Camille Lemonnier

 

 

 

CEUX DE LA GLÈBE

 

 

 

NOUVELLES

 

 

 

(1889)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LA GENÈSE.. 5

LA GLÈBE.. 16

LES CONCUBINS. 37

LES PIDOUX ET LES COLASSE.. 58

LE PÈLERINAGE.. 80

LE SUAIRE D’AMOUR.. 109

UN MARCHÉ.. 123

À propos de cette édition électronique. 132

 

 

Sauf les deux dernières, récemment parues dans le Gil Blas, les nouvelles qui composent ce livre furent écrites en 1885.

 

C. L.

 

À vous,

 

Gens de la terre,

 

Ruffians et pâtiras,

 

Pouacre engeance,

 

Ô survivants des primordiales races,

 

Et des mornes édens !

 

Ce livre où, de la plume, comme d’un soc,

 

J’ai foui

 

Vos âmes pierreuses et les glèbes revêches

 

En qui éternellement

 

Vous trépassez et revivez,

 

Durs Paysans,

 

Cœurs de silex aiguisés au fer des faux,

 

Fangeux et noirs héros des hostiles

 

Labours.

 

LA GENÈSE

 

Et l’homme parti, elle traînait son ventre dans la maison encore vide d’enfant. C’était la première fois qu’elle sentait remuer en elle la semence d’amour. Ils s’étaient mariés au dernier Saint-André, lui, grand, fort, râblé, le front doux, le geste bourru, le cœur vaillant, toujours à la peine ; elle, petite femme mamelue et saine, largement plantée sur ses pieds. La noce avait duré deux jours, l’un qu’on avait passé chez les parents de Tys, l’autre chez les parents de Ka. Et enfin la troisième nuit, ils avaient couché dans leur maison, deux chambres en bas, le long de la route, et un grenier sous le toit. Puis, le lendemain, un lundi, Tys avait noué dans un drap de serge quatre pains de deux livres ; il avait embrassé sa conjointe sur les joues et dans le cou ; debout sur le seuil, elle l’avait suivi des yeux, marchant à grandes enjambées dans la campagne. Le samedi soir, ensuite, comme elle regardait au loin, une main sur les yeux, elle avait aperçu, par delà les dernières maisons, son homme qui allait à pas rapides ; et un nuage montait droit derrière lui, dans le soleil bas à l’horizon. Et il était resté dans la chaleur de son giron deux nuits et un jour ; et de nouveau, ensuite, il avait tassé ses quatre pains dans le drap de serge ; et il avait marché vers la ville.

 

Il en avait été ainsi de chaque semaine, pendant des mois. Du lundi au jeudi, la fumée de sa pipe cessait d’obscurcir le plafond ; elle regardait dans ses habits pendus au crochet l’homme qu’il y avait laissé en partant ; et en même temps, dolente, les mains sur les genoux, elle le sentait bouger dans son flanc, vivant à travers l’enfant.

 

D’abord cette existence avait pesé lourdement sur Ka ; le vide des longues après-midi, dans le silence des chambres, lui élargissait un trou au cœur, vaste comme les puits ; et tout au fond, toujours une forme vague s’y mouvait comme un mort qui, ressuscité, travaillerait en sa fosse. Même la nuit, en des songes bourrelés, elle distinguait deux mains qui fouillaient la terre, à des profondeurs immenses ; et tout à coup ces mains se levaient avec un geste de détresse, et une montagne croulait ensuite, sous laquelle elle cessait d’apercevoir les mains. Alors elle se réveillait en sursaut, froide de sueur, et jusqu’au matin priait à genoux devant la petite Vierge dont l’image décorait le manteau de l’âtre. Et la journée du lendemain passait sans qu’elle osât mettre le pied dehors, de peur de tomber sur quelqu’un qui, venu de la ville, lui annoncerait son malheur.

 

Les autres femmes lui faisaient envie : elles avaient des hommes, celles-là, qui tout l’an demeuraient dans la maison ; au contraire, le sien gagnait durement son pain en creusant des puits ; de pleines journées, il restait sous la terre, bâtissant ses cuvelages, descendant toujours plus avant, emplissant des seaux qui ensuite remontaient, balancés dans le vide au-dessus de lui ; les épaules mortifiées par les eaux du sous-sol, ayant quelquefois de la boue jusqu’aux reins, avec les parois toutes droites du puits qui, en haut, semblait se rétrécir pour se fermer sur sa tête, il apercevait du ciel seulement une petite tache grise où par moment un visage se penchait et lui parlait ; et sorti des ténèbres, ses douze heures finies, il ne savait pas tout de suite se refaire les yeux à la lumière de la rue.

 

Puis l’habitude atténua ces terreurs de jeune épouse ; les mains actives, devenue bonne ménagère, elle le suivait en pensée à la ville, tranquille, plaignant surtout son célibat. Six heures sonnant à l’horloge la diane des manouvriers et des tâcherons :

 

– Le voilà qui arrive, songeait-elle ; il tient sa pipe entre les dents et sous le bras il porte son briquet. Et maintenant il ôte sa veste, mon Tys ; il a aussi chaussé ses sabots, et il a regardé à l’échelle, par-dessus le puits, avant d’y descendre, et ses camarades sont venus, et il est descendu dans le puits.

 

Ka ensuite se mouvait par les chambres et le champ, alourdie par le ventre, et il y avait sept mois qu’elle avait conçu. Cependant elle allait, le corps rejeté en arrière, comme une qui, ayant un fardeau à porter, rassemble ses forces et marche jusqu’à ce que le fardeau échappe à ses mains. Ainsi allait Ka, rangeant toutes choses dans la maison, tenant les chambres et le grenier en bel ordre, bêchant la terre ou semant la graine ; et comme ils avaient, à la foire dernière, acquis de bel argent un cochon, elle l’engraissait d’orge bouillie, de légumes cuits à l’eau et de pommes tombées, suivant la saison.

 

Puis, l’horloge sonnant le commencement de la vesprée, de même qu’elle avait dit au matin : – « Le voilà qui arrive » – elle voyait trembler l’échelle au long du puits et pensait à part elle :

 

– « À présent, il met son pied sur l’échelon qui touche le fond ; l’échelle a remué et il a commencé à monter. Voici qu’il sort noir et souillé du puits ; il se lave les jambes et les bras dans un seau d’eau fraîche. Mon Tys est sorti de la nuit : et il a allumé le fanal au-dessus du puits. Et maintenant il s’en va par la rue, du côté où les autres hommes et lui ont leur logement. »

 

Ka conjecturait l’échelle et l’orifice où plongeait l’échelle ; mais le puits ne suscitait plus en ses songeries moins tristes le trou noir au fond duquel une forme vague se meut comme un mort qui aurait ressuscité. Et une nuit de la première semaine du même mois, sa vieille parente, Anna Gitz, la sœur de son père, étant auprès d’elle, les grandes douleurs déchirèrent enfin son flanc ; elle appela Tys à travers les larmes ; et quelqu’un entra qui n’était pas Tys Poppel, son mari, mais bien la matrone, la grosse Ursula Slype ; et, vers le matin, l’enfant poussa son cri ; et il fut appelé Nant, en mémoire du père de Tys, qui s’appelait de ce nom.

 

Le lundi suivant, Tys Poppel repartit pour la ville, comme à son ordinaire : il était arrivé le samedi ; il avait longtemps embrassé sa femme et son nouveau-né ; le lendemain, dimanche, il avait écouté deux messes, le cœur reconnaissant, bénissant le Seigneur pour cette fructification de son champ ; et toute l’après-midi, ensuite, il avait laissé éclater sa joie en buvant et en chantant, si bien que le soir des camarades l’avaient ramené ivre. Et Ka lui avait fait une place dans son lit, disant :

 

« Mon Tys, à force de bonheur, est devenu pareil à un enfant ; et je veillerai sur lui comme je veillerai aussi sur mon autre enfant ; et tous deux sont à présent comme les deux moitiés de moi. »

 

Puis à l’aube, Poppel, le bon père, s’était levé ; il avait promené Nant dans ses bras ; il avait ensuite noué dans le drap ses quatre pains de deux livres ; et une clarté rose avait pénétré par la porte qu’il ouvrait en s’en allant. Et ni Ka ni Tys n’avaient proféré une plainte pour cette dure loi qui, le petit à peine venu au monde, les contraignait à se séparer.

 

Maintenant, d’ailleurs, Ka ne languirait plus seule au logis ; le jour, elle porterait l’enfant en ses bras ; la nuit, elle le bercerait dans son giron ; et elle l’élèverait pour qu’à son tour il fît souche d’hommes, comme son père. Et une année se passa, au bout de laquelle, de nouveau, elle ouvrit son ventre à une géniture mâle ; et cette fois le garçon fut appelé Dor en souvenir du père de Ka, afin que le nom des parents revécût dans la race sortie d’eux.

 

Tys rentra le samedi, s’enivra l’après-midi du dimanche, et le lundi repartit pour son puits ; mais, à quelque temps de là, les neiges churent, si abondantes, que les hommes de son état, et tous les autres hommes qui travaillaient sous terre et dessus terre, réintégrèrent leurs maisons. Alors, lui, pendant que Ka, entre ses deux berceaux, reprisait du linge ou vaquait aux besognes du ménage, se tint dans l’âtre, tressant avec les osiers frais des bannes et des corbeilles ; et ensuite, il allait les vendre à la ville. Et d’autres fois, un enfant sur chaque bras, il traînait par les chambres, avec des balancements d’épaules, chantant pour les endormir, comme une femme.

 

Or, il arriva ceci : Tys connut Ka et celle-ci engendra pour la troisième fois, comme une terre qui, profondément labourée, donne généreusement le froment, le seigle ou l’orge, et cependant l’orge ou le seigle y poussent moins que les autres céréales ; ainsi la graine mâle fructifiait en Ka, de préférence à la graine femelle. Alors Tys tressa de ses mains un berceau de la même forme que ceux qui étaient déjà occupés ; il le tressa avec une tendresse paternelle ; et le nouveau venu fut appelé Flip, du nom de la mère de Ka, qui s’appelait Philippine.

 

Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne se lamentaient sur cette faveur du ciel qui, d’année en année, faisait germer leur lit. L’homme, comme par le passé, partait pour la ville le matin du lundi ; et d’abord il étendait sur la table la nappe de serge et il y serrait les pains qui devaient servir à la subsistance d’une semaine ; mais il n’y serrait plus que trois pains, au lieu de quatre. Et Ka, pendant son absence, pétrissait la pâte pour la cuisson prochaine, enfournait les grands pains de deux livres, pareils à des meules à broyer, allant de la chaude cendre du four à ses trois berceaux et quelquefois, comme un arbre chargé de ses fruits, aperçue dans le champ, les bouches goulues de ses petits collées à ses lourdes mamelles pleines. L’un n’avait pas fini de téter que le second voulait téter à son tour ; et l’aîné seul ayant été sevré, elle continuait à gorger de son lait les deux autres, son corsage toujours ouvert, les pointes pâles de son sein allongées comme des trayons ; et elle était semblable à une vache nourricière dans un gras pâturage. En outre elle bêchait le champ, y versait les fumiers et les purins, dès l’avril jetait la graine ou fouissait la plante, fatiguant la terre par un labeur sans trêve. Et elles étaient, la Terre et elle, comme deux sœurs jumelles, également vouées aux douleurs de l’enfantement, chacune nourrissant en soi le germe des moissons futures.

 

Tout l’été et l’automne, jusqu’à l’hiver, le champ prodiguait les pois, les fèves, les raves, les carottes et les choux ; les eaux vives dessous alimentaient les racines profondes ; une fermentation incessante le faisait ressembler à un ventre en travail. Ensuite, sous le froid ciel de nivôse, la glèbe s’immobilisait ; une mort pesait sur les sillons noirs, comme s’ils ne dussent plus reverdir ; mais derechef, au printemps, le fer faisait à ses entrailles la blessure sacrée ; et, aussitôt après, la vie recommençait.

 

Ainsi, chaque année, la maternité de Ka saignait ; et si elle avait engendré au temps des brebis, elle concevait avant que le moment fût venu pour les vaches de vêler ; et il ne se passait pas un an de douze mois sans qu’elle portât un enfant dans son flanc et qu’elle en portât un autre entre ses mamelles. Et de cette façon, elle était devenue pareille à son champ, en qui tous les printemps la graine levait ; d’abord la terre nourrit le germe en soi ; elle accomplit l’œuvre secrète à travers les jours bons et contraires, tour à tour desséchée par les soleils arides et liquéfiée par les pluies pourrissantes ; et ni la pluie ni le soleil ne retardent la germination. De même Ka traînait ses gestations sous les lunes changeantes de la vie, par les semaines sombres et les semaines joyeuses, ne sachant pas toujours comment sustenter cette famille, prolifique à l’égal des génitures issues des bêtes domestiques. Mais aucun des deux ne tendait les mains vers le ciel, dans la tristesse et le regret de cette glèbe maternelle d’où sortaient sans répit les générations ; ils acceptaient l’avenir d’une âme tranquille, comme ils acceptaient le présent ; et ni l’un ni l’autre n’étaient fâchés contre Dieu, maître des hommes et des choses. La Loi éternellement tire le fruit du fruit et les races des races : mais ils ne comprenaient pas la Loi et seulement ils se courbaient, soumis sous la volonté qui mettait la Loi en eux.

 

Or, ils souffrirent cruellement dans leur chair pour cette abondance de bénédictions ; Tys, pendant un long temps, n’emporta plus que des pains d’une livre et trois quarts de livre ; et il en emportait trois uniquement, laissant le quatrième à la faim croissante des siens ; et déjà les trois aînés mordaient dans la nourriture avec des dents de jeunes loups. Ka, de son côté, multipliait son labeur afin que le champ, plus remué, rapportât davantage ; et elle se retirait le pain de la bouche de crainte que les petits ne vinssent à en manquer ; et, ses flancs étaient devenus maigres comme ceux d’une brebis épuisée. Aucun des deux, toutefois, ne se lamentait vers le Seigneur ; de même que les animaux et la terre donnent inépuisablement leur sève et leur sang, sans que jamais le giron de la terre ait crié vers le Seigneur ni le ventre des animaux, ainsi ils laissaient aller leur semence, obéissant au Verbe qui a voulu que la créature engendrât dans les douleurs, jusqu’à la fin des temps ; et ni l’un ni l’autre n’étaient las d’enfanter.

 

Cependant, comme Ka achevait de nourrir son quinzième garçon, et on l’avait appelé Tys, afin qu’un fils au moins portât le nom de son père, elle fut étonnée de ne point sentir remuer sa ceinture, et pendant deux fois douze lunes, ses entrailles encore demeurèrent stériles. Puis, de nouveau, au bout de ce temps, elle éprouva que Dieu l’avait visitée ; et il leur vint une fille qui, en cinq ans, fut suivie de trois autres ; et il y avait un peu plus de sept lustres qu’ils s’étaient pris pour époux. Quand, après des étés et des hivers, un pommier ou un arbre sorti d’un pépin ou encore un arbre sorti d’un noyau, s’est alangui à force de fructifier pour son maître, d’abord les fruits ont poussé, magnifiques ; puis le suc s’est retiré d’eux ; et ils ont fini par s’étioler comme le tronc qui les portait ; et ce tronc lui-même, à la longue, a raréfié l’ombre et le feuillage par-dessus le sol ; mais des rejetons vigoureux ont monté de ses racines, et à leur tour ils deviendront des arbres qui porteront des fruits. Pareillement, la source des mâles a tari dans la mère, fatiguée par ses couches ; ses entrailles ont cessé de germer pour des garçons ; et voici que des filles aux chevelures pâles, pendues à sa gorge dévastée, boivent à présent le reste de son lait ; mais une lignée d’hommes solides est issue d’elle ; et ces hommes à leur tour propageront par les pays la race des créatures vouées à la peine et aux durs travaux.

 

La Mort, une fois seulement, a taillé dans ce jardin de vie ; elle a passé parmi ces pousses de jeunes hommes ; et comme la main du jardinier élague les frondaisons trop touffues, elle a coupé au pied la plante déjà haute qu’ils appelaient Flip ; et celui-là était le troisième des fils de Tys et de Ka. Et la Mort n’a frappé que cette seule fois ; les aînés ont grandi en santé ; leur ombre marche par le chemin avec des jambes qui ne s’arrêtent plus ; et leurs parents ont senti leur propre ombre diminuer à côté.

 

Nant, leur premier né, est allé chercher femme dans un hameau voisin ; il y a choisi une fille à son goût ; et il s’est établi dans la maison de la fille, vaillant à l’égal de son père Tys Poppel, mais différent de métier ; et Nant travaille le bois habilement, ayant choisi l’outil des menuisiers. Dor est charron ; il a quitté le toit de son père et de sa mère ; mais tous les ans, au temps de la moisson, les gens du village le voient se hâter par les routes, portant à la main ses hardes de soldat ; et pendant un mois, il aide Ka à bêcher son champ ; et de nouveau, ensuite, il repart pour la sombre caserne où sanglotent les tambours. Chacun, jusqu’à la douzième progéniture, fait œuvre de ses mains : et trois ont suivi le père à la ville, fouillant avec lui la terre ténébreuse ; le quatrième et le cinquième se sont loués dans des fermes ; il y a parmi les autres un petit qui déjà égorge les moutons, étant boucher ; et le champ suffit à nourrir ceux qui, trop jeunes, n’ont pas encore quitté la maison.

 

Or, Ka conçut une dernière fois, à l’âge où la nature a scellé le giron des autres femmes ; mais il advint que, pendant le temps qu’elle gestait, leur vache creva après avoir langui une semaine entière ; et ils l’avaient payée un prix élevé, ayant économisé sur le vêtir et le manger pour l’acquérir. Ka Poppel en ressentit un vif chagrin ; elle pleura neuf mois, et tout à coup ses flancs s’ouvrirent à un enfant velu comme une vache, si disproportionné qu’elle manqua périr en le mettant au monde. Et cet être difforme ne vécut que peu de jours.

 

Ensuite, Ka se mit à traîner la misère de son ventre ; une plaie continua de la ronger en dedans, qui ne se fermait plus ; et, dans les soirs, courbée sur la terre, n’ayant cessé ni de remuer ni d’ensemencer son champ, quelquefois elle était obligée de retenir à deux mains ses entrailles prêtes à s’échapper, en piétinant les éclaboussures de son sang. Et elle était comme un muid de vin, après que la chaude liqueur couleur de gloire et de meurtre s’est égouttée par la chantepleure : d’abord le bon vin a coulé, puis il n’est demeuré que la lie ; et celle-ci pleure en larmes lentes, comme le pus d’une blessure. Ainsi Ka a versé sa pure substance en ses enfants ; mais, de même que la sève sort de l’écorce, quand la bêche a entaillé celle-ci, elle arrose sous elle, du reste de sa vie, la glèbe, buveuse de sang et de sueurs. Et Ka, femme de Poppel, voyant approcher son soixantième hiver, dit à ceux qui l’entouraient :

 

« À présent je vais à ma fin. Le jour où vous me porterez dans mon lit, ce jour-là sera le dernier pour moi. Et vous irez vers mon fils Nant et vous lui direz : « Ka, notre mère, nous a dépêchés vers vous, afin que vous mettiez en réserve le bois qui doit servir à sa bière. » Et si Tys, mon digne homme, est absent, Nant enverra à son tour vers mes autres enfants. »

 

Or, Tys Poppel s’étant enrôlé cette année-là, avec ses trois garçons, puisatiers comme lui, dans une équipe que le maître employait à construire des écluses, très loin, sur un fleuve qui coule entre des montagnes, tous quatre passèrent le printemps et une partie de l’été hors du pays. Et, un dimanche matin, un homme entra dans la maison. Comme son temps était pris par le travail, il n’avait pu venir plus tôt, et il y avait cinq jours que Ka avait envoyé vers lui ; et cet homme était Nant, l’aîné des fils de Poppel. Nant alla vers le lit où, couchée sur le dos, ses vieilles mamelles mal couvertes par les draps, la mère tordait ses mains à cause des douleurs de son ventre. Un grand vent passait sur les arbres du champ, et celui-ci s’apercevait à travers la fenêtre basse, noir sous les nuées du ciel, car l’hiver et la mort étaient prochains. Nant tira donc de sa poche un mètre ; il l’ouvrit, et ayant commencé par la tête, il mesura Ka jusqu’aux pieds. Et cette femme, dont les enfants, mis l’un sur l’autre auraient atteint à la cime des hêtres, s’était desséchée au point qu’elle-même était devenue comme le plus jeune de ses enfants.

 

Le bon fils songea en soi :

 

« Avec le surplus du bois que j’ai acquis pour construire notre lit de jeunes mariés, je ferai le cercueil de la mère. Je le ferai long et large, afin qu’elle y soit à l’aise. Et, en y travaillant après la journée chaque jour deux heures, le cercueil sera achevé avant la fin de la semaine. »

 

– Fils, lui dit la sainte ouvrière, faites-le tout juste pour ne point perdre de bois. »

 

Et Nant vit un commandement dans ses creuses orbites, où s’achevait le geste de la main qui avait mesuré son corps.

 

« Ainsi ferai-je, notre mère, afin qu’il ne soit pas dit qu’un fils a transgressé la volonté maternelle. »

 

Et des jours passèrent, et le soir du samedi, à l’issue de la semaine, Nant ayant apporté la bière sur ses épaules, la vieille Ka dit à ceux qui étaient présents :

 

« J’ai nourri mes garçons sortis de moi et je les ai vêtus. Et pareillement j’ai nourri et vêtu mes filles. À présent Nant, mon aîné, a pris mesure de ma dernière robe ; et il est bon que les enfants habillent leurs parents quand ils sont arrivés à se suffire â eux-mêmes. »

 

Et elle dit encore :

 

« Vous écrirez à Tys, votre père, que sa femme est trépassée, mais qu’il n’ait pas à hâter son retour. J’irai l’attendre sous la terre comme je l’attendais autrefois dessus. Et la terre nous sera propice, car elle fut notre mère à l’un et à l’autre. »

 

Ensuite la douceur des berceaux lointains passa dans les yeux de la vieille Ka ; elle étendit sur les fronts courbés le geste de la bénédiction ; et ses paupières demeurèrent ouvertes, regardant au fond des temps monter l’arbre de sa race, toujours plus haut. Ainsi tomba le soir sur cette semeuse d’hommes, de qui étaient sorties les générations, nombreuses comme les épis des champs ; et Nant, ayant rejoint ses cils, dit : « Notre mère a eu trop d’enfants ; elle meurt de nous avoir portés dans son giron ; et voici, les Poppel vivront à travers les temps ; et notre mère vivra à travers eux. Amen. » Et, au bout des chandelles allumées, la flamme, comme si elle eût été l’âme de Ka, éclairait les grands et les petits ; et la nuit étant survenue, un peu de cette lumière passa à travers les vitres et se répandit sur le champ, mort comme la mère.

LA GLÈBE

 

Au peintre Constant Meunier

 

 

Trente années pleines, il avait remué la terre pour les autres, s’employant à la journée, l’hiver comme l’été, de l’aube à la vesprée, la nuque mangée par les soleils, une pourriture de fumier aux pieds, avec les dimanches pour seul soulas. Et maintenant, dans une maturité déjà avancée, ses cinquante hivers pesant sur lui du poids des rhumatismes attrapés à biner, sarcler, bêcher, charroyer des engrais sous le gel, les pluies et la canicule, il avait à la fin conquis, lui aussi, à la sueur de ses membres, un lopin de cette terre maternelle qui nourrissait autour de lui les familles.

 

Au dernier automne, par un froid brouillard d’octobre, il avait mis pour la première fois le talon dans son champ, ayant employé ce dimanche-là à régler avec le Gosau, le boucher, propriétaire du fonds. On avait bu ensemble huit chopes, il avait signé d’une croix l’acte de vente, ne sachant pas écrire, et l’après-midi, il était venu là en maître, à son tour, le cœur gonflé d’une grosse joie tranquille, trop grande pour parler. Jusqu’à la nuit il était demeuré dans les humidités de l’air et du sol, marchant à petits pas, en long et en large, dans une prise de possession lente, point encore habitué à l’idée que cette chose qu’il foulait était à lui, qu’il allait fouir dans ce bout de lande une graine qui germerait pour lui seul, comme une autre femme qu’il aurait prise pour l’engraisser aussi de sa semence. Et la semaine suivante, il avait emménagé, il avait quitté la masure délabrée dans laquelle depuis leur mariage ils se terraient, s’était mis à replâtrer les murs, à redresser les marches du seuil, à boucher les trous à rats, à désencombrer la soute des porcs, travaillant d’un courage jamais las, maçon, charpentier, vitrier, plafonneur tout à la fois.

 

Il y avait huit ans que la maison était sans habitants ; le propriétaire, après la récolte, y entassait ses pommes de terre et ses regains, n’ayant pu trouver acquéreur pour cette bicoque qui s’émiettait ; et petit à petit les portes s’étaient crevassées sur leurs pentures rouillées, le toit avait fini par s’ouvrir aux ondées, une herbe drue poussa dans les fissures du pavement. Quand le Forgeu et sa conjointe y passèrent la première nuit, un grouillement velu leur monta dans les jambes : il fallut allumer la chandelle pour mettre en fuite les rongeurs, attirés par cette odeur de viande humaine ; et d’énormes araignées noires, sorties de tous les coins, leur firent aux mains et à la face des ampoules, grosses comme des fluxions, qui les amusèrent dans le petit jour vert du réveil.

 

Une légende, une histoire de Prussiens jetés dans le puits, après la bataille de Waterloo, avait mis la terreur et la solitude autour de la baraque ; mais comme le puits donnait une eau sapide, très claire, ils ne s’en alarmèrent point, contents de cette mauvaise réputation qui avait écarté les convoitises. Et tout de suite, ils s’étaient rompu l’échine à mettre la maison et le champ en ordre, la femme trimant le jour, l’homme peinant la nuit, tous deux si occupés qu’ils en oubliaient le boire et le manger. Comme par le passé, il s’employait en journées dans les fermes, menait les attelages, activait les labours, gagnant à ce métier un salaire qui l’été se montait à trois francs et l’hiver à deux seulement ; et il ne sentait plus la fatigue, ayant au bout de ses douze heures de travail son bien qui l’attendait.

 

En près d’un mois, la maison fut retapée, les vitres aux fenêtres, les murs échaudés, les fentes du toit bouchées, une chaleur de vie dans tout ce délabrement d’antan. Et le matin des dimanches, uniquement, ils demeuraient les mains molles, pris par la messe, n’osant enfreindre le commandement du repos dominical. D’abord, l’un et l’autre se complaisaient dans la jouissance solitaire des choses accomplies ; elle traînait de la cave au grenier ; lui s’en venait fumer à bouffées courtes sa pipe dans le champ, remué par la pensée des semailles prochaines. Ensuite, malgré l’Église et Dieu, le besoin d’ouvrer les reprenait dans l’ennui de ce long jour vide ; à deux, sous le ciel noir, une sueur glacée perlant à leurs peaux rêches, ils retournaient la terre à coups de reins forcenés, émoussant le fer des bêches aux mottes gelées et aux éternels cailloux qui, dans cette glèbe abandonnée, où les voisins s’étaient accoutumés à déverser leurs mergers, avaient graduellement mangé l’humus végétal. Une fois attelés à l’âpre besogne, ils ne pensaient plus au dimanche, aux peines qui frappent l’insoumission de l’homme, aux admonestations prodiguées en chaire par le curé ; et, dans le silence humide des crépuscules, toujours s’entendaient la retombée sourde des pelletées et l’haleine rauque montée de leurs poitrines comme un souffle de bœufs.

 

Ils s’étaient pris il y a dix-huit ans, elle servante de ferme, grande fille maigre, d’une force égale de bête sommière, avec sa rugueuse chair gercée, ses mamelles plates, ses longues dents pourries par les eaux mauvaises, lui, manouvrier, les reins déjà cassés, tout démoli à chaque retour d’hiver du bourrèlement profond des rhumatismes, n’ayant connu de la vie l’un et l’autre que la corvée, la bataille pour le pain, la passivité résignée à tout, au fermier, aux intempéries, à la malchance. À dix-sept ans un gars l’avait taurelée. Jamais elle n’avait pu se rappeler comment la chose s’était faite. C’était en août, dans une chaleur de midi, à l’étable, parmi les purins ; un étourdissement l’avait roulée sous lui, à même une bottelée de luzerne ; et la douleur qu’elle avait sentie, comme déchirée au ventre, n’était plus revenue, les fois que, machinale, sans savoir, comme la bête, et très honnête d’ailleurs, n’ayant de sa vie ni robé ni souhaité la mort de personne, elle avait ouvert son giron aux mâles, ses maîtres. Puis une parturition l’avait alitée un jour entier, le seul qu’elle eût passé sur son grabat, depuis quinze ans qu’elle se louait. Elle n’aurait su dire au juste de qui était l’enfant, du vieux censier ou de l’aîné des fils. Et cette mise bas, après six jours, avait crevé, toute tordue et nouée, à cause des rudes besognes auxquelles avait été exposée sa grossesse.

 

À une ducasse, elle rencontrait ensuite Michel Lheureux ; tous deux s’acceptaient sans s’être rien dit du passé ; et leurs économies aboutées, quatre cents francs épargnés sur la toilette et le cabaret, ils étaient partis se marier à l’Église. Comme elle ne cherchait pas à cacher l’enflure de son flanc, on avait ri tout le long du chemin devant cette bosse qui lui remontait les jupes jusqu’à la jarretière. « Un pain qu’la commère s’a payée dessus la fournée », marmottaient les gens sur leur passage. Et au bout de six mois de ménage, de nouveau un fruit lui fendait la matrice, un gros garçon qui lui donnait des joies, car elle savait à présent la souche de cette progéniture. Mais son lait avait tourné à l’aigre, le corps du gromiau s’était troué d’écrouelles, ils avaient souffert dans cette chair malsaine engendrée de leurs deux misères, et tout à coup un malheur l’avait achevée : une journée qu’elle buandait chez de petits rentiers du village, l’enfant, mal confié à une voisine surchargée de marmaille, avait chu dans des tessons de bouteilles, l’anus ouvert par où s’était écoulé tout son sang.

 

Depuis, l’éreintement du labeur quotidien avait amorti chez l’homme le feu charnel ; une fraternité de compagnonnage avait remplacé l’aiguillon de la copulation ; et elle se tourmentait du berceau vide, avec une voix en elle qui toujours lui reparlait d’un successeur au petit être décomposé, enterré là-bas sous les herbes du cimetière. Mais, puisqu’il ne voulait pas, elle lui garda sa foi tout de même, se reprenant, tardive, à une virginité dès la nubilité résignée, habituée à la soumission, sans révolte contre cette virilité abolie qui ne la ferait plus germer.

 

On l’appelait la grande Lise ; son nom à lui, avait fini par se perdre dans un sobriquet : le Forgeu. Et comme il vivait sur une vingtaine de mots qu’il répétait constamment, il passait pour simple d’esprit.

 

Deux de ces mots s’appliquaient invariablement à l’idée de travailler, l’un qui était « forger », l’autre qui était « manœuvrer », mais avec une différence dans les significations, le premier employé pour les coups de collier, le second pour le labeur courant. Et toute l’activité de son intelligence sans cesse aboutissait à ces deux vocables qui suppléaient à tous les autres et dans lesquels se résumait la fatalité de sa condition d’ouvrier de la terre, toujours ouvrant et mis au monde pour toujours ouvrer. Jusqu’à quinze ans, il avait, chez le ferrant, ventilé la tuyère et tapé sur la bigorne. Le martèlement de la forge lui était resté dans la caboche, plus dure que le grès, à travers l’effacement de la petite enfance et de la puberté. Et c’était comme un peu de sa vie lointaine qui lui revenait dans le mot, grotesque à force d’être mis à toutes les sauces, dont, par dérision, on l’avait à la longue baptisé.

 

Une fois Jaumart, le fermier chez lequel voilà près d’un quart de siècle il suait le sang et l’eau de sa guenille, lui ayant demandé pourquoi sa femelle demeurait brehaigne, il avait lâché cette réponse :

 

– D’z’enfants ! L’voudrait ben, c’te garce-là. Pour sûr é demande qu’à manœuvrer. Mais, que j’lui dit : « Manœuvre toute seule, si c’est ton plaisir. Tant qu’à moi, j’n’forgerai nin, j’n’veux nin forger. J’en ai assez d’taper à l’éfant. V’là ce qu’j’li dis. »

 

Maintenant, d’ailleurs, qu’ils avaient leur maison, avec le champ au bout, les poussées sourdes de la maternité la remuaient moins : le mal de chien qu’elle se donnait à casser la terre, à clouer les ais disjoints, dans une dépense de force continuelle, momentanément obturait la plaie toujours vive. Les chevrons du toit s’étant consommés sous les averses, c’était elle qui, grimpée par la tabatière à ras des ardoises, avait au bois pourri substitué de la volige de la dernière coupe ; elle avait aussi planté une haie au courtil, derrière l’habitation, redressé avec de la glaise et des moellons la hutte aux porcs, enduit de brai le pignon ouest contre lequel battaient les pluies, cavé un coin de l’aire pour y enfoncer les pieux d’une grange ; et le reste du temps, elle avait défriché le champ, brouetté les caillasses, éventré la croûte du sol revêche où se rompaient ses bras. C’était chez tous deux une guerre sans trêve contre la terre marâtre, cette pierreuse matrice qu’il fallait ouvrir comme avec des forceps et qui toujours poussait en l’air des cailloux.

 

Depuis les six ans que le dernier occupant était parti, elle gisait à l’abandon, fermée à la blessure du soc, dans un état de jachère morte où plus rien n’avait poussé que du chardon, des orties, de la ronce, mais si profondément enracinés que la fourche et le hoyau n’en pouvaient avoir raison. Cependant, l’avant-dernière année, le Gosau avait essayé d’un plant de féveroles, dans de la décomposition de bête, une charretée putride de tripes animales. Et cet engrais roboratif un instant avait nourri le gésier affamé du champ qui s’était mis à verdir, dans une levée maigre sitôt après mangée par les chiendents voraces et les vesces parasites. À la fauche, on avait eu dix bottillons à peine, pas même un fourrage pour le râtelier, mais simplement de la litière sur laquelle on avait fait bouser les vaches. Et par milliers, les taupes, les campagnols, les mulots, les musaraignes, tout un grouillement baveux de limaces avaient élu domicile dans les sillons.

 

L’hiver entier se passa à recommencer la lutte ; jamais on n’en avait fini d’extirper les filaments du sous-sol ; c’était comme une forêt ramifiée en tous sens et qui s’enchevêtrait, drue, en des profondeurs de deux pieds. Et après les cailloux, toujours les cailloux, dans une marée montante, comme si une mer de pierre dût sortir par les fissures ouvertes à la bêche. Quelquefois, rarement, érénés, à bout de souffle, ils désespéraient ; un sort avait été jeté sur ce lieu désolé, une malédiction, peut-être celle des quatre Prussiens précipités dans le puits ; et l’inutilité de leur éternel effort leur donnait le regret de cette chevance inféconde. Puis, la défaillance passée, ils se reprenaient, d’un labeur plus opiniâtre, à verser leur sueur dans ce crible qui ne retenait rien. Quand la neige tomba, ils rentrèrent au logis, mais pour fourbir leurs armes, les houes, les pelles, les râteaux, constamment démolis et dont le fer faisait feu sur le silex.

 

Dans la maison, un bel air d’ordre régnait. À rez terre, dans une grande chambre, la garbure mijotait sur le poêle, dans l’odeur surie des draps de lit ; car c’était là aussi qu’ils couchaient. Et à côté, une pièce plus petite, éclairée par une fenêtre à barreaux, ouvrait sur le courtil : un vieil homme y logeait, une souche humaine desséchée et qui, sans sève, ne savait pas finir, le Caco, comme patoisaient les paysans, en moquerie des débordements de sa défunte. Un escalier à pic menait sous le toit, où, avec des planches, on avait fait une troisième chambre, le reste servant de grenier. Et dans ce réduit pendaient les hardes, s’entassaient des coffres et des bannes, avec un berniquet éventré pour la graine. C’était toute l’habitation : une famille y avait poussé avant eux, huit enfants qui ne s’y étaient pas trouvés trop enserrés, un trou de chair par trou de pierre : et, à trois, ils y avaient des aises larges, sans risquer de se coudoyer.

 

Ce Caco qu’ils avaient pris avec eux était le père de la Lise, un ancien bûcheron à qui un arbre avait autrefois cassé trois côtes et qui, en outre, s’était rompu une jambe en croulant d’une haute branche ; bon à rien maintenant sous ses soixante-dix-huit ans, la tête et les mains secouées d’un perpétuel tremblement, avec une effrayante maigreur de grand vieillard debout. Comme il était très propre et touchait à la commune, une fois le mois, sur la caisse des pauvres, un denier de trois francs, ils l’avaient emménagé ainsi qu’un meuble vermoulu, guignant l’appoint de cette menue somme ; et il demeurait là près d’eux, dans la chaleur du poêle, immobile, sans rien dire, ses deux mains ravineuses à plat sur ses genoux, pensant aux forêts laissées en arrière. Tous les premiers du mois, il passait une blouse sur ses loques et s’en allait à la mairie percevoir ses trois pièces blanches, traînant ses pieds gourds, encore alourdis par d’énormes sabots rembourrés de paille, deux bâtons dans les mains ; et il butinait aussi en chemin quelques aumônes, deux sous chez le bourgmestre, un sou chez le Gosau, et des « cens » dans cinq autres maisons.

 

Dans l’après-midi il rentrait, s’étant fait raser par le barbier, un maçon qui régulièrement lui enlevait une lanière de cuir, avec une légère bruine de sang pâle au fil du rasoir. Et la mairie étant tout juste distante d’une couple de portées de fusil, on pouvait calculer qu’il mettait à faire le trajet deux minutes par pas, contraint, en outre, de s’arrêter tous les six pas pour reprendre haleine. Grêle, brouillards, guilées, rien ne pouvait l’arrêter ce jour-là ; cette barbe surtout le travaillait ; et toujours, sur sa peau de pachyderme, des picots de crin reparaissaient, nourris d’on ne sait quoi, dans la mort des chyles. Tous les autres barbiers de l’endroit avaient refusé sa pratique successivement, à cause des bajoues sur lesquelles la main était sans prises ; mais le maçon, une poigne brutale, avait accepté. Et il se faisait payer deux centimes le poil qu’il lui raclait.

 

Moyennant l’argent de la mairie, on le laissait sécréter ses pituites dans l’âtre, graillonnant tout le jour avec un bruit de chaînes rouillées au fond d’un coffre d’antique horloge ; et le matin il mastiquait d’un broiement circulaire de chèvre une tartine trempée de café, le midi mâchait trois pommes de terre, jeûnait jusqu’au lendemain, l’estomac atrophié, sans plus de besoins. Autour de lui, c’était un silence continu ; le Forgeu jamais ne l’interpellait, ressentait un mépris froid, d’instinct, pour cette force abdiquée, comme pour une charogne ; mais quelquefois la Lise, bourrue, lui disait une brève parole, à laquelle il répondait par un grognement, tous deux à la longue ayant oublié la communauté du sang. Et pareil à un tronc retenu en terre par les racines, mais de qui l’écorce ne rajeunit plus dans les feuillées, il traînait son bout de vie, paquet d’ossements ayant déjà de l’herbe de cimetière aux narines.

 

À la mi-janvier, tout un pan du champ ayant été retourné, ils y versèrent, outre une couple de tombereaux de fumure et de composts payés comptant, les déjections de deux cochons qu’ils empâtaient. La terre mangea cette graisse d’une goulée. Eux-mêmes s’épuisèrent alors en défécations, toujours dans les latrines, raclant ensuite les parois de la fosse. Malheureusement, leur nourriture, avare, donnait peu de résidu ; la grande Lise avait des foires molles comme des pissats, et Caco, tous les cinq jours, lâchait de petits cailloux semblables à de la crotte de bique. Ils maraudèrent derrière les haies, ramassèrent des fientes quelconques, avec les mains grattèrent les poudrettes du pavé. Et constamment ils pétrissaient la glèbe comme une pâte, gardant chez eux dans les habits une odeur nauséabonde de tinette ; mais tout de nouveau alla s’engloutir dans le sol anémique, sans profit. Comme février finissait, ils façonnèrent les billons, laissèrent filtrer les pluies et les neiges revenues, continuant sur les routes la chasse au stercoraire.

 

Puis, aux alentours, les arbres se remplirent de pépiements ; une chaleur détendit les airs ; il poussa des feuilles aux épines de la haie ; et le Forgeu, levé dès avant l’aube, repiqua ses choux, planta ses pois, ses favelottes, ses haricots enfin. Lise et lui, sans parler, eurent alors une grande joie en dedans, qu’ils ne montraient pas : ces germes, mis en terre dans le champ nourri d’eux, c’était la possession définitive ; la fructification viendrait ensuite ; et sans répit, ils le bourraient, oubliant résolument à présent le commandement dominical dans une fureur de lui faire rendre au centuple ce qu’ils lui avaient confié de leur sueur et de leur vie. Partout, sous leur geste rythmé, vola la semence, une pluie de poussières blondes et grises qui s’abattait en long, en large ; et dans les soirs, ils marchaient, très grands, par arpentées régulières, comme va le faucheur en ses andains.

 

Le champ filait droit devant la maison, resserré entre des emblavures sur un espace de trente ares vingt-huit centiares. À gauche, un vieil orme marquait la limite ; de l’autre côté, des poiriers avaient poussé derrière une haie ; et à l’extrémité, une boulbène s’étendait où, à Pâques, s’installèrent des briquetiers. Tout de suite le Forgeu avait conçu une suspicion à l’égard de l’orme et des poiriers ; là-dessous, selon les temps, la terre demeurait ou trop sèche ou trop crue ; et il songeait que rien n’y germerait à cause de l’ombre. Chez eux, deux pommiers montaient aussi, l’un déjà vieux, avec d’énormes branches qui s’ébouriffaient au-dessus de la maison ; l’autre plus petit, en plein milieu des plants, mais chacun de si fructueux rapport qu’il les tolérait, pour les cinq sacs de pommes qu’une certaine année ces fructifères avaient donnés au Gosau. Le fonds qui allait nourrir ses semailles, leur coulerait bien en surplus les sucs nécessaires. Toutefois il ne les lâchait pas de l’œil, les surveillait sournoisement, de peur d’un tour, ayant été obligé déjà de démolir à coups de briques un nid d’oisillons qui s’était mis dans le plus chenu, toute une bande de futurs robeurs dont les yeux ronds de là-haut avaient guetté son œuvre de semeur. Il en avait massacré deux ; les autres, avec le père et la mère, avaient gagné les poiriers du voisin ; et il gardait une colère contre leur complicité qui favorisait la rapine, non contents de lui prendre son air.

 

Petit à petit cela tourna à une hostilité farouche, comme une haine d’homme à homme ; il les eût voulus fracassés par la foudre, rongés d’un mal secret ; et quand il passait près d’eux, son regard leur jetait la cognée. Puis leur rondeur prit une gaîté de bouquet, sous les floraisons roses et blanches ; et comme ils le narguaient, glorieux, avec un pullulement de moineaux à toutes leurs ramures, le meurtre le hanta, il se mit à ruminer des supplices qui les feraient crever. Et toujours ils semaient, plantaient, épierraient, concassant les mottes entre leurs calus, pris d’un regret obscur de ne pouvoir passer tout le champ au tamis. Cependant les pommes de terre oblongues, de l’espèce dite des Neuf semaines, commençaient à lever, en lignes parallèles ; un carré de betteraves se massait ensuite ; et les choux, de suite après, dans une fermentation de gadoue, toujours augmentée, pointaient verts et rouges comme des volants de raquettes. En deçà, couraient les plants de pois, les haricots, les carottes, les laitues, les chicorées, les panais, les salsifis, en bandes symétriques, patiemment foulées. Et, aux endroits les plus pierreux, poussait de l’avoine, végétation volontaire.

 

D’abord, la croissance avait été prospère ; de proche en proche le verdoiement gagnait ; en tous sens l’aire crevait sous le gonflement des graines ; un acquiescement de la terre jusque-là rebelle et qui ne semblait jamais assez repue, les payait de leur labeur. Entre deux coups de force, l’un auprès de l’autre appuyés sur leurs bêches, ils écoutaient monter un crépitement confus, comme des vésicules éclatant à la surface d’un bourbier : c’était leur sueur qui enfantait, toute leur vie qui, fermée du côté de l’enfant, germait là dans la montée des sèves ; et par la nuit tombée, muets, ils demeuraient, sans penser, l’oreille tendue à ces musiques. Mais des pluies abondantes churent en juin, et du sous-sol tout à coup s’échappa derechef la mêlée hirsute des orties, des vulpins, des cataires et des gratioles, l’ancienne forêt dont ils avaient cru triompher et qui repoussait, débordée et goulue.

 

Stupides, ils s’acharnèrent. Tout le jour à croupettes ou à genoux, la Lise, pendant qu’il besognait à la ferme, fouillait le sol pour extirper les racines ; et, rentré, jusqu’à la dernière clarté lui-même s’échinait à son tour, tant qu’il distinguait ses mains parmi la terre brune. Ensuite, ils avaient des nuits mauvaises, cette misère du chiendent leur cassant la tête comme elle leur cassait leurs semis. Si vite qu’ils allaient, l’envahissement du parasite allait plus vite qu’eux ; de la vesprée à l’aube, tout en était rempli. En même temps le terrain, tassé par les averses, de nouveau laissait percer le caillou, cet os de la carcasse intérieure. Sacré saint bon Dieu ! Ça ne finirait donc jamais ! Leur garce de guigne ne les lâcherait pas ! Avant le chant du coq, ils étaient debout ; de loin le garde-barrière de la ligne apercevait leur double silhouette grêle, dans la pâleur du matin pointant ; et ils étaient tourmentés de leurs anciennes défaillances devant cette hargne obstinée du champ qui leur jetait ses pierres comme des insultes.

 

Puis un autre fléau les accabla : les poiriers du voisin, leurs propres pommiers décidément s’entendaient pour abriter un ramassis de fauvettes, de pinsons et de verdiers ; par nuées, la moinaille s’abattait, becquetant la semence presque à mesure qu’ils la jetaient. Et ils durent inventer des ruses, fabriquèrent des mannequins en paille, attachèrent à des pieux des loques rouges dont le claquement dans le vent amusa les granivores, après les avoir d’abord mis en fuite. Il finit par installer des trébuchets et leur lâcha des coups de fusil. Alors seulement les guilleris s’enfoncèrent dans les feuillées, plus loin ; un silence couvrit de deuil ce coin de pays sans oiseaux.

 

D’ailleurs maintenant, la canardière était toujours armée, à son clou, contre le mur ; il la tenait de Jaumart, le censier, qui, bien avant les Lefaucheux, l’avait employée à ses exterminations ; et il aurait tiré sur les gens tout comme il tirait sur les bêtes. En quinze jours il abattit six pigeons, trois poules, une cane qui obstinément passait à travers la haie pour paître les jeunes salades. Un chat du voisinage arrivait au baisser du jour, guettant les musaraignes et les grenouilles ; mais comme il grattait la terre après y avoir enfoui ses chiasses, le plomb un soir le coucha net. Et vers la fin du mois, il tua aussi un setter superbe que ses maîtres lâchaient une heure chaque jour et qui chassait par les cultures. C’était une rage de massacre, la mort en sentinelle à chaque bout du lopin. Puis une taupe boursoufla l’aire : pendant des heures, sans bouger, rigide comme un roc, il l’attendit, sa bêche dans les mains, et après quatre jours d’embuscade, un museau noir émergea, qu’il coupa en deux d’un coup violent. Cette fois, il se crut à l’abri des déprédations.

 

Mais brusquement les charançons se mirent dans les choux, les poireaux s’infestèrent d’un ver minuscule qui mangeait tout, une myriade d’imperceptibles mouches piqua les haricots, et les échalotes étaient dévorées par des larves. Alors une battue s’organisa contre ces nouveaux ennemis, plus redoutables que les autres. Ils semèrent de la chaux, de la suie, les cendres du feu ; et à la fraîche, ils écrasaient les loches et les limaces par centaines. Toujours des humidités du sol il en montait des légions ; leurs baves engluaient toutes les feuilles ; c’était comme la colère et le mépris du champ violé pour leur peine jamais à bout. Et ils étaient très malheureux.

 

Cependant, autour de la terre méchante, dans les enclos prochains, une floraison universelle égayait la masse dense des verdures : elle s’étendait en larges nappes, comme les eaux d’un fleuve ; et, mornes, ils ouvraient leurs narines aux aromes subtils de cette fermentation qui était partout excepté chez eux. Ils reconnaissaient l’odeur épicée de la pomme de terre, les fines effragrances du pois, la balsamique senteur des prédommes, toutes ensemble roulées par le vent dans la chaleur du soleil. Au contraire leur sol suait les purins mal bus, les engrais insuffisamment décomposés, en des souffles fétides qui empoisonnaient les jectisses vaseuses et les humidités moisies des caveaux. À peine fleuris, les pois s’étiolèrent ; il vint aux haricots des cosses débiles ; celles des fèves de marais se recroquevillèrent. La germination finie, leur terre retombait à ses fainéantises anciennes, à cette torpeur lourde de friche qui, six ans à peu près durant, l’avait laissée comme épuisée, dans la vie des autres. Rapidement, la sève s’était tarie ; une chlorose incurable semblait arrêter la fructification ; et la Lise, les yeux errants sur cette désolation, quelquefois pensait à son ventre qui, comme le champ, ne devait plus concevoir. Du village, le piaillement des petits enfants lui arrivait, avec les gronderies des mères, et comme l’école n’était pas éloignée, elle entendait aussi la douceur monotone des voix épelant toutes à l’unisson l’alphabet. Dans la maison régnait un ennui froid ; l’air sans oiseaux continuait là, dans une paix noire de foyer sans couvée. Par moment, le râle de Caco montait comme une fin d’agonie, et à midi, sur ses deux bâtons, il se traînait jusqu’au seuil, allongeant au soleil l’ombre d’un arbre mort sur la mort d’un cimetière.

 

La récolte fut misérable : sous l’orme et les poiriers, une moisissure était venue, comme une lèpre : ils manquaient de légumes, et leurs pommiers, par surcroît, ne rendirent pas un sac. C’était la famine pour l’hiver ; et en outre, ils ne pourraient solder l’annuité au propriétaire, ayant acheté le bien moyennant un premier versement, le reste payable d’année en année. Alors le Forgeu, qui n’était pas méchant, tourna à des humeurs sombres ; pour se soulager, sans motif il tapa sur la Lise, et elle accepta ses coups, passive comme une bête. Mais, éprouvant le besoin de se venger sur quelqu’un, elle enleva au vieux une pomme de terre des trois qu’il mangeait ; et jusqu’à la Toussaint il coucha, tremblant de froid, dans un grabat sans draps.

 

Puis la colère éparse de l’homme trouva un objet qui la concentra ; si la terre avait caponné, la faute en était aux voisins dont les arbres lui mesuraient la brise et le soleil ; et il jouissait de justifier par ce mauvais gré de l’orme et des poiriers la rancœur qu’il nourrissait contre leurs maîtres, plus heureux que lui dans leurs sueurs. L’idée qui l’avait naguère hanté le posséda désormais entièrement : ruiner l’orgueilleuse santé de ces troncs qui lui pompaient la subsistance de son clos et dont l’insolence allait jusqu’à nouer leurs racines à son tréfonds. Un minuit, après avoir à la veillée affûté un hachereau, il quitta son lit, se coula dans les ténèbres et de toutes ses forces frappa par six fois l’orme au pied, l’entaillant d’une blessure profonde. Dans la nuit muette, le bruit monta avec l’âme de l’arbre jusqu’aux étoiles ; et tranquille à présent, il ramassa les éclats, haussa des mottes de terre par dessus la plaie, alla se recoucher contre la Lise dormant à poings fermés. Un grand vent aurait raison de l’orme ou bien il sécherait comme un cadavre ; dans tous les cas, ses jours étaient comptés. Et à quelque temps de là, de nouveau il sortit la nuit, n’ayant rien dit à sa femme, par méfiance instinctive de la femelle, bien que celle-là fût murée comme une tour. Cette fois, il était nanti d’un énorme crampon très aigu, qu’il enfonça à coups de maillet dans les poiriers, l’un après l’autre, le retirant ensuite, comme un poignard d’un trou de chair, pour laisser couler la vie. Et l’amertume de sa récolte manquée le tourmenta moins, maintenant que sa vengeance était accomplie.

 

Or, il advint ceci. À l’équinoxe d’automne un ouragan, deux jours et deux nuits, sévit si violent que les toits s’enlevaient comme des feuilles, et le soir du second jour, après un craquement horrible, le grand orme s’abattit, fracassant un coin du pignon et écrasant les plants de choux de toute sa hauteur. Du choc, la maison s’ébranla comme sous un coup de tonnerre ; et blême, les dents entrechoquées, le Forgeu longtemps regarda tourbillonner les nuées noires, soupçonnant au fond des cieux une Justice.

 

Jusqu’en mars suivant, ils prirent de la peine : c’était le même coup de collier sans fin de l’hiver antérieur. Puisque le champ les avait déçus, tout était à recommencer ; et sans passer un jour, les dimanches compris, sauf les heures de la messe, ils remuaient la terre, sous les ondées, les grêles et les neiges, infatigables. D’un bout à l’autre, l’aire fut travaillée à une grande profondeur. À chaque coup de la houe, la houle des cailloux émergeait, petits et gros, comme si autrefois une rivière eût passé là ; et les fibres des plantes gourmandes ressemblaient à des chevelures de femmes enterrées par tombereaux. Puis la fumaison derechef les couvrit de souillures des pieds à la tête : ils avaient acquis une vache en partie avec le produit des deux porcs gras ; et deux nourrins étaient entrés dans la soute, qu’ils entonnaient du lait de la vache. À trois, les bêtes emplissaient le puisard, riches en excréments ; mais pour rassasier le sol, un gouffre, ils continuaient à glaner les fientes le long des chemins. Quant à eux, mal nourris, la colique de misère au ventre, ils déflaquaient mollement ; et ils étaient en outre rongés d’appréhensions sombres pour l’avenir.

 

Au reverdissement des feuilles, tous deux se virent maigres comme des clous, leur cuir collé sur les os, avec le relief saillant des vertèbres. Le Forgeu, dans les pluies, avait pris une vilaine toux qui lui raclait la gorge ; la Lise était tenaillée par des crampes d’estomac ; et quelquefois le Caco, moins démoli qu’eux, avec ses trois pommes de terre dans le gésier, sournoisement les regardait, se gaussant à l’idée qu’ils pourraient crever avant lui. Tout l’hiver ils s’étaient alimentés de « crompires », n’ayant mangé de la viande de porc que deux fois, à la Toussaint et à la Noël, avec des passées de chicorée pour unique boisson. Terrés dans leur maison, ils vivaient en dehors du reste du monde, sans voir personne, pas même leur famille, par crainte de la dépense. Et leur taciturnité était devenue si grande qu’il en oubliait ses vingt mots, tout de suite à court, la bouche bée, et que chez elle la voix tourna à une raucité d’aboiement. Cependant il n’avait pas lâché Jaumart, à cause du salaire sans lequel ils n’auraient pu vivre. Mais il avait fallu payer l’annuité au Gosau, des betteraves et du fourrage sec pour la vache, et le surplus les laissant en une débine noire, à deux ils avaient traîné le vieux sur la route pour mendier.

 

L’été qui vint, le champ ne décoléra pas : sa hargne tenait bon ; un peu moins de cailloux seulement, et un peu plus de mauvaises herbes ; et pour comble une jachère leur souffla ses semences folles en tourbillons. Ils durent batailler à nouveau contre les moineaux, les chenilles, les limaces, les vers et les mouchettes, sans repos ; et ils sentaient sur eux l’ancienne malédiction toujours. Tout dans les clos germait, levait, fleurissait ; la fructification battait son plein ; et la même ombre de mort pesait sur leur labeur inutile. Une fureur sombre ne les quitta plus ; pendant un mois il évita la messe, jugeant la divinité vaine aux hommes, mais elle y alla pour lui, avec une ferveur plus active. Et comme un jour il ventait, dérisoirement les poiriers blessés leur jetèrent une volée de fruits dont s’accommoda leur gueuserie.

 

Puis il pensa que peut-être il avait commis quelque faute pour laquelle Dieu lui gardait un courroux ; et, très pieux, il se confessa, communia, fréquenta exemplairement l’église, ce qui n’améliora rien. La vache, minée par une stabulation prolongée, se gonfla d’une fausse graisse, lâchant ses aliments en foire ; et comme le vert manquait, la Lise fut contrainte de la promener des jours entiers, pâturant les orties des talus, sur la voirie. Cependant l’hiver fut un peu moins rude que le précédent, les pommes de terre ayant donné un rendement honnête. Mais la taure se mit à beugler jour et nuit, en proie à une tympanite ; on prévint le boucher qui, venu pour l’abattre, la trouva crevée ; et goulûment ils mangèrent cette viande morte, d’un sang pâle.

 

Enfin, la troisième année, après un travail surhumain, le champ parut se réconcilier ; les plants germèrent dru ; ils vendaient à pleins boisseaux leurs pois ; et leurs choux rondirent comme des boules à quiller. Ce fut une détente dans leur sauvagerie de vieux loups ; il y eut des jours où ils se parlèrent ; la maison fut échaudée à neuf ; et ils avaient une joie de proie conquise à imprimer sur la terre leur talon vainqueur. Les mauvais temps étaient passés ; ils allaient jouir de leur bien comme les autres ; le Forgeu guigna même une allonge à cette possession qui lui avait tant coûté. Et ils étaient pleins d’estime pour le sol. Toutefois une défiance leur était demeurée ; constamment ils le surveillaient, redoutant une reprise des hostilités, comme d’un ennemi terrassé, mais qui n’attend que le moment propice pour se redresser. Ils s’échinèrent l’arrière-saison et l’hiver suivant à fouir, bêcher, drainer, herser, en un métier de cheval qui les dessécha comme de l’amadou.

 

Alors la bête maligne qu’ils soupçonnaient au fond du champ fut matée. En deux ans ils remboursèrent le Gosau, intérêt et capital : par-dessus la haie, des faces havies se tendaient qui regardaient avec curiosité la levée magnifique des verdures ; et ils finirent par regretter leur ancienne haine contre la terre, au temps où elle les décevait. Au soleil, le clos, gorgé d’engrais puissants, bouillait, si pestilent qu’on en sentait le fleur au loin. Ils avaient repris une génisse ; deux porcs avaient remplacé les autres ; et savamment ils répartissaient les bouses froides et les déjections chaudes, selon les endroits. Chaque automne, en outre, ils achetaient les vidanges des maisons, ne jugeant jamais suffisante la dépense de la graisse ; et eux-mêmes, avec des aises, la chemise levée dans le clair du jour, se lâchaient à même les cultures. Leurs sabots s’enfonçaient là dedans en une gélatine visqueuse qui, à la pluie, se diluait comme une sauce ; ils la pétrissaient à la bêche et à la main, toujours accroupis dans cette putréfaction ; et l’odeur montée de dessous eux chatouillait leurs narines comme un fumet délicieux. Maintenant le fonds les payait au centuple de leurs fatigues immenses ; une genèse recommençait sans répit, dans les ferments du sous-sol en décomposition ; et ils prodiguaient les semailles, fatiguant la bénévole ouvrière à une production forcenée.

 

Cependant, sous les floraisons, le courtil gardait son air morne de charnier : aucune gaîté n’y chantait ; les oiseaux en étaient bannis ; et putride, tout gonflé d’haleines monstrueuses, il ressemblait à une lande morte, dans un grand silence.

 

Les carnages s’y continuaient d’ailleurs : toute aile qui passait était persillée par le plomb ; des poules en grande quantité disparaissaient des environs, qui s’en vinrent périr là ; et le Forgeu, tranquille, était comme la figure du Massacre debout dans la nudité muette de la terre. Jusqu’à la joie des violiers, des lis jaunes, des églantiers sauvages qui enfleuraient les autres jardins était proscrite, pour ne pas faire ombre à la germination des comestibles, comme nuisible et vaine. Puis le sol n’avait pas trop de tout son suc pour son travail d’incessante parturition, sans avoir encore à nourrir le luxe oisif des parasites. Et c’était petit à petit chez l’homme comme de l’attendrissement pour cette soumission de la terre, jadis revêche et qui depuis ne se refusait jamais à la gestation.

 

Une pitié lui venait devant son éternel labeur d’esclavage ; par moments, il avait le sentiment confus qu’elle allait se révolter ; et Caco mangeant toujours à midi ses trois pommes de terre, il l’eût voulu couché près de l’enfant, sous les sapins, pour dégrever d’autant la complaisante nourricière.

 

Une nuit, il eut un rêve : il lui parut qu’il était devenu le champ lui-même et qu’un maître jaloux lui tirait des boyaux son dernier sang. Des choux, des carottes, des betteraves, des pommes de terre lui sortaient du ventre, à travers un effort prodigieux ; mais il n’était jamais à bout ; une volonté despotique l’obligeait à engendrer sans relâche ; et finalement ses viscères dégorgèrent, que le tourmenteur engloutissait. Des affres mortelles le mouillaient ; il sentit réellement l’agonie ; et dans ses épreintes pour se vider de ses entrailles, brusquement il s’éveilla.

 

L’horrible songe ne s’en alla pas tout à fait : il en garda comme la perception d’un cri de souffrance monté de la terre jusqu’à lui. Et pour la soulager, un matin il rasa ses deux pommiers, l’un après l’autre, les punissant en même temps d’attirer les oiseaux. Alors, cette fraîcheur des feuillages en moins, le champ apparut plus morne encore, devant la maison toute nue, sans ombre.

 

Mais il fut tourmenté bientôt par un autre ennui : une nuit les briquetiers lui emportèrent cinquante cabus magnifiques, d’une rafle ; et les nuits suivantes, pendant deux semaines, il veilla, rôdant jusqu’au petit jour, dans la fétidité de la terre. De temps en temps, il imitait l’aboiement d’un gros chien pour faire croire à la présence d’un gardien. Et comme la quinzième nuit, une forme tout à coup remua, noire, derrière les ramettes à pois, il tira, embusqué dans la haie. L’ombre chut d’une fois avec un gémissement ; et s’étant coulé jusque-là, il s’aperçut qu’il avait tué sa femme, sortie pour un besoin.

 

La préméditation ne put être établie : aux assises, après deux mois de prison, il fut acquitté. Et tout de suite, il se remit à bêcher cette glèbe qu’ils avaient fécondée à deux, avec le remords sourd de la grande Lise, rude comme un cheval.

 

Puis, sa peine s’adoucit : il pensa qu’elle en moins, la terre aurait besoin d’un moindre effort pour les nourrir, Caco et lui. Mais, comme la créature ne peut vivre sans un sentiment au cœur, l’espèce d’affection vague qu’il avait toujours eue pour sa compagnonne, se changea en une haine plus tenace pour l’ancien. Et celui-ci, tout seul maintenant des jours entiers dans la maison vide, quelquefois passait ses mains l’une sur l’autre à l’idée que ses prévisions s’étaient réalisées : un des deux l’avait précédé sous les ifs, et il sembla s’éterniser afin de pouvoir enterrer l’autre.

 

Cependant, un matin, le Forgeu n’entendant plus son râle, poussa la porte du réduit où il couchait et le vit tout raide sur son grabat, la mâchoire tombée, sans souffle. Alors, sentant le champ définitivement délivré, il eut un grand bonheur, n’en ayant connu qu’un plus grand, le jour où il en avait pris possession.

 

La femme partie, le père foui, les oiseaux sans trêve chassés, un tel silence plana autour de la maison qu’il se retournait par moment, croyant ouïr la Mort marcher sur ses talons. Et peut-être eût-il crevé très vieux entre deux sillons, sans une contestation qu’il eut à deux ans de là avec un voisin, le propriétaire des terrains à briques.

 

Celui-ci ayant obtenu gain de cause pour une emprise, soixante-deux pieds carrés, illégitimement appropriés, son ressentiment éclata une après-midi que l’homme s’était montré.

 

Il lui lâcha un coup de fusil, fut condamné aux travaux forcés et décéda en prison, du regret de son champ retombé en friche, là-bas.

LES CONCUBINS

 

Au poète Émile Verhaeren.

 

 

Une après-midi venteuse d’avril, dans le bourgeonnement pâle des haies, on vit descendre du bois quatre hommes qui en portaient un autre, tous noirs parmi ce paysage de pluie et de nuées, sans qu’on pût les reconnaître ; et ils allaient très lentement, grandissant à mesure. Comme ils approchaient des maisons, une femme qui balayait le pissat de sa vache au puisard, s’écria :

 

– Tiens ! Lossignol !… c’est-il qu’il est foutu ?

 

Mais l’un d’eux remua la tète :

 

– Cor pas !

 

Et tous quatre avaient du sang aux mains, à cause de l’homme qu’ils amenaient, blessé, le crâne ouvert. Aussitôt la nouvelle se répandit : de loin, des gens, appuyés sur leur hoyau, regardaient, vagues dans le déroulement infini des champs ; et d’autres, sur les seuils, avançaient la tête, avec des yeux de bœuf curieux et vides. Là-haut, sur le versant, un pignon paisselé d’une vigne, s’apercevait au bord d’un sentier, entre des toits feutrés de vieux glui, plus misérables. Ils passèrent un pont, montèrent le sentier, et tout à coup deux bras s’ouvrirent sur le ciel, comme une croix.

 

– M’n’homme !

 

Ils ne répondirent rien et continuèrent à marcher, en sueur, accablés par le poids. Alors Flavie les précéda, les épaules tournées vers eux, avec des sanglots qu’on entendit de la plaine, et au moment où ils entraient enfin, elle mit ses bras sous les reins de Lossignol, qu’elle aida à coucher dans le lit. À présent ils soufflaient, séchant leur front du revers de la main, gênés par cette douleur, et comme à pleine gorge elle se roulait sur le corps, le plus vieux expliqua l’accident. Ils travaillaient dans la coupe quand un cri était parti : quelque chose avait dégringolé des hautes branches d’un hêtre, la tête en avant. Peut-être un étourdissement l’avait pris ou un coup de sang, car il connaissait son métier ; et aplati contre terre, un large trou par où coulait sa vie, ils l’avaient ramassé très doucement. Le coup avait été rude, mais avec un pareil coffre, il se remettrait ; dans quinze jours plus n’y paraîtrait.

 

Des voisins ensuite conseillèrent à Flavie d’appliquer des compresses d’eau vinaigrée ; et le vinaigre manquant, elle baigna la peau d’eau fraîche, simplement. En même temps un enfant se lançait par la pente, en quête du rebouteur, un berger qui savait des secrets, aidait les vaches à vêler et saignait les créatures. Et au bout d’un quart d’heure, il arriva, très haut sur de maigres fumerons, taciturne et sournois. Mais déjà, Martin Lossignol avait repris connaissance, les yeux morts, vagissant comme un petit enfant, sous la pluie chaude qui s’égouttait du sinciput, maintenant plus lente. La chambrée expulsée, Kinkin, qui était le sobriquet du berger, par allusion à ses trois spitts noirs, toujours sur ses talons, examina la blessure, fit un signe de croix par-dessus le lit, finalement déclara qu’il ne pouvait rien, la cervelle étant à nu. Flavie alors parla du médecin ; mais il haussa les épaules, remuant sa lippe chevaline avec dédain, sans une parole.

 

Cependant on ne pouvait le laisser crever comme ça ; et elle se lamentait, tordant ses bras, quand un genou poussa la porte, et Isidore Goffe, l’ouvrier de Chapelle le menuisier, un gars râblé, noir de poil et de prunelle, qu’on appelait surtout Dor Grosse-Tiesse, à cause de sa tête laineuse, très opulente, entra à son tour, ayant appris la nouvelle comme tout le monde. Ils étaient amis, Martin et lui, mais avec une rivalité quant aux meilleurs pigeons voyageurs, tous deux possédant un colombier ; et Goffe quelquefois eût voulu se venger de Lossignol, plus heureux aux concours, en lui robant sa femme. Celle-ci dans sa douleur s’oublia ; d’un élan elle s’était jetée contre ce poitrail d’homme, désespérée, avec des pleurs, et il la serrait sous l’aisselle, lui touchant des doigts la gorge, toujours un peu plus fort.

 

À la fin, une chaleur lui coula dans les veines, qui la rendit honteuse ; elle reparla du médecin ; à tout prix il fallait que quelqu’un allât le quérir ; et il s’offrit à courir jusque-là, bien que l’homme de l’art habitât à une heure et demie du village. Une carriole les amena seulement à la tombée du jour. Dor Grosse-Tiesse avait abattu la traite d’une haleine, moins par compassion pour Martin que pour un autre motif, confus en lui ; mais le praticien accouchait une femme de deux bessons et enfin, après un retard assez long, le rubican mis dans le brancard, ils étaient partis. Il y eut un premier pansement, qui fut renouvelé le lendemain et les jours suivants, pendant deux semaines, et au bout de ce temps, le docteur rassuré quant à la vie, eut des inquiétudes quant à la raison. La mémoire, chez Lossignol, s’affaiblissait sensiblement ; quelquefois il restait bouche bée, cherchant des mots qu’il ne trouvait plus ; et il ne se rappelait pas bien que Flavie fût sa femme.

 

Cependant, Grosse-Tiesse apportait régulièrement ses offres de service ; le soir, après le travail, il traînait dans la chambre, convoitant cette chair saine et brune ; mais s’étant aperçue qu’il la désirait, elle évitait ses mains trop tendres. Et entre eux Martin, très tranquille dans les draps, bégayait, avec une douceur enfantile, des choses qu’ils écoutaient, sans les comprendre. Flavie, patiente, le soignait maternellement, mettant ses divagations sur le compte de la blessure ; et petit à petit il s’essaya à vaguer dans la maison, les jambes encore molles, diminué de moitié, lui, le musclé et le trapu, qui passait pour un des hommes robustes de l’endroit. Puis il put gagner la campagne reverdie, s’en aller sous les pommiers en fleurs ; un jour il poussa jusqu’au bois, où les bûcherons ses camarades lui montrèrent l’arbre duquel il avait chu. Mais il regardait l’arbre, les regarda ensuite, hébété, avec un rire simple, ne se remémorant plus rien. Et comme à présent, tout seul, il faisait des gestes dans le vide, en soliloquant, les petits pitauds se moquaient, lancés sur ses talons.

 

Alors une honte descendit en Flavie. Les paroles du médecin, mal comprises d’abord, lui revinrent avec une évidence acide ; elle soupçonna qu’on ne l’appellerait plus autrement que la femme du Sot. Et, sa vie finie, avec cette chaîne à traîner jusqu’au bout, sous la risée et le despris de tous, une fois elle s’abandonna à geindre si violemment, qu’elle ne s’aperçut pas des baisers dont Goffe la Grosse-Tiesse lui mangeait goulûment la nuque. Lossignol, coi dans l’âtre, déchirait à la pointe des dents un quignon, et n’avait pas l’air de les remarquer.

 

Il y avait trois ans qu’ils s’étaient mariés, tous deux en belle force, lui plus âgé qu’elle de quelques ans, gagnant à son métier d’abatteur d’arbres de quoi les nourrir largement ; et ils avaient vécu à l’abri du besoin, braves époux, sans presque se quereller. Leur ménage lui suffisant, il n’allait au cabaret que le dimanche, après vêpres, jouant aux cartes pendant une heure ou deux, et elle ne trôlait pas au long des portes, dans des commérages entre voisines. Avec du temps et de l’épargne ils achèteraient la maison, amendant leur champ pour le temps où ils l’auraient en maîtres, toujours on train de remuer la terre avec la bêche ou la herse, pendant les soirs. Même au lit, entre deux fatigues d’amour, ils en parlaient, se voyant déjà à la tête d’un bien, très vieux l’un et l’autre, dans une quiétude de vie sans travail. Et en attendant, ils trimaient joyeusement, lui à la forêt, sur les routes, dans les vergers, elle par le logis qu’elle tenait en bel ordre, vaillante comme un cheval.

 

Large d’épaules et hanchue, sans mamelles, avec des enjambées masculines, elle avait le poil rude, l’œil hardi, du cuivre dans la voix, très grande, poussée jeune à une nubilité sanguine. Pucelle, tout le village l’avait courtisée, inutilement, disait-on. Lossignol, la nuit des noces, cependant n’était pas certain d’avoir cueilli la fleur rouge des vierges ; mais comme elle ne cria pas, docile, il l’avait préférée savante plutôt que niaise. Et la copulation entre eux s’était suivie nombreuse, active, puissante ; dans les ténèbres comme en plein jour, le châlit gémissait, aucun des deux n’étant las de se reprendre. Lui parti pour le bois, elle demeurait lascive, remuée au fond par son désir ; et souvent, n’y pouvant tenir, on la voyait s’en aller du côté des taillis, de son pas d’homme. Les compagnons riaient quand, à deux, sans se cacher, ils gagnaient la cavée, les prunelles vagues dans le feu des joues ; puis au retour, on la taquinait de plaisanteries grasses, dont elle riait elle-même, plus fort que les autres. Les bêtes s’aimaient bien ouvertement : pourquoi pas mari et femme, puisque c’est la loi de nature ? Et la sachant « chaudesse », les mâles tout de suite étaient démangés près d’elle de gaîtés luronnes qui la laissaient calme, froide à tous excepté à Martin. Ceux qui, trop entreprenants, l’avaient serrée d’un peu près s’en tâtaient encore 1es joues ; personne ne pouvait seulement dire qu’il lui avait caressé la taille ; et en pleine kermesse, un jour, elle s’était vantée qu’à moins d’être forcée, aucun homme ne l’aurait.

 

Pourtant la semence de Lossignol n’avait point levé ; au bout de deux ans, inquiets, ils avaient travaillé pour l’enfant, gravement ; mais comme une terre pierreuse, la matrice de Flavie demeurait revêche ; et elle commença à traîner le deuil de son ventre, accusant par moments la graine mauvaise du mari. Ce furent leurs uniques noises ; il se défendait, elle s’acrimoniait ; puis tous deux roulaient, s’accouplant où ils étaient, avec l’exaspération de cette gésine qui ne venait pas. Et depuis un mois Martin sentait un délabrement en lui, était pris de vertiges, les jambes veules et flasques. Quand il tomba de l’arbre, comme un fruit blet, Flavie ne se douta pas qu’elle-même l’avait poussé dans le vide.

 

Le salaire de l’homme manquant désormais, elle s’occupa à la journée. Tout l’août elle moissonna pour les gens du village. À l’automne, on la prit pour bûcheter et feuilleronner dans le bois. Puis l’hiver, elle charria des émondes ; et en outre elle buandait, pâturait les vaches, faisait ci et là de la couture, et les autres jours terreautait, hersait, sarclait, à mi-jambes dans les labours et les fumiers. Des temps prospères il leur restait un peu plus de cent francs, sévèrement épargnés sur le vêtir et le manger et qu’elle gardait à remotis, aimant mieux souquer qu’entamer ce capital. Et de loin des fermiers arrivaient pour l’engager à cause de son renom de bonne ouvrière. Mais elle n’osait pas s’embaucher, retenue par Martin tombé à l’enfance.

 

Plus rien ne surnageait en lui de la vie consciente ; des jours entiers il s’acagnardait dans un coin, débonnaire ; et un reste de pitié, l’amour parti, la rattachait à cette ruine humaine, comme à une bête malheureuse. Quelquefois pleine d’amertume, elle ne savait se retenir de le rudoyer ; alors il la suivait, pitoyable, ses larmiers dégouttants, avec la misère résignée des vieux chiens battus. Et cette persistance de la sensibilité, vivante dans la mort de tout, finissait par la radoucir, touchée du gémissement de son imbécillité. Déjà le sobriquet, comme un gui, avait mangé son nom véritable : on ne l’appelait plus Lossignol l’abatteur d’arbres, mais Martin l’Éfant, dérisoirement, sans rudesse pour sa sottise, inoffensive. Comme il était goinfre, criant famine toujours, mâchant jusqu’à du cuir et des racines par besoin d’une paisson, il gonfla, pris d’une adiposité malsaine, la face et le ventre turgides. Et une fois, Dor Grosse-Tiesse, maintenant assidu, presque de la maison, la railla, la bouche mauvaise, d’avoir pigeonné avec cette créature misérable. Mais elle rebéqua, aigre-douce ; en ce temps il n’avait pas son pareil pour l’encolure et le coup de reins ; personne n’eût lutté avec avantage contre lui, pas même Goffe. Maintenant d’ailleurs, elle occupait le lit toute seule ; il nuitait sur une balasse au grenier ; et elle le défendit, blessée dans son amour-propre, comme une mère sa progéniture infirme.

 

Grosse-Tiesse exerçait une autorité autour d’elle, point encore sur elle. Il était patient, guettant le moment de la prendre quand elle serait vaincue. En douze mois, il ne l’avait bouquée que six fois, par surprise. Et même il cessa tout à fait de la lutiner, pour ne point paraître trop épris. Mais il commandait en maître, assouplissant petit à petit cette volonté rétive, quelquefois partageait son pain, assis près d’elle, à sa table ; et elle n’avait pas peur, se croyant toujours en possession d’elle-même, quand déjà elle lui obéissait. Un jour, ils se boudèrent ; il laissa passer trois soirs sans venir et tout à coup elle s’aperçut qu’il lui manquait, habituée à sa présence. Deux soirs s’écoulèrent encore ; alors une tristesse noire la rongea ; elle lui eût cédé sur l’heure ; et comme elle se rendait chez lui, ils se rencontrèrent, lui venant chez elle. Mais tout de suite son cœur s’enforcit ; elle regretta de ne pas l’avoir attendu plus longtemps.

 

Puis, à quelque temps de là, vers la mi-juillet, le tenancier d’une grande cense, riche, vieux garçon goguelu, passa, en peine d’aoûterons pour la moisson. Il offrait un gros salaire, qu’elle refusa, moins cette fois à cause de Martin qu’à cause de Dor ; mais il haussa le prix, gagné par une concupiscence, l’œil attaché à ses formes puissantes ; et dans les villages, le penard passait pour un enragé détrousseur de cotillons. Le gain exagéré la flatta dans sa bravoure de mercenaire ; toutefois elle aurait voulu obtenir l’acquiescement de la Grosse-Tiesse ; et constamment il la pressait, avec l’idée de l’employer dans l’alcôve pour le surplus de son argent.

 

Alors elle s’en voulut de sa lâcheté vis-à-vis d’un homme qui n’était ni son mari, ni son amant et la tenait sous sa dépendance plus étroitement que s’il eût été l’un ou l’autre ; et par défi elle accepta, tapa dans la main du barbon pour sceller les accords. Lui, s’en alla guilleret, tout vert, remué dans ses moelles par cette possession conclue. Mais le soir, quand elle eut dit à Dor son engagement, il entra dans une violente colère : il savait le libertinage du drille ; aucune femelle n’entrait à la ferme qui n’en sortît mise à mal par ce coq sur le retour ; et d’abord il se contenta de crier très haut qu’elle romprait le pacte, rogue, la face cramoisie. Elle s’amusa de sa jalousie, s’obstinant à déclarer qu’elle ne romprait pas ; et brusquement il l’accrocha par les poignets, d’une telle force qu’elle ploya les reins, gémissante.

 

– Lâche-moi, losse et coïon qui n’a d’courage qu’avec les femmes… J’suis mon maître… J’te dis qu’c’est fait et qu’il a ma parole.

 

– Carogne ! J’sais ben pou’quoi qu’tu veux aller à la ferme… Pour sûr, c’est pour des saletés… Mais j’aimerais cor mieux te trouer la paillasse.

 

Elle se débattait, d’une secousse de ses masculines épaules s’arracha à son étreinte ; mais il la ressaisit et ils luttèrent comme deux athlètes, s’étant pris à bras le corps, avec des râles sourds. Martin, accroupi dans la cheminée, riait en dodelinant la tête. Maintenant une rage décadenait le menuisier, il lui arracha le corsage, avide de sa chair, et elle avait à défendre sa gorge contre les baisers dont il la mangeait. À pleins poings elle lui cogna le crâne, tapant à l’aveuglette ; une de ses moustaches lui resta à peu près dans les doigts ; et elle aurait mordu ses joues, dans sa fureur d’être ainsi outragée. Puis sa jupe se dégrafa ; une main l’étreignit au ventre ; elle l’entendait haleter comme un bœuf, tout pâle, les yeux perdus. Et la lampe ayant tout à coup versé, ils s’acharnaient dans le noir, heurtant la table et les escabeaux, comme des meurtriers. Mais une ruse diabolique inspira Flavie : elle connaissait l’endroit faible des hommes ; des paysannes quelquefois par là avaient maîtrisé des taureaux furieux ; et un hurlement monta, tandis que Dor s’écroulait, blessé dans sa virilité. D’un bond elle fut dehors, ses jupes ramassées en ses mains, toute défaite, avec le battement de sa noire crinière au long de ses épaules ; et du sentier elle l’invectivait, victorieuse, en lui portant des défis.

 

Ils se revirent le lendemain, tous deux calmés, sans rancune apparente. Il plaisanta sur sa sauvagerie de la veille, une farce simplement ; pour rien au monde il n’aurait voulu lui causer de la peine ; on était des amis, pas autre chose ; et en réfléchissant au moyen qu’elle avait employé pour triompher de lui, une gaîté les remuait, avec un dépit du côté de Dor. Le premier il reparla du fermier ; elle avait eu raison d’accepter ; on ne gagne pas tous les jours de pareils salaires ; et il feignit la bonace, au point de le laver de son renom de débauche. Mais elle se mit à rire : le bonhomme ne lui revenait pas ; puis la ferme était trop distante ; il eût fallu être bête pour prendre du travail si loin, quand tout le monde se la disputait au village. Grosse-Tiesse dissimula sa joie ; tranquillement il alluma une pipe et dit :

 

– D’abord que c’est comme ça, moi, ça m’est égal. J’voulais seulement dire qu’l’argent c’est l’argent. C’est mon idée. Et si c’est ton idée d’faire à ta tête, ça m’va, comm’ça m’va si tu y vas. J’peux pas mieux dire, hein ?

 

Ils se tutoyaient depuis longtemps, n’ayant point d’autres familiarités ; mais cela suffisait pour qu’on les crût couplés charnellement ; et quelquefois Dor, taquiné dans les cabarets à cause de ses amours, branlait le chef, goguenard, sans dire non. Une gloriole avait même fini par le grandir parmi les mâles de la paroisse ; aucun n’avait su toucher la rude Flavie, constante à son mari jusqu’à son malheur ; et cette victoire difficile lui donnait comme un prestige d’adroit chasseur, venu à bout d’un gibier convoité. Pour elle, quand on lui parlait de l’ouvrier de Chapelle, son dédain éclatait ; elle haussait les épaules, superbe, toute vaine de ce corps qu’elle continuait à lui dérober.

 

– Grosse-Tiesse ? g’na pas eu seulement ça ! Ah ben non !

 

Mais les voisines la traitaient de sainte-nitouche, se disant entre elles que Goffe, un gars bien vu des filles, ne s’en venait pas pour des prunes user ses culottes aux chaises de la Lossignol. Et un jour, comme on rapportait à Dor le propos de Flavie, il fut admiré pour avoir répondu qu’elle avait ses raisons d’ainsi parler et que, quant à lui, il n’en avait point pour dire le contraire. Mais le soir, il lui fit une scène : tout le monde les tenait pour accointés ; elle n’aurait pas dû le déprécier auprès des commères. Et très naturellement il finit sur ce mot :

 

– Tout d’même, faudra ben qu’ça soit, un’fois ou l’aut !

 

Au fond elle ne lui donna pas tort ; tôt ou tard ils finiraient par là, comme les autres. Seulement, après avoir si longtemps attendu, la chair lui démangeait moins ; par moments elle se flattait qu’elle aurait très bien pu vivre sans homme ; et son orgueil à le lanterner l’amusait plus que le plaisir qu’il lui eût donné. Dans les commencements, au contraire, la continence l’avait ravagée ; elle s’était sentie dévorée de son désir comme d’une plaie ; toute seule en son lit vide, il lui fallut tordre son ventre pour comprimer les révoltes du sang ; et toujours une bête en elle semblait lui déchirer les entrailles. Elle avait connu alors des supplices : dehors, aux champs le soleil l’enflambait ; un feu couvait dans ses flancs, que l’eau n’apaisait pas ; et même elle ne pouvait renifler l’odeur des étables sans un énervement profond. Puis le mal s’était usé ; maintenant elle n’aurait voulu ouvrir son giron que pour engendrer.

 

Ce goût de l’enfant petit à petit l’obséda ; elle enviait les vaches, les brebis, les chèvres, fécondées tous les ans ; Martin non prolifique lui parut plus méprisable que Martin simple d’esprit ; et les mains inactives, comme immobilisée en des songeries, quelquefois elle s’oubliait à regarder les mères avec leurs petits, dans la clarté des pacages. Le censier de la Cayauderie, un brave homme celui-là, l’ayant louée pour la fenaison, elle partait à patron-minet, son fauchet sur l’épaule ; ils étaient là une dizaine, garces et gars pêle-mêle, qui, à plein poitrail dans les herbages, besognaient de l’aube à la nuit ; et la lande, autour d’eux, luisait comme une fournaise. Constamment la faux étincelait, à mesure des andains, parmi la houle des verdures ; puis les râteaux étiraient sur l’aire la coupe de moment en moment blondissante, et vers le milieu du jour, sous le soleil à pic, toute la bande mideronnait derrière les meules, accablée, pendant une heure. À la fraîche, on s’en allait, souvent par couples qui s’enfonçaient dans les taillis ; les flammes de l’air allumaient de la braise dans leurs veines ; ils étaient rendus lascifs par la poussière montée des foins. Mais elle partait toujours seule, de son grand pas tranquille, regrettant toutefois à présent que Dor la Grosse-Tiesse exagérât sa sagesse. Et un soir qu’il était venu au-devant d’elle, tous deux traversant un bois, qui les écartait du logis, elle plongea dans les siennes ses prunelles froides, en riant :

 

– Ben, veux-tu qu’ça soit ?

 

D’abord, elle ne goûta qu’une joie médiocre ; son être s’abandonnait passif, comme déshabitué des grandes secousses de l’amour et elle éprouvait presque la lassitude anonchalie des taures pour qui le temps du rut est passé. Puis, la vigueur de Dor tout à coup réveilla son flanc seulement paresseux. Une fois, dans une crise de larmes, elle s’accusa de sottise pour avoir si longtemps retardé leur plaisir. Fallait-il qu’elle fût bête de s’être contrainte quand le bon Dieu a fait les sexes pour se joindre ? Et c’était, comme auparavant avec Martin, des chauffes de désir qui lui mangeaient les reins ; son sang recuit par le veuvage, toujours fermentait, comme un vin dans le pressoir ; elle redevint l’allouvie qui avait épuisé la sève de son premier homme.

 

Sous l’août en feu, ils se cherchèrent dans les bois et les prés, s’accouplant derrière les arbres, les meules, les buissons, au hasard, comme les animaux. À l’aube rose, Grosse-Tiesse venait la prendre, reposée ; à deux, par les herbes humides, on gagnait la pleine campagne ; et ils entraient dans les carrés de blés encore debout, pour s’y flâtrer. Puis elle rejoignait les faneurs ; à grandes arpentées il reprenait le chemin de l’atelier. Mais le soir tombé, leurs ombres de nouveau s’allongeaient côte à côte sur les chemins rouges. Et même quelquefois, à midi, ils marchaient l’un au-devant de l’autre, occupant le temps de la sieste à des bonheurs. Bientôt il éprouva des pesanteurs de tête ; sa haute stature par instant vacillait, comme sapée par les pieds ; et elle n’avait point pitié de sa force diminuée.

 

En novembre, les guilées les chassèrent des champs ; d’ailleurs les travaux étaient finis ; elle se remploya dans les fermes, lessivant, accomplissant les besognes ménagères ; et, comme par l’autre hiver, ils se retrouvèrent les soirs dans l’âtre, chez elle. Cependant une pudeur l’avait prise : aussi longtemps que Dor ne fut pas son greluchon, elle s’abandonna, dédaigneuse des clabauderies ; mais à présent qu’il l’était, elle s’observait, le recevait avec mystère. Jamais il ne demeurait plus d’une heure, soumis, ayant son idée ; et comme l’avarice le travaillait, il avait fini par s’accommoder de prendre en commun leur repas du soir, sans payer son écot. Aussitôt qu’il arrivait, on envoyait Martin à son grenier : il couchait sur de la balle, dans une couverture, ne dormant pas toujours, à cause de la neige et de la pluie qui filtraient par les fentes du toit ; et janvier venu, ses pieds brusquement s’enflèrent, mordus d’engelures. Au contraire, un grand feu brûlait constamment en bas, dans le poêle qui chauffait le lit pour les amours.

 

Puis, Flavie se relâcha dans son inquiétude de l’opinion. Elle s’était accoutumée à ce ménage nouveau ; les nuits surtout lui paraissaient longues, dans le silence de la maison ; et elle souhaita la mort de Lossignol pour convoler avec le menuisier. À midi elle lui apportait du café chaud ; le soir ils se nourrissaient de pommes de terre au lard, aimant tous deux le bien-être ; souvent il ne s’en allait qu’au petit jour, comme un mari. Son plan chiquet à chiquet se réalisait ; elle lui gagnait le boire et le manger, dont il s’emplissait abondamment ; et un jour, il s’installerait en maître dans le logis, devenu patron à son tour.

 

Maintenant, le pauvre Martin l’Éfant s’était changé en un objet de mépris pour l’adultère. Toute pitié abolie pour cette décrépitude qui était son œuvre, elle l’obligea à déserter la maison à pointe d’aube ; il emportait un chanteau de pain de seigle, quelquefois s’allait cacher dans les granges, toléré des paysans, et rentrait à la nuit, ayant apaisé sa faim avec des souris, des rats et d’autres bestioles qu’il dévorait crues, presque encore vivantes. Cependant, pour ne point irriter le village, elle lui rabobelinait ses haillons qui lui donnaient un air de misère décente. Mais il les déchirait tout de suite aux épines, aux herses et aux clous, crotté en outre des bouses de vache que lui jetaient les polissons, ou dont il se salissait dans les étables ; et un tel dégoût de son infirmité bientôt la posséda qu’elle ne toucha plus à ses loques et le laissa vaguer, dans le délabrement et la crasse.

 

Robuste et saine, elle s’était toujours montrée grièche pour les calamiteux, ne supportant que les bons bouleux puissants comme elle. C’est pourquoi Goffe, très grand, les bras noueux, lui avait agréé dès les premiers temps ; elle goûtait dans ses poings l’enivrement d’une force brutale, constamment prête ; et seulement elle l’eût voulu violent, d’un fond de nature moins égal.

 

À la longue, leur liaison s’afficha. Les dimanches ils partaient ensemble pour la messe ; des gens, venus pour Flavie, souvent le trouvaient au lit ; et la présence de l’idiot ne les gêna plus, tous deux s’accolant sans vergogne devant lui. Même Grosse-Tiesse, rancunier, et qui ne savait pas oublier l’ancienne supériorité de Martin aux concours de pigeons, affectait un libertinage dégoûtant quand il était là, s’éjoyant à l’outrager dans cette chair conjugale criminellement patrouillée. Elle finit par s’amuser comme lui de la loi méprisée sous les yeux du mari ; cette bravade impie ajoutait une douceur d’offense à leur plaisir, qui s’en aiguillonna ; et avec des rires, complaisamment ils lui montraient leurs nudités, par mépris des hommes et de Dieu.

 

Lui, l’innocent, regardait remuer leurs hanches, insensible à l’injure, les yeux toutefois écarquillés et luxurieux. Dans cette ruine, la sève par accès bouillait encore ; et une après-midi, comme ils recommençaient, il se rua, grondant, sur de la chair qu’elle avait découverte. Cette frénésie leur causa une grande hilarité ; il s’agitait comme une bête, à la fin presque dangereux ; et ne pouvant l’écarter, ils le battirent, le piétinèrent, l’auraient massacré.

 

Enfin, l’août ramena les besognes lointaines. De nouveau elle se loua pour la fenaison et la moisson, mais ils ne s’oubliaient plus dans les bois. Chacun d’eux possédait une clef ; le premier rentré allumait le feu en attendant l’autre ; et ils avaient des habitudes régulières de vieux époux. Comme le précédent été, elle partait au chant du coucou, tout le jour suait sous les flammes solaires, et par moments immobile en des songeries, s’attardait à contempler les mères et leurs petits dans la clarté des herbages. Et toujours l’impérissable désir d’une progéniture rongeait son ventre qui ne voulait pas germer. Aucun homme n’aurait donc le pouvoir de l’engrosser ; sa poitrine ne connaîtrait pas le gonflement des mamelles ; elle ne verrait pas fleurir sa chair dans une créature sortie de sa douleur. Et pleine de colère pour ses flancs inféconds, quelquefois elle les frappait du plat de ses mains pour les punir, avec un cri monté de sa maternité vide. Mais à deux mois de là, soudainement le flux cataménial tarit ; elle eut des vomissements ; sa ceinture s’enfla ; et dans sa gratitude envers Grosse-Tiesse, un moment elle songea à renipper Martin, comme pour l’associer à son bonheur. Elle paya six francs, en effet, une veste de pilou bien conditionnée, puis, ravisée, l’offrit à Dor qui seul l’avait méritée.

 

Dès ce moment, ils concubinèrent ouvertement. Goffe emménagea ses nippes, se carra au logis, installa un établi dans le fournil ; et il n’allait plus à l’atelier, travaillant à son compte pour la pratique. C’était son idée qui enfin arrivait à terme : il était le mari sans avoir les responsabilités du mariage ; lui ferait les enfants, Martin les endosserait ; plus tard, rien ne l’empêcherait de tirer ses grègues, en cas de mésentente et de zizanie ; et leur vie ainsi réglée leur semblait à tous deux si naturelle qu’au prône, un dimanche, le curé les indigna en parlant, sans les nommer, du scandale qu’ils faisaient rejaillir sur tout le village. Qu’est-ce qu’il avait à voir dans leurs affaires, cet homme de Dieu ? Est-ce qu’ils n’étaient pas libres de vivre ensemble, puisque l’Éfant ne pouvait plus consommer l’œuvre charnelle et que Grosse-Tiesse le remplaçait jusque dans le travail de l’engendrement ?

 

Mais le pasteur, esprit droit, tonna derechef, ameutant les représailles autour de leur infamie ; et quelques paysans, rebutés autrefois par Flavie, organisèrent un charivari, par jalousie contre Dor. Jusqu’à minuit, pendant plusieurs jours, les trompes cornèrent, les casseroles furent frappées à grands coups de bâton, des sifflets stridaient sans répit ; et le matin, régulièrement un mannequin de paille était vu brandillant au bout d’une perche, devant leur huis. Ils ne bougèrent pas, cois sous les draps tout le temps que dura le bacchanal ; et, le dimanche suivant, au cabaret, Grosse-Tiesse, narquoisement interrogé au sujet du tapage nocturne, déclara qu’ils avaient dormi et n’avaient rien entendu.

 

Leur indifférence apaisa les esprits ; il se trouva des gens qui leur donnèrent raison ; et d’autres riaient de l’aventure de Martin, cocu sans le savoir. Quand l’enfant, une fille, vint au monde, le menuisier, à la mairie, déclina la paternité de Lossignol, bonacement, ce qui excita une gaîté qu’il partagea lui-même. Il s’engraissait, bientôt prit du ventre, mais perdit ses cheveux, dévirilisé par l’abus du coït. À la tombée du jour, on l’apercevait bêchant le champ sans entrain ; ils avaient acquis une vache et des porcs ; et Flavie ne désespérait plus d’acheter la maison avec la terre, s’y voyant très vieux, elle et Grosse-Tiesse, comme très vieux s’y étaient-ils vus, Martin et elle.

 

La literie manquait ; ils enlevèrent à l’idiot son unique couverture, dont elle fit des maillots et une courte-pointe à l’enfançonne ; et l’hiver étant revenu si âpre que les anciens l’appariaient aux grands hivers historiques, il couchait là-haut dans une sibérie, gardant ses penaillons sur lui à défaut de draps, les poils de ses narines raidis au matin par le gel. Mais, comme un matin, il avait manqué ne plus s’éveiller, rigide, froid comme un cadavre, elle ne voulut pas être accusée de sa mort et l’envoya coucher à l’étable, dans la litière de la vache, où la buée émanée des flancs de la Rouge, du moins le tenait chaud. Une sympathie grandit bientôt entre la puissante laitière et le maupiteux ; elle s’habitua à l’avoir sous son ventre, près de ses mamelles, au point de gémir quand il s’en allait ; et il eût passé dans son giron des jours entiers, si la faim ne l’avait chassé, les boyaux tiraillés horriblement. Même un commerce sacrilège s’engendra de cette cohabitation ; dans sa déchéance de simple, il n’apercevait plus l’animalité, mais seulement le sexe ; et elle lui était soumise comme une épouse.

 

À la fin, ils conçurent des soupçons ; la vache s’alanguit ; il fut lardé à la pointe de la fourche ; et Flavie surtout montra une fureur sans bornes, oubliant son adultère pour cet autre moins abominable. Alors, on l’enferma chaque nuit dans un appentis, qui autrefois avait servi de charril, avec du foin et de la paille ; il entendait les meuglements doux de la bête monter comme une plainte ; mais cette peine solitaire n’éveillait plus en lui que le souvenir d’avoir été battu. Deux trous qu’il avait aux jambes se cicatrisèrent mal, faute d’un pansement ; tout autour, la chair s’était tuméfiée ; et il vint au printemps des ulcères qui infectaient, toujours suintants. À présent, ils ne lui permettaient plus même d’entrer dans la maison ; s’il tentait d’approcher, on le chassait à coups de balai ; quelquefois Flavie, point méchante cependant, sans cause le cognait de ses sabots, démenée comme une furie ; et sourdement, les dents serrées, elle lui criait :

 

– Crève donc, charogne !

 

Depuis qu’elle avait engendré, surtout, c’était une haine immodérée ; à la messe, elle invoquait Dieu pour qu’il mît un terme à cette existence ; aucune scélératesse ne lui semblait plus noire que son obstination à s’éterniser. Et elle finit par se persuader que la déchéance de Lossignol n’était si misérable que par une volonté d’en haut, qui le châtiait de s’être mis en travers de leur vie. En même temps, elle lui prêtait des ruses mauvaises, s’imagina sincèrement qu’il les poursuivait d’une rancune, continuant à vivre pour les abreuver d’ennui. Une fois qu’il avait pris dans ses bras la petite, laissée seule un instant au soleil sur le pas de la porte, l’idée lui vint qu’il avait voulu l’étouffer, bien qu’il la baisât tendrement, et elle le bourra si grièvement qu’il resta près d’un quart d’heure à terre, pantelant, avec son vagissement puéril, sans pouvoir se relever. Goffe, qui avait vu la scène de son établi, lui apporta un verre de bière pour le ravigourer ; et à la fin, très lentement, s’appuyant sur ses poignets, il se redressa, les jambes et les bras meurtris.

 

Le menuisier, pour sa part, ne lui aurait point fait de mal ; même il lui gardait une reconnaissance confuse pour cette place cédée dans le lit conjugal, qui à la longue lui avait donné la maison tout entière. Et cependant une chose parfois l’irritait, l’éternelle goinfrerie de Martin, étant grand mangeur lui-même. Quand une fringale le prenait, il attendait que Flavie eût les talons tournés, un peu honteux de son appétit, puis sournoisement se taillait un quignon énorme, qu’il recouvrait d’un doigt de beurre. Mais elle se plaignait avec acrimonie de la diminution du pain : de ce train-là jamais on n’épargnerait assez pour acquérir la maison ; et il lui persuada que, pendant son absence, peut-être Martin se coulait jusqu’à l’armoire. Celui-ci, d’ailleurs, faisait main basse sur tout : il se repaissait des détritus jetés au fumier, dévorait les pommes de terre crues, s’acharnait sur des os, comme un chien. Or, il arriva ceci : vers la fin de l’été, Grosse-Tiesse fut miné par un ténia qui le dévora vivant ; il eût disputé à Martin ses horribles nourritures ; rien n’assouvissait la rage du ver ; et pour équilibrer la dépense, Flavie définitivement supprima la ration de pain qu’elle donnait à l’innocent et qui désormais s’engouffra dans l’estomac de Goffe.

 

Ce n’était pas leur seule calamité : l’enfant croissait mal, d’une pousse chétive. La croûte de lait lui avait mangé la face et les yeux ; tout l’hiver, on craignit la cécité ; et, en outre, elle eut des convulsions atroces, où la vie semblait la quitter. En décembre, au plus fort des neiges, Flavie conçut la pensée d’un pèlerinage à Saint-Corneille, distant de six lieues du village ; mais cette dévotion n’était efficace qu’à la condition de cheminer pieds nus. Elle marcha pendant près d’une heure sur la terre gelée, sans bas, puis fut recueillie, mi-morte, dans un cabaret, ne pouvant aller plus loin. À quelque temps de là elle recommença toutefois. Seulement elle avait gardé ses souliers et Martin, près d’elle, trottinait, déchaussé à sa place. Lossignol, après tout, étant encore toujours son homme et de ce chef ayant une part de propriété sur la graine germée d’un autre, mais enregistrée sous son nom à la commune et dans le ciel, le miraculeux patron ne s’apercevrait peut-être pas de la supercherie. Et toutes les heures elle le réconfortait d’une rasade de genièvre qu’il buvait en partie et dont le surplus servait à frictionner la plante de ses pieds, déchirée. Mais à la cinquième lieue, ses jambes enflèrent démesurément ; il tombait à tout bout de champ, refusant d’avancer, malgré les coups ; par surcroît la boisson s’étant mise à fermenter, elle était obligée d’employer la force pour qu’il n’étalât pas sa nudité, devenu obscène.

 

Cependant, après avoir déambulé jusqu’au midi du jour, ils arrivèrent enfin ; elle brûla un gros cierge devant l’autel du saint, resta longtemps en prières ; et au retour, comme, à bout de forces, Martin s’était effondré contre un arbre, elle continua seule sa route, espérant qu’il mourrait là. Mais on le connaissait dans tout le pays ; le soir il fut ramassé par une fermière qui passait en carriole et Flavie eut un saisissement quand, le lendemain, la bonne femme elle-même le ramena, les pieds en sang, renippé de vieilles hardes. C’était un salaud : il avait tâché de la forcer sur le chemin ; ils avaient lutté ; et toute rebroussée de colère, elle se retint pour ne pas battre cette créature charitable.

 

L’enfant se remit. De nouveau une grossesse lui entonna le ventre ; et la stérilité semblait si bien conjurée que cette fois elle accoucha d’une paire de jumeaux. Alors surtout le cocuage de Lossignol parut comique irrésistiblement : c’était par fournées à présent qu’un autre lui cuisait son pain ; et dans la campagne, des passants l’arrêtaient, avec des rires d’hommes bien nourris devant sa simplesse ignorante des outrages et des moqueries. Cependant un orgueil emplissait Dor, à l’idée de cette race abondante sortie de lui : à la mairie il aurait voulu déclarer la provenance véritable, piété sur ses jambes, la tête haute. Sa paternité à la fin s’indignait de toujours pondre des œufs qui éclosaient sous un nom qui n’était pas le sien. Une autre confusion, d’ailleurs, abolissait sa personnalité : des connaissances lointaines de Flavie qui venaient les voir, n’ayant rien su de l’accident de Martin, le prenaient pour Lossignol ; et une gêne les empêchait l’un et l’autre de les dissuader.

 

À part ces ennuis, ils vivaient paisibles. Tout le village maintenant acceptait leur accointance ; Goffe avait acquis une clientèle qui inquiétait son ancien patron ; et leur ménage, très régulier comme s’il eût été légal, était proposé en exemple, pour l’ordre et la concorde. Puis il avait eu des succès dans les concours de pigeons ; en un an, ses boulins lui avaient procuré vingt-deux couvées sans déchet ; et intérieurement il compara cette lignée prolifique à la sienne, toutes deux pondues dans le nid de Martin qui leur avait porté bonheur. Mais l’année suivante, Flavie encore une fois eut une gésine ; il ne pouvait plus l’approcher sans la féconder ; et cette abondance de progéniture les inquiéta comme une marée qui les submergeait.

 

Pourtant elle continuait à se montrer exigeante ; ses ardeurs ne ralentissaient pas ; à travers cette maternité qui constamment lui déchirait les flancs, un feu la rongeait, qu’elle le contraignait à apaiser, bien qu’il rechignât, déjà usé à la peine. Et bientôt l’histoire de ses parturitions s’étendit par la contrée : un renom s’attachait à cette fertilité extraordinaire ; à peine avait-elle mis bas une portée qu’une autre lui arrondissait la ceinture.

 

Ni les gestations ni les couches toutefois n’altéraient sa robuste prestance de paysanne, intacte dans sa force. Elle avait gardé sa vaillance au travail, l’été se louait encore pour la moisson, savait accorder le soin de sa postérité avec la nécessité d’un salaire gagné au dehors, alourdie seulement du poids de ses mamelles, copieuses comme des pis. Et une fois, en rentrant des champs, elle ramena dans son tablier un nouveau-né, chu de sa matrice, tout sanglant, sans qu’elle eût presque interrompu sa besogne de faneuse. Alors Goffe fut moins vain de sa semence : la fructification toujours renouvelée de Flavie menaçait de les dévorer, comme un plant sous une nuée de sauterelles ; et, à chaque naissance, sa voix à la mairie baissait d’un ton, dans le ridicule de cette lignée de petits Lossignol, qui interminablement s’allongeait. Bientôt la maison ne pourrait plus les contenir : elle vermillait dans le courtil, débordait par le champ ; et il envia l’imbécillité sereine de Martin, qui ne l’obligeait plus à forniquer. C’était pourtant pour lui qu’il s’acharnait ; il binait dans sa vigne ; les enfants qu’il procréait ne connaîtraient jamais leur paternité véritable ; et à leur tour, ils engendreraient une race qui à travers le temps, porterait le nom usurpé de Lossignol. Une mélancolie lui faisait trouver pénible son éternel labeur.

 

Puis des années s’écoulèrent. Ils avaient loué un champ dans la campagne, celui qu’ils tenaient à bail ne suffisant plus à nourrir cette meute d’estomacs. Chaque jour, ils étaient douze à table, tous également voraces, sauf Flavie et Dor qui économisaient sur leur faim, pour sustenter celle des petits. Et l’aîné des garçons, qu’on appelait Gugusse Grosse-Tiesse, en raison de sa souche, comptait neuf printemps ; le cadet avait huit mois à peine ; mais déjà la gorge maternelle regonflait, dans l’élargissement des hanches, en une reprise nouvelle de son inéluctable grossesse. Martin, lui, semblait indestructible ; on lui avait pris le coin de charril où il passait les nuits et il couchait à présent dans une des deux soutes à porcs, mangé par les vermines, le corps squammé de dartres, purulent. Quelquefois toute la bande se ruait sur lui ; Gugusse, précoce, avait imaginé de lui écraser ses poux à coups de pierres ; et les autres constamment lui remplissaient sa niche de bouses de vache sur lesquelles il se ventrouillait. Quand il creva enfin, très longtemps après, on ne sut jamais comment, Dor Goffe le menuisier l’avait précédé depuis deux ans dans la terre du cimetière. Jamais Flavie ne pardonna à Grosse-Tiesse cette mort prématurée.

 

– Si c’est pas cochon, déclara-t-elle un jour. Je lui demandais qu’un éfant… I m’en a fabriqué douze. Cor ben que c’est pas treize… Ben sûr, c’t’homme-là avait une maladie pour tant z’en faire. Et comme ça, v’là qu’à c’t’heure, mes éfants, avec leurs deux papas, en ont cor moins qu’les aut’qui n’en ont tant seulement qu’un.

LES PIDOUX ET LES COLASSE

 

Au peintre Xavier Mellery.

 

 

Une querelle s’éleva entre les Pidoux et les Colasse.

 

Ceux-ci avaient acheté, il y a six mois environ, une maison et son champ au curé Corvillaine, pasteur d’une commune voisine. Les Pidoux possédaient la leur de tout temps, Michel Pidoux l’ayant héritée de ses parents. Et une ruelle, large d’un mètre au plus, séparait seulement leurs habitations, l’une et l’autre sises sur une butte dominant la route provinciale, avec un sentier qui passait devant toutes deux. Mais, tandis que la maison des Colasse, petite, quatre chambres seulement, gardait une apparence médiocre, le logis des Pidoux, tout en rez-de-chaussée, trois fenêtres de chaque côté de la porte, semblait presque trop grand pour eux. Deux pièces demeuraient toujours fermées, sans emploi ; ils avaient aussi un salon où régnait l’acajou ; et leur cuisine, spacieuse, avec de nombreux ustensiles, exhalait une odeur de bonnes nourritures. Au contraire, chez les Colasse, devenus propriétaires à force d’épargne, l’existence était mesquine ; laborieusement, avec le salaire du père, ouvrier dans une sucrerie voisine, et le gain des enfants, un garçon de vingt-deux ans, bûcheron de son état, et une fille de dix-neuf, qui s’employait à buander dans le village, ils essayaient de boucher le trou par où était parti l’argent de la maison. Tous les quatre, une fois la semaine, le dimanche, mangeaient du porc, se sustentant le reste du temps, de pain et de pommes de terre.

 

D’abord les deux ménages vécurent en bonne intelligence, chacun chez soi, avec le sentiment d’une inégalité dans leurs conditions. Au fond, les Colasse jalousaient l’abondance des Pidoux, et ces derniers, troublés par ce nouveau voisinage dans leur silence de vieilles gens sans enfants, quelquefois étaient pris de mélancolie. L’ancien voisin, un jardinier âgé, très farouche, les laissait en paix, du moins, leur disant à peine bonjour et bonsoir. Lui mort, le logis était resté sans habitants pendant près de deux ans, ce qui les avait accommodés. Et brusquement l’arrivée des Colasse, toute une famille, les avait dérangés dans leurs habitudes. C’était trop de monde à la fois, du bruit, des allées et venues, un tapage de vaisselles remuées. La mère, une chipie, toujours chamaillait ; le père, il est vrai, se distinguait par sa bonace ; mais la fille n’était pas un modèle de douceur ; et certains jours, le gars, rentré saoul, menaçait de tout saccager.

 

Encore, si dès leur arrivée ils n’avaient pas transgressé leurs limites. Les Pidoux, en vertu d’un droit lointain, s’attribuaient la possession du sentier dans toute sa longueur, avec la jouissance toutefois, pour les Colasse, de la partie qui dévalait par chez eux, mais de celle-là uniquement ; et cette question du sentier avait son importance. Du côté des Colasse, il accourcissait le chemin pour se rendre au village ; mais du côté des Pidoux il abrégeait le trajet pour aller au ruisseau. Et les Colasse, tout de suite, s’étaient mis à couper par là, librement, quand ils avaient à puiser de l’eau ou à guéer leurs légumes. La nécessité d’une explication s’imposa.

 

Comme Colasse le père, de son petit nom Pierre, traversait un soir, des seilles dans les mains, Michel Pidoux, monté par la grosse Joanne, sa femme, l’interpella, debout sur son seuil :

 

– Eh ! Colasse, c’est pas qu’on voudrait t’faire de la peine, mais le chemin de ce côté, c’est à nous seuls. Faudrait pas y venir trop souvent, là !

 

L’autre déposa ses seaux à terre, demeura un instant sans répondre, interdit, et enfin les mots se firent jour.

 

– De quoi ? que l’chemin serait à toi pu qu’à moi ?

 

– Ben sûr !

 

Et le Pidoux remuait la tête de haut en bas, avec détermination. Alors, devant cette assurance, Pierre, repris à sa taciturnité, haussa les épaules, empoigna ses deux seilles et descendit au ruisseau. Il possédait une grosse tête, crépue et grise, autrefois avait été réputé pour ses poings énormes, mais la femelle avait limé sa force. Et docilement il fit, pour regagner la maison, le grand tour par la chaussée. À sa rentrée, la Lalie, comme on appelait la Colasse, hogna aigrement : où était-il resté si longtemps ? Il y avait un quart d’heure qu’il était parti ; on était à rien faire, les pouces en l’air, en l’attendant. Et il rejeta la faute sur Michel Pidoux.

 

– Paraît que l’chemin est à eusse, de leur côté. C’est lui qui m’la dit. Et j’ai remonté par la route.

 

Mais elle éclata, furieuse, les bras croisés :

 

– I t’en a minti !

 

– Hen ! pou’quoi qu’i mintirait, c’t’homme ?

 

– Quand j’t’dis qu’il en a minti, grosse biesse que t’es là !

 

Et il accepta l’épithète comme il avait accepté l’observation de Pidoux, sans rechigner, avec son mouvement résigné d’épaules.

 

– P’t’et’ben ! À voir !

 

Une colère passa dans la maison : c’était la mère qui bousculait tout, mauvaise. Elle tapait du poing sur la table, appelait les hommes des coïons, tant qu’ils étaient, finalement gifla Phrasie, la fille, pour une pincée de chicorée répandue. Elle avait été très belle, d’une beauté agressive, les cheveux noirs, un grand œil vif, le nez recourbé en rostre ; mais le travail et la maternité l’avaient cassée, ne lui laissant plus que de grands traits, dans une maigreur de la peau tirée sur les os. Et quelquefois les rhumatismes l’immobilisaient, toute raide, dans l’âtre.

 

Le lendemain matin, malgré la fatigue, elle alla elle-même au ruisseau. Au moment où elle passait devant les Pidoux, Michel de nouveau apparut sur le pas de la porte. Et sans se fâcher, il lui dit :

 

– Ça n’est pas honnête, mame Colasse, de venir ainsi chez les gens. C’est i que nous allons dans vot’champ, nous ? Non, est-ce pas ? Pou’quoi alors que vous marchez où çà ne vous appartient pas ?

 

Elle mit ses poings sur les hanches et plantée devant lui, très haut cria qu’elle prenait le chemin qui lui plaisait. D’ailleurs, le sentier était à eux aussi bien qu’à lui.

 

Mais il hocha la tête.

 

– Pou ça, non ; le chemin va avec la maison comme l’petit doigt va avec le grand. N’dites pas que c’est pas vrai. J’dis ce qu’i g’na et pas aut’chose.

 

Il parlait avec calme, les mains derrière le dos, en homme qui a la conscience de son droit. Jamais personne ne s’était mis en travers de la jouissance de leur bien ; même le père Pidoux, en son temps, avait fait empierrer le sentier ; mais de l’herbe avait poussé par-dessus ; et cependant, en grattant, on aurait encore trouvé le pavé.

 

Alors elle lui demanda ses titres de propriété. Mais il se mit à rire. Des titres ! Bon à eux tout nouveaux dans la possession de leur chevance, d’en avoir ! Et qu’est-ce qu’ils en auraient fait de leurs titres ? Tout le monde savait qu’ils étaient les maîtres de leur champ et de leur maison. D’ailleurs le fonds était aux Pidoux de père en fils ; son vieux y était mort ; son grand-père aussi ; on ne savait plus quel Pidoux l’avait exploité le premier. Et il remuait les épaules d’un air de dédain.

 

– C’est pas tout ça, rognonna la Lalie. Oùs qu’i sont vos papiers ? Faut qu’ça soit couché dessus pou qu’ça soit, ou ça n’est pas.

 

Elle s’était rapprochée de lui, les yeux allumés, et constamment faisait le geste d’écrire de l’index de sa main droite dans la paume de sa main gauche, ses deux seaux abandonnés derrière elle, sur le chemin. Comme Michel, piqué au fond, mais toujours placide, dodelinait la tête, cherchant en soi de nouveaux arguments, tout à coup la Joanne qui, en train de biner ses choux, de loin avait entendu les voix, arriva toute pantoise, roulant son gros ventre :

 

– Lalie, faudrait pas faire des manières. L’sentier est à nous par ci, et même qu’il est un petit peu aussi à nous par là, pisque l’sentier, qu’on t’a dit, va avec la maison !

 

Et de la main elle montrait la bande de terre qui descendait le long des Colasse, ses bajoues, vastes, tremblantes comme des tranches de gélatine. Mais les glapissements de la Colasse redoublèrent, plus aigres.

 

– Ah ! ben, en v’là une affaire à c’t’heure. Faudrait p’t’être que j’vo’laisse passer quand nos autres, on n’pourrait pas ?

 

La Joanne eut un grand mouvement, la tête en arrière, le bras avancé comme pour attester.

 

– C’est not’droit.

 

Mais ce mot qu’on lui jetait perpétuellement, exaspéra la Lalie.

 

– Vot’droit ! v’là ous que je l’mets, vot’droit !

 

Elle leur avait tourné le dos et de toutes ses forces frappait ses reins secs qui sonnèrent comme du bois.

 

– Sale truie ! cria alors la Pidoux, hors d’elle. Si c’est qu’ça t’chatouille à ton cul, t’as qu’à t’aller t’gratter chez toi !

 

Et sur ce mot, la dispute s’envenima. Maintenant la Colasse ne lâchait plus prise, mordant en cette chair de femme grasse à pleines dents, le poing tendu, sa face décomposée par la fureur.

 

– Chameau ! publique ! il est plus propre que l’tien, mon cul. On sait bien c’que t’en as fait, de ton cul, va, et qu’tas gagné ta vie avec, avant de faire la madame avec ton vieux salaud de Pidoux.

 

Pendant une demi-heure, elles s’injurièrent ; du monde s’était ameuté ; et Michel par moments s’interposait, rabroué par toutes deux, tout pâle, sans colère. À la fin le garde champêtre, qui passait, les sépara ; et il conseilla aux Pidoux de faire dresser procès-verbal si, comme ils le disaient, ils se croyaient lésés dans leur bien. Mais sur le seuil de sa maison, la Colasse continuait ses gueulées, s’en prenant maintenant à l’agent qu’elle défiait, comme elle avait défié la Joanne et son mari. Un procès-verbal ! Elle s’en fichait ; rien ne l’empêcherait de couper par leur chemin ; on verrait bien de quel côté était le droit.

 

Tout le reste de la semaine, les Colasse battirent le sentier de leurs déambulations sans trêve ; Félicien, le fils, en une soirée, alla puiser au ruisseau dix seaux qu’il répandit à moitié devant leur porte ; et le lendemain il repassa avec une brouette six fois de suite, en sifflant par bravade. Puis, une après-midi, la Lalie, très lentement, se mit à circuler, tenant en laisse sa chèvre qui paissait. Alors une rage prit les Pidoux. Michel, petit, sans épaules, une peau blanche de campagnard oisif, n’aurait pas osé s’attaquer ouvertement aux Colasse, mais il cacha dans sa cuisine le garde champêtre qui, ayant constaté de ses yeux le délit, verbalisa.

 

Ils furent condamnés à quelques francs d’amende. Pierre, ce jour-là, était parti seul pour le chef-lieu du canton, résidence du juge de paix, stylé par la Lalie. Toute la nuit, elle l’avait empêché de dormir, ruminant des outrages aux Pidoux qu’elle lui commanda de répéter à l’audience ; mais devant le juge, sa mémoire tourna, il perdit le fil de ses idées, ne trouva plus qu’un mot, dans lequel il mit toutes les colères de la maison.

 

– C’est des canailles !

 

Et comme il quittait le prétoire, un rire sournois, une sorte de gloussement en dedans partit à ses côtés. C’était Michel Pidoux qui, plein de courage à cause de la présence du commissaire de police, le narguait, piété sur ses ergots comme un coq. Dans l’humiliation de sa défaite, il ne trouva rien à dire, très rouge, les oreilles cornantes encore des paroles du magistrat. Mais dans la rue, Félicien et Phrasie, envoyés par Lalie pour savoir plus tôt le résultat, l’accrochèrent ; et du coup la mémoire lui revenant, il lâcha dans le vide la bordée d’injures qu’il aurait dû proférer un quart d’heure plus tôt. Puis à trois, le garçon régalant, ils allèrent boire une chope dans un cabaret, tous silencieux maintenant, sous le poids lourd de la condamnation. Félicien, une fois seulement, déclara qu’il fallait tout casser chez les voisins. À quoi Phrasie, avec sa ruse de femme, répondit que ce serait bête, qu’il valait mieux attendre une occasion et qu’on les repincerait. Le père, lui, tassé dans ses épaules, fumait sans rien dire, pensant aux explications prochaines avec Lalie.

 

Le retour fut piteux : d’aussi loin qu’elle les vit, embusquée derrière sa haie, sur la butte, la mère leur cria :

 

– Ben quoi ?

 

Ils haussaient les épaules, Félicien et Phrasie devant, Pierre marchant quinaud derrière eux ; et tout de suite, avant qu’ils eussent ouvert la bouche, elle devina que les Pidoux triomphaient. Alors sa grogne éclata contre ce pleutre d’homme qui, bien sûr, avait canné ; et à coups de poings dans les côtes, elle le poussa dans la maison, les yeux flambants comme des braises. Pendant une semaine, il pantela sous ses assauts ; même la nuit, sur l’oreiller, elle le harcelait, et il ne répliquait pas, jugeant toute parole inutile. Ensuite ils se concertèrent : ça ne pouvait se passer comme ça ; il fallait montrer à ces charognes qu’on les bravait et la justice pareillement ; et tous les quatre, enfermés, porte close, pour que le bruit des voix ne se répandît point au dehors, ils ne sortaient plus, ruminant des vengeances.

 

Chez les Pidoux, un calme s’était fait. À présent que les Colasse étaient matés, ils se reprenaient à leur vie ancienne, remuant leur champ, tranquillement. En bras de chemise, une couffe trouée sur la tête, Michel suait au soleil, matin et soir, sans regarder chez eux ; mais c’était assez qu’il fût là, et sa douceur même leur semblait une provocation.

 

De derrière la haie qui séparait les deux champs, la Lalie le regardait aller et venir, la gorge raclée des injures qu’elle retenait, avec un rouge éclair des prunelles sous le rebroussement de ses sourcils. Et une fois elle ne put se dominer, lui cria : – Vieux cocu ! à pleins poumons, toute droite sous le midi, une pierre dans chaque main, s’il rebéquait. Mais il n’eut point l’air de prendre l’épithète pour lui, et courbé sur un plant de carottes qu’il sarclait, ne releva pas seulement le nez. Un peu plus de haine entra dans le cœur de la Lalie, devant ce silence qu’il laissait tomber sur elle comme du mépris. La grosse Joanne cependant, plus agressive que son mari, se plantait des demi-jours entiers dans le chemin, son chemin, campée sur ses hanches, les mains vides, par besoin de les dépiter ; et comme elle leur tournait obstinément le dos, cet énorme derrière qui leur bouchait la vue finit par les exaspérer au point qu’ils l’auraient voulu démolir à coups de briques.

 

Une chose porta leur rancune à son comble : un matin, Bourrache, le menuisier, fut aperçu, clouant une palissade en travers du sentier ; et au milieu de la palissade, une porte s’ouvrait, fixée par un loquet, du côté des Pidoux. C’était une idée de la Joanne, comme une barrière qu’elle mettait aux envahissements des voisins et en même temps le symbole matériel de son droit. Michel, toujours pacifique, avait essayé de la dissuader ; les Colasse recommenceraient leurs hostilités ; on en aurait pour la vie à se chamailler. Mais, redevenue belliqueuse dans la monotonie de son existence casanière, elle avait passé outre. Et dans l’après-midi, Bourrache ayant fixé son dernier clou, détala, ses outils sous le bras, largement arrosé de bière.

 

Tout le jour la Lalie demeura cachée derrière son rideau, mangeant des yeux cette palissade insolente, avec le bruit du marteau de Bourrache en sa chair ; et dans le soir, tout à coup la palissade grandit, noire comme une porte de prison. Puis Pierre rentra du travail ; Phrasie, qui rentrait aussi, jeta ses sabots dans le coin, aimant sentir le froid du carreau sous ses pieds ; et le pas de Félicien s’attardait, tandis qu’immobile, il regardait se dresser la clôture. Alors leur hargne à tous creva ; Lalie, un quart d’heure entier, mastiqua une pomme de terre qu’elle ne parvenait pas à avaler ; et le père, entre deux bouchées, frappa de son couteau la table, disant :

 

– Faut la fout’à bas !

 

– J’y vas ! s’écria aussitôt Félicien, debout, laissant là sa gamelle.

 

Mais la prudence de Phrasie, cette fois encore, le calma : il fallait attendre la nuit ; personne ne les verrait, ça serait bien plus drôle quand le lendemain, au saut du lit, les Pidoux trouveraient leur machine démolie. Et la mère, ayant enfin achevé sa manducation, lui donna raison, si travaillée par la colère que les mots ne sortaient pas, comme si la pomme de terre lui fût restée en travers de la gorge. Chez les Pidoux un grand silence régnait ; après ce coup d’autorité, ils éprouvaient une lassitude, reposés, même Michel, qui à présent admirait l’énergie de sa femme, dans la satisfaction d’une grosse œuvre accomplie. Et, vers dix heures, sous la lune déjà haute, Félicien s’étant avancé pieds déchaux jusqu’au palis, un ronflement fort passa par les joints des volets, avec un autre plus grêle dans lequel il crut discerner le souffle pauvre de l’homme. Au chant du coq, Pidoux, toujours réveillé le premier, se coula hors des draps, de dessous l’immense corps de la Joanne qui l’obstruait, et selon sa coutume, ayant passé ses grègues, alla se satisfaire près de la haie. Mais il eut une secousse, ne put achever : à rez terre, dans la pâleur brumeuse du petit jour, le lattis gisait déraciné.

 

Bourrache, le lendemain, se remit à l’œuvre ; pour édifier plus solidement la palissade, il enfonça les montants à près d’un pied et demi ; et pendant quelque temps les Colasse demeurèrent cois, n’ayant pas l’air d’apercevoir cette clôture qui repoussait. Déjà les Pidoux se congratulaient : leur ténacité tranquille avait opéré mieux que la violence ; c’en était fait du mauvais gré de cette peautraille. Et de nouveau ils virent qu’ils s’étaient trompés : comme l’autre fois, Michel s’étant levé à pointe d’aube, un matin aperçut la barrière sur le sol, mais sciée par le bas.

 

Alors Bourrache s’acharna, rivalisant de ruse avec les démolisseurs, de moitié dans l’affront ; il équarrit des montants neufs, d’une épaisseur double, qu’il fixa en terre au moyen de briquaille ; et il n’avait pas fini de travailler à la tombée du jour.

 

Les Pidoux veillèrent cette nuit-là, derrière leurs volets clos, un en moins qui était resté entrebâillé ; et Joanne, pour plus de sûreté, s’était armée d’une fourche-fière. Mais les arbres se remplirent d’un égosillement d’oiseaux, dans le crépuscule matinal, sans que rien eût bougé chez les Colasse. Et quand la clôture fut achevée, vers midi, la grosse Pidoux tira la porte, soufflant dans ses bajoues, lentement descendit la partie du chemin qui dévalait le versant de la bosse, devant la maison des ennemis. C’était la première fois qu’elle se hasardait par là, depuis leurs disputes : elle allait les mains derrière le dos, à petits pas de propriétaire, en une rage froide de les braver, forte de son droit ; et Michel qui n’avait pas osé la suivre, de son seuil la regardait quelquefois s’arrêter, plantée dans le paysage, comme un tronc d’arbre.

 

Un instant la silhouette de Lalie se dressa derrière la vitre, menaçante ; puis Félicien doucement gagna le jardin, et le logis retomba à son immobilité. Mais, comme Joanne remontait le chemin, ses vastes mamelles secouées à chaque pas, avec le tangage de ses hanches massives, une pierre l’atteignit dans cette circonférence de lune, qu’elle tournait opiniâtrement vers eux. Et, les poings tendus, hors d’elle, la bouche largement béante dans le ballottement de ses joues, elle invectivait la maison muette sous le soleil à pic. À la fin la Lalie qui se tournait le sang, ouvrit la porte, à bout de patience, toute hérissée, un seau plein d’eau dans les mains, qu’elle lui lâcha en travers des jupes, avec des vociférations. Il y eut un moment où leurs voix ne se distinguèrent plus l’une de l’autre ; toutes deux, nez à nez, les poings sur les hanches dans le milieu du sentier, s’invectivaient abominablement ; et soudain Joanne à pleine main rafla une bouse de vache qui alla s’écraser sur la face de la Colasse. Les hommes, sur le pas des maisons, regardaient, bras croisés, sans prendre parti dans la querelle.

 

Puis, pour la quatrième fois, la barrière alla joncher le sol. Pour les Colasse, c’était comme une bête mauvaise, animée du souffle détesté des Pidoux, et qui, coupée au pied, régulièrement relevait les cornes avec une force de vie incompressible. Du côté des Pidoux, une obstination s’en mêlait ; ils eussent épuisé leur bien pour la maintenir debout, par orgueil, jactance, sentiment de leur droit ahonni. Et Joanne, devant ce désastre de la clôture toujours emportée, finit par penser à une haute grille en fer, à pointes de lances, comme dans les parcs des seigneurs. Mais le maréchal les effraya par l’élévation du prix ; et ils se résignèrent à n’avoir qu’un grillage médiocre, sans pique, à hauteur d’appui.

 

Dans le village, l’histoire de leurs dissensions était commentée, les uns, gens à l’aise, tenant pour les Pidoux et le respect de la propriété, les autres inclinant vers les Colasse et la protestation contre les abus de la possession. Entre chien et loup, après la journée de travail, des paysans venaient fumer par là leur pipe, postés en contrebas de la butte, les yeux sur cet ouvrage forgé, qui définitivement parut réduire l’arrogance de la Lalie et des siens. Il s’écoula un long mois dans une sorte de trêve mutuelle, avec de sourdes provocations toutefois de la part des Pidoux qui, à l’abri derrière leur grille comme derrière une herse, par moments prenaient des attitudes de combat, se soupçonnant les plus forts. La maigre Colasse, toujours rongée d’un mal inexpliqué, où le médecin ne vit que les effets du retour d’âge, s’était alitée, jaune comme un coing, sans pouvoir trouver le sommeil. Un jour, devant Pierre et les enfants, elle déclara ouvertement qu’elle en crèverait, si une fois pour toutes, on ne la délivrait des Pidoux et de leurs prétentions. Alors Félicien, rendu farouche par son métier de bûcheron dans les bois, loin des hommes, fit le geste de viser quelqu’un dans le vide. Et constamment Phrasie, plus réfléchie, était obligée de l’apaiser, préférant la cautèle aux coups de force.

 

Comme Pierre et son fils, résolus à en finir, sournoisement descellaient, une nuit, le grillage, une sonnette soudain carillonna, dans le grand silence de la lune ; et ils s’aperçurent que Michel avait attaché un signal au montant de droite. D’abord, ils pensèrent à prendre la fuite ; mais la porte s’ouvrit, Joanne se montra sur le seuil en chemise, puis le Pidoux sortit à son tour ; et pris sur le fait, un amour-propre activait leurs mains.

 

Ce fut une bagarre : la grosse femme les attaquait avec un balai, trouvé par terre, pendant que Michel, en pantalons, trôlait en quête d’une fourche. Du manche de sa pioche, Pierre parait les coups, couvrant Félicien qui s’acharnait sur la clôture. Et quand Michel se montra enfin, un trident dans les poings, un saisissement l’arrêta net, devant la grille qui se renversait.

 

– Au voleur ! hurlait la Joanne.

 

– Tais ta gueule, nom de Dieu, ou je tue, rauqua le bûcheron.

 

Mais elle frappait toujours, redoublant ses cris, forcenée ; et tout à coup cette chair de femme grasse l’allumant, d’une fois il lui déchira sa chemise de haut en bas. Une houle de viandes remua dans la clarté nocturne, avec des bourres de poils qui la faisaient ressembler à un homme. Maintenant un rut exaspérait ce gars sauvage : il l’eût roulée dans l’herbe, sans respect pour son âge ; et les mâchoires claquantes, il caressait ses fesses grandioses qu’elle agitait dans sa lutte contre Pierre, insoucieuse de sa nudité. Mais il étouffa un râle : la fourche de Michel, comme un croc, venait de lui entrer dans le derrière. Puis des voix au loin clamèrent : des maisons, réveillées par les abois des chiens, se vidaient par la campagne ; Pierre battit en retraite, emmenant son fils qui perdait le sang. Et pendant longtemps encore, Joanne, son grand corps nu en travers du chemin, le provoqua au combat, avec des injures.

 

Du coup, le grillage ne se releva plus ; les pluies le rouillèrent, écroulé dans la haie ; et toute séparation sembla abolie indéfiniment. Cependant on apprit que les Pidoux étaient allés à la ville consulter un avocat, et à quelque temps de là, les Colasse, qui s’étaient crus victorieux, reçurent une assignation devant le tribunal. Félicien, à peine remis de sa blessure, aurait fait un mauvais parti à l’officier instrumentant ; mais Phrasie absente, ce fut la mère qui le contint. Et leur fureur à tous redoubla, devant cette querelle qu’ils supposaient éteinte et qui renaissait avec l’appareil terrifiant de la justice. Celle-ci les épouvantait, toujours compliquée d’une idée de prison ; Pierre se revoyait en présence du juge de paix, la bouche morte, ne trouvant pas une parole ; et il se rappelait aussi une affaire correctionnelle dans laquelle il avait dû tester, bousculé à la sortie par les gendarmes.

 

Un moment ils pensèrent à abdiquer leurs prétentions sur le chemin ; on ferait la paix ; même ils offriraient de replacer eux-mêmes la barrière. Puis, la peur de paraître reculer les arrêta ; ils remuèrent le village en quête de témoignages pour opposer au prétendu droit des Pidoux, leur droit à eux ; de vieilles gens déclarèrent qu’au temps des parents de Michel, on passait par le sentier. Petit à petit, l’idée des magistrats les talonna moins ; ils s’habituaient aux émotions d’un procès ; la Lalie, toute branlante, finit par reprendre une verdeur de vieil arbre, uniquement occupée de l’affaire ; et on voyait un peu moins les Pidoux, presque constamment à la ville, autour du Palais de Justice. Cependant, au fond, les Colasse leur gardaient une rancune terrible : ils auraient très bien passé le reste de leur vie à démolir des clôtures sans songer à vider le différend judiciairement. Et le regret de l’argent qu’il faudrait payer aux avocats les tourmentait par-dessus tout.

 

Le jour de la première audience, comme Lalie accompagnait Pierre jusque par delà le seuil, elle aperçut tout à coup les Pidoux qui partaient aussi, tous deux en toilette des dimanches, la Joanne ayant mis son antique robe de soie, un châle et un chapeau, Michel perdu dans une redingote trop large. Les malheurs de son grillage l’avaient séché ; c’est à peine s’il mangeait encore, oppressé d’éternelles inquiétudes, avec l’appréhension de représailles féroces de la part des Colasse. Et il se rappelait amèrement le temps passé, avant que cette engeance ne se fût jetée en travers de leur paix, pour leur disputer leur bien. Maintenant ils ne connaissaient plus que les angoisses.

 

– Vieux pourri ! lui cria la Lalie, le poing en l’air. Ça ne t’portera pas bonheur. L’bon Dieu t’fera crever comme une mouche, pour te punir de ta malhonnêteté.

 

Mais l’affaire fut remise de semaine en semaine, pendant deux mois, les rôles étant surchargés. D’ailleurs, l’avocat des Pidoux n’était pas sans crainte : ceux ci n’avaient pu produire leurs titres de propriété, énergiquement réclamés par la partie adverse ; et la coutume ne paraissait pas établie suffisamment pour tenir lieu d’un droit écrit. Du moins, c’était l’argument de l’avocat des Colasse, un peu coûteux stagiaire qu’ils avaient pris enfin, par crainte d’un légiste plus rigoureux. Joanne, elle, haussait les épaules à l’idée que la possession du sentier pût être seulement mise en doute ; jamais sa graisse n’avait fleuri plus magnifique ; mais Michel dépérissait à vue d’œil, consumé par les inquiétudes. Il ne survivrait pas à une sentence qui le déposséderait.

 

Le premier mercredi du troisième mois, la cause fut enfin appelée : ils étaient présents tous deux ; il y eut une réplique habile de la part du petit avocat des Colasse ; et l’audience finie, ils ne voulaient pas s’en aller, attendant toujours le jugement. Il ne fut rendu qu’à huit jours de là. Comme le greffier finissait la lecture, parmi le brouhaha de l’assistance, quelque chose éclata dans Michel ; avec un bruit mou ses bras battirent l’air, et tout d’une pièce, il s’affaissa, raide mort. Le tribunal donnait gain de cause aux Colasse.

 

Pidoux tombé, Pierre continuait à écouter, n’ayant rien compris. Et, à travers sa désolation, la grosse Joanne ne savait quoi regretter le plus, ou son procès perdu ou son homme tué d’un coup de sang.

 

Le soir seulement, une charrette amena le cadavre. Du haut de la butte, les Colasse guettaient depuis une heure, pleins de mépris à leur tour pour cet homme qui les avait méprisés et qui finissait misérablement, payant de sa vie leurs mutuelles animosités. Quand la Lalie avait appris la nouvelle, elle ne s’était pas étonnée : c’était bien fait, il y avait assez de temps qu’il leur cherchait misère ; et elle se promit de brûler une chandelle à la Vierge, à cause de son vœu exaucé. Tout à coup le véhicule entra dans le tournant du chemin ; une grande bâche le recouvrait, tirée jusqu’en bas des ridelles ; et un peu en arrière, marchait la Joanne, enflée par les larmes, son chapeau à la main. Le cheval stoppa au pied du sentier ; du monde était accouru ; à quatre hommes, la Pidoux les précédant et sanglotant de toutes ses forces, on transporta le mort déjà rigide, les yeux ouverts, comme pour s’emplir une dernière fois du remords du chemin perdu. Et une satisfaction basse de haine assouvie, gonfla le cœur des quatre Colasse, brusquement rentrés chez eux et qui, le rideau levé, regardaient s’avancer la procession, toute noire dans cette fin de journée d’hiver. Puis la solitude s’appesantit sur la maison de la veuve ; elle ne voulut garder auprès d’elle qu’une parente du défunt, une cousine qu’il avait failli épouser ; et par moments, de son lit, Lalie qui ne dormait pas, l’entendait se lamenter très haut. Le surlendemain matin, vers neuf heures, les cloches sonnèrent à la paroisse ; des porteurs procédaient à la levée du corps ; et cette mort extraordinaire s’étant ébruitée, une foule avait envahi la butte. On descendit par la partie du sentier qui longeait les Colasse ; leur maison était close, sans un bruit, et tout à coup, comme elle passait devant leur porte, la Joanne se détourna, cria par trois fois : Assassins ! pendant que la bière et tout le convoi attendaient. Puis le piétinement recommença dans un grand silence, derrière le défunt qui s’en allait, ayant affirmé une dernière fois son droit.

 

Dans le village, des bruits coururent : on prétendit que la Lalie avait jeté un sort sur les Pidoux ; les femmes s’écartaient de son passage, l’accusant d’entretenir un commerce de sorcellerie avec le diable. Et chaque matin maintenant, à son lever, la Joanne se postait en travers du sentier, avec son cri toujours le même : Assassins ! qui était entendu de la route. D’abord les Colasse en furent troublés ; c’était comme une malédiction du mort, transmise par celle qui lui survivait, et Pierre, moins âpre, pensait que peut-être elle n’avait pas tort. Mais à la longue, ils s’habituèrent, cette clameur les laissant froids à force d’être répétée. Même un dimanche, le père étant à biner derrière la haie, il releva la tête et tranquillement dit à la Joanne :

 

– Ben quoi ? L’homme est mort, chacun son tour. Vaudrait mieux qu’on fasse camarade ensemble, à c’t’heure que tout est fini.

 

Elle cracha de son côté, pour toute réponse. Et Lalie, le procès gagné, eût voulu l’écraser par sa magnanimité, n’ayant presque plus de haine. Toutefois celle-ci se réveilla à quelque temps de là, vivace, comme une plante qui, décapitée, repousse du pied indestructiblement. La Joanne avait interjeté appel ; de nouveau la possession du chemin allait être remise en cause ; et ils sentirent un grand froid leur couler dans les os à la pensée qu’il faudrait encore une fois payer l’avocat. Déjà ils avaient déboursé cent francs. En même temps ils apprirent que la Pidoux avait fait appel à un frère du défunt, émigré en Amérique : ils étaient brouillés depuis de longues années ; mais il avait accepté de venir témoigner, se rappelant très bien que, du temps des vieux Pidoux, les parents, personne ne passait par la venelle. Alors, comme régulièrement, tous les matins, la veuve leur lançait son imprécation, ils cessèrent de la ménager, ripostant par des injures, l’outrageant jusque dans la mémoire de feu Michel. Et dans l’étroit passage, cause de leurs querelles, toutes deux, la Joanne et la Lalie, s’invectivaient, les yeux jaillis hors des orbites, prêtes à se dévorer, tant qu’elles étaient à bout de souffle.

 

Constamment les Colasse lui jouaient des tours ; toutes les pierres du champ roulaient chez elle, lancées par-dessus la haie ; et elle les rejetait toujours, usant ses bras à cette besogne qu’il fallait recommencer sans cesse. Mais ils étaient quatre et l’avantage était de leur côté. Puis un soir Félicien, grimpé sur le toit, boucha la cheminée avec de la paille ; la fumée sortait épaisse, en tourbillons, par les fenêtres et la porte ; et de chez eux, ils s’amusaient à l’entendre tousser, suffoquée. Enfin, au temps des semailles, ils lui firent une autre misère : à pleines poignées Phrasie et la Lalie la nuit semaient dans son clos de la graine de pavots qui se mit à germer innombrablement, mangeant tous les plants. À présent, tous les mois, une ou deux fois, Pierre partait pour la ville, appelé par leur affaire ; la Joanne s’y rendait avant lui, et ils se rencontraient sous le péristyle du tribunal, Colasse en veste de dimanche, elle en robe et bonnet de demi-deuil, plus mafflue que jamais, attendant tous deux l’ouverture des portes, sans se parler. Mais le frère avait été frappé de congestion au moment de s’embarquer ; sa fille écrivait qu’ils se mettraient en route dès que le danger serait passé ; et les remises s’éternisaient, augmentant incessamment les frais. Ensuite ils regagnaient leur logis, cheminant quelquefois à une petite distance l’un de l’autre, à travers la campagne, pour s’épargner la dépense du train.

 

Dans les deux maisons, une préoccupation unique surnageait à tout le reste : le gain du procès. Pierre, à plusieurs reprises réprimandé à cause de ses absences, enfin avait été congédié de la fabrique ; il s’employait actuellement comme tâcheron dans les fermes ; et la Lalie, toujours si active, mais ravagée par une recrudescence de son ancien mal, des jours entiers rêvassait, les mains veules. Le champ à l’abandon, une vache qui prit la colique, un porc tourné à une graisse mauvaise, ils eussent connu la misère, sans les salaires de Phrasie et de Félicien. Et toute perdue dans une solitude noire, avec l’idée de Michel qui ne la lâchait pas, Joanne, de son côté, économisait le feu et la chandelle, laissant sa maison se détraquer et sa terre déchoir en jachère, en une lésine chaque jour plus grande, pour faire face aux demandes d’argent de son avoué et de son avocat. Ceux des Colasse avaient aussi réclamé une provision ; ils s’étaient saignés aux quatre veines ; mais comme la Pidoux avait plus de bien qu’eux, quelquefois ils étaient pris de la peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout. Un mot de leur ennemie, colporté dans le village, surtout les angoissait : elle avait déclaré à plusieurs personnes qu’elle vendrait sa dernière chemise plutôt que de lâcher pied ; et des paysans guettaient sa ruine, au bout de laquelle ils convoitaient la maison mise aux enchères piteusement.

 

Cependant le frère d’Amérique tardait à se rétablir. Chaque mois, une lettre arrivait qui laissait de l’espoir et ne le réalisait pas ; et Joanne, soupçonnant une ruse pour être payé de son voyage, un jour lui fit promettre deux mille francs s’il arrivait. Alors l’immobilité du Pidoux parut s’ébranler ; il annonça que décidément il prenait la mer ; et de nouveau deux mois s’écoulèrent, pendant lesquels elle se résigna à ne plus manger qu’une fois le jour, à midi, sans cesser d’enfler, bouffie d’une graisse blanche qui avait l’air de couler le long de ses os. Et tout à coup elle sut qu’à bout de sacrifices, les Colasse étaient contraints d’envoyer la Phrasie en condition à la ville. Par surcroît, Félicien les avait quittés pour se marier dans un hameau voisin. Et restés à deux, avec l’oppression de cette affaire qui ne se vidait pas, ils vivotaient chichement du salaire de Pierre, presque impotent depuis qu’une ruade de cheval lui avait cassé la jambe. Alors la Joanne ressentit une grande joie devant ce détraquement qui les emportait.

 

Les saisons passaient sur cette haine sans l’affaiblir. Elle fermentait dans leurs crânes, sous la canicule, du même bouillonnement que la terre. Au printemps, dans la clarté blanche des lilas, ils la sentaient remuer en eux, comme une bête. Et l’hiver, malgré le gel et les frimas, sous quoi tout froidit, elle flambait encore, d’un feu inextinguible. C’était comme le fer et le sel de leur sang ; leur vie était bâtie dessus, mieux que sur le roc le plus dur, et peut-être ils seraient morts, elle la Joanne, de gras fondu, eux les Colasse de dèche et de famine, si elle ne leur avait donné la force des chênes.

 

La Lalie, desséchée à l’égale d’une souche, n’ayant plus que la peau et les os, la face et l’échine d’une louve, avait imaginé une forme hardie et simple de mépris. À la même heure, chaque matin, par la neige, le beau temps ou la pluie, un peu avant que la Pidoux s’en vînt leur jeter son mort à la tête, elle quittait son lit, se coulait en chemise dehors, sur le seuil abhorré répandait un vase empli de l’urine et des défécations de la nuit. Et pour ne pas demeurer en reste, Joanne, tout un jour gardait ses excréments qu’elle leur vidait aussi devant leur porte, mais le soir seulement, avant de se coucher. Une fois, comme elle arrivait, pieds nus de peur du bruit, Lalie brusquement se montra, son vase dans les mains, et toutes deux s’embrenèrent, couvertes d’ordure de haut en bas. Puis les jours suivants, chacune recommença, en s’évitant ; et quelquefois leurs déjections, n’étant pas balayées, séchaient au soleil ou se diluaient sous l’averse, jusqu’au lendemain.

 

Bientôt une surprise arriva aux Colasse : la Pidoux inopinément avait cessé de leur crier sa terrible malédiction. Et ils en demeuraient gênés, comme d’une habitude rompue, cette injure matinale manquant à leur journée. D’abord ils crurent que la Joanne désarmait ; mais la défiance les ayant repris, ils conçurent l’idée vague d’une ruse, ils ne savaient laquelle. Et, en effet, la Pidoux avait son plan, une semence lentement germée dans le terreau de sa fureur. Rentré au logis, Pierre s’asseyait sur la dalle du seuil, mangeant là, dans le soir pacifique, un croûton de pain, arrosé d’une passée de chicorée. De derrière son rideau, elle ne lâcha plus de l’œil le quignon, en un guet tranquille, sûre que l’heure sonnerait, des épingles entre les dents, invisible. Durant l’août entier, sa forme noire revint à chaque vesprée se planter contre le carreau ; mais le moment tardait ; et elle ne sentait aucune impatience. Enfin, un samedi, le Colasse, appelé de l’intérieur par Lalie pour un coup de main, posa son chanteau sur la pierre ; un instant de solitude se fit ; et doucement, le souffle égal, sans hâte, Joanne alla piquer trois épingles dans le seigle brun. Cette nuit même, Pierre trépassa, étranglé, après des beuglements qui la délectèrent, et elle ne se coucha que vers minuit, ayant entendu jusqu’au bout son agonie.

 

Tout de suite la Lalie soupçonna un empoisonnement ; un médecin ouvrit la gorge et trouva une des épingles ; cependant celle-ci avait pu tomber dans la pâte pendant le pétrissage. Et le matin du deuxième jour, les cloches sonnèrent comme elles avaient sonné pour Pidoux ; les hommes du cimetière vinrent lever le corps ; un moment la foule reflua de droite et de gauche derrière les porteurs indécis que Lalie contraignait à descendre par le sentier en litige. Celui-ci allongeait la route ; mais elle s’accrochait à la bière, ne voulant point la laisser s’en aller par un autre côté ; et tout le cortège enfin passa devant la maison des Pidoux, ainsi qu’en une suprême injure du mort. Alors on vit tout à coup cette chose sacrilège : un rideau s’écartait sur une masse de chair énorme et circonflexe, toute pâle dans le noir des jupes. La Joanne se découvrait par en dessous devant le passage du cercueil.

 

Leurs hommes en terre, les femmes se montrèrent plus acharnées au procès, qui seul pouvait consommer la vengeance. Le frère, un arsouille, avait gagné le continent, mais n’avait pas dépassé Marseille, d’où une lettre était partie, informant la Pidoux qu’il était à bout d’argent. Et quand elle lui en eut envoyé pour la troisième fois, les nouvelles manquèrent : elle supposa qu’il était mort ou retourné en Amérique. Cependant d’autres témoignages avaient été produits, qui justifiaient ses prétentions, et après des délais infinis, le premier arrêt fut cassé. Mais la Lalie, sur le conseil de son avocat, invoqua un vice de forme ; et la procédure recommença lente, leur mangeant tout. Elle avait hypothéqué sa maison et le champ pour une somme qui s’absorba dans le gouffre rapidement, sans le combler. Et d’autre part, la Joanne avait vendu une terre au bout du village, louée à un journalier de la campagne. Toutes deux traînaient leurs jours dans la crasse et le délabrement, l’une par avarice, l’autre par misère véritable, se repaissant de rebuts, pour tromper la faim qui leur tordait le ventre. Et souvent la Colasse était aperçue gueusant en haillons sur la grand’route ou ramassant des légumes pourris derrière les haies. Mais dans la ruine de leur personne matérielle, une autre personne, impérissable, celle-là, se gonflait d’aliments puissants, qui la soutenaient mieux que des nourritures. Maintenant chaque matin, elles marchaient l’une au devant de l’autre, se reprochant mutuellement, avec d’aigres huées, la mort de leurs mâles. Et devenues très vieilles toutes deux, toujours elles continuaient à répandre, chacune sur le seuil de l’autre, leurs stercoraires, comme le résidu que laissait aller leur haine en fermentation.

 

Une fois, la Lalie ne parut pas ; et elle ne se montra ni le reste du jour ni le lendemain. Vers le soir, Félicien, averti, enfonça la porte : on la trouva sur le vase, rigide, le dos contre le mur, laissant après elle son excrément comme un dernier outrage. Et des nuées de poux lui dévoraient la tête, sous ses cheveux gris. À quelque temps de là, Joanne fut informée que le procès était gagné irrémissiblement ; mais personne n’étant plus là pour lui disputer son chemin, elle n’en ressentit pas de joie.

 

Les Colasse dorénavant lui manqueraient.

LE PÈLERINAGE

 

Au sculpteur Jef Lambeaux.

 

 

À deux heures et demie, les vêpres ayant été dépêchées, le curé Bourdaille, un vieil homme bedonnant, le crâne nu comme une bille, et son vicaire, le petit Maigret, une tête maladive et jaune, sortirent de la sacristie, en surplis, leur livre de cantiques dans les mains. Déjà les trois enfants de chœur, vêtus de robes rouges trop longues, qui balayaient les dalles, s’étaient rangés sous le porche, le plus grand dressant la croix, ses deux mains à la hauteur du nez ; et près d’eux, le sacristain, en surplis comme les prêtres, hâtivement lévigeait une grosse pincée de tabac, parfumé à la fève tonka, dont l’odeur se répandait. Dix fillettes, autant de jeunes filles, une ceinture bleue passée sur leurs robes blanches, ensuite s’alignaient, l’air modeste.

 

Une des jeunes filles, brune, un duvet sur la lèvre, portait la bannière de la Vierge, le torse rejeté en arrière, à cause du poids, et de chaque côté, deux fillettes, bouclées comme des caniches, tenaient les glands, interdites, très rouges. Au dehors, parmi les tombes et les herbes du cimetière, une foule s’était massée, les femmes en bonnets à fleurs ou à rubans, les hommes en sarraux reluisants, tous hâlés et maigres, exhalant un relent d’étables. Ceux-là se poussaient ; des mères se haussaient sur la pointe des pieds ; on se disait très haut les noms des filles de la Vierge ; et un peu à part, un groupe de dames notables s’abritait sous des ombrelles, avec des figures grasses, moites dans cette chaleur lourde d’après-midi. Des abat-sons du campanile tombait constamment la volée des cloches ; un sonneur, pour être plus à l’aise, avait mis habit bas ; l’autre, très long, semblait s’étirer à mesure que la corde remontait. Et tout à coup, un mouvement fit osciller le monde ; c’étaient les enfants de chœur qui sortaient ; leurs robes s’allumèrent dans le soleil comme des feux ; puis la bannière parut, bleue et or, dans la théorie des pucelles blanches ; et de suite après, le curé et le vicaire s’avançaient, feuilletant leurs livres pour trouver la page.

 

Alors, une bousculade confondit pendant un instant toutes les classes, chacun voulant gagner les premiers rangs ; des casquettes étaient confondues avec des chapeaux melons ; l’aristocratie fluctuait parmi les houles de la plèbe ; et des protestations indignées s’élevèrent, couvrant la voix de basse de Bourdaille, plus ronflante que celle de Maigret, aigre comme une crécelle. Mais sur la place, une sélection se rétablit, la racaille rétrocéda, une poussée générale remit les dames à la tête du cortège ; et des fermiers cossus, quatre hobereaux en villégiature, quelques messieurs fervents venus des autres villages, marchaient dans leur sillon, plus près de Notre Seigneur que les manants.

 

Chaque année, en mai, le dimanche après les Rogations, la coutume était de pèleriner ainsi jusqu’à une grotte célèbre dans le pays ; un ancien financier, comte romain, l’avait édifiée dans son parc, à la croisière de quatre allées de hêtres, en glorification de Notre-Dame de Lourdes ; et un premier miracle, avorté, donnait l’espoir d’une suite de miracles définitifs. Malheureusement la contrée était sans foi : aux dernières élections, l’ivraie libérale avait étouffé le bon grain catholique ; peut-être une secrète rancune de la Vierge reculerait pendant quelque temps encore la manifestation des desseins célestes. Le matin même, au prône de la grand’messe, Bourdaille avait développé ce thème dans son homélie.

 

Cependant la procession avait gagné la grande rue. Deux semaines durant, chaque soir, les dix fillettes et les dix jeunes filles étaient venues à l’église répéter les cantiques à la Vierge ; le curé en personne leur en avait inculqué les rythmes, battant la mesure comme un maître de chant. Maintenant cette commune application trouvait sa récompense. D’abord Bourdaille et Maigret disaient un verset ; toutes répondaient ensuite à l’unisson ; et le sacristain, les enfants de chœur, les prêtres soutenaient de leurs timbres plus forts ces voix grêles toujours sujettes à s’égarer. Derrière, des paysans avaient tiré leurs chapelets qui leur battaient les jambes ; de vieilles femmes, les mains jointes, marmottaient entre leurs dents l’oraison à la Vierge ; quelques dames lisaient dans leur livre d’heures. Et toujours s’entendait la basse du curé, dominant les autres chants.

 

On passa devant les bureaux du percepteur des postes, la maison du receveur des contributions, l’étude du notaire. Mais tous trois professant des idées subversives, leurs portes demeuraient closes ; et seulement, par le dessous des stores, des visages s’apercevaient, narquois, plaquant des blancheurs confuses. Puis des boutiques se succédèrent, les volets entre-clos par crainte du soleil qui aurait pu endommager la marchandise ; et sur les seuils, des hommes retiraient leurs pipes, graves, nu-tête, des aïeules se signaient, les mains tremblantes, quelques enfants s’arrêtaient de téter des bâtons de sucre d’orge. Brusquement le curé enfla son bourdon ; les syllabes grondaient avec colère sur ses lèvres tandis qu’il soufflait puissamment dans ses bajoues, comme un chat furieux ; et le troupeau remarqua qu’il avait tourné la tête vers deux cabarets, rendez-vous habituel de la fraction indépendante du village. L’un avait pour enseigne une bête peinte en vermillon et s’appelait le Cheval rouge ; l’autre, reconnaissable à un disque brillant, se nommait le Soleil d’or ; mais le Cheval rouge seul possédait un billard dont, par les fenêtres ouvertes, on entendait s’entrechoquer les billes. Il vint une quinzaine de consommateurs sur les portes ; les plus agressifs affectèrent de rire très haut, par mépris de ces mômeries publiques ; deux conseillers sortis au dernier scrutin se contentèrent de hausser les épaules, sans rien dire ; et tout à coup, le fils du receveur, un étudiant en médecine, très luron, se mit à rudir à pleins poumons, comme un âne véritable.

 

Plus loin, le café catholique, tout vide, arborait un drapeau ; une vieille dévote, impotente, près de là s’était fait rouler dans son fauteuil jusque sur le trottoir ; et la maison du bourgmestre ensuite fut aperçue, silencieuse, sans une âme aux fenêtres. Mais comme on approchait d’un sentier qui filait à travers champs, accourcissant le trajet, Mathurin Ladrière, le meunier, et sa jeune femme descendirent leur perron à double rampe, suivis de Célestin Michotte, un cousin par la mère de Bellotte, la meunière. Visiblement ils s’étaient attardés à table, tous les trois très rouges, les hommes surtout allumés d’un coup de vin ; et Mathurin, un barbon, gros, chenu, croche, avait presque un air casseur, sous son chapeau de paille, fiché obliquement. D’ailleurs, par la fenêtre de la chambre à manger, ouverte, des traces de bombances se décelaient, tout un rang de « cadavres » sur la table, avec les débris d’un gâteau aux raisins, des verres de liqueur délaissés, de larges taches de café et de vin maculant la nappe et les serviettes.

 

Michotte, invité à dîner, était venu le matin, les avait accompagnés à la messe, par condescendance, jusqu’à midi avait été promené à travers le moulin, l’étable, l’écurie et la basse-cour. Même, pour l’amuser, Bellotte avait commandé à Floupet, le farinier, un grand gnolle, jambé de perches à haricots, de mettre en mouvement la roue ; ils étaient aussi montés au grenier, par une échelle droite, si raide que la cousine avait manqué se renverser sur lui ; mais il l’avait soutenue par les hanches, sans penser à mal ; et là haut, tout seuls, leurs vêtements poudrés de farine, ils avaient éprouvé une courte gêne.

 

Puis la Pouillette, d’en bas avait crié que la soupière était sur la table. Déjà Mathurin, la serviette nouée derrière la nuque, avait versé le potage ; Michotte s’était récrié alors sur l’abondance et la beauté de tout dans la maison et les dépendances ; et presque aussitôt une gaîté leur avait fait raconter des histoires grasses. Célestin, un esprité, nanti d’un lucratif emploi à la ville, dans une librairie fameuse, s’ingéniait à des mots recherchés ; le meunier au contraire n’usait que de termes crus ; et il eût voulu obtenir du cousin la confidence de ses frasques.

 

– J’suis ben sûr que t’aurais long à nous bâiller, gaillard ! disait-il en bornoyant de son côté.

 

Malgré ses soixante ans, une paillardise le poussait aux choses graveleuses ; plus jeune, il avait éparpillé ses amours ; régulièrement ses servantes, toujours de jolies filles, avaient été grosses de ses œuvres ; mais avec de l’argent il s’était évité les soucis de cette paternité nombreuse. Puis, un jour, vieillissant, le désir d’un ménage lui était venu, avec la goutte et les rhumatismes ; un boulanger d’une commune voisine, mal en ses affaires, lui avait cédé sa fille moyennant l’abandon d’une créance ; et le mariage conclu, il eut quelquefois le regret d’avoir amené dans son lit cette jeune femme ardente et brune de peau. Il y avait trois ans que la noce avait eu lieu, une frairie dont on parlait encore dans le pays, avec des amoncellements de victuailles, une tonne de vin soutirée au fur et à mesure dans des brocs, cinquante bouteilles de champagne et des voitures à deux chevaux, venues du chef-lieu du canton et menées grand’erre par des cochers en livrée. Poret, le fermier douillard et goguelu, avait bu à la santé des nouveaux conjoints en exprimant le vœu qu’on se retrouverait tous à un an de là au baptême. Mais celui-ci sembla remis indéfiniment. La semence du penard, qui avait si follement germé dans la terre illégitime, ne fructifiait plus, maintenant que le giron sacré de l’épouse la réclamait. Alors Isabelle s’alanguit en des mélancolies ; elle avait pèleriné aux quatre coins de la contrée pour obtenir du ciel une gésine ; et l’ennui de son ventre vide parfois la tourmentait d’idées malhonnêtes.

 

Au rôt, Mathurin, monté par le bourgogne, risqua cette plaisanterie : il était bien heureux, lui, Célestin, de n’avoir pas de femme ; la sienne se rongeait sans trêve de la pensée d’un enfant. Et il ajouta :

 

– Voyons, à son âge, ça se comprend-il ? Avec ça que c’est amusant d’avoir un gnangnan toujours gueulant, tétant, pissant sur les bras. Est-elle pas suffisamment heureuse comme ça ? Je lui donne ce qu’elle veut, des robes, des bijoux, tout. Plus tard, elle aura un joli magot. Faut tout de même être raisonnable, pas vrai, cousin ?

 

Michotte, embarrassé, balançait la tête sans répondre ; mais Bellotte qui avait écouté, un peu vergogneuse, le sourcil froncé, en roulant du bout de l’index une boulette de pain sur la nappe, dit tranquillement :

 

– Tant qu’à moi, je suis ben sûre que le cousin comprend ça.

 

– Sans doute… c’est bien vrai… Mais…

 

Il cherchait une phrase qui eût concilié l’espérance d’une postérité avec la difficulté de l’engendrer. Un coup de genou sous la table l’arrêta dans cette ruse ingénieuse. Et en même temps les yeux noirs d’Isabelle, posés droit sur les siens, semblaient le supplier. Alors, sa perplexité grandissant, il lâcha une suite d’exclamations :

 

– Hé ! hé !… certainement, c’est bien gentil, un enfant… surtout quand ça dit : Papa, maman… Ah ! ah ! gentil !

 

Mais le meunier l’interrompit d’un gros rire :

 

– D’abord, on fait ce qu’on peut… Moi, j’veux tout ce qu’elle veut… Si ça n’vient pas, c’est pas qu’on n’a pas essayé. Pas vrai, meunière ?

 

Et, ayant vidé d’une fois son rouge bord, il finit par confesser qu’elle l’ennuyait depuis une semaine pour pèleriner ensemble à Notre-Dame de Lourdes. Bellotte eut un haussement d’épaules, demi-fâchée, demi-riante. C’était-il bête de dire ainsi ses affaires aux gens ? Par contenance, elle avait pris son verre et doucement l’agitait, attentive. Et Ladrière se justifia par un mot :

 

– Bah ! en famille !

 

Puis, de nouveau sa hâblerie l’emporta : il avoua qu’il n’avait pas grande confiance dans les vierges, dans celles-là du moins ; déjà elle avait intercédé auprès d’une demi-douzaine ; rien ne s’en était suivi. Et tout d’une fois, son ventre remua dans une reprise de son hilarité.

 

– Après tout, faut pas se décourager. Nous irons tous ensemble… ça va-t-il, cousin ?

 

Michotte sentit que le genou de Bellotte s’appuyait contre le sien, résolument ; elle posa les deux coudes sur la table, et le regardant bien en face, les yeux clairs et froids :

 

– Oui, hein ?

 

Du moment qu’elle l’en priait, il acceptait. Mais tout de même, ce serait drôle si l’enfant sortait de son chou au bout de ce pèlerinage : comme il aurait intercédé avec eux, une part lui reviendrait dans l’événement. La boutade les amusa ; Mathurin déclara qu’il mériterait tout le moins le parrainage ; mais Bellotte insinua que ce serait peut-être se montrer content à trop bon marché. Et, renversée sur le dos de la chaise, elle continuait à le dévisager hardiment, leurs pieds à présent emboîtés.

 

La Pouillette avait successivement apporté sur la table, après le potage, du bœuf bouilli aux carottes, du veau aux épinards, un poulet, quatre pigeons, ceux-ci accompagnés de pâte de pommes. À chaque service, Ladrière allait prendre dans un coin de la chambre, une couple de bouteilles qu’il débouchait lentement, avec le respect d’un vin vieux ; et constamment il remplissait les verres, se fâchant quand Célestin, la tête déjà bouillante, retirait le sien, par peur de se griser.

 

– C’est-i’qu’c’n’est point bon, que tu n’veux point z’en boire ?

 

Il avait ouvert son gilet, les jambes allongées, et, entre les plats, mollissait, les mains croisées sur l’estomac, plein de béatitude. Cependant des silences naissaient de la digestion ; Isabelle, les regards noyés, s’était remise à rouler des mies de pain, avec une palpitation plus rapide de ses seins lourds ; et Michotte avait fini par lui prendre la main qu’il tenait contre sa cuisse, sous la nappe. Puis Mathurin parla céréales, cultures, récoltes ; une de ses terres, longtemps rebelle, avait enfin fructifié ; et il vanta le mâche-fer comme engrais, ayant en vain utilisé avant celui-ci le plâtre, la chaux et le guano. Mais Célestin ne l’écoutait plus, pensant à cette histoire d’alcôve dans laquelle le hasard l’avait jeté et qui toujours ramenait son esprit à la concupiscence d’une belle fille amoureuse et stérile.

 

Quand le meunier eut absorbé ses deux tasses de café, une somnolence l’engourdit ; il roula sa tête vers l’épaule, les paupières mortes, ouvrant toute grande sa bouche ; et délibérément leurs mains enlacées se haussèrent jusque sur la table. Ils ne cessaient pas de se regarder, souriants tous deux, un grand sourire immobile qui les remuait. Mais tout à coup les cloches sonnèrent pour la sortie de la procession ; de la cuisine Pouillette les avertit qu’il était temps de se préparer ; et en effet les cantiques leur arrivaient de loin, très doux, comme une musique émanée de leurs chairs désirantes. Alors il l’attira dans ses bras, lui mangea la nuque voracement ; un frisson la secouait ; elle se rejeta de côté, avec un souffle léger.

 

– Pas maintenant !

 

Et derechef la voix de la servante monta ; jamais ils ne seraient prêts pour quand la bannière passerait. Qu’est-ce qu’ils avaient donc à s’attarder comme ça ? Cette clameur réveilla Ladrière : il se frotta les yeux, regarda Bellotte et le cousin, très graves, en place, les mains sur la table ; et d’un coup se remettant sur pieds, grasseya :

 

– En v’la une affaire ! J’crois qu’j’ai pioncé… T’as pas dû rigoler, cousin ? Ma femme, c’est pas pour lui dire des sottises, mais y a des fois quelle est pas farce du tout.

 

Michotte le rassura. S’ennuyer, lui ? Ah bien non ! Ils avaient jaboté comme des pies. Même, ils seraient demeurés ainsi tout le reste du jour à causer sans s’apercevoir de la longueur du temps. Et des rires leur passaient dans les prunelles, toutes vives d’une même chaleur.

 

Maintenant les chants se rapprochaient ; Bellotte reconnut distinctement la basse de Bourdaille. Les brides de son chapeau fixées d’un large nœud, elle se pencha par la fenêtre pour voir la foule s’avancer, derrière les prêtres et les filles de la Vierge. Son corps robuste et plein se moulait dans la soie de la robe, avec des hanches jeunes, déjà puissantes ; et Célestin conçut une rancune contre ce parent sénile qui les employait à son plaisir ; mais déjà Ladrière le frappait sur l’épaule, et confidentiellement, lui montrant du coin de l’œil cette croupe superbe :

 

– Tu pourras leur dire que la cousine est un fier morceau !

 

Sa gaîté lui revenait, après cette détente de la sieste ; il risqua une grivoiserie à propos des pèlerinages d’où les femmes quelquefois revenaient enceintes, sans que le Seigneur ni le mari eussent rien à y voir. Mais il n’osa pas l’exprimer tout haut, par ménagement pour Isabelle ; et, distrait, absorbé dans la contemplation de cette forme féminine, Michotte s’oublia dans un quiproquo :

 

– Un fier morceau, oui-dà !

 

Alors le bonhomme manqua s’érater, secoué d’un tel rire qu’il se tenait le bas-ventre à deux mains. Il appela Bellotte :

 

– Tu ne sais pas, meunière ? L’cousin, pour sûr qu’il a la berlue ? J’lui conte une blague, et i’m’répond que t’es un fier morceau !

 

– Permettez, fit Célestin.

 

– Y a pas d’permettez. C’est-i vrai qu’tu l’as dit, voyons !

 

Il l’avait pris par une boutonnière de son habit et le tiraillait, la face collée à la sienne, en trépignant, sans pouvoir se remettre.

 

Michotte avoua.

 

– Eh bien, c’est vrai, je l’ai dit et je le répète. La cousine ne m’en voudra pas pour cela.

 

Elle parut flattée au contraire, eut l’air d’accepter le compliment avec modestie ; mais Ladrière demeura convaincu qu’il avait joué un bon tour à Célestin en le faisant poser.

 

Les fillettes, Bourdaille, la tête du cortège défilaient ; une odeur de robes fraîchement lessivées s’était insinuée parmi les relents du bourgogne et du café dans la chambre ; et le meunier traînait toujours, obligeant Michotte à trinquer d’un dernier verre de cognac.

 

– Sans rancune, hein ?

 

Il fallut que Bellotte le poussât dans le couloir ; Pouillette, accourue sur la porte pour le spectacle du pèlerinage, lui jeta un chapeau en travers de l’oreille, très vite ; et il perdit encore une minute à passer les boutons de son gilet. Enfin, ils descendirent à la rue.

 

D’abord le sentiment de la hiérarchie leur fit chercher une place dans les premiers rangs ; mais un respect pour la noblesse qui s’y étalait les retint ensuite ; et ils se poussèrent parmi les gens d’une condition moins considérable. Justement Poret, toujours gaillard, était là, avec d’autres fermiers ; il ne croyait pas non plus à l’efficacité des dévotions à Notre-Dame de Lourdes ; seulement Bourdaille l’avait prié de ne pas manquer. Au fond, si ça ne faisait pas de bien, ça ne pouvait pas faire de mal. Et par taquinerie, sans méchanceté, il demanda à Ladrière si définitivement le baptême aurait lieu.

 

– Ça sera pour dans neuf mois ! riposta le meunier, en poussant le coude de Michotte. Pas vrai, cousin ?

 

– Dans neuf mois, oui.

 

Leurs voix se perdirent dans le bourdonnement des cantiques.

 

Chaque année, avant le pèlerinage, le curé et Maigret se partageaient le village ; ils allaient de porte en porte, réchauffant le zèle pour la Vierge miraculeuse ; mais depuis les élections, celui-ci était moins grand, l’esprit de fronde et d’irréligiosité ayant ravagé les campagnes. Et un instant ils avaient redouté une abstention en masse des hommes, sûrs seulement du côté des femmes. Alors le comte romain avait promis de défrayer les plus récalcitrants ; les vieillards d’un hospice, à deux lieues de là, avaient en outre été amenés par des équipages armoriés ; et près de deux cents personnes, gagnées à deniers comptants, s’étaient encore ajoutées aux ouailles dociles sur lesquelles comptait le pasteur. Quelquefois, sur un signe de Bourdaille, le clerc sortait de l’alignement, enfilait d’un coup d’œil rapide le ruban de la foule, puis venait renseigner son maître spirituel.

 

– V’là qu’la fin quitte seulement la place, m’sieu le curé.

 

– Combien qu’y en a bien à vue de nez, Saligaux ?

 

– Oh ! des cents et des cents. C’est noir de monde jusqu’au fond de la chaussée.

 

Et aussitôt après, la voix du vieux prêtre ronflait plus bruyante, réconfortée par la joie du triomphe. C’était, en effet, une grosse partie que jouait l’Église ; il s’agissait de confondre, par une vaste piété publique, les menées des libéraux dont l’arrogance menaçait d’entraîner les populations. Mais le succès dépassait les espérances : l’une après l’autre les maisons se vidaient dans ce fleuve humain coulant sur le pavé ; devant l’importance de la manifestation, les indécis eux-mêmes étaient reconquis à un reste de ferveur. Et les cabarets à leur tour ayant suivi l’élan général, on vit s’intercaler parmi les visages sévères des vrais croyants, un nombre toujours croissant de faces goguenardes, venues là comme à une partie de plaisir.

 

Au moment où la queue de la colonne s’engageait dans le tournant du sentier, toute une bande sortit du café de la Jeunesse, un endroit mal vu des mères de famille, qu’une grosse femme, deux fois veuve déjà, n’avait pas su rendre honorable. Fripiat, une pratique, un grand diable aux trois quarts mangé par la noce et les filles, qui, sans métier défini, n’était jamais à court d’argent, les conduisait, tout enflammé d’eau-de-vie. Il avait gardé une dent contre Bourdaille ; celui-ci, l’ayant un jour aperçu braies basses, dans les blés, avec la Joanne, une quadragénaire allouvie, les avait admonestés véhémentement en chaire. Maintenant Fripiat enveloppait le clergé entier dans la même rancune. D’ailleurs, partout où il était, régnait la joie ; une kermesse n’eût pas paru complète sans lui ; et les mauvais drôles du village, pleins d’admiration, l’avaient pris pour chef. Tous étaient présents : Gogo le Crollé, Pierre le Brochet, Phyrin le Rouchat, Joseph le Boulot, Dor la Bonne vie, le petit Michel, fils du riche Fiasse le fermier, surnommé Moutarde, à cause de son caractère irascible. Depuis une heure, ils gobelottaient, attendant la sortie des vêpres ; et ils avaient racolé quelque part une galupe, le Poirier, mi-idiote sur laquelle se soulageaient les rouliers, dans les champs. À vingt ans la foudre l’avait frappée pendant qu’elle fauchait, servante chez Grupet le maire ; un côté de son corps était demeuré paralysé ; elle perdit peu à peu la parole ; et personne ne voulant plus l’occuper, l’habitude de se livrer aux passants lui avait valu son sobriquet, par moquerie de ses guibolles toujours en l’air. Mais elle buvait ; le lucre de cette débauche misérable se dissipait dans les bouchons ; presque chaque soir on la heurtait ivre derrière une haie ; et le genièvre avait fini par la gonfler d’une graisse blême, oscillante. Fripiat nourrissait un plan : il avait promis au Poirier dix mastoques si, à un signal convenu, ses jupes se retroussaient ; cette grosse somme l’eût rendue souple à tout ; et pour mieux la rompre à leurs desseins, ils l’avaient hébétée en la guédant d’alcool.

 

Tout de suite on soupçonna une facétie grossière du drille ; dès l’instant que Fripiat amenait cette guenipe, il y aurait matière à rire ; et les hommes s’écrasaient pour leur faire place. Mais les femmes s’indignèrent ; c’était une dérision intolérable ; l’une d’elles, une virago, sabotière de son état, la poussa même violemment hors des rangs. Alors des huées s’élevèrent ; Moutarde ramassa du crottin de cheval qu’il lança sur le bonnet de la commère ; et comme elle rétrogradait vers lui, coupant à travers le flot en marche, le poing levé, une courte bagarre dérangea la gravité de la cérémonie.

 

Bourdaille ne s’aperçut de rien ; le ventre ballant, il trottinait à petits pas rapides, distrait parfois par la hauteur des blés, la densité des luzernes, la pousse superbe de la pomme de terre. L’an dernier, les grêles avaient persillé les trèfles ; la nielle s’était mise dans les froments ; le « crompire » avait universellement pourri sous les guilées ; et il jouissait du bel état actuel de la pomme de terre, pensant aussi à un lopin que le sacristain cultivait pour lui aux acculs du bois. Mais une chose le tourmentait ; jamais il n’avait pu se débarrasser d’un œil-de-perdrix, très gros, qu’il possédait à chaque pied : il avait employé la joubarbe, des feuilles de lierre, du cornichon macéré dans du vinaigre, l’huile de colza, des onguents, inutilement ; et, par moment, quand la douleur cuisait, il sautillait avec un trémoussement de sa soutane derrière lui, comme une femme. À ses côtés, Maigret, rigide, les yeux rivés au texte sacré, sans un mouvement de la tête ni du corps, écrasait la poussière sous des enjambées majestueuses, lentes comme ses psalmodies ; il ignorait l’ennui des durillons et des cors ; son nasillement montait égal, soutenu, d’un rythme inaltéré. Au contraire, pendant les élancements, Bourdaille négligeait la mesure, détonnait, une fois même sauta tout un verset. Et à la longue, cette tranquillité du vicaire l’exaspérant, il s’oublia à regarder avec envie ses pieds énormes, chaussés de souliers gauchis, dont le contrefort régulièrement soulevait le bas de sa robe.

 

Ce Maigret, d’ailleurs, l’attristait par une piété extraordinaire ; il avait la frugalité des ascètes, ne prenait à ses repas ni vin ni gloria, observait les jeûnes avec rigueur. Lui, Bourdaille, au rebours, aimait la bonne chère, très douillet, un peu goinfre ; et la vocation, chez Maigret, avait été si irrésistible que, tout petit, avant le séminaire, il disait la messe dans les lieux d’aisance, sa chemise tirée hors des culottes en imitation de l’aube, avec une serviette tendue sur le siège, des chandelles plantées dans des bouteilles en guise de cierges et des navets vidés pour encensoirs, que des camarades gravement balançaient par-dessus ses génuflexions.

 

À droite et à gauche, la campagne se déroulait verte, magnifique ; quelquefois le clocher de l’église se dérobait derrière un vallonnement ; il émergeait ensuite, dominant les toits rouges ; mais bientôt on cessa de les voir, le village s’enfonça dans la reculée. Alors une ligne de bois commença à ourler l’horizon, toute noire dans la clarté aveuglante du soleil ; c’était là que la grotte avait été érigée ; et le fastueux comte romain, comme pour honorer la reine des cieux par des possessions matérielles, avait aussi acheté un tenant de cent hectares à l’entour. Une recrudescence d’ardeur stimula les vieilles gens ; Bourdaille ne se sentit plus autant supplicié par son infirmité ; les gosiers altérés des filles de la Vierge firent un suprême effort. D’abord elles avaient chanté avec justesse ; les yeux baissés, toutes raides dans leurs robes blanches tombant à plis droits, elles s’étaient conformées à la recommandation du curé qui les avait exhortées à ne penser qu’à la divine Marie. Mais petit à petit la gloriole les avait étourdies ; aux portes, aux fenêtres, des parents, des connaissances se les montraient de la main ; chacune, dès ce moment, ne songea plus qu’à faire admirer sa voix ; les plus petites surtout poussaient des cris perçants ; et d’autres fois une grande s’entendait toute seule, dans le silence des autres.

 

– Une – deusse – trois, répétait le sacristain, appuyant la mesure avec la tête, pour les mettre d’accord.

 

Bourdaille, de son côté, tâchait de les ramener par les éclats de sa basse. L’inutilité de son enseignement le navrait. Il était tenté de fondre sur elles en remuant les sourcils, terrible, tel qu’il apparaissait aux écoliers du catéchisme. Puis la déroute éclata, complète, d’autant plus cruelle pour lui qu’elle sévit devant la maison de Grupet, son antagoniste, le chef des libéraux. À présent elles brouillaient les stances ; quelques-unes, à bout de mémoire, émettaient seulement des sons, sans paroles, et il n’eut plus qu’un espoir : atténuer l’effet de cette débandade par la puissance de son organe, combiné avec celui du sacristain et des enfants de chœur. Malheureusement Saligaux versait avec obstination dans un bémol lamentable ; et des trois petits drôles, l’un était constamment en avance sur le chant, l’autre au contraire toujours s’attardait, le troisième, une chique de tabac dans la bouche, à tout bout de champ s’interrompait pour saliver. Bourdaille à la fin, fut lui-même emporté dans la débâcle ; et son infortune s’accroissait du dépit qu’aux écoles communales, les élèves solfiaient sans anicroches. Près de lui, cependant, Maigret, impassible, seul semblait avoir gardé la notion de la mesure.

 

C’était l’habitude que les femmes processionnassent ensemble ; les hommes se groupaient derrière ; mais la noblesse affectait de déroger à cet usage, les dames et les messieurs marchant dans le même rang. Et Michotte tâcha de communiquer à Ladrière son indignation au sujet de cette inégalité qui perpétuait la différence des conditions. Il eût souhaité se rapprocher de Bellotte, qui les précédait, dépassant ses voisines de sa haute taille : un bout de son profil, aperçu par instants, quand elle tournait à demi la tête, lui rendait la sensation des baisers qu’il y avait mis tout à l’heure, et il la trouvait très belle, les épaules larges et pleines, avec le balancement lent des hanches qui lui coulait des chaleurs dans les entrailles. Mais le meunier tenait pour la coutume ; après tout, les seigneurs avaient des droits que les autres ne possédaient pas ; et il ajouta sentencieusement qu’une décence plus grande résultait de la séparation des sexes.

 

Alors Célestin manœuvra discrètement ; Poret s’étant baissé pour ramasser un peu de monnaie tombée de son gousset, on l’aidait à chercher les sous dans la poussière ; et il profita de ce temps d’arrêt pour se glisser plus près de sa cousine. Une odeur de pommade à la bergamote, dont elle s’enduisait les cheveux, irritait ses narines ; il apercevait distinctement la spire d’une mèche dans sa nuque, sous le chapeau ; et la pensée qu’elle pèlerinait pour la fructification de son ventre le rendant libidineux, il était tenté d’allonger la main jusqu’à sa ceinture, à travers les femmes qui les séparaient. Quelle idée aussi avait eue ce vieux Mathurin d’épouser une pareille jeunesse ! Le sang, tari chez lui, roulait à gros bouillons dans ce torse jeune, chauffé d’un perpétuel désir. Elle eût dû se choisir un matou puissant en vue des accouplements féconds ; mais alors il n’aurait pas conçu l’espoir de mordre à sa chair ; et la certitude d’un cocuage prochain lui rendait son parent plus cher.

 

Puis, le sentier obliqua à gauche, presque aussitôt déboucha sur le pavé d’une chaussée, bordée de maisons. Une cinquantaine de paysans, massés sur la porte d’un cabaret, attendaient là le passage du cortège. Fripiat et sa séquelle ayant reconnu des camarades, une poussée se produisit ; on les appelait ; des quolibets étaient échangés ; et des femmes, sorties des maisons, essayaient vainement de se faufiler parmi le bataillon des cottes et des bonnets. Il leur fallut se confondre avec les hommes ; mais tout de suite les mains se pendirent après leurs gorges ; des pinçades les prenaient en flanc ; elles étaient obligées de se débattre contre des étreintes. Et Bourdaille, ayant ouï du côté de la queue une rumeur inquiétante, tourna la tête sans voir autre chose que cette masse noire, profonde qui traînait sur ses talons.

 

Une courte pause avait succédé aux premiers cantiques ; maintenant, tout le pèlerinage allait accompagner le chant nouveau, des strophes immémorialement connues ; et les fillettes, les prêtres, les enfants de chœur reprenaient haleine, sans salive, les bouches poissées. On vit Saligaux le sacristain, tirer de dessous son surplis sa tabatière et l’offrir au curé. Celui-ci, la boîte dans les doigts, commença par rouler lentement le tabac, puis s’en bourra les narines avec une série de reniflements voluptueux, et ensuite il tendit la tabatière à Maigret qui, d’un mouvement de tête, refusa. Bourdaille, mécontent, haussa les épaules. Derrière lui, un bourdonnement labial ressemblait au bruit d’une nuée de hannetons paissant les feuillages ; c’étaient les vieilles femmes dont les bouches continuaient à s’agiter en des mussitations machinales ; et ce long murmure par moments s’assoupissait dans la monotonie d’un piétinement sans trêve.

 

Un spectacle toutefois diminua sensiblement la piété. La veille, le pays avait été battu par des culs-de-jatte, des manchots, des boiteux, des aveugles arrivés des villes et des campagnes ; la plupart avaient passé la nuit dans les haies, les bois, les fossés, loin des habitations, de peur des chiens de garde ; et dès le matin, la bande entière s’était échelonnée, occupant les accotements de la chaussée dans toute sa longueur. Il y en avait qui montraient des bras terminés en moignon, des orbites dévorées par la chassie, des tibias rongés d’ulcères ; une larve humaine, dans une écuelle de bois, se traînait au moyen de fers à polir ; un homme avait remonté un bout de pantalons sur les sutures d’une jambe coupée à mi-cuisse, et des femmes çà et là découvraient des mamelles ravagées par des cancers. Une émulation existait entre tous pour la beauté et l’étendue de leurs infirmités ; une mère qui exhibait son enfant hydropique n’était pas même considérée ; mais on enviait une espèce de colosse, les membres athlétiques, dont la face, écharnée par des chancres, imitait une tête de mort. Celui-là s’était mis en plein soleil, pour être mieux vu ; un flux vert, putride, lui dégouttait d’un trou profond qui avait remplacé le nez ; et constamment il meuglait comme un bœuf, une main tendue, et de l’autre chassant les mouches qui tourbillonnaient sur sa décomposition. Chacun d’ailleurs psalmodiait un appel à la charité, toujours le même, avec un chevrotement plaintif. Quelquefois, toutes les voix se mêlant, on cessait d’entendre les ariettes d’un aveugle à croupetons contre un arbre et raclant d’un aigre crincrin, un écriteau devant lui. Mais, un peu plus loin, la chaussée tout à coup prit un air de kermesse. Un tir à la chandelle s’était installé contre un talus ; des marchandes de pain d’épice avaient monté des tréteaux ; deux tourniquets se faisaient concurrence, l’un où l’on gagnait des caramels, du sucre de pomme, des gimblettes ; l’autre qui s’alimentait d’un commerce de statuettes de la Vierge ; et près des charrettes qui avaient amené le matériel, des molosses aboyaient, attachés par des chaînes.

 

Bourdaille comprit qu’une diversion était nécessaire aux curiosités de son troupeau ; jamais l’affluence des malandrins n’avait été aussi considérable ; ces grossiers divertissements de ducasse aussi nuisaient au prestige de la cérémonie ; et il les attribua au mauvais gré des libéraux. Mais des exclamations de pitié et d’horreur montaient, la file s’espaça, des cœurs charitables traversèrent la chaussée pour faire l’aumône à la Tête de mort. Il n’était que temps de rallier les brebis, sous peine de les voir se disperser. Alors il expuma avec force un gluau, toussa pour s’éclaircir la voix, et enflant ses poumons, entonna le cantique :

 

« C’est le mois de Mari-e

 

« C’est le mois le plus beau,

 

« À la vierge chéri-e

 

« Disons un chant nouveau. »

 

Immédiatement les petites filles furent prêtes ; elles ouvraient très grandes leurs bouches ; mais la fatigue, la chaleur, l’épuisement des sucs salivaires amincissaient leur chant, déjà gracile ; et, d’autre part, une mollesse attardait les enfants de chœur dans les syllabes finales, bien que Bourdaille scandât avec énergie le rythme, ponctuant la mesure d’un coup de tête. D’abord une légère hésitation avait semblé paralyser l’élan des pèlerins ; de la part des personnes de la classe élevée, surtout, il y eut comme un accord tacite pour ne pas participer à cette musique un peu puérile ; des villageois même résistaient mal à une tentation de se gausser ; et la première strophe mourut dans un bourdonnement confus.

 

Cependant la basse-taille du curé ronfla de nouveau, stimulant les timides par sa vigueur :

 

« Ornons le sanctuai-re

 

« De nos plus belles fleurs,

 

« Offrons à notre mè-re

 

« Et nos chants et nos cœurs. »

 

Du coup, les voix s’enhardirent ; le chœur prenait par traînées ; les femmes surtout se reconnaissaient à leurs glapissements ; et tout d’une fois, Fripiat et les siens, à l’autre bout, gueulèrent à tue-tête des obscénités, sur l’air du cantique. Mais comme ils passaient devant le cul-de-jatte et l’homme aux jambes coupées, Moutarde imagina de jeter à la gribouillette de la menuaille sur la chaussée. Une bagarre en résulta. Tous se ruaient jusque dans les pieds de la foule, forcenés ; un amaurotique brusquement retrouva la vue pour disputer une pièce de deux centimes à un béquillard ; le crapoussin à l’écuelle ramait à larges brassées rez terre ; et une femme soudain poussa un cri, ayant senti dans ses jupes la Tête de mort, renâclant, la main posée sur un sou. Brusquement la querelle tourna à une batterie en règle : Dor la Bonne-Vie, trouvant le jeu plaisant, à son tour venait de lancer une poignée de cuivre dans le vide. Ils se culbutaient, à plat ventre sur le pavé, fouillant la poussière ; l’amputé espadonnait de son béquillon ; une rixe mit aux prises un manicrot et la mère de l’hydropique ; et l’odeur de leurs maladies empuantissait l’air, comme l’approche d’un charnier.

 

Un épisode inattendu porta à son comble la gaîté des mutins. Allumée à la vue de l’argent, le Poirier s’était élancée ; mais au moment où elle se baissait, le cul-de-jatte rapidement lui avait passé les mains entre les rotules ; et elle roula sur le dos, dans une posture indécente. Puis Dor s’amusa à les exciter l’un contre l’autre comme des chiens ; elle avait accroché l’infirme par les cheveux ; et l’œil torve, ivre de colère et de douleur, il la fessait de ses battoirs, très larges. Un cercle s’était formé, qui regardait gigoter la dossière, sans dégoût pour son sexe malpropre. Mais des hommes pieux protestèrent : c’était un outrage à la chasteté de la Vierge ; et un fabricien soupçonné d’un commerce clandestin avec cette créature dégradée, la dégagea d’un coup de pied lancé dans les reins du nabot.

 

Là-bas, Bourdaille, ignorant du scandale, entamait la troisième strophe :

 

« De la saison nouvel-le

 

« On vante les bienfaits,

 

« Marie est bien plus bel-le,

 

« Plus doux sont ses attraits. »

 

Maintenant le chant se déchaînait général, effroyablement discord ; une ménagerie de singes, de chacals, de chats sauvages eût semblé harmonique par comparaison ; des fois, la piété s’exaltant, une fureur haussait le diapason des voix, comme dans une mêlée. Bellotte, avec un sourire, se tourna tout à coup vers Célestin.

 

– Vous ne chantez pas, cousin ?

 

– Si fait !

 

Et amoureusement il lui souffla dans le cou les deux derniers vers tronqués :

 

« La cousine est bien plus bel-le,

 

« Plus doux sont ses attraits.

 

Elle s’était laissé dépasser par les femmes qui la suivaient ; à présent il sentait s’appuyer à lui la rondeur charnue de ses épaules ; des ruses le travaillèrent pour la détacher du pèlerinage, fuir ensemble dans les bois. En même temps, il imaginait des drôleries pour l’égayer : à deux ils se moquèrent du chapelet, long comme une aune de boudin, qu’un vieux paysan égrenait, abêti de foi et de misère. Finalement, s’aventurant à une plaisanterie plus épaisse, il lui demanda si quelque symptôme ne l’avertissait pas encore d’un miracle prochain ; et elle ne détestait pas la hardiesse de son geste et de son regard.

 

Des deux côtés de la chaussée, les champs de nouveau s’allongeaient, alternant les verdures pâles des froments avec les touffes sombres des plants de pommes de terre. Une poussière, immobile comme un nuage d’or, planait sur le banderolement de la procession ; en tête, la bannière de Marie se balançait, pareille à un très gros bleuet ; et les robes blanches des fillettes, soulevées par la brise, ensuite battaient l’air comme des ailes de papillons. Une galopée de poulains apeurés les amusa de leurs gambades comiques, derrière un échalier où ils pâturaient. D’autres fois, des vaches tendaient leurs visages placides, avec de longs mugissements ; et elle lui reparla de ses aumailles, préférant le séjour de la campagne aux villes. Mais il s’exclama : elle ne connaissait pas Paris, la merveille du monde ; les bouillons Duval surtout l’auraient enthousiasmée ; et il l’assura que pour deux francs on y dînait très bien, café compris, avec une primeur pour dessert. Pourquoi Ladrière ne la conduisait-il pas voir l’Exposition universelle ? Un lapin vivant entrait dans un engrenage et à l’autre bout sortait chapeau ou gibelotte, à volonté. Cette bourde qu’il avait lue dans un journal causa un saisissement à Bellotte ; elle n’y aurait pas cru sans son attestation ; et il lui réitéra la chose, très sérieux, en remuant la tète de bas en haut. Alors elle lui confessa un désir : elle aurait voulu être garçon ; ils auraient voyagé ensemble ; mais peut-être il l’eût trouvée trop bête, une villageoise !

 

– Pas du tout. Il n’y en a pas à la ville qui vous valent.

 

– Merci pour le compliment !

 

Elle se plaignit ensuite que Mathurin ne la conduisît nulle part ; ce mariage s’était fait contre son gré ; rien ne lui manquait et elle n’était pas heureuse.

 

– Je sais, le petit !

 

Elle fit signe que oui et les yeux errants, ajouta :

 

– Puis encore autre chose !

 

Ces chuchotements, coulés à l’oreille, les grisaient ; une même langueur leur donnait le goût de s’asseoir l’un près de l’autre dans un endroit solitaire ; et l’accablement lourd du soleil s’ajoutant à la fermentation du vin dans leur sang, ils avaient les joues en feu, tous deux également. Le meunier cependant vantait à Poret les mérites du cousin ; à vingt et un ans, il gagnait déjà ses deux mille francs : plus tard il ferait les affaires à son compte ; et une fierté le dilatait, pour cette parenté avec un garçon d’avenir. Mais le fermier caressait une spéculation : il s’était acheté récemment du bien, et, pour couvrir la dépense, espérait céder à Mathurin six hectares de récoltes sur pied. Ladrière ayant vanté l’état des céréales, il répondit :

 

– Tout ça ne vaut pas mes champs. Faudrait voir.

 

Et il lui fit ses offres.

 

Autour d’eux les vieilles gens étaient pris de lassitude ; la longueur de la marche usait les forces ; successivement trois pensionnaires des hospices avaient été obligés de se reposer au bord de la route ; et les autres traînaient, les jambes veules. À la queue, Fripiat, l’air contrit, sans rire, hurlait toujours des mots cyniques ; Moutarde, par rivalité, imitait l’aboiement du chien ; et Joseph le Crollé avait eu l’idée de se faire suivre par l’aveugle grattant son violon. Pendant les pauses, entre deux strophes, le grincement rêche de l’archet sur les cordes s’entendait avec le meuglement horrible de la Tête de mort et les appels glapissants du boiteux ; la convoitise d’un gain les avait aussi entraînés ; et comme un crapaud monstrueux, le cul-de-jatte, à la suite, bondissait, appuyé sur ses fers.

 

De plus en plus ces agissements irrespectueux semèrent la déroute dans les esprits. Ceux qui tout à l’heure avaient récriminé ne résistaient pas toujours à la contagion du rire ; des filles, secouées par l’hilarité, laissaient aller leur urine sous elles ; et Bourdaille, à la longue, finissait par redouter comme le souffle d’un vent mauvais sur cette partie de sa procession, dont il percevait, mais vaguement, le lointain tumulte. D’ailleurs, chez la plupart, les ferments de la bière et du genièvre travaillaient ; cette chauffe de soleil à plomb agitait la cuvée des estomacs ; en outre, comme pour donner raison à Ladrière, une luxure résultait du tassement des mâles et des femelles.

 

Heureusement on entrait dans les bois du comte. Une ombre glauque s’abattit des feuillages, verdissant les faces ; la marche s’étouffa dans le sable mou d’une grande allée ; et, les chants s’étant interrompus, la foule, recuite au brasier des chemins sans arbres, humait bruyamment la moiteur fraîche des taillis. Mais des industriels avaient attendu le cortège au passage ; un homme portait sur l’épaule un mât garni de petits moulins en papier, dont les ailes tournaient ; des femmes se levèrent qui offraient des verres de liqueur ; et un marchand de coco, sa fontaine accrochée par des bretelles, agitait un carillon de sonnettes perpétuellement.

 

– Attention ! c’est le moment du miracle, fit Michotte s’obstinant dans cette gaudriole.

 

Un sourire étrange détendit les lèvres de la Bellotte ; sa gorge se soulevait puissante et régulière ; elle l’enveloppa dans un grand regard tranquille :

 

– Pourquoi pas ?

 

Puis ce regard se perdit dans la direction de Mathurin, mesurant la distance qui les séparait.

 

Une sueur perlait dans sa nuque : du doigt, elle détacha sa chemisette qui adhérait à la peau ; et Célestin aspira son âcre fumet de brune, à travers l’odeur salace des jeunes feuilles. Tout à coup les premiers rangs stationnèrent : c’était le noble seigneur et sa famille qui arrivaient au devant des prêtres. Entre les têtes, dans le fond, la grotte se montra, très haute, en pierres de roche ; une chapelle dans un enfoncement, était fermée par un grillage ; et des luminaires brûlaient à l’intérieur en grand nombre, parmi des jonchées de fleurs coûteuses. Alors une poussée de la foule faillit les séparer ; on s’écrasait pour être plus près du lieu bénit ; mais elle lui ceignit la taille à deux bras, avec force, l’irritant des pointes fermes de ses seins. D’ailleurs l’affolement grandissait ; des galops battaient les fourrés, aux deux côtés de l’allée ; une vieille femme fut piétinée sous leurs yeux ; et doucement il cherchait à l’entraîner vers le silence.

 

– Viens.

 

Elle le supplia ; elle voulait avant tout intercéder auprès de la Vierge ; et il vit qu’elle croyait à la vertu miraculeuse de Notre-Dame de Lourdes. À coups d’épaules ils se frayèrent un chemin à travers la bousculade, enfin arrivèrent en vue de la grotte ; et tout d’une fois l’assistance ayant fléchi les jarrets, ils se tinrent l’un près de l’autre, agenouillés. Puis Bourdaille et Maigret entonnèrent un dernier chant auquel les enfants de chœur répondaient seuls : une grande paix s’était établie qui ne fut interrompue d’abord que par le tintement des sonnettes du marchand de coco ; et inopinément des clameurs furieuses retentirent : c’était le Poirier qui, pour gagner ses dix mastoques, se troussait publiquement, les fesses tournées à la grotte.

 

En une seconde, elle fut roulée ; des talons lui fracassèrent les mâchoires ; les femmes surtout l’auraient mise en morceaux ; et Fripiat, craignant une méchante affaire, précipitamment détala avec ses galvaudeux, tous riant à gorge déployée. Cependant une réelle piété s’était emparée des pèlerins ; chacun élevait ses adorations vers la patronne miséricordieuse ; des valétudinaires lui demandaient le retour à la santé ; des mères l’invoquaient pour leurs familles ; et, au frémissement de sa bouche, Célestin s’aperçut que Bellotte confondait sa dévotion à toutes les autres. Dans sa niche, la statuette ainsi vénérée se dressait, en stuc peinturluré d’or et d’azur, parmi le vacillement des cierges.

 

Le cantique terminé, Bourdaille élargit sa bénédiction par-dessus les fronts ; mais un subit aiguillon de son cor diminua la majesté du geste ; et la sérénité de Maigret, rigide à ses côtés, l’inclina à l’idée de se chausser désormais de barquettes vastes comme les siennes. Toutefois il domina la douleur pour accomplir jusqu’au bout sa mission ; on le vit escalader les blocs rocheux, gagner une pierre plus haute que les autres, se moucher lentement. Il patrocina ensuite. C’était par une dévotion constante que les personnes présentes obtiendraient les bonnes grâces de la Vierge ; la prière des lèvres n’était rien, si on ne mettait ses actes d’accord avec la piété extérieure ; il fallait biner la vigne à la sueur de sa chair, afin d’en récolter les fruits. Et Célestin, rapportant cette parole à la ferveur particulière qui avait animé sa parente, la poussa du coude comme pour l’exhorter à la méditation. Bourdaille eût parlé longtemps sans l’inattention manifeste des fidèles ; on trouva l’homélie fastidieuse après la longueur de la cérémonie ; il dépêcha la péroraison et descendit.

 

Alors Michotte n’eut plus qu’une idée : dépister Ladrière qui allait se mettre à leur recherche. Mais Poret ne le lâchait pas, lui vantait constamment ses récoltes, et le meunier, sur le point de conclure, était pris d’un scrupule, relativement au prix. Tous deux, nez à nez, élevaient la voix, discutant parmi les bourrades des rustres pressés de s’en aller. Maintenant, un besoin de secouer cette flemme dominicale poussait les hommes en hâte vers les cabarets ; sur la chaussée, les marchandes de liqueur furent assaillies ; et l’histoire de Poirier s’étant répandue, une luxure s’allumait, qui traqua les filles par les sentiers. Tout à coup les groupes refluèrent devant les prêtres qui regagnaient l’église avec les enfants de chœur, la bannière, l’escorte des robes blanches ; une centaine de femmes marchaient derrière, le reste du pèlerinage s’étant dispersé ; et Bourdaille jeta un regard sévère sur la campagne, toute noire de la débandade de ses paroissiens.

 

– M’est avis que la meunière a tiré par ci avec le cousin, dit Floupet à la Pouillette en lui montrant de l’œil une robe de soie noire que le soleil moirait d’un luisant, au bras d’une redingote brun-marron. Sûrement, c’est qu’i z’ont des choses à s’dire. Ben, Pouillette, si on tirait par là, nous deusse ?

 

Aux Pâques dernières, une promesse de mariage avait été échangée entre eux, l’un et l’autre s’étant connus au moulin, où cet enfariné de Floupet, goffe et niquedouille, mais honnête garçon, moulait le grain depuis dix ans. Et comme ils passaient près du meunier, à l’orée du bois, ils entendirent Poret qui disait :

 

– Ben, voyons, là, ça tient-il ?

 

– Tope ! répondit Ladrière, en abattant la main dans la paume du fermier.

 

Le marché conclu, il pensa à sa femme. Qu’est-ce qu’elle pouvait être devenue avec Michotte ?

 

Derrière eux, l’allée s’allongeait vide, sans plus personne. Ils attendirent encore un instant, puis Mathurin se frappa le front, éclairé :

 

– Biesse que j’suis ! I’seront retournés au moulin.

 

Mais deux heures plus tard, ni Bellotte ni Célestin n’étaient rentrés.

 

Peut-être ils s’étaient attardés en visites ; la meunière avait dans le village une parentèle où il semblait possible qu’elle eût conduite le cousin. Et il ne déplaisait pas à Ladrière qu’elle tirât vanité d’un garçon si estimable.

 

Toutefois, leur absence s’éternisant, une mélancolie le prit devant un bourgogne très vieux qu’il avait monté de la cave pour le déguster ensemble.

 

Un cri partit de la porte ; Pouillette venait de les apercevoir au bout de la chaussée, cheminant à l’aise ; même la meunière, en cheveux, balançait son chapeau par les brides ; et près d’elle, Michotte s’éventait avec son mouchoir, nonchalants et las tous deux.

 

Alors, planté sur le seuil, il les incita à se dépêcher, les bras tournoyants, comme des ailes de moulin.

 

Sa gaîté lui revenait ; ce pèlerinage duquel Bellotte attendait une grossesse, surtout l’agaillardissait ; on allait en dire de salées. Et tout de suite, quand la porte fut refermée, goguenard, avec un rire énorme, il se posta devant eux.

 

Du coup, ça y était, hein ? Mais Célestin ne comprenant pas, il lui secoua le bras.

 

– Ben, oui, sot que t’es là ! le Miracle !

 

À quelques mois de là, le ventre de Bellotte gonfla ; enfin elle accoucha d’un garçon. Mathurin ne vit pas d’empêchement à le baptiser du nom de Célestin et Michotte fut parrain. Les bonnes femmes attribuèrent cette gésine inespérée à une protection spéciale de Notre Dame de Lourdes.

 

Et Ladrière ne se moqua plus des pèlerinages.

LE SUAIRE D’AMOUR

 

Le père Roland mariait sa fille Angeline, une demoiselle de dix-sept ans, gentille, toute rose et blanche, un peu pâle encore de ses cinq années de pension chez les sœurs de Notre-Dame. Roland, qu’un veuvage prématuré avait enclin à un revif d’insouciance garçonnière, d’abord avait espéré la donner à un monsieur de la ville. Mais des spéculations malheureuses par la suite l’avaient rendu accommodant à la demande du fermier Maugranbroux, un quinquagénaire solidement établi en son bien à trois lieues de pays.

 

Ce Maugranbroux était un rude compère, la face tannée par le soleil, une échine de vieux bœuf et l’âme d’un dur-à-cuire. Célibataire invétéré, il semblait prédestiné à crever en son lit, sans postérité, du mal du vieil homme. Mais une cochonnerie d’une nièce, qui toujours lui avait tenu son ménage et brusquement s’était amourachée d’un particulier, avec lequel elle était allée vivre au loin, l’avait versé en une telle colère, qu’incontinent il jura de la déshériter. Et, à travers un marchandage de bêtes, ayant avisé chez le père Roland cette grasse fillette aux yeux de lin, il l’avait, à quelques jours de là, quémandée, la tête froide, tout à son idée de faire dévier sa chevance. En buvant bouteille chez le notaire, Roland, ensuite, avait exagéré le prix des cinq années de pension, les talents de la fifille, les exemplaires vertus inoculées par les bonnes sœurs en leur méritante élève : – cinq médailles de sagesse et une si étourdissante innocence qu’elle persistait à croire que les enfants levaient dans les choux.

 

– Faut être de bon compte, Maugranbroux. Quand on achète une jument, on met dans le prix l’argent qu’elle a coûté à élever, pas vrai ? C’est tôdis la même chose pour une fille.

 

Maugranbroux, pratique, avait stipulé une somme.

 

Donc, après la signature à la mairie et la bénédiction au moutier, – toute la ferme en l’air, les tables aboutées à travers les deux pièces du rez-de-chaussée, sous les nappes de grosse toile – on fêtait chez Roland les épousailles. D’un peu partout il était venu, en carriole, des parents et des amis, tous endimanchés, – les femmes en chapeaux fleuris et en robes de soie, les hommes en jaquettes de drap reluisant, de gros nœuds de cravate sous les pointes du col. Un Roland, qui avait un grade dans les Eaux et forêts, avait amené sa conjointe et ses trois filles. Les Mortier, des cousins par alliance, trois vieux garçons, maigres comme des clous, très riches, seuls portaient des blouses par-dessus de courtes vestes dont les bords dépassaient. Et un Dujacquier – un ami d’enfance d’Angeline, le fils d’une sœur du père Roland – ficelé dans une redingote qui lui dessinait joliment la taille, s’était mis à la boutonnière une rose, pommée et drue comme un cabu.

 

Ce Dujacquier – Léon – était un ami d’enfance d’Angeline. Ensemble, à la ferme, ils avaient gaulé les grenouilles, chablé les noix, saccagé l’espalier, mené paître les chèvres et les vaches. Au temps de vacances, la maman régulièrement leur expédiait, avec ses vieilles nippes nouées dans un quatre-nœuds, le garçonnet, d’une pousse anémiée et débile. Même en des jours d’épanchement, – les jours où Roland encaissait de fructueuses recettes, – les parents avaient convenu de les marier. Mais un matin, dans une haie, on les avait surpris polissonnant, Léon, braies basses, très attentif à la pubescence de sa cousine.

 

– Ah ! gringalet, s’était écrié le père Roland, paraît que t’as le goût des pommes vertes. Fais ton paquet. On t’apprendra à marauder dans la famille.

 

Une petite honte ensuite les avait tenus muets l’un devant l’autre quand, l’an suivant, en conduisant la gamine aux sœurs de Notre-Dame, le fermier fit une courte apparition dans le ménage Dujacquier. Puis les années de pension les avaient séparés ; ils ne s’étaient plus revus que de rares fois ; et quand, après la cérémonie à l’église, tout le monde avait embrassé la mariée, il s’était approché timide, un peu rougissant, avançant vers le désirable fruit de cette jeune bouche rose ses lèvres gauchement souriantes sous leur blond duvet frisé. Il conservait en son visage très doux, sous la langueur de ses yeux couleur noisette, obombrés de longs cils châtains, quelque chose de l’air petite fille qui, aux écoles, lui avait valu l’amitié trop cajoleuse des précoces mâles barbus.

 

Dans la principale pièce, – une grande chambre tapissée de papier à palmes bleues, une glace sur le trumeau de la cheminée, en un angle un lourd bahut dont le chêne lui sarnait sous les vernis, – les mariés et les plus huppés parmi les parents, le Roland des Eaux et forêts, les trois Mortier, les filles encore d’un cousin marchand de bois et le jeune Dujacquier coude à coude, une légère moiteur aux cols et aux poignets, quelquefois, entre les services, aspiraient les bouffées de brises glissées, avec les vols lourds des mouches, sous les basses solives fraîchement échaudées. Ensuite les tables, sous la porte de communication, se disjoignaient, puis de nouveau, dans la chambre voisine, bout à bout s’allongeaient, présidées par le père Roland. D’abord, à grandes goulées, on avait expédié le potage, le bœuf bouilli, le rôt aux carottes, le fricandeau verdoyé d’épinards. C’était à présent le tour des volailles, huit chapons dodus et jûteux que Roland dans la petite pièce, Maugranbroux dans la grande, découpaient, le torse renversé en arrière, au fil des coutelas que préalablement, après les avoir aiguisés aux rebords des assiettes, ils éprouvaient sur leurs paumes calleuses.

 

Visiblement Maugranbroux prenait des forces pour l’assaut noctuaire. Muet, uniquement soucieux de manducation, broyant entre ses actives molaires les tendons rétifs et les plus durs os, ses effrayantes mâchoires chevalines claquaient dans un engloutissement sans trêve. À lui seul il eût dévoré la moitié du festin, ses mains nouées de cordes d’arbalète sans cesse allant des verres et des assiettes à sa bouche toujours en mouvement, – et, mince, fendillée, énorme dans le cuir tanné des joues. Coup sur coup il lampait ses rouges-bords, faisait couler de l’une à l’autre gencive les crus douteux acquis pour la circonstance par le madré beau-père. On se rattrapera de la qualité sur la quantité, avait raisonné celui-ci, – et de peur que la supercherie ne fût trop évidente, il avait commandé aux deux gaguis, les maritornes de la ferme, d’alterner à des bordeaux potables, d’ailleurs en menu nombre, d’abusives piquettes imitant la rinçure des jus de groseille. Aux tables, la soif, sous les flammes du midi et les poivres secs des bouses et des crottins poudroyant, écoulait aux gosiers, comme en des bondes, des torrents de liquides. Les Mortier, surtout, sournoisement, selon la remarque du Roland forestier, s’en fichaient une, toujours lampant, se gargarisant la luette de petites rasades lichotteuses qui, à la longue, leur donnaient une ébriété niaise et taciturne.

 

Maugranbroux n’avait pas dit encore trois mots à sa femme ; mais quelquefois il lui poussait le coude ou le genou, l’excitant d’aguignettes, à trinquer avec lui. Alors un émoi, en un rose nuage, passait sur le cou et les joues d’Angeline, comme devant une familiarité qui l’incitait à la pensée des autres, prochaines.

 

Quand, après les poulardes, la plus vieille des servantes, Catou, qui toute petite avait promené en ses bras l’actuelle épousée, intercala sur la nappe encombrée de rogatons et de légumes chavirés les plats où, en des sauces relevées d’échalotte, marinaient les étuvées de pigeons, il commença seulement d’éprouver l’étourdissement vague de la plénitude. Mais toutefois, s’étant servi une copieuse portion de la fricassée, il loucha vers Angeline, et avec un rire, le premier dont s’écarquât sa face, il lui dit :

 

– Je t’parie six sous que j’avale les os avec. J’broierais du fer avec les dents, tel que tu m’vois. Et tu m’vois ben, hein ?

 

L’enfant riait, un peu honteuse, osant à peine lever les paupières, toute pâle en ce grand jour qui lui changeait sa vie, – avec une fierté cependant pour sa belle robe en faille, – et à petites fois tournait la bague qui lui cernait l’annulaire.

 

À peu près seul parmi les convives se piffrant et bornoyant du côté des flacons, Léon, assis devant elle, le dos à la clarté des fenêtres, prenait encore attention à ses gentilles minauderies de pensionnaire en qui se levait la petite femme. Dans la blancheur du jour, ses frisettes mi-collées aux tempes et les coins de la bouche emperlés d’une bruine légère, elle gardait un air réservé, sérieuse, touchant à peine aux nourritures, humectant seulement, pour répondre à quelque santé, sa lèvre à son verre, le petit doigt relevé avec l’éclair pâle de ses ongles, – et presque constamment, par contenance, roulant du plat de son index des mies de pain sur la nappe. Plusieurs fois, leurs regards se rencontrèrent ; alors son embarras semblait redoubler. Et lui-même baissait ses longues paupières, gêné de sa gêne à elle, – troublé aussi du soupçon de sa chair qu’une main de barbon dévêtirait.

 

Ensuite, les disques démesurés des tartes variant les noirs pruneaux saupoudrés de sucre, les fromages à la pellicule brune et les riz couleur de colzas mûrissants, évoquèrent l’image de meules de moulins échouées dans l’ampleur de la table. Roland s’était mis à l’aise en dépouillant la redingote, et les plus âgés, à son exemple, arboraient la pâleur azurine des manches de chemise. Tous, d’ailleurs, avaient fait sauter les boutons des gilets, et goguelus, les canines au clair, avec des roulements lourds de prunelles et des gestes battant l’air, vantaient leur force ou amorçaient des trafics.

 

Un bouchon de soufreux champagne sauta. Il y eut des cris ; le forestier, piété sur ses ergots, célébra l’honneur du mari, la candeur de l’épouse. Et, tout à coup, le vieux Roland, la parole en bouillie, fut pris d’un retour de paternelle ferveur :

 

– Rends-la heureuse, au moins, car moi, j’y perds le meilleur cœur ed’fille qu’ait jamais battu.

 

Maugranbroux alors, reconquis à son sang-froid d’homme d’affaires et supputant la somme baillée pour l’acquit de la petite, eut un haut-le-corps, regimba :

 

– T’y perds ! M’est avis, au contraire, que tu fais là un fier marché !

 

Mais Roland protestait :

 

– J’te dis que tu l’as pour rien ! Si m’avait fallu tant seulement compter tout ce qu’alle m’a coûté de soins et de peines à en faire une demoiselle, c’serait des cent et des cent que t’aurais à me débourser.

 

Angeline sentit dans sa nuque le chatouillement d’une haleine qui lui coulait avec douceur :

 

– Ma cousine, je bois à votre bonheur.

 

Elle se leva très vite, comme effarée de le savoir si près, et, choquant son verre contre celui qu’il lui tendait, sans le regarder, elle lui répondit :

 

– Ah ! merci, mon cousin !

 

Une partie de la noce s’était levée, ballait à travers les cours, le long de l’étable et de l’écurie, en pipant et fumant des feuilles de chou, les prunelles rondinant dans l’apoplectique vermillon qui marbrait les faces. Et ils demeurèrent un instant seuls, les narines remuées, regardant la nappe, sans rien trouver à se dire. Mais Maugranbroux, de la porte où il avait suivi le père Roland, s’écriait :

 

– Viens donc par ici, ma femme, qué j’réluque un brin ton poil au grand jour du soleil.

 

Léon ensuite les vit qui, bras dessus bras dessous – le grand paysan osseux et l’enfantile bachelette, – viraient parmi les groupes, lui raide et dur, les pommettes inaltérées dans son long visage de pierre, debout comme un chêne sous la cuite de soleil qui chez les autres mûrissait l’ivresse. D’une irréfléchie et jalouse colère, alors il arracha la rose de sa boutonnière et la piétina.

 

Mais tout à coup Maugranbroux fut raccroché par un torve et louche pitaud – tenancier d’une petite borde voisine – lequel, mine oblique, lui insinuait la cession d’un lopin qu’autrefois avait guigné le riche fermier. Un incendie, l’incurie aussi l’ayant induit en mal d’argent, il arrivait tenter l’affaire, en s’excusant de si mal tomber.

 

– La faim fait sortir le loup du bois, pensa Maugranbroux.

 

Et tout de suite regagné à la passion de la terre, sa ruse s’incita à la perpétration d’un bon coup.

 

– Eh ! la fermière, dit-il à Angeline, va-t’en donc voir là-bas si j’y suis. Les affaires sont les affaires, pas vrai ! Le plaisir vient après.

 

Plantés l’un devant l’autre, ils avaient gagné un coin où, nez à nez, ils se parlaient. Les convives, à présent, refluaient vers les tables où, dans des bols de faïence enluminés de floraisons crues, les servantes venaient de verser le café. Le père Roland, ensuite, tira du bahut les liqueurs. La fermentation du vin, activée par l’air des cours, encore s’accéléra aux chaleurs de l’alcool. Et un brouhaha, avec la fumée plus dense des cigares, s’échappait des fenêtres, traînant jusqu’à Maugranbroux, qui toujours s’atermoyait en ses marchandages. Léon, de sa place, appuyait des regards lourds sur la petite mariée, toute seule, avec la place du vieux mari vide auprès d’elle.

 

– Où diable reste donc mon gendre ? s’exclama au bout d’une heure le vieux Roland.

 

Des voix sur le seuil appelèrent :

 

– Maugranbroux !

 

Mais ils avaient quitté la ferme, tous les deux. La vachère affirma les avoir vus remonter le chemin du côté de l’église. Et quelqu’un s’étant avancé en dehors de la cour, au loin regardait, les mains en abat-jour sur les yeux. Deux silhouettes, dans la distance, gesticulaient, découpées sur les roses flambées du couchant. À la fin, il arriva un gamin que Maugranbroux dépêchait à Roland.

 

– C’est l’grand vî qui m’envoie, nasilla-t-il. I m’a dit com’ça d’vô dire qu’il était allé avec l’homme voir la terre à trois pétées de fusil, mais que s’madame n’avait qu’à prendre les devants dans leur carriole, qu’y aurait ben du monde pour l’acconduire et que tant qu’à lui, i reviendrait tout droit t’à l’heure à s’maison, avec la carriole d’à m’sieu Roland.

 

Roland tapa ses paumes l’une dans l’autre avec la lippe admirative d’un matois pour un plus matois que lui.

 

– C’est un fier gaillard, ton mari, dit-il à Angeline. Avec lui, y a pas d’danger que tu meures ed’faim, i n’attache pas ses chiens avec des saucisses.

 

Le soir tombé, il fit atteler la birouchette avec laquelle Maugranbroux était venu. Et tandis que, dans les crépusculaires pénombres, le petit ardennais quoaillait en râpant le pavé de la pince, une scène d’attendrissement jeta la fille aux bras de son père :

 

– Ah ! papa ! papa ! adieu, papa ! sanglotait-elle.

 

Roland se raidissait :

 

– Non ! non ! C’est qu’un petit moment à passer ! Quand tu seras dans ta ferme, t’y penseras seulement plus !

 

Mais un ennui le travaillait. Déjà les Mortier avaient quitté la ferme ; le forestier et sa tribu achevaient de s’empiler dans la tapissière qu’un de leurs voisins leur avait prêtée ; et parmi ceux qui restaient, la plupart, blettis par la boisson, s’écachaient en travers des tables. Alors il s’adressa à Léon :

 

– Voyons, clampin ! T’es mon neveu. Ben, y m’semble que c’serait à toi plus qu’à un autre à faire la politesse à ta cousine ed’l’accompagner jusqu’à sa ferme. Tu coucheras chez eusse, et l’matin, comme ça, tu t’en iras sans les déranger.

 

Et d’un gros rire il ajouta :

 

– Faut pas déranger les amoureux, pas vrai !

 

Le jeune Dujacquier acquiesça. Il se hissa sur le siège, prit les rênes, et Roland lui-même assit à côté de lui Angeline qui ne pleurait plus et gaîment, en lui tapotant les abajoues, lui recommandait de lui faire envoyer, dès le lendemain, trois lapins familiers auxquels son cœur s’était voué.

 

– Sois tranquille, ricanait le gros homme. T’en auras bien d’autres à soigner plus tard. Mais to d’même j’ferai la commission.

 

Et de loin, – les caillasses du chemin déjà grinçantes au giroiement des roues, – ils l’entendirent qui leur criait encore :

 

– Tout droit le pavé… Puis vous passerez le bois… Ensuite vous longerez les étangs… Y a pas à s’tromper.

 

D’abord ils traversèrent le village, puis les petites lumières aux vitres décrurent derrière eux ; et des deux côtés de la route, des blés, des cultures, des friches s’allongeaient. Ensuite une masse noire crénela au-dessus de la route les pâleurs vespérales. Et ayant à demi tourné leurs visages l’un vers l’autre, ils ne voyaient plus dans la nuit du bois que deux taches pâles que les cahots faisaient osciller.

 

Subitement il éclata :

 

– Ma cousine ! Ma pauvre cousine !

 

Des sanglots déchiraient sa gorge : il lui avait passé les bras autour de la taille. Cette douleur à la fin lui mollissant le cœur, elle-même eut une peine sourde qui très vite levait ses jeunes seins coup sur coup. À travers ses larmes elle lui disait :

 

– Qui aurait dit, hein ? que je pleurerais le jour de mes noces. Pauvre Angeline ! Ah oui ! Mon père voulait : je n’étais qu’une petite fille. Sait-on ce que l’on fait quand on dit oui à un homme qui vous marie… D’abord, moi, j’ai pas même dit oui… Mon père un jour est entré, il m’a dit : « C’est le fermier Maugranbroux qui est en bas : il te demande en mariage ; tu le connais pas ! Ça ne fait rien, tu le connaîtras plus tard. Une belle ferme et des écus ! » Alors on m’a acheté des robes, j’étais bien contente… Et puis, quand je t’ai revu, j’ai pensé à part moi que j’aurais bien plus de contentement à être ta femme que celle de ce vilain homme.

 

Les sanglots de Léon alors éclatèrent plus convulsifs.

 

– Ah ! oui, ma femme ! On reste comme ça des années sans se voir ; mais quand on se retrouve, c’est comme si on n’avait jamais cessé d’être ensemble. Et alors il est trop tard, ah oui, trop tard !

 

Elle voulut le consoler.

 

– Écoute, ce n’est pas une raison pour ne plus se revoir à l’avenir… Tu viendras à la ferme… On restera de vieux amis.

 

Mais il hochait la tête :

 

– Non, ce n’est pas la même chose. Il y aura toujours entre nous cet homme, vois-tu !

 

Ensuite, ils se reparlèrent de leur petite enfance, de leurs jeux, de leurs galopées à travers les cours et les greniers. Une fois, en courant après un papillon, elle était tombée dans le purot ; il avait aussitôt sauté dans les bourbes pour l’en retirer ; toute l’après-midi ensuite ils étaient restés à se sécher dans l’herbe du pré. Personne n’avait rien su.

 

Bientôt les taillis s’éclaircirent ; une molle et stellaire lumière ajoura les frondaisons ; et la route tournant, ils aperçurent entre les arbres, au bas de la côte, une large étendue d’eau qui s’argentait au clair de lune.

 

– Déjà les étangs ! soupira-t-il.

 

Et il lui offrit de quitter la route et de suivre la berge à pied ; le cheval les suivrait. Ses légères bottines emperlées aux herbes, troussant à demi sur son jupon blanc sa belle robe d’épousée, elle marchait à ses côtés, pesant un peu sur son bras.

 

– Tiens, dit-il, au bout de quelques pas, asseyons-nous un peu là, au bord de l’eau. Ensuite je fouetterai le bidet et ce sera tout, tu seras chez ton mari.

 

Devant eux, par delà les cannaies, dans la clarté très douce, le grand étang chantait la complainte des nuits nuptiales. Une musique lente, et qui parfois s’enflait, comme un désir ou une plainte, montait du ventre des grenouilles, mêlée à l’aigre et grinçant cailletis des fauvettes des roseaux. Et un petit vent, comme une chatouille, humidement leur passait sur la peau, sous l’ombre chevelue d’un saule au pied duquel ils s’étaient assis. Alors, dans cette joie grave du paysage et des nocturnes bestioles, elle sentit soudain son petit cœur de vierge lui monter aux lèvres :

 

– Ah ! mon cousin, si tu savais comme j’ai peur… Qu’est-ce qui va m’arriver ?… Si ce vieil homme allait m’embrasser !

 

Il eût voulu la consoler à son tour, mais un grand tremblement l’avait pris, et tout à coup, il la serra passionnément dans ses bras, repris à ses larmes et criant :

 

– Ah ! je suis bien plus malheureux que toi, va !

 

Un bruit de roues mordant les cailloux de la route derrière eux leur fit dresser l’oreille.

 

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, si c’était déjà le fermier !

 

Le roulement à présent s’accélérait. Dans une rumeur de rires et de cris, ils distinguèrent la voix de Maugranbroux. Et debout l’un contre l’autre, secoués d’une grosse peur, ils ne savaient à quel parti se résoudre.

 

– Retournons chez papa, dit-elle tout bas.

 

Mais il hochait la tête. Non, il valait mieux les laisser passer. D’ailleurs, quel mal avaient-ils fait ? On imaginerait un prétexte pour expliquer leur arrivée tardive à la ferme.

 

Quand, au bout d’une heure, le petit cheval, fumant de sueur, enfila enfin la berne des douves, ils trouvèrent Maugranbroux errant, furieux, à travers les cours.

 

– Ah ! c’est toi, ma femme ! cria-t-il dès qu’il les vit. V’là pas mal ed’temps qué j’suis là à m’rouiller à t’attendre pendant que tu t’en fais conter par ce blanc-bec. Hardi ! houp ! viens-t’en ici que j’te regarde sous l’nez. Nom de Dios ! faudrait pas qu’on m’ait gâté la marchandise !

 

Le joli Dujacquier, descendu le premier, tendait la main à la cousine ; mais le fermier l’écarta d’une bourrade, puis arrachant Angeline du siège et l’emportant en ses bras, – toute palpitante sur ce dur cœur de vieillard, – il franchit le seuil, s’engouffra dans le vestibule, gravit l’escalier.

 

D’en bas, Dujacquier, entré plus mort que vif dans la pièce commune, où les gens de la noce, ramenés par Maugranbroux, achevaient de se soûler abominablement, entendit un grand cri et d’autres cris, plus faibles à mesure.

 

– Pour sûr, il l’égorge, s’éplora-t-il.

 

L’oreille tendue par-dessus les pesantes hilarités des buveurs, – un mortel silence en la vide maison où venait d’expirer la suppliante clameur, à présent l’oppressait. Mais soudain, à l’étage, une porte battit et sous un pas pressé, lourd, trébuchant, les degrés gémirent. Devant la rauque et imbriaque tablée, dressé de toute sa taille, les joues crevées d’un large rire muet, Maugranbroux apparut, tramant après soi la pâleur d’un drap qui, sur ses talons, balayait le carreau. Alors, terrible, un penser s’empara du petit cousin ; elle était morte, roulée sans doute en ce linceul ! Et il ferma les yeux, pour ne pas voir la meurtrissure de la tendre chair rose.

 

Parmi les brocs, sur la nappe vernissée, le ténébreux paysan, d’abord sans une parole, éploya l’antique toile héritée des ancêtres et toujours dévolue à leurs rurales épousailles. Et comme tous, l’œil clignotant sous de flasques paupières, le regardaient sans comprendre, il promena son calleux index sur la trame bise ; – et son rire sournois encore élargi :

 

– J’croyais d’abord être volé. Mais, par ma foi, y a pas à dire, j’en ai pour mon argent. Tâtez et reniflez : c’est ben du sang de pucelle ou j’ai la berlue. Ah ! mais !

 

Vive et moite, en travers du drap, s’étoilait la rouge fleur des virginités. Tandis que, gouailleurs, les patauds au fumet impudique se délectaient la narine, – Dujacquier – oh ! le sacrilège rapt et pour lui quel douloir ! – se sentait monter aux yeux d’âcres larmes jalouses, devant cet autre suaire où du flanc de l’épouse avait coulé la vie.

 

– Ah ! pensait-il, morte pour morte ! Elle est bien morte, ma pauvre cousine !

UN MARCHÉ

 

– C’sacré chameau-là, v’là qu’alle est bonne à taureler ; et, pour sûr, si alle trouvait seulement un homme à sa mesure, alle s’ferait faire un éfant par l’nez, – hognait le paysan Heurtebise en traquant par les purins sa fille Ursmarine.

 

Elle était la dernière d’une dizaine de gars et de bachelettes que, pour alimenter l’industrie de la mère, il avait scrupuleusement engendrés en des copulations lucratives et opiniâtres. La Nou – ainsi appelait-on encore la vieille Lalie – pendant près de vingt ans, telle une copieuse et intarissable laitière ! avait loué ses mamelles à des postérités rebutées de leurs génitrices et qui, racolées par l’entremise des agences, étaient venues des villes et des banlieues sucer à ses infatigables trayons la liqueur essentielle. Tant que sa race avait germé, on l’avait connue trôlant en son courtil ou vaguant par les sentes avec le double faix – en son giron bouleux – d’une paire de nourrissons lui tétant goulûment les bouteilles et qu’elle abreuvait du riche flux de sa vie, comme si tous deux lui fussent issus bessons du flanc. À ce métier, loin de maigrir, elle avait gagné l’embonpoint maladif des mères trop fécondes. C’était à présent – cette Nou – sur ses piliers cerclés de bourrelets de graisse où les bas glissaient sans pouvoir se fixer, une adipeuse et blette femelle dont le torse, sans trêve malaxé par les potes menottes des générations, ballait en des amas de chairs et de peaux, sous la flasque retombée des gibbasses effroyablement ravagées. Et devenue molle au travail, après tant de gésines et d’allaitements qui l’avaient accoutumée à une vie ruminante et passive, elle traînait par la maison, dure non moins que le père à cette Ursmarine qui leur restait de la couvée petit à petit dispersée en des hymens ou des métiers, au loin.

 

– Sûrement alle est pas d’not’sang, c’te grande bique-là, rognonnait le vieux dur-à-cuire, quand tout monté de colère contre sa veulerie de grosse fille gnan-gnan, il l’avait talochée à pleines paumes ou bourrée dans les omoplates. C’est cor’plus vache qu’eun’portée ed’gens d’la ville. Faut croire qu’tu t’seras abusée en la nourrissant, celle-là, et que’la not’est queuqu’part à c’t’heure à faire la mamzelle cheu des bourgeois, dont c’est la leur qué nos est demeurée.

 

Largement plantée sur les orteils, déjà tétonnière et maflue, avec ses joues mordues de couperose sous le poil filasse qui lui tombait à travers ses grises et somnolentes prunelles, la pitaude, par sa stupidité et ses flemmes anonchalies, semblait justifier les éternelles objurgations de ses ascendants. Son mufle de fraîche génisse aux sensuelles babines lippues, niaisement s’écarquait aux approches des drilles quelquefois la lutinant par-dessus la haie, et le reste du temps s’immobilisait d’un air d’hébétude et de bonace. En ce ménage où seul l’homme souquait, pris par la terre et de vagues industries rurales, encore gromiande elle avait été dévolue aux grosses besognes de la lessive et de l’entretien domestique, dès la piquette du jour arrachée à sa litière et jusqu’à la nuit ployant les reins sur de quotidiens servages. Avec les ans sa condition de patiras toujours rabrouée s’était faite plus lourde, – l’hiver hersant le champ ou brouettant les fumiers, l’été fauchant ou fanant sous les plombs solaires, au printemps bêchant avec le père la glèbe pierreuse où le soir sous elle lui mangeait son ombre. Et, en outre, il lui fallait mener pâturer la vache et les porcs, monter aux arbres pour la cueillette du fruit, en septembre déverser les tines fétides sur la fermentation des choux. Guenilleuse, une courte jupe aux hanches sous le casavet sans agrafes bombant aux pommes de sa gorge, – et jusqu’à seize ans couraillant par les chemins, ses rouges cuisses presque à nu sous le retroussis des coups de vent, les boutons de ses seins fleurissant par la bayure de la serpilière, – à peine maintenant, ses dix-huit printemps révolus, elle s’avisait du secret commandé à la chair. Comme un jour, sans vergogne pour les voisins, elle chassait – ses cottes hautes – parmi ses lombes bubelés d’ampoules une tenace vermine, un sabot que du seuil lui lança la Nou, en même temps que ricanait la huée d’un valet de labour dans l’enclos prochain, l’incita à désormais celer sa nudité.

 

Telle la sauvageonne avait poussé, indolente et un peu simple, jachère que le soc n’avait pas fouie et où aucune semence, hors la graine de nature, n’avait pu lever. Ouvrière sans entrain, les mains ballantes au long de ses hanches, c’était chaque jour pour elle la maussade corvée que ne payait nulle récompense et qui, au gré du couple bourru, ne semblait jamais compenser le pain et la platelée de pommes de terre dont elle se regoulait. Par surcroît, comme stimulé d’une boulimie, toujours son croît sanguin requérait la pâtée. Aucune nourriture ne l’assouvissait.

 

– Ça vous mangerait la poule et l’œuf ! disait Heurtebise en tapant l’air de ses poings.

 

Et tous deux, la femelle et le compère, pleins d’invectives pour les exigences de son estomac, ne s’arrêtaient pas de vitupérer contre la disproportion – à leur idée – de cette bouche gourmande et de ce labeur insuffisant.

 

Un jour Heurtebise, étant à vider son purot, vit entrer dans la cour un petit homme râblé et courtaud, la mine goguelue, sa casquette un rien de guingois sur la mèche grise qui lui virgulait le temporal.

 

– C’est-y bien le fermier des Brau qué v’là, dit-il en s’interrompant de brasser ses puantes urines. Mais j’vois ben, j’fais pas erreur, c’est ben lui. Si c’est qu’y g’n’y a queuque chose à vot’sarvice, entrez. Y a là not’femme qui vous tiendra compagnie pendant que j’vas me tirer de là.

 

– Ben oui, là, je passais ; on est d’s’amis, pas vrai ? Et je m’suis dit comme ça, faut voir un petit peu ce qu’y retourne du camarade et de sa femme.

 

Macquoi, ainsi parlant, se dandinait sur ses jambes ragotes, les mains dans les poches de sa veste, sous sa blaude retroussée par devant, – et du genou repoussait le nerf de bœuf dont la lanière s’enroulait à l’un de ses poignets. Ils échangèrent encore quelques politesses, et, tout à coup, à petits pas de flânerie, le penard se dirigea vers les huttes où, de leur groin camus soulevant le dessous des portes, hognonnaient les gorets.

 

– Ouais, pensa Heurtebise, viendrait-il pour faire marché ?

 

Mais le fermier, – un des gros marchands de porcs du pays – après avoir, par les seuils qu’il ouvrait à mesure, supputé les viandes et les couennes, à présent de toute sa force contrebutait d’une pesée de ses reins la clôture à laquelle une puissante laie donnait l’assaut.

 

– J’regardais ce que t’as là d’jambons, fit-il ensuite en lâchant une bordée de gros rires.

 

– C’est-y qu’y sont à ton goût, interrogea Heurtebise, qui, enfin sorti du puisard, ses culottes de pilou de haut en bas empouacrées d’éclaboussures, torchait ses mains à un tapon de paille.

 

– Du goût ! j’dirais pas non, si alles étaient plus grasses et venantes, tes bêtes ! Mais vrai, là, t’as pas là d’quoi faire mon affaire.

 

Heurtebise haussa les épaules, tirejuta une noire salive de chique, et, se baissant, du même bouchon de chaume qui lui avait servi à se déterger les paumes, se mit à frotter ses sabots.

 

– J’suis point pressé dit-il, j’ai le temps. Entre boire une chope to d’même.

 

Le fermier d’abord remercia, mais, Heurtebise insistant, il finit par le suivre ; et tous deux, maintenant, debout l’un devant l’autre, les bras croisés, causaient amicalement récoltes et regains, évitant de faire allusion aux porcs. Rencognée dans l’âtre, l’énorme Nou, toute suante de la chaleur de l’après-midi, les fanons à l’air, pelait mollement des pommes de terre, une seille entre les genoux.

 

– Hé, Ursmarine, hucha-t-elle sans bouger de sa place, va m’querre une potée d’eau.

 

On entendit hier la poulie du puits et au bout d’un instant, traînant ses patins, la gagui pénétra dans la chambre. Aussitôt Macquoi s’extasia :

 

– C’est ta fille ? Mâtin ! Un rude morceau ! J’te fais compliment.

 

– Peuh ! fit Heurtebise, alle va sur ses dix-neuf.

 

– J’lui en aurais donné d’jà vingt, tant elle est façonnée.

 

Ursmarine, à l’ordinaire, écarquait son rire benêt, en tortillant le bas de son tablier entre ses doigts gourds. Mais brusquement la mère gronda :

 

– Quoi qu’t’as à rester là, comme eun’perche à z’haricots ? Faignante ! c’est-y qu’ça t’pèle les mains ed’travailler ?

 

Macquoi alors protesta.

 

– Mais non ! mais non ! laissez donc, mère Heurtebise. Ces grandes filles, ça aime jaser un brin. Pas vrai, la fille ? Ah ! moi, là, j’suis toujours comme à vingt ans. Y a pas d’plus tendre qué moi !

 

Il clignait de l’œil et cognait Heurtebise du coude.

 

– Pour sûr, alle a du bon, déclara le matois, se laissant aller par habitude à vanter son bien. Y a pas comme elle pou’l’travail. Un vrai cheval ! Et toujours contente, douce comme du sucre, pas plus de vice que sur la main. Allez, j’vo’l’dis.

 

La Nou avait levé la tête et regardait son homme, prête à le démentir. Mais un regard qu’il lui coula obliquement la rendit prudente, et il continua à claironner ses mérites, ne tarissait pas sur son honnêteté et sa vaillance.

 

– Hé ! hé ! dit à la fin Macquoi, si queuque jour elle avait envie de s’placer, on pourrait voir à s’entendre. Y a jamais trop d’bras, cheu nous. Et sans m’flatter, j’regarde point à la nourriture, vous savez. Mais v’là assez d’temps qu’on est là à jaser. Hein ! camarade ! si on allait revoir cor’une fois les cochons ?

 

Au bout d’une heure seulement, il se décida pour la laie. Heurtebise en demandait cinquante pièces ; il en offrait quarante seulement ; et après un long abouchement, ils acceptèrent de partager la différence. Mais Macquoi mettait une condition : c’est qu’on lui amènerait la bête à la ferme.

 

– Ta fille l’acconduira. On lui donnera un chapelet bénit et, avec, une poignée de mastoques pou’s’acheter du ruban. Et si l’cœur lui en dit ed’travailler cheu nous, ben ! alle reviendra faire son paquet… J’suis un homme, pas vrai ? J’peux pas mieux dire.

 

À le voir bigler par-dessus ses vermillonnes abajoues du côté de la grasse pucelle – la lippe lustrale et en la prunelle un ardillon, – une ruse s’alluma en Heurtebise.

 

– C’est donc qu’t’en as envie et que tu l’aimerais comme servante à ta ferme ? dit-il. Moi, j’dis pas non, mais faudrait voir d’abord quelle somme qu’t’en bouterais.

 

– Oh ! répondit Macquoi, pou’d’bons gages, c’seraient d’bons gages. J’lui donnerais dix francs, là ! Ça t’va-t-il ?

 

– Rien qu’deux pièces ? Ah ! ben non, qu’tu l’auras point à ce prix. Alle nô vaut l’double, qué j’te dis.

 

– Comme t’y vas ! Ben ! fais la venir, qué j’lui revoie un peu le museau. On n’achète point chat en sac.

 

Heurtebise héla :

 

– Ursmarine !

 

Et quand elle fut là, le robin se mit à lui chatouiller le menton, la pinça sous les aisselles, finalement lui tapota la joue en risotant :

 

– Alle est grasse, par ma foi, grasse et de bonne chair, y a pas à dire… Ben, sans marchander, et parce qu’on s’connaît, j’lui donnerai quinze francs de son mois. Quinze francs, t’entends ben, ma fille !

 

– Quinze francs ! calculait Heurtebise. Ça va, mais t’en auras ben soin, hein ? Une si bonne fille ! Et qu’a pas sa pareille pour l’honneur !

 

La Nou fut requise, et ensemble on convint qu’Ursmarine partirait le lendemain avec la laie pour les Brau où, sans autre délai, elle commencerait son service.

 

Elle, la rouge garcette, quiète et docile, comme la taure qu’on mène œuvrer, avait sans une parole assisté au débat.

 

Mais, comme le prix de la laie pièce à pièce compté sur la table, Macquoi, content de son double marché, s’apprêtait à les quitter, tout à coup les yeux de Heurtebise se rencontrèrent avec ceux de sa femme ; et une commune pensée leur vint, qu’ils comprirent sans s’être rien dit.

 

– Dis donc, farmier, pendant que t’es là…

 

Il se gratta le sinciput, trouvant quelque embarras à formuler son idée.

 

– J’voulais te dire, rapport à la petite… Là, si t’prenait l’envie, – comprends bien, – de la garder… On ne sait pas, hein ? ce qui peut arriver… Oh ! c’est pas qu’alle nous gêne, Dieu merci, non ! Mais enfin, v’là… Les filles, c’est les filles, comme les génisses c’est les génisses… On sait bien qu’c’est fait pour aller à l’homme… Ben, si c’était ton idée, en nous bâillant vingt pièces, là, tout d’un coup, c’serait marché conclu… On n’aurait pu rien à y voir… Et, nom de Dio, c’est pas pour vanter not’marchandise, mais elle est bâtie en os et en viande. Hé, Ursmarine ! viens donc qu’on t’montre à ton bon maître.

 

Brutalement il lui fit sauter le gorgerin, dépouilla sa jeune épaule ronde et du plat de la main lui claquant sa chair rougeaude et drue :

 

– Tâte un peu pou’voir ! Oh ! ça ne coûte rien ! ricanait-il.

 

Macquoi, d’abord mis en défiance par les louches et obséquieuses allures de Heurtebise, à présent sentait fourmiller en lui son vice foncier.

 

– Ah ! ben ! ah ! ben ! disait-il en soufflant des narines et rondinant son petit œil porcellaire sous ses pileux sourcils chinchilla…

 

(De la bise toile marinée aux sueurs de la peau, soudain, comme par hasard, jaillit, sous les doigts impurs du père, le rose pitan des seins. Alors il ne se posséda plus.)

 

… – Ah ! ben ! ah ! ben ! d’autant que c’est comme ça, j’donne les dix pièces, na ! Mais tu me feras un papier comme quoé, si c’est qu’alle vêle, ta fille, j’la garde, mais c’est toé qui nourriras l’veau. Les affaires sont les affaires.

 

– Allons cor’vider une chope, fit Heurtebise, hilare.

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
 http://www.ebooksgratuits.com/

 

Juin 2005

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER

À FAIRE CONNAÎTRE

CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.