Gaston Leroux

 

 

 

LE CAPITAINE HYX

Aventures effroyables de M. Herbert de Renich

Tome I

 

 

 

(1917)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LES MAINS SOUS LA LAMPE.. 4

II  LES YEUX SOUS LE CAPUCHON.. 7

III  PLUIE DE ROSES ET PLUIE DE LARMES. 9

IV  LE DRAPEAU NOIR.. 13

V  UN HOMME DEBOUT SUR LA MER.. 15

VI  LES PORTES SOUS LA MER.. 18

VII  QUEL EST CE PALAIS SOUS-MARIN ?. 23

VIII  LA BAIGNOIRE GRILLÉE.. 26

IX  LA PRIÈRE DU SOIR.. 31

X  QUELQU’UN JOUE DE L’ORGUE.. 34

XI  DOLORÈS ET GABRIEL.. 37

XII  CE N’EST PAS LE CONFORT QUI MANQUE DANS LES PRISONS DU « VENGEUR »  48

XIII  LA TRANQUILLITÉ D’AMALIA M’ÉPOUVANTE.. 57

XIV  LA CERVELLE À L’ENVERS. 63

XV  JE SUIS INVITÉ À DÉJEUNER PAR LE CAPITAINE HYX.. 74

XVI  LE CAPITAINE HYX.. 78

XVII  VISION SUR L’ABÎME.. 84

XVIII  SOUDAINE ÉMOTION DU CAPITAINE HYX.. 88

XIX  UNE PROMESSE DU CAPITAINE HYX.. 98

XX  L’ONCLE ULRICH PASSE ENCORE UN MAUVAIS QUART D’HEURE.. 101

XXI  CE QUE SIGNIFIAIT LA PROMESSE DU CAPITAINE HYX.. 105

XXII  L’AUTRE REQUIN.. 112

XXIII  LA PETITE CHAPELLE.. 122

XXIV  CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE CHAPELLE.. 127

XXV  DEUX PORTRAITS DANS L’ABSIDE.. 136

XXVI  LE DOCTEUR A EMBRASSÉ LA BOUTEILLE DE SKYDAM ET DIT UN MOT À LA FIOLE DE COCAÏNE.. 142

XXVII  FIN DE L’HISTOIRE DE DOLORÈS. 150

XXVIII  POURQUOI L’IRLANDAIS ÉTAIT LE PLUS FÉROCE.. 161

XXIX  COMMENCEMENT DE MON ÉVASION.. 166

XXX  PROMENADE SOUS LA MER.. 172

XXXI  ÉTRANGE… ÉTRANGE VISION.. 175

XXXII  OÙ J’ENTENDS PARLER POUR LA PREMIÈRE FOIS DE LA BATAILLE INVISIBLE, ET CE QU’IL EN ADVINT.. 182

XXXIII  À ZEEBRUGGE.. 188

XXXIV  UNE BONNE SOUPE AUX POIREAUX FUMANTE.. 194

À propos de cette édition électronique. 198

 

I

LES MAINS SOUS LA LAMPE


D’abord je vous dis, moi, Carolus Herbert de Renich, du pays neutre de Gutland en Luxembourg, que je suis un honnête homme, incapable de mentir.

 

Ceci bien entendu, je commencerai par déclarer que, dussé-je vivre une éternité, je me souviendrai, jusqu’à la fin des temps, de la minute d’effarement et de douleur (que devaient suivre tant d’autres terribles minutes) pendant laquelle je reconnus sur l’une des tables du palais des jeux, à Funchal, et dans la lumière d’une lampe dont l’abat-jour me cachait tout le reste de sa divine personne, les longues mains pâles et frêles, veinées de bleu, de celle que j’avais tant aimée quand elle n’était encore que la belle Amalia Edelman !

 

Je n’avais pas besoin de me pencher pour voir son visage. Je savais qu’elle était là, qu’il n’y avait aucune erreur possible, à cause d’un certain anneau d’esclavage que je lui avais offert jadis, quand elle n’était encore qu’une magnifique enfant… Elle le portait toujours ! Et, du reste, je ne pouvais plus faire un mouvement. Mon émoi était tel que je restai stupide, ne pouvant comprendre par quelle espèce de sortilège ces mains, que je croyais si loin au nord de la terre ensanglantée d’Europe, ces mains uniques au monde par leur beauté et leur transparence aristocratique, se trouvaient là, poussant négligemment des pièces d’or sur une table du palais des jeux de la capitale de l’île Madère, dite l’île Heureuse (entre 16°39’30” et 17°16’38” de longitude ouest de Greenwich et entre 32°37’18” et 32°49’44” de latitude nord), et cela par la plus belle nuit de Noël que j’aie vue de ma vie (ceci se passait exactement dans la nuit du 24 au 25 décembre 1915, entre 10 heures et demie et 11 heures au plus tard).

 

J’ai toujours admiré qu’il y eût des gens pour dire : « Moi, je fais ce que je veux ! » et pour le croire. Cent exemples quotidiens sont là pour vous démontrer que vous n’êtes qu’un pantin entre les ficelles d’un obscur mais sûr destin. « On fait de nous ce que l’on veut. » Qui, on ? Mais on, ce soir-là, qui a voulu me faire voir ces mains-là !

 

Songez que j’étais déjà levé pour partir, que le valet de pied me pressait, car, en rade, la sirène du steamboat qui devait me conduire à Southampton avait fait entendre son second appel. Mes bagages étaient à bord ! Réfléchissez que, normalement, dans ma hâte, je ne devais pas regarder du côté de ces mains-là !… Et cependant je les ai vues et je suis resté ! Et quand je considère maintenant pour quels événements formidables on m’a retenu avec ces mains-là, je ne puis croire à un hasard banal et sans loi ! Et c’est bien cette idée dévorante que le on du destin avait besoin que je visse certaines choses pour les raconter plus tard et aussi pour me faire accomplir certaines besognes de cauchemar ; c’est bien cette idée-là qui me courbe aujourd’hui sur mes cahiers, sur tant de notes éparses, témoignages irrécusables d’une aventure sans pareille, dans le but de commencer un récit que je n’achèverai peut-être pas !… En tout cas, mes précautions sont prises, et si, pour quelque raison, trop facile à prévoir, je venais à disparaître, les doubles de mes documents parviendraient à la grande presse française et lui permettraient de révéler des faits qui, même en cette époque de chaos et d’horreur, ne manqueront point d’étonner le monde !… Toutes les batailles de la Guerre du monde ne sont pas connues. !… Mais elles le seront ! Il le faut, il le faut ! Voilà pourquoi on m’a fait voir les mains !…

 

Je ne les avais pas revues depuis cinq ans que je les avais quittées, comme un niais, pour faire le tour du monde ! Et maintenant il y avait à un certain doigt dit annulaire certain anneau que je n’y avais pas glissé ! En dehors de cela, elles n’avaient pas changé ! Comme je les avais aimées et baisées avec un tendre et respectueux amour aux jours ridicules de ma sentimentale jeunesse ! Hélas ! je n’avais pas fait le quart du tour du monde que j’apprenais que ces mains-là ne m’appartenaient plus ! Depuis, je me promenais sans but à travers les continents et les vastes mers, avec, pour unique compagne, cette seule phrase qui sonnait comme une bille de grelot dans mon crâne vide : « La belle Amalia Edelman, du doux pays neutre du Gutland, en Luxembourg, s’appelle maintenant Mme la vice-amirale Heinrich von Treischke, de Wilhelmshaven, en Allemagne !…

 

Donc, les mains jouaient et jouaient avec de l’or, ce qui, par les temps que nous traversions, était assez rare !… Mais j’ai pensé depuis que c’était peut-être par ordre que le personnage très important qu’était Mme von Treischke jetait le précieux métal devant elle, pour prouver en vérité qu’ils n’en manquaient pas en Allemagne ! Il y avait foule autour d’elle, car elle gagnait d’une façon dite insolente, et chacun murmurait son nom en donnant des détails sur son arrivée à Madère (à cette époque, le Portugal n’avait pas encore déclaré la guerre à l’Allemagne), sur ses toilettes éclatantes et sur sa chance qui, depuis huit jours que cette noble dame avait débarqué dans l’île, ne se démentait point.

 

Sachez donc (pourquoi le cacherais-je ?) que nous avions dû nous marier ensemble. Elle était très riche. Son père avait des terres immenses qui descendaient jusqu’aux rives de la Moselle. Son vin était célèbre. Moi, je vivais alors avec ma bonne vieille maman. Nous avions un peu de bien. En dehors du goût que j’avais pour me marier avec Amalia Edelman, je ne me sentais attiré par rien, et je serais certainement resté au pays si nous n’avions eu le malheur de posséder dans la famille un cousin, armateur à Anvers, qui m’embarqua sur l’un de ses navires « pour me faire faire mon tour du monde », chose qu’il jugeait absolument nécessaire à mon bonheur dans la vie. J’ai toujours soupçonné qu’il devait être d’accord avec le vieil Edelman, lequel voyait sans grand enthousiasme le penchant de sa fille pour le petit Carolus Herbert, de Renich.

 

Le vieil Edelman et le cousin armateur étaient depuis longtemps en affaires et ils étaient un peu crapules tous les deux. Enfin ils m’ont bien fait pleurer, et aussi Amalia, qui avait si vite oublié nos serments et qui, depuis, avait donné avec tant d’empressement une petite fille et deux petits garçons à l’amiral von Treischke !

 

À propos de celui-ci, je croirais perdre mon temps si j’avais la prétention de vous donner quelque aperçu de sa nature, de son caractère et de ses petits talents ! Il suffit d’écrire son nom et l’on est renseigné. Nul n’ignore la part qu’il a su se tailler (celle du tigre) dans la remarquable affaire de l’assassinat de miss Campbell ni la façon tout à fait digne de la « kultur » avec laquelle il a établi solidement le régime de la terreur sur toute la côte, après la chute d’Anvers, et cela jusqu’au fond des couvents de Bruges (si je m’en rapporte à la dernière lettre de ma chère bonne vieille maman) ! Mais, dans l’instant, lâchons cet homme… et revenons à Amalia.

 

Au fond, quand j’analyse les sentiments qui m’immobilisaient devant la table de jeu de Funchal, je dois, en toute sincérité, faire entrer en ligne de compte la crainte où j’étais de découvrir que mon idole eût été transformée en importante frau par une maternité aussi hâtive que répétée.

 

Une angoisse particulière me pinçait le cœur : Elle ne devait plus être digne de ses mains ! Hélas ! Hélas ! Elle devait bientôt me prouver que Mme Heinrich von Treischke était encore plus belle qu’Amalia Edelman !… Quand, lasse de gagner, elle se leva, et que, devant elle, la foule élégante lui eut respectueusement fait place, alors, elle m’apparut ! Je dus m’appuyer à la muraille pour la laisser passer. Elle me frôla et ne me vit pas ! Comment cette femme n’entendit-elle pas les coups de marteau de mon cœur ?… Elle passa comme une ombre légère qui ne tient plus au monde que par l’éclat emprunté de sa parure !

 

Qu’elle était belle, qu’elle était belle, ma bien-aimée, avec son visage si pâle, si pâle, et ses grands beaux yeux mélancoliques si étrangement pailletés comme d’une poussière d’étoile !…

 

Évidemment, Amalia ne devait pas être heureuse, au témoignage d’un visage et d’yeux pareils ! J’avouerai que, personnellement, j’en fus férocement enchanté. Tout à coup quelques phrases sinistres, prononcées en anglais, avec un fort accent irlandais, tout près de moi, me firent sortir très brutalement de mon extase. Je traduis textuellement : « Suivez-la !… Ne la quittez pas d’une semelle !… On fera le coup pendant qu’elle sera à la messe de minuit !

 

–Et la dame de compagnie ?

 

–J’en fais mon affaire ! »

 

II

LES YEUX SOUS LE CAPUCHON


Entre la colonne qui me cachait et le mur où j’étais appuyé, il y avait un étroit espace par lequel mon regard se glissa pour aller à l’homme qui avait prononcé cette dernière phrase. Il était enveloppé d’une cape et me tournait le dos. Je ne voyais pas son interlocuteur. Je sortis alors sans bruit de ma cachette, le cœur très en désordre et les tempes battantes, car je ne doutais pas que les bandits n’en voulussent au butin de jeu emporté par l’heureuse Amalia (comment eus-je pu concevoir une entreprise bien autrement redoutable contre une femme que je croyais sans ennemis ?) et mon dessein était, naturellement, de prévenir au plus tôt Amalia, sans attirer l’attention de ceux dont j’avais surpris le hideux projet !

 

Or, autour du départ de Mme l’amirale von Treischke, il y eut un mouvement qui me fut des plus favorables et je parvins à rejoindre l’homme à la cape dans le moment qu’il sortait dans les jardins, sur les pas d’Amalia et de sa dame de compagnie.

 

Le dépassant, j’allais enfin voir sa figure, car, dans ces jardins, qui sont parmi les plus beaux du monde, il y avait une lumière de fête, répandue par tous les feux de Noël qui font de toute l’île, cette nuit-là, un merveilleux brasier. Mais je fus bien déçu quand un geste de l’homme rabattit soudain le capuchon de sa cape sur une sorte de coiffure marine enveloppant si bien toute la tête que je n’eus que le temps d’apercevoir deux yeux, ou plutôt deux trous d’yeux extraordinaires, à cause de leur profondeur sans éclat… oui, dans des orbites profondes comme on en voit aux têtes des morts, la glace immobile du regard semblait morte elle-même, à jamais desséchée…

 

Cette rapide vision des yeux morts sous le capuchon me terrifia plus que des prunelles en flammes. Cet homme si singulièrement enveloppé dans son manteau, et qui glissait devant moi, dans l’ombre des deux femmes, m’apparaissait maintenant comme la Tristesse en marche, la Tristesse qui s’apprêtait silencieusement à voler, et peut-être à assassiner !… J’en fus glacé jusqu’aux moelles et je tâtai, dans ma poche, mon revolver.

 

Je m’arrêtai quand l’homme s’arrêta.

 

Mme von Treischke et la suivante venaient de monter dans leur carro, aux patins de fer, qui allait les conduire, sur les petits pavés pointus graissés de suif, à la cathédrale, dont beaucoup de joueurs prenaient alors, comme Amalia, le chemin. Les cloches de toutes les églises et les pétards de minuit sur les parvis sacrés appelaient de toutes parts les fidèles.

 

J’eus un mouvement pour me jeter dans le carro d’Amalia avant qu’il ne démarrât, traîné par ses deux vaches actives, précédé de l’enfant-coureur-chasse-mouches, et suivi du bouvier alerte, à la longue pique. Mais je pensai aussitôt que je retrouverais sans difficulté Amalia à la messe, et que le plus urgent était de ne point lâcher mon homme. J’imaginai qu’il allait monter, lui aussi, dans un carro et suivre les femmes, mais il n’en fût rien. Il revint dans les jardins, monta sur un banc et regarda longuement du côté de la rade. Puis il redescendit et, tranquillement, alla s’appuyer contre le Dragon et, fouillant dans sa poche, en tira un lourd couteau dont il ouvrit la lame. Et il s’amusa, comme s’il n’avait pas autre chose de plus pressant à faire, à entailler la peau du Dragon, qui est un arbre d’une douceur d’écorce tout à fait extraordinaire et dans laquelle les joueurs qui ont perdu s’en vont, par distraction, enfoncer mélancoliquement la pointe de leur canif, pour voir couler de cette chair blessée la sève « comme du sang ». Quand il eut fini ses entailles, l’homme s’éloigna ; j’allai à l’arbre et regardai sa nouvelle blessure, je découvris un grand V et cette date au-dessous : « Noël 1915 ». Quand je relevai la tête, l’homme avait disparu.

 

III

PLUIE DE ROSES ET PLUIE DE LARMES


Je ne m’attardai point à rechercher cet homme. Déjà Amalia devait être à la cathédrale. Je sautai dans l’une de ces luges d’osier avec lesquelles, à Madère, on descend si rapidement les collines quand on n’a pas peur de se casser les membres et que l’on trouve la route en spirale du carro trop longue. C’est ainsi qu’en quelques minutes je retombai en plein Funchal et en plein cortège sacré aux flambeaux.

 

En d’autres temps, j’aurais admiré ces festas de la Noël ; mais alors, je les trouvai encombrantes. J’avais quitté la luge : je courais maintenant, à plat, sur les petits pavés suiffés qui sont si souvent cruels pour la figure ; cent pétards me partaient dans les jambes. Les fusées me sifflaient sous le nez ; je naviguais comme ivre au milieu de ce bouquet d’artifice. Je me heurtai à des joueurs de guitare qui continuaient de racler leurs instruments en me bottant les mollets. Je maudissais la joie harmonieuse de ces nuits divines. Je passai sans m’y attarder devant les trois églises grandes ouvertes sur l’allégresse de la rue. On pouvait voir à la fois les danses du dehors, les prosternations du dedans ; et les chants et les cortèges allaient, dans un incroyable mélange, de la nef à la place publique. Mais cela ne m’intéressait pas. Je savais que Mme l’amirale von Treischke ne pouvait être qu’à la cathédrale, à la meilleure place.

 

Enfin, j’y arrivai dans le moment que l’évêque, les autorités civiles et militaires, les hauts fonctionnaires en robes violettes, les pénitentes voilées et les statues des saints dans leurs plus beaux atours, y parvenaient eux-mêmes, après avoir traversé la ville, dans la gloire des torches !… Et c’est en me glissant, sur le parvis, au milieu du cortège officiel, que je fus conduit miraculeusement, à travers la foule ardente, jusqu’au pied des autels et aussi jusqu’aux pieds de ma bien-aimée Amalia, laquelle, catholique fervente, priait avec la plus grande dévotion.

 

La dame de compagnie était prosternée sur les dalles, tout à côté d’elle, à sa droite. Le réticule d’Amalia, dans lequel j’avais vu ses belles mains enfermer le butin de jeu, était posé sur une chaise devant elle. Sachant ce que je venais d’apprendre si providentiellement, je le trouvais bien exposé. D’autre part, j’hésitais à troubler l’oraison d’Amalia pour un motif aussi profane. Moi étant là, je pensai que sa chère personne ne courait, en tout cas, aucun danger, et c’était le principal. Du reste, c’est en vain que je dévisageais tous ceux qui nous entouraient. : je ne découvrais rien de suspect. J’imaginais que ces messieurs dont je redoutais l’entreprise se réservaient pour la bousculade de la sortie. En attendant, je me rapprochai encore de celle que je voulais protéger et, comme je touchais son prie-Dieu, elle releva d’entre ses mains un visage inondé de larmes, me regarda, me reconnut avec effroi et se mit à trembler. Vous pensez que j’étais au moins aussi ému qu’elle ! Mais quand elle eut prononcé ces mots : « Comment se fait-il que vous soyez ici ? Je priais pour vous ! » alors je tombai à genoux et ; moi aussi, je me cachai la tête dans les mains, et moi aussi je pleurai.

 

Dans le même moment, des mains invisibles jetèrent du haut des voûtes, suivant la coutume là-bas, des pétales de fleurs, comme si le ciel couronnait notre douleur et récompensait notre sagesse, car notre joie de nous retrouver était pure.

 

J’entendis qu’elle disait à sa suivante : « Rentrez à l’hôtel maintenant, et préparez les jouets des enfants. Moi, je vais rester à prier encore un peu ici. » La dame de compagnie s’en alla avec le sac au trésor. Je n’y vis aucun inconvénient. On pouvait voler le sac, on pouvait assassiner la dame de compagnie ; il y a des minutes dans la vie où l’on ne s’arrête point à ces contingences.

 

Et, en vérité, Amalia ne pria plus. Après avoir essuyé nos pleurs, nous nous mîmes à bavarder délicieusement sous le regard des anges de pierre, qui semblaient nous lancer des roses. J’ai toujours été – je n’ai pas à le cacher – un sentimental. Cette heure que j’ai passée là, le ciel qui me l’accordait devait me la faire payer cher, comme on le verra par la suite. Eh bien, je ne la regrette pas. Que nous dîmes-nous ? Je n’en sais plus rien, car nous nous dîmes toutes sortes de choses, excepté que nous nous aimions.

 

Tout à coup j’aperçus devant nous, sous la chaire, monté sur un tabouret qui l’exhaussait au-dessus de la foule, l’Homme au capuchon qui fixait sur nous ses grands yeux morts :

 

« Allons-nous-en, fis-je, allons-nous-en tout de suite, Amalia ; je vais vous reconduire à votre hôtel !

 

– Oui, dit-elle, je veux que vous voyiez mes trois chérubins. » Quelques instants plus tard, nous étions dehors. L’hôtel où elle était descendue était tout proche. Bien que la montée qui y conduisait fût assez rude, Amalia voulut faire le chemin à pied. La ville était éclairée comme en plein jour, et je ne m’opposai point à son désir. Je fis bien, car tout de suite Amalia s’appuya sur mon bras :

 

« Nous fêterons la Noël ensemble, dit-elle ; je vous présenterai à l’oncle doctor Ulrich von Hahn, qui sera enchanté de souper avec un de mes bons amis, je dis : mon meilleur ami du Gutland ! »

 

Elle me serra légèrement le bras en rougissant. Mais tout cela, encore une fois, était très pur. Il y avait un mari et trois enfants ; voilà qui est plus sacré que les vœux les plus solennels de la vestale antique. Je le dis aussi bien pour elle que pour moi. Seulement les sentiments sont les sentiments, comme disent les Français.

 

« Mais qu’avez-vous à vous retourner ainsi ? finit-elle par me demander comme je regardais derrière nous pour la troisième ou la quatrième fois.

 

– Rien, je vous assure, je regarde les feux des navires sur la rade !… »

 

Mais je mentais ! je regardais au coin d’une venelle la silhouette mystérieuse et attentive de l’Homme aux yeux morts !…

 

Je hâtais notre marche, et quand nous fûmes à l’hôtel je fis part à Amalia de l’incident du casino.

 

« Si c’est au réticule plein d’or que ces gens en voulaient, s’écria-t-elle, ils ont peut-être assassiné ma dame de compagnie ! » Et elle me reprocha, avec assez de justesse, de ne pas l’avoir avertie plus tôt !… Elle traversa avec une grande vélocité une salle à danser où des couples anglais s’embrassaient sous les bouquets de gui, pendus au plafond. Je courais derrière elle et nous arrivâmes dans un salon réservé, où nous trouvâmes la dame de compagnie fort tranquillement occupée à garnir une demi-douzaine de paires de petites chaussures avec des jouets de toutes sortes que venait certainement d’apporter par la cheminée le bonhomme Noël.

 

Amalia poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur une chaise.

 

Le réticule était là avec tout son petit trésor intact.

 

Il y avait aussi, à l’autre bout de la table, un vieillard aux joues roses, à énorme tête chenue et à lunettes, qui lisait tout haut, à la dame de compagnie, une page qu’il venait d’écrire et que nous dûmes subir jusqu’au bout ; je me rappelle que cette élucubration se terminait à peu près ainsi : « Bientôt se réaliseront ces paroles du vénérable poète Emmanuel Geibel : “Ce sera l’œuvre de l’Allemagne de rendre la santé à la terre tout entière !” »

 

Quand cet homme ridicule eut fini de lire sa prose stupide, Amalia me le présenta. C’était bien l’oncle savant doctor Ulrich von Hahn, qui me serra la main avec amitié, me déclara qu’il était en train d’écrire, pour les jeunes gens de la Germanie, un nouvel évangile dont il venait de me donner un aperçu ; enfin, il m’invita à partager avec lui et sa nièce le souper de la Noël.

 

Il paraissait enchanté d’avoir à poursuivre de sa science teutonne un nouveau convive, et il poussa devant moi une corbeille pleine de bananes, de mangas, de goyaves, d’ananas et de « fruits des fleurs de la Passion ».

 

« C’est en attendant le boudin », dit-il.

 

Alors Amalia put parler et demanda des nouvelles des enfants. La dame de compagnie, qui était très laide, mais qui avait de bons yeux doux, répondit avec une voix sympathique que les enfants, qu’elle venait de visiter dans leur chambre, dormaient « comme de petits anges ».

 

Amalia me dit à mi-voix : « L’aînée, qui a quatre ans, est la petite Dorothée ; les petits garçons qui ont trois ans et deux ans, s’appellent, le premier Heinrich comme son père, le second Carolus… comme vous ! » Là-dessus, nous devînmes plus rouges tous deux que la fleur rouge de l’hibiscus.

 

Elle se leva : « Venez les voir ! » dit-elle. Je la suivis. Nous montâmes au premier étage, où se trouvait son appartement. Au moment de pénétrer dans la chambre des petits, elle me fit signe de marcher sur la pointe des pieds. Quand la porte fut poussée, nous retînmes notre souffle. Amalia avait en main une lampe dont elle avait à demi étouffé la lumière sous l’abat-jour… je marchais derrière elle.

 

Tout à coup : « Où sont-ils donc ?… » s’écria-t-elle, d’une voix sourde et déjà inquiète ! Au fait, les petits lits étaient vides. Elle se jeta dans le cabinet voisin en appelant la nourrice, mais celle-ci ne répondit pas. Le lit qu’on lui avait dressé là était vide, lui aussi, toutes couvertures rejetées comme celles des enfants, Amalia commença d’appeler : « Dorothée ! Heinrich ! Carolus !… » Mais aucune voix ne lui répondit.

 

Alors, naturellement, Amalia perdit la tête, et moi aussi, ainsi que beaucoup d’autres derrière nous, en entendant les cris de la mère et ses appels insensés…

 

Mais la débâcle de la raison, pour Amalia, sembla atteindre son apogée quand nous eûmes découvert que la fenêtre du cabinet où couchait la nourrice était entrouverte sur les jardins suspendus, lesquels, de terrasse en terrasse, descendaient jusqu’à la rive marine… et qu’à cette fenêtre était attachée une corde !…

 

Ainsi, pendant que nous recevions des pétales de roses dans les cheveux, là-bas, à la cathédrale, on volait les enfants ici !… Amalia, qui délirait se, précipita, avec une affreuse clameur désespérée, hors de l’appartement. J’étais encore à la fenêtre quand je la vis dans la rue, tenant des propos désordonnés à deux agents de la force publique, que je reconnus à leur uniforme portugais. Et elle les suppliait de sauver ses enfants ; et, se tordant les mains, se jetait à leurs genoux.

 

Ces deux agents la firent monter dans un carro qui stationnait près de là et tout l’équipage partit à grande allure du côté de la mer.

 

Dans le même moment, j’entendis des cris derrière moi. Je me retournai. C’étaient des clients de l’hôtel qui faisaient un grand tumulte autour du corps ficelé de la nourrice, qu’ils venaient de découvrir dans la salle de bain !

 

On lui enleva le bâillon qui l’étouffait et elle put parler. Elle raconta qu’elle avait été réveillée par les cris des enfants, qu’elle s’était précipitée dans leur chambre, mais qu’aussitôt elle avait été appréhendée brutalement par deux personnages qui l’avaient « réduite à rien » en la bourrant de coups, en lui liant les membres et en lui enfonçant une serviette dans la bouche. Cette pauvre femme en tremblait encore. Je la harcelai de questions, et si bien que je finis par démêler dans ses réponses embarrassées qu’elle croyait avoir eu affaire à deux agents de la police portugaise. Il ne m’en fallut point davantage pour comprendre que les deux femmes avaient été victimes de deux faux agents et conclure que l’attentat contre les enfants venait à l’instant même de se compléter par le rapt de leur mère !

 

Fou à mon tour, je me jetai hors de l’hôtel et courus vers la mer, dans la direction que j’avais vu prendre au carro.

 

IV

LE DRAPEAU NOIR


Sur la place de la Cathédrale, je trouvai heureusement un carro libre, sautai dedans et donnai un sérieux pourboire au bouvier alerte pour qu’il piquât jusqu’au sang ses galopantes vaches, et aussi à l’enfant coureur-chasse-mouches pour qu’il excitât l’équipage de ses meilleurs cris.

 

Nous glissâmes comme une flèche sur les pavés pointus, suiffés, jusqu’au port.

 

Hélas ! ce fut en vain que, sur le quai, je cherchai trace des ravisseurs et de leurs victimes. Ici, tout était en fête, et aux terrasses des cabarets on ne répondit même point à mes questions.

 

Je courus jusqu’au bout de la jetée ; elle était déserte. Au bas de l’escalier de pierre où l’on s’embarque dans les canots qui vous conduisent aux steamers en rade, pas une embarcation !

 

Cependant je crus distinguer un grand mouvement dans l’ombre lointaine de la plage. Je repris ma course. Arrivé sur la grève, je fus entouré aussitôt par de grandes barques qui venaient de villages éloignés et qui sortaient à toute volée de la mer, traînées par des vaches qui étaient allées les chercher jusqu’à la lame. Ces barques apportaient à Funchal des légumes, du poisson, de véritables cargaisons de veaux, de moutons, de porcs. Tout cela, bêtes et gens, faisait une musique diabolique, car en même temps il y avait à chaque bord des bruits de guitare et des chants de Noël ! Sans interrompre un commerce nécessaire, ces braves gens fêtaient la naissance de Dieu !…

 

À la limite de la lumière, sur l’eau, je voyais l’ombre épaisse d’un grand croiseur auxiliaire anglais qui était arrivé dans l’après-midi. Quant à mon steamboat, il y avait deux heures qu’il était parti avec mes bagages ! Que faisais-je sur cette plage ? J’avais tout perdu, même Amalia ! Mon désespoir n’avait plus de bornes !

 

Soudain, je découvris, parmi tant de barques dansantes, une petite chaloupe automobile à la poupe de laquelle je n’eus pas de peine à reconnaître l’Homme à la cape !

 

L’embarcation devait doubler la jetée. Je courus de nouveau vers le môle. Je ne doutais point que l’Homme à la cape n’eût tout dirigé dans cet affreux drame où je me débattais comme s’il me touchait autant qu’Amalia, et j’imaginai que les victimes pouvaient avoir été jetées prisonnières au fond de cette chaloupe même. Pour mon bonheur ou pour mon malheur, un petit canot à vapeur qui faisait le service entre les steamers et la jetée, abordait aux derniers degrés de l’escalier, au moment où j’y arrivais.

 

Je me jetai dans l’embarcation et promis ce qu’ils voudraient aux deux hommes d’équipage s’ils rattrapaient la chaloupe automobile, qui passait alors à une demi-encâblure devant nous. Ce fut une belle poursuite. Nous remontions vers le nord-ouest, laissant derrière nous les derniers bruits de la fête, les carillons clairs des églises qui sonnaient encore là-bas, au creux des monts, comme des clochettes de mules qui se hâtent. Nous gagnions visiblement sur le canot. Où allions-nous ?… Qui eût pu le dire ?…

 

L’Homme au capuchon, devant nous, à la poupe de sa barque, ne semblait pas plus s’occuper de nous que si nous n’avions pas été là à souffler notre fumée derrière lui… Mais voilà que, comme nous commencions à distinguer à l’occident un promontoire qui portait une étoile (Porto-Santo et son phare, avant-garde des Desertas, îles abandonnées de l’archipel), l’Homme à la cape se baissa, une lumière stria la nuit au ras des flots ; nous entendîmes une forte détonation et nous reçûmes un choc qui fit éclater dans une explosion notre fragile esquif…

 

J’avais été jeté du coup à la mer ! Par un miracle, je n’étais pas blessé ! Je nageai tant que je pus, me raccrochant à une épave pendant des heures. Quant à mes deux compagnons, ils avaient disparu ! Et sans doute, j’allais, comme eux, me laisser couler au fond, à bout de forces, quand un étrange remous me conduisit presque malgré moi sur le flanc d’une prodigieuse carapace, que je reconnus à l’excroissance de ses deux kiosques pour être la superstructure, certainement, du plus vaste sous-marin qui soit sorti des chantiers des hommes depuis que les hommes se font la guerre au sein des eaux. Presque aussitôt, le capot de l’un de ces kiosques fut ouvert et, avant que j’eusse aperçu une créature humaine, une hampe commença de monter hors de la nuit, sous les premiers regards du soleil… À cette hampe se déroula un large drapeau noir marqué dans son centre d’un grand V rouge…

 

V

UN HOMME DEBOUT SUR LA MER


Puis un homme apparut. Je le reconnus aussitôt. Il n’avait plus de cape, il était nu-tête ; mais les deux trous profonds de ses yeux funèbres, aux paupières rouges, ne pouvaient me permettre aucune hésitation sur la personnalité de l’étrange individu que j’avais devant moi. Il ne me voyait pas, il regardait au-dessus de moi, vers la haute mer.

 

Au surplus, je m’étais allongé ou plutôt aplati au ras de la carcasse même du sous-marin géant, abrité derrière le pont métallique qui surmontait la coque de plus d’un mètre. L’homme n’eût pu m’apercevoir qu’en se penchant. Il était appuyé à la hampe du drapeau, et il est probable qu’avec son regard mort il voyait des choses que je n’étais pas encore capable de distinguer, car il fit un signe de la main vers les eaux qui me paraissaient désertes.

 

Il est vrai que la nuit traînait encore sur la mer. Il est vrai également que je n’ai jamais eu l’œil marin.

 

Quelles étaient mes pensées à ce moment précis ? Mon Dieu ! elles étaient tout à fait lugubres ! La situation, si mystérieuse qu’elle apparût, me semblait très claire en ce qui me concernait !

 

Ce qui s’était passé lorsque j’avais donné la chasse au canot automobile m’avait prouvé assez brutalement que ma vie ne comptait guère dans cette singulière et tragique aventure et que l’on était tout à fait décidé à la sacrifier plutôt que de me permettre de me mêler de choses qui ne me regardaient pas !

 

On se croyait débarrassé de mon importune curiosité ! Qu’arriverait-il si l’on s’apercevait de mon étrange obstination à poursuivre, jusque sur le flanc de ce monstre sous-marin, le secret d’un homme qui semblait ne vouloir que l’abîme pour complice !

 

Mon compte, comme on dit, était bon !

 

D’un autre côté, la seule chance que j’avais que l’on ne m’aperçut pas résidait dans la rapidité avec laquelle le vaisseau qui me portait s’enfoncerait dans la mer ! Or, faible, épuisé comme je l’étais, je me sentais incapable de me maintenir sur les eaux plus de quelques minutes. Le lointain pic de l’une des Desertas, allumé par les premiers feux de l’Orient, semblait n’être soudain surgi dans l’ombre que pour me faire mesurer l’espace immense qui me séparait de toute terre.

 

Je n’avais à espérer aucun secours.

 

Et cependant, voyez la force de l’amour : dans cette affreuse détresse, ce n’est pas à ma mort prochaine que je songeais mais au sort de la malheureuse que j’avais voulu sauver ! Pourquoi ce rapt abominable ? Fallait-il voir dans cette incroyable affaire la vengeance d’un amant trahi ? Je connaissais trop Amalia pour m’arrêter une seconde à une hypothèse aussi injurieuse pour sa vertu ! Et le vol des enfants ! Que signifiait aussi le vol des enfants ? N’était-il qu’un appât destiné à rendre plus facile l’enlèvement de la mère ?…

 

Où se trouvaient-ils maintenant, tous les quatre ? Après avoir assisté en quelque sorte à toute l’entreprise de l’Homme aux yeux morts, je ne doutais point qu’ils fussent là, sous cette carapace, sous cette coque d’acier qui m’offrait momentanément un refuge ! C’est dans cette prison sous-marine qu’ils avaient été enfermés, dans quelque dessein sûrement redoutable, terrible !

 

Et je ne pouvais rien pour eux !… et la prison, avec son secret, et Amalia et ses trois enfants et l’Homme aux yeux morts allaient gagner sournoisement les profondeurs de l’abîme.

 

L’homme était toujours appuyé au pavillon noir. Il n’était pas très grand mais il avait une carrure de colosse, des épaules puissantes, un torse de gorille, moulé dans un jersey de laine bleue sur lequel se détachait la lettre V en laine rouge. Il avait des bras et des mains d’homme des bois. Si j’avais eu la pensée de lutter avec celui que je considérais alors comme le geôlier en chef de Mme la contre-amirale von Treischke et de ses enfants, le spectacle de toute cette musculature m’eût certainement averti des dangers de l’entreprise.

 

Mais ceci, en tout cas, eût été de la folie, car cet homme n’avait certainement qu’un signe à faire, qu’un appel à jeter pour être secouru aussitôt par toutes les âmes damnées dont il avait dû meubler la carcasse de son vaisseau de pirate !

 

Oui, en vérité, ce devait être un pirate ! Le pirate moderne ! Le pirate sous-marin ! Mon Dieu ! s’il ne s’agissait que d’une rançon, je me serais bien livré !…

 

Dans le moment où j’en étais là de mes réflexions, l’Homme aux yeux morts s’écarta un peu du capot, me donnant un immense espoir…

 

S’il s’éloignait encore en me tournant le dos, je pouvais tenter de m’introduire dans le bâtiment sans que personne s’en aperçût, et peut-être alors pourrais-je m’y dissimuler jusqu’au moment où, plus près de la terre, notre évasion à tous les cinq serait rendue possible.

 

Quand on est dans la situation où je me trouvais, les plus folles imaginations vous paraissent tout de suite réalisables. Il y a cinq minutes, nous étions tous perdus ! Et parce que cet homme avait fait cinq pas nous étions maintenant, dans mon imagination, tous sauvés !

 

Mais c’est souvent quand le corps n’est plus qu’une épave que le cerveau le soulève avec le plus de facilité et lui fait accomplir des gestes merveilleux. Mon Dieu ! quel moment ! Je verrai toujours cette immense coque verte, toute ruisselante encore du flot marin qui clapotait autour d’elle, jaunie, çà et là de rouille fraîche ; près de moi, le cône d’acier rose d’une torpille de flanc où s’accrochait la chevelure huileuse d’une longue algue des bas-fonds, puis au-dessus de ma tête la ligne curve et aiguë du pont désert qui se découpait sur l’horizon déjà clair… enfin ce drapeau noir qui claquait d’une façon si sinistre dans le froid du matin… et cet homme, tout seul, tout seul debout sur cet étrange piédestal ; immobile parmi l’élément mobile, cet homme qui, de ses yeux morts, regardait sortir des eaux le soleil !

 

Sous ses cheveux crépus, il avait un front bombé et court de bête féroce, et cependant son air (l’air qui ne le quittait jamais) n’était point féroce, mais triste. Il avait croisé les bras et je l’entendis gémir :

 

« Ô soleil ! comment oses-tu éclairer encore cette terre maudite ! »

 

VI

LES PORTES SOUS LA MER


L’homme s’éloigna encore un peu !… un peu !… Mais il était encore tourné d’un quart vers moi et, au moindre déplacement, pouvait m’apercevoir !…

 

Cependant le voilà bien préoccupé par une certaine écume blanche et un certain bruit ronronnant d’hélice qui viennent de la mer en éveil et soudain toute rose ! Toute rose, une chaloupe sur la mer, soudain toute rose, elle aussi, apparut avec son petit canon rose à la poupe, le joli petit canon qui nous avait si proprement arrangés.

 

Car je reconnaissais l’embarcation automobile à laquelle j’avais si malheureusement donné la chasse. Elle vint glisser contre le flanc, contre l’autre flanc du submersible. De quelle nouvelle expédition arrivait-elle ?

 

Elle était montée par deux vieux matelots qui me frappèrent par leur tristesse comme m’avait frappé l’Homme aux yeux morts ; derrière eux se tenait un Chinois hideux qui me parut très gai et qui faisait sonner étrangement toute une ferraille dont on entendait le cliquetis au fond d’un sac de cuir poilu qu’il jeta sur le pont du sous-marin, avec une adresse étonnante.

 

L’Homme aux yeux morts était allé au-devant d’eux. Il me tournait tout à fait le dos maintenant et était descendu, du pont, sur le dos du submersible même ; ceux de la chaloupe avaient sauté, eux aussi, sur la coque et tiraient à eux leur petite embarcation. Ils me tournaient le dos ainsi que l’Homme aux yeux morts. Je n’avais en face de moi que le visage hideux et gai du Chinois.

 

De l’intérieur du vaisseau, aucun bruit ne venait.

 

Je m’étais, avec beaucoup de précaution, hissé sur le pont et je me trouvais maintenant derrière le kiosque. J’apercevais l’échelle centrale. Encore un étonnement : je ne reconnus point là les instruments ordinaires de direction et de vision qui prennent tant de place dans cet étroit espace. Il n’y avait pas trace non plus de périscope. Cela était donc simplement un trou par lequel on descendait dans cette chose mystérieuse immense. Je jugeai, en effet, à la longueur d’émersion que le sous-marin devait avoir au moins dans les deux cents mètres. Et je devais bientôt constater que son aménagement n’avait rien à faire avec celui des sous-marins ordinaires.

 

Mon malheur était tel que je considérais comme une faveur du destin la possibilité de me jeter dans cet antre, ou plutôt dans le ventre de cette prodigieuse baleine d’acier, dont, moins heureux que Jonas, je ne ressortirais peut-être jamais vivant !…

 

Pendant ce temps précieux, les hommes arrimaient leur chaloupe, la boulonnaient dans une excavation qu’ils venaient de découvrir en ouvrant un panneau dans le flanc même de la coque verte.

 

Or, il arriva que l’Homme aux yeux morts appela le Chinois à l’instant même où celui-ci se dirigeait vers le kiosque et où je tremblais plus que jamais d’être découvert ! Je sus profiter d’une occasion sans pareille et je me jetai dans le monstre !…

 

Dès les premiers degrés de l’« échelle », j’écoutai : rien ! pas le moindre bruit ; je glissai jusque sur le plancher de fer d’une petite salle étroite et toute nue qui était uniquement garnie de carabines alignées contre les murs comme cela se voit avec les fusils dans les salles d’armes.

 

Je ne m’attardai point à savoir si elles étaient chargées ou non et si je pouvais espérer en tirer quelque avantage pour ma défense personnelle.

 

Avant tout, ma sécurité exigeait que je trouvasse une issue et un endroit où me cacher. Cette petite salle formait un hexagone parfait, si parfait que je ne lui découvrais aucune porte.

 

Les six panneaux contre lesquels étaient alignées les carabines étaient peut-être eux-mêmes les portes que je cherchais, mais j’ignorais tout à fait le secret de leur mobilité et je serais certainement resté dans ce cul de basse-fosse, où l’Homme aux yeux morts, les deux matelots tristes et le Chinois gai m’auraient fatalement découvert en rentrant dans le submersible – ce qui ne pouvait tarder – quand je fus encore tiré de ce mauvais pas par un incident inattendu.

 

L’un des panneaux formant porte, comme je l’avais imaginé, s’ouvrit et, en même temps, me cacha. Dans le moment, j’entendis une fraîche voix de jeune femme qui demandait en espagnol : « Est-ce la terre ? »

 

Et elle gravissait aussitôt l’échelle qui conduisait au kiosque.

 

Comme la porte était restée entrouverte, je ne m’attardai point à regarder si cette dame espagnole avait la jambe bien faite – tout le monde me comprendra – et je me précipitai dans un corridor tout blanc et éclairé d’une façon si éclatante par des lampes électriques que j’en fus ébloui et plus ému qu’on ne saurait le dire.

 

J’aurais tant voulu qu’il y fît noir comme dans un four !

 

Cependant je me mis à courir sur la pointe des pieds et j’étais haletant, et j’avais le front en sueur, bien que mes membres restassent glacés.

 

Comment ne me suis-je pas évanoui ? J’étais soutenu par cette idée : trouver un trou obscur, bien tranquille ! dans lequel je pourrais m’évanouir en paix.

 

Quel extraordinaire sous-marin ! et ne rappelant en rien la disposition intérieure des bâtiments de ce genre !… je me serais cru plutôt dans un couloir de palace que dans une coursive…

 

Encore un corridor sans issue !… La vérité était que je ne savais pas ouvrir le panneau qui le fermait ! Cela devait être simple, électrique, peut-être… Mais il fallait savoir, il fallait savoir ! Et les autres allaient repasser par là, sans doute !…

 

Mes mains glissaient le long des cloisons boulonnées sans trouver le secret d’une issue ! Je retournai, malgré le danger d’un pareil retour, vers la porte de la petite salle d’armes hexagonale, dont le panneau était resté entrouvert. Ce panneau me livrerait peut-être le secret des portes !

 

De fait, j’allongeais déjà la main vers la porte, quand, sans que je l’eusse touchée, elle se referma sur mon nez, m’emprisonnant dans le couloir blanc ; mais j’avais senti que j’avais, au même moment, touché du pied un petit bouton d’acier qui avait dû commander le déclenchement de la porte. Je ne me trompais pas. Je répétai la pression et la porte doucement s’ouvrit, mais je ne pris pas le temps de la refermer. J’entendais des voix dans le kiosque.

 

Ceux que je redoutais allaient être sur mon dos dans une demi-minute ; je me sauvai à nouveau ; trempé de sueur et glacé, et cherchant de mes yeux fous, le long des parois de fer, au ras du plancher de fer, un petit bouton d’acier !…

 

Ciel ! en voici un !… J’appuie du pied. Une porte s’ouvre ! Il y a là un trou noir ! n’est-ce pas ce que je cherchais ? Je me rue dedans en tirant la porte sur moi, mais il m’est impossible de la fermer tout à fait.

 

Sans doute faut-il appuyer sur le bouton à l’extérieur ? Mais je ne puis être à la fois à l’extérieur et à l’intérieur !

 

Et les voix approchent. Elles sont bientôt à ma hauteur. Je reconnais la fraîche voix espagnole qui dit : Cuando tiempo falla para bleyar ? (Dans combien de temps arriverons-nous ?) et j’entends une voix anglaise qui dit, avec un fort accent irlandais, accompagnée d’un singulier rire : It is noble to suffer without complaining ! (Il est beau de souffrir sans se plaindre) et une voix de langue allemande, avec un accent du Limbourg, qui demande : Wie lange bleiben wir unterwegs ? (Combien de temps resterons-nous en route ?) et le même accent précédent irlandais qui répond, toujours avec cet air persifleur si agaçant : Never fear ! The wind is favourable, and ours is a stout soa-boat and very remarkable for its speed ! (Ne craignez rien ! Le vent nous est favorable et notre bateau est solide et marche avec une grande vitesse !)

 

Je ne pouvais en douter : ce terrible et triste Homme aux yeux morts avait un tempérament de loustic et répondait en se moquant aux plus raisonnables questions.

 

Le pis pour moi était que toute cette stupide conversation polyglotte, qui n’aboutissait à rien et ne me renseignait point, comme j’avais pu, un instant, l’espérer, sur le voyage que nous allions faire de compagnie, se tenait à quelques pas de moi, devant une porte entrouverte.

 

Que pouvaient-ils faire pendant que j’entendais, en même temps que leurs interpellations sans intérêt, le ronflement particulier du water-ballast qui se remplissait, indiquant à ne s’y point méprendre que nous allions naviguer en plongée.

 

Oh ! une bien mince besogne était la leur ! Ils roulaient le grand drapeau noir autour de sa hampe et s’apprêtaient à le glisser dans une gaine de cuir. Je voyais cela par le léger interstice entre la porte et la cloison. Moi, j’étais dans le noir le plus opaque et eux dans la clarté éblouissante des lampes électriques.

 

Là-dessus arriva un nouveau personnage qui, lui, parlait français avec un fort accent gascon, comme cela s’entend quelquefois à Bayonne et dans les petits ports de la côte sauvage. Immédiatement, il adressa (ceci était bien d’un Français) des compliments à la gitana (ainsi appellerai-je la voix fraîche espagnole jusqu’à plus ample informé), lui demanda des nouvelles de sa santé, s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit !

 

J’aurais voulu voir la tête du Français et la tête de la gitana, mais je n’en eus pas le loisir car ma porte fut brusquement ouverte et je n’eus que le temps de me coller tout à fait dans le fond du trou noir.

 

Alors je pus voir que l’un de ces hommes déposait son drapeau à deux doigts de moi, puis se retirait et refermait, cette fois, tout à fait la porte.

 

Enfin ! j’allais pouvoir tranquillement m’évanouir !

 

Du moins, je le croyais ; mais comme je m’allongeais à cette intention sur le plancher de fer, je rencontrai sous mes mains des quantités de petits rouleaux d’étoffe souple et qui n’étaient autres (je m’en rendis compte tout de suite) que des pavillons, tous les pavillons nécessaires pour les signaux que les navires de toutes nations peuvent avoir à se faire sur mer.

 

Donc, je me trouvais dans la pavillonnerie !… C’était un renseignement, cela ! Je pouvais y être pour longtemps ! Pour tout le temps de la plongée ! Et sait-on combien de temps un vaisseau sous-marin comme celui dans lequel je venais de m’introduire peut rester sous l’eau ?… Moi, je ne le savais pas ! Mais j’imaginais que cela pouvait être infini ! Infini pour les forces épuisées d’un homme qui a faim ! Car je commençais à avoir une faim terrible, ce qui m’empêchait décidément de m’évanouir !

 

J’étais persuadé que si la porte de la pavillonnerie s’ouvrait à nouveau je ne laisserais plus l’Homme aux yeux morts s’éloigner ! Malgré la peur qu’il m’inspirait, je lui crierais : « J’ai faim ! Donnez-moi à manger ! On s’expliquera après ! »

 

Désespérément, j’allai rouler sans aucune précaution contre la porte.

 

Certes, si j’avais entendu des pas dans le couloir, j’aurais heurté, appelé ! Mourir pour mourir, j’aimais mieux mourir après avoir mangé !

 

Je pensai au boudin de Noël que ce goinfre savant de doctor Hahn avait dû dévorer tout seul, en dépit de la gravité des événements, car enfin dans toute cette poursuite on ne l’avait pas revu !

 

Je glissai mes mains sur la plaque de fer de la porte, en me mettant à genoux ; je n’osais plus me remettre debout. Je crois que je serais tombé de faim ! Je n’avais plus froid du tout depuis que je m’étais débarrassé de ma chemise et que je l’avais remplacée par quelques pavillons pris au hasard dans le noir et dont je m’étais enveloppé le torse.

 

Au contraire, voilà maintenant que j’avais la tête en feu ! Je me mis le front sur la porte, et je me pris à pleurer : « j’ai faim !… »

 

Dans le même moment, mes mains, sur le plancher de fer, rencontrèrent cette sorte de bouton qui ouvrait les portes dans ce sous-marin de malheur ! Il y avait donc de ces boutons-là à l’intérieur comme à l’extérieur ! Je sus depuis, du reste, que ce mode de fermeture et d’ouverture des portes n’avait rien de mystérieux et que ce n’était là qu’un progrès électrique sur l’antique serrure et le préhistorique verrou. Donc la porte s’ouvrit.

 

Je me glissai dans le couloir lumineux comme une bête furtive, à quatre pattes, prêt à me replonger dans mon trou au moindre bruit suspect… car maintenant que je savais ouvrir les portes, je ne tenais plus à ce qu’on vînt à mon secours, j’espérais bien pouvoir me secourir moi-même… et passer ensuite inaperçu jusqu’à la prochaine escale, en vue de la terre.

 

Était-ce la faim ? Il me semblait que j’étais moins amoureux d’Amalia et que même j’en voulais un peu à un amour inconsidéré et sans espoir de m’avoir réduit à l’état où j’étais !… Mais maintenant, ouvrons les portes !… ouvrons les portes sous la mer !…

 

VII

QUEL EST CE PALAIS SOUS-MARIN ?


En sortant de ce couloir, je m’arrêtai devant plusieurs « échelles » ou escaliers étroits qui allaient me permettre de descendre dans les différentes parties du prodigieux bâtiment. Je devais me trouver alors loin des postes d’équipage, des carrés d’officiers et de toute vie active du bord, car je ne percevais aucune voix ni aucun autre bruit. Ainsi, dans mes promenades matinales sur les plus grands vaisseaux qui joignent les continents, je pouvais errer sans rencontrer âme qui vive, à travers les coursives et les salles magnifiques et les plus grands salons déserts.

 

Au fait, ici, j’aurais pensé voyager plutôt sur un transatlantique que dans un sous-marin. Après avoir descendu au hasard deux échelles et traversé deux paliers, je poussai avec précaution une porte de service dans l’espérance de tomber sur quelque office où ma faim essayerait de se satisfaire, mais je me trouvai tout à coup dans une vaste et somptueuse salle à manger, telle qu’on en voit aux grands paquebots qui vous conduisent en six jours du canal de Saint-George à New York, et je ne pus retenir un cri d’admiration ! Le luxe sous-marin du capitaine Nemo était dépassé !

 

Qui de nous n’a lu ce chef-d’œuvre de Jules Verne : Vingt Mille Lieues sous les mers, et qui ne s’est dans son enfance enthousiasmé pour le Nautilus, sorti de l’imagination miraculeuse et prophétique de l’adorable conteur ! Comme cet ancêtre des submersibles nous paraissait grand ! De quelle force secrète il disposait !… À quelle étonnante mécanique, victorieuse des éléments, commandait son mystérieux capitaine !… C’est à cet ouvrage chéri de ma jeunesse que je pensai tout de suite en pénétrant dans cette salle d’un palais enchanté qui se promenait sous la mer !

 

Mais je fus bien obligé de me dire tout de suite aussi que la science humaine avait fini par dépasser le rêve du conteur !… L’imagination de Jules Verne n’avait pas osé donner plus de soixante-dix mètres de long à son Nautilus, et le « bau » du navire, à sa plus grande largeur, si je me le rappelle, était de huit mètres. C’était un tout petit cigare à côté de ce que les Allemands et les Anglais ont fait depuis… depuis la grande guerre surtout. Certains sous-marins allemands sortis des chantiers de Wilhelmshaven ont dans les cent trente mètres et comportent deux cents hommes d’équipage !… Enfin ils font des choses que ne pouvait faire le Nautilus, qui n’était qu’un bateau, ils roulent à volonté sur le fond de la mer !… Oui, ils ont des roues, ils sont tour à tour vaisseau ou voiture !

 

En somme, je me trouvais dans un bâtiment de ce genre, mais plus vaste encore et qui semblait n’avoir pas été uniquement construit dans un but de guerre, puisque ce que je voyais, dans le moment même, était d’un luxe palacial (comme on dit maintenant). J’étais à bord d’un grand yacht sous-marin, construit sans aucun doute pour le compte de quelque milliardaire, lequel certainement avait imaginé de se distraire en faisant très confortablement sa guerre à lui, avec des moyens dépassant de beaucoup ceux de l’adversaire, et sans avoir de compte à rendre à personne, puisqu’il n’arborait le drapeau de personne, mais seulement son drapeau à lui : le drapeau noir, marqué d’un grand V rouge.

 

En tout cas, quelle que pût être la nationalité du propriétaire de ce vaisseau magnifique, je fus persuadé que je m’étais trompé en attribuant à l’Homme aux yeux morts un grade et une importance qu’il perdait aussitôt dans mon esprit. Le maître du navire ne pouvait être qu’un grand seigneur, qui ignorait peut-être l’étrange et criminelle besogne que son sous-ordre avait accomplie à Funchal en s’emparant, comme une brute ou comme un bandit de grand chemin, d’une femme innocente et de trois petits enfants !…

 

Tout ce luxe me redonnait de l’espoir. J’avais cru pénétrer chez des pirates incapables de pitié, et je me trouvais en pleine civilisation !… Mais que vois-je ? Des fruits, là-bas, sur cette table d’agate… des fruits dans des coupes ! Mon Dieu, des bananes !… Des bananes !…

 

J’étais déjà dessus ! Je mangeai toutes les bananes !…

 

Mais, tout en mangeant, je ne pouvais m’empêcher de regarder les merveilles qui m’entouraient… Chose singulière, je ne redoutais plus d’être surpris !… Au contraire, je n’aurais pas été fâché d’être conduit tout de suite devant le maître de toutes ces richesses pour lui dire mon admiration !

 

Je passai mes mains sur le marbre sarrancolin dont les hautes colonnes qui soutenaient le plafond de cette étonnante salle étaient revêtues… Elles étaient en tout semblables aux colonnes du grand escalier de l’Opéra de Paris. Le plafond était décoré d’une surprenante bataille que des sirènes d’une grande beauté nue se livraient au sein des eaux profondes, parmi les algues et tout le mystère de la forêt aquatique…

 

En face de moi, j’avais une tapisserie hors de prix, représentant la Bataille navale des quatre jours, gagnée par Ruyter sur les Anglais en 1666, chef-d’œuvre de Guillaume de Velde, qui voulut assister au combat pour le peindre et dont on a dit « qu’un autre Raphaël naîtrait peut-être quelque jour, mais qu’on ne reverrait plus un autre Van de Velde ». (À ce propos, je pensai encore : le maître de céans ne doit pas être Anglais pour avoir placé ainsi, à l’honneur, ce tableau de la défaite anglaise ; à moins que ce ne soit un grand artiste qui ne s’arrête point à ces détails.)

 

Je continuai assez niaisement de penser de la sorte (tout en mangeant mes bananes), car j’étais de plus en plus ahuri et incapable d’une bien grande envolée d’esprit. Trop frappé par ce que je voyais, je redevenais enfant, avec les étonnements de cet âge.

 

Après avoir caressé le marbre des colonnes, je m’inclinai pour passer les doigts sur le parquet fait de mosaïque. C’était bien là de la pierre, et non quelque trompeuse peinture. Il y avait là une infinie variété de cubes de couleurs naturelles (marbre, porphyre, jaspe, agate, etc.), formant des dessins ou plutôt des tableaux les plus plaisants du monde, (une bataille de requins, par exemple, avec des scaphandriers)… Ai-je besoin de vous dire que les meubles étaient à l’avenant et que, là encore, la richesse et le goût dépassaient l’imagination. Ils ne pouvaient être que de la Renaissance italienne dans ce cadre de colonnes, de pilastres, de frises, de corniches et d’arcatures. Les armoires, les vaisseliers rappelaient en petit les édifices renouvelés de l’antique.

 

Un escalier de marbre à double révolution conduisait à une galerie supérieure. Je le gravis, à tout hasard. Et c’est de là-haut que j’entendis ce bout de conversation auquel, du reste, je ne compris absolument rien, entre deux valets qui traversaient la salle au-dessous de moi.

 

Le premier disait : « À ce qu’il paraît que le Chinois est unique dans son genre, ça a coûté très cher de le faire venir de Chine » ; et l’autre répondait : « Oh ! moi, pour cette besogne-là je n’aurais besoin ni du Chinois ni du père Latuile. »

 

Je pus voir leurs figures. Elles étaient si peu réjouissantes que je ne donnai point de suite à l’idée que j’avais eue tout d’abord de révéler ma présence en toussant, puis de me faire connaître et conduire devant le souverain de ce château de rêve…

 

Ce n’était point que ces figures fussent épouvantables à voir, mais elles étaient encore trop tristes et parlaient d’une façon trop lugubre, même pour un homme qui, comme moi, ne comprenait pas ce qu’elles disaient. Là-dessus, je sortis par la galerie d’en haut de cette salle et je me trouvai alors dans le labyrinthe des coursives.

 

VIII

LA BAIGNOIRE GRILLÉE


Je dis bien : labyrinthe ! J’étais perdu, comme il m’est arrivé souvent sur les grands paquebots quand je me mêlais de les vouloir visiter tout seul, du haut en bas. Alors je m’égarais inévitablement dans l’enchevêtrement des échelles et la succession innombrable des « decks » et le croisement des coursives. Cependant ici je ne ressentais pas la trépidation puissante dont tous les vaisseaux frémissent dans leur course rapide ; nous marchions certainement à l’électricité et nous devions nous enfoncer, maintenant que nous éprouvions un léger balancement de roulis très suave, sur l’aile étendue de nos gouvernails horizontaux (depuis la Grande Guerre, qui de nous ignore l’a b c de la navigation sous-marine ?). Où donc était cette sensation de malaise que l’on éprouve, paraît-il (à ce que l’on nous a si souvent raconté) sur les sous-marins ordinaires, où il n’y a guère de place pour le confort et où l’on vit, si tant est que l’on puisse appeler cela vivre, le plus incommodément du monde ?

 

Ce vaisseau allait vite et devait, lui aussi, frapper des coups redoutables. Mais tout en bousculant l’Océan, et quelquefois sans doute ceux qu’il y rencontrait, il donnait à ceux qui l’habitaient le plaisir de la promenade.

 

Promenons-nous donc !… Allons à la découverte !… Les fruits que j’ai mangés m’ont redonné, pour quelques minutes, l’illusion d’avoir recouvré mes forces !… Je puis attendre, sans trop de fièvre, la fin de l’aventure.

 

Oh ! je me l’imagine, la fin de l’aventure : je vais être « pincé » tout à l’heure, on s’expliquera, et comme, après tout, je n’ai rien à me reprocher qu’un acte de courage, je ne redoute point de me trouver en face du maître du bord, lequel saura me traiter en honnête homme et m’aider, je n’en doute pas, à sauver Amalia et ses enfants des entreprises inexplicables de l’Homme aux yeux morts !

 

Je dois me trouver encore dans cette partie du navire réservée au maître et à ses hôtes, car en dehors des deux valets en culottes courtes, en bas de soie et en habit (avec un grand V doré dans le dos) et d’un steward qui traversèrent devant moi, sans soupçonner ma présence, le corridor, je continue à ne rencontrer aucun homme d’équipage et je ne perçois aucun des bruits qui annoncent les « postes d’équipage » ou les salles de service.

 

Je suis monté… redescendu… remonté.

 

Les hôtes de ce palais sous-marin doivent encore dormir ou paresser dans leur couchette !… Que dis-je : leur couchette ? Il ne doit pas y avoir de cabines dans cette partie du bâtiment, mais bien de véritables grandes belles chambres, dignes de la salle à manger.

 

Quel luxe ! quel confort ! J’ai jeté un coup d’œil dans les salles de bain ! Extraordinaire !… Tout en marbre !… Tout à l’heure, je pourrai certainement prendre un bon bain chaud et je me ferai frictionner au gant de crin et à l’eau de Cologne ! Il doit y avoir aussi, à bord, un pédicure !…

 

Comme ces coursives qui voient glisser ma course vagabonde et étonnée sont éclatantes de blancheur et de propreté, ripolinisées, laquées avec des cuivres certainement astiqués au brillant belge !

 

Voilà toute une succession de portes sur lesquelles sont écrits des numéros, des lettres, des indications auxquelles je ne comprends rien.

 

Cependant, en dehors de toutes les autres pensées et de mon désir ardent de découvrir les cuisines, j’ai une pensée de derrière la tête qui ne me quitte pas, celle de Mme l’amirale von Treischke et de ses trois petits enfants !… Où sont-ils ?… Où sont-ils ?… Peut-être vais-je, tout à coup, entendre leurs voix… Peut-être vais-je, dès la première porte poussée, me trouver en face d’eux et de leur détresse !…

 

Non ! Non ! l’Homme aux yeux morts a dû les mettre au secret quelque part, sans doute pour les revendre un bon prix au vice-amiral von Treischke lui-même. Ce sont bien là mœurs de pirate ! Les Barbaresques ne faisaient pas autrement et, à mon avis, l’Homme aux yeux morts doit être capable de tout !…

 

Soudain, je pense qu’Amalia et ses enfants peuvent très bien n’être pas à bord du sous-marin !… Qui me dit que la chaloupe qui revenait avec les deux matelots tristes et le Chinois gai ne venait point de la transporter dans quelque endroit désert de la côte de l’île Madère ou, mieux, dans un coin de ces Desertas, abandonnées de l’humanité et ou elle serait retenue prisonnière avec ses enfants ?… Attention ! quelqu’un !

 

Je m’arrête à l’extrémité de la coursive !… Deux hommes d’équipage descendent une échelle. Tricots bleus, cous nus, grands V tout rouges sur la poitrine. Ils ont des figures de biftecks. Ah ! ils se portent bien. Ils n’ont pas l’air, triste, eux ! Au contraire, ils sont intensément rayonnants, comme il arrive à ces figures solides de la vieille Angleterre, quand elles ont vidé quelques bonnes ardentes bouteilles de whisky.

 

En descendant l’échelle, le premier disait au second : « Le père Latuile est un fainéant et un farceur et il n’a pas volé ce qui lui arrive ! » Le second lui répliqua : « C’est mon avis ! »

 

Et je n’en entendis point davantage, car ils s’enfoncèrent dans les profondeurs du bâtiment.

 

Décidément, pensai-je, on s’occupe beaucoup ici du père Latuile.

 

Pourquoi ne m’étais-je pas montré à ces hommes ?… Parce que j’avais voulu d’abord savoir ce qu’ils disaient. Or, ce qu’ils avaient dit, qui n’avait apparemment aucune importance, m’avait effrayé par le ton rauque et sauvage des interlocuteurs. Et puis, pourquoi ne pas le dire aussi ?… Leur joie rayonnante, sur leurs splendides faces de biftecks, m’avait autant impressionné que la vision de l’incurable tristesse des autres… Oui, leur joie faisait peur !…

 

Continuons notre chemin, ou plutôt nos chemins qui s’entre-croisent maintenant, en haut, en bas, sur ma tête, sous mes pieds… je suis au bord d’une espèce de cage centrale au fond de laquelle j’aperçois deux ascenseurs.

 

L’un d’eux se met en marche, je me sauve ; je m’enfonce dans une nouvelle galerie.

 

Ce qui m’étonne, c’est le bon air que l’on respire ici !

 

Où sont-elles les fumées empoisonnées de la gazoline ?…

 

Dans notre sous-marin – j’en parle comme s’il m’appartenait, ce que Dieu ne veuille, maintenant que je sais trop de choses – eh bien, dans notre sous-marin, on respire tout simplement l’air du large ! N’est-ce pas extraordinaire ?… à je ne sais combien de pieds sous le niveau de la mer !

 

Je me souviens qu’à ce moment précis j’étais dans un enthousiasme (dû en grande partie à une forte fièvre commençante) tel que certainement, si je m’étais trouvé tout à coup en face du capitaine, je me serais écrié avant toute chose : « Bravo ! » Et, ma foi ce n’était point là, peut-être, un si méchant début de conversation.

 

Or, dans le moment le plus chaud de ma griserie intime (le désordre de mes sentiments allait alors, il ne faut pas l’oublier, de pair avec mon désordre physique) l’obscurité se fit tout à coup dans le couloir où je me trouvais.

 

Je m’arrêtai, dans le noir !… et une porte claqua… Je m’aplatis contre la cloison, la porte fut refermée, mais j’apercevais devant moi deux ombres d’hommes qui venaient de surgir dans la galerie. Ils s’en allaient en causant vers le carré clair que découpait l’extrémité de la coursive, laquelle recevait encore la lumière de la cage aux ascenseurs.

 

Et voici ce que j’entendis : oh ! textuellement !… Ce sont des phrases, qui, depuis, me sont revenues bien souvent dans la tête.

 

Le premier disait : « Le père Latuile est idiot d’avoir fait l’obscurité dans la galerie puisque le photographe n’est pas encore là ! »

 

Et le second répondait : « Ne me parle pas du père Latuile, il est au-dessous de tout ! Je n’en voudrais pas pour m’arracher une dent ! »

 

Et l’autre reprit : « Ah ! voilà le photographe !… »

 

Dans le carré clair de l’extrémité de la coursive venait en effet d’apparaître un homme qui portait sous les bras d’énormes appareils photographiques et qui rejoignit les deux autres ombres d’hommes, lesquels refirent le chemin parcouru dans le noir, revenant sur leurs pas avec le photographe.

 

Et tous trois disparurent par cette porte qui, tout à l’heure, s’était ouverte pour laisser passer les deux premières ombres d’hommes. Mes yeux commençaient de se faire à l’obscurité, mais mes oreilles recommençaient, elles, d’être toutes bourdonnantes, à cause de ma fièvre et des étranges propos entendus, et d’une certaine angoisse nouvelle…

 

Me rendant à peine compte de ce que je faisais, j’avançai de quelques pas encore dans la galerie obscure et soudain, sur ma gauche, je me trouvai dans une sorte de réduit qui communiquait de plain-pied avec la galerie et qui était clôturé, au fond, sur la gauche, par un grillage assez apparent, parce que, derrière ce grillage, il y avait une petite lueur.

 

Je m’enfonçai dans le réduit et ne m’arrêtai qu’au grillage, les yeux sur la petite lueur, qui me révélait, de-ci, de-là, un coin d’uniforme d’officier de la marine allemande, à ne s’y point méprendre… Je crus même distinguer la lettre et le chiffre du sous-marin qui passait pour avoir coulé le Lusitania.

 

Accroché à mon grillage, j’essayais de comprendre, mais je ne pouvais pas comprendre, et cependant, déjà, je frissonnais d’une horreur sans nom, et, sans rien savoir encore, j’ouvrais la bouche pour crier d’épouvante…

 

Soudain, il y eut une grande flamme blanche ou plutôt bleuâtre, éblouissante, aveuglante, accompagnée d’une sourde explosion. Cette clarté dura un dixième de seconde et je m’affalai de tout mon long sans avoir eu le temps de crier, assommé par ce que j’avais vu pendant ce dixième de seconde-là !

 

Combien d’heures restai-je ainsi sans connaissance, dans le réduit ?… J’ai su depuis que lorsque je rouvris les yeux il pouvait être neuf heures du soir… je gisais toujours au fond de l’obscurité, mais, au-dessus de ma tête, se détachait très nettement le grillage qui recevait maintenant toute la lumière de la salle dont il me séparait : ainsi en est-il pour les baignoires grillées, au théâtre, mais pour quel abominable spectacle de cauchemar avais-je pénétré dans cette loge-ci ! !…

 

Le souvenir de ce que j’avais vu me chassa de ce lieu maudit et me redonna de nouvelles forces pour fuir le hideux mystère !

 

Ah ! je ne regardai plus à travers le grillage…

 

Du reste, j’emportais pour toujours, tout grelottant et claquant des dents, l’image d’Apocalypse apparue dans le dixième de seconde qui avait suffi au photographe pour la prendre au magnésium !

 

Mais dans quel cycle de l’enfer étais-je donc tombé pour assister à un travail de photographie pareil ?… Quel métier ces gens-là faisaient-ils donc au fond des eaux ? Hélas ! Hélas ! un métier qu ‘ils avaient peut-être appris de leurs victimes elles-mêmes…

 

Mais fuyons !… Fuyons la chambre noire du photographe de la Mort !…

 

IX

LA PRIÈRE DU SOIR


Donc, loin de la grille fatale, me voilà courant comme une bête singulière, car j’étais toujours enveloppé dans mes pavillons !

 

Le plus tôt possible, le plus tôt maintenant, je voulais être conduit devant l’homme qui présidait à de telles horreurs.

 

D’abord, je voulais lui dire son fait, lui crier que son œuvre (qu’il faisait bien de cacher au fond de l’abîme pour qu’elle n’offensât pas la lumière des cieux) était une œuvre de maudit ; que, quels qu’aient été les crimes des autres il avait perdu le droit d’invoquer la conscience humaine et la justice éternelle du jour où il s’était montré plus bourreau que les bourreaux ! Ensuite je voulais le sommer d’avoir à me débarquer le plus tôt possible.

 

J’étais un neutre, moi ! je n’avais point à me mêler des sanglantes querelles du monde ! Je n’avais rien à faire avec les vengeances criminelles qui se passaient ici… Les gens d’ici n’en avaient aucune à tirer de moi !

 

Soudain, je m’arrêtai comme foudroyé par une pensée terrible… Amalia !… Amalia, femme du vice-amiral Heinrich von Treischke !…

 

Est-ce que ? Est-ce que, ne pouvant atteindre l’homme qui avait su établir un si solide régime de terreur dans les Flandres et sur la côte… est-ce que les bourreaux de ce vaisseau maudit allaient oser s’attaquer à une femme !

 

Ah ! mais non ! Cela était impossible ! Amalia était innocente ! Amalia était douce ! Enfin, elle n’appartenait pas à la race coupable ! Elle était d’origine neutre ! C’était une Luxembourgeoise !

 

Voilà ce qu’ils ne savaient peut-être pas ! Voilà ce qu’il fallait dire… tout de suite… tout de suite !…

 

Ah ! l’idée, l’atroce idée que l’on pourrait me traîner ma douce Amalia dans cette horrible chambre.

 

Je heurtai mon front aux cloisons, me laissai rouler au bas d’une échelle, et, soudain, je restai accroupi dans l’ombre d’une porte qui s’ouvrait sur une vaste pièce pleine d’hommes à genoux et qui faisaient entendre un harmonieux murmure.

 

Ils étaient bien là deux cents qui priaient.

 

Je reconnus au-dessus d’eux l’Homme aux yeux morts, qui présidait à cette étrange réunion, à cette terrible « prière du soir » !

 

C’est lui qui commandait la reprise des versets de l’Apocalypse, qui me revinrent tout de suite à la mémoire dès que j’en eus entendu quelques phrases. Et cela eut achevé tout à fait de m’épouvanter si j’en avais eu besoin, car, en vérité, on eût dit que saint Jean avait, dans son extase, vu et prévu les temps actuels et qu’il s’était fait lui-même, au nom du Seigneur, l’annonciateur de ces implacables vengeurs du droit outragé et de la nature humaine violée par un monstre qu’il ne m’appartenait point de nommer, en ma qualité de neutre.

 

Entre chaque verset répété en chœur, l’un de ces hommes se relevait, prononçait un affreux témoignage, disait : « Je le jure ! », faisait le signe de la croix et se remettait à genoux.

 

Ainsi, voici un vieux à barbe grise qui se lève et dit en français : « Écoutez-moi. Je jure que j’avais une fille et des petits-enfants, la seule joie de ma vie. Mon Dieu, vous me les aviez donnés. Mais eux, les monstres, ils me les ont pris !… Après leur départ, j’ai pu rentrer dans mon village incendié, dans ma maison en ruine. Alors j’ai retrouvé dans la cave les cadavres de ma fille et de mes quatre petits-enfants couchés dans une mare de sang… Ma fille avait un sein et un bras coupés, ma petite-fille avait un pied sectionné, les petits garçons avaient la gorge tranchée[1]. Le père est mort à la guerre. Mon Dieu, il n’y a plus que moi pour vous venger, mon Dieu, de ceux qui feraient haïr votre nom sur la terre ! Ainsi soit-il. »

 

Et il se remit à genoux.

 

Et tous répétèrent : « Ainsi soit-il ! »

 

Puis, sur un signe de l’Homme aux yeux morts, tous dirent : « Celui qui a frappé avec le fer périra par le fer ! C’est la volonté de Dieu qui a institué la loi du talion pour délivrer le monde du Dragon qui a voulu le dévorer. » Ensuite, je reconnus les versets des chapitres XIII et XIV de l’Apocalypse de saint Jean.

 

Tous, en chœur : « On donna à la Bête une bouche qui prononçait des discours pleins d’orgueil et des blasphèmes, et on lui donna le pouvoir de faire la guerre pendant quarante-deux mois !… Mais celui-là boira aussi du vin de la colère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sa colère, et il sera tourmenté dans le feu et dans le soufre, en présence des saints anges et de l’agneau ! Ainsi soit-il ! »

 

Un autre petit vieux se leva et dit : « Mon Dieu, j’avais un fils, je vous l’avais donné ; il était prêtre à Buken, savez-vous ! Ils sont venus et, devant moi qu’ils avaient attaché, ils lui ont coupé le nez et les oreilles[2], puis ils le torturèrent encore plus de vingt-cinq minutes, puis ils le fusillèrent… Savez-vous, mon Dieu, donnez-moi pour vous venger le courage de les faire mourir après leur avoir coupé le nez et les oreilles ! Ainsi soit-il. »

 

Tous : « Ainsi soit-il ! »

 

Et ils reprirent cet autre verset de l’Apocalypse : « Et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et son image et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos, ni le jour, ni la nuit ! Ainsi soit-il ! »

 

Puis ce fut le tour de jeunes Anglais des pays de l’Est qui avaient eu leurs fiancées ou leurs femmes tuées par des bombes lancées par les vaisseaux de l’air.

 

Un autre raconta dans sa prière qu’il avait perdu sa femme et ses enfants, en pleine Cité, dans un omnibus, en revenant du music-hall. Il était en train de siffler joyeusement le Tipperary avec sa famille quand une bombe était survenue qui avait réduit à peu près tout le monde en poudre ! Il n’était resté que cet homme intact, et il ne doutait point qu’un pareil miracle n’eût été voulu par le Seigneur pour que le survivant vengeât tous les autres !

 

Et tous encore : « Ainsi soit-il ! »

 

Et reprise des versets avec une force nouvelle et de plus en plus menaçante : « J’entendis l’Ange des Eaux qui disait : “Seigneur ! Toi qui es, qui étais, qui seras, tu es juste parce que tu as exercé ces jugements : car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tu leur as donné le sang à boire : car ils le méritent !” »

 

Alors, deux autres se levèrent pour témoigner qu’ils avaient vu, sous leurs yeux, sans qu’ils pussent les secourir, périr leurs femmes et leurs petits enfants dans les flots qui engouffrèrent le Lusitania, pendant que les bourreaux de la mer riaient et se moquaient et repoussaient à l’abîme ceux qui tentaient de s’accrocher à leur vaisseau d’assassins !

 

Alors l’Homme aux yeux morts demanda : « Mes frères, qui êtes-vous ? »

 

Et tous répondirent : « Nous sommes les Anges des Eaux et nous frappons au nom du Seigneur ! »

 

Et l’Homme aux yeux morts leva alors les bras et dit : « Seigneur, donnez-nous la force de chasser l’Épouvante par l’Épouvante ! »

 

Et tous : « … et de délivrer le monde du mal ! Ainsi soit-il !… »

 

X

QUELQU’UN JOUE DE L’ORGUE


Ces derniers mots avaient été prononcés avec une telle force et toute cette prière avait été dite dans le ton d’un si sombre fanatisme que je m’enfuis encore de ceux-là, moins rassuré que jamais sur le sort qui nous attendait, moi et ceux que j’aurais voulu sauver avec moi.

 

Après ce que j’avais vu dans la baignoire grillée, je les appelais tous, dans mon cœur, des bourreaux !

 

J’ai toujours professé qu’il ne faut point répondre au mal par le mal, quelle que puisse être la catastrophe initiale, et qu’en dépit des prédictions vengeresses de l’Apocalypse c’est une grande faute de croire que les bons triompheront avec les mêmes armes que les méchants !

 

Je sais bien que tout le monde n’est pas de mon avis, mais tout le monde n’a point, non plus, pour raisonner, la tranquillité d’esprit relative d’un neutre. Je dis relative, car certes, dans le moment même que je fuyais les derniers échos de la terrible prière du soir, j’étais agité de mille sentiments tout à fait capables de troubler la sérénité de ma philosophie.

 

Le plus angoissant de ces sentiments était celui qui me faisait craindre qu’en dépit de ma neutralité reconnue, l’audace que j’avais eue de pénétrer dans ce funeste bâtiment et la curiosité que j’avais montrée de ce qui s’y passait n’incitassent les « Anges des Eaux » à me traiter comme leur pire ennemi !

 

Cependant, je ne pouvais longtemps encore espérer me cacher d’eux et, mes forces m’abandonnant, le moment viendrait où je serais fatalement découvert et où il faudrait s’expliquer !…

 

J’avais donc fui cette partie du bâtiment qui me paraissait réservée à l’équipage et je me retrouvai, après avoir erré au hasard, dans cette coursive que je reconnus pour l’avoir déjà parcourue au moment de pénétrer dans cette salle à manger immense dont le spectacle m’avait arraché des cris d’admiration à cause de son luxe de marbré et de pierres précieuses.

 

Je retrouvai l’office, et dans l’office déserte les reliefs d’un magnifique repas. Je profitai en hâte de l’absence des serviteurs (qui s’en étaient peut-être allés, eux aussi, à la prière du soir) et je dévorai littéralement ce qui restait sur les plats.

 

Du vin doré dans une carafe acheva de me réchauffer et, quand je poussai la porte de la prodigieuse salle à manger, j’avais reconquis suffisamment mon équilibre moral pour pouvoir envisager les prochains événements sans trembler comme un enfant.

 

Dans le moment même, j’entendis des sons admirables qui semblaient descendre du ciel. Je levai la tête et découvris de grandes orgues que je n’avais pas encore remarquées et qui se trouvaient au-dessus de la galerie qui faisait le tour de l’immense pièce.

 

Je n’avais fait, précédemment, que tourner autour de cette galerie-là. Les orgues s’érigeaient à l’extrémité opposée. Mes pas restèrent suspendus dans le flot d’harmonie qui en déferlait.

 

Je ne reconnaissais point cette musique. Cela n’était d’aucune école. En tout cas, moi, je n’avais jamais rien entendu de semblable… Un ange aurait pleuré sur la misère du monde que cela n’aurait pas été plus désespérément doux ni plus magnifiquement mélancolique, ni en même temps plus triste et plus déchirant. Et c’est moi qui pleurais…

 

Du reste, j’ai toujours été sensible aux sons. Mais dans l’état d’énervement où j’étais, on comprendra facilement que je n’aie pu retenir mes larmes.

 

Qui donc jouait ainsi ?… Ce devait être un grand artiste, mais ce devait être avant tout quelqu’un qui avait beaucoup souffert. En tout cas, cette souffrance qui se lamentait si grandiosement ne criait point vengeance, comme la prière effroyable que j’avais entendue tout à l’heure.

 

Et cela me changeait tellement de toutes les horreurs contre lesquelles je m’étais heurté depuis que j’avais commencé mon errance dans les méandres du mystérieux vaisseau que je n’hésitai point à m’avancer, après le premier moment de surprise, vers cette souffrance-là. J’imaginai tout de suite que je n’avais rien à craindre de l’être qui savait ainsi idéaliser la douleur, et continuant de pleurer, mais haletant d’un espoir sans borne, je gravis les degrés de l’escalier qui conduisait à la galerie.

 

Et je glissai vers les orgues, sans bruit, pour ne point interrompre une si admirable plainte, mais aussi pour ne point manquer de voir et de toucher celui de qui j’attendais le salut.

 

Mais voilà que tout à coup, après un dernier gémissement qui sembla venir expirer sur mon front, la voix de l’orgue se tut. Alors je courus.

 

Je fis le tour de l’orgue.

 

Personne !…

 

L’énorme instrument était encore frémissant de son dernier soupir, le clavier était resté découvert. Mais celui qui avait joué, celui qui avait souffert sur ses touches était déjà parti !…

 

XI

DOLORÈS ET GABRIEL


Je regardai autour de moi, essayant de découvrir le chemin par où il avait pu s’échapper, et ma vue s’arrêta tout de suite sur l’ouverture d’un petit escalier tournant, qui donnait sur une autre pièce.

 

Je descendis une dizaine de marches et je me trouvai alors dans une sorte de salon-fumoir décoré à la mode orientale et qui me parut de proportions tout à fait restreintes, après la vision de la fameuse salle à manger.

 

J’allongeai la tête au-dessus de la rampe de l’escalier, pour voir si je ne découvrirais point mon personnage.

 

J’aperçus aussitôt deux êtres jeunes et beaux qui paraissaient si fort occupés d’eux-mêmes que j’en conclus immédiatement qu’il n’y avait aucune chance que l’un des deux fût mon organiste.

 

Étendue gracieusement sur un divan, sa belle tête brune reposant parmi les coussins de soie aux couleurs éclatantes, il y avait là une femme que je pensai immédiatement devoir être mon Espagnole du matin !… Du reste, elle parla tout de suite en espagnol, et le jeune homme qui était étendu sur le tapis à ses pieds et qui lui tenait et lui caressait amoureusement les mains, lui répondit dans la même langue.

 

À sa voix cependant et à son accent je fus assuré que je me trouvais en face du Français, Gascon ou Basque, que j’avais entendu s’intéresser si activement à la santé de la gitane.

 

La gitane disait : « Oui, le chant du capitaine a été très doux, ce soir. J’aime quand il joue ainsi, car il y a des soirs où il me fait peur, quelquefois plus peur que tout, avec sa musique !… Du reste, il est dans un de ses bons jours… Ce soir, à table, comme je me plaignais que l’on ne m’avait pas permis de descendre à terre, n’eût-ce été qu’une heure ; une demi-heure… quelques minutes… et que, de cela, j’étais triste jusqu’aux larmes, il m’a pris la main, l’a baisée et m’a dit : “Encore un peu de patience, Dolorès, et vos maux seront finis… Vous pourrez bientôt être heureuse tout le temps que vous voudrez sur la terre…”

 

– Vrai ! il a dit cela !…

 

– Oui, je te le jure, ce ne sont pas des mensonges pour te faire prendre patience à toi, mon amour chéri… il m’a bien dit cela !…

 

– Oui, mais est-ce qu’on sait jamais avec ton capitaine ?

 

– Ne dis pas de mal du capitaine Hyx ! Il est très bon ! J’en suis sûr ! »

 

Je mets tout de suite ici, moi, Carolus-Herbert de Renich, qui écris ces lignes et qui écoutais ces phrases, je mets sans hésitation la véritable orthographe du nom du capitaine : Hyx ! Ces trois lettres qui se prononcent X, comme l’inconnu des sciences mathématiques ; ces trois lettres que j’avais vues répétées assez souvent, au cours de mon errance dans le bâtiment, soit sur les murs de fer, soit sur des meubles, formaient donc le nom de l’inconnu qui commandait ce vaisseau.

 

Le capitaine Hyx !…

 

Alors c’était le capitaine Hyx qui, tout à l’heure, avait fait entendre cette douce douleur sublime sur l’orgue ! Il avait un joli talent d’amateur, le capitaine Hyx !… Mais écoutons Dolorès ! Oh ! de toute notre attention, écoutons, écoutons Dolorès, qui va peut-être m’apprendre quelque chose de très important encore…

 

Mais voilà qu’elle ne dit rien. Elle passe ses belles mains dans les cheveux de ce jeune homme et ne s’occupe que de son amour.

 

De temps en temps, tous deux tournent la tête vers une porte par laquelle ils ont l’air d’attendre quelqu’un, et puis, sûrs que la porte est toujours fermée, ils s’embrassent dans les cheveux et sur les mains, comme des fous !… Il l’appelle Dolorès… Elle l’appelle Gabriel !… Dieu ! Qu’ils sont beaux !…

 

« Je sais tout ce que je dois au capitaine Hyx, dit-il.

 

– Tout, interrompit-elle… Tu lui dois tout ! Ne l’oublie pas…

 

– Je lui dois ta vie ! Je lui dois par conséquent la mienne ! Comment l’oublierais-je ! Il est bien inutile de m’interrompre pour me dire cela !

 

– Je fais ce qu’il me plaît, repartit vivement Dolorès, et je t’interromprai tant qu’il me plaira, et tu ne parleras que lorsque je le voudrai et tu garderas le silence si ta voix me gêne, n’est-ce pas, Gabriel ?

 

– Oui ! Dolorès, tout ce que tu voudras ! Ai-je le droit de dire que le capitaine Hyx…

 

– Non !… »

 

Gabriel serra les poings :

 

« Ah ! comme je l’aimerais s’il me laissait retourner à Saint-Jean ! Que va-t-on penser de moi, là-bas ?

 

– Que tu es mort !… Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque tu n’as plus de parents ?

 

– On pensera que j’ai déserté ! Voilà ce que l’on pensera. Lui as-tu dit que cette pensée-là me rendait fou ?

 

– Oui, il m’a répondu de te tranquilliser… et comme j’insistais il a même ajouté : “Ce garçon finit par m’ennuyer ! Il ne se doute pas qu’il n’a jamais autant fait son service de guerre !…” Ainsi, calme-toi ! »

 

Gabriel s’était redressé :

 

« Il se moque de moi ! D’abord, est-ce que je sais qui il est ? Personne ici ne sait qui il est ! Donc, est-ce que je sais s’il a le droit de parler comme ça ?… Qu’est-ce que je dirai, moi, si je rentre en France, les mains vides ?… Après une pareille absence !… Je passerai pour un traître !… Qu’il ne se mêle donc plus de nos affaires !… S’il t’a sauvée, que ce ne soit pas pour nous perdre !… Qu’est-ce qu’on lui demande ? Qu’il nous débarque à Saint-Jean, tous les deux, et on lui jure de ne plus s’occuper de lui, ni de personne !… Lui as-tu dit que s’il nous débarquait on ne ferait rien pour lui déplaire ?

 

– Oui, mais ça, il ne le croit pas ! Et je pense qu’il est même tout à fait inutile d’insister…

 

– Enfin, s’exclama l’autre, plein de rage, il ne t’a pas dit combien ça pourrait durer ici encore de temps ? Quand je suis venu ici, appelé par toi-même, c’était pour en ressortir avec toi, le soir même !… Et, depuis, nous sommes les prisonniers de la mer, au fond de cette chaudière de démons ! Et puis, vois-tu, eh bien, je n’aime point sa façon de travailler, à cet homme-là !… Ah ! non !…

 

– Tais-toi ! Ah ! tais-toi ! On pourrait t’entendre !

 

– Ah ! travailler sur l’eau !… sur l’eau ! Avoir les Boches sous le soleil !… comme un soldat que je suis et non comme un bourreau qu’il est ! Ah ! mon Dieu ! Quand donc cet homme-là me permettra-t-il de retourner travailler sous le soleil ?…

 

– Vas-tu te taire ! dis ? Vas-tu te taire ? On vient !… Prends garde ! C’est l’Irlandais ! »

 

On entendait en effet des pas…

 

Gabriel écouta et dit :

 

« Non ! Je reconnais le pas du docteur ! »

 

La porte fut poussée et un homme à barbe grisonnante, qui pouvait avoir dans les cinquante ans, entra. Il était vêtu d’un vague uniforme d’officier de marine et portait des petits V en or au col de sa redingote.

 

Il s’en fut tout de suite vers le couple amoureux, la main tendue. Il avait un bienveillant et triste sourire.

 

« Eh bien, demandèrent les deux autres en le faisant asseoir près d’eux, eh bien, docteur, quoi de nouveau ?

 

– Je crois qu’il y a du nouveau, mes enfants, répondit l’autre en français mais je ne saurais vous dire exactement en quoi cela consiste… Toujours est-il que le capitaine m’a paru d’une humeur tout à fait charmante…

 

– Là, que te disais-je, Gabriel ?…

 

– Je lui ai parlé de vous !…

 

– Ah ! ah ! dites-nous…

 

– Je lui ai parlé aussi de moi… Moi, mes enfants, je suis comme vous… je n’en peux plus ! C’est tout à fait trop fort pour moi !… J’avais trop présumé de… mon courage, si vous voulez !… Eh bien, je le lui ai dit : “Je ne peux plus rester ici !…” Et cela sitôt que j’eus appris qu’on avait embarqué cet horrible Chinois…

 

– Vous avez osé lui dire cela ?… » s’écria Dolorès.

 

Et puis, tout à coup, se reprenant :

 

« Oh ! parlons plus bas !…

 

– Oh ! nous pouvons être tranquilles. Il est rentré dans ses appartements et il s’est mis au travail après m’avoir souhaité une bonne nuit… Il ne pense guère à nous, je vous assure, et je crois qu’il a autre chose à faire que de nous espionner ; sans compter que ce que nous pouvons dire lui est parfaitement égal…

 

– D’autant plus égal qu’il sait toujours ce que nous pensons, exprima Dolorès… Encore en cela il est tout à fait extraordinaire… Mais que vous a-t-il répondu, docteur ?…

 

– Il m’a dit : “J’avais prévu votre demande et vous serez libre dans quelques jours… Je puis même vous annoncer que vous avez déjà cinq remplaçants…”

 

– Cinq ? s’écrièrent les jeunes gens.

 

– Oui, cinq ! À ce qu’il paraît qu’il va y avoir beaucoup de besogne pour les médecins, dans quelque temps…

 

– Ici ? demanda Dolorès en frissonnant.

 

– Oh ! ici… ou ailleurs, répondit énigmatiquement le docteur.

 

– Ici ? Je croyais qu’il n’y en avait que pour les bourreaux ! jeta Gabriel d’une voix sourde.

 

– Mais tais-toi donc, malheureux ! s’écria Dolorès en mettant sa main sur la bouche du jeune homme. Tu sais bien que je te défends de parler ainsi des Anges des Eaux !… Mais voyons, docteur, il vous a dit que vous seriez libre dans quelques jours. Eh bien, et nous ?

 

– Vous aussi !… Vous aussi !…

 

– Tu vois, tu vois, Gabriel ! fit Dolorès en se serrant contre le jeune homme… Prends patience ! prends patience ! C’est tout ce qu’il a dit ?…

 

– Il n’a mis à ma liberté qu’une condition, reprit le docteur, c’est que je lui donne ma parole d’honnête homme que j’aurai le courage de publier dans les journaux tout ce que j’ai vu ici…

 

– Est-ce possible ?

 

– Il a même ajouté : “J’espère que ceux qui ont eu le cœur de lire les tortures et les massacres de Louvain et d’Aerschoot voudront bien ne point s’évanouir d’horreur en lisant qu’il s’est trouvé quelqu’un qui se prépare à venger les victimes et à faire peur aux bourreaux !…”

 

Qui se prépare !… ricana lugubrement Gabriel… Eh bien ! qu’a-t-il fait jusqu’ici ?

 

– Jusqu’ici… jusqu’ici, je crois pouvoir jurer, exprima la voix tremblante du docteur…

 

– Quoi ?… Quoi ?… Qu’en savez-vous vous-même ?…

 

– Non ! Non ! Vous savez bien ce qu’il attend pour commencer… pour commencer vraiment les grands supplices !

 

– Eh bien ! cela promet ! Et vous vous sauvez, vous !… Il n’y a ici que du crime et de la peur !… »

 

Le médecin s’effara…

 

« Ne le condamnez pas sans l’avoir entendu ! fit-il.

 

– Oh ! c’est vrai, soupira Dolorès, en exhalant en même temps la fumée odoriférante de sa cigarette… tant qu’on n’a pas entendu le capitaine, il ne faut rien dire ! il ne faut rien dire !…

 

– Moi, quand il a parlé, soupira à son tour le docteur, je courbe la tête et je me dis que je ne suis peut-être qu’un enfant ou un lâche !…

 

– Ça n’est pas vrai, vous êtes un brave homme !… lui jeta Gabriel en lui serrant les mains… et quant à votre capitaine Hyx, ça ne peut être qu’un fou (et c’est le moins que je puisse dire) pour avoir imaginé cette besogne de sang et de ténèbres !…

 

– Assez ! Gabriel ! assez ! supplia Dolorès !…

 

Ne le jugez pas !… ne le jugez pas !… D’abord, vous moins que tout autre en avez le droit !… N’a-t-il pas sauvé votre fiancée ?… Écoutez, mon enfant : si, un jour, on vous avait rapporté Dolorès les membres arrachés, les seins coupés… comme ils ont fait à ma fille… »

 

Le malheureux ne put continuer… il pencha sa tête entre ses mains, et, tout bas, se mit à pleurer…

 

Les deux autres, immobiles, respectaient sa douleur. Enfin, il se leva brusquement, en disant :

 

« Je vous dis, je vous dis qu’il y a des moments où je me traite de lâche ! »

 

Et il se sauva.

 

« Tout ceci est épouvantable ! soupira Gabriel… N’empêche que j’en reviens toujours là : si l’on veut honnêtement se venger, on n’a qu’à prendre un fusil, sous le soleil !

 

– Sans doute, sans doute !… et je trouve, comme toi, que tout cela, qui nous entoure, est horrible, reprit en écho la douce voix de Dolorès… Certes, on peut le penser… mais je te demande de ne pas le dire… Me comprends-tu, une fois pour toutes ? Ferme les yeux et les oreilles jusqu’à nouvel ordre, et surtout ne juge pas, comme dit le docteur… Vraiment, tu étais plus raisonnable dans le commencement de ton arrivée ici… rappelle-toi…

 

– Oui, parce que j’étais encore sous le coup de mon grand désespoir ! Je t’avais crue perdue !…

 

– Ah ! tu vois ! Imagine que j’aie été vraiment perdue par leur faute, par leur crime !

 

– Dolorès ! Dolorès ! protesta Gabriel en secouant sa belle tête aux cheveux de jeune lion… tu n’as jamais rencontré au coin d’une coursive un vivant témoignage qu’on ramenait à sa geôle ? Alors, tu n’as jamais vu l’horreur peinte sur un visage !

 

– Écoute, je n’ai jamais rien vu de leurs horreurs, parce que j’ai toujours obéi au capitaine Hyx, qui est bon et qui m’a recommandé de me tenir toujours dans les grands appartements ou de prendre directement l’ascenseur, et la dixième coursive, et le second escalier, et la première échelle si je veux aller prendre l’air sur le pont quand on émerge !… “Comme cela, m’avait-il dit, vous ne risquerez point de passer devant les baignoires grillées !” Je n’ai donc pas vu… mais j’ai entendu… oui, j’ai entendu, un soir, un beau soir, huit jours environ après que le capitaine Hyx m’eut arraché à la mort. Je savais que tu serais près de moi le lendemain… que nous serions réunis pour longtemps, loin de tout danger… J’avais le cœur si calme, et l’âme si douce… après toute cette histoire affreuse où j’avais cru me donner la mort !… Je prononçais ton nom, je me laissais bercer par la mer, apaiser par l’heure propice… Le ciel où s’allumaient les premières constellations me paraissait plein d’espoir ; hélas ! je ne savais pas que ma mère, me croyant morte, était déjà partie pour ce beau ciel-là… Enfin, j’étais heureuse, si heureuse que je ne voulus point quitter le pont sans avoir adressé une prière reconnaissante à la Vierge et à Sant Iago de Compostelle… Puis je descendis, légère comme un enfant, et, oubliant toutes les recommandations qui m’avaient été faites, je me mis à errer dans ce prodigieux navire, qui commençait à s’enfouir dans la mer ; lui aussi semblait se préparer à prendre quelques heures de repos… tout bruit à bord avait cessé… je n’entendais plus la respiration, le battement puissant de ses machines… nous glissions dans le sombre mystère des eaux, comme dans un rêve !

 

« Tout à coup, un chœur de démons éclata, une horrible clameur faite de quatre voix distinctes me déchira les oreilles et me souleva l’âme. Mais je ne m’enfuis point ! Je crus à quelque terrible accident et je me précipitai du côté où se faisait entendre cette quadruple plainte effroyable !… quand je fus arrêtée brutalement par une main impitoyable qui me repoussa, me tira en arrière, me traîna comme une loque le long du dortoir et me jeta, râlante d’épouvante, dans ce coin de salon, tiens ! ici ! ici… sur ce divan…

 

« C’était lui, lui, l’homme dont je n’avais pas encore vu le visage, l’homme dont je ne verrai peut-être jamais le visage, mon sauveur, c’était lui qui me traitait ainsi… Je ne reconnaissais plus sa voix… Elle était terrible… elle me reprochait ma désobéissance !… Elle me rappelait que l’on m’avait défendu de passer par là !… Elle me disait surtout, et avec quelle sorte de rage concentrée, que ces cris-là ne regardaient pas une jeune demoiselle comme moi… Mais si terrible que fût la voix, j’avais encore les cris dans les oreilles, plus terribles encore, et, toute frémissante, j’osai demander s’il était arrivé un accident !…

 

« Alors, il haussa les épaules avec mépris pour la pauvre petite chose que j’étais, la pauvre petite chose qui ne comprenait rien et me dit : “Non, il n’y a pas eu d’accident !… Mais, encore une fois, ce sont des cris qui ne vous regardent pas !” Et il partit…

 

« Le lendemain j’étais malade, j’avais la fièvre. Le bon docteur me soigna et, dans un moment de crise de pitié comme il en a souvent, il m’expliqua tout !

 

« C’était horrible, certes ! mais beaucoup moins terrible, oui, beaucoup moins que l’on aurait pu l’imaginer en entendant des cris pareils !… Le docteur me dit, et je suis sûre qu’on peut le croire, qu’il ne s’agit encore que de prisonniers que l’on mène aux baignoires grillées pour qu’ils voient ce que l’on fera d’eux, exactement, un jour, pour venger un tel, un tel et un tel qui ont été arrangés comme ça par les Boches en Belgique ou ailleurs !… On leur montre ça sur les cadavres des Boches tués horriblement dans les batailles honorables que leur livre Le Vengeur ! Et l’on photographie ces horreurs pour que les prisonniers eux-mêmes les envoient en Allemagne, de façon à épouvanter et à faire réfléchir les bourreaux !… Eh bien ! que dis-tu ? Que penses-tu ? C’est peut-être un admirable système ! Leur faire peur !… C’est ce que je disais tout à l’heure… Mais je suis bien sûre (ne t’énerve pas ainsi !) que le capitaine n’ira pas plus loin : leur faire peur !…

 

– Eh bien !… je te dis, moi, s’écria Gabriel, que tu es une enfant et que c’est toi qui n’oses pas aller plus loin dans tes pensées… Encore une fois, comment peux-tu imaginer qu’on a monté une affaire pareille pour leur faire peur ? Et on ne pousse pas de pareils cris devant des semblants de supplices ! Tu ne sais pas ce que tu dis !… Tu vois bien que le docteur se sauve ! Il se sauve devant l’assassin !

 

– Taisons-nous ! taisons-nous ! reprit la jeune fille… Un jour j’ai prononcé ce mot d’assassin à cause de cela, justement devant le docteur.

 

« Ce mot n’était point plutôt sorti de ma bouche que le capitaine, soulevant une draperie, se dressa devant moi et me conduisit par la main, comme une petite fille, à la prière du soir !

 

« Ah ! tous ces hommes qui avaient été bons et qui maintenant sont plus assoiffés de sang que des tigres dans la jungle ! Leur prière m’épouvanta plus encore que les cris !… si possible !… si possible !… Je regardai l’Homme dont on ne connaît pas le visage et je ne pus que gémir : “C’est horrible !” L’Homme me traîna à nouveau rudement derrière lui et me conduisit dans la chapelle !… Alors ! oh ! alors… Tu n’es jamais allé dans la chapelle ?… Alors, tu ne peux pas savoir ! Tu n’as jamais entendu parler cet homme dans la chapelle ?… Alors ne juge pas !… Nul n’a le droit de le juger que Dieu ! Tu entends ! que Dieu ! et la Vierge !…

 

« Et je suis sortie de la chapelle en sanglotant et en lui baisant les mains !… Et tu es arrivé !… et je n’ai plus voulu voir que notre amour !… et je n’ai plus voulu entendre les cris… et je n’ai plus voulu juger cet homme !… Alors, fais comme moi, mon Gabriel !… Bouche-toi les oreilles, surveille tes paroles et prends patience !… Patience !… »

 

Mais Gabriel dit :

 

« Je ne sais pas ce que le capitaine Hyx a pu te raconter pour t’émouvoir pareillement, mais moi je doute qu’il m’eût convaincu… Il y aura toujours des choses qu’un brave homme, un vraiment brave homme ne pourra faire ou voir faire ! » Dolorès parut alors tout à fait au bout de sa patience. Elle jeta brusquement sa cigarette et dit :

 

« Oui, tu as raison !… Il y a des choses qu’un brave homme, un vraiment brave homme ne peut faire ou voir faire, même s’il a beaucoup souffert ! même si les autres lui ont donné beaucoup à pleurer !… Ainsi, toi, Gabriel, toi qui es le plus brave que je connaisse, je suis sûre que si l’on t’avait rapporté mon cadavre mutilé, les seins arrachés, comme le disait le docteur… »

 

Gabriel bondit ! Il agrippa d’un poignet terrible la main de Dolorès et, les yeux lançant des flammes, la bouche ardente, il s’écria :

 

« Ah ! je te jure, par la Vierge ! que je n’aurais pas eu une seconde de repos que je n’aie répondu, plaie pour plaie, à l’assassin ou aux assassins de Dolorès ! Tu sais bien ; tu sais bien que j’aurais eu les bras rouges de leur sang, jusqu’au coude, et que c’est en rugissant de joie que je leur aurais fouillé les entrailles !…

 

– Eh bien ! alors, mon Gabriel, aie donc un peu moins d’impatience pour le travail des gens d’ici !

 

– Mais ce que j’aurais fait là n’a rien à faire avec les gens d’ici ! J’aurais fait cela, moi ! sans réfléchir ! comme un insensé, comme un fou de la vengeance, mais je n’aurais pas fait de la torture ni une science, ni une loi… C’est cela que je trouve horrible !… Horrible !… Dolorès ! dis-moi que toi aussi tu trouves cela horrible !… »

 

Elle ne répondit pas. Elle l’embrassa sur les paupières.

 

« Gabriel a raison ! » m’écriai-je.

 

Mais ils ne m’entendirent point, à cause qu’ils s’embrassaient… J’étais persuadé que je ne trouverais point de meilleure occasion pour me découvrir que celle-ci. En somme, ils paraissaient être les seuls sur ce vaisseau maudit à regretter les crimes qui s’y commettaient ! Leur cœur était sensible. Je pouvais espérer qu’ils comprendraient ma misérable aventure et qu’ils m’aideraient à en sortir.

 

Ils me donneraient peut-être aussi des nouvelles de la pauvre Amalia et de ses trois petits enfants !…

 

Enfin, s’ils me conseillaient de me montrer à cet extraordinaire capitaine Hyx, j’étais à peu près sûr qu’ils tenteraient de plaider ma cause. Bref, ces jeunes gens, à première vue, m’étaient tout à fait sympathiques, et bien que je n’eusse point tout à fait goûté la colère de Gabriel, à propos de la singulière imagination que Dolorès avait eu d’évoquer son corps mutilé, je restai persuadé que je ne rencontrerais point d’âme plus douce à bord du Vengeur !

 

Déjà, j’avais fait un mouvement pour me livrer, quand une porte s’ouvrit et je vis s’avancer l’Homme aux yeux morts.

 

« Voilà l’Irlandais », fit la jeune fille… et elle n’avait point l’air de l’aimer beaucoup, car c’est sans aucun entrain qu’elle lui tendit la main. L’autre secoua cette main énergiquement en demandant :

 

« Comment êtes-vous ce soir ?

 

– Nous sommes fatigués, nous allons nous coucher ! répondit Gabriel. Rien de nouveau ?…

 

– Rien de nouveau !

 

– Pourquoi ne nous a-t-on pas laissés descendre à Madère ? Vous n’aviez rien à craindre de nous à Madère ? »

 

L’Homme aux yeux morts dans un méchant sourire, dit :

 

« Oh ! nous sommes restés si peu de temps dans les eaux de Madère… le temps tout juste de ramasser pour le capitaine Hyx quelques tonneaux d’un bon vieux vin qu’il vous fera goûter un de ces jours ! Prenez patience ! c’est du vin pour vous !…

 

– Que voulez-vous dire ? Que voulez-vous dire ? » s’écrièrent les deux jeunes gens en même temps.

 

Mais l’autre était déjà parti.

 

Gabriel et Dolorès se regardèrent. La jeune fille dit :

 

« Pourquoi nous a-t-il parlé comme cela ? Qu’a-t-il voulu dire ? Toujours énigmatique, le lieutenant Smith !… Peut-être a-t-il voulu parler du vin de la vengeance ! »

 

C’est alors que, n’y tenant plus, je me montrai. Je fis du bruit dans l’escalier et je glissai le long de la rampe assez singulièrement. Ils poussèrent un cri. Je leur jetai un « chut » ! « Je vous en prie, taisez-vous !… ou je suis perdu ! »

 

Ils me regardaient avec des yeux immenses.

 

Un homme tout habillé, comme moi, de pavillons, tout enroulé de signaux multicolores, avec la mine inquiète que j’avais certainement sous le désordre de mes cheveux plats, ne pouvait manquer d’obtenir un certain succès d’épouvante ou d’hilarité, dans la société où, soudain, il faisait irruption.

 

Gabriel et Dolorès, après avoir eu peur, se mirent à rire comme des enfants qu’ils étaient.

 

Je compris qu’ils croyaient à une farce. Mais je les détrompai aussitôt en leur racontant, en quelques phrases bien senties, mon histoire.

 

Je leur dis tout d’abord que je me confiais à eux car je ne doutais point de leur cœur chevaleresque et je leur dévoilai que cet affreux Irlandais aux yeux morts avait commis à Funchal un véritable crime en s’emparant, avec la complicité de quelques acolytes, d’une femme innocente de tous les crimes qui, en ce moment, ensanglantaient la terre. Non seulement ces misérables avaient emporté la femme, mais encore ses trois petits enfants !… Et cela dans un but que cet horrible Irlandais devait être seul à savoir, car il semblait bien qu’il ne se fût vanté de son forfait à personne.

 

« Tout à l’heure, fis-je, je l’écoutais, il a eu bien garde de vous faire part de sa monstrueuse besogne ! C’est en voulant sauver cette malheureuse et sa famille que j’ai été conduit moi-même à sauter dans une chaloupe et à le poursuivre !… »

 

Ici, je m’arrêtai une seconde pour souffler, tant l’émotion m’étouffait. Je sentais, du reste, que j’étais écouté avec une grande sympathie.

 

« Continuez, me dit la jeune fille… Continuez, mon pauvre homme ! »

 

Je me mis aux genoux de Dolorès et, après lui avoir narré les incidents de la poursuite et de mon naufrage, et aussi de mon entrée furtive dans le sous-marin, je m’écriai :

 

« Je suis sûr, mademoiselle, que vous m’aiderez à arracher cette pauvre femme et ses pauvres petits enfants des mains de ces bandits !

 

– Qui est-elle ?… Comment s’appelle-t-elle ?… demanda Gabriel qui n’avait encore rien dit.

 

– Ça n’est pas une Allemande, répliquai-je en me tournant vers Gabriel… Je le jure !… C’est une bonne bourgeoise, comme moi, du bon pays de Gutland…

 

– Mais comment donc s’appelle son mari ? reprit Gabriel.

 

– C’est ni plus ni moins que l’amiral Heinrich von Treischke ! » Je n’avais pas plutôt prononcé ces derniers mots que les deux jeunes gens m’agrippaient avec une brutalité extraordinaire et me criaient ou plutôt me vociféraient dans la figure :

 

« La femme de l’amiral von Treischke ! La femme de l’amiral von Treischke est ici !… La femme de ce bandit !… de ce misérable !… de cet assassin !… » (et autres termes approchants).

 

Sur ces entrefaites, des serviteurs, attirés par le bruit, accoururent, et les deux jeunes gens me livrèrent à eux avec des menaces de sauvages dont je ne distinguais point tout à fait le sens, mais qui s’adressaient certainement à l’ami de l’amiral von Treischke. Au fait, je ne saisis bien qu’une phrase lancée par Dolorès au moment où j’étais entraîné loin de la pièce et bourré de coups.

 

« Ah ! je comprends maintenant, disait-elle, pourquoi le capitaine a fait de la si belle musique ce soir ! »

 

XII

CE N’EST PAS LE CONFORT QUI MANQUE DANS LES PRISONS DU « VENGEUR »


L’événement avait été si contraire à ce que j’en avais espéré que, dans ma triste pensée, je me préparai à toutes les catastrophes. La brutalité avec laquelle on me fit traverser une grande partie de ce monstrueux bâtiment de pirates, la course rapide que je dus fournir au long d’interminables couloirs, enfin la violence avec laquelle, une dernière porte ayant été ouverte, je fus jeté entre les mains d’un grand diable de nègre qui me reçut avec un rire diabolique, tout cela me confirma dans l’idée que ma dernière heure était venue, et, fermant les yeux, heureux de ne plus penser, de ne plus lutter, de ne plus fuir, de ne plus imaginer, de ne plus voir, de ne plus entendre, de ne plus rien savoir du monde et de ses atrocités, de ses querelles, de ses guerres, de ses barbaries et de ses vengeances, je m’évanouis de nouveau, avec la seule espérance, cette fois, de ne plus sortir du néant où je glissais avec extase.

 

Le lendemain matin, je me réveillai fort tranquillement dans une petite chambre des plus coquettes, meublée d’un joli petit lit de cuivre, d’une table-bureau, d’une table-toilette, d’une armoire et d’une commode en bois d’érable dans laquelle un valet de chambre hindou était en train de glisser des vêtements propres et du linge frais.

 

« Monsieur, me dit-il en anglais, aussitôt qu’il se fut aperçu que j’étais réveillé, monsieur doit avoir grand-faim ! Je vais chercher le petit déjeuner de monsieur !… Je dois aussi prévenir le docteur ? Que monsieur ne s’impatiente pas ! Je reviens tout de suite ! »

 

Ah çà, mais, où étais-je donc ?… Je me frottai les yeux et fis effort pour débrouiller ma pensée.

 

D’abord, j’espérai que toutes les horreurs et tous les malheurs dont ma vie était pleine depuis quarante-huit heures pouvaient bien n’être que des images de cauchemar dont ma mémoire ne tarderait pas à se libérer.

 

Mais le valet de chambre hindou entra avec le docteur ; et, le docteur, je le reconnus !

 

En même temps, mes yeux venaient de rencontrer au-dessus de la porte de ma petite chambre un joli V tout pareil à ceux qui étaient brodés sur le col de la vareuse du docteur et tout pareil aussi à ceux que je me rappelais avoir vus en rêve… Et, tout de suite, je repris pied dans l’affreuse réalité !

 

Cet homme qui venait de me prendre le poignet et qui me tâtait le pouls, cet homme était celui que j’avais vu pleurer la veille devant Dolorès et Gabriel, ces deux autres personnages de mon cauchemar !

 

Pourquoi cauchemar ?… Il n’y avait pas de cauchemar !… La prière du soir !… Le capitaine Hyx !… La… La baignoire grillée… Tout cela était vrai… tout cela existait !… Tout cela m’entourait !… Je vivais ! J’allais vivre dans tout cela !… ou mourir !…

 

« Monsieur, me dit le docteur, vous avez encore un peu de fièvre… mais il ne dépend que de vous qu’elle passe rapidement. En somme, vous êtes doué d’une excellente santé… Vous avez passé une très bonne nuit… Je vous ai fait, sans que vous vous en soyez aperçu, une piqûre de sérum, qui vous a rendu à peu près toutes vos forces, en dormant… Prenez votre petit déjeuner du matin, tranquillement ; ne vous faites pas de bile, ça ne sert à rien !… Et tout ira, je l’espère pour vous, beaucoup mieux que vous n’avez pu le craindre.

 

– Docteur, m’écriai-je, s’il y a ici un homme juste, je n’ai rien à redouter.

 

– Eh bien, tant mieux, monsieur. Mais votre histoire ne me regarde point ! Autant que possible, ne racontez vos petites affaires à personne et ne parlez que lorsqu’on vous interrogera. À part cela, vous êtes tout à fait libre d’entretenir avec vos compagnons tous les sujets de conversation qui vous viendront à l’esprit… Mais croyez-en ma vieille expérience, il vaut mieux parler littérature ou musique…

 

– Je ne sais, docteur, de quels compagnons vous voulez parler, et quant à mes discours, je ne suis guère bavard. Il n’y aurait qu’une chose qui pourrait m’intéresser : pouvez-vous me donner des nouvelles de la santé d’une personne à laquelle je porte beaucoup d’intérêt et qui a été la cause involontaire de tous mes malheurs ?

 

– Vous voulez sans doute parler de Mme l’amirale von Treischke ?

 

– Ah ! vous êtes au courant !… Elle est ici n’est-ce pas ?

 

– Oui, elle est ici ; j’ai été appelé auprès d’elle ce matin !

 

– Mon Dieu ! m’écriai-je en pâlissant, que lui est-il arrivé ? Les assassins l’auraient-ils torturée ? »

 

Cette dernière phrase m’échappa avec une telle force désespérée que j’eusse été, même si j’avais réfléchi à ce qu’elle avait d’audacieux et d’imprudent, incapable de la retenir.

 

Le docteur ne l’eut pas plus tôt entendue qu’il regarda autour de lui pour s’assurer que nous étions seuls et que le valet n’était point derrière la porte… puis il me dit, légèrement fébrile, et à voix basse :

 

« La personne de Mme l’amirale von Treischke a été respectée ! Mais vous avez prononcé un mot qui est rayé des vocabulaires ici ! Surtout avec vos compagnons, parlez, parlez d’autre chose ! M’avez-vous compris ? M’avez-vous compris ?

 

– Oh ! fis-je en secouant la tête… si vous avez torturé Amalia, vous êtes tous des bandits ! J’ai assisté à la prière du soir ! J’ai vu la baignoire grillée !

 

Va la voir qui veut ! Mais il est entendu qu’on n’en parle pas ! autant que possible ! autant que possible !

 

– Ceux qui ont imaginé la baignoire grillée, vous entendez, docteur, vous entendez, eh bien, ceux-là, quels qu’ils soient, et quoi qu’ils puissent dire, ceux-là sont la honte de l’humanité ! » Comme il baissait la tête, je lui demandai avec une angoisse qui faisait trembler ma voix : « Qu’allez-vous faire de Mme l’amirale ? Qu’allez-vous en faire ? »

 

Il ne me répondit pas !…

 

« Ah ! voulez-vous bien me regarder en face !… Pourquoi tournez-vous la tête ?… Pourquoi ? Je veux le savoir ! Si vous êtes un honnête homme, montrez-moi vos yeux !… »

 

Mais il partit sans me montrer ses yeux !

 

C’était un drôle de corps, comme une espèce de vieux gentleman, d’aspect plutôt prévenant, avec une bienveillance parfaite sur toute sa sympathique physionomie. Mais il avait l’air de regarder tout le temps autour de lui comme s’il découvrait un nouveau malheur. Avec sa couronne de cheveux gris sur son crâne à demi chauve, il ressemblait au roi Lear, après que celui-ci eut perdu son royaume.

 

Son départ si brusque me laissa dans un désarroi inexprimable au sujet d’Amalia. Là-dessus, le domestique hindou rentra en me souriant de toute sa belle face admirable, mais avec un air absolument satisfait de lui-même. Il s’appelait Buldeo, me dit-il, « pour me servir ». Il était originaire des environs de Delhi mais avait été emmené par un Sahib, dès sa plus tendre enfance, jusqu’au cœur des montagnes de Garo où dansent en chœur les éléphants sauvages, la nuit (à ce qu’il m’a raconté plus tard). Il m’aida habilement dans ma toilette. Il étala avec orgueil le contenu des tiroirs et me montra trois pantalons, bien étalés sur leur planche dans une armoire, et deux vestons et un smoking, pendus aux portemanteaux.

 

Il me les essaya. À la vérité, ils m’allaient comme un gant. Nous constatâmes que les pantalons étaient un peu longs, mais il est assez de mode de les porter en ce moment avec un pli sur le cou-de-pied. Je voulus savoir de qui il tenait toute cette garde-robe et cette fine lingerie. Il me répondit que tout cela était arrivé à mon intention le matin même par les soins du valet de chambre personnel du capitaine Hyx.

 

À la réflexion, une attention aussi délicate aurait certainement contribué à me rasséréner si le départ brusque du docteur, son regard fuyant quand je lui avais parlé d’Amalia, et surtout si le souvenir des paroles farouches de Dolorès ne m’avaient rendu impossible tout équilibre mental.

 

Je basculais de la terreur à la colère et ne savais vraiment plus où me raccrocher un peu solidement quand un petit groom vint m’apporter justement une lettre de Mme la vice-amirale von Treischke. Je reconnus, sur l’enveloppe, l’écriture d’Amalia et vous laisse à penser avec quel empressement tremblant je déchirai ce papier qui portait, lui aussi, comme toutes choses autour de nous, le V écarlate qui me paraissait tracé avec le sang des malheureux qui avaient agonisé dans les flancs du vaisseau maudit !

 

Mme l’amirale m’invitait à dîner pour le soir même.

 

Elle avait appris ma présence à bord par le docteur qui venait de la voir et qui lui avait conseillé de m’écrire pour me calmer.

 

En ce qui la concernait, elle et ses enfants, depuis le rapt brutal dont ils avaient été victimes, s’étaient vus l’objet des plus grands soins.

 

Elle me remerciait du courage que j’avais montré en poursuivant ses ravisseurs jusqu’au sein des eaux et elle ne me cachait point l’espérance où elle était que tout ceci se terminerait assez vite et assez bien. Elle s’expliquait la fâcheuse aventure par le besoin qu’avaient eu les ennemis de l’Allemagne de s’assurer de précieux otages, peut être dans le dessein d’échanger des prisonniers auxquels ils tenaient beaucoup.

 

Les petits garçons se portaient bien. La petite fille avait eu un peu d’inflammation à la gorge. Tous trois, Dorothée, Heinrich, Carolus m’embrassaient. Quant à la mère, qui ne pouvait décemment m’embrasser, elle m’envoyait l’expression très attendrie de son amitié reconnaissante ; mais je baisais avec ferveur, moi, sa signature.

 

Ah ! chère pauvre adorée Amalia !… Je lui écrivis une lettre où je me proclamais le plus heureux des hommes de l’avoir suivie dans son malheur et, dans le moment que j’écrivais cela, je le pensais… bien que je fusse effroyablement agité et presque aussi inquiet de mon sort que du sien !… Et elle, sa lettre me la représentait si tranquille au contraire de moi, si confiante et si calme !… Ah ! les monstres ! les monstres !… Mon Dieu comment la sauver de là. Mon Dieu ! il n’est pas possible que vous soyez avec ces gens-là !… Sans doute, vous avez dit, Seigneur : « Celui qui frappera avec l’épée périra par l’épée ! » mais ce n’est pas pour qu’on s’en serve que vous avez dit cela, c’est pour qu’on laisse l’épée au fourreau, Seigneur !… Seigneur, inspirez-moi et sauvez Amalia !…

 

En attendant, je songeai à paraître convenablement devant elle si, par hasard, je la rencontrais avant le dîner…

 

Douché, rasé de frais, habillé d’un complet bleu marine, que, vraiment, on aurait pu croire fait pour moi, cravaté d’une soie que j’aurais bien payée quarante francs chez C…, rue de la Paix, à Paris, il ne me manquait plus, pour être un parfait homme du monde, qu’une épingle de cravate ; mais on n’avait pas pensé à ce détail, ce qui, certainement, était fâcheux pour la correction de ma tenue… car un homme du monde n’est pas habillé tant qu’il n’a pas mis son épingle de cravate ; du moins, ainsi en va-t-il à Renich.

 

Quoi qu’il en fût, mon corps (je ne parle certes que de mon corps) avait lieu d’être satisfait quand je sortis de ma petite chambre avec la permission de Buldeo.

 

« Où puis-je aller ? avais-je demandé à ce parfait domestique.

 

– Partout où monsieur pourra ! » m’avait-il répondu.

 

Je ne tardai point à saisir la signification précise de ces paroles, quand je me fus heurté à quelques portes closes et à des murs d’acier laqués et ripolinisés qui nous faisaient une blanche prison des plus agréables à l’œil dans l’éclat des lampes électriques, mais une prison tout de même.

 

J’imaginai facilement que c’était là le coin redoutable et surveillé où les captifs attendaient, dans un cadre moderne, hygiénique et élégant, que l’on eût décidé de leur sort.

 

Il y avait, dans cet apprêt même, ou plutôt dans cette complaisance, dans cette concession ineffable et suprême aux habitudes de luxe et de confort et aux goûts de la civilisation une sorte d’horrible sadisme de la part des bourreaux, sadisme qui, me semblait-il, les rendait plus haïssables encore !

 

Au cours de ma petite promenade dans les coursives qui nous étaient réservées, je devinai beaucoup de chambres comme la mienne et, dans ces chambres, des angoisses, des affres plus cruelles encore, car, enfin, moi, je ne pouvais pas oublier que j’étais neutre et, en dépit de toutes les menaces, et des plus méchants pronostics, et des plus noirs soucis, j’avais encore tout au fond de moi-même une espérance que je ne lâchais pas, à laquelle je m’accrochai éperdument.

 

Je me trouvai bientôt dans une sorte de fumoir où, sur une table centrale, oblongue et recouverte d’un tapis vert, on avait déposé une grande quantité de journaux et de revues en toutes langues. Contre les murs, des rayons supportaient une collection fort respectable d’ouvrages dont la lecture devait aider à passer les heures de l’attente… de l’attente de quoi ? Oh ! horreur !

 

Quand j’entrai dans ce salon de lecture, deux personnages que je reconnus immédiatement à leur uniforme pour des officiers de la marine allemande, discutaient entre eux à voix basse en fumant d’excellents cigares de la Havane, dont ils n’avaient point retiré la bague, contrairement à ce que les gens d’une éducation délicate ont accoutumé de faire pour éviter le ridicule du péché d’ostentation.

 

Ils tournèrent légèrement la tête au bruit que je fis ; je saluai discrètement, mais ils ne répondirent point à ma politesse, de toute évidence parce que je ne leur avais pas été présenté et qu’ils ignoraient à quelle classe de la société je pouvais appartenir.

 

Et puis, ils me prenaient peut-être aussi pour un espion.

 

Tant est qu’ils se mirent à parler tout haut et à prononcer des paroles sans importance, ce qui était assez maladroit et m’invitait à conclure que ce dont ils s’entretenaient tout bas avait un certain prix caché.

 

Le premier, celui qui était le plus près de moi, avait une grosse caboche joufflue avec des yeux à fleur de tête et un nez épaté ; le second avait une figure aiguë d’oiseau de proie déplumé, comme on a vu à certaines caricatures du kronprinz ; tous deux avaient la figure rasée, en dehors des lèvres supérieures qui avaient conservé deux petits clous de moustaches haut dressés par les cosmétiques. Le premier était rouge, cependant, comme un boulet grillé et semblait prêt à porter, avec sa tête, l’incendie dans le vaste monde ; le second était vert comme la mort un peu avancée. Ils rirent, en fumant, après leurs paroles sans importance. Puis il y eut un silence, puis le premier prononça ces phrases sur un rythme qui ne m’était pas inconnu : « Gaiement paré – un galant chevalier – au soleil et dans l’ombre – avait voyagé longtemps – chantant une chanson – en quête de l’Eldorado ! »

 

Sur quoi le second répliqua par la seconde strophe :

 

« Mais il devint furieux – ce chevalier si hardi – et sur son cœur une ombre – tomba sans qu’il eût trouvé – aucun lieu de la terre – qui ressemblât à l’Eldorado ! »

 

Après quoi, ils éclatèrent de rire et disparurent.

 

Il eût fallu être ignorant comme un âne bâté pour ne point reconnaître dans leur singulier poème la petite élucubration de l’auteur d’Eureka.

 

Ils m’avaient sorti cela dans le texte anglais, bien qu’ils fussent Allemands, et je comprenais ce qu’ils avaient voulu dire avec leur histoire de chevalier hardi qui était mort avant d’avoir trouvé ce qu’il cherchait ! C’était bien cela… Ils me prenaient pour un espion, et assurément pour un Anglais ou pour un Américain.

 

Que l’on pût me croire de la bande des corsaires, enrôlé par le capitaine Hyx pour sa besogne d’enfer, cela, l’idée de cela me faisait fumer la cervelle ! Aussi je résolus d’avoir, à la première occasion, une explication décisive.

 

Toutefois, en dehors de cet incident personnel et de l’irritation dans laquelle il m’avait mis, j’étais entrepris par un sentiment de stupéfaction immense en face de la désinvolture de ces messieurs et de leur façon appliquée de fumer le cigare ! J’imaginai qu’il ne craignaient point que la menace de torture suspendue sur leur tête fût jamais exécutée !…

 

Cependant ma fièvre était revenue, mes tempes battaient, j’avais soif. Un steward hindou, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Buldeo, mais qui n’était pas Buldeo, passa, et à tout hasard je lui demandai qu’il voulût bien me donner à boire.

 

Il m’apporta aussitôt un verre et une bouteille de champagne !…

 

Décidément on ne nous refusait rien !

 

Un autre steward hindou apporta une table de jeu et des cartes !… Et vraiment les quatre personnages qui apparurent aussitôt et qui s’assirent en silence autour de la table avaient, ceux-là, la mine sévère, pâle et recueillie des prisonniers que l’échafaud attend et qui s’offrent leur dernière partie !

 

L’un d’eux réclama, en allemand, les jetons, en fronçant les sourcils, et fit, d’une voix sévère, des reproches au steward sur sa négligence.

 

Presque aussitôt, ils se mirent à jouer au poker avec un acharnement, une astuce, une roublardise, une traîtrise, une brutalité, une audace incomparables !…

 

Or, moi aussi j’ai la passion du poker.

 

Hypnotisé par la fantastique partie qui se donnait là, je m’approchai. Entre deux coups, comme il y eut discussion sur la valeur d’une couleur dans une rencontre de jeux égaux, je ne pus m’empêcher de donner mon avis. J’eus ainsi l’occasion de me présenter, et, sans aucune explication, je racontai brièvement qu’ayant fait naufrage dans une petite barque j’avais été recueilli par un sous-marin d’une nationalité inconnue ou j’avais été traité le mieux du monde, mais où je ne connaissais personne.

 

Les quatre joueurs, après avoir échangé des coups d’œil où je découvris des recommandations de mutuelle prudence, se présentèrent : c’étaient quatre officiers allemands, qui me livrèrent leurs noms et leurs titres sans y rien ajouter et qui me demandèrent fort poliment s’il me plairait de me mêler à la partie.

 

Je leur répondis, que cela me serait d’une grande distraction mais que malheureusement j’étais tout à fait, dans le moment, démuni d argent. À quoi il me fut répliqué, très poliment, que ma parole suffirait et qu’on règlerait à terre !

 

« Comment ! à terre ?… m’écriai-je, et quand croyez-vous donc que l’on nous y déposera à terre ?

 

– Mais, mein Gott ! me jeta l’un d’eux quand la guerre sera finie, ce qui ne saurait tarder, s’il plaît à Sa Majesté ! »

 

Ils ne s’aperçurent même point de l’extraordinaire agitation où de tels propos m’avaient jeté. Évidemment, évidemment, ceux-là ne devaient pas croire aux histoires de torture qui couraient le bord, ceux-là n’avaient jamais été à même d’assister à certains spectacles derrière certaine grille… ou encore pensaient-ils que, personnellement, ils n’avaient rien à craindre pour des raisons que je ne démêlais pas encore.

 

…Ou encore croyaient-ils, comme en avait émis vaguement l’idée la très troublante Dolorès, croyaient-ils que l’on voulait seulement leur faire peur… idée stupide, idée stupide pour qui avait eu l’occasion de s’évanouir dans certain réduit grillé !… Ah ! quelle pouvait être la pensée de ces hommes qui jouaient si tranquillement, pendant que là-bas, derrière les cloisons, certain Chinois de ma connaissance devait être occupé à ranger pour des prochaines besognes ses chers petits outils…

 

Apparemment, ces messieurs n’étaient occupés que de leur jeu !… (Ici, je déclarai ne pas prendre part au coup, bien que j’eusse au départ deux paires à l’as ; mais c’était pour mieux réfléchir.)

 

Pendant que la partie se poursuivait, je vis passer dans la salle de lecture une vingtaine de personnages, presque tous officiers allemands, soit de l’armée de terre, soit de la marine, et une demi-douzaine de civils, qui ne s’exprimaient qu’en allemand et qui firent bientôt bande à part à une petite table, mais qui n’étaient pas les moins gais.

 

D’après leurs conversations, dont je saisissais des bribes, je pouvais conclure que c’étaient là de gros commerçants de l’Allemagne du Nord, et je crus comprendre qu’ils étaient tous bourgmestres, c’est-à-dire maires de leurs cités.

 

La coïncidence qui les réunissait là autour de la même table, sous les eaux, était au moins bizarre et aurait suffi, en ce qui me concerne, à m’ôter un peu de la gaieté de mon caractère.

 

Mais ces messieurs n’avaient point l’air le moins du monde de s’étonner de leur aventure et racontaient « de bons tours de commerce » ou des histoires d’administration municipale qui les faisaient pouffer de rire…

 

C’était trop ! Ils plastronnaient devant l’étranger que j’étais.

 

Tout de même j’étais effaré et mes partenaires en profitaient pour me sortir des « mains pleines » et des brelans comme s’il en pleuvait (disent les Français).

 

Quand je me levai de table, je devais cinq mille Marks. Je signai une reconnaissance de ma dette et mis sous la signature, mon adresse. Puis je pris congé et regagnai ma chambre, où je me fis apporter par Buldeo deux œufs sur le plat. Mon appétit était minime et j’avais besoin de rester seul chez moi pour réfléchir !… pour réfléchir !…

 

Mon devoir n’était-il point de prévenir mes compagnons de captivité qu’ils se faisaient peut-être une fausse idée du sort qui les attendait ?… Car, après avoir réfléchi, j’étais persuadé avec Gabriel qu’on n’avait pas monté une affaire pareille pour aboutir à une simple comédie !…

 

Et Dolorès aussi devait être persuadée de cela !… Seulement, elle mentait pour calmer Gabriel… Enfin, moi, moi, j’avais vu !… j’avais vu une chose atroce !… Je n’avais vu que des cadavres, certes ! et quels cadavres !… Mais devrais-je croire, comme m’y incitaient les propos de Dolorès, que ces cadavres étaient entrés cadavres dans la chambre des tortures ?… et que toute cette horreur n’était qu’un travail préparatoire en attendant que la véritable petite fête pour Anges des Eaux commençât ? Est-ce qu’on pouvait savoir ! Est-ce qu’on pouvait savoir, avec des anges qui avaient des pareilles prières du soir !… En vérité, mes compagnons, dans leur orgueil national, doivent s’imaginer que l’on n’osera pas et que la petite fête ne commencera jamais !… Les insensés !… les insensés !…

 

XIII

LA TRANQUILLITÉ D’AMALIA M’ÉPOUVANTE


Le soir même, quand je fus introduit dans l’appartement d’Amalia, je trouvai ma bien-aimée la mine paisible, le teint frais, le corps reposé. Elle avait la toilette bizarre et point trop chiffonnée qu’elle portait le soir des derniers événements de Madère. La première impression que j’en reçus me bouleversa beaucoup plus que si elle m’était apparue avec l’animation du désespoir.

 

Songez qu’elle était assise au fond d’une bergère, en une pose pleine de langueur, regardant ses trois beaux enfants qui jouaient en silence à ses pieds.

 

Infortunée créature qui, pure de tout crime, ne pouvait soupçonner l’horrible destin qu’on lui préparait !

 

Ses belles mains jouaient dans la chevelure aux boucles dorées de la petite fille. Quand elle me vit, elle se souleva à demi et me dit textuellement :

 

« Croyez-vous ! En voilà une aventure ! » Et elle se mit à sourire.

 

D’abord je restai comme cloué sur place et puis, comme de son geste gracieux et tranquille elle me montrait un siège où elle m’invitait à m’asseoir, je m’écriai :

 

« Vous souriez, Amalia ! Vous souriez ! »

 

À ce nom d’Amalia que j’avais prononcé jadis si librement, les trois petits, étonnés d’entendre ainsi appeler leur mère par un étranger, relevèrent la tête et me regardèrent curieusement. Alors la mère dit : « Mon ami, vous me paraissez très agité. Vous avez pourtant reçu ma lettre. Elle aurait dû vous tranquilliser un peu sur notre sort à tous. Tout bien réfléchi, il ne peut rien nous arriver de pire que ce qui est, et, en vérité, ce qui est assez acceptable si cela ne doit pas durer trop longtemps ! Quant à moi, je remercie égoïstement la Providence d’avoir ; conduit jusqu’en ces lieux un compagnon de captivité qui me fera supporter mon malheur avec patience !… Je croyais avoir tout perdu ce soir néfaste où je découvris à Funchal que l’on m’avait volé mes enfants ! Je les ai retrouvés, que le Seigneur Dieu soit loué ! Et puisque je vous ai retrouvé aussi, de quoi me plaindrais-je ?… »

 

Elle souriait encore en prononçant ces derniers mots, ô ange ! Douceur incomparable d’une âme qui, considérant toute révolte comme un crime, s’accommode de tous les événements qui, suivant un dogme qui avait instruit et plié sa jeunesse, ne pouvaient venir que de Dieu ! Ainsi, pensais-je, s’était-elle accommodée de son mariage avec von Treischke ! Et ceci, en même temps que j’y trouvais un sujet d’immense amertume, me procurait une ineffable consolation !

 

Mais, joignant les mains, je soupirai, car, en dépit de tout ce qu’elle pouvait dire, je la voyais déjà comme l’agneau sur la pierre du sacrifice. Tout de suite elle me coupa le souffle, voyant que j’allais sans doute encore la plaindre, et, me montrant les enfants, elle me dit : « Voudriez vous les faire pleurer ? »

 

Alors, elle me les présenta, puisque le drame avait empêché que la chose fût faite à Funchal. Et elle eut pour chacun des mots qui firent rire les petits. Elle me présenta à mon tour comme un ami de sa famille et un camarade de son enfance et elle les pria de me traiter avec les égards que l’on doit à un vieux parent ; mais j’embrassai tout de suite le petit Carolus, qui me parut le plus espiègle ; il ne ressemblait guère à l’amiral von Treischke, dont Heinrich était le portrait frappant et dont la petite Dorothée avait le regard dur. Dorothée était bien jolie tout de même. Enfin, c’étaient trois chérubins qui paraissaient adorer leur mère et qui ne se doutaient certes point du malheur qui la menaçait.

 

À cette pensée, un sanglot que je ne pus retenir me monta à la gorge… Amalia se dressa aussitôt et ordonna aux enfants de nous dire le bonsoir et de regagner leur chambre.

 

« Nous les ayons trouvés ici dans un état !… Ils avaient été naturellement un peu brutalisés, les pauvres petits, et la femme de chambre m’a dit que rien n’avait pu les calmer, pas même les bonbons !

 

Ils n’ont cessé leurs cris qu’en nous apercevant, l’oncle Ulrich et moi !…

 

– Comment l’oncle Ulrich est avec vous ? m’écriai-je.

 

– Mais certainement… vous ne le saviez pas ?… Pendant qu’ils y étaient, ces messieurs ont raflé toute la famille !… Oh ! l’opération a été bien faite !… Que voulez-vous ? Après tout, c’est la guerre, et nous aurions pu plus mal tomber !… On est très bien à bord de ce sous-marin, on a tout le confort possible !… J’ai le plus grand désir de le visiter du haut en bas, et j’espère que c’est une faveur que son capitaine m’accordera bientôt !…

 

« Savez-vous bien, Carolus, que je suis très au courant des nouvelles inventions relatives aux sous-marins et que mon mari, qui était chef de la défense mobile de Wilhelmshaven, me faisait prévoir, pour la fin de l’année, des bâtiments aussi vastes que peut l’être celui-ci, avec tout le luxe et le confort du vaisseau d’escadre !… Nous avons la preuve maintenant que nos ennemis nous ont devancés, voilà tout !… Il faut vous calmer, mon ami. Je ne vous ai jamais vu aussi nerveux !… »

 

Et elle prit ma main entre les siennes et voulut me consoler comme, mère, elle avait consolé ses enfants !

 

Adorable Amalia ! Mes larmes seules lui répondirent.

 

Elle les vit, me lâcha les mains et me déclara avec une moue malicieuse :

 

« Vous êtes insupportable !… Tenez, vous feriez mieux de me raconter votre aventure, à vous !… Car enfin, je ne sais encore que vaguement ce qui vous est arrivé !… »

 

J’allais donc commencer le récit de ma propre infortune quand une porte fut poussée par un petit vieillard fort guilleret, en smoking, qui me tendit aussitôt la main avec une grande cordialité : c’était l’oncle Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn.

 

« Eh quoi ! s’écria-t-il aussitôt en apercevant mes yeux humides, vous pleurez des larmes d’enfant ! Parce qu’on a osé porter une main sacrilège sur l’une des plus sacrées familles de l’Allemagne, vous vous lamentez comme si tout était perdu ! Mais que croyez-vous donc ? et que craignez-vous donc ?… Je vous jure qu’à cette heure les bandits qui ont tenté ce coup doivent être plus embarrassés que nous ! Ne voyez-vous pas tous les soins dont ils nous entourent ? Ne sont-ce pas là autant d’excuses qu’ils se créent déjà pour atténuer leur forfait ? Croyez-vous qu’ils nous traiteraient ainsi, s’ils n’avaient pas peur ? Rassurez-vous donc, monsieur Carolus Herbert, du doux pays de Gutland, en Luxembourg !… Au fait, vous n’êtes pas Allemand ?… Voilà pourquoi vous vous apitoyez ! Mais nous vous protégerons !… »

 

Toute cette glorieuse tirade ne m’étonna point dans la bouche du petit orgueilleux et insupportable vieillard, mais elle ne me convainquit pas non plus !… Et, entêté, je secouai la tête.

 

« Ce n’est point pour moi que je crains ! fis-je.

 

– Carolus Herbert a toujours pensé plus aux autres qu’à lui-même ! déclara la bonne Amalia, et la preuve en est qu’il est ici ! »

 

C’était me récompenser outre mesure, avec une phrase, de toutes mes peines. Mon regard prouva à Amalia ma reconnaissance.

 

Alors deux valets hindous apportèrent une table joyeusement garnie de hors-d’œuvre, « de délicatessen », comme disent les Allemands, et de flacons. Je remarquai tout de suite que le couvert était dressé pour cinq personnes.

 

« Vous attendez donc quelqu’un ? demandai-je.

 

– Oui, deux amis de mon mari, répondit Amalia, que nous avons eu la joie de retrouver ici : le lieutenant de vaisseau von Busch et l’enseigne von Freemann, deux charmants hommes tous deux…

 

– Charmants ! charmants ! et beaux compagnons ! et lettrés, et distingués, et très gais, ma parole ! Ils nous auraient bien aidés “à relever le moral”, si le moral en avait eu besoin ! s’exclama l’oncle Ulrich. Mais les voilà, je les entends ! Cachez vos larmes Carolus Herbert ! Soyez à la hauteur ! »

 

Je vis entrer mes deux officiers du matin, celui qui avait une figure de boulet rouge et celui qui avait un visage de mort verte. Mais il était exact que tous les deux avaient l’air très en train et caressaient avec bonne humeur les petits clous noirs de leur moustache dressée par le cosmétique.

 

Je rougis aussitôt, car j’avais pensé que le matin même ils m’avaient pris pour un espion, et je ne fus pas autrement fâché de la présentation qui mettait fin à ce fâcheux malentendu.

 

Avant que l’on se mît à table, l’oncle remplit les verres d’un pétillant petit vin blanc, sec et pâle, que chacun dut porter à sa bouche pendant que le toast suivant était prononcé par le professeur de l’Université de Bonn :

 

« Madame, messieurs, je bois et buvons à la patrie allemande qui, dans une confiance pleine d’espoir, tourne les yeux vers son maître impérial dont il n’est point une parole jusqu’alors adressée à son peuple et au monde qui ne respire la force, le courage, la piété et la justice ! dont il n’est point un acte qui ne concoure à la paix et à la joie du monde, sous le sceptre de la pensée et de la force allemandes ! Hoch ! hoch ! hurrah !… »

 

Aussitôt je posai mon verre sur la table sans avoir bu.

 

« Qu’est-ce à dire ? » demanda l’oncle Ulrich, dont le nez devint tout rouge, pendant qu’à ses côtés « la Mort verte » jaunissait et que le « Boulet rouge » pâlissait.

 

« Je suis du doux pays de Gutland, en Luxembourg ! fis-je, le cœur révolté par ce que je venais d’entendre, et je ne boirai point à des souhaits pareils, car je suis neutre !… »

 

Amalia dit :

 

« Il a raison ! C’est un neutre !… Si je n’étais mariée à von Treischke, je ferais comme lui !… Messieurs, asseyons-nous !… »

 

La douce autorité avec laquelle elle leur imposa silence mata ces énergumènes. Ils ne pouvaient oublier de qui Amalia était la femme ; au contraire, ils s’en souvenaient avec humilité et une apparente servitude, avec des courbettes et des salutations à propos de tout et de rien, à propos par exemple de la salière ou d’un carafon. Tout cela m’eût bien fait sourire en un autre moment.

 

Au fond, ces grands vainqueurs du monde ont des joies d’esclaves. Ils étaient moins galants avec Amalia qu’ils ne courbaient l’échine devant Mme von Treischke. Sur un coup d’œil d’elle, ils m’auraient égorgé !

 

Le malheur fut que cette trêve ne dura guère, car, le potage avalé, l’oncle Ulrich recommença de faire le malin. Cette fois, je n’y pus tenir, et, comme les deux officiers de marine applaudissaient à ses propos orgueilleux, je me levai, allai regarder derrière la porte s’il ne s’y cachait point quelque espion et revins en disant :

 

« Vous ne savez donc pas ce qui se passe ici ? »

 

Ma volonté de silence s’était enfuie à tire-d’aile, et le plaisir aigu de faire frissonner ces bravaches, en même temps que le besoin honnête de renseigner définitivement Amalia et de trouver, si possible, des aides de bonne volonté, pour le salut de tous, me poussa à faire part, sans plus tarder, à la société, de mes découvertes.

 

On m’écouta d’abord avec intérêt et en se passant les plats. Chaque fois qu’un domestique apparaissait, je suspendais mon récit. Puis je le reprenais avec prudence et avec une émotion qui mettait, je le crains bien, un tremblement un peu ridicule dans ma voix.

 

Toujours est-il qu’au moment le plus pathétique, quand j’en arrivai à la baignoire grillée, les trois hommes se touchèrent le front en me regardant. Et presque aussitôt Amalia, avant même que j’aie pu lui faire entendre (sans plus amples détails) que c’était là que l’on exécutait les prisonniers condamnés à mort, se leva, déclara qu’elle n’avait plus d’appétit, qu’elle se sentait un grand mal de tête et qu’elle s’excusait de nous quitter avant la fin du repas, mais qu’elle avait trop présumé de ses forces.

 

Je me levai à mon tour et voulus lui baiser la main, en hommage de mon dévouement et pour demander mon pardon, car je la sentais terriblement fâchée contre ce qu’elle considérait, elle aussi, comme une folie…

 

Elle me glissa sous le nez en haussant les épaules.

 

Aussitôt qu’elle fut partie, l’oncle se jeta sur moi et me reprocha mes propos inconsidérés. Alors, devant les trois hommes, je dis tout ! tout ! et les suppliai de comprendre enfin qu’eux et l’amirale von Treischke et ses enfants étaient aux mains de bourreaux qui avaient juré de venger sur eux, par les pires tortures, les crimes qui avaient ensanglanté la Belgique et les Flandres, et les départements français, et toutes les mers du monde.

 

Mais les deux officiers de marine, après avoir allumé tranquillement un long cigare, prirent chacun sous un bras l’oncle Ulrich et l’emmenèrent, sans plus me regarder, et en lançant avec désinvolture leur fumée au plafond.

 

Sur ces entrefaites, Buldeo ayant fait une apparition, je le priai de me reconduire chez moi ; il m’aida à me déshabiller et je me mis au lit.

 

Naturellement, je ne pus dormir.

 

J’étais plein de rage contre la stupidité des « Boches » (ainsi les appelais-je dans ma fureur infinie), qui ne pouvaient imaginer que l’on osât toucher à leurs redoutables personnages (cela était tout à fait, dans la mentalité allemande), et j’étais plein de douleur en songeant à Amalia, qui m’avait traité si durement parce que j’étais venu troubler sa douce quiétude.

 

Je ne m’assoupis qu’au matin et ne me réveillai que tard dans l’après-midi, avec une faim de loup.

 

XIV

LA CERVELLE À L’ENVERS


Ah ! comment rendrai-je avec des mots les sentiments, ou plutôt les sensations qui s’emparèrent de moi au cours de la soirée suivante dont je ne parviendrai jamais, hélas ! à secouer l’étrange, l’abominable hantise ?

 

Tant qu’on se trouve en face d’une horreur logique, je veux dire explicable – si condamnable soit-elle – on peut crier, se lamenter, souffrir, mais enfin la cervelle a des chances de résister, de garder son équilibre, son pouvoir sacré de raisonner, c’est-à-dire de penser ! Mais mettez-la au centre de l’inexplicable (dans le domaine de l’horreur ou de tout autre domaine)… elle ne peut plus penser, parce qu’elle chavire !

 

Elle est dans la situation de ces gens qui sont tranquillement assis dans un fauteuil, sur un plancher solide et qui, par un jeu que l’on a exhibé souvent aux expositions et dans les grandes foires, voient tout à coup les murs de la salle dans laquelle ils se trouvent basculer réellement autour d’eux ; alors, mentalement, ils perdent l’équilibre, eux aussi, et se mettent à crier de surprise et à gesticuler comme s’ils étaient vraiment dans la nécessité de se raccrocher à quelque chose !

 

Ah ! se raccrocher à quelque chose !… Mais à quoi donc eus-je pu me raccrocher après cette soirée mémorable qu’il faut que je vous conte ?

 

La chose commença d’une façon si simple.

 

Je m’étais habillé pour dîner, comme la veille.

 

Ce fut Buldeo qui m’introduisit dans une grande salle toute blanche, dont les murs étaient garnis des portraits des plus fameux Hohenzollern. L’image de Guillaume II était à la place d’honneur.

 

Une grande table dressée pour le dîner occupait le fond de la salle. Il y avait six petites tables. Une douzaine de personnages étaient déjà assis derrière la grande table, à gauche, contre le mur, alignés comme des collégiens au réfectoire.

 

En outre, un groupe d’officiers allemands, debout au milieu de la salle, s’entretenaient justement avec von Busch (le Boulet rouge) et von Freemann (la Mort verte).

 

Ces deux derniers me saluèrent fort correctement et continuèrent leur conversation sans plus s’occuper de moi. Buldeo, qui avait quitté ses vêtements blancs de steward pour l’habit du maître d’hôtel, me montra la place que je devais occuper pendant le dîner. C’était à une petite table garnie d’une dizaine de couverts.

 

Il y avait des fleurs sur toutes les tables. L’éclat des lampes électriques était joliment atténué par la corolle de papier de soie transparente qui les enveloppait.

 

Mettez au milieu de ce cadre charmant le brillant des uniformes, le chatoiement des aiguillettes, la blancheur des plastrons, car quelques personnages en habit firent leur apparition.

 

J’étais le seul en smoking. Je compris, dès les premiers mots saisis à la volée, que ces messieurs s’apprêtaient à fêter, ce soir-là, quelque solennel anniversaire, glorieux pour la famille impériale et pour tout le « Deutschland ».

 

La salle se remplissait. Les conversations étaient généralement d’un ton plutôt gai. Cependant je crus, ou je m’imaginai, que certains accès de gaieté manquaient un peu de naturel et qu’il y avait du factice dans certains sourires trop prolongés et qui découvraient trop ostensiblement les dents.

 

Par exemple, les maires des villes du nord de l’Allemagne que j’avais vus la veille dans la salle de la bibliothèque et qui avaient commandé si bruyamment qu’on leur servît quelques délicatesses, eh bien ! ces messieurs bourgmestres, considérés de plus près (ils devaient manger à ma table) me parurent avoir des fronts sans rapport avec leurs sourires…

 

Mais l’oncle Ulrich von Hahn fit son entrée.

 

Il était reluisant, pommadé, cosmétiqué, frisé, les joues étincelantes. Je me disposais à aller lui demander des nouvelles d’Amalia mais je compris que je serais, dans le moment, indiscret, car son arrivée était saluée d’applaudissements forcenés.

 

Toutes les mains se tendirent vers lui, et on le mit à la place d’honneur, devant le portrait de l’empereur.

 

Alors, tout le monde s’assit et le dîner commença. À la grande table, il n’y avait que des officiers. Aux petites tables étaient les civils. On ne fit pas plus attention à moi que si je n’existais pas.

 

Un espadon fut apporté triomphalement par deux hindous. C’était une bête superbe, qui fut déposée, parmi l’enthousiasme de tous, au centre de la table d’honneur, devant l’illustre professeur Ulrich von Hahn…

 

Comme il arrive toujours en Allemagne à propos de tout et à propos de rien, dès qu’on se trouve autour d’une table où il y a à manger et à boire, ce fut là l’occasion d’une patriotique manifestation. Tout le monde s’était levé… Le professeur Ulrich tendit le bras au-dessus de l’énorme bête comme s’il se disposait à la bénir.

 

Désignant l’espèce d’épée large, tranchante, acérée, dure comme l’acier et longue de trois mètres environ que l’animal portait à plat devant lui, le professeur Ulrich von Hahn déclara avec solennité : « Cette arme, jointe à la grandeur de ce poisson magnifique, à sa force et à son agilité extraordinaires, fait de lui un adversaire redoutable même pour les plus grands animaux marins. Sa forme a pu servir de modèle à la galère antique et Elien comparait son arme à l’éperon d’une trirème. C’est le premier des sous-marins vivants ! Nous l’appelons le Schwert-Fisch (c’est-à-dire l’épée-poisson). Les Français l’appellent l’espadon, mais aussi l’Empereur !… »

 

Là-dessus, cet aimable professeur toussa, sourit avec malice, se passa la main dans les cheveux, souleva sur son front ses lunettes d’or et dit :

 

« Remercions notre bon vieux Dieu qui, en ce jour de glorieux anniversaire, a eu cette délicate attention de faire pénétrer jusqu’à nous, pauvres prisonniers, un poisson aussi redoutable… pour les autres…, aussi bon pour nous… et auxquels les Français ont donné un si beau nom ! »

 

Vous imaginez combien l’allocution fut trouvée spirituelle. Ces messieurs trépignèrent en poussant des hoch !

 

Cependant, à la réflexion, certains s’abstinrent carrément de toucher à ce glorieux morceau et refusèrent de manger un animal que l’illustre professeur von Hahn avait appelé l’Empereur.

 

Des camarades, souriant de ces scrupules, s’interposèrent pour que les autres ne laissassent point leurs assiettes vides devant un aussi beau morceau. Mais les premiers répliquèrent très haut qu’ils préféraient passer pour des niais que pour des sujets irrespectueux de Sa Majesté !

 

Et voyez tout de suite la stupidité teutonne, ou plutôt l’enfantillage allemand, pour parler poliment ainsi que mon devoir de neutre me le commande, enfantillage que l’on retrouve toujours au fond de leurs plus féroces instincts guerriers, il suffit de cette phrase pour que tout le monde se privât d’espadon !

 

On remporta le glorieux poisson.

 

Au fond, mes bourgmestres étaient furieux, mais ils n’osèrent rien dire. Et ce n’est pas moi qui réclamai !

 

Comme l’oncle Ulrich, excité par un si inattendu résultat, continuait de donner libre cours à son éloquence, je souhaitai de toute la force de mon appétit renaissant qu’il trouvât d’autres sujets de conversation que la gastronomie, car, comme il n’est point rare que les viandes elles-mêmes et les sauces aillent chercher leurs titres, dénominations et étiquettes sur les marches du trône, au sein des cours, et généralement chez les plus grands princes, nous pouvions risquer, toujours par respect, de sortir de table et de mourir de faim !

 

Heureusement (je dis heureusement pour nous, car, comme on va le voir, ce fut bien malheureux pour lui), heureusement von Hahn se prit à parler politique, c’est-à-dire qu’en sa qualité de professeur de philosophie et d’histoire il entreprit une leçon foudroyante sur les destinées formidables du monde germain.

 

Toutes les audacieuses bêtises qu’il put prononcer, sans prendre même la peine de se libérer la bouche, sont à peine imaginables. Tantôt il était prophétique et tantôt idyllique. Je dois avouer du reste qu’il maniait l’idylle avec une certaine voix profonde et mouillée de vin blanc qui portait à l’attendrissement.

 

Pendant que de fortes mâchoires s’occupaient, certains yeux se détournèrent pour cacher leur humidité patriotique. Quand l’oncle Ulrich évoqua les mères et les sœurs « qui, au milieu de leurs pleurs, ne manquaient point, chaque jour, par la grâce de leur courage, d’apporter la fleur la plus précieuse aux guirlandes qui ceignaient le front de l’Allemagne victorieuse », je regardai le bourgmestre armateur en face de moi qui versait des larmes dans son assiette sur ce pur galimatias.

 

Il s’aperçut que j’avais surpris son émotion et s’essuya hâtivement les paupières avec sa main gauche.

 

C’est alors que je m’aperçus qu’il lui manquait la main droite et je lui proposai de lui couper sa viande.

 

Il me répondit très aimablement que, grâce au système de fourchette-couteau qu’on lui avait procuré à bord, il parvenait presque aussi facilement qu’avant à découper ses aliments.

 

« Il y a longtemps que vous êtes privé de votre main ? lui demandai-je.

 

– Non, répliqua-t-il… cette fois un peu sèchement… un mois à peine.

 

– Vous avez été blessé à la guerre ?

 

– Oui, à la guerre ! »

 

Et je vis bien qu’il était tout à fait furieux.

 

Je n’insistai point sur un sujet de conversation qui lui paraissait si désagréable, et combien, je le comprenais, le pauvre homme !

 

Cependant, pour réagir sans doute contre l’émotion qui l’avait étreint tout à l’heure à l’évocation des mères et des sœurs de son pays, il se mit à raconter quelques petites anecdotes grivoises à ses voisins.

 

Je fixe maintenant d’une façon stupide cette douzaine de personnages que j’avais trouvés, en entrant, alignés comme au réfectoire, assis derrière la table, contre le mur et qui ne se sont pas levés quand tout le monde se levait (ça, je l’ai remarqué et personne ne leur a fait d’observation). Et, derrière eux, contre le mur, je fixe des béquilles. Ceux-ci ont bien leurs bras, et aussi leurs poignets !… Il ne manque pas une main sur la table, mais… mais… il doit certainement manquer des jambes sous la table (sans quoi, à quoi donc serviraient les béquilles ?)

 

Eh bien, et puis après ?… Quoi d’extraordinaire à ce qu’il y ait quelque part un coin d’éclopés ?… Ces gens ont été faits prisonniers, sans doute, et blessés en combattant ! Et notre sous-marin en a recueilli et soigné !… Voilà tout ! voilà tout !…

 

Car, enfin, si ces gens-là avaient été diminués au fond de certaine salle, derrière certaine baignoire grillée, ils n’auraient plus faim ni soif, ni de courage, ni d’enthousiasme pour écouter les orgueilleuses âneries du célèbre professeur Hahn !… Ou alors, folie, emporte-moi sur tes ailes de flammes, loin de ce cénacle monstrueux !

 

Des otages ! Ils sont des otages comme tous les autres, pour lesquels on est aux petits soins ! Riez donc, otages ! Buvez donc, otages ! Criez donc : hoch ! otages !… Un beau jour, il y aura une belle photographie derrière la baignoire grillée !…

 

« Monsieur, cher monsieur, vous désirez quelque chose ?… »

 

Ce sont mes voisins qui s’inquiètent de ma pensée. Il paraît que j’ai parle tout haut et dit des choses vraiment incompréhensibles !

 

Je voudrais m’en aller, je voudrais aller me coucher, et je reste. Je ne puis quitter cette belle et retentissante assemblée de prisonniers voués au martyre et au champagne !

 

Au champagne d’abord ! C’est l’heure du champagne ! Il remplit les verres, il échauffe les gosiers et les cœurs !… Un officier boit : « À Notre-Dame du vin de Champagne ! » (Ainsi désigne-t-il la cathédrale de Reims, ou ce qu’il en reste.)

 

« Monsieur désire-t-il du pâté à la crème et aux confitures ?… » C’est Buldeo qui s’est approché de moi. Depuis le commencement du repas, il dirige le service avec une grande autorité silencieuse. Et maintenant, il se penche à mon oreille :

 

« Je crois que monsieur ferait bien de rentrer chez lui ! Si monsieur veut que je l’accompagne !… »

 

Je n’eus que la force de secouer la tête énergiquement. Je veux rester ! Je veux rester !…

 

Pour continuer d’entendre !…

 

Mais Buldeo insiste :

 

« Monsieur est plus pâle que la nappe ! Je ne voudrais pas que monsieur se trouvât mal ici !… Je crains que monsieur ne présume de ses forces !»

 

Je lui fais signe de s’éloigner d’un geste fébrile, mais libérateur… Justement, dans le moment entrait dans la salle l’Homme de Funchal, le lieutenant Smith, celui que j’appelais l’Irlandais. Il avait toujours le même air détaché des choses de ce monde, à cause de son regard de mort… J’ai dit que ces messieurs avaient déjà pris de grands verres pleins de champagne, et ceci avait été certainement pour quelque chose dans l’émotion qui avait fait verser de furtives larmes au bourgmestre armateur qui n’avait plus qu’une main, et je crois encore que c’est l’abus de cette boisson généreuse qui le fit se dresser tout à coup comme un fou, le verre dans cette main, et proposer un toast retentissant au « charmant lieutenant Smith et à sa charmante tête aux yeux morts » !

 

« Il nous soigne si bien ! s’écria le bourgmestre en délire, qu’on serait impardonnables de ne pas boire à sa santé !… »

 

Je m’attendais à des cris, à des protestations ou à des applaudissements ironiques, ou plus simplement encore à ce que l’on fît taire le monsieur, pour l’honneur et la dignité du professeur Hahn, de l’université de Bonn qui avait eu la parole littéralement coupée par cet énergumène… Mais je dus constater dans l’instant même qu’il n’y avait plus d’attention que pour ce qu’allait répondre le lieutenant Smith !

 

« Monsieur, répliqua enfin la voix lugubre du lieutenant Smith, monsieur, buvez donc par la même occasion à la santé du capitaine Hyx, qui m’a chargé de vous apporter le bonsoir. »

 

C’est alors que l’on entendit la voix insupportable de l’oncle Ulrich, lequel était au supplice de ne pas avoir proclamé une seule stupidité depuis au moins cinq minutes qu’il se taisait.

 

Je le verrai longtemps allonger son petit buste replet aux bras courts au-dessus de la table, sur laquelle il s’appuyait comme font les orateurs dans les conférences mondaines, et demander avec cet accent qu’il voulait rendre enchanteur :

 

« Et à moi ! professeur von Hahn, de l’université de Bonn, le capitaine Hyx envoie-t-il son aimable bonsoir ?. Non, n’est-ce pas ! Et je comprends cela ! Il n’oserait pas !… Il y a des audaces qui ne sont pas permises… même au plus insensé !… »

 

Cependant, de chaque côté du professeur, von Busch et von Freemann (l’un plus boulet rouge que jamais et l’autre plus vert qu’une grenouille en décomposition), s’efforçaient fort honorablement de le faire taire ; mais allez donc faire taire un professeur de faculté à l’heure des toasts !…

 

« Lieutenant Smith, s’écria l’illustre von Hahn, dites de ma part à votre capitaine Hyx qu’il fait bien de se tenir convenablement avec les guerriers de S. M. Guillaume II et de les traiter comme les premiers gentilshommes du vaste monde ! Il y en a qui nous imaginent comme appartenant encore aux temps où les coiffeurs risquaient chez nous de mourir de faim ! Regardez autour de vous ! Quelle charmante élégance ! Force et civilisation : voilà ce que nous représentons, nous autres, les barbares de la Germanie, les soldats d’Arminius qui ont sauvé le monde ! (Le pauvre homme était un peu parti.) Allez dire à votre maître que l’épée germanique est infaillible comme le marteau de Thor ! Il est bon qu’il sache cela, en ce beau jour ! Allez lui dire que nous avons fixé d’une façon immuable la changeante fortune de la guerre, et que des couronnes innombrables sont venues fleurir nos drapeaux ! Allez lui dire que nous avons retrouvé les vieux sentiers de la victoire, et qu’il ne peut lui survenir de plus étonnant malheur que d’en douter, ne serait-ce qu’une minute !… Allez lui dire aussi que son vin de Champagne est la meilleure qualité brute !

 

– Venez lui dire tout cela vous-même ! » finit par répondre du tac au tac le lugubre lieutenant Smith…

 

Hélas ! en dépit des discrets avertissements des von Busch et von Freemann, le professeur ne sut point résister à cette invitation, et il suivit le lieutenant Smith et disparut avec lui. Buldeo ferma tranquillement la porte et commanda que l’on apportât le café et les liqueurs.

 

Pourquoi cette angoisse nouvelle dans un cœur que ne quitte plus l’inquiétude ? Pourquoi mes yeux ne peuvent-ils plus se détacher de cette porte qui vient de se refermer si simplement, si naturellement ?

 

Devant la porte se tient Buldeo, qui veille à tout. C’est un parfait maître d’hôtel, avec sa boîte de cigares dans la main. Pourquoi ai-je une peur soudaine qu’il ne se dirige vers moi, tout à coup, de son petit pas tranquille et feutré, et qu’il ne me tende la boîte et qu’il ne m’offre de ces cigares, que les autres fument si vite ?

 

Pourquoi, autour de moi, dans la salle si bruyante tout à l’heure, les conversations se font-elles si rares ?… Depuis une minute, pourquoi tous ces gens n’ont-ils plus rien à se dire ?… C’est peut-être, n’est-ce pas, qu’ils pensent tous à la même chose ?… À cette chose à laquelle je pense !… Est-ce possible ?…

 

Je les regarde !… Je les regarde !… Les bouches muettes ont conservé le pli grossier du sourire et de l’orgueil, mais les fronts sont plus sombres que jamais… il me semble !… Et ces gens-là se sont tous mis à lire des journaux, en dégustant leur café et en vidant des petits verres de liqueur, coup sur coup.

 

Enfin, c’est un silence singulièrement pénible pour tout le monde, j’imagine ; et je suis reconnaissant à von Busch de le rompre, une fois pour toutes, à propos de je ne sais quoi et en traitant je ne sais quel sujet ! Et alors, immédiatement, ils se mirent tous à parler à la fois, comme s’ils avaient hâte de rattraper le temps perdu. Ainsi les choses se passent-elles assez exactement dans les volières pleines de petits oiseaux.

 

Mais, ô stupéfaction ! pourquoi maintenant n’éclatent-ils pas de rire, s’ils ont entendu le cri que je viens d’entendre ! le cri aigu, la clameur grotesque qui s’est glissée par l’entrebâillement d’une porte, tout là-bas, à l’extrémité de la pièce, au bout de la table d’honneur ! un cri rigolo de désespoir qui rappelle la voix du Herr Professor quand il discourt avec « un chat dans la gorge » ?

 

Enfin ! les gens qui sont au bout de la table d’honneur ont dû entendre ce cri-là ! ce cri qui m’a fait me retourner tout d’une pièce, a failli me faire rire de surprise et me tient maintenant tremblant d’effroi…

 

Mais il me semble bien être le seul à m’émouvoir…

 

La porte a été refermée vivement par quelqu’un qui passait, et le bruit des conversations a atteint un diapason tout à fait inusité. Cependant, un bourgmestre, à côté de moi, se lève, me salue dans le moment même que je lui demande s’il n’a rien entendu, se dirige vers la fameuse porte sans me répondre, l’ouvre et disparaît.

 

Cette fois, la porte, en s’ouvrant, n’a laissé venir jusqu’à nous aucun cri.

 

Mais un autre convive se lève et, solennellement, droit comme un I, marchant tout raide comme ces hommes ivres qui ont une peur affreuse de faire un faux pas dont ils ne se relèveraient point, il arrive à la porte, la pousse et se jette dans la galerie, cependant que la porte retombe d’elle-même, mais après nous avoir jeté à nouveau la singulière clameur !

 

En vérité, en vérité, c’est bien la voix ridicule et désespérée du professeur von Hahn ! Ma bouche balbutie des mots sans suite… Mon bras désigne la porte… Mes pas me conduisent irrésistiblement vers elle…

 

Et cependant nul ne fait attention à moi !… Nul ne m’interroge !… Nul ne répond à ces mots qui sortent de ma gorge râlante : « Avez-vous entendu ? Avez-vous entendu ?… »

 

Ils rient !… Maintenant, ils rient plus fort ! ils boivent plus fort du champagne ! Et il y en a qui poussent la porte sans rien dire et qui disparaissent dans la « galerie qui crie », comme s’ils ne s’apercevaient de rien !… comme s’ils n’entendaient rien…

 

Ils disparaissent là-dedans d’un pas un peu fantomatique et ils marchent droit comme des I en tenant le front haut…

 

Et chaque fois qu’ils ont ouvert la porte, la clameur inquiétante a passé, ici, dans cette salle, sur tous les fronts sombres ; et cependant toutes les bouches ont continué de bavarder, de rire et de boire !…

 

Je suis maintenant près de la porte, sans force pour faire un geste… et surtout ne comprenant pas ! ne comprenant pas !… J’attends que l’un de ces messieurs, comme il est arrivé six fois, se lève et ouvre lui-même la porte et pénètre dans la galerie. Alors je verrai ce que je pourrai faire…

 

Surtout, je voudrais comprendre ! Je sens que, si je ne comprends pas très vite, je vais sombrer dans le chaos ! car enfin, ils ont entendu !… et s’ils ont entendu, ils savent !… Alors pourquoi font-ils comme s’ils ne savaient pas ?… Et surtout pourquoi y en a-t-il qui se lèvent pour aller du côté du cri, pendant que les autres continuent à agir comme s’ils n’avaient pas entendu ?

 

Écoutez ! écoutez !… Je voudrais savoir si l’on crie encore derrière la porte… Ce doit être une porte très bien rembourrée, bâtie exprès pour ne laisser passer le son de la douleur que lorsqu’on veut bien l’entendre !…

 

Alors pourquoi l’ouvrent-ils, puisqu’ils savent qu’il y a le son de la douleur derrière et qu’aussitôt qu’arrive ce son ils se mettent à chanter, pour l’étouffer…

 

En vérité, ils me répugnent tellement que je préfère ne plus les voir et qu’usant ce qui me reste de sombre énergie et de courage j’ouvre brusquement la porte et me jette à mon tour dans la « galerie qui crie »…

 

Ou plutôt qui criait, car maintenant elle est silencieuse, silencieuse… à peine éclairée d’une lueur très douce, très lointaine.

 

Je vais ainsi jusqu’à la lueur douce et je me trouve dans un petit espace où je reconnais mes six personnages qui ont poussé tout à l’heure la porte avant moi. Ils sont assis, tout à fait immobiles… les mains aux genoux comme les dieux égyptiens au fond des hypogées de l’antique Thébaïde.

 

Certes, ils ne remuent pas plus que de la pierre, et c’est un grand domestique hindou, que je n’avais pas vu tout d’abord, qui glisse vers moi une chaise en me priant de m’asseoir.

 

Je m’assieds comme les autres. Où sommes-nous ? On ne voit que nos ombres de pierre assises, éclairées par cette douce lumière rose qui tombe du plafond.

 

Mais soudain quelque chose d’éblouissant apparaît devant nous, quelque chose que je reconnais tout de suite, derrière des grilles…

 

C’est une salle avec quatre poteaux carrés, une salle que je connais, toute blanche, comme une clinique ; mais une salle qui, ce soir, n’est point absolument épouvantable à voir !…

 

D’abord pourquoi n’avouerais-je point que le seul souvenir de mon premier évanouissement dans une baignoire grillée, qui n’est pas là même que celle-ci, puisqu’on y parvenait librement, du côté des courtines, tandis que celle-ci me paraît l’aboutissement en cul-de-sac de notre prison… pourquoi n’avouerais-je point que ce seul souvenir-là m’a fait remuer sur ma chaise comme quelqu’un qui se dispose à prendre la fuite ?

 

Ah ! la première fois, les poteaux étaient moins blancs !

 

Hélas ! je voudrais partir et je reste ! et cela a été ainsi depuis le commencement de cette incompréhensible soirée… Hélas ! je voudrais comprendre, et savoir pourquoi tout à l’heure la galerie a crié par la gorge du professeur von Hahn ; car enfin, à travers la clameur de douleur, j’ai bien reconnu, je le jurerais, la voix de gorge de l’oncle Ulrich !

 

J’avais fermé les yeux, je les rouvre.

 

Tout est blanc !… blanc ! blanc !… Il faut que je regarde ! Il faut que je regarde !… Pourquoi ne regarderais-je pas ?… Les autres regardent bien !… C’est une jolie petite salle de clinique « avant l’opération »… ou après, car j’aperçois le Chinois penché sur les dalles… et il a à la main une éponge toute rose…

 

Au premier plan, tout de suite derrière la grille qui me sépare de la clinique, on a dressé une longue table ovale couverte d’une nappe éclatante sur laquelle le Chinois, qui vient de se relever, se met à ranger certains instruments de travail étincelants.

 

Aujourd’hui le Chinois est en beauté. Il n’a plus ces vêtements sordides qui le faisaient ressembler à quelques mendiants des dangereux quartiers de Canton. Il a fait toilette pour la cérémonie. Il « représente bien », avec sa tête rasée, sa longue queue qui lui tombe jusqu’à mi-jambe, par-dessus son espèce de chasuble, avec son casaquin et son cuissard collant bleu de ciel, et ses babouches montées en galère…

 

Il a des gestes méticuleux pour ranger ses instruments. Ceux-ci, je les connais également. Cependant, ce n’est point dans mes courses à travers le vieil Orient que je les ai vus pour la première fois et que j’ai appris à connaître leur effroyable utilité.

 

C’est en venant d’acheter une cravate dans un grand magasin de la rive gauche, à Paris, que, me trouvant par le plus grand hasard devant l’hôtel des Missions, je pénétrai dans un jardin plein d’ombre et de fraîcheur, heureux de découvrir un coin si calme après le tumulte abrutissant des grands magasins. Du jardin, qui était public, je pénétrai dans une sorte de vaste parloir qui était grillé aussi et dans lequel on avait, tout à l’entour, sous des vitrines, disposé très scientifiquement une exposition permanente des plus intéressants instruments de supplice illustrés par le martyre des plus célèbres missionnaires.

 

Je ne m’étais pas alors plutôt penché sur ces objets funèbres et sacrés qu’un jeune prêtre, qui se préparait, me dit-il avec un enthousiasme charmant et plein de douceur, à aller évangéliser les pays où l’on fabriquait toute cette « serrurerie d’art », se mettait à ma disposition pour instruire mon ignorance effarée.

 

Et c’est ainsi que j’ai pu reconnaître entre les mains du Chinois les outils qu’avait maniés devant moi, avec son aimable sourire mystique, le jeune prêtre missionnaire rencontré un matin que je venais de m’acheter une cravate[3].

 

Voici les cinq baguettes de bronze, longues de vingt centimètres, que l’on doit intercaler entre les doigts de chaque main et de chaque pied, puis que l’on doit lier solidement de chaque côté, de telle sorte qu’elles compriment fatalement les phalanges. On met le martyr à genoux, on l’attache à un pieu, puis avec des cordes on tire par coups saccadés sur les baguettes et chaque fois les phalanges craquent, douloureusement distendues, et enfin arrachées !

 

Ah ! ah ! voici les petites pinces pour arracher les ongles et les yeux !… Je les reconnais !… je les reconnais bien !

 

Celles-ci sont toutes propres, toutes récurées, bien en état, et les autres, que me montrait le missionnaire, étaient rouillées encore du sang du martyr ; mais ce sont les mêmes ; sortes de petites pinces spéciales, avec leur torsion ingénieuse et qui semble déjà prendre et vous pincer à distance !

 

Et l’on croit peut-être que je vais rester longtemps à regarder cela !…

 

Mais pourquoi ces gens restent-ils tranquillement assis autour de moi ?… Pourquoi ?

 

N’attends pas de comprendre !… Fuis !…

 

Ah ! voilà les petites burettes à huile (comme celle de nos mécaniciens) pour verser dans les fentes de la chair saignante (c’est le missionnaire qui l’a dit) de l’huile bouillante !…

 

Ah ! voici encore de solides planches munies de pointes de fer et de lames de couteau si brillantes ; si étincelantes ! Mais cela, non, je ne sais pas à quoi cela peut servir. Le missionnaire ne me l’a pas dit ! Et je ne veux pas le savoir ! Et je ne veux plus rien savoir !… Je veux fuir !…

 

« Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! dis-je tout haut.

 

– Ma foi ! allons-nous-en ! fit l’un des officiers qui étaient là… Allons-nous-en avec monsieur, puisqu’il n’y a plus rien à voir ! – Et qu’est-ce que vous avez vu ? Qu’est-ce que vous avez vu ? – Ah ! cela a été très rapide, en vérité !… Le Chinois a coupé la langue du Herr Professor !… »

 

Je me sauve ! je me sauve !…

 

Horreur et monstruosité ! Malédiction sur le capitaine Hyx (je l’écris comme je le pense) ! Songez que l’oncle Ulrich n’a plus de langue !… D’autres trouveront cela peut-être risible ! Moi, je dis que cette affaire est abominable !…

 

On la lui rendra peut-être un jour, s’il est bien sage ! Mais, en vérité, ce sera là un cadeau bien inutile, un souvenir mort à enfermer dans un reliquaire, car elle ne remuera plus jamais dans sa bouche, la langue avec laquelle le professeur Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn, prononçait de si beaux discours sur le marteau de Thor et sur l’invincible épée du descendant d’Arminius !…

 

XV

JE SUIS INVITÉ À DÉJEUNER PAR LE CAPITAINE HYX


Nul ne m’avait forcé à venir jusqu’à ce lieu maudit de notre enfer sous-marin, nul ne m’empêcha de le fuir, et c’est projeté en quelque sorte par l’horreur même qui m’y avait été révélée que je me trouvai dans la salle du souper.

 

La fureur contre mes impassibles compagnons, le mépris qu’ils m’inspiraient, et aussi ma rage désespérée de ne point comprendre, ne firent que s’accroître lorsque, après avoir traversé la salle du souper déserte, je pénétrai dans le fumoir-bibliothèque où une vingtaine de ces messieurs étaient en train de se livrer aux douceurs du baccarat.

 

Boulet rouge-von Busch tenait la banque ; la partie paraissait des plus animées ; il y avait sur la table des billets et des bouteilles de champagne.

 

Les jeunes gens aux béquilles étaient là, debout, derrière les joueurs, jetant de temps en temps un billet et donnant leur avis sur le « tirage ».

 

Il y eut, naturellement, une discussion sensationnelle sur le « tirage à cinq », à propos d’un coup qui fit sauter la banque de von Busch, lequel fut remplacé par son inséparable von Freemann.

 

Moi, j’avais les yeux hors de la tête. J’imagine que je fis entendre un sourd rugissement (dans l’incapacité où j’étais de m’exprimer autrement). Toujours est-il que Buldeo vint à moi, et, me prenant sous le bras, me fit sortir de la pièce, d’autorité.

 

« Venez avec moi, monsieur !… Venez !… Voilà bien ce que je craignais !…

 

– Conduisez-moi tout de suite, m’écriai-je, auprès de Mme l’amirale von Treischke !

 

– Ce n’est pas une heure à laquelle Mme l’amirale reçoit, me répliqua Buldeo qui paraissait fort ennuyé, et monsieur n’est, du reste, pas en état de lui rendre visite ! Il faut que monsieur réfléchisse ! Il faut que monsieur voie le docteur !… Le docteur donnera de bons conseils à monsieur !… Monsieur devrait ne s’occuper que de ce qui le regarde !… Pourquoi monsieur est-il allé au spectacle ?… »

 

À ce moment, je passais devant une porte entrouverte et je reconnus le salon où m’avait reçu Amalia, je m’y précipitai en l’appelant par son petit nom, comme autrefois ! Dans les grandes douleurs, il n’y a plus d’étiquette ! Mais aucune voix ne me répondit. J’ouvris successivement toutes les portes de l’appartement : l’appartement était vide ! Je regardai Buldeo.

 

« Oui ; me fit cet homme doux avec tristesse, oui ! c’est en vain que vous chercheriez ici Mme l’amirale von Treischke et sa famille : le lieutenant Smith est venu la chercher de la part du capitaine Hyx !… »

 

Je ne pus en entendre davantage ! Je savais maintenant ce qu’on en faisait des malheureux que le lieutenant Smith venait chercher de la part du capitaine Hyx !…

 

Je tournai sur moi-même et Buldeo me reçut dans ses bras. Je dois dire tout de suite, du reste, qu’il me prodigua les meilleures paroles, susceptibles de me redonner le goût de la vie ; par exemple, il me confia que, d’après ce qu’il savait du programme de la journée, il ne devait pas encore être arrivé malheur à Mme l’amirale !… et que je pouvais au moins être tranquille jusqu’au lendemain soir !…

 

Tout en me communiquant ces réconfortantes nouvelles, il me porta chez moi, où je trouvai, bien en vue sur le guéridon, une lettre à mon adresse : « Monsieur Carolus Herbert, du pays neutre de Gutland, en Luxembourg, à bord du Vengeur ! » À bord du Vengeur ! Ainsi, voilà ce que signifiait ce V que je retrouvais partout… Après tout ce que j’avais appris, le mot m’eût moins étonné s’il n’avait pas été français. Je décachetai en tremblant : c’était une invitation à déjeuner pour le lendemain matin que m’envoyait le capitaine Hyx.

 

Le premier visage que j’aperçus quand, le lendemain, sur le coup de midi, les valets de pied m’ouvrirent les portes de la fameuse salle à manger du Vengeur, fut le gai, le radieux visage de mon Amalia. Les ombres mélancoliques qui, tant de fois, l’avaient assaillie depuis son mariage semblaient s’être enfuies pour toujours. Une pareille transformation ne me parut pas naturelle et j’imaginai tout de suite que Mme l’amirale affectait des sentiments factices destinés à améliorer une situation qui, quoi qu’elle pût croire, restait même à ses yeux, pour le moins, menaçante.

 

Si elle avait connu l’horrible malheur arrivé à l’oncle Ulrich, dans quel abîme de désespoir ne serait-elle pas tombée ?

 

Mon Dieu ! elle riait !

 

Et à qui donc riait-elle ? À Dolorès !…

 

Oui, je reconnus tout de suite la délicieuse tête de Notre-Dame de la Guadeloupe qui se penchait vers Amalia et lui rendait sourire pour sourire.

 

Certes ! elles étaient belles à voir toutes les deux, au bout de ce divan où elles se faisaient des grâces ; et tant de charme et de jeunesse renvoyés d’un visage à l’autre, échangés avec une si rayonnante politesse, étaient bien faits pour réchauffer un pauvre cœur comme le mien, si horriblement inquiet !

 

Hélas ! là encore je ne pus que frissonner !

 

Embûches ! Embûches ! éternelles embûches de ce vaisseau d’enfer !…

 

Cette petite bouche écarlate de la langoureuse et si aimable Notre-Dame de la Guadeloupe, ne l’avais-je pas vue se crisper autour de certains mots menaçants pour Mme l’amirale ? Amalia, en m’apercevant, s’est levée et, aimablement, vient à moi, la main tendue.

 

« Venez, dit-elle, que je vous présente…

 

– Je connais mademoiselle, fis-je sur un ton un peu sec, après m’être cependant fort correctement incliné devant Dolorès ; c’est à elle que je me suis adressé dans ma détresse et c’est elle qui m’a livré à la brutalité des matelots !

 

Como ! de veras ? (Quoi ! vraiment ?) soupira Dolorès, d’un air candide qui eût désarmé tout autre que moi !… Es cosa inaudita (c’est une chose inouïe) ! Et pourquoi donc vous ont-ils brutalisé, señor ?

 

– Pour me jeter en prison ! déclarai-je de mon air le plus glacé et certainement le plus solennel.

 

– En prison ! s’écria Dolorès, en éclatant de rire ! Mais est-ce que nous ne sommes pas tous en prison ?…

 

– Mon ami Herbert de Renich, fit Amalia avec son plus encourageant sourire (elle eût voulu que nous fissions la paix, Dolorès et moi), mon ami est un mortel très susceptible ! Ce qui, du reste, est fort compréhensible, puisque c’est un neutre ! Il ne veut rien entendre à la guerre, aux prisonniers, aux otages ! Il n’en a pas moins compromis sa neutralité pour venir à mon secours ! C’est pour moi qu’il s’est mis dans la fâcheuse situation d’être brutalisé et emprisonné ! Et cela je ne l’oublierai jamais ! Mais, en vérité, mon cher Carolus, puisque prison il y a, convenez qu’il en est de moins magnifiques ! »

 

Ce disant, elle me montrait d’un geste extasié toutes les splendeurs de cette salle au centre de laquelle un service de toute richesse était dressé.

 

Mais je lui répliquai, d’une voix sourde et le sourcil si froncé qu’elle changea immédiatement de visage :

 

« Amalia ! j’aimerais mieux pour vous un cachot dans la prison commune de Luxembourg !

 

– Vous n’allez pas recommencer à me rendre malade avec vos histoires ! s’écria-t-elle alors avec une véritable colère, qui me broya le cœur. Si vous êtes venu ici pour m’enlever tout courage, vous auriez mieux fait de m’abandonner à mon mystérieux sort !

 

– Mme l’amirale a raison ! acquiesça Dolorès en me faisant des mines destinées à me faire entendre que j’avais tort d’épouvanter ainsi une faible femme. Elle est prisonnière de guerre, et cela hors des lois de la guerre, c’est certain ! Mais je connais le capitaine Hyx : c’est un trop galant homme pour ne pas traiter un otage comme Mme l’amirale von Treischke avec tous les honneurs qui lui sont dus !…

 

– Et le professeur Ulrich von Hahn ! m’exclamai-je (malgré toute ma résolution de ne rien dire encore de ce que je savais, je ne pouvais me retenir… cette Dolorès m’exaspérait à la fin avec son galant homme de capitaine Hyx et avec sa douceur apparente à l’endroit d’une femme dont elle avait appris la captivité avec une joie féroce)… et le professeur von Hahn, m’écriai-je donc, est-ce qu’on le traite, lui aussi, avec tous les honneurs dus à son rang ?…

 

– Pourquoi pas ? » répéta Dolorès avec cette mine candide qui finissait par m’impressionner sérieusement.

 

Mais je n’eus le temps d’entrer dans aucune explication, car, sur ces entrefaites, un valet de pied annonça le capitaine Hyx ; et le capitaine fit son entrée.

 

XVI

LE CAPITAINE HYX


Le capitaine Hyx avait un loup de velours noir sur les yeux. C’était un homme d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, à la démarche solide et élégante à la fois, en dépit d’une tendance légère à l’embonpoint.

 

L’ovale du visage était distingué, la bouche était fine ; le menton avait dû être, au temps de la pleine force de l’âge, d’un dessin assez « autoritaire » ; maintenant les lignes en étaient un peu empâtées.

 

Sous le loup, on devinait un profil droit, ferme, esthétique. Les regards qui passaient par les trous du velours n’avaient rien de fulgurant. Ils étaient plutôt aimables, du moins me parurent-ils tels dans le moment.

 

On pouvait dire du capitaine Hyx que c’était encore un très bel homme. La double volute de ses cheveux épais, harmonieusement partagés par une raie médiane, était à peine grisonnante.

 

Il n’avait rien de ce que je m’attendais à trouver chez le maître d’une œuvre aussi formidable que celle qu’il avait enfermée dans les flancs du Vengeur.

 

Oui, je m’attendais nécessairement à quelque chose de fatal, de théâtral même. Or, cet homme, s’il n’avait pas eu son masque, me fût certainement apparu comme le plus simple des amphitryons.

 

Encore, la première chose à laquelle il pensa, après nous avoir souhaité la bienvenue, fut-elle de s’excuser de la nécessité où il était de porter toujours, sur ses yeux, cette loque noire qui lui donnait, disait-il, un air bien ridicule !

 

« J’ai toujours l’air d’un déguisé et de jouer la comédie à Venise ! Mais que voulez-vous ?… je n’ai pas trouvé autre chose pour dissimuler suffisamment mon visage de telle sorte que l’on ne me reconnût point !… Ceci n’est point le moindre supplice qui m’ait été infligé parmi beaucoup d’autres, ajouta-t-il sur le ton d’une paisible mélancolie, mais je n’ai le droit d’être reconnu par personne ! »

 

Il me remercia d’avoir bien voulu accepter son invitation et s’excusa de la nécessité où l’on avait été de me loger avec les prisonniers ordinaires, mais il m’avoua que, dans le moment, il n’y avait plus que très peu de place à bord du Vengeur. Par la même occasion il m’apprit que la señorita Dolorès, qui était bien la bonté elle-même descendue sur la terre, n’avait pas hésité à sacrifier la moitié de son appartement pour que Mme l’amirale von Treischke pût s’y loger avec ses enfants, loin de la société des officiers allemands, « société souvent encombrante », ajouta doucement le capitaine Hyx, et quelquefois « bruyante » !

 

« Mais l’oncle Ulrich aura la faculté de venir nous voir ? demanda alors Amalia.

 

– Je ne vois aucun inconvénient à cela, madame », lui fut-il répondu.

 

Je regardai le capitaine Hyx ; il n’avait pas eu un tressaillement, pas la moindre rougeur sous son loup, et surtout il n’avait marqué aucun embarras.

 

Au même instant, il offrit son bras à Amalia pour passer à table ; j’offris le mien à Dolorès, et nous commençâmes de déjeuner en nous faisant mille politesses.

 

Pour me prouver à moi-même que j’étais encore capable de prononcer quelques mots de suite sans trop d’incohérence, je hasardais un compliment sur le luxe de la salle où nous nous trouvions et sur les aménagements de notre vaisseau sous-marin. À quoi Dolorès, qui paraissait renseignée, répondit tout de go que Le Vengeur avait coûté deux cents millions.

 

– Deux cents millions ?

 

– Deux cents millions !…

 

– Vous êtes bien riche ! monsieur, fis-je simplement.

 

– Oh ! répondit le capitaine en regardant son assiette, j’ai quelques rentes ! » (Il avait rougi légèrement.)

 

Deux cents millions ! Deux fois ce que coûte aujourd’hui un superdreadnought !… Si cet homme qui était en face de moi était assez riche pour s’offrir un engin pareil et s’il avait le dessein de garder pour lui le secret de son effroyable et luxueuse fantaisie, il faisait bien de ne se point montrer sans son masque, car ils sont encore assez rares sur le globe les capitalistes de cette envergure !

 

« Et savez-vous une des raisons pour lesquelles il a coûté si cher ? demanda encore Amalia, qui, décidément, brûlait d’enthousiasme pour ce Vengeur.

 

– Ma foi non ! lui répondis-je, mais j’espère, chère Amalia, que vous aurez la bonté de m’en instruire…

 

– Eh bien ! c’est qu’il a été construit en six mois, dans les circonstances les plus difficiles et dans le plus grand secret !… De fait, ajouta-t-elle, en se tournant vers le capitaine Hyx, il est une chose certaine, c’est que nous n’en avons rien su !… pas même mon mari, qui cependant me disait : “Nous sommes au courant de tout ce qui se fabrique, dans toutes les parties du monde, pour les alliés : il leur est impossible de garder le secret de la plus petite invention et nous savons en profiter avant même qu’ils n’aient songé à la réaliser !…” Et mon mari était bien placé pour tout savoir ! Je n’ai pas besoin de vous le dire !

 

– Vous êtes descendue quelquefois, madame, avec votre mari, dans un sous-marin ?

 

– Mais oui, capitaine ; aussi comprenez mon impatience de visiter celui-ci, qui est si différent des autres !

 

– Il est vrai que Le Vengeur est deux fois vaste comme le plus grand de vos derniers sous-marins et qu’il se meut presque entièrement à l’électricité.

 

– Il vous faut tout de même revenir en surface pour faire de l’air ?

 

– Nous avons de l’air comprimé en quantité considérable et nous pouvons fabriquer notre air s’il nous plaît !

 

– Ah ! capitaine ! s’exclama Amalia, vous ne connaissez pas votre bonheur !… Chez nous, comme l’air s’échauffe, il devient pauvre et se mêle aux odeurs de l’huile de la machine. L’atmosphère devient terrible. Une envie de dormir insurmontable prend souvent les nouveaux embarqués, qui font appel à toute leur volonté pour rester éveillés. Les histoires qu’il n’y a pas de mal de mer sur les sous-marins ne sont pas vraies. Quand il y a mauvais temps ou que nous sommes à proximité de l’ennemi, nous restons longtemps en plongée, si bien que l’air est extraordinairement mauvais. Chaque homme, excepté ceux qui sont de service, reçoit l’ordre de se coucher, de rester absolument tranquille, ne faisant que les manœuvres indispensables, car tous les mouvements amènent les poumons à absorber de l’oxygène, et l’oxygène doit être ménagé ! Ainsi l’homme assoiffé, dans un désert, s’efforce de n’absorber sa dernière goutte d’eau que le plus tard possible !

 

« Il ne peut être fait aucun feu, parce que le feu brûle de l’oxygène, et la puissance électrique des accumulateurs est trop précieuse pour être gaspillée pour la cuisine.

 

« Nous mangions donc froid pendant nos croisières. Je vous ai dit qu’il n’y avait pas de salle à manger à bord de nos bateaux ; il y en a même qui manquent de cuisine. Ah ! la vie n’y est vraiment pas drôle, mon cher capitaine !… »

 

Elle lui disait « mon cher capitaine » ! Elle trouvait la vie drôle, à bord du Vengeur ! Quant à moi, je ne tenais plus sur ma chaise et je regardais avec consternation Amalia qui, tout en bavardant, faisait honneur à une admirable truite au bleu dont la présence sur cette table ne me paraissait pas le moindre des mystères qui nous entouraient…

 

« Oh ! madame ! protesta aimablement le capitaine, il y a longtemps que votre mari ne vous a conduit à bord d’un sous-marin ?

 

– Mais, capitaine, ma dernière visite à Wilhelmshaven date de deux mois avant la guerre…

 

– Oui !… Eh bien, madame, vous demanderez à votre mari, après la guerre, de vous faire visiter les derniers bateaux sortis de ses chantiers, vous ne les reconnaîtrez plus !… Et je suis sûr que vos ingénieurs auront certainement trouvé la place d’une cuisine et d’une salle à manger dans les demi-monstres qu’ils sont en train de construire. Je ne pense certes pas que l’on y mène une vie beaucoup plus agréable, toujours à cause de l’horrible odeur de la machine et de la place immense prise par les approvisionnements de combustibles, mais tout de même on peut y faire griller une côtelette ! »

 

Avais-je bien entendu ? « Vous demanderez à votre mari, après la guerre ! » Ces syllabes, qui n’avaient produit aucun effet sur Amalia, m’étourdissaient. Devais-je me laisser aller au prodigieux espoir qu’elles répandaient en moi ? Serait-il bien vrai qu’Amalia n’était pas menacée ? Ou le capitaine Hyx se moquait-il cruellement de nous en endormant notre confiance, en jouant avec notre bonne foi ? Questions formidables !… Espoir dangereux !… On saisira facilement qu’après le spectacle tout à fait exceptionnel auquel j’avais assisté et qui s’était terminé par l’ablation de la langue de l’oncle Ulrich je ne pouvais consentir à être rassuré sur rien !

 

J’ai essayé de faire comprendre les sentiments divers que j’éprouvais tour à tour en face de cette singulière silhouette masquée, qui, par moment, ne m’était pas trop antipathique (pas assez antipathique, certes), malgré ses crimes !

 

Je vous jure que, dans la minute où il offrait, par exemple, cette rose enflammée à Amalia, laquelle l’avait respirée en souriant, puis l’avait glissée dans son corsage, je pouvais difficilement admettre qu’une aussi bonne grâce (celle du capitaine masqué) dissimulât le plus horrible dessein !

 

Car, enfin, rien ne force cet homme à offrir des roses, rien ne le force à inviter des gens à sa table !

 

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

 

Il a l’air d’un bourgeois très chic, qui intrigue une dame et quelques amis, un soir de souper, après bal à l’Opéra. Tout à l’heure, il va ôter son masque et nous allons bien rire… à moins qu’il ne nous fasse conduire dans sa blanche clinique entre le Chinois, le photographe et le père Latuile, dont je ne connais encore bien que les pieds rouges…

 

Seigneur ! comment tout cela finira-t-il ?…

 

À quel pays, à quelle race appartient le capitaine Hyx ? J’ai pu d’abord le prendre pour un Américain de l’est ; puis, en y réfléchissant pour un Anglais des comtés du nord ; puis pour un Espagnol, car il a parlé espagnol avec une pureté et une facilité que peut lui envier Dolorès. Il n’a pas encore eu l’occasion de parler français. Mais tout à l’heure je lui parlerai français et nous verrons comment il me répondra.

 

Amalia, sans se douter de ce qui se passait en moi, continuait donc à ne s’intéresser qu’aux mystères scientifiques du Vengeur, comme s’il n’y en avait point d’autres plus redoutables à pénétrer !…

 

« Mais alors, dit-elle, comment faites-vous, vous, pour ne marcher presque entièrement qu’à l’électricité ?… Suis-je indiscrète ?

 

– Oui ! mais tout est permis aux jolies femmes, répliqua le capitaine. Seulement, je ne vous répondrai qu’à moitié… Sachez seulement qu’au fur et à mesure que notre électricité nous fournit de la vitesse notre vitesse nous fournit de l’électricité !…

 

– Mais alors ! s’exclama encore Amalia, que j’avais rarement vue dans un état d’énervement pareil, vous avez trouvé le mouvement perpétuel ? »

 

Le capitaine Hyx secoua la tête et répondit en attirant l’attention de ces dames sur un superbe morceau de veau en daube (quelle daube !) préparé comme à l’auberge du village « par ma cuisinière française » ! dit-il.

 

J’imaginai qu’il devait avoir un système utilisant le frottement des flancs du vaisseau sur les eaux ; mais j’avouerai que des pensées trop angoissantes et qui n’avaient rien à faire avec la solution d’un problème purement scientifique me détournaient d’approfondir ce mystère de mécanique.

 

Du reste, à ce point de vue, j’étais décidé à ne plus m’étonner de rien, et ceux de ma génération qui ont assisté aux miracles rapides de la navigation sous-marine et aérienne, miracles qui contredisent quotidiennement les vérités scientifiques de la veille ou tout au moins d’il y a dix ans, seront, j’en suis sûr, dans le même état d’esprit qu moi !

 

Soudain un incident. Amalia a demandé :

 

« Comment avez-vous eu cette idée, tout d’un coup, qu’il vous fallait un vaisseau comme Le Vengeur, dans les six mois ? »

 

Le capitaine, visiblement, a tressailli. Très pâle sous son masque, il s’est penché vers Amalia : « Oui, tout d’un coup ! répéta-t-il… tout d’un coup !… c’est ainsi que m’est venue cette idée du Vengeur ! ». Et puis, matant une émotion souveraine, il se ressaisit et, très rapidement, donne des explications… des explications techniques… qui expliquent un peu le sous-marin, mais qui ne l’expliquent pas, lui, capitaine Hyx !

 

« Figurez-vous que lorsque, tout à coup, m’est venue cette idée-là, je cherchais en Angleterre, en France, en Amérique, dans le monde entier qui n’est pas encore allemand, un constructeur, le génial constructeur de “mon idée du Vengeur” ! On parlait beaucoup à cette époque de M. Simon Lecke, le grand constructeur des navires américains de Bridgeport, l’ingénieur et l’inventeur que ses amis appellent aujourd’hui le nouvel Edison. Simon Lecke était alors en possession d’un paquet de chiffons de papier représentant une valeur de quinze millions et portant les signatures de l’amiral Barandon, alors chef de Krupp Germania Werit, d’Otto Extus, sous-directeur de la même société, et du vice-amiral von Treischke, votre mari, madame. Ces quinze millions (en papier) représentaient le prix d’une invention qui ne lui fut jamais payée. Voici, à cet égard, les déclarations de M. Simon Lecke : “J’ai pu voir récemment quelques sous-marins allemands, entre autres le V.-G., et j’ai pu facilement me rendre compte qu’extérieurement ils comportent tous les détails de l’invention que j’ai été sur le point de céder au kaiser. Ma superstructure flottante est fixée à tous les sous-marins prussiens et je crois pouvoir affirmer qu’ils sont également munis de roues par moi créées qui permettent au bateau de rouler sur le fond de la mer et d’éviter ainsi les mines. Ils ont encore mon omniscope, mon compartiment de scaphandriers et mon hydroplane.

 

« “Il y a une dizaine d’années, j’avais remis chez Krupp, outre mes brevets, mes photographies et mes plans soigneusement cotés, ainsi que la liste des brevets étrangers. Les directeurs m’avaient donné leur parole d’honneur de ne rien divulguer. Plus tard, lorsque je protestai contre la non-exécution des engagements pris par le kaiser, le chef du bureau des brevets me répondit simplement :

 

« “– Il vous est interdit de breveter en Allemagne quoi que ce soit concernant la guerre.

 

« “Et c’est ainsi qu’on se dégagea de la parole donnée et qu’on déchira le chiffon de papier qui portait la signature des représentants du kaiser et de l’honneur allemand !…”

 

« Ces quinze millions, continua le capitaine Hyx, j’allai les offrir moi-même à M. Simon Lecke pour qu’il voulût bien consacrer son génie à la réalisation de l’idée que je venais d’avoir tout à coup, relativement au sous-marin Le Vengeur. Je ne puis entrer dans le détail des conversations que nous eûmes à ce propos, mais quand il eut appris de moi, sous le sceau du plus grand secret, de quoi tout à fait il était question, cet honnête homme me dit : “On a fait beaucoup mieux depuis ! En tout cas, on est sur le point ; de faire beaucoup mieux ! Allez donc trouver Edison !

 

« J’allai donc trouver Edison, qui commença par me déclarer qu’il travaillait en effet à résoudre certains problèmes sous-marins dont la solution ; dans sa pensée, devait bientôt rendre toute guerre maritime impossible. En conséquence, il ajouta que, si je venais le trouver dans le dessein de faire la guerre, je n’avais qu’à remporter mes millions Mais, si Edison est un grand pacifiste, moi je suis un grand philanthrope, et je finis par m’entendre avec un des principaux ingénieurs de sa maison !… Pardon, mesdames, voulez-vous allumer une cigarette ? »

 

Ces dames acceptèrent avec empressement. Quant à moi, je suffoquais littéralement : le capitaine Hyx, un philanthrope !

 

XVII

VISION SUR L’ABÎME


Et ce fut plus fort que tout : je ne pus retenir le mot qui, répété par ma bouche, explosa : « Un philanthrope !… »

 

Tous me regardèrent. Je sentais peser sur moi l’irritation grandissante de notre hôte. Je m’attendais à une réplique fulgurante. Elle ne se produisit point. Le capitaine Hyx, rompant les chiens, donna un ordre bref, à la suite duquel la fameuse tapisserie de la Victoire de Ruyter se souleva comme un rideau de théâtre, et, aussitôt, un merveilleux spectacle se déroula sous nos yeux extasiés.

 

Des panneaux venaient d’être manœuvrés sur la coque du Vengeur et nous n’étions plus séparés des profondeurs sous-marines que par une immense glace ovale retenue dans de puissantes armatures de cuivre.

 

L’électricité avait atténué son éclat dans la salle et l’océan nous apparut dans le rayonnement intense d’une prodigieuse lumière.

 

« La lumière froide de nos projecteurs ! prononça derrière nous le capitaine Hyx, cependant que nous nous précipitions contre cette vitre comme des insectes incapables de résister à l’attirance du foyer qui va les consumer…

 

– Encore une invention française dont les Allemands seuls ont su user ! Ils l’emploient à bord de leurs zeppelins ! continua-t-il. Elle me sert, à moi, à éclairer mon chemin sous les eaux. Alors que tous les vaisseaux sous-marins de la Germanie naviguent comme des malfaiteurs qui ne peuvent vivre que dans les ténèbres, au sein d’une opacité profonde, moi, je traîne la clarté avec moi jusqu’au fond de l’abîme !…

 

– Et ces glaces peuvent résister ! soupira d’angoisse, et aussi de ravissement, ma belle Amalia.

 

– … à des pressions formidables ! À ce point de vue, c’est le capitaine Nemo qui avait raison. Et nos ingénieurs modernes n’ont fait que le dépasser !… Ne disait-il pas que, dans des expériences de pêche à la lumière électrique faite en 1864, au milieu des mers du nord, on avait vu des plaques de cristal, sous une épaisseur de vingt millimètres seulement résister à une pression de seize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons ! Or, les verres du Nautilus avaient vingt et un centimètres à leur centre, c’est-à-dire trente fois l’épaisseur en question. Les miens, à moi, ont cinquante fois cette épaisseur !…

 

– Et vous pouvez descendre ?…

 

– Oh ! nous pouvons nous permettre des plongées que vous ne soupçonnez pas !… C’est ma force, à moi !… C’est ma force d’aller où je veux, d’avoir pour domaine l’espace défendu à tous les autres !… tous les autres qui n’osent, qui ne peuvent descendre, à cause de la pression des eaux, à plus de cinquante, soixante, soixante-dix mètres !… Moi, quand tous les panneaux sont mis, avec une triple cuirasse d’acier Edison réunie par les T et les X, armature que rien ne peut faire ployer, et avec mon système de matelas successifs d’air comprimé à puissance inégale, je puis descendre aussi bas que la sonde ! »

 

Parole formidable à laquelle je ne crus point, et qui me parut dictée par l’orgueil, mais que je trouvai excusable, en face du spectacle qui nous était offert !

 

En admettant que Le Vengeur pût descendre à des deux ou trois mille pieds, j’estimai que c’était déjà beau, et tout à fait suffisant !

 

En ce moment, nous nous trouvions, paraît-il, à trois cents mètres seulement au-dessous du niveau de la mer ; nous naviguions à une toute petite allure, au milieu d’un véritable banc de thons. Les mouvements innombrables de ce troupeau marin, son effarouchement, son éblouissement, lui faisaient rejeter en des millions de faisceaux la lumière qui le frappait. Le dos de ces énormes poissons, coloré de ce bleu foncé que prend l’acier poli, leurs ventres argentés lançaient des éclairs qui se croisaient de la plus singulière façon avec des flèches d’ombres presque aussi rapides.

 

Quelques-unes de ces bêtes, dont les moindres avaient dans les deux mètres de long, vinrent, en entrouvrant leurs gueules voraces, jusqu’à notre glace et nous regardèrent avec leurs gros yeux ronds, brillants, immobiles et méchants.

 

Tout à coup, l’énorme troupeau parut pris de vertige. Il se sépara en plusieurs bataillons, qui roulèrent éperdument les uns sur les autres. Un monstre était la cause de cette panique. Il glissait au milieu d’eux, le ventre en l’air, ouvrant une gueule effroyable : nous reconnûmes tous le requin !

 

Alors nous reculâmes en poussant un cri : l’animal pouvait avoir dix mètres ; d’un coup de sa queue, ne pouvait-il pas faire voler en éclats la glace qui nous séparait de lui ?

 

Fut-ce cette crainte ? Ou bien le capitaine Hyx eut-il pitié de notre émoi ? Toujours est-il qu’il appuya sur un bouton électrique et qu’aussitôt les panneaux intérieurs se refermèrent comme des paupières d’acier sur le globe de notre prodigieux œil de verre.

 

Nous nous trouvâmes alors dans une demi-obscurité ; je crus qu’on allait nous rendre immédiatement l’éclat des lampes électriques, mais le capitaine nous pria de ne point bouger.

 

« Le spectacle n’est point terminé ! » fit-il.

 

Presque aussitôt, nous entendîmes une explosion et nous n’eûmes point le temps d’en demander la cause, car les paupières d’acier se rouvrirent et les eaux lumineuses réapparurent. Elles étaient toutes rouges !

 

On eût dit une mer de sang, dans laquelle s’allongeait, secouée par les derniers soubresauts de l’agonie, la bête qui avait été notre terreur quelques secondes auparavant et qui avait fait fuir dans une épouvante sans nom la nation aquatique.

 

Le ventre de l’animal n’était plus qu’une affreuse loque déchiquetée ; par la plaie béante, il perdait ses entrailles.

 

« Un petit obus de mes mitrailleuses sous-marines a réglé le compte du monsieur ! » prononça le capitaine Hyx avec un léger rire satisfait !

 

Et il ajouta, en caressant son menton qu’il avait, comme j’ai dit, un peu gras : « Oh ! les monstres aussi ont leur tour ! »

 

Il y eut un court silence, puis il reprit :

 

« Celui-ci n’était pas l’un des moins redoutables… Sa force devait être formidable… Et quant à sa vitesse… savez-vous bien que l’on a calculé qu’un requin de cette taille et de cette puissance, en marchant nuit et jour, ne mettrait pas plus de trente semaines à faire le tour du globe ?… C’est qu’il présente une si complète insensibilité à la fatigue qu’on en a vu suivre des bâtiments d’Europe jusqu’en Amérique, et cela en faisant mille circuits, mais sans les lâcher d’une minute !

 

Regardez sa gueule ! Mais regardez-moi donc sa gueule ! Le contour de cette gueule est normalement égal au tiers de la longueur de la bête !… Trois mètres de circonférence de gueule pour un animal de dix mètres ! C’est à faire rêver les plus grands appétits de la terre ! Et les dents !… Des dents triangulaires, aiguës, tranchantes, barbelées… Six rangées de dents chez l’adulte ! Quel ratelier ! Ils n’en fabriquent pas encore comme ceux-là dans la Friedrichstrasse !… Une peau capable de repousser les balles (un bouclier rêvé pour les chevaliers du Rhin !), une voracité insatiable, une audace que rien n’intimide, la férocité du tigre, la force du cachalot ! Tel est le requin, effroi de son univers ! Son nom vient de requiem ! Mais une heure vient cependant où c’est sur les débris du monstre que l’on chante la prière des trépassés !… »

 

Ces derniers mots avaient été prononcés d’une voix si sourde et si grondante, si inattendue chez un homme qui avait plutôt la parole de miel, d’une voix, pour tout dire, si obscurément menaçante, qu’Amalia et moi nous nous jetâmes encore un de ces regards où, notre double angoisse, un instant séparée, se retrouvait tout entière. Décidément, est-ce que cet homme si plein de politesse n’avait invité Amalia que pour s’amuser à lui faire peur ?

 

Mais ce fut soudain la fermeture foudroyante des panneaux, la fin du spectacle de la mer ensanglantée, l’éclat revenu des lampes à l’intérieur de la salle et la douceur nouvelle de la voix charmante, engageante du capitaine :

 

« Mesdames, mon cher monsieur Herbert de Renich, je n’ai rien à vous refuser, et puisque Mme l’amirale m’a fait cet honneur d’en exprimer le désir, accomplissons donc le tour, qu’elle brûle de faire, du propriétaire ! »

 

J’accédai avec empressement. Mieux on connaît sa prison, plus on a de chances de pouvoir la quitter.

 

XVIII

SOUDAINE ÉMOTION DU CAPITAINE HYX


Mon intention n’est point de vous tramer sur chacun de nos pas, dans cette promenade de digestion. Nous étions au centre d’un miracle de mécanisme. Partout où nous arrêtions nos regards, et notre attention, et notre admiration, nous ne pouvions que nous récrier ! Les explications du capitaine Hyx, si mesurées qu’elles fussent, venaient encore augmenter notre étonnement.

 

Et cependant il n’y avait dans tout cela rien qui pût « renverser la cervelle humaine » depuis que le génie de l’homme du XXe siècle l’a préparée à toutes les surprises scientifiques, à toutes les victoires de l’Esprit sur l’Élément.

 

La chambre des machines du Vengeur dont il ne nous fut accordé, du reste, qu’une rapide vision, me troubla beaucoup moins les méninges que certaine petite salle à manger coquette de prison blanche où l’on buvait du champagne tandis qu’une porte s’entrouvrait sur la galerie qui crie !

 

Et cependant ce n’était pas un spectacle banal que celui de cette chambre des machines ; vaste comme une usine, avec ses ponts volants, ses roues immenses, ses engrenages, ses arbres de couche communiquant le mouvement à douze hélices qui, jointes à l’action de ses dix turbines, donnaient au Vengeur une rapidité de mouvement en tous sens (hauteur et profondeur), rapidité instantanée, encore inconnue jusqu’à ce jour.

 

Le Vengeur, nous dit le capitaine Hyx, pouvait faire plus de quarante milles à l’heure, en plongée.

 

Une équipe d’une trentaine de mécaniciens travaillait là, sous la direction d’un ingénieur auquel nous fûmes présentés. Dans le moment que nous nous croisions sur une passerelle, l’ingénieur me regarda avec attention, prononça quelques mots en une langue qui m’était inconnue et qui semblait produire une certaine impression sur le capitaine Hyx. Quelques minutes plus tard, comme je paraissais m’intéresser particulièrement à un singulier appareil qui garnissait tout un coin de la chambre des machines et qui présentait un curieux assemblage de bobines grosses comme des colonnes de temple, le tout entouré d’un enchevêtrement inimaginable de bras de leviers et de bielles à fourchettes tel que je n’en avais jamais vu, le capitaine me frappa sur l’épaule et nous fit signe de le suivre.

 

Il ouvrait bientôt une porte et nous nous retrouvions dans une coursive.

 

Avais-je été indiscret ? M’étais-je tout à coup trouvé en face du grand secret d’Edison et du capitaine Hyx ? M’étais-je penché sur ce mystère de la science avec trop d’intérêt ?

 

Amalia et Dolorès ne s’étaient aperçues de rien.

 

Le capitaine Hyx me dit, en me regardant avec une attention qui me déplut :

 

« Cet ingénieur, qui a nom Mabell, m’a été donné par un ami d’Edison. Edison, sujet américain, se faisait scrupule de travailler personnellement aux plans définitifs d’un vaisseau qui devait faire une guerre terrible à une nation avec laquelle son pays n’avait rompu aucune relation diplomatique ou autre ! Aussi me céda-t-il Mabell, son premier sujet, qui est Canadien et qui avait de personnelles raisons de ne point aimer les Fils du Dragon. C’est lui qui nous a bâti, dans le plus grand mystère et en six mois, la demeure des Anges des Eaux.

 

– C’est du beau travail ! fis-je, impressionné par le ton bizarre qu’avait pris le capitaine et par ce langage apocalyptique (les Fils du Dragon, les Anges des Eaux) que je n’avais pas encore entendu dans sa bouche. Ce qui m’étonne, c’est qu’on ait pu vous fournir toutes les pièces dont vous avez eu besoin sans que le secret de leur assemblage ait été révélé !

 

– Vous voudriez peut-être savoir où cet assemblage a eu lieu ? » me demanda brusquement le capitaine.

 

Quelle était donc la raison de cette méchante humeur nouvelle ? Je me récriai :

 

« Non ! non ! je ne veux rien savoir, moi !

 

– Cela ne vous ennuie point cependant d’apprendre comment Le Vengeur n’a rien à redouter de ses ennemis ?

 

– Si cela ne vous dérange pas ! » fis-je d’un ton très sec, cette fois, car les airs du capitaine Hyx recommençaient à m’impatienter.

 

Amalia s’en aperçut et de nouveau elle intervint :

 

« Capitaine, pouvez-vous nous conduire dans la chambre de manœuvre ? Tant pis si je suis indiscrète, mais je serais si curieuse de me rendre compte de la façon dont vous pouvez voir sans périscope ! »

 

Là-dessus le capitaine, très galamment, s’empressa de nous conduire dans la chambre de manœuvre, qui était une fort belle pièce, au centre même du bâtiment, loin des kiosques.

 

Cette salle était encombrée de petites tables sur lesquelles on avait disposé des instruments dont le capitaine Hyx se plut à nous dire l’emploi précis.

 

Là aussi, il y avait une installation de télégraphie sans fil sous-marine communiquant avec qui ? et où ? Voilà ce que l’on ne nous dit pas.

 

Amalia, pour montrer sa science, s’amusa à nommer tous les instruments dont elle avait appris l’utilité de la bouche du vice-amiral lui-même.

 

Beaucoup d’organes de manœuvre et de direction étaient les mêmes que dans les autres sous-marins. Par exemple, elle eut grand plaisir à nous faire un petit cours sur le gyroscope, destiné à corriger et à contrôler les indications du compas.

 

Partout c’étaient des leviers, des robinets, des boutons électriques… Ici la commande des water-ballasts. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour que l’eau y pénétrât, sur un autre pour qu’elle en sortît.

 

À côté, les manomètres à tube et à aiguille qui permettent de constater instantanément la hauteur à laquelle le niveau de l’eau arrive dans les réservoirs ; les manettes sur lesquelles il suffit de peser pour faire communiquer les réservoirs d’eau avec les tubes à air comprimé et chasser ainsi le liquide de façon à rendre le bâtiment plus léger.

 

« En ce moment, nous sommes revenus à soixante mètres au-dessous du niveau de la mer, nous dit le capitaine, après avoir échangé quelques mots incompréhensibles avec l’officier qui était penché sur un écran. Vous savez que, même à cette petite profondeur, aucun sous-marin ne se risque guère et qu’en tout cas il ne pourrait avoir la prétention de voir ce qui se passe au-dessus du niveau des eaux. Les périscopes ne sont possibles qu’avec quelques mètres seulement de tuyautage ! Et cependant penchez-vous sur cet écran et vous verrez sur l’eau, comme si vous vous promeniez sur le deck supérieur d’un transatlantique !… »

 

En vérité, le capitaine n’exagérait pas ! Et les images de la vie au-dessus des eaux se révélèrent à nous sur l’écran comme si nous avions été nous-mêmes à air libre.

 

Nous étions stupéfaits.

 

Amalia (de plus en plus énervée, car je voyais bien maintenant que, comme moi, elle avait d’autres préoccupations que de s’instruire sur la mécanique et l’optique) réclamait des explications avec une ardeur des plus flatteuses pour l’amour propre du capitaine.

 

« Nous avons remplacé les périscopes, dit le capitaine, par des yeux qui se promènent sur la mer. Cette fois, ce n’est ni à un Américain ni à un Français que nous sommes redevables en principe de l’invention. Certes, c’est toujours l’admirable Edison qui a rendu l’œil électrique pratique, mais il n’a fait que travailler sur les données d’un savant russe, M. Roosing, qui a fait faire de si grands progrès au problème de la vision à distance, problème qui se présente en ce moment comme étant le même que celui de la photographie ou plutôt de la cinématographie à distance.

 

« En somme, l’image que vous voyez sur l’écran n’est point simplement le reflet des choses tel qu’il fut apporté dans le périscope par le truchement des miroirs inclinés ; cette image, ici, c’est la photographie des choses. Notre œil électrique n’est autre qu’un poste émetteur de photographie ou plutôt de cinématographie électrique, et nous sommes ici au poste récepteur.

 

« Comment le poste émetteur, qui se promène sur les eaux, peut-il, automatiquement, travailler pour nous, photographier pour nous, voir pour nous ? Edison vous le dira peut-être un jour ; moi, je ne puis que vous faire comprendre, de loin, le mécanisme grâce auquel nous avons pu jeter à la ferraille le périscope suranné et dangereux !

 

« Enfin je puis encore vous dire que les boîtes flottantes chargées d’enregistrer la vision et de nous l’expédier par les fils électriques qui nous relient à elles sont si bien dissimulées ou plutôt déguisées qu’il est absolument impossible qu’elles attirent l’attention ou tout au moins qu’elles éveillent la méfiance ! Les unes ont des formes de méduses, les autres d’algues, d’autres se présentent comme des éponges. Eh bien ! ces petites choses informes et flottantes, dont on ne se méfie pas, ce sont nos yeux, nos yeux électriques ! Ne trouvez-vous pas cela admirable ?

 

– Admirable ! répéta Amalia… Je sais qu’en Allemagne ils cherchent depuis longtemps à remplacer le périscope !… Mon mari me disait… »

 

Mais Dolorès, se penchant tout à coup à l’oreille d’Amalia, cependant que le capitaine s’était éloigné de quelques pas, lui dit vivement : « Parlez le moins possible de votre mari !… Le capitaine est très nerveux depuis quelques instants… »

 

Amalia et moi-même présentâmes aussitôt à Dolorès des faces anxieuses et interrogatives, mais la jeune Espagnole mit un doigt sur ses lèvres, ce qui, dans toutes les langues du monde, commande le silence… et Amalia et moi nous ne fîmes plus que suivre le capitaine en gardant nos tristes pensées pour nous. Cependant nous nous serrâmes la main pour nous prouver, hélas ! que nous pouvions toujours compter l’un sur l’autre, au moment du danger.

 

La promenade continua rapidement, techniquement et sans grâce, mais avec la plus extrême, la plus froide et la plus impressionnante politesse de la part du capitaine Hyx.

 

Au fait, je me disais déjà qu’il n’était plus avec nous, au sens moral du mot.

 

Il pensait à des choses que nous ne savions pas et qui n’étaient peut-être pas tout à fait rassurantes pour nous.

 

Par exemple, on traversait la chambre des torpilles automobiles : c’était une longue, longue chambre elliptique, pleine de ces monstrueux bijoux suspendus dans des anneaux qui glissaient sur des tringles et tout prêts à être poussés dans les tubes dont on apercevait les culasses à la gueule avide… Eh bien, le capitaine annonçait simplement : « La chambre des torpilles » et retournait à ses pensées… tandis que Dolorès, très aimablement, donnait quelques détails oiseux, comme : « Dans les tubes sous-marins, le lancement de la torpille a lieu par une chasse d’air comprimé. Le plus souvent, le moteur de la torpille se met en marche au moment du lancement ; une fois en marche, la torpille s’arme automatiquement (car elle doit rester inoffensive tant qu’elle est à bord) ; si elle manque son but, elle continue sa route jusqu’à ce qu’elle ait parcouru une distance qui est réglée avant le lancement, puis elle coule pour ne pas tomber entre les mains de l’adversaire… Un seul de ces engins coûte dans les trente mille francs, mais peut couper en deux un vaisseau de soixante millions… » Enfin des choses que chacun sait, mais que nous écoutions, nous aussi, en pensant à autre chose.

 

Ainsi l’une des choses à laquelle je pensais était encore la baignoire grillée que nous pouvions rencontrer par hasard en nous promenant dans les coursives… ce pourquoi j’examinais avec une anxiété toujours accrue les angles des galeries et les quelques objets qui pouvaient me servir de repère, prêt à me jeter devant le capitaine et à lui crier : « Pas par là ! pas par là ! »

 

Dolorès continuait, maintenant imperturbablement, comme si elle avait été chargée d’endormir notre angoisse :

 

« Vous comprenez qu’étant plus “vite” que tous, descendant plus bas que tous, Le Vengeur n’a à craindre la torpille de personne, et que tous ont, au contraire, à redouter les siennes. Enfin, nous avons des armes défensives formidables… Nous pouvons, par des ruées d’air comprimé autour du bâtiment, détourner une torpille que nos microphones ou notre lumière froide nous ont fait découvrir dans le moment qu’elle arrive sur nous ! »

 

Ainsi maintenant parlait Dolorès, comme si elle affichait, elle aussi, un grand orgueil particulier de la puissance du Vengeur et de son invincibilité dans le combat. Mais qui donc eût pu, sur cet étrange navire, analyser à fond les sentiments divers qui se partageaient l’âme inconnue de ses habitants ?…

 

Quand je consulte mes notes relatives à cette promenade, qui devait me laisser tant de souvenirs ineffaçables, je vois que nous continuâmes par la visite aux tourelles cuirassées, que des vérins hydrauliques faisaient surgir à volonté hors de la carapace verte du Vengeur naviguant en surface, ou à l’état lège, c’est-à-dire lorsqu’il effleurait le niveau de l’eau ; ces tourelles étaient armées de puissants canons, dépassant de beaucoup le type des canons de 65 millimètres dont les Allemands venaient de doter leurs derniers modèles de sous-marins…

 

Puis nous descendîmes aux compartiments de plongeurs, qui étaient toute une série de salles pouvant communiquer directement avec la mer, non seulement par des trous d’hommes, mais encore par de larges volets susceptibles de donner passage « aux matériaux dont nous pouvons avoir besoin dans nos besognes sous-marines », déclare le capitaine Hyx qui semble tout à coup recouvrer l’usage de la parole, après avoir brusquement fermé une porte que Dolorès avait ouverte sans sa permission, porte qui m’avait paru donner sur une immense salle pleine d’ombre et de reflets d’acier (vision rapide, au fond de la nuit, d’instruments monstrueux, bizarres, canons aux gueules closes, d’un aspect tout à fait chimérique)…

 

« Mes compartiments de plongeurs permettent à mes scaphandriers de quitter le navire lorsqu’il repose sur ses roues, au fond. Du reste, nos ennemis ont, eux aussi, cette disposition qu’ils ont volée à M. Simon Lecke. Je leur souhaite seulement d’avoir une organisation aussi complète que la mienne ! »

 

Disant cela, il nous fit entrer dans une espèce de vestiaire où nous pûmes voir, alignés, près de cinq cents équipements complets de plongeurs.

 

« Quand nos scaphandriers sont sortis, ils peuvent facilement couper des câbles, installer des mines et des torpilles sous les vaisseaux ennemis établir des communications téléphoniques soit avec la terre, soit avec des cuirassés flottant à la surface ! Au cas où le sous-marin, à la suite d’une avarie, ne pourrait remonter, tout l’équipage muni de casques respiratoires et de bouées peut ressurgir à l’air libre.

 

« Du reste, ajoute le capitaine, nous pouvons quitter autrement le bâtiment si cela est absolument nécessaire ! Vous comprendrez que je n’aie pas voulu être la première victime de ma trop grande puissance. En raison même de son énorme déplacement d’eau, Le Vengeur ne peut aller partout où il a besoin de frapper ! Or, il faut à son capitaine tout le domaine de la mer ! Lui aussi a fait un rêve d’hégémonie ! Et comme on peut avoir souvent besoin d’un plus petit que soi… voyez !… »

 

Dans le même moment, il nous poussait dans une salle où étaient arrimés, sur chantiers, ou plutôt sur berceaux, deux petits sous-marins qui n’avaient guère chacun plus de trente mètres de long !

 

« De vraies torpilles automobiles, nous dit-il. On monte là-dedans comme on entrerait dans un obus ! Ce sont en même temps des instruments tranchants armés de cisailles auxquels rien ne résiste et qui ne redoutent aucun filet ! Cela peut aller se promener dans les ports comme nous nous promenons dans Le Vengeur en ce moment !… Ils sont tout neufs !… On vient de me les livrer et j’espère que vous aurez d’ici peu le plaisir de les voir vous-mêmes à l’œuvre ! »

 

Est-il utile de vous dire combien cette dernière phrase sonna singulièrement à nos oreilles ?…

 

Mais il nous introduit dans une salle adjointe :

 

« C’est ici, fait-il, qu’est remisée mon automobile-hydroplane ! »

 

Nous nous approchons de l’objet : cette auto, qui peut aller à la fois sur l’eau, dans l’air et rouler sur la terre, est un véritable wagon de luxe par ses dimensions et son aménagement. Il est construit à peu près sur le modèle des grands aéros russes, qui peuvent emporter une dizaine de voyageurs. Il y a un premier compartiment à l’avant pour le mécanicien ; celui du milieu, le plus vaste, est un salon qui se transforme selon les heures en salle à manger et en dortoir ; le dernier compartiment est réservé au service de la cuisine… Les trois compartiments sont armés de mitrailleuses.

 

« Voici quelque chose de tout à fait suffisant pour nos expéditions à terre, finit d’expliquer le capitaine. Cet aéro, qui peut aller sur l’eau, puis replier ses ailes et courir les routes comme une automobile, nous a été des plus utiles pour notre tournée des bourgmestres.

 

– Votre tournée des bourgmestres ? interroge Amalia.

 

– Oui, fait le capitaine en refermant une portière de l’étonnant engin, il s’agissait de nous emparer de quelques bourgmestres des villes allemandes du Nord, qui devaient nous servir d’otages, car nous avions de mauvaises nouvelles des maires français des provinces envahies et de quelques bourgmestres de Belgique.

 

– Et alors ? interrogea encore Amalia, en ouvrant tout grands, tout grands ses beaux yeux effarés.

 

– Eh bien, alors… depuis que les bourgmestres allemands sont ici, les nouvelles qui nous arrivent de là-bas sont meilleures !

 

– Oui, oui, fit-elle en soupirant, je comprends… »

 

La malheureuse croyait comprendre !… Qu’est-ce qu’elle comprenait ? Si peu de chose ! Si peu de chose !… Pour qu’elle comprît tout, il eût fallu qu’elle eût vu, comme moi, certain bourgmestre à une main de moins, qui se levait si pâle sous le regard de l’Irlandais, lequel venait lui apporter le bonsoir du capitaine Hyx ! Ah ! misère !…

 

Eh là ! nous voici devant une cage d’ascenseur… Je me souviens que cette cage-là n’est pas loin, oh ! pas très loin, de certaine galerie qui conduit à certaine grille… Ah ! nous n’allons pas rester là, hein ?… Bien ! nous montons dans l’ascenseur… nous en descendons… une porte ; ah ! nous voici à nouveau dans les appartements privés : la bibliothèque du capitaine, et, là-bas, la prodigieuse salle avec colonnes de marbre sarrancolin. Elle est très bien cette bibliothèque, avec ses divans profonds pour dormir devant tous ces livres que personne ne lit, certainement… Ce sont de gros volumes d’une science austère… de la philosophie… beaucoup de philosophie… et le rayon de la philanthropie est certainement le mieux fourni. Je ne vous dirai point les titres ; mais, en ce temps de massacres et d’horreurs, ils m’ont fait sourire, ma parole !

 

« C’est ma bibliothèque privée. Elle voyage toujours avec moi ! De même que mon salon et mes collections !… mes tableaux, mes statues !… C’est mon palais de la terre que j’ai emporté avec moi sous les eaux ! »

 

Et le capitaine Hyx nous pria de nous asseoir.

 

Mais enfin qui donc est cet homme, qui avait un pareil palais sur la terre ? Certainement, c’est un personnage très connu… un de ces archimillionnaires ou milliardaires, comme il y en a peu, certes, de par le monde, « dessus ou dessous !… ».

 

C’est à ce moment que se produisit un incident qui me laissa encore fort à réfléchir sur le caractère et la nature de notre mystérieux hôte et qui bouleversa la pauvre Amalia à un point que je ne saurais décrire (ce qui tendrait à prouver, entre parenthèses, qu’elle avait deviné tout de même bien des choses ou bien des possibilités de choses) !

 

Un steward apparut sur le seuil de la bibliothèque et laissa tomber quelques phrases rapides de cette langue que je ne comprenais pas et qui me paraissait particulière aux habitants du Vengeur. Le capitaine Hyx se leva aussitôt, visiblement ému, et jeta un ordre. Une femme de chambre fut introduite, qui paraissait, elle aussi, des plus troublées.

 

« Ma femme de chambre ! s’exclama Dolorès, qu’y a-t-il donc ? »

 

Amalia, instinctivement, partageait déjà l’agitation générale, et elle cria : « Mes enfants ! » (car elle avait laissé ses enfants dans l’appartement de Dolorès, sous la garde de la femme de chambre qu’on lui avait donnée, à elle, depuis qu’elle était sur Le Vengeur). Or, c’était en effet des enfants qu’il s’agissait ! Le capitaine Hyx nous le fit savoir tout de suite, d’une voix dont il lui était impossible de nous cacher le réel émoi.

 

« Cette fille ne sait point ce que sont devenus les enfants ! Et l’autre femme de chambre non plus !… Elle les cherche !… Vous n’aviez donc pas défendu aux enfants de sortir de votre appartement, madame ?

 

– Mes enfants ! mes enfants !… clama la malheureuse… Où sont mes enfants ?… Je veux mes enfants !… »

 

Elle courut sur la femme de chambre, telle une folle ; heureusement, à ce moment-là la femme de chambre d’Amalia apparut et lui cria en allemand : « Les enfants sont retrouvés … Ils étaient chez le photographe !… C’est le photographe qui était venu les chercher !… Il les a ramenés lui-même !… »

 

Amalia n’en continua pas moins son chemin en criant qu’elle voulait voir ses enfants.

 

Les deux femmes de chambre la suivirent.

 

« Surtout, leur jeta en allemand le capitaine Hyx, veillez bien à ce que les petits ne sortent jamais plus des appartements privés !… Qu’ils n’aillent jamais jouer dans les coursives, ou je ne réponds plus de rien moi ! »

 

Et il essuya de son mouchoir son front en sueur.

 

Je lui demandai, haletant :

 

« Les enfants couraient donc un réel danger ?

 

– Très réel, hélas ! répondit-il d’une voix sourde… Que voulez-vous que je dise, par exemple, à quelque ancien pauvre père de famille qui, au fond d’un couloir, trouverait tout à coup, sous ses mains, ces trois belles petites têtes allemandes, la chère petite progéniture de l’amiral von Treischke, lequel est très célèbre, n’est-ce pas, vous le savez bien monsieur le neutre ? très célèbre dans la dernière histoire des derniers crimes de la Guerre du monde ! Que voulez-vous donc que je dise à ce pauvre homme, qui pleure une progéniture mutilée, s’il devient fou de rage tout à coup, et s’il ne laisse plus derrière lui que trois petits cadavres !

 

– Mais, monsieur ! m’écriai-je, pourquoi vous êtes-vous emparé de ces enfants, si vous craignez tant qu’il leur arrive malheur ?

 

Pour qu’il n’arrive plus malheur aux autres, monsieur ! Ah ça, mais, est-ce que vous croyez que je n’aime pas autant que vous les enfants, monsieur Carolus Herbert de Renich ? »

 

Je dus baisser la tête sous le regard flamboyant du capitaine.

 

Dolorès, près de moi, était toute frémissante de la scène…

 

« Taisez-vous ! Taisez-vous, monsieur Herbert, me dit-elle à voix basse… Vous ne savez rien… ne l’excitez pas… vous ne pouvez pas comprendre !… »

 

Et le capitaine reprit, d’un ton saccadé :

 

« Oui, ils étaient chez le photographe ; c’est sur mon ordre que le photographe est venu ! Mais il aurait dû opérer à domicile… c’est de la folie de leur avoir fait parcourir un si long chemin à travers les plus dangereuses coursives… »

 

Tout à coup, je me rappelai ce que, derrière les premiers grillages j’avais pu voir, moi, des opérations photographiques, de la « salle blanche »… et, me souvenant du cliché au magnésium, je voulus me soulever pour rejoindre Amalia, mais l’horrible hypothèse que je venais d’entrevoir me cassait les jambes ; et je retombai sur mon siège.

 

« Qu’avez-vous donc ? » me demanda notre hôte.

 

Je balbutiai avec terreur que j’avais peur des photographies du photographe du père Latuile !

 

Je n’avais pas plutôt prononcé ces mots que, s’étant arrêté devant moi, le capitaine me fixa de son regard le plus sombre.

 

« Calmez-vous ! Calmez-vous ! monsieur Herbert de Renich ! Ce seront de belles petites photographies “vivantes”, qui rassureront le père sur l’excellente santé de ses enfants… et qui, peut-être, espérons-le ! monsieur Herbert, espérons-le ! le feront réfléchir sur le régime à suivre pour que les petits continuent à se bien porter !… Se peut-il, par exemple, imaginer rien de plus néfaste qu’un nouveau crime sous-marin comme celui du Lusitania pour la santé des enfants de l’amiral von Treischke ? Moi, je ne le pense pas ! Et, quand il aura reçu les photographies, ce redoutable homme de guerre, peut-être le comprendra-t-il comme moi !… Que voulez-vous que je vous dise, mon cher monsieur Herbert de Renich ? Moi, je suis un philanthrope : et je commence à en avoir assez de voir faire la guerre aux bébés !… »

 

Qu’avais-je à répondre à cela ? Je me tus, mais certes ! plus effrayé que jamais !

 

L’Homme se promenait maintenant de long en large, le front lourd de pensées, puis il s’arrêta et dit, en poussant un profond soupir :

 

« Évidemment, des enfants !… des petits enfants !… On ne doit pas toucher aux petits enfants !… Il n’y a que les Anges des Eaux qui ont le droit de toucher aux petits enfants !… Voyez dans l’Apocalypse, voyez dans l’écriture… et dites-moi ce que les Anges qui frappaient sur la terre, au nom de Dieu, faisaient de la progéniture des cités maudites !… Quoi qu’il en soit, rassurez-vous… les enfants du vice-amiral von Treischke, auxquels vous vous intéressez, ne courront ici aucun danger, du moins de mon fait… et s’ils sont prudents… (qu’ils se gardent de jouer dans les coursives où ils peuvent faire de mauvaises rencontres !) Moi, je ne les ai pris que comme épouvantail ! pour faire peur aux bourreaux d’enfants qui ont des petits !…

 

– Et la mère ? m’écriai-je, la croyez-vous moins innocente que les enfants ?… Dites-moi donc, capitaine, que vous ne toucherez pas plus à une femme qu’à des petits enfants !…

 

– Mais qui donc, monsieur, vous a permis de m’interroger ?… » De quel ton méprisant cela fut dit, on ne saurait bien se l’imaginer. Moi, j’ai encore cela dans l’oreille, et encore j’en frémis.

 

XIX

UNE PROMESSE DU CAPITAINE HYX


Or, comme si elle avait entendu ce qui venait de se passer entre le capitaine et moi, voilà que Mme l’amirale von Treischke, poussant devant elle la petite Dorothée, le petit Henry et le petit Carolus (elle l’avait appelé ainsi certainement en souvenir de moi), se présenta dans le plus noble et le plus touchant appareil du désespoir.

 

Les transports qui l’avaient agitée, avant qu’elle eût retrouvé ses enfants, avaient fait que ses cheveux admirables s’étaient naturellement dénoués et tombaient maintenant en flots dorés sur ses épaules.

 

Toute à son émoi et aux hypothèses terribles qui, peu à peu, avaient fini de lui envahir l’esprit, elle n’avait pris ni la peine ni le temps de reconstruire l’édifice de sa coiffure, et elle nous apparut dans le plus pitoyable et le plus beau désordre.

 

Ses yeux, noyés de larmes, avaient une expression angélique que je ne leur avais jamais vue et une angoisse sublime semblait diviniser ce visage idéal.

 

Sitôt qu’elle fut devant le capitaine Hyx, elle tomba à ses genoux ainsi que ses enfants et elle lui dit d’une voix et avec des accents qui eussent attendri le cœur d’un tigre :

 

« Monsieur, voici mes enfants, je vous les confie ! Ils n’ont encore fait aucun mal sur la terre. Ce sont de petits êtres innocents qui ont appris, par moi, à aimer tout ce qui les entourait… Leur cœur est simple comme le mien. Ils vous aimeront comme un père si vous vous laissez aimer et attendrir !…

 

« Vous avez, sans doute, beaucoup souffert ! Alors, vous avez beaucoup à pardonner. Mais vous croyez devoir haïr et j’ai bien vu tout à l’heure, à la façon dont vous avez redouté le pire malheur pour mes petits, que vous n’êtes pas insensible.

 

« Du reste, on ne hait point des enfants : cependant il paraît qu’ici les enfants courent des dangers ; c’est pourquoi je vous les confie ! J’ai foi en vous, je ne veux pas vous juger ! Cela ne m’appartient pas !… Je ne sais pas qui vous êtes ! Mais, assurément, vous n’êtes pas un bourreau d’enfants… Ce n’est point parce qu’ils ont commis des horreurs que vous vous montrerez plus impitoyable qu’eux !…

 

– Madame, fit le capitaine Hyx, de sa voix la plus calme et la plus glacée, cependant qu’à côté de lui Dolorès et moi répandions des ruisseaux de larmes, veuillez vous relever, je vous prie… (et il l’aidait avec des gestes d’une noblesse incomparable à reprendre une pose moins humble devant lui). Asseyez-vous auprès de M. Herbert de Renich, votre ami, auquel je disais justement tout à l’heure qu’il ne dépendait certes point de moi que l’on touchât à un cheveu de vos enfants.

 

– De qui donc cela dépend-il ? s’écria-t-elle, plus effrayée qu’elle ne l’avait encore jamais été. Savez-vous bien, monsieur, que voilà une phrase terrible ! Il dépend donc de quelqu’un que l’on touche à mes enfants ?…

 

– Eh ! madame, il dépend de leur père ! » répliqua le capitaine Hyx d’une voix de plus en plus lointaine et avec cette attitude vague qui est généralement adoptée par les Ponce-Pilate dans le moment que quelque grand crime se prépare.

 

Avant que nous ayons pu nous y opposer, Amalia s’était de nouveau jetée à genoux devant le capitaine. Elle levait les mains vers lui dans un geste de supplication que l’art a consacré sur ses plus belles toiles où il a peint la douleur humaine.

 

« Leur père !… leur père ! Ah ! monsieur, je sais ce que vous voulez dire !… Leur père porte un nom sur lequel on a accumulé tout le poids de l’horreur du monde pour des crimes qui s’ont moins les siens que ceux d’une caste qui a érigé l’épouvante en système !… Mais leur père n’est pas un méchant homme ! Bien souvent j’ai pu le fléchir !… Qu’il me soit donné de parler à leur père, et l’homme que vous êtes me remerciera de lui avoir épargné des actes inutiles !

 

« Savez-vous bien, continua-t-elle, que si leur père m’a éloigné de lui et m’a fait embarquer pour une rive lointaine, c’est qu’il n’avait plus la force de rien me refuser ?… C’est qu’il ne pouvait plus entendre ma voix qui ne cessait de lui reprocher ses crimes allemands !… Plus forte que tout ce que vous pourriez faire serait ma voix auprès de leur père.

 

– Eh bien ! madame, interrompit tout à coup le capitaine Hyx, sur un ton qui me parut, du reste, des plus singuliers, eh bien ! nous ferons tout notre possible pour qu’au plus tôt vous puissiez causer avec leur père !

 

– Ah ! promettez-moi cela, s’écria la malheureuse en se traînant comme une esclave à ses pieds, promettez-moi que vous ne toucherez pas, que l’on ne touchera pas à l’une de ces chères petites têtes, tant que je n’aurai pas parlé au père ! et je vous bénirai !… Écoutez !… écoutez !… ah ! écoutez-moi bien, il faut être logique, n’est-ce pas ?… moi, je vois bien que malgré votre bonté (je dis que vous êtes bon ! je dis que vous êtes bon ! je le sens) vous êtes terriblement logique, ô homme redoutable !… Eh bien, je veux, moi aussi, logiquement, vous dire : puisque ce n’est point pour votre joie diabolique que des crimes ici se préparent, mais pour le salut du monde ! (vous ai-je compris ? vous ai-je compris ? Ah ! une mère comprend tout, quand il le faut, pour le salut de ses enfants) eh bien !… il ne peut y avoir rien de plus efficace pour arrêter le crime germain que la voix d’Amalia, d’Amalia Edelman, qui n’est pas une voix allemande, à l’oreille de l’amiral von Treischke, son mari, dont les enfants sont vos prisonniers !… Mais jurez-moi, monsieur, jurez-moi que rien ne sera entrepris contre eux avant mon retour, car j’aurai ce courage et cette confiance en vous de les quitter, puisqu’il le faut !… et je reviendrai aussitôt après lui avoir parlé !… Je reviendrai, je vous le promets, avec un traité de paix sous-marine qui garantira la vie des non-combattants, et des femmes et des petits enfants ! ! ! enfin toutes les vies qui n’appartiennent pas, qui n’ont jamais appartenu à la guerre et qui sont des existences sacrées qu’un guerrier noble et honorable doit respecter : cela a toujours été mon avis et la grande raison de ma colère avec mon mari !… Monsieur, jurez-moi cela !… Mon mari m’aime !… Monsieur, mon mari m’adore ! Il m’écoutera !… Mais que votre parole, tout de suite… je vous le demande à genoux… voyez ! je pleure à vos pieds… que votre parole protège mes enfants jusque-là !… C’est tout ce que je vous demande… Après, mon Dieu !… si je n’ai pas réussi, il sera toujours temps pour nous de mourir, mes enfants et moi ; si notre mort peut vous être utile à quelque chose ! monsieur ! »

 

Ah ! l’accent ! l’accent de cela : « Si notre mort peut vous être utile à quelque chose, monsieur !… »

 

Dolorès et moi, nous nous étions levés en pleurant et nous étions venus, nous aussi, d’un même mouvement, supplier le capitaine Hyx.

 

Dolorès, du reste, incapable de résister au sinistre regard que l’Homme, notre maître à tous, lui lança, soupira et se cacha le visage dans les mains.

 

Et moi je m’écriai :

 

« Capitaine, accordez à cette mère ce qu’elle vous demande ! Si elle revient sans avoir réussi, moi aussi je serai encore là pour mourir avec elle ! »

 

Le capitaine dit :

 

« Madame, je vous réitère ma promesse de ne rien faire sans que vous ayez parlé à votre mari ! »

 

Il dit cela très nettement, mais très froidement. Tout de même, il avait une façon si solennelle de s’exprimer que j’en fus frappé et que cela me donna confiance.

 

Cependant, comme il s’en retournait et s’en allait après nous avoir salués, sans plus se préoccuper de cette pauvre femme et de ses trois petits enfants, Amalia se traîna encore vers lui et lui cria : « Non ! Non ! je ne vous laisse pas partir ainsi. Je vous ai dit de jurer et vous n’avez pas juré !… Prêtez-moi le serment que je vous demande, et seulement alors je serai tranquille !

 

– Sur quoi donc voulez-vous que je vous prête serment, madame ?

 

– Mon Dieu ! clama-t-elle, mon Dieu !… sur le supplice de l’oncle Ulrich !qui, lui, a payé sa dette et ne vous doit plus rien !… jurez-moi que mes enfants seront épargnés tant que je n’aurai pas parlé à mon mari !

 

– Madame, fit le capitaine, c’est une chose entendue, et je vous jure cela comme vous le désirez ! » Puis il sonna et recommanda au maître d’hôtel de faire reconduire Amalia et ses enfants chez elle et de ne les laisser manquer de rien !…

 

XX

L’ONCLE ULRICH PASSE ENCORE UN MAUVAIS QUART D’HEURE


Ainsi Amalia était au courant du martyre de l’oncle Ulrich !

 

Elle devait avoir appris l’horrible chose à l’instant même, pensai-je, pour avoir changé aussi catégoriquement d’attitude et aussi rapidement ! Ainsi pouvais-je m’expliquer son subit désespoir et le délire nouveau dans lequel elle réclamait des promesses et des serments d’assurance pour la vie de ses enfants !…

 

« Croyez-vous qu’il tiendra son serment ? me demanda-t-elle en se relevant avec mon aide, dès que le capitaine Hyx nous eut quittés.

 

– Je le crois, fis-je. Il m’a paru sincère. Du reste, je pense avant tout que vous l’avez bien deviné : c’est un terrible utilitaire, ou qui s’imagine tel ! Vous l’avez convaincu que rien ne peut lui être plus utile que votre rencontre avec votre mari ! Il vous a promis cette rencontre, vous pouvez être tranquille jusque-là ! Et moi aussi, chère Amalia, je suis tranquille, moi qui suis décidé plus que jamais à partager toutes vos transes et tous vos maux !

 

– Qu’en pense, donc la señorita Dolorès ? » demanda Amalia. Mais la señorita Dolorès n’était plus à nos côtés. Elle nous avait quittés, elle aussi. Il n’y avait plus près de nous que l’obséquieux maître d’hôtel qui se mettait « à la disposition de Madame » pour la reconduire dans ses appartements.

 

Nous en prîmes donc le chemin, pendant lequel je la questionnai sur l’oncle Ulrich. Elle ne me répondit pas ; peut-être n’en avait-elle pas la force ! En tout cas, en arrivant chez elle, elle poussa une porte qui donnait sur un petit cabinet au fond duquel, sur un lit de camp, gisait l’oncle Ulrich, qui avait le médecin du bord à son chevet !

 

Ce cher homme, docte parmi les plus doctes (je parle de l’oncle Ulrich), n’était point très changé depuis sa dernière aventure. Un peu pâlot, mais les joues pleines, le menton solide, les cheveux toujours frisés.

 

Il reposait tranquillement.

 

Mais sa bouche entrouverte ne laissait pas voir sa langue, et pour cause !

 

L’excellent médecin du bord, qui s’était levé à notre arrivée, nous apprit qu’il avait fait une piqûre de morphine au patient, que celui-ci n’avait presque plus de fièvre et que d’ici à quelques jours les choses reprendraient pour lui leur cours normal, moins, bien entendu, l’éloquence, une chose dont le cher professor serait désormais, hélas ! obligé de s’abstenir, « ce qui, ajouta-t-il, le laisse point que d’être assez fâcheux pour un professor ».

 

« Non ! » cria une voix derrière nous.

 

Et jugez de notre stupéfaction, surtout de la mienne ; cette voix était celle d’Amalia ! Après nous avoir jeté ce « non » rageur, elle alla enfermer ses enfants dans sa chambre et revint à nous, qui étions sous le coup de sa protestation inattendue.

 

Sans se demander une seconde si l’éclat de son exaltation n’allait pas faire sortir l’illustre von Hahn d’un repos salutaire, elle se livra contre le professeur à une « sortie » qui m’en apprenait long sur les sentiments cachés d’Amalia relativement à la race germanique, laquelle lui avait cependant donné un mari.

 

Ah ! elle était restée luxembourgeoise ! beaucoup plus solidement luxembourgeoise que beaucoup d’autres femmes de notre pays (et très haut placées, s’il vous plaît), qui n’ont point « épousé » en Allemagne.

 

Hélas ! notre faiblesse, à nous autres, petites gens d’un petit peuple, nous a commandé le silence dans des minutes terribles, où nous pouvions avoir envie de parler ! Nous n’avons point souffert comme les Belges, car nous n’avons point combattu (ne le pouvant pas), mais nous avons été humiliés, et je suis tout prêt à penser que cette humiliation nationale devait être pour quelque chose dans la sainte colère qui anima soudain Mme l’amirale von Treischke contre le professeur Ulrich von Hahn, de l’université de Bonn !

 

En tout cas, cette raison-là s’ajoutait à toutes les autres qu’elle avait de se retourner contre l’orgueil et la folie allemands qui l’avaient conduite, elle et ses enfants, au fond de cet horrible drame !

 

« Non ! s’écria-t-elle, non ! dans un état de fureur subite qui la mettait à la limite de la folie. Non ! il ne faut point regretter que monsieur ne puisse désormais parler ! Certes, quand j’ai pu apprécier tout à l’heure le malheur qui le frappait, j’ai pu aussi être émue un instant et saisie de pitié devant une aussi précise et audacieuse, et farouche cruauté ! Je suis femme, mais le capitaine Hyx – je le dis maintenant, je le dis comme je le pense ! comme je le pense !… – le capitaine Hyx avait bien des excuses de lui faire arracher la langue !… C’est elle la coupable !…

 

« Ah ! qu’il prenne donc tous les professeurs, tous, et qu’il me laisse mes enfants ! Et qu’il leur arrache la langue à tous, pour que mes enfants ne les entendent jamais plus réciter leurs folies !…

 

«Ah ! toutes les monstrueuses folies qu’ils ont sur la langue !… Il leur faut des langues solides pour supporter un poids pareil d’imbécillités et de kolossales niaiseries !… Qu’on leur arrache la langue !… qu’on leur arrache la langue !…

 

« Enfin vous, Herbert, mon bon Carolus !… combien de fois ne les avez-vous pas entendus vous-même ?… Quand nous ne nous enfermions pas d’horreur derrière une porte, c’était au moins pour y pouffer de rire !… Mais on ne peut plus rire, maintenant, d’une éloquence qui a fait pleurer tant de mères !…

 

« Qu’on leur arrache la langue !… qu’on leur arrache la langue !… Qu’on ne les entende plus jamais dire (leurs phrases, je les connais par cœur, hélas ! par cœur) ! Qu’on ne les entende plus jamais dire : “La guerre est un instrument de progrès !…”

 

« “Dans l’emploi de la violence, il n’y a pas de limite… »

 

« “La guerre justifie tous les moyens. »

 

« “Il faut qu’il ne reste au peuple envahi que les yeux pour pleurer ! »

 

« “Surtout, soyons durs ! »

 

« “Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie même la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause ! » Et c’est du Nietzsche ! n’est-ce pas ? n’est-ce pas, oncle Ulrich ? »

 

“La guerre est un instrument de progrès !… »

 

« “L’Allemagne, grâce à sa faculté d’organisation, a atteint une étape de civilisation plus élevée que les autres peuples. La guerre les y fera participer. » N’est-ce pas, professeur von Hahn ?

 

« “Nous n’avons à nous excuser de rien… Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous, hors de pair… Nous ferons cette fois-ci table rase… » N’est-ce pas, professeur Lasson ?… N’est-ce pas ?

 

« “La Kultur n’exclut pas la sauvagerie sanglante ; elle sublimise le démoniaque… » N’est-ce pas, Thomas Mann ?

 

« Et ceci encore que j’ai entendu, ô horreur ! “Ô toi, Allemagne !… égorge des millions d’hommes… et que jusqu’aux nues, plus haut que les montagnes, s’entassent la chair fumante et les ossements humains !” N’est-ce pas, monsieur le conseiller aulique Heinrich Viererdt ?… N’est-ce pas, n’est-ce pas, oncle Ulrich ?… Oui ! Oui ! c’est juste, qu’on leur arrache la langue !… qu’on leur arrache la langue !… »

 

Dans l’entraînement de sa prosopopée, Amalia ne s’était point tout d’abord aperçue que l’oncle Ulrich, réveillé de son demi-coma par l’écho de cette fureur vengeresse qui éclatait sur sa tête, la fixait avec des yeux d’épouvante et ouvrait une bouche horrible qui tentait vainement de lui répondre !…

 

Tout à coup Amalia vit cela ! Elle vit cette bouche !… Elle se pencha sur elle avec une joie forcenée…

 

Et, en se relevant, elle s’écria, dans un geste de victoire : « Enfin ! je ne l’entendrai plus crier : Deutschland über alles ! »

 

XXI

CE QUE SIGNIFIAIT LA PROMESSE DU CAPITAINE HYX


Amalia n’aurait pas été la douce et tendre créature que je connaissais si, après un pareil transport, bien excusable dans sa situation, elle n’avait immédiatement fondu en larmes et n’avait recommandé au docteur de soigner l’oncle Ulrich comme un parent aimé.

 

En ce qui me concerne, elle m’entraîna dans sa chambre, où étaient ses enfants, et là, loin des regards étrangers, nous nous apitoyâmes comme il convenait sur notre infortune.

 

Pendant qu’elle soupirait près de moi, mes mains caressaient les cheveux du petit Carolus ! Dorothée et Heinrich, hélas ! jouaient à la guerre, comme s’ils ne se souvenaient plus de la scène tragique qui venait de se passer devant l’homme au masque et comme s’il n’y avait au monde d’autre jeu plus agréable que celui-là !

 

Heinrich commandait naturellement un sous-marin qui coulait tous les vaisseaux de l’Angleterre, et Dorothée avait mis une serviette sur sa tête pour faire la dame de la Croix-Rouge. Heureux âge !

 

Amalia me fit alors la confidence qu’elle avait été tout d’abord choquée de l’acharnement héroïque que j’avais mis à la suivre jusque dans sa prison et que c’était là une raison pour laquelle elle ne m’avait pas accueilli avec de grandes démonstrations.

 

Très pieuse, elle avait tout de suite mis le malheur qui l’avait frappée sur le compte de la joie commune que nous avions eue à nous retrouver à Funchal, et sur le châtiment qu’un pareil péché devait fatalement entraîner avec lui. Ainsi m’en avait-elle tout d’abord voulu de la conversation profane à laquelle elle s’était laissé si facilement entraîner à la messe de minuit !

 

Cependant, elle n’avait point persévéré dans une aussi flagrante injustice. Elle avait pu juger que les choses étaient préparées depuis longtemps et que, même si je ne m’étais pas trouvé à Madère, elles ne se seraient pas passées autrement.

 

Cette idée la laissait maintenant tout à fait libre de m’exprimer son sentiment à mon égard, et elle ne me cacha point qu’il était plein de reconnaissance et d’amitié.

 

Elle me remercia surtout de ce que je n’avais pas hésité à sacrifier ma liberté pour elle, dans le moment qu’elle entreprendrait sa grande tentative auprès de son mari.

 

« Vous vous êtes donné comme garant de ma bonne foi, exprima-t-elle avec attendrissement, et vous vous êtes offert comme otage ! Vous risquez d’être martyr ! Tout cela pour moi qui ne vous ai jamais fait que de la peine !… »

 

Je protestai en la suppliant de ne considérer que le salut de ses enfants et aussi tout le bien qui pourrait résulter d’une démarche comme la sienne, si elle arrivait à convaincre l’amiral von Treischke.

 

« S’il n’y avait que lui ! répliqua-t-elle, je répondrais avec assurance, car il voudra sauver les petits ; mais il y a toute sa “clique” ! Tout de même je ne désespère point de leur faire entendre raison à tous, grâce à l’ascendant de mon mari. Il n’est point de leur intérêt de se créer tous les jours, par leur intransigeance, des ennemis plus redoutables et qui finissent par disposer d’armes plus cruelles que les leurs ! Enfin, mon ami, que voulez-vous que je vous dise ? Je ferai ce que je pourrai, mais je ne cesserai de penser à vous ; je saurai que vous êtes là, que vous veillez sur les chers petits, et cela me donnera du courage pour ne revenir qu’avec le traité qui nous délivrera !

 

– Croyez-vous, lui demandai-je, que l’amiral vous laissera revenir ?

 

– Certes ! à cause des enfants, toujours ! Et croyez-vous, me répondit-elle, que si le capitaine Hyx avait pu craindre que je ne revinsse pas il m’aurait promis de me laisser partir ? »

 

Je ne sus que lui répondre, car ce qu’elle venait de me dire là était, en ce qui la concernait particulièrement, si sinistre que je ne pus que me détourner pour cacher mes larmes. La pauvre femme se rendait donc compte que la vengeance du Vengeur avait besoin d’elle, aussi ! Et cependant une aussi horrible pensée ne la troublait même pas dans le dessein, auquel elle appartenait maintenant tout entière, de revenir de là-bas, avec son fameux traité d’humanité !…

 

À la réflexion, toute cette histoire me paraissait bizarre. Comment le capitaine Hyx pouvait-il espérer qu’il suffirait de la démarche d’une femme aussi simple et aussi peu politique (mon Dieu, oui !) qu’Amalia pour changer du tout au tout les procédés de la guerre sous-marine en Allemagne ?

 

Il y avait d’autres amiraux en Allemagne que l’amiral von Treischke et, en admettant que celui-ci mît les pouces, on saurait bien lui trouver un successeur !

 

N’était-ce pas enfantin ? Et cependant, le capitaine Hyx n’était pas un enfant, certes !

 

Alors ?…

 

Alors sa promesse de laisser partir Amalia me fit peur !…

 

Que cachait-elle ? Que signifiait-elle exactement ?… Je n’aurais pu, évidemment, le dire… Mais, dès cette minute où toutes ces réflexions vinrent m’assaillir, je conçus que cette promesse devait avoir un sens caché plus redoutable encore que tout ce que nous avions imaginé !…

 

Ce n’était qu’une idée, mais qui m’envahit si bien l’esprit que je n’écoutai même plus ce que me disait Amalia et qu’il me sembla sortir d’un rêve quand la femme de chambre vint me prévenir que le docteur me demandait.

 

Je baisai les mains d’Amalia comme un fidèle touche des lèvres une image de sainteté et j’allai au-devant du médecin du bord, qui avait repris sa bonne mine triste ordinaire et qui attendit que nous fussions seuls tous deux pour me dire à l’oreille :

 

« Ne vous en allez pas des appartements privés avant d’avoir vu la señorita Dolorès ! »

 

Il n’eut pas plus tôt prononcé cela qu’il disparut et que je restai planté là comme un sot. Il fallut qu’une porte s’entrouvrît et que je visse le minois effaré de peur de la señorita Dolorès elle-même pour que je revinsse complètement à moi !

 

Que pouvait-elle me vouloir ?… Et surtout quel nouveau malheur annonçait cette figure d’effroi ?…

 

Elle me faisait signe de me hâter vers elle. Je me précipitai. Elle referma la porte sur moi.

 

Je me trouvai alors dans ce petit salon-fumoir oriental dans lequel j’avais aperçu pour la première fois Gabriel et Dolorès. La jeune Espagnole, d’une voix tremblante, me pria de bien vouloir m’asseoir sur ce divan où, naguère, je l’avais vue gracieusement étendue, échangeant des propos si troublants et si terrifiants avec son fiancé et aussi avec le docteur.

 

Elle leva un front inquiet vers le sommet de ce petit escalier par lequel j’étais alors descendu et qui faisait communiquer le fumoir avec la galerie aux orgues de la grande salle à manger.

 

Alors, je vis que Gabriel était là, à la place même que j’occupais le soir où j’écoutais leur conversation. Il se pencha au-dessus de la rampe et assura Dolorès qu’il veillait et qu’elle pouvait être tranquille dans le moment. Vous pensez bien que tant de précautions n’allaient point sans m’intriguer d’une façon extraordinaire et que j’avais hâte de savoir de quoi ou de qui il s’agissait.

 

Dolorès, s’asseyant près de moi, et comprenant certainement mon impatience, me dit aussitôt à voix basse :

 

« Promettez-moi d’abord que ce qui va se dire ici restera absolument secret entre nous !

 

– Je vous le jure, señorita !

 

– Eh bien ! sachez donc que mon fiancé et moi nous prenons en pitié cette pauvre dame et ses petits enfants. Notre avis est que la malheureuse n’est responsable de rien, et cependant un sort terrible l’attend !

 

– Mon Dieu ! soupirai-je, il ne faut donc pas se fier aux promesses du capitaine Hyx ?

 

– Vous n’avez rien compris aux promesses du capitaine Hyx ! répliqua-t-elle, en hochant tristement la tête. Le capitaine a promis de ne rien faire tant que Mme von Treischke n’aurait pas eu un entretien avec son mari, et vous avez imaginé immédiatement que, pour cela même, le capitaine allait permettre à sa prisonnière de rejoindre son mari ! Or, c’est absolument faux !… c’est le contraire qui est vrai !… C’est l’amiral qui viendra ici !…

 

– Et comment donc viendrait-il ici ? demandai-je, tout interloqué, car je ne comprenais pas encore.

 

– Comprenez qu’il-y viendra de force ! et qu’il pourra alors avoir avec sa femme toutes les conversations qu’il voudra : cela n’aura plus aucune importance ! Et le capitaine Hyx aura tenu sa promesse puisqu’il n’aura rien fait avant ces conversations-là !…

 

– Et alors ? murmurai-je, presque sans force, épouvanté d’une sorte de pitié désespérée que je voyais maintenant sur le visage de Dolorès.

 

– Oh ! alors, fit-elle en baissant la tête et sans pouvoir retenir un frisson… je ne sais pas moi…, je ne veux pas savoir ! Dois-je vous apprendre tout ce qui se passe ici ?… Non ! n’est-ce pas ?… Cela, certes, ne m’intéresse pas toujours !… Et puis vous devez être déjà à peu près renseigné, puisque vous demeurez dans la prison !… Alors, imaginez !… imaginez qu’il ne peut y avoir de vraie vengeance tant que l’amiral von Treischke ne sera pas ici !…

 

– Horreur !…

 

– Oui, horreur ! car on sait qu’il adore sa femme et ses enfants !…

 

– Que voulez-vous dire ?… Que voulez-vous dire ?…

 

– Vous ne m’avez donc pas encore comprise ?…

 

– Je n’ose pas !… Seigneur, ayez pitié de moi !… Je n’ose pas !…

 

– Il faut tout oser, cependant, après avoir tout compris. Dépêchez-vous donc de comprendre, car je vous dis qu’on l’attend… je vous dis que nous allons le chercher !…

 

– C’est épouvantable !… épouvantable !…

 

– Oui, oui, épouvantable !… pas pour lui ! pas pour lui qui a mérité toutes les épouvantes… mais pour elle !… pour elle !…

 

– Alors, vous croyez que lorsqu’il sera ici on la fera souffrir, elle !…

 

– La faire souffrir !… ah ! mon cher monsieur ! Ils ont à venger tant de martyrs !… et en particulier une certaine martyre… une dont j’ai vu le portrait dans la petite chapelle et qui me paraît plus redoutable encore, pour Mme von Treischke, que le souvenir de la mort de miss Campbell elle-même !… »

 

Je restai quelques minutes sans pouvoir parler. L’émotion, la terreur métouffaient… Je voyais déjà Amalia horriblement perdue, en proie aux forcenés, livrée à la furie sanguinaire des Anges des Eaux !

 

Ah ! certes, j’avais eu raison de me méfier de la parole du capitaine Hyx et de sa promesse !… Avec quelle joie funeste, à peine dissimulée, ce misérable nous avait trompés ; s’était joué, sur une phrase, de la crédulité, de la bonne foi, de la raison et du cœur d’Amalia !… Ainsi, pour que l’horrible cérémonie commençât, on n’attendait plus que l’amiral lui-même !…

 

« Seigneur Dieu ! balbutiai-je, laisserez-vous accomplir un crime pareil ? »

 

Je pris dans mes mains les deux mains chaudes de fièvre de la bonne Dolorès, qui paraissait partager si humainement mon angoisse, et je lui dis :

 

« Pour que vous ayez eu le courage…

 

– Oui, fit-elle en m’interrompant tout de suite et en hochant la tête : le dangereux courage… veuillez le croire, señor !…

 

– Pour que vous ayez eu le courage de me faire comprendre, et voir, et saisir le sens caché des phrases qui paraissaient les plus claires, il faut que vous ayez pensé que cette périlleuse confidence pourrait être utile à ma malheureuse amie !

 

– Oui, oui ! » approuva-t-elle en jetant un rapide regard du côté de l’escalier.

 

Gabriel était toujours à son poste. Celui-ci lui adressa un geste rassurant ; elle reprit, d’une voix si basse, cette fois, si basse que, par moment, je devinais plutôt ses paroles que je ne les saisissais vraiment !…

 

« Oui, il est possible que vous, vous puissiez faire quelque chose… En tout cas, ce n’est que de vous que le salut peut venir pour elle !…

 

– Parlez ! parlez vite !… Je donnerai ma vie s’il le faut !…

 

– Oh ! j’ai bien deviné que vous l’aimiez, allez !… Qui est-ce qui ne l’aimerait pas ?… Elle est si belle !… Vous ne saurez jamais à quoi je renonce, moi, en vous disant toutes ces choses ! et ce que je risque, oh ! certainement, la vie !… Certes ! que l’on sache, dans la petite chapelle, que je vous ai dit ces choses, et ma vie serait peu pour payer de telles paroles !… Donc, quoi que vous fassiez, soyez prudent ! Soyez-le pour vous, pour elle, pour moi, pour tout le monde !…

 

– Oh ! señorita ! je vous le promets ! je vous jure !…

 

– Je trahis en ce moment un homme admirable qui a plus sauvé d’hommes, et de femmes, et d’enfants, avec tous ses crimes, que toutes les déclarations d’amour universel et toutes les sommations solennelles de la plus grande et de la plus indépendante nation du monde, envoyées d’un continent à l’autre, par fil ou télégraphie sans fil ! Entendez-vous bien, senior ?… Non seulement je le trahis… mais je me trahis, moi !… Et cela à un point que le jeune homme qui est là-haut à veiller sur nous et sur ma trahison ne me pardonnerait jamais s’il pouvait un jour en apprécier tout l’héroïsme !… Oui, señor, pour elle, qui est si belle, et parce qu’elle est si belle, je m’arrache les griffes et les dents !… Tant pis ! tant pis !… je l’ai juré à la Vierge, quand cette femme est venue pleurer aux pieds du capitaine et qu’elle s’est traînée si belle, avec ses petits enfants suppliants !… j’ai juré de faire tout mon possible pour les sauver !… même si, pour cela, il fallait sauver l’autre ! »

 

Je l’écoutais !… ah ! comme je l’écoutais ! Enfin, à travers tant de mystérieuse horreur, je commençais à saisir le fil grâce auquel nous pourrions peut-être sortir de ce labyrinthe de supplices !… En somme, qu’est-ce qu’il fallait comprendre ? Il fallait comprendre que rien n’était perdu, c’est-à-dire que tout était retardé, tant que l’autre n’était pas ici ! Il fallait donc sauver l’autre !…

 

Dolorès vit, cette fois, que j’étais avec sa pensée. Alors, elle me dit : « Le capitaine n’a aucune raison pour vous retenir ici ! Vous y êtes venu tout à fait par hasard et vous êtes un neutre ! D’autre part, il ne craint aucune publicité ! Au contraire, il la recherche auprès de certaines gens !… Il l’organise au besoin !… Le seul secret auquel il tienne c’est celui de ses opérations dans le moment qu’il opère !… Mais il ne tient pas du tout à ce que l’on ne sache pas au monde ce qui se passe chez lui !… Pourvu que certains Boches en soient terrorisés, c’est tout ce qu’il lui faut ! Il ne demande l’approbation de personne ! Il dit volontiers : “Dieu et mon drapeau noir !” »

 

Un instant elle s’arrêta, soupira, essuya une larme au coin de sa paupière et reprit :

 

« Allez trouver le capitaine et dites-lui que vous désirez être débarqué le plus tôt possible… vous entendez… le plus tôt possible !… car je sens que nous courons vers l’autre !… et il est temps que l’autre soit prévenu !…

 

– Croyez-vous que le capitaine accède à ma demande ?

 

– Je vous dis qu’il n’a aucune raison de vous garder ! Et puis, il est toujours respectueux du droit ! C’est votre droit d’être débarqué, il vous débarquera !… et alors…

 

– Et alors ?

 

– Eh bien, alors, vous ne perdrez pas une minute ! Vous courrez à l’endroit où se trouve l’amiral… (ici Dolorès se pencha à mon oreille) et vous lui direz de se méfier de tout ce qui peut lui venir d’en haut !… Vous lui direz entre autres choses que les six bourgmestres disparus ont été pris la nuit, par des gens qui étaient venus d’en haut et qui les ont jetés dans une prison aérienne qui peut faire du chemin, puisque les six villes ont été privées de leurs six bourgmestres dans la même nuit !…

 

– L’automobile-hydravion ! m’exclamai-je…

 

– Chut ! donc… qu’il se méfie de l’automobile-hydravion !… Qu’il se méfie de tous les appareils, ceux qui glissent dans l’air ou sur la terre, ou sous les eaux !… Mais je ne veux plus rien vous dire ! pas un mot de plus !… ah ! certes ! non ! pas un mot de plus !… oh ! j’aimerais mieux mourir !… C’est assez trahir les autres et soi-même !… Maintenant, tout dépend de vous, señor, de votre habileté, de votre façon de vous conduire avec le capitaine, et de votre façon de lui parler… Après tout, c’est un homme (ce qu’elle disait là était bien assez femme !) et il y a des paroles auxquelles un homme, même quand cet homme s’est mis au-dessus de l’humanité, est toujours sensible !… Je ne vous dirai point (vous êtes trop intelligent, señor, pour que je vous parle ainsi) de “flatter sa manie”. L’expression serait à mourir de désespoir ; mais je vous dirai : osez regarder en face son œuvre, devant l’Homme ! Il aime à ce qu’on s’intéresse à son œuvre, même pour la maudire ! Essayez de vous hausser un peu jusqu’à lui et peut-être vous en saura-t-il gré !… Enfin, le principal est qu’il vous débarque le plus tôt possible !… le plus tôt possible !… »

 

Elle se leva aussitôt après avoir prononcé ces mots, et Gabriel descendit rapidement l’escalier.

 

Dans le même moment des sonneries électriques se faisaient entendre de tous côtés… « Sauvez-vous ! Qu’on ne vous trouve pas ici, avec nous ! » me jeta Dolorès en me poussant vers la porte qui conduisait à l’appartement d’Amalia.

 

Là, je me heurtai au docteur à qui je demandai ce que signifiait ce bruit insolite de sonneries électriques. Il me répondit : « Ce n’est rien ! c’est le branle-bas de combat ! »

 

XXII

L’AUTRE REQUIN


« On va se préparer à quelque exercice ? fis-je.

 

– Non point, répliqua-t-il. On va livrer combat ! Les sonnettes électriques commandent aux hommes de se préparer et ordonnent la clôture intégrale du Vengeur et la fermeture des verrières à cause des explosions extérieures !…

 

– Et à qui, à quoi va-t-on livrer combat ? »

 

J’avouerai tout de suite que cette nouvelle aventure, venant compliquer toutes les autres, dans le moment où j’avais l’esprit occupé d’une façon si particulièrement sinistre, m’apparaissait comme l’une des moins désirables, assurément. Le docteur n’eut point de peine à s’apercevoir de mon furieux émoi. Oui, furieux ! car c’était bien de la colère, plutôt que de la peur, qui me mettait en révolte, à la fin, contre tant de méchanceté du sort.

 

Pourquoi tant d’acharnement après moi ? Qu’avais-je donc fait au ciel pour qu’il me forçât à prendre ma part, au fond des eaux, d’un combat qui ne me regardait en rien et qui était bien le plus dangereux de tous les combats ? Du moins, je me l’imaginais ainsi, et c’est en vain que le docteur, pour me rassurer, m’affirma encore que « ce ne serait rien » !…

 

« Ils ont dû rencontrer quelque sous-marin allemand auquel ils donnent la chasse ! Ça ne durera pas longtemps, allez ! Du reste, si vous voulez voir : le spectacle en vaut la peine ! »

 

Je me laissai conduire par lui à travers les coursives. Il me parut qu’il y avait un grand mouvement dans le vaisseau. Les sonneries électriques ne cessaient point de se faire entendre et nous rencontrâmes des groupes de matelots qui se pressaient vers les postes d’équipage.

 

« Vous comprenez ? Ils vont se mettre sur leur trente et un ! » me dit le docteur.

 

Mais je ne comprenais pas du tout ! Je ne voyais pas la nécessité pour un équipage qui se prépare à lutter contre un sous-marin – alors que chacun, par conséquent, doit se préoccuper, avant tout, d’occuper son poste de combat – d’aller perdre son temps à se mettre sur son trente et un !

 

Événement plus extraordinaire encore… Comme nous passions en toute hâte devant le quartier des prisonniers, « mon quartier », la porte qui donnait accès dans cette partie réservée du Vengeur s’ouvrit et nous dûmes reculer jusque dans une autre galerie pour laisser passer le défilé des prisonniers boches. Du moins, il y en avait, une certaine quantité… j’en comptai une soixantaine qui étaient vraiment encore tout entiers et une trentaine auxquels il manquait soit un bras, soit une main, soit une jambe… Les prisonniers à béquilles précédaient tous les autres. En tête du cortège marchait une demi-douzaine de fusiliers du Vengeur, l’arme au bras. Derrière, un peloton de douze hommes, baïonnette au canon, fermait la marche.

 

« Ce sont les otages et les demi-otages, que l’on emmène voir le résultat du combat. C’est leur seule distraction, avec, quelquefois, la pêche à la ligne !… » me dit le docteur, avec un sérieux d’une tristesse incroyable…

 

Je ne m’attarderai point à essayer de saisir le sens de cette nouvelle incohérence, d’autant plus que le docteur s’était mis à courir en me criant :

 

« Tâchons d’arriver à temps ! C’est si vite fait ! »

 

Je grimpai à une échelle derrière lui et nous nous trouvâmes dans la chambre des instruments.

 

« On peut entrer ? demanda-t-il à un officier avec lequel j’avais fait récemment connaissance, et qui était penché sur l’écran de vision dont j’ai déjà eu l’occasion de parler.

 

– Mais comment donc, docteur ! Entrez vite, je crois qu’on va s’amuser !… »

 

Ce n’était pas la première fois que j’entendais cet officier parler ainsi et sur ce ton enjoué. Le matin même, comme je cherchais mon chemin pour me rendre au déjeuner du capitaine Hyx, il m’avait fait un bout de conduite et tenu une conversation des plus agréables sur la vie du bord, depuis que le capitaine Hyx avait trouvé le moyen de supprimer le mal de mer ! Il avait une de ces bonnes figures de « midship », enluminée, joyeuse et jeune, qui contrastait avec tout ce que j’avais pu rencontrer sur Le Vengeur.

 

Il m’avait avoué qu’il avait déserté la marine américaine et qu’il aurait aussi bien déserté toutes les marines du monde à cause du malheur qu’il avait lui, officier de marine, de ne pouvoir mettre le pied sur un bateau sans être pris de nausées à en mourir. C’était l’ingénieur en chef mécanicien Mabell, dont il était l’ami depuis le jeune âge, qui l’avait conduit ici avec la seule promesse « qu’il ne serait plus jamais malade en mer ». Je crois bien me rappeler que, pour justifier encore à mes yeux sa présence et ses services à bord du Vengeur, il me confia vaguement qu’il avait eu quelque parent assassiné par les Boches, mais je ne saurais l’affirmer ; en tout cas, il ne semblait attacher à ce détail qu’une très mince importance. Il me parut être de ceux qui disent couramment : « C’est bien assez d’être homme pour les haïr, sans qu’il soit besoin qu’ils aient fait quelque chose ! »

 

Comme il m’avait adressé un petit signe encourageant de la main qu’il avait libre (l’autre s’appuyait sur quelque bouton de commande), je m’avançai derrière le docteur, ne craignant plus d’être indiscret. Nous vîmes alors sur l’écran un petit navire de guerre qui manœuvrait à la surface des eaux. Ce devait être un destroyer. Il paraissait d’une grande agilité et changeait à chaque instant de route, comme s’il cherchait quelque chose.

 

« Ce n’est point ce contre-torpilleur que nous allons combattre ? fis-je. Où sommes-nous donc ?…

 

– Ceci est un destroyer anglais, répondit le joyeux midship, et, quant à pouvoir vous dire notre point exact, je n’en ai pas le droit. Mais je puis toujours vous faire connaître que nous sommes à soixante-dix mètres au-dessous du niveau de la mer !

 

– Et qui allez-vous combattre ?

 

– Mais un sous-marin boche auquel ce destroyer donne la chasse et qui n’ose plus montrer son périscope !… But misfortune never come single ! (Mais un malheur n’arrive jamais seul.) Le boche sous-marin doit être embêté en ce moment, car ses microphones lui ont certainement signalé un sous-marin à ses côtés, et certes il doit douter à cette heure que ce sous-marin soit un ami !

 

– Mais il ne vous a pas encore aperçu ? demandai-je.

 

– Personne ne peut nous voir ! Cependant nous, avec nos phares à lumière froide, nous ne le quittons pas sous les eaux !…

 

– À quoi vos phares peuvent-ils vous être utiles si, pendant le combat, vous êtes aussi aveugle que lui, c’est-à-dire si vous êtes dans la nécessité de tenir prudemment vos volets clos au-dessus de vos verrières ?

 

– Eh bien ! et nos yeux électriques ?…

 

– Mais c’est pour voir en surface !

 

– Ah bah ! Et pourquoi cela ?… Dessus et dessous !… Vous savez bien que l’on photographie le fond de la mer ! Nous, nous le cinématographions ! Du reste, attendez, vous allez voir. »

 

Et l’officier m’indiqua en face de lui, contre le mur de tôle boulonnée, un autre écran que j’avais pris tout d’abord pour un écran de rechange et qui s’illumina tout à coup sur un ordre qu’il lança par un tube porte-voix…

 

Alors ce second écran, auquel aboutissaient une dizaine de fils électriques, nous montra, naviguant entre deux eaux, un sous-marin !

 

« L’un des derniers modèles boches », nous dit l’officier.

 

Pourquoi cacher que j’étais tout à fait troublé ?

 

Nous avions là devant nous, au fond de la mer, comme un grand poisson d’acier vivant, et bien autrement redoutable que tous les requins de la création ! On assistait au mouvement des eaux autour de son hélice. De temps en temps, et après une certaine hésitation, le bec effilé de l’énorme animal piquait dans une direction nouvelle.

 

« Vous pourriez croire qu’il marche très doucement, et cependant il use de toute sa vitesse ! nous expliqua gaiement le midship ; seulement, comme nous marchons à la même vitesse que lui, il ne nous paraît vraiment se mouvoir que lorsqu’il change de direction !…

 

– À quelle distance sommes-nous de lui ?

 

– À un quart de mille anglais, exactement, et nous nous maintenons imperturbablement à cette distance, quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente !… Cela, il doit le savoir ! Ses instruments ne le lui cachent pas !… Je vous dis qu’ils doivent commencer à devenir tous enragés là dedans !…

 

– Mais enfin, m’écriai-je, ils pensent tout de même bien, s’ils sont si enragés que cela, à nous envoyer une torpille, et vous ne pouvez pas être toujours sûr, après tout, que cette torpille ne nous touchera pas !… Tenez ! qu’est-ce que c’est que ça ?… qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je.

 

– Eh bien ! fit tranquillement le midship, vous le voyez bien !… c’est la torpille annoncée !… Indeed it is delightful ! (En vérité, c’est délicieux).

 

– Une torpille lancée contre le destroyer ?… demandai-je, haletant.

 

– Contre le destroyer ?… Regardez où il est, le destroyer ! »

 

Je reportai mon regard sur le premier écran qui était à plat sur la table la plus proche, et je n’aperçus plus, au ras de l’horizon maritime, qu’une petite fumée blanche qui s’éloignait. Le destroyer avait perdu la cible et renonçait sans doute à la chasse, ou s’en allait chasser ailleurs.

 

« Mais alors, c’est pour nous, la torpille ?

 

All right ! Mais oui, c’est pour nous ! c’est pour nous ! Elle arrive ! elle arrive ! »

 

Ceci fut dit en français avec un accent inénarrable.

 

De fait, on la voyait parfaitement arriver… elle grossissait à vue d’œil électrique sur l’écran, et c’est cela qui faisait rire l’officier ! Je remarquai que le docteur, lui, ne riait pas !

 

« Elle arrive en plein, déclara le docteur, il n’y a pas d’erreur ! Il serait peut-être temps de faire manœuvrer la dérive !

 

– Pensez-vous que nous allons perdre de l’air comprimé à chasser les joujoux de ces messieurs ! Laissons-les s’amuser !… »

 

Sur l’écran la torpille grossissait, grossissait, grossissait !… Toutefois, en grossissant, elle gagnait le bord supérieur de l’écran…

 

« Vous voyez bien, dit l’officier en riant, qu’elle passe au-dessus de nous !… »

 

Et il daigna expliquer à de faibles mortels :

 

« Ces messieurs “tirent à l’estime”, mais ils ne peuvent pas estimer que nous sommes à soixante-dix mètres au-dessous du niveau de la mer !… Cela dépasse leur imagination !… Ils nous croient à leur hauteur, tout au plus ! car ils sont descendus, eux, aussi bas qu’ils peuvent descendre sans danger, et cela pour fuir l’ennemi qui ne les quitte pas et qu’ils ne peuvent pas voir !… mais qu’ils sentent ! qu’ils entendent !… Vous savez que la propagation du son dans l’eau est infiniment plus rapide et plus retentissante que dans l’air…

 

– Oui, oui ! nous savons, dit le docteur d’un air bonhomme tout à la fois et un peu agacé, mais voici une autre torpille !…

 

– Encore dix mille Marks de fichus ! » blagua le midship. Pendant que la torpille venait sur nous en grossissant et en nous donnant l’illusion qu’elle allait pénétrer jusque dans la salle où nous nous trouvions, une sonnerie électrique avait retenti au téléphone.

 

Allongeant le bras, sans cesser de surveiller ses écrans, l’officier avait décroché l’appareil ; et écoutait. Quand il eut fini :

 

« All right ! fit-il… le capitaine s’impatiente !… Du reste, voici le sous-marin qui remonte aussi vite qu’il peut !… Il voudrait bien pouvoir sortir sa longue-vue pour avoir des nouvelles du destroyer ! Le destroyer en haut, nous en bas, ce n’est pas drôle pour lui ! Indeed ! Mais on va faire cesser toutes ses angoisses !… »

 

Ce disant, l’officier manœuvrait d’une main qui n’hésitait jamais diverses manettes et leviers qui se trouvaient à sa portée, appuyait sur des boutons électriques… l’œil sur l’écran vertical…

 

Maintenant c’était le sous-marin qui grossissait et dont la silhouette se déformait singulièrement, ne présentant plus cette ligne parfaite du cigare qu’il avait tout à l’heure.

 

« Nous nous rapprochons, de lui, et nous montons sous lui ! Attention ! annonça le midship, nous allons lui envoyer une de nos torpilles, “de chasse oblique, en hauteur !…” »

 

L’officier se tut ; puis, tout à coup, il appuya sur un bouton électrique sous lequel je lus ce mot français : « Feu ! »

 

« La torpille est lancée ! dit le docteur… Allez-vous leur en envoyer une autre ?… Si vous prévoyez un nouveau coup, nous pourrions, monsieur et moi, aller voir le départ de la torpille dans la “chambre des tubes”…

 

– Regardez !… Vous allez en savoir aussi long que moi !… »

 

Nos yeux fixés sur l’écran vertical nous montraient une prodigieuse torpille qui se vissait dans l’eau avec une rapidité beaucoup plus grande que celle que nous avions pu voir passer précédemment au-dessus de nous… Cette torpille, très vite, diminuait ; diminuait, mais le sous-marin diminuait en même temps d’une façon des plus appréciables…

 

« Vous voyez bien qu’ils voient, eux aussi, m’écriai-je. Ils fuient la torpille !

 

– Illusion d’optique ! répliqua l’officier ; c’est nous qui nous éloignons maintenant du sous-marin !… Un beau bateau tout de même ! Savez-vous qu’ils peuvent bien être soixante là-dedans ! soixante dont pas un n’échappera !…

 

J’aime mieux qu’ils meurent comme ça ! exprima le docteur à voix basse.

 

– Ah ! et puis, où les mettrait-on ? ricana le gai midship, nous avons notre plein d’otages !… Attention !… je crois que ça y est !… Si nous les touchons, nous allons entendre quelque chose !… Songez donc que leurs torpilles, genre whitehead, ne contiennent que 75 kilos de coton-poudre, tandis que les nôtres en ont 180 kilos !… »

 

Presque aussitôt l’explosion se produisit. Nous fûmes comme au centre de la conflagration, ou, pour mieux me faire entendre, l’éclat vibratoire fut tel autour de nous que j’imaginai que j’étais « au centre d’un coup de tonnerre », ce qui, évidemment, ne veut rien dire du tout, mais ce qui, cependant, rend admirablement ma pensée.

 

« Comprenez-vous maintenant pourquoi, malgré notre supériorité et la quasi-certitude où nous sommes de ne pas être touchés, nous fermons tout de même nos fenêtres ? me demanda l’officier qui était dans un état d’allégresse extrême. »

 

Sans attendre ma réponse, il lança, par un tube acoustique, dans la chambre des tubes, ce seul mot en français : « Compliment ! »

 

Et il ajouta en anglais, en riant trop bruyamment avec de jeunes dents terribles : « Contentment is better than wealth ! » (Contentement passe richesse).

 

J’aurais voulu rester en face de l’écran où l’on commençait à distinguer quelque chose dans la confusion soudaine où s’était comme évanouie l’image jusqu’alors très nette du sous-marin, mais le docteur m’entraînait.

 

« Venez, dit-il, venez, on va ouvrir les fenêtres !… »

 

Et sans me demander mon avis il me fit descendre l’échelle plus rapidement encore que je ne l’avais montée…

 

« En somme, lui disais-je, en le suivant dans la coursive, cet officier que nous venons de quitter vient de couler à lui tout seul le sous-marin ! Qu’est-ce que les autres ont fait ?

 

– Rien ! à l’exception de l’homme qui a envoyé la torpille !… Il est exact que cet officier et son canonnier sont en effet les deux seuls qui aient combattu ! Il est regrettable, continua cet excellent docteur, que nous n’ayons pas eu le temps de descendre dans la “chambre des tubes”, vous auriez assisté à la manœuvre, qui n’est pas banale ! Mais ce sera pour la prochaine fois ! Une chose particulièrement intéressante est le maniement de l’appareil de visée avec son œil électrique, car ici, contrairement à ce qui se passe dans les autres sous-marins où les hommes n’ont à s’occuper que de passer les projectiles dans les tubes, de vider ceux-ci de leur eau, après le tir, par le truchement des pompes, puis de les recharger pour tirer au commandement sans voir, les canonniers du Vengeur ont des écrans de visée à œil électrique correspondant à des disques de manœuvre pour le déplacement des tubes ! Nos tubes sont de vrais canons et les hommes qui les servent de vrais canonniers !…

 

– Oui ! oui ! c’est extraordinaire !… extraordinaire !… L’officier en haut dans la chambre des instruments et le canonnier en bas avec ses tubes !… Et voilà soixante hommes morts sans qu’on se soit beaucoup dérangé, en somme !

 

– Certes ! cela ne dérange guère, en somme, comme vous dites !…

 

– Mais alors, continuai-je, pourquoi tout ce remue-ménage ? Tous ces matelots qui couraient comme affolés ? Ces sonneries électriques qui annonçaient le branle-bas de combat ?… Quel branle-bas de combat ?… Pourriez-vous me le dire ?…

 

– Je vous l’ai dit… Ils allaient se mettre sur leur trente et un ! » Décidément, le docteur m’agaçait avec son trente et un !

 

Enfin je courais derrière lui dans les coursives, sans bien me rendre compte de mes pas… Du reste, dans ce navire, il me semblait que j’étais toujours perdu, et chaque fois que je me retrouvais dans un endroit connu de moi, je ne pouvais retenir une exclamation !

 

Aussi m’écriai-je encore quand je découvris que nous nous retrouvions dans l’immense salle de gala, tout au haut de la galerie des orgues, à quelques pas du grand escalier de marbre à double révolution. Mais cette fois encore, mon étonnement avait son excuse…

 

De l’endroit où nous nous trouvions, notre regard embrassait l’ensemble d’une scène qui n’avait rien de banal. Il y avait là une double troupe au repos, alignée comme pour quelque revue.

 

La première, dont le premier rang touchait presque la grande tapisserie de la fameuse Bataille de Ruyter, était composée de tous les prisonniers (indemnes ou mutilés) que nous avions vus défiler dans les coursives ; la seconde troupe, c’était l’équipage, l’équipage en grande tenue, sur son trente et un !…

 

Cette seconde troupe s’alignait exactement derrière la première ; elle était armée et l’on eût pu croire qu’elle était là exclusivement pour surveiller la première, bien qu’elle occupât ce poste, comme nous le vîmes bientôt, pour son plaisir particulier.

 

Je comptai, approximativement, que nous pouvions avoir affaire en tout (équipage et prisonniers) à cinq cents hommes. Le plus grand silence régnait dans la vaste salle toute éclatante des feux électriques.

 

Derrière l’équipage, sur les premiers degrés de l’escalier de marbre, se tenaient, les bras croisés, les officiers. Un peu plus haut, au premier palier de cet escalier, se dressait, immobile, la forte silhouette de l’Irlandais. L’Homme aux yeux de mort penchait la tête, sur un petit livre dans lequel il paraissait lire des prières.

 

Je ne vis pas le capitaine Hyx.

 

Soudain, les lampes s’éteignirent à demi, cependant que la tapisserie qui cachait la grande verrière aux puissantes armatures de cuivre se relevait comme il était arrivé lorsqu’il m’avait été donné de contempler, pour la première fois, les abîmes de l’océan, et le combat des thons et du requin ; et nous aperçûmes, au centre des eaux illuminées, l’autre requin, frappé, lui aussi, à mort.

 

Le Vengeur s’était tout à fait rapproché du sous-marin, qui n’était plus qu’une énorme épave éventrée, éclatée, qui coulait, coulait… descendait… Et nous descendions avec elle !…

 

Il nous paraissait que nous coulions avec elle !… Seulement, nous, nous avions gardé la liberté de nos mouvements et nous faisions lentement le tour de cette formidable dépouille !

 

On distinguait bien des détails qui attestaient que nous nous trouvions, en effet, devant l’un des derniers modèles sortis des ateliers teutons. Ainsi, les deux tourelles qui contenaient des canons de 100 millimètres (s’il fallait en croire les dernières indiscrétions qui étaient venues à mon oreille à Madère) apparaissaient très nettement parmi les superstructures.

 

Les kiosques, qui sont garnis de glaces épaisses permettant aux officiers de surveiller directement l’horizon quand le sous-marin navigue à l’état lège, c’est-à-dire à fleur d’eau (avec la seule émersion des dits kiosques) nous montraient leurs capots impénétrables hermétiquement clos sur le mystère du drame intérieur.

 

Il fallait regarder par-dessous pour apercevoir la hideuse ouverture que nous venions de pratiquer dans le monstre de fer. Et tout à coup ce trou lugubre laissa glisser des choses informes, lourdes, énormes et aussi des débris innommables, comme précédemment s’étaient échappées, du ventre ouvert du requin, les entrailles.

 

Le sous-marin se vidait par la prodigieuse plaie que nous lui avions faite.

 

Et, comme pour le requin, la mer devint rouge autour de lui ! Lui aussi eut un dernier soubresaut et se retourna complètement sur lui-même.

 

Et puis, voilà ce que nous vîmes encore. L’affreuse bête sous-marine, tout doucement, se séparait en deux… Sa plaie s’élargissait, s’élargissait… Il n’y avait plus maintenant que deux tronçons de bête et encore une fois tout bascula… et, cette fois, nous vîmes glisser dans les eaux rouges des grappes humaines !…

 

Et nous descendîmes avec les grappes humaines. Elles descendaient lentement, lentement…

 

Nous avions laissé les dernières épaves d’acier continuer leur rapide chemin, mais nous n’abandonnions pas les grappes humaines…

 

Ces malheureux se tenaient généralement par groupes de cinq ou six, les mains agrippées furieusement aux vêtements les uns des autres et quelquefois aux cheveux ! On devinait que la mort avait dû les surprendre dans le suprême, inutile, instinctif geste qu’ils avaient accompli pour sortir de quelque impasse où ils s’étaient rencontrés, écrasés, arrachés, et où ils ne s’étaient plus lâchés, au fond de l’eau homicide !…

 

Ah ! horreur de la mort dans les combats sous-marins !… Et celle-ci était l’une des plus douces ! puisqu’elle avait été la plus rapide !… Hélas ! Hélas ! il n’avait pas suffi aux hommes d’avoir la terre, l’air et le dessus de la mer pour se combattre et s’entretuer : leur génie assassin s’était trouvé à l’étroit dans ces vieux domaines ; il n’avait encore rien fait puisqu’il lui restait à faire ! Maintenant, tu peux être content ! Caïn ! ton crime a conquis l’abîme et fait reculer la limite du mal imposée par Dieu même !…

 

Ainsi pensais-je pendant que je redescendais, moi aussi, au fond de l’abîme, et au fond de moi-même, en face des grappes humaines…

 

Et pendant que s’élevait le terrible chant de mort du Vengeur… le Requiem que j’avais déjà entendu certain soir, chant qui m’avait fait dresser les cheveux sur la tête :

 

« Celui-là boira aussi du vin de la colère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sa colère ! et celui-là sera tourmenté par l’eau, le feu et le soufre, en présence des saints Anges et de l’Agneau !… Ainsi soit-il !…

 

« Et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et son image et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos, ni le jour, ni la nuit !… Ainsi soit-il !… »

 

J’entendis l’Ange des Eaux qui disait :

 

« Seigneur ! Toi qui es ! qui étais, qui seras, tu es juste parce que tu as exercé ces jugements : car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tu leur as donné le sang à boire : car ils le méritent ! Ainsi soit-il !… »

 

Et encore l’Irlandais demanda : « Mes frères, qui êtes-vous ? » Et tout l’équipage répondit : « Nous sommes les Anges des Eaux, qui frappons au nom du Seigneur ! »

 

Alors, comme alors, l’Irlandais leva les bras et dit : « Seigneur ! donnez-nous la force de chasser l’Épouvante par l’Épouvante et de délivrer le monde du Mal ! Ainsi soit-il !… »

 

Puis, soudain, s’éleva le chant des orgues… une harmonie terrible qui me fit passer un nouveau frisson dans les moelles !

 

Ceci n’avait plus rien à faire avec le chant de douleur que j’avais entendu un soir ; ceci était la clameur redoutable de la vengeance et de la victoire !

 

Le chœur des anges triomphants, après la ruine des démons, ne devait pas faire monter sous les pieds du Seigneur un hymne plus furieux d’amour vainqueur de la mort que cette musique qui nous venait des orgues, au fond de l’Océan !…

 

Les Anges des Eaux, qui avaient prononcé leur prière des morts, debout devant les grappes humaines, se mirent à genoux pour entendre cette musique-là. Beaucoup sanglotaient, tous pleuraient. L’Irlandais aux yeux morts pleurait. Je pleurais moi-même.

 

Quant aux prisonniers allemands, je puis affirmer qu’ils n’avaient pas une larme. Les volets extérieurs de la fenêtre ayant été brusquement rabattus et la lumière nous ayant été rendue dans la grande salle de gala, je les vis défiler et pus les examiner de tout près. Je n’ai jamais vu figures plus impassibles.

 

Si on avait voulu leur créer « de la Douleur », ils ne la montraient guère ; peut-être après tout, n’en ressentaient-ils aucune. En tout cas si quelqu’un avait compté sur leur émotion, ce quelqu’un-là était volé !…

 

XXIII

LA PETITE CHAPELLE


Le docteur était resté à côté de moi et n’avait pas prononcé une parole, durant toute la scène.

 

Comme les derniers prisonniers allemands s’éloignaient, qui sur leurs deux pieds, qui sur leurs béquilles, je lui soufflai à l’oreille :

 

« Après ce que j’ai vu, ici et là-bas, dans la prison blanche et au spectacle grillé, je puis dire qu’ils sont au-dessus de la nature humaine !… »

 

Le docteur hocha la tête en corrigeant : « hors de la nature humaine ! » puis il eut l’air de penser à autre chose ; moi, je m’essuyais les yeux, encore sous le coup de mon émotion, à moi.

 

L’équipage avait suivi les prisonniers. Maintenant la salle était vide, il n’y avait plus, dans la haute galerie, que le docteur et moi, plus une voix que j’entendis tout à coup, sur ma nuque :

 

« Monsieur Herbert de Renich, je vous attendrai demain soir dans la petite chapelle !… »

 

Je me retournai et saluai le capitaine Hyx, qui venait de quitter l’orgue et qui se rendait dans sa bibliothèque par la coursive.

 

Mon Dieu ! qu’il était pâle sous son masque ! et combien solennel ! Il semblait avoir grandi. J’ai dit qu’il avait un léger embonpoint, mais ceci était loin de lui enlever de sa majesté, au contraire ! Napoléon Ier ne commença à avoir vraiment un air de majesté que lorsqu’il commença à avoir du ventre.

 

Ai-je besoin de dire que depuis que Dolorès m’avait confié les véritables desseins du capitaine Hyx relatifs à Mme l’amirale von Treischke je n’avais cessé, une minute, en dépit des événements plus ou moins passionnants qui venaient de se dérouler, de remuer en moi des projets de salut pour la pauvre Amalia ?

 

Ai-je surtout besoin de dire que, depuis ce moment-là, j’exécrais de plus en plus le mystérieux maître du Vengeur ?… Eh bien, voilà qu’encore une fois je venais de subir la toute-puissance de cet être détesté… Il était près de moi. Il venait de me parler !… Non seulement je ne lui sautais pas à la gorge, certes ! mais encore je n’en avais aucune envie !… Je le saluais avec une obéissante admiration !… Et je le trouvais beau, malgré son masque qui eût pu le rendre ridicule, et je le trouvais majestueux ! Arrangez cela comme vous pourrez.

 

Était-ce simplement l’influence d’une force sur ma faiblesse ? Possible ! je crois bien que le docteur, dont, l’autre jour, j’avais entendu par surprise les lamentations contradictoires, se trouvait un peu, vis-à-vis de lui, dans le même état que moi, toutes proportions gardées.

 

Ainsi il lui en voulait certainement de l’avoir entraîné dans cette affreuse croisade sous-marine, mais il ne lui en voulait que de loin, car il fallait le voir (le docteur) quand, lui aussi, rencontrait le capitaine Hyx ! Quels saluts ! Et dans le moment même, quels précieux sourires tristes ! quels regards de dévouement de chien qui continue à aimer son maître même quand le maître est méchant.

 

Un drôle de corps, ce docteur, très bon et très sincère, mais très hésitant en tout, avec de précieux arguments spontanés pour donner tort et raison tour à tour à tout le monde et même à la même personne !

 

Ce n’était pas un Français (j’avais pu, un instant le croire) ; c’était un Belge qui avait fait ses études à la faculté de Lille. Il s’appelait Eristal de son nom de famille et Médéric de son premier nom de baptême. Il hochait la tête à propos de tout et de rien, et semblait toujours occupé à remuer, en même temps que des clefs dans ses poches, le pour et le contre dans sa cervelle.

 

Pour que le capitaine Hyx l’eût décidé à s’embarquer… voilà qui en disait long sur la puissance d’attraction et de commandement du capitaine Hyx !… Mais depuis qu’il était à bord, ce bon docteur (j’appris cela bientôt) embrassait assez souvent la bouteille de skydam… Hélas ! qui oserait l’en blâmer ?

 

Qu’allait-il se passer dans la petite chapelle ? C’est ce que je résolus de demander au docteur lui-même, ainsi que bien d’autres choses qui me brûlaient la langue et l’entendement. Aussi je priai Médéric Eristal de m’accompagner jusque chez moi et de ne point me lâcher jusque-là, tant je me sentais pris d’étourdissement et d’ardente fièvre.

 

Il me prit amicalement sous les bras, me fit entrer avec précaution dans l’ascenseur, et me donna, au coin d’une coursive, tous les renseignements possibles sur un ignoble individu que nous frôlâmes et dont il nous éloigna avec dégoût, cependant que l’autre inclinait jusqu’à ses pieds les plumes dont il avait orné sa chevelure.

 

« C’est un saltimbanque ! me dit le docteur, un farceur ! À part cela, un vrai Peau-Rouge de l’antique tribu de Pawnies ! Il a servi dans les cirques, chez Buffalo, je crois ! Il est tatoué des pieds à la tête de dessins macabres humoristiques tracés à l’encre de Chine par des Comanches de carrefour, plaie des faubourgs de Chicago ! Il se donnait partout comme le bourreau de sa tribu, chargé de torturer les prisonniers au poteau ! Des blagues ! Il ne sait bien arracher que les dents, à la pointe d’un sabre, ce qui se voit sans aller en Amérique ! Pour le reste, il charcute horriblement ! Le capitaine Hyx, commandé en cela par sa logique inflexible, ne l’en engagea pas moins comme bourreau officiel, estimant qu’il ferait plus souffrir qu’un autre qui s’y connaîtrait mieux ! En quoi il s’est trompé, car le Peau-Rouge est paresseux comme un loir et est toujours prêt à faire plus de grimaces que de besogne. Finalement, il a fallu faire venir un Chinois, mais on garde tout de même ce Peau-Rouge qui déshonore le bâtiment ! À cause de la couleur de sa peau qui est de brique cuite, tout le monde l’appelle ici : le père Latuile…

 

Le père Latuile ! Je savais maintenant qui était le père Latuile, lequel m’avait si grandement intrigué : quelle ordure !…

 

Ah ! je ne lâchai pas le docteur ! Arrivé dans le quartier de la prison blanche, dont le concierge hindou nous avait ouvert la porte solennellement avec des gestes hiératiques (comme s’il avait ouvert la porte d’un temple, imaginai-je), je poussai Médéric Eristal dans ma chambre ; et, tandis qu’il me tâtait le pouls en hochant la tête (comme toujours), je lui demandai à brûle-pourpoint si je pouvais avoir confiance dans les dires de Dolorès.

 

« Quels dires ? Quels dires ?… Je ne veux pas les connaître !… Je ne veux en rien être mêlé à cette affaire-là !…

 

– Quelle affaire ?… Il n’y a point d’affaire ! déclarai-je, mais n’est-ce point vous qui m’avez averti que la señorita Dolorès avait quelque chose à me dire ?

 

– Eh bien, voilà une commission bien naturelle, je pense !

 

– Bien naturelle, certes ! et c’est très naturellement que je vous demande…

 

– Ne me demandez rien… Laissez-moi tranquillement examiner votre pouls…

 

– Puis-je au moins vous demander si nous aurons encore longtemps le plaisir de vous compter parmi nous ?… Je ne vous cache pas que votre départ me désolerait, à moins que vous ne soyez assez bon pour m’emmener avec vous !…

 

– Je ne pars plus ! fit-il… Je reste à sa disposition… Il est vrai que je devais vous quitter à Cadix ; mais à Cadix il embarquera six docteurs ! C’est donc qu’il en a besoin (que va-t-il se passer encore, mon Dieu !), j’ai réfléchi à cela qu’il en a besoin ! Et sans savoir pourquoi, je reste !… du moins, je pense que je reste !… Ce sera, au surplus, comme il le voudra !…

 

– Oui, vous n’êtes pas encore tout à fait fixé. »

 

Et j’eus un sourire qu’il surprit…

 

« Vous me trouvez hésitant ! fit-il, en hochant la tête (je finis par croire à un geste nerveux). Oui, je suis toujours un peu hésitant… figurez-vous que c’est “mon sacré métier” qui m’a rendu comme ça !… la médecine !… Drôle d’affaire !… En dehors de tâter le pouls, de consulter le thermomètre et de purger, je n’ose plus rien faire, moi !… ni rien dire !… Une piqûre de morphine, oui, de temps en temps, pour qu’on me fiche la paix et qu’on ne me demande pas d’explication !… Maintenant tout le monde nous demande des explications !… Alors ! Alors ! alors, je comprends le père Latuile, tenez ! Il y a de quoi s’engager chez Buffalo !…

 

– Ou sur Le Vengeur !… »

 

Je n’avais pas plus tôt prononcé ce mot que je le regrettai. Le docteur me regarda avec un air de reproche indicible et je vis de grosses larmes rouler dans ses yeux. Je lui serrai affectueusement les mains.

 

« Je connais vos sentiments ! fis-je… Pardonnez-moi si je vous ai fait de la peine. Vous êtes le seul ici qui me soyez sympathique, qui ayez encore une figure et un cœur d’homme !… »

 

Mais il se sauva exactement dans le même émoi que je lui avais déjà vu lorsque j’avais surpris sa conversation avec Gabriel et Dolorès.

 

« Le seul qui soit un lâche, un lâche !… un lâche !… » me jeta-t-il en sanglotant ; et il disparut.

 

Buldeo lui succéda :

 

« Monsieur dîne chez lui ou avec ces messieurs prisonniers ?

 

– Chez moi ! Chez moi, Buldeo !… Mais j’ai un peu de fièvre, je désire un bouillon et un œuf à la coque, simplement. Dites-moi, Buldeo, à propos de ces messieurs prisonniers ! il y a des choses que je ne comprends pas ?… »

 

Buldeo me répondit : « Vous avez rendez-vous demain soir avec le capitaine Hyx dans la petite chapelle ; c’est moi qui suis chargé de vous y conduire. Alors, vous comprendrez tout ! Nous n’avons rien à vous cacher… »

 

La journée du lendemain me parut longue. Je n’y vois qu’un incident sans importance dans l’après-midi : le docteur qui arrive chez moi assez agité et qui me supplie dans les formes les plus mystérieuses d’oublier tout à fait (de chasser de ma mémoire) ce qu’il m’avait dit la veille des six médecins que l’on allait embarquer à Cadix. Surtout, je devais oublier le nom de la ville espagnole !

 

Enfin, je devais tout à fait ignorer ce qui, d’une façon ou d’une autre, pouvait me mettre à même de situer Le Vengeur au fond des vastes mers (j’avais pensé que nous devions être entrés dans le détroit de Gibraltar et que c’était quelque part par là que nous avions rencontré le sous-marin boche).

 

Après ma promesse d’oubli, le docteur qui m’avait tâté le pouls en pensant à autre chose (comme toujours) et en hochant la tête, disparut en me jurant une amitié éternelle.

 

Enfin, le soir arriva où Buldeo m’introduisit dans la petite chapelle, que nous trouvâmes au fond de la bibliothèque privée et qui communiquait directement (me dit Buldeo) avec la chambre du capitaine. Buldeo me laissa seul.

 

Cette petite chapelle était un véritable bijou, une pièce d’orfèvrerie plus que d’architecture, reproduisant (je vais vous la décrire ainsi d’un coup), reproduisant en miniature la Sainte-Chapelle du Palais de Justice de Paris, ce chef-d’œuvre de l’art gothique flamboyant, comme disent les guides.

 

Les hautes verrières de couleur étaient éclairées par des lampes électriques placées extérieurement, de telle sorte que la lumière qui les traversait et se répandait sur les dalles de marbre et sur l’autel paraissait empruntée à un jour naturel.

 

Certes ! avec ce silence et avec cette apparente immobilité et tout ce rayonnement gothique, on oubliait tout à fait en quel lieu on se trouvait en réalité, pour ne plus voir que le grand Christ qui étendait ses bras martyrs au-dessus de l’autel ; et les genoux étaient prêts à plier comme dans une vraie maison du bon Dieu, sur la terre solide.

 

Il y avait, dans cette petite chapelle merveilleuse, quatre porte-missels d’une grande beauté, quatre lutrins qui en faisaient tout le mobilier.

 

Sur ces quatre lutrins, je vis quatre registres verts énormes, à coins de cuivre, dont l’apparence brutalement commerciale jurait singulièrement dans ce cadre sacré.

 

En revanche, je fus attiré par un livre de toute beauté qui avait été placé sur l’autel lui-même, devant le tabernacle. La couverture, toute incrustée de pierres précieuses, représentait, à elle seule, une somme considérable. Jamais l’art byzantin, dans ses jours d’opulence la plus folle, n’avait pareillement enrichi la parole écrite de celui qui prêcha la pauvreté !

 

Je soulevai la couverture, curieux de lire dans ce flamboyant évangile ! Mais je n’eus pas plus tôt jeté un coup d’œil dans ce livre terrible que je le laissai retomber en reculant et en poussant un soupir d’horreur !

 

Hagard, ne demandant qu’à fuir, je me retournai.

 

« Monsieur Herbert de Renich, qui donc vous a permis de regarder dans mon Grand-Livre ? »

 

J’avais en face de moi le capitaine Hyx qui me tendait la main d’un geste amical et simple.

 

XXIV

CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE CHAPELLE


Donc il me tendait la main.

 

C’était la première fois qu’il avait ce geste avec moi et j’eusse donné cher, très cher, pour qu’il n’eût jamais pensé à l’avoir. Néanmoins je lui pris cette main que je désirais si peu. Elle n’était point froide ni brûlante. Elle n’avait rien d’extraordinaire.

 

Il me conduisit devant les quatre lutrins et les quatre registres verts à coins de cuivre, d’où pendaient des signets de soie qui se terminaient par de petits carrés de parchemin sur lesquels on avait inscrit soit des chiffres, soit des lettres des différents alphabets connus en Orient comme en Occident.

 

« Monsieur Herbert de Renich, me dit-il (en faisant allusion à mon indiscrétion de tout à l’heure), avant de regarder dans mon Grand-Livre que j’ai déposé sur la pierre sainte, devant le tabernacle, parce que mon Grand-Livre appartient à Dieu, il est bon de jeter d’abord un coup d’œil sur ma comptabilité ordinaire, qui appartient encore aux hommes !… »

 

Sa main me montrait alors les quatre registres verts, sur la couverture desquels je lus : livre journal, livre de copies de lettres, livre des inventaires, livre de balance.

 

« C’est avec ces livres-ci, continua-t-il, que j’ai fait ce livre-là (le livre riche de la pierre du tabernacle) et que je continue de le faire, et que je continuerai de le faire, tant que Dieu lui-même ne m’aura pas envoyé son Ange pour y tracer le mot : Fin !… »

 

Ici il parut réfléchir. Et j’écoutais son silence comme, tout à l’heure, j’écoutais sa parole. Et voilà que son silence lui-même, maintenant, m’inquiétait et me dominait… Tout de même, je n’allais pas me mettre à avoir de la sympathie pour cette horreur d’homme, qui était le plus cruel ennemi d’Amalia et peut-être le mien. Quand je réfléchis maintenant à tout cela je ne puis, en vérité, m’expliquer mon état de faiblesse d’esprit que par une force exceptionnellement irrésistible qui me matait, comme elle mate tout… et cette force, c’est la sincérité ! Oui, cet homme dans son horreur, était sincère. Il croyait avoir raison ! Regardez-le ! Écoutez-le réfléchir un instant, dans cette chapelle, devant ce Dieu qu’il ose invoquer !…

 

Il rumine tranquillement toutes les raisons qu’il a d’avoir raison, et il prie peut-être le Seigneur de m’éclairer, moi Carolus Herbert de Renich !

 

Il m’a lâché la main. Il pose maintenant la sienne sur le premier livre vert à sa droite, qui porte cette indication : Livre de balance, et il me dit :

 

« Monsieur, vous avez une âme généreuse : votre folle conduite en ce qui concerne Mme l’amirale von Treischke l’atteste ; mais j’espère tout de même pour vous que d’aussi beaux mouvements, tout naturels chez un homme encore jeune, ne vous empêcheront pas de considérer sainement les tristes et formidables nécessités où je me suis vu acculer, pour la vengeance de Dieu et l’honneur des hommes !… Monsieur Herbert, en face des crimes de la Bête, que pouvais-je faire, sinon ouvrir des livres de comptabilité ?… Les voilà, vous pouvez les feuilleter, chacun peut les lire !… C’est une honnête comptabilité qui ne craint aucun contrôle !… Lisez ! lisez !… (Il ouvrit le livre.) Ceci est une comptabilité spéciale, comme on n’en voit guère dans le commerce, mais qui répond assez bien à nos besoins. C’est une balance tout à fait nouveau genre, qui tient compte non seulement de l’objet échangé, mais encore et surtout de la qualité de l’individu propriétaire de l’objet ! Car souvent la qualité de l’individu fait la qualité de l’objet ! Il y a bras et bras, comme il y a fagot et fagot ! Ainsi le bras ou la jambe, ou même la tête de l’amiral von Treischke sont infiniment plus chers que n’importe quel bras ou jambe, ou n’importe quelle première tête venue !… »

 

Comment vous dire l’effet produit sur moi par une conversation aussi inattendue. J’en avais trop vu sur ce bateau d’enfer pour pouvoir espérer une seconde que j’étais l’objet de quelque macabre plaisanterie. Du reste, l’aspect et le ton du capitaine Hyx chassaient pour toujours toute idée plaisante. Il parlait le plus sérieusement du monde, je le savais. Et, me rappelant des conseils de Dolorès, je fis effort pour être à la hauteur.

 

Il me demanda très aimablement :

 

« Me comprenez-vous un peu ?

 

– Oui, fis-je : en frissonnant… je vous comprends tout à fait : c’est horrible ! horrible !

 

– Remarquez, cher monsieur, que si vous ne me compreniez pas, il faudrait bien que je m’en console !… L’important pour moi et pour le monde était que je fusse compris d’eux !…

 

– Et ils vous ont compris ?…

 

– Ils commencent !… Tout de même, en ce qui vous concerne, je voudrais bien, autant que possible, exprima-t-il avec une grande politesse un peu affectée (la nuance ne m’échappa point), vous inspirer d’autres sentiments que celui de l’horreur. Si vous aviez la patience, ou seulement la bonne volonté de considérer notre mouvement d’affaires depuis six mois, vous verriez que nous avons obtenu des résultats appréciables !

 

– Vous êtes en correspondance directe avec eux ?…

 

– Certes ! fit le capitaine Hyx en se dirigeant vers son copies de lettres, vous pouvez en juger par vous-même, autant qu’il vous plaira. La poste restante n’a pas été créée uniquement pour la commodité des neutres… Le tout, encore une fois, est de parler à ces gens-là comme il convient !… »

 

Là-dessus, il ouvrit le copies de lettres et m’invita à parcourir les premières lignes d’une correspondance échangée avec certain commandant de sous-marin illustre en Allemagne. Je relevai la tête, évidemment plus ému que je n’aurais voulu le paraître.

 

« C’est tout simplement effrayant ! fis-je.

 

– Vous trouvez ?… dit le capitaine Hyx… Il y a des gens vraiment extraordinaires, des gens comme vous, monsieur, au cœur tendre, qui écrivent couramment que les Boches (comme disent les Français), ennemis de l’humanité, sont aussi stupides que dangereux, parce qu’ils sont incapables de concevoir une autre mentalité que la leur et qu’ils ne peuvent raisonner pour les autres qu’avec leur raison de Boches !

 

« Mais ces gens dont vous êtes, vous, monsieur, sont aussi dangereux et pardonnez-moi le mot, aussi Boches dans leur genre, que les Boches eux-mêmes, quand, pour répondre aux crimes de ceux-ci, ils leur parlent le langage de l’humanité ! C’est vous qui, alors, ne pouvez sortir de votre intellectualité ! C’est à vous qu’il faut reprocher d’être incapables de concevoir une autre mentalité que la vôtre !… Sans quoi vous parleriez boche aux Boches !…

 

« Et parler boche aux Boches, c’est parler le langage de l’épouvante ! le seul qu’ils puissent entendre, le seul sur lequel ils comptaient pour convaincre le monde !… le seul, par conséquent, avec lequel on puisse espérer les convaincre, eux !… Et je leur dis : “À nous deux ! épouvante pour épouvante !… Bras pour bras, jambe pour jambe, œil pour œil, dent pour dent !…” Comptons !

 

– Oui, oui, oui, oui, oui !…

 

Et je compte !… Ainsi, voyez où nous en sommes pour les bras… Voyez au livre inventaires et au livre balance !…

 

– Je vous en prie ! J’ai compris ! j’ai compris ! j’ai compris !…

 

– Et pour les mains !… pour les petites mains d’enfants !… Savez-vous combien ils nous en doivent encore de petites mains d’enfants ?

 

– Assez ! assez ! vous ne me ferez pas croire, m’écriai-je, hors de moi, que vous coupez les mains des petits enfants !

 

Non !… jeta l’Homme, sombre, en refermant le livre d’un geste brutal. Non !… Il n’y a que pour les enfants que nous leurs sommes inférieurs !… Je n’ai pas pu !… On a des faiblesses !… Mais nous prenons deux paires de mains d’hommes pour une paire de petites mains d’enfants !… »

 

Je me tenais la tête entre mes doigts crispés, avec le geste de celui qui a peur pour sa raison.

 

« Calmez-vous, me dit-il… calmez-vous !… J’ai besoin de tout votre calme, monsieur le neutre !…

 

– Et les femmes ? râlai-je… que faites vous des femmes ?

 

– Cela, je ne puis encore vous le dire : Mme l’amirale von Treischke étant notre première prisonnière !…

 

– Vous n’oserez pas plus toucher à une femme que vous n’avez touché aux petits enfants !… Je comprends tout !… tout !… tout !…, mais je ne comprends pas qu’on touche à une femme, à une femme du reste qui n’a rien fait… qui est la première à pleurer sur les crimes des Boches !… et sur ceux de son mari !… Vous avez trop de victimes, toutes prêtes ici, pour qu’il soit utile de faire couler le sang d’une innocente ! »

 

Je m’étais laissé aller à mon agitation (pour ne pas dire à mon indignation) et je n’étais pas fâché du tout d’avoir trouvé cet argument de l’inutilité du supplice d’Amalia. Il me paraissait de nature à frapper un esprit aussi positif et peut-être aussi juste, dans l’horreur, que celui du capitaine Hyx. De fait, je pus croire lui avoir donné à réfléchir. Il m’écouta sans impatience, jusqu’au bout, puis me considéra en silence, avec une grande douceur apparente ; enfin il poussa un soupir qui me donna beaucoup d’espoir, car il l’accompagna de ces mots : « Oui, une femme, c’est affreux ! »

 

C’était beaucoup, pour une fois !… Je pensai qu’il serait habile de ma part de ne point insister pour le moment… Et comme son geste me priait de m’asseoir, à son côté, sur un banc d’œuvre merveilleusement sculpté placé à la droite de l’autel, je dis seulement :

 

« J’ai confiance en votre justice !… »

 

Et puis, croyant comme un niais (ne m’avait-il pas appelé ainsi tout à l’heure) que j’avais partie gagnée, ou, en tout cas ; qu’elle était en bonne voie de l’être, je résolus de montrer une intelligence de plus en plus ouverte à la grandeur funeste (pour les Boches) de l’œuvre de sang de ce terrible philanthrope, et comme j’avais été amené à parler de prisonniers, je lui dis :

 

« Si les Allemands vous ont compris chez eux comme ils semblent vous avoir compris ici, vous pouvez, en effet, vous féliciter, capitaine… (Silence du capitaine, il semble ne m’avoir pas entendu.) Alors je répétai en hochant la tête (comme le docteur) : Cela n’a pas été le moindre sujet de mes étonnements que la parfaite tranquillité avec laquelle ces messieurs prisonniers paraissent vous comprendre !…

 

– Oui ! oui, je sais ! finit par dire le capitaine…

 

– Car enfin ce n’est pas seulement votre système de comptabilité qu’ils comprennent, c’est encore qu’ils sont destinés à le faire valoir en personne !…

 

– Évidemment !

 

– Eh bien ! permettez-moi de vous dire, capitaine, que je n’en reviens pas !

 

– Et que vous admirez leur tranquille fatalisme ! Je sais, je sais !…

 

– Ah ! on vous a dit ?…

 

– Oui, j’ai lu cela sur le rapport quotidien du docteur ou de Buldeo, je ne me souviens plus… (Tiens ! ils font des rapports quotidiens !… Se méfier !) Enfin, vous les trouvez sublimes d’impassibilité ?…

 

– Ou encore révoltants de lâcheté ! exprimai-je dans la crainte de lui avoir dit quelque chose de très désobligeant.

 

– Enfin, tantôt ils vous révoltent parce qu’ils ne se révoltent pas et tantôt ils vous enthousiasment parce qu’ils ont l’air de ne pas même se préoccuper du supplice qui les attend !… Eh bien, monsieur Herbert de Renich, sachez qu’ils y pensent tout le temps à leur supplice ! qu’ils ne pensent qu’à cela ! et qu’ils font tout pour y échapper ! et que le principal qu’ils puissent faire pour y échapper est justement de rester impassibles !… Ah ! les B…, ce sont des gens pratiques, allez ! beaucoup plus pratiques que sublimes !… Les connaissant tels, je leur ai parlé encore leur langage, et encore ils m’ont compris tout de suite et j’ai eu la paix tout de suite !

 

« Monsieur Herbert de Renich, je les ai divisés en otages, en demi-otages, en tiers d’otage, en quarts… d’otage ! Les otages tout entiers sont évidemment les plus heureux ! Ils sont a peu près sûrs de n’être pas endommagés. Leur vie, il est vrai, me répond de certaines vies prisonnières en Allemagne, mais ces messieurs ont pris leurs précautions pour qu’il ne leur arrive aucun fâcheux incident. Ils ont prévenu eux-mêmes la mère-patrie du sort qui leur était réservé. C’est ce qui vous explique la mine gaillarde de von Busch et la gaieté charmante de von Freemann ! Maintenant, saisissez que pour obtenir de rester otage entier il a fallu que ces messieurs affichassent une particulière impassibilité. Celui qui bronche ou qui gémit sur son sort, où même sur le sort des autres, celui-là est destiné à être très entamé ! (Pardonnez-moi l’expression.) »

 

Mais, hélas ! cette expression, je ne la lui pardonnai pas !… Et je ne pus m’empêcher de m’écarter un peu de lui, sur le banc qui nous avait reçus tous les deux…

 

S’aperçut-il de ce mouvement spontané et regrettable ?

 

Ne s’en aperçut-il pas ?…

 

L’acharnement tranquille avec lequel il continua de développer son horrible système m’inclinerait plutôt à penser qu’il s’était parfaitement rendu compte de l’effet produit ; et bientôt, du reste, il me fut impossible de retenir un nouveau geste d’effroi…

 

« Je vous fais horreur ? me demanda-t-il tranquillement.

 

– Vous m’épouvantez !… Vous épouvantez un honnête homme, monsieur !… un honnête homme qui, finalement, se refuse à ajouter foi à toutes vos folles imaginations… Non ! non !… tous ces discours ne me convaincront pas de l’abominable réalité de votre dessein !… Vous voulez leur faire peur !… Vous voulez leur faire peur, monsieur !

 

– Certes ! répondit l’Homme. Certes ! leur faire peur ! comme ils ont voulu faire peur au monde, en massacrant les paisibles populations du Nord !… Je leur fais peur aussi sérieusement que cela !… »

 

Et me prenant soudain le poignet, et me le serrant à me faire crier :

 

« Ai-je donc l’air de plaisanter ? me dit-il, d’une voix sifflante… Avez-vous vu hier ; quand on a coupé la langue de cet illustre savant bavard, que je plaisantais ?…

 

– Non ! non !… je n’ai pas vu cela !… m’écriai-je effrayé de l’exaltation soudaine de mon interlocuteur… C’était véritablement horrible !… mais, à part celui-ci, qui pouvait être sacrifié et qui avait peut être mérité de l’être, comme un avertissement !… votre vengeance n’a encore été qu’une promesse !… qu’une menace !… Dites-le-moi que je conserve encore un espoir !…

 

– L’espoir de quoi, monsieur ?… Vous me posez là une question à laquelle je ne répondrai pas. Cela est une affaire entre Dieu et moi !… Que vous importe que quelques-uns aient déjà payé, ou que le payement ne s’effectue que dans huit jours ou “à quinzaine” ?… Le temps ne fait rien à l’affaire !… Ils payeront, je vous le jure !… Voilà qui est clair !…

 

– Les malheureux !… Les malheureux !…

 

– Ah ! ne les plaignez pas tous !… me jeta le capitaine en ricanant horriblement… Il y en a qui sont moins à plaindre que les autres !… ce sont ceux qui, à peu près rassurés sur leur sort s’amusent du sort des autres !… Et surtout ne croyez pas qu’ils aient un effort quelconque à faire sur eux-mêmes pour regarder souffrir les autres !… même quand ceux-ci sont des amis, des frères, des compagnons d’armes !… Je sais que vous les avez vus dans leur baignoire grillée, après dîner ! Vous ont-ils produit l’effet d’être mal à l’aise ? oui ou non !… répondez !

 

– Non ! c’est plus épouvantable encore que tout ce que je pouvais imaginer !… Non, non ! ils ne paraissaient pas mal à l’aise !… Ah ! vous êtes le démon !… » (Ceci partit de moi, tout à fait malgré moi, comme une bombe que j’aurais eue en moi.)

 

Mais alors il ne parut pas m’en vouloir. Il sourit même, en se grattant de l’index le coin de la lèvre sous son masque, et il continua :

 

« Monsieur, vous connaissez l’expression Schadenfreude ? c’est un mot allemand qui n’a d’équivalent dans aucun autre idiome. Il désigne, en effet, un trait de caractère qui est l’apanage exclusif des Boches ! et il signifie à peu près ceci : “Plaisir que procure la conscience d’avoir causé du mal à autrui”, ou encore “Jouissance de voir souffrir autrui”.

 

« “Sans doute, a dit Curt Wigand, ce vilain sentiment existe plus ou moins prononcé chez certains individus des autres nations ; mais il n’y apparaît en quelque sorte que comme l’effet d’un état d’esprit exceptionnel, d’une impulsion momentanée, tandis que les Allemands, au contraire, sont vraiment atteints d’une Schadenfreude naturelle et chronique”, si répandue, ou pour mieux dire si générale, que leur langue, privée de mots pour désigner “délicatesse” et “galanterie”, a dû en forger un afin d’exprimer cette satisfaction haineuse et malsaine que procure aux âmes basses et cruelles la vue du malheur des autres ! Or, quand cette vue du malheur des autres est doublée de l’espérance qu’elle pourra peut-être diminuer votre malheur à vous, Boche, vous voyez, monsieur, ce que l’on peut obtenir !…

 

– Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! Ah ! monsieur, comme vous les connaissez !…

 

– Moins bien encore qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, me répliqua le capitaine… moins bien, vous le constatez, que ce Curt Wigand, psychologue boche fort avisé, qui paraît bien comprendre ses compatriotes, mais évite d’appuyer sa thèse d’exemples ; cependant, une fois l’esprit aiguillé sur cette voie, pour peu qu’on ait quelque connaissance, même superficielle, de l’histoire et des mœurs des Allemands, ces exemples se présentent en nombre à la mémoire. Car la Schadenfreude fut de tous les temps ; partout où le Prussien principalement a passé, on retrouve la trace des raffinements où se sont manifestés, tantôt son prurit natif de salir et de profaner, tantôt sa férocité ingénieuse. À Nuremberg se voit encore la fameuse madone, qu’inventa un Hohenzollern, Frédéric à la dent de fer, dit-on. Elle était jadis au vieux château de Berlin : c’est une statue de bois creuse, qui s’ouvre comme une armoire et dont les battants et les parois intérieurs sont garnis d’énormes pointes d’acier.

 

« Quand les juges aux gages dudit Frédéric manquaient de preuves pour condamner un accusé, ils le déclaraient absous et l’amenaient devant la madone pour qu’il lui adressât ses actions de grâces. On le poussait dans les bras de la statue qu’un mécanisme secret refermait aussitôt sur lui, le broyant de son étreinte et le perçant de ses cent poignards Qu’on imagine les hurlements qui sortaient alors de cette sinistre effigie, secouée par l’agonie du malheureux qui se débattait dans ce cercueil dressé, se déchirant lui-même aux lames tranchantes !… et qu’on décide si jamais l’imagination d’un bourreau a conçu chose comparable en cruauté, en hypocrisie et en profanation à cet instrument de torture prussien auquel son inventeur avait donné les traits et l’attitude placide de la Vierge miséricordieuse ? Atrocité moyenâgeuse, dira-t-on, vestige d’une époque féconde en pareilles horreurs ? En 1814, leur Blücher, se souvenant de la madone de Nuremberg, traînait en Champagne, parmi ses bagages, la “cage aux Français”, grande caisse à claire-voie, dont le parquet était formé de lamelles coupantes et bâtie telle sorte qu’on ne pouvait s’y tenir ni debout, ni assis, ni couché.

 

Le vieux reître se déridait aux contorsions et aux gémissements des prisonniers qu’il verrouillait là-dedans.

 

– Les sauvages ! Les sauvages !

 

– Monsieur, les sauvages n’ont pas changé ! Les rapports officiels belges et français vous attesteront que leur imagination du mal, et de la souffrance, et de la jouissance de souffrance ; n’a fait que croître et embellir. Non ! non ! les sauvages ne changeront pas, tant qu’ils ne trouveront pas plus sauvages qu’eux !… Et si par hasard, car encore une fois il y a de par le monde des gens très bien intentionnés, comme vous, monsieur le neutre, qui déploient un zèle neutre à essayer de concilier le blanc et le noir, la plaie et le couteau, et à faire oublier à la plaie le couteau, si par hasard, dans cette bonne humeur d’oubli et de pardon général, vous étiez porté à mettre en doute le témoignage, même officiel, des crimes commis par les Boches, je vous rappellerais, moi, aux témoignages boches qui les glorifient ! : Faut-il que la civilisation élève ses temples sur des montagnes de cadavres, sur des mers de larmes, sur des râles mourants ? Oui. (Maréchal von Haeseler, 1915.)

 

Ne donnez pas de quartier, soyez aussi terribles que les Huns d’Attila. (Guillaume II, 1900.)

 

On peut fusiller les prisonniers… On peut contraindre les otages à exposer leur vie. (Manuel du grand état-major allemand, 1902.)

 

C’est avec mon consentement que le général en chef a fait brûler toute la localité, et que cent personnes environ ont été fusillées. (Von Bülow, commandant la 2e armée, 1914.)

 

Tous les prisonniers seront mis à mort. Les blessés, avec ou sans armes, seront mis à mort. Aucun homme vivant ne doit rester derrière nous. (Général Stenger, commandant la 58e brigade, 1914.)

 

« Et combien d’autres et combien d’autres crimes, dressés sur le monde comme une vérité, comme une religion nouvelle ! La vieille religion nouvelle pour le monde du bon vieux Dieu allemand !… Qu’en dites-vous, monsieur le neutre ?… »

 

Il s’était levé ! Certes, il n’attendait point ma réponse et je n’avais, hélas ! aucune réponse à lui faire. Il dressa ses mains vers Dieu et s’écria :

 

« Voilà une doctrine qui se tient d’une miraculeuse cohérence, et qui, certes, a le mérite de ne pas reculer devant les difficultés morales par lesquelles les peuples jusqu’ici se faisaient gloire d’être arrêtés. Cette doctrine, ô Boches divins, vous ne l’avez pas seulement conçue, vous l’avez traduite en actes, après scientifique préparation, et la justice doit vous être rendue que vous avez su pleinement vous y conformer !…

 

« Eh bien, monsieur, moi, j’ai été aussi neutre que vous !… Si j’ai un masque sur le visage, c’est qu’il y a un intérêt général, quelque part, à ce que l’on ignore mon nom, c’est que je dois être seul responsable de ma réponse au crime boche !… Mais mon nom est celui d’un bienfaiteur de l’humanité ! Mon immense fortune a servi jusqu’à ce jour à apaiser le mal sur la terre !… Il est écrit au frontispice de tous les hôpitaux !… Or, aujourd’hui, je me ruine pour la torture ! Et je crée des bourreaux ! Et je défie Dieu de n’être pas avec moi !…

 

« C’est très beau, continua-t-il d’une voix sourde, irritée, de flétrir le crime et de rendre des verdicts d’infamie !… C’est très beau de prononcer des jugements contre le crime comme ce verdict du jury de Kinsale qui, après la catastrophe du Lusitania, clamait sur le monde : “Ce crime effroyable viole le droit des gens et les conventions de tous les civilisés. Nous portons donc contre les officiers du sous-marin allemand, contre l’empereur et le gouvernement de l’Allemagne, qui leur en ont donné l’ordre, l’accusation d’assassinat en bloc.” C’est très beau, mais, ce sont des paroles ! des paroles ! des paroles !… Moi, monsieur, j’ai apporté un acte !…Je n’ai point perdu mon temps à maudire le crime, j’ai voulu l’arrêter ! Levez-vous, voyez, ayez le courage de feuilleter ma comptabilité, et vous me direz si j’ai eu tort ou si j’ai eu raison !… Même si je vous fais horreur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, à moi, votre répugnance ?… Est-ce que vous croyez que la mienne n’a pas été plus redoutable pour l’œuvre que la vôtre ? Mais je l’ai vaincue !… et c’est le principal !… Tenez ! monsieur ; tenez !… un petit effort !… un tout petit effort !… Traînez-vous jusqu’à mon copies de lettres !… Là !…, là… Tenez ! cette lettre qui m’est parvenue à Madère par les bons soins de la kommandantur de Bruxelles !… Il s’agit d’un procès… C’est justement cette semaine, dans deux jours, que vont passer devant le conseil de guerre plus de quarante Belges, employés télégraphistes accusés d’espionnage. Ce procès, l’un des plus importants parmi ceux qui ont été instruits jusqu’ici, est un procès de condamnations à mort !… Eh bien, monsieur, lisez cette lettre qui m’accorde leur grâce, d’avance !…Et maintenant maudissez-moi ! Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… Je vous le demande !… »

 

XXV

DEUX PORTRAITS DANS L’ABSIDE


Cette fois, ce fut moi qui, très humblement, comme un pauvre sire qui ne peut tour à tour que s’effrayer, maudire, puis admirer, lui tendis la main. Cet hommage de mon âme asservie (et déjà prête à tout admettre et à tout comprendre du moment qu’elle espérait fermement dans le salut d’Amalia), il l’accepta comme une chose due et qui n’étonnait nullement. Cet homme venait de m’apparaître vraiment grand, planant à des hauteurs prodigieuses comme un juste destin aux yeux débridés, châtiant avec une foudre logique le crime sur la terre, ce qui était tout à fait nouveau pour le destin. Sa comptabilité bien tenue dirigeait ses coups !

 

Tout cela était très beau et, en vérité, je n’étais pas loin, comme l’avait prédit Dolorès, de pleurer d’enthousiasme et de remords sur la main du nouveau dieu masqué…

 

Maintenant il faut que je vous dise comment l’Archange des Eaux redevint pour moi Satan, ou plutôt comment il se confondit à nouveau avec lui.

 

Il m’avait entraîné dans l’abside, derrière l’autel. C’était un joyau dans le joyau, cette petite abside dans cette petite Sainte-Chapelle !

 

Les hautes verrières, encadrées de leurs légers fuseaux gothiques et de l’armature flamboyante des rosaces, nous versaient leurs rayons pourpres…

 

Et le capitaine me montra du doigt une inscription dont les lettres écarlates venaient de s’allumer au haut des verrières : « Remember Miss Campbell ! » (Souvenez-vous de Miss Campbell !)

 

« C’est à ce cri-là, me dit-il, que les régiments anglais chargent aujourd’hui !… C’est avec ce souvenir-là que Le Vengeur se promène sous les mers, quærens quem devoret » !…

 

Puis il me pria de faire un demi-tour sur moi-même, et j’aperçus alors, derrière l’autel, deux hauts cadres recouverts d’un crêpe noir.

 

Il fit un geste : l’un de ces voiles glissa et j’aperçus une angélique figure bien connue, celle de miss Campbell, martyre.

 

La lumière venue en faisceaux des verrières jetait sur elle comme des fusées de sang.

 

Je tressaillis de la tête aux pieds. Cette vision soudaine de la sainte me rappela les paroles de Dolorès relatives à ce portrait et à celui d’à côté, « plus redoutable encore » !

 

L’Homme avait croisé les bras devant l’admirable figure de miss Campbell et il parlait, comme en prière ; il disait :

 

« C’était la fille d’un pasteur de village, non loin de Norwich. On a rendu hommage à ses vertus, qui l’élevaient au-dessus des créatures humaines ; mais ce que l’on n’a pas assez dit, c’est la sévérité qu’elle eut toujours pour elle-même. Plutôt que de commettre le plus léger mensonge, elle eût préféré mourir. Et elle est morte de cela ! Elle est morte de la franchise avec laquelle elle a avoué qu’elle n’avait pas voulu livrer à leurs exécuteurs les victimes anglaises réfugiées sous son toit.

 

« C’était une grande amie à moi et à ma famille !… Nous étions liés depuis longtemps par tout le bien qu’elle m’avait fait faire… Quand je la sus captive, poursuivie pour haute trahison, j’étais en Angleterre. Je résolus de la sauver, coûte que coûte, avec une amie qui lui était aussi dévouée que moi-même. Nous prîmes passage sur un paquebot qui devait nous débarquer en Hollande. Là, tout était préparé pour que nous puissions nous trouver, incognito, à Bruxelles, quelques heures plus tard. Malheureusement, notre steamboat rencontra une mine et nous sautâmes. Je fus blessé, recueilli par un chalutier qui me ramena à Tilbury, à l’entrée de la Tamise. Quant à mon amie, dont j’avais été séparé, et que je ne devais plus jamais revoir, j’ai appris depuis ce qui lui était arrivé… »

 

Il s’arrêta. Je vis ses épaules se soulever, sa poitrine ardente se gonfler du plus affreux soupir… Enfin, ayant visiblement vaincu la manifestation qu’il jugeait indigne de son humaine souffrance, il put continuer :

 

« Sans blessure, elle avait été sauvée par une barque hollandaise qui l’avait conduite à Flessingue. Le lendemain, avec le faux papier, elle se trouvait à Bruxelles, prête à agir. Elle avait une somme considérable sur elle. Elle n’avait, du reste, pas besoin d’argent pour trouver des complices. Elles furent bientôt quelques-unes prêtes à mourir pour sauver miss Campbell ! We want leave a stone unturned till we save her ! (nous soulèverions le monde pour la sauver !) disaient-elles.

 

« Habillée en infirmière, mon amie put pénétrer dans la prison, vingt-quatre heures avant l’exécution. Le plan fut vite conçu et arrêté. On ne pouvait la sauver que sur le lieu même de l’exécution ! L’officier qui devait commander le peloton d’exécution fut acheté. Sa fuite était assurée avec celle de miss Campbell et il recevrait, en Hollande, un million. Les cartouches seraient des cartouches à blanc ! Miss Campbell devait faire la morte !

 

« On n’avait oublié qu’un détail, c’est que Miss Campbell ne savait pas mentir et qu’elle ne tomba pas lors de la décharge !… On a raconté qu’elle n’avait pas eu la force de se traîner jusqu’au poteau d’exécution ; cela est faux ! Elle y alla le front haut, le sourire des martyres aux lèvres, les yeux vers Dieu !… n’ayant jamais cru, hélas ! à la possibilité de réussite de nos plans et de toutes nos tentatives et ne les aidant, du reste, en aucune manière.

 

« Si bien qu’après la décharge du peloton d’exécution elle ne s’abattit point, ni même ne chancela… et ne se crut réellement frappée à mort que lorsque l’officier complice s’avança vers elle, pâle comme un spectre, terrifié de la voir encore debout et lui déchargea son revolver, chargé à blanc, à bout portant, dans la figure.

 

« Or, il y avait là quelqu’un qui assistait à la cérémonie, caché derrière le rideau d’une fenêtre, c’était le vice-amiral von Treischke. Il eut la sensation qu’il se passait quelque chose d’anormal, et celui que l’on appelle encore la Terreur d’Anvers et de Bruges sortit dans la cour, se pencha sur miss Campbell, se rendit compte qu’elle n’était qu’évanouie et se chargea lui-même, avec son propre revolver, de la tuer, cette fois, pour de bon !

 

« Voilà ce qu’a fait von Treischke ! Et beaucoup d’autres choses encore !… Aussi vous comprendrez, monsieur, qu’il m’est particulièrement pénible d’entendre un homme de bon sens comme vous, si neutre qu’il puisse être, élever trop souvent la voix en faveur de ce monstre, ou même en faveur de quelque membre de sa famille !… »

 

Ceci avait été dit d’une façon si lugubre que je compris tout à coup que j’avais tort d’espérer…

 

Avec un geste de supplication folle (car l’idée de la possibilité même du supplice d’Amalia suffisait à me faire perdre la raison) je m’écriai : « Ce n’est point pour ce monstre que j’intercède, vous le savez bien, capitaine, mais pour sa femme ! »

 

Le capitaine Hyx se retourna brusquement vers moi, et je dus reculer sous l’éclat de son regard et de sa parole :

 

« Et lui, monsieur, a-t-il eu pitié des femmes ? Comment voulez-vous qu’il me comprenne, si j’ai pitié de la sienne ?… Et j’ai besoin qu’il me comprenne ! lui surtout !… Quand il verra ce que nous n’hésitons pas à faire de sa femme pour commencer, il respectera peut-être celle des autres !… Et quand il aura assisté à toutes les besognes d’ici, bien faites pour être comprises d’un Boche, quand il aura fait le tour de notre toute-puissance et de notre crime, comme vous dites ou comme vous pensez, peut-être que le crime boche amènera son pavillon ! Alors nous amènerons le nôtre, mais pas avant !…

 

« Voilà ce qu’il faut faire comprendre à l’amiral von Treischke, voilà pourquoi il viendra ici, et voilà pourquoi il repartira d’ici ! J’aurai beaucoup plus de confiance en lui pour convaincre ces messieurs de l’amirauté après qu’il aura vu ce que nous avons à lui faire voir, qu’en sa femme que l’on ne croirait pas ! »

 

Je restai anéanti, stupide de ce nouveau coup de foudre auquel m’avait cependant préparé en partie la confidence de Dolorès…

 

Ainsi cet homme extraordinaire arrivait, avec son raisonnement, à laisser repartir indemne le criminel et à conserver, pour la torture : l’innocente !…

 

Il n’y avait plus qu’à pleurer comme un enfant… c’est ce que je fis en murmurant :

 

« Une femme !… une femme !… ne l’avez-vous pas dit vous-même, tout à l’heure : c’est affreux de faire souffrir une femme !…

 

– Monsieur le neutre ! reprit-il d’une voix basse où tremblait sa colère domptée… il y a là, à côté du portrait de miss Campbell, un autre portrait de femme : je vais vous dire ce que l’amiral von Treischke et ses hommes ont fait de cette femme-là : « L’officier dont elle avait acheté la complicité, pris sur le fait, la vendit, c’est-à-dire qu’il dénonça l’endroit, le village aux environs d’Aerschoot, où miss Campbell et lui devaient venir la rejoindre en auto pour, de là, avec les déguisements et tous les papiers nécessaires, franchir la frontière hollandaise… Au lieu de voir arriver miss Campbell, cette femme et trois infirmières qui lui avaient prêté leur aide dans cette formidable aventure, virent arriver von Treischke et sa troupe, qui était ivre. Elles comprirent que tout était perdu ! Du reste, il n’y eut aucun genre d’explication. Elles furent traînées comme des bêtes à l’auberge et jetées dans un coin. Elles assistèrent à une orgie comme tant de témoignages, hélas ! nous en ont rapporté. Elles voulaient résister à leurs bourreaux… Les misérables devinrent fous de rage, en abusèrent, les attachèrent sur une table et mirent le feu à l’auberge ! Le souvenir tout proche des infamies d’Aerschoot les inspirait. Voilà de quels crimes, sous le commandement de l’amiral von Treischke, fut suivi l’assassinat de miss Campbell ! Voilà de quelle mort est morte cette femme dont le portrait est ici, sous ce voile !… Monsieur le neutre ! Le monde a ignoré ces choses car elles furent soigneusement cachées pour diverses raisons, mais un témoin est venu à moi avec les preuves et le dernier adieu de… de celle qui allait mourir, et de quelle mort ! pour miss Campbell !… Alors, oh ! alors ! j’ai juré que Le Vengeur naîtrait ! Celui qui vengerait et miss Campbell ! et le monde !… et ma femme ! »

 

Il laissa échapper ces derniers mots, qui étaient en effet pour moi une bien redoutable révélation, comme s’il lui était impossible de les retenir plus longtemps !… Enfin, comme s’il était honteux d’avoir cédé, comme un simple mortel, au mouvement de sa douleur, il me lâcha aussitôt le poignet et je le vis disparaître derrière l’autel.

 

Je restai seul dans l’abside et il me fut impossible de ne pas aller au portrait inconnu, de ne pas soulever le voile et de ne pas voir !… et de ne pas le reconnaître !

 

Dans le même instant, l’Homme était revenu et me regardait regarder !…

 

« Oh ! fis-je, est-il possible ! Vous ! vous ! vous ! »

 

Car cette femme me révélait la personnalité de son mari !… Cette figure au profil charmant, cette jeunesse, cette beauté, cette fraîcheur souriante, ce printemps de la chair et de l’âme, et ce chef-d’œuvre de l’art, tout cela était bien connu, tout cela avait été reproduit pour la joie des yeux dans les magazines du monde entier. C’était le portrait de Mlle de N…, d’une des plus vieilles familles françaises, et des plus nobles, et des plus illustres, qui avait épousé des centaines de millions en Amérique dans la personne du plus grand philanthrope de la terre !

 

Est-il besoin d’en dire davantage pour que vous soyez fixé comme je le fus alors, et pour que vous compreniez pourquoi cet homme, citoyen américain, dans un temps où l’Amérique prodiguait un inépuisable effort pour faire cesser par persuasion les crimes sous-marins, mettait sur son visage un masque destiné à sauver officieusement de toute compromission, sa patrie et ses compatriotes… et pourquoi le capitaine Hyx s’appelait le capitaine Hyx (l’inconnu), et pourquoi il avait donné à son vaisseau, armé pour toutes les représailles, un nom français, Le Vengeur, lui qui avait à venger une telle Française !… et pourquoi la femme de l’amiral von Treischke n’avait plus rien à espérer de cet homme ?…

 

En ce qui me concerne, mon indiscrétion et ma curiosité allaient fixer mon sort.

 

« Monsieur le neutre, me dit le capitaine Hyx, priez que la guerre soit courte, car, maintenant que vous avez vu et que vous savez : si elle durait dix ans, vous resteriez mon hôte pendant dix ans !… » Sous les coups qui me frappaient, je m’abandonnais à une sorte de délire… et mon désordre ne fit qu’augmenter quand le capitaine Hyx me fit revenir presque de force devant l’autel, en face de la pierre qui soutenait son Grand-Livre… et quand je le vis muni lui-même de ce missel infernal entre les pages duquel je n’avais pu glisser un coup d’œil sans m’enfuir…

 

Ce livre était un album de photographies, de dessins, de gravures : photographies, dessins, gravures, tout l’art de la reproduction de l’horreur, officielle, attestée officiellement pendant la guerre…

 

Chaque page de l’album était divisée en deux parties : dans l’une s’étalait l’horreur officielle, dans l’autre attendait : la Réponse du « Vengeur »…

 

Mais il y avait des pages où s’étalait déjà la réponse ! des pages où Le Vengeur avait déjà répondu !

 

Horreur ! Horreur ! je reconnus certaine photographie qui avait été prise devant moi, un jour que j’étais venu me heurter à certaine baignoire grillée !…

 

Ô Dolorès ! comme tu as menti à ton amant ! Pourquoi lui avoir fait entendre que le capitaine Hyx pouvait être capable de pitié et qu’il n’avait préparé que la comédie de la peur !…

 

Tu as pourtant vu, toi aussi, le misérable, au fond de la petite chapelle ! Tu l’as vu compter ses crimes comme un avare compte ses trésors ! Hélas ! Hélas ! que de réels crimes, déjà ! déjà !… en attendant ceux qu’il prépare et qui doivent dépasser tous les autres !… Ô Dolorès ! quel lien de servitude ou d’effroyable reconnaissance te rattache donc au capitaine Hyx pour que tu mentes ainsi, de ta voix douce, à ton ardent et inquiet amant ? Pour que tu caches si soigneusement et si effrontément à ton cher Gabriel la valeur réelle de la plus grande cruauté du monde ?…

 

Et l’Homme tournait les feuillets ! et me forçait à voir, et, quand je détournais la tête, me courbait sur le livre !… sur le Grand-Livre qu’il avait dédié à Dieu !…

 

Et l’Homme « enseignait », pendant que la sueur glissait en grosses gouttes de mon front sur ces pages maudites.

 

Soudain il sauta quelques pages et je n’osai lui demander si, sur ces pages, la réponse du Vengeur ne se trouvait pas déjà !…

 

Enfin il eut pitié de moi :

 

« Encore cette page, dit-il ; ce sera la dernière ! »

 

Alors, je vis sur un dessin, le cadavre de miss Campbell, au-dessus duquel se penchait un officier allemand qui avait au poing un revolver fumant ; et puis, au-dessous de ce dessin, la photographie de quelques corps mutilés et à demi carbonisés de jeunes femmes dont il était impossible, çà et là, de reconnaître le costume d’infirmières.

 

« Monsieur le neutre, me dit l’Homme (ce furent ses dernières paroles), vous pensez bien que, lorsque le couple von Treischke sera réuni, nous aurons à mettre ici quelques petites images ! Que de besogne, monsieur le neutre, pour le bourreau et pour le photographe ! »

 

Ah ! le démon !… le démon !… le démon !…

 

Je m’enfuis de la petite chapelle !…

 

XXVI

LE DOCTEUR A EMBRASSÉ LA BOUTEILLE DE SKYDAM ET DIT UN MOT À LA FIOLE DE COCAÏNE


M’échapper ! M’évader de cette horrible prison « sous-marine ». Prévenir l’abominable drame qui se préparait ! Sortir du cauchemar et me mettre en travers des desseins criminels du monstre qui avait eu l’espérance de me convaincre et qui avait pu croire un instant y avoir réussi !

 

… Il était quatre heures du matin ; je m’étais, au sortir de cette audience diabolique, précipité dans ma chambre ou plutôt dans cette partie de la prison qui m’avait été si gracieusement réservée ; là, je m’étais jeté sur ma couche, mais le sommeil m’avait fui.

 

Quelques coups discrets furent frappés à ma porte… Je demandai : « Qui est là ? » et je reconnus la voix sourde et prudente du docteur qui me priait d’ouvrir : ce que je fis.

 

Médéric Eristal paraissait fort inquiet et affairé. Il referma la porte lui-même, après avoir écouté les derniers bruits qui venaient du fumoir-bibliothèque où von Busch-Boulet rouge et von Freemann, la Mort verte, se faisaient certainement servir l’avant-dernière bouteille de champagne, pour arroser l’avant-dernier bridge.

 

Il s’assit à mon chevet et me dit, la langue un peu pâteuse (je m’en aperçus tout de suite) :

 

« Buldeo nous laissera bien tranquilles. Je viens de lui administrer, dans un verre de skydam, un soporifique transcendant qui nous donnera la paix à tous. Méfiez-vous de Buldeo, entre parenthèses, ajouta-t-il. Du reste, c’est le capitaine lui-même qui m’a chargé de vous dire certaines choses… mais, n’est-ce pas, il ne m’a pas chargé de vous dire tout !… Cet homme – le capitaine – a besoin qu’on l’aime et mérite, du reste, qu’on le serve, malgré lui !… Comprenez-moi à demi-mot. C’est pour son bien que nous travaillons tous !… Il ne faut pas le laisser se déshonorer avec cette histoire de femme !…

 

– Si je vous comprends, interrompis-je, pour savoir exactement si j’avais un intérêt quelconque à continuer la conversation, il s’agirait, n’est-ce pas, de l’empêcher de commettre un crime sur la personne de Mme l’amirale von Treischke ?

 

– C’est cela même : vous y êtes ! Seulement, il est inutile de se servir de mots inutiles (là-dessus, il porta rapidement à ses lèvres une petite fiole qu’il remit aussitôt dans sa poche). Je vous demande pardon, j’ai pris ce soir un petit verre de trop de skydam qui m’exalte !… qui m’exalte !… et, pour me calmer, je prends un peu de cocaïne… vous permettez ?… Il n’y a rien de tel comme la cocaïne pour calmer l’irritation du skydam… et, en vérité, ce soir, pour ce que nous avons à nous dire, j’ai besoin de tout mon sang-froid, comme vous allez voir !… Je disais donc qu’il fallait lui épargner cette histoire de femme !… C’est l’avis de la señorita Dolorès et de son fiancé Gabriel lui-même, un couple honorable, comme vous avez peut-être déjà pu en juger…

 

– Oui, oui, certes !

 

– Et c’est aussi l’avis du premier officier de manœuvre, vous savez, celui que vous appelez le “midship”, à cause de sa jeunesse et de sa bonne humeur loyale… vous y êtes ?

 

– Oui, oui !… Alors le midship en est aussi ?…

 

– Quoi ! Il en est aussi ? Il est de quoi, aussi ?… Vous avez des expressions qui vous casseraient bras et jambes ! Il s’agirait d’un complot pour renverser le trône d’Espagne que vous ne parleriez pas autrement !… Il est de notre avis, voilà tout, et prêt à nous aider honorablement dans cette affaire honorable en question !… Mon cher, il ne faut pas confondre “autour avec alentour” !

 

– Non ! non ! fis-je en toute hâte, dans la crainte de l’avoir contrarié dans un si beau moment. Ne confondons pas !

 

– N’est-ce pas ?… Vous m’avez compris ?… J’ai toujours dit que vous étiez un garçon intelligent ! D’abord, procédons par ordre. Le capitaine est très heureux de vous avoir à son bord. Il m’a chargé de vous le dire. Une indiscrétion que vous avez commise et qu’il a peut-être provoquée (je vous l’avoue entre nous, car, au point où nous en sommes, nous pouvons nous avouer bien des choses) le met dans la cruelle nécessité de vous garder à son bord !… C’est une extrémité qu’il ne vous a pas cachée et qui, si elle ne fait pas votre affaire, fait admirablement la sienne ! Comprenez, mon cher ami, que vous êtes neutre et que, justement, le capitaine regrettait toujours qu’il n’y eût point sur Le Vengeur un neutre capable de noter avec impartialité tout ce qu’il pourrait y voir et entendre ! Vous voilà donc tout désigné, mon cher ami, pour être ce neutre-là !… ce merveilleux, unique historiographe !… Désormais, toutes les portes, même les plus closes, vous seront ouvertes ! Je suis encore chargé de vous apporter cette excellente nouvelle… Plus de mystère pour vous ! même au fond de la cale la plus profonde ! même dans la chambre des machines ! Eh ! vous devez être un peu ingénieur ?… Vous avez, paraît-il, l’autre jour, lancé un coup d’œil extraordinaire sur les bobines de travail de notre électricité reconstituée.

 

– Moi ! fis-je… Moi !…

 

– Oui, oui ! Ceci, paraît-il, n’a pas passé inaperçu de l’ingénieur en chef, le seigneur électricien Mabell, qui en a dit un mot au capitaine…

 

– Ah ! m’écriai-je, je comprends maintenant certaines attitudes pendant la visite du bâtiment…

 

– Eh ! soyez bien persuadé que ceci, maintenant, n’a plus aucune importance, puisqu’ils vous gardent !…

 

– J’aime mieux mourir ! murmurai-je…

 

– Eh ! nous n’en sommes pas là ! déclara le docteur en reportant d’un geste brusque et rapide la petite fiole à ses lèvres, puis en la faisant disparaître de nouveau dans sa poche… Je viens d’avoir une grande conversation avec la señorita Dolorès qui pourrait modifier quelque peu le programme en ce qui vous concerne… Seulement j’attire toute votre attention sur ce point important ! La señorita Dolorès prend tout sur elle !… ceci est bien entendu !… Que l’affaire manque ou réussisse, elle en est la seule responsable !… Une femme peut toujours s’expliquer avec un homme, à moins que cet homme étant le capitaine Hyx, la femme ne soit Mme l’amirale von Treischke !

 

– Précisons ! demandai-je en me rapprochant de lui… Vous avez dit : “Que l’affaire manque ou réussisse”… Je voudrais savoir exactement de quelle affaire il s’agit en ce qui me concerne… »

 

Il me regarda d’un œil sévère, puis, après le coup de la fiole de cocaïne, il se décida à prononcer le mot :

 

« De votre évasion !… »

 

Et aussitôt il se remit le doigt sur la bouche, en hochant la tête. Je lui fis signe que je comprenais et qu’il pouvait compter sur ma discrétion… Alors il me prit les deux mains et comme je commençais à parler de ma reconnaissance :

 

« Réservez-la pour la señorita Dolorès, avec laquelle vous traiterez de votre évasion demain…

 

– Si nous en parlions encore un peu ce soir ?

 

– Non ! non ! demain chez la señorita !… La señorita a un grand cœur dans un joli petit corps ! Elle n’admettra jamais que l’amiral vienne ici et s’en retourne tranquillement comme il est venu, avec le seul souvenir du martyre de sa femme et de celui de quelques camarades !…

 

– Certes ! voilà une conception de Satan ! m’écriai-je.

 

– Chut ! chut ! Dieu que vous êtes embêtant avec votre Satan !…

 

– Bonne Dolorès !…

 

– Bonne Dolorès ! ricana-t-il d’une façon bizarre… Bonne Dolorès… c’est à savoir !… Il faut en prendre et en laisser !… Sa bonté pour vous et pour Mme l’amirale a été bien servie, veuillez le croire, par l’étrange programme du capitaine…

 

– Ah ! vraiment !…

 

– Comment donc !… Elle en veut au capitaine de ne point la laisser se venger de l’amiral, comme elle l’avait espéré ! Ah ! vous pouvez croire qu’elle avait bien espéré se payer sur la bête !… Oui, elle en veut beaucoup au capitaine (surtout depuis qu’elle connaît tout son programme par une indiscrétion de l’Irlandais) de ce qu’il les ait justement retenus captifs, son fiancé et elle, pour qu’ils ne puissent pas atteindre à leur gré l’amiral von Treischke, dont il ne resterait pas grand-chose, je crois bien, s’ils pouvaient en approcher !… Euh ! euh !

 

– Elle a donc eu beaucoup à souffrir de l’amiral ? demandai-je.

 

– Comment ! vous ne connaissez pas encore l’histoire ?… Je croyais que le capitaine vous l’avait racontée, l’autre jour, au dessert… car c’est une histoire qu’il aime à raconter au dessert…

 

– Mais la señorita Dolorès déjeunait avec nous !…

 

– C’est donc cela !… Il aura jugé inutile de l’irriter davantage contre l’amiral, vu le programme qu’il avait arrêté !… Sans quoi vous n’y auriez pas échappé !… Ah ! la plus drôle des histoires sous-marines du monde !… et qui a du succès entre la poire et le fromage, je vous assure ! » (Nouveau coup de cocaïne.)

 

Je me disais : « Mais comment donc boit-il ainsi de la cocaïne à pleine petite bouteille, et comment la petite bouteille n’est-elle pas déjà vide ? » Mais je constatais qu’il collait sa langue sur le goulot et qu’il ne prenait en somme, chaque fois, qu’une impression de cocaïne…

 

« La señorita Dolorès, commença-t-il, était la plus jolie marchande de cigarettes de Vigo ; son coquet magasin avait un joli succès, augmenté encore par le succès du bar adjacent, où la mère de Dolorès, qui était presque aussi jolie que sa fille, servait dans des verres en tulipe le vin doré des Espagnes… Suivez-moi bien, mon cher ami, ce ne sera pas long !

 

– Je vous suis, je vous suis… Certes ! je n’ai pas envie de dormir, je vous assure !…

 

– Vous connaissez Vigo ?…

 

– Je ne suis jamais descendu dans la ville, fis-je, mais je m’y suis arrêté en escale quand je prenais à Southampton les grands steamboats de l’“Union Castle”, qui me conduisaient au Cap. On s’arrêtait là quelques heures en rade.

 

– Cela vous a suffi pour que vous puissiez juger maintenant de la valeur stratégique sous-marine de Vigo et de ses environs… et de ce qu’une bonne organisation sous-marine allemande, interlope, mystérieuse, sournoise, et ignorée officiellement et peut-être aussi réellement des autorités locales et certainement du gouvernement espagnol, a pu et peut encore rendre de services à la flotte sous-marine du kaiser qui guette les gros paquebots sur les chemins de l’Amérique, et dont les unités ont reçu l’ordre de doubler Gibraltar et d’aller assassiner en Méditerranée…

 

– Parfaitement…

 

– Les anfractuosités de la côte aux environs… les criques désertes et quasi inabordables pour tous autres bâtiments que les sous-marins à quelques pas de la frontière portugaise, pouvaient et peuvent encore constituer de merveilleuses stations de ravitaillement.

 

– Et sans compter les îles ! fis-je…

 

– Oh ! les îles, n’en parlons pas !… Les quelques îlots sauvages dont ils auraient pu disposer en toute sécurité au large de la rade, et qui auraient si bien fait leur affaire, n’étaient plus libres. Quelqu’un était passé là avant eux !

 

– Compris !

 

– Bien !… Je continue : Vigo n’était qu’un point en Espagne dans toute l’organisation du ravitaillement allemand pour sous-marins… Nous pouvons dire que la côte espagnole devait être organisée de la sorte d’une façon très occulte, ou tout au moins nous pouvons affirmer que les délégués allemands allaient tenter de l’organiser avec cette perfection méticuleuse que nos ennemis mettent partout, dans leurs entreprises, surtout quand il s’agit de travailler dans l’ombre !

 

« Or Vigo était un point aussi important pour eux sur l’Atlantique que Barcelone sur la Méditerranée… sans parler de Melilla sur la côte marocaine… et peut-être Vigo fut-il jugé le plus important de tous, puisqu’un grand chef, chargé de mettre la dernière main à l’organisation du ravitaillement sous-marin, y fut envoyé en grand secret et passa là-bas plusieurs semaines avec tout un état-major occulte, naturellement.

 

« Le chef – vous l’avez deviné – c’était l’amiral von Treischke lui-même ! Et le sous-chef était un jeune lieutenant de vaisseau qui s’appelait Fritz de son petit nom et qui tomba amoureux de la jolie marchande de cigarettes.

 

« Toute la bande se donnait pour des Limbourgeois qui avaient fui les horreurs de la guerre, et ils habitaient hors des murs, sur la rade, un vieux château nouvellement réparé, où (s’il fallait en croire les beautés faciles de la ville) l’on s’amusait ferme.

 

« Fritz était donc amoureux de Dolorès. Il se ruinait en cigarettes de luxe ! Von Treischke s’en amusait et accompagnait souvent Fritz au bar où ils avaient tôt fait de vider une bouteille de xérès. Von Treischke, en d’autres temps, serait certainement tombé, de son côté, amoureux de la mère, qui en valait la peine, mais on dit qu’il aime beaucoup sa femme et qu’il lui est fidèle !… (Est-ce possible !… Le docteur ne se doute pas combien ce détail qu’il croit sans intérêt me fait souffrir.) Von Treischke se contentait donc de regarder et de donner des conseils. Il trouvait que son second était bien niais de ne point hâter les choses suivant son désir, car Dolorès riait à ses avances, faisait même la coquette, mais, au fond, se moquait carrément de Fritz !

 

« Elle avait tout de suite deviné qu’elle avait affaire à des Boches et elle ne pouvait les aimer. Elle aimait un Français, un petit Français de Saint-Jean-de-Luz, joli comme elle, un peu contrebandier en temps de paix, brave matelot de guerre et qui, avec son chalutier, faisait une bien belle et ardente chasse aux sous-marins de Sa Majesté… Vous y êtes ?… Dormez pas ? Non ? c’est maintenant que ça va commencer à être intéressant !… (cocaïne)…

 

– Allez ! allez !

 

– Je vous passe sur des détails amusants que le capitaine n’oublie jamais au dessert et j’arrive au fait palpitant (cocaïne). Sacré skydam !… Donc le contre-amiral faisait honte à Fritz de sa patience dans le combat et Fritz rougissait comme une Gretchen devant son premier “fiancé d’essai”, comme on dit dans la Forêt-Noire. C’était un Boche très sentimental, à la Werther. Ses propos d’amour étaient pleins de distinction. Au fond, je crois que ce n’était pas un méchant garçon, mais il avait le von Treischke, que ces manières de demoiselle finirent par agacer. “Vous déshonorez le corps, lui dit-il. Cette fille devrait être déjà à vous !”

 

« Toutes ces choses furent répétées par la bande du château, après l’horrible affaire et je crois bien que le von Treischke s’en vanta ! C’est ainsi que nous n’ignorons plus rien de cette singulière histoire.

 

« Le Fritz lui répondit : “Amiral, à vos ordres ! Je ne demanderais pas mieux.

 

« – Laisse-moi mener ta chère petite barque d’amour, grand niais (dumm !). Je t’amènerai la demoiselle, et n’oublie pas que tu es en service commandé !”

 

« Von Treischke avait toujours été très convenable avec les deux femmes. La mère de Dolorès le considérait comme un homme sérieux et peut-être même trop sérieux, car, en vérité, elle pensait peut-être qu’il aurait pu lui faire un peu la cour, par politesse, pendant que Fritz faisait les yeux doux à sa fille. Tant est qu’elle accepta sans aucune arrière-pensée l’invitation d’aller faire une petite promenade en auto, avec sa fille, après la fermeture du magasin et du bar, certaine nuit magnifiquement étoilée.

 

« Il y avait deux autos, l’une conduite par Fritz lui-même, l’autre par le chauffeur de von Treischke (celui-ci, entre parenthèses, se faisait appeler là-bas von Kessel, cependant que le jeune seigneur Fritz von Harschfeld était connu sous celui de Fritz Schnitze).

 

« “Pour faire les choses convenablement et sauver la morale”, von Treischke prit la fille avec lui et fit monter la mère avec Fritz. Ce petit chassé-croisé était encore, ma parole, d’une habileté et d’une hypocrisie suprêmes !… Après une promenade charmante dans la campagne sublunaire, ces messieurs firent entrer ces dames dans la cour du château où les domestiques très corrects et très dignes, s’avancèrent et annoncèrent que le souper était servi !… Délicate attention !… Des amis se présentèrent avec force salutations. Comment les deux pauvres femmes eussent-elles pu se douter de l’abominable machination montée par le von Treischke contre elles ?…

 

« … Du reste, les choses continuèrent de se passer le plus convenablement du monde, avec beaucoup de champagne et beaucoup de gaieté. Après quoi, dès le premier mot de la maman sur l’heure tardive, von Treischke se mit à la disposition pour reconduire ces dames à domicile. Fritz suivit son chef.

 

« Cette fois, von Treischke était avec la mère et celle-ci vit monter Dolorès dans la voiture de Fritz.

 

« “Il faut bien accorder cinq minutes aux amoureux”, dit en riant le faux Kessel.

 

« Et en route !…

 

« La première arrivée fut la voiture de l’amiral, qui déposa la mère de Dolorès à sa porte. La maman s’étonna de ne pas voir apparaître la voiture de Fritz, mais son jovial et aimable compagnon lui dit : “Je crois qu’ils ont trouvé les cinq minutes d’amoureux très bonnes, mais trop courtes ! Alors, ils les allongent un petit peu ! Ils n’auront pas passé par le chemin le plus raccourci ! Mais ils vont arriver, n’ayez crainte. Je connais Fritz, c’est un grand dadais !…

 

« – Et moi, je connais Dolorès. Vous avez raison, monsieur, je ne crains rien !…

 

« – Alors, chère madame, permettez-moi de vous dire bonsoir !…

 

« La mère de Dolorès le laissa partir. Ne croyez point qu’elle le regrettait. Elle le trouvait changé depuis quelques minutes, trop gai, trop exubérant, avec un rire qui lui faisait peur. Elle mit cela sur le compte du champagne, lequel champagne avait également tourné un peu la tête à la chère dame. Aussi elle fut heureuse de n’avoir point à recevoir son hôte à une heure pareille chez elle, même pour cinq minutes, et elle s’installa sur une chaise dans le magasin en attendant Dolorès. Là, elle s’endormit.

 

« Von Treischke, lui, avait repris le chemin du château. Aussitôt arrivé, il alla frapper à la porte de Fritz, dans la chambre duquel il savait qu’il retrouverait son lieutenant et Dolorès, puisque, sur son ordre, le départ de la jeune fille n’avait été qu’un faux départ et qu’elle avait dû suivre Fritz chez lui, de gré ou de force ! Attention ! nous touchons au dénouement ! » me fit remarquer, bien inutilement alors, le docteur, que je me gardais, certes, d’interrompre et que j’écoutais tout à fait normalement.

 

Il ne s’en arrêta pas moins quelques secondes, me regarda, regarda sa montre, hocha la tête, prit de la cocaïne et me déclara qu’il était fort perplexe, car enfin, puisque le capitaine ne m’avait point raconté cette histoire qu’il racontait à tout le monde, c’est qu’il avait sans doute de bonnes raisons pour cela !…

 

« Ah, ça ! mais, protestai-je, très énervé, vous n’allez pas me laisser en plan au point où nous en sommes ?

 

– Au point où nous en sommes, évidemment ! Je n’y pensais plus !… exprima (en hochant la tête) cet homme toujours hésitant ; mais il y a une chose à laquelle je pense, c’est qu’il est tard et qu’il faut que j’aille me coucher !… Consolez-vous, la señorita Dolorès vous racontera beaucoup mieux que moi, si elle le juge bon, la fin de cette histoire qui ne m’appartient pas !… À chacun ses responsabilités !… Bonne nuit, mon cher ami !… Dormez bien ! »

 

Je ne pus le retenir, et, après tout, il fit bien de partir, car j’avais une forte envie de lui dire des choses tout à fait désagréables, ce qu’il ne m’aurait peut-être pas pardonné.

 

Sans compter que j’aurais été coupable de m’offenser des manières d’un homme dont les malheurs domestiques avaient pu (à tout bien considérer) quelque peu déranger la cervelle…

 

XXVII

FIN DE L’HISTOIRE DE DOLORÈS


Le lendemain, je me rendis chez la señorita Dolorès, sans avoir l’air de rien, c’est-à-dire comme en me promenant pour faire acte de politesse. Je fus introduit dans un boudoir charmant, où je trouvai la señorita avec le docteur, lequel me serra la main et nous laissa immédiatement.

 

« Alors, nous sommes tous d’accord et nous pouvons compter sur vous ? me demanda Dolorès en allumant une cigarette. Puisqu’il nous est impossible de faire évader cette malheureuse, qui ne consentirait pas à se séparer de ses enfants dans de pareilles conditions, nous n’avons plus d’espoir qu’en vous !… C’est vous qui irez avertir le misérable von Treischke de la catastrophe qui menace sa famille, s’il ne sait personnellement se garder !

 

– Vous pouvez compter sur moi, señorita, répétai-je. Votre bonté et votre courage seront récompensés et l’humanité y trouvera son compte !… Il faut tout faire pour sauver cette pauvre femme, qui n’est point responsable du crime des hommes !

 

– C’est mon avis, señor !… Le docteur vous a dit de quel crime l’amiral von Treischke s’est rendu coupable envers moi ? Ce n’est pas un secret !… Excepté, en partie, pour mon fiancé…

 

– Il ne m’en a dit que le commencement, et je vous avouerai même, señorita, qu’il m’a laissé au moment le plus tragique !… Il m’a dit que vous me raconteriez vous-même la fin si vous le jugiez bon !

 

– Je le reconnais bien là ! fit-elle en s’allongeant sur sa chaise et en fumant voluptueusement ; il a dû être très embarrassé, hésitant, comme toujours, car la fin de mon histoire a deux versions et il n’aura pas voulu prendre la responsabilité de choisir !

 

– Exactement ! Exactement ! Mais je demande la vraie version, suppliai-je.

 

– Bien ! bien !… Seulement, il est entendu que vous ne la direz pas à mon fiancé Gabriel, qui, lui, ne connaît que la moitié des choses… Il est tout à fait inutile de lui faire connaître toute la vérité. Le pauvre garçon en deviendrait enragé… et cesserait certainement de nous aider dans le projet qui nous intéresse !…

 

– Je vous le promets ! Je vous le promets ! Du reste, avant mon évasion, je parlerai le moins possible !…

 

– Vous avez bien raison : le moins possible… Du silence ! même vis-à-vis de Mme l’amirale von Treischke !…

 

– Vous voulez que je ne dise rien de mon départ à Amalia ?

 

– C’est préférable !… Songez que vous ne pourriez point lui faire comprendre l’abandon apparent où vous la laissez sans lui apprendre en même temps le sort dont elle est menacée ici et sans lui faire perdre l’illusion qu’elle a que le capitaine Hyx lui permettra bientôt de quitter sa prison !… Laissez-la le plus longtemps possible dans cette consolante pensée ; j’arrangerai tout, j’expliquerai comme il faut les choses après votre départ, qui, entre parenthèses, aura lieu cette nuit…

 

– Cette nuit ! Est-ce possible ? mon Dieu ! m’exclamai-je avec ivresse… Et comment cela ?…

 

– Oh ! mon Dieu ! de la façon la plus simple du monde… Le premier officier de manœuvre doit aller prendre à Cadix quelques médecins engagés par le capitaine… Vous partirez avec lui dans la chaloupe…

 

Je vous procurerai un complet vareuse du Vengeur et une casquette marine… L’officier est dans la combinaison… et la nuit tous les chats sont gris !… »

 

Brave midship !… Rassuré définitivement et, en effet, si simplement sur mon sort, je ne pus me retenir de me jeter aux pieds de cette jeune, belle et courageuse fille !

 

« Vous me sauvez la vie, car ici je devenais fou !… Vous sauvez peut-être la vie d’Amalia et peut-être aussi celle de ses enfants !… Merci !…

 

– Relevez-vous, monsieur !… Gabriel pourrait entrer et s’imaginerait que vous me faites la cour !… Il est tout de premier jet !… Il vous tuerait comme un mouton ! »

 

Je n’ai aucune honte à avouer que je me relevai plus précipitamment encore que je ne m’étais mis à genoux, et aussitôt, pour montrer à cette enfant tout l’intérêt que je lui portais, et aussi pour satisfaire ma curiosité et compléter ma documentation sur les événements extraordinaires auxquels je me trouvais si opinément mêlé, je la priai de me raconter la fin de sa cruelle aventure.

 

« Où le docteur vous a-t-il laissé ?

 

– Au moment où ce misérable von Treischke revient au château après avoir déposé Mme votre mère chez elle !

 

– Oui ! pauvre mère ! Et il ne vous a encore rien dit de ce qui s’était passé au château ?

 

– Rien du tout !…

 

– Alors, la voiture dans laquelle se trouvait ma mère venait donc de partir… et, Fritz et moi, nous nous trouvions à notre tour sous la voûte que nous devions franchir pour sortir du château, quand tout à coup notre auto s’arrêta ; je n’entendis plus le moteur, Fritz descendit, souleva lui-même le capot, regarda sa machine et déclara : “Nous avons une fichue panne, mais je vais faire réveiller au garage le mécanicien et nous pourrons repartir dans une demi-heure…”

 

« J’étais tout à fait désolée, ai-je besoin de le dire ?… Non point que je pusse me douter une seconde des mauvaises intentions de mon compagnon… il avait été trop correct jusqu’ici et même trop gentil pour qu’une idée de ce genre pût venir m’inquiéter… Et puis, après tout, je ne suis pas timide, et un garçon, si méchant soit-il, ne me fait pas peur !… Mais il était très tard, ou plutôt il commençait à être de bonne heure, et j’aurais été heureuse de me retrouver à la maison avec ma mère, qui, certainement, allait être très inquiète !

 

« “Ne restez pas sous cette voûte où soufflent les courants d’air, me dit mon compagnon… Tenez, en attendant, entrez donc ici !…”

 

« Disant cela, il poussait une porte, sous la voûte même, et je ne fis aucune difficulté pour pénétrer dans une pièce qui, dans mon esprit, devait être quelque vestibule ou pièce commune d’attente pour les visiteurs du château.

 

« Aussitôt la porte se referma derrière nous et je m’aperçus alors que je me trouvais seule avec Fritz dans sa chambre à lui, qui devait lui servir également de cabinet de travail, car, sur une table, il y avait de nombreux papiers et de gros plis cachetés qui glissaient d’un de ces énormes sacs de cuir comme j’en ai vu embarquer quelquefois par le service des postes à bord des grands paquebots au long cours.

 

« Cette chambre était éclairée par une douce lueur électrique. L’unique fenêtre donnait sur la mer, dont on apercevait les flots argentés par l’astre de la nuit. Je me retournai vers Fritz et, tout de suite, je fus effrayée de lui voir un tout autre visage.

 

« Bientôt, je dus reculer devant ses mains tendues vers moi et tremblantes. “Dolorès ! me jeta-t-il d’une voix haletante, ayez pitié de moi ! Je vous aime comme un fou ! Pardonnez mon audace ; mais, si vous voulez bien m’aimer, vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ! Et je vous jure de vous épouser, de n’aimer jamais, que vous !”

 

« Je lui répondis simplement : “Laissez-moi partir !…”

 

« J’avais recouvré tout mon sang-froid…, je ne le craignais pas !…

 

« “Partir ! non ! non ! me répondit-il… C’est impossible ! Vous êtes ma prisonnière !

 

« – Qu’est-ce que vous dites ?…”

 

« Il vit ma fureur et ma décision ; j’avais bondi jusqu’à la fenêtre qui était ouverte à une grande hauteur sur l’abîme, et il ne douta point que, s’il faisait un pas de plus, il allait me voir disparaître dans le vide…

 

« “Oh ! fit-il, vous ne m’aimez pas !… vous ne m’aimerez jamais pour vouloir mourir ainsi !… Je suis le plus malheureux des hommes !…”

 

« Et il tomba à genoux et pleura… Je le regardais pleurer. Il était sincère et pitoyable… Je le plaignis et lui pardonnai son acte inqualifiable. “Laissez-moi m’en aller, Fritz, dis-je, je ne parlerai de cela à personne… Songez combien ma mère doit être inquiète… soyez raisonnable… relevez-vous et ouvrez-moi la porte…”

 

« Il soupira et se releva docilement. Il continuait de pleurer comme un enfant. “Vous en aimez donc un autre ? me demanda-t-il.

 

« “– Oui, je suis promise. »

 

« Et j’ajoutai pour le consoler : “Je n’ai qu’une parole. Il fallait venir plus tôt…

 

« “– Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !… Vous m’auriez aimé, n’est-ce pas ?…

 

« “– C’est une chose qui n’eût peut-être pas été tout à fait impossible si mon cœur avait été libre !

 

« “– Oh ! mon Dieu !… Oh ! mon Dieu !… répéta-t-il avec espoir… Et il n’y a plus rien à faire à cela ?

 

« “– Non ! non ! plus rien !… ouvrez-moi la porte !…”

 

« Il s’avança en chancelant vers la porte. Je le suivais et m’apprêtais à me jeter dehors !… Alors il se retourna encore vers moi et, la figure embrasée de honte, dut m’avouer le complot. Il me dit que, si je n’agissais pas avec prudence et si je n’avais pas confiance en lui, les autres ne me laisseraient pas sortir ainsi du château !… C’était le Kessel (le von Treischke) qui avait tout arrangé avec ses acolytes… et qui lui avait préparé, à lui, Fritz, cette jolie petite surprise d’amour !…

 

« Encore une fois il me demanda honteusement pardon en m’avouant que le Kessel était un homme tout-puissant auquel il était tout à fait impossible de désobéir !… Toutefois, si j’étais raisonnable… et si je consentais à comprendre les difficultés de sa situation, à lui, il m’aiderait, moi, à me tirer d’affaire, car j’étais digne de tous les sacrifices !…

 

« “Vous êtes un misérable ! m’écriai-je, de vous être prêté à une pareille infamie ! Et votre Kessel et tous vos amis sont des misérables !…

 

« “– Oui ! oui ! acquiesça-t-il, c’est très exact ! Mais il faut sortir de là !… Laissez-moi regarder d’abord si la porte du château est ouverte et si mes amis ne sont pas à veiller aux fenêtres !

 

« “– Qu’est-ce que vous leur direz ?…

 

« “– Eh ! fit-il en baissant la tête, je leur dirai ce qu’il faudra pour qu’ils vous laissent partir !…”

 

« J’avais compris ce qu’il entendait par “leur dire ce qu’il faudra” ! Tant de lâche imagination pour me sauver allait parfaitement à un charmant jeune homme qui avait accepté de me déshonorer par obéissance ! Ainsi c’est tout ce qu’il avait trouvé pour mon salut : me salir ! Tout cela était bien boche ! Il allait leur raconter que je lui avais cédé, et, satisfaits de mon déshonneur, ces messieurs me laisseraient passer !…

 

« “Ah ! plutôt la mort ! m’écriai-je… Mais il n’y a donc pas d’honnêtes filles dans votre pays !…”

 

« Et, comme une folle, je me mis à appeler à mon secours !… Gabriel !…

 

« Oui, dans cette minute terrible, c’est le nom de mon fiancé que j’invoquais : il ne devait pas, hélas ! me porter bonheur… Je n’avais pas plutôt jeté ce cri vers lui et vers les cieux qu’un affreux éclat de rire derrière la porte me répondit et qu’une voix que j’entendrai toute ma vie commanda : “Ouvrez !…

 

« “– À vos ordres ! répondit Fritz, qui était soudain devenu plus pâle qu’un mort.”

 

« Et il ouvrit la porte ! Le faux Kessel entra, suivi d’une demi-douzaine de ses complices, et, comme ces misérables se moquaient de Fritz et de moi avec d’ignobles plaisanteries, il les fit taire.

 

« Jamais je ne l’avais vu commander sur ce ton ! Fritz, devant lui, avait pris une attitude de soldat, et je compris, bien qu’ils parlassent en allemand, que le Kessel reprochait à son subordonné de ne pas avoir exécuté la consigne !…

 

« Fritz s’étant tourné vers la fenêtre allait sans doute expliquer que j’avais menacé de me jeter dans la mer ! Mais il n’en eut pas le temps. Comprenant bien, cette fois, à l’attitude de tous, que je n’avais plus d’espoir de leur échapper que par là, j’accomplis un mouvement si rapide de ce côté que je pus me croire délivrée de tous les maux de la vie ! Mais, eux aussi avaient bondi, et ils me jetèrent brutalement au milieu de la chambre et fermèrent la fenêtre.

 

« Von Treischke railla Fritz en lui demandant s’il avait compté uniquement sur sa beauté pour me séduire, ce qui fit encore rire les autres !… Mais encore il leur imposa silence et, reprenant sa terrible voix de commandement, il jeta à la tête de Fritz ces mots français, pour que je comprisse bien que je n’avais plus rien à espérer : “Service commandé !”

 

« Puis, éclatant d’un abominable rire, il fit sortir tout le monde, excepté Fritz, et il sortit lui-même, et la porte fut refermée.

 

« Alors Fritz, qui paraissait déjà fou, se rua sur moi, sans un mot. Mais il s’affaissa presque aussitôt, grièvement blessé.

 

« Je l’avais frappé à la gorge avec mes ciseaux de poche que j’ai toujours sur moi au magasin et que j’avais emportés par mégarde.

 

« Le sang coulait de sa blessure à gros bouillons, et je restai stupide, anéantie, sans force, appuyée au mur, regardant avec horreur ce grand corps agité de spasmes.

 

« Combien de minutes passèrent ainsi ? Je ne pourrais le dire ! Maintenant l’homme ne remuait plus. Je pus le croire mort. Il n’était que grièvement blessé. La porte se rouvrit. Il y eut des cris. Je fus agrippée par des mains féroces. J’entendis encore la voix effroyable de von Treischke qui donnait des ordres. La fenêtre fut de nouveau ouverte. Von Treischke disait : “Puisqu’elle voulait aller à la mer, elle ira !”

 

« D’abord je ne compris point ce qu’ils voulaient faire de moi. Je n’avais, du reste, aucune force pour leur résister, j’étouffais d’horreur et de faiblesse. Enfin je saisis toute l’affaire. Ces messieurs me glissaient dans le sac !

 

« Oui, ils m’enfermaient dans le sac aux dépêches !… »

 

À ce moment du récit de Dolorès, je ne pus, moi, Herbert de Renich, retenir l’expression de mon indignation et je la criai sans doute trop fort, car la señorita se leva vivement, alla soulever une portière, parut écouter quelque bruit, revint vers moi et me dit :

 

« Señor Herbert, il va falloir me quitter, me dire adieu. Nous ne nous reverrons peut-être jamais plus !… Vous trouverez, en rentrant chez vous, un uniforme du Vengeur dans votre armoire. Cette nuit, revêtez-le, aussitôt après le dîner. Le docteur viendra vous chercher et vous conduira à l’officier de manœuvre. Avant deux heures du matin vous serez à Cadix ! Faites tout au monde pour que ce misérable von Treischke échappe à la vengeance du capitaine Hyx, si vous aimez Amalia !… Moi, je l’aime déjà comme une sœur, et en ce qui me concerne je veux tout oublier pour elle !…

 

– Vous êtes un ange ! m’écriai-je une fois de plus, vous qui avez tant souffert et qui savez pardonner !… Mais, dites-moi, ces misérables, après vous avoir enfermée dans le sac, ne vous ont cependant pas jetée à la mer !…

 

– Si, señor, ils m’ont jetée à la mer !…

 

– Et par quel miracle avez-vous été sauvée ?…

 

– Par le miracle de la Vierge et du capitaine Hyx !… Mais allez ! allez !… j’entends des pas !… Le docteur vous dira la fin de cette terrible histoire !… La fin ? Hélas ! est-ce bien la fin qu’il faut dire !… Est-ce que nous ne continuons pas de la vivre dans une horreur nouvelle !… À vous señor de nous sauver du crime qui se prépare !… Adios !… »

 

Je me sauvai… j’errai dans les coursives, sans trop savoir, ce jour-là, ce que je faisais. Et puis, je quittai aussi les coursives, il me semblait qu’elles s’emplissaient, par instant ; d’un long gémissement qui me faisait dresser les cheveux sur le front !… Ah ! sortir enfin, sortir de ce cauchemar sous-marin !… Était-il vrai que j’allais revoir, pure et douce, la lumière du jour ?… et le dessus de la mer ?… et marcher encore sur la terre verdoyante ?… et revoir des arbres et des routes, ô mon Dieu !

 

Toutefois, je n’étais point sans me reprocher quelque peu l’allégresse intime dans laquelle me jetait cette espérance, car la réalisation de ce beau programme allait m’éloigner d’Amalia !… Mais le programme n’était-il point justement de la sauver !… Sans doute ! sans doute !… mais elle n’en resterait pas moins là, la douce et adorable créature, avec ses petits enfants, livrée aux imaginations vengeresses de ce fou de capitaine Hyx !… Et j’allais avoir le courage d’aller la voir encore une fois avant ma fuite, et de lui baiser ses belles mains, et de lui mentir par mon silence !… Dolorès me l’avait conseillé !… Et, cela, certes, valait mieux ainsi !…

 

Je fus donc chez Amalia et je restai silencieux près d’elle, en embrassant ses belles mains et en caressant les cheveux de ses enfants, mais je ne pus m’empêcher de répandre sur une si grande infortune un si grand torrent de larmes qu’Amalia comprit qu’il y avait encore quelque chose de nouveau ! Elle me demanda de m’expliquer, mais je m’enfuis en secouant la tête.

 

Quand je repense à cette visite, je ne puis que la regretter, car, en vérité, elle n’était point faite pour rassurer la pauvre âme, et ma stupide grande émotion dut jeter Amalia dans une plus grande inquiétude que jamais et dans une folle perplexité ! Moi, je me disais : « Sûrement, quand elle saura que je suis parti, elle me prendra pour un lâche !… » Et cette pensée égoïste m’empêchait de surveiller mes gestes et de m’apercevoir du mal que je faisais sans le vouloir !…

 

Enfin la nuit arriva ; j’avais jeté un coup d’œil dans mon armoire et j’avais découvert le costume annoncé. Je m’étais gardé d’y toucher, dans la crainte d’une dernière visite de Buldeo. Ayant feint un grand mal de tête, j’avais dit à cet aimable steward que je ne désirais plus rien que me reposer et que je ne supporterais, ce soir-là, d’autre visite que celle du docteur.

 

Seul maintenant dans l’attente du prochain événement qui allait me délivrer, je vivais des minutes de fièvre quand le docteur poussa ma porte, me vit et hocha la tête. Il semblait plus embarrassé que jamais.

 

« La minute est moins décisive que je ne l’avais espéré », commença-t-il par me déclarer.

 

À ces mots, je tressaillis de la tête aux pieds.

 

« Eh ! quoi ! fis-je dans un souffle… avez-vous déjà abandonné le projet de me faire fuir ?…

 

– Non pas !… Non pas !… répondit-il avec empressement… cela tient toujours !… Mais il s’agit en attendant, de ne commettre aucune imprudence !…

 

– C’est bien mon avis !… »

 

Alors il se pencha à mon oreille :

 

« La señorita m’a procuré un uniforme du V que je vous ai apporté moi-même, tantôt, dans ma trousse, et que vous avez dû trouver dans votre placard. Vous avez bien fait de ne pas le mettre car nous ne sommes pas au bout de nos peines !

 

– Eh ! mon Dieu ! qu’arrive-t-il ? Tout était réglé si simplement !

 

– Eh bien ! Il arrive que les choses ne se présentent pas aussi simplement qu’elles le paraissaient tout d’abord !…

 

– Parlez !… Parlez !…

 

– Sachez donc que nous ne nous arrêtons pas devant Cadix !…

 

– Allons, bon !… Mais pourquoi ?… mais pourquoi ?…

 

– Je n’en connais point toutes les raisons. En tout cas, nous n’embarquerons point les médecins ! Parce que ceux-ci sont envoyés ailleurs directement ! Le capitaine Hyx pourrait nous dire où et pourquoi… Du reste, il y a, depuis quelques heures, du nouveau dans l’air, surtout depuis les dépêches de Cadix. Bien malin serait celui qui pourrait nous renseigner là-dessus, en dehors du capitaine !… »

 

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre.

 

« Enfin, mon évasion, que devient-elle, dans tout cela ? demandai-je, horriblement inquiet.

 

– Eh ! rassurez-vous ! Quand je vous dis qu’elle tient toujours ! Mais ce sera pour Vigo !

 

– Ah ! ah ! pour Vigo ?…

 

– Oui, ça vous est égal ?… Nous y serons dans quelques heures, à Vigo ! Pour moi, ajouta-t-il en hochant la tête, il y a quelque chose de nouveau, précisément, à Vigo !… Quoi ? Quoi ? Ah ! voilà le hic !… Le capitaine Hyx m’a paru extraordinairement agité, je puis vous le dire ! La télégraphie sans fil spéciale n’a pas dû lui apporter de très très bonnes nouvelles. Enfin, il y a quelque chose qui ne va pas, c’est mon avis ! En tout cas, il peut compter sur mon dévouement !

 

– Et moi, monsieur, moi, puisse toujours compter sur le vôtre ?…

 

– Encore !… Pourquoi en doutez-vous ? Du moment que la señorita n’a pas changé d’avis !…

 

– C’est heureux !… Alors, à Vigo, je monte dans la chaloupe, comme je devais y monter à Cadix, derrière le midship ?

 

– Point du tout ! Voilà ce qui va se passer… Vous m’écoutez ? » Il alla à la porte, selon son habitude, quand il croyait utile de me confier quelque chose d’exceptionnel ; il écouta, jeta un coup d’œil dans le couloir, revint près de moi en poussant un soupir.

 

« Voici ! Nous allons rouler sur les fonds de Vigo !

 

– Comment, “rouler” ?

 

– Oui, nous roulons sur les fonds comme une voiture ! Nous roulons sur des roues, quoi !… Bref, il doit y avoir du danger à émerger, puisque nous allons rouler ! et débarquer dans le fond !

 

– Quoi ? Quoi ? débarquer dans le fond ?

 

– Oui, le midship est toujours de service, mais cette fois il gagne la terre avec ses hommes par le fond de mer ! Vous comprenez ?

 

– Mais non ! je ne comprends pas !… Qu’est-ce que je fais, moi, pendant ce temps-là ?

 

– Eh bien ! vous êtes toujours de l’expédition, c’est entendu…

 

– Ah ! oui !

 

– Évidemment ! Mais, comme vous voyez, ce ne sera plus aussi simple : du moins, ça ne vous paraîtra plus aussi simple. Faudra que vous entriez dans l’habit !

 

– Quel habit ?

 

– Eh bien ! l’habit de scaphandrier !… Oh ! ce n’est rien du tout, avec des fonds pareils ! À peine de pression ! Vingt-cinq mètres d’eau sur la tête… Vous verrez, vous serez là-dedans comme chez vous ! »

 

Je ne lui répondis même pas, tellement cette idée d’aller me promener dans l’eau en « habit de scaphandrier » m’anéantissait !

 

Ah ! certes ! je préférais de beaucoup l’autre combinaison !

 

Pour lutter contre mon affaissement, le docteur me donnait des détails très agréables sur le mode de respiration, etc.

 

« Jamais, jamais vous n’aurez une occasion pareille !… plus sûre et plus tranquille !… C’est peut-être moins simple, mais c’est autrement sûr que la chaloupe !… Qui vous reconnaîtra en scaphandrier ? Personne !…

 

– Je l’admets ! je l’admets !… Mais personne ne viendra non plus à mon secours si nous nous égarons sous la mer !… »

 

En entendant ces mots, Médéric Eristal se mit à rire tranquillement :

 

« Ah ! non ! non ! fit-il, tout excepté cela, les routes sont repérées au fond de la mer, je vous prie de le croire !… Du reste, c’est par ces routes-là que le capitaine Hyx, un certain matin, nous a ramené la señorita Dolorès !…

 

– Non ? …

 

– Dame ! ne vous l’a-t-elle pas raconté ?

 

– Eh ! elle n’a pas eu le temps de finir son histoire…

 

– Eh bien, la voilà, la fin de son histoire !… Certain matin, de bonne heure, le capitaine Hyx se promenait avec deux lieutenants au fond de la baie de Vigo, où il cherchait à découvrir les réserves sous-marines du ravitaillement boche, quand un sac lui tomba sur la tête, puis lui glissa dans les bras !…

 

« Dans ce sac quelque chose remuait !…

 

« Le capitaine et ses hommes, portant le sac, rentrèrent en hâte dans une de nos chaloupes sous-marines qui, heureusement, était toute proche…

 

« Quand ils furent sortis de la chambre des scaphandres le sac ne remuait plus !

 

« On l’ouvrit…

 

« On y trouva la señorita Dolorès à moitié étouffée !… mais nullement noyée, le sac étant imperméable !… Quelques pressions rythmiques de votre serviteur rendirent la señorita à la vie.

 

« Et maintenant, conclut le docteur en me secouant par les revers de ma jaquette et en hochant la tête, vous n’ignorez plus rien de l’histoire de Dolorès ! Faites-en votre profit et vous comprendrez qu’avec un bon scaphandre on peut non seulement garder sa vie au sein des eaux profondes, mais encore sauver celle des autres !…

 

– C’est prodigieux ! fis-je en hochant la tête à mon tour. Le von Treischke n’avait pas compté là-dessus !…

 

– Vous pouvez le dire !…

 

– Alors, il croit Dolorès morte ?

 

– Évidemment !… Et la mère aussi a cru sa fille morte ! Et elle mourut d’avoir cru cela !… À Vigo, il fut entendu qu’il y avait eu drame d’amour et que la señorita, après avoir frappé son amoureux, s’était suicidée en se jetant dans la mer ! On chercha son corps pendant deux jours. Et puis personne n’en parla plus. Pas même le jeune Fritz, qui, lui, ne mourut point et quitta le pays, à peu près guéri, quelques semaines plus tard, avec le faux Kessel, sur un vaisseau neutre qui devait les transporter en Amérique… ou ailleurs !… Ah ! à propos de la tentative de suicide de Dolorès, sachez que Gabriel y croit dur comme fer ! C’est que le capitaine Hyx avait prié la señorita de ne point raconter à son fiancé l’histoire du sac, qui aurait rendu le jeune homme fou de rage contre von Treischke !…

 

– Voilà bien des ménagements pour le von Treischke !

 

– Eh ! comprenez que le capitaine tient beaucoup à sa vengeance personnelle ! Et c’est bien la raison pour laquelle il a trouvé inutile que Dolorès, en racontant toute la vérité au Basque, excitât davantage celui-ci contre un homme que lui, capitaine Hyx, a marqué de son sceau ! Qu’aurait fait le Basque ? Il aurait donné un coup de couteau ! La belle affaire ! ! ! Le capitaine lui réserve autre chose ! Hélas ! hélas !

 

– Que votre capitaine soit damné, m’écriai-je, puisque c’est par le supplice d’une innocente qu’il doit créer la géhenne du coupable ! Horreur ! horreur ! »

 

Le docteur me menaça de son doigt sur ma bouche.

 

« Il ne s’agit pas de répéter à chaque instant : horreur ! Nous aussi nous avons dit : horreur ! le midship, Dolorès, Gabriel et moi !… et nous avons peut-être eu tort de dire : horreur !… Mais il s’agit de profiter des instants pendant lesquels nous sommes sentimentalement d’accord avec vous sur cette horreur-là !… Oui ou non, êtes-vous disposé à fuir ?

 

– Certes !… certes !… comment pouvez-vous me demander une chose pareille ?…

 

– À fuir en scaphandre ?…

 

– Ah ! c’est une autre chose !… C’est une autre question…

 

– C’est la seule, pour le moment ! Réfléchissez bien une dernière fois et répondez-moi !… Après, il sera peut-être trop tard !…

 

– Mais, c’est épouvantable… épouvantable…

 

– Chut, fit-il tout à coup, écoutez donc !… Quel est ce bruit ?… »

 

XXVIII

POURQUOI L’IRLANDAIS ÉTAIT LE PLUS FÉROCE


Nous percevions, en effet, un grand éclat bachique, malgré qu’il fût déjà assez tard. C’était des hoch ! hoch ! des ach ! ach !… et des hurrahs !… et des chocs de verres !… et des chants, dont le Gaudeamus igitur !…

 

La porte du fumoir devait être restée ouverte au fond de la coursive de la prison blanche !… Mais pourquoi cette extraordinaire réjouissance ?…

 

Le docteur avait entrouvert la porte de ma chambre et écoutait.

 

« Pas d’erreur, dit-il, il doit y avoir cette nuit quelque horrible fête…

 

– Misère de ma pauvre vie ! gémis-je en frissonnant, n’entendrai-je donc jamais ici que des histoires de crimes, des cris de mort, des adieux de bêtes humaines que l’on prépare pour l’abattoir !…

 

– Eh ! mon cher petit monsieur, souffla le docteur, en me mettant à nouveau un doigt près de la bouche, que diriez-vous si vous vous étiez trouvé sur la frontière belge, au moment de l’invasion ! »

 

À ce moment, Buldeo survint dans la coursive et nous adressa un petit salut rapide. Il avait mis sa cravate blanche et son smoking des grands soirs ; il avait aussi son grand air de steward en chef et portait entre les doigts une quantité incroyable de bouteilles de champagne vides.

 

« Qu’y a-t-il ? lui demanda le docteur. Il me semble que ces messieurs font beaucoup de bruit !

 

– C’est qu’ils ont été avertis de la visite de l’Irlandais, répondit Buldeo. Il y a des bonsoirs du capitaine Hyx dans l’air ! Vous n’avez pas lu le dernier communiqué du bord depuis les dépêches de Cadix ? Tenez, monsieur le docteur, prenez le communiqué dans la poche de mon smoking ; vous voyez que je n’ai pas les mains libres ; ils boivent, ils chantent ! Que voulez-vous, ils se donnent du courage ! Et jusqu’à la dernière minute ils essayent de se montrer plus solides les uns que les autres et de s’étonner, les uns les autres, dans l’espérance qu’une telle attitude courageuse pourra, au dernier moment, leur être comptée, aux dépens de ceux qui frissonnent déjà dans leur moelle et ne peuvent tenir un verre qu’en tremblant !… C’est dans le programme !… Sans compter que von Busch et von Freemann savent déjà à quoi s’en tenir !…

 

– Je les croyais otages entiers, fit le docteur.

 

– Oui, mais leurs lettres sont arrivées trop tard à destination ! Les personnages de la vie desquels ils répondaient sur leur propre vie étaient déjà morts !… Alors, vous comprenez ?… J’ai bien l’honneur de vous saluer, messieurs !… »

 

J’avais compris ! Ah ! on ne se gênait plus pour tout dire devant moi, maintenant qu’on me croyait rivé à ce vaisseau d’enfer !

 

Nous rentrâmes dans la chambre et, malgré la porte fermée, on entendait encore de lointains hoch ! hoch ! qui me faisaient mal au cœur, mal au cœur, mal au cœur !…

 

« Voilà quelque chose qui va vous mettre le cœur en place », me dit le docteur en hochant la tête et en parcourant le papier qu’il avait pris dans la poche de Buldeo. C’était une double feuille couverte de caractères fins dactylographiés.

 

En tête, on lisait : Communiqué de la nuit du… à bord du « Vengeur ». Puis : Nouveaux renseignements officiels sur le travail des Allemands en Belgique. Puis : « Interview par notre correspondant spécial au Havre de M. le chef de cabinet du ministre de la Justice Carton de Wiart. »

 

Et nous lûmes :

 

« M. le chef de cabinet du ministre de la Justice Carton de Wiart a bien voulu mettre à notre disposition quantité de rapports, dont quelques-uns sont encore inédits, qui contiennent des faits aussi précis que les précédents.

 

« Pour vous donner une idée exacte de ce que souffrirent les malheureux Belges, je vais vous lire les derniers renseignements qui nous sont parvenus, non pas sur les grands massacres de Dinant, Louvain, Termonde, Aerschoot, Malines et tant d’autres villes, crimes qui sont universellement connus et même avoués depuis que l’Allemagne les a qualifiés d’erreurs tragiques, mais de la petite localité de Schaffen où, toujours sous prétexte que des civils avaient tiré sur les troupes allemandes, on compta bientôt vingt-trois victimes ; deux hommes furent enterrés vivants, un clerc de notaire fut brûlé vif, deux cents maisons furent incendiées.

 

« Le curé fut fait prisonnier et amené dans le jardin du presbytère à coups de crosse de fusil. Les soldats allemands l’entouraient en ricanant, l’insultaient en lui annonçant qu’il allait mourir.

 

« C’est à Schaffen aussi que les Allemands forcèrent les prisonniers civils à entrer dans la maison du bourgmestre, en flammes.

 

« Le curé, par un hasard extraordinaire, fut relâché, mais après qu’un soldat eut encore brandi son poignard sur sa poitrine et que ses compagnons – pendant qu’il faisait deux cent cinquante pas pour se rendre au presbytère – l’eurent roué de coups de cravache de dix mètres en dix mètres.

 

« Un compagnon du curé de Schaffen, un nommé Bucher, fut achevé à coups de fusil parce qu’il ne pouvait plus marcher, ayant trop souffert des mauvais traitements.

 

« Et ce fut partout ainsi, il faut qu’on le sache !

 

« Des crimes – que rien ne justifiait – ont été commis en Belgique ; des villes ont été rasées sans motif ; des femmes, des enfants – dont nous avons vu des photographies – ont été mutilés avec une cruauté sans nom… »

 

Et le communiqué du Vengeur se terminait par ces mots à l’encre rouge : « À la suite de la communication de notre correspondant nous révélant le travail accompli par l’armée allemande à Schaffen, et considérant que ce travail n ‘a été payé encore d’aucune valeur d’échange ; considérant que ce fait anormal ne saurait se prolonger sans scandale ni sans danger pour l’œuvre du Vengeur, la direction de cette œuvre a la douleur de faire savoir à ces messieurs prisonniers de guerre que quatre des plus considérables d’entre eux seront désignés avant l’aube pour payer prochainement notre dette et rétablir la balance relative du nouveau compte que nous avons été obligés d’ouvrir sur nos livres pour la petite ville de Schaffen. »

 

« Que dites-vous de cela ? » me demanda le docteur quand j’eus terminé ma lecture et que je lui eus remis son papier, les mains tremblantes.

 

Mais encore je n’eus pas le temps de lui répondre tout de suite. Une petite troupe passait dans la coursive.

 

Ma curiosité était trop éveillée pour que je résistasse encore au besoin aigu et maladif de voir même des choses qui me faisaient horreur.

 

Un piquet de matelots, qui avaient tous mis baïonnette au canon de leur fusil, défilait silencieusement devant nous (on n’entendait plus au lointain aucun bruit, aucun hoch ! aucun hourra !) encadrant d’abord le von Busch-Boulet rouge et le von Freemann-Mort verte ; l’un plus rouge que jamais, l’autre vert comme du gorgonzola un peu trop avancé ; puis venaient, atrocement pâles, quatre personnages qui avaient joyeusement dîné non loin de moi, le fameux soir où le herr professor, oncle Ulrich, s’était servi pour la dernière fois de sa langue pour prononcer de si beaux discours !…

 

Derrière ce défilé de condamnés marchait silencieux l’Homme aux yeux morts, le sinistre Irlandais !…

 

« Ah ! celui-ci est de toutes les fêtes ! » m’écriai-je.

 

Et je ne pus m’empêcher de me jeter sur lui pour demander :

 

« C’est à la mort que vous les conduisez ?… C’est à la mort, n’est-ce pas ?…

 

– Si vous êtes curieux, vous pouvez venir !… Vous en saurez autant qu’eux !… Nous n’avons rien à cacher à personne !…

 

– Atroce ! atroce !… »

 

Mais il disparut, avec un rire affreux, au tournant de la coursive… Je me rejetai dans ma chambre.

 

« Je pars ! je pars ! fis-je au docteur… C’est décidé ! c’est bien décidé !… Oui ! oui ! il ne dépend plus que de moi peut-être que les autres soient tous sauvés !

 

– C’est beaucoup !… exprima le docteur avec une placidité qui me glaça.

 

– Je pars !… quand ce ne serait que pour ne plus voir, pour ne plus entendre cet affreux Irlandais !…

 

– C’est certainement le plus féroce de tous ! m’avoua Médéric Eristal.

 

– Et pourquoi ? Le savez-vous ?…

 

– Oui ! oui ! ce n’est pas un secret !…

 

– On lui a aussi, sans doute, assassiné femme, enfants, père et mère !…

 

– Mieux que ça ! Mieux que ça !…

 

– Comment, mieux que ça ?

 

– Je vous dis : mieux que ça ! Je le connais bien : c’est moi qui l’ai signalé au capitaine Hyx, au temps où le capitaine cherchait encore un second à la hauteur ! Je lui ai dit : “Vous pouvez prendre celui-ci, il sera sans miséricorde… et il vous remettra dans le vrai chemin, si par hasard vous fléchissiez !…

 

– Voilà donc un homme comme il m’en faut, me répondit le capitaine… un homme qui serait capable de me tuer si je pardonnais !”

 

« Et il l’engagea : l’affaire fut faite tout de suite…

 

– Tout de même, interrompis-je, me direz-vous ce que les Boches lui avaient fait ?

 

– Ah ! oui, parfaitement !… Voilà un homme qui, à l’âge de six mois, avait été jeté sur la route par sa mère, qui le trouvait trop laid ; un homme qui n’a jamais pu se marier pour cette même bonne raison (doublée de cette autre qu’il n’avait pas le sou)… enfin, comme on dit, un paria !… Triste sire chéri des larmes ! Cœur vide d’amour et rempli soudain, quelques années avant la guerre, d’un immense amour pour une toute petite chienne, le seul être au monde qui ne le trouvât pas trop laid et qui l’aimât !…

 

« Pour un soupir de sa chienne, l’Irlandais aurait donné la terre et bien d’autres planètes : tout le système solaire avec, par-dessus le marché, les joies du paradis !… Les Prussiens ont tué sa chienne !… comprenez-vous ?… Histoire de rire !… Un gros Poméranien rigolo, qui passait du côté d’Ostende, où l’Irlandais avait pris sa retraite de capitaine morutier, lui emporta sa petite chienne au bout de sa baïonnette ! Alors l’Irlandais est ici pour venger sa chienne ! Comprenez-vous ?

 

– Oui ! oui !…

 

– Mais qu’est-ce que vous avez ?… Pourquoi ces yeux hagards ? Qu’est-ce que vous cherchez au fond du placard ?

 

– Mon vêtement ! pour m’évader !… pour partir !… ah ! partir !…

 

– Très bien ! Mais après ce vêtement-là n’oubliez pas qu’il y a l’autre, celui du scaphandrier !…

 

– Oui, oui, partir !…

 

– Vous voilà raisonnable : je vous le dis, il n’y a aucun danger, vous savez, avec l’habit de scaphandrier !

 

– Qu’importe !… Ah ! qu’importe !… Par le fond de la mer, par où vous voudrez !… Partir !… »

 

XXIX

COMMENCEMENT DE MON ÉVASION


Cinq minutes plus tard, j’avais revêtu l’uniforme des matelots du Vengeur. Médéric Eristal me considéra quelques instants en silence, puis il eut l’air de réfléchir profondément, comme toujours, cependant que je l’entendais remuer ses clefs dans sa poche, puis il fronça le sourcil et enfin daigna parler :

 

« Savez-vous, me dit-il, que c’est une bien grave affaire que celle que nous entreprenons-là !… »

 

J’eus aussitôt la peur instinctive que cet homme, toujours hésitant, revînt sur l’une de ses rares décisions et renonçât à prêter la main à ma fuite, dans le moment même que j’avais décidé de la tenter.

 

Et peut-être n’avais-je pas tout à fait tort de craindre quelque événement de ce genre, car il remuait ses clefs, remuait ses clefs, et, en même temps, pesait, de toute évidence, sous ses sourcils froncés, des « pour » et des « contre » dans la balance éternellement inquiète de sa pauvre cervelle d’homme de science qui ne croyait plus en Dieu depuis qu’on lui avait martyrisé sa fille et qui ne croyait pas en la science non plus !

 

« Partons ! partons ! fis-je, affolé, le midship m’attend déjà, peut-être !…

 

– C’est bientôt dit : partons ! partons ! partons !… Mais, moi, en ce moment, en ce moment suprême, permettez-moi de me demander une dernière fois si j’ai tort ou si j’ai raison !…

 

– Vous avez raison ! affirmai-je, avec une autorité désespérée.

 

– Écoutez-moi bien ! fit-il, avec un soupir, je veux que vous me prêtiez le serment de n’avoir aucune curiosité pour ce qui est ou pour ce qui peut se passer aux îles Ciès !

 

– Quelles îles Ciès ? questionnai-je, quelque peu ahuri.

 

– Voilà bien le voyageur !… Voilà bien le voyageur ! ricana-t-il en faisant entendre un grand bruit de trousseaux de clefs… Monsieur a fait escale à Vigo, mais monsieur ignore ce que sont les îles Ciès !

 

« Eh bien, cher petit ami, tâchez à les ignorer toujours, c’est ce que vous aurez de mieux à faire ! Ou plutôt faites tout votre possible pour les connaître le moins longtemps. C’est tout ce que je vous demande, sur la tête de vos parents ou sur la vôtre, et sur celle de Mme l’amirale von Treischke, qui vous est certainement aussi chère que toutes les autres réunies, car j’aurai foi dans le serment d’un amoureux de votre genre, un amoureux de sentiment pur, c’est-à-dire du genre le plus noble ! »

 

J’aurais pu me demander s’il se moquait de moi, mais je vis bien qu’il était trop préoccupé pour se livrer à une facétie misérable.

 

« Sachez, me disait-il, sachez que vous allez aborder, par le fond de la mer, l’une des îles Ciès… Insulæ Siccæ, disaient les anciens ! Groupe d’îles sauvages, désertiques, points perdus dans la mer, en face de la rade de Vigo… aussi désertiques que les Desertas, dans le groupe de Madère, veuillez le croire ! Eh bien ! vous me ferez le plaisir de ne plus même vous préoccuper de savoir à laquelle de ces îles vous aborderez, n’est-ce pas, mon petit ami ?… Ceci n’est pas mon secret, c’est le secret du propriétaire ! Le propriétaire a le droit de tout faire dans sa propriété ! C’est le jus abutendi ! Il a le droit d’user et d’abuser ! Nous n’avons rien à y voir ! Il peut transformer une île déserte en place de la Concorde ! Qui est-ce qui y trouverait à redire ? Mais je vous dis, moi, que même si vous trouviez l’obélisque dans les îles Ciès (insulæ Siccæ) il vaudrait mieux pour vous ne pas vous en apercevoir ! Compris ?

 

– Compris !… » obtempérai-je immédiatement et très singulièrement impressionné par l’étrange langage du docteur…

 

Soudain je me rappelai certaine allusion de Médéric Eristal à certaines îles dans lesquelles les Allemands avaient rêvé d’établir des dépôts secrets destinés au ravitaillement de leurs sous-marins, et au fait qu’ils avaient dû y renoncer parce que d’« autres » avaient déjà fait l’affaire.

 

J’imaginai facilement que le docteur avait pu désigner ainsi les Ciès ; son langage ne fut plus un mystère pour moi. Certainement, le capitaine Hyx devait avoir acheté ou loué ces îles pour y créer un point d’appui pour lui-même, quelque port secret pour son Vengeur… et alors je trouvai tout naturel que Médéric Eristal me demandât de fermer les yeux, autant que possible, en abordant dans un endroit aussi « réservé », et exigeât de moi le serment de me montrer, par la suite, à l’égard de cet endroit, aussi « réservé » que l’endroit lui-même.

 

« J’ai si bien compris, repris-je, que je ne fais aucune difficulté de vous prêter le serment que vous demandez sur la tête qu’il vous plaira. Et maintenant, docteur, que vous voilà rassuré, partons !

 

– Hum !… je crois, en effet, que nous allons pouvoir partir, me répondit Médéric ; mais, puisque nous avons encore cinq minutes devant nous, peut-être ne trouverez-vous pas inutile que je vous dise comment les choses exactement doivent se passer… Aussitôt que vous serez arrivé dans l’île, c’est le midship qui aura la bonté de vous délivrer lui-même de votre scaphandre, puis il vous donnera le mot de passe. Grâce à ce mot, vous traverserez l’île rapidement sans encombre, mais ne regardez ni à droite, ni à gauche, autant que possible ! Alors vous arriverez à un petit port de rien du tout que l’on appelle la Espuma (l’Écume) et dans lequel se trouvera une misérable petite barque de pauvre pêcheur ; non loin de là, vous verrez une cabane isolée sur un rocher. Vous irez frapper cinq coups à la fenêtre, qui s’ouvrira. Vous direz le mot de passe. Et vous n’aurez plus à vous occuper de rien.

 

« Surtout ne questionnez pas. Un pauvre pêcheur sortira de la cabane et vous fera monter dans sa barque. Il hissera sa voile et en route pour Vigo ! Si les vents ne sont pas propices, rassurez-vous ; le pauvre pêcheur a un moteur à pétrole dans sa pauvre barque, qui est munie d’une petite hélice sous le gouvernail, parfaitement !

 

« Ainsi vous voilà bien tranquille ; et l’affaire n’est pas encore, après tout, aussi compliquée qu’elle a pu le paraître ! Et maintenant en avant ! et bon courage ! »

 

Nous sortîmes de la chambre et de la coursive de la prison blanche, sans aucun incident. La sentinelle, à la porte, ne fit aucune difficulté pour laisser passer le docteur et son compagnon, qui avait l’uniforme des marins du Vengeur et un béret soigneusement incliné sur l’œil gauche, cachant un bon tiers de profil !…

 

Mon cœur battait, battait, et cependant je n’étais encore qu’au début de l’entreprise. Je me sentais néanmoins plein de force et de volonté de sortir de là ! Depuis cinq minutes, nous glissions dans les coursives libres et désertes, quand le docteur s’arrêta. Il me tendit la main et me dit : « Et maintenant, adieu et bonne chance !…

 

– Comment ? adieu et bonne chance ! Vous n’allez pas me planter là, peut-être !

 

– Si ! si ! je suis au bout de mon programme, en ce qui me concerne !… Le reste ne me regarde plus !… Si vous trouvez que je n’en ai pas assez fait : serviteur ! »

 

Et il tourna prestement sur ses talons ; mais je le rattrapai par sa tunique, j’étais outré !…

 

« Comment, vous ne me conduisez pas au midship ?

 

– Vous trouverez le midship dans le vestiaire des scaphandriers, et il n’a jamais été entendu que, moi, j’irais dans le vestiaire des scaphandriers !… C’est déjà bien assez que l’on m’ait vu sortir de la prison en même temps qu’un matelot !… Mais je dirai, certes ! que je ne vous connaissais pas et que je ne m’occupais pas de vous !… Et surtout, ne me contredisez jamais sur ce point, quels que soient les événements ! »

 

Je l’aurais étranglé ! Cet homme ne pensait qu’à lui, qu’à sa peur, qu’à sa responsabilité ! Faisant ce qu’il faisait, qui était honorable, il ne voulait pas, cependant, courir le risque que l’homme qu’il trahissait (l’ami au cœur d’or et au masque de velours) pût lui reprocher sa trahison !… Pouah ! pouah ! pouah !…

 

« Eh bien ! fis-je, en maîtrisant ma colère, dites-moi au moins par où il faut que je passe pour aller à ce vestiaire !… exactement !… sinon, je suis perdu !… Sans reproche, docteur, vous auriez pu allonger un peu, en ce qui vous concerne, votre programme !… »

 

Il hocha la tête et haussa les épaules, me donna ses dernières instructions très précises :

 

« Quand vous serez dans le vestiaire, vous commencerez à vous habiller en prenant le dernier habit des scaphandriers de tribord, et cela sans vous occuper de personne !

 

– Mais je ne sais pas ! Mais je ne sais pas ! »

 

Mais il s’enfuit comme s’il avait eu le diable à ses trousses. Maintenant, il m’appartenait d’agir avec promptitude et intelligence pour obvier aux inconvénients d’un pareil lâchage ! Si les autres complices avaient compté uniquement sur le docteur pour me boucler dans mon scaphandre, mon aventure s’annonçait singulièrement dangereuse et pouvait devenir rapidement tragique !

 

Mais mon incertitude ne dura pas devant certains bruits de la Douleur qui commencèrent d’abord assez sournoisement à se glisser jusqu’à moi, et puis qui arrivèrent tout à coup en rafales dans la coursive où le docteur m’avait abandonné.

 

Ainsi, je me retrouvais dans la partie la plus sensible du vaisseau ; dans celle presque toujours frémissante où s’accomplissaient les rites sanglants de cette monstrueuse religion du talion que le capitaine Hyx promenait au sein des mers pour le soi-disant salut de l’humanité ! Ceci me redonna du courage pour fuir ! Fuir ! Qu’étaient les mystères du Temple antique à côté de ceux du temple sous-marin ? Certes, de la terreur inutile, dans ce temps-là, de la terreur artistique pure à côté de la hideuse utile terreur du capitaine Hyx ! Quant à moi, profane épouvanté, terrifié d’avoir aperçu les saints livres de comptabilité au fond du tabernacle, je priai mon Dieu, à moi, de diriger mes pas, sans défaillance, jusque dans la chambre des scaphandres !…

 

De fait, j’y arrivai comme conduit par une sorte d’illumination intérieure, enfin par le souvenir aigu et tout à coup revivant des chemins que j’avais suivis lorsque je m’y étais rendu, avec le capitaine et Amalia, pour la première fois.

 

Le long vestiaire était vide. Une rangée centrale de petites lampes électriques distribuait une douce lumière.

 

Mes pas étaient conduits par ces mots de Médéric : « Dernier habit du scaphandrier de tribord !… »

 

Les vêtements spéciaux, fabriqués avec un mélange de certains caoutchoucs et de certaine étoffe imperméable, le tout préparé de manière à supporter des pressions considérables, étaient pendus aux murs de tôle et alignés avec un ordre parfait. À côté de chacun d’eux, on voyait les plaques de cuivre, destinées à cuirasser la poitrine et le corps et à en maintenir l’équilibre tout en le défendant contre la poussée des eaux.

 

Au bas de chaque vêtement, on avait placé, sur un escabeau, la sphère de cuivre, garnie de petites fenêtres vitrées de face et sur les côtés, dans laquelle la tête pouvait se mouvoir à l’aise et fixer tous les points de l’horizon sous-marin.

 

Près de la sphère, une lampe électrique qui s’attachait à la ceinture. Sous l’escabeau, les lourdes chaussures à semelles de plomb qui se vissaient aux jambières par l’application de cerceaux de cuivre… enfin, sur le plancher de fer, le réservoir d’air comprimé que chaque scaphandrier se mettait sur le dos, comme un sac de soldat, et qui lui permettait, par le truchement de tuyaux communiquant avec la sphère, de se promener librement sur les fonds sous-marins… car autrefois les scaphandriers n’étaient que des esclaves enchaînés par les tuyaux communiquant avec une pompe à l’air libre, appareil datant de l’enfance de l’art !

 

Cependant, suivant les instructions du docteur, j’avais, en entendant un bruit de voix, là-bas, tout au bout du vestiaire, soulevé en hâte la lourde sphère et me l’étais posée sur les épaules.

 

Elle reposait ainsi sur le haut de mon vêtement que terminait un collet de cuivre taraudé ; seulement mon inexpérience et mon émotion étaient telles que j’avais placé ma sphère (après y avoir naturellement introduit ma tête) sens devant derrière, sur les épaules !… Et certainement, je serais resté là le plus embarrassé des scaphandriers, si l’on n’était venu aussitôt à mon secours.

 

L’objet fut tourné assez prestement et j’aperçus, devant moi, la bonne figure amusée du midship. Du coup, je me sentis tout à fait rassuré. Je sentais que celui-ci ne m’abandonnerait pas au fond de l’océan. Du reste il serra vigoureusement ma main, qui était déjà gantée de caoutchouc et, sans plus se préoccuper de la demi-douzaine d’hommes qu’il avait amenés avec lui et qui étaient déjà en train de s’habiller à l’autre bout du vestiaire, il se mit en mesure de me boucler solidement de partout, comme je le désirais si ardemment ; il me vissa la sphère, les chaussures, me suspendit les plaques de cuivre sur la poitrine comme de formidables décorations, attacha la lampe électrique à ma ceinture, assujettit à mes épaules le réservoir à air comprimé, après en avoir préalablement expérimenté la pression.

 

Enfin, il me mit debout (car je m’étais assis sur l’escabeau) et me donna un bâton terminé par un lourd pic de fer.

 

Puis, après m’avoir adressé des grimaces de gamin à travers ma petite croisée que défendait un treillis de fil de fer et m’avoir même tiré la langue de malice, il s’occupa tout de suite de sa toilette, qui fut vite achevée, car il paraissait avoir grande expérience et habitude de ce genre de vêtement.

 

Moi, je restais immobile, cloué au plancher par mes semelles de plomb, mais constatant avec satisfaction que je respirais tout à fait normalement dans ma boule de cuivre.

 

Là-dessus, sur un coup de sifflet du midship, une équipe arriva avec de petits chariots bas et nous remorqua tous dans une chambre absolument nue et assez étroite, où nous fûmes laissés seuls.

 

Une minute plus tard, un sifflement tout particulier nous annonçait l’arrivée de l’eau.

 

L’eau monta, monta… Une très légère sensation de fraîcheur montait en même temps le long de mes jambes, suivant le niveau de l’eau.

 

Bientôt, cette eau fut à la hauteur de mes petites fenêtres ; je pus croire qu’elle allait m’entrer dans la bouche, et instinctivement, je fermai la bouche. Étais-je bête !… On dit toujours cela après !…

 

Mais, encore une fois, j’aurais voulu vous y voir !…

 

L’un de mes compagnons (était-ce le midship ?) alla à une cloison et appuya sur quelque bouton ou quelque levier, et tout à coup furent ouvertes les portes de la mer !… cependant qu’un escalier de fer se dépliait automatiquement et venait se placer au seuil de cette porte, posant son dernier degré sur le fond sous marin. Ainsi communiquait-on avec la mer profonde, dans le sein du Vengeur, suivant un système qui n’est point généralement celui des sous-marins ordinaires…

 

Je m’avançai derrière les autres et, bien que je m’y attendisse, car le principe d’Archimède n’est un secret pour personne, je fus tout à fait étonné de la facilité avec laquelle je me déplaçais dans l’eau, en même temps que de la solidité et de l’équilibre de ma marche, dus à mes semelles de plomb et aux lamelles de cuivre.

 

XXX

PROMENADE SOUS LA MER


Quel spectacle m’attendait sur le seuil des portes de la mer ! J’avais cru que nous allions descendre dans les nappes d’eau illuminées par la toute-puissante lumière froide des phares sous-marins du Vengeur, mais je m’étais totalement trompé.

 

Le Vengeur devait avoir ses raisons à lui (les raisons de son capitaine) pour ne signaler sa présence devant Vigo ni au-dessus ni au-dessous du niveau de la mer. Quoi qu’il en fût, cette circonstance nous permit de jouir d’un paysage d’une délicatesse incomparable, sous un magnifique clair de lune !

 

Je pensais nécessairement que nous devions nous trouver sur un très haut-fond, choisi pour cette manœuvre de débarquement sous l’eau ; et, de fait, nous pouvions apercevoir au-dessus de nos têtes le scintillement argenté du clapotis des vagues sous la lune et leur écume d’argent !

 

J’étais descendu le dernier. Derrière nous, nous entendîmes les portes de fer se refermer et nous nous retournâmes… L’escalier avait déjà disparu. Et puis nous marchâmes assez rapidement pour nous éloigner du vaisseau et je me retournai encore. Le ventre immense du Vengeur semblait reposer directement sur le fond de la mer… Il n’en était rien cependant, puisque tout à coup il se mit à rouler tout doucement dans une direction opposée à la nôtre. Ma lampe électrique, qui projetait alors sa clarté sur une partie de sa base, me faisait découvrir une quantité incroyable de petites roues sur lesquelles Le Vengeur glissait, sous la lente poussée de ses hélices ou de ses turbines.

 

Je le regardais longuement s’enfoncer devant moi dans le mystère des eaux avec une lenteur qui devait être calculée pour nous éviter quelque dangereux tourbillon et je me demandais s’il était possible que je le revisse jamais !…

 

La fin de cette aventure, ou, plus exactement, ce que j’en croyais être la fin, me paraissait aussi prodigieuse que son commencement, et j’étais aussi stupéfait d’en être sorti que je l’avais été de l’avoir vécue !

 

Hélas ! hélas ! vaines réflexions ! joie trop rapide ! Il est des aventures dont l’on ne sort jamais !

 

Soudain, je me sentis touché à l’épaule. C’était un de mes compagnons qui m’avertissait qu’on était déjà en route. (Était-ce le midship ?) Je les suivis. Quelle route de conte de fées !

 

Nous eussions pu, sans dommage, éteindre les longs fuseaux de nos lampes, qui découpaient des triangles durs dans l’élément liquide, et nous eussions encore vu assez clair pour guider nos pas, tant dans la nuit-là il y avait de phosphorescence dans la mer et de rayons de lune sur l’écume des vagues !

 

Je n’avais plus peur, je n’avais plus peur ! Je me sentais bien en route pour sauver Amalia ! en route sur la plus belle route du monde ! Plusieurs fois, je vis devant moi mes compagnons se pencher, examiner quelque chose de rose et de rayonnant à la fois, à leurs pieds, et puis continuer leur chemin !

 

Cette manœuvre finit par m’intriguer.

 

Et moi aussi, je me penchai et je regardai attentivement, un genou en terre et appuyé sur mon pic, cette chose qu’avaient regardée mes compagnons ! Quels furent ma joie et mon étonnement en reconnaissant dans une énorme volute un « casque » rose dit de Bahama parce qu’on en trouve surtout au bord de ces îles… un peu plus loin un « casque » rouge dit du Cap ! C’est dans ces coquillages gros comme la tête d’un homme que l’on taille les camées !

 

Déjà j’essayais d’arracher la prestigieuse volute au lit de la mer dans lequel elle semblait s’être incrustée, quand l’un de ces messieurs scaphandriers me fit lâcher prise et me donna à entendre, par des gestes appropriés, que j’avais tort de m’attarder à cette besogne défendue.

 

Et il me montrait d’autres coquillages, des nacres, des haliotides (si recherchées entre parenthèses des paysans bretons), mais celles-ci belles comme des haliotides de Chine avec leur nacre rose, irisée ou verte, qui, non seulement, jonchaient le chemin, mais le jalonnaient à des intervalles presque réguliers.

 

Tels les petits cailloux du Petit Poucet au cœur de la forêt profonde, ou mieux, telles les pierres milliaires des anciens, ou simplement nos bornes kilométriques, ces coquillages énormes, appelés casques, avaient été apportés là et incrustés là pour marquer le chemin que nous devions suivre au fond des eaux !…

 

Et ainsi me rappelai-je les propos du docteur : « Ne craignez point de vous perdre ! nos routes sous-marines sont bien repérées ! »

 

Il y avait déjà une demi-heure que nous marchions ainsi sur cette sorte de plateau sous-marin lumineux qui reflétait la lueur lunaire et l’écume argentée des eaux, quand, subitement, il nous fallut descendre d’une façon assez rapide et brutale.

 

C’est là que nos pics de fer nous furent d’une grande utilité. Nous laissâmes sur notre gauche une véritable forêt de fucus, d’algues qui se dressaient devant nous avec des aspects de branches verticales, frissonnantes au moindre souffle, c’est-à-dire au moindre remuement de l’eau !…

 

Enfin, nous parvînmes dans une sorte de cirque basaltique. Des rochers se dressèrent menaçants au-dessus de nos têtes, comme s’ils allaient basculer et nous écraser. La clarté lunaire, le niveau argenté des eaux et ruisselant de la lumière de la nuit n’étaient plus visibles, Nous étions descendus suffisamment pour que je fusse capable d’apprécier une plus grande pression de l’élément ambiant et la plus grande difficulté de nous mouvoir !… Toutefois nos mouvements, quoique lourds, étaient encore parfaitement libres. Seulement, il me semblait que nous avancions avec plus de prudence et de circonspection…

 

Et soudain, après avoir tourné une immense falaise perpendiculaire, nous nous mîmes à la gravir, dans le roc, degré par degré, marches régulières taillées par la main de l’homme et sur le bord desquelles courait une rampe de fer à laquelle nous nous accrochions… cela jusqu’à un certain palier de granit où nous nous trouvâmes en face d’un ascenseur !

 

Certes, depuis que j’avais quitté Madère dans des conditions bien inattendues, j’avais eu quelques occasions d’étonnement, mais, en vérité, celui-ci ne fut pas le moindre !… Et cependant, quand on y pense… quoi d’étonnant à voir un ascenseur descendre au fond de la mer pour y chercher des scaphandriers et les remonter à l’air libre ?… Ceci n’est qu’un jeu pour la science et cet instrument était le plus banal du monde ! Sans doute, mais, sous la mer, j’étais comme un enfant qui n’a jamais voyagé !

 

Je pris place avec mes compagnons dans la cage assez vaste. Les portes en furent refermées avec soin. L’un de nous appuya sur un bouton électrique sur lequel était inscrit un numéro (comme dans les hôtels ou dans tout immeuble qui se respecte) et nous commençâmes de monter très lentement, ce qui nous évitait les malaises d’un brusque changement de pression.

 

Les portes étaient des portes-fenêtres qui nous laissaient voir le flanc vertical de la falaise et le mouvement en spirale des eaux que nous déplacions.

 

De petits poissons rouges tournaient autour de nous, dans la chambre, avec une rapidité affolée, éclairés par le feu de nos lampes. Et je m’amusai à en attraper comme on attrape des mouches !…

 

Je vis, au mouvement spasmodique des épaules de mes compagnons, que mes gestes enfantins avaient, sous la peau de caoutchouc et dans la sphère de cuivre, déchaîné la joie des scaphandriers. Je me reprochai d’attirer ainsi l’attention et je résolus de me faire, autant que possible, oublier, surtout dans le moment que nous approchions (me semblait-il) du but suprême.

 

Et c’est sans doute aussi pour me recommander plus de discrétion dans ma façon de me tenir sous l’eau que l’un de nous me mit, incontinent, sans avoir l’air de s’en apercevoir, son pic de fer sur le gros orteil gauche que j’ai toujours eu particulièrement sensible. Je criai de douleur, tout à mon aise, persuadé que personne ne pouvait m’entendre ; puis je ne regrettai rien de l’incident, certain que j’avais eu affaire au midship, qui était bien un scaphandrier à avoir ces sortes de manières ; et j’étais heureux de l’avoir retrouvé.

 

XXXI

ÉTRANGE… ÉTRANGE VISION


Tout à coup l’ascenseur s’arrêta et déjà je me demandais ce que signifiait cette immobilité prolongée et si, par hasard, nous allions rester suspendus longtemps ainsi entre le niveau des eaux et le fond marin !

 

Alors, seulement, l’hypothèse d’un accident de mécanique se posa à mon esprit inquiet et l’importance de l’hypothèse me fit bondir le cœur, sous ma double peau : la mienne et celle de caoutchouc…

 

Que deviendrions-nous si la machine ne pouvait plus se remettre en marche ?… N’étions-nous pas condamnés à mourir dans cette boîte, après avoir épuisé l’air de nos réservoirs ?

 

Que pensaient de cela mes compagnons ? J’essayais de deviner chez eux la même angoisse, mais je ne les avais encore jamais vus aussi impassibles ; en tout cas, aussi immobiles.

 

Appuyés sur leurs pics de fer, ils paraissaient des statues. Ils semblaient attendre. Quoi ? Évidemment que l’ascenseur se remît en marche ! Mais, malheureux, si par hasard l’ascenseur ne se remettait pas en marche !… Avez-vous pensé à cela ? Hein ? tas de brutes !… tas de brutes immobiles !…

 

J’avais l’injure à la bouche, parce que j’étais furieux, non seulement contre eux mais contre moi-même, qui m’étais laissé aller à risquer une aussi folle partie… et j’en voulais en général à l’humanité tout entière, qui ne sait qu’imaginer pour augmenter les dangers de vivre !…

 

Mais qu’est-ce que j’entends ?… Certain sifflement… Ce n’est plus l’eau qui entre, c’est l’air qui revient !…

 

Nous sommes donc arrivés !…

 

Et qu’est-ce que je vois là-haut dans la nuit brune ? La lune !…

 

Non plus sa clarté diffuse, mais son disque bien net de fromage de tête de mort !… Et je ris !… je ris !… je suis content ! Dame !…

 

C’est peu à peu que l’eau fuit de notre boîte, tout doucement ; et voici que notre tête sort de l’eau, notre buste. Et puis c’est le tour de nos jambes !…

 

Avec quelle joie (j’imagine) mes compagnons se dévissent mutuellement leurs têtes de cuivre !…

 

Moi, je ne bronche pas… j’attends !… Ah ! ah ! je ne m’étais pas trompé ! Le scaphandrier qui m’a mis son pic sur l’orteil gauche sans avoir l’air de rien, c’est le midship.

 

Il cligne de l’œil de mon côté et se gratte le bout du nez d’une façon très drôle. Faut-il avoir de la bonne humeur de reste pour faire le saltimbanque dans un pareil moment et avec une pareille responsabilité !…

 

Mais les portes de la cage de l’ascenseur sont ouvertes sur une petite salle creusée dans le roc et meublée de la façon la plus sommaire, de coffres et de tabourets.

 

Mes compagnons n’ont que trois ou quatre pas à faire pour se trouver sur les tabourets, et là ils achèvent de dépouiller l’homme sous-marin.

 

Ah ! c’est vite fait !… Le midship, qui m’a conduit lui-même à un tabouret, leur a lancé quelques ordres que je n’ai pas compris et nous voici seuls tous deux, dans cette chambre de troglodytes. Après s’être libéré lui-même, il m’enlève ma sphère, me déshabille de ma peau de caoutchouc, de mes chaussures avec une rapidité des plus aimables, et gaiement !…

 

Ah ! c’est un homme, ce midship !…

 

Quand je pense à toutes les hésitations du docteur, je m’estime très heureux, en vérité, que la seconde partie du programme ait été confiée au midship !…

 

Il me dit : « Pas de temps à perdre !… Vous comprenez : plus tôt nous serons à Vigo, mieux cela vaudra pour vous, et aussi pour moi !…

 

– Vous venez donc à Vigo avec moi ?…

 

– Ma foi, oui !… histoire de boire un cocktail ailleurs qu’au bar d’un sous-marin !… Ah ! je ne me plains pas, remarquez ! je ne me plains pas, moi !… Je trouve que la vie est belle !… et que le commandant du Vengeur a bigrement raison de faire des farces aux Boches ! (Des farces !… il appelait cela des farces !) Et, en ce qui me concerne, j’ai cette veine que, né marin, mais ne pouvant supporter le dessus de la mer, à cause du tangage (ou du roulis), je puis faire du service dessous !… C’est parfait !… c’est parfait !… Tout de même, ils sont trop tristes là dedans, trop sentimentaux… un équipage de quakers !… Le capitaine joue des airs d’église sur l’orgue, et, sous son masque noir, sort en larmes de sa petite chapelle !…

 

« Il n’y a de vraiment gais dans tout l’équipage que le père Latuile et le Chinois !…

 

« Mais, je vous le demande : est-ce une société pour moi ?… Quand ils m’ont raconté leurs petites imaginations de supplices, c’est fini !… C’est drôle une première fois !… Et puis, la ferme !… (comme disent les Français). Aussi, cher monsieur, je vous invite à prendre un sacré cocktail, mais un très sacré cocktail au bar de Santiago de Compostelle, au coin de la calle Real et de Santa-Maria, l’église collégiale… à deux pas de la plaza de la Constitucion !…

 

« Il y a là un sacré bar tenu par un sacré Jim, ex-champion de la marine anglaise, lequel vous prouvera qu’il a quelques qualités hors du ring et que ses poings derrière le comptoir boxent à ravir avec les gobelets d’étain ! Ça va ? Mais vous ne le direz à personne !… Cela ferait de la peine au capitaine… »

 

Ce disant, il me dressait sur mes pieds comme si j’avais été une poupée articulée, me coiffait de mon béret, et ajoutait :

 

« Inutile de reparler de nos affaires ! Nous sommes d’avance tout à fait d’accord ! Comprenez que je compte sur vous pour qu’on n’écrabouille pas de sitôt cette pauvre madame !… Non ! une femme, ce ne serait pas rigolo !… C’est pas mon genre ! Les autres, tant pis pour eux, c’est des combattants qui n’ont pas eu de chance, voilà tout. Et ils en ont fait bien d’autres. Mais cette pauvre dame !… Non ! non !… Arrangez-vous pour que le mari n’se fasse pas piger !… ça nous évitera du grabuge !… D’autant plus qu’au Vengeur ils sont tous enragés contre elle. Le docteur vous l’a dit ! Sacrés Anges des Eaux, va !… On en parlera encore longtemps après la guerre !… Ah ! je dois vous donner le mot de passe ; ce soir, c’est Jérusalem et la Cité céleste !… Des quakers, je vous dis !… N’oubliez pas le cocktail !… »

 

Il me conduisit hors de la chambre par un étroit escalier taillé dans la terre, jusque sur un coin de la falaise que balayait une brise marine sous la caresse de laquelle je faillis m’évanouir de bonheur !

 

Mais, n’est-ce pas ? ce n’était pas le moment d’avoir ses nerfs ! Je me raidis contre toutes les émotions, physiques aussi bien que morales, et je me fis indiquer mon chemin, de façon à ne point m’égarer.

 

« Cher monsieur Herbert, vous ne vous égarerez point si vous entrez dans ce chemin creux et si vous n’en sortez pas jusqu’au bout !… Vous voyez comme c’est simple ! En marchant d’un bon pas, vous aurez traversé l’île en une heure ; alors on vous a dit ce qu’il y aurait à faire !

 

– Oui, oui, la petite cabane…

 

– Parfait ! la petite cabane du barcilleur (comme disent les Français)… vous savez, le ramasseur de varech !… Pas à se tromper, c’est la seule habitation de la crique, et puis toujours des tas de varech énormes, par derrière… du vrai craquet, excellent à respirer pour les poumons affaiblis !… Nous en embarquons toujours à bord du Vengeur… c’est ce qui nous donne cette ambiance d’air marin, même après des plongées de trois jours !…

 

– Monsieur ! dois-je vous attendre pour partir ?…

 

– Évidemment !… Nous ne disposons que de la barque du barcilleur pour aller à Vigo en cachette !… et je tiens de plus en plus, par une nuit pareille, à être de la partie !… Avez-vous déjà oublié le cocktail ?…

 

– Bien, monsieur, je vous attendrai !… mais ne soyez pas trop longtemps… »

 

– Je vous le promets ! proclama-t-il… Oh ! je vais voir de quoi il retourne en cinq minutes ; puis je donne un coup de télégraphie sans fil au capitaine Hyx et je vous rejoins !… C’est Jim qui va être épaté de me revoir !…

 

– Alors, à tout à l’heure !… chez le barcilleur !…

 

– Allez !… Ah ! encore un mot !… Le docteur a dû vous prévenir… Hein ?… Pas d’indiscrétions ?… Traversez le pays avec des œillères !…

 

– En aveugle !

 

All right ! caracho ! va bene ! » me jeta le joyeux midship, et nous nous hâtâmes, chacun de notre côté.

 

Mais, dès que je n’entendis plus le bruit de ses pas, je m’arrêtai, et, avant de me jeter au fond de ce chemin creux qu’il m’avait indiqué, je tombai à genoux pour remercier la Providence !

 

Hélas ! depuis que je ne sentais plus peser sur moi le poids formidable de ma prison d’eau, c’est un geste que je brûlais d’accomplir ; mais n’est-il pas vrai que nous avons toujours une honte secrète de manifester, devant un tiers, les plus beaux mouvements de notre âme !… Orgueil, faiblesse, modestie, humilité, sot respect humain ?

 

Enfin, mon Dieu ! je vous remercie ! Et toi aussi, nature enchanteresse ! Je joignis les mains devant ta splendeur nocturne !… Il n’y avait pourtant là, sous mes genoux, qu’un peu de roc brûlé par le vent de mer ; à mon horizon qu’un peu d’écume soulevée par le souffle de Neptune, et au-dessus de ma tête que ce dernier regard de vos astres pâlissants, ô Diane, ô Vénus ! à l’approche de l’aurore !… Mais jamais la terre ne m’était apparue aussi belle que depuis que j’avais échappé à l’étreinte d’un élément ennemi, et je n’avais pas trop de tout mon cœur chrétien, ni de tous mes souvenirs païens, ni de la pensée de tous les dieux du monde pour célébrer cette messe intime où mon âme embrassait le dessus de la terre !…

 

Quand je me relevai, je craignis de m’être mis en retard, et c’est sans prendre même la peine d’essuyer mes larmes reconnaissantes que je me jetai au fond du ravin… C’était une route assez étroite, où deux charrettes eussent pu difficilement passer, se croisant, et dont les parois abruptes bornaient immédiatement ma vue, à ma gauche et à ma droite.

 

J’avouerai que je n’étais nullement fâché de cette disposition des lieux, puisque l’on m’avait recommandé de ne rien voir ! Aussi je n’avais aucun effort à accomplir pour tenir ma promesse et je ne demandais qu’une chose, c’est que mon chemin restât aussi creux que cela jusqu’au bout !… Du reste, il était admirablement entretenu ; la chaussée était pavée d’un caillou régulier et je remarquai bientôt les deux petites lignes d’un chemin de fer à voie étroite.

 

D’abord, je ne croisai personne. Je n’eus à répondre à aucun appel. Il faisait tout noir au fond de ce boyau. Mais au-dessus de ma tête des lueurs étranges passaient, des flamboiements rapides embrasaient ce que je pouvais apercevoir de la nuit, c’est-à-dire le long ruban qui s’allongeait entre les deux lignes parallèles des hauts talus rocheux dressés à mes côtés comme deux impénétrables écrans.

 

Quelquefois le flamboiement était vert, quelquefois bleu et semblait avoir été jeté vers la voûte céleste par la gueule ouverte de quelque prodigieux creuset.

 

Je poussai encore ma marche ; il me paraissait que j’avais pénétré là dans quelque voie défendue d’un mystérieux enfer, et j’hésitai à lever la tête vers ces lueurs qui passaient… me rappelant les paroles du docteur et du midship : « Faites votre possible pour ne rien voir ; traversez l’île avec des œillères. »

 

… Et entendre ? Avais-je le droit d’entendre ? Quels étaient ces coups sourds dont la terre était ébranlée ? À de certains endroits, je sursautai comme si j’avais été frappé moi-même par quelque chose en retour…

 

À quelle œuvre travaillait-on donc aux îles Ciès (insulæ Siccæ) ? Avais-je le droit de le demander ?…

 

Il y eut soudain un roulement souterrain qui me fit courir, dans le dessein ridicule mais instinctif d’y échapper. Ainsi devaient courir les malheureux surpris par la colère de la terre dans les rues de Messine chavirée…

 

Je m’arrêtai bientôt… à bout de souffle… Je passai mes mains fiévreuses sur mon front en sueur. Ne devais-je pas déjà être arrivé ? Il me parut qu’il y avait une heure que je courais ainsi comme un fou. Je consultai ma montre ; il y avait dix minutes ! Mon oreille fut encore surprise par une explosion, à laquelle succéda immédiatement un parfait silence. La terre ne trembla plus. Et il n’y eut plus de lueurs non plus, ni rouges, ni roses, ni bleues, ni vertes. Il n’y eut plus que l’aurore qui continuait de chasser la nuit, et il me sembla qu’avec l’aurore toute l’île consentait enfin à se reposer de son travail nocturne.

 

Je repris mon chemin, plus tranquille, et j’espérais bien n’avoir à craindre désormais aucun incident quand d’abord il me fallut me ranger, ou plutôt me jeter, contre la paroi rocheuse pour ne pas être écrasé par un minuscule train électrique lancé comme une flèche sur la voie étroite et qui me passa sous le nez, sans bruit, comme une ombre de train, comme un fantôme de train !

 

Comment n’avais-je pas été écrasé ? Je me le demande encore.

 

Il n’y avait donc personne dans cette machine pour apercevoir un voyageur sur la voie et l’avertir d’un coup de sifflet ? Moi, je n’avais vu personne !… D’abord je n’en avais pas eu le temps… et puis, il n’y avait peut-être, là-dedans, personne non plus ! Les trains-fantômes se passent très bien de mécaniciens.

 

Mais pourquoi ce mot fantôme revient-il ainsi sous ma plume ?… Oh ! mon Dieu ! tout simplement parce qu’avec l’aurore étrange, qui mêlait d’une bien singulière façon les choses de la nuit et du jour, je pus me croire entré tout à coup dans le royaume mystérieux et indéfini où se meuvent les fantômes…

 

Ainsi je vis… (comment ne pouvais-je pas les voir ?) je vis tout à coup des soldats !… Eh bien ! je vous jure que je crus voir des fantômes lents de soldats ! Ils avaient, au fond de cette voie obscure, l’uniforme gris que leur donnait l’aurore grise…

 

Et ils avaient des gestes de soldats, mais lents ! lents ! lents ! combien lents ! surtout les artilleurs !… Ah ! j’assistai là au défilé le plus étrange de ma vie !…

 

Certes, sans être moi-même un artilleur ni même un homme de l’art, je ne saurais confondre l’artillerie légère et l’artillerie lourde, et si j’avais eu devant moi de l’artillerie lourde je ne me serais pas étonné de sa lenteur. Mais j’avais devant moi de l’artillerie légère et lente ! J’avais le droit d’être un peu étonné. Je sais bien que je n’avais pas le droit de voir !… mais, à ce point de vue (c’est le cas de le dire), ma conscience ne me reprochait rien ! Je n’avais absolument rien fait, moi, pour assister à un défilé pareil !…

 

C’est lui, le défilé, qui était venu se mettre au milieu de ma route ! Il n’est pas sorcier d’expliquer comment les choses s’étaient passées… J’étais arrivé dans une partie du chemin creux qui était fort élargie, cependant que les parois s’étaient elles-mêmes abaissées et je m’aperçus que je me trouvais à un carrefour. Mon chemin était traversé par un autre chemin ; et c’est par cet autre chemin que passait le défilé des artilleurs lents aux canons légers !… Ah ! la singulière manœuvre silencieuse, car on n’entendait pas un commandement !… De temps en temps un chef faisait un signe au-dessus de sa tête… qui semblait commander aux artilleurs d’aller plus lentement encore !…

 

Et tous ces artilleurs se glissaient à genoux ou avançaient sur le ventre, avec une lenteur de larves, poussant ou tramant leurs canons légers…

 

Quand, par hasard, un artilleur se mettait debout et qu’il avançait sur ses pieds, il faisait cela en décomposant le mouvement, ou encore avec des précautions d’arthritique qui souffre des articulations !

 

Enfin, que vous dirai-je ? J’ai vu, au cours de cette terrible aventure, bien des choses bizarres, mais aucune ne me parut aussi extraordinaire et ne me frappa l’esprit autant que cette manœuvre d’artillerie lente avec ses canons longs glissant en silence dans la clarté fantomatique d’une aurore aux îles Ciès (insulæ Siccæ).

 

Toutefois, ce que je venais de voir là était, peut-être, peu de chose à côté de ce que bientôt j’allais entendre !

 

Je n’eus point la patience d’attendre la fin du passage des artilleurs. De si lents mouvements pouvaient durer des semaines, et le jour venait, et le joyeux midship m’attendait peut-être déjà là-bas, dans la petite crique déserte, au fond de la cabane du barcilleur.

 

Les artilleurs lents ne prêtaient aucune attention à ma présence. Évidemment, ils m’avaient vu, car je n’avais pas été assez sot pour faire un mouvement de retraite qui eût donné immédiatement l’éveil. Mon uniforme du Vengeur devait me donner le droit d’être là. Enfin, ils étaient trop occupés à avancer lentement, le plus lentement possible, pensais-je, pour avoir le temps de s’intéresser à mes faits et gestes. Je saisis le moment où un espace libre se présentait entre deux batteries pour passer, et je pus passer bien tranquillement, je vous assure, sans courir le risque d’être écrasé.

 

Avez-vous quelquefois rencontré en forêt, au milieu d’un chemin, toute une théorie de chenilles qui se suivent tête à queue, et se déploient en glissant d’un mouvement imperceptible, uniforme, régulier ? Je venais de traverser un de ces trains de chenilles, d’artilleurs-chenilles !

 

J’avais repris ma course !… Je courais !… Je courais sans tourner la tête ! Ah ! non !… C’était assez de les avoir vus une fois, sans le vouloir !…

 

Une cervelle un peu moins solide que la mienne et un peu moins préparée par tout ce qu’elle avait perçu à bord du Vengeur aurait pu en être dérangée, dans un coin, pour le reste de la vie !…

 

XXXII

OÙ J’ENTENDS PARLER POUR LA PREMIÈRE FOIS DE LA BATAILLE INVISIBLE, ET CE QU’IL EN ADVINT


Je pus constater (en courant) que les parois du chemin creux se relevaient, se relevaient énormément, et d’une façon tout à fait menaçante, écrasante… Les parois devenaient montagnes à ma droite et à ma gauche !… Je n’étais plus dans un chemin creux mais dans un véritable défilé… et je dus souffler un peu, car le chemin montait. Puis soudain il se remit à redescendre, tourna, et je fus devant la grande douceur de la mer matinale et lactée.

 

Je précipitai mes pas, car j’apercevais au sommet d’un roc, la petite cabane du barcilleur et son entourage de varechs craquets…

 

Encore un détour, j’allais me trouver au fond de la crique. Je m’y trouvai !… Mais quel étonnement pour moi d’apercevoir tout un monde sur cette plage rocheuse que l’on m’avait peinte comme tout à fait déserte !…

 

Et, sur l’eau de la crique, comment aurais-je pu découvrir la petite barque qui m’était destinée entre ces deux steamers, ce remorqueur, ces canots, ces chaloupes au mouvement incessant ?…

 

À l’extrémité d’un promontoire, je vis arrêté le petit train électrique qui avait failli m’écraser. Entre ce train et les quais, si je peux m’exprimer ainsi en parlant d’un port naturel où la main d’homme avait eu si peu à intervenir, il y avait un va-et-vient continuel de porteurs de fardeaux !… Quels fardeaux ?… Je n’en déterminai point tout d’abord la nature…

 

Je m’attachai à me rapprocher le plus vite possible de la cabane du barcilleur, où je pensais, avec mes deux mots de passe, trouver un refuge assuré contre toutes les indiscrétions et où j’espérais aussi rencontrer le plus tôt possible le midship, car je craignais que tout ce mouvement insolite ne vînt déranger quelque peu nos plans !

 

Et cette crainte, hélas ! comme on le verra par la suite, n’était que trop fondée !…

 

Or, voyez déjà que, dans le moment même que j’avais gravi cette sorte de piédestal où se dressait la cabane du barcilleur et où je m’apprêtais à pénétrer dans celle-ci, je n’eus que le temps de me jeter de côté en reconnaissant, adossé à cette cabane, les bras croisés et contemplant le spectacle des eaux dans une attitude de Napoléon à Sainte-Hélène, le capitaine Hyx lui-même !…

 

Et toujours avec son masque sur le visage !

 

Je m’enfuis !… Je m’enfuis !…

 

Voilà donc pourquoi le petit chemin de fer allait si vite tout à l’heure, si vite qu’il avait failli m’écraser !… Il transportait le capitaine Hyx !… Ah ! certainement les mécaniciens doivent devenir fous quand le capitaine Hyx désire aller vite quelque part !…

 

Le capitaine avait donc quitté, lui aussi, Le Vengeur !… L’événement devait être extraordinaire !… Que se passait-il ? Que se passait-il donc cette nuit-là, ou plutôt ce matin-là, aux îles Ciès ?…

 

Et moi qui ne devais rien voir ! Un peu étourdi par la précipitation avec laquelle je m’étais sauvé de ce rocher qui portait le capitaine Hyx et sa fortune, je me trompai sur la direction à prendre pour gagner un chemin solitaire et je me trouvai soudain en plein dans ce va-et-vient des porteurs de fardeaux dont j’ai parlé tout à l’heure.

 

Alors, non seulement je pus distinguer de quoi il s’agissait, mais encore je pus, hélas ! entendre soupirer, gémir, se plaindre les fardeaux eux-mêmes ! Misère de ma vie !… En ces années d’horreur où la terre se déchire comme aux pires siècles de la barbarie, ne pourrai-je plus faire un pas sous la voûte des cieux comme au plus profond des mers sans rencontrer de la chair humaine en lambeaux, sans entendre le soupir de la Douleur !…

 

Encore des blessés ! Des soldats blessés, sur des litières, que l’on transporte, avec précaution, de ces petits steamers là-bas qui les ont amenés jusqu’à ce petit chemin de fer qui les emporte !

 

Eh quoi ! suis-je ou non en Espagne ? Or on ne se bat pas en Espagne !… De quelle bataille inconnue reviennent-ils donc ces soldats-ci, qui supplient qu’on leur donne un verre d’eau avec des gestes ensanglantés ?…

 

On me frappe sur l’épaule !… Je me retourne : c’est l’Irlandais !… Oui ! le second du Vengeur ! le lieutenant Smith !… Mon émotion est indicible. S’il m’a reconnu, je suis perdu ! Mais j’ai cet espoir suprême qu’il n’ait vu en moi qu’un de ses marins, grâce à mon uniforme.

 

Du reste, l’Homme aux yeux morts ne me regarde pas. Il me désigne une place à prendre entre deux brancards et je n’hésite pas une seconde à accepter une tâche d’infirmier. On verra bien jusqu’où cela me conduira !… Pourvu que ce soit un peu loin du farouche Irlandais, c’est tout ce que, pour le moment, je demande…

 

Non loin de moi, je reconnais deux matelots du Vengeur qui transportent encore un blessé qui vient de débarquer !… Et ce blessé est un Boche qui a reçu un coup de baïonnette dans le ventre et qui déclare, en langue boche et en se tenant les entrailles, qu’il n’échappera pas à une blessure pareille… qu’on ferait mieux de le laisser crever tranquillement au coin de la route, en regardant le soleil !… Et, en effet, avant d’expirer, le malheureux regarde le soleil une dernière fois, avec une expression d’amour incommensurable et désespérée que je n’oublierai de ma vie. Une chose, oh ! une chose que je n’oublierai pas non plus, c’est que ce soldat boche fut soulevé pour mieux voir le soleil et pour mieux respirer une dernière fois dans les bras mêmes du lieutenant Smith.

 

Oh ! oui, l’Irlandais a accompli ce geste charitable. Je ne m’attendais pas à cela de lui. Mais je ne m’attardai pas à le féliciter. Je me hâtai avec mes brancards et mon blessé vers le petit chemin de fer.

 

Là, je pensais que j’allais pouvoir me libérer, me « défiler », comme disent les Français ; mais voilà que l’homme qui était à l’autre bout du brancard et qui avait un galon de laine rouge sur les bras me commanda de rester à côté de lui et du blessé dans le petit chemin de fer.

 

Or, le petit chemin de fer se mit tout de suite en marche, mais nullement à la folle allure que je lui avais vue. Il était plein de blessés et il faisait tout son possible pour ne point trop les secouer…

 

Soudain j’aperçus, sur une passerelle, le midship ! Il me vit et me reconnut presque en même temps. Il me sembla qu’il changeait de figure en m’apercevant, et l’imagination que j’eus de cela ne contribua point à calmer, mon inquiétude, bien que, momentanément, l’Irlandais eût disparu de mon horizon !

 

Cependant il se rapprocha de moi et, s’asseyant dans un coin d’où les autres ne pouvaient le voir, il me parla à voix basse. Le joyeux midship n’était plus joyeux du tout : « Fâcheux contretemps ! me fit-il. Comment n’avez-vous pas réussi à partir devant ?

 

– Eh ! repris-je entre mes dents, j’ai été arrêté par un défilé d’artillerie d’une lenteur !

 

– Par Dieu !… jura-t-il, vous avez vu l’artillerie lente ?

 

– Oh ! bien malgré moi !

 

– Tant pis !… fit-il… Tant pis !…

 

– Mais enfin, il n’y a pas de ma faute, bougonnai-je, ayant de la peine à contenir ma rage contre l’injustice perpétuelle des choses et des hommes…

 

– Certes ! vous ne l’avez pas fait exprès, ni nous non plus !… Et puis qui est-ce qui pouvait prévoir qu’ils attaqueraient les premiers ?…

 

– Mais où donc s’est-on battu ? » demandai-je, toujours entre mes dents, et tout à fait excédé…

 

À quoi le midship me répondit, lui aussi, entre ses dents : « Monsieur veut-il que je lui explique le mystère de la sainte Trinité ? »

 

Et, s’étant levé, trouvant sans doute que cette conversation avait assez duré, il me planta là, carrément.

 

Presque aussitôt, le petit train électrique s’arrêta et je constatai que nous nous trouvions à l’intersection des deux chemins, dans cet endroit même où j’avais été retenu trop de temps par le défilé de l’artillerie lente. Nous reçûmes l’ordre de descendre, je dus me replacer dans mes brancards et l’on commença de descendre les blessés du train. Des hommes nous attendaient là, qui nous aidèrent.

 

Nous entrâmes bientôt dans de vastes casernes, dans la cour desquelles nous pouvions voir manœuvrer tout doucement quelques batteries de cette artillerie lente qui continuait à m’intriguer au-delà de toute expression.

 

J’avais beau me dire que j’avais juré de ne rien voir, j’étais tout de même bien obligé d’ouvrir les yeux pour diriger mes pas, puisqu’on me forçait à marcher, à faire partie de cet étrange et douloureux cortège.

 

De grandes salles semblaient avoir été aménagées récemment en salles d’hôpital. Là, la première personne à laquelle je me heurtai fut le docteur ! Les brancards me glissèrent des mains et il me reconnut !

 

Sa pâleur devint extrême ; il regarda vivement autour de lui, me fit un signe perceptible pour moi seul, signe qui m’ordonnait de le suivre, donna des ordres pour qu’on installât les blessés dans les lits, poussa une petite porte et me fit entrer dans une étroite pièce où, devant une glace, la señorita Dolorès finissait de nouer sur son front le voile blanc étoile d’une croix noire qui faisait d’elle une des plus charmantes infirmières que j’aie jamais vues.

 

Artillerie lente ! Croix noire ! Blessés mystérieux de la bataille invisible ! Que penser ? Que croire ?… Et moi-même, devais-je continuer longtemps encore à rouler dans cette aventure inexplicable ?…

 

« Mais où se bat-on ?… Mais où se bat-on ?… » demandai-je d’une voix sourde.

 

Dolorès, en me reconnaissant, poussa une sourde exclamation et s’enfuit. Quant à Médéric Eristal :

 

« Ne bougez pas d’ici ! me souffla-t-il, en tremblant comme un enfant… Je vais essayer encore de vous sauver !… Mais soyez prudent, et silence !… »

 

Et il disparut…

 

La porte qui me séparait de la grande salle des blessés était mince et garnie de carreaux dépolis… Je ne voyais rien, mais je perçus… des soupirs, quelques cris aigus de douleur…

 

Enfin j’entendis très nettement ces mots, en français avec l’accent anglais : « Vous n’étiez déjà plus là, vous, quand les Boches ont essayé de s’emparer de la cote six mètres quatre-vingt-cinq ?… Un combat de géants ! ça, on peut le dire !… Ils avaient amené de l’artillerie lourde !… »

 

Quand le docteur revint me prendre, je devais avoir un singulier regard, car il me demanda avec une précipitation épouvantée :

 

« Mon Dieu ! que s’est-il passé ?…

 

– Rien, docteur, rien, mais pourriez-vous me dire où se trouve la cote six mètres quatre-vingt-cinq ?… »

 

À ces mots, je le vis reculer comme s’il avait reçu un choc terrible et ce fut à son tour d’avoir les yeux hagards. Me regardant donc comme un fou, il me jeta d’une voix étouffée : « Malheureux !… Malheureux… Voulez-vous bien vous taire, malheureux !… Surtout ne dites même pas au midship, pas même à lui, ce que vous venez de me dire à moi !… à personne !… à personne !… Venez !… suivez-moi… ça vaudra mieux !… Il vaudra mieux que vous ne voyiez plus rien !… que vous n’entendiez plus rien !… Suivez-moi sur mes talons, sans avoir l’air de rien ! »

 

Ainsi je sortis de la salle et de la caserne ; ainsi je remontai avec lui dans le petit train électrique qui avait fini d’amener des blessés et qui nous conduisit à l’autre extrémité de l’île ; ainsi me retrouvai-je sur la falaise où je m’étais agenouillé en sortant de l’ascenseur sous-marin ; ainsi descendis-je à nouveau dans la salle souterraine, vestiaire des scaphandriers du Vengeur :

 

« Mais où me conduisez-vous donc ? m’écriai-je soudain en le voyant s’approcher de moi avec certains appareils de promenade sous l’eau que j’estimais avoir suffisamment expérimentés.

 

– Eh ! me dit-il à l’oreille… ne faites pas l’enfant !… Voilà du monde… Je vous reconduis à bord du Vengeur… Et surtout, oubliez la cote six mètres quatre-vingt-cinq, si vous tenez à la vie !… »

 

J’aurais voulu protester, je n’en eus pas le temps !… Médéric Eristal m’avait déjà mis la sphère de cuivre sur la tête et le lieutenant Smith, l’Irlandais, faisait son apparition dans la chambre des scaphandriers !…

 

Je n’ai conservé de ces douloureuses minutes qui précédèrent mon retour à bord du vaisseau détesté qu’un souvenir des plus vagues.

 

Ma rentrée dans l’habit de scaphandrier, puis dans l’ascenseur, puis dans la mer et enfin ma réintégration parmi les prisonniers, toujours par les soins du docteur, se passèrent, il me semble, dans une espèce de mauvais rêve qui se prolongea d’autant mieux que Médéric Eristal m’administra, sitôt que je me trouvai dans ma petite chambre du Vengeur, un solide soporifique d’où je ne sortis, je crois bien, que le surlendemain.

 

XXXIII

À ZEEBRUGGE


Ici, les papiers de M. Herbert de Renich sont assez confus et cela tient évidemment à l’état d’esprit qui fut le sien à la suite de son évasion manquée. Il réussit cependant, quelques jours plus tard, à quitter Le Vengeur par la voie des airs (dans ce curieux hydravion qu’il a décrit), et cela grâce à la complicité du midship qui l’enferma dans une boîte à outils. La suite des mémoires de M. Herbert de Renich nous fait comprendre de quelle mission redoutable pour l’amiral von Treischke, le midship et ses hommes avaient été chargés par le capitaine Hyx.

 

« Où sommes-nous ? m’écriai-je.

 

– En Belgique ! » me répondit la voix du midship.

 

Tout ankylosé que j’étais je bondis hors de mon réduit, comme ces diables pour enfants qui déploient tout leur ressort dès qu’on soulève le couvercle de leur boîte.

 

En Belgique ! Nous étions en Belgique !… à deux pas du Luxembourg, presque chez moi ! Non ? Était-ce possible ?

 

Mais le midship coupa court à mes manifestations et demandes d’explication.

 

« Pas une minute à perdre !… Les autres sont déjà à l’ouvrage !… Seulement, je ne pense pas qu’ils puissent pénétrer dans Zeebrugge, même déguisés comme ils le sont, avant quelques heures. Tandis que vous, vous n’avez aucune précaution à prendre ! Vous courez à Bruges même, tout près d’ici, à la kommandantur, et vous demandez à voir tout de suite l’amiral von Treischke, question de vie ou de mort pour lui et pour sa femme !… C’est un laisser-passer, ça, le meilleur !… D’autant plus que ce cher bandit doit être curieux d’avoir des nouvelles de Mme l’amirale ! Compris ?

 

– Compris ! Et que devrai-je dire ?

 

– Tout et rien !… Tout ce qui peut les sauver, lui et sa femme, et rien de ce qui peut nous être désagréable à nous ! Compris ? » Le joyeux midship ne m’avait jamais parlé sur un pareil ton raide. Rien qu’à cela, on pouvait juger de la gravité de la situation.

 

« Écoutez, fis-je, je voudrais bien que vous précisiez…

 

– Pas de temps à perdre en discours !… Cependant qu’il soit bien entendu que c’est vous, cher monsieur Herbert de Renich, vous seul, qui, par votre astuce, vous êtes glissé dans cette boîte volante et avez réussi à venir avertir l’amiral d’avoir à se tenir sur ses gardes !… Seulement, outre cela, il vous faudra avoir encore assez d’imagination pour qu’il ne soit causé aucun désagrément à mes hommes !… Comprenez ?…

 

– Ah ! oui ! oui ! je commence…

 

– Pas trop tôt !…

 

– Quoi qu’il arrive, pas de prisonniers, hein ?… Quoi qu’il arrive !… Ceci, au fond, est le moins difficile de votre tâche… car il ne vous sera pas dur de faire entendre à l’amiral que, si l’on touche à mes hommes, le sort de Mme l’amirale sera immédiatement réglé ! Donc, s’il tient à la vie de sa femme (vous ajouterez : et de ses enfants) et s’il veut vous aider à la sauver, il n’y a qu’une chose à faire : qu’il se cache… qu’on ne le voie plus, qu’on n’en entende plus parler… pendant quelque temps au moins ! Le mieux qu’il puisse lui arriver serait qu’il prît, sans rien dire à personne, un train pour une destination inconnue… Adieu et bonne chance, petit père ! Voici la route ! Bruges, cinq cents mètres ! »

 

Et son doigt m’indiquait une pente dans la clairière au milieu de laquelle l’autobus volant était descendu se garer…

 

« Ah ! fit-il encore, nous sommes ici dans le parc d’une propriété privée… Pour en sortir, suivre le mur, arriver à la grille, crier au veilleur : “Hyx !…” et on vous laissera passer ! »

 

Je me retournai encore, lui pris la main.

 

« Veillez veillez sur elle !… Faites de votre côté tout pour elle ! suppliai-je.

 

– Monsieur, me jeta avec impatience le midship, il n’appartient plus qu’à vous de la sauver ! Mais vous la tuez si vous restez une seconde de plus ici !… »

 

Je courais déjà !

 

Cinq minutes plus tard, j’avais passé la grille sans encombre, et je me trouvais sur la route de Bruges, le long du canal de Gand.

 

Je pensais que, quelques mois plus tôt, ma bonne vieille maman, dès l’entrée des Boches en Luxembourg, était venue se réfugier avec la vieille Gertrude dans un couvent de cette cité autrefois si paisible ; mais elle avait dû bientôt s’enfuir de ces lieux déshonorés par une furieuse soldatesque toujours en ripaille, dans l’attente du combat et de la mort !… Sur quoi, ayant reçu de bonnes nouvelles de Renich, où tout était resté bien tranquille, elle n’avait rien trouvé de mieux que de réintégrer nos pénates avec sa servante…

 

Brave maman !… La dernière lettre que j’avais reçue d’elle m’avait joint à Madère. Elle se plaignait de n’avoir pas, depuis longtemps, de nouvelles de moi. À cause des Boches, elle était dans la nécessité de parler avec précaution de l’abominable tragédie qui désolait la terre ; et elle m’en croyait toujours éloigné ! Ah ! bien ! si elle avait su… Elle serait morte, certainement, d’inquiétude et d’horreur ! Elle m’aimait tant !… Mais je comptais bien, dans quelques jours, avoir la joie de la presser sur mon cœur et de lui raconter, désormais à l’abri des aventures, toutes celles qu’il m’avait fallu traverser pour venir jusqu’à elle !…

 

En attendant, il me fallait, sans perdre une seconde, remplir ma redoutable tâche…

 

Il devait être à peu près cinq heures du matin quand je me heurtai à mon premier Werda ? (qui va là ?) et quand je dus répondre aux questions du premier chef de poste allemand.

 

Le feldwebel me fit conduire immédiatement à un officier qui se tenait dans une petite bâtisse d’éclusier, au confluent du canal de Bruges à Zeebrugge et du canal de Bruges à Ostende. Cet officier me demanda ce qu’était l’uniforme dont il me voyait affublé ; je lui répondis que je ne pourrais répondre à une telle question que devant l’amiral von Treischke lui-même ; qu’il y avait urgence absolue à ce que je visse l’amiral sans plus tarder ; enfin qu’il s’agissait pour lui et pour beaucoup d’autres d’une question de vie ou de mort !

 

L’officier alors téléphona à la kommandantur, puis il me demanda mes papiers. Je n’en avais aucun. Tous mes papiers d’identité, en effet, avaient été perdus en mer, lors du séjour prolongé que j’avais fait avant de m’accrocher aux flancs du Vengeur.

 

Je déclarai que j’étais sujet luxembourgeois et que ma démarche prouvait la loyauté de mes intentions. On me fouilla. On ne me trouva porteur d’aucune arme.

 

On me demanda comment j’étais parvenu jusqu’ici, et par où, et d’où je venais en dernier lieu… Je répliquai encore que je ne pouvais rien répondre avant de me trouver en face de l’amiral.

 

Enfin, je montrai une telle impatience, une telle agitation, affirmant que chaque seconde de retard pouvait amener une terrible catastrophe, que, sur un dernier coup de téléphone, on me conduisit à la kommandantur.

 

J’y allai entre deux gardes du corps qui ne me lâchèrent pas des yeux. On leur avait dit : « Faites bien attention à celui-ci : probable que c’est un fou !… » Ah ! Bruges ! Bruges ! qu’avait-on fait de toi, Bruges-la-Morte !… Ils t’avaient fait revivre, les barbares ! Et comment !…

 

Ah ! les béguinages ! Ah ! le quai du Rosaire !… Ah ! la paix sacrée des vieilles rues endormies !… Tout cela revivait, revivait, revivait, dès la première heure du jour, avec un bruit de bottes, et de bottes !

 

… Et de camions automobiles, et de canons et de caissons d’artillerie défilant, sur les pavés sonores, avec le moins de lenteur possible, celle-ci !…

 

Mais trêve aux regrets poétiques, n’est-ce pas ? Chaque chose en son temps ! Ce n’est pas le moment de se montrer un rêveur sentimental !

 

À la kommandantur, je me trouvai en face d’un certain hauptmann qui m’interrogea d’un air furieux et me traita de Dumm (idiot) !

 

Mais je lui répliquai avec un sang-froid soudain excessif, et qui parut produire un excellent effet, qu’il serait la cause de la mort de l’amiral et de bien d’autres catastrophes incalculables !… J’ajoutai :

 

« Je sais que l’amiral est à Zeebrugge ! Téléphonez-lui de venir tout de suite avec une très nombreuse escorte ou qu’il donne des ordres pour que j’aille le rejoindre sans tarder ! Enfin vous pouvez ajouter que je lui apporte des nouvelles de Mme l’amirale von Treischke ! »

 

Sur cette déclaration, je me croisai les bras et je me tus, comme quelqu’un qui n’a plus rien à dire et qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour prévenir le malheur.

 

Cinq minutes plus tard, qui me parurent des siècles, le hauptmann malhonnête revint et me dit qu’on allait me conduire à Zeebrugge en auto ; mais que je devais me laisser bander les yeux et que, si ma conduite cachait de mauvais desseins, il serait toujours temps de me fusiller avant la fin du jour. Charmante perspective, n’est-ce pas, pour un neutre ?… Je me laissai bander les yeux par un feldwebel qui entra, sur ces entrefaites et qui m’entraîna dehors en me tirant par la manche !…

 

Ils auraient tout de même bien pu attendre, pour me poser ce bandeau, que je fusse dans l’auto, mais ces gens devaient appliquer en brutes et à la lettre une consigne mal comprise. Enfin je fus dans l’auto et je sentis tout de suite que nous partions à vive allure. Le trajet ne fut pas long.

 

Mais ce qui fut long c’est l’attente dans une petite cellule comme on voit dans les prisons et dans laquelle on m’avait enfermé, après m’avoir enlevé mon bandeau, sans me fournir la moindre explication.

 

Je passai là des heures !…

 

Vous dire, vous décrire mon état d’âme, ma rage impuissante, mon désespoir en songeant à ce qui allait fatalement se passer à bord du Vengeur si l’Irlandais s’emparait de l’amiral… je ne l’essayerai pas ! Vous comprendrez seulement que j’avais atteint le paroxysme de tous ces sentiments quand, enfin, ma porte s’ouvrit !

 

Apparut un jeune lieutenant de vaisseau, qui sortit tranquillement un revolver de sa poche, le plaça sur une tablette, à sa portée, s’assit sur un escabeau et me dit :

 

« Nous sommes seuls. Personne ne vous entendra. Il faut me dire à moi ce que vous avez refusé de dire à tous et ce que vous diriez à l’amiral von Treischke !

 

– Impossible ! impossible !… m’écriai-je, mais vous n’avez donc pas dit à l’amiral que je lui apportais des nouvelles de sa femme ?…

 

– Qui donc êtes-vous ? me demanda l’officier en me fixant terriblement.

 

– Eh ! monsieur, je suis de Renich, en Luxembourg, et je connais depuis mon enfance Mme l’amirale von Treischke !

 

– Ah ! bah ! s’exclama l’autre… mais n’êtes-vous pas, ne seriez-vous pas ?…

 

– Je suis Carolus Herbert, tout simplement !…

 

– Carolus !… Carolus Herbert de Renich !… Vous êtes Carolus Herbert de Renich, s’écria l’autre comme un fou… Ah ! bien ! ah ! bien ! ah ! bien !… »

 

Et il disparut, emportant son revolver.

 

J’étais encore tout stupéfait de l’émotion que j’avais déchaînée en prononçant simplement mon nom devant l’officier quand celui-ci revint :

 

« Monsieur, dit-il, je vais vous conduire auprès de l’amiral… je vais vous y conduire moi-même. On va vous remettre votre bandeau… Ne questionnez personne !… ne parlez à personne. »

 

Me revoilà en auto ! Enfin, je vais voir l’amiral et je puis espérer que je n’arriverai pas trop tard !

 

Le moteur ronfle, le lieutenant de vaisseau est assis à côté de moi, je l’entends donner quelques ordres en allemand. Nous voici partis, où allons-nous ? Je croyais que nous serions au but en quelques minutes et voici certainement plus d’une heure que nous brûlons la route. J’ose poser une question à l’officier. Il me répond que nous ne serons pas arrivés avant le soir !

 

« Mais alors, m’écriai-je, l’amiral n’était donc pas à Zeebrugge ?

 

– Non fit-il.

 

– Tant mieux ! plus loin il se trouvera de Zeebrugge, mieux cela vaudra !… Maintenant, monsieur, j’aurais une question à vous poser : sait-on que nous allons au devant de l’amiral, vous et moi ?

 

– Non, monsieur Herbert de Renich, nul ne sait cela et tout le monde croit l’amiral à Zeebrugge !

 

– Voici de bonnes paroles, monsieur, et qui me rassurent tout à fait… Aussi je me permettrai de vous adresser une petite requête… Je n’ai pas mangé depuis bien des heures, et si cela ne vous dérangeait pas de me procurer quelque nourriture… »

 

Il me passa aussitôt quelques sandwiches dont il s’était muni, et jusqu’au soir nous ne nous arrêtâmes que pour donner quelques mots de passe et prendre quelque consigne.

 

Au soir seulement je pus enlever mon bandeau, et alors quelle ne fut pas ma stupéfaction en me trouvant en plein Luxembourg !… Que signifiait ceci ?…

 

En plein Gutland !… En plein Gutland !… Voici les dernières maisons du Meingen et nous courons vers Mondorf et, tout là-bas, se découpent sur le ciel crépusculaire les coteaux qui me cachent la Moselle… et Renich !…

 

Et Renich !… le pays de mon enfance et de mon amour !… et de ma douleur !… Le pays où m’attend ma mère… ou plutôt où elle ne m’attend pas !…

 

Mais qu’est-ce que nous allons faire à Renich ?…

 

… Et voici les premières maisons, les vieilles bâtisses toutes craquelées comme des aïeules, de mon cher Renich !…

 

Voici la maison de ma mère, avec ses plantes grimpantes autour des croisées enchâssées de plomb ! Voici la pierre du seuil, usée par les générations de mes ancêtres (j’appartiens à une très vieille famille)… Voici la porte lourde, le marteau sonore !

 

XXXIV

UNE BONNE SOUPE AUX POIREAUX FUMANTE


L’auto s’arrête :

 

« Monsieur, me dit l’officier, vous êtes chez vous ! Je savais que Mme votre mère aurait la plus grande joie de vous revoir !… Ne vous occupez plus de rien que de l’embrasser !… »

 

J’étais tellement étourdi de l’affaire que je me laissais planter là sans pouvoir répliquer.

 

L’auto s’éloignait déjà.

 

« Ma foi, m’écriai-je, quand j’eus repris mon souffle, tout cela s’expliquera ! »

 

Et les genoux tremblants, le corps pantelant de joie, je m’accrochai au marteau de la vieille maison et le soulevai trois fois.

 

Ce fut Gertrude qui vint m’ouvrir. Je n’eus que le temps d’apercevoir sa guimpe et son bonnet. Elle poussa un cri, laissa tomber sa lanterne et s’enfuit comme une folle.

 

Je ramassai la lanterne, dont les glaces s’étaient brisées mais qui n’était pas éteinte, et, après avoir refermé la porte, je courus derrière la servante en lui jurant qu’elle n’avait pas affaire à mon fantôme, mais bien à ma personne vivante…

 

Mais elle ne se retournait même pas et, après avoir traversé la cour, elle se jeta littéralement dans la salle à manger. Comme j’y entrais presque en même temps qu’elle j’aperçus ma mère qui se mit, elle aussi, à jeter des cris et à lever les bras en l’air ! Devant ma mère, qui était déjà assise pour le repas du soir, je reconnus, sur la table, la bonne vieille soupière de faïence, à dessins de fleurs, dans laquelle j’avais si souvent mangé la soupe aux poireaux que j’adore ! Cette soupière était toute fumante et odoriférante ! Misère de ma vie ! Comme cette heure de retour eût pu être douce et réconfortante pour les appétits de l’âme et du corps ! Hélas ! j’avais cru que ma mère se levait pour me tendre les bras ; mais non, abandonnant table et soupière, elle reculait jusqu’au mur et semblait m’écarter de ses deux mains suppliantes, comme si j’avais été quelque apparition redoutable !

 

« Eh ! quoi ! ma mère, m’écriai-je, ne me reconnaissez-vous plus ?…

 

– Toi, mon fils !… toi, répondit-elle !… Malheureux enfant, que viens-tu faire ici ? Qui t’a conduit ici pour ta perte et, hélas ! pour ton châtiment ! Fuis ! fuis ! sans perdre une seconde !… Ne reste pas un instant de plus sous ce toit ! Crains la vengeance de celui que tu as outragé ! »

 

D’abord, en entendant ces mots, en voyant cette mimique inattendue, en me heurtant à cet accueil si peu en rapport avec celui que je m’attendais à recevoir, je restai coi et combien stupide ! Enfin, comme Gertrude elle-même se mettait à chialer (comme disent les Français) et à vouloir m’entraîner de force hors de la maison, sans même me donner le temps d’embrasser ma mère, je finis par dire, sur le ton d’une consternation sans borne :

 

« Quelle vengeance ?… Quel châtiment ?… Qui donc ai-je à redouter ?… Qui donc ai-je outragé ? Quel crime enfin ai-je commis, pour être reçu de cette sorte, à l’heure du souper, dans la maison de ma mère ?

 

– Carolus, me dit ma pauvre mère, qui claquait littéralement des dents… nous savons tout !… Ah ! il nous a tout appris !… et il nous en a fait vivre des heures, ici !… Mais cette maison est surveillée !… Embrasse-moi et va-t’en !… Je prierai pour toi !

 

– Ah çà ! m’écriai-je, reprenant de la force avec de l’indignation, de qui donc s’agit-il ?… Qui est-ce qui m’en veut ? Cette maison est surveillée par qui ?…

 

– Tu le demandes ?…

 

– Évidemment, je ne comprends rien à toutes ces histoires-là, moi !… J’ai toujours agi partout en bonne foi depuis que je suis au monde et n’ai fait de mal à personne, ni d’un côté ni de l’autre !… Enfin, depuis la guerre, je me suis particulièrement surveillé, comme c’était mon devoir !… Je suis neutre !…

 

– Tu es neutre, tu es neutre ! gémit ma pauvre maman, d’une voix sourde, cette neutralité-là ne t’a pas empêché d’enlever la femme de l’amiral von Treischke !…

 

– Hein !… maman ! Qu’est-ce que tu dis ?

 

– Ah ! mon pauvre enfant ! n’essaye pas de nier !… On peut toujours dire la vérité à sa mère ! Le cœur d’une mère a des trésors d’indulgence, même pour les fautes les plus graves !… » J’étouffais, littéralement, j’étouffais… La conviction de mon ignominie où était ma mère, l’épouvante avec laquelle la vieille Gertrude considérait un damné de mon espèce, tout en faisant de grands signes de croix, le sentiment personnel que j’avais de mon inutile vertu… ah ! comment n’aurais-je pas étouffé… mais non seulement d’un étouffement moral, d’un étouffement physique, physique !… Je n’eus que le temps d’arracher ma cravate… Encore une seconde, j’allais rouler sur le tapis… Ainsi voilà ce que j’apprenais à mon retour au pays : je passais pour avoir enlevé à Madère la belle Amalia Edelman, dame amirale von Treischke !

 

« Enfin, toi, maman, m’écriai-je, tu me connais ; comment as-tu pu me croire capable d’un crime pareil ?… » Il y avait tant de force dans ma protestation, tant d’innocence dans ma voix, que ma mère m’ouvrit enfin ses bras et que je pus me jeter sur son sein en pleurant comme un enfant.

 

« De tous les malheurs qui m’ont poursuivi depuis mon départ, déclarai-je entre deux sanglots, le plus grand est certainement celui qui m’attendait à mon arrivée… »

 

Alors ce fut le tour de ma mère de me caresser, et Gertrude elle-même voulut faire amende honorable ; mais je repoussai cette dernière avec une véritable ruade.

 

« Qui donc, lui dis-je, vous a si agréablement renseigné sur mon compte ?

 

– Hélas ! répondit ma mère (car j’avais si bien rué sur Gertrude que la pauvre servante n’avait plus que la force de pleurer), hélas ! c’est l’amiral von Treischke lui-même qui est venu ici nous apprendre la chose avec force détails et des menaces terribles ! Nous sommes traitées depuis comme ses prisonnières ! Il nous fait surveiller par deux domestiques qu’il nous a imposés, il ne nous permet aucune correspondance qui n’ait été préalablement visée par sa police particulière et il fait ouvrir toutes nos lettres ! C’est tout juste s’il ne nous croit pas tes complices dans cette trouble histoire !… Mais enfin, toi qui étais, par un hasard si singulier, à Madère lors de la disparition de sa femme et de ses enfants, et qui as disparu en même temps qu’eux, tu dois bien avoir une idée de ce qu’elle est devenue ?

 

– Une idée !… Ah ! ma mère !… je crois bien que j’en ai une idée de ce qu’elle est devenue !… Moi qui passe pour avoir enlevé Amalia, je n’ai pas cessé de poursuivre ses ravisseurs, et si je suis ici aujourd’hui c’est pour la sauver ! Voilà ce que vous pourrez dire de ma part à l’amiral von Treischke si vous avez encore l’occasion de le rencontrer !… »

 

Sur quoi, n’attendant même point de jouir de l’effet produit par une déclaration aussi sensationnelle, et persuadé qu’à ma première rencontre avec l’amiral ce funeste malentendu prendrait fin, espérant que je touchais au terme de ma mauvaise fortune, je me détachai doucement de l’étreinte passionnée mais tardive de ma vieille maman et me jetai sur la soupe fumante qu’avait confectionnée Gertrude… une fameuse soupe aux poireaux, dont l’odeur m’enivrait depuis cinq minutes en dépit du nouvel aspect tragique qu’avaient un instant semblé prendre pour moi les événements…

 

« Assieds-toi, maman !… J’ai faim, et d’abord mangeons la soupe de Gertrude comme autrefois, comme s’il n’y avait jamais eu la guerre ou comme si elle était déjà terminée… et surtout comme des gens qu ont leur conscience pour eux… ce qui est toujours une consolation, même par les temps qui courent !… »

 

Là-dessus, comme je humais ma première cuillerée, après un coup d’œil humide sur toutes ces vieilles choses qui m’entouraient, sur le vieux buffet, le bahut, les vieilles assiettes et les cuivres bosselés qui garnissaient les murs, et comme j’étais tout prêt à remercier la Providence du soin qu’elle avait pris, après de tels orages, de me ramener si heureusement au port, j’entendis une voix qui disait :

 

« Pardon, monsieur ! pourriez-vous me dire ce que vous avez fait de ma femme ? »

 

Je me retournai, j’avais en face de moi une bien antipathique figure, celle de M. l’amiral von Treischke lui-même, surnommé le Taciturne !

 

 

 

 

 

 


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Mai 2006

 

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[1] Ceci est arrivé à Sommeilles (Meuse), le 6 septembre 1914. (Rapport officiel français.)

[2] Rapport officiel belge.

[3] Ce Musée des supplices est réel. C’est là que le signataire de ces lignes a pu connaître l’exactitude des impressions et du récit de Herbert de Renich.