Jules Lermina

 

 

 

TO-HO LE TUEUR D’OR

 

 

 

(1905)

 

Paru dans le Journal des voyages sur terre

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  Le Supplice de Méha. 4

CHAPITRE I. 5

CHAPITRE II. 13

CHAPITRE III. 18

CHAPITRE IV.. 25

CHAPITRE V.. 32

CHAPITRE VI. 40

DEUXIEME PARTIE  Le Rêve de Margaret. 48

CHAPITRE I. 49

CHAPITRE II. 57

CHAPITRE III. 64

CHAPITRE IV.. 70

TROISIEME PARTIE  Dans le Aapland. 75

CHAPITRE I. 76

CHAPITRE II. 82

CHAPITRE III. 90

CHAPITRE IV.. 105

CHAPITRE V.. 112

CHAPITRE VI. 119

CHAPITRE VII. 130

CHAPITRE VIII. 136

CHAPITRE IX.. 142

À propos de cette édition électronique. 154

 

PREMIÈRE PARTIE

Le Supplice de Méha


CHAPITRE I

Dans le kraton de Kota-Rajia, se dressant comme un nid d’aigles au-dessus du fleuve Kroung-Daroub, à la pointe nord de l’île de Sumatra, les Orangs-Atchés[1] se défendaient contre les conquérants hollandais avec un courage du désespoir.

 

Peuple aux mœurs violentes, aux instincts pillards, les Atchés semblaient indomptables ; leur sultan, Mahmoud Shah, enfermé dans l’altière et sauvage forteresse le kraton, juché sur une masse de rochers inaccessibles, repoussait tous les assauts, dirigeant avec une énergie sauvage ses troupes qui faisaient de leurs cadavres une barrière infranchissable.

 

Autour du maître, serviteur d’Allah, s’étaient groupés les chefs des tribus barbares et courageuses, fanatisées par le mépris de la mort, qui, oubliant dans cette crise suprême leurs querelles intestines, étaient accourues pour résister à l’envahisseur.

 

Ils étaient tous là, ceux de Waslah, égorgeurs de bœuf ; ceux de Malaboch, les mangeurs d’oubo-oubo, méduses et poulpes ; ceux de Malivang, sortis des gorges impénétrables du lac de Tola ; même ceux de Tibab qui est à la pointe sud, près du détroit de la Sonde : la haine de l’étranger, du civilisé, du roumi réunissait les peuplades les plus disparates, qui avaient accepté l’autorité des trois grands panglimas (lieutenants) du sultan, Toukou Ibrahim, le seigneur des vingt-six moukims (districts) : Toukou Polim, qui commandait aux vingt-deux moukims : Toukou Lampasée, le chef des vingt-cinq.

 

Depuis neuf ans la guerre sévissait, tenace et infatigable de la part des Hollandais, furieuse et désespérée chez les Atchés, ces audacieux pirates qui repoussaient l’intrusion des Européens, des blancs détestés. Depuis des siècles, blottis dans les anses profondes de leurs rives, ils avaient guetté les navires que, tout à coup, cernaient leurs pirogues, alertes et pareilles à des albatros. Le pillage et le meurtre terrorisaient l’océan Indien et le détroit de Malacca. Les îles Bali, Nias, Raopat n’étaient que des repaires d’où chaque jour surgissaient ces vautours de mer qui rendaient le passage impossible.

 

Oulélé, qui est le port de Kota-Rajia, était la caverne d’où s’élançaient les brigands Atchés. Edi, sur le détroit, épouvantait les navires marchands en route pour Singapour.

 

Après de longs pourparlers, après des luttes partielles dans lesquelles l’avantage était resté aux Atchés, les Hollandais s’étaient décidés au suprême effort.

 

En 1872, un premier ultimatum avait été envoyé au sultan qui avait répondu par d’insolentes bravades : dès 1878 l’attaque commençait et une forte artillerie bombardait Oulélé. Mais, devant la résistance des Atchés, il avait fallu reculer.

 

Le général Kohler, chef de l’expédition, avait été tué : après lui le colonel van Gogh, puis le général van Swieten, qui, un instant, avait cru dompter ces indomptables et s’était heurté à une nouvelle révolte, encore plus ardente.

 

Au cours d’un raid dans les vingt-six moukims, le général Pel tombait, frappé d’apoplexie, selon les uns ; empoisonné d’après un bruit sinistre et vraisemblable. Enfin le général Dianout, désespérant de vaincre renonçait à la lutte, laissant le commandement au colonel van der Hyeden.

 

Et maintenant c’était la suprême épreuve : à Samalaggen, le colonel, une balle dans la tête, aveuglé par le sang, était resté sur le champ de bataille jusqu’à ce que les trompettes lui annonçassent la victoire, et, pour la première fois, en face de cet homme qui semblait plus fort que la mort, un souffle d’épouvante avait passé sur le pays d’Atché. On sentait que l’heure décisive approchait.

 

Ce jour-là, sur la grande place qui s’étend devant le kraton, où se tenait le sultan invisible et toujours redouté, les chefs avaient réuni les hommes et leurs tribus. La nouvelle venait d’arriver d’une nouvelle défaite : une centaine de Battaks avaient été cernés dans le lit d’un ravin et avaient été massacrés jusqu’au dernier. Car c’était une guerre féroce et sans merci.

 

Et la fureur des Atchés tournait en folie : des hommes, saisis de frénésie, le kriss à la main, se ruaient à travers la foule, comme ivres et épileptiques, et blessaient ou tuaient tous ceux qu’ils pouvaient atteindre. C’était l’amok, la vésanie sanguinaire des Malaisiens, qui éclatait en cette crise de désespoir.

 

Le panglima de Pédir, superbe guerrier d’une taille colossale, avait bondi sur une stèle, débris de quelque antique pagode bouddhique, les deux poings levés vers le ciel et, brandissant le sabre dentelé, criait la vengeance : non ! on ne reculerait pas devant l’éternel ennemi des libres Orangs !

 

Il fallait que partout, dans tous les coins du territoire, s’élevassent des béatengs (redoutes improvisées) d’où siffleraient les flèches empoisonnées. Chaque arbre, chaque pli de terrain cacherait un vengeur ! Se décourager, non pas ! Pour quelques enfants d’Atchés qui étaient tombés, des milliers d’autres se lèveraient pour prendre leur place… déjà on annonçait l’arrivée du kedjouronan de Passangau, le puissant rajah qui disposait de huit mille lances… Allah protégerait ses enfants, et les damnés blancs huileux (les Hollandais) seraient jetés en pâture aux requins de la mer, amie des Atchés.

 

Des cris frénétiques saluaient ces exhortations ; au-dessus des têtes, c’était comme un fourmillement d’acier, et ces acclamations sonnaient comme des rugissements de fauves.

 

Tout à coup, une clameur s’éleva :

 

« À la montagne des Trois-Paliers ! »

 

Et, de toutes les poitrines, les mots jaillirent.

 

« À la montagne ! Allah ! Allah ! »

 

C’était, à quelque distance du kraton, un étrange monument, amas de dalles de marbre formant trois immenses gradins, et qui aux temps da l’idolâtrie, – moins éloignés que la conversion mahométane ne l’eût fait supposer – servait aux sacrifices humains. Depuis lors elle était réservée aux exécutions et, sur chacune des bornes en forme d’œufs énormes qui garnissaient les paliers comme de grosses perles de pierre, formant une ligne presque ininterrompue, ou voyait encore les traces sanglantes des hécatombes.

 

L’appel avait été entendu : ç’avait été comme une issue ouverte à la frénésie générale. Par la grande avenue qui fait face au kraton de la porte à Ponté-Perak, le long du Kroung Daroub, la foule s’était ruée, enlevant sur ses épaules les panglimas et les kedjouronans qui, brandissant leurs goloks dentelés, hurlaient des cris de fureur.

 

Et quand cette vague humaine, plus sinistre que celles de la mer, passa devant le gloumpang, l’arbre à forme d’oiseau éployé sous lequel le général Kohler avait été tué lors de l’attaque de la mosquée (missighit), il y eut une formidable explosion de glapissements qui n’avaient plus rien d’humain.

 

La course continua avec des poussées sauvages, comme si chacun avait voulu atteindre le premier le but – la montagne des Trois-Piliers, – dont maintenant la masse se profilait au-dessus des bananiers, des pamplemousses, des koupoulos que dominait le somptueux soukouw, l’arbre à pain, dont les vastes feuilles se déploient ainsi qu’un dais d’émeraude.

 

On était arrivé : à un signal, toutes les voix, subitement, s’étaient tues. Des épaules qui les portaient, les grands chefs avaient été hissés jusqu’aux premiers gradins, et là, s’étant assis sur les pierres ovales, blanches et brillantes, restaient immobiles, les yeux baissés, attendant que la protection d’Allah se manifestât par des signes visibles.

 

Alors s’éleva de la foule, sourd, susurrant, obscur en quelque sorte, un murmure que l’on aurait cru venir du fond de la terre, grondement doux et mystérieux. De tous ces hommes, tout à l’heure exaspérés et criards, les lèvres à demi fermées exhalaient des sons dont l’unité eût été à peine perceptible. Peu à peu, par gradation insaisissable, un bruit s’élevait, grandissait, hymne des temps antiques, alors que les Atchés s’efforçaient d’imiter les bruissements de la nature, invocation à la fois suppliante et passionnée aux forces mystérieuses épandues sur la terre et dans l’espace.

 

Les chefs s’étaient dressés et, au-dessus de cette étrange prière faite de milliers de soupirs, lançaient le nom d’Allah à plein gosier, en des éclats de voix stridents.

 

Tout à coup, comme si à ces impérieuses requêtes le dieu de Mahomet se fût décidé à répondre, il se produisit sur le monument un mouvement subit, instantané, pareil à un changement de décor.

 

Sur le deuxième et le troisième palier, à tous les angles, entre et sur les pierres rondes, des hommes s’étaient subitement dressés, nus, brandissant des lames et des sagaies, sortes d’êtres fantastiques évoqués de quelque rêve de légende.

 

Les Sakeys ! les Sakeys ! c’est-à-dire les peuplades sauvages de la presqu’île de Malacca, vivant dans les bois, loin du commerce des hommes, et qui jusqu’ici étaient restés indifférents aux luttes engagées contre ceux de Sumatra.

 

Ils apparaissaient tout à coup nombreux, vigoureux. Les chefs Atchés tendaient leurs mains vers eux, les appelaient, les encourageaient de s’approcher. Les Sakeys, qui avaient traversé le détroit à la nage, race audacieuse et combative, cependant au moment de renoncer à leur isolement et de se mêler à leurs congénères, semblaient encore hésiter.

 

Mais un d’entre eux se détacha et, franchissant d’un bond l’espace qui séparait un palier de la rampe inférieure, – saut de quatre mètres au moins, – se laissa tomber devant le Toukou panglima des vingt-six moukims et lui soulevant le pied, le plaça sur sa tête en signe de soumission.

 

Le Sakey qui s’était prosterné devant le panglima était horrible à voir. Tandis que ses compagnons, vigoureux, grands, bien découplés, aux cheveux noirs et abondants, aux muscles puissants, donnaient l’impression d’êtres puisant leur vitalité aux sources primaires de la nature, celui-là était une sorte de monstre, raccourci des misères humaines. Maigre, étique, avec les os qui perçaient la peau parcheminée, squameuse, comme lépreuse, les yeux bordés d’un bourrelet écarlate, ce spectre, évadé de quelque repaire diabolique, jouissait cependant dans l’archipel d’une réputation universelle. Des Sakeys, c’était le seul qui eût voyagé à travers la Malaisie, et on le disait savant, sorcier, guérisseur. Il commandait à l’orage et à la tempête, et une terreur respectueuse s’attachait à lui.

 

Le panglima l’avait relevé, et maintenant, entre les deux hommes, le Sakey et l’Atché, un colloque s’était engagé à voix basse.

 

Igli-Otou, c’était le nom du Sakey, parlait avec animation et ses bras décharnés s’agitaient en gestes violents. Le panglima l’écoutait attentivement, et quand l’autre eut achevé ; il appela du geste ses deux collègues, les panglimas des vingt-deux et des vingt-cinq moukims.

 

Effrayant de laideur, presque beau à force d’horreur, Igli-Otou attendait. Ses frères sakeys n’avaient pas fait un mouvement et tenaient leurs grands yeux noirs fixées sur lui : on comprenait que de lui seul ils attendaient un appel, un ordre.

 

Alors le panglima des vingt-six moukims, Toukou Ibrahim, s’avança sur le bord du palier de pierre, et, d’un geste impérieux commanda le silence. Tous se turent et Toukou Ibrahim cria :

 

« Frères d’Atché, nos frères sakeys viennent nous offrir leurs bras vaillants et leur invincible courage !…

 

– Menang ! menang ! (Bravo !) crient toutes les voix.

 

– Nos frères sakeys ont été pillés par les Ourangs Oulou (les hommes blancs, les Hollandais) et leurs femmes ont été enlevées, et leurs enfants ont été égorgés…

 

– Talo ! Talo ! (Exclamations de colère).

 

– Nos frères sakeys se veulent venger : ils sacrifieront leur vie pour punir les envahisseurs. Ils viennent à nous pour combattre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Mais, avant tout, ils veulent que le sultan accepte une condition qu’ils entendent ne révéler qu’à lui-même : si notre seigneur sultan Mahmoud, le représentant d’Allah sur la terre, consent à ce qu’elle soit remplie, deux mille Sakeys se joindront à nous et, avec nous, chasseront l’envahisseur… Igli-Otou, notre frère sakey, ai-je bien traduit ta pensée ? »

 

Le vieillard, les deux mains croisées sur sa poitrine, s’inclina en signe d’assentiment.

 

« Lors, reprit Toukou Ibrahim, nous allons nous rendre au kraton avec une députation de nos frères sakeys et nous solliciterons une audience du sultan. Vous tous, ayez confiance : accueillez dans vos kampongs (maisons) les Sakeys qui demain combattront pour vous… Allez, gardez la paix entre vous et qu’Allah vous protège !… »

 

Mais un cri rauque, de clameur sauvage, interrompit, et un des Sakeys, une sorte de colosse velu, dont le visage disparaissait tout entier sous une barbe épaisse qui lui cachait les joues et montait jusqu’à son front, bondit au devant du panglima qui se disposait à descendre, et d’une voix hurlante, effrayante d’acuité, cria :

 

« Non, non ! pourquoi aller au sultan ?… Mort à l’ennemi ! Le Dieu veut le sacrifice ! En avant ! en avant !… »

 

Sa face sauvage étincelait de fureur ; en l’état d’excitation ou se trouvait la foule, ses appels à la violence ne pouvaient être qu’entendus…

 

« Talo ! Talo ! » hurlaient maintenant les Atchés.

 

Le chef de Waslah traduisit le sentiment général :

 

« Que veut dire notre frère sakey ? Qu’il s’explique !… S’il est un acte de justice à accomplir, nous sommet prêts !… Qu’il parle ! qu’il parle !…

 

– Frères atchés !… » commença le panglima des vingt-six moukims.

 

Mais la foule lui coupa la parole par ses clameurs. Quelques-uns des Sakeys entouraient Igli-Otou, et à voir la brutalité de leur geste, il n’était pas douteux qu’ils ne fussent prêts à se révolter contre son autorité, s’il n’obéissait pas à leur volonté.

 

Et Igli-Otou, soucieux avant tout de sa popularité, se décida à parler.

 

« Frères atchés, cria-t-il, le Dieu qui préside aux choses du ciel et de la terre, qui aima les Atchés et couvre les Sakeys de sa protection, exige, pour le salut du pays, que soit mise à mort la misérable femme blanche qui, depuis cinq ans, souille de sa présence l’île sainte de Sumatra… Il ne veut pas que la race traîtresse vous brave jusque sur votre sol… il ne veut pas que les rejetons de la race maudite des hommes d’au-delà les mers puissent, grandissant sur votre terre, vous espionner, vous trahir et vous vendre à l’ennemi !… »

 

De qui parlait il donc ? Quel était donc cet être, si dangereux, dont le Dieu des Sakeys réclamait le châtiment ?… mais déjà les Atchés avaient compris, et un nom était jeté, dans une exclamation de rage et de haine :

 

« Méha ! Méha ! oui ! oui ! le Dieu des Atchés est le Dieu de justice !… À mort Méha la blanche… à mort les enfants de Méha !… »

 

Était-ce par politique, était-ce pure pitié que Igli-Otou n’avait cherché à accomplir un acte de violence qu’avec l’assentiment du sultan des Atchés ?… Mais son calcul, quel qu’il fût, était déjoué… un vent de fureur soufflait sur toutes les têtes…

 

Peut-être l’horrible scène qu’ils prévoyaient troublait-elle les trois panglimas… mais la rage populaire était déchaînée…

 

Méha ! Méha !…

 

Ce nom maintenant était comme un cri de guerre : Igli-Otou, entraînait les Sakeys derrière lui, et la masse entière, comme un torrent déchaîné, se rua sur la pente qui conduisait aux bords du Kroung-Deroub…

 

Et dans le lointain, à la porte d’une petite paillote dont les pieds baignaient dans l’eau bleue, on apercevait une femme aux formes délicates, qui, au milieu des herbes, jouait avec deux enfants qui riaient à leur mère…

 

Cette femme, c’était Méha !

 

Méha, la blanche, l’exilée, la prisonnière des Atchés et qui, depuis des années, à la suite d’événements tragiques que nous raconterons plus loin, douce et résignée, se consacrait tout entière à ses deux enfants…

 

George, dix ans à peine.

 

Margaret, la petite fille au teint pur et aux grands yeux étonnés…

 

Elle vivait là, dans une butte, bonne à tous, inoffensive certes et ne pressentant pas l’horrible péril qui la menaçait.

 

Et voici qu’à l’appel sauvage d’Igli-Otou, la foule se ruait à assaut du misérable abri fait de lianes et de branchages.

 

Méha, ce matin-là, venait de baigner ses deux enfants : sa petite Margaret avait cinq ans maintenant et grandissait heureuse et insouciante au milieu de cette nature luxuriante et gracieuse à la fois.

 

George entrait dans sa dixième année : c’était un garçon solide, hardi, aux yeux clairs, au teint foncé par le climat. Sa chevelure très brune encadrait de boucles élégantes un visage beau et énergique.

 

À celui-là, Méha avait raconté les terribles événements du passé ; et dans l’âme de cet enfant, dont le climat avait presque fait déjà un jeune homme, grandissaient les colères et les désirs de vengeance.

 

Méha s’efforçait de le calmer, mais pouvait-elle le blâmer quand il maudissait l’infâme trahison qui avait coûté la vie à son père, la liberté à sa mère, et qui l’enchaînait lui-même dans cette île dont il méconnaissait les beautés pour ne se plus souvenir que de ses cruautés ?

 

« Mère ! mère ! s’écria George qui, monté sur un tertre verdoyant, avait aperçu la foule dévalant de la montagne des Trois Paliers. On dirait que les brigands sont affolés de rage… où vont-ils donc ? Voici qu’ils s’engagent dans le sentier qui descend vers le fleuve… S’ils venaient ici ?

 

– Non, mon fils, c’est impossible ! répondait Méha dont cependant le cœur se serrait d’une angoisse involontaire… Tant d’hommes ne se réuniraient pas pour attaquer les faibles que nous sommes…

 

– Mère, écoute ces clameurs ! On dirait que ces gens sont ivres de fureur et de sang !… Mère, je te dis que c’est nous qu’ils menacent… »

 

Méha s’était dressée toute pâle : oui, les voix, elle les reconnaissait : ces cris, elle les avait déjà entendus ! Elle s’efforçait en vain de garder son sang-froid.

 

D’horribles pressentiments l’agitaient et elle tremblait, moins pour elle certes qui était résignée à tous les sacrifices que pour ces chers êtres qui étaient toute sa vie et qu’elle adorait de toute la force de son âme !

 

Mais comme si la réalité eût voulu détruire d’un seul coup ses illusions suprêmes, voici que le nom répété par cent voix parvint jusqu’à elle :

 

« Méha ! Méha ! à mort ! »

 

Emportés par le vent, les mots résonnaient à ses oreilles comme des éclats de tonnerre, et George, lui aussi, les avait entendus.

 

Il courut à la paillote et s’empara d’un arc et de flèches : il avait appris à manier ces armes dangereuses et son coup d’œil infaillible ne manquait jamais le but.

 

« Non, enfant ! criait Méha. Je t’en supplie !… Ne songe pas à combattre !… Prends garde ! songe à Margaret !… »

 

La petite fille, effarée par le bruit, instinctivement se blottissait dans la robe de sa mère. Méha regardait autour d’elle. Fuir, il n’y fallait pas songer ! Outre que la distance à parcourir pour atteindre le pont était trop longue pour qu’ils pussent la franchir d’une seule étape, est-ce que les Atchés ne les auraient pas bientôt rejoints ?…

 

Pour arriver à la paillote, il fallait franchir un léger pont de lianes qui unissait les deux rives du fleuve. George s’était élancé de ce côté, prêt à défendre le passage.

 

Mais sa mère le rappela : puisque c’était peut-être la mort, il fallait la recevoir dignement, vaillamment, en fils de la noble Europe qui donneraient, encore, en périssant, une leçon de courage à ces enragés… Et d’ailleurs tout raisonnement était superflu !… Igli-Otou, devançant ses compagnons, avait le premier franchi le pont, et, avec une première troupe de fidèles, avait couru vers la maison des blancs.

 

En un instant, Méha, George, la pauvre petite Margaret elle-même avaient été saisis, renversés, chargés de liens. Des cris de triomphe saluaient cet acte de monstrueuse lâcheté… Déjà les couteaux se levaient sur leurs têtes ; mais Igli-Otou prononça quelques paroles, lancés d’une voix vibrante. Il dessina dans l’air, de sa main de squelette, un signe mystérieux… Les bras s’abaissèrent…

 

Et les prisonniers, ligotés, bâillonnés, furent emportés, tandis que la foule criait :

 

« Au kraton !… Chez le sultan Mahmoud !… »

 

CHAPITRE II

 

Qui était donc cette Méha, contre laquelle se déchaînaient ces haines féroces ?

 

Il y avait de cela cinq ans : c’était pendant une des premières trêves entre les Atchés et les Hollandais ; après plusieurs combats dont le résultat avait été indécis, mais qui en réalité avaient tourné au désavantage des envahisseurs, les Malais avaient lentement, traîtreusement préparé un coup décisif.

 

Un armistice avait été conclu, avec tous les signes de préliminaires pacifiques, et les bateaux hollandais avaient été autorisés à relâcher à Oulélé ; et même un trafic s’était organisé entre les Européens et les insulaires qui venaient échanger leurs minerais et leurs peaux de bêtes contre les verreries et les étoffes d’Europe.

 

Les Hollandais croyaient déjà avoir partie gagnée et devenir à courte échéance les maîtres du commerce : ils avaient compté sans l’astuce et la haine des Malaisiens qui ne songeaient qu’à endormir leurs défiances.

 

Et une nuit, par une épouvantable tempête les navires hollandais s’étaient vus soudainement enveloppés par les jonques malaises… Des officiers, la plupart étaient à terre ; ils croyaient si fermement à la paix que plusieurs d’entre eux avaient fait venir leurs familles de la presqu’île de Malacca…

 

La surprise fut horrible : les Malais incendiaient les navires, montaient à l’abordage et, à travers le feu et la fumée, égorgeaient quiconque se trouvait à leur portée. Ce fut une effroyable hécatombe. De ceux qui étaient à terre et qui avaient été également surpris par les hordes des Atchés, bien peu avaient pu, soit en se jetant à la nage, soit en détachant une barque du rivage, soit même en se précipitant dans une jonque malaise dont ils poussaient les occupants à la mer, regagner leurs navires.

 

Les Hollandais, surpris en pleine sécurité, s’étaient trouvés dans l’impossibilité d’organiser la résistance. Il avait fallu fuir… et pour comble d’horreur, ceux qui s’échappaient rappelés par leurs chefs et contraints de leur obéir, entendaient, sur la rive maudite, les cris des malheureux que les Atchés égorgeaient…

 

Celle qui s’appelait aujourd’hui Méha portait alors le nom de Luisa Villiers, et était la femme d’un capitaine hollandais, d’origine française. – On sait quel nombre de nos compatriotes se sont réfugiés en Hollande lors des persécutions religieuses du siècle de Louis XIV. – Son mari, Wilhelm Villiers, commandant le brigantin L’Étoile, se trouvait à terre au moment où éclatèrent les Vêpres malaises.

 

Luisa était auprès de lui avec ses deux enfants et il causaient doucement de leurs projets d’avenir : l’île, si belle, si riche, avec son ciel radieux et ses paysages paradisiaques, les avait émerveillés, et Wilhelm avait formé le dessein, accepté par sa compagne, de s’y venir établir… même le frère de Wilhelm, Peter Villiers, se préparait à venir la rejoindre. C’était un chimiste de grand talent, et la description qu’ils lui avaient faite des richesses minérales de l’île l’avait enthousiasmé à tel point qu’il se décidait à quitter Harlem pour venir se fixer dans la famille de son frère.

 

C’était au milieu de cette placidité, de ces rêves qu’avaient éclaté tout à coup les cris de mort : Wilhelm, croyant à une rixe, à quelqu’un de ces tumultes si fréquents parmi ces populations bruyantes, s’était élancé dehors.

 

Mais à peine avait-il mis le pied hors de sa maison qu’il avait été cerné, enveloppé, entraîné. Il s’était vigoureusement défendu, appelant la rescousse des hommes qu’il savait disséminés dans Oulélé.

 

Ayant rallié une petite troupe, il était parvenu à s’ouvrir un passage. Son devoir le forçait à courir au secours de ses chefs et, à vrai dire, il ne comprenait pas encore toute l’atrocité de la situation.

 

Et quand, aveuglé par le sang, fou de rage, il avait atteint la jetée de bois qui longeait le port, il avait vu des colonnes de flammes s’élever dans les airs : c’étaient les kampongs des Européens qui brûlaient.

 

Alors le malheureux avait tenté de revenir sur ses pas : mais que pouvait le courage, que pouvait le désespoir contre la barrière que lui opposaient les meurtriers, ivres d’alcool et de fureur ?

 

Ses matelots, lui faisant un rempart de leurs corps, l’avaient emporté pantelant, la tête fendue, croyant ne sauver qu’un cadavre !…

 

Qu’était-il devenu dans cette tourmente ?…

 

Mais surtout quel avait été le sort de la pauvre Luisa et de ses enfants ?…

 

Surprise en plein bonheur par l’épouvantable réalité, – l’incendie, le meurtre, – la noble femme avait avant tout songé à sauver ses enfants… dont l’un, l’aîné, un garçon, George, avait cinq ans, tandis que l’autre, sa fille, Margaret, était encore au sein…

 

Pendant que les misérables jetaient sur le kampong fragile des torches enflammées, Luisa s’était enfuie par une porte de derrière, portant Margaret, entraînant George par la main.

 

Et c’était chose sinistre que cette fuite d’une mère, à travers la nuit à la lueur rouge des flammes qui dévoraient la ville… Mais Wilhelm ! Où était-il ? Qu’était-il devenu ? Sa femme le connaissait : intrépide et fidèle au devoir jusqu’à la mort, il avait dû tomber sous les coups de ces forcenés dont, plusieurs fois, en sa finesse de femme, elle avait deviné la haine latente, sous des démonstrations d’amitié.

 

Et voici que s’était déchaîné l’enfer des hideuses réalités. Par un bonheur singulier, – si en pareilles terreurs le mot bonheur peut avoir sa place, – la jeune femme portait la robe malaise, blanche, ceinte à la taille d’un cordelet de soie, et ses cheveux blonds étaient cachés sous le bonnet des Atchés.

 

C’était une fantaisie qui plaisait à son mari ; les enfants eux-mêmes étaient vêtus comme ceux des riches indigènes, et cette circonstance les sauva.

 

Alors qu’elle s’enfuyait, volant pour ainsi dire à travers la foule, dans cette nuit que rendait plus profonde encore la fumée des incendies planant sur la ville, elle passait inaperçue et ainsi elle put s’échapper du centre même de la fournaise et atteindre les grands bois qui séparent Oulélé de Kota-Rajia.

 

Elle se plongea dans ces profondeurs inextricables, sans souci des bêtes perverses qui lui semblaient moins cruelles que les hommes. D’ailleurs elle ne pensait plus, ne raisonnait plus. La fièvre martelait son cerveau en feu. Si elle s’efforçait encore de courir, c’est qu’elle n’avait plus la notion des choses. La peur et le désespoir ont leur ivresse.

 

Sans doute, elle était tombée enfin comme une masse dans les hautes herbes, ayant encore eu cet instinct merveilleux de préserver l’enfant qu’elle tenait dans ses bras. L’autre s’était couché auprès d’elle et, épuisé, s’était endormi.

 

Combien de temps cette prostration avait-elle duré ? Elle ne l’avait jamais su. Quand elle était revenue à elle, elle s’était trouvée dans une chaumière d’Atché, entourée de femmes qui la regardaient avec curiosité, mais sans colère.

 

Elle était incapable de s’expliquer, ignorent alors la langue du pays : mais il est entre les mères une sorte de franc-maçonnerie en laquelle les mêmes signes sont intelligibles.

 

Dans ces solitudes, il semblait qu’on ignorât les épouvantables événements qui ensanglantaient Oulélé. Comme elle avait la fièvre et que son état de faiblesse l’empêchait de se remettre en route, – et où fût-elle allée ? – elle avait accepté l’asile que les Malaises lui offraient.

 

Les jours, les semaines s’étaient écoulés : un jour, des émissaires du Panglima s’étaient présentés à la butte. On avait appris qu’une blanche et ses enfants étaient dans la forêt : ordre était donné de l’amener devant le chef.

 

Elle obéit, et on l’interrogea. Elle dit toute la vérité, simplement ; de ceux qui assistaient le Panglima, certains réclamaient sa mort, celle de ses enfants. Il fallait écraser ces reptiles jusqu’au dernier. Le chef leur imposa silence et fit grâce. La femme blanche resterait dans le pays, avec défense absolue d’en sortir. Elle vivrait à sa guise, comme elle le pourrait. On consentait à l’oublier, sans autre faveur.

 

Elle avait interrogé, tenté de savoir ce qu’était devenu son mari. On lui répondit qu’il était mort, des témoins affirmaient l’avoir vu tomber.

 

Elle pleura, pensa à mourir. Puis elle songea à ses enfants et se dit que quoi qu’il arrivât, elle devait vivre pour les protéger et les défendre.

 

On lui assigna une modeste paillote au bord de la rivière. Elle était intelligente et bonne : malgré la défiance haineuse qui s’attachait à elle, elle parvint à conquérir la confiance, presque l’affection de ceux qui l’entouraient.

 

Elle se fit aimer des enfants et respecter des hommes : et ainsi des années passèrent. Elle cultivait son champ de ses propres mains, faisait de menus ouvrages qu’elle échangeait contre les denrées indispensables à la vie. Elle parvenait à ne pas mourir.

 

Les enfants grandissaient, joyeux, inconscients, n’ayant pas connu le passé et croyant à l’avenir : mais que de fois la mère songeait à l’épouvantable destinée qui leur était faite !

 

Un seul espoir subsistait au fond de son âme.

 

Elle savait la force des Hollandais : il était impossible qu’ils ne cherchassent pas à prendre leur revanche. Qui sait si un jour on ne viendrait pas la délivrer de cette prison où parfois elle croyait agoniser ?

 

Son mari ! Oh ! elle ne pouvait douter qu’il fût mort ! Car, vivant, il eût trouvé le moyen de se rapprocher d’elle, fût-ce de lui faire parvenir un message… et puis, elle le savait si vaillant ! n’eût-il pas lui-même organisé, dirigé l’expédition qui aurait arraché sa bien-aimée et ses enfants aux périls qu’ils couraient ?

 

Car elle ne se sentait pas en sûreté. Depuis que les hostilités avaient recommencé, elle avait senti renaître autour d’elle les défiances, les soupçons, les colères.

 

Déjà on s’éloignait d’elle, et parfois des menaces parvenaient à ses oreilles. Aujourd’hui qu’elle parlait la langue atché, elle savait discerner ces nuances de prononciations qui, modifiant le sens des mots, y mettent de l’ironie ou de la menace.

 

Mais que pouvait-elle ? N’était-ce déjà pas une sorte de miracle qu’on lui eût permis de vivre, de garder ses enfants ? Et, d’ailleurs, quel ombrage pouvait-elle porter aux plus soupçonneux ?

 

Femme, mère, tout entière aux soins de son intérieur, seule de sa race et ne pouvant – l’eût-elle voulu – trouver de complicité nulle part, qui pouvait la redouter ?

 

Mais il faut compter avec les superstitions, avec l’ignorance, avec les haines.

 

Et voici que les Orangs-Sakeys – dont pas un ne la connaissait ; à qui jamais, certes ; elle n’avait fait de mal – imaginaient que les désastres guerriers dont souffraient les Atchés étaient l’œuvre de cette étrangère ; de cette Inong (femme, femelle) étrangère, que cependant on appelait Méha, ce qui signifie douce, inoffensive ; à laquelle maintenant on reprochait d’être une sorcière, d’avoir déchaîné les mauvais diables sur le pays !

 

Il n’en fallait pas davantage pour réveiller à nouveau les fureurs mal assoupies.

 

Et affolée, agonisante, elle était emportée par la foule furieuse vers le kraton où l’attendaient les pires supplices…

 

CHAPITRE III

Depuis les défaites successives subies par les Atchés, le sultan Mahmoud-Schah passait ses journées confiné dans la chapelle funéraire située au centre de son palais-forteresse et où reposaient les restes des anciens sultans.

 

Il sentait sa puissance lui échapper et se croyait environné de traîtres. Cauteleux et défiant, il se tenait à l’écart, n’admettant dans son intimité que la sultane favorite et quelques chefs dont il avait pu éprouver le dévouement, et dont surtout il se croyait sûr parce qu’il tenait leur vie entre ses mains.

 

Pendant des journées entières, il restait immobile, assis par terre, adossé à une des tombes, mâchant le bétel, sans que son visage se départît d’une impassibilité absolue.

 

C’était là que le trouvaient les messagers envoyée par les Panglimas, et les officiers : si mauvaise que fût la nouvelle apportée, Mahmoud-Schah n’avait ni un tressaillement ni même un mouvement des paupières. Parfois on aurait cru qu’on parlait à une idole de pierre.

 

Mais sous cette froideur apparente couvaient des fureurs sauvages.

 

Cet homme, le chef, le sultan, se souvenait : il évoquait le temps où, maître de la terre et de la mer, il rançonnait et pillait impitoyablement les audacieux qui s’aventuraient sur les côtes de Sumatra.

 

À la haine atavique que la race malaise a vouée aux hommes blancs venait se joindre, en l’exaspérant, la colère d’un abaissement qui chaque jour devenait plus profond.

 

Auprès du sultan, un esclave se tenait continuellement, le sabre nu à la main, et plusieurs fois, sur un signe du maître, le bourreau avait, d’un seul coup, abattu la tête d’un conseiller importun qui avait osé parler de compromis avec les Hollandais.

 

L’homme qui avait apporté la nouvelle de la défaite de Samalaggan avait été écartelé.

 

Joignant à la sauvagerie ancestrale des Atchés les raffinements de cruauté d’une âme perverse et dépravée, Mahmoud-Schah était un monstre que tous redoutaient et dont on ne prononçait le nom qu’avec terreur : tapi dans son kraton, comme un fauve à l’affût, il apparaissait aux yeux de ses sujets comme une idole monstrueuse, prête à toutes les férocités et à tous les forfaits.

 

Il avait des fantaisies étranges : il aimait les bêtes féroces et entretenait dans son palais une ménagerie formidable, et sur les animaux des forets, il cherchait à assouvir ses goûts sanguinaires.

 

Il enfermait un tigre dans une étroite cage de fer, aux barreaux si forts qu’ils défiaient toute attaque, et, du dehors, lâchement, il se plaisait à torturer l’animal, à l’aide d’une longue lance garnie de fer barbelé, ou encore avec des tiges de fer rougies au feu. Le fauve hurlait, rugissait, se débattait sous l’étreinte de la souffrance. Lui, silencieux, frappait encore et souriait, ménageant les coups pour prolonger l’agonie.

 

Une dernière capture avait été faite qui l’intéressait.

 

Au centre de l’île existent, au faite des montagnes tourmentées, toutes de gouffres et de précipices, d’épaisses forêts que la nature, féconde et libre, a faites impénétrables. Les lianes, les troncs monstrueux, les branches entrelacées comme des bras d’acier s’opposent à l’invasion humaine, et depuis les temps légendaires, le bruit courait qu’il existait dans ces forteresses inexpugnables une race d’êtres étranges, effrayants, qui, disaient ceux qui avaient osé s’aventurer dans ces solitudes et en étaient revenus, – ils étaient rares, – n’étaient plus des singes et n’étaient pas encore des hommes.

 

Ils se tenaient droit, portaient la tête haute, connaissaient quelques arts rudimentaires, mais ne savaient pas faire de feu ; d’après les récits incohérents que les épouvantés rapportaient, ces êtres, ces hommes primitifs, ces singes supérieurs possédaient un langage articulé, mais incompréhensible pour toute oreille humaine.

 

D’une vigueur formidable, ils semblaient doux et vivaient en société, par groupes, dans les rares clairières, s’abritant même contre les intempéries du ciel sous des huttes de branchages.

 

Mahmoud avait promis une somme énorme – cinq mille ringguits – 25,000 francs – à qui s’emparerait d’un de ces êtres mystérieux et lui amènerait vivant et prisonnier.

 

Mais ils semblaient à la fois invulnérables et impossibles à surprendre.

 

Toutes les embuscades qu’on avait préparées, tous les pièges qu’on leur avait tendus étaient restés inutiles : une seule fois, un d’eux avait été tué, et le meurtrier avait traîné son cadavre au kraton.

 

Mort, l’être n’était en somme qu’un singe de taille exceptionnelle, un gorille quelconque. Les connaissances scientifiques des Atchés étaient trop nulles pour que, parmi eux, personne pût constater les éléments anatomiques qui eussent établi un rapport plus étroit entre cet animal et les humains.

 

Furieux de sa déconvenue, Mahmoud avait fait enterrer vivant le malheureux qui avait si mal compris ses intentions, et pour comble d’horreur, il avait fait lier le cadavre de la bête au corps de l’homme, pour qu’ils pourrissent de concert.

 

À quelque temps de là, tout récemment, – il y avait huit jours à peine, – une troupe d’Atchés, revenant de quelque combat avec les Hollandais, avait surpris, aux portes même de Kota-Rajia, un des êtres fantastiques.

 

Il se tenait immobile, derrière les dernières paillettes du kampong, attentif, semblant guetter, dans une contention de si profonde attention que les Atchés avaient pu l’entourer, se jeter sur lui, le couvrir de liens avant qu’il lui fût possible de se mettre en défense.

 

Et pourtant il avait lutté avec un courage désespéré ; sa force était telle qu’il avait fallu celle de vingt hommes pour le réduire à l’impuissance.

 

Finalement, frappé d’un coup de sabre qui lui avait ouvert ta poitrine, il était tombé, et ; avec des cris de triomphe, ses agresseurs l’avaient emporté et livré aux gens du sultan.

 

Sa blessure, si profonde qu’elle fût, s’était cicatrisée en deux jours. On lui avait mis au cou, aux bras, aux jambes des entraves de fers, et quand il avait été bien prouvé que toute sa vigueur serait impuissante, on l’avait conduit à Mahmoud-Schah.

 

Du reste, l’Être semblait résigné et ne résistait plus.

 

Enfin, le rêve du sultan était réalisé : il avait devant lui un homme de la forêt, un de ces individus fantastiques qu’il tenait tant à connaître.

 

Le singe et le potentat étaient face à face.

 

Le potentat était de petite taille, grêle et simiesque.

 

Le singe avait plus de six pieds de haut, les épaules très larges, le buste solide et droit, les jambes vigoureuses et bien modelées, avec cependant les rotules en dedans, les pieds larges à l’orteil long et très séparé des autres doigts.

 

Les bras, de grande dimension, se terminaient en mains énormes qui touchaient au genou.

 

Mais ce qui caractérisait l’Être mystérieux, ce qui lui donnait une apparence à la fois étrange et effrayante, c’était la face.

 

Sur le cou musculeux, la tête se dressait, très légèrement inclinée en avant ; comme sur tout le reste du corps, la peau était noire, duvetée. Sur le crâne, bombé en forme d’œuf, la chevelure sombre se divisait en deux longs bandeaux qui, passant sous les oreilles, s’allaient rejoindre à la nuque où ils étaient noués.

 

Il était complètement nu.

 

Le front était montueux, saillant, le nez très large, avec des narines relevées au-dessous desquelles proéminait une bouche dont la lèvre supérieure avançait sur des lèvres sans rebord, comme coupées d’un coup de couteau. Le menton droit, de toute la largeur de la face, donnait l’impression d’une mâchoire de fer.

 

Figure bestiale en somme, et qui ne se fût pas distinguée, à première vue, de celle d’un anthropoïde quelconque, si sur toute cette laideur les yeux, étonnants, n’eussent jeté une lueur saisissante.

 

Les paupières étaient grosses, lourdes, mais le globe des yeux saillait, avec la sclérotique très blanche, formant cercle autour de la pupille qui sans cesse se dilatait ou se rétrécissait, comme intimement liée au mécanisme de l’organisme tout entier : et ces yeux avaient une expression indéfinissable d’attente, de curiosité, d’attention.

 

Instinctivement, tant la stature de l’animal différait de celle du singe, Mahmoud lui avait parlé comme à un homme, comme à un esclave.

 

« Monstre, lui avait-il crié, qui es-tu ? d’où viens-tu ? Quelle est ton audace de rôder autour des demeures des humains ? Brute, réponds ! Sache que je suis le puissant entre les puissants, et que ton ignoble carcasse est à ma merci. Es-tu sourd ? Es-tu muet ? »

 

L’Être ne bougeait pas : nulle fibre de sa face ne tressaillait.

 

Il semblait que la voix du sultan ne parvenait pas jusqu’à lui.

 

Pourtant, pour qui l’eût observé de près, des rayons passaient dans ces yeux à demi clos sous les paupières lourdes, et dans ses mains étroitement enchaînées il y avait un frémissement.

 

« Maître ! dit un des soldats en se prosternant, cet animal n’est pas sourd, car lorsque nous l’avons surpris, il a bondi en entendant, trop tard, le bruit de nos pas. Il n’est pas muet ! Car dans le saisissement premier, il a laissé échapper des sons qui ressemblaient à des mots. Je jure qu’il sait parler.

 

– C’est bien ! dit le sultan. Qu’on le fustige. »

 

L’Être fut saisi, étendu sur une planche, où on l’attacha à plat ventre bois. Les liens lui entraient dans la chair, les anneaux de fer formaient des bourrelets sanglants.

 

Un Ourang-Rauté – un forçat – fut amené qui reçut l’ordre de frapper, avec un bambou garni de pointes de clous.

 

Le bourreau improvisé prit la longue baguette, la fit siffler dans l’air et attendit le signal qui tout de suite fut donné ; et le bambou ferré s’abattit sur le prisonnier.

 

Cinquante coups ! c’était atroce. Les Atchés rythmaient le supplice de leur chant à lèvres closes qui murmuraient comme une plainte d’agonie.

 

Comme le patient n’avait pas laissé échapper un cri, n’avait même pas fait un mouvement, à tel point qu’on se fit volontiers demandé si ses chairs et ses muscles étaient pétris du même limon que ceux des humains. Mahmoud le crut mort, eut un cri d’arrêt.

 

Il ne lui plaisait pas que sa victime lui échappât aussi vite. L’Être fut détaché, redressé : le sang coulait, d’un rouge noir, sur la peau très foncée ; et il resta debout, regardent le tortionnaire en face, avec, dans les yeux, une lueur d’étonnement et de mépris.

 

Mahmoud éprouva, sous ce regard, un malaise involontaire, et ordonna qu’on écartât l’inconnu. On le garderait enchaîné dans une cage de fer. Il aviserait plus tard.

 

Et depuis lors, chaque jour le sultan s’en allait à travers le kraton jusqu’à la geôle où l’Être était attaché ; et, sûr de n’être pas entendu, il lui parlait, tantôt d’une voix d’autorité, tantôt avec des accents de supplication.

 

Car il avait peur du mystère, et sous cette enveloppe mi-animale, mi-humaine, il devinait quelque chose de terrible, comme un secret de la nature !

 

Pour un peu, il se serait prosterné devant l’Incompris et il l’eut supplié de lui accorder sa protection. Mais en d’autres moments, furieux de cette impassibilité qui ressemblait à du dédain, exaspéré de ce regard qui restait fixe, avec une lueur obscure, et que cependant rien ne faisait vaciller, Il se laissait emporter à des rages folles.

 

Alors il appelait, se faisant apporter des armes, des lames, des bâtons, et il frappait, et il déchirait son prisonnier, qui ne criait pas et le regardait toujours.

 

« Mais parle ! parle ! lui criait le sultan. Je crois, je sais que tu es un homme ! Tu détiens des secrets que je veux connaître… Oh ! je te contraindrai bien me les livrer !… ferme les yeux ! Je ne veux pas que tu me regardes ainsi !… »

 

Et pourtant ces yeux, dont le terne rayon pesait si lourdement, sur lui, il ne se résolvait pas à les déchirer. Il lui semblait qu’à faire cela il commettrait un acte sacrilège.

 

Les jours passaient : il avait tenté de prendre l’Inconnu par la famine. Il avait ordonné qu’on ne lui donnât pas à manger.

 

L’Être refusait d’ailleurs toute viande, n’acceptant que des bananes ou le fruit du soukoun, qu’on appelle l’arbre à pain. On ne lui en présenta plus, pendant trois jours. Alors, dans l’étroit espace dont il pouvait disposer, il s’était accroupi, les jambes repliées sous lui, et pas plus qu’auparavant il n’avait remué, pas plus il n’avait gémi, pas plus il n’avait parlé ; seulement, dans ses yeux à la blanche sclérotique, le regard main­tenant se faisait plus aigu, plus hardi, avec on ne sait quel reflet de reproche et de colère. Las de cette lutte, et cependant voulant vaincre ce qu’il appelait un entêtement bestial, Mahmoud-Schah avait fait détacher l’Être, puis avait ordonné qu’on relâcha ses entraves.

 

Ne gardant plus entre lui et l’Inconnu qu’un grillage de fer, il l’avait fait amener dans le tombeau des sultans, et là, pendant de longues heures, il lui parlait, lui adressait des gestes, s’efforçait de l’amener à quelque riposte soudaine.

 

Parfois il lui semblait deviner que l’Être – presque singe – était sur le point de s’humaniser ; il était certain d’être compris : les yeux avaient une éloquence involontaire qu’il surprenait et qui irritait d’autant plus son désir de triompher de cette résistance.

 

C’était dans un de ces instants que tout à coup on frappa à la porte du sanctuaire et un des plus hauts dignitaires, le Panglima des vingt-deux moukims, entra.

 

« Que me voulez-vous ? cria le sultan. Et quelle est cette audace qui vous permet de violer ma solitude ?

 

– Maître, répondit le Panglima en se pros­ternant, des événements graves se produisent, et qui peuvent avoir sur les événements prochains la plus heureuse influence.

 

« Les Orangs-Sakeys sont sortis de leurs forêts pour venir à nous, et nous offrent l’aide de leur courage et de leur dévouement.

 

– Les Sakeys ! s’écria le sultan. Ces misérables vagabonds qui sont moins que les plus ignobles animaux…

 

– Maître, ils sont nombreux, et leur haine contre les hommes blancs est immense. Les Hollandais maudits ont pénétré dans leurs forêts et ont tué quelques-uns de leurs compagnons. Ils aspirent à la vengeance. Ce sont des auxiliaires précieux qui donneront leur vie pour le salut de la patrie malaise… Maître, ne les repousse pas !…

 

« L’ennemi fait chaque jour des progrès. Le cercle qui nous investit se resserre, et nos frères tombent sous ses coups. Nos frères sakeys, sur leurs sampans et leurs jonques, les attaqueront sur la côte, pendant que nous les pousserons de l’intérieur, la lance aux reins… et notre antique Perak recouvrera sa liberté et, avec elle, ses richesses…

 

« Maître, écoute la voix de tes panglimas… accepte l’alliance des Orang-Sakeys. »

 

Mahmoud était retombé sur ses coussins, réfléchissant. Il avait, profondément ancré au cœur, la haine, le mépris des Sakeys qu’il jugeait de race inférieure. Cependant il savait que le Panglima disait vrai. Leur courage, fait de sauvagerie, pouvait être d’un utile concours… et puis… !

 

Involontairement il tourna les yeux vers l’inconnu qui semblait écouter attentivement ce qui était dit, quoique, évidemment, il ne comprit pas la langue qui était parlée ; et sur cette physionomie muette, il lui sembla voir se dessiner un rictus de joie… On parlait de dangers courus par les Atchés, on refusait une aide qui pouvait les sauver !… et au fond de lui-même il riait. Mahmoud eut cette notion qu’il n’avait plus de plus sûr ennemi que son prisonnier, son martyr… et le regardant fixement, il dit :

 

« Panglima, j’écoute tes conseils… que les chefs des Sakeys soient introduits devant moi…

 

– Maître, ce n’est pas tout ! Je te supplie de m’écouter jusqu’au bout… Les Orangs-Sakeys ne sont sortis de leur solitude que pour se venger… et haïsseurs des hommes blancs, ils réclament un gage prouvant que les Atchés partagent cette haine…

 

– Un gage ! une garantie ! Quoi ! ces misérables osent poser des conditions ?… »

 

Le Panglima baissa la voix :

 

« Il est des heures où la prudence est la meilleure politique… profitons d’abord du concours qui nous est offert. Après tout, nous songerons à guérir nos alliés temporaires de leur intempestif orgueil… ?

 

– Soit !… Et quelle est cette condition ?…

 

– Maître, par une faveur de ta bonté, nous avons laissé vivre dans ce pays une femme, une blanche, qui, avec ses deux enfants, occupe une paillote sur le bord du fleuve !… Cette femme est une sorcière qui jette des malédictions sur notre peuple… Igli-Otou, le prophète des Sakeys, a la preuve de sa perversité… et il exige que cette femme et ses enfants soient mis à mort !… »

 

Le sultan eut un geste dédaigneux :

 

« Que m’importe ! fit il. Tuez !

 

– Maître, le peuple veut que tu rendes toi-même la sentence…

 

– J’y consens. Que cette misérable soit amenée devant moi… Eh ! par Allah ! je me sens en désir de justice… et, ajouta-t-il en se tournant vers l’inconnu, il me plaît que tu me voies exercer mon droit de vie et de mort… »

 

Sur un signe, les portes s’ouvrirent et les chefs sakeys entrèrent, avec, à leur tête, l’horrible Igli-Otou…

 

Puis les chefs atchés. Et derrière eux la foule qui, sur le seuil, se prosterna. Les soldats poussèrent en avant Méha et ses deux enfants.

 

CHAPITRE IV

Pendant cette course forcenée qui l’emportait, elle et ses enfants, à travers la ville, la malheureuse femme avait doublement souffert, et des liens qui tenaient ses membres délicats, et des horribles pensées qui tout à coup s’étaient imposées à son esprit. Elle vivait si calme, presque heureuse, ayant fait le sacrifice du passé.

 

Ces Atchés qui l’entouraient, elle avait fini par s’intéresser à eux, par les presque aimer, leur prodiguant ses soins, leur apprenant mille choses de la vie et ne demandant pour toute récompense qu’un peu de sympathie pour ses enfants…

 

Quel réveil ! Il lui avait semblé vivre dans le tourbillon d’un hideux cauchemar… George ! Margaret ! Était-il donc vrai qu’ils étaient aux mains de ces hommes furieux, de ces brutes sauvages qui les meurtrissaient !… En vain elle cherchait à conserver quelque sang-froid ; en vain elle s’efforçait de raisonner, de saisir dans ses pensées troubles quelque raison d’espérer !

 

Non, c’était la mort, brutale, atroce… la foudre tombant sur des innocents, sans défense possible… et tout à coup elle se vit debout dans le magnifique et sinistre mausolée des anciens sultans atchés, ayant auprès d’elle ses deux enfants qui, pâles, défaillants, avaient peine à ne se pas laisser tomber sur les dalles de marbre…

 

Dans cet homme au vêtement couvert de pierreries, qu’entouraient des gardes ayant en main un sabre nu, elle devina le sultan, le maître, le Mahmoud-Schah qui naguère avait fomenté la révolte traîtresse dans laquelle avait péri son époux, le père de ses enfants, et sur ce visage aux traits rabougris, à la peau tannée, elle lut un sentiment de férocité si basse que tout son sang reflua à son cœur…

 

C’était de ce monstre – dont elle avait entendu raconter les forfaits – que dépendait le sort de ses enfants.

 

Mais en même temps qu’une horreur plus grande envahissait son âme, en même temps que le péril s’affirmait plus immédiat, se personnalisait en quelque sorte en cet homme qui était le maître de la vie et de la mort, elle éprouva comme une secousse de relèvement…

 

Elle était femme, elle était Européenne, elle était mère… il était de son devoir, de sa dignité, de son amour maternel de lutter jusqu’au bout…

 

Les femmes ont de ces héroïsmes nerveux qui les galvanisent tout entières.

 

Cependant, en la haute salle du mausolée, où les stèles des morts mettaient leur note pâle et sépulcrale, sous le jour qui filtrait à travers d’étroites lucarnes ménagées dans le plafond, un silence profond s’était établi.

 

L’étiquette de la soumission et du respect avait repris tout son empire.

 

Pour la foule pressée aux portes, le sultan était le représentant d’Allah sur la terre, et on le voyait non tel qu’il était, mesquin, trapu, pareil à un gnome, mais transfiguré dans la toute-puissance divine et humaine. Et comme frappés d’un éblouissement, les Atchés restaient étendus, le front contre terre.

 

Les Panglimas étaient à genoux.

 

Seuls, les Sakeys – et Igli-Otou – s’étaient contentés de s’incliner profondément. Ces fils des libres forêts avaient l’insolence de leur solitude.

 

Du reste, Igli-Otou et le sultan n’étaient pas des inconnus l’un pour l’autre et il existait entre eux un levain de haine qui ne demandait qu’à éclater.

 

Cependant quelques-uns remarquaient, derrière le sultan, séparée de lui par un treillis de fer, une forme gigantesque, simiesque, et frissonnaient en se demandant si ce n’était pas là quelque génie infernal. Il était debout, accroché de ses doigts aux extrémités blanchâtres qui pointaient à travers les mailles de la grille, et sa tête énorme se penchait en avant, tandis que ses yeux s’ouvraient tout grands, dans une poussée d’attention.

 

Le sultan, d’un signe, avait invité Igli-Otou à formuler sa requête, et le sorcier des Sakeys, avec l’emphase des orateurs officiels, avait exposé les revendications de ses congénères.

 

Ils étaient prêts à se dévouer pour l’indépendance du peuple malais : ils apportaient sincèrement l’appui de leur courage et de leur énergie. Bien plus leur Antou, leur dieu leur prêterait l’aide de sa toute-puissance.

 

Mais était-il naturel, logique que le peuple Atché protégeât, défendit, entretint dans ses rangs une ennemie impitoyable de sa race ? Si encore cette femme eût été seule, aurait-on pu admettre qu’on la tint pour inoffensive. Mais ses enfants grandissaient ; ils étaient pour les vrais croyants, pour la liberté des Atchés, des Sakeys, des Battaks, une menace vivante…

 

Et le dieu des Sakeys, l’Antou, avait parlé.

 

Il avait signalé à ses fidèles enfants ce péril que rien ne pouvait conjurer, sinon la mort, et sa voix avait été entendue des Sakeys.

 

Oui, ils combattraient auprès de leurs frères Atchés : ils ne marchanderaient pas leur vie et nul ne prendrait de repos avant que l’homme blanc fit à jamais expulsé du sol sacré de Sumatra… mais ce qu’ils réclamaient avant tout, c’était la mort de la sorcière, la mort de ses enfants…

 

Et Igli-Otou concluait :

 

« Le chasseur ne laisse pas derrière lui la tigresse et ses petits… »

 

Une clameur avait salué les dernières paroles du Sakey.

 

Que les foules soient civilisées ou sauvages, les suggestions de haine et de férocité ont sur elles le même empire.

 

Le Panglima, d’un geste, ordonna le silence, puis, prenant la parole à son tour, appuya la demande l’Igli-Otou.

 

Cette femme – de nombreux témoignages le prouvaient – avait conservé de sa race l’esprit de trahison et de vengeance. C’était à elle, aux conjurations, aux cérémonies diaboliques qu’elle accomplissait, aux rites infernaux qu’elle pratiquait pendant les nuits noires, qu’étaient dus les quelques échecs subis par les Atchés…

 

Brusquement, bruyamment, Méha l’interrompit :

 

« Sultan, cria-t-elle, maître des croyants, cet homme ment !…Toutes ses informations sont fausses, il le sait. Que les Sakeys, m’accusent, encore puis-je pardonner à leur ignorance ; mais celui-là est un criminel qui profère des mensonges, alors qu’il sait lui-même que ses paroles sont calomniatrices…

 

– Assez ! silence ! à mort ! » crièrent cent voix de la foule.

 

Méha, redressée, vraiment belle dans cette résistance de toute son énergie, croisa les bras, regarda le sultan en face, et encore une fois clama :

 

« Ces hommes ont perdu la raison. Seigneur, au nom de la vérité, au nom de la justice, je vous adjure de m’entendre… »

 

Le sultan restait impassible : il semblait que pas une de ces voix – de la suppliante ni du peuple – ne parvint à ses oreilles.

 

Igli-Otou, exaspéré, avait repris son plaidoyer : fort de l’appui que lui apportaient et le Panglima et la foule féroce, il élevait plus haut la voix, insistait surtout sur la mort des enfants, traîtres de demain…

 

Encore une fois, Méha se débattit.

 

« Maître, maître, criait-elle au sultan, ce que ces hommes te conseillent est un crime infâme ! Leur fureur ne fût-elle dirigée que contre moi, je ne protesterais même pas… Vous auriez pu me tuer jadis, vous ne l’avez pas fait… vous m’avez laissé vivre !… et cette existence dont vous m’avez fait grâce, alors que vous avez tué mon mari, vous pouvez me la reprendre…

 

« En quoi suis-je coupable ? je ne le sais pas. Mais, contre moi, contre moi seule, j’admets tout et je renonce même à plaider ma cause…

 

« Mais mes enfants ! mon pauvre petit George, si bon, si doux, si ignorant des méchancetés humaines ! Mais ma chère et faible Margaret, à peine détachée de mon sein ! vous osez dire que ceux-là sont des ennemis pour vous, qu’ils sont dangereux pour votre indépendance ? Maître ! maître ! regardez-les, daignez abaisser les yeux sur les créatures chétives et innocentes !… Qui donc oserait les accuser ?…

 

« S’il vous faut une victime, je suis là, moi l’Européenne, moi la blanche… que vous haïssez parce qu’elle n’est pas de votre race… mais par grâce, par pitié, par justice, au nom de ce Dieu que vous adorez et que vous nommez Allah – et qui n’a droit au nom de Dieu que s’il est équitable – je vous supplie de me frapper, mais d’épargner mes enfants ! »

 

Méha parlait couramment, éloquemment même la langue atché, et, malgré l’accent européen dont elle n’avait pu se débarrasser tout à fait, pas une de ses paroles n’était incomprise de la foule où il y avait des femmes et des mères.

 

Déjà même une certaine émotion troublait ces natures plus frustes que réellement méchantes, et même une voix de femme cria :

 

« Elle a raison… pitié pour les enfants !… »

 

Mais Igli-Otou, voyant le danger, reprit son plaidoyer, plus véhément et plus cruel :

 

« Est-ce que les enfants des Atchés ne valaient pas ceux de l’Européenne ?… est-ce que les mères Atchés ne pleuraient pas leurs fils égorgés par les blancs ?… est-ce qu’elles ne souffraient pas, plus que toutes, des férocités des envahisseurs maudits !… Avaient-ils, oui ou non, brûlé Pallak, le florissant kampong, où tous, femmes et enfants, avaient péri dans les flammes… n’avaient-ils pas massacré toute la population de Sidjoh… et là, n’y avait-il pas des enfants ?… le Dieu des Sakeys réclamait un sacrifice… qui donc oserait le lui refuser ?… et d’ailleurs que les Atchés s’opposassent à ce qui leur était demandé, qu’importait ! Les mille Sakeys repasseraient la mer !… dans la crainte de se voir exposés aux sortilèges de l’abominable diablesse… et de ses impurs rejetons !… »

 

Il avait touché la note juste. Cette évocation de scènes horribles – où la fureur des blancs s’était manifestée dans toute son horreur – fut plus puissante que tous les appels à la pitié…

 

Les cris de mort retentirent plus bruyants, plus autoritaires.

 

Le sultan leva la main, se dressa.

 

Tous se turent…, c’était l’instant décisif…

 

D’une voix sourde, le sultan Mahmoud-Schah parla :

 

« Mes fils Sakeys, dit-il, enfants d’Allah, soyez les bienvenus ! Combattez avec nous le bon combat contre l’éternel ennemi, le Hollandais avide et féroce. Nos rangs vous sont ouverts et vous prendrez place au milieu des défenseurs d’Atché. Nous avons pesé, dans notre sagesse, les demandes que vous nous adressez, en nous rappelant qu’un peuple libre ne doit pas donner asile aux ennemis de la patrie… »

 

Ici il s’arrêta et fit un signe à ses gardes, qui allèrent à Méha, la saisirent et la traînèrent devant lui. Les deux enfants suivirent, tremblants, accrochés à sa robe.

 

« Femme, reprit Mahmoud, tu es convaincue d’avoir, par tes maléfices, appelé le désastre et la ruine sur le pays d’Allah… qu’as-tu à dire pour ta défense ?… »

 

Méha s’efforçait en vain de reprendre courage ; l’horrible plaidoyer du sorcier Sakey l’avait foudroyée.

 

Que répondre à des accusations ineptes dont elle sentait elle-même qu’il était impossible de prouver l’inanité ?… La question du sultan résumait brutalement ces calomnies absurdes. Elle ne pouvait que nier.

 

Elle le fit :

 

« Je n’ai jamais fait de mal à personne, dit-elle doucement, et me suis efforcée, au contraire, de faire tout le bien qu’il était en mon pouvoir.

 

– Nieras-tu que tu sois de cœur avec nos ennemis ?…

 

– Je suis de race blanche… Mon mari, le père de mes enfants a été tué par les Atchés… et pourtant jamais un mot de colère n’est sorti de mes lèvres…

 

« J’ai pu ne pas oublier… mais du fond de l’âme j’ai pardonné !… »

 

Puis, attirant contre elle les deux enfants qu’elle entoura de ses bras :

 

« Puissant seigneur, dit-elle encore, je ne suis rien qu’une pauvre femme, sans force, sans défense. Qui donc pourrait avoir peur de moi ? et surtout qui pourrait redouter ces petits êtres qui ignorent la colère et la haine ?… »

 

Mais un murmure lui coupa la parole : la foule s’irritait. À quoi bon ces hésitations ? À quoi bon ces plaidoiries ? À mort ! À mort !…

 

Le sorcier sakey fit un pas vers le sultan :

 

« Fils d’Allah ! cria-t-il, prends garde à la langue dorée et à la parole hypocrite… Cette femme a été vue la nuit se livrant à des cérémonies infernales…

 

– Oui ! oui ! hurlèrent des voix.

 

– Ce n’est pas vrai ! cria la pauvre femme.

 

– Et les enfants étaient auprès d’elle qui l’aidaient dans ses conjurations diaboliques !…

 

– Mensonge ! je dis que tout cela est faux !

 

« Ah ! misérable Sakey, fit-elle en se redressant et en regardant Igli-Otou en face, pourquoi m’accuses-tu ?… quel dommage t’ai-je porté…

 

« Tu sais bien que de tous les mots que tu prononces, il n’en est pas un qui ne soit une odieuse calomnie… »

 

D’une voix aiguë, Igli-0tou répliqua :

 

« Au nom des Orangs-Sakeys, je demande la mort de cette femme et de ses enfants… Sinon, nous retournons à nos pirogues et regagnons les forêts profondes où nous saurons bien nous dérober aux coups de nos ennemis… Frères Sakeys, ai-je bien parlé ?

 

– Oui ! oui ! » s’écriaient les Sakeys, brandissant leurs armes qui, dans la demi-obscurité qui enveloppait la scène, étincelèrent d’une lueur sinistre.

 

Le Panglima des vingt-deux moukims dit à haute voix :

 

« Le salut du peuple atché est la loi suprême… Sultan Mahmoud, fais justice !…

 

– Soit ! dit Mahmoud. Qu’il soit fait selon votre volonté… je vous donne cette femme et ses enfants… qu’ils soient conduits sur la grande place du Toko… et qu’ils soient mis à mort devant le peuple…

 

– Baë ! Baë ! (bien ! bien !) crièrent toutes les voix.

 

Méha avait entendu : elle se précipita vers le sultan, échappant aux mains qui voulaient la retenir, et elle pleurait, elle suppliait, cherchant à saisir ses vêtements, disant :

 

« Maître tout-puissant, grâce !… non pour moi !… mais pour mes pauvres petits enfants !… si c’est un crime que d’être de race blanche, ils en sont innocents, car est-ce donc un crime de naître ?… Sultan, sultan !… je me livre, moi ! qu’on me tue, qu’on me torture, qu’on m’arrache les membres un à un ! mais pitié, pitié pour eux !… »

 

Et tandis qu’elle parlait, la gorge déchirée par les râles du désespoir, elle vit l’Être mystérieux, l’Inconnu, l’Homme-bête qui, debout dans sa cage, derrière le sultan, les doigts agrippés aux grilles, regardait de ses gros yeux effarés cette scène de désespoir… Comprenait-il ? Avait-il la notion de l’iniquité qui allait être commise ? Ses mâchoires claquaient et les muscles de son visage se tordaient.

 

« Ah ! s’écria Méha qu’affolait le silence du sultan, je ne sais quel est cet être monstrueux… mais je suis certaine qu’il aurait plus de pitié qu’un homme !… »

 

Il y eut un grondement sourd, l’Homme-bête secoua les barreaux de sa cage.

 

Mais, sans y prendre garde, Mahmoud-Schah d’un ton ennuyé, dit :

 

« Qu’on emmène cette femme et ses enfants… j’ai dit !… »

 

Igli-Otou courut à elle et lui posa la main sur l’épaule.

 

Elle se retourna, vit cette face hideuse, et, dans le paroxysme de son désespoir, lui jeta ses mains au visage pour le repousser. Mais les Orangs-Sakeys se ruèrent sur elle, sur les enfants… c’était la fin, c’était la mort !…

 

À ce moment retentit, violente, éperdue, une sonnerie de trompettes.

 

Les portes du mausolée s’ouvrirent brusquement et un chef Atché apparut, traversa la foule, s’ouvrant un passage à travers les rangs pressée, et cria :

 

« Sultan Mahmoud, les Hollandais envoient un parlementaire. »

 

Le sultan avait entendu : ce n’était pas la première fois que des envoyés des envahisseurs avaient le courage, pour remplir leur mission, de venir jusqu’au cœur d’Atché, porter les messages des Européens…

 

Pas un n’était revenu.

 

« Que nul ne sorte d’ici ! cria le sultan. Frères Sakeys, fils d’atché, tous. Battaks et Yolos, enfants d’Allah, serrez-vous autour de votre chef suprême… et à l’insolent envoyé de l’ennemi, nous répondrons comme il convient. »

 

L’émoi d’ailleurs était tel que subitement l’attention avait été détournée de Méha et de ses enfants : d’ailleurs la fête de mort pouvait être retardée. Les trois victimes étaient étroitement confinées dans un des coins de la grande salle et gardées par les Sakeys. Méha, brisée par l’émotion, gisait à terre et ses deux enfants étaient désespérément attachés à elle… Un grand silence se fit.

 

Un officier hollandais, de haute taille, les yeux bandés, parut sur le seuil.

 

CHAPITRE V

Un profond silence régnait dans le mausolée qui servait de salle de réception au sultan Mahmoud-Schah.

 

Subitement, toutes les voix s’étaient tues : mais pour ne se plus répandre en imprécations, les haines contre l’étranger, contre l’ennemi n’en étaient que plus ardentes, et des yeux des Atchés, des femme surtout, des éclairs jaillissaient vers le soldat qui, très droit, la tête haute, le pas ferme, sans hésitation comme sans forfanterie, allait entre les gardes atchés, sans voir où il était conduit.

 

Une large place avait été ménagée devant le sofa du sultan qui s’était accroupi dans une pose quasi hiératique.

 

Le Hollandais, à en juger par les broderies de son uniforme, portait le grade de capitaine de vaisseau : c’était un homme d’une quarantaine d’années, dans toute sa force.

 

On le plaça au milieu du demi-cercle, dont la circonférence était gardée par les soldats atchés et les Orangs-Sakeys. Puis les portes du mausolée avaient été refermées.

 

Dans la cage, l’Homme-bête était debout et regardait toujours.

 

Le sultan donna un ordre et le bandeau fut enlevé du front de l’officier, qui jeta les yeux autour de lui avec calme.

 

Le Panglima des vingt-deux moukims était auprès de Mahmoud : c’était à lui qu’avait été dévolu le soin d’interroger le Hollandais.

 

« Officier, dit-il, qu’êtes-vous venu faire ici ?… Vous vous êtes présenté aux avant-postes et vous avez demandé d’être conduit devant le Sérénissime sultan, notre maître, vous soumettant d’avance à toutes les conditions qui vous seraient imposées. Votre désir a été accompli : ennemi de notre pays, vous êtes au milieu de ceux que vous persécutez… vous êtes devant le maître, le fils d’Allah. Parlez. »

 

L’officier s’inclina respectueusement devant Mahmoud, puis, se redressant :

 

« Au nom de mon maître, le roi de Hollande, représenté en ce pays par le colonel van der Hyeden, moi capitaine de vaisseau, parlementaire, me réclamant du droit des gens pour parler en toute liberté, je viens vous apporter, à vous, sultan Mahmoud-Schah, à vous tous, habitants de l’île de Sumatra, les propositions qui vous sont faites et dont dépendra l’avenir… Êtes-vous prêts à m’entendre ?…

 

– Parlez, dit le Panglima.

 

– Je n’ai, d’ailleurs rien à vous apprendre que vous ne sachiez déjà… nos armes ont triomphé de votre résistance, et, en rendant hommage à votre courage, je ne dois pas vous cacher que tout espoir est perdu pour vous… nos vaisseaux ont forcé le port d’Oulélé et bloquent la côte… à Deli, nous nous sommes emparés de vos arsenaux et un corps important de Battaks a du capituler… enfin, la victoire de Samalaggan nous a rendus maîtres de tout le pays au-dessus de Kota-Rajia… Vous êtes cernés, enserrés dans un cercle de fer et de feu… et nos troupes n’attendent plus qu’un signal pour livrer au kraton, votre dernière forteresse, un assaut décisif.

 

« Vous êtes courageux, vous êtes forts, mais contre la puissance des Européens, tous vos efforts seraient vains et n’aboutiraient qu’à des massacres inutiles.

 

« Assez de sang a déjà coulé : assez de catastrophes ont fondu sur votre malheureux pays. Au nom de la raison, au nom de l’humanité, je viens, de par mon maître, vous demander de mettre fin à ces luttes meurtrières dont l’issue n’est plus douteuse… je vous offre la paix…

 

– Et à quelles conditions ? dit le Panglima dont la voix tremblait de colère.

 

– Vos personnes, vos biens, votre religion, vos coutumes, vos femmes seront respectées. Les soldats sortiront du kraton et livreront leurs armes : toutes les portes, les redoutes, les forts, les édifices publics seront remis à la garde des Hollandais… Vous, sultan Mahmoud, votre personne sera tenue pour sacrée et nos troupes répondront de votre sécurité. Il vous sera loisible de traiter avec notre maître des conditions définitives de la soumission.

 

– C’est-à-dire, reprit le Panglime, que vous venez proposer à des soldats, à des patriotes, à des hommes qui ont des armes et qui se sentent libres, de commettre la pire des lâchetés…

 

– Je suis un soldat, reprit le Hollandais, et mieux que tout autre je comprends combien de telles nécessités sont cruelles : mais plus vaillamment on a combattu, et plus honorablement on peut reconnaître sa défaite… Songez-y bien… il ne s’agit pas ici d’illusion, mais de réalités !… Si vous refusez les propositions que je vous apporte… qui vous laissent l’honneur intact et qui sont une garantie pour votre indépendance, sous le protectorat des Européens… si vous vous obstinez dans une lutte où, je vous le dis sans forfanterie, vous êtes vaincus d’avance, aujourd’hui même, avant que le soleil soit couché, nos obus pulvériseront vos maisons, vos palais et vos mosquées… le fer et le feu nous ouvriront la route et nos troupes achèveront l’œuvre de la conquête…

 

« Sultan Mahmoud ! c’est à votre justice, à votre humanité que je m’adresse. Il est encore temps d’épargner à votre peuple les épouvantables péripéties d’une lutte finale dans laquelle tant d’existences seront inutilement sacrifiés… Donnez votre assentiment à une capitulation immédiate, qui sera honorable et qui, je m’y engage au nom de mon maître, ne coûtera rien à vos justes sentiments d’orgueil… et les Européens entreront ici non plus en ennemi, mais en amis et en protecteurs… »

 

Pendant le temps qu’il parlait, sans élever la voix, d’un accent monotone et ferme, il semblait qu’une fièvre s’emparât de tous les auditeurs. Ils ne l’interrompaient pas ; mais leurs regards, leurs gestes, leurs mains qui tourmentaient leurs armes, la trépidation de leurs membres, tout prouvait la rage grandissante et prête à éclater…

 

Mais celui qui put le moins se posséder fut le sultan lui-même.

 

Oublieux de sa dignité, il avait bondi sur ses pieds, et s’armant d’un sabre qui se trouvait auprès de lui, il avait couru jusqu’à l’officier et, le frappant en plein front, il avait crié :

 

« Chien ! oses-tu m’insulter de tes propositions infâmes ?… Meurs donc et aussi meurent tous ceux qui osent outrager les nobles Atchés… »

 

D’un geste instinctif, l’officier avait écarté l’arme, qui, glissant sur son crâne, avait effleuré sa peau d’où cependant le sang jaillit, et il cria :

 

« Ceci est une épouvantable lâcheté !… je suis ici en parlementaire, protégé par le droit des nations… Vous n’avez pas le droit de mettre la main sur moi !… »

 

Les Panglimas s’étaient jetés au-devant du sultan et parvenaient avec peine à le contenir : il leur déplaisait que le fils d’Allah s’abaissât à cette fonction de bourreau !

 

« Vous tous qui m’écoutez ! cria encore l’officier dont la face sanglante était terrible à voir, déjà, naguère, vous avez tué ma femme et mes enfants !… n’êtes-vous donc en réalité qu’un peuple d’assassins ?… »

 

À ce moment, un cri aigu, déchirant, retentit… et, rompant les rangs des Sakeys qui, en raison de l’intérêt poignant de cette scène, s’étaient relâchés de leur surveillance, Méha, pâle, échevelée, courut jusqu’à l’officier et se jeta dans ses bras, criant :

 

« Wilhelm ! mon Wilhelm !… toi vivant ! Oh ! sauve-moi, sauve tes enfants…

 

– Luisa ! cria-t-il à son tour en l’étreignant contre sa poitrine.

 

Ainsi, autrefois, l’époux avait cru au massacre de sa femme, de ses chers petits, et elle-même avait été convaincue que tout était fini pour lui.

 

Et voici qu’ils se retrouvaient, après tant d’années, dans une situation plus tragique encore…

 

D’abord Méha, abattue, brisée, n’avait porté aucune attention à la scène qui se déroulait : le cerveau troublé, engourdi, elle entendait à peine les mots prononcés ; puis, tout à coup, il lui avait semblé reconnaître la voix qui parlait… elle avait prêté l’oreille et soudain, quand I’officier, emporté par le désespoir, avait prononcé ces mots : « Ma femme, mes enfants !… a elle avait été éveillée de sa torpeur comme par un choc électrique…

 

L’impossible pouvait donc être vrai !… les morts sortaient donc de leur tombeau !

 

Et maintenant, ils étaient là, tous deux, enlacés, au milieu de cette foule hostile, affolée de colère et qui rugissait comme une horde de bêtes fauves.

 

Et le Panglima des vingt-deux moukims essayait en vain de les calmer. Igli-Otou, le forcené, criait :

 

« Au Toko ! au Toko ! Tous ! L’homme, la femme, les enfants ! Sakeys, Atchés, vengez vous et rendez-nous l’Antou favorable ! À mort ! à mort ! »

 

À sa voix glapissante, qui retentissait comme celle d’un clairon, une ruée se fit dans la masse encore hésitante : eu un clin d’œil, Wilhelm, l’officier ; Méha, qui pour la première fois depuis tant d’années avait retrouvé son nom d’épouse, Luisa, et le petit George et la pauvre Margaret, que leur père sans armes ne pouvait même essayer de défendre, furent renversés, saisis, enlevés et emportés, comme des masses inertes, vers le lieu du supplice, la place du Toko, tout encombrée de basses paillotes, de boutiques, de tentes… En un instant, le mausolée était resté vide, le sultan lui-même ayant été entraîné à l’intérieur du palais.

 

Nul n’avait songé à l’Homme-bête qui était toujours dans sa cage, derrière les grillages.

 

Alors ses reins s’étaient arc-boutés, ses bras s’étaient raidis contre les barreaux de fer, tous ses muscles énormes s’étaient tendus dans un effort surhumain, et les barreaux, pliant sous cette traction formidable, s’étaient courbés, brisés… et une ouverture s’était faite.

 

Mais l’Être était grand, ses épaules étaient larges, son thorax colossal. Pourtant il se glissa, déchirant sa peau sur laquelle des gouttes de sang apparurent, meurtrissant sa chair… mais il ne n’arrêtait pas, opposant ses os aux duretés du fer et le forçant à s’écarter…

 

Il se trouvait dehors, debout au milieu des stèles qui étaient les tombes des sultans. Un instant il s’arrêta, comme pensif, devant ces pierres où étaient incrustées des ciselures d’or et des pierres précieuses…

 

Aussi il regarda autour de lui, curieusement, comme hypnotisé par cette ornementation orientale qui était d’or et de rubis. Puis il secoua la tête, gagna la porte que la foule n’avait pas refermée, et se glissa à travers les arbres, derrière les paillotes, rampant ou sautant, allant en avant…

 

Cependant les Orangs-Sakeys, satisfaits de tenir enfin leur victimes, les entraînaient vers le champ de mort… ils étaient arrivés, et au milieu d’un cercle qui s’était bien vite improvisé, les deux Européens et leurs enfants étaient groupés, attendant le coup suprême.

 

Une courte délibération avait eu lieu : un Sakey colossal, portant un sabre qu’il maniait à deux mains, allait faire l’office de bourreau.

 

La foule hurlait d’impatience. Pourquoi tardait-on ainsi ? Pourquoi n’avait-on pas encore frappé ?… Pourquoi le peuple ne pouvait-il pas encore se ruer sur les cadavres pour s’en disputer les lambeaux…

 

Deux des Panglimas s’étaient approchés d’Igli-Otou et lui parlaient vivement. Évidement ils lui proposaient quelque chose qu’il se refusait à accepter. Mais les principaux des Atchés, se joignant aux Panglimas, s’adressaient aux chefs sakeys et essayaient de les convaincre… de quoi ?

 

De ceci. Moins stupides que la foule, les Panglimas avaient compris que dans les paroles de l’Européen, il n’y avait pas de rodomontade. Ce qu’il avait dit était vrai : les Hollandais allaient, sous la protection de leur artillerie, livrer à la ville un assaut furieux, et quelle que fut la vaillance des défenseurs de Koto-Rajia, l’issue du combat n’était pas douteuse.

 

Mais un moyen se présentait de transformer cette défaite possible en un triomphe certain. Le hasard fait bien des choses. Cette dramatique reconnaissance de l’époux et de sa femme, du père et de ses enfants, suggérait un expédient merveilleux, infaillible : c’était le Dieu qui offrait aux assiégés cette ressource suprême… pourquoi la rejeter ?… Et les Panglimas avaient fini par obtenir gain de cause… Igli-Otou lui-même s’était laissé convaincre, et, fort de son autorité indiscutée, il imposa à la foule la patience et l’immobilité. Alors Toukou Polim, qui commandait aux vingt-deux moukims, s’approcha de l’officier hollandais, Wilhelm Villiers.

 

Celui-ci, prêt à la mort, mettait dans un suprême entretien avec sa bien-aimée Luisa toutes les émotions du passé, rappelant leurs bonheurs d’autrefois, leurs épreuves, leurs souffrances… ils échangeaient en quelques mots des pensées qui contenaient des années… La mère, oublieuse du péril, serrait dans ses bras Margaret, qui, toute rose, – il est de ces grâces pour les enfants, – s’était endormie, tandis que George, pâle, déjà compréhensif, mais faisant bonne contenance, tenait la main de son père et le contemplait de ses yeux affectueux.

 

« Capitaine, dit Toukou Polim, voulez-vous m’accorder un instant d’entretien… »

 

Wilhelm eut un sourire ironique :

 

« Ai-je donc rien à vous refuser ? fit-il. Que me voulez-vous ? »

 

Alors, le tenant à l’écart, parlant d’une voix basse et précipitée, Toukou Polim lui expliqua ceci.

 

Il était perdu : sa mort, celle de sa femme et de ses enfants n’étaient plus qu’une question de minutes. Et cependant il pouvait être sauvé, lui et ceux qu’il aimait.

 

Le Hollandais regardait attentivement ce visage tanné, ridé, sur lequel on ne lisait qu’astuce et que mensonges.

 

« Et que devrai-je faire pour cela, demanda-t-il.

 

– Retournez au camp et annoncez que nous faisons notre soumission… »

 

L’officier, un instant troublé, le regarda avec surprise.

 

« Que les Hollandais entrent dans notre cité non en ennemis, mais en amis, comme vous le disiez vous-même… que vos chefs viennent les premiers discuter avec nous les conditions de la capitulation… que vos matelots viennent au milieu de nous confiants, non point en soldats prêts au massacre, mais en frères… nous tenons particulièrement à traiter avec le colonel van der Heyden… personnellement. Persuadez-lui de venir ici, en allié, en protecteur, avec une escorte dont le nombre ne soit pas une provocation ni une menace… telle est la mission que nous vous offrons, capitaine… et si vous l’acceptez, vous êtes libre… »

 

Wilhelm avait compris : ce qu’on lui proposait était tout simplement une indigne trahison, c’est-à-dire attirer dans un guet-apens le général et les principaux officiers de l’armée hollandaise. C’eût été le renouvellement du massacre d’autrefois auquel il avait lui-même miraculeusement échappé.

 

Cependant il ne parut pas tout de suite avoir percé à jour les mensonges de son interlocuteur.

 

« Et ma femme ? et mes enfants ? demanda-t-il.

 

« Vous trouverez juste que nous les gardions comme otages… Si vous nous avez donné votre parole d’amener ici le général et sa suite, en des conditions pacifiques, nous conserverons cette garantie que vous ne nous aurez pas abusés… et si, contrairement à l’engagement pris, vos compatriotes se présentaient en ennemis…

 

– Vous égorgeriez ceux que vous auriez retenus prisonniers… Eh bien ! noble Panglima, dites-vous bien qu’un officier européen n’est pas et ne peut pas être votre dupe… Vous me demandez tout simplement de vous livrer mes chefs… ceci serait à la fois une sottise et un crime… et je ne rachèterai pas nos existences à ce prix…

 

– Ah ! prenez garde ! que je fasse un signe… et le bourreau aura raison de votre insolence…

 

– Je n’en doute pas. Seulement, voulez-vous m’écouter à votre tour, noble seigneur ? Le tempe passe… or, il a été entendu avec mes chefs que si je n’étais pas de retour deux heures après mon entrée comme parlementaire dans Kota-Rajia, l’attaque commencerait… Les deux heures sont écoulées… À mon tour, puisque je ne suis pas encore mort, je vous somme une dernière fois de vous soumettre, sinon notre artillerie saura vous imposer notre volonté… »

 

Le Panglima poussa un cri de rage :

 

« Ah ! c’en est ainsi ! cria-t-il. Eh bien ! du moins nous serons vengés !

 

Et il courut vers les Sakeys pour leur donner l’ordre de mort.

 

Mais à ce moment précis, et comme par le déclenchement chronométrique de quelque mécanisme, on entendit dans l’air une sorte de grincement formidable, et un obus s’abattit sur une des paillotes du toko, dispersant ses débris.

 

Des hommes tombèrent, des imprécations éclatèrent. Une seconde bombe sillonna l’air, et cette fois s’écrasa au milieu des Sakeys… Ce fut un massacre.

 

Wilhelm avait dit vrai : à l’heure précise le bombardement commençait, les troupes devaient être aux portes du kampong.

 

L’officier s’était précipité sur une arme, et entraînant sa femme et ses enfants, il cherchait à s’ouvrir un chemin… l’artillerie faisait rage. Atchés et Sakeys s’enfuyaient sous la pluie des projectiles.

 

Mais Wilhelm et les siens ne seraient-ils pas atteints ?

 

La panique des Atchés, du moins, leur laissait l’espoir de la fuite.

 

« Écoute ! disait Wilhelm à Luisa, voici que j’entends les clairons de nos soldats, ils forcent les portes… ils seront ici dans quelques minutes… Courage ! serre bien Margaret contre ta poitrine… George, ne me quitte pas ! »

 

Et il allait devant lui, sous la trombe de fer et de feu qui l’épargnait…

 

Déjà les uniformes coloniaux apparaissaient sur les murs de Kota-Rajia… l’artillerie, admirablement dirigée, modifiait son tir pour laisser le champ libre aux assaillants…

 

« Sauvés ! » s’écria Wilhelm.

 

Mais à ce moment, Igli-Otou, qui ne voulait pas laisser échapper ses victimes et qui les suivait à la piste, saisit un moment où le petit George, malgré ses efforts, était resté de quelques pas en arrière.

 

Il bondit sur l’enfant, l’enleva et, sautant à travers les paillotes, se perdant dans les ruines, il disparut…

 

Il tenait l’enfant : le sorcier croyait à sa sorcellerie. Se suggestionnant lui-même, il s’était convaincu que son Dieu, l’Antou – sorte d’idole informe qu’il servait dans les forêts de Malacca – exigeait un sacrifice humain… que le sang d’un blanc fut versé, offert à la divinité monstrueuse… et tous ces cataclysmes, le bombardement… le sifflement des obus, la marche des troupes ennemies escaladant les remparts, tout subitement s’arrêterait et les Hollandais tomberaient foudroyés…

 

Il s’était emparé du petit George et, bondissant à travers les rochers qui surplombent les kraton, il arriva enfin sur une sorte de plate-forme qui se penchait à pic sur une crevasse si noire, si profonde qu’on n’en voyait pas le fond…

 

C’était le lieu propice… il laissa tomber lourdement l’enfant sur la pierre, puis, levant les yeux vers la ciel en une invocation, il tira de sa ceinture un poignard dont la lame aiguë était dentelée comme la mâchoire d’un crocodile.

 

L’enfant vit cela, eut horreur, voulut crier…

 

Mais la main d’Igli-Otou le clouait sur le sol, tandis que l’autre levait l’arme horrible…

 

Tout à coup, une forme, venue on ne sait d’où, surgissant par un saut gigantesque d’une roche par-dessus le précipice, s’abattit sur la plate-forme, saisit Igli-Otou par la nuque, l’éleva en l’air comme un jeune chat, puis, d’une détente brusque, le précipita dans la crevasse… le Sakey s’écrasa contre la paroi, étendit les bras, raya le granit de ses ongles, tournoya et disparut…

 

L’enfant était resté sur la place, inerte, évanoui.

 

Alors l’Homme-bête, l’être inconnu, se baissa, s’agenouilla, prit l’enfant dans ses bras… avança les lèvres comme pour l’embrasser… puis, l’appuyant contre sa poitrine, se laissa dévaler au bas du rocher, courut, atteignit un bois, s’y enfonça, disparut… emportant l’enfant.

 

CHAPITRE VI

Pendant des heures et des heures, soleil tombé, nuit profonde, sans une hésitation, sans un arrêt, l’évadé de Rota-Rajia courut à toute vitesse, avec sa proie, avec sa conquête.

 

En des élans étonnants, franchissant un précipice, escaladant une roche, bondissant au-dessus d’un gouffre, il allait, tenant l’enfant serré, évanoui, inerte, contre sa poitrine… Ce frêle organisme avait subi de telles secousses, morales et physiques que son cerveau était plongé dans une sorte de coma.

 

Cependant il semblait que l’Être énorme eut la notion de cette faiblesse : avec une incroyable dextérité, il écartait tout ce qui aurait pu heurter, blesser celui qu’il emportait, et quand il se suspendait par un de ses bras à la branche d’un arbre, quand il se laissait tomber de haut sur ses pieds, il procédait de telle sorte que l’enfant n’éprouvât pas de choc violent.

 

Tout d’abord il avait foncé sous bois, la tête en avant ; couvrant un chemin à travers les lianes enchevêtrées, en ligne droite, avec la rectitude d’une volonté bien arrêtée qui allait à un but ; rien n’indiquait cependant un calcul. C’était l’instinct seul qui le guidait, par une de ces facultés naturelles qu’on retrouve peut-être chez les pigeons voyageurs.

 

Son élan était si fort, sa ruée si irrésistible que le passage s’ouvrait devant lui ; dès qu’il était passé, les branches retombaient, se refermaient, reconstituant derrière lui une barrière impénétrable.

 

Parfois lorsqu’un arbre se dressait, un foualang aux branches dures et imbrisables, au tronc colossal dont six hommes, se tenant par la main, n’auraient pas pu embrasser la circonférence, le fuyard, une seconde arrêté, pliait les jarrets, puis en une détente des muscles, lancé comme une pierre qui jaillit de la fronde, il atteignait un des rameaux, se soulevait, puis des pieds atteignant une autre branche, se laissait pendre pour de là s’accrocher plus loin, et ainsi par un exercice de voltige devant lequel eut reculé le plus agile de nos clowns, il arrivait au-dessus d’une clairière et là se laissait choir, pour reprendre sa course vertigineuse.

 

Ainsi plus loin, toujours plus loin, en des solitudes où jamais l’homme n’avait pénétré, dans des masses de verdure, de frondaison, de germinations formidables qui étaient aussi profondes que les vagues de la mer, à travers des colonnades d’arbres si serrées, si drues que parfois il avait peine à s’y glisser ; alors il brisait ou arrachait les tiges les plus jeunes, et encore passait.

 

Ou bien c’étaient des fougères arborescentes qui l’enveloppaient, cherchaient à le lier, le saisissant au cou, aux jambes, aux bras. Il luttait, se raidissait, passait toujours, sous la pluie des rosées qui tombaient des faîtes, en mettant sous ses pieds la boue gluante qu’il martelait de ses talons, pour trouver un point d’appui.

 

C’étaient encore des mares d’eau accumulés par l’humidité végétale, étangs glauques, laiteux ; aussi des sources jaillissantes, giclant de quelque faille de roche, et qui le fouettaient au passage, choc si violent qu’il avait un han ! de résistance, soufflait un moment… l’enfant n’était-il pas atteint ? Non, il s’était plié à temps et de sa chair, de son poil, l’avait protégé…

 

À la forêt traîtresse avait succédé la montagne, plus brutale, avec ses sites abrupts, ses mamelons dénudés, ses pointes de diamant noir, ses amoncellements de roches écroulées à la suite de quelque soulèvement intérieur, avec, tout à coup, une vasque creusée, ainsi un cratère éteint, dont les parois nettes et glissantes n’offraient aucune prise à la marche ; les pieds s’adaptaient, la fuite ne s’achevait pas…

 

Pendant trente heures, l’Être mystérieux avait ainsi lutté contre la nature.

 

La nuit avait passé, puis un jour, puis une nuit encore. Le soleil se levait, irradiant sur l’immensité sa lueur vivace et splendide.

 

Ils se trouvaient alors dans un vallon supérieur, à mi-hauteur d’une montagne, clairière bordée d’arbres colossaux autour d’une gorge toute capitonnée de mousse et de petits arbustes.

 

L’Être ralentit le pas, s’arrêta, regarda autour de lui, avisa un bouquet d’arbres qui formait comme un dais : alors à la lumière blanche il contempla l’enfant, eut un rictus singulier, rapidement prépara un tas de feuilles et de fougères, puis y déposa son fardeau…

 

Le pauvre petit George était pâle, comme exsangue : pourquoi ne bougeait-il pas ?

 

Lui, sans doute, se le demandait : des sons s’échappaient de sa gorge, très doux, faits de voyelles appuyées sur des consonnes fortes qui rappelaient le jota espagnole ou le ch allemand, bizarres contractions de la glotte qui cependant avaient une sonorité de mélancolie, d’inquiétude. Il s’était agenouillé et sa bouche énorme touchait presque les lèvres du petit, comme pour aspirer son souffle.

 

Il se redressa brusquement : il avait senti l’haleine lui caresser le visage. L’enfant était vivant. Mais pourquoi cette immobilité ? pourquoi ce silence ? Pourquoi ces membres frêles qu’il soulevait retombaient-ils inertes et comme paralysés ?

 

Il s’était légèrement reculé, la tête tombant sur sa poitrine, les yeux grands ouverts, masque d’effort mental et de réflexion. Certainement un problème se posait, encore obscur, ainsi qu’en témoignait le froncement de ses sourcils et l’avancement de ses lèvres projetées en avant.

 

Mais, tout à coup, ses lèvres se détendirent, il releva la tête et, sur sa physionomie mobile, il y eut un épanouissement. Il avait trouvé !

 

Une sensation personnelle – la faim – lui avait fourni une déduction facile. L’enfant devait avoir faim, lui aussi, et c’était à cette cause qu’il fallait attribuer cet état de dépression.

 

Il prononça plusieurs fois une syllabe :

 

« Ete ! Ete ! »

 

Il leva la tête, chercha des yeux et enfin aperçut à quelque distance des lianes bien connues de lui et que les indigènes appellent Akar-Loodany : ces végétaux contiennent un liquide exquis et nourrissant, tandis que leurs graines, laiteuses et consistantes, constituent un manger excellent.

 

Seulement de la touffe verte, il était séparé par un fossé profond, une faille taillée en plein roc dans laquelle l’humidité avait accumulé un cloaque boueux. Il s’agissait de le franchir.

 

Encore il réfléchit : deux énormes branches venaient en quelque sorte en devant l’une de l’autre, formant non pas un pont, mais une barre qui pouvait servir de voie aérienne.

 

Il fit un pas en avant, prêt à prendre son élan : pourtant il s’arrêta, revint. Il hésitait à s’éloigner de l’enfant, sachant que ces solitudes cachent de terribles trahisons, animaux visqueux rampant sous les ramures, fauves tapis dans les broussailles.

 

Tout était calme : pas un bruit, pas un murmure.

 

L’enfant était bien, tranquillement couché sur le lit de mousse, les branches d’arbres formant au-dessus de sa tête un berceau protecteur ; en ce repos profond, il respirait régulièrement, même une légère coloration montait à ses joues.

 

Tout était rassurant. L’Être eut un geste de décision, et d’un pas résolu courut au fossé, tournant encore la tête vers l’enfant qui ne bougeait pas. Il prit son élan, bondit, atteignit la première branche dont l’extrémité plia sous son poids, mais non pas assez pour qu’il ne parvint pas à saisir l’autre branche, plus résistante, et ainsi par un geste alternatif, qui lançait les bras l’un après l’autre, il parvint à l’autre bord de l’abîme noire, se laissa glisser, arracha à poignées la liane nourrissante, qu’il suspendit à son cou et à ses épaules, puis avec de petits cris de joie, il reprit la voie périlleuse, suspendu à la branche qui l’avait déjà soutenu.

 

Mais voici que soudainement il y eut un craquement… la branche se brisa, il fut précipité et tomba sur la pente glissante du fossé…

 

Qu’il allât jusqu’au fond et c’était la mort certaine et atroce ; car la boue visqueuse et profonde le happerait, l’envelopperait, l’enliserait… il savait cela, et de ses ongles s’accrochait désespérément à la paroi où ses doigts enfonçaient comme des chevilles de fer.

 

Mais la matière n’était pas assez compacte… il sentait qu’elle fuyait sous ses doigts… il enfonça ses talons comme deux coins dans la terre détrempée… et encore il eut cette sensation horrible que tout cédait sous son poids…

 

Et au même instant, un cri terrible retentit, aigu, terrifiant…

 

La voix de l’enfant qui, de sa gorge contractée, appelait au secours !…

 

Que se passait-il ? Ceci.

 

L’engourdissement dans lequel George était plongé, longtemps entretenu par la brutalité de la course, par cette agitation continuelle et secouante, peu à peu, en cette sédation d’immobilité, se dissipait. La fraîcheur qui tombait de la voûte arborescente pénétrait ses membres délicats et en dénouait la raideur.

 

C’était une sensation de presque bien-être, avec cependant une légère excitation de fièvre qui enlevait encore aux idées toute leur netteté.

 

Il ouvrit les yeux, et vit, aux lueurs radieuses de l’aurore, tamisées par les arbres, l’étrange et magnifique spectacle de la forêt immense, avec des arbres colossaux, avec ses ramures liées inextricablement dont la voûte était plus haute que celles des plus vastes cathédrales.

 

Il crut qu’il rêvait et ferma les yeux, pour les rouvrir encore.

 

Et ce fut alors qu’il poussa un cri sinistre, désespéré, fait de toutes ses terreurs du cauchemar.

 

Un singe monstrueux venait de bondir de la profondeur des taillis, un véritable singe, celui-là, le Maouass, orang-outang, gorille, énorme, contrefait, au ventre ballonné, aux membres noueux, aux jambes courtes et cagneuses, pliant sous le poids de son torse colossal… Sa face était grimaçante. Près du nez, affreusement camard, les yeux clignotaient stupides et méchants…

 

Du haut de son observatoire aérien, le singe avait vu l’enfant étendu et un instinct mauvais, bestial, était né en lui de s’emparer de cette proie inconnue, dont jamais il n’avait vu l’analogue, puisque jamais un être humain n’avait pénétré dans les mystérieuses profondeurs des forêts centrales de Sumatra.

 

Était-ce un appétit carnivore qui le guidait ? Non, puisque des singes même les plus féroces, il n’en est pas qui se nourrissent de chair. Il obéissait à l’instinct de la brutalité, au désir de la destruction.

 

Et se laissant tomber de branche en branche, le Maouass accourait vers l’enfant.

 

Que le malheureux Georges tombât entre ses pattes énormes, c’était l’étranglement, le déchirement des membres, le brisement des os sur les rochers, en un jeu furieux et abominable de la brute déchaînée.

 

George avait-il deviné tout cela ? Il n’avait aperçu l’animal qu’au moment où celui-ci allait toucher terre… et dans son imagination d’enfant, la vision s’était affirmée fantastique, démoniaque…

 

Il avait crié de toutes ses forces, à pleins poumons, sans savoir, sans comprendre où il était, sans avoir même la notion d’un secours possible… et un mot avait jailli de ses lèvres, ce mot que tous les petits prononcent et qui parfois revient sur les lèvres des vieillards à l’heure suprême…

 

« Maman ! maman ! »

 

Le cri avait été si aigu que le singe s’était arrêté un instant.

 

La brute, étant lâche, est prudente : il avait cru de là-haut qu’il pouvait s’attaquer impunément à un être qui n’essaierait même pas de se défendre… il connaissait tous les hôtes des forêts et des montagnes, savait ceux qu’il était sûr de dompter, ceux devant lesquels il fallait fuir…

 

Et ce petit personnage qui soudain était dressé sur ses pieds, et, médusé par la surprise, horrifié, le regardait de ses yeux hagards, lui faisait presque peur.

 

Il se mit à quatre pattes, haussant le dos, tournant autour de l’enfant, s’arrêtant pour se gratter, puis faisant de nouveau quelques pas pour reculer encore et encore avancer.

 

« Maman ! maman ! » répétait follement le petit George.

 

Le singe se convainquit bientôt que cet inconnu, très faible, était à sa merci ; il bondit sur lui d’un dernier élan.

 

Sentant la griffe sur lui, George, galvanisé, bondit en arrière et lui échappa. Mais, plus alerte, le monstre le rejoignit, lança ses ongles qui entrèrent dans le vêtement.

 

L’étoffe céda, resta aux griffes du singe qui secoua rageusement sa main, puis, décidé à en finir, se jeta résolument sur l’enfant qui cette fois était pris… et la bête se mit à le traîner par les bras, vers la forêt, grinçant des dents avec rage… George se débattait, hurlait, essayait d’arracher ses poignets à l’étreinte.

 

L’autre, exaspéré, se dressant sur ses jambes, lui lança les mains au cou… « Maman ! maman !… »

 

Soudain, le singe reçut en plein front un coup violent qui le fit rouler à terre.

 

C’était le sauveur.

 

L’Être de mystère qui, à la vue de l’enfant et à la minute même où il se sentait couler dans l’abîme, avait fait un effort énorme, désespéré, était parvenu à bondir sur la crête du fossé.

 

Et maintenant il était devant l’enfant, dressant sa taille gigantesque et dardant ses mains formidables contre l’assaillant.

 

Celui-ci, s’étant relevé, ne fuyait pas. Sa face simiesque se convulsait et dans ses yeux clignotants passaient des éclairs de rage, tandis que de sa gorge sortaient des cris aigus, inarticulés, comme des coups de clairon.

 

Il se rua sur son adversaire, d’une détente de ses jarrets, car en lui il reconnaissait l’ennemi primordial, celui qui, issu de même race, le méprisait et l’abhorrait : encore une fois il lança son cri guttural.

 

Entre les deux êtres, l’un le singe, l’autre le demi-homme, la batailla s’engagea, furieuse, pour tuer : le singe était d’une vigueur formidable ; l’autre, le colosse, n’était pas moins fort, mais ce qui le distinguait de la brute, c’était la coordination de ses mouvements et l’attention qu’il apportait à sa défense ; tandis que le singe, en mouvements fous, en gesticulations tout instinctives et désordonnées, lançait dix fois ses membres à l’attaque, l’autre, plus maître de lui de lui, frappait droit et visait juste.

 

Les coups résonnaient, sourds, terribles ; ils s’étreignirent enfin, le singe saisissant son adversaire de ses quatre mains, l’enlaçant de ses bras et de ses jambes ; dans cette ruée bestiale, irraisonnée, le singe se livra, les mains de l’autre se refermèrent sur sa gorge, serrant, étouffant, et le vainqueur, tandis qu’il râlait, l’emporta vers l’abîme de boue où il le précipita…

 

Le singe poussa un dernier cri, une clameur formidable, déchirante, et disparut…

 

Mais voici qu’à ce dernier cri qui avait été peut-être un appel, de toutes les branches des arbres, des singes de toutes les tailles surgirent, accourant au secours de leur compagnon.

 

Le demi-homme, son œuvre accomplie, était revenu vers George. Il était temps, car la bande des singes était proche.

 

Il vit l’abominable danger : cette foule de singes allait les cerner tous deux… c’était la bataille atroce, inégale…

 

Rapidement il avait saisi l’enfant et l’avait placé derrière lui, contre un rocher, auquel, par un sentiment élémentaire de stratégie, il s’adossa lui-même, couvrant l’enfant de son corps ; puis, trouvant à sa portée un jeune tronc d’arbre, il l’arracha d’une torsion et ainsi il se dressa, athlète formidable, prêt à subir l’attaque.

 

Elle ne se fit pas attendre : les singes les premiers se ruèrent vers lui, jetant leurs longs bras en avant, comme cherchant à le harponner, tandis que d’autres, dévalisant les arbres, s’armaient de projectiles, fruits, branches cassées, dont ils le bombardaient.

 

Lui frappait, brisait des membres, ouvrait des crânes, mais les singes ne se décourageaient pas ; leur instinct leur disait qu’ils arriveraient bien à le fatiguer, d’autant qu’il se passait cette chose dangereuse que le petit, affolé de terreur, s’accrochait aux jambes de son sauveur et presque le paralysait.

 

Déjà les projectiles avaient atteint le lutteur qui, sur sa face brune, avait maintenant des traces sanglantes. Le terrible moulinet de son bras se ralentissait, encore quelques instants et il allait faiblir.

 

Alors, à son tour, il poussa un cri formidable, étrangement modulé, qui certainement n’était pas seulement une vocifération bestiale et dans laquelle dominaient deux syllabes très claires :

 

« Tô-Hô ! Tô-Hô ! »

 

Et voici que dans le lointain d’autres cris lui répondirent :

 

« Tô-Hô ! Tô-Hô ! »

 

Les singes, tout à leur bestiale exaspération, n’avaient rien entendu, rien compris : peut-être croyaient-ils à un cri d’agonie désespérée. Lui, comme réconforté par une espérance nouvelle, alors qu’il se sentait près d’être accablé par le nombre, avait tenté un effort suprême.

 

Rassemblant toutes ses forces, il s’était accroché à un quartier de roche qu’il était parvenu à ébranler, et l’ayant arraché, il avait roulé devant lui et planté en terre, comme un rempart.

 

Sous cet abri provisoire qui au moins dérobait aux coups une partie de son corps, il luttait encore, lançant son arme sur les assaillants trop audacieux.

 

Mais les singes avaient pour eux le nombre, l’entêtement, l’instinct du mal.

 

Ils s’efforçaient de le surprendre, grimpant sur les troncs d’arbres, sautant de là sur la roche qui le couvrait par derrière, se pendant au lianes et cherchant à le déchirer de leurs ongles ; encore un instant, et toute la horde allait lui tomber sur les épaules, l’écraser sous son poids. Ses forces s’épuisaient.

 

« Tô-Hô ! Tô-Hô ! »

 

Tout à coup, une ruée formidable se mit à travers la forêt, une poussée éperdue crevant les broussailles et les taillis : Tô-Hô ! Tô-Hô ! et un groupe d’êtres énormes, à la fois humains et simiesques, brandissant des bâtons ou dans leurs poings des pierres aux angles aigus, se jetèrent sur les singes…

 

Stupéfiant et grotesque tableau d’épouvante ! Les singes furent pris d’une indescriptible panique. Sur leurs masques difformes, la terreur étirait les muscles en des contractions convulsives, et c’était un bondissement, une dégringolade, une étonnante mêlée pour la fuite…

 

Ils se poussaient, se culbutaient, hideux et ridicules, avec des glapissements d’une cacophonie déchirante, tandis que les arrivants les poursuivaient, assommant ceux qu’ils pouvaient atteindre, cinglant les autres à coups de pierres.

 

Parmi ceux-ci, il y avait des femelles, de forte taille : l’une d’elles, perçant les rangs, s’était élancée vers le blessé, d’un effort de ses muscles elle avait renversé la pierre derrière laquelle il s’abritait, et elle l’avait saisi dans ses bras, l’embrassant, cherchant à étancher le sang qui coulait sur son visage et se coagulait sur son torse velu, et elle murmurait doucement les deux syllabes : « Tô-Hô ! Tô-Hô ! » C’était évidemment son nom, à lui-même, qu’il avait jeté comme un appel à travers la forêt : c’était celui que répétait sa compagne en lui prodiguant des signes d’affection.

 

Mais tout à coup elle vit l’enfant qui, effaré, se croyant toujours en plein cauchemar, s’accrochait désespérément à celui qu’il savait être son ami, son défenseur. La femelle, d’un geste instinctif et comme terrifié, voulut le repousser : le petit se mit à gémir.

 

Tô-Hô entendit et, écartant ses grosses lèvres en un bon sourire, il prononça quelques syllabes à l’adresse de sa compagne. Celle-ci eut comme un haussement d’épaules, un frémissement d’incrédulité et de révolte. Mais Tô-Hô posa sa large main sur la tête de l’enfant, disant encore quelque chose, d’un accent plaintif, dans lequel il y avait des larmes contenues, et la femelle soudain eut un air navré, avec même, sous les paupières, de grosses larmes qui perlaient.

 

Alors elle prit l’enfant dans ses bras et le regarda longuement.

 

Elle eut un geste de décision, coucha l’enfant sur une de ses épaules et tendit à Tô-Hô son bras.

 

Il s’y appuya.

 

Les autres, mâles et femelles, semblaient en proie à la joie la plus vive, sans doute d’être arrivés à temps et d’avoir dispersé les singes, leurs éternels ennemis. Les plus jeunes se livraient à des danses folles, rythmant des pas qu’ils accompagnaient de cris singuliers qui ressemblaient à un chant barbare.

 

Et sur un nouveau cri de Tô-Hô, tous se groupèrent autour de lui et de sa compagne qui portait l’enfant, George lui avait jeté ses deux bras autour du cou et s’endormait épuisé…

 

La troupe s’enfonça dans la forêt.

 

DEUXIEME PARTIE

Le Rêve de Margaret


CHAPITRE I

Que s’était passé à Kota-Rajia ?

 

L’assaut des Hollandais, appuyé par leur artillerie bien dirigée, avait eu raison de la résistance désespérée des Atchés ; à travers les ruines fumantes, les vainqueurs avaient poursuivi, traqué, massacré les défenseurs du kraton : il y avait eu des défenses héroïques.

 

Le Panglima des vingt-deux moukims avait tenu les assaillants en échec à la montagne des Trois-Paliers ; les Sakeys s’étaient groupés autour de lui et s’étaient fait tuer jusqu’au dernier.

 

Le sultan, tapi dans son palais, attendait, en fataliste musulman, la fin des événements, la décision d’Allah. Tous les porteurs de mauvaises nouvelles avaient été massacrés sous ses yeux, par ses ordres. À ne pas connaître la vérité, il lui semblait qu’elle n’était pas. Quand enfin les derniers remparts avaient été forcés : quand, se faisant un pont des cadavres amoncelés, la colonel van der Hyeden s’était frayé un passage jusqu’au mausolée dont les portes furent enfoncées, Mahmoud Shah, en apparence impassible, l’avait attendu, accroupi sur ses nattes, sans un geste d’effroi.

 

Mais les vainqueurs entendaient respecter sa vie : ils savaient bien que sa soumission réelle ne tarderait pas à se manifester par de simples exigences pécuniaires. Ainsi fut fait…

 

Le dernier repaire des pirates était détruit, et les hourras des Hollandais saluaient le triomphe de l’invasion européenne.

 

Alors, après de courts pourparlers avec les conseillers du sultan, bien vite achevés, van der Hyeden avait appelé tous les officiers autour de lui et, d’un geste solennel, avait planté le drapeau Hollandais sur les remparts de la cité vaincue.

 

Puis, regardent autour de lui :

 

« Je ne vois pas le capitaine Villiers, dit-il. On m’a pourtant affirmé qu’il n’a pas péri dans cette épouvantable aventure… il fut à la peine, je veux qu’il soit à l’honneur…

 

– Le voici ! le voici ! crièrent des voix, tandis que les rangs s’ouvraient.

 

En effet, le capitaine Villiers venait d’apparaître, mais si pâle, portant sur son visage les traces d’un si profond désespoir que le colonel, qui s’était vivement avancé au-devant de lui, s’arrêta stupéfait :

 

« Que se passe-t-il donc ? s’écria-t-il. Il m’a pourtant été dit qu’au cours de l’héroïque mission que vous avez si vaillamment remplie, vous aviez eu l’incroyable bonheur de retrouver ici même votre femme et vos enfants :

 

– Mes enfants ! fit tristement le capitaine en secouant la tête. Ah ! que ne dites-vous vrai, colonel ! Oui, au moment même où le sultan d’Atché m’envoya à la mort, j’eus l’ineffable joie de marcher au supplice avec ma femme bien-aimée, celle que les bourreaux appelaient Méha… et auprès de nous étaient nos deux enfants, George, si beau, si vaillant… Margaret, la chère créature… et vraiment, ayant été si longtemps séparés dans la vie, il nous semblait doux de nous trouver tous réunis dans le mort ! Mais hélas ! la fatalité n’était pas encore vaincue.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Qu’au milieu du bombardement, alors que je me frayais un passage avec les miens, mon fils… mon pauvre George a disparu et tous mes efforts pour le retrouver sont restés inutiles. »

 

Le malheureux père éclata en sanglots.

 

« Mais tout espoir n’est peut-être pas perdu ? reprit le colonel douloureusement ému. L’enfant peut s’être égaré… peut-être a-t-il été blessé… je vais ordonner des recherches…

 

– Hélas ! colonel, tout a déjà été tenté : la pauvre mère a eu le triste courage de regarder un à un les blessés… et les morts : Notre enfant ne se trouve pas parmi eux… aucune trace de son passage n’a pu être relevée, et peut-être cette ignorance de son sort est-elle plus navrante encore que la certitude d’une catastrophe ! »

 

Que répondre ? Quelles consolations offrir à un père si cruellement atteint ?

 

Tous les compagnons d’armes du capitaine Villiers se mirent à sa disposition et s’employèrent consciencieusement à résoudre le sinistre problème.

 

Enfin, un Sakey prisonnier parla : avec une joie mauvaise, savourant la souffrance qu’il infligeait à autrui, il affirma que l’enfant avait été enlevé par Igli-Otou. Il l’avait vu, il le jurait par le grand Anjou, et comme il indiquait la direction prise par le sorcier Sakey, des battues furent organisées dans le pays…

 

S’il fallait, on poursuivrait le misérable ravisseur jusqu’au fond de la presqu’île de Malais, et on fouillerait le pays, on le mettrait à sac jusqu’à ce que ces sauvages eussent restitué leur prisonnier…

 

Le capitaine Villiers prendrait le commandement de l’expédition et la punition du criminel serait terrible !…

 

Mais il fallait même renoncer à ce dernier espoir : car le cadavre mutilé, mais encore reconnaissable, du misérable Igli-Otou gisait au fond de l’abîme… Comment y avait-il été précipité ?… Détail atroce… il tenait encore dans sa main crispée la ceinture qui serrait la taille de l’enfant !

 

Donc le doute était impossible !… Il est vrai qu’on ne retrouvait pas le corps du pauvre George : mais au-dessous de la place où s’était abattu le corps brisé d’Igli-Otou, un torrent passait, se perdant dans les profondeurs de la montagne !… Le corps de l’enfant avait dû être entraîné ! Et d’ailleurs, s’il avait échappé par miracle à cette mort horrible, il se serait égaré dans la forêt ! il aurait été la proie des fauves.

 

Aucune illusion ne pouvait subsister. Le désespoir du père était effrayant, moins encore peut être que l’état de prostration dans lequel la malheureuse Louisa était tombée. Il semblait que tous les ressorts de la vie se fussent soudainement brisés en elle.

 

Longtemps Villiers eut à redouter qu’elle ne perdit la raison : on avait dû la séparer de la petite Margaret qu’elle semblait ne plus reconnaître, et des crises se succédaient qui faisaient craindre pour sa vie.

 

Quelques mois passèrent ainsi : la conquête s’organisait et le colonel van der Hyeden, dans l’espoir d’adoucir la douleur du capitaine, alors promu à un grade supérieur, lui avait offert un des postes les plus importants dans la nouvelle colonie…

 

Certes, un temps avait été où Villiers et sa femme étaient passionnés pour cet admirable pays, où la nature est grandiose, où le soleil prodigue la vie et la beauté !…

 

Mais maintenant le séjour de l’île leur était devenu insupportable. La santé de Méha, loin de se rétablir, semblait compromise à jamais. Blessée au plus profond de son cœur, elle était hantée de fantastiques visions. La folie la guettait.

 

Villiers dut prendre une résolution décisive.

 

Il se rendit auprès de son chef, lui expliqua la pénible situation dans laquelle il se débattait. Évidement ce lui était une véritable douleur que de briser son épée, mais le destin décidait de son sort. Il donnait sa démission et annonçait son départ pour l’Europe.

 

D’ailleurs, il paraissait vieilli de dix ans et il était certain qu’il ne pouvait plus supporter les fatigues du service colonial.

 

Le colonel, aujourd’hui général van der Hyeden, ne combattit sa résolution que pour témoigner de l’estime et de l’affection qu’il lui portait.

 

Ce lui était un profond regret de se séparer d’un serviteur dévoué, d’un ami sûr et généreux ; mais pourquoi tenter de lutter contre l’inévitable ?… Il ne pouvait qu’obtempérer à sa requête.

 

Villiers s’embarqua pour l’Europe avec sa femme et sa fille, et retourna à Rotterdam, sa ville natale. C’était là qu’ils s’étaient aimés, mariés ; c’était là que leurs enfants étaient nés : peut-être retrouveraient-ils là le calme ; le repos, et sinon l’oubli, tout au moins l’engourdissement de leurs douleurs.

 

Ils s’étaient retirés dans la vieille maison familiale de Hoogstraat, à quelques pas du Groote Markt. C’était un de ces antiques hôtels qui semblent conserver mystérieusement sous les pierres noires les tristesses de longues générations.

 

Pendant longtemps, la santé de Louise avait été chancelante ; l’ébranlement subi par son cerveau ne s’atténuait que lentement. Le moindre incident qui réveillait l’horrible souvenir la plongeait en des crises dangereuses.

 

Villiers lui-même avait tenté de s’arracher à ses perpétuelles préoccupations en se lançant dans des affaires commerciales : ce frère dont ils parlaient naguère et qui devait, lors de la catastrophe, les venir rejoindre à Sumatra, Peter Villiers, le chimiste, avait tout mis en œuvre pour lui créer de nouveaux intérêts.

 

Directeur de la célèbre maison Vanderheim, qui possède des mines d’or et des placers dans toutes les parties du monde, il avait associé Wilhelm à ses travaux. Mais celui-ci, tout en remplissant consciencieusement le poste administratif qu’il avait accepté, se montrait indifférent aux combinaisons ambitieuses dont son frère lui confiait les secrets. Aussi les années avaient passé. Le temps, qui adoucit les plus grandes souffrances, avait exercé sur Wilhelm et sur sa femme son action bienfaisante. Mais, pour cicatrisée qu’elle fût, la blessure qu’ils avaient reçue était toujours douloureuse…

 

Et Margaret ?

 

Elle avait grandi, avait aujourd’hui quinze ans. C’était une belle et grande jeune fille, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, avec l’admirable carnation des filles de Hollande et en même temps une finesse de constitution qu’elle tenait de son origine française.

 

Elle était dévouée à sa mère avec toute la passion d’une fille aimante ; elle se souvenait des scènes terribles auxquelles son enfance avait été mêlée, elle n’avait pas oublié ce cher petit frère qui était si bon pour elle et que déjà elle considérait comme un protecteur, et elle s’était imposé la mission de chérir doublement sa mère, pour elle-même et pour celui qu’elle avait perdu.

 

Louise devinait ces bontés intenses et lui en était reconnaissante ; mais elle ne pouvait pas oublier que l’autre, le regretté, aurait maintenant presque vingt ans, qu’elle se serait appuyée sur son bras, qu’elle aurait été fière de le voir, grand et beau, passer sur le grande promenade de Rosenboom !… Et dans les sourires qu’elle donnait à sa fille, il y avait toujours un pli d’éternel regret… avec cette pensée – qui est l’égoïsme des mères – qu’un jour viendrait où un mari l’emmènerait loin, bien loin, la laissant seule avec ses angoisses.

 

Sa seule joie – bien précaire, certes, était de lire tout ce qui était publié de plus récent sur l’île de Sumatra : était-ce un espoir inavoué qui la guidait ? Espérait-elle qu’un jour un indice, un détail incompris de tous lui révélerait l’existence de son fils ?

 

Car, en vérité, elle ne croyait plus, elle ne voulait pas croire à sa mort, et chose étrange, quand, avec un peu de fièvre, elle affirmait à Margaret que son frère était encore vivant, qu’elle le devinait, qu’elle le sentait, la jeune fille ne la démentait pas, mais secouait la tête et murmurait :

 

« Pourquoi pas ?… »

 

Un jour, dans le Rotterdamsche Dagblad, un article tomba sous les yeux de Louise Villiers. On annonçait une conférence qui devait être donnée à la Société des sciences, et qui avait pour titre :

 

UNE EXPLORATION DANS LE CENTRE DE SUMATRA… Les mines d’or. – L’ancêtre de l’homme.

 

Margaret aussi avait remarqué cet avis, mais si elle ne l’avait pas signalé à sa mère, c’est qu’elle avait eu peur en lisant le nom du conférencier, de trahir son trouble ingénu par le tremblement de sa voix.

 

Il y avait deux ans de cela : un jeune docteur attaché à la maison Vanderheim, avait dit à Margaret :

 

« Voulez-vous être ma fiancée ?… »

 

Margaret avait rougi, mais son regard n’avait pas dit non.

 

« Votre fiancée ! murmura-elle. Je suis bien jeune et peut-être devrons nous attendre bien longtemps. De plus, vous savez quel deuil pèse sur la maison de mes parents, vous savez le douloureux état de ma mère… je ne puis ni ne veux jamais la quitter. J’ai une mission sur la terre, c’est de remplacer auprès d’elle le fils qu’elle a perdu…

 

– Je connais cette terrible aventure, avait répondu Frédérik Leven, – tel était le nom du jeune homme. – Mais à votre tour écoutez-moi. Croyez-vous vous-même à la mort de votre frère ?…

 

– Hélas ! comment en douter ?… Et pourtant !…

 

– Dites-moi toute votre pensée… je suis et serai toujours au moins votre ami…

 

– Eh bien… je vous en prie, ne riez pas de moi… Il y a en moi je ne sais quelle intuition, persistante, ineffaçable, qui me dit que mon frère est encore vivant… Croyez-vous aux rêves…

 

– Hum ! fit le savant en souriant… je crois peu à l’incroyable. Pourtant, qui sait ? Comme dit Hamlet, il y a plus de mystère entre le ciel et la terre que dans toute notre philosophie. Dites sans crainte d’être raillée.

 

– Voici, bien souvent, la nuit, dans une sorte de demi-sommeil, je revois mon frère… non plus enfant, mais homme, grand et fort comme j’ai connu mon père… il est entouré d’êtres étranges qui ressemblent à des singes, et pourtant qui n’en sont pas… car ils parlent, car ils vivent une vie, sauvage, mais avec je ne sais quelle apparence de civilisation primitive… Je sais bien que ce que je dis là doit vous paraître insensé… et pourtant… la puissance de cette vision, le renouvellement continuel des mêmes détails a mis en moi une sorte de croyance… je n’en ai jamais parlé à ma pauvre mère… et cependant, mille fois, j’ai eu le désir de lui communiquer ces pensées… Si les rêves étaient vrais !… si mon frère vivait encore dans les profondeurs de l’île Centrale, en ces forêts où, m’a-t-on affirmé, nul Européen n’a encore pénétré ? »

 

Frédérik n’avait pas interrompu la jeune fille.

 

« Je ne crois pas aux rêves, dit-il enfin, mais je crois à la science… et, chose étrange, les illusions du sommeil que vous me décrivez concordent avec certains enseignements, encore obscurs et qui pourtant ont une grande vraisemblance… Bien des voyageurs ont affirmé que, à Java, à Sumatra, existent ou ont existé des êtres qui occuperaient une place intermédiaire entre la race simiesque et l’homme… C’est là un des problèmes des plus passionnants… et mon intention est d’en chercher la solution…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Ceci : que si je me suis hasardé de vous interroger ; si, ayant caché jusqu’ici de mon mieux la sympathie profonde que vous m’inspirez, je me suis décidé à vous demander si vous vouliez être la fiancée de mon cœur, ma compagne dans l’avenir, c’est que je vais partir…

 

– Vous !…

 

– Je suis chargé par la maison Vanderheim de diriger une exploration dans l’île de Sumatra, où, selon toutes les données acquises, doivent se trouver d’importants gisements aurifères…

 

« C’est une absence d’au moins deux années et j’ai désiré emporter une espérance… Voulez-vous me la donner ?…

 

– De tout mon cœur… mais n’oubliez pas que jamais je ne quitterai ma mère…

 

– Je m’en souviens… Qui sait d’ailleurs ce que nous réserve l’avenir !… Du moins je vous promets de tout tenter pour retrouver, s’il est possible après tant d’années écoulées, les traces de votre frère… et si votre rêve disait vrai ! »

 

Et Leven était parti : la jeune fille avait suivi pas à pas, dans les journaux javanais, l’explorateur qui avait couru bien des dangers et peu à peu s’était acquis une réputation méritée de vaillance et d’érudition.

 

Maintenant il était en route de retour ; et cette annonce de conférence était comme la lettre de bienvenue qui devait tomber sous les yeux de celle qui était restée sa fiancée dans son cœur et dans sa conscience.

 

Mme Villiers ignorait tout cela : les jeunes filles ont de ces petits secrets qu’elles aiment à garder au plus profond de leur âme. Et puis Margaret ne savait-elle pas qu’elle n’avait pas le droit de quitter sa mère ? À quoi bon lui donner une douleur nouvelle ?

 

Cependant Mme Villiers avait paru tout particulièrement intéressée par cette annonce.

 

« Frédérik Leven ! fit-elle en lisant le nom ; n’est-ce pas ce jeune homme auquel ton père est beaucoup intéressé et que nous avons parfois rencontré avec lui ?…

 

– Oui, oui… en effet… je crois, dit la jeune fille.

 

– Je sais que Wilhelm en faisait le plus grand cas : il m’a souvent répété que si notre pauvre George avait vécu, il l’eut désiré tel que ce jeune homme. Écoute, Margaret, ajouta Louise avec une agitation singulière, si tu veux nous irons à cette conférence…

 

– Chère maman ! » s’écria la jeune fille en courant à Louise et en lui passant les bras autour du cou.

 

Mme Villiers ne devina point le sentiment qui, joint à l’amour filial, provoquait cette affectueuse démonstration.

 

« Alors tu consentiras à venir avec moi…

 

– Avec plaisir…

 

– Bien ! nous en parlerons ce soir à ton père… »

 

Villiers n’avait, on le comprend, aucune objection à formuler. Quant à lui, il s’abstiendrait, ne sortant jamais le soir et ne prenant aucune distraction, hors des heures du bureau.

 

Pourtant il déclara que Frédérik Leven lui était des plus sympathiques et que MM. Vanderheim l’avaient en grande estime, d’autant que ses recherches, paraît-il, avaient été couronnées de succès et qu’il rapportait, sur les mines d’or et sur les populations primitives de Sumatra, les documents les plus importants…

 

Margaret écoutait, attentive et délicieusement troublée.

 

Aussi passa-t-elle dans une exquise émotion les quelques jours qui s’écoulèrent avant l’arrivée du paquebot qui ramenait Frédérik Leven. Et avec quelle joie, au jour fixé, elle vint s’asseoir, avec se mère, au premier rang de la vaste salle de la Société des sciences, qui occupe, comme on le sait, un véritable palais auprès de la Bourse, sur le quai du Blaak !

 

Un ministre de la couronne assistait à la séance, et, avec lui, toutes les autorités de la ville avaient tenu à honneur de témoigner de leur sympathie pour le jeune explorateur.

 

Huit heures sonnèrent, un grand silence se fit. Frédérik Leven parut à la tribune.

 

Blond, avec d’épais cheveux relevés sur un front haut et bombé, portant bien la redingote boutonnée jusqu’au col, en une attitude presque militaire, il salua discrètement l’assemblée qui l’accueillait par une salve d’applaudissements.

 

Mais d’un premier coup d’œil il avait distingué celle vers qui, pendant sa longue absence, s’étaient portées toutes ses pensées, et eu milieu de cette foule qui ne devinait rien de cette idylle, deux regards se rencontrèrent, renouant la chaîne délicate du passé et renouvelant des promesse d’avenir.

 

En une très courte allocution, le bourgmestre de Rotterdam présenta le jeune conférencier, l’enfant de la vieille cité des Quatre Lions (on sait que cet emblème figure dans les armes de la ville), qui avait bien mérité, par ses services, des anciens colonisateurs et qui – tout le faisait espérer – apporterait au commerce des éléments nouveaux d’activité et de grandeur.

 

Puis il donna la parole à Frédérik Leven.

 

Sans emphase, avec une simplicité non dépourvue de charme, le jeune homme commença son exposé.

 

Il dit les superbes beautés, de l’île explorée, décrivit les progrès réalisées depuis la conquête, l’heureuse condition des insulaires et les bienfaits d’une administration équitable et presque paternelle.

 

Les révoltes se faisaient de plus en plus rares.

 

La domination européenne, habile à ménager les susceptibilités du pays, était acceptée de bonne foi.

 

CHAPITRE II

Le tableau, naturellement un peu optimiste, que traça le sympathique conférencier fut accueilli avec des marques unanimes de satisfaction qui permirent au jeune homme d’insister, dans un langage élevé, sur l’obligation que devaient s’imposer les conquérants d’amener pratiquement les indigènes à la civilisation.

 

« Toute violence, dit-il, appelle la violence : notre rôle est de persuader, d’instruire, d’élever les esprits et les consciences : là est seulement la justification de la conquête. »

 

Margaret remercia le conférencier d’un léger signe de tête : encouragé, il passa au second point de sa conférence, aux renseignements recueillis sur les richesses métalliques du pays.

 

Elles étaient considérables, mais difficiles à mettre en exploitation. Il fallait agir tout d’abord avec méthode, pratiquer des défrichements, ouvrir des routes.

 

Se tournant vers un tableau noir, il indiqua par quelques traits de craie le système orographique de l’île, montrant dans quelles directions la pénétration devait s’effectuer : et surtout il ne fallait pas perdre de vue que les solitudes étaient infestées de fauves qui, depuis des siècles, y avaient élu leur domaine.

 

Certes, il avait constaté l’existence de minerais précieux et rapportait la preuve qu’une exploration régulière serait récompensée par la découverte de filons les plus riches.

 

Cependant… et ici il appelait toute l’attention de son auditoire sur un des faits les plus bizarres qu’il lui eût été donné de constater.

 

Depuis longtemps déjà, l’île était visitée par des prospecteurs qui, hardiment, s’étaient avancés au péril de leur vie jusqu’aux régions inexplorées : plusieurs fois, ils avaient cru toucher au but de leurs ambitions, mais leurs espérances avaient été déjouées par un phénomène dont l’explication est encore à trouver.

 

On sait que fort rarement l’or se trouve à l’état de pépites pures, voire même de paillettes faciles à reconnaître et à recueillir. Leur découverte sert en général d’indication pour remonter à des gisements plus importants de pyrite, de quartz aurifère, de sulfures qui constituent ce que nous appellerons le stock central.

 

Guidés par la découverte de petites quantités d’or libre, les prospecteurs se sont aventurés jusqu’aux sites les plus inaccessibles du plateau central, et souvent ont reconnu avec certitude des gisements importants.

 

Alors, forts de leurs constatations, ils revenaient vers les centres habités, avec quelques onces de poudre d’or recueillie sur leur passage et qui prouvait la véracité de leur récit. Une expédition s’organisait et s’engageait dans les solitudes montagneuses, jusqu’à la région du Mérapi… et voici où commence le mystère… Sur leur route, les explorateurs ne trouvaient plus que de très rares traces d’or, infinitésimales et sans valeur, et quand ils parvenaient aux gisements de pyrites ou de quartz qui avaient excité leur convoitise, – justifiée d’ailleurs par l’analyse qui avait été faite de ces matières, – ils ne se trouvaient plus en face que de masses boueuses, noirâtres, où pas une parcelle d’or ne pouvait être recueillie.

 

« J’ai moi-même suivi une de ces expéditions, disait le conférencier, et chaque fois les affirmations des prospecteurs ont été démenties par l’événement. »

 

Ils arguaient cependant de leur bonne foi avec une énergie qui n’était certainement pas sans valeur ; fallait-il croire que, dans leur passion de découverte, ils eussent été les victimes d’une sorte de mirage ?… le jeune conférencier n’osait se prononcer, mais ce dont il était certain, c’est que, sans s’engager à fond dans les régions inconnues, il était possible, facile même, de mener à bien des travaux miniers qui rémunéreraient les capitaux employés.

 

Son expérience de géologue lui avait démontré l’existence certaine des roches aurifères, et les graphiques, les échantillons minéraux qu’il rapportait convaincraient les plus incrédules ; les expéditions devaient être menées méthodiquement et non point avec les emballements auxquels se laissent entraîner des prospecteurs ignorants, qui vont au hasard et sans système scientifique.

 

Après la conférence, il présenterait des minerais recueillis par lui-même et qui viendraient à l’appui de ses dires.

 

Mais, avant de terminer, il lui restait à traiter d’une question des plus singulières, des plus graves même, puisqu’elle touchait à l’histoire de l’humanité, à son origine et à son développement.

 

« Tout d’abord, continua le conférencier, je dois vous faire connaître l’explication donnée par les indigènes des insuccès des prospecteurs.

 

« Selon eux, ceux-ci ont bien trouvé de l’or, ont bien découvert des gisements, et leur imagination aidant, les Atchés et les Battaks affirment qu’il existe, aux environs, des cavernes toutes tapissées d’or pur, des aiguilles dressées sur les roches et faites du précieux métal. Mais ces trésors sont gardés par des êtres monstrueux qui s’efforcent de les dérober aux hommes – dont ils sont les ennemis – et si par hasard quelqu’un des humains arrive à en constater l’existence ils les détruisent… Ces êtres mystérieux sont appelés en malais les Tang-Tomis, les Tueurs d’or.

 

« Certes mes auditeurs comprennent, continua Leven, l’accueil incrédule que je fis à de pareils racontars. Cependant, à bien étudier ces récits qui, différents dans les détails, concordaient cependant sur quelques points, j’ai acquis la certitude qu’il existe sur les hauts plateaux, qui séparent du monde des fourrés impénétrables, des peuplades sans doute peu nombreuses, mais qui présentent certainement des caractères fort intéressants… et laissez-moi dire ma pensée en toute franchise : qui constituent peut-être ce que Darwin appelait l’anneau manquant, le Missing Link, l’être intermédiaire entre notre ancêtre simiesque… et l’homme !… »

 

Ici, le conférencier fut tout à coup interrompu :

 

« Ce n’est pas vrai ! L’homme ne descend pas du singe ! Darwin est un imposteur…

 

Très calme, presque souriant, Leven laissait passer l’orage, soutenu d’ailleurs par les applaudissements de la presque unanimité de ses auditeurs.

 

Enfin, levant la main, il réclama le silence, et son attitude eut raison des perturbateurs.

 

« Messieurs, dit-il, j’admets toutes les susceptibilités et serais au désespoir de blesser qui que ce soit. Mais je suis avant tout un homme de science et m’en tiens aux constatations positives… Je prétends qu’il existe à Sumatra – ou tout au moins qu’il existait à certaine époque – des êtres qui, sans être tout à fait pareils aux hommes, cependant étaient tout à fait supérieurs aux singes… et voici ce que je vous propose.

 

« Mon affirmation s’appuie sur la découverte d’ossements que j’ai recueillis moi même à Sumatra… J’aperçois dans l’assemblée le vénérable Valtenius, notre maître à tous, le premier anatomiste du monde à qui les savants de tous les pays rendent hommage…

 

« Je le supplie de venir ici, auprès de moi, examiner les ossements dont je parle, et de donner son opinion… »

 

Le Dr Valtenius, une vraie gloire de la science hollandaise, était d’opinions plutôt rétrogrades : il n’acceptait les idées nouvelles qu’après les avoir passées au crible de la plus sévère critique et n’admettait les théories de Darwin et d’Haeckel qu’avec d’importantes restrictions.

 

Faire appel à ses lumières, c’était prouver son impartialité et son sincère désir de connaître toute la vérité.

 

Du reste, le docteur – un vieillard à longs cheveux blancs – s’était levé et avait dit à haute voix :

 

« Jeune homme, je suis aux ordres de l’assemblée : mais promettez-moi de ne point garder rancune si je détruis vos illusions…

 

– Maître, je vous donne ma parole d’accepter votre opinion sans élever ici la moindre protestation…

 

– Bravo ! bravo ! Valtenius !… À la tribune… »

 

Sur un signe de Leven, des servants avaient apporté une caisse qu’ils avaient déposée sur la table. Valtenius, encore vert pour son âge, avait vivement escaladé les degrés de l’estrade, impatient de connaître les termes du problème qui allait lui être posé.

 

Chacun montait sur son banc pour mieux voir. Leven avait regardé Margaret et avait du remarquer sur son visage une ombre d’inquiétude ; sans doute elle avait peur que son ami fût, victime d’une déconvenue. D’un petit mouvement de main, que seule elle dut remarquer, il la rassura.

 

Pourtant la caisse avait été ouverte et des ossements en avaient été tirés et étalés sur la table.

 

Leven s’était reculé pour donner au Dr Valtenius toute liberté d’examen.

 

Celui-ci, il faut bien le dire, avait eu d’abord, pendant les premiers préparatifs, un sourire dont le sens ironique était intelligible pour tous. Les jeunes gens ! avec quelle facilité ils se laissent entraîner dans les champs des hypothèses ! Comme on allait faire retomber celui-ci du rêve à la réalité !…

 

Maintenant le silence s’était rétabli, profond et respectueux.

 

Or voici que le vieux docteur, au premier regard jeté sur les ossements alignés devant lui, avait laissé échapper un cri de surprise ; puis il s’était courbé, relevé, avait posé sur le lorgnon qu’il portait toujours une paire de lunettes, et gesticulant, prenant un à un les objets du litige, les soupesait, les flairait pour ainsi dire.

 

« C’est stupéfiant ! cria-t-il enfin.

 

– Parlez, parlez ! jetèrent toutes les voix.

 

Un souffle de curiosité passait : le démon de la science tenait toutes les âmes et serrait toutes les poitrines…

 

« Une chaise ! fit Valtenius… Je ne sais pas… mais l’émotion… mes jambes se dérobent sous moi… »

 

Et comme on se hâtait de lui obéir, il se redressa, repoussa violemment la chaise qui dégringola, et debout, se mit à parler avec volubilité.

 

« Inouï ! renversant ! clamait-il. Ces ossements ne sont pas d’un homme et ne sont pas d’un singe… Ah ! le cerveau… »

 

Il agitait au bout de ses doigts une partie de boîte crânienne qu’il faisait tourner comme un toton :

 

« Quelque chose comme 600 centimètres cubes de cerveau… alors qu’il n’est pas de crâne humain d’une capacité inférieure à 11 ou 1,200 centimètres cubes… et alors, – voilà le merveilleux de l’affaire ! – alors que pas un singe, gorille, orang-outang, n’en a plus de 350 à 400 !…

 

« Ça, un crâne de singe, jamais ! mais un crâne d’homme, pas davantage ! Ça tient à peu près le milieu entre les deux…

 

« Un singe ! allons donc ! voici clairement dessinées sur la face interne les circonvolutions cérébrales… et celle du langage articulé, si bien déterminée par Broca !… elle est visible, palpable… et elle n’existe pas chez les singes !…

 

« Et ce n’est pas le crâne d’un homme… car les races les plus inférieures n’ont pas le front bas et fuyant, cette visière frontale proéminente.

 

« Mais, reprenait-il en s’exaltant de plus en plus et brandissant un fémur énorme…, ça n’est pas d’un singe… Le singe va à quatre pattes… Ceci est d’un animal à station droite… l’os est plus fort cependant que chez l’homme et celui qui le possédait devait rudement bien grimper aux arbres !…

 

« Cette bête… cet homme… en vérité, je ne sais quel terme employer, devait avoir une taille de 1 m 70 environ… et, sac à papier ! cette dent… Vous ne me montriez pas cette dent !… et ce morceau de menton !… ce n’est pas une mâchoire de singe, cela… ni d’un homme non plus !… il n’y a pas à dire mon bel ami… cet être-là est exactement à mi-chemin de l’homme et du singe !…

 

– L’anneau manquant ! dit une voix très douce.

 

C’était Margaret qui, emportée par l’enthousiasme, prenait parti.

 

« Eh bien, tant pis ! cria Valtenius… j’ai soixante-seize ans et j’en ai vu dans ma vie de toute les couleurs… eh bien !… je ne m’attendais pas, à mon âge, à recevoir pareil choc en plein corps !… Ah ! jeune homme, fit-il en tendant la main à Leven, vous pouvez vous vanter de m’avoir causé une émotion !… »

 

Il s’interrompit comme frappé d’une idée subite, puis il reprit :

 

« Mais alors il avait peut-être raison, ce malheureux Van Kock que l’on a tant bafoué… lui qui, après un voyage à Java, avait affirmé avoir vu… de ses yeux vu, l’anthropopithèque !…

 

– Ainsi, cher maître, reprit Leven, vous admettez qu’il ait pu exister – qu’il existe peut-être des êtres intermédiaires entre l’homme et le singe ?…

 

– Parbleu ! si je l’admets ! à moins d’être aveugle… ou de mauvaise foi, et je ne suis ni l’un ni l’autre !…

 

« Tenez, j’en suis tout abasourdi !… Voyons, vous plairait-il de venir causer avec moi demain matin ?…

 

– Certes, cher maître, ce sera pour moi un très grand honneur et une joie sincère…

 

– À merveille ! et maintenant, pour bien prouver à tous ceux qui sont ici que je vous tiens pour mon égal en science, – je ne veux pas dire mon supérieur, car je suis malheureusement trop vieux, – laissez-moi vous embrasser !… »

 

Et le brave savant déposa sur chaque joue de Leven un baiser retentissant…

 

Des acclamations prolongées saluèrent cet acte de paternité scientifique.

 

Maintenant il n’était plus question d’ordre, tout le monde montait sur l’estrade et se bousculait pour voir de plus près les ossements de anthropopithèque, de l’homme singe !…

 

Margaret avait entraîné sa mère. Elle s’approcha de Leven et dans un élan spontané, lui tendit la main :

 

« Ah ! vous ne pouvez vous douter combien je suis heureuse ! dit-elle tout bas.

 

– Venez demain au laboratoire de l’Institut scientifique… je vous montrerai un document… qui, j’en suis certain, vous intéressera beaucoup… Voulez-vous, à trois heures ?

 

– J’y viendrai… Seule ?

 

– Oui, je vous en prie… Vous déciderez vous-même des révélations que vous pourrez faire à Madame votre mère. »

 

Cependant, l’émotion se calmait. Leven acheva sa conférence, disant toute la passion scientifique dont son âme était remplie. Selon lui, il y avait de grands sacrifices à faire, d’énormes travaux à accomplir : mais il n’était pas douteux que l’exploration définitive de Sumatra ne réservât à ses audacieux conquérants de véritables triomphes, dans l’ordre scientifique comme dans l’ordre commercial… mais se trouverait-il des hommes assez hardis pour risquer les capitaux nécessaires…

 

« Monsieur Frédérik Leven, dit une voix, vous oubliez que vous appartenez à la maison Vanderheim… c’est vous dire que ces téméraires, comme vous les appelez, sont tout trouvés… et dès demain sera préparé le programme d’une expédition nouvelle dont nous vous demandons d’être le chef… si du moins vous consentez à vous expatrier de nouveau…

 

– Oui ! oui ! cria l’auditoire. Il faut qu’il reparte !… Il n’a pas le droit de se dérober à son devoir…

 

– Vous le voyez, fit Vanderheim, vox populi… vox Dei ! »

 

Leven reprit en souriant :

 

« Certes, je ne refuse pas a priori l’honorable mandat dont mon pays me veut charger… mais vous me permettrez cependant, vous mes chers patrons, et vous tous mes bons amis compatriotes, de prendre quelques jours de réflexion… »

 

Et il ajouta, en baissant la voix :

 

« Peut-être ai-je à régler quelques questions personnelles…

 

– Prenez votre temps, mon cher savant, dit Vanderheim. Demain nous causerons de tout cela… mais dès maintenant, je le demande au docteur Valtenius, nous devons, nous aussi, au nom de notre patriotisme, assurer à la Hollande la gloire des découvertes possibles…

 

– Mais… mais… certainement ! s’écria le docteur interpellé. Ah ! si j’avais vingt ans… trente ans… cinquante ans !… Mais, sac en papier, soixante-seize !… »

 

Il s’arrêta brusquement :

 

« Hé ! hé ! fit-il en se redressant. Qui sait ? »

 

CHAPITRE III

Margaret et sa mère étaient rentrées à l’hôtel de Hoogstraat dans un état d’agitation profonde. Et quand elles furent seules, Louisa Villiers se jeta sur un canapé en pleurant.

 

« Mère ! mère ! s’écria la jeune fille en courant à elle et en l’enveloppant de ses bras, pourquoi pleurer ?… d’où vient cette émotion ?

 

– Ah ! chère enfant, est-il vrai que tu n’aies pas compris… Tandis que j’écoutais ce jeune homme, je revoyais la scène atroce dans laquelle a disparu ton frère, mon George bien-aimé !… et je ne sais quel espoir insensé traversait mon cerveau !… Qui sait si dans les solitudes impénétrables dont la description m’épouvantait, mon fils… ton frère n’est pas encore vivant !…

 

– Eh bien ! je vous l’avoue, ma mère… alors que j’entendais… M. Leven, une espérance involontaire naissait en moi…

 

– Tu vois bien !…

 

– Et je regrettais de n’être pas un homme… de ne pouvoir pas, moi aussi, me livrer à ces explorations héroïques…

 

– Vraiment ! tu aurais le désir de t’associer à ces recherches ?… »

 

Margaret regarda sa mère. Oui, cette pensée était née en elle, mais oserait-elle l’émettre ? À ce moment, Wilhelm Villiers entra dans la chambre de sa femme. Entraîné par une curiosité dont il n’était pas le maître, il venait s’enquérir de cette conférence dont le sujet le préoccupait malgré lui.

 

Il interrogea, et sa femme lui dit l’impression ressentie.

 

Villiers l’écouta patiemment.

 

« J’ai bien peur, dit-il, que notre ami Leven ne se laisse entraîner par sa passion scientifique… Que l’île de Sumatra renferme des mines d’or, la chose est prouvée depuis longtemps. Mais en ce qui touche des populations primitives, proches de la race humaine, ce ne sont là – selon moi – que des imaginations sans valeur.

 

– Pourtant le Dr Valtenius a paru convaincu…

 

– Je ne nie pas que son opinion ne soit d’un grand poids ; mais il peut avoir obéi, lui aussi, à un entraînement qui cédera à la réflexion… Quant à notre fils, hélas ! ma pauvre Louise, oublies-tu que dix années se sont passées depuis la catastrophe de Kota-Rajia… peux-tu supposer que, s’il était encore vivant, il n’eut pas trouvé le moyen de communiquer avec les habitants de Sumatra… Il aurait aujourd’hui vingt ans… admettrais-tu qu’il soit retenu prisonnier si étroitement qu’il lui fût impossible de se rapprocher des humains ?… Ce serait plus que croire à un miracle. J’ai presque ce regret de t’avoir laissé satisfaire ton désir, si cette conférence a pu réveiller en toi des illusions douloureuses… Crois-moi, notre George est bien à jamais perdu pour nous ! Du reste, puisque M. Vanderheim s’intéresse à ces recherches, nous causerons demain avec Leven et tout se réduira à une entreprise commerciale… »

 

De toute la nuit, Margaret ne put dormir : une émotion inexplicable la troublait. Elle avait joui plus que tout autre du succès de celui qu’elle avait choisi dans le secret de son âme, elle avait savouré délicieusement ce triomphe dont les regards du jeune homme lui offraient la plus large part.

 

Mais de plus elle attendait impatiemment l’entrevue que l’explorateur lui avait demandée. Dans son accent, elle avait deviné quelque chose de mystérieux et sa curiosité vivement excitée lui suggérait des hypothèses, alternativement acceptées et rejetées.

 

Vers le matin, à l’aube, alors que, succombant à la fatigue, elle s’était légèrement assoupie, le rêve, qui souvent déjà l’avait hantée, de nouveau se dessina devant elle.

 

C’était une forêt profonde, si touffue que les branches cachaient le ciel, que les troncs immenses formaient autour de la clairière une enceinte impénétrable… Dans une demi-obscurité, des formes se mouvaient, étranges, presque fantastiques, des êtres qui avaient forme d’hommes, mais dont elle ne parvenait pas à distinguer les traits… et au milieu d’eux, elle voyait un jeune homme, au visage blanc, aux cheveux blonds, qui, monté sur un tertre, semblait leur parler, tel un professeur qui ferait un cours à ses élèves.

 

Et le jeune homme avait les traits de George, tels qu’elle se les rappelait dans ses souvenirs d’enfance. Tout à coup, au milieu de cette paix profonde, un orage éclatait, les éclairs traversaient les frondaisons serrées, les arbres se brisaient, une trombe passait détruisant tout sur son passage. Margaret voyait les êtres mystérieux tomber un à un, foudroyés, et George, resté seul, s’agenouillait auprès d’un cadavre et pleurait.

 

Elle s’éveilla avec un sursaut d’épouvante et courut à sa fenêtre.

 

Le jour venait, avec cette teinte douce et savoureuse des aurores du Nord. Elle respira longuement, s’arrachant aux souffrances de ce cauchemar. Après tout, n’était-il pas tout naturel que ses préoccupations de la veille eussent fait naître ces visions dans son cerveau ? Ce n’étaient là que des évocations du sommeil, sans lien avec la réalité.

 

Elle courut auprès de sa mère, dont heureusement le sommeil n’avait pas été troublé par les mêmes hantises. Au contraire, elle avait recouvré son calme et embrassa longuement sa fille, comme pour lui prouver qu’elle concentrait sur elle toutes les affections de son cœur.

 

« Tu es à la fois mon fils et ma fille, lui dit-elle. Ne sois pas jalouse du pauvre disparu, car je l’aime en toi !… »

 

Margaret ne parla pas à sa mère de la visite qu’elle avait promise à Leven. Elle trouva un prétexte pour sortir avec la vieille Zabeth qui était sa gouvernante et dont la discrétion lui était assurée.

 

Quand elle arriva à l’Institut scientifique, Leven l’attendait. Le jeune savant vint vivement auprès d’elle.

 

« Merci d’être venue, dit-il. Pardonnez-moi d’avoir sollicité cette visite un peu contraire aux usages, mais il est des moments où le secret est nécessaire : c’est quand certaines révélations sont si étranges, si délicates que seules certaines âmes peuvent les supporter. »

 

Il l’introduisit dans une des salles du laboratoire. Il y avait là, disposés sur une longue table, des échantillons de minerais de toute sorte. D’un tiroir soigneusement fermé à clef, Leven tira une pierre, une sorte de galet arrondi et poli.

 

« Écoutez-moi, mademoiselle, dit-il d’une voix que l’émotion faisait un peu trembler. Vous avez confiance en moi et vous ne me supposez pas capable de me vouloir jouer d’un sentiment profond et respectable : faites appel à tout votre sang-froid et regardez cette pierre. »

 

Il la remit aux mains de la jeune fille.

 

Celle-ci l’examina, puis poussa un cri.

 

Sur la surface lisse, deux lettres se détachaient, profondément gravées, un G et un V.

 

« Qu’est cela ? s’écria-t-elle. D’où vient cette pierre ? que signifient ces lettres ?

 

– Ne vous paraît-il pas, dit doucement Leven, que ce soient des initiales ?

 

– Cela est hors de doute ! mais, encore une fois, où a été trouvée cette pierre ?

 

– Dans le lit d’un torrent qui vient évidemment des hauteurs centrales de Sumatra. Mais, je vous en prie, examinez bien ces caractères, ils sont frustes, irréguliers ; ne vous semble-t-il pas qu’ils aient un caractère personnel ? »

 

Margaret s’était laissée tomber sur un siège si pâle qu’elle semblait prête à défaillir…

 

– G. V., murmurait-elle, George Villiers !

 

– Ah ! je le savais bien, s’écria Leven, que vous traduiriez comme moi ces deux lettres énigmatiques. Mais regardez-les de plus près, n’est-il pas certain qu’elles ont été tracées par une main encore inexpérimentée, par la main d’un enfant ?

 

– Oui, oui, c’est certain. Quand mon frère est disparu, il avait dix ans à peine, et à Atché, il n’avait pu recevoir, vous le comprenez, qu’une instruction des plus rudimentaires.

 

– N’oubliez pas, reprenait Leven, que les indigènes ignorent absolument l’usage des caractères européens, leur écriture tient du sanscrit. Donc ces lettres n’ont pu être tracées que par un Hollandais, Or cette pierre vient de régions où bien peu d’Européens ont pénétré. Combien de temps a-t-elle été roulée dans le torrent où je l’ai ramassée par hasard ? Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai tenu à vous montrer cela, à vous seule.

 

– Et je vous en remercie, car l’émotion de me mère eut été si forte qu’elle aurait pu la tuer, d’autant qu’après tout il n’y a pas là une preuve absolue de l’existence de mon frère. S’il est possible, probable même que ces lettres ont été tracées par lui, depuis combien de temps cette pierre gisait-elle là où vous l’avez trouvée ?

 

– Je ne puis vous répondre ; seulement il y a là une indication précise que votre frère n’a pas péri immédiatement dans la catastrophe qui m’a été si souvent racontée, et nous devons revenir à cette hypothèse qu’en raison des circonstances qui nous échappent, il a été entraîné dans les solitudes de Sumatra, et qu’un jour, obéissant à on ne sait quelle vague espérance de signaler son existence, il a gravé les deux lettres sur cette pierre qu’il a livrée au hasard. Quand a-t-il fait cela ? c’est ce que nous ignorons. C’est pourquoi je n’aurais pas voulu donner à votre chère mère une illusion si précaire. »

 

Margaret était redevenue maîtresse d’elle même.

 

« Votre prudence vous a bien inspiré, dit-elle, et je vous en sais un gré infini. Je n’ose espérer moi-même que mon frère soit encore vivant, et pourtant… je sens en moi une espérance contre laquelle nul raisonnement ne prévaut… je ne doute pas que ce ne soit mon cher George qui ait tracé ces caractères… je veux croire, je crois à son existence… mais en même temps j’éprouve une douleur poignante… en songeant que sans doute je ne le reverrai jamais ! Et pourtant, si ce miracle pouvait se réaliser que le fils bien-aimé et tant pleuré fût rendu à sa mère ! Hélas ! c’est impossible… »

 

En disant cela, Margaret avait de grosses larmes dans les yeux.

 

« Qui sait ? dit Leven. N’avez-vous pas entendu M. Vanderheim s’engager à organiser une expédition… Certes ce serait de grandes dépenses à supporter, il y aura de grandes fatigues, mais le plan sera établi de telle sorte qu’une exploration méthodique livrera aux chercheurs tous les secrets de Sumatra…

 

– Oui, oui, je comprends, fit Margaret en portant la main à son cœur, et vous êtes prêt à assumer cette tâche… vous partirez de nouveau… pour des années peut-être… et moi ! moi… »

 

Elle s’interrompit. Elle pleurait.

 

Leven s’approcha d’elle et, lui prenant la main :

 

« Margaret, dit-il doucement, j’envisage comme vous la douleur de cette séparation, et je vous dirai plus, je ne veux pas me l’imposer…

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Certes, continua Leven, ce m’est un grand honneur que d’être choisi comme chef d’une expédition dont les résultats scientifiques et commerciaux sont incalculables… mais qu’est cela en comparaison du bonheur de toute une existence… et mon bonheur n’est point à Sumatra… il est ici !… Dites un mot, Margaret, et je refuse la mission que l’on veut me confier…

 

– Oh ! non, ne faites pas cela ! s’écria la jeune fille. Je n’ai pas le droit de briser votre existence… Un avenir admirable s’ouvre devant vous, grâce à la confiance que vous témoigne M. Vanderheim et que vous avez si noblement méritée… ne songez plus à moi… je vous rends votre liberté…

 

– Et si je la refusais ?… Margaret, entendez-moi… Comme vous le dites vous-même, la confiance de mes patrons m’impose des obligations auxquelles il m’est difficile de me soustraire… pourtant je serais prêt à refuser ce contrat… mais je sens que j’ai un autre devoir, celui de résoudre le problème de vie et de mort que cachent les solitude malaises… je veux connaître la vérité, savoir si réellement tout espoir de retrouver votre frère doit être abandonné… Vous le voyez, je suis combattu entre des sentiments si divers que je n’ose prendre une résolution… et pourtant, je le sais, Margaret, je ne puis vivre sans vous. »

 

Margaret était devenue toute rouge, d’une émotion délicieuse et profonde.

 

« Monsieur Leven, dit-elle, si je vous ai bien compris, si vous pensez à refuser la mission que M. Vanderheim vous a offerte, c’est parce que… ce vous est un grand chagrin de me quitter… d’être séparé de moi…

 

– Chagrin si douloureux que je ne me sens pas la force de le supporter…

 

– Qui vous dit que je le supporterait moi-même ?…

 

– Margaret…

 

– À mon tour, je vous dirai que je n’ai pas le droit de vous retenir ici… non seulement parce que tout votre avenir est attaché à cette expédition… mais encore parce que, tant qu’il reste le plus faible espoir de retrouver mon frère bien-aimé, il serait criminel d’y renoncer… je vous supplie donc de partir…

 

– Que voulez-vous dire ?…

 

– Si j’ai bonne mémoire, dit Margaret en souriant, la loi dit que la femme doit suivre partout son mari…

 

– Achevez !…

 

– Allez demander ma main à mon père… et j’obéirai à la loi !…

 

– Ah ! que vous êtes bonne et combien je vous aime !… Mais ai-je à mon tour le droit de m’emparer de votre vie… de vous exposer aux fatigues et aux dangers qui nous attendent…

 

– Je suis forte et courageuse… et je serai digne de vous… Ne dois-je pas moi aussi me dévouer pour mon frère ?… »

 

À ce moment, la porte du laboratoire, s’ouvrit violemment, et le Dr Valtenius apparut sur le seuil, tête nue, ses cheveux ébouriffés :

 

« Je n’y tiens plus ! s’écria-t-il. Je n’ai pas dormi de la nuit !… je n’ai fait que voir des singes qui étaient des hommes et qui se moquaient de mon ignorance… Monsieur Leven, vous allez repartir pour Sumatra… voulez-vous de moi pour compagnon de voyage ?… Je sais bien que je n’ai plus vingt ans… mais je suis encore solide, j’ai bon pied, bon œil… Soixante-seize ans ! mais, si l’on veut, cela fait deux fois trente-huit ans !… Dites-moi que vous acceptez !…

 

– Mais de grand cœur, cher maître, dit Leven en serrant ses deux mains dans les siennes… seulement je vous demanderai quelques jours de répit…

 

– Bon ! mais ne tardez pas trop !… À mon âge, vous le savez, on n’a pas beaucoup le temps d’attendre… Quelle diable de raison nous retient ici ?…

 

– Une raison des plus graves, dit Leven en riant. Je vous demande tout simplement le temps… de me marier… et je vous présente ma femme !…

 

– Vous épousez mademoiselle Villiers… Bien, très bien ! cela vous regarde !… et je ne trouve pas que vous avez tort… Seulement, sac à papier ! faites vite !… »

 

CHAPITRE IV

À quelques jours de là, une scène mystérieuse se passait dans une autre partie de la ville de Rotterdam.

 

Il y avait, sur le bord du Haringvliet, auprès du vieux pont de l’Ouest, un cabaret mal famé, à l’enseigne du Lion Noir. C’était le rendez-vous des matelots en rupture de service, des déserteurs, de la lie des aventuriers de toutes sortes qui, dans les ports de mer, forment une population dangereuse entre toutes, prête à tous les coups de main, jusqu’au crime.

 

Or, ce soir-là, un homme de haute taille, enveloppé d’un manteau qui cachait son costume, coiffé d’un large chapeau sous lequel il dissimulait ses traits, était entré par une porte de derrière dans le cabaret en question.

 

Le patron du lieu, une sorte de gnome trapu qui avait eu maints démêlés avec la justice, et était à la fois le confident et le complice de toutes les entreprises malhonnêtes dont étaient coutumiers ses clients, avait salué profondément l’arrivant et l’avait introduit dans un cabinet indépendant de la salle commune où les ivrognes menaient grand bruit.

 

« Votre Seigneurie est en avance, dit-il. Mais le capitaine Ned ne saurait tarder. Je connais ce garçon-là… c’est l’exactitude en personne…

 

– C’est bien, dit l’autre. Apportez une bouteille de genièvre et deux verres… puis, dès que le personnage arrivera, introduisez le ici… Surtout de la prudence, souvenez-vous que la moindre indiscrétion vous coûterait cher… et vous savez que, si je récompense bien qui me sert, je saurais punir qui me trahirait…

 

– N’ayez crainte… je connais mon monde, dit le patron du Lion Noir. Vous êtes de ceux à qui on n’aime pas se frotter… et tenez, voici votre homme… je veillerai à ce que personne ne vous dérange. »

 

Il s’effaça pour laisser entrer celui qu’il avait appelé capitaine Ned, un vrai loup de mer, au visage tanné, à la barbe courte enveloppant tout le bas du visage en collier de singe.

 

Le genièvre ayant été apporté, les deux hommes restèrent seuls.

 

« Eh bien, capitaine, avez-vous réussi ?

 

– Au mieux, monsieur Koolman, et vous serez content…

 

– Inutile de prononcer mon nom ici… Donc vous m’avez compris… il me faut cinquante hommes déterminés, solides, des gaillards qui ne reculent devant aucune besogne…

 

– Cinquante bandits ! » dit simplement Ned.

 

Koolman – puisque tel était son nom – fit une légère grimace.

 

« Vous avez le mot dur, fit-il ; mettons aventuriers. Bref, avez-vous pu réunir cette troupe ?…

 

– C’est fait… j’ai choisi moi-même… on fouillerait tous les bagnes d’Europe qu’on ne trouverait pas mieux !… »

 

L’autre réprima un mouvement d’impatience : la franchise de son interlocuteur le blessait.

 

De fait, autant la face du capitaine Ned respirait la gredinerie franche, impudente, à ce point qu’il en ressortait comme une sorte de beauté brutale, autant sur celle de M. Koolman la bassesse et l’hypocrisie mettaient leur stigmate répugnant. On devinait l’homme de tous les mensonges, de toutes les trahisons. Il était glabre, jaunâtre, laid, le regard fuyant.

 

« Et ces hommes sont prêts à s’embarquer ?

 

– Absolument prêts dès que je leur aurai versé l’acompte de cent florins par tête que je leur ai promis…

 

– C’est bien… je vais vous remettre les fonds… »

 

Il tira de sa poche un portefeuille gonflé de billets.

 

« Un instant, fit Ned. Avant d’en finir, j’ai à causer avec vous… et à vous demander certaines explications… »

 

Koolman eut un véritable sursaut : le ton dont ces mots avaient été prononcés lui avait profondément déplu :

 

« Des explications ? fit-il. Ah çà ! maître Ned, il me semble que vous le prenez d’un peu haut… vous oubliez sans doute qu’il suffit d’un mot de moi pour vous perdre…

 

– Hum ! je n’oublie rien, monsieur Koolman… je sais fort bien que je suis en votre pouvoir, en raison de cette misérable affaire de fausse monnaie dont j’ai eu la sottise de vous faire l’aveu…

 

– Et de me livrer les preuves, souvenez-vous-en…

 

– Oui, oui, je sais… je suis un vaurien et n’en disconviens pas… mais, du moins, j’ai une excuse. Toujours poursuivi par la malchance, j’ai fait tous les métiers et aucun ne m’a réussi. Je voudrais redevenir honnête homme que je ne le pourrais pas… c’est même la seule carrière qui me soit fermée… mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais… de vous.

 

– De moi ?

 

– Eh ! oui. Si je suis un bandit, cela s’explique de soi… je n’ai pas d’autre métier ; mais vous, monsieur Koolman, vous ne pouvez arguer de ce motif…

 

– Hein ! qu’est-ce à dire ? Vous vous permettez…

 

– Je me permets de croire que si monsieur Koolman, ancien associé de la maison Vanderheim, riche à quelques centaines de mille florins, invite le capitaine Ned, homme de sac et de corde, à recruter pour son compte une bande de forçats d’hier ou de demain, ce n’est pas uniquement pour leur demander de bonnes notions… je dis le mot, c’est pour leur faire commettre un ou plusieurs crimes… donc j’ai raison de m’étonner… et je le fais… Cela n’est pas clair… et j’aime à y voir… Donc, monsieur Koolman avant de conclure et de mettre mes camarades à votre disposition, je veux – vous entendez bien – je veux savoir où nous allons, pourquoi nous partons… et, grosso modo, quelle besogne sera la nôtre…

 

– En vérité, vous êtes d’une impudence !… Et si je refusais de répondre…

 

– Je vous dirais de garder votre argent… et je garderais mes hommes… comprenez-moi bien.

 

– Il ne s’agit pas d’un accès de vertu, c’est là une maladie dont je suis guéri depuis longtemps… mais supposons que M. Koolman, pour je ne sais quelle spéculation louche, ait, par exemple, le désir de faire une grosse affaire en contractant une assurance pour un navire qui sombrerait en pleine mer… cela s’est vu ! c’est de la baraterie… et ça rapporte gros !

 

– Je vous jure qu’il ne s’agit de rien de pareil ! s’écria Koolman.

 

– Je pourrais vous énumérer d’autres combinaisons tout aussi compromettantes pour la santé des embarqués… cela nous mènerait trop loin… Si ce n’est rien de pareil, dites-moi ce dont il s’agit… »

 

Koolman réfléchit un instant :

 

« Pourquoi pas après tout ?… Je vous tiens trop pour que vous me trahissiez… Ce que je veux, c’est me venger de la maison Vanderheim !…

 

– Ah bah ! rancune d’associé… cela commence à s’éclaircir… Et que diable vous ont fait les Vanderheim… vous étiez si bons amis !…

 

– Et maintenant nous sommes des ennemis, d’implacables ennemis… Ces gens m’ont humilié, ont émis des soupçons sur ma probité…

 

– Pas possible ! fit Ned d’un ton sérieux que démentait le pli ironique de sa lèvre…

 

– Ils ont critiqué insolemment mes procédés d’administration… et alors que je dirigeais nos entreprises coloniales avec fermeté, avec énergie…

 

– Ah ! oui, interrompit encore Ned, cette histoire des deux cents Malais enfumés dans une caverne…

 

– Ils ont joué à l’humanité… Ces imbéciles croient qu’on peut traiter ces brutes comme des hommes… et comme je refusais d’écouter leurs criailleries, ils ont ameuté contre moi leur conseil de direction, leurs actionnaires… et j’ai été contraint de donner ma démission… Eh bien ! Ned, j’ai juré de leur faire payer cher les affronts que j’ai subis… et c’est pour cela que j’ai besoin de vous…

 

– Bravo ! s’écria Ned. Voilà qui est parler ! C’est clair, c’est net, c’est limpide… Et la bonne et franche haine, ça explique tout…

 

– Et cette haine, je l’ai au plus profond de moi-même… pour les Vanderheim et pour ce Villiers de malheur, l’honnête homme, comme on l’appelle, et qui est mon plus violent adversaire… Oh ! de celui-là aussi je trouverai bien le moyen de me venger !… Donc, dans ces conditions, puis-je compter sur vous…

 

– Tout à fait ! Moi et mes hommes, nous sommes tout à vous !… Mais, dites-moi, quel sera votre rôle en tout cela ?

 

– Je serai votre chef… inavoué, bien entendu…

 

– Vous partirez avec nous ?

 

– Non pas… mais j’arriverai en même temps que vous à destination et, selon les circonstances, j’agirai…

 

– Bon ! Et où allons-nous ?

 

– À Sumatra !…

 

– Beau pays et où il y a des fortunes à faire…

 

– Et où je veux que les Vanderheim se ruinent… Vous connaissez le pays ?

 

– Parbleu ! j’étais de la conquête… En ai-je tué de ces Malais, de ces Atchés… Ai-je assez fait la chasse aux Sakeys et aux Battaks !…

 

– Ce sera à une chasse de ce genre que je vous emploierai… À propos, quand part le Borean qui doit emporter vers les îles Malaises le mission Leven ?…

 

– Pour le compte des Vanderheim ! Ha ha ! je commence à comprendre ! C’est contre ce savant et sa bande que nous aurons à agir…

 

– Peut-être… En tout cas, discrétion absolue…

 

– Soyez donc tranquille. J’ai voulu voir clair… la lumière est faite et je suis votre homme… Donc, je réponds à votre question, le Borean part dans dix jours, ce délai étant nécessaire pour que le mariage de ce Leven avec Margaret Villiers soit accompli… Mais j’y pense, Villiers ! ce Leven devient le gendre de votre ennemi ! Tout cela se tient ! Ça pourra être amusant !…

 

– Vous parlez trop… occupez-vous de vos propres affaires… Voici les cinq mille florins pour vos hommes… plus cinq cents pour vous… je mets à votre disposition le Marsouin

 

– Ah ! le bon petit steamer ? en voilà un qui file comme le vent…

 

– Dès demain, vous embarquerez et vous approvisionnerez le navire… Vous prendrez les inscriptions pour Malacca, avec relâche sur les côtes de Sumatra… Bien entendu, je ne parais en rien dans cette affaire… le steamer est loué en votre nom et vous vous chargez de tout…

 

– Et quand partons-nous ?

 

– Vingt-quatre heures avant le Borean… dont la marche est plus lente, ce qui vous permettra de gagner deux jours sur lui… Vous relâcherez à Atché… et là vous m’attendrez…

 

– C’est convenu !… vous pouvez compter sur moi ! »

 

Et Ned tendit sa main large ouverte à Koolman qui y mit la sienne, avec une légère grimace…

 

 

Le mariage de Leven et de Margaret avait eu lieu : Villiers et Louise avaient accepté ce douloureux sacrifice, sans que les jeunes gens leur eussent révélé toutes leurs espérances…

 

Et, à la date fixée, les jeunes époux s’embarquèrent sur le Borean avec Peter Villiers, le chimiste, oncle de Margaret.

 

Quelques minutes avant le départ, un homme se précipita sur le pont : c’était le docteur Valtenius qui criait :

 

« Ah ça ! vous n’allez pas m’oublier, au moins !… »

 

Nul ne savait que la Haine était partie en avant, la veille, sur le Marsouin !…

 

TROISIEME PARTIE

Dans le Aapland


CHAPITRE I

Pendant que les scènes précédemment racontées se déroulaient en Europe, que s’était-il passé dans l’île mystérieuse, depuis l’heure sinistre où Georges Villiers avait été entraîné à travers les monts et les forêts, en des régions inconnues ou jusque-là nul homme n’avait pu pénétrer ?

 

Il faut se rappeler qu’il y a cinquante ans à peine, les cartes d’Afrique montraient de vastes taches blanches où s’épelaient ces mots décourageants :

 

« Contrées inconnues. »

 

Est-il étonnant, alors que la terre voisine de l’Europe était restée inexplorée, que des îles asiatiques, perdues dans les mers à des milliers de lieues, fussent restées formées aux explorations des voyageurs, à peine assez hardis pour s’aventurer sur des rives que défendaient d’ailleurs avec énergie des peuples barbares et luttant désespérément pour leur indépendance ?

 

De l’île de Sumatra, on connaissait les côtes, Atché, le Lohong, Edi, Déli, Siak, et, vers le Sud, Padany, Benkoelen, Rangsang qui fait face à Singapour, Palembang qu’une sorte de désert sépare de la pointe de l’île Krakatau et du détroit de la Sonde.

 

Mais la grande chaîne – qui est comme l’épine dorsale de l’île, longeant la côte occidentale, mais se ramifiant vers l’intérieur par des chaînons transversaux, délimitant des cirques immenses, des amas de roches, des fourrés inextricables – restait toujours, est encore aujourd’hui défendue contre les Européens par on ne sait quelle terreur inexpliquée.

 

Là, on a, sur les contreforts, constaté les violences d’éruptions formidables, et les terrains tertiaires, antérieurs à l’apparition de l’homme, ont émergé, sous l’action des feux souterrains, des entrailles même de la planète ; d’autres poussées d’une force inouïe ont dressé, au-dessus de la chaîne moyenne dont l’altitude ne dépasse pas 1,200 mètres, des cônes volcaniques dont les cratères refroidis sont suspendus, à près de 4,000 mètres, comme une éternelle menace au-dessus de l’île toujours en péril… tandis que six de ces bouches de feu perpétuellement grondent et bouillonnent, comme pour rappeler leur terrible origine.

 

Ainsi le Korindji, ainsi le Kaba, d’où sans cesse coulent de large torrents de lave ; ainsi le Radja Basse qui, par des issues souterraines, se ramifie sous le détroit et, en un jour de colère, produisit l’épouvantable catastrophe de Krakatau.

 

Devant ces terribles gardiens, les plus hardis hésitent : combien ont risqué leur vie pour arracher à l’île malaise son secret ténébreux et ne sont pas revenus ? Ou bien, peut-être affolés par l’épouvante, ont fait, des dangers courus, des peintures si effrayantes que nul n’osa les imiter.

 

Il semblait à les entendre que le centre de Sumatra fût défendu par une légion de ces étranges démons dont la légende peuple les temps préhistoriques.

 

Était-ce donc un peuple, encore antérieur à l’antique Jabadin de Ptolémée, ignoré de Marco Polo qui visita l’île à la fin du XIIIe siècle : comment avait-il pu subsister, résister aux invasions de toutes les races orientales qui, selon les géographes, se sont rencontrées à ce carrefour extrême des routes terrestres et maritimes de l’Asie : Hindous et Tamouls de l’Inde, Chinois, Boughis, Arabes, Javanais et Soundanais de Java, Indonésiens et Malais, Mongols et Koubons, Kassims et Battas ?

 

En fait, nul n’avait vu ces êtres quasi fantastiques, que les uns disaient formidables comme des géants, que les autres affirmaient subtils comme des fantômes, comme des larves de cauchemar, évadées des enfers Bouddhiques, monstrueuses divinités au triple buste, aux bras multiples, au masque grimaçant, autour de qui faisaient bonne garde les tigres mangeurs d’hommes, les rhinocéros, les éléphants énormes dont le pied fait éclater la tête d’un homme comme un fruit mûr, les panthères qui bondissent, happent et fuient en emportent leur proie, les serpents rôdeurs dont le glissement fait à peine frissonner les feuilles et les branches, tandis que sur la cime des arbres le gongog, aux plumes vertes et au bec rouge, fait office de vigie et dénonce l’approche de l’homme à tous ses ennemis, subitement sur la défensive.

 

Et cependant l’amour du gain est l’outil de toutes les hardiesses, de toutes les témérités : depuis la conquête hollandaise où, sous prétexte de civilisation, se déchaînaient les appétits d’affaires, les aventuriers tentaient l’assaut de cette forteresse centrale, défendue par la nature contre les envahisseurs.

 

Des études – un peu superficielles encore, mais relativement précises – avaient révélé l’existence de mines d’étain, de mercure, d’or surtout… Ce mot – l’or – galvanise les plus timides et déjà de nombreuses expéditions avaient été organisées, couronnées d’un succès relatif.

 

L’appât était double : non seulement l’existence de pépites roulées par les torrents, les premières prospections de filons aurifères indiquaient l’existence de trésors naturels : mais de plus, des faits curieux avaient été constatés.

 

Sous des monolithes, dont la forme et la grandeur rappelaient les dolmens de Bretagne, de Stokenbrige, des dépôts d’or avaient été découvert, comme des cachettes où des primitifs auraient enfoui, dissimulé, thésaurisé en quelque sorte à la façon des avares d’importantes quantités du précieux métal… les explorateurs avaient reconnu, sans erreur possible, que ces masses de pierre avaient été soulevées, déplacées, replacées par des mains d’homme. On n’avait pas relevé de traces d’outils, ou tout au moins leur rôle n’avait été que secondaire. C’était à force de muscles – et quels ouvriers avaient dû faire œuvre de vigueur ! – que ces pierres énormes avaient été hissées sur les crêtes les plus aiguës, aux lieux les plus difficiles à atteindre.

 

Mais ce qui était inexplicable, – on se rappelle que dans sa conférence Frédérik Leven avait fait allusion à cette circonstance, – le plus souvent, après avoir reconnu la présence de l’or et avant qu’ils eussent eu le loisir de le recueillir, les prospecteurs, revenant avec des hommes et des machines, ne trouvaient plus, à la place des trésors annoncés, qu’une boue informe et visqueuse… Un mot avait été prononcé :

 

« C’est de l’or mort !… »

 

Et l’imagination populaire, s’emparant de l’expression, l’avait complétée en attribuant ce meurtre de l’or, cet assassinat du métal roi, aux êtres mystérieux dont la diabolique résistance défiait tous les efforts de l’homme… Les Tueurs d’or !

 

Les savants s’épuisaient en explications singulières : ils ne croyaient à l’existence ni de monstres préhistoriques ni aux tueurs d’or. Mais, pour s’en tirer, ils attribuaient à l’influence du soleil torride, joint à l’ambiance de l’air surchauffé, ce phénomène unique de la mort de l’or – ce qui, dit d’un air grave, prenait un grand sens en n’en ayant aucun.

 

 

Quel était ce monde mystérieux, c’est ce que nous allons raconter.

 

On n’a pas oublié qu’après une lutte brutale contre les Maouass, la troupe de To-Ho s’était enfoncée dans les profondeurs de la montagne, emportant le jeune George qui avait encore une fois perdu connaissance.

 

Il était dans l’impossibilité absolue d’avoir la moindre notion des lieux qu’il traversait : une fièvre intense s’était déclarée et, dans ce frêle organisme, le mal faisait de si rapides progrès que – comme il le sut depuis – on l’avait cru en péril de mort.

 

Au bout de combien de temps était-il revenu à lui ?

 

Un matin, il avait ouvert les yeux et les avait refermés aussitôt, tant le spectacle premier qui frappait les regards lui apparaissait étrange, comme une vision de cauchemar.

 

Il était étendu dans une butte faite de feuilles et de branchages, couché sur un lit que des lianes retenaient à des troncs d’arbres, ainsi qu’un hamac, à un pied au dessus du sol.

 

Et auprès de lui, debout, se tenait une créature de grande ressemblance avec un singe – disons même, pour être tout à fait exact : une guenon qui, au mouvement qu’il avait fait, s’était brusquement penchée, le regardant de ses gros yeux largement ouverts.

 

Grande comme une femme, massive, la taille épaisse, elle était d’une laideur parfaite, et cependant dans le rictus de ses grosses lèvres, dans ses yeux, il y avait un caractère si saisissant de douceur et de bonté que George, la première surprise passée, n’eut pas peur et se mit à sourire.

 

Sourire bien triste d’ailleurs, car le pauvre garçon avait passé par de si terribles crises qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même : il était blanc comme la cire et ses yeux agrandis s’enfonçaient sous les arcades sourcilières.

 

Instinctivement, il dit :

 

« À boire !… »

 

Il n’en était pas encore à raisonner, sans quoi il eût été quelque peu étonné que sur la syllabe prononcée – drinken – il ne faut pas oublier que le jeune Villiers parlait hollandais – la guenon, sans hésiter un seul instant, avait baissé la tête en signe d’assentiment, puis, sortant un instant de la case, était bien vite revenue, portant une sorte de cornet fait d’une feuille lisse, d’un vert d’émeraude.

 

Il contenait un liquide incolore, de l’eau sans doute. Elle l’approcha de ses lèvres et il but. Une saveur exquise chatouilla son palais, et, enfantinement, il reprit :

 

« C’est bon… (gut !) »

 

Elle eut un vrai rire, cette fois, et répéta – non pas gut ! – mais une syllabe qui comportait seulement l’articulation gu, avec une terminaison muette, quelque chose comme gue, gue, l’e étant fort peu accentué.

 

Certes, il n’y prit pas garde et reprit :

 

« Merci… vous êtes bien bonne… dites-moi !… où suis-je ?… »

 

Elle s’était courbée vers lui, tous les muscles de son visage tendus en un effort violent. Son oreille s’était pliée en forme de conque, comme pour humer en quelque sorte les sons proférés.

 

Mais il était évident qu’elle ne comprenait pas. Lui s’impatientait, parlant plus vite et plus fort :

 

« Qui êtes-vous ?… je veux me lever, m’en aller… pourquoi me regardez-vous comme ça, au lieu de me répondre… Ah ! que vous êtes laide ! »

 

Il avait crié cela méchamment, rageusement, peut-être pour forcer son interlocutrice à se départir de son calme : car elle le considérait toujours de son même air bienveillant, attentif, curieux surtout… mais elle ne prononçait plus une seule syllabe.

 

Alors il s’exaspéra, se raidit dans son hamac, s’accrocha aux lianes de soutien, essayant de se dresser… l’autre le retenait, comprenant bien qu’il n’avait pas la force de descendre et qu’il tomberait… elle lui posa ses deux mains sur les épaules, le contraignant doucement à se recoucher…

 

Mais il ne voulait pas : c’était un de ces accès de rage comme en ont les enfants ; il essayait de repousser le bras qui le maintenait, mais autant eût valu s’attaquer à une barre de fer… alors, exaspéré, il mordit au doigt jusqu’au sang…

 

Elle eut un petit cri, retira sa main qu’elle regarda. Une goutte rouge perlait sur les poils bruns, alors elle eut un ho ! de reproche, sans colère d’ailleurs, et s’écartant du hamac, elle passa sa tête par l’ouverture de la butte et appela, d’une syllabe longue… quelque chose comme ko-o-o-ok.

 

Le petit, fatigué peut-être de son accès de colère, était retombé sur le dos, avec cette vague peur du châtiment qui hante les enfants.

 

Et ayant bien compris que la guenon avait appelé à son aide, il regardait de tous ses yeux la porte par laquelle il s’attendait à voir arriver le vengeur.

 

Voici que quelqu’un parut.

 

Un autre singe, mais si laid, celui-là, que George ne put réprimer une clameur d’effroi et, frissonnant de peur, s’enfonça dans son lit de mousse, comme s’il eût voulu s’y engloutir.

 

Ce singe-là ne ressemblait ni à To-Ho ni à sa compagne.

 

D’abord il était moins grand, moins carré, plus semblable par la stature à un homme : mais ce qui le distinguait tout particulièrement, c’était la couleur de sa peau qui était non pas brune, mais d’un blanc jaune ; il n’était pas nu, et portait autour des reins une espèce de jupe et aussi des sandales faites de lianes.

 

Le buste était découvert : sur la poitrine, très maigre, squelettique, on voyait saillir les côtes… puis au bout d’un cou très long, cordé, se dressait une grosse tête, au crâne chauve, avec tout autour une couronne de cheveux blancs hérissés.

 

Le visage, d’une teinte indéfinissable, brique et blanc d’Espagne pilés ensemble, était sillonné de petites rides, si menues, si nombreuses que pas une place, du nez, des joues, du front n’en était dépourvue : les paupières elles-mêmes tombant lourdement et cachant à demi les yeux étaient flasques et chiffonnées.

 

Les lèvres décolorées ne faisaient même plus ligne visible, et le menton disparaissait sous une barbe hirsute, broussailleuse, d’un blanc jaunâtre.

 

À la vue de ce masque, comique à force de laideur, George avait eu peine à retenir un fou rire, et son inquiétude première se transmuait en une insurmontable envie de s’esclaffer.

 

Comme il entrait dans la hutte, la guenon avait échangé avec lui quelques monosyllabes gutturaux, incompréhensibles, mais qui devaient cependant comporter un sens, car le nouveau venu écoutait attentivement, hochait la tête à la manière d’un homme, et finalement, après avoir regardé la main blessée de la guenon, lui avait doucement tapé sur l’épaule en l’invitant à se retirer.

 

George vit qu’il allait rester seul avec ce gnome grotesque, et encore une fois l’épouvante le reprit.

 

« Non ! non ! cria-t-il, je ne veux pas… Vous m’entendez, madame la guenon, restez, je vous en prie ! je ne serai plus méchant, restez !… »

 

Mais déjà elle avait disparu, et comme, terrifié, il se pelotonnait dans son hamac, le singe inconnu s’approcha de son lit et lui dit dans le plus pur hollandais :

 

« Voyons, mon petit ! il faut être sage… on ne te veut pas de mal !…

 

« Sois tranquille, te dis-je. Tu n’as rien à craindre ni de moi ni d’aucun de ceux qui sont ici…

 

« Tu as été malade, et tu as été bien soigné. Maintenant que tu es hors de danger, il faudra être bon et reconnaissant, t’accommoder de la vie – très heureuse – qu’on mène dans ce pays… et si je vis encore assez longtemps, je t’apprendrai tout ce que j’ai appris moi-même… la science de la paix et du bonheur.

 

CHAPITRE II

George était médusé.

 

Ce singe parlait sa langue !… et son émoi fut tel que tout d’abord il ne trouva rien à répondre.

 

Il avait la voix faible, un peu rauque, mais l’adoucissait autant qu’il lui était possible.

 

Peu à peu George se rassurait, il regardait maintenant cette face ridée, ces yeux boursouflés, cette bouche pâle, et une sorte de commisération s’emparait de lui.

 

« Voyons, reprit l’autre, te sens-tu de force à te lever… n’aie pas peur !

 

« Viens dans mes bras, accroche-toi à mon cou.

 

« Je suis bien vieux, mais j’ai depuis si longtemps économisé mes forces qu’il m’en reste encore assez pour te porter… »

 

Sans savoir pourquoi, le petit lui obéissait : il lui avait passé ses deux bras autour du cou, et l’autre, l’enlaçant de ses bras, l’avait enlevé de son hamac.

 

Il le porta dehors, franchit une enceinte de pierres qui entourait la hutte, gravit un sentier au milieu d’arbustes et atteignit un plateau verdoyant, couronné de palmiers énormes, et là, sur les herbes denses, il déposa l’enfant…

 

George chancela, il le soutint. Puis, de la main, faisant un geste circulaire, il lui dit :

 

« Regarde ! n’est-il pas vrai que cela est beau ?… »

 

Véritablement le spectacle était merveilleux.

 

Tout autour d’eux s‘étendait un cercle immense, que dominaient, dans un recul, des roches taillées à pic, sur lesquelles le soleil, très doux, comme tamisé, mettait des reflets bleus et violets.

 

Au-dessous, une vallée profonde, faite de forêts, de bouquets d’arbres, manguiers, pamplemousses, bambous, loukoums, dont les masses se fondaient sur des plans différents, en terrasses nombreuses et pittoresquement irrégulières : en réalité, un paysage de rêve…

 

De toute cette nature généreuse, prodigue de vie, de verdure, de lumière, émanait un parfum de placidité ; l’air chargé de senteurs balsamiques, comme saturé de toutes les émanations de la terre, emplissait les narines, les poumons d’une sensation de vie profonde…

 

Le ciel avait des teintes rares, délicates, donnant la sensation d’espaces infinis, et d’immenses rames d’oiseaux passaient dont les silhouettes élégantes se dessinaient sur le fond clair…

 

À mi-hauteur de la vallée, sur un cône presque nu, auquel seulement des mousses faisaient une couronne, un petit lac posait sa tache d’acier.

 

George restait immobile, à demi couché dans l’herbe, s’appuyant sur son coude : il était comme hypnotisé par ce spectacle exquis et prenant, il oubliait tout, et ses peurs, et ses colères, et ses surprises, pour – après les secousses reçues et qui l’avaient si fort ébranlé – jouir jusqu’au plus profond de lui-même.

 

Cette douceur était telle, si envahissante et si exquise, qu’involontairement il tendit la main au vieux singe qui parlait si bien hollandais, et qu’il lui dit :

 

« J’ai été méchant… il faut me pardonner… »

 

L’autre lui posa la main sur le front – une main sèche, ridée, cordée et dont pourtant l’attouchement était très fin – et souriant au soleil, aux arbres, à la nature, l’enfant eut un rire de joie.

 

Puis, en un élan de curiosité :

 

« Oh ! je vous en prie, dites-moi où je suis… qui vous êtes… Vous savez, je n’ai pas peur des singes.

 

– Je suis un homme, interrompit le vieillard, je me nommais jadis – oh ! il y a longtemps de cela – Ludwig Van Kock… et j’habitais Rotterdam.

 

– Rotterdam ! mais c’est là que je suis né moi-même…

 

– En vérité… et tu t’appelles ?…

 

– George Villiers…

 

– J’ai connu autrefois une famille de ce nom…

 

« Voyons, dis-moi ton histoire, petit, jusqu’au jour où To-Ho – je sais cela – t’a arraché à une mort épouvantable et t’a apporté ici… pauvre orphelin que tu est !… »

 

Des larmes montèrent aux yeux de George :

 

« Orphelin ? Oh ! oui… si vous saviez… les Atchés ont tué mon père, ma mère, ma petite sœur !… C’était effroyable… nous étions dans un tourbillon de fer et de feu…

 

– Chez les hommes ! fit Van Kock en secouant la tête… Raconte-moi tout, je te dirai ensuite mon histoire, à moi… mais surtout ne te fatigue pas… »

 

George alors, en un récit assez incohérent, d’ailleurs, – la précision n’étant pas le fait des enfants, – raconta tant bien que mal les terribles aventures par lesquelles il était passé… pour lui, aucun détail n’était fixé.

 

Dans son cerveau, depuis l’heure où les Atchés s’étaient emparés de sa mère, c’était un cauchemar intraduisible.

 

Tout se confondait dans sa pensée, l’arrivée subite de son père lui apparaissait comme un rêve ! Ses souvenirs, les spectacles qu’il avait eus sous les yeux, tout se mêlait, se confondait… des cris, des explosions, du feu, du sang !…

 

Il avait vu tomber autour de lui des hommes qui râlaient, des femmes qui hurlaient ; son père, sa mère, Margaret avaient disparu dans une fournaise… il ignorait même quel était l’être qui l’avait saisi, emporté…

 

La scène où To-Ho était apparu, précipitant dans le gouffre son ravisseur, ne lui avait laissé qu’une impression de délire, puis, plus rien, jusqu’à son premier éveil dans la forêt, quand il avait senti sur lui les griffes du maouass, un singe contre lequel un autre l’avait défendu… un autre singe, n’est-ce pas ?…

 

« C’est de To-Ho que tu parles, mon enfant… plus qu’un singe… moins qu’un homme et mieux qu’un homme…

 

– Je ne comprends pas !… »

 

Au moment où Van Kock allait répliquer, un bruit de pas rapides résonna sur le plateau et To-Ho apparut…

 

Malgré lui, George eut encore comme un mouvement de recul.

 

C’est qu’en effet To-Ho, par sa carrure vigoureuse, par toute la force qui émanait de lui, était effrayant : en ce moment, sa physionomie était terrible : certainement une colère intense l’agitait, car un tremblement passait dans tous ses membres et ses lèvres retroussées laissaient voir, comme en un rictus de fauve, ses dents menaçantes.

 

Van Kock était allé vivement au-devant de lui :

 

« Hé ! toi, To-Ho ! lui dit-il. Qu’as-tu encore ?… tu as l’air furieux !… tu sais que je te défends de te mettre en colère… »

 

Il lui parlait en hollandais, mais en prononçant d’une certaine façon, appuyant fortement sur les consonnes, mettent en valeur ce que nous pourrions appeler l’ossature du mot. Évidemment il y avait là comme un langage abréviatif, primitif en quelque sorte, qu’il est bien difficile de rendre par l’écriture.

 

To-Ho avait écouté, certainement compris.

 

Il eut un geste violent et, désignant un des points de la vallée, où on entendait des cris gutturaux qui ressemblaient à des rires, il cria :

 

« Dreka !…

 

– Encore, fit Van Kock avec colère. Ah ! les misérables ! les fous !… »

 

Voici l’explication de ce mot Dreka.

 

Le mot hollandais Drunkaard signifie ivre, ivrogne.

 

À grand’peine. Van Kock était parvenu à apprendre à To-Ho et à quelques-uns de ses congénères non pas les mots tout entiers, qu’ils ne parvenaient pas à prononcer, mais les articulations-mères en quelque sorte.

 

Dreka – par le dr et le k – était le squelette du mot : To-Ho disait les consonnes en les faisant suivre d’une voyelle sourde, martelée, et c’est ainsi que peu à peu entre lui et Van Kock un langage intelligible s’était établi.

 

En s’apercevant tout à coup, dans la forêt, que le petit George devait avoir faim, il avait prononcé le mot Ete – qui est la racine du mot Eten, manger.

 

De même, la compagne de To-Ho, qui s’appelait Waa, avait bien compris les mots drinken, boire, et gut, bon, prononcée par le petit.

 

Mais, en essayant de les répéter, elle disait Dreka – ou Gue.

 

Ainsi Van Kock avait créé de toutes pièces une sorte d’idiome monosyllabique qu’il avait appris à To-Ho et aux autres habitants de ce pays mystérieux.

 

Ceci compris, nous traduirons en langage clair les paroles et la mimique de To-Ho qui appuyait chacun des mots prononcés par des gestes excessifs :

 

« Oui, oui, là-bas, disait-il, je les ai surpris… ils se sont enivrés avec le vin de palme… et puis de l’or ! de l’or !… »

 

L’or se nomme, Goud en hollandais, il disait : Go… et chose curieuse, ce mot ne se confondait pas avec Gue qui traduisait gut, bon. C’est ainsi que dans les langues primitives, les différences très légères de prononciation entraînent de profondes modifications de sens.

 

« De l’or ! cria Van Kock. Ah ! c’est là, l’ennemi ; par là votre race finira ! par là la mort vous détruira jusqu’au dernier… Viens, viens, To-Ho !… »

 

Il avait pris To-Ho par le bras.

 

« Mais le petit ! fit celui-ci en désignant l’enfant. Nous ne pouvons le laisser seul ici… »

 

Il appela :

 

« Waa ! Waa !… »

 

Celle qui avait paru à Georges n’être qu’une très laide guenon accourut.

 

To-Ho lui parla avec volubilité, non plus en pseudo-hollandais, mais en une langue spéciale, semi-animale pour ainsi dire, faite de grognements, de petits cris.

 

Il lui disait :

 

« Waa ! prends l’enfant !… surtout veille bien sur lui… Comme tu l’aurais fait sur notre pauvre petit, à nous !… celui qui a été tué par les hommes… »

 

Waa s’approcha de George qui, instinctivement, s’accrochait à Van Kock.

 

« Va, mon petit, lui dit celui-ci. Celle-là est une amie, une protectrice… elle t’aime et t’aimera chaque jour davantage… »

 

Il le poussait dans les bras de Waa dont la face simiesque s’éclairait d’une étonnante lueur de bonté et d’amour…

 

Dans ses gros bons yeux, il y avait des larmes : c’est qu’elle se souvenait…

 

Elle aussi avait eu un enfant, un fils, presque de l’âge de George… To-Ho-Ti, s’appelait-il, et par gentillesse, Ho-Ti.

 

Elle l’aimait, comme savent aimer les mères, femmes ou bêtes.

 

Or voici qu’un jour l’imprudent, qui, sans cesse, dévalait à travers les forêts et les montagnes, gravissait avec une agilité merveilleuse les pics les plus dangereux, franchissait les précipices profonds, défiait les fauves et combattait même les serpents venimeux, Ho-Ti s’était égaré… il avait couru, bondi pendant des jours, et des jours, et des nuits… et, après cette course folle, il était tombé eu milieu d’un groupe de prospecteurs, d’aventuriers en quête d’or.

 

Un de ces hommes l’avait ajusté au bout de son fusil… et le petit était tombé comme une masse… To-Ho, fou de douleur et d’inquiétude, l’avait longtemps cherché… et, au jour, il avait retrouvé ses restes, qu’il avait reconnus… et, près de là, des traces certaines du séjour de l’homme…

 

L’homme ! Cet être pour lui aussi mystérieux qu’il l’était lui-même pour eux… To-Ho avait voulu connaître de plus près les assassins de son fils… et s’était risqué jusqu’aux huttes, jusqu’aux hameaux, jusqu’aux villes…

 

Ainsi il était arrivé au pays d’Atché, aux portes même de Rota-Raji, et c’était là qu’il avait été pris, livré au sultan Mahmoud, frappé, torturé…

 

Mais surtout, il avait vu… il avait contemplé, avec toute son attention d’ignorant, cette race d’êtres qui lui ressemblaient et qui cependant étaient si différent de lui… en leurs fureurs barbares, en leurs raffinements de cruauté…

 

Certes, alors que le souverain d’Atché le fustigeait ou lacérait sa chair, il ne comprenait rien à ce besoin de faire le mal… non plus il n’entendait rien à cette lutte sauvage entre gens de même race, qui seulement différaient par la couleur…

 

Ces êtres – qui lui semblaient plus fins, plus délicats, plus élevés que lui, en même temps s’évoquaient devant lui comme des démons de cauchemar…

 

Certains détails le frappaient : dans le mausolée des sultans d’Atché, tout ruisselait d’or et de pierreries, et To-Ho se souvenait des enseignements de Van Kock… l’or, c’était l’ennemi. C’était pour le conquérir que les hommes – ces gens s’appelaient des hommes – cherchaient à pénétrer dans le montagne, à violer le dernier refuge des Aaps, – c’était le nom que Van Kock lui avait donné, Aap signifiant singe en hollandais – c’étaient des chercheurs d’or qui avaient tué son fils !

 

Alors, pour la première fois, To-Ho avait compris pourquoi Van Kock, cet évadé de l’humanité, qui depuis des années et des années vivait au milieu d’eux, dans cette nature splendide et généreuse, leur avait signalé l’or comme l’ennemi, celui contre lequel il fallait lutter, qu’il fallait détruire à tout prix.

 

Dès qu’un filon était découvert, le salut des Aaps voulait qu’il fût immédiatement anéanti… et Van Kock, le grand chimiste qui, à l’âge de vingt ans, avait pris en dédain l’ignorance méchante de ses compatriotes, et, disparaissant, réputé mort, – Leven l’avait dit à Rotterdam, – était venu s’installer et vivre au milieu de ces primitifs, s’était fait leur éducateur et leur défenseur.

 

Et la grande science de l’Aapland, – du pays des Aaps, – c’était la tuerie de l’or… Van Kock, refaisant à l’inverse l’œuvre des anciens alchimistes qui cherchaient la pierre philosophale, c’est-à-dire le moyen de faire de l’or, avait trouvé, lui, le moyen d’anéantir, de tuer l’or…

 

Il avait appris ses procédés à To-Ho, et nous les verrons à l’épreuve…

 

Mais de cette incursion chez les hommes, – qui l’avaient maltraité, enchaîné, déchiré, – To-Ho avait conquis cette notion que Van Kock disait la vérité : que les hommes ne vivaient, ne respiraient, ne se querellaient, ne se tuaient les uns les autres que pour l’or…

 

Ce sultan qui lui lacérait les membres à coups de lame tenait son outil de torture par un manche d’or : il avait au front un diadème d’or, au cou des colliers d’or, aux flancs une ceinture d’or… les murs de la mosquée étaient lamés d’or, l’or ruisselait sur les étoffes, sur les balustres, sur les grilles, sur les planches…

 

Les chefs qui obéissaient au sultan portaient des casques d’or, les sabres qui servaient à leurs meurtres étaient incrustés d’or…

 

L’or partout ! l’or toujours !… et avec lui, autour de lui, par lui, le sang, la souffrance, la mort !…

 

To-Ho, alors que de sa cage de fer il regardait l’épouvantable cohue de ces officiers, de ces soldats, de ces bourreaux, pensait à ses adorables solitudes de là-haut, à son soleil, à ses arbres, à ses fleurs… et une horreur s’incrustait en lui de la race d’Or, qui s’appelait le race humaine.

 

En la tempête finale de cette lutte entre les Atchés et les Hollandais, To-Ho avait vu comme l’explosion du mal de l’Or… et sa haine pour les hommes et son dégoût du vil métal s’en étaient augmentée…

 

Jusqu’à Igli-Otou, qui voulait tuer le petit George, un enfant – de même âge à peu près que celui de To-Ho – et qui portait des bracelets d’or aux poignets et aux chevilles !…

 

Pourquoi To-Ho avait-il sauvé l’enfant de cette race maudite ? Par instinct. Parce que l’être était faible et au pouvoir d’un plus fort… parce qu’un sentiment obscur lui disait que Waa, la mère désolée, serait heureuse peut-être de retrouver l’illusion de la maternité.

 

Et il avait bien deviné ; puisque maintenant Waa tendait ses bras à George… Oh ! comme elle l’avait soigné ! comme elle avait obéi au vieux Kock, ne dormant pas, consacrant ses jours et ses nuits à ce petit être… qu’elle appelait tout bas du nom de son cher petit perdu… Ho-Ti…

 

Mais lui, George, ne se livrait pas encore… sa vanité d’être humain se cabrait contre cette affection simiesque… il se rappelait sa mère, si charmante en sa blondeur douce, si délicate et si gracieuse… il regardait les pattes énormes de Waa et, malgré lui, les comparait aux petites mains qui naguère le caressaient.

 

« Embrasses-la donc ! mon petit, lui dit Van Kock. Tu ne vois donc pas qu’elle en meurt d’envie… »

 

Georges hésita encore : puis, comme un souverain qui condescend à élever une de ses sujettes jusqu’à lui, il tendit son front à Waa qui, sanglotante, éperdue, heureuse, l’enveloppa de ses bras et l’emporta contre sa poitrine… en répétant :

 

« Ete ! Ete ! »

 

Habile, elle lui promettait à manger, sachant qu’il devait avoir grand’faim.

 

CHAPITRE III

Cependant, To-Ho et Van Kock descendaient vers le vallon.

 

Van Kock était presque centenaire : mais encore alerte et vigoureux, tout en os et en muscles, il suivait son compagnon à travers les fourrés et les roches.

 

C’était un bizarre personnage que Van Kock, qu’un accès de colère, de misanthropie, avait jeté dans la vie sauvage : quoique Hollandais, il était ardent, enthousiaste et s’était adonné passionnément à la chimie et aux sciences naturelles.

 

Sa tendance d’esprit l’entraînait sur les spéculations les plus hardies : il avait étudié à fond les anciens alchimistes, et contrairement à tant de pseudo-chercheurs, qui parlent de leurs œuvres sans les connaître, il était remonté aux textes, avait eu le courage d’affronter les énormes in-folios de Paracelse, de Raimond Lulle, de Bernard de Trévisan, d’Arnauld de Villeneuve, la philosophie naturelle d’Artephius, les Secrets cachée de la cosmogonie de Crosset de la Haumerie, avait pâli des jours et des nuits sur la Table d’Émeraude attribuée à Hermès, et des convictions singulières peu à peu s’imposaient à son intelligence.

 

Pour lui, la nature venait de l’unité : la substance première était unique, contenait en soi-même toute la force, tout le mouvement, et par son évolution, elle avait créé tout ce qui existe, les choses dites inorganiques et les êtres, les derniers sortant des premiers, sous l’action d’un progrès incessant, dont les manifestations si diverses, si étonnamment variées en apparence n’étaient que des modalités successives.

 

Du gaz au minéral – puis au végétal – puis à l’animal – et enfin à l’homme, la marche était ininterrompue : l’effort de la substance s’exerçait, sous la poussée intime dont elle était elle-même le foyer, et selon la force de l’élan premier, elle allait plus ou moins loin.

 

Au commencement des choses, cet effort s’était arrêté, concrété en des produits inférieurs, mais qui, une fois acquis étaient en quelque sorte des paliers sur lesquels la force s’appuyait pour aller plus loin et plus haut.

 

Kock n’admettait pas la métamorphose directe de la pierre en végétal ni de la plante en animal, mais il prétendait que le travail opérée par la force s’étant concrété en minéral, celle-ci, ce résultat obtenu, revenait pour ainsi dire en arrière pour prendre un nouvel élan, au bout duquel elle arrivait à un degré supérieur.

 

Ainsi, entre le singe et l’homme, ce n’était pas l’anneau manquant qui sollicitait son attention : la poussée de la nature avait, selon lui, produit le singe ; l’œuvre n’était pas parfaite, elle était revenue en arrière, s’était lancé de nouveau en avant… Était-elle parvenue alors dans ce second bond jusqu’à l’homme ? Il ne pouvait l’admettre, tant les différences étaient profondes entre les deux êtres, malgré leurs formes analogues, et il avait émis cette théorie que l’effort de la nature avait dû produire, en ses élans successifs, des êtres de plus en plus différents du singe, de plus en plus évoluée vers l’homme, lesquels êtres avaient existé – ou pouvaient exister encore en tant qu’espèces fixées.

 

Pouvaient exister ? Là était la problème. Quand on constate aujourd’hui la disparition de races parfaitement humaines – comme les Peaux-Rouges – repoussés, traqués, massacrés par les Américains ; quand on voit que des espèces animales, comme le bison disparaissent peu à peu à ce point qu’on cherche à en conserver à grands frais quelques types survivants, comment supposer que des êtres voisins de l’homme eussent échappé à la violence du conquérant, qui, par le droit de son intelligence subitement développée, devenait le maître de la terre et supprimait ses rivaux ?

 

Pourtant, si quelques spécimens de ces races anti-humaines avaient survécu ? Les anciennes légendes reposent très probablement sur des faits vrais, défigurés par l’ignorance ou embellis par l’imagination. Cette théorie fut émise autrefois par le philosophe Evhemère. Van Kock la faisait sienne : les géants, les monstres avaient réellement commis les forfaits dont l’histoire mythologique les accusent et avaient été détruits par des hommes que la reconnaissance publique avait élevés au rang des demi-dieux.

 

Mais refoulés, repoussés de la terre civilisée, n’en étaient-ils pas qui eussent trouvé un refuge dans des solitudes impénétrables ?

 

Et voici qu’à vingt ans, Van Kock, dans sa passion de chercheur, était venu explorer l’île de Sumatra : alors que ses compatriotes ne rêvaient que conquête fructueuse, que découverte de richesses, lui, s’inspirant de quelques légendes qui étaient parvenues jusqu’en Europe, s’était donné la mission d’explorer, seul, avec une hardiesse admirable, la régions où nul n’avait encore pénétré.

 

Il était revenu dans son pays, ayant vu – de ses propres yeux – des êtres qui formaient un chaînon entre les races simiesques et humaines. Il le proclama, exposant ses arguments, ses preuves… Alors ce fut dans le monde savant, chez les fonctionnaires, dans la bourgeoisie, dans les académies, chez tous ceux qui, exploitant les connaissances acquises, repoussent systématiquement tout ce qui pourrait troubler leur sérénité et leur imposer des études nouvelles, un tollé formidable. On le traita d’ignorant, de menteur, d’hérétique même et, du haut de la chaire, tombèrent sur lui les anathèmes.

 

Ne niait-il pas la création, telle qu’elle est expliquée par les livres hébreux ! Mais il y eut autre chose : il était riche. Sa famille le dénonça comme fou, provoqua des jugements contre lui, obtint son interdiction : la passion de l’or achevait l’œuvre commencée par l’intolérance ignorante. Il était déshonoré, montré au doigt, ruiné, menacé d’un internement dans un hospice d’aliénés.

 

Alors, dégoutté des hommes, de leur sottise, de leurs petitesses et de leurs avidités, sachant d’ailleurs que son arrestation n’était plus qu’une question d’heures, il s’était évadé, pour ainsi dire, et, épuisant ses dernières ressources, il s’était embarqué sous un faux nom. Arrivé à Sumatra, échappant par miracle aux dangers que lui faisait courir la haine des indigènes contre les Européens, il s’était engagé dans les forêts, avait marché pendant des semaines et des mois à travers les montagnes, gravissant les pics les plus inaccessibles, se défendant contre les bêtes, et enfin il était tombé au milieu d’une tribu d’anthropomorphes.

 

Là encore, le danger était terrible : car chez ces êtres, alors plus près du singe que de l’homme, les instincts de brutalité féroce prédominaient : une circonstance imprévue l’avait sauvé. Il avait guéri, par une opération chirurgicale… le père de To-Ho alors enfant, et dès lors les Aaps – comme il les appelait du mot hollandais qui signifie singe – l’avaient accueilli, respecté, aimé.

 

Depuis près de soixante ans, il vivait au milieu de ces êtres en qui il avait reconnu des aptitudes – encore rudimentaires – à l’humanité. Il avait pris To-Ho sous sa protection, l’avait soigné, instruit. Ayant reconnu en les Aaps la faculté du langage à l’état primitif, il l’avait développée. To-Ho, à son tour, s’était fait l’éducateur de la tribu.

 

Mais sur une centaine de couples qui le composaient, et dont le nombre diminuait chaque année par une étrange consomption que Van Kock combattait, sans parvenir à l’enrayer tout à fait, à peine un tiers profitait réellement de ses enseignements. Seul, To-Ho et cinq de ses compagnons s’élevaient réellement, peu à peu, à la dignité d’hommes.

 

Chez les autres, c’étaient des continuelles alternatives de progrès et de décadence.

 

Les instincts d’anthropoïdes étaient les plus forts : mais, chose curieuse, ils se mélangeaient en quelque sorte aux vices humains, pour produire une floraison mauvaise et perverse.

 

C’est ainsi que les quelques outils dont Kock était parvenu à leur enseigner la fabrication et l’usage déjà leur avaient servi d’armes, en des luttes brutales et meurtrières, ou bien que les rudiments de vêtements dont on leur avait appris l’utilité étaient devenus prétexte à d’orgueilleuses différences, à de ridicules ornementations.

 

Les Aapas surtout – les femelles – avaient compris avec une étonnante promptitude ce que tel ou tel oripeau – collier de graines, coiffure de fleurs, draperie de branchages – pouvaient ajouter à ce qu’elles considéraient – les pauvres guenons ! – comme leur beauté. À l’instinct pur et simple de la sélection entre aaps de genres différents, étaient venus se juxtaposer les préférences nées de la vanité, de la coquetterie, de la jalousie. Et par une étonnante prescience de la sottise humaine, ces êtres primitifs avaient fait élection de l’or comme signe de supériorité, de puissance et d’amour !

 

L’or ! qui se trouvait à l’état natif dans les torrents ! qui parfois surgissait des roches ou des vallons ! L’or qui jaillissait des minerais broyés !…

 

Le premier, Kock, avait poussé ce cri : « L’or, c’est l’ennemi ! »

 

Et To-Ho l’avait compris, surtout le jour où des prospecteurs, s’aventurant jusqu’aux confins de ces solitude, avaient tué des aaps pour s’emparer de leurs cachettes ; avaient tué son fils, le pauvre petit, qui n’avait commis d’autre crime que de ne pouvoir répondre à ceux qui le voulaient contraindre à révéler les gisements !

 

Combien cette première notion de la perversité de l’or s’était accrue, lorsque To-Ho s’était, une fois, aventuré chez les hommes et avait constaté par lui-même que l’or conférait à ses possesseurs la toute-puissance du mal !

 

Dans ce cerveau aux lobes épais, aux circonvolutions mal définies, les idées se manifestaient vagues, lourdes en quelque sorte, comme celles qui naissent dans le demi-sommeil, en une lueur trouble.

 

Kock lui avait montré l’or fauteur de discordes et de meurtres, et l’avait amené à cette conception dont la simplicité l’avait frappé : Il faut tuer l’or, partout et toujours !

 

Comment ? Ceci était le secret de Kock, et il avait attendu longues années pour le communiquer à To-Ho, tant il avait redouté que l’anthropopithèque, dans un de ces mouvements de rage où reparaissaient ses instincts de bestialité, – et qui devenaient, il est vrai, de plus en plus rares, – n’usât de la puissance dont lui, Kock, était le détenteur intelligent – pour provoquer quelque catastrophe effroyable.

 

Quelle était cette découverte de Kock ?

 

Nous avons dit que, de longue date, partant de l’hypothèse de l’unité de la matière, il avait étudié les procédés des alchimistes, par lesquels ils s’efforçaient de transformer les métaux, plomb, mercure en or. Kock s’était fait ce raisonnement que peut-être la régression était plus facile, c’est-à-dire la réduction de l’or – non plus considéré comme corps simple – à ses éléments primitifs. L’or, il en avait la conviction, était du métal mûri ; il savait que, dans les mines du Mexique, il arrive fréquemment que les ouvriers indigènes rejettent des minerais en disant : « Cet or n’est pas mûr » estimant que la matière minérale, pour passer à l’état d’or, a encore besoin d’une période d’incubation sous l’influence de la double chaleur souterraine et solaire.

 

D’où cette conclusion que l’or – mûri – se pouvait pourrir, comme le fruit, se désagréger et n’être plus semblable à lui-même, pas plus que la pêche ou la cerise, – ou tout corps organique, – de par la décomposition, ne conserve sa contexture et sa forme… Tuer l’or, de telle sorte que son cadavre se décomposât, tel était le problème que Van Kock s’était posé. Pendant des années, il s’était livré à des expériences sans fin : même il avait tenté de produire une chaleur plus forte que celle du soleil, d’après cette idée préconçue que, mûri par la chaleur, l’or se devait désagréger par une chaleur supérieure à celle qui l’avait engendré.

 

Il avait brûlé des forêts pour obtenir ce foyer de monstrueuses incandescences : et tout avait échoué. L’or fondait, mais se retrouvait en lingot, impérissable.

 

Un jour, dans le laboratoire qu’il s’était construit, – et qui, pour les Aaps, était un lieu de vénération craintive, comme le temple, – il soumettait à des procédés d’analyse des minerais trouvés dans un des plis de la montagne.

 

La désagrégation s’était opérée. Kock avait constaté que les éléments dissociées lui étaient déjà connus, et après un examen superficiel, il s’en était allé, fermant derrière lui la porte de sa hutte.

 

Il était revenu, seul, le soir, et soudain s’était arrêté, interdit.

 

À travers la vitre, qu’il avait taillée dans un bloc de mine, il apercevait une lueur, blanche, douce, d’un éclat étrange.

 

Que se passait-il là dedans ? Il était bien certain cependant de n’avoir pas allumé la lampe de résine qui d’ordinaire l’éclairait et d’ailleurs, quelle différence entre cette lumière jaune, fuligineuse, et celle-ci – qui était claire comme celle d’une étoile !

 

Il entra. Le foyer de cette lueur était dans le creuset : avec une hâte fiévreuse, il regarda, il étudia… dans le fond du matras, une parcelle – métallique, minérale – gisait, et de cette parcelle émanais une lumière… bien plus, une chaleur !…

 

Révélation foudroyante ! La matière, source par elle-même de force et de mouvement !… Avec quelle passion, il se remit à l’étude !… et quels dangers il affronta ! Car à mesure qu’il dégageait le mystérieux métal des minerais dont un immense gisement se trouvait au fond de la vallée, à mesure qu’il en augmentait la masse, il constatait des effets stupéfiants, terrifiants surtout.

 

Le nouveau métal, ayant en lui la force productrice de lumière et de chaleur, c’est-à-dire émettant plusieurs millions de vibrations par seconde, était un agent terrible de désagrégation des choses.

 

Plus Van Kock le purifiait, l’obtenait à l’état natif, et plus la force qui s’en dégageait l’épouvantait : projeté à la dose d’un centième de milligramme sur la roche la plus dure, il le pulvérisait… et à son contact, les métaux les plus réfractaires – l’or – se volatilisaient en quelque sorte…

 

Avec un kilo de cette matière, Van Kock eût fait sauter la planète…

 

Il varia ses expériences, les contrôla, les amplifia… et il constata avec un orgueil terrifié qu’il était désormais le maître de la vie terrestre, qu’il pouvait, s’il lui plaisait, anéantir d’un seul coup…

 

À quoi bon ? Pourquoi ne pas laisser les hommes vivre leur vie, évoluer lentement vers le progrès. Se venger d’eux, de leur sottise, Van Kock avait l’âme trop haute pour concevoir pareilles pensée !…

 

Il songea à rentrer dans le monde, armé de cette formidable puissance. Il se disait que, grâce à elle, l’industrie prendrait un essor nouveau, que la terre changerait d’aspect, que les montagnes m’abaisseraient pour que les peuples pussent mieux se mêler et se tendre les mains ! Un instant, ce rêve d’humanité – par la puissance de la science – le hanta et l’affola presque…

 

Il se ressaisit : certes, si les hommes avaient droit au titre de race supérieure, quelle joie c’eût été de remettre entre leurs mains un pareil outil de progrès, de résoudre tous les problèmes de mécanique, de rénover toutes les industries de transport, de dompter en un mot la terre et de lutter à forces égales contre les forces aveugles de la nature !…

 

Mais Van Rock se souvint que, de cette puissance, les hommes se serviraient avant tout pour s’entre-détruire, pour s’asservir, pour se piller les uns les autres ; les guerres se déchaîneraient plus furieuses, et, dans l’épouvantable conflit des ambitions, le monde tout entier s’écroulerait !…

 

Et il se résigna à garder son admirable et dangereux secret. Mais, du moins, il pouvait servir à protéger ses amis, ses frères d’élection, To-Ho et ses amis.

 

Grâce au Phœbium, comme il avait baptisé cette matière en l’honneur du Soleil, il pouvait repousser l’invasion des chercheurs d’or, en leur montrant, par la destruction des gisements, l’inanité de leurs tentatives.

 

Avec les précautions les plus minutieuses, il avait initié To-Ho à la manipulation du terrible produit : il lui avait confié une baguette qui portait à son extrémité une capsule, contenant une parcelle infinitésimale de Phœbium, et avec laquelle il suffirait de toucher l’or pour qu’il se désagrégeât et se transformât en une boue noire dans laquelle l’analyse chimique la plus minutieuse n’eût pas retrouvé un vestige du précieux métal ; et souvent déjà, ils avaient détruit ainsi des amas de pépites, recueillies et emmagasinées par les Aaps eux-mêmes, en leur vague passion de luxe et d’enrichissement, et ainsi ils avaient transformé des embryons de mines en de véritables cloaques devant lesquels les plus hardis prospecteurs avaient reculé…

 

Mais par un dernier esprit de précaution, Van Kock n’avait pas révélé à To-Ho le mode de fabrication de la mystérieuse matière, non plus que les effets foudroyants qui se pouvaient obtenir.

 

Ces explications données, – un peu longues, mais indispensables à l’intelligence de ce récit, – revenons à nos deux personnages, l’homme et le pithécanthrope, qui, ainsi que nous l’avons dit, se dirigeaient vers un point du vallon où on entendait des clameurs et des rires.

 

Après avoir franchi un étroit défilé formé par deux masses basaltiques taillées à pic, comma si elles eussent été séparées par le coup d’un glaive énorme, ils se trouvèrent tout à coup dans une sorte de petit cirque, clos de tous les côtés par des roches inégales, disparaissant presque complètement sous des touffes vertes.

 

Un cri de surprise, de colère aussi, leur échappa. La scène qui apparaissait à leurs yeux était à la fois si étrange et si burlesque que leur stupéfaction s’expliquait d’elle-même.

 

Sur un tertre, au milieu du cirque, une Aap femelle était couchée, à demi étendue sur un amas de branchages : elle avait au front une espèce de diadème fait de fleurs d’un rouge écarlate, et sur son cou, sur ses épaules, à ses bras, à ses jambes, serpentaient des lacis de lianes dans lesquelles étaient retenues des pépites d’or.

 

Autour d’elle, d’autres femelles s’étaient disposées, avec un singulier instinct de théâtre et de mise en scène, sur les plans inclinée du monticule, et là, en des poses étudiées – plus bizarres que gracieuses, et grotesques surtout par la laideur des coryphées – semblaient les adoratrices ou plutôt les prêtresses de l’idole choisie.

 

C’étaient comme des rudiments de coquetterie féminine, quelque chose de brutal, de sauvagement passionné de couleur et de lumière : où avaient-elles trouvé les morceaux de cristal de roche, les pierres brillantes aux nuances multiples ?

 

Plus maladroites encore, plus dénuées de goût que celle qui, au milieu, figurait une sorte de reine ou de déesse, elles s’étaient en quelque sorte ligotées, engainées de pierres, de pépites, de lianes et de fleurs, et à travers ce lacis, leur peau noire et velue, à bouquets hérissés, apparaissait en sa laideur parfaite.

 

Puis elles minaudaient, riaient, grognaient, tournaient les yeux dont on ne voyait plus que la sclérotique blanche, tandis qu’avec leurs bras et leurs jambes elles esquissaient des gestes d’une désolante inharmonie.

 

Mais ceci n’était rien auprès de l’incroyable et fantastique spectacle qu’offraient les Aaps mûres. Ceux-ci, à vrai dire, ressemblaient à une troupe de démons aliénés.

 

Debout, gesticulant, hurlant, bondissant, se culbutant, ils tournaient en une ronde sabbatique autour du tertre des déesses, tandis que d’autres, non moins fous, non moins déséquilibrés, tapaient à tour de bras sur des morceaux de bois, dont le son claquant arrivait, par des dissonances exaspérées, à produire une épouvantable cacophonie.

 

Chose curieuse, ces primitifs avaient la notion des différentielles sonores. Chacun avait choisi, pour sa manifestation musicale, un morceau de bois, une pierre qui, frappée, donnait une note inadéquate aux autres : et les tons, et les notes se mêlaient en un tohu-bohu inextricable, d’autant plus fatigant que les résonances n’étaient que bruyantes, mates et sans prolongement vibratoire.

 

Mais ce qui donnait à cette orchestration un caractère plus diabolique, c’est qu’elle s’accompagnait d’effets de voix… – et quelles voix !… Rien que des cris, venant de la gorge, de la poitrine, tantôt pareils à des gargouillements de liquides retenus dans un conduit étroit, tantôt larges, rauques, émis des profondeurs de la cage thoracique.

 

Et il semblait que chacun de ces êtres n’eût à sa disposition que quelques vociférations spéciales, toujours les mêmes, et qu’il répétait dans un ordre invariable, avec plus ou moins de force, en variant seulement le rythme. Là était d’ailleurs la profonde différence qui séparait ces manifestations vocales de celles des animaux sauvages, sans parler des oiseaux, bien entendu.

 

Tandis que le rugissement du lion, du tigre, que le sifflement du serpent, que le barrissement de l’éléphant, que le hennissement du cheval, ou le braiment de l’âne ont toujours, pour chaque individu, la même sonorité, ce qui prouve qu’ils ne sont pas maîtres de leur voix et ne la jettent que dans un effort réflexe, les Aaps au contraire semblaient calculer la portée, la durée, la périodicité de leurs cris.

 

Et comme justement, en ce moment, ils étaient au comble de l’exaltation, ces cris – dont les modalités étaient en moyenne de six – mais dont les intermittences étaient innombrables – produisaient une musique de Babel, discordante, croissante, beuglante, insupportable à entendre.

 

Il y avait des rires qui jaillissaient comme des glapissements, tandis que tous les corps étaient agités de mouvements convulsifs, et cette furie était partagée par les mâles, les femelles et les petits Aaps qui se trémoussaient en turbulences épileptiques.

 

Du premier coup d’œil, Van Kock avait compris. À l’exception d’un groupe de six ou huit Aaps qui, réfugiés dans un coin de roche, regardaient cette scène démoniaque de leurs gros yeux étonnés, presque terrifié, tous ces êtres étaient ivres.

 

Ivres, comment ? Certes, To-Ho savait que certains avaient trouvé le moyen, en concassant, en écrasent des baies facilement trouvées dans cette plantureuse végétation, de composer une liqueur qu’ils laissaient ensuite fermenter et qui produisait sur eux un effet d’ivresse, d’empoisonnement plutôt, dont Van Kock avait dû souvent combattre les effets, mais qui jusqu’ici n’avait déterminé chez eux qu’une agitation passagère et sans caractère convulsif.

 

Mais jamais le pithèque n’avait vu ses frères en cet état de monstrueuse dégradation. Ils semblaient ne rien voir, tout à leurs chants, à leurs danses.

 

To-Ho courut à ceux qui étaient restés calmes et les interrogea. Il comprenait mal leurs réponses, d’autant que le langage rudimentaire qu’ils employaient entre eux comportait trop peu de vocables pour exprimer des idées peut-être nouvelles.

 

Van Kock s’était approché, et, ayant écouté, son intelligence plus subtile le mit bientôt sur la voie de l’énigme à résoudre.

 

« Viens, dit-il à To-Ho en leur hollandais de convention, et que nos six amis nous suivent courageusement… »

 

Et il se lança résolument à travers les groupes de convulsionnaires, les bousculant, les écartant ; ils chancelaient, titubaient, tombaient. Mais alors que le plus faible d’entre eux n’aurait eu qu’à saisir le docteur entre ses mains énormes pour le pulvériser, ils le laissaient faire, abrutis, stupides.

 

To-Ho avait obéi à l’ordre de Van Kock, et ainsi tous deux étaient arrivés, suivis des Aaps sobres, jusqu’au pied du monticule sur lequel les femelles étaient juchées, et comme ils cherchaient à les écarter, les mégères simiesques se blottirent les unes contre les autres, formant une phalange que défendaient, comme les hastes des soldats anciens, leurs ongles dardés en avant.

 

Van Kock reçut une estafilade en plein visage ; une d’elles s’accrocha à To-Ho, cherchant à lui crever les yeux, tandis que les autres, furieuses grinçaient des dents, griffant ceux qu’elles pouvaient atteindre, mordant et grimaçant effroyablement.

 

Mais, d’une poussée vigoureuse, To-Ho et ses compagnons parvinrent à se frayer un passage, et tout à coup Van Kock poussa un cri…

 

L’appui, le coussin moelleux sur lesquels les guenons – car en ce moment elles ne méritaient pas d’autre appellation – étaient étendues en leurs poses poétiques, c’étaient… quatre fûts, dont trois étaient défoncés et d’où coulaient encore les derniers restes d’une liqueur que Van Kock, le bon Hollandais, reconnut à premier odorat pour du genièvre de choix…

 

Les fûts avaient été crevés au hasard, les brutes s’étaient jetées à plat ventre pour boire, léchant même le sol imbibé… et bientôt si ivres, qu’ils ne s’étaient même pas aperçus que le dernier fût était encore intact.

 

Comment les fûts se pouvaient-ils trouver là ? D’où les Aaps les avaient-ils amenés ?

 

« Les hommes sont-ils donc près de nous ? dit Van Kock. Ah ! les misérables seront des traîtres sans le savoir et amèneront la ruine de leur pauvre tribu. »

 

To-Ho, lui aussi, avait compris les causes de cette ivresse formidable : tous avaient bu jusqu’à folie, les femelles comme les mâles ; celles-ci s’étaient hâtées d’aller déterrer les pépites d’or qu’elles avaient enfouies pour les dérober aux recherches de Van Kock.

 

To-Ho n’hésita pas : il alla droit au fût qui restait et, le soulevant de ses deux bras tendus, il le jucha sur son épaule ; puis, criant d’un ton d’autorité pour qu’on lui fit place, il se mit à marcher…

 

On comprend son dessein : il voulait aller le précipiter dans une des crevasses de la montagne. Les compagnons s’étaient groupés autour de lui.

 

Pendant ce temps, en une seconde, Van Kock, tirant de son vêtement une baguette de phœbium, avait touché les pépites d’or, éparses sur le sol : il y eut une sorte de crépitation et le métal éclata, se dissolvant en boue. Chose singulière, chacune des parcelles d’éclat semblait douée instantanément des mêmes propriétés que le phœbium, et l’or se désagrégeait par une espèce de contagion.

 

Les femelles, les premières, s’avisèrent de l’œuvre à laquelle se livrait Van Kock, et, exaspérées, coururent pour défendre leurs trésors, se jetant à terre, ramassant la boue à poignées, gémissant de cette transformation, essayant de sauver les pépites non encore gangrenées. Mais les derniers morceaux d’or encore restés intacts éclataient entre leurs doigts… Elles criaient, portaient leurs mains à leur tête, à leurs épaules, comme pour préserver du moins les bijoux rudimentaires qu’elles s’étaient fabriquée, et ceux-ci, à peine touchés, claquaient, s’écrasaient, s’émiettaient en une poudre brune et visqueuse…

 

À la vue de leur trésor anéanti, les femelles entrèrent dans une fureur indescriptible, se livrant à d’horribles contorsions de terreur : puis, leur rage ne connaissant plus de bornes, elles se ruèrent sur Van Kock pour le déchirer.

 

Celui-ci reculait, se débattant de son mieux, retrouvant pour se défendre une vigueur supérieure à celle de son âge.

 

Mais l’exaspération de ces furies velues décuplait leurs forces.

 

« To-Ho ! To-Ho ! cria le Hollandais. À moi ! À moi ! »

 

Mais, de son côté, To-Ho était aux prises avec les Aaps qui, irrités de voir emporter le fût de genièvre, s’étaient jetés au devant de lui pour l’empêcher de passer.

 

En vain, il leur parlait. En vain, aidé par ceux de ses compagnons qui, n’étant pas ivres, lui restaient fidèles, il s’efforçait de se frayer un passage, à chaque minute le danger devenait plus terrible.

 

Ces primitifs – d’ordinaire si doux, indolents et indifférents – étaient affolés par cette boisson empoisonneuse.

 

Comment donc se l’étaient-ils procurés ?

 

C’étaient des prospecteurs qui, plus hardis que les autres, étaient arrivés à proximité de leur retraite et avaient installé, dans une gorge sauvage, un camp d’où, pensaient-ils, ils pourraient examiner le pays.

 

Les Aaps les avaient surpris : ils se seraient contentés de les mettre en fuite, si les Européens, épouvantés de ces apparitions fantastiques, ne s’étaient défendus à coups de feu…

 

Deux Aaps étaient tombés, foudroyés. Alors les autres, exaspérés, et d’autant plus courageux qu’ils n’avaient aucune notion du danger, s’étaient ruée sur leurs adversaires, les avaient enveloppés et massacrés, jusqu’au dernier.

 

Puis, retrouvant en quelque sorte tous leurs instincts ataviques de brutes simiesques, ils avaient saccagé les tentes, brisé les armes, les outils, lacéré les étoffes, les vêtements… jusqu’au moment où le hasard, les mettant en présence des fûts de liqueur, leur avait révélé ce qu’ils contenaient.

 

On devine le reste ; comment, chargeant ces petits tonneaux sur leurs épaules, ils les avaient rapportés dans leur repaire. Déjà hypocrites, et devinant par une intuition singulière que To-Ho ne devait pas être averti de l’aventure, ils étaient venus se cacher dans cette partie éloignée du val, et l’orgie avait commencé. Mâles et femelles s’étaient gavés de ce genièvre brûlant dont la saveur leur était inconnue, et maintenant, ils rétrogradaient rapidement au stade des plus bas anthropoïdes…

 

Ils n’étaient plus hommes que par l’instinct de la jouissance immédiate et perverse : sous l’influence de l’ivresse, les ignobles passions de l’animal se réveillaient, et, en quelques heures, toute l’œuvre de progrès, tentée, à demi réalisée par Van Kock et To-Ho, était anéantie…

 

Les Aaps n’étaient plus que des singes redescendus au degré le plus intime de la bestialité, stupidement féroces.

 

To-Ho avait entendu le cri d’appel de son ami, de celui qu’il considérait comme son père, de l’homme qui lui avait communiqué une parcelle de son humanité, et qui, dans l’obscurité de se conscience encore ensommeillée, avait fait luire les premières aurores du progrès…

 

Il avait bondi sur une roche et de là avait vu Van Kock prêt à succomber sous les attaques des forcenés.

 

Alors, s’armant du tonneau qu’il portait, comme d’une énorme massue, il fonça à travers les Aaps, que jusque-là il avait tenté de ménager, tant le sentiment de la fraternité peu à peu s’était introduit dans son cerveau ; mais maintenant il avait la notion d’un devoir supérieur, le salut du bienfaiteur.

 

Son élan fut si violent qu’il parvint jusqu’à lui, et, en quelques horions bien distribués, dispersa les femelles qui s’enfuirent vers les Aaps en poussant des cris discordants.

 

Ceux-ci, surexcités encore par le traitement mérité que venaient de subir leurs compagnes, se mirent à arracher des quartiers de roche et à lapider les deux amis : ces pithèques étaient robustes et sous leurs efforts, dont leur fièvre doublait l’énergie, des blocs énormes se détachaient. Ils se mettaient à dix pour les hisser sur la hauteur et de là les faisaient rouler sur leurs adversaires qui plusieurs fois déjà avaient failli être écrasés.

 

To-Ho s’était placé devant Van Kock et avec habileté parvenait à détourner les coups. Mais il était évident que leur résistance ne pouvait durer longtemps.

 

Nous avons dit que le lieu où se passait cette scène était une sorte de cirque, enclos de toutes parts par des rochers à pic dont l’escalade était impossible.

 

Une seule issue : la faille par laquelle To-Ho et Van Kock étaient entrés et qui maintenant était occupée par les Aaps, fous de rage et décidés à tuer celui qu’ils considéraient comme leur implacable ennemi, To-Ho, qui leur avait arraché le fût de liqueur et qui maintenant l’avait brisé sur le sol, en l’y précipitant.

 

Les Aaps voyaient cela, le flot de breuvage se répandant sur la terre qui le buvait, l’absorbait… et des hurlements forcenés criaient leur rage et leur désappointement. Les pierres pleuvaient plus dru sur les deux amis… mais tout à coup un des Aaps eut une idée démoniaque…

 

Tout le cirque était occupé par de hautes herbes, très sèches.

 

Il y avait eu soudain un arrêt dans l’attaque. Était-ce une accalmie ? L’épuisement avait-il raison de la fureur ? Était-ce la paix prochaine ? L’illusion ne pouvait exister : car si To-Ho et Van Kock hasardaient un pas vers l’entrée du défilé, aussitôt la lapidation recommençait, plus violente et plus dangereuses.

 

Déjà To-Ho avait été atteint en plein crâne et son sang coulait.

 

Van Kock avait été renversé et n’avait pu se redresser qu’à grand’peine.

 

« Mais que font-ils donc ? murmura le Hollandais à l’oreille de son compagnon. Voyez ce petit groupe qui se cache derrière les assaillants et autour duquel les femelles s’empressent, avec des gestes de curiosité et d’admiration… ma vue est affaiblie… je ne puis distinguer… »

 

To-Ho était monté sur la tertre, regardant.

 

Tout à coup, il poussa une exclamation de surprise, de terreur :

 

« Vou ! Vou ! »cria-t-il à pleins poumons.

 

Et ce mot, qui était le rudiment du mot hollandais vuur, signifiait le feu !

 

Van Kock comprit et cria à son tour :

 

« Nous sommes perdus ! et c’est moi qui leur ai appris cela ! »

 

Cela, c’est-à-dire la manière de produire du feu, en faisant tourner violemment une pointe de bois dans une plaque d’arbre dur et sec. Et soudain la réalité leur prouva qu’ils avaient bien deviné.

 

Les Aaps étaient parvenue à enflammer une touffe d’herbes sèches et, avec des clameurs sauvages, ils venaient de mettre le feu aux broussailles du cirque…

 

Il y eut une série de crépitations, de petites détonations multipliées, puis soudain la flamme jaillit, étincelante, conquérante, et avec une rapidité prodigieuse elle se propagea, courut, en cercle d’abord, le long des roches, enveloppant les deux amis d’un anneau d’incendie…

 

To-Ho et Van Kock voyaient cela et frissonnaient.

 

C’était la mort, la mort douloureuse et horrible !

 

La fuite ? elle était impossible ! Les Aaps, – que leur instinct démoniaque ne trompait pas – fermaient le défilé, prêts à s’enfuir dès que l’œuvre sinistre serait accomplie… ils saluaient de leurs rugissements féroces la victoire de leur lâcheté… les femelles les excitaient, montraient le poing aux deux condamnés et lançaient des crachats dans leur direction…

 

Le feu accomplissait son œuvre : maintenant c’était dans les broussailles des grondements sourds. Parfois il semblait que la flamme se fût arrêtée, mais la fumée qui sortait au-dessus des brindilles prouvait qu’elle continuait sournoisement son chemin, et c’était tout à coup comme des fusées horizontales qui traçaient dans la végétation des lignes d’incendie.

 

Peu à peu, l’espace encore indemne se rétrécissait. To-Ho et Van Kock fuyaient devant le fléau qui les poursuivait, les cernait. Le pithèque s’était lancé dix fois à l’assaut des roches, mais il était retombé…

 

Van Kock, concluant à l’impossibilité de l’effort, restait calme, la tête inclinée sur sa poitrine, pensif et comme absorbé par une méditation intérieure.

 

Il y eut un nouveau jaillissement de feu : tout l’espace qui se trouvait au fond du cirque brûlait, et les victimes étaient repoussées vers le défilé où les Aaps les attendaient, pour les repousser dans la fournaise.

 

À ce moment, les six pithèques qui, depuis le commencement de cette scène, avaient refusé de faire cause commune avec leurs congénères se séparèrent, avec leurs compagnes, du groupe des assaillants et coururent vers To-Ho.

 

Ils venaient mourir avec lui.

 

Et pour accomplir leur sacrifice, ils arrivaient à peine à temps, car maintenant, entre la limite de l’incendie et l’entrée du défilé, il restait à peine une dizaine de mètres, plus dénudés d’ailleurs et où le feu n’avait pas de prise.

 

C’était quelques minutes de répit, car la chaleur se faisait intolérable et, en ce peu d’espace, la station était impossible…

 

Pourtant To-Ho voulut faire une dernière tentative. Le malheureux, qui tant de fois s’était dévoué pour ses compagnons ; qui avait rêvé de les élever peu à peu à un stade supérieur à l’animalité ; qui, dernier survivant d’une race dont l’origine se perdait dans les origines de la terre, avait la notion d’une vie plus intime, d’une cérébralité plus large dont un vague reflet s’était glissé jusqu’aux intimités de son être, To-Ho contemplait son œuvre perdue…

 

Il voyait le martyre de Van Kock dont la bonté, la patience lui avaient ouvert des horizons moraux jusque là inconnus : de ses fidèles qui, moins évolués que lui, cependant prouvaient par leur admirable sacrifice qu’ils étaient dignes de monter plus haut dans l’échelle des êtres…

 

Et puis il pensait à sa compagne, à l’enfant des hommes qu’il avait voulu sauver – et que ces brutes tenaient dans un stupide paroxysme de vengeance.

 

Il parla, il adjura ses compagnons, ses amis, ses frères de renoncer à leur dessein barbare. Il les suppliait de leur livrer passage.

 

Il employait alors la langue des pithèques, faite de modulations, de grondements, et dans son désespoir, cette langue que Van Kock était parvenue à comprendre révélait, dans ses expressions incomplètes et rudimentaires, une grandeur douloureuse et presque sublime…

 

Des huées, des vociférations, des discordances âpres et croissantes lui répondirent…

 

Il était condamné et, avec lui, Van Kock et ses amis :

 

« Ma pauvre Waa ! » murmura-t-il en se tournant vers le Hollandais.

 

Mais celui ci, tressaillant comme s’il s’éveillait d’un profond sommeil, regarda autour de lui… la mort – et quelle mort ! n’était plus qu’une question de minutes, de secondes peut-être…

 

« Ma foi ! tant pis ! cria-t-il à son tour. Jamais je n’ai tué personne – mais puisqu’il le faut… »

 

Il avait brandi la baguette de Phœbium dont il ne s’était pas dessaisi.

 

Elle était munie à l’intérieur d’un ressort très habilement ménagé, et qui pouvait lancer la terrible substance à une distance assez longue… Il hésita encore un instant : justement To-Ho reçut en plein corps, à ce moment même, une pierre qui, sous le choc, le plia en deux… il n’y avait aucun quartier à attendre…

 

Van Kock brandit son arme et déclencha le ressort…

 

Le morceau de Phœbium alla frapper de biais une des roches du défilé et ricocha sur l’autre côté… Et instantanément toute la masse se dégagea, s’effondra, se pulvérisa, enfouissant dans sa chute de boue noire les Aaps qui n’avaient pas même conçu la notion du danger…

 

En même temps, des deux côtés, grâce à l’écroulement, des voies s’ouvraient…

 

« En avant ! » cria Van Kock.

 

Le petit groupe s’élança ; au moment où il parvenait à l’issue miraculeuse, le cirque s’enflamma tout entier…

 

Mais ils étaient sauvés…

 

To-Ho et Van Kock coururent, hors d’haleine, jusqu’au sommet de la colline… Waa était auprès de George… ils n’avaient rien vu, rien entendu… l’enfant des hommes jouait avec la pithèque, qui était toute joyeuse.

 

CHAPITRE IV

La catastrophe du défilé avait eu des résultats terribles.

 

La population du Aapland s’était trouvée tout à coup réduite à une vingtaine de familles : et chez ceux qui avaient été témoins du cataclysme, la terreur avait produit une sorte de dépression nerveuse qui se traduisait par une régression à l’état animal.

 

To-Ho lui-même avait reçu le contre-coup de cette terrible secousse : certes il ne reprochait pas à Van Kock l’acte libérateur auquel il devait la vie et celle de ses amis : mais, malgré lui, le vieil Hollandais lui inspirait maintenant un sentiment d’épouvante dont il ne pouvait se défendre.

 

C’est qu’aussi jamais Van Kock ne lui avait révélé les effets foudroyants du Phœbium dont il croyait le pouvoir limité à la destruction de l’or. Dans cette tête fruste, où les lobes cérébraux ne fonctionnaient que dans un engourdissement, les idées très lentes ne s’affirmaient qu’après un long enfantement, comme si elles dussent d’abord, par un travail patient, être dégagées de leur gangue.

 

Van Kock lui apparaissait maintenant comme un être doué d’une puissance colossale, appartenant à la race bizarre, effrayante qu’il n’avait entrevue qu’à travers un brouillard de sang. En vain le brave Hollandais, qui, en somme, ne s’était laissé entraîner à son œuvre de destruction que pour l’arracher à la mort, pensant plus au pithèque et à ses amis qu’à lui-même, s’efforçait de le ramener à une plus saine intelligence des choses.

 

To-Ho lui témoignait toujours la même affection : mais Van Kock s’apercevait que lorsque le primitif s’entretenait avec lui, une angoisse inexpliquée hérissait son poil fauve.

 

L’enfant cependant les rapprochait : le jeune George, remis enfin de ses terribles fatigues et de ses angoisses, bien vite s’habituait au monde étrange dans lequel il vivait. La bonne Waa, d’ailleurs, subissait tous ses caprices et de cette inlassable complaisance, il avait abusé bien vite avec l’inconscient despotisme des enfants gâtés.

 

To-Ho et sa compagne, comme les autres Aaps, apparaissaient à George comme des êtres inférieurs, des animaux sur lesquels sa qualité d’homme lui conférait une autorité sans limite.

 

Van Kock ne lui était point sympathique : outre que le centenariat approchant l’enlaidissait à souhait, il était certain que la continuelle fréquentation des pithèques imprimait à sa physionomie, à ses allures, un caractère parfaitement simiesque. Ainsi les époux arrivent, par une longue communauté d’existence, à se ressembler physiquement.

 

Les cheveux et la barbe hirsutes, la face plissée de mille rides croisillées, Van Kock – pour être franc – était plus laid qu’un singe, et la bonté de son regard intelligent ne compensait pas aux yeux du jeune homme la bizarrerie grotesque de son extérieur.

 

Puis Van Kock avait à ses yeux un autre défaut.

 

L’éducation de George était plus que rudimentaire : ce n’était pas auprès de Kota-Rajia qu’il avait pu acquérir des connaissances bien étendues et le vieux Hollandais avait entrepris de lui apprendre les éléments des sciences, particulièrement chimiques et naturelles.

 

Mais le jeune homme – l’enfant pour mieux dire – aimait beaucoup mieux aller faire dans les montagnes, à travers la forêt, de longues excursions avec To-Ho qui, en son instinct de paternité retrouvée, ne savait rien lui refuser.

 

Aussi To-Ho était un professeur de gymnastique comme il s’en pouvait difficilement trouver : la course, le saut étaient des jeux pour lui, et George était devenu bien vite un élève émérite.

 

Une façon de langage s’était instituée entre eux, aidée d’une pantomime expressive. Naturellement le nombre d’idées dont disposait To-Ho n’était pas considérable, mais, en ces solitudes, aucun intérêt n’en exigeait davantage. George s’amusait, riait, courait, se plaisait à inventer mille tours par lesquels il taquinait le bon pithèque dont la naïveté lui était un perpétuel sujet de joie…

 

Très fier de son humanité, ayant compris – à peine ce que Van Kock lui avait expliqué de la situation intermédiaire occupée par To-Ho dans l’échelle des êtres, il cherchait parfois à l’étonner en lui parlant de la civilisation humaine, du luxe des villes, de la grandeur de l’industrie : surtout, en raison de son éducation première et de sa jeunesse, il avait l’admiration de la guerre et s’efforçait de faire comprendre à To-Ho la gloire des batailles, les beautés de l’histoire militaire.

 

To-Ho écoutait : il se rappelait, en effet, avoir vu à Kota-Rajia des hommes qui se ruaient sur d’autres hommes, tandis que l’air éclataient d’épouvantables détonations : les êtres tombaient dans des mares de sang… il avait vu tout cela. Il se souvenait aussi de ce personnage à la face impassible, couvert d’or et de pierreries, et qui, pendant des heures, le frappait et le torturait.

 

Et le pithèque paraissait très ridicule à l’enfant des hommes, parce qu’il ne semblait pas se passionner aux récits de guerre et de massacres.

 

Du reste, l’imagination de To-Ho n’arrivait pas à évoquer les spectacles grandioses que George cherchait à décrire : et quand George avait longtemps parlé et gesticulé, le pithèque cueillait un beau fruit mûr, odorant et coloré, et le lui tendait avec un bon rire.

 

« Ça, bon ! » disait-il simplement.

 

Aussi, aux tableaux de richesses, de splendeurs européennes que George lui étalait complaisamment, To-Ho, en l’âme de qui ces notions restaient vagues et obscures, ne répondait qu’en montrant d’un geste large le ciel profond et lumineux, les montagnes aux reflets bleus, les arbres énormes et vivants, et aussi le soleil dont le disque rayonnant éclatait dans l’immensité.

 

« Mon vieux singe, lui disait George en lui tirant les oreilles, tu ne seras jamais bon à rien. »

 

Le pithèque riait, content de cette familiarité un peu méprisante, mais qui était une caresse.

 

La vie était d’ailleurs si facile, la nourriture si savoureuse et si abondante, que George en arrivait à oublier son passé : assez habile de ses mains, il passait son temps à tresser des lianes et avait construit une sorte de mobilier à son usage : l’excellente Waa, était ravie.

 

Dans une excavation de rochers, George avait créé une véritable chambre à coucher, toute tendue de nattes, avec des rudiments de meubles en bambous, et c’était un des plaisirs de Waa que de venir le réveiller le matin dans son lit qui avait – ma foi – bonne tournure, étant capitonné de fougère que la bonne Aap allait choisir pour lui parmi les plus douces et les plus moelleuses.

 

To-Ho – et c’était un perpétuel sujet de raillerie – préférait coucher sur un arbre, entre les branches les plus hautes. Waa, plus sybarite, se blottissait dans les feuilles immenses du Taolak, qu’elle roulait autour d’elle comme des couvertures.

 

Van Kock, lui, couchait sur la terre, devant la porte de son laboratoire dont nul ne franchissait le seuil et dont George, d’ailleurs, ne cherchait pas à pénétrer le secret, ayant, en sa qualité d’homme, un fonds de crainte superstitieuse.

 

Cependant, plusieurs fois la curiosité du jeune homme s’était éveillée : comment se faisait-il que de la cabine fermée du vieux Van Kock, il sortit de la fumée, alors que jamais To-Ho ni ses amis ne faisaient de feu depuis l’aventure du cirque qui avait amené la catastrophe que l’on sait ? Il avait questionné To-Ho qui n’avait pas voulu répondre nettement.

 

Le feu lui avait fait trop de mal, lui coûtait trop de remords pour qu’il voulût renouveler la terrible expérience. Seul, Van Kock avait le droit d’en allumer, et encore le faisait-il chez lui, portes closes.

 

George, à qui personne n’avait raconté ce qui s’était passé, s’étonnait donc, s’irritait de n’avoir point de feu à sa disposition, d’autant qu’il lui était venue une idée assez singulière. Ayant trouvé des poignées d’herbe séchée qui ressemblaient à du tabac et qui dégageaient une odeur forte et aromatique, une envie irrésistible s’était emparée de lui. Il voulait fumer.

 

To-Ho n’entendait rien à son désir et s’obstinait à ne point lui montrer le moyen d’enflammer le bois. George, instinctivement, avait bien essayé le frottement, mais il demande une vigueur et une persévérance qui lui manquaient ; le hasard devait le servir. Il découvrit une sorte de champignon dont la chair lui rappela l’amadou, dont il avait vu son père se servir pour allumer sa pipe.

 

Mystérieusement, il se mit à l’œuvre, cherchant les silex les plus durs : quand il avait été sauvé par To-Ho, il avait dans sa poche un petit couteau d’enfant qu’il avait depuis jeté à l’aventure. Il le retrouva et s’improvisa ainsi un briquet avec lequel il battait les pierres, et, finalement, un jour il parvint à faire jaillir des étincelles qui enflammèrent les lames séchées de l’agaric.

 

To-Ho ne se trouvait pas auprès de lui et, comme il cherchait son jeune compagnon, allant de branche en branche pour l’apercevoir de plus loin, il le découvrit tout à coup qui, très gravement, jetait dans l’air des spirales de fumée.

 

Le pithèque eut une horrible peur. L’enfant devait être malade. Que pouvait être ce phénomène inconnu ? Avoir un incendie dans l’estomac ! To-Ho bondit vers l’enfant et, d’un mouvement instinctif, arracha de ses lèvres le cigare – très primitif, d’ailleurs – fabriqué de feuilles sèches.

 

Exaspéré, George se jeta sur lui, le battant, cherchant – tant il était furieux – à lui faire du mal, à se venger. To-Ho ne s’irrita pas, il le prit par le milieu du corps, le mit sous son bras – il avait alors quinze ans et s’était vigoureusement développé – et le porta à Van Kock à qui il expliqua son émoi.

 

Le vieux Hollandais, déplié par l’insouciance du jeune homme, par son indifférence aux sciences, s’était peu à peu désintéressé de lui, poursuivant solitairement les recherches qu’il avait entreprises.

 

Quand To-Ho eut remis George sur ses pieds et, en son langage primitif, eut décrit le phénomène auquel il avait assisté, Van Kock se montra d’abord surpris. Il interrogea le jeune homme qui, maté par la vigueur du pithèque, ne songeait plus à se révolter : il raconta l’aventure et montra le couteau qui lui avait servi de briquet.

 

Van Kock fronça les sourcils : cette découverte pouvait avoir des conséquences fatales pour la tribu – déjà si appauvrie – des Aaps ; les herbes choisies au hasard pouvaient renfermer des principes toxiques, l’enivrement pouvait venir et provoquer une nouvelle catastrophe. Il confisqua le couteau.

 

George, furieux, cria, tempêta, menaça. Van Kock resta impassible et rentra chez lui. Le jeune homme eut un accès de rage folle, se rua sur la porte qu’il voulut enfoncer. Il fallut que To-Ho l’attachât et il ne se calma qu’à la longue…

 

Mais de ce jour-là, quelque chose s’était brisé entre lui et To-Ho. En vain celui-ci redoublait de bonté, cherchant à varier les distractions, se complaisant à satisfaire tous ses caprices.

 

George se sentait de plus en plus devenir homme : il repoussait presque brutalement les avances de celui qu’il appelait tout bas une brute.

 

Une autre circonstance, développant cette antipathie qui se doublait d’ingratitude, amena une crise.

 

Au cours de ses pérégrinations qui, parfois, l’éloignaient de la hutte assez pour que To-Ho s’inquiétât, George trouva dans le lit desséché d’un torrent quelques pépites d’or… Si jeune qu’il eût été arraché à la vie des hommes, il avait déjà dans la tête, dans le sang, – pourrait-on dire – le respect, l’amour, la passion du précieux métal.

 

Il avait ramassé avidement les pépites et était revenu, tout orgueilleux, les montrer au pithèque.

 

To-Ho, en qui manquait l’initiative intellectuelle, pensait, agissait mécaniquement en quelque sorte, et par action réflexe ; et comme George, enthousiasmé, déposait devant lui la matière brillante, le pithèque, instantanément, saisit la baguette que Van Kock lui avait confié et toucha l’or, qui s’effrita, se désagrégea, tomba en boue.

 

C’en était trop !… George s’exaspéra, et encore Van Kock fut appelé.

 

Cette fois, le centenaire parla.

 

« Mon enfant, dit-il, tu ne comprends rien à ce qui se passe ici : tes instincts d’homme t’empêchent de savourer le bien-être au milieu duquel tu vis. J’ai déjà tenté de t’expliquer que ces êtres primitifs ont l’insigne bonheur de ne pas connaître nos passions mauvaises.

 

« Ils ignorent l’ambition, la jalousie, la guerre. Au milieu de l’adorable nature dont l’effluve les enveloppe, ils sont heureux de vivre et ne demandent rien de plus : c’est pourquoi je les admire et je suis resté parmi eux. Tu les considères comme des brutes, et tu as tort ; car évadés de l’animalité, ils en ont perdu les férocités brutales, et n’étant pas encore parvenu à l’humanité, ils n’ont pas encore acquis les perversités que tu connais bien toi-même, puisque c’est aux cruautés humaines que tu dois la mort de ceux que tu aimais et qui t’aimaient.

 

« Peut-être t’es-tu déjà étonné que je ne leur aie pas révélé maint secret de la civilisation qui, selon toi, aurait amélioré leur sort : oui, autrefois, j’ai fait ce rêve de les élever peu à peu – je disais élever en ce temps-là – à la condition d’hommes plus évolués…

 

Je leur ai appris les rudiments d’une langue, ils s’en sont servis pour se menacer et s’injurier ; je leur ai appris à faire du feu à l’aide de deux morceaux de bois, et ils ont voulu me brûler comme un hérétique… j’ai appris à leurs femelles à se vêtir de lianes et de feuilles, et la maudite coquetterie a failli provoquer des violences et des meurtres…

 

« Enfin, l’or trouvé à fleur de terre les avait séduits, et déjà ils devenaient avares et entassaient des trésors, d’où à courte échéance la guerre civile et l’asservissement des pauvres par les riches…

 

« C’est pourquoi, mon fils, j’ai appris au plus sage à tuer l’or, comme l’ennemi le plus dangereux qu’ils pussent rencontrer !…

 

« Car je ne t’ai pas encore tout dit : les hommes, en leur passion de richesse, en leur avidité toujours en éveil, ne sont pas sans avoir deviné qu’en ces contrées vierges, sous le soleil éblouissant, – qui est la vie de la planète, – le métal le plus parfait, qui est l’or, naît, croit, grandit plus vite qu’ailleurs. L’immobilité même, le silence qui règnent en ces régions heureuses permettent à la nature de parfaire en toute liberté son œuvre mystérieuse…

 

« En ces solitudes, l’or abonde… les hommes le pressentent, le savent, et déjà vingt expéditions ont été préparées, dirigées vers ces plateaux encore inaccessibles, mais que demain l’industrie humaine livrerait à l’exploitation des mineurs.

 

« Et si le fait se produisait, si la ruée humaine envahissait cet Éden de paix et de bonheur, les premières victimes seraient ces êtres aimants et bons qui relient la barbarie animale à la trop intelligente humanité.

 

« J’ai déjà essayé de t’expliquer tout cela : tu n’as pas voulu m’entendre. Tu es homme et tu n’es pas arrivé comme moi à la sérénité scientifique qui donne la bonté et la justice, suprêmes…

 

« Oui, j’ai fait de To-Ho un tueur d’or, pour qu’il n’eût pas un jour la pensée de se faire tueur d’hommes.

 

« Il se défend, il défend sa tribu en anéantissant ce qui appelle, ce qui entraîne, ce qui affole les hommes… il combat l’invasion à la suite de laquelle parviendraient ici l’alcool et ses fureurs, – j’en ai eu la prouve, – la lutte sous toutes ses formes, le despotisme, l’exploitation du faible et la mort…

 

« Ces êtres – que tu dédaignes – ne connaissent pas la bataille pour la vie, qui fait de la terre des hommes un champ de carnage ; ils sont bons, parce qu’ils ont à profusion ce qui suffit à leurs besoins et qu’ils ne s’en créent pas d’artificiels.

 

Ils s’aiment les uns les autres, s’aident et se secourent, parce qu’ils ne se connaissent pas d’autres adversaires que les fauves des forêts ou les forces aveugles de la nature…

 

« Et j’ai tout tenté pour que ce bonheur leur fût conservé…

 

« Enfant des hommes, m’as-tu compris ?… »

 

George, d’abord, avait protesté silencieusement contre ces exhortations qui, en somme, venaient à l’encontre de son caprice immédiat ; mais il n’était en réalité ni inintelligent ni méchant, et à mesure que le vieillard parlait, sa physionomie se détendait. Peu à peu la grandeur, la simplicité de ces idées le pénétraient, s’infusaient en lui ; il comprenait toute la distance qui séparait ces hommes qu’il avait vus furieux, féroces, poussant des cris de mort, se ruant sur les faibles, et les primitifs si doux et si patients…

 

To-Ho avait écouté, lui aussi, avec une attention en quelque sorte douloureuse : car, à voir la contraction de ses traits, le plissement de son front, il était évident qu’il comprenait à peine les paroles de Van Kock ; mais toutes les fibres de son cerveau, toutes les énergies de son intellect obscur se tendaient comme les cordes d’un instrument qui vibre à se rompre.

 

Il savait seulement qu’il y avait quelque part des êtres, à peu près semblables à lui, violents et cruels, et qu’ils étaient attirés par l’or : oui, il était consciencieusement le tueur d’or, l’ennemi de l’ennemi.

 

Et, regardant George, il se demandait si les paroles nombreuses, qu’il comprenait à peine, arrivaient à convaincre cet enfant des hommes qu’il aimait de tout son instinct de primitif, et qui, lui, n’était pas, ne pouvait pas être un ennemi…

 

« M’as-tu compris ? répéta Van Kock. Je l’espère. Maintenant, écoute ceci : en fait, tu es libre. Si tu le veux, je te reconduirai, moi, parmi les hommes, car nul n’a ici le droit de te retenir prisonnier contre ton gré… oui, je te mènerai jusqu’à l’extrême limite de l’Aapland, et je t’enseignerai le moyen de rejoindre tes congénères… du moins me promets-tu de ne pas nous trahir ?…

 

– Moi ! s’écria le jeune homme. Ah ! pouvez-vous me croire capable…

 

– Tu es homme, te dis-je, et une fois parmi les hommes, ressaisi par la perversité du milieu, tu te souviendras peut-être qu’il y a dans ce pays des richesses immenses… tu parleras, des expéditions se formeront et tu leur serviras de guide… je te le dis, nous lutterons désespérément… La science, grâce à mon travail de soixante années, m’a livré des secrets effrayants et, s’il le faut, nous soutiendrons un siège qui coûtera plus cher que les plus sinistres épisodes des guerres humaines… Voilà donc ce que tu peux faire… libre, va vers les hommes et parle… sinon reste au milieu de nous… travaille, demande au sphinx de la nature la solution de ses plus troublantes énigmes… vis dans l’admirable jouissance du labeur intellectuel, dans le bien-être adorable que te donne la complaisante nature… Choisis !… »

 

Dans un élan d’enthousiasme juvénile, George tendit ses mains à Van Kock et s’écria :

 

« Je reste ! »

 

CHAPITRE V

Les années passèrent.

 

Une transformation complète s’était opérée dans le caractère de George Villiers.

 

Son insouciance encore enfantine avait fait place à la passion d’apprendre : encore, pendant quelque temps, Van Kock s’était montré défiant, puis, peu à peu, il avait mieux apprécié celui qui ne demandait plus qu’à être son élève…

 

Mais il était un point sur lequel, sans bien s’en rendre compte, le maître et l’élève n’étaient pas en parlait accord : pour Van Kock, évadé de la société humaine, toutes les théories se limitaient, quant à leur application, au très petit groupe au milieu duquel il vivait.

 

Tout entier à ses spéculations, il rêvait de créer, de par cette souche d’anthropoïdes, une race nouvelle, qui, peu à peu évoluée jusqu’à la complète cérébralité, prendrait possession de la terre et s’y établirait en réalisant le rêve utopique de la société équitable et justement équilibrée ; où tous ces hommes nouveaux, enfants directe de la nature, ignoreraient les dissensions et les compétitions sociales ; où nul ne dominerait, où nul ne songerait à s’enrichir et où régnerait seulement la solidarité universelle, dans son expression la plus complète et la plus pure.

 

George, l’écoutant, avait saisi toute la grandeur, toute la beauté de ces théories dont la réalisation, disait Van Kock, serait facilitée par l’emploi des substances par lui découvertes, et dont la puissance défierait toute résistance.

 

« Si bien, objectait le jeune homme, que pour donner corps à votre rêve, il faudra d’abord détruire la race humaine, anéantir tous les mouvements de ses civilisations…

 

– Pourquoi non ? répliqua le vieil utopiste. Nos Aaps n’auront-ils pas bientôt repeuplé la terre… et s’ils ne construisent pas de monuments, du moins dans leurs colonies de huttes et de champs nul ne sera plus exposé à mourir de faim…

 

– Et pour cette œuvre de bonté, vous n’hésiteriez pas, s’il vous en était donné le pouvoir, à anéantir des millions d’être humains ?

 

– Pour que l’humanité recommence ! Certes !

 

– La mesure me paraît quelque peu radicale, objectait George en riant. Mais passons à un autre ordre d’idées… N’avez-vous pas remarqué, cher maître, que cette race sur laquelle vous comptez pour régénérer le monde semble décliner tous les jours ? Ne dirait-on pas qu’une sorte d’épidémie s’abat sur elle : la mort fait chaque jour des vides parmi nous… »

 

C’était vrai. La tribu des Aaps diminuait sans cesse. Les enfants ne grandissaient plus et leurs mères hurlaient sur leurs cadavres. Les mâles maigrissaient jusqu’à l’étisie, et on les voyaient s’asseoir tristement au bord des précipices et regarder dans le vide, comme si le gouffre les attirait ; même quelques-uns s’étaient laissés entraîner par ce vertige.

 

Que se passait-il donc ? À quoi attribuer cette subite dégénérescence ? Était-ce, comme Van Rock l’avait murmuré à l’oreille de George, la présence de l’homme qui, par on ne sait quel phénomène mystérieux, souillait, empoisonnait en quoique sorte l’air vital et le rendait impropre à l’existence de ces créatures inférieures.

 

To-Ho lui-même vieillissait : son torse énorme se pliait, non que sa force eût diminué, non que son agilité fût devenue moins vigoureuse, mais il semblait qu’une pensée, qu’il ne pouvait pas formuler, pesât sur lui et l’accablât.

 

George était devenu un jeune homme. Waa, jugeant sans doute qu’il n’avait plus besoin d’elle, le contemplait maintenant avec un respect craintif.

 

La solitude, si belle cependant de toute l’exubérance de la nature, devenait silencieuse, lourde.

 

Un jour, To-Ho s’arrêta devant George qui, tout joyeux, car la jeunesse lui tenait lieu de toute philosophie, revenait d’une excursion à travers les gorges les plus sauvages :

 

« Va-t’en ! lui dit brusquement le pithèque.

 

– M’en aller, et pourquoi ?…

 

– Parce que tu es un homme !…

 

– Je ne te quitterai jamais… »

 

L’Aap réfléchit, puis reprit :

 

« Explique-moi au juste ce que c’est qu’un homme ! »

 

George le savait à peine : depuis de longues années, il vivait de la vie sauvage, à ce point que, sous sa longue chevelure, sous sa face encadrée d’une barbe déjà touffue, il avait presque pris l’apparence de ceux au milieu desquels il s’était fixé. Seulement sa peau blanche et lisse restait un caractère indélébile. Cependant il essayait de plaider auprès de To-Ho la cause de sa race.

 

Mais à tous ses souvenirs d’enfance se mêlaient des scènes de violences et de carnage : tout petit, il avait été traqué avec sa mère et sa sœur comme une bête sauvage. Puis, encore une fois, les hommes avaient voulu l’égorger, lui et tous ceux qui lui étaient chers.

 

« Hommes cruels ! répétait To-Ho.

 

– Non ! non ! pas tous… Mon père était vaillant et doux… ma mère apparaît dans ma mémoire comme un ange de grâce et de bonté !…

 

– Tu m’as dit que les hommes les ont tués…

 

– C’est vrai ! »

 

Et peu à peu, dans l’âme de George, la terreur – la haine – de l’homme s’implantait. Comme Van Kock, comme To-Ho, il en était arrivé à redouter l’invasion de l’Aapland par cette race dangereuse…

 

Van Kock leur disait sans cesse :

 

« Tuez l’or… partout où vous le trouverez… car il est l’amorce qui attire les hommes… c’est lui qui les appelle, et pour le conquérir, ils ne reculent devant aucune violence, devant aucun crime… »

 

Maintenant le meurtre de l’or était devenu chez To-Ho une idée fixe.

 

Dans ce cerveau fruste, – et incapable de combattre une pensée par une autre, – l’instinct de la conservation était tout-puissant : sans cesse il errait autour du domaine que la nature avait assigné à ses congénères et qui chaque jour devenait trop large pour les suivants. Il guettait l’or, le devinait, le sentait et, armé de la baguette de Phœbium, il détruisait les moindres parcelles qu’il rencontrait.

 

George avait fini par s’intéresser à cette chasse, d’autant qu’elle les entraînait tous deux à des distances parfois considérables de leurs huttes et que c’était bonheur pour le jeune homme de se livrer à ces sports de fatigue et d’agilité.

 

Et voici qu’un jour, comme George s’était aventuré sur la cime d’un pic qui dominait une plaine ardue, il se dressa surpris et, à grands gestes, appela To-Ho qui, penché vers le sol, cherchait à reconnaître les traces bien connues qui décelaient la présence de l’or.

 

L’appel du jeune homme était si pressant que le pithèque crut à un danger immédiat. D’un bond prodigieux, il se laissa tomber près du jeune homme, prêt à le défendre, et regarda dans la direction que celui-ci indiquait.

 

Des silhouettes se profilaient, suivant un sentier à peine tracé à travers les épais buissons.

 

Des hommes ! C’étaient des hommes !

 

Ils marchaient en file indienne, ayant avec eux des chevaux de bât qui portaient des tentes, des ustensiles, des outils…

 

« Ho ! eux ! eux ! » gronda To-Ho en brandissant son poing énorme.

 

George était resté immobile, pensif, attristé.

 

Il ne pouvait pas s’y méprendre : c’étaient bien ceux de sa race qui hardiment s’aventuraient dans ces solitudes, et pour les mieux voir, pris d’une angoisse dont il ne pouvait expliquer la nature, – faite à la fois de crainte et de je ne sais quelle involontaire attraction, George s’avança sur la crête du rocher, regardait de tout ses yeux.

 

Les hommes, – car ils ne s’étaient pas mépris et c’était bien à la race redoutée qu’appartenaient ces inconnus, – semblaient indécis, marchaient comme au hasard, arrêtés d’ailleurs à chaque pas par les lianes inextricables qui s’enchevêtraient et opposaient à leur marche une barrière presque infranchissable.

 

Malgré lui, George se penchait, se penchait de plus en plus, obéissant à une aimantation qui était irrésistible… des hommes ! c’était à cette famille d’êtres qu’il appartenait ! et soudain lui revenaient des souvenirs attendris…

 

Non, non ! les hommes n’étaient pas tous méchants ! car dans les temps de son enfance, il avait été aimé, choyé, caressé… N’appartenait-il pas à la race des hommes, le père si doux, qui autrefois le tenait dans ses bras, qui le promenait, juché sur ses larges épaules ?

 

N’était-ce pas une femme que Louise Villiers, – sa mère, – dont la complaisance jamais ne s’était démentie, qui s’était sacrifiée au bonheur, à la sécurité de ses enfants ?

 

N’était-ce pas enfin une petite, toute petite femme que Margaret, sa sœur aimée, dont il s’était fait le protecteur et qui riait de si bon cœur à ces gaietés de gamin ?…

 

Et aussi il revoyait la case, sur les bords du grand fleuve, où si longtemps des hommes et des femmes qui n’étaient pas tout à fait semblables aux Européens, mais qui étaient bons, eux aussi, les traitaient comme s’ils eussent été de leur race !

 

Non, non, les hommes n’étaient pas tous des monstres de cruauté… George, à la vue de ces inconnus qui venaient, sentait son cœur battre plus fort, des larmes monter à ses yeux.

 

Et soudain, tandis que To-Ho, qui ne pouvait deviner cette émotion, dardait sur la petite troupe ses regards à la fois inquiets et haineux, voici que George, sans réfléchir, sans savoir pourquoi il agissait, comme saisi par une main invisible qui l’attirait en avant, se jeta à corps perdu sur la déclivité de la roche, s’accrochant à une anfractuosité, saisissant une racine jaillie entre deux pierres, sans souci du péril d’une chute effroyable…

 

To-Ho vit cela, crut d’abord à un accident : le pied lui avait manqué, il allait se butter le crâne sur le sol… Et en bon pithèque, mû par ce sentiment de paternité qui s’était imposé à lui, se jeta à son tour, plus agile encore, plus téméraire, franchissant des distances que George arrivait à peine à atteindre.

 

Mais le jeune homme avait une forte avance… il toucha terre le premier, et là se mit à courir de toutes ses forces dans la direction des inconnus…

 

To-Ho, d’un bond énorme, était venu rouler sur la terre, était resté un instant étourdi : mais, bien vite, se redressant, retrouvant toute son énergie, s’était élancé sur les traces de George…

 

Pourquoi cette fuite ? pourquoi cette course ? To-Ho ne le comprenait pas… il appelait de toutes ses forces, lançant à plein poumons le nom qu’il avait donné à George… Go ! Go !

 

Mais lui n’entendait pas, ne voulait pas entendre… L’attraction à laquelle il obéissait était si irrésistible que nulle puissance au monde ne pouvait l’arrêter… il allait, il allait !…

 

To-Ho parvint à le devancer, et, se ruant sur son passage, voulut le saisir par le bras…

 

Il l’atteignit, le toucha… mais il avait si grand’peur de lui faire du mal !

 

La pression ne fût pas assez forte : George, dont la surexcitation nerveuse décuplait les forces, se dégagea… et encore s’enfuit plus vite…

 

Aussi, ils arrivèrent, l’un poursuivant l’autre, sur une large dalle de pierre qui surplombait la route où les hommes passaient… encore un effort et George touchait à son but… déjà il criait, il appelait…

 

To-Ho avait bondi auprès de lui, résolu, par instinct de défense, à employer cette fois toute sa vigueur, dût-il, pour ce qu’il considérait comme le salut commun, faire acte de brutalité…

 

À ce moment, tous deux se dressaient, en silhouettes très visibles, sur l’aspect du ciel…

 

On entendit d’autres cris : c’étaient les hommes qui les poussaient, répondant aux appels de George par des clameurs de mort… Ils les avaient vus !

 

Ils s’arrêtèrent, des armes furent braquées et une explosion crépitante se fit entendre…

 

George, atteint, tomba !…

 

To-Ho avait déjà entendu, là-bas, auprès du kraton malais, ces bruits qui ressemblaient à celui du tonnerre…

 

Les hommes ayant vu tomber un des êtres contre lesquels ils avaient dirigé leurs fusils, – se mirent à courir pour les atteindre, pour les cerner, pour les achever…

 

To-Ho, de ses bras convulsés, arracha un quartier de roche et le lança.

 

Il y eut des blasphèmes et deux hommes restèrent étendus… une nouvelle salve retentit… les balles sifflèrent aux oreilles de To-Ho. Il se secoua, grinça des dents, brandit vers les ennemis son poing de géant… encore on tira sur lui. Une balle le toucha à l’épaule, ne put pénétrer le cuir de sa peau épaisse, mais le fit chanceler.

 

Alors il eut peur… oui, peur !

 

Oui, c’était bien des hommes ! Il les reconnaissait bien maintenant, ces très de férocité et d’injustice… car dans cette conscience obscure, il y avait ce sentiment qu’ils n’avaient attaqué personne et qu’il était mal de les vouloir blesser ou tuer…

 

Et George tomberait aux mains de ces monstres…

 

Il rassembla toute sa vigueur, se baissa, saisit dans ses bras le jeune homme qui gisait sur la terre, avec, autour de lui, une mare de sang qui allait s’élargissant, et le jucha d’un effort de muscles sur son épaule, comme jadis une fois déjà il l’avait porté tout enfant…

 

Et il s’enfuit… droit devant lui…

 

On le poursuivait… il le savait, il le sentait. On criait derrière lui et des coups de feu craquaient dans l’air.

 

Les explosions, multipliées par les parois des précipices, avaient des échos sinistres. Les assaillants essayèrent de le gagner de vitesse. On les entendait crier :

 

« Tuez ! tuez les hommes-singes. »

 

Mais To-Ho ne se laissait pas atteindre. En vérité, il semblait qu’il volât dans l’air. Malgré le poids qui alourdissait ses épaules, il faisait des sauts prodigieux et la distance qui le séparait de ses persécuteurs augmentait à chaque minute.

 

Mais les hommes étaient munis d’armes qui leur donnaient un avantage décisif.

 

« Hé ! Ned ! cria une voix, toi qui ne rates jamais ton coup… abats le singe. »

 

Sur un des rochers, un homme se dressa, épaula, visa longuement, tira…

 

Mais malgré la rapidité de son mouvement, un fait inattendu se produisit soudain…

 

La roche sur laquelle il se tenait s’écroula tout à coup, comme eût fait un monceau de boue délayée par la pluie… l’homme culbuté disparut, tandis qu’un rempart de débris arrêtait les autres dans leur marche…

 

Par bonheur, To-Ho se trouvait à ce moment sur une crête séparée par un véritable précipice : l’ébranlement ne vint pas jusqu’à lui… seulement le bruit avait été si fort que George, tiré de sa torpeur, poussa un gémissement douloureux.

 

Épouvanté, To-Ho se jeta derrière un énorme tronc d’arbre, déposa le jeune homme sur la terre et se pencha anxieusement sur lui. Il vit qu’il portait à la tête une blessure d’où le sang coulait en abondance.

 

Le pithèque émit comme un sanglot.

 

« Mort ! mort ! cria-t-il dans son langage. Moi mort aussi !…

 

– Allons, pas de sottises ! lui répondit une voix. On ne meurt que quand on le veut. Le gamin en reviendra, et je lui dirai alors qu’il n’a eu que ce qu’il mérite… Ah ! il aime les hommes ! Ils le lui rendent bien, n’est-ce pas ? Allons. To-Ho ! la hutte et plus vite que ça… tout de même, je me défiais et j’ai bien fait de vous suivre… la chance a voulu que j’arrivasse à temps… et mon brave Phœbium a encore une fois fait merveille…

 

Et Van Kock, d’une baguette qu’il tenait à la main, frappa doucement les reins de To-Ho, en lui disant :

 

« En route ! Prends le plus court, – moi, je serai arrivé aussitôt que vous… »

 

Et il ajouta en aparté :

 

« Tout de même, je crois bien que c’est le dernier exploit du centenaire !… »

 

CHAPITRE VI

« Par le diable ! les laisserez-vous donc échapper !… je vous avais ordonné de les prendre vivants, l’un ou l’autre !

 

– Ah ! vous savez, monsieur Koolman, si cela vous plaît de courir à travers ce damné pays, faites-le vous-même… et gare à ces effondrements qui ont tout l’air de secousses volcaniques ! »

 

De ces deux hommes, l’un – on l’a déjà compris – était ce Koolman qui, pour une œuvre de haine, avait engagé à sa solde une bande de véritable outlaws, prêts à tout risquer parce qu’ils n’avaient rien à perdre.

 

Et l’autre était le capitaine Ned que la Providence – commettant une lourde erreur – venait d’arracher au péril de mort : car il avait roulé sous l’avalanche et malgré quelques contusions se retrouvait sur ses pieds…

 

La douzaine de bandits qui les accompagnaient avait brusquement reculé et regardaient stupidement ce mur improvisé qui s’était tout à coup dressé devant eux.

 

Il y avait déjà près de deux mois que la troupe de Koolman avait abordé sur la rive de Sumatra…

 

Là Koolman, mis en demeure par le capitaine Ned de lui révéler ses plans, avait dû se décider à parler : grâce à la rapidité du Marsouin, ils avaient une forte avance sur le Borean qui devait amener dans l’île la mission Leven, dont le départ avait été retardé par le mariage du jeune homme avec Margaret Villiers.

 

Ces plans se résumaient à deux points, d’une criminelle simplicité.

 

Empêcher à tout prix la réussite de la mission Leven – fût-ce au prix de meurtres – et aussi s’approprier les résultats possibles de la mission, tant au point de vue des mines d’or que de l’existence – à laquelle d’ailleurs Koolman ne croyait pas – d’êtres mystérieux qui tiendraient le milieu entre le singes et les hommes.

 

Dès que la troupe avait été remise, Ned en avait pris le commandement, – plus apparent que réel, – Koolman se réservant la direction décisive : il payait richement et entendait que ses ordres, quels qu’ils fussent, seraient exécutés aveuglément. Du reste, de tous ceux qui composaient cette bande, pas un n’était homme à reculer devant une brutalité, voir même un assassinat.

 

Doué d’une énergie peu commune, et d’ailleurs stimulé par la haine, Koolman eut rapidement organisé l’expédition à l’intérieur : sous prétexte d’exploration purement commerciale, il avait obtenu des autorités hollandaises toutes les informations désirables, les cartes incomplètes déjà dressées du centre de l’île et aussi l’autorisation de requérir l’aide des Malais qui lui servaient de guides.

 

Bien pourvus de provisions, d’armes, ayant bien entendu, très léger bagage de scrupules, les explorateurs s’étaient mis en route.

 

Le chemin était difficile : bientôt tous les lieux habités avaient été laissés en arrière et la troupe s’avançait à travers les gorges profondes du massif central. Sans cesse. Koolman les harcelait pour hâter leur marche : il connaissait l’activité de Leven, il se doutait bien que ses connaissances topographiques, jointes à l’expérience scientifique du vieux Valtenius, lui permettraient de regagner l’avance perdue.

 

Raison de plus pour se hâter ; mais si des hommes on pouvait obtenir quelque effort par la persuasion ou la menace, la chose n’était pas aussi facile pour les animaux qui portaient les provisions et les outils. Où un être humain passait, les chevaux malais – en dépit de leur prestesse – parfois s’aventuraient difficilement. Déjà des accidents s’étaient produits : des bêtes étaient tombées dans des précipices avec leurs fardeaux, et toutes les fureurs de Koolman et de Ned ne prévalaient pas contre la fatalité de ces accidents.

 

La situation devenait critique : très expérimenté dans la guerre des villes – où l’on guette un passant au coin d’un carrefour – Ned se sentait quelque peu désorienté au milieu de cette nature sauvage. Cette solitude perpétuelle l’irritait, et surtout exaspérait ses hommes qui regrettaient déjà les belles routes de Hollande, ponctuées de tavernes où le genièvre vient réconforter à souhait les membres fatigués.

 

Un mois déjà était passé en recherches infructueuses. Koolman, un peu minéralogiste, – mais en fait dénudé de connaissances positives – avait cru que l’or affleurait le sol et qu’il suffirait d’un peu d’audace et de persévérance pour que les solitudes inexplorées livrassent leur secret.

 

Trouver un trésor, puis établir une embuscade dans laquelle tomberaient ses ennemis, se débarrasser de tout accusateur ou témoin gênant, tout cela lui était apparu de loin comme aisément réalisable.

 

Il commençait à comprendre qu’il s’était peut-être un peu trop lancé à l’aventure.

 

Ned, du reste, ne lui mâchait pas la vérité : certes, il était sûr de ses hommes, mais la patience humaine a des bornes. Plus on s’enfonçait dans les forêts, plus éloigné et plus périlleux paraissait le retour.

 

Koolman augmentait la paie, il promettait de plus larges parts sur les bénéfices certains : on ne lui en savait aucun gré.

 

Une terrible aventure avait encore compromis son prestige et diminué son autorité.

 

Et la nuit qui justement avait précédé la rencontre des hommes-singes, c’est-à-dire de To-Ho et de George, la bande s’était trouvée en face d’un couple de tigres, les mangeurs d’hommes, comme on les appelle à Sumatra. Et avant qu’on eût pu se mettre en défense, avant même qu’on eût le temps de se rendre compte du danger, un des Hollandais avait été saisi au bond par un des féroces animaux qui, d’un coup de crocs, lui avait brisé la colonne vertébrale, puis, d’un seul élan, s’était jeté dans les fourrés avec son compagnon, et tous deux avaient disparu.

 

Les fauves allaient-ils donc se mettre de la partie et défendre contre l’homme les solitudes qui étaient leur domaine…

 

Il y avait eu des murmures, des injures proférées, même un commencement de révolte que Ned et Koolman étaient parvenus à apaiser. Mais la corde était tendue et pour un peu la mesure était comble.

 

Où allait-on ? Quel était le but final ? Pouvait-on suivre des chefs qui ne savaient pas prévoir le danger ?…

 

Malgré son cynisme, Koolman perdait de son assurance, et pourtant devait-il s’avouer vaincu ? Un instinct lui disait qu’à cette heure même la troupe de Leven, mieux outillée, mieux dirigée même, s’était engagé dans les montagnes ! Quoi ! il abandonnerait la partie, il reculerait alors que sans doute le succès n’était plus qu’une question de jours, d’heures peut-être !…

 

Encore une fois, la passion mauvaise qui le possédait lui donna une force nouvelle de persuasion, et, pour vaincre les dernières hésitations, il consentit à ce qu’on perçât un des petits tonnelets d’eau-de-vie que les bêtes portaient sur leur dos.

 

Il y eut ripaille, ivresse, mais aussi renouveau d’énergie. Chez tous ces aventuriers, le mirage de l’or était tout-puissant, et quand l’alcool eut surexcité leurs cerveaux, ils acclamèrent l’homme qui leur promettait les richesses d’un eldorado prochain.

 

En marche ! et plus loin, toujours plus loin ! Ned lui-même ne doutait plus du succès… En avant !…

 

Et ce fut quelques heures après cette renaissance d’énergie que tout à coup ils avaient aperçu, dressé sur un des rocs qui formaient l’horizon, les silhouettes de George et de To-Ho.

 

Des hommes ? des singes ? qu’importait ! Depuis si longtemps ils n’avaient rencontré d’autres êtres vivants que des fauves en quête de proie. Mais voici que de ces deux êtres, l’un se détachait, bondissait avec une agilité étonnante ; une épouvante saisit les Hollandais, surtout quand ils virent l’autre, To-Ho, qui, d’un élan surhumain, s’était jeté, lui aussi, en avant.

 

Ils crurent à l’attaque d’une horde puissante, nombreuse, qui allait les écraser… les armes s’abaissèrent d’elles-mêmes… la fusillade retentit…

 

Koolman, qui n’avait pas perdu son sang-froid, leur criait de ne plus tirer, de courir sur le blessé, de s’emparer de lui… Ils n’entendaient rien, et Ned lui-même, en qui se réveillaient les instincts de tireur émérite, voulait abattre To-Ho, le grand diable qui se découvrait tout entier, comme une cible aux balles…

 

Puis ce fût la secousse du sol, l’envolement dans l’air d’un nuage de poussière, l’abaissement subit du monticule comme si la terre l’avait englouti…

 

Ned avait été renversé, et auprès de lui deux de ses hommes avaient disparu sous l’éboulement… les autres, épouvantés, se rejetaient en arrière, prêts à la fuite… Koolman seul, qui se trouvait protégé par une faille de roche, avait à peine ressenti le choc… et maintenant, il objurguait Ned, il injuriait les hommes qu’il taxait de lâcheté…

 

Mais ceux-ci n’étaient pas d’humeur à se laisser tancer trop violemment. Ils avaient peur, car rien n’épouvante plus l’homme que de douter de la solidité du sol sur lequel il marche ; tous savaient que ces îles étaient les terres classiques des tremblements de terre, effroyables phénomènes contre lesquels le plus courageux est sans défense…

 

Et puis deux d’entre eux étaient enfouis sous cette masse de poussière visqueuse et noirâtre… aujourd’hui ceux-là, demain les autres…

 

C’étaient d’épouvantables clameurs de terreur et de colère ; les bandits avaient couru vers Koolman et le menaçaient des pires représailles.

 

C’en était assez, c’en était trop !… Tous voulaient retourner en arrière, fuir ce damné pays… mais il y avait plus, ils entendaient avant tout se venger de leur déconvenue, punir ceux qu’ils en rendaient responsables… Koolman et Ned, son complice…

 

L’épouvante était plus forte que toute raison : en vain Koolman se débattait, en vain Ned les appelait par leurs noms, s’efforçant de réveiller des souvenirs de luttes déjà soutenues ensemble… On n’écoutait rien, on ne voulait rien entendre…

 

Une sorte de géant, Frans Rod, qui avait purgé naguère de longues années de bagne, avait pris la direction du mouvement…

 

« Il faut les juger ! cria-t-il.

 

– Oui, oui !

 

– Et les exécuter !… »

 

Dans ces lieux solitaires, cette poignée d’hommes prenait les proportions d’une foule et était agitée de la même passion de folie. On se rua sur les deux hommes.

 

Ned épaula, visa : un coup de crosse brisa son arme, et il tomba. Koolman avait été saisi par la gorge et renversé sur le sol.

 

Puis, courant aux chevaux, d’autres étaient allés chercher des cordes solides, puis revinrent vers les prisonniers.

 

Les Malais qui conduisaient les bêtes, voyant la bataille, jugèrent sans doute que c’étaient là affaires qui ne les regardaient pas, sautèrent sur les chevaux et, au bout d’un instant, disparurent à travers la forêt.

 

L’incident ne fit qu’augmenter la rage de Frans Rod.

 

« Vite ! vite ! hurla-t-il, vengeons-nous d’abord… et ensuite, nous saurons bien rattraper ces misérables Battaks… »

 

Ned et Koolman étaient solidement attachés, chacun à un tronc d’arbre.

 

Comment les tuer ? Eh ! quelques balles dans la tête, c’était encore le moyen le plus expéditif, et pour que tout le monde eût sa part de vengeance, Frans Rod divisa sa petite troupe en deux groupes.

 

Il les plaça à distance égale, assez grande d’ailleurs pour que le jeu gagnât d’intérêt en réclamant l’adresse des tireurs.

 

Frans se réservait les coups de grâce.

 

C’était une brute mauvaise qui ne se délectait que dans le crime.

 

Il vérifia si tout le monde était à son poste et leva la main pour commander le feu. Ned et Koolman se tordaient dans leurs liens, en poussant d’effroyables imprécations… ils étaient adossés au monceau de pierres et de poussière qui s’était formé par l’éboulement.

 

Au moment même où Frans ouvrait la bouche pour lancer le commandement décisif, un fait stupéfiant se passa…

 

Juste entre les deux condamnés, de la masse du tertre un bras sortit, puis une tête, et une voix cria :

 

« À moi ! À moi ! Au secours, camarades ! »

 

Et Frans reconnut un des deux hommes qui avaient été engloutis, et qui, par quelque miracle inattendu, subitement surgissait de sa tombe.

 

« Bas les armes ! » hurla Frans.

 

Tirer sur les deux condamnés, c’eût été infailliblement casser la tête de ce mort vivant.

 

L’ordre de Rod avait été exécuté : car tous avaient reconnu le camarade disparu.

 

On courut vers lui : des mains, des ongles, de la crosse des fusils on déblaya le tout autour de lui, et bientôt on put le saisir aux épaules.

 

Il suffoquait, les yeux hors de la tête, mais il était vivant.

 

« Eh ! Peter, lui criait-on, courage, tu reviens de trop loin pour ne pas faire un dernier effort. »

 

On le tira de la gangue qui l’enveloppait, et à la place d’où il sortait, un trou resta béant.

 

On l’étendit sur la verdure et Frans lui présenta, lui ingurgita de force une large goulée d’eau-de-vie.

 

Il toussa, s’ébroua, puis regarda autour de lui :

 

« Damnation ! fit-il. Où suis-je ?

 

– Eh ! parmi tes camarades… tu peux te vanter de l’avoir échappé belle… Voyous, dis-nous vite ce qui s’est passé… »

 

L’homme ne put parler tout de suite, mais peu à peu il revint tout à fait à lui.

 

Ce qui s’était passé ? Parbleu, ce n’était pas détails faciles à se rappeler…

 

« Il m’a semblé, disait-il en hoquetant, qu’il me tombait une montagne sur la tête… je ne savais pas ce qui m’arrivait… une fois, j’ai été roulé dans les vagues comme une épave… c’était quelque chose comme cela, seulement c’était cette fois-ci des vagues épaisses et lourdes qui m’écrasaient… puis, tout à coup, il m’a paru que quelque chose cédait sous moi, comme des pierres qui se brisaient ou se disjoignaient, et j’ai eu cette sensation que ma chute s’achevait dans un trou…

 

« Oui, j’étais éreinté, moulu, rompu, mais je n’étais plus écrasé…

 

« Je pouvais remuer la tête, les bras, les jambes… Où étais-je ? Mon idée première… je vais vous la dire… une cave où ça sentait une toute drôle d’odeur de moisi, de renfermé… ça me prenait à la gorge, au cerveau comme une griserie… mais enfin j’étais vivant, je le sentais… je le savais… et je voulais que cela durât…

 

« Où étais-je ?

 

« Justement, je me suis souvenu… j’avais dans ma poche quelques allumettes… une demi-douzaine, peut-être,… car vous savez que moi, je ne fume pas…

 

« J’ai bien hésité à allumer la première… c’était comme si je dépensais une parcelle de vie… d’abord j’avais voulu me rendre compte, avec les mains, en tâtant…

 

« Étendant lès bras, j’ai exploré autour de moi… et tout à coup, j’ai eu une peur… oh ! à en mourir !… Savez-vous ce que mes doigts avaient rencontré… une main, une main froide et raide… Il m’a fallu plus de cinq minutes pour me remettre… je restais immobile, n’osait plus bouger, n’osant pas lâcher cette main qui, m’avait-il semblé s’était refermée sur la mienne…

 

« Mais, je ne suis pas un poltron… j’ai résisté, je me suis raidi… et alors calme, j’ai enflammé une allumette…

 

« Et qu’est-ce que j’ai vu… des statues… de grands bonhommes tout droit dressés… et qui – cela, je n’en jurerait pas – avaient l’air d’être en or ! oui, en or !… il y avait des coins brillants comme du beau métal neuf… j’ai allumé, allumé encore… et j’en ai vu d’autres… et puis de grands trous sombres qui semblaient s’en aller sous terre…

 

« S’en aller !… et moi ? est-ce que j’allais rester enterré au milieu de ce peuple de morts dont les yeux vides me regardaient… et pensant à l’agonie lente et horrible qui me menaçait, j’ai cherché à attaquer la muraille… et en un point, cela a cédé sous mes coups… j’ai frappé, gratté, troué, vrillé, et soudain j’ai senti que mon bras passait,… et puis ma tête… et j’ai crié de toutes mes forces… et me voilà ! Par le diable ! donnez-moi encore à boire… »

 

Bouche béante, les hommes avaient écoutés ce récit… et, réellement, ils croyaient que l’éboulement avait quelque peu troublé la tête du camarade…

 

Ces hommes, à vrai dire étaient de véritables brutes, ignorantes et défiantes.

 

« Tu es fou ! lui disaient-ils. Tu as eu des cauchemars !…

 

– Non, non ! criait l’autre, j’ai vu, de mes yeux vu…

 

– Et pourquoi croyez-vous qu’il ment ? fit une voix. Vous ne savez rien, ne comprenez rien et vous mêlez de discuter !… »

 

C’était Koolman qui avait parlé : du poteau de mort auquel il avait été attaché, il avait entendu le récit du ressuscité… et il avait deviné que sous ce récit de rêve il pouvait bien se cacher une réalité…

 

« Alors, si tu as compris, dit brutalement Rod, explique-nous ce que ce fatras veut dire.

 

– Alors détachez-nous, moi et la camarade Ned aussi… »

 

La générosité de Koolman s’expliquait : mieux valait s’assurer la sympathie du capitaine.

 

Rod hésita à donner l’ordre libérateur : peut-être bien chercherait-on à se venger sur lui des angoisses passées ; mais Ned cria à son tour :

 

« Eh ! vieux Frans !… tire-moi de là… à charge de revanche… je ne t’en veux pas, va ! Ça, c’est les risques du métier… »

 

Du reste, Rod eut peut-être été impuissant à arrêter les hommes dont la curiosité était surexcitée et qui retrouvaient leur confiance en leur chef.

 

Koolman et Ned furent détachés.

 

« Viens-là, mon garçon, dit Koolman au ressuscité, et conte-moi bien ton histoire. Ned, vous n’êtes pas de trop… »

Peter Ganzen – c’était le nom de l’exhumé – ne se fit pas prier et recommença son récit : Koolman écoutait attentivement et échangeait des regards avec Ned. Puis ils se consultèrent à voix basse : un assentiment mutuel s’ensuivit.

 

« Camarades, dit Koolman, je compte que chacun de vous a honte et regret des procédés dont il a usé à mon égard… je veux me montrer généreux et oublier… jusqu’à un certain point… et je suis prêt, si vous vous engagez désormais à la plus absolue obéissance, de vous expliquer le secret que ce brave homme a découvert sans le vouloir… »

 

Il prit un temps et jeta d’une voix forte :

 

« Secret qui fera votre fortune à tous… »

 

Les hommes jusque là se défiaient : ils ne croyaient pas à la générosité. Le mot de fortune cependant amollit leurs scrupules.

 

« Vous avez besoin de Ned et de moi pour acquérir cette fortune… nous avons également besoin de vous… c’est un pacte que je vous propose… si vous le refusez, c’est bien… nous vous abandonnerons dans ce désert où vous mourrez de faim ou serez dévorés par les tigres… Choisissez !… »

 

Il avait eu raison – comme toujours – de parler haut et ferme, et voici que maintenant tous s’excusaient, demandaient pardon, se déclaraient prêts à toute soumission.

 

« C’est ce Frans Rod qui a tout fait…

 

– Vous avez raison, dit Koolman, et seul il doit être puni…

 

– Moi ! rugit l’homme, Ah ! c’est trop fort ! Quand je pouvais vous casser la tête…

 

– Il fallait le faire ! » reprit froidement Ned qui comprenait, lui aussi, qu’on jouait en ce moment une partie suprême…

 

Et délibérément, tirant un revolver de sa ceinture, il le déchargea sur Frans Rod, en plein crâne. Le misérable tomba, mort.

 

« Et maintenant, cria Koolman, au travail, camarades… et vous serez tous riches… »

 

Domptés, exaltés par la cupidité irraisonnée, les bandits de Ned se retrouvaient lâches, prêts à tout : l’acte d’énergie de Ned avait glacé ces fureurs de bêtes.

 

« Mais les outils… cria Ned tout à coup. Ces misérables les ont emportés… »

 

On se rua dans la direction qu’avaient prise les Battaks, et il y eut des cris de joie. À quelque distance, dans les hautes herbes, on retrouva les outils dont, pour s’enfuir plus vite, ils avaient allégé leurs chevaux. Il y avait des pics, des pelles, des pioches… Dans le moment, on ne songea même pas que toutes les provisions de bouche avaient disparu…

 

On revint et, sur les indications de Peter Ganzen, on commença des fouilles. Le travail n’était pas dur. Car ce n’était que terre désagrégée sans aucune cohésion, et qu’on enlevait à la pelle, largement. Ainsi on finit par mettre à découvert une dalle qui chose curieuse, semblait faite du granit le plus dur, et qui pourtant, sous le poids ou plutôt sous l’attouchement de cette terre, s’était fendillée en de centaines d’éclats, laissant un trou béant, celui dans lequel Peter Ganzen était tombé et dont il s’était échappé…

 

Alors, excités par Koolman, les hommes se précipitèrent, frappant à tour de bras, brisant des dalles qui évidemment formaient le plafond supérieur de quelque caverne, ou plutôt – comme Koolman l’avait deviné – d’un temple remontant à des époques très anciennes.

 

Enfin, on put pénétrer dans le lieu mystérieux, des torches furent allumées et des cris d’admiration, des clameurs affolées de joie, de cupidité satisfaite, éclatèrent à la fois.

 

On se trouvait dans une vaste salle, autour de laquelle, debout, se dressait tout un peuple de statues avec, au fond, un trône supportant une idole colossale, et de ces statues il en était plusieurs qui rutilaient comme de l’or…

 

Koolman s’était rué vers l’une d’elles, comptant sur son expérience d’orfèvre, et il eut comme un hoquet convulsif.

 

De l’or, c’était bien de l’or : puis, dans l’orbite des yeux, sur les bras, sur les épaules, aux bordures des vêtements, des pierres étincelaient. C’était une vision féerique, l’évocation des chimères les plus audacieuses…

 

Les hommes s’étaient jetés sur les statues d’or pour les saisir, pour en calculer approximativement le poids. Leurs mouvements étaient si brusques, si désordonnés, qu’une des statues, dont le socle avait été désagrégé par l’humidité, glissa, chancela, tomba… il y eut un râle sinistre. Un des hommes avait été écrasé sous la masse.

 

Mais on ne s’arrêtait pas : c’était une rage de palper, de jouir de cette préhension matérielle, de la sensation manuelle de l’or : l’un d’eux, d’un effort violent, avait arraché de son piédestal une statue d’un demi-mètre de haut, l’avait chargée sur son épaule et délibérément se dirigeait vers l’issue…

 

Il y eut des clameurs furieuses : « Voleur ! » L’homme fut empoigné, jeté à terre, piétiné.

 

Koolman et Ned étaient eux-mêmes en proie à une fièvre qui leur enlevait tout sang-froid, et cette salle se transformait en un pandémonium où la bestialité humaine se déchaînait dans toute son horreur.

 

Enfin Koolman et Ned, revenus à eux, se concertèrent rapidement : un fait était acquis. Le but principal de l’expédition était atteint : il y avait là plusieurs millions de valeurs, tangibles, monnayables. Il ne s’agissait plus que de s’en emparer, de les tirer hors de cette solitude, de les traîner à la côte, de les embarquer sur le Marsouin.

 

Koolman, usant de toute la force de ses poumons, parvint à se faire entendre.

 

Une accalmie se fit.

 

« Camarades, cria-t-il, votre fortune est faite… à quoi bon se quereller, lutter ?… il y a là de quoi enrichir chacun de vous…

 

– Il faut partager ! hurla une voix.

 

– Le partage se fera, reprit Koolman, de la façon la plus équitable, soyez-en sûrs.

 

– Par parts égales !

 

– Oui, oui ! ne redoutez rien, puisque, je vous le répète, ces trésors sont assez considérables pour vous rendre tous millionnaires !…

 

Il y eut des grondements de joie. Millionnaires ! ceci dépassait les plus folles espérances et, à partir de ce moment, Koolman fut écouté avec plus de complaisance.

 

« Une difficulté se présente, celle du transport. Nous n’avons pas à craindre que qui que ce soit vienne nous dérober notre butin, mais, avant tout il nous faut des chevaux, des voitures, des brancards… toute notre attention doit se porter sur ce point capital… d’autant qu’une fois rentrés dans la zone des régions habitées, nous aurons à compter avec la curiosité des uns, l’avidité et le brigandage des autres. Vous voyez que je vous parle franchement. Il faut que nous cherchions ensemble un plan… je suie tout prêt à écouter ceux de nous qui auraient quelques idées… parlez donc et faisons pour le mieux… »

 

En quelques mots, il avait éveillé l’attention sur les vraies difficultés du moment.

 

« Il faut rattraper les chevaux et les Battaks ! crièrent quelques-uns.

 

– Ce serait évidemment le mieux : mais ils sont sans doute déjà bien loin… cependant si quelques-uns de nous veulent se détacher à leur poursuite… »

 

Quelques-uns ! c’est-à-dire que de la petite troupe, certains s’éloigneraient, tandis que les autres restaient seuls gardiens du trésor !

 

Une discussion violente bientôt s’engagea. Même, encore une fois, les couteaux sortiront des fourreaux.

 

« Eh bien, dit Ned, je me dévouerai s’il le faut. Vous voyez que moi j’ai confiance en vous…

 

« D’ailleurs, n’est-il pas absurde de supposer que ceux qui resteraient ici enlèveront ces énormes blocs de métal ?… En vérité, je vous défierais bien d’emporter le plus petit à plus d’un mille d’ici… L’ami Koolman restera avec vous… j’irai seul, avec deux d’entre vous, mes plus fidèles, qui n’hésiteront pas à me suivre… et du diable si, avant vingt-quatre heures, noue n’avons pas rejoint et surpris ces imbéciles Battaks, perdus en quelque dédale d’où ils ne peuvent plus sortir… »

 

Dans la singulière situation où se trouvaient ces gens, – riches, au centre des montagnes de Sumatra, d’un trésor dont il leur serait impossible de jouir, – le conseil de Ned était le seul qui eût quelque chance de réussir.

 

Encore ils avaient essayé de remuer les statues, ils ne parvenaient qu’à les précipiter sur le sol. Pour les sortir du souterrain, il eût fallu des cordes, des crics, ils manquaient de tout cela. On proposa bien de combler la caverne et de retourner à la capitale où on s’approvisionnerait de tout… mais outre qu’il fallait plus d’un mois pour effectuer le voyage, comment arriverait-on à dissimuler aux autorités l’œuvre projetée, et si l’administration hollandaise avait quelque soupçon du trésor…

 

Il fallait coûte que coûte transporter les statues sur un point désert de la côte, où le Marsouin viendrait les embarquer.

 

Finalement, le mieux était encore d’accepter l’offre de Ned et de s’en fier à la providence pour quelque temps du moins…

 

Koolman n’était pas très satisfait de rester pour ainsi dire en otage au milieu de ces bandits qui pouvaient avoir idée de le supprimer pour augmenter d’autant leur part de prise.

 

Mais il se résigna ; on tira au sort les deux compagnons qui s’adjoindraient à Ned : pour les subsistances, on compterait sur la chasse et sur les produits de la forêt, et on patienterait… tant qu’il serait possible.

 

Ned partit avec ses deux compagnons : son intérêt personnel répondait de lui.

 

CHAPITRE VII

On avait dû revenir lentement au pays des Aaps.

 

Van Kock avait examiné la blessure du jeune homme et avait constaté que fort heureusement la balle n’avait pas pénétré dans la boite crânienne ; seulement, la plaie sans être profonde avait déterminé une forte hémorragie qui l’avait grandement affaibli.

 

Après un premier pansement, il avait fallu prendre des précautions pour ne pas fatiguer le malade qui parfois semblait en proie à une sorte de surexcitation évidemment déterminée par l’émotion que lui avait causé la vue de ses congénères.

 

Quand on était arrivé à la hutte, la bonne Waa avait poussé des cris de désespoir : il lui semblait encore une fois que c’était son enfant à elle qui était frappé.

 

Et To-Ho lui ayant raconté ce qui s’était passé, dénonçant les hommes comme les meurtriers de Go, – la brave pithèque s’exaspéra ; elle voulait courir après eux, les atteindre, les tordre entre ses bras énormes.

 

Car elle éprouvait contre ces monstres une haine, née du mal que déjà ils lui avaient fait, agrandie de celui qu’ils venaient de faire encore en frappant cet adolescent qu’elle aimait à ce point d’oublier qu’il appartenait à l’espèce maudite.

 

Les autres Aaps étaient venus à la hutte de To-Ho ; eux aussi avaient écouté son récit et avaient compris.

 

Mais chez eux le sentiment éveillé était moins de colère que de terreur.

 

Une épouvante les saisissait : dans les légendes obscures que les pères transmettaient aux enfants, il y avait de très vagues souvenirs de tueries, de chasses menées contre les Aaps par les hommes qui les avaient refoulés, en fuites éperdues, dans les solitudes où du moins ils se croyaient en paix. Tandis que Van Kock et To-Ho s’empressaient auprès du blessé, ils se réunirent à quelque distance de le hutte et là conversèrent entre eux, avec force gestes.

 

L’un d’eux, un vieux pithèque au poil blanchi, leur expliquait quelque chose en désignant la hutte de ses doigts crochus : des grondements saluaient les périodes bien scandées de son discours par des cris bizarrement modulés.

 

Les faces des Aaps se contractaient ; les femelles surtout semblait peu à peu s’irriter et monter à un paroxysme de fureur.

 

Mais le vieil Aap ardemment leur prêchait la patience, du moins pour un temps. Il se frappait la poitrine qui sonnait, sous son poing, comme un coffre vide, et en même temps relevait la tête d’un air de défi.

 

Rien qu’à sa pantomime, on devinait qu’il prenait en main la cause des Aaps et qu’il répondait de tout. On verrait bien ce que deviendrait l’affaire, dès qu’il s’en mêlerait.

 

Quelle affaire ?

 

Le vieux pithèque, un ancêtre au moins sexagénaire, était un colosse aux membres noueux, aux épaules énormes, planté sur ses jambes arquées comme sur deux piliers.

 

Il frayait peu avec To-Ho, comme si, entre eux deux, il avait existé une sourde rivalité.

 

Le fait est que naguère, Rô-Ka – c’était le nom de cet Aap – avait prétendu disputer Waa, alors très jeune, à To-Ho, qu’elle avait choisi pour compagnon.

 

Il y avait eu combat, Rô-Ka avait été vaincu.

 

Vingt années s’étaient passées depuis lors : mais chez ces êtres encore plus près que l’homme de l’animalité, les rancunes étaient tenaces. Peut-être allait-il trouver enfin l’occasion d’assouvir une vengeance qui couvait depuis si longtemps. Les autres n’étaient que des faibles, des brutes ignorantes, toutes prêtes à se laisser mener, selon la passion de l’heure.

 

Cependant Van Kock, habilement, pansait la blessure de George et rassurait Waa. C’était en somme une contusion sans gravité : quelques compresses d’une herbe saine, du repos, et il n’y paraîtrait plus.

 

Du reste, voici que déjà il revenait à lui, et, ne se rendant pas exactement compte de ce qui s’était passé, croyait sortir d’un mauvais rêve.

 

Van Kock, prudemment, réveillait ses souvenirs : et George fondit en larmes. C’était vrai pourtant que lui si heureux, si choyé au milieu des Aaps, si paisible entre To-Ho et Waa, avait été traité par des frères humains comme une bête fauve.

 

Ils avaient voulu le tuer, et cela au moment où, dans l’élan de son cœur, il courait au-devant d’eux, les mains ouvertes pour les serrer dans ses bras !

 

Ce lui était une désillusion profonde, comme si quelque chose s’était brisé en lui et, tendant la main à Van Kock, il lui disait tristement :

 

« Il est donc bien vrai que les hommes sont méchants et cruels…

 

– Laissez-moi seul avec lui, dit le Hollandais à To-Ho : je saurai le calmer. »

 

To-Ho sortit de la hutte, pensif. Il avait de douloureux pressentiments, et sa haute taille se courbait comme si un poids se fût alourdi sur ses épaules.

 

Et comme il s’éloignait, la tête baissée, sans regarder autour de lui, l’énorme silhouette de Rô-Ka se dressa devant lui.

 

Celui-là ne parlait que la langue fruste des Aaps, s’étant refusé aux enseignements apportés par le Hollandais, sa voix était rauque, dure, jetant les monosyllabes brutalement hachées.

 

« To-Ho, j’ai à te parler.

 

– Je t’écoute…

 

– To-Ho, nous sommes trahis !…

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Que les ennemis qui sont au milieu de nous veulent nous livrer…

 

– De quels ennemis veux-tu parler ?

 

– De l’étranger Van Kock… du jeune Go !

 

– Ce ne sont pas des ennemis… mais des amis !…

 

– Tu mens ou ils te trompent… Ce sont eux qui ont attiré ici les hommes pour nous traquer et nous tuer…

 

– Tu es fou ! C’est Van Kock qui nous a défendus, sauvés…

 

– Pour mieux te tromper, pour endormir tes défiances…

 

– Mais George a été frappé…

 

– Les hommes ne l’ont pas reconnu pour un des leurs… ils l’ont pris pour un Aap comme toi… »

 

En vain To-Ho discutait : Rô-Ka ne comprenait pas, ne voulait pas comprendre, et les autres, qui s’étaient approchés, l’appuyaient. Maintenant c’étaient les plus stupides imaginations qui prenaient corps, qui s’affirmaient.

 

Pourquoi une mortalité s’était-elle abattue sur les Aaps, sinon parce que Van Kock et George, par leurs maléfices, – car ces brutes croyaient à une sorte de magie noire, – avaient empoisonné les sources, les herbes, les fruits des arbres…

 

Les femelles leur reprochaient la mort de leurs nouveau-nés, les mâles leur attribuaient leurs tares, leurs blessures…

 

Et le cri s’éleva, définitif, menaçant. Il fallait tuer Van Kock, il fallait tuer Go.

 

Puis on déserterait le pays : il en était un autre, peu éloigné, qu’ils connaissaient bien – car ils l’avaient habité autrefois – où les solitudes étaient encore plus profondes, les montagnes plus escarpées, où l’homme n’avait pas pénétré…

 

Ils parlaient de Java, qui, pour eux, était le véritable Aap-Land. Ils se jetteraient à la nage, traverseraient la mer (le détroit de la Sonde), puis, longeant les côtes, ils aborderaient sur des rives désertes d’où ils se lanceraient à travers les forêts.

 

De fait, la terreur les incitait à la fuite, n’importe où. Le voisinage de l’homme – qu’ils devinaient proche, presque présent – faisait grelotter les femelles qui se perdaient en lamentations, dont s’augmentaient la peur et la fureur des Aaps.

 

Incapables de raisonner, figée dans leur idée simpliste, ils voulaient partir… mais auparavant ils entendaient se venger. Et autour de To-Ho, dont l’intelligence plus ouverte appréciait leur injustice, ils se poussaient avec des grimaces et des gestes menaçants.

 

Animal à peine évadés de la bestialité, To-Ho avait des rages folles : la colère montait à son énorme tête et c’était à grand’peine qu’il se contenait, sentant que d’une seconde à l’autre les Aaps allaient le toucher.

 

Si une des mains brandies s’abattait sur lui, c’en était fait, l’animalité reprenait le dessus et il frappait à son tour.

 

Aussi il reculait pas à pas, les mâchoires claquantes, les poings crispés. Un nouveau cri retentit : cette fois, celui qui l’avait lancé l’accusait lui-même d’être passé au parti des hommes et de trahir ses amis.

 

Le voyant reculer, ces lâches se croyaient les plus forts, et, aussi ingrats que les foules humaines, voulaient prendre leur revanche de sa supériorité.

 

Une injure – un certain grognement qui chez les Aaps était la forme du plus violent mépris – lui fut lancée.

 

C’en était trop : il s’arrêta brusquement, détendant ses deux bras avec une violence de ressort, et il saisit son insulteur à la gorge et, le soulevant de terre, il le fit tourner dans l’air, atteignant de ses membres qui ballaient les Aaps groupés et furieux…

 

« To-Ho ! To-Ho ! cria une voix derrière lui.

 

C’était Van Kock qui sortait de la butte, tout joyeux, certain maintenant de la guérison de George : il vit la terrible scène, comprit, s’élança… Les Aaps, l’apercevant, – lui, leur principal ennemi, à qui stupidement ils attribuaient leurs maux et leurs périls, – se ruèrent à se rencontre…

 

To-Ho lâcha celui qu’il tenait et qui alla s’abattre dans un massif de lianes, et d’un bond courut au secours de Van Kock.

 

Mais celui-ci, prévoyant le danger, avait brandi sa fameuse baguette et, devant les Aaps, sans les toucher, il faisait jaillir dans l’air un crépitement d’étincelles qui se croisaient, tourbillonnaient, mettaient devant lui une barrière infranchissable… Et l’émoi des Aaps fut tel que, tout à coup, désorientés, affolés, ils tournèrent le dos et s’enfuirent en poussant des vociférations d’horreur.

 

Le feu d’artifice s’éteignit.

 

« Que se passe-t-il donc ? » demanda Van Kock à To-Ho.

 

Celui-ci rapidement s’expliqua :

 

« Bah ! fit le Hollandais en riant, ce sont de grands enfants qui se calment aussi vite qu’ils s’emportent… je me réconcilierai avec eux… »

 

Mais To-Ho secouait la tête. Il connaissait ses congénères : il savait avec quelles difficultés il avait pu naguère leur faire accepter la présence parmi eux d’un homme et d’un enfant. Rô-Ka exploitait contre le Hollandais et contre lui-même le souvenir de la tragédie du défilé. En admettant qu’ils revinssent au calme, ce ne serait qu’hypocrisie.

 

« Donc, nous sommes entre deux dangers, dit Van Kock. Ici les Aaps qui nous veulent mal de mort, là-bas les hommes qui sont en chemin de pénétrer jusqu’ici. Pour moi, je ne me demande pas quel est le plus terrible… je le sais… c’est l’homme… »

 

À mesure qu’il vieillissait, le vieil Hollandais avait plus ancrée, plus profonde la haine de ses congénères : il préférait les Aaps, avec leur sauvagerie, avec leurs animosités spontanées qu’il redoutait moins que ce qu’il appelait les tartuferies humaines…

 

« Écoute, dit-il à To-Ho. Les Aaps ont eu peur et d’ici quelque temps ils se tiendront cois. De ce côté, le péril n’est pas imminent. Il n’en va pas de même de l’autre côté.

 

« La troupe qui vous a surpris, toi et George, n’a pas été détruite : je connais ma race, elle ne s’embarrassa pas de quelques morts et, après un désastre, n’est que plus ardente à marcher de l’avant…

 

« Donc, je suis convaincu que ces hommes, après quelque temps d’hésitation, se seront remis en marche, pour gagner nos montagnes… Combien sont-ils ?… Nous n’en savons rien. Ce qu’il faut, c’est les empêcher d’avancer et leur ôter à jamais l’envie de s’aventurer dans ces pays qu’ils devront redouter et maudire…

 

« Je vais partir, me mettre en campagne, j’ai encore le pied sûr et la tête solide… je saurai bien découvrir le secret de cette aventure…

 

– Je vais avec vous, dit simplement To-Ho.

 

– Y penses-tu ?… Et George, et Waa ! Vas-tu les laisser au pouvoir des révoltés ?…

 

– Nous les emmènerons, dit To-Ho.

 

– George ne peut encore marcher, supporter une fatigue…

 

– Je le porterai… »

 

Longtemps ils discutèrent, mais To-Ho était tenace. Il fut convenu qu’ils attendraient deux jours, puis qu’ils se mettraient en route avec Waa et George.

 

En fait, il s’agissait pour les Aaps d’une question de vie ou de mort. Les autres – les révoltés, comme disait Van Kock, – avaient disparu et pendant ces quarante-huit heures on n’entendit plus parler d’eux.

 

À l’heure dite, le groupe se mit en route. George était déjà presque rétabli, et c’était la bonne Waa qui s’était constituée son garde du corps.

 

CHAPITRE VIII

Revenons à Koolman et à Ned.

 

Le plan tracé avait admirablement réussi. On avait retrouvé les Battaks, les voitures, les chevaux, les outils.

 

L’entreprise touchait un succès. Avec une activité que doublait la certitude du gain, les deux hollandais faisaient opérer les canaux de déblaiement de la grotte mystérieuse.

 

Le doute était impossible : c’était bien là un vieux temple, vestige de temps disparus, antérieurs peut-être à toutes les civilisations connus ; les statues d’or étaient des dieux qui ne figuraient dans aucune mythologie, les personnages qu’elles représentaient tenaient plus encore de la bête que de l’homme.

 

On eût dit que, dans ces temps oubliés, des êtres avaient habité la terre, qui étaient demi-hommes et demi-animaux, sans qu’on pût discerner où s’arrêtait la nature de chacune des deux races.

 

Mais c’étaient là considérations qui touchaient fort peu Koolman et ses acolytes, non enclins aux études archéologiques. Le fait intéressant, c’est que ces statues étaient d’or et d’or pur, et que leur masse constituait une richesse incalculable.

 

Si on avait pu, sur la place même, les diviser, les réduire en lingots, mais on n’avait pas en possession de l’outillage nécessaire ; il fallait agir plus élémentairement, les arracher de leurs socles, les renverser, les déplacer, au moyen de rouleaux, les hisser sur des brancards qui s’en iraient ensuite, au pas lent des chevaux, jusqu’à la côte.

 

Un Battak, tenu dans l’ignorance du travail, avait été dépêché à Kotja, pour porter au Marsouin l’ordre de venir accoster en un certain point, où Koolman et sa troupe le rejoindraient sans attirer l’attention.

 

La tâche était rude, le socle sur lequel reposaient ces statues était d’un ciment tellement dur et si solidement joint au métal, qu’il fallait parfois jouer de poudre pour produire l’arrachement.

 

Koolman et Ned se multipliaient, s’improvisant mécaniciens et ingénieurs.

 

Avant que les blocs d’or fussent sortis de la caverne, il avait fallu aussi défricher les entours de l’issue, ouvrir une route à travers les futaies, pratiquer des issues par la hache et par le feu… et les jours passaient dans une agitation qui chaque jour se faisait plus fiévreuse.

 

Instinctivement Koolman et Ned ne pouvaient se défendre d’une sensation d’angoisse : ils redoutaient on ne sait quel hasard, impossible à prévoir, et qui, au moment décisif, compromettrait leur œuvre.

 

Cependant, quelle probabilité que se produisit une catastrophe invraisemblable ?

 

Ce soir-là, Koolman et Ned avaient constatés que les préparatifs étaient achevés : au prix de grands efforts, les blocs d’or avaient été chargés sur des trucks solides, dont une partie serait tirée par des chevaux et l’autre par des hommes se relayant.

 

La route était ouverte, facile en somme, à l’exception des passages escarpés sur lesquels on se servirait d’espèces de schlittes, ainsi qu’il se pratique dans certains pays montagneux ; ailleurs, on avait tout préparé pour le flottage qu’on accélérerait par le halage.

 

Et, sous un ciel splendide, dont la profondeur bleue s’éclairait d’étoiles, les engins de transport étaient alignés sur la vaste clairière ménagée maintenant autour de la grotte où gisaient encore des blocs dédaignés, qu’on reviendrait chercher plus tard, peut-être.

 

Les hommes dormaient : Koolman et Ned eux-mêmes, comme les héros militaires à la veille d’une grande bataille, après avoir longuement causé et avoir trinqué d’un genièvre excellent dont ils avaient su dissimuler un cask de petite contenance, avaient fini par s’assoupir…

 

Le silence de la grande nature pesait.

 

Tout à coup, au sommet de la haute roche qui dominait les groupes, une ombre parut, se détachant, noire, sur le ciel profond.

 

Elle se pencha, regardant ; puis, lentement, s’accrochant de ses longs bras aux anfractuosités de la pierre… elle se mit à descendre…

 

C’était To-Ho !

 

À quelque distance de là, en arrière, dans caverne, Van Kock était avec Waa. Depuis des jours et des nuits, ils allaient, s’éloignant de leur retraite, à la recherche des hommes, et jusqu’ici ils ne les avaient pas rencontrés. Ce soir-là, ils s’étaient prudemment terrés, prêts à reprendre leurs recherches au lever du soleil.

 

George était tout à fait rétabli : ces régions aux senteurs balsamiques ont des grâces d’hygiène pour les blessures. Van Kock n’avait eu qu’à aider la nature. Le jeune homme avait rapidement reconquis ses forces. Il savait le but assigné à l’expédition de To-Ho et de Van Kock : l’expulsion des hommes.

 

Il ne protestait pas : en vérité, l’horreur qu’éprouvaient les Aaps pour leurs ennemis finissait par le pénétrer lui-même.

 

Van Kock attisait cette antipathie : le vieil Hollandais était plus intransigeant que jamais, et pour lui la haine de l’homme se confondait avec celle de l’or.

 

To-Ho, fiévreux, exaspéré, furetait de toutes parts, armé de la baguette de Phœbium, et avec un flair merveilleux il devinait la présence de l’or, des minerais, des filons les plus cachés.

 

Van Kock, bien entendu, se défiant de ses colères instinctives, ne mettait en son pouvoir que des parcelles infinitésimales de Phœbium, juste ce qui était nécessaire pour désagréger l’or, mais non point ce qui aurait pu produire des catastrophes plus grandes.

 

De même qu’en Aaps Land, la provision qu’il avait amassée du terrible métalloïde était à l’abri de toute recherche.

 

Cette nuit-là, To-Ho, qui ne dormait pas, était sorti de la caverne : l’air était doux, le ciel était pur, le pithèque aspira largement la brise qui fraîchissait. Soudain, il tressaillit. Quelque chose d’intangible, d’innommable l’avait frappé… il ouvrit ses narines toutes grandes, élargissant ses pectoraux.

 

Il ne s’y trompait pas… cela sentait l’or !

 

Il alla en avant, comme attiré par une aimantation qui ne le trompait pas.

 

Il suivit le souffle, imperturbablement, sans dévier.

 

Enfin, il arriva à l’extrémité d’une table de roche qu’il reconnaissait bien, parce que c’était là déjà qu’il avait rencontré des hommes et que George avait été frappé. Il se pencha et, dans la pénombre douce, il vit…

 

C’était le campement des chercheurs d’or : à peine s’il distinguait la forme des hommes, enveloppés dans leurs manteaux, formant au hasard des masses noires.

 

Quels ils étaient, peu lui importait, c’étaient des hommes… Et les chauds effluves de l’or montaient jusqu’à lui…

 

Alors, serrant dans son poing la baguette où pointait la parcelle de Phœbium, il descendit… Si lourd qu’il fût, il ne faisait pas crisser les herbes, pas une pierre ne roulait… il arriva en bas… et vit alors les chariots sur lesquels s’étendaient les idoles d’or enveloppées d’herbes et de lianes…

 

Mais il ne s’y trompa pas : il ne songea pas à se demander d’où venait cet or… il était là, cela lui suffisait.

 

Il rampait, avec une lenteur de sauvage, passant au milieu des groupes endormis sans que nul s’éveillât.

 

Il arriva à l’entrée de la grotte, et là, il comprit bien vite : ce n’était pas la première fois que, dans ces gorges profondes, il avait découvert de ces antiques réduits dont la nature lui échappait, mais qui, pour lui, n’était que des amas de choses maudites.

 

Il hésita : fallait-il commencer par là l’œuvre de destruction ?… Décidément, non.

 

Ce qui était le plus proche des hommes devait être anéanti d’abord. Il revint, toujours glissant et faisant moins de bruit qu’un reptile, jusqu’aux chariots.

 

Les statues d’or étaient à peine couvertes, on s’était réservé de les cacher tout à fait au moment où on atteindrait la côte.

 

Il vit la première, lentement avança la baguette de Phœbium, la toucha : il y eut une très légère crépitation, l’or se désagrégea, et sur les herbes, un tas resta, de boue noirâtre… Nul n’avait rien entendu, il passa à la seconde, à la troisième.

 

Ce lui était une jouissance infinie de voir cette matière brillante, solide, dont il connaissait bien la résistance, s’écraser en une poussière impalpable et humide… et il allait, il allait, prenant maintenant moins de précautions, tant le triomphe l’enivrait, se hâtant, voulant en finir…

 

« Eh ! qui va là ? Alerte ! Aux armes ! »

 

Les détonations répétées, si sourdes qu’elles fussent, avaient, par leur monotonie même, troublé le sommeil des dormeurs.

 

Quelques-uns levèrent la tête, virent le monstre courbé, allant de place en place, se baissant, puis se relevant avec un grognement de joie…

 

D’abord ils eurent peur : ces brutes croyaient volontiers aux démons de la nuit, et les légendes sataniques hantaient plus d’un cerveau… Mais le cri d’alarme jaillit, et soudain tous les hommes furent sur pied, Koolman et Ned non des derniers.

 

Des coups de feu partirent au hasard, sans même effleurer To-Ho, qui n’entendait pas laisser sa besogne inachevée.

 

Comme on courait sur lui, on se heurta aux chariots, et d’horribles clameurs s’élevèrent… Le jour venait et, de sa lumière crue, éclairait cette scène stupéfiante…

 

Qu’était-ce que cette boue, ce mucilage ignoble et gluant qui tenait la place des statues, de ces admirables statues d’or ?…

 

En ce moment, To-Ho s’attaquait à la dernière… et dans la rage qui le possédait, il l’avait jetée d’un coup de reins hors du chariot… Elle était tombée sur le sol… où là encore son adorable reflet jaune disait sa pureté, sa valeur, se divinité de richesse…

 

On se rua pour la lui arracher… il la toucha, simplement…

 

Clac !… de la boue… encore de la boue…

 

C’étaient des hurlements de folie !

 

On ne songeait même pas à s’étonner, à s’épouvanter de cette œuvre démoniaque… la rage n’était faite que de désespoir… Et dans le paroxysme de cette furie qui s’affirmait par des cris rauques, par des gestes d’épileptiques, les armes partaient, mal dirigées, frappant amis plutôt qu’ennemis…

 

À peine si To-Ho avait été effleuré…

 

On était autour de lui, on le pressait…

 

Koolman, se frayant un passage, sans se demander quel était cet adversaire, jeté tout à coup dans un cauchemar, dans une vision d’enfer, braqua son revolver sur To-Ho, à la hauteur de son crâne…

 

Instinctivement, tandis qu’un coup partait, lui rasant le crâne, To-Ho leva le bras, saisit l’arme, l’arracha et, par un de ces hasards extraordinaires que rien ne pourrait expliquer, le tourna vers ses assaillants, ayant le doigt sur la gâchette, et il tira les cinq balles qui restaient dans le barillet… Ned, frappé en plein front, lança une malédiction et tomba… Koolman s’était baissé : un des hommes, derrière lui, reçut un projectile dans la gorge et s’écroula, rendant du sang par la bouche…

 

Trois autres gisaient à terre, plus ou moins grièvement blessés… Et l’épouvantable monstre, qui maintenant semblait bien vomi par l’enfer, faisant tournoyer le revolver qu’il avait maintenant avait par le canon, frappait, brisait des os, cassait des têtes…

 

On n’osait plus tirer sur lui, tant cette silhouette géante avait un caractère fantastique… et il ne se lassait pas…

 

Tout à coup, dans le lointain, très, très loin, semblait-il, un cri s’éleva, lent, avec une sonorité de lamentation et d’appel…

 

« To-Ho ! To-Ho !… »

 

Le pithèque se redressa, et, la tête baissée, fonçant sur le groupe qui se pressait dans des affres d’épouvante, il passa au travers, culbutant Koolman qui, encore au passage, lui envoyait un coup de carabine, lança dans l’ouverture de la caverne sa baguette de Phœbium pour achever l’œuvre interrompue… Puis, s’accrochant aux roches, monta, monta…

 

Dix balles sifflèrent…

 

Il avait disparu !…

 

CHAPITRE IX

La voix qui avait lancé le cri douloureux, il l’avait bien reconnut…

 

C’était celle de Waa !

 

Était-elle donc en danger ? Que signifiait cet appel ?

 

Pour l’expliquer, il nous faut remonter d’une heure un arrière, au moment précis où le jour pointait, éclairant les hautes cimes du massif.

 

Waa dormait profondément, blottie aux pieds de George, en pleine sécurité : car non seulement la caverne où To-Ho les avait abrités leur offrait une retraite tranquille, mais de plus Van Kock était là, muni de son infaillible Phœbium, qui valait toutes les armes des hommes.

 

Vers le matin, le vieil hollandais s’éveilla : comme tous les vieillards, il avait le sommeil très léger et peut-être un froissement de branche avait suffi ; du reste, sans aucune inquiétude, dédaignant même de s’armer de sa terrible baguette, il était venu s’étirer sur le seuil de la grotte, tout heureux de sentir sur sa vieille chair la caresse du soleil levant.

 

Il se sentait heureux, oubliait ses inquiétudes, ses angoisses de la veille.

 

Ah ! que les hommes ne s’avisassent point de venir troubler cette paix, car il serait impitoyable. Il voulait achever sa vie dans le sein de cette splendide nature, si généreuse à qui sait comprendre ses bienfaits…

 

Et il allait devant lui, la tête haute, sentant la brise dans ses cheveux blancs, qui, hérissés, se dressaient en touffes broussailleuses.

 

Tanné, bruni, ridé, plissé, le centenaire était d’une admirable laideur : son torse, où les côtes saillaient, était velu comme celui de ses compagnons et, sans le savoir, il avait pris la marche balancée, à bras ballants, des pithèques avec lesquels il vivait depuis si longtemps. Il réfléchissait… agréablement…

 

Or, voici que, derrière un tronc d’un touahany gigantesque, une tête avait surgi, surmontée comme la sienne d’une tignasse énorme, blanche, hérissée… et cela s’était précipitamment caché, pour un instant après reparaître… Sous l’ombre qui tombait des hautes branches, le masque était indécis, les yeux à peine visibles… sous les broussailles des sourcils.

 

Van Kock eut une intuition, et brusquement se retourna.

 

La tête encore reparut et disparut.

 

« Un maouass ! murmura le Hollandais avec dédain. C’est bizarre, il est rare que ces singes s’aventurent si près de nous… »

 

Il se mit à tourner autour de l’arbre.

 

Le maouass ne semblait pas disposé à entrer en relations : il reculait, sautant en arrière à travers les longues herbes qui le cachaient jusqu’aux épaules. Van Kock ne comprenait rien à ce manège, car d’ordinaire les maouass, quand on marchait droit à eux, sautaient à quelque branche d’arbre, s’évadaient à porté de vue…

 

« Quel drôle de singe ! » murmura-t-il en hâtant le pas.

 

L’autre, allant toujours à reculons, se heurta tout à coup à une souche et tomba, disparaissant dans les broussailles, en criant :

 

« Sac à papier ! ce singe m’ennuie ! »

 

Van Kock bondit : un maouass qui parlait !

 

« Quel singe, sale bête ? » s’écria t-il, lui répondant sans savoir pourquoi.

 

L’autre se redressa d’un effort de reins et cria à son tour :

 

« Un singe qui comprend et parle hollandais ! Voilà qui est fort ! »

 

Et voici que les deux êtres, au masque de vieux gibbon, aux cheveux hérissés, à la figure plissée, se tenaient nez à nez, se regardant de leurs grands yeux ouverts…

 

« Ah ça ! qui es-tu, singe de malheur, orang manqué ? hurla Van Kock en étendant vers lui ses longs bras maigres, comme pour le prendre à la gorge…

 

– Mais… je ne suis pas un singe… je suis Valtenius… le Dr Valtenius, professeur à l’Université de Groningue, membre de la société Artis et scientiæ de Rotterdam… Mais vous !… vous n’êtes donc pas un gorille ?

 

– Ah ! tu es un homme ! cria Van Kock exaspéré, brandissant le gourdin qu’il tenait à la main ; alors ton affaire est bonne ! je vais t’assommer !…

 

– Mais… mais… pourquoi ?…

 

– Simplement parce que tu es un homme !…

 

– N’en êtes pas un vous-même ?

 

– J’en fus un autrefois… et comme toi, je fus un docte professeur d’université… le docteur Van Kock…

 

– Van Kock… qui partit pour Sumatra il y a soixante, quatre-vingt ans !…

 

– Et qui y est resté… et qui a juré que lui vivant, jamais un homme ne pénétrerait dans ces solitudes… Ah ! si j’avais mon Phœbium ! Mais bah ! j’ai encore la poigne solide et le jarret vigoureux… attends un peu que je t’assomme, vil professeur qui n’as d’un singe que la fallacieuse apparence… »

 

Et Van Kock faisait tournoyer autour des oreilles de Valtenius son énorme gourdin… Celui-ci sautait, protestait du geste et de la voix, cherchant à fuir, ne comprenant rien d’ailleurs à l’idée de ce savant dont il était tout prêt à se déclarer l’ami…

 

Deux fois déjà le bâton avait failli lui fracasser le crâne, quand soudain une diversion le sauva.

 

Waa s’était éveillé à son tour et, prêtant l’oreille, elle avait reconnu la voix de Van Kock : que lui arrivait-il donc ? Courait-il quelque danger ? To-Ho n’était pas là, c’était à elle qu’échéait le rôle de protectrice.

 

Elle sortit de la caverne, courut vers l’endroit où la querelle s’entendait…

 

« Coupez la retraite à ce damné professeur ! » cria Van Kock.

 

Mais il avait parlé le pur hollandais : elle ne comprit pas, et Valtenius, profitant d’une éclaircie, s’était mis à courir de toute la vigueur de ses jambes… de soixante-seize ans !…

 

« Il va nous échapper ! Waa, à sa poursuite !… »

 

Et il s’élança à son tour pour saisir le vieux savant qui détalait de son mieux, mais qui évidemment allait tomber au pouvoir de son redoutable adversaire…

 

Valtenius hurlait à pleins poumons :

 

« À moi ! Au secours !…

 

– Crie tant que tu voudras, répliquait Van Kock, tu n’en seras pas moins assommé… »

 

Et de fait il allait l’atteindre, quand tout à coup des voix humaines, nombreuses, jaillirent de la profondeur du bois :

 

« Nous voilà ! Courage ! tenez bon ! nous sommes là !…

 

– Damnation ! fit Van Kock d’un accent désespéré, la catastrophe arrive… voilà les hommes !… »

 

Et d’un bond, il se rejeta à côté de Waa, le cou tendu, haletant…

 

Du bois surgit un troupe d’hommes armés de fusils… l’un d’eux vit Van Kock et Waa… c’étaient évidemment des orangs-outangs féroces qui en voulaient à la vie de Valtenius.

 

L’arme s’abaissa et sans doute Van Kock allait payer de sa vie son intransigeance ; mais le généreux Valtenius s’était jeté au-devant de ses amis, les bras étendus.

 

« Ne tirez pas ! Ce n’est pas un singe… c’est un confrère !… »

 

Ce fut à ce moment que Waa, épouvantée, apercevant ces êtres qu’on lui avait appris à considérer comme ses pires ennemis, lança à pleins poumons son cri d’appel :

 

« To-Ho ! To-Ho !… »

 

C’était lui le seul sauveur en qui elle eût confiance, le compagnon, le fort des forts !…

 

« Mais si c’est un homme, docteur Valtenius, il sait bien qu’il n’a rien à craindre de nous…

 

– Mon cher docteur Leven, il ne veut rien entendre… il a voulu m’assommer…

 

– Comme je vous assommerai tous, tas d’hommes que vous êtes ! hurla Van Kock au paroxysme de la fureur… Viens, Waa, fit-il en saisissant la pithèque par le bras ; dans la caverne et grâce au Phœbium… nous sommes invincibles… »

 

Et il s’élança avec elle à travers le fourré… tous deux disparurent…

 

On l’a compris déjà, c’était la mission Leven qui venait d’arriver au cœur de ces solitudes.

 

Le jeune homme interrogeait Valtenius sur la rencontre qui l’avait si fort ému : quoi ! il venait de retrouver dans les profondeurs de ces forêts inextricables l’homme dont le nom était resté légendaire en Hollande, ce docteur Van Kock qui, devant l’injustice de ses contemporains dont l’ignorance entêtée niait ses découvertes, s’était expatrié, sans que jamais plus on entendit parler de lui.

 

« Oui, oui, c’est lui !… répondait Valtenius. Et c’est une des plus grandes douleurs de ma vie qu’il n’ait pas voulu me reconnaître pour un ami, moi qui l’ai toujours défendu ! Il m’a pris d’abord pour un singe. Et quand il a su que j’étais un homme, il a voulu me tuer ! C’est inimaginable !…

 

– Monsieur Valtenius dit une voix douce, peut-être lui avez-vous fait peur vous-même… je suis sûre que si je pouvais l’approcher, il m’écouterait…

 

– Ah ! madame Margaret, ne vous y risquez pas… cet homme qui n’est pas un singe est plus féroce que le plus singe des singes !…

 

– Je veux essayer… Mon cher Frédérik, fit-elle en se détournant vers son mari : venez avec moi… nous saurons bien découvrir la retraite de ce brave savant, et à nous deux, nous le convaincrons que nul ici ne lui veut du mal… et puis, qui sait ? ne pourrait-il pas nous donner quelque indice sur le sort de mon frère bien-aimé ?…

 

– Chère femme, dit Leven, je suis tout prêt à vous obéir… mais ne précipitons rien… pour l’instant, il est urgent d’abord de rallier nos hommes qui se sont quelque peu dispersés dans ces solitudes… peut-être nous cherchent-ils et s’inquiètent-ils de nous…

 

– Faites, mon ami. J’ai confiance en vous et serai patiente… mais mettez votre main sur mon cœur et sentez comment il bat…

 

– Oui, en vérité ! D’où vient cette émotion ?

 

– Ne riez pas de moi Frédérik. Vous savez que les femmes ont des intuitions inexplicables… une voix intérieure me dit que mon frère est près d’ici… et que si je l’appelais… »

 

Elle fut brusquement interrompue.

 

Un des hommes du convoi accourait à toutes jambes. Il s’arrêta devant Leven.

 

« Chef, dit-il, nous avons trouvé au bas de la côte un homme couvert de blessures, agonisant… nous avons improvisé une civière et nous l’avons apporté jusqu’ici…

 

– Vous avez certes bien agi… peut-être le docteur Valtenius pourrait-il lui donner des soins efficaces… Où est ce malheureux ?

 

– Ici… à deux pas… la civière ne peut s’engager dans ce fourré d’arbres…

 

– Allons vite ! s’écria Margaret ressentant toute la pitié qui est au cœur des femmes ; hâtons-nous de lui porter secours… »

 

Pendant qu’ils parlaient, regardant tous du côté que l’homme leur avait désigné, la tête de To-Ho avait surgi au-dessus de la côte du roc qui supportait le plateau où scène se passait…

 

Arrivant à l’appel de Waa, le pithèque avait escaladé la pente presque à pic, et il s’apprêtait à bondir sur le plateau, quand tout à coup il aperçut le groupe des hommes, Leven, Margaret, vêtue d’un costume de sport qui dessinait ses formes sveltes et jeunes ; Valtenius, que d’abord il prit pour Van Kock et qu’il accusait de trahison… puis d’autres encore qui portaient des armes.

 

C’était la catastrophe tant redoutée, c’était l’invasion…

 

Où était Waa ? Où était le vieil Hollandais ? Où était George ?…

 

Est-ce qu’on les avait tués ? Les hommes n’étaient capables que de crimes…

 

Il songea à se ruer, à saisir les plus proches, à les écraser dans une étreinte furieuse…

 

Non. Il fallait d’abord savoir où étaient ceux qu’il aimait.

 

Il se glissa le long de la crête, invisible, contournant le plateau, et ainsi gagna un point d’où, sans être vu, il pouvait regagner la caverne.

 

Il y entra.

 

Ils étaient là tous trois, Van Kock, Waa et George qui venait de s’éveiller, et qui, entendant le Hollandais et la pithèque causer avec véhémence, regardait et ne comprenait pas.

 

« Qu’y a-t-il donc ? » s’écria le jeune homme en courant vers To-Ho dont la physionomie contractée l’effrayait.

 

Le pithèque eut un geste violent :

 

« Il y a, cria-t-il, que les hommes sont là !…

 

– Les hommes !

 

– Oui… nos ennemis, nos persécuteurs ont pénétré dans nos solitudes… pour y porter la guerre et la mort… Oh ! ajouta-t-il en serrant les poings et en grinçant des dents, pas un ne sortira d’ici vivant… Van Kock, nous allons nous défendre, n’est-ce pas ?…

 

– Certes ! répliqua le centenaire, et dussé-je y périr moi-même, ce sera la joie de mes derniers jours que d’avoir exterminé cette race maudite !…

 

– Des hommes ! reprenait George pensif : où sont-ils ?…

 

– Là… à quelques pas de la caverne…

 

– Quels sont-ils ? Êtes-vous sûrs qu’ils viennent en ennemis…

 

– Eh ! ne sont-ils pas nos ennemis par ce seul fait qu’ils sont des hommes ? clama Van Kock. Allons ! plus de paroles, des actes… To-Ho, donne moi ta baguette que je la garnisse de Phœbium en quantité suffisante pour que tout ce que tu toucheras se désagrège et s’écroule… et moi, moi !

 

Il courut à un coin de la caverne et sous un tas de feuilles prit une petite boîte qu’il y avait cachée.

 

Il la brandit à bout de bras :

 

« Il y a là, cria-t-il en relevant la tête d’un ait de défi, de quoi faire éclater toute la terre… Qu’ils viennent donc et je les pulvériserai comme le sable des plaines… »

 

George les regardait alternativement tous deux. Ces menaces sauvages l’épouvantaient et il ressentait au plus profond de lui-même un trouble dont il n’était pas le maître… Certes, il était bien près, lui aussi, de haïr les hommes qui ne lui avaient fait que du mal… et pourtant une voix s’élevait en lui qui doucement plaidait en leur faveur… Tuer ! tuer ! aucune solution ne pouvait-elle intervenir…

 

« Pourquoi ne pas fuir devant eux ? dit-il ; il y a dans nos montagnes des gorges inaccessibles où ils ne pourront nous atteindre ?…

 

– Et pourquoi donc leur céder ce territoire qui est notre domaine… ils sont les envahisseurs, nous avons le droit de les chasser… et nous le ferons !… To-Ho, peux-tu examiner les environs et nous dire ce qui se passe… avant de sortir d’ici il nous faut connaître exactement la situation de nos adversaires, pour les frapper à coup sûr… »

 

To-Ho sortit par une faille de roche et du haut de la caverne regarda…

 

En ce moment, on avait amené le blessé ramassé par les hommes de Leven.

 

Le misérable – c’était Koolman – portait d’horribles blessures et sa face disparaissait sous un masque de sang.

 

Cependant il avait encore en lui un souffle de vie…

 

Après la fuite de To-Ho, ç’avait été, parmi ces hommes enragés de désespoir, affolés par leur sinistre déconvenue, une frénétique explosion de fureur : ils s’étaient rués sur la boue de l’or dans l’espoir d’y recueillir encore quelques parcelles du précieux métal… et dans cette poussée, ils se battaient, se frappaient, s’écharpaient…

 

C’était une tuerie.

 

Koolman avait, le premier, songé à la caverne : peut-être les blocs qui y restaient avaient-ils échappé à l’incroyable phénomène ?

 

Mais ceux qui étaient le moins grièvement blessés avaient surpris son mouvement et deviné ses intentions… et on se jeta sur lui, les uns, les autres se traînant, se piétinant, cherchant à se déchirer les chairs et à se crever les yeux…

 

Or, voici que la baguette jetée par To-Ho dans l’intérieur de la caverne prit, par cette bousculade, contact avec une des parois… et la désagrégation commença : d’abord ce fut un amollissement, une pluie fine qui tombait ; puis la pulvérisation s’accéléra, la terre cédait sous les pas : les hommes étaient pris par les pieds, par les jarrets, en un enlisement rapide, et du buste et des bras qui restaient libres, ils se battaient encore…

 

La voûte s’effondra… ce fut l’engloutissement…

 

Seul Koolman avait pu gagner l’issue à temps, mais il avait été tailladé à coups de couteau… il titubait, aveuglé, hurlant, et tomba sur le sol avec une imprécation…

 

C’est là que les hommes de Leven l’avaient ramassé au milieu des cadavres.

 

Et maintenant, agonisant, il regardait ces hommes qui étaient autour de lui et qui lui parlaient.

 

Il les reconnut et toute sa haine monta à ses lèvres en un dernier spasme.

 

« Leven ! cria-t-il en un hoquet, Leven et la belle Margaret Villiers… et l’imbécile Valtenius… Ha ! ha ! vous vous croyez triomphants… on vous tuera, vous aussi… les démons vous attendent…

 

– Qui donc êtes-vous, fit Leven en se penchant sur lui, vous qui semblez si bien nous connaître ?… »

 

De fait, sous les plaques de sang qui souillaient son visage, ses traits disparaissaient.

 

« Qui je suis ?… L’homme qui vous hait, comme il hait votre père, comme il hait ce bandit de Vanderheim qui vous a envoyé ici… Koolman ! vous savez bien, Koolman qui a été humilié, outragé… et qui va être vengé !… »

 

Margaret s’approcha vivement de lui :

 

« Monsieur Koolman, pourquoi haïssez-vous ?… Mon père, je vous le jure, ne vous a jamais fait de mal. »

 

Le moribond se dressa à demi :

 

« Ah ! c’est vous, la petite !… Tenez, vous avez raison… je vais mourir… je veux être bon !… Ha ! ha ! oui, très bon… Vous cherchez votre frère… eh bien ! il est ici… oui, oui !… Les indigènes m’ont parlé d’un jeune blanc qui vit au milieu des hommes-singes… et vous le tuerez sans le connaître… ou il vous tuera… et je serai vengé !… Ha ! ha ! c’est bon de mourir en faisant du mal… »

 

Et le misérable retomba avec un râle…

 

Margaret l’avait entendu : qu’avait-il dit ? Était-il vrai qu’il eût recueilli quelque indice sur George ?…

 

Vivant ! il serait vivant ! Il se trouverait, au milieu de ces affreuses solitudes, des êtres formidable qui les habitaient ?…

 

Et dans un élan plus fort que sa volonté, elle appelait… elle criait de toutes ses forces :

 

« George ! mon George bien-aimé ! Où es-tu ? C’est moi, ta sœur Margaret, qui t’appelle ! George ! George !… »

 

… À l’intérieur de la caverne, Van Kock et To-Ho se préparaient au combat suprême… La provision de Phœbium avait été divisée en portions dont chacune était suffisante pour produire ses effets terribles…

 

George restait immobile : il devinait maintenant toute la puissance de la mystérieuse matière… et il songeait que tout à l’heure des hommes – ses frères, après tout – allaient périr d’une mort horrible…

 

Et il frissonnait…

 

To-Ho, descendu de son poste d’observation, avait dit que les hommes étaient nombreux… qu’ils étaient jeunes… « Même, avait ajouté le pithèque, il doit y avoir parmi eux une femelle… qui a les cheveux presque blancs et la peau toute rose… »

 

Une jeune fille ! George en avait vu autrefois !…

 

« Allons ! dit Van Kock, trêve aux phrases ! Ces bandits vont nous donner l’assaut… ils ont des armes qui tuent de loin… il faut agir… »

 

Ils monteraient sur le faîte de la caverne et de là, à tour de bras, ils lanceraient vers le groupe humain des parcelles de Phœbium… Van Kock avait construit une sorte de canne creuse qui projetait la matière à plus de trente mètres… c’était assez… c’était l’anéantissement certain de la horde… en quelques minutes…

 

To-Ho obéissait, ne discutait pas. Waa tremblait et se taisait.

 

Ils commencèrent à se hisser…

 

À ce moment, la voix de Margaret monta dans l’air : « George ! George ! »

 

Le jeune homme leva la tête, bondit sur ses pieds.

 

Cette voix, mais il la reconnaissait… ou du moins croyait la reconnaître… car elle lui rappelait celle de sa mère…

 

Et la voix, douce, douloureuse, répétait son nom !…

 

Van Kock l’avait entendue, lui aussi, et regardant la physionomie du jeune homme, il comprenait ce qui se passait en lui.

 

« Toi ! s’écria-t-il, tu penses à nous trahir… prends garde !…

 

– Mais… c’est la voix de ma mère ! elle est là… elle m’appelle !…

 

– Eh ! que me font ta mère et toute la famille ! hurla Van Kock. Tu ne sortiras pas d’ici… To-Ho, attache-le !…

 

To-Ho ne savait plus, ne comprenait plus !… En cette âme obscure, un combat se livrait.

 

« Go, dit-il, reste avec nous… n’écoute pas cette voix !…

 

– C’est moi… Margaret… ta sœur, George !…

 

– Ah ! je ne puis résister plus longtemps ! » cria le jeune homme en s’élançant vers l’issue…

 

Instinctivement, To-Ho se jeta devant lui, les poings levés…

 

Mais Waa, qui jusque là n’avait rien dit, se plaça entre le pithèque et George…

 

« Qu’il s’en aille ! dit-elle d’une voix qui mourait.

 

– Non ! non ! fit Van Kock, je ne veux pas… »

 

Waa lui jeta les mains à la gorge si brusquement qu’il n’avait pu prévoir le mouvement.

 

« Qu’il s’en aille, » répéta-t-elle.

 

Alors, To-Ho s’écarta… George ne s’arrêta même pas pour embrasser la pauvre Waa… pour étreindre la grosse main de To-Ho…

 

Il s’élança dehors…

 

Waa avait lâché Van Kock et était tombée sur le sol, affaissée, sanglante…

 

… Et George était dans les bras de Margaret, de Leven… c’était une scène d’un sentiment joyeux, une rentrée dans la vie… Cependant, chez les hommes eux-mêmes, l’ingratitude n’abolit pas la mémoire : après les premières effusions, George se souvint tout à coup des amis qu’il venait d’abandonner…

 

En deux mots, il s’expliqua, négligeant les détails.

 

Valtenius, qui ne tenait plus rancune à Van Kock, brûlait du désir de se réconcilier avec lui ; Leven, enthousiasmé à la pensée de trouver enfin l’anneau manquant, était prêt à tout pour arriver au but…

 

« Que faut-il faire ? demanda-t-il à George. Il est bien entendu que nous ne voulons user aucune violence. »

 

George réfléchit un instant.

 

« Laissez-moi agir, dit-il. J’espère qu’à ma voix ils consentiront à entrer en pourparlers. »

 

Il fit quelques pas en avant… mais il était encore à plus de vingt mètres de la caverne, quand soudain une détonation retentit, sèche, brutale.

 

Il se fit un soulèvement de terre, de pierres qui s’éparpillèrent dans les airs…

 

Tous les hommes s’élancèrent… mais à la place de la caverne ne restait plus qu’un trou béant, noir, profond… et en même temps, d’une des parois du gouffre, fendue par l’explosion, une nappe d’eau énorme, comme d’un torrent, jaillit et noya la terre et les pierres…

 

« Perdus ! morts ! » s’écria George avec un accent de désespoir.

 

Et en ce moment revinrent à sa pensée tous les souvenirs du passé, toutes les preuves de bonté, de douceur, de patience qui lui avaient été données, et, tombant dans les bras de sa sœur, il pleura…

 

 

Que s’était-il passé ?…

 

Au paroxysme de la rage, Van Kock s’était élancé à la porte de la caverne, le bras levé, pour foudroyer le fugitif…

 

Mais Waa s’était jetée sur lui, l’enveloppant de ses longs bras, le réduisant à l’impuissance…

 

To-Ho, désorienté, fou de douleur, tant le départ de George éveillait en lui des regrets poignants, sauta sur le toit pour regarder ce qui se passait au loin…

 

Pendant ce temps, Van Kock, dans l’élan de sa fureur, luttait contre Waa qui ne le lâchait pas… tous deux roulaient sur le sol de la caverne…

 

Van Kock avait laissé tombé la boîte de Phœbium… son corps l’écrasa… le contact se fit… une crépitation éclata… Le Phœbium s’était éparpillé… la désagrégation se fit… l’effondrement !…

 

To-Ho avait senti le terrain se dérober sous lui et, instinctivement, d’un bond formidable, il s’était lancé en avant, franchissant une crevasse… et ainsi il était sain et sauf !… Seul !…

 

 

Tristement, courbé, vieilli de vingt ans, le malheureux To-Ho s’en alla à travers le pays qui avait abrité ses jours de joie et de tristesse…

 

Les hommes le parcouraient maintenant, cherchant, ne trouvant rien.

 

To-Ho les sentait, les dépistait…

 

De ses anciens compagnons, il n’en restait plus un seul. Tous avaient suivi le conseil de Ro-Ka. Ils avaient émigré, à travers le détroit de la Sonde, vers Java…

 

Et il était seul… et il restait seul¼ ainsi il vint un soir se coucher au pied d’un arbre… il eut voulu s’aller blottir dans les branches… il ne pouvait plus monter, ses forces le lui refusaient.

 

Le soleil couchant jetait à travers les frondaisons ses lueurs d’or…

 

« Go !… mon pauvre petit Go ! » murmura To-Ho une dernière fois.

 

Et il mourut.

 

Et jamais on ne put retrouver la trace de To-Ho, le tueur d’or.

 

Valtenius ne se consola jamais d’avoir touché de si près la solution de l’anneau manquant et de l’avoir laissé échapper… et puis il regrettait son vieux Van Kock auquel il avait pardonné de l’avoir pris pour un singe…

 

Leven a trouvé des mines d’or. La maison Vanderheim prospère : George Villiers y occupe une belle situation…

 

Il pense quelquefois à la sincère affection de To-Ho et de la bonne Waa.

 

Mais il fait si bon vivre auprès de ceux qui représentent la vraie famille… et Louisa Villiers l’aime si passionnément…

 

Pauvre To-Ho !

 

FIN

 

 

 

 

 


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Juillet 2006

 

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[1] Orang, en langue malaise, signifie homme et s'ajoute au nom des nationalités, Orangs-Atchés, Orangs-Sakeys, comme French-man, English-man.