Gaston Leroux

 

 

 

LA BATAILLE INVISIBLE

Aventures effroyables de M. Herbert de Renich

Tome II

 

 

 

(1917)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  L’AMIRAL VON TREISCHKE.. 4

II  UNE NUIT AGITÉE.. 12

III  LA DAME VOILÉE.. 23

IV  COMMENT JE RECONNUS OU CRUS RECONNAÎTRE LA DAME VOILÉE ET DE CE QU’IL EN ADVINT.. 28

V  OÙ JE M’APERÇOIS QUE JE NE SUIS PAS  ENCORE SORTI D’AFFAIRE.. 38

VI  LE CONSEIL DE GUERRE.. 44

VII  BOIS ET MANGE, MAIS PENSE À DIEU.. 49

VIII  UNE OMBRE VOILÉE.. 55

IX  CE QUE DIT LA « DAME VOILÉE » M’ÉPOUVANTE, MAIS CE QU’ELLE NE ME DIT PAS ME REND MALADE.. 60

X  CE CRIME AURA-T-IL SON CHATIMENT ?. 74

XI  LE CHALUTIER.. 80

XII  OÙ IL EST REPARLÉ DE CERTAINES ÎLES. 86

XIII  D’UNE PRUDENTE RÉSOLUTION QUE JE PRIS PRÈS MA LONGUE CONVERSATION AVEC GABRIEL ET COMMENT JE L’EXÉCUTAI. 99

XIV  DE LA DIFFICULTÉ DE PASSER INAPERÇU DANS CE MONDE.. 108

XV  UNE COMMISSION DIFFICILE.. 122

XVI  LA BAIE DE VIGO, LA NUIT.. 132

XVII  LA FENÊTRE GRILLÉE.. 145

XVIII  LE CHÂTEAU DE LA GOYA.. 154

XIX  OÙ L’ON COMMENCE À PARLER DES APÔTRES. 161

XX  OÙ L’ON CONTINUE DE PARLER DES APÔTRES. 166

XXI  OÙ L’ON REPARLE DE LA FAMEUSE COTE.. 177

XXII  OÙ SE TROUVAIT LE CAPITAINE HYX ET COMMENT IL ME FUT ORDONNÉ DE LE JOINDRE.. 196

XXIII  LA COTE SIX MÈTRES QUATRE-VINGT-CINQ.. 208

XXIV  OÙ JE PRENDS DES RÉSOLUTIONS QUI OUTREPASSENT UNE CORRECTE NEUTRALITÉ ET CE QU’IL EN ADVIENT.. 247

XXV  OÙ JE CONTINUE PAR DÉVOUEMENT ET PAR AMOUR À ÊTRE LE DOMESTIQUE DE TOUT LE MONDE ET OÙ CET EMPLOI NE ME PARUT JAMAIS SI DIFFICILE.. 280

XXVI  CE QU’IL ADVINT DE MON DERNIER ESPOIR :  L’ÉVASION DE LA DAME VOILÉE   293

XXVII  COMMENT SE TERMINA LA BATAILLE INVISIBLE.. 303

XXVIII  L’ATLANTIDE.. 312

XXIX  QUEL DRAPEAU REMPLAÇA SUR « LE VENGEUR » LE DRAPEAU NOIR ET POUR QUELLE GLORIEUSE FIN.. 321

ÉPILOGUE.. 329

À propos de cette édition électronique. 331

 

I

L’AMIRAL VON TREISCHKE


J’ai rencontré quelques figures antipathiques dans ma vie, mais jamais aucune qui pût être comparée à celle de l’amiral von Treischke. Il avait la tête carrée et les cheveux en brosse, des sourcils en buisson sous lesquels perçaient deux petits yeux gris à l’affût, pleins de méchanceté, des rides profondes comme des tranchées, des lèvres minces fermées hermétiquement, et deux loupes poilues : une sur le nez et une autre au coin gauche du menton.

 

Sa moustache faisait de von Treischke tantôt un tigre, tantôt un phoque. Il sortait quelquefois du cabaret ou de la brasserie. (Je sors du cabaret, mais que la rue a l’aspect étrange ! J’ai beau la chercher à droite, à gauche, je ne la trouve pas. Ô rue ! serais-tu ivre ?) Il sortait donc quelquefois du cabaret de la façon la plus confortable, c’est-à-dire dans les bras de ses amis de fête ou des complaisants messieurs de la police, et alors, à cause de sa moustache tombante et humide, il rappelait d’assez près ces mammifères à peau huileuse sortant de l’onde amère ; dans ses heures d’abattement et de mélancolie, il avait également le poil brut, mais, en quelques minutes, la fureur ou son habituelle méchanceté reprenant le dessus, ou simplement les cosmétiques aidant, il se retrouvait au rang des tigres.

 

Qu’une femme comme Amalia ait pu épouser cet homme et lui donner de si beaux enfants, c’est un mystère de la création !

 

Donc l’amiral Heinrich von Treischke m’apparut dans le moment que je mangeais la soupe familiale. Il me fallut quitter aussitôt soupe et famille pour le suivre dans la pièce à côté.

 

L’affaire ne se passa point sans protestations, pleurs, supplications de la part de ma vieille maman et de Gertrude accourues : « Il est innocent, herr amiral ! Innocent de tout ce que vous avez cru ! C’est lui qui a sauvé la gnädige frau, herr amiral ! » et autres phrases qui avaient la prétention de chasser de l’esprit de mon terrible interlocuteur toute mauvaise pensée à mon égard et qui, cependant, ne parvinrent en aucune façon à le dérider ni à adoucir ses manières.

 

C’est fort brutalement qu’il referma la porte derrière nous et, bien que j’eusse ma conscience pour moi, j’ose avouer, comme disent les Français, que « je n’en menais pas large ».

 

« D’où venez-vous, Herbert de Renich ? Et que venez-vous faire ici. Et comment êtes-vous venu ici ? »

 

Voilà les trois phrases qu’il me jeta comme on jette un os à un chien. Je ne les ramassai pas et, au lieu de lui répondre directement, je demandai à l’amiral, avec un sang-froid apparent qui m’étonna moi-même.

 

« J’oserai questionner le herr amiral sur la question de savoir si on l’a vu venir ici, dans cette ville, si on l’a vu pénétrer dans cette maison et j’oserai lui conseiller de faire en sorte que, pendant quelques jours, on ignore le lieu de sa retraite.

 

– Quelle retraite ! s’écria-t-il en fonçant sur moi. Faut-il vous parler en souliers vernis ? Meine geduld ist zu ende ! (ma patience est à bout !) Êtes-vous fou, ou êtes-vous sourd ? Faut-il vous envoyer schutzmanner (gendarmes à cheval) pour vous tirer la vérité de votre puits ? »

 

Cela fut suivi de quelques autres aménités extravagantes et menaces redoutables. Certainement il écumait. Sur ses joues tendues par la fureur comme une vieille peau de tambour réapparaissaient les balafres violettes de la rapière, pratiquées au temps où le herr amiral se promenait dans les rues de Heidelberg en compagnie de son énorme chien d’étudiant, et je ne doutais point que s’il eût eu ce soir-là, le fidèle animal à ses côtés, il ne l’eût rassasié de quelque bon morceau de ce maudit Herbert de Renich ! Enfin, il termina son accès par ces mots très intelligibles.

 

« Vous étiez à Madère lorsque Mme l’amirale en a disparu et vous avez disparu en même temps qu’elle. Si d’ici une minute vous ne m’avez dit où elle se trouve, vous êtes un homme mort ! »

 

Et il sortit son revolver qu’il posa bruyamment, devant lui, sur la table.

 

« Je ne suis venu ici que pour vous dire cela ! m’écriai-je aussitôt, pour la sauver, elle, et pour vous sauver vous-même, herr amiral ! »

 

Puis je lançai tout d’un trait, car il avait posé par hasard la main sur cette arme dont je ne pouvais détacher mes regards.

 

« Mme l’amirale et ses enfants ont été capturés, volés, emportés par des pirates, puis emprisonnés à bord d’un sous-marin où se trouvaient déjà de nombreux officiers allemands, moi-même, j’ai failli être la proie de ces brigands qui n’ont d’autre drapeau que le drapeau noir et ne reconnaissent d’autre loi que celle de la plus hideuse et de la plus monstrueuse vengeance ! »

 

Alors, il changea de visage. Il me parut que ce que je lui disais là ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute. Devais-je attribuer une aussi subite transformation à l’accent de sincérité avec lequel je lançai ma phrase, ou la nouvelle que je lui apprenais correspondait-elle à certaines hypothèses qui, déjà, avaient hanté son esprit ? Pour moi, il y eut de ceci et de cela !… Toujours est-il que j’entendis comme un gémissement, une espèce de grondement, puis :

 

« Qu’ont-ils fait de ma femme et de mes enfants ? s’écria Heinrich von Treischke sur un tel ton de désespoir que j’en fus pour moi-même bien surpris, car j’avais toujours douté qu’un aussi illustre tigre eût un cœur !

 

– Je ne me suis échappé de cet enfer, répliquai-je, heureux déjà de la tournure que prenait la conversation, que pour les sauver eux et tous leurs camarades de géhenne, du martyre qui est suspendu sur leurs têtes !

 

– Et que faut-il faire, pour cela ? demanda l’amiral, haletant. Êtes-vous sûr que nous puissions arriver encore à temps ? Faites bien attention à toutes vos réponses. Parlez-moi en soldat.

 

– Monsieur l’amiral, je ne suis point un soldat, je suis un neutre et ma parole est celle d’un honnête homme ! Je sais qu’en mon absence j’ai été odieusement calomnié…

 

– Il s’agit bien de cela ! rugit le tigre. Me répondrez-vous, oui ou non ! Que faut-il faire ?…

 

– Vous garder vous-même, car ils n’attendent que votre capture pour commencer leur horrible massacre ! »

 

Et, en quelques phrases bien senties, je fis un récit hâtif de mon évasion du sous-marin en hydravion, le mettant d’une façon précise au courant de l’entreprise que ses ennemis avaient tentée et qui consistait à l’enlever comme ils avaient déjà emporté les bourgmestres de certaines villes du Nord allemand.

 

Au fur et à mesure que je m’expliquais le tigre marquait une émotion plus intense.

 

« Eh mais, gronda-t-il, monsieur Herbert de Renich, vous avez donc été prisonnier du capitaine Hyx ?

 

– Vous le connaissez !

 

– Nous doutions de son existence, avoua-t-il à voix basse, ou plutôt certains d’entre nous en doutaient encore et affichaient de croire à quelque épouvantail inventé pour faire frémir des enfants, bien que de sérieux avertissements et d’étranges lettres de prisonniers nous soient parvenues de la manière la plus mystérieuse… Quant à moi, je dois vous dire que votre récit ne me surprend pas outre mesure… (Il parut réfléchir avant d’en dire plus long, puis il reprit…) J’ajouterai que si votre présence à Madère ainsi que la coïncidence de votre disparition avec celle de Mme l’amirale ne m’avaient pas été signalées, je n’aurais pas hésité à porter mes recherches du côté de… »

 

Là il s’arrêta encore en me fixant d’une façon si aiguë que j’en fus le plus gêné du monde, et je balbutiai :

 

« Mme l’amirale est certainement la femme la plus vertueuse que je connaisse !

 

Et moi donc ! hurla-t-il. Croyez-vous que j’en connaisse de plus honnête ! Dumm ! (Ce qui veut dire à peu près imbécile, outrage dont je restai un instant étourdi.) Seulement, rien ne nous forçait à penser, me grinça-t-il sous le visage, qu’il ne se cachait point dans la peau d’un certain Herbert de Renich un petit brigand d’amour capable de la plus ordinaire infamie : enlever une mère et faire chanter la femme par le moyen des enfants, et même faire chanter ce brave homme d’amiral von Treischke ! Quelle joie et quelle vengeance pour un jeune homme charmant qui a perdu sa fiancée en faisant le tour du monde ! Ach ! rien n’est impossible, ici-bas, à un amoureux !…

 

– Monsieur, fis-je, vous m’insultez ! Je ne vous dirai plus rien, plus un mot avant que vous ne m’ayez présenté des excuses ! »

 

En entendant ces mots, l’amiral parut plus étonné que si le tonnerre était tombé entre nous deux. Il mit encore la main sur son revolver et je crus qu’il allait me tuer séance tenante, mais c’était pour faire réintégrer à son arme son étui de cuir.

 

Il me pria de m’asseoir, s’assit en face de moi et me dit d’une voix sourde, mais exempte d’irritation sinon d’un certain mépris.

 

« Je vous ai cru capable de bien des choses redoutables pour mon honneur. Le dumm, c’est moi, car vous n’êtes capable de rien du tout ! Néanmoins, d’après ce que vous rapportez, je vois qu’il n’y a pas lieu de se réjouir outre mesure… »

 

Il me fixa encore d’une façon singulière, puis il se leva, vint se pencher à mon oreille et me dit, dans un souffle :

 

« Le capitaine Hyx ne serait-il pas ?… »

 

Et il prononça tout bas, oh ! tout bas ! le nom du plus grand philanthrope du monde !

 

Je tressaillis et lui répondis évasivement que, le capitaine Hyx portant toujours un masque, je ne pouvais absolument rien affirmer !… « mais tout de même, cela pouvait bien être… »

 

Alors il devint d’une pâleur mortelle.

 

« Je craignais cela ! dit-il.

 

– Vous aviez raison de craindre, fis-je, car il prétend que c’est vous, amiral, qui avez commandé le supplice de la femme de ce grand philanthrope en question, et il a juré de venger sa femme et aussi miss Campbell ! »

 

L’amiral devint plus pâle encore, si possible.

 

« Ia ! ia ! soupira-t-il (un soupir de phoque), il (le grand philanthrope) avait fait entendre des paroles de furieuse vengeance en apprenant toute cette affaire !… »

 

Et, tout à coup, cessant de soupirer comme un phoque, von Treischke commanda :

 

« Parlez !… dites ce que vous savez, depuis le commencement jusqu’à la fin !… »

 

Il m’écouta sans m’interrompre. Je lui contai toute l’aventure sous-marine par le détail. Cette fois, j’étais sûr que je ne trahissais personne. Je servais au contraire le capitaine Hyx en ce sens que je le faisais craindre de ses ennemis. Toutefois, poussé par un secret instinct, je passai sous silence mon aventure de l’île Ciès et toute l’affaire concernant plus ou moins la cote six mètres quatre-vingt-cinq… Faut-il dire encore qu’à la fin de l’histoire, il y eut une chose que je me refusai de dévoiler, ce qui provoqua une nouvelle colère chez l’amiral. Je tenais à ne point indiquer l’endroit où avait atterri l’aéroplane.

 

« Ce serait bien mal récompenser, fis-je, ceux qui, trahissant le capitaine Hyx, m’ont sauvé et m’ont conduit vers vous, amiral, ne l’oublions pas !…

 

– Il ne s’agit point de récompenser quelqu’un ! déclara-t-il, mais de prendre des pirates ! Voulez-vous être pendu avec eux ? » Sur quoi il n’attendit point ma réponse et me planta là, en affirmant que « le lendemain il ferait jour » !…

 

J’entendis le bruit de ses bottes traverser les allées et les corridors, j’entendis la porte de la rue s’ouvrir et se refermer.

 

II

UNE NUIT AGITÉE


Quand je n’entendis plus aucun bruit dans la rue, j’ouvris doucement la porte de la pièce et je me trouvai en face de ma bonne vieille maman et de l’excellente Gertrude, qui avaient des visages affreusement défaits.

 

« Que s’est-il passé ?… Que t’a-t-il dit ?… il avait l’air assez féroce en quittant la maison et très préoccupé ! Que devons-nous craindre, cher Herbert, mon fils ?

 

– Ma foi ! répondis-je à ma mère, en la serrant tendrement dans mes bras, j’ai parlé selon ma conscience. Arrive maintenant ce que le ciel décidera. Cependant, je dois vous dire, maman, que je ne crois pas que nous touchions au bout de nos peines.

 

– Est-il bien possible ? Ne lui as-tu point crié ton innocence ? Ne l’a-t-il point lue sur ton visage !

 

– Certes ! Et il m’a cru tout de suite. Il ne me l’a pas, du reste, envoyé dire ! Il me croit trop dumm pour être coupable !… Mais qu’importe ! je suis mêlé, voyez-vous, à une aventure dont je ne me dépêtrerai jamais !… De quelque côté que je me tourne, je ne vois pour moi que de la douleur, du sang et des larmes !

 

– Du sang et des larmes !… Mais que t’est-il donc arrivé, malheureux enfant ?… »

 

J’allais entamer pour la deuxième fois le récit de mes misères quand Gertrude revint de la cuisine avec la soupe aux poireaux et aux pommes de terre qu’elle avait fait réchauffer. Ma foi ! je me jetai dessus et, en dépit des circonstances, cette fois, j’en mangeai deux grandes assiettées, entre ma mère et sa servante qui me regardaient en silence, tout en s’essuyant les yeux. J’avalai ensuite un grand verre de vin de notre coteau dont le goût et la chaleur aiguë finirent de me « remettre », et je ne laissai point languir plus longtemps les deux pauvres femmes. À deux heures du matin, je les tenais encore devant moi, de l’autre côté de la table, prostrées d’épouvante, les mains jointes, invoquant le bon Dieu et la Vierge à chacune de mes histoires.

 

De temps en temps, je m’étais levé pour aller ouvrir la porte de la salle à manger, car il me semblait entendre des bruits bizarres, comme le glissement de pas étouffés sur la carpette du corridor.

 

Je n’avais rien découvert et les deux femmes m’avaient dit de ne point me préoccuper de cela, car, depuis des semaines, elles étaient habituées à être espionnées et à se trouver nez à nez, la porte ouverte, avec l’un des deux domestiques que le von Treischke leur avait imposés. « À part cela, disaient-elles, nous n’avons pas à nous en plaindre ! Ils se conduisent convenablement pourvu qu’on leur donne à boire et à manger jusqu’à ce qu’ils en crèvent, à peu près. Ils peuvent nous écouter. Nous n’avons rien à cacher, ni mon Herbert non plus !… »

 

Quoi qu’il en fût, je n’étais pas tranquille, et comme à un moment je crus bien percevoir un véritable gémissement, je me dirigeai vers la cuisine où Gertrude me disait qu’elle avait laissé les deux personnages endormis. Ma mère et Gertrude voulurent m’accompagner.

 

Nous n’eûmes pas plus tôt poussé la porte de la cuisine que les deux femmes jetèrent des cris.

 

Les deux soldats, car c’étaient deux bombardiers – je les reconnus à leur uniforme – étaient étendus sur le carreau, ficelés et bâillonnés. Nous les remîmes sur pied, mais il nous fut impossible d’en tirer le moindre renseignement. Ils paraissaient tout à fait abrutis par l’excès de mangeaille et de boisson, et peut-être bien aussi par l’effroi. Cependant, comme ils ne s’étaient point arrangés de la sorte pour leur bon plaisir, il nous fallut bien conclure qu’ils avaient été victimes d’une agression qui nous parut bien mystérieuse.

 

Nous n’avions rien entendu ou si peu de chose que nous ne pouvions rien comprendre à ce qui s’était passé. Les femmes étaient toutes tremblantes. Quant à moi, je n’étais guère plus rassuré. Je dirai même que j’avais bien des raisons pour redouter les pires malheurs.

 

Je songeai tout de suite à quelque entreprise du lieutenant Smith (l’Irlandais) et des hommes qu’il avait amenés avec lui dans l’hydravion. Avaient-ils appris que l’amiral était dans le moment à Renich et qu’il se trouvait justement dans notre maison !

 

L’affaire n’était nullement invraisemblable, considérée sous ce point de vue. Alors il fallait imaginer qu’ils n’étaient venus ici (Dieu seul savait par quel chemin !) que pour s’emparer de la personne de von Treischke et qu’ayant constaté son absence ils étaient tout bonnement repartis, après avoir, dès le début de l’aventure, réduit à l’impuissance nos deux bombardiers…

 

Cette version, si elle me faisait craindre des événements regrettables pour l’amiral von Treischke et redouter d’autres événements atroces que j’avais tout fait pour éviter, avait au moins cet avantage de me rassurer – à peu près – en ce qui me concernait : car enfin une autre version était encore possible : l’équipe du Vengeur pouvait me chercher, moi !…

 

Avec la rapidité dont l’auto-hydravion disposait, il était assez explicable que, son coup manqué à Zeebrugge, l’Irlandais fût retourné faire son rapport au capitaine Hyx, lequel, mis au courant de ma fuite, aurait relancé ses hommes à mes trousses, surtout s’il avait réfléchi que j’avais pu être pour quelque chose dans l’insuccès de son entreprise. S’il en était ainsi, sa fureur devait être extrême, car je l’avais contrecarré dans une affaire qui lui tenait au cœur et pour laquelle il avait tout quitté, à l’heure où se livrait quelque part autour des îles Ciès la formidable Bataille invisible et où l’on se massacrait aux abords de la cote six mètres quatre-vingt cinq !

 

Tant est que c’est le cœur serré d’une angoisse sans nom que je me résolus, une lanterne à la main, à chercher des ombres dans la maison, les mystérieuses ombres que nous avions entendues, glissant à pas feutrés sur les carpettes du corridor, et qui étaient venues écouter aux portes. Les femmes me suppliaient de m’enfermer avec elles et les deux soldats ivres dans la cuisine et d’attendre ainsi le jour.

 

Mais je voulais être fixé. Je voulais sortir à tout prix et le plus tôt possible de cette peur qui rôdait autour de moi, et surtout je voulais, quoi qu’il m’en coûtât, m’en débarrasser pour les jours suivants.

 

Les ombres étaient-elles venues pour l’amiral von Treischke ou pour moi ?

 

Je voulais parler aux ombres ! On finirait peut-être par s’entendre ! Je ne disposais d’aucune arme et je ne pensais pas à les combattre, mais plutôt à les convaincre de s’en aller pour toujours, sans me faire plus de peine, et je leur jurerais de ne plus me mêler jamais de leurs affaires, et je les supplierais de considérer qu’après tout elles étaient bien coupables d’oublier que j’étais un neutre !

 

Tout de même, comme ma main droite était restée libre (ma main gauche tenait la lanterne), je m’emparai d’une grosse barre de fer plate qui servait à consolider intérieurement les volets et j’en usai comme d’une canne, dans cette lamentable promenade nocturne à travers les méandres de ma vieille chère maison.

 

Les femmes encore n’avaient point voulu me quitter et me suivaient toutes deux, avec des bougeoirs qui tremblaient dans leurs vieilles mains et qui s’éteignaient au moindre souffle.

 

Jamais comme ce soir-là les marches fléchissantes des antiques escaliers vermoulus n’avaient gémi avec une voix de bois plus douloureuse ni surtout plus mystérieuse ! Il nous semblait que les marches criaient avant même que nous eussions posé le pied, et en dépit de toutes les prières que, du fond de nos cœurs timides, nous leur adressions pour qu’elles consentissent à se taire sur notre passage ; et, quand nous étions passés, elles avaient encore quelque chose à dire.

 

À chacun de ces bruits la procession suspendait sa marche et j’entendais la respiration haletante de ma mère et de Gertrude.

 

« Ils sont passés par ici ! » exprima la voix grelottante de Gertrude…

 

Et la servante me montrait un petit escalier très étroit qui montait au grenier et sur la première marche duquel se trouvait une boîte quadrangulaire en zinc dans laquelle elle jetait les ordures de la journée. Elle considérait sa boîte d’une façon tout à fait stupide.

 

« Qu’est-ce que tu as, Gertrude ?

 

– Jamais je ne mets ma boîte comme ça, je la mets toujours en travers et la voilà en long !… Sûr, elle les gênait pour passer… »

 

Gertrude avait raison. Quand je me penchai sur cet escalier je vis distinctement des traces de pas, elles étaient assez nombreuses et distinctes, à cause de la neige que les brigands avaient apportée avec leurs semelles.

 

« Il neige donc ? demandai-je.

 

– Eh ! il a neigé dans la matinée d’hier…

 

– Mais je n’ai pas vu de neige dans les rues…

 

– Elle a fondu… mais il en reste encore un peu sur les toits…

 

– Sur les toits !…

 

– Où vas-tu, Herbert, où vas-tu ?… »

 

J’allais résolument au grenier, je me décidai à soulever la trappe et j’avançai un peu la tête, m’éclairant avec ma lanterne. Il faisait là-dedans un froid de loup et je sentis la fraîcheur du vent glacé qui m’arrivait par une lucarne grande ouverte. Je sautai dans le grenier.

 

Là, je n’eus aucune peine à constater que les pas dont nous avions découvert la trace sur le petit escalier se retrouvaient sur le plancher et allaient à la lucarne, y allaient, en revenaient, ou plutôt en étaient venus et y étaient retournés, du moins à ce que je crus.

 

Mais, arrivé à la lucarne, je ne pus m’empêcher de mettre le nez dehors, car la curiosité humaine est plus forte que tout et s’estime rarement satisfaite. Je ne le regrettai point, car j’aperçus, m’étant un peu penché sur le toit, une ombre qui se mouvait d’une façon assez mystérieuse dans le jardin de la propriété attenant à la nôtre.

 

Nous n’avions d’autre vue sur cette propriété que par cette lucarne-là.

 

Mon Dieu ! je puis dire que je n’avais point revu ce jardin (qui était fermé de hauts murs et d’une solide et compacte porte) depuis l’époque où, petit garnement, je m’amusais à polissonner dans tous les coins de ma vieille maison, avec mes camarades de l’école que j’emmenais chez moi après la classe pour des parties de cache-cache dans le chanvre dont le grenier, alors, était plein.

 

Naturellement la partie continuait sur les toits, en cachette de nos parents, car ceux-ci n’auraient point manqué, s’ils avaient été au courant de nos frasques, de nous prédire tous les malheurs, et nous auraient peut-être fessés par-dessus le marché.

 

Tout ceci pour vous dire que déjà, à cette époque, cet immense jardin, si bien fermé de toutes parts, m’avait fortement intrigué.

 

Il y avait, au milieu de ce jardin, une maison isolée dont toutes les fenêtres étaient garnies de barreaux, même au second étage, et cette maison avait une unique porte que je n’ai jamais vu ouvrir que par un vieux jardinier qui la refermait aussitôt avec un grand bruit de serrures et de verrous, ce qui me donnait le frisson.

 

Dans le jardin errait à l’ordinaire un chien bouledogue dont la mâchoire était épouvantable à entendre et les yeux ronds affreux à voir. Ce chien ne manquait jamais d’aboyer comme un enragé quand nous apparaissions sur le toit.

 

Derrière les grilles de l’une des fenêtres il n’était pas rare de voir apparaître une triste figure de vieille dame qui se mettait à rire, ou à pleurer, ou à chanter.

 

On appelait cette maison « la maison de la folle », car elle avait été construite une cinquantaine d’années auparavant par un monsieur de la ville qui avait épousé une jeune fille belle comme le jour mais qui était devenue folle le lendemain de ses noces, à cause, disait-on, que cette jeune fille n’aimait pas le monsieur de la ville mais un jeune homme de la campagne.

 

La jeune femme folle avait vieilli dans cette prison, puis le monsieur était mort, puis la folle était morte, puis le jardinier. Le chien aussi était mort, bien entendu. Enfin toute cette propriété sinistre semblait être morte elle-même. On n’y avait plus jamais vu entrer personne, ni personne en sortir. Les petits enfants passaient le long de ses murs moisis, moussus, mangés de lierre et de toutes sortes de plantes parasites, en courant, car la maison de la folle, même sans folle, continuait de dégager un sombre effroi.

 

Une fois (j’étais alors devenu grand, c’était à l’époque où je commençais à soupirer sur les mains d’Amalia), j’avais eu l’occasion de remonter dans le grenier et de regarder par la lucarne, et j’avais revu le jardin. Il était devenu forêt vierge. On n’en voyait plus les sentiers. Les arbres et les herbes avaient poussé là-dedans comme ils avaient voulu et c’était un enchevêtrement inextricable de branches et de plantes sauvages.

 

Au milieu de cette sauvagerie, la maison avec ses volets qui pendaient aux murs retenus encore par quelque chose, avait pris un air de plus en plus lamentable. L’abandon la faisait encore plus sinistre et je dois dire que, dans le jardin, je n’ai jamais entendu chanter un oiseau.

 

Quand je partis pour mon tour du monde, telle était la propriété, toujours déserte, toujours redoutée des petits garçons.

 

Et voilà que, tout à coup, du haut de mon toit, je voyais s’y promener une ombre !

 

La silhouette noire se glissa et disparut sous l’enchevêtrement des troncs et des branches qui se tordaient désespérément sous le vent glacé d’hiver, puis elle réapparut sur le seuil même de la maison abandonnée.

 

La nuit était assez sombre. Je ne pouvais distinguer si c’était là un homme ou une femme.

 

Trois coups furent frappés, solidement, très solidement, et je pensai que j’avais affaire à un homme. Rien ne bougea à l’intérieur de la maison : alors l’individu frappa plus fort, terriblement. Presque aussitôt cette fois une lumière s’alluma au premier étage.

 

Deux minutes plus tard, la lumière descendait au rez-de-chaussée et j’entendis que l’on parlementait à travers l’huis.

 

La porte s’ouvrit.

 

C’était une femme qui ouvrait la porte et c’était un homme qui avait frappé.

 

La femme était vieille et avait toutes les allures d’une servante. L’homme, je le reconnus quand il passa dans la lumière, avant que la porte ne fût refermée ; c’était l’amiral von Treischke.

 

À ce moment, derrière moi, j’entendis la voix de Gertrude qui m’appelait. Elle était montée à l’échelle et me suppliait à voix basse de revenir, car ma mère se mourait de terreur. Je la reçus fort mal et allai fermer la trappe, après lui avoir jeté que nous ne courions plus aucun danger mais qu’il fallait me laisser inspecter les environs.

 

Je retournai à mon observatoire. Maintenant, il y avait de la lumière à une fenêtre, au rez-de-chaussée. Cette fenêtre était coupée en deux par une tringle à laquelle étaient suspendus des rideaux qui étaient tirés ; mais, de l’endroit où je me trouvais, mon regard, passant au-dessus de la tringle, saisissait parfaitement tout ce qui se passait dans la pièce.

 

C’était une salle rustiquement mais convenablement meublée. Von Treischke était assis devant une table. Sur cette table, il y avait une lampe. Il était seul. Il ne faisait aucun mouvement. Il paraissait réfléchir profondément.

 

Soudain, une porte s’ouvrit et une femme entra. Je ne voyais pas bien son visage, mais la silhouette me parut élégante et jeune, dans un peignoir sombre.

 

Von Treischke se leva et salua. Les deux personnages ne se donnèrent point la main. Von Treischke fit un signe et la jeune femme s’assit en face de lui, dans un fauteuil, de l’autre côté de la table. Elle était tournée de telle sorte que je la voyais de profil, ou plutôt de quart, c’est-à-dire très mal et à une distance trop grande pour que je pusse reconnaître d’une façon précise un visage connu ; cependant, dès cet instant, j’eus l’impression du déjà vu et je ne pus retenir un mouvement de surprise et, tout de suite, je me torturai l’esprit pour rappeler mon souvenir autour de ce quart de visage-là !

 

Le von Treischke parla un bon bout de temps sans que la femme l’interrompît une seule fois et ce qu’il disait devait être fort intéressant, car je voyais nettement la jeune femme marquer de l’étonnement et même de la stupéfaction. Enfin le von Treischke se tut, et ce fut au tour de la femme de parler.

 

Elle se leva tout de suite et je ne vis plus son visage, mais j’apercevais ses gestes énergiques. Elle semblait protester contre quelque chose, sans doute contre ce que l’amiral avait pu lui dire. Elle le faisait avec une hauteur souveraine et quasi avec majesté. C’était une très belle et très noble silhouette, avec une taille admirable qui me rappelait celle d’Amalia, avec un peu plus de finesse cependant. Chacune a son genre de charme.

 

Et je continuai de me demander : « Mais où donc ai-je vu cette femme-là ? Où l’ai-je vue ?… »

 

Ils échangèrent encore quelques mots et se saluèrent très sèchement, presque avec hostilité et tout juste avec politesse.

 

Et la dame s’en alla et le von Treischke retomba à sa place et se prit sa terrible tête carrée dans les mains.

 

Il ne la releva qu’au bruit qu’avait dû faire la vieille servante en entrant. Il lui jeta quelques phrases comme à un chien et tous deux disparurent. Je les vis réapparaître à la porte. Ils se quittèrent sur le seuil.

 

La figure de l’amiral était entièrement dissimulée par un cache-nez énorme et son uniforme disparaissait sous une vaste houppelande.

 

Tout ceci me parut bien étrange.

 

III

LA DAME VOILÉE


Je retrouvai ma mère et Gertrude au bas de l’échelle. Gertrude avait eu toutes les peines du monde à empêcher ma mère de monter. Elles se disputèrent copieusement, mais avec prudence et à voix basse. Nous redescendîmes à la cuisine, où j’espérais trouver nos deux bombardiers un peu dégrisés par l’aventure et capables de nous servir quelques renseignements.

 

Lors, ils étaient devant de nouveaux pots qu’ils étaient allés remplir au cellier, et tout ce que je pus en tirer ne fut que sot bavardage.

 

Tout ceci me parut de plus en plus louche. Ma mère me faisait des signes. Je la suivis dans sa chambre et nous y restâmes jusqu’au jour enfermés avec Gertrude et derrière les verrous bien tirés. Ma mère disait :

 

« Je suis persuadée qu’ils en savent plus long qu’ils ne veulent dire et qu’ils pourraient très bien nous renseigner sur les brigands qui se sont introduits, cette nuit, dans notre demeure !… Qu’a voulu tenter le von Treischke cette nuit ?… Sans doute quelque nouveau crime ?… »

 

Alors, je l’interrompis :

 

« Le von Treischke, lui non plus, ne s’est pas couché ; je viens de le voir, il n’y a pas dix minutes, pénétrer en se dissimulant dans la maison de la folle !…

 

Chez la dame voilée !… s’écrièrent aussitôt ma mère et Gertrude, d’une même voix. En es-tu sûr ? Personne n’entre jamais chez la dame voilée que sa servante !…

 

– D’abord, fis-je, j’ai vu cette dame, qui n’était pas voilée du tout.

 

– Tu es le seul ! Tu es le seul à Renich à l’avoir vue sans son voile !

 

– Moi et l’amiral von Treischke, alors ! »

 

Et je racontai toute la scène à laquelle j’avais assisté du haut de ma lucarne. Quand j’eus terminé mon récit, nous restâmes un instant silencieux.

 

« Il y a combien de temps, fis-je, que la dame voilée habite la demeure de la folle ?

 

– Six mois environ, me répondit ma mère. Un jour nous fûmes bien étonnés de voir s’arrêter une voiture devant la porte de cette maison qui était restée déserte depuis tant d’années. Deux femmes en descendirent, la servante et une femme voilée. Elles pénétrèrent dans le jardin et la voiture s’en retourna. Ce n’était pas une voiture de Renich et nous n’avons jamais revu cet équipage. Quant à la dame, elle sort quelquefois, mais toujours avec sa servante, et toujours voilée.

 

– Elle n’est donc pas prisonnière ? demandai-je.

 

– Mais non, puisqu’elle se promène à son gré et parle à qui elle veut !

 

– À qui parle-t-elle ?

 

– Mais elle entre dans les boutiques et parle à ses fournisseurs ! Elle ne connaît personne ici et personne ne la connaît.

 

– Tout de même, elle donne bien un nom à ses fournisseurs ?

 

– Nullement ! c’est le nom de la servante qui est donné et tout est adressé à la servante… Oh ! la dame voilée a intrigué et intrigue encore tout le monde à Renich.

 

– Qu’est-ce qu’on en dit ?

 

– Mon Dieu ! comme elle est toujours noire et toujours voilée, on dit que c’est une pauvre dame en deuil, sans doute depuis la guerre, et qui a tenu à pleurer en paix son mari ou son enfant. La guerre a déchaîné tant de misères morales aussi bien que physiques que cette explication a fini par paraître naturelle à tout le monde…

 

– Quelle langue parle-t-elle ?

 

– L’allemand… oh ! le pur allemand… c’est une Allemande certainement.

 

– Vous l’avez entendue, vous, maman ?

 

– Non ! non !… Moi, je sors encore moins qu’elle, mais des personnes de la ville l’ont entendue et nous avons eu l’occasion de nous en entretenir ici même, car, pendant un temps, on ne parlait que de la dame voilée à Renich.

 

– Et l’amiral vient souvent à Renich ?

 

– Deux ou trois fois par mois. Mais tu en sais la raison ; il te l’a dite à toi-même et nous n’avons guère à en douter ! C’était pour nous, hélas ! qu’il venait, pour toi ! pour nous torturer à cause de toi !… Mais jamais nul n’a pensé qu’il pourrait s’intéresser en quoi que ce fût à la dame voilée. Nous ne l’avons jamais vu entrer dans la maison de la folle. Bien mieux, un jour, il n’y a pas longtemps de cela, l’amiral et la dame voilée se sont croisés devant nos fenêtres. Ils ne se sont même pas regardés. Nous étions persuadés qu’ils ne se connaissaient pas.

 

– L’amiral ne venait pas à Renich avant mon aventure de Madère ?

 

– Oh ! si !… On l’a aperçu de temps en temps !…

 

– Ah ! vous voyez bien, il venait déjà à Renich avant, et ce n’était pas à cause de moi !… C’était pour voir la dame voilée !…

 

Tu me le dis, c’est possible ! Mais avant, nous n’attachions pas grand intérêt au passage de l’amiral à Renich. Par sa femme, il y possède, dans les environs, quelques propriétés ; il n’y avait donc rien d’extraordinaire à ce qu’il s’arrêtât ici quelques heures entre deux voyages…

 

– C’est ce que je vais vous dire, maman : moi, je crois que je la connais, la dame voilée !

 

Ah ! tu vas nous dire qui elle est !

 

– Mais je n’en sais rien ! Je me martyrise l’esprit pour essayer de me rappeler qui elle peut bien être ! Je l’ai vue certainement quelque part !… Et j’ai l’intuition qu’il n’y a pas bien longtemps de cela !…

 

– Avant la guerre ?…

 

– Non ! non !… depuis la guerre !… Et même tout récemment !… Il y a quelques semaines à peine…

 

– À Madère, alors ?

 

– Oui, à Madère, sans doute… Enfin, c’est une idée que j’ai et dont je ne puis me débarrasser.

 

– Écoute, mon fils, me dit ma vénérable mère, laisse de côté cette idée-là et ne complique pas ta vie avec cette histoire, qui ne nous regarde en rien, de la dame voilée. Nous avons assez à faire sans cela !… »

 

Parole de sagesse dont je ne tins, du reste, aucun compte, comme vous allez le voir dans le chapitre suivant.

 

IV

COMMENT JE RECONNUS
OU CRUS RECONNAÎTRE LA DAME VOILÉE
ET DE CE QU’IL EN ADVINT


La fin de la nuit se passa sans autre agitation. Nos deux bombardiers devaient s’être allés coucher et nous n’entendîmes plus craquer le parquet sous le passage mystérieux de nos insaisissables visiteurs nocturnes.

 

Cependant, il ne nous était pas possible de continuer de vivre ainsi ; et maintenant que j’avais la conscience du devoir accompli et que je m’étais définitivement expliqué avec von Treischke, je pensais que le mieux serait d’aller lui raconter nos émotions de cette nuit-là, moins celles qui concernaient la dame voilée, bien entendu, et de lui demander son appui pour qu’il nous fît délivrer trois passeports pour la Hollande au nom de ma mère et au mien et à celui de Gertrude.

 

Nous avions pris cette détermination de quitter le Luxembourg jusqu’à la fin de la guerre en conclusion de toutes nos transes de la nuit.

 

Dès huit heures, je pris le chemin de l’hôtel de la Cloche-d’Or, où l’on m’avait dit que l’amiral avait continué de descendre. J’eus bien de la peine, en traversant la place du Marché, à échapper à toutes les curiosités et aux questions des bons vieux amis qui se jetaient dans mes jambes avec des démonstrations de la plus touchante sympathie. « Ah ! voilà Carolus ! le petit Carolus Herbert ! Carolus Herbert de Renich ! » Je crois que, lorsque j’aurai dépassé la soixantaine, on m’appellera toujours le petit Carolus Herbert de Renich ! Et pourtant je suis d’une taille qui dépasse la moyenne ; mais il n’y a rien à faire contre ces choses-là.

 

Enfin j’atteignis l’antique et solennel hôtel de la Cloche-d’Or, qui dresse ses pignons et ses tourelles en encorbellement sur la place des Deux-Fontaines, où se tient le marché aux poissons. J’avais bien, là encore, été interpellé par les marchandes de marée, les « dames vertes » qui n’ont point, comme on sait, la langue dans leur poche ; mais j’avais fait l’oreille sourde et j’étais entré sous le porche de la Cloche.

 

Mais là j’appris que l’amiral avait déménagé la veille au soir et qu’il était allé s’installer au-dessus de la halle au blé, transformée en caserne.

 

« Eh ! hé ! pensai-je, l’amiral prend ses précautions ! Il fait bien ! » Et j’en conçus une grande satisfaction intime, car mes efforts n’avaient donc pas été vains, et si le von Treischke continuait de se garder ainsi, le sort d’Amalia pouvait ne pas être désespéré. En toutes choses difficiles, il ne s’agit souvent que de gagner du temps.

 

C’est donc assez content de moi-même que je pris le chemin de la halle au blé. Mais, pour m’y rendre, je dus passer par la rue de la Trompette, et voilà qu’au beau milieu de la rue je trouvai le vieux Peter qui m’ouvrait les bras et les referma sur le petit Carolus Herbert !

 

Cet homme avait connu beaucoup mon père et j’avais passé des heures inoubliables dans son magasin d’antiquités. Il vendait aussi des fourrures, de très belles fourrures qui lui arrivaient de Rotterdam, et aussi des parapluies. Il avait une bonne figure de bon Dieu à barbe blanche qui aurait reçu un joli coup de soleil à travers un flacon de vin de Moselle et il était toujours revêtu d’une espèce de toile sombre flottante, comme en ont quelquefois les photographes.

 

C’était un patriote, celui-là ! Bon Peter ! excellent Peter ! Un homme comme celui-là n’aurait jamais admis que nos remparts devinssent une clôture de basse-cour et les croix dorées de nos églises les perchoirs de l’aigle prussienne !

 

La boutique de parapluies et de fourrures donnait sur la rue de la Trompette, mais c’est l’arrière-boutique qui avait ma préférence. Combien de fois, tout enfant, étais-je venu voir là des objets extraordinaires à propos desquels il me racontait des histoires plus extraordinaires encore !

 

C’était là la défroque des temps passés et tenant intimement à l’histoire du pays. Il y avait des masques de fer destinés aux menteurs, un joug de bois rouge auquel on attachait les époux querelleurs ; des tresses de paille et une grande fraise en carton munie de grelots qu’on mettait aux demoiselles qui n’avaient pas été sages ; une cangue pour les ivrognes.

 

Mais ce qui m’amusait le plus c’était évidemment la cage pour enfermer les boulangers qui fournissaient du mauvais pain et dans laquelle on les plongeait dans la rivière !

 

Ah ! il fallut bien suivre le vieux Peter dans son arrière-boutique. Je ne m’en défendais pas trop. J’aurais peut-être mieux fait de continuer mon chemin et ainsi aurais-je évité peut-être la nouvelle série d’affreux malheurs dans laquelle j’allais pénétrer ; mais il me serrait le bras avec tant de force et d’amour et il criait si fort dans la rue : « Sacrerlot ! qu’est-ce que tu dis de nos cochons, petit Carolus ? Qu’est-ce que tu dis de nos cochons ?… Sacrerlot ! »

 

Je savais de quels cochons il parlait ; cela ne pouvait faire le moindre doute quand on connaissait le bonhomme. Je me sauvai dans l’arrière-boutique.

 

Il y avait toujours là, dans un placard, un joli flacon doré « en train », et pendant que le vieux Peter remplissait deux verres et qu’il me répétait : « Qu’est-ce que tu dis de nos cochons, petit Carolus ? » je contemplais d’un œil humide la cage où l’on enfermait les boulangers. Elle était toujours là, et le joug aussi pour les époux querelleurs ! Le vieux Peter ne vendait jamais rien dans son arrière-boutique. On lui avait offert des sommes respectables, mais, au moment de traiter et quand l’acheteur se mettait en mesure d’emporter sa vieillerie, l’autre ne voulait plus rien savoir et le reconduisait jusque sur le pavé avec ses écus.

 

« Ton père a bien fait de mourir, commença-t-il, dès le premier verre… »

 

Mais il n’acheva pas d’exprimer sa pensée, que je devinais, du reste, car la porte du magasin de fourrures et de parapluies venait de s’ouvrir en faisant entendre son vieux timbre fêlé : et deux femmes entraient.

 

Je reconnus la dame voilée et sa servante !

 

Jamais je n’oublierai cette entrée. J’étais appuyé au joug de bois rouge auquel on attachait les époux querelleurs et j’avais mon verre plein de vin de Moselle dans la main droite. L’émotion me fit répandre le liquide doré, ce qui me valut un grognement réprobateur du vieux Peter.

 

Mais déjà il était entré dans la boutique et il avait refermé la porte qui faisait communiquer la pièce donnant sur la rue avec le magasin d’antiquités, « le musée » comme on l’appelait dans la ville pour lui faire plaisir.

 

La porte était vitrée et les petits rideaux rouges qui la garnissaient, à la flamande, n’étaient point tellement tirés que je ne pusse voir ce qui se passait de l’autre côté. La dame voilée s’était assise le plus tranquillement du monde. Elle était vêtue d’une robe noire simple, mais élégante, et d’un manteau de drap solide, mais de bonne coupe. La voilette qui lui enfermait le visage hermétiquement, jusqu’au menton, était épaisse et j’imaginai même qu’elle devait être double.

 

Elle la releva un peu et je vis parfaitement le dessin de sa bouche qui était petite et dont les lèvres légèrement retroussées, accusaient la jeunesse. Malheureusement leur pâleur n’attestait guère la bonne santé.

 

Chose qui m’étonnait, l’impression que j’avais eue la nuit précédente ne se renouvelait point. Et cependant cette femme était près de moi et je venais de la voir marcher, agir. Si j’avais connu vraiment cette femme, son allure et ses gestes eussent dû, en même temps que sa silhouette si proche, m’aider à pénétrer son mystère. Enfin elle parla, et il me sembla bien que j’entendais cette voix pour la première fois !

 

Alors, je fus persuadé que je m’étais trompé. Je ne connaissais point cette femme. En dépit de sa voilette, si je l’avais connue je l’aurais nommée !…

 

Et cependant, et cependant, il y avait en moi un fonds d’émotion qui ne faisait que croître, une fièvre inexplicable qui m’attachait à cette image inconnue comme si un lien puissant m’empêchait de me détourner d’elle.

 

Elle désignait, tantôt d’une main, tantôt de l’autre, les fourrures. Le vieux Peter les lui étalait sur le comptoir et faisait l’article. Telle lui venait directement de la foire de Nijni-Novgorod, telle autre avait passé par la foire de Leipzig. La dame de compagnie qui était restée debout, aidait le vieux Peter dans son étalage. La dame voilée regardait toutes choses mais ne touchait à aucune.

 

Enfin le vieux Peter annonça qu’un sien parent de Rotterdam lui avait apporté, l’année précédente, un lot de fourrures qu’il avait achetées au Mont-de-Piété de Petrograd. Là-dessus, il sortit d’une armoire un manteau de vison du Canada et une toque idem. C’était de la très belle marchandise, mais je m’étonnais que le choix de la dame voilée s’arrêtât sur ces objets qui avaient été déjà portés. C’est ce qui fut cependant.

 

Et elle voulut essayer la toque. Elle eut un petit conciliabule avec la dame de compagnie. Pour essayer la toque il fallait ôter le chapeau et la voilette. J’y comptais absolument. Ma curiosité m’avait fait coller mon visage sur les vitres et je n’eus que le temps de me rejeter en arrière en voyant que la dame voilée se levait et que tout le monde se dirigeait du côté du magasin d’antiquités.

 

Le vieux Peter me pria de passer dans la boutique qui donnait sur la rue. Je pris mon air le plus indifférent ; bref, je fis si bien que, de la boutique, je pus voir de près le visage que je n’avais aperçu la nuit que de loin et qui m’avait si fort mis en émoi. Aussitôt je m’appuyai au comptoir pour ne pas tomber, tant le coup que je venais de recevoir était formidable et surtout inattendu !

 

Évidemment, je ne pouvais reconnaître cette femme ni par le geste ni par la voix : je ne l’avais jamais vue qu’en peinture ! Et dans quelle inoubliable circonstance ! Était-ce possible ? Seigneur Dieu ! était-ce possible ? Mais le monde entier la croyait morte ! Et j’en connaissais un qui la pleurait jusqu’au fond de l’abîme marin et qui, pour venger sa mort, remuait la terre, le ciel et les eaux !…

 

Haletant, suffoquant, je me penchai encore pour la voir ! Mais, hélas ! déjà sa belle noble tête avait disparu à nouveau dans les plis épais de la voilette ! Que m’importait ! J’étais sûr que c’était elle ! Ce beau visage m’était familier… Je l’avais vu dans tant de magazines avant de le contempler, pour mon malheur irréparable, dans l’abside de la petite chapelle du vaisseau maudit !…

 

Quand cette femme repassa devant moi, il me fut impossible, impossible de ne point lui jeter à voix basse (le vieux Peter et la gouvernante étaient encore en discussion sur le prix dans l’autre pièce)…, de ne point lui jeter à voix basse, mais très nette, son nom, son nom américain, connu de l’univers, comme appartenant en propre au premier philanthrope de la terre : « Mrs G… ! »

 

Elle eut un mouvement très brusque de mon côté, et certes je fus témoin d’une certaine agitation de tout son personnage. Mais quelle ne fut point ma stupéfaction quand je la vis me regarder avec une hauteur sans égale, puis me désigner à la gouvernante, dont les yeux me foudroyaient déjà pour le moins, et lui dire (sur quel ton) : « Demandez donc à ce monsieur ce qu’il désire !… Je ne connais pas ce monsieur !…

 

– Ce monsieur est un honnête monsieur, répliqua aussitôt le vieux Peter, un charmant ami à moi depuis qu’il a tété sa mère, et incapable, je vous le dis, de se conduire incorrectement avec les dames… »

 

Mais déjà la dame voilée et la gouvernante étaient dans la rue et s’éloignaient sans répondre aux salutations, aux remerciements, aux protestations de dévouement commercial du vieux Peter.

 

Celui-ci referma la porte de sa boutique et se tourna vers moi.

 

« Que s’est-il passé ? me demanda-t-il, car, bien entendu, il ne comprenait rien à cette scène ; sans compter que j’étais maintenant d’une pâleur qui l’inquiétait.

 

– Il s’est passé que je viens de reconnaître dans cette dame la femme du grand philanthrope américain G… !

 

– Mrs G… ! Tu es fou, petit ! Tu sais aussi bien que moi qu’elle est morte !… Il lui est arrivé un accident avec les barbares après l’exécution de miss Campbell… tout cela est connu, catalogué. Cela a fait du potin ici et en Amérique, et dans le vaste monde !… Mais il paraît qu’elle s’était mêlée de choses sublimes qui ne la regardaient pas, elle et quelques-unes de ses compagnes, et il arrive toujours des malheurs – cela est bien connu ! – quand on se met du côté des martyrs contre les cochons !… »

 

Décidément, il y tenait, et cela non plus ne devait pas lui porter bonheur au vieux Peter.

 

Je repris, de plus en plus ému :

 

« Quand je lui eus soufflé son nom au passage, je jure qu’elle a reçu un vrai choc. Elle a tremblé des pieds à la tête. Je te dis que c’est elle !… C’est tout à fait son visage. Je l’ai vue à travers la vitre quand elle a retiré sa voilette. Mon Dieu ! si c’est elle, rien n’est donc perdu, et il nous faut nous réjouir, vieux Peter, car cela arrangerait bien des choses !…

 

– Et voilà pourquoi tu es si pâle ! Enfant ! cela arrangerait surtout ces messieurs (à Renich, on appelle aussi les cochons : « ces messieurs » ; vieille locution de la charcuterie)… ces messieurs, qui ont toujours répondu qu’ils n’avaient rien à se reprocher dans la disparition de cette illustre amie de miss Campbell et que les histoires de tortures et autres avaient été inventées de toutes pièces par les ennemis de la « kultur » !

 

– Évidemment, ce serait une réponse !… fis-je, frappé de la sûreté de ce raisonnement si simple.

 

– Tu l’as dit, petit ! Ils n’auraient qu’à montrer cette belle personne, qui n’a point l’air tout à fait d’avoir été découpée en morceaux, tu l’avoueras, et cela ferait taire les mauvaises langues. Quelle occasion de triompher pour ces messieurs ! Certes, la dame voilée a intrigué tout le monde ici, mais jamais encore personne n’avait, à son propos, inventé une aussi belle histoire que la tienne !… Enfin ! si elle était ce que tu penses, elle n’aurait qu’à le dire, car elle n’est point muette !… Et si elle était molestée, elle pourrait aller trouver un consul, car elle n’est point prisonnière ! Elle sort comme elle veut avec la vieille gouvernante, un petit mot est vite mis à la poste !… Tout ceci est du rêve d’enfant extra-lucide et romanesque ! Je te reconnais bien là, petit Herbert ! Mais répète-toi mon raisonnement et tu seras guéri de ton hallucination ! La dame voilée est libre de ses pas, et de marcher, et de sa voix. Un seul petit mot d’écrit ou un seul petit mot tombé de ses lèvres pâles… et toute la France, puisqu’elle est née Française, et toute l’Amérique, puisqu’elle est devenue Américaine, se lèveraient pour elle, sans compter le reste du monde !… Es-tu convaincu ? »

 

Je commençais à l’être, car enfin tout ce qu’il me disait était frappé au coin du bon sens même. Cependant je répliquai :

 

« Tout cela est fort bien ! N’empêche que lorsque je lui eus lancé ce nom au passage elle a tressailli comme sous le coup d’un choc électrique…

 

– Tu le penses !… parce que tu comptais sur ce saisissement là !… Tu espérais bien la surprendre, et tu l’as surprise en effet. Elle ne s’attendait pas à te trouver là ; une ombre, sortant de dessous le comptoir, se jette sur elle et sournoisement lui jette des mots, n’importe lesquels. Une femme plus nerveuse eût crié ! Elle s’est contentée de te remettre à ta place !… Et maintenant, viens vider notre flacon, s’il te plaît ! »

 

Nous n’en eûmes point le temps. Un feldwebel pénétrait dans le magasin et, venant directement à moi, bien que je ne le connusse point, m’appelait par mon nom et m’annonçait qu’il avait ordre de me conduire auprès de l’amiral von Treischke, qui avait une communication pressante à me faire.

 

Je descendis aussitôt dans la rue. Sur le seuil, comme il pleuvait, Peter me prêta un de ses vieux parapluies. Je l’ai conservé pieusement depuis comme souvenir de ce brave homme que je ne devais plus revoir.

 

V

OÙ JE M’APERÇOIS QUE JE NE SUIS PAS
ENCORE SORTI D’AFFAIRE


En route, comme le feldwebel ne répondait même pas à mes questions, je me mis à réfléchir à tout ce que m’avait dit le vieux Peter et j’en conclus que c’était lui qui devait avoir raison. J’avais été abusé par une ressemblance (et quoi de plus probable, puisque mon imagination ne reposait que sur un dessin, en somme, une peinture, enfin quelque chose de tout à fait aléatoire ?) et aussi je pouvais avoir été impressionné par la visite que l’amiral avait faite à la dame voilée. J’avais mêlé tout cela dans ma cervelle, stupidement, car enfin, si cette dame avait été Mrs G…, l’amiral von Treischke eût été bien heureux de l’échanger contre sa propre femme et ses propres enfants. Jamais troc de prisonniers n’eût été mieux accueilli de part et d’autre et n’aurait amené assurément de plus heureux résultats !

 

J’en étais là quand nous arrivâmes à la halle aux blés, transformée en caserne. Je fus introduit immédiatement auprès de l’amiral.

 

Il était seul, assis à son bureau, dans une vaste salle dont les portes étaient gardées par une véritable troupe. Je lui trouvai un air singulièrement sévère et qui était fait pour m’étonner après les explications de la veille.

 

Le tyran des Flandres, le fléau de la mer, ne me pria point de m’asseoir, et il se mit à m’interroger comme un juge un accusé. Je fus tout de suite ahuri par ses premières paroles :

 

« Il paraît, monsieur, que vous avez insulté grossièrement une dame fort honorable que vous avez rencontrée dans un magasin de cette ville !

 

– Moi ! m’exclamai-je, en rougissant autant et plus, tellement j’étais surpris de l’algarade. Qui a pu vous rapporter un pareil mensonge ?

 

– Elle-même, monsieur, elle sort d’ici où elle est venue se plaindre…

 

– Et de quoi donc s’est-elle plainte ?

 

– De votre audace à lui adresser la parole, alors que vous ne lui avez jamais été présenté, monsieur ! Prétendez-vous qu’un tel acte soit d’un garçon bien élevé ?

 

– J’ai peut-être manqué à la parfaite bienséance, répondis-je, assez embarrassé, car j’avais le sentiment que je m’embarquais là dans une nouvelle affaire des plus graves et peut-être des plus compromettantes, mais il y a loin d’une faute de civilité mondaine à une grossière insulte !

 

– Je vous répète les termes dont elle s’est servie, mon cher monsieur Herbert !… Que lui avez-vous donc dit à cette très honorable dame ?… »

 

Où voulait-il en venir ? Où voulait-il en venir ?… Connaissait-il déjà toute l’histoire ? Lui avait-elle ou lui avait-on déjà répété les mots qui étaient sortis avec tant de spontanéité de ma bouche ? Après tout, qu’est-ce que je risquais à avouer la vérité ? Plût à Dieu que mon imagination eût été réalité pour tous, et particulièrement pour l’amiral je le répète !… Alors je me penchai vers lui et confessai :

 

« Figurez-vous, amiral, que j’ai été trompé par une ressemblance, une étrange ressemblance, incroyable ressemblance, ressemblance qui m’avait réjoui le cœur, car enfin cela pouvait être la fin des plus terribles maux, la conclusion de toutes les angoisses nées de la folie du capitaine en question… Quel soulagement pour tous !…

 

– Allez donc !… Allez donc !… fit l’amiral, impatienté.

 

– Eh bien ! ! j’ai cru reconnaître dans une certaine dame voilée la femme même – vous allez tout comprendre, amiral – la femme du capitaine Hyx !… Et ma joie était tellement grande que je ne pus me retenir d’appeler cette dame même par le nom que je croyais être le sien !…

 

Ça, c’est drôle ! »

 

Il continuait de me regarder, sans plus dire un mot, avec son sourire crispé (son sourire aux moustaches de tigre), et je dus détourner la tête, de plus en plus gêné.

 

Tout à coup, je me mis à parler comme si j’avais résolu de l’entretenir de choses vraiment sérieuses et beaucoup plus urgentes que des histoires de dame voilée, et je lui racontai ce qui s’était passé cette nuit même, chez nous, après son départ : la visite des ombres inconnues, leur brutalité avec les deux soldats de garde et le désir où nous étions, ma bonne vieille mère et moi, de passer en Hollande.

 

Il me regardait toujours en silence, avec son sourire.

 

« Ne croyez-vous pas, finit-il par dire, que cette agression était dirigée contre moi ? Ne seraient-ce point là vos hommes ?

 

Ils sont capables de tout, amiral ! et s’ils savent que vous êtes ici, vous ne saurez trop vous garder, je vous le répète…

 

– En somme, la conclusion, fit-il, toujours avec son sourire, est que l’air de Renich est mauvais pour vous et pour moi ? Eh bien ! nous allons en changer ! »

 

Là-dessus, il sonna, et l’officier qui m’avait conduit en auto de Zeebrugge à Renich parut.

 

« Fritz ! lui dit-il, nous partons ; dans une heure, que tout soit prêt ! Je vous confie monsieur. Vous me répondez de lui !… J’aimerais mieux perdre un bras que le plaisir de sa compagnie.

 

– Laissez-moi prévenir ma mère ! m’écriai-je…

 

– Votre mère sera prévenue, monsieur ! Nous ne sommes pas des barbares ! »

 

Sur quoi Fritz m’emmena dans un étroit cabinet de travail adjacent, me fit asseoir devant une table-bureau sur laquelle on avait étalé plusieurs belles feuilles de papier blanc et qui supportait aussi des encres de diverses couleurs, et des tire-lignes, et des compas, et des crayons de toutes sortes.

 

« Le herr amiral désire, m’expliqua tout de suite le Fritz, que vous vous mettiez, sans perdre une minute, au travail. Vous comprendrez qu’il y a une grande urgence à ce que vous nous fassiez connaître par des plans précis les dimensions, et la construction, et tout le mystère de ce damné vaisseau dans lequel vous avez pénétré et qui, depuis quelques mois donne tant de fil à retordre !… »

 

Pendant qu’il me débitait ces phrases d’un petit air tranquille et doux, je le regardais à loisir. Il penchait sur la table sa figure poupine et pleine de fraîcheur. C’était un tout jeune homme charmant. Soudain, je tressaillis en découvrant une forte cicatrice qui descendait de sa joue gauche sur son cou, tout près de l’artère, et s’enfonçait dans le col. Il avait dû recevoir là un joli coup ! Coup de sabre ? Coup de couteau ? Coup de ciseaux ?… Ah ! il s’appelait Fritz et il était l’homme de von Treischke, et il avait une cicatrice pareille !… Sacrerlot ! (comme disait le vieux Peter) ce ne pouvait être que le ressuscité de l’affaire de Vigo, l’amoureux de Dolorès, le rival de Gabriel !

 

Eh là ! Cette fois, je gardai cette découverte pour moi !

 

Je me mis au travail du mieux que je pus, traçant un plan sommaire du Vengeur et donnant des indications et des chiffres aussi précis que je le pouvais. Fritz ne fut point mécontent quand il revint me prendre. Il roula mes papiers et me pria de le suivre. Nous descendîmes.

 

Alors je vis le genre d’auto qui nous était destinée. C’était une auto-canon ni plus ni moins.

 

« Nous ferons le chemin en auto-canon, me dit Fritz, car on nous a signalé toute une expédition d’aéros bombardiers ennemis qui se dirigent sur nos réserves entre Liège et Namur, et nous sommes obligés de passer par là ! »

 

Charmante matinée ! (comme disent les Français).

 

Dans cette petite forteresse animée, je trouvai l’amiral qui me salua d’un coup de tête et me dit que nous aurions beau temps pour la route. Il y avait là les mécaniciens, les servants, Fritz et deux officiers de marine. Trois autres autos non cuirassées celles-là, mais qui étaient pleines de soldats et qui étaient armées chacune d’une mitrailleuse, s’apprêtaient à nous accompagner. Allons ! allons ! le von Treischke n’est pas encore près d’aller moisir dans les cages du capitaine Hyx ! La Terreur des Flandres n’est pas un petit imprudent !

 

Je m’étais assis sur ma valise, entre les jambes de Fritz, et von Treischke passait déjà en revue mes dessins. Il hochait la tête, et de temps à autre me regardait avec étonnement. De toute évidence, il était stupéfait de mes chiffres, qui indiquaient la puissance exceptionnelle du Vengeur.

 

« N’avez-vous rien exagéré ? me dit-il.

 

– Je suis sûr, répondis-je, d’être au-dessous de la vérité… Je vous assure que vous feriez bien de traiter avec ces gens-là !… »

 

Je devais avoir dit une chose énorme car Fritz me considérait aussitôt avec un effroi inquiétant. Quant à l’amiral, il ricana d’une façon si lugubre que j’en eus les veines glacées.

 

« Probable ! » grogna l’amiral…

 

Ce n’est que très tard, dans la nuit suivante, après maints détours, que nous parvîmes au terme de notre voyage. J’étais moulu de fatigue et j’allais demander qu’on voulût bien m’accorder quelque repos, quand j’entendis la voix de l’amiral m’annoncer « que j’avais un quart d’heure pour me préparer à passer devant le conseil de guerre ».

 

J’en fus comme foudroyé…

 

VI

LE CONSEIL DE GUERRE


Il était deux heures du matin quand on m’introduisit dans une vaste salle basse de cette prison dans laquelle j’avais déjà passé quelques moments d’une insupportable angoisse lors de ma première visite à Zeebrugge.

 

Je me trouvai dans cette sinistre pièce avec le lieutenant de vaisseau joufflu, le Fritz, qui ne cessait de rouler entre ses lèvres épaisses des boules de gomme. Il ne m’avait pas quitté une seconde. En vain lui avais-je posé quelques questions, il avait fait semblant de ne point les entendre.

 

Tout là-bas, trois lampes à abat-jour vert faisaient trois petits ronds de lumière sur le tapis d’une longue table couverte de dossiers. De hauts fauteuils contre le mur. Et autour de cela, du noir, du noir.

 

Une porte s’ouvrit et trois hommes entrèrent, trois seulement, pas un de plus pas un de moins, mais quels hommes étaient ceux-là ! Je le sus quand ils furent sous les petits ronds de lumière.

 

Non ! Non ! ce n’était point un conseil de guerre ordinaire. Aucun apparat, aucun bruit de sabre, pas un garde, pas une sentinelle, pas une oreille de trop !

 

Le Fritz, avec ses boules de gomme dans la bouche et son revolver à la ceinture… Et ces trois là-bas !… Celui qui était au milieu était le prince Henri, ni plus ni moins, le grand chef Hohenzollern de la flotte, le grand maître de tous les canons de la mer ; celui qui était à sa droite était Tirpitz lui-même, le glorieux et hideux Tirpitz, l’homme du Crime sous-marin comme le capitaine Hyx était celui de la Vengeance sous-marine !… Vous pensez bien que celui qui était à la gauche du prince Henri avait nom von Treischke.

 

Trinité redoutable, monstre à trois têtes qui n’aurait aucune peine à dévorer votre serviteur, Seigneur Jésus ! Quand le prince m’ordonna d’avancer, il me sembla que j’étais déjà à moitié digéré…

 

L’aimable Fritz m’aida à traîner ma masse molle.

 

« Approchez ! approchez ! encore !… »

 

Et ainsi jusqu’à ce que je fusse contre la table.

 

« Vous allez nous répéter tout ce que vous avez dit à l’amiral von Treischke, ordonna le prince. Reprenez vos esprits, on ne vous veut aucun mal, à moins que vous ne répondiez pas suivant nos désirs ! »

 

Ah ! répondre suivant leurs désirs ! je ne demandais pas mieux ! je ne demandais pas mieux ! Mais sait-on jamais quand on leur fait plaisir, à ces animaux-là ?

 

Je commençai mon récit ; j’étais glacé, car il me paraissait que je parlais devant trois blocs de glace. Cela dura une heure environ. Il n’y eut pas une interruption. Ils se levèrent ensuite et disparurent pendant un quart d’heure, puis ils revinrent avec mon plan et je dus leur donner, de vive voix quelques indications. Ils me posèrent particulièrement des questions pressantes relatives à la chambre des machines et ils m’écoutèrent avec intérêt parler de mon hypothèse d’électricité reconstituée.

 

Quant au sort réservé à leurs malheureux compatriotes enfermés dans le vestibule de la torture, il me parut qu’ils s’en préoccupaient aussi peu que possible.

 

Ils se levèrent une seconde fois et revinrent encore, cette fois, au bout d’une demi-heure. Ils me parurent d’une gravité tout à fait exceptionnelle.

 

« Depuis Madère, me demanda le prince Henri, vous n’avez fait relâche nulle part ?…

 

– Si, Votre Altesse, fis-je… m’efforçant de dissimuler mon émotion intense. J’ai su que le Vengeur s’était arrêté en face des côtes d’Espagne…

 

– Où ?

 

– Précisément où, je ne pourrais… ce serait peut-être imprudent de vous l’affirmer… Les uns ont parlé de Cadix…

 

– Et les autres ?

 

– Les autres ont parlé de Vigo… »

 

Grand silence, immense silence, prodigieux silence… et puis la voix sèche du prince : « La question que je vais vous poser est une question de vie ou de mort pour vous, mon ami. Si vous me mentez, nous le saurons, nous le saurons tout de suite… C’est bien compris ? C’est bien compris ? »

 

Je ne lui répondis pas. J’attendais les questions. Je ne respirais plus. Une question de vie ou de mort ! On ne m’avait encore jamais posé une question pareille. Le prince se décida : « Vous avez su qu’on avait fait escale à Vigo. Savez-vous si le capitaine Hyx est descendu à terre ?

 

Je crois, répondis-je, en me soutenant à la table, je crois que le capitaine est descendu dans une petite île.

 

– Ah ! et cette île ne serait-elle point l’une des îles Ciès ?

 

Mon Dieu, bien que je n’aie jamais entendu parler à bord de ces îles-là, je crois la chose fort possible, car j’ai cherché sur un atlas de la côte ouest espagnole et n’en ai point trouvé d’autres en face de la baie de Vigo ! »

 

Mais déjà ils ne m’écoutaient plus ; ils s’étaient levés une troisième fois, cependant que le prince prononçait : « Je vous dis que c’est notre homme ! »

 

Et la porte fut refermée, mais pas assez vite cependant pour que je n’entendisse point ces mots lancés d’une voix rageuse :

 

« Si l’Homme de Ciès et le capitaine Hyx ne font qu’un, Sa Majesté ne le pardonnera jamais à l’Amérique !… »

 

Cette fois je les attendis une heure ; une grande heure ; jamais une heure de soixante minutes ne m’avait paru aussi longue !

 

À la façon dont ils rentrèrent, je compris que tout ce qui s’était passé jusqu’alors n’avait aucune importance à côté de ce que ces messieurs m’apportaient… Ils m’apportaient… encore une question de vie ou de mort ; ils m’en prévinrent. Le prince Henri, avant de me poser cette question de vie ou de mort, m’avertit, eut la bonté de m’avertir que si, par hasard, j’échappais aux dangers que me faisaient courir toutes ces questions, il me suffirait de dire un mot de ce qui s’était passé ici, de prononcer un chiffre, pour être à jamais incapable de prononcer par la suite quoi que ce fût !…

 

Ah ! je la sentais venir, la question !… Elle me brûlait déjà les oreilles ! Les menaces d’ici me rappelaient trop celles de là-bas pour que je ne me raidisse point à l’avance contre le coup dont ils voulaient m’étourdir. Attention ! attention ! du sang-froid ! Il s’agit de mentir en les regardant dans le blanc des yeux ! Question de vie ou de mort ! Si je dis la vérité, je suis mort !…

 

La tête du prince glissa sous l’abat-jour et, me regardant de tout près, si près, il me jeta d’une voix sourde :

 

« Qu’est-ce que l’on dit à bord du Vengeur de la cote six mètres quatre-vingt-cinq !

 

Jamais entendu parler ! Ne sais pas ce que Votre Excellence veut dire ! »

 

Que Dieu et la Vierge me pardonnent ! mais jamais vérité ne sortit de ma bouche avec un transport aussi parfait que ce parfait mensonge !…

 

J’avais la certitude absolue que, si je n’avais pas répondu avec ce cynisme éhonté mais convaincant, Son Altesse (qui tenait sa main dans la poche droite de son veston) m’eût tranquillement, à bout portant, brûlé la cervelle ! J’avais lu dans ses yeux tendus vers moi sous la lampe, j’avais lu qu’il ne fallait rien connaître de la Bataille invisible !

 

VII

BOIS ET MANGE, MAIS PENSE À DIEU


Après cela, sur un signe du prince, mon gardien m’emmena et me reconduisit dans ma cellule.

 

Je voulus interroger Fritz sur ses impressions, mais il me répondit qu’en une telle matière il était difficile de se prononcer et il me souhaita bonne nuit.

 

Je ne pus dormir, naturellement. Au fond de moi-même, j’espérais bien n’avoir pas été trop maladroit.

 

Il était dix heures du matin environ lorsque le Fritz revint et, sans mot dire, me noua un bandeau sur les yeux, Seigneur Jésus ! Allait-on me conduire au poteau d’exécution ? Déjà je fléchissais sur mes jambes, tant cette idée m’avait surpris avec la dernière rudesse et m’était désagréable, quand Fritz, voyant peut-être qu’il serait obligé de me porter, daigna me rassurer.

 

« On est content de vous, monsieur Herbert, fit-il, et vous allez être désormais traité comme le plus précieux des amis. Le herr amiral ne peut plus se passer de vous ! Nous allons le rejoindre ! »

 

D’où promenade nouvelle en une certaine auto close comme une petite prison roulante, en compagnie de Fritz, d’un panier de charcuterie et d’une demi-douzaine de bouteilles de champagne. On mange, on dort là-dedans, on fume, quel capharnaüm ! quel taudis !

 

De temps à autre, le Fritz me descend sur la route, après m’avoir remis mon bandeau et tiré des coups de revolver sur les arbres pour s’amuser ! Colloque avec le chauffeur ! Mots incompréhensibles… Si ! une syllabe, deux syllabes qui reviennent, mais rapides. Est-ce la fin du mot Wilhemshaven, ou du mot Cuxhaven ? De quel haven, de quel port parlent-ils ?

 

Enfin on est arrivé dans une grande ville très fortifiée et très défendue (cela se comprend, s’entend comme un mot de passe, aux consignes).

 

« Monsieur Herbert, déclara Fritz (après m’avoir remis mon bandeau), l’amiral est de plus en plus content de vous ! Il me l’a envoyé dire. Écoutez cela ! Il vous invite à sa table. C’est le plus grand honneur qu’il puisse vous faire. Laissez-moi vous conduire ! »

 

Nous marchâmes assez longtemps. L’air frais et marin (j’avais un goût de sel sur la langue) me faisait le plus grand bien. Cependant je n’étais pas encore remis tout à fait, car, dans les paroles de Fritz, je n’avais point trouvé uniquement des sujets de contentement. Cette idée que le herr amiral ne pouvait plus se passer de moi ne m’enthousiasmait pas outre mesure.

 

Nous franchîmes bien des portes, après échange de mots d’ordre et de nouvelles consignes. Je devais être dans un arsenal. J’entendis les crosses de fusils des sentinelles. On me fit descendre un escalier. Puis j’eus sous les pieds une planche qui plia élastiquement sous mon poids. Puis je marchai sur quelque chose de très résistant, puis encore un très étroit escalier. Et alors je sentis à l’atmosphère dans laquelle nous étions entrés que je me trouvais dans une habitation. Dans quelle sorte donc d’habitation l’amiral m’invitait à déjeuner ?… Ça ne pouvait être sur un vaisseau, car il nous aurait fallu monter dans quelque canot ou chaloupe qui nous aurait conduits à la coupée.

 

Tout à coup, j’entendis un bruit bien connu… un bruit de water-ballast qui s’emplissait… Misère ! éternelle misère de ma vie !… Je me retrouvais à bord d’un sous-marin !… d’un sous-marin boche, cette fois-ci !… Et comme on m’enlevait mon bandeau, je constatai qu’il n’y avait plus à douter !… J’étais dans une petite cabine ! Si petite ! si petite… On ne pouvait y tenir debout !… C’était plutôt une espèce de « refend » où il y avait tout juste la place d’une couchette pour que je pusse y glisser mon corps ratatiné.

 

Ah ! elle était loin, ma chambrette du Vengeur !… et mon lavabo, et mon armoire à glace, et ma commode en noyer ciré dans laquelle Buldeo rangeait avec tant de soins mes pantalons dans leurs plis… Ne m’étais-je échappé du vaisseau maudit, mais confortable, que pour vivre (?) dans cette boîte à sardines ?

 

Une lampe électrique venait de s’allumer, la porte de s’entrouvrir et les bonnes joues à claques de Fritz de se montrer.

 

Il s’aperçut sans doute que je n’avais point l’air enchanté, car il me dit :

 

« Ne vous plaignez pas ! Une cabine pour vous seul ! On aurait pu vous mettre dans le dortoir commun avec un bon hamac ! Décidément, l’amiral a pour votre personnalité la plus haute estime ! Nous allons bientôt déjeuner. Avez-vous faim ?

 

– J’avais faim tout à l’heure, lui répondis-je, mais je sens qu’il me sera absolument impossible de toucher à la moindre nourriture si vous ne me dites ce que nous sommes venus faire ici et ce qu’on attend de moi !

 

– Nous partons en expédition, répliqua-t-il sans détours, sur un des plus beaux submersibles de notre flotte de guerre, et du dernier modèle, s’il vous plaît ! Et quant à l’expédition en question, vous n’avez certes pas à vous plaindre, puisqu’elle est commandée en personne par le herr amiral von Treischke et dirigée ni plus ni moins contre ce satané Vengeur ! »

 

Ah ! que voilà donc une réconfortante nouvelle et digne de mettre un honnête homme en appétit ! Contre Le Vengeur ! Contre Le Vengeur ! Nous allions nous battre contre Le Vengeur ! Mais nous étions morts d’avance !… et je ne pus m’empêcher, ma foi, d’avoir un ricanement des plus macabres. Fritz me donna une bonne tape sur l’épaule.

 

« Avec nous et avec un homme comme vous, me dit-il, vous verrez que tout ira pour le mieux ! » et il m’entraîna dans la coursive…

 

Paraît que nous sommes déjà en pleine mer du Nord et qu’il faut nous méfier des filets ! Les Anglais en ont mis partout ! Ils essayent de nous prendre au chalut, ma parole ! Si jamais l’on m’avait dit qu’il se trouverait des gens dont la principale occupation consisterait à essayer de me pêcher, moi, un neutre, avec des engins spéciaux, à une soixantaine de pieds au-dessous du niveau de la mer !…

 

« Herr Fritz ! Herr Fritz ! cela doit être très dangereux, les filets !…

 

– Très dangereux ! Quand on tombe dedans, il est rare que l’on en sorte ! Mais enfin, on peut en sortir, une fois sur cent à peu près, n’est-ce pas, herr commandant ? »

 

Le lieutenant me présenta au commandant herr Wenninger, qui me salua gracieusement, après avoir rangé son registre de bord dans le tiroir de sa petite table à coulisse (nous passions devant une cabine à la porte entrouverte)… Le herr commandant Wenninger, bien connu pour avoir torpillé le bateau français Gravelines et beaucoup plus connu pour avoir dégagé son U-17 (le submersible qu’il commandait alors) des filets d’un bâtiment anglais au cours d’un raid sur les côtes d’Angleterre.

 

Il me pria de m’asseoir près de lui et se fit apporter (ordres jetés au téléphone) trois fameux cocktails glacés (ces marins boches ne font point les dégoûtés, quoiqu’on en ait dit, devant les boissons anglaises) ; puis il me félicita de naviguer avec lui pour une si dangereuse expédition (on est très mal assis, le dos courbé, dans sa petite mansarde)… Puis il prit plaisir, entre les deux pailles de son verre, à m’annoncer que le barrage de filets le plus redoutable était passé, dépassé. Et maintenant on ne risque plus de talonner… Les fonds sont profonds et libres ; on peut tranquillement naviguer à la boussole, au gyroscope et à la sonde pendant deux bonnes heures encore ; après quoi on mettra le nez dehors pour voir ce qui se passe dans l’antique royaume de la vieille humanité ! Délicieuse navigation, enchanteresse et pleine d’angoisse ! Ah ! ah ! le herr Wenninger se croit revenu, me dit-il, avec toutes ces histoires de plongeons et d’incessantes cachotteries, aux heures bénies de sa plus tendre enfance, « quand il jouait à coucou » !

 

Des fleurs sur la table, sur les nappes blanches, dans le carré du commandant. Honneur à l’amiral qui entre et salue ces messieurs d’un Guten Morgen ! très engageant. Von Treischke me présente comme un échappé du Vengeur, un homme sérieux sur lequel on peut compter et qui sait garder son sang-froid dans les circonstances les plus difficiles (une bordée de compliments qui ne m’impressionnent plus… rien ne m’impressionne plus depuis que j’ai touché le fond du désespoir et celui de la mer du Nord, et que je sais que nous courons à une mort certaine, poussés par cette prétention extravagante qu’ils ont de manger Le Vengeur. C’est Le Vengeur qui ne fera qu’une bouchée de leur damné U !…)

 

En attendant, le déjeuner est copieux et bien servi au Champagne, et tout le monde est gai. Je n’avais jamais vu sourire la Terreur des Flandres. C’est un spectacle ! Elle sourit à son rêve impossible !

 

« Je vois, fis-je tranquillement, que l’on va s’amuser un peu sous la mer ! »

 

J’eus beaucoup de succès en prononçant ces paroles et l’on trinqua en invoquant la protection de Dieu ; l’amiral, même, récita la maxime de Luther : « Trink und iss, Gott nich vergiss ! » (Bois et mange, mais pense à Dieu !)

 

Il y avait là quatre officiers supérieurs qui étaient célèbres à plus d’un titre et qui, avant de descendre dans les abîmes de herr Neptune (pour parler comme herr von Wenninger), avaient montré ce dont ils étaient capables en commandant des corsaires soumis à la vieille fortune d’Éole ! Soit qu’ils voulussent me prouver qu’ils n’étaient pas les premiers venus, soit qu’ils cédassent au besoin que certains éprouvent, après un heureux repas, de conter leurs hauts faits, ils ne m’épargnèrent point les plus beaux récits de guerre, capables de réjouir le cœur des hyènes et des chacals.

 

Ah ! que ne devais-je pas voir ?… Que ne devais-je pas entendre ?… Ce soir-là, j’ai entendu pour la première fois, vraiment, le rire boche… Mais n’anticipons pas !… Chaque crime à sa place ! Tout sera payé en fin de compte, espérons-le, mon Dieu !… et souvenez-vous, mère de Dieu ! Déjà, à l’heure où j’écris ces choses, vous êtes avec nous pour le châtiment de la bête, comme dit le capitaine Hyx !… Et depuis qu’ils ont bu devant moi leur champagne et qu’ils m’ont fait entendre leurs toasts hideux, combien d’entre eux ont disparu, emportés par le vent de la colère céleste !…

 

VIII

UNE OMBRE VOILÉE


Nous étions dans la mauvaise saison et, maintenant que mes aventures ont fait de moi un vieux marin du dessous de la mer, je puis affirmer qu’à l’époque de ce maudit voyage il faisait encore meilleur dessous que dessus, surtout pendant que nous naviguions dans les hautes latitudes et qu’il nous était donné de prendre l’air non loin de certaines terres qui doivent avoir nom, si je ne me trompe, sur la carte : îles Hébrides ; enfin, j’estimai que les rochers que je pus apercevoir, à la dérobée, par un hublot, quand nous naviguions à l’état lège, devaient appartenir à ce groupe perdu dans le nord du monde. Je pense toujours que nous eûmes avec ces rochers quelques subreptices communications, mais on s’arrangea de façon à ce que je fusse gêné dans mes constatations à cet égard.

 

La vie à bord ne présentait rien de bien particulier, pour un homme comme moi s’entend ! On mangeait bien, on buvait bien, on ne se privait de rien ! Je prenais le plus souvent mes repas avec les officiers de second ordre. Fritz était toujours fort prévenant. Une fois, le von Treischke voulut me tâter à nouveau à propos de ces maudites îles Ciès et j’entrevis encore à l’horizon quelques questions frôlant la Bataille invisible, mais j’étais sur mes gardes et il en fut pour ses frais.

 

J’allais bien quelquefois sur le pont, mais il faisait un froid de chien ; le tuyau de la pipe vous collait aux lèvres et vous étiez illico transformé en bonhomme de glace.

 

N’importe ! quand j’avais le droit de monter sur le pont de ma prison marine, j’en usais. Les appareils télégraphiques étaient gelés ; les toiles de passerelle étaient comme du fer. On avait la plus grande difficulté à tenir le panneau du blockhaus libre de glace. Un homme était uniquement occupé à cette besogne, raclant et martelant sans cesse le tour du panneau et faisant parfois dégouliner, par le trou de l’échelle, des marmelades de glace sur la figure de ces messieurs du dessous…

 

Or voici qu’un soir où j’étais allé faire un petit tour des superstructures, il m’arriva ceci : je venais d’entendre le premier son de cloche qui annonçait qu’on allait fermer les écoutilles, je m’étais hâté et je descendais l’échelle, pendant que retentissait le second coup qui ordonnait aux mécaniciens de lâcher les machines à huile pour s’occuper des moteurs électriques, quand il me sembla entendre (après le second coup de cloche et non loin de moi), entendre et reconnaître une voix de femme !

 

Je me précipitai et au coin d’une porte je pus apercevoir une seconde la silhouette tout emmitouflée d’une femme ! Oh ! je n’eus pas une hésitation, pas une ! Tout mon être cria : la dame voilée !

 

Heureusement que personne ne m’entendit ! Et puis j’avais dû crier cela « en moi-même » !

 

Elle avait glissé devant moi et avait disparu ; mais, à l’endroit qu’elle foulait de son pied léger tout à l’heure, mon pied, à moi, faillit écraser un objet sur lequel je me jetai.

 

J’allai aussitôt m’enfermer dans ma cabine : j’avais dans les mains une chaîne en or du travail le plus fin et qui était rompue ; à cette chaîne était attaché un médaillon. Je l’ouvris avec une émotion intense, mais qui, certes ! fut dépassée quand j’eus jeté un coup d’œil sur la photographie minuscule qu’il contenait : j’étais en face du portrait du capitaine Hyx !…

 

Ainsi c’était bien elle ! Elle, celle que l’on croyait morte dans les tortures !… Oh ! dame voilée !… dame voilée ! votre vie est plus mystérieuse encore que votre mort ! Pourquoi cachez-vous votre vie, laquelle pourrait racheter tant d’autres vies ? Pourquoi la cachent-ils, eux ?… Et pourquoi, vous, les aidez-vous à la cacher ?… Savez-vous, savez-vous tout ce que vous pourriez faire de bien dans le monde des eaux profondes, en disant simplement : « Je suis vivante !… »

 

Et lui, lui le monstre qui a tant à redouter de votre mort, pourquoi n’use-t-il pas de votre vie ?… Quel mystère vous lie donc l’un à l’autre pour que vous vous entendiez si bien pour laisser Mrs G… au fond du tombeau !…

 

Et qu’est-ce vous faites ici ?… Qu’est-ce que vous faites ici ?… « Eh bien ! me répondis-je tout à coup, c’est bien simple… puisque le von Treischke va au-devant du capitaine Hyx, il lui amène sa femme pour que le capitaine Hyx lui rende la sienne !… Comme c’est simple ! comme c’est simple, cher Herbert de Renich ! »

 

Et que voilà une réponse qui répond à tout, n’est-ce pas ? même à la question de savoir pourquoi ils ont fait croire si longtemps à la mort de cette femme, et pourquoi elle-même continue de faire croire à sa mort, ALORS QU’IL EST DE L’INTÉRÊT DE TOUS QU’ELLE SOIT VIVANTE !

 

Mon Dieu ! que de questions à poser à la dame voilée si elle voulait m’entendre !… Mais la rencontrerai-je encore ? Voilà des jours et des nuits que nous naviguons dans la même prison et c’est la première fois que nos ombres se sont croisées !… Que de choses à lui dire !… Mais la reverrai-je jamais ?… Ainsi, il y a une dame à bord, et je n’en savais rien ! Pourtant elle se promène dans les coursives de notre sous-marin comme elle se promenait dans les rues de Renich… libre de ses gestes et de ses paroles… Ah ! si elle voulait parler !… Pourquoi ne veut-elle point parler ? Tout est là !…

 

Des pas, on frappe à ma porte ; je dissimule précipitamment chaîne et médaillon ; c’est ce cher Fritz, plus joufflu que jamais à cause d’un certain sourire qu’il a et que je n’aime pas. Parle, Fritz ! qu’y a-t-il encore pour ton service, mon garçon ?…

 

Le lieutenant de vaisseau, après avoir refermé la porte, s’assied sur un coin de ma couchette et me dit tranquillement :

 

« J’ai à vous dire un petit mot à propos d’une question de vie ou de mort ! »

 

Je l’arrête immédiatement en haussant les épaules.

 

« Herr Fritz, ce langage n’est plus de mise entre nous ! Je ne suis plus un enfant à qui l’on fait peur ! Ma vie ne peut être maintenant plus en danger que la vôtre, je vous en avertis ! Et le capitaine Hyx se chargera de nous mettre tous d’accord là-dessus, soyez-en persuadé, avant qu’il soit longtemps ! Maintenant, allez-y, je vous écoute !

 

« Herr Herbert de Renich, vous savez qu’il y a une dame à bord ?

 

– Ah ! il y a… vraiment… une… que dites-vous ?… : Pardon ! Qu’est-ce que vous racontez ?…

 

– Ne vous troublez pas, ne rougissez pas !… Vous l’avez rencontrée tout à l’heure.

 

– Hum !… j’ai rencontré en effet au coin d’une porte une ombre… mais je vous assure qu’il était très difficile de se rendre compte…

 

– Suffit ! suffit !… Cela vous étonne qu’il y ait une dame à bord ?…

 

– Mais rien ne m’étonne ! mon cher Fritz !… Rien ne m’étonne, je vous jure !… Ayez dix dames à bord, deux cents dames à bord, cela ne m’intéresse en aucune façon !…

 

– Parfait ! Parfait !… Ce que je vous en dis est pour vous éviter quelques ennuis pendant la traversée… à cause de la manie que vous avez des ressemblances ; je viens simplement vous avertir qu’il vaudrait mieux pour tout le monde que vous surveilliez cette manie-là !… Avez-vous compris ?

 

– J’ai compris !…

 

– Tant mieux !… Au plaisir de vous revoir, cher monsieur Renich… »

 

Il s’en alla… Je m’allongeai sur ma couchette ; je m’enfouis la tête dans les mains et je fis appel à toute mon intelligence pour essayer de démêler l’écheveau de l’incroyable intrigue… Je me tournai et me retournai. Soudain, j’entendis un soupir tout près de moi. Je me redressai. J’avais devant moi, dans ma cabine, la dame voilée qui me regardait, un doigt sur la bouche.

 

« Silence ! monsieur Herbert de Renich !… »

 

IX

CE QUE DIT LA « DAME VOILÉE » M’ÉPOUVANTE, MAIS CE QU’ELLE NE ME DIT PAS ME REND MALADE


Elle était voilée plus que jamais.

 

Quelle chose étrange que cette femme qui se promenait ainsi dans ce sous-marin, la figure cachée sous une épaisse voilette comme sous un masque, n’adressant la parole à personne et un doigt sur les lèvres !…

 

Car, les jours suivants, quand je la rencontrai, je la vis toujours, ombre mystérieuse, fantôme muet, glissant parmi l’équipage, croisant, dans la coursive centrale, les officiers, toujours voilée, ne se détournant jamais, et, quand elle m’apercevait, un doigt sur les lèvres !…

 

Les hommes ne lui adressaient jamais la parole et les officiers ne la saluaient même pas. Sans doute devait-elle être pour eux comme si elle n’existait pas !… C’était l’ordre !…

 

Étrange, étrange ! Qu’avait-on pu dire à ces hommes ? Je me rappelle que l’on trouva dans les débris d’un zeppelin, qui avait tenté un raid sur Paris et qui était venu s’écraser derrière les lignes françaises, les tiges calcinées de deux hautes bottines de femme. Il s’était donc rencontré une femme, une horrible curieuse de crimes, pour monter dans un dirigeable qui avait mission de jeter des bombes sur d’innocentes familles ! L’affaire n’était donc point si exceptionnelle !

 

Peut-être avait-on dit à l’équipage de notre sous-marin : « Nous avons à bord une grande dame qui tient à garder l’incognito et qui a le désir d’assister à vos exceptionnels exploits. Vous ferez comme si vous ne la voyiez pas !… » Sans compter que l’amiral von Treischke était assez puissant pour introduire à son bord toutes les créatures qu’il voulait sans avoir à fournir aucune explication.

 

Mais laissons ces idées générales pour revenir à la dame voilée dans le moment qu’elle pénétra dans ma cabine. Elle souleva légèrement sa voilette pour découvrir ses lèvres qui murmurèrent : « Rendez-moi le portrait de mon mari ! »

 

J’étais troublé plus que je ne saurais l’exprimer, et je lui tendis en tremblant la chaînette et le médaillon.

 

« Rassurez-vous, me dit-elle, personne ne m’a vue entrer. On me croit dans ma cabine. Je ne suis que peu surveillée. On n’a rien à craindre de moi. On le sait. On sait qui je suis, qu’il faut que je sois morte et que toute parole imprudente relative à la chose redoutée que je pourrais dire et qui expliquerait tout équivaudrait à un arrêt de mort immédiat ! Mon silence me garde ici, comme il me gardait à Renich ! Je n’ai plus d’espoir ! hélas ! que dans mon silence !

 

– Madame ! madame !… Vous avouez donc qui vous êtes ! Qui me dit que vous n’allez pas vous plaindre aujourd’hui à l’amiral von Treischke de l’audace que j’ai de savoir qui vous êtes !…

 

– Je vous avoue qui je suis, monsieur, parce que je ne puis faire autrement ! Vous avez vu le médaillon !… Je n’ai plus à nier… Mais devant tous les autres je crierai à m’enrouer que je ne suis pas celle que je vous avoue être ! Question de vie ou de mort pour vous et pour moi ! Enfin il vaut mieux pour vous et pour moi que l’on ne sache pas que ce médaillon existe ou tout au moins que j’ai l’imprudence de le garder sur moi, et surtout de le perdre ! On me l’arracherait tout de suite !… Alors que deviendrais-je ?… que deviendrais-je ?… Monsieur ! monsieur ! c’est la seule image que je possède de mon mari, en dehors de celle que je porte toujours dans mon cœur, ajouta-t-elle avec une pointe de sentimentalité qui me toucha profondément, malgré la banalité de la phrase. »

 

La dame voilée poussa encore un soupir et je vis des larmes couler sous sa voilette.

 

J’étais bouleversé, bouleversé ! Je n’ai jamais pu voir une belle femme pleurer, même quand cette femme n’était pas Amalia, sans me sentir ému jusqu’au fond de l’âme. La voix de cette femme était d’une grande douceur et d’un ton tendrement désespéré quand elle parlait de son mari. Elle devait l’aimer autant qu’il l’aimait, et tous les gestes avec lesquels elle exprimait sa douleur étaient d’une admirable grâce française et dénotaient une origine pleine de charme en même temps que de noblesse.

 

« Le malheureux me croit morte, soupira-t-elle, ce qu’il doit souffrir !…

 

– Madame ! il ne vit que pour vous venger !

 

– On m’a dit cela ! on m’a dit cela ! Monsieur Herbert ! monsieur Herbert ! dites-moi tout, vous qui l’avez vu !… »

 

À ces mots, je sursautai et l’interrompis :

 

« Qui vous a dit, madame, que j’avais vu votre mari ?

 

– Mais l’amiral lui-même, dans la nuit même où vous êtes arrivé à Renich ! »

 

Ainsi, cette nuit-là, quand je regardais, du haut de ma petite lucarne, les deux ombres de la dame voilée et de l’amiral qui avaient cette conversation si animée dans la maison de la folle, c’était de moi qu’ils s’entretenaient !

 

« Est-il vrai, me demanda-t-elle, haletante, qu’il soit devenu fou… et qu’il cherche à venger ma mort par des actes d’une cruauté sans nom, lui que j’ai toujours connu si doux et si bon ! Lui, le meilleur et le plus tendre des hommes !…

 

– Il est devenu comme une bête pleine de rage, madame ! À ce point de vue, je ne pense pas que l’amiral ait pu vous dire quelque chose qui fût au-dessus de la vérité ! M G… se fait appeler maintenant le capitaine Hyx. Il a consacré sa fortune à venger votre mort et vos tortures par des morts innombrables et des supplices hideux… car, chose incroyable, le monde entier et lui-même vous croient morte dans les tourments. Heureusement, le ciel a voulu que je vous rencontrasse sur mon chemin pour vous crier : Dites simplement un mot : Je suis vivante ! et le monde entier vous entendra !… et votre mari sera délivré de l’enfer moral dans lequel il vit, de la géhenne dans laquelle il s’est enfermé ! Car quel supplice pour le plus grand philanthrope de la terre de vivre uniquement pour la haine ?…

 

Vous avez raison ! Ah ! vous avez raison ! gémit la malheureuse. Mieux vaudrait la mort pour nous tous !… Ah ! pourquoi ne sommes-nous pas morts ensemble ?

 

« Il n’y a de vrai que l’amour ! c’est l’amour qui sauvera le monde !

 

Je retiens la formule, dis-je, profondément remué par l’accent avec lequel elle venait de jeter cette phrase au destin ; mais cette formule-là, votre mari ne la comprendra jamais tant qu’il vous croira morte !… Pourquoi ne lui apprenez-vous pas que vous êtes vivante ?

 

– Parce que je ne puis pas le dire ! Parce que je ne puis pas le dire !

 

– Alors, je n’ai plus d’espoir en rien ! déclarai-je.

 

– Monsieur Herbert de Renich, fit-elle, renoncez pour le moment à comprendre et racontez-moi, tout au long, je vous en prie, tout au long, les heures que vous avez passées auprès de lui ! Dites-moi tout ce qu’il vous a dit, tout !… Je veux tout savoir ! Peut-être n’est-il pas trop tard, mon Dieu ! pour tout réparer !

 

– Il ne serait peut-être pas trop tard, encore une fois, si vous vouliez dire un mot, un seul !

 

– Encore une fois, je ne peux pas le dire !

 

– Eh bien ! écrivez-le !

 

Je ne veux pas l’écrire !… »

 

À ces dernières paroles, je laissai retomber ma tête, si désespéré que mon étrange visiteuse se rapprocha de moi avec un geste de pitié dont il me semble qu’elle ne fût point tout à fait maîtresse, car sa main n’eut pas plutôt touché la mienne qu’elle se recula immédiatement et attendit dans une attitude pleine d’une excessive réserve que je voulusse bien commencer mon récit.

 

Heures douloureuses ! Heures terribles du Vengeur, je ne pourrai donc jamais vous oublier ! Me faudra-t-il toujours vous revivre pour de nouveaux étonnements, de nouvelles malédictions et de nouvelles larmes ? Quand j’eus exprimé l’idée farouche qui animait tous ces cœurs sombres avec lesquels j’avais vécu, quand j’eus répété presque textuellement les discours qui m’avaient été tenus dans la petite chapelle, quand j’eus évoqué la scène inoubliable pendant laquelle le capitaine Hyx m’avait courbé sur son fameux registre et sur le Livre du Tabernacle, la dame voilée leva la tête vers le ciel et pria.

 

C’était une âme pleine de charité, digne de celle qu’elle avait voulu sauver et qui ne pouvait rien comprendre à une horreur pareille ! L’esprit de miss Campbell l’habitait. Elle eût préféré être martyre que bourreau ; et d’apprendre que son mari était devenu ce bourreau-là – pour elle, pour elle ! – devait la jeter aux pieds divins de Jésus, dans une supplication que je lisais dans ses yeux, à travers sa voilette !

 

Incompréhensible, mystérieuse, inexplicable, désespérée dame voilée !… Quand elle redescendit sur la terre et qu’elle reposa sur moi son regard égaré, cette très noble et très généreuse et très douloureuse fille de la noble France répétait encore :

 

« Pour moi ! Pour moi !… »

 

Je voulus lui saisir les mains et la supplier à mon tour, comme tout à l’heure elle avait supplié son Dieu, mais elle se réfugia dans le coin le plus sombre de ma cellule : « Ne me touchez pas !… »

 

Que craignait-elle, ô Seigneur ! que pouvait-elle craindre de moi ? N’étais-je pas devant elle le plus humble et le plus triste et le plus suppliant des hommes ? Alors, pourquoi ce mouvement d’effroi ? pourquoi ce cri ?

 

Elle s’aperçut de ma stupéfaction et de ma peine profonde, car aussitôt elle se rapprocha de moi et me dit :

 

« Pardonnez-moi !… tout me fait peur !… le moindre geste autour de moi m’épouvante !… Il faut m’excuser !… Si vous saviez par où nous avons passé ! Si vous saviez ce que nous avons souffert !… Alors, tout me surprend… un geste un peu brusque m’inquiète… c’est maladif… vous ne m’en voulez pas, monsieur Herbert de Renich ? »

 

Soudain, une idée terrible me traversa la cervelle. Mon Dieu ! cette femme ne voulait plus revoir son mari qu’elle adorait parce qu’elle ne voulait pas lui apporter un corps indigne de sa vertu première, sali par les crimes de la guerre !

 

Je balbutiai quelques mots qui lui permirent de saisir ma pensée, rien qu’à la façon dont je maudissais les Huns, « qui ne respectent rien » ; mais elle protesta en rougissant.

 

« Dieu et la Vierge m’ont préservée », répondit-elle avec une grande simplicité.

 

Alors, ne sachant plus que lui dire et comprenant de moins en moins, dans le dessein de l’apitoyer, voilà que je me mis à lui parler d’Amalia dans des termes à la fois si amoureux et si chastes, et à lui conter notre aventure vertueuse et cruelle avec une émotion si sincère que bientôt, nous mêlions nos larmes…

 

Quand j’eus finis de parler, j’attendis fort anxieusement de connaître l’effet produit et aussi ce qui allait résulter de notre mutuel émoi…

 

« Vous êtes un homme plein d’honneur, dit-elle… Ne pouvant rien vous dire de plus en ce qui me concerne, je vais porter à votre connaissance tout de suite une chose qui vous touche de très près… Vous pourrez juger aussi combien je vous estime, et combien je vous plains, et combien aussi j’ai confiance en vous… Écoutez, monsieur Herbert, vous deviez apprendre cette chose prochainement ; je préfère que vous la connaissiez de ma bouche, car vous avez en moi une amie véritable et reconnaissante et qui communie avec vous dans la même religion de la pitié et du malheur !… Un malheur vous a frappé que vous ne connaissez pas encore, mais que vous devez continuer d’ignorer après que j’aurai parlé… Vous n’en entretiendrez personne !… Vous ne demanderez aucune explication à personne ! Vous me le promettez !… Songez que si vous faites quelque esclandre à la suite de ma confidence, on se retournera contre moi et nous ne pourrons plus jamais rien faire l’un pour l’autre !

 

Madame ! madame ! soupirai-je, le malheur que vous m’annoncez m’inquiète moins que ne me donne d’espoir votre dernière parole ! Je pourrai donc faire un jour quelque chose pour vous ?…

 

Peut-être ! Peut-être ! Oui, un jour, peut-être ! Et maintenant, écoutez, mon pauvre ami… »

 

Tout de même mon cœur battait, battait… qu’est-ce que j’allais encore apprendre ?… Ah ! j’étais à cent lieues de m’attendre à ce nouveau coup du sort…

 

« Lorsque, me dit la dame voilée, vous m’eûtes interpellée d’une façon aussi inattendue dans le magasin de fourrures, je m’empressai de me rendre avec ma dame de compagnie auprès de l’amiral pour le mettre au courant de l’incident, car, ne vous connaissant pas, je craignais surtout qu’il y eût là un coup monté de sa part, dans le désir qu’il avait sans doute de savoir comment j’agirais en une telle occurrence.

 

« Pendant l’audience qu’il m’accorda aussitôt à la halle aux blés, je pus constater qu’il ne s’attendait à rien de pareil et je vis bien que je lui apprenais du nouveau. D’autre part, j’apprenais à qui j’avais eu à faire et je fus aussi effrayée que lui (dans un autre sens, bien entendu) de la tournure que pouvaient prendre les événements. Je redoutai surtout que l’intérêt réel que vous pouviez me porter vous devînt fatal et ne vous poussât à quelque démarche ou nouvelle manifestation inconsidérée.

 

« Je savais que votre maison touchait à la mienne ; c’est en hâte que je rentrai chez moi, espérant une nouvelle rencontre, une coïncidence !… Comprenez ce que vous étiez maintenant pour moi ! Vous veniez de vivre aux côtés de mon mari ! Hélas ! je ne vous rencontrai pas !…

 

« Et sur un ordre venu de la halle aux blés je dus rester chez moi. Quelle fin de journée ! Quelle nuit ! Je ne dormais pas. J’avais laissé ma fenêtre entrouverte dans la maison de la folle, mes yeux ne quittaient pas les toits de votre demeure, où je croyais que vous reposiez !… Plusieurs fois, en passant devant votre home, j’avais aperçu à une fenêtre le doux visage vénérable de votre mère ! Je pensais à vous ! Je pensais à elle ! Je savais qu’elle avait beaucoup souffert de votre absence ! À des titres divers nous étions tous victimes plus ou moins de l’affreux von Treischke…

 

« C’est vous dire que je nourrissais au fond de mon cœur la plus grande sympathie pour votre maman, qui ne me connaissait pas !…

 

« Or, voilà que, vers trois heures du matin, j’entendis des bruits bizarres qui venaient du fond du jardin, ou plutôt de votre maison, dont le mur bordait votre verger sauvage de ce côté… En même temps une lueur parut à la petite lucarne qui prend jour de ce côté Cette lueur s’éteignit presque aussitôt, mais, comme la nuit était assez claire, je pus distinguer deux formes humaines qui se glissaient par cette lucarne jusque vers le toit, avec les plus grandes difficultés, du reste. Et bientôt, je me rendis compte que ces formes humaines appartenaient à deux pauvres femmes qui se cachaient sur le toit, les pieds appuyés à la gouttière, les mains aux fers de la lucarne, et dans une situation des plus critiques assurément !

 

– Ma mère et Gertrude ! dis-je d’une voix sourde…

 

– Oui, monsieur, votre mère et sa servante. Ah ! les pauvres femmes !…

 

– Elles pouvaient se tuer ! Elles pouvaient se tuer ! Ah ! madame, jurez-moi qu’il ne leur est rien arrivé de terrible… Elles sont peut-être mortes !… Et vous me le cachez !…

 

– Non ! non !… Je vous jure que non !… Dix minutes se passèrent sans qu’elles fissent un mouvement ! C’est sur le toit que l’on vint les chercher !… Ah ! l’affaire ne dura pas longtemps !… La vitre de la lucarne, qu’elles avaient rabaissée, fut à nouveau soulevée ; une ombre qui avait une lanterne au poing apparut et dit tout de suite, en allemand : « Elles sont là ! » Et, s’adressant aux deux malheureuses, qui devaient avoir une peur telle qu’elles étaient assurément dans l’impossibilité de prononcer un mot, l’homme dit : « Vous n’êtes pas folles ? Vous auriez pu tomber et vous tuer ! »

 

« Deux autres ombres sortirent de la lucarne et, s’emparant des femmes, qui, alors, se mirent à crier, les firent rentrer brutalement dans le grenier.

 

« Puis il n’y eut plus aucune lueur, puis il n’y eut plus aucun cri.

 

– Et vous, madame, et vous, vous n’avez pas appelé au secours ?

 

– Moi, je ne puis pas appeler au secours, hélas ! monsieur Herbert de Renich, ni pour moi ni pour les autres ! Moi, il m’est défendu de pousser aucun cri !… Mais si j’avais pu sauver ces pauvres femmes, je vous assure bien que j’aurais tout fait pour cela… Je vais vous dire une chose pour que vous ne me croyiez pas un cœur tout à fait desséché, mon cher monsieur Herbert, ajouta-t-elle avec une tristesse singulière : lorsque j’ai vu les pauvres femmes sur le toit, j’ai pensé qu’une bonne longue échelle aurait pu les sauver… et comme il y avait justement, dans le verger, allongée par terre, contre le mur, depuis la veille, une bonne longue échelle que j’avais remarquée comme on remarque toutes les nouveautés, et qui avait été apportée là je ne sais par qui et je ne savais pourquoi, je suis descendue dans la chambre de ma gouvernante, je l’ai réveillée, j’ai levé le rideau de sa fenêtre et lui ai montré les deux femmes sur le toit et je lui ai dit d’aller les sauver avec l’échelle !…

 

– Et alors ? Et alors ?

 

– Alors, elle n’a pas voulu ! Elle m’a grossièrement grondée parce que je m’occupais de choses qui ne me regardaient pas et elle a ajouté que si je n’allais pas me reposer sur-le-champ elle raconterait tout, à la première occasion, à herr von Treischke !

 

« Cette menace aurait pu m’effrayer, et cependant la première chose que je fis quand je vis von Treischke à la première occasion, c’est-à-dire ici, monsieur, fut de lui demander ce qu’il comptait faire de ces deux pauvres vieilles femmes, car il ne faisait point de doute pour moi qu’aucun malheur autour de moi et aussi, peut-être, autour de vous, ne pouvait survenir sans son ordre !

 

« Il ne fit aucune difficulté pour m’avouer qu’il s’était assuré de la personne de votre mère (ce sont ses termes) et, par-dessus le marché, de celle de sa servante, dans le dessein d’avoir à son entière disposition la bonne volonté quelquefois hésitante de M. Herbert de Renich ! Exactement ses termes.

 

– Le bandit ! Que veut-il donc encore de moi ?… Que va-t-il me demander ?… Je ne vais plus pouvoir rien lui refuser, maintenant, absolument rien !… Hélas ! hélas ! madame, vous ne pourriez pas me donner une indication, si mince fût-elle, sur l’endroit vers lequel on a dirigé ma mère et sa vieille servante !…

 

– Aucune, hélas ! hélas !

 

– Oui, oui ! plus de doute, certes ! C’était donc elle ! c’était donc elle qu’ils étaient venus chercher la nuit précédente ! Les misérables avaient compté trouver ma mère seule dans sa chambre et ils étaient repartis après avoir constaté que nous veillions tous trois, ma mère, Gertrude et moi, tous trois enfermés, dans les bras les uns des autres ! Et ils se sont enfuis parce qu’il y avait un homme, les lâches ! et aussi pour ne pas faire d’esclandre, parce que nous sommes des neutres, d’aimables neutres avec lesquels, autant que possible, il ne faut pas avoir d’histoires ! C’est aussi pourquoi, quand ils viennent la nuit emporter comme otages de vieilles femmes neutres qu’ils croient sans défense, ils mettent des bâillons aux soldats de la kultur pour que l’on ne soupçonne pas la kultur d’un pareil forfait contre les neutres qui leur ont toujours été agréables ! Que cela soit une leçon pour certains ! Je me comprends ! Mais tout cela se payera un jour ! Le capitaine Hyx n’est peut-être pas aussi loin qu’on le pense… »

 

Je disais tout cela à tort et à travers, dans un grand bouleversement douloureux de tout mon être, mais en sourdine, hélas ! en sourdine, étant dans la nécessité de garder au fond de moi le plus tumultueux de la colère !…

 

La dame voilée s’était levée, avait rabaissé, tout doucement, tout tristement, d’un geste lent de ses deux mains gainées de mitaines noires, sa voilette, ou plutôt son masque (le masque qui cachait Mrs G… aux vivants) et je songeais aussi au masque de l’autre là-bas, Dieu savait où !… Deux masques qui couraient l’un après l’autre au fond des mers et qui se rencontreraient peut-être un jour prochain, peut-être à une heure prochaine, pour quelque nouveau prodigieux drame que je sentais arriver sans le comprendre ; hélas ! sans le comprendre !

 

La dame voilée allait s’en aller après avoir entrouvert ma porte et jeté un coup d’œil sur la coursive déserte. Je l’arrêtai encore une seconde dans le moment qu’elle allait me glisser dans les doigts.

 

« Madame ! il ne fallait pas réveiller cette méchante dame de compagnie ! Pourquoi, pourquoi, pendant qu’elle dormait, n’êtes-vous pas descendue dans le verger, vous ? Et pourquoi n’avez-vous pas, vous-même, apporté à ces pauvres femmes le secours de l’échelle ?

 

Parce qu’il m’est défendu de toucher aux échelles ! » me glissa-t-elle, dans un souffle, tout près, tout près de mon oreille.

 

Elle s’en alla. J’étais tout à fait étonné de la voir partir si tranquillement (à peu près si tranquillement), alors qu’elle m’avait dit que sa démarche nous faisait courir un tel risque… Je la suivis sans qu’elle s’en aperçût. À quelques pas de là, elle entrait dans la petite cabine où j’avais déjà pris deux cocktails avec le herr commandant.

 

Ce ne pouvait être là le logement de la dame voilée. La porte s’était refermée.

 

Je me glissai encore jusque-là et j’appliquai mon oreille contre cette porte et j’entendis la voix du herr von Treischke qui disait :

 

« Vous êtes restée bien longtemps partie, mais s’il est persuadé, maintenant, bien persuadé que vous ne voulez pas être reconnue, on pourra peut-être faire quelque chose de ce garçon-là !

 

Je l’espère, répondit la voix de la dame voilée. »

 

Puis il y eut un gros soupir et elle dit :

 

« Je crois qu’il était tout à fait inutile d’inquiéter ces deux pauvres femmes, il fera de son mieux pour vous satisfaire !

 

Possible ! mais quand il saura que j’ai la haute main sur le régime de la maman, je pourrai le lâcher dans la rue sans crainte qu’il raconte à tous les passants qu’il s’est rencontré nez à nez avec le fantôme de Mrs G… l’épouse si ardemment pleurée du plus grand philanthrope de la terre ! »

 

Après cette épouvantable voix railleuse, j’entendis à nouveau l’autre douce voix suppliante :

 

« Monsieur, il fera ce que vous voudrez ! Promettez-moi qu’il ne sera pas fait de mal à sa mère !… »

 

Ah ! oui ! tu peux me demander tout, tout ! et encore davantage, inexplicable, inquiétante, douloureuse dame voilée, tout !… ma vie pour toi après une phrase pareille !…

 

J’entendis des pas et je dus m’enfuir… Je me renfermai chez moi… Quelle nuit encore ! quelle nuit !… Tout ce que m’avait dit la dame voilée, tout ce qu’elle m’avait appris était pour moi un nouveau sujet d’épouvante, mais tout ce qu’elle ne m’avait pas dit me rendait atrocement malade. Ah ! comprendre ! comprendre !…

 

X

CE CRIME AURA-T-IL SON CHATIMENT ?


J’ai fait allusion plus haut à certain rire boche, dans le moment que ces messieurs qui m’avaient invité à leur table se racontaient si joliment leurs hauts faits de pirates. Or, ce rire-là, il m’a été donné de le voir, de l’entendre, au centre de l’apothéose boche, comprenez naturellement au centre du crime boche ! (Je n’oublie ordinairement pas que je suis un neutre, mais ce jour-là, le jour où j’ai vu et entendu ce rire-là, j’ai rejeté de dessus mes épaules le manteau blanc de la neutralité.)

 

Les idées changent en voyageant ! Et il y a des heures où le capitaine Hyx ne me fait pas si horreur que ça !

 

Depuis la veille, je me doutais de quelque chose… enfin je pensais qu’il se préparait un événement pas ordinaire du tout ! Nous étions alors tout à fait descendus vers le sud, après avoir contourné les grandes îles et, bien que le temps ne fût point doux, loin de là, nous avions tout à fait abandonné les froids du nord.

 

Ce matin-là, il y avait chez les officiers quelque chose de bouillonnant, une joie impatiente qui les transformait et les transportait, leur donnant une parole plus abondante et les poussant à des gestes inusités. Par exemple, ils se serraient les mains à se briser les phalanges et cela sans motif apparent. Il y avait eu un certain communiqué sans fil qui ne devait pas être sans rapport avec toute cette exubérance.

 

Et depuis nous naviguions à l’état lège, le commandant assurant lui-même la manœuvre, dans le kiosque qu’il ne quittait plus. On ne déjeuna pas. Et personne ne se plaignit. Chacun était à son poste ou y courait. Il y avait de la gaieté jusque dans la chambre des torpilles. C’est en vain que je voulus avoir quelques éclaircissements. On ne me répondit pas ; mais, comme il y eut une formidable tournée de champagne, il me fallut en boire ma part. Selon une expression bien française, ces gens avaient l’air de se donner « du cœur au ventre ». Je me demandai avec une angoisse profonde si nous n’avions pas déjà rejoint Le Vengeur.

 

Soudain on stoppa, et puis on s’enfonça, et puis on navigua entre deux eaux assez longtemps et puis on remonta. Et nous nous enfonçâmes à nouveau. Fritz, non loin de moi, répétait tout haut la manœuvre. Les trois officiers supérieurs (que j’appelais les invités) se tenaient près de lui, immobiles, muets, les bras croisés dans l’attente évidente de quelque chose.

 

Je pensai alors qu’il était possible qu’on naviguât contre un navire marchand et que l’on s’apprêtât à le couler, comme il était arrivé si souvent dans les faits de la navigation sous-marine boche. Une torpille fut lancée. Aussitôt il y eut dans le sous-marin un silence de mort. Et puis, au bout de quelques instants, nous perçûmes parfaitement le bruit d’une explosion ! Et un hurrah sauvage gonfla toutes ces poitrines, sortit de toutes ces gorges. Le sous-marin dut risquer alors un périscope, car il y eut un cri, une sorte de hurlement qui descendit du kiosque, la voix du commandant qui crachait les mots de triomphe : « Hurrah ! Gott mit uns ! »

 

Seconde torpille, seconde explosion. Et le vaisseau assassin, sûr de son affreuse besogne, ne craignant plus pour sa carcasse, reprit sa place sur les eaux. Ce fut une ruée sur le pont. Je suivis, quand on voulut bien me laisser une place sur l’échelle. Et j’ai tout vu !…

 

Un soleil pâle éclairait le plus affreux spectacle qu’il me fut jamais donné de contempler. À une encâblure environ devant nous, un vaste vaisseau, navire pacifique, chargé d’une multitude de passagers en proie au délire qui s’empare des foules sur lesquelles s’abat tout à coup la main implacable de la mort, était en train de sombrer.

 

Nos deux torpilles avaient porté en plein par le travers de sa plage avant et les cloisons étanches avaient dû sauter comme fétus, tant était que l’énorme bâtiment piquait déjà du nez, et si rapidement qu’on le voyait peu à peu s’engouffrer dans l’abîme, suivant une ligne oblique que remontait vers l’arrière le peuple hurlant de l’équipage et des passagers.

 

La houle était assez forte, mais les canots qui furent descendus à la hâte sur les ordres du commandant, que l’on apercevait cramponné à l’extrémité bâbord de sa passerelle, eussent pu tenir la mer s’ils n’eussent été chargés à chavirer, ce qu’ils firent pour la plupart Cependant je verrai toujours une grande chaloupe qui parvenait, je ne sais par quel miracle, à se tenir à flot, quand une détonation ayant ébranlé notre sous-marin, un de nos obus s’en alla la couper en deux Nous tirions sur les naufragés !

 

Quand je dis « nous », vous pensez bien qui je veux dire, et aussi je n’ai point besoin de décrire l’état de rage et d’indignation dont tout mon être était comme soulevé.

 

Le navire qui agonisait devant nous, je le sus immédiatement par les propos de joie furieuse tenus autour de moi, était l’un des derniers paquebots construits dans les Chantiers de la Gironde. Parti de Bordeaux, il faisait route pour Buenos-Aires.

 

Notre sous-marin avait dû être averti par télégraphie sans fil de la route exacte suivie par le navire, et certainement il avait reçu l’ordre de le détruire de cette façon impitoyable, ainsi s’expliquait cette allégresse féroce qui, quelques heures avant l’événement, avait commencé de transporter l’équipage !

 

Mais que dire maintenant de ces invectives, de cette bave carnassière et de ces rires triomphants sur le pont de notre sous-marin pendant qu’on se noyait devant nous ? Les officiers supérieurs donnaient le plus ignoble exemple du cynisme et du sadisme !

 

Et tandis que le pauvre vaisseau continuait de s’enfoncer, au centre d’un cercle d’épaves et de naufragés, le submersible en faisait le tour, la majeure partie de son équipage sur le pont, l’état-major applaudissant au désastre selon la coutume ! selon la coutume !

 

Des matelots chantaient le Deutschland über alles. Certains déchargèrent leur revolver sur les malheureux qui, tombés des chaloupes, s’étaient dirigés en nageant vers nous ou qui se trouvaient sur notre chemin et nous criaient grâce.

 

J’ai vu deux femmes et trois petits enfants se noyer à quelques mètres de moi. Et comme, instinctivement, j’avais fait un mouvement, inutile d’ailleurs, pour les secourir, je fus moi-même menacé de mort par un enseigne de vaisseau auquel, sur-le-champ, je vouai une haine si atroce que je ne résistai point au besoin de la satisfaire lorsque, quelques minutes plus tard, l’occasion s’en présenta.

 

Et voici comment : le drame touchait à sa fin ; les chaudières du navire avaient sauté avec un éclat terrible et la mer s’était ouverte pour finir d’engloutir sa proie.

 

Soudain, du fond du ciel pâle, sur la mer laiteuse, une forme rapide arrive sur nous, menaçante. Un coup de canon retentit et un obus vint faire jaillir les eaux à quelques mètres de moi. Des ordres furent immédiatement jetés en toute hâte. J’entendis le sifflet des maîtres d’équipage et les superstructures du sous-marin se vidèrent comme par enchantement.

 

Ces brigands s’engouffraient dans leur antre avec des malédictions. Les capots furent refermés avec une précipitation extraordinaire, si bien que l’enseigne de vaisseau en question n’eut point le temps de rentrer dans le sous-marin, et cela un peu parce que je m’y étais assez sérieusement employé. Voyant de quelle sorte tournaient les choses, j’avais décidé de risquer le coup de la noyade plutôt que de rester le prisonnier d’une bande auprès de laquelle la troupe redoutable du capitaine Hyx me paraissait maintenant mériter tous les prix Montyon !…

 

Oui, plutôt mourir avec les victimes que de continuer à boire du champagne avec les assassins !

 

Je laissai donc tout l’équipage disparaître devant moi dans une bousculade forcenée. Mais quand l’enseigne (un joli petit officier frais comme une rose ou encore comme un petit cochon de lait…), quand l’enseigne s’accrocha au capot central, qui se refermait, moi, je m’accrochai à lui, et il fallut bien qu’il restât avec moi, cependant que déjà on entendait le bruit du water-ballast et que le sous-marin s’enfonçait sous nos pieds.

 

J’étais beaucoup plus fort que le petit enseigne, lequel avait eu le tort de remettre son revolver dans son étui ; j’avais saisi le jeune homme à bras-le-corps, et il ne pouvait plus faire un mouvement, et nous fûmes dans l’eau ensemble.

 

Quand on est comme moi, Herbert de Renich, un des plus étonnants nageurs de la Moselle, et cela depuis l’âge de huit ans, c’est un jeu, en vérité, de noyer un joli petit enseigne boche comme celui-ci, et la chose fut vite faite, et je crois bien que je ne me contentai point de le noyer, mais que je joignis à la noyade un peu de strangulation. C’était nerveux.

 

Certes ! je sortais de la neutralité en agissant ainsi, mais que le ciel me pardonne ! J’étais dans une minute où j’aurais étranglé tous les marins de von Tirpitz et de von Treischke, si j’avais pu !…

 

Tout occupé que j’avais été de mettre à mal le joli petit enseigne, je n’avais pas eu le temps de nager avec vigueur hors du cercle des eaux qui faisaient tourbillon au-dessus du submersible !

 

Heureusement que la chose ne dura guère et que je ne perdis point mon sang-froid. Quand je revins à la surface des eaux, je me trouvais à quelques brasses seulement du petit navire qui avait fait disparaître si bien et si vite cet affreux sous-marin ! Il s’occupait de sauver ce qui était encore vivant sur la mer, et je ne fus pas le dernier à être recueilli.

 

Je ne fus pas longtemps à reconnaître que je me trouvais à bord d’un de ces braves chalutiers français qui font une guerre acharnée aux sous-marins, soit par le truchement des filets d’acier, soit en les canonnant sitôt qu’ils en trouvent un à portée, soit tout simplement en leur courant sus dans l’espoir de les éperonner avant qu’ils n’aient le temps de disparaître !…

 

Mais quelle ne fut point ma stupéfaction et aussi ma joie en reconnaissant dans le capitaine perché au-dessus de la dunette, Gabriel lui-même, l’ami, le fiancé de Dolorès ! J’allais avoir des nouvelles d’Amalia !

 

XI

LE CHALUTIER


J’étais épuisé et je m’évanouis.

 

Dès que je rouvris les yeux, je déclarai que je me sentais si bien que je voulais immédiatement aider au sauvetage. L’homme qui était penché au-dessus de moi et qui devait être quelque « toubib » me déclara qu’il n’y avait plus rien à tenter de ce côté et qu’on faisait déjà route vers la côte pour mettre à l’abri dans quelque port les survivants de la catastrophe.

 

Je réclamai le capitaine.

 

On me répondit qu’il était trop occupé en ce moment pour me recevoir. Alors je fis quelques pas sur le pont, dans le dessein d’apporter mon aide aux survivants et aux blessés. Quel lugubre encombrement !

 

L’Anne-Marie (ainsi s’appelait le chalutier qui avait son port d’attache à Saint-Jean-de-Luz) était plein de la troupe désespérée des naufragés échappés à la mort. Que de pleurs ! Quel désespoir chez certains de ces malheureux qui avaient perdu des êtres chers, qui un enfant, une mère, une épouse, un mari bien-aimé ! Et quelle malédiction sur les Boches !…

 

C’est en vain qu’on eût voulu leur tenir quelques propos consolants, ils n’entendaient rien, certes ! Et puis, que leur dire qui valût la peine d’ouvrir la bouche ?

 

Ils n’écoutaient que ceux qui vouaient aux pires supplices leurs bourreaux.

 

Je m’étais glissé comme j’avais pu jusqu’à l’échelle qui conduisait à la dunette, dans l’espoir de hâter le moment où je pourrais apercevoir à nouveau Gabriel et me faire reconnaître de lui.

 

J’étais assis sur une marche, et, pendant que les hommes de l’équipage distribuaient des boissons chaudes aux malheureux qui m’entouraient, je fus rejoint par le « toubib », qui était un homme de Dinant, en Belgique, et qui en avait vu assez de ses propres yeux et entendu assez de ses propres oreilles pour qu’on n’eût plus rien à lui apprendre sur les Boches !

 

Le crime nouveau auquel il venait d’assister ne l’étonnait nullement, vous pensez bien ! Avant d’assister à leurs assassinats sur les eaux, il avait vu ce qu’ils étaient capables de faire sur la terre ferme.

 

Dans le moment, il était exténué à cause des soins qu’il avait prodigués aux naufragés, et il venait de s’arracher au désespoir d’une mère qui n’avait pas quitté les cadavres de ses deux petites filles et qui le conjurait de les faire revenir à la vie, lui jurant qu’elles n’étaient point tout à fait mortes, et qu’il n’y connaissait rien !…

 

Cet homme me dit, les larmes aux yeux :

 

« Le plus épouvantable est de penser que cet affreux attentat remplira le monde d’horreur pendant quatre jours et qu’il y aura ensuite des gens pour se demander : « Tout ce que l’on raconte des Boches peut-il être vrai ? »

 

Quand j’appris que plus de huit cents passagers avaient péri sous les coups du sous-marin je ne pus m’empêcher de m’écrier, pour le plus grand étonnement de ceux qui m’entouraient :

 

« Le capitaine Hyx a raison !

 

– Je commence à le croire comme vous, mon cher monsieur Herbert de Renich », dit une voix derrière moi.

 

Je me retournai et me trouvai devant Gabriel, qui me demanda avec le plus touchant intérêt des nouvelles de ma santé.

 

« Vous étiez donc sur le Lot-et-Garonne, mon pauvre monsieur ? me fit-il, en me serrant chaleureusement les deux mains. Il faut vous avouer que pour un neutre vous n’avez vraiment pas de chance !

 

– J’en ai encore beaucoup moins que vous ne le supposez, répliquai-je à voix basse, car je n’étais pas à bord du Lot-et-Garonne, mais bel et bien à bord du sous-marin qui l’a torpillé !

 

– Voilà un mystère que vous allez m’expliquer, me dit Gabriel en clignant de l’œil pour me faire comprendre qu’il avait saisi le désir où j’étais que cette petite histoire restât entre nous ; et il ajouta : En tout cas vous n’avez pas à vous plaindre du sort qui, entre le sous-marin et le Lot-et-Garonne, vous a fait monter sur l’Anne-Marie ! Venez donc dans ma cambuse ! Nous allons prendre un cocktail à votre santé et à celle des absents, et nous serons tranquilles pour causer !… »

 

Le chalutier à vapeur de Gabriel n’était ni plus ni moins confortable que les autres du même type qui se construisirent dans les années qui précédèrent la grande guerre. Sans doute celui-ci prit-il dans ce temps-là beaucoup de poisson, mais j’imaginai, d’après les on-dit qui se chuchotaient dans les coursives du Vengeur, que l’Anne-Marie avait servi plus d’une fois à son jeune capitaine pour une autre besogne qui lui faisait rechercher les coins les plus secrets de la falaise au golfe de Biscaye, de la côte de France à celle d’Espagne.

 

Besogne dangereuse s’il en fut et prohibée par les lois, mais qui prépare merveilleusement un homme, en pleine paix, aux jeux terribles et sournois de la guerre…

 

Et, depuis qu’on était en guerre, avec quelle joie et quel entrain Gabriel avait dû recevoir certaines missions spéciales sitôt que les mers, vers le sud, avaient commencé d’être empoisonnées par le fretin de la sous-marine allemande ! Avec quelle ardeur il avait dû surveiller les bases secrètes de ravitaillement et aussi courir sus à la mauvaise bête, dès qu’elle venait renifler à la surface !

 

Mais avec quelle douleur il avait dû renoncer, pendant quelques semaines, à cette existence glorieuse et noblement tragique de balayer la mer, quand, par surprise et par amour de Dolorès, il s’était vu le prisonnier du capitaine Hyx !

 

Et maintenant il avait hissé à nouveau sa flamme de guerre à la misaine de l’Anne-Marie !

 

Après quelles aventures ? Il fallait le savoir ! Je n’étais pas moins curieux de connaître les siennes que lui de pénétrer le secret mystère de mon aventureuse vie !

 

Mais quel bel air il avait dans son suroît et dans ses grandes bottes qui lui dépassaient les genoux, et comme ses joues étaient brûlantes du vent du large, avec des couleurs mirifiques, et combien l’azur de ses yeux avait de lumière ! Tout cela, tout cela parce qu’il avait quitté le fond de l’abîme où se traînent la ruse et le crime et la vengeance sans gloire et qu’il était redevenu le combattant du dessus des eaux !

 

Et avec quel équipage, monseigneur ! Ici point de galons, ou guère ! Des gars tout jeunes ou très vieux, figures d’enfants de chœur et gueules de vieilles sorcières au menton poilu ! Et des canonniers qui paraissent tout droit descendre des galères du roi, du temps où il y avait des rois avec des galères ; des masques cuivrés de la flibuste, encore flamboyants de l’abordage assurément…

 

Les cales, où autrefois s’entassaient soi-disant les réserves de morue fraîche ou autre engeance marine, sont pleines maintenant à crever de mines, de grenades et de caisses d’obus !

 

Et le pont, où avaient séché dans des alignements impeccables les gros thons péchés en mer hispanienne ou sur les côtes de Lusitanie (il faut bien avoir l’air de pêcher quelque chose pour faire plaisir à la douane), supportait dorénavant une artillerie confortable !…

 

Quelques pas trébuchants dans le roulis, quelques coups de tête dans le tangage (prenons garde au mal de mer, espèce de sous-marin moi-même !) et un coup d’œil sur tout cet équipage et tout ce fourbi de fortune et d’aventure lancés à travers l’embrun, pour la guerre, la mort ou le sauvetage des naufragés du crime allemand…

 

Les canons ici ont été peints de l’habituelle couleur du ciel en cette saison, en bleu pâle ; toujours chargés, ils s’allongent sur leur crinoline de fer près de laquelle les servants leur tiennent nuit et jour compagnie, avec des propos d’une douceur encourageante.

 

Dans la cambuse du capitaine (quel tangage pour un navire de guerre !), dans tous les roofs, les râteliers, où jadis s’accrochaient les longues-vues ou les harpons à marsouins servent maintenant à suspendre des engins tout autres, tels que revolvers d’ordonnance ou fusils modèle 94… Oui, oui, par ma foi ! je plains Fritz quand ils lui tomberont sur le dos, et ce sacré von Treischke qu’ils ont failli crever avec son damné sous-marin. Il s’en est fallu de ça !… de ça !…

 

Les cocktails sont là. Pour peu que l’on ait l’habitude des traversées et l’amitié du capitaine, on aura certainement remarqué qu’il n’est point de bonne conversation avec de véritables gens de mer sans cocktails !… Les uns les font d’une façon, les autres de l’autre, mais généralement leurs cocktails sont à la mode forte et réchauffante !

 

XII

OÙ IL EST REPARLÉ DE CERTAINES ÎLES


Tout en bavardant et en buvant, Gabriel met sa garde-robe à ma disposition, et c’est sans vergogne que j’accepte sa dernière paire de chaussettes et un tricot solide. C’est tout ce qui lui reste. Ses coffres sont vides. Il a tout donné aux naufragés. Voilà un homme comme je les aime.

 

« Ah ! ah ! Herbert de Renich, savez-vous bien que le capitaine Hyx est furieux contre vous !…

 

– D’abord, fis-je, des nouvelles de Mme von Treischke, s’il vous plaît ?

 

– Ma parole, je ne l’ai plus revue ! Les événements se sont précipités après votre départ. Je puis vous dire simplement que, lorsque je quittai le bord de ce maudit Vengeur, il n’était point survenu d’autres fâcheuses aventures, que celle que vous connaissez, à cette honorable personne !… Quant au capitaine Hyx, il était dans un état de fureur sombre contre vous et jurait qu’il vous ferait payer cher votre fuite et certaines initiatives que vous auriez prises, paraît-il, et qui m’ont paru avoir contrarié ses desseins ! Je dois dire, du reste, que je n’ai compris qu’à moitié ce qu’il disait, tant sa parole était pleine de colère et de sous-entendus obscurs…

 

– Hélas ! répliquai-je, moi, je le comprends tout à fait, bien que ne l’ayant pas entendu… Il fut un temps, ajoutai-je, où je me serais extasié sur le mauvais sort qui déchaîne contre moi le ressentiment de certains hommes redoutables dont je n’ai jamais cherché l’amitié mais dont j’aurais voulu m’épargner la haine… mais aujourd’hui, je suis devenu un peu fataliste et ne m’étonne plus de rien !… Il est écrit que je ne pourrai rien faire sans m’attirer du désagrément et je vois bien que je ne serai tout à fait tranquille que lorsque je serai mort !… Ce qui est une dernière ressource à laquelle je commence à penser sérieusement… J’ai là-dessus une idée que je vous dirai tout à l’heure…

 

– Vous n’allez pas vous suicider ? me demanda Gabriel avec un intérêt touchant.

 

– Non ! la religion le défend !… Mais, avant de traiter un sujet pour lequel je réclamerai votre conseil, dites-moi donc comment vous avez échappé vous-même à vos geôliers et faites-moi savoir des nouvelles de la señorita Dolorès ! »

 

Ici, un léger nuage obscurcit le front du brave et beau Gabriel, et il me répondit, en baissant la voix :

 

« Vous savez que, lors de l’affaire des îles Ciès, Dolorès fut débarquée ?

 

– Si je le sais, m’écriai-je, mais je l’ai vue aux îles Ciès même, soignant les blessés de je ne sais quelle bataille et la croix noire au front !

 

Miséricorde ! gronda Gabriel, vous n’avez pas fini de gueuler comme ça ! »

 

Et il alla fermer la porte, qui était restée entrouverte. Je retrouvai chez Gabriel cet effroi qui se peignait sur tous les visages dès qu’il était question du mystère des îles Ciès ou plutôt lorsqu’il était fait une simple allusion à cette extraordinaire et incompréhensible Bataille invisible dont elles paraissaient être le centre… Alors, lui aussi savait quelque chose… lui aussi savait qu’il fallait se taire ! Mais savait-il pourquoi il fallait se taire ?…

 

« Je vois, déclarai-je en baissant tout à fait le ton, que j’ai touché à un sujet brûlant. »

 

Gabriel me considéra en silence, avec une attention fatigante.

 

« Écoutez ! repris-je, nous pouvons continuer longtemps comme ça à parler inutilement !… Mon avis est que, si nous voulons être utiles l’un à l’autre, il faut que nous nous confions l’un à l’autre… Je sais qu’il y a des paroles dangereuses à prononcer… Moi, pour vous mettre à l’aise, je vais vous dire tout ce que je sais ! (Je venais de prendre mon parti.) Mais à une condition, c’est que, pas plus tard que ce soir, vous m’aiderez de tout votre pouvoir dans certain dessein que j’ai qui pourra m’ôter à jamais tout ennui !…

 

– S’il ne s’agit point d’un acte de désespoir, je suis votre homme ! répondit Gabriel.

 

– Je retiens votre parole ! fis-je, et je commence… »

 

Alors je lui relatai tous les événements qui avaient accompagné et suivi mon évasion, toute l’histoire des îles Ciès, ma vision de l’étrange artillerie lente, le défilé des blessés, les usines et les casernes, l’hôpital où m’était apparue Dolorès, l’étrange émoi qui s’emparait de mes interlocuteurs dès que je prononçais ces mots : la cote six mètres quatre-vingt-cinq (chose inouïe, à ces mots Gabriel ne broncha pas, puis l’hydroplane, mes démêlés avec von Treischke, le conseil de guerre où j’avais eu à m’expliquer sur Le Vengeur, mon séjour forcé à bord du sous-marin… tout, je lui dis tout… tout ce qui me concernait, à l’exception de la dame voilée !… (ça, c’était une affaire entre le capitaine Hyx et moi et ma mère, hélas !… puisque son existence dépendait de mon silence relativement à Amalia…).

 

Il m’avait écouté avec une attention aiguë. Il parla à son tour :

 

« Dolorès, dit-il, en sait beaucoup plus long que moi. J’ai la sensation qu’elle ne m’a pas tout dit dans cette cruelle aventure. Elle est très pieuse ; plus, elle est très superstitieuse… Le capitaine Hyx a dû lui faire jurer sur je ne sais quelle image de Compostelle ou quelle vierge del Pilar de ne point me confier certaines choses !… Tout cela s’éclaircira plus tard et tous comptes seront réglés, veuillez le croire !… Tant est qu’elle obéit au capitaine Hyx avec une soumission qu’il faudra bien expliquer.

 

« Elle quitta Le Vengeur pour les îles Ciès, moi je restai à bord et elle trouva cela tout naturel !… Au moment de son départ, j’avais beau m’étonner, me révolter, elle m’ordonna avec tranquillité de la laisser partir sans éclat, me promettant un prompt retour. Savait-elle qu’elle ne reviendrait pas ? Je n’en sais rien !… Moi, je ne savais pas à ce moment qu’elle allait soigner des blessés… je ne l’appris que plus tard… et je vais vous dire comment… puisque vous paraissez en savoir au moins autant que moi !… Enfin Le Vengeur reprit sa route… Je ne vous dirai point ma fureur. Elle était compréhensible et éclatante.

 

« Le capitaine Hyx parvint cependant à me calmer avec des promesses. Je devais toujours revoir Dolorès le lendemain. C’est alors que votre fuite le mit dans un état d’exaspération pas ordinaire. Je le rencontrai sur ces entrefaites et lui déclarai que je ne resterais pas une heure de plus sur son sous-marin de malheur, que je ne prendrais du reste pas la peine de préparer une évasion comme vous l’aviez fait, mais que je me ferais sauter le caisson devant lui et je sortis un revolver. » Rentrez cette arme, me dit-il. Ce n’est pas elle qui vous libérera, mais ma propre volonté. Au surplus je n’ai plus besoin de vous ici et je vais vous faire rentrer dans le rang. Ce soir même vous serez à Brest, mais à une condition, c’est que vous me donnerez votre parole d’honneur qu’aussitôt débarqué vous irez vous mettre à la disposition de vos chefs comme c’est, du reste, votre devoir.

 

« – Nous sommes d’accord, fis-je, mais que leur dirai-je à mes chefs, quand ils me demanderont ce que j’ai fait pendant cette longue absence ?

 

« – Vous leur répondrez que vous étiez prisonnier du capitaine Hyx !… Cela leur suffira ! Ils connaissent votre bravoure et votre patriotisme, ils ne mettront point votre parole en doute.

 

« – Connaissent-ils le capitaine Hyx ?

 

« – S’ils le connaissent, répondit l’énigmatique capitaine avec un singulier sourire que ne parvint pas à cacher entièrement son masque, je vous aurais déjà donné un pli pour eux ; mais personne au monde ne connaît le capitaine Hyx ! Cependant il ne vous est pas défendu d’en parler. »

 

« Je ne le revis plus. Le soir même, une chaloupe automobile du Vengeur me débarquait sur la côte, à quelques kilomètres au nord de Brest. Je me rendis dans cette ville et, comme je l’avais promis, je m’en fus aussitôt à la place.

 

Chose singulière, là, on ne parut pas étonné de me voir. Je reçus l’ordre de me rendre immédiatement à Saint-Jean-de-Luz et de prendre la mer avec l’Anne-Marie, dès que des instructions cachetées me seraient parvenues.

 

« Ces plis, je ne devais les ouvrir qu’en mer. C’était là une formalité à laquelle j’étais déjà habitué et je ne m’en étonnai en aucune façon.

 

« En somme, tout se passait le mieux du monde et je me voyais déjà, comme je l’avais décidé, à bord de l’Anne-Marie, surveillant la mer, surveillant les côtes, et surtout, avant tout, cinglant vers les îles Ciès, où rien ne m’empêcherait de rejoindre Dolorès et de l’emporter bon gré mal gré à mon bord !

 

« Or, lorsque je fus en mer et dès que j’eus commencé de prendre connaissance des instructions de mes chefs, quelles ne furent pas ma stupéfaction et ma colère en lisant qu’il m’était défendu d’approcher des îles Ciès !

 

« Maintenant, je comprenais l’insistance avec laquelle le capitaine Hyx m’avait fait jurer de me mettre, dès mes premiers pas sur la terre de France, à la disposition des autorités maritimes : il savait qu’on me défendrait d’approcher des îles Ciès !

 

« Mais quel était donc ce mystère si précieux, si redoutable, et si bien gardé, et si bien défendu par tout le monde ? Je frémissais de rage en me répétant qu’il resterait pour moi impénétrable et que, ne pouvant l’approcher, je ne pouvais approcher de Dolorès !…

 

« Cependant, en relisant mes instructions, je constatai que la défense d’approcher des îles Ciès était rédigée de telle sorte qu’un esprit subtil pourrait peut-être tirer parti de cette rédaction-là. En effet, il m’était défendu d’approcher des îles Ciès avec mon bâtiment !… Eh bien ! j’irais vers elles sans l’Anne-Marie, voilà tout !

 

« Imagination coupable et dont je faillis être terriblement châtié. Mais l’amour, n’est-ce pas, est plus fort que tout et vous rend le plus ingénieux du monde, dès qu’il s’agit de tromper le monde et son père pour atteindre à son but !…

 

« Ce but, cependant, je ne l’atteignis pas et je manquai bien, dans cette expédition, de laisser ma peau, comme vous allez voir !

 

« Voici ce qu’il advint. Une nuit, je m’étais fait débarquer tout seul et fort mystérieusement dans la baie d’Aldan, qui est au nord des îles Ciès et la plus proche également au nord de la baie de Vigo.

 

« Je savais trouver là, à la pointe Estripero, un ami à moi, un ami sûr du temps de la contrebande, qui avait un vigoureux petit cheval comme on en a souvent besoin dans le métier…

 

« Avec ce petit cheval-là, je me trouvai à la pointe du jour dans la crique de la Redonda, qui se trouve juste en face de la plus grande île des îles Ciès, dite l’île de Monte-Agudo.

 

« J’avais donc traversé en grande partie toute cette presqu’île déserte qui sépare la baie d’Aldan et la baie de Vigo. Là aucun village, aucune habitation ; je savais ne rencontrer que le désert et les rochers, et aussi la cabane de terre dans laquelle somnolait à l’ordinaire un bon douanier, également ami de moi, nommé Gallardo par la grâce de Dieu !

 

« Je ne trouvai point Gallardo dans son trou, peut-être était-il en tournée, surveillant la côte contre les entreprises illégales des mauvais garçons, ainsi que c’était son devoir ; mais je savais où trouver sa petite barque, laquelle nous avait été utile plus d’une fois et qui se garait du vent du large derrière les rochers du cap del Home.

 

« De cette pointe à la pointe du mont Agudo, dans la plus grande des îles Ciès, il n’y a pas deux milles marins. C’est vous dire avec quel entrain, après avoir attaché mon petit cheval au pieu où je trouvai la barque de Gallardo, je saisis, les rames et pris la mer.

 

« Celle-ci était encore couleur d’encre et l’aurore venait de naître derrière le mont de la Señora del Alba. J’espérais arriver aux îles Ciès sans avoir été aperçu de quiconque, car une brise favorable s’était levée sur ces entrefaites, et j’avais dressé mon mât et sa voile et je filais joliment vent arrière.

 

« Malheureusement, on avait dû me découvrir de la côte de l’île, car je vis se détacher de celle-ci une chaloupe automobile qui me courut droit dessus. Une voix me héla et me demanda en espagnol ce que je voulais. Je répondis que mon dessein était d’aller pêcher aux îles Ciès. Il me fut répliqué que je devais savoir que non seulement je n’avais pas le droit de pêcher aux îles Ciès, mais encore que l’accès en était interdit par ordre de l’amirauté.

 

« Et l’on me commanda de passer au large.

 

« En même temps, ces messieurs qui montaient la chaloupe automobile découvrirent un joli petit canon dont la gueule d’acier commençait de luire sous les premiers rayons du soleil.

 

« Je n’avais qu’à rebrousser chemin ; ce que je fis lof pour lof !… Au retour, je me laissai entraîner, par un courant que je ne soupçonnais pas, beaucoup plus bas que je ne pensais et j’abordai non pas à la Redonda mais à la pointe de Subsido, d’où l’on découvre toute la baie de Barra, qui ouvre une première poche intérieure dans l’immense estuaire de Vigo, poche si bien fermée et si hautement ceinturée de falaises que l’on peut bien dire qu’il y a là comme un port à part dans la rade, si bien et si naturellement défendu contre toute inquisition et toute curiosité venues du dehors que, dans un temps qui n’est pas encore loin, j’en avais fait personnellement comme l’entrepôt de certaines marchandises sur la nature desquelles vous me permettrez de ne pas insister, mon cher ami.

 

« Avec cela, le pays à l’intérieur est encore plus désert et plus sauvage si possible que toute la contrée qui l’entoure et qui cependant n’a rien de bien séduisant, je vous assure, si ce n’est, bien entendu, pour les mauvais garçons.

 

« Pas une habitation non plus de ce côté jusqu’à la ville de Cangas, dont on est séparé encore par la baie de Limens. (Pour mieux me faire suivre les péripéties de son aventure, non seulement Gabriel me citait précisément tous les lieux en question, mais encore me les indiquait de son doigt sur une carte qu’il avait déroulée devant moi.) Or, écoutez cela, cher ami… quelle ne fut pas encore ma stupéfaction en découvrant que ce coin, que j’avais connu si abandonné une année auparavant, était maintenant presque entièrement bâti.

 

« Il y avait là des constructions bizarres qui s’avançaient jusqu’au bord de l’eau, et même des sortes de magasins sur pilotis qui recouvraient une partie de la crique, cependant que, au ras de l’eau même, toujours sur pilotis, il y avait comme une grande barrière formant barbacane, défendant par conséquent l’approche de toute la bâtisse et empêchant que l’on pût voir du large l’ouvrage qui s’y faisait.

 

« Bien mieux ! je pus constater que des toiles goudronnées glissaient de cette barbacane jusqu’au niveau des eaux lorsque la mer baissait !… En dehors de cela, on n’apercevait âme qui vive…

 

« Très intrigué, je sautai sur le rivage et me mis à gravir la falaise.

 

« Là encore mon étonnement grandit, en apercevant de véritables casernes entourées de murs énormes.

 

« Instinctivement je me dissimulai en apercevant une sorte de ronde qui sortait de l’entrée principale et qui semblait être venue là pour faire la police et poser des questions indiscrètes aux voyageurs de mon espèce.

 

« Ces gens, apparemment, n’étaient point armés, mais (je vous le dis, comme je le pense) ils avaient une allure militaire de Boches, une façon d’être en rang et d’allonger les pattes comme à la parade qui ne pouvait me tromper. Ils avaient des habits civils, mais quelle discipline !… Qu’est-ce que tout cela signifiait ?… Je n’étais pas assez sot pour aller le leur demander ; mais, dès qu’ils eurent disparu, je ne pus me retenir de glisser contre les murs derrière lesquels j’entendais de singuliers bruits.

 

« C’est de là que je vis sortir tout à coup une véritable armée d’ouvriers (ils étaient bien quatre cents) portant tous des engins bizarres sur leurs épaules, devant eux, ou derrière eux et se dirigeant vers le fond de la crique où ils disparaissaient dans les mystérieuses bâtisses du bord de l’eau !

 

« À quoi donc tous ces gens-là travaillaient-ils ? Quelle entreprise était-ce là ?… Et pourquoi n’allais-je pas, tout simplement et tout honnêtement, m’en enquérir auprès d’eux ?… Eh ! à cause de l’allure boche !…

 

« Tous ces gens-là à mon avis, étaient des Boches ! J’en restais persuadé. Après tout c’était bien leur droit ! Ils étaient en pays neutre ! Qu’y avait-il d’extraordinaire à ce que des Boches continuassent à exploiter une affaire boche en pays neutre ? Eh ! cette affaire-là était née depuis la guerre !… Enfin, elle avait le droit d’être là, puisqu’elle y était !…

 

« Et moi aussi j’avais le droit d’être là !… C’était à voir ! Je n’étais point descendu en Espagne d’une façon bien catholique, et, autant que possible, il me fallait éviter toute histoire.

 

« Cependant j’étais curieux. Ainsi, j’étais arrivé derrière un mur dont certaines pierres dépassaient de place en place, ainsi qu’il arrive aux constructions qui sont appelées à en soutenir d’autres et à qui l’on conserve une amorce de maçonnerie.

 

« C’est par là que je m’élevai jusqu’au faîte avec mille précautions et en prenant grand soin de n’être pas découvert.

 

« Vous me parliez tout à l’heure de l’artillerie lente que vous avez vue aux îles Ciès et des étranges manœuvres auxquelles vous aviez comme par hasard assisté ! Je vous écoutais avec un intérêt soutenu, car, moi aussi, dans les cours de ces sortes de casernes, j’ai vu de l’artillerie et des artilleurs aux manœuvres bizarres, incroyablement bizarres.

 

« Sachez que j’ai vu là d’énormes canons carrés, que des artilleurs ne manœuvraient pas avec leurs mains, mais avec des bras de bronze au bout desquels, en guise de mains, il y avait des pinces d’acier.

 

« J’aurais voulu, comme vous pensez bien, prêter une attention plus prolongée aux étranges évolutions de cette étrange artillerie et de ces singuliers artilleurs, mais je n’en eus pas le temps, car quelques coups de feu me furent tirés d’une petite lucarne dont jusqu’alors je n’avais pas soupçonné l’existence, et je me rejetai au bas du mur avec une promptitude bien compréhensible.

 

« L’alarme était donnée. Vous imaginez facilement quelle chasse commença et quel en fut le gibier.

 

« Si je n’avais pas connu le pays mieux que mes chasseurs je ne fusse jamais assurément sorti de cette impasse. Mais encore je fus servi par mon ami le douanier Gallardo, qui me cacha aux yeux de tous dans un moment extrême et répondit par de tels mensonges à toutes les questions qui lui furent posées que, le soir même de cette inexplicable aventure, je pouvais me considérer comme sain et sauf.

 

« La nuit suivante il me reconduisit lui-même au point de la côte où j’avais donné rendez-vous à mes matelots et je m’embarquai après l’avoir embrassé avec effusion, bien qu’il n’eût répondu que par des faux-fuyants à toutes mes demandes d’explication.

 

« Quant à moi, rentré à mon bord, je songeai à mon devoir, qui me commandait de faire part à mes chefs de tout ce que j’avais vu aux alentours des îles Ciès et de la baie de Barra. Pour cela, je devais leur avouer que j’avais passé outre sinon à la lettre même des ordres que j’avais reçus, du moins à leur esprit. Mais je n’hésitai point. L’affaire me paraissait d’importance. Je fis un rapport secret que j’expédiai, sitôt arrivé à Saint-Jean.

 

« Le lendemain je voyais monter sur l’Anne-Marie un gros bonnet qui s’enferma avec moi dans cette cabine et me dit : « Vous mériteriez de passer en conseil de guerre et peut-être d’être fusillé. Tout vous sera pardonné néanmoins si vous prenez rengagement de ne plus retourner aux îles Ciès. Ce qui se passe aux îles Ciès ne vous regarde pas !… Nous savons ce qui vous y attire. Rassurez-vous. Votre fiancée s’y trouve en toute sécurité et y rend des services précieux. Laissez-la accomplir son devoir et faites le vôtre ! »

 

« Là-dessus, il s’en alla, me laissant de nouvelles instructions relatives aux sous-marins et à leur base de ravitaillement. Et j’étais bien résolu à ne plus entendre parler, comme vous dites, de la Bataille invisible, quand vous avez commencé votre récit. Le vôtre et le mien se complètent ; et, bien qu’il n’en ressorte point un grand éclaircissement, je suis rassuré sur le sort de Dolorès, et c’est déjà beaucoup !… »

 

Il cessa de parler et, tout en vidant notre troisième cocktail, nous prîmes le temps de réfléchir.

 

XIII

D’UNE PRUDENTE RÉSOLUTION QUE JE PRIS PRÈS MA LONGUE CONVERSATION AVEC GABRIEL ET COMMENT JE L’EXÉCUTAI


En somme, d’après ce que je savais, moi, des histoires de Dolorès, je restai persuadé que le capitaine Hyx n’avait laissé partir Gabriel que parce qu’il gardait Dolorès aux îles Ciès et qu’ainsi il n’avait plus à craindre que la señorita, par de nouvelles confidences, excitât son fiancé contre un homme que le capitaine s’était entièrement réservé et qui appartenait, avant tout « à la vengeance du Vengeur » ! Eh bien ! ce que nul n’avait dit à Gabriel, j’allais le lui révéler, moi !… N’avions-nous pas juré de tout nous dire, de nous aider ? de nous servir ?… Je ne sais, en vérité, quand j’y réfléchis à cerveau reposé, si je servais Gabriel en lui faisant cette terrible confidence, mais à coup sûr je servais l’humanité en augmentant les chances qu’elle avait d’être débarrassée de von Treischke ; je servais Amalia, qui ne pouvait aimer ce monstre hideux, et je me servais moi-même, qui l’eusse vu avec bonheur et pour plusieurs raisons disparaître à jamais de mon horizon !

 

En ma qualité de neutre il m’était défendu de le combattre directement, mais je pouvais déchaîner contre le misérable un ennemi naturel sans que ma conscience eût à en souffrir ! Ainsi fus-je amené, après avoir tout fait pour sauver von Treischke des griffes du capitaine Hyx, à le rejeter dans celles, tout aussi redoutables, du fiancé de Dolorès. C’est donc avec une astuce dont je n’ai point à rougir que je commençai par parler de von Fritz qui était à bord du sous-marin que je venais de quitter. Jusqu’alors je n’avais pas prononcé le nom de von Fritz. Immédiatement ce que j’avais prévu arriva.

 

« Malédiction ! s’écria Gabriel, si j’avais su que ce bandit fût à bord du sous-marin, j’aurais fait crever l’Anne-Marie plutôt que de lâcher votre damné U. Ah ! que n’ai-je été renseigné plus tôt !

 

– Sans compter, continuai-je, qu’il n’y avait pas que le Fritz à bord ; il y avait l’amiral von Treischke lui-même…

 

– En vérité ! s’exclama-t-il, le von Treischke aussi était là !… Le von Treischke continua-t-il, aura son compte comme les autres ; soyez assuré que son tour viendra. Et ce n’est pas moi qui l’épargnerai s’il me tombe jamais sous la main ! Outre que c’est le plus hideux animal qui ait été jamais mis à la tête d’une administration maritime, même boche, et qu’il n’a droit à aucune pitié en sa qualité de terreur de Bruges et de bourreau des Flandres, je ne saurais oublier la part qu’il a prise dans mon malheur particulier ! Il a assisté au crime perpétré contre Dolorès avec une complaisance qui pourra, à l’occasion, lui coûter cher !…

 

– Voulez-vous m’écouter, Gabriel ? interrompis-je ; vous m’en avez assez dit pour que je sois assuré que vous continuez de naviguer dans les eaux troubles d’une erreur, dont, à mon avis, le von Treischke a suffisamment bénéficié ! Je vous dirai tout ce que je sais, et, ma foi, tant pis pour le capitaine Hyx si, connaissant toute la vérité, vous allez à rencontre de ses desseins et ruinez du coup son abominable programme ! Oui, la vérité est tout autre, Gabriel ! Von Treischke n’a point assisté seulement au crime ; c’est lui qui l’a préparé, c’est lui qui l’a voulu ! C’est lui qui l’a imposé à la nature faible de Fritz !

 

– Le Fritz n’avait besoin d’aucun encouragement ! me riposta Gabriel en me jetant un méchant coup d’œil. Mais avez-vous les preuves de tout cela ?…

 

– Hélas ! on a la preuve de tout, et quand vous saurez tout, vous ne pourrez plus douter de rien ! Ce n’est pas Fritz qui, en se ruant sur Dolorès, a déterminé celle-ci à sauter dans la mer…

 

– La señorita Dolorès n’a pas sauté dans la mer ?…

 

– Non !

 

– Hein ?…

 

On l’a jetée dans la mer !…

 

Par le sang de la Vierge ! Et qui donc l’a jetée dans la mer ?

 

– Mais précisément le von Treischke, aidé de ses acolytes. Pendant que le Fritz râlait, ils ont lié les pieds et les mains de Dolorès et l’ont enfermée dans un grand sac de dépêches qui était là et ils ont jeté le sac dans la mer !

 

– Par les plaies du Christ ! Ceci n’est pas une histoire inventée pour me faire découper le von Treischke en morceaux, Herbert de Renich ? » hurla Gabriel.

 

Il s’était jeté sur moi, littéralement, m’avait saisi les poignets et me les serrait à les broyer. Une fureur souveraine bouleversait sa belle et noble figure ; sa bouche était tordue par la haine et ses yeux injectés de sang…

 

« Je jure que je dis vrai, sur la tête de ma mère et sur ma part de paradis ! » m’écriai-je avec l’élan le plus sincère et le plus ardent dont je pus être capable, désireux que j’étais de le convaincre au plus tôt pour qu’il desserrât une étreinte qui commençait à me faire crier de douleur…

 

Il vit qu’il n’y avait pas à douter et il me lâcha. Je poussai un soupir de soulagement et de satisfaction.

 

« Décidément, fis-je, il n’est point besoin de vous regarder à deux fois dans un pareil moment pour comprendre combien le capitaine Hyx, qui tenait à sa vengeance, a eu raison, en ce qui le concerne, de tout faire pour que vous ignoriez la vérité et d’exiger de la señorita Dolorès qu’elle ne vous la dise pas tout entière !

 

– Dolorès, elle aussi, sera punie pour m’avoir traité comme un enfant ! gronda le coléreux et tumultueux garçon. Mais c’est affaire entre elle et moi !… Parlez-moi encore de von Treischke et dites-moi comment vous avez été mis au courant de toutes ces belles choses… »

 

Je ne le fis pas languir et rapportai tout ce qu’il voulut. Je n’omis aucun détail susceptible d’augmenter sa haine et sa fureur.

 

Je vis bientôt que j’avais lieu d’être content de moi : Gabriel ne vivrait plus que pour assouvir une vengeance que je trouvais juste et qui arrivait bien pour arranger nos affaires.

 

Toutefois, pour que les miennes, en particulier, ne devinssent point pires qu’elles ne l’étaient déjà, je demandai à Gabriel, qui pouvait avoir l’occasion de revoir le capitaine Hyx, de ne point me découvrir en tout ceci et de me garder le secret, ce à quoi il acquiesça du reste avec une bonne grâce bourrue qui finit de me rassurer tout à fait.

 

Il se reprit à me serrer les mains, mais avec amitié cette fois, et je n’eus pas à crier de douleur.

 

« Vous êtes un ami ! un véritable ami ! déclara cet honnête et spontané jeune homme. Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi !… Et maintenant, dites-moi ce que je puis pour votre service. Tout à l’heure, vous avez fait allusion à certain projet qui pourrait vous sauver de tous vos ennemis et vous m’avez fait entendre que je pourrais vous être utile, parlez !…

 

– Merci de ne pas l’avoir oublié, Gabriel ! Sachez donc que les événements m’ont placé, en quelque sorte, entre l’enclume et le marteau… Je suis poursuivi à la fois par le ressentiment dangereux du capitaine Hyx et par l’intérêt diabolique que me porte en ce moment le von Treischke, lequel n’a pas hésité, comme je vous l’ai déjà dit, à emprisonner ma mère pour être sûr que je me plierais à tous ses caprices… J’ignore encore ce qu’il me réserve, mais à coup sûr ses desseins ne peuvent être que criminels !

 

– Certes ! approuva Gabriel… Le cerveau de cet homme doit enfanter le crime avec la même facilité qu’une poule pond un œuf !

 

– Aussi vous comprendrez facilement que l’idée me soit venue, pour échapper aussi bien à l’amiral qu’au capitaine Hyx, non point de me donner la mort, comme vous avez pu tout à l’heure le craindre un instant, mais de passer pour mort !

 

L’idée, assurément, n’est point mauvaise, fit Gabriel ; les circonstances, ajouta-t-il aussitôt, s’y prêtent merveilleusement.

 

– Ce sont elles, continuai-je, qui m’ont donné l’idée de la chose !… À la suite de la catastrophe du Lot-et-Garonne, il vous sera facile de dire que vous avez reconnu ou cru reconnaître mon cadavre flottant sur les eaux ; comme je n’étais pas inscrit sur la liste des passagers du paquebot, il faudra en tirer cette conclusion que j’étais à bord du sous-marin. Votre déclaration publique à cet effet instruira le von Treischke, qui, lui, ne doutera plus de ma mort, et si le bruit en arrive jusqu’au capitaine Hyx il ne s’étonnera point outre mesure de ma présence auprès de l’amiral et croira à ma mort, lui aussi ! Enfin, pour corroborer votre déclaration, je disparaîtrai !…

 

– Ma foi ! fit Gabriel après avoir réfléchi un instant, je ne vois aucun inconvénient à faire une déclaration semblable : j’ai vu ou cru voir votre cadavre !… et si vous disparaissez convenablement dans le même moment, votre plan n’est point trop mal imaginé… Seulement, il faut disparaître !…

 

– C’est là où je compte particulièrement sur vous !…

 

– Cette fois, je vous comprends tout à fait mon ami ! exprima Gabriel avec effusion ; oui, vous pouvez compter sur moi ! Vous resterez à mon bord tandis que je débarquerai tous mes naufragés et que je ferai ma déclaration ! Nous reprenons la mer ensemble ! Nul ne peut savoir que vous êtes à mes côtés. Ensemble nous courons sus au sous-marin et sus au von Treischke !… Vous verrez quelle existence merveilleuse est la nôtre : pleine d’imprévu et de dangers, toujours nouveaux, toujours vaincus ! Quand vous la connaîtrez, vous n’en voudrez point d’autre !… »

 

Je toussai légèrement et, comme mon air était assez embarrassé, Gabriel s’en étonna :

 

« Que vous arrive-t-il donc ? me fit-il. Ma proposition ne vous agréerait-elle point autant que je l’avais espéré ?…

 

– Mon Dieu ! dis-je, je voudrais, Gabriel, que vous preniez la peine de vous abaisser jusqu’à mon propre état d’âme. Après toutes les aventures que j’ai subies, il n’est point brillant ! Quoique neutre, il s’est trouvé que j’ai beaucoup combattu !… Je suis fatigué !… Je crois avoir droit à quelque repos !… Si j’ai imaginé de disparaître, c’est pour goûter, autant que possible, ce repos-là !… Or vous m’avouerez que ce serait une singulière façon de me reposer de mes aventures sur la mer, sous la mer, sur la terre et dans les airs, en sous-marin, en hydravion, en auto blindée et autres exceptionnels véhicules que de monter sur un chalutier qui fait la chasse aux sous-marins de l’amiral von Treischke !…

 

– Très juste ! très juste ! répondit Gabriel sans autrement insister. Pardonnez-moi ma proposition : elle partait d’un bon naturel… Mais alors ?

 

– Mais alors, j’ai pensé que vous pourriez me débarquer sans tambour ni trompette dans un endroit sauvage de cette côte que vous connaissez si bien, chez un de ces sauvages qui vous sont si dévoués, et que vous pourriez vous arranger pour que je vive là comme si réellement j’étais mort pour tous, excepté pour moi et pour vous ! »

 

Gabriel resta quelques instants sans me répondre, puis me dit :

 

« J’ai votre affaire ! Les choses se passeront selon votre désir ! »

 

Pour le moment, il ne me donna point d’autres explications, car ses devoirs l’appelaient sur le pont. Un matelot vint, sur un ordre, me chercher et me fit descendre à fond de cale, où je restai quelques heures interminables dans une obscurité profonde, incommodé par une odeur insupportable, trempé par toutes les eaux de la sentine, chaviré par le mal de mer, mais soutenu par l’espoir que désormais tout irait bien pour moi sur cette terre, puisque le monde m’ignorerait.

 

Les bruits et les mouvements du bord m’apprirent bientôt que nous arrivions dans un port. Et, comme vous pensez bien, je n’eus garde de me montrer. On devait, dès lors, débarquer les naufragés. Gabriel dut avoir d’assez longs pourparlers avec les autorités. D’après ce que j’avais cru comprendre, nous devions nous trouver dans un port de la côte espagnole, à Santander ou à Bilbao.

 

La nuit même, je fus fixé. L’Anne-Marie reprenait la mer et Gabriel lui-même m’apprenait que nous venions de laisser derrière nous Santander.

 

Une demi-heure plus tard, je quittais à mon tour l’Anne-Marie après force embrassades et paroles d’encouragement, et ce fut très mystérieusement qu’un canot du bord me débarqua, par une mer assez grosse, sur une grève rocheuse et calcaire.

 

J’étais accompagné par un maître d’équipage qui ne m’abandonna point tout de suite. Il dirigea mes pas jusqu’à environ mille mètres de là, près le cabo mayor.

 

Là, dans une anfractuosité de la falaise, nous trouvâmes une petite cabane de pêcheurs, si petite, par ma foi, que, dans l’obscurité, il fallait se pencher pour la voir.

 

Des coups furent frappés par mon compagnon, d’une façon assez singulière, contre la porte qui s’ouvrit. Quelques mots, auxquels je ne compris rien, furent échangés, sur le seuil, entre mon guide et une ombre assez farouche, puis l’homme qui m’avait accompagné me salua et s’éloigna.

 

L’ombre me poussa dans son trou, on referma la porte et je me trouvai en quelque sorte dans une tombe, où je pensai qu’il ne me serait point difficile de passer pour mort.

 

Ne l’étais-je déjà pas presque à moitié ? Mais n’était-ce pas ce que j’avais voulu ?

 

XIV

DE LA DIFFICULTÉ DE PASSER INAPERÇU DANS CE MONDE


Un taudis éclairé par une résine fumeuse, quelques hardes et des filets pendus dans un coin, une table où s’étalaient les restes d’un souper fruste, une bouteille d’alcool, deux verres et mes deux hôtes, mâle et femelle, deux figures qui auraient fait la joie de Zuloaga ; têtes d’enfer, tannées par l’âge et les plus corrosives passions, voilà ce qui, dès le premier abord, m’apparut.

 

Quatre yeux de flamme me dévisageaient avec moins d’hostilité que de curiosité évidente.

 

On m’avait fait asseoir assez rudement sur un coffre et l’on m’offrit aussitôt de prendre part aux joies de la bouteille.

 

J’étais si content de moi et de ce qui m’arrivait que, le croirait-on ? je ne refusai point le brûlant cordial ! Qui donc viendrait chercher au fond de cet antre diabolique, entre ces deux misérables, le délicat Herbert de Renich ? Qui donc ? Je n’avais qu’à vaincre les répulsions instinctives d’une nature trop gâtée dès l’enfance par la civilisation pour que la civilisation, dans le moment si marâtre pour moi, m’ignorât désormais !

 

Et je commençai par boire du rhum dans un verre crasseux !

 

J’enviais les ravages de toutes sortes qui avaient défiguré le señor José et la señora Augustias (tel était le nom de mes hôtes, qu’ils me révélèrent avec un orgueil touchant). Je convoitais surtout leurs vêtements sordides et si bien, ma foi, que je ne leur cachai point le désir que j’avais d’en trouver, le plus tôt possible, de semblables. Je fus servi à ce point de vue plus tôt que je ne l’espérais. En fouillant dans le coffre qui m’avait servi de siège, on me trouva tout ce qu’il me fallait et je fus aussitôt vêtu de loques et couvert aussi, à n’en point douter, du même coup, d’une vermine tyrannique dont je voulus illico m’accommoder.

 

Tout cela m’apparaissait comme la condition même de ma délivrance et j’estimais que ce n’était point la payer trop cher d’une brûlure d’estomac et de quelques démangeaisons !

 

Que vous dirais-je ? Mon bonheur fut parfait quand j’appris de la bouche de don José que, dès maintenant, je m’appelais Benito comme tout le monde, que j’avais l’honneur d’être un de ses cousins germains arrivé récemment d’Oviedo pour affaires de famille et que ma qualité était de mendier sous la porte Mayor de la cathédrale avec un écriteau pendu à mon cou, écriteau sur lequel il serait loisible à tous ceux qui savaient lire de se renseigner sur mes infirmités : j’étais sourd-muet !

 

À cette dernière révélation, qui m’ôtait toute crainte d’être confondu comme faux Espagnol, soit parce que je n’entendais point suffisamment la langue, soit parce que mon accent laissait trop à désirer, je ne pus me retenir de pousser un cri de jubilation vers le ciel, qui me comblait tout à coup de ses faveurs ! Puis, après avoir souhaité le bonsoir à mes hôtes, je m’étendis sur mon grabat, où je dormis dix-huit heures de suite d’un sommeil que je ne connaissais plus depuis longtemps et que je n’ai jamais retrouvé depuis !

 

Le lendemain, quand je me réveillai, don José et la señora Augustias penchaient sur moi leurs grimaces sympathiques.

 

Ils me firent mille compliments sur l’honnêteté de ma conscience (car il n’y avait qu’un honnête homme pour fournir un aussi joli somme) ; je dus dévorer, pour leur faire plaisir, une soupe au poisson que je trouvai, du reste, délicieuse ; ensuite, don José me montra l’écriteau qui m’était destiné et qu’il venait de fabriquer lui-même, et sur lequel il avait écrit en lettres majuscules au goudron ces mots sauveurs : Sordo-mudo (sourd-muet)…

 

Je me l’accrochai immédiatement au cou et ne voulus refaire mon apparition dans le monde, c’est-à-dire me montrer sur le seuil de la cabane des pauvres pêcheurs, qu’avec cet appareil protecteur.

 

Il faisait un temps à ne pas mettre, comme on dit en France, un chien dehors ; le ciel et la mer, par le truchement du rideau de pluie, s’étaient rejoints ; les eaux dévalaient au long de la falaise avec une force irrésistible, remuant un limon visqueux. On eût dit que le monde était changé en boue… Eh bien ! le croiriez-vous encore ? le monde, ce jour-là, m’apparut plus beau que par la plus belle aurore aux doigts de rose, plus beau que le matin où, sur la côte de l’une des fatales îles (les Ciès), échappé à ma prison du Vengeur, je m’étais jeté à genoux pour remercier la divinité !

 

Oui, oui ! C’était ainsi ! Et comment en pouvait-il être autrement ? Ce jour-là (le jour où je portais l’écriteau), je n’étais pas seulement débarrassé du Vengeur, mais de son capitaine ! et de l’amiral von Treischke !… et de tous les ennuis, petits et grands, ridicules ou effroyables, qui fondent des quatre coins de l’horizon sur la tête d’un pauvre honnête homme dont le seul tort est – autant que possible – de vouloir rester neutre dans la grande bataille du vaste monde, tout en essayant cependant de sauver l’innocence quand l’occasion s’en présente et quand sa conscience l’y oblige, mais sans prendre parti à cause de cela, autant que possible, pour personne !…

 

C’est sous cette douche bienheureuse (la pluie du ciel) que nous nous acheminâmes, don José et moi, vers la ville de Santander. Nous y arrivâmes, trempés jusqu’aux os, par la calle de Burgos ; puis nous nous trouvâmes sur la plaza del Peso ! Et là nous nous mîmes à l’abri sous une arcade.

 

J’imaginai que les gens qui passaient sous cette arcade nous prêtaient plus d’attention que de raison et je n’hésitai point à tendre la main et à demander l’aumône avec une sorte de grognement incompréhensible comme il est entendu entre sourds-muets.

 

Aussitôt, don José me lança un gros coup de coude dans le coté, à me couper la respiration… et quand les gens se furent éloignés, sans m’avoir rien donné, du reste, il me traita avec la dernière rigueur. Tous les reproches qu’il me fit sont inimaginables. Il commença d’abord par déclarer que je le déshonorais et que si sa famille savait jamais qu’il donnait l’hospitalité à un mécréant qui tendait la main sous les arcades de la ville elle ne voudrait plus le connaître ! Il me conseilla de ne point faire part de cet incident à la señora Augustias si j’avais dessein de trouver encore bon accueil sous son toit ! Enfin, après beaucoup d’autres discours du même acabit, auxquels, du reste, je ne comprenais rien et qui, adressés tout haut à un sourd-muet, ne manquèrent point d’étonner quelques passants qui n’étaient pas au courant, il me pria de le suivre avec une hauteur méprisante qui me remplit d’admiration pour lui, en même temps que de confusion pour moi.

 

Et nous fûmes bientôt dans la vieille ville, devant la cathédrale. C’est un édifice gothique à trois nefs, du treizième siècle. Ainsi le classai-je tout de suite, par habitude de voyageur qui a appris dans les guides à s’intéresser aux églises et aux époques auxquelles elles furent construites. J’avais, dans la circonstance, d’autant plus de mérite que l’extérieur du monument, un peu lourd, a été défiguré par la restauration. Je voulus étaler ma science devant don José, mais celui-ci, d’un regard sévère, me désigna mon écriteau, et dès lors, rendu à mon nouveau moi-même, je n’eus garde d’ouvrir la bouche.

 

Le clocher de la cathédrale se dressait au-dessus d’une salle ouverte à voûte ogivale, située au rez-de-chaussée. C’est là que don José me conduisit et me présenta à toute une société de mendiants, hommes et femmes, qui, sur quelques mots de lui, me firent le meilleur accueil.

 

L’un d’eux, nommé Ramon, pour qui tous semblaient avoir le plus grand respect, voulut bien me prendre sous sa protection et me plaça à côté de lui, m’enfonçant quasi dans une niche à laquelle manquait son saint de pierre. Don José me serra la main et me souhaita bonne chance. Don Ramon me passa une sébile d’étain dans laquelle il eut la bonté de déposer quelques piécettes, en guise d’appât, et il m’annonça que la matinée ne manquerait point d’être fructueuse, car nous pouvions compter sur un enterrement de première classe et sur un mariage d’importance.

 

Quelques fidèles se présentant dans le moment, un concert d’implorations s’éleva aussitôt, auquel je mêlai mon grognement.

 

Don Ramon (je donne du don à tous ces Espagnols qui, plus pauvres que Job, ne laissaient point de m’en imposer par des airs de la plus prestigieuse noblesse), don Ramon me regardait opérer et, quand nous fûmes seuls, c’est-à-dire entre nous mendiants, il m’adressa quelques observations qui firent bien rire la société. Il paraissait que je mendiais en fermant les yeux, comme si j’étais aveugle, et mon écriteau ne portait que « sourd-muet ». N’était-ce pas déjà assez d’infirmités pour un seul homme ? Il fallait, me dit-il, en laisser un peu pour les autres !

 

Ainsi parlant, il prêchait pour son saint, car don Ramon passait pour aveugle, ce qu’il n’était point réellement et ce dont il ne manquait point de se plaindre. Il disait couramment que c’était là un supplice de tous les instants de mendier en qualité d’aveugle et de ne pas l’être ! On avait beau se surveiller, expliquait-il, il y avait des moments où l’on risquait de se trahir en public, et alors ce pouvait être, en une minute d’inattention, la ruine de toute une vie ! Mais quoi ! puisque le ciel n’avait pas voulu lui accorder la grâce de le faire naître avec quelque bonne infirmité naturelle, il devait encore le remercier de l’avoir doué d’une ingéniosité qui lui avait permis, pendant plus d’un demi-siècle déjà (simplement en clignant les paupières et en tâtonnant le pavé du bout de son bâton), de se nourrir, de s’élever lui-même, de se marier, d’élever ses enfants, de les placer convenablement et aussi de garder par devers lui quelques ressources pour ses vieux jours.

 

Un murmure d’admiration accueillit ce discours, et un pauvre petit cul-de-jatte qui était là, à deux pas de moi, encore un enfant, applaudit de toute la force de ses patins de mains. Il s’appelait Potaje, et une vieille femme à béquilles l’engagea à faire son profit de l’exemplaire vie de don Ramon, lequel était si bien réglé dans tout ce qu’il faisait qu’il avait mérité d’être le plus riche de toute la confrérie. « Ce n’est point en achetant des billets pour la loterie qu’il s’est acquis dans la société une place honorable ! » termina la vieille, et chacun de ceux-là qui étaient autour d’elle, avec leur bandeau sur l’œil ou leur moignon en écharpe, n’osèrent point la contredire.

 

L’enterrement de première classe me rapporta pour ma part deux pesetas et le mariage deux réales seulement.

 

Tout de même j’étais enchanté de ma matinée et don Ramon me félicita. Après le mariage, et bien qu’il me parût que l’heure du déjeuner fût proche, nous restâmes là à bavarder et à dauber sur le compte des invités de la noce qui étaient presque tous gens considérables et que les mendiants connaissaient tous par leurs noms de baptême et sur lesquels ils savaient des anecdotes plus ou moins édifiantes. Chacun de ces seigneurs était habillé suivant son esprit et ses habitudes de charité, et c’était assez logique. Les pauvres, par les aumônes qui leur sont faites ou refusées, en savent plus long que les autres sur les qualités du cœur de leurs contemporains et peuvent, mieux que quiconque, prévoir la place que tel orgueilleux maître ou telle grande dame occupera au paradis.

 

Enfin, on se sépara en se donnant rendez-vous pour l’office du lendemain et don Ramon m’emmena avec lui pour me faire admirer les beautés intérieures de l’édifice. Quand il m’eut fait visiter la crypte (del Cristo de abajo), puis déchiffrer l’inscription arabe des fonts baptismaux et qu’il m’eut, devant le maître-autel, appris que celui-ci renfermait les ossements des martyrs Emeterio et Celedonio, il ne me cacha pas plus longtemps que je lui devais, pour ce jour-là, deux réales, et cela pour la location de sa sébile et de la place que j’avais occupée dans la niche du saint.

 

Je lui répondis qu’en ce qui concernait la sébile, je préférais la lui acheter. Mais il me répliqua qu’elle n’était pas à vendre et que, si je voulais conserver la même place pour mendier, je devrais continuer de lui louer la même sébile. Là-dessus, il m’expliqua que cette place lui appartenait, avec deux autres encore sous le porche Mayor, et que les règles de la confrérie ne permettaient à personne de s’en emparer sans passer par lui, Ramon, qui les avait acquises en rendant mille services d’argent et autres à des mendiants joueurs et ivrognes qui étaient morts de leurs vices sans avoir pu s’acquitter.

 

Il m’expliqua encore que c’était un honneur inouï que de mendier sous le porche de la cathédrale, que cet honneur avait été brigué par des personnages autrement huppés que moi sans qu’ils aient pu l’obtenir et que, personnellement, je devais ma bonne fortune à la recommandation de son ami José et à sa haute protection à lui Ramon.

 

Enfin, je compris que si don Ramon me retirait cette protection j’étais un homme perdu, c’est-à-dire un homme qui n’avait plus qu’à aller mendier sous les arcades de la vieille ville.

 

Tout cela, évidemment, se paye. Je ne fus pas assez stupide pour m’en étonner plus longtemps et la rapidité avec laquelle j’acquiesçai à toutes les demandes de don Ramon fut immédiatement récompensée. Quand il fut entendu que je lui donnerais le quart de ma recette quotidienne, il eut pour moi un parler de velours et me fit entrevoir une vie de délices.

 

Cet homme était avare, mais juste. Et il ne mentait pas.

 

Je n’eus pas à regretter pendant huit jours de m’abandonner à lui, car je passai, sous sa protection, une semaine de bonheur parfait. Il ne voulut point que je retournasse chez le cousin José et sa femme Augustias, qui ne manqueraient point, disait-il, de me vider les poches, et il m’entraîna chez lui, où je fus logé, entre deux vieilles malles, assez confortablement. Il y avait là un matelas assez propre et des couvertures quasi hygiéniques.

 

Son grenier avait été, par ses soins, tout recrépi de neuf à la chaux, et nous avions une vue magnifique, par les lucarnes, sur la Muelle del Calderon et sur la haute mer.

 

Les deux étages au-dessous de nous grouillaient de pauvres auxquels don Ramon donnait à coucher, car il avait loué pour presque rien ces deux étages qui, à la fin de l’année, rapportaient une bonne somme.

 

De temps en temps, on frappait à notre porte et le plus souvent nous avions à nous prononcer sur des différends qui s’étaient élevés entre sujets de don Ramon. Quand nous avions prononcé, tout était fini, et jamais je n’ai entendu, pendant ces huit jours, une parole grossière, jamais notre repos ne fut troublé par l’éclat d’une querelle. Don Ramon tenait tout le monde par l’espoir d’une place sous le porche Mayor ! en attendant celle qui leur était réservée à la droite de Dieu !

 

Je passais mon temps le matin à mendier à la cathédrale et cela me paraissait la chose la plus amusante du monde, car je commençais de connaître les fidèles et leurs tics, et à mon tour je m’essayais sur eux, après l’aumône, à de bonnes plaisanteries. L’après-midi, je lisais tranquillement, étendu dans notre soupente, les nouvelles de Cervantès dans le texte espagnol, dans le dessein de finir de m’instruire dans cette belle langue. Vers six heures, avec don Ramon, nous allions prendre l’apéritif dans un étrange cabaret de la vieille ville, où il était sûr de trouver des clients ruinés par la loterie et auxquels il venait en aide, moyennant la signature d’un bon papier, comme de juste…

 

Nous rentrions alors dîner chez nous, où Potaje, qui était le cuisinier de Ramon, nous avait préparé une ratatouille aux pâtes ou au poisson que nous mangions toujours de bon appétit. Le soir, nous allions passer une heure dans une maison de danse, aux dernières places, certes ! mais où nous faisions autant de bruit que quiconque en applaudissant et en criant comme tout le monde « Ollé ! Ollé » et en réclamant : « Fandango ! fandango ! »

 

Puis on rentrait définitivement. Don Ramon s’enfermait dans une petite pièce, soit pour dormir, soit pour mettre sa comptabilité à jour et moi, j’écoutais les histoires de Potaje, qui étaient les plus belles d’Espagne après celles de Cervantes.

 

Potaje avait quinze ans. Je n’ai jamais rien vu d’aussi vif que ce cul-de-jatte. D’abord, il n’était pas cul-de-jatte ; il avait simplement les membres inférieurs légèrement déformés et l’on n’aurait su dire, à la vérité, si cette déformation avait nécessité la transformation de Potaje en cul-de-jatte, c’est-à-dire en petit animal humain ne pouvant se déplacer que par le truchement d’une planchette à roulettes et de patins à mains, ou si, à la suite de ce mode d’existence, attachés à cette façon de véhicule, les membres inférieurs de Potaje avaient subi cette déformation.

 

Don Ramon n’aurait pu me renseigner là-dessus, car il ne se rappelait point avoir vu Potaje en public autrement qu’en cul-de-jatte. Ses parents, morts depuis, en avaient fait un objet de pitié de très bonne heure. Don Ramon l’avait adopté, à cause d’abord de la peine qu’il aurait eu à laisser un pauvre orphelin, riche d’avenir comme Potaje, se galvauder avec tous les méchants garçons de la ville et puis aussi parce qu’un cul-de-jatte sous un porche d’église est, paraît-il, d’un très bon rapport.

 

Potaje, pour exciter la pitié nationale de ses concitoyens, racontait en tendant la main qu’il avait été mis dans cet état à la suite d’une opération rendue nécessaire par un accident survenu dans une course de taureaux. Il avait fini par croire à cette histoire-là, et c’est cette histoire-là, enjolivée de la plus gracieuse et de la plus glorieuse façon du monde, qu’il ne cessait de raconter à qui voulait l’entendre. Pour moi, je l’écoutais sans me lasser, ce qui l’incitait à inventer encore, et j’étais stupéfait de son imagination, en même temps que je pénétrais avec lui dans un monde enchanté, celui des arènes et des toreros.

 

Le père de Potaje avait été picador, c’est-à-dire un pauvre bougre destiné à recevoir sur un cheval qui perd tripes et boyaux de bons coups de cornes, ce qui n’avait point manqué d’arriver ; de quoi Potaje père était sorti estropié pour la vie et avait dû changer de confrérie avec toute sa famille. Mais quelle gloire, quelle auréole chez les mendiants de Santander, où il avait fini par échouer dans les écuries de don Ramon !

 

Héritier d’une aussi illustre race, Potaje ne cessait de narrer les hauts faits paternels, et aussi les siens. Tout petit, il organisait, affirmait-il, des petites corridas d’amateurs dans les villages et avait déjà remporté maints triomphes, et ne doutait point qu’un jour il ne dût recevoir l’alternative, qui est comme l’investiture décernée aux matadors en titre, dans les arènes de Madrid, ce qui leur donne le droit d’alterner dans n’importe quel cirque avec n’importe quel autre espada !

 

Une aussi belle carrière en perspective avait été subitement interrompue par un sale coup d’un vrai toro de muerte, un monstre qui aurait fait reculer toutes les quadrilles d’Espagne et qui n’avait pas eu le don d’effrayer Potaje. Seulement Potaje s’était trop attardé à chatouiller la barbe du toro de muerte, plaisantait-il, et celui-ci l’avait envoyé du bout de ses cornes dans les nuages, d’où le pauvre Potaje était redescendu cul-de-jatte.

 

Racontant ces choses, il fallait voir Potaje sur ses roulettes, allant de-ci de-là, à gauche, à droite, mimant toute la course, et revenant sur le taureau, et faisant d’incroyables pirouettes, de vrais sauts de la mort, avec sa planchette, et retombant toujours sur ses roulettes et sur ses patins.

 

Nous nous prîmes d’une grande amitié l’un pour l’autre et je n’eus jamais à le regretter depuis.

 

Ainsi donc vivais-je le plus heureux des hommes, persuadé que l’on me croyait mort et que mes pires ennemis, par conséquent, avaient cessé de me persécuter, moi et ma famille, assuré qu’on laisserait désormais ma pauvre maman tranquille et décidé à prolonger jusqu’à la fin des hostilités au moins une existence pour laquelle, après toutes les tribulations passées, je prenais plus de goût tous les jours.

 

L’image même d’Amalia commençait de s’atténuer dans ma mémoire, sinon dans mon cœur, où je la retrouvais toujours vivante quand je l’y allais chercher.

 

Détaché, oublié du monde, sourd-muet, sordo-mudo, ne lisant même plus les gazettes, ollé ! ollé ! comme chantait Potaje, la vie était belle !

 

Hélas ! cela ne devait point durer.

 

Un soir où je rentrais chez nous pour souper, je trouvai Potaje en train de mettre sa dernière main à une succulente caldereta (ragoût d’agneau) qui embaumait tout le grenier. Il me dit :

 

« Il y a des lettres pour vous, señor !

 

Des lettres pour moi ! m’écriai-je, tout étonné de ce señor dont Potaje, fort cérémonieusement, me parait.

 

– Si ! si ! »

 

Et il me désignait sur la table un large pli cacheté de cire noire. Je me précipitai dessus et sur l’enveloppe je lus : « Pour M. Herbert de Renich. »

 

« Miséricorde ! qui donc a apporté cela ici ? gémis-je.

 

– Mais don Ramon lui-même, répondit Potaje en remuant de sa cuiller de bois le limon embaumé de sa caldereta.

 

Et qui donc a dit à ce don Ramon que je m’appelais Herbert de Renich ?

 

– Don Ramon sait tout ! » répliqua l’autre sans plus, en goûtant sa ratatouille.

 

Je tremblais de tous mes membres.

 

L’enveloppe était énorme et lourde ! lourde !… Je la regardais sans pouvoir me résoudre à la décacheter. J’examinai les cachets ; le chiffre y était si bien emmêlé de dessins plus ou moins gothiques que je ne parvins point à distinguer une seule lettre un peu nette.

 

Enfin, je rompis les cachets, j’ouvris l’enveloppe.

 

Dans cette enveloppe, il y en avait une autre également cachetée sur laquelle je lus, non sans terreur, comme vous pouvez bien le penser, ces mots : À remettre, en mains propres, au capitaine Hyx !…

 

« Ah ! ma mère !… ah ! mon Dieu !… ah ! la Vierge !… Eh quoi ! était-ce bien possible ? On me chargeait, moi, d’aller porter ce pli au capitaine Hyx, dans le moment même où je le savais terriblement furieux contre moi et où j’espérais bien ne plus le revoir de ma vie ! »

 

Et qui donc osait m’envoyer une pareille commission ?…

 

Hagard, ne sachant plus ce que je faisais, je regardais autour de moi avec la mine d’un fou. J’aperçus Potaje qui, tranquillement, me montrait une feuille, laquelle s’était échappée du pli que j’avais ouvert et était tombée à mes pieds…

 

Je la ramassai et lus :

 

 

Mon cher monsieur Herbert,

 

Vous trouverez le capitaine Hyx vraisemblablement aux îles Ciès. En tout cas, ce n’est que là que l’on vous dira ce qu’il faut faire pour le joindre. La commission est urgente. Il faut que cette lettre soit remise au capitaine en mains propres, et par vous-même, avant huit jours.

 

Salutations

 

Von Treischke

 

P.S – J’ai le plaisir de vous faire savoir que don Ramon vous remettra 5 000 Marks que je vous prête dans le cas où vous manqueriez d’argent.

 

 

Je me laissai tomber de tout mon haut sur ma paillasse. Ah ! ces gens-là savaient que je n’avais rien à leur refuser depuis qu’ils avaient pris ma mère sous leur maudite protection J’étais foudroyé. C’est en vain que Potaje voulut, pour me faire revenir à moi plus vite, me faire manger de force de son excellente caldereta, le brave cœur ! Je n’avais plus faim !… Et pour longtemps !…

 

Quand je pus parler, je lui demandai :

 

« Mais enfin, comment les Boches ont-ils su que je me cachais ici ?…

 

– Ah ! bah !… me répliqua le bon Potaje en souriant, vous êtes le seul ici à ne point savoir que don Ramon émarge à la Wilhelmstrasse !… »

 

XV

UNE COMMISSION DIFFICILE


Je m’étais mis à pleurer comme un enfant et Potaje me consolait comme son grand frère.

 

« Je savais bien, me disait-il, que vous étiez un seigneur. Un méchant écriteau accroché sur la poitrine d’un homme est incapable de cacher toutes les qualités de cœur et d’éducation ! Quand je vous vis entre les mains de Ramon, je me dis que vous aviez dû commettre quelque beau crime d’amour ou de juste vengeance et je vous plaignis, car je pensais bien que tôt ou tard don Ramon, qui est un ladre, vous vendrait pour quelques piécettes. Mais, du moment qu’il s’agit des Boches, il ne faut pas lui en vouloir, car si vous êtes recherché par eux il n’a fait que son devoir en vous dénonçant, puisqu’il fait partie depuis beau temps de leur administration !

 

« Quant à moi qui ne suis payé par personne et qui passe mon temps à donner mon argent à don Ramon, je vous déclare que je suis tout à fait écœuré de la vie que je mène et que, si vous voulez m’emmener avec vous, partout où vous irez je vous suivrai comme un chien fidèle, prêt à vous servir et à mourir pour mon maître, si la chose est absolument nécessaire ! »

 

Je le regardai avec tristesse et essayai de le dégoûter d’un pareil projet :

 

« Mon pauvre Potaje, la vie que je mène n’est guère enviable, et elle est entourée de tels dangers que ce n’est point un pauvre petit cul-de-jatte comme toi qui pourrait m’être utile ! Je ne te suis pas moins reconnaissant du fond du cœur de ton bon mouvement, et si, un jour, je sors de l’affreuse aventure où le sort m’a jeté, je me souviendrai de toi !…

 

– Aventure ! s’écria-t-il. Aventure ! je veux partager votre aventure !… »

 

Et sans que je pusse me rendre compte de la façon dont la chose fut faite, il était déjà débarrassé de sa planchette et de ses patins et il avait bondi sur ses jambes torses. L’une avait la forme convexe et l’autre affectait la concave, mais il m’assura que cette anomalie aurait tôt fait de disparaître, pour peu qu’il y prêtât quelque attention et que cela me fît plaisir. Toutefois, il m’annonça qu’il n’abandonnait point toutes ses « disponibilités de cul-de-jatte », et qu’il emportait avec lui sa planchette à roulettes et ses patins, qui pourraient lui servir dans maintes circonstances, par exemple « quand il aurait besoin de marcher vite » !

 

Sur ces entrefaites, don Ramon entra et il rit beaucoup du dessein que j’avais d’emporter avec moi Potaje, car, en vérité, le pauvre enfant s’était mis à pleurer avec tant d’ardeur que je n’avais plus la force de repousser sa désespérée requête.

 

Il ne parlait de rien de moins que de se jeter avec sa planchette du haut du Muelle de Calderon dans la mer si je ne l’acceptais immédiatement « dans mon domestique », en qualité de groom.

 

Au fait, il ne tenait pas debout et j’estimais que, s’il était appelé à me rendre service, mes courses seraient plus promptement et plus habilement faites par le cul-de-jatte qu’il était ou qu’il était devenu que par un Potaje flageolant sur des jambes en cerceaux. Mais là n’était pas la question ; la question était qu’il m’aimait et qu’il pleurait. Je suis un tendre et un faible. Je mourrai du cœur si les Boches et le capitaine Hyx m’en laissent le temps ! J’emmenai Potaje. Don Ramon me le céda pour mille Marks.

 

Cette acquisition me consola un peu du désespoir où j’étais d’abandonner mes haillons, mon écriteau, ma soupente, le porche de la cathédrale, pour me relancer dans une affaire que j’avais cru enterrée avec moi et qui me réservait encore maintes surprises.

 

Donc, il me fallait retourner à Vigo ! Je ne doutais point que le pli dont j’étais chargé pour le capitaine Hyx ne concernât la femme de celui-ci et que l’on comptât maintenant sur moi pour porter à la connaissance du maître du Vengeur que celle qu’il avait crue morte était bel et bien vivante. Je devais, évidemment, dans cette enveloppe lui apporter les preuves de cela, preuves rassemblées par le von Treischke lui-même et aussi, sans doute, par les soins de Mrs G… et ainsi le capitaine Hyx devrait rendre Amalia s’il voulait rentrer en possession de sa femme ! Comme c’est simple ! comme c’est simple !… Réjouis-toi donc, Herbert de Renich !…

 

Hélas ! pourquoi cette angoisse et ce tremblement devant une affaire aussi simple ?… C’est qu’il m’est impossible de comprendre pourquoi elle n’a pas été aussi simple plus tôt ! Et, songeant à cela, je trouve qu’elle est devenue trop simple trop vite !…

 

Je me méfie des choses simples, maintenant, et de mon esprit simple !… Vainement déjà, j’ai fait le tour de tous les raisonnements possibles pour m’expliquer pourquoi les Boches et von Treischke n’ont point crié au monde en général et au capitaine Hyx en particulier : « Mrs G… que vous nous accusez d’avoir torturée est vivante !… » Et vainement aussi j’ai tenté de m’expliquer pourquoi Mrs G… n’a point voulu écrire cette nouvelle à son mari quand je le lui demandais !…

 

Et maintenant, je renonce à comprendre aussi pourquoi on me charge d’une commission aussi simple en exigeant que je passe par un chemin qui l’est si peu… une route inabordable, celle des îles Ciès !… alors qu’une simple note envoyée à une ambassade ou à quelque légation neutre arrangerait tout en cinq secs ! en cinq secs !… (comme disent les Français).

 

Ah ! Par la Vierge del Pilar ! comme disent les Espagnols dans les romans français, qu’est-ce qui m’attend encore à Vigo ?…

 

Nous prîmes, Potaje et moi, le train pour cette ville le soir même. J’avais revêtu un complet à carreaux à peu près sortable. Quant à Potaje, il était redevenu, comme je l’en avais prié, cul-de-jatte, mais le plus beau cul-de-jatte de toutes les Asturies, certes !… Il avait déniché dans un bazar de la vieille ville une veste et un gilet de velours lie de vin, avec pattes et soutaches noires, plus une ceinture de soie incarnat. Le col de sa chemise, admirable de blancheur, était retenu par deux gros cailloux, flamboyants comme de vrais diamants… Il avait bien lissé ses cheveux et s’était fait une petite queue par derrière, comme on voit à ces messieurs des arènes ; enfin il s’était coiffé d’un chapeau calanès (petit chapeau rond à bord retroussé) de velours pelucheux, assujetti sous le menton par une bride.

 

Tel quel, il apparaissait comme une superbe moitié de torero, du temps lointain où les toreros de la ville endossaient encore leur costume historique.

 

Partout où je passais j’avais du succès avec ce garçon.

 

Dans les gares il étonnait tout le monde par la vivacité de ses allures et de son service. Il passait à travers les colis comme un bolide, transportant sur sa planchette ma valise et mes paquets avec une adresse sans égale.

 

Nous étions servis et placés avant tout le monde. Il grimpait dans les trains avec agilité et se trouvait déjà installé sur la banquette quand on le croyait encore sur le quai.

 

Sa gaieté naturelle, en déridant autour de moi les plus sombres visages et en excitant les plaisanteries, me fut très utile dans un moment où je me sentais moi-même retomber dans un abîme de tristesse. Si bien que tout le monde me félicitant (après s’en être étonné) du choix que j’avais fait d’un aussi singulier, mais tout à fait habile et charmant groom, je fis comme tout le monde : je m’en félicitai moi-même.

 

C’est donc, en dépit d’un voyage long et fatigant dans des voitures aussi inconfortables que possible, c’est donc dans une disposition d’esprit assez ouverte que j’arrivai à Vigo.

 

Bien mieux, je commençai à croire qu’une entreprise que je n’aurais pu mener à bien tout seul avait des chances de réussite maintenant que je m’étais adjoint ce brave petit garnement de cul-de-jatte de Potaje.

 

Nous descendîmes dans l’un des premiers hôtels de Vigo, non loin de la Promenade, c’est-à-dire dans le beau quartier. Là encore, j’eus du succès avec mon domestique, d’autant mieux que le majordome s’étant permis de se pencher sur mon groom avec des airs narquois fort déplaisants, mon Potaje, prompt comme la foudre, se renversa sur ses mains et lui lança sa planchette dans le ventre, à le lui défoncer.

 

Des clameurs d’enthousiasme, poussées par les voyageurs rassemblés là, couvrirent les plaintes du majordome, lequel dut aller se coucher. Et puis l’on nous respecta.

 

Le soir même, je m’en fus à l’hôtel de la Poste. J’avais mon idée. Je demandai le directeur. On m’introduisit près de lui.

 

« Monsieur le directeur, fis-je, vous devez avoir un service de poste pour les îles Ciès ? »

 

À cette brusque question, M. le directeur fit retomber ses lunettes sur son nez et me dévisagea comme il eût fait d’une bête curieuse.

 

« Non, señor, me dit-il enfin… nous n’avons point de service pour les îles… Nous en avions un autrefois ; il n’existe plus maintenant !…

 

– Et cependant les îles sont habitées ?…

 

– Plus que jamais, señor. Elles ont été louées à une société particulière qui s’occupe, paraît-il, d’explosifs… et d’une nature si dangereuse que l’accès des îles est formellement interdit à quiconque. On ne peut même pas en approcher, à ce que j’ai entendu dire…

 

– Cette société n’en doit pas moins être en rapports avec le continent… Et si vous ne lui portez pas ses lettres, elle doit venir les chercher !…

 

– C’est exactement ce qui se passe, me répondit M. le directeur. Nous recevons toujours les lettres à destination des îles Ciès, bien que nous n’ayons plus aucun bureau ni aucun représentant là-bas ; mais, par un arrangement particulier, la société en question vient nous les prendre deux fois par semaine.

 

– Pourrait-on savoir quels sont ces jours, monsieur le directeur ?

 

– Le mardi et le samedi ! »

 

Nous étions le lundi. Je saluai le directeur et courus à l’hôtel, où je me mis à écrire immédiatement au capitaine Hyx en personne, à la señorita Dolorès, et au docteur Médéric Eristal. Dans ces trois lettres j’annonçais que j’étais porteur d’une nouvelle considérable et qui pourrait changer en joie la plus grande douleur, mais qu’il était absolument nécessaire que je visse le capitaine Hyx lui-même.

 

Dans la lettre que j’écrivis particulièrement à celui-ci, je m’excusais de la liberté que j’avais prise de lui fausser compagnie et j’ajoutais que je connaissais trop son esprit de justice pour ne pas être assuré qu’il ne saurait m’en garder rancune plus longtemps, surtout quand il serait au courant d’une certaine nouvelle dont j’avais accepté avec une grande satisfaction d’être le messager.

 

J’avais mis simplement les noms de chacun sur les enveloppes avec l’indication du lieu (îles Ciès). Qu’aurais-je fait de plus ? Je ne savais rien de plus ; mais je ne doutai point que, telles quelles, les lettres n’allassent à leurs destinataires, surtout celles qui étaient adressées au capitaine Hyx.

 

J’avais donné sur ces missives toutes les indications nécessaires pour qu’il me fût répondu au plus tôt, à l’hôtel même où j’étais descendu.

 

La journée du lendemain me parut d’une longueur incroyable. Je tuai le temps comme je pus, traînant Potaje derrière moi, des boutiques de la calle del Principe à Santa-Maria, l’église collégiale. Mais les plus belles églises du monde paraissaient avoir perdu tout leur intérêt pour Potaje et pour moi depuis que nous avions cessé d’y mendier… aussi nous finîmes par sortir de la ville et gravir le couronnement de coteaux qui l’entoure.

 

Nous nous élevâmes même sur les pentes du château del Castro, d’où l’on découvre toute la rade !

 

Ah ! le spectacle enchanteur ! À nos pieds était la courbe adorable où Vigo se blottit entre la pointe del Castro et le mont Guya, où les maisons blanches s’étagent dans la verdure et descendent de terrasses en terrasses jusqu’au port, jusqu’au môle toujours vivant du plus ardent commerce.

 

La batterie de S. Andrès avançait son éperon menaçant jusque dans le flot d’émeraude.

 

Puis c’était, jusqu’à l’extrême horizon, la baie, l’une des plus belles, des plus sûres, des plus vastes du monde ! Un véritable golfe, père de dix autres baies, admirables ports de refuge dans ce port unique à forme d’estuaire : la baie de Vigo ! Rives heureuses, couvertes de vignes, de bois, de pâturages dans la profondeur ; puis, sur l’Océan, rivages abrupts, plaines dénudées, rochers inaccessibles : un monde !

 

Et tout là-bas, tout là-bas, dans la brume, à une trentaine de kilomètres, sortant des eaux comme une terre de rêve ou de cauchemar, la silhouette imprécise des Ciès (insulæ Siccæ) !

 

Ô Vigo ! Vigo ! combien de temps restai-je ainsi à contempler ton glorieux et énigmatique panorama ! Des yeux ordinaires n’y eussent vu que des lignes ordinaires, des places, des châteaux, des rochers disposés avec harmonie, soit par la nature soit par l’industrie humaine ; mais, à moi, tout cela me cachait quelque chose !… Et je ne savais pas quoi !… Les îles Ciès, que je n’avais fait que traverser, m’en avaient assez fait voir pour me donner le goût terrible de deviner ; Gabriel, de son côté, m’en avait assez dit pour exciter ma curiosité, là-bas, vers le nord-ouest, du côté de cette baie de Liman si défendue contre le regard des hommes !… Plus près, à mes pieds, jusqu’à mes pieds, si j’avais bien cherché avec une jumelle, peut-être aurais-je découvert le château sinistre où, certaine nuit, il s’était passé certaine sinistre chose entre la señorita Dolorès et ces messieurs de la kultur… Enfin, enfin… un secret instinct me disait que c’était dans ce cadre charmant et formidable qu’il me serait donné de découvrir, avec le secret du capitaine Hyx, celui de la Bataille invisible !

 

Où se livrait-elle, où se livrait-elle, la lutte mystérieuse par laquelle mouraient tant de braves guerriers loin des oreilles du monde ?… Où ?… Et pourquoi ? Et pourquoi ?…

 

Herbert ! Cher Herbert de Renich ! Sois prudent ! Tout cela ne te regarde pas ! Tu es neutre ! Tu l’oublies trop ! Tu verras que tout cela te portera malheur !… Crains, redoute la mystérieuse et enchanteresse Vigo ! Un conseil plein de sagesse : fais la commission pour laquelle tu es venu là et fuis ! fuis le plus vite possible, si on t’en laisse le loisir, crois-moi !…

 

Évidemment, évidemment, c’est le plus sage ! Mais j’ai bien le droit de rêver en attendant mes réponses, et de regarder, du haut du château del Castro, dans mon excellente jumelle prismatique, le mouvement du port, le va-et-vient du steamer et des petites barques penchées sous leur triangle blanc comme des oiseaux de mer sous leur aile. Eh là ! qu’est ceci ? Sous mes pieds, quasi sous mes pieds (la jumelle rapproche étonnamment les choses et les gens), vient de glisser derrière la pointe del Castro, venant du port, un canot automobile, et, dans ce canot automobile, il y a un homme debout, une silhouette qui ne m’est nullement inconnue. Je ne me trompe point ! Je n’ai pas la berlue !…

 

Ces épaules carrées, cette taille trapue et ce mouvement de tête, et cette mâchoire de dogue… Eh ! eh ! c’est l’Irlandais ! le lieutenant Smith ! le second du Vengeur ! l’âme damnée du capitaine Hyx…

 

Ah ! Potaje et moi avons descendu plus vite que nous les avions gravies les pentes du château del Castro !

 

Hélas ! je me demandai bientôt ce que cette course signifiait, car je n’avais pas la prétention de rejoindre l’Irlandais, déjà loin sur la rade, loin vers les îles Ciès !

 

Tout de même cet homme a peut-être rapporté la réponse à mes lettres. Courons à l’hôtel ! Oui ! nous y voici !

 

Aussitôt le majordome remet à Potaje (sans se moquer de lui cette fois-ci) mon courrier. Ce sont les lettres mêmes que j’avais expédiées la veille au soir. Elles me sont revenues avec cette mention : Inconnu aux îles Ciès !

 

XVI

LA BAIE DE VIGO, LA NUIT


« À la rame !… à la rame !… et en silence !… »

 

Potaje et moi, sur les eaux noires de l’anse de San Francisco, derrière le môle, hors du port de Vigo, où brillent mille lumières, reflétées par la vague clapotante aux quais et aux carènes, nous poussons notre petite barque dans l’ombre des rochers, dont l’écran nous protège.

 

Et maintenant, nous pouvons aller de l’avant. Nous n’avons plus rien à redouter des bruits révélateurs. J’allume le moteur, et teuf ! teuf ! teuf ! en route pour les îles Ciès et à la grâce de Dieu !…

 

Ce Potaje est décidément le plus précieux des compagnons d’aventure. Son imagination n’est jamais à court et peut-être vient-elle de me sauver du plus cruel embarras.

 

Le retour de mes lettres m’avait jeté dans une sombre consternation. Non seulement elles n’étaient pas allées aux îles Ciès, mais il ne faisait point de doute que le facteur spécial du capitaine Hyx eût refusé d’en prendre livraison. De toute évidence, pour correspondre avec les îles Ciès, il fallait connaître « la façon », certains signes imposés par le haut commandement occulte de l’affaire et communiqués seulement à ceux dont on pouvait avoir besoin. Ma correspondance à moi, comme celle de beaucoup d’autres, sans doute, était indésirable. On me la laissait pour compte.

 

Qu’allais-je décider ?

 

En rentrant dans ma chambre, j’avais trouvé une lettre cachetée et sans timbre, qui était arrivée là par le miracle sans cesse renouvelé de l’espionnage allemand, je ne pouvais en douter, et je n’en doutai point ; et cette lettre, qui ne portait aucune signature, me donnait encore vingt-quatre heures pour aborder les îles Ciès et voir le capitaine Hyx, qui, m’affirmait-on, s’y trouvait en personne. En P.-S. ces mots : « Aussitôt que vous aurez la réponse orale ou écrite du capitaine, l’apporter sans une seconde de retard au château de la Goya, où vous demanderez M. Fritz Schnitze. » (C’est ainsi que s’était toujours fait appeler dans ce pays Fritz von Harschfeld.)

 

Hélas ! je savais qui était derrière le Fritz et qui était pressé d’avoir la réponse du capitaine !

 

Mais encore une fois, comment faire ? Si l’on n’était pas prévenu aux îles Ciès de mon arrivée, je serais certainement accueilli à coups de fusil ou de mitrailleuse, comme Gabriel en avait été menacé lui-même.

 

C’est alors que, me voyant dans un aussi cruel embarras, Potaje voulut que je lui fisse part de la cause de mon ennui, et, ma foi, je me confiai à lui ! Aborder aux îles Ciès coûte que coûte, mais y aborder vivant, autant que possible, tel était le programme qui, vu les conditions du voyage que je lui dévoilai, présentait à mes yeux une insurmontable difficulté.

 

Là-dessus, Potaje m’avait quitté, ne me cachant point que mes gémissements l’empêchaient de réfléchir.

 

Une heure plus tard, il était de retour : il me trouva à la place où il m’avait quitté. Il était tout frétillant sur sa petite planchette. Il me tira par les pieds suivant son habitude et me déclara qu’il fallait le suivre : que tout était arrangé. Il dressait vers moi ses mains armées de patins triomphants : « Mais pas une minute à perdre, ajouta-t-il, pas une seule !… »

 

Nous nous jetâmes dans l’ascenseur. Sur le quai j’avais peine à le suivre. Pour me faire hâter le pas il tournait autour de moi avec son assourdissante planchette à roulettes. Un chien autour de son maître qui part pour la chasse n’aurait pas été plus insupportable. De temps en temps il daignait m’accorder un bout d’explication. Et je vais vous dire tout de suite ce qu’il avait trouvé : en premier, il avait cherché à louer un canot pour faire le voyage ; bien entendu, personne n’aurait voulu prendre la responsabilité de conduire des voyageurs aux îles Ciès : d’abord c’était défendu, et puis c’était dangereux !

 

Alors Potaje avait cherché à acheter un canot. Il n’en avait pas trouvé à vendre. Puisqu’il ne pouvait rien louer, ni acheter, il avait eu l’idée d’en voler un ! Et c’est ce qu’il avait fait ! Et quel canot ! La seule embarcation qui pouvait nous sauver !… La barque du barcilleur lui-même, celui chez qui, quelques semaines auparavant, le midship m’avait envoyé frapper, dans le temps qu’il favorisait mon évasion aux îles Ciès !…

 

Comment cette barque se trouvait-elle justement, cette nuit-là, à Vigo, et par quelle coïncidence Potaje avait-il été conduit vers elle ? Voyez comme c’est simple, mais encore fallait-il avoir l’imagination et le coup d’œil de Potaje !

 

Sur le seuil du cabaret à matelots où il venait d’acquérir la triste certitude qu’il ne trouverait personne pour le conduire aux îles Ciès, Potaje considérait la rade fort mélancoliquement, le regard vaguement tourné vers le sombre horizon, quand tout à coup son regard fut attiré par un faisceau lumineux d’une puissance exceptionnelle, qui balayait les eaux tout là-bas, tout là-bas… du côté des îles Ciès ! »

 

« Qu’est-ce cela ? demanda-t-il.

 

– C’est le phare du mont Faro, lui fut-il répondu.

 

– Et le mont Faro, qu’est-ce cela ?

 

– Le mont Faro est une des îles Ciès !

 

– Et le gardien du phare de l’île Faro, le connaissez-vous ?

 

– Ils sont deux gardiens qui se relèvent l’un l’autre tous les huit jours. Personne ne les connaît dans la ville, car ils sont nouveaux et ne parlent à personne, vivant en famille comme des ours et observant certainement une consigne qui ne nous regarde pas ! » expliqua assez vivement l’un des matelots.

 

Peut-être même n’aurait-il pas été aussi bavard si Potaje n’avait fait, dès l’abord qu’il était entré dans le cabaret, rire tout le monde avec ses tours de cul-de-jatte.

 

Et puis ils n’avaient aucune raison de se méfier de Potaje, lequel prétendait, dans l’occasion, s’être mis à la disposition d’un touriste nouvellement arrivé dans la ville et désireux de visiter les îles Ciès.

 

Pour mieux voir le phare et son pinceau de lumière sur l’horizon, Potaje avait fini par monter sur la cheminée du cabaret, qui se trouvait juste en face de la porte ouverte.

 

Ainsi placé, prétendait-il, il avait l’air d’un objet d’art et aurait pu passer au besoin pour un sujet de pendule si l’on avait pris la précaution de lui attacher deux aiguilles au nombril. Il disait ceci et cela pour les faire rire, comme font les culs-de-jatte et généralement les infirmes, lesquels aiment à plaisanter les premiers de leur misère pour s’épargner la pitié des cœurs sensibles. Mais il poursuivait son idée.

 

« Tout de même, disait-il, ces gardiens de phare ne se relèvent point à la nage !

 

Non ! non ! lui fut-il répondu… tous les huit jours le barcilleur vient chercher le remplaçant et remmène l’autre… Tiens ! le voilà justement qui arrive, le barcilleur !… »

 

Et le matelot montrait à Potaje une petite embarcation qui venait de doubler le môle et qui allait accoster à un escalier du quai à cent mètres du cabaret.

 

« C’est la Spuma, dit-il (l’Écume). Elle est bien reconnaissable aux trois feux jaunes de sa misaine, qui lui permettent de naviguer dans les eaux des Ciès… Le barcilleur sera ici dans cinq minutes !… »

 

Il arriva, en effet. C’était un vieux de la vieille, toujours la chique à la bouche et qui aimait bien le rhum de la Jamaïque. Mais pas bavard ! Il disait couramment qu’il venait chercher des nouvelles, mais qu’il n’en apportait pas !

 

Ce n’est pas avec lui que l’on aurait pu savoir ce qui se passait exactement aux Ciès. Au fait, il était bien possible qu’il n’en sût pas grand-chose lui-même, racontaient les matelots autour de Potaje.

 

Mais Potaje avait son plan. Le barcilleur avait déclaré qu’il s’en retournerait avec la marée et qu’il avait au moins pour une heure de courses dans la ville avant d’embarquer le gardien du Faro.

 

C’était plus de temps qu’il n’en fallait pour venir me prévenir, nous jeter dans la Spuma, descendre en douceur les feux jaunes pour n’être pas reconnus lors du départ, larguer les ancres et doubler le môle à la rame.

 

Une fois dans l’anse de San-Francisco, il y avait du bon ! D’autant plus que nous avions découvert que la Spuma avait son petit moteur automobile (je me souvenais maintenant que le midship m’en avait parlé) et que nous pouvions maintenant espérer arriver assez vite dans les eaux des Ciès où nous hisserions nos trois feux jaunes, ce qui nous permettrait d’aborder sans encombre.

 

Dans la rade, nous naviguions sous nos feux ordinaires. Décidément, avec Potaje, tout s’arrangeait…

 

Mon cul-de-jatte s’était établi sur la proue et son regard ardent perçait les ténèbres.

 

Parfois elles étaient opaques et parfois s’éclairaient d’un brusque rayonnement lunaire, car il y avait du vent et des nuages, de gros nuages qui accouraient de l’ouest en plein et nous présageaient un grain assez rude.

 

Bien que nous eussions le vent quasiment debout, grâce à notre moteur et à quelques savantes manœuvres (j’avais fait jadis du canotage dans la Moselle) la Spuma se conduisait fort convenablement.

 

Nous allions doubler sur notre gauche la pointe del Molino derrière laquelle on apercevait déjà le feu de Brasileiro (j’ai appris depuis, et dans quelles conditions, hélas ! à donner un nom à tous les coins, à tous les promontoires, à tous les rochers, de cette damnée baie d’enfer, le soir ; bouche du Paradis le jour !…) donc, nous étions là, que je vous dis, mon Potaje à la proue, et moi à la poupe, très attentifs tous deux à la manœuvre, quand, sur la côte rocheuse, à soixante brasses environ, à une demi-encâblure, quoi (on se serait jeté quasi dessus) grimpa, surgit dans le ciel et sous la lune une espèce de château-fort qui nous avait été caché jusqu’alors et qui avait l’air de sortir de l’eau juste pour nous regarder passer !…

 

J’eus tout de suite comme un frisson tant je m’attendais peu à cette apparition… et cependant je ne doutai point que nous ne fussions en face du château de la Goya… tel qu’il m’avait été à peu près décrit par Dolorès, un château s’avançant par endroits dans la baie, plus loin même que le rocher.

 

Une maçonnerie formidable pour l’époque avait dressé bien au-dessus du niveau des plus hautes marées une sorte de môle circulaire percé en son milieu et fermé par une grille telle une porte de prison.

 

Ce môle en demi-cercle, couronné de créneaux et de mâchicoulis qui n’étaient point tous tombés en poussière, formait comme une sorte de port intérieur appartenant en propre au château, le cachant en partie aux yeux des profanes venus de la mer et le défendant tout à fait du côté de la terre.

 

Il m’était d’autant moins permis de douter que je fusse là en face du château de la Goya qu’il se trouvait à l’extrémité de l’anse dite de la Goya. Enfin, à l’extrémité ouest de tout le bâtiment, entre deux tours qui plongeaient leurs assises directement dans le golfe, il me sembla reconnaître dans le mur en retrait, gardé de droite et de gauche par les deux tours, la fenêtre à balcon d’où Dolorès avait été jetée dans un sac…

 

Cependant, je pouvais hésiter sur ce point, car, entre le balcon et la fenêtre, une grille épaisse se dressait qui me paraissait devoir interrompre toute communication trop directe entre la chambre et l’extérieur…

 

Mais déjà nous étions passés, la lune s’était derechef cachée derrière les nuages et nous glissions à nouveau sur des flots d’encre.

 

Tout à coup (nous avions alors dépassé la bouée qui indique des hauts-fonds rocheux, à un mille marin environ après le feu de Brasileiro) nous commençâmes de remarquer certains phénomènes marins qui nous parurent, à Potaje et à moi, tout à fait inexplicables.

 

Jusque-là, le ciel et la mer (depuis que la lune s’était cachée) se confondaient dans une obscurité que trouaient çà et là et à une distance appréciable les feux verts et rouges des rares bâtiments entrant en rade ou en sortant, mais voilà que, dans les eaux, des lueurs passèrent…

 

Cela ne pouvait pas être et n’était pas de la phosphorescence…

 

Cela passait dans les eaux, au-dessous de nous, comme des étoiles filantes, et cependant cela ne pouvait pas être un reflet puisqu’on ne voyait aucune étoile au ciel (filante ou autre).

 

C’étaient comme des chandelles romaines, très pâles, qui traçaient une courbe bizarre et puis s’éteignaient instantanément. Cela, il est vrai, était si fugitif qu’il n’était pas impossible que nous fussions victimes de quelque illusion d’optique ; en tout cas, cette illusion était double, car Potaje et moi nous voyions la même chose, nous étions penchés sur la même vision, si rapide et si incroyable fût-elle…

 

Si bien que, lorsque cette inexplicable fantasmagorie sous-marine se fut éteinte, car nous étions passés au-dessus d’elle assez rapidement, Potaje et moi eûmes sur les lèvres la même question : « Qu’est-ce que ceci ?… » et, d’instinct, nous cherchâmes encore, au-dessus de la mer, là-bas vers la terre, là-haut au ciel, quelque chose qui eût pu être la réalité de ce que nous ne pensions pouvoir être qu’un reflet ! Mais quoi ? Nous ne trouvâmes rien et nous pensâmes chacun avoir la berlue…

 

Plus loin, nous eûmes encore une autre sorte d’étonnement.

 

Nous avions mis le cap au nord-ouest, dirigés que nous étions par le feu du mont Faro, et nous nous trouvions, à peu près au centre de l’immense baie, dans un endroit où ne passe aucune route marine et que ne fréquentent guère les grands paquebots qui viennent faire escale et « charbonner », et soudain, sur ces flots déserts, nous entendîmes des plaintes. Il y avait des plaintes. Il y avait des soupirs sur la mer…

 

Potaje et moi commencions à être sérieusement intrigués par le mystère nocturne de la baie de Vigo. Haletants, nous étions penchés sur les soupirs… Et, pour mieux les entendre, et aussi pour ne pas nous faire entendre, j’arrêtai le moteur et nous mîmes à la voile… ou plutôt nous avançâmes simplement appuyés sur notre foc…

 

Nous sautions à la lame… et, dans le vent, les soupirs approchaient… Tout à coup j’entendis Potaje qui, tourné vers moi, me soufflait : « Attention ! » … Et son bras me montrait une masse noire, une espèce de chaland, à une cinquantaine de brasses qui, par instants, était éclairé par-dessous. Oui, par instants, il semblait flotter sur une nappe lumineuse, mais d’une lumière très pâle, une lumière de rêve qui s’allumait et s’éteignait sous lui… Sur lui, le chaland n’avait que du noir ; il était plus noir que l’obscurité du ciel et nous ne l’apercevions au-dessus des eaux qu’à cause de cela ; mais au-dessous, de temps en temps, il y avait cette nappe de lumière… C’est de la phosphorescence… c’est de la phosphorescence, me disais-je… Je n’en croyais pas un mot… et puis il y avait aussi ces plaintes, ces soupirs !…

 

Tout à coup tout se tut, et tout s’éteignit… et il nous parut que la masse noire se déplaçait… venait sur nous, glissait vers nous, allait nous écraser… et nous nous enfuîmes !… nous nous sauvâmes dans le noir, de toute la force de notre moteur… que j’avais remis en marche…

 

Potaje n’était point plus brave que moi ! Il m’avouait qu’il n’avait jamais eu aussi peur ! et qu’il ne savait pas pourquoi ! et qu’il adorait ça !… Ce qui lui plaisait dans les aventures, c’était d’avoir peur ! « Quelle drôle de mer ! disait-il, quelle drôle de rade !… Que va-t-il maintenant nous arriver ? »

 

Il devait être bientôt renseigné.

 

Nous approchions des îles Ciès et j’avais jugé bon de hisser mes trois feux jaunes. Nous n’avions pas à nous tromper sur le chemin à suivre. Le phare du Faro nous guidait toujours merveilleusement. J’allais bientôt aborder à cette pointe que je connaissais, où le barcilleur avait sa cabane et qui s’appelait, du reste, comme la barque elle-même, la Spuma (l’Écume).

 

Une fois à terre, pensais-je, je saurais bien me faire entendre et me faire conduire à tel personnage dont j’avais besoin ; le tout était, n’est-ce pas ? d’entrer en conversation.

 

Or, malheureusement, malgré nos trois feux jaunes, la conversation s’engagea quand je n’étais pas encore à terre.

 

Sans doute avais-je fait quelques fausses manœuvres. En tout cas, j’avais donné l’éveil à quelque vedette car une chaloupe, surgie tout à coup de la nuit, nous apparut par le travers et nous héla.

 

« Holà ! du canot ! Qui êtes-vous ?… (en espagnol).

 

– Je suis le barcilleur et je rentre ! répondis-je (toujours en espagnol ou presque).

 

– Le mot de passe ? »

 

Je n’avais pas le mot de passe et je restai coi. Puis je balbutiai :

 

« Je n’ai pas eu le temps de prendre le mot de passe ! »

 

J’entendis rire dans la nuit, en face de moi.

 

« Au large, cria la voix, si vous ne voulez pas d’histoires !… Descendez vos feux jaunes et ne recommencez pas cette plaisanterie si vous tenez à ne pas être dénoncés à l’amirauté. »

 

Alors, je fus pris d’une sorte de rage et, oubliant toute prudence, je m’écriai :

 

« Question de vie ou de mort ! Qui que vous soyez, je vous ordonne de me conduire au capitaine Hyx !…

 

Et ta sœur ! répondit la voix (en français)… Armez la mitrailleuse. Que diable ! la rade est assez grande pour que tout le monde puisse s’y promener sans entrer dans les eaux réservées ! »

 

Nous leur tournions déjà le dos. La voix railleuse nous conseillait de remonter vers la Redonda (vers la porte ouest de l’entrée de la rade) si nous tenions à ne point prolonger cette mauvaise aventure ; et, ma foi, la partie sud de la baie ne nous avait pas été assez propice pour que nous insistions plus longtemps…

 

Nous prîmes donc le chemin du retour par le nord. Décidément, j’en avais assez ! J’estimais que j’avais tenté l’impossible ; je raconterais au plus tôt au Fritz mon échec de la nuit et les dangers courus. Ces messieurs ne pouvaient désirer ma mort ! Puisqu’ils m’employaient, c’est qu’ils avaient besoin de moi !… Dans le dessein même de pouvoir continuer à leur être utile, mon devoir était de me conserver aussi entier que possible ! On verrait ensemble à aborder le capitaine Hyx par un autre chemin que celui-ci !

 

J’en étais là de mes réflexions et, après avoir glissé au long de la côte nord, je pensais déjà à mettre le cap en plein sur la pointe de Molino quand, passant par le travers de la baie de Limens, il nous en arriva bien d’une autre… Des claquements secs se firent entendre, comme des coups de fouet ; mais ce n’étaient pas des coups de fouet ! Oh ! nous connaissions maintenant très exactement le bruit de la poudre moderne quand elle chasse les petites balles coniques chantantes et sifflantes ! On nous tirait dessus, tout simplement. On nous tirait dessus, du fond de la baie de Limens !

 

Croyait-on donc que nous allions y aborder ? Je me rappelais les histoires de Gabriel relatives à la baie de Limens et à la baie de Barra, toute proche, et je ne fus pas longtemps à mettre le cap au sud-est (et comment !)…

 

Teuf ! teuf ! teuf !… Ce moteur, décidément, faisait beaucoup de bruit sur cette rade redevenue silencieuse, trop silencieuse, et si singulièrement par instants, paraissant s’éclairer par-dessous !…

 

Droit sur Molino !… Cette fois, c’est le feu de Brasileiro qui nous guide… Mais, là !… dans le noir du centre de la rade, juste en face la pointe des Moulins… encore un ponton noir ! encore un ponton noir qui pleure !…

 

Ah ! fuyons ! fuyons les soupirs du ponton noir ! Et éteignons notre moteur !… et à la rame, maintenant, à la rame, sur les flots noirs… et en silence !… en silence !… Encore un effort, Potaje’… Ce Potaje manie la rame comme un athlète ! On ne se douterait jamais de la force qui peut se cacher dans les bras d’un cul-de-jatte !… Maintenant nous approchons à nouveau de la baie de la Goya. Attention, attention au château qui avance sa proue dans la mer ! Et attention aussi au rocher Ardan ! Juste en face de nous se dresse le rocher Ardan ! Glissons-nous entre ces deux monstres avec toute l’adresse désirable !

 

Miséricorde ! Revoilà les deux tours, et, entre les deux tours, la fenêtre grillée !… Et, à la fenêtre, la lune qui se dévoile me montre une femme voilée.

 

La dame voilée ! la dame voilée !

 

J’aurais dû m’y attendre, puisque le Fritz, et aussi sans doute, le von Treischke sont là, ils ont dû amener avec eux la dame voilée !…

 

Prisonnière, cette fois, tout à fait prisonnière en Espagne.

 

Et c’est en son honneur, certes ! en son unique honneur que l’on a mis des barreaux de fer à la fenêtre tragique de Dolorès !…

XVII

LA FENÊTRE GRILLÉE


« Amène les feux !… et en douce !… Relève ta rame !… Laisse-moi faire… glissons notre ombre dans l’ombre du rocher Ardan ! »

 

Et maintenant nous sommes accrochés au rocher et nous regardons, en face de nous, au-dessus de nous, la dame voilée à sa fenêtre.

 

Il semble qu’elle nous ait vus ! Elle est penchée à la grille ! Elle regarde au-dessous d’elle. Elle nous regarde ! certes ! ou elle essaye de nous voir !…

 

… Et soudain, je tressaille, un frisson me parcourt de la nuque aux talons : j’ai entendu les sanglots de cette femme et mon nom !

 

Est-ce possible ?… Est-ce possible ?… La dame voilée pleure et m’appelle !…

 

Mon compagnon, lui aussi, a entendu : il me fait signe qu’il a entendu… nous écoutons encore… encore des soupirs… encore mon nom : Herbert !… Ah ! pas de doute ! c’est bien moi que l’on appelle et c’est bien elle qui m’appelle !…

 

Potaje, sans rien me dire, a fait glisser tout doucement, tout doucement la barque depuis le rocher Ardan jusqu’aux aiguilles proches… et d’aiguille en aiguille nous voilà contre la grosse tour de l’ouest !

 

Il y a là, à quelques pieds au-dessus de nous, une énorme corniche où devaient s’accrocher jadis des hourds en bois destinés à permettre aux défenseurs de battre le pied de la muraille ou encore une sorte de bretèche dont les parapets et archières avaient disparu avec le temps mais dont le soubassement, supporté par des corbeaux, paraissait encore solide. Cette espèce de fortification extérieure, réduite comme je l’ai dit, presque entièrement à l’état de corniche, formait une ceinture à la tour de l’ouest et se continuait au long du mur, en retrait, par un débris d’escalier comme on en construisait jadis pour relier les courtines, jusqu’au balcon ventru de la fameuse fenêtre, que l’on avait trouvé bon de garnir de barreaux de fer.

 

Avant que je n’eusse compris quel était son dessein, mon Potaje avait dressé contre la susdite corniche un harpon trouvé dans la barque et qui sert à l’ordinaire à diriger la manœuvre dans les bas-fonds ou à accrocher quelque objet pour s’en rapprocher ou encore s’en éloigner, suivant les besoins de la navigation ou de l’atterrissage.

 

M’ayant prié de lui maintenir bien solidement (autant que possible) son bâton, il y grimpa à la force des poignets avec une agilité surprenante pour une moitié d’homme, se trouva presque aussitôt sur la corniche, s’y glissa comme un chat, gravit l’escalier en ruine et se traîna jusqu’à ce qu’il fût sur le balcon.

 

« Attendez-moi ! je vais voir, m’avait-il dit, ce qu’elle nous veut ! »

 

Et, de fait, deux minutes plus tard, il me revenait et, du haut de sa corniche, me soufflait.

 

« La señora désirerait vous parler ! Jetez-moi une corde. »

 

J’obéis à Potaje docilement et lui lançai la corde demandée, qu’il noua avec le plus grand soin à l’une des pierres qui restaient encore du parapet. Puis, ma barque attachée à un anneau de fer de la muraille de la Goya, je rejoignis bravement mon Potaje, qui me souffla encore :

 

« Allez-y ! N’y a pas de danger ! Elle pleure comme une Madeleine ! Seulement on ne voit pas sa figure. N’importe, derrière son voile, je parie que c’est un miroir de Dieu ! J’ai regardé les barreaux ! Faut lui dire que je la tirerai de là si ça peut vous rendre service à tous les deux ! Que je crache sur le lait de ma mère si je ne vous la sauve pas de là ! Et rappelez-vous que je suis votre âme damnée, señorito ! señorito ! »

 

Ce bon Potaje me chavirait le cœur chaque fois qu’il me donnait du señorito, d’autant plus qu’en même temps il ne manquait point de m’embrasser les pieds, trouvant mes mains un peu trop loin.

 

Dans la circonstance il me donnait du courage et, sur ses indications, je me mis à quatre pattes et refis le chemin qu’il avait fait.

 

En vérité, j’aurais eu honte de ne pas me montrer au moins aussi habile qu’un cul-de-jatte et bientôt je me glissai à l’intérieur du balcon. Là, je ne courais plus aucun danger. J’étais à l’abri de tous les regards, et, seuls, les barreaux me séparaient de la dame voilée… Elle était là, devant moi, encore, toujours les doigts sur la bouche pour me recommander une éternelle prudence. Pour moi, elle avait relevé légèrement son épaisse voilette, preuve évidente de sa confiance en moi, et je pus voir son désespoir à nu. J’attendais qu’elle me donnât sa main à baiser, mais encore elle s’éloigna de moi, fit un tour dans sa chambre et revint, glissant comme une ombre, ne faisant pas plus de bruit qu’un fantôme.

 

« Herbert ! me dit-elle, d’une voix encore mouillée de larmes, ô Herbert, mon ami, je n’oublierai jamais ce que vous faites pour moi ! Je vous attendais ! Je savais que cette nuit vous travailliez pour moi !… Mon âme était avec vous sur la rade… mes yeux vous cherchaient… Avez-vous vu le capitaine Hyx, Herbert ?

 

– Non, madame, je n’ai pas vu le capitaine Hyx ! Et, je puis vous le dire, je crains de ne jamais pouvoir l’aborder par les îles Ciès. Si vous avez quelque influence sur votre singulier geôlier, vous devriez inciter le von Treischke à me trouver un autre chemin…

 

– Ne prononcez pas ce nom ici, malheureux !

 

– Certes ! je sais que ce n’est point ce nom-là qu’il a coutume de porter lorsqu’il vient faire ses mauvais coups à Vigo ! Mettez que j’aie parlé de von Kessel (n’est-ce point ainsi qu’il se faisait appeler ?) et cessons de nous entretenir de ce misérable pour ne plus nous occuper que de vous !…

 

– Merci, Herbert ! Mais, hélas, je crains bien que votre bonne volonté n’ait pas plus de bonheur de mon côté que du côté du capitaine Hyx ! Ma situation est telle que je n’y trouve guère de solution autre que celle du désespoir…

 

– Madame, fis-je, vous n’êtes plus ici dans un pays où vos ennemis sont tout-puissants et, sans vous demander encore à pénétrer le secret qui vous tient dans une si incroyable dépendance, j’imagine qu’il y aura ici plus de ressources pour nous qu’à Reinich ou sur leur bateau de pirates ! La preuve en est qu’ici ils semblent vous tenir prisonnière, alors que vous étiez libre là-bas ! Dites-moi si ces barreaux qui nous séparent ont été mis ici pour vous !

 

Pour qui donc croyez-vous qu’ils aient été mis, hélas !

 

– Vous n’avez pas le droit de sortir de cette chambre ?

 

– Pas seulement un pas dehors ! Pas un !… Et j’ai juré de ne me mettre à cette fenêtre que voilée…

 

– Vous êtes donc toujours pour von Treischke le plus précieux otage, constatai-je, jusqu’au jour, n’est-ce pas, où l’échange se fera…

 

Oui, acquiesça-t-elle, en baissant douloureusement la tête et en se remettant à pleurer… jusqu’au jour où l’échange se fera…

 

– Et c’est moi qui suis chargé des pourparlers, n’est-ce pas ?… des conditions de l’échange ? C’est moi qui les porte dans le pli que l’on m’a confié ? Alors pourquoi tout ce mystère ? Pourquoi ne pas me parler franchement ?… Pourquoi ne pas agir franchement avec moi ?… Et je le dis pour vous comme pour le von Treischke. Qu’espériez-vous, tout à l’heure, de ma visite au capitaine Hyx ?

 

– Rien ! rien ! sanglota-t-elle, moi je n’espérais rien et je ne pensais à vous que pour vous plaindre !

 

Et cependant si je vous amenais Amalia, croyez-vous que le Kessel vous laisserait partir ?

 

– Jamais ! je vous le dis en secret, à vous, à vous seul ! Jamais !… Certes, il promettait cela, mais il ne tiendrait pas sa promesse ! À vous, à vous seul, je le dis. Il ne me laissera jamais partir !…

 

– Il faut donc que ce soit vous qui vous rendiez d’abord auprès du capitaine Hyx…

 

– Vous pensez bien que du moment que le Kessel ne me laisse pas partir après, il ne me laissera pas partir avant ! Non ! non ! voyez-vous, mon ami, notre seule espérance, s’il m’est permis d’avoir encore une espérance, et c’est à cause de cette espérance-là que mon âme était avec vous, cette nuit, sur la rade…

 

– Dites !… Dites !… Oh ! je vous écoute… je vous écoute…

 

– Notre seule espérance est que vous trompiez mon mari, que vous le persuadiez que s’il laisse partir votre Amalia mon geôlier consentira à me rendre la liberté ensuite !… Il faudra que, vous, vous lui fassiez croire cela !… Ainsi vous sauverez Amalia que vous aimez !… C’est la seule façon… N’hésitez donc pas à engager votre parole s’il est nécessaire ? Comprenez-vous ? comprenez-vous ?…

 

– Je comprends que vous me demandez de jouer un jeu terrible, madame… car si, ayant délivré par mes promesses, et par ma parole d’honneur, et par mon serment, Amalia, je ne vous amenais pas au capitaine Hyx, je n’aurais plus, je le crains bien, qu’à recommander mon âme à Dieu !

 

– Non !… vous auriez encore à me faire évader !… Et, cette fois, je vous suivrais !… La voilà notre seule espérance…

 

– Il y aurait une chose beaucoup plus simple, lui répondis-je assez froidement, car les imaginations de la dame voilée m’avaient légèrement glacé… ce serait de vous faire évader tout de suite !… avant que j’aie tenté l’impossible entreprise de faire sortir la pauvre Amalia de son terrible navire, sans garantie pour le capitaine Hyx !… Me suivriez-vous si je vous faisais évader tout de suite ? »

 

Elle eut un haut-le-corps, joignit les mains comme pour une sorte de prière et finit par me dire, dans un souffle :

 

« Oui, je vous suivrais… je vous suivrais partout, excepté chez le capitaine Hyx !… »

 

Je ne pus me défendre d’un mouvement assez brusque, car, en vérité, l’énigme, au lieu de s’éclaircir, s’embrouillait de plus en plus, et certes je n’étais guère plus avancé vis-à-vis de la dame voilée après notre conversation sur le balcon qu’après celle que nous avions eue sur le sous-marin !

 

Et maintenant elle sanglotait :

 

« N’essayez pas de comprendre !… N’essayez pas de comprendre ! me suppliait-elle… c’est trop horrible !… »

 

Et peu à peu voilà que ses forces ne la soutinrent plus et qu’elle s’affala devant moi comme une loque… une loque sous laquelle j’entendis encore des sanglots à demi étouffés.

 

Et alors, et alors, ma foi, comme elle m’en priait, je n’essayai plus de comprendre… et le spectacle de ce désespoir farouche m’avait si bien retourné les sens que je résolus de la sauver de là sans comprendre !… Après, ma foi, on verrait bien ! Et quand j’aurais un pareil otage à ma disposition il me semblait que je pourrais parler haut et ferme aux uns et aux autres et que je serais devenu le seul maître de la situation !… Mais qu’on me comprenne bien, je suis d’une nature trop peu calculatrice (disons le mot, trop peu égoïste) pour que cette idée de sauver la dame voilée m’eût été inspirée par un intérêt purement personnel ! Non ! c’est l’espoir de sauver tout le monde et de nous faire sortir tous, au mieux, de cette atroce aventure, qui me poussait à la mettre immédiatement à exécution !

 

Et puis, il ne faut pas oublier que j’avais devant moi une femme qui pleurait, et que je n’ai jamais pu voir les larmes de la Beauté sans me sentir transporté et tout prêt aux actions les plus héroïques !…

 

« Madame, lui dis-je, je vais essayer de vous arracher à vos geôliers. Priez Dieu que cette entreprise nous soit favorable ! »

 

Je m’étais à demi relevé et je me soutenais des mains aux barreaux mêmes de sa fenêtre. Je sentis sur mes mains un baiser humide et reconnaissant.

 

Aussitôt je m’empressai d’aller retrouver Potaje, à qui je confiai ma résolution. Il manifesta une joie trépidante et regretta amèrement de n’avoir point sur lui les outils nécessaires à son petit travail.

 

« Dès demain soir, fit-il, je me mettrai à l’œuvre ; en attendant, vous pourriez tout de suite lui passer cette corde qui nous sera peut-être nécessaire au moment de son évasion, car il faut se méfier de la corniche, qui n’est guère solide et pourrait céder en partie sous notre poids. Tout à l’heure une pierre s’est détachée et a fait plus de bruit que je ne l’eusse souhaité ! Prenons garde : una disgracia no viene nunca sola ! (Un malheur ne vient jamais seul !)

 

– Mais si je lui passe la corde, comment descendrons-nous ?…

 

– Oh ! moi, señor, je me laisse tomber dans la barque, et quand à vous je vous tends le harpon ! »

 

Mais je préférai descendre d’abord avec la corde et tendre le harpon à Potaje après que celui-ci eut jeté la corde dans la chambre de la dame voilée, « laquelle, me dit Potaje, priait déjà Dieu pour nous et pour elle et nous recommandait la plus grande prudence » !

 

XVIII

LE CHÂTEAU DE LA GOYA


Nous avions déjà saisi nos rames et nous nous disposions à gagner le port de Vigo « à la nage », comme on dit entre rameurs, quand un certain bruit de moteur se fit entendre non loin de nous, et nous vîmes bientôt sortir de la nuit de la rade et glisser sur les îlots noirs la masse noire d’un chaland (tel que nous en avions vu au cours de notre malheureuse excursion) traîné par un petit remorqueur et accompagné par une demi-douzaine de canots automobiles dont les feux s’éteignirent brusquement. Nous avions heureusement éteint les nôtres, comme il a été dit, et nous pûmes, derrière le rocher Ardan qui nous avait engloutis dans son ombre, assister à toute la manœuvre.

 

Nous comprîmes bientôt où elle tendait : ni plus ni moins qu’à faire pénétrer toute cette mystérieuse flottille dans le petit port particulier du château lui-même. En même temps que les feux s’étaient éteints les moteurs s’étaient tus !…

 

Certes ! j’avais été trop intrigué par tout ce que j’avais vu et entendu cette nuit dans la baie de Vigo, et aussi j’étais trop poursuivi par le souvenir aigu de toutes les paroles énigmatiques, menaçantes ou autres relatives à des événements encore imprécis mais dont cette baie était certainement le théâtre, pour que je ne désirasse point saisir, comme elle se présentait, l’occasion de m’instruire.

 

Déjà la double grille qui fermait l’entrée du môle du château s’entrouvrait avec un double mouvement lent et régulier comme s’ouvrent les portes d’écluse. Nous étions assez près pour voir cela, pour assister à cela, sous la lune. Et le petit remorqueur, en quelques tours de son hélice, eut tôt fait d’entrer dans le port défendu par les vieilles tours moyenâgeuses et dont nous ne pouvions rien apercevoir. Tout le cortège suivait : le chaland, puis les canots automobiles qui étaient montés chacun par deux hommes qui me parurent armés jusqu’aux dents.

 

À ce moment, la lune se cacha. Nous étions accrochés au rocher Ardan, tout au plus à une demi-douzaine de brasses derrière le dernier canot. Nous glissâmes jusqu’à lui en silence et il dut croire que nous faisions partie du cortège car, sans difficulté, nous entrâmes, nous aussi, dans le port du château de la Goya et la double grille du môle se referma derrière nous !…

 

Qu’est-ce que je risquais ? Le Fritz ne m’avait-il pas dit de lui rapporter au plus tôt la réponse du capitaine Hyx au château même de la Goya ? Obéissant à ses ordres pressés, j’étais entré, à mon retour de mon inutile voyage aux îles Ciès, dans le port de la Goya, avec d’autres barques, uniquement dans le désir de lui faire part, sans tarder, de l’impossibilité de l’entreprise ! Fort d’un pareil argument, je pouvais montrer quelque audace. Je n’en manquai point.

 

Du reste, je sentais à côté de moi Potaje dans un état de jubilation excessif. Et je n’étais point fâché de lui montrer, à lui qui aimait tant les aventures qui font peur, que je n’avais pas peur, moi, des aventures !

 

Nous nous étions rangés au long des quais, ou plutôt contre l’ombre des quais. Car, en vérité, ce qui nous sauvait c’était toute cette ombre dans laquelle nous nous mouvions. Jamais je n’ai vu d’ombres aussi épaisses, aussi solides !… On croyait avoir contre soi la nuit et c’étaient des murs. Ce port devait être lui-même une prison.

 

Pourtant le château qui l’entourait était habité. Pourquoi n’y avait-il pas une lumière aux bâtisses circulaires du château ? Pourquoi ?…

 

Quand nous étions passés pour la première fois devant lui, il y avait quelques lueurs à quelques fenêtres, tout là-haut, sous les toits, et maintenant tout était éteint.

 

Mais, tout à coup, voilà que devant nous le ponton noir parut s’entrouvrir. C’est-à-dire qu’au ras de l’eau une baie lumineuse se découpa dans le sombre bâtiment. Des portes venaient de s’entrouvrir ou des cloisons de glisser pour nous laisser apercevoir en partie l’intérieur de cette singulière nef. Nous ne vîmes d’abord que de monstrueux coffres noirs, tout bardés d’épaisses ferrures luisantes, et que les silhouettes noires qui, tout à l’heure, montaient les chaloupes.

 

Elles s’agitaient maintenant autour des coffres, cependant que nous entendions à nouveau des plaintes sans qu’il nous fût possible de nous rendre compte de leur origine. Tout au plus pouvions-nous dire qu’elles étaient proférées dans le ponton lui-même. Tout cela nous paraissait infiniment sinistre, diabolique et incompréhensible.

 

Poussés par les silhouettes noires, les coffres se mirent à rouler sur des rails établis sur un chemin de planches de fer incliné qui avait été jeté du ponton jusqu’aux pierres supérieures d’un quai invisible. Aussitôt ces coffres furent accrochés à des chaînes et les chaînes halèrent les coffres. Un homme, qui avait toutes les allures d’un officier de marine boche, semblait commander toute la manœuvre. Où allaient les coffres ?…

 

Potaje était déjà sur le quai sans que je m’en fusse aperçu, tant tous nos gestes étaient enveloppés de nuit, et maintenant il me tirait par les cheveux pour que je le suivisse. Personne ne s’occupait de nous, car nul ne soupçonnait encore notre présence. J’obéis à l’impulsion de Potaje et quittai la barque.

 

Le quai était formé d’un escalier circulaire dont nous gravîmes les degrés à tâtons. Je crois bien que, pour ne faire aucun bruit, mon cul-de-jatte s’était dévissé de sa planchette et la portait sur ses épaules, pendue à son cou, comme je lui ai vu faire depuis. Il se traînait devant moi comme une larve et mes pieds étaient guidés par cette larve.

 

Et ainsi, ensemble, nous allions vers les roulements sourds que faisaient les énormes coffres sur leurs rails invisibles.

 

Enfin, nous entendîmes tout près de nous des voix de commandement et la nuit s’entrouvrit encore, sur notre droite, de la largeur d’une porte basse et d’une sorte de tunnel dans lequel s’agitaient et brillaient de rapides lumières et d’étonnants reflets, comme des ténèbres pailletées…

 

Poussés toujours par les silhouettes noires et obéissant maintenant à la pente qui les attirait, les grands coffres s’engouffraient dans le tunnel avec un bruit de tonnerre, et nous entrâmes dans le tunnel et dans le bruit, comme si nous aussi eussions été les noirs ouvriers de cette œuvre souterraine.

 

Nous plongeâmes au plus profond de l’obscur, évitant les ténèbres pailletées, et nous attendîmes.

 

Ce ne fut pas long.

 

Probable que les coffres-wagons étaient arrivés à destination car on ne les entendit plus. Et les silhouettes noires nous frôlèrent dans le chemin du retour, appelées et obéissant à des numéros d’ordre qu’une ombre armée d’une lanterne leur jetait sur le seuil ; et ainsi, quand elles furent toutes comptées et toutes dehors, les portes du souterrain se refermèrent et nous restâmes là en compagnie de trois autres ombres et de trois lanternes.

 

L’une d’elles éclairait le profil de l’homme qui, sur le ponton, avait commandé la manœuvre, la seconde me montrait en plein la figure joufflue, ronde comme la pleine lune de Fritz von Harschfeld, la troisième se balançait au poing de von Treischke lui-même !…

 

Ciel et terre ! Qu’allais-je voir ? Qu’allais-je entendre ? Et n’eussé-je pas mieux fait, ô ma mère ! de m’en tenir à la lettre de ma consigne plutôt que d’aller me jeter littéralement dans un gouffre où j’étais à peu près sûr de rencontrer de tels démons ?…

 

Va donc, audacieux Herbert de Renich ! Aborde en ce moment le Fritz ou le von Treischke ! Explique-leur que tu as quelque chose de très pressé à leur dire à propos du capitaine Hyx, ou de n’importe quoi et que tu es heureux de les rencontrer par hasard dans ce petit souterrain, qui s’est trouvé par hasard sur ta route, au retour des îles Ciès !… Va !… Insensé !…

 

L’homme qui me parut, à bord du chaland, être le maître de la manœuvre, s’est approché d’un coffre et voici que ce premier coffre qu’il touche bascule soudain, comme bascule un wagonnet sur son chariot quand on a décroché son agrafe de fer et, devant nous… c’est une avalanche d’or !…

 

Ah ! le bruit de cela dans le souterrain, et la couleur de cela sous la lueur sanglante des trois lanternes !…

 

Et le danger de cela !

 

Jésus ! dix pas plus près et nous mourions ensevelis sous l’avalanche d’or !… sous le poids des lingots et de mille objets d’or massif qui glissaient jusqu’à nos pieds avec un tumulte d’une magnificence magique, et qui rebondissaient quelquefois au loin en pailletant les ténèbres !

 

Eh quoi ! c’était donc là le secret de ces lueurs allumées dans le souterrain au gré du balancement de la lumière accrochée aux trois poings de ces ombres silencieuses… De l’or ! de l’or !…

 

Le château de la Goya reposait sur un coffre-fort que nous voyions remplir ! Et nous étions enfermés dans ce coffre-fort-là, qui contenait déjà combien de centaines de millions ?…

 

Il y avait six coffres qui furent ouverts et qui chavirèrent tour à tour !… Dans les uns il y avait des monceaux de pièces d’or ; un autre laissait ruisseler de ses flancs des lingots d’argent ; un autre des joyaux et des gemmes incrustées dans les objets les plus hétéroclites qui roulaient, roulaient jusqu’aux murs, avec les sonorités joyeuses des métaux précieux !

 

Ainsi, lorsque nous voyions, sur les eaux noires du golfe, glisser dans la nuit mystérieuse la masse sombre des chalands noirs, c’était un des plus riches chargements de l’or du monde qui passait devant nous pour aller grossir le nouveau trésor de guerre qui s’accumulait, pour les Boches, dans les caves du château de la Goya !

 

Le château de la Reine ! car la reine se dit Goya en indien quichua, c’est-à-dire en indien sacré du Pérou, dans l’antique langue des Incas !… Les Incas !… L’or des Incas !… Mais, depuis Pizarre, n’avait-il pas de tous temps afflué sur cette terre de conquistadors ! Et n’était-ce pas l’une des plus belles histoires du monde que celle des galions de Vigo !… de cette flotte lourde à sombrer de tout l’or des Indes occidentales, poursuivie jusque dans la baie par les Anglais et les Hollandais et se faisant sauter plutôt que de se rendre, ensevelissant sous elle plus d’un milliard du précieux métal, dîme et butin rapportés de la Terre Nouvelle !

 

Les galions de Vigo ! Les galions de Vigo !… c’était l’or des galions de Vigo que l’on charriait devant nous !…

 

Que d’entreprises avaient tenté jusqu’à ce jour de les arracher au lit de la mer, mais toujours vainement !… D’autres millions avaient été inutilement engloutis pour sortir ces centaines de millions que gardaient jalousement les flots !

 

Mais voilà que les Boches réussissaient enfin là où tous les autres avaient échoué, et dans quel moment !… Quel apport formidable allait être pour eux cette coulée inattendue du précieux métal !… Quelle bataille ils étaient en train de gagner au fond des eaux de la baie de Vigo !…

 

Hein ?… que dis-je ?… Bataille ?… La Bataille invisible ! C’est qu’en effet cet or ils ne sont point les seuls à savoir qu’il est là ! D’autres aussi le savent et le veulent peut-être !… Jésus ! le voile se déchire !… Je comprends ! Je comprends !… On se bat autour des galions de Vigo, au fond de la baie de Vigo !…

 

La voilà la Bataille invisible !…

 

XIX

OÙ L’ON COMMENCE À PARLER DES APÔTRES


Quand les coffres furent vides et que toute cette musique d’or se fut tue, le von Treischke parla pour la première fois. Il demanda :

 

« Toujours Saint-Jean-l’Évangéliste ?

 

Oui, répondit le maître de manœuvre, mais c’est la fin et notre besogne va forcément se ralentir maintenant que nous avons perdu Saint-Marc !

 

Herr Jésus ! gronda von Treischke, paraît que c’était le plus généreux ! Il aurait donné sans compter ! Voilà une bien méchante nouvelle dont certainement Sa Majesté ne s’accommodera pas !…

 

– Herr amiral ! pardonnez-moi, mais tout n’est pas encore dit dans cette affaire. Si nous avons perdu le Saint-Marc au dernier abordage, les autres ne l’ont pas encore gagné ! Nous en avons rendu l’approche impossible et nous le tenons nuit et jour sous un feu d’enfer. Nos dernières culasses carrées à air comprimé font merveille ! Et pour peu que nous tenions deux jours encore la seconde ligne de tranchées à la cote six mètres quatre-vingt-cinq nous pourrons, dès après-demain soir, tenter un mouvement tournant qui nous rendra le Saint-Marc !…

 

Je vous le souhaite ! prononça le von Treischke, et j’attendrai jusque-là pour envoyer mon rapport… À combien estimez-vous ?… » Ici la voix se perdit dans la profondeur du tunnel. Les trois hommes s’éloignaient, regagnaient l’issue.

 

Potaje et moi nous nous étions glissés derrière les wagons-coffres. Maintenant qu’ils étaient vides, nous avions pensé qu’ils allaient être tirés immédiatement de là, car, de toute évidence, c’était là un outillage spécial dont on devait avoir besoin dehors !… Dans ma pensée, ces coffres devaient être descendus au fond des eaux pour être remplis par les scaphandriers. Du reste, je les touchai et ils étaient humides. Leurs parois de fer étaient même visqueuses, attestant un long séjour au fond de l’eau.

 

Mais voilà ! Sans doute, dans ce moment, on n’en avait plus besoin ! Peut-être en était-il ainsi parce que le Saint-Marc avait été pris par les autres à l’abordage !… Toujours est-il que les portes des caves du château de la Goya s’ouvrirent devant les trois ombres et se refermèrent sur nous !…

 

Vous décrire notre embarras ou, pour être plus juste, notre effroi, serait tout à fait inutile car il est trop concevable. Qu’allions-nous devenir ? Ces caves devaient être, comme l’on pense bien, sévèrement gardées, et si l’on venait chercher les wagons-coffres au cours de la journée suivante nous ne voyions pas bien comment nous pourrions nous éloigner de là.

 

Et encore, même si, plus tard, une nouvelle occasion se représentait, lors de l’ouverture du souterrain, de nous glisser, comme nous l’avions fait, derrière leurs ombres, nous n’étions nullement assurés d’une nouvelle réussite, car, pour peu que nous y réfléchissions, nous devions compter sur les nouvelles difficultés qui allaient naître pour nous de la découverte de notre embarcation dans le port même de la Goya !

 

La présence de la Spuma sur ces eaux secrètes était tout à fait indésirable et l’on ne manquerait point, dès le lendemain matin au plus tard (en mettant les choses au mieux), de se mettre à la recherche forcenée de ceux qui avaient eu l’imprudence de l’amener jusque-là !…

 

Enfin, ce qui ressortait de plus clair pour nous, au fond de cette obscurité tant dorée, c’est que nous avions désormais toutes les chances de n’en point ressortir rapidement.

 

À ces angoisses morales vinrent s’ajouter, comme une incroyable et inattendue force, deux tortures nouvelles, celles de la faim et de la soif. En ce qui me concerne tout particulièrement, j’aurais certainement donné bon nombre des millions qui étaient là pour une croûte de pain et un verre d’eau !

 

Et, quand j’y pense maintenant, il me semble bien qu’il y eut là comme une sorte de suggestion due à une situation, sans doute exceptionnelle dans la vie ordinaire des hommes, mais, à coup sûr, peu rare dans le romanesque ! Combien d’histoires avais-je lues dans lesquelles des malheureux égarés comme nous au centre d’incalculables richesses, se mouraient de ne pouvoir satisfaire les appétits les plus vulgaires sans qu’ils pussent utilement se servir d’un maravédis !

 

L’idée que nous nous traînions, comme ces héros inventés pour distraire ou instruire notre jeunesse, dans une cave pleine d’or, parmi des sommes capables de faire vivre le monde pendant des mois et de sauver peut-être la Bocherie de la famine, devait inévitablement me faire craindre que tous ces trésors, en ce qui nous concernait, ne pussent servir que de litière à notre agonie !…

 

Au fait, je dirai tout de suite que nous fûmes assez tôt débarrassés de cette hantise par une suite de circonstances des plus heureuses qui s’offrit à nous pour nous faire sortir de là, quasi avec la même facilité que nous y étions entrés. La fortune est ainsi capricieuse, tantôt se présentant, comme on voit à la roulette, avec des alternances répétées ou avec des séries suivies de faveur ou de défaveur. Nous étions dans une série favorable, il faut croire. Car il n’y avait pas plus d’un quart d’heure (approximativement) que nous nous traînions sur tout cet or obscur, dont le bruit, sous nos pas chancelants, nous faisait, à chaque instant, tressaillir, car nous redoutions que toute cette musique métallique ne donnât l’éveil à nos ennemis et nous avancions avec une prudence extrême, errant de cases en cases, gravissant des monticules de vaisselle d’or et d’argent qui, tout à coup, s’effondraient et se répandaient au-dessous de nous (avec un nouveau tumulte qui nous retenait tout à coup immobiles, haletants), quand Potaje fit entendre une sourde exclamation.

 

« Là ! là ! faisait-il, là !… »

 

Je le rejoignis et, à mon tour, je pus voir un petit carré de lueur lunaire qui brillait au fond d’une étroite galerie qui coupait à angle droit celle où nous nous trouvions.

 

Une minute plus tard, nous étions auprès de ce petit carré-là ; c’était un degré de pierre éclairé par la lune et nous nous trouvions sur un escalier tout humide et visqueux qui avait quelque chance, selon moi, d’être ignoré des maîtres de céans, car, à mon avis, les eaux devaient le recouvrir le plus souvent. Peut-être même cet escalier ne se montrait-il que lors des grandes marées ; et il était possible, après tout, que nous bénéficions de l’une de ces marées-là.

 

Tant est que ce petit escalier de pierre, qui avait dû servir jadis à de bien sombres besognes, nous conduisit par un soupirail jusqu’au niveau même de l’eau du port intérieur de la Goya !

 

Nous étions sortis de notre coffre-fort !…

 

Avec quelle joie intime nous remerciâmes le ciel, je vous le laisse à deviner ! Et nous étions sortis tout près de la grille qui fermait ce port et qui, à cause même de la baisse exceptionnelle de la marée, se trouvait elle-même à une hauteur suffisante au-dessus de l’eau pour que nous puissions nous y glisser sans avoir à prendre la peine de plonger !

 

Et même j’étais assuré, dès lors, qu’avec un peu d’effort et d’adresse il nous eût été possible de faire glisser là-dessous notre barque, si la Spuma avait encore été à notre disposition !…

 

Il est remarquable que, depuis que nous nous étions échappés du souterrain et que nous n’avions plus à craindre d’être accusés d’avoir forcé son formidable secret, je recouvrais tous mes esprits ! C’est qu’en effet je pensais à nouveau que, si j’étais surpris dans le port de la Goya, mon crime n’était pas grand ! Du moins je pouvais l’imaginer, et vous savez de quel argument je disposais !

 

Très lucidement alors, je me rendis compte des choses et permis à Potaje d’aller à la découverte de la Spuma, qu’il me ramena un quart d’heure plus tard, profitant de deux gros nuages qui passaient sous la lune et se firent bien à propos nos complices !…

 

Que vous dirai-je de plus en ce qui concerne la Spuma ? Nous la ramenions à Vigo une demi-heure plus tard, sans aucun incident, et nous l’abandonnions à son sort sans plus vouloir en entendre parler ! J’imagine même que le barcilleur ne se vanta point, une fois qu’il eut retrouvé son embarcation, de l’événement mystérieux qui, pendant quelques heures, l’en avait privé, car il devait avoir lui aussi, en tout ceci, une certaine responsabilité…

 

XX

OÙ L’ON CONTINUE DE PARLER DES APÔTRES


Il n’était, du reste, pas plus d’une heure du matin quand nous nous retrouvâmes sur les quais de Vigo… Je croyais nos aventures terminées au moins pour cette nuit-ci ; elles ne faisaient que commencer, ou plutôt elles allaient prendre dans le moment que je m’y attendais le moins une orientation nouvelle.

 

Potaje et moi, nous avions repris le chemin de l’hôtel et nous étions tout silencieux.

 

Maintenant que le danger immédiat était passé, nous nous retrouvions sous le coup de ce que nous avions vu et nos yeux, assurément, ne s’attachaient point aux objets extérieurs mais poursuivaient d’innombra­bles paillettes d’or dans un fond de prodigieuses ténèbres ! Des millions ! des centaines de millions ! Un trésor de guerre inconnu ! Nous avions vu ça ! nous avions vu ça ! nous autres, le demi-Potaje et moi !

 

Et aussi nous avions vu une dame voilée à sa fenêtre grillée, et nous avions juré de l’enlever à ses geôliers.

 

Et aussi quand nous aurions accompli cette besogne-là, qui était de justice, je serais le plus fort des hommes et je pourrais accomplir bien d’autres choses justes qui nous épargneraient, à nous et aux autres, bien des malheurs ! Avec un pareil secret, avec un pareil otage, que ne ferait point Herbert de Renich ! Enchanté, n’avais-je pas lieu en vérité d’être enchanté de ma nuit ?

 

Faut-il vous dire que notre faim et notre soif, par un phénomène diamétralement opposé mais absolument comparable à celui qui les avait excitées, étaient tout à fait tombées maintenant que nous pouvions les assouvir à notre volonté ! En conséquence de quoi on me croira quand j’affirme que nous ne lançâmes aucun regard d’envie sur les cabarets encore ouverts que nous rencontrâmes sur notre chemin. Et cependant voilà que tout à coup, comme, après avoir quitté les quais, nous traversions un carrefour de petites ruelles dont l’une devait nous conduire à la place de Santa-Maria (d’où nous n’aurions plus que quelques pas à faire pour arriver à notre hôtel), je restai planté sur mes pieds, dans lesquels s’embrouilla Potaje qui me suivait, je crois bien, en dormant à moitié sur sa planchette.

 

« Qu’y a-t-il, señor ? demanda-t-il, déjà prêt à me défendre, s’il était nécessaire, contre quelque nouvel ennemi.

 

– Potaje !… qu’est-ce que tu lis sur cette enseigne, à la lueur de cette méchante lanterne ?

 

– Je lis (car Potaje savait lire)… je lis : Jim’s… Bar de Santiago del Compostelle !

 

Je n’ai donc point la berlue, fis-je, et me voilà devant ce fameux bar, tenu par le fameux Jim, où le joyeux midship venait boire de sacrés cocktails !… »

 

On se rappelle en effet (et je me le rappelais) que, le soir de ma première tentative d’évasion du Vengeur, le midship, qui comptait prendre quelques heures de liberté, m’avait donné rendez-vous devant le comptoir et les gobelets de Jim, pour fêter, haut le coude, ma libération. Mais un si beau dessein avait été contrarié par toute cette histoire des îles Ciès qui avait failli si mal tourner pour moi et à la suite de laquelle j’avais dû réintégrer les flancs redoutables du Vengeur !…

 

Cependant, il me semblait bien (si ma mémoire était fidèle) que le fameux bar et le fameux Jim devaient se tenir au coin de la calle Real et de l’église Collégiale, et nous en étions encore assez loin…

 

« Entrons ! dis-je, poussé par une curiosité qui, certainement, visait moins le Jim lui-même et son bar que le midship, client fortuit que j’aurais été fort heureux de rencontrer et pour plusieurs raisons !… »

 

Nous entrâmes. Le Jim nous accueillit avec son plus large sourire, tout en secouant ses mixtures dans les gobelets d’étain. Il me revint que le midship m’avait dit que ce Jim avait été champion de la marine (de la Grande-Bretagne, bien entendu) !

 

Pour qu’il n’y eut point d’erreur, je m’en assurai.

 

« Oui, c’est bien moi, c’est bien moi le Jim en question, déclara le boxeur fabricant de cocktails, derrière son comptoir…

 

– Vous avez donc déménagé ?

 

– Certes !… Ce ne sont point les dévots, bigots et cagots, et porteurs de cierges, qui apprécient le pic-me-up, mon maître ! déclara Jim, en élargissant encore (si possible) son sourire, lequel, d’une oreille à l’autre était orné d’une dentition formidable… Je ne faisais point mes frais, continua-t-il, au coin de la Collégiale ! et il y avait trop de bars sur le chemin des braves matelots de la flotte marchande et autre de sa Majesté, depuis le môle jusqu’à Santa-Maria, pour que n’en souffrissent point les affaires du pauvre Jim ! Il faut penser à tout dans le commerce. Aussi ai-je fini par lâcher le parvis, indeed ! (en vérité) pour m’établir dans ce charmant cul-de-sac, honoré comme chacun sait à Vigo de la plus belle et de la plus terrible histoire d’amour !

 

– Eh là ! de quelle histoire d’amour parlez-vous donc ?

 

– Connaissez-vous si peu Vigo, s’étonna Jim, que vous n’ayez point entendu parler de la terrible aventure de la señonta Dolorès et de sa pauvre mère ? »

 

Je tressaillis.

 

« C’était donc ici ? dis-je.

 

– Ici même, señor. Ici même, au lieu de vendre du cocktail comme le pauvre Jim, la mère de Dolorès servait les plus dorés des vins et distribuait ses sourires tandis que la belle et vertueuse Dolorès vendait ses cigarettes dans le magasin d’à côté ! »

 

Et il me désignait une porte close qui devait faire autrefois communiquer le débit et le magasin et qui paraissait aujourd’hui condamnée. On avait, du reste, étalé en travers de cette porte, d’un pan de mur à l’autre, une vaste carte de la guerre qui la cachait en partie.

 

« Ah ! ah ! je suis bien aise, assurément, de faire connaissance avec un lieu aussi célèbre… Alors vous disiez donc que c’est dans le magasin à côté que la señorita…

 

– Oui, oui ! c’est là qu’elle a connu la bande au Kessel, au soi-disant Kessel !… Vieille histoire ! Vieille histoire !… connue du monde entier à Vigo ! Que faut-il vous servir, monsieur Herbert de Renich ? »

 

J’étais grimpé sur un tabouret ; j’en dégringolai de stupeur…

 

« Comment savez-vous ?… Comment savez-vous ?… Vous me connaissez donc ?

 

– Moi, je ne vous ai jamais autant vu, mais il est difficile de n’être point célèbre, quand on traîne derrière soi un aussi joli petit groom ! »

 

Et, naturellement, il me désignait Potaje, qui, seulement alors faisait son entrée, après avoir exploré prudemment les environs, qui lui avaient paru habités par des ombres indésirables…

 

Potaje avait entendu et, en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, il avait bondi sur un tabouret, du tabouret sur le comptoir, et présentait ses petits poings menaçants (poids plume) à l’énorme Jim (poids lourd) qui ne faisait qu’en rire…

 

« J’ai tué un nègre, déclara Jim, un nègre qui pesait bien deux cents livres de plus que toi, et d’un seul coup de poing encore !

 

– Et moi j’ai fait reculer un taureau del muerte rien qu’en le regardant !… » affirma Potaje.

 

Mais je m’interposai avec une grande autorité entre Jim et Potaje et parvins, grâce à un certain esprit d’à-propos, à les calmer tous les deux. Tous deux, dans leur genre, n’étaient-ils point des sportifs et ne se devaient-ils point une admiration mutuelle que je portai à son comble avec de sacrés verres de cocktails (pour parler comme le joyeux midship) ?

 

« Enfin ! fis-je, quand tout fut rentré dans l’ordre sur le comptoir, me direz-vous, Jim, comment vous connaissez mon nom ?

 

– Je le connais, señor, parce qu’il a été prononcé ici tout à l’heure !…

 

– Ici ?…

 

– Ici même, tenez, à cette place qu’occupe en ce moment cet honorable gentleman ! »

 

C’est alors que je découvris, affalé sur un coin de table, une figure qui ne me parut point inconnue. J’avais déjà vu cette tête-là quelque part… Le personnage était habillé d’un costume un peu vague, un tiers matelot, un tiers militaire, un tiers civil…

 

« Un matelot ? demandai-je au hasard.

 

Perhaps ! répondit Jim. Assurément un échappé des Douze Apôtres !… Mais trop saoul et trop bavard !… Ça lui portera malheur !… Il y a des exemples ! Eh ! l’homme ! il est temps d’aller se coucher !… Je ne loge ni à pied ni à cheval !… »

 

Et Jim secoua l’homme, qui consentit à se redresser et réclama du whisky !… Mais Jim, pour toute réponse, l’emporta dans ses bras comme un enfant, ce qui ne fut point du goût de l’autre et il y eut des protestations.

 

« Jim ! Jim ! tu n’es pas un frère ! déclarait l’autre en anglais, où veux-tu que j’aille à cette heure ?…

 

Retourne à ta besogne ! Il n’y a pas d’autre solution pour un good fellow qui tient, évidemment, à revoir un jour ou l’autre la maison paternelle !

 

Retourner aux Douze Apôtres ! beugla l’autre, plutôt crever ici !…

 

– Tant pis pour toi, mais va crever plus loin, bavard stupide ! » Et Jim le déposa dans la rue et ferma sa porte.

 

« J’en ai assez, dit-il, furieux !… Je finirai bien par avoir des histoires, moi aussi, et je n’y tiens pas, comme vous pensez !… En voilà encore un à qui il va arriver une sale petite aventure de carrefour cette nuit et qui ne l’aura pas volé !… Ça veut devenir Crésus sans risques ! Où donc est la raison en ce monde ?… Personne ne les a forcés à traiter avec les Douze Apôtres !…

 

Qu’est-ce donc, demandai-je, qu’un échappé des Douze Apôtres ?… »

 

Jim me regarda en riant, croyant évidemment que j’affectais une ignorance sans doute bien plaisante et qui n’était guère de mise avec lui.

 

« Vous le demanderez, dit-il, au señor, qui, devant ce comptoir, a prononcé votre nom tout à l’heure…

 

– Mais quel señor ? Et comment est-il venu me chercher ici, moi qui pénètre chez vous pour la première fois ?

 

– Il ne vous cherchait pas ici, mais comme, lorsqu’il est à terre, il ne passe jamais, lui, devant ma maison sans y entrer, il m’a demandé si je n’avais pas vu, par hasard, passer M. Herbert de Renich, bien reconnaissable à ce qu’il devait être accompagné de son groom, qu’il m’a décrit à peu près comme étant une moitié de toréador ! Ceci sans vous offenser, maître Potaje ! »

 

Encore me fallut-il me jeter sur Potaje et le retenir par ses roulettes dans le moment qu’il allait bondir sur Jim ; le tout naturellement se termina par une autre tournée de cocktails, pendant la confection desquels je réfléchissais profondément à ce que je venais d’apprendre. Je pensais que les autorités des îles Ciès, qui avaient refusé ma correspondance, ne devaient pas être étrangères à tout ceci. Sans doute avaient-elles voulu savoir dans quelles conditions je me traînais à Vigo ; en conséquence elles avaient fait leur enquête à l’hôtel et avaient appris du majordome de quelle sorte de domestique j’étais partout accompagné.

 

On devait savoir maintenant sur Le Vengeur que je me trouvais à Vigo ; le midship en avait peut-être été instruit lui-même et, sans doute, s’était-il précipité à terre et me cherchait-il, ne fût-ce que pour prendre en ma compagnie un ou deux sacrés cocktails !

 

Dans les circonstances présentes, je ne pouvais rien supposer qui pût m’être plus désagréable, ou plus utile ; malheureusement la description du gentleman qui s’intéressait ainsi à moi et dont Jim ne voulut point me dire le nom (peut-être l’ignorait-il) m’enseigna qu’il ne pouvait s’agir du midship.

 

Alors qui ? J’étais fort intrigué et je ne prolongeai point plus longtemps mon séjour dans le bar de Santiago de Compostelle, bien que le souvenir tragique de la terrible aventure de Dolorès et de sa mère m’eût incité un instant à le contempler avec le plus vif intérêt. Nous nous éloignâmes, Potaje et moi, cependant que Jim mettait ses volets.

 

« Señor, me dit Potaje, voici un carrefour bien obscur et un cul-de-sac assez retiré de la circulation ! Quant au magasin adjacent au débit du señor Jim, tout cloué de planches, comme il est abandonné depuis le drame d’amour auquel il a été fait allusion, m’est avis, après inspection des lieux, qu’il constituerait une merveilleuse retraite pour la dame du château si, comme je n’en doute point, nous parvenons, d’ici à quarante-huit heures au plus tard, à la faire descendre de son balcon !… Qu’en dites-vous ?…

 

– Je dis, Potaje, que voilà une excellente idée, digne de toi, et qui vient à point me soustraire à des préoccupations qui concernaient justement la dame en question. Je ne pense point que Jim, qui me paraît un brave garçon plein de cœur, refuserait de nous aider dans la circonstance.

 

– Il n’est même point besoin de lui en parler, et ainsi peut-être vaudrait-il mieux, répliqua incontinent Potaje, lequel ne portait point Jim dans son cœur ; j’ai fait le tour de la bicoque. On peut parvenir dans le magasin de la señorita par les sous-sols et j’en fais mon affaire. Personne ne se doutera de rien et je me fais fort de ravitailler notre hôtesse sans qu’on voie seulement contre le mur glisser mon ombre !

 

– Dieu soit loué, Potaje !… Je ne remercierai jamais assez le ciel de t’avoir mis sur ma route !

 

– Le señor veut sourire ! glapit Potaje, mais que je ne sois qu’un aficionado de bas étage et incapable de diriger une novillada si toute cette affaire n’est point conclue avant le troisième lever du soleil !… Chassez, donc, señor, tous les soucis de votre front ! Et attention !… fit-il tout à coup, en me retenant le pied… le señor va se heurter à de l’ivrogne ! »

 

De fait, nous dûmes faire le tour d’un grand corps étalé en travers de la chaussée.

 

Et nous nous éloignions déjà quand Potaje eut l’idée d’extraire une boîte d’allumettes de l’une de ses innombrables poches et faillit mettre le feu à la moustache du monsieur qui nous avait barré la toute. En même temps, nous poussions une seconde exclamation. Nous avions reconnu l’homme du bar de Santiago, celui que Jim avait mis avec tant de courtoisie à la porte et à qui il avait prédit un si fâcheux sort ! L’homme était mort d’un grand coup de couteau qui lui avait tranché la gorge.

 

Et je m’enfuis en courant, poursuivi par Potaje et par le souvenir des paroles fatales de Jim. « Bavard stupide ! cela lui portera malheur ! Il y a eu des exemples ! Échappé des Douze Apôtres ! »

 

Et, dans le même moment, cette figure que je me rappelais vaguement se précisa dans ma mémoire et telle qu’elle m’était apparue, au seuil d’un jour mémorable, quand je traversais en courant le chemin creux de l’une des îles Ciès et que je fus arrêté par certain cortège d’artillerie lente ! Oui, celui-là était le sous-off, qui commandait avec des gestes si bizarres la manœuvre, juste en face de moi, sur le flanc de ce train d’artillerie pareil à un train de chenilles !

 

Encore une victime de la Bataille invisible !… Quelque malheureux qui avait voulu échapper à son destin !

 

Quand donc aurai-je fini, cette nuit-là, de marcher sur de l’or ou de glisser dans du sang !… Moi aussi, j’avais approché les geôliers de Vigo !… Moi aussi, peut-être, avais-je mérité d’être traité de bavard stupide !… Pourquoi Jim m’avait-il cligné de l’œil d’un air entendu en me parlant des échappés des Douze Apôtres ?… Il n’y avait peut-être rien de plus compromettant au monde que ce clin d’œil-là ! Malheur à moi ! Malheur sur moi !… Qui me dit que moi, comme l’autre, je ne vais pas rencontrer « une bonne aventure de carrefour » !…

 

Enfin ! enfin ! nous débouchons sur la promenade !… Et voici l’hôtel et cet antipathique majordome ! Il est donc de service nuit et jour !… – « Señor ! me dit le majordome, il y a quelqu’un qui vous attend chez vous !…

 

– Chez moi ?…

 

– Oui, dans votre chambre, señor… Il m’a dit que vous attendiez sa visite.

 

– Moi !… Mais je n’attends personne !… »

 

Tout de même je ne suis pas long à me jeter dans l’ascenseur, à courir à ma chambre, à ouvrir ma porte, une main dans ma poche, sur un solide revolver, et Potaje, à mes pieds, prêt à se jeter dans les jambes de n’importe qui, si utile…

 

XXI

OÙ L’ON REPARLE DE LA FAMEUSE COTE


Sitôt la porte ouverte, un homme se lève de ma chaise, dépose un verre sur ma table, vient au-devant de moi les mains tendues.

 

« Ce n’est pas trop tôt, mon cher Herbert de Renich ! »

 

Et j’ai en face de moi cet excellent docteur : le bon Médéric Eristal, qui m’a si bien soigné à bord du Vengeur !

 

« Hurrah’ » râlai-je d’enthousiasme.

 

Et aussitôt

 

« Amalia ? demandai-je en lui serrant les mains, donnez-moi des nouvelles d’Amalia !

 

– Elle est toujours vivante, répondit ce brave homme, rassurez-vous !.

 

– Toujours vivante !… Mais c’est une réponse épouvantable cela ! Sa vie a donc été réellement en danger ?

 

– En doutez-vous ?… Elle l’est toujours !…

 

– Ah ! cette horreur ne cessera donc jamais ?

 

Depuis le dernier attentat des Boches contre le Lot-et-Garonne, et surtout depuis que l’on sait que l’amiral von Treischke était à bord du sous-marin, le capitaine Hyx est comme un lion enragé !…

 

Que Dieu nous ait donc en pitié ! gémis-je… Mais Dieu est avec nous puisqu’il a consenti à ce que j’arrive à temps !…

 

– Que voulez-vous dire ? » interrogea le docteur.

 

Mais j’avais trop de questions à poser pour perdre un temps précieux à répondre et à exposer mes plans.

 

« D’où venez-vous ? demandai-je. Et comment vous trouvez-vous ici ?…

 

– Oh ! me répondit-il, avec vous je n’irai point par quatre chemins, j’en ai assez des Douze Apôtres !…

 

Chut ! m’exclamai-je en lui fermant la bouche. Nous venons de nous heurter au cadavre d’un homme qui n’est certainement mort que parce qu’il en avait assez, lui aussi, des Douze Apôtres !… Maintenant, mon cher docteur, vous seriez tout à fait aimable de m’expliquer ce que les douze apôtres viennent faire ici…

 

– Comment ! vous n’avez pas encore deviné ?…

 

– Si !… J’ai deviné et j’ai vu… Je sais maintenant ce que c’est que « la Bataille invisible »… J’ai deviné, où il fallait la placer, la fameuse cote six mètres quatre-vingt-cinq, j’ai entendu des soupirs…

 

– Pas tant que moi ! pas tant que moi !…

 

– J’ai entendu des soupirs qui semblaient sortir des eaux ! Je sais autour de quoi l’on se bat, pourquoi l’on meurt !… Mais encore une fois, que viennent faire là-dedans les Douze Apôtres ?

 

Ignorant ! » me jeta, méprisant, Médéric Eristal, et il me conduisit par la main jusqu’à la fenêtre ouverte de ma chambre…

 

Il pouvait être quatre heures du matin. Sur le port et sur la rade régnait le plus grand silence, un silence noir et pesant… Quelques feux, au lointain, du côté des îles Ciès, perçaient la mystérieuse obscurité… Plus loin, du côté de la baie de San-Francisco, le flot s’éclairait d’un rayon de lune argenté… Aucun mouvement, hors celui de ce flot-là, n’était perceptible…

 

On ne voyait rien… on n’entendait rien… C’était la paix profonde et définitive de l’ombre, à l’heure où l’humanité repose…

 

« La bataille bat son plein !… » me dit le docteur.

 

Et il se croisa les bras devant ce golfe noir et muet.

 

« Oui, reprit-il au bout de quelques instants, dans ces quelques kilomètres carrés se livre, depuis des mois, le plus horrible, le plus acharné, le plus inouï combat !… Et pourquoi ? pourquoi ? Parce qu’un jour sont accourus de l’extrême horizon, cherchant un refuge dans cette baie profonde, les Douze Apôtres !…

 

Mais quels Douze Apôtres ?

 

C’étaient les noms des douze galions d’Espagne ! »

 

Et m’entraînant maintenant jusqu’à la petite table où il avait, pour soutenir son éloquence, réuni ses deux fioles coutumières, celle au skydam et celle à la cocaïne, l’excellent Médéric Eristal me conta tout le détail de cette histoire fabuleuse, que je ne connaissais, moi, que pour avoir rencontré les dix lignes qui lui sont consacrées dans toutes les histoires de la guerre de succession.

 

Il m’expliqua d’abord ce que c’était exactement qu’un galion. Une fois par an, vers la fin de septembre, douze vaisseaux des plus puissants de la flotte espagnole, et qui portaient le nom des douze apôtres, partaient de Cadix escortés eux-mêmes par des navires de guerre et cinglaient vers les Indes occidentales, d’où ils avaient mission de rapporter les produits des mines d’or et la dîme prélevée par la métropole sur les richesses incalculables de son nouvel empire colonial. On appelait ces vaisseaux des galions, mais les galions ne suffisaient point à cet extraordinaire transport ; pendant qu’ils partaient de Cadix, d’autres vaisseaux quittaient Séville et s’appelaient, ceux-ci, d’un terme générique : la flotte.

 

Flotte et galions touchaient les Canaries, les Antilles, les îles Sous-le-Vent, puis se séparaient ; la flotte allait au Mexique, où elle avait de quoi remplir ses carènes, et les galions se rendaient devant Puerto-Bello, une cité nouvelle, ou plutôt une foire immense, où venaient s’accumuler les prodigieuses richesses du Pérou et du Chili.

 

Trois officiers surveillaient du Pérou à Panama les trésors qu’ils faisaient apporter ensuite à Puerto-Bello pour être, de là, transportés sur les galions.

 

Ceux-ci, gorgés de lingots, de rouleaux d’or et de piastres, quittaient Puerto-Bello après une escale de quarante jours et remontaient jusqu’à la Havane, où ils retrouvaient les vaisseaux de la flotte, chargés des trésors du Mexique ; puis toutes ces voiles faisaient route ensemble pour l’Europe.

 

Vous pensez si elles se gardaient et si, autant que possible, elles restaient groupées. Il y eut une époque où il était assez dangereux de traîner de l’or sur la mer. C’était celle-là. Ce fut le beau temps de la flibuste.

 

En ce qui concerne les galions dits : galions de Vigo, voici ce qui se passa ; l’événement en est précieusement historique et nous le trouvons retracé chez les meilleurs auteurs.

 

« L’affaire eut lieu en 1702. Vous n’ignorez pas qu’à cette époque le roi Louis XIV, croyant qu’il suffisait d’un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrénées sous terre, avait imposé le duc d’Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui régna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au dehors, à forte partie. En effet, l’année précédente, les maisons royales de Hollande, d’Autriche et d’Angleterre avaient conclu à la Haye un traité d’alliance, dans le but d’arracher la couronne d’Espagne à Philippe V afin de la placer sur la tête d’un archiduc, auquel elles donnèrent prématurément le nom de Charles III. L’Espagne dut résister à cette coalition. Mais elle était à peu près dépourvue de soldats et de marins. Cependant l’argent ne lui manquait pas, à la condition toutefois que ses galions, chargés de l’or et de l’argent de l’Amérique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandés par l’amiral de Châteaurenault, car les marins coalisés couraient alors l’Atlantique.

 

« Ce convoi devait se rendre à Cadix ; mais l’amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, résolut de rallier un port de France.

 

« Les commandants espagnols du convoi protestèrent contre cette décision. Ils voulurent être conduits dans un port espagnol et, à défaut de Cadix, dans la baie de Vigo qui n’était pas bloquée.

 

« L’amiral de Châteaurenault eut la faiblesse d’obéir à cette injonction, et les galions entrèrent dans la baie de Vigo. Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut être aucunement défendue. Il fallait donc se hâter de décharger les galions avant l’arrivée des flottes coalisées, et le temps n’eût pas manqué à ce débarquement si une misérable question de rivalité n’eût surgi tout à coup. Les commerçants de Cadix avaient un privilège d’après lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, débarquer les lingots des galions au port de Vigo, c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc à Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procéder à son déchargement, resterait en séquestre dans la rade de Vigo jusqu’au moment où les flottes ennemies se seraient éloignées.

 

« Or, pendant que l’on prenait cette décision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivèrent dans la baie de Vigo. L’amiral de Châteaurenault, malgré ses forces inférieures, se battit courageusement ; mais, quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions, qui s’engloutirent avec leurs immenses trésors.

 

– Trésors que l’on a essayé vainement depuis, je crois bien, d’arracher à la mer ! fis-je, lorsque Médéric Eristal eut fini d’instruire mon ignorance…

 

– Oui, oui ! fit-il. Bien des sociétés, depuis lors, ont obtenu du gouvernement espagnol le privilège de rechercher les galions engloutis, mais toutes ont dû y renoncer, après s’y être ruinées. Elles ne disposaient point, sans doute, de machines assez puissantes, et puis elles travaillaient dans un temps où le scaphandrier était encore une chose trop fragile.

 

« Et maintenant, mon cher Herbert de Renich, me déclara le docteur qui était passablement gris et qui se prit à remuer furieusement ses clefs dans sa poche en se renversant exagérément sur son fauteuil bascule, et maintenant que vous avez deviné tant de choses, je ne vois point pourquoi je ne vous dirais point tout ce que je sais !…

 

« Au point où nous en sommes, nous n’avons plus rien à nous cacher !… ajouta-t-il. Je tiens avant tout à être votre ami, moi !… Et, dès que j’ai su que vous étiez dans nos parages, je n’ai point tardé à venir vous retrouver, comme bien vous voyez !… J’ai tout fait et j’aurai tout fait (vous pourrez en témoigner), pour empêcher certaines horreurs qui sont plus que jamais suspendues sur nos têtes… J’ai fait alliance avec vous en contribuant à votre évasion, et vous savez pour quelle cause !… L’alliance existe plus que jamais ! Elle est nécessaire !… Or donc, plus de secrets !… d’autant plus que, depuis que nous nous sommes quittés, ce secret-là est devenu un peu le secret de Polichinelle !… Certes ! on n’en parlera pas et l’on n’en parlera jamais officiellement !… Mais il y a trop d’intérêts en cours pour que ce ne soit pas, sous le manteau, le sujet préféré de la conversation diplomatique et militaire dans les hautes sphères de la Bataille du monde !…

 

« L’Espagne, elle, ne veut rien savoir, reprit-il, après un coup de langue sur la bouteille de cocaïne. Et elle a raison… et elle a raison !… On lui donne son tant pour cent… d’un côté comme de l’autre !… À nous de nous arranger !…

 

– Précisez donc, docteur !… précisez ! » implorai-je.

 

Il hocha la tête, s’arrêta de basculer sur sa chaise, suspendit le bruit de ses clefs dans sa poche, vida un petit verre de skydam et dit :

 

« C’est simple !… Ce n’est pas cinq cents millions, comme on l’a cru longtemps, que Châteaurenault a engloutis dans la baie de Vigo en coulant ses galions, c’est deux milliards !… deux milliards d’or !… vous entendez !… en or !… en or !… sans compter les autres objets précieux, qui sont innombrables et dont la richesse n’a pu être appréciée !

 

« Pour ne point exciter les convoitises déjà déchaînées de la flibuste, le gouvernement espagnol d’alors avait caché que sa flotte d’Amérique lui rapporterait, cette année-là, un butin quatre fois plus considérable que celui qu’elle allait ramasser à l’ordinaire sur les côtes des Indes occidentales ! Mais, en vue de la guerre qu’il allait avoir à soutenir, le gouvernement avait donné les ordres les plus formels à ses officiers et à ses commissaires d’outre-mer, pour que l’on dépouillât jusque dans leurs caves et jusque sur leurs toits (dont certains étaient encore recouverts de tuiles d’or) les temples des Incas…

 

« Le temple du Soleil, que l’on venait enfin de découvrir dans les environs de Cuzco, donna à lui seul pour trois cents millions d’or ! Le Mexique fut également mis au pillage ; de Vera-Cruz aux déserts du Chili, on ramassa l’or à la pelle, et l’on rapporta au petit-fils de Louis XIV vingt fois plus d’or que les fidèles d’Atahualpa, le dernier roi martyr des Incas, en avaient apporté pour le salut du fils du Soleil aux soldats de Pizarre, qui en emportèrent dans les deux premiers mois de leur conquête pour cent millions !…

 

« La flotte de Châteaurenault ne portait pas seulement des lingots, mais des objets d’un art admirable que les orfèvres du Pérou n’avaient pas encore eu le temps de réduire en lingots d’un titre et d’un poids uniformes, comme il leur était généralement ordonné !… De telle sorte, souffla le docteur qui se redressa comme il put sur ses pieds, poussé par un soudain enthousiasme, que ce sable, que ce limon (et il étendait les bras vers le gouffre noir de la baie de Vigo) sont pavés d’aiguières, de gobelets, de plateaux, de vases, d’ornements pour les temples et pour les palais royaux comme jamais le vieux monde ne fut assez riche pour s’en offrir !…

 

« Oui, dans cette boue liquide il y a deux milliards d’or ! Deux milliards !… Comprenez-vous, Herbert de Renich ?… Deux milliards !… en or ! c’est-à-dire… écoutez-moi bien… écoutez-moi bien !… c’est-à-dire de quoi refaire la puissance financière de l’Allemagne… De quoi permettre à la bocherie de faire durer la guerre du monde autant qu’elle le voudra, jusqu’à l’épuisement du monde ! et de signer finalement un traité de victoire !… »

 

Ayant dit cela, il s’accorda un moment pour souffler, mais il était moins suffoqué encore par la fatigue de sa parole que du poids de son évocation, et moi-même, je restai affalé devant lui, accablé, brisé…

 

Je pensais à ce que j’avais déjà vu, la nuit même, de tout cet or-là, et je me demandais avec une angoisse indicible si tout ce qu’il en restait dans la baie de Vigo allait prendre le même chemin jusqu’au fond des caves de la Goya !…

 

Le docteur donna sur la table un coup de poing qui fit chanceler les deux chères petites fioles et reprit :

 

« Il n’y a pas longtemps que ce chiffre fabuleux de deux milliards d’or, enfouis dans la baie de Vigo, est connu. La chose a été découverte il n’y a pas plus d’un an dans les archives de l’amirauté britannique, et tout à fait par hasard. On a retrouvé les comptes d’un commissaire du roi qui se trouvait sur l’un des galions de Châteaurenault et qui avait été fait prisonnier par la flotte anglaise dans la baie même de Vigo. Je ne vous dirai pas comment ces papiers passèrent sous les yeux du capitaine Hyx, exprima le docteur en hochant la tête, parce que je l’ignore et qu’il est bien entendu que le capitaine Hyx n’a aucune accointance avec l’amirauté ; toujours est-il que, quelques semaines plus tard, notre capitaine, représenté par Mabel, l’ingénieur canadien, était en pourparlers avec le gouvernement espagnol pour obtenir le privilège de rechercher les millions engloutis dans la baie de Vigo. Une fois de plus ou de moins…

 

« Le gouvernement espagnol ne s’émut nullement d’une pareille demande et était sur le point de donner à Mabel tout ce que celui-ci lui demandait, persuadé que cette nouvelle société courait à sa ruine, comme il était arrivé à tant d’autres, quand une société allemande vint secrètement se mettre sur les rangs et demander elle aussi ce fameux privilège. Certainement Berlin avait eu vent de l’affaire ; le service d’espionnage boche avait été mis au courant de la découverte des papiers du commissaire du roi en Angleterre, en même temps que ses agents en Espagne lui faisaient part des démarches tentées par le Canadien Mabel auprès du gouvernement espagnol.

 

« Là, comme partout, les alliés et les impériaux se trouvèrent face à face et se disputèrent farouchement une affaire qui devait contribuer d’une façon aussi formidable à donner la victoire à celui qui la réaliserait. Comme je vous le disais tout à l’heure, pour l’Allemagne plus encore que pour les alliés cet or-là c’était la victoire ! On l’avait compris de part et d’autre. Le gouvernement espagnol, très embarrassé, déclara qu’il resterait neutre en cette affaire comme pour tout le reste et qu’il n’accorderait aucun privilège si les deux parties ne s’entendaient pas entre elles.

 

« Finalement, c’est ainsi que cette grosse affaire se termina : une ligne fut tirée sur un plan de la baie de Vigo, ligne qui passait par le milieu de ce qu’on pouvait appeler le champ de bataille des galions (en admettant que nous puissions donner le nom de champ à une plaine liquide) et qui allait de la pointe Sulrido, au nord, à la pointe Serrai au sud. Ce que l’on trouverait à l’est de cette ligne appartiendrait aux Allemands et ce que l’on découvrirait à l’ouest deviendrait la propriété de la société canadienne.

 

« C’est tout ce que Mabel put obtenir, malgré ses droits incontestables de priorité et encore parce qu’il trouva soudain chez les Boches un esprit de conciliation auquel il ne s’attendait guère et que l’on devait s’expliquer plus tard par la certitude où ils étaient qu’ils arriveraient, une fois établis dans la baie, à s’emparer du tout.

 

« Mabel avait déjà loué depuis longtemps, pour le capitaine Hyx, les îles Ciès. C’est là que fut établi le siège de la société canadienne.

 

Le gouvernement espagnol permit à l’autre société rivale de s’installer à l’est de sa ligne, dans la baie de Barra, où il était entendu qu’elle serait comme chez elle.

 

« Tout le monde fut d’accord pour garder le secret dans cette affaire et, sur la demande même des intéressés, on déguisa les concessions sous des marques diverses, exploitation nouvelle du varech ou fabrique d’explosifs.

 

« Chacun était maître chez soi et disposait en quelque sorte, pour se protéger contre les indiscrétions, d’un ruban assez étroit mais réel d’eaux territoriales, de la police desquelles il restait le maître.

 

« C’est de cette façon que, de part et d’autre, on commença à travailler, et c’est de cette façon que, de part et d’autre, on commença à se battre.

 

« Ce furent naturellement les Boches qui commencèrent. Leurs travaux allaient lentement parce qu’ils avaient affaire à un terrain vaseux dans lequel les galions s’étaient enfouis profondément, tandis que la société d’à-côté, laissant la vase pour plus tard, avait fait porter ses recherches surtout sur les fonds de roc et de granit.

 

« C’est ainsi que, dans les premiers mois, les ouvriers de Mabel avaient découvert les deux vaisseaux pleins d’or, le Saint-Siméon et le Saint-Luc, tandis que les Boches en étaient encore à avoir ramassé quelques vieux canons pareils à ceux que l’on montre au musée d’artillerie de Paris et qui ont été, eux aussi, arrachés aux fonds de la baie de Vigo par l’une des sociétés françaises qui ont tenté jadis de retrouver les trésors.

 

« Est-il besoin de dire que, dans la circonstance, on usait des dernières découvertes de la science et que toute la puissance pneumatique dont on pouvait disposer, en aspirant dans de larges boyaux les terres et les rocs préalablement détruits à la mélénite, préparait merveilleusement le travail des scaphandriers.

 

« Seulement le travail de Mabel, pour les raisons que j’ai dites, était plus avancé, et déjà ses scaphandriers à lui transbordaient l’or dans des coffres qui allaient remplir Le Vengeur, derrière les îles Ciès…

 

« Si bien qu’un beau jour les Boches, qui avaient préparé très méticuleusement leur coup, accoururent en nombre ; et toute une bande de scaphandriers, armés spécialement pour ce guet-apens de fusils à balles électriques et de torpilles sous-marines, tomba sur les scaphandriers du capitaine Hyx, en tua la moitié, mit en fuite le reste et s’empara du Saint-Siméon et du Saint-Luc !

 

« Quand on apprit la chose au capitaine Hyx, celui-ci n’en marqua aucun ennui. Bien mieux, il déclara que la nouvelle était bonne, qu’il s’y attendait un peu et que désormais il traiterait sous les eaux de Vigo les scaphandriers boches comme ceux-ci avaient fait des siens et il ne doutait point que, puisque ces messieurs avaient décidé de s’emparer de tous les trésors par la force, il ne réussît, lui, capitaine Hyx, à s’en rendre le maître, entièrement, avant qu’il fût longtemps, et comme c’était justice !…

 

« Dès le lendemain il amenait ses engins de bataille ainsi que des scaphandres spéciaux, et la guerre recommençait.

 

« Elle n’a point cessé depuis. Personne ne se plaint. Personne ne lâche le morceau. Les troupes, de part et d’autre, se sont aguerries et ont appris à combattre sous l’eau comme d’autres luttent en plein air…

 

« Les risques sont graves, certes ! Mais les états-majors boches n’ont point accoutumé de ménager leurs hommes et ceux-ci ne sont guère plus à plaindre que les misérables que l’on a trouvés attachés à leurs mitrailleuses et qui redoutent plus le revolver de leurs propres officiers que les projectiles ennemis !

 

« Quant aux hommes du capitaine Hyx, ce sont des gars un peu brûlés (comme disent les Français), qui n’avaient plus guère à espérer grand-chose en ce monde et qui sont en train de devenir tout simplement millionnaires, à moins, bien entendu, qu’ils n’aient la tête emportée par quelque damnée torpille à la mode de la baie de Barra ! Tout cela, comme vous le comprenez maintenant, se passa fort convenablement et avec le moins de bruit possible.

 

« On ne se sert plus de cette vieille retentissante poudre à canons, ni d’autres explosifs qui font, bien souvent, plus de bruit que de mal !…

 

« Électrique et pneumatique ! voilà les deux forces qui combattent, sans compter, bien entendu, l’acier, arme ordinaire des braves gens de guerre sur la terre et au-dessous des eaux. Nous avons eu de brillantes charges à la baïonnette ! Et aussi quelques coups de hache d’abordage mémorables !

 

« Tenez ! mon cher ami, si j’étais un peu moins fatigué, je vous tracerais sur cette carte les méandres de nos tranchées et de celles de ces messieurs boches, et vous verriez où nous en sommes de la bataille de Vigo !

 

« Je crois, du reste, que la décision est prochaine. En tout cas, nous pouvons dès maintenant nous réjouir… Nous tenons le bon bout, c’est-à-dire les bons galions !… Leur nouvelle artillerie carrée est arrivée trop tard ; la demi-douzaine de galions que les Boches ont foudroyés sur notre terrain avaient été déjà vidés par nos soins.

 

« Je parie qu’en ce qui les concerne, s’ils sont arrivés à récupérer une soixantaine de millions, avec le Saint-Jean-Baptiste, c’est tout le bout du monde ! Et ils viennent de perdre le Saint-Marc !… Mais tout cela, certes !… tout cela finira par se régler autour de la cote six mètres quatre-vingt-cinq !… »

 

Ce disant, le docteur s’était avancé (encore assez solidement, ma foi) vers le mur où était piquée une carte hydrographique de la baie de Vigo et il me montra un point qui devait être un peu en retrait au sud-ouest de la fameuse ligne de démarcation.

 

À ce point, on lisait R. 13, c’est-à-dire : Rocher treize mètres, ce qui signifiait qu’à treize mètres au-dessous du niveau de la mer, il y avait un fond de rocher. Et il m’expliqua que cette carte avait été faite il y a une vingtaine d’années au moins, que, depuis, des épaves étaient venues s’accrocher à ce rocher sous-marin et que le fond, à cet endroit précis, s’en était trouvé exhaussé de plusieurs mètres. Maintenant, six mètres quatre-vingt-cinq seulement séparaient le niveau des eaux de cette petite cime qui dominait toute la vallée sous-marine et de laquelle on pouvait gêner merveilleusement les élans des travailleurs de la mer !

 

Les Boches avaient compris si bien l’importance de la position qu’ils avaient tout fait pour s’en emparer et que leurs tranchées l’encerclaient de plus en plus !

 

Au prix de pertes inouïes, ils avaient encore, la nuit précédente, avancé leurs premières lignes de quelques mètres au sud-ouest… Mais tout cela devait fort mal se terminer pour eux, car le capitaine Hyx leur réservait un « chien de sa chienne », une si belle bête hargneuse et dévorante qu’on en parlerait longtemps au fond de la baie de Vigo !…

 

« Les premières lignes !… les tranchées !… les assauts à la baïonnette !… finis-je par m’exclamer lorsque le docteur m’eut permis d’ouvrir la bouche pour traduire tout de même mon ahurissement, mais on se bat donc sous la mer, à Vigo, comme on se bat sur la terre, en Champagne ?…

 

– Évidemment !… évidemment !… Comment voulez-vous qu’ils se battent ?… Les règles sont les mêmes… partout ! Seulement, ils sont obligés tout le temps de s’éclairer !… Il n’y a de jour pour les combattants que celui qu’ils font !…

 

Oui ! oui !… je sais ! je sais !… moi aussi j’ai vu certaines lumières étranges qui passaient comme des reflets au fond des eaux !…

 

– Reflets de lune et d’étoiles ! ricana l’excellent Médéric Eristal ! Visions d’imaginatif !… On ne peut rien voir, on ne doit rien voir ni rien savoir au-dessus des eaux de Vigo, cher Herbert de Renich !…

 

Compris ! compris ! je n’insiste pas !… Mais l’imagination est bien pauvre, en vérité, à côté de faits comme ceux-ci ! Ma parole, elle est dépassée, outrepassée, trépassée !… »

 

Et, après avoir levé les bras avec enthousiasme, je les laissai retomber avec accablement :

 

« Que voulez-vous que l’on imagine, repris-je en secouant la tête, après ce que vous venez de me raconter, cher docteur ?… Que voulez-vous, je vous le demande !… Une chose cependant, une seule !… Est-ce toujours mon imagination – comme vous dites avec une si belle ironie pleine de prudence – est-ce toujours mon imagination qui a entendu des soupirs sur la baie, des plaintes de blessés, sans doute, qui semblaient sortir des chalands noirs arrêtés sur les eaux noires ?…

 

– Ah ! ah ! Depuis vingt-quatre heures à Vigo et avoir vu déjà et entendu tant de choses ! Vous ne perdez pas votre temps, Herbert de Renich !… Eh bien ! oui, entre nous, vous avez vraiment entendu… Que voulez-vous ? la bataille bat son plein !… et il faut bien qu’il, y ait des blessés quelque part !

 

– Vous me diriez le contraire que je n’aurais pas le droit de vous croire. Certes, rappelez-vous qu’il y a quelques semaines, aux îles Ciès, j’ai aidé à les débarquer moi-même, vos blessés, et à vous les amener à la Croix-Noire !… Mais, écoutez, docteur ! Voilà ce qui me chavire considérablement la cervelle : comment avoir des blessés en dessus, des blessés qui semblent sortir d’un combat ordinaire en dessus, alors que la bataille bat son plein en dessous ?…

 

Eh là ! comprenez donc cette chose simple qu’on les a ramenés du dessous au-dessus et que c’est la besogne des chalands noirs… Les chalands noirs, de part et d’autre, ne servent pas seulement à engouffrer les coffres pleins d’or qui leur viennent d’en bas, mais aussi les mutilés de la guerre, les râlants de la bataille du dessous, cher monsieur Herbert !

 

« Comprenez que, peu à peu, le service de la Croix-Noire s’est admirablement organisé de part et d’autre ! Au début, les scaphandriers blessés se traînaient ou se laissaient traîner jusqu’au point d’accostage, aidés par les scaphandriers-brancardiers… C’était long ! C’était long !… Et puis une blessure à la tête de cuivre ou au soufflet respiratoire était tout de suite mortelle ! Donc ! Réfléchissez ! Étouffement, n’est-ce pas ?… C’est alors que l’on a imaginé, au-dessus des combattants, les chalands noirs, qui ont des dispositions intérieures spéciales et qui laissent traîner des câbles où l’on accroche directement le blessé, qui est hissé, le plus souvent, avant qu’il n’ait eu le temps de mourir étouffé ou noyé… Je dis le plus souvent… Je ne dis pas toujours, évidemment ; quant aux blessures ordinaires sur le corps, comme on s’est arrangé pour que la tête reste bien isolée, malgré tout, de la pression des eaux, les blessés s’en tirent ! Et puis la guerre est la guerre !… et les conditions du combat sur la terre, avec les gaz asphyxiants, et dans les airs sont quelquefois plus terribles que celles de la lutte au fond des eaux… de toute évidence !

 

– Maintenant, l’humanité est tranquille, je veux dire satisfaite, déclarai-je sur le ton d’une amère philosophie… il n’est point d’éléments où elle ne se massacre congrûment !

 

– Vous l’avez dit, cher Herbert de Renich !…

 

– Mais ces chalands et aussi ces petits remorqueurs, toute cette flottille en apparence si pacifique qui glisse sur les eaux de Vigo, rien ne les empêcherait au besoin de faire descendre, de part et d’autre, des bombes ou des mines sur les combattants !… Ainsi font les vaisseaux de l’air sur les guerriers du dessus de la terre !

 

– Sacré Herbert ! ça se saurait tout de suite en dessous et les flottilles ennemies du dessus se battraient tout de suite en dessus, et il ne le faut pas, il ne le faut pas !… Neutralité au-dessus ! neutralité espagnole, cher maître !… L’Espagne ignore que nous nous battons, ne l’ignorez pas ! Au fond, elle nous demande peu de chose : de ne point faire de bruit et de cacher nos blessés. Est-ce compris ?

 

– Étonnant ! Extraordinaire, prodigieuse bataille ! Que d’or et que de sang au fond de tes eaux, ô Vigo !…

 

– Ce sera le mot de la fin, déclara le docteur, car, réflexion faite, je ne tiens plus debout !… Je vois du reste que vous paraissez aussi fatigué que moi…

 

– Oui, oui, aussi fatigué », fis-je en regardant mon lit, dont Potaje, qui était rentré à l’instant dans ma chambre et qui avait certainement passé tout ce temps à écouter derrière la porte, venait de faire la couverture…

 

Et assurément mes yeux se fermaient malgré moi. Les yeux du docteur se fermaient également… Et, voyant cela, chacun nous eûmes un triste sourire.

 

« La nature reprend ses droits !… expliqua le docteur, qui était assez amateur d’apophtegmes… Mais en vérité je ne sais où je vais aller me coucher !… »

 

À ce moment, on frappa à la porte et l’on entra. C’était encore l’énorme majordome qui prononça :

 

« Il y a une personne en bas qui attend monsieur. Elle a dit de dire à monsieur que monsieur devait s’apprêter à le suivre jusqu’au château de la Goya, où il est impatiemment attendu !… »

 

J’étais à la fois consterné et furieux, comme bien vous imaginez, et je ne pouvais détacher mes yeux de cette couche où déjà, par la pensée, je m’allongeais pour un repos tant gagné…

 

« Ah ! bien, fit le docteur, voilà qui arrange tout ! Le château de la Goya !… Vous n’en serez pas revenu avant le matin !… Je vais me coucher dans votre lit !… »

 

Et il commença de se déshabiller.

 

XXII

OÙ SE TROUVAIT LE CAPITAINE HYX
ET COMMENT IL ME FUT ORDONNÉ
DE LE JOINDRE


Après un soupir déchirant, je dis au majordome de répondre à la personne qui m’attendait que je serais auprès d’elle dans cinq minutes.

 

Le majordome salua et sortit. « Ils ne me laisseront donc pas une nuit de tranquillité ! m’exclamai-je.

 

– Si l’on peut appeler ça une nuit ! fit le docteur. Car, si je ne me trompe, celle-ci est déjà fort avancée !… Bonsoir, cher Herbert de Renich !… »

 

Et il se glissa sous les couvertures. J’en aurais pleuré.

 

« Dites donc, fit-il, avant de s’endormir… puisque vous avez rendez-vous au château de la Goya, renseignez-vous donc sur le point de savoir qui l’habite en ce moment et s’il y a longtemps qu’on a réentendu parler d’un certain von Kessel, qui y faisait de courts séjours de temps à autre, au commencement de la guerre…

 

– L’amiral von Treischke ! m’exclamai-je… mais il est là !… Et c’est lui certainement qui me fait demander ! »

 

Du coup, le docteur ne dormait plus. Il s’était relevé sur son coude et me regardait avec un air d’effroi vraiment comique.

 

« Êtes-vous sûr de ce que vous dites-là ?

 

– Si j’en suis sûr ! mais j’ai vu le von Treischke cette nuit, sans qu’il s’en doute ! »

 

Je ne dis ni où, ni comment ; mon aventure dans le souterrain où les Boches entassaient leurs trésors me rendait d’une prudence extrême.

 

« Diable ! diable !… Et vous allez le voir !… Eh bien, tant mieux ! tant mieux !… Si vous voulez m’en croire, vous ne perdrez pas une seconde ! Courez auprès de lui et dites-lui qu’il quitte le pays au plus vite ! au plus vite !

 

– Ah ! vraiment ! fis-je en crispant mes poings rageurs. Encore cette commission qui m’a si bien réussi une première fois !…

 

– Mais elle ne vous a pas si mal réussi, puisque vous êtes parvenu à soustraire le von Treischke à la poursuite de l’Irlandais !… et que, grâce à ce contretemps, nous avons pu éviter bien des malheurs !…

 

– C’est une combinaison qui vous a peut-être réussi à vous, mais qui ne m’a pas réussi à moi ! Veuillez le croire ! Si vous croyez que c’est une existence pour un jeune homme neutre que celle qui consiste à échapper au capitaine Hyx pour devenir le prisonnier de l’amiral von Treischke !…

 

– Vous n’avez jamais aimé votre Amalia !… » grogna le docteur avec mépris. Et il retomba sur son oreiller.

 

Je me précipitai sur ma couche et le secouai d’importance. Il se laissa faire du reste, tant l’émotion de me revoir, l’abus du skydam et de la cocaïne l’avaient rendu inoffensif… et je m’exclamai :

 

« Moi ! ne pas aimer Amalia ! Mais chacun de mes pas, mais tous les soupirs que j’exhale !… toutes les imaginations que j’enfante !… tout, tout, se rapporte à Amalia et à son salut !… Et si je vais au château de la Goya à une heure pareille, vous laissant un lit dont j’ai autant besoin que vous, sachez donc que c’est encore pour elle !… car j’ai découvert une autre façon de sauver Amalia que de faire fuir son mari !… une façon qui, en même temps qu’elle sera le salut de cette femme adorée, rendra, il faut l’espérer, la raison au capitaine Hyx et l’empêchera de commettre ses derniers crimes !…

 

– Eh bien ! si vous avez une façon comme ça ! s’écria le docteur en brandissant sa petite fiole de cocaïne… usez-en, usez-en au plus vite ! car il est grand temps, je vous le jure !

 

– Eh bien ! mon cher Médéric Eristal, dans cette affaire, vous pouvez m’aider mieux que quiconque, repris-je avec force et un enthousiasme soudain destiné à galvaniser cette nature molle ; je suis sûr du triomphe, vous entendez, si je parviens à joindre le capitaine Hyx et à avoir un entretien de cinq minutes avec lui !… Or, voyez mon malheur ; non seulement, jusqu’ici, je n’ai pu approcher de lui, mais encore on m’a retourné les lettres (dont une à votre adresse) que j’avais adressées aux îles Ciès. Et maintenant, jugez de ma joie quand je vous ai aperçu dans cette chambre !… « Le voilà, me suis-je écrié en moi-même, le voilà l’homme qui va me sauver de mon cruel embarras et nous sauver tous en faisant ma commission au capitaine Hyx !… » Dès le matin, cher docteur, il faut que vous alliez le trouver, notre capitaine, et cela sans perdre une minute, sans perdre une seconde ! Moi aussi, je suis pressé !…

 

– Vous êtes fou ! déclara benoîtement le docteur !… Je n’ai plus rien à faire avec le capitaine Hyx ! Je l’ai déclaré urbi et orbi ! Je ne connais plus cet homme !… Je ne retournerai plus jamais auprès de lui !… Je l’ai quitté hier matin pour toujours !… Je suis libre désormais, et je puis dormir tranquille !… Voilà pourquoi, quand vous m’avez vu dans cette chambre, mon cher Herbert de Renich, vous avez aperçu un visage aussi rayonnant !… Ne me demandez plus rien qui ait un rapport quelconque avec le capitaine Hyx !… »

 

Je l’aurais étranglé, mais vraiment il n’était pas en état de se défendre et c’eût été un lâche assassinat.

 

Il était retombé sur mon oreiller et semblait commencer à en apprécier sérieusement la douceur. Le majordome était revenu frapper à ma porte.

 

« Tout de suite, je descends ! » Mais je m’étais retourné sur Médéric Eristal et l’arrêtai encore sur le seuil de l’abîme de sommeil dans lequel il se laissait si voluptueusement glisser.

 

« Vous trahissez le capitaine Hyx ! lui jetai-je dans le nez. Ce que vous faites-là est horrible !…

 

– Pas aussi horrible que ce que prépare le capitaine Hyx », soupira-t-il tranquillement.

 

Je le secouai encore :

 

« Avez-vous réfléchi qu’abandonner le capitaine Hyx dans un pareil moment, c’est trahir aussi votre cause, celle des alliés, pour laquelle il lutte, pour laquelle il a donné sa fortune, pour laquelle il veut ravir aux Boches les deux milliards d’or des galions de Vigo ?… Sans lui, ces milliards auraient pris déjà le chemin de Berlin ! C’est moi qui vous le dis !…

 

– Et je te crois ! » grogna gentiment le docteur. (Il n’avait plus aucune force de réaction et fermait les paupières comme un gros bébé de lait qui n’écoute même plus chanter sa nourrice. J’avais beau le secouer c’était comme si je le berçais… Enfin, il parvint encore à dire (en s’y reprenant à plusieurs fois…) :

 

« Cher Herbert !… Le capitaine Hyx est un homme étonnant, étonnant, que j’adore !… Mais moi, je n’ai rien, ou à peu près rien à faire avec la bataille de Vigo, cher Herbert !… Moi, je suis le docteur intime du Vengeur !… Et la vie est devenue tout à fait impossible à bord du Vengeur ! Croyez-en un brave homme qui a beaucoup sommeil !… Il y a, à bord, des révoltes presque tous les jours ! L’Irlandais a été obligé de faire des exemples… Il y a eu de terribles punitions !… Depuis le crime boche du Lot-et-Garonne, je vous ai dit qu’on ne pouvait plus tenir les Anges des Eaux !… ni le capitaine Hyx lui-même, qui a voué à toute la bocherie une haine qui lui fait planter des couteaux dans les murs de sa chambre !… J’ai vu ça, moi ! j’ai vu ça ! Et cependant, il ne veut se réjouir tout à fait dans le sang que lorsqu’il aura pris l’amiral von Treischke… Mais ses hommes ont trop attendu !…

 

« Ils veulent la femme à défaut de l’homme pour se réjouir dans le sang !… Et ils veulent qu’on leur livre tous les Boches prisonniers !… Et je crois bien que, pour les faire patienter, il a bien fallu leur en abandonner quelques-uns, ce matin !… Je sais ! Je sais qu’en ce qui concerne Amalia, le capitaine Hyx a encore trois jours !… Il a obtenu cela de ses hommes ! « Trois jours, leur dit le capitaine Hyx, et je vous donne le von Treischke ! » Eh bien, moi, je n’ai pas voulu attendre ces trois jours-là, car au bout de ces trois jours-là… qu’ils aient ou non le von Treischke, ce qui va se passer n’a de nom dans aucune langue humaine !… Voilà pourquoi j’ai pris mes cliques et mes claques… J’ai voulu, en partant, embrasser le capitaine Hyx, car je l’ai beaucoup aimé, mais il m’a mordu ! Voilà où nous en sommes !… C’est comme je vous le dis… Bonsoir !… cher Herbert de Renich !… »

 

Il ronflait maintenant… et comme on frappait encore à la porte, je m’arrachai d’abord une poignée de cheveux, donnai un coup de pied à Potaje, qui alla rouler jusqu’au bout de la chambre avec un vacarme à réveiller tout l’hôtel.

 

« Je descends !… Je descends !… »

 

Un bruit de trompe d’auto, bruit qui appelait votre serviteur avec impatience, me fit aller à la fenêtre… Sous la lanterne de l’hôtel, je reconnus au volant de la torpédo l’homme qui levait la tête vers ma fenêtre.

 

C’était le personnage qui commandait la manœuvre dans le chaland noir, le herr leutnant que j’avais vu, la nuit même, dans les caves mystérieuses de la Goya, s’entretenir avec Fritz et le von Treischke !…

 

« Je descends ! » lui jetai-je. Mais avant de descendre je pris dans mes bras Potaje, qui pleurait !

 

« Potaje, lui dis-je, mon bon petit Potaje, pardonne-moi, je suis énervé et il y a de quoi !…

 

– Ah ! le señor peut compter sur moi !… Je ne pense qu’à elle !… Et je serais déjà près d’elle avec mes petits outils pour les barreaux de la fenêtre… si j’avais trouvé les petits outils qu’il faut !… Mais je les aurai demain matin dès l’ouverture des boutiques, je le jure !

 

– J’avais pensé, Potaje, que tu avais ces outils-là ordinairement sur toi !…

 

– Autrefois, oui !… Mais depuis que don Ramon m’a appris à vivre en mendiant comme un honnête homme, je les ai donnés à de pauvres garçons qui en sont encore réduits pour vivre à travailler la nuit avec ces outils-là, mon bon monsieur Herbert !…

 

– Tu es un grand cœur, Potaje !… Écoute-moi ! Je vais à la Goya… Je ne sais quand j’en reviendrai, mais toi ne t’occupe pas de moi… Ne t’occupe que d’elle !… Tu me ferais plaisir si, en revenant, tu m’apprenais que tu l’as fait sortir de sa cage !

 

– On fera l’impossible et le reste ! Adieu, señor ! »

 

La trompe avait repris sa musique…

 

Une minute plus tard, je sautais dans l’auto. L’homme me demanda si j’étais bien M. Herbert de Renich. Je répondis en le saluant. Il se présenta comme le neveu de von Kessel, Limbourgeois et rentier pour me servir !

 

Je hochai la tête et m’assis à son côté : toutes ces simagrées étaient bien inutiles avec moi, mais ces gens-là ne sont heureux que lorsqu’ils ont l’air de dissimuler quelque chose ou de tromper quelqu’un, même quand ça n’est pas nécessaire…

 

Nous prenions par le plus court, c’est-à-dire que nous passions par les petites rues que j’avais déjà traversées à pied avec Potaje pour nous rendre à l’hôtel. Et ainsi nous arrivâmes au carrefour du bar de Santiago-de-Compostelle !

 

Or, le bar, qui avait été fermé sur nos talons, était réouvert. Il y avait là-dedans de la lumière et joyeuse compagnie. Nous ne fîmes que glisser devant lui ; mais quelle ne fut pas ma stupéfaction en apercevant, dans un coup d’œil, dans un simple rapide coup d’œil, perché sur un haut tabouret et buvant un sacré cocktail avec ce sacré Jim, ce sacré midship lui-même !…

 

Il fut un temps (qui n’était pas loin) où je me serais réjoui d’apercevoir cette sympathique figure, car je me serais dit : « Ah ! ah ! voilà un homme qui va m’aider à joindre le capitaine Hyx ! » Mais, après ma conversation dernière avec le docteur, je pensai que le midship (qui buvait si joyeusement avec Jim) devait, lui aussi, avoir lâché le capitaine Hyx !… L’épouvante faisait fuir tous ceux qui le pouvaient du Vengeur !… Ah ! oui ! il était temps d’en finir !… Les dernières paroles endormies de Médéric Eristal m’étaient restées dans l’oreille et j’en frissonnais encore !…

 

Le Boche ne m’adressa point la parole durant tout le trajet. Et pendant que l’auto contournait l’anse de San-Francisco, coupait la pointe del Castro et descendait au long de la baie de la Goya, je me rappelais certaine autre promenade en auto qui avait conduit, certain soir, par le même chemin exactement, la jolie cigarière de Vigo à cette chambre tragique qui était devenue la prison de la dame voilée !

 

Était-ce le hasard qui faisait se rejoindre les deux drames en cet endroit sauvage ?

 

Où était Dolorès en ce moment ? Le docteur ne me l’avait point dit !

 

Et surtout (me demandai-je tout au fond de moi-même) où était le fiancé de Dolorès ? Que faisait Gabriel ?… Qu’avait-il fait depuis ma dernière confidence ?… Cherchait-il encore le von Treischke, qu’il avait juré de découper en morceaux, le cherchait-il toujours au fond des mers ? Le poursuivait-il sur son chalutier jusqu’au creux des mystérieuses baies où il pouvait croire que l’U-… avait trouvé un refuge passager ? Perdait-il un temps précieux à laisser traîner ses filets de guerre dans l’espérance de ramener, quelque jour, sur le pont de son navire, le fameux monstre des mers, terreur de la côte, von Treischke le Hideux ?…

 

Qui donc, du capitaine Hyx ou de Gabriel, tomberait le premier le héraut de von Tirpitz, celui qui portait le mot d’horreur boche sur tous les océans ?…

 

Holà ! Seigneur ! Gabriel est un enfant, un trop petit enfant pour que votre juste courroux l’ait armé du juste glaive !

 

Et moi, j’aurai fait ma confidence en vain. Et d’avoir encore été trop bavard, inutilement, il pourra me cuire un jour. Cela, pas plus que le reste, ne serait fait, au surplus, pour m’étonner !…

 

Entre les deux tours, la porte, l’antique porte du château de la Goya, s’est ouverte pour nous laisser passer.

 

Certes ! on ne m’accorde pas le temps de donner une date précise à ces vieilles pierres ni d’entasser des réflexions d’ordre architectural.

 

Je suis conduit, sans plus de discours ni de politesse, au fond d’un bureau sombre, éclairé par une étroite meurtrière le jour, et par une méchante lampe la nuit. Comme il ne fait pas encore tout à fait jour et comme il ne fait plus tout à fait nuit, le jour de la meurtrière est à peine naissant et la lueur de la lampe est déjà mourante ; et là-dedans il résulte, pour le visage de von Treischke et pour celui de Fritz von Harschfeld, derrière lui, une vilaine couleur, mi-verdâtre, mi-jaunâtre, qui n’ajoute à la beauté ni de l’un ni de l’autre.

 

« Herbert de Renich, me dit von Treischke, nous ne sommes pas contents de vous !

 

– Ah ! » fis-je… et je n’en dis point plus long, par prudence. J’aurais bien été tenté de répondre quelque chose dans ce genre :

 

« Si vous croyez, Messieurs, que, de mon côté, j’ai lieu d’être satisfait de la façon dont vous nous traitez, moi et ma vieille mère »… mais, outre qu’ils ne m’auraient point laissé achever ma phrase, j’aurais fait preuve à leurs yeux d’un certain esprit de révolte qu’il ne me convenait point de leur montrer dans le moment.

 

Ils m’expliquèrent assez rudement que j’aurais dû venir faire mon rapport au château de la Goya, sitôt mon retour des îles Ciès, et qu’ils ne comprenaient point la nécessité où je les avais mis de m’envoyer chercher !…

 

Je leur répondis très humblement (ô hypocrisie ! prête-moi tout ta force sournoise jusqu’au jour proche où j’aurai, moi aussi, mon otage, et où je pourrai parler en maître à mon tour !), je leur répondis donc que n’ayant pu, pour beaucoup de raisons, mener à bien mon voyage aux îles Ciès, je n’avais point cru absolument urgent de les mettre au courant de mon échec !… Et je leur narrai mes aventures de la nuit, moins, vous pensez bien, tout ce qui se rapportait au château de la Goya.

 

« Nous avons pensé qu’il vous serait, en effet, très difficile d’aborder les îles Ciès, déclara d’un ton péremptoire le von Treischke, mais nous nous en sommes consolés en nous disant que la chose avait peu d’importance maintenant, attendu que vous n’aviez aucune chance de trouver, en ce moment, aux îles Ciès, le personnage en question !

 

– Les instructions que vous m’avez fait parvenir portaient cependant qu’il devait s’y trouver !… interrompis-je.

 

– Oui… cela était exact au moment où ces instructions furent rédigées… mais maintenant ça ne l’est plus !… Non ! ce n’est plus là que vous trouverez le capitaine Hyx !

 

– Et où donc, amiral ?… »

 

Von Treischke prit la lampe, me fit signe de le suivre et me conduisit tout contre la muraille où s’étalait une immense carte hydrographique de la baie de Vigo. Son doigt alla trouver l’endroit que sur la carte de ma chambre, à l’hôtel, le doigt de l’excellent docteur était allé chercher, le point en face duquel on avait écrit ici, à l’encre rouge, cote six mètres quatre-vingt-cinq !…

 

« Ici ! c’est ici que vous le trouverez !… fit entendre la voix, qui me parut formidable, de von Treischke !… Là !… Le personnage est là !… »

 

J’avais compris ! Misère de ma vie ! j’avais compris ! Mais je fis cependant celui qui n’avait pu comprendre ! Et, pendant qu’une sueur glacée me recouvrait le visage :

 

« Que signifie ceci ?… balbutiai-je… amiral ! amiral !… Ceci est une carte hydrographique… Ces chiffres indiquent la hauteur des eaux à cette cote…

 

– Cette cote, monsieur, marque en effet que la sonde rencontre le roc à six mètres quatre-vingt-cinq au-dessous des plus basses eaux, et c’est là, c’est bien là qu’est le personnage, à six mètres quatre-vingt-cinq au-dessous de la mer !… et c’est là que vous me ferez le plaisir d’aller le chercher ! »

 

Il est probable que j’avais des yeux hagards, car von Treischke me pria de reprendre mes esprits et de montrer moins d’affolement dans un moment où il avait le plus besoin de mon sang-froid.

 

« Qu’un autre, dit-il, s’étonne de la commission, passe ! Mais vous, Herbert de Renich… vous qui avez voyagé avec le capitaine Hyx, comment pouvez-vous être surpris d’aller au-devant de lui sous la mer !… Vous n’en êtes pas à savoir ce que c’est qu’un scaphandrier !… Ne craignez rien, on vous donnera le scaphandre qu’il faudra !… Et le dernier modèle encore !… Et voici monsieur (von Treischke désignait alors son soi-disant neveu)… voici monsieur qui se fera un plaisir de vous accompagner, le plus loin possible…

 

Mais quand ? quand ?… m’écriai-je hors de moi.

 

– Mais tout de suite, monsieur, tout de suite ! »

 

Je me laissai tomber, comme étourdi, dans un fauteuil. Certaines paroles du docteur me sonnaient alors aux oreilles de furieuses cloches : La bataille bat son plein !…

 

On m’envoyait chercher le capitaine Hyx à la cote six mètres quatre-vingt-cinq, pendant que la bataille battait son plein au fond de la baie de Vigo !…

 

XXIII

LA COTE SIX MÈTRES QUATRE-VINGT-CINQ


Quand, au bout de quelques secondes, je sortis de mon accablement, je me trouvai seul en face de von Treischke. Fritz et le neveu avaient disparu. L’amiral s’approcha de moi et me dit :

 

« Nous savons ce qui s’est passé ces derniers jours à bord du Vengeur, qui tire des bordées sous-marines, en ce moment, au large de Vigo. Si nous voulons sauver celle qui fut Amalia Edelman avant d’être Mme von Treischke, nous n’avons plus une heure à perdre, monsieur Herbert de Renich !… Quand le capitaine Hyx, qui se trouve en ce moment où je vous ai dit, rentrera à son bord, ce sera peut-être pour la plus effroyable tragédie de cette guerre. Voilà pourquoi je vous envoie vers lui avant ce retour-là ! Voilà pourquoi il faut que vous lui portiez les documents dont vous êtes chargé à l’endroit précis où notre sûr service d’espionnage nous a révélé sa présence !… à la cote six mètres quatre-vingt-cinq, sous les eaux de la baie de Vigo ! »

 

Je regardai le monstre et j’admirai son cynisme ! Ah ! il n’oubliait rien ! Pour sauver sa femme, il me rappelait froidement que je l’avais aimée, que je l’aimais encore !…

 

« Ne craignez rien, continua-t-il, vous irez à cet homme en parlementaire et il saura que vous venez en cette qualité. Mon neveu vous expliquera tout cela ! Faites tout ce que vous dira mon neveu, quoi que vous puissiez penser et quoi que vous puissiez voir !… »

 

Il toussa, me regarda de côté et reprit :

 

« Attendez-vous à voir des choses surprenantes, monsieur Herbert de Renich ; mais plus elles vous paraîtront surprenantes, plus vous apprécierez avec quel soin jaloux vous devez en garder le secret ! Ceux qui voient cela ne sont point libres d’aller le rapporter ailleurs. En ce qui vous concerne, vous garderez, après votre mission, votre liberté, car j’ose affirmer que nous sommes sûrs de votre discrétion, monsieur Herbert de Renich !

 

– Certes ! Certes ! Amiral, sûr de ma discrétion, vous l’êtes ! Je sais que vous vous êtes arrangé pour n’avoir rien à craindre de ce côté. Mais croyez-vous, amiral, que vous ne seriez point plus sûr encore du dévouement avec lequel je remplirais ma tâche difficile si moi, Herbert de Renich, qui vais m’enfoncer sous les eaux de Vigo et qui n’en reviendrai peut-être jamais, vous me donniez votre parole que ma mère ne court aucun danger, qu’elle n’en courra aucun, et qu’elle est entourée de tous les soins désirables ?…

 

– Vous avez ma parole, me dit von Treischke ; et maintenant, allez !…

 

– Mais que dois-je dire au capitaine Hyx ?…

 

– Vous lui remettrez le pli qui est en votre possession et vous n’aurez qu’à confirmer ce qu’il contient, s’il vous le demande. Puis vous me rapporterez sa réponse… »

 

À ce moment le neveu rentra et m’emmena. C’est tout juste si j’eus le temps d’adresser un salut correct à la Terreur des Flandres, que je maudissais de tout mon cœur. Mais dissimulons… j’imagine que tout n’est pas fini entre nous.

 

Où le neveu me conduisait-il ? Il me fit traverser plusieurs salles basses, des corridors obscurs, descendre un escalier vermoulu et je me trouvai sur le quai extérieur du petit port intime de la Goya.

 

Là, il me fit monter avec lui dans une vedette dont le moteur fut immédiatement mis en marche et nous sortîmes du port pour glisser rapidement sur les eaux de la baie.

 

Nous avions le cap au nord-ouest, sur la pointe du Subvido.

 

Le soleil venait de se lever. Une aurore magnifique embrasait les monts derrière les terrasses de la ville et tout le golfe s’éveillait dans une paix enchanteresse.

 

Pendant ce temps, je savais que nous glissions, dans notre vedette, au-dessus de la bataille, de la bataille qui battait son plein, et que rien ne révélait aux yeux ni aux oreilles des profanes.

 

Elle était là, sous nos pieds, la Bataille invisible que j’allais connaître tout à l’heure…

 

Eh bien ! me croira-t-on ? au lieu d’être saisi d’épouvante à l’idée de pénétrer dans cette horreur sous-marine tant redoutée, je me sentais surtout agité par une angoissante (certes !) curiosité…

 

Oui, encore la curiosité était plus forte que ma peur. Car, au fond de moi-même, assurément, j’avais peur ; je n’ai jamais voulu faire le bravache et, je l’ai dit assez souvent, rien dans mon éducation ne me prédestinait au rôle de héros, mais j’étais encore plus curieux que peureux, voilà tout… Et ce n’était point la première fois que la chose m’arrivait, et peut-être serait-il assez logique d’aller chercher là, dans cette curiosité maladive et un peu féminine (et un peu peureuse, mais pas assez…), d’aller chercher là, dis-je, la raison de tous les malheurs exceptionnels de ma carrière…

 

Pour en revenir à la baie de Vigo, qui s’éveillait sous les feux de l’aurore, il fallait être averti, comme je l’étais déjà, par des incidents précédents, pour prêter une attention quelconque aux chalands noirs qui stationnaient sur certains points de la rade.

 

On aurait dit des charbonniers qui attendaient normalement quelque paquebot à ravitailler ; certains de ces chalands, un peu plus loin, tout là-bas du côté de l’île de Toralla, et par conséquent pas bien loin de la cote six mètres quatre-vingt-cinq (approximativement), avaient des silhouettes de dragues et aussi pouvait-on penser qu’ils étaient là pour draguer la vase des passes de Vigo !… Or, ils draguaient très tranquillement, au moins en apparence, dans leurs flancs noirs, l’or et le sang… les trésors et les blessés ! Je savais cela, moi !… Et peut-être beaucoup d’autres que moi savaient cela sur la rade, mais ils devaient traverser la rade comme je le faisais, en ayant l’air de ne rien savoir du tout !…

 

Car il y avait des malins, certainement, qui, s’étant aperçus de quelque chose, avaient dû regretter bien amèrement d’avoir été doués par la nature d’une aussi belle perspicacité.

 

… Enfin, nous arrivâmes à l’entrée nord-ouest de la baie sans aucun incident ; et soudain nous fîmes notre entrée dans la baie de Barra, celle qu’il était si dangereux d’approcher et au fond de laquelle et sur les côtes de laquelle il était arrivé certaines aventures à Gabriel lui-même.

 

Je reconnus, à la description qu’il m’en avait faite, les étranges bâtiments élevés sur pilotis au pied des falaises et je vis ces singulières bâches goudronnées qui tramaient sur les eaux et empêchaient ainsi le regard de pénétrer même entre les pilotis.

 

Quelques coups de sifflet stridents, modulés d’une certaine façon, et une barrière s’ouvrit dans tout cet amalgame de bâtisses et de bâches et de pilotis… et nous fûmes encore à l’intérieur d’un petit port, comme on en voit dans certains établissements de bains qui ont une piscine intérieure…

 

Une rampe descendait dans l’eau et cette rampe aboutissait à des quais de bois. Et sur ces quais il y avait de petits wagons pleins de guerriers immobiles !

 

Ah ! je n’oublierai jamais encore cela, encore cela !…

 

Je ne sais quel aspect présentaient les chevaliers de la Vieille Humanité (the Old Humanity, disent les Anglais de Walter Scott) quand ils étaient tout enclos dans leurs carapaces d’acier ; évidemment, j’ai vu des armures dans les musées, comme tout le monde. Mais une troupe de chevaliers d’acier, d’hommes de bronze avec leur attirail de Bataille, et leurs casques aux visières rabattues, je n’avais jamais vu cela. Non ! Eh bien, je crois avoir vu cela, ce matin-là, au fond de la baie de Barra.

 

Pour se battre sous les eaux, les hommes semblaient avoir revêtu la carapace de jadis, avec laquelle ils s’étaient heurtés aux plaines d’Azincourt (ou dans toute autre bataille médiévale, assurément). Seulement, ceux-ci, au lieu d’être installés solidement sur de puissants destriers tout bardés de fer comme eux-mêmes, étaient confortablement assis sur ces petits wagonnets.

 

Chaque petit wagonnet (c’était plutôt des plates-formes de wagonnets, garnies de banquettes) contenait douze guerriers immobiles, mais tout à fait immobiles ! Et la vérité est que, je crois bien, ils eussent eu la plus grande difficulté à se remuer ; peut-être même que cela leur était tout à fait impossible, car ils étaient revêtus non point de scaphandres ordinaires, mais de véritables carapaces de bronze, plaque d’acier et autres, retenues aux jointures par des courroies épaisses et des cercles de métal qui entraient l’un dans l’autre, comme des cuirasses de crustacés.

 

Les têtes étaient énormes, point uniquement têtes rondes de scaphandriers, mais têtes-casques avec des proéminences guerrières à l’antique, comme on en voit aux coiffures d’Ajax, de Minerve et autres divinités grecques de la terre et du ciel, proéminences évidemment destinées à préserver le chef des coups de l’adversaire.

 

Entre leurs jambes, ces statues impressionnantes tenaient un fusil qui avait à peu près la forme d’un fusil ordinaire, mais dont la crosse m’a-t-il été expliqué depuis, contenait un magasin d’air comprimé destiné à chasser la balle.

 

Au bout de ces fusils-là il y avait des baïonnettes, comme on en voit aux autres fusils de la terre, bien luisantes, bien aiguës, et toutes allumées comme des cierges par les premières flammes obliques du soleil levant.

 

À la ceinture de ces monstres redoutables pendaient des glaives, étaient attachés des étuis à revolver et des masses d’armes et des haches.

 

Tout cela, paraissait-il, devenait d’une légèreté appréciable sous les eaux.

 

Au-dessous du sac-soufflet à air comprimé qu’ils portaient aux épaules, on voyait un autre sac tout gonflé (m’expliqua plus tard mon compagnon) de grenades d’un certain genre spécial.

 

Sous mes yeux, le train se mit en marche, tiré par des câbles que faisait mouvoir une machine à vapeur dans le bâtiment contre lequel je m’appuyais et, peu à peu, les wagonnets chargés de leurs guerriers immobiles glissèrent au long du plan incliné qui pénétrait dans la mer.

 

Ils disparurent à mes yeux, sous les eaux qui écumèrent après leur passage.

 

« Eh bien ! Qu’est-ce que vous pensez de ça ? me demanda mon compagnon avec une tape sur l’épaule. Et il ajouta : Malheureux que nous soyons arrivés trop tard pour voir partir le nouveau train d’artillerie carrée ! Allons, venez ! »

 

J’étais ahuri, mais je n’oubliais pas qu’il était de mon devoir de le paraître davantage encore que je ne l’étais en réalité puisque, pour le neveu de von Treischke, j’étais censé tout ignorer de la Bataille invisible.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ça ? fis-je en levant les mains au ciel (hypocritement).

 

– Ça ! me répliqua mon guide en me poussant dans une petite pièce dont il referma aussitôt la porte, c’est la guerre moderne !… Voyez-vous, mon garçon, il ne faut plus s’étonner de rien avec la guerre moderne ! Ce que vous avez vu n’est rien à côté de ce que vous allez voir ! Et nous en verrons bien d’autres ! Et nous en verrons bien d’autres !

 

– Mais enfin, on se bat donc ici ?

 

– Oui, ici, dans la baie de Vigo : mais il ne faut pas le dire ! »

 

Et il se pencha sur moi comme s’il allait me dévorer le nez :

 

« Compris ! Compris !

 

– Oh ! je sais que vous êtes très intelligent ! Le Herr amiral m’a dit « Ne vous inquiétez de rien avec Herr Herbert de Renich, il est très intelligent »

 

– Le Herr amiral me flatte m’exprimai-je d’une façon assez maussade. Mais qu’est-ce que c’est encore que ça ? m’écriai-je de nouveau en me trouvant devant une monstrueuse caricature d’homme de fer.

 

– Ça, c’est votre costume, cher monsieur Herbert de Renich, vous allez me faire le plaisir d’entrer là-dedans…

 

– Est-il possible !… Mais je vais faire peur à tout le monde, là-dedans ! »

 

Certes, l’amiral ne m’avait pas menti. Pour le moins, on me donnait le dernier modèle, assurément, de ce qui se faisait de plus extraordinaire en fait de scaphandre !

 

« Vous comprenez, me dit l’autre qui riait de mon effroi, que l’on vous a gâté… Du reste, il vous fallait un appareil spécial pour descendre à des profondeurs spéciales.

 

– Ah ! ah ! je vais descendre à une profondeur spéciale ?

 

– Mon Dieu oui, à quatre-vingt-dix ou cent mètres au moins !…

 

– Mais c’est impossible, m’écriai-je. Je connais la carte hydrographique de Vigo et il n’y a pas de ces profondeurs-là dans la baie !… Des profondeurs de vingt, vingt-cinq, trente-quatre, quarante et exceptionnellement quarante-quatre, c’est déjà bien suffisant, c’est déjà trop !… Et puis, ne dois-je pas aller à la cote six mètres quatre-vingt-cinq, m’a dit l’amiral, alors ?…

 

– Alors, pour parvenir sans danger à la cote six mètres quatre-vingt-cinq, il faut, mon cher monsieur Herbert de Renich, passer par certains travaux d’art qui ont légèrement déformé la coupe habituelle du fond de la baie, descendre dans certaines tranchées profondes comme des puits où la pression des eaux vous réduirait à l’état de galette si vous revêtiez un scaphandre ordinaire…

 

– Bien ! bien !… après tout et puisqu’il en est ainsi !…

 

– Évidemment !… vous vous plaignez de ce que la mariée est trop belle !…

 

– Oh ! trop belle ! et je me cachai les yeux pour ne plus voir le monstre de fer…

 

– Cher monsieur Herbert de Renich, ne faites pas l’enfant, et écoutez-moi bien ! Je vais vous donner quelques détails sur votre petit complet veston de fer !…

 

Mais je vous en prie !… »

 

Et, s’approchant de mon petit complet veston de fer, le touchant, le manipulant, le caressant comme ferait le marchand de drap ou le tailleur, il m’en détailla le « chic » et les vertus pratiques.

 

« L’appareil, expliqua-t-il, est tout entier construit en tôle d’acier épaisse, et ses lignes ont été étudiées de telle sorte qu’il puisse, sans être déformé, résister aux plus fortes pressions. La chose serait d’ailleurs relativement facile à réaliser s’il s’agissait uniquement d’établir une carapace rigide ! Elle l’est infiniment moins quand il est, au contraire, question d’un appareil comportant des articulations, c’est-à-dire des joints par lesquels la pression laisse filtrer toujours une certaine quantité d’eau, quelle que puisse être leur étanchéité. Ce difficile problème a pourtant été résolu grâce à l’adoption de joints complexes, dont les diverses parties se complètent en quelque manière et semblent unir leur étanchéité propre… »

 

Ce disant, ce charmant jeune homme faisait jouer avec énergie les joints ou plutôt les articulations du monstre.

 

« Difficile à faire remuer à l’air ! avoua-t-il, mais vous verrez comme tout cela marche dans l’eau !…

 

– Je l’espère », soupirai-je…

 

Et mon compagnon, en souriant à mon soupir, continua :

 

« Bien entendu, on ne saurait penser à laisser hors du scaphandre les mains de l’habitant, la pression ne tarderait pas à provoquer dans leurs tissus des accidents de véritable asphyxie locale et de gangrène à marche foudroyante. Aussi l’un des bras est-il muni d’une pièce qui constitue une espèce de main rudimentaire susceptible de saisir des objets et qui est actionnée, de l’intérieur, au moyen d’une manette de commande, tandis que l’autre bras se termine par un fanal électrique ! »

 

« Eh là ! fis-je en moi-même, voici assurément l’explication du bras de bronze de l’artilleur dont m’a parlé Gabriel quand il me racontait son excursion autour de la baie de Barra !… L’homme qui était dans la caserne à côté du canon carré s’exerçait sur terre, dans la cour de la caserne avec son bras de bronze et sa pince en guise de main, avant que de descendre dans la fournaise c’est-à-dire avant d’aller prendre sa part, au fond des eaux, de la Bataille invisible ! »

 

« Vous avez un grand nombre, demandai-je, de ces appareils ?…

 

– Quelques-uns ! quelques-uns ! répliqua l’autre évasivement ; autant, du moins, qu’il nous est nécessaire, n’est-ce pas ?…

 

– Évidemment, je n’en doute pas !…

 

– Mais celui-ci, reprit le charmant jeune homme, est assurément le plus étonnant, le premier de tous, pour tout dire, celui qui sert à l’amiral von Treischke lorsqu’il daigne nous faire l’honneur de visiter en personne le champ de bataille !…

 

– Parfaitement ! parfaitement ! Très honoré !… Champ de bataille !… champ de bataille !… Décidément, on ne peut plus se retourner sur la terre ni au fond des mers, hasardai-je timidement, sans rencontrer un champ de bataille !…

 

– N’insistez pas, vous auriez tort !…

 

– Compris !… compris !… Je n’insiste pas, je ne m’étonne de rien !… et je vous obéis en tout !… »

 

Tout de même, je secouai la tête : « Quand on tombe, dis-je, on doit être très embarrassé pour se relever, dans ce petit complet-là !

 

– Bah ! me répondit l’autre, il va sans dire que cet appareil est lourd, très lourd, puisqu’il pèse plus d’une demi-tonne ; mais, en vertu du vieux principe d’Archimède, son poids n’impose pas à la progression et aux mouvements de celui qui l’habite un obstacle infranchissable. Il va sans dire aussi que l’homme revêtu de cette carapace rigide et dont les articulations ont une souplesse restreinte ne saurait avoir, en plongée, une agilité bien considérable. Mais les mouvements réduits qui lui sont permis suffisent, dans la pratique, pour accomplir les besognes d’exploration…

 

– En somme, excellents appareils pour généraux en chef, amiraux, tous gens qui travaillent surtout avec le coup d’œil et avec le cerveau…

 

– Exact !… Très bon appareil aussi pour les diplomates et autres parlementaires qui, s’avançant entre les deux camps adverses, ne tiennent pas absolument à être réduits en un petit tas de sable avant d’avoir accompli leur mission !

 

– Ah ! ah !… je dois m’avancer entre les deux camps adverses…

 

– Ah çà ! mais l’amiral ne vous a donc rien dit ?…

 

– Si ! si ! Oh ! si, je vous demande pardon !… Il ne m’a pas caché que je devais rejoindre le capitaine Hyx, et comme le capitaine Hyx est naturellement dans le camp adverse…

 

– Assez ! Pas de paroles inutiles, interrompit brutalement le charmant jeune homme. Je vais donc vous accompagner, mais dans un appareil un peu plus souple (et il me montra dans une armoire une tunique de guerrier sous-marin, presque élégante, ma foi !). Je ne vous quitterai que lorsque cela sera à peu près nécessaire…

 

– Je sais ! je sais !

 

– Et après vous avoir fourni toutes indications utiles !

 

– Justement ! m’écriai-je. Mais si vous ne me les donnez pas tout de suite, ces indications-là, quand donc me les donnerez-vous ? »

 

Il haussa les épaules avec mépris.

 

« Le téléphone n’a pas été inventé pour les poissons ! » me dit-il.

 

Et il me montra le petit appareil grâce auquel, dans ma carapace, je pourrais converser avec lui le plus facilement du monde. Il ne s’agissait pour cela que de mettre les deux scaphandres en communication avec un fil qu’il me désigna. La pile électrique portative qui nous procurait de la lumière nous assurait également la faculté d’entendre et de se faire entendre.

 

Ce dernier détail me plut par-dessus tout. Par l’expérience que j’avais déjà faite du scaphandre, je ne savais rien de plus désagréable que la sensation de solitude, d’abandon au milieu des éléments, que l’on ressentait au fond de l’eau et au fond de cette carapace (surtout avec les nouveaux appareils absolument isolés que l’on fabrique maintenant, avec leurs sacs à air comprimé)… Mais du moment que je ne cesserais pas d’avoir une parole humaine à mon oreille pour me guider, je me trouvais moins misérable… (C’est le mot, je n’essayerai pas de dire le contraire ni de me faire plus désinvolte que de nature.)

 

Que vous dirais-je ? Un quart d’heure plus tard, l’officier boche et moi, dans nos costumes ad hoc, étions installés à notre tour sur les petits wagonnets qui, en même temps que de nouveaux guerriers nouvellement équipés, nous firent glisser jusqu’au fond de la mer !…

 

Et alors je connus la Bataille invisible !…

 

– Ce que je pus voir et ce que je rapporte ici avec toute ma bonne foi de neutre et d’honnête homme m’étonna fort, certes ! et pourra étonner encore quelques-uns de ceux qui me liront, mais j’ai réfléchi depuis à ces choses et je prie qu’on y réfléchisse comme je l’ai fait…

 

La guerre sous-marine a existé de toute antiquité et s’il fallait s’étonner de quelque chose ce serait, bien au contraire, de ce que cette guerre-là, comme les autres, n’eût point subi ce que les hommes, dans leur délire de destruction, appellent la loi du progrès.

 

Les scaphandriers ont remplacé les plongeurs, mais voyez déjà ce que les plongeurs, dès les premiers temps de l’histoire, étaient capables d’accomplir dans la Bataille sous la mer :

 

« Lorsque l’armée navale de Xerxès fut assaillie par la tempête, vers le mont Pélion (c’est Pausanias qui parle), Scyllis et sa fille Cyané contribuèrent beaucoup aux pertes qu’elle fit, en allant par-dessous les eaux arracher les ancres et tout ce qui servait à retenir les vaisseaux. »

 

Le plongeur de Scyone fit école. Quand les Grecs assaillirent Syracuse, nous retrouvons des plongeurs aidant les Athéniens, comme Scyllis les avait aidés jadis contre le souverain de la Perse : les assiégés ayant fermé leur port avec une estacade, d’habiles nageurs allèrent scier sous l’eau les pieux qui la formaient.

 

Au siège de Tyr, d’autres plongeurs non moins habiles, coupèrent les câbles des vaisseaux d’Alexandre, qui dut les remplacer par des chaînes. Ils retardèrent aussi la construction d’une digue immense, raconte Arrien. Des instruments crochus leur servaient à entraîner des arbres sur lesquels des pierres et de la terre étaient amoncelées, et ces derniers matériaux, privés de soutien, ne tardaient pas à s’écrouler.

 

Dès lors, l’importance du rôle qui pouvait être réservé aux plongeurs dans les engagements maritimes fut mise hors de doute, et l’on voit les écrivains militaires les plus autorisés de l’Antiquité s’étendre sur cet élément nouveau de lutte et de destruction. L’ingénieur Philon recommande expressément l’emploi des plongeurs pendant la nuit, non seulement pour couper les câbles des vaisseaux ennemis, mais encore pour percer les carènes. Nous trouvons dans sa Poloorcétique, avec la description des instruments dont les plongeurs devront se servir, l’énumération des mesures à prendre pour faire échouer leurs attaques. Les Byzantins se souvinrent à propos des enseignements de leurs compatriotes lorsqu’ils se furent déclarés pour Porcennius Niger. Leurs plongeurs, dirigés par l’ingénieur Priscus, allèrent couper les câbles des galères de Septime Sévère, qui les assiégeait. On rapporte que ces nageurs attachaient ensuite près du gouvernail un long cordage que les assiégés tiraient à eux « en sorte, dit-il, que ces bâtiments semblaient déserter d’eux-mêmes la flotte de l’empereur ». Ce stratagème avait été employé déjà dans les guerres de Sextus Pompée contre le triumvirat, et le fut souvent depuis.

 

Et maintenant, en parcourant les annales des peuples modernes, nous retrouvons les plongeurs, jouant comme dans l’Antiquité, dans les engagements navals, un rôle quasi décisif. C’est ainsi qu’au commencement du quinzième siècle Bonifacio leur dut sa délivrance. Cette ville était bloquée par une flotte d’Alphonse, roi d’Aragon ; des plongeurs réussirent à couper les câbles de plusieurs vaisseaux ; il en résulta un grand désordre et beaucoup d’avaries, dont une escadre génoise profita pour secourir la place.

 

Plusieurs des historiens que nous parcourons ont vu les plongeurs à l’œuvre, et rapportent des scènes d’un caractère très dramatique. Ainsi il arrivait souvent que les plongeurs de l’un et l’autre camp se rencontraient sous l’eau ; il y avait alors des luttes terribles. A. Jal cite un de ces engagements, dans son Glossaire nautique qui eut lieu au siège de Malte par Mustapha pacha en 1565. « La Valette, le grand maître de Malte, dit-il, craignant une attaque que les Turcs projetaient contre la Sanglea et qui lui fut dénoncée par le Grec Lascaris, à qui il venait de sauver la vie, fit établir une palissade de la pointe de la Sanglea au Corradino. Le vizir Mustapha, ne pouvant aller avec des embarcations armées affronter ce rempart, entre les joints duquel les soldats de La Valette faisaient jouer les arbalètes et les arquebuses, donna ordre à sa brigade de plongeurs d’aller, la hache à la main, faire ce que d’autres plongeurs avaient fait quelques siècles auparavant contre la palissade des Syracusains. Les Turcs se mirent à l’eau ; mais ils n’arrivèrent point au retranchement planté dans la mer sans être soudainement attaqués par des plongeurs maltais, les plus habiles des nageurs sous l’eau depuis l’Antiquité. Un horrible combat s’engagea alors sous la mer, chacun des combattants nageant d’une main entre deux eaux, et frappant de l’autre avec la hache ou l’épée. » – « La lutte dura plusieurs minutes, ajoute Jal, au bout desquelles les Turcs furent contraints de prendre la fuite, ayant perdu la moitié des leurs et laissant le champ de bataille aux Maltais, que, du haut des fortifications, La Valette et de Monte, l’amiral des galères de la religion, virent rentrer dans le port, emportant les blessés ou aidant à nager ceux que les armes turques n’avaient pas réduits à l’impossibilité de faire quelques mouvements. »

 

Que la science moderne qui a su si rapidement, dans notre Guerre du monde, s’adapter aux besoins multiples et nouveaux d’une lutte comme on n’en vit pas encore sous le soleil, se soit faite la féconde auxiliaire de la Bataille sous l’eau, comme sur la terre, comme dans les cieux, quoi de surprenant à cela ? Et qui oserait lui mesurer (à cette science), maintenant que nous avons assisté à tant de miracles, le miracle sous-marin ?…

 

– Elle qui a tant fait, et si vite, pour le vaisseau de l’abîme, que n’a-t-elle pu faire pour l’homme de l’abîme quand on lui a demandé d’armer le plongeur pour la lutte ?

 

Et particulièrement dans cette baie de Vigo, où le combat entre navires sous-marins était impossible pour beaucoup de raisons, dont la principale était l’absence de fonds assez considérables et la nécessité où les combattants étaient de respecter officiellement la neutralité des eaux qu’ils avaient en secret transformées en champ de bataille, quels engins extraordinaires n’ont-ils pu demander à la science, ceux qui s’arrachaient, à trente mètres et plus au-dessous du niveau de la mer, l’or des Incas qui allait les faire les maîtres du monde !…

 

En ce qui me concerne, moi, Herbert de Renich, je n’ai fait que passer à travers ce rêve réalisé de la lutte de tranchées sous-marines ; mais qu’on ne s’étonne de rien plus que moi-même… Au bout d’une demi-heure, j’avais fini par trouver cette guerre aussi naturelle que l’autre, et les engins dont elle disposait pouvaient m’épouvanter, puisque, hélas ! je risquais fort d’en être la victime, mais ils ne me surprenaient plus comme au jour, par exemple, où j’avais vu défiler l’artillerie lente…

 

Quand, au fond de la baie de Vigo, je vis cette artillerie dans son élément naturel, je compris, cette fois, la lenteur de tous les servants autour d’elle, car alors ces servants étaient revêtus de leur scaphandre !.. En somme, quand je les avais aperçus aux îles Ciès, ils répétaient, sur la terre, les gestes qu’ils auraient à faire sous l’eau et ils les mesuraient aux difficultés qu’ils savaient devoir rencontrer dans leurs mouvements, au sein de l’élément liquide !…

 

Ainsi tout allait s’expliquer pour moi au fond de la baie de Vigo !…

 

Nous étions toujours dans notre petit train, sur nos wagonnets que traînait maintenant, sous les eaux, une locomotive électrique.

 

Nous aussi nous allions lentement, quoique moins lentement que l’artillerie lente, mais vous pensez bien que je ne m’en plaignais pas…

 

D’abord, je ne me plaignais de rien. Je laissais faire. Comme disent les matelots : À Dieu vat ! Le sort en était jeté, et j’espérais bien, après tout, que si je sortais jamais de cette aventure-là ce serait ma dernière, et, ma foi, l’espoir de cela valait qu’on risquât tout !

 

Et puis, on ne m’avait pas demandé mon avis ! Il y avait encore cela ! Bref, un tas de bonnes raisons pour devenir fataliste…

 

En attendant le mieux ou le pire, de tous mes yeux je regardais, je regardais… Je m’étais d’abord étonné de la quantité de lampes électriques que nous trouvions dans les bas-fonds, le long de la voie et aussi au poing des scaphandriers, dont nous croisions de véritables troupes en marche…

 

Concevez la vision de cela : ces lueurs, ce vert laiteux de l’élément liquide, ces ombres de bataillons aquatiques, grandies et déformées par les jeux de la lumière et le remuement des ondes autour d’eux !… Tout cela est indescriptible. Pour voir cela, si on n’a pas vu réellement comme j’ai vu, moi, il faut avoir de l’imagination… Ayez-en !… ayez-en !… Vous n’en aurez jamais trop !… Vous serez toujours au-dessous de ce qui a été, sous mes yeux, au fond de la mer : la Bataille de la mer !…

 

Je m’étonnais donc de cette quantité de lumières en marche et je ne pus m’empêcher de le dire au neveu de von Treischke, qui était toujours assis au côté de moi sur le wagon et avec qui j’étais en communication par notre fil téléphonique.

 

« Bah !… me fit-il, cela n’a aucun inconvénient à l’arrière. L’ennemi est encore beaucoup trop loin et une trop épaisse couche d’eau nous sépare de lui pour qu’il puisse apercevoir ces feux-là !

 

– Bien ! bien !… ce que je vous en disais…

 

– Tenez-vous bien !… nous allons passer à côté d’une pièce carrée de 120 qui va tirer et il y a toujours quelques remous… »

 

Je m’accrochai d’une pince à mon banc et m’arc-boutai sur mes semelles de plomb.

 

Le bras de mon compagnon me montrait la batterie défilée le long d’un rocher qui me parut gigantesque. Et le canon en question me parut également énorme et flottant entre deux eaux, à cause du mouvement des ondes, toujours.

 

Et tout à coup, il y eut un remous affreux !

 

Le canon pneumatique avait tiré. Je n’entendis rien, mais j’eus la sensation que l’eau tournait autour de moi, tournait, et que j’allais me mettre, moi aussi, à tourner comme une toupie… sensation rapide et désagréable, et qui malheureusement se renouvela trop souvent. Mais on s’y fait assez vite !

 

« Eh bien ? me demanda mon compagnon… ça va ?

 

– Mais oui, lieutenant, ça va !…

 

– Ne vous plaignez pas !… Si vous entendiez les canons à poudre à canon sous la mer !… Qu’est-ce que vous diriez !…

 

On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, lieutenant !… » Répondant cela comme un niais j’imaginais me montrer homme d’esprit, car je n’imaginais point qu’on pût tirer avec des canons à poudre à canon sous la mer ; en quoi je me trompais grossièrement. J’appris cela depuis, quand je voulus me documenter sur la question, si curieuse, du combat sous la mer…

 

Et encore ici, pour faire taire les incrédules qui sont toujours prêts à dire des bêtises, et aussi pour instruire ceux qui, sagement, estiment qu’ils n’en savent jamais assez long, je rappellerai que le capitaine anglais Philips Coles prit dès 1863 un brevet d’invention pour un appareil permettant de tirer le canon sous l’eau !

 

Comme vous voyez, la question ne date pas d’hier… et, bien entendu, il ne saurait être parlé ici de cette vieille invention des torpilles, autrement vieille que Fulton lui-même. Non, non, je parle des canons tirant sous l’eau !… Du reste, celui-ci avait pensé également à ces canons-là, et lorsque, en 1813, les Américains construisirent l’ancêtre des bâtiments cuirassés, le Demologos, le programme portait (à l’instigation et sur les plans de Fulton) qu’il devait être armé de canons sous-marins.

 

Des expériences avaient été faites dans ce but à New York, et ces pièces nouvelles avaient défoncé des murailles de chêne très épaisses. Ces essais ayant paru concluants, un fondeur renommé, le général Masson, avait établi dans son usine située dans le district de Columbia, un atelier spécialement affecté à la fonte des canons sous-marins, auxquels on donna le nom de colombiades, par allusion aux canonades des Anglais.

 

Concurremment avec les inventions que je viens de nommer, les ingénieurs des amirautés anglaise et française se sont mis à l’œuvre.

 

Un document officiel présenté au Parlement nous apprend que de très sérieuses expériences de tir sous-marin ont eu lieu à Portsmouth, de 1862 à 1864, avec un certain succès.

 

Un canon de 110 livres, du calibre de 18 centimètres, submergé à 1 m 83, fut placé à la distance de 7 m 62. La bouche du canon était fermée au moyen d’une peau de tambour et de toile à voile. Dans une première expérience, le projectile massif, lancé à la charge de 6 kilos 350, traversa la cible composée de pilots de bois de chêne de 34 centimètres.

 

D’autres essais, tentés sur des coussins de chêne et de tôle, ont donné des résultats analogues. Enfin, dans une dernière expérience, un projectile, lancé par 5 kilos 350 de poudre contre une cible de fer de 7 centimètres 62 d’épaisseur, a brisé cette plaque.

 

Depuis, beaucoup d’autres expériences ont été faites dans les arsenaux, tant en France qu’en Angleterre, mais celles-ci sont restées secrètes.

 

La grande difficulté avec laquelle il faut compter, naturellement, c’est la bonne direction de la trajectoire dans un milieu tel que l’eau, c’est-à-dire huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l’air… Cette difficulté-là, on la retrouve aussi bien dans le tir sous l’eau pour les pièces à air comprimé que pour les pièces à poudre à canon, et je puis affirmer, d’après ce que j’ai vu, qu’elle a été vaincue.

 

J’ose dire que la précision du tir sous l’eau est devenue effrayante. Et la preuve c’est que j’en ai été effrayé moi-même.

 

Ainsi la batterie près de laquelle nous venions de passer devait être repérée, car il n’y avait pas une minute que l’un de ses canons avait tiré (et nous n’avions pas fait beaucoup de chemin en une minute) quand un affreux remue-ménage bouleversa tout notre petit convoi…

 

C’était un obus destiné à la batterie en question qui nous arrivait en plein. Patatras ! Il y eut du grabuge dans le wagonnet de guerre, qui fut rejeté, défoncé, hors la voie avec les douze scaphandriers qui le montaient.

 

J’entendis par le téléphone le lieutenant jurer, comme un failli chien, de frayeur : il coupa notre communication et descendit du train, qui s’était arrêté.

 

Quant à moi, je restai à ma place, tremblant comme une feuille dans ma peau de fer. Dame ! qu’un plus brave se mette à ma place ! C’était la première fois que je voyais le feu, et c’était sous l’eau !…

 

Bientôt mon compagnon revint et reprit sa place, et le train se remit en marche ; je n’en étais pas fâché, car il n’y avait aucune bonne raison pour qu’il ne nous arrivât pas un second obus… Bon Jésus ! s’il en était ainsi à l’arrière, qu’allions-nous devenir à l’avant ?…

 

« Il n’y a pas trop de mal, me dit le charmant jeune homme, sitôt qu’il eut rétabli la communication ; il n’y en a que trois de morts !… Les deux blessés ont des chances d’en réchapper si on les secourt tout de suite. Les sept autres sont indemnes. On est occupé à les relever !… »

 

« Broutt !… faisais-je en moi-même… broutt !… En voilà trois de morts, et il dit qu’il n’y a pas trop de mal !… Ce charmant jeune homme ne s’étonne de rien !… Mais écoutons-le encore… il est instructif, lui aussi, il donne des détails plus ou moins réconfortants, mais, je le dis, instructifs à coup sûr… »

 

« Ce sont les derniers obus qu’ils ont inventés, des obus à air comprimé qui, au moindre choc, se déchirent en cent cinquante morceaux, coupants et tranchants comme rasoirs : de la bonne marchandise !… Le capitaine Hyx en a pour son argent !… »

 

Pensez si cette conversation me laissait rêveur dans mon petit complet-veston de fer !…

 

Pendant ce temps, le train avait pris une petite voie transversale qui devait nous rapprocher en droite ligne du front, car les lumières, dans cette zone, se faisaient plus rares… Cependant on voyait autour de soi assez distinctement ce qui se passait… Nous laissions derrière nous ce que l’on est convenu d’appeler « les services de l’arrière »… Je voyais des chariots automobiles, des files de chariots conduits par des scaphandriers qui paraissaient aussi à leur aise sur les chemins du fond de la baie de Vigo que des chauffeurs au volant de leur taxi à Paris, sur le boulevard de la Madeleine !

 

Je demandai à l’officier :

 

« Ce sont sans doute les services d’approvisionnements ?…

 

– Oui, oui, les munitions !… On en consomme d’une façon incroyable… surtout des grenades… et aussi des bombes pour mortier de tranchées…

 

– Et les provisions de bouche ? demandai-je… Comment faites-vous pour les provisions de bouche ?

 

– Charmant, monsieur Herbert de Renich !… Tout à fait exquis !… Compliments !… Je ferai part à l’amiral de votre esprit d’à-propos ! »

 

Tout à coup je compris ma bévue et je partis à rire, en dépit de la gravité de la situation…

 

« Je vous demande pardon, herr leutnant, j’avais oublié…

 

– Comprenez, n’est-ce pas, que si vous n’avez pas fait un excellent déjeuner ce matin, vous risquez d’être à jeun encore ce soir… Désolé de n’avoir rien à vous offrir !

 

– Oh ! j’espère bien en avoir fini avec ma mission avant ce soir ! m’exclamai-je.

 

– Je le souhaite pour vous, répondit le charmant jeune homme, surtout si vous êtes sujet aux crampes d’estomac.

 

– Mais comment font tous vos soldats ?

 

– Le service de tranchée est de huit heures. On les relève toutes les huit heures… Et puis ils disposent d’un peu d’alcool à l’intérieur de leur tête de cuivre… Et tenez, vous-même… tournez un peu la tête à gauche… Vous apercevez là, près de l’appareil acoustique, une petite fiole munie d’une tétine…

 

– Oui, oui, je vois, je vois. Qu’est-ce ?…

 

– Tétez, monsieur Herbert de Renich. Tétez et vous m’en donnerez des nouvelles.

 

– Délicieux !… Fameux !… Admirable !…

 

– Je vous crois… Le rhum de l’amiral !… Alors cela va mieux ?…

 

– Mon Dieu ! cela pourrait aller plus mal.

 

– Eh bien, descendez, nous sommes arrivés… »

 

Le train, en effet, s’était arrêté…

 

Le plus galamment du monde, l’officier m’aida à descendre et guida mes premiers pas…

 

« Guidez-vous sur moi, me dit-il, chaque fois que j’avance, avancez. Chaque fois que je m’arrête, arrêtez-vous.

 

– Comptez sur moi, je n’ai ni l’envie, ni le moyen de courir… » Nous nous trouvions alors dans ce que je puis appeler la troisième ligne du système de défenses qui s’avançaient en éperon entre la cote dix-neuf R et les premières assises de l’île de Torlada, menaçant la fameuse cote six mètres quatre-vingt-cinq, objet de tant de convoitises.

 

Et je vous prie de croire que le docteur avait raison quand il disait que la bataille battait son plein !

 

Les projectiles passaient au-dessus de nos têtes avec des remous, un tumulte d’eau, un sifflement que nous voyions plus que nous ne l’entendions, assurément, enfermés que nous étions si hermétiquement dans nos carapaces.

 

C’était l’artillerie lourde ennemie qui répondait à la nôtre, s’efforçant de mettre à mal les batteries que nous avions laissées derrière nous.

 

En ce qui nous concernait, nous avions suffisamment notre compte. Je ne sais quels crapouillots nous envoyaient des marmites qui nous explosaient sous le nez en faisant dans le sable ou dans la vase comme de petits Vésuves. Pour peu que l’on se trouvât trop près de ces petits Vésuves-là, on risquait fort d’être écorché par les éclaboussures. Pour mon compte, j’en reçus cependant quelques centaines de ses éclaboussures-là, sans être autrement incommodé. C’est que mon scaphandre, à moi, était un véritable pare-éclats modèle et fort difficile à entamer.

 

Quand j’en eus fait suffisamment l’expérience, l’effroi que j’avais ressenti tout d’abord au centre de toute cette explosion d’eau et de fer fit place à une tranquillité magnifique et presque à de l’amusement. J’avais vu tomber quelques pauvres bougres autour de moi, et de me sentir si solide dans mon petit fort portatif me donnait de l’orgueil et aussi, le dirai-je ? de la satisfaction. Suivant mes habitudes morales, j’allais à l’extrême, égoïstement, me croyant invulnérable.

 

Une fois cependant (je parle de ce moment où nous commencions de pénétrer dans les troisièmes lignes) j’eus plus de peur que de mal, mais j’eus bien peur. C’est que la secousse fut terrible. La faute en était à une torpille aérienne (si tant est que je puisse ainsi dénommer une torpille qui se mouvait dans l’eau). Enfin, je veux parler d’un engin qui se mouvait au-dessus de nos têtes par ses propres moyens. Il y a eu un chambard terrible autour de nous. Il me parut que nous devions être tous réduits en poudre.

 

Trois scaphandriers qui étaient en train, sur notre droite, d’agrandir à coups de pioche un boyau de communication, semblaient avoir disparu comme par enchantement.

 

La vérité était qu’ils avaient été tout simplement projetés à terre ; nous le vîmes bien quand l’embrouillamini de vase, de sable, de roc et d’eau, cette mélie-mélasse déterminée par l’explosion de la torpille, se fut dissipée. Ils se relevaient péniblement, mais enfin ils se relevaient et reprenaient leur pioche et se remettaient à creuser le boyau.

 

Pour en revenir à votre serviteur, j’avais été personnellement si bien secoué par l’explosion que je commençai de basculer !… Oui, je pus croire que j’allais m’effondrer ! Mais cet effondrement s’était fait (à cause de l’importance de ma masse) si lentement que mon compagnon, s’apercevant de la chose, avait eu le temps, avec deux de ses compagnons, de venir à mon secours… c’est-à-dire qu’ils avaient tous trois allongé la main et qu’ils me soutenaient de toutes leurs forces pour essayer de me faire reprendre mon équilibre.

 

Ce ne fut pas, il faut l’avouer, une petite affaire ; mais enfin, à trois ils y réussirent et je fus rétabli solidement sur ma base.

 

Je les remerciai d’un geste de ma pince droite et ils me saluèrent et nous continuâmes notre chemin.

 

Le boyau dans lequel nous nous trouvions maintenant me parut profond et sûr ; du reste, mon compagnon rentra en communication avec moi pour me dire que nous venions de passer un des coins les plus bombardés par l’ennemi et que je devais me rassurer. En même temps il me félicita et me conseilla de prendre encore quelques gorgées du rhum de l’amiral, ce que je fis.

 

Je n’ai garde de vous décrire en ce moment les travaux d’art militaire que nous traversions, vous les connaissez aussi bien que moi. Ils ont été vulgarisés par tous les journaux et magazines du monde entier. La même disposition de tranchés se retrouve sous les eaux que sur la terre. Ce sont les mêmes lignes à saillants et à angles, les mêmes boyaux de communication en zigzags, les mêmes culs-de-sac servant d’abris, les mêmes places d’armes où s’assemblent les troupes qui se préparent à donner l’assaut, les mêmes dispositions pour les garages de munitions, et aussi les mêmes postes de secours et postes de commandement, les mêmes cagnas et guitounes, les mêmes parapets, etc., et la même abondance de rondins de bois dans l’architecture des tranchées dès qu’elles sont creusées dans le sable…

 

Seulement mettez autour de cela, au lieu de brume, de brouillards ou de pluies torrentielles, mettez-y tout uniment de l’eau, non plus qui tombe, mais tout de même de l’eau qui remue, car on ne la laisse guère tranquille, et vous aurez une idée approximative de la chose.

 

Nous avions ainsi franchi les deuxièmes lignes et nous approchions de la première tranchée, face à l’ennemi. Maintenant, on pouvait dire que ce n’était plus nous qui nous éclairions. Prudemment chacun avait éteint sa petite lampe, mais on était éclairé par les feux que nous envoyait l’ennemi. De même, j’imaginais que l’ennemi était éclairé par nos feux à nous, c’est-à-dire par les feux que nous lui envoyions.

 

Le charmant jeune homme m’expliqua en quelques phrases que c’était des fusées électriques. Au fait, nous nous envoyions les uns les autres de petites lampes électriques qui s’allumaient automatiquement au milieu de leur parcours et qui tombaient autant que possible sur les endroits à éclairer, les parapets, les nouveaux ouvrages, et surtout dans les réseaux de fil de fer où elles continuaient à briller pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’elles mourussent de leur mort naturelle ou jusqu’à ce qu’un scaphandrier, derrière son créneau, eût réussi à les faire éclater d’une balle de son fusil.

 

Soudain l’officier boche me fait arrêter à proximité d’un trou de mine, et, peu à peu, je vois sortir de la tranchée, en rampant sur le ventre, des hommes du génie (me dit mon compagnon) qui se disposaient à aller poser des explosifs près de la ligne ennemie, en s’aidant d’un long bâton…

 

Je suis fortement impressionné. Au fur et à mesure que les événements se déroulent, le lieutenant me les explique s’il le juge nécessaire.

 

Ma foi, bien abrité dans un creux de rocher, je suis là comme au spectacle et, le rhum aidant et me réchauffant, je ne me plains de rien. Quelle situation ! quelle drôle de chose que la vie, telle que la science nous la crée et nous la renouvelle chaque jour !

 

La science, la meilleure et la pire des choses, assurément, comme cette vieille histoire de langues d’Ésope !

 

Dans le chemin de ronde, je vois une troupe arriver. Elle porte le sac de grenades et a un outil au ceinturon : c’est la troupe d’assaut. Les hommes ont, paraît-il, dans leur sphère de cuivre, une double ration d’eau-de-vie. L’heure solennelle va sonner, c’est sûr… Mais je ne sais pas à quelle montre, par exemple, ni à quelle horloge. La compagnie d’attaque a pris sa place le long des parallèles, par petits groupes.

 

Tout à coup, une grande flamme rouge brûle devant nous (paraît que la chimie a trouvé depuis longtemps le moyen de faire vraiment du feu dans l’eau). C’est l’annonce de la fête. Puis, pendant dix minutes, ils tirent sans discontinuer, tandis que nos engins de tranchées crachent toute leur mitraille. Fusils, moulins à café, mortiers, canons-revolvers, bombes, tout cela ne fait aucun tapage et l’odeur de la poudre ne nous prend pas aux narines… Seulement quel branle-bas, quel tourbillon dans l’eau ! L’ennemi répond faiblement et seulement sur les flancs. Tout ce qui est devant nous semble avoir été annihilé… mais j’imagine que cette inaction est peut-être trompeuse et qu’il n’est point prudent de se fier aux attitudes et façons d’être du capitaine Hyx et de ses troupes. Bien entendu, je garde ces réflexions pour moi.

 

Derrière nos parallèles, nous restons angoissés… C’est maintenant à notre tour à nous lancer à l’avant, baïonnette haute, et de prendre la tranchée d’en face.

 

Nous attendons quelques minutes ; nous apercevons une demi-douzaine de soldats qui reviennent vers nous. Et puis plus rien !

 

L’attaque a-t-elle réussi ?

 

Je quitte ma sape sur un signe de mon compagnon et nous continuons notre chemin sur la droite. Dans les boyaux, je vois des blessés que l’on transporte, des cadavres de scaphandriers qui ont perdu leur tête de cuivre et qui n’ont plus que leur tête naturelle, déjà verte… D’autres malheureux amochés que l’on traîne hâtivement vers les points où ils seront attachés à des câbles et hissés à bord des chalands noirs pour être soignés au plus tôt !… avant l’asphyxie autant que possible. C’est épouvantable !…

 

Et tout cela pour de l’or ! Pour de l’or ! Réflexion de niais, mais tout à fait excusable !…

 

L’attaque n’a pas dû réussir ; je vois arriver une nouvelle troupe d’ombres formidables, qui portent sur les épaules des armes qui me paraissent terribles et qui ne sont peut-être que de simples haches.

 

On ne peut jamais se rendre compte exactement des choses, pour peu qu’on ne les ait pas sous le nez, dans cet élément où tout semble appartenir au fantomatique…

 

Au-dessus de nos têtes, les petites fusées électriques se croisent et tombent autour de nous avec des apparences d’étoiles filantes.

 

Soudain j’aperçois, entre deux rocs, au seuil d’un boyau qui semble descendre profondément dans la vase (il y a là de véritables travaux d’art : des étais, des épis comme ceux qui servent à contenir le sable ou le galet au début des constructions sous-marines à l’entrée des ports). J’aperçois tout un coin du champ de bataille, le coin où tout est en train de se battre corps à corps…

 

La chose est vivement éclairée et se passe sur les pentes d’un mamelon au sommet duquel se dresse une sorte de statue de fer, admirable, d’une beauté parfaite et toute noire. On se bat là à l’épée et à la hache comme au temps des chevaliers de fer et des loyaux serviteurs sans peur et sans reproche… Et, ma foi, ils y vont avec un tel acharnement et un tel enchevêtrement de cuirasses et de casques que je revois (à peu de chose près) l’exacte répétition d’un combat de la guerre de Cent ans tel que l’imagier de notre enfance l’avait reproduit pour notre livre d’école…

 

Quant à la statue, là-haut, à la belle armure toute noire et surmontée de son casque noir, qui serait-ce si ce n’est le Prince Noir lui-même, si beau dans la bataille ?

 

Mon compagnon me fait signe et me dit en me montrant le mamelon couvert de guerriers en furie :

 

« La cote six mètres quatre-vingt-cinq !… »

 

Puis son doigt me désigne le chevalier, le Prince Noir qui domine cette tuerie :

 

« Le capitaine Hyx !…

 

Ah ! fis-je. Ah ! ah !… »

 

C’est tout ce que je trouvai à lui répondre…

 

« Venez ! fit encore le charmant jeune homme. Si j’avais le temps, je pourrais, de l’endroit où nous sommes, vous faire voir bien autre chose… Et la colline de Saint-Jean-l’Évangéliste, et la vallée de Saint-Luc, et le roc des Trois-Apôtres… et… mais il vaut mieux profiter de ce que le capitaine Hyx se trouve encore à la cote six mètres quatre-vingt-cinq pour aller le trouver tout de suite… En somme, vous avez trois cents pas à faire… En une petite demi-heure, vous serez rendu !…

 

– Y pensez-vous ? m’écriai-je (et j’aurais trépigné de rage certainement, si je n’en avais été empêché par mon petit pantalon de fer). Y pensez-vous ?… Aller trouver le capitaine Hyx en ce moment !… À travers une pareille fièvre guerrière !… Avez-vous perdu le bon sens, dites-moi, je vous prie ?

 

– C’est vous qui divaguez, me répondit la voix railleuse de l’odieux lieutenant (décidément encore un que je ne portais pas dans mon cœur !)… Ne vous a-t-on pas dit que vous vous présenteriez en parlementaire ?

 

– Et comment ? Et comment, je vous prie ?… Comment ces gens-là qui sont uniquement occupés à se distribuer des coups sauront-ils que la carapace qui s’avance et traverse le champ de bataille vient à eux en parlementaire ?

 

– Justement, vous ne traverserez pas le champ de bataille ». C’est plus à l’ouest que vous aborderez la ligne ennemie et l’on attachera sur votre casque la croix verte (faite de quatre lanternes électriques vertes) qui annonce, au fond de la baie de Vigo, l’arrivée d’un parlementaire… Encore une fois, cher monsieur, vous serez parfaitement en ordre…

 

– Tant mieux !… Tant mieux !… Mais quelqu’un m’accompagnera ?

 

– Évidemment.

 

– Et qui ?

 

– Ne vous inquiétez pas : une autre carapace solide presque aussi solide que la vôtre ! »

 

Nous marchâmes encore dix minutes, c’est-à-dire que nous descen­dîmes dans ce boyau avec mille précautions et que nous fîmes bien en tout une cinquantaine de pas.

 

Alors il me sembla que nous nous trouvions au-dessus d’une espèce de gouffre qui s’agrandissait vers le sud-est, autant que je pouvais me rendre compte de cette orientation par la disposition générale de la ligne de défense en face de la cote six mètres quatre-vingt-cinq…

 

C’est là que le neveu de von Treischke me quitta, après avoir sorti de sa sacoche la lampe croix verte, et l’avoir fait briller à mes yeux, et l’avoir accrochée à mon casque.

 

« Avec cela, fit-il, rien à craindre, rien à craindre. »

 

Vous allez voir comme je n’avais rien à craindre.

 

Cette croix verte n’avait pas plus tôt brillé que nous vîmes monter du gouffre l’ombre énorme d’une carapace qui avait beaucoup d’analogie avec la mienne. Et l’ombre salua et se mit à nos ordres.

 

« Je vous présente notre charmant enseigne de vaisseau, von… von… (Je n’entendis qu’indistinctement le nom et je ne l’ai plus jamais entendu depuis… Je saluai à mon tour.)

 

– Cet honorable gentilhomme va vous conduire à la cote à peu près par un chemin sans danger… enfin par une route relativement tranquille… (Vous allez voir, vous allez voir comme elle était relativement tranquille, la route !…) et maintenant, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance. Bonne chance, herr Herbert de Renich ! »

 

Je n’eus point le temps d’ajouter un mot ; la communication était rompue et il s’éloignait déjà…

 

Mon compagnon nouveau me prit délicatement par la pince et m’entraîna tout doucement. Je le suivis avec docilité, me disant qu’il fallait en finir au plus tôt et me tenant un raisonnement assez sensé qui consistait à me dire que ce nouveau charmant petit jeune homme ne devait pas plus tenir que moi à rester au fond de ce gouffre, ni d’aucun autre.

 

Il avait agréablement établi à son tour la communication téléphonique et nous échangeâmes nos premiers propos, d’où il résultait que nous abordions en ce moment les travaux d’excavation grâce auxquels on avait retrouvé la carène et les trésors enfouis du Saint-Marc… car, dans ce terrain mouvant, les galions (certains du moins) étaient descendus profondément, doublant, quadruplant même les difficultés de l’entreprise…

 

Mais on n’avait rien négligé pour mettre à nu le Saint-Marc, que l’on savait le plus chargé d’or de toute la flotte… La dépouille du Saint-Marc était, du reste, passée de mains en mains… et maintenant elle n’appartenait à personne… c’est-à-dire (le docteur m’avait déjà expliqué cela) que son abord en avait été momentanément rendu impossible par la pluie d’obus que l’on y envoyait de part et d’autre…

 

Au fond, c’était la prise de la cote six mètres quatre-vingt-cinq qui dénouerait la situation pour les Boches.

 

Tant que cette cote-là ne serait pas enlevée, ils ne pouvaient tranquillement vider le Saint-Marc de ses richesses ni travailler à d’autres excavations, par exemple autour du roc des Trois-Apôtres (cote vingt-cinq mètres soixante-quinze…).

 

« Compris ! fis-je. Compris !… Mais si l’on s’envoie tant d’obus que cela autour du Saint-Marc, je ne vois point la nécessité de passer justement à proximité d’un endroit aussi dangereux.

 

– C’est le plus sûr !… me répondit le charmant enseigne, car le Saint-Marc est si bien repéré, de part et d’autre, que les obus ne s’égarent jamais ! (Vous allez voir comment les obus ne s’égarent jamais !) et que, pourvu que nous passions à une centaine de mètres de la position, en contournant le gouffre, nous ne courrons aucun risque jusqu’à la cote treize mètres dix-sept, qui est à une cinquantaine de pas de la première ligne de défense de l’ennemi… Là, monsieur Herbert, vous n’aurez pas plus, tôt montré votre croix verte que l’on viendra au-devant de vous et que l’on vous conduira au capitaine Hyx !

 

– Et vous, vous ne viendrez donc pas avec moi ?…

 

– Non, certes !… moi, je vous attendrai à la cote treize mètres dix-sept !

 

– Bien ! bien !… »

 

Et je lève la tête (quand je dis : « Je lève la tête », cela signifie : je lève ma tête à moi ! et non ma tête de cuivre et d’acier) ; et, dans cette disposition, j’essaie par le truchement de mes petites fenêtres aux glaces épaisses de voir ce qui se passe en haut !…

 

Eh bien ! en haut, il passait beaucoup d’obus, bombes, torpilles et autres appareils plus ou moins mortels… Il y avait un croisement incessant d’ombres et de clartés, avec des effets d’optique un peu comparables aux jeux de la lumière du soleil quand vous vous trouvez, dans les pays chauds, sous une tonnelle au toit de lattes entrelacées et que le vent agite au-dessus de vous l’ornement naturel des feuilles de vigne ou autres plantes grimpantes.

 

C’était très joli et très curieux, tout cela ! Mais tout cela, c’était de la mort !…

 

Je le dis à mon compagnon, qui se prit à rire…

 

Sans doute était-il sûr de lui et ne pouvait-il imaginer qu’aucune de ces ombres-là ou de ces lumières mortelles ne pouvait nous atteindre. (Mais vous allez voir comme elles ne pouvaient pas nous atteindre !)

 

Nous avions commencé de remonter (combien lentement !) la pente sud-est du gouffre (il y avait là une rampe et, quelquefois, des escaliers très solidement établis et assujettis par tout un système de pieux et de madriers) et je me disposais à montrer bientôt ma croix verte aux gens d’en face, quand, patatras !… un obus vint éclater, juste entre nous, et nous flanquer carrément par terre… ou plutôt nous étaler, à quelques pas l’un de l’autre, sur un fond de sable.

 

Je ne pensai point avoir de blessure et je constatai que j’étais toujours aussi étanche, et, comme un niais, je crus que je pouvais encore me réjouir, pour cette fois-ci !…

 

Placé comme j’étais, j’examinai mon compagnon, toujours à terre, et qui agitait singulièrement les jambes et les bras.

 

Il était sur le dos comme moi et il essayait en vain de se relever.

 

Ma foi, il paraissait si comique ainsi que je ne pus m’empêcher de rire, mais je ne ris pas longtemps, car, voyant la difficulté qu’il avait à se mettre sur ses pattes, je voulus tout de suite me mettre sur les miennes, mais je n’y réussis pas plus que lui !…

 

Et alors une sueur glacée commença de me couvrir le corps. Je jugeai en effet, et combien raisonnablement cette fois, que notre situation était épouvantable, peut-être désespérée !…

 

Eh ! je n’exagère rien, rien !… Nos appareils étaient si lourds que nous étions leurs prisonniers ; qu’il nous était impossible, dans la situation où nous nous trouvions, non seulement de nous mouvoir, nous, mais de les mouvoir, eux !… et que nous avions les plus grandes chances, pour peu qu’on ne vînt pas d’ici à quelques heures à notre secours, de mourir à cet endroit même où nous avait jeté le fatal obus, et cela faute d’air !

 

Tout à coup (Seigneur ! tant de misère n’était donc point suffisante et la perspective de mourir étouffé seulement dans quelques heures était donc trop douce !), tout à coup, je sentis que mes bras s’enfonçaient dans le sable sans que je fisse rien pour cela, et je me rendais compte, presque aussitôt, que mon corps (mon corps de fer) avait déjà pénétré dans ce sol mouvant !

 

Je regardai de nouveau mon compagnon. Il se débattait toujours comme un diable, mais la moitié de son buste avait déjà disparu !…

 

Et il n’y avait aucune raison pour qu’il n’en fût pas bientôt ainsi de l’autre moitié… et… et… de même pour moi !…

 

Je n’avais aucun moyen de m’en rendre compte. Je ne pouvais pas voir mon buste ! Je ne pouvais rien voir que mon compagnon et, par son enlisement, juger du mien !…

 

C’était épouvantable de rapidité… Maintenant, il ne remuait plus aucun membre. Il devait s’arc-bouter (!) ou s’imaginer qu’il s’arc-boutait sur les pieds et sur les mains pour retarder la progression de l’enlisement.

 

En vérité, je ne voyais plus ni ses pieds ni ses mains. Et bientôt je ne vis plus que sa tête et la moitié du buste ! Horreur ! Horreur !… Je criai l’horreur dans ma tête de cuivre !… Mais ce n’était pas un hurlement de bête qui va mourir et que personne n’entendrait qui pouvait arrêter la marche de la mort !…

 

Elle était inévitable !…

 

Je me mis à pleurer comme un enfant !…

 

Oh ! mon Dieu !… maintenant, il n’y avait plus à côté de moi, sur le sable, que la tête de mon compagnon. Elle paraissait être tombée là sans corps, avoir roulé là, toute seule, sans corps !…

 

Et moi ! et moi ! je devais avoir une tête comme ça ! sans corps !…

 

Impossible de faire faire un mouvement à mes bras, à mes jambes de bronze ! Tout cela devait être déjà enterré avec tout le reste, excepté un morceau de ma tête !…

 

« Mon Dieu ! Seigneur ! Ma mère !… Amalia !… adieu !… »

 

Je jette un dernier regard à côté de moi ! Plus rien ! Plus rien !… La tête même de mon compagnon a disparu !…

 

Et il me semble bien, en ce qui me concerne, que mes petites fenêtres se brouillent. Eh ! là ! je ne vois plus que par la fenêtre du côté gauche !…

 

Et voici ce que je vois par la petite fenêtre du côté gauche de ma tête de cuivre, voici quelle fut ma dernière vision, au fond de la baie de Vigo : une fusée électrique venait d’éclairer soudain le fond du gouffre où gisait la formidable dépouille du Saint-Marc !…

 

Et j’apercevais ce qui restait du château de poupe, en même temps que tout un flanc éventré d’où avaient glissé jusque sur le fond du roc, où elles s’étaient arrêtées, les caisses éventrées elles-mêmes, qu’on n’avait pu encore vider de leur or !…

 

Et tout cet or rouge flamboyait à la lueur soudaine de la fusée électrique, et le formidable bateau porteur d’or surgissait à mon dernier regard non seulement avec les traces du combat de jadis, qui l’avait démâté et avait incendié son château d’avant, mais avec celles du combat d’hier, au fond de la baie de Vigo !…

 

Des groupes de scaphandriers étaient répandus sur tout cet or répandu… Et c’étaient des cadavres de scaphandriers qui avaient combattu pour la possession de l’or des Incas, et qui maintenant semblaient embrasser cet or jusque dans la mort, avoir voulu l’emporter jusque dans la mort !…

 

Et moi aussi, je vais être un cadavre de scaphandrier ! Je ne vois plus rien !… je ne sais plus rien… Moi aussi, je vais mourir !… Et pourtant je n’ai pas voulu de cet or et je n’ai pas mérité cette mort, car je n’ai pas voulu de ce combat !… Adieu, terre maudite, où l’on ne peut pas rester neutre !

 

XXIV

OÙ JE PRENDS DES RÉSOLUTIONS QUI OUTREPASSENT UNE CORRECTE NEUTRALITÉ ET CE QU’IL EN ADVIENT


Comment je fus encore sauvé de là ? Je l’appris en ouvrant les yeux dans la petite chambre même de la baie de Barra d’où j’étais sorti, à l’aurore, avec le scaphandre de l’amiral et où, par les soins assidus de son neveu, j’en fus débarrassé.

 

Inquiet de ne pas me voir revenir, ni d’avoir aucune nouvelle de mon compagnon, le neveu de von Treischke, suivi de deux officiers, s’était mis à notre recherche et, pour le malheur du charmant petit enseigne, m’avait seul retrouvé, moi, par le plus grand des hasards.

 

Jamais on ne saura par quel mystère de la nature je m’étais arrêté, moi, de m’enfoncer dans le sable, tandis que mon compagnon continuait son chemin dans le tréfonds du sol mouvant… (Il fut impossible d’en retrouver même la trace.)

 

Il suffit, en revanche, au lieutenant et à ses camarades de faire piocher autour d’un pied qui dépassait pour faire retrouver le scaphandre de l’amiral et celui qui était dedans !

 

Ramené en toute hâte sur le dessus de la terre, je fus, grâce à des frictions énergiques, rendu assez rapidement à moi-même (car je m’étais, comme on pense bien, évanoui), et aussitôt mes esprits recouvrés je déclarai péremptoirement qu’aucune force au monde ni aucun argument ne parviendraient à me faire revêtir désormais le scaphandre de l’amiral et que j’en avais assez de me démêler avec les événements du dessus de la terre sans avoir encore à prendre ma part de ceux qui se déroulaient au fond des eaux !… Et quand je parlais de scaphandre je n’exprimais point toute ma pensée ! Et pour que personne ne pût à l’avenir se méprendre sur celle-ci je la complétai en ajoutant que je ne descendrais plus sous la mer ni en scaphandre ni autrement !… Assez de sous-marin aussi, et s’il n’était point possible d’aborder (m’écriai-je sans plus de précaution) le capitaine Hyx autrement qu’à la cote six mètres quatre-vingt-cinq ou dans son sous-marin Le Vengeur, je renonçais à la tâche dont j’avais bien voulu me charger sans avoir réfléchi aux risques qu’elle comportait !…

 

Ainsi m’exprimai-je sans ambages et avec une sorte de rage volubile.

 

Et je m’écriai encore :

 

« On trouvera un autre commissionnaire que moi !… voilà tout !… »

 

Ah ! mais ! j’en avais assez !…

 

Cette révolte mémorable de votre serviteur contre la tyrannie de von Treischke avait éclaté à la fin d’un petit repas composé de deux œufs à la coque et d’une tasse de café fort (trop fort) que m’avait fait servir, sur ma demande, son neveu.

 

« On voit, me dit celui-ci assez froidement, quand je me fus tu… on voit que vous êtes maintenant tout à fait bien portant ! Vous ne doutez plus de rien ! Le moral est excellent ! Compliments ! cher monsieur Herbert de Renich !… Seulement, si vous voulez m’en croire, vous réfléchirez un peu avant de vous présenter devant l’amiral et de lui sortir une tirade pareille. Ce que je vous en dis, c’est pour votre bien croyez-le ! Enfin, vous ferez ce que vous voudrez, naturellement !

 

– Eh ! C’est tout réfléchi ! Je veux voir l’amiral tout de suite !… J’ai quelque chose de la plus haute importance à lui communiquer !

 

– Cela se trouve admirablement, me répondit de plus en plus froidement mon interlocuteur, car je viens justement de recevoir un coup de téléphone qui m’ordonne de vous amener au château de la Goya !

 

– En route ! En route ! »

 

Mon compagnon ne me reconnaissait plus. Et je ne me reconnaissais plus moi-même ! Depuis que j’avais quitté mon terrible petit complet veston de fer je me sentais d’une légèreté incroyable, non seulement physique, mais morale !

 

Certes ! la pensée que ce soir peut-être ou que le lendemain au plus tard j’allais pouvoir parler d’aussi haut qu’il me plairait à tous ces gens-là (en raison de l’évasion de la Dame voilée qui ne pouvait plus tarder) contribuait pour une large part à l’audace avec laquelle je m’essayais déjà à relever le ton, mais il y avait aussi dans ma nouvelle attitude une exaspération bien naturelle contre des gens qui n’hésitaient pas à me faire courir les plus extravagants et les plus inexplicables dangers pour atteindre au but que l’on pouvait toucher par ailleurs et le plus simplement du monde ! Et c’est cela qui me mettait hors de moi !…

 

Et, si cela encore n’avait pas suffi, il y avait tout au fond de moi, depuis longtemps, la pensée, l’amère pensée que mes malheurs n’étaient peut-être que la conclusion logique et fatale de cette attitude que j’avais prise avec tant de dignité égoïste dès le commencement de la guerre du monde, attitude de neutralité qui n’avait réussi qu’à me rejeter tour à tour, moi qui n’avais voulu être d’aucun camp, de l’un à l’autre et à me mêler si bien aux querelles des uns et des autres que bien souvent je ne savais plus pour qui j’étais, ni contre qui !

 

Oui ! oui ! il faut savoir choisir ! comme disait le vieux Peter… interroger sa conscience et son intérêt, et se dire une bonne fois : « Je suis avec celui-ci contre celui-là » et, quand on s’est dit cela, aider le premier de toutes ses forces contre le second !… Au fond, j’avais pour ennemi personnel le plus cruel ennemi du genre humain, le Bourreau des Flandres ! et j’avais contribué (pour des raisons de sentiment) à le sauver, moi !… Eh ! n’aurais-je pas sauvé plus sûrement et définitivement celle qui devait bénéficier d’une si lamentable diplomatie (chère Amalia !) en prenant solidement un fusil et en abattant le tyran des Flandres, von Treischke, le hideux sous-chef très important de la horde des Huns ?

 

Ainsi roulais-je dans mon crâne en feu ces pensers de haute conséquence pour un proche avenir (comme vous l’allez voir), cependant que le neveu de l’amiral me ramenait dans sa vedette au château de la Goya !

 

Vous voilà donc encore, sombres murs, tours féodales, fenêtres grillées !… Ah ! c’est bien là le repaire de la Bête ! L’affreux animal ! Que va-t-il encore me dire ? Que va-t-il encore exiger ?… Qu’il prenne garde ! qu’il prenne garde ! Je connais certain mouton enragé !… Qu’il prenne garde !…

 

Mon compagnon m’a laissé et doit entretenir le von Treischke de ma nouvelle disposition d’esprit, le mouchard ! Il y a un quart d’heure que je suis dans la cour et il fait un petit vent sec qui me glace… Vont-ils me ficher un rhume de cerveau par-dessus le marché ?… Il ne manquerait plus que ça !…

 

Enfin, un homme vient me chercher, me fait pénétrer sous la voûte et pousse une porte au pied de la tour de l’ouest.

 

« Eh ! mais ! Eh ! mais !… n’est-ce point là l’ancienne chambre de Dolorès !… la chambre de la dame voilée !… Mais oui ! c’est elle ! Seigneur ! quel est votre dessein ?… »

 

L’homme me laisse seul dans cette chambre ! Je cours à la fenêtre… puis je m’arrête brusquement et je prête l’oreille. Non ! non ! je ne me trompe pas ! J’entends un petit bruit de scie contre les barreaux.

 

Avec précaution j’ouvre la fenêtre !…

 

Aussitôt quelque chose remue dans l’ombre du balcon…

 

« Silence ! me dit une voix, et prenez garde, ils sont dans la pièce à côté avec la dame voilée !… »

 

Mais, ô miracle !… cette voix… cette voix, ce n’est point celle que je m’attendais à entendre, ce n’est point la voix de Potaje… c’est celle de Gabriel !…

 

Je me retourne, par précaution, et, de trois quarts, surveillant ainsi la porte par laquelle les gens d’à-côté peuvent survenir, je questionne :

 

« Comment êtes-vous ici ?… Que faites-vous… Qui vous a conduit ici ?…

 

– Qui m’a conduit ici ? répondit Gabriel, mais vous vous en doutez bien un petit peu, vous qui m’avez appris à connaître le von Treischke !… J’ai su qu’il était ici, je viens le chercher, voilà tout, c’est simple !…

 

– Très simple !… et puisqu’il ne sort pas et que vous ne pouvez entrer par la porte vous voulez entrer par la fenêtre, n’est-ce pas, Gabriel ?

 

– Mon Dieu ! j’en ai l’air !…

 

– Mais, dites-moi, n’avez-vous pas trouvé quelqu’un à cette fenêtre, quelqu’un qui avait commencé votre besogne, Gabriel ?…

 

– Si ! Si !… J’y ai trouvé un cul-de-jatte, un très gentil garçon qui s’appelle Potaje et qui sciait les barreaux de cette fenêtre pour faire évader une dame voilée, une victime du von Treischke ! m’a-t-il dit. Or l’aventure était bonne ! Comme, moi, je venais pour égorger le geôlier, nous nous sommes vite entendus et nous avons fait alliance !… En ce moment, vous pouvez, en détournant un peu la tête, l’apercevoir qui fait le guet dans une anfractuosité du rocher Ardan !… »

 

Je détournai la tête et j’aperçus, en effet, Potaje qui me fit un petit signe d’amitié…

 

J’étais très ému de cette complication inattendue. Je connaissais le caractère spontané de Gabriel et je redoutais qu’il ne commît quelque imprudence dont nous n’aurions à nous réjouir ni les uns ni les autres. J’ai dit dans quel état d’esprit je me trouvais ; j’étais prêt aux grandes résolutions. Mon plan fut vite établi dans ma tête comme il arrive dans les moments de crise où l’on dispose, pour son propre étonnement, d’une lucidité inattendue et de ressources morales insoupçonnées.

 

« Gabriel, fis-je, si vous voulez m’écouter, vous ne viendrez pas chercher ici le von Treischke, que vous trouveriez toujours sur la défensive et entouré d’un véritable état-major ! Laissez-moi vous le conduire dehors, voulez-vous ?

 

– Où ?

 

– Où vous voudrez et vous en ferez ce que vous voudrez !

 

– Accepté ! mais quand ?

 

– Tout de suite !… Nous sommes en affaires ensemble, le von Treischke et moi ! Laissez-moi agir, ou plutôt faites ce que je vais vous dire de faire !

 

– Parlez ! !

 

– Potaje est à mon service. Vous lui direz qu’il vienne achever votre besogne et qu’il ne s’occupe de rien avant qu’elle ne soit terminée… Quant à vous, vous irez à l’hôtel de la Promenade, où je suis descendu, et vous m’y attendrez, ou plutôt vous me laisserez là un mot qui me fixera sur l’endroit où vous aurez décidé que je vous conduise le von Treischke ! Ce programme vous séduit-il ?

 

– Énormément !

 

– Eh bien, si nous sommes tout à fait d’accord, allez-vous-en !… Ah ! un mot encore : vous savez ou vous ne savez pas que le docteur Médéric Eristal et le midship sont à Vigo ?

 

– Je le sais !…

 

– Eh bien, tâchez de les voir et dites-leur qu’ils ne se montrent pas !

 

– Compris !…

 

– À tout à l’heure, Gabriel !…

 

– À tout à l’heure, et que la Vierge nous garde ! »

 

Je l’entendis qui glissait du balcon et le vis qui faisait un signe à Potaje ; je refermai la fenêtre…

 

La fenêtre n’était pas plus tôt refermée que la Dame voilée fit son entrée, suivie du von Treischke et de Fritz von Harschfeld…

 

« Eh là ! herr Herbert de Renich ! me dit tout de suite l’amiral sur un ton mi-figue mi-raisin, il paraît que nos affaires ne vont point toutes seules et que vous êtes dans un fâcheux état d’esprit !

 

– Je vois que vous êtes renseigné, herr amiral ! grondai-je (après avoir salué la dame voilée qui s’assit sans mot dire) et j’en féliciterai à l’occasion votre neveu !

 

– Il paraît que vous avez décidé, après cette première expérience, de ne plus en faire qu’à votre tête…

 

– Et s’il en était ainsi, m’écriai-je, cela vaudrait mieux pour tout le monde ! Je ne m’embarrasserai point, moi, d’un mystère qui, jusqu’à présent, m’apparaît plus impénétrable que celui de la sainte Trinité, mais pour lequel je ne dispose point de la même foi, soyez-en assuré. Je ne jouerai pas avec vous au plus malin, herr amiral ! Vous l’êtes plus que moi et vous disposez pour cela de moyens qui me dépassent !… Mais je ne vous cacherai point que mes sentiments d’humanité me poussent autant que vous à désirer que l’affreuse situation dans laquelle nous nous débattons, trouve sa conclusion le plus tôt possible !… Sans appeler madame par son nom (je désigne d’un correct coup de tête la dame voilée)… sans appeler madame par son nom, puisque cela vous est, paraît-il, désagréable, il me sera permis de vous dire ce que vous n’ignorez pas : Je sais qui elle est, je l’ai reconnue, il n’y a point de doute à cet égard. Elle est le salut pour tout le monde !… »

 

Je m’arrêtai une seconde pour souffler. On ne m’interrompit pas. On se demandait évidemment où je voulais en venir.

 

« Et si vous m’envoyez vers le capitaine Hyx, c’est tout simplement pour lui apprendre cette nouvelle inespérée qui lui fera tout oublier !… Cette nouvelle pouvait parvenir au capitaine, par exemple, dans une lettre que madame lui aurait fait tenir par le consulat que vous auriez choisi vous-même !… Ou encore, une note, une simple note dans les journaux (on lit les journaux à bord du Vengeur) aurait renseigné le capitaine Hyx, qui se serait alors arrangé pour nous rencontrer au plus tôt et nous aurait ainsi épargné la peine de le chercher entre la cote treize dix-sept et la cote six quatre-vingt-cinq où j’ai failli, moi, trouver la mort !…

 

– Nous savons cela ! Nous savons cela ! grogna l’amiral.

 

– Oui, amiral, vous savez cela et cela n’a qu’une valeur tout à fait secondaire pour vous ! Je m’en doute !… Mais le fait est d’importance pour moi, je vous prie de le croire !… Et votre neveu ne vous a point caché que j’en avais assez de me promener sous la mer ! C’est vrai !… car il y a peut-être un autre moyen de venir à bout de cette affaire !…

 

– Dites !… Dépêchez-vous !…

 

– Je vais aussi vite qu’il le faut, car il faut enfin que nous nous comprenions, s’il vous plaît !… Donc, puisque madame ne veut pas écrire…

 

– Non ! Madame n’écrira pas ! Après ?…

 

– Vous pourriez confier, en tout cas, le pli dont je suis porteur à quelqu’un qui a rendez-vous avec le capitaine Hyx !…

 

Ça, jamais ! s’exclama en sursautant l’amiral, jamais ! Je vous ai confié ce pli à vous, parce que je suis sûr de vous !… et que les instructions portent que vous devez me rapporter le pli !… Quant à remettre ces papiers entre d’autres mains que les vôtres, jamais !

 

– Entendu ! et c’est là où je vous attends ! En somme, vous vous méfiez de la chose écrite : scripta manent, verba volant !

 

« Eh bien ! puisque les paroles s’envolent, qu’est-ce qui vous empêche de prononcer en secret, devant quelqu’un qui doit voir, ce soir le capitaine Hyx, des paroles qui pourraient vous servir auprès dudit capitaine, paroles que vous pourriez, en tout cas, si elles étaient répétées à d’autres, démentir, puisque aucune preuve n’existerait qu’elles aient été prononcées !…

 

– Eh ! eh ! fit le von Treischke !… eh ! eh !… »

 

Et ceci lui donna profondément à réfléchir… et pendant qu’il faisait :

 

« Eh ! eh ! » moi je le dévorais du plus ardent, du plus flamboyant regard… je l’hypnotisais, quoi !… car je sentais que l’argument prenait… que le monstre mordait à l’hameçon que je lui tendais !… Ah ! joie ! joie ! mais prudence ! ne ferrons pas trop vite !

 

« Eh ! eh !… c’est à voir ! dit enfin l’amiral… Et vous prétendez connaître un personnage qui verra le capitaine Hyx dès ce soir !

 

– J’en connais deux ! éclatai-je : d’abord le médecin-major du Vengeur, le médecin du capitaine Hyx lui-même, M. Médéric Eristal, qui habite en ce moment le même hôtel que moi ! Je lui ai parlé cette nuit même, au moment où vous m’avez envoyé chercher !… Et dans le même moment survenait l’un des premiers officiers du bord que nous avons surnommé le midship, bien qu’il eût certainement grade de lieutenant de vaisseau.

 

– Je sais de qui vous voulez parler ! s’écria l’amiral, je sais !… Un joyeux luron que j’ai rencontré à Vigo même autrefois… D’après mes rapports, c’est bien lui !… Oui, j’ai aperçu quelquefois sa figure au-dessus du comptoir de certain bar qui se trouvait au coin de la Collégiale, le bar de Santiago-de-Compostelle ! N’est-ce pas cela ?

 

– C’est cela même, herr amiral !… Il le fréquente autant que possible quand il peut descendre à Vigo…

 

– Et ce bar n’était-il pas tenu par un certain Jim ?

 

– Par un certain Jim, herr amiral, c’est cela même !… Eh bien, ces deux hommes doivent retourner ce soir même à bord du Vengeur et j’ai pris rendez-vous avec eux à l’hôtel… Voyez-les, amiral… parlez-leur… Ils sont tout dévoués au capitaine Hyx… ils lui répéteront fidèlement vos paroles !… »

 

Von Treischke maintenant réfléchissait… et comme il réfléchissait encore :

 

« Ils m’ont dit, amiral, que la situation de la gnädige Frau était tout à fait, tout à fait critique à bord du Vengeur… et que, depuis le drame du Lot-et-Garonne, le capitaine Hyx était décidé aux pires représailles !…

 

– Écoutez ! fit von Treischke en grattant sa moustache de tigre… il faut m’amener ces deux hommes-là ici !… »

 

Je sursautai à mon tour, car ce n’était certes pas ce que j’attendais… « Jamais ! m’écriai-je, jamais ils ne consentiront à venir ici ! Ils savent qui vous êtes !

 

Ah ! ah ! c’est une autre histoire !… Je comprends ! je comprends ! »

 

Et il n’insista pas… Il savait très bien qu’il aurait beau engager sa parole d’honneur qu’il ne serait fait aucun mal à ces deux hommes et que ces deux hommes quitteraient le château de la Goya avec tous leurs membres intacts, qu’on ne le croirait pas.

 

Non ! non ! il n’y avait pas à insister !… Et tout à coup (ô délire ! intime délire ! le monstre est pris ! oh ! calme-toi, mon cœur !)… et, tout à coup, il se décide :

 

« Eh bien ! je vais avec vous à l’hôtel ! Vous venez avec moi, Fritz ? »

 

Il n’y eut plus une parole inutile. Nous sortîmes tous après avoir salué la dame voilée, laquelle durant tout ce conciliabule n’avait pas ouvert la bouche… De temps en temps, j’avais jeté un coup d’œil sur elle à la dérobée, et, malgré sa voilette, j’avais bien vu qu’elle avait encore les yeux rouges d’avoir pleuré !…

 

Encore une martyre ! Pauvre Dame voilée ! Mais patience ! patience !… Je sens déjà le monstre qui se débat au bout de ma ligne !…

 

Une auto dans la cour. Nous montons. Je suis assis à côté de Fritz. Dans le fond s’étale le tyran des Flandres, le faux von Kessel !… La porte s’ouvre ! la porte qui s’était refermée autrefois sur Dolorès… Dolorès, en voilà encore une qui sera vengée !…

 

Nous démarrons en vitesse… trop vite, peut-être. Non ! non ! par la grève le chemin est dix fois plus rapide, et Gabriel est déjà certainement arrivé… Et puis, s’il n’est pas arrivé, je les ferai attendre, tout simplement, mes chers hôtes !…

 

Ah ! je les tiens !… Où donc suis-je en train de conduire, en ce moment, le von Treischke et le von Fritz Harschfeld ; où donc ?… À l’abattoir, tout simplement !

 

Et c’est moi qui ai pris cette résolution-là !… C’est moi qui ai conçu ce plan !… Moi qui le fais exécuter !… Il n’y aura plus de von Treischke sur la terre, à cause de moi !… Certes ! j’ai mis du temps à sortir de ma neutralité, mais maintenant que c’est fait on ne me contestera pas que je débute par un coup de maître.

 

Nous arrivons à l’hôtel vers la deuxième heure de l’après-midi, un après-midi très chaud pour la saison, doré par un beau soleil qui invite à la sieste et à la paresse. Quelle tranquillité, quel calme dans les rues ! Quelle douceur de vivre ! Les eaux de la rade n’ont jamais été plus bleues ; le port et la ville sont languissants. Où trouverait-on là un décor de drame ? Avec quelle sécurité nous nous arrêtons devant le perron de l’hôtel ! Je descends le premier et déjà le majordome me rejoint.

 

« Une lettre pour le señor ! »

 

J’ouvre le pli, car j’ai reconnu l’écriture du docteur. Cet excellent Médéric Eristal m’annonce qu’il m’attend avec le midship et un ami au bar de Santiago-de-Compostelle, où ils se sont rendus après leur déjeuner.

 

Je tends la lettre à von Treischke, qui est enchanté de la coïncidence ! Le bar de Santiago-de-Compostelle ! Il le reverra avec plaisir ! Je remonte en auto et nous voici partis pour le bar.

 

Et que l’on ne s’étonne point, je prie, de la facilité avec laquelle les plus hauts personnages de l’empire des Gott mit uns se laissent traîner dans les endroits les plus humbles et quelquefois acceptent de fréquenter les personnalités qui sont surtout reçues, portes ouvertes, dans les salons de la basse classe des cabarets. Je ne dis point cela, certes ! pour le docteur ni pour le midship, mais pour d’autres, moins recommandables, qui ont pu aussi bien se trouver attablés au bar de Santiago-de-Compostelle et devant lesquels l’amiral n’eût certes point reculé s’il les avait jugés bons à lui fournir certains renseignements relatifs à la partie adverse… À ce point de vue il faut lire Sept ans à la cour d’Allemagne, et miss Édith Keen se chargera de faire cesser votre étonnement en vous racontant comment la sœur du kaiser, la princesse Léopold, à chacun de ses voyages clandestins à Londres, avait rendez-vous, pour l’espionnage, avec de véritables débris de l’humanité.

 

Fritz n’a pas besoin de demander son chemin ; lui aussi le connaît. Nous sommes tout de suite au coin de la Collégiale, et là nous lisons sur une pancarte que le bar a été transféré derrière le port, au carrefour de la Manga.

 

Moi, naturellement, je fais l’ignorant. Je suis sensé n’en pas savoir plus que les autres !

 

« Au carrefour de la Manga ? s’exclame von Treischke, tiens, c’est drôle ! » Et il regarde Fritz en ricanant, Fritz, lui, a pâli.

 

Sans doute ce carrefour rappelle-t-il au pauvre garçon des souvenirs pénibles, car Fritz est doué (on ne saurait en douter) d’une nature essentiellement sentimentale.

 

Le von Treischke a vu cette pâleur-là, et il s’en amuse. Cruellement, il ajoute :

 

« Je parie que le Jim est allé s’installer dans l’ancienne boutique…

 

– Oh ! amiral ! en ce cas, balbutie Fritz dont la pâleur s’accentuait encore…

 

– Quoi, en ce cas !… En voilà bien une affaire !… Jim a eu raison ! Il a dû louer la boutique pour rien après la mort de cette pauvre marchande de vin de Malaga, et le malheur qui est arrivé à sa fille… (et il ricane encore)… Allez ! allez ! Fritz, nous verrons bien !… Ces deux chères dames ont été bien coupables envers nous et surtout envers vous, Fritz, mais je sais que vous n’êtes point rancunier et que vous pardonnerez volontiers !… Comme vous êtes pâle, mon ami !… Je vous croyais depuis quelque temps redevenu plus solide !… Allons ! en route !

 

– À vos ordres ! » répondit Fritz dans un souffle, et il fit prendre à l’auto le chemin qui conduisait, dans l’enchevêtrement des vieilles rues, derrière le port, au carrefour de la Manga…

 

Au coin du carrefour, l’auto s’arrêta. Le bar était un peu en retrait dans le cul-de-sac…

 

« Eh bien ! mais, Fritz !… nous ne sommes pas arrivés, que je sache !

 

– Amiral ! il me serait difficile de tourner… et puis, amiral… je vous adresserai une prière… Permettez-moi de ne point entrer dans ce bar qui, en effet, me rappelle de très fâcheux souvenirs… »

 

Le von Treischke était descendu de l’auto, sans rien dire. Je n’avais jamais vu cet homme vraiment en colère. Ce fut effrayant, car cette colère-là se passa en silence. Il y eut du sang dans les yeux de la Bête et la Bête allongea la patte et saisit le Fritz au collet sur son siège et le déposa sur le pavé, devant lui :

 

« Marche ! »

 

Et le Fritz marcha, et je l’entendis balbutier encore : « À vos ordres ! », mais, pendant que ses jambes flageolaient, ses dents claquaient…

 

« Tout cela, grogna le von Treischke que sa brutalité avait calmé un peu, tout cela n’est qu’enfantillage !… Voyons ! cher petit Fritz, si je vous écoutais vous ne pourriez plus faire un pas sur cette terre hospitalière à cause de vos sacrés souvenirs !… L’autre jour, ça été la même comédie pour pénétrer dans votre ancienne chambre de la Goya, par la fenêtre de laquelle personne ne risque plus de se jeter dans la mer depuis que j’y ai fait poser des barreaux… Et puis cela vous reprend devant cet aimable carrefour et ce gentil cul-de-sac !… Tant pis, cher Fritz, si vous avez la conscience lourde, mais je vous prierai d’avoir le coude léger devant le Jim et pour faire honneur aux amis de monsieur !… (Il me montra à Fritz, en continuant de ricaner de toute sa mâchoire de tigre.) C’est l’ordre !

 

– À vos ordres !…

 

– Monsieur (il me montra encore) ne doit rien comprendre à votre petite comédie, bien cher Fritz !…

 

– Rien du tout ! rien du tout ! déclarai-je avec empressement.

 

– Sachez donc que le lieutenant a été amoureux… il n’y a pas longtemps de cela !… Mais nous prendrons le temps de vous raconter cela plus tard !… un peu plus tard !… n’est-ce pas Fritz ! »

 

Nous étions maintenant sur le seuil du bar. Je vis, du premier coup d’œil, Jim derrière son comptoir, agitant ses gobelets avec un bruit fantastique et, devant lui, assis sur de hauts escabeaux et faisant rouler des dés, Médéric Eristal, le midship et Gabriel.

 

Ils paraissaient uniquement occupés de leur jeu. C’est tout juste s’ils levèrent la tête quand je hélai Médéric Eristal.

 

« Bonjour, docteur !… »

 

Mais quel drôle de bonjour lançai-je là. Je ne reconnaissais plus ma voix. Ah ! là ! là ! j’étais bien ému pour avoir ainsi changé de voix, du tout au tout !

 

Et je ne nie pas qu’en effet j’étais alors très ému, surtout après avoir aperçu Gabriel qui jouait si tranquillement et qui avait à sa ceinture de cuir un bel étui à couteau, et dans cet étui assurément une lame des plus soignées dont on apercevait, du reste, le manche de bois incrusté de nacre.

 

J’aurais pu ne pas remarquer ce détail, car ce couteau à la ceinture d’un matelot ça se voit plus facilement que la lune en plein midi et généralement cela n’a aucune importance, aucune. Tout de même, la vue de Gabriel et de son couteau m’avait fait changer de voix.

 

« Eh ! mais, c’est le señor Herbert de Renich lui-même, s’écria le midship.

 

– Lui-même, joyeux midship ; lui-même, pour vous servir. »

 

J’essayais de reprendre le dessus et de retrouver mon ton ordinaire, mais je dus tousser, cracher, et retousser pour bien me débrouiller la gorge, avant de présenter mes compagnons, comme il avait été convenu, en public ; et je leur donnai les noms limbourgeois dont ils s’étaient affublés dans le pays.

 

Je les présentai comme de tout à fait vieux amis, presque des amis sacrés d’enfance, et ils furent accueillis avec une excessive cordialité, qui se traduisit immédiatement par des cocktails.

 

Le von Treischke avait donné une solide poignée de main au midship en lui rappelant qu’il avait déjà eu le bonheur de l’apercevoir autrefois à l’ancien bar de Santiago, quand celui-ci dressait son comptoir au coin de la Collégiale, et il en profita pour jeter à Jim, avec une désinvolture d’éléphant :

 

« Cela ne vous a donc pas fait peur de venir vous installer ici… dans le magasin de ces deux pauvres dames ?… Eh ! eh ! eh ! (ricana le hideux personnage) eh ! eh ! vous ne craignez pas que ça porte malheur au commerce ! »

 

Je ne pus m’empêcher de tressaillir tant je trouvais son audace écrasante et je regardai le Fritz…

 

Celui-ci, consterné, avec sa mine à faire pitié, lançait à la dérobée quelques regards furtifs qui allaient chercher sur les murs et dans les coins des objets qu’il avait autrefois remarqués là et dont quelques-uns lui avaient été familiers.

 

Par exemple, c’était toujours la même affiche annonçant une corrida, avec son matador géant debout au milieu d’une arène minuscule et des spectateurs lilliputiens, qui ornait le mur à gauche ; et, dans le coin, près de la porte qui conduisait à l’office, il retrouvait la même armoire aux liqueurs.

 

C’étaient aussi les mêmes petites tables de bois rondes qui s’alignaient contre la cloison du Bodega. Mais il y avait une porte que son regard avait jusqu’ici évitée, c’était elle qui conduisait autrefois au magasin de cigarettes et qu’une carte de la guerre semblait condamner.

 

Jim avait répondu au von Treischke. Il n’avait peur de rien ! Est-ce qu’un garçon comme lui avait peur de quelque chose ? Est-ce qu’on pouvait être superstitieux quand on possédait les poings de Jim ?… Assurément des poings pareils chassaient les fantômes !…

 

Et il les montrait à l’amiral, qui les tâtait et souriait comme seul savait sourire le Bourreau des Flandres, et il tenait mille compliments à Jim.

 

« Et puis, c’est une affaire oubliée ! dit Jim. Du reste, l’enquête a établi que tout était de la faute de la señorita… laquelle disposait, paraît-il, d’un bien méchant caractère…

 

– Oui, certes ! fit von Treischke, détestable caractère ! Sa mauvaise humeur a failli couper la gorge de mon ami que voilà (et il montrait Fritz, de plus en plus muet, au visage de plus en plus exsangue).

 

– Ah ! ah ! alors, c’était monsieur ?…

 

– Oui, c’était monsieur lui-même ! ni plus ni moins… Un brave jeune homme du Limbourg, qui lui a fait ici même, le plus décemment du monde, une cour pleine de délicatesse…

 

– Ici même, c’est juste… ici même, répéta la voix lugubre de Fritz.

 

– Mon ami est un garçon qui ne se permettrait pas, certes, de dire à une jeune fille qui vend des cigarettes qu’elle a le museau bien fait, si ledit museau ne lui a d’abord montré le plus encourageant sourire aux dents blanches !… N’est-ce pas, Fritz ?…

 

– C’était un gentil museau, dit Fritz en soupirant…

 

– Moi ! voyez-vous, j’ai assisté à tout cela ou à presque tout cela ! continua l’amiral ; aussi je puis dire à ce garçon qui se tourmente : « Pourquoi te tourmentes-tu ? Tu devrais te réjouir de pouvoir, après un si joli coup de ciseaux dans la gorge, boire encore un ou deux cocktails dans une agréable société. »

 

– C’est mon avis ! proclama le midship : plus de pensées sombres, ça ne sert à rien !… et ça ne fait pas ressusciter les morts !…

 

Voire ! fit tout à coup une voix que l’on n’avait pas encore entendue, la voix de Gabriel… Voire !

 

Que veut dire cet enfant ? demanda von Treischke… »

 

Mais « cet enfant » ne répondit pas. Il se contenta de secouer la tête, sans regarder von Treischke.

 

« Ne faites pas attention ! dit le midship, c’est un garçon qui croit dur comme fer aux fantômes ! et à toutes leurs diableries !… Il me disait tout à l’heure, justement, qu’il était tout à fait sûr qu’une personne morte de mort violente réapparaissait toujours au moins une fois à son assassin !… et que c’était là un droit qu’elle avait, et que le Seigneur lui-même ne saurait lui ôter, un vrai privilège chez les trépassés !… »

 

Von Treischke donna un grand coup de sa patte d’ours sur, l’épaule de Fritz.

 

« Qu’est-ce que tu dis de ça, cher compatriote ?… »

 

Fritz baissa plus encore son front lourd et resta muet… mais visiblement il avait eu le frisson.

 

« C’est dommage qu’on ne puisse pas croire à des bêtises pareilles ! ricana encore l’amiral, car, bien que personne ici ne soit l’assassin de la belle Dolorès, et que, s’il est vrai qu’elle soit morte de mort violente, elle ne puisse s’en prendre qu’à elle-même (puisque, après avoir à moitié assassiné monsieur, elle s’est jetée elle-même dans la mer)… eh bien ! je serais assez heureux de revoir ses jolis petits accroche-cœur (s’ils ne sont pas flétris), ses prunelles de feu (si elles ne sont pas voilées) ses lèvres de pourpre (si elles sont toujours gonflées du même sang !)…

 

– Ah ! je vous en supplie, monsieur ! Taisez-vous !… taisez-vous !… »

 

C’était Fritz qui râlait cette prière… et brusquement il s’était caché la figure dans les mains pour que l’on ne pût voir comme il souffrait !

 

Cependant ce n’est pas lui que je regardais ! Non ! non !… Il y avait quelqu’un de beaucoup plus intéressant à contempler à cette minute où le sadique des Flandres goûtait une joie formidable à faire renaître le désir et le remords chez Fritz von Harschfeld et à faire revivre l’image de celle qu’il avait personnellement, lui, von Treischke, envoyée aux enfers par le chemin des eaux !… Ce quelqu’un si intéressant à regarder, plus intéressant que tous les autres, c’était Gabriel !

 

D’abord, il y avait ce nom : Dolorès ! Personne ! n’avait prononcé encore ce nom-là. Et puis l’amiral avait jeté ces mots qui dansèrent aussitôt autour de Gabriel comme des flammes : « Bien que personne ici ne soit l’assassin de la belle Dolorès ! » Je voyais cela, moi, les mots de feu danser autour de Gabriel et le brûler, et le mordre aux reins et au cœur et j’admirais qu’il ne hurlât point de douleur, tout simplement, qu’il ne se jetât point sur la bouche infecte qui crachait de pareilles syllabes brûlantes et soufrées !…

 

Seulement il eut un geste : il donna ses mains brusquement à Jim, et je l’entendis qui disait au champion de la Home fleet : « Tiens mes mains ! »…

 

L’autre les tint ainsi pendant tout le reste du temps que le von Treischke, qui ne voyait, lui, que son Fritz à torturer (car il l’aimait beaucoup), continua de parler.

 

C’est évidemment à la force du sacré Jim, qui broyait les mains de Gabriel dans les siennes, que nous dûmes de ne point assister immédiatement à une petite scène qui aurait sans doute dérangé le plan primitif de ces messieurs…

 

Quand von Treischke avait eu cette fantaisie charmante de détailler si esthétiquement le visage de Dolorès, cependant que Fritz râlait et suppliait que l’amiral se tût, Gabriel, lui (je ne regardais que lui), se tordait entre les mains de Jim. Ils avaient l’air ainsi tous deux (Jim et Gabriel) de jouer au plus fort, de s’essayer chacun à gagner quelque pari relatif à la puissance musculaire dont ils disposaient… Mais moi je savais bien que toute cette histoire de muscles tordus n’avait d’autre utilité que de laisser au repos, forcément, certain couteau dans sa gaine…

 

Enfin, le von Treischke consentit à parler d’autre chose (le Fritz s’était mis à pleurer comme un grand niais) et ce fut à mon tour de jouer mon petit rôle dans cette curieuse affaire.

 

« Messieurs ! débutai-je, après un coup d’œil à l’amiral (et à la grande satisfaction des autres, auxquels les manières du von Treischke commençaient de donner la mâle rage…) Messieurs ! mon honorable ami herr von Kessel, ici présent, aurait quelque chose de tout particulier à vous dire ; seulement il ne saurait s’expliquer complètement en public, dans une salle où un quelconque passant a le droit de pénétrer et de s’asseoir à sa guise.

 

– Voulez-vous qu’on ferme portes et fenêtres ? questionna le midship. Jim n’y verrait, sans doute, aucun inconvénient, en doublant le prix des tournées, bien entendu !… », ajouta-t-il, avec le rire bon enfant que je lui connaissais.

 

Je ferai remarquer que le docteur n’avait encore rien dit. Il devait être au courant de quelque chose et peut-être de tout ; mais son caractère irrésolu le tenait comme toujours entre le ziste et le zeste et il se contentait de temps à autre de donner quelques brefs petits baisers à la fiole de cocaïne.

 

Mais ce sacré Jim prononça :

 

« Si ces messieurs ont quelque chose de particulier à se dire, pourquoi ne passeraient-ils pas dans la pièce à côté ?…

 

– Quelle pièce ? osa demander Fritz, qui tremblait de comprendre, car le doigt de Jim désignait déjà certaine porte…

 

– Mais cette pièce-ci, messieurs !… celle où la señorita Dolorès vendait ses cigarettes !… Je l’ai louée avec tout le reste mais je n’en use pas pour le moment, car elle n’est pas encore en état. Vous n’en serez que plus à votre aise pour vous entretenir de vos petites affaires. Personne ne vous dérangera !

 

– Pas une mauvaise idée ! déclara l’amiral. Pas une mauvaise idée du tout ! Effectivement, les clients doivent avoir perdu l’habitude de pousser la porte de la boutique, depuis le malheur qui est arrivé à la chère enfant !… »

 

Mais le Fritz s’interposa, eut la force de se maintenir sur ses jambes une seconde et supplia dans une phrase entrecoupée :

 

« Tout de même, amiral, si on pouvait aller ailleurs !… »

 

Ah ! je vous le dis, le malheureux faisait grand-pitié à voir. Et l’amiral le voyait ! Mais, est-ce qu’on apitoie un tigre ? Quelle joie de voir souffrir un très bon, très dévoué ami que l’on aime presque comme son fils (c’est ce que les Boches appellent : Schadenfreude ; le capitaine Hyx, en son temps, m’avait entretenu assez sagement de cet état d’âme-là) et le von Treischke s’en fut lui-même vers la porte et déjà commençait de faire sauter les punaises qui retenaient la carte de la guerre sur les murs et qui condamnait (si légèrement) cette porte.

 

« Vous donnez pas la peine ! » fit Jim en accourant.

 

Et il fit sauter la carte d’un tour de main… Puis, appuyant du doigt sur la clenche, il ouvrit la porte toute grande.

 

« Messieurs ! vous êtes ici chez vous !…

 

C’est là qu’il trônait, le cher ange ! » soupira avec drôlerie l’amiral.

 

Et il entra.

 

Quel homme de fer que rien n’émouvait ! rien !

 

« Venez, Fritz, reprit-il après quelques secondes consacrées au coup d’œil… Venez, mon ami !… Rien n’est changé, en vérité, rien !… Si on avait enlevé les volets, il y ferait un peu plus jour, un jour tout pareil à celui qui l’éclairait si idéalement, n’est-ce pas Fritz ?… la dernière fois que nous l’avons vue à son comptoir, la belle enfant ! distribuant aux clients son tabac parfumé et ses sourires enchanteurs !… Et le comptoir est toujours là ! Et le haut siège sur lequel elle se tenait droite et altière comme une petite déesse !… Allons Fritz, un peu de courage, venez voir ces lieux où la jolie fille vous ensorcela comme un étudiant de première année !… Et cessez de faire le niais, je le veux !… Nous avons à causer avec ces messieurs… acheva-t-il d’une voix rude et nous ne pouvons être mieux que dans ce tombeau !…

 

C’est vrai qu’il fait sombre là-dedans comme dans un tombeau ! » exprima une voix candide et claire comme celle d’un enfant de chœur, et c’était la voix de soprano de Gabriel…

 

Il était maintenant sur le seuil, entre l’amiral qui se trouvait dans le magasin de cigarettes et Fritz qui se tenait encore (comme il pouvait, en s’appuyant à une table) dans la salle du bar.

 

Quant à moi, j’étais resté sur mon haut tabouret, près du comptoir, et déjà je fermais les yeux. J’estimais déjà à part moi que, pour cette première fois où j’avais si terriblement engagé ma responsabilité, j’en avais assez fait et j’en avais assez vu !

 

À mon avis, les choses maintenant n’allaient pas beaucoup traîner… Avant de fermer les yeux, j’avais remarqué que la main de Gabriel, à deux ou trois reprises, avait glissé comme par hasard sur le manche de son couteau…

 

Et puis ce trou noir sur lequel s’était ouverte la porte et dans lequel avait pénétré avec un si prodigieux cynisme le von Treischke, ce trou noir maintenant me faisait presque aussi peur qu’à Fritz lui-même.

 

C’est là que la situation allait se dénouer et je me doutais bien un peu comment ! Et j’en avais des gouttes de sueur aux tempes.

 

Il ne faut demander aux gens que ce qu’ils sont capables de donner, et, en ce qui me concernait, j’étais à bout de souffle… tout à fait claqué…

 

La pièce d’à côté (le magasin de cigarettes) n’était éclairée que par la porte qui venait de s’ouvrir et aussi (je le sus quelques secondes plus tard) par un jour avare tombant d’un haut vasistas qui donnait sur la cour…

 

C’était dans cette ombre que le drame était entré… mais il n’y serait pas entré tout à fait (je le sentais) tant que le Fritz ne se serait point décidé à rejoindre l’amiral…

 

Et l’amiral l’appelait ! Et Fritz ne remuait plus !

 

On l’eût dit incapable de faire un pas de plus… si bien que l’amiral, pris à nouveau d’une colère grande, fut d’un bond auprès de Fritz, le saisit au bras avec une vigueur qui, du coup, le redressa sur ses jambes flageolantes, et il l’emmena avec lui, comme il eût fait d’un mannequin.

 

Et, pas plus qu’un mannequin, Fritz ne résistait. Et tous deux furent ensemble dans le magasin de cigarettes !… Et aussitôt je dus rouvrir les yeux car un double cri atroce venait d’éclater, et je me mis à bondir avec les autres qui étaient là (mouvement spontané irrésistible) jusqu’à la porte de cette mystérieuse pièce ! Et voici ce que nous vîmes, dans la pénombre chaude et toute vibrante du double atroce cri : à droite, les deux faces blêmes des deux Boches, car maintenant le von Treischke était aussi pâle que le Fritz, et au fond, à gauche, derrière le comptoir, sur la haute chaise, où elle se tenait droite et altière comme une petite déesse, la señorita Dolorès, elle-même !…

 

Nous nous trouvions tous maintenant dans la boutique, Gabriel venait de refermer la porte et de pousser les verrous. Jim était là, lui aussi, les bras croisés sur la poitrine, en spectateur ; Médéric Eristal lui-même était venu quand il avait entendu le cri, et peut-être maintenant eût-il bien voulu repartir. Mais Gabriel gardait la porte et n’était point, j’imagine, d’humeur à laisser repartir personne.

 

Pour en revenir au von Treischke et à Fritz von Harschfeld ils étaient toujours en extase, c’est-à-dire que, dans l’incapacité (une fois leur cri jeté) de prononcer un mot, ils n’en avaient pas moins la bouche ouverte, double gouffre d’horreur au fond duquel on entendait haleter leur peur.

 

Car ils avaient peur ! peur !

 

Et l’amiral avait peut-être encore plus peur que Fritz, car, moins encore que Fritz, certes, il avait cru à une réapparition possible de sa victime.

 

D’abord il l’avait vu mourir (autant dire), tandis que Fritz, dans ce temps-là, avait été occupé à mourir lui-même, puisque, lui aussi, on l’avait cru mort un instant. C’est le von Treischke qui avait ficelé Dolorès dans le sac de ses propres mains, et de ses propres mains avait jeté le sac dans la mer ! Et la mer s’était refermée sur le sac et l’avait bien gardé ! Ça, il en était sûr !…

 

Alors ? alors quoi ?… Alors Gabriel avait raison ?… Alors les fantômes, victimes d’une mort violente, avaient le droit de réapparaître à leurs assassins ? Par le bon vieux Dieu !… voilà que le vœu que le von Treischke avait formulé tout à l’heure de façon si bravache et inconsidérée se trouvait comblé…

 

Elle était revenue, la señorita !… Et ses accroche-cœur étaient toujours aussi luisants !… et ses yeux aussi brûlants, et ses lèvres gonflées d’un sang magnifique !…

 

« Qu’est-ce que ces messieurs désirent ?… »

 

C’était sa voix ! c’était sa voix !…

 

C’était bien Dolorès qui avait prononcé la phrase fatidique derrière son comptoir !… Et elle s’était penchée sur ses messieurs, et ces messieurs avaient reculé avec un « han ! » d’épouvante…

 

Tout de même, ceci, qui fut très rapide, ne pouvait durer avec un homme comme von Treischke. L’amiral, après avoir essuyé d’un geste hagard, inconscient, la sueur qui lui coulait du front sur les yeux, s’écria tout à coup d’une voix rauque :

 

« La garce est encore vivante !… »

 

Et il eut un mouvement vers le comptoir, tandis que Fritz, n’en pouvant plus, tombait à genoux.

 

Or, à ce moment, il y eut une ruée contre les deux brigands. Gabriel s’était jeté à la gorge de von Treischke et Jim lui maintenait, par derrière, les mains. Le midship s’occupait de Fritz.

 

Je crus, à ce moment, que Gabriel, qui tenait d’une main l’amiral à la gorge, allait saisir son couteau de l’autre et trancher la tête du Tigre, ou lui faire quelque chose d’approchant, sans autre forme de procès… Mais il n’en fut rien, et en cela il obéissait à Dolorès, qui, soulevée sur sa chaise et penchée sur le comptoir, lui criait :

 

« Ne le crève pas tout de suite ! Il serait trop content ! »

 

Alors, quand je vis que le Jim ligotait sérieusement l’amiral, je ne doutai point que j’allais assister à un spectacle que mes nerfs ne pouvaient supporter, et j’aurais bien voulu, comme le docteur, être ailleurs ! Mais la porte avait été refermée à clef et l’on ne s’occupait guère de nous. Enfin il y a des minutes où l’horreur vous ôte toute possibilité de remuer comme de vouloir, et j’étais dans une de ces minutes-là.

 

Si j’ajoute qu’au fond de moi-même je ne plaignais nullement le von Treischke, on m’excusera de n’avoir pas montré plus d’empressement à fuir une scène qui s’annonçait comme devant certainement violer les lois de l’ordinaire humanité.

 

Enfin, si je ne protestai point contre le supplice qui se préparait, c’est que peut-être aussi je n’avais point tout à fait perdu le sens du ridicule, car enfin c’était moi qui avais livré le von Treischke et, en le livrant, je ne devais pas avoir pensé que Gabriel se bornerait à lui offrir des cocktails !…

 

Je serai même tout à fait franc, comme je l’ai toujours été dans ces mémoires et confessions, et je ne cacherai pas que j’entendis très distinctement ces mots dans la bouche rageuse du Bourreau de Bruges :

 

« Herbert de Renich, tu es un traître et un lâche ! Mais si j’en réchappe jamais, tu auras de mes nouvelles ! »

 

Que l’on songe que de telles menaces proférées par un tel homme ne s’adressaient pas à moi tout seul, mais visaient également ma pauvre mère (au pouvoir des Allemands), et l’on s’imaginera combien j’avais de raisons de m’assurer par moi-même que cet homme ne pourrait plus jamais mettre ses menaces à exécution !…

 

Je restai donc et ne protestai en rien contre ce qui se préparait, je l’avoue.

 

Et maintenant voici ce qui se passa :

 

Le von Treischke et le Fritz étaient proprement ligotés et bâillonnés. Gabriel avait sorti son couteau de son étui et je pus juger que je ne m’étais pas trompé : c’était une fort belle lame, large, solide, tranchante et aiguë comme il convient.

 

Gabriel s’agenouilla à côté du von Treischke, tout d’abord négligeant le Fritz pour le moment, et, le regard tourné du côté de Dolorès, il demanda gentiment :

 

« Fleur de ma vie ! par où veux-tu que je commence ?… »

 

C’est alors que Dolorès quitta son comptoir et fit entendre un petit claquement de la langue, et aussitôt il y eut un gros remue-ménage sous le comptoir, et une grosse masse noire se glissa hors du comptoir derrière la señorita Dolorès, tout contre les hauts talons de ses petits souliers… et nous vîmes que c’était un molosse d’une taille peu ordinaire.

 

« J’ai amené le chien du boucher, exprima Dolorès d’une voix pleine de douceur et de langueur, car je lui ai promis le cœur de cet homme ! »

 

À ces mots, le docteur essaya bien d’esquisser un geste de protestation, mais Gabriel le pria très rudement de se retourner (dans le cas où le spectacle ne lui agréerait point) contre le mur, mais de ne troubler quiconque dans son plaisir !…

 

Chacun se le tint pour dit et, désormais, laissa faire.

 

Le midship, lui, avait l’air de trouver l’imagination de Dolorès tout à fait à son goût. J’ai déjà dit que c’était un garçon qui, au fond, s’amusait de tout, car il n’avait aucune raison sérieuse d’en vouloir personnellement aux Boches !

 

Gabriel dit :

 

« À ton idée, chère petite reine de Galice !… Je vais donc te donner le cœur de cet homme et tu le donneras à ton chien !

 

– Oh ! ce chien n’est pas à moi ! répliqua-t-elle en agitant son éventail, s’il était à moi je ne lui donnerais pas à manger du cœur de Boche, bien sûr !… »

 

Gabriel ouvrit la tunique du von Treischke, puis les vêtements de dessous qui couvraient le cœur du Tigre et il avait déjà commencé une légère incision dans la peau (et moi, pendant ce temps, je me répétais âprement, farouchement, comme une litanie destinée à m’étourdir : « Dans une minute tout sera fini ! Dans une minute tout sera fini ! Dans une minute tout sera fini ! ») quand il y eut autour de nous comme l’arrivée d’une trombe.

 

Une espèce de tempête fut projetée par le soupirail de la cave (je crois bien) et nous écrasa contre les murs et nous rejeta et nous fit bondir de coin en coin, avec force bosses.

 

La señorita s’était rejetée dans son comptoir, mais Gabriel n’avait eu le temps de rien ; il avait été surpris à genoux, très occupé à dessiner sur la poitrine du monstre le petit volet qu’il allait lui soulever pour arracher le cœur. Il fut roulé comme nous autres par la tornade.

 

Il n’y eut que Jim, dans son coin de porte, qui resta debout sans broncher, solide sur ses pilons de champion de la Home fleet, croisant ses énormes bras sur son énorme poitrine… (J’ai toujours pensé que le Jim devait s’attendre à cette tornade-là.)

 

Bref, en moins de temps qu’il n’en faut certainement pour vous faire part de toutes mes réflexions, le Gabriel, le midship, le docteur et moi nous étions tous aussi solidement liés et réduits à l’impuissance que le von Treischke et le Fritz eux-mêmes !

 

Et j’entendais la voix bien reconnaissable de l’homme aux yeux caves (apparu jadis pour mon malheur dans les jardins embaumés de Funchal), la voix de l’Irlandais qui disait à la dizaine d’hommes qui venaient de se conduire si brutalement avec nous : « Et maintenant, en route pour Le Vengeur ! Le capitaine sera content de vous !… »

 

Ils ne touchèrent pas à Jim, mais ils ne touchèrent pas non plus à Dolorès, qui perdait son temps à leur lancer mille insultes sans importance, et ils ne touchèrent pas davantage au corps ficelé de Gabriel, sur lequel veillait terriblement « la petite reine de Galice » (elle avait, pour le défendre, son éventail…) mais ils emportèrent le von Treischke, le Fritz, le midship, le docteur et votre serviteur…

 

Je ne crois point absolument utile d’analyser méticuleusement ici les divers sentiments dont s’agitaient nos cœurs pendant que les hommes de l’Irlandais (le lieutenant Smith) nous glissaient par le soupirail, tels des paquets de cambriole, jusque dans la cave, puis de la cave jusque dans le cul-de-sac, puis du cul-de-sac jusque dans une vaste auto fermée comme ces paniers à salade qui servent à Paris au transport des prisonniers.

 

Tout de même, en ce qui me concerne, vous voudrez bien vous rappeler que mon plus cher désir, quelques heures avant ce dernier événement, avait été de ne plus revoir (jamais ! jamais ! sous n’importe quel prétexte et à n’importe quel prix ! les paysages sous-marins ! J’en avais ma claque (comme on dit en français), des paysages sous-marins !… Et voilà que je retournais dans Le Vengeur ! Et dans quelles conditions !… Avec le von Treischke !… moi qui n’avais quitté Le Vengeur que pour que le von Treischke n’y mît jamais les pieds !

 

Hélas ! hélas ! avais-je mérité une pareille infortune ? Car maintenant que le capitaine Hyx l’avait, son von Treischke, et aussi qu’il avait celui qui avait tant travaillé à ce qu’il ne l’eût point (moi !), mes cheveux se dressaient d’épouvante sur mon crâne en songeant à ce qui allait se passer.

 

XXV

OÙ JE CONTINUE PAR DÉVOUEMENT ET PAR AMOUR À ÊTRE LE DOMESTIQUE DE TOUT LE MONDE ET OÙ CET EMPLOI NE ME PARUT JAMAIS SI DIFFICILE


L’auto nous conduisit à la plage de Coriza, une des plus désertes de la baie de Vigo, et là nous fûmes transportés à bord d’une chaloupe dont nous entendions déjà le moteur à pétrole.

 

Une heure, une heure et demie plus tard, en pleine mer, à la hauteur, approximativement, de l’île de Saint-Martin, et hors des eaux territoriales espagnoles, je commençais à distinguer une masse sombre sur la mer ; puis, au-dessus de cette masse sombre, quelque chose qui s’agitait dans le vent. Et je reconnus, non sans émotion, le fatal drapeau noir !…

 

On nous avait délivrés de nos liens. On nous avait fouillés, nous étions désarmés. Nous n’étions plus à craindre (personnellement ai-je jamais été à craindre ?) et nous n’avions qu’à obéir. Entre prisonniers, nous ne nous étions pas dit un mot. Le von Treischke avait craché de mon côté, tout simplement. Le docteur remuait ses clefs dans ses poches d’une façon énervante ; le midship fumait paisiblement une cigarette.

 

Quant au Fritz, il était redevenu tout rose, lui que j’avais vu si pâle. Je jugeai que sa pusillanimité dans le crime devait se réjouir depuis qu’il savait que sa victime était toujours vivante et qu’il n’avait plus à redouter son fantôme. Pour le reste, il s’en remettait à la grâce de son bon vieux Dieu !…

 

Et maintenant me voici à nouveau à bord du Vengeur ! Je le revois ! Voici sa carapace vert sombre, son kiosque mystérieux, ses échelles, ses escaliers, ses coursives… Que de souvenirs aigus, lancinants, diaboliques, à chaque pas que je fais !… Ma parole ! je tremble sur mes jambes !…

 

Où allait-on nous conduire à bord ? Comment allions-nous être traités ? Le drame dont la prise de von Treischke devait être le signal allait-il éclater tout de suite ? Je le pensais lorsque, ayant pénétré, sur l’ordre de l’Irlandais, dans la coursive centrale, nous fûmes dirigés vers la petite chapelle !…

 

Comment vous dépeindre les sentiments d’angoisse et de désespoir qui m’entreprirent tout entier en revoyant ces lieux où j’avais passé des heures si extraordinaires, si curieuses, si exceptionnelles, et, aussi, si atroces… en reconnaissant les endroits où j’avais souffert, dans la pensée d’Amalia !

 

Amalia ! ne suis-je donc rentré dans Le Vengeur que pour assister à ton supplice et ne suis-je revenu près de toi que pour mieux te perdre, moi qui ramène le monstre tant attendu de tes bourreaux ?…

 

Et certes, quand je me remémore mes actes à Vigo, je ne les trouve point tous d’une prudence excessive. La police du capitaine Hyx (ceci est prouvé maintenant) y était au moins aussi active que celle de von Treischke. En conséquence, qui me dit que ce n’est pas moi, moi seul qui, par mes démarches, peut-être par mes paroles, lui ai révélé la présence à Vigo du von Treischke ? Enfin, n’est-ce pas moi qui ai fait ce beau coup de leur amener le Tigre dans cet antre où ils l’attendaient ? Décidément, cela ne me réussit pas non plus de sortir de la neutralité ! Il y a des gens à qui rien ne réussit !

 

Et puis, pour sortir de cette neutralité, ai-je sans doute trop attendu, tergiversé, pesé le pour et le contre des choses… et quand le moment fut venu d’agir, il était trop tard !… Ah ! que n’ai-je abattu le monstre tout de suite, quand il venait violer ma demeure, à Renich !…

 

Maintenant, je sens bien qu’indifférent à ceux-ci, et ayant excité la colère de ceux-là, je vais être le bouc émissaire de tout le monde au moment de la reddition des comptes.

 

Ah ! je tremble en approchant de la petite chapelle. Nous avons rencontré au coin de certaines coursives des figures très hostiles, très hostiles ! des yeux de fauves qui brillaient dans l’ombre… et on nous a fait avancer plus vite ! plus vite !

 

… Nous sommes dans la petite chapelle… Nous nous découvrons !… Nous avançons derrière le von Treischke et le Fritz, comme si nous appartenions à leur bande, ma parole ! ou comme si nous étions leurs complices !

 

Ô honte !… oui, la honte embrase mon front… et je m’arrête ; je ne tiens pas, du reste, à aller beaucoup plus loin !

 

Et le docteur aussi s’arrête.

 

Quant au midship, il continue son chemin comme s’il était tout seul, en regardant en haut et en bas, comme un visiteur – amateur de la petite chapelle – un monsieur qui daigne s’intéresser au gothique flamboyant dans ce qu’il a de plus délicat et à la couleur des verrières dans ce qu’elles ont de plus magique.

 

Mais moi, j’ai vu, là-bas, tout au fond… j’ai vu, entouré de ses principaux officiers et assis dans sa cathèdre, à droite de l’autel, comme un roi prélat sur un trône, j’ai vu le capitaine Hyx, le visage nu !…

 

Oh ! il y a quelque chose de changé à bord du Vengeur pour que le maître de céans se montre à visage découvert !… Quelque chose de nouveau !… Mais oui !… Et cette chose nouvelle, c’est le Tigre qui s’avance vers le capitaine Hyx, c’est le Bourreau des Flandres, gage et signal du supplice !… Nous touchons à la fin du drame, n’est-ce pas ? Le capitaine Hyx n’a plus besoin de se cacher !… Il peut montrer son visage à ceux qui vont mourir !…

 

Regarde-le donc ce visage-là, ô Herbert de Renich !… C’est le visage d’un homme, celui-là !… Tu pourras penser de cet homme (si tu en as encore le temps) tout ce que tu voudras ! Et écrire sur lui (s’il t’en laisse le loisir) tout ce que tu voudras ! Et tantôt trouver qu’il a tort et tantôt trouver qu’il a raison !… Et tantôt le considérer comme l’homme de Dieu et tantôt comme l’homme du diable !… Mais c’est un homme !… c’est-à-dire une volonté !… Il a su choisir entre le Boche et l’Antiboche ! voilà l’Antiboche !… Et tu pourras écrire et penser, Herbert de Renich ! qu’il est l’Antiboche, jusqu’au crime !… Possible… mais c’est son affaire ! Il s’en expliquera avec Dieu ! Salue cet homme !

 

Et je salue, oh ! bien humblement, le capitaine Hyx ! Mais il ne me prêta aucune attention ; ses yeux, chargés de la foudre, fixèrent le von Treischke, et le Seigneur, au jour du jugement dernier, ne doit pas regarder avec plus d’irritation sacrée le pécheur qui n’a passé sur la terre que pour le scandale du monde !…

 

Commencée ainsi, je m’attendais à une scène d’une grandeur biblique entre le suppôt de Satan et le porteur de glaive ! Du choc de la bête et de l’archange des eaux, quel éclat ne pouvions-nous attendre ?…

 

Or, il suffit d’une courte phrase, prononcée par von Treischke, pour que tout retombât à des discussions humaines…

 

Au lieu de deux forces de la nature dressées l’une contre l’autre, au lieu de deux idées contraires, de deux pôles chargés d’une électricité hostile et dont la rencontre allait peut-être nous réduire en poudre, il n’y eut plus soudain que deux hommes qui réclamaient chacun sa femme !…

 

Ah ! j’entendrai longtemps (si le Seigneur le permet, ce dont je doute de plus en plus, hélas !), j’entendrai longtemps le von Treischke s’avancer, sans peur ni faiblesse, jusqu’au capitaine Hyx et lui déclarer tout de go :

 

« Votre femme vit, monsieur ! »

 

Et longtemps je verrai le capitaine se dresser hors de sa cathèdre, comme s’il en avait été rejeté par quelque explosion de mine, puis retomber comme une loque en gémissant. Que gémissait-il ?… que disait-il ?… Cela n’avait ni sens, ni forme, ni signification autre que celle-ci : nous montrer ce que c’est au fond qu’un archange des eaux : ni plus ni moins qu’un pauvre homme vulgaire, comme nous sommes tous dès qu’on a prononcé devant nous le nom d’une femme.

 

Eut-il honte soudain de se montrer nu devant nous qui avions connu son orgueilleuse armure et son masque impressionnant ? Voulut-il simplement n’être point dérangé dans les pourparlers d’un traité synallagmatique (rends-moi ma femme, je te rendrai la tienne) qui manquait assurément de grandeur et de royauté (comme on dit dans les opéras français), toujours est-il que, d’un geste, il nous mit tous à la porte et nous balaya de sa présence.

 

Oui, il retrouva la force de cela : nous chasser !

 

Il voulait rester seul dans la petite chapelle avec le von Treischke ; et nous les y laissâmes, comme vous pensez bien !

 

On nous entassa dans une petite pièce, à côté, qui communiquait, je crois, avec l’abside ; et les choses ne devaient pas aller toutes seules dans la chapelle, car de temps à autre, nous entendions comme un roulement de tonnerre qui, je le sus bientôt à mes dépens, n’était que le roulement de la colère du capitaine Hyx !

 

De fait, au bout d’un quart d’heure au plus, on vint m’appeler et je fus introduit dans la petite chapelle.

 

Je trouvai le capitaine Hyx tout seul, entre le Livre et la Loi, son tabernacle, sa cathèdre et les registres verts qui avaient roulé par terre…

 

Où était passé le von Treischke ? Qu’est-ce que le capitaine en avait fait ? Car, par la Vierge del Pilar ! (comme disent les Espagnols dans les romans français), ce n’était plus une loque que j’avais devant moi, mais la plus farouche gueule de corsaire que j’eusse pu imaginer, même au temps de la grande flibuste.

 

Enfin le von Treischke avait disparu.

 

Et le capitaine (je crus en vérité qu’il allait me dévorer) me dit, ou plutôt non, me cria, me cracha : Donnez-moi donc ce pli dont vous avait chargé votre maître !

 

Mon maître !… Le von Treischke, mon maître !… Voilà où j’en étais !… » Devant cette fureur qui soufflait autour de moi, je me mis à tourner comme un imbécile ou comme une toupie, cherchant dans mes poches ce pli qui ne me quittait jamais et que je ne trouvais naturellement point, tout simplement parce que je le cherchais dans un affolement sans nom…

 

Enfin, je mis la main dessus et je tendis la fameuse enveloppe au capitaine. Il en tira quelques papiers de grand format qu’il parcourut en soufflant et en rugissant, puis il arracha tout cela, anéantit tout cela, avec des mouvements d’une rage terrible :

 

« Ah ! malheur ! hurla-t-il,, malheur sur vous deux !… car si vous avez inventé tous deux ce supplice de m’avoir fait croire une seconde que ma femme fût encore vivante, et cela pour me voler votre Amalia, je vous jure, moi, sur la Bible et sur le Nouveau Testament, sur le ciel et sur l’enfer, que je saurai, pour vous deux, inventer des tortures dont on n’a pas encore l’idée dans les petites baignoires grillées !… »

 

Il écumait, je tombai à genoux :

 

« Et moi, je vous jure que votre femme vit, capitaine !… Sur mon salut et sur la tête de ma mère, je jure que l’amiral a dit vrai : Mrs G… est vivante ! Je jure qu’hier je lui ai parlé ! Je jure que vous la reverrez !… »

 

Ces paroles, au lieu de l’apaiser, ne firent qu’augmenter sa folie, si possible. Il se rua sur moi et je crus que c’était fini de moi… Et puis tout à coup, sa fureur resta comme suspendue au-dessus de moi… Peu à peu, son visage, qui était en feu, pâlit et prit une teinte terreuse, puis verdâtre… Il étouffait ! Il porta les mains à sa gorge, arracha son col, respira bruyamment, souffla.

 

Il était sauvé. Il alla s’effondrer sur sa cathèdre et de là me jeta ces mots :

 

« Monsieur ! vous avez jusqu’à ce soir minuit ! Si ma femme est vivante, il n’est point tant besoin de paroles, ni de stratagèmes, ni de commission, ni de papiers, ni d’enveloppes scellées, ni d’entrer dans les détails impossibles d’un troc que me propose von Treischke et qui empestent tous la trahison : si ma femme est vivante, qu’elle m’écrive donc un petit mot et alors nous pourrons parler sérieusement !…

 

Vous avez raison ! Vous avez raison ! m’écriai-je… Oh ! comme je comprenais maintenant la colère de cet homme ! Comment n’eût-il pas cru, en effet, qu’on le voulait jouer ? Est-ce que moi-même, qui avais cependant vu la Dame voilée de mes propres yeux et qui l’avais touchée, est-ce que moi-même je n’avais point renoncé à comprendre, à expliquer sa singulière attitude ?

 

– Oui, capitaine, il faut qu’elle écrive !… et cela a toujours été mon avis ; mais, hélas ! elle ne veut pas écrire !… elle me l’a dit elle-même ! »

 

La voix du capitaine, très lasse, tomba encore d’un ton : « Monsieur, si ma femme est vivante – ce que je ne crois plus – elle a pu vous dire, du temps qu’elle était dans la geôle de von Treischke, votre maître, elle a pu vous dire des choses que l’autre exigeait qui fussent dites !… Maintenant que le von Treischke est dans ma geôle à moi, elle n’a plus rien à craindre de lui et elle ne vous répétera plus qu’elle ne veut pas écrire. Qu’elle m’écrive donc… Vous êtes libre, monsieur !… Vous êtes libre jusqu’à minuit !… À minuit, si vous n’êtes pas ici avec l’écriture de ma femme, où que vous soyez, vous êtes mort !… Allez, monsieur ! le lieutenant Smith se mettra à votre disposition !… »

 

J’eusse désiré entrer dans quelques explications, mais on ne m’en laissa pas le temps. Le capitaine Hyx s’éloigna et l’Irlandais vint me trouver.

 

Il me remit un sauf-conduit signé de l’amiral von Treischke pour pénétrer dans le château de la Goya, avec recommandation à son neveu de me mettre, aussitôt après mon arrivée, en présence de la dame voilée.

 

Nous partîmes aussitôt, nous remontâmes dans la même chaloupe, et alors je pus constater que Le Vengeur devait s’être considérablement rapproché des îles Ciès, car nous ne mîmes pas une demi-heure à aborder la plage de Coresju, d’où nous étions partis.

 

Là, une auto nous attendait qui nous conduisit à Vigo.

 

J’avais demandé au lieutenant Smith s’il ne voyait aucun inconvénient à ce que je passasse à mon hôtel avant que de me rendre au château de la Goya, il m’avait répondu que j’étais entièrement libre de mes faits et gestes et qu’il ne se trouvait là que pour me servir.

 

Oui, je savais ce que cela voulait dire ! libre jusqu’à minuit ! libre jusqu’à la mort !

 

Tout de même, je profitai de ma liberté pour courir à ma chambre, où j’eus la chance de trouver Potaje.

 

Potaje était consterné, tout flapi sur sa petite planchette, d’abord parce que, m’expliqua-t-il, « il ne vivait pas en mon absence », ensuite parce que l’affaire de l’évasion ne marchait pas aussi vite qu’il l’eût désiré.

 

Cette dernière confidence me troubla beaucoup plus que la première. Au fond, je ne comptais plus, pour me tirer de l’effroyable impasse où je m’étais si légèrement engagé, je ne comptais plus que sur cette évasion-là, celle de la dame voilée.

 

« Qu’est-il donc arrivé, interrogeai-je haletant et secouant Potaje sur sa petite planchette…

 

– Il est arrivé, me répondit-il en me donnant des coups de patin sur les mains pour me faire lâcher prise, car je le remuais à lui donner le mal de mer, il est arrivé que la dame voilée est rarement absente de sa chambre, mais que, lorsqu’elle se trouve dans sa chambre, elle y est rarement seule. On aperçoit presque toujours avec elle une vieille duègne qui la surveille et lui sert de dame de compagnie et aussi de femme de chambre… de telle sorte que j’ai dû bien souvent suspendre ma besogne. Toutefois, je dois dire que l’un des barreaux est scié par en bas et à moitié scié un peu plus haut, et lorsqu’il sera tout à fait scié à cette place-là, il sera très facile à la dame voilée de venir nous rejoindre…

 

– Et quand penses-tu que ton ouvrage puisse être terminé ?

 

– Pas avant demain soir ! » répondit Potaje en soupirant. Je sursautai :

 

« Comment ! pas avant demain soir ! Mais qu’est-ce que tu fais en ce moment ?… – Rien ! répliqua de plus en plus lugubrement Potaje… et, si je ne fais rien, c’est qu’il n’y a rien à faire !… rien à faire pour moi, là-bas, avant minuit !… Alors seulement, à minuit, je reprendrai, sans danger d’être surpris par personne, ma petite besogne, señor ! – Malheureux ! mais tu ne sais donc pas qu’à minuit je serai mort, moi ! »

 

J’eus tort de faire part aussi brusquement à Potaje du péril mortel qui me menaçait, car ce furent des lamentations, des protestations et des explications qui me firent perdre un bon quart d’heure.

 

Enfin, après m’être fâché dix fois pour le faire se tenir tranquille et l’empêcher de me suivre, je pus lâcher Potaje et rejoindre le lieutenant Smith.

 

« Au château de la Goya ! » commandai-je…

 

Le soir était tombé. Nous arrivâmes par la nuit noire. Je n’avais plus qu’un espoir : que la dame voilée, cette fois, voulût bien écrire à son mari qu’elle était vivante. Mais je l’avais toujours vue si obstinée dans son incroyable refus d’écrire que, en arrivant au château, je recommandais déjà mon âme à Dieu…

 

Cependant, il fallait tout tenter. Le sauf-conduit de von Treischke eut tôt fait de me mettre en face du neveu, dans le cabinet même de l’amiral où, quelques secondes plus tard, la dame voilée fit son entrée…

 

Il se passa tout d’abord une scène assez pénible. Le neveu de von Treischke ignorait naturellement que son oncle et Fritz von Harschfeld fussent prisonniers du capitaine Hyx… C’est moi qui le lui appris, devant la dame voilée, qui pâlit aussitôt et s’assit, défaillante.

 

Le jeune homme ne voulait point me croire.

 

Je lui fis relire le sauf-conduit de l’amiral et lui fis remarquer que celui-ci était tracé sur du papier à la marque du Vengeur (le V au centre d’une bouée sur laquelle se lisaient ces trois lettres : Hyx), puis je me levai et dis :

 

« La situation est nette. Je suis moi-même prisonnier du capitaine Hyx et viens ici faire la seule démarche qui pourra sauver l’amiral et son officier d’ordonnance, et j’ajouterai qui puisse me sauver moi-même, Herbert de Renich, car on m’a promis ma mort pour minuit au plus tard si je ne reviens pas à bord du Vengeur avec un billet de l’écriture de madame adressé à son mari !… »

 

Disant cela, je fixais la dame voilée ; elle paraissait dans une grande agitation intérieure. Je voyais sa main trembler sur les bras de son fauteuil. Elle parla :

 

« Cela est impossible ! finit-elle par dire d’une voix si basse que j’avais peine à l’entendre… Vous savez bien que je ne veux pas écrire ! »

 

J’explosai littéralement, je l’aurais battue, cette femme ! Elle ne le voulait pas… Oui, j’explosai… Mes bras se projetèrent si violemment à droite et à gauche de mon corps qu’on put les croire soudain détachés !

 

« Pourquoi ne voulez-vous pas ?

 

Parce que je ne veux pas !… »

 

Ah ! je l’aurais tuée !…

 

Et le lieutenant, lui, ne disait rien ! ne me soutenait pas ! ne l’invitait pas, elle, à faire ce que je lui demandais, c’est-à-dire la seule chose qui pût sauver son chef !

 

Je leur tournai le dos en annonçant « que c’était bien, que j’allais mourir » !

 

À ce moment, la dame voilée poussa un cri, me rappela et s’arrachant du sein le médaillon où elle avait enfermé le portrait du capitaine Hyx, elle me le donna avec sa chaînette.

 

« Portez-lui de ma part ces objets sacrés, s’écria-t-elle dans un sanglot. Ils lui prouveront que je vis, que je l’aime toujours, et que je n’ai pas cessé de penser à lui !… Allez ! »

 

Je m’emparai du médaillon et de la chaînette et sortis du château comme un fou.

 

Je me disais : « Certes, le capitaine Hyx ne comprendra pas plus que moi pourquoi elle ne veut pas écrire, mais au moins il aura la preuve qu’elle vit ! »

 

Eh bien, une heure plus tard, après lui avoir appris que je revenais sans écriture, lorsque j’eus remis au capitaine Hyx les preuves de l’existence de sa femme, savez-vous ce qu’il me dit ?…

 

D’abord, il s’appuya à la cloison de sa chambre dans laquelle on m’avait introduit… (il s’y appuya, car la vue de ses objets semblait lui avoir ôté toute force) et il me dit :

 

« Monsieur Herbert de Renich, vous ne m’avez point rapporté ce que je vous demandais, parce qu’on ne fait pas écrire une morte, monsieur Herbert de Renich !… Vous êtes un misérable ; jamais, de son vivant, ma femme n’eût consenti à se séparer de ces objets. Ces reliques saintes ont été volées sur son cadavre ! »

 

XXVI

CE QU’IL ADVINT DE MON DERNIER ESPOIR :
L’ÉVASION DE LA DAME VOILÉE

Ayant prononcé ces dernières paroles, le capitaine Hyx se disposa à appuyer sur son timbre. Il me sembla que je venais d’entendre mon arrêt de mort et que cet arrêt, quelqu’un, qui allait entrer, allait l’exécuter sur l’heure. Ce sont là des moments bien pénibles pour qui tient tant soit peu à la vie. J’arrêtai le bras du maître du Vengeur et je m’écriai :

 

« Capitaine, il y aurait une preuve de l’existence de Mrs G… plus convaincante encore que celle de l’écriture ! Que diriez-vous si je vous faisais voir Mrs G… ? »

 

Il me considéra encore avec le plus hautain mépris.

 

« La proposition m’a déjà été faite ! dit-il sur un ton glacé. Votre ami le Herr von Treischke a eu l’audace d’imaginer que je serais assez stupide pour tomber dans le plus naïf des traquenards, pour me présenter, à telle heure, dans tel lieu d’où l’on me ferait voir Mrs G… À d’autres ! compères ! »

 

Mais je l’arrêtai encore, car il avait à nouveau allongé sa main vers le redoutable timbre.

 

« Il ne s’agit point de ceci !… Capitaine ! Capitaine ! Écoutez-moi ! Il faut me croire ! Dans la nuit de demain, Mrs G… sera libre ! C’est moi qui l’aurai fait évader ! Accordez-moi jusqu’à demain soir et je vous l’amènerai ici même ! sur mon salut et sur la tête de ma mère !

 

– Vous m’avez déjà juré beaucoup de choses sur la tête de votre mère, me répliqua ce méchant homme, et j’en ai assez de toutes ces comédies ! »

 

Mais il avait affaire à forte partie et je ne sache personne de plus têtu que quelqu’un qui sait qu’il va mourir s’il n’arrive point à se faire entendre. On le bâillonnerait jusqu’à l’étouffement qu’il trouverait le moyen de se faire comprendre par signes !

 

Or, moi, je n’étais point bâillonné, et de tout ce que la parole humaine peut avoir de plus séduisant et de plus convaincant, en même temps que de plus apitoyant, je sus faire un tel usage qu’il fallut bien que ce cher capitaine m’accordât une attention d’abord rétive, ensuite presque encourageante.

 

Je lui rapportai l’histoire de mes diverses rencontres avec la dame voilée et celle de nos conversations intimes. Il y avait dans tout cela une telle part d’invraisemblance que je le vis, à plusieurs reprises, hausser les épaules. Tout de même, il finit par dire :

 

« C’est bon ! l’affaire est renvoyée à demain minuit ! Allez ! vous êtes libre jusqu’à demain minuit !… »

 

Que vous dirai-je ? Deux heures plus tard je me retrouvai sur la plage de… toujours accompagné de l’Irlandais, qui me conduisit sans autre explication jusqu’à l’hôtel. Il me quitta en me disant :

 

« Demain soir, à minuit, je viendrai vous rechercher. C’est l’ordre ! Soyez fidèle au rendez-vous !

 

– Je serai peut-être prêt à vous suivre auparavant, lui répondis-je. Dans ce cas, comment pourrai-je vous avertir ?

 

– Un mouchoir noué au garde-fou de la fenêtre de votre chambre, à l’hôtel, sera suffisant, j’accourrai aussitôt.

 

– À tout hasard ! ajoutai-je, ayez de vos compagnons bien armés avec vous ! On ne sait ce qui peut arriver !

 

– Entendu ! et si vous avez besoin de ces compagnons-là avant la nuit prochaine vous n’avez qu’un mot à dire.

 

– Merci !… Vous pensez à tout ! »

 

Nous nous saluâmes et je grimpai à ma chambre. J’y trouvai un mot de Potaje que celui-ci y avait laissé à tout hasard. Le brave garçon me priait, si je rentrai dans la nuit, de ne point me faire de mauvais sang et de l’attendre, me promettant de ne point perdre son temps.

 

Ma foi, j’estimais que, dans le moment, tout mouvement, en ce qui me concernait, était devenu inutile. Et je me jetai farouchement sur mon lit où je me mis à dormir, avec une sorte de voracité, dévorant ma taie d’oreiller. Il y avait quelque soixante heures et plus que je n’avais goûté le moindre repos. Je me plongeai dans le sommeil et dans le cauchemar d’une façon formidable.

 

Potaje, quand il me réveilla – ce qui n’eut lieu qu’après dix minutes de combat entre lui et moi – me raconta que mes ronflements et mes hallucinations entrecoupés d’interjections, mauvais serments et malédictions de rêve, s’entendaient jusque sur le palier et qu’ils avaient été une cause d’amusement pour les voyageurs et d’effroi pour leurs enfants…

 

Bon Potaje ! Ce qu’il me soigna, dorlota, pendant toute la journée qui suivit je ne saurais trop le répéter ni lui en avoir trop de reconnaissance. Il était rentré avec des nouvelles excellentes. La fenêtre était prête… Il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre la nuit prochaine où, à la vingt-deuxième heure, il pénétrerait dans la chambre de la dame voilée, attacherait la captive à la corde qui se trouvait cachée déjà, à tout hasard, dans la chambre de ladite dame et me ferait glisser Mrs G… dans les bras. Je serais, moi, en bas sous le balcon, derrière le rocher Ardan, dans une petite nacelle dont Potaje était devenu propriétaire en forçant une chaîne et en crochetant fort habilement un vieux cadenas.

 

« Donc, demain soir, à dix heures, la dame voilée sera libre soupirai-je… Ce ne sera certes pas trop tôt ; mais, heureusement, ce ne sera pas trop tard, car j’ai obtenu un sursis jusqu’à minuit. Potaje, ma vie est entre tes mains !

 

– Monsieur ! m’expliqua l’excellent demi-garçon, si, la dernière nuit, la dame de compagnie n’était pas entrée, l’affaire serait peut-être déjà faite, car le barreau venait de céder, mais elle est entrée et restée et le petit jour est venu, et, dès lors, nous ne pouvions plus rien de rien, à cause des vedettes qui passent sur la rade et dont quelques-unes font certainement la police du port particulier de la Goya !

 

– Enfin, mon Potaje, tu es sûr de ton affaire pour la nuit prochaine, c’est le principal !… »

 

Nous passâmes donc, comme je l’ai dit, la journée à l’hôtel. Je dus raconter à Potaje toutes les aventures que je venais de traverser et lui donner tous les détails qu’il ignorait encore de la Bataille invisible. Il était transporté d’enthousiasme et, naturellement, plein d’admiration pour le capitaine Hyx !

 

Quand je me levai, ne tenant plus d’impatience, vers les huit heures du soir, après avoir avalé un bon bol de bouillon que mon Potaje m’avait apporté fumant et dans lequel il avait cassé trois œufs frais qu’il était allé acheter lui-même à la ville, je me sentais d’une force herculéenne !…

 

La vie recommençait à m’apparaître belle !

 

Je n’allais plus avoir à craindre le von Treischke ; j’aurais sauvé Amalia et ses enfants ; et j’aurais droit aussi à la reconnaissance du capitaine Hyx, qui me devrait le bonheur du reste de ses jours et à qui, par cela même, j’aurais peut-être rendu la raison et la lucidité ! En route ! en route ! Viens, mon Potaje !

 

Certainement, c’était la plus belle nuit d’évasion qui se pût rêver… noire comme un four ! Les dieux étaient avec nous !

 

Nous glissions sur la rade, dans de l’obscur, et nous abordâmes le rocher Ardan si brutalement que je faillis être renversé.

 

Nous restâmes là plus d’une heure, guettant tout ce qui se passait sur le noir autour de nous. D’abord, en face, il y avait la fenêtre, dans le retrait, entre ses deux tours, mais c’est à peine si l’on percevait un rais de lumière entre les rideaux épais.

 

« Quand elle sera seule, me dit Potaje, elle me fera signe en tirant le rideau de gauche deux fois et le rideau de droite une fois. Alors je grimperai sur la corniche, je sauterai sur le balcon, j’enlèverai le barreau (il n’y a plus qu’à le pousser à un certain endroit que je lui ai montré), elle descendra sur le balcon, je l’accrocherai à la corde et vous la recevrez dans la barque !… Dans une demi-heure, certainement, la duègne s’en ira se coucher dans la chambre à côté et le tour sera joué !…

 

– Mon Dieu ! tout cela est si beau, Potaje, que je tremble qu’il n’arrive quelque anicroche !… »

 

Et, le cœur angoissé, je tendais l’oreille au moindre bruit !… Ainsi percevions-nous autour de nous des choses qui glissaient dans le noir, certainement à une demi-encâblure au plus et qui entraient dans le port particulier du château de la Goya ou qui en sortaient. Plusieurs fois même, très distinctement, le bruit des portes de fer qui s’ouvraient devant l’entrée du port et qui se refermaient arriva jusqu’à nous (un grincement très spécial et que l’on n’oubliait plus quand on l’avait entendu) et je pensais : voilà le mystère de la baie de Vigo qui continue ! La bataille doit toujours battre son plein, là-bas, du côté de l’île de Toralla et de la cote six mètres quatre-vingt-cinq !

 

Mais, soudain, je ne pensai plus à la Bataille invisible…

 

Là-haut, en face, les rideaux venaient d’être glissés dans le rythme annoncé par Potaje.

 

Et la silhouette de la dame voilée se montra, bien découpée sur le fond lumineux de la chambre intérieure. Et puis, ce fut la brusque obscurité. Elle avait soufflé la lumière et nous entendîmes la fenêtre qui s’ouvrait doucement. Alors Potaje dit :

 

« Ça y est !… »

 

Et il dirigea, en douceur, notre barque hors du rocher Ardan jusqu’à toucher la tour de l’ouest… et, là, il l’attacha comme il avait coutume.

 

Il faisait la chose gaiement, sans hâte, avec sûreté. Du bout de son harpon, il chercha la corniche.

 

Et tout à coup, il jura : la corniche n’y était plus !…

 

Alors, nous nous rendîmes compte qu’il y avait eu ce jour-là une grande marée et que les eaux étaient allées jusqu’à la corniche déjà chancelante, surtout depuis qu’elle avait servi de chemin à Potaje, à Gabriel et à moi-même… et la corniche s’était effondrée… du moins dans la partie où elle nous était utile.

 

Il n’y avait plus de chemin maintenant pour atteindre le petit escalier extérieur de la courtine par lequel nous grimpions jusqu’au balcon !

 

Et nous étions entièrement isolés de la dame voilée qui, là-haut, attendait toujours son sauveur !

 

Nous entendîmes la captive qui toussait avec prudence et cette petite toux traduisait son impatience et son inquiétude.

 

De mon côté, je vous laisse à penser dans quelle agitation je pouvais être !

 

« Tant pis ! me souffla Potaje, et ne vous désespérez pas, señor ! Le mal n’est pas très grand ! La señora devra prendre la peine d’attacher elle-même sa corde, voilà tout, et elle se laissera glisser le long de la corde !… »

 

En quelques coups de rame silencieux nous fûmes sous le balcon.

 

Malgré l’obscurité, nous distinguions assez bien l’ombre de la señora qui se penchait au-dessus de nous, très haut, hélas ! au-dessus de nous ! Sa voix nous parvint cependant distinctement :

 

« Eh bien ! que faites-vous ? Je vous attends !… »

 

Je me dressai et je lui dis :

 

« Impossible d’aller jusqu’à vous, la corniche a été détruite par la marée ! Mais vous avez la corde ! Attachez la corde et laissez-vous glisser ! Il n’y a aucun danger ! Ne craignez rien ! Nous sommes là ! »

 

Aussitôt, il y eut au-dessus de nous un véritable cri de désespoir !

 

« Venez jusqu’à moi, suppliait cette femme, venez jusqu’à moi ! Il le faut ! Venez jusqu’à moi !…

 

– Mais vous avez la corde !…

 

– Oui, j’ai la corde ! Au nom du ciel, venez !…

 

– Mais nous ne pouvons pas venir !… Laissez-vous glisser le long de la corde !

 

– Ah ! venez ! venez ! ou je suis perdue !… à jamais perdue, cette fois !… »

 

Potaje et moi tremblions d’exaspération et d’horreur. Ne nous comprenait-elle pas ou ne voulait-elle pas nous comprendre ? Car enfin elle nous entendait comme nous l’entendions !

 

Et nous ne savions que lui répéter :

 

« Mais attachez donc la corde, mais attachez donc la corde !…

 

– Malheureux ! sanglota-t-elle si étrangement, si étrangement, si étrangement… vous ne savez donc pas que ça m’est défendu !… »

 

Que signifiait ? Que signifiait ?… Était-elle folle ? Étions-nous fous ?…

 

Tant est qu’il y eut là-haut de tels pleurs et un tel inexplicable désespoir que la lumière réapparut dans la chambre et que nous vîmes se précipiter à la fenêtre l’ombre de la duègne, laquelle se mit à agripper la dame voilée et à mêler ses cris et ses appels aux gémissements de l’autre ; sur quoi deux ou trois détonations d’arme à feu nous apprirent qu’on tirait sur nous… un peu au hasard, certes ! mais nous n’avions plus qu’à nous esquiver et le plus rapidement possible !

 

Nous étions déjà un peu loin, heureusement, quand j’entendis s’ouvrir à nouveau la grille de fer du petit port intérieur.

 

Évidemment, on allait nous donner la chasse. Bref, nous ne fûmes sauvés que par l’obscurité opaque de la nuit. Sans elle nous tombions dans les griffes des hommes de la Goya !…

 

Comme, après leur avoir échappé, je ne tenais nullement, revenant bredouille de mes entreprises d’évasion, à tomber dans celles du lieutenant Smith, je dis à Potaje, dès que nous eûmes doublé le môle et que nous fûmes à quai (il nous avait fallu gagner le port même de Vigo au plus vite, lui seul nous offrant une espérance de refuge) :

 

« Mon cher Potaje, j’en ai assez ! Si tu tiens à ma vie, ne retournons plus à l’hôtel, mais fuyons au plus tôt ce pays sans perdre une heure ! sans perdre une minute ! Ah ! où donc est-il le temps où nous étions si tranquilles quand nous tendions la main sous les porches des églises ?

 

– Il reviendra ce temps béni, ne vous désolez pas, me répondit ce bon Potaje. En attendant, il faut sortir au plus vite de cette barque. »

 

Et nous en sortîmes. Aussitôt sur le quai, nous nous mîmes en mesure de courir pour éviter toute fâcheuse rencontre. À ce moment, la demi-heure passé minuit sonnait à l’horloge de la Collégiale et j’entendis derrière moi une voix qui disait :

 

« Monsieur Herbert de Renich, je vous ai attendu une heure à votre hôtel ! Pardonnez-moi si je suis venu au-devant de vous jusqu’ici… »

 

Celui qui prononçait ces paroles était le lieutenant Smith en personne. Je lui aurais bien cassé la tête d’une balle de pistolet, mais comme il avait amené avec lui, suivant ma recommandation, une demi-douzaine de solides gaillards bien armés, Potaje ni moi ne pensâmes une seconde à lui résister… J’étais plus que jamais son prisonnier.

 

XXVII

COMMENT SE TERMINA LA BATAILLE INVISIBLE


Il nous fit monter, Potaje et moi, dans une auto, comme de juste, et nous reprîmes la fameuse route de la plage. Je commençais à la connaître. Je trouvai cependant un sujet de consolation, cette fois, dans le fait que Potaje la suivait avec moi.

 

« Tu tiens donc à assister à ma mort, mon brave Potaje ! lui demandai-je, les larmes aux yeux, car je sentais que le demi-garçon, en bas, sur sa planchette que l’on avait jeté entre deux sièges, me couvrait les pieds de baisers.

 

– Señor !… Señor !… laissez-moi faire et dire, et pour peu que saint Jacques de Compostelle nous protège, je ne donnerais pas seulement une piécette pour notre De profundis ! »

 

Cette fois, la chaloupe qui nous attendait à la plage de Coryta ne nous conduisait pas à bord du Vengeur. Nous n’avions pas plus tôt quitté la grève qu’on hissait au bout d’un mât les trois lanternes jaunes que j’avais vues déjà à la Spuma (la barque du barcilleur), et j’en conclus que nous allions mettre le cap droit à l’ouest et pénétrer dans les eaux des îles Ciès, ce qui, en effet, arriva.

 

Pour des gens avertis comme nous l’étions, Potaje et moi, il était impossible de ne point remarquer certaines choses qui nous rappelaient la bataille de dessous.

 

Là-bas, du côté du château et de l’anse de la Goya, les indices du combat étaient rares. Mais ici, nous leur passions dessus carrément. Et, en dépit de l’obscurité, et peut-être aussi à cause de l’obscurité, nous revoyions certaines lueurs peu naturelles, en nous penchant sur l’abîme noir des eaux, et je crois vous avoir déjà expliqué que ces lueurs n’étaient nullement le résultat de la phosphorescence.

 

Quant aux pontons noirs que nous ne voyions pas, à plusieurs reprises, nous pûmes entendre, non loin de nous, leurs soupirs…

 

Oui, oui ! cette nuit-là encore, des bêtes féroces se battaient sous la mer, autour des galions de Vigo, enfouis par trente et quarante mètres de fond ! Et nous fûmes tout à fait sûrs de cela en approchant du cap Vicor, à l’extrémité sud de l’île de Saint-Martin.

 

Cette île-là je ne la connaissais point, car l’île que j’avais abordée autrefois était la centrale, où s’ouvrait l’anse de la Spuma au fond de laquelle j’avais vu débarquer tant de blessés !

 

Dans cette île de Saint-Martin, il ne me parut point qu’il y eût une installation quelconque de la Croix-Noire et je n’y vis que des hommes valides, mais combien nombreux ! qui se préparaient à aller prendre part au combat ; et j’y vis bien d’autres choses aussi, capables, du premier coup, de faire jeter des cris d’épouvante au plus brave.

 

Nous avions doublé le cap Vicor et étions entrés dans la baie qui se creuse au sud de l’île, entre le cap Vicor et la pointe Conerilo. Cette baie ne regarde pas la rade de Vigo, mais la pleine mer du côté du sud, et, tout à coup, nous sortîmes de l’obscurité pour entrer dans la pleine clarté et le plein mouvement d’un petit port caché dans un retour de rocs et de falaises.

 

Là, comme à la baie de Barra, des scaphandriers par troupes, des trains d’artillerie, des wagonnets chargés de statues de guerre immobiles descendaient silencieusement jusqu’à la mer, et s’engouffraient dans la mer, et disparaissaient dans la mer.

 

Potaje en tressaillait d’allégresse sur sa petite planchette et faillit plusieurs fois tomber à l’eau, en se penchant trop imprudemment au-dessus du bordage.

 

Enfin, nous accostâmes. Je ne savais ce qu’on allait faire de moi, mais j’étais tellement abruti par la rapidité des événements et la succession inattendue de mes nouveaux malheurs de toutes mes entreprises que, sans aucune force de réaction, je me laissais aller moralement et physiquement à toutes les fantaisies de mon méchant destin.

 

Cependant, Potaje, lui, n’avait jamais été aussi vif, ni aussi frétillant, ni aussi sursautant.

 

L’Irlandais nous fit débarquer lui-même et nous conduisit à de vastes bâtiments qui se dressaient au bord de l’eau, au fond de l’anse en question.

 

Nous pénétrâmes, par une petite porte, dans une immense cour assez vivement éclairée… Mais aussitôt je poussai un cri d’horreur et Potaje fit un véritable looping the loop sur sa petite planchette : nous avions en face de nous trois monstres antédiluviens, rampants et remuants, grinçants, grimaçants, agitant cent bras tranchants, harpons et griffes qui devaient réduire en sanglante bouillie toute chair qu’ils rencontraient !

 

Dans un coin de la cour, je reconnus au centre d’un groupe d’hommes qui considéraient paisiblement ces monstres, l’ingénieur Mabell, lequel jeta, quand nous passâmes, au lieutenant Smith :

 

« Vous direz au capitaine que les tanks sont parés ! »

 

Songez que, jusqu’à cette minute, je n’avais jamais entendu parler de tanks et que, du reste, aucun n’était encore apparu sur aucun champ de bataille.

 

Vous voyez l’effet produit sur Potaje et sur moi.

 

Après sa pirouette, Potaje, tout tremblant, était venu se réfugier dans mes jambes et m’avait saisi la main.

 

Et je me rappelais ces mots de Médéric Eristal : « Le capitaine Hyx est un homme étonnant ! étonnant ! Il leur prépare une petite surprise de sa façon ! »

 

De fait, les tanks décidèrent d’une manière définitive du sort de la Bataille invisible et anéantirent jusque dans ses fondations et tranchées l’entreprise boche au fond de la baie de Vigo !

 

C’est grâce à ces damned things que fut remportée l’une des plus importantes victoires de la Guerre du monde : la victoire de la cote six mètres quatre-vingt-cinq !…

 

Nous étions arrivés à l’extrémité de la cour et j’étais haletant, car les tanks avaient eu certains mouvements qui me semblaient dirigés spécialement contre moi.

 

Nous pénétrâmes dans une maisonnette très simple, en bois, comme on en voit sur les chantiers des entrepreneurs de travaux publics, et tout de suite on nous enferma dans un petit espace très noir. Quand je dis qu’on nous enferma, il serait plus juste de dire : on m’enferma, car c’est en vain que, la porte refermée, je cherchai Potaje autour de moi !…

 

Il avait disparu…

 

Certainement l’Irlandais s’était imaginé l’avoir enfermé avec moi et de là, en toute tranquillité, avait rejoint dans la pièce adjacente les officiers qui se pressaient autour d’une table devant laquelle était assise, dans un énorme fauteuil, l’une des plus étranges figures de guerre qu’il m’eût été jamais donné d’apercevoir !

 

Ainsi voyais-je tout cela par le truchement de deux planches mal jointes et laissant passer quelques rais de lumière. Ces bâtisses, hâtivement construites de frustes madriers et planches mal équarries ne sont jamais bien closes, et, comme de juste, j’en profitai.

 

L’étonnant guerrier n’était autre que le capitaine Hyx lui-même, qui avait déjà revêtu (moins le casque) l’armure formidable du Prince Noir, que je lui avais vue au fond des eaux.

 

Il avait devant lui une carte de la baie de Vigo, et sa tête, hors de l’armure, se penchait sur sa carte, de droite ou de gauche, suivant les indications qu’il donnait de vive voix relativement à la bataille autour de la cote six mètres quatre-vingt-cinq.

 

Ses ordres n’étaient nullement discutés, car ce n’étaient point des conseils qu’il demandait. Il déclarait sur un ton simple qu’avec l’aide des tanks il ne resterait plus de Boches, cette nuit-là, dans la baie de Vigo, et que l’entreprise des Douze Apôtres en serait pour longtemps débarrassée : juste le temps qu’il fallait pour la mener à bien !

 

Tout à coup, une voix s’éleva comme de dessous terre, une petite voix aiguë et glapissante que je connaissais bien et qui dit :

 

« Pardon, capitaine, permettez un petit mot, s’il vous plaît ! »

 

Je ne m’attarderai pas à décrire l’effet produit par l’intervention de Potaje, effet d’autant plus considérable que le cul-de-jatte d’un bond fut sur la table, à hauteur de la noble et menaçante tête qui sortait de l’armure du Prince Noir !

 

« Quel est ce myrmidon ? demanda le capitaine Hyx.

 

– Tel qu’il est, répliqua Potaje du tac au tac, il se fait fort de vous mettre en possession de tout l’or que les Boches ont déjà pu soustraire aux Douze Apôtres !… Mais je ne parlerai que lorsque nous serons seuls, si toutefois vous n’avez pas peur de rester seul avec moi, capitaine ! » ajouta Potaje.

 

À ces mots tout le monde se mit à rire, et sur un signe de tête du capitaine Hyx tout le monde disparut.

 

Alors, Potaje, s’approchant du capitaine, lui dit :

 

« Cet or se trouve dans les caves du château de la Goya !

 

– Eh ! pardon ! je le sais diantre bien ! exprima le capitaine, mais il ne m’est point permis d’attaquer ce château ni sur terre ni sur mer ! Et je ne dois faire aucun esclandre. Vous qui êtes si bien renseigné, demi-garçon, ne le savez-vous pas ?…

 

– Ce qui ne vous a pas empêché, capitaine, de prendre le von Treischke en pleine ville de Vigo ! ricana le petit demi-démon…

 

– Sans esclandre ! sans esclandre ! gronda soudainement le capitaine et prends garde !… tu en sais vraiment trop long pour que je te laisse courir bien loin sur ta planchette !

 

– Ma planchette ne demande qu’à vous suivre, capitaine ! ou plutôt laissez-vous guider par elle… et vous ne vous en trouverez pas mal !… c’est Potaje qui vous le dit ! M’est avis que si vous ne pouvez attaquer le château par-dessus, vous avez le droit parfait de le surprendre par-dessous !… Ah ! ah ! vous daignez m’écouter, Votre Seigneurie !… Laissez-moi encore vous dire que je connais comme le fond de ma bourse le chemin qui, sous la mer, vous permettrait de pénétrer dans ses caves pleines d’or et qui, pour l’heure, doivent contenir autre chose aussi ! »

 

Là-dessus il se souleva légèrement sur sa planchette et parla à l’oreille du capitaine.

 

Je voyais le mouvement de ses lèvres et je ne doutais point qu’il n’entretînt le Prince Noir de la dame voilée et qu’il lui rapportât toutes les confidences que je lui avais faites.

 

En même temps, je me rappelai le soupirail et le petit escalier marin par lesquels nous avions pu nous échapper des eaux de la Goya… et je renaissais une fois de plus à l’espoir. Est-ce que le Potaje allait convaincre le capitaine ?…

 

En tout cas, l’entreprise par le dessous de la mer devait bien le tenter.

 

Pour pénétrer jusque-là il fallait être vainqueur de l’armée boche sous-marine sur toute la ligne. Mais, avec ses tanks, n’allait-il pas l’être ?

 

Tant est que je l’entendis rappeler tout son monde ; on lui vissa sur la tête son casque de général scaphandrier ; quelqu’un le poussa dans son fauteuil à roulettes jusque dans la cour et tout le monde suivait… Et qui suivait-on ? Ma foi, Potaje lui-même, qui semblait donner le branle à tout ce cortège.

 

Dans la cour, un des tanks s’entrouvrit pour engloutir le capitaine et Potaje, et d’autres chefs entrèrent dans les deux autres tanks ; et les trois bêtes antédiluviennes rampèrent aussitôt monstrueusement sur la grève, par les larges portes ouvertes qui me laissaient apercevoir ce pan de mer éclairé, au ras des flots, par des feux électriques… Quelle vision ! quelle vision !…

 

C’est sur cette vision-là qu’enfermé dans ce petit réduit comme dans un coffre je finis par m’assoupir continuant dans mon rêve l’affreux cauchemar de ma vie…

 

Certes, je puis dire que j’assistais, sans m’y trouver autrement que par ma pensée en délire, à cette phase formidable et finale de la bataille des tanks, au fond de la baie de Vigo !…

 

J’assistais à l’épouvante, à la fuite, au massacre des troupes sous-marines de von Treischke, lesquelles venaient en outre d’apprendre qu’elles étaient privées de leur chef, tombé aux mains de l’ennemi.

 

Oui, je vis ce désordre et cette horreur de rêve. Mais Potaje m’a raconté depuis ce qui s’était réellement passé ; et il paraît que mon rêve avait été bien au-dessous, bien au-dessous de la réalité ! Ce que je puis croire assurément, après ce que l’on nous a officiellement fait savoir de l’intervention des tanks dans la bataille du nord du monde, sur le front occidental !…

 

Ah ! les damned things !…

 

Quand je les revis, moi, j’étais réveillé ; l’Irlandais était venu me chercher dans mon trou et, dans la cour, j’étais entouré par une foule à demi-scaphandrière, je veux dire de soldats qui ne s’étaient pas encore entièrement libérés des uniformes du combattant des eaux et qui poussaient des hurlements de victoire !

 

Quant aux damned things, elles sortaient plus monstrueuses que jamais, ruisselantes d’eau et de sang, du sein des ondes qu’elles rougissaient sur leur passage… et, titubantes, rampantes, s’arrêtaient enfin devant nous !

 

La première personne que je vis sauter la première de ces diaboliques chars fut mon Potaje, et avec quelle allégresse et quel bruit de roulettes !

 

La seconde qui descendit fut le capitaine Hyx, qui s’était déjà débarrassé de son scaphandre dans la salle étanche qui se trouvait à bord du tank.

 

La troisième fut la dame voilée !

 

XXVIII

L’ATLANTIDE


Et maintenant, nous voici tous à bord du Vengeur ! Oui, la fatalité a fini par nous réunir tous dans ses flancs redoutables !… Que va-t-il advenir de nous ?… Que va-t-on faire de nous… et d’eux ?… de ceux-là qui ont été promis à la vengeance des Anges des Eaux et que l’on ne voit plus jamais maintenant, sous aucun prétexte (sous aucun) glisser dans les coursives ou se grouper dans la grande salle pour quelque spectacle nouveau ou quelque redoutable cérémonie !

 

Non ! non ! on ne les voit plus ! On ne les entend plus !…

 

Ils sont enfermés dans leur prison, tout au fond du Vengeur, là-bas ! et nul n’a le désir d’aller là-bas, d’approcher de là-bas ! Une vingtaine d’hommes armés jusqu’aux dents et qui ont conservé, en dépit de tous les événements et de toutes les attentes, l’amour du capitaine Hyx et le sentiment de la discipline, ne bougent point de la porte qui conduit chez les prisonniers promis au supplice, et cela moins pour les surveiller que pour les garder contre l’entreprise farouche des autres Anges des Eaux qui rôdent autour des morceaux de chair humaine promise et qui guettent leur proie ! Et qui ne veulent pas laisser échapper leur proie !

 

Car ils n’ont plus confiance en personne !… en personne !… Et il y a des grondements terribles au fond des postes d’équipage contre le maître !… Et plus d’une fois le maître a croisé des ombres qui avaient des gestes de menace !… Qu’attend-il ? qu’attend-il pour donner le signal ?… Voilà huit jours que le von Treischke est à bord et la besogne de représailles n’a pas encore commencé !…

 

Les Anges des Eaux ne sont pas sans savoir que le capitaine Hyx a retrouvé sa femme !… Mais eux, est-ce qu’ils ont retrouvé la leur ?… est-ce que l’arrivée à bord du Vengeur de cette dame voilée de noir a ressuscité les pères, les mères, les sœurs, les fiancées, les petits enfants martyrisés par les Boches !…

 

Allons ! Allons ! on leur a promis des martyrs !… Ils réclament leurs martyrs !…

 

Oh ! ces derniers jours passés sur Le Vengeur !…

 

Maintenant que je touche à la fin de cette formidable aventure (du moins je l’espère de toutes les forces de mon âme et je vous le demande, ô mon Dieu !) maintenant que je puis mesurer tout le chemin accompli depuis la nuit de Noël à Funchal, et compter tous mes maux, toutes mes plaies, tous mes soupirs, je compare et je dis : rien, rien n’a été plus épouvantable que ces derniers jours-là… mais j’ajoute aussitôt : rien n’a été aussi beau que la dernière heure de ces jours maudits !…

 

Et pour avoir vu cette heure-là j’oublie, je veux oublier bien des choses, ô mon Dieu.

 

Je n’avais pas revu Amalia, et je n’avais même pas tenté de l’approcher.

 

On m’avait fait savoir que depuis que la famille était réunie, le père, la mère et les enfants ne se quittaient plus !

 

Ainsi, le capitaine Hyx, qui était rentré en possession de sa femme, avait-il rendu la sienne au Tigre des Flandres !

 

Mais ceci importait peu à l’équipage, n’est-ce pas ?…

 

Et je me promenais, ou plutôt j’errais, moi aussi, comme un fou, dans ce vaisseau plein de fantômes et de fous !… Et il y avait certaines heures où je glissais dans les coursives autour de l’appartement de la famille von Treischke, certaines heures où je m’arrachais les chairs avec les ongles et où je prenais une âpre joie à me supplicier, sans que j’eusse besoin des bourreaux officiels du Vengeur, au fond des petites baignoires grillées !…

 

Chaque jour, chaque nuit qui s’écoulait ajoutait à notre affreuse angoisse, à l’oppression qui pesait sur nos cœurs… (car j’avais rencontré le docteur et le midship, qui m’avaient déclaré, eux aussi, ne rien comprendre à ce qui se passait ou plutôt à ce qui ne se passait pas, et ils avaient ajouté très vite qu’ils redoutaient le pire, car on ne pouvait plus adresser la parole au capitaine Hyx : le capitaine ne répondait plus à personne !…)

 

Cependant, il y avait eu, tous ces jours-ci, un grand remue-ménage dans les bas-fonds du vaisseau et ces bas-fonds avaient été cadenassés et nul n’avait su ce que signifiait tout ce mouvement et tout ce bruit ; et nous avions fait ainsi deux rapides voyages, toujours entre deux eaux, et nul n’eût pu dire où nous nous trouvions alors, et nous avions fait escale, nous ne savions où, au fond de la mer…

 

Où étions-nous ? Où étions-nous maintenant ?… Une question à laquelle nul ne pouvait répondre… Le capitaine Hyx, toujours muet, opérait la manœuvre lui-même !

 

Enfin, certain matin qu’échoué sur un divan de la grand-salle de marbre je m’étais appesanti comme une brute sur je ne sais plus quel ouvrage ramassé dans la bibliothèque, je fus frappé à l’épaule et je me retournai : j’avais devant moi le capitaine Hyx !

 

J’ai déjà dit qu’il ne portait plus son masque, mais, en vérité, du temps qu’il portait le masque, il ne m’avait jamais paru plus sombre ni plus mystérieux.

 

« Monsieur Herbert de Renich, me dit-il, je ne vous ai pas encore exprimé toute ma reconnaissance : je sais tout ce que vous avez fait pour ma femme. Vous êtes un brave homme et un honnête homme ! Le seul peut-être que je connaisse ! Et, en tout cas, le seul en qui je veux avoir confiance !… »

 

Là-dessus, il appela l’Irlandais, qui se trouvait dans la galerie supérieure, et lui recommanda de veiller à ce que nul ne vînt nous déranger ni ne pénétrât dans la grand-salle.

 

Puis il appuya d’une certaine façon sur un coin de la paroi, comme je le lui avais vu faire déjà plusieurs fois, et aussitôt la fameuse tapisserie de Ruyter s’écarta et les volets de fer du Vengeur glissèrent, laissant à nu l’épaisse glace grâce à laquelle nous avions assisté déjà à tant de spectacles sous-marins instructifs ou terribles !…

 

Les phares, de toute leur puissance, éclairaient alors le fond de la mer, et voici ce que je vis au fond de la mer : une ville !… Une ville avec ses temples, ses rues, ses places, ses parvis, sa citadelle !…

 

J’avais poussé une sourde exclamation et maintenant je joignais les mains :

 

« Est-il possible ! Est-il possible ! m’écriai-je. Quelle est cette ville ?…

 

– Je n’en sais rien ! me répondit le capitaine… je me suis promené dans ces ruines millénaires… dix fois millénaires, mais je ne sais pas le nom de cette ville !… Certes ! on la connaîtra un jour… un jour que quelque nouveau Champollion viendra déchiffrer les caractères bizarres et qui n’appartiennent à aucune écriture connue, mais qui se lisent encore au fronton de ses monuments !… En tous les cas, une ville de haute civilisation !… une ville qui devait appartenir à cette mystérieuse Atlantide, à ce continent qui continuait l’Afrique à l’ouest s’il faut en croire certains auteurs anciens et qui a été soudain recouvert par les eaux de l’Océan ! Et encore, je ne pense point que cette dépression de la terre et cet envahissement des eaux aient été si rapides qu’on l’a prétendu !

 

« Le cataclysme, continua le capitaine Hyx en appuyant son front brûlant à la vitre, le cataclysme avait dû être prévu, car je n’ai point rencontré là les traces de la mort subite d’une ville comme à Pompéi et à Herculanum… Les citoyens avaient fui emportant leurs richesses… car je n’y ai point trouvé de richesses non plus !…

 

« Il n’y a de trésors dans cette ville que ceux que le capitaine Hyx y apporte !… »

 

Et alors, moi, Herbert de Renich, je vis s’avancer dans la rue principale qui profilait son prodigieux couloir devant nous… je vis s’avancer des équipes de scaphandriers qui traînaient de grands coffres hermétiquement clos, et quand ils avaient poussé ces coffres dans les caves d’un vaste bâtiment qui dressait son péristyle au-dessus des temples environnants, ils revenaient au Vengeur pour revenir au temple avec d’autres coffres !…

 

« Les milliards des galions de Vigo ! me dit le capitaine. Herbert de Renich, regardez passer les milliards des galions de Vigo !…

 

« Ces hommes qui furent mes soldats de la Grande Bataille invisible, ne savent point, ces hommes ne sauront jamais où se trouvent les milliards des galions de Vigo !… Ils ont leur part ! Je ne leur dois plus rien ! et ils ne me doivent plus rien que de ranger mes trésors !… Mais le point sur la carte du monde où gisent ces trésors, l’endroit perdu au fond des mers où se dresse la ville de l’antique Atlantide qui me garde mes trésors, ils l’ignoreront toujours !… Moi seul sais où nous sommes exactement, par quel degré de latitude et de longitude ! Regardez sur cette carte, monsieur Herbert de Renich ! Nous sommes là… exactement là… Et vous voyez, d’après la carte même, que les fonds ne sont points tels qu’il soit impossible aux appareils courants d’y atteindre. Je les ai choisis tels exprès, car, enfin, on ne sait ce qui peut arriver ! fit-il en secouant singulièrement la tête… Et maintenant, continua-t-il, il y a deux hommes au monde qui savent où sont ces milliards d’or : vous et moi !… »

 

Sur quoi, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine… Puis, après quelques instants d’un silence que je ne troublai point, il dit encore avec force :

 

« Qu’en ferai-je ?… Que dois-je en faire ? Le donner le plus tôt possible à la cause de la civilisation ?… Je le ferai, certes ! sitôt que je le pourrai avec sécurité !… En ce moment, il n’y faut pas songer !… Je suis poursuivi sur les eaux, car on sait de quelle prodigieuse denrée j’ai rempli, à plusieurs reprises, les flancs du Vengeur.

 

« Les mers du Nord me sont momentanément interdites si je ne veux faire courir à cet or, à cette rançon du monde, aucun risque… J’ai donc résolu que cet or reposerait là, momentanément… Mais si, par hasard, je ne pouvais revenir l’y chercher, vous savez maintenant où il se trouve, monsieur Herbert de Renich !… »

 

Je serrai la main du capitaine Hyx en silence. Je ne pouvais parler, tant j’étais accablé par cette effroyable responsabilité.

 

Les volets de fer s’étaient refermés, la tapisserie de Ruyter avait glissé sur la vision de l’Atlantide… Un effroyable soupir s’échappa de la poitrine du capitaine.

 

« Mon Dieu ! vous souffrez capitaine… Vous étouffez !… Ces luttes extraordinaires, ces soucis fabuleux… cet or, gage de la victoire…

 

– Hélas ! hélas ! gémit-il, en se laissant tomber sur le divan, tout ceci que vous dites ne m’arracherait ni un soupir, ni une larme, sachez-le !…

 

– Oui, je sais, capitaine ! Je sais quel conflit vous divise en ce moment, vous et les Anges des Eaux ! Mais ceci, hélas ! n’était-il pas à prévoir ?… Qu’importe ! Prenez courage, capitaine, oubliez les mauvaises heures du passé et les raisonnements du démon, et je ne doute certes point que vous ne fassiez triompher l’humanité !

 

– Quel charabia, est-ce là ? gronda-t-il en se relevant. Il ne s’agit point de tout ceci, mais uniquement de ma femme, dont la conduite avec moi est réellement inexplicable !… Et si je vous en parle, monsieur Herbert de Renich, c’est ni plus ni moins dans l’espoir que vous m’aiderez peut-être à l’expliquer !…

 

– Qu’arrive-t-il donc ? demandai-je sur le ton du plus amical intérêt et en même temps avec une grande curiosité.

 

– Il arrive que je ne la reconnais plus dans ses façons d’être avec moi… Tout prétexte lui est bon pour m’éloigner d’elle, moi qui ne vivais que pour elle, elle qui ne vivait que pour moi !… Non ! non ! je ne la reconnais plus… Certes ! qu’après les terribles aventures de ces derniers jours il y ait eu chez elle une détente nerveuse qui l’ait abattue au point qu’elle ait besoin des soins les plus assidus et d’un repos parfait… je comprends ! je comprends !… Mais que voulez-vous ?… il y a en elle un embarras quand je m’approche d’elle que je ne comprends pas !… Et jamais nous ne sommes seuls… Elle ne veut pas que la camériste la quitte, ni jour ni nuit !… Et je sens que ma présence la gêne… Mieux que cela, ou plutôt pire !… je suis sûr qu’elle redoute ma présence… Pourquoi ?… pourquoi ?… Pourriez-vous me le dire ?… Auriez-vous une idée ?… Je l’ai interrogée le plus humblement, le plus tendrement du monde… Elle n’a pu me répondre qu’une chose, c’est qu’elle était d’une faiblesse extrême et qu’elle ne pourrait reprendre de forces que lorsque j’aurais débarqué mes prisonniers en Angleterre et que je les aurais tous remis aux autorités anglaises.

 

– Eh bien, m’écriai-je, mais c’est parfait cela ! Et ne doutez point qu’en effet Mrs G… ne soit malade de ce que cette chose si simple n’ait pas été déjà faite depuis longtemps. Je lui ai dit, je ne vous le cache pas, les dangers que couraient les prisonniers à votre bord, capitaine ! Et connaissant son âme comme vous la connaissez, comment pouvez-vous douter qu’elle ne meure point de cela ?… »

 

Le capitaine Hyx me regarda longuement sans me répondre, puis il fit un mouvement vers la porte en me jetant :

 

« Non !… il y a autre chose !… quelque chose de plus terrible que cela !… et il faudra bien que je sache quoi !… »

 

À ce moment, on vint lui apporter un télégramme reçu par le service de télégraphie sans fil du bord :

 

« Parfait ! fit-il, en reprenant tout à fait cet air sombre que je lui avais connu jadis et qui m’avait souvent mis dans de telles transes… Parfait ! un combat naval ! Mon service d’espionnage en Allemagne me fait connaître que la flotte boche se prépare à une sortie dans la mer du Nord !… Je fais avertir aussitôt l’amirauté anglaise… et nous accourrons au combat nous-mêmes… Espérons que nous arriverons encore à temps pour être utiles à nos amis !… et puisse ce combat mortel nous être utile à nous-mêmes s’il n’est plus d’amour au monde l… »

 

Sur cette dernière parole farouche, il disparut et je m’apprêtais moi-même à quitter la grand-salle quand il me sembla entendre quelque chose remuer derrière moi et une ombre se glisser derrière les meubles et je courus à cette ombre.

 

Je ne la retrouvai point.

 

Entre nous, j’avais bien cru reconnaître le neveu de l’amiral von Treischke… Il se trouvait donc à bord ? Sans doute avait-il été fait prisonnier lors de l’attaque de la Goya…

 

Mais comment errait-il ainsi à l’aventure, dans Le Vengeur, au lieu d’être enfermé avec les autres ?…

 

Au fond, tout était possible, dans l’état d’anarchie où toutes choses et toutes gens se trouvaient en ce moment à notre bord.

 

Le plus terrible était qu’il avait peut-être entendu ma conversation avec le capitaine, et qu’en ce cas il n’ignorait point de quel secret formidable était dépositaire le petit Herbert de Renich !

 

XXIX

QUEL DRAPEAU REMPLAÇA SUR « LE VENGEUR » LE DRAPEAU NOIR ET POUR QUELLE GLORIEUSE FIN


Aussi fût-ce dans un état moral de moins en moins rayonnant que je regagnai ma cabine.

 

Ah ! je poussai les verrous !… Je restai là enfermé jusqu’au soir, n’ayant entr’ouvert ma porte qu’à Buldeo, qui m’apportait, sur un coup de téléphone, un morceau de pain et une barre de chocolat.

 

Je voulais le retenir pour lui demander ce qui se passait. Il me répondit qu’il croyait bien que l’on allait en finir tout de suite avec les prisonniers et que ce n’était pas trop tôt !…

 

Là-dessus, il disparut… Il avait son ordinaire visage calme et fatal, lui, et ce qu’il disait n’en était que plus épouvantable. Toute la nuit, il y eut dans les coursives des piétinements, des commandements, des bruits de crosses de fusil dans les couloirs, des appels, puis du silence, puis des bruits vite étouffés… et soudain, au matin, des clameurs assourdissantes, des hurlements de démons !… Et puis plus rien !… Un nouveau silence, un silence de mort cette fois !… Oui, on eût pu croire que tout le monde était mort !…

 

Alors, n’est-ce pas ? je me risquai à entrouvrir la porte de ma cabine et je glissai à mon tour dans ce couloir où tant de bruits redoutables avaient galopé depuis des heures que je ne pouvais dénombrer… et j’avançai, à tout hasard pour savoir…

 

Soudain, un murmure, une sorte de mélopée guida mes pas, et je fus ainsi conduit à la petite chapelle, que je trouvai pleine d’une foule attentive que j’eus peine à reconnaître tout d’abord.

 

C’étaient bien cependant les mêmes hommes qui étaient là que j’avais vu passer, les jours précédents, sauvages et réclamant du sang ! Or, ces figures, naguère, ravagées par la plus féroce passion (celle de la vengeance), se montraient à moi, maintenant, toutes attendries par je ne sais plus quelle vision de justice et de bonté… et ces yeux où flambaient, la veille, des ardeurs de bourreau se voilaient de la tendre gaze des larmes versées sur la tombe des martyrs et des saintes…

 

Une voix de femme avait accompli ce miracle !

 

Cette femme se tenait debout sur la plus haute marche de l’autel et dominait l’assemblée.

 

À ses pieds avait roulé le corps tout pantelant d’Amalia : mon amie bien-aimée pressait désespérément entre ses bras ses petits enfants.

 

La horde des Boches pâles d’horreur et qui avaient senti passer le souffle de forge de la terrible représaille du terrible vieux Dieu de la Bible (œil pour œil, dent pour dent), la horde des Boches, déjà à demi ensanglantée et qui avait déjà laissé des morceaux de sa chair aux ongles des Anges des Eaux… remplissait de son soupir pâmé, de son râlement rauque, tout un coin de la chapelle aux pieds de celle qui venait de les sauver par le seul pouvoir de sa très douce parole inespérée…

 

C’était l’esprit, c’était le souffle sacré de miss Campbell, et c’était aussi l’âme généreuse de la généreuse France éternelle qui passait dans la parole de la dame voilée, née fille de France !

 

Sur sa cathèdre, je regardais l’homme vaincu, le fameux capitaine, qui, lui aussi, pleurait comme un enfant…

 

Ah ! dans quel cœur admirable allait-elle chercher tout ce qu’elle disait, cette femme qui avait rejeté loin d’elle tous les livres du supplice et qui parlait au nom seul du Progrès et de la poussière humaine dans les voies lumineuses de la divinité !…

 

Comme les noirs arguments du maître du Vengeur étaient balayés par cette claire voix de cristal, si fragile, si fragile et cependant si vibrante et plus retentissante aux arcanes de la conscience humaine que les fanfares du carnage et de la représaille à l’oreille des guerriers joyeusement et triomphalement ivres de sang après leur heureuse victoire !

 

Et tous les démons qui étaient là, elle les avait vaincus avec sa douce voix, elle les avait arrachés à l’enfer ! Et maintenant, ils pleuraient avec elle sur la misère du monde, et ils priaient avec elle pour que cette misère s’apaisât un jour, le jour qui ne serait point celui de la vengeance, mais de la justice, le jour qui verrait peser dans la balance le bien et le mal, sans tricherie, sans colère et sans faiblesse !

 

Mais comment donner même une idée de cette éloquence si douce et si brûlante d’une si sainte flamme ! Il vous aurait fallu entendre cette femme !… Comme disait Eschine de Démosthène à ses élèves extasiés après qu’il leur eut lu le discours « Pour la Couronne »… « Ah ! si vous aviez entendu le monstre ! »

 

Le monstre, c’était cet ange !

 

C’était cette belle Française qui, du fond de l’abîme où elle était plongée, au centre de l’horreur, se dressait comme la seule force morale capable d’arrêter le désespoir du monde !

 

Mais soudain que se passe-t-il ?… Pourquoi ces cris ?… Pourquoi cette ruée, ce tourbillon !… Cette tempête au sein de cette assemblée qui semblait avoir reconquis le calme suprême de la suprême raison, celle de la justice et de la pitié ! Quel délire nouveau ?… Quelle folie dernière agite le capitaine Hyx ? Et pourquoi sa femme se débat-elle entre ses bras ?… Et pourquoi lève-t-elle ainsi ses bras désespérés ?… Et pourquoi Amalia a-t-elle jeté un cri déchirant ?… Et pourquoi des lames nues luisent-elles déjà autour d’Amalia que les furieux emportent ?…

 

Et soudain je comprends et je vois : le capitaine, dans son enthousiasme pour celle qui venait de les conquérir tous à la bonté, s’était jeté à genoux devant sa femme, et lui avait saisi ce qu’il croyait être ses mains !…

 

Et voilà pourquoi il crie maintenant : « Elle n’a plus de mains !… »

 

Les misérables lui avaient, en Belgique, coupé les mains !…

 

Et les fausses mains, sous les mitaines, ont été arrachées, et ce ne sont plus que des moignons que la dame voilée dresse désespérément au-dessus de la foule en délire… de la foule qui veut que l’on commence maintenant par couper les mains d’Amalia !

 

 

Ainsi, Seigneur ! voilà cette chose qui était plus redoutable que tout le reste et que pressentaient l’angoisse et l’inquiétude du capitaine Hyx : la dame voilée n’avait plus de mains.

 

Les Boches les lui avaient coupées !…

 

Ah ! comme tout s’éclairait à cette lueur funèbre !… Comme tous ses gestes, à Renich et ailleurs, devenaient naturels, maintenant que je savais que tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, devait tendre à cacher cette horreur-là !

 

Elle ne pouvait pas dire : « Je ne peux pas écrire », car c’était presque dire toute la vérité ou mettre sur le chemin de la vérité… Aussi disait-elle : « Je ne veux pas écrire ! »

 

De même, elle n’avait pas le droit de toucher à une échelle, ni elle ne pouvait nouer une corde, lors de son évasion !… Je comprenais ! Je comprenais !…

 

Je sus depuis que le von Treischke avait reçu l’ordre de la faire mourir dès que les autorités boches avaient appris que, dans le massacre général, les leurs avaient coupé les mains de cette illustre Française, mariée à ce richissime Américain, M. G…, un neutre !

 

Il fallait, n’est-ce pas, que cette preuve de leur barbarie disparût à jamais ! Mais le von Treischke, qui savait que ledit Américain avait prononcé contre lui des menaces démoniaques, avait trouvé bon de sauver la vie à Mrs G…, de la cacher et de s’en faire un otage qui devait acquérir bientôt un prix inestimable quand il sut que sa propre femme se trouvait prisonnière de M. G…

 

Von Treischke ne risquait point en la circonstance d’être trahi par la dame voilée, au temps qu’elle habitait le Luxembourg, au milieu des Boches ! Mrs G…, mieux que personne, savait qu’un mot imprudent était pour elle un arrêt de mort. Du reste, elle était suivie à chaque instant de sa gouvernante, et, de plus, elle ne pouvait écrire !

 

Mais en Espagne, où le Tigre l’avait emmenée pour essayer d’en faire un appât aux fins de rentrer en possession de sa femme, nous avons vu comment il la tenait prisonnière.

 

Ce qu’il fallait comprendre encore, c’est que ce n’était point seulement pour elle-même que la dame voilée avait tenu à tant garder ce secret cruel, c’était surtout pour les autres ! Pour celle qui était la victime désignée de son mari si celui-ci apprenait qu’elle avait subi une pareille mutilation, pour tous ceux enfin qui étaient voués à sa vengeance, à ses représailles, aux plus abominables supplices !

 

Ainsi espérait-elle les sauver en révélant au capitaine son existence, mais ne désirait-elle point l’approcher avant que tous ces malheureux eussent été éloignés de sa colère !

 

Bonne, douce, souveraine, divine Mrs G… ! Est-ce que ton œuvre sublime de charité va se trouver détruite à la minute même où tu la croyais couronnée ?

 

Non ! Dieu ne le voulut point !…

 

Alors que tout n’était plus que confusion et que le sang allait couler sous le couteau des bourreaux vengeurs, le midship se jeta au milieu de ces fous en hurlant le branle-bas de combat.

 

À ces mots, chacun reconquit son sang-froid, ou plutôt retourna sa fureur contre un ennemi redoutable, et personne ne connut plus que l’ennemi.

 

Mais alors l’ingénieur Mabel apparut et déclara que la manœuvre des water-ballasts était arrêtée !… Sans doute, devait-on voir là quelque coup des prisonniers, car le vaisseau, qui naviguait en surface, ne pouvait plus s’immerger !

 

« Eh bien, nous combattrons en regardant les cieux ! s’écria la dame voilée, et Dieu nous verra !…

 

Qu’on arbore mon drapeau noir ! commanda le capitaine.

 

– Il n’y a plus de drapeau noir ! s’écria encore la noble femme dans une inspiration sublime. À mon bord, je veux que l’on arbore le drapeau tricolore !… »

 

Et l’on hissa le drapeau tricolore sur Le Vengeur !

 

La parole de flamme de cette femme surhumaine nous avait brûlé le cœur !

 

Nous nous sentions tous des héros et chacun se rua au danger !

 

Moi aussi, je m’étais précipité sur le pont. Nous étions en pleine bataille. Je ne vous la décrirai point. Nous la connaissons tous. Il y eut de beaux récits de ces nobles exploits, et si l’on ne nous rapporta pas officiellement la fin prodigieuse du Vengeur, c’est qu’il y avait à cela de hautes raisons diplomatiques.

 

Mais moi, j’ai vu cela !…

 

J’ai vu Le Vengeur tirant de ses quatre canons jusqu’au dernier souffle, déchargeant ses torpilles jusqu’au dernier soupir !…

 

J’ai vu son équipage, ou plutôt ce qui restait de son équipage, groupé sur le pont, lorsque crevé, faisant eau de toutes parts, l’énorme et glorieuse épave s’enfonçait lentement dans les flots !…

 

Ces hommes chantaient sous les coups ennemis au milieu des ruines sanglantes qu’ils avaient faites et dont ils avaient jonché la mer !…

 

J’ai vu sous la hampe du drapeau tricolore, se tenant étroitement enlacés, le capitaine Hyx et son héroïque femme !

 

Et je l’ai entendue, elle, reprendre jusqu’à la dernière seconde l’hymne sublime avec lequel s’étaient jadis enfoncés sous les flots les marins de Villaret de Joyeuse, « les matelots de la République qui montaient le vaisseau Le Vengeur !… »

 

ÉPILOGUE

L’auteur, ou si vous voulez le collectionneur, a fait de son mieux pour garder à ces mémoires ou plutôt à ces confessions d’une aventure en effet exceptionnelle l’unité morale qui, certainement, a guidé, à travers mille méandres, l’esprit un peu inquiet quelquefois, souvent pusillanime, mais toujours honnête, de M. Herbert de Renich.

 

Nous pouvons nous demander, maintenant, ce qu’est devenu notre héros.

 

Les quelques papiers qui me restent ne m’instruisent guère à cet égard et tendraient plutôt à me faire croire qu’il n’a point goûté, finalement, le repos tant désiré, tout compte fait, bien mérité !

 

Le demi-garçon, comme il dit, qui m’apporta sur une petite planchette ces documents (et ce ne peut être que Potaje) disparut sans me dire un mot, et je ne le revis plus depuis !

 

Je vois bien, d’après les derniers documents que j’ai entre les mains, que M. Herbert de Renich ne présageait point grand-chose de bon de son prochain avenir, à cause justement qu’il en savait trop long sur certains galions et à cause d’un certain neveu de von Treischke, de la mort duquel il n’était point sûr (car quelques prisonniers boches avaient pu s’échapper au dernier moment du Vengeur).

 

En ce qui concerne le sort de von Treischke et celui d’Amalia, je possède une note qui nous explique en quelques mots comment les choses se passèrent pour eux, au moment de la fin si glorieuse du vaisseau sous-marin.

 

M. Herbert de Renich avait pu sauver la malheureuse femme et ses petits enfants, et les avait fait monter sur une chaloupe déjà quasi pleine. Amalia était évanouie.

 

Or, dans le moment que la chaloupe s’éloignait de l’endroit où allait disparaître pour toujours Le Vengeur, un homme qui nageait avec désespoir s’accrocha au bord et faillit faire chavirer l’embarcation, ce que voyant, M. Herbert de Renich le pria de lâcher la chaloupe.

 

En même temps, il reconnaissait dans le nageur l’amiral von Treischke ; alors, comme le von Treischke n’hésita pas à monter dans la chaloupe, Herbert de Renich n’hésita pas, lui, à lui décharger à bout portant, dans la tête, toutes les cartouches de son revolver.

 

C’est ici qu’Amalia, réveillée par le bruit, ouvrit les yeux juste pour voir ce qui se passait :

 

« Malheureux ! dit-elle à M. Herbert de Renich, qu’avez-vous fait ?… Je ne pourrai jamais épouser l’homme qui a tué le père de mes enfants !… »

 

À quoi M. Herbert de Renich aurait répondu avec cette logique assez mélancolique qui ne le quittait guère.

 

« Mais si votre mari avait vécu, chère Amalia, comme vos principes vous interdisent le divorce, je n’aurais pas pu vous épouser davantage !… »

 

 

 

 

 


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Mai 2006

 

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