Gaston Leroux

 

 

 

LE COUP D’ÉTAT DE CHÉRI-BIBI

 

 

 

Publié sous le titre Chéri-Bibi, le marchand de cacahouètes en 81 feuilletons quotidiens dans Le Matin, du 16 juillet au 4 octobre 1925, puis en volume en 1926, Librairie Baudinière

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  UNE SÉANCE TRAGIQUE.. 5

II  LE CADAVRE À LA TRIBUNE.. 20

III  LE PETIT HÔTEL DU MARAIS. 25

IV  LA BELLE SONIA.. 46

V  M. PETIT-BON-DIEU FILS. 58

VI  INCIDENT.. 65

VII  LE BARON D’ASKOF.. 79

VIII  MOSSIEUR HILAIRE.. 88

IX  NOUS DANSONS SUR UN VOLCAN.. 96

X  LE MARCHAND DE CACAHUÈTES. 113

XI  UNE NUIT HISTORIQUE.. 136

XII  LES TREIZE CACAHUÈTES DU BARON D’ASKOF.. 146

XIII  AIMER – MOURIR.. 163

XIV  CHÉRI-BIBI ET LA FICELLE.. 172

XV  BRUMAIRE.. 194

XVI  CINQ MINUTES. 202

XVII  VERSAILLES. 206

XVIII  HORS LES GRILLES. 219

XIX  FAITES VOS JEUX ! RIEN NE VA PLUS ! 234

XX  LA NOUVELLE TERREUR.. 241

XXI  OÙ NOUS REPRENONS CONTACT AVEC D’ANCIENNES CONNAISSANCES. 249

XXII  M. FLORENT VIT DANS LES TRANSES. 262

XXIII  SUITE DE L’ÉTRANGE AVENTURE DE M. FLORENT.. 271

XXIV  DU PLUS GRAND DANGER QUE COURENT LES RÉVOLUTIONS. 286

XXV  DES DÉCOUVERTES QUE FIT MME HILAIRE EN SE PROMENANT DANS SA CAVE ET DE CE QUI S’ENSUIVIT.. 302

XXVI  À LA CONCIERGERIE.. 316

XXVII  DANS LE CACHOT DU SUBDAMOUN.. 324

XXVIII  LA COUR DES NÉO-GIRONDINS. 332

XXIX  OÙ M. FLORENT COMMENCE À COMPRENDRE QU’IL N’AVAIT RIEN COMPRIS À LA SECONDE GRANDE RÉVOLUTION FRANÇAISE.. 350

XXX  OÙ M. HILAIRE A L’OCCASION DE PRÉTENDRE QUE LES HONNEURS NE FONT PAS NÉCESSAIREMENT LE BONHEUR.. 366

XXXI  OÙ NOUS VOYONS CHÉRI-BIBI SE « COLLETER » PLUS QUE JAMAIS AVEC LA FATALITÉ.. 375

XXXII  OÙ CHÉRI-BIBI RETROUVE SON FILS. 393

XXXIII  CHÉRI-BIBI RETROUVE SA FEMME.. 402

XXXIV  LA DERNIÈRE CHARRETTE.. 415

XXXV  IL N’EST POINT SI BONS AMIS QUI NE SE QUITTENT.. 432

XXXVI  EN FAMILLE.. 444

XXXVII  DEUX PERSONNES ATTENDENT DANS LE PETIT SALON.. 450

XXXVIII  CHÉRI-BIBI ET LE SUBDAMOUN.. 463

ÉPILOGUE.. 468

À propos de cette édition électronique. 475

 

I

UNE SÉANCE TRAGIQUE


– Demandez les nouvelles de la dernière heure : « La République en danger ! Le coup d’État dévoilé ! L’interpellation de cet après-midi ! La mise en accusation des coupables ! »

 

Les camelots débouchaient au coin des grands boulevards et de la rue Royale.

 

À la hauteur d’un restaurant où déjeunaient des parlementaires, ceux-ci les appelèrent pour acheter les journaux et rentrèrent hâtivement dans l’établissement où l’on fit groupe autour d’eux.

 

– Alors, c’est bien pour cet après-midi ?

 

– Mais, je vous l’ai dit : Carlier a les preuves !

 

– A-t-il les noms ?

 

– Les noms sont dans toutes les bouches !

 

– Moi, je vous dis que Carlier ne marchera pas. Voilà plus de quinze jours qu’on dit qu’il a les preuves… Il n’a rien du tout ! Subdamoun et sa bande sont aussi malins que lui !

 

– Ils ne sont pas encore devant la Haute-Cour !

 

– Ils y seront avant huit jours !

 

– À moins que nous ne les ayons fusillés !

 

– À moins que le coup d’État n’ait réussi !

 

– Cette blague ! Vous y croyez, au coup d’État ! Vous croyez que ça se fabrique comme ça ? Tenez ! voilà Mulot qui arrive de l’Intérieur… Eh bien ! Mulot, avez-vous vu le ministre ?

 

L’interpellé, depuis que presque tous ses amis étaient entrés dans le ministère, un ministère d’extrême-gauche farouche, ne décolérait pas.

 

Pourtant il avait le gouvernement de son opinion, mais il ne se consolait point de n’en pas faire partie.

 

Aussi rendait-il la vie dure aux ministres, les poussant aux mesures extrêmes, aux décisions les plus graves, les accusant de manquer de zèle dans l’application des principes et leur portant les ordres menaçants de Carlier qui avait toute l’extrême-gauche dans sa main.

 

Ah ! on était loin de la politique précédente qui déjà avait soulevé tant de colère et autour de laquelle avaient été livrées de si cruelles batailles. Elle eût paru couleur de rose à côté du ministère Hérisson.

 

Carlier donnait des indications au gouvernement sur les parlementaires à surveiller, dénonçait les citoyens, sans preuve, affirmant qu’il fallait d’abord les arrêter et qu’on trouverait les preuves ensuite ! À l’entendre, il n’y avait pas une minute à perdre depuis que les électeurs du neuvième district, en remplacement de leur vieux député réactionnaire, décédé, avaient envoyé à la Chambre ce jeune officier, « le commandant Jacques », « Jacques Ier » comme grondaient ceux qui déjà parlaient de dictature, ou « Subdamoun Ier », en rappel de l’attitude intransigeante de ce soldat, devant la commission de délimitation d’un bout de colonie que la France possédait en Afrique équatoriale. Cette attitude lui avait valu le blâme officiel du gouvernement, à la suite de quoi il avait donné sa démission. Pendant la Grande Guerre, les circonstances avaient fait qu’il avait commandé une division, devenue illustre : la division de fer. Et, depuis, il n’avait cessé de protester contre ce qu’il appelait : le sabotage de la victoire, et il s’était rué dans la politique comme à l’assaut d’une tranchée, prêt à tout nettoyer devant lui.

 

Peu à peu, une immense popularité l’avait consacré chef de tous les mécontents… et il y en avait !

 

C’était un noble : marquis, héritier du titre et du nom de Touchais, depuis que son frère aîné, Bernard de Touchais, avait succombé quelques années auparavant dans le tremblement de terre de San Francisco, après avoir à peu près ruiné sa famille. On se rappelle que le père avait fini tragiquement dans l’incendie du château de la Falaise, à Puys, près de Dieppe, incendie qui avait, crut-on alors, dévoré également le fameux Chéri-Bibi, de sinistre réputation.

 

Mulot consentit enfin à répondre au petit Coudry qui s’était assis à côté de lui.

 

– Oui, j’ai vu le ministre, je lui ai dit que nous en avions assez. Hérisson a compris. Ça va barder. Nous aurions déjà toute la ficelle du complot depuis longtemps si cet imbécile de Cravely l’avait voulu. Mais Cravely est à la fois, paraît-il, chef de la Sûreté et honnête homme ; il aurait reculé devant un cambriolage. Voyez-vous un chef de la Sûreté qui recule devant un cambriolage, quand il s’agit de sauver la République !

 

Et Mulot cligna de l’œil du côté de Coudry, un gamin rageur que les dernières élections avaient jeté sur les bancs socialistes de la Chambre. Il passait son temps à aboyer aux chausses de tous les orateurs, coupant leurs meilleurs effets, quand ils n’étaient pas de son opinion.

 

– Savez-vous, reprit Mulot, après un silence, chez qui il a fallu « travailler » ?

 

L’autre prononça un nom à voix basse : « Lavobourg ».

 

Et Mulot fit un signe de tête affirmatif. Lavobourg était le premier vice-président de la Chambre.

 

– Décidément, il n’y a que de la trahison partout, déclara Coudry.

 

– Partout !

 

– C’est donc ça qu’on raconte, que Subdamoun Ier est tout le temps fourré chez l’amie de Lavobourg, la belle Sonia. C’est elle qui a dû remettre à Lavobourg les papiers du Subdamoun pour qu’ils soient plus en sûreté !

 

Tout ça va éclater dans quelques minutes. Allons, partons ! Si Carlier a dit vrai, on va boucler tout le monde. C’est entendu avec le président Bonchamps, qui donnera l’ordre de fermer toutes les portes. Les arrestations auront lieu à la Chambre même. Ah ! on va voir la figure des « Subdamoun » ! Et le commandant Jacques va en faire une tête quand on le conduira à la Conciergerie.

 

À l’instant où Mulot et Coudry se disposaient à quitter le restaurant, un de leurs collègues sautait d’un taxi et se précipitait vers eux, les yeux fulgurants. C’était Joly, le questeur.

 

Il finissait de déjeuner, à la présidence, avec le président Bonchamps, un pur celui-là, un solide, sur qui la révolution pouvait compter, quand Bonchamps, tout à coup, s’était trouvé mal, avait porté les mains à sa poitrine avec un gémissement étouffé, et maintenant il râlait entre les mains des médecins.

 

– Bonchamps empoisonné ! Bonchamps empoisonné !

 

Ce fut le cri qui se répandit en un instant dans les restaurants de la rue Royale, qui se vidèrent.

 

La troupe délirante des parlementaires traversait la place de la Concorde et le pont en ramassant sur son chemin les amis qui accouraient en hâte au Palais-Bourbon. Ils apprirent tout de suite que la garde de la Chambre avait été doublée et que les troupes étaient restées consignées dans les casernes, prêtes à tous les événements. Les amis du ministre pouvaient être tranquilles de ce côté depuis qu’Hérisson avait donné le gouvernement militaire de Paris à un civil, le citoyen Flottard, sans la signature duquel le général sous-gouverneur ne pouvait donner un ordre d’importance.

 

Mulot, Coudry et la bande s’engouffrèrent comme une trombe dans le vestibule, tournèrent sur la droite, vers les appartements de la présidence et furent arrêtés là par des huissiers qui donnaient de bonnes nouvelles du président.

 

Celui-ci allait déjà mieux ; l’indisposition était passagère. Il faisait démentir lui-même les bruits d’empoisonnement. Il pensait pouvoir, présider la séance.

 

– Ouf ! s’exclamait Mulot en entraînant Coudry dans la salle des Pas-Perdus, nous l’avons échappé belle. La présidence revient de droit à Lavobourg et il va être décrété d’accusation.

 

– Vous croyez que sa présence au fauteuil nous gênera si Carlier mange le morceau ?

 

– C’est Carlier qu’il faudrait voir ! Mais depuis ce matin, sept heures, qu’il a quitté son domicile, on ne sait ce qu’il est devenu, m’a dit le président du Conseil.

 

– Il ne doit pas perdre son temps, vous le connaissez.

 

– Voilà justement Hérisson, il faut que je lui parle.

 

En effet, le président du Conseil, ministre de l’Intérieur, traversait la salle des Pas-Perdus, son maroquin sous le bras.

 

À tous ceux qui l’accostaient, il disait sans s’arrêter :

 

– Avez-vous vu Carlier ? Avez-vous vu Carlier ?

 

Mais personne n’avait vu Carlier, et la figure naturellement morne et triste de ce petit Hérisson aux courtes jambes se faisait inquiète.

 

– Mon cher ! je ne puis rien vous dire tant que je n’aurai point vu Carlier.

 

Enfin, celui-ci apparut, grand, courbé, la mâchoire mauvaise. On se jeta sur lui, comme à la curée. Mais il secoua la meute, emportant sa serviette bourrée de documents.

 

Il disparut de suite, emmenant Mulot cependant qu’un « garde à vous ! » retentissait dans la salle des Pas-Perdus, jeté par l’officier de service pour le défilé du cortège présidentiel.

 

Mais ce n’était point Bonchamps qui venait présider la séance.

 

Il avait été repris de vomissements et Lavobourg le remplaçait ; Lavobourg qui s’avançait entre les deux rangs de soldats, pâle comme s’il marchait déjà vers l’échafaud que les Mulot et les Coudry parlaient de dresser comme aux beaux jours de quatre-vingt-treize, pour châtier les traîtres à la République !

 

Après le passage de Lavobourg, le tumulte ne fit que grossir.

 

Le bruit courait que la liste des suspects serait lue du haut de la tribune.

 

Quand les groupes conservateur et agrarien traversèrent la salle, une véritable huée les accueillit et toutes les bouches crièrent : « Vive la République ! »

 

Ah ! la séance promettait d’être chaude ! Les extrémistes ne cachaient plus leur dessein : Tous en prison ! grondaient-ils. Si la Chambre ne reculait pas devant son devoir, elle nommerait une commission d’enquête à laquelle elle donnerait tous les pouvoirs judiciaires. Coudry ne voyait pas d’autre moyen de sauver la République !

 

Cependant, pour que toutes ces extravagances fussent, même en partie, justifiées, il fallait que Carlier apportât à la tribune des preuves ; il avait à nouveau disparu, s’était enfermé avec Mulot.

 

Enfin ce dernier réapparut et cria à tous ceux qui l’entourèrent aussitôt : « Laissez-moi… je n’ai rien à vous dire ! Je n’ai rien à vous dire ! »

 

Coudry finit par le chambrer dans le moment où tous ses collègues se bousculaient vers la salle des séances pour assister au début de l’interpellation.

 

Mulot tremblait d’énervement. Il avait lu les papiers de Carlier, les papiers que l’on avait chipés chez Lavobourg. C’était quelque chose et ça n’était rien ! Des projets de nouvelle Constitution ! Tout le monde avait le droit d’en faire ! Il n’était pas défendu de songer à réviser la Constitution !

 

Mais le coup d’État, où était-il ? Et les noms des conjurés sur la liste compromettante ! Carlier les attendait encore ! Allait-on les lui apporter ? Il jurait que oui !

 

Il en était tellement sûr qu’il ne demanderait pas le renvoi de son interpellation ! Ce renvoi eût produit un effet désastreux. Il avait, du reste, avec les papiers Lavobourg, de quoi garder la Chambre en haleine… en attendant la liste !

 

– Où est-elle, cette liste ? demanda Coudry.

 

– Eh ! répliqua l’autre, en regardant autour de lui s’il n’était pas espionné… elle était chez le commandant et elle a disparu !

 

– C’est donc cela que la belle Sonia est si pâle ! Je l’ai vue, tout à l’heure, dans la tribune, mon cher, on dirait une statue !

 

– Oh ! elle essaie de tenir le coup, comme son ami Lavobourg ! Mais c’est la figure de Subdamoun qu’il faudra voir et elle ne se montre pas vite.

 

– Il est peut-être déjà en fuite !

 

– Il faudrait demander ça à Cravely ! Le voilà justement, Cravely !

 

Un personnage d’aspect encore assez vigoureux, malgré ses cheveux blancs, s’avançait, les mains dans les poches, le regard fureteur derrière les lunettes. M. le directeur de la Sûreté générale était sorti du rang. Et il avait toujours l’air d’être « sur la piste du crime » comme aux jours déjà lointains où il donnait la chasse aux plus fameux criminels.

 

– Eh bien ! monsieur le directeur, c’est aujourd’hui que l’on sauve la République ? fit Coudry.

 

– Elle est donc en danger ? répliqua l’autre, et s’approchant de Mulot : Vous avez vu Carlier ?

 

– Oui.

 

– Lui a-t-on apporté le morceau qu’il attendait ?

 

– Pas encore. Mais c’est vous, le chef de la Sûreté, qui me demandez ça ?

 

– Je suis venu ici pour m’instruire.

 

Et il passa, en sifflotant. Mulot haussa les épaules.

 

Ils entrèrent en séance pour entendre Lavobourg qui disait, d’une voix que l’on ne lui connaissait pas et d’un ton que l’on jugea peu naturel :

 

– Messieurs, j’ai reçu de M. Carlier une demande d’interpellation sur les mesures que compte prendre le gouvernement contre les ennemis de la République, conjurés dans le dessein avoué de renverser nos institutions par un véritable coup d’État.

 

Ce fut une explosion de cris, de rires nerveux, de réflexions cocasses au centre et à droite, pendant que toute l’extrême-gauche, debout, applaudissait à tout rompre.

 

Lavobourg agita sa sonnette d’un mouvement saccadé. Il essayait de se montrer calme, impartial et lointain, presque indifférent. La vérité était qu’il présidait comme en un rêve, ne pensant qu’au coup qui allait le frapper tout à l’heure, car il savait, non seulement qu’il avait été volé, mais surtout que la fameuse liste en tête de laquelle il se trouvait avait été dérobée chez le commandant.

 

Bien qu’il s’en défendît, son regard allait malgré lui à sa belle amie Sonia, la grande artiste qui l’avait jeté follement dans cette aventure. Elle dressait sa beauté de marbre entre le baron et la baronne d’Askof, ne portant pas plus d’attention à Lavobourg que s’il n’avait pas occupé le fauteuil de la présidence, adressant la parole par-dessus son épaule à un jeune homme qui n’était autre qu’un camarade de Jacques, le lieutenant Frédéric Heloni.

 

Mais Jacques, lui était toujours absent !

 

Et cependant avec quelle énergie il avait rassuré le matin même les plus affolés d’entre ses amis ! « Rien n’était perdu ! » prétendait-il, mais on ne l’avait pas revu et tous commençaient à regarder sa place vide !

 

Elle était tout là-haut, la place de l’absent, au dernier rang de la gauche, à la hauteur du président. Le commandant Jacques n’appartenait cependant à aucun groupe, pas même à celui des indépendants !

 

Soudain, comme le président du Conseil se levait à son banc et disait :

 

– Le gouvernement est à la disposition de la Chambre pour la discussion immédiate de l’interpellation de M. Carlier, Jacques apparut.

 

Aussitôt des huées partirent de l’extrême-gauche : « À bas Subdamoun ! »

 

– À la Haute Cour ! À la Haute Cour !

 

– Au dépôt, Jacques Ier. Décrétez-le d’accusation !

 

Et la voix perçante de Coudry : « Guillotinez-le ! »

 

Tout un groupe réclamait le silence, suppliait les énergumènes de se taire, d’écouter Carlier qui était monté à la tribune.

 

Quant au commandant Jacques, il passa droit son chemin, écartant doucement mais d’une main sûre les députés qui grouillaient dans l’hémicycle et gravit les degrés jusqu’à sa place, sans avoir l’air d’entendre les menaces ni les injures.

 

Il était cependant d’aspect faible, presque fragile, mais une énergie indomptable se lisait dans son jeune regard noir, enfoncé sous l’arcade sourcilière et qui brillait par instant d’un insoutenable éclat. Il avait un fond de teint brûlé par les soleils d’Afrique et d’Extrême-Orient. Ses joues étaient creuses, le profil d’une aristocratie romaine, le visage sans un poil de barbe, les cheveux courts, la mèche en bataille. Il paraissait très jeune.

 

Sa taille moyenne était prise étroitement dans une redingote militaire boutonnée jusqu’au menton. Une âme de feu le soutenait, et, perçant à travers la grêle enveloppe, mettait autour de lui comme une splendeur !

 

– Messieurs ! gronda Carlier d’une voix d’airain qui, mieux que la sonnette du président, commanda le silence. Messieurs ! Je vous demande de sauver aujourd’hui la République ! Une poignée de factieux a juré de la renverser !

 

– Vive la République ! hurla Coudry. Je demande la parole !

 

Mulot eut toutes les peines du monde à le faire asseoir.

 

Carlier, à la tribune, s’était croisé les bras. On lui criait de l’extrême-gauche : « Continuez ! Continuez ! » Mais il n’avait point l’air de presser le mouvement.

 

Il s’attardait aux interruptions, attendait un silence impossible, bref, semblait vouloir gagner du temps. On s’en aperçut et, de tous les coins de la Chambre, des voix impatientes ou apeurées lui crièrent : « Des noms ! Des noms ! »

 

Il se retourna brusquement vers la gauche et lui jeta :

 

– Je les donnerai, moi, les noms ! Je n’attendrai pas la commission d’enquête ! Du reste, vous qui réclamez les noms, vous les connaissez comme moi ! Vous savez quels sont les misérables qui, trahissant le mandat qu’ils ont reçu de la nation, sont prêts à mettre le pays à feu et à sang pour réaliser leur rêve monstrueux de dictature, derrière un soldat factieux que l’armée a rejeté de son sein !

 

Son doigt n’avait pas besoin de désigner Jacques pour que tous les yeux se tournassent vers le jeune homme, Allait-on entendre le son de sa voix ? Mais Jacques ne bronchait pas. Une pareille impassibilité finit par exaspérer ses amis eux-mêmes.

 

– Mais répondez ! Répondez donc !

 

Tranquillement il prenait des notes, avec un crayon d’or sur un petit calepin.

 

Au-dessus de lui, dans les tribunes publiques où l’on s’écrasait, mille têtes étaient penchées… Mais dans aucune de ces tribunes l’angoisse n’était plus grande que dans celle où venait de s’asseoir, au premier rang, une femme dont les admirables cheveux blancs encadraient une figure belle encore malgré les années. Ce profil qui avait conservé toute sa pureté première était celui de la marquise du Touchais, de la mère du commandant Jacques, de celle que les Dieppois appelaient autrefois la belle Cécily, lorsqu’elle était dans sa patrie d’origine et que maintenant la haute société parisienne entourait d’un respect profond.

 

À son côté, était assise sa dame de compagnie, qu’elle appelait « ma bonne Jacqueline » et qu’habillait un costume mi-religieux, mi-civil comme il convenait à l’ex-sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui avait tant pleuré sur ce monstre de Chéri-Bibi, son redoutable frère.

 

Avec les deux vieilles dames était entrée une jeune fille, d’un charme troublant, que Sonia, placée dans la tribune, en face, ne quitta plus des yeux. C’était Mlle Lydie de la Morlière, que l’on disait fiancée au commandant Jacques.

 

Celui-ci écrivait toujours.

 

On criait de plus en plus à Carlier :

 

– Vos preuves ! Vos preuves ! Vos preuves !

 

Il ouvrit sa serviette pour faire prendre patience à la Chambre, cependant qu’il regardait de plus en plus fréquemment à sa gauche, du côté de la porte par où lui devait venir l’argument suprême. On lui avait dit : « Vous aurez la liste à trois heures ! » et il était trois heures dix ! Il commençait à avoir chaud.

 

– Messieurs ! fit-il, en retirant un dossier de son maroquin, Messieurs ! des passions ennemies de notre Constitution, des opinions subversives de l’ordre social actuel et de détestables souvenirs d’un despotisme néfaste ont jeté l’inquiétude dans les esprits !

 

– Assez de phrases, des preuves !

 

Soudain un huissier montait les degrés de la tribune et lui remettait un pli qu’il décacheta aussitôt et lut. Il montra une figure rayonnante :

 

– Des preuves, j’en avais, tonna-t-il, mais on vient de m’apporter la plus décisive de toutes ! Je demande une suspension de séance de dix minutes !

 

Cette déclaration fut accueillie par des cris et par le tintamarre des pupitres.

 

Mais Hérisson se levait et demandait lui-même à la Chambre qu’elle accordât la suspension ! La majorité désertait déjà les banquettes. Lavobourg se couvrit de son chapeau haut de forme. Il n’avait même pas eu à dire : « La séance est suspendue ! » Et il descendait en s’appuyant à la rampe comme s’il était déjà blessé à mort !

 

Carlier avait quitté la séance. Traversant la salle des Pas-Perdus et le vestibule, on l’avait vu courir à un de ces petits bureaux-parloirs dans lesquels les députés pouvaient s’enfermer avec l’électeur en visite, recevoir leurs amis et leurs confidences.

 

Il fut bientôt rejoint par un individu que nul ne connaissait (pas même Cravely qui se trouva comme par hasard sur son passage, mais qui sournoisement faisait son métier) : un grand diable d’aspect sévère et presbytérien dans sa longue redingote noire. Cet homme, comme Carlier, avait sous le bras une serviette en maroquin. La porte du parloir se referma sur eux et l’on attendit, dans une atmosphère de tempête.

 

L’impatience atteignit à l’exaspération quand on sut que le mystérieux commissionnaire à la redingote de quaker avait quitté le parloir depuis cinq minutes et que Carlier ne réapparaissait toujours point.

 

Il devait finir de ranger ses notes, prendre les dernières dispositions pour la suprême bataille.

 

Mais on trouva qu’il se recueillait trop longtemps et des amis vinrent frapper à la porte du parloir. On ne répondit pas.

 

Alors Malot prit sur lui d’ouvrir la porte.

 

Il recula d’horreur. Carlier était étendu sur la table, les vêtements défaits, le gilet ouvert, un couteau-poignard dans le cœur !

 

II

LE CADAVRE À LA TRIBUNE


Le bruit du crime se répandit avec la rapidité de la foudre. Il y eût un si prodigieux tumulte, une telle bataille autour de ce cadavre qu’on dut faire pénétrer un peloton de gardes pour essayer de dégager les abords du parloir.

 

Mais ce fut en vain ; rien n’empêcha les amis de Carlier d’emporter le corps sanglant de la victime vers la salle des séances où ils pénétrèrent en hurlant : « Mort aux assassins ! Mort aux assassins ! »

 

Coudry, soutenant le buste de Carlier et Mulot, qui s’était précipité tout de suite sur la serviette pour sauver les papiers s’il en était temps encore, montraient d’affreux visages décomposés par une haine héroïque.

 

Des cris, des poings dressés, la rage de ceux-ci, la consternation de ceux-là faisaient cortège à ce sinistre trophée qui fut déposé, au pied de la tribune, sur la table des sténographes.

 

Aussitôt, ses amis se massèrent autour du corps ; d’autres, dans des transports frénétiques juraient de le venger ; Pagès, qui avait conservé tout son sang-froid, essayait d’organiser ce désordre et s’entretenait tantôt avec le chef du gouvernement, qui avait fait mander le procureur général, et tantôt avec les questeurs, qui avaient fait fermer toutes les portes.

 

Mulot avait ouvert la serviette de Carlier et n’y avait rien trouvé des papiers dérobés chez Lavobourg. Aussitôt, il avait rejoint Cravely dans un couloir et le directeur de la Sûreté générale lui affirmait que pas un des complices n’échapperait et qu’ils auraient bientôt la clef de toute l’affaire, car il avait fait suivre, par un de ses plus fins limiers, le visiteur inconnu à sa sortie du parloir.

 

Des amis avaient conseillé à Lavobourg de ne plus se montrer s’il ne voulait pas être poignardé à son tour et sous le prétexte de le garder, Cravely, d’accord avec Joly, l’un des questeurs dont il était sûr, avait placé des agents auprès du vice-président et s’était ainsi assuré de sa personne.

 

C’est alors qu’un vieillard, qui avait une figure de mourant et que soutenaient les huissiers, laissa tomber ces mots du haut du fauteuil présidentiel :

 

– Messieurs, la séance continue.

 

C’était Bonchamps qui, dominant le mal mystérieux qui lui brûlait les entrailles, s’était, au bruit de l’assassinat, fait porter jusque-là pour ne point abandonner la présidence de la Chambre, en d’aussi tragiques circonstances, aux mains de la réaction.

 

Cette apparition inattendue, ce geste magnifique, ces paroles grandioses, ce calme suprême de la mort qu’il traînait déjà avec lui eurent le résultat immédiat d’apaiser un instant cette mer en furie.

 

La fureur d’un groupe qui s’était rué sur le commandant Jacques, lequel, entouré de ses amis, n’avait point bougé de son banc, resta comme suspendue.

 

Et la Chambre, tout entière, épouvantée de l’horrible crime, acclama le brave homme qui la rendait instantanément à la dignité d’elle-même.

 

Mais les acclamations se calmaient à peine que toute l’extrême-gauche se tourna vers un point unique, celui où le commandant Jacques se tenait toujours, les bras croisés ; et la voix de Coudry, par-dessus toutes les autres, cria :

 

– L’assassin, le voilà !

 

– Je n’ai jamais versé le sang que sur les champs de bataille. Je demande la parole.

 

La phrase avait sonné comme un coup de clairon. C’était la première fois qu’on entendait cette voix et elle semblait sonner le ralliement dans un camp désemparé que l’ennemi attaquait de toutes parts. Il y eut un silence subit dans lequel éclata cette autre phrase prononcée par Hérisson qui, déjà, se disposait à gravir les degrés de la tribune :

 

– Je cède mon tour de parole à l’accusé.

 

Jacques reçut la phrase en plein cœur et on le vit blêmir encore pendant que l’extrême-gauche faisait un triomphe au président du Conseil. Cependant, il descendit d’un pas élastique vers l’hémicycle et fut, en deux bonds, à la tribune.

 

Là, il étendit la main au-dessus du cadavre de Carlier et s’écria :

 

– Je jure, sur le cadavre de Carlier, de vous retrouver son assassin. Je jure que si la commission d’enquête que vous allez nommer n’arrive point à faire la lumière sur ce crime, que je hais, je la ferai moi-même. Je jure que si vos commissaires et vos magistrats sont impuissants à découvrir la vérité, je n’aurai de cesse, moi, que je ne vous l’aie apportée, ici, dans mes deux mains qui ne connaissent point ce poignard, et qui n’ont jamais porté que l’épée de la France !

 

À ces mots, la moitié de la Chambre partit en bravos prolongés et il sembla bien qu’un grand nombre des partisans de Jacques se trouvaient comme soulagés d’un poids immense.

 

La voix de Mulot s’éleva :

 

– On a assassiné Carlier pour lui voler les papiers Lavobourg qui ne sont plus dans son portefeuille.

 

– Vous saviez donc, monsieur Mulot, que l’on avait volé M. Lavobourg ? reprit Jacques du Touchais, et sans doute connaissez-vous le voleur ? Eh bien ! Vous êtes plus avancé que nous, qui ignorons l’assassin de Carlier. La pince-monseigneur a commencé, le poignard continue. Mais je jure que mes amis et moi sommes à l’écart de toutes ces ignominies. Et je vais vous dire pourquoi. Parce qu’il nous était indifférent, à mon ami Lavobourg et à moi, qu’on lût à cette tribune un papier sur lequel on avait tracé un semblant de Constitution. Est-il donc inconstitutionnel de vouloir réviser la Constitution ? Vous tous, qui criez si fort, avez été en d’autres temps les premiers à la réclamer. Tous les bons citoyens la demandent aujourd’hui.

 

– Pour renverser la République ! hurla Coudry.

 

– La République, qu’en avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait de cette France qui, si courageusement, s’était relevée des plus effroyables déchirements ? Qu’avez-vous fait de cette nation qui étonnait l’Europe par sa prospérité constante et l’éclat de ses vertus ?

 

– Et vous, que voulez-vous faire de la République ? Pourriez-vous nous le dire ?

 

– Je veux vous en chasser !

 

Ce fut terrible. Il y eut dans les dernières travées de l’extrême-gauche comme un raz de marée ; une vague rugissante, un flot furieux déferla dans l’hémicycle et rebondit jusqu’à la tribune. Des poings levés, des coups, des figures hideuses, des bouches vociférantes pendant que dans les tribunes publiques des femmes clamaient leur effroi. Jacques avait été arraché de là-haut comme une plume, et il se retrouva en bas, les vêtements déchirés, le visage en sang et certainement il eût couru le risque d’être mis en pièces si tout à coup n’étaient arrivés, telle une trombe, trois personnages qui, comme des chats, avaient sauté des tribunes : le lieutenant Frédéric et deux énormes gaillards qui, si nous osons dire, dispersèrent le rassemblement « en cinq sec ».

 

L’impétuosité d’un si exceptionnel envahissement eût été suivie certainement de bien terribles incidents si, tout à coup, la voix formidable d’un huissier ne s’était fait entendre :

 

– Silence, messieurs, M. le président Bonchamps se meurt. Cela faisait deux cadavres pour une seule séance : c’était assez.

 

Mais ces deux cadavres avaient sauvé la politique et peut-être la vie de ce jeune audacieux… On le laissa, suivi de ses gardes du corps, s’éloigner avec épouvante.

 

III

LE PETIT HÔTEL DU MARAIS


Jamais, monsieur Barkimel, vous m’entendez bien ? Jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir fait attendre pendant six heures d’horloge, foi de Florent !

 

– Mon cher monsieur Florent, suppliait M. Barkimel, je vous jure que si j’avais pu vous rejoindre, je l’aurais fait tout de suite, car, en vérité, je ne demandais qu’à fuir cet horrible spectacle, mais nous étions prisonniers, entourés de gardes qui ne nous permettaient point de faire un pas ! Tout cela sent la révolution !

 

– Fichez-moi la paix avec votre révolution. Il était entendu que votre carte de tribune devait nous servir à tour de rôle, vous avez manqué à votre parole, voilà tout !

 

Les deux amis, deux petits braves et honnêtes bourgeois, ex-boutiquiers à la retraite, se considérèrent une seconde avec des yeux terribles comme si chacun eût voulu faire peur à l’autre. Voyant qu’ils n’y réussissaient point, sans doute à cause de l’expérience qu’ils avaient de ce genre de querelle, ils se tendirent la main d’un même geste spontané.

 

– Nous sommes fous, Florent !

 

– Nous sommes fous, Barkimel !

 

– Ah ! mon cher ami, quelle chose atroce que le transport de ce cadavre à la tribune avec son poignard dans le cœur ! Une scène de la révolution, vous dis-je. J’ai vu une scène de la révolution !

 

– Vous avez vu un fait divers, répliqua Florent d’un ton sec, car il était fort vexé de n’avoir point assisté à cette scène-là et il ne manquait point d’en abaisser autant qu’il le pouvait le caractère, désespéré à l’idée du succès que ce satané Barkimel allait avoir le soir, dans les arrière-boutiques, en le racontant.

 

– Un fait divers. On vous en donnera tous les jours des faits divers comme celui-là, fit Barkimel, offusqué plus qu’on ne saurait dire : un fait divers !

 

Jamais M. Barkimel ne devait pardonner à M. Florent ce « fait divers-là ».

 

– Bonchamps était malade depuis longtemps, fit Florent sur un ton calme, mais légèrement sarcastique, il fallait bien que ce brave homme mourût quelque part ! Je ne vois pas qu’il y ait de quoi vous mettre dans des états ! Ah ! On voit que vous ne savez pas ce qu’est une révolution… Une vraie révolution comme celle de 1792, alors Robespierre ! Avez-vous seulement lu son histoire à Robespierre ?

 

– Fichez-moi la paix avec votre Robespierre ! Vous ne voulez point que j’aie assisté à une scène de la révolution ! Et vous prenez avantage de ce que vous avez tenu autrefois une papeterie accompagnée de bibliothèque circulante pour me jeter à la tête le nom de Robespierre !

 

– Tout le monde ne peut avoir été marchand de parapluies !

 

– Florent !

 

– Barkimel !

 

Encore un regard terrible. Encore une poignée de main.

 

– Et d’abord, en sommes-nous si loin du temps de Robespierre ? À ce qu’il paraît que dans ce temps-là les mœurs ressemblaient fort à celles d’aujourd’hui ! Réfléchissez ! L’on danse partout ! Il y a une corruption générale et des scandales publics ! et un dictateur à l’horizon !

 

– En voilà des balivernes ! Parlons de votre dictateur ! Ça n’est pas le premier qui montre le bout de son dolman ! Depuis qu’on est en république… on sait ce qu’en vaut l’aune, de cette marchandise-là !

 

– Taisez-vous, nous passons devant l’hôtel de sa mère ! et vous ne diriez point cela si vous l’aviez vu tantôt !

 

Les deux amis, tout en devisant et en se chamaillant, étaient en effet arrivés, après avoir traversé le pont près de l’Hôtel de Ville, dans le quartier du Marais qu’ils habitaient. Avant de continuer leur route, ils levèrent un instant les yeux sur cette noble demeure où devait régner une si grande émotion après l’affreuse séance de la Chambre…

 

– Où tout cela va-t-il nous mener ? demanda M. Barkimel en grelottant.

 

– Mais nulle part ! déclara le sceptique Florent, ou du moins pas autre part que chez nous où nous allons faire un bon souper, puis un bon somme !

 

Au coin de la rue on entendait encore M. Barkimel qui disait :

 

– Laissez-moi ! Je ne pourrais pas dormir cette nuit ! Je vous dis que nous sommes en pleine révolution ! Et c’est aussi l’avis de mon ami Hilaire, de la Grande Épicerie moderne et des Produits alimentaires réunis !

 

C’est dans ce quartier qui fut jadis si aristocratique et dont les hôtels, d’un art merveilleux, servent pour la plupart, aujourd’hui, au commerce, au négoce, que nous retrouvons la marquise du Touchais, après tant d’années écoulées à pleurer un bonheur trop rapide et à élever selon son cœur, dans l’exil, celui qui devait être un jour le commandant Jacques et qui venait d’échapper, dans une séance mémorable, au plus pressant danger.

 

Cet hôtel n’avait jamais appartenu aux Touchais. C’était l’ancien hôtel de la Morlière où Cécily était venue s’installer après la mort de Mme de la Morlière, mère de Lydie, une amie qu’elle avait beaucoup aimée et à qui elle avait promis de veiller sur Lydie, orpheline, comme sur sa fille.

 

Lydie était riche. À l’époque où nous plaçons ce nouveau récit, Cécily ne l’était plus. Il ne lui restait que le nécessaire pour tenir convenablement son rang ; et cela, à la suite des folies de jeune homme de son fils aîné, Bernard.

 

Bernard s’était montré, dès son adolescence, très jaloux de Jacques, si jaloux qu’un jour on avait trouvé le petit Jacques la tête ensanglantée, le front ouvert par un coup terrible que lui avait porté son frère aîné, furieux de la résistance enfantine de son cadet à l’une de ses fantaisies.

 

Cécily, déjà si éprouvée, n’avait pu pardonner à Bernard une si cruelle alarme. Son fils aîné était déjà grand ; elle l’envoya terminer son éducation en Angleterre.

 

Et Bernard ne voulut jamais revenir chez sa mère, disant qu’il se refusait à revoir Jacques, cause de son exil.

 

Adulte, il passa en Amérique. Aux. États-Unis il commit mille extravagances. Il se lança dans des entreprises, donna sa signature pour des sommes considérables, joua à la Bourse, perdit plusieurs fois une fortune et engagea l’honneur des Touchais. Cécily paya jusqu’au dernier sou, même avec la part de Jacques que celui-ci abandonna orgueilleusement à sa majorité.

 

Malgré les millions ainsi gaspillés, l’honneur même aurait peut-être fini par sombrer si le tremblement de terre de San Francisco n’avait mis fin à une aussi belle carrière.

 

Cécily n’avait plus qu’un fils, mais elle avait une fille, et combien charmante, dans cette gracieuse Lydie qu’elle avait fini d’élever à côté de Jacques. Celle-là encore petite-fille, celui-ci déjà grand garçon. Bientôt ils s’aimèrent.

 

Mais Jacques, qui n’avait plus de fortune, voulait apporter en cadeau de noces, à Lydie, la gloire.

 

– Nous nous marierons après le triomphe, lui avait-il dit !

 

Et la gloire, c’était cette prodigieuse aventure qui menaçait de tout emporter, de les broyer tous comme des fétus de paille… Lydie avait bien vu cela, dans ce tragique après-midi… si rempli d’horreur… pour elle et pour Cécily…

 

Les deux femmes étaient dans les bras l’une de l’autre, Lydie essuyant les larmes de Cécily, quand la vieille Jacqueline entra dans le salon, annonçant le lieutenant Frédéric Héloni.

 

– Faites-le entrer s’écrièrent-elles toutes deux en se levant vivement, tant elles avaient hâte de recevoir des nouvelles.

 

L’officier les rassura d’abord d’un mot :

 

– Tout va bien !

 

– Jacques ?

 

– Quelques égratignures sans importance !…

 

– Oh ! vous l’avez sauvé !

 

– Ne parlons pas de cela !

 

– Il va venir ?

 

– Oui, un instant, avant le dîner.

 

– Mais, fit Lydie, haletante, nous ne savons pas ce qui s’est passé à la Chambre, après cette affreuse chose… Nous sommes parties dès que nous l’avons vu hors de danger… nous espérions qu’il accourrait ici !

 

– Voilà ce qui s’est passé, ça a été rapide. Après une suspension de séance pendant laquelle on a emporté les corps de Carlier et de Bonchamps, la séance a repris. Et la Chambre a voté en cinq minutes et à l’unanimité la nomination d’une commission d’enquête à laquelle l’extrême-gauche a fait donner les pouvoirs judiciaires les plus étendus ! Mais il faut que ces pouvoirs soient ratifiés par le Sénat et celui-ci ne ratifiera pas… Nous sommes sûrs de la majorité du Sénat ! Dans ces conditions, pour nous, c’est du temps de gagné et nous ne demandons pas autre chose pour le moment !

 

– Et l’assassinat de Carlier ? interrogea avec une grande hésitation, Cécily.

 

– Pendant la suspension de séance, après le départ de Jacques, Hérisson eut une conférence avec le procureur général et les principaux du parti. Il paraît que le crime, en ce qui concerne Carlier, n’est pas absolument démontré.

 

– Oh ! tant mieux ! fit la marquise avec un long soupir. Frédéric reprit :

 

– Le poignard qu’on a trouvé plongé dans sa poitrine était une arme à lui et l’habit, le gilet étaient ouverts comme s’il avait voulu se frapper lui-même. Y a-t-il eu suicide ? A-t-il perdu la tête en voyant que son visiteur ne lui apportait pas la preuve qu’il avait promise à la Chambre ? Toutes ces hypothèses sont plausibles. Enfin (et la voix du lieutenant baissa le ton) les papiers qui nous avaient été volés ont été retrouvés.

 

– Où ?

 

–… Chez Sonia… et ce n’est pas le moins étrange !

 

– Mais vous voyez donc que l’on a assassiné cet homme, ce Carlier, pour rentrer en possession de ces papiers ! s’écria Cécily, qui tremblait singulièrement… et c’est un homme de votre parti !

 

– De notre parti… silence donc, madame !

 

– Oui, oui… de notre parti… Mais cette mort… Ce crime !

 

– Ah ! ce n’est pas nous qui en sommes responsables… s’exclama l’officier…

 

– Ce crime m’épouvante ! reprit Cécily en montrant plus d’effroi qu’elle n’en avait jamais ressenti dans cette période cependant si dangereuse pour son fils…

 

– Nous, il nous étonne ! Mais puisqu’il nous sert, vous pensez bien que nous avons autre chose à faire que de nous y attarder pour le moment ! Les événements vont se précipiter… Il faut que nous profitions de la mort de Bonchamps ! Ce président vertueux et têtu, qui perdait la République pour mieux sauver la Constitution, nous gênait !

 

– Si je vous disais, soupira la malheureuse Cécily, que pendant cette atroce séance, quand je ne regardais pas mon fils, je le regardais, lui, le président Bonchamps et qu’en le voyant si cruellement souffrir, haleter, étouffer, je me demandais s’il n’était point vrai, comme le bruit en avait couru, qu’il fût empoisonné.

 

– Son médecin lui-même a démenti ces odieux propos ! Et c’est vous, madame, qui vous en faites à nouveau l’écho !

 

– Ah ! je n’ose plus penser !

 

– Nos mains sont pures. Jacques l’a dit, reprit Frédéric, mais nous ne sommes plus à un moment de la bataille où nous puissions choisir nos amis et nos ennemis !

 

– J’ai cru, pour mon compte, que je devenais folle… et le serais certainement devenue si vous ne vous étiez jeté dans la mêlée,… mon cher Frédéric…

 

– Oh ! Je n’étais pas seul, fit-il modestement…

 

– C’est vrai, qu’avez-vous fait de nos deux braves gardes du corps ? demanda la marquise…

 

– Ils sont dans la cuisine, madame… Jacqueline doit être en train de les gâter !

 

– Allez donc nous les chercher, mon cher, que je les remercie… Vous voulez bien ?

 

– Oh ! ils vont être dans une joie !

 

Héloni disparut et revint avec Jacqueline et les deux hommes : c’étaient deux admirables brutes, larges d’épaules et de poitrine, plantés sur leurs jambes comme sur des piliers de bronze, tournant entre leurs poings énormes une espèce de chapeau de toile cirée, comme on en voit aux petits enfants costumés en soi-disant marins, et qui devaient, lorsqu’ils étaient coiffés, donner un bien singulier cachet à leurs têtes formidables.

 

Ces têtes faisaient rire ou faisaient peur. Elles n’étaient cependant ni ridicules ni méchantes. Elles étaient pires. Elles étaient inquiétantes.

 

Ce n’étaient point deux petits anges.

 

Ils avaient déserté, tout là-bas, au fond de l’Extrême-Orient, au temps de leur service, racontaient-ils, parce qu’ils étaient les souffre-douleur d’un quartier-maître qui les faisait coller aux fers tous les huit jours. Et depuis, ils avaient bourlingué à travers le monde, ne songeant pas à rentrer en France, malgré la prescription, car ils n’avaient plus de famille. Frédéric les avait trouvés au Subdamoun au moment où l’on constituait la colonne d’expédition et ils s’étaient offerts, comme porteurs, tout simplement.

 

Or, pendant les combats, ils s’étaient conduits comme des héros, se jetant au-devant des coups et les épargnant à Jacques qui était revenu sans une blessure.

 

L’un s’appelait Jean-Jean et l’autre Polydore. Ils étaient à peu près de même taille, de même corpulence. Ce qui les distinguait un peu et trahissait leur origine, c’est que Jean-Jean avait l’accent normand du pays de Caux et Polydore, l’accent breton des environs de Brest.

 

Comme la marquise les félicitait et les remerciait de leur courage et de leur dévouement pour son fils, Jean-Jean, qui était l’orateur de l’association, assura qu’ils n’avaient d’autre but dans la vie que de se faire tuer pour le commandant, lequel leur avait appris « le chemin de l’honneur ».

 

– As pas peur, Mame la marquise ! Mame la marquise peut compter sur Polydore et Jean-Jean ! à la vie, à la mort !

 

– Les braves types ! fit Cécily quand ils se furent éloignés.

 

– Ça, dit Frédéric, je ne sais pas d’où ils viennent, mais je n’en connais pas de plus braves !

 

– Et sous leur écorce grossière, dit encore Cécily, attendrie, ils sont doux comme des agneaux ! et ont des cœurs de petits communiants.

 

Frédéric sourit.

 

Le lieutenant resta seul avec Mlle de la Morlière.

 

Celle-ci lui demanda :

 

– Dites-moi la vérité. Où est Jacques ? Si vous me dites où il est, vous serez récompensé !

 

– Vous avez quelque chose pour moi ? interrogea l’officier avec empressement.

 

– Oui !

 

– Vous êtes allée au cours ? Vous avez vu Marie-Thérèse ? La jeune fille lui montra une lettre.

 

– Oh ! donnez vite !

 

– Où est Jacques ?

 

– Pourquoi vous le cacherais-je ? fit Frédéric en prenant la lettre que la jeune fille lui abandonna, Jacques est chez Sonia Liskinne avec M. Lavobourg.

 

– Je m’en doutais, fit Lydie, tristement, il ne quitte plus cette femme, maintenant… ?

 

– Vous ne parlez pas sérieusement, mademoiselle ? Vous savez quels intérêts se débattent en ce moment, chez la belle Sonia…

 

– Chez la belle Sonia… Oui, elle est vraiment belle… Je la regardais tantôt à la Chambre… Savez-vous que je comprends qu’elle ait fait tourner bien des têtes ? Vous non plus, vous ne la quittez plus ! Vous étiez dans sa loge…

 

– Avec mes deux mathurins qui se cachaient dans le fond, prêts à tout événement… Ah ! je vous jure que nous parlons d’autre chose que d’amour avec elle ! C’est une femme qui vaut dix hommes ! Entre nous, c’est le plus précieux auxiliaire de Jacques.

 

– Mon Dieu ! murmura Lydie en pâlissant. Lisez votre lettre, monsieur Héloni… je ne vous regarde pas…

 

Et elle alla s’asseoir mélancoliquement auprès d’un guéridon sur lequel se trouvaient des illustrés qu’elle feuilleta.

 

– Merci, cher petit facteur, lui dit Frédéric qui avait lu… Vous retournerez demain au cours ?

 

Et il lui tendit une autre lettre toute préparée. Lydie prit la lettre :

 

– Vous me faites faire un joli métier…

 

– Oh ! mademoiselle, vous savez que j’aime Marie-Thérèse comme… comme Jacques vous aime… d’un amour aussi pur et aussi profond…

 

Lydie se leva et regardant l’officier bien en face :

 

– Frédéric, dit-elle… vous voyez, je vous appelle Frédéric, moi aussi… je vais vous parler comme une sœur. Frédéric, croyez-vous que Jacques m’aime toujours autant ?

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria Frédéric, j’en suis sûr !

 

Cette sincérité évidente et cette spontanéité dans la réplique semblèrent apaiser un instant l’incompréhensible émoi de Mlle de la Morlière :

 

– Merci ! dit-elle. Vous m’avez fait du bien ! Évidemment, je suis un peu folle… Ce sont toutes ces émotions et puis que voulez-vous, mon cher Frédéric, ajouta-t-elle, en s’efforçant de sourire, depuis que j’ai vu la belle Sonia, il me semble que si j’étais homme une petite fille insignifiante comme moi compterait si peu… si peu auprès d’elle.

 

– C’est un sacrilège de parler ainsi ! Tenez, voilà le commandant ! Je vais tout lui dire.

 

– Non ! Non ! ne lui dites rien. Je vous en supplie.

 

Jacques arrivait. La jeune fille courut au-devant de lui, toute rouge d’une émotion qu’elle n’essayait pas de dissimuler.

 

– Ah ! Jacques ! quelle joie de vous revoir, après cette affreuse séance !

 

– Ma petite Lydie !

 

Elle se mit à pleurer doucement. Elle était jolie quand elle ne pleurait pas, mais les larmes la rendaient adorable.

 

En voyant couler ces larmes qu’il séchait à l’ordinaire si promptement, Jacques, cette fois, ne put retenir un mouvement d’énervement qui n’échappa point à Lydie.

 

Et, quand le commandant lui eut annoncé qu’il désirait embrasser tout de suite sa mère parce qu’il était dans la nécessité de retourner immédiatement chez M. Lavobourg (elle comprit : chez Sonia Liskinne), elle n’eut pas un mot pour se plaindre de cette nécessité-là, et rien, dans son attitude, ne put trahir la douleur aiguë qui vint la « pincer au cœur ».

 

Cependant les jeunes gens se connaissaient si bien et l’amour de Jacques pour Lydie était, de son côté, si sincère que celui-ci eut la sensation immédiate de ce qui se passait à côté de lui, dans cette jeune et ardente poitrine qui ne battait que pour lui seul au monde ; et il profita de l’instant où Frédéric paraissait très absorbé dans la contemplation d’un vieux tableau représentant un ancêtre de Mlle de la Morlière à la bataille de Marignan pour saisir dans ses bras l’héritière de ce valeureux guerrier et la consoler d’un baiser suivi d’une douce parole qui la fit pâlir de joie, elle, et le fit rougir, lui, de remords.

 

– Ma petite Lydie, je t’adore…

 

C’était vrai, mais ce qui était vrai aussi, c’est que le héros du Subdamoun pensait, dans le même moment, à la belle Sonia.

 

Cécily arriva. Elle eut un cri joyeux. La mère et le fils s’étreignirent à leur tour.

 

Ce n’était ni de l’admiration, ni de l’amour que Cécily avait pour Jacques, c’était de la dévotion. Si bien que, tout au fond d’elle-même, dans les minutes les plus redoutables, elle ne désespérait jamais car elle le voyait quasi invulnérable.

 

Elle ne l’avait point détourné de sa grande entreprise. Mais, en son âme simple où le bien et le mal ne se mêlaient jamais, elle était encore toute troublée de ces événements tragiques qui ressemblaient si fort à des assassinats et qui déblayaient singulièrement et si heureusement la route devant le héros en marche. Ce fut une bien autre affaire quand Jacques lui eut appris la dernière nouvelle :

 

– Figurez-vous que Cravely, raconta Jacques, avait fait suivre le mystérieux visiteur qui a laissé Carlier en si mauvais état. Or, cet homme, qui avait échappé un instant à son pisteur a été retrouvé.

 

– Eh bien ? qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Cécily avec anxiété.

 

– Mais, ma mère, il n’a rien dit, parce qu’on l’a retrouvé pendu !

 

– Pendu !

 

– Oui, pendu à l’espagnolette de sa fenêtre ! Cravely est dans un état de rage indescriptible, paraît-il.

 

Frédéric n’en revenait pas.

 

– Tout de même, dit-il, la journée finit mieux pour nous qu’elle n’a commencé.

 

Mais ils ne continuèrent pas sur ce ton. Comme ils s’étaient retournés du côté de la marquise, ils s’aperçurent avec effroi qu’elle semblait étouffer. Ils se précipitèrent. Marie-Thérèse lui fit respirer des sels ; et Cécily revint à elle presque aussitôt. Elle s’excusa de l’alarme qu’elle avait causée, embrassa son fils en lui recommandant plus que jamais de la prudence et manifesta le désir d’aller se reposer. Elle s’éloigna au bras de Jacqueline qui était accourue.

 

– Pauvre maman ! fit le commandant Jacques… elle doit être à bout de forces car ce n’est point le courage qui lui manque. Soignez-la bien, ma petite Lydie, aimez-la bien, ne la quittez pas pendant ces journées décisives où je n’aurai peut-être point le temps de venir ici, ne serait-ce que pour vous embrasser !

 

– Comptez sur moi, Jacques ! s’écria la jeune fille en refoulant le sanglot qui déjà gonflait sa gorge… comptez sur moi… et triomphez !

 

Elle se laissa aller sur sa poitrine. Il lui donna un dernier baiser, cette fois en ne pensant qu’à elle, car il savait que s’il ne réussissait point, il ne la reverrait sans doute jamais et il partit entraînant rapidement Frédéric.

 

Ils avaient à peine franchi la porte de la rue que deux ombres, se détachant du mur, les suivaient. Mais ces deux ombres-là furent elles-mêmes suivies de deux autres ombres qui se confiaient leurs impressions à voix basse :

 

– C’est maintenant nous qui surveillons la rousse, disait Jean-Jean à Polydore… Que les temps sont changés !

 

Cécily était arrivée, épuisée, dans sa chambre et repoussait les soins de Jacqueline :

 

– Il s’agit bien de me soigner, dit-elle, quand on assassine tout le monde autour de mon fils !

 

– Que voulez-vous dire, madame la marquise ? Je vous ai rarement vue dans cet état !

 

– Je vais tout te dire. Tu pourras me donner un bon conseil, et peut-être m’aider, car je veux tirer cette affaire au clair et il m’est impossible de rester plus longtemps sous le coup d’une aussi atroce imagination !

 

Te rappelles-tu Jacqueline ce soir où nous sommes allées avec Marie-Thérèse au concert classique de la Comédie de l’Élysée ?

 

– Si je me le rappelle ! fit Jacqueline, c’est le soir où madame la marquise, incommodée par la chaleur, car le théâtre était encore chauffé, comme en plein hiver, avait manifesté le désir de sortir un instant.

 

– Marie-Thérèse resta à sa place et nous sommes sorties toutes les deux. Tu te souviens de ce qui nous est alors arrivé, ma bonne Jacqueline ?

 

– Mon Dieu ! Madame la marquise, nous avons fait un petit tour sous les arbres et puis nous sommes rentrées.

 

– Tu ne te rappelles pas que nous étions alors au plus chaud des élections et qu’avant de rentrer nous avons dû nous arrêter pour laisser passer une bande de camelots qui criaient un journal du soir dans lequel Jacques était couvert d’injures.

 

– Ma foi non… et je ne vois pas où madame veut en venir…

 

– Tu ne te rappelles pas qu’au moment de pénétrer à nouveau dans le théâtre… j’ai donné une petite pièce d’argent à un pauvre vieux marchand de cacahuètes qui, depuis quelques instants, rôdait autour de nous ?

 

– Ah ! oui, madame, je me rappelle le pauvre vieux. Depuis quelques minutes, il m’intriguait. Il avait l’air si malheureux, si cassé par les ans, et si timide avec cela ; et cependant il ne nous quittait pas des yeux. Il attendait certainement qu’on lui fît la charité.

 

– Il vous a parlé du commandant Jacques ! Oh ! je me rappelle très bien…

 

– Oui, c’est cela ! Donc, ce pauvre bonhomme n’ignorait pas qui nous étions. Il me dit textuellement :

 

« – Dieu vous le rendra, ma bonne dame ! Et puis, vous savez, ne craignez rien pour votre fils, le gouvernement a beau faire, il sera élu ! C’est moi qui vous le dis, son concurrent n’existe plus ! » Te rappelles-tu qu’il a dit : « Son concurrent n’existe plus » ?

 

– C’est bien possible.

 

– Oh ! moi, j’ai encore la phrase dans l’oreille… et elle m’est revenue, cette phrase, le lendemain quand les journaux du matin nous apprirent que, la veille au soir, le concurrent de Jacques avait été victime d’un accident d’auto en pleine montagne, accident dont il devait mourir quelques jours plus tard.

 

– Ce brave, repartit Jacqueline, avait appris qui vous étiez, madame, par les propos échangés entre les groupes qui sortaient du théâtre ou qui y étaient entrés en même temps que nous. On a publié la photographie de la mère du commandant Jacques un peu partout !

 

– C’est qu’il ne m’a pas dit : « Le concurrent de votre fils n’existe pas ! » il m’a dit : « n’existe plus ! »

 

– Alors, vous croyez qu’il était déjà au courant de l’accident ! C’est possible…

 

– J’en doute, l’accident est arrivé à peu près à la même heure…

 

– Des camelots passaient qui devaient le savoir, un coup de téléphone est vite donné à un journal. C’était une nouvelle de premier ordre, le bruit s’en était répandu tout de suite au dehors. ! Il vous en a fait part, ce brave homme se réjouissait d’un malheur qui faisait le bonheur de pas mal de gens…

 

– Ne parle pas ainsi, Jacqueline… Ta pensée, n’est pas chrétienne… Maintenant je vais te dire une chose que tu ne sais pas : j’ai revu le marchand de cacahuètes… aux Champs-Élysées… J’y suis retournée exprès pour le voir ! Dès le lendemain… Après la nouvelle de l’accident ! Ce que m’avait dit cet homme m’intriguait… Enfin, j’avais comme un besoin de savoir… Sa lamentable silhouette me hantait…

 

« Le lendemain, donc, à la tombée du jour, j’ordonnai au chauffeur de s’arrêter quelques minutes au coin de l’avenue. Je considérais depuis un moment les passants, quand, se détachant soudain de l’ombre, le bonhomme m’apparut.

 

« Il s’approcha de la portière plus courbé que jamais, et, en passant, me jeta d’une voix épuisée :

 

« – Eh ! bien, madame la marquise, qu’est-ce que je vous disais, hier ?

 

« Je lui fis signe d’approcher encore : il m’obéit en tremblant comme une feuille.

 

« – Vous connaissiez donc l’accident ? lui demandai-je.

 

« D’abord, il ne me répondit pas. Je ne pouvais voir son visage tout emmitouflé d’un cache-nez. Tout à coup, il se redressa un peu ; il avait une paire de lunettes noires à travers lesquelles, Jacqueline, je sentis, je te jure, je sentis son regard qui me brûlait. J’eus peur, j’ordonnai au chauffeur de continuer sa route. Alors, l’homme s’accrocha à la portière. “En cas de danger, menaçant le commandant Jacques, vous n’aurez qu’à revenir ici en auto, comme ce soir. Restez cinq minutes et repartez sans descendre !” Là-dessus, il disparut.

 

« Je pensais avoir eu affaire à un malheureux fou, à un pauvre détraqué et je m’efforçais de ne plus y penser. Comment expliquer que ce fût encore à lui que je pensai tout d’abord, le soir où nous apprîmes que tout était découvert et que la liste de Jacques et de Lavobourg avait été volée.

 

« Sans rien dire à personne, j’obéis à la suggestion du marchand de cacahuètes. Je fis sortir l’auto et je me fis conduire à la place qui m’avait été indiquée. J’attendis un quart d’heure… une demi-heure… Personne…

 

« Alors je me rappelai les termes exacts dont le singulier vieillard s’était servi : “Revenez ici en auto, comme ce soir ! Restez là cinq minutes, et repartez sans descendre !”

 

« Il n’avait pas dit qu’il viendrait. C’était ma présence au fond d’une auto, pendant cinq minutes à ce coin de rue, qui signifiait le danger ! Ainsi raisonnai-je et je rentrai à l’hôtel.

 

« Quelques heures plus tard, je me traitais de folle. Ce marchand de cacahuètes, je l’avoue, est maintenant mon cauchemar ! Pourquoi m’a-t-il fait comprendre qu’il fallait s’adresser à lui si jamais mon fils courait un danger urgent ! et comment se fait-il, oui, comment se fait-il, qu’après l’avertissement qu’il m’avait demandé et que je lui ai donné, tous les périls qui menaçaient Jacques se soient évanouis… si… si vite… si… tragiquement…

 

– Madame ! À quoi pensez-vous, madame ?

 

– Jacques, continua Cécily, de plus en plus agitée, Jacques redoutait par-dessus tout Bonchamps et Carlier, et ils sont morts ! Jacques eût tout donné pour rentrer en possession de ces documents dérobés et il les possède à nouveau à la suite de la tragédie de tantôt, quel est ce mystère ?

 

– Je suis trop petite personne, madame, pour élever mon humble voix en d’aussi terribles circonstances, dit Jacqueline… mais ce qui m’étonne par-dessus tout, c’est que madame puisse voir un lien quelconque entre ce pauvre mendiant et les événements qui la préoccupent…

 

Cécily ne répondit point d’abord à Jacqueline. Elle semblait réfléchir et elle se laissa dévêtir par elle, sans résistance… Seulement, quand elle fut couchée, elle dit à l’ex-sœur de Saint-Vincent-de-Paul :

 

– Jacqueline, je veux savoir qui est ce marchand de cacahuètes. Il ne doit pas être bien difficile à retrouver… Il n’y a qu’à le chercher le soir aux Champs-Élysées m’a-t-il dit… Jacqueline, il y a longtemps que tu as vu M. Hilaire ?

 

– Oh ! mon Dieu oui, il y a bien deux mois…

 

– Pourquoi ne vient-il plus nous voir ? Il est toujours bien reçu ici. Il est peut-être malade !

 

– La dernière fois que je l’ai vu, ça a été pour lui faire des reproches, je dois l’avouer à madame la marquise, j’avais à me plaindre sincèrement de la livraison de la semaine, je suis allée moi-même à la Grande Épicerie moderne. Virginie n’était pas au comptoir. Il en a profité pour accuser Mme Hilaire des « erreurs » de la livraison et il m’a promis qu’il veillerait en personne à ce que pareille chose ne se renouvelât plus ! Mais il paraissait très vexé car il a beaucoup d’amour-propre et il se considère maintenant comme un grand personnage.

 

– Il était très dévoué au feu marquis, ma bonne Jacqueline, du temps qu’il était son secrétaire et je dois dire qu’après le drame du château du Puys il s’est mis en quatre pour me rendre service… Tu iras le trouver demain de ma part. Certes ! tu n’as nul besoin de lui confier quoi que ce soit de tout ce que je viens de te raconter… mais tu lui feras la description du marchand de cacahuètes et tu lui diras que j’ai intérêt à savoir exactement qui est ce personnage. Tu lui recommanderas le secret.

 

IV

LA BELLE SONIA


Ce même soir, dès huit heures – on ne dînait qu’à neuf – le grand salon bleu de l’hôtel du boulevard Pereire, le fameux hôtel de Sonia Liskinne, était déjà plein d’invités.

 

C’était la tante Natacha qui recevait, en attendant la jolie maîtresse de céans qui se faisait désirer et que l’on excusait, car on savait qu’elle était rentrée très tard de la Chambre.

 

Il y avait là les grands républicains : Michel, Oudart, Barclet, sénateur, membre de l’Institut, qui croyaient fermement que la nouvelle idole travaillait pour eux, c’est-à-dire pour l’épuration de la République ; ils le croyaient, parce qu’ils pensaient que Jacques, au fond, ne pouvait rien sans eux.

 

Les autres, qui n’étaient point de ce parti, partageaient les mêmes espérances et peut-être les mêmes illusions. C’est ainsi que le baron de la Chaume, l’un des plus assidus, qui représentait dans ce salon la vieille diplomatie, prudente et temporisatrice, susurrait à l’oreille de tous ceux qui l’approchaient que, s’il était vrai que le commandant Jacques ne pût rien commencer sans les grands démocrates, il ne pouvait rien finir sans les grands conservateurs.

 

À quoi, le petit Caze, de l’Action gauloise, qui eût volontiers traité la Chaume de vieille baderne, répliquait que ses amis et lui ne consentiraient à être les dupes de personne et que si le commandant tardait à montrer son drapeau, ils ne feraient qu’une bouchée de la « nouvelle idole ».

 

On disait que « l’empire », car il existait aussi un parti impérialiste, était représenté très mystérieusement à l’hôtel du boulevard Pereire par le couple Askof.

 

Un singulier ménage que celui-là.

 

Le baron d’Askof était beaucoup plus jeune que sa femme, laquelle était une Délianof, Russe polonaise déjà mariée en premières noces au prince Galitza, mort tragiquement à la chasse aux loups. De ce premier mariage, elle avait une grande fille de dix-huit ans, Marie-Thérèse, qui fréquentait les mêmes cours que Mlle Lydie de la Morlière, la fiancée du commandant Jacques.

 

Où la princesse Galitza avait-elle été chercher ce baron d’Askof, un grand bel homme maigre qui étalait une magnifique barbe d’or, le seul or, prétendait-on, qu’il eût apporté dans la corbeille ? On le disait d’origine hongroise, mais personne n’eût pu l’affirmer. Les Askof étaient inconnus avant que l’ex-princesse ramenât ce nouveau mari du fond des steppes pour l’imposer à la haute société cosmopolite, ce qui fut vite fait.

 

Elle paraissait adorer le baron, son « beau Georges », et s’en montrait jalouse, ce qui n’empêchait pas Georges de faire la cour à toutes les femmes, en général, et à Sonia Liskinne en particulier.

 

Il n’était pas le seul. Tous les hommes qui étaient là avaient été plus ou moins pris au charme irrésistible de la grande artiste, jusqu’à ce fou sympathique de Lespinasse, qui représentait le groupe agrarien, jusqu’au syndicaliste Bassouf, jusqu’au juif Lazare, principal commanditaire d’un grand journal. Jusqu’au vieux père Renard, un ouvrier à peine dégrossi que Sonia avait trouvé le moyen d’attirer chez elle.

 

« Par lui nous saurons à quoi nous en tenir sur les syndicats », avait dit Sonia au commandant.

 

Pour qu’on ne l’accusât point de faire uniquement de la politique, la maîtresse de céans prenait soin de mêler son monde. Ce soir-là, arrivèrent Lucienne Drice, de la Comédie ; Yolande Pascal, du Grand-Théâtre, un petit diable noir comme un pruneau qui était l’amie du directeur du Crédit mécanique, société au capital de cent millions, une puissance : tout le monde de la grande industrie.

 

Ainsi, même avec les femmes, Sonia trouvait le moyen de tout faire servir à son dessein qui était le triomphe de Jacques, et celui de Lavobourg, bien entendu.

 

Mais Lavobourg faisait une si piètre figure à côté de Jacques.

 

Qu’aurait-il été sans elle ce Lavobourg ! C’est à elle qu’il devait toute sa carrière politique et même sa vice-présidence !

 

Il le savait bien. Aussi n’avait-il pas « pipé », comme elle disait à Jacques, quand elle avait jeté d’emblée le pauvre homme, et sans lui demander son avis, dans la ténébreuse aventure.

 

Arrivèrent encore l’exquis Martinez, sculpteur, poète et danseur de tango, très à la mode, puis la Tiffoni, la première danseuse de l’Opéra ; avec elle, c’était le parti modéré qui entrait.

 

Tout ce monde avait pu croire que, vu les circonstances, le fameux dîner du vendredi n’aurait pas lieu ; aussi n’avait-on cessé de téléphoner à l’hôtel mais il avait été répondu que rien n’était changé aux habitudes de la maison.

 

Et les habitués étaient accourus.

 

Une ardente curiosité poussait les uns ; ceux qui n’avaient pas assisté à la séance.

 

Les autres affectaient une grande circonspection. La chance extraordinaire de Jacques les confondait et, il faut bien le dire, leur faisait peur.

 

Lespinasse, qui n’y allait jamais par quatre chemins, montrait seul un enthousiasme débordant. Il répétait à Martinez les phrases de Jacques ; son serment à la tribune, son cri : « Je vous en chasserai ! »

 

Et, se retournant vers tous : Mais je vous dis qu’il n’a qu’à se présenter dans toutes les circonscriptions… un plébiscite !

 

– Et je sais ce qu’il a trouvé, fit-il en agitant ses grands bras et en faisant le simulacre d’exécuter un roulement avec des baguettes imaginaires… Il a retrouvé le tambour de Brumaire !

 

– Et voici Notre-Dame de Thermidor !

 

Sonia venait, en effet, de pénétrer dans le salon. Un murmure glorieux accompagna cette entrée sensationnelle. Martinez, citant le poète, déclara que les Parisiens n’avaient rien vu de plus beau :

 

« Quand, au son du canon, dansait la république,

Et quand la Tallien, soulevant sa tunique,

Faisait de ses pieds nus craquer les anneaux d’or ! »

 

Jamais cependant elle n’était apparue aussi belle, aussi rayonnante, aussi séduisante. Avait-elle résolu de faire tourner toutes les têtes ? ou, tentative encore plus importante, de s’emparer d’un cœur ?

 

La chronique la disait, naturellement, fort amoureuse de son grand homme (et il ne s’agissait point de Lavobourg) et la chronique ajoutait que le grand homme, qui ne pensait qu’à la politique, se souciait peu de la femme.

 

Après avoir serré les mains, elle s’avança vers Lavobourg, qui apparaissait sur le seuil du salon.

 

– Mon Dieu ! comme vous êtes pâle ! Oh ! ajouta-t-elle avec son beau rire un peu trop sonore de théâtre, il faut vous remettre, mon cher ! Vous en verrez bien d’autres !

 

Lavobourg, de pâle qu’il était, devint jaune, et se courba, dissimulant mal une grimace qui voulait être un sourire pour déposer un baiser d’esclave sur ces jolies mains qui le tenaient captif.

 

Quand il put dire deux mots dans le particulier à Sonia, ce fut, du reste, pour lui faire part de sa folle angoisse :

 

– Qu’allons-nous faire ? À quoi nous résoudre ? Toute la police est à nos trousses. L’hôtel est surveillé. On dit que la commission d’enquête se réunira dès demain et prendra tout de suite des mesures exceptionnelles.

 

– Eh ! mon cher, nous savons tout cela, mais encore elle ne peut ordonner d’arrestations préventives qu’après une séance de la Chambre où serait levée l’immunité parlementaire ! Ils n’ont plus de preuves ! Il faudra donc que la commission en trouve ou en invente ; tout cela demandera bien vingt-quatre heures !

 

– Dans vingt-quatre heures, je ne réponds plus de rien : Hérisson a eu une importante entrevue avec Cravely !

 

« On dit couramment que, lundi, nous coucherons tous à la Santé…

 

– Ça, mon ami, c’est possible !

 

Lavobourg regarda attentivement sa maîtresse.

 

Elle en savait plus long que lui, comme toujours.

 

– Oui, vous m’avez compris, avoua-t-elle, d’une voix sourde… lundi, nous coucherons tous à la Santé, ou ils y coucheront, eux !

 

Et elle le laissa tout pantelant de la nouvelle et tout enivré de son parfum.

 

Le plus beau était que, s’il n’ignorait plus que « c’était pour lundi », il ne savait toujours point ce que l’on ferait lundi. Personne ne le savait, pas même Sonia.

 

Tout à coup il songea que, Bonchamps mort, c’était à lui que revenait toute la responsabilité de la police de la Chambre, lui qui commandait la force armée réservée à sa garde, lui qui pouvait convoquer l’assemblée exceptionnellement, en cas urgent, s’il le jugeait utile…

 

Il s’assit car il avait les jambes brisées. Son pouvoir, soudain entrevu, l’écrasait.

 

Sonia avait fait quelques pas. Tout à coup quelqu’un vint la rejoindre. C’était le baron d’Askof qui, depuis qu’elle était entrée, ne l’avait pas quittée de son regard ardent. Profitant de ce que la baronne s’était laissée entreprendre par une amie, il entraîna Sonia derrière un paravent qui semblait avoir été placé là pour isoler ceux qui avaient à échanger des propos graves et secrets, dans ce salon d’amour où l’on ne parlait que politique.

 

Et ce fut en effet de politique que le baron parla tout d’abord.

 

– Sonia, êtes-vous contente de votre grand homme ?

 

– Mais oui, mon cher, quelle question !

 

– Sonia, les événements vous plaisent-ils ?

 

Il me semble, mon cher, que je commence à vivre, et je n’ai pas oublié que c’est à vous que je le dois.

 

– Merci pour cette bonne parole. Vous n’avez donc pas oublié que c’est moi qui vous ai amené Jacques ici.

 

– Certes non.

 

– Et dans un moment où vous étiez lasse de tout.

 

– Oui, dans un moment où la vie ne m’avait jamais paru aussi plate, aussi peu digne d’être vécue.

 

– Et où, pour la première fois, j’osai vous parler de mon amour ! Vous rappelez-vous ce que vous m’avez répondu ?

 

– Oui, je vous ai dit que j’étais lasse de l’amour comme du reste et que mon cœur n’appartiendrait plus qu’à celui qui m’aiderait à accomplir une grande chose, une chose presque au-dessus des forces humaines.

 

– Et je vous ai répondu que je serais cet homme-là ! Vous avez cru que je me vantais. Le soir même Jacques était chez vous ! Et quand il fut parti je vous ai dit ce que je comptais faire avec Jacques et avec une femme comme vous pour le guider…

 

– Oh ! Jacques n’avait besoin de personne ! répliqua-t-elle vivement et en commençant de regarder plus attentivement son interlocuteur, ce qui l’amena à s’écarter légèrement.

 

– Jacques n’avait besoin de personne, répliqua-t-il, le croyez-vous ? le croyez-vous vraiment ?

 

Elle vit son masque dur. Pour rien au monde elle n’eût voulu le froisser, ni surtout le perdre dans ces minutes précieuses où Jacques avait plus que jamais besoin de tous ses collaborateurs.

 

– Mon cher, je vous dis que Jacques était assez grand pour se diriger tout seul, mais loin de moi la pensée d’oublier tout ce que vous avez fait pour lui !

 

– Et pour vous, tout est là ! Il ne s’agit plus de Jacques, maintenant, mais de nous deux, uniquement de nous deux.

 

En prononçant ces derniers mots pleins d’audace et de menaces, il lui avait pris sa belle main qu’elle se garda de lui retirer… et il baisait le bout des doigts avec une humilité parfaite.

 

– Vous êtes un grand fou, dit-elle, et vous me prenez fort au dépourvu avec votre déclaration. Je ne pense plus qu’à la politique, moi. Laissez-moi un peu me reconnaître au milieu de tous ces événements et quand nous aurons triomphé, n’est-ce pas ? eh bien ! mais, ma foi, il sera encore temps de parler de tout cela !

 

Et elle se leva, mais elle fut étonnée de constater qu’il ne la regardait plus… ses yeux s’étaient détournés d’elle pour se fixer avec une haine indicible sur le nouveau personnage qui faisait son entrée dans le salon : C’était la nouvelle idole !

 

– Monsieur le commandant Jacques du Touchais ! annonça le valet, Monsieur le lieutenant Frédéric Héloni.

 

Ils furent entourés tout de suite, félicités. Et pendant qu’on congratulait ainsi l’homme du jour, Sonia se disait : « Mon Dieu ! ils le détestent tous ! Il n’y a que moi qui l’aime ! »

 

Mais Jacques s’en fut à elle et elle ne pensa plus qu’à lui plaire et à lui sourire. Malheureusement, il paraissait distrait.

 

Frédéric résumait à Mme d’Askof les journaux du soir qui, depuis quelque temps, étaient presque tous favorables au commandant. Ainsi, ces feuilles racontaient-elles, sans la moindre hésitation, que Carlier, ne pouvant apporter les preuves promises, s’était suicidé et que l’extrême-gauche, furieuse de la disparition de son leader, s’était ruée tout entière sur le commandant Jacques.

 

Enfin, elles complétaient ce tableau tragique en annonçant que Bonchamps, vaincu par tant d’émotion, s’était affaissé au fauteuil présidentiel, pour ne plus se relever.

 

On annonça que « Madame était servie » et l’on passa dans la salle à manger.

 

Chose extraordinaire : le commandant se montra gai… Il racontait avec des détails amusants la scène du pugilat dont il avait failli être victime.

 

– Ah ! ils auraient pu vous tuer ! fit Lespinasse. Songez que vous veniez de leur dire que vous vouliez les chasser du Parlement.

 

– Il paraît que Pagès prépare un grand discours pour lundi, fit Jacques avec un singulier sourire… un discours dans lequel il fera le procès de cette République dont j’ai parlé de l’exiler !

 

Et que lui répondrez-vous ? demanda effrontément Caze. L’utopie en politique commence où le roi finit !

 

– Je vous donne rendez-vous lundi, monsieur, fit assez sèchement le commandant, et vous me direz alors si ma réponse vous plaît !

 

Puis, se tournant vers Michel et Barclet qu’il avait un immense intérêt à ménager :

 

– Nous avons raison, messieurs, la République a été détournée de ses destinées. Il s’agit de la sauver de ces hommes et de la ramener dans le droit chemin. Il s’agit aussi de faire en sorte qu’elle ne retombe plus dans les mêmes erreurs et pour cela, que faut-il ? Ajouter quelques paragraphes à une Constitution qui, somme toute, est excellente !

 

Autour de lui, on s’étonna et l’on cessa de manger pour l’écouter : c’était la première fois qu’il daignait s’étendre en public sur cette question et chacun tâchait à démêler dans ses paroles ce qu’il fallait prendre et ce qu’il fallait laisser pour connaître enfin « le système du commandant ! »

 

Et Jacques, d’une voix claire, parfois stridente et impérieuse, exposa son projet d’une Constitution comme il l’envisageait, vigoureuse et opérante et qui mettrait les responsabilités à la tête du gouvernement, dans les mains du chef de l’État.

 

Il termina son long exposé au milieu des approbations. Puis il fit signe à Sonia Liskinne de se lever.

 

Il trouvait qu’il y avait assez longtemps qu’on était à table. Il avait dit ce qu’il avait voulu dire. Et il savait que tout ce qu’il avait dit serait dans tous les journaux le lendemain matin. Maintenant il n’avait pas de temps à perdre. Ces gens ne l’intéressaient plus.

 

Il salua ces dames et sortit, accompagné de Sonia.

 

Dans le petit salon désert qu’ils traversaient, elle lui étreignit les mains.

 

– Oh ! mon ami, mon ami ! fit-elle en l’enveloppant de son irrésistible regard d’amour qui lui servait généralement pour la grande scène du deux, car, même quand elle était sincère, elle ne cessait jamais tout à fait d’être la grande comédienne… comme je vous aime ainsi ! Comme vous avez été beau à la Chambre ! Et comme vous leur avez parlé ici ! Je vous admire : aux soldats, vous parlez comme un grand capitaine, aux politiciens, vous tenez le langage de la plus pure politique !

 

– Vous croyez ! J’imagine, Sonia, répondit-il assez brusquement, que vous n’y entendez rien. Je viens de leur parler comme un caporal. Et c’est ce qui les séduit, ma chère.

 

– Vous avez encore raison. C’est moi qui suis une sotte.

 

– Non, vous êtes ma plus utile collaboratrice. Je ne pourrais rien sans vous.

 

– Alors, récompensez-moi. Souriez-moi. Vous ne m’avez même pas regardée ce soir. Dites-moi que je suis jolie, que ma toilette vous plaît !

 

– Vous êtes adorable, adieu !

 

– Vous viendrez travailler cette nuit ?

 

– Oui, je ne m’accorde pas une minute de repos, pendant quarante-huit heures. Prévenez Askof. Ah ! à propos ! ce pauvre Lavobourg m’a bien l’air affaissé ! Dites-lui donc qu’il sorte une autre mine.

 

– Dieu ! que vous êtes méchant ! Vous n’avez pas un mot aimable pour vos vrais amis.

 

À ce moment, un domestique, montant du vestibule, présenta au commandant un pli sur un plateau.

 

Jacques décacheta, fébrile, lut et demanda une bougie à la flamme de laquelle il brûla la missive. Il était redevenu instantanément calme et souriant.

 

– C’est bien ? interrogea-t-elle.

 

– C’est parfait ! répondit-il. Mon vieil ami, le général Mabel, commandant la place de Versailles, qui était un peu souffrant ces jours-ci, m’annonce qu’il est maintenant tout à fait d’aplomb.

 

Et il se sauva, sans plus de démonstration, la laissant toute pensive…

 

À elle aussi, il faisait un peu peur, cet homme qui semblait avoir le don de frapper à mort ceux qui lui faisaient obstacle et de rendre la santé à ceux dont il avait besoin !

 

V

M. PETIT-BON-DIEU FILS


Derrière le boulevard Pereire, à deux pas de l’entrepôt du chemin de fer et des fortifications, se trouvait un cabaret qui avait la permission de rester ouvert toute la nuit.

 

Il devait cette faveur exceptionnelle à cette proximité de l’entrepôt où le travail ne cessait jamais tout à fait, avec ses locomotives que l’on entendait siffler à toute heure et le bruit du fer battu qui montait dans les ténèbres, percées çà et là des feux des forges.

 

Ce débit, de bien modeste apparence, avait pour enseigne :

 

MAISON PETIT-BON-DIEU FILS

 

Les employés qui avaient terminé leur besogne aux barrières venaient chez M. Petit-Bon-Dieu fils vider un verre et manger une croûte avant de rentrer chez eux.

 

Cette nuit-là, celle où nous avons fait connaissance, dans l’hôtel du boulevard, des amis de la belle Sonia, le cabaret était plein.

 

Il y avait de la tabagie dans cette pièce mais il y avait surtout du silence.

 

En somme, c’était ce silence qui eût pu paraître étrange ; car enfin, il eût été si naturel que ces braves gens s’entretinssent entre eux d’événements qui bouleversaient tout Paris ! mais ils n’en disaient mot, accablés sans doute par les travaux du jour.

 

Derrière le comptoir, le patron se tenait, les yeux mi-clos. C’était un gros endormi. Il était rond comme une barrique, tout jeune encore, une trentaine d’années, et rappelait par ses formes et son caractère emporté et cruel, sous des dehors bonasses, le fameux Petit-Bon-Dieu, son père, célèbre pour son compagnonnage en France avec le terrible Chéri-Bibi connu de l’Europe entière.

 

Petit-Bon-Dieu fils était né en prison, à Paris, d’une dame qui avait beaucoup aimé son père, et qui avait élevé le rejeton du bagnard dans l’admiration des hauts faits de Petit-Bon-Dieu père, victime, naturellement, de la société.

 

Elle lui avait appris plus tard comment le père évadé, installé sous un faux nom, cabaretier à Dieppe où ils devaient tous deux aller le rejoindre, avait été assassiné avec quelques camarades dans des conditions restées tout à fait mystérieuses.

 

Petit-Bon-Dieu fils avait juré de venger Petit-Bon-Dieu père, mais c’est en vain qu’il avait interrogé les escarpes avec lesquels sa chère maman n’avait point rompu toute relation.

 

Ceux-ci n’avaient pu lui donner aucun renseignement sérieux. La mère morte, le jeune homme continua de porter ce nom de Petit-Bon-Dieu comme un défi à la société.

 

Nous avons dit que le fils avait tous les défauts du père, mais il en avait un en plus qui devait le sauver de tous les autres et auquel il dut de tenir son rang dans le monde.

 

Après avoir ouvert à Paris des portières, il avait servi humblement dans des débits de bas étage. Il amassait toujours et depuis longtemps aurait pu s’établir à son compte, mais l’idée de toucher à son trésor le faisait hésiter devant la moindre entreprise.

 

Or, sur ces entrefaites, un vieux bonhomme, qu’il voyait depuis quelques mois vendre des olives et des cacahuètes dans les établissements de nuit et à la terrasse des débits, entra en conversation avec lui et lui parla de son père qu’il avait, racontait-il, beaucoup connu autrefois.

 

Il lui dit même qu’il savait comment Petit-Bon-Dieu père était mort ; enfin, il promettait de lui fournir tous les éléments d’une belle vengeance si lui, Petit-Bon-Dieu fils, consentait à entrer dans une combinaison qu’il lui ferait connaître en temps et lieu. Pour le moment, il n’aurait qu’à s’établir marchand de vin et à s’installer dans un fonds qu’on lui offrait pour rien.

 

– Pour rien, c’est très beau, mais si je fais faillite !

 

– Tu ne feras pas faillite ! Tu recevras cent louis par mois, et c’est moi-même qui te les compterai !

 

– Tope-là ! s’écria Petit-Bon-Dieu !

 

– Seulement, faudra point faire le curieux, avait ajouté cet extraordinaire marchand de cacahuètes, et surtout, faudra pas interroger le client ! T’auras qu’à dormir derrière le comptoir !

 

– Ça me va !

 

– Ah ! si par hasard, tu t’étonnais un peu trop haut, devant des amis du dehors ou devant « la rousse », par exemple, de ce qui se passe chez toi, je ne te cache pas que je ne donnerais pas deux sous de ta peau !

 

– Brrr ! fit Petit-Bon-Dieu. Voilà qui n’est guère rassurant. Écoutez, monsieur le marchand de cacahuètes, dans ces conditions-là, ce sera cent cinquante louis par mois.

 

– Je te les accorde, répliqua l’autre tout de suite, je te les accorde parce que je louerai au premier étage de ton établissement une chambre dans laquelle tu n’entreras jamais et dans laquelle tu laisseras pénétrer tous ceux qui, en passant, déposeront sur ton comptoir le nombre de cacahuètes voulu.

 

– Combien de cacahuètes ?

 

– Le nombre en changera tous les jours ! Tous les jours, tu recevras le mot d’ordre ! Maintenant, encore une recommandation, à partir d’aujourd’hui, ne m’adresse jamais la parole.

 

– Et comment connaîtrai-je le mot d’ordre ?

 

– Tous les jours, tu me verras venir chez toi, tantôt à une heure, tantôt à une autre. Je déposerai sur ton comptoir le nombre de cacahuètes qu’il faudra apporter pour passer ce jour-là.

 

– Compris ! et les cent cinquante louis ?

 

– Chaque mois, je déposerai devant toi, sur le comptoir, un cornet de cacahuètes dans lequel se trouveront les trois mille francs.

 

Nous savons maintenant dans quelles extraordinaires conditions M. Petit-Bon-Dieu s’était tout à coup établi marchand de vins.

 

Le curieux bistro s’était d’abord imaginé qu’il avait eu affaire, dans le marchand de cacahuètes, à un intermédiaire chargé de trouver dans les bas-fonds cosmopolites un personnage complaisant pour tenir l’une de ces maisons, où, dans l’arrière-boutique, se glisse la pègre. La pièce qui lui avait été louée au premier étage, et qui était munie de serrures compliquées dont il n’avait jamais eu la clef, devait servir de refuge, dans son idée, aux plus crapuleux conciliabules. Or, quel n’avait pas été son étonnement de constater que son établissement n’était fréquenté que par de braves ouvriers, d’honnêtes cheminots et de tranquilles employés d’octroi !

 

En vérité, il se félicitait d’une pareille aventure car il gagnait facilement son argent. Et jamais une bataille, jamais une querelle, jamais de gros mots ! Bien mieux, tous ces gens-là étaient quasi muets.

 

Comme Petit-Bon-Dieu considérait le spectacle réconfortant de son débit, prospère, la porte d’entrée fut poussée et un misérable vieillard courbé et déformé par les ans fit son entrée.

 

Il portait la tête si rapprochée de terre que son dos en paraissait bossu ; il était pauvrement vêtu d’un complet de velours râpé et tout rapiécé aux genoux et aux coudes. L’un de ses longs bras supportait un petit baquet de bois séparé en deux compartiments pleins, l’un d’olives, l’autre de cacahuètes.

 

Une casquette était enfoncée sur son crâne chauve. Quant à sa figure, on était presque toujours dans l’impossibilité de l’apercevoir, tant à cause de la position qu’elle occupait qu’à cause d’un énorme cache-nez gris de fer, tout élimé, qui en faisait plusieurs fois le tour.

 

Parfois ce lamentable individu levait un peu la tête et alors on voyait, au-dessus du cache-nez, une énorme paire de lunettes noires qui eût fait rire si le regard qui parvenait à percer ces verres opaques n’eût point fait peur.

 

Chose curieuse, tous les clients, ce soir-là, aimaient les cacahuètes et il en distribua pour quelques sous, à chacun, un petit paquet. Sur certaines tables, il déposa, par-dessus le marché, ici, deux cacahuètes, là, quatre, plus loin cinq.

 

Il arriva ainsi près du comptoir, et, devant Petit-Bon-Dieu, compta sept cacahuètes. Après quoi, il s’en retourna.

 

Certaine nuit, Petit-Bon-Dieu, intrigué, et manquant à la parole du contrat qui le liait, s’était montré curieux de savoir ce qu’était et où se rendait, en sortant de chez lui, l’extraordinaire vieillard.

 

Et il était sorti derrière lui, le suivant prudemment, tandis que le bonhomme remontait vers la rue de Rome.

 

Or, comme Petit-Bon-Dieu fils arrivait au coin de la rue Cardinet, il avait été assailli par une bande de vauriens qui déjà avaient sorti leurs couteaux.

 

Heureusement que le marchand de cacahuètes était arrivé pour le délivrer : « Laissez-le donc, leur avait-il dit. Monsieur est de mes amis. »

 

Le lendemain, Petit-Bon-Dieu avait une ration supplémentaire de cacahuètes dans un cornet de papier, et sur le cornet lui-même il avait pu lire cette phrase soigneusement dactylographiée : « La prochaine fois, je les laisserai faire ! » Il se l’était tenu pour dit.

 

Après le départ du marchand, quelques-uns des clients s’en allèrent. D’autres se mirent à lire des journaux en regardant de temps en temps l’heure qu’il était.

 

À deux heures et demie du matin la porte du cabaret fut ouverte par un homme habillé comme un artiste, dont les épaules étaient recouvertes d’une cape très ample rejetée sur l’épaule et lui cachant une partie du visage. Le chapeau de feutre rabattu lui cachait l’autre.

 

Il traversa la pièce, s’arrêta une seconde au comptoir, déposa sous le nez de Petit-Bon-Dieu sept cacahuètes et entra dans l’office.

 

Là, il y avait un escalier en tire-bouchon qui grimpait à l’étage supérieur. L’homme eut vite fait de l’escalader ; et bientôt il se trouva en face d’une porte dont il lui fallut ouvrir les trois serrures. Ceci fait, il entra dans une salle uniquement meublée d’une table ronde, d’un buffet et de quelques chaises de paille. Au mur, un porte-manteau.

 

L’homme, après avoir allumé une petite lanterne sourde, y suspendit son feutre et sa cape. Puis il s’en fut au buffet, en ouvrit les deux battants et les referma sur lui.

 

Il était enfermé dans ce buffet vide, dont le fond se déploya instantanément sur un geste qui commanda un déclic.

 

L’homme se courba et glissa dans une sorte de couloir qu’il referma derrière lui en mettant en jeu un mécanisme dont il paraissait connaître depuis longtemps l’usage.

 

Aussitôt, il s’en fut rapidement jusqu’au bout du couloir qui était des plus étroits. Là encore, il eut à ouvrir une porte. Il passa, referma la porte, éteignit sa lanterne sourde, et allongeant le bras, sa main rencontra un commutateur qu’il tourna.

 

VI

INCIDENT


L’homme était dans un décor des plus gracieux, des plus riches et des plus galants. Il était dans le boudoir de la belle Sonia et cet homme, c’était Jacques.

 

Jacques se mit immédiatement au travail sur une petite table signée de Boule, entre un grand paravent de Coromandel qui se déployait devant la porte de la chambre à coucher et une coquette bibliothèque pratiquée dans la vieille boiserie grise, style Marie-Antoinette.

 

Ça n’était pas une chose banale que le spectacle de cet homme travaillant à bouleverser l’État par le plus prodigieux des coups de force, dans ce boudoir charmant où flottaient les parfums les plus délicats, sanctuaire de l’amour transformé en officine politique.

 

Jacques avait tiré de la poche intérieure de son vêtement deux longs portefeuilles qu’il avait vidés sur la table.

 

Il y avait là plusieurs centaines de feuillets, les uns à en-tête de la Chambre des députés, les autres à en-tête du Sénat.

 

Sur ces feuillets où s’étalaient des formules imprimées, il apparaissait des blancs que Jacques remplissait d’une écriture rapide.

 

Soudain, il leva la tête : un pas traversait le salon à côté et on introduisait une clef dans la serrure de la porte qui donnait sur cette pièce.

 

Sonia parut.

 

– Je vous sais gré de me rejoindre si tôt. Voulez-vous m’aider ? dit-il ; D’où venez-vous ?

 

Et se remettant à écrire :

 

– Les domestiques, votre femme de chambre ?

 

– Ils dorment. Vous savez bien que vous m’avez habituée à me passer de tout service depuis que vous m’avez « envahie » ! Seulement, mon cher, ce soir, avant de partir, il faudra que vous m’ôtiez quelques agrafes !

 

Il la regarda. Elle laissa tomber son manteau et elle se montrait à lui telle qu’il ne l’avait pas encore vue, et cependant telle qu’elle avait été toute la soirée, dans une robe audacieuse qui avait fait sensation ; mais jusque-là, en vérité, il avait été tellement préoccupé qu’en paraissant la voir il ne l’avait pas regardée…

 

– Sapristi ! fit-il, il est étonnant qu’étant habillée de la sorte vous ayez encore besoin de quelqu’un pour vous déshabiller !

 

– Toujours aimable !

 

– Je vous ai demandé où vous êtes allée. Vous avez dû avoir un certain succès !

 

– Bast ! fit-elle, on ne s’occupe que de vous ! Nous sommes allés un instant à Magic, au bal d’Ispahan, avec Martinez et Lucienne Drice, puis on a soupé au dancing. Je voulais tâter le pouls de l’opinion.

 

– J’imagine qu’elle n’est point trop mauvaise ?

 

– Très bonne ! On ne parle que de « vos assassinats »… et l’on dit : « Il est très fort. Rien ne l’arrête ! »

 

– J’espère que vous ne croyez point à toutes ces stupidités !

 

– Eh ! eh ! mon cher ! est-ce que je sais, moi ? Je vous connais si peu !

 

Elle était venue à lui, de sa démarche lente, royale, harmonieuse, et s’était assise près de lui, son corps le frôlant ; et il était irrité par le chaud parfum de cette belle femme dans un moment où il avait besoin de tout son sang-froid.

 

– Comme vous froncez les sourcils ! dit-elle. Je vous gêne ?

 

– Oui, vous êtes vraiment trop belle !

 

– C’est le premier compliment de la journée. Maintenant, je puis me retirer ?

 

– Non, restez ! J’ai besoin de vous. Et ne soyez plus coquette pendant… pendant simplement vingt-quatre heures !

 

– Ce sera long ! Mais que ne ferais-je pas pour vous ? Allons ! Je vous le promets ! Parlons donc de choses sérieuses.

 

Et, instantanément, elle lui montra un masque grave, d’une beauté intelligente et sévère, dans l’encadrement des merveilleux colliers de perles qui faisaient le tour de son opulente chevelure d’or, glissaient de ses oreilles, encerclaient son cou, retombaient sur sa chair d’albâtre en girandoles.

 

Au-dessus de la table, elle avait joint ses mains longues, chargées de bagues, habiles à éprouver le bronze, l’ivoire, la soie, les belles étoffes, glissa entre elles un porte-plume.

 

– Écrivez, comme moi, sur tous ces feuillets, dans ces vides, ces mots : « Ce matin, lundi, cinq heures ! » Puisque Askof n’est pas là, il faut bien que vous me serviez de secrétaire ! Pourquoi n’est-il pas là, Askof ?

 

– Parce que je lui ai dit que vous ne lui donneriez rendez-vous qu’à trois heures et demie du matin ! Je voulais vous parler de cet homme avant que vous le revoyiez ! Méfiez-vous de lui, mon cher ami… Il vous déteste… Il vous déteste parce qu’il m’aime…

 

– Je ne vois pas, exprima Jacques d’une façon froidement évasive qui serra le cœur de la belle Sonia… je ne vois pas, en vérité, la relation…

 

– Oh ! je sais ! je sais ! Je sais que vous ne m’aimez pas. Mais il s’est peut-être imaginé que je vous aimais… et peut-être s’est-il imaginé aussi que vous m’aimiez !

 

– Ensuite ? Ma belle amie, vous me stupéfiez. Le baron d’Askof sait que je suis fiancé depuis longtemps et il me connaît assez pour ne pas me faire l’injure de croire que si j’avais levé les yeux sur une personne comme vous, Sonia, qui êtes la plus belle et la plus intelligente des femmes, mon dessein n’aurait pas été de vous consacrer ma vie ! Or, ma vie ne m’appartient plus !

 

Il avait prononcé toutes ces phrases rapidement, tout en continuant de travailler.

 

Quand il avait parlé de sa fiancée, le porte-plume avait tremblé dans les mains de Sonia…

 

– Enfin, poursuivit-il sans lever la tête, est-ce que mon attitude, toujours des plus correctes…

 

– Dites : des plus froides… corrigea-t-elle… Nous avons toujours l’air, quand nous sommes ensemble, de deux hommes d’affaires… Vous n’avez pas toujours été ainsi.

 

– Quoi ?

 

– Oui, au début de nos relations, quand il s’agissait pour vous de me conquérir… Oh ! de me conquérir à vos projets, de faire de moi votre chose dans le but d’accomplir votre dessein… rappelez-vous comme vous étiez galant, empressé… Mon cher, d’autres qu’Askof ont pu vous croire épris, moi, toute la première…

 

– Allons donc, vous voulez rire ! Excusez-moi, Sonia, je dois vous paraître un peu…

 

– Oui, un peu brutal…

 

– Merci, je méritais un autre mot, mais vous êtes une femme trop supérieure pour n’avoir pas compris, dès le premier jour, qu’il ne pouvait y avoir dans ma pensée de place pour l’amour, à l’heure où elle était si entièrement, si férocement prise par l’abominable politique.

 

– Eh bien ! mon cher, sans doute que vous me voyez plus supérieure que je ne le suis en réalité car… (ce disant, elle s’était levée et, dérangeant quelques livres dans la bibliothèque, elle avait glissé sa main dans une cachette profonde)… car, lorsque je recevais les billets que voici ; j’ai eu la naïveté de vous croire amoureux, oui, mon cher !

 

Et elle jeta devant lui un sachet parfumé dont quelques lettres s’échappèrent. Il les parcourut, sourit et dit : « C’est pourtant vrai ! »

 

– Vous me mentiez donc ! Il n’y avait pas un mot sincère dans tous ces jolis compliments !

 

– Non, Sonia, je ne vous mentais pas ! Si vous voulez absolument que je vous répète ce que je vous écrivais alors, je vous dirai encore : « Sonia, vous êtes adorable ! » Et c’est même à cause de cela que je ne vous l’ai plus écrit ! J’ai eu peur de vous adorer, ma chère amie, voilà toute l’histoire.

 

– Jacques, continua-t-elle d’une voix grave, j’ai vu aujourd’hui Mlle de la Morlière à la Chambre. Savez-vous bien qu’elle est jolie ? Très jolie.

 

Jacques ne répondait pas… Il fronçait terriblement les sourcils. Elle eut l’incroyable courage de lui demander :

 

– Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répliqua l’autre, brusque et furieux.

 

Sonia n’avait pas bougé. Deux lourdes larmes coulaient maintenant le long de ses belles joues.

 

Alors, elle aussi, se mit à écrire… à écrire…, et puis ce fut elle qui reprit la parole, d’une voix qu’elle essayait d’affermir.

 

– Je vois, dit-elle, que c’est pour lundi, cinq heures du matin, ce jour-là vous triompherez, ou nous serons séparés pour toujours ou réunis dans la mort, ce qui est la même chose, car je ne vous survivrai pas. La vie m’ennuierait trop après des heures pareilles, excusez-moi donc, mon ami, si avant cette minute tragique j’ai voulu savoir… Je ne me reprocherai pas de vous avoir détourné une seconde de votre but et je me déclarerai satisfaite de ce triste entretien, s’il a pu vous mettre en garde contre Askof.

 

– C’est lui d’abord, interrompit Jacques, qui nous a fait connaître l’un à l’autre et, de cela, je lui serai éternellement reconnaissant. C’est lui qui a imaginé de faire communiquer votre hôtel avec ce débit de boissons et de faire creuser une porte dans le mur de mon appartement de l’avenue d’Iéna de telle sorte que, lorsqu’on me croit chez moi, je suis tranquillement ici, à démolir la Constitution, aidé par la plus aimable et la plus dévouée des secrétaires ! C’est Askof encore qui a trouvé ce curieux moyen de communiquer entre nous, grâce au plus amusant et au plus insoupçonné des mots d’ordre « le truc des cacahuètes ! »

 

– Oh ! depuis que la liste volée nous est revenue dans un cornet de cacahuètes, vos cacahuètes m’épouvantent !

 

– Finissons-en avec ces bulletins, voulez-vous ? Puisqu’il est entendu que nous nous méfions maintenant d’Askof, il est inutile, quand il viendra tout à l’heure, qu’il les voie…

 

– Mais comment ferez-vous parvenir ces bulletins de convocation ? demanda Sonia, vous ne les confierez pas à la poste ?

 

– Jamais de la vie ! C’est à vous que je les confierai ! C’est par votre entremise qu’ils parviendront à leur adresse. Il n’y a encore que vous et moi qui connaissions l’heure exacte à laquelle j’ai fixé l’extraordinaire convocation des Chambres. Ma chère amie, vous ferez signer ces bulletins par Lavobourg dans la journée de dimanche ; sa signature légalisera en quelque sorte cette exceptionnelle convocation et déterminera les plus hésitants… Mais, comprenez-moi bien ! À partir de la minute où Lavobourg aura signé, il ne faudra plus que Lavobourg vous quitte ! Car alors nous serons trois à connaître l’affaire et je trouve que c’est beaucoup, mais, au fond, si Lavobourg ne vous quitte pas et si vous ne cessez de le surveiller, je serai tranquille.

 

– Je vous le promets, Lavobourg signera et ne me quittera pas. Mais pour faire parvenir ces convocations à leur adresse, comment ferai-je ?

 

– Vous avez vu l’homme qui est venu tantôt de Versailles ?

 

– Oh ! parfaitement !

 

– Eh bien ! cet homme qui est un ami sûr du général Mabel sera, dans la nuit de dimanche, au bal du Grand Parc avec vingt soldats de mon ancien bataillon du Subdamoun, caserné en ce moment à Versailles. Ces hommes me sont dévoués jusqu’à la mort. Ils seront à Paris dimanche, en civil. Ce sont eux qui déposeront à la dernière heure, entre les mains mêmes des parlementaires désignés, toutes les convocations après que vous les aurez remises à leur chef, l’émissaire que vous connaissez. J’ai fait retenir une loge pour vous au bal du Grand Parc qui commence à minuit et demi. Vous vous y rendrez avec des amis et Lavobourg, naturellement… À deux heures du matin, l’homme s’approchera de vous et vous lui donnerez le paquet sous le manteau.

 

– Tout cela est parfait !

 

– Ah ! encore une grave besogne. Quand Lavobourg aura signé les bulletins, vous les mettrez vous-même sous enveloppe et vous inscrirez avec soin sur ces enveloppes les noms de la liste.

 

– Alors, dites-moi, Jacques… Il me semble… il me semble que je comprends… mais c’est bien audacieux ce que vous allez faire là… alors, vous… vous ne convoquez que les députés et sénateurs de la liste ?

 

– Évidemment !

 

– Eh bien ! et les autres ?

 

– Les autres n’auront pas, par hasard, été touchés par la convocation qui se sera égarée ou qui leur arrivera trop tard… je tiens des bulletins en réserve que je ne leur ferai parvenir, à ceux-là, que lorsque tout sera terminé… et alors, nous serons en pleine légalité ! Nous aurons déjà voté la révision de la Constitution !

 

– Et le président de la République dans tout cela ?

 

– Nous laisserons le chef de l’État en dehors de toute l’affaire ; il ne l’apprendra que lorsque les Chambres seront déjà à Versailles. Il n’aura pas à intervenir. On ne touchera pas à sa personne, ni à son grade, si j’ose dire. Et comme la loi n’aura pas été violée, il n’aura qu’à laisser faire. Son silence et son abstention, c’est tout ce qu’on lui demande, pour le moment.

 

– Et après ? questionna Sonia, curieuse.

 

– Après, voici comment les choses vont se passer :

 

« À cinq heures du matin, les Chambres auront décidé la révision immédiate et la réunion de l’Assemblée nationale à Versailles pour le matin même. La séance durera dix minutes, pas plus. Là-dessus, les sénateurs et les députés qui représentent la nation et qui s’arrogent le droit de passer, en une pareille crise, au-dessus de la procédure inutilement dilatoire de l’inscription et de la publication au Journal officiel, se rendent à Versailles (des autos seront prêtes). À sept heures, l’Assemblée nationale entrera en séance et décidera de commencer la révision sur l’heure, émettra un vote déclarant suspect le gouvernement, nommera pour la durée des travaux de révision un gouvernement provisoire réduit à sa plus simple expression : un duumvirat !

 

– Qui seront les duumvirs ?

 

– Moi et votre ami Lavobourg… chargés, comme on dit, d’expédier les affaires courantes, de veiller à la sécurité de l’Assemblée et de protéger ses travaux.

 

– Mais croyez-vous que l’Assemblée vous suivra dans cette voie ?

 

– J’en suis sûr. D’ici là, je l’aurai effrayée. Ils feront ce que je voudrai. Le président du Sénat à qui revient la présidence de l’Assemblée aura, à Paris même, signé un ordre donnant au général Mabel, commandant la place de Versailles, la garde de l’Assemblée nationale. Quand l’Assemblée arrivera là-bas, elle trouvera avec joie toutes les troupes debout et mon fameux bataillon dans la cour du château, tout cela prêt à la soutenir et à la défendre, mais entendez-moi, Sonia, prêt aussi à la faire marcher, si j’en donne l’ordre à Mabel !

 

– Mon Dieu ! tout ce que vous me dites-là est à peine croyable… Mais, à Paris, dès que le bruit des événements du matin se répandra et que l’on saura ce qui se passe à Versailles, le gouvernement, qui dispose de tout Paris, marchera contre Versailles !

 

– Vous oubliez qu’il marchera alors contre la loi !

 

– Eh ! mon cher, ne jouons pas sur les mots. Il prétendra que c’est vous qui l’avez violée !

 

– Non, il ne prétendra pas cela, car je ne lui en laisserai pas le temps !

 

– Et Flottard ! Vous oubliez Flottard ! le gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris ! Il accourra avec ses troupes.

 

– Ah çà ! mais Sonia, vous ne m’avez donc pas entendu ? Je vous ai dit que l’Assemblée nommera immédiatement un gouvernement provisoire de duumvirs dont je serai le chef. Il n’y a pas cinq minutes, vous entendez, cinq minutes que j’aurai été chargé, moi, par l’Assemblée légale de la nation, de sa sécurité, que j’aurai expédié téléphoniquement l’ordre d’arrêter Flottard et tous les membres du gouvernement déclarés suspects et la plupart de nos plus fortes têtes !

 

– Jamais Cravely n’obéira !

 

– Me prenez-vous pour un niais ? Croyez-vous que j’aie besoin de cet imbécile ? C’est la préfecture qui marche, ma chère Sonia !

 

– J’ai toujours dit que le préfet de police était un parfait galant homme !

 

– Oh ! il ne marchera que si nous réussissons ! Il ne voudra rien faire avant le coup de téléphone de Versailles, mais alors, couvert par une pseudo-légalité, il sera à fond avec nous. Jusqu’à cette minute, il ne nous servira qu’à isoler ceux dont nous voulons être débarrassés. Certains fils téléphoniques reliant les ministères au Palais-Bourbon seront, à partir d’une certaine heure, dans l’impossibilité de servir ! Oh ! nous avons pensé à tout ! On pigera ces bons messieurs de l’extrême-gauche au lit. Oh ! on ne leur fera pas grand mal ! Ils auront un réveil étonné, voilà tout ! Et maintenant, avez-vous confiance ?

 

– Quel homme vous faites, Jacques ! Si vous réussissez, où vous arrêterez-vous ?

 

– Moi, mais ma chère, vous oubliez que je suis avant tout un bon républicain.

 

Ils en avaient fini avec les bulletins. Il en fit un paquet qu’il enveloppa simplement dans un journal et le lui tendit :

 

– Tenez ! Vous avez dans vos belles mains la destinée de la République…

 

Il savait ce qu’il faisait en se débarrassant entre ses mains du précieux colis. D’abord s’il pouvait redouter personnellement une hésitation dernière de ce cœur pusillanime de Lavobourg, il était sûr que celui-ci ne saurait point résister à Sonia et qu’il signerait sur sa prière ou sur son ordre. Ensuite, l’affaire maintenant était en route quoi qu’il arrivât !

 

La jeune femme accepta le dépôt avec une allégresse intérieure sans égale.

 

Elle s’était rapprochée de lui et le brûlait de la flamme ardente de son regard.

 

Il ne sut point lui résister quand elle lui prit la main et qu’elle l’entraîna en lui disant :

 

– Venez ! Il faut que vous sachiez où, jusqu’à demain soir, je cache les bulletins… Si par hasard il m’arrivait un accident, il faut tout prévoir…

 

Déjà elle avait soulevé le rideau et pénétré avec lui dans sa chambre… Elle lui lâcha la main, fit de la lumière, parut ne pas s’occuper de lui, n’être nullement gênée par la présence de cet homme dans cette pièce où il n’avait jamais pénétré et où était préparé le repos de la célèbre Sonia Liskinne, dans un luxe rare et troublant.

 

Cependant, le parfum délicat et souverain dont toute cette intimité de jolie femme était imprégnée agissait sur lui comme sur un collégien, en dépit de toute sa force d’âme, et déjà il entendait à peine ce qu’elle lui disait.

 

Il regardait glisser la forme désirable sur le tapis où l’on avait jeté des peaux de bêtes ; il la vit monter sur un tabouret qui lui faisait une sorte de piédestal, se hausser sur la pointe des cothurnes, ce qui lui permit d’atteindre aux rayons d’une petite bibliothèque qui se trouvait à la tête du lit.

 

– Tenez ! c’est ici ! Derrière ce livre… personne n’ira les chercher là… je les mets là avec la fameuse liste… Vous ne savez pas ce qu’il y a encore dans ma petite cachette ? Tenez ! le cornet de cacahuètes… le cornet de papier rose… que nous avons trouvé sur la table du boudoir avec la liste qui m’a été si mystérieusement rapportée à moi ! Tout de même ! quel curieux mystère ! et pourquoi ces cacahuètes ?

 

– Sans doute, répondit Jacques qui fit effort, lui aussi, pour dire quelque chose… sans doute pour nous faire comprendre que celui qui nous rapportait la liste volée était un de nos amis, Un de ceux qui viennent quelquefois travailler ici le soir avec moi… et qui connaît le chemin des cacahuètes et qui n’a pas voulu se désigner autrement… Alors ? alors, ma chère Sonia, ne pensons plus aux cacahuètes !

 

Il avait dit cela d’une voix si étrange et si nouvelle… Elle le regarda du haut de son tabouret…

 

Il était près d’elle et il lui tendit la main pour qu’elle descendît. Elle prit cette main qui était brûlante et sauta légère comme Diane chasseresse.

 

Cependant, le haut talon de son cothurne la fit, un quart de seconde, chanceler.

 

Un quart de seconde ! un quart de seconde ! Il ne faut qu’un quart de seconde à l’Amour ou à la Mort qui guettent, poussés par la Destinée.

 

Pendant ce quart de seconde-là, Sonia glissa sur la poitrine de Jacques. Il l’y retint. Elle poussa un soupir et il lui donna un baiser. Et, pendant les secondes qui suivirent, et les minutes, et les heures… tout fut oublié !

 

VII

LE BARON D’ASKOF


Par la petite porte secrète, à trois heures et demie du matin, le baron d’Askof arriva mystérieusement dans le boudoir de Sonia Liskinne.

 

Il s’assit et attendit le commandant.

 

Contrairement à son habitude celui-ci était en retard. Le baron s’étonna quelque peu et un quart d’heure s’écoula.

 

Askof commençait à s’énerver.

 

Il avisa soudain, sur la table, une sorte de sachet indien qu’il n’avait jamais vu. Que faisait là cet objet inconnu ? Curieux, il s’en saisit et l’ouvrit.

 

Des lettres ? Des lettres de l’écriture du commandant. Il les lut.

 

Et, pendant qu’il les lisait, un méchant sourire errait sur ses lèvres cruelles.

 

Ces lettres dataient de plusieurs mois :

 

« Belle Sonia, je vous ai vue en rêve toute la nuit. Et cependant je ne suis point amoureux, mais je sens que je vais le devenir si vous continuez à déployer pour moi des grâces dont je suis indigne. Oubliez que vous êtes une femme et nous collaborerons et nous ferons, tous deux, de grandes choses. Essayez de devenir laide pour me faire plaisir. Et surtout ne vous habillez plus comme hier soir, ne vous coiffez plus comme hier soir, ne me parlez plus avec le sourire d’hier soir ! Appliquez-vous à être toujours avec moi le contraire de ce que vous avez été hier soir, ou alors je perds la tête, ma pauvre tête dont j’ai tant besoin ! C’est entendu, hein ? ma chère camarade. »

 

Une autre finissait par ces mots :

 

« Ils sont fous de vous, comme je les comprends. Moi, je ne vous aime pas ; c’est plus ! »

 

Un billet :

 

« Je n’oublierai jamais les deux heures passées à vos côtés, cet après-midi, vous êtes la plus étonnante des femmes. Comment pourrai-je me passer de vous ? »

 

Et un rendez-vous :

 

« Cette huit, nous travaillerons de deux heures à quatre heures du matin, dans notre cher petit boudoir. Comptez sur moi. Oui, j’ai pensé à vous ! Vous êtes extraordinaire avec vos reproches ! Je ne pense qu’à vous ! Je ne puis rien sans vous ! Vous êtes l’objet de ma perpétuelle admiration ! Avez-vous reçu mes fleurs ? »

 

Et ces seuls mots sur un autre billet :

 

« Merci. Vous êtes l’unique ! »

 

Froidement, Askof replaça les billets dans le sachet et mit le sachet dans sa poche.

 

À ce moment, il lui sembla entendre un léger murmure. Il prêta l’oreille. Il ne s’était point trompé ; on parlait dans la chambre de Sonia.

 

Doucement, il se leva, passa derrière le paravent de Coromandel, souleva la lourde tapisserie et écouta ces deux voix qui étaient derrière la porte.

 

Alors, il laissa retomber la tapisserie et revint à sa chaise, plus pâle qu’un mort.

 

Soudain il se leva et, par la porte secrète, quitta le boudoir de la belle Sonia.

 

Quelques minutes plus tard, un homme, coiffé du képi et de la pèlerine des employés de l’octroi, sortait du débit de vin de Petit-Bon-Dieu fils, remontait la rue, traversait le pont du chemin de fer et sautait dans une auto fermée, qui stationnait à l’angle d’une petite rue transversale. Il donna une adresse au chauffeur : place du Palais-Bourbon, et la voiture partit à une allure folle.

 

L’homme mit la tête à la portière et regarda derrière lui. Il vit qu’une autre auto, sortie d’il ne savait où, le suivait et à la même allure.

 

Ayant vu cela, le baron d’Askof, car c’était bien lui, se rejeta au fond de sa voiture, se débarrassa de son manteau et de son képi, souleva un coussin, ouvrit un coffre, y prit un chapeau et un pardessus qu’il revêtit aussitôt, puis il attendit.

 

À deux pas de la Chambre des députés, habitait Lavobourg. C’est chez Lavobourg que le baron d’Askof se rendait.

 

Il sauta de l’auto et sonna. Avant qu’on ne lui ouvrît, il eut le temps d’apercevoir d’une part, à l’extrémité de la petite rue qui longeait le Palais-Bourbon, l’auto qui l’avait suivi et qui s’était arrêtée auprès du quai, à un endroit d’où il était facile de surveiller la porte de la maison habitée par Lavobourg, et, d’autre part, il pouvait voir, au coin de la rue du Palais, deux silhouettes qui appartenaient, à n’en pas douter, à deux agents de la Sûreté.

 

La porte ouverte, Askof gravit rapidement le premier étage et sonna de nouveau. Un domestique vint ouvrir.

 

– Prévenez M. Lavobourg qu’il faut que je lui parle à l’instant…

 

À ce moment, la porte du cabinet de travail s’ouvrit et Lavobourg parut.

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? Entrez donc !

 

Askof se jeta dans le bureau. Sa figure était encore affreusement bouleversée.

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a, mon cher, que vous êtes…

 

Et il lui dit le mot dans l’oreille, plus quelques détails.

 

– Qu’est-ce que vous me racontez-là ? Pourquoi venez-vous me trouver à une pareille heure !

 

– Vous estimez que la nouvelle que je vous apporte n’en vaut pas la peine ?

 

– Je ne vous crois pas !

 

– Eh bien, mon cher, allez chez elle, et nous en reparlerons quand vous reviendrez !

 

– Avec le commandant ! mais c’est impossible… Je sais qu’elle était coquette avec lui comme avec tous, mais lui, il ne la regardait même pas ! Que diable ! Il a autre chose à faire ! Qu’est-ce qui vous a dit ça ?

 

– Personne… J’en reviens, moi, du boulevard Pereire, et je les ai surpris… par le chemin des cacahuètes… je me suis trouvé seul dans le boudoir… et je les ai entendus se parler dans la chambré… Ils y sont encore : allez-y !

 

Lavobourg chancela, il ne pouvait plus douter.

 

– Écoutez, Lavobourg, mon auto est en bas, montez dedans. Vous trouverez dans le coffre le manteau et le képi de l’employé d’octroi. Le mot d’ordre, ce soir : sept cacahuètes. Constatez simplement la chose et revenez. Je vous attends ici.

 

– J’y vais ! fit l’autre.

 

– Eh bien ! tenez… prenez mon pardessus, relevez le col, coiffez mon chapeau et jetez-vous vite dans mon auto. Les agents de la Sûreté qui surveillent votre porte croiront que c’est moi qui repars !

 

Askof entendit la porte de la rue qui se refermait et l’auto qui démarrait.

 

Alors il revint au bureau abandonné par Lavobourg. Il constata que le grand homme politique procédait à une besogne de prudence et de sécurité personnelle quand il était venu le déranger.

 

Sur les braises de la cheminée, des papiers, jugés compromettants sans doute, finissaient de se consumer.

 

Vingt minutes s’étaient à peine écoulées quand la porte se rouvrit pour laisser passage à Lavobourg, qui ne paraissait guère plus calme qu’au départ.

 

– Askof, j’ai tenté en vain de passer ! Ne m’aviez-vous pas dit que le mot d’ordre était de « sept » cette nuit ?

 

– Mais oui ! et c’est celui qui m’a servi !

 

– Eh bien ! quand je déposai les cacahuètes, l’homme du comptoir les regarda et me dit en secouant la tête :

 

– On ne passe pas !

 

Je voulus continuer mon chemin ; il fit un signe et deux clients lâchèrent aussitôt leur tabouret… Je n’ai pas insisté… me voilà revenu… Ah ! j’avais si grande envie de pénétrer ostensiblement dans l’hôtel ! Mais quoi ! c’était avertir l’autre et je ne l’aurais plus trouvé ! Enfin, l’hôtel était surveillé par la police.

 

– Oh ! fit Askof en sifflant… Oh ! ce qu’ils sont forts ! ce qu’ils sont forts ! Ils se sont doutés qu’il y avait quelque chose de pas naturel dans mon départ précipité… et ils ont changé de mot d’ordre !

 

– Mais qui ils ! reprit l’autre, extraordinairement fébrile. Me direz-vous, à la fin, pour qui nous travaillons, vous et moi ? Me direz-vous qui se trouve derrière Jacques du Touchais ? Car enfin, puisque vous le détestez, et ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais, il faut qu’il y ait quelque chose qui vous fasse agir… De qui êtes-vous l’esclave ? Et de qui donc, moi, jusqu’à ce jour, ai-je été le pantin ?

 

Askof, à cet appel, se souleva et se prit à marcher de long en large comme une bête qui s’apprête à prendre son élan pour briser les barreaux de sa cage, mais peu à peu cette agitation se calma et il revint s’asseoir à sa place, détendu déjà, presque calmé.

 

– Inutile ! fit-il d’une voix sourde ; je ne pourrais vous dire !

 

– Le parti pour lequel nous travaillons est donc bien puissant ! Est-ce un parti politique ? Un parti de finances ? Un parti religieux ?

 

L’autre secouait toujours la tête…

 

– Vous n’y êtes pas ! fit-il. Vous retardez ! C’est quelque chose de plus extraordinaire encore que tout cela ! Et puis n’insistez pas ! Je ne vous le dirai pas !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je tiens à ma peau ! Écoutez, Lavobourg… il n’y a qu’un point sur lequel nous puissions nous entendre… c’est sur lui… sur le « commandant » ! En somme, il ne s’agit que de celui-là. C’est celui-là que nous détestons, vous et moi !

 

– Ah ! je le hais ! je voudrais le tuer… Demain, je le provoquerai… nous nous battrons en duel !

 

– Et il vous tuera ! Vous serez bien avancé ! Non ! nous pouvons mieux que ça ! Et encore, moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu, en venant vous trouver ici, en vous disant ce qu’il en était, en déchaînant votre colère ! C’est à vous d’agir maintenant ! Vous pouvez ruiner son affaire ! Vous savez que c’est pour lundi ! Vous pouvez le faire arrêter d’ici là ! Et quand on aura mis la main dessus, on découvrira une partie du pot aux roses.

 

– L’assassinat de Carlier !

 

– N’essayez pas de me faire dire ce que je ne puis pas dire…

 

– Alors qu’est-ce que vous voulez que je fasse : aller trouver le président du Conseil ?

 

– Qu’est-ce que vous lui direz ? Que Jacques va tenter son coup lundi ? Mais quel coup ? Nous n’en savons encore rien, ni vous ni moi ! Il n’y a que lui qui le sache ! Lui, et peut-être Sonia… Mais je sais qu’il compte sur vous… que vous êtes au premier plan de la combinaison et que vous serez averti au dernier moment. Sans doute va-t-il vous dicter votre rôle demain… Eh bien, attendez tranquillement jusqu’à ce moment-là…

 

Lavobourg regarda Askof.

 

– Quand vous êtes arrivé dans le boudoir, fit-il avec une certaine hésitation honteuse… ils étaient dans la chambre ?

 

– Je vous l’ai dit…

 

– Combien êtes-vous resté de temps dans le boudoir ?

 

– Plus d’une demi-heure ! Ah ça ! mais, mon cher, que voulez-vous que je vous dise davantage ? C’est le bruit de leurs baisers qui m’a averti !

 

Lavobourg fit entendre une sourde plainte et passa une main tremblante sur son visage en feu.

 

– C’est entendu ! fit-il, c’est entendu, mon cher, vous pouvez compter sur moi…

 

– Alors, adieu !

 

– Vous verrai-je cet après-midi ?

 

– Oui, sans doute à l’hôtel du boulevard Pereire… et si vous ne m’y voyez pas aujourd’hui… vous m’y verrez certainement dimanche, où nous sommes invités à déjeuner…

 

– Je saurai peut-être tout alors… J’aurai peut-être à vous faire signe !

 

– Eh ! mon cher, gardez-vous-en bien ! Il faut que vous agissiez seul ! On ne se méfie point de vous ! Moi, je ne puis faire un pas sans avoir sur mes talons la police de l’X mystérieux. On m’a vu entrer de nuit chez vous ! Cela n’a pas d’importance ! car cela m’est arrivé plusieurs fois et on vous croit sincèrement de la combinaison ! Mais si je voulais tenter une démarche inquiétante ou douteuse… pénétrer chez Flottard par exemple… je serais mort avant d’avoir pu franchir le seuil de son cabinet… Oh ! on ne m’a pas pris en traître, on m’a averti !

 

– Mais enfin, pardonnez-moi d’insister maintenant, puisque nous voilà des complices… qui est ce on, qui est cet X mystérieux ?

 

– Mon cher, si je vous le disais, je pourrais craindre que les murs de cette maison ne s’effondrent pour nous ensevelir tous les deux !

 

VIII

MOSSIEUR HILAIRE


Mossieur Hilaire, je vous prie, voulez-vous lâcher un instant votre politique pour vous occuper de votre commerce. Je vous demande pardon, messieurs, d’interrompre une conversation aussi intéressante, mais, n’est-ce pas ? à côté des intérêts de la République, il y a ceux de la Grande Épicerie moderne.

 

Ainsi s’exprimait, dans un langage pompeux et choisi, Mme Virginie-Zénaïde-Félicité Hilaire, s’adressant à son mari d’abord et aux amis de son mari ensuite, trois des principaux membres du club de l’Arsenal qui avaient porté au secrétariat de ce cercle politique, célèbre pour ses opinions avancées et son influence à l’Hôtel de Ville, M. Hilaire lui-même.

 

Ce n’était point cependant que M. Hilaire se sentît un goût très prononcé pour les triomphes passagers de la vie publique, mais Mme Hilaire avait de l’ambition pour deux et elle rêvait d’être la femme d’un conseiller municipal.

 

Comme toujours, M. Hilaire avait cédé à Mme Hilaire dont il avait une sainte terreur.

 

C’était une femme de tête.

 

Elle trônait au comptoir-caisse, et le mot « trôner » n’est point de trop pour suggérer l’image de cette dame opulente et dominatrice, hissée au centre de cet appareil imposant qu’était le comptoir de la Grande Épicerie moderne.

 

Ah ! Virginie, la petite servante du Pollet, avait engraissé depuis qu’elle avait connu ce pauvre petit garçon qu’était alors la Ficelle. (Chut ! si la Ficelle nous entendait !) Et qu’ils avaient quitté tous deux leur premier établissement de la rue Saint-Roch.

 

– Une boîte de pois demi-fins, énuméra Mme Hilaire, une boîte de pois fins, une boîte de pois extra-fins ! Ah ! à propos, M. Hilaire, avons-nous encore des pommes coupées du Canada ?

 

– En tout cas, je vous prie de croire qu’à l’enterrement de Carlier et de Bonchamps on se comptera ; c’est mardi qu’on les enterre ! Funérailles nationales ! s’écria l’un des plus « conséquents » membres du club de l’Arsenal en chipant une poignée d’amandes dans un sac qui bâillait à sa portée.

 

– Monsieur Tholosée ! fit entendre Mme Hilaire, voulez-vous aller voir avec vos amis au petit café du coin si j’y suis, car j’ai du travail par-dessus la tête ! Je vous enverrai M. Hilaire quand je n’aurai plus besoin de lui ! Allons, monsieur Hilaire, je vous ai demandé si nous avions encore des pommes coupées du Canada !

 

– C’est des têtes coupées qu’il nous faudrait ! s’écria cette grande bringue de Tholosée en entraînant ses amis hors du magasin et en bousculant deux braves bourgeois qui se faisaient tout petits pour le laisser passer.

 

– Entrez donc, messieurs, c’est un grand fou, il n’est pas méchant ! Eh bien, comment ça va, monsieur Florent ? Et vous, monsieur Barkimel, vous m’avez l’air tout chose !

 

– Madame Hilaire, vous recevez des gens qui vous feront du tort ! émit timidement M. Barkimel.

 

– Pourquoi donc ? demanda M. Hilaire en se redressant, comme on dit, sur ses ergots, ce sont mes amis du club de l’Arsenal ! Ils ne veulent que le bien du peuple. La preuve c’est qu’ils m’ont élu !

 

– Pour sauver la République ! répliqua Florent en haussant les épaules.

 

– M. Hilaire n’est pas plus bête qu’un autre, fit Mme Hilaire, froissée… Et ce n’est pas lui qui se laissera éblouir par les galons d’un soldat de quatre sous. Vous pouvez le dire de ma part au Subdamoun !

 

– Tu vas un peu loin, Virginie, releva M. Hilaire, visiblement gêné.

 

– Fiche-moi la paix !

 

– Virginie… chacun peut avoir ses opinions ; nous avons les nôtres, mais il est inutile de nous faire perdre la clientèle de Mme la marquise du Touchais !

 

– Qu’elle la garde, sa clientèle ! Une pimbêche !

 

– Virginie, je t’en prie ! s’écria M. Hilaire, hors de lui ! Tu oublies donc ?

 

– Qu’est-ce que j’oublie ? Qu’est-ce que j’oublie ? clama-t-elle.

 

Et carrément elle descendit du comptoir…

 

– Ah ! Monsieur Hilaire, nous allons nous expliquer une fois pour toutes ! et nous verrons si, à l’avenir, tu auras encore des mots à double entente qui « médusent » tes amis ! Veux-tu me faire le plaisir de passer un instant dans la salle à manger ?

 

M. Hilaire ne se le fit pas répéter deux fois…

 

La porte fut refermée avec fracas !

 

– Qu’est-ce qu’il va prendre ! susurra M. Florent, consterné.

 

Mme Hilaire, dans la salle à manger obscure et humide, se laissait aller à la fougue de son caractère vindicatif.

 

– J’oublie quoi ? Que j’ai été la domestique de Mme la marquise ? Eh bien, oui, je l’oublie, parce qu’il me convient de ne point me rappeler un temps où si j’étais moins que rien, M. Hilaire, lui, n’était qu’un imbécile qui se laissait tondre la laine sur le dos !

 

– Virginie ! Je t’en prie… On pourrait t’entendre… Ne crie pas si fort !

 

– Je crierai si ça me plaît… A-t-on jamais vu un tel dadais avec sa Mme la marquise ! Tu en as plein la bouche quand tu prononces ces mots-là. Oh ! ne fais pas le malin, tu sais. Au fond, je connais tes sentiments… Tu as beau faire le démocrate, tu ne demanderais peut-être pas mieux que de retourner lui cirer ses chaussures à Mme la marquise et à son Jacques de fils qui joue les petits Bonaparte que ça en est à crever de rire ! Tais-toi ! Tu n’as jamais eu qu’une âme de larbin !

 

– Virginie…

 

À ce moment, on frappa à la porte.

 

– C’est quelqu’un qui désirerait parler à M. Hilaire…

 

Virginie alla regarder à travers le carreau dont elle fit glisser le rideau, du bout des doigts.

 

– Tiens ! fit-elle, voilà justement l’ancienne bonne sœur, la dame de compagnie de ta marquise ! Je vais la recevoir, moi, ne te dérange pas !

 

Et elle rentra dans le magasin, se planta devant Jacqueline et lui dit :

 

– Madame désire ?

 

Jacqueline, n’apercevant pas M. Hilaire, paraissait embarrassée. Elle dit, avec une certaine hésitation :

 

– Mon Dieu, madame, je désirerais avoir du savon…

 

– À quel parfum, madame ? Nous en avons au…

 

– Oh ! madame, simplement un morceau de savon de Marseille, pour la lessive…

 

– Bien, madame, mais je ne pouvais pas deviner, n’est-ce pas ? Garçon, occupez-vous de Madame, et elle gravit les degrés du trône.

 

Quand elle fut servie, Jacqueline prit son courage à deux mains, car cette grosse dame qui la regardait d’une façon si majestueuse du haut de son comptoir lui faisait un peu peur et elle osa lui demander si monsieur Hilaire n’était pas là.

 

– Si, madame, il est là, mais je vous préviens qu’il est très occupé.

 

– J’aurais un petit mot à lui dire.

 

– Mais, madame, je le lui transmettrai.

 

– C’est de la part de Mme la marquise du Touchais…

 

– Que ce soit de la part de n’importe qui, madame, je suis Mme Hilaire ! je vous prierai de me confier ce que vous avez à dire à mon mari.

 

À ce moment, la porte de la salle à manger s’ouvrit et M. Hilaire fit entendre ces mots résolus :

 

– Mademoiselle Jacqueline, voulez-vous passer dans la salle à manger, je vous prie ?

 

Jacqueline, tout effarée, mais heureuse de cette intervention inattendue, s’empressa de profiter de l’invitation pour fuir la terrible Mme Hilaire…

 

Et la porte se referma sur celle qui avait été sœur Sainte-Marie-des-Anges et sur celui qui avait été la Ficelle.

 

À la caisse, Mme Hilaire suffoquait. Dévorant sa honte, elle se mit à faire de longues additions dans le dessein d’arriver à reconquérir son sang-froid.

 

Dans un coin du magasin, M. Florent et M. Barkimel qui s’étaient fait servir un petit porto au comptoir de dégustation, détournaient la tête pour qu’elle pût croire qu’ils ne s’étaient pas aperçus de l’incident.

 

Retournons dans la salle à manger où, avec une décision et une autorité dont il était lui-même étonné et, disons le mot, épouvanté, car il ne pouvait s’empêcher de songer aux terribles conséquences de son coup de tête, M. Hilaire avait fait entrer Mlle Jacqueline.

 

– Merci, monsieur Hilaire, dit la vieille demoiselle, je viens vous demander un service de la part de Mme la marquise.

 

– Dites vite ! fit Hilaire, qui, le visage tourné du côté de la porte, craignait de voir apparaître son irascible épouse.

 

– Mme la marquise, en se promenant le soir près du Grand Parc ou en sortant du théâtre, a eu quelquefois l’occasion de rencontrer un vieillard tout courbé par les ans qui vend des olives et des cacahuètes. Elle voudrait savoir absolument qui est ce personnage, sa condition au juste, son nom et où il habite… et elle a songé à vous, qui lui avez toujours été si dévoué, jusqu’au moment où vous vous êtes lancé dans cette vilaine politique.

 

– Halte-là ! s’exclama M. Hilaire, Mademoiselle Jacqueline ! je ne vous permettrai point de dire que je ne suis plus dévoué à Mme la marquise. Jamais je n’oublierai qu’elle fut jadis à Dieppe la marraine de notre pauvre petit, qui n’eut point, du reste, l’occasion de profiter d’une aussi haute protection puisqu’il attrapa la coqueluche et en mourut ! Paix à sa mémoire ! Je rendrai à Mme la marquise le petit service qu’elle me demande ! Demain, après-demain au plus tard, Mme la marquise saura ce qu’elle désire savoir ! Dites-le-lui de ma part !

 

Il ouvrit la porte et tous deux rentrèrent dans le magasin.

 

– Je vous assure, mademoiselle Jacqueline, faisait tout haut M. Hilaire, je vous assure que nous ne pouvons baisser nos prix ! Il y a une telle crise sur le commerce.

 

Ainsi conduisit-il Mlle Jacqueline jusqu’à la porte de la rue ; puis il revint vers le comptoir.

 

Mais Mme Hilaire ne disait rien ; elle ne le regardait même pas et continuait à faire des additions !

 

C’était le supplice qui commençait et M. Hilaire savait qu’il serait terrible.

 

Il poussa un soupir que Mme Hilaire ne voulut pas entendre, car cela entrait dans le supplice de M. Hilaire que sa femme fût sourde… Et ce n’était pas tout ! À sa surdité et à son mutisme, elle ajouterait bientôt la mort par la faim ! tout simplement…

 

Quand l’heure du déjeuner arriverait, Mme Hilaire déclarerait « qu’elle n’avait pas faim »… et effectivement elle s’assiérait à table mais ne toucherait à rien.

 

Et le soir, à dîner, elle repousserait également toute nourriture, comme une suffragette en prison.

 

Si bien que vers les dix heures, Mme Hilaire, qui n’aurait rien pris de la journée, ce qui était vraiment excessif pour une personne habituée comme elle à ne se priver de rien… ne manquerait point de se trouver mal et de s’écrouler sur le plancher.

 

C’est à ce moment que M. Hilaire devrait se précipiter sur sa victime en faisant entendre des cris de désespoir qui feraient rouvrir les yeux et la bouche de son épouse. Les yeux seraient mourants, la bouche dirait d’une voix expirante : « Porte-moi dans ma chambre ! »

 

La chambre était au premier étage et Mme Hilaire pesait cent deux kilos !

 

Voilà pourquoi M. Hilaire soupirait.

 

IX

NOUS DANSONS SUR UN VOLCAN


Cette journée du samedi fut particulièrement inquiétante pour M. Hilaire.

 

Si sa femme avait été de meilleure humeur, il eût pu espérer la faire consentir à aller voir les danses dans les établissements du Grand Parc mais, après la scène qu’ils avaient eue, il ne fallait plus y songer !

 

Vers le soir, les nouvelles devinrent si mauvaises et l’écho des rumeurs des faubourgs populaires si menaçant que M. Hilaire ne fut nullement étonné de voir entrer dans son magasin le citoyen Tholosée, qui tenait une feuille de la dernière heure et qui criait une fois de plus qu’il fallait sauver la République.

 

Il venait annoncer à M. Hilaire que tous les clubs, dans tous les districts, étaient convoqués le soir même en séance exceptionnelle pour prendre des résolutions et émettre des vœux destinés à soutenir et au besoin à forcer la main au gouvernement et à la commission d’enquête dans leurs poursuites « contre les assassins de Carlier et de Bonchamps ! »

 

Ayant conseillé à M. Hilaire de se rendre de bonne heure, vers les sept heures et demie au plus tard, à son poste de secrétaire, Tholosée, de plus en plus excité, reprit le chemin de l’Arsenal.

 

Mais il laissait M. Hilaire dans la joie.

 

Sous prétexte de se rendre au club pour y accomplir des devoirs « inéluctables », M. Hilaire sortirait de bonne heure, et, ma foi, il ne serait pas autrement fâché de remplacer une soirée qui avait menacé d’abord d’être plutôt pénible, qui s’était annoncée ensuite comme exclusivement politique, de la remplacer, disons-nous, par une nuit de plaisir, de chants et de danses au Grand Parc. Il irait au bal, en compagnie de ses braves amis Barkimel et Florent, lesquels ne le gêneraient en rien dans ses recherches.

 

Fort de ce que le farouche Tholosée venait de dire devant sa femme et après avoir calculé que la défaillance de Mme Hilaire se produisait généralement vers les huit heures et demie après le dîner, il s’exprima ainsi :

 

– Tu vois, Virginie, que je ne pourrai pas dîner. Du reste, je suis comme toi, aujourd’hui je n’ai pas faim. Je partirai pour l’Arsenal à sept heures et demie.

 

Mais à sept heures et demie il dut déchanter quand toutes les portes du magasin ayant été fermées, il vit Mme Hilaire glisser dans sa poche la clef de la dernière ouverture basse percée dans la tôle et s’acheminer vers la salle à manger, où la bonne venait de découvrir une soupière fumante.

 

Mme Hilaire, sans paraître émue par les émanations du potage aux légumes, s’assit et se mit à lire le journal apporté par le citoyen Tholosée.

 

M. Hilaire la considéra d’un œil consterné.

 

– Virginie ! lui dit-il de son ton le plus humble et le plus engageant, Virginie, as-tu bientôt fini de me faire de la peine ? Tu sais que je dois être à sept heures et demie au club ; pourquoi me refuses-tu la clef de la porte ? Il faut que je m’en aille !

 

Silence de Virginie.

 

– On me blâmera et on me cassera… et tu seras bien avancée… toi qui désires avoir un mari conseiller municipal.

 

« Tu ne veux pas manger ? Et tout à l’heure, il arrivera ce qui arrive chaque fois ; épuisée par le besoin, vaincue par la faiblesse et victime de ton amour-propre, tu t’écrouleras sur le plancher, et je croirai une fois de plus que tu vas mourir, moi qui t’adore !

 

En effet, voilà soudain que Virginie laisse glisser sa tête sur son épaule, ouvre la bouche comme pour exhaler un dernier soupir et montre des yeux expirants ; puis, elle s’écroule sur le plancher assez adroitement cependant pour ne point casser la chaise.

 

– Là ! qu’est-ce que je te disais ! s’écrie M. Hilaire, hors de lui. Cette fois, il ne pousse aucun cri de désespoir, mais montre tous les signes de la plus folle exaspération.

 

Et comme son malheur veut qu’il ait à côté de lui un baril de mélasse dans lequel trempe la pelle à servir, il charge cette pelle d’une abondante marchandise et envoie, à toute volée, son cataplasme sur la figure agonisante de Mme Hilaire.

 

Fin du silence de Virginie et résurrection de la bonne dame.

 

– Brigand ! hurle-t-elle ! Bandit ! Cartouche ! Robert Macaire ! Balaoo ! Chéri-Bibi !

 

– Enfin, tu parles !

 

Virginie s’était relevée sans l’aide de personne et, tout en vomissant ses injures encombrées d’un sirop qui lui coulait de toutes parts, elle s’était ruée sur son mari.

 

Mais ce dernier n’avait point quitté la pelle à mélasse et déclarait froidement qu’il n’hésiterait point à sacrifier le reste du tonneau si Mme Hilaire ne consentait à reprendre ses esprits.

 

Alors, vaincue, elle se mit à pleurer.

 

Ce n’était point un spectacle charmeur que celui de Mme Hilaire pleurant dans sa mélasse. Mais il apitoya ce bon M. Hilaire.

 

– Allons, poupée ! fit-il, plus ému lui-même qu’il n’eût fallu le paraître en un pareil moment pour garder tout le bénéfice d’une telle victoire… je vois ce que c’est… Tu veux que je te porte dans ta chambre, comme les autres fois.

 

Et il porta Mme Hilaire dans leur chambre du premier étage, déployant une force peu commune pour son âge déjà mûr.

 

M. Hilaire ne redescendit de cette chambre que le lendemain matin pour l’ouverture du magasin, car le dimanche, le magasin, servi par un personnel restreint, était ouvert jusqu’à midi.

 

Mme Hilaire apparut bientôt à son tour.

 

Elle s’en fut à son comptoir et vaqua à ses occupations coutumières avec une mine satisfaite et une grâce nonchalante dont tout le monde fut charmé. M. Hilaire tout le premier.

 

« Au fond, songea-t-il, ce n’est pas une méchante femme. Elle est dépourvue de rancune. »

 

Sur ces entrefaites, survint Mlle Jacqueline, son livre de messe à la main. M. Hilaire s’empressa auprès d’elle, pour lui dire tout bas :

 

– Je ne sais rien encore, Mademoiselle Jacqueline ! Il m’a été impossible de sortir hier soir… mais ce soir… soyez sûre.

 

Et il lui jeta tout haut :

 

– Qu’est-ce que Mlle Jacqueline désire ?

 

Mais tout de suite il se rendit compte que son manège avait manqué de légèreté et de naturel. De son côté, Mlle Jacqueline rougit. Il rougit à son tour. Elle balbutia :

 

– Je désirerais des mendiants et des noisettes avelines, monsieur Hilaire.

 

– À quatre francs le demi-kilo ?

 

– Oui.

 

En la servant, il risqua un coup d’œil du côté du comptoir. Mme Hilaire faisait ses additions. Elle ne devait s’être aperçue de rien.

 

– Vite, filez !

 

Jacqueline s’en alla. M. Hilaire revint au comptoir, les mains dans les poches, avec un air détaché :

 

– Ma bonne Virginie, fit-il à son exquise moitié, si tu veux, nous irons faire un petit tour cet après-midi !

 

Silence de Virginie.

 

– Je t’offre une promenade en voiture !

 

Silence de Virginie.

 

– Ce soir, nous pourrions aller au théâtre !

 

Silence de Virginie.

 

– Au bal !

 

Silence de Virginie.

 

M. Hilaire n’y tint plus. Il se claqua la cuisse, croisa les bras, fit :

 

– Oh ! Oh ! Oh !

 

Et puis, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il avait bondi jusqu’à la salle à manger où, en un tournemain, il s’était débarrassé de son tablier à bavette, avait revêtu son veston, qui pendait à une patère, et coiffé son chapeau melon du dimanche.

 

Une demi-minute plus tard, il était dans la rue.

 

Monsieur Hilaire ! clama Mme Hilaire.

 

Mais M. Hilaire ne répondit point à cet appel qu’il jugea trop tardif et il continua hâtivement son chemin.

 

Au coin de la rue Saint-Antoine, il rencontra MM. Barkimel et Florent, qui venaient chez lui, effrayés par les nouvelles du jour.

 

– Nous dansons sur un volcan ! dit M. Barkimel.

 

– Sur ce que vous voudrez, répliqua M. Hilaire, mais dansons !

 

Et il les entraîna.

 

Ce dimanche, malgré l’heure matinale, les rues étaient déjà animées d’une foule oisive, inquiète, prêtant l’oreille à tous les bruits, prompte à s’émouvoir et traduisant son émotion par des cris, des proclamations, des chants.

 

Il y avait des mouvements de troupe. Deux bataillons qui avaient quitté leur caserne pour venir renforcer la garde du Palais-Bourbon où continuait de siéger la commission d’enquête, furent acclamés.

 

Flottard, le gouverneur civil, qui passa à cheval, entre deux généraux, arborant un magnifique costume copié sur celui des commissaires aux armées, fut hué et acclamé tour à tour.

 

Un peu partout, de vigoureux horions furent échangés.

 

Les éditions spéciales des journaux vinrent apporter des nouvelles de la commission d’enquête.

 

En dépit du secret extraordinaire dont elle entourait ses travaux, on savait qu’elle avait décidé de demander, dès le début de la séance de lundi, la suspension de l’immunité et de l’inviolabilité parlementaires pour plus de cent cinquante députés et sénateurs dont on donnait les noms et qu’elle rendait responsables de l’assassinat de Carlier.

 

En tête de liste, on lisait le nom du commandant Jacques.

 

Mais revenons à nos trois promeneurs, à MM. Hilaire, Barkimel et Florent, qui, en arrivant place de l’Hôtel-de-Ville, furent si brutalement bousculés qu’ils se résolurent à passer sur la rive gauche. Mais là, ils trouvèrent l’université en ébullition et, pour fuir une charge de cavalerie, ils durent se réfugier dans une cour. Ils s’aperçurent qu’ils étaient en plein club des Francs-Archers, mais qu’ils avaient perdu M. Hilaire, lequel avait soudain disparu.

 

Paris était encombré maintenant de ces clubs que soutenaient mystérieusement les communistes internationaux, en attendant leur tour…

 

Les cercles populaires avaient établi leur tyrannie dans tous les districts et leurs orateurs ne se gênaient plus pour déclarer que « la Convention française n’avait rien fait de bon tant qu’elle n’avait pas été dominée par la Commune » ! De là à prêcher un gouvernement de l’Hôtel de Ville, il n’y avait plus qu’un pas !

 

Sans compter que les clubs se permettaient d’envoyer des délégués au gouvernement, qui était obligé de les recevoir !

 

Ils lui signifiaient des réclamations et des résolutions, et même des dénonciations ! De la dénonciation à la mise en accusation, il n’y avait pas loin non plus !

 

M. Florent secouait la tête devant les gémissements de ce pauvre M. Barkimel.

 

– Ils auront beau faire, ils n’approcheront jamais de ce club des Jacobins de dictatoriale mémoire, où les membres du Comité de Salut Public venaient prendre le mot d’ordre du peuple, où l’on donnait la liste des suspects, des accapareurs et des « agents de Pitt et de Cobourg » que le tribunal révolutionnaire se chargeait de son côté d’envoyer à la guillotine !

 

Au fond, M. Florent tremblait dans sa culotte ; ce qu’il en disait, c’était pour rabaisser la superbe de M. Hilaire, secrétaire de l’Arsenal et pour étonner M. Barkimel par son érudition. Mais il commençait à n’être point plus rassuré que l’ex-marchand de parapluies !

 

Et ce fut lui qui, le premier, demanda à quitter cette cour où un orateur de carrefour s’écriait :

 

– Le peuple seul, citoyens, jouit du privilège de ne pas se tromper ! Il faut que le peuple envoie des commissaires dans les provinces ! Il faut qu’il destitue tous les généraux et qu’il les remplace par des enfants du peuple comme le firent les Français en 93 ! Il faut que les soldats élisent leurs officiers ! et nous n’aurons plus à compter avec l’aventure d’un commandant Jacques qui est la honte de la République ! Citoyens ! Le monde a les yeux sur vous ! Vous faites l’admiration de l’univers ! Et c’est le club de l’Université et des Francs-Archers qui sauvera la France et l’Europe du dernier effort de la tyrannie !

 

– Sortons ! souffla M. Florent en saisissant un pan de la jaquette de M. Barkimel !

 

– Oui, sortons, grelotta M. Barkimel. Cet homme me fait peur… il parle comme un bolchevick !

 

Et ils se dirigèrent vers la sortie.

 

Ils avaient perdu leur sauvegarde, ce bon M. Hilaire dont ils appréciaient par-dessus tout l’amitié tutélaire et qu’ils fréquentaient avec assiduité à cause de sa situation exceptionnelle au club de l’Arsenal.

 

Ils le retrouvèrent sur le trottoir, regardant de droite et de gauche et paraissant fort en peine…

 

– Mes amis, leur dit-il, vous n’avez point vu un vieux bonhomme qui a des lunettes noires, qui marche tout courbé et qui a au bras un petit baril plein d’olives et de cacahuètes ! Tout à l’heure, il est entré une minute dans la cour du club des Francs-Archers, le temps de dire un mot à deux hommes qui se trouvaient à côté de vous. J’ai couru après lui, mais les deux hommes m’ont bousculé et je n’ai plus revu le marchand de cacahuètes. Je me suis retourné du côté des deux hommes et je ne les ai plus revus non plus !

 

– Et que voulez-vous faire avec votre marchand de cacahuètes ? demanda M. Florent.

 

– Eh ! bien, lui acheter des cacahuètes, répondit M. Hilaire.

 

Soudain il jeta un cri et se faufila avec une rapidité surprenante parmi les groupes.

 

MM. Barkimel et Florent crurent l’avoir perdu encore une fois. Mais ils le rejoignirent sur le quai et tout de suite il leur fit signe de se tenir tranquilles et de se taire.

 

Alors ils s’aperçurent que M. Hilaire suivait deux individus d’une tenue et d’une allure singulières.

 

Au premier abord, ces deux individus donnaient l’impression de matelots, avec leur déhanchement, leur façon de marcher en tanguant, leur manière de rouler les mâchoires comme s’ils exprimaient le jus d’une éternelle chique. Mais leur figure n’avait pas cet air bon enfant et naïf que l’on voit aux marins en bordée dans les villes. Il se dégageait de toute leur personne quelque chose de redoutable et ils étaient loin d’inspirer, à première vue, la confiance.

 

Enfin, ils parlaient le langage des pires apaches.

 

MM. Barkimel et Florent ne purent comprendre l’intérêt que pouvait avoir M. Hilaire à suivre ainsi ces formidables drôles. Ils firent comme lui cependant.

 

M. Hilaire était fort attentif à ce qui se disait devant lui, bien que MM. Florent et Barkimel restassent persuadés qu’il ne devait pas comprendre plus qu’eux cette étonnante conversation.

 

– Mon vieux Jean-Jean, papa n’a pas l’air à la rigolade aujourd’hui. Il a déposé douze cacahuètes sur la table au frangin qui jaspinait aux Francs-Archers !

 

– Douze, c’est une de moins que treize ? répliqua Polydore.

 

– Et quand on en reçoit treize, m’est avis qu’on peut numéroter ses os !

 

– T’as vu que l’braillard a pâli ! j’parie que v’là un frangin qu’a voulu écouler du Cravely plus que ça ne faisait plaisir à papa !

 

– Possible, il n’est pas encore à la coule ! Il vient de tirer cinq longes (cinq années) en « Centrousse ». Et à ce qu’il paraît qu’il n’a rien eu de plus pressé que de rouquiller au faubourg pour retrouver son ancienne tôle de la rue Saint-Margot. C’est là que papa l’a trouvé.

 

– Oui, maintenant, il faudra qu’il marche dret (droit) pour le mignard (le commandant).

 

Tout à coup, ils se retournèrent, car il leur semblait qu’ils étaient suivis d’un peu trop près.

 

Ils lancèrent un tel coup d’œil à MM. Barkimel et Florent que ceux-ci n’eurent plus la force ni d’avancer ni de reculer.

 

– Eh bien ! fit M. Hilaire, qu’est-ce qui ne va pas ?

 

– Est-ce que nous n’allons point bientôt quitter ces quais ? exprima en tremblant M. Barkimel.

 

– Je serais d’avis, dit M. Florent, que nous fassions un petit tour au bois de Boulogne avant déjeuner !

 

– Ma foi ! fit tout à coup M. Hilaire, ça va ! Et, en deux bonds, il avait atteint le marchepied de l’autobus qui venait de s’arrêter et où venaient de monter justement MM. Jean-Jean et Polydore.

 

Les deux bourgeois suivirent et ne furent pas peu épouvantés de se retrouver sur la plate-forme côte à côte avec les deux terribles mathurins qui, cette fois, s’étaient mis à les dévisager d’une façon farouche.

 

– C’est-y que t’as un faible pour les « casseroles » ? demanda Jean-Jean à Polydore.

 

– Pas pu que té, mon vieux ! non, pas pu que té, répondit Polydore. Et, j’vas même te raconter eune petite histoire qui te fera ben gondoler à c’t’occas…

 

– J’la connais ! fit Polydore ! C’est l’histoire du nommé Gésier qui n’avait qu’un œil et à qui on avait dit : filez-le, couchez-le, levez-le et ouvrez l’œil !

 

– Juste ! Pauv’ Gésier ! il m’a filé, il m’a couché, il m’a levé. (Il m’a suivi le jour et la nuit.) Mais il n’ouvrira plus jamais l’œil ! Tu te rappelles ce coup de savate !

 

– Quoi ? La rousse de tous les pays peut bien nous f… la paix ! On fait pas de mal ! On est ses s’héros ! On a fait l’Subdamoun… l’gouvernement nous a félicités !

 

– Quéqu’t’en dit, Polydore ? Si on leur secouait l’médaillon ?

 

– Je descends, je descends ! grelotta entre ses dents M. Barkimel.

 

– Nous descendons au prochain arrêt, fit M. Florent, qui n’en menait pas plus large.

 

– Alors, vous me lâchez, fit tout haut M. Hilaire. Je croyais qu’on allait faire un tour au bois ?

 

– Je n’en ai plus envie, déclara M. Barkimel.

 

À l’arrêt suivant, M. Barkimel et M. Florent se jetèrent hors de la voiture. Ils furent rejoints par M. Hilaire qui riait de leur effroi.

 

– Eh bien, vous êtes rien capons, vous savez !

 

– Je me demande, s’écria M. Florent sitôt que l’autobus eut disparu avec fracas, je me demande quelle sorte de plaisir vous pouvez bien trouver à écouter un langage aussi effroyable ?

 

– Écoutez, mes amis, dit M. Hilaire qui semblait « avoir son idée », je vous offre à déjeuner dans un petit restaurant situé en face de la gare des Batignolles et qui a une spécialité de tête de veau dont vous me direz des nouvelles !

 

– J’adore la tête de veau ! acquiesça M. Florent. En route donc !

 

Vers les midi et demi, les trois amis firent leur entrée dans un restaurant au coin de deux rues animées.

 

La salle était déjà à peu près pleine.

 

– Messieurs, fit Hilaire, qui semblait chercher quelque chose ou quelqu’un… si vous le voulez bien, puisque cette salle est pleine, nous allons monter dans le cabinet du premier étage.

 

MM. Florent et Barkimel, qui étaient arrivés en haut de l’escalier, poussèrent une sourde exclamation et eurent un mouvement de recul.

 

À une table, en face d’eux, contre la fenêtre, les deux formidables mathurins achevaient de déjeuner !

 

Et déjà, M. Barkimel entraînait à reculons M. Florent dans le trou du petit escalier en tire-bouchon d’où émergeait à demi le long corps de M. Hilaire.

 

– Qu’avez-vous ? dit d’une voix calme M. Hilaire. Et pourquoi tout ce tapage ?

 

Jean-Jean et Polydore s’étaient levés après avoir jeté un billet sur la table ; ils se regardaient maintenant en allumant leur cigare de six sous et ils avaient l’air, dans leur épais mutisme, de se concerter du coin de l’œil sur le genre d’opération qui allait les débarrasser pour toujours de ces trois gêneurs qui les poursuivaient depuis le matin.

 

Leur dessein était devenu si visible et le grognement qu’ils firent subitement entendre en s’avançant droit sur le trio parut si épouvantable à MM. Barkimel et Florent que ceux-ci se mirent à pousser des cris d’écorchés.

 

Ils se jetèrent dans l’escalier. M. Hilaire qui les reçut dans ses bras prit aussitôt la parole en ces termes :

 

– Messieurs, je vous assure que vous vous méprenez étrangement ; le hasard nous a conduits sur vos pas ! Ces messieurs sont bel et bien d’inoffensifs bourgeois.

 

« L’un est mon ami Florent, qui a tenu jadis une papeterie dans le district du Marais, l’autre est mon ami Barkimel, qui fut marchand de parapluies dans les mêmes parages. Je les connais depuis quinze ans. Ils sont incapables, comme vous le voyez, de faire du mal à une mouche ! et il a suffi que vous les regardiez de travers pour qu’ils s’évanouissent dans mes bras !

 

– Et vous, qui jactez si bien, qui êtes-vous donc ? demanda M. Jean-Jean d’une voix terrible.

 

– Je suis M. Hilaire, directeur et propriétaire de la Grande Épicerie moderne, fournisseur du commandant Jacques, pour vous servir !

 

Cette déclaration produisit immédiatement son petit effet.

 

– Vous connaissez le commandant Jacques ? demanda Jean-Jean sur un ton tout adouci.

 

– Si je le connais ! Nous avons fait nos premières études ensemble ! Et j’ai été longtemps au service de Mme la marquise du Touchais !

 

– Vous connaissez la marquise du Touchais ? s’exclama Jean-Jean.

 

– Il connaît la daronne ! répéta Polydore.

 

– Et Mlle Jacqueline, et Mlle Lydie et toute la famille, et j’en suis fier, croyez-le bien ! Et si vous êtes de leurs amis, permettez-moi de vous le dire : les amis de mes amis sont mes amis ! Le jour où, passant devant mon seuil, il vous plaira de venir boire à la santé du commandant, ce sera un beau jour pour la Grande Épicerie moderne.

 

– Puisqu’il en est ainsi, commençons tout de suite ! proposa Jean-Jean. Une tournée à la santé du commandant !

 

Rassurés, MM. Barkimel et Florent serrèrent avec effusion les rudes mains de leurs nouveaux amis.

 

On appela le garçon. On but. On trinqua. On cria : « Vive le commandant ! » et après une dernière accolade et un dernier coup d’œil sur la pendule, les deux mathurins descendirent.

 

M. Hilaire se précipita à la fenêtre.

 

M. Barkimel dit à M. Florent :

 

– Commandons le déjeuner, moi, je meurs de faim ! Eh bien, qu’est-ce que vous regardez là, monsieur Hilaire ?

 

– Eh ! mais, ce sont mes deux hommes qui traversent le boulevard.

 

– Ces deux louches individus ont l’air de vous préoccuper vraiment ! fit timidement M. Barkimel en tirant la manche de M. Hilaire.

 

– Savez-vous bien qu’ils auraient eu bien des excuses de nous casser la figure ! ajouta M. Florent. Nous les suivons depuis ce matin !

 

– Sans doute, monsieur Hilaire, vous les avez entendus parler entre eux de ce restaurant et vous nous avez fait la mauvaise farce de nous amener ici sans nous prévenir !

 

Mais M. Hilaire, toujours à son poste d’observation, ne semblait rien entendre.

 

– Tenez ! les voilà qui entrent dans ce bel hôtel, dit M. Barkimel qui s’était mis, lui aussi, à regarder à la fenêtre. Ma parole, ils entrent là comme chez eux !

 

Le garçon venait de remonter avec les couverts. M. Hilaire se retourna vers lui et l’interrogea.

 

– Dites-moi, garçon ! quel est ce bel hôtel, là-bas, de l’autre côté du boulevard ?

 

– Cet hôtel-là, répondit le garçon d’une voix caverneuse, c’est celui de Mlle Sonia Liskinne, et le monsieur qui descend de voiture et qui entre dans l’hôtel, c’est M. Lavobourg, vice-président de la Chambre des députés, qu’on dit son ami et qu’est un traître à la République ! Ces messieurs ont choisi ?

 

M. Hilaire commanda ce qu’il voulut. MM. Barkimel et Florent n’avaient plus faim.

 

X

LE MARCHAND DE CACAHUÈTES


Lavobourg s’était fait annoncer à Sonia. C’était la première fois qu’il allait la revoir depuis son terrible entretien avec le baron d’Askof.

 

La veille, il s’était présenté à l’hôtel vers les cinq heures, mais on lui avait répondu que madame était sortie et qu’elle dînerait en ville.

 

Vers les onze heures, il était revenu à l’hôtel. On lui avait dit que madame s’était couchée, qu’elle avait eu un violent mal de tête, qu’elle avait prié qu’on la laissât reposer et qu’on avertît M. Lavobourg, s’il se présentait à l’hôtel, qu’elle comptait sur lui au déjeuner du lendemain.

 

Lavobourg avait passé la nuit du samedi au dimanche sans fermer l’œil. Il n’avait point revu Askof, mais il n’avait cessé de penser à lui et à ce qu’il lui avait dit. Et il n’était plus sûr de rien !

 

Il ne doutait point qu’Askof fût très épris de Sonia. Le baron avait peut-être parlé par jalousie. D’autre part, Lavobourg tenait d’Askof lui-même que celui-ci ne travaillait pour le commandant que contraint et forcé et qu’il détestait Jacques ! Askof n’avait peut-être imaginé toute cette horrible fable des amants surpris que pour le déterminer, lui, Lavobourg, à une vengeance qui aurait fait surtout son affaire, à lui, Askof !

 

Peut-être aussi avait-il dit la vérité ?

 

Lavobourg souffrait tellement de cette vérité-là qu’il était disposé de plus en plus à ne pas y croire !

 

– Bonjour, Lucien !

 

Elle venait d’entrer. Elle avait une de ces charmantes toilettes floues d’intérieur, robe de déjeuner intime, faite de quelques chiffons, dont toute la « façon » consistait dans l’art avec lequel elle les drapait autour de ses belles formes souples.

 

Rarement elle l’appelait ainsi par son petit nom.

 

« Lucien ! » Il la regarda.

 

Elle lui dit tout de suite :

 

– Vite que je vous rassure… tout va bien ! Il ne reste plus qu’une petite formalité dont je vous parlerai tantôt, et bientôt toutes vos transes seront finies… Voyons, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis que je ne vous ai vu.

 

– Et vous ? fit-il brusquement. La réplique était partie malgré lui.

 

Surprise du ton dont cela avait été lancé, elle le fixa avec audace, peut-être avec trop d’audace :

 

– Comment : et moi ?

 

– Oui, et vous ? Voilà deux jours que je me présente à votre hôtel et deux jours qu’il m’est impossible de vous voir !

 

– Vous vous présentez à mon hôtel ! On ne vous reçoit pas ! Vous savez bien que vous êtes chez vous, dans mon hôtel… Mais vous êtes fabuleux, mon cher ! Je dînais en ville, tout simplement… Voyons, Lucien, sérieusement, qu’est-ce que vous avez ?

 

– Rien ! Rien ! fit-il en lui prenant les mains et en les couvrant de petits baisers précipités… rien…

 

– Et puis, dit-elle, de sa belle voix grave et richement timbrée, et puis, j’ai travaillé avec Jacques !

 

– Ah !

 

– Cela vous étonne ? Pourquoi dites-vous : « ah ! » de ce ton de mélodrame ? Vous êtes toujours jaloux ? Vous m’amusez, vous savez, avec votre jalousie ? Ah ! mon pauvre ami, si vous saviez ce que je compte peu pour lui !

 

– Oui, oui, vous dites toujours cela ! Mais dois-je vous croire ? Et il lui souriait maintenant.

 

Lui, il ne croyait plus, non, il ne croyait plus l’affreuse chose. Sonia était trop simple, trop franche et lui montrait un si honnête visage !

 

– Ne reparlons plus de ces enfantillages, supplia-t-il. Et causons un peu politique. Voyons ! Est-ce que je vais bientôt être mis dans le grand secret ?

 

– Tout de suite, mon cher, c’est-à-dire après le déjeuner… Vous saurez tout. Et c’est moi qui suis chargée de tout vous apprendre ! Plaignez-vous ! Nous allons passer un bel après-midi ensemble ! Voici le programme de la journée :

 

« Déjeuner intime dans le petit boudoir. À ce déjeuner, il n’y aura que Jacques, que personne ne saura ici, Askof, qui viendra ostensiblement, vous et moi !

 

« L’après-midi, nous travaillons tous les deux. Le soir, nous dînons dans un restaurant du boulevard, vous, Askof et moi. Il faut que nous nous montrions, mon cher… Ensuite, nous irons au théâtre, et, à minuit et demi, au bal du Grand-Parc, où nous avons une loge.

 

« Quand on nous aura vus jusqu’à deux heures du matin, faisant la fête, le gouvernement sera peut-être rassuré sur la grrrande conspiration !

 

« À deux heures, nous rentrons ici tous les deux où nous retrouvons Jacques et où nous l’aidons dans son dernier travail. Ainsi on ne se quitte plus jusqu’à ce que… jusqu’à ce que nous ayons sauvé la République !

 

– Et il n’entre pas encore dans votre pensée que vous ayez à redouter quelque catastrophe ?

 

– Tout est possible, mais je ne la crains pas !

 

– Je vous admire !

 

On annonça le baron.

 

Elle alla au-devant de lui, lui serra la main avec une grande cordialité et s’excusa de les laisser un instant tous les deux. Askof s’en fut tout de suite à Lavobourg :

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! répéta Lavobourg en ouvrant négligemment un journal… Avez-vous du nouveau ?

 

– Et vous ?

 

– Moi ? Ma foi non ! Je vous dirai que je n’ai pas ouvert une feuille depuis quarante-huit heures… et que j’ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe autour de moi ! J’ai essayé de faire parler Sonia. Elle a renvoyé ses confidences à une heure encore indéterminée… J’ai essayé de vous faire parler, vous ; vous avez été plus mystérieux à vous tout seul que tous les autres, réunis !

 

– Il me semble, fit Askof à voix basse, en regardant Lavobourg avec un certain étonnement, il me semble qu’il y, a un point sur lequel je n’ai pas été mystérieux avec vous !

 

– Oui, je sais… répondit brusquement Lavobourg en jetant son journal ! L’histoire de Sonia et de Jacques ! Eh ! bien, je vous dirai la vérité, mon cher, je n’y crois pas !

 

Askof recula d’un pas. Certes, il ne s’attendait point à un pareil revirement.

 

– Alors, vous croyez que j’ai inventé cette histoire ? Mais nous en reparlerons ! Chut ! la voilà !

 

Sonia rentrait.

 

– Vite, mes enfants ! montons, leur jeta-t-elle joyeusement. Le commandant est arrivé !

 

Ils trouvèrent Jacques dans le petit boudoir où la table avait été dressée. Ce fut tante Natacha qui servit.

 

Le déjeuner commença d’abord dans le plus profond silence. Lavobourg observait Jacques et Sonia. Ils ne se regardaient même pas et paraissaient tout à fait à l’aise.

 

Enfin, le commandant se tourna vers Lavobourg :

 

– Mon cher Lavobourg, lui dit-il, nous touchons au but. Tout me fait croire que nous réussirons. En cas d’insuccès, je prendrai tout sur moi. Sonia va vous demander tout à l’heure un petit service. Il s’agit de signatures. Si l’affaire tourne mal, vous pourrez dire que ces signatures vous ont été extorquées de force et sous menace de mort. Je ne vous contredirai point. En cas de succès, vous partagerez ma fortune. Nous aurons un gouvernement provisoire avec un duumvirat. Nous nous partagerons le pouvoir !

 

Lavobourg ne trouvait rien à répondre. Il paraissait très occupé par son assiette et cependant les morceaux ne « passaient » que très difficilement.

 

– Eh bien ! vous êtes sourd ? dit Sonia, impatientée.

 

– Non, ma chère, répondit-il… Le commandant sait que je lui suis tout acquis et je lui souhaite le succès de son entreprise pour le pays. Quant aux dangers, je saurai en prendre ma part !

 

– Ce pauvre Lavobourg, dit en riant le commandant, est de beaucoup le plus brave de nous tous ! Car au fond ! il est le moins rassuré et il marche quand même ! Il est bon que vous sachiez que c’est sur mon ordre que certains journaux ont répandu les bruits les plus sinistres, relativement aux desseins de la commission d’enquête. J’ai voulu impressionner un peu mes troupes avant d’aller au combat, pour qu’elles sachent bien qu’il n’y aura de salut que dans la victoire. Baruch, le président du Sénat, m’a fait savoir que l’état d’esprit de la Haute Assemblée était excellent et que la peur avait fait tomber les dernières hésitations ! J’ai, d’autre part, de très bonnes nouvelles de l’armée. Elle est tout entière avec nous ! Il ne tient qu’à nous d’avoir son concours. Elle nous le donnera si nous sommes la loi ! ne serait-ce qu’un quart d’heure, une demi-heure ! C’est suffisant ! Après elle ne nous le retirera plus, car nous serons la force !

 

– Euh ! fit Askof… tout cela est très beau, mais j’aimerais mieux des noms de généraux…

 

– Avec cela que vous ne les connaissez pas ! dit Jacques. Mon cher Askof, je ne vous ai encore rien promis. Vous nous avez été si utile, et vous vous êtes montré si merveilleusement ingénieux pour la garde de nos petits secrets et la sécurité de nos chères personnes, que je ne sais que vous offrir. C’est bien simple, vous prendrez tout ce que vous voudrez, n’est-ce pas, Lavobourg ?

 

Askof avait fait un signe à Lavobourg et, après avoir pris congé, s’était éloigné, disant qu’il n’avait pas un instant à perdre. Aussitôt Lavobourg fit :

 

– Ah ! vous permettez ! J’ai un mot à dire à Askof !

 

Et il quitta la pièce, refermant la porte sur Jacques et sur Sonia.

 

Alors Askof lui fit entendre de le suivre à pas de loup dans un petit corridor obscur qui, par derrière, rejoignait le mur du boudoir.

 

Là, il fit glisser une étoffe et lui désigna une fente dans la cloison à laquelle Lavobourg appliqua immédiatement un œil.

 

Ce qu’il vit ne fut point d’abord pour l’émouvoir :

 

Jacques et Sonia étaient debout tous deux. Jacques rangeait des papiers dans son portefeuille.

 

Puis ils échangèrent quelques mots insignifiants.

 

Enfin Jacques prononça :

 

– Et maintenant pour sortir, il faut que j’aille me redéguiser… Au revoir, Sonia…

 

Et il se pencha avec une extrême politesse sur la main qu’elle lui tendait. Mais comme il se relevait, elle lui prit la tête à pleines mains et lui planta sur les lèvres un baiser dont il se défendit à peine.

 

– Sonia, vous êtes folle ! Vous êtes folle !

 

Et quand il put respirer :

 

– Et vous m’aviez promis d’être raisonnable !

 

– Jacques, je vous adore !

 

– Vous savez bien que c’est défendu ! pendant quarante-huit heures ! À ce soir…

 

Et il disparut par la petite porte derrière le grand portrait en pied.

 

Sonia resta quelques secondes immobile.

 

– Mais c’est vrai, que je suis folle !

 

Et tout à coup, elle murmura :

 

– Je ne pense plus à Lavobourg, moi ! Où donc est-il passé ?

 

Elle le trouva dans le fumoir, fumant comme un sapeur.

 

– Quelle tabagie ! s’exclama-t-elle… je croyais que vous ne fumiez plus de cigare ! et vous prenez de l’alcool, maintenant ?

 

Lavobourg était étendu sur un divan et s’était fait servir une fine champagne.

 

Lavobourg stupéfia, cet après-midi-là, Sonia Liskinne par l’empressement plein de bonne humeur avec lequel il se soumit à tous ses caprices.

 

Il ne s’étonna de rien et quand il sut ce qu’on attendait de lui, il se mit immédiatement à la besogne et signa tous les bulletins de convocation qu’on lui présenta.

 

À six heures, le valet de chambre de Lavobourg, sur un coup de téléphone de son maître, vint avec une valise l’habiller.

 

Sonia avait dit en riant à son ami qu’il était son prisonnier, qu’elle ne lui permettrait pas de faire un pas sans elle, prétextant qu’on pouvait avoir besoin de lui d’un moment à l’autre.

 

En secret, il glissa un pli à son valet de chambre qui reçut la commission de courir chez Hérisson. Le valet de chambre le quitta et revint le trouver presque immédiatement. Au moment de sortir de l’hôtel, on lui avait fermé la porte au nez et deux individus l’avaient assez grossièrement invité à venir faire une partie de cartes avec eux, dans la loge du concierge.

 

– C’est bien, Jean, fit Lavobourg en reprenant le pli : qu’il mit dans sa poche, allez jouer aux cartes, mon ami, et ne faites ici que ce que l’on vous permettra de faire. Vous êtes aujourd’hui aux ordres de Mlle Liskinne.

 

Lavobourg alla trouver sa belle maîtresse et lui fit part de l’incident, sans en montrer, du reste, aucune méchante humeur.

 

– Vous faites bien de ne pas vous froisser, mon ami, lui dit Sonia. La consigne est générale. Le secret est dans cette maison. On ne doit plus en sortir… qu’avec moi ! Askof va venir tout à l’heure. Bien que je vous recommande de ne rien lui dire qui ne soit absolument nécessaire, lui non plus ne nous quittera plus.

 

Et comme Askof entrait justement :

 

– Voici le baron ! Eh bien ! partons ! Où allons-nous dîner ?

 

Ils allèrent dîner au bois, puis ils passèrent une heure dans un petit théâtre à la mode. Partout, ils firent sensation. D’abord, Sonia était très en beauté et on admirait aussi « l’abatage » de Lavobourg que quelques-uns croyaient déjà sous les verrous.

 

Dès dix heures du soir, au Grand Parc, et dans les dancings, c’était une trépidation étourdissante et continue. Paris s’était mis là à virer, à tourner, à fox-trotter, à tanguer.

 

On jouissait de l’heure, dans la terreur du lendemain. Allait-on périr ? Allait-on être sauvé ? En attendant, dansons !

 

Et les modes, comme aux pires temps du Directoire, donnaient à cette cohue un air de mascarade.

 

C’étaient, dans la corbeille des loges, des Flores, des Hébés, des Grecques, des Orientales. Mais la plus belle et la plus admirée, ce soir-là, était, entre Lavobourg et le baron d’Askof, qui avaient la fièvre de ce merveilleux voisinage autant que de leur vengeance prochaine, c’était la belle Sonia.

 

Quand elle apparut dans sa loge et qu’elle laissa tomber son manteau, il y eut un murmure d’admiration.

 

Parmi ceux qui la dévisageaient avec le plus d’assiduité étaient trois personnages assis à une table à quelques pas de la loge.

 

C’étaient trois braves bourgeois qui ne devaient guère être habitués du lieu.

 

Ils paraissaient être plus offusqués par tout ce qu’ils voyaient que transportés d’enthousiasme ! et la toilette de Sonia en particulier semblait exciter leurs critiques.

 

L’un d’eux fixait même l’artiste avec effronterie. Elle tourna la tête et ne s’occupa plus de ces trois imbéciles qui ne savaient point rendre hommage à la beauté quand celle-ci fait la grâce aux passants de lui montrer un peu de ses aimables secrets.

 

– Détourne la tête, courtisane éhontée, fit M. Barkimel à mi-voix, assez prudemment pour n’être entendu que de ses voisins, rougis si tu le peux encore, du scandale que tu provoques, femme indécente ! mais tu ne feras pas baisser les yeux à un honnête homme !

 

Mais M. Florent était d’un avis différent. Il ne l’envoya pas dire à M. Barkimel. Les deux amis se chamaillèrent si bien que tout à coup M. Hilaire, visiblement agacé, se leva en priant ces messieurs de ne point se déranger et en leur annonçant qu’il serait de retour tout de suite. Et il sortit du bal. C’était la troisième fois qu’il se livrait à ce manège.

 

Il est incompréhensible ! exprima M. Florent, et je me souviendrai de sa journée de congé !

 

Comme notre maître épicier venait de sortir, un monsieur, copieusement barbu, enveloppé d’un ample pardessus et coiffé d’un chapeau de feutre mou qui lui descendait sur les yeux, vint s’installer sur sa chaise.

 

– Cette chaise est prise, déclara M. Barkimel.

 

– Elle appartient à un de nos amis qui va venir et qui ne sera pas content de trouver sa place occupée, ajouta M. Florent.

 

Mais les deux braves bourgeois pouvaient dire tout ce qui leur plaisait, l’intrus ne paraissait même pas les entendre.

 

– Enfin, monsieur, êtes-vous sourd ?

 

– Quoi ? monsieur ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous dites ?

 

– Nous vous disons que cette chaise est retenue !

 

– Non, messieurs, non, cette chaise n’est pas retenue. Quand une chaise est retenue, on met quelque chose dessus, mais il n’y avait rien sur cette chaise. Je la garde.

 

– Ah ça ! mais, monsieur, exprima M. Florent avec une grande dignité qui fit l’admiration de M. Barkimel, ah ça ! nous prenez-vous pour des imbéciles !

 

Oui, messieurs ! répondit l’homme au chapeau mou.

 

MM. Barkimel et Florent se regardèrent avec des yeux de flamme comme s’ils se consultaient pour réduire en bouillie cet impertinent personnage ; puis, M. Florent, toujours avec la même dignité, laissa tomber ces mots :

 

– Du moment où vous le prenez sur ce ton, monsieur, nous n’avons plus rien à dire !

 

– Très bien ! fit M. Barkimel.

 

L’homme, avec sa chaise, s’éloignait insensiblement de la table, se rapprochant ainsi de la loge occupée par la belle Sonia.

 

– Il a peur ! dit M. Florent.

 

– Tu lui as bien « rivé son clou », dit M. Barkimel.

 

Sur ces entrefaites parut M. Hilaire, qui s’étonna de n’avoir plus de chaise.

 

– C’est monsieur qui vous l’a prise ! expliqua M. Barkimel.

 

– Par exemple ! s’écria M. Hilaire.

 

À ce moment, l’homme quitta la chaise et s’appuya de dos contre le coin de la loge de la belle Sonia et M. Hilaire courut reprendre son siège, ce qui fit sourire l’homme.

 

– Il n’a point « pipé », observa M. Barkimel. Au fond, c’est un lâche.

 

– Sans compter qu’il a de drôles de façons, cet olibrius, fit remarquer M. Florent. Regardez-le, comme il se glisse devant la loge, les mains derrière le dos !

 

– Moi, si j’étais à la place de la belle Sonia, je me méfierais ! et je ne laisserais point pendre comme ça mon réticule !

 

– Tenez ! voilà l’homme qui passe devant le réticule ! Il est passé ! et le réticule est parti !

 

– Au voleur ! s’écria M. Hilaire d’une voix éclatante.

 

L’homme était déjà loin, se faufilant parmi les groupes du côté de la porte de sortie !

 

M. Hilaire se précipita : « Au voleur ! Arrêtez cet homme ! » M. Hilaire fut immédiatement entouré, bousculé et même frappé.

 

– Quel voleur ? Quel voleur ? lui criait-on, et on le rouait de coups.

 

M. Hilaire, dégagé par un garde municipal, put enfin donner des explications :

 

– C’est un homme qui a volé le réticule de la belle Sonia !

 

Tous les regards se tournèrent vers la loge de l’artiste.

 

– On vous a volé votre réticule ? demanda le garde.

 

– Moi ? répondit la belle Sonia, mais je n’avais pas de réticule !

 

– Mais enfin, je n’ai pas rêvé, s’écria M. Hilaire, exaspéré… Il y avait bien là, tout à l’heure, un réticule qui pendait hors de la loge et que madame tenait à la main !

 

– Cet homme est fou ! dit la belle Sonia.

 

– Quand on a l’habitude de se divertir à ce genre de plaisanterie, fit un autre, on reste dans les bals musette !

 

– Monsieur n’a pas l’habitude de fréquenter le beau monde, fit tout à coup une voix étrange, sourde, rauque, rocailleuse, qui semblait sortir de terre.

 

À cette voix, M. Hilaire tressaillit.

 

Il aperçut un vieillard effroyablement cassé en deux par les ans qui se traînait ici et là, comme une larve, laissant derrière lui, à presque toutes les tables et sur le bord des loges, quelques-unes de ces petites cacahuètes dont il portait un petit baril plein, à son bras tremblant.

 

– Ah ! voilà Papa Cacahuètes ! voilà Papa Cacahuètes ! criait-on à diverses tables.

 

M. Hilaire avait enfin trouvé le marchand de cacahuètes qu’il cherchait. Il était tel que Mlle Jacqueline le lui avait décrit. C’était bien lui qui intéressait tant la marquise du Touchais.

 

Alors, il oublia tout le reste pour ne plus s’occuper que de Papa Cacahuètes et il revint s’asseoir à sa table en épiant toutes les manœuvres du singulier vieillard.

 

M. Hilaire, en lui-même, se répétait : « Cette voix ! Quelle est cette voix ? J’ai déjà entendu cette voix-là quelque part, moi ! Mais quand ? Il me semble qu’il y a longtemps ! longtemps ! Bon ! le voilà qui revient par ici ! Attention ! Il passe le long des loges ! Voilà qu’on lui fait signe de la loge de la belle Sonia… Mais il s’en fiche ! Il ne se presse pas plus pour ça ! Là ! Le voilà qui dépose un cornet de papier rose sur la loge. Mais qu’est-ce qu’elle a, la belle Sonia ? Eh bien ! et le monsieur à la barbe d’or qui est à côté d’elle, il ne va pas se trouver mal ! »

 

De fait, dans la loge, le passage du Papa Cacahuètes faisait sensation. Sonia s’était d’abord amusée de ce vieillard bizarre, accueilli par les cris et les lazzis de tous. Puis elle s’était étonnée que la direction d’un établissement aussi riche permît à ce pauvre vieux de venir traîner ses loques au milieu de tout son luxe.

 

– Ah ! c’est qu’il est bien difficile d’empêcher le père Cacahuètes de passer par où il veut ! dit Askof ! Il est connu dans tous les établissements de nuit ! Il est l’ami de tous les fêtards, de toutes les noceuses… On dit qu’il a plus d’argent qu’il n’en a l’air et qu’à force de vendre des olives et des cacahuètes, il a amassé un petit magot… Il y a beaucoup de légendes qui courent sur le père Cacahuètes !

 

– J’ai entendu dire, émit Lavobourg, qu’il était de la police !

 

– C’est possible ! répliqua le baron. Tout est possible dans cet ordre d’idées. Mais le père Cacahuètes me paraît bien vieux, bien délabré pour qu’on attache quelque prix à ses services !

 

– Qu’y aurait-il de surprenant à ce que la police usât de lui pour faire parvenir certains mots d’ordre ! exprima Lavobourg à mi-voix. Nous en avons bien eu l’idée, nous !

 

– Justement ! fit en riant le baron d’Askof… j’ai eu cette idée de cacahuètes en voyant certain soir le père Cacahuètes distribuer sa marchandise avec des airs de mélodrame à ses clients ! Tenez, voilà le père Cacahuètes qui revient… faites-lui signe !

 

Lavobourg appela le bonhomme, Askof, au fond de la loge, le regard tranquille et le cœur en repos, regardait venir Papa Cacahuètes.

 

Le pauvre vieux s’avança sans se presser et demanda à Sonia, de son effroyable voix rauque et sourde :

 

– Olives ? Cacahuètes ?

 

– Cacahuètes ! répondit Sonia.

 

– Pour combien, belle madame ?

 

– Pour ce que vous voudrez.

 

Le bonhomme prit une cuiller et s’en servit pour verser sa marchandise dans un cornet de papier qu’il ferma et qu’il déposa sur le bord de la loge.

 

Sonia aussitôt ne put s’empêcher de jeter un léger cri…

 

Le cornet était de papier rose… exactement le même papier que celui qui contenait la fameuse liste qui avait été dérobée chez Jacques et retrouvée d’une façon si inexplicable chez elle !

 

– Oh ! ce papier ! dit-elle à voix basse.

 

Et elle avança sa main tremblante.

 

– Qu’est-ce qu’il y a, belle dame ? demanda la voix rauque et sourde. C’est-y que ma marchandise ne vous plaît point ?

 

– Si ! Si ! répondit hâtivement la belle Sonia, en finissant de développer le cornet.

 

Alors, sur le papier déplié, elle lut : « Vive le commandant Jacques ! »

 

– Ne trouvez-vous point cela extraordinaire ? murmura-t-elle en montrant le papier à Lavobourg.

 

– J’ai des devises pour tous les goûts, moi ! Papa Cacahuètes se fiche pas mal de la politique ! J’ai des devises : « Vive le commandant Jacques ! » et j’en ai d’autres : « Vive le gouvernement ! » Mais personne n’en veut, personne n’en veut du gouvernement ! C’est bien dommage, il va me rester pour compte.

 

– Ça va, ça va ! fit Lavobourg impatienté.

 

– C’est bon, je m’en vais, fit Papa Cacahuètes. Mais, t’nez, v’là quelques cacahuètes par-dessus le marché ! c’est pour le monsieur qui vous accompagne, belle dame ! non pas celui qui est si impatient, l’autre là-bas, celui qu’est au fond et qui ne dit rien !

 

Le baron tendit la main en souriant.

 

Le vieillard lui mit dedans un petit lot de cacahuètes, mais qu’il compta au fur et à mesure.

 

– Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze (à ce chiffre on vit le baron faire un mouvement de surprise)… douze (sa main trembla)… treize (le baron Askof s’appuya à la cloison)…

 

Sonia et Lavobourg le regardèrent. Il était devenu effroyablement pâle.

 

– Qu’avez-vous ?

 

– Vous êtes malade ?

 

– Non ! oui ! un étourdissement !

 

– Eh bien ! partons, dit Sonia en se levant…

 

Elle jeta un coup d’œil sur Papa Cacahuètes qui, maintenant, bavardait avec les trois individus qui l’avaient dévisagée avec tant d’effronterie quand elle était arrivée dans sa loge.

 

– Appuyez-vous sur mon bras, dit-elle à Askof ! vous me paraissez souffrir !

 

Si les légers incidents qui avaient marqué le passage de Papa Cacahuètes dans la loge de la belle Sonia avaient ému sérieusement la belle artiste, que dire de l’angoisse grandissante avec laquelle M. Hilaire écoutait maintenant la voix du vieux !

 

Ah ! cette voix, ce qu’elle ressemblait à une autre voix qu’il avait bien chérie jadis ! Une voix qu’il ne pouvait jamais entendre sans tressaillir, une voix qui lui avait inspiré toutes les peurs et tous les héroïsmes ! Certes ! ce n’était pas la même ! Elle n’avait pas cet éclat horrible qui faisait trembler les entreponts aux temps prodigieux du Bayard quand elle commandait le chambardement général et la révolte des forçats !

 

Ô souvenir ! Ô mémoire ! Ô livre du passé qu’il avait bien pensé ne jamais rouvrir ! Tant de sang effacé par tant d’honnêtes kilos de mélasse de la Grande Épicerie moderne.

 

Pauvre M. Hilaire ! Pitoyable la Ficelle ! Jadis mince comme un filin, aujourd’hui boudiné, grassouillet comme une andouille !

 

Voilà qu’il grelotte dans ses beaux habits du dimanche comme jadis dans les loques dont il recouvrait sa misérable silhouette, au temps où il fallait tant travailler pour mériter un peu de paix dans cette vallée de larmes !

 

M. Hilaire, comme tout le monde, acheta des cacahuètes.

 

– Dites donc, Papa Cacahuètes… fait-il en surmontant l’émotion qui lui étreint la gorge… savez-vous bien que j’en vends, moi aussi, des cacahuètes ?

 

– Qué qu’vous voulez que ça me fasse ! répond le bonhomme fort désagréablement !…

 

– À vous, rien, peut-être, mais à moi, ça me fait concurrence ! explique M. Hilaire qui veut être aimable en dépit de toutes les rebuffades du vieux.

 

– Monsieur est dans l’épicerie ! exprime M. Florent.

 

– Vous n’avez pas besoin de le dire, ça se voit !

 

– Combien je vous dois, mon brave homme ? demande M. Hilaire, horriblement vexé.

 

– Il y a longtemps que Monseigneur est épicemard fit le bonhomme en empochant sa monnaie.

 

– Plus de quinze ans ! répond M. Barkimel.

 

– Quinze ans ! répéta Papa Cacahuètes. La Bourse de commerce n’a plus qu’à bien se tenir !

 

– Fichons le camp ! commande aussitôt M. Hilaire dont la patience, cette fois, est à bout.

 

Mais le Papa Cacahuètes arrête un instant le bouillant M. Hilaire par les pans de son habit.

 

– Pardon, excuse, Monseigneur ? Mais dites-moi un peu, dans votre boutique, c’est-y qu’on vendrait de la morue ?

 

– Bien sûr qu’on vend de la morue. Et puis après ?

 

– Mais d’la vraie, d’la bonne ! D’la morue à l’espagnole ?

 

À ces mots, M. Hilaire chancela. Ah ! comme l’autre l’aimait, la morue à l’espagnole !

 

Tandis que, d’un air égaré, ses yeux cherchaient la silhouette du marchand de cacahuètes qui avait disparu, ses lèvres murmuraient pour lui, pour lui tout seul et si bas que nul n’eût pu les entendre, les syllabes fatidiques qui commencent par un C et par un B.

 

– Ch… B… B ! Ch ! B… B… !

 

Dans le même moment, un grand tumulte éclata dans l’assemblée. Un homme était monté sur une table et lisait tout haut la dernière édition d’un journal du soir, le Journal des Clubs, la feuille de Coudry. Et M. Hilaire, malgré le piètre état auquel la morue à l’espagnole avait réduit son « moi », put entendre ceci :

 

« Club de l’Arsenal. Présidence du citoyen Tholosée. Compte rendu de la séance de nuit. Le citoyen Tholosée a mis aux voix et a réussi à faire voter par une assemblée délirante d’enthousiasme « patriote » une motion tendant à ce que tous les clubs de la capitale demandent à la Chambre de rétablir la loi sur la peine de mort en matière politique et au gouvernement de faire dresser la guillotine du peuple sur la place de la Concorde quand cette place était digne de s’appeler place de la Liberté ! En fin de séance, le citoyen Tholosée a fait voter le vœu que la première tête qui tombera sous le couteau politique fût celle du commandant Jacques du Touchais, traître au pays et à la République ! »

 

Aussitôt, il y eut des cris, des acclamations, des injures, des horions ! On criait : « Vive le commandant ! » et « À mort le commandant ! » ou « À la maison de fous, Tholosée ! » « Au feu le club de l’Arsenal ! » et, ce qui était plus important pour M. Hilaire : « À la rivière, le bureau de l’Arsenal ! »

 

Aussitôt, M. Hilaire, qui s’était laissé tomber défaillant sur une chaise, se trouva seul comme par enchantement. M. Barkimel et M. Florent avaient disparu.

 

Puis tout à coup, il se trouve entouré d’un groupe des plus hostiles. – Il paraît que c’est vous le secrétaire de l’Arsenal ?

 

– Moi ! s’exclama M. Hilaire qui eut un trait de génie… moi ! je ne sais pas lire !

 

Le malheur était qu’il avait les poches bourrées de journaux, ce dont on s’aperçut, et que ces journaux n’étaient point précisément de la nuance appréciée par les amis du commandant !

 

« À l’eau ! À l’eau ! le secrétaire du club de l’Arsenal ! » et déjà deux forts gaillards faisaient mine de le charger sur leurs épaules.

 

Tout à coup, il y eut une voix rauque qui prononça :

 

– Voulez-vous bien laisser mon ami tranquille ! vous n’allez pas lui faire du mal peut-être ! C’est un épicemard qui me donne mes cacahuètes pour rien !

 

– Ah ! bien ! fallait le dire, Papa Cacahuètes !

 

Et ils lâchèrent ce pauvre M. Hilaire, qui déjà était plus mort que vif !

 

M. Hilaire regardait le marchand de cacahuètes qui était resté près de lui, avec une émotion indicible ! Il ne pouvait dire dans sa reconnaissance que deux mots, et encore il n’osait pas les prononcer bien haut… « Cher… Bib ! Cher ! Bib ! » soupirait-il les mains jointes, les genoux tremblants !

 

– Chut ! fit l’étrange vieillard en levant un doigt sur sa bouche !

 

Et il lui fit le signe impératif de le suivre, tandis qu’il riait sourdement.

 

« Ah ! c’est bien son rire, je reconnais son rire ! On ne peut pas se tromper à un rire pareil ! Il n’y a pas deux rires au monde comme le rire de Ch… B… »

 

De quel pays de damnation revenait donc ce revenant ?

 

M. Hilaire, le physique malmené et le moral profondément atteint, ne sachant exactement s’il devait se réjouir ou s’épouvanter d’une aussi prodigieuse rencontre, M. Hilaire traversa, derrière cette larve redoutable qui rampait dans les ténèbres, le Grand Parc en tumulte.

 

XI

UNE NUIT HISTORIQUE


L’histoire devait ranger cette nuit du dimanche au lundi qui précéda le plus audacieux des coups d’État parmi les « nuits historiques ».

 

Les mystérieux émissaires du commandant avaient fait savoir à ses principaux « amis » qu’ils eussent à se tenir, cette nuit-là, prêts à toute éventualité.

 

Au Sénat, le président Baruch avait eu une longue conférence avec Michel, Oudard, Barclef et le grand juif Saroch. Celui-ci leur apprit qu’une tentative de corruption dirigée contre la vertu civique et révolutionnaire de Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militaire, avait complètement échoué.

 

– Nous saurons nous passer de lui ! dit Baruch à Oudard qui se lamentait. Le commandant m’a promis qu’à l’heure décisive il ne serait plus permis à Flottard de sortir de son hôtel !

 

Baruch était un petit vieillard sec et têtu qui avait appris à aimer la République aux côtés des « purs » et qui s’était juré de l’arracher aux révolutionnaires pour la ramener aux saines traditions des beaux jours qui avaient connu la toute-puissance du régime.

 

Pour cela, il n’avait pas hésité à mêler un instant sa fortune à celle d’un soldat dont le concours lui était absolument nécessaire mais il déclarait aux grands républicains qui étaient du complot et qui redoutaient l’avenir tout en déplorant le présent que du moment qu’il était là, lui, « la République n’avait rien à craindre ».

 

Jacques l’avait tâté pour lui demander s’il voulait être du gouvernement provisoire, mais, né malin, Baruch avait refusé, voulant rester à la tête de l’assemblée et réserver ainsi le prochain avenir sans se brûler.

 

Au fond, il estimait que le règne du gouvernement provisoire serait très rapide, les travaux de révision de la Constitution devant être menés tambour battant, après quoi, « les grands républicains », maîtres à nouveau de la situation, seraient libres de se débarrasser de ce duumvirat éphémère, avec plus ou moins d’élégance, selon l’attitude de Jacques.

 

Cette nuit-là, que faisait Jacques ? Enfermé dans le mystérieux et élégant réduit de l’hôtel du boulevard Pereire avec Frédéric Héloni, alors que la police de Cravely les croyait tous deux dans l’appartement de l’avenue d’Iéna, il donnait ses derniers ordres à son fidèle lieutenant et prenait ses suprêmes dispositions.

 

En bas, dans la salle de Petit-Bon-Dieu, une véritable garde, sous divers déguisements, l’attendait, armée jusqu’aux dents, garde qui devait l’accompagner à la Chambre et le défendre jusqu’à la mort contre toute tentative d’enlèvement, la seule qu’il redoutât avec la trahison qu’il fallait toujours prévoir.

 

Mais la trahison devait venir d’un point qu’il n’avait pas prévu. Elle pénétra dans l’hôtel avec Lavobourg qui rentrait en compagnie de Sonia du bal du Grand-Parc.

 

En chemin, l’auto avait déposé Askof à sa porte. Le malheureux avait fait pitié à Sonia qui n’avait vu aucun inconvénient à s’en séparer, au contraire. Son rôle était fini, à celui-là, pensait-elle, on n’avait plus besoin de lui. Comme depuis le soir elle n’avait cessé de se trouver entre Lavobourg et lui, elle était sûre qu’Askof ignorait encore les dispositions finales auxquelles on s’était arrêté.

 

Enfin, elle avait pleine confiance en Lavobourg qu’elle était heureuse de trouver si décidé à la minute décisive.

 

– C’est fait ! déclara Sonia en entrant dans le boudoir. Mon réticule est parvenu à destination. En ce moment, on distribue les bulletins de convocation !

 

Jacques la remercia d’un signe de tête, puis il continua de dicter à Frédéric Héloni la proclamation que celui-ci devait porter à l’imprimerie immédiatement après le vote des deux assemblées décrétant la révision de la Constitution et la réunion des deux Chambres en Assemblée nationale à Versailles.

 

Mais cette proclamation ne devait être affichée et expédiée dans toute la France que sur le coup de téléphone de Versailles, du gouvernement provisoire.

 

À ce moment, on frappa à la petite porte secrète, derrière le portrait de Sonia.

 

Jacques alla lui-même ouvrir, entrebâilla la porte, reçut un pli, referma la porte et décacheta.

 

La lettre était écrite à la machine et n’était point signée mais elle portait un chiffre au coin de la page qui fit dire tout de suite à Jacques : « C’est de Mabel ».

 

Il lut, brûla la lettre :

 

– Parfait ! Mabel me dit que toutes les troupes de Versailles lui obéiront, qu’il en est absolument sûr. Dès cinq heures et quart, Mabel se tiendra au fond d’une auto qui stationnera au coin de la place de l’Étoile et de l’avenue du Bois. Il y attendra jusqu’à six heures l’ordre, signé du président du Sénat, lui donnant la garde de l’Assemblée nationale. Aussitôt qu’il l’aura reçu, il partira pour Versailles.

 

– Qui lui portera cet ordre ? demanda Héloni.

 

– Moi, répondit Jacques, et je me rendrai à Versailles avec lui !

 

– Et qui vous portera, à vous, l’ordre du président du Sénat ?

 

– Vous, Frédéric. Vous allez partir tout de suite pour le Sénat et vous mettre dès maintenant à la disposition de Baruch. Du Sénat, quand l’heure en sera venue, vous me ferez téléphoner à la Chambre, tout ce qui se passe dans la Haute Assemblée ; enfin, vous m’apporterez l’ordre de Baruch pour Mabel aussitôt que vous l’aurez. C’est compris ?

 

– Oui, mon commandant !

 

– Eh bien, embrassez-moi, Frédéric ! Car si je ne vous revois pas avec cet ordre-là, il est probable que nous ne nous reverrons pas devant le poteau d’exécution !

 

Les deux hommes s’embrassèrent et Frédéric partit.

 

Lavobourg fumait étendu sur une chaise longue.

 

– Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, je puis bien vous dire ce que je pense de votre proclamation… je n’en pense pas grand-chose de bon !

 

– Que voulez-vous dire ? demanda Sonia, stupéfaite.

 

Quant à Jacques, il s’était arrêté en face de Lavobourg. Il ne comprenait pas plus que Sonia.

 

– Mon cher, dit-elle, en parvenant à dompter un mouvement de mauvaise humeur, vous avez eu tort de ne pas vous expliquer avant le départ de Frédéric. Maintenant il est trop tard. Que trouvez-vous donc à reprendre dans cette proclamation ?

 

– Mais rien, absolument rien, je la juge inutile, voilà tout !

 

– Pourquoi ! parlez !

 

– Je la trouve inutile parce que dans cinq minutes vous m’aurez assassiné comme vous avez fait assassiner Carlier.

 

Jacques et Sonia se dressèrent devant lui dans un même mouvement de surprise et de défense.

 

– Laissez-moi finir… fit Lavobourg, sans daigner s’apercevoir de l’émoi indescriptible dans lequel il jetait ses deux complices… Vous m’aurez assassiné ou sinon…

 

– Il a perdu la tête ! s’exprima Jacques.

 

– Lucien ! revenez à vous ! Songez à la gravité de l’heure, à l’importance des minutes et ne divaguez pas ! supplia Sonia, affolée.

 

–… ou sinon, continua froidement Lavobourg, en faisant tomber la cendre de sa cigarette, je serai appelé tout à l’heure à présider la Chambre, et comme je suis décidé à faire mon devoir, tout mon devoir, je vous jure que je n’ouvrirai la séance ou ne clôturerai le débat que lorsque tous les députés auront été convoqués, avertis par mes soins, et auront pu normalement prendre part au débat ! Vous voyez, mon cher, conclut-il, que dans ces conditions votre proclamation n’a qu’une chance très relative de servir à quelque chose !

 

En entendant ces paroles terriblement simples où se déroulait de la façon la plus claire le plan de trahison de Lavobourg, plan qui ruinait tous leurs efforts, et qui les ferait échouer au but, Jacques et Sonia, qui ne pouvaient plus croire à la folie de cet homme, se regardèrent avec détresse, car ils comprenaient, avant même que l’autre se fût expliqué, que sa trahison payait la leur !

 

– Si vous n’êtes pas un lâche, Lavobourg, dit Jacques d’une voix sourde où il y avait moins de menace qu’une immense supplication, et si vous avez gardé quelque sens de votre devoir, je ne dis pas vis-à-vis de moi, mais vis-à-vis du pays qui attend de vous sa délivrance, vous viendrez à la Chambre avec moi, comme il était entendu, et vous saurez faire taire vos rancunes personnelles, quelles que puissantes et justifiées que vous puissiez, dans votre aberration momentanée, vous les imaginer et vous m’aiderez à sauver la République !

 

– Pas de grands mots, répliqua Lavobourg, vous rêvez tout simplement d’étouffer la République, eh bien ! je ne vous y aiderai point et, il faut en prendre votre parti, vous n’y réussirez point ! à cause de moi ! Vous pouvez peut-être me supprimer, me délivrer d’une vie qui m’est désormais odieuse, car vous l’avez empoisonnée et vous savez bien ce que je veux dire…

 

Mais nous ne savons rien du tout ! s’écria Sonia. Mais je te jure, Lucien, que ta conduite est incompréhensible !

 

Il ne l’interrompit même point, il ne se tourna point vers elle, il attendit simplement qu’elle eût cessé sa clameur de mensonge et son hypocrite protestation.

 

Alors il continua :

 

– J’aurai eu au moins cette consolation d’avoir ruiné votre entreprise et de vous avoir perdus.

 

Il ricana :

 

– Je vous vole la victoire ! Mais nous sommes quittes : vous m’avez bien volé ma maîtresse !

 

– C’est faux ! éclata Sonia en se redressant devant lui… et c’est un premier crime de ta part de le croire ! Qui t’a raconté cette chose honteuse ?

 

– Oh ! madame ! fit simplement Lavobourg… ayez au moins autant de pudeur que votre complice ! Est-ce qu’il a protesté, lui ?

 

– Assez ! cette scène a trop duré, déclara brusquement Jacques, qui venait de prendre une résolution inébranlable. Je vais vous tuer, monsieur !

 

Lucien, d’un bond, fut debout. Il avait parlé de sa mort, mais il n’y avait point cru !

 

Jacques avait disparu un instant et il était maintenant devant Lavobourg, deux épées à la main. Il lui en jeta une.

 

« Ma mort ou celle de Lavobourg », voilà ce à quoi venait de se résoudre Jacques, « et, si je le tue, je trouverai, quoi qu’il dise, un autre président…, Mais je n’ai pas un instant à perdre ! »

 

Ainsi arrangeait-il l’événement.

 

Lavobourg était de première force aux armes. Il se rua sur celle qu’on lui offrait avec d’autant plus d’enthousiasme que c’était une épée et qu’il avait redouté, une seconde, le poignard.

 

Sonia suivait toutes les péripéties du combat avec une angoisse tellement aiguë qu’elle gémissait comme si elle était transpercée elle-même par l’acier quand l’épée de Lavobourg partait à fond dans la direction du commandant.

 

À un moment, sur un coup droit de Lucien qui avait l’avantage de la taille et de l’« allonge », elle put croire Jacques cloué à la muraille.

 

Elle était tombée à genoux en criant :

 

– Ne le tue pas !

 

Mais Jacques avait paré le coup, relevé l’épée de son adversaire et, glissant sous elle, avait servi une botte terrible à Lavobourg, qui ne l’évita qu’en faisant un bond prodigieux.

 

Jacques, reprenant l’offensive, ramenait le combat au milieu de la pièce, et ce n’était pas un spectacle banal que celui de cette lutte à mort entre ces deux hommes, parmi les meubles renversés et suivie sur les genoux par cette femme râlant ses espoirs et ses terreurs au choc des épées.

 

Mais Jacques était trop pressé d’en finir et Lavobourg s’en aperçut. Dès lors, il changea de tactique. Il savait très bien que chaque minute perdue enlevait de sa force à son adversaire en lui ôtant de son sang-froid, pour qu’il n’en profitât point en jouant un jeu des plus serrés qui exciterait l’impatience de l’autre.

 

C’est là qu’il l’attendait. Jacques fit une lourde faute en se découvrant audacieusement pour tenter Lavobourg, et celui-ci, par un solide coup d’arrêt sur un retirement de bras, le toucha en pleine poitrine, mais l’épée, heureusement, glissa sur le sternum.

 

La chemise de Jacques fut immédiatement rouge de sang, et Sonia se jeta entre les deux combattants avec un affreux gémissement, mais ils la repoussèrent brutalement et elle s’en fut rouler à demi évanouie sur les tapis, tandis qu’ils continuaient de se porter des coups désespérés.

 

Jacques fut touché encore deux fois, à l’avant-bras et à la figure. Chacun de ses gestes répandait une pluie de sang.

 

Jacques pensait à trop de choses en se battant… Il pensait qu’on devait commencer à arriver au Palais-Bourbon et il sentit que s’il n’en finissait pas tout de suite avec Lavobourg, tout était perdu…

 

Le sang, coulant de son front, le gênait en l’aveuglant.

 

Il eut un cri de rage contre l’injustice du destin qui avait attendu la dernière minute pour le faire ainsi trébucher sur le seuil, et il se jeta sur Lavobourg, acculé à la porte de la chambre de Sonia, avec la résolution farouche de risquer le coup fourré ; mais cette porte s’ouvrit tout à coup et quatre formidables bras enlevèrent Lavobourg comme une plume. Sonia était allée chercher elle-même ces bras-là et elle referma, haletante, sur les gardes du corps de Jacques et sur leur proie, cette porte qui n’avait encore était franchie que par l’amour et qui venait peut-être de s’ouvrir à l’assassinat !

 

Ce fut la première pensée de Jacques quand il eut compris ce qui venait de se passer et de quelle façon on venait de le débarrasser d’un adversaire qu’il n’avait pas réussi à tuer de sa main.

 

– Ne le tuez pas ! cria-t-il en secouant la porte que les autres avaient refermée derrière eux au verrou.

 

– Non ! non ! Ils ne lui feront aucun mal ! il est notre prisonnier ! Laissez-moi vous panser, Jacques, et partez !

 

– Ah ! vous ne les connaissez pas !

 

Et il appelait :

 

– Jean-Jean ! Jean-Jean ! Liez-le ! Ne lui faites pas de mal ! Bâillonnez-le, mais vous me répondez de sa vie sur la vôtre !

 

Elle lui montra l’heure à une petite pendule de Boulle sur la cheminée… C’était peut-être le seul objet qui fût resté debout dans le tumulte de la bataille…

 

– Quatre heures et demie !

 

Elle l’entraîna dans un cabinet de toilette, chercha la blessure sur sa poitrine ; l’épée avait glissé le long des côtes ; beaucoup de sang répandu pour une plaie sans gravité.

 

Elle procéda à un rapide pansement qu’il laissa faire sans dire un mot, car il rassemblait ses idées, tendait à nouveau les cordes de son piège un instant relâchées par un incident imbécile.

 

La blessure du front résultait d’un coup de « fouet ». Il y colla du diachylum, ramena sa mèche dessus en bataille, ne s’occupa même pas du coup qu’il avait reçu au bras, remit son vêtement et courut à la petite porte secrète, suivi de Sonia qui lui donna le plus chaud des baisers, lui cria : « triomphe ! » comme avait déjà dit la plus chaste des jeunes filles, et il disparut.

XII

LES TREIZE CACAHUÈTES DU BARON D’ASKOF


Nous n’avons pas encore pénétré dans le charmant intérieur du baron et de la baronne d’Askof, lesquels habitaient un vaste appartement situé en face du square Monceau.

 

Le plus bel ornement de la famille était incontestablement Marie-Thérèse, l’amie de Lydie, une brune au teint ambré et rose, au profil très légèrement aquilin, au jeune front de volonté et aux grands yeux sombres singulièrement beaux, mais qui manquaient de douceur.

 

La mère de Marie-Thérèse était jalouse de sa fille. Elle trouvait insupportable d’avoir à ses côtés cette belle enfant qui lui volait des hommages. C’est surtout le second mariage de la baronne qui avait rompu tout lien de tendresse entre la mère et la fille.

 

Marie-Thérèse n’avait jamais pu voir Askof sans lui dire quelque chose de désagréable. Elle le trouvait bellâtre, vaniteux, inquiétant, sournois, redoutable.

 

Elle ne comprenait point que sa mère se fût laissée influencer par une « nature » aussi hostile ; elle ne lui pardonnait surtout pas la rapidité avec laquelle la nouvelle union avait été contractée, après la mort tragique du père.

 

Et, à propos de cet accident, Marie-Thérèse osait à peine s’avouer à elle-même que d’Askof, qui avait été du nombre des chasseurs, était capable de tout !

 

Cependant, il y avait eu une sorte de trêve entre la mère et la fille depuis quelques mois.

 

En fait, Marie-Thérèse était maintenant uniquement occupée de ses affaires à elle qui se résumaient toutes dans son amour pour Frédéric Héloni.

 

Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés chez des amis communs et comme Marie-Thérèse fréquentait les mêmes cours que Lydie, les deux jeunes filles n’avaient bientôt plus eu de secrets l’une pour l’autre.

 

Cette nuit-là, Marie-Thérèse venait d’être surprise par la baronne dans le moment qu’elle répondait à Frédéric.

 

La dispute avait atteint aussitôt un diapason élevé.

 

– Vous me dites que Frédéric n’a pas le sou, mais Askof n’était pas riche non plus quand vous avez consenti à l’épouser ! Vous dites qu’il n’en veut qu’à ma fortune… Askof a pris la vôtre et peut-être un peu de la mienne !

 

– Je sais depuis longtemps que je n’ai pas de plus cruelle ennemie que toi, mais je t’enfermerai dans un couvent jusqu’à ta majorité !

 

– En vérité ! ma chère mère, je m’en échapperai, je vous le jure, pour crier partout que votre Askof a assassiné mon père à la chasse !

 

Véra reçut le coup et en fut si étourdie qu’il lui fut impossible d’abord de répondre. Elle jeta à sa fille un regard égaré et une teinte livide se répandit sur ses traits tout à l’heure enflammés. Enfin, elle reprit quelque force et quelque souffle pour s’écrier :

 

– Malheureuse ! Comment oses-tu ?

 

… Mais il était trop tard ! Et sa fille ne le lui envoya pas dire :

 

– Trop tard, maman ! Tu as avoué ! Tu le savais, tu le savais ! Mais moi, je ne le savais pas ! Je m’en doutais tout simplement, et tu viens de me l’avouer !

 

– Je te jure, balbutia la mère éperdue.

 

– Ne jure pas ! Papa t’entend ! Papa t’entend ! Sur ta part de paradis, ne jure pas ! Tu comprends, maman, que je ne t’accuse pas ! Non ! Non ! Ça non… Mais c’est lui qui l’a tué ! Tu en es sûre comme j’en suis sûre maintenant ! Et tu… Oh ! je ne veux plus te voir !

 

– Et moi, gémit la baronne, je ne te connais plus ! J’ai une fille qui délire, qui accuse sa mère, qui accuse son beau-père… et qui ne sait que me haïr… parce qu’on la prie de réfléchir avant de donner sa main à un intrigant en vérité !

 

– Ton Askof est un assassin et Frédéric est un honnête homme !

 

– Laisse-moi te dire… laisse-moi te dire que tu l’épouseras demain si tu veux ! Tu feras tout ce que tu voudras !

 

À ce moment on frappa à la porte de la chambre de la jeune fille et une servante polonaise appela sa maîtresse. Le baron était rentré et demandait à voir à l’instant même la baronne.

 

Véra poussa un soupir, tourna vers sa fille une figure désespérée et, d’un pas traînant, elle sortit.

 

La porte se referma durement derrière elle. Elle eut la sensation qu’elle venait d’être jetée dehors comme une chienne.

 

Askof l’attendait dans sa chambre à lui.

 

Quand ils se virent, ils ne se reconnurent plus. Mais si elle était devenue en cinq minutes une chose laide et répugnante, son Georges avait une telle figure d’effroi, présentait un si pauvre visage de bête traquée à mort, que ce fut elle qui eût le premier cri :

 

– Qu’est-ce que tu as ?

 

– Écoute, Véra, sais-tu ce qui m’arrive ?

 

– Non ! dis vite !

 

– Eh bien, ma petite… J’ai reçu treize cacahuètes !

 

Elle le regardait d’abord comme si elle n’avait pas bien entendu… et puis elle répéta d’un air hébété : treize ? qu’est-ce que tu me dis ? Treize ?

 

– C’est lui-même qui me les a comptées ! fit-il en se laissant glisser à côté d’elle sur un canapé qui reçut leur mutuelle, incroyable, extraordinaire terreur.

 

Maintenant, elle avait tout oublié de ce qui s’était passé entre sa fille et elle, rien n’existait plus pour elle que les treize cacahuètes !

 

Et elle entourait son Georges de ses bras tremblants.

 

– Qu’est-ce que tu as fait, mon pauvre petit ? fit-elle en le regardant comme une mère peut regarder son enfant condamné à mort.

 

Il haussa les épaules :

 

– Est-ce que je sais, moi ? Il me le dira ou me le fera dire peut-être avant que je crève !

 

– Tais-toi ! tais-toi ! ne dis pas cela ! Si tu étais sûr de cela, tu ne me le dirais pas ! Tu sais bien qu’il ne peut pas se passer de toi… Tu lui es trop utile ! La dernière fois, il a bien pardonné ! Il pardonnera encore cette fois !

 

Askof secoua la tête. « La dernière fois, il m’a averti. Il m’a dit que c’était “la dernière fois” ! et, tu sais, quand il dit quelque chose ! Enfin… que veux-tu ? nous n’avons plus qu’à attendre !

 

– Mon pauvre petit ! Mon pauvre petit ! Et tu n’as pas essayé de fuir ? Il eut un sourire sinistre.

 

– Où ? Tu sais bien que si je n’étais pas rentré chez moi, directement, il me faisait régler mon compte ! As-tu donc oublié ce qui est arrivé à Bastard ? Sitôt qu’il eut reçu les treize, il a voulu prendre de l’air. Le lendemain, sa veuve allait reconnaître son cadavre au dépôt mortuaire ! Non ! vois-tu, je suis rentré !

 

– Mais nous ne serons donc jamais débarrassés de cet homme ?

 

– Jamais !

 

– Mais il ne mourra donc jamais ! Mais on ne le tuera donc jamais, lui !

 

– Le tuer ! La mort lui obéit ! Si tu savais ! je ne t’ai dit que la moitié de ce que je sais de cet homme et moi-même je suis encore si ignorant de tant de choses qui constituent sa puissance ! Tu souhaites qu’il disparaisse, malheureuse, tu souhaites par cela même notre ruine ! Car crois bien qu’il a tout prévu et qu’il ne redoute nulle trahison. Un jour, il m’a dit : « Le lendemain de ma mort, même de ma mort naturelle, vous serez perdus, vous et les vôtres…

 

– Quel supplice ! Ne me diras-tu donc jamais, Georges, ce que tu as fait pour être ainsi dans la main de ce monstre ?

 

– Ce que j’ai fait ! Il n’a eu qu’à ouvrir la main et j’y suis tombé ! Je voulais de l’or et cette main en était pleine !

 

– Mais tout cet or, où le prend-il ?

 

– Quand on a tous les secrets du monde, Véra, on a tout l’or du monde ! Seulement, avec cet or, il m’a acheté ! et sa main m’a retenu pour toujours ! À cet homme, j’ai vendu mon âme et mon corps et mon intelligence, et mon cœur… et ma haine… oui, j’ai vendu jusqu’à cette chose sacrée : la haine ! Écoute Véra, il faut que je te dise des choses, car demain… qui sait si demain je serai encore là pour te les dire ?

 

– Tais-toi, Georges ! tu ne le crois pas… et si cela arrivait, je te jure que je saurais te venger, moi !

 

Il se dressa devant elle dans une agitation subite.

 

– Le saurais-tu Véra, le saurais-tu ?

 

– Je le tuerais ! Moi-même, je le frapperais, pour qu’il sache bien que c’est toi que je venge, Askof !

 

– Ce que tu appelles me venger, Véra ! faire mourir un homme comme tout le monde !

 

– Que voudrais-tu donc ?

 

– Que tu le laisses vivre ! Mais quelle agonie, quelle lente agonie serait la sienne, si tu t’y prenais bien ! Écoute, je vais te dire certaines choses, et puis tu trouveras les autres, qui constituent une partie du secret de cet homme, dans une lettre cachetée que je te montrerai !

 

À ce moment, on entendit un singulier sifflement dans la rue. Askof se dressa, effaré, s’avança jusqu’à la fenêtre, souleva légèrement un rideau ; il regarda dans le noir, dans la nuit épaisse du square. D’autres coups de sifflet plus éloignés se firent encore entendre, semblant se répondre les uns aux autres.

 

Askof laissa retomber le rideau et revint auprès de Véra, frissonnante.

 

– Je suis bien gardé, dit-il… Ils sont sûrs que cette nuit, pendant qu’on fait le coup et que l’autre cambriole la République… je ne pourrai pas le trahir !

 

Et il ricana atrocement en pensant à Lavobourg, qui devait faire cette besogne-là tout seul !

 

– Je suis sûre que tu as fait des bêtises ! dit Véra en essayant de le confesser. Si tu n’avais rien fait, il ne te surveillerait pas ainsi et il n’aurait pas joué à te terrifier avec ces treize cacahuètes !

 

– Oui, j’ai fait des bêtises, avoua Askof en allumant une cigarette, puis en ouvrant sa cave à liqueurs, dans laquelle il prit le flacon de « vodka »… C’est moi qui ai donné les indications grâce auxquelles la police a pu mettre la main sur les papiers de Jacques et de Lavobourg… Tu as vu s’ils ont traîné longtemps dans la poche de Carlier, les papiers, ce qu’il a eu vite fait de les faire reprendre, le vieux, et comment ! Mais quoi ! j’avais perdu la tête ! Quand je pense que l’autre va pouvoir réussir ! que tout le pays l’attend ! qu’il a pour lui les hommes, les femmes, la République ! Ah ! Véra ! tu ne trouves pas ça monstrueux, toi ?

 

– Ce que je trouve extraordinaire, vois-tu, Georges, dans cette affaire, c’est que tu marques tant de haine pour un homme qui ne t’a jamais fait de mal et qui, tout au plus, devrait te laisser indifférent ! Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu le détestais ainsi !

 

– Si ! je te l’ai dit cent fois ! Parce que tout le monde l’aime !

 

– Parce que Sonia Liskinne l’aime ? corrigea Véra soupçonneuse et jalouse.

 

Alors il éclata :

 

– Le moment est venu de te dire pourquoi je le hais ! Je le hais parce que c’est mon frère !

 

– Hein ?

 

– Première confidence ! ce ne sera pas la seule, aujourd’hui ! ajouta-t-il, d’une voix basse et inquiète, mais écoute… écoute ce qui se passe dans la rue !

 

Et il retourna hâtivement à la fenêtre.

 

Trois coups de sifflet venaient de retentir à nouveau. De nouvelles ombres glissaient rapidement devant les grilles du jardin, semblant aller au-devant d’une petite troupe qui accourait… Et puis Askof ne vit plus rien… Tout se perdit dans la nuit.

 

Il lâcha le rideau, s’en fut à une table-bureau dont il souleva l’ébénisterie et il montra à Véra une grande enveloppe cachetée qui était très ingénieusement dissimulée là.

 

La lettre dont je t’ai parlé, dit-il dans un souffle et il laissa aussitôt retomber sur elle la plaquette qui dissimulait merveilleusement la cachette.

 

Véra, alors toute bouleversée de l’extraordinaire confidence, reprit :

 

– Son frère ! Tu es donc un Touchais !

 

– Et le premier ! fit Askof en vidant son verre plein de vodka… C’est moi qui devais porter le titre de marquis ! C’est à moi qu’il appartient, à moi seul ! Mais il me l’a volé ! Jacques m’a tout volé ! Comprends-tu pourquoi je le hais ?

 

– Non, fit Véra en secouant la tête… non… je ne comprends pas ! je sais qu’il avait un frère aîné qui est mort en Amérique… et à moins que tu ne sois ce frère-là !

 

– Je le suis !

 

– Tu n’es donc pas un Askof ?

 

– Tu ne l’as jamais cru !

 

– J’ai cru tout ce qu’il t’a plu de me dire, Georges, tu le sais bien ! Nous autres, quand nous aimons, nous ne demandons qu’une chose, c’est qu’on nous aime et le reste importe peu… Et il n’y a qu’un crime qui, compte pour nous, c’est la trahison de celui que nous aimons ! Va donc ; mon chéri, va ! raconte-moi ton histoire : n’aie peur de rien ! Puisque je t’aime tel que tu as été ! Toi, le frère de Jacques ! mais tu ne lui ressembles en rien !

 

– N’est-ce pas ? Je te remercie de ce cri-là ! Je le crois bâtard, ma chère ! et c’est un bâtard qui m’a volé ma place, mon rang !

 

Et la fortune ! ajouta Véra.

 

– Non ! la fortune, c’est moi qui l’ai mangée ! Il me fallait bien une revanche, hein ? Ah ! si tu savais ce qu’un gamin, gâté comme je l’ai été par une mère malheureuse, peut souffrir lorsque, grandelet, déjà, il voit tout à coup les caresses de sa mère se détourner de lui pour se répandre sur le nouveau-né, sur le petit frère inattendu, tard venu, qui, du jour au lendemain, devient le petit roi de la maison !

 

Pour en finir avec cette première période de mon histoire, sache qu’un beau jour je l’ai si bien arrangé à coups de bêche qu’il faillit en mourir !

 

Alors, on m’expédia, on m’exila en Angleterre. Depuis ce jour-là ma mère et mon frère ne m’ont jamais revu ! Comprends-moi bien, ils ont pu apercevoir, connaître même le baron d’Askof, mais, pour eux, Bernard (c’était mon nom), Bernard est mort ! D’Angleterre, j’étais allé en Amérique où là j’ai mangé carrément dans les affaires et dans certaines histoires où se trouvait engagé l’honneur de mon frère, toute la fortune ou à peu près !

 

Ce que fut ma vie à cette époque, toi qui me connais, tu peux l’imaginer ! Je ne reculais devant rien ! J’avais la joie infernale de savoir que chacune de mes nouvelles… disons de mes nouvelles imaginations… frappait les autres, là-bas, en France, les déchirait, les ruinait et enfin par un dernier coup, à San Francisco, j’avais rêvé de déshonorer à jamais le nom des Touchais, quand, soudain, un pauvre vieillard est venu frapper à ma porte.

 

Ce pauvre vieillard, tu l’as reconnu, c’était lui ! C’était celui que tout le monde appelle ici « Papa Cacahuètes. »

 

– Mais son nom ! son nom ! supplia Sonia.

 

– Ne souhaite pas de savoir jamais son nom, Véra… tu ne le sauras que lorsque je serai mort ! Alors, tu ouvriras cette lettre que je t’ai montrée et tu y liras en toutes lettres son nom !

 

– Et tu t’es donné à cet homme ?

 

– Oui ! Et quand cet homme est sorti de chez moi avec ma signature, je savais que je venais de m’asservir à l’une de ces natures infernales qui sont assez puissantes pour peser sur le destin du monde !

 

– Mais à qui ? À qui t’étais-tu donné ?

 

– Véra, quand j’ai dû, pour la première fois, te parler du marchand de cacahuètes…

 

– C’était la première fois que je te voyais aussi pâle, aussi défait…

 

– C’est que c’était la première fois que j’avais fait éclater sa colère. Et il a bien fallu que je me confesse à toi, que je te dise que ma vie dépendait de cet homme, qu’il était le maître de mes secrets et l’instrument d’une terrible association politique dont j’avais consenti à faire partie un jour de détresse, et à laquelle je devais obéir aveuglément ! Or, je t’ai menti, Véra, quand je t’ai parlé d’association politique ! L’homme à qui je me suis donné est le Roi du Bagne !

 

– Qu’est-ce que tu dis ? fit, de plus en plus affolée, Véra… Qu’est-ce que c’est que cela : le Roi du Bagne ?

 

– Ce que c’est, quelque chose comme le maître du crime sur la terre ! Écoute, Véra, écoute ! Il y a toujours eu à toutes les époques, et cela ne s’est pas passé seulement dans les romans – c’est de l’histoire – il y a toujours eu dans la vie des peuples un être qui s’est trouvé le chef de toute la géhenne humaine, autour duquel se sont groupés dans l’ombre tous les damnés et tous les condamnés, tous les réprouvés, tous ceux qui ont perdu le droit de tuer ou de voler au grand jour, parce qu’ils se sont fait prendre une fois… Cette troupe prodigieuse de l’ombre, dispersée et cachée, masquée sous un faux titre ou sous un faux nom, obéit à un roi, le Roi du Bagne ! Le Dab du Pré ! comme disent les bandits dans leur argot !

 

« C’est lui qui tient la caisse, lui qui fait parvenir l’argent là où on en a besoin, et qui le recueille quand la moisson est venue… C’est lui qui supprime ceux qui ne lui obéissent pas comme il lui plaît, au nom de l’intérêt de tous, et sans qu’il y ait possibilité du moindre recours contre lui !

 

« Ses troupes ne lui font jamais défaut…, ses cohortes ne s’affaiblissent pas ! Le crime lui donne chaque année de nouveaux soldats… Et c’est organisé, son recrutement ! Une merveille !

 

« Et cette armée du mal, qui la dirige ? C’est lui ! tu entends, lui ! lui qui est le seul à savoir ce que sont devenus exactement tous ses hommes et qui continue à avoir l’œil sur eux et à percevoir l’impôt sur eux, sur leur prospérité et sur leur peur ! Tour à tour, il les aide et les terrifie !

 

– Mais toi, fit Véra en frissonnant, toi, qu’as-tu donc fait pour accepter d’être un rouage dans cette épouvantable machine ?

 

– Oh ! le premier des rouages ! Cet homme m’a offert d’être son bras droit… c’est sa puissance qu’il a étalée, Dieu sait avec quel orgueil, qui m’a séduit ! Et puis, ma petite, si je n’avais pas accepté, c’était bien simple : je me rendais parfaitement compte que, après une proposition pareille, il ne me laisserait pas longtemps jouir de l’existence ! Enfin, je te l’ai dit, j’étais à une minute de la vie où tout est perdu si le diable ne s’en mêle pas. Il est venu ! Et en réalité, de moi, il n’avait besoin que d’une chose terrible… épouvantable…

 

– Que veux-tu dire encore ?

 

– Je touche là, Véra, au mystère des mystères qui sera ma troisième et dernière confidence… Il n’a besoin de mon travail que pour le triomphe de mon frère !

 

– C’est cela qui est incompréhensible ! murmura Véra… Comment est-il justement allé te chercher, toi, toi, le frère de Jacques pour faire triompher Jacques que tu hais ?

 

– Il voulait me punir de ma haine ! c’est lui qui me l’a dit depuis… Il voulait me châtier d’avoir failli le tuer, un jour, dans nos querelles d’enfants, et, en vérité, il ne pouvait inventer de plus extraordinaire supplice !

 

– Mais qu’est-ce que Jacques est donc à cet homme ?

 

– Voici qu’un jour, dans une de ces heures de fureur souveraine qui font parfois de ce vieillard la chose la plus hideuse et la plus redoutable à voir, voici ce qu’il m’a dit, c’était un jour où j’avais déclaré que je n’étais pas devenu un Askof pour travailler plus longtemps à la gloire des Touchais… il me prit dans ses bras, tu entends, dans ses bras… ce pauvre vieillard… et ce n’était pas pour m’embrasser, je te prie de le croire ! D’abord, je pensai qu’il allait m’étouffer. J’étais comme dans un étau et je redoutais que cet étau ne se resserrât jusqu’à la mort… mais tout à coup, il me rejeta dans un coin avec la force d’une catapulte. Et il me cracha ceci :

 

« – Toute ta vie, tu travailleras à cela et à bien d’autres choses encore ! Toute ta vie pour avoir osé toucher à un cheveu du petit Jacques ! Toute sa vie pour avoir fait pleurer sa mère, Cécily !

 

« Il ne dit point “la marquise”, il dit Cécily ! et, si tu savais sur quel ton ! avec quelle voix que je ne lui connaissais pas ! Et le malheureux pleurait… oui, j’ai vu les larmes du Roi du Bagne. Il s’en alla. Cette façon dont il avait parlé de Jacques et de Cécily me donna beaucoup à réfléchir ! Je t’ai dit que la marquise du Touchais, mariée mais bonne mère, n’avait pas toujours fait bon ménage avec mon père… Eh bien ! je me suis mis à étudier cette période de l’histoire des Touchais, je me suis documenté…

 

« J’ai interrogé avec quelle prudence, tu peux m’en croire ! J’ai calculé, j’ai raisonné et j’ai osé conclure… Ma mère, une Française… née Bourelier, une jeune fille très riche, mais du commun, avait pu avoir comme on dit quelque “connaissance” dans le pays… avant le mariage… un pauvre garçon qui aurait été par exemple fou d’amour de la demoiselle de la villa de la Falaise… la demoiselle se marie, devient marquise, est malheureuse comme les pierres… le pauvre garçon, lui, qui pendant ce temps, a “eu des malheurs” revient dans le pays ! Je suis sûr qu’il a revu ma mère ! Comment ? Sous quel nom ? sous quel déguisement ? Comment l’a-t-il “aimée” ? Là est le mystère, le mystère profond, insondable ! Et je ne puis, sur ce garçon-là, t’en dire plus long parce qu’alors, je touche au secret qui se paie avec la mort ! et que tu trouveras dans ma lettre, si je dois mourir !

 

« Eh bien, Véra, c’est là que tu tiens la formidable vengeance ! Tu n’auras qu’à jeter publiquement le nom que tu trouveras dans cette lettre dans les jambes de Jacques du Touchais ! Il trébuchera pour ne plus se relever jamais ! Et le Papa Cacahuètes en mourra !

 

– Tu crois donc ?

 

– Je crois que Jacques est son fils… je ne le crois pas, j’en suis sûr !

 

Et une fois encore Askof fut dressé haletant, sur ses jambes tremblantes. Dehors, un sifflet à roulettes faisait entendre une sorte de grelottement bizarre et sinistre.

 

– Le sifflet de la mort ! murmura-t-il dans un souffle… Il sait « quand nous pensons à le trahir » ! et il nous fait savoir par le « sifflet de la mort » ce qu’il en coûte ! Mais, au fond, il ne peut pas me tuer ! Il lui manquerait, après ma mort, de me faire souffrir ! C’est son plaisir de me faire peur ! Il ne peut pas s’en passer !

 

Véra réfléchissait profondément à tout ce qu’elle venait d’entendre…

 

– Ce qu’il y a d’extraordinaire, fit-elle, c’est qu’il ne se soit trouvé personne, sinon pour le dénoncer, du moins pour le signaler à la police, ce marchand de cacahuètes !

 

– Ma pauvre enfant ! Le dénoncer à la police ! On est venu vingt fois le dénoncer à la police… et pas seulement des gens de la bande… mais aussi des indicateurs officiels sont venus le dénoncer et aussi de braves bourgeois que les allures du père Cacahuètes inquiétaient, et encore des agents qui trouvaient ses manières suspectes. Ces gens-là sont allés trouver Cravely, le chef de la Sûreté, et lui ont signalé le vieillard ! Cravely remerciait, faisait venir Papa Cacahuètes et lui disait :

 

« – Prenez garde, Cartel, vous allez être brûlé… On commence à se méfier de vous !

 

« Mais ma pauvre Véra, Papa Cacahuètes en est de la police à Cravely ! C’est son principal indicateur. Il lui a donné assez de gages ! Il lui a donné assez d’anciens bagnards qui avaient cessé de lui plaire ! Papa Cacahuètes est le plus précieux auxiliaire de Cravely ! Sais-tu ce que Papa Cacahuètes est pour Cravely ? Un forçat en rupture de ban, nommé Cartel ! Y es-tu ?

 

« Et crois-tu que c’est fort, hein ? un nommé Cartel, condamné à vingt ans de bagne pour escroquerie et tentative d’assassinat ! qui est venu en France, qui a offert son travail au chef de la Sûreté et qui lui a rendu immédiatement de tels services que Cravely s’en est remis au père Cacahuètes, ma chère, de la surveillance du commandant Jacques !

 

« C’est là-dessus que Papa Cacahuètes a fourni au commandant Jacques deux héros qui ne le lâchent pas et qui l’avaient, du reste, accompagné au Subdamoun, les nommés Jean-Jean et Polydore… Eh bien “Papa” n’a pas caché à Cravely que ces deux types-là étaient eux-mêmes des évadés du bagne, et que, sous prétexte de surveiller le commandant, ils le gardaient pour la police dans laquelle ils rêvaient de faire une fin !

 

« Et c’est ce qui t’explique, ma petite, qu’on n’a pas touché aux deux mathurins en dépit de leur intervention un peu brutale au Parlement quand ils se sont rués dans l’hémicycle pour défendre leur commandant !

 

– Oh ! fit Véra, vaincue, c’est génial !

 

– Tu as dit le mot, ma chérie… Non ! il n’y a rien à faire contre lui ! On n’a qu’à compter ses treize cacahuètes, qu’à écouter le sifflet de la mort et qu’à attendre ici le coup de foudre qui va peut-être me frapper ! Le dénoncer à Cravely ! Tu penses si Cravely doit rire ! Il n’y a qu’une chose qui ne le ferait pas rire, Cravely ! S’il recevait, par exemple, le secret qui est écrit là ! (Et il montrait la place où il avait caché la lettre.) C’est à lui que tu le porteras, Véra !

 

– Pourquoi pas tout de suite ?

 

– Parce que nous n’aurions plus qu’à disparaître… Attends donc que j’aie disparu ! Cette lettre ne peut pas être le salut, elle ne peut être qu’une vengeance ! et encore dans la main d’une personne qui sait que, sa vengeance accomplie, elle doit mourir !

 

XIII

AIMER – MOURIR


Ils restèrent quelques instants silencieux puis Véra ne put retenir un gémissement désespéré.

 

– Quelle nuit ! fit-elle, en se passant la main sur sa figure ravagée, vieillie, en quelques heures, de dix ans ! Et sais-tu ce que me disait Marie-Thérèse avant que tu n’arrives ? Que tu avais assassiné son père, à la chasse !

 

– Non !

 

– Ah ! ce qu’elle te hait !

 

– Dame ! répliqua Askof assez froidement, si elle croit que je lui ai tué son père ? Mais c’est une idée qui ne me surprend guère… et que j’ai lue bien souvent dans ses mauvais yeux… Mais enfin, elle ne l’avait jamais encore formulée ! Qu’est-ce qu’il lui a donc pris aujourd’hui ?

 

– Je l’ai surprise écrivant et lisant des lettres d’amour.

 

– À qui ? De qui ?

 

– Frédéric !

 

– Frédéric Héloni ?

 

– Oui, elle est férue de ce garçon, elle veut l’épouser ! Au premier mot que j’ai prononcé pour l’en dissuader, elle m’a traitée avec une violence inouïe et m’a reproché mon second mariage et ton crime ! C’est le mot dont elle s’est servi !

 

– Oui… Oui… C’est bon… Et alors ?

 

– Et alors, je l’ai menacée de l’enfermer dans un couvent, puis, la voyant menaçante j’ai fini par lui dire qu’elle épouserait qui elle voudrait, que cela, après tout, m’était absolument égal !

 

Le baron avait son plus méchant sourire :

 

– Ces petites sont folles, dit-il. Décidément, le galon leur tourne la tête ! Mlle de la Morlière aime Jacques, Marie-Thérèse aime Frédéric, c’est charmant, touchant, idyllique ! Seulement, si elles savaient combien, au fond, ces beaux officiers se moquent d’elles et qu’ils n’en veulent qu’à leur galette !

 

– Tu as les preuves de cela, toi ?

 

– Dans ma poche ! les voici !

 

Et Askof tira de son portefeuille le coquet sachet qu’il avait ramassé sur la table du boudoir, sachet qui contenait les lettres de Jacques à Sonia Liskinne.

 

Il les fit passer sous les yeux de Véra qui ne put cacher le plaisir qu’elle prenait à cette lecture !

 

– Mais il y a tout ce qu’il nous faut là-dedans, s’exclama-t-elle… Il est impossible, en lisant ces lettres, de douter des liens qui unissent Jacques et Sonia… et, en ce qui concerne Frédéric, voici trois petits mots qui sont des plus explicites… La partie de campagne à quatre, hein ? Jacques, Sonia, Frédéric et Lucienne Drice, l’actrice, et ces mots de Jacques : « Heureusement que Lucienne était fort occupée avec Frédéric ; elle n’a pu rien entendre de notre conversation ! » Ah ! les pauvres petites chéries !

 

– Véra, je vais te prêter cela ! Tu iras montrer ces lettres à Marie-Thérèse, mais il faut que Marie-Thérèse les montre aussi à Lydie ! Voici comment tu vas t’y prendre ; Marie-Thérèse te demandera de lui laisser pendant quelques heures ces papiers en sa possession… elle est très pieuse… Tu lui feras jurer sur le Christ qu’elle te rendra ces lettres après qu’elle les aura montrées à Mlle de la Morlière, tu lui feras jurer aussi qu’elle ne les montrera qu’à elle. Va, Véra, je t’attends !

 

La baronne ne se le fit pas répéter. Elle ramassa les lettres, les glissa dans le sachet et s’en alla frapper à la porte de sa fille. Marie-Thérèse lui ouvrit aussitôt.

 

La séance ne fut pas longue.

 

Sitôt que sa mère fut partie, Marie-Thérèse s’habilla, ouvrit sa porte et écouta. N’ayant entendu aucun bruit, elle se glissa dans le corridor, arriva au vestibule, la clef était dans la serrure. Marie-Thérèse fut bientôt sur le palier.

 

Elle descendit, demanda le cordon et se trouva dehors. Au coin de la rue un fiacre passait à vide. Elle appela, jeta l’adresse de la marquise du Touchais et monta.

 

Quelques minutes plus tard elle sonnait à un petit pavillon au coin de la cour de l’hôtel du Touchais.

 

Le concierge se leva, vint voir au judas de quoi il s’agissait. Il était trois heures et demie du matin.

 

– Il faut que je voie Mlle de la Morlière tout de suite !

 

Et comme il restait là, stupide, essayant de comprendre, elle lui dit :

 

– Si vous ne voulez pas me laisser entrer, faites-la prévenir par Mlle Jacqueline, mais surtout ne réveillez pas Mme la marquise.

 

– Écoutez, mademoiselle, nous allons bien voir… Entrez donc ! et il finit par entrouvrir un battant de la porte cochère, puis l’ayant refermé soigneusement :

 

– Mlle Jacqueline se lève tous les jours à quatre heures pour aller à la messe de cinq heures à Saint-Paul ; ça ne fera jamais qu’une demi-heure de prise sur son sommeil… Attendez-moi là, voulez-vous ?

 

Deux minutes après, il revenait et faisait signe à Mlle Marie-Thérèse de le suivre.

 

La vieille Jacqueline, les yeux encore bouffis de sommeil, enveloppée dans un long châle, l’attendait anxieuse, ahurie, sur le seuil de sa chambre.

 

Elle la fit entrer :

 

Qu’y a-t-il ?

 

– Laissez-moi aller trouver Lydie, tout de suite, tout de suite, ma bonne Jacqueline !

 

– Chut ! pas si fort. Qu’y a-t-il ? mon Dieu ! Vous ne venez pas nous apprendre un malheur ? Qui vous pousse à une heure pareille ?

 

– Rassurez-vous, Jacqueline ! il ne s’agit que de moi ! Je ne veux plus rentrer chez mes parents… Je veux me mettre sous la protection de la marquise et de ma chère Lydie ! Je suis si malheureuse, si vous saviez, Jacqueline… Laissez-moi voir Lydie tout de suite, voulez-vous ?

 

– Attendez ici, je vais la prévenir ! Quelle misère !

 

Elle s’enveloppa étroitement dans son châle et disparut. Bientôt elle revenait et conduisait à son tour la jeune fille dans la chambre de Lydie ; puis elle les quitta, disant qu’elle allait s’habiller pour assister à la messe de cinq heures.

 

Lydie était restée assise sur son lit ; elle n’avait pu prononcer une parole à l’entrée de Marie-Thérèse. Elle regardait son amie sans comprendre, mais elle redoutait quelque chose d’affreux.

 

Marie-Thérèse referma la porte au verrou. Puis elle s’en revint vers Lydie, qui put voir alors son effrayante pâleur. Elle n’eut même point la force de l’interroger, et. Marie-Thérèse dit simplement :

 

– Je veux mourir avec toi !

 

– Ils sont donc morts ? s’exclama la malheureuse enfant en portant la main à son cœur…

 

– Non, Lydie, non, ils ne sont pas morts, mais ils ne nous aiment plus !

 

– Oh ! Marie-Thérèse, c’est pour me dire cela que tu es venue si tôt !

 

– Oui, et pour te montrer cela… Tu me diras si c’est bien là l’écriture de Jacques… Moi j’ai bien cru la reconnaître… :

 

– Et moi, je reconnais ce parfum…

 

Lydie disait cela en retournant entre ses doigts tremblants le sachet au chiffre de Sonia que venait de lui remettre Marie-Thérèse…

 

Marie-Thérèse, impatiente, tira les lettres du sachet et commença de lire impitoyablement, à voix basse et oppressée… « Ma chère Sonia. »

 

Elle lut tout, cependant que Lydie, étendue sur son lit, fixait sur elle de grands yeux pleins de larmes… des larmes qui pleuraient son amour détruit, sa jeune vie perdue, car c’était sûr… elle ne pourrait pas survivre à cela !

 

Mais c’est en vain que Marie-Thérèse voulut lui faire jeter un regard sur les lettres… elle s’y refusa.

 

– Je n’ai point besoin de reconnaître son écriture, dit-elle… je reconnais ses phrases… ses mots… à moi aussi, il disait autrefois que j’étais : l’unique ! Marie-Thérèse, comment allons-nous mourir ?

 

– J’ai pensé, répondit doucement la fille de Véra en passant son bras sous la tête appesantie de son amie, j’ai pensé que ce serait très facile ici… Vous avez partout le chauffage au gaz, nous n’avons qu’à rester dans ta chambre… et qu’à ouvrir les robinets.

 

– Oui, c’est une bonne idée, affirma Lydie, justement c’est Jacqueline qui va ouvrir le compteur tous les matins, pour faire chauffer son café au lait dans sa chambre… avant son départ pour la messe… quand elle reviendra de la messe… Pour peu que nous lui donnions une ou deux courses à faire, nous serons sûrement mortes !

 

Marie-Thérèse embrassa tendrement Lydie puis, reprenant le sachet et les lettres, elle se dirigea vers le secrétaire-bureau qui était dans un coin de la chambre.

 

– Que fais-tu ? Marie-Thérèse.

 

– Je prépare une commission pour Jacqueline ! J’ai promis, j’ai même juré à ma mère que ces lettres seraient rendues au baron d’Askof, je vais les mettre sous enveloppe, ainsi que le sachet, et Jacqueline, au sortir de la messe, ira les porter chez moi.

 

– C’est ton beau-père qui a surpris cette correspondance ? demanda Lydie.

 

– Oui, c’est la première fois qu’il me rend service. Ah ! tu ne sais pas ce que j’ai appris également cette nuit ? Que le baron avait tué mon père à la chasse ? Ma mère le savait, je le lui ai dit à elle ! Elle n’a pas eu la force de nier… ou si mal ! Tu comprends si j’en ai assez de la vie ! Vivre avec une famille pareille ou risquer d’épouser un… un Frédéric Héloni !

 

– Ma chérie, interrompit Lydie de sa voix la plus douce, ne disons point de mal de nos fiancés ! Nous les avons tant aimés ! Moi ? je crois que j’aime toujours Jacques !

 

– Alors, laisse-moi mourir toute seule. Toi, tu as des amis, la famille de Jacques t’a adoptée, la marquise t’aime comme sa fille, tu peux être heureuse encore ! Moi, je n’ai plus rien et je n’aime plus Frédéric… laisse-moi mourir toute seule !

 

– Pourquoi parles-tu ainsi, ma bonne Thérèse ? C’est justement parce que j’aime toujours Jacques que je veux mourir !

 

Elle eut la force de se lever, de se traîner jusqu’au secrétaire, de prendre la place que lui cédait Marie-Thérèse qui venait de sceller sous enveloppe le sachet et les lettres.

 

Elle ouvrit un tiroir, y prit une fleur desséchée qu’elle y avait mise le soir où Jacques lui avait, pour la première fois, parlé le doux langage de l’amour, fleur qu’elle avait respirée ce soir-là, sur sa poitrine, à la boutonnière de son smoking, soir de lumière et de joie, où ils s’étaient juré d’être l’un à l’autre éternellement…

 

Elle se pencha sur son secrétaire.

 

« Jacques, vous avez cru que vous m’aimiez, mais vous n’aimiez que la gloire ; celle-ci m’a trop fait attendre, et maintenant vous m’avez oubliée ! Adieu ! mon ami chéri, adieu pour toujours, je vous pardonne ! Gardez en souvenir de moi cette fleur que j’avais conservée en souvenir de mon amour ! »

 

Et elle signa son nom sur lequel tomba une larme.

 

Elle glissa la fleur dans la lettre, cacheta et écrivit sur l’enveloppe : « À porter avenue d’Iéna et à remettre au commandant ».

 

– C’est fait, dit Lydie en tendant le pli à Marie-Thérèse, va remettre toi-même ces enveloppes à Jacqueline et dis-lui qu’elle porte tout cela, au sortir de la messe !

 

– Et si j’écrivais un mot aussi à Frédéric ! fit Marie-Thérèse subitement. Moi, je désire qu’il sache une chose, c’est que c’est lui qui me tue et que je ne lui pardonne pas !

 

Et elle écrivit :

 

« Frédéric, votre conduite et celle de Jacques nous ont enlevé le goût de la vie ! Adieu donc, messieurs, et soyez heureux avec ces dames !

 

Un dernier conseil : ne point pénétrer dans la chambre de Lydie avec de la lumière. »

 

XIV

CHÉRI-BIBI ET LA FICELLE


M. Hilaire suivait donc le marchand de cacahuètes. Tout doucement l’autre s’était mis à remonter les quais.

 

Il ne devait pas être loin de trois heures du matin.

 

Des ombres singulières apparaissaient tout à coup et disparaissaient presque aussitôt, frôlant le père Cacahuètes qui, lui, ne paraissait s’étonner de rien, marchant toujours cahin-caha, son petit baril au bras avec l’allure d’une vieille qui revient de faire ses provisions.

 

De l’autre côté de l’eau, des coups de sifflet bizarres semblaient s’appeler et se répondre. La nuit était menaçante de mystère. Enfin M. Hilaire regrettait de n’être point couché tranquillement à côté de Mme Hilaire, son épouse.

 

Et cependant il venait de retrouver Chéri-Bibi !

 

Car c’était bien lui ! Il ne pouvait plus en douter et les dernières paroles relatives à la morue espagnole dont il régalait jadis son ami avaient définitivement éclairci ses soupçons !

 

Chéri-Bibi, qu’il avait tant aimé, qu’il avait tant pleuré, était vivant ! D’où venait donc que le cœur de M. Hilaire n’était point rempli d’une sublime allégresse ?

 

Déchu moralement et physiquement, Chéri-Bibi n’était plus qu’une ruine ! En vérité, cela, M. Hilaire osait à peine se le dire, au fond, tout au fond de son obscure conscience. N’eût-il point mieux valu pour Chéri-Bibi qu’il fût mort, mort héroïquement, superbement, dans l’incendie de la Falaise, sous les ruines fumantes de la maison du Touchais, ou au bagne quand il y était retourné, que de ressusciter à nouveau aux yeux attristés de la Ficelle (chut ! de M. Hilaire) dans la lamentable carcasse d’un marchand de cacahuètes !

 

– Regardez-le, le pauvre, comme il traîne la patte ! s’interpellait en douceur M. Hilaire… Si ça n’est pas à pleurer ! Il doit être perclus de rhumatismes ! Pourquoi n’est-il pas venu me trouver plus tôt ? Sans doute parce qu’il avait honte… Je lui ferai une petite rente sans en parler à Mme Hilaire, pauvre Chéri-Bibi !

 

« Mais où va-t-il ? Où va-t-il ? »

 

« Ah ! on entre dans le cul-de-sac historique » Oui. M. Hilaire reconnaît le cul-de-sac historique. C’est là que le duc d’Orléans fut assassiné au temps des Armagnacs. On était dans le quartier des Francs-Bourgeois, dans le quartier de M. Hilaire.

 

Quand M. Hilaire arriva au coin du cul-de-sac, qu’un pâle reflet de lune éclairait bien faiblement, il allongea la tête et vit Papa Cacahuètes en grande conversation avec un petit gars à casquette et à accroche-cœur sur les tempes, dont l’aspect seul causa à M. Hilaire une répugnance que nous renonçons à décrire.

 

« Voilà donc les gens qu’il fréquente maintenant ! »

 

Le gars à casquette se trouvait entre les brancards d’une voiture à bras qui paraissait lourdement chargée de deux sacs. Il l’avait tirée jusque-là et, sans doute, attendait-il des ordres. C’est alors que Papa Cacahuètes lança un sifflement strident, qui fit bondir de l’ombre M. Hilaire, comme il lui arrivait autrefois quand Chéri-Bibi l’appelait pour une besogne pressée. M. Hilaire ne se rendit compte de la spontanéité touchante de son geste que lorsqu’il fut près de Papa Cacahuètes. M. Hilaire rougit dans l’ombre et Papa Cacahuètes se mit à rire à petits coups déplaisants en grinçant entre ses dents (car il les avait conservées toutes… une mâchoire terrible) :

 

– Bravo ! M. Hilaire !

 

L’épicier eut un haut-le-corps et fit un pas de retraite… Décidément, Chéri-Bibi allait le compromettre ! il eut envie de lui souffler : « Ne me nommez pas, je suis dans mon quartier ! »

 

Mais, après tout ce qu’il venait de voir, il était inutile d’apprendre à Chéri-Bibi qu’il habitait dans ce quartier-là !

 

« On ne s’est jamais rencontré, pensa-t-il, parce qu’il doit sortir pour aller vendre ses cacahuètes à l’heure où je me couche ! »

 

Quand il eut fini de rire, le vieillard dit en montrant le jeune homme à la casquette :

 

– Monsieur Hilaire, je vous présente le jeune Mazeppa, employé chez un cafetier où il est chargé de vider les fonds de petits verres. Entre-temps, il fait mes commissions. Il vient de m’apporter deux sacs de cacahuètes que vous aurez la bonté de décharger avec moi, car Mazeppa est pressé, son patron le réclame ! Je peux compter sur vous, monsieur Hilaire ?

 

– Oui, oui ! Mais comment donc !

 

M. Hilaire ne savait plus où se mettre. Ce fut bien autre chose quand M. Mazeppa, après avoir salué respectueusement Papa Cacahuètes, lui serra la main, à lui comme à un vrai « poteau ».

 

Mais déjà Chéri-Bibi le mettait à la besogne.

 

Il dut soulever avec lui l’un des sacs. Jamais M. Hilaire n’aurait pensé qu’un sac de cacahuètes pouvait être aussi lourd !

 

Chose extraordinaire ! Il pliait, lui, sous la charge, et Chéri-Bibi la soulevait sans effort apparent… « Tiens, tiens, pensa-t-il, il est moins déjeté que je pensais ! »

 

Papa Cacahuètes avait poussé la porte basse de son caveau, car c’est là qu’il habitait, et il guidait l’expédition :

 

– Prends garde à te casser la margoulette, fit-il, de sa voix rauque… C’est déjà arrivé dans le temps, à c’t’endroit-là, au dab d’Orléans ; pas la peine de r’commencer l’histoire, s’pas ? Attention ! Y a dix marches ! dix marches à descendre, et nous sommes au premier étage !

 

Ils étaient dans une nuit profonde ! M. Hilaire, suait, soufflait.

 

– T’as vieilli, la Ficelle ! grogna le vieillard.

 

– Chut !

 

– Te demande pardon, monsieur Hilaire !

 

– Silence !

 

– Ben, comment veux-tu que je t’appelle ?

 

– Ne m’appelez pas !

 

On entendit dans l’ombre comme une sorte de rugissement et M. Hilaire laissa échapper son sac qui continua de descendre sans lui !

 

– Remonte ! fit la voix qui avait rugi.

 

M. Hilaire remonta à reculons, comme pour repousser l’agression de l’ombre.

 

Cependant, il parvint au niveau du cul-de-sac sain et sauf. Mais sous la clarté lunaire, la figure terrible du marchand de cacahuètes apparut, presque aussitôt.

 

Le vieillard était tremblant de fureur. Il s’en fut tout seul à la charrette qui dressait vers le ciel ses brancards suppliants ; d’un seul effort et avec un « han » d’effroyable orgueil, Chéri-Bibi jeta sur son dos le second sac de cacahuètes : et alors, se retournant vers M. Hilaire et lui montrant l’extrémité de la ruelle où cliquetait la lueur blafarde du réverbère :

 

– Va-t-en ! commanda-t-il.

 

Et il s’enfonça dans son caveau, la charge énorme du sac sur son épaule, et repoussant derrière lui, d’un coup de pied méprisant, la porte qui se referma, le séparant d’un compagnon indigne.

 

M. Hilaire se traîna jusqu’à la porte, il en secoua la clenche, il fit entendre les plus pitoyables gémissements, il eut des mots d’une douceur admirable, car son repentir était sincère.

 

Oui, il comprenait la colère de Chéri-Bibi et son indignité à lui, M. Hilaire !

 

Et il demandait pardon ! « Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! pardonne-moi, gémissait-il… Ouvre-moi ta porte… ouvre-moi ton cœur ! C’est moi, la Ficelle, qui t’en supplie ! C’est votre serviteur, monsieur le marquis, qui se traîne à vos pieds ! »

 

Il ne put continuer ses beaux discours : l’émotion l’étouffait ; les larmes le noyaient et certainement M. Hilaire menaçait de succomber à son désespoir quand la porte basse se rouvrit, quand une main le ramassa sur le pavé où il traînait ses soupirs et son remords et l’attira dans le trou, sous terre, dans cette nuit de cave où il se sentit tout à coup entre des bras puissants qui l’étreignaient et sur un cœur qui battait avec rudesse au rythme de la plus sublime amitié : celle qui pardonne !

 

– Mon bon Hilaire ! Tu m’aimes donc toujours ?

 

– Si je vous aime ! Ah ! monsieur le marquis !

 

– Non ! non… dis-moi Chéri-Bibi, comme aux premiers jours ! et tutoie-moi !

 

–. Si je t’aime, Chéri-Bibi ! C’est-à-dire que je ne t’ai jamais autant aimé ! Ma vie, mon bien, tout est à toi ! tout t’appartient ! Dispose de moi comme autrefois.

 

– Autrefois ! Ah ! La Ficelle ! Autrefois ! Tiens, laisse-moi pleurer, mon ami… Te rappelles-tu ce jour où nous descendions ensemble pour la première fois la côte de Dieppe ? Nous arrivâmes au Pollet, je te montrai la boucherie où l’on m’avait mis jadis en apprentissage et où j’avais appris à donner mon premier coup de couteau…

 

– Si je me rappelle, monsieur le marquis ! Avec quelle émotion vous regardiez l’étalage ! Vous disiez : « Rien n’a changé ! » Je reconnais le « saigneur », je reconnais le « tinet ». Ici, il y a toujours eu de la viande coche !

 

– Et quand la marquise nous attendait, ma bonne et douce Cécily ? et qu’elle nous saluait de loin, si gracieusement, en agitant son mouchoir de dentelles ?

 

– D’une main, monsieur le marquis, car de l’autre, elle tenait votre enfant dans ses bras !

 

À cette évocation succéda un silence plein de larmes.

 

– Voyons, il faut être un peu raisonnable ! Là, laisse-moi allumer un bout de chandelle… ne bouge pas ! tu pourrais te casser une patte !

 

Bientôt, un modeste luminaire brilla au poing de Chéri-Bibi et il fit faire à M. Hilaire le tour de ses appartements. C’était quelque chose de bien triste, de bien nu, de bien moisi. Des caves ! Ce n’était pas autre chose que des caves, au mobilier d’un sommaire qui faisait pitié à M. Hilaire, lequel avait une belle chambre à coucher en acajou pur Louis-Philippe.

 

M. Hilaire poussa un soupir.

 

– Mon bon la Ficelle, tu trouves que tout est bien pauvre ici ? C’est que je ne t’ai pas tout montré. Viens ! Maintenant tu vas voir mes richesses !

 

Il prit un trousseau de clefs et, au bout d’un humide couloir, il ouvrit une porte dissimulée derrière des planches. Alors, avec sa chandelle, il alluma dix bougies… M. Hilaire recula ébloui !

 

Les murs de cette petite cave toute resplendissante de lumière étaient couverts des portraits d’une femme et d’un enfant ! Mais quels portraits ! Jamais, sur les murs des basiliques byzantines, tant de joyaux, tant de perles, tant de colliers n’avaient été suspendus avec plus d’amour autour d’une icône de la vierge et de l’enfant Jésus !

 

C’étaient là les portraits de Cécily aux jours les plus heureux de sa beauté et de sa maternité. Et c’étaient les portraits du petit Jacques, à tous les âges, depuis le berceau.

 

– Ah ! mon Dieu ! exprima M. Hilaire, touché jusqu’au fond du cœur par ce spectacle merveilleux, je l’ai toujours dit que vous étiez un homme de famille.

 

– Je n’ai jamais demandé qu’à vivre tranquillement entre ma femme et mon fils, en bon époux et en bon père, répliqua le vieillard, et ce n’est pas de ma faute s’il en a été autrement !

 

Mais, M. Hilaire se mit à réfléchir que, si tous les joyaux qui étaient là étaient « du vrai », il y avait dans cette cave une bien jolie fortune !

 

– Tout ce que je gagne y passe ! fit entendre Papa Cacahuètes, qui répondait ainsi à la pensée intime de M. Hilaire.

 

Et M. Hilaire eut un haut-le-corps…

 

Il songea que ce ne pouvait être avec la vente de quelques cacahuètes que le vieillard se payait le luxe d’offrir de tels bijoux à sa femme et à son fils !

 

Cependant Chéri-Bibi était en extase devant les portraits.

 

– Je ne manque jamais, expliqua le bonhomme, de leur offrir un petit cadeau pour leur fête, pour leur anniversaire et chaque fois que je retrouve sur le calendrier la date d’un événement heureux de notre bonne vie d’autrefois ! Ma chère femme, mon cher enfant ! Mon petit ! Tiens, la Ficelle, je vais te montrer quelque chose…

 

Ce disant il ouvrit un coffre puis continua :

 

– Quand j’ai su qu’il allait entrer dans l’armée, j’en ai été plus fier que l’on ne saurait dire ! À la bonne heure ! Un Touchais ! Un Touchais ne pouvait être qu’un soldat ! un bel officier avec un beau sabre ! et je lui ai offert son premier sabre ! Tiens, voilà son premier sabre ! Maintenant, je vais te montrer autre chose ! Voici la croix de la Légion d’honneur de mon fils (il l’embrassa.) Figure-toi que je la lui avais offerte bien avant que le gouvernement la lui donnât ; j’envoyais cette croix bien mystérieusement à la mère en lui faisant dire qu’un admirateur de son fils serait heureux qu’elle voulût bien accepter ce présent et l’attacher elle-même sur sa poitrine ! Tu penses si je rêvais en attendant la réponse ! Hélas ! la réponse ne se fit pas attendre…, Cécily fit retourner la croix, disant qu’elle ne pouvait accepter le présent d’un inconnu… j’en ai pleuré huit jours ! Elle l’avait sans doute trouvée trop riche ! Regarde donc ces diamants ! Ah ! que j’ai pleuré ! Mon fils est le plus intelligent, et le plus beau, et le plus fort ! Il mettra la République dans sa poche ! Il sera roi ! Je lui fais faire une couronne en ce moment à Paris chez le premier joaillier de la rue de la Paix ! Enfin… je vais te dire encore une chose ! une chose ineffable… Je vois Cécily tous les jours !

 

– Tu vois Cécily ! Vous voyez Mme la marquise, tous les jours ?

 

– Comme je te vois, mon bon Hilaire !

 

– Mais elle ne sort jamais !

 

– Ah ! tu sais cela, toi ! Eh bien ! mais c’est peut-être qu’elle me reçoit !

 

– Elle vous reçoit ?

 

– Tu vois bien que je plaisante… Mais tiens ! monte avec moi sur ce banc ! regarde par cette petite ouverture grillagée et dis-moi ce que tu vois ?

 

– Je vois, à la lumière de la lune, un jardin avec de vieux bancs de pierre moussue, du lierre sur les murs et de l’herbe dans les allées… un petit jardin bien triste.

 

– Il n’est point triste quand elle vient s’y promener, soupira Chéri-Bibi, et il me paraît alors plus grand que l’univers !

 

– C’est donc là qu’elle habite ? demanda la Ficelle… Je suis allé pourtant quelquefois chez elle, mais je ne connaissais point le côté jardin de l’hôtel de la Morlière.

 

– Vois-tu, mon bon La Ficelle, du moment que Dieu m’a donné ce petit soupirail, je n’ai plus rien à lui refuser !

 

– À qui ?

 

– À Dieu ! Il peut me demander tous les crimes dont il a besoin, il les a !

 

M. Hilaire, maintenant tout à fait rassuré sur la santé de Chéri-Bibi, commençait à avoir un peu moins de pitié pour lui, en même temps qu’il lui rendait beaucoup de son admiration terrifiée d’antan ; mais il ne parvenait point, après ce qu’il venait d’entendre, à se délivrer complètement d’une certaine inquiétude en ce qui le concernait, lui, M. Hilaire.

 

Aussi ce ne fut pas sans un certain émoi qu’il s’entendit interpeller, bien amicalement cependant, en ces termes pourtant engageants :

 

– Et toi, mon bon Hilaire, voyons, qu’est-ce que tu deviens ?

 

Maintenant ils étaient revenus dans le taudis, entre un grabat, un vieux bureau à trois pattes et les deux sacs de cacahuètes qui gisaient toujours dans un coin.

 

– Eh bien, mais, répondit M. Hilaire avec un sourire un peu niais… eh bien, mais ça ne va pas trop mal…

 

– Et ta Virginie, reprit Chéri-Bibi, a-t-elle un caractère toujours difficile ?

 

– Euh ! euh !

 

– Mais enfin, elle ne te rend plus malheureux ? Comme c’est moi qui ai fait le mariage, je ne m’en consolerais jamais ! Et puis, tu sais… tu n’aurais qu’un mot à me dire… je lui aurais bientôt fait passer le goût de la mélasse à ta Virginie !

 

M. Hilaire se leva, épouvanté.

 

– Ciel ! monsieur le marquis, ne touchez pas à ma femme !

 

– Eh là ! je n’en ai nulle envie…

 

– S’il lui arrivait jamais malheur, je la connais, elle viendrait me tirer par les pieds toutes les nuits ! Ah ! monsieur le marquis, ne me faites pas peur ! Qu’avez-vous donc cru ? Mais nous faisons bon ménage depuis nos dernières aventures… nous sommes cités dans le voisinage comme des époux modèles… De temps en temps, nous avons une petite discussion. Mais dans tous les ménages, n’est-ce pas, on a ses heures d’impatience ?

 

– Certainement !

 

– Et pourvu que je lui obéisse en tout et que je fasse ses quatre volontés, elle finit par me céder !

 

– Cette brave Virginie !

 

– Oh ! elle a des qualités ! Elle tient bien la caisse ! Il n’y en pas une comme elle pour la comptabilité ! Et elle m’est fidèle !

 

– Et toi, lui es-tu fidèle ?

 

– Oh ! ça, je vous le jure, monsieur le marquis ! Je n’ai jamais oublié vos principes en cette matière et j’aurais été le dernier des misérables si je n’avais point profité de vos leçons et de votre exemple !

 

– C’est bien, ami la Ficelle, répondit Chéri-Bibi sur le ton le plus grave et en ne dissimulant pas sa satisfaction.

 

Chéri-Bibi n’avait jamais plaisanté sur le chapitre des mœurs.

 

– Mais je dois vous dire, continua M. Hilaire, que ma femme est tellement tyrannique (car elle est tyrannique) qu’elle m’a fait faire de la politique malgré moi !

 

Et M. Hilaire toussa.

 

– Eh ! mon cher ! Elle a bien fait, s’exclama Chéri-Bibi… Dans les temps troublés où nous sommes, nul n’a le droit de se désintéresser de la chose publique…

 

– Du moment que c’est votre avis, je suis heureux que Virginie se soit rencontrée avec vous sur ce point, soupira M. Hilaire, en essuyant quelques gouttes de sueur qui lui perlaient aux tempes.

 

– Alors ta femme a voulu que tu fasses de la politique ? Sans doute a-t-elle de l’ambition pour toi, ta femme ?

 

– Oui, monsieur le marquis, répondit M. Hilaire de plus en plus embarrassé. Elle désire que je sois conseiller municipal.

 

– Bravo ! Bravo ! Nous t’y aiderons, ma parole ! Cela vaut mieux que de perdre son temps au club !

 

« Mon Dieu ! gémit en lui-même M. Hilaire, pourvu qu’il ne sache jamais que je suis secrétaire de l’Arsenal ! » et comme il se rappela soudain la lecture du journal du soir faite au dancing du Grand Parc, lecture qui lui avait appris, à lui, secrétaire du club de l’Arsenal, les derniers travaux de la nuit et l’adoption de la motion Tholosée réclamant la peine de mort contre le commandant Jacques, il eut comme une sorte de défaillance.

 

– Eh là ! La Ficelle, tu n’es pas malade ?

 

– Non ! Non ! J’ai eu comme un éblouissement… Ça m’arrive quelquefois…

 

– C’est la trop bonne nourriture, fit Chéri-Bibi. Il faut soigner ça la Ficelle… Tu habites loin, mon garçon ?

 

– Non, pas très loin ! Comme qui dirait à côté.

 

– Attends donc ! Ah ! ah ! c’est donc cela ? La Grande Épicerie moderne ? C’est toi, Hilaire, qui est propriétaire de cette superbe épicerie ? et de ces superbes produits alimentaires ?

 

– C’est mon magasin !

 

– Tous mes compliments ! Tu en as fait du chemin depuis la rue Saint-Roch !

 

« Maintenant, mon petit la Ficelle, parlons sérieusement…, mais aide-moi d’abord à vider ces deux sacs de cacahuètes !

 

D’un geste, le Vieillard avait tiré à lui le grabat, découvrant ainsi une trappe dans l’antique maçonnerie de cette bâtisse plusieurs fois centenaire. Il rabattit la trappe… Une fraîcheur humide et froide envahit le misérable sous-sol ; en même temps, on entendit comme une espèce de glou-glou de source souterraine…

 

– Surtout, n’approche pas trop près ! Cela coule dans les profondeurs et cela se perd on ne sait où, dans les catacombes… une source qui apparaît et disparaît, replonge sous la terre, emportant tout ce qu’on lui confie, ne le rendant jamais ! Donne-lui quelques cacahuètes, la Ficelle !

 

Cet étrange langage n’était point pour rassurer M. Hilaire.

 

– Tiens ! prends la pouche, par un coin, comme moi, soulève et secoue et tire en arrière ! Là… Tu vois bien que ce n’est pas difficile !

 

Horreur ! De la pouche, glissait, avec une grande quantité de cacahuètes, un cadavre ! Et M. Hilaire reconnut l’orateur fougueux et si plein de vie et d’ardeur anarchiste qui tempêtait le matin même sur une table du club des Francs-Archers, M. Hilaire laissa tomber le sac vide !

 

Et Chéri-Bibi, du bout de son pied, fit rouler le corps jusqu’au bout de la trappe, le corps bascula, disparut… Quelques secondes plus tard, on entendit un sourd « floch »… et tout fut dit pour celui-là !

 

C’est en vain que Chéri-Bibi essaya d’emprunter le secours de son ami la Ficelle pour le second sac… la Ficelle n’était plus qu’une statue de l’épouvante… Chéri-Bibi vida donc le second sac tout seul et, encore, parmi les cacahuètes, apparut un second cadavre ! Cette fois, M. Hilaire reconnut son ami Tholosée, du club de l’Arsenal ! Il tomba à genoux en joignant les mains.

 

Mais Chéri-Bibi referma la trappe du pied.

 

Sans doute avait-il assez donné à la mort, ce jour-là !

 

Il considéra avec pitié la pauvre chose qui haletait dans un coin de son taudis.

 

– Pourquoi gémis-tu ? exprima-t-il, d’une voix effroyablement calme, qu’importent quelques vagues humanités ? Allons, debout, la Ficelle ! Rappelle ton cœur et ton courage d’autrefois ! Regarde-moi et ne te fie pas aux apparences ! Vois… je suis aussi fort et plus terrible que jamais !

 

Ce disant le vieillard s’était redressé, ses jambes s’étaient détendues, sa taille avait grandi, sa poitrine, ses épaules, son torse magnifique se développaient dans toute leur ampleur… L’écharpe qui lui cachait le visage était tombée et, au-dessus de ce corps de Titan, apparut une tête démoniaque, illuminée par le flamboiement de forge du regard de Chéri-Bibi, du regard délivré un instant des lunettes noires…

 

– Pourquoi recules-tu épouvanté, demanda Chéri-Bibi, se croisant les bras sur son orgueilleuse poitrine ? Autrefois, tu ne me craignais pas et ta parole amie était la seule qui me consolât aux heures de ma fatalité ! Allons, debout, l’heure sonne encore ! On a encore besoin de moi ! Dieu, voyant un jour tout le mal qu’il fallait accomplir pour faire le bien, a reculé devant une pareille responsabilité et il a créé Chéri-Bibi !

 

Ce fut comme une apparition monstrueuse et magnifique du génie du mal… et soudain tout cela disparut comme par enchantement.

 

M. Hilaire ne vit plus devant lui que le chétif vieillard qui se tourna vers lui en disant :

 

– À propos, monsieur Hilaire, comment se fait-il que vous ne m’ayez pas encore parlé de vos fonctions à l’Arsenal ?

 

M. Hilaire ne répondit pas. M. Hilaire, qui avait déjà éprouvé tant d’émotions au cours de cette nuit historique, était incapable d’articuler une syllabe. Il étouffait.

 

– L’Ar… l’Arsenal ! moi, je ne suis pour rien là-dedans… c’est Virginie qui l’a voulu… on m’a nommé membre du club, membre du comité, on m’a nommé secrétaire, je n’y suis absolument pour rien !

 

– Et tes discours !

 

– Ah ! ah ! mes discours ! Mon Dieu ! mes discours ! fit M. Hilaire qui pâlissait, pâlissait… Ils étaient bien anodins, mes discours… bien quelconques…

 

– Je te demande pardon !

 

– Comment, monsieur le marquis, on vous a parlé de mes discours ?

 

– Eh ! je les ai entendus !

 

– Vous les…

 

M. Hilaire s’affaissa sur la première marche de l’escalier.

 

– Voilà que tu manques d’air, maintenant ! fit Chéri-Bibi… attends un peu ! Je vais ouvrir la porte… et puis nous allons sortir… Ça te fera du bien et à moi aussi. Du reste, nous allons aller faire ensemble un petit tour à la campagne ! Regarde, voici l’aurore ! la belle aurore d’un beau jour ! En route !

 

Et il l’entraîna, répétant les phrases de M. Hilaire qui lui étaient restées dans la mémoire. « Citoyens ! assez de vaines paroles ! des actes ! Désignons à la vindicte publique tous ceux qui auront élevé la voix en faveur du rétablissement d’un odieux despotisme ! et, s’il en est besoin que l’on nous rende la loi des suspects ! »

 

– C’est Virginie ! souffla M. Hilaire.

 

– Quoi ! Virginie ! C’est elle qui t’avait écrit ton discours ! Et bien tu l’en féliciteras. Moi je trouve qu’elle a admirablement mené notre affaire !

 

– Vous… vous trouvez ?

 

– Quand je t’ai entendu prononcer ce discours-là, je me suis dit : « Ça, c’est rudement fort ! M. Hilaire est devenu le maître de la situation ! Le club de l’Arsenal est à nous ! »

 

– Ouf ! soupira M. Hilaire, voilà justement ce que je me suis dit aussi : le club de l’Arsenal est à nous !

 

– Désormais, continua imperturbablement Chéri-Bibi, il pourra, ce terrible club, décider tout ce qu’il voudra, il ne le fera point sans nous !

 

– Oh ! il ne peut rien faire sans nous, quelle consolation de se dire cela !

 

– Nous serons dans le secret des dieux !

 

– Évidemment ! acquiesça M. Hilaire, avec un nouveau soupir.

 

– Et quelle force pour nous quand nous nous présenterons au nom du club de l’Arsenal !

 

– Rien ne nous résistera, murmura plaintivement M. Hilaire.

 

– Nous connaîtrons ainsi les amis et les ennemis du commandant Jacques ! car tu dois être un « subdamoun » enragé, mon bon Hilaire !

 

– Enragé ! monsieur le marquis !

 

– Dans le cas, reprit Chéri-Bibi, où notre entreprise contre la République de M. Hérisson ne réussirait point autant que nous devons l’espérer, c’est ta situation exceptionnelle dans ton quartier qui nous sauverait ! Qui oserait te soupçonner ? Ta cave deviendrait le sûr refuge de nos amis proscrits ! C’est là qu’ils trouveraient une sécurité momentanée dont le besoin peut toujours se faire sentir, car, enfin, il faut tout prévoir !

 

– Heu ! Heu ! fit M. Hilaire qui se reprit à tousser.

 

– Mets ton foulard ! conseilla sagement Papa Cacahuètes…

 

– Heu ! Heu ! bien entendu, ma cave ! ma… cave est toujours là !

 

– Sans compter que Mme Hilaire, d’après ce que tu m’as dit, saurait se montrer à la hauteur des circonstances… C’est elle qui serait chargée de ravitailler les proscrits !

 

– Heu ! Heu ! Mme Hilaire…

 

– Quoi, Mme Hilaire ?

 

– Eh bien ! Entre nous, il vaudrait mieux ne rien dire à Mme Hilaire !

 

– Ne t’affole point, mon bon Hilaire, reprit d’un air bonasse l’excellent vieillard… Pour le moment, il ne s’agit que de victoire ! Et nous allons tous les deux achever de l’organiser.

 

– Je croyais que nous partions pour la campagne ?

 

– Oui ! à Versailles ! c’est là que nous allons achever d’organiser la victoire… mais avant de prendre le train, tu vas te munir d’une cinquantaine de laissez-passer au sceau du club de l’Arsenal.

 

– Grands dieux ! s’exclama M. Hilaire.

 

– Que se passe-t-il encore ? demanda Papa Cacahuètes… Ta conscience répugnerait-elle à de pareils moyens ?

 

– Aucunement, aucunement ! et je suis bien heureux, au contraire, d’avoir cette occasion de vous rendre service…

 

– Eh bien ! alors ?

 

– Eh bien ! alors, ces laissez-passer, il faut que j’aille les chercher chez moi.

 

– Naturellement !

 

– Et si j’entre chez moi, ma femme, je le crains, fera quelques difficultés pour me laisser ressortir !

 

– Tu lui diras que c’est pour la grande cause, mon bon Hilaire, et elle te laissera faire tout ce que tu voudras !

 

– Ah ! bon ! vous ne la connaissez pas !

 

– Va, Hilaire ! Va ! Voici là ta splendide boutique ! Ce n’est pas le moment de te montrer pusillanime ! Va, mon ami, je t’attends !

 

L’ordre était catégorique, M. Hilaire ne se le fit pas répéter et c’est avec une angoisse inexprimable qu’il s’avança vers le seuil de son auguste demeure.

 

Il ouvrit en tremblant la petite porte basse percée dans la tôle de la devanture et la referma derrière lui.

 

Chéri-Bibi attendit. D’abord, rien ne vint attirer son attention, et puis, peu à peu, il s’intéressa à un certain murmure grossissant qui venait du premier étage. Il se faisait là-haut un certain tumulte. Ainsi on percevait nettement le bruit de la vaisselle cassée.

 

Et puis tout ce bruit sembla descendre, rouler du premier étage au rez-de-chaussée avec un fracas extraordinaire.

 

De grands coups sourds retentissaient entre les cloisons, comme si elles eussent été bombardées de projectiles. Une vitre se brisa, on entendit des cris, des lamentations, des supplications.

 

Chéri-Bibi se dit, sans autre émotion : « C’est Mme Hilaire qui se réveille » et il commençait à plaindre sérieusement son ami la Ficelle, quand son attention fut soudain attirée par une sorte de gémissement qui sortait de terre, à ses pieds.

 

C’est alors qu’il vit apparaître, à un soupirail, donnant sur les fameuses caves de la Grande Épicerie moderne, la tête ébouriffée, affolée et fortement contusionnée de ce pauvre M. Hilaire.

 

– Vite ! aidez-moi à sortir de là, râlait le malheureux garçon… Elle arrive ! Vite ! sauvez-moi !

 

– Prends ma main ! fit Chéri-Bibi en allongeant son énorme patte. L’autre s’y accrocha comme le naufragé s’accroche à la branche qui, seule, peut le sauver d’une catastrophe imminente.

 

… « Oh ! hisse ! »… et Chéri-Bibi sortit de l’enfer et de sa cave ce pauvre M. Hilaire, que Mme Hilaire continuait à chercher partout avec des imprécations dont l’écho fit filer les deux compères.

 

– As-tu au moins les cartes du club ? demanda Papa Cacahuètes…

 

– Oui, oui ! je les ai, souffla M. Hilaire en se frottant la tête… Ah ! là ! là ! quelle tempête ! quelle femme ! Non ! regardez-moi comme elle m’a arrangé ! N’est-ce pas honteux ?

 

Chéri-Bibi considéra M. Hilaire avec un certain apitoiement.

 

Non ! Non ! vraiment M. Hilaire n’était pas beau à regarder au sortir de sa cave, dans le matin blême de ce jour mémorable.

 

Il n’avait pas de faux col, plus de cravate : le plastron de sa chemise avait été arraché. Son beau veston du dimanche n’était plus qu’une loque ; son couvre-chef naturellement était resté sur le champ de bataille et on aurait payé bien cher M. Hilaire pour qu’il consentît à aller le rechercher.

 

– Tout de même, reprit-il après quelques instant de silence… je ne puis courir les rues, ni même me promener à la campagne, dans cet appareil de désordre… Je suis fait comme un voleur… ou plutôt comme un volé !

 

– Je vais te dire comment tu es fait, répliqua Chéri-Bibi… Tu es fait comme un orateur de club qui a rencontré des contradicteurs payés par la réaction ! Je t’en prie, monsieur Hilaire, garde tes loques !

 

Ils étaient arrivés au coin d’une rue. M. Hilaire mit sa main sur le bras de Papa Cacahuètes.

 

– Chut ! Mlle Jacqueline ! La reconnaissez-vous ?

 

– Sœur Sainte-Marie-des-Anges ! prononça Chéri-Bibi dans un souffle, cependant qu’il s’appuyait un peu contre son compagnon… comme elle est matinale ! reprit-il avec un soupir… je parie qu’elle va encore prier pour moi !

 

– Elle va à la messe de cinq heures, à Saint-Paul…

 

XV

BRUMAIRE


En arrivant au Palais-Bourbon, le commandant Jacques fut entrepris tout de suite par Michel et le patriote Lespinasse.

 

Et, pendant que les députés pénétraient en hâte et avec toutes les marques de la plus vive inquiétude dans la salle des séances où les huissiers, prévenus à la dernière minute par ceux des questeurs qui étaient de l’affaire, montraient des figures ahuries, tous trois eurent un premier entretien.

 

– Tout va bien, fit Michel. Ils ont une peur de tous les diables. Si vous réussissez, ils vous en seront longtemps reconnaissants ; mais ne faites pas un faux pas ou ils vous jettent par terre. Ils sont venus presque tous ici en faisant les étonnés. Mais quoi ! disent-ils, il n’était pas en leur pouvoir de ne pas obéir à une convocation régulière ! Vous voilà prévenu ! Tout ce qui semblera régulier, ils vous l’accorderont et ainsi se ménagent-ils une porte de sortie en cas d’insuccès. Le tout est de faire vite ! Ah ! ils voudraient bien être déjà à Versailles ! et même en être revenus, et moi aussi, je ne vous le cache pas ! Ils n’ont pas oublié que le coup de brumaire a failli rater parce qu’il a fallu deux jours !

 

– Le malheur ! dit froidement le commandant, est que nous n’aurons pas Lavobourg !

 

La foudre, tombant entre les deux députés n’eût point produit un effet plus terrible.

 

– Quoi ? balbutièrent-ils, quoi ? pas Lavobourg ? il va arriver Lavobourg ! Il devrait déjà être là !

 

– Non ! il ne viendra pas ! Il nous lâche !

 

– C’est donc cela que vous êtes si pâle ! Mais qui va présider la Chambre ? gémit Michel.

 

Jacques n’écoutait plus Michel. Il regardait Lespinasse qui tremblait d’impatience et d’angoisse de voir que « tout fichait le camp », puisque tout reposait sur Lavobourg.

 

– Lespinasse, fit Jacques, en le brûlant de son regard… Vous avez été soldat et bon soldat ! Vous allez m’obéir comme on obéit à un chef à la guerre !

 

– Ordonnez ! mon commandant !

 

– Vous allez vous rendre chez Tissier.

 

– Le second vice-président de la Chambre… oui, mon commandant, il habite à deux pas… ce sera vite fait !

 

– Mais Tissier ne veut rien savoir ! s’écria Michel. Je l’ai tâté moi-même… il laissera faire… et restera dans son lit !

 

– Silence, monsieur, je vous prie ! (et se retournant vers Lespinasse, il lui remit un dossier). Vous montrerez ceci à Tissier… c’est l’un des dossiers de la commission d’enquête… Vous lui montrerez son nom sur la liste de ceux que l’on doit aujourd’hui même décréter d’accusation !

 

« S’il veut être sauvé, qu’il vienne ! Ne lui dites pas que Lavobourg nous claque dans la main ! Dites-lui au contraire que c’est Lavobourg qui préside ! Enfin, amenez-le ! Avec ce document, ce ne sera pas difficile !

 

– Compris ! fit Lespinasse. Il faut que je vous l’amène ici, de gré ou de force ! C’est entendu, commandant ! Dans un quart d’heure, au plus tard, nous serons ici tous les deux !

 

– Vous me stupéfiez, exprima Michel qui soufflait bruyamment et s’épongeait déjà la sueur qui perlait sur son vaste front… Vous me stupéfiez ! Jamais je n’aurais cru que Tissier, un ami de Pagès, fût sur la liste de la commission d’enquête !

 

– Il n’y était pas, répondit tranquillement Jacques… c’est moi qui l’y ai mis ! Et j’ai imité pour cela l’écriture de Coudry, mon cher !

 

– Un faux ! oh ! s’exclama Michel avec admiration… vous n’avez pas reculé devant un faux ?

 

– Ne perdons pas de temps, répondit Jacques… Rassurez les inquiets ! Annoncez-leur que Lavobourg a fait dire qu’il serait là dans cinq minutes ! Moi, je cours prendre des nouvelles du Sénat.

 

Et il courut au téléphone où il entra immédiatement en communication avec Frédéric.

 

Au Sénat tout marchait merveilleusement. Frédéric lui donna de rapides détails, le mit au courant de l’état des esprits.

 

Et ça n’avait pas été long : le président avait mis en discussion un projet de loi portant révision de la Constitution, projet rédigé par Oudard et Barclef. Et le projet avait été voté immédiatement, sans la moindre obstruction.

 

– Vous savez ce que j’attends de vous, fit Jacques à Frédéric, toujours au téléphone.

 

– Oui, l’ordre du président du Sénat donnant au général Mabel, commandant les troupes de Versailles, la mission de veiller sur la sécurité de l’Assemblée nationale… Le président est en train de le rédiger… je vous l’apporterai !

 

– Je vous attends ici ! La Chambre aura fini son travail dans dix minutes ! Que tout le monde parte pour Versailles !

 

– Ils ne veulent pas partir avant d’avoir reçu la nouvelle que la Chambre, elle aussi, a voté la révision de la Constitution !

 

– Ils vont la recevoir ! À tout à l’heure, Frédéric.

 

Vingt députés auprès de la cabine téléphonique attendaient qu’il se tournât vers eux.

 

Il leur dit que tout était fini au Sénat, que la révision était votée ! Alors une rumeur de joie et d’enthousiasme se répandit jusque dans la salle.

 

Mais, que faisait Lavobourg ? Le bruit se répandit tout à coup qu’il avait trahi ! et ce fut une consternation immédiate, une peur glacée qui se répandit en une seconde sur tous les groupes qui s’agitaient dans l’hémicycle.

 

Mais on rapporta presque aussitôt que le commandant l’avait fait mettre dans l’impossibilité de nuire, et chacun se regarda avec un effroi nouveau, cela sortait des moyens ordinaires ! Cela devenait de « l’irrégulier » ! Ils n’aimaient pas beaucoup ça ! Et puis, tout à coup, ce furent des cris, des mouvements d’impatience, le tumulte des pupitres, un énervement extraordinaire…

 

« Pourquoi n’en finissait-on pas ? Tout aurait pu être terminé depuis dix minutes ! Pourquoi les avoir dérangés à cinq heures du matin pour délibérer à six heures ! » et certains recommençaient à faire les innocents : « Pourquoi nous a-t-on convoqués ? Sur quoi allons-nous avoir à délibérer ? Sur la révision ? Pourquoi ne nous a-t-on pas prévenus ? C’est insensé, nous ne savons rien ! On ne nous dit rien ! Qu’est-ce que tout cela signifie ? » et d’autres : « Nous sommes ici parce que c’est notre devoir d’être ici… mais, quoi qu’il arrive, nous nous en lavons les mains ! »

 

Pendant ce temps, Jacques, fébrile, attendait son vice-président, que devait lui amener Lespinasse.

 

Comme il regardait avec anxiété du côté des quais blêmes et déserts, il ne fut pas peu stupéfait de voir se ranger au bord du trottoir un taxi dans lequel il reconnut Jacqueline.

 

Celle-ci descendit. Elle avait deux plis à la main, mais, arrêtée au seuil par les garçons en livrée, elle leur remit les lettres en leur montrant le commandant.

 

Jacques avait déjà fait un pas vers elle.

 

On lui apporta aussitôt cette correspondance. Elle lui était adressée, ainsi qu’à Frédéric Héloni, et il reconnut les deux écritures de Lydie et de Marie-Thérèse.

 

Or, dans le même instant, arrivait enfin Lespinasse entraînant Tissier.

 

Dès lors, rien n’exista plus pour lui que sa mission. Il était sûr désormais de triompher, s’il ne perdait pas une seconde, et il remit naturellement à plus tard « les affaires de cœur » et la lecture de sa lettre.

 

Tissier était pâle comme un mort ! Lespinasse avait dû lui montrer la liste des accusés sur laquelle il avait lu son nom !

 

– On n’attendait plus que vous pour sauver la République, lui jeta le commandant.

 

Et il l’entraîna jusque dans la salle des séances, où leur entrée fut saluée d’une rumeur impatiente. Personne ne savait plus de quoi il s’agissait, ni ce qu’il fallait penser de l’absence de Lavobourg.

 

L’arrivée de Tissier qui avait conservé des liens d’amitié avec Pagès, malgré une politique sensiblement différente, fit craindre à certains que l’affaire ne fût déjà éventée et perdue.

 

Mais Jacques, poussant Tissier sur les degrés de la tribune présidentielle, s’écria :

 

– Messieurs, en l’absence de notre ami Lavobourg, victime d’un odieux attentat de nos adversaires, notre ami Tissier vient présider, comme c’est son devoir, cette séance où va se décider le sort de la République !

 

Des bravos frénétiques éclatèrent.

 

– Oh ! alors, du moment que Tissier en était, on avait confiance ! Lespinasse l’assit au fauteuil et Jacques bondit à la tribune.

 

– Messieurs, s’écria-t-il, le Sénat, suprême gardien de toutes les libertés républicaines, vient de nous donner l’exemple en votant la révision de la Constitution et en ordonnant la réunion immédiate de l’Assemblée nationale à Versailles ! Si vous ne le suivez pas sur-le-champ dans la seule voie de salut qui nous reste, c’en est fait de la République et des républicains, je dénonce ici l’affreux complot ourdi par les fauteurs de terrorisme contre la patrie et la liberté !

 

La parole rude et enflammée de Jacques n’eut pas de peine à embraser toute cette troupe qui, maintenant, en avait trop entendu pour reculer.

 

Au milieu des cris, des interpellations, des bravos, Jacques lisait maintenant un rapport terrible sur les menées des clubs et le communisme envahissant la province. Enfin, après avoir jeté l’épouvante dans les cœurs en lisant la liste des suspects, dressée par la commission d’enquête, il terminait par un appel au courage et à l’énergie patriotique de la Chambre !

 

Aucun de ceux qui étaient là ne réclama d’explications. Le vote fut enlevé.

 

On tenait désormais le pivot sur lequel toute l’opération allait tourner. Il n’y aurait plus qu’à partir pour Versailles.

 

Sur ces entrefaites, Frédéric Héloni arriva avec le décret du président du Sénat, nommant le général Mabel gardien de l’Assemblée nationale.

 

Il fut accueilli par un véritable délire ! Tous se croyaient sauvés, arrachés définitivement à la terreur révolutionnaire et les maîtres d’une nouvelle destinée !

 

Légalement, constitutionnellement, ils allaient donner un nouveau gouvernement à la France, et sans rien risquer personnellement, puisqu’ils avaient l’armée avec eux !

 

– À Versailles ! À Versailles ! À Versailles !

 

Déjà quelques députés qui venaient d’être avertis de ce qui se passait par des amis désireux de les entraîner, accouraient, les uns à pied, les autres en voiture, réclamant des explications, furieux d’avoir été tenus à l’écart.

 

Si l’affaire, au cours de la journée qui ne faisait que commencer, hésitait sur le succès, c’étaient ceux-là qui la précipiteraient et se montreraient les plus féroces.

 

Jacques et Frédéric quittèrent la Chambre les derniers après avoir serré deux cents mains et versé du courage dans tous les cœurs.

 

Comme ils montaient dans une auto qui devait les conduire à la place de l’Étoile, où les attendait le général Mabel, Jacques repensa aux lettres que lui avait remises Jacqueline et qu’il avait oubliées. Il les sortit de sa poche.

 

XVI

CINQ MINUTES


– J’ai une lettre pour vous, dit-il à Frédéric Héloni, en lui passant le pli qui lui revenait et en commençant de décacheter le sien.

 

– Sans doute, une attention délicate de nos deux fiancées… continua-t-il, mais il n’acheva pas sa phrase.

 

Il poussait une sourde exclamation et Frédéric lui-même, qui avait lu, avait un cri de douleur.

 

– Chauffeur, arrêtez !

 

Ils se communiquèrent les lettres !

 

La phrase où Marie-Thérèse donnait ce dernier avis de pénétrer dans la chambre de Lydie sans lumière était terrible.

 

Héloni, qui était devenu d’une pâleur de cire, ne prononçait plus un mot.

 

Il savait de quel prix étaient alors les minutes pour le succès du coup d’État où Jacques avait engagé tant de braves gens. Il attendait dans l’horrible angoisse de son cœur la décision de Jacques.

 

– Le plus simple, fit tout à coup Jacques, d’une voix que Frédéric ne reconnut pas, serait que vous vous rendiez immédiatement chez ma mère et qu’après avoir donné l’alarme et pris des nouvelles vous me rejoigniez à Versailles, mais… mais il ne passe pas une voiture… pas une auto !

 

Ah ! le combat terrible et rapide dans le cœur et la conscience de Jacques ! Frédéric l’examinait avec des yeux d’épouvante. Il lisait clairement qu’il allait donner l’ordre au chauffeur de continuer son chemin ; oui… il lisait cet affreux héroïsme dans les prunelles de son chef…

 

C’était la condamnation à mort de Marie-Thérèse et de Lydie.

 

Alors ne sachant plus beaucoup ce qu’il faisait, il tira sa montre et dit au hasard :

 

– Nous avons peut-être cinq minutes. Il ne nous faudrait que cinq minutes !

 

– Allons-y donc ! hurla Jacques avec une fureur désespérée. Il jeta au chauffeur l’ordre d’aller à l’hôtel de la Morlière.

 

Ah ! ils n’attendirent point que l’auto se fût complètement arrêtée pour se jeter dans l’hôtel.

 

Le concierge vit passer les deux hommes avec d’autant plus d’effroi qu’il fut presque jeté par terre dans leur course.

 

Déjà Jacques était à la porte de Lydie :

 

– Lydie ! Lydie ! supplia-t-il, en secouant la porte. C’est moi, Jacques ! Ouvre-nous !

 

– Marie-Thérèse ! ouvrez-nous ! râlait de même Frédéric.

 

Puis, soudain, les deux hommes, prenant leur élan, se jetèrent d’un même effort contre la porte qui sauta.

 

Alors une épouvantable odeur de gaz se répandit dans le corridor et dans tout l’hôtel. Jacques courut aux fenêtres, brisa des carreaux et revint défaillant, rejoindre Frédéric, qui déjà emportait le corps de Marie-Thérèse…

 

Jacques emporta Lydie… On eût pu les croire mortes toutes les deux tant elles se laissaient aller inanimées entre leurs bras.

 

Jacques criait au concierge de courir chercher un médecin quand Cécily apparut.

 

Quel nouveau malheur venait donc frapper encore à sa porte ? Elle aimait Lydie comme sa fille… Le destin allait-il lui prendre aussi celle-là ?

 

Ce fut sur le lit de Jacqueline que l’on transporta les deux jeunes filles.

 

– Elles ont voulu se suicider, gémit Frédéric.

 

– Mais elles respirent encore ! faisait Jacques avec un soupir d’espoir… Lydie ouvrit des paupières languissantes et poussa un soupir.

 

– De l’air ! de l’air ! cria Jacques.

 

Marie-Thérèse, à son tour, montra ses prunelles éteintes et Frédéric se laissa aller en sanglotant sur son cœur…

 

Il avait trouvé les deux jeunes filles étroitement enlacées sur le lit, comme si elles venaient de se donner le chaste et dernier baiser de la mort… Et il ne comprenait rien à ce drame épouvantable, car il n’était pas coupable, lui !

 

Le vrai coupable suppliait sa mère de lui sauver sa fiancée.

 

Sur ces entrefaites le médecin arriva et pratiqua immédiatement des saignées, posa des ventouses au niveau de la base du poumon, en avant et en arrière du cou, mais il ne put dire sur-le-champ si elles étaient sauvées.

 

– Nous saurons cela dans quelques minutes, fit-il.

 

Jacques, qui était aux genoux de Lydie, se leva alors et fit signe à Frédéric de le suivre.

 

– Vous n’attendez pas de savoir, leur demanda Cécily, étonnée, si votre fiancée va vivre ou mourir ?

 

– Non, ma mère ! Nous sommes sûrs, Frédéric et moi, que tout ce qu’il est possible de faire pour les sauver sera accompli par vos soins. Adieu, mère, nous n’avons plus le droit de rester une minute de plus ici ! Ailleurs on nous attend ! et c’est aussi une question de vie ou de mort ! Quant à elles, quand elles vous entendront, dites-leur bien que nous les aimons toujours et faites-nous savoir au château de Versailles qu’elles sont sauvées.

 

L’auto refit la route de folie, mais quand Jacques et son lieutenant arrivèrent enfin à la place de l’Étoile, c’est en vain qu’ils cherchèrent partout l’auto du général Mabel et le général Mabel lui-même. Il n’y était plus !

 

XVII

VERSAILLES


Jacques regarda sa montre :

 

– Nous sommes en retard de cinq minutés sur l’heure qu’il avait lui-même fixée comme dernière limite de son attente. C’est nous qui sommes en faute. Nous le retrouverons peut-être en route !

 

Et l’auto repartit comme une flèche. Elle traversa le bois, les villages, les campagnes…

 

Chemin faisant, ils cherchèrent encore à apercevoir l’auto du général Mabel ; mais celui-ci devait être déjà à Versailles : il avait appris certainement ce qui s’était passé à la Chambre et au Sénat, peut-être même avait-il déjà vu le président du Sénat !

 

Les troupes, près de dix mille hommes dont il disposait, devaient être déjà autour du château !

 

Ils dépassèrent plusieurs autos dans lesquelles ils reconnurent des parlementaires amis.

 

Le vieux comte de Chaune disait alors en montrant Jacques à Warren, de la grande maison Warren qui mit plus de vingt de ses voitures à la disposition du Sénat :

 

– Ce garçon-là sera, ce soir, au-dessous de Paillasse ou au-dessus d’Épaminondas !

 

Ils arrivèrent à Versailles sans grand retard, mais furent stupéfaits en débouchant sur la place du château de n’apercevoir aucune troupe !

 

Où donc étaient les soldats de Mabel ? Où donc était Mabel lui-même ? Et où était le bataillon du Subdamoun qui aurait dû déjà se trouver dans la cour du château ?

 

Un désordre indescriptible semblait régner dans la cour. L’absence de la force armée affolait tous les parlementaires. Les groupes se ruèrent vers Jacques dès qu’ils le virent descendre d’auto.

 

Eh bien ? s’écria-t-on autour de lui… Et Mabel ? Où est Mabel ? On l’attend ! On vous attend ! Que se passe-t-il ?

 

– Mabel arrive ! leur cria Jacques. Entrez tout de suite dans la salle des séances ! Où est le président du Sénat ?

 

– Mais il attend Mabel ! Il vous attend ! Nous ne pouvons rien faire sans Mabel.

 

En s’élançant dans le palais, Jacques se heurta à Michel qui en sortait.

 

– Mabel ! Mabel ! lui cria Michel.

 

– Je le quitte ! Mais tout le monde en séance ! Tout le monde en séance ! criait-il dans les corridors. Il faisait l’huissier, il était furieux de la mine déconfite, blême, avachie, de la plupart de ceux qui étaient là et qui ne croyaient plus à rien parce qu’ils ne voyaient pas les baïonnettes qu’on leur avait promises.

 

Il y avait déjà des députés qui haussaient les épaules. D’autres qui regrettaient d’être venus. D’autres qui raillaient les préoccupations somptuaires prises par le président du Sénat, qui avait voulu que l’affaire se passât dans sa décoration ordinaire et qui avait fait donner des ordres dans la nuit pour que, à l’aile gauche du château, devant l’édifice du Congrès, on dressât un dais de toile !

 

C’est dans le salon réservé ordinairement aux ministres, les jours de congrès, que Jacques trouva le président du Sénat avec les membres du bureau, et Oudard et Barclef. Il en ressortait presque aussitôt.

 

Sur une des banquettes de velours rouge à crépines d’or de la galerie des bustes, Jacques retrouva Frédéric :

 

– Venez ! lui cria-t-il. Ces gens-là ne veulent rien faire sans Mabel et nous ne savons ce qu’il est devenu ! Nous allons essayer de tout faire sans lui !

 

Dans la cour, sur la place, on courut derrière lui :

 

– Où allez-vous ? Où allez-vous ?

 

– J’ai rendez-vous avec Mabel. Dans cinq minutes, je suis là, avec le général et les troupes !

 

Il se fit conduire à la caserne où gîtait provisoirement le bataillon du Subdamoun, commandé par des officiers de l’armée coloniale auxquels il pouvait tout demander.

 

Celui qui l’avait remplacé à la tête de cette troupe d’élite était un camarade qui avait fait campagne avec lui, sous ses ordres, le commandant Daniel.

 

Il le trouva à la caserne, attendant impatiemment l’ordre de Mabel qui allait le mettre à la disposition de Jacques.

 

Il fut stupéfait de le voir pénétrer au quartier avec Frédéric et l’entraîna dans une salle.

 

– Que se passe-t-il ?

 

– Vous ne savez pas ce qu’est devenu le général Mabel ?

 

– Non !

 

– Moi non plus ! Mais je viens de dire à tout le monde que je le quittais à l’instant. Voici l’ordre du président de l’Assemblée nationale qui lui ordonne d’assurer la sécurité des représentants du peuple. La Chambre et le Sénat ont, usant de leurs prérogatives constitutionnelles, décidé de réviser la Constitution. Si Mabel était là, il vous dirait, car la chose était entendue avec lui, de réunir vos hommes et de les conduire dans la cour du château pour vous mettre à la disposition du président de l’Assemblée nationale. Voulez-vous imaginer que vous avez vu Mabel et obéir ainsi à la loi ? Dans une demi-heure, je serai nommé chef du gouvernement provisoire et je vous couvrirai, quoi qu’il arrive !

 

– Commandant, répondit Daniel, ma vie vous appartient ! Les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

 

– Merci Daniel ! Si vous ne m’aviez pas suivi, je n’avais plus qu’à me suicider ! Faites sonner ! Et au château, rapidement.

 

Daniel donna des ordres.

 

La caserne s’emplit aussitôt d’un remue-ménage guerrier.

 

– Ce n’est pas tout, fit Jacques à son camarade, si vous voulez me servir jusqu’au bout, vous téléphonerez aux chefs des différents corps que vous avez l’ordre de Mabel de rallier la place d’Armes et le château et que vous êtes chargé de leur transmettre cet ordre, auquel ils doivent obéir sur-le-champ.

 

– Compris ! Tout ce que vous voudrez ! Supérieurs et inférieurs sont aussi impatients d’agir que moi ! Nous ne risquons rien avec eux, du moment qu’ils sont couverts par le décret du président de l’Assemblée nationale… Ah ! pourquoi le général Mabel n’est-il pas là ?

 

– Pas de vaines récriminations ! Agissons !

 

Daniel courut au téléphone. Il en revint presque aussitôt.

 

– Le colonel Brasin marche ! n’a demandé aucune explication, dit qu’il n’a qu’à obéir ! Mais le général Lavigne, s’étonne de n’avoir pas vu Mabel et demande qu’on lui montre un ordre.

 

– Frédéric ! Voilà où vous allez nous être utile ! Vous allez passer chez le général Lavigne et lui montrer le décret du président de l’Assemblée nationale ! et dans toutes les casernes et à tous les chefs de corps ! Dites que vous faites cette tournée sur l’ordre du général Mabel. Je compte sur vous pour les emballer ! Quant au général Mabel, il est censé attendre tout le monde au château ! Il ne peut quitter en ce moment l’assemblée où il est à l’ordre du président !

 

– Entendu, commandant ! Avec ce papier-là, je les ferai marcher à fond !

 

– Attendez que je vous donne un dernier ordre, car je ne pourrai plus m’occuper de vous ! Quand vous m’amènerez la ligne, voilà ce que vous ferez : vous disposerez un cordon de troupes à une vingtaine de mètres des murs du château. Trois passages, ouverts place d’Armes, permettront aux parlementaires et aux ayants droit d’entrer.

 

– C’est compris ! :

 

– Frédéric ! Il ne faut pas que l’on vienne nous dire plus tard que les parlementaires n’ont pas pu passer ! Hein ? Vous saisissez ?

 

– Certes !

 

– Cependant, comme nous sommes déjà de trois quarts d’heure en retard, vous vous arrangerez d’ici une demi-heure pour que personne ne passe plus, mais sans recevoir d’ordre pour cela ! Tous ceux qui nous arriveront dans une demi-heure ne vous voudront peut-être pas beaucoup de bien, Frédéric ! Je vous dis des choses que je devrais dire au général Mabel.

 

– Mon commandant ! je ferai partout, comme s’il était là ! Et je donnerai des ordres en son nom !

 

– Allez et bonne chance, mon ami !

 

Cinq minutes plus tard, Jacques était acclamé dans la cour de la caserne par tout le bataillon sous les armes !

 

Un enthousiasme indescriptible s’emparait de ces hommes à qui il n’avait pas été nécessaire d’expliquer ce que Jacques attendait.

 

– Camarades ! leur cria Jacques, le moment est venu de sauver la France ! En avant ! suivez vos chefs !

 

Aussitôt les tambours, les clairons se firent entendre et le bataillon se mit en route vers la place d’Armes où il arriva dans le moment que le colonel Brasin survenait à la tête de son régiment.

 

L’effet produit fut foudroyant, Jacques paraissait plus que jamais le vrai maître de la situation. Il avait promis des soldats. Il en amenait.

 

Quand les parlementaires aperçurent les uniformes kakis de la coloniale d’une part et les capotes de la ligne de l’autre, ils ne purent s’empêcher d’applaudir comme des enfants.

 

Alors, c’était vrai ? Ils avaient réussi ? Ils étaient la loi et ils étaient la force ? Et il ne dépendait plus que d’eux de débarrasser le pays une bonne fois de ces sectaires dont ils avaient la terreur ! Ils ne pouvaient pas le croire !

 

Dans la salle du Congrès, les grands républicains comme Michel, Oudard et Barclef avaient pris enfin leur parti d’aboutir au plus tôt et de risquer le coup même sans le général Mabel dont la disparition était aussi inquiétante et aussi néfaste que celle de Lavobourg.

 

Et ils avaient imaginé de remplacer le dernier au gouvernement provisoire par Tissier, un vrai républicain, ami de Pagès, qui ne laisserait pas, lui, cambrioler la République, tout en la sauvant. Quand Tissier apprit qu’il allait être nommé, il fut stupéfait.

 

Au fond, il continuait à se laisser pousser par les autres, ne comprenant toujours rien à ce qui lui arrivait, ne se compromettant par aucune parole inutile et paraissant surtout ennuyé qu’on l’eût réveillé si tôt.

 

Sur ces entrefaites, Jacques accourut, cria :

 

– J’amène cinq mille hommes qui sont prêts à mourir pour vous, mon président ! et le président fit son entrée avec un cortège dans la salle des séances.

 

Jacques, au moment où il en franchissait lui-même la porte, ne fut pas peu étonné d’apercevoir, des deux côtés de cette porte, deux magnifiques énormes huissiers à chaînes qui le saluèrent militairement au passage.

 

Il avait reconnu ses deux fidèles gardiens : Jean-Jean et Polydore. Mais, bien entendu, il ne s’attarda point à leur demander des explications.

 

Derrière lui, on se précipita. Députés, sénateurs envahissent les gradins. Une lueur blême tombe du vitrage du plafond éclairant d’un jour sinistre tout un groupe de « douteux », de « tard venus » qui ne savent pas encore « s’ils sont de l’affaire » et qui se réservent avec des mines hostiles.

 

Ils n’ont encore prononcé qu’un mot devant ceux qui les poussent :

 

– La loi ! qu’on respecte d’abord la loi ! et nous verrons après !

 

Or, le président, là-haut, se lève et lit le texte constitutionnel en vertu duquel l’assemblée se trouve réunie à Versailles pour réviser la Constitution !

 

On n’est pas plus légal ! Qu’est-ce que « les légaux » veulent de plus ?

 

Le commandant se précipite à la tribune.

 

– Messieurs ! vous êtes les représentants de la nation ! et si vous êtes ici, c’est que vous avez jugé, en votre âme et conscience, que l’état de choses dans lequel nous nous débattons ne saurait durer ! En trois ans, il nous conduirait au despotisme ! Mais nous voulons la République, sur les bases de l’égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique ! Avec une bonne administration, tous les citoyens oublieront les factions dont on les fit membres, et il leur sera permis enfin d’être Français !

 

« N’est-il pas honteux de voir aujourd’hui le pays, comme aux pires heures de son histoire, terrorisé par les clubs et les sectes révolutionnaires ! Il est temps de rendre aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont droit ! À entendre quelques factions, nous serions bientôt des ennemis de la République, nous qui l’avons affermie par nos travaux et notre courage ! Eh bien, encore aujourd’hui, nous sommes venus pour vous sauver de l’anarchie qui est à vos portes et qui, si vous tardez, viendrait vous empêcher de délibérer !

 

« La France veut la liberté pour tous !

 

« La nécessité qui s’impose, c’est de restaurer en France la notion du gouvernement avec l’idée de force réglée, d’action continue et de stabilité que le mot État implique !

 

« Assez de ce régime de châteaux de cartes qui s’effondrent au moindre souffle ! Seul, un gouvernement, limité par de sérieuses garanties, mais assez fort, assez indépendant pour se soutenir autrement que par de tyranniques violences, peut nous pacifier à l’intérieur et à l’extérieur !

 

« Vous avez, messieurs, à discuter sur ce point et à modifier la Constitution !

 

« Mais de tels problèmes ne se résolvent pas en vingt-quatre heures ! Pour y travailler, vous avez besoin d’une grande paix. Aussi, je vous adjure, au nom de la France, au nom de la République, de nommer jusqu’à la fin des travaux de l’Assemblée nationale, un gouvernement provisoire qui, sous la haute autorité du chef de l’État, dont nous laissons la personnalité en dehors de cette bataille, saura vous garder de vos ennemis !

 

« Messieurs ! deux hommes suffisent à cette tâche qui, espérons-le, sera rapide : choisissez-les ! Choisissez-les vite et bien ! car j’entends déjà les rumeurs de la place publique ! et des fauteurs de discorde ! Que ces deux hommes soient forts et unis ! Choisissez un vieux républicain comme Tissier et un soldat ! Vous en avez besoin ! Mais si vous connaissez un soldat plus républicain que moi ! prenez-le !

 

C’est sur ces mots qu’il descendit.

 

Un tonnerre d’applaudissements accueillit sa péroraison en même temps qu’un grand tumulte traversait la place d’Armes, la cour du château, la galerie des tombeaux, dite aussi galerie des bustes, et se répercutait jusque dans la salle des séances du Congrès.

 

C’étaient une douzaine de députés de gauche à la tête desquels on voyait Mulot et Coudry. Ils écumaient, ils traînaient avec eux un membre hagard du gouvernement, le ministre des Travaux publics, le pauvre Taburet, le seul qu’ils avaient pu trouver au cours de leur brusque ruée à Versailles. Ils avaient été mis au courant des événements par des indiscrétions inévitables et redoutaient d’arriver trop tard. Heureusement qu’il n’en était rien. Ils racontaient qu’Hérisson était devenu fou et qu’il avait couru de ministère en ministère en jurant comme un possédé. On disait qu’il avait jeté le ministre de la Guerre dans son auto et qu’ils étaient arrivés comme des énergumènes chez Flottard… Enfin, peu à peu, tout se savait… et on accourait à Versailles de partout !

 

Quand il vit la horde glapissante faire irruption dans la salle du Congrès, Jacques comprit que, derrière ces douze-là, les autres allaient arriver !

 

Il courut à la porte et dit à Jean-Jean :

 

– Courez tout de suite auprès de M. Frédéric et dites lui qu’il ne laisse plus passer personne ! Vous entendez ! plus personne !

 

Et il rentra dans la fournaise.

 

Déjà on se battait, Coudry et Mulot criaient : « Vous êtes des voleurs, des assassins ! vous avez voulu violer la Constitution ! assassiner la République ! mais on ne vous laissera pas faire ! Assassins ! Assassins ! »

 

Lespinasse s’était jeté à la gorge de Coudry, et Mulot essayait de les séparer.

 

Pendant ce temps, Jacques, Michel, Oudard, Barclef précipitaient les événements. Ils avaient la majorité. Il fallait en user vite !

 

Le président mettait aux voix un projet de loi signé de vingt noms, notoirement républicains, nommant un gouvernement provisoire pour la durée des travaux de l’Assemblée.

 

Un instant, certains malins avaient pensé qu’il fallait prendre Jacques au mot et nommer un autre duumvir que le commandant avec Tissier, mais à la dernière minute le prodigieux tumulte causé par l’arrivée des révolutionnaires les rejeta tous dans les bras de Jacques.

 

Le président sentait qu’il n’y avait plus une minute à perdre et c’est ainsi que l’on avait catégoriquement mis de côté l’idée de réunir une commission qui aurait tenu une séance de cinq minutes et qui serait revenue avec un rapport bâclé.

 

Il fallait aller au vote tout de suite sur le projet et le rendre exécutoire à la minute.

 

L’Assemblée nationale, en son plein pouvoir, devait tout se permettre pour le salut de l’État.

 

Les plus trembleurs n’eussent point demandé mieux que le vote fût acquis par « assis et debout », mais le président s’y opposa. Il craignait les lâcheurs plus tard et il ne fallait point que la comédie dégénérât en farce.

 

Et puis, toute l’autorité du coup d’État viendrait de l’honnête dépouillement des bulletins et du vote régulier et public !

 

Encore une fois, que craignait-on ? On n’avait qu’à laisser hurler les douze démocrates et leur dompteur Coudry et les autres n’avaient qu’à voter… Du reste, en un clin d’œil, on tira les noms des trente-six scrutateurs qui seraient chargés de dépouiller le vote et de pointer les bulletins.

 

L’appel nominal commence ; au train dont vont les choses, tout sera fini dans trois quarts d’heure peut-être, car on se rue à la tribune pour voter et pas une seconde n’est perdue.

 

Ah ! il y a des manquants, heureusement ! Tous veulent du gouvernement provisoire, tous votent pour le commandant Jacques et pour Tissier. Duumvirs !

 

C’est alors que Pagès, venant d’on ne savait où, surgit dans la salle des séances comme un diable d’une trappe. Les yeux lui sortaient de la tête, ses cheveux se tenaient droits sur son front habité par l’horreur de l’attentat qui avait été perpétré et par la surprise de n’en avoir rien su. Il désigna tout à coup le commandant Jacques et prononça ces mots :

 

– Hors la loi !

 

XVIII

HORS LES GRILLES


Hors les grilles du château, derrière les troupes immobiles et ne sachant encore à quel ordre elles allaient avoir à obéir, toute la ville se peuplait d’une façon bien singulière.

 

D’abord les habitants, réveillés dans des conditions tout à fait exceptionnelles, étaient accourus pour savoir ce qui se passait. Les bruits les plus contradictoires couraient.

 

Les membres des clubs les plus avancés de la ville s’étaient précipités aux renseignements avec force démonstrations de loyalisme révolutionnaire. De toute la banlieue parisienne des groupes de citoyens accouraient à Versailles.

 

Des fonctionnaires aussi débarquaient de la capitale avec des mines bouleversées et se ruaient aux grilles où, comme les autres, ils se heurtaient aux troupes.

 

Aucun titre, aucun grade ne leur servait de sauf-conduit.

 

Frédéric avait bien réglé son affaire, d’après les instructions de Jacques et, une fois la première bordée de démocrates arrivée de Paris et passée, il avait fait tout fermer.

 

Quand la seconde fournée survint avec Pagès, ce fut un beau chambard.

 

Pagès, traînant tout son monde derrière lui, demanda à parler au colonel Brasin d’abord, au général Lavigne ensuite. Les deux militaires furent intraitables. Ils avaient une consigne. Ils étaient là pour la faire observer. Ils n’étaient là que pour la faire observer. Ils n’étaient même là que pour cela ! Et la consigne était de ne laisser passer personne !

 

– Et qui vous a donné cette consigne-là ?

 

– Le général Mabel !

 

– Impossible ! Le général Mabel est arrêté !

 

– Mabel, allons donc ! Il est dans la salle du Congrès !

 

– Vous l’avez vu ?

 

– Non ! mais on est venu nous transmettre ses ordres ! En voici assez, messieurs ! Je ne suis qu’un soldat, je ne fais pas de politique… On m’a dit de venir ici avec ma troupe ; j’y suis… De ne laisser passer personne… personne ne passera… J’obéis !

 

Et il tourna le dos aux parlementaires.

 

– Il est fou ! fit Pagès entre ses dents. Venez ! vous autres ! Nous trouverons bien un trou pour passer…

 

Et ils s’en allèrent, mais derrière eux le bruit commença à courir de l’arrestation de Mabel et tous les officiers qui étaient là et qui n’avaient pas vu leur chef en cette grave occurrence commençaient à commenter cette extraordinaire nouvelle.

 

Brasin et Lavigne se sentirent beaucoup moins rassurés. S’était-on réellement moqué d’eux en leur donnant des ordres au nom de Mabel ? Ils étaient maintenant tentés de le croire.

 

Ils se résolurent à ne plus faire un pas sans un ordre régulier et écrit et ils regrettaient déjà de ne pas avoir exigé ces garanties dès l’abord…

 

« D’autant plus, pensaient-ils, que si Mabel est réellement arrêté, le commandant Jacques peut faire tout ce qu’il voudra, l’affaire est ratée. »

 

Des échos en parvenaient à la foule. À certaines fenêtres de la place, de braves bourgeois armés de lorgnettes regardaient avec assiduité ce qui se passait dans l’immense cour du château, ils en tiraient des conclusions plus ou moins absurdes.

 

Enfin, ce fut tout à coup comme le déversement de la grande ville dans la petite.

 

Sur le « pavé », les autos bondissaient, roulaient, mugissaient. Des cars bondés encombraient les avenues pleines de patriotes ou de révolutionnaires qui chantaient ou hurlaient… Çà et là, on se battait.

 

L’extraordinaire nouvelle du coup d’État était allée réveiller les Parisiens, les avait fait sauter de leur lit, les avait jetés dans tous les véhicules et les amenait à Versailles, soit en curieux, soit en acteurs.

 

Beaucoup de femmes du monde étaient venues en auto, et des artistes aussi, dans des toilettes rapides, sommaires. Aussi les restaurants étaient-ils envahis.

 

Dans un hôtel très réputé, il y avait une foule élégante, d’autant plus compacte qu’on était là aux premières loges pour avoir des nouvelles et qu’il était à peu près impossible d’aller plus loin.

 

Soudain, un homme traversa l’une des salles, un chapeau de feutre sur les yeux, le col du pardessus relevé ; et certains, qui l’avaient reconnu, se regardèrent : « Lavobourg ! »… il n’en est donc pas !

 

C’était bien Lavobourg, en effet, qui descendait rapidement dans la cour.

 

Là, il se heurta à une vingtaine de gars « costauds » à mine patibulaire qui se faisaient servir à déjeuner sur le pouce en compagnie des cochers et des chauffeurs d’auto.

 

L’office avait commencé par soulever quelques difficultés, étant peu désireux d’entrer en affaires avec des messieurs qui n’étaient point de la clientèle ordinaire.

 

Mais alors, un certain marchand de cacahuètes qui était là avait eu une manière de dire au maître d’hôtel :

 

– Monsieur est bien dégoûté d’hésiter à entrer en relations avec les premiers patriotes du club de l’Arsenal ! Monsieur ne sait certainement point que ces honnêtes citoyens sont des amis de monsieur que voilà, qui est lui-même secrétaire du comité du club de l’Arsenal ! c’est-à-dire, mon petit père, que ce n’est point de la petite bière et que, par les temps qui courent, ils est bon d’avoir des amis partout !

 

Le maître d’hôtel avait compris et s’était empressé de faire servir à ces gens tout ce qu’ils avaient voulu.

 

Lavobourg parut un peu stupéfait de rencontrer ce joli monde dans ce restaurant élégant, mais ces messieurs s’étaient empressés de laisser le chemin libre au bourgeois « qui sans doute avait un rendez-vous d’amour » ! Il passa.

 

– Tu n’as pas besoin de te cacher ! on t’a reconnu ! lui cria le marchand de cacahuètes.

 

Il hâta le pas. Il se rendait à un pavillon qui avait jadis été construit pour la Pompadour. Les chambres en donnaient directement, par des portes-fenêtres, sur le parc. On lui ouvrit. Il y eut une sourde exclamation. La porte fut refermée.

 

– Il a une figure de trahison ! dit l’un.

 

– À ce qu’il paraît que c’est un ami du commandant ! répondit un autre.

 

– À mort, le commandant !

 

– Vive la révolution sociale !

 

– Vive le club de l’Arsenal !

 

Il y en avait un parmi tous ces gens qui ne prononçait pas une parole et qui paraissait assez mélancolique… C’était M. Hilaire ! Il ne pouvait s’empêcher de penser, bien qu’il fût entouré d’amis, aux graves inconvénients de la politique active qui prend des heures bien précieuses au commerce.

 

Et puis, il était bien obligé de se dire que Papa Cacahuètes usait de son influence politique et de ses cartes civiques avec une extraordinaire désinvolture.

 

Qu’étaient donc tous ces gens-là ? Et à quoi Chéri-Bibi pouvait-il les faire servir pour le bien de la France, comme il le disait ?

 

Enfin, M. Hilaire n’ignorait plus que, à quelques pas de lui, on tentait le plus audacieux des coups d’État et que grâce à Chéri-Bibi il se trouvait avoir dans tout ceci une responsabilité qu’il lui était, du reste, impossible de mesurer.

 

Si on ajoute à tous ces malheurs d’ordre public les raisons que M. Hilaire avait de ne pas se réjouir dans le particulier, après la scène conjugale qui avait apporté la perturbation dans les magasins de la Grande Épicerie moderne, on comprendra assez facilement, la mélancolie de M. Hilaire.

 

Comme il levait la tête, en proie à toutes ces tristes réflexions, il ne fut pas peu surpris d’apercevoir à la terrasse d’un petit café en face, les deux figures bonasses de ses compagnons de la nuit précédente, MM. Barkimel et Florent, lesquels se levèrent aussitôt et s’en allèrent comme s’ils ne l’avaient point vu.

 

Le fait était extraordinaire. Qu’étaient-ils donc venus faire à Versailles ?

 

C’est ce que M. Barkimel était en train d’expliquer à M. Florent qui ne le savait pas encore.

 

M. Florent, après les émotions d’une journée et d’une nuit particulièrement mouvementée, dormait du sommeil du juste, quand il avait été brusquement tiré du lit, à une heure exceptionnellement matinale, par l’arrivée inopinée de M. Barkimel.

 

À toutes les questions que M. Florent avait posées à M. Barkimel, celui-ci n’avait consenti à répondre que par ces mots :

 

– Levez-vous !

 

– Mais enfin, me direz-vous ?

 

– Levez-vous !

 

– Courons-nous quelque danger personnel ?

 

– Nous avons un grand devoir à accomplir.

 

– Alors, me voilà, obtempéra M. Florent, tout en tremblant d’inquiétude.

 

Et M. Barkimel avait entraîné M. Florent à Versailles. Il paraissait fort préoccupé et continuait de ne point répondre à toutes les questions de son ami.

 

Arrivés dans la ville, ils ne furent pas peu étonnés d’assister à un spectacle dont, cependant, M. Barkimel prétendait avoir été averti.

 

– Vous êtes donc dans le secret des dieux ? avait demandé M. Florent stupéfait.

 

– Je savais que l’on allait tenter de renverser la République, aujourd’hui, à Versailles, parfaitement ! se rengorgea M. Barkimel.

 

– Vous saviez tout cela et vous nous amenez dans cette dangereuse cohue ? Pourquoi faire ?

 

– Nous devons nous opposer à ce qu’on renverse la République, monsieur Florent !

 

– Mais je vous ai toujours entendu dire qu’une bonne poigne !

 

– Moi ? vous avez rêvé ! Et si j’ai pu dire, en effet, qu’une bonne poigne est quelquefois nécessaire, j’ai toujours pensé qu’elle devait être au bout du bras d’un ferme républicain et non pas d’un soldat de fortune, monsieur Florent…

 

– Vraiment ! vous me stupéfiez ! et comment nous opposerons-nous à ce qu’on renverse la République ?

 

– En surveillant M. Hilaire, tout simplement ! Comprenez-vous, maintenant ?

 

– Mais, de moins en moins ! M. Hilaire a toujours été un des fervents de la Révolution.

 

– Monsieur Florent, taisez-vous, voici justement M. Hilaire. Je vous dirai ce qu’il faut en penser tout à l’heure…

 

– Écoutez, reprit Barkimel au bout d’un instant, voici ce qui m’est arrivé ce matin. Il pouvait être cinq heures. On frappe à ma porte à coups redoublés. Je me lève croyant qu’il y avait le feu, j’ouvre et je me trouve devant un monsieur très convenablement mis, habillé tout de noir, qui tenait humblement son chapeau melon à la main et me dit :

 

« – M. Barkimel, s’il vous plaît, puis-je vous dire un petit mot ?

 

« Je lui réponds qu’on ne réveille pas les gens à une heure pareille ! Il me dit que c’est pour mon bien et qu’il a quelque chose de très grave à me confier de la part d’un grand personnage qui désire, pour le moment, conserver l’anonymat. Je le fais entrer, je lui demande la permission de me remettre dans mon lit ; il s’assied près de moi et, tout à coup, il me dit, me passant sa main sur la mienne :

 

« – Monsieur Barkimel, voulez-vous être décoré ?

 

En entendant ce passage inattendu du récit de M. Barkimel, M. Florent devient cramoisi, puis violet. On dirait qu’il va étouffer ; en vérité il suffoque !

 

Enfin M. Florent peut placer un mot :

 

– C’était un fumiste ! fait-il.

 

C’est au tour de M. Barkimel de rougir.

 

– Pourquoi un fumiste ? balbutia-t-il. Cet homme parlait très sérieusement et il me l’a prouvé ensuite… Pourquoi un fumiste ?

 

– Pour rien, toussa M. Florent ; continuez !

 

– Alors, je dis à cet homme, continue M. Barkimel, que mon plus grand bonheur serait d’être officier d’académie !

 

– Évidemment ! acquiesça M. Florent en pâlissant.

 

« – Pour cela, que faut-il faire ? demandai-je à mon visiteur.

 

« – Être un bon républicain, répondit-il, et un fidèle ami !

 

« – Un fidèle ami de qui ?

 

« – Mais, par exemple, de M. Hilaire !

 

« – Ah ! bien, ce ne sera pas difficile, m’écriai-je : j’ai toujours aimé la République et je ne quitte pas M. Hilaire.

 

« – Eh bien ! quittez-le de moins en moins, conseilla le visiteur… Avec vous, je n’irai pas par quatre chemins, ajouta cet homme, car vous êtes d’une intelligence au-dessus de la moyenne… Sachez donc que les bons républicains de l’Arsenal sont bien étonnés de certains faits et gestes de M. Hilaire. Ils le trouvent tiède par moments et très bizarre dans d’autres… Ils ont besoin d’être sûrs du secrétaire d’un comité aussi influent… Or, ils n’ignorent pas que M. Hilaire est toujours fournisseur de la maison des Touchais, rendez-vous du Subdamoun et de tous ses aristocrates… Enfin hier, il aurait dû venir au club, où on l’attendait et où les plus graves résolutions ont été prises contre les menées dictatoriales de Jacques Ier ! Nous ne l’avons pas vu ! Pourquoi ? Et voici le fait le plus mystérieux de tous ! L’un des premiers personnages du club de l’Arsenal a disparu ! n’est pas rentré de la nuit chez lui… et l’on a tout lieu de croire quelque méchant attentat ! Je vous parle du citoyen Tholosée que vous connaissez peut-être !

 

« – Oui, fis-je, je connais le citoyen Tholosée, c’est un brave républicain… Je l’ai vu souvent chez M. Hilaire, j’avais plaisir à lui serrer la main !

 

– Quelle blague ! s’écria M. Florent, vous m’avez dit cent fois que cet énergumène vous faisait peur !

 

– C’est justement parce qu’il me faisait peur, répliqua M. Barkimel, que je lui serrais la main avec plaisir… Il vaut mieux être bien que d’être mal avec les gens qui vous font peur.

 

– Après, fit M. Florent, d’un ton très sec.

 

– Eh bien ! après… il a donc été entendu que je surveillerais M. Hilaire « pour son bien » !

 

– C’est du propre ! s’écria M. Florent. Vous voilà mouchard, maintenant ?

 

– Eh ! monsieur Florent ! calmez-vous ! Je vous dis pour son bien ! Pour qu’il ne lui arrive pas malheur ! Pour le faire avertir à temps s’il en est besoin… Et par-dessus le marché, on me donne les palmes académiques !

 

M. Florent n’y tint plus.

 

Il s’arrêta brusquement, croisa les bras sur la poitrine et dit :

 

– Qu’en ferez-vous ? Vous ! Un ancien marchand de parapluies !

 

– Je les mettrai à ma boutonnière… répondit M. Barkimel, et ne vous montrez point si fâché, je vous prie… J’ai encore des choses à vous dire… Ce monsieur ne s’en est pas allé tout de suite… Il m’a dit : « Vous avez un ami également fort intelligent et qui est fort intime avec M. Hilaire. »

 

– Ah ! il vous a dit cela, fit M. Florent, déjà charmé.

 

– Et il m’a dit que cet ami s’appelait M. Florent et que s’il voulait, lui aussi, servir la République… il y aurait aussi une décoration pour mon ami Florent !…

 

– Oh ! s’exclama Florent dont les yeux se brouillèrent et qui serra la main de son ami.

 

– Cela vous fait plaisir, hein ?

 

– Monsieur Barkimel, cela fait toujours plaisir à un honnête homme d’être décoré… et, comprenez-moi, quand cet homme a mérité, comme moi la décoration…

 

– Monsieur Florent, vous serez décoré ! Il me l’a dit… Vous aurez le mérite agricole !

 

M. Florent, cette fois, chancela et devint livide :

 

– M. Barkimel, fit-il la gorge sèche, gardez-le ! je ne mange pas de ce poireau-là ! Non ! non ! Bon pour vous, monsieur Barkimel, de vendre un ami pour une décoration ! mais M. Florent reste M. Florent ! Adieu !

 

– Florent !

 

– Adieu ! je vous dis ! Je ne vous connais plus ! Vous êtes un misérable ! et d’ailleurs votre République est fichue !

 

– La République fichue ! ce n’est tout de même pas vous qui la jetterez par terre !

 

– Elle est dans le sciau ! Vous m’avez toujours fait rire avec votre révolution !

 

Et comme M. Florent était, dans le moment, entouré par une foule sympathique, il se tourna vers elle et, lui montrant M. Barkimel, qui avait cessé d’être son ami :

 

– En voilà encore un, fit-il, qui croit aux clubs et aux révolutionnaires ! Aussitôt, M. Barkimel fut entrepris par un groupe hostile qui ne le lâcha que lorsqu’il eût crié : « Vive le commandant Jacques ! »

 

Et Florent s’éloigna en ricanant diaboliquement. M. Barkimel s’en retourna pour surveiller M. Hilaire, la mort dans l’âme. « Ça, se disait-il, je ne le lui pardonnerai jamais ! »

 

M. Hilaire et ses singuliers compagnons n’avaient point quitté la cour de l’hôtel. Et la porte, qui s’était refermée sur Lavobourg, ne s’était point rouverte. Nous avons dit qu’aussitôt que Lavobourg avait pénétré dans l’appartement, une sourde exclamation s’était fait entendre.

 

– Tu ne m’attendais pas ? dit Lavobourg…

 

– Non ! dit Sonia. Que viens-tu faire ici ? Trahir encore ?

 

C’était, en effet, Sonia Liskinne qui occupait, dans cet instant critique, le pavillon de la Pompadour.

 

Elle avait fait retenir l’appartement la nuit même, sachant les facilités qu’il comportait pour les communications directes avec le château.

 

Mais, certes, elle n’attendait pas Lavobourg !

 

Le prisonnier avait donc pu se défaire de ses liens ? Ou les gens de Cravely l’avaient délivré, car on avait dû déjà perquisitionner dans son hôtel ? Elle trembla pour Jacques et son entreprise…

 

– Qui donc a trahi la première ? demanda Lavobourg d’une voix sourde ! C’est bien à vous à parler, qui avez failli me faire assassiner ! Ah ! je savais bien que je vous trouverais ici… dans cet appartement… Il est si commode pour les amoureux de Versailles ! Vous vous rappelez ? ajouta-t-il avec un ricanement qui s’acheva presque dans les larmes ! Ah ! Sonia ! vous n’avez plus aucune pudeur !

 

– Quoi qu’il arrive, dit-elle… je vous demande pardon.

 

– Vous n’avez pas à être pardonnée, fit-il, je me suis bien vengé !

 

– Qu’avez-vous fait encore ? s’écria-t-elle, terriblement anxieuse.

 

– Je ne sais pas si Jacques réussira… C’est bien possible, mais au moins j’aurai eu cette consolation d’avoir tout fait pour qu’il échoue !

 

Elle le dressa devant elle, le secoua. Ses yeux étaient durs, sa bouche frémissante, ses mains le déchiraient !

 

– Quoi ? quoi ?

 

– Je suis allé prévenir Flottard, le gouverneur militaire de Paris, et je crois bien être arrivé à temps pour qu’il fasse de la bonne besogne ! Avant de venir ici, j’ai eu aussi le plaisir d’apprendre que, grâce à moi, on avait pu mettre la main sur le général Mabel qui s’apprêtait à quitter la place de l’Étoile pour rentrer à Versailles se mettre à la tête de ses troupes. Mabel a été arrêté, jeté à la Conciergerie comme un malfaiteur !

 

Elle ne l’écoutait plus. Ceci était un coup terrible. Elle ne songeait qu’au moyen d’avertir Jacques qui, certainement, ne devait rien savoir.

 

À ce moment la porte de l’appartement sauta comme si elle avait été arrachée de ses gonds et une horde se précipita.

 

C’était la bande de Pagès qui cherchait de tous côtés une issue pour pénétrer dans le château et à qui l’on avait indiqué ce chemin-là !

 

Pagès salua, demanda pardon, mais tout à coup ceux qui l’entouraient et lui-même reconnurent Lavobourg et Sonia Liskinne.

 

Cela ne pouvait faire de doute dans l’esprit des envahisseurs qu’ils étaient cachés là pour conspirer contre l’État ! De rumeur publique, ils étaient les principaux artisans du coup d’État.

 

Tous s’écrièrent : « Voilà nos otages ! Voilà nos prisonniers ! Ce sont les espions du Subdamoun ! »

 

Mais, d’autre part, la bande était pressée de courir à l’Assemblée.

 

Heureusement se présentèrent de braves citoyens du club de l’Arsenal qui se proposèrent et qui furent acceptés sur présentation de leurs cartes civiques. Sonia et Lavobourg furent entourés par ces gars sinistres qui parlaient un argot redoutable.

 

Ils paraissaient obéir à un petit vieux dans lequel Sonia reconnut soudain son marchand de cacahuètes de la nuit.

 

Celui-ci, à la dérobée, lui fit un signe de bonne entente et elle respira.

 

Mais un de leurs geôliers d’occasion était revenu de la cour avec la nouvelle que le commandant Jacques venait d’être assassiné, elle poussa un cri déchirant cependant que le vieillard bondissait dans le parc avec des jambes de vingt ans !

 

XIX

FAITES VOS JEUX ! RIEN NE VA PLUS !


Revenons à Pagès qui, suivi de quelques amis, les plus farouches du parti, avait trouvé le moyen de pénétrer dans la salle du Congrès par une porte de service.

 

Tous répétèrent derrière lui : « Hors la loi ! Hors la loi ! » et ceux de leur parti qui étaient déjà aux prises avec les congressistes et que dirigeait l’impétueux Coudry clamèrent aussi en montrant le poing au commandant Jacques : « Hors la loi ! Hors la loi ! »

 

Jusqu’alors la grande majorité des représentants avait réussi à repousser hors de l’hémicycle les fanatiques de l’extrême-gauche et à défendre le vote qui se continuait en toute hâte, car la prétention des nouveaux arrivants était ni plus ni moins de l’empêcher, de le rendre impossible.

 

Au milieu de cette houle, Jacques essaie de détourner sur sa tête leur fureur.

 

Pendant ce temps, on vote.

 

Il crie. Il harangue. Il excite ses adversaires d’une voix de tonnerre qu’on ne lui soupçonnait pas et qui arrive à balancer les effets de Pagès.

 

– Vous êtes sur un volcan ! Hâtez-vous de l’éteindre, crie-t-il aux représentants. Sauvons la liberté. Sauvons l’égalité !

 

– Hors la loi ! Hors la loi ! À mort le dictateur !

 

– Les partisans de l’échafaud, hurle Jacques, s’entourent de leurs complices et se préparent à exécuter leurs affreux desseins ! Hâtez-vous ! Moi, je ne veux que sauver la République !

 

– Hors la loi !

 

– Je crois avoir donné assez de gages de mon dévouement à la patrie ! Vive la nation !

 

Dans un élan irrésistible, Coudry et les siens arrivent sur Jacques et ses partisans. C’est une mêlée !

 

– La liberté est violée ! crie Jacques au président. Déclarez le voté clos et proclamez le résultat ! Le pays n’a plus rien à faire avec cette bande de forcenés !

 

Mais sa voix n’est plus entendue et déjà d’autres députés, du parti adverse arrivent de Paris et pénètrent dans l’enceinte venant renforcer Pagès, Coudry et Mulot.

 

Le tumulte grandit. Des cris effroyables :

 

– À bas le dictateur ! À bas le tyran ! Hors la loi !

 

S’il n’avait pas près de lui deux solides huissiers qui envoient rouler à coups de poing ceux qui l’approchent de trop près, Jacques serait mis en pièces.

 

Il est aux prises avec les plus violents communistes qui ont franchi les banquettes.

 

Sa poitrine s’oppresse, sa vue se trouble. Mais on entend un bruit d’armes dans le couloir, c’est un peloton de la coloniale qui vient chercher son commandant en péril.

 

La bagarre devient effroyable, le tumulte inouï. Le vote est suspendu. Le président veut parler mais ne parvient pas à se faire entendre. Il n’y a que des soldats qui puissent mettre un peu d’ordre dans cet affreux gâchis. Ils finissent par arracher Jacques à l’étreinte des forcenés, lui font un rempart de leur corps. Il est entraîné au dehors.

 

On le voit arriver dans la cour soutenu par deux coloniaux, affreusement pâle, les traits bouleversés, la tête penchée sur l’épaule, presque évanoui.

 

À l’intérieur, les révolutionnaires, qui répètent leur cri de bataille, leurs « hors la loi » homicides se sont retournés du côté de l’estrade présidentielle, en escaladent déjà les marches ; des urnes sont renversées, brisées… des poings tendus contre le président qui n’a plus d’espoir que dans l’intervention de la force armée et qui l’attend ! Il a déclaré le vote clos.

 

Que les soldats arrivent ! Ils peuvent encore tout sauver !

 

Dans la cour, sur la place d’Armes, sur le pavé extérieur, sur la terrasse, on crie : « Aux armes ! aux armes ! » Le bruit s’est répandu d’un attentat contre l’idole du jour et mille clameurs supplient l’armée de sauver la nation.

 

Mais cette force à qui va-t-elle obéir ? À son chef : au général Mabel ?

 

Mais Mabel n’est pas là et le bruit court qu’il est emprisonné. Obéira-t-elle au président de l’Assemblée ? Mais on dit que les ministres, que les chefs du gouvernement accourent et que le président va être décrété d’accusation pour avoir violé la Constitution[1].

 

À Jacques ? Sa renommée, sa popularité suffiront-elles à entraîner ces troupes qui n’ont jamais eu de contact direct avec lui !

 

Jacques ne peut véritablement disposer que de son bataillon !

 

Après un instant de faiblesse, il a reconquis toute sa force, toute son énergie. On se presse autour de lui. Il demande un cheval. Un capitaine lui cède le sien.

 

Il revient alors vers ses coloniaux qui le reçoivent avec une tempête d’acclamations.

 

Alors il réclame le silence et dénonce les révolutionnaires avec des paroles furibondes :

 

– Ce sont des misérables ! Des traîtres à la patrie ! J’allais leur indiquer les moyens de sauver la République et ils ont voulu m’assassiner !

 

Il est d’aspect sinistre :

 

– Soldats, puis-je compter sur vous ? s’écrie Jacques.

 

Cette fois, il y eut une tempête d’acclamations mais seuls les coloniaux criaient… Les autres troupes restaient de pierre.

 

À ce moment, tout un groupe de représentants sortent en hurlant de la séance, portant le président qui est à moitié assommé.

 

Il semble bien alors que les révolutionnaires, par leurs excès incroyables et aussi par leur courage, car ils sont encore le petit nombre, sont tout à fait devenus les maîtres du terrain parlementaire. Cependant le président trouvera la force de crier aux soldats immobiles : « Sauvez la République ! Expulsez ces factieux ! Le vote est acquis ! Le duumvirat est proclamé ! »

 

– Vous l’avez entendu ! s’écrie Jacques. Je confie à mes soldats le soin de délivrer la majorité des représentants de la nation ! En avant, mes enfants !

 

Aussitôt il se met à la tête de la petite colonne qui entre dans le château ; les tambours éclatent puissamment et pénètrent dans la galerie des bustes et font entendre des roulements ininterrompus pendant que les coloniaux s’avancent dans la salle du Congrès et en chassent tous ceux qui s’y accrochent encore et qui parlent, tels Pagès et Coudry, de mourir sur place !

 

C’est une besogne terrible, la vue des baïonnettes a jeté les révolutionnaires dans le plus sombre enthousiasme.

 

Ils croient cette fois que tout est perdu. Ils se fixent sur leurs sièges, les soldats sont obligés de les prendre à bras-le-corps comme on fait d’enfants indociles et les déposent dehors.

 

Et dehors retentissent avec une violence inouïe des cris, des acclamations de : « Vive la République ! Vive Hérisson ! Vive Flottard ! » pendant que l’on entend la voix de Pagès hurler : « À l’Orangerie ! À l’Orangerie ! Elle peut tenir au complet l’Assemblée nationale ! À l’Orangerie ! et créons un comité de Salut public ! »

 

Jacques se précipite dans la cour pour voir ce qui se passe. Il se passe que la partie qu’il croyait gagnée est à nouveau perdue. Il attendait Mabel et c’est Flottard, son ministre de la Guerre qui est arrivé et le président du Conseil, tout cela qui représente encore le gouvernement établi, alors qu’il ne représente encore qu’une aventure ratée à cause d’un retard ! D’un retard de cinq minutes !

 

Ah ! s’il avait rejoint Mabel à l’heure dite, place de l’Étoile !

 

Des larmes de désespoir lui viennent aux yeux… Que peut son bataillon contre les troupes amenées par Flottard, contre les deux escadrons de gendarmerie qui se meuvent au fond de la cour devant la ligne qui n’a pas bougé, qui ne bougera pas, qui ne bougera jamais tant qu’un général, et un général qui en aura le droit, ne lèvera pas son sabre !

 

Hérisson a déjà donné l’ordre de fermer toutes les grilles, toutes les issues.

 

Il veut que personne n’échappe. Il saura venger la liberté outragée.

 

Et sa première victime est désignée.

 

Il s’agit d’arrêter le commandant Jacques ! Pas facile à remplir cette besogne avec ce bataillon de coloniaux qui est prêt à mourir pour son ancien chef !

 

C’est le ministre de la Guerre qui s’avance. Il s’adresse à Daniel. Il lui ordonne de lui livrer le commandant Jacques. Daniel répond :

 

– Jamais ! monsieur le ministre ! Je suis un soldat ! Je ne suis pas un policier !

 

Dans la cour, tous les yeux sont fixés sur cette scène tragique : le commandant Jacques, qui voit que tout est perdu, qui a croisé les bras sur sa poitrine et qui attend le dernier coup du destin, impassible et triste. Autour de lui, ses compagnons d’armes qui se pressent, qui lui jurent qu’ils ne l’abandonneront pas ! qu’ils le suivront au bout du monde !

 

– Daniel, dit Jacques d’une voix calme, le bout du monde pour moi maintenant, c’est le poteau ! Nous avons fait tous deux notre devoir et vous vous êtes assez compromis, mon pauvre ami ! Votre sort, je le crains, ne sera guère meilleur que le mien ! Livrez-moi, Daniel !

 

– Jamais ! Écoutez les murmures de mes soldats !

 

– La partie est perdue ! je vous en conjure, laissez-moi passer ! Que le sang ne soit pas inutilement versé à cause de moi ! Et vous ne pensez pas que je laisserais des soldats français se battre contre une troupe française ! Adieu, mes amis !

 

Alors Daniel prit son épée et la brisa sur son genou. Et il alla la jeter aux pieds du ministre de la Guerre et de M. Flottard, gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris.

 

– Voici mon épée, dit-il, et voici votre prisonnier !

 

– Jacques s’avança. Deux gendarmes lui mirent les menottes. Pendant ce temps, Pagès, Coudry et toute la majorité extrémiste, réunis à l’Orangerie, nommaient les membres d’un comité de Salut public, et votaient le rétablissement de la peine de mort en matière politique.

 

XX

LA NOUVELLE TERREUR


Quand la première « charrette » apparut sur le quai, sortant du guichet de la Conciergerie, portant la grappe de ses condamnés à mort, mains liées derrière le dos, cheveux coupés sur le col nu, l’immense murmure populaire qui montait des bords du fleuve depuis la première heure du jour, s’apaisa d’un seul coup. Paris fit silence.

 

Il était deux heures de l’après-midi. Le soleil était écrasant. Ah ! la peine de mort ne se cachait plus ! Elle frappait en pleine lumière et il fallait lui faire cortège jusqu’à la place de la Concorde redevenue la place de la Révolution.

 

Seulement, cette charrette était un camion automobile.

 

Plus de haridelle : quarante chevaux-vapeur… et c’était un chauffeur qui conduisait doucement, tout doucement ce nouveau camion de la mort.

 

Des gardes civiques étaient montés avec les condamnés sur la plateforme roulante et les entouraient baïonnette au canon. D’autres gardes, mais à cheval ceux-là, précédaient et suivaient.

 

Et le sang allait couler ; beaucoup de sang ! Coudry l’avait dit : « La République a besoin d’une saignée ou elle est fichue ! » et, malgré les efforts de Pagès, l’Assemblée nationale, réunie à Versailles, dans l’Orangerie, avait dès sa première séance qui avait suivi immédiatement l’arrestation du commandant Jacques et de ses principaux complices, proclamé la République en danger et rétabli la peine de mort contre tous les ennemis de l’État ! Et la guillotine en permanence au cœur de Paris.

 

C’est en vain que le grand orateur de l’extrême-gauche s’était élevé contre une loi de sang qui allait devenir la loi des suspects ; c’est en vain qu’il s’était écrié qu’il ne fallait point « en ce beau jour, tacher la robe de la victoire républicaine », Mulot lui avait répliqué que cette robe était rouge et que le sang ne s’y verrait pas !

 

Tout ce qu’on avait bien voulu lui accorder, c’est que les exécutions n’auraient pas lieu en masse, sous la volée des mitrailleuses, et qu’on leur laisserait certaines formes légales !

 

Pagès, qui venait de faire voter l’institution d’un comité de Salut public dont il avait été nommé président, avait dû se taire, sous peine d’une chute immédiate.

 

Depuis quinze jours, travaillant jour et nuit, les débris de l’Assemblée nationale, constituée en une sorte de Convention, rendaient décrets sur décrets, qui dépassaient les pires souvenirs que nous pouvons avoir de la Commune et même de notre première révolution. On n’avait pas à s’occuper du président de la République, qui avait été comme oublié et qui, dès le premier jour, avait donné sa démission. Paris avait été divisé en soixante sections, livrées administrativement aux pleins pouvoirs des clubs qui avaient élu, dans chacune de leur section, douze commissaires tenus quotidiennement de rendre compte de leur mandat à leurs électeurs.

 

Ces commissaires avaient pour principale mission de signaler les suspects au « comité de surveillance » élu par l’Assemblée de Versailles et siégeant à Paris.

 

Ces suspects étaient envoyés, sur mandats délivrés par ce comité de surveillance, au tribunal révolutionnaire.

 

Les membres du tribunal révolutionnaire, siégeant au Palais de justice, dans la grand-chambre de la cour suprême, étaient choisis par le comité de Salut public sur une liste remise par les sections, chaque section présentant un membre.

 

Les jugements du tribunal révolutionnaire étaient sans appel et exécutoires dans les vingt-quatre heures.

 

Ah ! les sections avaient beau jeu !

 

Elles étaient les maîtresses de Paris depuis surtout que Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris, leur avaient fait distribuer des armes avec mission d’exercer le plus grand nombre possible de gardes civiques du loyalisme desquels elles pouvaient répondre.

 

Et pendant que l’on éloignait des grandes villes, autant que faire se pouvait, l’armée régulière et qu’on la massait sur les frontières, après une grandiloquente proclamation de paix au monde, les commissaires départementaux, expédiés dans toutes les régions par le comité de Salut public, organisaient ou tâchaient d’organiser le système des sections et des gardes civiques en province.

 

Certaines grandes villes, dominées tout de suite par les partis extrêmes, avaient suivi Paris ; mais il y avait une forte résistance dans d’autres villes qui venaient de déclarer qu’elles sauveraient la France de la révolution !

 

De ces « centres de réaction », les commissaires du comité de Salut public se plaignaient de ne pouvoir arriver à quelque chose qu’en faisant appel aux pires éléments de la population. « On ne croit pas à votre pouvoir, écrivaient-ils à Paris, on juge votre révolution éphémère ; il faudrait un coup de tonnerre pour illuminer les populations. »

 

Le coup de tonnerre arriva.

 

Ce fut la première charrette. Et, pour arriver place de la Révolution, on lui fait faire le tour des Boulevards.

 

Au coin du boulevard Haussmann prolongé, dans un salon du café Werther, où quelques puissants du jour se sont réunis pour assister, derrière un rideau soulevé, au passage de la chose et à l’effet produit, il y a une grande discussion et une certaine inquiétude.

 

Coudry fulmine contre le comité de Salut public et surtout contre Pagès qu’il accuse de modérantisme. C’est de la faute de ce dernier si l’on n’a point chauffé Paris à blanc, si l’on n’a point organisé des manifestations nécessaires dans un pareil moment.

 

La colère du jeune révolutionnaire ne fit que grandir quand Cravely, qui venait rendre compte de la situation à Mulot devenu délégué à l’Intérieur, en remplacement de Hérisson (il n’y avait plus de ministres) s’étendit avec béatitude sur le calme de la population. Ils furent écrasés tous les deux.

 

– Alors, vous êtes satisfaits ! Certes, oui ! elle est calme la population !

 

Elle a disparu ! elle se cache derrière les fenêtres ! Alors, vous croyez que c’est pour ça que nous travaillons aux comités de surveillance, dites ! pour que vous organisiez une procession autour de laquelle ceux qui suivent ont l’air de pleurer sur les victimes du tribunal révolutionnaire ! N. de D. ! il fallait faire galoper le peuple derrière la charrette ! Il fallait déchaîner vos hurleurs ! Mais je ne vois que des soldats, des gardes ! Les boulevards devraient crever de populo !

 

Il rageait ! Il écumait ! Habitué à ses « sorties », Mulot haussait les épaules, caressait sa moustache et sirotait son petit verre.

 

Sur ces entrefaites, Pagès entra. Il était très pâle.

 

– Ah ! voilà le bourgeois ! le salua Coudry.

 

– Le bourgeois, c’est vous, fit Pagès, d’une voix grave, en s’asseyant et en essuyant de son mouchoir à carreaux la sueur froide qui perlait à son front blême… c’est vous qui faites une révolution bourgeoise et qui refaites toutes les fautes de la bourgeoisie !

 

– Si elle ne vous plaît pas, notre révolution, sortez-en ! lui cria Coudry.

 

– Vous m’épouvantez, Coudry ! vous et vos amis, vous nous poussez dans une voie où nul ne sait quand il s’arrêtera !

 

– C’est le propre des révolutions, mon cher, répliqua Coudry. Encore une fois, vous voulez mettre trop d’ordre dans la révolution ! C’est ce qui vous perdra ! Est-ce que le Subdamoun n’aurait pas dû payer le premier ? Est-ce qu’on ne lui devait pas une première charrette d’honneur ? Qu’attend-on ? Voilà ce que le peuple de Paris ne comprend pas ! Vous lui donnez des complices ! et vous semblez vouloir épargner l’auteur principal !

 

– Certes, accorda Pagès, je vous abandonne le Subdamoun et même ses principaux aides, les Lavobourg et autres traîtres à la République, et ce n’est pas moi qui ai retardé d’une minute l’heure de leur châtiment.

 

– C’est moi, déclara Mulot, et vous savez bien pourquoi ! Nous avons tout intérêt à ne les livrer au bourreau que lorsque nous n’ignorerons plus rien du complot. Ils peuvent encore nous être utiles pour certaines confrontations ! Du reste, tout va être bientôt fini ; du moins, je l’espère, n’est-ce pas Cravely ?

 

Le chef de la Sûreté politique, qui avait été faire un tour sur le boulevard et qui venait de rentrer dans le cabinet de ces messieurs, répliqua :

 

– Celui qui nous manque, et qui nous manque bien, c’est le baron d’Askof. Le baron d’Askof avait tout organisé chez la belle Sonia. Or, je suis à peu près sûr que nous allons mettre la main sur le baron, aujourd’hui même ou demain au plus tard. Nous allons connaître aussi la retraite de la famille du Touchais et quarante-huit heures ne se passeront pas avant que la marquise et sa fille adoptive, la fiancée du Subdamoun, n’aient rejoint le commandant à la Conciergerie !

 

Coudry demanda :

 

– Qu’est-ce qu’elle dit à la Conciergerie, la belle Sonia ?

 

– Paraît qu’elle s’amuse ; oui, elle fait salon ; elle joue aux petits jeux de société.

 

– Sale cabotine ! fit Coudry, avec une moue de dégoût.

 

– On dit qu’elle a été aussi la maîtresse d’Askof ! À propos d’Askof, je vais vous donner un conseil, Cravely : tâchez de nous le livrer pieds et poings liés avant vingt-quatre heures ou je ne réponds plus de vous !

 

– Ah ! fit Cravely, en pâlissant… Je crois être à peu près sûr…

 

– Oui, ce que je vous en dis, c’est pour votre bien ! Je vous avertis que le conseil de surveillance et le comité de sûreté générale ont décidé de demander au comité de Salut public votre renvoi et même une enquête sur votre magistrature, si vous n’avez pas arrêté Askof, demain soir au plus tard. Nous sommes persuadés, au comité, que c’est lui la clef de toute l’affaire. C’est lui qui a été le truchement nécessaire entre Subdamoun et tous les autres ! Ne pas nous le livrer, c’est se faire son complice !

 

– Voilà huit jours que je le lui dis ! appuya Mulot. Cravely a eu beau, dans la journée de Versailles, nous livrer une centaine de partisans de Subdamoun, et non des moindres, et faire du zèle, et il a beau être mon homme, comme il a été celui de Carlier, le comité de Salut public l’aurait déjà dégommé s’il ne nous avait promis Askof et la marquise du Touchais.

 

– Vous les aurez ! Vous les aurez ! affirma Cravely, je vous jure, messieurs, que je fais tout ce que je peux. J’attends ici même un agent qui doit me dire quand et comment nous allons arrêter le baron qui n’a pas quitté Paris.

 

À ce moment, trois coups de sifflet des plus aigus se firent entendre sur le boulevard. Cravely alla rejoindre Coudry à la fenêtre.

 

– Je crois bien que le voilà, mon agent, fit le chef de la Sûreté politique, de plus en plus ému, car cette idée de la perte de sa place et de cette enquête sur sa magistrature l’avait complètement bouleversé. Il avait rapidement écarté le rideau et fait un signe. Aussitôt un ignoble gamin jeta sa casquette en l’air en regardant du côté de la fenêtre ; puis après trois autres coups de sifflet il disparut :

 

– C’est ce voyou, votre agent ? demanda Coudry.

 

– Non ! ce voyou est l’éclaireur de mon agent. C’est un gamin nommé Mazeppa, une affreuse petite crapule qui nous rend de grands services. Il vient de me faire comprendre que j’ai un très grand intérêt à ne pas quitter ce café et que mon agent va venir m’y retrouver incessamment.

 

Puis, baissant la voix, il ajouta :

 

– Monsieur Coudry, moi je ne demande qu’à vous faire plaisir et à vous être utile, à vous et à la nation. J’ai un service d’ordre terrible. Toutes les sections sont sous les armes comme vous pourrez le voir, formant la haie sur tout le parcours. C’est le peuple lui-même qui fait le service d’ordre ; il est en quelque sorte militarisé, il ne peut donc pas manifester. Mais si vous voulez que je fasse donner mes « hurleurs », je les tiens, tout prêts, place de la Révolution.

 

– Vos hurleurs ! on les connaît ! Il n’y a pas de raison pour qu’ils interviennent, répliqua Coudry en tambourinant la vitre de ses doigts noueux, tant que la rue restera aussi calme, ou l’on nous accusera encore de provocation ».

 

– Eh ! j’ai bien une contre-manifestation qui attend les événements, à trois cents mètres d’ici. Je vais lui envoyer l’ordre de crier sur le passage de la charrette.

 

– Voilà mon homme ! s’écria-t-il tout à coup et il quitta rapidement le cabinet.

 

Coudry essayait de distinguer dans la foule qui encombrait les trottoirs, derrière la double haie des gardes civiques, celui que le chef de la Sûreté avait appelé « mon homme ! » Mais il ne vit rien de particulier qui pût le renseigner à cet égard.

 

XXI

OÙ NOUS REPRENONS CONTACT AVEC D’ANCIENNES CONNAISSANCES


Dans le couloir, Cravely fut arrêté par l’un de ses agents qui venait lui faire un rapport. Il prit encore le temps de lui donner des ordres à porter au chef des contre-manifestants : « Dites bien qu’il fasse crier : À mort les assassins ! Vive le Subdamoun ! » et qu’il y ait bagarre jusqu’à la place où vous ferez donner les « hurleurs ».

 

– Qu’est-ce qu’ils crieront ceux-là ? demanda l’agent.

 

– « Vive le comité de l’Hôtel de Ville ! »

 

– Compris ! fit l’homme qui savait que son chef venait de quitter Coudry, lequel commençait à tourner sa politique du côté de la Commune !

 

Cravely, alors descendit ; mais il chercha en vain le personnage qui l’intéressait tant…

 

Il s’adressa à un gérant qui n’était ni plus ni moins que l’ancien valet de chambre de Lavobourg. L’ex-larbin avait été rejeté dans la limonade par le malheur des temps. Mais l’homme ne put lui donner aucun renseignement utile.

 

– Je remonte au premier, lui dit Cravely. Quand vous apercevrez Papa Cacahuètes, vous lui direz où je suis.

 

– Entendu, chef !

 

Cravely ne se gênait pas avec ce gérant qui était « de la boîte » et qui avait échappé au sort de son maître, en donnant sur celui-ci tous les détails que le comité de surveillance et la Sûreté lui avaient demandés et même ceux qu’on ne lui demandait pas.

 

Quand Cravely fut remonté, le gérant laissa tomber sa serviette et, en la ramassant, dit à un client d’aspect étrange, dont la coupe de cheveux, la barbe, la casquette et toute la mise rappelaient d’assez près le type étudiant révolutionnaire russe et qui paraissait assoupi sur une table où traînaient les restes d’un frugal déjeuner :

 

– Salade !

 

– Hein ! fit le client en tressaillant et en soulevant ses paupières appesanties derrière de grosses besicles de myope.

 

– Salade, répéta le gérant, « Papa » va venir ! Il a rendez-vous avec le dab de la Surtaille !

 

Le client fit un mouvement comme pour s’enfuir.

 

– Restez donc ! lui dit le gérant, en débarrassant le couvert, je vous assure que monsieur n’est pas rembroquable (reconnaissable) !

 

– Oh ! est-ce qu’on sait jamais avec lui ? murmura l’autre. Enfin, on verra bien ! c’est un coup à tenter ! Ah ! si seulement la blanchisseuse pouvait venir ! Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle a plus d’une demi-heure de retard !

 

– Les rues sont difficiles en ce moment ! Tenez ! la voilà !

 

En effet, au fond du café, une porte qui donnait sur une rue de derrière venait de s’ouvrir, et une petite ouvrière blanchisseuse, coiffée d’un bonnet sur une tignasse noire admirable, portant au bras un énorme panier, faisait son entrée et traversait rapidement l’extrémité de la salle, pour descendre un escalier qui se perdait dans le sous-sol.

 

Le gérant s’était éloigné un instant ; il revint bientôt en disant à son client :

 

« On demande monsieur au téléphone. »

 

Le client se leva et descendit à son tour au sous-sol. Mais, sur le chemin qui conduisait aux cabines téléphoniques, une porte s’entrouvrit, l’homme la poussa et la referma. Il se trouvait dans une petite pièce qui servait de débarras pour le linge et où se réglaient à l’ordinaire les comptes des blanchisseuses. Il embrassa celle qu’il avait devant lui :

 

– J’ai cru que tu ne viendrais jamais, Véra !

 

– Sais-tu que tu es admirablement maquillé, dit la baronne. Si tu ne m’avais pas parlé je ne t’aurais jamais reconnu !

 

– Tant mieux, fit Askof, Papa n’est pas loin !

 

– Non ! s’exclama-t-elle, déjà agitée.

 

Mais son mari la calma :

 

– Oh ! il ne m’a pas vu, il n’est pas encore arrivé ; il vient pour Cravely qui l’attend en cabinet particulier, et je pense bien, comme toi, qu’il ne me reconnaîtrait pas !

 

– Oui, mais il me reconnaîtrait, moi, dit la femme.

 

– Ça n’est pas sûr ! mais ne perdons pas de temps. Ta dernière lettre me faisait espérer…

 

– Justement, c’est peut-être ce soir que je vais lui porter son linge !

 

– Tu as donc enfin l’adresse de l’endroit où elle se cache ?

 

– Non, pas encore ! Mais il faudra bien que la patronne me la donne… La marquise doit en être à sa dernière chemise…

 

– Es-tu sûre qu’il s’agit bien de la marquise du Touchais ?

 

– Eh ! parbleu, oui ! « la patronne » connaît bien son linge, peut-être… il y a des années qu’elle la blanchit…

 

– Ah ! si nous connaissions sa retraite ; ce serait un fameux coup, tu sais ! Si nous avions la belle Cécily entre les mains et Mlle de la Morlière, nous pourrions exiger du coup tout ce que nous voudrions de Papa Cacahuètes.

 

– En attendant ? demanda Véra…

 

– En attendant, ça ne va pas trop mal. On se détache de lui ! J’en ai, en ce moment, dix dans la main, tu entends ! Dix fameux, qui en avaient la terreur, comme moi… eh bien, je leur ai parlé ! je leur ai fait comprendre que ça ne pouvait pas durer comme ça ! et qu’il fallait profiter du chambardement de tout pour nous débarrasser de cet ogre qui nous mange. Et, ma foi, ils l’ont « plaqué » eux aussi ! Avec nos onze peurs, nous allons peut-être bien faire une force avec laquelle Papa Cacahuètes devra bientôt compter ! d’autant plus qu’il est un peu affolé, tu sais le bonhomme, depuis son coup d’État à la manque ! Ça lui a fichu un coup !

 

« D’abord il s’était installé avec sa garde dans la cour de l’hôtel à Versailles. Il était arrivé à faire distribuer à ses “poteaux” des cartes de civisme qui venaient du club de l’Arsenal. Avec ces cartes-là, il faisait ce qu’il voulait. C’est ainsi qu’il s’était fait donner la garde de la belle Sonia et de Lavobourg, par Pagès lui-même.

 

« Son but était évidemment de faire évader la belle Sonia et de livrer Lavobourg qui avait trahi le Subdamoun trop tard pour que les révolutionnaires lui en montrassent beaucoup de reconnaissance !

 

« Or, il est arrivé que, préoccupé uniquement du sort du Subdamoun qui venait d’être arrêté, “papa” oublia de donner des ordres en conséquence à ses “poteaux”, et quand il revint retrouver ses “hurons”, comme il les appelle, ceux-ci avaient rendu à la fois la belle Sonia et Lavobourg à la bande de Pagès, qui était revenue les leur chercher…

 

« C’est ainsi que Sonia et Lavobourg ont été envoyés tout de suite à la Conciergerie, où le Subdamoun, lui, ne fut transféré que dans la nuit… Je te dis que “papa” ne sait plus où donner de la tête !

 

– Nous ne viendrons jamais à bout de ce monstre ! soupira Véra.

 

– Allons donc ! Que le cher petit Jacques éternue dans le son et il ne restera plus rien de Ch. B. !

 

Le baron d’Askof allait prononcer le nom, mais d’avoir seulement osé commencer à souffler la première syllabe de cela… il pâlit et s’arrêta.

 

À ce moment, la porte s’ouvrit tout doucement, tout doucement…

 

Et le faux étudiant russe et la fausse blanchisseuse reculèrent épouvantés.

 

Le père Cacahuètes, lui-même, venait d’entrer et refermait la porte aussi doucement qu’il l’avait ouverte.

 

– Pardon, excuse, la compagnie, fit-il d’une voix presque éteinte, mais monsieur et madame la baronne me pardonneront certainement mon indiscrétion quand ils sauront ce qui m’amène…

 

Jamais il n’était apparu aussi misérable, aussi pitoyable. Ses épaules s’étaient encore courbées et sa tête, lamentable, pendait sur sa poitrine comme si les vertèbres cervicales avaient perdu ta force de la soutenir, ballottait, était agitée de droite et de gauche d’un mouvement nerveux, incessant, qui forçait à détourner le regard tant le spectacle en était pénible.

 

Véra avait reculé jusqu’à la muraille. Elle ne bougea plus, hypnotisée par la mauvaise bête surgie au milieu de son chemin.

 

Quant à Askof, il eut un grondement, une révolte rapide de sa solide mâchoire, une injure entre les dents, au mauvais sort qui le faisait toujours le jouet du monstre.

 

Enfin, le petit vieux soupira :

 

– Monsieur le baron ! pardonnez-moi… Il faut que je prenne le temps de me remettre… J’ai tant couru… Figurez-vous que je craignais de vous manquer… vous et madame la baronne… et comme vous m’êtes tous deux infiniment sympathiques, je ne me le serais jamais pardonné…

 

– Trêve de plaisanterie, « papa », coupa court Askof d’une voix blanche… Comment avez-vous su que nous devions nous voir ici ? Déjà il soupçonnait l’ex-larbin de Lavobourg de l’avoir vendu.

 

– Eh ! gloussa le vieillard ! eh ! eh ! nous avons la même blanchisseuse… Eh ! eh ! eh ! une petite blanchisseuse de la rue aux Phoques, mes enfants… qui blanchit tous mes amis, tous les amis du père Cacahuètes… Maison bien tenue… n’est-ce pas, mon enfant ? fit-il à Véra.

 

Askof eut un râle d’admiration à l’adresse du bandit-roi.

 

Il pensait : « Même ça ! »… Il avait même ça ; leur blanchisseuse ! et quand, pour eux, il s’était agi de fuir après la fâcheuse histoire du coup d’État, quand ils avaient voulu échapper à la fois aux griffes du nouveau gouvernement et à celles de Chéri-Bibi, c’était la blanchisseuse de Mme la baronne, laquelle était la blanchisseuse de Chéri-Bibi (la blanchisseuse de Chéri-Bibi !) qui avait offert ses bons offices, qui avait fourni un déguisement à Véra et qui avait gardé Véra chez elle comme une petite ouvrière repasseuse… en attendant des temps meilleurs, et… et les ordres de Chéri-Bibi !

 

Pendant ce temps-là, lui, le baron, dans les faubourgs, se faisait passer pour un communiste russe avec quelques amis traîtres comme lui au marchand de cacahuètes… Ah ! bien ! encore une association secrète dont Chéri-Bibi avait bien dû rire… Askof aurait parié maintenant que le père Zim, le patron du bouchon artistique plein de vieux tableaux et de bric-à-brac qui les accueillait, les nourrissait et leur donnait à boire, était encore un homme de Chéri-Bibi… Mais Chéri-Bibi ne s’occupait, pour le moment, que de la baronne.

 

– Madame la baronne, tout à l’heure vous allez rentrer au magasin, vos courses faites. Vous pénétrerez dans le bureau de la patronne ; cette chère dame vous attend dans le petit cabinet où elle range ses livres de comptes ; elle vous attend à la fenêtre… j’aime mieux vous en prévenir tout de suite pour que vous ne soyez pas trop surprise en arrivant ; elle vous attend pendue à la fenêtre !

 

La « petite blanchisseuse », à ce mot, commença à basculer de sa chaise, mais la patte formidable de Chéri-Bibi la remit en place.

 

– Sur son petit pupitre, la patronne a laissé une petite lettre où elle dit adieu à son petit ami… Pour tout le monde, cette chère dame sera morte d’amour ! Morte d’amour à son âge… elle avait cinquante-deux ans ! mais il n’y a pas d’âge pour les braves ! ni pour les imbéciles ! Nous qui sommes malins, madame, nous savons de quoi cette pauvre femme est morte ! Il n’y a pour cela qu’à regarder sa langue. Quand vous entrerez dans le petit cabinet de la blanchisseuse, regardez la langue de la blanchisseuse pendue à la fenêtre… Cette langue est d’une longueur ! madame la baronne, Mme la blanchisseuse, votre patronne, est morte d’avoir eu la langue trop longue !

 

Véra était prête à s’évanouir.

 

Askof intervint pâle et solennel, car il voyait Chéri-Bibi les tuant comme des chiens tous les deux, à la seule idée que la baronne et lui pouvaient soupçonner le lieu de la retraite de Cécily ; Askof jugeait que jamais encore il n’y avait eu une minute aussi grave entre ce maudit marchand de cacahuètes, la baronne et lui…

 

– Et maintenant, parlons de cette chose pour laquelle je, suis venu vous déranger, mon cher Askof. Vous allez m’aider à sortir le Subdamoun de sa prison !

 

– Et que faut-il faire pour cela ? demanda Askof en enfonçant ses ongles dans sa main tremblante d’impuissance.

 

– Que faudra-t-il faire pour le faire sortir de sa prison ? répéta le vieillard, en caressant ses énormes mains, eh ! bien, mais, pour cela, monsieur, il vous suffira d’y entrer !

 

– Comment voulez-vous que j’entre à la Conciergerie ? demanda Askof.

 

– La tête de mon mari est mise à prix ! On le recherche partout ! gémit la blanchisseuse. On le reconnaîtra tout de suite. Vous voulez donc le perdre ? S’il en est ainsi, dites-le donc ! et assez de nous torturer !

 

– Comme vous l’aimez ! fit Chéri-Bibi, le plus sérieusement du monde. Mais, moi aussi, je l’aime… je l’aime parce que j’ai besoin de lui. Aussi, rassurez-vous, je vous le ramènerai, mort ou vivant !

 

– Ah ! mon Dieu ! pleura Véra.

 

– Enfin, je ferai ce que je pourrai, et vous savez que le père Cacahuètes peut tout ce qu’il veut ! surtout quand on fait exactement ce qu’il ordonne… et si vous voulez m’en croire, chère madame, vous allez dire tout de suite au revoir à votre époux… et retourner rue aux Phoques, sans tourner la tête ! Mais, vous m’entendez bien ? Sans tourner la tête ! Quoi qu’il arrive ! Quoi que vous entendiez ! et quoi que l’on vous dise ! Il n’arrivera que ce qui doit arriver, pour notre bonheur à tous, ma petite baronne !

 

Chéri-Bibi entr’ouvrit la porte… Elle partit lentement avec sa corbeille de linge au bras ! Des larmes coulaient sur ses joues… Elle voulut parler… mais elle n’en eut pas la force. Du reste, la porte se refermait sur elle.

 

Chéri-Bibi allait reprendre sa conversation quand le bruit d’une altercation se fit entendre au fond du couloir… il y eut un piétinement, un tumulte de voix et tout à coup un cri strident : « Ne sors pas ! »

 

Askof voulut se jeter sur la porte, mais Chéri-Bibi lui barra le passage :

 

– Tu entends pourtant bien qu’elle te crie de ne pas sortir !

 

– Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il ? fit-il haletant.

 

– Je vais te le dire, répliqua l’autre rudement ; mais tu vois combien il est difficile de travailler avec des femmes ! Je lui ai ordonné de passer son chemin, quoi qu’elle vît, quoi qu’elle entendît ! La première chose qu’elle fait en sortant d’ici, c’est de crier ! La sotte !

 

– Mais pourquoi a-t-elle crié ?

 

– Parce qu’elle a vu le couloir plein d’agents qui viennent te chercher !

 

– Hein ?

 

– Ne t’émeus pas ! Ils n’entreront ici que lorsque j’en sortirai ; il est entendu qu’on ne doit pas troubler notre entretien ! Comprends donc que si je suis forcé de te livrer à Cravely, il y va entièrement de ta faute et fais-en ton mea culpa !

 

« J’avais la confiance de Cravely, continua Chéri-Bibi, tu as tout fait pour l’ébranler, toi et tes amis… Tu lui as si bien fait dire qu’il eût à se méfier du père Cacahuètes, qu’il hésite maintenant à marcher complètement avec moi ! Et je n’ai jamais eu autant besoin de lui, depuis que le “petit” est en prison ! Mon cher, je ne retrouverai toute la confiance de Cravely qu’en lui faisant cadeau d’Askof ! As-tu compris, mon ami ?

 

Oui, Askof avait compris !

 

– Tu me livres ! s’écria-t-il.

 

– C’est pour mieux te sauver, mon enfant ! toi et le Subdamoun ! Tu penses bien que tu vas me servir là-bas ! et crois-tu que c’est un coup de maître, ça. Je répare en une fois, mettons tes inconséquences, je te les fais expier et, par conséquent, je n’ai plus à te les reprocher… Je sauve le Subdamoun (et toi par-dessus le marché, ça va de soi)… enfin, je reconquiers toute la confiance de Cravely ! Allons ! baron d’Askof, vous devriez me féliciter ! Et maintenant, adieu ! et compte sur moi !

 

La rage et l’impuissance où il était de la soulager livrèrent quelques secondes Askof à des mouvements aussi inconscients que désordonnés. Mais, quand il eut bien montré sur sa face ravagée la haine atroce qu’il nourrissait pour Chéri-Bibi et sa fureur d’avoir à risquer sa propre tête pour sauver celle d’un frère qu’il aurait conduit, avec joie, au supplice, il dut cependant s’incliner. C’est-à-dire qu’il s’effondra.

 

–… Comment communiquerons-nous à la Conciergerie ? demanda-t-il dans un souffle.

 

– Par l’inspecteur des prisons, un ami intime, délégué du comité central de surveillance !

 

– Non ! grogna Askof qui ne comprenait plus, l’inspecteur des prisons, délégué du comité central de surveillance, est ton ami, et tu as besoin de moi pour enlever Subdamoun de la Conciergerie !

 

– Espèce de niais ! Mon ami n’est pas encore nommé à son poste !

 

– Et quand le sera-t-il ?

 

– Cravely ne le fera nommer que lorsque je lui aurai livré le baron d’Askof ! As-tu compris, mon ami ?

 

Oh ! Oh ! Oh ! C’est tout ce que put dire Askof… Décidément, le dab était toujours le dab ! il n’y avait pas à lutter avec lui.

 

– Allons ! allons ! tout ce que tu voudras ! fit-il, je suis à toi ! Fais-moi arrêter quand tu voudras !

 

Chéri-Bibi lança un coup de sifflet… puis, ramassant son baril, il ouvrit la porte et s’en alla.

 

Au fond du couloir, il y avait vingt agents qui s’emparèrent d’Askof, lequel ne fit aucune résistance et subit, résigné, l’étreinte des menottes.

 

Il fut traîné au milieu de la salle.

 

À une porte de la rue, un taxi l’attendait dans lequel on le jeta et qui prit aussitôt le chemin de la Conciergerie…

 

Dans l’escalier qui conduisait aux cabinets particuliers du premier étage, le marchand de cacahuètes suivait un homme radieux.

 

L’homme radieux ouvrit une porte et poussa le marchand dans une petite pièce où, sur une table, se trouvait tout ce qu’il fallait pour écrire. Le marchand avait une feuille à la main :

 

– Il me faut signer ça tout de suite !

 

– Tout ce que vous voudrez, Papa Cacahuètes, obtempéra Cravely… mais êtes-vous sûr que le complot soit si redoutable ?

 

– Eh ! toute la Conciergerie en est ! Il s’agit pour les prisonniers d’assassiner leurs gardiens… on doit leur apporter des armes !

 

– Et si on transférait le Subdamoun dans un autre local !

 

– Gardez-vous en bien ! Il ne faut rien laisser paraître… et nous aurons bientôt tout le fond du sac ! Seulement, il me faut un inspecteur des prisons absolument sûr !

 

– Vous me répondez de celui-là ? Qu’est-ce qu’il faudra que je dise à Coudry quand je lui demanderai d’appliquer le sceau du Comité sur la nomination !

 

– Que c’est absolument urgent ! et que l’homme est cet Hilaire, secrétaire du club de l’Arsenal, qui, avec une douzaine d’amis, a retenu prisonnier à Versailles Lavobourg et la belle Sonia, dans une salle d’hôtel.

 

– Ah ! très bien ! parfait ! Du reste, il fera tout ce que je voudrai, quand j’irai lui annoncer la prise d’Askof !

 

Et Cravely signa.

 

XXII

M. FLORENT VIT DANS LES TRANSES


On suppose bien que les honnêtes bourgeois, en ces temps de troubles, se terraient comme des lapins. Mais le plus lapin de tous était bien M. Florent.

 

L’ex-marchand de papier à lettres était revenu à Paris après l’échec du coup d’État, en proie à une rare consternation.

 

Nous devons, du reste, à la vérité de proclamer que cet accablement de M. Florent lui venait moins du mauvais sort de la patrie, livrée, selon sa forte expression, aux bourreaux de la démagogie, qu’à la méchante idée qu’il se faisait de sa sécurité personnelle.

 

Il s’accusait avec amertume d’avoir, sans que personne l’y forçât, publiquement annoncé, sur une place de Versailles, que la République était « dans le sciau ».

 

Toutes ses manifestations antirévolutionnaires, dans un temps où la Révolution, en dépit des pronostics de M. Florent, triomphait, apparaissaient à celui-ci comme autant de fautes incalculables.

 

Il habitait un petit appartement au cinquième étage d’un vieil immeuble du Marais ; son dessein était de s’y enfermer, bien décidé de n’en sortir que le moins souvent possible et avec grande prudence.

 

Il était bien avec son concierge, le père Talon, un nom épatant pour un ressemeleur de bottes !

 

Et un brave homme, qui avait toutes les idées politiques de M. Florent et professait un grand mépris pour les amateurs de réunions publiques.

 

Ainsi M. Florent espérait-il, sans trop de peine, traverser les mauvais jours qui, dans sa pensée, devaient être rapides, car il continuait de croire que toute cette tragi-comédie s’effondrerait bientôt.

 

Cependant, il commença de trouver que les choses tournaient au pis, quand au coin de la rue il fut jeté en plein dans une cohue qui agitait des sabres et des piques.

 

Cette foule hurlante sortait d’un musée militaire qu’elle avait dévalisé de ses armes archaïques, et comme il s’y mêlait de vociférantes figures de commères, telles qu’on en voit sur les estampes françaises datant de la prise de la Bastille, M. Florent put se croire revenu aux temps héroïques.

 

Il pensa en défaillir et s’écrasa sous un porche pour laisser passer cette tourbe.

 

Tout à coup, la rue s’emplit d’un immense populaire qui criait : « À mort le Subdamoun ! Vive la révolution ! » et qui portait quelques hommes du jour en triomphe. M. Florent se dit qu’on le regardait peut-être et il cria de toutes ses forces : « Les aristocrates à la lanterne ! »

 

Sur quoi, un monsieur très calme, M. Saw, qu’il connaissait très bien pour lui avoir loué tous les volumes de sa bibliothèque circulante, au temps qu’il était dans le commerce, et dont chacun s’accordait à louer les manières réservées et les opinions de tout repos, lui dit : « Monsieur Florent, il n’y a plus de lanternes ! »

 

Puis, M. Saw, sans se retourner, sauta dans un autobus qui passait.

 

M. Florent avait rougi. Ce monsieur connaissait ses opinions et certainement le prenait pour un lâche.

 

M. Florent, dégoûté de lui-même, se sauva.

 

Il arriva chez lui et fut frappé de l’air sournois avec lequel l’accueillit le citoyen Talon. Au fond de son échoppe mal éclairée, coiffé d’un ignoble bonnet et tapant sur sa semelle avec rage, le concierge de M. Florent lui produisit l’effet du savetier Simon.

 

Il crut adroit d’expliquer qu’il était allé faire un petit tour à la campagne, qu’il venait de rentrer et qu’il n’était au courant de rien.

 

– C’est bon ! grogna Talon. Mais demain, il faudra passer à l’Arsenal pour vous faire délivrer une carte de civisme. Sans quoi, je serai obligé de vous dénoncer !

 

– Vous, monsieur Talon, vous feriez cela !

 

– Ah ! je me gênerais ! On est venu du club ! On a passé dans toutes les maisons ! Par les temps qui courent et quand les bourgeois rêvent de renverser la République, c’est bien le moins que le peuple se défende ! Monsieur Florent, entre nous, permettez-moi de vous dire que, pour votre sécurité personnelle, il serait grand temps de changer d’opinion !

 

– Eh ! répliqua M. Florent, de plus en plus inquiet, je ne demande qu’à vivre en paix, moi ! Vous avez bien raison ! Et je vois que, de votre côté, vous n’avez pas hésité non plus…

 

– De quoi ? De quoi ? interrompit cet homme mal élevé… Taisez-vous ! Vous ne savez pas ce que vous dites, monsieur Florent ! Vous n’avez jamais connu mes vraies opinions, parce que je les ai toujours dissimulées ! Mais aujourd’hui, je n’ai aucun effort à faire pour les montrer ! Puisqu’on est les maîtres, on n’a plus de chichi à faire avec personne ! Ah ! tenez, moi, je l’aime, le régime des suspects du temps de la Commune, comme ils disaient en France en 1871.

 

– Ne me parlez pas de Commune, monsieur Talon ! La Révolution a été un gouvernement ! La Terreur a été un gouvernement ! Mais, la Commune, ça n’a été rien du tout. Du brigandage, oui ! du pillage et de l’incendie !

 

M. Talon se souleva sur son escabeau et s’avança, terrible, sous le nez de M. Florent qui recula.

 

– La Commune n’a pas été un gouvernement !

 

Et il brandissait son tire-point comme un sabre. M. Florent se recula et sortit, en tremblant, un billet de vingt francs de sa bourse. Il le déposa sur la table de M. Talon.

 

– Vous ne pourriez pas aller retirer vous-même ma carte de civisme, monsieur Talon ? Vous me connaissez depuis longtemps… Vous pouvez répondre de moi !

 

– Non ! vous avez une réputation de réac dans le quartier ! Je n’ai pas envie de me compromettre… répondit M. Talon en mettant le billet dans sa poche.

 

– C’est bien ! j’irai trouver mon ami Hilaire, qui est secrétaire du club, et qui connaît, lui, mes véritables opinions. Sans rancune, monsieur Talon, et gardez mes vingt francs tout de même.

 

Et il grimpa ses cinq étages, les jambes molles et l’esprit en désordre.

 

« Réputation de réac ! »… C’est lui qui l’avait voulu ! Ah ! M. Barkimel avait été plus malin que lui ! Il ne s’était jamais moqué de la nouvelle révolution, lui ! Il ne l’avait jamais tournée en ridicule ! Il avait toujours vécu dans une respectueuse terreur de l’extrême-gauche, si bien que la révolution éclatant, M. Barkimel, qui l’avait toujours prise au sérieux, s’était trouvé tout prêt à s’enrôler parmi ces hommes redoutables.

 

Jamais M. Florent n’oserait aller chercher sa carte de civisme ! Où trouverait-il les témoins nécessaires ? Il était sûr de la haine de M. Barkimel ! Et il ne pouvait plus répondre de l’amitié de M. Hilaire, lequel devait être fort occupé à se défendre lui-même contre les soupçons du club et les dénonciations sournoises de l’abominable Barkimel ! Ah ! ce Barkimel ! que n’aurait-il pas fait pour être nommé officier d’académie !

 

M. Florent finit, le lendemain matin, par s’entendre avec M. Talon, qui était venu lui apporter les journaux. M. Talon reçut mille francs, moyennant quoi il s’engageait « à ne pas avoir vu passer M. Florent ».

 

Ainsi M. Florent serait absent ! Nul ne l’aurait revu ! Pendant ce temps, M. Florent vivrait sans bruit, au fond de son appartement, de conserves et d’eau fraîche… Cela durerait ce que cela durerait !

 

Notre homme vécut ainsi dans une sécurité relative pendant une douzaine de jours. Nous disons « relative » parce que, s’il avait la sécurité physique, il vivait dans des transes morales effrayantes.

 

Le père Talon lui glissait, de temps à autre, sous sa porte, un journal, et ce qu’il y lisait le rejetait à l’effroi le plus farouche.

 

Les nouvelles de l’Hôtel de Ville, les décrets du comité de Salut public, les arrêts du comité central de surveillance, les proclamations de Coudry, dans sa gazette des clubs, l’anéantissaient.

 

– Ce Coudry ! Mais c’est Hébert ! mais c’est le père Duchesne ! murmurait le pauvre Florent ! Qu’est-ce que je disais qu’on ne recommence pas la Révolution ? Mais nous y sommes en plein !

 

Et son érudition quant à l’histoire de la grande Révolution française, érudition dont il était si fier, lui laissait entrevoir mille tableaux plus angoissants les uns que les autres.

 

Un matin, il lut un article qui le fit bondir de son lit. Cet article était intitulé : « Parisiens, levez-vous ! »

 

Et cela commençait ainsi : « Du sang ! citoyens ! du sang ! Périssent quelques hommes ! Il faut couper les bras pour sauver le corps ! »

 

Cela était signé : « SAW. ».

 

– Saw ! râle M. Florent, Saw ! mais c’est ce monsieur très bien qui venait à ma bibliothèque et qui, l’autre jour, m’a rappelé qu’il « n’y avait plus de lanternes ». Ainsi, lui aussi ! Un article pareil ! un client si tranquille, si comme il faut ! Mais c’est la fin du monde !

 

« Après tout, reprit-il, quelques instants plus tard, quand il eut essuyé la sueur de son angoisse, après tout, il a bien raison ! Il ne s’embarrasse pas de ses opinions passées… Il n’y a que les présentes qui comptent ! puisque ce sont les seules qui sont utiles ! Il faut savoir s’adapter aux circonstances ! Il y en a qui commencent par la révolution et qui finissent par la réaction ! On peut aussi bien, que diable ! commencer par la réaction et finir par la révolution ! Pourquoi serais-je plus bête que ce Saw ?

 

Et il imagina ceci : d’écrire, lui aussi, des articles signés d’un pseudonyme, articles qu’il enverrait à la Gazette des clubs et dans lesquels il ferait preuve d’un amour farouche de la liberté, et qu’il animerait du plus pur esprit de la grande Révolution française qu’il connaissait si bien !

 

Il avait justement gardé chez lui, de son ancienne bibliothèque circulante, une demi-douzaine de volumes allant des discours de Mirabeau aux réquisitoires de Fouquier-Tinville et il s’empressa, illico, de puiser sans vergogne à cette source sacrée.

 

Comme disait l’ancêtre : « De l’audace, de l’audace et encore de l’audace ! ».

 

Il en eut au fond de son trou obscur plus qu’on ne saurait dire et il voua à l’échafaud tous ceux qui, sur commandement, ne sauraient énumérer les Droits de l’homme, ce catéchisme de tout bon citoyen de tous les pays.

 

Son plan était, après quelques envois de cette sorte, de se présenter à la rédaction du journal de Coudry et de dévoiler sa personnalité désormais glorieuse et à l’abri des coups de la révolution.

 

Le foudroyant succès de la nouvelle politique de M. Barkimel, qui lui fut révélé par les feuilles publiques, lui donna un prodigieux coup de fouet et il espéra surpasser son ancien compagnon par l’intransigeance de son civisme !

 

En vérité ! que pouvait-il avoir fait ? ce Barkimel, à l’intelligence si médiocre, pour avoir été choisi, élu, présenté par la section de l’Arsenal comme membre du tribunal révolutionnaire ?

 

M. Barkimel était juge, maintenant !

 

Et M. Hilaire, l’épicier Hilaire, était « commissaire de sa section » !

 

Les articles, soigneusement cachetés, étaient portés à la boîte de la place de l’Hôtel-de-Ville par le père Talon lui-même qui venait de toucher son deuxième billet de mille francs et qui trouvait plus que jamais que le régime de la Terreur avait du bon.

 

Avec quelle anxiété M. Florent ouvrait tous les matins la Gazette des Clubs pour y lire sa prose… Mais, hélas ! C’était en vain qu’il y cherchait son chef-d’œuvre et sa signature : le Vieux Cordelier !

 

Trois articles étaient déjà portés et il venait de remettre le quatrième, un quart d’heure auparavant, au père Talon, quand un grand tumulte et un grand bruit de crosses emplit la rue des Francs-Bourgeois.

 

Il était sept heures du soir, M. Florent, qui habitait sous les toits, se risqua à mettre le nez à sa lucarne.

 

Alors, il aperçut au-dessous de lui, le père Talon qu’accompagnaient des civils ceinturés de rouge et suivis d’une section en armes ! Il ne douta plus que le père Talon, à qui il avait eu l’imprudence, en lui donnant le deuxième billet de mille francs, de déclarer qu’il n’avait plus le sou, il ne douta plus que l’horrible savetier fût allé le dénoncer pour toucher une prime !

 

Déjà on entendait des pas pesants dans l’escalier et les cris des officiers.

 

M. Florent n’hésita point à se glisser comme un chat dans les gouttières ; et, favorisé par les ombres d’un obscur et lourd crépuscule, il put parvenir de toit en toit, après avoir failli se rompre vingt fois les os, jusqu’à la fenêtre entrouverte d’une mansarde dans laquelle il se jeta à genoux, à tout hasard.

 

Mais la pièce était vide.

 

M. Florent se releva, ouvrit la porte et descendit l’escalier de son air le plus tranquille.

 

Le sort le gâta encore jusqu’au rez-de-chaussée où il se trouva dans une cour étroite, mal éclairée par les feux d’un petit cabaret bien connu de lui et de M. Barkimel au temps où ils s’offraient l’extra d’une tripe à la mode de Caen, arrosée d’un cidre mousseux !

 

Pour fuir, il fallait traverser cette cour ; et la fenêtre du petit cabaret était justement ouverte ! La salle était pleine de dîneurs qui trinquaient bruyamment « au triomphe de la Ville sur l’Assemblée ! »

 

M. Florent venait d’apercevoir M. Barkimel !

 

Oui. M. Barkimel, triomphant, le ventre ceinturé des insignes de sa fonction, M. Barkimel, trônant, mangeant, buvant, M. Barkimel traitant les principaux de sa section en grand seigneur, M. Barkimel que l’on écoutait quand il parlait !

 

XXIII

SUITE DE L’ÉTRANGE AVENTURE DE M. FLORENT


À ce moment, il y eut dans la salle du cabaret un grand remue-ménage. On acclamait un nouvel arrivant. M. Florent reconnut M. Hilaire qui avait, lui aussi, sur le ventre, une belle soie rouge à glands d’or : l’écharpe du commissaire de la section !

 

– Vous ne savez pas ce qui m’arrive ? s’écria M. Hilaire en suspendant d’un geste son sabre à une patère, ainsi que son beau chapeau à plumes.

 

– Parlez, commissaire !

 

– D’abord, à votre santé, et sachez, ami Barkimel, qu’il s’agit de votre ami Florent !

 

– Florent n’a jamais été mon ami, s’écria M. Barkimel, avec une indignation qui lui hérissa le poil. Je vous défends, mon cher commissaire, de donner ce doux nom d’ami à un mauvais citoyen qui s’est enfui comme le dernier des lâches après avoir essayé de renverser la République avec le Subdamoun et qui a toujours été un infâme réactionnaire !

 

– Sachez que ce M. Florent, continua M. Hilaire, vient de faire des siennes !

 

« Vous savez que nous avions réunion de tous les commissaires de section à l’Hôtel de Ville. Une réunion très importante. Sous les auspices de Coudry, nous voulons former l’assemblée des commissaires de la municipalité des sections réunies, avec pleins pouvoirs de sauver la chose publique, si le comité de l’Hôtel de Ville nous l’ordonne ! Vous comprenez si ça peut mener loin ! Mais il faut aller jusque là si nous ne voulons pas être bouffés par les communistes qui nous traitent de sales bourgeois. Coudry est venu à la fin de la réunion qui a été assez mouvementée, et, quand tout a été fini, il a demandé tout haut “qui était le commissaire de la section de l’Arsenal” ? Je me suis avancé.

 

« – Citoyen commissaire, me dit-il, je vais avoir besoin de vous pour une visite domiciliaire assez importante. Nous venons de découvrir le gîte d’un dangereux réactionnaire, qui, sous le voile de l’anonymat, nous fait parvenir chaque jour, à la Gazette des Clubs, de hideux réquisitoires contre notre révolution ! Ces infâmes libelles sont signés : le Vieux Cordelier, et nous parviennent par la poste. Je les ai fait, du reste, « composer » pour en avoir plusieurs exemplaires qui pourront être lus, soit dans les clubs, soit devant le tribunal révolutionnaire, comme preuve de l’audace avec laquelle nos ennemis rêvent de nous faire retourner aux ténèbres du passé !

 

« M. Verdier, mon secrétaire de rédaction, a fini par découvrir que le fameux pli du Vieux Cordelier était mis à la boîte de l’Hôtel de Ville.

 

« Nous venons de faire surveiller cette boîte et nous avons ainsi mis la main sur le porteur du pli, un nommé Talon, concierge, rue des Francs-Bourgeois, qui nous a révélé immédiatement de qui il le tenait. Il s’agit d’un de ses locataires nommé Florent. Dans ces conditions, nous avons retenu le nommé Talon et je compte sur vous, monsieur le commissaire, m’a dit Coudry, pour arrêter le nommé Florent !

 

Avons-nous besoin de dire qu’à l’audition des propos rapportés par M. Hilaire, M. Florent « se mourait » d’horreur dans le petit réduit où il était réfugié ! Ses cheveux se dressaient sur sa tête ! De quelle sombre erreur allait-il donc être victime ?

 

– Eh bien ! il a trouvé le moyen de se sauver, déclara M. Hilaire en remplissant son assiette et, puisque nous sommes entre nous, je vous dirai que j’aime autant que ce soit un autre qui l’arrête que moi ! car, enfin, c’était un bon client et, moi, il m’amusait « avec son petit esprit d’autrefois » !

 

– Ah ! le brave, l’honnête, le bon M. Hilaire, soupirait M. Florent.

 

Et il pensa tout de suite qu’il y aurait peut-être quelque chose à faire de ce côté là.

 

– Moi ! On ne sait pas ce que je suis capable de faire quand il s’agit du bien public ! proclama M. Barkimel.

 

Et aussitôt, comme s’il était à bout de son héroïsme, il demanda la permission de se retirer et prit congé de tous.

 

Du reste, il se faisait tard. Et les clubs, les sections réclamaient ces messieurs.

 

Par un hasard providentiel, ce fut M. Hilaire qui, arrivé, il est vrai, en retard, fut le dernier à partir.

 

Déjà, il décrochait son sabre de la patère avec un grand bruit d’acier guerrier, quand une ombre sauta prestement par la fenêtre de la cour, dans la salle, et s’en fut pousser le verrou de la porte. M. Hilaire avait reconnu M. Florent, en dépit du fâcheux état dans lequel il se présentait. Aussi, au lieu de faire quelque esclandre, il s’en alla rapidement, de son côté, pousser la fenêtre.

 

– Vous, fit-il, prenez garde ! Les sectionnaires continuent de vous chercher dans le quartier, et si l’on sait jamais que je vous ai vu sans vous arrêter, je suis un homme perdu !

 

Florent ne lui répondit même point. Il s’était laissé tomber sur une chaise et faisait entendre des plaintes inintelligibles.

 

– Pauvre homme ! soupira M. Hilaire (nous savons que M. Hilaire, élevé à l’école de Chéri-Bibi, était plein de sentiments nobles et généreux), pauvre homme ! Dans quel état le voilà ! Buvez et mangez ! Après, nous verrons bien !

 

M. Florent ne se le fit pas répéter. Quand il fut un peu rassasié, il dit :

 

– Vous êtes un brave cœur, je sais que vous ne me livrerez point. Vous n’êtes pas un fourbe comme ce Barkimel, dont je vous engage à vous méfier !

 

– Nous n’avons point le temps de dire du mal de M. Barkimel, conseilla M. Hilaire, occupons-nous de vous !

 

– Et moi, avant que vous m’aidiez à sortir de là, je veux vous sauver en vous disant : « Barkimel est chargé de vous espionner par le club de l’Arsenal ; il peut vous perdre ; prenez garde ! Il m’avait proposé à moi-même de vous surveiller, mais je lui ai répondu que « je ne mangeais pas de ce pain-là ! » D’où est venue toute notre brouille !

 

– Que me dites-vous-là ! répondit Hilaire : c’est à lui que je dois l’admirable situation dans laquelle vous me voyez aujourd’hui !

 

– Comment cela ? fit M. Florent, ahuri.

 

– Mais c’est bien simple ; chargé en effet par le club de m’espionner, comme vous dites, il revenait le soir même du coup d’État à l’Arsenal, et là, faisait un rapport si enthousiaste de la façon dont je m’étais comporté dans cette journée difficile, arrêtant, faisant prisonnier de ma main Lavobourg, la belle Sonia et leur complice, bref, me comportant si bien en véritable ami du peuple que le club ne trouva rien de mieux, pour me récompenser, que de me faire nommer commissaire de la section et de m’offrir un sabre d’honneur !

 

« En ce qui le concernait, M. Barkimel avait su également présenter les événements avec tant de faveur qu’il parut à tous, puisqu’il avait partagé, paraît-il, mes dangers et su prendre, lui aussi, ses responsabilités, qu’il parut à tous, dis-je, avoir mérité les félicitations du comité, lequel devait, quelques jours plus tard, le faire nommer juge au tribunal révolutionnaire !

 

– Eh ! bien, elle est raide ! s’exclama M. Florent qui faillit s’étrangler. Oui, elle est raide, car il ne demandait qu’à vous vendre ! Mais il a vu le parti qu’il pourrait tirer de votre amitié, et c’est ce qui, soudain, l’a fait si généreux ! Et le voilà au faîte des honneurs ! Tandis que moi, qui n’ai rien calculé du tout en refusant de travailler contre vous, dans l’ombre, je suis perdu !

 

– Non ! déclara péremptoirement M. Hilaire, vous n’êtes pas tout à fait perdu !

 

– Merci ! monsieur Hilaire ! Ma vie est entre vos mains ! Il faut que vous me cachiez jusqu’à ce que le fâcheux malentendu qui me fait poursuivre par Coudry se soit éclairci, car je n’ai jamais écrit de libelles antirévolutionnaires, entendez-vous bien !

 

– Savez-vous où je vais vous cacher ?

 

– Chez vous !

 

– Jamais de la vie ! répliqua M. Hilaire avec une forte grimace… Chez moi, on va, on vient ; cent personnes passent chez moi tous les jours !

 

– Et où donc, monsieur Hilaire ?

 

– Chez M. Barkimel !

 

M. Florent crut avoir mal entendu, mais M. Hilaire lui expliqua que l’affaire était tout à fait sérieuse et elle finit par lui plaire infiniment.

 

– Ah ! bien ! conclut-il… ce sera parfait ! Elle est bien bonne ! et il l’a bien mérité ! Non ! personne n’ira me chercher chez un juge au tribunal révolutionnaire ! et je connais assez son appartement pour savoir où je me dissimulerai sans qu’il puisse soupçonner ma présence !

 

– D’autant plus qu’il est rarement chez lui… quelques heures la nuit ! Il fait lui-même son ménage le matin et le voilà parti pour le Palais de justice !

 

– Alors, vous avez la clef de chez lui ? demanda M. Florent.

 

– Il me l’a donnée pour que j’y fasse porter un panier d’eau minérale ; je ferai la commission moi-même, en y joignant quelques conserves à votre intention. C’est vous qui m’ouvrirez, car, vous, vous allez filer tout de suite avec la clef, je vais partir avant vous et vous ne sortirez d’ici que lorsque j’aurai sifflé deux coups ! La maison de M. Barkimel est à dix pas ! Je parlerai au concierge pendant que vous grimperez !

 

– Dans quel temps vivons-nous ! soupira l’infortuné Florent. Mais vous êtes pour moi le bon Dieu en personne ! Peut-on vous demander des nouvelles de Mme Hilaire ?

 

– Je crois, répondit M. Hilaire, en se disposant à partir et en faisant glisser son ceinturon sous son écharpe, je crois que je n’aurai plus jamais l’occasion d’avoir des mouvements de vivacité avec Mme Hilaire !

 

– Mon Dieu ! gémit M. Florent, Mme Hilaire serait-elle morte ?

 

Mais M. Hilaire ne prit point le temps de lui répondre… Il avait jugé le moment opportun de se glisser dans la rue et de commencer d’exécuter le programme qui devait rendre la sécurité à M. Florent en le conduisant chez M. Barkimel. Ainsi fut fait, et, vers les deux heures du matin, M. Florent, qui était caché dans le coin le plus reculé de la garde-robe de M. Barkimel, entendit rentrer celui-ci.

 

M. Barkimel n’eut pas plutôt refermé sa porte que M. Florent, qui le regardait aller et venir par un petit trou pratiqué par lui dans la cloison, le vit poser, d’un geste las, son bougeoir sur sa table de nuit. Après quoi le magistrat croula dans son fauteuil Voltaire avec un profond gémissement.

 

Ah ! ce n’était plus le beau Barkimel de tout à l’heure, l’orateur du club, le juge redoutable.

 

M. Barkimel n’avait pas assez de ressort pour plastronner devant son armoire à glace. Il se « laissait aller » dans sa triste intimité. Il redevenait couard et mesquin. Il retournait à son passé de timide commerçant.

 

Tout à coup, M. Barkimel sembla revenir à la vie : il redressa un front irrité, donna un grand coup de point sur son guéridon Louis-Philippe et glapit, féroce :

 

– Est-ce ma faute, à moi, si on ne l’a pas condamné à mort, ce Daniel ? J’avais prévenu le jury, je lui ai dit : « Vous verrez que si on ne lui donne pas cette tête-là, Flottard ne nous le pardonnera jamais ! » Mais il n’a pas voulu m’entendre, le jury ! Il a renvoyé Daniel devant la justice militaire !

 

Et il se mit à crier comme un sourd :

 

– Tous à l’échafaud ! Tous à l’échafaud !

 

On devait l’entendre du haut en bas de la maison, et les locataires, réveillés, grelottaient certainement d’effroi sous leurs couvertures.

 

M. Florent, lui, claquait des dents : « Ah bien ! se disait-il alors, comme on se trompe ! C’est une bête féroce ! »

 

Il vit M. Barkimel, qui semblait étouffer de rage et de conviction révolutionnaire, se diriger vers la fenêtre de sa chambre à coucher, l’ouvrir et crier à l’obscurité mystérieuse de la rue :

 

– Je n’ai jamais voulu acquitter personne !

 

Et, M. Florent, devant ce déchaînement, regrettait de plus en plus l’imagination qu’avait eue M. Hilaire de l’enfermer avec ce tigre altéré de sang.

 

M. Barkimel se déshabillait sans avoir refermé sa fenêtre. Tout à son exaltation, il ne prenait pas garde à la brise un peu fraîche qui venait du dehors, cependant que ce léger courant d’air produisait un effet désastreux sur M. Florent qui suait de peur. Les yeux et le nez commençaient à le piquer.

 

Après quelques instants de réflexion, M. Barkimel refermait sa fenêtre et s’apprêtait à se mettre au lit quand un extraordinaire éternuement, éclatant dans son dos, le fit sauter sur place et se retourner, affolé.

 

Les cloisons légères semblaient encore palpiter de cet imprévu déplacement d’air ; et, l’œil hagard, M. Barkimel considérait toutes choses autour de lui comme si elles étaient prêtes à s’effondrer et à l’ensevelir sous leurs décombres.

 

Enfin, maîtrisant autant que faire se pouvait une épouvante qui faisait trembler sur sa tête la mèche de son bonnet, il râla :

 

– Qui que tu sois qui es caché là… tu peux te montrer si tu es un ami du peuple !

 

Mais personne ne se montrait et un nouvel éternuement partant de sa garde-robe, M. Barkimel sauta avec désespoir sur un revolver qu’il avait déposé dans le tiroir de sa table de nuit et qu’il mania si imprudemment qu’un coup partit avec un bruit de tonnerre.

 

Aussitôt quelque chose roula sur le carreau, hors de la garde-robe ; c’était le corps pantelant de M. Florent que M. Barkimel reconnut avec horreur.

 

D’abord il crut qu’il l’avait tué et il recula jusqu’au milieu de la chambre, puis jusqu’à la porte quand il vit que le corps prenait peu à peu la position d’un homme en prière, les genoux sur le carreau et les mains jointes.

 

Non, M. Florent n’était pas mort ! Et il réclamait le secours de M. Barkimel.

 

M. Barkimel ouvrit alors la porte qui donnait sur le palier et écouta longuement le mystère de la nuit, au-dessus de la cage de l’escalier.

 

Plus le juge au tribunal faisait de bruit chez lui, plus la maison semblait dormir ! À peine osait-elle soupirer ? Et un coup de revolver dans la nuit n’était point, à cette époque, pour faire sortir les curieux ! Au contraire !

 

M. Barkimel rentra chez lui, en redressant sa courte taille et en se frappant la poitrine.

 

– Monsieur ! dit-il à M. Florent, je ne vous connais pas ! Par quel miracle êtes-vous chez moi, je veux l’ignorer ! Et félicitez-vous de mon manque de curiosité en un pareil moment, car si j’étais curieux, monsieur, je pourrais peut-être apprendre que vous vous appelez Florent et que vous êtes sous le coup des justes lois. Allez-vous-en ! monsieur ! C’est tout ce que je puis faire pour vous !

 

Et d’un geste de commandement, plein d’orgueil et de dignité, M. Barkimel montrait la porte à M. Florent.

 

– C’est bien, dit M. Florent, vaincu, anéanti, se traînant et gagnant, sans insister, la porte, car il croyait bien qu’il n’arriverait point à attendrir ce roc révolutionnaire… C’est Hilaire, plus généreux que toi, qui m’avait donné ta clef… C’est bien ! Je m’en vais… puisque tu ne veux pas te souvenir que nous nous sommes aimés !

 

– Et où vas-tu ? demanda brusquement à voix basse M. Barkimel en retenant M. Florent et en refermant la porte.

 

– Est-ce que je sais, moi ? Je vais à l’échafaud.

 

– Oui, tous à l’échafaud beugla M. Barkimel.

 

Cependant, il faisait asseoir M. Florent sur le fauteuil Voltaire et, les larmes aux yeux, lui demanda à voix basse :

 

– As-tu faim, Florent ? As-tu soif ? Mon Dieu ! Quelle pauvre figure tu as ! Tu me fais de la peine ! Tu vois où t’ont mené tes opinions ! Et qu’est-ce que tu veux que je fasse pour toi, maintenant ?

 

– Garde-moi, gémit Florent, en embrassant son vieux Barkimel. Alors, ils se mirent à sangloter tous les deux, dans les bras l’un de l’autre.

 

– Bien sûr que je te garde, finit par dire Barkimel, mais ça n’est pas drôle, tu sais ; si jamais on te découvre chez moi, nous sommes f… !

 

– Dans quel temps vivons-nous !

 

– Nous vivons dans un temps magnifique, s’écria avec éclat M. Barkimel, et nous n’avons encore vu que des roses ! C’est maintenant que la Terreur va vraiment commencer ! La Terreur sans laquelle la vertu est impuissante !

 

– Mais tais-toi donc ! souffla M. Florent… on va savoir que tu t’entretiens avec quelqu’un !

 

– Pas le moins du monde ! Ils sont habitués à mes soliloques ! Je les épouvante avec mes soliloques ! De temps en temps, je me réveille la nuit, pour les épouvanter ! Ah ! mon petit ! quel travail ! Mais il faut vivre, n’est-ce pas ! Ils m’ont fait juge au tribunal révolutionnaire ! Si je n’épouvantais pas mon quartier, c’est mon quartier qui m’épouvanterait ! Et puis, je crains les espions… Ils en mettent partout… On doit m’« observer dans l’ombre » ; alors, je ne suis jamais aussi féroce que lorsque je suis seul ! Comme cela, ils sont renseignés sur ma vraie nature !

 

– Je ferai ce que tu voudras, mon brave Barkimel ! Ah ! tu n’as pas changé ! Ce sont les temps qui ont changé !

 

– Chut ! Écoute ! Il m’a semblé entendre du bruit !

 

Et aussitôt, d’une voix éclatante :

 

– Moi, je leur répondrai à ces trembleurs de l’Assemblée : « Messieurs ! une petite saignée ne peut être guérie que par une grande ! »

 

– Ah ! tais-toi, c’est affreux ! quand tu parles comme ça, tu me fais mal.

 

– Eh bien ! et moi donc ! je m’effraie moi-même !

 

– Mais c’est épouvantable !

 

– Silence ! du bruit dans la rue !

 

« Les crosses ! les sectionnaires ! Grand Dieu ! je parie qu’ils viennent te chercher !

 

M. Barkimel souffla immédiatement sa bougie et tous deux écoutèrent.

 

Des voix montaient, des appels, des commandements militaires mêlés à un remuement d’armes sonores sur les pavés et à des coups de poing frappés, aux portes.

 

– Au nom de la loi, ouvrez !

 

– Non, pas à cette porte-là, protesta dans la rue une voix de rogomme, mais ici ! Je vous dis qu’il doit être ici !

 

– Misère de misère ! agonisa M. Florent, c’est la voix du père Talon !

 

– Plus haut ! Chez le juge ! Chez son ami Barkimel ! je vous dis qu’il est chez son ami Barkimel !

 

Barkimel jeta Florent dans la garde-robe où se trouvait une sorte de double fond, puis il courut à son lit dont il défit la couverture. Enfin, il ouvrit sa porte en criant :

 

– Quoi ? quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

– Allez-y ! Allez-y ! Le bonhomme ne dormait pas tout à l’heure ! Il y avait de la lumière chez lui ! C’est sûrement lui qui cache le suspect !

 

– Messieurs les sectionnaires, commença Barkimel, je suis juge au tribunal révolutionnaire ; j’apprends par vos cris que vous cherchez un nommé Florent que j’ai connu autrefois…

 

– C’était votre ami ! glapit le père Talon.

 

– Possible ! mais il ne l’est plus !

 

– On l’a vu entrer dans votre maison !

 

– Ce que je puis vous affirmer, c’est qu’il n’est point chez moi !

 

– Nous allons bien voir !

 

Les officiers municipaux procédèrent alors, en ordre, à la visite domiciliaire.

 

Ils ne trouvèrent rien, mais une sorte de harpie qui accompagnait les sectionnaires s’écria :

 

Je crois que je le tiens ! Il y a un double fond.

 

Or, ce miracle survint qu’on ne trouva point Florent dans la garde-robe parce qu’il n’y était plus !

 

Par où était-il passé ? Où s’était-il glissé ?

 

« Soudain, a raconté depuis M. Barkimel qui s’était recouché, soudain je devins plus pâle encore si possible et je m’allongeai en poussant un soupir de détresse. Je déclarai aussitôt que j’étais très fatigué et que cette perquisition me tuait.

 

« Or, je venais de sentir remuer près de moi quelqu’un qui ne pouvait être que Florent ! Florent s’était glissé entre mes deux matelas !

 

« Comment Florent pouvait-il respirer ? Certainement, pour peu que la visite se prolongeât, j’allais le retrouver étouffé ! Et je fus tout de suite tracassé par l’abominable idée que je ne saurais que faire de son cadavre !

 

« Enfin, ils déclarèrent qu’ils n’avaient plus qu’à chercher dans mon lit ! Du coup, j’ai cru que j’allais mourir ! Ils se contentèrent heureusement de toucher le haut et le pied de mon lit et de regarder ensuite dessous. Puis ils défirent les coussins des sofas, dans ma chambre, la salle et le salon. Je croyais qu’ils ne s’en iraient jamais ! Enfin, ils eurent le toupet de m’engager à prendre un peu de repos et me souhaitèrent une bonne nuit. Ils restèrent quelque temps encore dans la maison et je continuai à ne pas bouger.

 

« Le terrible était que Florent, non plus, ne bougeait plus ! Était-il mort ? Étais-je assis sur le cadavre de mon ami ? Pouvais-je encore le sauver ? Horrible perplexité !

 

« J’entendis enfin la porte de la rue se refermer et aussitôt la détestable patrouille s’éloigner dans la nuit. Alors, je sautai de mon lit et allai pousser les verrous. Puis, d’un bond, je revins au lit et en tirai Florent avec beaucoup de difficultés, parce que, depuis qu’il était là, il avait essayé de garder sa respiration autant que possible et qu’il était suffoqué, sans voix et aussi trempé de sueur que s’il avait été dans son bain !

 

« Je l’étendis près de ma fenêtre que j’ouvris et lui fis prendre un grand verre d’eau-de-vie. À la fin, il revint à lui, m’exprima toute sa gratitude et me dit combien il avait été effrayé et surpris de mon courage en présence de ces hommes, surtout quand ils avaient regardé dans le lit !

 

– Certes ! lui dis-je, il y en a peu qui auraient fait ce que j’ai fait pour toi ! Il en convint et je lui fis comprendre qu’une seconde aventure comme celle-là serait de trop pour mes forces et qu’il ne pouvait mieux me récompenser de l’avoir eu près de moi en un pareil moment qu’en me quittant le plus tôt possible !

 

« Son visage, en m’écoutant, marquait une assez grande mélancolie. Toutefois il m’entendit, n’insista pas, m’embrassa et partit.

 

« Je refermai ma porte sur lui tout doucement et j’eus le cœur serré en l’entendant descendre avec précaution l’escalier. Mais, quoi ! J’étais sûr, quoi qu’il arrivât, et même s’il était pris dans la maison, de pouvoir prétendre désormais qu’il n’était pas caché chez moi et, en vérité, j’en avais assez fait pour un homme qui avait passé son existence à n’être de mon avis sur rien et à me disputer à propos de tout !

XXIV

DU PLUS GRAND DANGER QUE COURENT LES RÉVOLUTIONS


Ce n’avait pas été une tâche facile pour ce pauvre M. Hilaire, obéissant aux ordres de Chéri-Bibi, que celle de décider les hôtes de l’hôtel du Touchais à le suivre. Quand Cécily avait appris le désastre de son fils et quand Lydie connut que son fiancé avait été fait prisonnier, elles déclarèrent toutes deux qu’elles ne tenaient plus qu’à une chose qui était d’aller partager son sort dans son cachot.

 

Heureusement, Marie-Thérèse fut raisonnable pour trois. Soutenue par Jacqueline, elle avait vaincu les dernières hésitations de Cécily et de Lydie, et nos quatre fugitives, ayant abandonné l’hôtel, étaient restées jusqu’à la fin du jour dissimulées au fond d’une singulière échoppe dont le patron, tout barbouillé de noir, avait métier de vendre du bois et du charbon.

 

La nuit tombée, M. Hilaire avait conduit son monde sans encombre, non loin de là, dans une petite ruelle qui passait derrière ses magasins, et où il avait une réserve dans un sous-sol qui communiquait avec ses caves…

 

On descendait directement de la ruelle dans cette réserve, par une porte basse servant ordinairement au passage des barriques. M. Hilaire eut vite fait d’en crocheter la serrure et d’y faire descendre les quatre malheureuses. Aidé de son « bougniat » en lequel il semblait avoir une bien grande confiance, il les installa là, avec quelques provisions de bouche, au milieu de ses fûts, le plus confortablement qu’il put. Le bougniat avait prêté des paillasses et des draps, que l’on fut étonné de trouver tout blancs en dépit de la couleur de leur propriétaire. Enfin, M. Hilaire, après avoir fait sortir le bougniat, après avoir condamné la porte qui faisait communiquer la réserve et sa cave, et après avoir recommandé à ces dames de se barricader à l’intérieur et de n’ouvrir la porte de la rue à personne, sous aucun prétexte, referma cette porte et courut à son club pour avoir des nouvelles.

 

Elles étaient bien mauvaises pour le commandant mais elles étaient bonnes pour M. Hilaire, à qui on apporta la ceinture de commissaire de la section !

 

De temps en temps, M. Barkimel, qui avait pris tant de part, comme nous le savons, à la nomination de M. Hilaire, lui disait :

 

– Vous ne vous déciderez donc pas à rentrer ? Mme Hilaire doit être morte d’inquiétude ! Songez que voilà deux nuits que vous découchez !

 

Mais M. Hilaire n’était point pressé de rentrer ! Ah ! ça ne l’inquiétait guère que Mme Hilaire fût morte d’inquiétude ! C’était bien au contraire l’idée qu’elle ne l’était point, morte d’inquiétude, qui le troublait davantage ! « Qu’est-ce qu’il allait prendre en rentrant ! »

 

Tout à coup, il se frappa le front.

 

Chacun crut qu’il avait trouvé la solution de l’un de ces nombreux problèmes sociaux dont la discussion agitait si tumultueusement les réunions du club de l’Arsenal et chacun fit groupe autour de lui.

 

Et, en vérité, il s’agissait bien de quelque chose comme cela.

 

– Mes amis, commença M. Hilaire sur le ton de la plus grave confidence, pourriez-vous me dire quel est, à l’heure actuelle, le plus grand danger de la révolution ?

 

Les amis de M. Hilaire se regardèrent en fronçant le sourcil comme si cette pauvre révolution était déjà à bout de souffle et comme si l’on avait pris la précaution de les réunir tous là, à une heure aussi avancée, pour la sauver.

 

Mais comme, en général ils manquaient d’imagination, ils secouèrent la tête avec un sombre désespoir.

 

Alors M. Hilaire se décida à frapper un grand coup :

 

– Le plus grand danger de la révolution, c’est la femme !

 

Et il attendit pour juger de l’effet produit. Ces messieurs se regardèrent, bouche bée ; les uns, qui étaient célibataires, dirent : « Peut-être bien ! » ; les autres, qui étaient mariés, ne dirent rien du tout pour ne pas se compromettre. Ils attendaient la suite.

 

– Il est certain, opina M. Barkimel qui consentait difficilement à se taire, il est certain, par exemple, que les « tricoteuses »…

 

– Citoyen Barkimel interrompit M. Hilaire, ne dites point de mal des tricoteuses. Elles étaient laides, mais leur hideur même, en épouvantant les ennemis de la nation, ne faisait qu’ajouter à leur châtiment et la Révolution ne s’en est jamais plainte ! Je vise ici les femmes privées, l’immense armée de nos femmes, à nous, hommes mariés ! Je parle des femmes de nos foyers, des mères de nos enfants, des ménagères au cœur bon et tendre qui nous rendent si doux le retour à la maison après les travaux du jour ! Ce sont celles-là qui sont un danger, un perpétuel danger pour la révolution !

 

Il s’arrêta encore et les vit tous médusés, comme on dit, et suspendus à ses lèvres.

 

– En vérité ! continua-t-il avec une nouvelle énergie, combien voyons-nous de citoyens s’étonner des propositions de lois les plus anodines. Combien aussi en voyons-nous qui, partisans, la veille d’une action prompte et terrible, reviennent, le lendemain, avec des amendements destinés à faire perdre à la loi toute son efficacité et toute sa force ?

 

« Pourquoi ces changements ? Pourquoi ces tremblements ? Pourquoi cette timidité qui peut perdre, je le répète, la République ?

 

« … Citoyens ! cherchez la femme ! C’est un être de bonté, mais aussi de faiblesse ; et cette faiblesse, ô misère, par un étrange phénomène dont il est absolument nécessaire de nous garder, cette faiblesse est plus puissante que notre force ! Elle la ruine, avec des larmes ! Elle la détruit avec un sourire. Elle l’anéantit quelquefois aussi, il faut bien le dire, avec la menace !

 

« Mes amis, vous m’avez compris ! Vous savez maintenant pourquoi le plus grand danger de la révolution est la femme qui vit à notre côté, la vôtre, citoyens ! et, je ne fais pas le malin : la mienne ! Quand Mme Hilaire me dit : “Je ne veux pas cela ! Tu n’auras pas le cœur de voter cela ! Tu ne feras pas cela !” Je suis presque désarmé ! Eh bien ! citoyens, il faut d’un coup nous délivrer de cette néfaste opposition domestique, plus terrible que celle que nous avons à combattre tous les jours au sein des assemblées populaires ! Dès demain, je demanderai au club de l’Arsenal de voter la proposition de loi suivante qui sera portée au bureau de la représentation nationale :“La femme d’un citoyen révolutionnaire qui n’obéit point à son mari encourt la peine de mort !”

 

M. Hilaire se tut, et ce fut un triomphe ! La salle faillit crouler sous les applaudissements des révolutionnaires mariés ; et, quant aux autres, ils approuvèrent aussi, mais avec un sourire.

 

– Je veux vous montrer l’exemple dès ce soir ! dit M. Hilaire en s’emparant d’un carton de calendrier périmé ; et il demanda du papier blanc, de la colle et de quoi écrire.

 

Cinq minutes plus tard, il avait un magnifique écriteau sur lequel, en lettres majuscules, était tracée cette phrase flamboyante :

 

« La femme d’un citoyen révolutionnaire qui n’obéit point à son mari encourt la peine de mort ! »

 

Il mit cet écriteau sous son bras, envoya chercher au poste voisin deux sectionnaires qui arrivèrent, baïonnette au canon, et auxquels il ordonna de l’accompagner ; après quoi, ayant serré la main de ses amis avec une émotion qui fut partagée, car tous connaissaient Virginie, il prit, flanqué de ses deux gardes, la direction de sa demeure, où l’attendait impatiemment, croyait-il, Mme Hilaire !

 

Cependant, elle se refusa, cette nuit-là, à lui ouvrir la porte.

 

En vain, tambourina-t-il avec force sur la devanture de tôle, Mme Hilaire, retranchée à l’intérieur, déclara du haut de la fenêtre entrouverte de sa chambre, « qu’elle ne descendait point pour se geler à une heure pareille, et que M. Hilaire pouvait s’en retourner ».

 

La fenêtre se referma avec fracas et M. Hilaire s’en fut passer le reste de la nuit dans les cabarets.

 

Mais il était furieux, et, à la façon dont, le lendemain matin, vers les huit heures, il s’avança vers la porte grande ouverte, cette fois, de la Grande Épicerie moderne, à la manière dont il portait son écriteau sous le bras et faisait avancer ses deux gardes civiques, il était facile de voir que « ça allait gazer » !

 

Quand il entra, après avoir placé ses guerriers de chaque côté de la porte, Mme Hilaire était à la caisse. Elle ne leva même pas le nez, selon son habitude, quand elle était à l’état de fureur concentrée.

 

Elle ne vit ni ne voulut voir M. Hilaire, qui avait étalé sur son gilet sa large ceinture à glands d’or et qui était l’objet de l’admiration terrifiée de tous ses garçons.

 

M. Hilaire s’avança vers la caisse tout de suite, et avec le plus de courage qu’il put, ce qui, entre nous, n’était guère. Mais enfin, il réussit à attacher, malgré des mains tremblantes, son écriteau, sur le bois même de la caisse.

 

Mme Hilaire ne pouvait pas encore le lire, mais les garçons en épelèrent les termes et se replongèrent dans le maniement de leurs sacs de pruneaux en frissonnant. Qu’allait-il se passer, grands dieux ! Qu’allait-il se passer ?

 

M. Hilaire toussa, affermit sa voix et jeta cette phrase aux échos de la Grande Épicerie moderne :

 

– Est-ce que l’on a envoyé les abricots de Californie ?

 

Les échos ne répondirent point. Tous les yeux étaient tournés vers Mme Hilaire qui continuait d’additionner, d’additionner !

 

– Est-ce que je parle français ou turc ? interrogea encore M. Hilaire qui sentait sa moutarde de Dijon lui monter au nez.

 

Et il répéta :

 

– Est-ce que l’on nous a envoyé les abricots de Californie ?

 

Puis, n’osant regarder sa femme, il fixa un regard si menaçant sur le petit commis que l’enfant, en garant son petit derrière, prit la force de répondre :

 

– J’sais pas, moi, m’sieur !

 

– Personne ne le sait ici ? gronda M, Hilaire, cette fois, d’une voix terrible.

 

Alors le premier commis répondit :

 

– Oui, nous en avons reçu deux caisses de vingt kilos, monsieur !

 

– A-t-il envoyé aussi le « macaroni » ? Et les quarts d’épluchures de truffes ?

 

M. Hilaire tournait le dos à la caisse. Il eut la sensation de la tempête qui s’élevait derrière lui. Le souffle de l’ouragan lui apporta ces mots :

 

– Épluchure toi-même. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ce qui se passe ici, quand on a une conduite pareille !

 

Ce fût au tour de M. Hilaire de ne pas répondre. Il alla simplement chercher dans un tiroir de la caisse la clef de la réserve et s’avança vers une trappe qui s’ouvrait dans le parquet et par laquelle on descendait à la cave.

 

– Qu’est-ce que tu vas faire à la réserve ? Tu n’as pas besoin d’aller à la réserve, et si tu veux y descendre, tu me feras le plaisir d’aller mettre ton tablier et ta casquette et de m’enlever cette espèce de torchon rouge que tu portes sur le ventre !

 

– Madame Hilaire, déclara M. Hilaire sur un ton qu’il n’avait jamais encore pris en public devant son épouse, je vous prie de mesurer vos paroles ! Elles sont plus graves que vous ne le croyez ! Ce torchon rouge, comme vous dites, ne me quittera pas. Il est l’insigne de ma nouvelle dignité. Je suis nommé commissaire de la section de l’Arsenal !

 

– Beau commissaire, ma foi ! Regardez-moi cette tête de commissaire !

 

– Et chargé, continua M. Hilaire imperturbable, de faire respecter les décrets de l’Assemblée ! Lisez, madame.

 

En prononçant ces mots, il montrait de l’index de la main droite l’écriteau suspendu à la caisse.

 

Puis il se retourna et continua son chemin vers la trappe.

 

C’en était trop pour Virginie.

 

Elle sauta plutôt qu’elle ne descendit de son trône-comptoir et elle roula jusqu’à la trappe sur le bord de laquelle elle s’arrêta prudemment. Alors, elle se dressa devant M. Hilaire…

 

– Je vous défends de descendre à la cave dans cet attirail, s’écria-t-elle, mugissante.

 

– Cet attirail ! répondit M. Hilaire, cet attirail m’a été imposé par la nation, et désormais ne me quittera plus !

 

– Tenez ! vous me faites de la peine ! Allez vous coucher ! Vous devez en avoir besoin après toutes vos orgies !

 

Et elle se disposa à faire retomber la porte de la trappe, fermant ainsi le chemin des caves à M. Hilaire. Mais voilà que celui-ci, outré et décidé aux pires extrémités, la prit par un bras et l’amena devant l’écriteau :

 

« La femme d’un citoyen révolutionnaire qui n’obéit pas à son mari encourt la peine de mort ! »

 

Or, au lieu de s’effondrer, cette forte dame eut le toupet de s’esclaffer et voulut porter une main sacrilège sur l’écriteau de M. Hilaire.

 

L’épicier-commissaire n’hésita pas plus longtemps à appeler sa garde à son secours. Les deux gardes civiques se précipitèrent et sur l’ordre de M. Hilaire firent prisonnière Mme Hilaire !

 

Quand Virginie se vit entre deux baïonnettes, secouée par des lascars qui n’avaient pas l’air de plaisanter, elle changea plusieurs fois de couleur…

 

Et cela, juste dans le moment que la rue retentissait d’un brouhaha farouche et que tout un cortège de mauvais garçons déchargeaient en l’air leurs revolvers et, brandissant des sabres, acclamaient la première victoire de la Révolution et menaçaient d’une mort imminente tous les citoyens qui ne hisseraient point à leurs fenêtres le drapeau rouge !

 

M. Hilaire montra son écharpe et fut acclamé.

 

C’était la révolution qui passait. Jamais Mme Hilaire ne l’avait vue de si près. Elle jugea que c’était fini de rire et pensa que l’écriteau pouvait bien n’être point de fantaisie dans un temps où les hommes « pouvaient tout se permettre » !

 

Alors, elle pleura, s’avouant ainsi vaincue.

 

– Remettez madame dans sa caisse, ordonna M. Hilaire à ses soldats. Et ils repoussèrent la bonne dame jusque dans son fauteuil.

 

– Vous avez, jusqu’à nouvel ordre, la garde de madame, émit l’épicier-commissaire. Vous êtes responsable de sa conduite. Si elle cesse de faire ses additions et si elle s’échappe de sa caisse, vous aurez à vous expliquer, devant moi et le comité du club qui ne badine pas avec la discipline… Assez de pleurer, madame, et inscrivez « cinq kilos de sucre à… »

 

Elle écrivait, elle écrivait en sanglotant, en se mouchant, en soupirant, en s’essuyant les yeux, la bouche, son double menton gonflé de désespoir.

 

Et, de temps en temps, quand M. Hilaire avait le dos tourné, elle examinait ce qu’il faisait, le trouvait beau dans sa démarche, dans ses gestes décidés comme elle ne lui en avait encore jamais vus, beau avec sa ceinture de commissaire qui le faisait saluer bien bas par les clients ! Elle était domptée !

 

Où était-il passé ? Qu’était-il allé faire dans la salle à manger ? Un moment, elle l’entendit remuer dans la cuisine… et puis il revint avec une espèce de grande bannette sur laquelle il avait jeté un tablier, et il descendit dans la cave. Elle se demandait ce qu’il y allait faire, et pourquoi il avait pris la clef de la réserve où l’on ne pénétrait que tous les samedis, quand ils renouvelaient les stocks de marchandises où les liquides. Elle compta qu’il y resta près d’une demi-heure !

 

Et il lui parut qu’il en revenait avec une étrange figure très attristée… Quel était ce nouveau mystère ?

 

Après avoir donné des instructions au premier commis, il quitta l’épicerie et ne revint qu’une heure plus tard, accompagné d’un « bougniat » qui portait un sac sur son épaule et qui descendit avec lui à la cave. Le plus joli est que M. Hilaire remonta tout seul, laissant le « bougniat » en bas.

 

– C’est le nouveau charbonnier d’à côté, fit M. Hilaire en passant près de la caisse. Je lui fais ranger les sacs et ramasser la poussière de charbon…

 

– Mais nous n’avons plus besoin de charbon avant l’hiver, mon ami… osa soupirer Mme Hilaire…

 

– Une femme qui n’y voit pas plus loin que le bout de son nez peut s’imaginer cela, en effet, répliqua M. Hilaire, mais un homme qui prévoit d’ici peu la hausse formidable du combustible sait prendre ses précautions.

 

– Bien, mon ami ! bien, mon ami !

 

– Ah ! je vais te dire : j’ai invité le « bougniat » à déjeuner ! ça se fait entre voisins !

 

– Oh ! mon ami !

 

Elle suffoqua : il avait invité à déjeuner ce bougniat, mais il était bien réellement fou ! Et elle se reprit à pleurer.

 

– Chiale pas ! commanda-t-il, c’est pas le moment, j’ai encore quatre autres invités…

 

Elle se moucha.

 

– Tu aurais dû me dire ça plus tôt, j’aurais soigné le menu et j’aurais fait un peu de toilette !

 

– À la bonne heure ! J’aime à te voir raisonnable comme ça ! Mais ne te tracasse pas ! Nos invités sont des gens tout simples qui se contenteront de ce qu’il y aura et pour lesquels il n’y a pas besoin de se mettre sur son trente-et-un !

 

Elle pensa : « S’il sont tous comme le charbonnier ! »

 

Mais elle n’imaginait pas qu’elle verrait arriver vers les midi, deux forts de la halle, couverts de farine, un horrible petit voyou chaussé d’espadrilles et un calamiteux petit vieillard tout courbé et tout ratatiné que M. Hilaire lui présenta dans ces termes : « Papa Cacahuètes ! »

 

Virginie comprit dans un éclair, M. Hilaire prenait des précautions avec le peuple. Quel homme ! Quel génie !

 

Elle dit :

 

– Hilaire, je te demande pardon, tu peux dire à ces deux messieurs de s’éloigner avec leurs baïonnettes, je ferai tout ce que tu voudras !

 

Alors, il renvoya les deux sectionnaires au poste après les avoir régalés sur le comptoir ; et il embrassa Virginie.

 

– C’est fini ? lui demanda-t-il.

 

– Oui, Hilaire !

 

– Alors, va rejoindre nos invités dans la salle à manger. Tu n’as à t’occuper de rien que d’être aimable. Tu verras comme tout va bien marcher. J’ai renvoyé la bonne…

 

– Tu as renvoyé la bonne !

 

– Oui, elle me gênait avec ses réflexions ! En temps de révolution, on n’a pas besoin de bonne. Ça comprend mal ce qui se dit et on n’est jamais trahi que par ces être-là, tu comprends !

 

– Tu as raison, Hilaire, tu as encore raison ; d’autant plus que j’avais une bonne envie de lui donner ses huit jours… C’est incroyable ce que cette fille usait de brillant belge ! Mais qui est-ce qui servira le déjeuner ?

 

– Toi donc !

 

– Et le déjeuner des commis ?

 

– Je les envoie déjeuner dehors, cinq francs à chacun ça vaut mieux.

 

– Mais tu nous ruines !

 

– Ils sont contents et ils n’écoutent pas aux portes !

 

– Bien, bien, obtempéra Virginie, rêveuse.

 

Le déjeuner se passa mieux qu’elle n’aurait cru.

 

Ces « pauvres gens » se conduisirent proprement et ne tenaient point de propos déplacés. Comme le « bougniat » s’était lavé les mains elle jugea qu’il avait « les extrémités bien fines » pour un travailleur de son espèce. Les autres l’appelaient « monsieur Frédéric » et paraissaient le connaître depuis longtemps. « Monsieur Frédéric » appelait les deux forts de la halle : Polydore et Jean-Jean, couramment.

 

Quant au clerc de notaire en savate, M. Mazeppa, et au marchand de cacahuètes, ils avaient l’air de faire bande à part et ne se mêlaient pas à la conversation qui roulait sur les événements du jour et sur la prise du Subdamoun dont ils disaient pis que pendre…

 

Mme Hilaire se mettait en quatre pour contenter « tout son monde ». Voyant que Papa Cacahuètes était fort triste et mangeait peu, elle lui adressa de douces paroles :

 

– Ça va, monsieur, en ce moment, le commerce des cacahuètes ?

 

– Mon Dieu ! madame, répondît le vieillard avec une grande mélancolie, je dois vous avouer que le commerce traverse une crise, en ce moment.

 

Puis il se tut. Et Mme Hilaire retomba dans ses réflexions. Quelles drôles de gens tout de même ! Quels singuliers convives ! Enfin, il était à présumer qu’elle ne les aurait pas tous les jours à sa table !

 

Comme son épouse en était là de ses pensées et de son ahurissement, M. Hilaire lui confia qu’il avait décidé de donner l’hospitalité aux deux forts de la halle, MM. Jean-Jean et Polydore, lesquels avaient eu le malheur d’être mis à la porte de leur domicile, le matin même, par leur propriétaire, un bourgeois avare et imprudent qui avait la prétention qu’on lui payât son loyer en ces temps de trouble !

 

Mme Hilaire ne comprit rien tout d’abord à ce qu’on lui disait, tant l’affaire lui apparaissait monstrueuse ! Enfin, quand il fut bien entendu qu’on allait loger ces deux brutes, elle se leva.

 

Non ! non ! Cette fois, elle en avait assez vu et assez entendu !

 

– Où vas-tu, ma chérie ? demanda M. Hilaire. Elle s’en fut à la cuisine. M. Hilaire la rejoignit :

 

– Quoi donc ? fit-il. Il y a quelque chose de cassé ?

 

Elle eut une expiration de soufflet de forge et finit par dire :

 

– Tu ne voudras pourtant pas leur donner notre lit ?

 

– Non ! répondit M. Hilaire avec tranquillité. Je les mettrai dans la cave. Là, ils ne nous gêneront pas !

 

– Dans la cave ! dans la cave où il y a le vin ! le jambon ! le cervelas ! les provisions de comestibles ! Dans la cave !

 

Mme Hilaire, pour ne pas tomber, se raccrocha au garde-manger qui céda, et M. Hilaire dut retenir le tout, ce qui fut, un moment, l’un des plus grands efforts de sa vie.

 

Enfin Virginie retrouva l’équilibre.

 

– Je ne comprends plus rien à ce que tu me dis, ni à ce que tu fais, et je crains bien de devenir folle ! C’est peut-être déjà fait !

 

Alors, pitoyable, M. Hilaire embrassa Mme Hilaire, qui eut envie de le mordre, mais qui, après ce qui s’était passé, trouva plus prudent de recevoir la caresse avec un sourire :

 

– N’essaye pas de comprendre, ma Virginie, et tu seras heureuse ! Sur quoi, il la laissa et alla s’enfermer dans la salle à manger avec ces gens qui étaient de condition si bizarre et que Mme Hilaire n’avait jamais vus « ni d’Ève, ni d’Adam ».

 

Mme Hilaire, les jours suivants, en vit bien d’autres !

 

La salle à manger était devenue comme la salle d’une sorte de conseil de guerre où se rencontraient à toute heure ce fantastique marchand de cacahuètes, ce petit voyou de Mazeppa, le « bougniat » et ces deux forbans qui ne quittaient plus guère la maison.

 

C’étaient ces deux-là, Polydore et Jean-Jean, qui tracassaient le plus Mme Hilaire : les savoir, la nuit, chez elle, en train de faire ce qu’ils voulaient, cela « la dépassait » et « elle s’en mangeait les sangs » !

 

Le plus beau était que M. Hilaire continuait de leur descendre lui-même ce qu’il appelait « leur en-cas pour la nuit » ! Et quel en-cas ! Du poulet, des primeurs, des fruits… enfin, tout ce qu’il y avait de mieux ! Elle croyait rêver !

 

Enfin, elle avait reçu l’ordre de ne plus descendre à la cave !

 

– Tu comprends, avait dit M. Hilaire, maintenant qu’il y a deux hommes qui l’habitent, ta place n’est pas là !

 

XXV

DES DÉCOUVERTES QUE FIT MME HILAIRE EN SE PROMENANT DANS SA CAVE ET DE CE QUI S’ENSUIVIT


Mais il arriva un jour – le jour justement de la première charrette – que MM. Polydore et Jean-Jean furent absents dans le même temps que M. Hilaire.

 

Virginie alluma aussitôt une lanterne, se fit ouvrir la trappe et descendit l’escalier à pic qui menait à ce sombre mystère.

 

Le désordre qui y régnait était inimaginable. Les caisses avaient été bousculées, certaines éventrées.

 

Le vin avait coulé des fûts, humectant le sol à faire croire à une crue extraordinaire de la Seine. Un tonneau de petit vin d’Anjou mousseux était vide. Un baril de harengs saurs répandait à demi son contenu sur ce sol fangeux.

 

Des jambons fumés avaient disparu, ou plutôt les os qui en restaient disaient assez qu’en dépit des bons repas de la salle à manger et des « en-cas » nocturnes de M. Hilaire, MM. Polydore et Jean-Jean avaient satisfait sur eux leur incroyable boulimie.

 

La lanterne, les soupirs et les sourdes exclamations d’horreur de Mme Hilaire se poursuivaient au milieu de tout ce ravage, quand soudain un bruit de voix se fit entendre du côté de la réserve !

 

Mme Hilaire s’arrêta, tremblante. Qui donc avait parlé ?

 

Elle écouta encore, mais en vain, cette fois… Cependant, il n’y avait pas d’erreur. La chose était bien venue du fond de la cave, qu’une simple cloison de planches, fermée d’une porte épaisse, séparait de la réserve…

 

Mme Hilaire dut comprimer, d’une main lourde, les battements de son cœur.

 

Elle se glissa, avec des précautions infinies, jusqu’au fond du mystérieux souterrain…

 

Contre la porte de la réserve, on avait roulé deux grosses barriques ! Pour empêcher de passer…

 

Chut ! de nouveaux murmures !

 

Un soupir qui ne part pas de la gorge de Mme Hilaire !

 

Une voix de femme !

 

Vierge sainte ! M. Hilaire cache une femme dans la réserve.

 

Tout s’explique !

 

Les « en-cas », toutes les douceurs que M. Hilaire transporte dans la cave, tout cela n’est nullement destiné à Polydore et Jean-Jean qui, elle a pu le constater, hélas ! se rattrapent par ailleurs… Non ! toutes ces douceurs sont pour la femme !

 

Quelle femme ?

 

Une maîtresse de M. Hilaire ! Enfer et damnation !

 

« Une de la haute », sans doute, puisqu’elle se cache comme une suspecte !

 

M. Hilaire a toujours eu du goût pour les femmes de la haute. Son dévouement à Mme la marquise du Touchais a paru souvent inexplicable à Mme Hilaire.

 

Et il faut que M. Hilaire y tienne, à cette femme, qui est dans la réserve, pour qu’il la fasse garder par ces deux monstres, par ces deux dogues insatiables qui lui coûtent les yeux de la tête et ruinent son commerce !

 

Ah ! ah ! en vérité ! voilà donc toute l’histoire ! Si Mme Hilaire ne reconnaissait plus M. Hilaire, qu’y avait-il d’étonnant à cela ? C’était cette femme qui le lui avait changé ! C’est pour elle que Mme Hilaire avait tant souffert, pour elle qu’elle avait été humiliée, menacée, froissée, ridiculisée devant tous ! C’est à cause de cette femme que Mme Hilaire n’était plus maîtresse chez elle !

 

– Eh bien ! on allait voir !

 

Résolue à se venger d’une façon éclatante et sachant que la vengeance est un plat qui se mange froid, l’épicière se hâta de regagner, sans faire le moindre esclandre, la lumière du jour.

 

Tout à coup, Papa Cacahuètes fit son entrée.

 

M. Hilaire n’était pas encore arrivé. Papa Cacahuètes alla saluer Mme Hilaire, et lui annonça que, passant par l’Hôtel de Ville, il avait appris avec joie que M. Hilaire venait d’être nommé inspecteur des prisons !

 

– Mes félicitations, madame ! ajouta-t-il. Tous les jours votre mari monte en grade, acquiert une nouvelle fonction ! La révolution rend hommage à ses grandes qualités de cœur et d’esprit !

 

– C’est bien parlé ! approuva Jean-Jean qui venait d’arriver et qui avait entendu. Nous fêterons, ce soir, cette bonne nouvelle ! On débouchera une ou deux bouteilles de champagne !

 

– Et on videra un flacon de vieux rhum de la Martinique ! ajouta Polydore.

 

Mme Hilaire baissa les yeux pour ne pas montrer tout le courroux et toute la haine dont ils étaient pleins.

 

Tous ces misérables étaient les complices de son mari !

 

Enfin, l’épicier arriva et reçut sans trop d’étonnement la nouvelle de son élévation à une dignité aussi importante que celle d’inspecteur des prisons dans un temps où elles étaient pleines.

 

Le vaniteux commençait déjà à se faire aux honneurs !

 

Une autre nouvelle, apportée par son ami « le nouveau bougniat », l’homme aux joues noires et aux mains blanches, parut le toucher davantage.

 

Il frissonna de tout son corps en entendant « M. Frédéric » raconter avec une émotion nullement feinte la peine qu’il avait éprouvée en apprenant, quelques minutes avant son arrivée, que son prédécesseur, le brave « bougniat » qui lui avait si aimablement passé son fonds : « Planches de sapin, lattes et houille », avait été trouvé mort, le matin même, rue de Turenne, avec un grand couteau planté dans le dos.

 

Ce brave homme était, depuis longtemps, un ami de M. Hilaire et nous savons le service qu’il lui avait rendu le jour où le commissaire de la section de l’Arsenal s’était occupé de mettre en lieu sûr la famille du Touchais.

 

N’était-ce point terrible de se voir récompenser de ce service-là par un coup de couteau ?

 

Peut-être avait-il laissé échapper une parole imprudente ? malgré les recommandations extraordinaires de M. Hilaire…

 

– Peut-être ce coup de couteau n’était-il que de précaution ? Oh ! abominable, épouvantable Chéri-Bibi !

 

Sur ces entrefaites survint à son tour, bien pâle et bien défait, ce pauvre M. Barkimel. Il sortait du tribunal révolutionnaire et avait rencontré en route un collègue, lequel avait assisté à la cérémonie de la place de la Révolution et lui avait raconté comment était mort Tissier, l’ex-vice-président de la Chambre, condamné par M. Barkimel !

 

– Il n’y a pas à dire ! exprima celui-ci avec une certaine mélancolie, ça fait quelque chose de se dire qu’on a fait tomber la tête d’un homme ! Un homme qui, tout à l’heure, respirait comme vous et moi, parlait et tournait la tête !

 

– Ah ! ah ! tournait la tête ! Bravo pour tourner la tête ! Vous avez trouvé ça tout seul : tourner la tête ! Évidemment, maintenant, il ne peut plus la tourner.

 

C’était l’horrible Mazeppa qui arrivait.

 

M. Barkimel, qui était cependant au courant des nouvelles mœurs hospitalières de M. Hilaire, n’avait pas encore eu l’occasion de se trouver en face de ce nouveau « pauvre ». Il recula épouvanté. Mais le père Cacahuètes sortit soudain de son rêve pour présenter le jeune Mazeppa. « Mon secrétaire ! » ajouta-t-il avec un rire inattendu qui lui racla la gorge et qui effraya les autres autour de lui, plus que tout le reste.

 

Il pénétra le premier dans la salle à manger, et on l’entendait rire encore là-bas, tout seul, et de quel rire !

 

M. Hilaire, lui-même, en était tout pâle.

 

Quant à « Monsieur Frédéric », le bougniat « à la manque », il s’enfuit, après s’être excusé auprès de Mme Hilaire de ne pouvoir accepter son invitation à dîner pour ce soir-là.

 

Mme Hilaire se disait en elle-même, tout au fond de sa malice avertie par sa récente découverte : « Jouez bien la comédie, mes bonshommes ! Il va falloir s’expliquer tout à l’heure ! » Et elle entra dans la salle à manger en donnant le bras à M. Barkimel et semblant ignorer tous les autres convives.

 

– Je ne sais pas ce qu’a Mme Hilaire, aujourd’hui, prononça la voix éraillée de Chéri-Bibi, qui était déjà attablé comme un malotru, mais elle a un petit air qui lui sied à ravir !

 

Mme Hilaire ne broncha pas. Elle attendait son tour !

 

La conversation roula dès l’abord sur la nouvelle de l’arrestation du baron d’Askof, que publiait en dernière heure le Journal des clubs. Et là-dessus, le père Cacahuètes s’étonna de ce que l’on continuât à ignorer la retraite où se cachait la famille Touchais.

 

– Elle ne doit pas en mener large, la belle marquise ! exprima Virginie… Elle qui faisait tant la fière qu’on n’osait pas lui adresser la parole ! Où peut-elle être, maintenant ? Elle aura peut-être trouvé quelqu’un comme tant d’autres pour la cacher dans sa cave !

 

À l’audition de cette phrase prononcée d’une voix agressive, tous les appétits restèrent suspendus.

 

Hilaire frémit, ce qui n’échappa point à Mme Hilaire, laquelle jouit de ce trouble avec une férocité à peine dissimulée. Polydore et Jean-Jean se regardèrent.

 

Papa Cacahuètes pria Mazeppa d’aller lui faire une course et de ne revenir que lorsqu’il « le sifflerait ».

 

Puis, il toussa, leva ses lunettes noires sur Mme Hilaire et lui demanda d’une voix qui tremblait un peu :

 

– Que voulez-vous dire ? madame Hilaire. Il faudrait vous expliquer !

 

– M’expliquer ! repartit la maîtresse femme, déjà rayonnante de l’effet produit, est-il besoin de m’expliquer ! M. Hilaire sait parfaitement ce que je veux dire !

 

– Moi ? protesta l’innocent Hilaire… Mais j’avoue que je ne comprends même pas pourquoi « Papa Cacaouettes » s’étonne de ce que tu viens de dire. Évidemment, cette dame peut être cachée dans une cave ou dans un grenier !

 

– Cave ou grenier ! s’écria Mme Hilaire, ce n’est pas moi qui la plaindrai ! Et si jamais on la pince, cette pimbêche, avec sa mijaurée de Lydie et sa vieille hypocrite de Jacqueline, je serai la première à crier bravo !

 

– Vous la détestez donc bien ? demanda la voix sourde de Chéri-Bibi.

 

– Je vais vous expliquer ! intervint M. Hilaire.

 

– Chut ! gronda la voix de Chéri-Bibi, chut ! monsieur Hilaire, n’interrompez pas Mme Hilaire ! ça ne se fait pas dans le monde !

 

– Oh ! sur ce chapitre, nous n’avons jamais été d’accord, continua Mme Hilaire. Il a beau être maintenant tout ce qu’il voudra, M. Hilaire regrette certainement le temps où il était le domestique de ces gens-là ! Il me l’a dit ! Il ne le niera pas ! Et ça se dit républicain, révolutionnaire, et tout le tralala ! Moi, je ne suis qu’une femme du peuple et j’ai plus de rancune !

 

– En voilà assez ! s’exclama M. Hilaire…

 

Mais Virginie continua de glapir :

 

– Penses-tu ! Il la saluait toujours jusqu’à terre ! On aurait dit qu’il en était amoureux, ma parole ! Si ça n’était pas à vous faire suer ! Sans compter qu’elle n’était pas meilleure qu’une autre, la Cécily ! On a assez parlé d’elle à Dieppe quand elle avait ses rendez-vous, jusque dans les églises, avec le vicomte de Pont-Marie !

 

Là-dessus il y eût un silence ! quel silence !

 

D’abord, la parole de Mme Hilaire semblait avoir frappé M. Hilaire à mort. Il ne remuait plus, ne donnait plus signe de vie.

 

Soudain une voix doucement éraillée, celle du marchand de cacahuètes, fit entendre :

 

– Je vois que vous ne l’aimez pas !

 

– Ah ! non ! explosa Virginie ! Tenez, puisque je ne peux pas espérer qu’elle sera ma femme de chambre, je ne lui souhaite qu’une chose : c’est qu’elle soit prise, jugée et guillotinée !

 

Un bruit de vaisselle cassée souligna aussitôt l’importance d’un pareil souhait.

 

C’était Papa Cacahuètes qui venait de dégringoler sous la table avec son assiette.

 

Papa Cacahuètes avait cette habitude de manger souvent sous la table, comme un chien. Il se trouvait ordinairement à son aise, le derrière par terre et ne se mêlant le plus souvent à la conversation que par des grognements.

 

Mais, cette fois, on ne l’entendit pas grogner. M. Barkimel voulut rompre un silence redevenu insupportable :

 

– Madame, vous êtes une vraie citoyenne. Je puis vous dire, à vous, une chose qui vous réjouira : « On est sur le point de découvrir la retraite de la marquise du Touchais ! »

 

– Il y a donc un bon Dieu ? déclara Virginie.

 

Quelque chose remua sous la table et M. Hilaire, pour prouver peut-être, lui aussi, qu’il n’était point tout à fait réellement mort, fit un geste sur sa chaise. MM. Polydore et Jean-Jean se balancèrent sur la leur.

 

– Oui, expliqua M. Barkimel. La chose s’est passée en fin d’audience au tribunal révolutionnaire. On nous avait apporté à juger une petite ouvrière blanchisseuse qui n’était pas plus blanchisseuse que moi et qui n’est autre que la baronne d’Askof ! la femme de l’ami du Subdamoun qui, lui-même, a été arrêté au café Werter.

 

« La baronne d’Askof, dont nous devions régler immédiatement le sort et qui avait peur, naturellement, d’être condamnée à mort et exécutée dès demain, nous a demandé si nous lui accorderions la vie sauve dans le cas où elle nous mettrait en mesure d’arrêter la marquise du Touchais, mère du Subdamoun !

 

« L’accusateur public prit sur lui de lui promettre ce qu’elle demandait si ces indications étaient sérieuses. Alors elle nous dit que la blanchisseuse qui l’avait recueillie, elle, la baronne, et cachée à tous sous cet accoutrement était l’ancienne blanchisseuse de la marquise et que cette blanchisseuse avait reconnu une chemise de la marquise dans le linge que lui avait donné récemment une cliente !

 

À ces mots, M. Hilaire parut se trouver mal sur sa chaise et puis tout à coup poussa un cri perçant. On s’inquiéta.

 

– Oh ! ce n’est rien, dit-il, c’est passé ! Un pincement au cœur !

 

La vérité était qu’il venait d’être bel et bien mordu à la jambe par cette chose qui était sous la table.

 

Il mesura du coup la gaffe qu’il avait commise en glissant dans le linge de la maison une chemise de la marquise et il comprit aussi que si cette gaffe avait les conséquences redoutables qu’il fallait dès maintenant prévoir, ce n’était pas sa femme qui serait dévorée par cette chose qui était sous la table, mais lui-même, M. Hilaire, tout commissaire de section et inspecteur des prisons qu’il était !

 

M. Barkimel, qui ne s’apercevait point du drame que ses paroles déchaînaient à ces côtés, continuait :

 

– L’accusée donna le nom et l’adresse de la blanchisseuse, rue aux Phoques.

 

– Rue aux Phoques ! s’écria Virginie… mais c’est notre blanchisseuse !

 

– L’affaire fut un instant suspendue, reprit M. Barkimel, pendant qu’on envoyait là-bas le commissaire aux délégations judiciaires. Ce magistrat revenait bientôt nous annoncer qu’on avait trouvé la blanchisseuse de la rue aux Phoques pendue à l’espagnolette de sa fenêtre. Hein ! qu’est-ce que vous dites de cela ? Croyez-vous que ça se complique ! Il avait d’abord cru à un suicide, à cause d’une lettre d’amour trouvée près du cadavre, mais il n’avait pas eu de peine à reconstituer le crime ! Encore un coup des amis du Subdamoun qui avaient dû être avertis qu’on était sur la trace de la mère de leur idole ! Ces gens-là ne reculent devant rien !

 

– Et qu’est-ce que vous avez fait de la baronne d’Askof ? eut encore la force de demander M. Hilaire, lequel s’était pris à suer à grosses gouttes.

 

– Eh ! bien, reprit M. Barkimel, nous nous disposions à la condamner à mort, puisqu’elle ne nous avait servi de rien, quand elle s’écria qu’elle se rappelait parfaitement les initiales du linge de la pratique au milieu duquel on avait trouvé la chemise de la marquise… Ces initiales étaient…

 

Mais il ne put en dire davantage. Un fracas effroyable éclata tout à coup dans la salle à manger. La lourde table avait été renversée d’un seul coup avec tout ce qu’elle supportait de vaisselle, de verrerie et de couverts, et était retombée sur les pieds de M. Barkimel qui se prit aussitôt à pousser des cris d’écorché.

 

Et de toute cette confusion sortait Papa Cacahuètes, qui s’excusait auprès de Mme Hilaire de s’être relevé un peu trop brusquement et d’avoir été, ainsi, la cause stupide de la catastrophe !

 

M. Barkimel, dégoûté décidément d’un dîner où il n’avait trouvé aucun plaisir et où il s’était fait à peu près écraser les pieds, prit congé d’une façon assez maussade et gagna la porte de la rue, soutenu par le jeune Mazeppa qui avait reçu l’ordre de le reconduire chez lui et « de le veiller comme son père ».

 

De leur côté, sur un signe de Papa Cacahuètes, MM. Polydore et Jean-Jean avaient prétexté d’une grande fatigue pour descendre sans plus tarder dans la cave, où leur couchette les attendait.

 

De telle sorte qu’il ne resta plus dans la salle à manger que Papa Cacahuètes, M. Hilaire et Mme Hilaire.

 

Celle qui ne doutait plus de la personnalité que l’on cachait « chez elle » paraissait prête à éclater.

 

La face congestionnée, la gorge furieuse, les poings sur les hanches, elle attendait un mot qui serait, pour elle, le signe de l’explosion.

 

D’abord, Papa Cacahuètes dit, après avoir refermé fort précautionneusement la porte :

 

– Je ne crois pas que cet imbécile de Barkimel se doute de quoi que ce soit, sans cela il ne serait pas venu dîner ici de peur de se compromettre et il ne nous aurait pas raconté l’histoire !

 

– Je ne le crois pas, en effet, murmura M. Hilaire qui tremblait de tous ses membres.

 

– Comment voulez-vous qu’il s’en doute ? commença d’éclater Virginie. Mais moi, je n’ai plus rien à apprendre.

 

– Madame Hilaire ! interrompit Papa Cacahuètes en lui prenant le poignet dans l’étau de sa main de fer et en la faisant reculer jusqu’au fond de la pièce, Madame Hilaire, je vous aime bien, car je ne saurais oublier que vous êtes la femme de mon ami Hilaire ! Laissez-moi donc vous donner le conseil de crier moins fort quand vous parlez de votre cave. Savez-vous que c’est un bienfait inimaginable pour M. Barkimel que son imbécillité et l’ignorance où il est encore de ce qui se trouve dans votre cave… Ceux qui l’ont su, madame, en sont morts… Le bougniat qui a précédé « Monsieur Frédéric » en est mort… Votre blanchisseuse en est morte…

 

Il la lâcha, Elle tomba sur une chaise, comme dégonflée tout à coup, et elle regardait le diabolique bonhomme avec des yeux hagards. Maintenant, Papa Cacahuètes reprit un peu plus tranquillement :

 

– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de vous, maintenant madame… maintenant que vous savez cette chose-là ? C’est un secret dont vous n’êtes plus maîtresse ! Un geste, un regard, peuvent nous trahir ! Dans ces conditions, vous voyez bien qu’il faut disparaître !

 

– Mon Dieu ! gémit M. Hilaire qui n’était point méchant, mon Dieu ! ayez pitié d’elle !

 

Virginie fit entendre un soupir d’agonisante.

 

– Je vous donne la vie sauve, continua le vieillard, après réflexion, mais, je vous répète… il faut disparaître… et la meilleure façon que vous ayez de disparaître, pour moi, et pour tout le monde, est de descendre, à votre tour, dans votre cave, et de vous y enfermer avec la personne en question !

 

– Jam… mais elle n’acheva pas. Le flamboyant regard noir avait brûlé sa suprême résistance…

 

– Vous serez enfermée avec elle, madame Hilaire, et, comme cette dame, dans le triste état où elle est momentanément réduite, a besoin de petits soins, vous les lui donnerez ! Vous les lui prodiguerez ! Vous serez sa servante ! son humble, son obéissante servante ! Et vous lui dénouerez les cordons de ses chaussures ! Je crois m’être suffisamment fait comprendre ; c’est tout ce que je puis faire pour vous !

 

Il tourna la tête et dit à Hilaire :

 

– Mon ami, soyez donc assez bon pour mettre dans une valise tout ce dont Mme Hilaire peut avoir besoin pour son petit voyage !

 

XXVI

À LA CONCIERGERIE


La Conciergerie servait pour lors de prison d’État et de dépôt provisoire des condamnés.

 

M. Florent, que la littérature révolutionnaire avait perdu, et le baron d’Askof y avaient été amenés, presque dans le même temps, si bien qu’ils se trouvèrent au greffe ensemble et furent envoyés ensemble dans une cellule où se trouvait déjà le fervent nationaliste qu’était le petit Cazo.

 

Désespéré, M. Florent l’était ! Il avait été arrêté dans le moment que, ne sachant plus à quel saint se vouer, il était allé porter lui-même un article plus incendiaire que jamais au Journal des clubs. Il ne voyait plus désormais de borne à son infortune et la station qu’il commençait dans ce mauvais lieu ne lui faisait que trop prévoir la fin prochaine de tout ceci, sans qu’il y comprit goutte, du reste !

 

Dès qu’on lui eût fait franchir ces sombres portes, il avait été désagréablement impressionné par le défilé des détenus appelés ce jour-là au tribunal révolutionnaire où les attendaient les nouveaux juges nommés par les soins de Coudry et des clubs.

 

Déjà, on avait porté des coups terribles à l’ancienne magistrature. Toutefois, on n’avait osé toucher à un juge intègre et consciencieux, le président des assises, Dimier, qui joue un rôle assez court dans cette histoire, mais suffisamment important pour que nous fixions un instant sa figure.

 

Une terrible affaire le mettait alors en pleine lumière : le procès des « bandits du Nord » qui, après avoir mis au pillage la province, s’étaient abattus sur Paris dès qu’ils avaient appris que la capitale était en proie à la révolution.

 

Une imprudence dans l’extraordinaire cambriolage d’un musée fit mettre la main sur les principaux chefs de cette redoutable association. Or, certains eurent l’habileté de se dire les amis politiques de quelques gros bonnets de la révolution et de menacer de le prouver. Amitié politique était beaucoup dire, mais il y avait eu certainement entre les uns et les autres de fâcheuses compromissions…

 

Bref, deux accusés, Garot et Manol, s’en seraient certainement « tirés » si M. Dimier, qui ne connaissait que sa conscience, ne s’y était opposé et n’avait menacé le parquet d’un gros scandale.

 

De leur côté, voyant qu’on ne les relâchait pas, Garot et Manol, bien que l’instruction fût close, commençaient à « manger le morceau ».

 

Ils avaient été transférés à la Conciergerie et demandaient à chaque instant à être entendus par le directeur de la prison, qui recevait leurs confidences et qui, en honnête homme qu’il était, lui aussi, en faisait un rapport et le transmettait à qui de droit.

 

On n’avait pas osé toucher à M. le conseiller Dimier, mais on avait fait sauter M. le directeur qui avait été remplacé par une fameuse crapule, un nommé Mathieu Talbot.

 

Homme à tout faire, il avait compris l’embarras de quelques-uns de ses anciens amis et avait laissé entendre que, sous sa direction, Garot et Manol pourraient « prendre de l’air », seul moyen d’éviter l’esclandre en cour d’assises.

 

Quand M. Florent avait traversé la salle des gardes, il était passé devant deux petits escaliers étroits qui conduisaient chacun au premier étage de chacune des tours. Dans la tour de droite se trouvait le cabinet de M. le directeur et dans l’autre, le cabinet du président des assises.

 

C’est dans ce dernier cabinet que venait de temps à autre, pour interroger les criminels, M. le conseiller Dimier, l’honnête homme, bon juge, bon père de famille, noble caractère, orné de toutes les vertus et fort estimé de Chéri-Bibi lui-même, pour avoir, au début de sa carrière, émis cette opinion dans son livre sur les erreurs judiciaires, qu’il se pourrait fort bien que le célèbre et mondial bandit fût innocent du premier crime pour lequel il avait été condamné !

 

M. Dimier méprisait M. Talbot qu’il avait eu autrefois à juger et M. Talbot méprisait M. Dimier de ce que celui-ci l’avait jugé… et acquitté avec des considérants qui eussent déshonoré tout autre.

 

M. Talbot était persuadé qu’après l’affaire des bandits « il aurait la peau » de M. Dimier ; il s’en était même vanté trop haut, un soir, dans un café. Or, ce soir même, en se déshabillant, il avait trouvé dans la poche de son veston une demi-douzaine de cacahuètes enveloppées dans un cornet de papier sur lequel il put lire :

 

« Ne pas toucher à la peau de M. Dimier ».

 

M. Talbot, qui ne connaissait point le langage des cacahuètes, n’avait rien compris à cette affaire qui l’avait laissé, quelques instants, assez rêveur mais qui ne l’avait pas empêché de dormir.

 

M. Talbot avait une ignoble face boutonneuse, toujours enflammée d’érésipèle, et de petits yeux gris qui ne regardaient jamais en face.

 

M. Dimier avait une belle figure de marbre lisse, encadrée d’une magnifique barbe blanche. Son regard était doux aux bons et dur aux méchants.

 

Chéri-Bibi, qui adorait la vertu chez les autres, se serait fait tuer pour M. Dimier et n’aurait pas hésité une seconde à descendre au tombeau le vilain M. Talbot, pour peu que son intérêt l’y contraignît ! et nous verrons que l’intérêt de Chéri-Bibi, en effet, le força bientôt à ne point rester neutre dans cette lutte où le président des assises tâchait de confondre deux criminels, où le directeur de la prison tentait de les faire évader et où Chéri-Bibi essayait de s’en servir pour leur substituer, dans l’évasion, le commandant Jacques et le baron d’Askof.

 

Sans avoir à anticiper sur les événements, il nous est cependant permis de dévoiler tout de suite que tel était le plan du marchand de cacahuètes, plan pour la réussite duquel il venait de faire nommer M. Hilaire, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, inspecteur spécial des prisons de Paris.

 

La ruse seule pouvait permettre à Chéri-Bibi d’espérer encore le salut du Subdamoun, ce fils bien-aimé pour lequel il aurait donné tout le sang de ses veines, celui de ses amis et aussi de ses ennemis…

 

Dans un cachot, le Subdamoun était gardé avec un luxe de précautions inouï. Il avait toujours quatre gardes civiques avec lui et il y avait un peloton de vingt-cinq autres gardes devant la porte, dans la galerie.

 

Tout cela, naturellement, sans préjudice d’une véritable petite garnison que le nommé Talbot pouvait mobiliser en cinq minutes et qui ne cessait, du reste, de parcourir la vieille prison et de lui donner cet air de résurrection qui faisait frissonner jusque dans les moelles ce bon M. Florent, lequel, confondant de plus en plus cette révolution avec l’autre, se croyait plus jeune d’un siècle et demi !

 

Pauvre M. Florent ! Que ce M. d’Askof, qui avait été de la bande du Subdamoun, et que ce M. Cazo, qui voulait remettre le roi sur le trône de France, se trouvassent au fond d’un cachot, il n’y voyait rien à redire ; au contraire, il trouvait cela juste ; mais que lui, qui ne s’était mêlé à la politique qu’une seule fois, pour faire l’éloge de l’état de choses triomphant et le panégyrique des hommes du jour, sous le pseudonyme du Vieux Cordelier, fût réduit à cette misère, cela ne dépassait-il point toute imagination ?

 

Ayant reconnu dans l’un des nouveaux prisonniers le baron d’Askof qu’il avait rencontré chez la belle Sonia, le petit Cazo ne lui cacha pas ce qu’il pensait du héros et de son aventure, et de l’enchantement où il était, lui, de ce que l’affaire eût si mal tourné, puisqu’elle avait été tentée en dehors de son roi.

 

Askof, très maussade et fort préoccupé personnellement de sa nouvelle situation, ne lui répondit point et, s’étendant comme pour dormir, tourna le nez à la muraille.

 

Alors, l’enragé gamin s’en prit au pauvre M. Florent.

 

– Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici, vous ? lui demanda-t-il assez brutalement.

 

– Ma foi, je le demanderai à mes juges, répondit assez bas M. Florent, que tout ce verbiage éclatant paralysait. Je n’ai point conspiré, moi ! Je suis un ami de la Liberté et des Droits de l’homme !

 

Alors ce sacré petit Cazo éclata de rire.

 

– Eh ! bien, mon vieux, lui dit-il, votre compte est bon, et vous ne l’avez pas volé !

 

– Qu’est-ce que je n’ai pas volé ? implora M. Florent avec un soupir. Expliquez-vous ! Votre rire m’effraie. Croyez-vous que nous ayons quelque chance d’échapper au supplice ?

 

– Aucune ! rugit le petit Cazo. Aucune, cher monsieur !

 

– Je n’ai jamais fait de mal à personne !

 

– On fait toujours du mal à quelqu’un, monsieur, quand on n’est pas royaliste.

 

– À qui donc ?

 

– À la France, monsieur !

 

M. Florent baissa le nez. Il ne lui manquait plus que d’être enfermé avec ce jeune forcené qui remplissait la prison de ses déclamations effroyablement compromettantes.

 

Imitant l’exemple du baron d’Askof, il se tourna lui aussi du côté de la muraille et fit le simulacre de se laisser aller au sommeil.

 

Quelques minutes plus tard, comme les geôliers apportaient une méchante soupe aux prisonniers et une cruche d’eau, le sacré petit Cazo reprit ses discours jusqu’à une heure avancée de la nuit.

 

M. Florent agonisait littéralement.

 

Et il crut que le moment de mourir était réellement arrivé quand la porte du cachot fut ouverte et poussée contre le mur avec une brutalité qui le fit sursauter.

 

Dans cette triste nuit de la prison, à peine éclairée d’une flamme vacillante, apparut une haute et longue silhouette toute ceinturée de rouge, à laquelle une autre silhouette épaisse et courbée donnait des « Monsieur le commissaire inspecteur » à tour de bras. C’était le directeur Talbot qui faisait visiter sa prison à M. Hilaire, lequel, usant de ses pleins pouvoirs, avait fait lever M. le directeur pour qu’il l’accompagnât dans sa ronde nocturne.

 

M. Hilaire se disait averti par le comité de l’Hôtel de Ville d’une entreprise d’évasion destinée à sauver le Subdamoun et son complice Askof, et il tenait à rassurer le comité dans la nuit même…

 

M. Florent grelottait comme si l’on eût été en décembre. Il soulevait avec peine un buste fléchissant, tandis que le baron d’Askof, toujours allongé sur sa paillasse, avait tourné la tête du côté de « M. le commissaire inspecteur », lequel mâchait des cacahuètes et en laissa tomber négligemment trois sur le nez du baron.

 

Trois cacahuètes, dans le langage du roi du Bagne, cela veut dire : « Tout va bien ! »

 

Askof, renseigné et étonné tout de même que Chéri-Bibi agît avec une pareille sûreté de moyens et une aussi rapide audace, se retourna face au mur, après avoir déclaré qu’en ce qui le concernait personnellement, les paroles de M. Cazo ne le dérangeaient nullement et qu’au contraire elles le distrairaient d’autant plus, ajouta-t-il, « que Monsieur a la voix extrêmement prenante ! »

 

M. Florent, interrogé à son tour, ne put réussir qu’à claquer des dents.

 

– Cet homme a la fièvre ! exprima M. Hilaire.

 

À cette voix, M. Florent sursauta et retomba à genoux. Il venait de reconnaître M. le commissaire inspecteur.

 

Il s’accrocha à son habit comme un homme qui se noie s’accroche à une branche du rivage.

 

– Tiens, monsieur Florent ! Qu’est-ce que vous faites ici ? L’ex-marchand de papier à lettres éleva au-dessus de sa tête branlante des mains suppliantes.

 

– Monsieur Hilaire ! Vous qui me connaissez, vous savez bien que je suis incapable de rien entreprendre qui ne soit parfaitement honnête et ce n’est point pour avoir écrit à la Gazette des clubs qu’il n’y avait de salut que dans les Droits de l’homme…

 

M. Florent ne put en dire davantage. Le directeur de la prison entraînait déjà M. Hilaire :

 

– C’est un fou ! disait Talbot en refermant lui-même le cachot, ils sont quelques-uns comme ça qui ont la maladie de l’échafaud.

 

XXVII

DANS LE CACHOT DU SUBDAMOUN


Après être sorti de chez Askof, le commissaire inspecteur, M. Hilaire, demanda à voir le Subdamoun.

 

Alors, toujours suivi de ses porte-clefs, Talbot se dirigea avec Hilaire du côté du cachot du commandant Jacques.

 

Il fit écarter les vingt-cinq gardes civiques qui veillaient dans le couloir, tout hérissé de nouvelles grilles énormes.

 

On avait mis à la disposition du Subdamoun une table et une chaise. C’est là qu’il se tenait, les coudes sur la table, dans une attitude de méditation insondable, pendant des heures et des heures.

 

Il ne leva même point la tête au bruit qu’ils firent en entrant.

 

Ils restèrent, tous deux, quelques instants à contempler cette immobilité.

 

À quoi cet homme pensait-il ?

 

Qu’attendait-il ? Espérait-il encore ? Son esprit n’était-il point anéanti par la chute formidable de ce qu’il avait conçu et si fragilement édifié ?

 

Songeait-il simplement qu’il allait mourir ? Au cours de cette longue instruction, que l’on faisait tramer dans le dessein d’offrir à la plèbe révolutionnaire une corbeille pleine des plus belles têtes de la réaction républicaine, agrarienne et nationaliste, il avait laissé tomber quelques rares paroles qui disaient son détachement de tout.

 

Ayant essayé une fois de disculper ses complices et de prendre tout l’événement à sa charge et ayant constaté que ce noble effort n’aboutissait à rien de sérieux, il avait dit : « Dans ces conditions, prenez ma tête le plus tôt possible et ne me demandez plus rien ! »

 

– J’ai besoin de parler au prisonnier, fit à voix basse le commissaire inspecteur à Talbot, et de n’être entendu de personne…

 

– Contraire au règlement ! déclara tout de suite M. le directeur.

 

M. Hilaire tendit au directeur une feuille officielle sur laquelle celui-ci reconnut le timbre du Comité et la signature de Coudry au-dessous de ces mots : « Ordre à tous fonctionnaires de l’administration des prisons de faire ce que M. Hilaire, commissaire de la section de l’Arsenal, inspecteur général des prisons, croira devoir leur prescrire pour la sûreté des prisonniers et le bien de l’État ! »

 

Talbot réfléchit un instant et dit :

 

– C’est de la part du comité que vous devez parler au prisonnier ?

 

– Si on vous le demande jamais, répliqua M. Hilaire, je vous conseille de répondre que vous n’en savez rien. Entre nous, comme je vous sais dévoué à ces messieurs, je vous répondrai : oui ! Mission secrète, relative à Hérisson, qui aurait été tâté par le Subdamoun, et peut-être Pagès ! comprenez-vous ? Je sais que nous avons les mêmes ennemis, vous et moi, et j’ai confiance en vous ! Mais motus si vous tenez à votre tête !

 

– Cependant, je ferai mon rapport demain matin…

 

– Naturellement !

 

– Je ne puis vous laisser parler au Subdamoun sans le consigner.

 

– Vous le consignerez !

 

– Je vous avertis, continua le directeur, qui n’avait pas perdu toute méfiance, qu’il y a une consigne sur laquelle je ne puis passer, car elle est formelle celle-là et le papier que vous me montrez ne la détruit pas.

 

– Laquelle ?

 

– Celle qui ordonne à mes hommes de ne jamais perdre de vue, le jour et la nuit, le Subdamoun.

 

– Vous ai-je demandé de transgresser cette consigne-là ? Pourvu qu’on ne m’entende pas, c’est tout ce que je demande ! Gardez vos responsabilités, je prends les miennes !

 

Cette rapide conversation avait été tenue à voix basse, sur le seuil du cachot.

 

Le Subdamoun, en effet, devait rester constamment sous l’œil de ses gardiens.

 

Talbot fit reculer les cinq gardes civiques jusqu’au fond du cachot et demeura là avec eux.

 

Il fit signe à M. Hilaire qu’il pouvait se rapprocher du prisonnier.

 

Talbot, qui était bien décidé à ne pas perdre un geste des deux hommes, vit le commissaire inspecteur se pencher sur le prisonnier et lui murmurer quelques mots qui semblèrent produire un certain effet.

 

Le Subdamoun releva vivement la tête, dévisagea son interlocuteur, jeta un regard du côté où grouillaient les gardes et le directeur et dit tout haut ces mots qui furent entendus :

 

– Ah ! ah ! c’est vous, monsieur Hilaire, commissaire de l’Arsenal !

 

– Je suis ici en qualité d’inspecteur général des prisons, fit la voix claire de M. Hilaire.

 

– Mes compliments ! répartit le Subdamoun, la République vous réussit, à vous !

 

« Ils n’ont pas l’air très amis ! se disait, pendant ce temps, le sieur Talbot… La conversation commence mal ! Voyons la suite ! Il sera bien malin s’il lui tire quelque chose ! »

 

Cependant, M. Hilaire n’avait pas l’air démonté par ce premier résultat plutôt négatif… Il dit encore et M. Talbot put l’entendre :

 

– Depuis le commencement de l’instruction, vous vous conduisez de telle sorte, monsieur, que vous vous faites le plus grand mal à vous et à vos amis ! Libre à vous de vous perdre, mais songez que, si vous vous montriez plus raisonnable dans la conduite de votre affaire, des êtres qui vous sont chers pourraient vous en remercier. Monsieur, je viens vous trouver de la part du comité de…

 

À partir de ces mots, M. Talbot n’entendit plus rien.

 

M. Hilaire, cependant, continuait de parler, mais très bas.

 

– Commandant, je suis venu pour vous sauver. Les fonctions dont je suis investi, je ne les ai demandées que pour vous servir vous et les vôtres ! On vous a fait savoir que Mme la marquise et Mlle Lydie étaient en sûreté. Elles sont en sûreté chez moi, dans ma cave !

 

« J’ai sur moi une lettre de Mme la marquise que j’ai apportée dans l’espérance de vous la remettre moi-même. Ce soir, c’est impossible, mais cette lettre, je trouverai le moyen de vous la faire parvenir demain. Vous y verrez que Mme la marquise et Mlle Lydie sont en parfaite santé et qu’elles vous conjurent d’avoir la plus grande confiance en moi et de faire tout ce que je vous dirai.

 

« S’il en est ainsi, vous serez libre avant trois jours. Le plan qui vous fera sortir d’ici a été mûrement réfléchi. Il est simple : M. Talbot est décidé à faire évader deux bandits de droit commun, Garot et Manol, que nous avons gagnés à notre cause et qui s’évaderont une autre fois. Vous prendrez donc la place de ces bandits et leurs effets et ce sera le directeur de la prison lui-même qui vous mettra dehors.

 

« Soyez donc prêt au moindre geste, à la plus petite indication qui vous viendra de moi !

 

Sans doute, le discours de M. Hilaire avait-il fini par émouvoir le Subdamoun, car M. Talbot vit soudain le prisonnier quitter cette attitude d’inattention qu’il avait affectée jusqu’alors, sortir sa tête pâle d’entre ses mains et ses lèvres remuer !

 

Le Subdamoun parlait donc ! M. Hilaire avait réussi « à entrer en conversation ». C’était un résultat cela ! Le Subdamoun avait répondu. Toutefois la réponse ne semblait pas du goût de M. Hilaire.

 

– Tout cela, monsieur, est très beau, mais je ne m’évade point !

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Avez-vous pensé, monsieur, à tous mes amis que j’ai entraînés à Versailles et qui m’ont suivi jusqu’ici… Pouvez-vous les sauver, eux ?

 

– Eh ! vous savez bien que c’est impossible !

 

– Vous voyez donc bien que je ne puis m’évader ! Comment avez-vous pu croire qu’après les avoir menés à la défaite, je les lâcherais au moment de mourir ! Monsieur, je vous remercie de ce que vous avez fait pour ma mère et pour ma fiancée. Continuez de les protéger. Dieu vous récompensera. Dites-leur que je penserai à elles jusqu’à la dernière minute et que je m’efforcerai de me montrer digne sur l’échafaud du nom des Touchais ! Dites tout cela à ma mère, monsieur, et à ma fiancée. Elles pleureront, mais elles me comprendront et elles me pardonneront !

 

– Elles mourront ! répondit simplement M. Hilaire, qui avait de grosses larmes dans ses bons yeux.

 

– Mourraient-elles moins si j’étais un lâche ? répliqua le Subdamoun d’une voix sourde, et, les coudes sur la table, il se replongea la tête dans ses mains.

 

M. Hilaire pouvait s’en aller. Ce qu’il fit.

 

– Eh bien ! lui demanda Talbot en le reconduisant jusqu’à la porte de la cour, êtes-vous content ?

 

– Ma foi, non ! avoua M. Hilaire, et je crois bien que ceux qui m’ont envoyé n’auront point non plus lieu de l’être… Ce Subdamoun est plus entêté que l’on ne saurait dire.

 

Quand il se retrouva sur le quai de l’Horloge, M. Hilaire regarda autour de lui. La nuit était sombre et maussade. Il pleuvait.

 

Il remonta vers la terrasse déserte d’un débit de vin.

 

Il n’y était point depuis cinq minutes qu’un pauvre vieux marchand de cacahuètes venait bien humblement lui proposer sa marchandise.

 

M. Hilaire, sans doute par pitié, lui acheta un cornet de quelques sous.

 

– Eh bien ? souffla Chéri-Bibi.

 

– Eh bien ! il n’y a rien de fait ! Il refuse de s’évader ! Il ne veut pas qu’on le traite de lâche. Il mourra avec ses camarades. Il m’a chargé de dire cela à sa mère et à sa fiancée…

 

Le pauvre vieux marchand de cacahuètes devait être décidément tout à fait malade, car il eut à peine tendu son cornet de papier au client de la terrasse qu’il s’affala sur le trottoir comme une masse.

 

Le client se précipita sur lui et le souleva avec peine, et apparemment, non sans émotion.

 

Il lui murmurait à l’oreille des syllabes qui firent que le malheureux rouvrit enfin les yeux dans le moment qu’un monsieur fort bien mis et qui se garantissait de l’ondée avec un parapluie passait.

 

Ce monsieur s’arrêta pour demander d’une voix fort pitoyable la raison pour laquelle ce pauvre marchand de cacahuètes avait glissé sur le trottoir.

 

– Ce doit être le besoin ! répondit M. Hilaire.

 

Alors le passant fouilla dans sa poche et tira de son porte-monnaie un billet de dix francs qu’il remit à M. Hilaire.

 

– Faites-lui prendre quelque chose de chaud et de réconfortant ! exprima le monsieur en s’en allant.

 

Alors Chéri-Bibi revint tout à fait à lui et lui cria :

 

– Merci, monsieur Dimier ! Dieu vous le rende !

 

XXVIII

LA COUR DES NÉO-GIRONDINS


L’accumulation des détenus politiques dans la Conciergerie n’avait permis l’isolement que pour certains d’entre eux.

 

Et encore, il n’y avait que le Subdamoun qui fût seul dans sa cellule.

 

Les autres étaient au régime commun, et, dans la journée, se rencontraient et se voyaient presque librement dans la cour, qui était, en quelque sorte, au centre des cachots politiques.

 

Cette cour impressionna singulièrement M. Florent, avec son aspect de cloître, ses murs jaunis, au pied desquels se promenaient les gardes civiques, le fusil chargé sur l’épaule, baïonnette au canon… sa table de pierre et sa fontaine autour de laquelle, sur des chaises de paille, toute une société de jolies femmes, têtes nues, faisaient cercle avec des grâces héroïques d’autrefois.

 

À l’époque qui nous occupe, les prisonniers pouvaient approcher ces dames librement ; hommes et femmes, à l’heure du plein air, se trouvaient ainsi mêlés ; et les malins qui avaient commencé par s’étonner de cette aimable tolérance, avaient fini par en conclure que c’était là un stratagème pour exciter à la conversation.

 

Ils étaient persuadés, en effet, qu’ils ne cessaient, dans leur prison, d’être surveillés et que leurs moindres propos étaient rapportés, par des espions, à l’abominable Talbot.

 

Pendant les premiers jours, chacun et chacune s’étaient donc tenus sur ses gardes, dévisageant les visages inconnus, et se méfiant d’une parole même amie ; mais cette contrainte ne tarda pas à paraître insupportable à tous et ce fut la belle Sonia elle-même qui incita ses « invités et invitées » à s’entretenir aussi librement dans son « cercle de la Conciergerie » que dans son salon du boulevard Pereire.

 

Quand M. Florent mit, pour la première fois, le pied dans cet endroit « select », il y avait déjà huit jours qu’il était enfermé.

 

Une fièvre intense l’avait retenu sur son grabat.

 

Askof, lui, n’y manquait jamais et rapportait à M. Florent des nouvelles qui n’étaient point bonnes.

 

C’était en vain que le comité de Salut public, de la présidence duquel Pagès avait donné sa démission, avait voulu faire entendre des paroles de modération au comité de surveillance, c’est en vain que ce qui restait de l’Assemblée nationale, essayant de se ressaisir et de réagir contre le torrent de cette fureur vengeresse, suppliait Coudry et ses hommes de ne point « recommencer les erreurs du passé », Coudry, acclamé par toutes les sections, était en passe de devenir le maître de Paris et Paris, déjà, se dressait contre Versailles.

 

Enfin, pour couronner ce sinistre tableau, le baron avait encore glissé à l’oreille de M. Florent qu’il était fort possible que, pour calmer l’opinion publique, le gouvernement de l’Hôtel de Ville, comme on commençait déjà à l’appeler, imitât les fameux massacres de septembre.

 

– Ah ! mon Dieu ! avait soupiré M. Florent en claquant de la mâchoire, les massacres de septembre ! est-il possible !

 

– Bah ! avait philosophé le baron, que l’on meure d’un coup de pique ou du couperet, c’est toujours à peu près la même chose, allez ! L’ennuyeux est de mourir quand on tient encore à la vie !

 

M. Florent tenait encore à la vie, le baron d’Askof y trouvait aussi bien des charmes, surtout depuis qu’il avait revu la belle Sonia et que son amour pour cette magnifique créature avait pris des proportions quasi héroïques, au milieu des circonstances dans lesquelles il se développait.

 

Askof était tout étonné de n’être pas encore dehors et de n’avoir pas revu l’envoyé de Chéri-Bibi, ce commissaire inspecteur qu’il avait contribué si curieusement à faire nommer à ce poste par sa propre arrestation, à lui, Askof.

 

Le baron désirait ardemment d’être libre pour travailler à la délivrance de sa belle amie qui lui avait fait, du reste, le plus tendre accueil.

 

Mlle Liskinne ignorait toute la part que le baron avait prise dans la catastrophe commune, mais l’eût-elle connue qu’elle lui eût pardonné quand même.

 

N’avait-elle point pardonné à Lavobourg qui les avait tous livrés ?

 

– Vous avez commis un crime, mon ami ! avait-elle dit à son amant, mais c’est un crime d’amour ! Baisez-moi la main !

 

Lavobourg s’était jeté sur cette main, avec mélancolie. Askof l’avait prise avec passion.

 

Quand M. Florent pénétra dans la cour, la société y était brillante.

 

Ces dames et leurs « cavaliers » jouaient à la main chaude.

 

La Tiffoni, Lucienne Drice, Yolande Théry, dont les amants avaient déjà passé devant le tribunal révolutionnaire, ou allaient porter leur tête sur l’échafaud, toutes ces belles maîtresses de la République, en attendant leur tour de manifester publiquement leur courage, s’essayaient dans le particulier à montrer une indifférence joyeuse pour le destin qui les attendait.

 

Dans le moment, c’était Lavobourg qui était à genoux devant Sonia, la tête enfouie dans sa jupe, une main ouverte dans le dos.

 

Et cependant que ces dames s’amusaient à donner à Lavobourg, ainsi aveuglé, de grandes claques dans la main, le baron d’Askof, penché sur le cou nu de la belle Sonia, semblait moins lui parler de près que l’embrasser derrière l’oreille.

 

La moitié des détenus étaient amoureux de Mlle Liskinne, et, avant que de grimper au tribunal, d’où on les voyait rarement redescendre, ils lui envoyaient des « poulets » qu’on lisait en commun et qui faisaient agréablement passer une heure ou deux.

 

Depuis deux jours, on s’amusait bien d’un M. Saw, qui avait été comme M. Florent incarcéré pour avoir envoyé aux journaux les plus avancés des articles extrêmement violents ornés de toute la rhétorique des anciens Montagnards.

 

Comme tant d’autres, M. Saw était tombé amoureux de la belle Sonia et il ne le lui avait point caché.

 

– Hélas ! madame, avait-il tout de suite ajouté, car c’était un galant homme, mes amours ne sont point dangereuses. Ayant passé toute ma vie dans les livres, elles sont purement littéraires. Ainsi ai-je aimé Mme Roland, la belle Lucile, Thérésa et leurs compagnes, ainsi vous ai-je aimé, madame, vous qui leur ressemblez tant par le cœur et par l’esprit et qui les dépassez par la beauté !

 

La Tiffoni, Lucienne Drice et Yolande avaient applaudi M. Saw et celui-ci avait trouvé encore des galanteries à leur adresse, renouvelées de ses lectures.

 

– Mesdames, leur avait-il dit, amusez-vous, vous ne vous amuserez jamais autant que vos aînées françaises ! Ah ! si j’avais seulement ici mes Mémoires de madame Elliot ! vous verriez comment on s’amusait aux Carmes, à la Conciergerie et ailleurs ! et cela vous donnerait peut-être l’audace, ajouta-t-il avec quelque malice et clignant des yeux, et vous inciterait à d’autres jeux que ceux de la main chaude, des quatre coins et de colin-maillard !

 

On traita M. Saw de vieux polisson ; il n’en fallut point davantage pour qu’il fît une démarche aux fins de prêter certains livres qu’il avait chez lui à Mlle Sonia Liskinne. Il demanda que son guichetier fût autorisé à aller lui-même, en une heure de loisir, les réclamer à sa femme de ménage.

 

Cette prière fut transmise hiérarchiquement à M. le directeur Talbot, lequel en fit part aussitôt à M. le commissaire inspecteur.

 

– Je trouve, déclara M. Hilaire en fronçant ses augustes sourcils, je trouve à cette demande une allure des plus louches ! Une pareille préoccupation de lecture, dans un moment où M. Saw et cette dame Liskinne vont passer devant leurs juges, ne cacherait-elle point quelque entreprise dont nous pourrions ne pas avoir entièrement à nous féliciter ? Je ferai la commission moi-même et je verrai bien de quoi il retourne !

 

M. Talbot donna raison à M. Hilaire, et c’est ainsi que le lendemain, qui est le jour qui nous occupe, M. Florent vit entrer dans la cour M. le directeur et M. Hilaire lui-même qui passa tout près de son ancien ami et n’eut point l’air de l’avoir même aperçu.

 

Mais M. Hilaire portait sous le bras un volume qui attira tout de suite l’attention de l’ex-papetier.

 

À l’aspect de cette reliure noisette usée et sale, et de certain gaufrage spécial de son invention, le sang de M. Florent, comme on dit, ne fit qu’un tour.

 

M. Hilaire portait maintenant le livre à la main et M. Florent allongea le cou pour voir s’il n’apercevait point sur l’une de ses faces cette étiquette rouge qui avait été sa gloire, à lui, Florent, pendant plus de vingt ans, et sur laquelle on lisait :

 

« CABINET LITTÉRAIRE DES FRANCS-BOURGEOIS. »

 

Mais cette étiquette, il ne la découvrit point, et sans doute l’avait-on grattée !

 

Ah ! s’il pouvait être sûr que ce livre lui avait été dérobé, peut-être avant de mourir aurait-il la consolation d’apprendre le nom du misérable qui avait, pendant des années, pillé sa « bibliothèque circulante » sans qu’il pût le soupçonner jamais, et qui avait fâcheusement empoisonné ses dernières années de commerce et de littérature !

 

Comme il en était là de ses angoisses et de ses hésitations, M. Florent reçut un coup au cœur en apercevant M. Saw, son ancien client, qui pénétrait dans la cour en saluant ces dames.

 

M. Talbot appela M. Saw et lui dit que M. le commissaire inspecteur s’était rendu lui-même au domicile du prisonnier, avait visité sa bibliothèque qui était d’un goût déplorable et digne de la confiscation. Cependant il avait eu tout de même la bonté de lui rapporter l’un de ces volumes qu’il avait parcouru et qui avait trouvé grâce devant lui. M. Saw pouvait donc prêter ce livre à ces dames, pour leur distraction.

 

Pendant que M. le directeur parlait et que M. Saw l’écoutait, M. Hilaire, toujours ceinturé de sa magnifique écharpe rouge, s’avançait vers la belle Sonia et, après l’avoir saluée, lui remettait le livre en disant :

 

– Vous voyez, madame, que nous ne sommes point des tigres ! Amusez-vous bien pendant qu’il en est temps encore et lisez vite ! car ni vous ni moi ne sommes maîtres de l’heure !

 

– Je vous remercie de la précaution ! répondit Sonia en souriant, et je vous promets de ne point perdre de temps.

 

Aussitôt elle ouvrit le volume et lut tout haut le titre, d’une voix qu’elle essaya d’affermir, mais qui tremblait un peu : « Mémoires sur la Révolution française, par Mme Elliot, traduit de l’anglais par le comte de Baillon, avec une appréciation originale de Sainte-Beuve. »

 

Évidemment, ce n’était point ce titre qui faisait trembler la voix de la belle Sonia, mais bien ce qu’elle pouvait lire au-dessus et qui y avait été collé :

 

« Lettre des comités contre-révolutionnaires de Lyon, de Bordeaux, de Toulouse, de Marseille, de Lille, de Nancy et de Tours au commandant Jacques du Touchais, prisonnier des ennemis de la nation. »

 

Nul, à l’exception de Lavobourg et du baron d’Askof, ne s’était aperçu de cet émoi.

 

M, Hilaire avait entraîné M. Talbot et M. Saw lui-même dans le fond de la cour et là leur tenait des propos qui devaient être fort intéressants, mais que l’histoire de la seconde Terreur française n’a pas enregistrés.

 

Quant à M. Florent, il était moins préoccupé par la lectrice que par la reliure.

 

Il avait reçu une nouvelle commotion à l’énoncé du titre et il ne doutait plus que ces Mémoires qui avaient figuré dans sa bibliothèque ne fussent à lui !

 

Ah ! s’il eût pu avoir le livre en main, ne fût-ce qu’une seconde !

 

Tout doucement, il se glissait du côté du groupe qui faisait cercle autour de Sonia, mais alors il arriva que le baron d’Askof se détacha de ce groupe et vint à lui avec une grande affectation d’amitié.

 

Il lui serra la main.

 

– Vraiment ! monsieur Florent ! mon cher compagnon de chaîne ! comment vous êtes-vous décidé à sortir, monsieur Florent ?

 

M. Florent essayait de résister au baron qui, en même temps qu’il l’étourdissait de son verbiage, l’entraînait dans une galerie. Mais Askof ne le lâchait pas. M. Florent finit par lui dire :

 

– Écoutez, monsieur, il ne s’agit point de tout cela, mais du livre…

 

– Ah ! ah ! il s’agit du livre ! Et de quel livre ?

 

– Mais du livre que M. le commissaire inspecteur a rapporté de chez M. Saw, sur les indications de ce peu délicat personnage…

 

– Vous connaissez donc M. Saw, monsieur Florent ?

 

– Si je le connais, il a été client de ma bibliothèque circulante pendant plus de vingt ans ! et je vois bien, hélas ! que de nombreux volumes de ma bibliothèque ont cessé de circuler…

 

– Monsieur Florent, vous avez de l’esprit !

 

– Je ne sais point si j’ai de l’esprit, mais je voudrais bien avoir mon livre… que Mlle Liskinne me le passe seulement un moment et je saurai bien lui prouver que ces Mémoires de Mme Elliot sont à moi !

 

– Si vous avez vraiment de l’esprit, monsieur Florent, déclara brusquement et sur un ton étrange le baron, vous comprendrez qu’il ne faut pas insister pour avoir ce livre, monsieur Florent !

 

– Et pourquoi donc ? demanda M. Florent, interloqué.

 

– Parce que je n’aime point les mouchards ! répliqua le baron en prenant M. Florent aux épaules et en le regardant d’une façon terrible.

 

Persuadé qu’il avait fait une impression redoutable sur M. Florent, le baron se détourna alors du pauvre homme et regagna le petit cercle que Sonia et ses amies faisaient au centre de la cour, tandis que les autres prisonniers se promenaient autour d’eux.

 

Sonia parcourait rapidement les feuillets collés de la lettre au commandant Jacques, lettre qui commençait ainsi :

 

« Commandant ! la France n’a plus d’espoir qu’en vous, et cependant nous venons d’apprendre que vous avez refusé d’user du seul moyen d’évasion qui pourrait vous sauver ! Vous n’en avez point le droit, commandant… »

 

À ce moment, un certain brouhaha et un important murmure qui s’élevaient au fond de la cour attirèrent l’attention générale. On détourna les yeux du côté de ce tumulte et alors Sonia vit s’avancer, parmi la foule des prisonniers qui accouraient pour le mieux voir, le Subdamoun lui-même.

 

Il était d’une pâleur de cire. On eût dit un Lazare sortant du tombeau. Mais, dans cet aspect funèbre, il avait conservé ces admirables lignes du visage qui sont la marque du plus ferme et du plus noble caractère. Hélas ! il ne pouvait plus avoir que la volonté de cacher au profane le désespoir d’une âme écrasée par un trop lourd destin !

 

C’est en vain que Talbot, l’épaule appuyée à un pilier de la galerie, qui le protégeait de son ombre, guettait chez cette illustre victime la manifestation passagère de la plus petite défaillance.

 

Dans le morceau de pain qu’il avait rompu, à son petit déjeuner du matin, le commandant Jacques avait trouvé, sur une infime parcelle de papier, la phrase qui lui avait dicté sa conduite. Il ne douta point que tout ceci ne tendît à rien moins qu’à le faire revenir sur la volonté qu’il avait de ne se prêter à aucune tentative d’évasion, mais, par respect pour sa mère, il fit ce qu’elle lui demandait.

 

Sonia s’était levée en l’apercevant, et son émotion était telle que la belle artiste était devenue, pour le moins, aussi pâle que lui !

 

Il eut, à son intention, son premier et triste sourire. Leurs regards se croisèrent et la vie de l’amour revint, en un instant, apporter des couleurs aux belles joues de la captive.

 

Elle ne fut point maîtresse de l’élan qui la jeta vers lui et presque dans ses bras. Dans ce moment, il comprit qu’il avait eu pour cette adorable femme autre chose qu’un caprice coupable.

 

Et il s’avoua le crime qu’il commettait en aimant Sonia. Pauvre Lydie ! N’était-elle donc plus aimée ? Qui donc eût pu le prétendre ou tout au moins l’affirmer ?

 

Nous touchons là au mystère du vaste cœur des hommes, sollicités par deux objets également aimables, mais si absolument différents qu’on peut lui trouver, à ce cœur et surtout en temps de révolution, des excuses d’apprécier pleinement la vertu de l’un sans avoir le courage de rejeter la séduction de l’autre.

 

Ils ne surent d’abord que se dire et leur trouble eût appris leur secret à un enfant.

 

Heureusement que le baron d’Askof était là pour sauver la situation.

 

Il protesta avec une joie bruyante, du plaisir de tous à revoir le Subdamoun. Il affirma que, depuis le premier jour, il ne manquait que Jacques pour qu’on pût se croire à l’une de ces petites fêtes intimes de l’hôtel du boulevard Pereire, fêtes qui n’avaient rien perdu de leur charme pour avoir été transportées jusque « dans l’antichambre de l’échafaud ! »

 

– L’échafaud ! murmura Jacques. C’est vrai ! Mes pauvres amis ! Me pardonnerez-vous ?

 

– Nous vous remercions ! s’écria un ci-devant… Nous vous remercions, car il n’était plus possible de vivre dans cette abominable époque !

 

– Ce n’est pas à nous à vous pardonner ! interrompit encore Sonia… et elle ajouta, à mi-voix : « Ceux qui ont besoin du pardon l’ont déjà reçu, par mes soins et en votre nom… »

 

Ce disant, elle lui désignait le malheureux Lavobourg qui faisait une bien pitoyable mine dans son coin.

 

Le Subdamoun n’hésita point. Il s’avança vers lui et lui tendit la main. Lavobourg accueillit ce geste amical sans enthousiasme, car il eût oublié facilement toute l’horreur de sa propre traîtrise politique pour ne se souvenir que d’avoir été trompé par cet homme qui lui pardonnait !

 

– Allons ! Lavobourg, dit Jacques, nous allons tous mourir, tous comparaître bientôt devant notre seul juge… Pardonnez-moi comme je vous pardonne !

 

Lavobourg fit signe de la tête que c’était une chose entendue.

 

Sonia fit asseoir Jacques près d’elle, et, persuadée qu’aucune des paroles échangées n’échappait aux oreilles de la police privée de M. Talbot, elle prit soin de conter avec une coquetterie légère et négligente l’emploi de son temps, en ces longues heures de captivité.

 

– Nous lisions les Mémoires de Mme Elliot ! C’est épouvantable et charmant… Tenez, commandant ! à vous de lire ! Moi, je suis fatiguée !

 

Et elle lui remit le volume, en adressant au Subdamoun un coup d’œil qui le mit tout de suite en éveil.

 

Il comprit qu’il tenait entre ses mains le mystère qui le poursuivait depuis le matin.

 

Il ouvrit le livre, négligemment et sut ne marquer aucune surprise quand ces lignes lui sautèrent aux yeux :

 

« Commandant, la France n’a plus d’espoir qu’en vous, et cependant nous venons d’apprendre que vous avez refusé d’user du seul moyen d’évasion qui pourrait vous sauver ! Vous n’avez point le droit, commandant ! »

 

Il lut tout haut un passage…

 

– Plus loin ! fit Sonia, j’ai déjà lu cela !

 

Et, se penchant vers lui, lui faisant sentir sa chaude haleine, le frôlant de son bras nu, elle feuilleta les pages… et encore ces lignes passèrent sous les yeux du commandant :

 

« Si vous le voulez, commandant, rien n’est perdu ! vous pouvez encore sauver la France ! »

 

Et plus loin :

 

« Vous n’avez pas le droit de vous refuser ! Vous n’avez pas le droit de déserter dans la mort ! »

 

Plus il lisait, et plus il était troublé, plus il se sentait faiblir dans sa sinistre résolution.

 

À la fin, il comprit que la véritable lâcheté serait de ne point tenter le suprême combat.

 

Sonia fixait sur lui des yeux ardents, où Lavobourg et Askof ne virent que de l’amour.

 

Seulement, si Lavobourg ne s’en montra qu’accablé, Askof sentit monter en lui le flot de la haine, et d’une impitoyable jalousie. Jusque sur les marches de l’échafaud, ce frère qu’il abhorrait venait lui voler les sourires et les regards de Sonia. Dans le moment que le baron croyait l’avoir reconquise, Jacques n’avait eu qu’à se présenter pour qu’elle lui échappât encore.

 

Jacques referma le volume et le tendit à Sonia qui retint à la fois entre ses mains le livre et la main de Jacques.

 

– Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-elle, avec une intention certaine dans le regard.

 

Askof ne voyait plus que ces doigts qui se frôlaient, que ces mains qui se prenaient et, fou de rage, ne se maîtrisant plus, il allait se jeter sur le livre et le leur arracher des mains comme une brute, quand il fut devancé dans ce mouvement par l’intervention bien inattendue d’un prisonnier, auquel certainement personne ne pensait plus !

 

C’était M. Florent que le sentiment de la propriété et de son juste droit avait poussé jusque-là et qui, s’étant emparé du bouquin, proclamait d’une voix rauque : « Ce livre est à moi ! je le garde ! »

 

Toute la compagnie, stupéfaite, et bien naturellement offusquée, s’était levée ; mais ceux qui, comme Sonia et le Subdamoun, et aussi comme M. Hilaire, connaissaient tout le prix de ce livre ne purent s’empêcher de trembler d’effroi.

 

M. Hilaire était accouru derrière M. Talbot, lequel ne comprenant rien à ce qui se passait exigeait des explications immédiates.

 

M. Florent ne se fit point faute de lui en donner.

 

– Monsieur le directeur, ce livre est à moi, et je le prouve ! Il appartenait à ma bibliothèque circulante. Je l’ai cherché pendant des années… et je comprends maintenant comment je le retrouve ici, puisque je vois dans cette cour mon ancien client, M. Saw !

 

Mais déjà M. Saw était sur M. Florent et tentait de lui arracher le livre :

 

– J’ai acheté cet ouvrage ! s’écriait M. Saw, avec toute l’indignation outrancière de la mauvaise foi… je l’ai acheté de mes deniers et je vous défends de me traiter de voleur !

 

– La preuve que vous êtes un voleur ! tempêta M. Florent, je vais vous la donner ! Il y a dans ce livre, une grande tache de café au lait que je saurai bien retrouver…

 

Et M. Florent allait ouvrir les Mémoires de Mme Elliot devant tout le monde et découvrir ainsi ce que nous pouvons appeler « le pot aux roses » quand M. Hilaire allongea la main à son tour et prétendit, lui aussi, à s’emparer du volume.

 

– C’est moi qui ai apporté ici cet ouvrage ; je le remporte ! fit-il, plus ému qu’il ne le voulait paraître.

 

Quant à Sonia, elle défaillait et il lui fallut s’asseoir quand elle vit le livre échapper aux mains tendues de M. Hilaire pour aboutir à celles de M. Talbot !

 

C’était M. Florent qui faisait ce beau coup-là !

 

– Tenez, monsieur le directeur ! tenez ! regardez vous-même si elle n’y est pas la tache de café au lait !

 

Et, cette fois, il ouvrit le livre, le feuilletant hâtivement !

 

M. Hilaire était blême ; le Subdamoun, prêt déjà à recevoir ce nouveau coup de la fatalité, avait croisé les bras. Askof ricanait. Les quelques personnages qui avaient pu voir ou deviner, par-dessus l’épaule du lecteur et de la lectrice, une partie du mystère avaient le cœur étreint par une indicible angoisse…

 

Encore une seconde et la supercherie allait être découverte !

 

Soudain, une porte claqua et une voix de stentor résonna dans la cour : « Appel des accusés devant le tribunal révolutionnaire ! » et le premier nom jeté par cette voix terrifiante fut celui de M. Florent.

 

M. Florent, qui allait tourner la page, s’abattit comme une masse.

 

– C’est bien fait ! dit M. Saw… mais aussitôt le nom de M. Saw ayant retenti après celui de M. Florent, il chancela à son tour et dut s’agripper à M. Talbot pour ne point tomber.

 

M. Talbot, pour se débarrasser de M. Saw, tendit le livre à M. Hilaire qui le mit dans sa poche.

 

Maintenant, on ne souciait plus du livre. Le directeur lui-même l’avait oublié ! Il s’occupait, après avoir secoué frénétiquement M. Saw, qui ne voulait point le lâcher, de faire jeter un seau d’eau fraîche sur la figure congestionnée de M. Florent, puis de faire aligner contre le mur les malheureux qui allaient être conduits au tribunal.

 

M. Florent, sous la douche, était revenu à lui. On avait fini de le relever assez brutalement et, cependant que tout ce pauvre monde, destiné au bourreau, prenait de gré ou de force le chemin qui conduisait au tribunal, l’ancien libraire s’efforçait d’expliquer aux guichetiers et aux gardes civiques qu’il était victime de la plus déplorable erreur. On avait beau lui dire de se taire, il ne voulait rien entendre. Il finissait même par crier comme un sourd, malgré les coups de crosse, et cela sous prétexte qu’à cause de sa timidité, il lui serait impossible, tout à l’heure, de prononcer un mot devant les juges.

 

Dans la cour, Mlle Liskinne, revenue d’une forte émotion, et se sachant loin des regards de Talbot, qu’Hilaire venait d’entraîner, Sonia s’était rapprochée du Subdamoun et reprenait :

 

– Voyez, mon ami, votre devoir est tout indiqué, et je suis stupéfaite que vous ayez attendu jusqu’à ce jour pour le comprendre.

 

– J’ai cru tout perdu ! murmura-t-il et je n’ai point voulu vous quitter, vous, personnellement, après vous avoir amenée jusque-là.

 

– Ne vous occupez point de moi, je vous en conjure, fit-elle en lui serrant furtivement les mains.

 

– Je ne m’en irai point cependant d’ici sans vous ! affirma-t-il.

 

– Je vous prendrais pour un enfant si une telle considération pouvait vous arrêter en chemin !

 

– C’est que je vous aime, Sonia !

 

– Mon Dieu ! gémit-elle, et elle s’arrêta une seconde, car la vie semblait s’être arrêtée en elle, tant l’accent de cette voix l’avait frappée au cœur. Jamais il ne lui avait dit : « Je vous aime ! »

 

– Taisez-vous ! murmura-t-elle, craignez de commettre un sacrilège…

 

– Il n’y a point de pire sacrilège que de mentir à l’amour. Je vous dis la vérité, Sonia : c’est vous que j’aime !

 

– Ah ! le bourreau peut venir, fit-elle, en fermant les yeux…

 

– Le bourreau ! fit-il. Qu’il vienne donc ! et laissez-nous mourir tous les deux !

 

– Quittez ces lieux, lui répondit-elle, il n’est pas possible que ces choses durent et elles cesseront tout de suite si le Subdamoun le veut. Soyez libre, Jacques ! promettez-le moi, jurez-le !

 

– Oui, fit-il, c’est promis ! je serai libre pour vous délivrer !

 

XXIX

OÙ M. FLORENT COMMENCE À COMPRENDRE QU’IL N’AVAIT RIEN COMPRIS À LA SECONDE GRANDE RÉVOLUTION FRANÇAISE


M. Florent eût peut-être continué à se conduire devant le tribunal révolutionnaire d’une façon indigne de sa haute infortune si, en entrant dans la vaste salle où les crosses des sectionnaires l’avaient si brutalement poussé, il n’avait reconnu au centre de l’appareil judiciaire M. Barkimel lui-même.

 

Oui, en vérité, le hasard ou la Providence avait voulu que M. Barkimel présidât le tribunal révolutionnaire, le jour même où M. Florent allait être jugé !

 

Celui-ci en conçut immédiatement un immense espoir et c’est alors que, soutenu par cette idée que tout n’était pas encore perdu pour lui et mesurant la honte qu’il y aurait à étaler sa pusillanimité devant un homme qu’il avait toujours considéré comme son inférieur, c’est alors, disons-nous, qu’il parvint à se redresser en une posture qui ne manquait point d’affecter quelque noblesse :

 

– Silence ! glapit tout à coup un affreux bonhomme qui faisait fonction d’huissier et qui avait un grand sabre sous le bras.

 

Du reste, dans ce singulier tribunal, tout le monde, excepté les accusés, bien entendu, avait un sabre.

 

M. Barkimel lui-même, en habit gris, ceinturé d’une magnifique écharpe, avait un sabre au côté.

 

Il était assis devant une table sur laquelle on voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quelques bouteilles. À côté de lui étaient les assesseurs ; puis, une douzaine de personnes assises ou debout qui étaient les jurés et dont deux étaient en veste et en tablier.

 

L’accusateur public, mal peigné et dont la lèvre féroce laissait tomber une moustache formidable, se tenait dans le coin de droite, derrière une petite table surchargée de dossiers.

 

En présence du président, trois hommes surveillaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans. Deux gardes civiques s’avancèrent vers M. Barkimel, demandant à présenter au président, en faveur du vieillard que l’on était en train de juger, et qui paraissait bien peu redoutable, une pétition de la section de Saint-Sulpice ; mais M. Barkimel, d’une terrible voix de rogomme que M. Florent ne lui connaissait pas, leur répondit « que ces demandes étaient inutiles, pour les traîtres ! » et il se versa un grand verre de vin qu’il vida d’une lampée, en regardant le ministère public, comme s’il lui disait : « À votre santé, monsieur l’accusateur ! » Alors le prisonnier s’écria :

 

– C’est affreux ! Votre jugement est un assassinat !

 

– Vous dites tous ça ! s’écria M. Barkimel. Vous finissez par nous ennuyer !

 

Mais l’honorable vieillard était secoué par une sainte colère.

 

– Les générations futures, s’écria-t-il encore, se refuseront à croire que ces forfaits ont pu avoir lieu chez un peuple civilisé, en présence d’un corps législatif.

 

– Je m’en f… des générations futures ! emmenez-le, ordonna M. Barkimel, après avoir consulté de l’œil tous les jurés qui levaient la main pour la condamnation.

 

Le vieillard fut entraîné rapidement.

 

« Mais il est épouvantable ! se dit M. Florent. Quel juge terrible ! et comme il boit ! avertissons-le tout de suite de ma présence ! »

 

Et M. Florent toussa.

 

Aussitôt M. Barkimel redressa vivement la tête et aperçut M. Florent. Visiblement, il pâlit et se mit à prononcer quelques paroles sans suite qui semblèrent étonner ses assesseurs.

 

– Notre président boit trop, déclara l’un d’eux, et il éloigna le verre et la bouteille.

 

L’habitude de « consommer » du vin aux audiences du tribunal révolutionnaire avait été prise récemment, à la suite des grandes chaleurs. D’abord, on avait apporté de l’eau, car on étouffait tellement dans la salle d’audience que les juges qui siégeaient pendant des heures enduraient un véritable supplice. Et puis ce fut de la limonade. Enfin, chacun apporta ce qui lui faisait plaisir.

 

– À l’Assemblée, disaient ces magistrats d’un jour, les représentants du peuple ont bien coutume de soutenir la force de leurs discours avec les liqueurs et le cru de leur choix, qui donc aurait le courage de refuser un verre de vin à un juge qui a besoin de tout son courage pour ne point se laisser attendrir par les larmes hypocrites des ennemis de la nation !

 

Mais était-ce bien le vin qu’il avait bu qui tournait ainsi sur le cœur de M. le président Barkimel et le faisait si pâle… et pendant quelques secondes, si balbutiant ?

 

M. l’accusateur public ne semblait point partager, à ce point de vue, l’erreur des juges assesseurs.

 

Sans doute avait-il surpris le coup d’œil échangé entre les deux hommes ; sans doute avait-il été averti que quelque anomalie pourrait se produire ce jour-là dans le cours de la justice révolutionnaire, toujours est-il que l’homme à la terrible moustache se leva et prononça ces menaçantes paroles :

 

– Si monsieur le président n’y voit aucun inconvénient, nous allons maintenant juger l’accusé Florent. Comme le dossier que je viens de faire passer au tribunal le démontre nettement, il a mérité, même aux yeux les plus prévenus en sa faveur, dix fois la peine de mort !

 

Par ces mots prononcés sur le mode glacé, M. Barkimel se sentit visé au moins autant que M. Florent lui-même.

 

Il comprit que la minute était aussi grave pour le juge que pour l’accusé ; aussi, rassemblant toutes ses forces morales, il parvint à surmonter un émoi qui pouvait lui être fatal et il déclara d’une voix sourde :

 

– Je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on juge immédiatement l’accusé Florent. Gardes ! amenez-le devant moi !

 

M. Florent sentit des mains qui s’appesantissaient sur ses épaules. Aussitôt, il s’écria :

 

– Je suis innocent ! Je suis un partisan inéluctable de la révolution ! Vous ne commettrez point le crime de vous souiller de mon sang ! J’ai confiance dans mes juges !

 

Cette dernière phrase, dite d’une certaine façon par M. Florent, fut trouvée horriblement compromettante par M. Barkimel. Celui-ci répliqua aussitôt en fronçant le sourcil et sans regarder M. Florent :

 

– Le sang des ennemis de la nation est, pour les yeux des vrais patriotes, l’objet qui les flatte le plus !

 

M. Florent n’en pouvait croire ses oreilles. Était-il possible qu’une pareille phrase lui eût été adressée, à lui, par M, Barkimel ? Il sentit que ses idées commençaient à se brouiller dans sa tête et il redouta de manquer de sang-froid, une fois de plus, et de se perdre à jamais !

 

– Je suis heureux, monsieur le président, déclara l’accusateur public, de vous voir dans de pareilles dispositions à l’égard de l’accusé Florent. Des rapports secrets m’avaient donné à entendre que vous étiez son ami et que vous tenteriez tout pour le sauver !

 

– Moi ! s’exclama M. Barkimel, en mettant la main droite sur son cœur. Moi ! sauver un ennemi de la nation ! Je ferais cela, moi ! qui ai donné ici même tant de preuves de mon civisme !

 

Et il ajouta, toujours sans regarder M. Florent :

 

– Du reste cet homme n’est point mon ami !

 

M. Florent claquait des dents ! Il ne savait plus, cette fois, si M. Barkimel ne le lâchait point tout à fait ! s’il ne le répudiait point, en vérité !

 

– Les rapports secrets, continuait imperturbablement l’accusateur public, vous représentent comme ne pouvant vous passer l’un de l’autre !

 

M. Barkimel se leva. Il paraissait lui-même l’accusé. Aussi redressa-t-il la main pour attester qu’on le calomniait. Sans doute, il connaissait M. Florent ; mais de là à être son ami !

 

– J’en appelle à M. Florent… s’écria-t-il. Nous n’avons jamais pu nous entendre sur rien ! Est-ce vrai, monsieur Florent ? Je m’en remets à la bonne foi de l’accusé !

 

– Il est exact, répondit, comme dans un rêve, l’accusé, il est exact que nous avons eu quelques petites discussions !

 

– Dites que nous nous disputions toute la journée comme des chiffonniers ! Dites donc cela, monsieur ! et vous aurez dit la vérité !

 

M. Barkimel s’échauffait, car il était de plus en plus persuadé que l’affaire pouvait tourner aussi mal pour lui que pour M. Florent. À cette lumière, voilà que les discussions d’autrefois lui apparaissaient comme autant de crimes qu’il était de son devoir de reprocher à monsieur Florent. Il s’exalta au souvenir de querelles qui pouvaient lui être si utiles !

 

– L’accusé devrait rougir, s’écria-t-il, de qualifier de petites discussions de véritables polémiques où je m’efforçais toujours de défendre la révolution !

 

– Oseriez-vous dire que je l’attaquais ? implora le pauvre Florent d’une voix angoissée, car il voyait bien qu’il n’avait plus à compter sur son ami Barkimel et qu’il s’était trompé jusqu’à cette minute sur les honnêtes dispositions de ce redoutable magistrat.

 

– Si je l’oserais ! Vous ne parliez de cette révolution, monsieur, que pour la tourner en ridicule, pour la comparer à la Révolution française, à l’ancienne, à la seule, disiez-vous, à la grande, à celle qui avait connu les géants de 93 !

 

– C’est suffisant, président ! déclara le farouche accusateur, qui semblait mener seul les débats… Vous pouvez vous rasseoir… Tout ce que vous dites là corrobore absolument les faits relatés dans le dossier ! Cet homme, je parle de l’accusé, serait indigne de toute pitié, si la pitié pouvait pénétrer dans cette enceinte ! C’est votre avis, président ?

 

– Oui, répondit dans un souffle rauque M. Barkimel, c’est mon avis ! Et il se laissa retomber sur sa chaise, comme à bout de forces.

 

Sa main droite, qui tenait un porte-plume, tremblait à ce point qu’elle le laissa échapper. Le porte-plume roula jusqu’aux pieds de M. Florent.

 

M. Florent se baissa, ramassa le porte-plume, fit deux pas en avant d’une allure ferme et dégagée et déposa l’objet sur la table, devant M. Barkimel.

 

– Merci ! soupira M. Barkimel sans regarder M. Florent.

 

La lâcheté de M. Barkimel venait de faire de M. Florent un héros !

 

Dès lors, il étonna tous ceux qui assistèrent à ces moments historiques, par sa hauteur morale, la lucidité de sa pensée et la tranquillité avec laquelle il essayait de défendre encore une existence si fortement compromise.

 

– Messieurs, dit-il, en redressant la tête, je ne suis point ce que l’on me reproche. J’ai pu taquiner, à propos, en effet, de la révolution, le citoyen président ; si c’est un crime, vous le direz, je suis prêt à l’expier. Mais j’ose espérer toutefois que vous voudrez bien m’accorder la liberté que je vous demande, et à laquelle je suis attaché par besoin et par principe !

 

Ici il y eut quelques rires. On admirait la désinvolture de M. Florent.

 

– La parole est à monsieur l’accusateur public ! râla M. Barkimel.

 

– Messieurs du tribunal, messieurs les jurés, commença l’homme à la moustache, l’accusé que vous avez devant vous n’est point un criminel ordinaire. Nous savons que c’est un ami du Subdamoun et qu’il criait : « Vive le Subdamoun ! » à Versailles pendant que les amis de la nation réduisaient les factieux ; aussi nous eût-il été facile de le comprendre dans la « fournée » que l’on vous prépare, Subdamoun en tête, et si nous ne l’avons point voulu, c’est qu’avant tout M. Florent est un Droit de l’homme.

 

– Les Droits de l’homme ! je les ai toujours défendus, interrompit le malheureux, et je ne serais pas ici si la Gazette des clubs avait publié les articles que je lui ai envoyés !

 

– Les voici ! repartit l’accusateur. Les reconnaissez-vous ?

 

M. Florent reconnut ses articles et parut tomber de la lune quand l’accusateur continua :

 

– Le misérable avoue ! Ces infâmes libelles, messieurs, faut-il vous les lire ? Ils sont l’œuvre d’un fossile qui a toujours vécu dans l’erreur de la Révolution bourgeoise ! Ils prônent la liberté du travail ! Autant dire l’abominable tyrannie de l’offre et de la demande ! Ils chantent sur un mode vieillot la gloire de ceux qui abolirent les jurandes et maîtrises, toutes ces sociétés amies du travailleur qu’avait su créer la vieille France et que les bourgeois de 1789 supprimèrent pour livrer les citoyens de tous les pays aux accapareurs de la finance juive et cosmopolite ! D’un trait de plume, il condamne ainsi le noble effort par lequel nos admirables syndicats ont restitué le droit d’autrefois ; c’est-à-dire le droit de la collectivité contre l’individu ! contre le hideux droit de l’homme de 89 qui nous faits tous égaux, le faible et le fort, le pauvre et le riche sans donner à celui-là le moyen de se défendre contre celui-ci ! Bref, messieurs, j’accuse M. Florent ici présent d’avoir, avec un cynisme qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer, célébré les affreux principes d’une révolution que la nôtre tend à étouffer à jamais et dont elle voudrait effacer même le souvenir ! Je vous le demande, monsieur le président, je vous le demande, messieurs les jurés, est-il à notre époque un crime pire que celui-ci ? Vous direz le châtiment qu’il mérite !

 

Tous, les yeux étaient tournés vers le président. Alors, M. Barkimel ouvrit la bouche, et on entendit assez distinctement qu’il disait :

 

– La mort !

 

Tous les jurés répondirent : la mort !

 

Et M. Barkimel dit encore, en roulant des yeux de fou :

 

– Monsieur Florent, le tribunal révolutionnaire, après avoir consulté le jury, vous condamne à mort !

 

Et il demanda du vin.

 

À ce moment, et comme les gardes se disposaient à entraîner M. Florent, il y eut une bousculade au fond du prétoire et M. Florent vit s’avancer son concierge de la rue des Francs-Bourgeois, le citoyen Talon.

 

– Au nom du peuple, je demande la parole ! fit-il en montrant à l’assistance une face ravagée par tous les vices. Vous avez condamné le nommé Florent à mort et vous avez bien fait ! C’est moi qui l’ai dénoncé ! mais il n’est pas ici le seul coupable. Je vous pose la question à tous. Est-ce que l’homme qui cache chez lui un pareil criminel et qui tente de le faire échapper au châtiment des justes lois n’est pas au moins aussi coupable que lui ?

 

Aussitôt vingt voix se firent entendre :

 

– Certainement ! certainement ! il a raison ! laissez-le parler !

 

– Est-ce que cet homme-là ne mérite pas, comme Florent, la peine de mort ?

 

– Pire que la mort ! répliqua l’accusateur public, car il encourage le crime…

 

– Eh bien, cet homme qui a caché l’accusé, je le dénonce à la nation ! C’est le président ! hurla le terrible bonhomme, et il désignait M. Barkimel d’une main ignoble et hostile.

 

M. Barkimel posa son verre qu’on avait eu la charité de lui rendre, et il tourna vers le concierge une figure de mort.

 

– Moi ? fit-il…

 

C’est tout ce qu’il pouvait dire. Un tremblement nerveux l’avait entrepris de la tête aux pieds.

 

– Oui, vous ! j’ai vu entrer le nommé Florent, mon locataire, chez vous ! Je l’ai dit à la garde… On a cherché l’accusé chez vous ! On ne l’a pas trouvé, mais il y était, je le jure ! Maintenant, l’accusé qui était votre ami et que vous avez eu la lâcheté de renier et que vous avez condamné à mort, n’a plus aucune raison pour ne pas dire la vérité ! qu’il la dise ! on le croira !

 

L’accusateur se tourna vers M. Florent et l’incita, lui aussi, à dire si oui ou non le président du tribunal lui avait offert une hospitalité criminelle !

 

Cette fois, M. Barkimel regardait M. Florent ! Ah ! ce regard ! Tout ce qui lui restait de vie était passé dans ce regard-là ! Quelle muette et lâche et terrifiée supplication dans le coup d’œil de M. Barkimel à M. Florent ! Mais, à son tour, M. Florent ne regardait pas M. Barkimel. Il leva la main et déclara :

 

– Je jure que ce que dit cet homme est faux ! Je jure que je n’ai jamais pénétré chez M. Barkimel depuis le premier jour de la révolution !

 

– C’est bien ! déclara l’accusateur. L’affaire est entendue. Le témoin sera arrêté pour faux témoignage tendant à faire condamner à mort un magistrat de la République.

 

La salle entière applaudit.

 

À ce moment un vieux guichetier s’avança et dit :

 

– Monsieur le président, c’est de la prison qu’on nous fait dire que l’autocar est paré et que si vous avez des condamnés, on pourrait en profiter pour les emmener tout de suite !

 

Le président n’eut pas à répondre : l’accusateur déclara aussitôt qu’on pouvait livrer M. Florent au bourreau !

 

Les gardes emmenèrent M. Florent…

 

Le soir de ce jour qui avait été si plein d’émotion pour M. Barkimel, des collègues durent ramener chez lui, en taxi, le magistrat qui avait présidé les débats du tribunal révolutionnaire avec une si haute impartialité.

 

Il paraissait très souffrant. D’aucuns prétendaient « qu’il était un peu bu ».

 

M. Barkimel, d’une parole morne et balbutiante, remercia, à sa porte, les amis du peuple qui avaient eu la bonté de l’accompagner.

 

Quand il fut seul, il essaya de monter les degrés de son escalier. Mais il s’arrêta bientôt et s’assit sur une marche.

 

Tout tournait autour de lui…

 

Vers les dix heures du soir, on éteignit l’électricité dans l’escalier ; alors il poussa un profond soupir et se leva.

 

Il était encore tout chancelant. Cependant il ne regagna point son appartement. Il sortit dans la rue et, frôlant les murs, il prit la direction de la Grande Épicerie moderne.

 

La voie était déserte, la devanture des magasins baissée, et, quand il arriva, rien ne pouvait faire croire aux passants attardés que les habitants de cet honorable immeuble ne goûtaient point un repos bien gagné.

 

Toutefois, M. Barkimel s’arrêta devant la petite porte basse et, à tout hasard, il frappa. Hilaire avait été leur ami à tous deux. M. Barkimel avait un impérieux besoin de parler de M. Florent. Or, la porte tout doucement s’ouvrit.

 

– Qui est là ? demanda la voix de M. Hilaire.

 

– C’est moi. Laissez-moi vous parler un petit instant, supplia la voix désespérée de M. Barkimel.

 

Alors, il se baissa, passa sous la porte et vint s’échouer dans la boutique. Il s’assit sur un sac de noix, pendant que M. Hilaire refermait la porte.

 

Une petite lampe pigeon posée sur le comptoir éclairait mal la vaste pièce. Il y avait également de la lumière dans la salle à manger dont la porte à croisillons était fermée. Cependant, on entendait remuer dans cette salle.

 

– Vous pouvez parler, fit Hilaire. C’est Mme Hilaire qui achève de « ranger ». Auriez-vous une mauvaise nouvelle à m’apprendre ?

 

– Oui, répondit l’autre, dans un souffle : M. Florent est mort !

 

– Et c’est ce qui vous met dans cet état ? répliqua M. Hilaire d’un air ma foi assez indifférent.

 

– Je croyais qu’il avait été votre ami comme il a été le mien ! fit M. Barkimel, en secouant la tête… Mais je vois bien qu’il n’y a plus d’amis !

 

– En temps de révolution ! expliqua l’autre, on à beaucoup de mal à les conserver !

 

– Je suis un maudit ! C’est moi qui l’ai condamné à mort !

 

– Du moment que vous deviez juger votre ami, vous ne pouviez que le condamner selon ses crimes ! Quel crime avait-il donc commis ce pauvre M. Florent ?

 

– C’était un Droit de l’homme ! Jusqu’à la dernière minute, il a soutenu courageusement ses opinions !

 

– Voyez-vous cela ! Un Droit de l’homme ! s’exclama l’épicier. Mais le président du comité de Salut public n’aurait pas pu le sauver !

 

– Mais moi, j’aurais dû lui tendre la main ! Que son sang retombe sur ma tête !

 

– Ma foi, je n’ai plus rien à vous dire, exprima M. Hilaire, impatienté, et il faut aller vous coucher, monsieur Barkimel. Allons, adieu ! Mme Hilaire m’attend !

 

Or, dans le moment, un souffle venu du dehors passa sur la lampe pigeon, qui s’éteignit au poing de M. Hilaire. Les vitres de la salle à manger restèrent seules éclairées, et, à la place de la silhouette de Mme Hilaire, M. Barkimel aperçut distinctement la singulière et terrible silhouette du marchand de cacahuètes qui écoutait, derrière les carreaux !

 

– Ah ! gémit-il. Vous êtes encore avec cet affreux homme ! Vous verrez, monsieur Hilaire, qu’il vous portera malheur ! Il ne nous est rien arrivé de bon depuis que nous le retrouvons partout !

 

Mais, déjà, la porte basse se refermait derrière lui et M. Barkimel se retrouva tout seul dans la rue. Alors il repartit à pleurer et fut pris de rage contre M. Hilaire à cause que celui-ci avait accueilli avec une honteuse indifférence la nouvelle de la mort de M. Florent !

 

– Cet homme sans cœur, exprima-t-il avec force soupirs, a beau prétendre que j’ai fait mon devoir ; je ne me consolerai jamais d’avoir fait mon devoir !

 

Monologuant ainsi, il erra toute la nuit comme un homme ivre.

 

Il ne put jamais dire ce qu’il avait fait entre l’heure de son départ de chez M. Hilaire et celle à laquelle il reparut, au tribunal révolutionnaire, les reins ceints de l’écharpe de sa haute magistrature.

 

Quand il s’avança au milieu du prétoire, on était en train de juger le concierge qui l’avait accusé la veille.

 

Alors, M. Barkimel demanda à être entendu et, défaisant ses insignes, les déposant sur la table d’où il présidait les débats, le jour précédent, il déclara qu’il donnait sa démission de juge, attendu qu’il en était indigne, car il reconnaissait avoir, en effet, caché dans sa maison un ennemi de la nation, ainsi que l’avait affirmé le présent accusé ! Puis, se tournant vers le concierge, il ajouta :

 

– Qu’on laisse donc aller cet homme en paix ! Il a dit la vérité ! Et qu’on me juge à sa place ! J’ai mérité la peine de mort et je demande qu’on m’y condamne sans plus de pitié que je n’en ai montré pour tous les malheureux qui ont défilé dans cette enceinte devant moi !

 

Des cris furieux accueillirent cette sublime déposition et, cinq minutes plus tard, M. Barkimel, dûment condamné à mort comme il l’avait désiré, était descendu au dépôt des condamnés.

 

On ne pouvait point l’exécuter ce jour-là, car l’autocar de la mort était déjà parti pour la place de la Révolution, mais il fut jeté dans un cachot que le guichetier croyait vide ; or, la veille, on avait oublié là un condamné qui était, lui aussi, descendu trop tard du Palais pour faire partie de la fournée.

 

Quand la porte du cachot fut refermée et que les pas du guichetier se furent éloignés dans le corridor, l’homme qui avait été oublié en cet endroit et dont les yeux étaient faits aux demi-ténèbres de la prison, s’écria :

 

– Mais c’est toi, Barkimel !

 

– Florent ! Tu n’es donc point mort ?

 

– Ça n’est pas de ta faute ! dit Florent.

 

– Possible ! s’exclama Barkimel en se jetant dans les bras de Florent, mais c’est aussi de la mienne si je suis ici !

 

« J’ai eu tant de remords de mon crime que je me suis condamné à mort aujourd’hui, comme je t’avais condamné hier ! Et je ne mourrai heureux que si tu me pardonnes !

 

– Nous mourrons donc ensemble ! s’écria Florent, en le couvrant de baisers, et les générations futures (M. Florent ne manquait jamais une occasion de faire intervenir les générations futures) nous donneront en exemple de la véritable amitié !

 

Cependant, après cet accès héroïque, ils s’étreignirent plus simplement, pleurant et s’apitoyant maintenant sur leur sort, et regrettent tout de même de mourir avant le temps, comme de braves marchands de parapluies et de papier à lettres qu’ils n’avaient jamais tout à fait cessé d’être.

 

XXX

OÙ M. HILAIRE A L’OCCASION DE PRÉTENDRE QUE LES HONNEURS NE FONT PAS NÉCESSAIREMENT LE BONHEUR


Tout à coup, Paris apprit que le procès du Subdamoun et de sa bande, ou plutôt de ce qui restait de sa bande, serait pour le lendemain. C’était un coup de l’Hôtel de Ville dirigé contre Versailles dont l’assemblée, s’il fallait en croire Coudry et le comité de surveillance générale, était en train de trahir la révolution et de faire le jeu de la réaction en province.

 

Tous les amis dévoués ou honteux du Subdamoun étaient dans le complot. Aussi Coudry n’hésitait-il plus, sous sa propre responsabilité, à leur jeter, en défi, la tête du commandant !

 

Et, dès le soir même de cette décision, deux mille hommes vinrent se poster en armes autour de la Conciergerie et du Palais de justice. On redoutait le soulèvement de certaines sections en faveur du commandant.

 

Il était six heures du soir lorsque le surveillant général des prisons, Hilaire, se présenta au guichet. Il demanda aussitôt à être introduit auprès de M. le directeur. Talbot lui fit savoir qu’il l’attendait dans son cabinet de la Tour de l’Ouest.

 

M. Hilaire n’avait point bonne mine. M. le directeur le lui fit remarquer.

 

M. Hilaire se regarda dans une petite glace qui était pendue au mur et soupira.

 

– Vous n’êtes pourtant point malheureux ! exprima Talbot en se carrant dans son fauteuil. Si vous étiez comme moi ! Savez-vous bien que je ne dors plus depuis que vous m’avez dit qu’il y avait un complot pour faire échapper le Subdamoun !

 

– Vous pourrez dormir ce soir ; il y a deux mille hommes dans la rue pour le garder, sans compter votre petite garnison ! Et demain il sera condamné, exécuté ! Mais ! si j’étais à votre place, ce n’est point la peur de laisser échapper le Subdamoun qui m’empêcherait de dormir, monsieur le directeur !

 

– Et quoi donc, s’il vous plaît ?

 

– Mais, repartit l’autre, en se penchant à l’oreille de Talbot, tout simplement le regret d’avoir encore dans ma prison Garot et Manol ! Voilà des gars point commodes et que tout honnête homme voudrait voir au diable ! Vous savez que le procès vient en cour d’assises au commencement de la semaine prochaine et que leurs amis du comité de surveillance n’en vivent plus ! Entre nous, ils ont raison car il ne fait point de doute que les deux bandits mangeront le morceau !

 

Pendant que M. Hilaire parlait, Talbot changeait de couleur…

 

– Avez-vous vu Coudry ? finit par demander Talbot.

 

– Oui, répondit Hilaire, il m’a dit : « Votre ami Talbot est un geôlier épatant ! Ce n’est pas avec lui que l’on pourra jamais craindre que Garot et Manol nous échappent ! »

 

– Il vous a dit cela ?

 

– Dame, oui ! Textuellement… Il a même ajouté : « C’est un service que la République n’oubliera jamais ! » Talbot sursauta… et il alla se planter en face de M. Hilaire :

 

– Est-ce de ma faute à moi s’il ne veulent pas s’en aller ?

 

– Ah ! bah ! s’étonna naïvement M. Hilaire… Et pourquoi donc ne veulent-ils pas s’en aller ?

 

– Parce qu’ils trouvent que tous les plans que je leur ai proposés sont insuffisants !

 

– Peste ! fit M. Hilaire. Ils sont si difficiles que ça ! Après tout vous comprenez que ces gens-là ont raison de prendre leurs précautions. Une évasion manquée les perd à jamais !

 

– Ils demandent des choses impossibles. Une véritable levée d’écrou ! Quelque chose de très régulier avec ma signature ! Le timbre du directeur ! un rien !

 

« Mais moi, s’exclama Talbot, moi ! qu’est-ce que je deviendrai après un coup pareil ! Je serai lâché par tout le monde ! »

 

– Pourquoi ? demanda Hilaire en arrêtant subitement le balancement agaçant de ses longues jambes.

 

– Comment ! Pourquoi ? Est-ce que vous vous moquez de moi ? Parce que je serai le seul responsable !

 

– Vous ne serez responsable de rien du tout ! Est-ce que Coudry n’est pas tout-puissant ?

 

– Tatatata ! Je la connais celle-là ! Non ! Non ! j’ai fait dire à ces messieurs qu’il ne fallait pas compter sur moi dans des conditions pareilles… que diable ! il y a d’autres moyens ! Un mur est vite sauté ! une gouttière vite escaladée !

 

– Et un coup de fusil vite reçu !

 

– Ces bandits n’ont pas peur d’un coup de fusil !

 

– Vous voyez bien que si… Tenez, mon cher, vous me faites de la peine ! Vous, un homme, si intelligent ! Je le disais cet après-midi encore à un de leurs amis : c’est incroyable qu’un homme si intelligent se laisse arrêter par une bêtise pareille !

 

– Et qu’est-ce qu’on vous a répondu ?

 

– Qu’on était aussi étonné que moi ! Certes, nous étions d’accord qu’il était difficile à un directeur de maison d’arrêt d’accorder de bon gré à ces deux misérables ce qu’ils vous demandaient, mais nous ne comprenions point que vous ne leur donniez point… de force !

 

– De force ?

 

– Oui, Talbot ! oui ! quand on veut bien donner quelque chose et qu’on ne veut pas le donner de bon gré… on se le fait prendre de force ! Avez-vous compris ?

 

– Vous êtes fou ! Comment voulez-vous qu’ils me prennent ma signature de force ?

 

M. Hilaire posa solennellement une main sur l’épaule de M. Talbot.

 

– Je ne suis pas fou et voilà ce qui va se passer, mon cher monsieur Talbot : ou vous ne serez plus directeur demain et je ne donnerais pas cher de votre précieuse peau ! À sept heures et demie, vous ferez demander dans votre cabinet Garot et Manol. Ils y viendront, accompagnés de leurs gardes. Ils déclareront devant ces deux gardes qu’ils ont des aveux à vous faire, mais qu’ils veulent les faire à vous seul, en particulier. Vous ordonnerez aux gardes de se retirer et d’attendre vos ordres au pied de l’escalier. Quand ils seront seuls avec vous, Garot et Manol qui se seront défaits de leurs menottes se jetteront sur vous. Ils vous ligoteront, vous enfonceront un bâillon dans la bouche. Sur votre bureau, il y aura tout ce qu’il faut pour écrire ! Et quand ils sortiront de votre cabinet, vous serez tous en règle ! Vous comme les deux autres ! On ne pourra rien vous reprocher ! Ce n’est pas la première fois qu’une évasion se produit dans de pareilles conditions ! Elle est presque classique !

 

– Mais les gardes, qui seront restés à la porte, ne les laisseront jamais passer, même avec leurs papiers en règle. Ils voudront savoir ce qui est arrivé. Ils viendront chercher auprès de moi la confirmation d’un pareil événement !

 

– Ils ne viendront rien chercher du tout ! Vos deux gardes auront été relevés par deux autres que j’aurai amenés moi-même et qui ne s’étonneront de rien, mon cher monsieur Talbot, pas plus que le guichetier, pas plus que le concierge. Il n’y aura que moi pour m’étonner de votre séance prolongée dans votre cabinet, à l’heure de la soupe, et c’est moi qui viendrai vous déranger !

 

M. Talbot toussa, prisa, regarda M. Hilaire dans les yeux.

 

– Vous avez parlé de tout cela à Coudry ? finit-il par demander.

 

– Mon Dieu ! vous savez comment il est ! je lui en ai parlé en l’air, comme d’une chose qui peut arriver à tous les directeurs de prison ! Il a souri ! C’est plus qu’il ne nous en faut !

 

– Hum ! hum ! Écoutez, j’ai une idée… pour qu’il n’y ait de surprise pour personne, exprima Talbot non sans un certain embarras et en s’enfournant à nouveau une énorme prise dans son énorme nez.

 

– Voyons votre idée ?

 

– Notre affaire n’est que pour sept heures et demie… J’ai grandement le temps d’aller faire un petit tour du côté de l’Hôtel de Ville.

 

– À votre aise, laissa tomber M. Hilaire.

 

– Comme vous me dites cela ! Verriez-vous quelque inconvénient ?

 

– Mon Dieu ! si vous voulez mon avis, je crois que notre ami ne sera point tout à fait enchanté de votre visite, à la veille d’une affaire pareille ! Il y a de méchants esprits qui pourraient peut-être s’en souvenir le lendemain !

 

M. Hilaire disant cela refaisait, avec une grande mélancolie, le nœud de son écharpe.

 

– Quoi qu’il arrive, fit-il, c’est entendu, n’est-ce pas, pour sept heures et demie ?

 

– Écoutez ! déclara le directeur. Tout bien réfléchi, je crois qu’il vaut mieux que je laisse Coudry tranquille.

 

– C’est mon avis !

 

– Je sais dans quels termes vous êtes avec eux… J’ai confiance en vous !

 

– Je crois que votre confiance est bien placée, mon cher M. Talbot… donc à sept heures et demie et préparez tout sur votre bureau… Avez-vous un revolver ?

 

– Oui, dans ce tiroir ! je le sortirai pour montrer que j’étais prêt à me défendre…

 

– Si vous le sortez, Manol et Garot qui sont peu délicats et qui sont justement démunis d’armes à feu pourraient vous le prendre ! Donnez-le moi… je le déposerai près de vous quand je viendrai vous retrouver, une fois que vous serez ficelé et que les gars seront partis ! C’est plus sûr !

 

– Vous pensez à tout ! fit Talbot en passant son revolver à M. Hilaire qui le glissa dans sa poche.

 

– Au revoir, mon cher directeur… je vais faire un tour chez Garot et Manol pour m’assurer moi-même que nous sommes bien d’accord !

 

Quand il fut parti, ce qu’avait prévu M. Hilaire arriva ; Talbot sortit de son bureau et bientôt quitta la Conciergerie. Hilaire – qui le guettait derrière un pilier de la salle des gardes – se dirigea aussitôt vers la cellule du baron d’Askof et se la fit ouvrir.

 

Askof était seul. L’entretien dura dix minutes.

 

En sortant de chez Askof, Hilaire alla jeter un coup d’œil dans le cachot du Subdamoun où il distribua quelques cacahuètes qu’il s’amusait à éplucher au cours de son inspection. Au fond du cachot, le Subdamoun lisait. En entendant parler de cacahuètes le commandant leva la tête. Hilaire le salua et lui proposa, en riant, des cacahuètes, comme aux gardes. Le Subdamoun tendit la main. M. Hilaire lui en compta un certain nombre et le Subdamoun dit : « Merci ! »

 

Puis l’inspecteur s’en fut dans la partie cellulaire de la prison qu’il visita de fond en comble, s’attardant cependant dans le cachot où Garot et Manol avaient été enfermés.

 

De retour dans la salle des gardes il monta l’escalier de la Tour de l’Ouest. Il frappa à la porte du directeur. N’entendant point de réponse, il entra et referma la porte. La pièce était vide. Il regarda l’heure à la pendule. Il dit tout haut : « Talbot ne sera pas revenu de l’Hôtel de Ville avant vingt minutes. »

 

Puis il fit le tour de cette salle, en examinant toutes choses.

 

Pas de meubles, ou si peu ! Le bureau et quelques chaises, un fauteuil.

 

Une fenêtre lourdement grillée trouait le mur formidable et prenait jour sur le quai.

 

Aucune surprise ne semblait pouvoir venir de cette pièce toute nue dont la vaste cheminée n’était cachée par aucun écran. En cette saison, on ne faisait point de feu. Les dalles nues étaient aussi nettes que le plancher.

 

M. Hilaire s’arrêta devant la cheminée, lui tournant le dos, les mains croisées à la taille. Il paraissait soucieux, et, de temps à autre, un profond soupir s’exhalait de la poitrine de monsieur l’inspecteur général. Certes oui ! il regrettait le temps où les épiciers ne se mêlaient point de diriger les choses de l’État !

 

Soudain il tressaillit de la tête aux pieds : une cacahuète venait de rouler entre ses pieds. Aussitôt, il rectifia la position, et, présentant toujours le dos à la cheminée, et bien qu’il n’y eût personne de visible, ni devant lui, ni derrière, ni autour de lui, il parla à mi-voix :

 

– Tout est prêt ! J’ai vu Garot et Manol et leur ai remis les vingt mille balles, le revolver et la scie. Ils s’enfuiront cette nuit par la cour du Dépôt. Tout à l’heure les gardes les conduiront directement au parloir des parents… j’en reviens. Rien à craindre. Il y fait noir comme dans un four. J’y conduirai moi-même Askof et le Subdamoun. Je resterai dehors avec les gardes dont j’aurai pris le commandement. J’ai remis à Askof les perruques et les fausses barbes. Ils changeront de vêtements avec Garot et Manol dans le parloir. Tout sera fait en cinq sec ! Les gardes les conduiront ensuite, Askof et le Subdamoun, ici, chez le directeur sur mon ordre, croyant conduire les deux autres. Talbot est allé chez Coudry, il va se faire ramasser.

 

M. Hilaire avait fini de parler. Il se pencha, ramassa la cacahuète et la mangea. Pendant cette opération, son regard fut soudain attiré par un pli qui se trouvait sur le bureau et sur l’enveloppe duquel on avait écrit : Pour M. le directeur : urgent ! Tiens ! fit-il, je connais cette écriture-là, moi ! et sans plus balancer il décacheta, lut, poussa un cri :

 

– N. de D. ! Tout est perdu !

 

Et il s’affala.

 

XXXI

OÙ NOUS VOYONS CHÉRI-BIBI SE « COLLETER » PLUS QUE JAMAIS AVEC LA FATALITÉ


Au cri qu’avait poussé M. Hilaire, une sorte de gnome fantastique, tombant de la cheminée, apparut dans les derniers rayons du jour qui envoyaient leurs flèches horizontales par la petite fenêtre grillagée. Il bondit jusqu’à l’homme qui tenait encore dans sa main la lettre fatale. Il la lui arracha et lut à son tour. Un grognement sinistre suivit cette lecture. Et puis, ce gnome se rua sur M. Hilaire, qui s’était laissé tombé sur une chaise… le secoua, le dressa devant lui :

 

– Debout, la Ficelle ! Où as-tu trouvé cela ?

 

La main de M. Hilaire montra le bureau de M. le directeur.

 

– Ouverte ?

 

– Non, fermée !

 

– C’est toi qui as décacheté ?

 

M. Hilaire fit signe de la tête qu’en effet c’était lui qui avait décacheté le pli.

 

– Alors, rien n’est perdu ? puisque le directeur ne sait rien !

 

– Bah ! fit Hilaire dans une attitude de morne désespoir, il faudra bien qu’il sache puisque Askof trahit ! Et ses yeux ne pouvaient se détacher du papier où il venait de lire ces lignes :

 

« Je supplie M. le directeur de venir m’entendre immédiatement dans ma cellule sans donner l’éveil à qui que ce soit et autant que possible sans être vu de M. l’inspecteur général Hilaire. Il s’agit de l’évasion du Subdamoun, Signé : Askof. »

 

– Nous nous passerons d’Askof ! gronda le gnome. Allons, ressaisis-toi, et je réponds de tout !

 

– Nous ne pouvons plus nous passer d’Askof, exprima d’une voix dolente M. Hilaire en secouant la tête. Il est trop tard pour refaire un plan ! C’est un coup raté !

 

Tout à coup, M. Hilaire fit un bond de côté. Il avait senti le froid d’un canon de revolver sur sa tempe. Chéri-Bibi s’était dressé et il ne faisait point de doute que le monstre allait faire passer de vie à trépas le pauvre la Ficelle si, dans cette terrible occurrence, celui-ci ne se résolvait point à retrouver tout son sang-froid. Il le comprit :

 

– Je suis à vos ordres, monsieur le marquis ! lui dit-il aussitôt, comme aux plus beaux jours.

 

– Bien ! écoute ! fit l’autre, en le brûlant du regard. Écoute et comprends et agis ou, sur la vie de Subdamoun, tu ne vendras plus jamais de cannelle !

 

– Oh ! exprima lentement M. Hilaire, du jour où je vous ai revu, j’ai compris, monsieur le marquis, au milieu de la joie que j’avais de vous retrouver, qu’il me faudrait renoncer au commerce !

 

– C’est la dernière fois que j’ai besoin de toi, la Ficelle ! Après je te promets de te laisser tranquille !

 

– Oh ! après celle-là, murmura M. Hilaire, je crois bien que si monsieur le marquis n’a plus besoin de moi, moi non plus je n’aurai plus besoin de personne !

 

– Vois comme c’est simple, fit rapidement Chéri-Bibi avec toute la foudroyante lucidité d’un capitaine qui change de tactique sur le champ de bataille. Talbot n’a pas eu et n’aura pas connaissance de la lettre. Il n’a pas vu Askof et il ne le verra pas. Aussitôt revenu de l’Hôtel de Ville, il accourra ici. Toi alors, tu vas à ta besogne. Quand vous serez tous les cinq dans le « parloir des parents » toi, le Subdamoun, Askof, et Garot et Manol, vous vous jetez tous sur Askof et vous l’annihilez ! Tu ressors alors avec le Subdamoun tout seul qui se fera la gueule de Garot et tu passes. Tu arrives chez Talbot disant tout haut que Garot a d’abord voulu être entendu seul ! et le tour est joué ! je me charge de sa réussite, la porte fermée. Compris ?

 

– À Dieu vat ! répondit simplement M. Hilaire. Si Askof regimbe trop, j’en ferai mon affaire !

 

– Tu sais que tu peux le tuer ! déclara Chéri-Bibi dont l’œil flamboyait de fureur à la pensée de cette trahison qui compromettait tout.

 

– J’entends bien ! répondit la Ficelle qui, depuis qu’il venait de faire le sacrifice de sa vie, comptait pour rien celle des autres.

 

– N’aie pas plus de pitié pour le baron que je n’en aurai pour M. le directeur ! appuya encore le monstre. Puis il glissa vers la cheminée. Il entra dedans. Et puis, ce fut sa tête renversée qui réapparut, dans un coin, les yeux en bas… et la bouche, en haut, s’ouvrait pour dire : « Ce Talbot est un vilain homme, je me fais une véritable joie de lui faire passer le goût du pain ! » Et puis la bouche se referma et les yeux aussi et la tête resta là comme une hideuse gargouille qui eût fait partie de l’architecture de la cheminée. Soudain le directeur fit son entrée.

 

Il demanda de la lumière. On lui apporta une lampe. Il s’assit à son bureau. Sa figure était rayonnante.

 

– Ça va ! fit-il. Vous savez d’où je reviens ?

 

– Non !

 

– De l’Hôtel de Ville ! Ah ! je n’y tenais plus ! Une responsabilité pareille ! Sous un prétexte tout à fait plausible et urgent j’ai vu Coudry, et, ma foi, je n’y suis pas allé par quatre chemins, je lui ai tout dit !

 

– Il a dû faire une tête !

 

– Pas du tout ! Il m’a répondu simplement :

 

« – Tâchez de ne pas être soupçonné mon cher Talbot, c’est tout ce que je vous souhaite ! »

 

– Et ça ne vous a pas fait frémir ?

 

– Si, dans le moment, mais après qu’il m’eut donné congé, j’ai réfléchi et j’ai trouvé un moyen de ne pas être soupçonné…

 

– Et qu’est-ce que vous avez donc trouvé ?

 

– Eh bien, voilà ! Il faut que l’on ne me ménage pas !

 

– On essaiera ! Et M. Hilaire sourit dans l’ombre de toute sa figure énigmatique.

 

– Entendez-moi bien ! Il ne faut pas que l’on me bouscule pour rire ! Garot et Manol ont bien à leur disposition quelque instrument tranchant.

 

– On leur en trouvera au besoin… mais je crois qu’ils ont cela, en effet !

 

– Il faut qu’ils s’en servent !

 

– Vous me faites peur !

 

– Il faut que le sang coule ! Il suffira de me donner un coup de couteau à la main gauche ! Ça donnera beaucoup de sang et nul n’osera me soupçonner ! Qu’en dites-vous, monsieur l’inspecteur général ?

 

– Eh ! Eh ! fit Hilaire… je vous trouve bien brave ! mais tranquillisez-vous, je vous recommanderai de telle sorte à ces messieurs qu’il ne viendra à l’esprit de personne que vous avez pu être complice de leur évasion !

 

– Eh bien ! voilà qui est entendu ! Je m’en vais préparer les papiers nécessaires et faire demander Garot et Manol. Veillez de votre côté à ce que rien ne cloche et envoyez-moi, je vous prie, l’officier municipal de service à qui j’ai des ordres à donner pour demain relatifs au procès du Subdamoun…

 

– Ah ! fit Hilaire ! nous allons donc pouvoir un peu respirer, quand nous allons être délivrés de tous ces oiseaux-là !

 

– À qui le dites-vous ? Adieu donc, mon ami ! et souhaitons-nous bonne chance tous les deux !

 

M. le directeur regarda partir M. l’inspecteur. La porte ne s’était pas plutôt refermée qu’il quitta son fauteuil et se mit à se frotter les mains avec une jubilation si excessive que, dans la nuit de la cheminée, la gargouille, qui était toujours penchée sur le spectacle du cabinet de M. le directeur, eut une sorte de frémissement.

 

Le lieutenant de service entra. C’était un garde civique à la dévotion du comité qui s’entendait fort bien à l’ordinaire avec cette crapule de Talbot.

 

– Mon cher, combien avez-vous d’hommes en ce moment dans la salle des gardes ?

 

– Une vingtaine environ, lui répondit-il.

 

– Eh bien ! vous allez en faire monter ici une dizaine immédiatement et armés jusqu’aux dents, hein ? Et en silence ! Et sans que M. l’inspecteur en sache rien !

 

Le lieutenant partit.

 

M. Talbot continuait à se frotter les mains.

 

Dans la cheminée, la gargouille n’était plus une hideur souriante. Elle était devenue l’image de la douleur et de l’épouvante.

 

Elle vit entrer dix gardes qui furent disposés par le lieutenant, sur les indications de Talbot, contre le mur, de telle sorte que ceux qui entraient, masqués par la porte, ne pouvaient les voir.

 

– Tout à l’heure, deux prisonniers, conduits par Hilaire et deux gardes, vont entrer ici, fit la voix de Talbot. Sur un signe de moi, vous vous jetterez sur eux. Vous mettrez dans l’impossibilité de nuire, s’ils pénètrent ici, et Hilaire et le baron d’Askof. Vous ne ferez aucun mal à ce dernier. Vous massacrerez l’autre, celui que je vous désignerai !

 

Et Talbot, entraînant le lieutenant au coin de la cheminée, juste devant la gargouille, prononça ces mots à voix basse :

 

– Vous êtes sûr de ces hommes ?

 

– Comme de moi-même.

 

– C’est que l’autre, émit Talbot, plus bas encore, l’autre, c’est le Subdamoun !

 

– Mâtin ! et il faut le tuer !

 

– Ordre de Coudry ! Par le temps qui court, on n’est jamais sûr de rien ! Il vaut mieux profiter de la tentative d’évasion pour en finir !

 

– Comment avez-vous su qu’ils devaient s’évader ?

 

– C’est Askof qui a trouvé le moyen de faire prévenir Coudry. Ils devaient se jeter sur moi, me faire signer de force leur libération ! Je l’ai échappé belle ! Mais ne ratez pas le Subdamoun, hein ?

 

– Sufficit ! répliqua le lieutenant.

 

La tête de Talbot, la gorge, le cou de Talbot étaient à la portée de la main du terrible Chéri-Bibi ; celui-ci n’avait qu’à allonger un bras et l’homme, accroché, étranglé, entraîné dans le boyau noir, eût fini d’expirer sur la poitrine du démon !

 

Jamais, au cours de son extraordinaire criminelle vie, Chéri-Bibi n’avait eu une pareille poussée de désir vers la gorge d’un homme.

 

Hélas ! Chéri-Bibi ne tuait que lorsqu’il ne le voulait pas.

 

Dans l’affreux tourbillon de ses pensées, l’idée du danger dont il fallait à tout prix sauver le Subdamoun sauva Talbot. La gargouille s’en alla. Elle remonta la cheminée.

 

Chéri-Bibi avait une agilité de singe et de forçat.

 

Il calculait : « Il faut dix minutes à Hilaire, à Garot et Manol, pour qu’ils se débarrassent d’Askof dans le « parloir des parents ». En ce moment ce doit être fait. Le Subdamoun doit commencer à se déguiser, à se mettre la fausse barbe… Dans cinq minutes, ils seront chez Talbot et Jacques est f… »

 

Mais il ne perdait point son temps… Comme un diable, il était sorti de sa cheminée…

 

La nuit, heureusement, était complètement venue.

 

D’en bas montait la rumeur de la soldatesque qui causait là en attendant les événements du lendemain et l’heure de conduire le Subdamoun et sa bande, après le procès, à l’échafaud. Chéri-Bibi aperçut les feux du bivouac tandis qu’il se laissait glisser le long de la haute cheminée après avoir enroulé sa corde autour d’un bras.

 

Tant de soldats dehors, tant de gardes dedans contre le Subdamoun ! Toutes les forces réunies contre son fils ! son fils qu’on allait assassiner s’il n’accomplissait pas, dans le moment, quelque chose de prodigieux !

 

Au long des gouttières qui surplombaient le quai de la Seine, il filait comme un chat.

 

Il grimpa sur un pignon, escalada sa cheminée avec la même rapidité qu’il avait descendu celle de la Tour de l’Ouest ; il attacha sa corde, la lança dans le trou noir et descendit à son tour, comme une flèche.

 

Il sauta dans une cheminée, bondit dans une pièce. Il était dans la salle qui servait de cabinet de travail au président des assises quand celui-ci venait, avant un procès, s’entretenir avec les accusés provisoirement enfermés à la Conciergerie.

 

Cette pièce était entièrement semblable à celle qui servait de bureau au directeur. Sous cette pièce, il y avait le parloir des avocats, comme sous le bureau du directeur se trouvait le greffe.

 

Un petit escalier faisait également communiquer le cabinet du président des assises avec la salle des gardes.

 

Si le Subdamoun et Hilaire montaient cet escalier-là au lieu de monter celui qui conduisait à la Tour de l’Ouest, ils pouvaient encore être sauvés.

 

En tout cas, on essaierait, par la cheminée, par les toits !

 

Ce n’était plus la tranquillité du départ légal ! C’était la poursuite avec tous ses aléas, ses dangers, son tumulte ! mais enfin, Chéri-Bibi avait trouvé, dans son cerveau embrasé, qu’on pouvait encore tenter ça !

 

Il fallait arriver à temps et pouvoir avertir Hilaire, tout était là !

 

Chéri-Bibi se rua sur l’énorme porte qui fermait la pièce au haut de l’escalier.

 

Seigneur Dieu ! la porte était ouverte. Il gagnait une minute. Tout doucement il l’entrouvrit. Une demi-obscurité propice lui permit de se glisser jusque sur le palier du petit escalier à rampe de fer.

 

Il fut là à plat ventre, épaississant à peine l’ombre, et regardant ce qui se passait, sous lui, dans la salle des gardes.

 

Il y avait, dans le moment, un assez fort remue-ménage qui ne pouvait être que favorable aux desseins de Chéri-Bibi.

 

Celui-ci, allongeant la tête au-dessus de l’escalier, cherchait Hilaire. Il l’aperçut au-dessous de lui, devant la porte du « parloir des parents ».

 

Chéri-Bibi laissa tomber à ses pieds une cacahuète, dont le son fit que M. Hilaire redressa immédiatement la tête.

 

– Chut ! fit au-dessus de lui Chéri-Bibi, le coup est manqué dans la Tour de l’Ouest. Mais venez me rejoindre dans la Tour de l’Est.

 

Hilaire se baissa, ramassa le fruit, l’éplucha et le mangea, ce qui signifiait qu’il avait compris.

 

Jamais Chéri-Bibi n’avait été si bien servi par les circonstances. On eût dit que, dans ce besoin extrême, elles se liguaient toutes pour le sauver de l’abîme où avait tenté de le précipiter ce brigand d’Askof.

 

Étant sûr d’avoir été compris, Chéri-Bibi qui, pour pouvoir être entendu de M. Hilaire, était quasi sorti de la cage de l’escalier, restant suspendu presque tout entier à un barreau, reprit son équilibre sur le palier et rentra tout doucement, continuant de se glisser comme une couleuvre dans le cabinet du président des assises. Or, quand il y fut, il entendit une voix qui disait au fond de l’obscurité : Vous apporterez de la lumière !

 

Chéri-Bibi poussa un sourd blasphème et referma la porte derrière lui.

 

Il venait de reconnaître la voix de Dimier, le président des assises.

 

S’il avait trouvé ouverte la porte du cabinet du président des assises, c’est que celui-ci, en visite à la Conciergerie, venait de la faire ouvrir. Et, pendant que Chéri-Bibi parlait à M. Hilaire, M. Dimier était entré dans la Tour de l’Est.

 

Et Chéri-Bibi, tout-à-coup, pensa que l’événement pourrait peut-être le servir.

 

Il ne pouvait douter que ce fût pour voir Garot et Manol, à la veille de leur procès, que M. Dimier avait fait ouvrir son cabinet. Donc, on ne s’étonnerait point dans la salle des gardes de voir Hilaire conduire celui que chacun prendrait pour l’un des bandits dans la Tour de l’Est et non dans la Tour de l’Ouest, puisque M. le président des assises l’y attendait.

 

Mais, quand le Subdamoun se trouverait en face de M. Dimier, qu’allait-il se passer ?

 

Il fallait, coûte que coûte, que M. Dimier se prêtât à la combinaison.

 

Nous savons en quelle estime Chéri-Bibi avait M. Dimier. Il l’appréciait, en particulier, autant qu’il méprisait, en général, pour des raisons à lui connues, la magistrature.

 

Sans le connaître M. Dimier avait, dans un ouvrage sur les erreurs judiciaires, osé parler de l’innocence première de Chéri-Bibi. Enfin, non seulement M. Dimier était un magistrat intègre, mais un honnête homme qui ne pouvait qu’être écœuré par-dessus tout de la façon dont étaient conduites les affaires publiques.

 

Si bien que Chéri-Bibi osa penser que dès que M. Dimier serait mis, par lui, au courant de la situation, il saurait s’arranger pour ne point entraver l’évasion d’un homme qui était nécessaire au rétablissement de l’ordre.

 

Donc, Chéri-Bibi s’avança vers M. Dimier et lui dit d’une voix qu’il voulait rendre sinon attrayante, du moins sympathique :

 

– Monsieur le président, ne vous effrayez pas ! et surtout n’appelez pas ! Je vais vous dire de quoi il retourne !

 

M. Dimier, stupéfait et inquiet, fit un mouvement de recul ; mais, retrouvant aussitôt son habituel courage, il se dressa devant l’ombre mystérieuse qui venait de fermer la porte et dit :

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Je suis l’innocent et je travaille pour l’innocent ! répondit très énigmatiquement la voix de l’ombre…

 

Cette réponse n’eut point le don de satisfaire M. Dimier qui fit un pas vers la porte.

 

– Inutile ! fit l’autre… Vous ne passerez pas avant de m’avoir entendu !

 

– Que voulez-vous ?

 

– Votre silence ! Vous ne me connaissez pas. Je vous connais, moi. Vous êtes M. Dimier, président des assises et vous êtes venu ici pour interroger Garot et Manol. Un homme va entrer tout à l’heure, qui ne sera ni l’un ni l’autre, un homme qui viendra ici pour s’évader. Il s’en ira avec moi par la cheminée par laquelle je suis venu. Je vous demande une chose, une seule : de n’appeler, de ne crier, de ne vous apercevoir de sa fuite que lorsqu’il sera trop tard pour l’empêcher, c’est simple !

 

M. Dimier avait laissé parler l’homme dans l’ombre, sans l’interrompre. Quand il eut fini, il dit :

 

– Vous prétendez me connaître : si vous me connaissiez, vous ne me proposeriez point une chose qui est contraire à mon devoir !

 

– Je vous propose de sauver un homme !

 

– Un criminel !

 

– Non, monsieur le président, cet homme n’est pas un criminel, c’est le Subdamoun !

 

À ce nom, M. Dimier eut un mouvement qui n’échappa pas à Chéri-Bibi. Chéri-Bibi se dit : « Il est sauvé ! » et il ne s’opposa nullement à ce que la porte s’ouvrît pour laisser passage à l’homme qui apportait une lampe. Il sentait, il savait que M. Dimier ne le dénoncerait pas ! Il se contenta de s’aplatir dans un coin du mur, masqué par la porte et il se redressa quand la porte fut refermée.

 

Chéri-Bibi n’avait plus la taille du marchand de cacahuètes, mais bien celle de Chéri-Bibi, c’est-à-dire presque celle d’un géant quand M. Dimier, levant la lampe sur lui, l’examina en silence.

 

– Je ne suis pas beau ! fit Chéri-Bibi.

 

– Vous êtes atroce ! répliqua M. Dimier, sauvez-vous !

 

– Quoi ?

 

– Je vous dis : sauvez-vous ! Repartez par où vous êtes venu, je ne vous ai pas vu, je ne vous dénoncerai pas ! Je ne vous connais pas… et faites en sorte que je ne vous connaisse jamais… allez !

 

M. Dimier avait tranquillement déposé sa lampe sur son bureau, s’était assis et s’était mis à feuilleter son dossier.

 

Chéri-Bibi restait là. Il ne comprenait pas.

 

– Je vous ai dit de vous en aller ! répéta l’autre, agacé.

 

– M’en aller, mais vous ne m’avez donc pas compris, monsieur le président ? Je suis venu pour sauver le Subdamoun !

 

– J’entends bien ! mais je ne dois laisser sauver personne, moi. Je suis magistrat, moi ! et mon devoir est de m’opposer à l’évasion des prisonniers, quels qu’ils soient… Vous saisissez… quels qu’ils soient ! Vous n’êtes pas prisonnier, vous, allez-vous en !

 

Il y eut un silence terrible.

 

– Ce serait mon père, monsieur, que je m’opposerais encore à son évasion ou alors j’aurais donné ma démission de magistrat !

 

Chéri-Bibi avait vu le moment où il allait lui crier : « Taisez-vous, c’est mon fils »… mais il pensa, sans doute, que ce ne serait pas là une suffisante recommandation et il garda son secret pour lui.

 

Il s’assit car la parole du président lui avait cassé les jambes. Le dernier coup de la destinée était trop rude aussi. Si jamais il s’était attendu à cela : Alors, il allait falloir tuer M. Dimier !

 

Cette nécessité qui lui apparaissait maintenant comme inéluctable, il en lisait les termes en lettres flamboyantes sur le noble front têtu du sublime président de la cour d’assises.

 

Et Chéri-Bibi se mit à trembler ! M. Dimier lui demanda ce qu’il avait à trembler comme ça !

 

– Monsieur le président, je vais vous dire : le Subdamoun devait s’enfuir par la Tour de l’Ouest. La Tour de l’Ouest est habitée par Talbot. Cela m’eût été agréable d’avoir à supprimer Talbot qui est un méchant homme, mais à l’idée que vous…

 

Il arrêta, M. Dimier, un peu pâle, releva la tête. Il avait compris.

 

Il regarda le monstre assis en face de lui et qui continuait de trembler. Les coudes de Chéri-Bibi, ses mains étaient agités de mouvements spasmodiques. Et il se prit à claquer des dents… Cette épouvantable mâchoire avait peur !

 

Et cependant, toute cette peur était horriblement menaçante.

 

– J’aurais pu vous dénoncer tout à l’heure, fit-il simplement. Et il allongea rapidement une main décidée vers un bouton de sonnette. Chéri-Bibi arrêta cette main.

 

– Vous ne saurez jamais, fit le bandit, dont la voix s’était faite la plus tendre qu’il lui était possible, ce qu’il m’en coûte de vous être désagréable, monsieur Dimier, Vous avez écrit un livre que je n’oublierai jamais, vous êtes peut-être le seul homme sur la terre qui ait jamais eu pitié de moi ! Un soir que je m’étais évanoui de faiblesse dans la rue, vous vous êtes arrêté pour me faire la charité… Je vous admire et je vous aime ! Laissez-moi vous ficeler proprement, vous bâillonner gentiment…

 

– Assez, monsieur ! fit le magistrat. Je n’ai plus rien à vous dire. Et puisque vous ne voulez pas partir, je vais vous dénoncer !

 

Il se leva, courut à la porte : d’un bond Chéri-Bibi fut sur lui et le renversa.

 

L’autre cria.

 

Mais deux mains lui serrèrent la gorge… et comme un bruit de pas se faisait entendre dans l’escalier et qu’il n’avait plus une seconde à perdre, Chéri-Bibi serra fort, très fort.

 

Chéri-Bibi se releva…

 

Il venait de tuer M. Dimier.

 

– Fatalitas ! gronda-t-il.

 

Et il pleurait… Cependant il renifla, essuya ses larmes d’un geste horrible de la manche, secoua ses épaules, s’apprêta à de nouvelles besognes, aspira l’air, fit entendre un han prodigieux… et ouvrit la porte à Hilaire et au Subdamoun qui se précipitèrent dans la pièce.

 

Il était temps. Une minute de plus et M. Dimier était sauvé et le Subdamoun était perdu. Chéri-Bibi regretta son bavardage. Le corps avait roulé sous le bureau. Chéri-Bibi avait soufflé la lampe. Le Subdamoun ne vit rien. Et Hilaire n’apprit le crime nécessaire que plus tard.

 

La porte repoussée et verrouillée les séparait maintenant de la horde des gardes civiques qui, conduits par Talbot et l’officier municipal, furieux d’avoir été joués, la bourraient de coups, se transformaient en catapultes et réclamaient des haches !

 

Dans l’ombre, le Subdamoun, qui ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait, se laissa attacher à une corde par une sorte de géant bizarre qui, penché sur lui, le maniait avec une grande douceur.

 

M. Hilaire lui ordonnait de se laisser faire.

 

À la lueur d’un rayon de lune, l’ombre inquiétante du géant disparut dans la vaste cheminée, grimpant comme un chimpanzé le long de la corde.

 

Alors, le commandant comprit qu’arrivé sur le toit, son singulier sauveur allait le hisser par la cheminée, comme un colis.

 

Les coups à la porte se faisaient terriblement furieux. La porte semblait prête à céder. En même temps que l’on entendait des clameurs de sauvages à l’adresse du commandant, des cris de mort destinés à M. Hilaire s’élevaient dans une cacophonie terrifiante.

 

Le Subdamoun, qui était le courage et l’honneur même, trouva le moyen de compliquer encore ce moment difficile.

 

Il sortit un petit couteau de sa poche, coupa la corde qui le liait et déclara qu’il ne consentirait à prendre le chemin de la cheminée que lorsque l’héroïque M. Hilaire, à qui il devait la vie, aurait sauvé d’abord la sienne.

 

M. Hilaire, naturellement, se prit à jurer comme un païen.

 

– Monsieur ! exprima ensuite M. Hilaire, on ne me le pardonnerait jamais !

 

– Qui : on ? demanda le Subdamoun.

 

– L’homme qui est là-haut, répondit simplement M. Hilaire, en essayant d’attacher le Subdamoun.

 

XXXII

OÙ CHÉRI-BIBI RETROUVE SON FILS


Au haut de la cheminée, Chéri-Bibi halait à lui la corde. Il lui semblait entendre au pied de la tour une rumeur insolite. Sans doute était-on sorti de la Conciergerie pour avertir les gardes civiques qui se trouvaient sur le quai du drame qui se passait sur le toit.

 

Et soudain, des coups de feu retentirent ; des balles vinrent ricocher sur le toit en poivrière.

 

La position devenait critique. Il fallait se hâter. Chéri-Bibi brassait la corde et enfin une tête, un corps apparurent. Chéri-Bibi le saisit avec une joie sauvage.

 

– C’est moi ! fit la voix haletante et assez inquiète de M. Hilaire.

 

Il y eut sous le ciel noir un hurlement de fureur et Chéri-Bibi rejeta M. Hilaire dans la cheminée !

 

M. Hilaire arriva en bas avec un grand fracas et dans un assez piètre état. Il avait les mains et le visage en sang et se plaignait de maux de reins.

 

– Là ! qu’est-ce que je vous avais dit ? fit-il au Subdamoun qui déplorait l’événement, cependant que la porte, sous l’assaut furieux du dehors, commençait à céder.

 

Mais le commandant n’eut point le temps de plaindre M. Hilaire : il fut entraîné, emporté, ficelé comme un paquet par le démon redescendu du ciel et hissé dans le moment que la porte sautait enfin de ses gonds.

 

On tira des coups de fusil dans la cheminée. Par un miracle, ils ne furent atteints ni l’homme ni lui.

 

Une décharge, partie des quais de la Seine, les accueillit encore à leur sortie de la cheminée. Là non plus ils ne furent point touchés ! L’homme avait pris le Subdamoun dans ses bras. Il le serrait sans brutalité, presque avec tendresse. Il glissa avec lui jusqu’à la gouttière.

 

– Nous sommes sauvés ! dit l’homme.

 

Le Subdamoun n’en crut pas un mot, mais tout de même il admira l’homme. Celui-ci l’avait poussé du côté opposé au quai, le mettant ainsi à l’abri des salves tirées par les gardes civiques et aussi des entreprises de quelques vieux gardes de la Conciergerie qui se montraient aux mansardes des toits.

 

L’homme accrochait le grappin de sa corde à une gouttière et la laissait pendre sur des toits en contre-bas. Puis il mit cette corde entre les mains du Subdamoun. Le commandant comprit qu’il devait se lancer dans le vide.

 

La corde se balançait sous le poids. Enfin le Subdamoun prit pied.

 

L’homme, pour ne point se séparer de sa corde, en détacha le grappin, l’enroula autour de son épaule et se laissa tomber le long d’une gouttière avec une adresse surprenante.

 

Il fut aux côtés du Subdamoun assez à temps pour l’empêcher de faire un mauvais pas qui eût pu lui être fatal.

 

L’obscurité étant presque complète, il ne comprenait point comment l’homme voyait des choses qui restaient indistinctes pour ses regards à lui, cependant exercés au danger.

 

On se trouvait dans un véritable chaos de toits et d’ombres. Des cheminées surgissaient tout à coup comme autant d’ennemis qui les guettaient.

 

Parfois le Subdamoun ne parvenait point à dissimuler un tressaillement parce qu’il avait été surpris. Alors l’homme lui disait : « N’ayez pas peur ! » Et puis, tout à coup, il se reprenait. Il disait : « Je vous demande pardon ! » Il était honteux d’avoir recommandé au Subdamoun de ne pas avoir peur !

 

Le Subdamoun comprenait cela et il était touché.

 

Il n’avait pas vu le visage de l’homme, même dans l’ombre ; il était sûr de ne pas connaître son sauveur.

 

Tout d’abord, il ne s’étonna point outre mesure de ce dévouement anonyme. Sur les champs de bataille, il avait été à même de juger le besoin qu’ont les humbles de se dévouer corps et âme aux chefs. Celui-là était sans doute un obscur soldat de la grande bataille civile que le Subdamoun avait menée contre les pouvoirs établis.

 

Tout de même, ce qui se passa sur les toits devait lui donner la plus haute idée non seulement de la force, mais encore de la tranquillité d’âme avec laquelle son sauveur supprimait tout obstacle pouvant gêner leur fuite.

 

L’homme avait dirigé cette fuite de façon à s’éloigner le plus vite possible des parages du quai, où l’on continuait à tirer des coups de fusil. Et, vaguement, le commandant se rendait compte qu’à travers les mille méandres de ces toits et gouttières parmi lesquels son étrange cicérone se mouvait comme chez lui, tous deux tendaient à atteindre un point donné.

 

Un orage venait d’éclater. La pluie se prit à tomber à torrents.

 

L’homme défit son vêtement qui ressemblait à peu près à une pèlerine et le jeta sur les épaules du Subdamoun.

 

Chose curieuse, le Subdamoun rejeta le manteau avec horreur. L’homme s’en aperçut et eut un gémissement :

 

« Je vous demande pardon ! » dit-il humblement.

 

– Je ne veux pas vous en priver, fit le Subdamoun en le ramassant et en lui tendant le vêtement. Vous en avez autant besoin que moi.

 

Et il était étonné lui-même de l’extraordinaire mouvement de répugnance dont il n’avait pas été le maître. L’homme n’insista pas.

 

Un éclair flamboya tout à coup d’une cheminée à une autre. Cette fois le Subdamoun put voir le visage de son sauveur. Il s’appuya à une ardoise, derrière lui, pénétré d’horreur : « Il a une gueule de forçat ! » gronda-t-il.

 

Heureusement, l’homme ne vit point la figure du Subdamoun, il y eût lu un tel dégoût qu’il se fût peut-être laissé tomber à la renverse, sur le pavé. Autour d’eux commençait à monter un bruit de foule en rumeur.

 

– Attention, les toits se peuplent ! fit la voix sourde du guide. À plat ventre !

 

En effet, quelques silhouettes passaient sur un toit, à leur gauche ; des ombres casquées de pompiers qui se laissèrent glisser ensuite entre deux pignons et que l’on ne vit plus, un instant.

 

L’homme s’en fut à la découverte et retrouva l’ennemi entre le toit d’à côté et celui sur lequel lui et le Subdamoun étaient accrochés. Pour arriver plus vite à ce dernier toit, les pompiers jetèrent une échelle qui leur servit de passerelle.

 

Sur cette passerelle, ils glissèrent. Le Subdamoun, qui avait levé la tête, put les voir. Ils se détachaient comme des ombres chinoises sur un coin de ciel éclairé par une lune de sang qui sortait d’un gros nuage.

 

L’homme, qui avait rampé, se redressa. Il avait dans les mains les deux bouts de l’échelle ; et la grappe humaine, hurlante, glissa d’un seul coup dans la cour, d’une hauteur de vingt mètres.

 

La lune se cacha à nouveau. Tout redevint noir.

 

Le Subdamoun gémissait comme un enfant : « C’est horrible ! »

 

Soudain, l’homme s’arrêta. On entendait les galops et les cris des poursuivants derrière les toits qu’ils escaladaient. Une mansarde. L’homme frappa à la vitre. Au bruit une tête parut.

 

– C’est toi, Fanor ? demanda l’homme.

 

– Non, c’est moi, Masson, répondit la tête.

 

L’homme s’empara de la tête et tira. Le corps suivit en se débattant. Il fut jeté dans le vide. Le Subdamoun recula, épouvanté ; l’homme prit le Subdamoun et le déposa avec précaution dans, la chambre dont Masson venait si dramatiquement de sortir. Puis l’homme enjamba à son tour et ferma la fenêtre.

 

– Et maintenant, silence !

 

– Ce que vous venez de faire là est un crime !

 

– Si vous croyez que ça m’amuse ! murmura la voix étouffée de l’homme, qui s’attendrissait sur sa propre besogne.

 

Cependant, le Subdamoun, dans son coin, paraissait si affalé que l’homme crut devoir expliquer :

 

– Je ne connais pas Masson, moi ! Ah ! si ça avait été Fanor ! Je me suis trompé de mansarde, je vous demande bien pardon !

 

Le Subdamoun ne répondait pas.

 

Ils se voyaient à peine dans la nuit. Ils étaient deux paquets d’ombre en face l’un de l’autre. Le Subdamoun se demandait :

 

– Qui est-il ?

 

Et l’homme était consterné parce qu’il sentait bien que son petit était fâché !

 

« Son petit »…

 

Il l’avait eu dans ses bras ! Chéri-Bibi avait tenu son fils dans ses bras ! Oh ! respectueusement ! presque en tremblant… et sans oser le serrer sur sa poitrine ! sur son cœur !

 

Il se sentait absolument indigne !

 

La gloire de la République dans les bras de la gloire du bagne ! Il avait profané son enfant ! Il en demandait pardon à Dieu et il en remerciait le diable !

 

Tout à coup, le Subdamoun demanda à voix basse :

 

– Je veux savoir qui vous êtes !

 

Chéri-Bibi tressaillit dans son ombre, de la tête aux pieds.

 

– Votre nom ? réitéra l’autre.

 

Chéri-Bibi avait du mal à avaler sa salive. Enfin, le gosier débarrassé, il dit :

 

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je suis un agent de la Sûreté politique. Je ne dois pas avoir de nom !

 

– Un agent de la Sûreté politique ! répéta le Subdamoun qui n’en croyait pas ses oreilles.

 

– Oui ! Vous demanderez mon nom à M. Cravely, quand vous aurez réussi ! Je travaille pour lui ; moi, je ne suis pour rien dans cette affaire-là. J’exécute une consigne. Comprenez-vous ?

 

Le Subdamoun n’en revenait pas.

 

– Mes affaires vont donc si bien que cela que Cravely est avec moi ? interrogea-t-il, sceptique.

 

– Très bien, si vous ne vous faites pas « poisser ». Mais le plus fort est fait. Nous n’avons plus qu’à attendre. Seulement, auparavant, vous allez mettre le costume de Masson.

 

– Qui est Masson ?

 

– Masson, comme son collègue Fanor, est un garçon de bureau au parquet de M. le procureur général, expliqua Chéri-Bibi ramassant, sur le lit qui se dressait dans un coin de la mansarde, le costume et les insignes de ce malheureux employé et les déposant aux pieds du Subdamoun. Nous-mêmes, nous nous trouvons, en ce moment, sous les toits du parquet du procureur général qui donne sur le boulevard du Palais. Nous n’aurons qu’à descendre. Je connais les aîtres et si nous rencontrons quelques gêneurs, vous n’aurez rien à dire. Vous me suivrez. Votre costume vous permet de passer partout. Ainsi arriverons-nous, sans encombre, à la Sûreté. Je sais un chemin qui est de tout repos.

 

– Mais vous ?

 

– Oh ! moi, on me connaît ! Êtes-vous prêt ?

 

Cinq minutes plus tard, le Subdamoun et l’homme descendaient sans bruit les escaliers déserts du parquet général : un lumignon, de-ci, de-là, éclairait les vastes espaces traversés, les parquets cirés et trop sonores au gré du Subdamoun.

 

Un nouveau sujet de stupéfaction pour celui-ci fut une nouvelle transformation de l’homme qui en fit un misérable vieillard au dos courbé et aux jambes cagneuses.

 

Le Subdamoun se rappela vaguement plus tard avoir pénétré dans d’étroits et humides corridors dont le vieillard ouvrait les portes avec un passe-partout.

 

Là, ils rencontrèrent des agents auxquels son compagnon adressa des mots d’ordre incompréhensibles.

 

Puis tous deux se trouvèrent dehors, dans la nuit du boulevard. Le vieillard marchait en avant, et, laissant derrière lui tout le tumulte, il se dirigea vers le quai, enfila une rue sombre et déserte. Au bout de la rue, une limousine, phares éteints, attendait. Le misérable vieillard s’en fut ouvrir la portière.

 

– Si vous voulez monter, mon prince ! fit-il entendre de son abominable voix de rogomme.

 

Jacques monta et l’autre referma la porte.

 

La limousine démarra. Elle n’avait point de chauffeur, on la conduisait de l’intérieur.

 

– Enfin, te voilà, Jacques !

 

– Frédéric !

 

Les deux compagnons d’armes avaient bien des questions à se poser ; mais, tout de suite, le Subdamoun voulut que Frédéric lui dît quel était l’extraordinaire bonhomme qui l’avait sauvé dans d’aussi prodigieuses conditions !

 

– C’est un grand ami d’Hilaire. Nous pouvons avoir confiance en lui.

 

– Je m’en suis aperçu ! acquiesça le Subdamoun en hochant la tête… Mais comment se nomme-t-il ?

 

– Je ne sais pas. Nous l’appelons : Le marchand de cacahuètes !

 

XXXIII

CHÉRI-BIBI RETROUVE SA FEMME


Chéri-Bibi regarda la limousine s’éloigner. Quand il ne la vit plus et ne l’entendit plus, il poussa un soupir.

 

Il se mit à marcher et à penser aux devoirs qu’il avait encore à accomplir avant que de se reposer : 1° le Subdamoun, même hors de prison, n’était point au bout de ses peines ; 2° sa mère, la divine marquise du Touchais, attendait toujours dans la cave de M. Hilaire qu’on la vînt délivrer ; 3° M. Hilaire lui-même était à son tour la proie des ennemis de la nation, au fond de cette Conciergerie où un geste de mauvaise humeur de Chéri-Bibi l’avait si fâcheusement replongé !

 

Chéri-Bibi allait-il abandonner le fidèle la Ficelle, l’ami des mauvais jours ? Cela ne lui ressemblait pas !

 

Tout à coup, il poussa un cri.

 

Il venait tout simplement de penser à ceci que « la véritable mission de M. l’inspecteur général Hilaire à la Conciergerie étant dévoilée, les officiers municipaux allaient faire une perquisition chez le traître et qu’ils allaient y trouver Cécily ! »

 

Chéri-Bibi courait comme un fou. Des gens couraient également devant lui, derrière lui, sans s’occuper de lui. Une clameur montait dans le quartier. Une lueur fulgurante éclatait vers la droite comme un bouquet de feu d’artifice. Et il entendit quelqu’un qui disait :

 

– C’est la Grande Épicerie moderne qui brûle.

 

Alors il fit sa trouée, droit comme un obus.

 

Chéri-Bibi ne pensait plus qu’à la cave de M. Hilaire et aux dépôts d’huile et de pétrole et autres essences qu’elle contenait, tous propres à alimenter un incendie au milieu duquel la figure divinisée de la marquise du Touchais apparaissait, les yeux au ciel, telle Jeanne d’Arc sur son bûcher !

 

Arrivé au coin de la rue, Chéri-Bibi se heurta, ou plutôt heurta le service d’ordre et de telle sorte que les gardes crurent à un fou qui courait se jeter dans les flammes.

 

Deux officiers municipaux se précipitèrent, mais durent bien vite reculer devant l’ardeur du foyer.

 

Les pompes, cependant, faisaient leur œuvre, jetant au centre du brasier des trombes d’eau qui semblaient, par un curieux effet de brasillement affreux, alimenter le sinistre. Les pompiers, debout sur les toits, et, de-ci, de-là, dans les encoignures de fenêtre, frappaient de la hache et aidaient certaines poutres à se détacher.

 

Or, la cave dans laquelle étaient enfermés nos réfugiés se trouvait sous la Grande Épicerie moderne.

 

Nous avons dit, en son temps, qu’on y pouvait descendre par une petite porte à ras du pavé qui donnait sur une étroite ruelle fort peu passante et qui servait à la descente directe des fûts dans le sous-sol. C’était à grand-peine que l’on s’approchait de cette ruelle, qu’une véritable voûte de feu recouvrait. Chéri-Bibi, bravant le danger, parvint à se glisser dans un endroit où nul n’osait plus se risquer.

 

À ce moment, il se rendit compte que toutes les explosions qu’il entendait ne venaient point seulement du brasier, car il fut frappé à la main gauche par une balle qui la traversa de part en part. De la rue d’en face, on tirait sur le feu !

 

Et il n’eut que le temps de se jeter dans l’encoignure d’une porte pour éviter une nouvelle salve.

 

Lors, voilà que la porte céda sous son poids et qu’il entendit la voix bien connue de son affreux galopin de Mazeppa qui disait :

 

– Par ici, patron, si vous n’aimez pas les pruneaux !

 

Dans le même moment, il découvrait qu’il se trouvait chez le bougnat.

 

Dans la boutique, où l’on commençait à cuire, il y avait des corps de femme, par terre, étendus, râlants ou à demi-asphyxiés au-dessus desquels deux êtres, noirs de l’incendie qu’ils avaient traversés, étaient penchés.

 

Il reconnut le lieutenant Frédéric Héloni et l’un des gardes formidables du Subdamoun, à qui il avait donné la garde de la cave, depuis que la marquise y était enfermée avec les femmes : Polydore.

 

Il se jeta par terre, cherchant Cécily.

 

Il ne trouva là que deux corps, celui de Mlle Lydie de la Morlière et de son amie Marie-Thérèse.

 

– Où est la marquise ? hurla-t-il.

 

– Jean-Jean l’a sauvée ! lui dit Polydore.

 

– C’est bien vrai ?

 

– Vous pouvez être tranquille… Nous sortîmes arrivés à temps ! exprima rapidement Frédéric.

 

– Et le Subdamoun n’est pas là ?

 

– Non ! Il ne sait rien. Nous sommes allés où l’on nous attendait. Là, j’ai trouvé Mazeppa qui venait m’avertir de ce qui se passait chez Hilaire… J’ai laissé les chefs délibérer, et je suis accouru sans rien dire au commandant !

 

– Malheur à ceux qui mentiront ! gronda Chéri-Bibi en agitant sa main ensanglantée. Où est la marquise ?

 

Polydore s’expliqua, cependant que Frédéric recommençait à donner ses soins aux jeunes filles, qui, peu à peu, revenaient à elles.

 

– Pendant qu’on se carapatait du feu, on nous tirait dessus ! Moi, je portais la demoiselle Lydie, Jean-Jean avait la marquise ; on s’est séparé pour débander les sorgues. Je l’ai vu grimper avec la marquise dans ses bras sur les toits, par-delà les Produits alimentaires ; il était hors de danger ; moi, j’étais arrivé trop tard derrière lui pour passer par là. Je suis revenu par ici, le long du mur, sachant que Mazeppa m’attendait et que le bougnat, not’lieutenant, avait porté icite la demoiselle Marie-Thérèse. Ah ! pouvez être content, patron, on a bien défendu ces dames ! Demandez à Mazeppa. Maintenant, faudrait songer « à les mettre », car ça commence à tourner au four de boulangerie, ici !

 

Mais Chéri-Bibi ne paraissait, pas s’en apercevoir. Il, demanda, ne s’occupant pas plus des jeunes filles qui étaient étendues là et auxquelles le lieutenant prodiguait ses soins que si elles n’existaient pas :

 

– Il y a longtemps qu’on vous tire dessus ?

 

Il avait collé ce voyou de Mazeppa contre le mur et il fallut bien que le galopin lui donnât des explications, pendant que Polydor se mettait à déblayer le fond du caveau de tous les sacs qui l’encombraient, découvrant ainsi une espèce de boyau souterrain qui donnait sur une cour ordinairement déserte et propice à la fuite.

 

– Ben, v’là l’affaire ! fit l’autre… Mais, por sûr, dab, on va s’brûler les tifs, ici ! L’bougnat (il désignait Frédéric Héloni) venait donc de me quitter avec mission de le rejoindre avenue d’Iéna au moindre événement quand j’aperçus des officiers municipaux et toute une bande de sectionnaires, suivie d’une grosse troupe de gnafs…

 

– Après ? Après ? gronda Chéri-Bibi qui se mordait les poings.

 

– Eh ! j’cavale ! Attendez un peu, patron ! Ces messieurs venaient perquisitionner chez Hilaire, du club de l’Arsenal, qui avait fait fuir le Subdamoun, qu’ils disaient ! Il n’y avait pas cinq minutes qu’ils étaient dans la bicoque qu’ils échangeaient des coups de flingots et de revolver avec Jean-Jean et Polydor, sortis de leur trappe pour les empêcher de descendre dans la cave ! Les commis se sauvaient de tous côtés en poussant des hurlements. Je m’dis : ça va mal tourner ; puisque je n’sais pas où est l’patron, j’vas toujours aller avertir le bougnat ! Dare-dare, j’me suis carapaté à la recherche du lieutenant, qu’j’ai vu entrer par les derrières de la tôle où on l’attendait avec le Subdamoun en personne ! L’bougnat m’avait vu ; il est redescendu et je suis revenu ici, avec lui, dans l’auto ! Pensez s’il a perdu son temps ! On faisait du cent vingt ; por sûr ! Mais ici, il faisait déjà chaud. Furieux de ne pas pouvoir descendre dans la cave, les officiers municipaux avaient déjà fichu le feu à la boutique ! Et les bonnes femmes, en bas, qui hurlaient ! J’entendais la voix de Mme Hilaire qui criait au secours comme si déjà elle n’était plus qu’une braise ! Pauvre Mme Hilaire ! il n’y a qu’elle dont on ne s’est pas occupé ! Elle n’crie plus ! De profundis !

 

– Et la marquise ? râla Chéri-Bibi.

 

– Ah ! la marquise ! on ne l’entendait pas ! C’est du monde qui ne crie jamais, même quand il y a le feu, patron !

 

– Était-elle blessée ?

 

– Est-ce que j’sais, moi, est-ce que j’pourrais vous dire ? Sûr que lorsque je l’ai vue dans les bras de Jean-Jean, elle avait l’air plus morte que vive !

 

– Si elle est morte, j’vous crève tous ! gronda Chéri-Bibi, les poings serrés.

 

– Mais pisqu’on vous dit que Jean-Jean l’a sauvée ! Tenez, la v’la !

 

Chéri-Bibi fit un bond terrible par la fenêtre. Lui aussi venait d’apercevoir la marquise du Touchais, ou plutôt son corps pantelant dans le plus tragique décor qui se pût concevoir, et toujours dans les bras du fidèle Jean-Jean ! Celui-ci, poursuivi sur les toits par les gardes civiques et voyant sa retraite coupée, s’était vu dans la nécessité de revenir vers les murs branlants de la fournaise.

 

La minute était terrible.

 

Le dernier espoir de Jean-Jean l’avait poussé évidemment du côté de la ruelle où il savait qu’il trouverait la retraite du bougnat ! Mais cette retraite, comment l’atteindre ?

 

Bien que le feu, depuis quelques instants, eût diminué d’intensité en cet endroit, le groupe formé par Jean-Jean et la marquise n’en paraissait pas moins fort aventuré dans le coin de cette croisée du dernier étage que venait lécher encore de temps à autre les flammes.

 

Des coups de fusil avaient accueilli la sortie de Chéri-Bibi et, des deux côtés de la ruelle, les gardes civiques se précipitèrent, en dépit de la chaleur atroce.

 

Mais cette double ruée sauva notre bandit. En effet, quand les gardes se virent en face les uns des autres, ils cessèrent le feu pour ne point s’entre-tuer. Chéri-Bibi en profita pour achever sa course et sauter dans cet enfer, où il disparut.

 

Alors, quelques-uns des gardes se jetèrent vers la porte du bougnat où ils savaient que le resté de la bande s’était réfugié.

 

Ils n’y trouvèrent plus personne, mais découvrirent le couloir souterrain par lequel les trois hommes s’étaient certainement échappés, emportant Mlle de la Morlière et Marie-Thérèse.

 

Après avoir déchargé leurs armes dans cet étroit boyau, ils avancèrent à tâtons et se heurtèrent tout de suite à deux corps qui avaient roulé par terre.

 

Ils les tirèrent à eux jusque dans la boutique. C’était Polydore, qui avait reçu une balle dans le dos et qui paraissait à son dernier spasme. On eut toutes les peines du monde à lui arracher le corps de la pauvre femme qu’il avait voulu sauver.

 

Lydie, au milieu de ce carnage et de ces lueurs d’incendie, ouvrit les yeux :

 

– Chouette ! s’écria un officier municipal, voilà une bonne prise : c’est la fiancée du Subdamoun !

 

Satisfaits de leur besogne de ce côté, ils se rejetèrent dans la ruelle qui, dès lors, fut envahie par la foule, les pompiers et les soldats. On s’y écrasait. On s’y brûlait aussi.

 

Des clameurs de diverses natures se faisaient entendre, car un coup de feu venait d’atteindre l’homme qui tenait la marquise dans ses bras ; et beaucoup de ceux qui étaient là protestaient contre les exécuteurs d’une aussi abominable consigne.

 

Jean-Jean était visiblement touché. Il s’accrochait désespérément à une barre de fer tordue par les flammes et dont la chaleur lui avait arraché un cri suprême de douleur.

 

Mais, déjà, il basculait sans qu’il eût lâché son fardeau et l’on s’attendait à le voir s’écraser sur le pavé avec la marquise quand, dans le cadre de cette même croisée, surgit un furieux démon. Cet être extraordinaire, qui paraissait vomi par le feu comme le génie du feu même, arriva juste à temps pour arracher à Jean-Jean la pauvre douairière, dans la seconde même où celui-ci, victime de son dévouement au « Grand Dab », accomplissait sa suprême pirouette : il s’abîmait au milieu d’un brasier qui jeta, sous son poids, une véritable gerbe de feu d’artifice.

 

Pendant ce temps, l’homme sorti du feu y rentrait avec sa proie. Des flammes, des coups de fusil, des balles qui sifflent à ses oreilles, au-dessus de lui, autour de lui, une horde qui le poursuit, un brasier à ses pieds, un ciel d’enfer sur sa tête, mais Cécily sur son cœur !

 

Chéri-Bibi est aux anges ! Chéri-Bibi est dans le paradis !

 

Il remercie le ciel, au centre de cette furieuse bataille qu’il livre aux hommes et aux éléments, de lui avoir réservé un pareil bonheur !

 

Certes, cela compte, une journée pareille, où il lui était réservé, à lui, le paria de toutes les sociétés, d’entendre battre, sur sa poitrine, la vie de ces deux êtres adorés : son Jacques et sa Cécily !

 

Ah ! Cécily ! Cécily ! sa femme ! sa femme adorée, sa femme évanouie qu’il pouvait presser sur son formidable, ignoble sein après tant d’années, tant d’années de misère morale passées à se dire : « Je ne l’approcherai plus ! »

 

Il la berce dans ses bras comme une mère son enfant qui dort. L’incendie qui les entoure est moins chaud que l’ardent charbon du cœur de Chéri-Bibi, lequel brûle, pour Cécily, éternellement, comme l’enfer, sans se consumer.

 

Seigneur Dieu ! l’homme a vivement profité d’un rideau de feu pour embrasser cette femme ! Ah ! les lèvres de Chéri-Bibi sur le front blanc de la sainte, dans cette cathédrale de flammes !

 

Chéri-Bibi hurle de joie, halète, grogne, danse de bonheur sur les briques brûlantes !

 

Il apparaît, disparaît, réapparaît, embrasse son fardeau, le dresse vers le ciel, le rejette sur son cœur, et saute avec lui dans quelque trou de mansarde au-dessus duquel les visages effarés des poursuivants se pencheront et n’apercevront rien !

 

Où est-il passé ? Seul il connaît, le Roi du Bagne, tous les chemins qui conduisent sous la terre à la retraite du cul-de-sac maudit où Chéri-Bibi a placé ses oubliettes !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Cécily se passe la main sur le front comme on a l’accoutumée de faire quand on veut ressaisir sa pensée et quand on renaît, comme on dit, à la vie. Cécily se souvient du drame de l’incendie, et puis sa pensée bondit plus haut : ces yeux qui pleurent derrière des lunettes, ces pauvres yeux horribles qui font peine et qui font peur, elle les a déjà vus : elle sait maintenant, elle murmure : « le marchand de cacahuètes ! »

 

C’est le marchand de cacahuètes qui l’a sauvée ! qui l’a amenée là ! C’est le marchand de cacahuètes qui lui a promis de sauver son fils… Partout où il y a de la difficulté, le marchand de cacahuètes est toujours là ! Elle frissonne ! Pourquoi ? Ah ! pourquoi ?

 

Elle n’a jamais pu penser à ce terrible sauveur sans frissonner !

 

Elle l’appelle et elle le redoute.

 

Elle le craint sans le connaître et ne saurait pas le remercier ! Qui est-il ? Pourquoi fait-il cela ? Pourquoi VEILLE-T-IL ?

 

Il a l’air si atrocement malheureux quand il la regarde !

 

Qui peut-il être ?

 

Elle se demande s’il n’est point simplement une image de son cerveau malade.

 

Il n’existe peut-être pas !

 

Elle se soulève sur sa couche… elle glisse du grabat… Il y a là une table couverte de fioles et de bols, de toute une pharmacie… Elle va plus loin que la table… Ah ! un couloir, et au bout du couloir, là-bas… de la lumière !

 

Cette lumière ne la rassure point, mais elle l’attire.

 

Elle descend quelques degrés… elle marche ! elle marche ! C’est un rai de lumière qui passe sous une porte.

 

Tiens ! la porte n’est point fermée… Elle pousse la porte… Est-ce qu’elle sait ce qu’elle fait ?

 

Mais elle jette un cri de surprise…

 

Elle est dans une petite cave toute resplendissante de lumière… Plus de vingt bougies brûlent dans des candélabres magnifiques. Et ils éclairent les portraits d’une femme et d’un enfant ! Mais quels portraits ! Jamais, sur les murs des basiliques byzantines, tant de joyaux, tant de perles, tant de colliers n’avaient été suspendus avec plus d’amour autour des saintes icônes.

 

Elle s’approche davantage… Maintenant, elle les voit tout à fait bien, les portraits, et elle les reconnaît ! Ce sont les portraits de Cécily aux jours les plus heureux de sa beauté et de sa maternité… Et ce sont les portraits du petit Jacques, à tous les âges, depuis le berceau !

 

Sur une table qui ressemble à un autel, un coffret est ouvert. Dans ce coffret, il y a une croix, une admirable croix de la Légion d’honneur, toute sertie de diamants et de perles.

 

Cette croix aussi, Cécily la reconnaît : c’est celle qu’elle a reçue un jour d’un inconnu pour qu’elle fût offerte à Jacques et qu’elle a réexpédiée ne voulant pas accepter un pareil cadeau sans en connaître la provenance !

 

Peu à peu, Cécily s’était laissée tomber sur les marches de l’autel où avaient été comme déifiées sa personnalité et celle de son fils ! Elle était plus anéantie que jamais. Plus que jamais, elle se demandait à quelle sorte de dévouement elle était en proie. Une angoisse singulière l’étouffait. Elle n’avait jamais eu si peur « d’elle ne savait pas quoi » !

 

Soudain ses yeux furent attirés par une photographie vers laquelle elle se traîna. Et alors, elle ne put retenir un cri : La villa de la falaise ! C’était en effet une vue de la villa des Bourreliers, sur la falaise de Puys, près de Dieppe, en France, la villa de ses parents, où elle avait été élevée… La vue en avait été prise dans le jardin.

 

Et, sur le seuil du jardin, elle se reconnut, parlant à un jeune garçon boucher qui avait un panier au bras et qui prenait certainement la « commande » de la jeune maîtresse de maison !

 

Elle se rappelait avoir vu cet instantané jadis, entre les mains de la petite Jacqueline, de celle qui devait être plus tard sœur Sainte-Marie-des-Anges… Cécily se rappelle ! Oui ! Oui ! c’est bien cela ! Jacqueline faisait de la photographie et elle avait photographié Cécile Bourrelier et Chéri-Bibi ! Oui, oui, oui ! Le petit garçon boucher, c’était Chéri-Bibi !

 

« Chéri-Bibi ! »

 

Elle prononça tout haut ce nom et une effroyable lumière se fit dans son esprit.

 

Elle savait bien que lorsqu’elle était encore jeune fille, Chéri-Bibi l’avait aimée, bien qu’il ne lui eût jamais parlé de cet amour… Elle lui avait vu, plus d’une fois, les yeux pleins de larmes ! Misère de Dieu ! les yeux qui pleuraient derrière les lunettes de son sauveur, c’étaient les yeux de Chéri-Bibi !

 

Chéri-Bibi, le forçat, le roi du crime !

 

Elle et son fils étaient protégés par Chéri-Bibi !

 

Mme la marquise du Touchais s’évanouit, une fois de plus. Elle croyait avoir touché le fond du mystère. Pauvre Cécily ! elle l’abordait à peine !

 

XXXIV

LA DERNIÈRE CHARRETTE


MM. Florent et Barkimel, qui passaient leur temps à se confesser entre eux et à se réciter mutuellement la prière des morts, furent bien étonnés en voyant la porte de leur cachot s’ouvrir et le guichetier y précipiter, fort brutalement ma foi, M. l’inspecteur des prisons lui-même.

 

Ils n’eurent qu’un cri : « Monsieur Hilaire ! » et ils lui tendirent la main avec un sourd gémissement sur leur infortune à tous.

 

M. Hilaire reconnut M. Florent et M. Barkimel et loua le ciel de lui avoir permis de passer ses derniers moments avec des amis aussi distingués.

 

Après réflexions sur l’égalité devant la mort, M. Hilaire crut devoir apporter quelque tempérament à une aussi sombre philosophie en avertissant ces messieurs que, quant à lui, il n’avait point perdu l’espoir que leur sort, à tous trois, s’améliorât d’ici peu.

 

Ayant jugé sévèrement les hommes de l’Hôtel de Ville, il annonça à MM. Barkimel et Florent que les honnêtes gens se soulevaient, dans l’instant même, au fond de toutes les provinces pour venir les délivrer.

 

M. Florent ne prit point le temps de se faire répéter cette bonne parole pour faire entendre un soupir plein d’espérance. Au contraire, M. Barkimel baissa la tête et ne donna plus signe de vie, si bien que cette attitude désolée finit par frapper M. Florent, qui en demanda la raison.

 

– Hélas ! répliqua M. Barkimel, M. Hilaire a parlé des « braves gens » et je sais par ce qu’il entend par là ! Après avoir rempli le triste rôle qui m’a été dévolu en ces jours néfastes, puis-je espérer décemment compter parmi les « braves gens » ?

 

– Évidemment, fit M. Hilaire, je comprends l’embarras de M. Barkimel. Il s’est bien distingué au tribunal révolutionnaire !

 

– Pas plus que vous, M. Hilaire, au club de l’Arsenal ! interrompit sur un ton désolé mais ferme M. Barkimel qui n’avait pas attendu d’avoir été nommé juge pour avoir le sentiment inné de la justice. Et vous me permettez, monsieur Hilaire, de m’étonner qu’après avoir prononcé de si furieux discours contre les ennemis de la révolution, vous comptiez encore sur eux pour vous tirer d’affaire !

 

– C’est que vous ne savez pas, répondit avec sang-froid M. Hilaire, que, pendant que je prononçais tout haut ces affreux discours, je travaillais tout bas pour les contre-révolutionnaires et que je leur rendais les plus signalés services !

 

– Et vous vous en vantez ! C’est du propre ! s’exclama M. Barkimel outré de tant de cynisme.

 

– Je ne m’en vante pas, je vous dis simplement ce que j’ai fait et ce que j’ai fait n’est pas si bête. Vous, vous avez servi les révolutionnaires parce que vous avez cru que c’était votre intérêt ; moi, j’ai imaginé que deux précautions valent mieux qu’une et que j’aurais plus d’occasions de m’en tirer en servant à la fois les uns et les autres !

 

– L’histoire vous jugera ! répartit M. Barkimel en croisant les bras.

 

– Ne vous disputez pas pour le peu de temps qui nous reste à vivre ! supplia M. Florent.

 

Ces messieurs en étaient là quand la porte du cachot s’ouvrit et le garde les appela tous les trois. À cette heure, on eût dû les laisser dormir au moins leur dernier sommeil. Que se passait-il donc ?

 

Tout simplement que l’évasion du Subdamoun avait mis « sens dessus dessous » le gouvernement de Ville et que le comité de surveillance avait décidé que le procès des complices aurait lieu sur l’heure de façon à ce que leur exécution, dès l’aurore, apaisât quelque peu les révolutionnaires qui étaient toujours prêts à crier à la trahison.

 

Dans la rage où le comité se trouvait, il n’y eut point de demi-mesure. On vida, sur l’heure, à peu près tous les cahots. C’est ainsi que M. Barkimel retournait au tribunal une seconde fois, pour être condamné une seconde fois à la mort !

 

– Si j’en réchappe, faisait-il, assez mélancoliquement, j’aurai de la veine.

 

La grand-chambre du tribunal révolutionnaire fut archi-bondée d’accusés que surveillaient de près les sectionnaires, baïonnette au canon. Ils étaient là une soixantaine de victimes désignées d’avance qui attendaient le bon plaisir de leurs juges.

 

Cependant, le baron d’Askof « portait beau » : il savait de quel prix allait être payée sa trahison et il s’en réjouissait d’avance en regardant Sonia Liskinne, qui ne faisait, du reste, aucune attention, aux manières glorieuses du baron.

 

Elle était tout à la charitable besogne de soutenir et de consoler une malheureuse et bien belle jeune fille que l’on avait jetée, à la dernière heure dans son cachot.

 

Cette jeune personne n’était autre que Mlle Lydie de la Morlière.

 

L’esprit diabolique du baron d’Askof se divertissait plus qu’on ne saurait dire au spectacle peu banal du couple formé par la maîtresse et la fiancée du Subdamoun !

 

Avec quelle joie méchante il voyait la pâleur et le désespoir de Lydie, et de quels regards de triomphe il caressait déjà celle qui ne pouvait plus manquer maintenant de lui appartenir !

 

Le procès fut mené rapidement comme une exécution.

 

Tous les accusés furent condamnés, à l’exception de trois : d’abord Mlle Sonia Liskinne, qui ne put en croire ses oreilles et qui demanda sur un ton éclatant ce qui pouvait bien lui valoir « un pareil déshonneur » !

 

Elle fut vite renseignée, en entendant acquitter ensuite le baron d’Askof !

 

Certes ! elle ne pouvait douter que le baron eût trahi et que c’était à lui qu’elle devait une aussi outrageante clémence !

 

Le baron ricanait. Il cessa tout à coup son rire infâme en entendant acquitter également la baronne d’Askof !

 

Celle-ci, il n’avait point voulu la sauver ; il l’avait même complètement oubliée, et, dans ses abominables combinaisons, il n’avait eu garde de penser à sa femme.

 

Or, c’était là une « gentillesse » de l’accusateur public, qui avait voulu être agréable à un homme qui promettait, après le procès, de faire d’extraordinaires révélations.

 

La baronne, qu’on était allé chercher dans la prison et qui avait été jetée au fond du prétoire, n’avait pas été aperçue du baron, qui ne la vit que lorsqu’elle piqua son admirable crise de nerfs des grands jours en s’entendant acquitter. Le baron jura comme un palefrenier pendant qu’on emportait sa femme.

 

Il n’y eut point d’autres incidents, et tous les prisonniers furent reconduits dans leurs cachots en attendant les premières heures du jour.

 

Sonia continuait de prodiguer des soins touchants à Mlle de la Morlière. Celle-ci pouvait enfin laisser couler librement ses larmes, et cette crise d’attendrissement sur son sort ne manqua point de la soulager.

 

Les deux femmes finirent par échanger, dans leur affreux malheur, les propos les plus sympathiques. À l’heure de la douleur et quand elles doutent du salut de l’objet aimé, il n’y a rien de tel pour rapprocher deux femmes que d’avoir aimé le même homme. Alors elles tremblent dans les bras l’une de l’autre. La jalousie, devenue inutile, a fui, en cette minute suprême, et, au lieu de se déchirer, elles s’efforcent de se consoler.

 

Lydie, sous le coup de sa propre condamnation, n’avait point entendu que Sonia était acquittée et elle croyait celle-ci vouée au même destin qui la frappait. Sonia, de son côté, n’avait point la cruauté de lui apprendre la vérité. Du reste, Mlle Liskinne regrettait sincèrement le bourreau, maintenant que la présence au procès de M. Hilaire et sa condamnation attestaient que l’évasion du Subdamoun avait échoué et que l’on affirmait dans la prison que le commandant avait été assassiné à coups de baïonnette par les gardes civiques !

 

Après un moment de silence, comme les larmes de Lydie coulaient toujours, Sonia lui dit :

 

– Pourquoi pleurez-vous ? C’est vous qu’il aimait !

 

Lydie tressaillit et leva vers sa compagne de tristes yeux, puis elle secoua la tête :

 

– Non ! non ! Vous êtes trop belle ; quand il vous a connue, il ne vous a plus quittée… et, maintenant que je suis près de vous, je le comprends ! Laissez-moi pleurer !

 

Et ce fut une nouvelle explosion de sanglots. Sonia, éperdue, la berça :

 

– Mais vous êtes folle, ma chérie ! C’est son ambition qui l’a conduit vers moi, mais à vous, il vous aurait sacrifié son ambition même. Nous étions des amis ! des amis de la veille destinés à ne plus se connaître le lendemain, le lendemain qui vous appartenait tout entier, Lydie !

 

– Hélas ! Hélas ! je mourrai donc sans avoir connu ce lendemain-là ! pleura encore Lydie… Que ne suis-je morte ce matin de misère où j’ai tenté de me suicider !

 

– Ce matin-là, malheureuse enfant ! reprit l’obstinée Sonia, il a tenté, lui, de sauver le pays et il n’y a point réussi parce que vous, vous avez tenté de vous tuer ! Il a tout abandonné pour vous ! Et ce retard c’était la ruine de tous ses prodigieux efforts ! Et il n’a point hésité ! Ingrate, qui l’oubliez !

 

– C’est vrai ! répondit la voix douce et exténuée de la jeune fille, c’est vrai ! Ce matin-là, il est venu près de moi. Il a tout abandonné pour moi ! Et j’ai ouvert les yeux dans ses bras… dans ses bras… dans ses bras…

 

Elle finit par s’endormir en murmurant : dans ses bras.

 

Quelques instants, Sonia la garda ainsi sur son sein, écoutant cette respiration et les dernières pulsations de cette adorable vie, qui, si jeune, était condamnée à mourir ; puis, elle la déposa avec mille précautions sur le grabat. On entendait des pas dans le corridor. Elle craignit que ce tumulte qui se rapprochait réveillât la prisonnière. Anxieuse, elle était penchée sur Lydie, mais Lydie dormait, dormait maintenant si profondément qu’elle ne se réveilla même point quand la porte du cachot s’ouvrit et que l’officier municipal appela : « Mlle Lydie de la Morlière ! »

 

– C’est moi, dit Sonia, et elle alla rejoindre les autres condamnés qui attendaient, entre les baïonnettes des sectionnaires.

 

La porte du cachot fut refermée. Mlle de la Morlière dormait toujours.

 

Par la suite, chacun crut ou put croire que le tribunal, revenant sur sa décision, avait condamné la maîtresse du Subdamoun.

 

Ce matin-là, on fit la toilette des condamnés dans la salle des gardes. On n’entendait que le bruit des ciseaux des guichetiers.

 

Mlle Liskinne eut devant elle un commis de greffe auquel elle avait eu l’occasion de donner déjà quelques pourboires et qui était doué d’une nature timide et poétique.

 

Ses mains tremblaient sur le beau col nu de Sonia et avaient peine à soulever le poids impressionnant de ses magnifiques cheveux d’or.

 

Il hésitait à faire entrer dans l’adorable toison ses hideux ciseaux et tâtonnait.

 

De sa voix la plus douce, Sonia le pria de montrer moins de pusillanimité, car elle désirait qu’autant que possible sa chevelure ne fût point « abîmée ».

 

– Je veux en faire un cadeau, disait-elle, arrangez-moi cela d’une façon convenable, monsieur le commis.

 

Le commis soupirait et suivait les indications de la victime sans pouvoir retenir ses larmes.

 

– Pourquoi pleurez-vous ? lui dit Sonia ; suis-je tant à plaindre ?

 

– Madame, répondit galamment ce commis de greffe, si vous ne voulez point que l’on pleure sur vous, laissez-moi pleurer au moins sur ceux qui ne vous verront plus !

 

La réponse plut beaucoup à Mlle Liskinne qui n’hésita point à lui confier le désir qu’elle avait que ses cheveux fussent portés en souvenir d’elle à la prisonnière qui occupait encore le cachot qui avait été le sien.

 

Le commis jura tout bas que la commission serait faite, et il eut la précaution de mettre à l’abri immédiatement le trésor capillaire qu’on venait de lui abandonner.

 

Non loin de Sonia, l’ex-président de la Chambre, M. Lavobourg, penchait la tête et frissonnait au froid des ciseaux…

 

Le trio Hilaire, Florent, Barkimel était intéressant à contempler en son genre. Ces messieurs n’avaient vu du tribunal révolutionnaire qu’une bousculade ; ils en étaient revenus avec quelques coups de crosse qui les avaient fait horriblement souffrir dans leur amour-propre. Ils avaient voué à une destruction rapide une société qui ne sait même pas respecter ses victimes et ils ne regrettaient rien tant que de ne point vivre pour assister à cette catastrophe qui eût pu les sauver.

 

Pendant qu’on leur faisait leur dernière toilette, ils prêtaient l’oreille aux propos qui se chuchotaient dans la demi-obscurité de la salle gothique : des gens bien informés auxquels on venait d’échancrer fort proprement le col de la chemise affirmaient que si le gouvernement de l’Hôtel de Ville se pressait tant de les « expédier », il n’en fallait point chercher la cause ailleurs que dans l’ultimatum parvenu la veille au soir de Versailles.

 

On disait qu’à tout hasard Coudry avait fait masser deux cents canons place de la Révolution.

 

Enfin ! « il fallait se faire une raison et tâcher de mourir, avec les autres, le plus convenablement possible. » Ainsi s’exprimèrent les deux amis en s’étreignant mutuellement et en s’inondant le visage de leurs larmes sincères. Quand les grilles du guichet s’ouvrirent, ils se tamponnèrent hâtivement les yeux et s’occupèrent surtout de n’être point séparés l’un de l’autre.

 

Il y avait là, dans la cour, quatre charrettes. On les poussa dans la première… M. Barkimel aida M. Florent à monter. M. Florent aida ensuite M. Hilaire. M. Hilaire paraissait distrait, ne s’occupant point de ses compagnons, et l’œil errant au lointain.

 

Il fut tiré de ses préoccupations par la voix de Mlle Liskinne laquelle, placée à côté de lui, demandait à l’ex-inspecteur des prisons s’il était vrai que le Subdamoun fût réellement mort.

 

M. Hilaire lui répondit qu’il espérait encore que non et que le Subdamoun avait eu, à sa connaissance, quelque chance d’échapper à ses ennemis.

 

À ces mots, Sonia pâlit et l’on ne sut jamais si c’était de bonheur ou de regret : de bonheur de pouvoir penser que son dernier amant fût encore vivant ou de regret de s’être sacrifiée avec tant d’héroïsme, dans un moment où elle aurait encore pu le rejoindre !

 

Sur ces entrefaites, la porte du guichet extérieur fut ouverte et la sinistre procession commença de défiler sur le quai.

 

Quand la première charrette apparut, et c’était une véritable charrette que l’on avait réquisitionnée au dernier moment, « les cars de la mort » étant pleins, il y eut contre elle un formidable hourvari d’injures et de malédictions. Elle était pleine des principaux héros de cette histoire.

 

Au surplus, le désordre, le combat, l’incendie, les chants, les blasphèmes semblaient, ce matin-là, être les maîtres de la ville et ne cessèrent de faire cortège aux dernières victimes de la nouvelle révolution.

 

Au-delà des flammes, qui léchaient déjà sur les bords du fleuve les pierres séculaires des monuments sacrés de l’histoire et qu’avaient allumées des hordes déchaînées par la rage et l’impuissance d’un comité de révolte vaincu d’avance, les condamnés entendaient le bruit sourd du canon de Versailles qui venait peut-être les délivrer !

 

À ce moment, M. Hilaire était certainement le plus désolé de tous. Mais trois cents mètres plus loin, il sembla renaître.

 

– C’est lui !

 

En effet, c’était lui, le marchand de cacahuètes qui marchait en tête de la première charrette, au milieu d’une bande d’hommes de sang et de rapine.

 

Il paraissait en proie à un vertige insensé, et son aveugle transport amusait la hideuse cohorte qui l’encourageait de ses rires. Il jetait les fruits légers de son commerce aux uns et aux autres en leur criant :

 

– Mangez mes cacahuètes ! En voilà encore que les Versaillais n’auront pas !

 

Le cortège avait tourné sur la gauche, gagnant, comme toujours, par le boulevard Sébastopol, les grands boulevards.

 

M. Hilaire ne voyait, n’entendait plus que le fantasque vieillard qui agitait son panier vide.

 

Certes ! il avait eu raison de ne point douter de Chéri-Bibi. Sans doute, celui-ci eût mieux fait de ne point rejeter la Ficelle dans la cheminée alors qu’il en était si heureusement sorti ; mais ce geste de colère, si excusable en l’occurrence, devait être naturellement racheté par quelque entreprise héroïque qui arracherait M. Hilaire au bourreau.

 

M, Hilaire, cependant, s’impatientait de voir le chemin « se raccourcir », mot affreux qui lui vint à l’esprit et lui fit faire la grimace, quand son attention fut attirée par de singuliers mitrons qui vendaient des brioches.

 

Il y avait là, en effet, plusieurs établissements de pâtisserie. À l’époque qui nous occupe, ils avaient acquis une grande prospérité et les temps malheureux que l’on traversait n’avaient point atteint leur commerce.

 

Les jours de fête, ces pâtisseries chargeaient des mitrons extra d’écouler dans la foule leur marchandise toute chaude.

 

Ce matin-là, ils étaient plus nombreux que de coutume et faisaient entendre au-dessus du tumulte général d’étranges interpellations qui cessèrent, du reste, dès que le marchand de cacahuètes eut jeté son panier vide en l’air, dans leur direction.

 

Dès lors, M. Hilaire ne douta plus que le moment utile fût arrivé.

 

L’endroit paraissait, du reste, bien choisi. Les charrettes passaient en contrebas d’un perron sur lequel s’étageaient de vieilles rues qui n’avaient pas changé d’aspect depuis plus de deux cents ans. Des hauteurs du perron une troupe de partisans déterminés pouvait tenter, avec quelque chance de succès, de se jeter sur le cortège et d’y faire, par surprise, de la bonne besogne.

 

Il voulut avertir d’un signe M. Florent mais il s’aperçut que le marchand de papier à lettre s’était affalé sur l’épaule de l’ex-marchand de parapluies. M. Barkimel, lui, paraissait complètement avachi.

 

M. Hilaire, en faisant rapidement des yeux le tour de la voiture, aperçut la figure rayonnante de Sonia et fut frappé de l’éclat qu’elle avait mis dans son regard. Il suivit ce regard qui se dirigeait vers un point et il découvrit là, à une fenêtre, qui dominait l’étrange foule bruissante dans l’étroit carrefour, une physionomie dont l’aspect lui fit pousser une sourde exclamation :

 

– Le Subdamoun !

 

Il n’y avait pas à en douter : le commandant Jacques était là, et s’il était là, il ne devait pas y être seul. Le renfort, en tout cas, ne pouvait être loin.

 

« Il y a du bon », pensa M. Hilaire qui n’avait jamais cru sérieusement qu’il pût mourir sur l’échafaud ou, tout au moins, qui avait toujours rejeté cette perspective comme lui étant particulièrement désagréable.

 

Et voilà que, juste dans le moment que l’espoir tenace de la délivrance renaissait en lui, le Subdamoun fit un signe à la suite duquel mille clameurs s’élevèrent.

 

Les mitrons, qui semblaient commander à cette foule, escaladèrent la balustrade de la haute rampe et se jetèrent sur la chaussée, suivis d’une centaine d’individus à figures farouches qui agitaient les armes les plus hétéroclites. Des coups de feu partirent de tous les côtés. Des gardes civiques tombèrent. Une bataille acharnée se livra autour de la première charrette.

 

Sonia haletait aux péripéties de l’atroce mêlée ; elle put voir le Subdamoun, lui-même, qui, debout près de la rampe, maintenant, dirigeait le combat.

 

Les gardes, surpris, tout d’abord, durent reculer. Il y eut un flottement dans la marche du cortège. La première charrette se trouva séparée des autres.

 

M. Hilaire cherchait déjà comment il allait pouvoir se jeter hors de sa voiture. Le marchand de cacahuètes avait disparu. Tout à coup, M. Hilaire se sentit terriblement accroché à l’épaule par une poigne formidable qui venait du dehors. Il n’eut garde de résister et se laissa emporter par cette puissance irrésistible. Seulement, le sectionnaire qui était dans la voiture, non loin de lui, lui allongea un grand coup de baïonnette en pleine poitrine, ou du moins qui visait la poitrine et qui glissa sous le bras.

 

Comme M. Hilaire bascula, alors d’étrange façon, les pieds en l’air, le sectionnaire put croire que son coup avait porté et qu’il avait étripé son prisonnier dont il ne s’occupa plus.

 

Il avait, en effet, autre chose à faire. Les condamnés étaient devenus comme enragés et, bien qu’ils eussent les pieds et les poings liés, ils se laissaient tomber de tout leur poids sur leurs gardes pour les empêcher de faire usage de leurs armes.

 

Le resserrement dans lequel tout le monde se trouvait aidait cette manœuvre et l’on entendait des sectionnaires hurler de douleur parce qu’on les mordait !

 

Il serait difficile de rendre compte exactement du degré de confusion qui régnait alors.

 

Les cris des blessés et des mourants, ceux de la foule piétinée, les cavaliers désarçonnés et ces brigands de mitrons, dans lesquels un œil militaire exercé eût reconnu beaucoup d’hommes de la coloniale dévoués au Subdamoun, tout cela faisait un tapage d’enfer, cependant que le massacre des sectionnaires allait bon train.

 

Tout de même la troupe arriva à se reformer autour des trois derniers camions qui furent rapidement dirigés vers la place de la Révolution par un détour.

 

Quant à la première voiture, on put croire qu’elle était définitivement aux mains des assaillants. Elle fut à eux quelques secondes. Une roue s’étant détachée, la cargaison humaine roula à terre, à l’exception cependant de Sonia et de Lavobourg qui, instinctivement, s’étaient raccrochés aux barreaux du fond près desquels ils se trouvaient.

 

C’est ce qui les perdit.

 

MM. Florent et Barkimel, eux, avaient roulé avec les autres. C’est ce qui les sauva.

 

Ils restèrent un temps étendus sur le pavé et on ne s’occupa pas plus d’eux que s’ils étaient morts.

 

La première charrette était venue ainsi s’échouer au coin du trottoir. Le Subdamoun, qui était descendu dans la mêlée, s’apprêtait à s’élancer et déjà Sonia pouvait se croire sauvée, quand il trébucha sous la rude poussée du vieillard aux cacahuètes. Chéri-Bibi le maintint quelques secondes ainsi à terre dans l’instant même qu’une terrible décharge éclatait.

 

C’était un poste qui accourait, commandé par le général Flottard lui-même (il s’était fait décerner le grade, la veille).

 

Sans Chéri-Bibi, qui avait entravé son élan, le Subdamoun eût été littéralement passé par les armes.

 

Dès ce moment, il n’y eut plus moyen de lutter. Des gardes civiques s’étaient rués sur les deux prisonniers qui restaient et avaient fait monter Sonia et Lavobourg dans une auto-limousine qui était abandonnée là et sur le siège de laquelle monta Flottard qui se mit au volant.

 

Il jura de conduire lui-même ces illustres victimes à la guillotine, et, entouré d’une troupe de près de deux cents gardes à cheval, il partit à petite, mais sûre allure.

 

Aucun incident ne se produisit jusqu’à la place de la Révolution.

 

Ainsi le destin voulait que ces deux êtres qui eussent pu se haïr à cette heure suprême, fussent réunis dans la mort. Ils se regardèrent… Dans leurs yeux à tous deux, la lueur du pardon passa. Sonia dit à Lavobourg :

 

– Prions ! mon ami.

 

Et ils prièrent. Elle dit encore à Lavobourg :

 

– Pardonnez-moi comme je vous ai pardonné. Il lui répondit :

 

– Je vous aime, et c’est vous qui devez me pardonner.

 

Une clameur de rage et de malédiction les accueillit tous deux quand ils eurent gravi l’escalier et qu’ils se trouvèrent sur la fatale plate-forme.

 

Tout ce qui restait de la révolution plus qu’à demi-vaincue s’était donné rendez-vous là, pendant que le bruit du canon des Versaillais ne cessait de se rapprocher.

 

– Une heure plus tard, nous étions peut-être… fit Lavobourg…

 

De toute évidence, il voulait dire : « Nous étions peut-être sauvés », mais il n’eut point le temps d’achever sa phrase, les aides du bourreau l’avaient entrepris et jeté sur la bascule.

 

Le couteau tomba.

 

Sonia détourna sa tête pâle et dorée. Les clameurs s’étaient, une seconde, tues. Alors, Sonia entendit un sanglot quelque part dans la foule.

 

– Il est là ! se dit-elle.

 

Et elle se fit plus grande encore et plus belle en attendant que le bourreau la fît plus petite.

 

Ce ne fut pas long… Sa tête alla rouler parmi d’autres têtes dans l’horrible panier…

 

XXXV

IL N’EST POINT SI BONS AMIS QUI NE SE QUITTENT


Trois semaines plus tard, la révolution n’était plus qu’un souvenir.

 

Elle avait été aussi rapidement vaincue qu’elle avait mis de précipitation à tout vouloir dévorer.

 

Les vainqueurs prirent garde de ne se point livrer aux excès qui avaient suivi la ruine de l’ancienne « Commune »… Ils furent les premiers à s’opposer aux représailles et aux exécutions, sauvèrent la vie de quelques otages et firent restaurer les vieux monuments que les énergumènes avaient commencé de pétroler.

 

On laissa filer les gens de Coudry à l’étranger et on permit à Coudry lui-même de franchir la frontière.

 

En attendant que l’Assemblée eût fait place à un nouveau Parlement chargé de réviser la Constitution, la présidence de cette Assemblée avait été donnée au Subdamoun lui-même.

 

L’hôtel du Marais avait repris son aspect coutumier. Jacques y avait retrouvé sa mère, qui y avait été elle-même transportée dans des conditions qui restaient encore pour elle, comme pour tout le monde, des plus mystérieuses.

 

Enfin, elle était sauvée, et son fils et la fiancée de son fils également, n’était-ce point le principal ? Frédéric Héloni lui-même était venu habiter auprès de sa fiancée Marie-Thérèse, et tout ce monde-là eût pu être bien heureux si le Subdamoun, à qui tout désormais semblait sourire, n’eût montré une figure des plus tristes, un front qui s’assombrissait tous les jours.

 

Lydie n’osait point le questionner. La jeune fille, comme la marquise et comme Frédéric lui même, pensaient que la fin tragique de Mlle Liskinne ne devait pas être étrangère à de si lugubres pensées.

 

Cependant le Subdamoun ne parlait jamais, même à Frédéric, de Sonia, et il n’était même point allé faire un pèlerinage à l’hôtel du boulevard Pereire, qui était resté fermé et devant lequel les Parisiens passaient avec respect comme devant un tombeau.

 

Autour de l’hôtel, la vie avait repris ses aspects d’autrefois. Seul un débit restait obstinément fermé, c’était le fameux comptoir de M. Petit-Bon-Dieu fils. On ne savait ce que le patron était devenu. Depuis l’arrivée des Versaillais, on n’avait plus revu dans le quartier son inquiétante trogne.

 

Cette nuit-là, il pouvait être deux heures du matin quand deux ombres, longeant les murs, s’avancèrent l’une vers l’autre. La première, qui paraissait la plus petite et toute recroquevillée sur elle-même, venait des fortifications, la seconde descendait des hauteurs de la rue de Rome et venait de traverser le pont du chemin de fer.

 

Elles arrivèrent presque en même temps devant la porte close du débit et s’arrêtèrent d’un même mouvement.

 

Les abords étaient déserts. La plus petite ombre se prit à travailler la serrure. L’autre faisait le guet. Enfin, la porte s’ouvrit ; les deux ombres se glissèrent dans la boutique, la porte fut refermée ; une lanterne sourde jeta son rai de lumière et Chéri-Bibi dit :

 

– Assieds-toi, la Ficelle, je vais faire le tour de la cambuse.

 

– S’il y a quelqu’un ici, répliqua la Ficelle, ils doivent être morts, car on n’a jamais fait si peu de bruit.

 

Il entendit le pas traînant de Chéri-Bibi qui gravissait l’escalier de l’arrière-boutique ; là-haut il y eut des portes ouvertes et refermées, puis le silence, et tout à coup, Chéri-Bibi réapparut :

 

– J’ai fait un tour jusque dans l’hôtel. Tout est tranquille. Nous pouvons causer.

 

– Qu’est-ce qu’est devenu Petit-Bon-Dieu ? demanda la Ficelle.

 

– J’allais te le demander !

 

La Ficelle toussa : « Pourrais-je demander aussi à monsieur le marquis pourquoi il a choisi cet endroit délaissé et lointain et cette heure tardive à laquelle un honnête épicemard dort depuis longtemps pour donner rendez-vous à son serviteur ? »

 

– C’est pour ne point te compromettre, mon brave la Ficelle, répliqua Chéri-Bibi en s’asseyant en face de son « poteau » et en lui caressant la main d’une tape.

 

– Monsieur le marquis est bien bon !

 

– Appelle-moi donc Chéri-Bibi comme autrefois : la voix d’un ami est douce à entendre…

 

La Ficelle recula légèrement ; il n’aimait point beaucoup ces sortes d’attendrissement de celui qui, depuis tant d’années, n’avait jamais cessé au fond d’être son maître… Qu’est-ce qu’il allait encore lui demander ? Est-ce qu’il n’était pas entendu que tout était fini, tout réglé ? L’autre jour, Chéri-Bibi ne lui avait-il pas dit avec un soupir, après l’avoir délivré du bourreau : « Va, maintenant, mon bon la Ficelle, tu as bien gagné de vivre heureux et tranquille : nos aventures sont terminées ! »

 

Chéri-Bibi s’était levé en proie à une singulière émotion ; il revint avec une bouteille et deux verres et versa à la Ficelle un cognac de choix.

 

– Comment vont les affaires ? demanda-t-il de sa voix la plus sympathique.

 

– Mon Dieu ! fit la Ficelle, elles reprennent tout doucement. Il n’y manque, hélas ! que cette pauvre Mme Hilaire !

 

– Tu n’en as toujours point de nouvelles ? interrogea Chéri-Bibi sur un ton qui plaignait sincèrement la Ficelle.

 

– Que si ! que si ! j’en ai des nouvelles ! et c’est bien ce qui m’afflige, expliqua M. Hilaire en soupirant. Ah ! c’est un grand malheur, il n’y a plus de doute, maintenant : elle est bien morte !

 

– Mon Dieu ! est-ce possible ?

 

– Ah ! c’est sûr ! brûlée vivante, la pauvre enfant !

 

– Ne pleure pas, la Ficelle !

 

– Je n’ai plus retrouvé d’elle qu’une moitié de bottine à demi calcinée et son chignon à peu près roussi. Le reste ne faisait plus qu’un petit tas de cendre que j’ai recueilli pieusement dans un bocal et que j’ai déposé sur le marbre de ma table de nuit ! Une si honnête femme, monsieur le marquis, et si commerçante ! C’est affreux ! Vous me croirez si vous voulez, mais je passe mon temps à soupirer devant mon bocal !

 

– Tu finiras par « te miner », exprima Chéri-Bibi en lui reversant un petit verre… Vois-tu, quand on a laissé le regret passer la porte, il a bientôt envahi la maison ! Je serais à ta place, moi, je changerais d’air !

 

« Aïe ! pensa M. Hilaire, nous y voilà ! Que va-t-il me proposer ? »

 

– Je suis de ton avis, la Ficelle, ta femme était une maîtresse femme, et tu ne pourras jamais la remplacer. Sans elle, tu ne manqueras point de faire faillite !

 

– Eh là ! Eh là ! n’exagérons rien ! osa prétendre la Ficelle, qui regrettait maintenant d’avoir étalé un aussi vaste désespoir conjugal… je suis un homme, que diable !

 

– Crois-tu ? Sans compter que dans le quartier, avec tes idées politiques du temps de la révolution, tu as dû te faire pas mal d’ennemis…

 

– Eh ! protesta la Ficelle, j’ai rendu service à tout le monde !

 

– Le monde est ingrat !

 

– Aussi je ne lui demande que ce qu’il peut donner. Je n’avais que deux amis : MM. Barkimel et Florent. Ils ont disparu dans la tourmente. Je saurai m’en consoler, bien que j’aimais à voir apparaître leur bonne figure à l’heure du petit vin blanc du matin ! Quant aux autres, ils viendront comme par le passé, car le monde, monsieur le marquis, le monde ne résiste point à la bonne marchandise ! C’est là tout le secret du commerce… ça n’est pas sorcier !

 

– Enfin, je vois qu’en dépit de la disparition tragique de votre épouse, monsieur Hilaire, vous tenez toujours à vendre vos pruneaux !

 

Hilaire pâlit, mais il rassembla son courage :

 

– Oui, monsieur le marquis, avec votre permission !

 

– C’est bien ! fit Chéri-Bibi en se levant… Je n’ai plus rien à te dire… La Ficelle était bouleversé. Il eut un mouvement de rage enfantine.

 

– Je ne sais pas de quel bois vous êtes fait, monsieur le marquis, mais moi, à mon âge, j’éprouve le besoin de me reposer dans un état honnête et considéré ! Je l’ai bien mérité, et si vous me permettez de vous donner mon avis, vous aussi, monsieur le marquis, vous devriez vous en tenir là ! Prenez garde qu’un dernier coup ne vienne tout démolir d’un si bel édifice !

 

– C’est la sagesse même qui parle par ta bouche, grogna Chéri-Bibi, et tu jaspines avec une éloquence si étonnante que je ne m’étonne plus de tes succès au club, mais je vais te dire une chose : une seule : Si je ne fais pas ce dernier coup-là, tout est perdu, et le reste n’aura servi de rien !

 

– Monsieur le marquis se fait peut-être des idées… ça lui est arrivé quelquefois !

 

– Ne dis jamais une chose pareille ! glapit Chéri-Bibi en lui étreignant le poignet à le faire crier… Non ! Non ! Chéri-Bibi ne s’est jamais fait d’idées ! Chéri-Bibi n’a jamais tué que lorsque c’était nécessaire !

 

M. Hilaire recula tout pâle…

 

– Alors, demanda-t-il en tremblant, il y en a encore un qui vous gêne ?

 

– Deux !

 

Il y eut un gros silence entre les deux hommes : ce fut M. Hilaire qui reprit le premier la parole :

 

– Ah ! là ! là que c’est embêtant ! dit-il en se claquant la cuisse.

 

– Tout de même, je ne vous forcerai pas, monsieur Hilaire !

 

– Eh, monsieur le marquis, vous voyez bien que je vous écoute… c’est embêtant, mais je vous écoute ! De quoi s’agit-il, voyons ?

 

– Voilà ! fit Chéri-Bibi après s’être recueilli quelques secondes ! Le Subdamoun est triste !

 

– Et pourquoi donc, grands dieux !

 

– Il est triste parce qu’il a été sauvé par un homme qu’il ne connaît pas, et que cet homme, pour le sauver, a tué M. Dimier, qui était un honnête homme, et beaucoup d’autres !

 

– Peuh ! un soldat ! est-ce qu’il devrait même s’inquiéter de cela ? C’est de l’enfantillage ! Et puis, je ne vois pas en quoi nous le rendrions moins triste en en tuant encore deux ! Ça ne ferait, au contraire, si je vous ai bien compris, qu’augmenter sa tristesse.

 

– Le Subdamoun est triste, jusqu’à la mort, reprit durement Chéri-Bibi, parce que depuis dix jours des lettres le poursuivent, lettres anonymes qui vont le chercher partout et dont j’ai surpris quelques-unes, et dans lesquelles on lui dit qu’il n’a été dans toute cette affaire que l’instrument du plus grand bandit du monde… qu’on lui en apportera la preuve quand il voudra et qu’on lui livrera son nom !

 

– Ouais ! Rien que ça ! s’exclama, cette fois, M. Hilaire. Mais l’autre lui avait déjà mis la main sur la bouche.

 

– Tais-toi ! Les lettres précisent les interventions et concluent que le Subdamoun, s’il ne se débarrasse pas lui-même de ce bandit, ou s’il ne le dénonce pas comme il le mérite, n’est que le complice, peut-être conscient, d’un assassin !

 

– Et le Subdamoun a cru cela tout de suite ?

 

– Non ! tout d’abord il n’a pas voulu le croire ! Cela lui paraissait évidemment incompréhensible ! Alors, pour comprendre, il a demandé à la Sûreté qu’on voulût bien lui envoyer le père Cacahuètes… Mais on n’a pas trouvé le père Cacahuètes. Depuis que la révolution est terminée, on n’a revu le père Cacahuètes nulle part. « Il doit être mort », a dit Cravely. Et je crois que Cravely a raison, ajouta Chéri-Bibi.

 

– Dame ! fit Hilaire, vous me l’aviez bien promis !

 

– Écoute ! écoute ! rien ne pourra faire revivre le père Cacahuètes, mais tu penses bien que Chéri-Bibi préférerait mourir lui-même plutôt que de voir le Subdamoun au courant de certaines choses !

 

– La personne qui écrit ces lettres sait donc tant de choses que cela ? demanda Hilaire, qui n’en respirait plus…

 

– Elle sait tout !

 

– C’est Askof ! s’écria Hilaire…

 

– Non, ce n’est pas Askof ! Askof est mort ! de ma main, pour le punir d’avoir trahi… C’est sa femme… j’ai reconnu son écriture.

 

– La baronne ! Misère ! Comment n’est-elle pas déjà morte ?

 

– Parce que je ne sais pas où elle est ! C’est aussi simple que cela ! Et elle sait tout ! Car son mari a dû tout lui dire ! Avant de mourir, Askof qui n’était plus qu’une chair pantelante entre mes mains qui l’avaient martyrisé, Askof a trouvé encore la force de me jeter mon nom : Chéri-Bibi ! et ma paternité : Le Subdamoun est le fils d’un assassin ! Tu vois, Hilaire, comme c’est simple ! Sa femme le venge… Voilà où j’en suis…

 

« Rien n’est encore perdu, cependant ! Elle n’a pas tout écrit, heureusement ! Elle veut être reçue, elle veut dire elle-même le principal ! et pour prouver que le marchand de cacahuètes est bien mêlé à l’affaire du coup d’État et a tout conduit depuis le début, elle amènera avec elle un témoin dont il sera impossible de réfuter les allégations, tu devines qui ? Petit-Bon-Dieu ! à qui, du même coup, elle a promis de révéler le véritable nom de l’assassin de son père ! Moi aussi, je lui avais promis cette révélation-là à Petit-Bon-Dieu, mais tu comprendras, n’est-ce pas, pourquoi je n’étais pas pressé de la lui faire !

 

– Quelle sale histoire ! Quelle sale histoire ! Alors, il faut tuer aussi Petit-Bon-Dieu ?

 

– Naturellement. Mais où sont-ils ? Tu comprends, s’ils se cachent, s’ils prennent leurs précautions ! Ils doivent être terrés comme des lapins ! Ils ne sortiront que pour venir dire à mon fils : Ton père, c’est Chéri-Bibi !

 

Chéri-Bibi s’était levé dans l’ombre et montrait une exaltation sans pareille.

 

– Oui, leur compte est bon ! exprima M. Hilaire, de sa voix la plus douce, en essayant de calmer Chéri-Bibi. Mais comment tout cela va-t-il s’arranger ?

 

– Oh ! de la façon la plus simple ! Ils ont obtenu un rendez-vous pour demain soir.

 

– Comment savez-vous cela ?

 

– Je ne sors plus de l’hôtel de la Morlière, Hilaire. Je vis chez Cécily et chez mon fils, à côté d’eux, au milieu d’eux ! On me cherche partout ! Je suis là ! Il me fait chercher au fond des provinces, je l’écoute aller, venir, gémir, vivre, respirer ! Un coin de rideau, un meuble, un peu de nuit, la cave et le grenier, tout ce qui peut cacher quelque chose et quelqu’un est le domaine de Chéri-Bibi… Je regarde ce qu’il écrit, je fouille dans les débris de la lettre qu’il vient de recevoir, j’écoute l’ordre qu’il vient de donner ! Je suis le plus heureux et le plus malheureux des hommes ! et le plus renseigné ! Leur hôtel est mon refuge et mon repaire ! Et j’y ai préparé la besogne de demain ! C’est la baronne qui a fixé l’heure fatale ! qui a exigé ce rendez-vous ! Chez lui, car là, elle se croit en toute sécurité et persuadée qu’elle sera mieux gardée que partout ailleurs. Elle entrera publiquement et elle imagine qu’il faudra bien qu’elle en sorte… vengée ! ayant frappé à mort, d’un mot, à la fin, le père, la mère et le fils ! Et elle sera accompagnée de Petit-Bon-Dieu ! Elle a dit au Subdamoun de lui répondre à des initiales, dans la correspondance d’un journal et il a répondu ! Elle aura compté sur tout le monde, excepté sur moi ! Tu vois bien, Hilaire, comme c’est simple ! Je ne sais où ils sont, aujourd’hui, mais demain soir, à neuf heures, ils seront dans le petit salon de l’hôtel du Marais où le Subdamoun viendra les rejoindre !

 

– Oui, oui, acquiesça M. Hilaire, d’une voix sourde, c’est très simple !

 

– Écoute encore un mot et je n’ai plus rien à te dire. Sois chez toi, demain soir, à huit heures… Mazeppa, qui ne sait naturellement pas de quoi il retourne, viendra te chercher de ma part et tu le suivras !

 

Ils ne dirent plus un mot, sortirent du cabaret de Petit-Bon-Dieu avec autant de mystère et de soin qu’ils y étaient entrés et se quittèrent dans la nuit noire, après une solide poignée de main.

 

M. Hilaire, tout en rentrant chez lui, ne cessait de se répéter : « Puisque c’est si simple que cela, pourquoi a-t-il besoin de moi ? Une baronne et un Petit-Bon-Dieu, il n’en fera qu’une bouchée ! »

 

Sur cette pente, son esprit glissa si bien qu’il finit par se persuader que sa présence dans cette affaire ne pouvait être que gênante.

 

Le reste de la nuit et le commencement de la journée suivante, la simplicité de l’affaire le tenailla encore plus qu’on ne saurait dire. Un premier avis qu’il lut dans un journal sur la clémence du gouvernement concernant les méfaits passés et sur l’amnistie pleine et entière qu’il accordait aux ennemis de la veille, à la condition qu’ils eussent rompu définitivement avec le passé, enfin l’aspect pacifique et plein de sécurité de sa boutique, l’alignement de ses bocaux et de ses caisses, la quiétude de son petit monde d’employés empressés à servir une clientèle avide de nouilles et de fromage de gruyère, tout concourait à le convaincre de l’inutilité de remettre en jeu un bonheur personnel si heureusement et si récemment reconquis dans une aventure de cette simplicité.

 

Il choisit une belle feuille de papier à en-tête de la Grande Épicerie moderne et il écrivit à Chéri-Bibi, de sa plus belle écriture :

 

« Monsieur le marquis, je suis au désespoir. Un ordre de la préfecture de police m’ordonne de me rendre ce soir, à huit heures et demie, au cabinet du préfet, sans faute ! Je crains d’avoir de ce côté quelque désagrément et je préfère savoir à quoi m’en tenir tout de suite, ne serait-ce que pour vous ! Des agents, dans la rue, ne cessent de surveiller tous mes gestes. Je vous souhaite bonne chance ! »

 

À huit heures du soir, il sortit, après avoir glissé la lettre cachetée à son principal employé et lui avoir donné les instructions suivantes :

 

– À huit heures et demie, quelqu’un viendra me demander. Vous lui direz que je ne suis pas là. Il demandera alors cinq sous de ficelle. Vous lui donnerez sa ficelle et cette lettre en lui disant qu’il la porte immédiatement à son patron.

 

À huit heures et demie, le jeune Mazeppa recevait la lettre et allait rejoindre Chéri-Bibi chez un petit mastroquet voisin.

 

Chéri-Bibi lut la lettre : « Décidément, tous m’abandonnent, fit-il, avec un soupir, c’est bien ! je ferai la besogne tout seul. »

 

Et il donna congé à Mazeppa.

 

XXXVI

EN FAMILLE


On dînait à sept heures et demie à l’hôtel de la Morlière. Ce soir-là, à huit, le repas qui avait été maussade était achevé.

 

Frédéric Héloni avait profité de ce que sa fiancée Marie-Thérèse dînait en ville chez une amie de pension pour mettre la conversation sur les difficultés de son mariage avec une jeune fille dont il était impossible de retrouver la mère.

 

Le Subdamoun n’aimait point à entendre parler des Askof depuis qu’il savait que celui-ci l’avait trahi. Il n’ouvrit pas la bouche.

 

Sur quoi, Frédéric se leva, prit congé de la marquise et de Lydie, et annonça qu’il sortait faire son tour.

 

Il ne serra même pas la main du Subdamoun.

 

Il lui tenait rancune de son étrange prostration dans un moment où il aurait dû, selon lui, se proclamer le plus heureux des hommes.

 

Quand Frédéric fut parti, le Subdamoun se leva à son tour et annonça qu’il allait travailler toute la nuit.

 

Il avait donné des ordres pour que deux personnes qu’il attendait à neuf heures fussent introduites dans le petit salon. Il demanda à n’être point dérangé.

 

Il passa dans son cabinet de travail.

 

Aussitôt, Lydie se rapprocha de la marquise et Cécily vit qu’elle pleurait.

 

– Lydie, mon enfant ! soupira Cécily en l’embrassant.

 

– Mère, dit la jeune fille, ceci ne peut plus durer. Je suis trop malheureuse. Il est trop malheureux. Il faut que je lui parle. Et je ne peux plus attendre ! Il ne m’aime plus. Il ne pense plus qu’à elle, il ne vit plus qu’avec son souvenir.

 

– Encore un peu de patience, Lydie…

 

– Je me trouve odieuse… Je n’ai point le droit de lui cacher plus longtemps ce qu’elle a fait pour moi, je n’en ai point le droit vis-à-vis de lui et surtout vis-à-vis d’elle ! Elle est morte pour moi ! Elle est morte à ma place ! Hélas ! pourquoi m’a-t-elle fait cadeau de la vie ? Ce sacrifice, je ne l’aurais jamais accepté ! Mais puisqu’il a été fait, il faut qu’il le sache !

 

– Il ne vous le pardonnerait peut-être jamais ma pauvre enfant !

 

La marquise regretta aussitôt d’avoir laissé échapper cette maladroite parole, qui, du reste, expliquait toute sa conduite et le soin avec lequel elle retenait les confidences toujours prêtes à jaillir des lèvres de Lydie. En entendant cette phrase malheureuse, la jeune fille poussa un cri :

 

– Ah ! vous voyez bien qu’il ne m’aime pas !

 

Et elle se leva :

 

– Je vais tout lui dire, annonça-t-elle.

 

Au ton de la phrase, Cécily comprit qu’il n’y avait plus à lutter.

 

– Allez donc ! fit la marquise, et rendez-le plus malheureux encore ! Lydie eut un gémissement, mais ne se retourna même pas. Elle s’en fut dans sa chambre et en descendit avec un coffret. Elle ne frappa point à la porte du cabinet du Subdamoun. Elle l’ouvrit.

 

Il était à son bureau, la tête enfouie dans ses mains. Il ne l’entendait pas. Elle fit le tour du bureau, se plaça en face de lui, déposa le coffret sur la table, se mit à genoux et attendit.

 

Il leva la tête et vit cette figure d’ange agenouillé qui pleurait.

 

– Lydie ! Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il d’une voix très douce…

 

– Je vous apporte, lui répondit-elle dans un sanglot, la chevelure de votre amie…

 

Et elle ouvrit le coffret.

 

L’or radieux, l’or vivant des cheveux de la morte jeta son reflet. Il se leva en chancelant. Il balbutiait :

 

– Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ? Et elle répéta, mourante :

 

– Je vous dis que je vous apporte les cheveux de Mlle Liskinne !

 

Il arriva assez à temps pour soutenir la jeune fille et, si faible qu’il fût lui-même, il l’empêcha de glisser, tout au long, sur le tapis. Et, quand il l’eut à demi morte sur son bras :

 

– Lydie ! fit-il, comme vous êtes bonne ! Je vous adore d’avoir fait cela ! Soyez-en persuadée, ma Lydie…

 

Et il déposa sur le front de la jeune fille un baiser qui la ranima. Cependant, il ne cessait de regarder d’un œil égaré ces cheveux, et il n’osait y toucher.

 

– Prenez-les ! Ils sont à vous, dit-elle… Je vous les donne !

 

Elle avait repris un peu de force, le sacrifice accompli. Il prit dans ses mains tremblantes le funèbre cadeau… Ses mains glissèrent sur cette soie merveilleuse qu’il avait naguère si amoureusement caressée !

 

– Vous permettez ? fit-il. C’était une amie fidèle, qui est morte pour moi ! Vous permettez ?

 

Elle ne pouvait lui répondre. Elle laissait couler ses larmes. Et, lui aussi, en embrassant les cheveux, pleurait…

 

– Pauvre femme, soupira-t-il, pauvre Sonia ! Oh ! Lydie, vous êtes digne du plus grand amour, vous qui me procurez un moment pareil ! Ses cheveux ! Où avez-vous eu ses cheveux, Lydie ?

 

– C’est elle qui me les a donnés, avant de mourir…

 

– Et comment cela, Lydie ?

 

– Nous partagions le même cachot…

 

– Vous avez ces cheveux depuis si longtemps, Lydie, et c’est seulement aujourd’hui que vous me les apportez !

 

– Je suis en effet coupable, bien coupable, plus encore que vous ne le croyez, mon ami, avoua Lydie, baissant la tête sous le reproche qui commençait à sortir de cette bouche adorée. Je me disais que si je vous donnais ces cheveux et si je vous apprenais dans quelles circonstances ils me sont parvenus, je me disais que vous ne me le pardonneriez peut-être jamais !

 

– Vous m’épouvantez, Lydie…

 

– Surtout, Jacques, soyez assuré qu’il n’y eut point de ma faute ! Cela, je vous le jure.

 

– Mais qu’est-il arrivé ? demanda-t-il, haletant.

 

Elle lui raconta tout et s’écria, dans un dernier sanglot : « Aimez-la toujours, comme toujours je prierai pour elle… »

 

Et elle retomba, épuisée.

 

Jacques avait laissé échapper un cri sourd… mais il s’arrêta dans son immense regret superflu… Regretter que l’autre fût morte, n’était-ce point regretter que celle-ci fût vivante !

 

Il vit la faible enfant qui avait tant souffert et qui si héroïquement venait lui dire : Aimez-la ! Pleurez-la toujours ! Il se baissa sur elle, la prit dans ses bras, et lui dit :

 

– Lydie, vous êtes digne d’elle ! C’est moi qui suis indigne de votre amour à toutes deux ! Nous la pleurerons ensemble, Lydie, voulez-vous ! Emportez ces reliques. Elles sont à vous ! Nous ne nous en séparerons jamais !

 

La jeune fille reprit des mains de Jacques ce gage d’un amour auquel elle ne voulait plus croire… Et comme elle se soulevait, éperdue, étourdie, ne sachant plus où diriger ses pas, le Subdamoun dit à la marquise qui était entrée silencieusement et qui avait assisté à la fin de la scène…

 

– Il y a dans ce coffret une chose qui vous sera à jamais sacrée à vous, ma mère, comme à nous tous, parce que c’est la chevelure d’une femme qui a donné sa vie pour sauver la vie de ma femme !

 

Et il conduisit Lydie à sa mère.

 

Cette scène de famille des plus attendrissantes, se fût peut-être prolongée, si un domestique n’était entré, annonçant que les deux personnes étaient là, dans le petit salon !

 

XXXVII

DEUX PERSONNES ATTENDENT DANS LE PETIT SALON


– C’est bien ! fit le Subdamoun, d’une voix instantanément changée. Faites attendre !

 

Et il pria les deux femmes de le laisser seul…

 

La douce émotion de tout à l’heure avait disparu, faisant place à une agitation qu’il essayait vainement de dissimuler.

 

Comme les deux femmes restaient stupéfaites de cette transformation, il leur fit un signe bref d’avoir à disparaître et il s’assit à son bureau.

 

Il essayait de « se reconquérir ».

 

L’ennemi était dans la place, car, évidemment, c’était un ennemi qui lui apportait une révélation pareille, un ennemi à mort !

 

Il ne voulait point, avant la partie qui allait se jouer, laisser voir son atroce inquiétude. Il devait dès l’abord traiter l’ennemi en imposteur ! car l’imposture constituait son seul et dernier espoir !

 

Oui, il voulait croire qu’on allait mentir ! Et il devait montrer, en face d’une pareille machination, un front calme !

 

Malheureusement, les réflexions qu’il avait faites sur certains événements de ces derniers temps lui rendaient très difficile le calme nécessaire.

 

Il eût préféré se trouver dans la brousse, en plein piège sauvage que dans ce vieil hôtel si calme, où les deux personnes l’attendaient dans le petit salon !

 

Il avait choisi ce petit salon parce qu’il était fort retiré, à l’extrémité d’un corridor, qui servait souvent, dans la journée, de chambre de repos à sa mère et où l’on pouvait causer en toute tranquillité, sans crainte d’éveiller une oreille indiscrète.

 

Le Subdamoun ouvrit un tiroir et sortit un revolver qu’il arma.

 

Il mit le revolver dans sa poche, et puis il arpenta la pièce de long en large. Il s’efforçait d’arrêter un plan. Il n’y parvenait pas.

 

Soudain, la porte s’ouvrit. Il se trouva en face de sa mère qui paraissait aussi agitée que lui.

 

– Jacques ! fit-elle, qu’y a-t-il ? En passant devant le petit salon, dont la porte était restée entrouverte, j’ai entendu une voix qui disait : « Va-t-il nous faire attendre encore longtemps ? » Et j’ai reconnu cette voix : c’était celle de la baronne d’Askof !

 

Le Subdamoun, sur ses gardes, parvint à cacher un peu l’émotion que lui causait le prononcé de ce nom.

 

La baronne d’Askof ! C’était là l’ennemie !

 

Il songea à tout ce que le baron avait pu faire ou faire faire au nom du Subdamoun quand ils avaient encore partie liée et, intérieurement, il en frémit. Au fond de quel abîme roulait-il donc ?

 

La marquise insistait :

 

– Jacques ! pourquoi n’as-tu plus confiance en moi ? Je suis sûre qu’un grand danger te menace !

 

– Vous vous trompez, ma mère, répondit-il. J’ai rendez-vous avec la baronne d’Askof parce que nous devons finir de régler certaines affaires concernant le passé ; mais je ne cours aucun danger.

 

Elle ne bougeait pas. Il en marqua de l’impatience :

 

– Vous devriez aller vous reposer. Je vous avais, du reste, demandé de me laisser recevoir ces gens… sans vous en préoccuper !

 

Il ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle en fut plus épouvantée encore :

 

– Tu ne te vois pas, malheureux enfant ! Depuis quelques jours, on ne te reconnaît plus ! Toi, ordinairement si maître de tes sentiments, tu n’arrives pas à nous cacher ton inquiétude. Pourquoi ne te confies-tu pas à moi ? Ces Askof, je les ai toujours considérés comme des bandits…

 

– Le fait est, accorda le Subdamoun, que je les crois capables de tout !

 

– Ah ! tu vois ! Eh bien, ne reçois pas ces gens-là ! Il ne faut plus qu’ils viennent chez toi ! Il faut rompre avec eux !

 

– C’est justement pour rompre qu’il faut que je les reçoive… Et puis, tu oublies que cette entrevue avec la baronne peut ne pas être inutile à la réalisation des projets de Frédéric et de Marie-Thérèse.

 

– Tais-toi ! Tu oses me donner un pareil prétexte ! Marie-Thérèse attendra sa majorité s’il le faut ! Et s’il ne s’agit que de cela, j’irai recevoir la baronne moi-même… Ta figure me fait peur et j’ai peur pour toi…

 

Il ferma les poings. Et puis tout à coup, devant le visage douloureux de sa mère, il céda :

 

– Écoute, mère, puisqu’il en est ainsi et qu’il faut en finir, je vais tout te dire en deux mots : Ces gens-là viennent, paraît-il, m’apporter la preuve que je n’ai été dans toute l’affaire du coup d’État que l’instrument d’un bandit ! Oui, d’un brigand de droit commun, d’un assassin ! Et ils viennent me dire le nom de cet assassin ! Tu vois bien qu’il faut que je les reçoive…

 

Cécily ne répondit pas. Elle n’en avait pas la force. Toutes ses terreurs, toutes ses appréhensions, tout ce qu’elle avait redouté depuis qu’elle avait remarqué comment le crime profitait à son fils, l’image terrible et confuse de l’homme qui l’avait sauvée elle-même, le souvenir hallucinant d’une captivité dans un souterrain où se traînait à ses genoux un esclave immonde, et surtout le nom du personnage qui s’était révélé par l’image dans la petite chapelle aux reliques, le nom fatal, le nom que les petits enfants de France avaient appris à redouter comme celui de l’ogre ou du loup-garou… tout cela surgit, réapparut, l’entoura d’une ronde diabolique, anéantit son esprit, brûla ses yeux, assourdit ses oreilles… ses oreilles qui tintaient du nom aux syllabes si tragiquement sonnantes… « Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! » Elle étendit les bras et cria :

 

– N’y va pas ! N’y va pas !

 

Elle s’était agrippée à lui ; il la secouait comme une entrave quelconque, oubliant qu’elle était sa mère… et elle râlait sans lâcher prise.

 

– N’y va pas ! N’y va pas !

 

Affolé à l’idée que sa mère voulait l’empêcher de savoir, il se précipita, la traînant derrière elle… Et ils arrivèrent ainsi à la porte du petit salon qui avait été refermée.

 

Là, il s’arrêta.

 

Il écouta.

 

Elle aussi, dominant subitement son commencement de folie, s’était dressée et écoutait.

 

Ils n’entendaient rien, rien que le battement affreux de leurs cœurs.

 

Il se décida à ouvrir la porte brusquement et ils entrèrent.

 

Une lumière douce, tamisée par les fleurs de verre des lampes électriques, s’épandait sur le centre de la pièce, laissant les coins dans l’ombre.

 

Ils sétonnèrent. Il n’y avait plus personne dans le petit salon !

 

– Partis ! s’écria le Subdamoun ; pourquoi sont-ils partis ?

 

Et cela l’épouvantait davantage encore qu’ils fussent partis, quand il croyait les trouver là, à l’attendre.

 

Comme il avançait vers le milieu de la pièce, il glissa sur le tapis.

 

Il se pencha.

 

Sa main alla jusqu’au tapis ; puis il regarda cette main à la lumière.

 

Il poussa un cri : elle était rouge ! Du sang ! Sa main était rouge de sang !

 

Alors il se jeta à genoux et regarda, regarda la grande mare de sang qui coulait, glissant vers la fenêtre…

 

Là, près de la fenêtre, il ramassa, un chapeau un chapeau rond, en feutre, ordinaire, vulgaire, bossué… et… un peu plus loin, un sac… un sac de femme, un coquet réticule ouvert et tout maculé de sang.

 

Il se releva avec une figure hâve, des yeux de fou :

 

– On a assassiné quelqu’un ici ! Appelle ! Mais appelle donc ! Appelle les domestiques !

 

La marquise restait là, debout, la bouche grande ouverte, les yeux pleins d’horreur, les mains tremblantes à ses joues blêmes…

 

– Il les a encore tués ! Il les a encore tués !

 

Le Subdamoun s’arrachait les cheveux. Mais qui, il ? « Ah ! je veux savoir ! je veux savoir ! »

 

Il se trouvait près de la fenêtre entrouverte qui donnait sur le jardin intérieur de l’hôtel. Cette fenêtre, sous une brise légère, fit entendre un léger grincement.

 

Le Subdamoun pensa aussitôt que le criminel s’était enfui par là, avec ses cadavres !

 

D’un geste terrible, il finit d’ouvrir la fenêtre et bondit dans le jardin.

 

Le clair de lune lui fit voir, en face de lui, un homme penché sur un soupirail, qui poussait là quelque chose…

 

Au bruit que le Subdamoun avait fait en sautant, l’homme s’était retourné…

 

Et le Subdamoun reconnut « son sauveur », celui qui l’avait fait fuir de la forteresse, l’homme qui avait tué M. Dimier et tant d’autres ! Il sortit son revolver de sa poche et courut à l’homme.

 

Celui-ci vit bien qu’il n’aurait point le temps de se glisser par le soupirail et s’enfuit… avec une vélocité incroyable… Il faisait des bonds insensés dans le jardin pour échapper au Subdamoun…

 

Jacques criait : « Arrêtez, ou je tire ! » Mais l’homme, sans répondre, l’avait encore évité et était revenu près de la fenêtre par laquelle le Subdamoun avait pénétré dans le jardin.

 

L’homme sauta, par la fenêtre, dans l’hôtel.

 

Le petit salon était vide. Il le traversa comme une flèche, gravit un petit escalier qui conduisait au premier étage, et trouva là, sur le palier, la marquise qui appelait en vain, d’une voix mourante, les domestiques.

 

Devant l’apparition épouvantable, elle tomba à genoux.

 

L’homme dit :

 

– Cachez-moi, Cécily !

 

Et il entra dans la chambre de la marquise, dont il referma la porte.

 

« Cachez-moi, Cécily ! » La marquise poussa un cri… Cette voix ! cette façon de dire : Cécily ! Et puis, ce suprême appel de celui qui avait, été le compagnon de ses jeux enfantins et qui, jadis, contentait ses moindres caprices de « demoiselle » et cette façon de prononcer ce mot : « Cécily ! » comme le marquis du Touchais, à son retour. Elle en frissonna jusque dans les moelles…

 

Quand Jacques apparut à son tour sur le palier, elle répondit à ses questions furieuses :

 

– Non ! je ne l’ai pas vu !

 

Et elle entra dans sa chambre.

 

Elle ne le vit pas. Elle ne savait pas où il s’était caché. Elle dit tout haut :

 

– Ne bougez pas !

 

Les pas de Jacques s’approchèrent. Le Subdamoun ouvrit la porte de la chambre de sa mère. Il avait toujours le revolver à la main. Sa rage et sa déconvenue le faisaient écumer :

 

– Où sont les domestiques ? Il n’y a pas un domestique ici ? C’est à croire que cet homme avait pour complices tous les domestiques !

 

Sa mère ne lui répondait pas. Elle s’était mise à son prie-Dieu et priait.

 

Le Subdamoun ressortit, continuant ses affolantes recherches. Il entra dans la chambre de Lydie que l’absorption d’un narcotique faisait dormir cette nuit-là plus qu’à l’ordinaire, sans doute à la suite de certaines précautions de Chéri-Bibi.

 

Pendant l’absence du Subdamoun de la chambre de sa mère, il n’y eut entre la marquise et l’homme qui était caché là quelque part, pas un mot d’échangé : il n’y eut entre eux que la prière qu’elle disait.

 

Jacques revint. Il dit :

 

– Cet homme est le démon et c’est cet homme qui m’a sauvé !

 

– Oui, fit-elle en quittant son prie-Dieu…

 

– Vous doutiez-vous de cela ? ma mère.

 

– Oui, dit-elle encore.

 

– Mais c’est la plus épouvantable des catastrophes ! Nous ne connaissons pas cet homme !

 

– Si, interrompit-elle. Moi, je le connais !

 

– Vous le connaissez !

 

– Oui…

 

Il s’était levé. Il la fit asseoir de force. Il la brutalisait. Elle ne se défendit pas.

 

– Depuis longtemps ?

 

– Oui…

 

– Son nom ?

 

– Chéri-Bibi !

 

Il eut un sursaut. Sa raison chancelait. S’il n’y avait pas eu devant lui la figure tragique de sa mère, il aurait dû croire qu’elle se moquait de lui ou qu’elle était elle-même une folle : Il était le protégé de Chéri-Bibi, de Chéri-Bibi qui avait assassiné ses deux grands-pères ! Chéri-Bibi ! Ah ! ce nom ! Il l’avait entendu autour de lui quand il était tout petit ! Il avait été élevé dans un pays plein de la légende de ses crimes ! Dans une maison toute sanglante encore de son passage ! Il savait qu’on ne comptait plus, à cette époque, le nombre des victimes de Chéri-Bibi ! Quand il passait près d’une boucherie du Pollet, à Dieppe, sa miss l’arrêtait pour lui conter l’histoire du jeune garçon boucher qui avait appris derrière ces grillages à donner son premier coup de couteau !

 

Il se rappelait encore qu’on cessait tout à coup de parler de Chéri-Bibi, quand la bonne, l’excellente Jacqueline, en religion sœur Sainte-Marie-des-Anges, s’approchait. Car cette sainte était la sœur de ce monstre !

 

Tout à coup le Subdamoun se mit à rire d’une façon effrayante.

 

– Voyons ! voyons ! voyons ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Ce Chéri-Bibi est mort depuis longtemps !

 

– Non !

 

– Mais vous croyiez vous-même qu’il était mort !

 

– Oui !

 

– Et depuis quand savez-vous qu’il est vivant ?

 

– Depuis que je sais que le marchand de cacahuètes et lui ne font qu’un !

 

– Et il y a longtemps de cela ?

 

– Non ! Il y a quelques jours !

 

– Et vous ne l’avez pas dénoncé ?

 

– Il vous a sauvé !

 

– Que ne m’a-t-il tué à la place de ses victimes ! s’écria le Subdamoun.

 

– Et moi aussi, hélas ! gémit Cécily d’une voix étrange… Oui, vous avez raison, dix mille fois raison, Jacques. Il n’y a point au monde de personnes plus misérables que nous à cause de ce monstre ! Je ne l’ai point dénoncé, mais je le maudis. J’aurais préféré mourir de sa main que de nous savoir défendus par lui !

 

Le Subdamoun regardait sa mère. Elle parlait sans le regarder, avec une singulière énergie dans son affreux état de faiblesse. Il comprenait de moins en moins !

 

– Mais au nom de qui, mais au nom de quoi, s’écria-t-il, ce bandit a-t-il répandu autour de nous tant de sang ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi cette infernale protection ? C’est cela que je voudrais que vous me disiez, ma mère !

 

Cécily ne baissa pas la tête. Elle parlait comme les voyantes qui aperçoivent des choses que les autres ne voient pas.

 

– J’ai eu bien des malheurs dans ma vie, Jacques, mais je viens d’apprendre que le plus grand est celui d’avoir été aimée jadis de ce petit misérable…

 

– Vous, ma mère !

 

– Oh ! il ne m’en a jamais dit un mot, mais hélas ! je le sais tout de même… Un Chéri-Bibi n’ose pas parler en face à une honnête femme, mais il l’aime dans l’ombre !

 

– Et il lui voue ses coups de couteau !

 

Le Subdamoun avait jeté ce cri sauvage, puis s’était affalé sur le coin d’un canapé… Soudain il releva le front :

 

– Ma mère, vous m’écrirez tout ce que vous savez de cet homme. Je ne veux plus vivre que pour une chose, et quand je l’aurai accomplie, nous disparaîtrons : je veux retrouver Chéri-Bibi et le conduire moi-même à ses juges !

 

Jacques avait à peine achevé de prononcer cette phrase que la porte d’un placard s’ouvrit et que l’homme se présenta :

 

– Me voilà, dit-il, en croisant les bras. Je suis prêt à vous suivre ! Livrez-moi !

 

Le Subdamoun avait toujours son revolver à la main ; il eut un mouvement instinctif et visa l’homme.

 

L’homme ajouta :

 

– Ou tuez-moi !

 

– Cela vaudrait peut-être mieux, fit le Subdamoun en repoussant la marquise qui s’était jetée sur son bras… mais pas devant ma mère !

 

– Où vous voudrez !

 

Cécily conseilla, d’une voix sourde, entre ses dents claquantes :

 

– Jacques, laisse partir cet homme ! et que nous ne le revoyions jamais plus ! Qu’il disparaisse comme nous disparaîtrons nous-mêmes !

 

– Oh ! fit Jacques, monsieur et moi, nous avons quelques petits secrets à nous dire !

 

Et il ouvrit la porte de la chambre.

 

– Monsieur veut-il descendre dans mon cabinet ? L’homme passa. Le Subdamoun, revolver au poing, suivait.

 

La marquise n’avait plus la force de se soutenir. Elle n’essaya même pas de les suivre. Elle avait accompli un effort surhumain en essayant de cacher le monstre. Elle laissa faire le destin.

 

Et sa porte fut refermée. Mais elle n’était pas plutôt refermée qu’elle s’ouvrit à nouveau et qu’une ombre se glissait dans la pièce. Cécily était en plein cauchemar. Elle ne s’étonnait plus de rien. Elle revint encore une fois à la réalité des choses en entendant la voix de l’ombre qui disait :

 

– Je demande bien pardon à madame la marquise, mais il faut que j’aie sur-le-champ un petit entretien avec madame la marquise ! Et elle reconnut l’ombre.

 

Mme la marquise du Touchais avait devant elle M. Hilaire, son fournisseur habituel de la Grande Épicerie moderne.

 

XXXVIII

CHÉRI-BIBI ET LE SUBDAMOUN


Dans son cabinet de travail, le Subdamoun écoutait Chéri-Bibi. D’abord, cela avait été un échange de propos rapides, terribles. Maintenant Jacques paraissait désarmé devant l’incroyable audace du monstre. Chéri-Bibi ricanait :

 

– Oui, j’ai osé cela, cher monsieur, sans vous en demander la permission. De quoi vous plaignez-vous ? Vous n’êtes responsable de rien ! Vous ne savez rien ! Et personne ne saura jamais rien si vous êtes assez fort pour continuer de l’ignorer vous-même ! Que diable, cher monsieur, vous avez fait la guerre ! En paix aussi, il y a des morts nécessaires ! Depuis de longues années, je travaille dans l’ombre pour vous, vous évitant tout désagrément ! Me chargeant des besognes les plus répugnantes. Vous n’ayez eu que le beau rôle, la gloire ! Et, depuis quelque temps, j’ai pris pour moi tous vos ducs d’Enghien ! Vous, vous n’avez eu à marcher qu’au nom de la vertu et vous n’avez connu qu’elle ! grâce à moi… Là-dessus vous me menacez de me tuer. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, si j’ai réussi ?

 

« Mais ai-je réussi ? Toute la question est là ! Après m’avoir tué, allez-vous me dénoncer, c’est-à-dire vous dénoncer vous-même ? N’aurai-je tant travaillé que pour que ce pays retourne à l’anarchie d’où je l’ai tiré en mettant à sa tête un homme vertueux et auquel le bedeau de Notre-Dame lui-même n’aurait rien à reprocher ! Réfléchissez ! Vous n’êtes pas un enfant ! Que diable ! Vous revenez des camps ! L’aigle guerrier n’engendre pas la timide colombe ! Vous me comprendrez ! Vous finirez bien par me comprendre !

 

– Je comprends que vous êtes un assassin, exprima le Subdamoun d’une voix sèche, en essuyant d’un revers de main la sueur qui coulait de son front blême.

 

– Un assassin ! répéta Chéri-Bibi… Qu’est-ce qu’un assassin ? Pourriez-vous me le dire ? Oh ! je connais la formule ! C’est celui qui tue son prochain avec préméditation… Si je vous disais, monsieur, que, moi, j’ai toujours prémédité de sauver mon prochain et qu’avec cette préméditation-là, le plus souvent, il m’est arrivé de le tuer ! Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Autrefois, je disais : Fatalitas ! Maintenant je ne dis plus rien et je crois au bon Dieu, au bon Dieu de mon enfance, qui punit les méchants par ma main, voilà tout ! Je n’ai rien à y voir !

 

– M. Dimier était un honnête homme et un bon magistrat ! fit le Subdamoun de plus en plus effaré de la théorie épouvantable du monstre.

 

– M. Dimier était mon ami ! J’aurais donné ma vie pour sauver la sienne… J’ai pris la sienne pour sauver la vôtre ! Sachez donc, cher monsieur, que je n’ai jamais tué que lorsque je n’ai pu faire autrement. On n’est pas un assassin quand on ne tue que lorsqu’on ne peut faire autrement !

 

– On n’a le droit de tuer que lorsqu’on est en état de légitime défense !

 

– Monsieur, depuis ma plus tendre enfance, je suis en état de légitime défense vis-à-vis de la société qui n’a cessé de m’attaquer ! Un autre aurait pu en vouloir à la société ! Moi je lui ai pardonné ! J’ai mieux fait que de lui pardonner ! J’ai rêvé de la réformer, de travailler à la rendre meilleure et plus habitable sous un chef de mon choix ! Et qui ai-je choisi ? Vous ! Et vous avez l’air de n’en être pas flatté ! Vous faites le dégoûté ! Vous vous retournez et vous dites : « J’avais cela derrière moi ! » Mais, mon petit cher monsieur, si vous n’aviez pas eu cela derrière vous, vous n’auriez eu personne devant vous pour vous admirer, pour vous dire : « Qu’il est beau ! Qu’il est brave ! C’est lui qu’il nous faut ! Tout lui réussit ! » Tout vous réussit ! Monsieur, sans moi, vous n’auriez pas été élu à votre première élection !

 

– Mon concurrent a été victime d’un accident d’automobile, déclara le Subdamoun qui tremblait d’angoisse mais qui montra un front hautain.

 

– Oui, monsieur, d’un accident nécessaire !

 

– Oh ! gémit Jacques en serrant la crosse de son revolver.

 

– Voulez-vous que nous continuions à énumérer les accidents heureux de votre brillante carrière ? interrogea encore Chéri-Bibi qui tournait autour de Jacques comme pour l’exciter par une exaspération croissante à ce qu’il s’avouât vaincu ou à ce qu’il en finît tout de suite avec Chéri-Bibi lui-même.

 

« Je les connais tous, moi ces “accidents”, parce que j’ai été à la fois votre ange gardien et votre chef de la Sûreté, votre ministre de la Justice et votre exécuteur des hautes et basses œuvres ! Plaignez-vous ! Je ne vous demande rien en échange que d’en profiter ou de me tuer ! Programme net, simple, facile à exécuter ! J’ai fait mon ouvrage, je disparaîtrai ! Vous ne me verrez plus jamais ! Mais si vous devez, à la suite du petit incident de ce soir, donner cette démission comme un niais et abandonner la partie gagnée, tuez-moi ! cher monsieur, tuez-moi ! Je vous en prie !

 

Le Subdamoun posa son revolver sur la table, s’assit, prit une feuille de papier, et écrivit.

 

Chéri-Bibi s’approcha.

 

Le Subdamoun pensa que le bandit allait lui prendre son revolver. Il ne fit pas un geste pour l’en empêcher. Il était au bord de l’abîme. Il ne demandait, après ce qu’il venait d’entendre, qu’à y être précipité.

 

Il avait cru à la vertu ; un homme était venu lui dire : « Votre vertu, c’est mon crime ! » : Lui aussi ne demandait qu’à mourir. Au fond, le Subdamoun n’était qu’un très gentil garçon, bon, brave à la guerre, mais ce n’était pas un géant conducteur de peuples.

 

Chéri-Bibi, par-dessus son épaule, le regardait écrire. Un instant, de sa patte énorme, il arrêta la main de l’autre au moment de la signature :

 

– Vous allez signer votre démission de président de l’Assemblée, vous allez annoncer à la nation stupéfaite et qui n’y comprendrait rien que vous renoncez à la vie politique, pourquoi ?…

 

Le Subdamoun se leva :

 

– Parce que je ne veux pas être le fils de vos œuvres !

 

– Rien ne saurait plus vous en empêcher !

 

– Je renie l’héritage ! et la preuve, monsieur, c’est que vous allez mourir !

 

– Vous allez venger vos victimes ? ricana Chéri-Bibi en croisant les bras et en dressant vers lui son front formidablement calme…

 

Le Subdamoun avait repris le revolver.

 

– Je vais vous tuer, monsieur, tout simplement, parce que vous avez assassiné mes deux grands-pères…

 

Mais une main s’interposa : c’était la marquise qui arrivait avec une allure de folle et qui était si pâle qu’on l’eut dite déjà prête à descendre au tombeau :

 

– Ne le tue pas ! dit-elle… c’est ton père !

 

Chéri-Bibi eut une sourde exclamation. La marquise fit entendre un rire insensé.

 

Alors le Subdamoun se logea une balle dans la tête.

 

ÉPILOGUE

Heureusement, il n’en mourut pas. Et toute l’aventure se termina mieux qu’on eût pu le croire après les tragiques événements de ces derniers chapitres.

 

L’adresse avec laquelle Chéri-Bibi arrangea toutes choses contribua pour beaucoup à rendre l’existence supportable aux membres les plus cruellement éprouvés de cette intéressante famille.

 

La fameuse lettre de démission du Subdamoun fut expédiée à l’assemblée par les soins héroïques du marchand de cacahuètes lui-même, qui, la mort dans l’âme, avait renoncé définitivement à la gloire politique pour son fils. L’hôtel de la Morlière fut fermé, ce dont nul ne s’étonna, puisque le Subdamoun annonçait sa résolution de se retirer de la vie publique et de goûter un repos bien gagné.

 

Il fut, du reste, loué plus qu’on ne saurait dire : et à ce propos, il fit, autant que jamais, figure de héros : sa conduite ne manqua point d’être comparée à celle de Cincinnatus, célèbre pour s’en être allé labourer son champ après avoir sauvé la patrie.

 

Mais si, à la vérité, on se réjouit de cette disparition, c’est que la popularité de Jacques était jugée redoutable, d’abord par ceux qui craignaient qu’il voulût tout accaparer, ensuite par ceux qui, l’ayant plus longuement approché, l’avaient estimé à sa réelle valeur, qui n’était point, comme on avait voulu le croire, tout à fait transcendante. Un instant, celle-ci avait pu faire illusion à cause du grand courage civique et militaire de Jacques et de ses allures de « petit caporal » retour d’Égypte.

 

Au fond, ce n’était pas « un politique ». Il affectait un grand mépris des contingences, mais se laissait gouverner par elles. Il voulait paraître insensible et c’était un tendre. Il était fait pour emporter une redoute et pour donner son cœur. Celui-ci, il ne sut point le défendre contre sa belle maîtresse et c’est ce qui le précipita, mais il eut le bon sens de le donner finalement à une honnête épouse et c’est ce qui, bourgeoisement, le sauva.

 

Quand il fut guéri de la blessure qu’il s’était faite au cuir chevelu, il ne vit plus que les bras blancs de Mlle de la Morlière. Cette pauvre Cécily, qui avait failli déjà devenir folle au cours de son existence mouvementée, échappa une fois de plus à cette pénible catastrophe en voyant revenir à la vie son fils qu’elle avait cru mort.

 

Un tel drame devait effacer le passé.

 

Ils se réveillèrent tous avec un ardent besoin de repos et de bonheur calme au sein de l’oubli des champs, dans un coin de France ignoré du monde et de la politique, comme il en existe encore au fond de quelques-unes de nos provinces les plus reculées.

 

*

* *

 

Deux mois s’étaient écoulés depuis les derniers « incidents ».

 

Sur la plage arrière d’un magnifique transatlantique qui venait de quitter le Havre pour les Antilles, dans le calme du soir, deux voyageurs étendus sur des rocking-chairs échangeaient quelques propos avant de réintégrer les cabines de luxe que Chéri-Bibi n’avait pas hésité à retenir afin de rendre le voyage plus attrayant pour son ami la Ficelle.

 

Chéri-Bibi disait :

 

– Nous ne sommes plus jeunes, mon Hilaire… Certes, je me sens, quant à moi, tout bouillonnant encore d’une vie terrible et surhumaine… et je sais que, de ton côté, tu n’es pas encore manchot ; mais maintenant que nous voilà en route pour les Amériques et que je ne crains plus d’éveiller en toi des regrets qui eussent pu te retenir en France, je ne serais point fâché de connaître les bonnes raisons qui t’ont déterminé à quitter le paradis de la Grande Épicerie pour suivre, dans quelque nouvel enfer, ton vieux Chéri-Bibi de marquis !

 

– Euh ! fit M. Hilaire, après avoir fait entendre une légère toux destinée à cacher son embarras, il ne saurait y avoir de meilleure raison à ma conduite que l’amitié que j’ai toujours eue pour vous !

 

– N’empêche, releva immédiatement Chéri-Bibi, que vous m’avez salement « plaqué », monsieur Hilaire, en ce jour, où, pour la dernière fois, je fis le plus pressant appel à votre incommensurable dévouement !

 

– Je vous dirai donc encore, monsieur le marquis, que c’est aussi le remords de mon inexcusable lâcheté en ce dernier jour-là qui me fit tout abandonner pour vous ! et courir vous rejoindre, par le souterrain, en cet hôtel de la Morlière, où j’arrivais, du reste, quand tout était terminé !

 

– Et mal terminé ! gronda Chéri-Bibi. Si M. Hilaire s’était trouvé là plus tôt, j’aurais pu faire disparaître assez à temps les nobles dépouilles de Mme la baronne et de ce cher Petit-Bon-Dieu, pour me sauver moi-même sans être aperçu de mon Subdamoun de fils ! Quand je pense que ce petit lustucru s’est payé le luxe de se brûler la cervelle en apprenant que j’étais son père ! N’est-ce point à vous dégoûter à jamais de travailler pour ses enfants !

 

» Ah ! j’étais encore capable d’un bon sentiment, monsieur Hilaire, celui de la paternité… et ça me l’a « refoulé », j’ose te le dire ! Mais par quel éclat d’en haut, par quelle révélation de la divine et cruelle Providence, Cécily a-t-elle pu deviner que Chéri-Bibi et le marquis du Touchais ont pu faire jadis un seul et même individu ? Sans cette révélation-là, j’étais cuit !

 

– Oui, fit la Ficelle, puisque vous étiez assez bête, sauf le respect que je vous dois, pour laisser faire ! C’est bien la Providence qui l’a voulu ! Inclinons-nous une fois de plus devant elle, qui se plaît à diriger nos pas ! Nous ne sommes dans sa main que des fétus de paille. Je crois, moi, que Mme la marquise a pu vous reconnaître à certaines inflexions de votre voix, qui ont dû lui rappeler certaines minutes inoubliables du passé !

 

Ainsi parlait M. Hilaire, qui se gardait bien d’apprendre à Chéri-Bibi qu’il avait été, dans la circonstance, le truchement unique de cette Providence dont il avait la bouche pleine, car, pour rien au monde, il n’eût voulu confier à Chéri-Bibi qu’il avait pénétré dans l’hôtel, juste à temps pour le voir entrer dans le cabinet du Subdamoun, cependant que ce dernier, le revolver au poing, le suivait. M. Hilaire avait alors immédiatement compris qu’il allait se passer du « vilain » car il pensait bien que Chéri-Bibi ne tenterait même pas de se défendre !

 

Aussitôt M. Hilaire s’était résolu à révéler à la marquise l’effroyable secret, le mystère de la diabolique dualité et de la sainte unité du marquis et de Chéri-Bibi : seul moyen d’éviter un parricide !

 

Chéri-Bibi avait donc été sauvé, mais comme à la suite de cette audacieuse initiative de M. Hilaire, le Subdamoun avait failli perdre la vie en se suicidant, et la marquise perdre la raison, on comprendra que M. Hilaire hésitait à s’en vanter.

 

Du reste, ce n’était point seulement sur ce point qu’il dissimulait la vérité ! Quand M. Hilaire prétendait que c’était son extraordinaire amitié pour Chéri-Bibi, ainsi que le remords de lui avoir refusé ses services qui l’avaient poussé à aller rejoindre son compagnon et son maître, il mentait ! La véritable raison de cela, il finit par la dire, mais en dernier et sans avoir l’air d’y attacher autrement d’importance :

 

– Je n’oublierai jamais, quant à moi, reprit M. Hilaire après un silence, la douceur avec laquelle monsieur le marquis appelait jadis Mme la marquise. Ah ! quand monsieur le marquis avait dit dans ce temps-là : « Cécily ! » il avait tout dit. Certes, vous fûtes un ménage adorable. Je ne saurais, ajouta-t-il, en dire autant du mien. La vie y était devenue un enfer !

 

– Qu’est-ce que vous me racontez là, monsieur Hilaire ? Mais la dernière fois que vous m’avez parlé de Mme Hilaire, c’était avec des sanglots dans la voix. Vous ne vous consoliez point de sa disparition !

 

– Eh ! c’est que je la croyais disparue ! s’exclama M. Hilaire.

 

– Elle n’est donc point morte ?

 

– Monsieur le marquis, la vérité est que ce jour que je vous parlais d’elle pour la dernière fois, je croyais bien, en effet, ne plus jamais la revoir. La paire de bottines et le chignon brûlés m’avaient fait répandre des larmes sur un sort que je croyais tragique et je revenais tristement, passé neuf heures du soir, par la rue du Roi d’Italie, me dirigeant vers la Grande Épicerie moderne, quand j’aperçus, venant à moi, la main tendue et le sourire aux lèvres, vous ne devineriez jamais qui ? Mes bons amis : MM. Barkimel et Florent.

 

« – Eh ! quoi ! m’écriai-je, vous voilà, ressuscités ! Allons prendre un petit verre sur le comptoir pour fêter ce beau jour !

 

« Nous nous acheminâmes donc vers ma demeure, cependant qu’ils me contaient comment ils avaient échappé à la guillotine et avec quelle prudence ils s’étaient cachés jusqu’au rétablissement du calme. Soudain, M. Florent me dit :

 

« – Notre premier soin, à M. Barkimel et à moi, en revenant dans le quartier, a été de faire un petit tour par chez vous, en dépit de l’heure tardive… La devanture était baissée, mais la porte était encore ouverte. Seulement, nous n’avons pas osé entrer à cause de Mme Hilaire.

 

« – Vous êtes bien bons, déclarai-je… Évidemment, j’ai du regret de la voir trépassée, mais cela ne pouvait nous empêcher de trinquer à notre santé…

 

« MM. Barkimel et Florent me regardèrent comme si j’étais devenu fou !

 

« – Ah ! bah ! vous en avez de bonnes et vous aimez toujours la plaisanterie ! s’exclama M. Florent. Jamais Mme Hilaire ne s’est mieux portée ! Elle remplit le comptoir !

 

« – Hein ?

 

– Quoi ?

 

« – Je ne les écoutais plus ! Je courus d’une traite jusqu’à l’épicerie, je jetai prudemment un coup d’œil par un coin de la porte, à l’abri de l’auvent… et j’aperçus, en effet, Mme Hilaire qui se dressait, formidable, au comptoir et qui confiait au commis de garde l’irritation qu’elle avait contre moi de ce que je n’avais point perdu mes mauvaises habitudes !

 

« – Si ce n’est pas honteux, s’écriait-elle, de n’être pas rentré à des heures pareilles !

 

« Mon Dieu, monsieur le marquis, c’est ce que je me suis dit à moi-même ; j’avais honte de rentrer à une heure aussi tardive, tellement honte que je ne suis pas rentré du tout.

 

– Mauvais mari ! exprima Chéri-Bibi qui souriait formidablement derrière ses énormes lunettes. Mauvais mari. Je comprends tout… C’est pour fuir le devoir conjugal, monsieur Hilaire, que vous daigner m’accompagner aux antipodes.

 

– Si seulement je savais ce que nous allons y faire, osa demanda M. Hilaire pour détourner la conversation.

 

– Eh ! bien, je vais vous confier ça, à vous, monsieur Hilaire, malgré tout le mépris que votre conduite matrimoniale m’inspire. Après ce qui vient de m’arriver en France, je commence à être dégoûté des républiques. Je sais que, là-bas, ils ont besoin d’un empereur. Qu’est-ce que vous diriez de Chéri-Bibi empereur !

 

– Je dis, s’exclama M. Hilaire enthousiasmé, que Chéri-Bibi n’a rien à se refuser.

 

 

 

 

 

 


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Mars 2008

 

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[1] L’Histoire est un éternel recommencement : ne revivons-nous pas là les heures de Brumaire ? Voir Vandale.