Gustave Le Rouge et Gustave Guitton

 

 

 

LA CONSPIRATION DES MILLIARDAIRES

TOME III

Le Régiment des hypnotiseurs

 

 

 

Paris, A. L. Guyot, série F
« Aventures extraordinaires » – 1899

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  Le mariage d’une milliardaire. 4

CHAPITRE II  Le Bellevillois chez ses hôtes. 17

CHAPITRE III  Pacific Railway. 25

CHAPITRE IV  Un pickpocket qui joue de malheur. 36

CHAPITRE V  Irlandaise et gamin de Paris. 54

CHAPITRE VI  L’auberge de Skytown. 64

CHAPITRE VII  Le dirigeable le « Hattison ». 84

CHAPITRE VIII  Léon Goupit réalise ses projets. 99

CHAPITRE IX  Un directeur de journal avisé. 112

CHAPITRE X  Les tribulations d’un reporter. 130

CHAPITRE XI  Le chef de gare philosophe. 146

CHAPITRE XII  L’enseveli 162

CHAPITRE XIII  Nouveaux projets de William Boltyn. 174

CHAPITRE XIV  Un discours de Harry Madge. 191

CHAPITRE XV  Léon s’échappera-t-il ?. 212

CHAPITRE XVI  La caverne. 240

CHAPITRE XVII  Un palais fantastique. 264

CHAPITRE XVIII  Sauvé. 282

CHAPITRE XIX  Querelles de ménage. 300

CHAPITRE XX  Le retour à la maison paternelle. 314

CHAPITRE XXI  Le Collège des sciences psychiques. 328

CHAPITRE XXII  Divorce et départ. 337

À propos de cette édition électronique. 347

 

CHAPITRE PREMIER

Le mariage d’une milliardaire

 

– Crois-tu que je puisse jamais accepter pour toi un tel mariage ? s’écria William Boltyn, en abattant son poing fermé sur la table du salon dans lequel il prenait le thé avec sa fille, miss Aurora… Un Européen ! continua-t-il, et le pire de tous, l’espion de Mercury’s Park ! Voilà l’homme que tu veux épouser !… Tes prétentions sont par trop insensées. Je crois avoir assez fait, vraiment, pour ce Coronal, en lui sauvant la vie, en lui rendant la liberté, alors que je pouvais le faire exécuter sommairement… Cette folie me coûtera cher sans doute… Mais je trouve que cela suffit.

 

Un silence glacial suivit les paroles du milliardaire yankee.

 

Miss Aurora ne semblait pas disposée à répondre.

 

Affaissée, plutôt qu’assise, dans un fauteuil de velours incarnadin, elle réfléchissait.

 

Un pli dur barrait son front.

 

Le léger frémissement de ses narines indiquait son trouble intérieur.

 

Quelques minutes se passèrent.

 

William Boltyn s’était levé, arpentait maintenant le salon avec des gestes saccadés.

 

– Vous savez bien, mon père, prononça enfin la jeune fille, que M. Coronal m’a fait la promesse de ne jamais dévoiler à personne le secret de l’existence de Mercury’s Park et de Skytown.

 

– C’est bien heureux, murmura ironiquement le Yankee. Et c’est en reconnaissance de cette bonne action que tu veux l’épouser ?

 

– Vous êtes cruel, mon père, pour des sentiments que vous ne comprenez pas. J’aime Olivier Coronal. Mon amour est partagé. C’est le seul motif qui me pousse à devenir sa femme.

 

– Ah ! fit Boltyn amèrement, j’espérais mieux de toi. J’aurais attendu, ainsi que je te l’ai répété bien des fois, autre chose de l’éducation que je t’ai donnée. Je te croyais plus pratique. Il paraît que les belles paroles de ce Français, de cet espion devrais-je dire, t’ont fait oublier les sages préceptes que tu as suivis jusqu’à présent. Des phrases que tout cela ! Je les connais par cœur. L’amour de l’humanité ! Est-ce que ça existe dans la vie ? Est-ce avec cela qu’on gagne des millions comme je le fais, moi !

 

« Tu devrais le comprendre, Aurora, insista-t-il, en s’animant de nouveau, et ne pas m’infliger l’humiliation de t’entendre parler de mariage avec un Européen ! Moi qui ai passé ma vie à combattre les barbares d’Europe, qui suis à la veille de démolir leur édifice social, de leur imposer la loi du plus fort, crois-tu donc que je ne t’en veuille pas de me tenir un pareil langage ?

 

« Ce n’est pas en vain que j’ai, depuis deux ans, dépensé plus de cent millions de dollars à bâtir Mercury’s Park et Skytown, à créer, avec l’aide de l’ingénieur Hattison, les plus formidables arsenaux du monde entier.

 

« Voyons, Aurora, cette entreprise ne t’enthousiasme donc plus ? Où sont tes beaux mouvements d’autrefois ? Tu te décourages alors que notre œuvre est presque terminée.

 

« Dans quelques mois peut-être, nous mettrons entre les mains du gouvernement américain les moyens de destruction les plus foudroyants, les engins les plus terribles que la science humaine ait jamais créés. Une armée d’automates invincibles sera prête à se mettre en marche, à terroriser les ennemis, à les décimer sans merci et sans risques. Nos bateaux sous-marins, au premier signal, pourront détruire des flottes entières, avant que les équipages ennemis aient eu même le temps de se préparer à la défense.

 

« Par la voie des journaux, nous entraînerons l’opinion publique. Le peuple américain tout entier sera avec nous. Nous aurons notre guerre. C’en sera fait de l’orgueilleuse Europe. Les États de l’Union prendront la première place parmi les nations…

 

Le milliardaire avait parlé par phrases entrecoupées.

 

D’une voix dont il essayait de modérer les éclats, il reprit :

 

– Mes fabriques de conserves, déjà aussi vastes qu’une ville, s’agrandiront encore, lorsque nous aurons imposé nos tarifs commerciaux. Je doublerai ma fortune. Je la décuplerai si je veux. Mais à quoi bon, si tes actes sont en désaccord avec les miens, s’il me faut voir passer mon or entre les mains d’un Européen, d’un homme qui est mon ennemi, qui devrait être le tien. Cela, non, jamais.

 

– Vous êtes le maître de votre fortune, fit Aurora en se levant à son tour. Vous admettrez bien que je sois libre de mes actions et de ma personne. La loi ne vous donne pas le droit d’empêcher mon union. Ma décision est prise. Je vais vous quitter. Ne m’avez-vous pas enseigné vous-même à considérer l’énergie comme la première des qualités ?

 

– Comment ! Tu vas me quitter ! s’écria William Boltyn, le cœur serré d’une angoisse.

 

– C’est vous qui l’aurez voulu. Je ne vois pas d’autre solution, fit-elle avec un calme glacial. J’épouserai Olivier Coronal. Ce n’est pas pour mes millions qu’il m’aime. J’ai dû lui promettre que son traitement seul nous servirait à vivre. Chez l’ingénieur Strauss, dans l’usine duquel il vient de rentrer de nouveau, il gagne environ trois cents dollars par mois. Nous nous installerons dans une modeste maisonnette.

 

– Voyons, ce n’est pas sérieux, interrompit Boltyn, avec un gros rire qui dissimulait mal son inquiétude. Trois cents dollars par mois ! Rien que pour tes toilettes tu en dépenses sept ou huit fois plus, au bas mot !

 

– J’en conviens. C’est qu’aussi vous m’avez habituée à l’idée que rien n’était trop beau ni trop cher, du moment que cela me ferait plaisir. Vous me répétiez sans cesse que vous n’aviez qu’un but : assurer mon bonheur. J’aurai expérimenté la valeur de votre affection… en dollars, je vais donner l’ordre de préparer mes malles, d’empaqueter les objets qui m’appartiennent. Nous allons nous séparer.

 

Le visage du milliardaire s’était tout à fait décomposé. Ses mains étaient agitées d’un tremblement nerveux. La jeune fille se dirigeait vers la porte du salon.

 

Il la rejoignit, la prit dans ses bras robustes, la porta comme un enfant.

 

– Tu veux donc me faire mourir, gronda-t-il. Nous séparer ! Tu sais bien que je ne pourrais vivre loin de toi.

 

Il l’avait déposée sur un grand sofa, l’entourait de ses bras, la berçait, couvrait son front de baisers.

 

– Aussi est-ce raisonnable, fit-il en adoucissant sa voix. Que diront de ce mariage Hattison et les autres ? Je passerai pour n’avoir aucune volonté, pour être un mauvais Yankee, une girouette.

 

– Que vous importe l’opinion de ces gens ? Avez-vous besoin d’eux ? N’êtes-vous pas assez riche pour pouvoir donner à votre fille l’époux qu’elle a choisi ?

 

William Boltyn ne répondit pas tout de suite.

 

Il était désarmé.

 

Perdre sa fille, son idole, la seule créature qu’il aimât !

 

– Fais donc selon ta volonté, finit-il par dire à mi-voix. La moitié de ma fortune me coûterait moins à donner qu’un pareil consentement.

 

Le milliardaire sortit en faisant claquer la porte, et fut s’enfermer dans son cabinet de travail.

 

Restée seule, Aurora ouvrit un petit secrétaire en bois des îles, et griffonna quelques lignes, qu’elle mit sous une enveloppe, à l’adresse d’Olivier Coronal.

 

– Portez cela tout de suite, commanda-t-elle à un lad qui était accouru à son coup de timbre.

 

Elle vint ensuite s’accouder à une des fenêtres du salon, donnant sur la Septième Avenue.

 

– Comme je l’aime, murmura-t-elle. Comme je vais être heureuse !…

 

*

* *

 

Un mois après, le mariage d’Olivier, l’inventeur français de la torpille terrestre, et de miss Aurora Boltyn avait lieu, sans aucune pompe, dans la plus stricte intimité.

 

Il était inutile d’exciter la curiosité des Américains.

 

Les deux jeunes gens s’étaient trouvés d’accord sur ce point.

 

Quant à William Boltyn, il maugréait :

 

– Moi qui comptais organiser une cérémonie comme on n’en aurait jamais vu, et dont on aurait parlé dans toute l’Union !

 

Il ne disait pas toute sa pensée.

 

Mais son air bourru, les regards méprisants qu’il jetait sur le modeste attelage qui les avait amenés devant le magistrat indiquaient assez son mécontentement.

 

– Cela ne signifie rien, père, disait Aurora. Je suis très heureuse.

 

La jeune milliardaire avait revêtu une robe de soie blanche, garnie de dentelles.

 

Grande, svelte, la masse de ses cheveux blonds dorés encadrant son visage d’un ovale parfait, ses grands yeux limpides éclairés par une joie intense, elle était vraiment belle, au bras d’Olivier Coronal, grand aussi et bien découplé, dans son habit d’une élégance sobre et discrète, le regard énergique, l’attitude calme et sérieuse.

 

Aurora avait eu raison en disant à son père que le jeune Français ne l’épousait pas pour ses millions.

 

Un amour sincère emplissait le cœur des deux jeunes gens.

 

Ils s’abandonnaient à la joie d’aimer, se grisaient d’illusions.

 

C’était toute leur jeunesse à laquelle ils donnaient libre cours.

 

Aurora surtout se laissait aller à la violence de sa nature volontaire et indisciplinée.

 

Lorsque ses regards se croisaient avec ceux d’Olivier, une flamme comme sauvage, un éclair métallique les illuminaient.

 

C’était au charme étrange de ces regards que, dès le premier jour qu’il avait vu la jeune fille, s’était trouvé pris l’inventeur.

 

La froide et mesquine cérémonie du mariage terminée, tout le monde avait regagné l’hôtel Boltyn, où un lunch attendait les nouveaux époux et leurs témoins, parmi lesquels l’ingénieur Strauss.

 

Le repas fut morne.

 

Chacun se trouvait gêné.

 

L’ingénieur Strauss lui-même, doux vieillard affable et souriant, ne réussit pas à dérider les visages soucieux des convives.

 

Le maître de la maison, William Boltyn, donnait du reste l’exemple de la morosité.

 

De temps à autre, il lançait, sur celui qui, depuis quelques instants, était son gendre, des regards de colère et de haine.

 

Les deux hommes étaient mal à l’aise en présence l’un de l’autre.

 

La scène violente de Mercury’s Park n’était pas encore effacée de leur mémoire.

 

Ils avaient hâte de se séparer.

 

De race, d’opinions, ils étaient trop différents pour pouvoir s’entendre, s’accoutumer l’un à l’autre.

 

Malgré toute sa diplomatie et son instinct féminin, Aurora n’était pas entre eux un trait d’union suffisant.

 

Le lunch ne se prolongea pas.

 

Les deux époux se retirèrent.

 

Le milliardaire, malgré tout, avait mis son point d’honneur à fournir à sa fille une dot somptueuse ; et ç’avait été un sujet de discussion entre Olivier Coronal et William Boltyn, dans la seule entrevue qu’ils avaient eue relativement au mariage.

 

Tous deux, au cours de cette entrevue, s’étaient bornés à parler d’affaires.

 

Aucune autre question n’avait été soulevée.

 

– Ma fille aime le luxe, avait dit brutalement le milliardaire. Elle est habituée à dépenser sans compter. Ce n’est pas avec vos trois cents dollars mensuels qu’elle pourra le faire. J’exige absolument qu’elle accepte la dotation de cinquante millions que je lui fais. Au surplus, ma bourse lui sera toujours ouverte.

 

Il n’avait pas voulu en démordre.

 

Après une longue discussion, Olivier Coronal avait dû céder.

 

Aurora lui en était reconnaissante.

 

Pendant le mois qui avait précédé le mariage, la jeune fille avait dépensé une activité incroyable.

 

Sur la Septième Avenue, presque en face du luxueux palais de son père, elle avait fait construire un petit hôtel, d’après les indications de son fiancé.

 

Tout d’abord, Olivier s’était insurgé contre le goût déplorable des constructions américaines, contre cet excès qui consiste à surcharger les plafonds et les boiseries de dorures.

 

Il avait réclamé plus de discrétion et plus d’art.

 

Aurora, hélas ! semblable en cela à la plupart de ses compatriotes, n’avait aucun sens artistique.

 

Pourvu qu’un objet ou un meuble coûtât cher, fût voyant, attirât l’attention, elle le trouvait à son goût.

 

Cette science qui consiste à meubler un appartement en établissant une harmonie entre les couleurs des étoffes, des tentures, lui était inconnue.

 

Malgré tout cela, elle eut vite conscience de son infériorité sur ce point. Après quelques révoltes, elle se laissa guider, en tout, par Olivier.

 

Cependant elle n’avait pu cacher l’étonnement que lui causait la manière dont le jeune Français comprenait les choses de la vie.

 

– Il y a une façon intelligente de dépenser l’argent, lui disait-il en la grondant amicalement de ses achats inconsidérés. La beauté d’un objet n’est pas dans le prix qu’il coûte. La simplicité est encore ce qu’il y a de préférable.

 

En moins de deux mois, le petit hôtel avait été terminé. On y avait travaillé nuit et jour.

 

Les tapissiers se mirent ensuite à l’œuvre.

 

Toujours d’après les conseils d’Olivier Coronal, le mobilier des chambres à coucher fut de laque blanche.

 

– C’est bien plus joli, disait le jeune homme, que tous ces meubles incrustés d’or, et même de pierres précieuses dont vous avez le goût ici.

 

Pendant une semaine, ils avaient couru ensemble les magasins de Chicago, heureux d’être libres, de discuter l’organisation de leur home, de prévoir les mille petites choses indispensables qui concourent au charme et au confortable d’un intérieur.

 

Le jeune homme avait glané, chez quelques antiquaires, une collection d’art dont il orna le salon.

 

– Regarde donc, Aurora, s’écriait-il, en posant une coupe de vieux saxe sur une console. Avec quelques fleurs, ne sera-ce pas charmant ?

 

Une autre fois, ce fut un service entier en vieux sèvres qu’il découvrit.

 

– C’est une famille française qui me l’a vendu, lui dit le marchand.

 

Les précieuses porcelaines furent mises à la place d’honneur dans la salle à manger.

 

Aurora avait manifesté à son père le désir d’avoir une galerie de tableaux.

 

– Choisis ici ceux qui te plairont, lui avait dit son père. Mais laisse-moi l’Apothéose de l’Amérique. C’est le seul auquel je tienne.

 

Cette Apothéose était une vaste composition, mesurant au moins quatre mètres de hauteur.

 

En costume de vestale, l’Amérique, symbolisée par une jeune femme un peu forte, tenait les rênes d’un char qui avait la prétention de représenter, toujours symboliquement, la marche en avant du Progrès.

 

La Fortune sur sa roue, la Gloire, embouchant une trompette, lui faisaient cortège.

 

Le tout de couleurs criardes, et dessiné avec une désinvolture toute américaine.

 

William Boltyn n’aurait cependant pas donné cette toile pour le plus beau tableau de Raphaël.

 

Un jour donc, Aurora avait prié son fiancé de l’accompagner pour faire son choix.

 

Il y avait là des Téniers, des Van Dyck, des Greuze, des Nicolas Poussin, à côté de Corrège, de Primatice, de Véronèse, et même d’un Léonard de Vinci.

 

Tant de noms illustres rassemblés là côte à côte, cela avait bien un peu excité la méfiance d’Olivier Coronal.

 

Ce fut bien autre chose lorsqu’il eut examiné d’un peu près les tableaux que William Boltyn avait uniformément dotés de cadres en aluminium doré.

 

Les Van Dyck, les Véronèse et autres étaient simplement de mauvaises copies, des croûtes, comme on dit en jargon d’atelier, exécutées probablement par des élèves de la rue de Seine ou de la rue des Beaux-Arts, et que des industriels peu scrupuleux avaient baptisés chefs-d’œuvre authentiques pour les exporter en Amérique.

 

Olivier en avait ri de bon cœur, aux dépens de la crédulité du milliardaire.

 

Il s’était contenté de décorer très simplement les appartements de leur hôtel avec des eaux-fortes modernes.

 

Au rez-de-chaussée, il s’était installé un cabinet de travail et un petit laboratoire dont les fenêtres donnaient sur un jardin couvert entourant la maison d’une ceinture verdoyante.

 

Il continuerait là ses travaux pour l’ingénieur Strauss, en même temps qu’il se livrerait à ses recherches personnelles.

 

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls dans le logis souriant et parfumé, Olivier et Aurora se contemplèrent fervemment.

 

Ils allaient être l’un à l’autre unis pour l’existence.

 

Des paroles d’amour leur montaient aux lèvres.

 

– Aurora ! prononça le jeune homme, en posant un tendre baiser sur le front de celle qu’il pouvait appeler maintenant sa femme.

 

– Olivier ! fit-elle, la voix tremblante d’émotion, ses grands yeux pers rayonnants de bonheur.

 

Ils restèrent de longues minutes sans parler.

 

Mais, dans le regard dont ils s’enveloppaient mutuellement, il y avait toute la profondeur de leur amour.

 

Ils ne doutaient plus alors de l’avenir.

 

La route à parcourir leur semblait belle, puisqu’ils allaient y marcher côte à côte, la main dans la main.

 

Pendant ce temps, dans son cabinet de travail, William Boltyn, le père de la jeune épouse d’Olivier Coronal, donnait libre cours à sa mauvaise humeur, et prononçait contre l’Europe et les Européens, les plus redoutables menaces.

 

CHAPITRE II

Le Bellevillois chez ses hôtes

 

À quelques kilomètres de la petite ville, non loin de Salt Lake City, chez les braves fermiers canadiens qui l’avaient recueilli blessé sur là route, Léon Goupit, l’ancien domestique d’Olivier Coronal, achevait de se rétablir.

 

La généreuse hospitalité des Tavernier ne s’était pas démentie un seul instant.

 

Ils avaient soigné Léon avec dévouement, comme ils l’eussent fait pour un de leurs enfants.

 

Lorsque le Bellevillois avait enfin pu s’asseoir à la table familiale dans la grande salle du rez-de-chaussée, on l’avait douillettement installé dans l’unique fauteuil de la maison, à la droite du maître.

 

Les premiers jours de sa convalescence, il les vécut dans cette grande salle à manger. Mais bientôt il put sortir, et passa la plus grande partie de son temps en plein air et au bon soleil.

 

En peu de temps, Léon Goupit avait retrouvé son appétit.

 

Son visage, pâli par les souffrances, avait repris ses couleurs naturelles.

 

Avec la santé, son humeur insouciante, sa libre gaieté de gamin de Paris lui étaient revenues.

 

Il y avait à peine huit jours qu’il avait quitté le lit lorsqu’il parla de s’en aller.

 

– Maintenant que me voilà remplumé, comme vous dites, m’sieur Tavernier, il va falloir que j’m’en aille, que j’retrouve mon maître, s’était-il écrié.

 

La fermière était accourue.

 

– S’en aller ! Si ce n’est pas malheureux, avait-elle dit en se croisant les bras. Il peut à peine mettre un pied devant l’autre.

 

Elle ne revenait pas de son étonnement.

 

– Tu vas rester avec nous encore une couple de semaines pour le moins, mon petit gars, avait-elle conclu sentencieusement. M. Coronal n’est pas inquiet de toi. Il nous a bien recommandé de ne pas te laisser partir avant que tu ne sois tout à fait guéri.

 

Léon dut céder, et promettre qu’il resterait encore quinze jours chez ses hôtes.

 

Cette solution ne satisfaisait pas le Bellevillois.

 

Pendant les longues après-midi qu’il passait au coin du feu, il se sentait dévoré d’impatience.

 

– Satané Bob Weld, maugréait-il à part lui, jamais je n’aurais cru qu’il me flanquerait un pareil coup de couteau, entre les deux épaules, quand nous avons dîné ensemble à Chicago pour la première fois ! C’est égal, il paraît que je lui ai rendu la monnaie de sa pièce et que je l’ai envoyé manger les pissenlits par la racine. Eh bien ! il ne l’a pas volé, concluait-il avec sa philosophie insouciante. C’est égal, je l’ai échappé belle !

 

Ce qui tourmentait Léon plus que tout, c’était de n’avoir pas reçu de lettres de son maître.

 

Olivier Coronal était venu le visiter, lui avait demandé des renseignements au sujet des papiers que portait le détective Bob Weld.

 

Léon lui avait appris tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait pu surprendre, c’est-à-dire qu’à cent vingt cinq milles environ d’Ottega, petite station du Pacific Railway, il existait une ville nommée Mercury’s Park, fondée, selon toute apparence, par le milliardaire William Boltyn.

 

« M’sieur Olivier m’a remercié, et il est parti. Que peut-il être devenu ? se demandait avec anxiété le Bellevillois. Paraît qu’il se passe là-bas des choses curieuses, et que les Américains veulent entrer en lutte avec nous. »

 

Le plan de Léon était arrêté depuis longtemps.

 

Il partirait à la recherche de son maître, en se dirigeant vers Mercury’s Park.

 

En attendant, malgré toute l’affection dont l’entouraient les Tavernier, il s’ennuyait et comptait les jours qui le séparaient de la date fixée pour son départ.

 

Enfin la date qu’il s’était fixée arriva.

 

La veille, la brave fermière lui avait préparé un sac garni de provisions.

 

Tavernier y avait glissé une bouteille poudreuse de vieille eau-de-vie.

 

Les braves gens éprouvaient un réel chagrin de voir s’en aller de chez eux celui que leurs soins avaient arraché à la mort.

 

Malgré toute son impatience de partir, de retrouver son maître, Léon lui-même avait le cœur gros.

 

Les Tavernier insistaient pour qu’il restât quelque temps encore parmi eux. Mais il fut inflexible.

 

Cependant, il ne voulait pas les quitter sans laisser au moins un souvenir d’amitié. Le pauvre garçon ne savait comment s’y prendre.

 

Il se souvint tout à coup de l’argent qu’Olivier Coronal lui avait donné, et il pensa à le laisser en partie entre les mains de ses hôtes. Cette solution lui parut la plus satisfaisante.

 

– Tenez, mam’ Tavernier, ajouta-t-il, en lui tendant un billet plié qu’il venait de sortir de son portefeuille, ce sera pour acheter un souvenir à vos deux demoiselles. C’est bien la moindre des choses.

 

La brave femme prit un air indigné :

 

– Tu vas me faire le plaisir de remettre cela dans ta poche ! s’écria-t-elle. Est-ce que nous avons besoin de tes écus pour nous souvenir de toi ? Par exemple ! Tu nous la bailles bonne ! D’abord, conclut-elle, M. Coronal a voulu à toute force que nous acceptions de l’argent de lui. Il nous a mis dans la main toute une petite fortune que nous n’avons pu refuser. Garde tes dollars, mon gars. Ils te feront peut-être défaut plus tôt que tu ne penses.

 

Léon dut se résigner, et n’insista plus, dans la crainte de déplaire à la fermière.

 

– Allons, à table, dit cette dernière pour couper court à toute nouvelle protestation.

 

Ce repas, le dernier que Léon prit avec les Tavernier, fut animé d’une gaieté un peu forcée.

 

Mais quand le café eut été servi, et que le père Tavernier, ayant rempli les verres de vieille eau-de-vie, eut vidé le sien à la santé du jeune Parisien et à la bonne réussite de ses affaires, personne ne put contenir son émotion.

 

Tous se levèrent les larmes aux yeux. Chacun tenait à serrer, une dernière fois, la main du Bellevillois qui les avait tant divertis par sa bonne humeur et sa gaieté communicative.

 

Léon embrassait tout le monde, et cherchait autant que possible à cacher son émotion. Mais quoi qu’il pût faire, de grosses larmes coulaient de ses yeux. Il fallut cependant se séparer. Il dit adieu à tous, encore une fois, assurant les Tavernier de sa reconnaissance.

 

– Mon pauv’ petit gars, s’écria la fermière, pour sûr qu’on se souviendra de toi ici. Va avec Dieu et qu’il ne t’arrive pas malheur.

 

Léon devait prendre le railway. Le fermier avait attelé sa jument pour le conduire à la ville.

 

Tous deux montèrent dans le cabriolet.

 

Tavernier enleva la bête d’un coup de fouet et la voiture s’éloigna rapidement.

 

De temps à autre, Léon se retournait et jetait un coup d’œil sur cette ferme où il avait passé de si calmes journées.

 

Il aperçut longtemps encore ses anciens amis groupés devant la porte, répondant aux signes d’adieu qu’il leur faisait en agitant leurs chapeaux ou leurs mouchoirs.

 

Tavernier, pour cacher son émotion, faisait claquer son fouet, excitait sa jument par ses cris ou affectait de regarder, d’un air indifférent, les cultures qui bordaient la route.

 

Le trajet s’acheva presque silencieusement.

 

Bientôt les premières maisons de la ville apparurent. La route se transformait en rue.

 

Tavernier fit stopper son cheval devant la station, un grand bâtiment rectangulaire surmonté d’une énorme horloge électrique.

 

– À quelle heure le train de l’Ouest ? demanda le Bellevillois lorsqu’ils eurent sauté à terre et déposé leurs colis sur un banc.

 

– Est-ce que je sais, moi ! grommela l’employé. Il n’est pas encore signalé. En tout cas, s’il fait comme celui d’hier, vous avez le temps d’attendre.

 

– Pas possible, fit Léon goguenard. Et pourquoi donc ?

 

– Parce qu’il est arrivé avec douze heures de retard, toutes ses vitres cassées, et la moitié des voyageurs blessés.

 

– Il avait déraillé ?

 

– Non. Cela arrive quelquefois. Mais ce n’était pas le cas hier, répondit l’employé. Le train avait été attaqué par une bande de coureurs de prairies qui avaient enlevé les rails. Les voyageurs en ont été quittes pour se barricader dans leurs wagons et faire le coup de feu. Mais il paraît qu’ils n’ont pas été les plus forts. Ils ont dû payer une rançon et reconstruire eux-mêmes la voie.

 

– Eh bien, ça, c’est trop fort, par exemple ! s’écria Léon. Et vous vous dites civilisés en Amérique ! À la bonne heure, je comprends ça, des brigands qui rançonnent les voyageurs ! Mais c’est pire que dans la Forêt-Noire, qu’en Turquie, que chez les Zoulous ! Les a-t-on arrêtés au moins ?

 

– Pourquoi voulez-vous qu’on les arrête ? demanda l’employé. D’abord il faudrait le pouvoir. Et puis ce n’est pas l’affaire du gouvernement ! Ces gens-là font leur métier comme vous faites le vôtre. C’est l’affaire des voyageurs qui prennent le train.

 

Et l’employé tourna les talons, trouvant sans doute qu’il en avait assez dit à des gentlemen qui s’étonnaient de si peu de chose.

 

Léon n’en revenait pas.

 

Malgré tout, l’idée qu’il allait peut-être lui arriver semblable aventure n’était pas pour lui déplaire.

 

Faire le coup de feu contre des brigands avait toujours été son rêve à Paris.

 

– Ben, vous voyez, m’sieu Tavernier, fit-il. Paraît que les trains arrivent quand ça leur fait plaisir. Vous avez du travail à la ferme. C’est déjà bien gentil de m’avoir accompagné. Je ne veux pas vous retarder plus longtemps.

 

– Mais non, protesta le fermier. J’ai bien le temps. Je suis content d’être avec toi.

 

Une heure après, le train n’était pas encore signalé.

 

 

Tavernier finit par se laisser convaincre qu’il était temps de regagner la ferme.

 

Léon Goupit regarda Tavernier s’éloigner dans son cabriolet et disparaître au détour d’une rue.

 

– Y en a pas beaucoup comme celui-là ! murmura-t-il avec émotion.

 

Et cette simple phrase résumait bien toute son admiration, toute sa reconnaissance pour les braves gens qui lui avaient sauvé la vie, qui l’avaient recueilli, blessé, sous leur toit, et l’avaient soigné avec autant de sollicitude que s’il eût été un de leurs propres enfants.

 

CHAPITRE III

Pacific Railway

 

Le train avait décidément du retard.

 

Depuis plus d’une heure, le Bellevillois, revenu dans la salle d’attente, se promène de long en large, en jetant des regards impatients sur le cadran de l’horloge pneumatique.

 

L’éternel écriteau : Beware of pickpockets, se balance aux guichets et le long des murailles.

 

« Au moins, pense-t-il, voilà des gens qui ont le courage de se montrer tels qu’ils sont. C’est bien aimable à eux. On sait à quoi s’en tenir. »

 

Instinctivement, Léon s’assura que ses dollars étaient toujours dans son portefeuille.

 

Et il boutonna son veston.

 

Le train ne paraissait toujours pas.

 

Léon commençait à ne plus pouvoir se contenir.

 

Il pestait contre la Compagnie du Pacific Railway et protestait, à haute voix, contre le mépris qu’on affecte à l’égard du public en Amérique, plus que dans tous les pays du monde.

 

– Sûr que des bandits ont encore arrêté le train, criait-il. Ah ! si j’étais le gouvernement.

 

– Vous êtes pressé ? lui demanda un gentleman qui, comme lui, faisait les cent pas dans la salle d’attente.

 

– Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? répondit Léon en tournant les talons au questionneur.

 

Il continua sa promenade, se dressant sur ses talons et roulant des yeux furieux.

 

Les jeunes misses et les ladies regardaient avec curiosité ce petit bonhomme, coiffé d’une casquette, et qui fumait sa cigarette en lançant de côté des jets de salive, avec une expression d’indicible mépris.

 

Pour se distraire, le Bellevillois finit par acheter un numéro du New York Herald qui s’étalait à la devanture d’un kiosque de journaux.

 

Et il s’installa, pour le lire, sur le banc, entre sa valise et sa musette à provisions.

 

– Rien d’intéressant dans ces journaux-là, prononça-t-il d’un air dégoûté, après avoir jeté un coup d’œil sur les colonnes serrées. Pas seulement de feuilletons. La Chambre des représentants… le prix du coton et du sucre ; les mines d’or… la question d’Orient, continua-t-il en parcourant distraitement la feuille qu’il tenait grande ouverte devant lui. Ça ne vaut pas Le Petit Parisien tout cela !… Tiens ! Le mariage d’une milliardaire. Voyons cela.

 

Mais à peine Léon eut-il commencé la lecture de l’information qu’il sursauta sur son banc.

 

Sa figure exprimait l’étonnement le plus vif et le plus profond.

 

– C’est bien de lui qu’il s’agit pourtant, murmura-t-il. Ah ! bien, ça, c’est trop fort !

 

Et, pour se convaincre, il relut :

 

« Le mariage de miss Aurora Boltyn, la fille du milliardaire William Boltyn, dont le monde entier connaît les immenses usines de conserves à Chicago, et de M. Olivier Coronal, inventeur français, célèbre par sa découverte d’une torpille terrestre, a eu lieu hier à Chicago dans la plus stricte intimité. L’ingénieur Strauss, le propriétaire des usines électriques qui portent son nom, était au nombre des témoins. »

 

« Mais qu’est-ce que cela signifie ? se demanda le Bellevillois de plus en plus intrigué. M’sieur Olivier qui vient d’épouser la fille de William Boltyn ! Sûr que j’y perds mon latin ! »

 

Cette dernière affirmation était tout au plus une manière de parler, Léon n’ayant jamais pâli sur la grammaire de Lhomond et le De viris illustribus.

 

Mais cette phrase avait du moins ce mérite de bien rendre son effarement.

 

Il renonça à comprendre.

 

Soudain, un timbre électrique grésilla sur le quai.

 

Léon remit à plus tard le soin de chercher une explication à l’événement surprenant qu’il venait d’apprendre par le New York Herald.

 

Dans la salle d’attente, tous les voyageurs avaient saisi leurs plaids et leurs menus colis, et s’étaient élancés vers le train.

 

Le Bellevillois en fit autant.

 

Sa couverture en bandoulière, sa musette d’une main, sa valise de l’autre, il monte, ou plutôt il pénètre dans un wagon – puisque ces voitures sont de plain-pied avec le quai – avantage, il faut bien le reconnaître, que les gares américaines ont sur celles de nos villes françaises.

 

Les portières claquèrent tout le long du convoi.

 

La locomotive siffla.

 

On se mettait en marche.

 

Aussitôt installé dans un coin resté libre, sans même jeter un regard sur ses compagnons de voyage, le Parisien tira de nouveau de sa poche le numéro du New York Herald.

 

La chose lui paraissait tellement extraordinaire, tellement impossible, qu’il fut tenté de croire à un de ces canards, une de ces informations burlesques, que les journaux les plus sérieux reproduisent parfois, quitte à les démentir le lendemain.

 

« Voyons, se disait-il, m’sieur Olivier ne peut pas avoir fait ça. Il est parti pour Mercury’s Park dans l’intention d’y pénétrer de n’importe quelle façon et de s’y faire embaucher comme ouvrier électricien par l’ingénieur Hattison. D’après ce qu’il m’a dit, William Boltyn serait à la tête d’une société de milliardaires yankees qui en veulent aux Européens ; et ce Mercury’s Park serait un vaste arsenal dans lequel ils entassent des engins de destruction, pour nous réduire en capilotade et s’emparer de notre argent.

 

« Expliquez-moi ça que m’sieur Coronal ait épousé la fille de cet homme-là ! Ma parole ! Si ce n’était pas imprimé tout au long, je ne voudrais pas le croire. Il doit y avoir là-dessous quelque chose qui m’échappe… Sûrement… Et puis, après tout, on ne sait jamais, c’est peut-être par amour qu’il a épousé miss Aurora. Ned Hattison est bien tombé subitement amoureux de Lucienne Golbert.

 

« Mais alors, conclut Léon, c’est à Chicago qu’il faut que j’aille pour retrouver m’sieur Coronal !… »

 

Cette idée ne lui était pas encore venue.

 

Pendant quelques minutes, le Bellevillois réfléchit.

 

« Ma foi, finit-il par se dire, puisque je suis en route pour Mercury’s Park, j’irai jusqu’au bout. Cela me fera voir du pays. J’aurai toujours le temps de revenir à Chicago. »

 

Léon était curieux, lui aussi, de se rendre compte de ce qui se passait là-bas, dans les montagnes Rocheuses, d’aller visiter Mercury’s Park, et depuis si longtemps qu’il entendait parler de lui, de voir l’ingénieur Hattison.

 

Léon avait pris du reste son billet pour Ottega.

 

Les neuf cents dollars qu’il avait dans sa poche lui donnaient de l’assurance.

 

C’est presque un petit voyage d’agrément qu’il s’offrait.

 

Et, prenant au sérieux son rôle de touriste, il se promit d’acheter un appareil photographique.

 

Pour le moment, il s’occupait à regarder le paysage.

 

Le train filait à toute vitesse pour rattraper son retard.

 

Léon s’accouda à la portière et alluma une cigarette.

 

Jusqu’à l’horizon, la plaine était couverte de maïs doré. Les paysans faisaient la moisson.

 

Cela lui rappelait les fermiers qu’il venait de quitter, et les bonnes journées de convalescence qu’il avait passées chez eux.

 

Puis, ce furent des pâturages que le convoi traversa en ligne droite.

 

Des troupeaux de bœufs paissaient en liberté.

 

Ils levaient, dans la direction du train qui passait en sifflant, leurs gros mufles humides, comme pour saluer.

 

La silhouette d’un cavalier, sans doute quelque coureur de prairie, se profilait de temps à autre au milieu des hautes herbes.

 

Ces bœufs, à demi sauvages, ne sont pas toujours aussi paisibles.

 

Il leur arrive parfois d’envahir la voie ferrée et de se précipiter à la rencontre des trains, qu’ils font même quelquefois dérailler.

 

Les wagons du train sont à couloir central et communiquent tous entre eux.

 

Assis de nouveau dans son coin, sur la banquette mobile qui, le soir venu, se transforme en couchette, le Bellevillois regardait défiler les Yankees qui se promenaient gravement.

 

Il s’amusait à les critiquer, à deviner leur profession, d’après leur mise.

 

En lui-même, il gratifiait les ladies et les gentlemen d’épithètes peu charitables.

 

Du salon de lecture ou du fumoir, après avoir pris connaissance des feuilles, savouré leur havane, ou tiré la dernière bouffée de leur pipe, les honorables gentlemen qui voyagent sur le Pacific Railway, peuvent aller se rafraîchir au wagon-bar ; et si l’ennui les prend, gagner le wagon-théâtre pour y faire leur digestion.

 

La Compagnie des wagons-théâtres attache une de ses voitures à chaque convoi.

 

Tout le long du parcours, une troupe d’acteurs donne des représentations sous la direction d’un imprésario.

 

Dans chaque compartiment, une affiche indique le programme du spectacle.

 

Léon Goupit, qui ne pouvait rester assis, avait pris le parti d’aller faire un petit voyage de reconnaissance, de se dégourdir un peu les jambes.

 

« Ma foi, se dit-il, après avoir arpenté une dizaine de fois le couloir central, un pareil événement, le mariage de m’sieur Olivier, ça vaut bien la peine d’être arrosé tout de même. Je n’ai pas été à sa noce, faut au moins que j’boive à sa santé. »

 

Il pénétra dans le wagon-bar où, derrière un comptoir d’étain, trônaient deux boys en veste blanche, peignés et pommadés avec soin.

 

Une demi-douzaine de gentlemen étaient déjà installés sur de hauts tabourets, les pieds recroquevillés sur les barreaux.

 

Ils vidaient coup sur coup, avec une dignité sans égale, des pintes de stout, ou bien dégustaient, avec des chalumeaux, les mélanges bizarres que le garçon confectionnait devant eux dans un gobelet d’un quart de litre.

 

Les boissons américaines sont aussi variées que possible.

 

Il y en a pour tous les goûts, pour toutes les heures de la journée depuis le morning ball (l’appel du matin), qu’on prépare avec du sucre, du curaçao, de l’angostura, du rhum, du citron et de la glace, jusqu’au night cap (le bonnet de nuit), et le last drink (la dernière boisson) qui s’obtient en mélangeant ensemble dans un gobelet à demi plein de glace du cognac, de la chartreuse jaune, du sherry-brandy, du ginger-brandy, du kummel et du sucre. Certaines de ces boissons, à défaut d’autres qualités, sont affublées de noms bizarres : le tonnerre, l’huître des prairies, sans compter la collection des cocktails de toute sorte.

 

Des œufs, du poivre, de la framboise, de la menthe, du champagne, du lait, de l’anisette, il entre une infinité de substances hétéroclites dans la composition de ces breuvages.

 

L’alcool, malgré tout, domine.

 

Les Yankees de toutes classes en font une effrayante consommation.

 

Ils boivent comme ils mangent ; et ce n’est pas peu dire.

 

Nos voisins d’outre-Atlantique ne sont plus les seuls, malheureusement, depuis quelques années, à s’intoxiquer.

 

De même que la brasserie, le bar américain a conquis, chez nous, son droit de cité, s’est installé sur nos boulevards.

 

Les vieux cafés, pleins de souvenirs artistiques et littéraires, et qui faisaient l’orgueil du Parisien, disparaissent un à un, cédant la place au nouveau débit de poison.

 

La mode, le bon ton exigent, maintenant, que de cinq à sept, et après le dîner, tout ce qui, dans la capitale, prétend à l’élégance, se hisse sur le tabouret d’un bar, s’y tienne impassible et roide, et se gorge consciencieusement de brandy and soda, de whisky ou d’un quelconque cocktail.

 

Il est vrai que, même en France, il y a parfois de l’intelligence à ne pas suivre la mode.

 

En matière de boissons américaines, le Bellevillois, quoiqu’il n’eût guère passé plus d’un an à New York ou à Chicago, aurait pu tenir tête au barman le plus compétent.

 

Il les connaissait toutes, et en avait même inventé une nouvelle : « la Bellevilloise », comme il l’avait patriotiquement dénommée.

 

À vrai dire, c’était tout simplement une recette qu’il avait empruntée à Tom Punch, l’interprétant à sa façon, augmentant ou diminuant la quantité des substances liquides – il y en avait au moins une quinzaine – qui concouraient à former cette boisson, une des plus étranges, assurément, qu’on ait jamais bues.

 

Léon avait escaladé un tabouret resté libre entre deux buveurs.

 

Il méditait une bien bonne farce.

 

– Que buvez-vous, lui demanda le boy à veste blanche. Une pinte de stout ? Il est très bon.

 

– Non, fit Léon, avec un air d’importance. Préparez-moi une « Bellevilloise ».

 

– Une Bellevilloise ! répéta le garçon abasourdi. Nous ne connaissons pas ça.

 

– Comment, vous ne connaissez pas la Bellevilloise ? Que connaissez-vous, alors ! s’écria le gavroche en feignant de s’emporter.

 

Ce colloque avait attiré l’attention des buveurs qui, eux aussi, se demandaient ce que voulait dire, avec sa Bellevilloise, le jeune homme d’allure malicieuse qui se trémoussait sur son tabouret.

 

– Tenez, fit alors Léon en tendant un papier avec un sérieux comique, voilà la recette, puisque vous ne la connaissez pas. Dépêchez-vous, j’ai soif.

 

Les gentlemen du wagon-bar paraissaient fort intrigués.

 

Leur étonnement ne fit que s’accroître lorsqu’ils furent témoins des manipulations compliquées que nécessita la préparation du breuvage.

 

Léon ne s’était, depuis longtemps, amusé de telle façon.

 

Imperturbable, il soutenait, sans broncher, tous les regards curieux que lui lançaient ses voisins.

 

Après avoir passé dans une demi-douzaine de récipients, s’augmentant à chaque transvasement d’un nouvel ingrédient, sa Bellevilloise, une sorte de limonade glacée et aromatisée, lui fut enfin servie.

 

– Excellent ! Voilà ce que j’appelle quelque chose de bon, s’écria-t-il en faisant claquer sa langue.

 

Il y eut un moment de silence et d’hésitation.

 

Triomphalement, Léon avait replacé dans son portefeuille le papier sur lequel sa recette était inscrite, et avant de laisser la curiosité des Yankees se manifester par une question qu’il sentait déjà sur toutes les lèvres, il paya, sauta de son tabouret et sortit dignement.

 

Cette espièglerie l’avait mis en belle humeur.

 

La cloche du train sonnait pour annoncer le dîner.

 

Léon se dirigea gaiement vers le wagon-restaurant.

 

– Après ça, s’écria-t-il au moment d’y pénétrer, que je vais laisser perdre le poulet de mam’ Tavernier !

 

Il fit demi-tour, se rendit dans son compartiment, ouvrit sa musette et prit les provisions qui s’y trouvaient.

 

Une bouteille de cidre dans chaque main, un paquet sous le bras, il regagna le dining-car.

 

Son entrée fit sensation.

 

Mais lui, sans s’inquiéter autrement de la stupéfaction générale, développa son paquet, en tira un superbe poulet rôti qu’il installa sur une assiette, et repoussant avec un air méprisant la pinte de bière qui se trouvait devant lui, il fit prestement sauter le bouchon d’une bouteille qu’il avait emportée et se versa majestueusement une rasade de cidre mousseux.

 

CHAPITRE IV

Un pickpocket qui joue de malheur

 

Il faisait nuit lorsque le Bellevillois débarqua à Ottega.

 

Sa légère valise à la main, son plaid et sa musette en bandoulière, il s’en alla lui-même à la recherche d’un hôtel pour y passer la nuit.

 

« Demain, se disait-il, je verrai à prendre mes renseignements, à savoir de quel côté je dois me diriger. D’après les notes de cet animal de Bob Weld, Mercury’s Park est à cent vingt milles d’ici. Je trouverai bien quelqu’un qui m’indiquera le chemin. »

 

Léon Goupit, en somme, était content du petit voyage qu’il avait combiné.

 

Sa gaieté, son insouciance lui revenaient.

 

– J’avais besoin de cela pour me remettre tout à fait, s’écriait-il. Mais quelle nouvelle tout de même… Jamais je n’aurais pensé que m’sieur Coronal épouse la fille de William Boltyn.

 

Il ne pouvait pas s’habituer à cette idée.

 

« Mais, comment cela s’est-il fait ? » se demandait-il sans cesse.

 

L’information du journal de New York ne lui donnait aucun détail.

 

Léon en était réduit aux conjectures.

 

« Bah ! tout s’expliquera, finissait-il par se dire. Toujours est-il que la chose est faite. Sapristi, ce n’est pas d’la petite bière, maintenant, que m’sieur Olivier : le voilà le gendre d’un milliardaire. Mais c’est égal, ça me chiffonne qu’il se soit marié avec une Américaine, tandis qu’il y a tant de jolies Parisiennes qui n’auraient demandé qu’à dire oui avec lui devant monsieur le maire. »

 

Lorsqu’il eut déposé sa valise dans le premier hôtel qu’il rencontra, une vaste bâtisse carrée, dont l’entrée s’ornait de statues en zinc doré, quand il eut retenu une chambre à raison de deux dollars par jour, le Bellevillois, qui ne perdait pas facilement ses habitudes, alluma une cigarette et, les mains dans ses poches, s’en alla visiter la ville, en flâneur.

 

Son premier soin fut d’acheter un appareil photographique, ainsi qu’il se l’était promis.

 

– Au moins, comme ça, j’ai l’air d’un Anglais, s’écria-t-il, en sortant du magasin, le Kodak en bandoulière.

 

Il continua sa promenade.

 

Inondée de lumière électrique, la rue dans laquelle il se trouvait devait être la principale de la petite ville. La foule s’y pressait, sans cesse renouvelée.

 

Un car aérien passait en sifflant à de courts intervalles, prenant des voyageurs, en déversant d’autres, à chaque intersection des rues.

 

Au bout d’une centaine de pas, Léon fut arrêté par un groupe compact d’individus vociférant à qui mieux mieux, devant la façade d’une maison brillamment illuminée.

 

Il allait continuer son chemin lorsque, ayant levé la tête, il aperçut une grande inscription se détachant en lettres de feu :

 

GREAT EVENT ! ! !

 

Aujourd’hui

 

Rencontre sensationnelle

 

FLIPPS BERWING,

 

Champion de l’Union

 

JOHN BRACKSTON,

 

Champion australien

 

Entrée un dollar

 

Au-dessous, sur un transparent lumineux, on voyait les portraits des deux boxeurs en tenue de combat.

 

Le flot populaire grossissait à chaque minute.

 

En attendant l’ouverture des portes, on échangeait ses pronostics, on discutait les chances des deux champions.

 

– Brackston ne vaut pas un dollar, criaient les uns. Hurrah ! pour Berwing.

 

– Berwing ! il sombrera au premier coup de poing, hurlaient les autres. Hurrah ! pour Brackston !

 

– Oh ! paraît que ça chauffe, s’écria le Bellevillois, que ces colloques amusaient énormément.

 

Ça chauffait tellement, pour parler le langage imagé de Léon Goupit, qu’une mêlée générale s’engagea entre les partisans de Berwing et ceux de Brackston.

 

Les coups de poing pleuvaient dru comme grêle, les yeux se pochaient, les nez s’aplatissaient.

 

On s’arrachait les cheveux avec un parfait ensemble.

 

Le sol était taché de sang.

 

Des vêtements en loques, des chapeaux bossués, des débris de cannes et de parapluies jonchaient la rue.

 

À Paris, la police serait accourue pour rétablir l’ordre, pour séparer les combattants.

 

Celle des villes américaines se garde bien d’intervenir.

 

Les policemen laissent les énergumènes s’apaiser d’eux-mêmes, et pourrait-on dire, en parodiant Corneille, « le combat cesse faute de combattants ».

 

Peu soucieux de recevoir quelque horion, Léon s’était prudemment mis à l’écart.

 

– Kiss ! kiss ! criait-il en riant à gorge déployée. Approchez, ladies et gentlemen. Pas besoin de payer un dollar pour voir ça. C’est gratuit. Approchez, approchez voir.

 

Il contrefaisait à ravir le camelot.

 

Tout à coup il interrompit le boniment qu’il venait de commencer.

 

Une inspiration subite venait de traverser son cerveau.

 

Il sortit vivement de sa poche un petit paquet qu’il avait acheté avec son appareil photographique.

 

C’était du magnésium.

 

Il en prit une lamelle, craqua une allumette.

 

Un flot de lumière éblouissante l’environna aussitôt.

 

Il braqua son Kodak sur le spectacle des Yankees, qui continuaient leur argumentation à coups de poing.

 

– En avant la musique, criait à tue-tête le Bellevillois, en agitant au-dessus de sa tête la lamelle de magnésium qui achevait de se consumer. C’est comme à la loterie. À tous les coups l’on gagne ! Hip ! hip ! hurrah !

 

La victoire se décidait en faveur des partisans de Brackston.

 

Ceux de Berwing perdaient du terrain.

 

Mais des deux côtés, le nombre des visages tuméfiés, des nez écrasés, des yeux disparaissant sous la boursouflure des chairs était sensiblement égal.

 

Tout à coup, les portes du hall, dans lequel devait avoir lieu le match de boxe, dont ce public n’était que l’avant-propos, s’ouvrirent toutes grandes.

 

Dans la rue, le combat s’arrêta comme par enchantement.

 

Les plus contusionnés allèrent se faire panser.

 

La foule s’engouffra sous le portail, aussi placidement que si rien ne s’était passé.

 

« Faut-il tout de même qu’ils soient abrutis, se disait Léon en s’éloignant, pour n’avoir rien à faire de mieux que de se distraire au spectacle de deux hommes s’écrasant le visage et se défonçant les côtes !

 

« En voilà une drôle de passion ! Si c’est là qu’ils en sont arrivés avec tous leurs dollars, toutes leurs machines, ils n’ont vraiment pas de quoi être fiers. À Paris on s’amuse d’une autre façon. Il y a des théâtres, des concerts… On y joue La Dame aux camélias, Les Trois Mousquetaires, Le Tour du monde d’un gamin de Paris, Michel Strogoff, Les Deux Gosses, des pièces épatantes, quoi ! »

 

Tout en philosophant de la sorte, le Bellevillois reprit le chemin de son hôtel.

 

La soirée s’avançait.

 

Les rues devenaient presque désertes.

 

« Enfin, se disait Léon, je n’ai pas tout perdu. Il me reste l’instantané. Je ferai voir ça à m’sieur Olivier. »

 

Peu expert en matière de photographie, Léon ne savait comment s’y prendre pour développer la plaque, pour tirer les épreuves.

 

Mais dans le magasin où il avait acheté son appareil, un écriteau lui avait appris qu’on se chargeait de tous les travaux.

 

Il s’y rendit donc de nouveau.

 

– Je compte l’avoir pour demain matin, fit-il à l’employé.

 

Comme il voulait payer, il s’aperçut que son portefeuille, contenant toute sa fortune, n’était plus dans la poche de son veston.

 

L’avait-il perdu en gesticulant ?

 

Lui avait-il été subtilisé par un adroit pickpocket ?

 

Mystère !

 

– Ah ! ben, elle n’est pas mauvaise, s’écria-t-il, tellement surpris qu’il ne pensait pas à se mettre en colère. Me voilà dans une belle situation… sans le sou ! Qu’est-ce que je vais devenir ? Si seulement j’avais eu l’idée de payer ma chambre d’avance, je saurais où coucher cette nuit. Décidément je n’ai pas de chance !…

 

Vainement, dans l’espoir d’y retrouver son portefeuille, il se rendit à l’endroit où s’était passée la scène du pugilat entre les partisans de l’Américain et de l’Australien.

 

Il eut beau explorer les abords du hall, se remémorer tout ce qu’il avait fait : rien n’y fit.

 

À visiter les moindres recoins, il brûla presque son paquet de lamelles de magnésium, sans rien découvrir.

 

Consterné, tête basse, d’un pas traînard, Léon Goupit se remit à se promener, sans but, puisqu’il n’avait pas mieux à faire pour le moment.

 

Plus de vingt fois il fouilla ses poches les unes après les autres.

 

Peine inutile. Le portefeuille n’y était pas.

 

Dans sa blague à tabac, pourtant, le jeune homme retrouva un shilling qui s’y était glissé.

 

Cette découverte lui fit un plaisir énorme.

 

– Ah ! ça va mieux. Je ne peux toujours pas dire que j’suis sans l’ sou ! fit-il. Si j’allais boire un verre de gin !… Les nuits sont fraîches. Ça me donnera du cœur au ventre.

 

Comme il allait, en effet, passer la porte d’un bar, la seule boutique qui fut encore ouverte et qui projetât sa lumière parmi l’ombre de la rue déserte, le Bellevillois entendit tout à coup un bruit de pas et des éclats de voix.

 

Un homme courait, poursuivi par une jeune fille qui criait : « Au voleur ! » avec des intonations désespérées.

 

« Bon. Encore un ! Il n’y a donc que ça dans cette sale ville, pensa Léon. Attends un peu, mon gaillard, tu vas payer pour celui qui m’a joué le tour tout à l’heure. »

 

Essoufflée, la jeune fille avait cessé sa poursuite.

 

L’homme galopait toujours, venant droit au Bellevillois.

 

D’un magistral coup de tête en pleine poitrine, accompagné d’un croc-en-jambe, Léon l’arrêta net et l’envoya rouler sur la chaussée.

 

Malgré sa petite taille et son air quelque peu malingre, le gavroche possédait ce qu’on appelle une « jolie poigne ».

 

Il eut vite fait de réduire le pickpocket à l’impuissance.

 

Esquivant les coups de pied et les coups de poing, il était parvenu à s’asseoir sur la poitrine de l’homme, un grand diable roux et déguenillé, et il le tenait en respect avec son revolver.

 

La jeune fille s’était approchée.

 

Elle était petite, blonde, avec des grands yeux bleus, simplement vêtue d’une robe de laine noire, et coiffée d’un petit chapeau de paille.

 

– Alors, comme ça, miss, demanda Léon Goupit, ce malandrin sur lequel je suis assis vous a dévalisée.

 

– Il m’a volé un petit sac que je tenais à la main, dit-elle. Il y a dedans une centaine de dollars. Combien je serais heureuse si vous pouviez me le rendre.

 

– Eh bien, j’peux dire que j’suis logé à la même enseigne que vous. Seulement, moi, je ne tiens pas mon voleur. Tout près de mille dollars, miss, toute ma fortune, et le portefeuille avec. Enfin, nous allons toujours voir pour votre petit sac.

 

« Eh bien, mon vieux, tu sais, continua-t-il en s’adressant au pickpocket dont les yeux exprimaient l’épouvante, ce n’est pas la galanterie qui te gêne ! C’est égal, tu ne t’attendais pas à celle-là ! Ça t’apprendra, une autre fois, à te frotter aux Bellevillois. En attendant, nous allons procéder à la visite. Ayez pas peur, miss, je le tiens bien. Il n’y a pas d’ danger qu’il se sauve !

 

Voyant qu’en effet son voleur était réduit à l’immobilité, la jeune fille s’enhardit jusqu’à prêter main-forte à Léon.

 

– Prenez le revolver, miss, fit celui ci ; et si le malotru fait mine de bouger, logez-lui une balle dans la tête. Puisqu’il n’y a pas de police dans ce pays de sauvages, nous allons la faire nous-mêmes.

 

Sans attendre davantage, il se mit à fouiller l’homme. La jeune fille avait pris l’arme, et le tenait en joue. Dans une des poches, le Bellevillois trouva tout d’abord deux montres.

 

– Ah ! fit-il, il paraît que la journée a été bonne. Nous ne perdrons toujours pas tout. Il ne l’a pas mangé, votre sac. Nous allons le retrouver, que diable !

 

Tout en parlant, Léon continuait gravement son inspection.

 

Plusieurs porte-monnaie étaient dans une autre poche avec un portefeuille.

 

Ce dernier objet attira tout de suite l’attention du gavroche.

 

Un cri de surprise et de joie lui échappa aussitôt qu’il l’eut examiné.

 

– Ma parole, c’est le mien, s’écria-t-il. Du moins il lui ressemble énormément. Mais oui, y a pas d’erreur, c’est le mien… Voilà ma recette pour préparer la Bellevilloise, mes bank-notes, tous mes papiers.

 

Léon ne pouvait contenir sa joie.

 

– Ça, c’est trop fort, répétait-il sur tous les tons, ne trouvant pas autre chose à dire, tant était grande sa joie.

 

– C’est le portefeuille qui vous a été volé ? lui demanda la jeune fille.

 

– Mais oui. C’est drôle tout de même de le retrouver en cherchant votre sac. Tenez, la preuve, voilà mon passeport : Léon Goupit, né à Paris, et cætera…

 

– Vous êtes français, monsieur ?

 

– Et même, comme vous voyez, plus que français, si on peut dire, parisien ! Mais nous verrons ça tout à l’heure. Ne perdons pas trop notre temps. Il s’agit de retrouver vos dollars.

 

Le pickpocket semblait avoir pris son parti de l’aventure.

 

Toujours étendu sur le dos, il ne faisait pas un mouvement, ne disait pas une parole.

 

Voyant qu’on allait le fouiller de nouveau, il se décida à parler.

 

– Je veux bien vous rendre le sac, fit-il, à la condition que vous me laisserez partir, en me rendant tout ce qui n’est pas à vous, et que vous ne me dénoncerez pas.

 

– Pour sûr, que je te laisserai aller te faire pendre ailleurs, s’écria Léon… Pourvu que miss rentre en possession de ses dollars… J’ai les miens. Le reste m’est bien égal.

 

– Eh bien, alors, laissez-moi me relever. Je vous donne ma parole que je vais vous donner satisfaction.

 

– Entendu, fit le Bellevillois. Seulement, tu sais, mon vieux, ajouta-t-il en prenant le revolver des mains de la jeune fille, gare à toi si tu ne tiens pas ta promesse.

 

En un clin d’œil le pickpocket fut debout.

 

– Voilà, fit-il en tendant le petit sac en maroquin rouge qu’il avait caché sous ses vêtements. Je n’y ai pas touché. Rendez-moi les porte-monnaie, nous serons quittes.

 

Après s’être assuré que le contenu du sac était intact, le Bellevillois s’exécuta.

 

– Maintenant, bonsoir, l’ami, fit-il. Et pas de rancune. Ne recommençons pas, par exemple, parce que ça pourrait te coûter plus cher qu’aujourd’hui.

 

Sans demander autre chose, l’homme s’éloigna et disparut bientôt au coin d’une ruelle.

 

Les deux jeunes gens restèrent seuls.

 

Léon Goupit éclata de rire.

 

– Voilà ce qu’on peut appeler avoir de la chance, fit-il. Je veux bien être pendu si je comptais retrouver mon portefeuille de cette façon. Enfin, tout est réparé. Ce n’est pas trop tôt. J’avais toutes les chances de coucher dehors.

 

– Laissez-moi vous remercier, fit à son tour la jeune fille, et vous féliciter de votre courage. J’étais bien ennuyée, moi aussi. Ces cent dollars représentent toute ma fortune.

 

– Mais c’est moi, ma parole, qui remercie le hasard qui m’a fait vous rencontrer, répondit galamment Léon.

 

Tous deux s’étaient mis en marche.

 

Le Bellevillois offrit son bras à sa compagne.

 

– Je suis d’avis, fit-il, qu’un verre de quelque chose ne nous ferait pas de mal, après toutes ces émotions-là. Voulez-vous qu’on entre dans le bar qu’on aperçoit là-bas ? On ne peut pas se séparer comme ça !

 

– Si vous voulez, acquiesça la jeune fille.

 

Le Bellevillois tenait à se montrer galant.

 

Il s’était aperçu avec plaisir qu’il était à peu près de la même taille que sa compagne, et que cette dernière, sans être tout à fait jolie, était jeune, fraîche, et qu’elle le regardait avec une expression de reconnaissance.

 

Quelques instants après, ils étaient installés devant des grogs.

 

– Vous me direz bien votre nom ? interrogea Léon.

 

– Mais oui. Je me nomme Betty. Ma famille est irlandaise.

 

– Vous n’êtes pas américaine ! s’écria le Bellevillois. Ah ! bien, j’en suis content ! Il faut vous dire que les Yankees et moi n’avons jamais été bons amis. Tous ces mangeurs de jambon me font l’effet de vilains pantins articulés.

 

– Oh ! je les déteste aussi, fit Betty avec une intonation grave. Mon père ne serait peut-être pas mort si nous n’étions pas venus ici. Je ne serais pas seule dans la vie.

 

– Le mien aussi est mort, il y a bien longtemps. Mais j’ai encore ma brave femme de mère, à Paris.

 

Tous deux éprouvaient un plaisir à se faire des confidences, à se raconter leur vie.

 

– Je me souviens bien, reprit Betty, du temps où nous habitions une cabane dans un petit village de l’Irlande ; mon père était laboureur. Quand ma mère mourut, je n’avais pas encore dix ans. J’étais l’aînée de trois autres enfants ; et mon père se donnait beaucoup de mal pour nous faire vivre misérablement. Nous ne mangions que des pommes de terre gâtées. Le pain noir était un luxe pour nous. Les impôts de toutes sortes ne nous laissaient pas un sou lorsque nous avions vendu les récoltes.

 

« Une année, il ne cessa de pleuvoir. Tout fut pourri dans les champs. Mon père ne put payer le fisc. On vendit ce que nous possédions.

 

« On nous expulsa de notre cabane. Une épidémie ravagea le pays. Mes trois frères moururent. Je restai seule avec mon père, et nous allâmes à la ville.

 

« C’est alors que mon père s’expatria, vint ici. Le malheur semblait nous poursuivre. Au bout de quelques années, nous nous retrouvâmes sur la route, sans abri, après avoir fait nombre de métiers, sans avoir réussi dans aucun.

 

« Comme nous traversions ce pays, mon père entendit dire qu’on venait de construire une grande fabrique dans les environs.

 

« Il réussit à s’y faire embaucher comme manœuvre. Le pauvre homme ne se doutait guère du triste sort qui l’attendait. Il fut victime d’un accident : un marteau-pilon l’écrasa, par suite d’une fausse manœuvre, et j’ai dû quitter Mercury’s Park.

 

– Mercury’s Park, interrompit Léon. C’est là que vous étiez !

 

– Mais oui, fit Betty. Qu’y a-t-il ? Vous connaissez cette ville ?

 

– Non, pas précisément. Mais j’en ai entendu parler.

 

– Je disais donc, reprit Betty, que j’ai dû quitter Mercury’s Park et venir ici pour chercher une place. Malheureusement, depuis deux mois, je n’ai encore rien trouvé. Mais l’ingénieur Hattison, directeur des usines, m’a fait obtenir une pension à la suite de l’accident qui coûta la vie à mon père. Il est vrai que c’est lui-même qui a commis la fausse manœuvre ; et je ne sais pourquoi j’ai toujours soupçonné qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire là-dessous, et qu’on avait voulu se débarrasser de mon père…

 

Accoudé sur la table du bar, Léon n’écoutait plus que distraitement.

 

Sa surprise était grande.

 

Comment, cette Betty, qu’un hasard lui faisait rencontrer, était la fille d’un ouvrier tué à Mercury’s Park ! Décidément l’aventure devenait intéressante.

 

Malgré tout, le Bellevillois était perplexe.

 

Devait-il s’abandonner à la sympathie qui l’entraînait vers Betty, lui raconter comment il se trouvait lui-même à Ottega et le but de son voyage ?

 

La jeune fille lui paraissait loyale et franche.

 

Pourtant il hésitait à lui confier cela.

 

Il serait toujours temps de le faire s’il le jugeait à propos.

 

La conversation continua, amicalement, entre les deux jeunes gens.

 

– Vous me permettrez bien de vous accompagner jusqu’à votre domicile ? fit Léon lorsqu’ils eurent quitté le bar. Ce ne serait pas la peine que j’aie arraché vos dollars des griffes d’un pickpocket, pour qu’un autre vous dévalisât de nouveau.

 

Pour toute réponse, la jeune fille prit le bras de son compagnon.

 

Dans les rues désertes, ils marchaient silencieusement, ne trouvant plus rien à se dire, mais profondément heureux de s’être rencontrés.

 

– Savez-vous, miss Betty, déclara le Bellevillois, que je compte bien vous revoir. Les Irlandais, c’est comme qui dirait des Français du Nord. On est de la même race, du moment qu’on n’est pas américain.

 

Sous son petit chapeau de paille, miss Betty avait un doux visage qu’éclairait un regard intelligent et décidé.

 

Ses lèvres n’étaient pas minces et pincées comme le sont ordinairement celles des Anglaises.

 

Fortement accusées, elles étaient l’indice d’une grande bonté naturelle, d’un tempérament affectueux.

 

Quoique jeune, l’ensemble de sa physionomie avait un certain air de gravité.

 

On sentait que Betty était réfléchie, que les dures épreuves qu’elle avait traversées avaient mûri de bonne heure son intelligence et son jugement.

 

Elle accepta le rendez-vous que lui proposa Léon.

 

La nuit était trop avancée pour qu’ils pussent continuer leur entretien.

 

Ils se rencontreraient, le lendemain, dans un petit jardin public que désigna la jeune fille.

 

– C’est ça, approuva le Bellevillois. Nous pourrons causer à notre aise. Je ne sais pas si je pourrai rester ici plus de quelques jours ; mais d’ici là…

 

Il n’acheva pas sa pensée.

 

« Pour le moment, conclut-il, je vais regagner mon hôtel. Ça vaut mieux que de passer la nuit dans la rue, comme j’ai été en danger de le faire. C’est égal, pour une drôle d’aventure, c’en est une. Mais tout est pour le mieux, puisque j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance.

 

– Je suis moi-même enchantée de vous avoir rencontré, dit Betty en rougissant un peu.

 

Les jeunes gens échangèrent un cordial shake-hand, et se séparèrent en se souhaitant mutuellement une bonne nuit.

 

– Ce que c’est tout de même que le hasard, monologuait Léon, tout en se dirigeant vers la grande bâtisse dans laquelle il avait retenu une chambre. Tout à l’heure j’étais sur le pavé, sans le sou, et je n’en menais pas large. Me voilà rentré en possession de mes dollars, et j’ai fait une rencontre extraordinaire, il faut l’avouer. Miss Betty connaît Mercury’s Park. Elle y est restée pendant plus d’un an. Elle pourrait certainement me fournir des renseignements sur ce qui s’y passe. Pourtant, je crois que j’ai bien fait de ne pas lui dire tout de suite le but de mon voyage. J’attendrai de la connaître davantage.

 

Le Bellevillois augurait bien de sa rencontre. L’avenir lui apparaissait sous de riantes couleurs.

 

Il avait allumé une cigarette ; et son appareil photographique en bandoulière, les mains dans les poches, il s’avançait en sifflotant allègrement.

 

– Avec ça qu’elle est jolie ! murmurait-il, répondant sans doute à une pensée intime. On voit bien qu’elle n’est pas américaine ! Elle est bien trop aimable, pour sûr, quoique sérieuse. Faut bien qu’elle le soit, pour vivre seule, depuis que son père a été tué à Mercury’s Park. C’est moi qui ne serai pas en retard, demain, à mon rendez-vous !

 

Et Léon sourit à cette idée, en appuyant avec frénésie sur la sonnerie du Grand Hôtel d’Ottega, où il était descendu.

 

CHAPITRE V

Irlandaise et gamin de Paris

 

Le lendemain, c’est avec plus de soin qu’à l’ordinaire que Léon Goupit procéda à sa toilette.

 

Quoique avec son scepticisme gouailleur il ne voulût pas en convenir, le brave Léon était amoureux de la petite Irlandaise.

 

« Après tout, se disait-il, en gagnant d’un pas allègre, une demi-heure au moins avant l’heure fixée, les ombrages du parc d’Ottega, pourquoi donc ne ferais-je pas un mariage en Amérique, comme mon patron ? Je demanderai l’autorisation à maman par téléphone. Voilà qui sera diablement rigolo !

 

« Dans le fond, conclut philosophiquement le jeune homme, je crois que maman s’en fiche. Je lui présenterai la petite plus tard. Mais, par exemple, quelqu’un que je préviendrai, c’est mon ancien patron, m’sieur Olivier… »

 

L’imagination de Léon allait grand train.

 

Quand il arriva à la grille du jardin public, il était déjà devenu, par la pensée, père d’une nombreuse famille, grand propriétaire foncier et chevalier du Mérite agricole.

 

Il n’y avait qu’une seule chose dont il ne s’était pas préoccupé, c’était de savoir si la jeune Irlandaise accepterait ainsi ce mariage impromptu.

 

Il n’allait pas tarder à être renseigné.

 

Betty, arrivée justement une demi-heure à l’avance, comme Léon, s’avançait au-devant de lui, fraîche et souriante, dans sa petite toilette de laine noire. Elle tenait à la main le fameux sac aux bank-notes.

 

– Bonjour, monsieur Léon, fit-elle gaiement. Avez-vous bien dormi ?

 

– J’ai ronflé comme un chantre. Et vous, miss Betty ?

 

– Eh bien, moi, j’ai été moins favorisée que vous. J’ai rêvé toute la nuit de pickpockets, d’explosions, de machines infernales. J’ai revu la figure de mon pauvre père, ce qui m’arrive quelquefois, et me trouble toujours profondément. Une fois réveillée par le cauchemar, je n’ai pu me rendormir.

 

Une larme perlait au coin des yeux de la jeune fille.

 

– Vous rêvez quelquefois de votre père ? dit Léon, apitoyé du chagrin de sa petite amie.

 

– Oui. Cela m’arrive très souvent depuis sa mort, ou peut-être son assassinat, dans les ateliers de Mercury’s Park.

 

– Son assassinat ! répéta Léon, en frissonnant malgré lui au souvenir de ce qu’il avait entendu raconter de la cruauté du vieil Hattison. Mais, ajouta-t-il, j’espère que vous avez été demander justice, qu’on a ordonné une enquête ?

 

– Non. Hattison est trop puissant. Tous ceux auxquels je me suis adressée pour cela m’ont envoyée promener, en me disant que s’il fallait regarder comme des assassinats tous les accidents de travail, il faudrait doubler le nombre des juges. Seulement, comme je vous le disais hier soir, la Société des milliardaires qui est propriétaire de Mercury’s Park m’a fait une pension de cent dollars par mois, que je toucherai pendant dix ans.

 

– Mais quelle est cette Société de milliardaires ? interrompit Léon vivement intéressé.

 

– Je ne les connais pas. Je sais seulement que ce sont des gens choisis parmi les plus riches de l’Union. C’était pour leur compte qu’on fabriquait toutes sortes de machines. Autrefois, ils venaient de temps en temps inspecter les ateliers et voir si tout était en ordre.

 

– Autrefois ? dit Léon. Ils n’y viennent donc plus maintenant ?

 

– Non. Mercury’s Park n’est plus à eux.

 

– Mais à qui donc ?

 

– Au gouvernement de l’Union.

 

Léon marchait de surprise en surprise.

 

Une horrible pensée, qu’il ne pouvait chasser, venait de lui traverser l’esprit.

 

Olivier Coronal, son maître, parti naguère en expédition à Mercury’s Park, se serait-il laissé gagner ?

 

Aurait-il accepté d’entrer au service des Américains contre l’Europe ?

 

La main d’Aurora serait-elle le prix d’une trahison ?

 

– Expliquez-moi, dit-il avec précipitation, comment le gouvernement a pu acquérir Mercury’s Park, qui était une propriété particulière.

 

– Mais vous n’avez donc pas lu les journaux ? s’écria la petite Betty avec surprise. Les milliardaires à qui appartenait Mercury’s Park ont fait une grosse spéculation. Ils avaient été prévenus, paraît-il, que le gouvernement américain voulait établir une grande manufacture d’armes. Ils s’y sont pris à l’avance ; ils ont fait agir de puissantes influences ; et c’est leur usine qui a été achetée par le Congrès. On dit que l’affaire leur a rapporté cent pour cent.

 

– Le gouvernement a tout acheté ? demanda Léon, rêveur, en songeant aux mystérieux engins dont parlaient les notes de Bob Weld.

 

– Oh ! pas tout, dit Betty, qui se prêtait complaisamment à l’interrogatoire. On a dirigé vers Skytown, pendant la nuit, trois trains composés de wagons nombreux, hermétiquement fermés. Ce sont, paraît-il, des inventions secrètes, que les gentlemen milliardaires ont voulu garder pour eux.

 

« Puis, ajouta-t-elle, d’un air indécis, et en regardant peureusement autour d’eux, les ouvriers ont raconté qu’il y avait encore une autre histoire. Il y a un Français qui s’est introduit, pendant la nuit, dans les ateliers secrets, et qui aurait été immédiatement assassiné, si la fille d’un des milliardaires n’était devenue amoureuse de lui. On lui a fait grâce de la vie, à la condition qu’il l’épouserait. C’est bien invraisemblable, n’est-ce pas, cette histoire ?

 

– Peut-être, répondit Léon évasivement. Et savez-vous comment se nomme cette jeune fille ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Et bien, je vais vous le dire. Elle se nomme miss Aurora Boltyn ; et le Français, qui s’est introduit dans les ateliers secrets, est un ingénieur nommé Olivier Coronal.

 

– Mais qui vous a dit tout cela ? fit Betty effrayée. Vous savez qu’il est défendu d’en parler. Si on savait que je vous l’ai raconté, on supprimerait ma pension.

 

– N’ayez aucune crainte, miss. Je vais vous expliquer pourquoi j’ai été si ému en apprenant ces détails, que je ne connaissais qu’imparfaitement. J’ai été longtemps l’ami et le serviteur d’Olivier Coronal. C’est un homme noble et généreux, un ami de l’humanité, un adversaire de la guerre. Son mariage m’a beaucoup surpris. Mais j’ai la conviction qu’il a dû céder à d’impérieux motifs pour agir ainsi.

 

Il continua :

 

– Et que sont donc devenus ses fameux wagons dont vous parliez tout à l’heure ?

 

– Ils ont été dirigés vers Skytown.

 

– Ah ! oui, Skytown. Je me souviens aussi de ce nom. C’est l’autre ville infernale des milliardaires, le pendant de Mercury’s Park. Mais vous savez où se trouve Skytown ?

 

– Oui, fit la jeune fille en riant, je le sais puisque j’y demeure.

 

– Vous demeurez à Skytown ? C’est loin d’ici ?

 

– À une centaine de milles, à peu près, sur la côte du Pacifique. C’est une ville située dans un véritable désert, entre les forêts et la mer. Elle n’a pour habitants que les ouvriers des usines, jalousement surveillés par l’ingénieur en chef, le vieil Hattison. On m’avait permis d’ouvrir, dans le voisinage des ateliers, une petite buvette. Une vieille Irlandaise, qui m’aidait dans ce commerce, est morte ; et j’en ai pris tant d’ennui que je me suis décidée à faire le voyage d’Ottega pour trouver une place.

 

– Ce n’est pas la peine d’en chercher une, interrompit Léon qui venait de prendre brusquement son parti.

 

– Et pourquoi donc, monsieur Léon ?

 

– Parce que j’ai une… combinaison à vous proposer. Vous avez besoin de quelqu’un pour diriger votre buvette ? Que diriez-vous de moi ?

 

– De vous ? dit Betty en rougissant un peu. Mais je crois qu’il ne serait pas très convenable que j’aie un employé du sexe masculin sous mon toit… Surtout étant donné que vous n’êtes même pas mon parent.

 

– Eh bien, quand on n’est pas parent, on le devient !

 

Betty avait relevé la tête d’un petit air décidé.

 

– Monsieur le Français, je crois comprendre ce que vous voulez dire, fit-elle avec un sourire malicieux. Mais il me semble que vous allez un peu vite en besogne. J’éprouve beaucoup de sympathie pour vous, surtout après le service que vous m’avez rendu…

 

– Eh bien, alors ? s’exclama Léon, en affectant une mine conquérante et tant soit peu prétentieuse.

 

– Vous m’êtes sympathique ; mais malgré toute ma bonne volonté, je vous connais vraiment depuis trop peu de temps pour prendre à votre égard une décision si grave.

 

Il y eut un moment de silence.

 

Léon était devenu tout triste et se creusait vainement la cervelle pour découvrir un moyen de vaincre la résistance de la petite Irlandaise.

 

« Pourtant, se disait-il en lui-même, j’aurais, je crois, été véritablement heureux avec cette Betty. Elle est gaie, douce, sérieuse. Elle m’eût rendu plus sérieux moi-même. Nous aurions réuni nos deux petits magots, et j’aurais travaillé de bon cœur. Elle n’a pas de famille ; elle déteste comme moi l’Amérique et le vieil Hattison. J’aurais pu l’emmener en France plus tard ; en attendant j’aurais habité avec elle aux portes de Skytown, ce qui m’eût sans doute permis de connaître les fameux secrets de ces milliardaires, avec qui je ne croirai jamais que ce pauvre M. Olivier Coronal ait fait alliance pour de bon. »

 

Betty, de son côté, réfléchissait.

 

Au bout de quelques instants, elle prit doucement la main de Léon, et prononça d’une voix grave :

 

– Mon cher ami, je ne vous cacherai pas que votre air de franchise et d’honnêteté, votre bravoure et votre bonne humeur m’ont beaucoup plu. Mais véritablement je veux vous connaître un peu mieux, je veux étudier, au moins pendant quelques jours, vos qualités et vos défauts. Si au bout de ce temps, je m’aperçois que nous ne nous convenons pas, nous nous quitterons bons amis ; et je vous garderai une reconnaissance éternelle du service que vous m’avez rendu hier soir.

 

Léon, sans attendre la fin de la phrase, s’était levé, le visage rayonnant de joie, et frappait avec enthousiasme dans ses mains.

 

– Mais alors, ça va, mam’zelle Betty. C’est entendu ! Puis, vous savez, je ne crains pas pour les renseignements. J’en ai, des références ! Et des certificats !… Et même un petit paquet de bank-notes, ajouta-t-il en brandissant triomphalement son portefeuille… Voilà qui nous permettra d’entrer en ménage sans craindre pour l’avenir.

 

– Encore une fois, monsieur Léon, pas tant de hâte. Rien n’est encore conclu. Vous me paraissez bien pressé pour un fiancé du Vieux Continent ! Je crois qu’à force de voyager, vous avez fini par gagner quelques-uns des vices américains.

 

– Je ne suis pas encore à la hauteur, sourit-il. Savez-vous ce que j’ai lu, hier, dans le New York Herald ! Un habitant de San Francisco a épousé, en revenant du cimetière, dans l’église même où il venait d’assister aux obsèques de sa première femme, une jeune veuve… dont il avait fait la connaissance derrière le corbillard.

 

– Voilà qui est monstrueux ! Mais vous n’auriez pas eu le cœur d’agir de la sorte, monsieur Léon !

 

– Pour sûr.

 

Et le Bellevillois roulait des yeux féroces à l’adresse de l’habitant de San Francisco, désormais célèbre dans toute l’Amérique par la rapidité avec laquelle il s’était consolé.

 

Cette conversation se fût longtemps continuée entre les deux amoureux, sans l’approche de la nuit qui les surprit en train de se livrer à l’étude réciproque de leurs caractères, ainsi que cela avait été convenu.

 

– Vous savez, avait dit Betty, que c’est aussi bien dans votre intérêt que dans le mien que j’ai fait cette convention.

 

« Vous verrez qu’au bout de deux ou trois jours, vous m’aurez découvert des quantités de défauts. Je suis babillarde, étourdie et coquette.

 

– C’est ça qui m’est égal.

 

Et Léon, offrant son bras à sa prétendue avec une élégance toute mondaine, l’entraîna du côté d’un dining-room, ou restaurant, qu’il appelait plaisamment un boulotting-room.

 

Après dîner, il conduisit Betty dans un music-hall, où une troupe de nègres violonistes, coiffés d’énormes hauts-de-forme gris, et des comiques en larges pantalons à grands carreaux leur arrachèrent de longs éclats de rire.

 

Le soir, Léon reconduisit cérémonieusement la jeune fille jusqu’à la porte de l’hôtel où elle était descendue, et prit congé avec une profonde révérence.

 

Il était sûr d’avoir fait un grand pas dans l’estime de Betty ; et c’est d’un cœur plein d’allégresse qu’il regagna le Grand Hôtel d’Ottega, en sifflant La Marseillaise. Le lendemain, Léon qui, comme tous les enfants du peuple, était un sentimental voulut régaler Betty d’une promenade dans les superbes forêts qui environnent la ville d’Ottega.

 

– Si nous étions à Paris, dit-il, je vous aurais menée au bois de Boulogne, au bois de Vincennes ou bien au jardin des Plantes. Voilà des endroits épatants ! Mais nous irons visiter tout cela un beau jour ensemble. En attendant, contentons-nous de ce que nous avons. Allons voir leur bois, bien qu’il n’y ait pas seulement une route pour les promeneurs.

 

Ils en revinrent avec un superbe bouquet de fleurs sauvages, et des photographies que Léon, qui ne quittait plus son appareil, se promettait bien d’envoyer à sa mère.

 

Betty, enchantée des façons galantes de son adorateur, semblait définitivement conquise.

 

Le surlendemain, après une promenade en bateau, elle se décida à donner le consentement attendu.

 

– Vous savez, ajouta-t-elle d’un petit ton résolu de ménagère sérieuse, il faut nous marier bien vite ; car si je mettais plus longtemps à me décider, vous dépenseriez toutes vos économies à me faire la cour.

 

Les formalités du mariage, en Amérique, ne sont ni longues ni compliquées.

 

Le lendemain, Léon Goupit et miss Betty étaient dûment unis par le ministère d’un vieil abbé catholique, unique desservant d’une petite chapelle, dorée et peinturlurée comme une salle de concert ou la boutique d’un marchand de couleurs.

 

Le jour suivant, après un repas de noce strictement intime, car il n’y eut pour convives que le vieil abbé et le commis du photographe qui avait vendu à Léon son appareil, les deux nouveaux mariés prirent le train pour se rendre à Skytown.

 

Le chemin de fer n’allait pas jusque-là ; mais ils devaient gagner la côte du Pacifique à l’aide d’un service de voitures, assez semblables aux anciennes diligences que l’on rencontre encore dans certaines provinces de France.

 

CHAPITRE VI

L’auberge de Skytown

 

Léon avait eu un moment la pensée de prévenir Olivier Coronal de son mariage.

 

Puis je ne sais quel sentiment l’avait arrêté.

 

« Je ne veux pas, s’était-il dit, que William Boltyn et sa fille, qui surveillent sans doute la correspondance de mon maître, sachent que je suis à Skytown, ni ce que j’y suis venu faire. Voilà qui dérangerait tous mes plans. J’irai voir m’sieur Olivier moi-même plus tard. »

 

Léon expédia cependant quelques lettres.

 

Une d’abord à sa mère, dans laquelle il lui adressait la photographie de Betty exécutée par lui-même avec son fameux appareil ; une autre aux Tavernier pour leur annoncer sa visite et celle de sa jeune femme pour le printemps suivant.

 

Il n’oublia pas non plus, comme on le pense, les amis qu’il avait laissés en France.

 

Une énorme lettre de douze pages, illustrée de photographies collées, et qui demanda bien huit jours de travail à Léon, fut envoyée à Paris.

 

Elle était collectivement destinée à Lucienne Golbert, à son père, à Ned Hattison lui-même, sans oublier l’excellent Tom Punch.

 

Dans cette lettre Léon, tout en racontant ses aventures, exposait ses découvertes au sujet de Skytown, et demandait conseil à ses amis.

 

Il eut soin d’ailleurs de mettre ses lettres à la poste à Ottega : car Betty lui avait appris que toutes les correspondances qui partaient de Skytown étaient décachetées et lues par les soins de l’ingénieur Hattison lui-même.

 

Après huit jours d’un voyage qui fut un véritable enchantement, car M. et Mme Léon Goupit étaient étourdis et naïfs comme deux enfants, ils arrivèrent à Skytown, où Léon put visiter les propriétés que sa femme lui apportait en dot.

 

Ces propriétés se composaient essentiellement d’une petite maison de bois, recouverte de planches protégées elles-mêmes par des plaques de carton bitumé.

 

Cette chaumière, située à quelques centaines de mètres de la muraille de troncs d’arbres qui formait la palissade des ateliers, parut à Léon un véritable palais.

 

Suivant les conseils de sa femme, et pour éviter toute complication, il avait été convenu qu’il se donnerait comme irlandais.

 

Betty dirait que c’était un de ses cousins éloignés, et que son mariage avec lui avait été résolu depuis longtemps.

 

Ces précautions prises pour assurer leur tranquillité, les époux s’installèrent gaiement.

 

Léon peignit, sur une planche, un portrait fantaisiste de son bon ami Tom Punch.

 

Et cela servit d’enseigne.

 

Comme le terrain, tout autour de la maison, n’appartenait à personne, Léon défricha quelques acres, les entoura d’une haie de saules sauvages, et s’organisa un potager à la mode européenne.

 

Il fit venir des graines d’Ottega, et en peu de temps il eut de l’oseille, des choux, des petits pois précoces et des radis roses.

 

De place en place, des rosiers géants fleurissaient les murailles de la maisonnette.

 

Léon planta même, à l’abri du toit, un grand pied de jasmin de la Virginie, dont les corolles répandaient un parfum délicieux. Betty était enchantée.

 

De jour en jour, la maisonnette prenait un air de fête, de gaieté et de confortable qu’elle n’avait jamais eu à l’époque où Betty était seule avec sa vieille compatriote.

 

Mais c’est qu’aussi Léon ne demeurait pas inactif.

 

Levé dès l’aube, tantôt il partait pour la forêt, la carabine en bandoulière, et ne rentrait jamais à la maison que chargé d’un chapelet de perdrix, de pluviers, de dindons sauvages, et d’une foule d’autres oiseaux qui pullulent dans ces forêts, et dont il ne connaissait pas les noms.

 

Tantôt il allait relever les filets et les nasses qu’il avait tendus la veille, dans les rochers du Pacifique.

 

Il prenait en abondance d’énormes homards, des tourteaux, et de ces crevettes géantes que l’on appelle caranques dans les pays chauds.

 

Les poissons, à cette latitude, étaient à peu près les mêmes que ceux des mers d’Europe, et abondaient.

 

Quand il n’était ni à la chasse ni à la pêche, Léon travaillait au jardin ou dans la maison.

 

C’est ainsi qu’il adjoignit à leur maison une pièce supplémentaire, destinée à servir de salle à manger et de lieu de réunion aux ouvriers de Skytown.

 

Léon s’improvisa pour la circonstance bûcheron, charpentier et menuisier.

 

Il abattit, équarrit, scia et transporta tout le bois nécessaire, planta des pieux dont il brûla l’extrémité, afin de les rendre moins putrescibles.

 

Enfin il recouvrit la construction, une fois terminée, d’une toiture en écorce de bouleau, à la manière des Peaux-Rouges.

 

Il fut si content de cette petite bâtisse, qu’il en orna le toit d’un gros bouquet et d’un petit drapeau, comme il l’avait vu faire à Belleville aux ouvriers qui terminaient la construction d’une maison de rapport.

 

Après tant d’aventures, Léon semblait avoir trouvé le repos définitif.

 

Cette vie entre ces grands bois aux arbres merveilleux et inconnus, entre cet Océan désert et majestueux, offrait des éléments de bonheur que l’on n’eût pu trouver nulle part ailleurs.

 

Aussi Léon se laissait vivre, s’abandonnait à ce courant de prospérité.

 

La vie au grand air lui avait admirablement profité.

 

Ce n’était plus le faubourien malingre et chétif que nous connaissons.

 

C’était maintenant un beau garçon, au teint bronzé, au visage plein, aux muscles solides, et qui, en quelques mois, avait acquis un léger embonpoint.

 

– Est-ce que je vais bâtir sur le devant, disait-il, moitié riant, moitié stupéfait, en constatant son augmentation de tour de taille. Ah ! non, alors ! Si jamais on m’avait dit que je deviendrais comme Tom punch !…

 

– Tu n’en es pas encore là, heureusement, répliquait Betty qui, tout à fait embellie maintenant par la vie heureuse qu’elle menait avec son cher Léon, était devenue une petite commère rondelette et proprette, affable avec tout le monde, et considérée, par tous ceux qui la connaissaient, comme la perle des ménagères.

 

Est-il besoin de le dire ? L’auberge des Goupit – car la maisonnette avait bien plutôt l’aspect d’une auberge du bon vieux temps que d’un débit de boissons – était fréquentée par tous les ouvriers de l’usine.

 

La salle neuve, que Léon avait construite, ne désemplissait pas.

 

Chaque fois que les ouvriers avaient un instant de liberté, c’était pour courir chez mistress Goupit, qu’ils adoraient.

 

Mais Betty était sévère pour les ivrognes.

 

Elle ne se gênait pas pour dire à ceux qui avaient trop bu :

 

– Allons, mon garçon, va te coucher. Tu en as assez pour ce soir. Quant à moi, je ne te verserai pas une pinte de bière de plus, quand même tu me donnerais dix dollars.

 

Le plus comique, c’est qu’il arrivait souvent que Léon prenait parti pour les ivrognes, ce qui donnait lieu aux discussions les plus amusantes.

 

Quelquefois, pour mettre tout le monde d’accord, on prenait pour arbitre un vieil ajusteur à longue barbe blanche, qu’on appelait le père Paddy. Quand il avait prononcé, son jugement était sans appel.

 

Alors Léon prenait le buveur par-dessous le bras, et allait le reconduire, en causant amicalement avec lui, jusqu’à la grille de l’usine.

 

Cette tactique avait un but.

 

Léon, d’accord en cela avec Betty, interrogeait habilement sur Skytown tous ceux qui fréquentaient l’auberge ; et il avait l’air si bon diable, que personne n’aurait soupçonné qu’il cachât tant de subtilité et de diplomatie, sous ses airs d’insouciance.

 

Petit à petit, il apprit tout ce qu’il voulait savoir.

 

Au dire de ceux qui l’approchaient, le vieil Hattison, depuis l’aventure d’Olivier Coronal et la vente de Mercury’s Park, était devenu plus misanthrope et plus sombre que jamais.

 

C’est qu’en somme, presque tous ses projets avaient échoué.

 

La mort de Bob Weld et l’achat de Mercury’s Park par le gouvernement américain avaient donné l’éveil aux nations européennes.

 

En Angleterre, en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, on construisait des cuirassés, on édifiait des manufactures d’armes et des parcs d’artillerie.

 

Le coup était manqué pour cette fois.

 

Le Vieux Monde était sur ses gardes, au moins pour quelques années.

 

Hattison était d’autant plus furieux que William Boltyn et les autres milliardaires avaient très bien pris cet échec, à cause du prix rémunérateur qu’ils avaient reçu de leur usine.

 

En véritables gens pratiques, ils s’étaient dit qu’en outre de la bonne affaire qu’ils avaient faite, leur pays se trouvait doté de la plus belle fabrique d’armes du monde, que les hommes de fer, Skytown et ses secrets restaient encore inconnus du public, et qu’en somme on pourrait recommencer la tentative qui n’avait qu’imparfaitement réussi à Mercury’s Park.

 

Le vieil Hattison avait reçu double part dans la distribution des bénéfices.

 

De plus, l’association continuait à mettre à sa disposition une somme de dollars à peu près illimitée.

 

Les milliardaires ne renonçaient à aucun de leurs projets, bien au contraire.

 

La plupart d’entre eux avaient eu trop de fois à lutter contre les difficultés matérielles de la vie, pour ne pas savoir que l’on ne réussit pas toujours du premier coup.

 

Plus que jamais, ils étaient résolus à mener à bien leur gigantesque projet de spoliation de l’Europe.

 

Seul, Hattison enrageait.

 

D’abord le mariage d’Olivier Coronal et d’Aurora Boltyn l’avait atteint au cœur.

 

Il se disait que, malgré tout, ce Français maudit qui avait pris la place de son fils à lui, après l’avoir converti aux idées européennes, serait toujours plus ou moins informé de ce qui se dirait dans les conseils secrets des milliardaires.

 

Hattison n’avait pas la patience de ses commanditaires.

 

Il tremblait que quelque découverte d’un savant européen ne vînt mettre à néant toutes les siennes, et assurer la défaite de l’Amérique en même temps que le triomphe des amis de son fils et de tous les Européens.

 

Son mécontentement se traduisait par un redoublement de mauvaise humeur et de sévérité.

 

Hattison était d’un tempérament bilieux.

 

Avec ses yeux d’or et son teint couleur de vieux cuir de Cordoue, il avait quelquefois des accès de colère silencieuse qui épouvantaient son seul domestique, Joë le vieux nègre muet.

 

De plus en plus maigre, si desséché qu’on l’eût pris pour un automate découpé dans le tronc rugueux et rougeâtre d’un vieux gaïac, l’ingénieur était irrité, mais non découragé.

 

Il s’était remis au travail avec une ardeur que doublait sa haine.

 

La leçon qu’il avait reçue à Mercury’s Park lui avait profité.

 

Il avait cédé au gouvernement américain, en même temps que les bâtiments et le matériel, tous les ouvriers dont il n’était pas sûr, tous ceux qui ne connaissaient pas quelque partie de ses secrets.

 

En outre, quoique disposant de capitaux aussi considérables que par le passé, il avait restreint de beaucoup la grandeur des bâtiments et le nombre des travailleurs.

 

C’était le grand nombre d’ouvriers employés qui avait permis à un audacieux aventurier de se glisser parmi eux. À tout prix, il fallait éviter cet écueil dans l’avenir.

 

En vertu de cette nouvelle manière de voir, Hattison avait abandonné, à Skytown, toute la grosse fabrication.

 

Désormais, il ne s’occuperait plus que des recherches délicates.

 

Une fois de nouveaux appareils découverts, l’or des milliardaires aurait vite fait de les multiplier à un grand nombre d’exemplaires.

 

Hattison n’occupait donc plus, à Skytown, qu’une centaine d’ouvriers, choisis parmi les plus intelligents et les plus fidèles.

 

Le train de glissement qui reliait Mercury’s Park à Skytown avait été en partie détruit après le transport en wagons clos des appareils les plus importants, de ceux que le public ignorait encore, et qu’Hattison gardait comme une réserve suprême.

 

Des deux sortes de fabrication qui faisaient la spécialité de Skytown, les ballons et les sous-marins, Hattison en avait abandonné une.

 

L’aérostation lui avait d’abord donné des résultats merveilleux. L’ingénieur était presque arrivé à combiner les deux principes de la navigation aérienne.

 

Celui en vertu duquel un corps se soutient dans l’air, grâce à la différence de densité du gaz atmosphérique et du gaz que contient l’enveloppe de l’appareil ; et le principe de l’aéroplane, qui permet à un corps pesant de se soutenir dans un milieu de densité moindre, en prenant un point d’appui dans ce milieu même, grâce à des appareils spéciaux, tels que des ailes et des hélices, mis en mouvement avec une grande rapidité.

 

L’aérostation remonte comme on le sait à la fin du XVIIIe siècle, et tout le monde connaît les noms des frères Montgolfier qui construisirent le premier ballon gonflé à l’aide de l’air chaud, de Pilâtre de Roziers qui fit la première ascension, de Blanchard qui traversa le premier la Manche en ballon et de tant d’autres.

 

Les célébrités de l’aviation sont moins connues. Nadar, de la Landelle, Ponton d’Amécourt, Bright, Penaux sont presque ignorés du grand public.

 

On conserve encore l’hélicoptère à vapeur en aluminium, que construisit Ponton d’Amécourt, ainsi que la machine d’un mécanisme à peu près semblable, qu’imagina l’Italien Forlanini.

 

Et les spécialistes connaissent tous l’appareil imaginé par le Russe Philips, qui avait joint à une boule métallique très solide et rempli d’eau une hélice à quatre branches horizontales. Sous l’influence de la chaleur, l’eau contenue dans la boule se vaporisait, s’échappait par de petites ouvertures symétriquement pratiquées dans les bras de l’hélice, qui se mettait à tourner à peu près de la même façon que l’appareil connu dans tous les laboratoires sous le nom de tourniquet hydraulique, mais avec une vitesse bien supérieure. La rapidité du mouvement permettait à l’hélice de prendre un point d’appui sur l’air et de s’élever à une certaine hauteur.

 

Une expérience publique de cet appareil fut faite en 1845, à Varsovie, et réussit parfaitement.

 

Malheureusement, jamais l’inventeur ne put réunir les capitaux qui lui eussent permis de réaliser en grand son appareil.

 

Malgré de récentes expériences, le principe de l’aviation est demeuré encore presque inutilisable dans la pratique.

 

L’aérostation a fait de plus sérieux progrès.

 

Les capitaines Krebs et Renard ont construit des dirigeables qui, sans être l’idéal de la perfection, sont appelés à rendre dans les guerres futures de grands services.

 

En 1885, l’Allemagne expérimenta un dirigeable entièrement construit en aluminium, et que mettait en mouvement un moteur à pétrole. Mais après s’être élevé à une hauteur d’environ cinquante mètres, le ballon métallique chavira et ceux qui le montaient ne durent leur salut qu’au hasard.

 

L’ingénieur Hattison, en combinant ces divers systèmes, était, après de longs tâtonnements, arrivé à créer un appareil qui tenait à la fois du ballon, du cerf-volant et de l’aéronef.

 

Imité, mais avec de grands perfectionnements, de la machine de l’Américain Meyets, il avait une forme aplatie qui lui permettait d’agir comme voilure. Un guide-rope aérien, c’est-à-dire terminé par un châssis à balancier construit de façon à occuper toujours une position horizontale, permettait à l’aérostat de faire angle avec le vent et de se diriger vers un point donné quel que fût l’état de l’atmosphère.

 

Un système de plans inclinés et d’hélices assurait la stabilité de la machine.

 

Ce superbe dirigeable, dont les plans avaient été autrefois commencés par Ned Hattison, avait, comme on dit, joué de malchance.

 

Au jour fixé pour l’expérience, Hattison avait réuni quelques-uns de ses ingénieurs dans l’enceinte intérieure de Mercury’s Park.

 

Au milieu d’une vaste cour, l’aérostat, auquel le vieil ingénieur avait donné son nom, dressait son énorme carcasse de taffetas et d’acier.

 

On eût dit un immense oiseau de proie, sur le point de prendre son vol vers les régions encore inexplorées de la haute atmosphère.

 

Hattison, silencieux, contemplait fièrement son œuvre.

 

Il pensait au bruit qu’allait faire sa découverte dans le monde entier. Il se représentait l’effarement des nations européennes incapables d’opposer avant longtemps des moyens de défense efficaces au formidable engin de guerre qu’il venait de créer.

 

Un sourire de joie passait de temps en temps sur ses lèvres minces.

 

Sur un signe qu’il fit, les ingénieurs chargés de la manœuvre prirent place dans la nacelle et attendirent le signal de départ.

 

Cependant Hattison était inquiet.

 

Depuis quelques instants le vent soufflait avec violence.

 

Des nuages noirs, lourds de pluie, couraient dans le ciel.

 

Une tempête s’annonçait.

 

Comment allait se comporter le dirigeable ?

 

Parfaitement équilibré, l’aérostat reposait sur le sol ; aucun câble ne le retenait.

 

Hattison hésitait à commander la manœuvre. Cependant il fit le geste que les ingénieurs attendaient.

 

Lentement, le ballon s’éleva dans l’air, jusqu’à la hauteur du mur d’enceinte.

 

Mais là, avant qu’aucun des aéronautes eût le temps de ramener la manette du commandement de marche au cran de la descente, le ballon fut saisi par une rafale, projeté sur la crête du mur avec une violence inouïe.

 

Le choc fut terrible. Une partie du mur s’écroula ; les aéronautes furent jetés hors de la nacelle et vinrent s’abîmer aux pieds de l’ingénieur, pendant que le ballon, qu’aucune volonté ne dirigeait plus maintenant, fuyait dans la tourmente, vers le nord, emportant sur ses ailes étendues une partie des rêves d’Hattison.

 

Découragé par cet échec, l’inventeur avait abandonné momentanément des recherches sur l’aviation, et repris ses travaux sur la navigation sous-marine, et tout en continuant ses recherches personnelles, il avait dès lors employé ses travailleurs à l’achèvement d’un immense submersible, une sorte de cuirassé sous-marin : giant plunger.

 

Des précautions, plus minutieuses que jamais, avaient été prises pour que rien ne transpirât des détails de construction de ce formidable engin de guerre.

 

Les plans en avaient été tracés en caractères cryptographiques, absolument privés de sens pour qui n’en possédait pas la clef.

 

Des ouvriers spéciaux, choisis parmi les plus illettrés, avaient fondu et forgé séparément, sans savoir à quelle sorte d’ouvrage ils travaillaient, les différentes pièces de la coque de la machine.

 

Ces pièces avaient été boulonnées, non par des ouvriers, mais par trois ingénieurs à la solde d’Hattison depuis plus de dix ans.

 

Les ingénieurs avaient seuls procédé aux essais du submersible, dans lequel ils avaient chacun un logement, et qu’ils ne quittaient guère.

 

Le giant plunger, amarré à fleur d’eau dans le bassin le plus secret de Skytown, n’avait encore été vu par aucun des autres travailleurs des ateliers.

 

La façon dont il était aménagé intérieurement, les machines qui le faisaient mouvoir, les formidables engins dont il était armé en faisaient une merveille de construction et d’ingéniosité.

 

Le giant plunger était le nec plus ultra de la mécanique moderne. Il laissait bien loin derrière le Goubet, le Narval et les autres submersibles construits par les Européens.

 

Par ses dimensions, le perfectionnement de ses organes d’acier, il dépassait de beaucoup l’Aurora, ce premier sous-marin de moyenne grandeur, autrefois construit par Ned Hattison.

 

Le giant plunger n’était mû ni par la vapeur, ni par l’électricité.

 

Hattison l’avait pourvu d’un moteur-torpille logé à l’arrière, dans une chambre à explosion, et qui permettait de lui imprimer une vitesse à peu près illimitée.

 

C’était en somme une énorme torpille, un prodigieux boulet sous-marin que l’expansion des gaz azotés chassait sous les vagues, entre deux eaux, avec une rapidité qui tenait du prodige.

 

L’emploi de ce genre de moteur constituait à lui seul un immense perfectionnement.

 

Avec la dynamite, plus de provisions de charbon, plus d’accumulateurs, plus de machines délicates et compliquées qu’un rien peut fausser.

 

Quelques bonbonnes d’air liquéfié, quelques kilogrammes d’explosif, quelques caisses de viande comprimées, et le giant plunger était approvisionné pour plus d’une année, et pouvait faire le tour du monde sans donner l’éveil à personne.

 

À lui seul, cet engin devait assurer la victoire au peuple qui l’emploierait contre ses ennemis.

 

Il était d’ailleurs abondamment muni de cisailles, propres à couper les câbles des plus gros navires, à trancher les mailles des filets protecteurs, et pourvu aussi de tubes lance-torpilles et de bombes sous-marines de tout genre.

 

Il devenait de la plus extrême facilité pour l’équipage de poser des torpilles à l’entrée de tous les ports européens, de détruire d’un seul coup des flottes entières, et même d’incendier, de bombarder sans risques toutes les villes d’un littoral ennemi.

 

Hattison avait même conçu un projet diabolique.

 

Une partie de la cale du giant plunger avait été aménagée de façon à pouvoir loger une centaine des fameux hommes de fer, dont la construction lui avait autrefois demandé tant de peine à Mercury’s Park.

 

Ces automates, encore simplifiés et perfectionnés, devaient être débarqués secrètement sur un point quelconque de la côte européenne.

 

À la faveur de l’effroi que causerait leur vue sur les populations, il serait facile, à une compagnie de débarquement, d’occuper un point stratégique important, de détruire un port militaire, ou de faire sauter un arsenal.

 

Pour rendre ce plan facilement réalisable, Hattison avait fait établir un passage en pente douce, et entièrement recouvert, au moyen duquel l’embarquement des automates et leur arrimage dans les cales du giant plunger pourraient s’effectuer sans que personne les soupçonnât.

 

Le chemin couvert, dont la pente avait été soigneusement calculée, se prolongeait sous la mer, jusqu’à l’entrée même de la passe qui faisait communiquer les bassins de Skytown avec le large.

 

De cette façon Hattison pouvait, en cas d’alerte, effectuer l’embarquement, sans même avoir besoin de faire rentrer le giant plunger à son mouillage habituel.

 

Ce n’étaient pas là les seules trouvailles du vieil ingénieur.

 

Il préparait encore dans ses laboratoires des bombes remplies de gaz vénéneux, liquéfiés, et capables d’asphyxier tous les habitants d’une ville ou tous les soldats d’une armée.

 

Reprenant une ancienne idée de Léonard de Vinci, qui l’a notée dans ses Mémoires, il avait aussi jeté les plans de chariots de guerre, destinés à hacher et à perforer les troupes ennemies.

 

Ajoutons qu’il avait notablement perfectionné l’idée du vieux maître italien.

 

Les chars de guerre d’Hattison, mus par l’électricité, ou la détente de gaz comprimés, étaient pourvus de vastes faux d’acier chromé, et de roues perpétuellement tournantes, aux rebords aiguisés.

 

Ceux qui devaient diriger l’appareil, dérobés à la vue des ennemis et à leur approche par des brumes artificielles de gaz noirâtre et vénéneux, se trouveraient dans une tourelle d’acier munie d’énormes verres lenticulaires, et où ils respireraient par des moyens chimiques.

 

Une invention encore plus redoutable était à l’étude.

 

Mais Hattison n’en avait encore que l’idée première.

 

Il voulait, à l’aide de piles géantes et d’appareils spéciaux, condenser, pour les projeter au loin sur l’ennemi, des décharges électriques assez puissantes pour coucher, d’un seul coup, sur le sol, des milliers d’hommes.

 

Léon Goupit, on peut le croire, n’était pas au courant de tous ces détails ; mais le peu qu’il en avait appris lui faisait deviner des choses terrifiantes.

 

Hattison et Skytown faisaient ombre au bonheur de Léon.

 

Certains jours, il demeurait plongé dans de profondes rêveries dont sa chère Betty avait grand-peine à le faire sortir.

 

Les semaines et les mois passaient, et Léon sentait bien qu’il ne pourrait jamais rien contre Hattison.

 

Ce vieillard bilieux, à la face crispée d’un perpétuel rictus de haine, lui apparaissait comme un être véritablement diabolique, comme l’incarnation de la guerre et de la destruction, comme la véritable personnification de l’intelligence humaine vouée au mal.

 

Léon parlait rarement de ses idées à Betty.

 

Il savait que le seul nom d’Hattison avait le don de la rendre triste, et il n’avait jamais osé lui dire ce que les propos des ouvriers et ses propres observations lui avaient révélé au sujet de la mort de son père.

 

Personne, parmi les ouvriers qui avaient travaillé à Mercury’s Park, ne mettait la chose en doute.

 

Le vieil Irlandais, qu’un mouvement de curiosité avait un jour poussé à essayer de franchir une enceinte défendue, avait été froidement assassiné par l’ingénieur.

 

Cette anecdote ne contribuait pas peu à maintenir, dans les rangs des travailleurs, une discipline sévère.

 

Hattison avait trouvé le moyen, dans un pays qui, comme l’Amérique du Nord, affiche les principes d’une liberté absolue, de réaliser ce qu’on raconte de plus sinistre et de plus odieux sur les tyrans de l’Antiquité.

 

Aucun des ouvriers de Skytown n’aurait osé se retirer. Néanmoins, tous craignaient de rester, sachant bien qu’ils seraient sacrifiés impitoyablement, le jour où l’on voudrait s’assurer de leur discrétion, ou simplement se débarrasser d’eux.

 

« Il faudra pourtant, se disait Léon, que je règle mon compte avec cette vieille crapule. Je n’ai pas oublié comment il a fait sauter la voie du chemin de fer subatlantique, ni comment il a tenté d’assassiner tous mes amis. »

 

Léon ruminait chaque jour ses projets de vengeance ; mais moins que jamais il voyait approcher le jour où il pourrait les réaliser.

 

Hattison, rendu plus prudent par son échec à Mercury’s Park, avait multiplié, contre les indiscrets, les précautions minutieuses.

 

Il était absolument impossible de pénétrer dans certaines parties de Skytown.

 

Hattison, délaissant l’ancien cottage autrefois habité par son fils Ned, avait perché son laboratoire au sommet de la falaise qui s’élevait à gauche des bassins de radoub.

 

La dynamite, en faisant disparaître toute aspérité, avait rendu absolument accores les parois de ce roc de deux cents pieds de haut.

 

Du côté de la terre, de hauts murs, des chemins de ronde, de formidables courants d’induction protégeaient le laboratoire.

 

Hattison avait tant de confiance dans les précautions prises, qu’il ne s’était même pas inquiété de la présence d’un étranger, tel que Léon, aux abords des ateliers.

 

Les renseignements superficiels qu’il avait pris lui avaient seulement fait connaître que le mari de Betty était un Irlandais, tout jeune, sans malice, et chantant toute la journée.

 

Il s’en était tenu là.

 

D’ailleurs, par un sentiment que nous n’essaierons pas d’expliquer, Hattison n’aimait pas entendre parler de Betty ni s’occuper d’elle.

 

CHAPITRE VII

Le dirigeable le « Hattison »

 

Par un clair et froid matin de janvier, Léon Goupit se sentit des velléités d’aller à la chasse.

 

Il était tombé de la neige quelques jours auparavant, et les grands arbres de la forêt, qui s’étendait au nord de Skytown, étaient couverts d’étincelantes stalactites.

 

Le sol résonnait sous les pas.

 

Les buissons, où luisaient de petites baies givrées par la gelée, avaient mis leur parure d’hiver.

 

Sous le ciel, ouaté de grands nuages blancs, qui présageaient pour les jours suivants de nouvelles averses de neige, les hautes cheminées des ateliers de Skytown déversaient des torrents de fumée rousse qui s’épandaient lentement en longs fleuves monotones, et donnaient, quelque idée qu’on eût de la destination meurtrière de ces usines, un désir de chez soi, de bien-être et de feu clair.

 

– Quel temps merveilleux, dit Léon en recevant des mains de sa chère Betty un grand bol de grog au genièvre. Je vais tâcher d’abattre un ou deux lièvres, quelques perdrix canadiennes, et peut-être un daim ou un ours gris.

 

– Pas d’ours gris, cria Betty. Tu sais que le froid les rend féroces. Et je ne veux pas que tu t’exposes inutilement.

 

– Eh bien, soit. Pas d’ours gris, dit docilement Léon, qui n’était pas entêté, et qui eût été désolé de contrarier, même d’une façon insignifiante, sa chère petite femme. Léon avait déjà le rifle en bandoulière, le bonnet de loutre rabattu jusqu’aux oreilles, et les mollets serrés dans des guêtres de drap.

 

Comme on le voit, il était presque devenu une sorte de gentleman-farmer.

 

La prudente Betty l’accompagna jusqu’au seuil de la maisonnette, non sans avoir fourré dans son carnier, en femme avisée qu’elle était, un notable tronçon de saucisson, la moitié d’une volaille froide, et un raisonnable flacon de vieux whisky.

 

Après avoir embrassé sa femme, Léon se dirigea allégrement vers les grands bois du nord, en contournant l’enceinte palissadée de Skytown.

 

Vers midi, Léon avait abattu une oie sauvage et deux grands lièvres lorsqu’il songea qu’il serait peut-être temps de regagner Skytown.

 

Il s’assit auprès d’un de ces magnifiques érables qui sont une des richesses de l’Amérique, et se mit en devoir de se restaurer légèrement avant de se mettre en route.

 

Il tira ses provisions de son carnier, les étala sur un banc de mousse roussie par la gelée, vida sommairement, pour alléger son fardeau, les animaux qu’il avait tués, alluma une bonne pipe et se mit en chemin.

 

Après avoir marché une demi-heure, il s’aperçut qu’il était victime d’un accident qui arrive fréquemment aux coureurs des bois : Léon s’était égaré.

 

Trompé par la ressemblance des cèdres centenaires dont il s’était servi comme points de repère, il avait fait à tort deux ou trois lieues.

 

Perdu dans le majestueux silence de la forêt où s’entendaient seulement des cris lointains d’oiseaux, ou bien, parfois, la chute d’une masse de neige du haut d’un grand arbre, Léon eut un moment d’émotion.

 

Mais il se reprit vite.

 

Ce n’était pas la première fois que semblable mésaventure lui arrivait.

 

Il n’avait qu’une chose à faire : s’orienter en observant certains troncs des arbres dont la face nord n’est jamais couverte de mousse, et regagner lentement Skytown où il ne pourrait manquer d’arriver dans la soirée.

 

Mais, ce jour-là, Léon jouait de malheur.

 

Il s’embrouilla dans un réseau de sentiers, prit à droite puis à gauche, et finalement se trouva au centre d’un hallier inextricable qu’entouraient des sapins de cinquante mètres de haut.

 

La nuit allait venir.

 

Léon vit qu’il serait, sans doute, obligé de coucher à la belle étoile, ce qui l’ennuyait beaucoup, à cause de l’inquiétude qu’il allait donner à sa chère Betty.

 

« Tant pis, se dit-il, toujours philosophe. Je vais faire contre fortune bon cœur. J’allumerai un feu de bois mort. Je m’installerai une couchette de feuilles sèches, et je finirai mes provisions. »

 

Léon en était là de ses réflexions, lorsqu’il aperçut, se détachant en noir sur la blancheur de la neige, un objet dont la vue le fit demeurer béant de surprise.

 

C’était, dépassant un peu la cime des hauts sapins, la forme d’un immense ballon.

 

Léon s’approcha, déposa son carnier et son rifle au pied d’un sapin, et tenta de grimper jusqu’à la nacelle.

 

Ce n’était pas chose commode.

 

Le ballon, dont le grappin s’était enfoncé profondément dans le tronc d’un des sapins, dépassait de quelques mètres la cime de l’arbre qui l’avait arrêté.

 

Comment l’atteindre, jusque-là ?

 

Heureusement Léon n’avait pas perdu, dans la prospérité, ses anciennes qualités de gymnaste et même d’acrobate.

 

Il défit ses guêtres et ses souliers, les envoya rejoindre son carnier, et commença à grimper délibérément le long de la corde du grappin qui retenait l’aérostat.

 

Après quelques minutes d’une ascension pénible, Léon parvint à se hisser jusqu’aux rebords de la nacelle, dans laquelle il tomba tout essoufflé.

 

Mais là, une autre surprise l’attendait.

 

Il venait de lire le nom de l’aérostat, inscrit en caractères dorés.

 

C’était le « Hattison ».

 

Léon ne revenait pas de sa stupeur.

 

« Ah ! par exemple, elle est bien bonne ! Mais alors, ce ballon ! Ce serait leur fameux dirigeable de Skytown, celui qui rompit son câble dans une tempête !… Comment se trouve-t-il si près, à quelques lieues à peine ? Voilà ce que je ne m’explique guère.

 

« Et encore si, réfléchit-il, je me l’explique. La trombe qui l’a enlevé n’a dû évoluer que dans un très faible rayon, autour de son point de départ. Voilà qui est bien fait pour ce vieux bandit d’ingénieur… Il croyait sa machine à des centaines de lieues, et elle n’a fait que tourner autour de lui. »

 

Léon éclata d’un franc rire.

 

« Ce qui est drôle, par exemple, c’est qu’il ne soit pas plus détérioré, et qu’il se soit juste échoué dans cette petite vallée qu’un contrefort des montagnes Rocheuses défend contre le vent. Et puis, il faut dire aussi que ces coquins de milliardaires n’emploient que des matériaux de première qualité. Je parie qu’il y a une triple ou quadruple enveloppe. Ça doit être tout à fait indéchirable. »

 

Léon disait vrai.

 

Le Hattison, construit suivant les données des plus récentes découvertes scientifiques, était un aérostat d’une solidité à toute épreuve, bien supérieur, comme résistance, à celui qu’avait employé jadis l’explorateur Andrée dans son expédition au pôle Nord.

 

Le froid, qui devenait plus vif avec la nuit, vint interrompre les réflexions de Léon Goupit sur la solidité des ballons, en le forçant à s’occuper un peu de sa propre personne.

 

« C’est superbe, tout ça, se dit-il ; mais moi je suis un rude imbécile, un véritable étourneau, d’être monté là-dedans sans savoir comment je descendrai.

 

« Et de plus, j’ai eu la sottise de laisser en bas mon rifle, mes guêtres et mon carnier.

 

« Que diable vais-je devenir ? Il fait trop nuit maintenant pour que je me hasarde à suivre la corde jusqu’au sommet du sapin… »

 

Furieux et désappointé, Léon tomba plutôt qu’il ne s’assit sur la banquette pneumatique qui faisait le tour de la nacelle.

 

Il se plongea dans de profondes réflexions.

 

« Ma foi, conclut-il, le mieux que j’aie à faire, c’est de me rouler dans une des couvertures qui sont là, et de faire un somme dans la nacelle de messieurs les milliardaires, en attendant que je puisse y voir clair dans ma situation. Mais, au fait, il y a peut-être des provisions dans leur nacelle ! »

 

Léon se mit à fouiller à tâtons, sans avoir la tentation de craquer une allumette, car il connaissait le danger du feu dans le voisinage d’un réservoir d’hydrogène, gaz inflammable par excellence.

 

En tâtonnant dans l’obscurité, ses doigts rencontrèrent un bouton de métal.

 

Instinctivement il le pressa.

 

Une ampoule électrique s’alluma aussitôt, éclairant la nacelle, et bien au-dessous de Léon, les grands sapins couverts de neige.

 

– Çà, par exemple, fit le Bellevillois, qui commençait à ne plus s’étonner de rien. Ça, c’est épatant ! Au moins je vais y voir clair, et tâcher de trouver mon souper.

 

Il força la serrure d’un coffre qui renfermait, au lieu de provisions qu’il s’attendait à y trouver, des piles électriques et des instruments d’une forme inconnue. Tous ces appareils, protégés par un emballage pneumatique, étaient en parfait état de conservation.

 

« Ah çà ! se dit-il. Mais ça doit encore marcher ! Ça doit fonctionner, tout ça ! »

 

Il était furieux de ne savoir comment s’y prendre pour faire fonctionner les moteurs.

 

Tout d’un coup il poussa un cri de joie.

 

Il venait d’apercevoir, dans un angle, une série de manettes en aluminium, au-dessus desquelles étaient inscrits de brefs avis en langue anglaise.

 

Les poignées étaient au nombre de trois.

 

La première portait : Monter – Descendre.

 

La seconde : Nord – Sud.

 

La troisième : Est – Ouest.

 

Une petite roue, placée à côté, parut être à Léon la roue de mise en train de tout le mécanisme.

 

Il la fit tourner.

 

Des dynamos, dissimulées sous la banquette, se mirent à ronfler.

 

Le hardi jeune homme toucha du doigt la poignée de descente.

 

L’aérostat s’abaissa doucement, et le fond de la nacelle vint érafler les dernières branches des sapins.

 

Léon se hâta de repousser la manette à sa place, pour ne pas s’exposer à une chute ou à un accrochage.

 

Mais cette expérience lui avait suffi.

 

Maintenant il se croyait sûr de la direction de l’appareil.

 

Il était comme fou d’enthousiasme.

 

– Mais oui, s’écria-t-il. Ce n’est pas malin. Je dirigerai maintenant leur machine à ma guise.

 

« Et puis, qu’est-ce que je risque ? Moi je n’ai jamais fait de promenade en ballon. Je veux voir l’effet que ça produit.

 

Résolument, Léon tira son couteau et se mit en devoir de scier le câble qui retenait le Hattison.

 

Le travail n’avançait pas vite.

 

Léon était à peine arrivé à la moitié, lorsqu’il poussa une exclamation.

 

– Mais oui, s’écria-t-il, je le savais bien qu’il y avait au fond de moi une raison sérieuse de me décider à cette folle aventure. Le ballon dirigeable, mais c’est le seul moyen de pénétrer dans Skytown, de venger les victimes d’Hattison, ou plutôt – car à quoi bon la vengeance ? – de l’empêcher de commettre d’autres crimes. Tout à l’heure j’hésitais en songeant à ma chère petite Betty. Maintenant, il n’y a plus moyen de reculer. Et je ne le veux plus. C’est un devoir qu’il faut que j’accomplisse.

 

Sans perdre de temps, Léon acheva de couper le câble, mit en mouvement la roue de mise en train et donna un coup de pouce du coté du mot « ascension ».

 

L’effet de ces différentes manœuvres fut instantané.

 

Le Hattison s’enleva d’un élan vigoureux, au milieu d’un ciel éblouissant d’étoiles, que la pureté de l’atmosphère glaciale rendait encore plus brillantes.

 

Mais Léon n’avait envie de monter ni si vite ni si haut.

 

Derechef, il se précipita sur la poignée d’aluminium.

 

Mais il tombait de Charybde en Scylla.

 

L’appareil commença à dégringoler avec une rapidité vertigineuse.

 

Léon dut faire fonctionner de nouveau la poignée d’ascension.

 

Après deux ou trois expériences, il put enfin maintenir l’aérostat à la distance qu’il voulait, c’est-à-dire près de la terre.

 

À chacune de ces manœuvres, il entendait les hélices tourner avec un bruit de bourdonnement d’ailes, des contrepoids se déplacer en glissant sur des tringles, et le centre de gravité de la machine varier suivant un certain axe.

 

De cette hauteur, le spectacle était merveilleux.

 

Le Pacifique, dont on entendait battre les vagues contre la falaise, la grande tache sombre des forêts, l’azur velouté du ciel, tout donnait à Léon une impression de majesté grandiose qu’il ne croyait avoir encore jamais ressentie.

 

« Mais où est Skytown, se demanda-t-il enfin, anxieusement. Je ne l’aperçois pas. »

 

À la fin, il crut distinguer une lueur à travers la brume bleuâtre et nacrée qui s’étendait au-dessus du dôme des forêts.

 

Il manœuvra tous ses leviers et toutes ses roues, et la lueur se rapprocha.

 

C’était sur l’horizon un grand cercle de lumière blanche.

 

Tout près, un petit point rouge, à peine de la grosseur d’une étincelle, indiquait à Léon la maisonnette où sa chère Betty l’attendait, sans doute pleine d’angoisse.

 

« Ah ! mais, se dit Léon à cette pensée, je veux bien risquer ma peau pour tordre le cou au vieux brigand des usines, mais je n’entends pas du tout me sacrifier inutilement.

 

« Je vais descendre de ma machine, assommer l’ingénieur et mettre le feu à ses hangars si je puis. Après quoi, je remonte dans les airs… Et ni vu ni connu. »

 

Malheureusement pour Léon, l’exécution de son projet n’était pas aussi facile qu’il le disait.

 

Et il le savait bien.

 

Comment, en effet, descendre du ballon sans éveiller l’attention ?

 

Où l’amarrer pendant qu’il serait à terre ?

 

Comment y remonter ensuite ?

 

Autant de problèmes qui se posaient à l’esprit du Bellevillois.

 

Il fallait cependant prendre une décision.

 

Maintenant, le Hattison, évoluant comme un grand oiseau silencieux, se rapprochait de plus en plus des usines.

 

Léon, qui craignait d’être vu, poussa l’appareil vers l’ouest, dans la direction du Pacifique, et s’éleva d’une centaine de mètres.

 

Penché sur le rebord de la nacelle, il pouvait distinguer nettement les bâtiments des usines, les bassins, et tout près de lui, la falaise, au sommet de laquelle se trouvait le laboratoire de Hattison.

 

L’enceinte secrète de Skytown, celle dans laquelle personne n’avait jamais pénétré, était brillamment éclairée par de puissants fanaux électriques.

 

C’était une vaste cour, à peu près rectangulaire, limitée de trois côtés par des hangars, et du côté du Pacifique, par la falaise, dont les parois, lissées par la dynamite, n’offraient aucun point d’appui à qui eût tenté de l’escalader.

 

De la hauteur où il se trouvait, Léon, bien qu’il regardât fixement, ne distinguait autre chose qu’une large tache lumineuse, dans laquelle semblaient se mouvoir des êtres fantastiques.

 

Plus docile que le cheval le mieux dressé, le Hattison obéissait à la moindre pression, au moindre coup de pouce sur les manettes directrices.

 

Très intrigué, Léon le fit descendre un peu et s’approcher davantage de la falaise.

 

Ce qu’il distingua mit le comble à sa stupéfaction.

 

Immobile au milieu de la cour, l’ingénieur Hattison surveillait la manœuvre d’un bataillon de soldats d’acier, dont les semelles de plomb frappaient le sol en cadence et qui s’avançaient, le fusil sur l’épaule, noirs et rigides, effrayants, avec, à la place de la tête, un casque rond sans aucune ouverture apparente.

 

De temps à autre – Léon le distinguait parfaitement maintenant et l’entendait –, Hattison donnait un ou plusieurs coups de sifflet stridents.

 

À chaque signal, les soldats effectuaient un mouvement, s’arrêtaient, s’agenouillaient avec un ensemble mathématique. Puis se relevaient et se remettaient en marche.

 

– Ah ! le gredin ! murmurait Léon, qui ne perdait pas un détail de cet étrange spectacle, c’est donc vrai, tout ce qu’on raconte sur les inventions diaboliques qu’il a faites. Alors, c’est pour nous exterminer, tous ces monstres d’acier. C’est pour écraser la France et l’Europe ! Je comprends qu’il cache cela si soigneusement dans sa tanière, le vieux tigre !

 

Le jeune homme vibrait d’indignation ; mais il ne perdait pas cependant son sang-froid.

 

Et tout en faisant décrire à l’aérostat des courbes savantes autour des bâtiments de Skytown, il songeait au moyen d’aborder sur la falaise et d’aller, comme il le disait, tordre le cou au vieil Hattison.

 

La chose ne paraissait pas aisée.

 

Le granit, nous l’avons dit, avait été rendu absolument accore par la dynamite.

 

Pas la moindre saillie, la plus petite aspérité.

 

Pourtant, à force de fouiller du regard le panorama qui s’étendait au-dessous de lui, Léon finit par apercevoir une sorte de garde-fou qui longeait la falaise, fixé au roc par des crampons.

 

– C’est là qu’il faut atterrir, murmura-t-il. Je pourrai y attacher l’aérostat de messieurs les milliardaires, sans que personne ne voie ni n’entende rien. Et une fois mon compte réglé avec le vieux chenapan, je n’aurai qu’à remonter dans la nacelle, à détacher le câble. Bien malin celui qui pourra me rejoindre.

 

Le coup d’œil de Léon Goupit ne manquait pas de justesse.

 

Hattison, du reste, tellement il était certain d’être bien seul, ne portait jamais ses regards de ce côté.

 

Attentif aux mouvements de ses hommes de fer, il semblait chercher un moyen de les perfectionner encore, d’augmenter leur puissance destructive.

 

Tout à fait habitué maintenant au maniement des poignées d’aluminium, Léon n’eut pas de peine à faire descendre le dirigeable, de manière à ce que la nacelle effleurât la barre d’acier qui devait lui servir à l’amarrer.

 

Il n’eut pas non plus de difficulté à glisser le câble par-dessous la barre et à le reprendre de l’autre côté pour l’assujettir fortement au moyen d’un nœud marin.

 

Cela fait, il sauta lestement à terre, non sans s’être assuré qu’il avait bien dans sa poche le large couteau de chasse qu’il emportait toujours dans ses excursions en forêt.

 

Pour faciliter, en cas d’alerte, l’embarquement de ses automates à bord du giant plunger, Hattison – nous l’avons dit – avait fait établir un chemin en pente douce qui, du sommet de la falaise, aboutissait à l’extrémité de la passe, à l’endroit même où était mouillé le sous-marin.

 

C’est sur ce chemin, large de plus de trente pieds, que, pour le moment, il faisait manœuvrer ses automates, les arrêtant, leur faisant faire volte-face, comme s’il voulait se rendre compte des défectuosités, et du degré d’utilité pratique du nouveau mode d’embarquement qu’il avait imaginé.

 

À son extrémité, le chemin en pente douce se continuait sous la mer, ce qui était nécessaire pour aller jusqu’au giant plunger, puisque celui-ci, dépassant à peine la surface de l’eau, ne pouvait être amené jusqu’au rivage.

 

Agile comme un chat, Léon, par petits bonds, se rapprochait de plus en plus de Hattison et des automates.

 

Profitant des moindres recoins d’ombre pour se dissimuler, étouffant le bruit de ses pas, retenant sa respiration, pieds nus, puisque ses souliers et ses guêtres étaient restés dans la forêt avec son rifle et son carnier, l’audacieux Bellevillois ne sentait pourtant pas le froid glacial de cette nuit de janvier.

 

Lorsqu’il croyait que le regard de Hattison allait se porter de son côté, il s’allongeait à plat ventre ; et son cœur bondissait alors dans sa poitrine.

 

L’émotion l’étreignait à la gorge.

 

Hattison ne se doutait cependant de rien.

 

On n’entendait que le bruit cadencé, accompagné d’un cliquetis métallique, que faisaient, en marchant au pas, les automates.

 

Puis, de temps à autre, un coup de sifflet déchirait l’air.

 

Et c’était pour Léon l’occasion de bondir de nouveau en avant, de se rapprocher de Hattison.

 

CHAPITRE VIII

Léon Goupit réalise ses projets

 

Tapi dans une encoignure sombre, Léon ne perdait pas de vue un seul des mouvements du vieil ingénieur.

 

Sous le rayonnement des arcs électriques, Hattison, le dos légèrement voûté, les vêtements constellés de taches d’acide, l’œil féroce et la lèvre haineuse, avait l’air, entouré de ses noirs soldats de métal, d’un nécromancien des temps passés au milieu d’une troupe de mauvais esprits soumis à son pouvoir.

 

Il paraissait d’ailleurs satisfait.

 

Il avait doté ses automates d’un nouveau perfectionnement.

 

Grâce à une savante répartition des diverses pesanteurs de la cuirasse et du mécanisme, les hommes de fer ne pouvaient tomber que d’une façon : sur le dos.

 

Or, le fait même du choc produit par leur chute mettait en mouvement les éléments d’une pile spéciale qui, en moins d’une demi-minute replaçait les appareils dans la station verticale.

 

De plus, après l’épreuve qu’il venait d’en faire, le savant était sûr qu’à condition de ne pas descendre à de grandes profondeurs, ils se comporteraient aussi bien dans l’eau que sur la terre.

 

À ce moment, les automates, partis de la muraille qui faisait face au passage conduisant à la mer, s’avançaient au petit pas dans la direction de ce même passage.

 

Hattison, qui les contemplait en silence, eut un sourire de paternel orgueil.

 

Entre tant d’inventions, celle des hommes d’acier était sa préférée.

 

Il en était presque venu à chérir ces mannequins de métal.

 

Quelquefois même, dans la solitude de son laboratoire, perché comme une aire d’oiseau de proie au sommet du rocher, il se plaisait à les interpeller, par des noms imaginaires : Tom ! John ! Joë !…

 

« Ce n’est pas mal, se dit-il à lui-même. Mais il est temps de leur donner leur ration quotidienne d’acide et de les faire rentrer à la caserne… Comme ils sont bien disciplinés ! Si je ne les arrêtais pas, ils retourneraient d’eux-mêmes à la mer ! »

 

Et Hattison porta à ses lèvres le sifflet d’argent autrefois dérobé à Olivier Coronal.

 

À ce moment précis, les mains nerveuses de Léon Goupit enserrèrent le cou du vieil inventeur.

 

Il laissa échapper le sifflet en poussant un rugissement étouffé.

 

Une lutte terrible s’engagea entre les deux hommes.

 

Hattison était vigoureux.

 

Tout en cherchant à se dégager de son étreinte, il tâchait de pousser Léon du coté d’une barre de métal chargée d’un formidable courant électrique.

 

Il n’y réussit pas.

 

Léon, dont un furieux désir de vengeance doublait les forces, souleva dans ses bras le maigre corps d’Hattison, le porta jusqu’au bord de la falaise, et le lâcha brusquement dans le vide.

 

Un grand cri traversa l’espace.

 

Léon entendit le bruit mat d’un corps qui rebondissait de roc en roc et le bruit d’un plongeon sourd dans les vagues du Pacifique.

 

Puis ce fut tout.

 

Un grand silence régna, que troublaient seulement la vague rumeur de la ville et le pas cadencé des hommes de fer qui continuaient à descendre impassiblement la pente du chemin voûté.

 

Léon Goupit s’était arrêté, glacé de terreur.

 

Il avait la sensation de se trouver perdu dans une sorte d’enfer de la mécanique, dans un monde d’horreur qui n’avait rien à voir avec l’humanité ordinaire, et dont il ne sortirait jamais.

 

Il fut tiré de cette espèce de stupeur par le bruit d’une détonation formidable.

 

L’aérostat dirigeable dans lequel il comptait opérer sa fuite, l’Hattison, venait de faire explosion.

 

Était-ce l’électricité dont la rampe de métal était chargée qui avait enflammé l’hydrogène en suivant le chanvre du câble ?

 

Était-ce, comme Léon le crut plus tard, Joë, le vieux nègre muet, qui y avait mis le feu ?

 

C’est ce qu’il ne s’amusa pas à discuter.

 

Le péril devenait de plus en plus imminent.

 

Des lumières apparaissaient aux fenêtres des logements ouvriers.

 

Une rumeur continue et croissante montait de toute la cité industrielle.

 

Au-devant de Léon, grimaçant un hideux sourire qui montrait le tronçon noirâtre de sa langue coupée, le nègre Joë, l’âme damnée d’Hattison, s’avançait, un large poignard à la main.

 

Léon ne lui laissa pas le temps de l’attaquer.

 

Exercé, dès le plus jeune âge, à la boxe et à la savate, il détacha sur la main du nègre un coup de pied sec qui fit sauter l’arme à dix pas.

 

En même temps, un formidable coup de poing sur le nez camus de Joë, et un croc-en-jambe, le mettaient à la merci de Léon.

 

Le jeune homme ramassa le couteau tombé par terre, et l’appuya sur la gorge du nègre.

 

– Si tu bouges, tu es mort… Fais-moi sortir d’ici, et le plus vite possible. Ton patron n’existe plus ; et le moindre geste de révolte ou de résistance que tu feras sera immédiatement puni d’un coup de ton propre poignard entre les deux épaules.

 

Ce disant, Léon fit relever Joë en le tirant par sa cravate ; et sans le lâcher, lui ordonna de le conduire jusqu’à la grille qui menait à l’enceinte suivante.

 

Joë exprima par des gestes d’acquiescement qu’il était tout prêt à faire ce qu’on lui disait.

 

Au fond, il n’en était rien.

 

Le vieil esclave, pour qui la vie n’était plus rien, puisque son maître était mort, n’avait plus qu’une idée : venger Hattison !

 

À peine avait-il dépassé la grille de la seconde enceinte que le vieux Noir, se retournant brusquement, saisit à pleine main la tige de métal du blocus électrique.

 

Il savait qu’il allait être immédiatement foudroyé.

 

Mais son ennemi le serait en même temps que lui.

 

Par bonheur, Léon avait vu le geste.

 

Il lâcha précipitamment le cou du vieillard, et fit un bond en arrière.

 

Au même instant, le cadavre de Joë roulait à ses pieds, les yeux blancs et révulsés, et déjà à demi carbonisé par la puissance du courant.

 

Léon enjamba le cadavre et continua sa route.

 

Il n’y avait pas de temps à perdre.

 

Les cloches des ateliers tintaient.

 

La population entière des ouvriers de Skytown se levait en masse.

 

Léon se vit perdu.

 

Il se trouvait alors tout près de l’atelier de production centrale de la force électrique.

 

Il se glissa sous un hangar avoisinant, s’arma à tout hasard d’un marteau qu’il venait d’apercevoir, et attendit.

 

L’espèce d’appentis, où il s’était caché, n’était séparé de la chambre des machines à vapeur qui actionnaient de puissantes dynamos que par un mince mur de briques.

 

Léon écouta.

 

Puis, il se hasarda à desceller avec son poignard une des briques de la muraille.

 

Il n’y avait personne dans la chambre des machines.

 

Accourus aux sons de la cloche, les mécaniciens et les chauffeurs avaient déserté leur poste pour voir quel événement imprévu jetait ainsi le trouble dans l’immense usine.

 

Léon réfléchit un instant.

 

Un espoir venait de briller à ses yeux.

 

Sortant précipitamment de sa retraite, toujours armé de son marteau, il se rua, plutôt qu’il n’entra, dans la chambre des machines.

 

En un clin d’œil, il eut éparpillé et éteint les feux, ouvert les robinets d’échappement de la vapeur.

 

Les immenses volants, après avoir tourné encore quelques instants en vertu de la force acquise, s’arrêtèrent.

 

Léon acheva son œuvre en démolissant, à grands coups de marteau les organes délicats des machines électriques.

 

Une minute après, tout Skytown était plongé dans une profonde obscurité.

 

– Il y a du bon, s’écria Léon. Maintenant les blocus électriques ne peuvent plus arrêter personne. La voie est libre. C’est à moi de profiter de la bagarre pour filer.

 

Dans Skytown, l’affolement était à son comble. Tout le monde croyait à une catastrophe.

 

Sauf quelques chefs d’ateliers, qui continuaient à sonner la cloche dans l’obscurité, sans se douter qu’ils augmentaient ainsi la panique, la plupart des ouvriers s’étaient figurés que Hattison était en train de les anéantir tous, pour les empêcher de divulguer ses secrets.

 

Ils se précipitaient vers les issues, et gagnaient la campagne environnante.

 

Léon n’eut donc aucune peine à se mêler aux fuyards, et à franchir la dernière enceinte de Skytown.

 

Pâle, haletant, défait, nu-pieds, car on se rappelle qu’il avait abandonné ses chaussures pour monter dans l’aérostat dirigeable, Léon ne tarda pas à s’approcher de sa maisonnette. Une faible lumière qu’il aperçut à la fenêtre de Betty le fit songer à l’inquiétude dans laquelle devait être la pauvre femme.

 

– Mais, s’écria-t-il tout d’un coup, et les hommes de fer, où sont-ils allés ? Voilà ce que je me demande. S’ils ont continué sans s’arrêter, ils doivent être à l’heure qu’il est loin d’ici, dans le fond de la mer !…

 

Comme si quelque puissance invisible eût voulu répondre à la phrase que venait de prononcer Léon, une explosion énorme et sourde retentit dans la direction de l’Océan.

 

Le giant plunger et les autres submersibles, avec leurs immenses réserves de nitroglycérine et d’air liquéfié, venaient d’être anéantis.

 

Les ingénieurs, qui formaient l’équipage des sous-marins, devaient avoir trouvé une mort affreuse dans la catastrophe.

 

Malgré l’enquête très soigneuse que fit plus tard la justice américaine, on n’expliqua jamais entièrement les causes du sinistre.

 

L’explication la plus logique qu’en donnèrent les savants, c’est que le bataillon des hommes de fer, dans sa marche que personne n’était plus là pour diriger, avait dû heurter les détonateurs de quelques-unes des puissantes torpilles dormantes, disséminées par Hattison dans toute la baie.

 

Léon rentra chez lui plus mort que vif.

 

Après avoir mis, en deux mots, Betty au courant des événements, il tomba sur son lit, brisé de fatigue et d’émotions.

 

Peu d’instants après, une bande de fuyards, parmi lesquels se trouvait Paddy, le vieil ajusteur, pénétra dans la salle du cabaret.

 

– Vous savez ce qui se passe ? s’écria l’un d’eux. Le vieil Hattison, sans doute devenu fou, est en train de faire tout sauter dans Skytown.

 

– Oui, dit un autre, nous croyons tous qu’il a voulu se débarrasser de nous pour éviter les indiscrétions.

 

– Moi, dit le vieux Paddy, superstitieux, je ne suis pas éloigné de croire que le diable lui a tordu le cou avant de l’emporter. Car ce ne pouvait être que Satan en personne qui l’aidait dans ses inventions, sous la figure du vieux Joë.

 

Un autre ouvrier affirma qu’il avait aperçu le cadavre du nègre, déjà tombé en putréfaction, à côté de la grille de la dernière enceinte.

 

Betty, glacée de crainte, écoutait tous ces détails sans oser ouvrir la bouche.

 

Cependant le nombre des fuyards augmentait de minute en minute.

 

Bientôt la maisonnette de Léon Goupit fut trop petite pour les contenir.

 

Ils délibéraient bruyamment sur la conduite à tenir en présence des événements.

 

Un des plus hardis, qui avait fait autrefois partie d’une bande de détrousseurs de chemins de fer dans le Far West, prit la parole.

 

– Gentlemen, dit-il, le vieil Hattison est mort. Son vieux nègre et ses ingénieurs aussi, probablement. Nous sommes les maîtres. Vengeons-nous de toutes les persécutions que nous avons subies ici. Retournons à Skytown. Nous commencerons par goûter le gin des cantines. Après quoi, nous chercherons le magot des milliardaires, sans oublier de visiter les ateliers que le vieux singe nous cachait si soigneusement.

 

– À Skytown ! dit un autre.

 

– À Skytown ! répéta toute la bande d’un accord unanime.

 

Quelques instants après, les amples provisions de vivres, de vins et de spiritueux des réfectoires étaient mises au pillage.

 

Ivres, et ne respectant plus aucune autorité, les ouvriers se répandaient en chantant et en hurlant à travers les enceintes jusque-là interdites.

 

Ils brisaient les machines à coups de masse, démolissaient les vitres, et, pour s’amuser en même temps que pour s’éclairer, ils mettaient le feu aux petites constructions de bois.

 

C’est en vain que les plus sages et les plus honnêtes, tels que le vieux Paddy, essayaient de les arrêter.

 

En peu d’instants, Skytown fut la proie de deux ou trois incendies partiels.

 

Les incendiaires furent d’ailleurs victimes de leur imprudence.

 

Ils ne s’étaient plus souvenus, dans la joie du pillage et du triomphe, qu’il existait, dans la troisième enceinte, un énorme magasin de substances explosives.

 

Au moment où ils se réjouissaient sottement de voir flamber l’usine, une colonne de flamme jaillit en brasier, jusqu’à une prodigieuse hauteur, avec un grondement comparable à celui d’une cataracte ou d’une trombe.

 

Presque tous périrent.

 

Et le lendemain, quand Léon et Betty, qui avaient recueilli le vieux Paddy, blessé dangereusement, voulurent juger par eux-mêmes de l’étendue du désastre, ils constatèrent que, de la florissante ville créée par le génie d’Hattison et les capitaux des milliardaires, il ne restait plus rien, qu’une plaine noirâtre, semée de pans de murs ruinés et de pièces d’acier tordues par la violence de l’explosion.

 

Léon avait fait à Betty un récit circonstancié des événements de la veille.

 

Tous deux regardaient tristement ce paysage désolé, semé de cadavres noircis, et qui semblait encore plus funèbre sous le ciel d’hiver.

 

– Qu’allons-nous faire ? se dirent-ils.

 

– Il faut partir, dit Léon.

 

– Mais où aller ?

 

– Je ne sais. Aller retrouver Olivier Coronal, mon ancien maître, maintenant l’allié et le parent des milliardaires, cela me semble inutile. Il ne nous reste qu’une chose à faire : retourner dans mon pays, en France. Là, j’ai de nombreux amis. Je trouverai facilement un emploi qui, joint à nos petites économies, nous permettra de vivre.

 

– Je te suivrai partout où tu voudras, fit Betty avec résignation. Mais pourtant quel dommage ! Nous avons été si heureux dans cette petite maison ! J’ai le cœur gros, rien qu’à la pensée de la quitter.

 

– On ne peut faire autrement, reprit Léon pensif. Il est fort probable que je vais être poursuivi. D’ailleurs, je ne voudrais pas passer huit jours de plus dans ce lieu d’horreur et de désolation.

 

– Écoute, je suis la première à approuver ce que tu as fait. Tu as vengé mon père et rempli ton devoir. Mais il faut te mettre promptement en sûreté. Je te gênerais dans ta fuite. Pour moi, je resterai ici quelques jours encore, jusqu’à ce que le vieux Paddy, qui a eu la jambe atrocement brûlée, soit en état de marcher. Aussitôt que possible je gagnerai Ottega, où je tâcherai de trouver un acquéreur pour notre maison et les jardins que tu as défrichés alentour. Puis, je te rejoindrai à New York, à un endroit convenu ; et de là nous pourrons partir pour l’Europe.

 

– Cela me peine de t’abandonner ainsi, fit Léon. Mais je crois que tu as raison. Ne sois pas triste, ma chère femme. Tu connaîtras le pays de France, qui est le plus doux à vivre. Et nous visiterons aussi ton Irlande. Il y a encore du bonheur pour nous dans l’avenir.

 

Après une journée passée en préparatifs et en recommandations, Léon partit à la pointe du jour, muni de provisions et de quelques bank-notes.

 

Presque à la même heure, à plusieurs centaines de lieues de là, au moment où William Boltyn, le milliardaire, terminait sa toilette dans la salle de bains en marbre rose de son palais de Chicago, Stephen, le majordome qui avait succédé à Tom Punch, lui présentait un télégramme sur un plateau de vermeil.

 

Boltyn brisa l’enveloppe, jeta un coup d’œil sur ce qu’elle contenait, et poussa un effrayant juron.

 

Voici le texte de la dépêche qui avait motivé cette colère :

 

Hattison mort. Skytown détruit par explosion. Arrive de suite.

 

Nicolas Broad,

 

Contremaître.

 

CHAPITRE IX

Un directeur de journal avisé

 

Le milliardaire était en proie à un véritable accès de fureur.

 

Les yeux lui sortaient de la tête ; les veines de son cou se gonflaient.

 

Il crut qu’il allait succomber à une attaque d’apoplexie, et s’empressa de se faire apporter un grand verre d’eau glacée.

 

Dans sa colère, il fracassa d’un coup de poing une délicieuse statuette de Saxe, achetée par Aurora sur le conseil d’Olivier Coronal.

 

Il criait d’une voix entrecoupée :

 

– Vraiment, ces canailles d’Européens ont trop de chance ! Après Mercury’s Park, Skytown ! Nous aurons donc vainement, mes compatriotes et moi, prodigué les millions ? Mais tout n’est pas fini ; et dussé-je sacrifier ma fortune jusqu’au dernier dollar, il ne sera pas dit que William Boltyn a échoué dans une entreprise, si gigantesque fût-elle. On va recommencer, voilà tout.

 

La mort de l’ingénieur Hattison mettait le comble à la rage du milliardaire.

 

– On va recommencer, répétait-il ; mais sans l’aide du puissant cerveau, de l’organisateur génial, de l’inventeur merveilleux, dont la collaboration mettait toutes les chances en notre faveur… Ah ! si ma fille avait épousé Ned Hattison, au lieu de ce Français !

 

La fureur de William Boltyn redoublait, en songeant à la joie secrète d’Olivier Coronal lorsqu’il apprendrait la destruction de la deuxième ville infernale.

 

– Cet homme finira par me faire détester ma fille, s’écria-t-il avec une exaltation croissante.

 

Il n’était pas encore remis de sa colère, lorsque Stephen lui annonça qu’un gentleman très mal habillé demandait à le voir.

 

Sur un signe du milliardaire, le contremaître Nicolas Broad – car c’était lui – fut introduit dans le cabinet de travail.

 

En homme pratique, Nicolas Broad avait flairé une situation à conquérir, peut-être une fortune à gagner, en se présentant pour prévenir William Boltyn, qu’il connaissait de nom et de réputation.

 

Le contremaître était un petit homme trapu, à la mine sournoise, au regard pétillant de ruse et d’astuce.

 

Très entendu aux affaires, excellent ouvrier ajusteur, c’était au total un personnage un peu quelconque.

 

Le trait saillant de son caractère était plutôt l’hypocrisie.

 

– Parle vite, dit William Boltyn d’une voix saccadée. Tu es sans doute l’homme qui m’a envoyé une dépêche et qui a été témoin du désastre de Skytown ?

 

D’une voix pleurarde, le contremaître raconta ce qu’il avait vu.

 

William Boltyn arpentait le cabinet de travail dans un état d’exaspération impossible à décrire.

 

À chaque nouveau détail, il poussait des exclamations.

 

– Ainsi, tout, tout est détruit ! Les forges, les laboratoires, les sous-marins, les hommes de fer et – ce qui est plus affligeant que tout le reste – les nouvelles découvertes de l’ingénieur Hattison !

 

À la fin du récit, le milliardaire avait cependant recouvré son sang-froid ; et c’est d’une voix empreinte de la morgue glaciale qui lui était habituelle, qu’il continua l’entretien en disant :

 

– Je suis assez riche pour ne me soucier que médiocrement des pertes d’argent. Je ne regrette qu’une chose dans tout ceci : la mort de l’illustre Hattison. Je donne ici ma parole qu’une statue lui sera élevée sur la grande place de Chicago, plus haute et plus chère qu’aucune de celles qu’on voit en Europe dans les musées.

 

Nicolas Broad, cependant, affectait l’attitude timide de quelqu’un qui a une demande à formuler.

 

– Vous savez, finit-il par dire, que j’ai perdu tout ce que je possédais dans la catastrophe. Je suis sans situation et sans abri.

 

– Bon ! dit le milliardaire. Tu as bien fait de réclamer. Voici un chèque de mille dollars pour ce que tu as perdu. De plus, tu peux te rendre de ma part à l’atelier de l’aluminium, à ma fabrique de conserves. Tu y recevras les mêmes appointements qu’à Skytown.

 

Nicolas Broad allait se retirer en se confondant en remerciements, lorsque William Boltyn le rappela.

 

– Avant de t’en aller, dit-il, je voudrais savoir ton opinion sur les causes de la destruction de Skytown.

 

– Il n’y a pas de doute possible, dit le contremaître : Skytown a été détruit par des malfaiteurs, des ennemis de M. Hattison.

 

– Et tu crois qu’on pourrait les retrouver ? interrompit le milliardaire en frissonnant, le cœur envahi par une implacable soif de vengeance.

 

– Je ne sais pas, repartit Nicolas Broad prudemment. Mais une trentaine d’ouvriers à peu près ont échappé à l’explosion et à l’incendie. Ils pourraient, sans nul doute, fournir d’utiles renseignements.

 

– Évidemment. Je les retrouverai, d’ailleurs. Mais pour ton propre compte, ne soupçonnes-tu personne ?

 

– Non, fit Nicolas Broad en réfléchissant. Tous les travailleurs de Skytown avaient été triés parmi l’élite de ceux de Mercury’s Park. M. Hattison les occupait tous depuis plusieurs années. Il serait très difficile, à l’heure qu’il est, de reconstituer un corps de travailleurs aussi bien disciplinés.

 

– Ils ne l’ont guère prouvé, fit Boltyn avec une moue dédaigneuse. Mais tu n’as jamais remarqué, autour des enceintes, des figures étrangères ?

 

– Non. Skytown est situé dans une telle solitude que nous n’avons jamais vu que quelques coureurs des bois. Encore était-ce à de rares intervalles. Il n’y avait d’autre étranger autour des ateliers qu’un Irlandais, ou un Français, je ne sais plus au juste, qui dirigeait une buvette.

 

– Un Français ! dit Boltyn rendu clairvoyant par la haine. Ce doit être lui.

 

– Peut-être.

 

– C’est bien. Va-t’en. Je te demanderai des renseignements plus complets quand le moment sera venu.

 

En sortant du palais de William Boltyn, Nicolas Broad se garda bien de se rendre directement à l’usine de conserves.

 

Il fit un léger crochet dans la direction du quartier des affaires, et pénétra délibérément dans les bureaux du journal le Chicago Life.

 

Au moment où il entrait dans le cabinet du secrétaire de rédaction, ce dernier était en grande conférence avec un individu de haute taille, vêtu d’un complet à carreaux en loques.

 

Celui-ci se tut, en voyant entrer Nicolas Broad, et se retira modestement dans un coin.

 

Le contremaître expliqua que, si on voulait lui promettre le secret, il donnerait la primeur d’un événement sensationnel, dont le récit était capable de faire quintupler le tirage du journal.

 

Après quelques minutes de discussion, M. Horst prit dans un tiroir une liasse de chèques, en signa un, et le remit à Nicolas, sous la dictée duquel il commença d’écrire fiévreusement.

 

Un plateau, mû par l’air comprimé, transmettait instantanément et automatiquement les feuilles à l’imprimerie, à mesure qu’elles étaient écrites.

 

– Vous me promettez le secret ? dit Nicolas en se retirant. Vous vous engagez à ne pas révéler d’où vous vient cette information ?

 

– Bien entendu, fit M. Horst. Mais qui me prouve que vous n’exagérez pas, que tout ce que vous dites est vrai ?

 

– Tenez, répondit le contremaître en entrouvrant sous les yeux du directeur subjugué un portefeuille crasseux, plein de papiers, où se voyaient, entre autres, divers autographes de l’ingénieur Hattison.

 

– Cent dollars pour chaque autographe, proposa froidement M. Horst. Ils paraîtront ce soir en fac-similé dans mon journal.

 

– Accepté, répondit non moins froidement Nicolas Broad.

 

Après avoir touché le montant de ses chèques, le contremaître se décida de gagner les usines de conserves.

 

À peine était-il sorti, que l’individu en haillons et à la barbe rousse se rapprocha du directeur.

 

– Sir, fit-il d’une voix suppliante, j’ai été pickpocket à Ottega, coureur des bois dans les montagnes Rocheuses. De plus, j’ai appris le latin chez un clergyman et le français chez les missionnaires du Canada. Je pourrais, sans doute, rendre des services.

 

– Comment t’appelles-tu ? dit négligemment M. Horst.

 

– Thomas Borton, sir.

 

– Eh bien, tu vas passer à la caisse toucher ces cent dollars, et tu prendras immédiatement le rapide d’Ottega. Il faut, tu l’entends, que je possède, d’ici quatre jours, des détails absolument circonstanciés sur la catastrophe de Skytown, et d’ici une semaine le nom et la photographie de l’incendiaire.

 

On sait qu’en Amérique le journaliste, le reporter plutôt, est fort peu scrupuleux.

 

Le lecteur nous permettra de lui raconter, à ce sujet, une anecdote populaire de l’autre côté de l’Atlantique.

 

J. L. Smith, le roi des reporters yankees, se vit refuser une carte pour assister aux obsèques du général Barker.

 

La cérémonie promettait d’être splendide.

 

Ce refus était pour Smith un échec professionnel des plus graves, sans compter l’occasion perdue d’une information sensationnelle et lucrative.

 

Loin de perdre courage, notre reporter médite une vengeance.

 

Il attend la nuit, escalade la toiture de la maison du général, et n’hésite pas à se laisser glisser dans le tuyau de la cheminée.

 

C’est ainsi qu’il parvient, étrangement barbouillé de suie et de plâtras, jusqu’à la chambre où se trouvait le cercueil.

 

Les Américains, pleins d’insouciance pour la vie future, sont assez négligents du respect qu’on doit aux morts.

 

La chambre mortuaire n’était gardée par personne.

 

Smith, profitant de cette chance inespérée, furette partout, et découvre sur une commode, dans un chapeau haut de forme, un rouleau de papier.

 

Par un heureux hasard, ce rouleau de papier n’était autre chose que le texte de l’oraison funèbre que le ministre devait prononcer au cimetière, devant la tombe du brave militaire.

 

Mettant à profit cette aubaine, Smith fourre le précieux discours dans sa poche, recommence l’ascension de la cheminée, descend du toit, et court à l’imprimerie.

 

Un quart d’heure plus tard, il avait le plaisir d’offrir au clergyman, qui bafouillait lamentablement, n’ayant pas eu le temps de composer un autre discours, un exemplaire du journal, encore humide d’encre d’imprimerie, et où l’honnête ministre put enfin lire l’oraison funèbre qu’il avait tant cherchée.

 

Thomas Borton, le même qui avait autrefois dérobé à Ottega, dans une cohue, le portefeuille de Léon Goupit, avait été poussé par sa bonne étoile vers les bureaux de M. Horst.

 

Ce dernier, de son côté, était enchanté d’avoir recruté un gaillard aussi actif et aussi énergique.

 

Les gigantesques rotatives où s’imprimaient à des centaines de mille d’exemplaires le récit de Nicolas Broad roulaient encore, que déjà Borton, le reporter improvisé, filait à toute vitesse, par le railway, dans la direction d’Ottega.

 

À peu près à la même heure, William Boltyn réunissait, dans le grand salon de son palais, ses amis les milliardaires, les commanditaires de Mercury’s Park et de Skytown, qu’il avait convoqués d’urgence.

 

À part le spirite Harry Madge, la réunion était au grand complet.

 

Fred Wikilson, le fondeur ; Staps-Barker, l’entrepreneur de voies ferrées ; Wood-Waller, l’électricien ; Slips-Rothson, le distillateur ; Philips Adam, le marchand de forêts ; Samson Myr et Juan Herald, les deux propriétaires du Far West, étaient venus, très intrigués par le ton alarmant de la convocation de leur président.

 

L’absence de Harry Madge n’étonna personne.

 

Depuis fort longtemps, il ne venait plus aux réunions des milliardaires, se contentait d’envoyer chaque mois, ponctuellement, la cotisation convenue.

 

Il connaissait à peine Mercury’s Park et n’avait jamais été à Skytown.

 

Au dire de ses amis, le spirite avait transformé son immense hôtel en un laboratoire de magie, de spiritisme et d’alchimie.

 

Il ne sortait que rarement, et ne fréquentait qu’un petit groupe d’amis fidèles.

 

Étant donné ces circonstances, William Boltyn ne jugea même pas à propos de notifier son absence.

 

Sans préambule, sans circonlocutions, il exposa en quelques mots à ses associés la catastrophe qui, encore une fois, mettait à néant leur commun projet de domination universelle.

 

– Voilà les faits, conclut-il. Je vous ai convoqués pour savoir quel est votre avis, et pour me concerter avec vous sur les mesures indispensables à prendre. D’abord, êtes-vous d’avis de continuer notre entreprise. Pour moi, je ne vous cacherai pas que j’y suis résolu. Je recommencerai autant de fois qu’il le faudra. Une preuve, ajouta-t-il, de l’intérêt puissant que présente notre tentative et des craintes qu’elle excite, n’est-ce pas les efforts désespérés de nos ennemis pour nous perdre ? Ils savent que leur destruction approche, qu’elle est sûre, immanquable, inévitable, mathématique ! Aussi emploient-ils leurs suprêmes ressources à retarder le moment fatal où notre organisation sera assez complète pour nous permettre d’engager la lutte. Gentlemen, j’attends votre avis.

 

– Je pense comme vous, dit flegmatiquement Staps-Barker.

 

– Et moi, appuya Fred Wikilson.

 

– Et moi, s’écrièrent, chacun à son tour, tous les autres.

 

– Je vois, dit William Boltyn avec satisfaction, que vous êtes tous de bons, fidèles et véritables Yankees. Je n’attendais pas moins de vous. J’étais sûr d’avance de votre opinion. Dans une prochaine réunion qui aura lieu le plus tôt possible, je vous soumettrai un plan de réorganisation que je vais étudier d’ici là. Maintenant, je passe à d’autres questions. D’après les renseignements que j’ai recueillis, la catastrophe de Skytown est certainement due à la malveillance, probablement même à la perfide intervention de quelque gouvernement européen. Je propose de tirer des meurtriers de l’illustre Hattison, des incendiaires de Skytown, la plus éclatante vengeance ; et je demande l’ouverture d’un premier crédit de dix mille dollars qui permette des investigations complètes et minutieuses. Je prendrai moi-même la direction de ces recherches.

 

Le crédit fut voté à l’unanimité, de même qu’une autre somme de trente mille dollars, premiers fonds d’une caisse de souscription destinée à payer les frais d’une statue monumentale en l’honneur du célèbre inventeur.

 

– Je pense, dit William Boltyn en prenant congé de ses associés, qu’il vaut mieux ne fournir à la presse aucun renseignement sur Skytown. Il n’y a eu que trop d’indiscrétions commises lors de la vente de Mercury’s Park. Sans les bavardages des journaux, les gouvernements européens ne seraient peut-être pas, ainsi que cela me paraît trop évident, au courant de certains de nos projets.

 

Le conseil parut fort sensé, et l’assemblée se sépara.

 

William Boltyn avait repris courage.

 

Avec son tempérament de lutteur, il se faisait une véritable joie d’entamer une seconde campagne contre l’Europe.

 

Le milliardaire était tout entier à de nouvelles combinaisons, lorsque Stephen lui apporta la carte de M. Horst, directeur du Chicago Life, un des plus grands journaux d’information de toute l’Amérique.

 

Après quelques politesses banales – il connaissait le journaliste –, William Boltyn s’informa du sujet de sa visite.

 

– Oh ! fit l’autre, un simple service que je veux vous rendre.

 

– Et comment cela ? riposta le milliardaire qui admettait difficilement qu’on pût lui rendre des services.

 

– C’est fort simple, continua M. Horst avec aplomb. Je possède des détails extrêmement complets sur l’explosion qui vient de détruire la grande usine d’inventions de Skytown dont vous étiez un des principaux commanditaires, et que dirigeait l’illustre Hattison qui a, paraît-il, victime de son dévouement pour la science, trouvé la mort dans la catastrophe.

 

– Et alors ? fit Boltyn mécontent.

 

– Et alors, mon journal publie là-dessus un grand article ce soir. Je compte sur une vente sérieuse. De plus, j’ai réussi à me procurer plusieurs autographes inédits du grand savant, parmi lesquels un plan d’automate et un plan de navire sous-marin. Voilà qui sera un véritable régal pour le lecteur.

 

À ces dernières paroles, William Boltyn avait bondi.

 

D’un seul coup de poing, il fracassa une petite table en bois des îles.

 

– Mais c’est scandaleux, hurlait-il. Ces documents m’appartiennent. Ils intéressent même le salut de tous les États de l’Union. Je vous défends de les publier.

 

– Vous pouvez me le défendre si vous voulez, répondit froidement M. Horst. Mais je les publierai tout de même. Ils vont être sous presse dans les deux heures.

 

– C’est ce que nous verrons, rugit le milliardaire. Je ferai plutôt démolir l’imprimerie où se fabrique votre journal par les bouchers de mes abattoirs et les forgerons de mes usines.

 

– Vous ne parlez pas sérieusement, continua M. Horst de plus en plus calme. Vous savez bien que je saurais me défendre. De plus, permettez-moi de vous dire que vous n’avez aucun droit sur ces documents que j’ai dûment payés en bons dollars. D’ailleurs, ne les eussé-je pas payés qu’ils reviendraient de droit, avant vous, à une autre personne que vous oubliez, l’ingénieur Ned Hattison.

 

– Voilà qui serait trop fort, par exemple, dit William Boltyn tout à fait vaincu. Eh bien alors, parlez ! Que faut-il faire pour rentrer en possession de ces plans et de ces autographes, et pour en empêcher la publication ?

 

– Mais la chose la plus simple du monde. Me les acheter, comme je les ai achetés moi-même.

 

– Votre prix ?

 

– Cinquante mille dollars pour chaque plan.

 

William Boltyn tendit à M. Horst, silencieusement, une liasse de bank-notes, en échange desquelles il rentra en possession des fameux plans.

 

Le directeur du journal Chicago Life se dirigeait vers la porte lorsqu’il s’entendit rappeler.

 

– Si d’autres documents de cette nature vous tombent encore entre les mains, dit le milliardaire, je vous les achèterai, au même prix.

 

Le soir, d’énormes transparents électriques annonçaient aux lecteurs du Chicago Life un tirage supplémentaire :

 

VOYEZ

 

LA MORT DE L’ILLUSTRE INVENTEUR HATTISON

 

EXPLOSION D’UNE USINE

 

UNE RÉVOLTE DES TRAVAILLEURS

 

LA STATUE DE HATTISON

 

LE CONGRÈS EN DEUIL

 

NOUVEAUX DÉTAILS

 

Olivier Coronal, qui flânait en sortant de l’usine Strauss où il était toujours occupé, acheta un numéro du journal.

 

Bien qu’il se méfiât des fausses nouvelles, et des inventions plus ou moins habiles dont sont remplies les feuilles américaines, il avait été intéressé par le nom de Hattison.

 

La lecture de l’article sensationnel, qui occupait toute une page du journal, le laissa rêveur.

 

Évidemment, le vieil ingénieur était mort, le deuxième arsenal des milliardaires était détruit.

 

Les détails circonstanciés que fournissaient le journal ne laissaient aucun doute à cet égard.

 

Mais alors quel était l’auteur de ce sinistre ? Il était impossible que le hasard seul eût accompli tout cela !

 

Olivier Coronal ne put s’empêcher de songer à Léon Goupit dont il n’avait, depuis longtemps, reçu aucune nouvelle.

 

Il regagna le petit hôtel qu’il occupait avec Aurora.

 

La préoccupation de l’ingénieur était visible. Il marchait en baissant la tête, indifférent à l’animation des avenues.

 

Il aurait beaucoup donné pour connaître la vérité : et il se proposait d’écrire aux Tavernier dans le plus bref délai.

 

L’air absorbé de son mari n’échappa pas à Aurora.

 

Après plusieurs mois d’un bonheur sans mélange, une sourde mésintelligence avait commencé de se produire entre les deux époux.

 

Malgré l’amour sincère qu’ils avaient eu l’un pour l’autre, la confiance n’avait jamais pu régner entièrement entre eux.

 

Olivier entrevoyait toujours, derrière l’image de sa femme, la physionomie sombre et rechignée de William Boltyn.

 

Aurora, de son côté, ne pouvait oublier que son mari était demeuré l’ami de Ned Hattison, à qui elle gardait une profonde rancune.

 

De plus, avec le temps et la cohabitation perpétuelle, leurs différences de tempérament et de caractère s’étaient accusées.

 

Aurora ne pouvait comprendre qu’Olivier eût le mépris du luxe et des dollars.

 

Elle trouvait cette opinion à la fois monstrueuse et mesquine.

 

Elle gardait aussi un certain dédain de femme pratique à Olivier, pour son goût des bibelots d’art, pour l’importance qu’il attachait aux formes et aux nuances.

 

Elle trouvait sa manière de vivre puérile ; et quoiqu’elle l’eût essayé, elle n’avait jamais pu se faire aux larges théories humanitaires, à la passion des idées, à l’amour des faibles et des humbles, sans lesquelles Olivier Coronal ne concevait pas l’existence d’un homme supérieur, ou simplement intelligent.

 

Malgré tous ses efforts pour ressembler à son mari, elle était demeurée la Yankee égoïste, cupide et vaniteuse.

 

Elle s’en apercevait elle-même, à certains moments, et elle en pleurait de dépit.

 

Elle sentait pourtant qu’Olivier avait opéré en elle d’heureux changements ; et elle lui gardait une rancune secrète de s’être montré supérieur à elle et de le lui avoir prouvé.

 

Elle en voulait encore à son mari, à cause de la froideur qu’il témoignait à William Boltyn.

 

« Depuis mon mariage, se disait-elle quelquefois, mon père ne m’aime plus. »

 

En effet, le milliardaire, tout en satisfaisant, comme par le passé, aux moindres caprices de sa fille, lui avait retiré un peu de cette confiance absolue dont elle était si fière autrefois.

 

Maintenant il ne lui parlait jamais de ses affaires, et gardait un profond silence au sujet de Mercury’s Park et de Skytown.

 

Trop fière pour demander des explications la première, Aurora souffrait beaucoup de cette nouvelle manière d’agir de son père, et en rendait Olivier responsable.

 

Quant au jeune inventeur, qui avait tenu à conserver sa place à l’usine Strauss, il commençait à croire qu’il lui faudrait beaucoup de temps avant d’arriver à transformer, dans un sens favorable, le caractère de la jeune femme.

 

Il lui découvrait, chaque jour, des naïvetés et des vanités de jeune sauvage.

 

Cependant il ne se décourageait pas.

 

Avec une douceur et une patience angéliques, il s’attaquait aux défauts et au manque d’éducation d’Aurora.

 

Ce travail sourd et tenace dont elle se sentait l’objet l’humiliait profondément.

 

Ce soir-là, elle s’était fait coiffer à la mode française par sa femme de chambre.

 

Elle aurait voulu qu’Olivier s’en aperçût tout d’abord.

 

Préoccupé comme il l’était par l’article du Chicago Life, son mari ne songea à la féliciter qu’au bout d’une demi-heure.

 

Elle en fut vexée.

 

Mais son mécontentement était presque dissipé lorsqu’elle aperçut le numéro du journal qu’elle prit machinalement.

 

Après avoir lu l’article, elle s’expliqua la préoccupation d’Olivier.

 

– C’est sans doute la lecture de ce journal qui vous absorbe tant, fit-elle d’une voix incisive. Vous êtes ravi, sans doute, de la mort de l’ingénieur Hattison et de l’incendie des ateliers de mon père.

 

– Je vous dirai, répondit Olivier sans aucune animosité, que je suis plutôt satisfait d’un événement qui s’accorde avec mes espoirs de paix universelle.

 

– Votre espoir est bien lointain et bien aventuré, repartit railleusement Aurora. La destruction de cette usine n’a pas d’ailleurs de grandes conséquences. Mon père aura vite fait de rebâtir une usine plus belle et plus vaste que celle qui a été détruite ; et il retrouvera facilement un ingénieur de talent pour la diriger.

 

– Ma chère amie, fit Olivier, je croyais qu’il était convenu que nous éviterions de pareils sujets de conversation. Ils ne sont propres qu’à amener entre nous des sentiments de discorde et de méfiance, dont je serais absolument désolé. Quel dommage que vous ne partagiez pas certaines de mes idées !

 

– Quel dommage aussi que vous ne partagiez pas certaines des miennes.

 

– Cela est véritablement fâcheux. Mais il en est que je ne partagerai jamais.

 

– Moi de même pour les vôtres, répliqua Aurora.

 

Au bout de quelques instants de silence, Aurora dont le caractère avait, au fond, beaucoup de loyauté, convint la première qu’elle avait eu tort.

 

Olivier s’accusa à son tour d’impatience et de vivacité ; et la soirée se termina assez gaiement pour les deux époux.

 

Par malheur, ces scènes se renouvelaient fréquemment.

 

Ces petites querelles, qui s’envenimaient quelquefois, gâtaient la pureté de l’affection que les deux jeunes gens nourrissaient l’un pour l’autre.

 

William Boltyn, qui détestait Olivier Coronal du fond du cœur, s’était vite rendu compte de cette situation.

 

Il n’attendait qu’une occasion d’en profiter.

 

CHAPITRE X

Les tribulations d’un reporter

 

Trois détectives, stimulés par l’appât d’une forte prime, étaient partis pour Skytown.

 

Ils opéraient pour le compte des milliardaires.

 

Mais, quand ils arrivèrent près des ruines, devenues plus sinistres encore par la présence d’une troupe d’oiseaux de proie occupés à déchiqueter les cadavres à demi carbonisés des ouvriers, ils avaient été devancés de vingt-quatre heures pas Thomas Borton, l’envoyé du Chicago Life, l’ancien voleur de Léon Goupit à Ottega.

 

Borton eut la chance de rencontrer, à huit lieues de Skytown, dans un village de bûcherons, une demi-douzaine des anciens ouvriers de l’usine, qui avaient trouvé de l’ouvrage aux scieries mécaniques installées dans la clairière.

 

Il les interrogea adroitement, leur expliqua sa véritable situation de reporter, et leur affirma qu’ils n’avaient rien à craindre puisque lui, Borton, avait tout intérêt à garder leurs révélations sans les communiquer à d’autres.

 

Tout à fait rassurés par la faconde et l’apparente bonhomie de l’ancien pickpocket, les ouvriers ne se firent pas faute de rejeter la responsabilité de l’explosion sur des espions payés par les ennemis de l’ingénieur Hattison.

 

D’autres avouèrent naïvement qu’ils croyaient l’ingénieur lui-même coupable de tout le mal.

 

Il avait voulu, disaient-ils, se débarrasser des travailleurs qui connaissaient trop bien ses secrets.

 

Cette version ne plut guère à Thomas Borton.

 

Il pensa que son journal, dont les lecteurs étaient tous industriels, ou notables commerçants, rejetterait toutes les informations qui ne tourneraient pas à la glorification de Hattison, une des célébrités nationales de l’Amérique.

 

Il allait se retirer mal satisfait de ce commencement d’enquête, pour gagner Skytown et y continuer ses recherches, lorsqu’une nouvelle idée lui vint à l’esprit :

 

Puisqu’il était si difficile de trouver le coupable, pourquoi ne pas en inventer un ?

 

Avec un peu d’imagination, il serait facile de bâtir une histoire très vraisemblable.

 

Restait la question du choix de ce coupable ; et elle semblait, au reporter improvisé, assez difficile à résoudre.

 

Borton se ressouvint heureusement de l’Irlandais installé dans un voisinage de Skytown, et dont l’article du Chicago Life parlait incidemment.

 

– Pardieu, s’écria-t-il ; mais le voilà mon coupable, le voilà bien !

 

Il ne croyait pas dire si vrai.

 

Un hasard venait de le mettre sur la seule piste intéressante.

 

De nouveau, il interrogea les ouvriers des scieries, sans ménager le gin et les belles paroles.

 

Le résultat de cette seconde enquête fut des plus satisfaisant.

 

Après le pillage des magasins et l’incendie des ateliers, aucun des ouvriers ne se sentait la conscience nette.

 

Ils étaient ravis de détourner les soupçons sur un autre.

 

– Oui, dit l’un, cet Irlandais, ou ce Français – on n’a jamais pu savoir au juste – avait de singulières façons. Il disparaissait quelquefois des journées entières, sous prétexte d’aller à la chasse.

 

– C’est vrai, ajouta un autre. Le jour même de la catastrophe, il est parti dès le matin, ce qui est un indice grave.

 

– Il a sans doute attendu la nuit pour faire son coup ; et il a dû se dissimuler tout le jour dans quelque recoin des ateliers.

 

– Il y a un fait plus grave que tout cela, dit un vieil ouvrier qui n’avait pas encore pris la parole.

 

– Et quoi donc ? interrompit vivement Borton, enchanté de la tournure que prenaient ses affaires.

 

– Parbleu ! Tout le monde savait à Skytown que ce soi-disant Irlandais avait épousé la fille d’un ouvrier tué l’année dernière à Mercury’s Park de la propre main de Hattison.

 

– Comment, de la propre main de Hattison ?

 

– Oui. C’était un Irlandais, qui avait la réputation de rôder sans cesse autour des ateliers de l’ingénieur. Un beau jour, celui-ci l’a écrasé de sa propre main sous le grand marteau-pilon de l’usine.

 

– Et c’est bien vrai, cette histoire ? fit Borton, puissamment intéressé.

 

– Si c’est vrai ! Mais tout le monde pourrait vous dire que je n’invente rien. Plus de trente ouvriers ont vu !… On n’a pas osé en parler du vivant du vieil Hattison, dont tout le monde avait peur. Maintenant, ça n’a plus d’importance. On ne m’ôtera plus de l’idée que cet Irlandais a assommé l’ingénieur et mis le feu à l’usine pour venger la mort de son beau-père.

 

Pour Borton, il n’y avait plus de doute.

 

Il se voyait à la veille de mettre la main sur le criminel avant tous les détectives ; et, conséquemment, de toucher une forte prime de son journal.

 

Il était radieux.

 

Déjà, d’ailleurs, ce n’était plus le personnage dépenaillé que nous avons vu dans les bureaux du Chicago Life.

 

Grâce aux dollars de M. Horst, il était convenablement habillé d’un complet à carreaux gris et verts et d’un ulster à pèlerine.

 

Il portait en sautoir un appareil photographique.

 

Son chapeau melon, à bords étroits, sa barbe rousse bien taillée, et son binocle à monture d’écaille, lui donnaient l’apparence de n’importe quel parfait gentleman.

 

Au fond, les ouvriers de la scierie le prenaient pour un détective.

 

Il n’était que reporter.

 

Mais, en Amérique, la différence entre ces deux professions est si minime qu’on peut aisément s’y tromper.

 

– Savez-vous le nom de cet Irlandais ? demanda Borton.

 

– Oui. On l’appelait Léon Goupit.

 

– Bien ! fit-il en inscrivant soigneusement le nom sur un carnet… Son signalement ?…

 

Lorsqu’il fut en possession de toutes les indications nécessaires, Thomas Borton demanda aux ouvriers quel était le chemin le plus direct pour se rendre à Skytown.

 

Un d’entre eux, ancien électricien, irlandais lui aussi, et qui avait été l’ami du père de Betty, se tenait à l’écart depuis le commencement de l’interrogatoire qu’il semblait suivre avec colère.

 

Voyant que ses compagnons hésitaient sur la direction à indiquer à Borton, leur lâcheté n’allant cependant pas jusqu’à mettre d’eux-mêmes Betty entre les mains de celui qu’ils prenaient pour un détective au service des milliardaires, il prit la parole.

 

– Il y a deux routes pour aller à Skytown, dit-il. Mais je crois que vous ferez bien de prendre par celle de gauche. Vous arriverez plus vite.

 

La vérité, c’est que la route qu’il indiquait, passant par un autre petit village de bûcherons, était au moins deux fois plus longue que l’autre, qui coupait à travers bois.

 

– Oui, il a raison, s’écrièrent pourtant tous les ouvriers. C’est beaucoup plus court de ce côté et vous ne risquerez pas de vous égarer.

 

Thomas Borton s’éloigna promptement, heureux de la bonne tournure que semblait prendre sa mission.

 

Il comptait bien, en intimidant Betty, qu’on lui avait représentée comme douce, craintive, obtenir les renseignements dont il avait besoin, et même la photographie de Léon Goupit.

 

Il enverrait le tout au directeur du Chicago Life.

 

Il se voyait déjà reporter attitré du grand journal yankee.

 

– Ce n’est tout de même pas bien ce que vous venez de faire, s’écria l’ouvrier électricien, qui avait indiqué son chemin au reporter, lorsque celui-ci eut disparu. Vous n’auriez pas dû accuser Léon Goupit, ni donner son nom et son signalement. C’est un brave garçon, incapable de faire du mal, et qui nous a souvent rendu des services.

 

– Tu n’as donc pas vu que le particulier avait l’air de nous accuser s’écria l’un des ouvriers. Et puis, nous n’avons pas parlé les premiers de Léon Goupit. Nous n’avons fait que donner raison au détective.

 

L’ouvrier qui venait de riposter était un de ceux qui avaient allumé l’incendie à Skytown, et qui s’étaient montrés les plus acharnés au pillage des cantines.

 

Tous les autres furent de son avis.

 

– Puisque tu lui as indiqué le plus long chemin, eh bien, ça suffit, dirent-ils.

 

Sans répondre, l’ancien ami du père de Betty se dirigea du côté de la forêt, prenant la route de droite, la plus courte pour aller à Skytown.

 

– Certainement, que je ne vais pas laisser Betty toute seule avec le détective, dit-il. J’ai pour le moins deux heures d’avance sur lui. Je trouverai bien un moyen pour la faire filer avant son arrivée.

 

Quelques heures après, le brave ouvrier, qui n’avait pas pris une minute de repos, frappait à la porte de la maisonnette.

 

Betty elle-même ouvrit.

 

Le visage de la jeune femme n’avait plus l’expression riante qu’on était accoutumé de lui voir.

 

Elle fit entrer l’ouvrier dans la salle qui servait autrefois de lieu de réunion.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

 

L’électricien raconta comment un homme, se disant reporter, mais paraissant plutôt être un détective envoyé par la société des milliardaires, avait questionné les ouvriers des usines, et comment ceux-ci avaient confirmé les soupçons qu’il avait émis sur la conduite de Léon Goupit.

 

Betty tremblait de tous ses membres.

 

Elle ne savait quelle résolution prendre.

 

– Alors, continua l’électricien, j’ai indiqué au détective la route la plus longue, celle qui passe par le village. Les autres n’ont point osé me contredire, et je suis accouru pour vous prévenir… Il faut que vous quittiez au plus vite cette maison, autrement je ne réponds pas de votre salut ni de votre liberté. L’envoyé des milliardaires a l’air d’un homme capable de toutes les violences.

 

– Mais, je ne suis pas seule, s’écria Betty. Le vieux Paddy est là. Il peut à peine se lever. Je ne puis l’abandonner. Comment faire ?

 

– Allons donc le voir, fit l’ouvrier. S’il pouvait seulement marcher jusqu’à la ferme qui se trouve à mi-chemin des scieries, nous le laisserions là. Les fermiers sont de braves gens. Il ne serait pas mal soigné.

 

– Vous avez raison. Il faut absolument fuir, fut le premier à s’écrier le vieux Paddy. Quoique bien endommagées, mes jambes me porteront bien jusqu’à la ferme. Betty pourra continuer seule jusqu’à Ottega, où elle sera en sûreté.

 

Moins d’un quart d’heure après, les trois personnes quittaient la maisonnette.

 

Betty avait fait un petit paquet des quelques objets auxquels elle tenait le plus, avait pris les bank-notes que lui avait laissées Léon, et avait fermé la porte de l’auberge.

 

Son cœur était rempli de chagrin, et des larmes perlaient à ses cils.

 

Cette fuite précipitée, cet abandon de son intérieur, de tout ce qui lui rappelait les jours heureux et prospères, lui coûtaient plus que toute autre chose.

 

De gros soupirs gonflaient sa poitrine ; et lorsqu’elle fut parvenue à un détour du chemin, elle se retourna une dernière fois pour contempler encore la paisible maisonnette qui avait abrité son bonheur.

 

Quelques instants s’étaient à peine écoulés depuis que Betty, Paddy et l’ouvrier électricien étaient partis, lorsque Thomas Borton arriva à son tour à Skytown.

 

Le reporter du Chicago Life était un homme pratique.

 

Sans perdre de temps, devant le désolant spectacle qu’offraient les usines avec leurs pans de mur émergeant d’amas de décombres, avec leurs cheminées tronquées presque au ras du sol, il braqua son appareil, et prit une demi-douzaine de vues.

 

– Cela fera très bien intercalé dans mon article, dit-il. Décidément, je crois qu’il y a en moi l’étoffe d’un reporter de premier ordre. M. Horst ne regrettera pas ses premiers dollars, et il me couvrira d’or.

 

Après avoir fait le tour des bâtiments, et noté sur son carnet les détails les plus intéressants, Borton se hâta vers la maisonnette de Léon Goupit.

 

D’après ce qu’on lui avait dit de Betty, il était à peu près sûr d’obtenir, sans trop de peine, les renseignements sur Léon et la photographie dont il avait besoin.

 

Peu scrupuleux d’ailleurs quant aux moyens à employer, il n’hésiterait pas à faire respecter les droits de l’information, à user même de violence pour arriver à ses fins.

 

Après avoir frappé à plusieurs reprises à la porte de l’auberge, il finit par s’apercevoir que personne ne s’y trouvait.

 

– Ah ! fit-il, les oiseaux se sont envolés ! Aurais-je donc, sans le savoir, mis la main sur le vrai coupable ? Voilà qui arrangerait mes affaires.

 

Puis, il pensa que Betty pouvait bien n’être sortie que pour quelques instants.

 

Et cette idée l’empêcha de pénétrer par effraction dans la maisonnette, comme il en avait eu l’idée tout d’abord.

 

Il s’assit sur un banc rustique, au-dessus duquel des glycines formaient un petit bouquet de verdure, bourra sa pipe, l’alluma et attendit philosophiquement.

 

Au bout d’une heure cependant, il finit par perdre patience.

 

Il se leva et interrogea l’horizon.

 

Tout était silencieux et désert.

 

– Je crois que je pourrais attendre longtemps, fit-il. J’aurais plus vite fait d’inspecter les lieux moi-même.

 

Tout sert dans la vie, même d’avoir été pickpocket.

 

Thomas Borton n’avait point encore oublié les principes de la profession qu’il avait exercée, avant de devenir un gentleman correct, le correspondant d’un grand journal.

 

Il eut vite fait de fracturer la serrure de la porte d’entrée.

 

– Tiens, mais ce n’est pas trop mal ici, fit-il en pénétrant dans la salle à manger de l’auberge. Les gaillards n’étaient pas malheureux à ce que je vois.

 

Sans s’attarder à ces réflexions, le reporter se mit en devoir de visiter la maisonnette.

 

Il ouvrit, l’un après l’autre, tous les meubles, faisant sauter prestement la serrure de ceux qui étaient fermés.

 

Mais ses investigations ne semblaient pas donner beaucoup de résultats.

 

Il avait trouvé du linge, des journaux, des vêtements, des chiffons et toutes sortes d’autres objets, mais de papiers présentant un intérêt quelconque, point.

 

La déception, la colère de Borton se trahissaient par ses mouvements nerveux et brusques. Il fourrageait dans les armoires et éparpillait leur contenu au milieu des pièces.

 

Tout à coup, il eut un cri de joie, en même temps qu’il retirait une photographie de dessous une pile de draps.

 

C’était celle de Léon Goupit.

 

Obligée de fuir précipitamment, Betty, dans son trouble, n’y avait pas songé.

 

Elle était partie sans l’emporter.

 

Pourtant, elle y tenait beaucoup.

 

Léon la lui avait donnée à Ottega, alors que tous deux n’étaient que fiancés.

 

À l’envers de la photographie, Thomas Borton lut : À miss Betty. Souvenir affectueux.

 

Cette dédicace, écrite en français, était signée « Léon Goupit ».

 

– Enfin, s’écria le reporter, en glissant la photographie dans sa poche, voilà qui me servira.

 

« Décidément, la chance m’est favorable.

 

« M. Horst m’a demandé un coupable. Je vais lui en donner un, avec non seulement son signalement, mais sa photographie et des vues de Skytown pour agrémenter le tout. J’espère qu’il sera content.

 

Il effaça, du mieux qu’il put, les traces de son passage et sortit de l’auberge en refermant la porte derrière lui, non sans s’être préalablement restauré avec la moitié d’une volaille froide, avec des tranches de jambon et quelques bouteilles de bière qu’il avait trouvées dans la cuisine.

 

– Maintenant, s’écria-t-il en s’éloignant d’un pas rapide, il me faut retrouver Léon Goupit. L’affaire est trop belle pour que je l’abandonne.

 

« Si je sais gouverner ma barque, j’ai de quoi me faire d’un seul coup une renommée universelle et de grandes chances de toucher la prime que ne manqueront pas de donner les milliardaires à celui qui leur livrera l’auteur de la catastrophe de Skytown.

 

Il fallait tout d’abord savoir dans quelle direction s’était éloigné Léon.

 

De Skytown, il était plus que probable qu’il avait dû se diriger vers Ottega.

 

Néanmoins, il fallait s’en assurer.

 

Muni du signalement exact que lui avaient donné les ouvriers des scieries, le lendemain matin, Thomas Borton lança des télégrammes dans toutes les directions.

 

En même temps, il continuait ses recherches personnelles, interrogeant adroitement tous ceux qu’il croyait capables de lui fournir des détails inédits, des anecdotes sur l’ingénieur Hattison et les usines de Skytown.

 

Il eut bientôt rédigé son article.

 

Il le télégraphia au directeur du Chicago Life.

 

Quant à la photographie, après en avoir pris un double, il l’adressa de même au bureau du journal.

 

Quelques heures après, il recevait deux télégrammes.

 

Le premier émanait de M. Horst.

 

En voici la teneur :

 

Suis satisfait article. Toucherez prime promise. Filez Goupit. Avez tout intérêt. Boltyn promet par voie de journal 10 000 dollars à qui arrêtera Goupit.

 

– Je ne m’étais pas trompé, s’écria Thomas Borton. Sapristi, dix mille dollars ! Quand je devrais remuer ciel et terre, il faut que je retrouve Léon Goupit !

 

Mais sa surprise fut bien plus grande encore, quand il eut pris connaissance du second télégramme, dont l’expéditeur – il le vit tout de suite – était le chef de gare d’une petite station sur la ligne d’Ottega à Skytown.

 

Voici ce que télégraphiait ce fonctionnaire :

 

Individu correspondant à signalement donné est descendu ici à l’arrivée du train de ce matin, s’est dirigé vers forêts en longeant Pacific Railway.

 

– Quelle chance, s’exclama le reporter. En avant donc ! Je crois que décidément, les dix mille dollars seront pour moi. Il s’agit de ruser, de filer l’Irlandais – ou le Français, peu m’importe – sans qu’il s’en aperçoive, de le rejoindre et de lui tenir compagnie jusqu’à ce que je puisse le remettre entre les mains d’un constable.

 

La première chose que fit Borton, ce fut d’échanger son costume de gentleman contre des loques.

 

– Bah ! fit-il, en se contemplant dans son nouvel accoutrement, les dix mille dollars valent bien que je reprenne pour quelques jours l’habit que j’ai porté pendant des années.

 

Dans un vieux sac de toile, il fourra toute sa garde-robe et la mit en paquet sur son épaule, ainsi qu’ont coutume de faire les vagabonds.

 

Transformé, méconnaissable, il sauta dans un wagon pour se rendre à Persépolis, la petite station d’où lui avait télégraphié le chef de gare.

 

Là, Borton crut un moment que ses recherches étaient terminées, qu’il avait atteint son but.

 

L’individu, débarqué le matin même, venait d’être arrêté pour un vol qu’il avait commis dans une ferme des environs.

 

Le reporter courut chez le constable, déclina ses titres et demanda à voir le prisonnier.

 

Une déception l’attendait.

 

L’individu arrêté n’était qu’un simple coureur des bois.

 

Son signalement n’offrait qu’une vague ressemblance avec celui que les ouvriers de la scierie avaient fourni à Borton comme étant le mari de Betty.

 

C’est ce qui avait donné lieu à la méprise du chef de gare.

 

– Tant pis, dit philosophiquement Thomas Borton. Cherchons ailleurs. Je suis bien naïf, en effet, de croire que mon gaillard a pris le chemin de fer. J’aurais dû deviner qu’il a craint d’être reconnu et arrêté. Il doit, à l’heure qu’il est, se diriger vers Ottega.

 

Plus il réfléchit, plus le reporter se convainquit de la justesse de son raisonnement.

 

Tout en maugréant contre ce retard, il reprit le train dans la direction de Skytown.

 

Mais quoi qu’il fît, quelque ruse, quelque activité qu’il déployât, trois jours s’écoulèrent, et il n’avait pas encore retrouvé la trace de Léon.

 

Personne, parmi les centaines d’individus qu’il interrogea, ne put fournir une indication sérieuse au reporter.

 

Et cependant des télégrammes successifs lui arrivaient de Chicago.

 

Les articles du Chicago Life avaient passionné l’opinion publique.

 

Le peuple américain tout entier suivait les événements et réclamait l’arrestation du coupable dont la photographie, tirée à plusieurs millions d’exemplaires, était maintenant partout.

 

Mr. Horst perdait patience.

 

Thomas Borton était désespéré.

 

CHAPITRE XI

Le chef de gare philosophe

 

En quittant sa maisonnette de Skytown, Léon Goupit s’était enfoncé dans les bois dans la direction du nord.

 

Il avait bien pensé tout d’abord à gagner Ottega, mais il avait vite rejeté cette idée.

 

« C’est pas la peine de m’exposer à me faire mettre la main dessus par un détective, s’était-il dit. J’ai de bonnes jambes. Il est beaucoup plus prudent de faire le chemin à pied. »

 

Pour plus de sûreté, il ne prit point la grande route, celle que suivaient les voitures publiques.

 

Connaissant admirablement les environs de Skytown qu’il avait maintes fois parcourus le fusil en bandoulière, Léon suivit des sentiers qui serpentaient à travers les fourrés.

 

– Tiens ! s’écria-t-il tout à coup, mais si j’allais rechercher mon rifle et mon carnier que j’ai déposés au pied des sapins pour monter dans le dirigeable ! Je serais bien bête de les abandonner, d’autant plus qu’ils pourront me servir à l’occasion.

 

Il eut vite fait de s’orienter, de retrouver la trace de ses pas sur la neige.

 

En moins d’une heure il gagna la clairière dans laquelle l’aérostat lui était apparu.

 

Malgré ses préoccupations, le souvenir de son ascension le fit sourire.

 

– C’est égal, fit-il, celui qui m’aurait dit que tant d’événements se passeraient, quand la curiosité m’a fait grimper dans l’Hattison !… Ce que c’est tout de même que le hasard !

 

Et Léon, s’arrêtant quelques minutes, se prit à réfléchir.

 

Les catastrophes s’étaient succédé avec une telle rapidité, un tel enchaînement quasi miraculeux, que le jeune homme n’avait pas encore eu le temps de se reprendre, d’examiner sa conscience.

 

Lorsqu’il avait entendu le corps de Hattison rebondir de roc en roc, un soupir de soulagement avait gonflé sa poitrine, une immense satisfaction s’était emparée de lui.

 

Lorsqu’il avait vu l’incendie s’allumer aux quatre coins de Skytown, les cheminées s’écrouler avec fracas, les approvisionnements de dynamite faire explosion avec un bruit de tonnerre, il n’avait pu maîtriser sa satisfaction. Malheureusement l’acte qu’il avait accompli avait causé, indirectement, il est vrai, la mort d’un grand nombre d’hommes.

 

D’une nature honnête et loyale, Léon souffrait à l’idée qu’il était maintenant un meurtrier.

 

La joie qu’il avait de voir détruire la ville infernale des milliardaires eût été plus complète si sa conscience ne lui avait pas reproché la mort des travailleurs des usines.

 

« Pourtant, comment fallait-il faire ? se disait-il. Pouvais-je laisser Hattison entasser les engins de destruction à Skytown ? Mais dans quelques années, dans quelques mois peut-être, c’eût été l’Europe tout entière qu’on aurait égorgée ! Mieux vaut encore que quelques personnes aient péri, plutôt que les millions d’hommes dont le sang aurait coulé dans les tueries prochaines. Et je puis me dire que j’ai fait quelque chose pour le salut de l’humanité, puisque je l’ai débarrassée d’un Hattison !

 

« Ah ! oui, la science, continuait Léon, elle est bonne ou mauvaise, utile ou néfaste, selon les mains qui l’emploient ! Mon ancien maître, Olivier Coronal, c’est un savant lui aussi, mais il n’a pour but que de rendre les hommes plus heureux. S’il fait des découvertes, s’il réalise des inventions, c’est parce qu’il a l’espoir que le bonheur universel s’augmentera d’autant.

 

« Tandis que cet Hattison, qui n’a jamais rêvé que de meurtres et de carnages, dont toute l’intelligence s’est concentrée vers un seul but de destruction, n’est, malgré toute sa science, qu’un de ces génies malfaisants dont l’humanité n’a que faire. Je n’ai pas à me reprocher de l’avoir tué. »

 

Léon Goupit s’exaltait lui-même.

 

Son imagination s’échauffait.

 

Il se morigéna d’oublier par trop les nécessités de l’heure présente.

 

Son rifle, son carnier étaient toujours à la même place, au pied d’un sapin.

 

Tout autour de l’arbre, la neige avait été piétinée.

 

De nombreux os jonchaient le sol.

 

Léon s’expliqua ce qui s’était produit.

 

Des loups, ou peut-être tout simplement des renards, étaient venus dévorer le gibier qu’il avait abandonné.

 

– Oh ! fit-il en voyant que sa cartouchière était intacte ; cela m’est égal, j’ai de quoi tuer d’autres pièces.

 

Il se chargea du carnier, dans lequel il plaça les provisions qu’il avait prises en partant.

 

Son plaid en bandoulière, son rifle sur l’épaule, il reprit hâtivement sa marche.

 

Le paysage du sous-bois était imposant.

 

Chargés de neige, les chênes gigantesques, les sapins altiers, les bouleaux sanguinolents avaient un aspect féerique avec les mille scintillantes stalactites qui pendaient à leurs branches.

 

Le sol disparaissait sous un blanc tapis de neige.

 

Seulement, çà et là, quelques souches, quelques racines émergeaient.

 

Entre les arbres qu’elles festonnaient, les lianes, avec leur enchevêtrement compliqué, donnaient l’illusion de portraits fantastiques.

 

Le silence était profond.

 

Léon n’entendait d’autre bruit que celui de la neige durcie craquant sous ses pas, ou bien, dans le lointain, les cris rauquement modulés de corbeaux se répondant à tour de rôle.

 

Léon marcha toute la journée du lendemain.

 

Il lui tardait d’être loin de Skytown.

 

Pourtant, il ne pouvait s’avancer qu’avec lenteur.

 

Le soir venu, il n’avait encore rencontré personne.

 

Dans une clairière qu’il choisit abritée du vent, il s’arrêta un peu avant la nuit, gratta la neige sur un espace de plusieurs pieds carrés, et alluma tout d’abord un feu de branches sèches.

 

Le combustible ne manquait pas.

 

Il en réunit plusieurs brassées, pour n’avoir pas à se déranger, amoncela le plus qu’il put de feuilles mortes, et tous ces préparatifs terminés, se mit en devoir de souper. Son feu pétillait.

 

Très expérimenté dans les choses de la vie errante, Léon l’avait établi sur deux grosses pierres qu’il avait trouvées près de là.

 

Il ne craignait pas de l’alimenter largement.

 

En plus de la chaleur qu’il lui procurerait pendant son sommeil, le foyer incandescent éloignerait les bêtes fauves qui pullulent dans la forêt.

 

Son repas de viande froide terminé, Léon l’arrosa d’une gorgée de vieux whisky, dont il avait pris la précaution d’emporter une fiole.

 

Il chargea son brasier de toute la provision de bois qu’il avait ramassée, s’enroula dans son plaid et, les pieds au feu, s’endormit bientôt profondément.

 

Le lendemain, le froid vif du matin vint réveiller Léon, et le rendre brusquement au sentiment de sa situation.

 

Son feu était presque éteint, ses provisions seraient terminées le soir ; il n’avait donc qu’une chose à faire, c’était de continuer à marcher, le plus vite possible.

 

En évitant les gros villages et les routes fréquentées, il avait calculé qu’il lui faudrait au moins quatre jours avant d’atteindre une station de chemin de fer.

 

Une fois en wagon, il pourrait à peu près se considérer comme sauvé.

 

Les Yankees, en voyage, sont peu curieux. Il s’installerait dans quelque coin, et passerait certainement inaperçu.

 

D’ailleurs, Léon avait abandonné son projet primitif, et avait résolu d’éviter New York, ville trop surveillée, et où les voyageurs en partance pour l’Europe, par les grands paquebots, sont soigneusement examinés.

 

Il jugeait plus prudent de se rendre au Canada par le chemin de fer, ou même par le bateau, en suivant la région des Grands Lacs.

 

Du Canada, où sa connaissance du français lui serait d’un grand secours, il lui serait facile de s’embarquer pour Le Havre, avant que les soupçons ne fussent portés sur lui.

 

Quant à Betty, qui devait l’attendre à New York, il s’arrangerait pour la faire prévenir par quelqu’un des nombreux amis qu’il avait laissés dans cette ville, lors de son premier séjour.

 

Il écrirait, par exemple, à la brave dame chez qui il avait pris pension avec l’ingénieur Golbert et sa famille, et chez laquelle il avait recommandé à Betty de descendre.

 

En somme, Léon était assez rassuré sur l’avenir.

 

Sa conduite à Skytown était difficile à incriminer, puisque personne ne l’avait vu que Joë, qui était mort.

 

Il s’était dit qu’il pourrait toujours excuser sa fuite inopinée en prétextant la ruine des usines, la mort ou le départ des ouvriers, l’anéantissement de son commerce.

 

Léon se dirigeait, sans trop de peine, à travers d’épais massifs de cèdres, de mélèzes et de cyprès, parmi lesquels il eût été impossible à un civilisé de reconnaître sa route.

 

C’est que Léon avait appris, dans ses chasses, l’art des coureurs des bois et des Peaux-Rouges pour s’orienter, en pleine forêt, à l’aide d’indices presque imperceptibles.

 

Il distinguait de loin les essences d’arbres, saules, trembles, ou osiers des prairies, qui indiquent le voisinage d’une source.

 

Le vent et le soleil lui donnaient la direction générale ; et il était sûr, à quelques kilomètres près, de ne pas s’écarter de sa route.

 

L’après-midi de ce jour-là, Léon tua, dans un sapin, un couple d’écureuils gris.

 

Ces animaux, presque exclusivement nourris de noisettes, de graines et de fruits sauvages sont d’une chair délicieuse et parfumée.

 

C’est un gibier de haut goût.

 

Léon les fit cuire à la flamme d’un feu de broussailles et s’en régala.

 

Vers le soir, il arriva proche d’une de ces scieries que l’on rencontre dans toutes les forêts américaines.

 

Celle-là était peu considérable. Une dizaine d’hommes, presque tous allemands ou belges d’origine, l’avaient construite d’une façon tout à fait sommaire, à cheval sur le cours d’une petite rivière.

 

Léon souhaita le bonsoir à celui qui paraissait être le patron de l’établissement, et lui demanda la permission de coucher dans un de ses hangars.

 

– Mais volontiers, fit l’homme avec un gros rire. Et vous mangerez la soupe avec nous, savez-vous.

 

– Vous, s’écria Léon, vous êtes belge !

 

L’homme, un grand blond aux yeux de faïence, au sourire enfantin, paraissait tout ébahi de la perspicacité de Léon.

 

– Mais ce n’est pas malin, répondit celui-ci à son interrogation muette. C’est comme si vous vous étiez aperçu que j’étais français. Rien n’est si facile à voir. Votre « Savez-vous » m’a tout de suite révélé votre nationalité.

 

La soirée se passa, dans la grande cuisine de la scierie, à boire de la bière à la santé de l’Europe absente.

 

Un grand feu de copeaux dont la flamme vive illuminait la pièce, les bons visages naïfs et les pipes en porcelaine de ses compagnons rappelaient à Léon les soirées de sa maisonnette de Skytown ; et il était véritablement heureux.

 

Le lendemain matin, après avoir serré la main de ces amis qu’il ne devait sans doute jamais revoir, il partit, s’étant fait indiquer la route qu’il avait à suivre ce jour-là.

 

Le paysage était devenu plus âpre.

 

À la forêt d’arbres géants, aussi mystérieuse qu’une cathédrale gothique, avaient succédé des collines pierreuses, couronnées de lambrusques et d’autres arbustes épineux.

 

Ce matin-là, Léon eut la chance de tirer un superbe dindon sauvage, qu’il offrit le soir à des fermiers chez qui il coucha.

 

Léon avait tout à fait pris son parti de son voyage à travers les solitudes.

 

Sans l’inquiétude où il se trouvait au sujet de sa femme, il aurait presque oublié sa situation critique et le danger, peut-être imminent, qu’il courait, d’être pendu haut et court.

 

Il s’enivrait de grand air.

 

La beauté des sites, le parfum puissant des herbes et des buissons le pénétraient d’un sentiment nouveau.

 

Il admirait naïvement, en homme qui s’en aperçoit pour la première fois, toutes les magnificences de la nature.

 

« C’est tout de même épatant ! se disait-il. Je n’aurais pas ma femme et mes bons amis de Paris, m’sieur Olivier, ma pauv’ maman, mam’ Lucienne, Tom Punch et les autres, que je deviendrais un vieux coureur des bois comme le Bas-de-Cuir ou l’Œil-de-Faucon !… Sans compter que ça épaterait rudement les amis de Belleville ! Ça serait plus chic un peu que leurs sociétés de gymnastique. »

 

Comme on le voit, le jeune homme, avec son étourderie naïve et son tempérament jovial, ne ressemblait que fort peu au sombre criminel traqué par la police de tout un continent, que dépeignaient les journaux de l’Union.

 

Plusieurs jours se passèrent ainsi.

 

Chassant, marchant, couchant, suivant l’occasion, en plein bois ou dans quelque métairie, Léon continuait sa route dans la plus parfaite allégresse. Il parvint enfin près d’une ligne de chemin de fer.

 

Après avoir suivi quelque temps les rails qui s’allongeaient à travers la plaine, sans être protégés par aucune barrière, par aucun treillage, il arriva près d’une chétive bâtisse, construite entièrement en bois et qui était une gare, peu importante à en juger par son apparence et où les grands rapides ne devaient guère s’arrêter.

 

« Voilà une bicoque, pensa-t-il, qui ne doit sans doute servir qu’à embarquer du bois de construction ou des sacs de minerai. Ce doit être une gare de marchandises. Je vais toujours me renseigner auprès de l’employé. »

 

Ce fonctionnaire, qui devait certainement posséder toutes les vertus d’un ermite, car le bourg le plus proche était à dix milles de là, était un petit vieillard replet, aux favoris poivre et sel, à l’œil malicieux et qui passait la plus grande partie de son temps à la chasse.

 

La gare, dont il était le principal et l’unique employé, avait été construite autrefois à l’occasion de l’abattage d’une forêt.

 

Elle ne servait plus que rarement maintenant ; et le bonhomme pouvait se vanter de posséder une des rares sinécures que l’on trouve en Amérique.

 

Il en était intérieurement fier ; et ce n’est pas sans une certaine dose de raillerie qu’il répondit aux demandes de Léon.

 

– Non, mon garçon. Il ne passera pas de train aujourd’hui, ou plutôt il en passera, beaucoup même. Mais ils ne s’arrêteront pas.

 

– Et demain ? dit Léon.

 

– Demain non plus.

 

– Et après-demain ?

 

– Pas davantage.

 

Et le bonhomme se mit à rire.

 

– Vous m’avez l’air d’un joyeux compagnon, fit Léon sans se mettre en colère. Vous m’étonnez, ma parole. Je croyais qu’il n’y avait qu’en Europe où l’on payât les gens pour ne rien faire.

 

– Voyez, voyez, il faut croire que vous vous êtes trompé.

 

– Mais, à part ça, fit Léon, est-ce que je ne pourrais pas, avec un peu de protection, savoir de vous à quelle distance se trouve la gare la plus proche.

 

– C’est bien facile, mon garçon. Vous n’avez qu’à suivre les rails pendant une quinzaine de milles. Vous trouverez la station et vous pourrez prendre le train pour telle destination qu’il vous plaira.

 

– J’pense bien.

 

Après une demi-heure de bavardage, Léon quitta le vieux chef de gare honoraire auquel il avait offert un verre du gin de son carnier.

 

– Vous devez vous trouver bien isolé ici, demanda Léon.

 

– Isolé, oui, répondit le chef de gare. Mais je ne suis pas supprimé totalement de la vie pour cela. Je reçois des journaux…

 

– Mais par quel moyen ?

 

– Un chauffeur, qui passe sur la ligne tous les jours, me les jette en passant. C’est un de mes vieux amis et son service est plus régulier que celui d’un facteur.

 

– C’est une consolation, en effet, dit Léon en contemplant la pile de journaux qui s’étalait sur un bout de table.

 

Il en prit un.

 

C’était un des derniers numéros du Chicago Life.

 

– Emportez-le, si ça vous amuse, dit le chef de gare. Je l’ai lu.

 

– Ce n’est pas de refus, répondit Léon qui mit le journal dans sa poche.

 

Il salua le chef de gare et partit.

 

À quelque distance de là, le jeune homme eut la curiosité de regarder les nouvelles.

 

Il demeura stupide d’étonnement.

 

À la première page s’étalait son portrait le représentant tel qu’il était deux ou trois ans auparavant, la casquette sur l’oreille, la cravate nouée en ficelle, la cigarette au coin de la bouche.

 

« Ah ! ça, se dit-il, je crois qu’il ne fait pas bon pour moi m’attarder dans les villes. Ils ont tout découvert. On a dû me voir faire mon coup à Skytown ; et à l’heure qu’il est, les milliardaires ont mis ma tête à prix. Mais, par exemple, du diable s’ils me rattrapent ! C’est moi qui vais éviter toute espèce de ville ou de village. Comme on dit, un homme averti en vaut deux. Dussé-je mettre trois mois pour aller au Canada, désormais, je ne quitte plus les bois. Je me terre dans le feuillage et bien malin qui m’attrapera ! »

 

Au lieu de continuer à suivre la ligne du chemin de fer, Léon obliqua brusquement dans la direction de la forêt et ne tarda pas à disparaître aux regards du vieux chef de gare qui, du seuil de sa bicoque, avait suivi tout ce manège avec surprise.

 

– Bah ! fit le sceptique fonctionnaire, voilà encore une espèce de coureur de bois qui ne sait pas ce qu’il veut. Combien y a-t-il de gens dans le même cas dans cette vallée de misère !

 

Et il rentra philosophiquement dans l’intérieur de la maison, pour s’y livrer à la confection de cartouches de gros plomb, car il comptait aller chasser le renard le lendemain, de grand matin.

 

Une heure s’était à peine écoulée depuis le départ de Léon, lorsqu’un personnage en haillons, qui paraissait essoufflé par une longue course pénétra comme un forcené dans la maisonnette de la station.

 

L’employé, toujours occupé à son travail de cartoucherie, fut quelque peu alarmé des manières brusques du nouvel arrivant.

 

Mais il devait être habitué, dans ce désert, à toute espèce d’incursions car il ne s’en émut pas extraordinairement.

 

– Au large ! fit-il en présentant le canon de son revolver à la hauteur du visage de l’intrus.

 

– Mais je n’ai pas de mauvaises intentions, fit l’autre, en se reculant précipitamment. Je vais à la recherche d’un criminel.

 

– Vous êtes bien mal mis pour un constable, dit le chef de gare sans abaisser le canon de son arme. D’ailleurs, il n’y a pas de criminel ici. Il n’y a même jamais de voyageurs.

 

– Il ne s’agit pas de cela, dit l’étranger impatienté. Vous ne savez pas qu’on a tué l’illustre inventeur Hattison, qu’on a fait sauter son usine ! Il y a même une prime de dix mille dollars pour qui livrera le coupable.

 

– Ce que vous dites est fort possible. Mais cela peut aussi ne pas être vrai. Et, d’ailleurs, cela ne me regarde pas. Je ne vous connais nullement ; et je n’admets pas qu’on pénètre ainsi chez un honnête citoyen de l’Union.

 

– Je viens au fait, s’écria son interlocuteur qui bouillait d’impatience. Vous avez de la méfiance contre moi parce que je suis mal mis et que je suis entré brusquement. Je suis entré brusquement parce que je suis pressé. Je suis mal mis parce que j’ai revêtu un déguisement pour surprendre mon homme. Comprenez-vous ?

 

– Oui, dit le chef de gare, en continuant à le tenir en joue.

 

– Tenez, reprit l’étranger qui n’était autre que Borton, serez-vous convaincu quand je vous aurai montré ma carte de rédacteur au Chicago Life, quand je vous aurai fait voir plus de dollars qu’on n’en pourrait, sans doute, voler, en trente ans, dans une cahute comme la vôtre ! D’ailleurs, je ne veux rien autre chose de vous que de savoir si un inconnu, qui semblait poursuivi, n’est pas venu prendre le train à cette gare.

 

– Oh ! pour cela non. Vous pouvez être entièrement rassuré. Depuis plus de deux ans, personne n’a pris le train ici.

 

– Personne n’est venu depuis ce matin ?

 

– Si. Il est venu une sorte de coureur des bois ou de chasseur qui, il y a plus d’une heure, m’a demandé le chemin d’ici la plus proche station.

 

– Il n’y a pas de doute, s’écria Borton, c’est lui ! Mais comment est-il ?

 

– Petit, barbu, blond, le nez en l’air, le rifle sur l’épaule, et le carnier et le plaid en bandoulière.

 

– C’est bien lui. Il y a des jours que je suis sur sa piste, que je le file de forêt en forêt, de scierie en scierie, de ferme en ferme. Cette fois, il m’échappera pas. Mais quelle direction a-t-il prise ?

 

– Il a remonté la voie dans la direction de l’est.

 

– Mais alors, je n’ai pas un moment à perdre. Pourvu qu’il n’ait pas le temps de gagner la station et de prendre le train.

 

– Vous ne me laissez pas parler, homme impatient. J’ai dit qu’il avait remonté la voie dans la direction de l’est. C’est ce qu’il a fait pendant quelque temps.

 

– Et alors ?

 

– Alors, après avoir lu un numéro du Chicago Life, que je lui ai donné, il est parti brusquement dans la direction des bois.

 

– Parbleu ! Mais c’est clair ! Le gaillard a vu sa photographie dans le journal. Il juge prudent d’éviter les endroits habités.

 

Et, sans avoir attendu la réponse du chef de gare qui, non sans avoir haussé les épaules, s’était remis à son travail, Thomas Borton fila comme un trait dans la direction qu’on venait de lui indiquer.

 

CHAPITRE XII

L’enseveli

 

Après avoir perdu une journée à suivre une fausse piste, celle de l’individu arrêté pour vol à Persépolis, Thomas Borton, nous l’avons vu, avait repris le train dans la direction de Skytown, en pestant contre sa naïveté.

 

Plusieurs jours s’étaient écoulés sans qu’aucun indice, si léger fût-il, vînt le mettre sur la trace de Léon Goupit.

 

L’irritation du reporter croissait d’heure en heure, à mesure qu’il s’embrouillait davantage dans le flot d’indications contradictoires qui lui parvenaient sans cesse par le télégraphe.

 

« Et pourtant, se disait-il avec désespoir, il a bien fallu qu’il passe quelque part. Son signalement, sa photographie sont partout. Il devrait déjà être arrêté. »

 

À Skytown, Borton rencontra l’un des trois détectives envoyés par la société des milliardaires.

 

C’était un vieux professionnel, connu dans toute l’Amérique sous le sobriquet significatif de « Furet ».

 

Les deux hommes se toisèrent, non sans dédain, et finirent par s’adresser la parole.

 

– Eh bien, fit Borton, comment vont les dix mille dollars de William Boltyn ?

 

– Mais, fort bien, répliqua l’autre. J’en ai déjà combiné l’emploi.

 

– Ah ! Vous avez peut-être été trop vite en besogne, mon compère.

 

– Possible, répondit laconiquement le Furet. On fait ce qu’on peut.

 

Ils se tournèrent les talons.

 

Le reporter de Chicago Life était furieux.

 

Il n’était pas seul à rechercher Léon Goupit.

 

Il fallait à tout prix qu’il se hâtât, qu’il retrouvât le premier la trace du fugitif, sans quoi la prime des milliardaires lui échapperait ; et M. Horst mécontent, pourrait fort bien le congédier.

 

« Voyons, se dit-il, en faisant sur lui-même un puissant effort de réflexion, qu’aurais-je fait si je m’étais trouvé dans le même cas que celui que je cherche ? Il me semble que j’aurais fait mon possible pour éviter les grandes villes, et même les agglomérations d’habitations. J’aurais pris par les bois… Dans quelle direction ? Voilà ce qu’il s’agit de savoir. Ou je me trompe fort, ou mon homme, qui parle le français, a dû se diriger vers le nord-est, du côté du Canada, à moins qu’il n’ait déjà pris le train… Auquel cas je puis considérer ma prime comme perdue. En attendant, je vais toujours chercher dans la direction du nord-est. »

 

Et Borton continua patiemment son enquête, décrivant une sorte de demi-cercle autour de Skytown, et n’oubliant pas la moindre ferme perdue au fond des bois, la moindre cahute de bûcheron.

 

Partout il demandait si on n’avait pas vu passer un chasseur ou un homme en fuite.

 

Mais nulle part il ne recueillit de renseignements.

 

Cependant, vers le soir, Borton, qui était forcé, à mesure qu’il s’éloignait de Skytown, d’élargir le cercle de ses recherches, parvint à la scierie de la clairière, où Léon avait passé la nuit avec ses bons amis les Belges.

 

Le chef des ouvriers, ce naïf jeune homme aux yeux bleus et à la pipe de porcelaine dont Léon s’était amusé, fournit ingénument à Borton le renseignement espéré.

 

– Oui, dit-il, un bien gai jeune homme, savez-vous… Il a dormi dans le hangar, et il est parti de bon matin.

 

– Ah ! dit Borton, qui jugea inutile de raconter à ces braves gens qu’il était à la recherche d’un criminel. Et quelle direction a-t-il prise ? C’est un beau-frère à moi que je voudrais bien retrouver !

 

– Mais, dit l’homme, il est parti en nous demandant la route vers une ferme qui se trouve à quinze milles dans le nord.

 

– Pourriez-vous me rendre le même service, et m’indiquer aussi la route de cette ferme ? J’espère y arriver à temps.

 

– Vous ne pouvez pas partir de nuit à travers la forêt ! Faites comme votre beau-frère, dormez paisiblement sur un sac de copeaux, et je vous indiquerai la route demain matin.

 

Le reporter, qui était fourbu, accepta l’hospitalité des bûcherons, et dormit à poings fermés jusqu’au lendemain matin.

 

Il fit, le jour suivant, une telle diligence, qu’il parvint à la ferme où Léon avait passé la troisième nuit de sa fuite, un peu après midi.

 

Maintenant il était sûr d’être dans la bonne voie.

 

Ce n’était plus pour lui qu’une question de rapidité.

 

C’est ainsi que, de ferme en ferme, il suivit, comme un limier acharné sur sa proie, les traces de Léon Goupit jusqu’à la petite gare d’où nous l’avons vu s’enfoncer dans la forêt, à la suite de celui qu’il poursuivait.

 

Mais là, Borton éprouva une difficulté.

 

Il ne savait pas exactement la direction prise par le fugitif, puisque celui-ci avait brusquement changé de route.

 

Il retombait dans ses incertitudes du début, avec cette différence qu’il savait que Léon ne pouvait pas être allé très loin.

 

« Un peu de flair et de promptitude, se disait-il pour se donner du courage, et je pince mon gaillard. »

 

Avec une ardeur fébrile, appelant à son aide toute son ancienne habileté de coureur des bois et de pickpocket, Thomas Borton se mit à étudier l’orientation des sentiers, et à examiner les traces que pouvait avoir laissées Léon Goupit.

 

Mais ce dernier semblait s’être évanoui comme un flocon de fumée dans la profondeur des bois.

 

Borton passa inutilement tout ce jour-là à battre les halliers.

 

La nuit vint, et il fut obligé de renoncer à ses recherches.

 

Il était furieux, car il voyait les dix mille dollars fort aventurés.

 

Cependant il n’était nullement décidé à abandonner la partie.

 

« Demain, se disait-il, je recommencerai mes recherches. En attendant, je vais passer la nuit, tant bien que mal, avec mon sac pour oreiller. Je suis maintenant à plus d’une demi-journée de la petite gare, et ce serait du temps perdu que de retourner jusque-là. »

 

Le reporter se livrait à de sommaires préparatifs de coucher, lorsqu’il lui sembla voir briller, entre les branches, une lumière lointaine.

 

« J’ai de la chance, pensa-t-il. Cette lumière, ou je me trompe fort, doit indiquer une métairie où je passerai la nuit un peu plus confortablement que sous ces buissons. »

 

Joyeusement, il reboucla son sac et se dirigea du côté de la lumière qui grandissait rapidement.

 

Mais en approchant, Borton perdit de sa satisfaction.

 

Ce ne pouvait être la lueur tranquille d’une fenêtre de ferme, qui jetait ainsi de grands éclats rougeâtres, illuminant brusquement les futaies pour s’effacer l’instant d’après.

 

« Diable ! pensa-t-il, on dû allumer là-bas un immense brasier ; et je dois être tombé sur une bande de coureurs de bois ou de voleurs de chemins de fer.

 

« Je ferais bien de veiller sur mes dollars !… »

 

Thomas Borton s’assura que la poche secrète doublée de cuir où se trouvaient ses valeurs était boutonnée avec soin, tira son revolver de la poche de derrière de son pantalon et s’avança, l’œil aux aguets, faisant le moins de bruit possible, et se dissimulant derrière les troncs d’arbres.

 

Soudain le reporter se trouva à quelques mètres du brasier. Accroupi près des charbons ardents, un homme était occupé à vider une pièce de gibier.

 

Borton ne put étouffer une exclamation de joyeuse surprise.

 

À en juger par la description qu’on lui en avait faite, cet homme devait être ce Léon Goupit, à qui il donnait, depuis huit jours, une si âpre chasse.

 

Mais Léon avait pris l’alarme au bruit des branchages froissés ; et déjà, le rifle en main, retranché derrière son feu, il criait, en visant Borton :

 

– Qui êtes-vous ? Ne faites pas un pas de plus, je tire !

 

Le pickpocket, chez qui la bravoure n’était pas une qualité dominante, jugea bon d’obéir à l’ordre qui lui était intimé.

 

Il recula même de quelques pas en arrière, tout en réfléchissant à la ligne de conduite qu’il serait le plus habile de suivre.

 

« Ici, se dit-il, nous sommes en pleine solitude. Je crois qu’il sera prudent de faire le bon apôtre, jusqu’à ce que je puisse m’emparer de lui durant son sommeil, ou me trouver assez près d’un village pour aller chercher main-forte. »

 

En conséquence, Borton s’écria hypocritement :

 

– Je ne suis qu’un pauvre coureur des bois qui n’a aucune mauvaise intention. J’ai aperçu la lueur de votre feu ; et j’ai pensé que vous ne me refuseriez pas la permission de me chauffer.

 

– Chauffez-vous si bon vous semble, dit brusquement Léon. Mais je n’aime pas beaucoup les façons des gens qui arrivent sournoisement, au moment où on les attend le moins. Faites bien attention à ceci, d’abord de demeurer de l’autre côté du feu, ensuite de ne pas faire le moindre mouvement dans ma direction, sans quoi je vous tire comme un daim.

 

Borton vit qu’il avait affaire à un homme énergique, avec qui il n’était pas bon de plaisanter.

 

Il redoubla d’humilité et se mit à se plaindre de tous les malheurs qui l’accablaient.

 

– Je n’ai vraiment pas de chance, gémit-il. Je n’ai pas mangé de la journée. J’espérais trouver autour de ce feu quelques coureurs des bois qui m’eussent offert à souper, et je trouve, au lieu de cela, un homme qui veut me casser la tête.

 

Et en parlant ainsi il dévorait du regard, avec une avidité bien jouée, le coq d’Inde que Léon était en train de plumer.

 

« Bah ! se dit Léon, dont le bon cœur l’emportait sur la méfiance, ce qu’il dit est peut-être vrai, après tout. Je puis bien lui offrir la moitié de mon souper. C’est à moi de me méfier et de l’observer. »

 

Et il fit signe au prétendu vagabond d’achever d’apprêter le coq d’Inde, pendant que lui-même entassait dans le voisinage du brasier une nouvelle provision de bois mort.

 

Les deux hommes mangèrent silencieusement à la lueur du grand feu.

 

Quand Borton eut repoussé dans les broussailles les débris de la carcasse du coq d’Inde, Léon lui passa son tabac, puis sa gourde de gin.

 

– Ça réchauffe toujours, dit-il. Allez, prenez ça. Voilà qui ne fait pas de mal.

 

À ce moment il fut frappé du regard de l’étranger.

 

Il était sûr d’avoir vu quelque part ces yeux faux et cette barbe rousse.

 

« Je ne sais pas où j’ai connu ce particulier-là, se dit-il ; mais à coup sûr, j’ai dû avoir affaire à lui. Où ? Quand et comment ? Voilà ce que je ne me rappelle pas. »

 

Borton, de son côté, se livrait à des réflexions à peu près semblables, avec cette différence toutefois qu’il reconnaissait admirablement Léon pour ce Français qui l’avait empêché, un soir, à Ottega, de dépouiller une Irlandaise.

 

« Il me le paiera », pensait-il.

 

Le reporter s’enroula dans son manteau, en se promettant d’épier le sommeil de Léon.

 

Mais celui-ci était trop inquiet de la présence de Borton pour pouvoir dormir ; et il surveillait attentivement les moindres mouvements du vagabond.

 

Vers le milieu de la nuit, Borton crut Léon tout à fait endormi, et il se leva doucement.

 

Mais le jeune homme se trouva debout aussi vite que lui.

 

– Vous avez besoin de quelque chose ? demanda-t-il.

 

– Oui, répondit le reporter piteusement, je voulais remettre un peu de bois sur le feu qui va s’éteindre.

 

– Bon, fit Léon. Mais ne vous occupez pas de cela. J’en ai soin.

 

Tout à fait décontenancé, Borton retourna s’enrouler dans sa couverture.

 

Il n’osa bouger de tout le restant de la nuit.

 

Le lendemain, Léon se réveilla, suivant sa coutume, d’excellente humeur.

 

Il alla secouer son compagnon improvisé, en lui demandant s’il payait la goutte.

 

Borton, qui sommeillait à moitié après les terreurs de la nuit, se dressa en sursaut, pâle et hagard, en sentant la poigne énergique du jeune homme.

 

Cependant le reporter se remettait peu à peu de ses premières craintes.

 

Très lâche, mais très rusé, il avait deviné du premier coup le moyen de triompher du jeune Français.

 

C’était en s’adressant à ses sentiments de pitié.

 

Il lui raconta qu’après avoir fait de mauvaises affaires comme homme de loi à Boston, puis à Philadelphie, il s’était établi squatter, ce qui avait été pour lui l’occasion d’une ruine totale.

 

Maintenant il vivait en vagabond, courant les bois pendant la belle saison, offrant son travail dans les fermes et faisant les défrichements pendant l’hiver.

 

Il demanda à Léon la permission de l’accompagner ce jour-là, et feignit d’éprouver une grande reconnaissance pour l’amabilité avec laquelle le Bellevillois l’avait recueilli.

 

Pour donner une explication vraisemblable de sa manière de vivre dans les bois, Léon raconta qu’il se rendait à Montréal, comptant se faire engager dans quelque troupe canadienne de chasseurs de fourrures.

 

Il affecta d’être ravi d’avoir un compagnon de route.

 

Cependant, quoique un peu revenu de ses premières préventions, il ne cessait de se tenir sur ses gardes.

 

Les deux hommes traversèrent, ce jour-là, des paysages absolument désolés.

 

C’étaient des amoncellements de rocs, grès ou granit, entre les interstices desquels poussaient de maigres arbrisseaux.

 

C’étaient des ravins, profondément déchiquetés, des combes au fond desquelles on entendait mugir des torrents.

 

Involontairement Léon, très sensible à l’influence du décor, s’attristait et demeurait silencieux.

 

Ce pays, où l’on n’apercevait d’autres êtres vivants que des aigles et des vautours, lui inspirait de funèbres pressentiments.

 

Vers le coucher du soleil, la brise aigre et glaciale, qui avait soufflé pendant toute la journée, cessa.

 

Une grosse pluie se mit à tomber.

 

Les éclats de la foudre retentirent dans les gorges lointaines de la montagne.

 

Ruisselants de pluie et glacés, Léon Goupit et Borton furent tout heureux de trouver un abri dans une sorte de caverne naturelle, dont l’entrée était protégée, comme par un auvent, par un énorme rocher qui s’avançait en surplomb.

 

Léon s’endormit, brisé par la fatigue, et par son insomnie de la nuit précédente.

 

Quant à Borton, la préoccupation des dix mille dollars à gagner lui enlevait tout sommeil.

 

L’occasion lui semblait belle de s’emparer de la personne de son compagnon.

 

L’attacher pendant son sommeil, il ne l’osait, sachant bien que le Bellevillois ne dormait que d’un œil et avait la poigne solide.

 

Ah ! s’il pouvait l’enfermer dans cette caverne, et l’y retenir assez longtemps prisonnier pour qu’il eût le temps d’aller chercher de l’aide.

 

Mais le moyen ?…

 

À force de se creuser la tête, Borton finit par le découvrir.

 

L’entrée de l’espèce de grotte naturelle où ils s’étaient réfugiés était assez étroite.

 

Borton se dit qu’en faisant écrouler, si la chose était possible, le rocher qui dominait cette entrée et qui paraissait à peine en équilibre, Léon se trouverait absolument muré dans la grotte.

 

S’armant d’un jeune pin qu’il aiguisa en forme de levier, le détective se mit à l’œuvre.

 

Comme toujours, il jouait de bonheur.

 

La roche, effritée par les infiltrations, se laissait facilement entamer.

 

Après deux heures d’un travail acharné, il eut la joie d’arriver à un succès complet.

 

Le rocher craqua, céda, et finit par s’écrouler avec le bruit d’un coup de canon, obstruant entièrement l’entrée de la caverne.

 

Léon Goupit était muré tout vivant dans la montagne, plus solidement enfermé que dans la mieux défendue des prisons de l’Amérique.

 

CHAPITRE XIII

Nouveaux projets de William Boltyn

 

William Boltyn n’avait jamais déployé autant d’activité. Même aux époques les plus troublées de sa vie aventureuse, dans les moments critiques où il avait vu sa fortune chavirer et la chance lui tourner le dos, où il avait dû vaincre des difficultés qui paraissaient insurmontables, jamais le milliardaire n’avait été aussi totalement absorbé.

 

En son palais de la Septième Avenue de Chicago, il s’enfermait des journées entières dans son cabinet de travail ; et le majordome Stephen avait l’ordre formel de ne recevoir personne, de ne déranger son maître sous aucun prétexte.

 

Lorsque Boltyn sortait, c’était pour se rendre en autocar à ses usines de conserves, grandes à elles seules comme une ville et qui occupaient tout un quartier, à l’ouest de Chicago.

 

Là seulement, au milieu de l’immense usine où des milliers d’ouvriers travaillaient nuit et jour à transformer en conserves et en salaisons les troupeaux entiers de bœufs et de porcs que des trains amenaient sans relâche des pâturages du Far West, en écoutant le bourdonnement des innombrables machines, le sifflement des convois qui traversaient les cours, les appels des bouchers, William Boltyn se déridait un peu, abandonnant pour quelques instants son masque impassible et sombre.

 

Son orgueil exultait. Le sentiment qu’il avait de sa puissance s’augmentait encore lorsqu’il parcourait ses usines.

 

Il s’abandonnait à contempler le spectacle des vastes bâtiments qui s’étendaient à perte de vue, pleins de rumeurs actives.

 

Il se plaisait à interroger les ouvriers et les contremaîtres, à indiquer d’incessants perfectionnements au matériel des abattoirs.

 

C’était sa ville, à lui.

 

Il l’avait fondée, en était le maître.

 

Elle était à ses yeux le signe matériel de sa colossale fortune, le symbole de la force qu’il détenait ; et chaque fois que, sa visite terminée, le milliardaire regagnait son cabinet de travail, il sentait une vigueur nouvelle monter en lui, en même temps que se fortifiaient son ambition et sa haine.

 

– Ah ! s’écriait-il en se remettant au travail, les Européens ne connaissent pas encore la mesure de ma volonté. Ils ont cru m’échapper en assassinant l’ingénieur Hattison, en faisant détruire Skytown par leurs espions ; mais le coup n’a pas porté, continuait-il avec une intonation dédaigneuse. Ils ne sont pas de force à lutter contre moi !

 

William Boltyn avait déjà dressé les plans d’une ville plus formidable encore que Skytown.

 

Cette fois il prendrait ses précautions.

 

Il projetait de la construire dans un îlot absolument désert dont il avait déjà proposé l’achat au gouvernement américain.

 

L’îlot en question n’avait que deux ou trois milles de circonférence.

 

Il serait facile à fortifier.

 

« Et je défie bien qui que ce soit d’y pénétrer, se disait Boltyn. Les engins qu’on y fabriquera, les inventions qui s’y élaboreront seront bien en sûreté. Si nous avions pris ces précautions lorsque nous avons bâti Skytown, ce maudit Français n’aurait pu accomplir son acte criminel. Hattison serait encore vivant. »

 

Tout en parlant, le milliardaire prit sur sa table de travail une photographie qu’il regarda attentivement. C’était celle de Léon Goupit.

 

– C’est bien la physionomie d’un Français, murmura-t-il au bout d’un instant. Comme j’avais raison de haïr les hommes du Vieux Monde ! C’est un Européen qui m’a volé ma fille. C’est un Européen qui a tué Hattison et incendié Skytown ! Mais celui-ci ne m’échappera pas, je le jure !… Aurora ne l’arrachera pas à ma vengeance, comme elle l’a fait pour cet Olivier Coronal dont je suis obligé de supporter la présence et l’allure méprisante et vaine.

 

Le milliardaire se leva pour serrer la photographie dans un cartonnier.

 

– Nous verrons quelle figure le gaillard fera au bout d’une corde, fit-il avec un éclat de rire sinistre. À moins qu’il ne s’envole comme un oiseau, le bandit ne tardera pas à être arrêté.

 

Il venait à peine de se rasseoir que Stephen se présenta, et tendit à son maître une carte de visite.

 

– Bien ! Fais entrer, grommela Boltyn.

 

M. Horst, le directeur du Chicago Life, pénétra dans le cabinet de travail.

 

William Boltyn le reçut très froidement.

 

Il était mécontent de la campagne d’informations qu’avait menée le Chicago Life au sujet de la catastrophe de Skytown.

 

– Que désirez-vous encore ? s’écria-t-il.

 

– Mais, répondit M. Horst en s’inclinant, non sans une certaine raillerie, je viens, comme la dernière fois, pour vous rendre un service.

 

Le visage de Boltyn se rembrunit.

 

– Qu’est-ce à dire ? fit-il. Vous serait-il tombé de nouveau entre les mains des plans de l’ingénieur Hattison ?

 

– Non. Et malheureusement. Mais permettez-moi une question à mon tour. Les trois détectives que vous avez mis en marche vous ont-ils livré le coupable ?

 

– Pas encore ; mais cela ne saurait tarder. Sa photographie est partout, dans toutes les gares, dans toutes les public-houses.

 

– Je sais tout cela, interrompit M. Horst. Je sais aussi que vos détectives sont des nigauds. Vous avez dépensé des dollars bien inutilement. Que ne vous êtes-vous fié à moi ? Vous auriez, à l’heure qu’il est, la certitude que Léon Goupit est arrêté.

 

– Il est arrêté ! s’exclama le milliardaire. Mais qu’en savez-vous ?

 

– Il ne tient qu’à vous d’être fixé sur ce point, répondit le directeur dont le calme imperturbable achevait d’exaspérer Boltyn.

 

– Je crois que vous vous jouez de moi !…

 

– Oh ! pas le moins du monde. Je suis toujours sérieux en affaires. Vous-même, au lieu de vous emporter, seriez beaucoup plus sage de m’aider à conclure celle-ci… Voici les faits. Le reporter que, de mon côté, j’ai chargé d’une enquête à Skytown, a réussi à retrouver les traces de Léon Goupit. Il l’a filé pendant plusieurs jours ; et je viens de recevoir de lui un télégramme m’apprenant qu’il est parvenu à murer l’incendiaire dans une caverne pendant son sommeil. L’arrestation est donc maintenant un fait accompli. Maintenant, comme je vous le disais tout à l’heure, il ne tient qu’à vous d’être tout à fait renseigné, et, par mon intermédiaire, d’entrer promptement en possession de la personne de l’assassin. Mon reporter attend mes ordres pour agir, c’est-à-dire pour amener le prisonnier à Chicago dans le plus bref délai, ou bien… pour lui rendre la liberté.

 

– Lui rendre la liberté ! Mais vous n’y pensez pas, s’écria Boltyn qui s’était levé d’un bond.

 

– Cependant, repartit fort tranquillement M. Horst, c’est ce que je ferai si vous ne consentez pas à m’indemniser des frais que m’a causés le voyage de mon reporter à Skytown.

 

– Que ne le disiez-vous alors ! Combien vous faut-il ?

 

– Cent mille dollars.

 

Malgré l’énormité de la somme, le milliardaire ne protesta pas.

 

Il eût donné le double, le triple plutôt que de renoncer à sa vengeance.

 

Il ouvrit son coffre-fort, prit une liasse de bank-notes, et les tendit au directeur.

 

– Non pas, fit celui-ci qui avait suivi de l’œil tous les mouvements de Boltyn. Votre parole me suffit. Il sera temps, lorsque je vous aurai livré le prisonnier.

 

Et sans rien ajouter, le directeur du Chicago Life sortit du cabinet de travail.

 

Retombé dans son fauteuil, Boltyn eut une minute d’hésitation. Les allures de M. Horst lui semblaient bizarres.

 

– Bah ! finit-il par dire, attendons les événements.

 

Et il se remit à son travail.

 

Ce n’était pas tout que d’avoir conçu le plan d’un nouveau laboratoire de guerre, d’une ville qui dépasserait Skytown par la perfection de l’agencement.

 

Il fallait un homme pour la construire, pour la gouverner.

 

Hattison n’était plus là ; et sauf quelques-unes dont Boltyn avait recueilli les plans – les hommes de fer, entre autres –, toutes ses inventions semblaient avoir été anéanties avec lui.

 

William Boltyn se demandait vainement à quel homme, à quel savant il pourrait confier la direction de sa gigantesque entreprise.

 

Il prit à côté de lui un volumineux annuaire des sciences et de l’industrie, et se mit à feuilleter la table alphabétique qui réunissait les noms de tous les inventeurs, ingénieurs et savants de l’Union.

 

Deux heures après, il n’avait pas encore interrompu cette besogne.

 

Son irritation semblait croître à mesure qu’il avançait dans sa lecture.

 

Il finit par refermer violemment le livre.

 

C’était au moins la vingtième fois qu’il se livrait à cet examen. Chaque fois, c’était pour lui l’occasion d’une indescriptible fureur.

 

– Ah ! les bandits savaient bien ce qu’ils faisaient en assassinant Hattison, s’écria-t-il. Il était l’âme de Skytown. Son merveilleux génie organisateur nous était un sûr garant de victoire. Où retrouver une pareille intelligence au service d’une volonté aussi tenace ? Il incarnait bien notre haine commune de l’Europe. Avec lui nous eussions réalisé nos projets. L’Europe aurait été vaincue, le génie américain se serait affirmé. Notre commerce, notre industrie seraient devenus les premiers du monde, c’eût été pour nous la domination universelle et indiscutée.

 

Involontairement, la pensée de Boltyn allait vers Ned Hattison.

 

– N’est-ce pas lui, se disait-il, qui aurait dû continuer l’œuvre de son père ? N’est-ce pas lui qui devrait recueillir son héritage de gloire, et prendre à présent la direction de notre entreprise ? Mais non, il semble que ce soit une fatalité. Ce faux Yankee est passé à l’ennemi, il s’est fait européen.

 

La voix du milliardaire se faisait sourde.

 

La tête dans les mains, il s’abîmait dans ses réflexions.

 

– Mais quoi, fit-il tout à coup en se redressant dans une attitude de lutte, vais-je me laisser abattre par la moindre difficulté ! Ne suis-je plus William Boltyn, l’empereur des dollars ! N’ai-je plus mes milliards, pour m’alarmer de telle façon !

 

Les poings serrés, comme s’il allait bondir sur un ennemi, son corps trapu ramassé tout entier, le milliardaire était vraiment terrible d’expression volontaire et haineuse. Brusquement, il appuya sur un bouton électrique.

 

Le majordome accourut.

 

– Mets-toi là, Stephen, ordonna-t-il en désignant une table sur laquelle se trouvait une machine à écrire.

 

Quelques minutes après, sur les indications de son maître, Stephen avait rédigé des lettres de convocation que Boltyn envoya, séance tenante, à chacun des membres de la société des milliardaires.

 

Il les convoquait tous, pour le lendemain, dans le grand salon de son hôtel.

 

Lorsque tout fut fini, le majordome se retira.

 

Boltyn était énervé. Les tempes lui battaient. Il ouvrit la fenêtre de son cabinet de travail qui donnait sur la Septième Avenue, et il sortit prendre l’air sur le balcon.

 

Un petit hôtel, de deux étages seulement, bâti avec élégance, mais sans le luxe criard ni les couleurs voyantes qui déparent ordinairement les constructions américaines, faisait face au palais de William Boltyn.

 

Un jardin couvert, sorte de serre, dans lequel on apercevait des massifs de fleurs et de verdure, entourait le pavillon, qu’on eût pris plutôt pour la demeure de quelque tranquille famille européenne, que pour celle de la fille d’un milliardaire yankee.

 

C’était là en effet qu’habitaient Olivier Coronal et sa jeune femme.

 

Accoudé à la balustrade du balcon, le milliardaire regardait la demeure de sa fille.

 

De ses fenêtres, il voyait quelquefois la jeune femme se promener dans la serre et dans le cabinet de travail de son mari, lisant les journaux ou travaillant à quelque ouvrage de broderie – comme une petite bourgeoise – pendant qu’Olivier, penché sur ses plans, s’absorbait dans ses recherches scientifiques.

 

Jamais William Boltyn n’avait pu se résoudre à appeler sa fille Mme Coronal. Elle était toujours pour lui miss Aurora.

 

Ce mariage qu’il avait dû subir, sous peine de voir la jeune fille se séparer de lui, ne lui avait jamais paru durable.

 

Déjà, il avait deviné qu’entre les deux époux, l’entente n’était pas toujours parfaite.

 

Aurora se plaignait souvent de la manière de voir d’Olivier, et du dédain qu’il montrait pour les mœurs et les idées américaines.

 

Il entrait bien dans le plan de Boltyn d’encourager, de susciter même l’éclosion de nouveaux éléments de discorde. C’est ce à quoi il réfléchissait tout en cherchant, mais inutilement, la silhouette d’Aurora dans le jardin couvert du petit hôtel.

 

Mais la pensée de William Boltyn revenait sans cesse à l’entrevue qu’il venait d’avoir avec le directeur du Chicago Life.

 

« S’est-il joué de moi ?… Léon Goupit est-il vraiment arrêté ? se demandait-il. Il a dû parler sérieusement ce M. Horst, sans cela il aurait empoché tout de suite les cent mille dollars. Enfin, je ne sais pas… »

 

Et puis, le lendemain, les milliardaires ses collègues se trouveraient tous réunis dans le grand salon de l’hôtel.

 

Boltyn enrageait de n’avoir pas trouvé l’homme qu’il lui fallait pour succéder à Hattison, de n’avoir que des plans à soumettre à ses associés, sans personne pour les réaliser.

 

Aucun des ingénieurs et des savants, sur les noms desquels son attention s’était un moment arrêtée, ne remplissait entièrement les conditions indispensables. Aucun surtout n’offrait assez de garanties de discrétion et n’était susceptible de se consacrer exclusivement à l’entreprise, d’y apporter tout son temps, toute son énergie.

 

Ce n’étaient, pour la plupart, que des chefs d’exploitation n’ayant à peu près jamais rien découvert et qui avaient trouvé un facile moyen de s’enrichir en lançant de nouveaux produits, en attachant leurs noms à des appareils dont ils avaient acheté les brevets en Europe.

 

Ce n’étaient que des utilisateurs, desquels on ne pouvait attendre rien d’intéressant ni de personnel. Nul d’entre eux ne possédait le génie de nouveaux principes, qui crée et qui généralise sa création.

 

Ils ne feraient que perfectionner les moyens de destruction existant déjà et ce n’était pas ce que voulait William Boltyn.

 

Il lui fallait un organisateur de première force, en même temps qu’un chercheur infatigable, qu’un inventeur audacieux qui ne s’embarrassât d’aucun obstacle.

 

Tout à coup, Boltyn aperçut Olivier Coronal dans la Septième Avenue.

 

L’inventeur marchait lentement, en lisant un journal.

 

Il se dirigeait vers sa demeure, revenant des usines Strauss où, malgré son mariage avec Aurora, il continuait toujours à travailler.

 

Voulant à tout prix garder son indépendance, Olivier vivait très modestement.

 

Les trois cents dollars mensuels qu’il gagnait lui suffisaient amplement ; et jamais il n’avait voulu rien accepter d’Aurora, en dehors du don qu’elle lui avait fait d’elle-même et de l’amour qu’elle lui portait.

 

Il la laissait, du reste, absolument libre de se livrer à ses prodigalités, à sa manie de s’entourer d’objets coûteux et de n’estimer les choses que d’après le nombre de dollars qu’elles représentaient.

 

Depuis longtemps, il avait renoncé à la convaincre, à lui faire considérer sa vie sous un autre aspect.

 

La froideur des deux époux à l’égard l’un de l’autre augmentait de jour en jour.

 

Ils le sentaient bien, mais ne pouvaient apporter à cette situation aucun remède.

 

Il y avait dans leurs caractères trop de différences. Leur manière de voir, leurs aspirations étaient trop dissemblables pour qu’ils pussent s’accorder.

 

Depuis une semaine surtout, c’est-à-dire depuis qu’Olivier avait appris la catastrophe de Skytown et le rôle que semblait y avoir joué Léon Goupit, leurs relations quotidiennes étaient devenues beaucoup plus difficiles.

 

Ils se parlaient à peine et de choses indifférentes.

 

Chacun d’eux avait ses préoccupations personnelles.

 

Ils jugeaient inutile de se mettre dans le cas d’avoir à se dire des choses désagréables.

 

Olivier surtout répugnait à cela. Il gardait pour lui seul ses ennuis, chaque jour plus cuisants.

 

Lorsqu’il avait vu le Chicago Life publier le portrait de Léon Goupit et mettre pour ainsi dire sa tête à prix, Olivier n’avait pu dissimuler sa colère et son chagrin.

 

Cette chasse à l’homme lui avait soulevé le cœur de dégoût.

 

Pourtant, il ne pouvait rien faire en faveur de son ancien domestique. Il ignorait même où il se trouvait ; et ce n’était pas là sa moindre contrariété.

 

Était-il même bien certain que Léon fût l’auteur de la catastrophe de Skytown ?

 

Par moments, Olivier Coronal en doutait.

 

En tout cas, il craignait que le jeune homme payât de sa vie son acte généreux.

 

Il s’attendait à apprendre, d’un moment à l’autre, la nouvelle de son arrestation.

 

De son côté, dévouée aux idées américaines comme elle l’était, Aurora, dans cette circonstance, était tout à fait disposée à prendre le parti de son père et de la société des milliardaires.

 

Tout en ignorant que Léon Goupit eût été autrefois au service de son mari, elle souhaitait, dans son for intérieur, que son père triomphât du malfaiteur – c’est ainsi qu’elle aussi l’appelait – qui avait détruit Skytown.

 

Rentré dans son cabinet de travail, William Boltyn ne parvint pas à retrouver son calme.

 

Le fait seul d’avoir aperçu Olivier Coronal dans la Septième Avenue avait fourni un nouvel élément à sa fureur.

 

« Faut-il que cet homme soit stupide, se disait-il. Il a en main tout ce qu’il faut pour se créer une situation merveilleuse. Il est mon gendre, à moi qui possède des milliards, qui me suis mis à la tête de la plus gigantesque entreprise qu’un homme ait jamais conçue ; et il ne sait pas en profiter. Il s’entête dans ses idées ridicules d’Européen, alors qu’il aurait pu devenir mon associé, m’aider dans mes travaux, couvrir son nom de gloire et participer aux bénéfices qui récompenseront mes efforts. Mais non, cet homme semble vouloir me narguer, et m’écraser de sa suprématie.

 

« J’admets qu’il soit un savant de première force, continua le milliardaire, tout en semblant suivre une idée. L’ingénieur Strauss se connaît en hommes et n’eût pas intéressé Coronal à ses affaires, comme il vient de le faire dernièrement, s’il n’avait découvert en lui un talent supérieur. Et, justement, il n’en est que plus à craindre. Sa présence à côté de moi, l’influence qu’il exerce sur Aurora sont un véritable danger. Je suis obligé de me méfier de ma propre fille, de ne plus rien lui dire de ce qui concerne mes affaires, de peur qu’un jour Coronal ne retourne en Europe et n’entame la lutte avec nous en se servant de tous les secrets qu’il aura réussi à découvrir. »

 

Pour William Boltyn, la conduite d’Olivier Coronal ne pouvait s’expliquer autrement.

 

Totalement ignorant de l’amour, n’ayant jamais éprouvé aucun sentiment désintéressé, William Boltyn jugeait les autres hommes d’après lui-même.

 

Irrité, comme il l’était en ce moment, de ne pouvoir trouver un successeur à l’ingénieur Hattison, Boltyn en vint même à penser que l’attitude d’Olivier Coronal pouvait bien n’être qu’une ruse, un stratagème pour dissimuler sa pensée véritable et pour donner plus de prix à sa conversion, en un mot, que l’adhésion de son gendre aux projets des milliardaires n’était qu’une question de dollars.

 

Cette conclusion à laquelle Boltyn arriva, insensiblement, le satisfit, d’autant plus qu’elle avait le mérite de changer totalement pour lui la face des choses.

 

S’il ne se trompait pas dans ses calculs, si, comme il le croyait, Olivier Coronal ne manœuvrait que dans le but de faire acheter très cher son concours, Boltyn se disait que le succès de son entreprise était enfin assuré et que le mariage de sa fille, considéré jusque-là comme une mésalliance, devenait un événement heureux.

 

En y réfléchissant bien, le milliardaire se dit qu’en effet Coronal possédait toutes les qualités d’un directeur de laboratoire de guerre.

 

Il avait déjà donné, dans maintes circonstances, la mesure de ses capacités. N’avait-il pas inventé la torpille terrestre ? Et l’ingénieur Strauss ne disait-il pas de lui qu’il était appelé à de grandes destinées ?

 

Certes, il serait un allié puissant, autant qu’en ce moment il était un adversaire redoutable.

 

Tout serait donc pour le mieux.

 

Avec sa brusquerie de décision habituelle, Boltyn résolut d’en avoir le cœur net sur-le-champ.

 

Il prit son chapeau et sa canne et sortit.

 

En apercevant son père qui traversait le jardin couvert, Aurora ne put retenir un cri de surprise.

 

Il était tout à fait en dehors des habitudes de William Boltyn de se déranger pour venir chez sa fille, même quand il savait la trouver seule.

 

Depuis plus d’un mois, en effet, pareille visite ne s’était produite.

 

La jeune femme courut au-devant de son père.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en l’embrassant. Un nouvel accident est-il survenu dans tes entreprises ?

 

– Mais pas le moins du monde, repartit Boltyn ironiquement, à moins que tu n’appelles un malheur le fait que je vienne te visiter.

 

Pendant plus d’une demi-heure, ils s’entretinrent dans le petit salon d’Aurora.

 

Quoique meublée avec une grande sûreté de goût, cette pièce ne plaisait pas beaucoup à la jeune femme. Elle la trouvait trop terne, disait-elle, trop dépourvue d’originalité.

 

Boltyn, que toutes ces choses laissaient bien indifférent, fut de l’avis de sa fille.

 

– Ton mari n’est-il donc pas là ? finit-il par demander, après qu’ils eurent épuisé tous les sujets de conversation. Il me semble pourtant l’avoir vu rentrer.

 

– Tu ne t’étais pas trompé. Il travaille, à ce que je crois.

 

– Veux-tu m’annoncer auprès de lui ?

 

Aurora regarda son père avec étonnement.

 

– Tu désires le voir ? demanda-t-elle.

 

– Mais oui. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

 

– Oh ! rien du tout, répliqua Aurora. Mais tiens, le voici justement.

 

Olivier Coronal, en effet, sortait de son cabinet de travail.

 

En apercevant William Boltyn, il le salua correctement et se contraignit même jusqu’à prendre part à la conversation pendant quelques minutes.

 

Aurora s’était tue subitement.

 

Entre ces deux hommes, son père et son mari, elle se trouvait mal à l’aise.

 

Derrière leur attitude polie, mais glaciale, elle sentait bien que la haine couvait et elle craignait toujours que quelque scène de violence, dans laquelle elle ne pourrait pas intervenir, n’eût lieu en sa présence.

 

Elle prit le parti de s’esquiver, en prétextant une occupation urgente.

 

CHAPITRE XIV

Un discours de Harry Madge

 

Un moment de silence régna entre Olivier Coronal et son beau-père.

 

Ce fut William Boltyn qui parla le premier.

 

– Je suis venu pour m’entretenir sérieusement avec vous, fit-il. J’ai une communication importante à vous faire.

 

– Allez, dit simplement Olivier.

 

Sans se laisser déconcerter par ce laconisme, le milliardaire reprit :

 

– Je n’ai pas l’intention de vous faire inutilement des éloges. Vous êtes un homme de valeur, je le sais.

 

– Où voulez-vous en venir ? demanda Olivier très attentif.

 

– Je vais avec vous droit au but. Vous connaissez mes projets. Vous avez été assez habile pour les surprendre, ajouta-t-il amèrement. Vous connaissez aussi la déception qui m’atteint en ce moment. L’ingénieur Hattison est mort. Je viens simplement vous proposer de prendre sa place dans la direction de mes laboratoires de guerre.

 

– Monsieur ! fit Olivier se dressant, les bras croisés, dans une attitude de défi, en face du milliardaire qui continuait froidement.

 

– Ma proposition est bien faite pour vous surprendre. Mais avant de vous mettre en colère, attendez que je vous explique entièrement ma pensée.

 

– Quelle qu’elle soit, je lui ferai mauvais accueil.

 

– Attendez, vous dis-je. Je vous ai dit que j’avais une haute opinion de votre talent. J’ai une estime non moins haute pour votre caractère. Je ne vous ferai pas l’injure de vous offrir une somme de dollars – si considérable soit-elle – pour que vous abandonniez vos convictions. Votre éducation d’Européen, inaccoutumé à estimer les choses pratiques à leur juste valeur, vous ferait envisager votre conduite comme une trahison. Je veux, au contraire, servir vos projets.

 

– Servir mes projets ! reprit en écho Olivier Coronal, avec ébahissement.

 

– Oui, monsieur. Si je ne me trompe, vous vous êtes déjà signalé par plusieurs inventions militaires de la plus haute valeur, entre autres par votre torpille terrestre ; et vous n’avez fait cela, paraît-il, que dans le but d’arriver à produire, grâce à la puissance exagérée des engins, la suppression complète des guerres dans l’humanité.

 

– C’est exact, fit l’ingénieur, de plus en plus étonné.

 

– Eh bien ! monsieur, je viens tout simplement vous proposer de continuer ici l’œuvre que vous avez commencée en Europe. Vous aurez des millions et des laboratoires à votre disposition. Vous pourrez réaliser vos plus folles imaginations, vos projets les plus osés… Découvrez des engins tellement meurtriers, des machines tellement redoutables, que l’Amérique elle-même n’ose s’en servir, dans la crainte d’amener une destruction générale des peuples… Comme tous les grands hommes, vous devez négliger le détail pour ne voir que l’ensemble, vous devez avoir des vues assez larges pour préférer le salut des générations futures au salut de la génération présente. Que vous importe que ce soit l’Amérique ou l’Europe qui rendent, par votre moyen, la guerre prochaine impossible ! Votre pays ne vous fournirait jamais la possibilité de réaliser vos conceptions. Vous pouvez le faire ici en toute sécurité ; et si mes raisonnements sont exacts, votre conscience même vous ordonne de le faire. Acceptez mes propositions. C’est l’occasion, unique peut-être, qui s’offre à vous de réaliser vos plus chers projets.

 

Olivier réfléchit quelques instants.

 

– Monsieur, dit-il, votre proposition me touche. Je ne croyais pas que vous vinssiez jamais à considérer les choses de la même façon que nous autres, Européens, gens inférieurs puisque nous aimons l’humanité. Mais, malgré tout, il m’est impossible d’accepter votre offre.

 

– Par exemple ! sursauta le milliardaire. Et pourquoi, s’il vous plaît ?

 

– Lorsque j’ai inventé la torpille terrestre, j’ai failli causer une guerre européenne, dit Olivier, et si elle n’a pas eu lieu, c’est que les nations déploient toutes un tel acharnement à découvrir de nouveaux engins, de nouvelles armes, qu’à peu de chose près, elles en sont toutes au même point.

 

– Ce ne peut pas être là la raison de votre refus, dit William Boltyn, en arrêtant sur Olivier son regard dur, métallique.

 

– En effet, j’en ai une autre, repartit froidement l’inventeur… Admettons que lorsque j’aurai fait une découverte capitale, il vous plaise de changer d’avis et de me congédier. Je laisserais donc mon pays désarmé contre les inventions meurtrières que j’aurais mises entre vos mains !… Je vous avoue que j’ai une trop grande expérience des mœurs américaines pour croire beaucoup à votre générosité, à votre désintéressement.

 

– Comme il vous plaira, monsieur, dit Boltyn, furieux de se voir deviné. J’ai eu tort de descendre jusqu’à vous faire des concessions, jusqu’à entrer dans vos idées. J’aurais dû deviner mieux votre caractère et m’épargner à moi-même la démarche que je viens de faire.

 

Et William Boltyn se retira, en fermant avec violence la porte du petit salon.

 

Comme il traversait l’avenue, il regarda l’heure à son chronomètre électrique – mû par une pile minuscule que l’on rechargeait tous les trois mois – et il s’aperçut qu’il n’avait que juste le temps de remonter chez lui pour expédier son courrier.

 

Depuis longtemps déjà, le milliardaire ne décolérait plus.

 

Ainsi ses associés allaient se réunir, et il n’aurait pas un homme à leur proposer.

 

Il était d’autant plus vexé que le spirite Harry Madge, son adversaire dans une foule de questions, avait, par extraordinaire, annoncé sa visite pour ce jour-là.

 

Aurora, qui vint saluer son père, fut presque mal reçue ; et le milliardaire ne lui cacha pas les nouveaux griefs qu’il avait contre Olivier.

 

– Cet homme m’a bravé, dit-il. J’ai eu beau dissimuler, renier devant lui les idées qui me sont chères, entrer dans ses projets insensés de paix universelle, mettre à ses pieds mes millions et jusqu’à mes convictions, il a refusé froidement mes offres, avec la sotte vanité des gens de sa race. Vraiment, c’est un grand malheur que tu aies épousé cet homme ! Si tu veux que nous restions amis, fais en sorte que je ne me trouve jamais devant lui.

 

Aurora essaya timidement de défendre son mari ; mais son père lui coupa la parole.

 

– Je t’ai dit à l’instant même que je ne voulais plus voir cet homme. Je ne veux pas davantage en entendre parler. Il devrait être moins fier et se souvenir qu’il me doit la vie… Ah ! si je ne lui avais pas fait grâce, à ta considération, après sa tentative d’espionnage, je n’aurais pas aujourd’hui l’humiliation d’être bravé par le mari de ma fille, et d’être obligé de supporter sa présence.

 

Aurora n’insista pas.

 

En elle-même elle donnait tort à Olivier.

 

Elle trouvait sa conduite injuste, et elle l’accusait tout bas de n’avoir pas cédé à son père, puisque celui-ci avait fait les premières avances.

 

Elle rentra chez elle plus tard que de coutume, et ce fut pour faire sentir à Olivier le poids de sa mauvaise humeur.

 

Après quelques tentatives de réconciliation qui furent mal accueillies, le jeune homme se décida à garder le silence ; et la soirée se passa le plus tristement du monde entre les deux époux.

 

Désormais la discorde allait régner dans le ménage.

 

William Boltyn ne dormit pas de la nuit.

 

Il se tournait et se retournait dans son lit somptueux, décoré, comme par une ironie du sort, de merveilleux bas-reliefs représentant des faunes et des bacchantes qui se disputaient des grappes de raisins.

 

Le lendemain matin, il reçut encore une mauvaise nouvelle.

 

Les sondages qu’il avait fait opérer dans la baie de Skytown, pour tâcher de retrouver l’un des sous-marins, n’avaient amené que la découverte de pièces d’acier émiettées et tordues comme par l’action d’un explosif formidable ; on trouva aussi quelques masses métalliques qu’il reconnut, à la description qu’on lui en faisait, pour être les têtes de quelques-uns des fameux hommes de fer.

 

Comment se trouvaient-elles là ? Mystère !

 

L’exploration minutieuse des décombres n’avait pas donné de bien meilleurs résultats.

 

Quelques machines à vapeur, quelques dynamos, une partie de l’attirail de la fonderie étaient seuls demeurés à peu près intacts.

 

Les plans, si chèrement payés à M. Horst, lui avaient été l’occasion d’une autre déconvenue.

 

Ils ne contenaient que des épures relatives au premier submersible construit par Ned Hattison au début de l’entreprise.

 

Malgré l’énergie de son caractère, William Boltyn passa toute cette journée dans un désappointement qui touchait au découragement.

 

Qu’allait-il dire, le soir, à ses collègues ?

 

Après mûres réflexions, il se promit de ne leur exposer que ses projets ayant trait à l’installation des ateliers dans une île isolée, et défendue par une ceinture de torpilles.

 

Il remettrait à plus tard le choix d’un directeur capable de remplacer le vieil Hattison.

 

À huit heures, dans le grand salon doré que supportaient des colonnes ornées de gigantesques têtes de bœuf, la réunion était au complet.

 

Harry Madge était venu, dans une singulière voiture aux parois de cristal, qu’il disait être mue par la seule force de la volonté.

 

Cette voiture attirait tous les regards.

 

Le spirite milliardaire semblait encore plus maigre et plus desséché que de coutume.

 

Son corps, ratatiné comme celui d’une momie, flottait à l’aise dans un ample pardessus qui lui descendait jusqu’aux pieds, et dont la coupe extravagante rappelait plutôt quelque robe de magicien qu’un honnête cover-coat fabriqué par un tailleur yankee.

 

Sa calvitie, si prononcée qu’on distinguait à travers la peau, sèche comme une pellicule de colle de poisson, les points de suture de la boîte crânienne, son nez crochu, qui rejoignait presque le menton par-dessus une bouche mince comme un fil, ses larges yeux, semés de paillettes d’or, et qu’on devinait phosphorescents dans l’obscurité, tout achevait de donner à Harry Madge un aspect étrange et impressionnant.

 

Ses oreilles sèches et longues étaient ornées d’un bouquet de poils blancs, et ses doigts osseux, pareils à des griffes d’oiseau de proie, s’avançaient avec des mouvements fébriles, couverts d’une infinité de bagues.

 

Dès le début de la réunion, le spirite demanda la parole. Sa voix, comme effacée, sans timbre, semblait venir de quelque endroit très éloigné.

 

Cette voix, qui paraissait dépouillée de tout éclat et de toute force, commandait l’attention, et donnait l’idée d’un organe spécial, qui n’aurait été créé que pour exprimer des choses de pure logique.

 

Un grand silence s’était fait, comme si les milliardaires eussent pressenti qu’ils se trouvaient en face d’une puissance supérieure.

 

– Gentlemen, dit Harry Madge, malgré mes fréquentes absences de vos réunions, je ne m’en suis point désintéressé, comme vous auriez pu le croire… Du fond de la retraite où me confinent mes études sur l’invisible, j’ai suivi avec attention tous vos efforts. J’ai vu avec peine que, faute d’avoir voulu suivre mes conseils, vous aviez encouru plusieurs échecs. Par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il était facile de prévoir, la puissante organisation de force matérielle que vous aviez créée a péri.

 

« Il en sera de même chaque fois que vous essaierez de triompher de vos ennemis dans des conditions aussi défectueuses.

 

« Pour vaincre ses ennemis, en effet, il ne faut pas suivre la même voie qu’eux. Du côté des canons, des explosifs, des sous-marins et des engins de guerre de toute sorte, nous ne pouvons songer à devancer et à surprendre du premier coup nos ennemis du vieux continent. La France, l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie possèdent des milliers d’ingénieurs. C’est entre eux un concours perpétuel pour découvrir, ou perfectionner les engins destructeurs.

 

« Si nous obtenions un premier succès, grâce à l’imprévu de notre attaque, à l’inattendu de quelques-unes de nos découvertes, les chances s’égaliseraient vite dans un second combat. Après une longue et ruineuse guerre, nous nous retrouverions probablement dans la même situation…

 

Pendant ce préambule, le front des milliardaires s’était obscurci.

 

William Boltyn, les sourcils froncés, se sentait blessé, plus que tout autre, dans son orgueil.

 

Il méditait une réponse foudroyante.

 

Ainsi donc, cet Harry Madge venait froidement proclamer l’impuissance de l’Amérique, l’inutilité de la gigantesque entreprise des milliardaires !

 

Harry Madge, dont les yeux pétillaient, comme s’ils eussent dégagé des étincelles électriques, continua sans s’émouvoir, et, comme s’il eût deviné la pensée de ses interlocuteurs.

 

– J’ai dit que, dans cette lutte de l’Amérique avec l’Europe, nos chances seraient égales. Je n’ai pas dit qu’elles seraient défavorables pour nous. Mais ce n’est pas assez. Il faut triompher sûrement, immanquablement. Je suis venu ici pour vous en offrir les moyens.

 

– Et comment cela ? s’écria en haussant les épaules William Boltyn, incapable de se contenir plus longtemps. Par les esprits, sans doute ?

 

– Avant de vous moquer de moi, répliqua sévèrement Harry Madge, en arrêtant ses prunelles magnétiques sur celles du fabricant de conserves, savez-vous ce que c’est que le spiritisme ? Vous faites-vous une simple idée, homme plongé dans la matière, des forces mystérieuses qui voltigent autour de nous, qui nous coudoient, qui nous enserrent, et qui dirigent nos actions la plupart du temps, que nous le voulions ou non ?…

 

Chacun se demandait où l’orateur voulait en venir.

 

Tous étaient fortement impressionnés.

 

– Gentlemen, poursuivit le milliardaire spirite, sans paraître remarquer l’effet produit par ses paroles, je vais vous demander la permission de citer ici quelques anecdotes dont je vous certifie l’exacte véracité.

 

« Apprenez les merveilles que peuvent la volonté et la méditation.

 

« Il y a à peine une cinquantaine d’années, dans les possessions anglaises de l’Inde, un homme se faisait enterrer vivant. Un mois entier, il demeurait à six pieds sous terre dans son cercueil. Puis il revenait à la vie, sans paraître avoir éprouvé aucun inconvénient… Voilà un résultat qu’il est impossible d’obtenir avec des dollars !…

 

Comme William Boltyn souriait, Harry Madge ajouta :

 

– Le fait que j’avance est absolument exact. Il est certifié par un procès-verbal dressé par un magistrat, et contresigné par trente honorables officiers de l’armée anglaise dont on ne peut suspecter le témoignage.

 

« Du reste, pour éloigner de votre esprit tout soupçon de charlatanisme, permettez-moi de vous donner des détails sur cette merveilleuse inhumation.

 

« Quelques jours avant la date fixée pour l’expérience, le sujet – c’était un fakir – s’enferma dans une cahute avec un de ses disciples. Ils passèrent plusieurs journées à jeûner, à dire des prières et à respirer des parfums.

 

« À l’heure dite – le magistrat qui devait dresser le procès-verbal, et les trente officiers étant présents –, le fakir, dont l’immobilité était déjà presque absolue, commanda qu’on lui retournât la langue, de manière à ce qu’elle vînt s’appliquer sur l’orifice du larynx.

 

« Cette première opération accomplie, on lui ferma les yeux, on lui boucha le nez et les oreilles avec de la cire, et, sur la bouche, on lui appliqua un bandeau. Tous ces préparatifs terminés, on enferma le fakir dans un sac de cuir, qui fut fermé et plombé, en présence des témoins. On le mit ensuite dans un cercueil muni d’une serrure qui fut fermée, et dont les assistants prirent la clef. Après quoi, le cercueil fut enfin descendu dans une fosse maçonnée dont les parois avaient un demi-mètre d’épaisseur.

 

« Toutes les précautions étaient prises, pour que personne ne pût s’approcher du fakir inhumé. La fosse avait deux mètres de profondeur. Le cercueil fut recouvert de terre, et, pour comble de précautions, on sema de l’orge sur la fosse et dans tout le terrain avoisinant. On cerna le champ avec une palissade, et, pendant un mois, trois sentinelles montèrent la garde nuit et jour.

 

« Est-il possible, dans ces conditions, qu’une supercherie se soit produite ?

 

« Non, évidemment… Eh bien, pourtant, gentlemen, le fakir ne mourut pas.

 

« Lorsque les trente jours furent écoulés, le magistrat et les trente officiers pénétrèrent dans le champ, accompagnés d’ouvriers et de médecins.

 

« En leur présence, on retira le cercueil de la fosse. Avec la clef, qu’ils avaient toujours conservée, ils l’ouvrirent… Le plombage du sac de cuir était intact.

 

« Immobile, le corps glacé comme celui d’un reptile, le fakir s’offrit à leurs regards. Ses narines, ses oreilles étaient toujours bouchées par de la cire. On retira le bandeau qu’il avait sur la bouche, on desserra ses lèvres.

 

« La langue était toujours dans sa même position, retournée et bouchant l’orifice du larynx.

 

« On se mit en devoir de frictionner le corps.

 

« Au bout de quelques heures, le fakir donnait de légers signes de vie. Enfin le cœur se remit à battre !…

 

Malgré leurs convictions nettement matérialistes, et le dédain qu’ils avaient toujours professé pour ces sortes de choses, le discours de Harry Madge fit passer un frisson dans l’âme des milliardaires.

 

C’est qu’aussi leur collègue spirite, avec sa tête d’oiseau de proie, dans laquelle brillaient ses yeux phosphorescents et comme pailletés de mica, avec sa voix sans âme qui semblait sortir on ne savait d’où, avec sa manière de parler, sans un geste, eût impressionné les gens les plus endurcis et les plus incrédules.

 

De temps à autre seulement, il jetait un regard sur son auditoire.

 

Le reste du temps, les yeux au plafond, il semblait suivre un rêve intérieur.

 

Voyant que tous les milliardaires – William Boltyn lui-même – restaient bouche bée, et ne trouvaient pas une phrase pour lui répondre, il continua :

 

– Le fait que je viens de vous raconter, poursuivit il en laissant tomber ses paroles lentement, une à une, n’est pas le seul qui se soit produit dans l’Inde. Les phénomènes de lévitation n’y sont pas rares.

 

« Rien que par la puissance de leur volonté, des fakirs arrivent à s’enlever dans les airs à plusieurs mètres de hauteur, et à s’y tenir immobiles durant quelques instants.

 

« Qu’y a-t-il d’invraisemblable après cela, gentlemen, à ce que le même agent – la volonté – puisse actionner un véhicule ?

 

« Quelques fakirs même, après des années d’études et de méditation, parviennent à un état supérieur qui leur permet de se séparer de leur corps, ou, si vous préférez, d’isoler leur âme.

 

« Sur le flanc d’une montagne, dans une anfractuosité de rocher, ils abandonnent leurs enveloppes terrestres, et leurs âmes s’en vont parcourir d’autres cycles, dans des régions éthérées. Dans une attitude de prière, les bras levés comme pour une évocation, leurs corps demeurent, pendant ce temps, immobiles et insensibles, leurs ongles croissent démesurément, pénètrent dans les chairs, leurs yeux demeurent grands ouverts ; et les oiseaux de la plaine viennent se nicher dans leur chevelure.

 

« Ne sont-ce pas là des résultats merveilleux ? continua Harry Madge. Les sciences matérielles ont-elles jamais produit rien de semblable ? Le chimiste le plus génial, le physicien le plus subtil peuvent-ils les reproduire ?…

 

L’étonnement des milliardaires croissait de minute en minute.

 

Il y eut quelques secondes d’un silence poignant.

 

– Ce n’est pas seulement dans l’Inde qu’on est arrivé à de tels résultats, reprit le spirite après avoir posé, sur son crâne dénudé, un bonnet de cuir que surmontait une boule de métal. En Europe, au Moyen Âge, une des pratiques les plus terribles et les plus répandues était celle de l’envoûtement.

 

« L’envoûtement, gentlemen, rien ne peut être comparé à cette chose terrifiante. C’est l’apothéose de la volonté. Voici comment on procède.

 

« On se procure quelques objets ayant touché de très près la personne que l’on a choisie pour victime, des parcelles d’ongles ou des mèches de cheveux de préférence, qu’on mélange, qu’on pétrit avec de la cire. Avec cette cire, on modèle une petite statuette. C’est l’image de la personne que l’on veut faire périr.

 

« On prend une longue aiguille d’acier et on l’enfonce à la place du cœur, en même temps qu’on concentre sa volonté et qu’on la projette en effluves, dont on sature en quelque sorte la statuette.

 

« Il faut que la personne meure !

 

« Et chaque jour on répète l’opération, on enfonce l’aiguille davantage, en prononçant certaines formules d’incantation, en couvrant la statuette de malédictions.

 

« Fût-ce à mille lieues de distance, l’envoûté a commencé de dépérir depuis le moment où l’aiguille d’acier s’est enfoncée dans la cire.

 

« Son état s’aggrave à mesure que, chaque jour, la pointe de métal poursuit implacablement son chemin. Et lorsque cette pointe est parvenue à la place du cœur, aucun remède ne saurait empêcher l’envoûté de mourir !

 

« Dans les temps modernes, ces pratiques n’ont point disparu, continua Harry Madge, sans qu’aucun muscle de son visage trahît une émotion quelconque.

 

« Un savant européen a reconstitué l’envoûtement.

 

« Voici comment il a procédé. Il a photographié un médium, et pendant quelques instants il a soumis l’image photographique aux regards de celui-ci, en le priant de concentrer toute sa volonté et de la projeter puissamment sur l’épreuve. Cela fait, on éloigna le médium, on l’enferma dans une autre chambre, en compagnie de personnes chargées de surveiller ses moindres mouvements. Puis, sur la photographie chargée de fluide, le savant fit, avec une pointe d’acier, une croix sur l’une des mains.

 

« Sur la main correspondante du médium on retrouva la même croix. La peau était égratignée ; et cependant le médium n’avait pas fait un seul mouvement. Ses mains étaient restées bien en évidence, à plat sur une table.

 

« Je pourrais, gentlemen, vous citer des milliers de faits analogues, qui tous proclament le néant des sciences matérielles.

 

« Un autre savant est parvenu à photographier l’esprit qui, depuis quelques années, vit avec lui. Vous avouerez que les plaques photographiques ne peuvent être accusées de complicité ou de mensonge.

 

« Des centaines d’expériences, faites devant témoins, sont là pour confirmer mon dire, pour proclamer la puissance du spiritisme, cette science dont William Crookes a jeté les bases, et qu’on ne saurait plus mettre en doute maintenant.

 

« Les liseurs de pensée vous sont assez connus pour que je n’entre pas dans des détails complémentaires. Les phénomènes d’hypnotisme, de magnétisme, d’extériorisation, de télépathie sont chaque jour étudiés davantage, notés, classés, approfondis par une armée de chercheurs, de penseurs et de savants.

 

– Mais, interrompit William Boltyn qui, le premier entre tous ses collègues, s’était remis de la sorte de stupeur qu’avait produite le discours du milliardaire spirite, je ne vois pas bien le rapport qui peut exister entre tout cela et la réalisation de nos projets.

 

– Vous avez raison, fit Harry Madge. Aussi viendrai-je tout de suite au fait.

 

« Je n’ai pas l’intention de vous convaincre par des paroles.

 

« J’ai dit tout à l’heure que, pour vaincre nos ennemis, il nous fallait chercher une autre voie qu’eux-mêmes. Laissons-les fondre des canons, construire des mitrailleuses, inventer des fusils, mettre sur pied des cuirassés. De ce côté, les chances de victoire seraient par trop égales.

 

« Ce qu’il nous faut, c’est être les plus forts indiscutablement ; c’est pouvoir écraser les Européens en bloc, avec des armes qu’ils ne connaissent pas, contre lesquelles ils ne pourront pas se défendre.

 

« Une force mystérieuse et terrible existe. C’est elle qui permet à deux individus qui éprouvent l’un pour l’autre de la sympathie, de correspondre à des milliers de lieues sans le secours d’aucun télégraphe. C’est elle qui peut soulever de terre des blocs pesant des milliers de kilogrammes, sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune machine.

 

« Eh bien ! gentlemen, cette force invisible et illimitée, je l’ai canalisée en partie, et c’est elle que je viens vous proposer aujourd’hui d’employer contre nos ennemis… Cette force, d’ailleurs, sera décuplée par la puissance de nos dollars !…

 

La stupéfaction des milliardaires était immense.

 

Ils se regardaient entre eux, comme pour se demander s’ils devaient applaudir ou se fâcher.

 

L’assurance de Harry Madge était telle qu’elle leur imposait ; mais ce qu’il disait était si extraordinaire qu’ils ne savaient plus que penser.

 

– Gentlemen, continua le spirite, vous savez que je me suis fait bâtir, il y a quelques années, un palais dans les environs de Chicago, au bord du lac. Je ne puis, ni ne veux, vous donner ici les explications que vous attendez de moi. Mais tout est préparé, dans les salles souterraines de mon palais, en vue d’une série d’expériences qui doivent achever de vous convaincre. Je vous demanderai donc de vouloir bien accepter de devenir mes hôtes pendant quelques heures, de suspendre cette réunion et d’ajourner le jugement que vous pourriez porter sur mes théories. Tous les faits, toutes les anecdotes que je vous ai racontés sont bien au-dessous de ce que j’ai réalisé. Il ne tient qu’à vous-mêmes d’en juger…

 

Bien qu’intérieurement plus d’un milliardaire eût la conviction que Harry Madge ne jouissait pas de toute sa raison, personne cependant n’éleva d’objection.

 

La curiosité générale était éveillée par le discours du spirite.

 

Tous les assistants furent d’avis d’accompagner Harry Madge chez lui.

 

Même s’il n’eût pas été question du succès de l’entreprise, un autre motif les y aurait décidés.

 

Beaucoup de légendes, en effet, couraient sur le palais de Harry Madge.

 

On le disait plein de choses fantastiques, et parfois, assurait-on, on y avait entendu des bruits inexplicables qui semblaient sortir des profondeurs de la terre.

 

Le milliardaire vivait à peu près en reclus.

 

Les rares fois où il recevait quelqu’un, c’était toujours dans une même pièce, très simplement meublée. Personne n’avait visité l’hôtel entièrement.

 

Aucun des assistants n’eût voulu laisser échapper l’occasion qui s’offrait de satisfaire sa curiosité.

 

Tout le monde sortit du grand salon doré.

 

Au moment de prendre place avec ses collègues dans l’ascenseur, William Boltyn fut rejoint par son majordome Stephen, qui lui tendit un télégramme.

 

Il ne put étouffer tout à fait un juron lorsqu’il en eut pris connaissance.

 

C’était le directeur du Chicago Life qui lui télégraphiait :

 

L’assassin de Skytown, qui était pris dans la caverne, s’est suicidé.

 

Si Boltyn eût été seul en ce moment, il se fût certainement livré à un débordement de fureur.

 

Pendant quelques secondes, il ne distingua plus rien autour de lui.

 

Son sang bouillonna dans ses veines.

 

Ses mains se crispèrent, comme pour étreindre un ennemi imaginaire.

 

Depuis une heure, depuis que Harry Madge avait pris la parole, il avait fait des efforts inouïs pour dissimuler sa colère.

 

Il se voyait supplanté dans son rôle, dans son autorité, par le président du club spirite.

 

Sa vanité en souffrait cruellement.

 

Ce dernier coup de massue l’atteignait en pleine poitrine.

 

Lui fallait-il aussi renoncer à sa vengeance ?

 

– Malédiction ! murmura-t-il, les dents serrées, le visage convulsé, par le dépit et la rage.

 

Il ne se sentait plus aussi solide sur ses jarrets.

 

Son énergie semblait l’abandonner.

 

Il commençait à douter de lui-même et de ses milliards.

 

Pourtant il se raidit, et se composa un visage impassible.

 

Il ne voulait pas que ses collègues s’aperçussent de son trouble.

 

Il fallait qu’il restât pour eux le dominateur orgueilleux qu’il avait été jusqu’alors.

 

D’un pas ferme, il rejoignit ses compagnons.

 

On n’attendait plus que lui pour partir.

 

Quelques instants après, une procession d’autocars de toute nature parcourait les rues de Chicago à une allure désordonnée. Une sorte de match s’était engagé entre les cochers.

 

Graves sur leurs sièges, avec leurs longs favoris et leur livrée boutonnée jusqu’au col, les yeux fixés sur l’horizon, la main sur la poignée d’argent des moteurs, ils luttaient de vitesse, parcouraient les avenues, traversaient les places avec une rapidité vertigineuse.

 

Autocars à pétrole, à vapeur, landaus électriques se suivaient à quelques mètres de distance, passaient les uns devant les autres.

 

Les trompes sonnaient sans discontinuer, les machines trépidaient.

 

Dans Chicago, presque désert à cette heure de la nuit, le long des avenues rectilignes, le cortège dévalait à toute vitesse.

 

Les rares passants se demandaient quelle était cette cavalcade échevelée.

 

– Les milliardaires !… murmurait-on.

 

Dans la campagne rase et plate, la course se continua.

 

Les uns après les autres, les autocars traversaient les passages à niveau d’une vingtaine des cinquante-deux lignes de chemins de fer qui aboutissent à Chicago.

 

On n’apercevait plus que les lumières tremblotantes des lanternes électriques, s’enfonçant dans la nuit opaque.

 

Dans son chariot aux parois de cristal, Harry Madge, bien en avant des autres, apparaissait comme dans une auréole phosphorescente. Par moments, les roues de son étrange véhicule semblaient former une solution de continuité avec le sol.

 

Immobile, les yeux fixés sur un cadran de métal qui paraissait actionner une roue tournant avec furie au-dessus de sa tête, le milliardaire spirite, avec son bizarre bonnet à boule de cuivre, volait à ras de terre, comme un brouillard lumineux emporté dans un coup de vent.

 

CHAPITRE XV

Léon s’échappera-t-il ?

 

Il y avait à peine quelques heures que Léon Goupit, brisé de fatigue, s’était endormi dans une sorte de caverne naturelle, aux côtés d’un vagabond que le hasard lui avait donné comme compagnon de route, lorsqu’un bruit formidable le tira de son sommeil.

 

Ce bruit lui semblait à la fois proche et lointain.

 

Léon crut, un moment, que la montagne s’écroulait.

 

Puis il pensa qu’il avait peut-être entendu l’explosion d’une mine, un coup de tonnerre répercuté par l’écho, ou tout autre bruit semblable.

 

Tout en faisant ses réflexions, il s’était instinctivement précipité vers l’orifice de l’excavation qui lui servait d’abri.

 

L’obscurité était profonde.

 

Il étendit les mains en avant, et palpa les parois du rocher.

 

À son extrême étonnement, ses mains ne trouvèrent point l’ouverture.

 

En une seconde il entrevit la vérité.

 

Le bruit qu’il avait entendu était celui d’un éboulement causé dans la montagne par quelque tremblement de terre.

 

Il devait être muré au sein du rocher, comme ces mineurs dont les faits divers lui avaient appris l’histoire.

 

Le Bellevillois frissonna d’horreur à cette pensée.

 

« Mais, pensa-t-il brusquement, et le camarade qui était avec moi ? Il ne bouge pas ! Il est peut-être écrasé sous les décombres. »

 

Léon appela, cria.

 

Personne ne répondit tout d’abord.

 

Au bout de quelque temps, pourtant, Léon distingua, à travers la paroi du rocher, les éclats d’un ricanement diabolique.

 

Léon comprit tout.

 

Il était bien muré, tout vivant, dans la caverne, mais l’éboulement qui s’était produit n’était pas dû au hasard d’un cataclysme.

 

Quelque détective, sans doute !…

 

« En tout cas, réfléchit-il, je suis pincé et bien pincé. Me voilà pris comme un rat dans une ratière. Aussi, quel naïf je suis d’accueillir ainsi les gens que je ne connais pas. C’est bien fait ! »

 

Léon n’avait plus aucune envie de dormir.

 

Il s’assit mélancoliquement sur un quartier de roc, en songeant au sort qui l’attendait.

 

« De toute façon, se dit-il, je suis perdu. Si on vient m’en retirer, ce sera pour me mener à la potence. Tout ça n’est pas drôle. »

 

Instinctivement, sans trop savoir ce qu’il faisait, Léon chercha sa pipe dans la poche de son veston, la bourra d’un excellent tabac de Virginie, et prit ses allumettes bougies dans la poche de son gilet.

 

Mais à peine ses doigts avaient-ils touché la petite boîte de carton, qu’il poussa une exclamation de joie.

 

– Des allumettes !… Et dire que je n’ai pas songé à cela du premier coup !… Faut-il que je sois simple !… Mais je vais peut-être découvrir quelque crevasse par laquelle je pourrai m’échapper comme un renard… On ne sait jamais.

 

Au fond, le Bellevillois ne conservait pas grand espoir.

 

Mais il était ravi, néanmoins, d’avoir songé à ses allumettes.

 

Cette découverte lui donnait l’illusion d’un dernier espoir.

 

Sa joie ne connut plus de bornes quand il découvrit dans un coin de son carnier le reste d’une chandelle, qui lui avait servi à graisser ses bottes le matin de son départ.

 

– Du coup, j’illumine ! s’écria-t-il avec cette bonne humeur dont les plus graves catastrophes ne parvenaient pas à le guérir.

 

Avec mille précautions, Léon craqua une allumette-bougie, alluma d’abord son bout de chandelle et sa pipe.

 

Il écrasa soigneusement sous son talon les débris de l’allumette.

 

– Voyez-vous, que je mette le feu, dit-il, moitié sérieux, moitié plaisant. Avec les broussailles qu’il y a là-dedans, je serais fumé de la belle sorte.

 

Mais le temps était précieux.

 

Le bout de chandelle ne devait pas durer indéfiniment.

 

Avec méthode et lenteur, Léon commença l’inspection de sa prison.

 

C’était une anfractuosité tout en longueur, une sorte de corridor naturel, dont la voûte allait en s’abaissant à mesure que l’on pénétrait plus avant.

 

Une circonstance qui ne donna pas peu de frayeur au Bellevillois, c’est qu’à quelques mètres de l’endroit où il s’était assis, tout d’abord, s’ouvrait la bouche d’une sorte de puits, aux parois verticales, et dont il n’apercevait pas le fond.

 

Il y jeta une pierre, et une longue minute se passa avant qu’il cessât d’entendre le bruit qu’elle faisait en rebondissant le long des parois granitiques.

 

« Je l’ai échappé belle, pensa-t-il. Si, par malheur, j’avais fait dans l’obscurité trois pas de plus dans cette direction, j’étais un homme mort. »

 

Contournant avec prudence l’orifice de cet espèce de gouffre, Léon, obligé de se courber à cause de la hauteur de la voûte, parvint jusqu’au fond de la caverne.

 

À sa grande joie, le passage, quoique très étroit, ne semblait pas s’arrêter là.

 

Il paraissait obstrué par un amas de broussailles.

 

Léon les écarta de la crosse de sa carabine, et vit un étroit couloir, où il était possible de se glisser en rampant.

 

Ce passage, brillant de lamelles cristallines qui scintillaient aux reflets de la chandelle, paraissait s’enfoncer en pente douce jusque dans les entrailles de la montagne.

 

– Pourvu, s’écria le jeune homme, que cela conduise quelque part ! Mais, je n’ai pas le choix de la route à suivre.

 

Au moment de s’engager à plat ventre dans l’aventureux défilé, Léon eut une inspiration soudaine.

 

Déposant sa chandelle dans une anfractuosité du rocher, il déchira une page de son carnet et y écrivit rapidement, au crayon :

 

Je préfère mourir librement que de servir de risée à la populace yankee. Je lègue à tous les détectives de l’univers la mission d’aller rechercher ma carcasse au fond de ce gouffre.

 

L’Incendiaire de Skytown.

 

Il plaça soigneusement ce billet, à demi caché par une grosse pierre, au bord du gouffre.

 

Pour achever de faire croire à son suicide, il arracha la doublure de son gilet, et en accrocha les débris à des pointes de rochers qui saillaient à l’intérieur de l’abîme.

 

– Comme ça, dit-il, ni vu ni connu… Heureusement que les Yankees n’ont jamais vu jouer Latude ou Trente-Cinq Ans de captivité… Après tout, si mon corridor souterrain ne conduit à rien, ce qui est bien possible, j’essaierai de trouver un passage en descendant dans le puits, où l’on va croire que je me suis précipité.

 

Toutes ces précautions prises, Léon rattacha solidement son carnier, roula son plaid autour de ses reins, prit d’une main sa carabine pour tâter le terrain en avant de lui, et de l’autre sa chandelle qu’il avait collée sur une ardoise plate, ce qui faisait une sorte de bougeoir. Et, délibérément, il s’engagea, en rampant, dans la ténébreuse ouverture.

 

Les broussailles ne faisaient guère que masquer l’entrée du couloir.

 

Lorsqu’il les eut franchies, en y laissant les lambeaux de ses vêtements et en s’égratignant quelque peu les mains et le visage, Léon vit que la paroi du chenal, dans lequel il s’était engagé, était humide et tapissée de salpêtre.

 

Il aurait bien voulu pouvoir effacer les traces de son passage et rajuster un peu le rideau d’épines ; mais il ne fallait pas songer à se retourner.

 

Il avait à peine assez de place pour se glisser à plat ventre.

 

Il continua donc à s’avancer et parcourut ainsi une trentaine de mètres.

 

Le salpêtre se détachait, s’émiettait, lui tombait dans le cou et dans les oreilles.

 

Les parois suintaient d’humidité.

 

Il pataugeait, par moments, dans de véritables flaques d’eau.

 

– Sapristi, s’écria-t-il, si je n’attrape pas de rhumatismes, j’aurai de la chance !

 

Tout en grommelant entre ses dents, il continuait toujours de marcher en avant.

 

Il était soutenu par l’espoir que cet étroit passage devait conduire à quelque issue par laquelle il pourrait échapper aux poursuites, et recouvrer sa liberté.

 

La galerie souterraine allait toujours en se rétrécissant.

 

Léon eut bientôt de la peine à s’y mouvoir.

 

Les bras en avant, les jambes allongées, il lui fallait faire des efforts inouïs pour continuer à s’avancer.

 

– Parbleu ! Ce n’est pas malin, fit-il tout à coup. J’ai roulé mon plaid autour de moi. C’est pour ça que je suis gros.

 

Et il se mit en devoir de le retirer.

 

Ce n’était pas chose facile, comprimé comme il l’était dans ce boyau humide et visqueux.

 

Heureusement Léon ne manquait pas de souplesse.

 

Il exécuta un renversement de bras, au risque de se les disloquer, et parvint non sans peine, à défaire le nœud par lequel il avait assujetti son plaid autour des reins.

 

Cette manœuvre terminée, il fit glisser l’étoffe le long de son corps et l’enroula autour de sa carabine. De cette façon il put encore avancer de quelques mètres.

 

Mais le corridor se rétrécissait graduellement.

 

Malgré tous ses efforts, Léon dut s’arrêter de nouveau.

 

Les parois le comprimaient avec force, l’empêchant presque de respirer.

 

Il était haletant. La sueur coulait le long de son visage.

 

– Eh bien ! me voilà dans une jolie position, marmonnait-il. Plus moyen de faire un mouvement, ni en avant ni en arrière… Bloqué, quoi !

 

Tout autre que le Bellevillois se fût désespéré.

 

Mais lui s’arma de philosophie.

 

« Reposons-nous toujours quelques minutes, se dit-il. J’ai le cœur qui bat comme un moulin. Nous verrons après s’il n’y a pas moyen de sortir de là. »

 

Ce qui ranima son courage, ce fut, lorsqu’il eut exploré le boyau avec sa carabine, de constater que l’endroit où il se trouvait n’était qu’une sorte de goulot.

 

Quelques pieds en avant, la galerie était beaucoup plus large.

 

– Allons ! Oust ! fit-il… Ma chandelle va bientôt s’éteindre. Je n’ai pas de temps à perdre. Il faut aller de l’avant. Ça doit bien conduire quelque part, cette machine-là, quand le diable y serait.

 

Et, se roulant sur lui-même, en arc-boutant ses genoux contre les parois visqueuses, se prenant à vingt fois pour glisser de quelques centimètres en avant, Léon se démenait effroyablement.

 

Dans les efforts qu’il faisait, il sentait ses habits se déchirer.

 

Les aspérités de la muraille lui labouraient les chairs.

 

Tous ses muscles se contractaient.

 

Au bout de quelques instants de cet exercice effrayant, au moment où il croyait que ses forces allaient l’abandonner, il sentit s’atténuer la pression des parois.

 

Ses mouvements devinrent insensiblement plus libres.

 

Quoique avec encore beaucoup de difficultés, il continuait à ramper ; mais le boyau s’élargissait à mesure.

 

Il put bientôt se soulever sur ses poignets.

 

– Ah bien ! c’est pas malheureux, fit-il. Ce qui m’étonne c’est que je ne me sois pas allongé de dix centimètres.

 

Léon prit dans son carnier sa bouteille de gin encore à demi pleine, et en absorba quelques gorgées.

 

Il avait besoin de cela pour se remettre.

 

Une sorte de fièvre s’était emparée de lui. Ses dents claquaient.

 

Malgré tout, le jeune homme n’abandonnait pas tout espoir de salut.

 

– Je pourrai peut-être battre la semelle tout à l’heure pour me réchauffer, disait-il… C’est égal, si je parviens à m’échapper, je ne l’aurai vraiment pas volé.

 

Toujours à plat ventre, mais avec beaucoup plus de facilité maintenant, le Bellevillois reprit sa marche, rampant en avant.

 

Au-devant de lui, sa chandelle éclairait les parois du couloir souterrain.

 

Le salpêtre laissait filtrer de minces gouttelettes d’eau qui, tombant toujours à la même place, avaient formé des dépôts, des agglutinements effilés, hérissés de pointes d’aiguilles de salpêtre, qui finissaient presque par rejoindre les stalactites de la voûte.

 

Mais ce n’était pas là un obstacle sérieux.

 

Léon brisait à coups de crosse ces sortes d’arceaux naturels. Lorsqu’il avait déblayé le passage, il se remettait à ramper, jusqu’à ce qu’un nouvel enchevêtrement entravât sa marche.

 

Il déployait une activité fébrile à cette besogne.

 

L’espoir qu’il avait d’échapper aux milliardaires soutenait ses forces.

 

Il se disait que cette galerie souterraine aboutissait peut-être, de l’autre côté de la montagne, à une grotte semblable à celle où il s’était endormi, et que ses efforts pourraient bien aboutir à lui rendre la liberté.

 

Le couloir devenait de plus en plus large.

 

Léon s’y serait presque tenu à genoux.

 

Pour aller plus vite, il s’était de nouveau rechargé de son plaid et de son carnier.

 

Son rifle en bandoulière, il marchait accroupi.

 

Tout à coup, il sentit le sol se dérober sous ses pieds.

 

Il essaya de se retenir, mais en vain.

 

La tête la première, il venait de tomber dans une ouverture béante qu’il n’avait pas remarquée.

 

Pendant plusieurs secondes, il demeura sans connaissance.

 

Une peur horrible glaça son sang.

 

Il poussa un grand cri, en battant l’air de ses deux bras.

 

Puis il se sentit rouler et rebondir comme sur un tremplin, le long d’une muraille inclinée.

 

Sa tête heurta violemment un rocher.

 

Il s’évanouit de nouveau.

 

Quand Léon revint à lui, il eut la sensation de se trouver étendu dans une sorte de boue ou d’argile molle qui avait dû amortir sa chute.

 

Des bouffées d’un air humide et tiède le frappaient au visage.

 

Un parfum vague de moisissure, à la fois musqué et sucré, montait à ses narines.

 

Hébété, comme un homme ivre, le Bellevillois porta la main à son front.

 

Il se sentait très faible, et tout endolori, comme si on l’eût battu à coup de verges.

 

Il poussa un profond soupir. Des voix douloureuses semblèrent lui répondre, avec un accent si lamentablement déchirant qu’une sueur froide mouilla ses tempes et son dos.

 

À plat ventre dans l’argile molle, en proie à une terreur inexprimable, il n’osait ni remuer, ni parler, ni même respirer.

 

Il sentait la folie l’envahir.

 

Par un surhumain effort, il essaya de rassembler son énergie.

 

Sa première pensée fut pour sa chandelle et ses allumettes.

 

Ses allumettes, il les avait bien ; mais, où était sa bougie ?

 

Avec mille précautions, il essaya de se lever.

 

À sa grande joie, il s’aperçut que, même en levant le bras, il ne pouvait, à présent, toucher la voûte, qui devait s’étendre au-dessus de lui.

 

Il craqua une allumette, ralluma sa chandelle, qu’il avait facilement retrouvée dans la glaise, et il constata qu’il se trouvait sous une sorte de voûte très spacieuse dont les parois scintillaient de mille cristaux, et qui se prolongeait indéfiniment.

 

L’air était épais et chargé de lourdes vapeurs.

 

Léon voyait son haleine flotter devant lui, sous forme de petits nuages blancs qui, au lieu de se dissiper, ainsi que cela a lieu à l’air libre, s’élevaient lentement, attardés près du sol.

 

Pour se donner un peu de courage, car il avait perdu toute notion du réel, et ressentait cette horreur indéfinissable qu’inspire, même aux âmes les plus fortes, la présence du mystère, il eut recours à son gin.

 

Un peu rasséréné, mais encore tout tremblant, et persuadé, par moments, qu’il se trouvait dans le royaume des fées ou des génies, il continua d’avancer.

 

Le bruit de ses pas, étouffé cependant par l’argile qui recouvrait le sol, se répercutait au loin, éveillait d’interminables échos, et revenait à ses oreilles en grondements pareils à d’étranges chuchotements.

 

Au bout de quelques minutes de marche, Léon s’aperçut que sa chandelle était presque entièrement consumée.

 

Le couloir dans lequel il se trouvait s’élargissait de plus en plus, finissait par aboutir à un immense espace vide, dont la faible lueur de sa chandelle ne parvenait pas à éclairer la profondeur.

 

Il fit encore quelques pas.

 

Il n’y avait plus, sur sa plaque d’ardoise, qu’une mèche à demi carbonisée, grésillant sur une flaque de suif.

 

Avant qu’il eût pu distinguer autre chose qu’un horizon nuageux et blanchâtre qui semblait s’étendre à l’infini, qu’un panorama de montagnes déchiquetées couronnées d’immenses banderoles flottantes, qu’une vision de gigantesques glaciers, Léon Goupit se trouva dans l’obscurité.

 

Une terreur folle, comme il n’en avait jamais éprouvé, s’empara de lui.

 

Sa gorge se serrait. Il était cloué sur place.

 

Il avait beau se retourner de tous côtés, plonger son regard dans toutes les directions, il ne distinguait absolument rien.

 

C’était partout les ténèbres, et partout le silence absolu.

 

Le jeune homme respirait avec difficulté, comme s’il se fût trouvé au milieu d’un épais brouillard.

 

Il était enveloppé comme d’un suaire par cette atmosphère humide et tiède qui n’avait pas un frémissement, qui semblait stagner lourdement.

 

Peu à peu, cependant, il se remit.

 

Dans son cerveau, la curiosité l’emporta sur la terreur.

 

– Je ne peux pas cependant rester dans cette situation, murmura-t-il. Grands dieux, dans quel endroit suis-je ? Il fouilla dans sa poche pour y prendre sa boîte d’allumettes.

 

La première chose indispensable, c’était d’y voir clair.

 

Il en craqua une.

 

Tout autour de lui, des ombres fantastiques se mirent à danser.

 

C’étaient comme des végétations extraordinaires, des troncs énormes, des feuillages bizarrement découpés et recouverts, on aurait dit, d’une couche de givre.

 

Il éleva son allumette à bout de bras pour essayer de se rendre compte du lieu singulier dans lequel il venait de pénétrer.

 

Il dut y renoncer.

 

« Voyons si je ne trouverai pas quelque chose à allumer », se dit-il.

 

Tout en explorant le sol, il fit quelques pas dans la direction de la sorte de forêt qu’il venait d’entrevoir.

 

Il ne trouva rien. Son allumette s’éteignit. De nouveau les ténèbres l’environnèrent.

 

Dans l’obscurité, Léon compta ses allumettes. Il ne lui en restait qu’une douzaine.

 

– Bigre, fit-il, si je les use toutes comme cela, qu’est-ce que je deviendrai ensuite !… Si j’allumais un morceau de papier ! Je dois bien en avoir sur moi. Cela durera plus longtemps.

 

– Tiens, qu’est-ce que c’est, s’écria-t-il tout à coup en mettant la main dans une de ses poches où se trouvait un petit paquet.

 

À tâtons, il déchira l’enveloppe.

 

– Du magnésium ! s’écria-t-il, en sentant sous ses doigts une petite boîte en carton.

 

À Skytown, en effet, Léon, grand amateur de photographie, avait toujours dans sa poche des lamelles de magnésium.

 

Précipitamment, il en incendia une, qu’il avait eu soin de fixer à l’extrémité d’un papier tortillé, pour pouvoir la tenir sans se brûler les doigts.

 

Aussitôt, dans le flot de lumière qui l’environna, ce fut comme une apparition stupéfiante de grandiose et d’imprévu.

 

L’endroit dans lequel il se trouvait était immense. On n’en apercevait l’extrémité.

 

La voûte, à plusieurs centaines de mètres de hauteur, se fondait, se noyait dans des fumées blanchâtres que la lumière du magnésium ne parvenait pas à traverser complètement.

 

Et jusque à l’horizon, de tous les côtés, c’était un spectacle magique, une apothéose de marbre, d’albâtre, de givre et de pierreries.

 

Des colonnes gigantesques que surmontaient des cariatides découpées en plein rocher, les unes verticales, les autres obliques, unissaient leurs lignes audacieuses, au moyen de portails en arceaux, dont les ciselures semblaient une transparente dentelle de pierre.

 

De colossales statues, aux formes grimaçantes ou nobles, avaient pour niches naturelles de profondes chapelles dont la perspective de piliers s’enfonçait dans la montagne, à travers un nuage qu’on eût pris pour des vapeurs d’encens.

 

Bas-reliefs, fûts de colonne, portiques ajourés, balcons enguirlandés de végétations merveilleuses, cirques dont les gradins se succédaient avec une régularité mathématique, ogives, festons, chefs-d’œuvre que n’eût pas désavoués l’histoire, cathédrales entières avec leurs tours, leurs flèches et leurs jambes de force, tout cela se dessinait nettement, s’illuminait de reflets et de scintillements.

 

On eût dit quelque temple grandiose d’une religion disparue.

 

Des voûtes au sol, c’était un déploiement de splendeurs.

 

Les yeux agrandis par l’étonnement, Léon essaya d’embrasser, d’un coup d’œil, le magique panorama.

 

Mais tous les objets dansaient devant lui dans une brume de clarté, et leurs couleurs chatoyantes l’éblouissaient. Cependant, un détail, plus surprenant que les autres, le frappa.

 

Il apercevait, un peu à sa gauche, une véritable forêt, dont les arbres, d’une blancheur éblouissante, paraissaient chargés de neige.

 

À ce moment, le fragment de magnésium s’éteignit, plongeant de nouveau le fugitif dans une profonde obscurité.

 

Il craqua une nouvelle allumette, ralluma une autre lamelle de magnésium.

 

Le fantastique paysage reparut ; l’extraordinaire forêt était toujours là, à sa gauche.

 

Délibérément, Léon se dirigea de ce côté.

 

– Mais, ce sont des sapins, s’écria-t-il tout à coup. Ça, par exemple c’est trop fort.

 

La forêt s’étendait à l’infini, entremêlée de colonnades d’albâtre et de jaspe, toute blanche depuis la racine des arbres jusqu’aux plus hautes branches.

 

Par quel phénomène cette forêt se trouvait-elle là, dans ce merveilleux décor hivernal ?

 

Léon ne chercha pas à se l’expliquer.

 

Très intrigué, il s’approcha, en enjambant des blocs de rochers. Puis montant sur l’un d’entre eux, il mit la main sur une branche, et l’attira à lui.

 

La branche se cassa net ; et Léon constata avec surprise que le bois était noir comme de l’ébène, avec des reflets bleutés à l’endroit de la cassure.

 

Il essaya de la rompre de nouveau, en l’appuyant sur ses genoux, mais il ne put y parvenir.

 

Il la posa alors sur une pierre, et frappa dessus avec son talon.

 

La branche se brisa en plusieurs morceaux, et le choc la fit se dépouiller de sa couche de givre.

 

Léon se trouvait en présence d’une matière noire, dure et brillante.

 

Depuis des milliers d’années qu’elle avait été amenée là, sans doute par un tremblement de terre, un cataclysme quelconque, toute d’une pièce, avec la terre qui nourrissait ses racines, la forêt semblait n’avoir pas changé de forme.

 

À son grand étonnement, Léon distingua, au milieu des branches, des nids d’oiseaux merveilleusement conservés.

 

Le bois s’était simplement desséché, carbonisé sur place.

 

Ce n’était plus du bois ; ce n’était pas encore de la houille.

 

Léon Goupit n’était pas assez savant pour s’intéresser plus que de raison à tout cela.

 

Il ne voyait qu’une chose, c’est que, ne possédant plus qu’une dizaine d’allumettes et quelques lamelles de magnésium, c’est-à-dire de quoi y voir clair pendant dix minutes, à peu près, il allait peut-être, avec ce bois inespéré, pouvoir faire du feu, sécher ses vêtements, et tâcher de découvrir ensuite une issue.

 

Il cassa sans difficulté la partie la plus menue de la branche qu’il venait d’arracher, et, sous ces brindilles, il mit un morceau de papier qu’il enflamma.

 

Le jais – car ce n’était pas autre chose – brûlait admirablement bien.

 

Il abattit d’autres branches. Quelques minutes après, il avait devant lui un foyer pétillant, dégageant une chaleur intense.

 

– Victoire ! s’écria-t-il. J’avais bien raison de ne pas me désespérer. Sapristi ! ce n’est toujours pas le combustible qui me manquera !…

 

Mouillé jusqu’aux os comme il l’était, par son passage dans l’étroit boyau tapissé de salpêtre et rempli de flaques d’eau, le fugitif se hâta de planter quelques piquets tout auprès du foyer, et d’étendre ses vêtements dessus.

 

Le bois fossile, en brûlant, dégageait une fumée noirâtre qui s’élevait en tourbillonnant sous les hautes voûtes.

 

Le crépitement du feu se répercutait au loin.

 

Et toujours les mêmes voix, gémissantes et douloureuses, semblaient se répondre par intervalles, dans les profondeurs mystérieuses ; et toujours la même odeur musquée et le même parfum de moisissure prenaient Léon à la gorge.

 

– Ah ! ça va tout de même un peu mieux, fit-il lorsqu’il eut repris ses habits séchés en un clin d’œil.

 

À la suite de toutes ces fatigues, de toutes ces émotions, maintenant qu’il était un peu plus calme, Léon se sentait l’estomac délabré.

 

Machinalement, il ouvrit son carnier.

 

– C’est vraiment dommage, dit-il mélancoliquement. Je me sens une faim canine. Il me semble que je dévorerais la moitié d’un bœuf.

 

Il dut se contenter de boire ce qui restait de gin dans sa gourde, en se faisant à lui-même ses réflexions.

 

« C’est égal, se disait-il, trouvant encore le courage d’être gai malgré l’horreur de sa situation, je donnerais bien dix dollars pour voir la tête de mon détective quand il va revenir pour me chercher dans l’excavation où il se figure que je suis encore à me morfondre… Tout est bien disposé pour qu’il croie que je me suis suicidé afin de ne pas tomber entre ses mains. Il n’aura pas un seul instant l’idée que j’aie pu m’échapper. »

 

« Oh ! m’échapper, reprenait-il, c’est une manière de parler. Je n’ai fait que changer de prison, et j’ai conquis le droit de mourir tout seul.

 

Pendant quelques minutes, la tête dans ses mains, Léon s’abandonna à la tristesse.

 

Mais il était trop vaillant pour s’avouer ainsi vaincu.

 

– Allons ! de l’énergie, s’écria-t-il en se secouant. Plutôt que de m’apitoyer sur le sort qui m’attend, je ferais mieux de chercher le moyen de sortir d’ici. D’abord, ce n’est rien moins que confortable. De la terre glaise comme matelas, des pierres pour oreiller ! Et puis, quand même, il y aurait tout le luxe et tout le confort désirables, cela ne m’empêcherait pas de mourir de faim à bref délai. Comment faire ?

 

Il commença par se confectionner tant bien que mal une torche, en réunissant de menues brindilles qu’il attacha avec ce qui lui restait de la doublure de son gilet.

 

Sa décision était prise. Il allait partir à la découverte.

 

« Je vais longer cette forêt, s’était-il dit. Comme cela, j’aurai toujours de quoi confectionner une autre torche lorsque la mienne sera consumée. »

 

Pendant plus d’une heure, il s’avança dans la même direction.

 

Ses bottes enfonçaient dans la glaise humide qui recouvrait le sol. Il marchait avec peine.

 

À droite, à gauche, devant lui, le paysage se renouvelait, sans perdre son caractère primitif.

 

Les colonnes géantes se succédaient. Les arceaux, les ogives fuyaient à perte de vue. D’immenses draperies, éblouissantes de blancheur pendaient aux voûtes, comme soulevées par une brise.

 

Léon, dans sa marche, avait soin de ne pas s’écarter de la forêt fossile.

 

Plusieurs fois il dut renouveler sa torche.

 

Tout à coup, il s’arrêta et prêta l’oreille.

 

Il venait d’entendre comme un murmure lointain d’eau courante.

 

– Je ne me suis pas trompé, s’écria-t-il quelques pas plus loin. Il doit y avoir une source, un ruisseau, là, devant moi.

 

Il pressa le pas, dans la direction où il avait entendu le bruit.

 

Un cri de surprise lui échappa.

 

Il se trouvait sur le bord d’un large fleuve dont les eaux, d’une limpidité de cristal, si pures, si transparentes qu’elles donnaient l’illusion d’un miroir, couraient presque à ras du sol.

 

Sans le léger clapotement qui le lui avait signalé, Léon fût certainement tombé dans le courant sans s’en apercevoir. Pas un atome de poussière, pas une vague n’en ternissaient, n’en ridaient la surface.

 

Pas une plante, pas un brin d’herbe n’en égayaient les rives.

 

Alentour, le paysage était morne et désolé.

 

– Un fleuve ici ! s’écria le jeune homme. Voilà ce qui dépasse tout ce que je me serais imaginé.

 

Coupée en deux par le cours d’eau, la forêt fossile continuait à étendre le long des rives l’inextricable lacis de ses arbres poudrerizés.

 

Elle obstruait complètement le passage.

 

De nouveau, le fugitif cassa des branches et fit du feu.

 

Malgré la douceur de la température, il grelottait de froid dans ses vêtements imbibés de vapeur d’eau. Son estomac criait de plus en plus famine.

 

Assis sur un fragment de rocher, il réfléchit au parti qu’il devait prendre.

 

« Pas moyen de continuer à marcher le long des rives, se disait-il. Un singe seul pourrait tenter cet exercice… Pourtant, il me semble que la meilleure solution serait de suivre le cours du fleuve. Ce serait bien extraordinaire, si, de cette façon, je ne trouvais pas d’issue.

 

« Oui, mais comment faire ? S’il n’y avait qu’un kilomètre ou deux à franchir, je me risquerais à faire le plongeon. Mais, dame ! je ne suis pas de force à nager pendant des lieues. »

 

Debout au bord de la nappe liquide, Léon scrutait l’horizon.

 

Mais son feu n’éclairait guère que dans un rayon d’une centaine de mètres.

 

Au-delà, c’étaient toujours les ténèbres et le mystère.

 

Le fleuve continuait en ligne droite sa course silencieuse.

 

« Eh ! qui sait ? se disait le jeune homme. Je suis peut-être à deux pas d’une issue. Seulement, je ne la vois pas. »

 

À force de se creuser la tête, Léon eut tout à coup une idée, qui fit renaître un peu d’espoir dans son cœur.

 

– Comment se fait-il que je n’y aie pas songé plus tôt, s’écria-t-il. C’est bien simple pourtant… Je vais assembler quelques branches solides, de manière à former un radeau ; je dresserai dessus un bûcher, j’y mettrai le feu et j’abandonnerai le tout au courant du fleuve. Comme cela, je verrai bien s’il n’y a pas quelque issue dans les environs.

 

Sans perdre une minute, il se mit à l’œuvre.

 

Quoique dégageant beaucoup de fumée, son feu éclairait assez pour qu’il pût s’en éloigner de quelques mètres sans cesser d’y voir clair.

 

Les lueurs du brasier animaient le paysage d’ombres fantastiques et grimaçantes, s’allongeant, se recroquevillant, affectant des formes de cauchemar, des aspects de monstres dansant une sarabande effrénée.

 

Dans une attitude d’invocation et de prière, des statues colossales se profilaient au loin, soulevant leur linceul immaculé, avec un geste solennel et terrifiant.

 

Et toujours les mêmes chuchotements étouffés, les mêmes plaintes douloureuses, les mêmes râles d’agonisants passaient dans l’air humide et tiède.

 

Le jeune homme avait pénétré dans la forêt.

 

Sans autre instrument que son couteau de chasse, il s’attaqua aux troncs qui lui paraissaient les moins solides, les plus faciles à déraciner.

 

Il se rendit bientôt compte qu’il n’arriverait à rien de cette façon. La lame de son couteau s’ébréchait sur le jais, sans l’entamer.

 

« Agissons autrement, se dit-il alors. Je perdrais mon temps et ma peine à vouloir couper et jeter par terre de pareils troncs. Mon couteau se brise dessus. Eh bien, je vais y mettre le feu. »

 

Bientôt un nouveau brasier crépita à la base des arbres que Léon voulait abattre.

 

Il ne s’était pas trompé dans ses prévisions.

 

Le bois s’enflamma avec rapidité, dégageant une chaleur intense. Il eut bientôt devant lui un cercle de feu, dont les flammes s’élevaient à plusieurs mètres de hauteur.

 

Des craquements se firent entendre.

 

Ébranlés sur leur base, les arbres oscillaient et tombaient sur le sol les uns après les autres, avec un bruit sourd.

 

D’interminables échos répondaient au loin.

 

Des voix semblaient rugir sinistrement, comme pour protester contre la présence d’un être humain dans cet endroit de mystère et de désolation.

 

Par le même procédé, Léon sépara des troncs les grosses branches dont il avait besoin pour construire son radeau.

 

Il avait brisé son couteau sur le bois, sans parvenir à l’entamer ; en revanche, il observa que les branches, très cassantes, s’éclataient facilement, rien qu’en les frappant avec une pierre.

 

Il put donc réunir les matériaux dont il avait besoin.

 

N’ayant aucun des outils nécessaires à la construction d’un radeau Léon dut y suppléer à force d’ingéniosité et de patience.

 

Il commença par aligner sur le sol un certain nombre de branches, de manière à former une sorte de plancher. Puis il choisit d’autres branches plus petites, ayant à leur extrémité un crochet naturel, et les disposa, en dessus et en dessous, en entremêlant les branches principales.

 

En ajustant les crochets, en les faisant s’ancrer les uns dans les autres, se consolider mutuellement, il réussit, en moins d’une heure de travail, à assujettir les parties principales d’un radeau, à le rendre assez solide pour pouvoir transporter le bûcher dont il voulait le charger.

 

Léon essaya alors de faire glisser son radeau jusqu’à la rivière et de l’y lancer.

 

À son grand désappointement, la machine qui lui avait coûté tant de peine à construire s’enfonça, et coula à pic.

 

Léon n’avait pas réfléchi que ce bois minéralisé, devenu fossile, était incapable de surnager.

 

Le jeune homme tomba dans un profond désespoir. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il ne se sentait plus le courage de continuer la lutte.

 

Il se coucha près de ce fleuve glacial, résolu de ne plus faire aucun effort pour éviter la destinée.

 

Ses yeux se fermèrent dans une sorte de torpeur où la fatigue avait autant de part que le découragement.

 

Combien de temps demeura-t-il dans cet état ? Il lui fut impossible de s’en rendre compte ; mais il en fut tiré d’une façon tout à fait violente.

 

Une aveuglante clarté, une rouge aurore d’incendie illuminait maintenant l’horizon.

 

Léon avait eu l’imprudence de ne pas éteindre le feu qui lui avait servi à abattre des arbres.

 

Maintenant tout un coin de la forêt flambait.

 

Le crépitement du brasier, qui allait toujours s’élargissant, le bruit sourd des troncs s’écroulant un à un dans la flamme devenaient effrayants, répercutés par les échos.

 

Une fumée âcre s’entassait en nuages roux au-dessus des arbres.

 

Léon se mit à fuir éperdument, en suivant, autant qu’il le pouvait, le cours de la rivière.

 

Haletant, ruisselant de sueur, il constatait, à la lueur de l’incendie, que le paysage de pierre s’étendait à l’infini.

 

Des salles se succédaient sans interruption, tantôt longues et étroites comme des chapelles, tantôt circulaires comme des amphithéâtres ; et les stalactites de la voûte couvraient tout cela de leurs penditifs géométriques.

 

À mesure que Léon Goupit s’éloignait, le feu illuminait de nouveaux horizons toujours semblables aux précédents, aussi mornes, aussi désolés, aussi funèbrement grandioses.

 

Les colonnades d’albâtre et de jaspe, les portiques et les arceaux évoquaient l’intérieur d’immenses cathédrales gothiques.

 

Des tourelles, des pignons, des beffrois entiers émergeaient subitement des ténèbres.

 

C’étaient ailleurs des visions pétrifiées de monstres inconnus se ruant à l’assaut du ciel, l’escaladant dans une galopade effrénée.

 

Le fleuve, semblable à un grand serpent de verre, roulait toujours silencieusement la masse de ses eaux limpides et froides entre ses rives désolées. Bientôt les lueurs s’atténuèrent, se fondirent, dans un nuage opaque et tiède.

 

À l’horizon, si loin qu’on ne pouvait pas apprécier la distance, l’incendie disparaissait petit à petit.

 

Immobile, Léon s’obstinait toujours à le contempler, glacé d’épouvante, le cerveau hanté par une terreur folle, écrasé, stupéfié par le mystère des choses environnantes.

 

Il ne distinguait plus à l’horizon qu’un point rouge s’enfonçant dans les ténèbres, et qu’on eût pris pour un soleil couchant.

 

CHAPITRE XVI

La caverne

 

Sur toute la surface du globe terrestre, il arrive assez fréquemment qu’en fouillant la terre soit pour y rechercher des gisements de minerai, soit pour y établir les fondements d’un édifice, on découvre des souterrains, des grottes ou des cavernes, dont on n’avait pas jusqu’alors soupçonné l’existence.

 

Quelquefois ces excavations communiquent directement avec l’air libre au moyen d’un corridor plus ou moins large.

 

Le plus souvent elles sont absolument isolées, encloses de tous côtés ; et il est permis de supposer qu’il en existe en réalité bien plus que l’on n’en connaît.

 

C’est dans une de ces excavations que se trouvait Léon Goupit.

 

La configuration, la superficie des cavernes connues varient à l’infini.

 

Tantôt on se trouve en présence d’une vaste galerie toute d’une pièce ; tantôt c’est une enfilade de salles de toutes formes et de toutes dimensions.

 

D’un passage étroit dans lequel on est obligé de ramper on accède tout à coup dans une immense nef dont on aperçoit à peine la voûte ; et ce n’est souvent que pour retomber ensuite dans une étroite galerie dont le plafond bas donne l’illusion d’une de ces salles funéraires dans lesquelles les Égyptiens déposaient les corps embaumés de leurs morts.

 

Dans une des îles de la Grèce, la célèbre grotte d’Antiparos, longue de soixante-dix mètres, large de quarante, était connue dès la plus haute Antiquité.

 

En France, les cavernes d’Osselles, celles de Han-sur-Lesse en Belgique, atteignent huit cents mètres de superficie.

 

En Amérique, dans le Kentucky, les Mammouth’s Caves s’étendent sur une surface de quarante kilomètres carrés. Une soixantaine de salles les composent. On y trouve des rivières, des cascades, et des gouffres sans fond.

 

Toujours pratiques, les Yankees les ont aménagés, y ont installé l’électricité, et s’en font une source de revenus en faisant payer un fort droit d’entrée aux visiteurs attirés par cette curiosité géologique.

 

La question de savoir comment ces cavernes se sont formées a donné lieu, pendant longtemps, à de nombreuses controverses.

 

De nos jours, l’opinion la plus généralement admise, c’est qu’elles sont le résultat du long travail des eaux s’infiltrant à travers la couche terrestre, se frayant un chemin entre les blocs de rochers, désagrégeant la masse des dolomites argileuses et les entraînant.

 

Des milliers de siècles sans doute ont été nécessaires pour arriver à créer ces gigantesques excavations.

 

Quant aux stalactites et aux stalagmites qui décorent ces cavernes et leur donnent un aspect féerique, leur formation peut s’expliquer aussi, très simplement.

 

Ces mêmes eaux, qui avaient désagrégé toutes les matières argileuses, étaient saturées d’acide carbonique, et tenaient en dissolution du carbonate de chaux et de magnésie. Pendant des milliers de siècles, elles ont continué à s’infiltrer lentement, à tomber goutte à goutte sur le sol. L’eau s’est évaporée, les molécules solides se sont agglutinées, se sont superposées, en haut comme en bas, et ont fini par se rejoindre, pour former ces colonnes qui, disposées géométriquement, donnent aux cavernes des aspects de cathédrales. Tout cela ne fut qu’une question de temps.

 

Même les chatoyantes couleurs, les reflets diaprés, les tons éblouissants dont la nature a paré son œuvre ont une explication chimique. Ils ne sont dus qu’à la présence de quelques oxydes de fer ou de manganèse.

 

Ces colonnes délicatement veinées de rouge, de vert ou de noir, ces draperies de pierre qu’on dirait peintes par un artiste de génie doivent leur éclat à la présence de quelques sels et de quelques oxydes.

 

Mais le plus étrange, c’est cette impression d’horreur à la fois et de respect que l’homme éprouve lorsqu’il pénètre dans ces sanctuaires du silence et de l’immobilité.

 

Il ose à peine parler, comme si sa voix allait réveiller quelque génie ou quelque monstre endormi. Le bruit de ses pas l’effraye comme une chose mystérieuse, et ce n’est qu’après bien longtemps qu’il parvient à s’accoutumer à ces mélancoliques paysages.

 

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que l’incendie allumé par Léon Goupit s’était éteint dans l’éloignement ; et le jeune homme ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’horizon. L’admiration, la stupeur, l’épouvante le clouaient sur place.

 

Il se secoua pourtant, et reprit conscience de sa situation.

 

Sur la berge, les ténèbres l’entouraient de nouveau.

 

Avec plus de prudence que la première fois, il ramassa des branches et alluma du feu.

 

Un grand accablement s’emparait de lui. La fièvre agitait ses membres endoloris. Il souffrait horriblement de la faim.

 

Son désespoir était sans bornes.

 

Affaissé sur son plaid qu’il avait étendu devant le feu, les yeux fixés sur le fleuve qui coulait à quelques pas de lui, il n’avait même plus le courage de faire un mouvement.

 

Il se voyait condamné à périr d’inanition dans cette caverne, seul, au milieu de cette immensité silencieuse, à des centaines de pieds sous terre, loin de sa chère Betty, loin de sa mère, de tous ceux qu’il aimait, sans que jamais personne sût ce qu’il était devenu.

 

Une infinie tristesse gonflait son cœur.

 

– Mon pauvre Léon, murmurait-il, tu peux en faire ton deuil, tu ne reverras jamais la lumière du jour.

 

La seule satisfaction qu’il éprouvât, c’était d’avoir échappé aux milliardaires américains, de ne pas mourir de leurs mains, et d’avoir conservé sa liberté jusqu’au bout.

 

Puis il se disait que sa mort n’aurait pas été inutile, qu’en détruisant Skytown, qu’en précipitant l’ingénieur Hattison du haut de la falaise, il avait peut-être sauvé l’humanité.

 

Cette pensée lui était douce, le consolait un peu de son horrible souffrance.

 

Il avait fini par s’enrouler tout à fait dans son plaid, et la tête sur son carnier, les yeux grands ouverts et dilatés par la fièvre, le corps secoué de tremblements convulsifs, il s’abandonnait entièrement, sentant sa raison chanceler et le délire s’emparer de son cerveau.

 

Tout à coup, devant lui, il entendit le bruit d’un corps tombant dans l’eau, puis un second bruit, puis un troisième.

 

D’un bond il se releva.

 

Tout d’abord il crut être le jouet d’une hallucination.

 

Sur la berge du fleuve, une dizaine d’animaux hideux, repoussants s’offraient à sa vue.

 

C’étaient de monstrueuses grenouilles, la tête noire et tachetée de lueurs phosphorescentes, et dont le corps noirâtre et visqueux rappelait par sa forme celui du merlan.

 

Ces animaux mesuraient environ cinquante centimètres de long.

 

Léon crut tomber à la renverse.

 

– Des grenouilles ! s’écria-t-il en bondissant, les mains tendues.

 

Il n’y avait plus chez lui qu’un sentiment : il avait faim !… Il allait peut-être pouvoir manger.

 

Le dégoût, l’horreur que lui eussent inspiré ces animaux monstrueux en temps ordinaire, tout cela disparaissait devant cette seule idée : manger !

 

L’instinct de conservation est plus fort que l’éducation et que la morale. Il fait taire toutes les répugnances.

 

Les unes après les autres, les monstrueuses grenouilles antédiluviennes avaient sauté dans le fleuve. Léon, désespéré de n’en pas avoir attrapé une, les vit disparaître dans le courant.

 

Il allait s’abandonner de nouveau à son désespoir, et retourner s’étendre auprès de son feu, lorsque, tout près de la berge, et presque à fleur d’eau, il distingua soudain une sorte de poisson dont la tête, grosse à elle seule comme la moitié du corps, était dépourvue d’yeux.

 

Entièrement noir, l’animal se tenait immobile. Par moments seulement ses nageoires s’agitaient. Il s’avançait de quelques centimètres, puis de nouveau demeurait immobile.

 

La joie de Léon ne connut plus de bornes, lorsque derrière celui-là il en aperçut un autre, puis un troisième, enfin un groupe entier qui s’avançait de la même façon lente et intermittente. Tous étaient privés d’yeux.

 

« Comment m’y prendrai-je bien pour en capturer quelques-uns, se demandait Léon en trépignant d’impatience. Je n’ai rien, ni filet, ni ligne, ni appât. »

 

Il revint auprès du feu, et fouilla dans son carnier.

 

– Rien du tout, répétait-il en remuant sa cartouchière, la gourde qui avait contenu son gin, et quelques autres menus ustensiles… Si, pourtant, fit-il tout à coup en sentant sous ses doigts des débris, ou plus exactement des miettes de viande. Il ne me manque plus qu’une ligne. Avec quoi en ferai-je bien une ?…

 

L’espoir qu’entrevoyait Léon de satisfaire sa faim avait réveillé toute son ingéniosité. Il avait déjà employé, à confectionner des torches, toute la doublure de son gilet. Il arracha celle de son veston, en déchira deux bandes étroites qu’il attacha l’une au bout de l’autre. En guise d’hameçon, il prit la boucle de sa ceinture, la cassa, et en recourba une des extrémités à coups de pierre.

 

« Pourvu que je réussisse, murmurait-il en pétrissant entre ses doigts les parcelles de viande qui devaient servir d’appât. »

 

Il n’avait pas pensé, dans sa hâte, à donner du poids à sa ligne. Il avait beau agiter la branche de bois fossile à laquelle il l’avait attachée, la doublure flottait sur l’eau, ne descendait pas jusqu’aux poissons aveugles. Il dut y fixer une petite pierre. Tous ces retards l’exaspéraient. Ses forces étaient à bout.

 

Pendant plus d’un quart d’heure, allongé à plat ventre dans l’argile, il fit de vains efforts pour capturer un des cyprinodons.

 

Tout à coup Léon releva vivement sa ligne improvisée.

 

Un des poissons se débattait, la gueule refermée sur l’hameçon.

 

Léon poussa un véritable rugissement de triomphe, et serrant entre ses bras l’horrible animal, gambadant comme un insensé, prononçant des paroles incohérentes, il courut vers son brasier.

 

Attendre que l’animal fût vidé pour le faire cuire, c’était au-dessus des forces de Léon.

 

Immédiatement le cyprinodon fut mis à rôtir devant le feu.

 

Accroupi sur ses talons, les yeux effrayants de désir et de convoitise, Léon Goupit en surveilla la cuisson. Une odeur huileuse se dégageait de l’animal, dont la peau gluante se recroquevillait, découvrant une chair jaunâtre.

 

Mais c’était pour l’affamé un parfum délicieux, qui le grisait, qu’il aspirait avec délices.

 

Combien y avait-il de temps qu’il n’avait mangé ? Il n’en savait rien.

 

Son évanouissement, à la suite de sa chute dans la caverne, avait-il duré quelques heures ou bien une journée entière ? Rien ne pouvait le lui indiquer.

 

Mais lorsque à pleines dents il mordit dans la chair à demi cuite du poisson, lorsque les premières bouchées pénétrèrent dans son estomac, il éprouva comme une sensation de résurrection.

 

Il dut bientôt s’interrompre.

 

Non pas qu’il n’eût plus faim ; mais après le long jeûne qu’il venait de subir, Léon sentait qu’il allait étouffer s’il continuait à manger.

 

Malgré tout, ses jambes flageolaient déjà moins sous lui. Il se sentait renaître.

 

Il prit sa gourde, la remplit d’eau qu’il puisa dans le fleuve, et but à longs traits.

 

Au bout de quelques instants, son malaise se dissipa.

 

Néanmoins, instruit par l’expérience, il se contraignit à laisser s’écouler un certain laps de temps avant de satisfaire complètement son appétit.

 

Cette seconde fois il dévora la moitié du poisson. Alors seulement il commença à s’apercevoir de son goût huileux et de son odeur nauséabonde.

 

Il mangea encore quelques bouchées, et rejeta ce qui restait avec un geste de dégoût.

 

Il éprouva même le besoin de se lever, de marcher un peu, se sentant alourdi et près de céder au sommeil.

 

– Ah ! fit-il en retournant boire au fleuve, qui m’aurait dit que je ferais mon régal d’un pareil fricot ?… Allons, poursuivit-il, du moment que je recommence à plaisanter, il y a du bon. Je crois bien, ma parole que j’allais devenir fou !

 

Involontairement, il reprenait de l’intérêt pour les choses environnantes.

 

Son feu menaçait de s’éteindre, il jeta dessus une brassée de bois fossile, et se prit à chercher par quels moyens il sortirait bien de la caverne.

 

C’était toujours le même problème, insoluble en apparence. Léon avait beau jeter ses regards de tous les côtés, il n’apercevait partout que l’immensité silencieuse. L’incendie, qui s’était produit quelques heures auparavant, n’avait éclairé que le même paysage fantasmagorique. Sa prison ne semblait pas avoir d’issue.

 

« Si je pouvais encore m’avancer à la découverte, au hasard, droit devant moi, se disait-il, je rencontrerais peut-être une ouverture, un boyau quelconque qui communique avec l’air libre… Mais non, une forêt inextricable d’un côté, un fleuve de l’autre… Je suis cloué sur place, et à moins de me lancer dans le courant… »

 

Le jeune homme s’interrompit tout à coup. Il avait dit cette dernière phrase en manière de plaisanterie, pour bien se convaincre de son impuissance ; mais voilà qu’il se frappait le front, maintenant, comme éclairé par une idée subite.

 

« Pourquoi, pensait-il, puisqu’il y a bien ici des arbres fossiles, sans doute amenés là par un cataclysme, n’y aurait-il pas aussi de vrais arbres transportés plus récemment par des tremblements de terre, et parfaitement flottables. Voilà ce qu’il faut que je découvre, et je le découvrirai. »

 

Léon se mit aussitôt en quête.

 

Par un bonheur extraordinaire, au bout de trois heures de courses dans la forêt fossile, il se trouva en face d’une sorte de ravin d’une grande profondeur, où semblait avoir glissé, et cela depuis peu, tout un pan de montagne, avec le bois qui le couvrait.

 

Les feuillages presque intacts, mais desséchés comme à l’automne, montraient que ces bois n’étaient pas là depuis plus de cinquante ou soixante ans. Ils n’avaient pas encore eu le temps de se noircir et de se minéraliser.

 

– Victoire ! s’écria joyeusement Léon Goupit. Ce bois ne coulera pas à pic, j’espère. En abattant quelques troncs, en les attachant les uns aux autres, en les recouvrant de branchages et même au besoin de glaise, j’aurai un plancher assez solide pour me porter sur l’eau… Fallait-il que je sois simple pour m’amuser tout à l’heure à construire un radeau avec des pierres ! Il est vrai que je ne savais plus bien ce que je faisais avec la faim qui me tenaillait. Il est certain que ma seule chance de salut est de ce côté. Peut-être bien que j’y laisserai ma vie, mais en tout cas, mourir pour mourir, il vaut mieux que ce soit en essayant de recouvrer ma liberté.

 

Sans tarder, Léon Goupit se mit à l’œuvre.

 

Le bois volait en éclats sous la pierre tranchante dont il se servait comme d’une hache. Les branches, presque vermoulues, ne lui offraient que peu de résistance.

 

Il arrivait à les rompre à peu près au juste endroit où il voulait.

 

Lorsqu’il eut réuni une assez grande quantité de branches terminées par des crochets – ce qui lui était facile, puisqu’il n’avait qu’à laisser subsister un tronçon d’une petite branche à chaque branche plus grosse –, il commença par entrecroiser les troncs de manière à entrelacer les angles aigus des crochets. Mais il fallait calculer la longueur des branches, recommencer vingt fois la même besogne, pour enfin tomber juste et obtenir la solidité nécessaire.

 

Léon déployait une activité fébrile. Son ingéniosité avait raison de toutes les difficultés.

 

De temps à autre, il s’interrompait pour alimenter le foyer qui l’éclairait.

 

Pendant plusieurs heures, il travailla ainsi sans prendre une minute de repos.

 

Il avait l’espoir ; la pensée qu’il parviendrait peut-être à sortir de la caverne, à revoir la lumière du soleil, la belle nature, à retrouver des êtres humains soutenait sa volonté, lui communiquait une indomptable énergie.

 

Lorsqu’il eut terminé sa besogne, Léon eût volontiers pleuré de joie.

 

– À la bonne heure, s’écria-t-il, j’ai bien fait d’apprendre pour mon compte le métier de charpentier à Skytown ! Ce n’est, ma foi, pas trop mal pour un débutant !… Allons ! si je ne laisse pas ma vie dans ce lieu maudit, je crois que je serai désormais à l’épreuve de l’adversité.

 

Pour rendre plus solide encore le radeau qu’il venait de construire – plus confortable aussi, disait Léon avec sa manie de toujours plaisanter –, il entrecroisa, par-dessus les troncs, de solides branches, entre les interstices desquelles il empila de menues brindilles, de façon à former une sorte de matelas, sur lequel il serait mieux que sur les troncs eux-mêmes.

 

Il répéta même une seconde fois cette opération.

 

Lorsqu’il fut entièrement terminé, le radeau ne mesurait pas moins de deux pieds de hauteur.

 

En admettant qu’il s’enfonçât dans l’eau d’un pied, il émergerait encore assez pour que Léon fût à l’abri de l’humidité.

 

Tout en se félicitant d’avoir si bien réussi son travail, Léon reprit dans son carnier ce qui restait de la doublure de son veston, et l’utilisa parcimonieusement à se confectionner une provision de torches.

 

Puis, lorsque tous ces préparatifs furent terminés, il se mit en devoir de mettre son radeau à flot.

 

Mais les troncs d’arbres s’étaient enfoncés dans la glaise molle.

 

Il dut s’aider d’un levier pour les soulever, et glisser en dessous des morceaux de jais à peu près ronds.

 

Il avait vu faire la même chose aux maçons lorsqu’ils avaient à transporter un lourd bloc de pierre.

 

En le poussant de toutes ses forces, en changeant alternativement de place les rouleaux qu’il s’était improvisés, il parvint à mener son radeau, à le faire glisser jusqu’au bord de l’eau.

 

Il embarqua dessus sa provision de torches, en alluma une, prit son plaid, sa carabine et son carnier, puis il s’installa à l’arrière du radeau qu’il fit démarrer avec une longue perche, et qu’il dirigea vers le milieu du courant.

 

Les eaux du fleuve souterrain ne couraient pas comme celles des cours d’eau ordinaires. Elles semblaient glisser par nappes, sans faire aucun bruit, sans produire aucun remous, aucune vague ; mais la vitesse de leur marche était néanmoins considérable.

 

Le cœur du fugitif bondissait dans sa poitrine.

 

Courait-il vers la liberté ? Ou bien vers la mort ? Qu’allait-il advenir de lui et de son radeau ? Il se le demandait avec angoisse.

 

– N’importe, fit-il, que je réussisse ou non, le principal c’est d’avoir fait tout mon devoir, de ne pas m’être laissé abattre par la souffrance.

 

Léon s’était assis, du mieux qu’il avait pu, sur son plaid.

 

Sa torche à la main il observait l’horizon.

 

Doucement d’abord, puis insensiblement plus vite, le radeau avait été emporté par le courant.

 

La vitesse qui l’animait grandissait à chaque minute.

 

Il finit par filer avec une rapidité vertigineuse.

 

Le fugitif distinguait à peine les arbres de la forêt fossile qui continuait à s’étendre le long des rives.

 

« Je vais être projeté contre un rocher, se disait-il avec frayeur. Le radeau, que j’ai eu tant de peine à construire, va se briser en mille pièces, et je serai englouti ou broyé. »

 

Il finit pourtant par se rassurer. Le courant occupait exactement le milieu du fleuve. Sur les bords l’eau était presque immobile. Il ne courait donc pas le risque d’être jeté à la rive.

 

Cependant, plus d’une fois, le fugitif crut bien sa dernière heure venue.

 

Il apercevait au loin d’énormes blocs de rochers qui semblaient barrer complètement le passage.

 

Des ponts massifs ou bien des passerelles, qui paraissaient ne tenir que par miracle, enjambaient çà et là le cours d’eau.

 

Penché à l’avant du radeau, à la faible lueur de sa torche, il se voyait emporté à toute vitesse, irrésistiblement, vers une mort certaine.

 

En se couchant à plat ventre, il eut la chance de sortir sain et sauf de ces passes difficiles.

 

Il y avait plusieurs heures déjà que cette course folle, ce glissement vertigineux sur un fleuve d’une limpidité de cristal continuait, et la caverne n’avait pas changé d’aspect. Les horizons succédaient aux horizons, uniformément pareils et majestueux.

 

Par-delà la forêt fossile, toute blanche comme une étrange végétation de nickel, aussi loin que Léon pouvait porter ses regards, c’était toujours la même splendeur terrifiante, le même enchevêtrement de colonnades et d’arcades, sur lesquelles les stalactites descendaient, ainsi que des milliers d’aiguilles gigantesques.

 

Mais Léon ne prêtait plus aucune attention aux fantasmagoriques paysages souterrains. Sa dépense d’énergie et de forces avait été trop considérable. L’excitation nerveuse qui l’avait soutenu jusque-là, et sous l’influence de laquelle il avait construit son radeau, l’avait abandonné tout à coup.

 

Exténué de fatigue, il luttait péniblement contre le sommeil.

 

Par moments sa tête se penchait sur sa poitrine, ses yeux se fermaient malgré lui.

 

– Il ne faut pas que je m’endorme, fit-il tout à coup, en se secouant énergiquement. Ma torche s’éteindrait ; et pis que cela, sur une aussi étroite surface, à la moindre secousse de mon radeau, je serais précipité dans le fleuve.

 

Par un prodige de volonté, il réussit à se tenir éveillé pendant plus d’une heure encore.

 

La lueur de sa torche se reflétait sur l’eau, y traçait un sillon lumineux ; et le jeune homme terrifié voyait accourir des bandes d’animaux inconnus, que son imagination surchauffée lui faisait voir plus monstrueux encore qu’ils n’étaient.

 

Mais la fatigue de Léon eut cette fois raison de sa volonté.

 

Après s’être plusieurs fois assoupi pendant de courts instants, il finit par tomber comme une masse sur son carnier, sa torche allumée à la main. Ses forces étaient à bout.

 

Le fracas de l’explosion la plus violente ne l’eût pas tiré de son sommeil de mort…

 

Lorsque Léon Goupit se réveilla, grelottant de froid et de fièvre, il se sentit mouillé jusqu’aux os, en même temps que secoué rudement.

 

Mais il ne parvint pas tout de suite à rassembler ses idées, à se rendre compte de l’endroit où il se trouvait.

 

Il était encore sous l’impression d’un horrible cauchemar.

 

Il avait rêvé qu’il était tombé entre les mains des milliardaires américains, et que ceux-ci, pour se venger de la destruction de Skytown et du meurtre d’Hattison, l’avaient condamné à un supplice épouvantable.

 

On l’avait tout d’abord enfermé dans un cachot obscur que peuplaient des milliers de rats affamés. Pendant une nuit entière il avait dû se défendre contre l’assaut sans cesse renouvelé des sauvages animaux. Au moment où il allait être dévoré tout vivant, la porte du cachot s’était ouverte, et la lumière avait jailli de toutes parts. Un à un tous les milliardaires avaient pénétré dans le cachot.

 

Le dernier, drapé dans un suaire qui découvrait seulement son visage décharné, dans lequel ses yeux brillaient comme des charbons ardents, Hattison, avait fait son entrée.

 

Mais, chose étrange, Léon Goupit, lui seul, semblait s’apercevoir de la présence du fantôme qui était venu se placer en face de lui, les bras croisés, et s’était tenu immobile.

 

– Le voilà donc, l’assassin d’Hattison, l’incendiaire de Skytown ! avait rugi William Boltyn. Nous allons enfin pouvoir satisfaire notre vengeance. La mort est trop douce pour un pareil crime ! Qu’on le torture !…

 

– Qu’on le torture ! s’étaient écriés tous les autres. Vengeons Hattison !…

 

Aussitôt la porte du cachot s’était ouverte. Des automates, pareils à ceux qu’avaient construits Hattison, étaient entrés lourdement. À la place de leurs yeux brillaient des ampoules électriques. Ils n’avaient pas de bouche, pas de nez, et leur crâne de cristal était rempli de rouleaux d’or et de liasses de bank-notes.

 

Ils s’étaient rangés sur deux files. Léon avait remarqué que leurs doigts de nickel se terminaient par des pointes effilées et dégageaient des étincelles électriques.

 

Cloué sur place par une force invisible, Léon sentait les regards haineux du spectre fixé sur lui.

 

Un diabolique sourire éclairait le visage d’Hattison. Il avait fait un signe. Les automates s’étaient avancés.

 

Le jeune homme s’était senti perdu.

 

Il avait poussé un grand cri, et s’était réveillé !…

 

Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’il eût repris conscience de sa situation.

 

Il éprouvait de violentes secousses qui le rejetaient à droite et à gauche, sans interruption.

 

Des lames, qui lui parurent énormes, passaient au-dessus de sa tête avec un bruit de torrent, l’inondant, collant ses vêtements sur sa peau.

 

L’obscurité profonde dans laquelle il se trouvait augmentait encore l’horreur de sa situation.

 

Ses deux jambes, prises comme dans un étau, baignaient complètement dans une eau glaciale qu’elles fendaient avec rapidité.

 

– Mon radeau ! s’écria-t-il d’une voix étranglée… Je suis perdu !

 

Le jeune homme était engagé jusqu’à mi-corps dans l’interstice de deux des troncs d’arbre qui formaient le plancher de son radeau.

 

Des remous furieux soulevaient le frêle esquif.

 

Tout l’édifice de branchages que Léon avait empilé sur les troncs avait été emporté ; et ceux-ci menaçaient eux-mêmes de se disjoindre sous l’assaut sans cesse renouvelé de vagues énormes, qui maintenant ballottaient l’embarcation et la soulevaient à plusieurs mètres de hauteur.

 

En faisant des efforts inouïs, Léon parvint à dégager ses jambes, à reprendre la liberté de ses mouvements.

 

Sa première pensée fut de faire de la lumière ; mais sa boîte d’allumettes était en bouillie, sa poche remplie d’eau.

 

Le fugitif fut pris d’un violent désespoir.

 

Le courant semblait augmenter d’intensité à chaque instant. Le radeau tournoyait sur lui-même avec violence, s’élevait au sommet d’une montagne d’eau, puis retombait au fond d’un gouffre. Les uns après les autres les troncs se disjoignaient.

 

Bientôt, une secousse encore plus formidable que les précédentes, acheva de désagréger le plancher de bois, Léon n’eut que le temps de se cramponner de toutes ses forces à l’un des troncs.

 

Il eut la sensation de glisser, en tournoyant, le long des parois d’un immense entonnoir.

 

L’air passait devant sa bouche sans qu’il parvînt à respirer ; le sang affluait à sa tête ; ses tempes battaient avec furie.

 

Cela dura plusieurs minutes.

 

La vertigineuse descente semblait interminable.

 

Puis, tout à coup, Léon se sentit comme happé au passage comme par la gueule d’un monstre sous-marin. Il fut entraîné à des profondeurs incommensurables.

 

Il lui sembla que ses membres allaient être arrachés.

 

À demi asphyxié, le cerveau halluciné par une angoisse folle, meurtri de tous côtés par des arêtes de rocher sur lesquels il était roulé par une véritable trombe, Léon eut enfin la notion d’être repris par mouvement ascensionnel.

 

Sa tête émergea de l’eau ; mais ce ne fut qu’un éclair.

 

En ligne droite, maintenant, le courant l’entraînait avec furie.

 

Ses pieds par instants frôlaient une surface plane. Il pouvait se croire dans une sorte de vasque peu profonde.

 

Puis, de nouveau, les vagues le reprenaient, le ballottaient inerte, les yeux clos, les mains crispées sur le tronc d’arbre.

 

Brusquement, la violence du courant s’atténua.

 

Il y eut encore quelques secousses intermittentes, quelques tourbillonnements, mais ce n’était plus que comme des répercussions affaiblies du gouffre que le fleuve venait de franchir.

 

Emporté par un courant rapide, mais sans heurts, sans secousses, Léon n’éprouvait plus qu’un engourdissement général de ses membres et de violentes douleurs de tête.

 

À mesure qu’il continuait sa course, le fleuve s’apaisait. Les ondes redevenaient tranquilles, et finissaient par couler doucement. La vitesse du courant n’était presque plus sensible.

 

En ouvrant les yeux, Léon aperçut le ciel constellé d’étoiles !…

 

Dans son pauvre cerveau meurtri, terrifié, à travers son engourdissement, ce fut comme une vision merveilleuse, et qu’il n’espérait plus.

 

Malgré sa lassitude, il continua de nager, soulevant sa tête hors de l’eau, autant que sa faiblesse le lui permettait.

 

Il doutait encore de la réalité du spectacle qui s’offrait à ses yeux.

 

Le fleuve courait maintenant au milieu d’un parc somptueux, planté d’arbres géants.

 

Sur chaque rive, des saules au feuillage argenté apparaissaient, aux tranquilles lueurs de la lune, baignant dans l’eau les extrémités de leurs branches inférieures.

 

Le cœur débordant d’une joie immense, Léon se dirigea vers le rivage, qu’il atteignit en quelques brassées ; et saisissant une des branches il s’y cramponna, se souleva à la force des bras, et se hissa sur la berge.

 

– Sauvé ! Je suis sauvé ! répétait-il en trépignant sur place, et sans prendre garde à l’état pitoyable dans lequel étaient ses vêtements.

 

Il avait perdu son bonnet de loutre.

 

Ruisselant d’eau, les cheveux collés sur le front et sur les tempes, son veston et son pantalon en loques, ses bottes détrempées et remplies de vase, pâle comme un spectre, et grelottant de froid au point que ses dents s’entrechoquaient convulsivement, le fugitif, dans la clarté lunaire, avait plutôt l’apparence d’un être fantastique que d’un homme civilisé.

 

Il ôta ses haillons, les nettoya rapidement du mieux qu’il put, quitta son veston, le tordit, et le remit sur ses épaules.

 

Des frissons de fièvre lui parcouraient l’épiderme.

 

Son regard fixe et comme hébété fouillait l’horizon.

 

Le froid s’emparait de lui de plus en plus. Des contractions nerveuses serraient son estomac, lui causant une intolérable douleur.

 

Instinctivement, il se mit à marcher pour rétablir la circulation du sang.

 

Au bout de quelques minutes de cet exercice, il sentit se dissiper un peu son malaise.

 

Sa robuste constitution triomphait encore une fois des dures épreuves qu’il venait de traverser.

 

La lancinante douleur qu’il ressentait au creux de la poitrine disparut petit à petit ; et quoique mouillé encore des pieds jusqu’à la tête, il reprenait possession de lui-même, il parvenait à assembler ses pensées.

 

Il regardait le ciel constellé d’étoiles, les arbres qui l’entouraient, sans arriver à se rassasier du spectacle de la nature.

 

– Je suis donc enfin sorti de la caverne, faisait-il d’une voix entrecoupée par l’émotion… De vrais arbres avec des feuilles… Le ciel !… Je suis sauvé, répétait-il sans se lasser… Dans quel gouffre suis-je passé ! Et dire que j’en suis sorti vivant !… J’ai bien cru que je ne reverrais jamais le ciel !… Quelles terribles aventures !

 

Tout à la joie de se retrouver libre, d’être sorti – sans savoir comment, il est vrai – de la caverne, Léon ne pensait même pas à se demander dans quel endroit il venait d’aborder.

 

Il s’était mis à marcher, il s’enfonçait dans une vaste allée qui commençait au bord du fleuve.

 

Des massifs de cyprès et de sycomores alternaient avec des tertres de lys et d’iris noirs.

 

De place en place, Léon apercevait une clairière au milieu de laquelle, sur un piédestal gigantesque, se dressait un sarcophage égyptien dont les hiéroglyphes dorés se détachaient sur la teinte violâtre du granit.

 

L’aspect général du parc était à la fois imposant et funèbre.

 

Très intrigué par tout ce qu’il voyait, convaincu maintenant qu’il se trouvait dans une propriété particulière, Léon s’avançait toujours, en jetant des regards de tous côtés.

 

« Pauvre Betty, se disait-il. Il a tenu à bien peu de chose que je ne te revoie jamais !… J’ai vu la mort de près, je puis le dire… Pourvu, ajouta-t-il, que de nouveaux obstacles ne viennent pas se dresser devant moi !… Ce serait dommage vraiment, après avoir enduré tant de souffrances, de ne pas réussir à m’échapper !… Les milliardaires seraient trop contents… C’est égal, je pourrai me vanter de les avoir roulés de la belle façon, eux et leur détective. »

 

Il avait déjà fait plusieurs centaines de pas, sans rien apercevoir que des arbres et des massifs de fleurs, lorsqu’il crut distinguer, presque à ras du sol, une lueur à peine perceptible, et qu’il attribua tout d’abord à un reflet de lune sur une feuille.

 

Pourtant, à mesure qu’il s’approchait, la lueur devenait plus distincte. Tout à coup, au détour d’une allée, Léon se trouva en présence d’une immense construction, massive et sévère, qu’entourait une vaste cour pavée de mosaïque violette.

 

Toutes les fenêtres du bâtiment étaient plongées dans l’obscurité.

 

Seulement, dans un recoin de la muraille, un soupirail éclairé laissait échapper un étrange rayonnement de lumière bleue.

 

« Qu’est-ce encore que ce bizarre jardin ? se dit Léon. Peut-être celui de quelque milliardaire yankee. Seul un individu de ce genre peut s’être commandé un palais d’une architecture aussi fantastique que celle-ci. »

 

Tout en faisant ses réflexions, Léon s’était approché du soupirail, et plongeait ses regards dans l’intérieur du mystérieux palais.

 

Il écouta d’abord distraitement, puis avec plus d’attention.

 

Ce qu’il voyait et ce qu’il entendait l’intéressait à un tel point que malgré le froid et la faim, malgré le danger qu’il courait à chaque minute, il ne pouvait se décider à quitter son poste d’observation.

 

CHAPITRE XVII

Un palais fantastique

 

Le palais de Harry Madge, bâti dans une sorte de presqu’île formée par une des rivières qui se jettent dans le grand lac Ontario, était construit dans un style à la fois magnifique et bizarre.

 

Le plan semblait en avoir été dressé par quelque architecte nourri de la lecture des livres cabalistes.

 

Les murailles du palais et celles qui fermaient une vaste cour en face de la principale porte d’entrée étaient bâties en marbre noir. Les angles et les frontons des fenêtres et des portes étaient décorés d’ornements en bronze.

 

À peine le spirite fut-il arrivé devant la haute porte de son palais que celle-ci s’ouvrit automatiquement et sans bruit.

 

Harry Madge et les milliardaires qui l’accompagnaient s’arrêtèrent au pied d’un immense perron d’un caractère architectural un peu lourd, imposant et sévère comme un tombeau.

 

Le vestibule, très haut de plafond, était éclairé par sept encensoirs de vermeil, où l’on avait dissimulé de petites lampes Edison. Ils pendaient de la voûte par de longues chaînes d’argent.

 

La lumière bleue que répandaient ces lampes prêtait à l’immense escalier qui s’élevait au fond du vestibule une apparence fantastique.

 

Les marches étaient d’ébène, et la rampe, d’une grosseur démesurée, se terminait par d’énormes reptiles antédiluviens en bronze noir, hiératiquement campés sur les blocs de basalte.

 

Au premier palier, que l’on entrevoyait d’en bas, des statues entièrement voilées ajoutaient à l’impression de ce décor fantasmagorique.

 

Les invités d’Harry Madge, déjà surpris d’un luxe aussi étrange, si peu dans leurs habitudes, n’eurent point le temps de satisfaire leur curiosité.

 

Par un long corridor, orné seulement de place en place de bustes de philosophes, de saints et d’alchimistes célèbres, le spirite les conduisit jusqu’à un autre vestibule plus petit, éclairé de la même lueur bleue, et où s’ouvrait un escalier qui paraissait descendre, par des pentes très douces, à quelque salle souterraine.

 

Un grand silence s’était fait. La curiosité des milliardaires était portée à son comble. Malgré leur secret effroi, aucun d’eux n’eût cédé sa place pour cent mille dollars.

 

Après avoir descendu pendant quelques minutes, toujours suivi de ses hôtes, Harry Madge entrouvrit une portière de velours noir et or. Tous pénétrèrent dans une vaste salle oblongue qu’éclairaient, de place en place, des lampes posées sur des stèles de granit.

 

Il fit signe à chacun d’eux de prendre place dans des stalles de chêne massif disposées en demi-cercle, leur recommanda de garder le silence et d’être attentifs.

 

Sur un geste de lui, l’autre extrémité de la salle, presque invisible, jusqu’alors dans une sorte de pénombre azurée, s’éclaira vivement.

 

Les milliardaires aperçurent alors une grande table, chargée d’instruments et d’appareils dont ils ignoraient l’usage, autour de laquelle quatre hommes semblaient lire ou réfléchir profondément.

 

Le premier, d’une maigreur squelettique, et dont les petits yeux, d’un bleu de pierre précieuse, paraissaient ne pas réfléchir la lumière, était enveloppé d’une sorte de manteau. À en juger par l’apparence, ce devait être un de ces fameux fakirs indiens dont Harry Madge avait conté tant de merveilles.

 

Un autre, à son accoutrement bizarre, mi-partie sauvage, mi-partie européen, à son chapeau haut de forme orné de deux grandes plumes rouges, se reconnaissait aisément pour un de ces sorciers peaux-rouges, qui trouvent encore une clientèle dans certaines villes américaines.

 

Les deux autres avaient l’allure de parfaits Yankees. Ils se ressemblaient tellement l’un et l’autre, qu’il était impossible qu’ils ne fussent pas frères jumeaux.

 

Même taille, mêmes cheveux roux et abondants, même regard fulgurant sous d’épais sourcils, mêmes épaules carrées, même barbe en forme de pinceau, il eût été difficile de trouver une similitude plus parfaite.

 

Aucun de ces quatre personnages d’ailleurs ne parut s’apercevoir de la présence des invités d’Harry Madge.

 

Le milliardaire spirite parut jouir un instant de l’intérêt profond dont il était l’objet.

 

La boule de cuivre qui surmontait son étrange coiffure s’auréola d’une fluorescence. Ses petits yeux gris pétillèrent ; et c’est avec l’assurance d’un homme qui ne redoute point les conséquences de ses paroles qu’il dit :

 

– Gentlemen, la salle où nous nous trouvons actuellement a été spécialement aménagée par moi pour les expériences auxquelles j’ai consacré une partie de ma fortune. Je ne veux point vous vanter ici les merveilleux résultats que j’ai obtenus. Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes. Vous êtes des industriels et des gens pratiques, vous ne croirez que ce que vous aurez vu… Les quatre personnes ici présentes sont des savants, des philosophes de l’âme, que j’ai découverts à grand-peine, qui ont bien voulu m’aider de leur collaboration, et chercher avec moi à triompher de la force mystérieuse – jusqu’ici inconnue – qui crée les univers et produit les phénomènes de la pensée.

 

Aucune réponse ne suivit ces paroles.

 

Les milliardaires, suggestionnés, s’attendaient à toutes les merveilles, aux plus impossibles miracles.

 

William Boltyn lui-même avait oublié, d’étonnement, tous ses ennuis.

 

Tout entier à la curiosité, c’était peut-être la première fois depuis dix ans qu’il perdait de vue aussi complètement sa fabrique de conserves, ses soucis financiers et ses projets de vengeance. L’image même d’Aurora s’était entièrement effacée de son esprit.

 

Harry Madge continua :

 

– Nous allons commencer immédiatement les expériences les plus simples.

 

Comme s’il eût deviné la pensée du milliardaire, le fakir s’était levé et s’était avancé vers le milieu de la salle.

 

Il y porta une petite table de bois blanc, déposa sur cette table un simple pot de grès, une carafe pleine d’eau, et une boîte contenant du terreau en poudre.

 

Lentement, en écartant les bras du corps, il prit à pleines mains du terreau qu’il laissa tomber dans le pot de grès, de manière à le remplir sans tasser la terre.

 

Puis, dans un sachet suspendu à son cou, il prit une graine, l’enterra soigneusement, et jeta par-dessus une nouvelle poignée de terreau.

 

Debout, à quelques pas du fakir, Harry Madge semblait s’absorber dans une méditation intérieure.

 

Dans leurs stalles de chêne, les milliardaires restaient immobiles. On n’entendait aucun bruit.

 

Élevant alors la carafe à la hauteur de sa bouche, le fakir aspira une longue gorgée, et se penchant sur le pot plein de terre, entrouvrit les lèvres et l’y déversa goutte à goutte.

 

Il répéta plusieurs fois cette opération, en murmurant des phrases inintelligibles.

 

Le terreau s’était affaissé. À peine remplissait-il maintenant la moitié du pot de grès.

 

Le fakir posa ses deux mains sur la table de sapin, et s’agenouilla.

 

Ses petits yeux bleus s’animèrent étrangement.

 

Il se mit à fixer le récipient placé devant lui à la hauteur de son visage.

 

Pendant quelques minutes, on eût pu le croire pétrifié sur place, tant son immobilité était absolue.

 

Au bout de quelques instants, une petite pousse verdâtre commença de sortir du terreau.

 

Sous les regards chargés de volonté du fakir, dont les yeux semblaient maintenant resplendir d’un éclat qui leur était propre, la plante grandit et, littéralement à vue d’œil, se couvrit de petites feuilles qui s’élargirent d’elles-mêmes.

 

Bientôt le sommet de la plante arriva presque jusqu’au niveau de la tête de l’Indien.

 

Les milliardaires contemplaient toujours cette scène avec une immense stupeur. On eût dit, tant était grande leur attention, qu’eux aussi dardaient leur volonté vers le végétal miraculeux.

 

Bientôt de petites fleurs roses se montrèrent à l’aisselle des feuilles.

 

Comme flétries par un souffle embrasé, les pétales se détachèrent et tombèrent.

 

Le fakir demeurait dans la même immobilité.

 

Au bout d’un quart d’heure qui parut un siècle aux milliardaires, les petites pommes verdâtres qui avaient remplacé la fleur grossirent et se colorèrent des nuances de la maturité.

 

Le fakir alors cessa de regarder la plante, dont le feuillage se dessécha presque instantanément.

 

Il cueillit un des fruits et l’offrit à William Boltyn qui se trouvait placé au premier rang.

 

Le milliardaire y mordit consciencieusement, en bon Yankee qui n’entend pas être trompé.

 

Il trouva à ce fruit un goût à la fois acide et parfumé, mais délicieux.

 

Quoique émerveillés, les assistants n’étaient point satisfaits. Ils trouvaient que, malgré tout, cette expérience ressemblait un peu trop aux séances de prestidigitation ordinaires.

 

Harry Madge, qui devinait ce qui se passait dans l’esprit de ses hôtes les engagea à être plus patients.

 

Maintenant, le fakir avait enlevé de son vase la plante entièrement fanée. Il avait écarté la table, et il se tenait droit et immobile au centre de la salle.

 

Les bras repliés en croix au milieu de la poitrine, les pieds joints, les yeux à demi fermés, il semblait concentrer en lui-même toutes ses forces psychiques.

 

Un long moment se passa sans qu’il modifiât son attitude.

 

Les milliardaires commençaient à s’impatienter lorsque, le premier, Sips-Rothson, le distillateur, remarqua entre le sol et les pieds de l’Indien un léger espace qui ne tarda pas à s’accroître.

 

Toujours immobile en apparence, le fakir s’élevait lentement dans l’air.

 

Personne n’eut d’observation à faire, tant la chose paraissait incroyable.

 

Seul William Boltyn, toujours incrédule, se leva sans mot dire, et allongea ses mains entre la terre et les pieds du fakir.

 

Il fut bien obligé de convenir en lui-même qu’aucun support ne maintenait l’Indien dans son état de station aérienne.

 

Il avait cru pouvoir expliquer le phénomène par un jeu de miroirs.

 

Il dut reconnaître qu’il s’était grossièrement trompé.

 

– Messieurs, dit alors Harry Madge de sa voix lente et sourde, les expériences auxquelles vous assistez ont été vérifiées soigneusement par moi. Aucune supercherie n’est possible… Quelqu’un de vous aurait-il par hasard un couteau solide ?

 

William Boltyn, qui avait été autrefois chercheur d’or et pêcheur, présenta un superbe bowie-knife qu’il portait toujours sur lui.

 

Pendant ce temps, l’Indien, après avoir plané quelques minutes, était redescendu doucement et insensiblement sur le parquet de mosaïque.

 

Harry Madge lui présenta le coutelas.

 

Il le prit et releva brusquement son manteau. Son geste dévoila un torse décharné et maigre, aussi desséché que celui d’une momie.

 

Puis, délibérément, il s’enfonça le couteau à peu près à l’endroit du creux de l’estomac, et il se fendit le ventre dans toute sa longueur.

 

Le sang coula ; l’horrible plaie qu’il venait d’ouvrir laissait voir un paquet d’entrailles bleuâtres.

 

Quelques-uns des milliardaires devinrent pâles.

 

Harry Madge, que cet incident semblait n’avoir nullement ému, engagea les incrédules, s’il s’en trouvait, à vérifier la réalité de la blessure.

 

Personne ne bougea. Tous étaient parfaitement convaincus.

 

Alors le fakir, dont les yeux étaient redevenus fixes, se renversa légèrement en arrière, et rapprocha avec les mains les lèvres de la plaie.

 

Quelques minutes s’écoulèrent, encore pleines d’anxiété pour les spectateurs.

 

Quand le fakir releva les mains, son ventre ne portait plus qu’une longue cicatrice rosâtre.

 

Il y eut comme un soupir de soulagement dans le clan des milliardaires.

 

– Ce phénomène, dit Harry Madge, quoique assez extraordinaire, se voit communément dans certains pays. Tous les missionnaires, catholiques ou protestants, de la Chine et du Tibet, le mentionnent dans leurs relations.

 

Le fakir, qui semblait accablé de lassitude, était allé se reposer au fond de la salle, et avait repris sa première attitude de méditation silencieuse.

 

Déposant son chapeau haut de forme orné de plumes, le médecin peau-rouge s’avança à son tour.

 

Il était assez étrangement vêtu d’une longue souquenille de clergyman et chaussé de mocassins en cuir colorié.

 

Son nez long et mince, aux ailes vibrantes, ses pommettes saillantes, ses yeux gris pétillants de malice lui conféraient une physionomie pleine d’intelligence.

 

Il n’avait rien du silence et de l’immobilité hiératique de son collègue des bords du Gange.

 

– Gentlemen, dit Harry Madge, l’illustre sachem Hava-Hi-Va que vous voyez possède le don de voir à distance et même dans l’avenir, et de lire dans les pensées des hommes. Si vous voulez lui poser quelques questions, il les résoudra facilement, soit qu’elles aient trait aux choses passées, soit qu’elles se rapportent à celles du présent ou de l’avenir.

 

– Que faisais-je, il y a vingt-cinq ans ? demanda aussitôt William Boltyn.

 

Le sachem s’accroupit sur ses talons, et sembla regarder comme en dedans de lui-même.

 

D’une voix gutturale et creuse, il répondit :

 

– Je vois un grand bar, dans un pays qui me paraît être un pays de chercheurs d’or. C’est peut-être bien San Francisco. Vous vous promenez dans une ville de bois, vous êtes armé jusqu’aux dents, comme la plupart des passants qui circulent dans ces rues. Vous semblez fort pauvre, vos habits sont déchirés. La large ceinture de cuir autour de vos reins ne renferme pas une parcelle de poudre d’or. Vous réfléchissez pour savoir si vous ne feriez pas bien de vous embusquer, le soir, dans quelque angle du faubourg, pour dévaliser les mineurs assommés par l’alcool. Mais ce n’est qu’une pensée qui traverse votre esprit. Vous vous dirigez vers le bar que j’ai vu tout à l’heure, et vous discutez avec le patron… Je ne pourrais vous dire quelle heure il est de la journée. Les choses du passé ont perdu de leur lumière à travers le temps. Je les vois comme se mouvoir dans un brouillard très épais… Le comptoir du bar est défendu par un grillage de gros barreaux de fer. La poudre d’or s’échange contre l’alcool à travers un guichet solide. Le patron et les garçons ont tous le revolver à la ceinture.

 

– C’est merveilleux, dit William Boltyn, cette fois franchement satisfait. Et ensuite ?

 

– Après avoir longuement parlementé, le patron vous fait déposer vos armes et vous engage comme garçon aux appointements de dix dollars par jour.

 

– Comment est-il, ce patron ? questionna de nouveau William Boltyn.

 

– C’est un homme d’une taille herculéenne, avec un cou énorme, des mains velues et une chevelure rousse en broussaille.

 

– Cela suffit, s’écria William Boltyn. Je puis vous certifier, gentlemen, que tous les détails que vient de donner cet homme sont de la plus exacte vérité. J’ai été, il y a vingt-cinq ans, garçon de bar à San Francisco, au temps de la belle époque des mines d’or. C’est même là où j’ai commencé ma fortune.

 

À son tour, Sips-Rothson, le distillateur, voulut poser une question.

 

– Pouvez-vous deviner, demanda-t-il avec un gros rire, ce que j’ai maintenant dans mon portefeuille ?

 

Sans une minute d’hésitation, le Peau-Rouge énuméra un carnet de chèques, une liasse de bank-notes dont il annonça le chiffre exact, deux lettres et une mèche de cheveux.

 

– Je vais vous demander quelque chose de plus difficile, dit tout à coup William Boltyn, à qui une idée tout à fait originale venait à l’esprit. Vous pourrez sans doute apercevoir facilement ce qu’il y a dans le second tiroir à gauche de mon bureau, dans mon hôtel de Chicago.

 

– Il y a, lui fut-il répondu après un instant de réflexion, une liasse de papier blanc très fort, où sont tracées des lignes noires. Ce sont des cartes ou des plans.

 

– Eh bien, continua Boltyn d’un air ahuri, seriez-vous capable maintenant de me tracer vous-même la reproduction d’un de ces plans ?

 

Le sachem hésita une minute et répondit affirmativement.

 

On lui apporta de l’encre et du papier ; et, les yeux mi-clos, il commença de tracer lentement une série de lignes compliquées.

 

Le dessin terminé fut présenté au milliardaire.

 

C’était, à peu de chose près, l’épure exacte du navire sous-marin autrefois construit par Ned Hattison, cette même épure que William Boltyn, il y a quelques semaines, avait payée si cher au directeur du Chicago Life.

 

Les milliardaires étaient tellement stupéfiés de ce qu’ils venaient de voir, qu’ils étaient incapables de proférer autre chose que des exclamations admiratives.

 

Quant à William Boltyn, il exultait.

 

Il broya presque la main d’Harry Madge de sa poigne vigoureuse.

 

– Très bien, très bien, dit-il. Je comprends tout à fait votre idée maintenant. Et je suis persuadé que ces gentlemen vont devenir absolument de votre avis… Mais voyons vite les autres expériences.

 

Le Peau-Rouge, qui paraissait à son tour extrêmement las, regagna sa place à côté du fakir, et ce fut le tour des deux frères yankees.

 

Ceux-ci, qui semblaient de véritables gentlemen, s’avancèrent jusqu’auprès des milliardaires et les saluèrent avec une raideur glaciale qui produisit une excellente impression.

 

– Ces gentlemen, dit Harry Madge, qui semblait jouer dans cette séance fabuleuse le rôle de barnum mystique, ces gentlemen vont avoir l’honneur de lire dans vos pensées les plus intimes et même de forcer n’importe lequel d’entre vous à exécuter tout ce qu’ils voudront.

 

Il y eut un mouvement de vague protestation.

 

– Qui veut commencer ? demanda Harry Madge, pour couper court à toute discussion.

 

Staps-Barker, l’entrepreneur de voies ferrées, s’offrit le premier.

 

– Oui, dit-il en fixant son regard sur les deux frères, dites-moi à quoi je pense en ce moment.

 

D’un mouvement simultané, les deux frères levèrent la tête et arrêtèrent sur l’entrepreneur le rayon de leur regard aigu.

 

Il se sentit aussitôt très troublé, avec une vague sensation de chaleur à l’estomac. L’entrepreneur eut une impression étrange. Il lui sembla que sa personnalité le quittait et s’écoulait comme par une blessure invisible.

 

– Vous pensez, dit l’un des frères, que si vous possédiez les facultés dont nous disposons, vous décupleriez votre fortune déjà immense, en lisant à travers les murailles les secrètes inventions de vos concurrents.

 

Staps-Barker, décontenancé, avoua que le liseur avait deviné juste.

 

Ceux des milliardaires qui tentèrent l’épreuve ne furent pas plus habiles à cacher leurs projets.

 

Presque tous avaient l’esprit entièrement préoccupé de questions d’argent ou de détails de la vie matérielle.

 

L’un songeait à accaparer tout l’acier de l’Amérique, l’autre tout le coton. Un troisième rêvait de se construire un palais qui dépassât en richesse tout ce qu’on avait vu, et fit pâlir de jalousie tout le clan des milliardaires.

 

– Cela suffit, sans doute, dit Harry Madge. Nous ne pouvons tout voir en une seule soirée. Je veux cependant vous faire assister à quelque chose de tout à fait décisif… Que quelqu’un de vous se lève, prenne son revolver et vise celui des deux gentlemen qu’il voudra.

 

Les liseurs de pensées s’étaient reculés à une dizaine de pas. William Boltyn s’avança, brandissant un excellent revolver de fabrication française, dont il vérifia la charge.

 

Il visa longuement ; et, au commandement d’Harry Madge, tira.

 

Mais, de même que Staps-Barker, l’entrepreneur, il eut à ce moment la sensation d’une étrange fuite de sa personnalité, qui était comme aspirée par une volonté supérieure.

 

La balle était retombée, inerte, à quelques pas de ceux qu’elle devait atteindre.

 

Harry Madge la ramassa et elle fit le tour de l’assistance émerveillée.

 

– Tirez une seconde fois, dit l’aîné des frères.

 

– Jamais de la vie, répondit William Boltyn. Cela m’a produit une secousse trop singulière. Qu’un autre me remplace.

 

Sips-Rothson s’avança et mit soigneusement en joue.

 

– Tirez, dit Harry Madge.

 

Mais le coup ne partit pas.

 

Le distillateur n’avait pas fait un mouvement.

 

– Mais tirez donc ! cria Boltyn.

 

– Ce gentlemen ne peut pas tirer, dit l’aîné des frères, sans cesser de tenir son regard attaché sur le distillateur. Il ne peut pas tirer et ne tirera pas, parce que nous le lui défendons.

 

– Essayez encore, dit Harry Madge.

 

Malgré tous ses efforts, Sips-Rothson ne put articuler un mouvement. Son épaule et son bras semblaient comme frappés d’immobilité et de paralysie.

 

– C’est effrayant, dit-il. Laissez-moi aller m’asseoir. Je ne recommencerai jamais pareille expérience.

 

– Asseyez-vous, dit le jeune frère.

 

Comme magiquement délié de la force qui l’avait paralysé, Rothson regagna sa place après avoir remis son arme à William Boltyn.

 

Un profond silence régna.

 

Les deux frères, après le même salut glacial que celui de leur entrée en scène, regagnaient leur place à côté du fakir et du Peau-Rouge.

 

Toutes ces scènes avaient fait sur les milliardaires une impression profonde.

 

Quelques-uns même auraient fort souhaité de se retrouver dans leur hôtel, loin de cet Harry Madge, qui prenait de plus en plus à leurs yeux un aspect surnaturel et diabolique.

 

Mais le milliardaire spirite ne les avait point réunis pour les effrayer ou les décourager.

 

– Gentlemen, fit-il, vous venez de voir les merveilleux collaborateurs que j’ai réussi à découvrir. J’ai mis sous vos yeux quelques-uns des effets que peut produire le pouvoir de la volonté bien dirigée. Je pense vous avoir convaincus. Il ne doit plus y avoir aucun doute dans votre esprit. Les expériences auxquelles vous venez d’assister sont une preuve indiscutable de la valeur de mes théories. Je vous ai montré que la force matérielle n’existe pas en réalité, que les sciences positives sont un leurre, qu’elles ne conduisent à rien. La véritable force, celle qu’il nous faut employer pour vaincre nos ennemis, c’est celle de la volonté suggestive. L’hypnotisme, le spiritisme, autant d’armes entre nos mains. Laissons les Européens fondre des canons, armer des cuirassés et des torpilleurs. Que nous importe qu’il aient à leur disposition des milliers d’hommes armés ? Ils n’en seront pas moins vaincus, et par des armes qu’ils ne connaissent pas, contre lesquelles ils ne pourront pas se défendre. Vous avez vu tout à l’heure qu’un de mes savants a lu, et même copié, à une très grande distance, des documents secrets écrits par nous-mêmes et soigneusement enfermés. Par le même procédé, nous pourrons connaître tous les secrets de nos adversaires, les plans de leurs forteresses, les devis de leurs inventions, leurs dispositions de mobilisation et leurs graphiques de concentration en cas de guerre. Nous saurons d’avance tout ce qu’il nous importe de savoir. Toutes les combinaisons des Européens seront déjouées ; leur tactique sera percée au jour. N’est-ce pas un résultat merveilleux, gentlemen ?

 

Il y eut un murmure d’approbation parmi les assistants.

 

– Mais la lecture à distance n’est pas la seule arme que nous ayons en main, reprenait Harry Madge, en promenant un regard de triomphe sur son auditoire. Non seulement nous connaîtrons les secrets de nos adversaires, mais notre volonté suffira pour les réduire à l’impuissance, pour les immobiliser, pour leur enlever la faculté de faire un mouvement. Ne vous en ai-je pas donné la preuve tout à l’heure ? Vous avez vu celui d’entre vous qui figurait l’ennemi ne pouvoir seulement mettre son revolver en joue, parce que, devant, lui, j’avais posté deux de mes savants. La lutte, dans de telles conditions, ne sera plus une lutte. Toutes les chances seront de notre côté. Les Européens auront beau faire, ils ne pourront nous empêcher d’être victorieux. La destruction de Skytown, gentlemen, se réduit donc, pour nous, à une perte matérielle sans importance aucune. Les plus puissants engins de destruction inventés par l’ingénieur Hattison ne sont rien auprès des armes invisibles et sûres que je mets aujourd’hui à votre disposition.

 

Harry Madge se tut.

 

La fin de son discours fut saluée par de retentissants hurrahs !

 

Tous les milliardaires étaient d’accord pour acclamer le génie du savant spirite.

 

L’enthousiasme était général.

 

Même ceux qui, comme le gros Philipps-Adam, n’avaient pas compris entièrement l’importance capitale des expériences d’Harry Madge n’élevèrent aucune objection.

 

Ils se laissaient guider par les autres. Les moyens qu’on emploierait leur importaient peu, pourvu qu’on arrivât au but.

 

Du reste, la personne du spirite leur imposait.

 

Après l’avoir longtemps pris pour un fou, ils étaient maintenant tout disposés à le considérer comme un grand homme.

 

CHAPITRE XVIII

Sauvé

 

Par son air sombre, William Boltyn seul faisait tache, parmi la satisfaction unanime des milliardaires.

 

Depuis quelques instants, il semblait préoccupé.

 

Son enthousiasme, son admiration avaient disparu tout à coup.

 

À peine avait-il écouté le discours que venait de prononcer Harry Madge.

 

Dans sa stalle de chêne massif, le menton dans la main, mordillant nerveusement sa moustache rousse, il laissait ses compagnons échanger leurs impressions ; et le front barré par une ride profonde, il semblait suivre un enchaînement de pensées intimes.

 

– Vous me permettrez bien une question, mon cher Harry Madge ? fit-il tout à coup en se levant.

 

– Faites-la, répondit simplement le spirite. Je suis à votre disposition.

 

– Des expériences auxquelles vous venez de nous faire assister, il découle logiquement qu’il est possible, par le seul moyen de la volonté, de connaître, de deviner plutôt, l’endroit où se trouve une personne, les actes auxquels elle s’est livrée, le chemin qu’elle a parcouru. C’est bien cela ? Je ne me trompe pas ?

 

– Vous ne vous trompez pas. C’est fort possible, répondit Harry Madge. Le sachem vous en a donné tout à l’heure une preuve tangible.

 

Tous les regards s’étaient dirigés sur William Boltyn.

 

On se demandait avec curiosité où il voulait en venir.

 

Aussi froidement en apparence que s’il avait discuté les clauses d’un traité financier, le milliardaire continua :

 

– Cette puissance de divination dont vous nous avez fait voir les effets sur nous-mêmes, pourriez-vous l’appliquer à une autre personne ? Pourriez-vous dire, par exemple, ce qu’est devenu mon ancien majordome Tom Punch, et l’endroit où il se trouve actuellement ?

 

– Sans aucun doute, fit Harry Madge, le fakir vous le dirait.

 

– Eh bien, s’écria William Boltyn dont le regard métallique prit une acuité extraordinaire, un homme existe, bien que l’on ait prétendu qu’il soit suicidé ; et cet homme, il me tient à cœur de savoir ce qu’il est devenu. Je n’ai pas renoncé à venger la mort de Hattison.

 

– Léon Goupit ! s’écrièrent à la fois tous les milliardaires.

 

– Lui-même, gentlemen. Nos détectives ont été impuissants à retrouver sa trace. Il semble que, son acte criminel une fois accompli, il se soit évanoui en fumée.

 

– Il est peut-être mort, quoi que vous en pensiez, dit Harry Madge. En tout cas, c’est une question que je veux tirer au clair immédiatement… Je ne puis employer à cette tâche mes « suggesteurs » accoutumés, que vous voyez brisés de fatigue ; mais je m’y emploierai moi-même… Avez-vous quelque objet lui ayant appartenu ?

 

– Non, répondit William Boltyn. Mais voici sa photographie.

 

– Cela suffit.

 

Harry Madge prit le mince carton, le tint dans ses mains, et concentra sur lui toute la puissance de sa volonté. De nouveau, le bouton de cuivre qui terminait sa coiffure s’auréola.

 

Au bout d’un certain temps d’une attentive contemplation, les yeux du spirite cessèrent de briller ; et c’est d’une voix plus basse et plus effacée encore que de coutume qu’il murmura :

 

– Non, l’assassin n’est pas mort… Il a réussi à fuir de l’endroit où il était enfermé. Je le vois distinctement… Mais quelle aventure étrange, quels paysages de rêve se présentent à mes yeux !… Cet homme a pénétré dans une immense caverne antédiluvienne, d’une étendue aussi vaste que celle d’un des États de l’Union… Il se débat dans les ténèbres… Il a faim et il a froid. Il a peur… Il va mourir… Non ! Le voici sur un radeau… Le courant furieux du fleuve souterrain l’entraîne… Je le vois de seconde en seconde plus distinctement… Il approche de nous… Il est dans ce jardin… Il est ici… derrière ce mur !…

 

Harry Madge prononça ces dernières paroles d’une voix rauque.

 

Il s’était avancé jusqu’auprès du soupirail où se tenait Léon.

 

Mais celui-ci, qui avait tout entendu, fuyait déjà, de toute sa vitesse, à travers les bosquets du jardin.

 

Harry Madge le sentait parfaitement s’éloigner, devenir moins distinct.

 

S’arrachant violemment à l’état de vision psychique où il se trouvait, le spirite fit vibrer des timbres magnétiques, donna des ordres.

 

Une armée de serviteurs, auxquels s’étaient joints les milliardaires, se précipita à travers les jardins.

 

Seuls, impassibles au milieu du désordre, les quatre voyants étaient demeurés immobiles dans le brouillard azuré des lampes électriques.

 

Harry Madge calma l’impatience de ses hôtes, les rappela auprès de lui.

 

– Laissez mes serviteurs se charger de cette besogne, leur dit-il. Les murailles qui enclosent mon parc sont hautes. Il ne pourra pas s’échapper.

 

– Mais comment a-t-il pu pénétrer jusqu’ici ? Dans quel état se trouve-t-il ? questionna avidement William Boltyn qui, lorsqu’il s’agissait du criminel de Skytown, ne parvenait pas à rester maître de lui.

 

– Je commence à soupçonner bien des détails curieux relativement à la situation topographique de ma propriété, répondit le spirite. Ce serait trop long à vous expliquer maintenant. Sachez seulement que Léon Goupit a échappé à la mort d’une façon miraculeuse. Mais, continua-t-il en semblant évoquer de nouveau sa vision, il ne pourrait aller bien loin ; il est exténué de fatigue. Un torrent furieux l’a roulé dans ses ondes. Vêtu de loques, ruisselant d’eau, boueux, ensanglanté, la barbe inculte, les yeux caves, il grelotte de froid et de fièvre. On dirait un spectre.

 

Dans l’immense parc, des lumières apparaissaient entre les arbres.

 

Les serviteurs de Harry Madge exploraient tous les fourrés, scrutaient les moindres massifs avec leurs lampes électriques.

 

C’était une véritable chasse à l’homme.

 

Malgré les exhortations du spirite, William Boltyn ne pouvait plus contenir son impatience. Il se rongeait les ongles avec fureur, et poussait des jurons entrecoupés.

 

Il avait abandonné ses compagnons dans une clairière d’où ils surveillaient les poursuites.

 

Fiévreusement, il s’était rué en avant et avait rejoint les domestiques.

 

– Dix mille dollars, criait-il. Je donne dix mille dollars à celui qui le prendra.

 

Excités par la perspective de gagner une aussi forte somme, les serviteurs parcouraient au galop les allées du parc, le revolver au poing.

 

Leurs lanternes électriques inondaient de lumière blanche les massifs de cyprès et les halliers de jeunes arbrisseaux exotiques.

 

De temps en temps, ils se rejoignaient aux clairières, s’interrogeaient mutuellement sur la direction prise par le fugitif, et puis recommençaient leurs recherches.

 

Le parc de Harry Madge était enclos de hauts murs.

 

William Boltyn le savait, et cela le tranquillisait un peu.

 

« Quoi qu’il fasse, se disait-il, Léon Goupit ne pourra pas nous échapper cette fois. Il est bien à nous. Nous tenons notre vengeance. »

 

Mais tout à coup, assez près de l’endroit où il se trouvait, le milliardaire entendit plusieurs détonations.

 

Il se précipita dans la direction d’où elles partaient.

 

– Ah ! le brigand ! criait un des domestiques. Je l’ai manqué ! Il a escaladé le mur. Il a sauté de l’autre côté.

 

Le milliardaire se livra à un véritable débordement de fureur. Il invectiva le serviteur.

 

Sa rage, sa déception ne connaissaient plus de bornes.

 

Harry Madge et les autres Yankees accouraient à leur tour, attirés par les coups de revolver.

 

Boltyn, qui ne se contenait plus, ne parlait de rien moins que d’organiser une battue dans la campagne environnante.

 

Harry Madge l’en dissuada.

 

– Il est bien inutile, dit-il, de donner l’éveil sur nos projets de vengeance. Le criminel est à notre merci. Exténué et à demi mort de froid comme il l’est, il n’ira pas bien loin. Nous n’aurons, du reste, qu’à renouveler l’expérience de tout à l’heure, pour connaître l’endroit où il se trouve.

 

– À l’instant même, s’écria William Boltyn. Il ne faut pas lui laisser le temps de s’éloigner.

 

– Non, gentlemen, pas ce soir, répondit gravement le spirite. Malgré toute la puissance de ma volonté, il me serait impossible de répéter actuellement l’expérience ; et le sachem indien n’est pas plus que moi en état de le faire… Ma puissance de vision est limitée. Je me sens affaibli. J’ai besoin de fortifier de nouveau ma volonté par le repos et la méditation… Avant quarante-huit heures, je ne pourrai vous donner aucun renseignement sur Léon Goupit.

 

William Boltyn ne cacha pas son désappointement.

 

– Je n’attendrai pas quarante-huit heures pour faire jouer le télégraphe, dit-il. Je vais lancer le signalement du bandit dans toute la région.

 

– C’est certainement une excellente idée, appuya Harry Madge non sans une intonation railleuse.

 

Harry Madge semblait vouloir dire que, jusqu’ici, le télégraphe n’avait pas servi à grand-chose dans cette affaire, puisque, bien que son signalement et sa photographie fussent partout, Léon Goupit avait échappé à toutes les recherches.

 

– Je vous donne donc rendez-vous ici même dans deux jours, ajouta-t-il, si toutefois vos détectives n’ont pas à ce moment mis la main sur le fugitif. Je renouvellerai l’expérience de ce soir.

 

Tout en parlant, les milliardaires avaient repris le chemin du palais de marbre noir.

 

Mais Harry Madge ne reconduisit pas ses hôtes dans la grande salle oblongue où avait eu lieu la séance. Il les mena le long d’une terrasse qui dominait une sorte de ravin, dans lequel apparaissaient les ruines d’un temple hindou.

 

Il leur fit traverser la grande cour de mosaïque violette, et les arrêta devant le monumental perron qui faisait vis-à-vis à la porte d’entrée.

 

Immobiles sur leurs sièges, les cochers-chauffeurs des autocars semblaient n’avoir pas fait un mouvement depuis les cinq longues heures que leurs maîtres avaient pénétré dans le palais.

 

Les milliardaires prirent place, chacun dans son véhicule.

 

Automatiquement, la porte s’ouvrit pour leur livrer passage.

 

Les voitures s’ébranlèrent et se mirent en marche.

 

La lourde porte se referma sans bruit.

 

Debout sur le perron de son palais, Harry Madge resta longtemps les bras croisés, dans une attitude méditative.

 

Ses prunelles, noyées d’ombre, embrassaient tout le paysage nocturne.

 

Ses lèvres s’agitèrent, comme pour prononcer une incantation.

 

Puis, lentement, à travers le dédale des corridors somptueux et funèbres, il regagna la salle oblongue où l’attendaient les quatre voyants.

 

Pendant ce temps, Léon Goupit, après être resté plusieurs minutes étendu sur le sol sans pouvoir se relever, avait repris péniblement sa course.

 

En escaladant la muraille, il s’était fait, aux mains et aux genoux, de profondes écorchures. Il était tombé si malheureusement, qu’une de ses jambes lui causait maintenant une douleur intolérable.

 

Défaillant de faim, brisé de fatigue et de fièvre, ses vêtements mouillés collés sur la peau, il lui fallait faire des efforts inouïs pour continuer sa marche, pour ne pas se laisser choir, demi-mort, dans quelque coin.

 

Mais il y allait de sa vie.

 

Léon ne se faisait, à ce sujet, aucune illusion.

 

S’il tombait entre les mains des milliardaires, ceux-ci l’exécuteraient sommairement.

 

Après ce qu’il venait d’entendre, l’attitude de Harry Madge et de ses compagnons, lorsqu’il avait été question de lui, ne lui laissait aucun doute.

 

D’innombrables pensées se heurtaient dans le cerveau du fugitif. Il ne parvenait pas à les assembler.

 

Ce qu’il voyait de plus clair, c’était que les Yankees organisaient une nouvelle entreprise.

 

L’étrange personnage, dont la coiffure se terminait par une boule de cuivre, l’avait dit.

 

Celui-ci proposait d’employer une arme nouvelle contre les Européens. Et sans avoir compris totalement la nature des expériences auxquelles il avait assisté d’une façon providentielle, Léon sentait bien qu’il y avait là quelque chose de terrible.

 

Cette pensée l’absorbait tellement, qu’il en venait même à oublier la douleur cuisante de sa jambe, et la faim qui lui tenaillait l’estomac.

 

Il ne pensait pas non plus à se demander dans quel endroit il se trouvait, et quelle était la ville dont il apercevait au loin les mille lumières électriques.

 

À l’orient, derrière un immense parc dont il côtoyait maintenant la grille, Léon voyait maintenant les étoiles s’éteindre.

 

Une lueur diaphane grandissait de minute en minute. C’était le jour naissant.

 

Pourtant, à mesure qu’il s’avançait vers la ville, il semblait à Léon que le paysage ne lui était pas inconnu.

 

– Ma parole, fit-il tout à coup en s’arrêtant, c’est drôle comme il y a des villes qui se ressemblent. Ne dirait-on pas, là-bas, les usines de conserves de William Boltyn ! C’est à se croire à Chicago !

 

La route que Léon avait suivie dans la campagne aboutissait à une large avenue bordée de cottages, que desservait un car électrique dont le jeune homme côtoyait maintenant les rails.

 

Il marchait, la tête baissée, traînant la jambe, luttant contre la fatigue.

 

Tout à coup, derrière lui, un roulement de machine, un appel de trompe le firent sursauter.

 

Il s’écarta, pour laisser le passage libre au car qui s’avançait à toute vitesse, et il releva la tête pour le voir passer.

 

Il n’eut pas plutôt jeté les yeux sur la plaque indicatrice qu’il poussa une exclamation de surprise.

 

– Chicago ! s’écria-t-il… Voyons, je ne rêve pas, je ne suis pas devenu fou !

 

Léon ne trouvait pas de mots pour exprimer son ébahissement.

 

– J’ai bien lu Chicago, répétait-il… Eh bien, par exemple, voilà qui est encore plus surprenant que tout le reste… Combien de temps s’est-il donc passé depuis mon entrée dans la caverne ?… Il me semble que, hier encore, j’étais dans les montagnes Rocheuses.

 

Les derniers doutes qu’il conservait s’évanouirent bientôt.

 

À mesure qu’il pénétrait dans les faubourgs de la ville, il reconnaissait tantôt un bar, tantôt un magasin où il était venu jadis, lors de son séjour à Chicago avec Olivier Coronal, avant de partir en voyage en compagnie du pseudo-touriste anglais, le détective Bob Weld.

 

« Après tout, finit par se dire Léon, si je ne peux pas expliquer comment il se fait que je sois à Chicago, je constate que j’y suis, c’est le principal. Ce n’est pas plus extraordinaire que toutes les autres aventures qui me sont arrivées depuis que j’ai quitté Skytown. »

 

Le brouillard de rêve dans lequel il croyait marcher se dissipait un peu.

 

Il comprenait maintenant que les milliardaires s’étaient réunis dans le palais de Harry Madge. Il était à Chicago !…

 

Une à une, les boutiques du faubourg s’ouvraient.

 

Il faisait maintenant tout à fait jour ; et les commis et garçons de bar regardaient Léon avec mépris, le prenant pour un de ces vagabonds qui pullulent en Amérique.

 

Le jeune homme, en effet, offrait un aspect lamentable.

 

Nu-tête et couvert de boue jusqu’aux oreilles, ses vêtements humides déchirés en vingt endroits, les yeux hagards et brillants de fièvre, le visage encadré par une barbe inculte, il avait l’air d’un coureur des bois dans le plus complet dénuement.

 

Dans tous les regards qui s’arrêtaient sur lui, Léon croyait lire une menace.

 

Il tremblait d’être reconnu et arrêté.

 

Pourtant, la faim le torturait tellement que, s’armant de courage, il pénétra dans un bar et s’affaissa, plutôt qu’il ne s’assit, devant une longue table de marbre qu’occupaient déjà des égorgeurs de porcs et des mécaniciens.

 

– Que voulez-vous ? demanda rudement le patron, qui s’était avancé, d’un air presque menaçant, en le voyant entrer.

 

– Donnez-moi à manger, dit Léon. N’importe quoi.

 

– Parbleu, je sais bien, n’importe quoi, ricana l’homme. Les vagabonds comme vous ne sont pas difficiles. Mais payez d’avance l’ami. Nous verrons après.

 

Il n’y avait pas à répliquer.

 

Avec la pointe d’un couteau, Léon décousit la doublure de son gilet, et tira d’une petite poche secrète les quelques bank-notes que la prudente Betty avait eu l’idée de mettre ainsi à couvert des pickpockets.

 

Le patron du bar se radoucit aussitôt.

 

– Voulez-vous du rosbif avec des pommes de terre ? demanda-t-il. Je n’ai pas autre chose.

 

– Oui, dit le jeune homme. Une pinte de bière avec. Cela me suffira.

 

Tout en grommelant, le patron le servit et lui rendit sa monnaie. Les égorgeurs et les mécaniciens n’avaient pas perdu un détail de cette scène.

 

– Il semble que vous avez bon appétit, fit l’un deux. D’où venez-vous, de ce pas ?

 

Pour satisfaire la curiosité générale, Léon raconta qu’il avait été dévalisé par des coureurs de bois qui lui avaient volé son cheval et tous ses bagages.

 

– J’ai dû m’enfuir à travers la campagne, dit-il. Je suis tombé dans un fossé plein d’eau. Cela vous explique le désordre de mes vêtements.

 

Cette aventure est tellement fréquente en Amérique, que personne ne mit en doute les paroles du jeune homme.

 

– Je voudrais bien aussi, ajouta-t-il, acheter quelques vêtements d’occasion. Peut-être pourriez-vous m’indiquer un fripier avec lequel je puisse m’entendre.

 

Les ouvriers se concertèrent un moment entre eux.

 

– Venez avec nous, l’ami, dirent-ils en se levant, après avoir avalé d’un trait une rasade de gin. Nous allons vous indiquer où vous trouverez votre affaire.

 

Léon avait terminé son repas.

 

Il se sentait un peu ragaillardi par la respectable tranche de rosbif entourée de pommes de terre bouillies qu’il avait fait disparaître en un clin d’œil.

 

Il suivit les ouvriers.

 

– Nous n’avons guère le temps de vous conduire, dirent ceux-ci. Il faut que nous allions à notre travail. Mais suivez le faubourg ; et prenez la deuxième rue sur votre droite, vous trouverez, à quelques pas, la boutique d’un vieux juif qui vend des habits d’occasion. Vous vous arrangerez avec lui.

 

Léon remercia les ouvriers, et se dirigea du côté qu’ils venaient de lui indiquer.

 

Quelques instants après, il ressortait de chez le juif, vêtu d’un complet à carreaux, chaussé de snow-boots, et coiffé d’un chapeau de feutre mou.

 

Pour six dollars, il avait eu tout l’habillement, y compris une chemise blanche et une cravate.

 

Mais Léon gardait toujours la trace des souffrances qu’il avait endurées.

 

Ses traits bouleversés, ses yeux fiévreux, sa barbe inculte attiraient sur lui l’attention des passants.

 

Sa jambe le faisait horriblement souffrir. Il se raidissait contre la douleur.

 

Il lui fallait gagner le centre de la ville. Son projet était arrêté.

 

– Pourriez-vous m’indiquer où demeure M. William Boltyn, le fabricant de conserves ? demanda-t-il à un policeman.

 

– William Boltyn, le milliardaire qui a marié sa fille à un ingénieur français !… Je pense bien, tout le monde à Chicago connaît son hôtel. C’est au numéro C de la Septième Avenue.

 

– Ah ! sa fille s’est mariée avec un Français, fit Léon en affectant un air étonné. C’est justement elle que je voudrais voir.

 

– En ce cas, repartit le policeman, sa demeure fait face à celle de son père. C’est un petit hôtel entouré d’un jardin. Vous ne pouvez pas vous tromper.

 

Dans les rues, la foule grossissait à chaque instant.

 

Il pouvait être maintenant huit heures du matin.

 

Les ouvriers, les employés se rendaient à leur travail, en courant, ainsi que les hommes d’affaires, les banquiers et les commerçants qui se dirigeaient vers leur office.

 

Léon héla un cab, et se fit conduire jusqu’au commencement de la Septième Avenue.

 

– Va-t-il être surpris de me voir arriver chez lui, ce pauvre monsieur Olivier, murmurait-il. Il me croit sans doute mort, ou tombé dans les mains des milliardaires, ce qui, au fond, est à peu près la même chose… Ah ! comme j’avais raison de ne pas douter de lui… J’ai bien compris, cette nuit, qu’il ne s’est pas allié aux milliardaires yankees. Il aurait été avec eux, tandis que son nom n’a pas même été prononcé.

 

Cette constatation causait à Léon une véritable joie.

 

« Je vais me confier à lui, se disait-il, lui raconter ce qui m’est arrivé et le mettre au courant des secrets que j’ai surpris cette nuit. Il saura bien me fournir les moyens d’échapper aux milliardaires. »

 

Lorsque, après avoir remonté à pied la Septième Avenue pendant une centaine de mètres, Léon se trouva en présence de l’hôtel Boltyn, il se sentit pâlir malgré lui.

 

Ne courait-il pas au-devant d’un danger certain ? N’allait-il pas être arrêté immédiatement par les domestiques ?

 

Il se décida pourtant à traverser l’avenue.

 

Il avait cru reconnaître la maison d’Olivier Coronal.

 

Il appuya sur le timbre de la porte d’entrée.

 

– Que désirez-vous ? lui demanda un lad d’une voix arrogante.

 

– C’est bien ici qu’habite M. Olivier Coronal ?

 

– Parfaitement. Mais il n’est pas visible, répondit le domestique qui, l’ayant toisé dédaigneusement, prenait sans doute Léon pour un solliciteur.

 

Le Bellevillois ne savait comment faire.

 

Il ne voulait pas dire son nom. C’eût été donner l’éveil ; et d’autre part, il avait besoin de voir son ancien maître immédiatement.

 

Le hasard le servit à souhait.

 

Comme il continuait d’insister auprès du lad pour être introduit, Olivier Coronal lui-même apparut dans le vestibule.

 

Il sortait pour se rendre aux usines Strauss.

 

En voyant un homme parlementer avec le domestique, il s’informa de quoi il s’agissait.

 

– Laissez entrer cet homme, dit-il au lad… Je n’avais pas consigné ma porte ce matin…

 

Il ne veut pas me reconnaître en public, pensa Léon. Il attend que nous soyons seuls.

 

– Que désirez-vous, mon ami ? lui demanda l’ingénieur en le regardant à peine.

 

– Je voudrais…, balbutia Léon interloqué… Je voudrais vous parler confidentiellement.

 

– Est-ce long ? continua Olivier dont le visage paraissait soucieux. Je suis assez pressé.

 

Le domestique s’était éloigné.

 

– Vous ne me reconnaissez donc pas ? fit Léon à mi-voix.

 

L’ingénieur le regarda en face.

 

Il étouffa une exclamation de surprise.

 

– Comment, c’est toi ! mon pauvre Léon, fit-il en baissant la voix… Viens, suis-moi, ajouta-t-il précipitamment.

 

Et il se dirigea vers son cabinet de travail.

 

Lorsqu’ils y eurent pénétré, quand la porte fut bien close, les deux hommes s’étreignirent avec effusion.

 

– Comme tu es changé ! fit Olivier Coronal en se reculant de deux pas pour le mieux examiner… Je ne te reconnaissais pas… Mais qu’as-tu donc ? Tu semblés exténué et grelottant de fièvre. As-tu faim ?

 

– Oh ! non, m’sieur Olivier, j’ai de l’argent et je viens de manger tout à l’heure, dit Léon qui sentait perler à ses cils des larmes d’émotion. Mais je suis brisé de fatigue. Il me semble que je vais tomber…

 

Et, de fait, l’inventeur n’eut que le temps d’allonger les bras pour y recevoir le jeune homme.

 

Il le conduisit à sa propre chambre, et le fit s’étendre sur un divan en plaçant des coussins sous sa tête.

 

– Es-tu mieux ? Te sens-tu quelque douleur ? interrogeait-il, en lui prodiguant ses soins.

 

Léon le remerciait faiblement.

 

Ses yeux se fermaient.

 

Au bout de quelques minutes, il finit par s’endormir d’un sommeil lourd et agité.

 

CHAPITRE XIX

Querelles de ménage

 

Ce matin-là, à peine réveillée, Aurora avait sonné sa femme de chambre, s’était fait vêtir à la hâte ; et sans même prendre le temps de jeter un regard sur sa toilette, elle s’était rendue chez son père.

 

Elle savait que, la veille au soir, il y avait eu une réunion des milliardaires dans le grand salon de l’hôtel, et elle brûlait du désir d’apprendre ce qui s’y était passé, quelles décisions on y avait prises.

 

Par les fenêtres de son cabinet de travail, Olivier Coronal l’avait vue sortir, traverser l’avenue, et pénétrer dans le grand vestibule du palais de son beau-père.

 

Olivier, lui aussi, savait que William Boltyn avait convoqué la veille ses associés.

 

Il l’avait appris à la suite de l’entrevue qu’était venu lui demander le père de sa femme, entrevue où il lui avait proposé de succéder à Hattison comme directeur de leur entreprise.

 

« Aurora ne devrait pas agir de la sorte à mon égard, s’était dit tristement Olivier en voyant la jeune femme disparaître dans le vestibule. Elle me garde rancune de n’avoir pas accepté l’offre de son père. Mes convictions ne sont rien pour elle ; et c’est pour cela qu’elle s’empresse d’aller le voir ce matin. »

 

Cette mesquinerie de sentiments désolait Olivier.

 

Il avait espéré, dans les premiers temps de son mariage, qu’il finirait par modifier le caractère et la manière de voir d’Aurora, qu’il la rendrait sensible à d’autres satisfactions que celles procurées par l’or et le luxe, qu’il la ferait s’intéresser à son idéal de paix et de bonheur universels. Mais il sentait bien qu’il se heurtait à des préjugés trop profondément enracinés, et que, chaque jour, la différence de race et de sentiments s’accuserait entre sa femme et lui.

 

Maintenant, assis au chevet de Léon Goupit, il se félicitait de ce qu’Aurora fût absente.

 

Un peu auparavant, elle lui avait fait parvenir un mot, l’avertissant qu’elle déjeunerait avec son père. Olivier avait donc plusieurs heures devant lui pour s’occuper librement de Léon Goupit, dont l’état réclamait des soins immédiats.

 

Sur le divan où il était étendu, le jeune homme entrouvrit les yeux.

 

– Je me suis endormi, fit-il en essayant brusquement de se lever. Je vous demande pardon, m’sieur Olivier.

 

– Il ne s’agit pas de cela, fit l’inventeur en lui replaçant doucement la tête sur les coussins… Comment te trouves-tu ?

 

– Mais à part ma jambe qui me fait encore un peu mal, je n’ai plus rien du tout, m’sieur Olivier, s’écria Léon dont la mine tirée et les yeux fiévreux démentaient les paroles. Je vais me lever.

 

– Non pas. Tu vas encore attendre un peu, fit Olivier. Pour le moment, tu vas boire ce verre de bordeaux, et faire honneur à cette collation que je t’ai préparée pendant ton sommeil.

 

– Comme vous êtes bon, m’sieur Olivier ! Vous ne vous attendiez pas à me voir arriver ! Vous me croyiez mort, n’est-ce pas ?… Il est vrai que, si je suis encore vivant, c’est bien par miracle. Vous dire ce qu’il m’est arrivé d’aventures incroyables !…

 

Malgré sa curiosité, Olivier Coronal imposa silence à son ancien serviteur.

 

– Mange et bois d’abord, fit-il. Ce bordeaux va te remonter un peu. Tu parleras ensuite.

 

– Vous savez que c’est moi qui ait fait sauter Skytown et tué le vieil Hattison, commença Léon aussitôt qu’il eut pris la collation et en baissant instinctivement la voix. Vous l’avez bien appris par les journaux ?

 

– En effet ; et même j’ignorais ce que tu étais devenu. J’étais fort inquiet à ton sujet. Sais-tu bien, malheureux, que ta tête est mise à prix par le syndicat des milliardaires, et que ta photographie est reproduite par tous les journaux ?

 

– Je sais tout cela ; et c’est précisément pourquoi je suis venu me réfugier ici. Je vais vous demander les moyens de me déguiser le mieux possible ; puis je vous prierai de faire venir un cab qui me transportera à la gare, où je prendrai mon billet pour New York… Ce n’est que lorsque je serai sur le pont du navire, en pleine mer, que je me considérerai comme sauvé.

 

– Tout cela sera fait. Je suis à ta disposition, dit l’ingénieur. Mais explique-moi, de grâce, par quel coup d’audace miraculeux tu as réussi à pénétrer dans l’arsenal de Skytown et à le détruire sans perdre la vie et sans donner l’éveil.

 

– Le hasard m’a beaucoup servi, dit Léon, dont la physionomie hâve et fiévreuse s’illumina d’un sourire de triomphe.

 

Et il raconta sommairement à Olivier Coronal la découverte du ballon dirigeable, la mort du vieil Hattison, la disparition des hommes de fer, le pillage et l’incendie des ateliers par les ouvriers révoltés, la fuite de sa femme avec le vieil Irlandais, enfin ses propres aventures à travers les bois et la rencontre du reporter-détective qui avait réussi à le murer tout vivant dans une excavation des montagnes Rocheuses. Il termina par le récit, plus merveilleux encore, de son séjour dans l’immense caverne antédiluvienne et de son arrivée dans les jardins du spirite milliardaire.

 

L’ingénieur ne pressa point Léon de lui conter, par le menu, les péripéties de ses aventures.

 

Le temps était précieux.

 

En un clin d’œil, le Bellevillois eut rasé sa barbe, ne conservant que des favoris, qui lui donnaient une physionomie très américaine.

 

Il fut ensuite conduit, par son ancien maître, à la salle de bains.

 

L’eau tiède détendit ses nerfs et diminua sa fièvre.

 

Ensuite Olivier Coronal voulut, lui-même, lui couper les cheveux.

 

Ainsi transformé, coiffé d’un chapeau melon à larges bords, vêtu d’un costume d’Olivier, Léon était absolument méconnaissable.

 

La blessure de sa jambe, recouverte d’un tampon de ouate imbibée d’un liquide antiseptique, ne lui faisait presque plus mal.

 

Il ne restait, de son ancienne fatigue, qu’un invincible besoin de sommeil.

 

Dans la crainte qu’il ne s’endormît pendant le trajet de l’hôtel à la gare, Olivier voulut monter avec lui dans le cab qu’il avait envoyé chercher et qui attendait à la petite porte de l’hôtel.

 

À la gare, l’embarquement du fugitif s’accomplit sans encombre.

 

Léon remercia chaleureusement l’ingénieur du dévouement dont il venait de faire preuve à son égard, et prit place dans un confortable sleeping-car. Quelques minutes après, il ronflait à poings fermés ; et telle était sa fatigue, qu’il ne se réveilla qu’un peu avant New York.

 

Il trouva à l’endroit convenu, en arrivant dans cette ville, une lettre de sa chère Betty.

 

La bonne hôtesse qui lui remit ce message, Mme Buisson – la même qui avait logé autrefois la petite troupe des ingénieurs français venus pour construire le subatlantique –, assura Léon qu’elle avait, elle-même, assisté à l’embarquement de la jeune Irlandaise sur un des paquebots de la Compagnie Transatlantique.

 

Léon, maintenant tout à fait rentré en possession de son énergie et de sa vigueur, se mit aussitôt en quête d’un navire en partance.

 

Il eut la chance de trouver un navire de commerce français qui retournait à Bordeaux avec une cargaison de blé et de cuir brut.

 

Il s’entendit sans difficulté avec le capitaine du paquebot, La Ville de Bordeaux, qui devait prendre la mer le lendemain même.

 

Léon s’était fait porter sur les livres du bord sous un pseudonyme bien américain.

 

Il put ainsi s’embarquer sans avoir été inquiété ni même soupçonné de personne.

 

Quand La Ville de Bordeaux fut au large de la gigantesque statue de la Liberté qui éclaire la rade de New York, il ne put s’empêcher d’adresser aux Américains en général, et en particulier aux milliardaires un de ces gestes irrévérencieux que le langage familier dénomme « pied-de-nez ».

 

Le capitaine, un gros homme au nez vermeil, à l’air réjoui, fut quelque peu étonné de cette manifestation.

 

– Est-ce à moi que vous adressez ces gracieusetés ? demanda-t-il, moitié riant, moitié fâché.

 

– Ma foi non, dit Léon de son air gouailleur. C’est à des gens de New York qui ont essayé de me rouler et qui n’y ont pas réussi… Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les Américains je ne les aime pas du tout, mais là pas du tout !

 

– Ce sont pourtant vos compatriotes.

 

– Pensez-vous !… scanda Léon de son accent le plus faubourien. Non, mais voyons, vous ne m’avez donc pas regardé !

 

Cette idée d’être pris pour un Américain amusait tellement le jeune homme, qu’il éclata de rire, au grand ébahissement du capitaine qui, du reste, finit par n’avoir plus aucun doute sur la nationalité de son passager.

 

Commencé sur ce ton, l’entretien ne pouvait se terminer que très cordialement.

 

Au bout d’un quart d’heure, Léon et le capitaine étaient devenus de vieux amis.

 

La Ville de Bordeaux semblait être un excellent marcheur et s’éloignait rapidement de la côte américaine sous l’impulsion d’un bon vent d’est.

 

Léon était désormais à l’abri de ses ennemis.

 

Ajoutons qu’il avait eu soin, quelques instants avant son départ, de faire adresser à Olivier Coronal, par l’excellente Mme Buisson, une dépêche rassurante.

 

L’ingénieur avait été très troublé du récit que lui avait fait Léon.

 

Tout un monde de réflexions s’agitait dans son esprit pendant qu’il gagnait pédestrement, après avoir dit adieu au Bellevillois, le petit pavillon qui lui servait de laboratoire à l’usine Strauss.

 

« Ainsi donc, se disait-il, les milliardaires, après l’explosion de leur arsenal, n’ont pas renoncé à leur monstrueux projet, et cette fois ils ajoutent aux engins de destruction matériels tout l’effort de sciences mal connues, de ces sciences dont l’intelligence moderne a peine à distinguer encore les éléments, et qui pourtant sont capables de produire les plus redoutables catastrophes… L’Europe et la civilisation ne sont point préservées par la mort d’Hattison et l’anéantissement de ses engins… Le péril peut avoir pris une autre forme, mais il n’en est pas moins imminent, pas moins terrible.

 

« Ah ! pourquoi suis-je lié par ce mariage, que j’ai dû accepter par reconnaissance ! Ma place n’était pas aux côtés de la fille d’un milliardaire américain… Je devrais être maintenant auprès de mes amis, là-bas, à Paris, où ils combattent le bon combat. »

 

De toute la journée, Olivier ne put travailler.

 

Comme un malade en proie à l’insomnie, il tournait et retournait dans son cerveau toutes sortes d’idées et de résolutions, sans pouvoir se résoudre à en adopter aucune.

 

Il rentra, le soir, à son hôtel, en proie aux mêmes perplexités.

 

Aurora avait passé toute la journée chez son père.

 

À la grande surprise de la jeune femme, le milliardaire lui avait semblé beaucoup plus gai que de coutume.

 

Il avait reçu sa fille avec quelque peu de la bonne humeur de jadis.

 

De nouveau, l’ancienne confiance, qu’ils avaient eue l’un pour l’autre, semblait régner.

 

– Quoi de nouveau, père ? demanda Aurora toute souriante. Est-ce que votre réunion d’hier s’est bien passée ?

 

– Admirablement.

 

– Tant mieux. Vous tenez de nouvelles inventions ? Vous avez découvert un nouveau directeur ?

 

– Mieux que cela.

 

– Des explosifs étonnants ?

 

– Mieux encore.

 

– Je ne sais pas… Un canon qui envoie des boulets jusqu’en Europe ?

 

– Tu es folle ! Mais ce que nous avons à notre disposition est tout aussi surprenant. Je vais te le dire, si tu me promets d’être discrète.

 

– Oh ! père, protesta Aurora, comme blessée d’un tel soupçon.

 

– Eh bien, continua le milliardaire, voici… Harry Madge, qui est véritablement un homme étonnant, a découvert des espèces de magnétiseurs, des sorciers, appelle-les comme tu voudras, qui lisent à des centaines de lieues de distance les choses les plus cachées. Ils devinent même la pensée, guérissent les blessures d’un seul regard, et font pousser et fleurir des plantes en quelques minutes. Enfin, ils exécutent toute sorte de miracles.

 

– C’est vraiment incroyable, fit Aurora.

 

– C’est pourtant vrai. Tu comprends qu’avec de pareils alliés, les Européens n’ont qu’à se bien tenir. Nos voyants liront à travers les murs des ministères les documents les plus confidentiels. Ils s’approprieront les inventions que l’Europe garde jalousement. Ils connaîtront d’avance le plan des villes et des forts, les ressources des États, la pensée des généraux et des diplomates.

 

– Pourrai-je assister à ces expériences merveilleuses ? demanda timidement la jeune femme.

 

– Certes oui. Mais à condition, bien entendu, que tu me donnes ta parole de Yankee que ton mari n’en saura jamais rien… Mais ce n’est pas tout. Je ne t’ai pas tout raconté.

 

– Il y a encore d’autres merveilles.

 

– Oui. Grâce à nos voyants, je vais pouvoir, avant peu, mettre la main sur l’assassin de l’ingénieur Hattison. Nous avons failli l’attraper hier soir… Harry Madge l’a vu, caché derrière un mur épais ; et il m’a promis de me donner demain des renseignements exacts… Léon Goupit ne peut d’ailleurs échapper d’aucune façon. Il est exténué, blessé, mourant de faim, et il doit errer dans les environs de Chicago. J’ai déjà fait télégraphier son signalement dans toutes les directions. Les plus fins détectives sont à ses trousses. Il sera peut-être pris ce soir ou demain. Dans tous les cas, son arrestation est imminente.

 

– Mais, dit Aurora, dont l’intelligence très logique voulait à toutes choses des explications complètes, comment se fait-il que ce fugitif se trouvât si près de vous ?

 

– Ah ! voilà ce qu’il y a de mystérieux ! Nous n’avons encore pu expliquer tout à fait comment cet homme, qui doit être extrêmement rusé, a pu connaître notre réunion et pénétrer dans une propriété si bien gardée. Harry Madge prétend qu’il a été porté par le courant d’un fleuve souterrain.

 

– Voilà qui est aussi surprenant que tout le reste, dit Aurora.

 

Le père et la fille continuèrent ainsi à commenter les événements de la veille jusqu’à l’heure du déjeuner auquel son père voulut qu’elle assistât.

 

Elle ne rentra qu’assez avant dans l’après-midi, tout heureuse d’avoir reconquis en partie la confiance paternelle.

 

En pénétrant dans son salon, elle y trouva Kate, sa femme de chambre, grande Yankee jaune et sèche, aux longues et larges dents, qui, tout en feignant d’épousseter les meubles, affectait les mines discrètes d’une bavarde qui grille d’envie d’être interrogée.

 

– Mon mari est-il rentré déjeuner ? demanda Aurora.

 

– Non, madame, répondit perfidement la camériste. Il est sorti en voiture avec un de ses amis.

 

– Ah ! dit la jeune femme, assez surprise, car Olivier ne fréquentait personne. Qui était-ce ? Sans doute M. Strauss.

 

– Oh ! non madame, ce n’était pas M. Strauss… C’était un personnage fort mal mis, vêtu comme un homme du peuple et qui avait bien la mine d’un gibier de potence.

 

En prononçant ces paroles, le visage de la femme de chambre avait pris l’expression du plus profond mépris.

 

– Comment ! un gibier de potence ! dit Aurora, froissée. Tâchez de veiller un peu sur vos paroles, et sachez que votre maître ne reçoit que des personnes de toute respectabilité.

 

– Je n’ai pas eu l’intention d’offenser madame, fit Kate humblement.

 

– Que je n’aie pas l’occasion de vous adresser deux fois ce reproche. Votre maître reçoit qui il veut. Cela ne vous regarde pas. C’était sans doute quelque compatriote de M. Coronal, quelque Français tombé dans la misère, et à qui mon mari a dû remettre un secours.

 

– Madame doit avoir raison, dit sournoisement Kate. M. Coronal est d’une générosité inépuisable. Ainsi, ce matin, il a conduit lui-même l’homme qui est venu le voir dans la salle de bains, puis ensuite, dans son propre cabinet de toilette, où il lui a fait revêtir un de ses costumes. L’individu, qui était entré ici la barbe inculte et l’air exténué de fatigue, en est ressorti rasé de frais, n’ayant gardé que des favoris à la yankee et complètement transformé. Ils sont ensuite mystérieusement partis en cab en passant par la petite porte de l’hôtel.

 

Aurora était de plus en plus étonnée.

 

Elle eût voulu imposer silence à sa camériste : mais le récit l’intéressait malgré elle.

 

Quel pouvait bien être cet individu envers qui son mari avait usé de tant de familiarité ?

 

Cela l’intriguait.

 

Jamais pareil fait ne s’était produit depuis son mariage.

 

– Vous dites que mon mari a conduit cet homme dans la salle de bains ? demanda-t-elle.

 

– Oui, madame. Et même l’homme devait être blessé ; car Monsieur est venu chercher la pharmacie comme pour faire un pansement.

 

Aurora se tut pendant quelques minutes.

 

Elle marchait, à pas lents, dans le salon, sans pouvoir se décider à s’asseoir ou à sortir de la pièce.

 

– Et savez-vous où mon mari est allé ensuite avec cet homme ? fit-elle de nouveau.

 

– Je n’en sais rien, répondit Kate. Si madame le désire, je pourrai le demander au lad qui est allé chercher le cab. Il le sait peut-être.

 

– Vous êtes stupide. Vous ai-je parlé de cela ? s’écria Aurora avec colère.

 

La camériste venait de lui faire sentir le rôle indigne qu’elle jouait en ce moment.

 

Son orgueil se révoltait à l’idée d’interroger les domestiques.

 

– Sortez, dit-elle. Et ne me reparlez plus de cela, si vous tenez à rester à mon service.

 

Kate se retira en s’excusant.

 

Aurora s’approcha d’un guéridon et prit une revue qu’elle se mit à feuilleter.

 

Mais son esprit était ailleurs.

 

Elle finit par poser la brochure avec un geste d’énervement.

 

– C’est extraordinaire, fit-elle à mi voix… Un homme exténué de fatigue et blessé… Ce sont exactement les mêmes expressions dont mon père s’est servi tantôt en parlant de l’assassin d’Hattison. Et pourquoi cette transformation complète, ce départ précipité ?

 

Un rapprochement se faisait dans l’esprit de la jeune femme, entre le récit que lui avait fait son père et les événements qui s’étaient passés durant son absence. Elle avait beau se dire que ce n’était sans doute qu’une coïncidence, et – n’ayant jamais su que Léon Goupit avait été le domestique d’Olivier – penser qu’il n’y avait aucun rapport entre son mari et l’assassin d’Hattison, elle ne parvenait pas à se convaincre.

 

Elle avait été sur le point de prévenir son père de ce qu’elle venait d’apprendre ; mais un dernier scrupule la retint.

 

Elle pouvait se tromper ; et son mari ne lui pardonnerait jamais cette fausse dénonciation.

 

« Je vais attendre le retour d’Olivier, se dit-elle, et, sans avoir l’air d’y attacher de l’importance, je lui demanderai des explications… Si je me trompe vraiment, si ce n’est pas Léon Goupit qui est venu ici, il ne se refusera pas à satisfaire ma curiosité. Du reste, pour ne pas lui laisser soupçonner que je tiens ces renseignements de Kate, je lui dirai que, des fenêtres de mon père, je l’ai vu sortir en voiture. »

 

CHAPITRE XX

Le retour à la maison paternelle

 

Toute la première partie du repas du soir fut silencieuse. Olivier, toujours plongé dans ses réflexions, mangeait du bout des dents.

 

Aurora ne savait comment s’y prendre pour engager l’entretien sur le sujet qui lui tenait tant au cœur.

 

Enfin Olivier rompit le premier le silence glacial qui pesait sur la petite salle à manger.

 

– Je vous demande pardon, Aurora, fit-il ; mais j’ai été si fort occupé aujourd’hui que je n’ai pu venir déjeuner.

 

– La chose tombait d’autant mieux, dit Aurora du ton cassant qu’elle prenait les jours de brouille, que je vous avais fait prévenir que je déjeunais chez mon père.

 

– Oui, cela s’est arrangé à merveille, repartit Olivier distraitement.

 

Et il sembla retomber de nouveau dans son silence.

 

Mais cela ne faisait pas le compte d’Aurora.

 

Aiguillonnée par la curiosité, elle voulait savoir, dût-elle pour cela mettre son mari en colère.

 

Olivier se fâcherait, puis reviendrait ; et elle connaîtrait la vérité sur le mendiant.

 

– Puis-je savoir, dit-elle en souriant, si ce sont des recherches scientifiques ou des bonnes œuvres qui vous ont tant occupé aujourd’hui ?

 

– Les unes et les autres.

 

– C’est qu’aussi, repartit la jeune femme, il me semble que vous ne sachiez pas être maître de vous-même. Votre temps, votre peine et même vos dollars appartiennent à tous ceux qui veulent en faire usage. On abuse de vous, mon ami ; et si je ne vous connaissais pas comme un homme qui ne sait rien refuser, je pourrais parfois me froisser des procédés que vous employez pour soulager les infortunes de vos compatriotes.

 

– Qu’est-ce à dire ? fit Olivier en fronçant les sourcils.

 

– Il paraît, dit avec un certain embarras Aurora qui regrettait déjà un peu sa sortie, il paraît qu’il est venu, pendant mon absence, un étranger – sans doute un de vos compatriotes –, que vous l’avez mené dans votre propre chambre, servi et habillé vous-même, et qu’ensuite vous êtes partis ensemble en voiture.

 

– Eh bien, fit le jeune homme dont la colère allait croissant, voyez-vous donc quelque inconvénient à ce que je reçoive et secoure ceux de mes compatriotes qu’il me plaît d’assister ?

 

– Aucun. Cela ne me regarde pas. Mais vous êtes trop bon.

 

– C’est possible, mais c’est un principe chez moi. Tout le monde a besoin d’indulgence. Il m’en faut à moi-même en ce moment, pour ne pas me fâcher du manque de délicatesse dont vous faites preuve en faisant espionner mes actions par vos domestiques, et en vous permettant de critiquer mes actes.

 

Jamais Olivier n’avait dit à Aurora de semblables paroles.

 

Ce langage, dont la sévérité était due en grande partie à ses préoccupations de la journée, fit bondir de colère la jeune milliardaire, accoutumée à voir tout plier devant son caprice.

 

– Vraiment ? s’écria-t-elle en se levant d’un brusque mouvement. Avant de vous poser en redresseur de torts, il serait plus urgent d’examiner votre propre conduite, et de la modifier dans un sens moins hostile. Vous devriez respecter davantage mes convictions et celles de mon père. Votre conduite de cet après-midi n’est pas explicable. Elle autorise toutes les suppositions.

 

L’ingénieur ne répondit pas.

 

Il commençait à s’apercevoir du but d’Aurora en engageant cet entretien.

 

Il sentait que bientôt il n’allait plus être maître de sa colère, et il faisait des efforts inouïs pour rester calme.

 

– Je vous le disais tout à l’heure, que vous étiez trop bon ! continua railleusement le jeune femme dont les lèvres pincées et le léger frémissement des narines dévoilaient l’exaspération ; mais, dans de semblables conditions, votre bonté peut paraître suspecte… Il est des gens qu’on ne reçoit pas chez soi, lorsque, comme vous, on se pique de délicatesse. Vous auriez dû comprendre que les obligations que vous avez à mon père vous interdisaient de prendre parti contre lui, en facilitant la fuite du criminel dont il est en droit de réclamer une juste vengeance.

 

– Mais vous êtes, folle, Aurora ! s’écria Olivier. Votre orgueil, votre vanité vous aveuglent… L’homme dont vous parlez est mort, vous le savez aussi bien que moi, puisque les journaux ont annoncé son suicide.

 

– Les journaux ont menti. Hier soir, l’assassin d’Hattison a été vu par mon père lui-même, dans les environs de Chicago… Comment m’expliqueriez-vous votre départ précipité par la petite porte de l’hôtel, et la transformation complète, le déguisement que vous avez fait subir à l’individu avec qui vous êtes parti en cab. Vous voyez que je ne me trompe pas. Vous ne pouvez me donner de raison plausible. C’est donc bien de Léon Goupit qu’il s’agit.

 

Olivier s’était levé, lui aussi.

 

– Je vous prie de mettre un terme à vos questions, fit-il en regardant fixement Aurora. Pensez et supposez tout ce que vous voudrez. Je ne vous dois aucune explication.

 

En prononçant ces paroles, l’ingénieur se dirigea vers la porte de la salle à manger.

 

– Et vous croyez que je tolérerai cela ! s’exclama la fille de William Boltyn… Vous aurez facilité la fuite d’un criminel pour l’arrestation duquel mon père donnerait cent mille dollars ; et j’assisterais sans rien dire à de tels agissements ! Vous vous méprenez étrangement sur mes sentiments… Je vais informer mon père, à l’instant même, de ce qui s’est passé, ici, en mon absence. Demain, Léon Goupit sera arrêté.

 

Olivier s’était retourné, livide de fureur.

 

Il revint sur ses pas, et s’arrêta en face d’Aurora.

 

– Vous êtes bien décidée à faire cela ? interrogea-t-il d’une voix toute changée. Vous avez réfléchi, avant de prononcer ces paroles ?

 

– Je n’ai pas à réfléchir, mais seulement à agir. Vous attaquez mon père ; vous intervenez dans une question qui ne vous concerne nullement… Il est de mon devoir de le mettre en garde contre vos menées.

 

Aurora se préparait à se diriger du côté de la porte.

 

La colère barrait son front de rides. Elle paraissait décidée à tout.

 

– Vous ne sortirez pas, dit froidement Olivier Coronal.

 

Les bras croisés, le dos appuyé contre la porte, l’ingénieur se tenait en face de la jeune femme, le regard plein d’une énergique résolution.

 

– Je ne sortirai pas ! dit Aurora en trépignant. C’est ce que nous verrons. Laissez-moi passer.

 

– C’est inutile, vous dis-je.

 

– C’est indigne ! On n’a jamais vu faire pareille violence à une dame américaine.

 

– Je ne vous fais point violence, dit Olivier.

 

– Tant pis, je passerai quand même.

 

La jeune femme se précipita donc contre l’ingénieur ; et sans réfléchir aux conséquences de l’action qu’elle commettait, elle le prit par les épaules et essaya de l’arracher de la porte à laquelle il était adossé.

 

Mais Olivier était aussi ferme qu’un roc.

 

Aurora ne put réussir même à le faire changer de place.

 

Elle finit par renoncer à sa tentative, et alla se réfugier, sanglotante, dans l’angle le plus éloigné de la pièce.

 

– Aucun gentleman n’approuverait la manière dont vous vous êtes conduit ce soir, dit-elle à travers ses larmes.

 

– Je suis seul juge de ma conduite, répondit froidement Olivier.

 

Pourtant il ne pouvait s’empêcher d’être ému des larmes d’Aurora.

 

C’était la première fois depuis leur mariage qu’il la contredisait sérieusement, qu’il la voyait pleurer.

 

– Voyons, dit-il d’une voix qu’il essayait de rendre digne, mais où son apitoiement perçait malgré lui, vous êtes une enfant. Pourquoi vous êtes-vous mêlée d’épier ma conduite et de contrecarrer mes projets ?

 

– C’est vous qui contrecarrez ceux de mon père… Pourquoi vous faites-vous complice de l’assassin de l’ingénieur Hattison ?

 

– Pourquoi votre père, lui, veut-il anéantir toutes les nations européennes ? Et cela dans le but le plus vil, pour gagner un argent dont il ne sait que faire, qu’il est incapable d’employer à un noble usage.

 

– Voilà maintenant que vous insultez mon père !… Vous aviez moins d’orgueil lorsque, après votre tentative d’espionnage à Mercury’s Park, il vous a fait grâce de la vie, et qu’il vous a couvert de son autorité auprès de ses amis !

 

– Taisez-vous, Aurora. Il y a des bienfaits dont on perd tout le mérite en les reprochant avec autant d’amertume.

 

– Oh ! non, je ne me tairai pas ! s’écria Aurora en s’avançant au milieu de la pièce, et je vous crierai, pour que vous soyez bien convaincu de votre ingratitude : « Vous me devez la vie, monsieur ; et lorsque l’on a, envers une femme, une telle obligation, on montre pour elle plus d’amour et moins de brutalité !… » Il est vrai, ajouta-t-elle avec un rire nerveux, que, pour vous acquitter envers moi, vous m’avez épousée ! Ah ! tenez, vous ne m’avez jamais aimée.

 

– Mon amie, dit gravement Olivier, arrêtez-vous. Il en est encore temps. Ne mettez pas entre nous des paroles irréparables.

 

– D’abord, je ne suis pas votre amie ; et je veux mettre entre nous autant de paroles irréparables que je pourrai. Tenez, je vous hais !…

 

Et la jeune femme prononça ces mots d’une voix rauque.

 

Elle était devenue presque laide de fureur.

 

Sa bouche crispée, son front barré de rides volontaires, sa face empourprée la faisaient ressembler à quelque furie.

 

Olivier gardait le silence, le cœur serré d’une immense douleur.

 

Dans toute autre occasion, il eût cédé. Mais il fût mort plutôt que de sacrifier le salut de son ami à la colère d’une femme.

 

Aurora continuait, cependant, incapable d’arrêter le flot débordant d’invectives qui montait à ses lèvres.

 

– Oui, je vous hais ; et je maudis le jour où je vous ai confié le soin de mon honneur et de mon bonheur. Vous n’êtes capable d’assurer ni l’un ni l’autre. Ah ! pourquoi donc ai-je eu la sottise de me remettre aux mains d’un Européen sans cœur, qui préfère à la femme qu’il dit aimer de sottes idées humanitaires.

 

– Aurora, dit Olivier avec tristesse, la vie commune sera désormais bien difficile entre nous. Je crois que jamais nos deux caractères ne s’entendront.

 

– Oh ! non, jamais. Jamais plus, s’écria la jeune femme d’une voix mordante, corrosive et rauque. Je vous ai dit que je vous détestais ; je vous le répète encore. Vous êtes le plus lâche et le plus vil des hommes… Voulez-vous me laisser sortir, maintenant ! Je veux me retirer chez mon père. Lui seul m’aime véritablement.

 

– Vous vous retirerez chez votre père si vous voulez, mais pas toutefois avant que mon ami ne soit en sûreté. Je vous déclare que ma résolution est inébranlable ; et je ferai, en dépit de vous, tout ce qu’il faudra pour en assurer l’effet.

 

Aurora se promenait de long en large dans la pièce, comme une bête féroce dans sa cage.

 

Soudain, d’un mouvement brusque, elle se précipita du côté de la fenêtre, l’ouvrit, et s’élança pour l’enjamber.

 

Mais Olivier avait deviné son intention.

 

Prompt comme l’éclair, il avait saisi la jeune femme par la taille, et l’avait déposée sur un fauteuil. Puis il avait refermé la fenêtre.

 

Aurora gardait maintenant un silence farouche.

 

L’altération de son visage et la crispation de ses traits dévoilaient seules son agitation intérieure.

 

Olivier, pâle comme un mort, le cœur profondément torturé, ne perdait pas des yeux la jeune femme.

 

Celle-ci, de nouveau, éclatait en sanglots.

 

Un fleuve de larmes coulait le long de ses joues.

 

– Ah ! dit-elle d’une voix qui remuait Olivier jusqu’au plus profond de l’âme, je n’aurais jamais cru subir chez moi, à deux pas de la maison de mon père, un semblable affront. Lui, qui peut tout avec ses milliards, n’a trouvé qu’une chose d’impossible : me rendre heureuse… Mais, continua-t-elle d’une voix moins irritée, espérez-vous donc me garder ainsi à vue pendant longtemps ?… Allez-vous continuer, devant vos domestiques, l’injure de votre surveillance et de votre séquestration ?

 

– Aurora, dit Olivier, si vous voulez me donner votre parole d’honneur de ne pas aller voir votre père, de ne faire aucune démarche pour le prévenir, je vous rendrai votre liberté.

 

– C’est bien, fit-elle d’un air sombre. Je vous donne la parole d’honneur que vous me demandez, et je vais me retirer dans ma chambre.

 

Marchant avec la dignité d’une reine offensée, elle gagna, suivie d’Olivier, sa chambre, située à l’étage supérieur, et qui n’était séparée de celle de son mari que par un vaste cabinet de toilette.

 

– Bonsoir, Aurora, dit gravement Olivier.

 

– Bonsoir, monsieur, répondit-elle d’une voix sourde.

 

Et elle ajouta :

 

– Je vous ai donné ma parole de ne prévenir mon père d’aucune façon, avant demain soir. Je la tiendrai. Quoiqu’il me soit facile de lui téléphoner, je n’en ferai rien, puisque nous en sommes convenus. Mais ne croyez pas que l’assassin que vous protégez échappe pour cela à notre vengeance. Mon père possède des moyens d’investigation plus rapides et plus sûrs que tous ceux que l’argent et la science ordinaires peuvent donner. Je ferai, d’ailleurs, de cette arrestation une affaire personnelle. Ce sera ma revanche contre vos brutalités.

 

Olivier ne répondit pas, et s’en alla s’étendre sur son lit.

 

Il se passa plusieurs heures avant qu’il pût trouver le sommeil. Longtemps, à travers le silence de la maison endormie, il lui sembla distinguer le bruit affaibli de sanglots lointains.

 

Pendant toute la journée du lendemain, Aurora ne sortit pas de sa chambre.

 

Elle s’y fit servir son déjeuner et son dîner, laissant Olivier prendre seul ses repas dans la salle à manger.

 

Vers huit heures du soir seulement, elle descendit dans le salon du rez-de-chaussée.

 

Son mari s’y trouvait lorsqu’elle y pénétra.

 

Il tenait à la main un télégramme qu’il venait de recevoir.

 

– Je crois pouvoir sortir sans vous en demander l’autorisation, dit-elle sèchement. Vous aurez au moins la loyauté de respecter les termes de la promesse que vous m’avez imposée.

 

– J’allais moi-même vous délier de votre parole, répondit l’ingénieur. Vous êtes libre d’aller où il vous plaira.

 

Et tout en parlant ainsi, il avait froissé le télégramme qu’il tenait à la main, et l’avait jeté au milieu du feu de bois dans la cheminée du salon.

 

Le visage de l’ingénieur exprimait une satisfaction profonde.

 

Ses traits s’étaient détendus, son regard était moins sombre. Il semblait soulagé d’un grand poids.

 

– Il paraît que vous avez réussi dans votre entreprise, fit Aurora. Votre ami est maintenant en sûreté. C’est bien. Je vous laisse vos illusions à ce sujet. Souhaitez de ne pas les perdre avant qu’il soit longtemps.

 

Et sur ces paroles menaçantes qui traduisaient bien sa rancune, elle sortit du salon et gagna rapidement la porte qui donnait sur la Septième Avenue.

 

Elle trouva son père installé devant les appareils télégraphiques de son cabinet de travail.

 

Le milliardaire semblait de bonne humeur.

 

– J’allais te téléphoner, dit-il. As-tu donc été malade, pour n’être pas venue me voir de toute la journée ?… Mais tu sais que j’ai de bonnes nouvelles, ajouta-t-il aussitôt.

 

– Ah ! fit Aurora avec passion. Tant mieux. Est-ce que l’on aurait arrêté l’incendiaire ?

 

– Non, pas encore. Nos détectives le serrent de très près. Il sera peut-être entre mes mains dans quelques heures.

 

– Et comment cela ?

 

– On a suivi sa piste depuis le palais d’Harry Madge jusqu’à Chicago. Des ouvriers de mes abattoirs l’ont vu dans un bar des faubourgs. De là il s’est rendu chez un juif où il a dû changer d’habits. Ensuite on perd sa trace. Mais ce ne saurait être pour longtemps ! J’ai promis de fortes récompenses. Je ferai fouiller toute la ville s’il le faut.

 

– Eh bien, moi je sais où il est, ou plutôt où il était.

 

– Toi ? dit William Boltyn au comble de la surprise.

 

– Oui, mon père. Et tu chercherais vainement où il s’était caché… Chez moi !… Dans mon hôtel.

 

– Voilà qui dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer.

 

– Mais ce n’est pas tout. Il a réussi à prendre la fuite, et il est maintenant, autant que je puis croire, en sûreté, hors des États de l’Union.

 

William Boltyn, comme assommé par la nouvelle qu’il apprenait, était tombé sur son siège, et ne trouvait pas un seul mot à dire.

 

– Oui, continua Aurora, il s’est échappé. Et ce qu’il y a de plus vexant pour moi dans cette aventure, c’est que c’est mon mari qui, en mon absence, l’a accueilli, secouru, hébergé, et probablement conduit jusqu’à la gare.

 

– Je récolte ce que j’ai semé, dit amèrement le milliardaire… Voilà le résultat de ton mariage !

 

La jeune femme continua, baissant la tête devant le reproche.

 

– Quand j’ai appris ce qui s’était passé, j’ai voulu venir te prévenir. Mais mon mari me l’a défendu. Il a employé la force pour m’empêcher de sortir. Il s’est vanté hautement de son dévouement pour l’assassin. Il vient seulement de me relâcher, il y a quelques instants. Et encore ne l’a-t-il fait, à ce que j’ai deviné, qu’une fois bien certain que le fugitif était en sûreté.

 

– Je vais faire arrêter ton mari, dit William Boltyn avec un sang-froid effrayant.

 

– Non, mon père. Ne fais pas cela. Songe donc au scandale qui rejaillirait sur moi.

 

– Il sera arrêté, dit inflexiblement William Boltyn.

 

– Mon père, il ne faut pas agir de la sorte. Il serait d’ailleurs impossible d’établir nettement sa complicité. Pour moi-même, tu ne dois pas prendre une semblable résolution. Écoute ce que je te propose : après l’humiliation que j’ai reçue hier, je ne veux plus habiter avec Olivier. Je vais revenir prendre ma place près de toi. Je ne dis pas pour toujours, mais au moins pour longtemps.

 

– Pourquoi pas pour toujours ? Tu dois cependant être désabusée tout à fait maintenant. Tu ne dois plus conserver d’illusions sur le caractère du misérable que j’ai eu la faiblesse de te laisser épouser.

 

– Vous avouerai-je ce que j’éprouve, mon père ? Je ne puis me faire à l’idée de me séparer entièrement de l’homme que j’ai aimé… Je sais qu’il va souffrir atrocement de mon absence. Mais je serai très dure avec lui. Pour que je consente à ne pas demander le divorce, il faudra qu’il s’agenouille devant moi, qu’il fasse tout ce que je voudrai, et même tout ce que tu voudras.

 

– Tu es une enfant, dit William Boltyn avec dédain. À tes paroles, je vois que tu l’aimes plus que jamais. Mais je suis trop heureux de te voir revenir habiter près de moi pour ne pas en passer encore par ce caprice. Rédige une note, et Stephen ira chercher, immédiatement, chez ton mari les objets personnels que tu veux réclamer.

 

Aurora passa une nuit de douloureuse insomnie dans sa luxueuse chambre de jeune fille où elle s’était de nouveau réinstallée.

 

Vingt fois, avec son autoritaire violence d’enfant gâtée, elle fut sur le point de se lever, de s’habiller et de courir se jeter dans les bras d’Olivier. Mais sa rancune tint bon.

 

– Il me mépriserait trop, pensait-elle. Je serais à sa merci en toutes choses, si je faisais preuve d’une telle platitude.

 

Elle ne put s’endormir qu’au moment où une aurore blafarde commençait de monter dans le ciel, derrière les toits et les colonnes rouges de la ville fumeuse.

 

CHAPITRE XXI

Le Collège des sciences psychiques

 

Aurora dormait encore lorsque William Boltyn, véritablement admirable d’obstination, d’énergie et de sang-froid dans sa lutte contre les difficultés, s’installa dans son confortable car électrique, après avoir jeté au cocher l’adresse du palais de Harry Madge.

 

Le spirite, coiffé de son bonnet à boule de métal, et vêtu de son éternel pardessus-robe, reçut William Boltyn avec la politesse un peu taciturne qui lui était habituelle. Pour pouvoir parler plus librement, il le mena dans sa bibliothèque, qu’il avait machinée avec une baroque ingéniosité.

 

Cette bibliothèque occupait à elle seule une tour fort large et d’une prodigieuse hauteur.

 

Du haut en bas de cette tour, qu’éclairait une coupole vitrée, les volumes étaient disposés circulairement ; et le plancher, qui supportait les lecteurs et le mobilier de la salle, était mobile et disposé, au point de vue mécanique, comme un immense ascenseur.

 

Il suffisait de presser un bouton de métal pour se trouver transporté à la hauteur d’un sixième étage ou pour redescendre au rez-de-chaussée.

 

Ainsi, la hauteur du plafond de la bibliothèque était variable à volonté, et l’on pouvait commodément choisir les volumes dont on avait besoin.

 

Lorsque William Boltyn fut installé dans un confortable fauteuil à oreillettes, en face du spirite, celui-ci fit jouer son mécanisme, et les deux milliardaires s’enlevèrent rapidement jusqu’au niveau de la coupole vitrée d’où l’on découvrait un merveilleux paysage de forêts et de lacs, avec, au dernier plan, la ville de Chicago, sur qui planait un dôme de brouillards chatoyants.

 

– Vous savez que l’assassin est en sûreté, dit sans préambule William Boltyn.

 

– Je le sais, répondit Harry Madge. Il vogue maintenant sur l’Atlantique, et arrivera probablement en France sain et sauf. Mais, ma foi, cela n’a pas grande importance.

 

– Comment, pas d’importance, dit le milliardaire en bondissant.

 

Et son poing atteignit par inadvertance le bouton métallique qui commandait l’appareil.

 

Les deux interlocuteurs descendirent avec une vitesse vertigineuse, jusqu’aux derniers rayons de la bibliothèque.

 

William Boltyn s’était arrêté tout net.

 

– Vous voulez voir mes in-quarto ? dit ironiquement le spirite. Vous avez le goût des livres curieux ?

 

– Comme un poisson d’une pomme, répondit William Boltyn qui ne s’était pas déridé… Mais pourquoi disiez-vous que la fuite de l’assassin n’avait pas d’importance ?

 

– Elle n’en a aucune. Je vais vous expliquer pourquoi.

 

Tout en parlant, le spirite faisait remonter lentement la plate-forme, jusqu’au niveau de la coupole de cristal.

 

– Que peut nous faire, continua-t-il, la fuite d’un pareil misérable. Par la fatalité des choses et les moyens dont nous sommes armés, il doit immanquablement tomber un jour entre nos mains. De plus, je vois la question plus largement, et j’estime que c’est perdre son temps que de vouloir venger Hattison. C’est de l’enfantillage. Il sera beaucoup mieux vengé si nous réussissons dans nos projets.

 

– Vous avez raison, dit William Boltyn sérieusement. Je veux comme vous, désormais, sacrifier les points de détail au résultat capital. J’ai perdu beaucoup de temps à satisfaire des rancunes personnelles. Désormais nous les laisserons de côté.

 

– Oui, dit Harry Madge, et nous nous occuperons immédiatement de l’organisation de notre grand projet. Nous n’avons pas de temps à perdre.

 

– Je vois cette organisation d’une façon très simple, dit William Boltyn. Il s’agit de concentrer, à proximité de ce palais, tous les voyants suggesteurs, magnétiseurs que nous pourrons trouver dans l’Union. Certaines conditions, que nous exigerons d’eux, nous garantiront leur fidélité. Il faudrait pouvoir, d’ici deux ou trois mois, lâcher sur l’Europe une cinquantaine des plus habiles. Ils y feraient une première récolte de documents, de plans. Six mois plus tard le nombre de ces agents serait triplé.

 

– L’idée me paraît bonne, d’autant que ma réputation bien connue d’amateur de l’occulte me permettra de dissimuler entièrement notre véritable but par la construction d’un « Collège des sciences psychiques » où nos médiums seront soumis à un entraînement méthodique. Ils ne connaîtront de nos secrets que ce qu’il sera indispensable de leur en dire, et ils n’arriveront à notre entière confiance qu’après un certain temps d’épreuves et d’initiation… Les quatre initiés qui habitent en ce moment mon palais seront placés chacun à la tête d’une chaire de cette faculté d’un nouveau genre.

 

– Alors, c’est entendu. Je ne pense pas que nos associés fassent obstacle à une proposition aussi sage. Je me charge d’ailleurs de les informer de nos desseins et de vous faire connaître leur réponse.

 

– Quant à cela, dit Harry Madge, c’est une chose absolument mutile. Je connaîtrai leur réponse sans fatigue pour moi et sans dérangement pour vous. Ne suis-je pas outillé pour cela ?

 

– C’est vrai, dit Boltyn, j’oubliais que vous êtes un homme merveilleux, un homme qu’il ne serait pas bon d’avoir pour ennemi, conclut-il en manière de compliment.

 

Le spirite sourit.

 

– Vous savez, dit-il d’un ton confidentiel, que je ne vous ai encore fait voir que la moitié de mes expériences. Je réserve pour moi, jusqu’à nouvel ordre, toute la partie spéciale du spiritisme.

 

Une lueur d’orgueil éclaira le visage de Harry Madge, et se traduisit, au sommet de son bonnet, par une légère aigrette phosphorescente.

 

Les deux hommes se séparèrent, enchantés de la tournure que prenaient les choses.

 

Quelques semaines après, la Société des milliardaires avait acheté, non loin du palais de Harry Madge, le somptueux château d’un spéculateur qui s’était brûlé la cervelle après une infructueuse tentative d’accaparement de tous les cotons du monde entier.

 

C’était une immense construction, d’un aspect sévère et triste, pleine de longs corridors de granit, de salles voûtées, de larges escaliers de pierre.

 

Toutes les murailles étaient blanches. Dans chaque salle, d’étroites fenêtres, grillées de gros barreaux de fer, mesuraient le jour, et ne contribuaient pas peu à constituer un aspect d’ensemble tout à fait conventuel.

 

La Société des milliardaires avait visité la propriété.

 

Tout le monde s’était montré enchanté de l’acquisition.

 

– C’est tout à fait ce qu’il nous faut, avait dit Harry Madge. Ces salles dénudées et d’un aspect sévère sont très propices à la méditation, à l’exercice de la volonté. Nous allons pouvoir commencer en installant, ici, les quatre voyants qui habitent dans mon palais. Ensuite nous y enverrons nos pensionnaires, au fur et à mesure que nous les aurons engagés.

 

Mais ce jour-là, en rentrant chez lui, Harry Madge eut une grande déception. Deux seulement des voyants acceptèrent la proposition qu’il leur fit de les mettre à la tête d’un Collège des sciences psychiques et de former, d’exercer plutôt des suggesteurs destinés à surprendre les secrets armements des puissances européennes.

 

Le fakir, ennemi de toute vie active, presque arrivé au bienheureux nirvâna, grâce à plusieurs années de contemplation, n’eût voulu, pour rien au monde, s’assujettir aux luttes de la vie pratique, s’exposer à perdre de sa volonté et de sa personnalité, en se soumettant au contact des foules brutales d’Occident.

 

Au grand regret de Harry Madge, il repartit aux Indes, d’où il était venu pour se mettre en rapport avec quelques initiés du Nouveau Monde.

 

Harry Madge dut même se fâcher pour lui faire accepter quelques bank-notes.

 

– Je prendrai juste ce qui est nécessaire pour payer mon voyage, dit-il fièrement. J’ai pour amis des radjahs qui sont aussi riches que toi et qui me donneraient autant d’or et de pierres précieuses que je voudrais si je le désirais. Adieu. Cultive l’arbre de la justice, si tu veux goûter les fruits de la sérénité.

 

Le sachem Hava-Hi-Va tint à peu près un semblable langage.

 

Il considérait comme perdu tout le temps qui n’était point consacré à scruter le monde invisible.

 

Il partit, mais ne refusa point les bank-notes qu’on lui offrait.

 

– Ce n’est point pour moi, dit-il. Je les donnerai à mes frères rouges, qui sont pauvres, depuis que ceux de ta race leur ont volé leur territoire et leur richesse.

 

Saluant gravement, en soulevant son chapeau haut de forme orné de deux longues plumes rouges, le sachem retourna vers ses forêts.

 

Restaient les deux liseurs de pensée Smith et Jonas Altidor.

 

Ils n’avaient point eu les mêmes réserves que leurs collègues, et s’étaient mis avec ardeur à la tâche.

 

Jeunes et énergiques, ils possédaient au plus haut point l’esprit d’organisation.

 

Ils s’engagèrent formellement à réussir dans ce qu’on leur demandait, pourvu que l’on suivît exactement leurs prescriptions, et qu’on ne leur ménageât point les dollars.

 

Ainsi que des imprésarios, à la recherche de sujets d’élite, ils explorèrent les villes et même les bourgs, en quête de médiums hors ligne.

 

Chaque semaine, ils ramenaient au Collège des sciences psychiques une petite troupe de nouvelles recrues.

 

Leur arrivée constituait un spectacle curieux, auquel les milliardaires ne manquaient jamais d’assister.

 

Aurora, maintenant tout à fait réconciliée avec son père, s’y rendait quelquefois.

 

Il y avait là des types étranges. Lorsqu’on les avait vus une fois, leur image restait obstinément gravée dans la mémoire.

 

Les uns étaient chauves et obèses, les autres maigres et brûlés de consomption, tous vêtus de costumes singuliers et comme Aurora n’en avait jamais vu ailleurs.

 

– Tiens, disait-elle à son père, un matin qu’elle s’était rendue au fameux collège, regarde ce grand, aussi maigre qu’un squelette. Il a presque six pieds de haut ; on dirait qu’il n’a pas du tout de menton !… Il n’a qu’un nez en forme d’oiseau de proie, un front et des yeux.

 

– Tu oublies, repartit en plaisantant William Boltyn, ses oreilles qui sont immenses et garnies de bouquets de poils. Mais il est certain qu’il doit être effrayant à rencontrer le soir, avec son long pardessus blanc et le pyramidal haut-de-forme dont il grandit encore sa taille. De loin il doit ressembler à quelque tuyau d’usine.

 

– Et cet autre, observa Aurora, il a les moustaches si démesurées et les sourcils si broussailleux, que ses yeux luisent comme ceux d’un chat-tigre au fond d’un buisson.

 

– En revanche son voisin, qui doit être certainement atteint de tuberculose, semble pâle et décoloré comme un poisson sec.

 

– Je remarque, chez tous, un point commun. Ils ont des yeux d’une grandeur démesurée. Chez eux, le regard mange la face.

 

– Il faudra, conclut William Boltyn qui pensait aux choses pratiques, leur donner une apparence plus correcte. Ainsi réunis, les uns près des autres, ils sont par trop disparates et par trop étranges.

 

– La force mystérieuse qu’il y a en eux, dit Harry Madge qui s’était approché, les pénètre et rayonne de toutes parts. Mais nous les déguiserons en gentlemen corrects ; cela, en effet, vaudra mieux.

 

– De plus, ajouta William Boltyn, il faut leur faire donner, à tous, des leçons de français, d’anglais et d’allemand.

 

– Leur ignorance ne nous causera pas beaucoup d’ennuis, repartit Harry Madge. La plupart d’entre eux connaissent l’Europe pour l’avoir visitée à la suite de prestidigitateurs et d’exhibitionnistes. Beaucoup parlent trois ou quatre langues.

 

Harry Madge prévoyait et résolvait toutes les difficultés.

 

C’est ainsi que, trois mois après l’achat du Collège des sciences psychiques, les milliardaires furent conviés à une solennelle expérience.

 

La démonstration eut lieu dans l’immense cour intérieure du collège.

 

On y répéta, sur une plus vaste échelle, la plupart des expériences que les assistants connaissaient pour les avoir vues, une fois, chez Harry Madge.

 

Ainsi répétées, elles étaient véritablement stupéfiantes.

 

Les deux frères Smith et Jonas Altidor faisaient manœuvrer, avec un entrain et une discipline admirables, leur petite armée de médiums.

 

Le pouvoir de toutes ces volontés concentrées vers un même but apparaissait formidable.

 

Ils affrontèrent, sans être touchés, une décharge de carabines, forcèrent deux des milliardaires à s’agenouiller, et donnèrent à William Boltyn, émerveillé, des détails circonstanciés sur sa dernière opération financière.

 

– Mais, s’écria-t-il joyeusement, c’est un vrai régiment d’hypnotiseurs que nous avons là. Hurrah ! pour le régiment des hypnotiseurs !…

 

Tout le monde répéta d’une seule voix :

 

– Hurrah ! pour le régiment des hypnotiseurs !

 

CHAPITRE XXII

Divorce et départ

 

La brouille entre Olivier et Aurora durait toujours, sournoisement entretenue par les insinuations de William Boltyn, tout heureux d’avoir reconquis sa fille.

 

Cependant la jeune femme, quoique trop orgueilleuse pour faire les premiers pas, demeurait mortellement triste.

 

Elle souffrait beaucoup dans son affection pour Olivier.

 

Malgré toutes les distractions que son père cherchait à lui procurer, elle était retombée dans cet état de spleen dont elle avait tant souffert quelque temps avant son mariage.

 

Olivier, bien que vivement blessé par le départ de sa femme, avait supporté mieux qu’elle ce choc moral. Il avait trouvé un remède dans un travail acharné.

 

Outre le perfectionnement des appareils de télégraphie à distance dont il s’occupait toujours, il s’adonnait maintenant, lui aussi, à l’étude des sciences psychiques.

 

– Pourquoi, se disait-il, n’essaierais-je pas de défricher ce coin dédaigné du domaine de la science ?

 

Il avait écrit, pour exposer ses projets et raconter les derniers événements qui s’étaient produits, une longue lettre à l’inventeur du chemin de fer subatlantique, le vénérable Arsène Golbert.

 

Au fond, il s’ennuyait beaucoup.

 

Ses amis de France lui manquaient.

 

L’Amérique et les mœurs américaines lui étaient devenues absolument odieuses.

 

De plus, il éprouvait un agacement bien compréhensible du voisinage d’Aurora.

 

Chaque jour il était exposé à la rencontrer, à croiser son autocar, à voir s’arrêter sur lui son regard chargé de haine.

 

La jeune femme, qui souffrait encore plus que lui de cette situation, se décida à tenter une démarche.

 

Elle fit mander, chez son père, l’ingénieur Strauss, et le pria de négocier sa réconciliation avec Olivier.

 

Le vieux savant, qui aimait le jeune homme presque comme un fils, accepta cette mission avec joie.

 

Olivier demanda vingt-quatre heures pour réfléchir.

 

Au bout de ce temps, il fit parvenir à Aurora, par l’ingénieur Strauss, la lettre suivante :

 

Madame,

 

Je vous ai aimée et je vous aime encore sincèrement. J’avais fondé loyalement sur notre union tout mon espoir de bonheur pour l’avenir, et je vous dois les seules heures de tendresse, les seules joies d’amour que j’aie jamais goûtées.

 

Pourquoi faut-il que des questions de race, de fortune, d’éducation, élèvent entre nous des barrières infranchissables ! Vous êtes riche et je suis pauvre. Vous êtes fastueuse et je suis simple. Vous êtes américaine et je suis européen. Autant d’abîmes entre nous.

 

Après la scène qui a eu lieu entre nous, après les reproches et les paroles sanglantes que vous m’avez dites, je suis d’avis – quoiqu’il m’en coûte de prendre une pareille décision – que toute nouvelle tentative de vie commune entre nous est impossible.

 

Il vaut mieux nous séparer. L’un près de l’autre, nous souffrirons mutuellement, sans pouvoir arriver jamais à nous entendre.

 

Malgré toute votre bonne volonté, malgré toute la mienne, il y a des mots que nous n’oublierons pas. Et je sens que je n’arriverai jamais à modifier votre caractère.

 

Une autre raison, plus grave que toutes les autres, m’empêche d’entrer en arrangement, me force de fuir toute conciliation. Vous êtes dominée par l’influence de votre père de telle façon que je trouve toujours son image ou ses idées entre nous deux.

 

Voilà la grande raison de notre séparation.

 

Je vais sans doute regagner la France. Ce sera avec l’impérissable regret de vous avoir aimée sans avoir réussi à me faire assez aimer de vous pour obtenir votre entière confiance, le total abandon de vos préjugés de race et d’éducation.

 

Permettez-moi de vous le rappeler, je n’oublierai jamais que je vous dois la vie et je vous en garde une profonde reconnaissance. Vous n’avez eu que le tort de m’en faire ressouvenir un peu trop cruellement.

 

Soyez heureuse. Refaites-vous un intérieur plus conforme à vos goûts, à vos aspirations. Vous me saurez gré plus tard de n’avoir pas profité de vos avances, de vous avoir rendu votre entière liberté. Je ne veux garder pour moi qu’un souvenir et l’impossibilité d’être heureux désormais.

 

Aurora fondit en larmes lorsqu’elle eut pris connaissance de cette lettre. Pendant plusieurs heures, elle resta plongée dans une affliction sincère.

 

Son cœur saignait.

 

Elle sentait que quelque chose d’irréparable venait de s’accomplir. L’avenir lui apparaissait sous les funèbres couleurs du spleen et de la mélancolie.

 

Elle connaissait assez Olivier pour savoir qu’il ne reviendrait pas sur sa décision. Tout bas, elle se reprochait sa dureté et son manque de délicatesse.

 

Elle repoussa violemment son père qui s’empressait pour la consoler.

 

– Laissez-moi, fit-elle. Si je souffre, c’est bien de votre faute. Je n’ai pas su résister à votre influence, repousser vos conseils. C’est pour cela qu’Olivier ne m’aime plus.

 

Son désespoir, ses crises de nerfs, où elle se tordait les mains, où ses yeux prenaient tout à coup une fixité étrange, épouvantaient William Boltyn.

 

Le milliardaire, lorsqu’il voyait souffrir sa fille, eût donné tout ce qu’il possédait pour l’arracher à sa douleur et pour la voir sourire.

 

– Mais, dis-moi ce que tu veux. Que faut-il que je fasse ? finit-il par lui dire avec un accent de tendresse poignante qu’on n’eût pas soupçonnée chez cet homme dur et égoïste… Va le retrouver ! Laisse-moi seul !… Tout plutôt que de te voir souffrir de la sorte.

 

– Non, mon père, fit Aurora. Même dans ces conditions il ne voudrait pas de moi. Il est trop orgueilleux pour revenir sur ses paroles.

 

Le regard de la jeune femme était devenu tout à coup dur et volontaire.

 

Encore humides de pleurs, ses prunelles prenaient un éclat dur, son visage une expression farouche et presque sauvage.

 

– Croit-il donc que je vais m’humilier de nouveau ? s’écria-t-elle. Il demande la rançon de sa victoire. Eh bien, il ne l’aura pas. Moi aussi je suis orgueilleuse. J’en mourrai peut-être, mais je ne céderai pas.

 

Malgré les conseils de l’ingénieur Strauss, profondément affligé du peu de succès qu’avait eu son intervention, Aurora remplit les formalités du divorce, formalités qui sont extrêmement simples en Amérique.

 

Du moment où les conjoints sont d’accord pour se séparer, le magistrat les désunit le plus rapidement du monde, avec la même désinvolture qu’il avait apportée à les unir.

 

Olivier n’avait pas attendu cet événement pour préparer son départ.

 

Confiant ses intérêts à un sollicitor dont l’ingénieur Strauss lui promit de surveiller les agissements, il avait renvoyé à Aurora tout ce qui lui appartenait.

 

Ce ne fut pas sans chagrin qu’il quitta son ami Strauss, en lui promettant de venir le revoir avant qu’une année se fût écoulée.

 

Ce dernier eut autant de peine que lui de cette séparation.

 

Il avait pour le jeune ingénieur autant d’amitié que d’estime.

 

Il voulut l’accompagner jusqu’à la gare, et ne put dissimuler son émotion, lorsque Olivier eut pris place dans le wagon-salon qui l’emportait à New York.

 

Chose étrange, mais explicable, lorsque la locomotive eut sifflé et que le train s’ébranla, Olivier eut le sentiment d’un immense soulagement. Il lui sembla qu’on retirait de dessus ses épaules un manteau de plomb.

 

Il en avait donc fini avec l’Amérique et les Américains ; il était donc enfin en route pour l’Europe.

 

Il éprouvait une grande joie à la pensée de laisser derrière lui tous ces gens de chiffre et d’or.

 

Il connaissait en partie leurs projets ; il allait pouvoir maintenant lutter avec eux sans contrainte.

 

Jamais il ne s’était senti plus lucide, plus intelligent et mieux armé pour le combat.

 

Il avait la sensation d’un véritable rajeunissement de tout son être lorsqu’il débarqua à New York. Il se sentait des envies de faire des farces aux graves businessmen qui passaient au petit trot dans la crotte des rues. Il aurait voulu décorer leurs dos d’inscriptions ridicules tracées d’une main légère.

 

Il fit des visites, lut des journaux, écrivit des lettres, le tout avec un contentement intérieur qu’il avait rarement goûté.

 

Il prit place sur le paquebot avec la même allégresse, liant conversation sur le pont avec tous les compatriotes qu’il apercevait, au risque de se faire passer pour un bavard ou un homme mal éduqué.

 

De même que Léon, il vit disparaître les côtes de l’Amérique avec un inexprimable sentiment de satisfaction.

 

Il revenait en Europe !…

 

 

À quelques jours de là, un cortège de gentlemen, mis avec une élégance un peu prétentieuse, comme le font les Yankees lorsqu’ils veulent afficher leur bien-être et leur respectabilité, quittait le palais de Harry Madge, et prenait place dans un vaste omnibus qui se dirigeait vers Chicago.

 

William Boltyn et sa fille n’eussent certes pas reconnu, dans ces gentlemen corrects et guindés, les médiums, dont l’accoutrement bizarre et les figures étranges avaient excité leurs railleries quelques mois auparavant.

 

Aurora et son père, du reste, n’étaient pas là pour assister au départ des hypnotiseurs.

 

La jeune femme s’ennuyait mortellement.

 

Des idées de suicide la hantaient. Pour la distraire, pour essayer de lui faire oublier son chagrin, Boltyn l’avait décidée à voyager.

 

Ils étaient partis tous deux à bord de leur yacht ; et lorsque l’omnibus passa devant l’hôtel Boltyn, Harry Madge ne put s’empêcher de remarquer l’air de tristesse et d’abandon de la vaste et luxueuse demeure dont toutes les fenêtres étaient closes.

 

L’omnibus traversa Chicago, et ne fit halte qu’à la gare de l’« Atlantic Railway ».

 

Un train spécial attendait les hypnotiseurs.

 

Ils étaient là une cinquantaine de médiums, tous yankees, choisis parmi les plus intelligents et les mieux doués.

 

Les deux frères Altidor étaient parvenus à des résultats vraiment étonnants.

 

Nulle part ailleurs on n’eût trouvé un pareil bataillon de liseurs de pensée.

 

Harry Madge, il est vrai, n’avait épargné ni les dollars ni les promesses. La Société des milliardaires pouvait compter sur le dévouement et l’activité de ses agents secrets.

 

Pour mieux donner le change sur le véritable but du voyage, le spirite avait imaginé de les faire passer pour les membres d’une société artistique allant faire une tournée en Europe.

 

Sous le couvert de ce titre, ils passeraient inaperçus.

 

D’un commun accord, les milliardaires avaient décidé que les hypnotiseurs choisiraient tout d’abord la France comme premier théâtre de leurs opérations.

 

Ils exerceraient leurs facultés de lecture à distance sur les arsenaux, les forts, les ministères, et les ateliers, surprendraient le secret des inventions nouvelles ; en un mot réuniraient tous les renseignements nécessaires sur les ressources du pays en cas de guerre.

 

Quelques mois plus tard, le Collège des sciences psychiques serait en état de fournir un nouveau contingent de médiums qu’on dirigerait sur l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie et les autres États européens.

 

Ce n’était là que la première partie du programme que s’étaient tracé les milliardaires.

 

Ils voulaient, avant d’entamer la lutte, connaître la force des adversaires.

 

Immobile sur le quai de la gare, les bras croisés sur sa poitrine, Harry Madge avait en face de lui les deux frères yankees Smith et Jonas Altidor.

 

Les regards de ces trois hommes se croisaient.

 

Le vieux spirite, bien qu’il ne prononçât pas une parole, donnait ses dernières instructions aux directeurs de la petite caravane.

 

Ils communiquaient entre eux télépathiquement, et leur allure, comme extasiée, ne laissait pas que d’intriguer fortement les employés de la gare qui passaient à côté d’eux, roulant des chariots chargés de bagages.

 

Un énigmatique sourire éclairait le visage du milliardaire spirite, et ses yeux, effrayants de fixité, s’animaient de lueurs étranges.

 

Il semblait savourer d’avance la joie du prochain triomphe.

 

Quelques minutes après, le train s’ébranla dans la direction de New York.

 

Le régiment des hypnotiseurs allait fondre sur l’Europe sans défense.

 

La lutte allait s’engager de nouveau entre les deux continents.

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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