 

– Ah ! laisse-moi t’embrasser ! Il y a si longtemps… Laisse-moi te regarder !… Mon Dieu ! tu as bonne mine !… moi qui craignais que la tranchée… mais asseyons-nous… ne laissons pas refroidir les tripes !… Tu vas déjeuner avec moi ! Mais par quel miracle es-tu là ? »

 

Rouletabille, libéré de l’étreinte du bon géant, déclara qu’il avait une faim de loup et que l’on bavarderait au dessert…

 

« Mange, mon vieux, mange !… Tu sais ! moi ! j’en suis à ma troisième portion et à ma troisième bouteille de cidre bouché !… Ah ! mon bon Rouletabille ! tu ne sais pas combien le métier que je fais donne de l’appétit !…

 

– Oui, oui ! je sais que l’on est très occupé dans les automobiles d’état-major !…

 

– Oh ! tu n’en as pas idée !… On est en course tout le temps, mon vieux !… Et il faut être très débrouillard, tu sais ! et à la coule pour tout !… car, dans ce métier-là, on vous fait tout faire, même des achats pour la colonelle dans les grands magasins… Je te dis que tu n’as pas idée !… »

 

Et le géant soupira, faisant disparaître le reste de sa portion… et en commanda deux autres !…

 

« Au fond, je vois que tu es très malheureux, mon pauvre La Candeur !… Et, en vérité, je te plains !… Mais tout ceci n’est-il pas un peu de ta faute !… Pourquoi n’es-tu pas venu avec nous dans la tranchée ?… On a des loisirs dans la tranchée !… Sans compter qu’on n’est pas mal nourri du tout !… Et on a le temps de jouer aux cartes : ta passion !…

 

– Oui, je me suis laissé dire qu’on y jouait pas mal à la manille !… À propos de cartes, fit tout de suite La Candeur, qui était visiblement gêné par le tour que Rouletabille faisait prendre à la conversation, est-ce que tu as des nouvelles de cet animal de Vladimir ?…

 

– Aucune !… Il y a des siècles que je ne l’ai vu !… Je n’ai pas eu plus de nouvelles de lui que je n’en ai eu de toi ! Et vous prétendiez que vous m’aimiez !… »

 

La Candeur devint cramoisi. Il leva, au-dessus de la table, un poing énorme :

 

« Moi ! je ne t’aime pas !… »

 

Rouletabille arrêta le poing qui allait tout briser.

 

« Calme-toi, La Candeur, et réponds-moi !…

 

– Je vais te répondre tout de suite, fit La Candeur qui balbutiait et qui paraissait prêt à suffoquer… Quand la guerre a été déclarée, les choses ont été si précipitées que nous n’avons pas eu le temps seulement de nous voir… nous avons été séparés tout de suite… moi, j’étais dans les services du train… je te jure, Rouletabille, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour te rejoindre !… Enfin, je me suis renseigné… C’est quand j’ai été bien persuadé qu’il m’était impossible, par n’importe quel moyen, d’aller combattre à tes côtés que, ayant eu quelques difficultés avec mes chefs à cause de deux chevaux qui avaient été tués sous moi… !

 

– Comment ! s’exclama Rouletabille, tu as eu deux chevaux tués sous toi… Et tu n’as pas la croix de guerre ?…

 

– Mon Dieu ! c’étaient deux petits chevaux qui n’avaient pas de résistance… tu comprends ? Je n’ai eu qu’à m’asseoir dessus et il n’y avait plus personne !…

 

– Oui, oui, ils sont morts aplatis…

 

– Quelque chose comme ça. Enfin, il n’y avait pas de quoi me donner la croix de guerre… C’est alors que j’ai eu l’idée que, puisque je ne pouvais monter un cheval sans qu’il lui arrivât malheur, il serait préférable pour tout le monde que je montasse en automobile !… J’avais quelques relations… j’en ai usé… et voilà toute l’histoire !… Maintenant, je te dirai entre nous, car je ne suis pas un foudre de guerre, loin de là !… et tu le sais bien !… Et je ne crânerai pas avec toi !… je te dirai donc que je ne suis pas autrement fâché que les choses se soient arrangées de la sorte… du moment que je ne pouvais pas partir avec toi !… »

 

Rouletabille regarda bien en face La Candeur dont le trouble ne fit que grandir… Et, tout à coup, le premier reporter de L’Époque se décida à parler :

 

« La Candeur, je suis venu pour te dire : toutes les difficultés sont levées, tu peux venir maintenant avec moi !… »

 

Le géant reçut le coup bravement. Il ne s’évanouit point, car enfin, il aimait tellement Rouletabille qu’il aurait pu se trouver mal de joie. Cependant, il fut quelque temps sans pouvoir parler. Et il se reprit tout à coup à rougir et à pâlir, signe manifeste d’une émotion souveraine ! Enfin, il put prononcer :

 

« Tu ne blagues pas ?…

 

– Ai-je l’air de blaguer ?… »

 

De fait, Rouletabille n’avait jamais paru aussi sérieux. Il regardait maintenant La Candeur le plus gravement du monde…

 

« Il ne faut point, dit Rouletabille, que cela t’empêche de manger !…

 

– Non ! merci ! c’est fini !… tu m’as… tu m’as… coupé l’appétit… je m’attendais si peu !… je suis si surpris… si… content !…

 

– Tu es sûr que tu es content ?…

 

– J’en mettrais ma main au feu !… Évidemment, je suis tout bouleversé… mais ce doit être de contentement… Je t’aime tant, Rouletabille !… »

 

Celui-ci ne sourit point. Il se rendait parfaitement compte de ce qui se passait dans l’esprit du bon géant. Il ne doutait point de l’immense amitié que le bon géant avait pour lui, mais il savait aussi que son incroyable timidité avait fait de La Candeur un être peu… combatif, malgré son aspect redoutable… Certes ! La Candeur, dans les moments critiques, était brave, et il l’avait prouvé bien souvent… Mais, hors de ces moments critiques, La Candeur ne croyait pas à sa propre bravoure !… Aussi, le combat qui se livrait dans le cœur de son vaste ami et dont Rouletabille démêlait fort bien les péripéties intimes, l’attendrissait réellement. Il savait que l’amitié sortirait victorieuse de la lutte… et la victoire était déjà acquise… Rouletabille n’en pouvait qu’apprécier davantage le dévouement de La Candeur…

 

La fin du repas fut calme, d’autant plus calme que La Candeur ne mangeait plus, ne buvait plus !… De temps en temps, sur un ton grave, il demandait des détails sur l’existence qui est faite aux poilus dans la tranchée, sur les dangers qu’ils courent, sur l’intensité du marmitage, et aussi sur la science des cuistots.

 

Rouletabille lui répondait posément, inlassablement.

 

Cependant, quand le moment fut venu de se lever de table, il dit à son ami :

 

« Ça t’intéresse donc bien la vie que l’on mène dans les tranchées, La Candeur ?

 

– Comment ! si ça m’intéresse ?… Mais n’est-il pas entendu que je vais désormais mener cette vie-là avec toi ?

 

– Avec moi ?… Mais je ne retourne pas dans la tranchée, moi !

 

– Et où allons-nous donc ?

 

– Mon cher La Candeur, nous allons entrer tous deux dans une fabrique de machines à coudre !…

 

– Une fabrique de machines à coudre !… »

 

Ils étaient arrivés sur le trottoir, devant la magnifique auto d’état-major. La Candeur, planté devant Rouletabille, restait là, la bouche ouverte, marquant le plus complet ahurissement…

 

« Eh bien ! quoi, La Candeur ? ça ne te va pas d’entrer dans une fabrique de machines à coudre ?

 

– Si, si… ! diable !… mais je me demande bien pourquoi, par exemple ?… »

 

Rouletabille se pencha à l’oreille du géant…

 

« Il paraît que l’État a un très grand besoin, en ce moment, de machines à coudre !

 

– Vraiment ?…

 

– C’est comme je te le dis !

 

– Mais je n’en ai jamais fabriqué, moi, des machines à coudre !

 

– Eh bien, tu apprendras !… »

 

La Candeur fit entendre un rire énorme et administra une tape si solide sur l’épaule de Rouletabille que celui-ci dut se retenir à l’auto pour ne pas basculer dans le ruisseau.

 

« Machines à coudre ! Machines à coudre !… Nous voilà dans les machines à coudre !… Ah ! mon vieux ! quelle nouvelle !… Tiens ! il n’y aura encore qu’une bonne promenade au bois pour me remettre de tant d’émotion ! Allons faire notre persil, Rouletabille !… »

 

Et il fit monter le reporter à côté de lui. Aussitôt, il démarrait à toute allure, répétant comme une litanie joyeuse : « Machines à coudre ! Machines à coudre !… » Au coin de l’avenue du Bois, ils faillirent accrocher une très belle voiture dont le chauffeur fut copieusement… interpellé par La Candeur…

 

Tout à coup, celui-ci s’écria :

 

« Rouletabille, regarde dans la voiture !… »

 

Rouletabille avait déjà vu et reconnu la princesse Botosani et, à côté d’elle, se prélassant sur les coussins, le beau Vladimir…

 

La Candeur se souleva sur son siège et jeta à son ancien compagnon d’aventures :

 

« Eh va donc ! embusqué ! »

 

X

ESSEN


Essen ! Essen ! Rouletabille aperçut enfin Essen !

 

Depuis plus d’une heure déjà, le train qui l’amenait traversait un pays qu’il connaissait bien, mais qu’il ne reconnaissait plus !… Il se rappelait ses étonnements d’autrefois devant la prodigieuse activité de cet enfer humain. Qu’eût-il pu dire, aujourd’hui ?…

 

Là où il avait vu une ville, il trouvait un monde ! Le feldwebel, derrière lui, qui veillait sur lui et qui lui avait permis de mettre le nez à la portière, lui donnait des détails…

 

Avant la guerre, Essen avait moins de 300 000 habitants… Elle en comptait aujourd’hui plus de 1 million ; et 120 000 de ses concitoyens travaillaient dans les usines nuit et jour… Celles-ci occupaient maintenant un minimum de 300 000 ouvriers, dont 60 000 femmes, répartis en équipes de nuit et équipes de jour !

 

Le feldwebel contait tout cela tout haut avec orgueil et certainement par ordre, pour « aplatir » sans doute le moral des prisonniers dont il avait la garde… mais le moral de Rouletabille est solide.

 

Le reporter n’a pas perdu de temps depuis le jour où, à Paris, on lui a dit : Allez !…

 

Il a surmonté des difficultés de tout ordre. D’abord, l’assassinat de Nourry avait été un véritable désastre pour Rouletabille.

 

Nourry aurait pu lui fournir cent détails précieux, le renseigner sur la vie des prisonniers à Essen et sur les conditions de leurs travaux dans les usines. Rouletabille aurait puisé dans ses souvenirs tout neufs toute chose utile à son entreprise ; il aurait peut-être trouvé là le point de départ de l’une de ces imaginations avec lesquelles le reporter avait coutume d’aborder des obstacles matériels infranchissables pour tant d’autres.

 

Nourry n’étant plus là pour le documenter, Rouletabille avait dû s’instruire chez certains personnages, ingénieurs ou autres, qui, eux, n’avaient fait que passer chez Krupp avant la guerre, et à qui l’on n’avait fait voir que ce que l’on avait voulu.

 

Quelques conversations, qu’il eut fort mystérieusement avec Mme Fulber, ne lui apprirent rien de nouveau relativement à l’invention même de la Titania, mais il sut (ce qui lui importait particulièrement), que Mlle Fulber (Nicole) travaillait couramment avec son père et qu’elle n’ignorait rien de tout le secret de l’inventeur.

 

Enfin, avant d’entrer avec La Candeur dans une fabrique de machines à coudre, Rouletabille s’était fait une autre figure, un autre personnage. Maintenant, il laissait pousser toute sa barbe et portait lunettes. Cette sommaire transformation de sa physionomie le rendait tout à fait méconnaissable, en faisait un autre homme.

 

Cet homme s’appelait Michel Talmar et était en possession de papiers d’identité attestant qu’il avait été cinq ans chef d’atelier dans l’une des premières maisons de machines à coudre française, chez Blin et Cie.

 

Rouletabille travailla trois semaines nuit et jour dans cette maison. Nous verrons bientôt pourquoi il l’avait choisie et, en vérité, il n’y perdit point son temps.

 

Naturellement, La Candeur l’avait suivi chez Blin. Le bon géant avait été attaché à la fabrication de pièces spéciales, assez délicates, dont il avait commencé par briser comme fétus un certain nombre, avant de parvenir à mener à bien son travail.

 

Il ne comprenait, du reste, rien à son changement subit de situation, mais il était avec Rouletabille et cette considération primait tout !…

 

On imagine facilement quels furent sa stupéfaction, son ahurissement et son désespoir lorsque, le moment venu, Rouletabille lui expliqua qu’on ne l’avait introduit dans une fabrique de machines à coudre que pour l’envoyer à Essen et quand il sut quel chemin il devait prendre pour se rendre plus sûrement chez Krupp : d’abord le chemin de la tranchée…

 

Ensuite… Ah ! ensuite ! Eh bien, ensuite, dans un petit combat d’avant-garde, arrangé tout exprès pour lui, il devait être assez adroit pour se faire faire prisonnier… Défense d’être tué ou blessé !…

 

« Si tu suis bien le programme, lui avait dit Rouletabille pour le consoler, notre séparation sur laquelle tu te lamentes ne sera que de courte durée. N’oublie pas de dire au premier feldwebel auquel tu auras affaire que tu as travaillé toute ta vie dans les machines à coudre. Il paraît que c’est le plus sûr moyen d’être envoyé à Essen où nous nous retrouverons !

 

– Pourquoi ne pas nous y faire envoyer ensemble ? Pourquoi nous séparer ? avait encore gémi ce gros entêté de La Candeur !

 

– Pour n’éveiller aucun soupçon ! Moi, je me ferai prendre sur un autre point du front. Ne t’occupe pas de moi !

 

– Et qu’est-ce que nous allons faire à Essen ? pourrais-tu me le dire ?…

 

– Mais je te l’ai déjà dit, mon bon La Candeur ; nous allons fabriquer des machines à coudre !…

 

– Oui ! Oui ! compris ! encore quelque coup de ta façon ! »

 

L’affaire, bien montée et dirigée par Rouletabille, avait parfaitement réussi. La Candeur avait été fait prisonnier sans qu’apparemment il en eût résulté pour lui trop de dommage. Il n’en avait pas été de même pour Rouletabille.

 

Le reporter s’était fait prendre devant Verdun dans un boyau qu’il avait choisi lui-même comme le plus propre à servir son entreprise ; cette tranchée était dénommée boyau international, car il appartenait en partie aux deux camps.

 

Vers le milieu, on avait jeté quelques sacs de terre derrière lesquels, à quelques pas l’une de l’autre, veillaient les sentinelles. La sentinelle française et l’allemande causaient quelquefois entre elles. Rouletabille parlait maintenant couramment l’allemand, qu’il avait appris depuis son mariage, Ivana étant à peu près polyglotte.

 

Le reporter avait fait entendre à son vis-à-vis qu’il y avait, pour eux deux, une façon assez simple et très intéressante de mettre fin aux dangers de la guerre ; ils n’avaient qu’à se constituer prisonniers, lui, des Fritz, l’autre, des Français. Franchissant les sacs, ils se croiseraient en route, et s’avanceraient en criant : « Kamerad !… »

 

La sentinelle adverse avait acquiescé d’enthousiasme. Et Rouletabille avait commencé d’exécuter le programme accepté par les deux parties. Mais il n’avait pas plus tôt dépassé la sentinelle que celle-ci, revenant sur ses pas, lui lançait une grenade.

 

Le reporter fut renversé et blessé à l’épaule. Fait prisonnier, il avait été évacué sur le camp de Rastadt où il était resté quinze jours.

 

La blessure n’était pas grave. Mais ce qui était le plus grave, c’était le temps perdu… Quand il fut guéri ou à peu près, son anxiété ne fit que croître car, en dépit de tous les renseignements qui lui avaient été fournis, le fameux truc des machines à coudre ne semblait pas du tout devoir réussir.

 

On ne lui faisait, du reste, aucune offre de travail.

 

Huit jours s’étant encore écoulés de la sorte, le reporter avait commencé d’imaginer un tout autre plan, qui consistait à s’évader de Rastadt et à se rapprocher d’Essen par étapes de nuit… mais alors quelle différence de travail entre ce qui lui restait à faire et ce qu’il avait pu espérer si ses geôliers eux-mêmes l’avaient introduit dans la place !…

 

Et puis, tout à coup, un soir où, désespéré, il allait mettre le projet d’évasion à exécution, l’affaire de la machine à coudre avait été réglée !… On venait lui demander s’il voulait travailler dans sa partie, on lui offrait un salaire de 3 marks par jour, il acceptait et on le faisait monter dans un train pour Essen ! Le renseignement de Nourry était bon !… Et l’imagination qu’avait eue Rouletabille excellente !…

 

Maintenant, le reporter se disait : « Pourvu que La Candeur ait eu autant de réussite que moi et que je le retrouve là-bas ! Avec le bon géant, l’aide de Dieu et celle de cet aimable petit voyou de Vladimir, on pourrait se mettre au travail sérieusement !… »

 

Essen ! Essen ! Vision gigantesque ! Vision fantastique, infernale !… Maintenant, le train qui amène Rouletabille pénètre au cœur même de l’enfer… Ce qu’il a traversé jusqu’alors ne pouvait que le préparer à ce cauchemar. Des centaines de cheminées énormes crachent vers le ciel une fumée innombrable qui voile la face du soleil et arrête ses rayons et déverse sur la ville une pluie de cendres et de scories, comme le ferait un volcan en éruption. Seulement, si le volcan s’arrête quelquefois, Essen ne s’arrête jamais ! Le dieu Krupp est plus puissant que Vulcain et les maîtres de forges de la mythologie sont de bien petits messieurs à côté de nos fabricants d’armes modernes…

 

Au moment où le train entre en gare, le bruit de la ville devient de plus en plus assourdissant ; au sifflet des locomotives et au tocsin des tramways se sont joints tout à coup des hurlements de sirène, et puis les coups de canon lointains venus du polygone.

 

Comme base à ce prodigieux vacarme, le bruit puissant et continu, le halètement formidable des usines, la respiration monstrueuse de l’hydre aux cinq cents gueules de flammes !…

 

Rouletabille en est comme étourdi. Il s’attendait bien à quelque chose de formidable, mais ce qu’il voit, ce qu’il entend dépasse toute imagination. La vingtaine de prisonniers français qui ont fait le voyage avec lui, dans leur ahurissement, se laissent pousser, bousculer, injurier par leurs gardiens.

 

Rouletabille s’attendait à être conduit d’abord au camp dont lui avait parlé Nourry, mais il s’aperçut bientôt qu’on lui faisait prendre la direction de l’ouest, c’est-à-dire des usines.

 

Ses compagnons et lui avançaient entre les soldats qui avaient mis baïonnette au canon, sous la direction d’un feldwebel de la territoriale dont les prisonniers n’avaient pas eu trop à se plaindre, pendant tout le voyage.

 

Bien que l’on fût un dimanche, et à une heure matinale, les rues étaient pleines d’ouvriers qui se dirigeaient tous du même côté, vers l’ouest. Ils allaient certainement relever les équipes de nuit. Des hommes débouchaient de toutes parts et semblaient sortir de terre.

 

Tout ce noir fourmillement marchait sans un cri, sans même un chuchotement. On entendait les pas innombrables sur le pavé. La petite troupe dans laquelle se trouvait le reporter était comme entraînée dans ce muet tourbillon.

 

L’impression était sinistre de cette sombre armée se rendant en silence à son effroyable besogne, entre les façades noires et enfumées des maisons devant lesquelles s’étalait, comme des morceaux de linge sale, le carré lamentable des petits jardins déguenillés.

 

À mesure que l’on approchait des usines, le regard était arrêté par d’énormes conduites de fonte qui traversaient les rues, d’un mur à l’autre, reliant les ateliers, barrant l’horizon à la hauteur du deuxième étage…

 

Enfin, voici le mur, et l’une des cent portes gardées par les pompiers à casquette rouge qui font sentinelle et qui dévisagent ceux qui entrent avec la plus active vigilance. La troupe s’était arrêtée près de la loge du portier.

 

Le fleuve des ouvriers glisse, s’engouffre sous le portique.

 

Rouletabille s’est placé de façon à ne rien perdre de ce qui se passe lors de l’entrée des ouvriers. Chacun d’eux décroche en entrant, d’une immense table noire, un jeton de métal qui porte son numéro. Sans doute, l’ouvrier doit-il, en arrivant dans l’atelier, le remettre au chef d’atelier ; puis il le lui reprendra en sortant le soir et le jettera ici, dans cette caisse qui a la forme d’une énorme boîte aux lettres et dans laquelle, en effet, une équipe sortante précipite à l’instant même ses jetons… Le lendemain, chacun retrouve son jeton à la même place que la veille, et ainsi nul ne saurait échapper au contrôle.

 

Enfin, le feldwebel fait un signe. Et les prisonniers se remettent en marche. À ce moment, l’émotion de Rouletabille est à son comble. Il va pénétrer dans ce monde si jalousement gardé des usines, et ce sont les Allemands eux-mêmes qui vont l’y introduire.

 

Une si parfaite réalisation de son plan l’enivre d’une telle joie qu’il doit songer à la dissimuler ! Il avait tant redouté d’être forcé finalement de travailler pendant la nuit, ou dans l’ombre, en se dissimulant, au prix de mille périls, dans ce pays du brouillard, et du charbon, et du fer qui va de Düsseldorf à Dortmund en passant par Elberfeld, Duisbourg, Mülheim, Solingen, Oberhausen, et dont Essen n’est qu’un quartier, et dont les usines d’Essen sont le centre formidable !

 

Or, voilà que l’ennemi prenait soin de l’aller déposer, lui, Rouletabille, dans l’ombre même de la Titania !…

 

Ils passent sous la porte !… Ils sont dans l’antre de la bête !…

 

On les fait pénétrer tout de suite dans une petite pièce où ils doivent subir une visite minutieuse ; c’est la cinquième de ce genre depuis que Rouletabille est un pauvre prisonnier. Mais cette fois les privautés, les exigences des préposés à cette redoutable inquisition n’eurent point le don d’irriter le jeune homme.

 

La première phrase qu’il lit sur les murs de Krupp est celle-ci, répétée sur de multiples écriteaux : Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen…

 

« Entendu ! se dit en aparté le reporter !… On y fera attention aux espions et aux espionnes !… Pouvez regarder, allez ! rien dans les mains ! rien dans les poches !… »

 

Et les voilà maintenant qui traversent l’usine…

 

C’est d’abord un préau immense tout sillonné de rails, encombré d’engins, de débris, couvert de barres d’acier et de machines.

 

Et puis, ce fut une déambulation dans un tintamarre de plus en plus assourdissant, le long des murs interminables… Puis, il y eut des cours à traverser, des conduites de fonte à enjamber, des voies à éviter, des machines monstrueuses à contourner… pendant que ronflaient les feux d’enfer dans les cheminées géantes et que, de temps à autre, surgissaient des visions de démons dans des fleuves de flammes, quand la porte d’un atelier était poussée…

 

Enfin, tout au centre, ou tout au moins au beau milieu des établissements Krupp, la petite troupe s’arrêta devant une grande caserne de briques noircies par la fumée…

 

On la fit entrer dans un vestibule branlant, dont les murs crevassés étaient étayés par des poutres neuves.

 

Un escalier sordide. Le feldwebel s’y engagea, appela quelqu’un et un autre sous-officier apparut sur les marches grasses et noires.

 

Ils échangèrent des feuilles et procédèrent à l’appel des prisonniers.

 

Michel Talmar a répondu le premier : « Présent ! »… Il est aussitôt dirigé par un vieux soldat vers un dortoir lugubre.

 

Il y a là une succession considérable de chambres qui servaient autrefois de dortoirs aux ouvriers célibataires (explique le vieux territorial bavard), ces chambres ont été dernièrement consacrées au logement des prisonniers militaires qui travaillaient à l’usine.

 

Ainsi Rouletabille va coucher à l’usine même !…

 

Ah ! comme il est récompensé de cet éclair de génie qu’il a eu en saisissant tout à coup le parti qu’il pouvait tirer de ce passage du récit de Nourry où celui-ci avait parlé de la fabrication des machines à coudre à Essen ! Si seulement il pouvait apercevoir La Candeur ! Quel coup d’œil il jette sur toutes les chambres dont la porte est entrouverte ! Mais ces chambres sont vides. Les prisonniers, à cette heure, sont aux ateliers…

 

C’est tout à l’extrémité du couloir, à la dernière porte de droite que l’on conduit Rouletabille. Son territorial lui fait signe qu’il est arrivé. Il doit cependant attendre ses compagnons de captivité dans le couloir avant d’entrer dans la chambre.

 

Ceux-ci arrivent et s’arrêtent à tour de rôle devant des portes qui leur sont désignées par le feldwebel. Le couloir est gardé aux deux extrémités. Sur un ordre, tout le monde disparaît dans les chambres. Il y a une fenêtre par chambre. Le jour qui pénètre par là est des plus pauvres ; Rouletabille constate, en effet, que la cour au centre de laquelle s’élève sa caserne est ceinte de hauts bâtiments noirs.

 

Ce n’est pas encore par là qu’il apercevra quelque chose de l’édifice monstrueux dans les flancs duquel les Allemands cachent la Titania !…

 

Depuis qu’il est à Essen, il ne songe qu’à elle, mais en vain, à tous les angles de rues, sur toutes les places, au-dessus des murs, son regard a-t-il cherché quelque chose de la gigantesque bâtisse. Rien n’est venu lui rappeler la silhouette bizarre du monument fantastique dont a parlé Nourry.

 

Il se retourne et considère attentivement ce petit coin dans lequel il va vivre et se reposer entre les heures de travail. Il y a là dix lits de fer, peints en vert, bas et recouverts d’une limousine grise. Des lits ! Décidément, on les soigne, on les gâte, ceux qui consentent à travailler chez Krupp.

 

Contre les murs, sept armoires étroites, des portraits, celui de l’empereur et de l’impératrice, celui des deux Krupp : le père, barbe blanche, nez fin, œil énergique, traits fermes et anguleux : le fils, le dernier, gras, l’air indécis, sans volonté, triste et doux, le nez portant des lunettes. Entre les portraits, des pancartes où se lit l’éternelle inscription :

 

Hüttet euch vor Spionen und Spioninnen !…

 

Ce conseil, qui s’adressait autrefois aux prisonniers allemands et qui s’adresse maintenant à des prisonniers français, fait encore sourire le jeune homme.

 

Les lits se touchent presque. Comme ameublement, c’est tout. Il se répète exactement dans toutes les chambres comme a pu le constater Rouletabille à travers les vitres des portes. Toutes les portes sont vitrées et la surveillance, ainsi, est rendue des plus faciles.

 

Le feldwebel qui a la responsabilité de l’étage, comme une gouvernante d’étage dans un caravansérail à la mode, est un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années, à figure de brique barrée d’une énorme moustache blanche qu’il relève inlassablement en roulant des yeux terribles.

 

Pas méchant homme, doit être bon père de famille, veut en imposer aux prisonniers : ainsi le juge au premier abord Rouletabille qui le voit entrer dans sa chambre et l’entend énumérer en termes retentissants et comminatoires les principaux points du règlement intérieur. Rouletabille reçoit le numéro 284.

 

Il occupera la couchette n° 9. On se lève à 5 heures, on se couche à 9. À partir de 9 heures, le silence le plus absolu est de rigueur. Naturellement, le prisonnier fait son lit et lave son linge. Il reçoit, moyennant 80 pfennigs par jour, le logis, le couvert, et une paire de draps toutes les trois semaines ! On les gâte !… On les gâte !…

 

Un coup de sifflet retentit dans le corridor. Il paraît que la soupe est servie pour les nouveaux arrivés. Derrière le feldwebel, les jeunes gens pénètrent dans une salle assez grande ; il y en a une de cette sorte pour cinq dortoirs ou chambres telles que celle qu’habite Rouletabille…

 

Là encore, les quatre inévitables portraits, l’inscription relative aux espions et une longue table entourée d’escabeaux. C’est la salle à manger. Un déjeuner assez rudimentaire va être servi aux voyageurs qui n’ont pas mangé depuis la veille à midi et qui meurent de faim. Une table ! des chaises, décidément, on ne les traite pas en prisonniers mais en ouvriers ! Le couvert est mis !… une assiette profonde de fer émaillé, une fourchette et une cuiller de fer battu !… Quel luxe !…

 

La soupe, servie par de vieilles femmes qui arrivent des cuisines, est une espèce de rata où flottent quelques morceaux de viande qu’on ne saurait dénommer. 500 grammes de pain pour la journée. De l’eau à discrétion. Mais on a la ressource de faire venir de la bière de la cantine. À la fin du repas, un peu d’eau chaude au goût de gland qui a la prétention d’être du café !… Mais qu’importe à Rouletabille. Il se préoccupe bien, lui, de la nourriture !

 

Le feldwebel au teint couleur de brique, qui est heureux d’entendre un Français parler l’allemand, se pique, lui aussi, d’entendre et de parler un peu le français. Il dit à Rouletabille qui, tout en pensant à autre chose, semble considérer sans enthousiasme son assiette : « Ja, ja, triste ! aber, c’est la guerre !… »

 

Après le déjeuner, on leur montre, toujours au même étage, une salle avec quelques cuvettes crasseuses, et une autre salle, avec une auge centrale où les prisonniers peuvent nettoyer eux-mêmes leur linge ; c’est le lavoir. Rouletabille profite de ce qu’il se trouve à côté du feldwebel pour lui demander : « On fait donc tout ici ?… On ne sort jamais d’ici ?…

 

– Jamais ! à moins que ce ne soit pour aller aux ateliers ou pour la promenade dans le préau… Mais jamais on ne sort de l’usine !… nie und nimmer ! (Au grand jamais !)…

 

– Eh bien, me voilà renseigné ! »

 

On les laissa procéder à leur toilette. Chacun pouvait aller dans les salles communes : lavabo, lavoir, salle à manger, mais chacun ne pouvait pénétrer que dans sa chambre, sans risquer le Conseil de guerre. Sur l’ordre du feldwebel, Rouletabille dut expliquer cette partie du règlement à ses compagnons de captivité…

 

Après les ablutions, le reporter regagna donc sa chambre ou plutôt son dortoir. Il se jeta sur son lit non pour dormir, mais pour réfléchir…

 

XI

ROULETABILLE S’ORIENTE


Depuis le récit de Nourry, deux mois s’étaient écoulés ; Fulber, à cette époque, considérait que cinq mois ne se passeraient point sans que les Fritz fussent amenés à s’apercevoir qu’ils avaient été en partie trompés par le Polonais et, par conséquent, sans que celui-ci ne fût sommé de livrer tout le secret de l’inventeur !…

 

Il resterait donc à peu près trois mois à Rouletabille pour sauver Paris de la terrible Titania. Mais ce laps de temps ne lui était nullement assuré ; depuis deux mois, des événements avaient pu se passer et le réduire considérablement.

 

Voilà ce qu’il fallait savoir avant tout ! Et, pour le savoir, il fallait joindre l’un de ces trois êtres sur la tête desquels se jouait l’un des plus formidables drames que le monde eût connus : Fulber, sa fille Nicole, Serge Kaniewsky !

 

Pour les joindre, il fallait savoir s’ils habitaient tous trois dans l’usine ! ou hors de l’usine !… l’endroit précis qu’ils occupaient, l’espace qui les séparait les uns des autres et chacun de Rouletabille.

 

Pour agir hors de l’usine, Rouletabille avait engagé Vladimir ; pour travailler dans l’usine, il s’était adjoint La Candeur. Ces deux aides, les trouverait-il à leur poste ? Seconde question, importante à régler le plus tôt possible ; car Rouletabille, évidemment, ne travaillerait pas de la même façon s’il avait huit jours devant lui ou deux mois, s’il devait faire tout seul, ou s’il devait faire à trois.

 

Il se donna trois jours pour se renseigner là-dessus.

 

Après cette résolution, la fatigue sembla un instant le dominer. Un demi-sommeil le gagna et il laissa tomber sur le plancher sa pipe éteinte. Le bruit qu’elle fit en tombant le réveilla tout à fait. Il eut honte de lui-même, se jeta au bas de sa couche, se baissa pour ramasser sa pipe et, tout à coup, resta en arrêt devant un objet extraordinaire dont la vue avait failli lui arracher une exclamation de joie.

 

Sous le lit, à côté du sien, il y avait un soulier ! un énorme soulier ! Il y en avait même deux, l’autre étant caché par celui qu’il voyait ! Et ce soulier suffisait au bonheur de Rouletabille ! Ah ! la belle chaussure ! il la reconnaissait !… le beau cuir !… et soigné ! et brillant, reluisant, magnifique ! et il y en avait !… Certainement le propriétaire de ce soulier-là devait chausser quelque chose comme du quarante-sept ! et encore !…

 

Le cœur battant, Rouletabille allongea une main tremblante sous le lit n° 8 et ramena un soulier d’abord, puis l’autre… Quelque temps il considéra cette énorme paire de ribouis sans pouvoir retenir des petits soupirs de satisfaction. « C’est lui ! se disait-il, ce ne peut être que lui qui se promène ici dans d’aussi superbes godilles ! »

 

Le reporter ne pouvait plus douter que le destin favorable l’eût fait le compagnon de chambrée de La Candeur ! Certes, Rouletabille avait un peu aidé la fortune par ses combinaisons, et il était tout à fait normal que fussent réunis dans un même groupe les prisonniers militaires qui travaillaient dans un même atelier ; cependant les imaginations les plus parfaites ne sont point toujours récompensées par une réalisation aussi mathématique ! et le cœur du jeune homme en fut tout réchauffé. Il eut confiance en un prochain avenir.

 

Il était midi et demi environ, quand il y eut dans le couloir un grand remue-ménage. C’étaient les ouvriers prisonniers qui rentraient. Ce jour du dimanche, les autorités leur accordaient tout l’après-midi pour se délasser, se promener dans leur préau ou écrire. Ils pouvaient même jouer aux dominos et aux dames dans la salle commune.

 

Quand l’équipe de son dortoir fit irruption dans la pièce, Rouletabille était étendu sur son lit, les yeux grands ouverts.

 

Huit prisonniers défilèrent devant lui, le saluant d’un bonjour amical tout en retirant leurs vêtements de travail. Les uns s’en furent au lavabo. Les autres lui posèrent quelques questions. Il répondit vaguement, affichant une fatigue extrême… et fermant les yeux.

 

Il n’avait pas vu La Candeur et il ne voulait interroger personne…

 

Soudain, le plancher du corridor se mit à gémir sous des pas puissants ; le cœur de Rouletabille battit à coups plus précipités et le reporter rouvrit les yeux. La Candeur entra !

 

D’abord La Candeur ne vit pas Rouletabille. Il jeta sa capote sur son lit en criant : « Ouf ! fini l’emballage de la semaine !… » Et puis il s’affaissa sur le sommier qui craqua ; après quoi, La Candeur se déchaussa en poussant des « han ! » lamentables…

 

« Qu’est-ce qu’il y a encore, Pichenette ?… demanda l’un des prisonniers…

 

– Bonsoir de bonsoir ! je te défends de m’appeler comme ça ! t’entends bien, l’Enflé ?

 

– Tu m’appelles bien l’Enflé, moi qui n’ai pas deux sous de lard sous la peau, je peux bien t’appeler Pichenette, toi qu’as un poing à assommer un bœuf !…

 

– Possible, mais j’ai un vrai nom qui ne faut pas oublier !… J’m’appelle… René Duval !… tout simplement !… Ouf ! je ne m’en souvenais plus ! » grogna en aparté La Candeur qui se redressa après avoir déposé précieusement ses godilles au pied de son lit.

 

En se relevant, il aperçut tout à coup Rouletabille…

 

D’abord, il vacilla… Son grand corps eut une oscillation de pendule, puis sa bouche s’ouvrit, énorme… puis se referma sur le cri qui ne fut plus entendu que comme un lointain grognement.

 

De ses yeux fixes, Rouletabille foudroyait M. René Duval !

 

« Eh bien, Pichenette, reprit l’Enflé, qu’est-ce qu’il te prend ?

 

– Je grogne à l’idée du mauvais déjeuner que nous allons faire ! répondit La Candeur en détournant avec effort son regard de celui de Rouletabille… Sûr ! ils ne vont pas nous servir des tripes à la mode de Caen !

 

– Te faudrait-il aussi une bolée de cidre de Normandie ?

 

– Hélas !

 

– Tiens, v’là la cloche !… »

 

Deux coups de sifflet stridents appelaient les hommes à table. Le petit dortoir se vida. Seul, restèrent La Candeur et Rouletabille. Celui-ci avait refermé les yeux. Quand il les rouvrit, il revit La Candeur qui le contemplait dans une immobilité de statue, sans oser dire un mot.

 

« Veux-tu ficher le camp déjeuner avec les autres ! Je ne te connais pas, moi, monsieur René Duval !… »

 

La Candeur fit demi-tour et quitta la chambre en se heurtant de joie aux meubles ! Rouletabille était enfin arrivé !… Il y avait quinze jours que La Candeur l’attendait !… ou plutôt qu’il n’espérait plus le voir arriver !… Rouletabille ne lui avait-il pas dit : « Je serai avant toi à Essen. »

 

Le géant ne mangea pas et revint le premier dans le dortoir.

 

Rouletabille lui tourna le dos et feignit un profond sommeil.

 

La Candeur poussait des soupirs à attendrir un tigre. Il ne réussit qu’à se faire donner à la dérobée un solide coup de pied dans le ventre par Rouletabille qui semblait continuer tranquillement son somme.

 

Ce ne fut que vers les 5 heures, quand Rouletabille se fut assuré par lui-même que nul ne pouvait l’entendre, qu’il permit à La Candeur de profiter de la solitude où on les avait laissés tous deux, pour soulager le trop-plein de son âme aimante, dévouée, mais nullement héroïque.

 

Du reste, le reporter de L’Époque eut tôt fait de mettre fin à un bavardage sentimental et il fit subir à La Candeur un interrogatoire très serré qui lui permit d’apprendre le plus possible de choses utiles dans le moindre espace de temps.

 

C’est ainsi qu’il sut que les prisonniers militaires qui travaillaient à l’usine et qui couchaient autrefois dans un camp hors la ville avaient été installés définitivement à l’intérieur des usines dont ils ne franchissaient plus jamais les portes, et cela depuis l’évasion de deux prisonniers ouvriers qui s’était produite quelques mois auparavant.

 

De cette façon, on ne craignait plus aucune fuite, ni aucune indiscrétion relative aux usines Krupp, tant que durerait la guerre !

 

Il en était résulté, du reste, un meilleur traitement pour les prisonniers. Ceux-ci avaient bénéficié des anciens casernements des ouvriers célibataires de l’usine, dont quelques centaines travaillaient maintenant sur le front.

 

Ces locaux affectés en même temps aux prisonniers militaires et aux ouvriers étrangers des nations neutres étaient appelés Arbeiterheime ! Prisonniers et ouvriers étrangers étaient traités à peu près de même sorte, avec la même surveillance… Partout où il y avait des ouvriers étrangers dans un atelier, il y avait des sentinelles, baïonnette au canon, et ces ouvriers étaient aussi souvent fouillés et espionnés que les prisonniers eux-mêmes !

 

Un salaire particulièrement élevé les faisait passer par-dessus ces légers inconvénients.

 

Dans l’Arbeiterheim où couchaient Rouletabille et La Candeur, il y avait six cents ouvriers étrangers et une centaine de prisonniers français. Ces derniers travaillaient tous à la fabrication des aciers de commerce ou des machines à coudre, seule besogne qu’ils pussent accepter.

 

« Et combien de soldats pour surveiller une Arbeiterheim comme la nôtre ?

 

– Une vingtaine de territoriaux qui reviennent avec nous au poste de notre casernement particulier quand les repas ou le repos nous y appellent et qui nous suivent dans les différents ateliers où nous travaillons, sans cesser de nous surveiller jamais !

 

– Vingt ! Ça n’est pas beaucoup, émit Rouletabille.

 

– Bah ! c’est trop pour ce qu’ils ont à craindre ! répliqua La Candeur. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse contre eux ! Songe qu’ils ont des mitrailleuses, et puis, de toute façon, nous serions bouffés en cinq sec, mon vieux !… Nous aurions les quatre cent mille ouvriers boches sur le dos, avant même que le général qui a la responsabilité de l’ordre ait pris le temps de faire téléphoner à tous les postes et de rassembler sa légion !… Ah ! on est sûr de nous ! si sûr que, parfois, nous jouissons d’une liberté relative…

 

– Vraiment ?… Mais je croyais que vos gardiens ne vous lâchaient jamais !…

 

– Dans les ateliers, au moment du travail, mais ils nous fichent la paix à peu près ici… On peut descendre à la cantine, à certaines heures… et, en glissant la pièce, on peut prolonger son séjour, la nuit, à la cantine, si on sait s’arranger avec le père Bachstein ?…

 

– Qui est-ce ça, le père Bachstein ?…

 

– C’est comme ça qu’ils l’appellent ici !… le père Brique… Paraît que Bachstein en allemand veut dire brique… T’as déjà dû le voir…

 

– Ah ! le feldwebel qui a la surveillance de l’étage !

 

– Parfaitement !

 

– Mais il a l’air terrible !…

 

– Il n’en a que l’air. Il se fait des sous, va ! avec nous autres !… En voilà un à qui la guerre rapporte !… Tiens, mon vieux ! les amoureux se ruinent pour lui…

 

– Les amoureux ?…

 

– Ben oui ! y en a toujours qui ont besoin d’aller raconter des histoires aux dames !… Notre cantinier a deux filles fraîches comme le blé nouveau, qui, elles-mêmes, ont quelquefois des amies pas trop fanées…

 

– Faire la cour à des demoiselles allemandes ! tu penses que c’est digne, toi, en temps de guerre, La Candeur ?…

 

– S’agit pas de savoir ce que j’en pense, s’agit de savoir que pour 5 marks il y a un feldwebel qui ferme l’œil si vous n’êtes pas dans votre plumard à l’heure exacte où la consigne est de ronfler !… Ça pourrait peut-être t’intéresser, toi, Rouletabille, même si les demoiselles du cantinier ne t’intéressent pas !… Parce que, écoute bien, faut pas oublier que tu ne m’as encore rien expliqué… et que je pense bien que nous ne sommes pas venus ici simplement pour… »

 

Il s’arrêta, hésitant devant un certain froncement de sourcils de Rouletabille…

 

Puis il reprit, timidement :

 

« Tu me fais frémir !… Qu’est-ce qu’il va encore se passer ici, mon vieux ?… maintenant que tu y es !… T’as tout de même pas l’idée de leur déclarer la guerre comme au Château noir[8], dis ?… Ici, tu sais, ça ne prendrait pas !… C’est pas seulement les mitrailleuses !… Il y a des canons partout !… Sais-tu ce qu’ils viennent de sortir, en fait de canon, pour la marine ? Un canon de 12 mètres de long, mon vieux !… rien que ça !… tirant des obus de 1,50 m de haut !… Tu ne vas pas te battre contre des canons pareils, hein ? »

 

Rouletabille, impatienté, se pencha vers le bon La Candeur :

 

« Tu vas tout savoir : je suis venu… ou plutôt nous sommes venus pour nous battre contre un canon de 300 mètres de long !… »

 

La Candeur sursauta :

 

« T’as toujours pas perdu l’habitude de te ficher du monde !… gémit-il.

 

– La ferme ! On vient !… »

 

Et Rouletabille se remit à ronfler et La Candeur à cirer ses chaussures.

 

XII

LE MONSTRE EST LÀ


La nuit se passa sans incident. Rouletabille dormit d’un sommeil de plomb. La Candeur, lui, ne ferma pas l’œil.

 

Avec Rouletabille il fallait s’attendre à tout et La Candeur avait été payé plusieurs fois pour savoir que les aventures les plus extravagantes, et aussi, hélas ! les plus dangereuses étaient généralement celles qui tentaient surtout le premier reporter du monde.

 

Le lendemain matin, à la sortie de l’Arbeiterheim, pour se rendre aux ateliers, Rouletabille vint se placer tout doucement dans le rang à côté de La Candeur et comme ils avaient le droit de causer et que les gardiens qui les accompagnaient ne leur prêtaient point attention, ils causèrent.

 

La Candeur apprit à Rouletabille que le Kommando de l’industrie civile et étrangère était sous la direction d’un neutre qui travaillait à l’usine Krupp depuis de nombreuses années.

 

Ce neutre était un ingénieur suisse d’origine allemande (il avait tous ses parents teutons employés à l’usine) et il était sorti de l’École polytechnique de Zurich.

 

Il s’appelait Richter, devait avoir dans les quarante ans, et était sur le point de se marier avec la fille de l’ingénieur Hans, directeur du laboratoire d’Énergie… Cette fille, Helena, était la nièce, par sa mère (mais elle avait perdu sa mère) du général von Berg, lequel était à la tête du General kommando, organisation centrale et directrice de toute l’usine au point de vue technique.

 

« Tout ce monde se tient, expliqua La Candeur, case au mieux ses parents et ses créatures et s’entend comme larrons, paraît-il, pour exploiter la mine de guerre, qui n’aura pas ruiné tout le monde, je t’assure…

 

– Je vois que tu aimes toujours les potins, monsieur René Duval.

 

– Oui, j’ai toujours été un peu pipelet ! avoua La Candeur. Ça ne fait de mal à personne, et j’ai pensé que ça pourrait te servir…

 

– Et comment as-tu appris tout cela ?

 

– Entre deux coups d’emballage, mon cher monsieur Talmar, on bavarde et l’Enflé, qui est emballeur avec moi, a appris bien des choses, car il sait l’allemand…

 

– Tu es donc emballeur ? Qu’est-ce que tu emballes ?

 

– Eh bien ! des machines à coudre ! C’est même moi qui préside l’emballage du dimanche, quand il n’y a plus qu’à mettre les machines dans les caisses… La semaine, je travaille à la direction des matières premières… Au fond, ils ont fait de moi un portefaix et j’aime autant ça… ça me permet d’aller un peu partout… Ils m’avaient d’abord mis à la fabrication des manettes et des navettes, mais c’était de l’ouvrage trop délicat ; j’y allais trop brutalement, je cassais trop souvent… Il y a eu des explications ! J’ai craint qu’on ne s’aperçût de mon inexpérience et je leur ai dit tout de suite qu’à la fabrique où je travaillais on m’employait aux gros travaux. Ça s’est arrangé, comme tu vois…

 

– Oui, pas trop mal !… Alors, tu me disais que, entre emballeurs, on bavarde un peu ?… Qu’est-ce qu’on dit encore ?

 

– Ah ! Ah ! tu prends goût à la conversation !… Eh bien ! sache qu’il y a pas mal de sozialdémocrates avec qui on peut causer si on sait la langue. L’Enflé en a tâté quelques-uns. C’est comme ça qu’il a appris qu’il existe, paraît-il, chez Krupp une administration occulte de contrôle et de surveillance réciproque entre tous les chefs, comme qui dirait dans l’ordre des jésuites. Chacun se méfie des autres et croit voir des espions partout ! On intrigue, on complote, on se ligue, on se trahit !… On parle toujours de leur organisation… Possible ! mais certains chefs, paraît-il, savent surtout s’entendre pour l’organisation du coulage !… Tu penses s’il doit y en avoir un de coulage, dans une affaire pareille !… Mon vieux, quand je vois tout ce qui se fabrique ici, tu sais ! je ne peux pas m’empêcher de sourire en pensant à l’idée qu’on se faisait qu’au bout de six mois de guerre ils manqueraient de munitions !… »

 

De fait, dans cette traversée de l’usine, forcément lente à cause des obstacles rencontrés à chaque instant, on pouvait se rendre compte de l’apport formidable des matières premières et… de la rapide transformation de celles-ci en projectiles de toutes sortes, en armes de tous calibres.

 

Des trains glissaient, interminablement, se croisaient en tous sens, portant le fer et l’acier, emportant canons, obusiers, dans une atmosphère épaisse, brûlante et asphyxiante de fournaise, derrière les locomotives crachant une fumée noire, parmi le piétinement de milliers et de milliers d’ouvriers qui n’avaient pris que le temps du repos pour retrouver leurs places devant les brasiers, d’où fuyaient, par troupeaux, les équipes de nuit, avec des figures de fantômes.

 

Un coup de coude de La Candeur faisait retourner Rouletabille :

 

« Tiens !… ici… ce bâtiment… c’est le dépôt de munitions pour les 420… Regarde !… Voilà encore des obus qui arrivent !… N’est-ce pas que c’est effrayant !… Ils ne cessent d’en fabriquer, tu sais ?… Tu blaguais hier avec ton canon de trois cents mètres ?… »

 

Un terrible coup de pied de Rouletabille sur l’énorme brodequin de La Candeur faisait faire une grimace au géant qui fut stupéfait de voir la figure bouleversée de son compagnon…

 

« Je te défends, tu entends !… Je te défends de jamais me reparler de ce canon-là ! lui sifflait Rouletabille entre ses dents… Je te le défends, sous peine de mort !… »

 

Et comme La Candeur, pâle, effaré, ne savait plus où il en était…

 

« Mais continue donc, idiot !… Tu disais qu’ils avaient des dépôts…

 

– Oui, un dépôt de munitions pour tous les calibres, balbutiait le pauvre La Candeur, de plus en plus ahuri. Il y en a pour le 77, le 120, le 105, le 150, le 210, le 420, le 280, le 350 et tu viens de voir celui du 420…

 

– On disait qu’ils en étaient revenus de leurs 420…

 

– Je t’en fiche, paraît que rien qu’en ce moment, ils en ont sept à la fois à la fonderie !… Ainsi… Ah ! tiens, regarde ça…

 

– Ah ! bien, ça vaut la peine de se déranger ! » exprima Rouletabille en considérant deux prodigieuses caisses qui venaient d’apparaître sur leur gauche, entre les innombrables piliers de fer qui les entouraient… C’étaient les deux énormes réservoirs Krupp à gaz, les plus grands du monde…

 

« Et puis, tu sais, ils sont toujours pleins à crever ! Tu penses ! avec une bombe d’aéroplane là-dessus… Quel soupir !…

 

– Tais-toi !… Je te dis, tais-toi !… »

 

Ce fut au tour de La Candeur de constater la pâleur de Rouletabille.

 

Celui-ci ne regardait plus les réservoirs, mais par-delà leur rotondité formidable, quelque chose de plus formidable encore…

 

Dans l’atmosphère de fumées déchirées par un coup de vent brusque, un monument qui tenait du cauchemar, et qui paraissait bâti sur des nuées d’enfer, dressait sa silhouette kolossale…

 

C’était bien là la hideuse et terrible carapace pour machine de guerre que Nourry avait évoquée avant de mourir…

 

Rouletabille en reconnaissait les dimensions fantastiques, l’inclinaison inexplicable au premier abord d’un toit gigantesque qui était beaucoup plus haut dans la partie sud que dans la partie nord, et enfin Rouletabille reconnut l’orientation du monstre… nord-est-sud-ouest, l’orientation sur Paris !…

 

« Ah ! tu regardes le hangar de leur nouveau zeppelin !… souffla La Candeur. Paraît que c’est un nouveau modèle plus épatant que les autres, celui-là !… Oui, une nouvelle invention d’un ingénieur polonais qui a trouvé un truc pour transporter dans les airs comme une véritable forteresse !… Crois-tu qu’ils sont acharnés, hein ! avec leurs zeppelins !… Ils ont beau en perdre, il faut qu’ils en reconstruisent tout le temps !… Et de plus en plus grands !… Celui-ci aura dans les trois cents met… »

 

Un autre coup de pied terrible sur la chaussure de La Candeur arracha au pauvre garçon une sourde exclamation…

 

« Je te défends ! Tu entends, lui sifflait à nouveau un Rouletabille aux yeux foudroyants, je te défends de prononcer ce chiffre-là !…

 

– Bien ! bien ! soupira l’autre. Entendu !… D’autant plus que si je m’entêtais, je finirais par attraper des cors aux pieds !… »

 

On n’apercevait du bâtiment que sa superstructure. Comme l’avait dit Nourry, il était curieusement placé entre des ateliers dont certains avaient été réduits de moitié pour le laisser passer. Le tout était entouré d’un très haut et interminable mur de planches gardé par un cordon de troupes.

 

« Crois-tu qu’ils prennent des précautions !… On dit que travaillent là des ouvriers spéciaux, spécialement surveillés !… On dit aussi que leur nouveau zeppelin va être bientôt prêt ! ajouta La Candeur. On verra bien alors ce que c’est !… Moi, je ne suis pas pressé !… Ça doit être encore un de ces trucs à la manque avec lesquels ils ont toujours essayé de bluffer le monde !… Mais qu’est-ce que tu as, mon vieux ? Tu as l’air tout chose… »

 

Les oreilles de Rouletabille lui sonnaient alors de furieuses cloches, non point seulement parce que cette phrase l’avait frappé douloureusement : « on dit que leur nouveau zeppelin va être bientôt prêt », mais encore parce qu’il entendait alors, tout le long de ce mur de planches que les prisonniers suivaient derrière leurs gardiens l’écho innombrable du travail qui se faisait derrière !…

 

Un tumulte de moteurs et de marteaux qui donnait la sensation terrible de la hâte avec laquelle un peuple d’ouvriers précipite joyeusement et furieusement la fin d’une gigantesque besogne… Chaque coup broyait le cœur du reporter. « Aurai-je encore le temps ? » se demandait-il dans un émoi de tout son être…

 

XIII

ROULETABILLE TRAVAILLE


Rouletabille parvint cependant à se dominer et, résolu à ne plus s’émouvoir ni s’étonner de rien avant d’avoir triomphé, il écouta plus attentivement les explications de La Candeur, lequel, quelques minutes plus tard, lui désignait de nouveaux bâtiments : « Voilà notre usine à nous !… Tiens… tout ce que tu vois là, c’est notre Kommando de Richter !… »

 

Et puis tout à coup La Candeur fit : « Eh ben ! mon vieux ! elle est matinale aujourd’hui !

 

– Qui donc ?

 

– Tu ne vois pas ? Là, dans la petite auto qui s’arrête devant la porte de Richter !… la Fraulein, à droite, qui conduit : c’est sa fiancée, pardi !…

 

– Ah ! oui, Helena !… Elle est jolie !…

 

– Tu parles ! Mais j’aime encore mieux l’amie qui l’accompagne, elle est moins filasse ! tu sais, des goûts et des couleurs, il n’y a pas à discuter !… l’autre est presque châtaine ! Elle est plus de chez nous ! quoi ! si on peut dire !… »

 

D’une voix changée, Rouletabille, qui cependant venait de jurer de ne plus s’émouvoir de rien, demanda : « Tu… Tu ne sais pas qui est son amie ?…

 

– Ma foi non !… Ce n’est pas la première fois que je la vois avec Helena Hans… Helena vient voir Richter tous les jours… C’est une amie qui doit habiter avec elle dans l’usine, sans quoi on ne les verrait pas si souvent ensemble !…

 

– Et quand elles viennent ensemble, il y a toujours derrière cette espèce d’ordonnance qui se tient les bras croisés dans l’auto ?…

 

– Oui ! Toujours !… Ça doit être le chauffeur !… Mais c’est toujours Helena qui conduit !… Tiens ! Elles descendent toutes les deux et entrent chez Richter…

 

– Oui, et l’ordonnance les accompagne ! Tu vois bien que ça n’est pas le chauffeur !

 

– Possible ! Ça t’intéresse ?…

 

– Moi ?… Pas le moins du monde !… »

 

Rouletabille dévorait des yeux la silhouette féminine qui disparaissait sur le perron de Richter, entre Helena et l’ordonnance… Il avait reconnu Nicole !

 

Oui, c’était bien Nicole Fulber telle qu’il l’avait vue sur des portraits prêtés par la mère, telle qu’elle lui avait été décrite avec sa haute taille onduleuse, sa chevelure châtaine à reflets cuivrés, sa belle tête, toujours un peu penchée, son profil busqué et fin, ses grands yeux d’un bleu très sombre, toute cette physionomie qui lui donnait un air tout à fait à part de mélancolie hostile…

 

« Nous sommes arrivés ! » dit La Candeur.

 

En effet, ils pénétraient dans une grande cour entourée d’ateliers. Ces ateliers étaient partagés en trois séries : la première dans laquelle on fabriquait les pièces les plus lourdes : les plateaux, les pédales, les leviers, les arbres et les roues à volant, les cylindres à rainures, etc. ; la seconde où se faisaient les pièces les plus délicates : presse-étoffe, bobines, aiguilles, manettes, navettes, et même les ressorts ; la troisième où se pratiquait l’assemblage et s’achevait la machine. Le tout était disposé autour d’une vaste cour au fond de laquelle se trouvaient le magasinage et l’emballage.

 

On pénétrait dans ce quartier des machines à coudre par une vaste porte à double battant par où entraient et sortaient toutes marchandises. Au fond de la cour une petite porte donnait directement sur les bâtiments du Kommando dirigé par l’ingénieur Richter.

 

C’est là que celui-ci avait ses bureaux au centre d’une véritable usine particulière consacrée presque exclusivement au commerce extérieur et aux échanges avec l’étranger.

 

Sitôt entrés dans l’enceinte, Rouletabille et les prisonniers nouvellement arrivés furent soumis par un contremaître militaire à un interrogatoire en règle ; après quoi, le reporter et deux autres de ses compagnons furent conduits dans les bureaux mêmes de l’ingénieur.

 

Là, ils attendirent une dizaine de minutes, et alors le reporter put se rendre compte de la raison de cette attente. À travers les vitres de la pièce dans laquelle on les avait conduits, Rouletabille vit apparaître successivement sur le perron Helena, puis sa compagne, puis celui qui était certainement chargé de surveiller Nicole, enfin un homme qui pouvait avoir dans les quarante ans, plutôt gras, mais bel homme quand même parce qu’il était grand. Ce devait être une solide fourchette et un beau buveur de bière.

 

Il portait toute sa barbe blonde, très soignée. Figure épanouie, très intelligente, éclairée par deux petits yeux gris perçants qui, en ce moment, souriaient à Helena qu’il accompagnait jusqu’à l’auto. Il serra la main des deux jeunes femmes.

 

Rouletabille n’avait jeté qu’un coup d’œil sur celui qu’il pensait être Richter, mais toute son attention était pour Nicole. Ah ! le doute n’était plus possible. C’était bien là la fille de Fulber. La malheureuse paraissait avoir beaucoup souffert et semblait indifférente à tout.

 

L’auto s’éloigna doucement, et l’homme rentra dans les bureaux.

 

Deux minutes plus tard, il interrogeait les prisonniers. C’était Richter, en effet. Les deux compagnons de Rouletabille furent vite expédiés et dirigés sur les ateliers. Quand ce fut le tour du reporter, l’ingénieur donna l’ordre à un secrétaire de lui passer le dossier Blin et Cie.

 

L’employé fit jouer les serrures d’une vaste armoire et chercha parmi des dossiers disposés selon l’ordre alphabétique. Quand Richter eut le dossier, il ouvrit une porte et pria Rouletabille de passer devant lui.

 

Ils suivirent un corridor et pénétrèrent dans une assez grande pièce déserte qui était occupée par de hautes tables glissées sur des tréteaux. Sur ces tables étaient étalés des dessins au lavis, des profils de machines, etc. Richter s’assit sur un des hauts tabourets qui se trouvaient devant les tables, feuilleta un instant le dossier Blin et Cie, s’attarda à lire une sorte de rapport, puis, se retournant vers Rouletabille :

 

« Michel Talmar, vous sortez de l’École des arts et métiers. Vous étiez employé dans la maison Blin et Cie depuis cinq ans. Vous êtes travailleur et d’une intelligence remarquable. Dans les différents ateliers où vous êtes passé, vous avez toujours trouvé l’occasion et le moyen de réaliser des améliorations non seulement au point de vue du travail, mais encore au point de vue mécanique. Quand la guerre a éclaté, vous travailliez chez Blin, dans le plus grand secret, à dresser les plans d’une nouvelle machine à coudre dont vous aviez eu l’idée lors d’un voyage que vous fîtes en Amérique en 1907. La maison Blin fondait les plus grandes espérances sur cette machine qui devait être de cinquante aiguilles.

 

– De soixante-quinze !… interrompit Rouletabille.

 

– C’est possible ! Le secret de votre affaire a été bien gardé, du moins autant qu’il pouvait l’être… Aviez-vous traité avec la maison Blin ?

 

– Non, monsieur, pas encore… C’est après examen des plans que j’étais en train de dresser quand la guerre a éclaté que la maison Blin et Cie devait me faire des offres fermes…

 

– Pouvez-vous me dire quelque chose de votre nouvelle machine ?… Vous comprenez que cela m’intéresse… En somme, vous n’êtes lié en aucune façon avec la maison Blin et c’est à un ingénieur suisse que vous parlez !

 

– Qui travaille pour l’Allemagne…

 

– Et qui correspond avec les premières maisons de machines à coudre du monde. Tout en restant ici, je puis vous faire faire une affaire magnifique ailleurs… Seulement il faudrait que j’aie quelque idée non point du secret de cette invention, mais du rendement qu’on en peut espérer, du résultat auquel vous prétendez arriver… Enfin, je vous le répète, pouvez-vous me dire quelque chose ? »

 

Silence méditatif de Rouletabille.

 

L’autre, pour l’exciter :

 

« Le mécanisme des machines est assez variable, lorsqu’on passe d’un modèle à un autre, mais le principe demeure constant, et je ne pense point qu’en tout état de cause, vous puissiez apporter dans ce mécanisme déjà si perfectionné une véritable révolution !…

 

– Si ! répondit sèchement Rouletabille.

 

– Vous m’étonnez ! reprit Richter en se balançant sur son tabouret, un genou dans les mains : voyons un peu. Les fonctions générales d’une machine à coudre peuvent se définir par trois mouvements : le premier est le mouvement par lequel l’aiguille plonge dans l’étoffe, en entraînant le fil pour fermer la boucle à travers laquelle viendra passer la navette ; le deuxième est le mouvement qui fait passer la navette ou un crochet circulaire dans la boucle fermée par le fil de l’aiguille ; le troisième est le mouvement de translation de l’étoffe après chaque point fait, et qui varie par conséquent suivant la longueur du point. Ce dernier mouvement s’appelle l’entraînement. Ces trois mouvements sont indispensables. Ils existent dans toutes les machines, en variant suivant le goût et l’ingéniosité des inventeurs, et quand ils sont produits convenablement, toutes les machines cousent bien, si les tensions du fil, de l’aiguille et de la navette sont bien réglées… Vous pouvez toujours me dire sur lequel de ces trois mouvements, en dehors de l’établissement extraordinaire de vos soixante-quinze aiguilles, porte votre… amélioration.

 

– Je ne vois aucun inconvénient, monsieur, à vous dire que mon invention porte sur ces trois mouvements-là et que cette amélioration, comme vous dites, des trois mouvements est d’une importance telle qu’elle les transforme tout à fait… Vous avez vu, naturellement, des machines de vingt-cinq aiguilles ; la mienne, qui est de soixante-quinze, et qui peut piquer des étoffes, des coiffes de casquettes, tous les cuirs, etc., n’a plus rien à faire, je vous assure, avec celles de vingt-cinq… Son travail est inouï et le parallélisme entre les coutures est parfait…

 

– Oui ! Mais est-il toujours bon ? Dans les machines à vingt-cinq, par exemple, quand un fil vient à se rompre, on continue l’opération et l’on donne ensuite la réparation à faire à une machine ordinaire… Avec soixante-quinze aiguilles, j’imagine que les ruptures de fil…

 

– Avec ma machine à moi, interrompit nettement Rouletabille qui paraissait de plus en plus s’échauffer, les ruptures de fil n’ont plus aucune importance ! Dans vos machines, vous avez un organe qui forme un nœud tous les huit points, de telle sorte que lorsque le fil se rompt, l’ouvrage n’est défait que sur la longueur de ces huit points-là… Ma machine à moi fait un nœud à chaque point !… Et chaque aiguille travaille plus vite qu’une aiguille de vos machines !…

 

– Diable !… s’exclama Richter, en descendant de son tabouret et en allumant un cigare. Diable ! c’est en effet une révolution !… Fumez-vous, monsieur ?

 

– La pipe ! dit Rouletabille. Si vous permettez !

 

– Mais je vous en prie… Et serait-il indiscret de vous demander ce que les Blin vous avaient offert pour…

 

– Nullement !… 50 000 francs à l’adoption de mes plans et 20 pour 100 sur les bénéfices…

 

– Voulez-vous du feu ?…

 

– Merci, j’ai mon briquet…

 

– Monsieur Talmar, je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance…

 

– Moi aussi, monsieur !…

 

– Monsieur Talmar, vous ne connaissez pas l’usine Krupp ?

 

– Non ! Et je le regrette…

 

– Eh bien, permettez-moi de vous faire faire un petit tour dans cette usine que vous désirez connaître !… J’ai justement besoin de me rendre ce matin au Generalkommando ! »

 

Les deux hommes se regardèrent un instant en silence. Ils s’étaient compris.

 

« Vous permettez que je donne quelques ordres ? Vous parlez l’allemand à ce que j’ai vu sur votre dossier…

 

– Oui, monsieur…

 

– Je vais téléphoner qu’on mette un gardien à votre disposition. C’est le règlement. Vous ne pouvez sortir d’ici sans gardien. Vous m’excuserez… »

 

 

Cinq minutes plus tard, ils traversaient tous deux l’usine avec ce gardien derrière eux. L’ingénieur donnait très aimablement des détails à Rouletabille sur tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Il parlait de l’usine avec enthousiasme.

 

« Quant au Generalkommando, lui dit-il, c’est une organisation directrice hors ligne affectée tout d’abord spécialement à la fonderie et composée d’officiers du génie ou d’artillerie commandés par un général, tous experts dans les questions de fabrication d’obus et de canons. Ce sont eux qui font tous les essais et les expertises, et ce sont eux aussi qui travaillent inlassablement à l’amélioration du matériel, à de nouvelles découvertes pouvant être utiles à la Défense nationale. Les services rendus à l’industrie de guerre de l’empire par ce petit noyau d’hommes sont tout simplement effarants. Tout est leur œuvre : les nouveaux canons, les nouveaux obus, les nouveaux aciers, les nouveaux engins de tranchées, tout ! tout !… Et maintenant, on vient de leur adjoindre le Service des inventions de tout genre qui, hors de la fonderie, peuvent modifier le travail de l’usine pour sa production purement industrielle et commerciale…

 

– Qu’est-ce donc que cette tour énorme ? demanda Rouletabille sans paraître attacher une importance quelconque à la dernière phrase que Richter venait de prononcer avec une intention évidente et en le regardant du coin de l’œil…

 

– Mais, c’est notre tour à eau !… Savez-vous qu’avant la guerre, la consommation d’eau annuelle, pour les aciéries d’Essen seulement, dépassait celle de la ville de Dresde de 225 000 mètres cubes ! Le chiffre total était de 14 millions et demi de mètres cubes annuellement… Le réseau des conduites d’eau comprenait 222 kilomètres de distribution souterraine et 143 kilomètres de distribution intérieure. Depuis la guerre, la longueur de distribution d’eau a été plus que triplée ! C’est vous dire l’importance du rôle joué par notre tour à eau.

 

– Je n’en ai jamais vu d’aussi haute…

 

– Elle a 60 mètres de la base à la lanterne ! Voulez-vous y monter ? Vous pourrez découvrir de là toute l’usine avec ses nouvelles annexes et une grande partie de la ville d’Essen ! Le coup d’œil est unique, et, justement, il fait un temps superbe ! »

 

Rouletabille jeta un coup d’œil sur sa montre, qu’on lui avait prise à Rastadt et qu’on lui avait rendue lors de son départ pour Essen…

 

« Ça me fera certainement plaisir, dit-il, mais allons à votre rendez-vous d’abord car je ne voudrais pas vous déranger, et en revenant du Generalkommando, nous pourrons nous livrer à l’ascension en question !

 

– Comme vous voudrez !… »

 

Presque aussitôt, Rouletabille vit Richter s’incliner profondément devant un officier supérieur qui causait à une fenêtre avec une jeune personne qui leva précipitamment la tête et qui envoya à l’ingénieur son plus gracieux sourire. Le reporter avait reconnu Helena et, dans la pénombre, derrière elle, la silhouette de Nicole ! « C’est vrai qu’elles ne se quittent pas, pensa-t-il ; parbleu, elles doivent habiter ensemble… »

 

« C’est ici la demeure d’usine, depuis la guerre, du directeur de notre laboratoire d’Énergie, dit Richter. Et le commandant que nous venons de saluer n’est autre que le directeur lui-même, le célèbre ingénieur Hans. Et, tenez, là-bas, cette bâtisse avec ses trois larges cheminées si caractéristiques, c’est le laboratoire d’Énergie lui-même. On s’y livre, en ce moment, paraît-il, à de très intéressants travaux sur le radium… »

 

Pendant ce temps, Richter et Helena n’avaient cessé de se sourire le plus aimablement du monde. « M’est avis, pensait Rouletabille qui remerciait la Providence de l’avoir fait tomber sur un ingénieur suisse amoureux, m’est avis que cet excellent M. Richter nous a fait faire un petit détour par la tour à eau pour avoir l’occasion de revoir sa belle ! Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai ! »

 

Ce qui se passa au Generalkommando fut assez rapide. Rouletabille fut laissé dans une petite salle d’attente en compagnie du gardien qui n’avait cessé de le suivre. Dix minutes s’écoulèrent. Richter vint chercher notre héros et le conduisit dans un bureau où il se trouva en face de deux hauts personnages qu’il sut par la suite être le général von Berg et l’ingénieur en chef des inventions pour le commerce intérieur et extérieur et l’industrie. Il fut prié de répéter ce qu’il avait déjà dit de sa machine et cela assez brutalement ou tout au moins dans des termes qui étaient destinés à le mettre en émoi et à lui faire comprendre qu’on ne lui permettrait pas longtemps de garder son secret pour lui tout seul.

 

Il trouva bon de marcher dans le sens du jeu de ces messieurs et se mit à rougir, et à balbutier avec un naturel qui aurait fait la joie de La Candeur.

 

Il répéta tout ce qu’on voulut.

 

Finalement, l’ingénieur en chef lui dit :

 

« Herr Richter, qui est sujet suisse, nous charge de vous faire la proposition suivante : 200 000 francs à l’admission de vos plans et 30 pour 100 pour vous sur les bénéfices ! Réfléchissez ! Blin vous vole ! Nous connaissons Herr Richter depuis quinze ans. C’est un honnête homme ! Allez !… »

 

Richter et Rouletabille sortirent du Generalkommando, toujours suivis par le soldat.

 

Richter paraissait avoir complètement oublié la conversation que l’on venait d’avoir au Kommando, mais il n’oublia pas de repasser par le laboratoire d’Énergie et la maison de Hans et de sa fille. Mais, cette fois, il n’eut pas la joie d’apercevoir Helena.

 

Devant la nouvelle tour à eau, Rouletabille regarda de nouveau sa montre.

 

« Si nous montions ? fit-il.

 

– À votre disposition ! » dit Richter.

 

Et ils montèrent. Cette tour était une construction octogone, et Richter expliquait en montant qu’elle renfermait à son sommet un réservoir de cent cinquante tonnes. L’eau, qui est amenée au pied de la tour par des canaux de six kilomètres, provient des grands lacs artificiels formés par l’épuisement des mines de houille dans le bassin de la Ruhr. Des pompes à vapeur font monter cette eau dans la tour et, une fois dans le réservoir, elle est chassée par son propre poids dans toutes les directions de l’usine.

 

Rouletabille et Richter arrivèrent un peu soufflant à la lanterne de la tour. Il faisait beau. Toutefois l’horizon était brumeux comme celui de la mer.

 

Et comme Rouletabille regardait au lointain :

 

« L’intérêt n’est pas au loin, lui dit Richter ; il n’est même pas devant vous, il est tout à vos pieds ! Vous n’avez qu’à baisser la tête pour embrasser d’un seul coup d’œil ce monde des usines, d’où l’Empire allemand est sorti comme d’une caverne infernale et avec lequel il tient tête aujourd’hui à tout l’univers !… Ce qui frappe avant tout, c’est le chemin de fer de ceinture ; il trace comme un cercle magique autour de l’usine aux cent portes ! Il jette de tous côtés de grands rayonnements de rails… Ces bâtiments qui s’étendent du côté de la ville, sont les ateliers pour la fabrication des canons… Écoutez !…

 

– Quel est ce bruit ?… On fait des essais ? s’enquit Rouletabille.

 

– Non !… C’est le gros marteau de cinquante mille kilos qui fonctionne… Il a coûté 2 millions et demi… Il est soutenu par trois fondations gigantesques : une en maçonnerie, une en troncs de chênes venant de la forêt de Teutoburg, et une autre en bronze, formée de cylindres solidement reliés entre eux… Il forge des blocs de quatre cents quintaux[9] ! Ça s’entend ! »

 

Rouletabille se laissait conduire autour de la lanterne. À un moment, il demanda tranquillement :

 

« Mais quelle est donc cette énorme construction bizarre qui a un toit si curieux et devant laquelle nous sommes déjà passés ce matin ?

 

– Cela, c’est le berceau du nouveau zeppelin ! répondit Richter. Quelque chose d’étonnant, paraît-il ! Mais entre nous il vaut mieux ne pas en parler pour ne pas avoir de désagréments avec l’administration qui sait tout ce qui se fait ici, qui sait tout ce qui se dit !

 

– Bah !…

 

– Oui, j’aime mieux vous avertir ! La police est bien faite !…

 

– Je m’en doute ! continua Rouletabille d’une voix indifférente. Et là-bas, dans la ville, en face, tenez ! Dans la direction de cette flèche, qu’est-ce que c’est que ce magnifique hôtel ?…

 

– Eh ! c’est l’hôtel de la fabrique ! C’est l’Essener-Hof. C’est là que M. Krupp loge ses amis et qu’il reçoit ses hôtes couronnés. L’empereur Guillaume y vient souvent passer un jour ou deux. On expérimente alors devant lui, dans le polygone qui est caché par ce toit et qui s’étend jusqu’à l’horizon, les nouvelles pièces dont l’existence est tenue secrète… »

 

Mais Rouletabille n’avait plus l’air de suivre les explications de Richter. Et celui-ci finit par s’en apercevoir :

 

« Qu’est-ce que vous regardez donc comme cela ? demanda-t-il.

 

– Mais l’Essener-Hof, que vous me montriez tout à l’heure ! C’est extraordinaire ce que l’on voit bien d’ici !… Tenez ! il y a du monde au balcon !… Ce serait épatant, dites donc, si c’était l’empereur ! »

 

Richter se mit à rire.

 

« Pourquoi pas ? Puisque vous disiez qu’il y vient quelquefois… »

 

Richter, toujours riant, frappa à une petite cabane qui s’appuyait contre la lanterne. La porte en fut ouverte et un homme se montra, vêtu d’une tunique spéciale et d’une casquette rouge que Rouletabille avait déjà remarquées dans ses déambulations de la matinée. Richter demanda à l’homme une lorgnette prismatique avec laquelle il se mit à fixer le point désigné par son nouvel employé, le balcon de l’Essener-Hof !

 

« Non ! Ce n’est pas l’empereur !… Voyez vous-même ! »

 

Rouletabille regarda et rendit presque aussitôt la lorgnette à l’ingénieur.

 

« Non ! Ce n’est pas l’empereur !… Ça ne ressemble pas à ses portraits ! » fit-il en riant à son tour. Et il ajouta in petto : « Ce n’est pas lui puisque c’est Vladimir Féodorovitch ! fidèle à son poste, à heure fixe, sur le balcon de l’Essener-Hof attendant qu’un message lui tombe du ciel envoyé par Rouletabille… Il est arrivé ! C’est tout ce que je voulais savoir !… »

 

Et, se tournant vers Richter qui déjà le faisait redescendre :

 

« Quel est donc cet homme qui est ici dans cette cabane avec cette tunique et cette casquette rouge ?…

 

– C’est le pompier de service ! répondit l’ingénieur. C’est lui qui lance les premiers avertissements dès qu’il y a un incendie. Il est en communication téléphonique et aussi par signaux lumineux avec toute l’usine.

 

– Quelle organisation ! c’est merveilleux !…

 

– Et dire que tout cela est sorti de cette petite chose que vous voyez là, expliqua l’ingénieur, cette pauvre petite forge près de la porte d’entrée principale ! C’est là-dedans que le père Krupp a été lui-même simple et misérable ouvrier, et a travaillé longtemps auprès de son père qui n’était qu’un pauvre forgeron allant vendre lui-même aux environs les divers objets qu’il fabriquait ! On comprend que le fils ait tenu à conserver précieusement ce curieux témoignage des humbles débuts d’une des plus puissantes organisations du monde !… »

 

Sortis de la tour, les deux hommes ne se dirent plus rien jusqu’à ce qu’ils fussent revenus dans la salle de dessin de l’ingénieur. Là, comme Richter se taisait toujours, Rouletabille qui avait pris un air assez préoccupé, dit enfin :

 

« Écoutez, monsieur, j’ai réfléchi : j’accepte les propositions que vous me faites. Il n’y a aucune raison pour que je refuse de traiter avec un ingénieur suisse. Je ne suis, en effet, lié en aucune façon avec la maison Blin et Cie qui ne m’a fait que de vagues promesses, et, de toute façon, beaucoup moins importantes que les vôtres. Vous pouvez donc dresser notre contrat, et je vais me mettre, moi, si vous m’en donnez les moyens, en mesure de dresser mes plans ! »

 

Richter lui tendit la main et Rouletabille la lui serra.

 

« C’est donc entendu ! conclut l’ingénieur. Et vous m’en voyez enchanté et pour moi et pour vous ! Vous avez bien fait de vous décider !

 

Moi, je ne vous aurais plus reparlé de cette affaire. Nous ne tenons à forcer personne, mais nous savons reconnaître toutes les bonnes volontés ! Vous verrez ! Vous n’aurez rien à regretter ! »

 

Puis il se dirigea vers une petite pièce qui était une annexe de la salle de dessin et qui n’avait qu’une porte, celle qui la faisait communiquer avec cette pièce. Elle servait surtout, dans le moment, de débarras et de portemanteau. Une grande fenêtre versait un jour très clair sur une grande table élevée sur des tréteaux et qui était faite pour qu’on y dessinât debout.

 

« Vous serez ici comme chez vous ! dit Richter. Et jamais dérangé ! Personne, en effet, ne vient dans ma salle de dessin que je ne l’y introduise moi-même… Dès aujourd’hui, vous pourrez vous mettre au travail !… »

 

Ce soir-là, quand Rouletabille se retrouva seul, un instant, dans le dortoir, avec La Candeur et que celui-ci lui demanda s’il était content de sa journée :

 

« Oui, dit le reporter, j’ai bien travaillé. »

 

Il pouvait être satisfait avec raison. Il s’était donné trois jours pour résoudre deux problèmes primordiaux. Déjà il savait qu’il pouvait compter sur La Candeur et sur Vladimir ; il avait appris à connaître l’usine dans ses grandes lignes et l’endroit où se construisait la Titania et où se tenait, par conséquent, le Polonais, le laboratoire d’Énergie où travaillait Fulber, la demeure de l’ingénieur Hans où devait habiter Nicole ; il avait vu Nicole. Il était dans les bonnes grâces de Richter et travaillait dans son bureau où Nicole venait quelquefois avec Helena, la fille de Hans. Et il lui restait deux jours pour savoir de combien de temps il disposait encore pour sauver Paris de la terrible Titania.

 

XIV

UNE ENTREVUE DRAMATIQUE


Ce n’était point par hasard que Rouletabille avait pris la personnalité de Michel Talmar chez Blin et Cie : Talmar, lui-même, qui avait été mis au courant de ce que venait chercher Rouletabille dans ses ateliers, n’avait point trouvé de meilleur passeport à donner au reporter que ses propres papiers et de lui faire étudier à fond les plans d’une invention dont les Prussiens avaient déjà, en temps de paix, tenté de surprendre le secret.

 

Tout marchait donc à souhait pour Rouletabille qui avait naturellement promis à Talmar de ne livrer de ses plans que ce qui serait utile à sa propre entreprise, et le lendemain même du jour où le reporter avait accepté les offres de l’ingénieur suisse, nous le trouvons en train de tracer les premières lignes d’un important dessin, sous les yeux de Richter, dans le petit cabinet qui lui était réservé.

 

Le bruit d’une auto s’arrêtant devant le perron attira l’attention des deux hommes. Richter quitta aussitôt Rouletabille. Par la fenêtre, celui-ci aperçut Helena qui descendait et qui entrait dans les bureaux.

 

Il y eut, dans la pièce à côté, une rapide entrevue entre elle et Richter où il fut question d’un somptueux déjeuner de fiançailles qui devait être donné, quelques jours plus tard, à l’Essener-Hof, sous la présidence du général von Berg lui-même, directeur du Generalkommando et oncle de la fiancée. Cette haute parenté devait donner au déjeuner un lustre exceptionnel, et les représentants des États alliés, qui étaient les hôtes de l’Essener-Hof et tous en affaires avec le général von Berg, allaient y être conviés. Puis il y eut quelques propos échangés d’une voix sourde dans lesquels on put démêler les noms de Nicole et de Fulber et ces mots : « la volonté de l’empereur ! »… et enfin ces phrases très nettes : « Non ! Je n’ai pas eu à sortir Nicole aujourd’hui ! Le général, avant de retourner au Kommando, a voulu la voir en particulier. Je crois qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’air !… »

 

On imagine facilement avec quel intérêt Rouletabille écoutait ce qui se passait de l’autre côté de sa porte, et combien il regrettait que Nicole ne fût point venue avec Helena.

 

Mais, le jour suivant, les deux jeunes filles arrivèrent ensemble, toujours suivies du fameux gardien qui les attendit dans le vestibule. Cet homme avait un uniforme spécial, mi-militaire, mi-domestique de grande maison, et on pouvait le prendre au choix pour quelque ordonnance ou pour un majordome.

 

Rouletabille apprit plus tard que l’administration de l’usine disposait ainsi d’un certain nombre de ces domestiques d’apparat qui étaient mis à la disposition des plus hauts personnages étrangers en visite à Essen et qui, au fond, ne cessaient jamais d’exercer sur eux une surveillance assidue. Ils appartenaient à la police occulte dont avait parlé La Candeur.

 

Helena et Nicole avaient pénétré, selon leur habitude, dans la salle de dessin particulière de l’ingénieur, et bientôt celui-ci fit derrière elles une entrée assez précipitée.

 

Son premier geste fut d’aller à la porte qui ouvrait sur le petit cabinet où travaillait Rouletabille. Il regarda dans ce bureau et constata qu’il était vide.

 

Le reporter, en effet, venait de se jeter dans une armoire où pendaient des blouses à dessin. Richter referma la porte, satisfait, et voici la scène qui se passa.

 

Elle devait avoir sur la suite du récit une telle influence que nous croyons ne pouvoir mieux faire que de donner ici le texte même de Rouletabille qui en a retracé scrupuleusement les rapides péripéties :

 

« J’avais compris tout de suite (raconte le reporter), en apercevant, à travers la fenêtre de mon cabinet de travail, le visage étrangement bouleversé de Mlle Fulber, qu’il devait y avoir, en effet, « du nouveau », dans son cas, comme l’avait dit, la veille, Fraulein Hans, et que ma bonne fortune et aussi l’heureux résultat de mes combinaisons allaient sans doute me permettre d’assister à un événement du plus haut intérêt pour ce que j’étais venu faire à Essen !

 

« Quand les jeunes filles furent dans la salle adjacente à mon cabinet et que j’entendis les pas précipités de l’ingénieur se dirigeant vers ma porte, je n’hésitai point à me dissimuler et j’eus la joie de le voir refermer cette porte, persuadé que le cabinet était vide. Richter devait me croire en train de travailler dans l’atelier n° 3 où j’avais à copier certains modèles en cours pour en faire valoir ensuite la différence, à certains points de vue techniques, avec mon modèle à moi. Si bien que je pus entendre en toute sécurité ce qui se passait dans la pièce à côté et même apercevoir de temps à autre, par le trou de la serrure, les personnages du drame.

 

« Richter se promenait de long en large, assez agité. Des deux jeunes filles, qui étaient assises au bout de la pièce, je n’apercevais bien que le visage de Nicole qui reflétait dans l’instant les sentiments les plus hostiles du monde. Jusqu’alors, j’avais été frappé surtout par une physionomie de douleur : ce jour-là, elle exprimait une fureur concentrée contre ses bourreaux. Autant que j’en pus juger, la pauvre enfant devait avoir bien souffert et ses forces paraissaient à bout.

 

« – Mademoiselle, lui dit Richter, vous savez combien Helena vous aime. Elle vous traite comme une sœur. Si vous n’êtes ni plus souriante, ni mieux portante, ce n’est point de sa faute. Helena vous a annoncé que vous alliez vous trouver en face de Serge Kaniewsky. Je vous serais reconnaissant particulièrement de ne point lui cacher les soins dont vous êtes entourée et même l’affection qu’on vous porte. Vous ne vous trouvez pas ici chez un ennemi, vous le savez bien, et j’ai toujours eu le plus grand respect pour vos malheurs. Vous êtes ici sur un terrain neutre, chez un ami ; j’espère que vous apprécierez également la délicatesse du procédé qui a fait, en haut lieu, choisir ma maison pour une entrevue qui a été accordée aux prières instantes de votre fiancé. Vous avez toute facilité et toute liberté pour échanger avec lui ces propos qui sont chers à deux êtres qui s’aiment ; mais, par cela même que vous êtes en terrain neutre, vous comprendrez facilement qu’il nous serait impossible de supporter la moindre allusion à des sujets qui auraient un rapport quelconque avec la guerre ! Je suis sûr, mademoiselle, que vous m’avez compris et que je n’aurai pas à me repentir des bontés que nous avons toujours eues, Helena et moi, pour vous !

 

« Après quoi, il y eut un silence, puis la voix d’Helena se fit entendre :

 

« – Nicole sera raisonnable !… N’est-ce pas, Nicole ?… Répondez-nous, Nicole ?… Il le faut !… Il le faut pour nous tous !… qui craignons tant pour vous !… Il le faut pour votre père !… Il le faut pour votre fiancé !… Qu’est-ce que nous vous demandons ? De dire à Serge que nous vous traitons comme une amie et que nous vous soignons de tout notre cœur ?… Ça n’est pas difficile de dire une chose pareille qui est vraie et qui nous fera plaisir à tous ! On ne vous demande pas autre chose !

 

« Mais Nicole restait toujours silencieuse. Sa belle tête, ordinairement penchée, s’était cependant redressée, mais ce nouveau mouvement était loin de donner plus de douceur à cette physionomie sauvage.

 

« Sur ces entrefaites entrèrent un général que je sus depuis être le général von Berg lui-même et un homme qui passa dans le champ de ma vue et qui me parut tout de suite dans un désordre physique et moral extrême. Je n’eus pas de mal à comprendre que j’avais en face de moi le Polonais, au premier mouvement qu’il fit en apercevant Nicole : il se jeta à ses pieds. En même temps, le général faisait un signe à Richter et à Helena et ces derniers quittèrent la pièce.

 

« Nicole avait reculé sa chaise devant le mouvement de Serge. Mais celui-ci continuait de se traîner vers elle à genoux, sans entendre les objurgations très rudes de von Berg qui lui conseillait d’être raisonnable s’il tenait à ce que cette entrevue avec sa fiancée fût suivie de quelques autres. Mais l’autre ne faisait que pleurer et gémir et demander pardon ! et il voulait embrasser les pieds de Nicole, et il baisait le bas de sa jupe, et il la suppliait de lui dire si elle l’aimait toujours !… Mais Nicole ne répondait pas. Et son visage était de plus en plus dur…

 

« En ce qui me concerne (c’est Rouletabille qui parle), je ne pouvais m’empêcher de me demander, en face de cette double attitude, s’il n’y avait point là-dessous une grande part de comédie destinée à bien faire comprendre au général qu’il n’avait pas été trompé et que l’usine possédait entièrement tout le secret de la Titania.

 

« Certes, il devait y avoir quelque chose comme ceci, mais je dus aussi me rendre à cette autre évidence que l’hostilité de Nicole était trop réelle pour ne s’adresser qu’à un homme qui n’aurait fait encore que le simulacre de trahir. Elle visait certainement un homme qu’elle savait capable de trahir et prêt à trahir tout à fait ! toujours pour l’amour d’elle !

 

« Que Serge fût prêt à cela, je n’en pouvais pas douter plus que Nicole elle-même et plus que Fulber (se rappeler la confidence de Fulber à Malet rapportée par Nourry), et telle était ma pensée parce que les larmes sincères que le Polonais versait dans le moment et son désespoir nullement fictif n’auraient pu se rapporter à un faux crime passé, tandis qu’ils se comprenaient parfaitement avec le crime vrai qui se préparait !

 

« De telle sorte que le général pouvait être trompé sur le sens du pardon demandé par le Polonais à sa fiancée, mais ni Nicole ni moi ne prenions le change : Serge allait être acculé à la vraie trahison, et il trahirait !… Toujours en ce qui me concerne (je suis obligé de suivre ici, pas à pas, les étapes de mon raisonnement), l’inouï bouleversement d’âme dont faisait preuve le Polonais attestait que le moment où tout allait se découvrir, c’est-à-dire où il allait être obligé de trahir pour sauver Nicole, ne pouvait plus être très éloigné ! car un pareil débordement ne se serait point compris si le Polonais avait disposé encore de quelques mois de mensonge !

 

« Tant pleura le Polonais et tant s’endurcit le visage de Nicole que le général von Berg trouva rapidement que cette conférence avait assez duré. Il releva, quasi de force, Serge, en le prenant par le col de son paletot, et lui dit :

 

« – Je vous avais promis une entrevue avec Mlle Fulber ! Vous l’avez eue ! Vous avez pu constater que Mlle Fulber est aussi bien portante que possible et elle vous dira elle-même qu’elle est soignée comme une sœur par Mlle Hans ! N’est-ce pas, mademoiselle ?… Ceci vous pouvez le dire ! En vérité, c’est votre devoir de le dire !

 

« Mais Mlle Nicole continua de ne rien dire du tout… Alors, Serge retomba à genoux comme un fou qu’il était.

 

« – Tu n’auras donc pas pitié de ton Serge ! râlait-il… mais parle donc !… Réponds-moi !… Réponds-lui à lui !… Dis-moi qu’on te soigne ! Dis-moi que tu ne souffres plus !… Ô Nicole, dis-moi que tu ne souffres plus !… (Et des pleurs ! et des pleurs !)… Les misérables t’ont tant fait souffrir !… Je ne veux plus que tu souffres !… Tu me détesteras ! tu me maudiras, mais tu ne souffriras plus !… Je ne veux pas qu’on te martyrise, moi !… non !… non !… je ne veux pas !… je n’ai pas pu résister, vois-tu, à une chose pareille : ton martyre ! ma Nicole torturée ! Ah ! la fin du monde ! plutôt ! la fin du monde !… Qu’est-ce que me fait le monde à moi ! qu’est-ce que me font Paris et toutes les villes de la terre ?… Je ne veux plus te voir comme je t’ai vue sur un misérable grabat, au fond d’un cachot, je ne veux plus t’entendre soupirer de douleur !… ma Nicole ! ma Nicole !… Dis-moi quelque chose ! Tiens ! maudis-moi ! mais que j’entende le son de ta voix !… si tu savais ! si tu savais !… Ils m’ont montré des photographies, les monstres !… des photographies atroces de pauvres prisonniers russes qu’ils ont martyrisés en Pologne… Des membres rompus… des seins arrachés par des tenailles brûlantes !… toutes les horreurs de l’enfer !… et ils m’ont dit que tout cela t’était réservé !… Alors, comprends !… je n’ai pas pu !… je ne peux pas !… je ne peux pas ! Mon Dieu ! je ne peux pas ! non ! non !…

 

« Et le malheureux, dans une crise effrayante, ayant été repoussé du pied par Nicole, se releva en titubant et me montra sa face de démon que je n’avais pas encore aperçue !

 

« Effroyable vision ! La hideur et la douleur s’étaient réunies pour faire de ce masque la chose la plus tragique et la plus épouvantable à regarder qui se pût concevoir !… Ah ! qu’il était laid, cet homme ! et qu’il souffrait ! et comme il faisait pitié ! Toute ma vie j’aurai la crispation atroce de cette horrible et magnifique hideur dans les yeux ! Toute ma vie, j’aurai ces pleurs lamentables et ces gémissements désespérés dans mes oreilles ! Il se releva en s’arrachant les cheveux et en s’écriant :

 

« – Si encore je pouvais mourir !… Mais je ne peux pas mourir ! Oui ! ils ont encore trouvé cela ! la mort elle-même m’est défendue !… la mort ne veut pas de moi !… Tu ne sais pas, toi, tu ne sais pas que si je meurs avant d’avoir mené à bien leur œuvre maudite, ils m’ont promis de te brûler à petit feu !… à petit feu ! entends-tu !

 

« Ici, un rire effroyable, et tout à coup, j’eus la terreur (en face d’un pareil désespoir et d’une semblable folie), la terreur qu’il eût déjà parlé ! qu’il eût tout livré ! tout dit !… Sensation qui me brisa les jambes et me fit m’accrocher haletant à cette porte derrière laquelle se passait le plus grand drame de la terre (nouvelle étape de mon raisonnement, nouvelle illumination de ma cervelle en flammes) et cette sensation, je pensais immédiatement que Nicole avait dû la ressentir également, car, elle, dont on n’avait pas encore entendu la voix jusqu’alors, se leva tout à coup dans un mouvement des plus passionnés et lui jeta :

 

« – Mille morts ! mille morts ! pour moi et pour toi et pour mon père, plutôt que ton crime !…

 

« Et elle tenta de s’accrocher à lui pour lui jeter encore :

 

« – Je me laisserai mourir de faim… je me laisserai…

 

« Mais elle n’eut pas le loisir de continuer : le général von Berg, qui avait eu sans doute ses raisons de laisser s’épancher le désespoir du Polonais, s’était rué sur Nicole dès qu’il l’avait entendue et, avec une brutalité sans nom, il la traîna jusqu’à ma porte et la jeta dans la petite pièce où j’étais réfugié et qu’il croyait naturellement déserte ! Moi, je n’avais pris que le temps de m’aplatir contre la muraille. Il ne me vit pas et referma la porte à clef. Dans le même moment, je l’entendis qui appelait le gardien dans le vestibule et qui lui donnait l’ordre de rester devant cette porte et il s’éloigna avec le Polonais qui emplissait la maison de ses cris de dément !… Quant à moi, j’étais déjà penché sur le corps étendu de Nicole, à demi évanouie, et j’eus tôt fait de la faire revenir complètement à elle en lui disant :

 

« – Je suis venu ici pour vous sauver ! j’ai vu votre mère ! je suis venu ici, envoyé par le gouvernement français, pour vous sauver et pour sauver Paris de la Titania !

 

« Elle se redressa comme mue par un ressort, puis me brûlant les yeux de son regard d’acier sombre :

 

« – Il n’y a qu’une façon de nous sauver tous ! me souffla-t-elle, c’est de me tuer !… Quand je serai morte, l’autre ne dira plus rien puisqu’il n’aura plus à craindre qu’ils me fassent souffrir ! Tuez-moi donc, monsieur !… Si vous avez une arme, tuez-moi ! et je serai sauvée !… Moi, j’ai essayé plusieurs fois ! mais ils veillent !… Ils ne me quittent pas ! La nuit, dans ma chambre, il y a toujours une vieille femme qui ne ferme jamais les yeux. Ils me forcent à prendre de la nourriture, quand je la refuse !… Par le Seigneur Dieu !… s’il n’y a pas une arme ici, il y a bien un clou pour me pendre !… Dépêchez-vous, car ils ne vont pas me laisser longtemps seule !…

 

« J’avais toutes les peines du monde à l’empêcher de parler, de délirer et cependant mon poing sur sa bouche étouffait, écrasait la moitié de ses phrases insensées… Enfin, je pus la maîtriser :

 

« – Croyez-vous qu’il ait déjà livré le secret du gouvernail compensateur ? demandai-je.

 

« À ces mots précis, elle reconquit tout son sang-froid.

 

« – Non ! mais c’est comme si c’était déjà fait. Vous avez entendu le pauvre fou !… Quand le moment en sera venu, il ne leur résistera pas !

 

« – S’il n’a pas déjà parlé, il n’y a encore rien de perdu, fis-je…

 

« – Mais il va parler !… mais il va parler !… Vous n’avez donc pas compris cela à son délire !

 

« – Si !… Mais dans combien de temps devra-t-il parler ?…

 

« – Il devra parler le 21 de ce mois, et nous sommes le 6. Il devra parler dans quinze jours !…

 

« Suffoqué par ces chiffres auxquels j’étais loin de m’attendre, je balbutiai :

 

« – Mais il n’est pas possible qu’ils aient eu le temps de construire la Titania…

 

« Elle m’interrompit…

 

« – Certes ! pas la grande Titania, qui ne sera pas achevée avant trois mois, mais il s’agit d’un petit modèle qu’ils se sont décidés à mettre en chantier, parallèlement à la grande Titania, et qui sera prêt à être expérimenté dans quinze jours ! Et peut-être même que Serge devra parler avant !… Je vous dis qu’il n’y a plus aucun espoir !… Je connais Serge !… son amour pour moi tient de la plus sombre folie et se nourrit de la haine qu’il a pour tout le reste du genre humain ! Je vous dis que nous sommes perdus si vous ne me tuez pas !…

 

« – Mademoiselle ! déclarai-je alors, je vous jure, moi, que si je ne vous ai pas tous sauvés dans dix jours, je vous tuerai, vous, de cette main qui ne tremblera pas !… et je vous affirme que je trouverai bien le moyen de parvenir ensuite jusqu’à Serge Kaniewsky pour lui dire : Elle est morte pour que vous ne parliez point !

 

« Alors, cette admirable fille me dit en me regardant bien dans les yeux :

 

« – Faites l’une de ces deux choses-là : sauvez-nous ou tuez-moi ! et vous serez béni ! »

 

« Sur quoi, elle fit le signe de la croix. Mais j’avais saisi une feuille de papier et un crayon et je lui dis :

 

« – Écrivez ceci : Mon Serge bien-aimé, je suis morte pour que tu ne parles pas !… et signez !

 

« Elle écrivit d’une main ferme et signa. Je mis le papier dans ma poche.

 

« – Comment vous appelez-vous ? me demanda-t-elle encore à voix basse. Je lui répondis :

 

« – Je m’appelle Michel Talmar pour tout le monde ici, mais pour vous, je suis Rouletabille.

 

« J’entendis alors la porte qui s’ouvrait. C’était le général von Berg, l’ingénieur Richter, l’ingénieur Hans et sa fille qui venaient chercher Nicole. Je me rejetai dans ma cachette. Quant à elle, elle se prépara raisonnablement à les suivre, mais les forces lui manquèrent et il fallut l’emporter. »

 

XV

UNE NUIT DANS L’ENFER


Trois jours se sont écoulés depuis les derniers événements. Il est minuit. La prodigieuse forge travaille comme en plein midi. Par quelle habitude, par quelle rapide éducation des sens, des êtres humains peuvent-ils dormir au centre du retentissement formidable de ce labeur de géants ?

 

Pourtant, dans ces casernes immenses d’ouvriers et prisonniers, nommées Arbeiterheim, les équipes de jour reposent, épuisées. Il est probable toutefois que Rouletabille et La Candeur disposent encore de quelques forces de réserve car, au lieu de remonter dans leur dortoir à l’heure exigée par les règlements, ils s’attardent à bavarder dans un coin désert de la cantine où de solides pourboires glissés dans la main du feldwebel et une importante rémunération accordée à la mère Klupfel leur assurent, pour quelques heures, une sécurité à peu près absolue.

 

La cantine Klupfel ne ferme ni le jour ni la nuit, depuis la guerre, à cause du mouvement jamais interrompu des travailleurs qui partent pour les ateliers ou qui en reviennent. À l’ordinaire, il faut voir avec quel entrain Fraulein Emma et Fraulein Ida servent les most de Munich, les Delikatessen et le pain K. K. aux ouvriers et aux soldats qui viennent s’asseoir aux tables longues et poisseuses de la grande salle.

 

Cette grande salle donne sur plusieurs autres petites pièces qui sont réservées aux sous-officiers, à la famille Klupfel ou à certains soupers particuliers. L’une d’elles a été louée par les prisonniers français qui travaillent dans l’usine. C’est dans celle-ci que nous trouvons Rouletabille et son compagnon en face des reliefs d’un souper qui fait encore faire la grimace à La Candeur.

 

Rouletabille a laissé la porte de communication entrouverte et, de sa place, il assiste à tout ce qui se passe dans la grande salle. Celle-ci se vide peu à peu. Les clients se plaignent de la subite disparition de Fraulein Ida et de Fraulein Emma.

 

La mère Klupfel qui ne tient plus de fatigue sur ses vieilles jambes leur a répondu que ses filles, exténuées, étaient montées se coucher ; mais la porte obstinément close de certain cabinet particulier et la présence de deux capotes et de deux casquettes rouges de pompiers suspendues près de cette porte à deux patères ont suffi pour exciter certaines imaginations un peu échauffées par la Munich : Fraulein Emma et Fraulein Ida, s’il fallait en croire certains clients attardés, étaient en train de souper avec les propriétaires desdites casquettes rouges et desdites capotes de pompiers. Quelqu’un a même ajouté que si les fiancés de ces demoiselles, qui travaillaient à cette heure à la fonderie, pouvaient se douter de ce qui se passait, ils n’en concevraient aucune satisfaction !… À quoi un habitué, qui paraissait au courant des choses, répliqua que messieurs les fiancés n’auraient garde d’en vouloir à ces deux jeunesses d’amasser une honorable dot !

 

Cette dernière réflexion sembla mettre tout le monde d’accord. Les derniers clients gagnèrent la porte qui donnait sur la cour de l’Arbeiterheim…

 

Rouletabille ne laissait échapper aucun de ces mouvements, cependant que La Candeur gémissait dans son gilet :

 

« Et dire que j’ignore encore ce que nous sommes venus faire ici !… Je ne sais pas ce que tu manigances mais ils sont ici 300 000 ! Qu’est-ce que tu veux que nous fassions à deux contre 300 000 !…

 

– Nous ne sommes pas deux, fit brusquement Rouletabille à voix basse… nous sommes trois !…

 

– Trois !… où donc qu’il est le troisième ?… »

 

Rouletabille, après un coup d’œil jeté sur la salle voisine, se pencha à l’oreille de La Candeur et lui dit : « Vladimir est là !… »

 

L’autre sursauta :

 

« Non !… où donc qu’il est ?…

 

– En ville… à l’Essener-Hof !

 

– Bonsoir, de bonsoir, de bonsoir ! c’est-il bien possible !… Et qu’est-ce qu’il y fait à l’Essener-Hof !

 

– Il y attend mes ordres !

 

– Eh ben ! il peut attendre longtemps !

 

– Ils lui sont déjà parvenus !… »

 

La Candeur considéra un instant Rouletabille avec admiration.

 

« Tu les lui as envoyés par la poste ? lui demanda-t-il, non sans une certaine ironie.

 

– Exactement.

 

– Ah ! ben ! et il t’a répondu ?…

 

– Et il m’a répondu !…

 

– Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon ! Comment faites-vous ?

 

– Eh bien, nous prenons du papier, une plume et de l’encre, parbleu ! comme tout le monde… plus une certaine petite grille qui nous permet de découper dans une lettre d’une banalité courante les mots qui correspondent plus particulièrement à nos préoccupations personnelles !…

 

– Compris la grille, mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous puissiez correspondre !

 

– C’est pourtant bien simple ! Tu penses bien que, depuis quatre jours que je fais à peu près ce que je veux dans les bureaux particuliers de Richter, je n’ai pas passé uniquement mon temps à tracer des dessins de machines à coudre. Et rien ne m’a été plus facile que de glisser dans le stock de la correspondance de l’ingénieur, avant qu’on ne la vienne chercher, à heures fixes, pour la porter à la poste, une enveloppe qui ne se distingue en rien des autres et qui est revêtue du timbre du Kommando… Voilà donc un objet sacré qui ne saurait s’égarer et qui est remis religieusement entre les mains de Nelpas Pacha, représentant des intérêts turcs auprès de la maison Krupp, domicilié momentanément à l’Essener-Hof !

 

– Qui est-ce Nelpas Pacha ?

 

– Eh ! ballot !… c’est Vladimir !… C’est un nom que la princesse Botosani lui avait trouvé comme par hasard avant de quitter Paris pour se rendre en son agréable compagnie sur les bords enchantés du Bosphore !…

 

– Et qui donc est cette princesse Botosani ?…

 

– Je te raconterai cela dans quelques années. Ce serait trop long aujourd’hui ! Suis bien le mouvement : Vladimir me répond en écrivant à Richter, avec lequel il est entré en relations d’affaires sur les ordres que je lui ai envoyés dans ma première lettre : je fouille et trifouille à loisir le courrier de Richter. L’enveloppe de Vladimir a une petite marque ; j’ouvre, si la chose n’est pas déjà faite, et je confisque la lettre ou je la laisse traîner ; ça n’a pas d’importance ! On peut lire notre prose, il n’y est question que de machines à coudre. Il faut avoir la grille pour y découvrir un autre sens !

 

– C’est tout simple, en effet ! conclut La Candeur, extasié. Mais il n’y a que toi pour trouver des choses pareilles !… Mais dis-moi, il raconte des choses intéressantes dans ses lettres, Vladimir ?

 

– Tu penses ! je sais par lui tout ce qui se passe à Essen, comme il sait par moi tout ce qui se passe à l’usine ou à peu près…

 

– Oui, on doit bavarder chez Richter !…

 

– D’autant plus qu’on ne se doute pas que je suis toujours là pour écouter… et puis Richter a confiance en moi !… Je vais t’apprendre une chose qui te réjouira certainement. Je viens de signer avec lui un contrat d’association pour une affaire magnifique !… Je vais gagner beaucoup d’argent, La Candeur ! Je vais être riche !…

 

– Comment ! tu t’associes avec nos ennemis, maintenant ?

 

– D’abord, Richter n’est pas ennemi !… C’est un Suisse de Zurich !… et un charmant homme !… Nous faisons déjà une paire d’amis… Il a été si content des premiers plans que je lui ai fournis qu’il m’a invité à son déjeuner de fiançailles !

 

– Pas possible !

 

– Peuh ! il ne pouvait faire moins avec son associé !… Et sais-tu où il le donne son déjeuner de fiançailles ?

 

– À l’usine ! chez le général von Berg ?

 

– Pas du tout !… À l’Essener-Hof, mon cher !

 

– Et tu as accepté ?…

 

– Avec joie ! ce me sera une occasion certainement de bavarder un peu plus longuement avec notre ami Vladimir.

 

– Eh ben ! vous en avez de la veine, vous autres !… Et quand est-ce que je le verrai, moi, Vladimir ? »

 

Rouletabille se leva tout à coup, s’en fut à la porte de la grande salle, en prenant soin de marcher sur la pointe des pieds et lança à voix basse à La Candeur :

 

« Tout de suite ! tu vas le voir tout de suite !…

 

– Comment ! à l’usine !

 

– À l’usine !…

 

– Et qui est-ce qui va nous l’amener ?

 

– Si je te le disais, répliqua Rouletabille avec un bon sourire, tu ne me croirais pas !… et maintenant, motus ! »

 

On n’entendait plus que le ronflement de la mère Klupfel, écroulée sur le coin d’une table… Rouletabille pénétra dans la grande salle, se dirigea vers les patères où pendaient les deux capotes et les deux casquettes rouges des pompiers, s’empara de ces précieuses défroques, revint avec elles dans le cabinet où l’attendait La Candeur et les jeta sur une table.

 

« Habille-toi !… »

 

Et il s’habilla lui-même… L’uniforme semblait fait pour lui et la petite casquette rouge lui allait à ravir. Malheureusement la taille de La Candeur s’accommodait mal de ce nouveau vêtement.

 

« T’as pas besoin de passer les manches ! lui souffla le reporter, et colle-toi la casquette sur le côté, c’est le grand chic ! »

 

Une minute plus tard, ils étaient dans la cour. La mère Klupfel ronflait toujours.

 

« Où allons-nous ? demanda La Candeur.

 

– Partout où le service nous réclame ! » répliqua Rouletabille, et, poussant devant lui la petite voiture du service de ronde qui est en usage chez les pompiers de l’usine et qui semblait les attendre à la sortie de la cantine, ils passèrent sans encombre devant le poste qui se trouvait à l’entrée de la cour de l’Arbeiterheim réservée aux ouvriers étrangers et aux prisonniers français…

 

Cette petite voiture avait un coffre dans lequel se trouvait tout ce qu’il fallait pour arrêter ou limiter les premiers progrès d’un incendie : pics, pioches et, dans un compartiment, des grenades extinctrices. Enfin, au-dessus de ce coffre, se dressait une échelle légère double dont un mouvement mécanique à main pouvait augmenter le développement.

 

« Mon vieux, déclara Rouletabille à son compagnon, dès qu’ils se trouvèrent en pleine usine, je t’avouerai que je guignais cette échelle-là, les capotes et les casquettes depuis l’avant-dernière nuit…

 

– Pour aller voir Vladimir ? » sonda La Candeur, qui, dans l’ahurissement où le plongeaient tous ces événements précipités et incompréhensibles, n’avait plus qu’une idée fixe : voir Vladimir !

 

« Sans doute ! pour aller voir Vladimir, et quelques autres personnages que l’on ne peut approcher que fort difficilement si l’on ne possède pas une échelle, une capote et une casquette de pompier !…

 

– Y a pas à dire, tu penses à tout !… »

 

Mais ils venaient de sortir de l’ombre noire des hauts murs de l’Arbeiterheim et ils s’arrêtèrent soudain devant un spectacle inouï.

 

« C’est beau, l’enfer !… » soupira La Candeur…

 

Ils ne s’étaient jamais trouvés dans l’usine, la nuit. Ils n’en avaient entendu que le terrible vacarme, qui ne s’éteint pas plus que le feu de ses creusets ; mais il fallait à leurs yeux le repoussoir des ténèbres pour embrasser d’un coup l’horrible splendeur de ce chaos en flammes ! La moindre porte entrouverte sur le travail intérieur embrasait soudain la nuit d’un fulgurant brasier ; les panaches rouges des hautes cheminées se tordaient au-dessus de leurs têtes au milieu des tourbillons d’une fumée empestée, plus noire que le ciel… d’autres fulgurances rabattues par le vent, descendaient et se dispersaient en une pluie éternelle de feu et de cendre chaude.

 

« Allons ! souffla Rouletabille. Du courage, La Candeur ! »

 

Et La Candeur, docile et consterné, condamné à tourner dans cette fournaise maudite, sans savoir quel crime l’a fait descendre dans la géhenne, répète :

 

« Allons !… puisqu’il faut aller !… »

 

Un point de repère semble guider Rouletabille dans cette nuit de flammes. Ce sont les hauts murs de la tour octogone dont il a gravi dernièrement les degrés avec Richter ; c’est la tour d’eau. Ils y arrivent sans encombre. Ils passent au milieu de toutes les ombres qui habitent les voies bordées de rugissantes forges, sans qu’on leur pose une question. À la tour d’eau, Rouletabille s’arrête un instant, s’oriente, attend que l’endroit soit devenu désert, puis se glisse, toujours poussant sa voiture et toujours suivi de La Candeur, entre deux énormes bâtiments, aux murs sans portes, et qui ont entre eux comme une rivière d’ombre… Les jeunes gens sont tout de suite noyés dans cette nuit protectrice, et bientôt se trouvent en face d’un édifice que l’on a, avec intention, isolé autant que possible du grand labeur retentissant ; c’est la maison où reposent le directeur du laboratoire d’Énergie, Hans, avec sa fille Helena, et sa prisonnière Nicole.

 

Rouletabille sait que la fenêtre de la chambre de Nicole est la dernière du coin à gauche, au second étage. Il sait aussi que Nicole n’est jamais seule la nuit, et qu’une femme veille sans cesse sur elle… Il sait encore qu’il y a des barreaux à la fenêtre de Nicole… Alors ? alors, qu’espère-t-il ? Pourquoi se rapproche-t-il soudain de ce mur ?… Pourquoi, hardiment et rapidement déploie-t-il toute la longueur de son échelle et l’appuie-t-il au toit, comme si son devoir de soldat du feu l’appelait à aller constater que les superstructures du bâtiment ne courent aucun danger à la suite de la chute de quelques flammèches qu’il a pu apercevoir… Pourquoi ? Parce qu’il veut voir Nicole, qu’il n’a pas revue depuis la scène terrible où elle a remis, entre ses mains le droit de tuer !…

 

Non ! Nicole n’est plus revenue avec Helena dans la salle de dessin de Richter, et c’est en vain que le reporter a attendu l’occasion de communiquer avec elle.

 

Au moment où Rouletabille va mettre le pied sur l’échelle, La Candeur lui dit :

 

« S’il vient quelqu’un que dois-je faire ?

 

– Rien ! tu es à ton poste et je suis au mien !

 

– Si c’est un chef qui me parle, je ne pourrai lui répondre !

 

– Eh bien ! tu ne lui répondras pas !

 

– Mais s’il insiste ?…

 

– Assomme !… »

 

Et Rouletabille grimpe sur son échelle. Il passe devant la fenêtre qu’une veilleuse allumée toute la nuit éclaire doucement… et, en passant, il regarde… Sur son lit, juste en face, contre le mur du fond, il voit Nicole, étendue, accoudée la tête dans une main, les yeux grands ouverts. L’insomnie poursuit la malheureuse fille. Elle semble perdue dans un rêve profond, et plus cruel peut-être que ceux qui la poursuivent jusque dans son sommeil.

 

Cependant, elle a redressé la tête et a dû apercevoir l’ombre de Rouletabille à la fenêtre, car voilà qu’elle se soulève doucement et qu’elle souffle la veilleuse posée sur sa table de nuit. Il n’oublie pas qu’ils ont tout à redouter de la gardienne, sans doute endormie en ce moment, mais qui peut se réveiller tout à coup et jeter l’alarme. D’autre part, il lui semble entendre un murmure de voix de l’autre côté du mur et il craint d’être surpris, immobile sur son échelle.

 

Il gravit quelques échelons, les yeux toujours fixés sur la fenêtre. Et, voilà qu’à cette fenêtre, contre la vitre vient se coller le visage de douleur et d’angoisse de Nicole, éclairé fantastiquement par les lueurs intermittentes qui déchirent un ciel d’encre.

 

Rouletabille fait un signe à la jeune fille, redescend les échelons qu’il vient de monter et, presque aussitôt, la fenêtre s’entrouvre avec précaution, et Nicole se penche sur le mystère de la nuit.

 

Rouletabille lui souffle : « Je ne vous vois plus ! pourquoi ? Il faut absolument que vous acceptiez l’invitation que vous fera Fraulein Hans de prendre part à son déjeuner de fiançailles… »

 

Le reporter attend la réponse, mais quelque chose de nouveau a dû se produire dans la chambre, car la fenêtre s’est vivement refermée et la pâle apparition a disparu…

 

Maintenant, c’est l’obscurité profonde et, de nouveau, le murmure des voix de l’autre côté du mur… Certains mots arrivent même jusqu’à Rouletabille et excitent sa curiosité. Il monte sur le toit, se glisse le long de la gouttière et, arrivé à son extrémité, se penche : sur le seuil de la demeure de Hans, une lueur venue de l’intérieur lui montre deux hommes qui bavardent en fumant leur pipe.

 

Il reconnaît le plus grand et le plus fort des deux à son uniforme de majordome. C’est le gardien qui accompagne toujours Nicole dans ses sorties avec Helena. L’autre doit être le concierge.

 

Rouletabille entend très nettement des bouts de phrase. « Depuis mercredi, je peux rentrer coucher chez moi !… c’est toujours ça… seulement le jour, le service va recommencer à être aussi dur… Oui, on va sortir… on va se promener… paraît qu’il faut se montrer… mercredi j’ai bien cru être débarrassé de tout…

 

– Oui, répondit l’autre… Nous avons tous cru ici que c’était fini !…

 

– Eh ben ! et là-bas ! la princesse Botosani a dit : elle sera morte demain !…

 

– Et maintenant, elle va tout à fait mieux ! c’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez les jeunes femmes ! sans compter que puisqu’ils veulent qu’elle se porte bien, ils ont dû lui coller un élixir pas banal !…

 

– Donne-moi un peu de tabac, mon vieux Franz, que je fume une dernière pipe avant de rentrer à la maison. »

 

Rouletabille n’attendit pas davantage. Il connaissait maintenant la raison bien simple pour laquelle il n’avait pas revu Nicole. La fille de Fulber avait été très malade après la scène de l’entrevue avec Serge Kaniewsky, si malade qu’on avait dû la conduire tout de suite dans un hôpital ou tout au moins dans une maison de secours où la princesse Botosani, en ce moment à l’Essener-Hof avec Vladimir, avait eu l’occasion, sans doute, de lui donner quelque soin… car, en raison de son cosmopolitisme bien connu, cette charmante femme devait avoir autant de plaisir à revêtir le costume d’infirmière en Allemagne qu’à Paris. Maintenant, Nicole allait beaucoup mieux, ce qui n’avait rien d’étonnant, ses faiblesses étant le plus souvent le résultat d’un état moral qui pouvait se transformer du jour au lendemain.

 

Assez content de ce qu’il venait d’apprendre, le reporter retourna à son échelle, la redescendit, constata qu’il n’y avait plus aucune apparition à la fenêtre de Nicole et que la veilleuse de sa chambre n’avait pas été rallumée ; puis il se laissa glisser sur les montants et tomba dans les bras de La Candeur qui lui dit :

 

« Je ne vivais plus !… Voilà deux fois qu’un grand diable de sergent-pompier passe par ici en me regardant drôlement. La seconde fois, il m’a adressé la parole ! Tu penses si j’en menais large… Je ne savais pas ce qu’il me disait, moi. À tout hasard, je lui ai répondu : « Ja ! » en me penchant dans ma boîte et en ayant l’air très occupé… Paraît que ça a collé puisqu’il a continué son chemin en me jetant un : « Gute Nacht ! » auquel je n’ai même pas répondu à cause de l’accent ! Tu sais, je me méfie : il n’y a que Ja que je sais en allemand et que je dise bien… Le reste de la langue, vaut mieux ne pas en parler !… Et maintenant, filons !…

 

– Oui, dit Rouletabille, en route !… Nous n’avons plus rien à faire ici !… »

 

Ils ramenèrent l’échelle à sa hauteur accoutumée, et partirent promptement en poussant leur petit char.

 

Il leur fallait à nouveau traverser des avenues très embarrassées et très fréquentées… Ils s’y jetèrent bravement, courant presque, comme s’ils avaient reçu l’ordre de se rendre au plus tôt à un endroit où leurs services étaient réclamés.

 

Tout à coup, ils virent se dresser devant eux le grand diable à casquette rouge, le sergent-pompier, dont venait de parler La Candeur.

 

« C’est lui ! soupira La Candeur !… c’est encore lui !… Ah ! il va nous voir !… »

 

Rouletabille ralentit la marche et passa bravement sous le nez du terrible sous-off. Celui-ci, s’adressant à La Candeur, lui jeta d’une voix rude dans son jargon de vieux rempilé :

 

« Je t’ai déjà dit de mettre ta capote à l’ordonnance ! prends garde que j’aie à te le répéter ! Si tu étais de ma section, t’aurais appris à me connaître, bougre d’entêté !

 

– Faites pas attention ! grogna Rouletabille, mon camarade est un peu sourd !… je vais lui parler ! »

 

Et il hâta le pas, prenant sur sa gauche, une ruelle mi-obscure… Mais l’autre les suivait.

 

« Qu’est-ce qu’il veut encore l’animal ? Il me fait peur celui-là ! gémit La Candeur qui essuyait de grosses gouttes de sueur sur son front… Et il ne nous lâche pas, tu sais !

 

– Enlève ta capote !… fit rapidement Rouletabille… Il veut que tu mettes les manches !

 

– Bonsoir de bonsoir ! mais je ne peux pas les mettre, les manches !…

 

– T’arrête pas ! Mais ne t’arrête donc pas !… fais semblant de les passer !… et il nous lâchera peut-être !… »

 

La Candeur enleva sa capote et essaya de passer une manche, toujours en marchant…

 

« Ah ! je ne peux pas ! je ne peux pas !… c’est des manches pour une poupée !…

 

– Sûr ! t’aimerais mieux avoir sa capote à lui !

 

– Elle m’irait comme un gant ! acquiesça La Candeur qui commençait à trembler…

 

– Sans compter qu’elle te ferait sergent du coup ! ce qui n’est pas désagréable !

 

– Rigole pas, Rouletabille ! le v’là ! le v’là… Je te dis qu’il va nous avoir !… j’en ai une peur ! une peur !…

 

– Marche sans t’occuper de rien, en gardant maintenant ta capote sur l’épaule, si tu as si peur que ça, tant mieux !

 

– Pourquoi donc ?

 

– Parce que quand il va être près de nous, tu vas te retourner tranquillement et tu lui donneras ton coup de poing de la peur !…

 

– Comme au Turc, dans le Château noir[10] ?

 

– Comme au Turc !… faut pas qu’il fasse ouf ! tu sais, si tu le rates, je ne donne pas un pfennig de notre peau à tous les deux !…

 

– On ne sera plus jamais tranquille dans cette vallée de malheur ! » grogna encore La Candeur qui grelottait littéralement d’effroi…

 

Mais Rouletabille vit avec plaisir qu’il se libérait le bras et le balançait déjà en fermant un poing des plus imposants… Or, le feldwebel fut, dans le moment, sur eux, jurant et gesticulant…

 

Il arriva ce qui devait arriver. La Candeur se retourna tranquillement, comme le lui avait recommandé Rouletabille, leva le bras droit comme pour saluer et soudain, abattit sur le front du sous-off son coup de poing de la peur.

 

L’autre ne poussa même pas un soupir. Il tomba foudroyé, dans un ruisseau qui roulait des eaux noires tout le long du mur.

 

« Bonsoir de bonsoir ! il va me salir ma belle capote ! s’exclama La Candeur en se précipitant sur le corps et en le tirant à lui… » Puis se tournant vers Rouletabille :

 

« Crois-tu que j’aie bien tapé ?… demanda-t-il.

 

– Comme un sourd ! répondit le reporter. Je l’avais averti !… Mais il ne s’agit pas de faire des discours !… Donne-moi ta capote et ta casquette que je vais mettre dans la voiture et passe vite son habit. Mets sa casquette à lui !… Te voilà maintenant beau comme un astre !… et je te dois obéissance !… et on nous fichera la paix, maintenant que tu es gradé !…

 

– Qu’est-ce que nous allons faire du corps ? demanda La Candeur, on ne peut pas le laisser là !…

 

– Non ! mets-le sur ton épaule ! vite !…

 

– Nous avons un pic et une pioche… on pourrait peut-être l’enterrer ? » émit La Candeur en hissant le cadavre sur son dos avec l’aide de Rouletabille.

 

« Penses-tu ?… lui faudrait peut-être aussi un monument avec une croix dessus !… Allons, marche !… »

 

À quelques pas de là, Rouletabille avait déjà vu que le ruisseau se jetait dans une grande piscine qui devait être des plus profondes à en juger d’après la quantité d’eau sale et fumante qui sortait des conduites de fonte et se déversait dans cette sentine ; la gueule énorme d’un égout reprenait cette onde malsaine pour la conduire on ne savait où… mais le fond même du bassin ne devait jamais être à sec ; et le reporter avait tout de suite estimé que ce serait là une tombe admirable pour un corps qui devait disparaître sans laisser de trace.

 

C’est avec peine que Rouletabille se sépara d’une des deux cordes à nœuds qui se trouvaient dans leur petite voiture, mais cette corde leur était nécessaire pour attacher au cou et aux pieds du feldwebel deux grosses pierres qui servaient de bornes à garantir l’entrée d’un hangar.

 

Ils précipitèrent le sous-off, après ficelage, dans ce petit lac d’enfer et ne s’attardèrent point à contempler les ronds que la chute du corps ainsi lesté faisait dans l’eau bouillonnante…

 

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient à nouveau en plein incendie nocturne de la prodigieuse forge.

 

« Qu’est-ce que nous fichons ici ? demanda anxieusement La Candeur qui trouvait qu’on avait eu assez d’aventures pour cette nuit-là !… Est-ce qu’on va pas bientôt rentrer ?… Si on tarde, les deux pompiers vont sortir de chez la mère Klupfel en beuglant qu’on leur a volé leur fourbi !…

 

– Penses-tu !… Ils croiront à une blague !… surtout quand ils ne verront plus leur petite voiture !…

 

– Tu ne vas pas la leur rendre ?

 

– Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Je ne vais pas la garder dans ma poche !

 

« Alors, quand nous aurons fini de nous en servir, nous la laisserons dans un coin quelconque où ils sauront bien la retrouver, va !… Seulement, j’aime mieux te prévenir tout de suite qu’ils chercheront en vain les deux cordes à nœuds, l’échelle de corde, le pic, la pioche et les deux haches !…

 

– Et tu crois qu’ils ne vont pas gueuler !

 

– Non ! à cause des capotes et des casquettes disparues, ils ne diront pas un mot !… Ils sont en faute, mon vieux !… et je te dis, moi, qu’ils penseront que leurs camarades, jaloux de leur succès auprès de Fraulein Ida et de Fraulein Emma, ont voulu leur faire une farce !… N’aie pas peur ! ils s’arrangeront comme ils pourront !… mais ils ne se plaindront pas !… Enfin, ils feront ce qu’ils voudront, ce n’est pas moi qui les leur rendrai, leurs capotes et leurs casquettes !…

 

– T’as peut-être tort !… Qu’est-ce que tu veux en faire !

 

– Elles sont si commodes pour la promenade !…

 

– Eh bien, je vais te dire une chose, c’est que je commence à en avoir assez, moi, de me promener ! Si on rentrait se coucher ! c’est pas ton avis ?

 

– Ma foi, non !… On est très bien ici !… on va on vient, on se balade partout où l’on veut !… on voit tout !… on s’instruit !… Tiens ! regarde ! Tu ne trouves pas ça épatant ; le spectacle de la fonderie, la nuit ?… Tu l’as dit toi-même : « C’est beau, l’enfer ! »

 

– J’ai peur qu’il nous brûle !… »

 

Mais Rouletabille, sans plus s’occuper de la méchante humeur de son compagnon, s’était mis à précipiter soudain sa marche de telle sorte que La Candeur qui poussait alors le petit char avait peine à le suivre.

 

« Mais où que tu cours comme cela ?… geignait-il derrière lui… T’es pas un peu maboul !… Tu ne vois pas qu’il y a un monde fou par là ?… Qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là ?… Mon vieux ! c’est plein d’officiers ! Va pas par là, bonsoir de bonsoir !… Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… mais je ne rêve pas… Rouletabille !… Rouletabille !… Tiens, là, dans le groupe derrière les officiers… mais… mais c’est Vladimir !…

 

– Eh bien, est-ce que je n’avais pas promis de te le faire voir ce soir ? lui souffla Rouletabille en s’arrêtant brusquement… et maintenant, penche-toi à gauche !… Regarde un peu, là, entre la grande grue et la locomotive ! Vois cet homme debout à l’entrée de l’atelier !… tu ne le connais pas ?… tu ne le reconnais pas !… Il est pourtant bien éclairé par la flamme qui sort des creusets !… On le dirait dans le feu !… Oui ! l’homme qui lève le bras et qui a l’air de commander au feu !…

 

– Mais c’est… mais c’est l’empereur ! » murmura La Candeur avec un recul instinctif… et, terrifié, il ajouta immédiatement : « Fichons le camp !

 

– Au contraire, dit Rouletabille : Suivons-le ! »

 

XVI

LE MAÎTRE DU FEU


C’est en frissonnant que Dante arriva au dernier giron de l’enfer… et qu’il aperçut le monarque de l’empire des pleurs… C’est en claquant des dents que le compagnon de Rouletabille arrêta son regard épouvanté sur le Dieu du feu, sur le Lucifer moderne. Chancelant, La Candeur s’appuya à l’épaule de son audacieux ami, et cela moins pour le suivre que pour tenter de l’arrêter.

 

Oui, l’homme qu’ils avaient devant eux était celui-là même qui se disait l’épouvante du monde !… Son visage, comme celui de Satan, était rouge de feu ! Un orgueil insensé redressait sa taille et gonflait son armure. Son casque flamboyant qui portait un oiseau de proie, le couronnait d’une crête effroyable. Ses traits hideux rassemblaient sur son visage toutes les marques funestes qui ont stigmatisé les archanges précipités, depuis que la Créature s’est retournée contre son Créateur.

 

Et où donc la rage et la vengeance, après le rêve détruit, eussent-elles pu s’exprimer avec plus de relief sur la face du maudit qu’en ce cycle où la destruction prépare ses armes et ses foudres : chez Krupp ! entre ces fleuves de flammes qui ne consentent à se refroidir que pour mieux se rallumer sur le monde en cendres !

 

Ne cherchez pas ailleurs la demeure du mal : elle est là ; c’est là le centre des crimes et des tourments ! et c’est là qu’il faut voir l’homme !…

 

Cette nuit, il a réuni autour de lui d’illustres amis et de timides alliés et d’importants personnages neutres qui n’ont point osé refuser son invitation ; il a fait venir cette cohorte de très loin pour lui faire visiter son enfer.

 

Il a besoin d’être vu dans sa force et dans toute sa malédiction. Les uns sortiront de là raffermis dans leur foi, les autres reprendront leur route, terrorisés. Où donc, mieux qu’à Essen, forge-t-on de la terreur ?…

 

« Allons-nous-en ! je ne veux plus le voir ! il est trop laid ! supplie le pauvre La Candeur…

 

– Non, cet homme n’est pas laid. Un monstre n’est pas laid. Un monstre est un monstre, c’est-à-dire quelque chose en dehors de l’humanité et de la vie universelle, et qui ne saurait être comparé à rien. »

 

Cet homme est incomparable.

 

Il n’y a pas de rival à Satan dans la géhenne. Parce qu’il est le seul être tout à fait chez lui. Il est l’âme du désastre et de la ruine, et c’est son souffle qui passe sur les brasiers d’Essen et qui fait vivre l’acier en fusion, et qui lui donne la forme qu’il faut pour que la Mort soit plus puissante sur la terre, et qu’elle se rie de tous les obstacles imaginés par la peur ou la prudence des hommes.

 

Où donc est-elle cette période primaire où la Camarde venait aux hommes une faux dans la main ? Maintenant, elle chevauche un 420.

 

Le feu n’a rien à refuser à son maître. Le feu lui donne tout ce qu’il veut et, en ce moment même, tel un dragon enchaîné qui accepte son esclavage, le feu lèche le maître de toutes ses langues !

 

Devant les creusets ouverts et dans l’allégresse tumultueuse des marteaux géants, le maître du feu explique le miracle infernal auquel il préside : du fond des fours, aux gueules rugissantes, des esclaves retirent des blocs de flammes qu’ils déposent dans une matrice. Puis un bras puissant s’avance mû par une force invincible et docile, vers cette matrice qu’obstrue le lingot rouge. Alors le bras s’enfonce dans la matière molle et incandescente qui vient se mouler autour de lui. Quand le bras a percé de bout en bout le bloc d’acier, on met celui-ci dans une autre matrice plus étroite et un autre bras plus gros renouvellera le travail du premier. Ainsi, le lingot devient un tube dont les parois vont s’amincissant à chaque filière nouvelle[11]. Quand c’est fini, on a un canon. Il ne reste plus qu’à le rayer. C’est rapide. C’est le nouveau procédé avec lequel, en deux heures, on peut faire un canon. Autrefois, lors du forage à froid, il fallait une journée et demie ! Et la Mort attendait ! Il ne faut pas faire attendre la Mort, épouse acariâtre du maître de céans…

 

Depuis deux heures, le maître promène ainsi ses hôtes dans son domaine.

 

Tous les ateliers, tous les gouffres s’ouvrent devant lui et sa suite. Les forges, même les plus secrètes, dont nul regard profane n’avait encore osé pénétrer le mystère enflammé, s’entrouvrent un instant pour que puisse être satisfait l’orgueil de l’homme, et parfaire la publicité de terreur qu’il est décidé à répandre sur le monde.

 

Il y a, dans cette troupe qui court sur les talons du monstre, des journalistes. Rouletabille reconnaît des confrères d’outre-Rhin qu’il a fréquentés professionnellement à Paris quand ils y étaient les correspondants de la paix et, à beaucoup de titres, les préparateurs de la guerre.

 

Et le reporter est heureux que la présence fulgurante du maître éblouisse tous les yeux et le laisse, lui, dans l’ombre.

 

Dans l’ombre, avec son compagnon, il suit l’escorte. Il s’arrange pour en faire partie. Tous deux semblent être là par ordre, avec ces gardes du corps et cette valetaille militaire que les pas de l’empereur du feu traînent toujours derrière lui.

 

Si on interroge Rouletabille, il a une réponse toute prête où se formulera la consigne reçue d’accompagner partout le souverain d’Essen dans le cas, justement, où le feu oublierait sa servitude. Deux pompiers, armés de bombes extinctrices, sont une sécurité, même pour le diable, si celui-ci, pour venir sur la terre, s’est déguisé de chair humaine.

 

On ne fait donc pas attention aux pompiers qui, eux, font attention à tout.

 

Et voilà que l’on se trouve en face du laboratoire d’Énergie.

 

La troupe pénètre dans le pavillon central sur le seuil duquel l’ingénieur en chef Hans reçoit son maître.

 

On traverse des salles où se poursuivent actuellement des travaux que n’auraient point renié l’orgueil et l’audace des alchimistes. Le radium ne va-t-il pas permettre un jour prochain de réaliser tous les rêves de la science occulte au Moyen Âge ?… C’est ce qu’explique celui qui sait tout !…

 

Tandis que les autres peuples s’attardent encore à des travaux sur la découverte récente de la dématérialisation de la matière, ici on travaille à la rematérialisation !… Au lieu de suivre la chaîne des transformations successives de la matière rayonnante qui se font toujours par dégradations successives d’énergie ceux qui travaillent ici sont en train de la remonter physiologiquement ! Prendre les particules élémentaires des matériaux ultimes avec lesquels est construit notre monde matériel, et reconstruire l’édifice du monde à sa guise !… un monde qui n’obéirait plus aux règles ordinaires de la physique ! Refaire le monde ! Voilà le rêve du monstre qui a mis le bon vieux Dieu dans sa poche[12] !…

 

Écoutez le damné :

 

« Si déjà il est certain qu’en prenant un à un les atomes individuels et en les maniant avec des doigts de fée, on peut imaginer de les trier assez adroitement pour refaire, avec l’énergie de déchet, de l’énergie bonne à quelque chose, à plus forte raison, en choisissant dans les matériaux qui sont entrés dans la structure de l’atome, devrions-nous pouvoir les engager en des combinaisons nouvelles qui permettraient la restauration de l’énergie utile ! Où en sont, à l’heure actuelle, ces travaux ? Excellences, messieurs, il ne m’appartient pas encore de vous le dire, mais en attendant que nous puissions recréer le monde, déclare avec un sourire hideux l’Antéchrist, nous allons continuer de vous montrer ce que nous avons fait pour le détruire !… Oui ! si je vous ai rassemblés ici, c’est pour que vous puissiez dire au monde que nous avons son sort dans notre main ! et que notre main n’a qu’un signe à faire pour que les plus riches cités de la terre, avec leurs habitants et leur civilisation, disparaissent en quelques minutes !… et cela sans que nous ayons à sortir d’ici !… »

 

À cette formidable parole, un frisson parcourut visiblement l’assemblée. Mais l’empereur avait fait un signe et Hans avait ouvert une porte qui donnait sur un couloir. Tous s’y engagèrent derrière l’homme.

 

On arriva ainsi dans un laboratoire assez vaste, celui-là même dans lequel avait travaillé Malet. Ce laboratoire était séparé en plusieurs parties formant dans chaque coin de véritables cabinets particuliers, fermés soit par des rideaux, soit par des portes.

 

L’un de ces petits laboratoires avait sa porte vitrée et les vitres en étaient éclairées par une lumière d’un rouge vif.

 

Quand tout le monde fut rassemblé dans la pièce centrale, l’empereur dit à mi-voix en montrant la porte vitrée.

 

« Vous allez regarder à travers cette vitre et vous verrez un homme qui travaille à une chose admirable, au remède universel issu du radium. Vous avez dû déjà entendre parler de cet homme. C’est un génie. Il s’appelle Théodore Fulber… C’est un Français !… Il est notre prisonnier… Je n’ai point voulu que les hasards et la guerre interrompissent le cours d’une œuvre destinée à guérir tous les maux de l’humanité, si l’humanité consent à être guérie !… et nous avons mis notre laboratoire à sa disposition. Vous voyez que nous ne sommes point tout à fait des barbares !… »

 

Ayant dit, il s’approcha lui-même de la porte et se pencha sur les vitres, puis il se retourna et fit signe aux autres d’approcher.

 

Déjà le mouvement en avant avait commencé quand il s’arrêta brusquement. Quelques invités même reculèrent.

 

C’est qu’aux carreaux de la porte était venue subitement se coller une figure étrange et fantastique : des yeux de feu, une bouche grimaçante, un front vaste, tourmenté, creusé de rides profondes, encadré par une chevelure dont les mèches blanchies s’entremêlaient et se tordaient comme sur une tête de Gorgone… et, toute cette physionomie, que semblait agiter la plus sombre fureur, flamboyait dans la lumière rouge du laboratoire et apparaissait, sublime comme le génie et terrible comme la folie !…

 

L’empereur lui-même, à cette apparition, avait fait un pas en arrière… La figure farouche s’était tournée vers lui et le brûlait de son affreux regard…

 

Alors l’empereur comme pour railler, lui-même, le mouvement instinctif qui l’avait fait reculer, dit à voix haute :

 

« Monsieur Théodore Fulber n’aime décidément pas qu’on le dérange dans son travail ! »

 

Aussitôt, des cris insensés éclatèrent derrière la vitre :

 

« Assassin ! Assassin ! Assassin ! »

 

XVII

LE PLUS GRAND CHANTAGE DU MONDE


Chose singulière, devant ces clameurs, le monarque d’Essen ne se troubla ni ne manifesta de colère.

 

Il désigna d’un doigt impérieux la porte derrière laquelle Fulber continuait de se démener et de hurler, et Hans ouvrit cette porte. Aussitôt, Fulber se rua et puis s’arrêta brusquement sur ses jambes flageolantes… Ainsi, la bête fauve sort en bondissant de sa cage pour entrer dans le cirque et suspend soudain son élan devant les visages innombrables et inattendus des spectateurs.

 

Fulber regarda, comme hébété, ces officiers, ces diplomates, ces ingénieurs, ces journalistes, toute cette troupe chamarrée qui entourait le dompteur ; sans doute se demandait-il, dans sa pensée confuse, pour quel dessein obscur on le produisait tout à coup en liberté devant une aussi exceptionnelle escorte !…

 

Mais le lion en fureur ne saurait réfléchir longtemps et Fulber, secouant sa crinière chenue, se reprit à rugir :

 

« Assassin ! Assassin ! Assassin ! »

 

Déjà des gardiens s’élançaient, mais l’empereur, d’un geste terrible, les immobilisa :

 

« Laisser parler cet homme ! » fit-il.

 

Or, cet homme parla. Il dit :

 

« Voilà l’assassin du monde ! Prenez garde ! si vous ne tuez pas le monstre, le monstre vous tuera !… Et, surtout, prenez bien toutes vos précautions ! Ne vous laissez pas prendre comme moi ! Comme il a pris ma fille ! comme il a pris mon gendre ! Sa Majesté a le bras long et la main sournoise ! Vous vous croyez, en vérité, dans un coin caché aux autres hommes, mais c’est là justement qu’il ira vous chercher et il vous amènera ici, pieds et poings liés, dans sa forge, et il vous fera travailler pour lui, nuit et jour, de gré ou de force !… et si vous refusez il inventera des supplices auxquels vous ne pourrez peut-être pas résister !

 

« Prenez garde ! Prenez garde !… Si vous avez une fille, il torturera votre fille ! Et si vous avez le courage maudit de laisser martyriser votre enfant sous vos yeux, sans livrer votre secret, il fera descendre le fiancé de votre fille dans le cachot où la malheureuse agonise et alors, le fiancé parlera et travaillera pour cet homme ! Et le monde pourra trembler, car le secret aura été livré ; le secret qui doit tuer la guerre, parce que lorsqu’on possède un secret pareil, il n’y a plus de guerre possible !…

 

« Oui ! moi ! c’est moi ! Théodore Fulber (vous avez bien entendu parler, n’est-ce-pas, de Théodore Fulber ? un savant innocent qui était l’ami de tous les hommes !) c’est moi qui avais trouvé un engin… un engin formidable… Eh bien ! le monstre me l’a volé !… J’ai tué la guerre, mais au profit du monstre !… Si vous ne le tuez pas, tremblez !… Car je vous le dis, je vous le dis ! il vous tuera ou vous serez réduits en servitude !… Comment peut-il encore exister ?… Il vous dévorera !… Je vous dis qu’il vous dévorera !… Arrachez-lui donc le cœur, et jetez-le aux chiens !… Assassin ! Assassin ! Assassin !… »

 

L’empereur avait-il souri ? haussé les épaules ? ricané ? Il suffit d’un tout petit geste de l’adversaire détesté pour décupler soudain la rage d’un animal dont le sang, déjà, bouillonne. Toujours est-il que Fulber perdant tout aspect humain, se précipita tout à coup sur l’empereur avec l’élan furieux d’une bête bavante, à la mâchoire altérée de sang et aux ongles meurtriers… Cette fois, il ne fut que temps d’intervenir et deux gardiens ne furent point de trop pour maintenir le vieillard et refermer à clef la porte sur lui.

 

« Cet homme est fou ! proclamèrent tous ceux qui accompagnaient l’empereur, mais l’empereur dit :

 

– Non ! il n’est point fou ! il n’est point fou, mais simplement furieux du bon tour que je lui ai joué et que je vais vous faire connaître… »

 

Il entraîna sur ses paroles, encore énigmatiques pour beaucoup, tout son monde dans la salle où l’on avait pénétré en premier et où l’on se trouvait à l’abri des clameurs, des gémissements et des malédictions de Fulber…

 

Et là, ayant allumé en souriant une cigarette, il commença :

 

« Messieurs, Fulber est si peu fou qu’il ne se vante nullement lorsqu’il dit avoir trouvé un engin tel qu’il n’y a pas de guerre possible contre celui qui le possède !… Lorsque je me suis emparé de Fulber et de ceux qui travaillaient avec lui, c’est-à-dire de sa fille, et du fiancé de sa fille, Fulber, comme il vous l’a fait entendre dans son langage de prophète de malheur inspiré par la plus basse haine, était sur le point de déchaîner contre moi et contre l’Allemagne la foudre la plus cruelle qu’un cerveau humain ait jamais pu concevoir !… Cette foudre, je la lui ai ravie !… et c’est à moi qu’elle va servir !… N’est-ce pas de bonne guerre ?… »

 

Aussitôt, ceux qui étaient là ne trouvèrent plus de termes pour exprimer leur admiration mais l’empereur, d’un geste, rétablit le silence et continua :

 

« L’engin ! c’est moi qui l’ai, et je vais vous le montrer !… et vous allez comprendre la fureur de Fulber !… et mon calme à moi, et mon pardon !… car je pardonne à cet homme qui a voulu détruire mon pays, mais qui a fourni finalement le moyen à la Kultur allemande de répandre ses bienfaits sur le monde !… Comme l’a voulu Fulber, messieurs, son engin sera un engin de paix, mais de paix dictée par l’Allemagne, pour le plus grand bonheur de l’humanité !… Encore un mot, messieurs, avant de continuer notre chemin… Fulber n’est pas un fou ! mais c’est un menteur !… Pour avoir son secret, nous n’avons torturé personne !… Sa fille, qui n’a jamais eu une très bonne santé, se porte aujourd’hui aussi bien que possible et est traitée en amie, par la fille même de l’ingénieur Hans, nièce du général von Berg ! En même temps que l’on vous fera voir la machine infernale qui va nous faire les maîtres de la terre, on vous présentera celui qui a livré le secret de Fulber. C’est son aide, le Polonais Serge Kaniewsky, cet anarchiste qui a été condamné par les tribunaux français à cinq ans de prison pour avoir simplement tenu des propos qu’il a niés. Vous comprendrez que Kaniewsky ne porte point la France dans son cœur et qu’il ne nous a fallu aucun effort pour le déterminer, moyennant une petite fortune, à nous aider à détruire Paris !…

 

– Détruire Paris !… Votre Majesté va détruire Paris !… firent entendre des voix frémissantes…

 

– Je détruirai tout ce qui me résistera ! Venez, messieurs !… »

 

Pendant que l’empereur parlait ainsi, Fulber, à l’autre bout du laboratoire, écroulé, la tête dans les mains, sur les carreaux du vaste fourneau du laboratoire, pleurait !… Oui, maintenant, il gémissait comme un enfant !… et ces sanglots, après la fureur insensée qui avait secoué sa vieille carcasse, étaient un bienfait. Ils le sauvaient, en le soulageant. Aussi, y trouvait-il une douceur inusitée, s’attardait-il à ces larmes comme à une onde rafraîchissante.

 

Or, il fut tiré de cette torpeur douloureuse et salutaire par le bruit que fit près de lui une petite pierre qui venait de tomber… C’était une pierre qui arrivait par la cheminée… et certainement elle ne s’en était pas détachée toute seule, car elle était enveloppée d’un papier sur lequel l’inventeur se jeta sournoisement et qu’il déploya d’une main tremblante, après avoir constaté qu’il était bien seul et que nul ne pouvait le surprendre. Le malheureux savant lut :

 

« Espérez ! vous n’êtes pas abandonné ! Soyez au travail ici toutes les nuits à 4 heures du matin, et faites exactement tout ce qui vous sera ordonné par celui qui signe : TITANIA… »

 

Le cortège retraversait maintenant toute l’usine. La Candeur, qui venait d’être rejoint par Rouletabille, ne quittait plus des yeux certain personnage qui se rapprochait insensiblement de nos deux pompiers. C’était Nelpas Pacha, lequel devait être un peu fatigué par toutes ces tribulations infernales, car il traînait visiblement la jambe. Un instant même, il laissa passer devant lui tous ses collègues et les officiers qui les accompagnaient, s’arrêtant comme s’il prêtait une attention spéciale à quelque travail qui n’avait cependant rien de bien spécial, puis il reprit son chemin ; mais, pour regagner son groupe, il dut passer auprès de Rouletabille et il eut le temps d’entendre ces mots prononcés nettement, quoique d’une voix sourde : « Tout va bien ! Il faut que tu sois au déjeuner des fiançailles de la nièce de von Berg ! »

 

Nelpas Pacha hocha la tête d’une façon où il n’y avait pas à se méprendre. Il n’aurait pas fourni de réponse plus catégorique s’il avait pu prononcer ces mots : « C’est entendu ! » Et il hâta le pas.

 

« Il ne m’a même pas regardé ! soupira La Candeur.

 

– Mais, toi, tu le regardes trop, gros imbécile !…

 

– Merci pour la langouste !…

 

– Ferme !… »

 

Les deux compagnons ne se dirent plus un mot jusqu’à l’entrée du fameux mur de bois qui clôturait l’espace réservé à la construction de ce que l’on avait cru jusqu’alors être un nouveau modèle de zeppelin.

 

Arrivé là, Rouletabille ne fut pas maître de dissimuler un mouvement de satisfaction :

 

« Chouette ! dit-il entre ses dents. On entre par la porte B… »

 

L’empereur et sa suite avaient déjà franchi ce seuil redoutable. Les deux pompiers, leurs grenades à la ceinture, le passèrent à leur tour.

 

Sur la gauche, se dressait immédiatement une bâtisse en planches comme il y en avait à toutes les portes et qui servait de logement au portier, ainsi que de poste militaire et de poste de secours.

 

La porte de cette maisonnette était ouverte et on apercevait une grande salle commune où, après le passage du cortège des soldats reprenaient leurs places sur les bancs ou s’asseyaient sur les tables, rallumant leurs pipes.

 

Un pompier, reconnaissable à sa capote et à sa casquette rouge, était penché sur un pupitre appuyé contre le mur, et rédigeait quelque rapport. Devant ce pupitre, attachée au mur, était pendue une glace. Un peu à gauche de la table, il y avait une petite fenêtre ou plutôt un carreau qui donnait sur le dehors et qui devait permettre au concierge, avant d’ouvrir sa porte, d’examiner de chez lui, les gens qui voulaient pénétrer dans l’enceinte, en dehors des heures d’entrée et de sortie des ouvriers.

 

C’était dans cette pièce également que se faisait la distribution des jetons ou que l’on recevait les jetons d’identité quand passaient les équipes.

 

Rouletabille, d’un coup d’œil aigu, s’était rendu compte de la disposition des lieux et de la place occupée par les personnages qui s’y trouvaient. Il dit à La Candeur :

 

« Tu vas me suivre, et quoi qu’il arrive, fais le sourd et ne te démonte pas !… »

 

À leur entrée dans la salle, les soldats qui s’étaient mis à fumer et à bavarder ne leur prêtèrent aucune attention. Seul, le pompier qui avait fini son rapport et qui s’était retourné les dévisagea assez curieusement.

 

L’air redoutable de La Candeur lui en imposa immédiatement, mais comme Rouletabille se dirigeait vers le pupitre qu’il venait de laisser, le pompier ne put résister à l’envie de lui demander :

 

« Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Votre section n’a rien à faire ici. »

 

Rouletabille lui montra d’un clignement d’œil le terrifiant La Candeur et prononça ce simple mot : Polizei ! (Police)…

 

Aussitôt, l’autre, qui venait de voir passer l’empereur et son cortège imagina qu’il avait en face de lui de hauts personnages de la police occulte, et rectifia la position…

 

« Pas un mot ! lui souffla encore Rouletabille et laisse-moi faire mon rapport. »

 

Le pompier salua et Rouletabille se mit à écrire sur les feuilles de papier blanc qui se trouvaient là.

 

Chose singulière, lui qui avait plutôt une écriture petite et brouillonne, s’appliquait, cette nuit-là, à des caractères très nets, et, sans doute, craignait-il de faire des pâtés, car il n’avait pas plutôt tracé quelques mots qu’il prenait grand soin de les faire sécher sur le buvard qui garnissait le pupitre.

 

Il resta bien là dix minutes, pendant lesquelles La Candeur fronçait de plus en plus les sourcils, car il avait de plus en plus peur, et après lesquelles le reporter plia tranquillement la feuille de papier et la mit dans sa poche. Puis, avec la mine satisfaite d’un homme qui a achevé une corvée, il rejoignit La Candeur et lui dit : « Sortons !

 

– C’est fini ? implora La Candeur, sitôt qu’ils furent hors du poste…

 

– Bah ! mon vieux ! ça ne fait que commencer !…

 

– Bonsoir de bonsoir !…

 

– Maintenant il faut se trotter pour rattraper le cortège… mais d’abord, attends un peu !… »

 

Comme ils se trouvaient alors isolés dans un coin d’ombre envahi par toutes sortes de détritus que l’on avait poussés là, Rouletabille déchira méticuleusement les papiers qu’il venait de couvrir d’une écriture magnifique et en jeta les morceaux sous un tas de cendres.

 

« Vrai ! fit La Candeur, c’était bien la peine de me faire passer à t’attendre les plus mauvaises minutes de ma vie ! T’as jamais été aussi long à écrire un article ! Et v’là que tu le fiches au panier !… »

 

Rouletabille lui ferma la bouche et lui montra le cortège qui revenait de leur côté.

 

Ils le rejoignirent, au moment où il pénétrait dans le monstrueux bâtiment dont la silhouette fantastique dominait l’usine et la ville, et qui faisait l’objet de toutes les conversations de Düsseldorf à Duisburg, et dans toute la plaine d’enfer entre le Rhin et la Ruhr…

 

La première impression, lorsqu’on entrait dans ce prodigieux vaisseau, était faite de deux choses : d’écrasement et d’étourdissement. Les dimensions vraiment colossales de ce berceau dont la longueur atteignait presque un demi-kilomètre et qui était capable de contenir dans sa résille de bois et de fer titanesque le plus monstrueux des léviathans, avec son tube de lancement, allongé, à son extrémité la plus élevée, d’une « cuiller » formidable ; la hauteur inappréciable au premier abord des échafaudages, des passerelles, des ponts d’acier volants, roulant sur leurs galets, d’une extrémité à l’autre de cette voûte de fer dont l’arc allait bientôt se refermer à plus de 40 mètres au-dessus du sol… et transportant des équipes d’ouvriers qui, à cette distance, paraissaient grands comme des porte-plumes… Oui, tout écrasait et aussi tout étourdissait en raison du tumulte formidable frémissant aux flancs martelés de la Titania !

 

Écrasé, étourdi, et aussi ébloui par les nappes de lumière électrique déversées par mille étoiles suspendues à un ciel de bois qui ne devait plus s’ouvrir que pour laisser s’échapper le redoutable vaisseau de l’air, Rouletabille s’arrêta un instant, le cœur battant, l’âme pleine d’une angoisse telle que des gouttes de sueur perlèrent à ses tempes. Il saisit d’un geste nerveux, presque inconscient, le bras de son compagnon :

 

« Eh bien ! lui dit-il, tu le vois, le canon de 300 mètres !… Tu vois que ce n’était pas un rêve !… »

 

Ce n’était pas un rêve : ce canon, qui était un tube lance-torpilles, avait 400 mètres de long !

 

Elle était là, presque entièrement réalisée, la Titania née dans le cerveau en flammes de Fulber ! Et cependant, si Fulber avait pu la voir, il en serait mort de douleur !

 

Elle ne tournait point son cône menaçant vers la Germanie, mais elle s’apprêtait à partir pour Paris, voué, par l’empereur du feu, à la mort et à la destruction !…

 

Cette pensée terrible rendit à Rouletabille toute sa présence d’esprit et tout son sang-froid…

 

« Suivons l’empereur ! » souffla-t-il à La Candeur qui paraissait complètement hébété, anéanti par la vision colossale. Et il l’entraîna.

 

Ils furent encore une fois derrière le cortège comme s’ils étaient de service commandé, et ils assistèrent à tout, se glissant pour mieux voir, entre des poutrelles épaisses comme des piliers de cathédrale, courant sur des madriers à l’équilibre chancelant, et, sans éveiller l’attention de quiconque, se rapprochant assez de la parole impériale pour l’entendre donner ses brèves explications qui, dans le tumulte, devaient être criées…

 

Ainsi firent-ils le tour des choses et se trouvèrent-ils avec les autres dans le tube et dans la torpille elle-même, cylindre d’acier comme il n’y en eut encore jamais et dans lequel on voyait déjà le cloisonnement de fer destiné à porter les autres petits cylindres comme une mère porte ses petits…

 

L’empereur expliquait tout, donnait des détails sur les divisions principales de l’engin, s’arrêtait aux vérins hydrauliques qui, au moyen d’aussières en acier, ouvraient et fermaient la porte de chargement… faisait admirer les dimensions inouïes des accumulateurs d’air comprimé pour le lancement initial de la torpille qui, aussitôt sortie du tube, ne marchait plus que par ses propres moyens…

 

Enfin, il s’attachait à donner toute sa signification à l’orientation de l’appareil… nord-est-sud-ouest… sur Paris !…

 

Et il ajouta :

 

« Sur Paris, d’abord !… car le tube pourra resservir et contenir à nouveau d’autres Titanias, si c’est nécessaire !… et nous en dirigerons le tube vers tous les points de la terre qu’il faudra !… car le tube, comme vous allez le constater, peut pivoter sur une prodigieuse plate-forme circulaire !… plate-forme qui peut servir encore à la dernière minute (quand les bâtiments provisoires qui nous entourent auront été abattus), à préciser mathématiquement la direction ou à la modifier !… Par exemple, nous pourrions aussi bien envoyer la Titania sur Londres !… Si nous ne le faisons pas, c’est qu’il y a chez nous des gens qui n’aiment pas Londres !… tandis que tout le monde aime Paris ! et le Monde entier pleurera !… »

 

Ainsi parlait le monarque des pleurs.

 

Et pour qu’il fût mieux entendu, un ordre subit venait de suspendre le retentissant travail… Aussi, c’est dans un silence d’autant plus impressionnant qu’il succédait à un bruit infernal, que l’empereur continua, cependant que tous les journalistes, neutres et alliés, avaient tiré leurs blocs-notes et sténographiaient la parole sacrée :

 

« Excellences, messieurs, vous avez vu l’œuvre ! Elle sera terminée dans deux mois. Dans deux mois, si Paris n’a pas entendu notre voix d’amitié et de pardon, Paris aura vécu ! Nous ne sommes pas des barbares !… Nous ferons connaître nos conditions de paix. Nous la voulons durable et telle que la culture allemande ne coure plus aucun danger dans le monde ! Nous n’avons pas voulu cette guerre, mais puisqu’on nous l’a faite, il est juste que nous en profitions pour exiger tout au moins la place nécessaire au développement de notre génie sur tous les continents !… Le Monde comprendra cela ou le Monde mourra ! Allez ! et répétez notre parole !… De tout notre cœur ému par tant de misères présentes et par la prévision des catastrophes futures, nous souhaitons d’être entendus par nos pires ennemis !… Ceux-ci connaissent la puissance de l’œuvre qu’ils avaient imaginée contre nous et que nous retournons contre eux !… Vous pourrez leur dire que vous avez vu travailler, en toute liberté, à l’achèvement du plus terrible engin qui soit sorti de la pensée de l’homme celui qui, avec Fulber, en a tracé les premiers plans, en a expérimenté en Angleterre les premiers effets, et qui consent aujourd’hui à faire servir sa vengeance contre une ville et un peuple (qui l’ont condamné et qu’il maudit), à la réalisation de nos desseins sur l’avenir et le bonheur de l’Humanité !… »

 

En même temps qu’il prononçait ces dernières paroles, l’empereur montrait, quasi suspendue au-dessus du vide, singulièrement accrochée à l’extrémité d’une passerelle d’où l’on dominait tous les travaux de la Titania, la silhouette tourmentée d’un homme qui avait la tête dans les mains et qui regardait ce qui se passait sous lui avec des yeux de fou. C’était le Polonais. C’était Serge Kaniewsky. C’était le fiancé de Nicole. Entendit-il les derniers mots de l’empereur ? Se trouva-t-il gêné par tous ces regards tournés vers lui ?… Toujours est-il qu’il se releva et s’en alla d’une démarche lente vers d’autres points et d’autres passerelles… Au coin de l’une d’elles, il se croisa avec un pompier qui semblait faire une tournée d’inspection, et qui prit le temps de lui dire rapidement en passant : « Les promenades vont reprendre, soulevez le couvercle du pupitre, près du carreau de la porte B, et regardez le buvard dans la glace ! »

XVIII

LE DÉJEUNER DE FIANÇAILLES


Le déjeuner des fiançailles d’Helena Hans ne devait pas être seulement l’occasion d’une petite fête de famille.

 

Rouletabille avait compris depuis longtemps, en prêtant une oreille attentive aux conversations particulières d’Helena et de Richter, que l’empereur tenait beaucoup à ce que ce repas de gala, présidé par le général von Berg, figurât comme un épisode important dans la tragi-comédie de chantage qu’il était décidé à jouer à la face du monde, avec la Titania dans la coulisse. Il s’agissait d’y montrer la fille de l’inventeur en liberté, traitée en amie par la fille de Hans et de faire tomber du même coup les histoires de torture qui commençaient à courir les milieux diplomatiques et qui avaient déjà trouvé de l’écho dans certaines feuilles socialistes de Hollande.

 

C’est également dans le même esprit que Guillaume avait tenu à exhiber à son cortège de journalistes, lors de la fameuse visite nocturne à l’usine, un Fulber occupé à des travaux scientifiques. Quant aux clameurs de l’inventeur relatives aux mauvais traitements qu’aurait eu à subir Nicole, la présence de la jeune fille au déjeuner de gala devait leur ôter toute signification, et, d’autre part, on disposait trop de moyens décisifs sur la personne du père tendrement aimé de Nicole pour craindre sans doute que celle-ci se permît publiquement des propos qui n’auraient pas été du goût de tout le monde.

 

Nicole, invitée par Helena, avait d’abord refusé, ce qui n’avait pas été ignoré de Rouletabille, et ce qui avait déterminé celui-ci à lui faire savoir qu’il fallait accepter.

 

Si, pour entrer en communication avec elle, il avait dû se résoudre à une entreprise nocturne qui n’était point sans danger, c’est que Nicole, pendant quelques jours, ne s’était plus montrée avec Helena chez Richter. Les promenades avaient cessé et cela avait intrigué d’autant plus le reporter qu’il avait découvert leur importance et leur signification.

 

Avant d’arriver chez Richter, Helena, chaque fois qu’elle avait Nicole à côté d’elle dans son auto, prenait toujours le même chemin, celui qui longeait le grand mur de bois de l’enclos réservé à la Titania et, devant la porte B, passait lentement devant le petit carreau du portier.

 

Or, derrière ce petit carreau, se tenait, à heure fixe, Serge Kaniewsky, auquel on accordait d’apercevoir ainsi sa fiancée et qui ne consentait à travailler qu’autant qu’il lui était prouvé de la sorte que celle qu’il aimait était traitée convenablement et gardée en bonne santé.

 

Nous savons que le Polonais avait été jusqu’à exiger des entrevues, mais nous savons aussi ce qui s’était passé dans la première, laquelle ne fut suivie d’aucune autre. Enfin, nous avons appris comment Rouletabille avait mis à profit cette station répétée de Serge devant le pupitre de la porte B pour faire tenir au Polonais, par le truchement d’un papier buvard, les instructions nécessaires à une entreprise dont nous verrons bientôt les résultats.

 

Rouletabille et La Candeur, après avoir suivi pas à pas le cortège de l’empereur, étaient rentrés cette nuit-là, à leur logis, beaucoup plus facilement qu’auraient pu le faire craindre d’aussi audacieuses et tragiques pérégrinations. Mais la possession de deux et même de trois uniformes de pompiers leur permettait de faire bien des choses en leur assurant une certaine sécurité.

 

Il ne faut pas oublier non plus qu’ils continuaient d’avoir à leur disposition les objets les plus utiles : pics, pioches, haches, cordes et échelles de corde dont ils surent faire, les nuits qui suivirent, tout l’usage nécessaire.

 

Maintenant, Rouletabille communiquait comme il voulait avec Fulber, avec Nicole, avec Serge, et il avait une correspondance suivie avec Vladimir.

 

Enfin, pour couronner tous ces beaux résultats, il avait eu la chance d’être invité au fameux déjeuner de fiançailles, et qu’on ne s’y trompe point, cette chance était dans l’ordre des choses. Il était plaisant, pour l’autorité supérieure, de montrer aux invités de von Berg, en même temps que la fille de l’inventeur Fulber, un ingénieur français (car ces messieurs n’avaient pas hésité à décorer le Français Talmar du titre d’ingénieur) associé à un ingénieur suisse dans l’usine Krupp même, et travaillant sans entrave, suivant des contrats librement consentis.

 

Deux jours avant le déjeuner à l’Essener-Hof, Rouletabille, qui traçait, dans son petit bureau, le profil d’un nouveau levier, en prenant soin d’établir les différences et mesures qui distinguaient ce levier d’un autre levier ancien modèle qu’il avait déposé sur une tablette devant lui, vit descendre d’auto Helena et Nicole.

 

Aussitôt, il se cacha dans son armoire et attendit.

 

Richter et Helena laissèrent Nicole dans la salle de dessin pour monter au premier étage saluer la vieille mère Richter, toujours impotente.

 

Rouletabille, décidé à profiter de cette heureuse solitude dans laquelle on laissait la fille de Fulber (le majordome-gardien était resté comme toujours dans le vestibule), sortit de sa cachette, et s’en vint prudemment mettre un œil au trou de la serrure.

 

Il s’étonna d’abord que Nicole, qui devait cependant être aussi désireuse que lui de renouer leur conversation, ne tournât même pas la tête vers ce cabinet où elle savait que l’on travaillait pour elle !…

 

Elle se tenait avec indifférence devant une planche à dessin et semblait suivre la ligne tracée sur le papier, comme si elle n’avait pas autre chose à faire pour tuer le temps…

 

Rouletabille pensa qu’une telle attitude devait lui être dictée par la prudence et il attendit… Mais il attendit en vain que la tête, qu’il voyait de profil, se tournât vers lui. Enfin, n’y tenant plus, il entrouvrit la porte. Cette fois, Nicole se tourna bien de son côté… elle le fit même en sursaut comme si elle était véritablement surprise qu’il se trouvât quelqu’un dans ce cabinet-là.

 

« Ah ! monsieur… vous m’avez fait peur ! » dit-elle. On entendit dans le même moment la voix de Richter dans le corridor :

 

« Oui ! maman va mieux ! Je crois qu’elle pourra assister au déjeuner ! »

 

Aussitôt, Rouletabille, comprenant que la façon de faire et de dire de Nicole avait été commandée par la prudence même, continua son jeu :

 

« Je vous demande pardon, mademoiselle… je croyais moi-même qu’il n’y avait plus personne dans cette pièce !… » et il referma la porte de son cabinet et se remit au travail comme si rien ne s’était passé.

 

Deux minutes plus tard, il voyait l’auto s’éloigner avec Helena, Nicole Richter et le majordome… « Bah ! pensa-t-il, on se retrouvera au déjeuner de fiançailles ! »

 

Ils s’y retrouvèrent.

 

Le jour arrivé, Rouletabille se rendit à l’Essener-Hof avec Richter lui-même, qui le traitait tout à fait en ami.

 

Rouletabille n’était pas le seul reporter français à être déjà descendu à l’Essener-Hof. Un autre grand reporter, Jules Huret, nous en a fait la description : « Cet hôtel Krupp – Essener-Hof – est un endroit bien curieux. Avec son double escalier, à colonnes de marbre rose, à la rampe en balustre de cuivre doré, il a grand air. Dans le vestibule d’entrée, de chaque côté d’une vaste cheminée de pierre, des masques sculptés représentent des types humains des cinq parties du monde. Le sol est recouvert d’un carrelage rouge où traînent des tapis ; des canapés et des fauteuils de cuir rouge s’alignent le long des murs. L’hôtel est, en principe, destiné à recevoir des envoyés officiels venus à Essen pour leurs commandes d’artillerie. »

 

Ils y étaient traités en invités, et traités royalement. Certains de ces envoyés demeuraient un an, deux ans même, pour assister à la fabrication. De sorte qu’avec ses cinquante chambres, l’Essener-Hof coûtait quelque chose comme 500 000 francs par an à la fabrique sans compter les frais supplémentaires.

 

Dans le moment qui nous occupe, il n’y avait naturellement que des représentants des puissances alliées de l’Allemagne et aussi de certains pays neutres. Il y avait aussi quelques journalistes neutres, triés sur le volet de la presse germanophile. Enfin la plupart des personnages qui se trouvaient dans le cortège de l’empereur, lors de la visite nocturne chez Krupp, avaient été invités par le général von Berg.

 

Le déjeuner de gala se donnait dans la grande salle des fêtes, et quand Richter y arriva avec Rouletabille, ils y trouvèrent déjà une société qui était de la plus charmante humeur du monde. Les dames étalaient leur grand décolleté comme pour un dîner.

 

Rouletabille, en traversant les salons, avait aperçu Vladimir. En pénétrant dans la salle des fêtes, il vit Nicole ! Il chercha alors la princesse Botosani et ne la trouva pas. Il s’étonna qu’elle n’eût pas été invitée. Richter présenta le reporter à Nicole (il avait déjà eu l’occasion d’être présenté à Helena).

 

« Un compatriote ! dit tout haut Richter en français. Ce doit être pour vous deux une bien grande consolation de vous rencontrer dans cet abominable pays où l’on traite les prisonniers comme des esclaves, et où on les laisse mourir de faim.

 

– Ach ! s’exclama derrière eux le général von Berg, M. Michel Talmar et Mlle Nicole pourront faire aujourd’hui quelques bonnes provisions, assurément !… »

 

Et, éclatant d’un gros rire, il montra la table immense couverte déjà des délicatesses les plus appréciées des palais teutons, et des pyramides de fruits, de gâteaux et de sucreries !

 

« Nous manquons de tout : en vérité, nous manquons de tout !… »

 

Nicole et Rouletabille n’eurent pas le temps de se dire un mot avant le déjeuner. Le général présenta lui-même le célèbre ingénieur français Michel Talmar aux principaux personnages étrangers, ne manquant jamais de donner le détail de sa collaboration et de son association avec Richter, en pleine usine Krupp !

 

« Voilà un Français intelligent ! concluait-il, et qui comprend véritablement ses intérêts !… Il n’est pas allé porter son invention en Angleterre, lui ! Il a été plus malin que Fulber !… »

 

De gros rires saluèrent cette allusion à l’infortune de l’inventeur…

 

« Chut !… fit alors le général avec un important sourire plein de malice, ne faisons pas de peine à Mlle Nicole !… Sa Majesté me l’a recommandée, en nous quittant !… »

 

Tout le monde regarda Nicole, qui ne regardait personne, pas même Rouletabille, et qui paraissait plongée dans un rêve très profond…

 

Avant que l’on se mît à table, Rouletabille et Nelpas Pacha manœuvrèrent si bien qu’ils purent se procurer deux minutes de conversation particulière sans éveiller l’attention de personne.

 

« Tu as ce que je t’ai demandé ? » fit Rouletabille.

 

Vladimir lui glissa une petite fiole dans la main.

 

« Oui ! vingt gouttes suffisent pour une seule personne.

 

– Merci… et le Wesel ?

 

– Mauvaise nouvelle ! répliqua Vladimir entre ses dents. J’ai vu le capitaine du Wesel ; il a reçu l’ordre de conduire cinquante Fritz en Hollande à son prochain voyage.

 

– Combien d’hommes d’équipage ? demanda Rouletabille.

 

– Sept…

 

– Avec le capitaine, huit ! Cela ne fait, après tout, que cinquante-huit hommes…

 

– C’est beaucoup, expliqua Vladimir, pour trois gars qui peuvent avoir besoin de s’emparer d’un bâtiment sans faire trop de bruit…

 

– Bah ! on ne s’apercevra de rien, et j’espère que nous n’aurons besoin de ne nous emparer de rien du tout…

 

– Bigre ! je l’espère bien, moi aussi !

 

– À quelle heure arrivent les caisses à bord du Wesel ? demanda Rouletabille.

 

– Il faut que tout soit arrimé à 6 heures du matin. Le nouvel horaire porte que le cargo doit lever l’ancre à 7 heures… Songez que l’on se sera aperçu de votre évasion à 5 heures du matin au plus tard !… Ils peuvent faire beaucoup de choses en deux heures…

 

– Quoi donc ?

 

– Eh bien !… vous reprendre et vous ramener à l’usine, par exemple !…

 

– C’est bien possible ! répondit Rouletabille d’une voix sèche, mais ils n’y ramèneront que des cadavres !… À propos, cher Pacha, comment se fait-il que la princesse Botosani… »

 

Mais il ne put continuer. On se mettait à table. Il était loin de Vladimir et loin de Nicole, entre un vieux hauptmann, qui se vantait d’être le plus vieil employé de l’usine et une petite backfisch de seize à dix-huit ans, cousine de Hans qui ne cessa de bavarder et de raconter à Rouletabille, dans ses plus grands détails, un voyage de huit jours qu’elle avait fait à Paris. C’était une ville qu’elle aimait beaucoup à cause de Magic-City.

 

« On raconte que l’empereur va peut-être détruire Paris, dit-elle, en manière de conclusion, mais j’espère bien que nous ne détruirons pas Magic-City ! »

 

Le mot fut entendu et eut du succès. Von Berg commença par déclarer que Jules César n’était qu’un imbécile en comparaison de l’empereur, et que l’empereur détruirait tout ce qu’il faudrait, et même Magic-City, si c’était nécessaire, mais que la culture triompherait sur toute la terre.

 

« C’est, du reste, ce que nos amis (et nous pouvons même ajouter après avoir promené nos regards autour de cette vaste table), ce que quelques-uns de nos ennemis ont déjà commencé à très bien comprendre !… »

 

À ces derniers mots, Rouletabille ne put s’empêcher de rougir jusqu’au bout des oreilles. Nicole, elle, ne rougit point, mais elle regarda Rouletabille qui la regarda. Tous deux semblèrent s’être compris et baissèrent le nez dans leur assiette.

 

Le mouvement avait été sans doute saisi par la brillante assemblée, car la brillante assemblée éclata en applaudissements, en hoch ! en hurrah !…

 

Le reporter songeait moins à sa honte et à son humiliation qu’il espérait pouvoir faire bientôt suivre d’une éclatante vengeance, qu’aux sentiments de rage et de douleur qui devaient habiter le cœur de Nicole.

 

Il était reconnaissant à la jeune fille de montrer tant de sagesse en face des monstres qui la bafouaient, elle et son pays !… Rouletabille n’avait qu’à se rappeler la fureur et l’éclat qui avaient mis fin à la dernière entrevue de Nicole avec Serge pour donner tout son prix au silence de la fille de Fulber depuis les dernières paroles de von Berg.

 

Elle ne broncha pas. Ainsi lui obéissait-elle, à lui, Rouletabille, et lui prouvait-elle une confiance qui, nous le savons, allait jusqu’à la mort. Tout de même, pour une femme comme celle-ci, il est plus facile de mourir, que de s’entendre dire que l’on est devenue l’amie des ennemis de son pays, sans protester.

 

« Elle mérite d’être sauvée ! Je la sauverai ! » se jura le reporter.

 

À ce moment, le vieil hauptmann qu’il avait à sa droite se pencha sur Rouletabille et lui dit :

 

« Avouez qu’on dit beaucoup de mal chez vous de notre empereur, le monde ne connaît pas ceux qu’il lapide !… Savez-vous pourquoi Sa Majesté est venue dernièrement à Essen ? Parce que le bruit commençait à courir dans le monde que la fille de l’inventeur Fulber y avait été maltraitée. Il a voulu se rendre compte par lui-même de la valeur de ces racontars, et vous pouvez voir, de vos propres yeux, si nous la soignons, la fille de l’inventeur Fulber ! Tenez ! on lui verse encore du champagne, du vrai champagne de France, pris à Reims, qui ne peut pas lui faire de mal !… Ach !… L’empereur, voyez-vous, cher monsieur, si je ne craignais pas de me servir d’un terme anglais (mort à l’Angleterre !), l’empereur est un véritable gentleman like !… toujours gentleman like !… Aussi, on se ferait tuer pour lui !… Moi, je suis un vieux bougre qui a porté déjà pour lui trois fois mes os au marché, mais il n’a qu’un signe à faire, et j’y retourne ! ma vieille carcasse lui appartient !… c’est un gentleman like !…

 

– Passez-moi encore des choux rouges, demanda à la gauche de Rouletabille la petite cousine… et versez-moi de la sauce, et cessez d’écouter ce vieux radoteur qui va encore nous raconter ses campagnes. Quand on dîne près de lui, votre tête vous fait mal comme si on avait joué aux quilles avec pendant trois jours ! Ach ?… Tous ces gens-là sont trop sérieux pour une petite fille comme moi, une petite backfisch qui a été à Paris et qui sait apprécier la französische frivolitœt !…

 

Il fut dit beaucoup d’autres choses aimables ou menaçantes dans ce repas de fiançailles. Fraulein Helena était rayonnante et l’excellent Richter ne cessait de la regarder avec des yeux attendris par le charme d’une carnation de rose et par le goût d’une toilette qui était à peu près de la même teinte que la carnation. Mettez sur tout cela des rubans bleus et ceignez une taille de déesse d’une ceinture dorée à boucle d’argent, agrémentée de petits cailloux du Rhin, et ne vous étonnez point que ce bon Richter fût si amoureux !

 

Nous ne nous attarderons point non plus à énumérer les nombreux plats énormes qui furent convenablement « nettoyés » dans cette petite fête par des convives rendus très joyeux par les crus les plus appréciés de la vigne allemande et française, et aussi (il faut être juste) par la certitude du triomphe prochain de la culture.

 

À ce point de vue, le délire patriotique ne commença de prendre d’intéressantes proportions qu’au dessert et, comme il convient, à l’heure des toasts.

 

Ceux-ci furent nombreux et pleins d’un esprit redoutable.

 

Un régiment étant venu à passer sous les fenêtres du banquet, mit le comble à l’allégresse générale par l’écho du rythme précis et lourd des mille bottes qui, à la même seconde, battaient le sol de la vieille Germanie ; et, comme presque aussitôt des centaines de voix entonnaient un chant guerrier et farouche, les convives entonnèrent, eux aussi l’Am Rhein, am Rhein, Am deutschen Rhein !… et cela, bien entendu, en levant les verres avec des gestes qui semblaient brandir des sabres !…

 

Le tout se termina par des rugissements : Russen Kaput ! Engliänder Kaput !… et des tas d’autres kaput ! parmi lesquels éclata naturellement le Franzosen kaput !…

 

Rouletabille, très rouge, s’enfonçait les ongles dans la paume des mains, tout en regardant anxieusement Nicole, qui lui parut un peu agitée…

 

Puis, vinrent les discours, les toasts…

 

Enfin, on se leva de table et l’on se répandit dans les salons pour prendre le café et les liqueurs et pour fumer de mauvais cigares.

 

C’est ce moment-là que Rouletabille attendait pour se rapprocher de Nicole. Dans le brouhaha général, il put la joindre dans un coin des salons, et, se glissant contre elle, lui donna la petite fiole apportée par Vladimir et lui dit :

 

« Prenez ceci, il y a de quoi endormir votre gardienne, et Helena, si c’est nécessaire, et toute la famille Hans. Vingt gouttes par personne suffisent. Mettez-en trente ! »

 

Nicole regardait Rouletabille sans faire un mouvement.

 

« Mettez donc cette fiole dans votre poche !

 

– Tout à l’heure ! On nous regarde !… Vous n’avez plus rien à me dire ?

 

– Mais si !…

 

– Alors, dites vite ! nous ne savons pas si nous aurons encore une occasion pareille !…

 

– Eh bien ! fit-il, c’est pour cette nuit, à 3 heures du matin tapant. Vous quitterez la maison de Hans avec les vêtements, la mante et la capeline d’Helena. Vous vous dirigerez vers la maison de Richter. Si l’on s’intéresse à votre silhouette, n’y prenez point garde. Un rendez-vous d’amoureux, le soir d’un déjeuner de fiançailles, n’est fait pour étonner personne en Allemagne. Vous gravirez le perron ; une fenêtre s’ouvrira, on vous introduira dans le petit cabinet de travail.

 

– Qui m’y introduira ? Vous ?

 

– Moi ou un autre !… Je serai particulièrement très occupé ! Laissez-vous conduire ! Tout se fera par mon ordre. Si, à 3 heures et demie, vous n’êtes pas là, c’est qu’il se sera produit quelque chose d’inattendu qui vous aura empêchée de sortir de la maison de Hans. Alors, soyez dans votre chambre. Je viendrai vous y chercher !…

 

– Êtes-vous sûr de réussir ?

 

– Absolument sûr de réussir cette nuit, puisque de toute façon j’ai votre engagement.

 

– Ah ! oui !…

 

– Car votre engagement tient toujours ?…

 

– Toujours !… »

 

Et Nicole se mit à sourire à Rouletabille…

 

Alors, tout à coup, le jeune homme devint d’une pâleur de cire et quitta Nicole. Il dut se détourner pour cacher son trouble visible, car il venait de s’apercevoir que le général von Berg les regardait attentivement tous les deux.

 

Il évita le général, car, peut-être, dans ce moment-là, le reporter eût-il été dans l’impossibilité de prononcer un mot.

 

Ses pas hésitants à travers la cohue en liesse cherchaient Vladimir, et quand il fut à nouveau près du Slave, c’est d’une voix si changée qu’il lui adressa la parole que Vladimir en fut tout de suite effrayé…

 

« Que se passe-t-il donc ?…

 

– Écoute, Vladimir, écoute !… Pourquoi la princesse Botosani n’est-elle pas ici ?… Elle n’était donc pas invitée ?…

 

– Mais si, elle était invitée !… »

 

Rouletabille ne put dissimuler un mouvement de joie et les couleurs lui revinrent.

 

« Oh ! mon Dieu ! fit-il… mon Dieu !… Est-ce bien possible, cela ?… Tu en es sûr, dis ? Tu es sûr de cela ?…

 

– De quoi ?

 

– De ce que tu me dis : que la princesse Botosani était invitée ?

 

– Mais absolument ! Non seulement elle me l’a dit mais encore, j’ai vu la carte d’invitation !

 

– Dieu du ciel ! je reviens à la vie !… Qui est-ce qui s’est occupé des invitations ?

 

– Le général von Berg lui-même !…

 

– Merci ! merci ! tu ne sais pas le bien que tu me fais !

 

– Mais encore une fois, que se passe-t-il ?… ça avait l’air de si bien aller tout à l’heure. Je te regardais parler à Nicole. Elle te souriait comme si elle était aux anges !

 

– C’est vrai, fit Rouletabille, d’une voix grave ! Elle m’a souri !… Entends bien cela, Vladimir : cette jeune fille est sublime ! Il n’est rien de plus beau, de plus héroïque au monde que Nicole !… »

 

Un instant, il garda le silence, et puis :

 

« Et maintenant, tu vas me dire pourquoi la princesse Botosani, qui a été invitée, n’est pas venue au déjeuner de fiançailles !…

 

– Tu avais donc bien besoin de lui parler ?

 

– Moi, sursauta Rouletabille, je ne la connais pas, et ne la veux pas connaître ! et je ne lui aurais pas dit un mot !…

 

– Alors, ne regrette rien !…

 

– Si, tout de même, je regrette… je regrette beaucoup ! Mais tu ne m’as pas dit le motif de son absence… Elle est souffrante, peut-être ?

 

– Nullement, mais ce matin alors qu’elle essayait une magnifique toilette qui devait la faire la reine de cette fête, car elle veut toujours être la première partout, elle a reçu l’ordre de se rendre à un déjeuner d’affaires où doivent se rencontrer un envoyé spécial d’Enver Pacha, un représentant de la Wilhelmstrasse et un autre grand personnage dont elle n’a pas voulu me dire le nom. »

 

Les couleurs de Rouletabille avaient à nouveau disparu. « Étrange ! étrange ! murmurait-il… fatale coïncidence », et il se passa une main sur le front où perlait une sueur glacée…

 

Il s’éloigna un instant de Vladimir et vint rôder autour de Nicole. Celle-ci l’aperçut, passa près de lui et lui dit : « Je compte sur vous ! je tiens toujours mes engagements ! Tenez les vôtres ! »

 

Et elle s’était reprise à sourire comme on sourit aux anges.

 

Rouletabille s’était laissé presque tomber sur un vaste fauteuil de cuir ; Il resta là, la tête enfouie dans les mains, pendant quelques instants. Puis il se leva, rejoignit Vladimir dans un coin d’ombre où ils purent bavarder sans être dérangés pendant cinq minutes.

 

Quand ils sortirent tous deux de cette ombre-là, ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

 

Nelpas Pacha alla saluer von Berg, Helena et Richter, leur demandant la permission de se retirer, car il se sentait un peu souffrant. En considérant la mine du représentant d’Enver Pacha, les autres n’eurent aucune peine à le croire.

 

Il prit donc congé, et comme il traversait un petit salon qui conduisait au grand escalier d’honneur, il se trouva, entre deux portes, face à face avec Rouletabille.

 

« Embrasse-moi ! lui dit celui-ci… nous ne nous reverrons peut-être plus jamais !… »

 

Vladimir l’étreignit avec plus d’émotion encore qu’il ne l’avait fait à Paris.

 

« Tu diras adieu à La Candeur ! » fit Vladimir d’une voix mouillée, et, sans tourner la tête il s’élança vers l’escalier.

 

« Pauvre La Candeur ! soupira Rouletabille resté seul, c’est moi qui l’ai amené ici !… »

 

Et, du bout des doigts, il essuya une larme, une grosse larme qui coulait sur sa joue…

 

Puis il rentra dans les salons où bientôt il étonnait Richter lui-même par la haute autorité avec laquelle il expliquait à quelques spécialistes ses conceptions personnelles sur la fabrication des machines à coudre…

 

XIX

« TO BE OR NOT TO BE »


La neige tombe à Essen. Cela fait aussi partie de l’Enfer : le froid. Nuit glacée chez Krupp. Nuit noire et blanche. Noire de tourbillons de fumée, blanche de tourbillons de neige. Un vent furieux mêle tout cela. Plus qu’aucun autre coin de l’usine le kommando de Richter disparaît dans cette ombre sinistre et mouvante tachée de blanc, car les bâtiments qui en dépendent ne s’embrasent point des lueurs intermittentes et fulgurantes sorties des creusets et des forges des ateliers de guerre…

 

Derrière les bureaux de l’ingénieur, se trouve une petite cour déserte, utilisée uniquement par les services particuliers et domestiques de Richter et de sa famille…

 

Or, voilà qu’une fenêtre donnant sur cette cour s’ouvre et qu’une ombre se laisse glisser sur le tapis de neige dont la pâleur est à peine visible dans les ténèbres épaisses gardées par les hauts murs.

 

Cette ombre vivante est-elle ombre d’homme ou ombre d’animal ?… Telle une ombre de chien, elle se promène à quatre pattes dans la neige. Elle va, vient, longe le mur, semble sentir la terre comme une bête de chasse respire une piste. Puis elle se redresse contre le mur. Décidément, c’est une ombre d’homme.

 

Une corde est lancée par l’homme au-dessus du mur et cette corde doit être munie d’un grappin qui s’est accroché à quelque saillant, à quelque barre de fer sérieusement repérée, car du premier coup, la corde ne cède pas sous la main qui la tire, et elle soutient le corps qui s’en sert aussitôt pour l’escalade.

 

Le mur est vieux et sous les pieds agiles qui le prennent pour point d’appui, quelques gravats s’en détachent et viennent rouler dans la neige ; mais, sans doute, l’ombre ne trouve-t-elle point cette déprédation suffisante, car, sitôt arrivée sur la crête du mur, elle en détache quelques morceaux qui tombent dans la cour et hors de la cour. Puis l’ombre disparaît hors de l’enclos après avoir rejeté la corde de l’autre côté du mur.

 

Quelques minutes se passent.

 

Maintenant, la corde est rejetée dans la cour et l’ombre, revenue, se laisse glisser jusqu’au sol. L’homme, après quelques gestes bizarres, redevient animal et, à quatre pattes, retourne à la fenêtre d’où il est parti, mais à reculons…

 

Arrivé à cette fenêtre, il rentre dans la maison de Richter, il se heurte à une autre ombre qui lui demande :

 

« As-tu encore besoin de mes souliers ? Bonsoir de bonsoir ! moi je grelotte… et, pour notre affaire, s’agirait pas d’attraper un rhume de cerveau !

 

– Voilà tes godilles, pleure pas ! » répond Rouletabille en se débarrassant les mains des énormes chaussures dans lesquelles elles étaient entrées et qui lui avaient servi, sur la neige, à créer, de compagnie avec les siennes, une visible piste dans le dessein évident de faire croire au passage d’une petite troupe de fuyards par un chemin que les jeunes gens n’avaient certainement pas l’intention de suivre.

 

« Et le chef de magasinage ? demande à voix très basse Rouletabille, tout en travaillant avec un pic, dont il se sert comme d’une pince-monseigneur, à forcer tout doucement une porte, opération sans doute nécessaire pour faire croire à la fausse piste.

 

– Le chef de magasinage ? répète La Candeur tout en remettant ses souliers avec un gros sourire de satisfaction, bah ! ça n’est pas lui qui nous dénoncera !

 

– Tu as tué Lasker ?

 

– L’a bien fallu !… Il m’a trouvé en face des caisses et s’est trop intéressé à ma besogne… m’a posé des questions qui m’ont troublé… tellement troublé mon vieux, que j’ai été obligé de m’y reprendre à trois fois pour qu’il ne me questionne plus jamais !… depuis le sergent de pompiers, j’ai le poignet foulé, tu sais !

 

– Et où as-tu mis le cadavre ?

 

– Justement !… je ne savais qu’en faire, moi !… L’inspiration, ça n’est pas mon fort !… Je l’ai caché en attendant sous un monceau de papillotes !…

 

– Mais ils le découvriront tout de suite ! malheureux ! Tu dis que Lasker ne nous dénoncera pas ! Tu n’as donc pas réfléchi que son cadavre nous dénoncera, lui !… et nous serons repris avant d’être sortis du magasin.

 

– Bonsoir de bonsoir !… qu’est-ce qu’il faut donc faire ?

 

– Écoute… Voilà ce que tu vas faire !… Tu vas sortir encore une machine à coudre de sa caisse et tu la replaceras dans le tas de celles qui ne sont pas encore prêtes à être emballées… puis tu fourreras le cadavre de Lasker dans la caisse. Il s’évadera avec nous !…

 

– Compris !… à tout à l’heure ! » souffla La Candeur déjà prêt à exécuter les ordres qu’il venait de recevoir.

 

Mais Rouletabille l’arrêta :

 

« Minute !… Ne t’en va pas sans me dire où tu as mis les uniformes de pompiers et les casquettes ?

 

– Là, dans le coffre à bois…

 

– Va !… »

 

L’ombre de La Candeur disparut dans un corridor et malgré que cette ombre fût chaussée, cette fois, des fameuses godilles, elle ne faisait pas plus de bruit que lorsqu’elle glissait sur ses chaussettes : l’habitude des reportages aussi dangereux qu’exceptionnels accomplis en compagnie de Rouletabille par La Candeur avait donné à celui-ci une grande discrétion de gestes.

 

Pendant ce temps, Rouletabille achevait la besogne qu’il savait nécessaire à la sécurité de leur départ, et rien n’était négligé pour que les recherches qui devaient s’ensuivre s’égarassent à souhait.

 

Quand La Candeur revint en annonçant que le corps de Lasker était convenablement emballé, Rouletabille, était en train de revêtir un des costumes de pompier… Le reporter fit craquer une allumette et regarda sa montre :

 

« C’est l’heure ! fit-il… et il roula les deux autres uniformes de pompier sous son bras… Écoute bien ce que je vais te dire… je vais sortir de la maison de Richter par la porte du perron. Tu resteras dans la salle de dessin. Personne n’y vient jamais, surtout la nuit. Seul Richter pourrait y entrer, mais, après la petite fête d’aujourd’hui, il dort profondément, comme tout le monde !…

 

– Tout de même, s’il venait ?…

 

– Ah ! s’il venait, tu le tuerais !…

 

– Entendu ! mais avec quoi ? J’ai le poing démoli, moi !

 

– Avec ceci », fit Rouletabille, en se dirigeant vers son petit cabinet de travail d’où il revint avec un levier pesant, terminé par une masse qui faisait de ce morceau d’acier un redoutable marteau…

 

La lune, un instant, éclaira l’arme qui fut déposée à portée de La Candeur, sur une planche à dessin…

 

« Tiens ! la lune qui se lève ! fit remarquer La Candeur. On va voir clair pour travailler. »

 

Mais l’astre se voila immédiatement. Le vent qui n’avait cessé de souffler avait cependant débarrassé un peu cette nuit lugubre de ses tourbillons de fumée et chassait des nuées de tempête…

 

« Tu ne bougeras pas d’ici jusqu’au moment où tu verras une ombre se dresser sur ce perron. Je te laisserai la clef de Richter. Tu ouvriras la porte à cette ombre ; tu la reconnaîtras, ce sera Nicole, dans les habits et sous la coiffe d’Helena, tu l’introduiras ici et tu lui diras : Rouletabille va venir !… Et c’est tout ! tu entends !… Pas de bruit, pas de bavardage inutile… Vous n’avez pas autre chose à vous raconter… Si elle te questionne, tu ne lui répondras pas… Compris ?

 

– Compris !… mais si elle ne vient pas ?

 

– Si elle n’est pas ici quand je reviendrai, il est entendu que j’irai la chercher… Mais toi, ne bouge pas !

 

– Bien !

 

– Obéis sans plus !… Puisque tu n’as pas d’inspiration, ne t’imagine pas devoir faire des choses qui te sembleraient normales et qui auraient peut-être des conséquences terribles !

 

– J’obéirai comme une brute.

 

– Adieu !

 

– Adieu ! »

 

Ils s’embrassèrent, car, au frémissement de Rouletabille, La Candeur sentait bien que l’on touchait à une minute inouïe du drame, sans, du reste, qu’il pût en concevoir l’intrigue. Il savait des choses, et il y en avait d’autres qu’il ignorait, et ce qu’il ne savait pas lui paraissait un abîme aussi profond et plus redoutable que la nuit au fond de laquelle gisait tout le mystère de l’usine Krupp !…

 

Rouletabille parti, La Candeur s’assit et attendit.

 

Il attendit une demi-heure.

 

Alors, l’ombre annoncée arriva. Elle fut debout sur le perron.

 

La Candeur lui entrouvrit la porte.

 

Elle eut un léger mouvement de recul en apercevant l’ombre énorme de La Candeur. Celui-ci lui souffla aussitôt : Rouletabille va venir !…

 

Alors, elle pénétra dans la maison, s’en fut dans la salle de dessin, s’assit à sa place ordinaire, et demanda dans un souffle :

 

« C’est bientôt qu’il va venir ? »

 

Or, La Candeur, fidèle à la consigne, fit celui qui n’avait pas entendu et s’assit à l’autre bout de la pièce.

 

Sans doute, Nicole comprit qu’il était préférable d’observer un parfait silence, car elle ne posa plus une seule question.

 

De temps en temps, elle tournait la tête vers le petit bureau, par la fenêtre duquel la lune, envoyant un de ses rayons, éclairait son beau, triste et douloureux profil.

 

Quelques soupirs où vivait l’angoisse de son âme agitée lui échappèrent.

 

Enfin, Rouletabille, à son tour, apparut sur le perron. Il n’était pas seul. Il avait avec lui deux autres pompiers. Tous trois furent rapidement dans la salle de dessin.

 

Les deux autres étaient Serge Kaniewsky et Fulber.

 

« Dieu soit loué, mademoiselle, puisque vous êtes là, fit Rouletabille. Nous n’avons plus une seconde à perdre et quelques minutes de retard de votre part auraient pu tout compromettre… »

 

Comme il prononçait ces dernières paroles, un coup d’œil jeté par la vitre du petit cabinet lui fit apercevoir certaines ombres inquiétantes qui s’avançaient dans le quartier, généralement désert à cette heure.

 

Aussi, est-ce d’une parole pleine de fièvre qu’il arrêta le commencement de transport qui s’était emparé de Serge dès que celui-ci eut aperçu la silhouette de Nicole, et qu’il ordonna au Polonais ainsi qu’à Fulber de suivre son ami (La Candeur) et de se soumettre à tout ce que celui-ci leur indiquerait de faire.

 

Comme Serge et Fulber hésitaient à s’éloigner de Nicole…

 

« Nous vous suivons !… Allez donc, ou nous sommes perdus ! » souffla Rouletabille.

 

Et, se tournant vers Nicole :

 

« Mais ordonnez-leur donc d’obéir ! » grinça-t-il entre ses dents.

 

Nicole ne dit pas un mot mais elle chassa devant elle Serge, d’un geste brutal…

 

La Candeur entraînait déjà Fulber et Serge… Mais Rouletabille ne regardait plus de ce côté.

 

Toute son attention allait à la fenêtre du cabinet par laquelle il eut l’épouvante d’apercevoir, de toutes parts, des silhouettes militaires qui entouraient ce coin du kommando de Richter d’un véritable cordon qui, de seconde en seconde, se resserrait.

 

Nicole aussi avait vu et son doigt montrait les ombres menaçantes et sa bouche râlait :

 

« Trop tard !… Nous sommes perdus !… »

 

Rouletabille le crut-il ?

 

Pensa-t-il, lui aussi, que tout était perdu ?… ou qu’il n’avait plus qu’un trop faible espoir de sauver Nicole pour courir le risque de la laisser encore vivante aux mains des bourreaux de sa race, gage formidable d’où dépendait peut-être le salut de la patrie ?…

 

Toujours est-il que sa main alla chercher derrière lui, sur la table de dessin, le lourd levier qu’il y avait déposé et alors, silencieusement, héroïquement, et sans doute aussi pour que cette noble fille qui avait déjà tant souffert ne vit point venir cette mort qu’elle avait elle-même commandée, sournoisement, il frappa !…

 

Il frappa à la tempe !…

 

De toutes ses forces, il frappa !… Mais, ô horreur !… la malheureuse ne s’abattit point sous ce coup furieux… Elle tourna sur elle-même, s’accrocha à un rideau et poussa un gémissement effroyable…

 

Rouletabille dut répéter ses coups et elle tomba à genoux, la bouche ouverte, les yeux formidablement agrandis, fixant son assassin avec un regard de bête blessée à mort… regard que l’autre ne devait plus oublier jamais…

 

Enfin, après un dernier et inutile effort qui la redressa en face du coup suprême, elle roula sur le parquet, et ne fut plus qu’une pauvre petite chose inerte sous les rayons glacés de la lune.

 

Rouletabille, tremblant d’horreur, avait encore son arme dans la main quand La Candeur apparut. Le géant recula devant la figure effroyable de son camarade, devant ce geste qui menaçait encore, comme s’il n’avait pas assez frappé, devant ce corps de femme qui lui barrait le chemin.

 

Dans le même moment, la clarté lunaire fut obstruée par une ruée d’ombres qui se précipitaient sur le perron et agitaient des silhouettes devant la fenêtre.

 

« Enlevons le cadavre », prononça Rouletabille d’une voix que La Candeur ne reconnut pas, tant elle était altérée.

 

L’autre obéit sans se rendre compte des gestes qu’il accomplissait…

 

Presque au même instant, comme la porte de la salle venait d’être refermée sur les deux hommes et leur lugubre fardeau, d’autres portes cédèrent sous la pression furieuse d’ombres militaires qui agitaient des lanternes en poussant des cris sauvages…

 

Et aussitôt, ombres et lanternes s’égaraient sur la fausse piste préparée par l’audacieuse astuce du reporter…

 

XX

À FOND DE CALE


Le Wesel, cargo qui fait le transport des marchandises entre Duisburg et la Hollande, est encore à quai, mais se tient prêt à remonter le Rhin.

 

Dans les ténèbres silencieuses de l’entrepont, que perce l’unique et très précise lueur d’un falot, un craquement subit s’est fait entendre.

 

Et comme si le bruit, dans cette nuit muette, s’était étonné lui-même, il s’est arrêté aussitôt… et puis il recommença d’être… mais cette fois, hésitant, incertain et si peureux de ses échos qu’il finit par expirer tout doucement, à bout de forces…

 

Enfin, tout à coup, il y eut dans la nuit, le sursaut brutal et rageur d’un éclatement.

 

Des planches furent projetées et, d’une caisse éventrée, un corps roula dans la lueur sanglante du falot qui se balançait entre deux madriers obliques…

 

Puis un autre corps roula. Ces deux corps étaient vivants. L’espace dont ils disposaient pour leurs mouvements n’était pas assez vaste pour qu’ils pussent s’étendre en hauteur ; aussi, s’étant vivement relevés sur leurs genoux, ils se trouvèrent en face l’un de l’autre comme deux corps de bêtes aux mufles soufflants, haletants et hostiles.

 

L’un de ces souffles demandait :

 

« Nicole ? »

 

Et l’autre ne répondait toujours que par halètement.

 

Serge Kaniewsky et Rouletabille étaient en face l’un de l’autre, au fond de la cale du Wesel… au fond de l’abîme…

 

« Nicole ? répète la voix grondante du Polonais… Où est Nicole ?

 

– Dans une de ces caisses… souffle Rouletabille.

 

– Mais où ?… mais où ?… mais où ?… Elle est peut-être évanouie !… Elle est peut-être morte !… Pourquoi ne donne-t-elle pas signe de vie ? Pourquoi ?…

 

– Les caisses ont été séparées les unes des autres… Attendez donc un peu… de la patience et du sang-froid !… nos compagnons ne sont peut-être même pas dans cette cale… Ces caisses ont été laissées sur le pont…

 

– Vous m’aviez juré qu’on ne nous séparerait pas !

 

– Qui vous dit que nous sommes séparés ? réplique la voix lugubre de Rouletabille… Nous sommes tous à bord, on finira bien par se retrouver ! »

 

Mais la fièvre du Polonais ne faisait que grandir… Il tournait dans l’étroit espace comme une hyène dans sa cage… et il revenait à Rouletabille en montrant ses dents comme s’il ne pouvait plus se retenir de le dévorer…

 

« Silence ! commanda le reporter… il me semble que l’on a remué de ce côté… »

 

Et il s’enfonça dans les ténèbres…

 

On entendit au fond de la nuit, sa voix prudente qui appelait La Candeur et Fulber.

 

Le Polonais l’eut bientôt rejoint.

 

« Pourquoi ? Pourquoi donc n’appelles-tu pas Nicole ? »

 

Et Serge supplia :

 

« Nicole ! Nicole ! »

 

Mais le silence seul répondit à ces appels désespérés…

 

« Elle est morte ! râla le Polonais… sans quoi elle eût entendu déjà ma voix ! Ah ! j’avais raison de ne pas vouloir me laisser enfermer dans cette caisse, sans elle !… Mais si elle est morte, je vous tuerai tous !… tous !… tous !…

 

– Vous ferez ce que vous voudrez ! souffla Rouletabille… moi, j’ai fait ce que j’ai pu !…

 

– Dis-moi donc que tu l’as sauvée, si tu ne veux pas mourir sur-le-champ… »

 

Et le Polonais, qui paraissait au bout de sa raison, accula Rouletabille dans un coin comme s’il voulait l’y réduire en miettes.

 

Rouletabille repoussa le mufle de l’homme qui lui envoyait son souffle de feu dans la figure… ce qui ne fit que redoubler la rage de l’autre…

 

« Ah ! grinça le Polonais dont les crocs agrippaient la cravate de Rouletabille… dis-moi donc qu’elle est sauvée… dis-moi cela… ou je te jure que tu as vécu ! »

 

Alors, le reporter, ayant secoué encore cette bête méchante, revint se glisser jusqu’au-dessous de la lueur du falot et là, assis sur ses talons, le menton dans les mains, dit :

 

« Je te répète que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la sauver !

 

– Ce n’est pas… ce n’est pas… ce n’est pas ça que tu m’as promis !… Si tu tiens à ta peau, il faut me faire voir Nicole…

 

– Je ne tiens pas à ma peau ; mais tu verras Nicole…

 

– Ah !… gémit l’autre, exténué de rage impuissante et d’angoisse farouche… si elle était sauvée, tu ne me parlerais pas ainsi !… Elle est morte !… Elle est morte !… Misère de ma vie !… elle est morte et nous sommes vivants !… »

 

Rouletabille, cette fois, ne répondit pas. Il alla chercher, au fond d’une de ses poches, un papier, le déploya lentement et le donna au Polonais…

 

Serge prit machinalement la feuille… Il ne comprenait pas.

 

Rouletabille lui dit :

 

« Lis ! »

 

Et le Polonais, à la lueur rouge du falot, lut.

 

Quand il eut fini de lire ce qui était écrit sur cette feuille, quand il eut pris connaissance de ce blanc-seing donné au criminel par la victime elle-même, il n’y eut plus ni cri, ni soupir, ni râle, ni rien… la tête de l’homme retomba et frappa l’entrepont d’un bruit sourd…

 

Rouletabille ranima en vain le corps inerte. La vie de cet homme était si liée à la vie de Nicole, que l’idée même de la mort de Nicole avait quasi jeté Serge au néant.

 

Pour l’en faire sortir, il ne fallut rien moins que l’eau glacée d’une bouteille que le reporter alla chercher dans sa caisse et surtout que cet imprévu dictame glissé dans l’oreille : Elle n’est peut-être pas morte !…

 

L’homme eut un mouvement, un soupir, et rouvrit les yeux.

 

Le passage de la vie furieuse de tout à l’heure à ce presque anéantissement déterminé par l’idée seule de la mort de l’objet aimé avait été prévu par Rouletabille et la brutalité de son acte avait été calculée, dans l’espérance d’une possibilité d’explications auxquelles il eût fallu renoncer sans ce coup d’assommoir.

 

Cependant, le reporter était au bout, lui aussi, de ses forces. Son œuvre était accomplie. Quoi qu’il arrivât maintenant, jamais plus les Prussiens ne disposeraient des secrets d’un homme qui n’aurait plus l’occasion de les leur livrer… Si l’affaire tournait mal, Rouletabille mourrait avec Serge, car il n’hésiterait pas plus à le frapper qu’il n’avait hésité dans cette minute tragique où il avait fait un cadavre dans les demi-ténèbres de la chambre de dessin…

 

Fort d’être parvenu ainsi, sans défaillance, à priver la Titania de l’âme dont elle avait besoin pour vivre de sa vraie vie, faible de tous les efforts dépensés, ému aussi de la douleur foudroyante de cet homme qui l’écoutait comme un mourant écoute la parole qui peut le rattacher à la vie, Rouletabille, indifférent désormais en ce qui le concernait, aux conséquences d’un aveu qui pouvait lui être fatal, avoua qu’il avait frappé à mort Nicole, parce qu’il n’était pas sûr que ce fût Nicole !…

 

Il narra la chose comme on lit un rapport, d’une voix blanche et monotone qui ajoutait, sans qu’il s’en doutât, à l’horreur d’un crime rendu nécessaire non point par une certitude quelconque, mais, par un doute absolu !

 

Car le doute, lui aussi, est une conclusion comme l’affirmation, comme la négation, et entraîne, dans certaines circonstances, un impitoyable verdict…

 

Il commença par dire comment il avait assisté à la fameuse entrevue de Serge et de la fille de Fulber et ce qui s’en était suivi, et comment Nicole avait été amenée à lui signer ce papier qui lui donnait sur elle droit de vie et de mort.

 

Et puis, ç’avait été l’absence prolongée de la jeune fille ; l’inquiétude de Rouletabille, sa visite nocturne à la maison de Hans, devant la fenêtre de Nicole… et puis l’inutile retour de Nicole en compagnie d’Helena dans le bureau de Richter… et enfin le déjeuner de fiançailles…

 

C’était là que le drame s’était noué formidablement.

 

Un moment, Rouletabille s’était demandé s’il avait réellement en face de lui la fille de Fulber… Or, à ce moment, Rouletabille avait déjà prononcé les paroles qui promettaient la fuite et indiquaient le rendez-vous nocturne dans les bureaux de Richter…

 

Ainsi s’expliquaient la pâleur et le subit désarroi du reporter à l’Essener-Hof… déjà, depuis quelques minutes, il était étonné de certaines attitudes, de certaines façons d’être de Nicole qui ne lui « revenaient » guère… Le calme de la jeune fille, sa passivité devant les manifestations brutalement patriotiques des invités du général von Berg, lui étaient apparus quasi inexplicables en face du souvenir de l’exaltation vengeresse qui avait secoué précédemment la fiancée de Serge ; et cela, en dehors de toute prudence, lors de son entrevue avec le Polonais.

 

Que Rouletabille eût mis un instant une si inattendue réserve au compte de l’héroïsme, il l’avait bien fallu… mais, dans la conversation qu’il avait eue ensuite avec la jeune fille, celle-ci lui avait si singulièrement souri lorsqu’il lui avait rappelé son engagement, que Rouletabille avait eu la sensation aiguë qu’elle ignorait tout à fait la nature de cet engagement-là !… On sourit ainsi au rappel d’un engagement d’amour, mais non d’un engagement de mort !…

 

Et si, en se retournant sous l’effondrement déterminé par cet incroyable sourire, Rouletabille n’avait aperçu le général von Berg qui fixait sur eux un regard assidu, le reporter aurait eu, à peu près, la certitude qu’il venait de parler à une autre qu’à Nicole !… Mais quoi ? Ce sourire n’était-il point commandé par le jeu de comédie auquel Nicole devait s’astreindre sous des regards trop curieux ?…

 

Angoisse inexprimable… inquiétude sans nom !…

 

Prescience d’une suprême fourberie d’un ennemi qui avait besoin, pour aller jusqu’au bout de son chantage, d’une Nicole bien portante, alors que l’autre, la vraie, n’était plus sans doute, à cette heure, qu’une morte ou qu’une moribonde…

 

Cette supercherie était d’autant plus facile à concevoir qu’elle était plus facile à exécuter, car on ne devait montrer la fausse Nicole que de loin et rapidement à un homme qui brûlait de fièvre derrière le carreau d’une vitre. Il s’agissait moins de trouver une ressemblance exacte qu’une silhouette d’une conformité approximative…

 

La Nicole que l’on exhibait au gala de l’Essener-Hof était inconnue de ceux qui n’étaient point les artisans de cette redoutable comédie, autant que la véritable fille de Fulber… Il n’y avait que Rouletabille qui pût concevoir des soupçons !… Et encore.

 

Rouletabille, il faut nous le rappeler, connaissait très peu Nicole… Il ne l’avait aperçue de près qu’une seule fois, dans la pénombre de son petit cabinet de travail, quand elle avait été jetée là par von Berg, et dans des circonstances si dramatiques qu’il ne pouvait se rappeler assez exactement les détails à quoi l’on ne se trompe point sur une ressemblance.

 

Quant à la voix, ils n’avaient échangé que de rapides paroles à l’oreille…

 

Enfin, pour corroborer le doute de Rouletabille, il y avait la dernière visite de Nicole chez Richter quand la jeune fille, laissée seule dans la salle de dessin, n’avait même pas tourné la tête du côté du bureau de Rouletabille et avait sursauté à l’apparition de ce dernier comme une personne surprise et n’ayant aucune idée que le local pût être habité… Était-ce encore là de la comédie destinée à tromper d’autres que Rouletabille ? Le jeune homme ne le pensait plus… depuis le sourire du déjeuner de fiançailles !…

 

En tout cas, le reporter avait le devoir de douter !… En face de ce devoir de doute, il considéra son devoir d’action. La Nicole à laquelle il avait parlé (vraie ou fausse), ne savait de son projet de fuite que l’heure et le lieu, mais elle ignorait encore tous ses moyens d’évasion. De toute façon, elle serait exacte au rendez-vous (d’autant plus exacte si c’était une fausse Nicole) pour en savoir davantage. Sans doute aurait-elle pris ses précautions et averti qui de droit, sans doute aurait-on préparé, de concert avec elle, un traquenard… Il appartenait à Rouletabille de le déjouer…

 

En conséquence de quoi, le reporter avait, lui, préparé la fausse piste qui, en tout état de cause, devait égarer pendant quelques instants, tous les chiens de police lancés sur les fuyards. Quand le moment d’agir fut arrivé, on sait comment, à cet instant précis, avaient surgi de toutes parts les ombres, qui ne surprirent point le reporter, mais qui vinrent ajouter un poids nouveau dans le plateau de la balance où Rouletabille était en train de peser la fausse Nicole. Toutefois, l’esprit du reporter gardait trop de lucidité pour donner une valeur de preuve à cette intervention redoutable. Les policiers pouvaient être là et avoir surpris les secrets de Rouletabille sans que Nicole les eût dénoncés. Et, puisque le reporter n’avait pas eu le temps, vu la rapidité des événements, d’établir l’identité réelle de la jeune fille avec l’aide de son père et de son fiancé… Il avait frappé sans savoir au juste qui il frappait et parce que c’était son devoir de frapper ! et parce qu’il avait reçu, de la main même de la vraie Nicole, l’ordre de frapper !… Il serait difficile de donner à ce froid résumé d’un récit-argument comme, seul, Rouletabille était capable de le concevoir, la couleur glacée et fatale qui en faisait, au fond de cet abîme où une si grande passion bouillonnait, l’originalité. Un professeur, armé d’un bâton de craie, n’aurait point tracé d’une façon plus calme et plus détachée sur le tableau de l’école, les lignes de son raisonnement algébrique au bout duquel il ajoute à l’ordinaire les lettres fatidiques C. Q. F. D. (ce qu’il fallait démontrer).

 

Mais voilà que le reporter ne s’était pas plus tôt tu que des grondements sinistres remuèrent l’ombre, et que la voix de Serge, bavante et glapissante, l’emplit de syllabes farouches…

 

Rouletabille releva la tête et vit en face de lui des yeux de flamme, des yeux de loup, quand les loups ont faim de chair humaine…

 

Malgré son sang-froid, il ne put soutenir l’éclat sanglant de ces deux yeux-là et il tourna la tête… Alors, il vit deux autres yeux, moins brûlants, mais si effroyablement tristes qu’ils lui firent encore plus peur que les premiers… En même temps, il entendit la voix de Fulber qui disait :

 

« Et maintenant, comment allons-nous savoir si c’est ma fille que tu as tuée ?… »

 

XXI

MORTE OU VIVANTE ?


« Nous avons le corps ici !… dit Rouletabille…

 

– Et tu parles ! » s’écria Serge…

 

Rouletabille mit sa main sur le mufle frémissant du Polonais.

 

« En tout cas, je parle moins fort que toi !… Cesse de hurler et de désespérer… tout n’est pas perdu, Serge Kaniewsky !

 

– Comment veux-tu, insensé ! que tout ne soit pas perdu ! Si le corps n’est pas celui de Nicole, c’est que Nicole est encore entre leurs mains… et elle devra payer pour nous tous !… mais tu seras le premier à payer pour elle, je te le jure !… »

 

Ils se turent, à cause d’un gémissement effroyable qui était à côté d’eux !… Ce gémissement disait : « On m’a fait voyager avec le cadavre de ma fille !… Il y avait un cadavre à côté de moi !… dans la même caisse que moi !… un cadavre qui était séparé de moi par des planches et dont j’ai touché les vêtements… Venez avec moi arracher les planches !… Nous sommes tous maudits à cause de toi, Serge !… Arrachons les planches !… arrachons les planches !… Nous referons après, un nouveau cercueil à Nicole… un cercueil étonnant et digne d’elle, grand comme la Titania ! »

 

Le malheureux délirait et s’accrochait à toutes les planches et les secouait comme un fou, mais Serge et Rouletabille eurent tôt fait d’arracher les planches de la caisse qui avait transporté le vieux… et, en effet, ils en tirèrent un cadavre que le Polonais poussa avec un rugissement jusque dans la lueur du falot rouge.

 

« C’est le corps de Lasker, le chef du magasinage ! » dit Rouletabille.

 

Le Polonais et Fulber se penchèrent sur le cadavre et furent sur lui comme des bêtes reniflantes…

 

« L’autre corps !… Il nous faut l’autre corps pour savoir ! Nous voulons l’autre corps !…

 

– Mon compagnon, seul, pourrait vous dire où il est, fit Rouletabille, et je ne sais où est mon compagnon. »

 

À ce moment, les ombres remuèrent encore et les ténèbres furent comme bousculées par le glissement d’une chose énorme.

 

« C’est toi, La Candeur ?

 

– Oui, c’est moi !… jamais je n’aurais cru que je pourrais venir vous rejoindre… ma caisse est à l’autre bout de la cale.

 

– Le corps ! Le corps ! glapirent les voix des deux furieux.

 

– Ces messieurs, prononça Rouletabille, désirent voir tout de suite le corps de Nicole ! Qu’en as-tu fait, La Candeur ?

 

– Je n’ai pas eu le temps de l’emporter, mon vieux, je l’ai laissé là-bas ! »

 

D’horribles grognements pleins de menace accueillirent ces paroles, tandis que la voix expirante de Fulber avait encore la force de dire : « Mon Dieu ! nous ne saurons donc jamais !…

 

– Si !… bientôt nous allons savoir !… c’est moi qui vous le dis ! croyez-moi ! fit encore Rouletabille.

 

– Quand ?

 

– Bientôt.

 

– Quand ?

 

– Bientôt. Peut-être dans une heure ! peut-être tout de suite !

 

– Tout de suite ! tout de suite ! je ne peux plus attendre, lança le Polonais.

 

– Ni moi non plus, gémit le malheureux Fulber… et il remplit la cale de son sanglot…

 

– Silence ! commanda Rouletabille… Écoutez donc !… Vous n’avez pas entendu ses pas ?… Si vous continuez à gémir de la sorte, vous allez faire venir tout l’équipage !… et ce n’est pas l’équipage que j’attends !…

 

– Qui attendez-vous ? pleura Fulber.

 

– J’attends celui qui nous dira la vérité !… car il faut espérer encore dans la vérité !… Écoutez-moi encore, car je ne vous ai pas tout appris… Elle est peut-être morte ! elle est morte ! voilà ce qu’il faut se dire d’abord, voilà ce que je vous ai dit d’abord !… car enfin, elle peut être morte ! Elle l’est ! dites-vous cela ! et maudissez-moi !… Et maintenant, espérez un miracle, parce que… parce que je l’attends, ce miracle-là !… j’ai cru tout à l’heure l’entendre marcher !… Sachez que j’avais dans Essen un complice… le soi-disant représentant des intérêts turcs…

 

– Vladimir ! Vladimir ! soupira La Candeur, où est Vladimir ?

 

– C’est lui que j’attends… Il a pris passage à bord !… et j’ai vu Vladimir à l’Essener-Hof, au déjeuner de fiançailles !… Je lui ai donné une mission… L’a-t-il accomplie ?… Tout est là… tout est là !… Quand je me suis aperçu, ou quand j’ai cru m’apercevoir, au déjeuner de fiançailles, que Nicole n’était pas Nicole… le souvenir aigu de certaines paroles entendues, certaine nuit, me revint à l’esprit. Une nuit donc, où j’étais sur les toits de la maison Hans, au Pavillon central des recherches, je surpris certaines paroles prononcées par l’homme qui avait été chargé de la garde de Nicole. Il se félicitait de ce que, depuis quelques jours, il jouissait d’une appréciable liberté : « Depuis mercredi, disait-il, j’ai bien cru être débarrassé de tout !… oui, nous avons tous cru que c’était fini !… et là-bas, la princesse Botosani a dit : Elle sera morte demain ! » ajouta l’homme de garde ; puis il y eut un silence et cet homme reprit, sans dissimuler son étonnement : « Et maintenant, elle va tout à fait mieux ! C’est incroyable ce qu’il y a de ressort chez les jeunes femmes !… Sans compter que, puisqu’il veulent qu’elle se porte bien, ils ont dû lui coller quelque chose de pas banal du tout ! » Or, reprit Rouletabille, je savais que la princesse Botosani était dame infirmière à l’hôpital de la villa Hœgel, hors de l’usine, à Essen même… Donc, on avait transporté, dans la crainte d’une issue redoutable, la pauvre Nicole dans cet hôpital : En était-elle réellement revenue ?… Toute la question était là !… Les Fritz avaient trop d’intérêt à lui substituer un sosie, pour que la possibilité d’une pareille éventualité ne me heurtât l’esprit, surtout dans le moment que je venais d’être assailli par les doutes les plus aigus sur la véritable personnalité de la Nicole que j’avais devant moi !… C’est alors que je me rapprochai de mon complice Vladimir qui, lui, est en relations constantes avec la princesse Botosani et que je lui demandai pourquoi la princesse ne se trouvait point au déjeuner de fiançailles ! Quand il m’eut appris que la princesse avait été invitée à ce déjeuner, je respirai, car il ressortait de cette information sûre que la Nicole que j’avais devant moi était la vraie Nicole. La princesse Botosani l’avait soignée, jamais on n’aurait invité la princesse au déjeuner où elle devait se rencontrer avec la fille de M. Fulber, si celle-ci n’avait pas été la même personne qui avait été soignée par elle ! La princesse aurait reconnu tout de suite la supercherie et elle en aurait fait part immédiatement à son faux pacha Vladimir avec qui on la sait du dernier bien !… C’était mettre beaucoup de monde dans la confidence, et c’était ainsi, pour peu que l’on donnât des doutes sur la personnalité de Nicole aux invités de l’Essener-Hof, aller à rencontre des désirs de l’empereur qui avait tenu justement à ce qu’on leur montrât la fille de M. Fulber en chair et en os et bien portante… Je concluais donc de tout cela que l’invitation de la princesse Botosani était un argument sérieux en faveur de la véritable personnalité de la Nicole à qui je venais de parler !… Cependant quand Vladimir eut ajouté que cette invitation avait été annulée par la nécessité où l’on mettait la princesse de ne point se rendre à cette invitation, tous mes doutes revinrent à nouveau, plus pressants que jamais ! Je pus croire et, dans tous les cas, je pus craindre que nous avions tous été joués !… Et je résolus d’agir comme si nous étions acculés à une situation désespérée. C’est alors que je confiai en grand secret à Vladimir l’alternative dans laquelle, désormais, nous nous débattions. Il était libre, lui !… Il pouvait agir !… et je lui dictai les gestes de son action… Il devait se rendre à l’hôpital de la villa Hœgel et s’assurer par lui-même de ce qu’il en était. C’était un mercredi que la malade avait été amenée à l’hôpital. Elle y avait été soignée par la princesse. C’étaient là de précieuses indications. Vladimir reçut l’ordre d’entrer, coûte que coûte, en communication avec la malade, et si celle-ci se trouvait encore à l’hôpital, d’user des moyens dont il disposait et de l’auto et des papiers de la princesse Botosani pour conduire la malade à la frontière hollandaise et l’y mettre en sûreté avant de revenir à bord du Wesel où sa place était retenue à l’avance… Messieurs ! Messieurs !… Vladimir est à bord du Wesel !… Il veille sur nous et sur notre entreprise, et on pourra le voir apparaître d’un moment à l’autre !… Vous voyez que rien n’est encore perdu !… c’est lui qui nous fixera… Tant qu’il n’aura pas parlé, nous n’avons à désespérer de rien !… »

 

À ce moment, un nouveau personnage apparut dans la lueur rouge du falot ; il appelait à voix basse :

 

« Rouletabille ! Rouletabille !…

 

– C’est toi, Vladimir ?

 

– Oui, c’est moi.

 

– Eh bien, as-tu trouvé la malade ?

 

– Oui.

 

– L’as-tu sauvée ?

 

– Oui.

 

– Elle est en sûreté en Hollande ?

 

– Oui !…

 

– Alors, Nicole Fulber est sauvée ?

 

– Mais je n’en sais rien, moi !… je ne sais pas si la malade est Nicole Fulber !

 

– Qu’est-ce que tu dis ?… qu’est-ce que tu dis ? Tu l’as vue ?

 

– Non ! je ne l’ai pas vue, elle n’a pas montré son visage !…

 

– Et tu l’as sauvée ?

 

– Oui !… j’ai sauvé, à tout hasard, la malade qui avait été amenée à l’hôpital le mercredi et qui avait été soignée par la princesse Botosani !…

 

– Mais enfin ! elle t’a bien dit comment elle s’appelait ?

 

– Elle m’a dit qu’elle s’appelait Barbara Lixhe !… »

 

XXII

LE DERNIER VOYAGE DU WESEL


De la rumeur encore au fond de la cale, de la rage, tout ce remuement de sentiments forcenés qui enveloppent Rouletabille et que celui-ci « mate » encore… un instant !… un instant !…

 

Combien de minutes encore pourra-t-il retenir ces fous, que la perspective de la mort de Nicole rend de plus en plus intraitables ?…

 

Mais le reporter est tellement attaché à la parole qui glisse de la bouche de Vladimir qu’il néglige tout le reste, qu’il ne s’occupe plus du reste, de toute cette fureur qui grouille derrière lui, et qui lui mord les talons…

 

– Parle, Vladimir, parle !… Si elle ne t’a rien dit, c’est qu’elle ne pouvait rien te dire, peut-être !… Il faut penser que, puisqu’ils étaient dans la nécessité de substituer à la Nicole malade, une Nicole bien portante, ils avaient dû imposer à la Nicole malade une autre personnalité que celle de la vraie Nicole !… Certes !… comprenez ! et espérez ! espérez encore !… Cette autre personnalité avait dû lui être imposée sous peine de mort !… et sous peine de supplice des siens !… Toujours le chantage… à toutes les pages !… à toutes les lignes de l’histoire du monde !… Lui as-tu dit, Vladimir, que tu venais de la part de Rouletabille ?

 

– Je n’ai pas osé ! assura Vladimir. Je n’étais pas sûr de la personne en face de qui je me trouvais… Elle se méfiait trop pour que je ne me méfiasse point, moi aussi !… Elle consentait à être conduite en Hollande, c’était déjà beaucoup !…

 

– Rien n’est perdu !… rien n’est perdu !… Mais c’est malheureux que tu n’aies pas pu la voir… car enfin, tu avais vu l’autre Nicole au déjeuner des fiançailles… et si la Nicole de l’hôpital lui avait ressemblé, c’est elle qui aurait été la vraie Nicole, à coup sûr… car on avait besoin d’une Nicole bien portante et ils n’avaient aucune raison d’inventer une Nicole malade !

 

– L’affaire s’est passée de nuit !… et dans les ténèbres de son dortoir et de la cour de l’hôpital… et je n’ai eu que le temps de jeter cette femme voilée dans l’auto de la princesse !… et puis j’ai sauté sur le siège… je conduisais moi-même !… Enfin ! Elle ne voulait pas se faire voir !… mais je crois que c’était elle ! mais je n’en suis pas sûr !… puisque je ne la connaissais pas… Je ne puis vous rapporter que ce qu’elle m’a dit, et elle m’a dit qu’elle était Barbara Lixhe, la femme captive en Allemagne et accusée d’espionnage du fameux journaliste démocrate hollandais !… et voilà pourquoi elle consentait à fuir en Hollande avec moi !… mais en tant que Barbara Lixhe !…

 

– Elle avait raison ! elle avait raison !… Puisque tu étais prêt à la faire fuir, à n’importe quel prix, et, qu’ainsi même si tu représentais pour elle un piège, elle bénéficierait de cette fuite au besoin… au besoin… sans que, en cas d’accident, les Fritz pussent lui reprocher d’avoir dévoilé sa véritable personnalité !… Rien n’est perdu !… rien n’est perdu !… espérons !… je vous dis que nous avons le devoir d’espérer !… Entendez-vous, vous autres !… Avez-vous bientôt fini de grogner comme ça ?… de me manger comme ça… avec vos yeux de feu… Quand vous m’aurez dévoré, vous serez bien avancés !… Vladimir ! Vladimir !… Où as-tu conduit cette femme en Hollande ?… où nous attend-elle ?… car elle nous attend, dis ?… Tu lui as dit qu’elle devait nous attendre ?

 

– Je n’eus que le temps de lui dire cela et de repartir. Elle nous attend à Arnhem, à l’hôtel des Provinces unies !… Je lui ai dit de rester là jusqu’à demain matin…

 

– Je vous dis que tout est sauvé !… soupira Rouletabille… Nous serons à Arnhem avant ce soir… bien avant ce soir !… Et là, nous trouverons Nicole !…

 

– Si nous ne l’y trouvons pas, fit la voix du Polonais, tu es mort !

 

– C’est entendu !… c’est entendu !… mais d’abord, cher monsieur, calmons-nous et veillons ; et soyons prudents, circonspects et prêts à tout, car le principal, de toute évidence, est d’arriver à Arnhem. »

 

À ce moment le bruit sourd et répété de détonations d’artillerie fit dresser l’oreille à Rouletabille, à La Candeur et à Vladimir… et du coup, la rage du Polonais et le désespoir de Fulber en furent comme suspendus…

 

« Qu’est-ce que c’est que cela ? dit Rouletabille. Et d’abord pourquoi n’avons-nous pas déjà appareillé ?… À cette heure, nous devrions être déjà en route.

 

– Je vais voir… » fit Vladimir.

 

Le Slave se glissa entre les caisses et disparut.

 

Il resta absent dix minutes pendant lesquelles les coups de canon ne cessèrent point. Rouletabille avait peine à contenir son anxiété. Les deux autres ne disaient rien.

 

Enfin Vladimir réapparut.

 

« Voilà, jeta-t-il, c’est bien simple. On s’est aperçu de votre évasion à l’usine… et on doit se douter que vous êtes à bord de quelque bâtiment, car le port est fermé et tous les départs sont suspendus !

 

– Bonsoir de bonsoir ! nous v’là encore fichus ! gronda La Candeur… ça allait trop bien !… » (car La Candeur, qui avait depuis longtemps fait le sacrifice de Nicole, trouvait que tout allait bien du moment que l’on était sur le point de toucher à une terre neutre).

 

Rouletabille dit simplement :

 

« Nous partirons quand même, parce qu’il faut partir… Es-tu prêt, Vladimir ?

 

– Mon cher, répondit Vladimir, je ne suis prêt que pour le déjeuner de midi, moi !

 

– Un Fritz, répliqua l’autre, est toujours prêt à faire la noce à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit !… Profite donc du retard dans le travail, imposé par la défense officielle d’appareiller, pour sortir ton gala !… Toute la boustifaille dehors et les paniers de champagne de Nelpas Pacha… Un pacha, ami d’Enver le Magnifique, sait bien faire les choses !…

 

– Mais c’était entendu ! tout était entendu pour midi !…

 

– Que la fête commence ! Va trouver le capitaine ! À table ! Et vite !…

 

– Le capitaine fait tout ce que je veux, dit Vladimir !… Nelpas Pacha est assez riche pour cela ! Et dès que ces messieurs auront bu, le reste ne traînera pas… le champagne est bien travaillé ! je t’assure !

 

– Descends-moi vite les armes !… Il faut que nous soyons maîtres du bateau dans une heure ! Offre-leur à boire à tous ! Gave-les ! Dans une demi-heure, nous offrirons de la poudre à ceux qui n’auront pas assez bu ! Et dans quelques heures, messieurs, nous serons à Arnhem !…

 

– Bonsoir de bonsoir ! éclata encore La Candeur qui renaissait à l’espérance, voilà une dernière aventure qui me plait… à une condition, mon vieux Vladimir… c’est qu’en même temps que tu nous descendras des armes, tu nous apportes quelques bouteilles de champagne !… j’ai une soif !… »

 

– Non, lui répliqua Vladimir, ce champagne-là, il vaut mieux que tu n’en boives pas ! »

 

*

* *

 

On n’a certainement pas oublié la dépêche publiée par tous les journaux de l’Entente et expédiée du Havre le 14 janvier 1915. Elle relatait l’évasion extraordinaire d’un certain nombre de Liégeois qui s’étaient emparés d’un bâtiment et qui étaient parvenus à s’enfuir ainsi jusqu’en Hollande. Rouletabille a raconté plus tard qu’il avait été inspiré par cette dépêche-là dans le plan qu’il avait préparé avec Vladimir, et nous ne pouvons mieux faire que la reproduire ici textuellement :

 

Le Havre, 14 janvier

 

On a raconté, dernièrement, l’audacieux coup des Belges qui, après avoir enivré des marins allemands, s’emparèrent de leur bateau et firent route vers la Hollande où ils arrivèrent sans encombre.

 

Cette prouesse vient d’être renouvelée, mais dans des conditions extraordinaires d’audace. Elle a permis à cent trois Liégeois, parmi lesquels quelques femmes et enfants, de quitter Liège nuitamment, à bord d’un bateau réquisitionné par les Allemands, l’Atlas V, et d’aborder en Hollande.

 

Cet Atlas V est un remorqueur, ancien bateau de guerre, d’une certaine force, acheté jadis à une puissance neutre.

 

Il quitta Liège vers minuit, emporté par le violent courant de la Meuse, que les inondations ont fait déborder ; en cours de route, il rencontra bien des obstacles : un pont de bois, près de Vise ; des câbles mis en travers du fleuve, mais il vint à bout de tout.

 

Le pilote avait blindé sa cabine à l’aide de tôles d’acier prises dans la soute à charbon. Grâce à cela il put braver les nombreux coups de fusil des sentinelles allemandes et le feu des mitrailleuses. Des canons furent même braqués sur ce bateau, mais ils ne l’atteignirent pas.

 

Le voyage de Liège à Essden (Hollande) se fit en une heure trois quarts. Les voyageurs étaient couchés à fond de cale. Aucun ne fut atteint.

 

Ajoutons que ce bateau venait de coûter 3 500 francs de réparations aux Allemands.

 

Les choses se passèrent avec la même simplicité audacieuse, à bord du Wesel.

 

Au cours d’un déjeuner offert à l’état-major, à une partie de l’équipage et à une cinquantaine de passagers exceptionnels, cinq démons armés jusqu’aux dents surgirent dans le moment que le champagne coulait à flots et avait déjà, sur quelques-uns, produit des effets somnifères tout à fait inattendus. L’état-major fut fait prisonnier et enfermé à fond de cale. Le reste n’offrit aucune résistance. Le maître de chauffe et les mécaniciens durent obéir sous peine de mort aux ordres qui leur furent donnés, et le Wesel, sortant de Duisburg, eut bientôt atteint Ruhrort au confluent de la Ruhr et du Rhin. C’est là que les difficultés purent apparaître aux audacieux évadés, un moment, invincibles… Poursuivis par un remorqueur sur la dunette duquel on parvint à distinguer de nombreux officiers qui poussaient de véritables hurlements, Rouletabille et ses compagnons ne tardèrent pas à faire feu de toutes leurs armes. À ce remorqueur vinrent se joindre bientôt deux chaloupes automobiles.

 

Heureusement pour nos amis, un événement aussi extraordinaire que celui d’un cargo bravant les ordres officiels en pleine Allemagne, dans une contrée éloignée des hostilités, n’avait pas été prévu… On se trouvait désarmé devant tant d’audace… Il y avait bien des canonnières sur la Ruhr, aucune n’était en état de poursuivre… Elles étaient revenues là pour réparations… Les embarcations qui donnèrent la chasse au Wesel n’étaient pas armées.

 

À l’abri derrière les bastingages et les sabords, Rouletabille, Fulber et le Polonais firent de nombreuses victimes, tandis que La Candeur et Vladimir surveillaient, revolver en main, l’équipage prisonnier dans l’entrepont, et les chauffeurs.

 

Au nord de Ruhrort la poursuite fut même abandonnée, mais Rouletabille pensa bien que ce n’était pas pour longtemps… Le téléphone avait dû marcher. On aurait du travail à la frontière… mais il fallait passer quand même. Ils étaient décidés à tout ! à sauter ! à couler !… s’ils ne pouvaient passer !… Les chaudières furent chauffées à blanc !… Le Wesel trépidait de toute sa membrure…

 

Et quand, à un kilomètre de la frontière, les bâtiments ennemis se présentèrent lui barrant la route, il passa au travers, littéralement au travers, car il en coula un, reçut lui-même une volée de mitraille, dix obus, mais arriva en Hollande !… Il y arriva crevé, mourant, mais il y arriva !…

 

Un obus avait réduit en miettes le capitaine, son second et trois matelots.

 

Quant aux cinq passagers qui nous intéressent, ils étaient sains et saufs, sans une égratignure !…

 

Deux heures plus tard, Rouletabille et ses acolytes, après s’être expliqués avec les autorités hollandaises, se présentaient à Arnhem, à l’hôtel des Provinces unies, et demandaient à voir tout de suite Mme Barbara Lixhe.

 

On leur répondit :

 

« Mme Barbara Lixhe est partie ce matin avec son mari qui est venu la chercher, pour Rotterdam ! »

 

XXIII

BARBARA OU NICOLE ?


Ils partirent le soir même pour Rotterdam.

 

Ils y arrivèrent le lendemain matin. Chose singulière, ces deux douleurs si différentes, celle de Fulber et celle de Serge Kaniewsky, s’étaient rejointes.

 

Le dernier coup qui avait frappé Serge à Arnhem avait fini de l’abattre. Toute sa rage, toute sa fureur étaient tombées. Il n’y avait plus en lui qu’un immense désespoir et, sur ce terrain-là, il était sûr de se rencontrer avec l’inventeur.

 

La Candeur était radieux, Vladimir rayonnant, Rouletabille pensif. Il avait dit :

 

« Ça n’est pas encore une preuve !… Elle a pu se confier à ce monsieur Lixhe, lequel était assurément venu chercher sa femme, après qu’on l’eut averti de son arrivée en Hollande. Ce monsieur Lixhe, à qui Nicole se sera confié et qui connaît ce dont les Prussiens sont capables, même hors de chez eux (rappelons-nous la mort de Nourry), a sans doute décidé qu’il était préférable pour Nicole de continuer cette comédie… Tant que nous ne les aurons pas rejoints l’un et l’autre, il nous reste un espoir ! »

 

Ainsi avait parlé Rouletabille. Avait-il été seulement entendu ? Les autres ne lui répondirent même point. Croyait-il lui-même à ce qu’il disait ?

 

Le fait est qu’il le disait sans grande conviction. Il était au bout de ses efforts. Il avait fait plus qu’il n’avait espéré. Et il n’osait plus, après une aventure qui sauvait Paris, demander à la Providence une faveur nouvelle qui eût, en surplus, sauvé Nicole.

 

Cependant, il y avait des instants où il était comme réveillé en sursaut par la vision d’un geste qu’il répétait machinalement. Il se croyait encore, il se sentait encore, en train de frapper Nicole !… Et il eût donné sa vie pour n’avoir pas frappé la vraie !…

 

Jusqu’à Arnhem, il s’était montré fort, plus fort qu’il n’aurait cru ; il avait bien pensé que là le doute au moins cesserait.

 

Eh bien ! le doute continuait… ou pour mieux dire, l’espoir, sans avoir complètement disparu, n’était plus qu’une toute petite chose… si petite…

 

Dans le train, il avait pleuré silencieusement en voyant les pauvres figures de Fulber et de Serge.

 

Le Polonais ne lui montrait plus d’hostilité… Docile, il se laissait conduire, sans aucune réaction… Ce n’était plus que de la douleur, dans un coin…

 

À Rotterdam, ils se mirent à la poursuite de Lixhe ou, plutôt ils suivirent tous Rouletabille qui cherchait Lixhe. De la salle de rédaction, on les envoya sur le port ; on les vit déambuler comme des âmes en peine le long des canaux qu’animait un négoce décuplé depuis la guerre en dépit des entraves sous-marines ; ils échouèrent, pour le déjeuner, dans une immense brasserie, où généralement déjeunait Lixhe. Cette brasserie était en même temps une sorte de Bourse du commerce où l’on traitait mille affaires entre un compotier d’anchois et d’énormes pots de bière… Mais Lixhe n’était pas là…

 

Quelqu’un qui connaissait Lixhe leur dit :

 

« Il est parti ce matin pour Flessingue… »

 

Ils allèrent à la police qui, d’ailleurs, les cherchait et ils apprirent avec certitude que Lixhe qui avait été rejoint par sa femme, prisonnière des Allemands depuis six mois, venait, en effet, de prendre le train pour Flessingue.

 

Une heure après, ils prenaient le train pour Flessingue.

 

À Flessingue, ils arrivèrent pour voir disparaître le bateau qui emportait Lixhe et sa femme.

 

Rouletabille disait :

 

« Si, comme je le pense, Nicole s’est entièrement confiée à Lixhe, celui-ci ne trouvant pas Nicole suffisamment en sûreté en Hollande, l’a conduite en Angleterre. »

 

Ils durent attendre deux jours un bateau pour l’Angleterre.

 

Serge et Fulber ne parlaient plus du tout à Rouletabille. Ils l’écoutaient quelquefois, mais comme des gens qui ne l’entendent ou ne le comprennent pas.

 

Ils ne mangeaient plus. Ils ne pleuraient même plus.

 

La Candeur et Vladimir allaient faire des parties de cartes dans les cafés.

 

Les nuits étaient épouvantables pour Rouletabille qui ne dormait plus. Dès qu’il s’assoupissait, il se voyait assassinant Nicole.

 

Enfin, ils s’embarquèrent. La traversée s’accomplit normalement. Ils arrivèrent à Londres et s’en furent à la police. Là, ils apprirent que Lixhe et Mme Barbara venaient de partir pour Liverpool.

 

Serge déclara qu’il n’irait pas à Liverpool, qu’il n’en aurait du reste pas la force, car il gardait celle qui lui restait pour rentrer en France, revoir les lieux où il avait aimé Nicole et mourir. Fulber, lui, voulut suivre Rouletabille jusqu’à Liverpool.

 

« Cela vaut mieux, dit-il, ce sera plus sûr ! »

 

Et il se mit à rire en embrassant Rouletabille. Fulber était à la limite de la folie.

 

Aussi, le reporter le laissa à Londres avec Serge, sous la garde de La Candeur et de Vladimir qui les enfermèrent tous deux dans la même chambre et s’en furent au bar consommer force cocktails, whisky et brandy, qu’ils jouaient interminablement aux dés. Vladimir, en Angleterre, était redevenu Roumain, sur les conseils de Rouletabille.

 

Quand celui-ci revint de Liverpool, il apprit à tout le monde que M. et Mme Lixhe s’étaient embarqués à Liverpool pour l’Amérique. Cette fois, le doute n’était plus possible, il n’y avait plus qu’à rentrer à Paris.

 

Ils rentrèrent à Paris.

 

Avant d’arriver en gare, Rouletabille dit à Serge et à Fulber.

 

« Il nous reste un espoir. Si Lixhe, pour sauver Nicole des Allemands, a simulé avec elle un départ pour l’Amérique, ils ont pu tous deux quitter le paquebot à son escale devant Brest…

 

– Dans ce cas, fit entendre la voix d’outre-tombe de Serge… dans ce cas, nous allons trouver Nicole chez sa mère.

 

– Possible !… répliqua Rouletabille… J’ai consulté les horaires. Elle peut être arrivée à Paris cinq heures avant nous ! »

 

Aussitôt débarqués à Paris, ils montèrent dans une auto et se firent conduire à Neuilly, dans la demeure de Fulber.

 

Là, ils ne trouvèrent pas Nicole. Ils ne trouvèrent même pas Mme Fulber. La demeure était close et les voisins ne purent donner aucun renseignement utile.

 

Ce fut le suprême effondrement. Le père et le fiancé tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

 

Rouletabille les laissa à leur embrassement et, peut-être aussi désespéré qu’eux, remonta dans l’auto.

 

Il n’entendit même pas les cris de Vladimir et de La Candeur. Il partit à toute allure.

 

Il avait donné l’adresse de la rue des Saussaies… l’adresse de la Sûreté générale.

 

Mais quand il arriva là-bas, il vit, d’une autre auto, sauter Vladimir et La Candeur, et descendre derrière eux Fulber et Serge.

 

« Nous ne te quitterons pas encore !… disait La Candeur… Nous leur avons fait comprendre que si tu nous quittais comme ça, c’est qu’il te restait encore un espoir !…

 

– Aucun ! jeta Rouletabille… aucun !… c’est fini !… Je viens ici rendre compte de ma mission… J’ai réussi à sauver Paris, mais je n’ai pas réussi à sauver Nicole ! »

 

Et il traversa la cour en hâte, gravit l’escalier… les autres suivaient…

 

Maintenant, ils avaient cette habitude de le suivre en nourrissant toujours, au fond d’eux-mêmes, un espoir impossible…

 

Or, comme ils arrivaient tous dans le vestibule du chef de la Sûreté générale, ils aperçurent, à côté d’un homme qu’ils ne connaissaient pas, Nicole et Mme Fulber !…

 

Nous renonçons à décrire la scène qui s’ensuivit, les cris, les pleurs de joie, le délire de cette réunion imprévue !…

 

« C’est donc vous qui nous poursuiviez, fit l’homme inconnu et qui se fit connaître tout de suite, et qui n’était autre que M. Lixhe !… Et moi qui croyais avoir affaire à des espions d’outre-Rhin… »

 

À ce tumulte joyeux, la porte s’ouvrit et alors, dans le salon du chef de la Sûreté, Rouletabille aperçut son directeur et tous ces messieurs du fameux conseil secret !… Ils étaient réunis là pour prendre une décision qui allait peut-être conseiller aux Parisiens d’abandonner la capitale devant le péril pressant de la Titania.

 

Rouletabille s’avança alors et, présentant à ces messieurs Fulber, Serge et Nicole, s’écria :

 

« Je vous avais promis de les tuer ou de les sauver !… Mes camarades et moi nous les avons sauvés tous les trois !… »

 

À quoi le Binocle d’écaille dit :

 

« Eh bien ! je puis bien vous l’avouer maintenant, je n’ai pas été aussi ému depuis la bataille de la Marne !… »

 

 

Le lendemain, L’Époque paraissait avec une manchette considérable : Si le miracle de la Marne a sauvé la France, Paris a été sauvé par le miracle de Rouletabille !

 

 

 

 

 

 


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Novembre 2007

 

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[1] Travail.

[2] Voir Le Château Noir et Les Étranges Noces de Rouletabille, deux romans parus en 1916 dont Rouletabille est le héros.

[3] Verre.

[4] Boissons.

[5] Voir Le Château Noir.

[6] Voir Le Château Noir et Les Étranges Noces de Rouletabille.

[7] Voir Le Château Noir.

[8] Voir Le Château Noir.

[9] Tissot, Les Prussiens en Allemagne.

[10] Voir Le Château Noir.

[11] Voir Jules Huret, L’Allemagne moderne.

[12] Lire Bernard Brunhes.