Gustave Le Rouge et Gustave Guitton

 

 

 

LA CONSPIRATION DES MILLIARDAIRES

TOME II

À coups de milliards

 

 

 

Paris, A. L. Guyot, série F
« Aventures extraordinaires » – 1899

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  Le chemin de fer subatlantique. 4

CHAPITRE II  La fureur d’Aurora. 26

CHAPITRE III  Le Bellevillois fait une trouvaille. 41

CHAPITRE IV  Un commanditaire inespéré. 64

CHAPITRE V  Les travaux du Subatlantique. 78

CHAPITRE VI  Une explosion sous-marine. 96

CHAPITRE VII  Une dépêche de Hattison. 115

CHAPITRE VIII  Manœuvres financières. 123

CHAPITRE IX  Triste séparation. 136

CHAPITRE X  Le détective Bob Weld. 148

CHAPITRE XI  Olivier Coronal et miss Aurora Boltyn. 166

CHAPITRE XII  La soirée. 172

CHAPITRE XIII  Le secret de miss Aurora. 184

CHAPITRE XIV  Un amour naissant. 197

CHAPITRE XV  Un cadavre mystérieux. 211

CHAPITRE XVI  Un ménage parisien. 225

CHAPITRE XVII  Les Tavernier. 241

CHAPITRE XVIII  Un vagabond qui demande du travail 255

CHAPITRE XIX  Un assassinat de Hattison. 265

CHAPITRE XX  La troisième enceinte de Mercury’s Park. 273

CHAPITRE XXI  Le bataillon des hommes de fer. 286

CHAPITRE XXII  Le prisonnier. 294

CHAPITRE XXIII  Les hôtes de Hattison. 301

CHAPITRE XXIV  Un dénouement inattendu. 315

À propos de cette édition électronique. 338

 

CHAPITRE PREMIER

Le chemin de fer subatlantique

 

Depuis quelques jours, les journaux parisiens commentaient avec force détails le mariage qui venait d’avoir lieu entre Ned Hattison, le fils de l’inventeur américain connu du monde entier par ses merveilleuses applications de l’électricité, et Mlle Lucienne Golbert, fille d’un savant réputé, membre de l’Académie des sciences de Paris, dont la récente invention d’une locomotive sous-marine occupait encore l’opinion publique.

 

« Ce mariage – écrivait une feuille qui paraissait bien informée – ne s’est pas fait sans amener de graves dissentiments. Le père du jeune homme, l’ingénieur Hattison, s’y était formellement opposé.

 

« Nous savons, de source sûre, qu’un désaccord existait entre lui et son fils, au sujet de miss Aurora Boltyn, la fille du milliardaire américain, dont les fabriques de conserves de viande, à Chicago, sont les premières du monde entier.

 

« C’est afin de dissimuler son peu d’enthousiasme pour miss Boltyn, que le jeune homme avait entrepris un voyage en Europe.

 

« Il avait fait, à Paris, la connaissance de Mlle Lucienne Golbert, dont il s’était épris. Pour l’épouser, il n’avait pas hésité à braver la colère de son père. Celui-ci avait même franchi l’Atlantique, pour essayer de dissuader son fils de cette union.

 

« Mais ni les supplications ni les menaces n’avaient pu fléchir le jeune homme. Une rupture violente s’en était suivie. L’ingénieur Hattison était retourné en Amérique. On prétendait en outre que l’affaire se compliquait de raisons politiques.

 

« Fils unique du savant américain, l’éminent ingénieur qu’est maintenant M. Ned Hattison, fut un élève brillant de l’école de West Point. Sa compétence en matière de balistique et de pyrotechnie est indiscutable. Sa mère, une Canadienne d’origine française, mourut alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Il semble avoir hérité d’elle son amour pour la France.

 

« Mlle Lucienne Golbert est une grande jeune fille sérieuse, instruite et d’une rare beauté. Leur mariage est maintenant une chose faite. Parmi les témoins, nous relevons le nom de M. Olivier Coronal, l’inventeur de la torpille terrestre. »

 

Pendant qu’à tort et à travers, les journaux publiaient, sur le mariage, les informations les plus fantaisistes, Ned et Lucienne, tout à la joie de s’aimer, étaient partis en Espagne pour un court voyage de noces.

 

Et durant ce temps, sous les ordres de M. Golbert, Tom Punch, leur intendant, terminait l’installation de la petite villa que le jeune Américain avait louée dans les environs de Paris.

 

Sur les bords de la Méditerranée, depuis Barcelone jusqu’à Malaga, leur voyage n’avait été qu’un enchantement.

 

Alors qu’en France, l’hiver commençait avec la chute des dernières feuilles, que les villes étaient ensevelies sous la brume, que les forêts dénudées frémissaient sous la bise, là le ciel était beau, le soleil resplendissant, les plaines et les vergers couverts de fruits.

 

Le bonheur de Ned l’avait transfiguré.

 

Il se sentait revivre vraiment depuis que Lucienne était sa femme.

 

Sa nature aimante, si longtemps contenue par une éducation rigide sous la tutelle de son père, éclatait librement dans un débordement de tendresse.

 

Il aimait maintenant, comme on n’aime qu’une fois, la jeune fille qu’il avait choisie pour sa douceur et son intelligence autant que pour sa beauté.

 

L’avenir lui paraissait moins sombre à présent qu’il avait à ses côtés sa chère Lucienne, qu’il était sûr de son amour.

 

En même temps qu’une épouse, Lucienne savait être une amie.

 

Elle se promettait bien d’être toujours pour son mari une compagne dévouée et fidèle ; de l’encourager dans ses travaux et dans ses luttes, de le consoler dans ses déceptions.

 

Parfois, au milieu de leur tête-à-tête, Ned était pris de tristesses brusques. Un pli amer barrait son front.

 

Il songeait aux dernières paroles de son père, aux violences dont le vieil inventeur était capable ; il craignait pour l’avenir.

 

Lucienne alors savait apaiser doucement son esprit, et chasser par un baiser ses appréhensions.

 

À Barcelone, ville cosmopolite et industrielle, premier port de l’Espagne, les jeunes mariés étaient descendus à l’International Hôtel, au cœur de la ville, sur la Rambla del Centra.

 

Cette avenue, qui sans égaler les Champs-Élysées est cependant fort belle, prolonge jusqu’au quai ses arbres séculaires, parsemés de kiosques où l’on boit, en passant, une tasse de chocolat, une coupe d’aguardiente[1] que, suivant la coutume espagnole, on fait suivre d’un grand verre d’eau glacée.

 

À son extrémité, faisant face à la mer, se trouve la statue de Christophe Colomb.

 

L’élément étranger tient une place considérable dans la population de Barcelone.

 

Le commerce du port y attire, en plus des Français, des Anglais, des Allemands, des Russes, toute une collection d’Espagnols aux types les plus variés et les plus pittoresques.

 

À côté des Catalans coiffés de la barrettina[2] nationale, la face rasée, la veste courte, la ceinture de laine aux hanches et les jambes nerveuses enserrées jusqu’aux genoux par des bas blancs, les Valencianos, les Andalous promènent les couleurs claires des foulards de soie qu’ils affectionnent particulièrement.

 

On rencontre dans les rues des marins de toutes les nations.

 

Les soldats, les gardes civils avec leurs costumes d’opérette : tricornes de toile cirée, buffletteries jaunes, et guêtres aux mollets, coudoient le long des boutiques les élégants caballeros drapés dans la cape nationale, les jeunes señoritas aux grands yeux noirs, aux lèvres rouges, qu’une duègne sévère accompagne à la promenade.

 

Lucienne était vivement intéressée par le spectacle nouveau pour elle de cette cohue bigarrée d’où montaient, avec des jurons mélodieux, d’étranges parfums.

 

Comme beaucoup de Parisiennes, elle n’avait jamais voyagé.

 

L’idée de se trouver à l’étranger, à des centaines de lieues de Paris, l’amusait.

 

Elle voulut tout voir ; le port avec son continuel va-et-vient de navires et de barques de pêches, le jardin zoologique et ses belles collections de fauves, la cathédrale au centre de laquelle se trouve un jardin.

 

Ned souriait de cette inlassable curiosité ; et parlant fort bien l’espagnol, se faisait son guide.

 

Après huit jours de halte dans la capitale de la Catalogne ils continuèrent leur excursion en suivant le littoral de la Méditerranée.

 

Séparée par des mers et des montagnes du reste de l’Europe, l’Espagne semble avoir dû à sa position géographique, d’être toujours restée rétrograde et hostile aux progrès effectués dans les moyens de locomotion.

 

Les rares chemins de fer qu’elle possède n’ont qu’une seule voie et marchent avec une désespérante lenteur.

 

Dans ce pays, les mœurs américaines n’ont pas encore pénétré.

 

Bien plus soucieux de respecter les traditions consacrées que d’introduire dans son existence les tracas d’une activité démesurée, l’Espagnol est rarement pressé.

 

Catholique fervent, et même superstitieux, le paysan vit semblablement depuis des siècles, de la culture nonchalante d’une terre qu’il n’essaie pas d’enrichir.

 

Il a les qualités de ses défauts ; et s’il est joueur, fanfaron, vaniteux, sa sobriété est exemplaire, son courage et son amour de la patrie sont classiques.

 

Du compartiment de première où ils voyageaient seuls, Ned et Lucienne regardaient, par les vitres baissées, le délicieux paysage qui, sous un ciel clair et ensoleillé, s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon.

 

À droite, les orangers épandaient dans l’atmosphère le parfum capiteux de leurs corolles blanches. Les branches au feuillage d’un vert sombre ployaient sous le poids des fruits dorés.

 

Des champs de maïs et des rizières mettaient çà et là leurs couleurs chaudes, leurs taches vertes.

 

Sur les routes, on voyait passer, en files interminables, les diligences attelées de six ou huit mules en poste, au milieu d’un nuage de poussière.

 

Les convois de mulets traînaient de ces lourdes voitures au moyen desquelles, plus encore qu’avec les chemins de fer, se font les transports en Espagne.

 

En tête, un petit âne dirige la caravane, de façon à éviter les fondrières et les voitures venant en sens inverse ; cependant que, nonchalamment étendu, le conducteur se livre aux douceurs de la sieste.

 

Puis c’étaient des forêts de chênes-lièges, dont les troncs écorchés ressemblaient à des gibets sanguinolents, des caroubiers, des plantations d’oliviers, de massifs de figuiers, de grenadiers offrant la tentation de leurs fruits savoureux.

 

À gauche, la mer s’étendait jusqu’à l’infini, une mer d’un azur profond, comme scintillant de lamelles d’argent, et dont les flots venaient caresser doucement les grèves de sable fin où des filets de pêcheurs séchaient au soleil.

 

Des bandes de marmots à moitié nus se disputaient le fretin d’une pêche que, plongés dans l’eau jusqu’à mi-corps, hommes et femmes faisant la chaîne, à chaque bout du filet, venaient de ramener à terre dans un frétillement argenté.

 

Au large, gagnant Valence ou Alicante, des bricks, des goélettes, gonflaient leurs voiles sous la brise qui fraîchissait. Des paquebots, empanachés de fumée, disparaissaient à l’horizon.

 

À Tarragone, les jeunes époux ne s’arrêtèrent pas.

 

Le long d’une voie bordée de platanes, le train filait à petite vapeur, à travers un paysage délicieux.

 

Le soir même ils s’arrêtaient à Valence dont les maisons en terrasse s’étageaient, blanches sous une lune d’argent bleu.

 

Valence, le pays classique des oranges, la ville dont le nom seul évoque le printemps éternel, le soleil toujours beau, la nature toujours en fête, est moins cosmopolite que Barcelone, d’une couleur locale plus véritablement espagnole.

 

À quelques kilomètres de la mer, elle étend, sur les deux rives de son fleuve, ses maisons pittoresques aux persiennes mi-closes, aux balcons ajourés, surmontés de terrasses où des loques multicolores s’alignent sur des cordes, où des gamins dépenaillés fument des cigarettes.

 

De longues promenades de palmiers, d’aloès, de cactus, bordées de fondas somptueuses, s’emplissent, à l’heure de la promenade, d’une foule élégante qui cause, fume et fait de grands gestes.

 

C’était aux environs de la Noël. Chacun faisait ses provisions de victuailles et de boissons, pour célébrer dignement la naissance du Christ.

 

Les rues avaient l’animation des jours de grande fête.

 

Sur la vaste place du marché couvert, un autre marché en plein air était installé.

 

Autour des boutiques brillamment éclairées, une foule réjouie s’entassait.

 

Les marchands ne pouvaient arriver à satisfaire l’empressement de leur clientèle.

 

Au bras de Ned, Lucienne se promenait par la ville.

 

– Et nos bons amis de France ? disait-elle. Et papa ? Et M. Coronal ? Et aussi ce brave Tom Punch ?… Avoue, Ned, que nous avons été un peu égoïstes de leur fausser compagnie. Il faut leur envoyer, d’ici, quelque chose, pour leur montrer que nous ne les oublions pas.

 

– Décidément, fit Ned, tu seras toujours un ange de bonté. Voyons ce que nous pourrons bien acheter pour eux.

 

Grâce à la sûreté de goût de Lucienne, ce ne fut pas long.

 

Dans une vieille boutique poussiéreuse, à proximité des fripiers chez lesquels on a pour deux pesetas[3] un habillement complet, ils firent la trouvaille de quelques objets d’art dont le vieux savant, amateur passionné de bibelots anciens, serait certainement ravi : une espingole en acier mauresque et curieusement damasquinée, un fauteuil aux bras et au dossier rectangulaires encore couvert de vieux Cordoue.

 

Quant à Olivier Coronal, sa bibliothèque s’enrichirait d’un merveilleux exemplaire du Don Quichotte de la Manche, illustré de gravures en taille-douce, et probablement de la première édition.

 

Ned eut la chance de le découvrir chez un juif, lequel vieillard à barbe blanche, coiffé d’un cafetan crasseux répondit en français à Lucienne, en anglais à Ned, et semblait disposé à offrir ses occasions dans deux ou trois autres langues, si les jeunes gens, heureux de leurs emplettes, ne s’étaient éclipsés.

 

Tom Punch, lui, en sa qualité d’intendant, recevrait, avec la recette curieuse du lièvre au chocolat, une cargaison toute fraîche de dattes et de grenades, et de plus une collection variée de ces piments et de ces épices sans lesquels il n’y a pas, pour les Espagnols, de cuisine possible.

 

– Ils doivent parler de nous là-bas, disait Ned. Qu’ils voient donc que nous pensons à eux.

 

Souvent ils parlaient d’Olivier Coronal comme d’un ami sûr, d’un cœur noble et élevé.

 

– C’est à lui que j’ai demandé conseil, ma Lucienne, lorsque je me suis enfin senti libre. Lui aussi t’aimait sans doute ; et pourtant il n’a pas hésité à nous mettre la main dans la main, à sacrifier l’affection qu’il te portait. Mais l’avenir lui prouvera que je ne suis pas un ingrat.

 

Comme ils revenaient à leur hôtel, des processions parcouraient les rues.

 

La Noël, en Espagne, est la plus grande fête de l’année. On distribue des aumônes. Dans certaines villes, on organise de grands banquets où, par esprit d’humilité, de nobles dames viennent elles-mêmes servir les pauvres et les vagabonds.

 

Ces coutumes charitables sont séculaires. Elles ont résisté aux révolutions et aux guerres civiles.

 

Aux portes des églises, des mendiants, drapant leur fierté crasseuse sous des haillons passés de couleur, les pieds nus dans les espadrilles de chanvre, le geste large, font ce jour-là une ample recette.

 

Des bandes de gamins, armés de bruyantes crécelles, parcourent les rues, installent leur orchestre assourdissant devant chaque boutique, jusqu’à ce que le patron leur ait donné quelque pécule.

 

Tous les cœurs sont à la joie.

 

La fière et malheureuse Espagne oublie, ce jour-là, sa misère, dans un hymne d’allégresse.

 

Quelques jours après, ayant poussé jusqu’à Malaga, dont les maisons blanches égaient nonchalamment tout le rivage, pays des jolies Andalouses, aux yeux trop grands et trop noirs, aux lèvres ardemment carminées, aux pieds mignons et bien cambrés, Ned et Lucienne reprenaient le chemin de Paris, emportant la vision des merveilleuses campagnes fleuries et parfumées.

 

Un intérieur coquet et confortable les attendait.

 

M. Golbert avait tout prévu. Dans les moindres détails on sentait la touchante sollicitude du vieillard.

 

– Combien je suis heureux de vous voir de retour, mes enfants, s’écria-t-il. Vous savez que je suis égoïste. J’ai besoin de vous sentir à côté de moi.

 

– Eh bien, à présent, monsieur mon papa, nous ne vous quitterons plus, fit Lucienne en l’embrassant tendrement. Vous allez voir comme nous allons vous cajoler à nous deux. À nous trois, ajouta-t-elle ; car j’espère bien que M. Coronal sera souvent notre hôte, n’est-ce pas, Ned ?

 

– J’y compte bien.

 

Dans la villa, l’existence prit son cours régulier.

 

M. Golbert avait assuré à sa fille une dot de cent mille francs.

 

Une vingtaine de milliers de dollars qui, pour Ned, n’eussent rien été en Amérique, lui étaient restés fort à propos, pour lui permettre d’attendre, quelques années, la situation qu’il espérait bien se créer par son travail.

 

Bien que Tom Punch ne fût guère utile à personne, Ned n’avait pas voulu se séparer de lui.

 

L’ex-majordome de William Boltyn lui avait donné des preuves nombreuses d’attachement.

 

Mais, dans ce décor étroit, qui ne rappelait en rien le somptueux hôtel de son ancien maître, dans cet intérieur bourgeois et rangé, Tom Punch était mal à son aise.

 

Il commençait à s’ennuyer, d’autant plus que, sans l’avouer à personne, il regrettait Paris et les brasseries de Montmartre, où ses talents de buveur et de joueur de banjo avaient eu tant de succès.

 

Ned était trop occupé pour faire attention à lui.

 

Dans un vaste bâtiment attenant à la villa, il avait fait installer un laboratoire.

 

Les projets de son beau-père sur la locomotive sous-marine l’intéressaient vivement.

 

Le savant avait eu raison de toutes les objections.

 

Il avait mathématiquement démontré à son gendre, qu’à part deux ou trois questions d’ordre secondaire, il ne manquait plus que des capitaux pour tenter l’entreprise.

 

– L’établissement d’une ligne sous-marine entre l’Europe et l’Amérique n’est pas du tout impossible, disait-il. Protégée par une estacade très solide, on commencerait à l’établir à partir du rivage. Là seulement les tempêtes sont à craindre. À vingt-cinq mètres de profondeur, la mer est toujours calme. Travailler sous l’eau n’est plus maintenant qu’un jeu. En plus de l’ordinaire cloche à plongeur nous disposons du ballon captif sous-marin, de l’ingénieur Pratti del Pozzo, qui nous permettra de descendre à toutes les profondeurs. Mais, comme vous le savez, le plateau calcaire qui, sous l’Océan, relie les deux continents, sauf quelques accidents de terrain, est à un niveau à peu près constant.

 

– Mais, pour l’établissement des rails ? Pour la construction du train, quel métal emploierez-vous que l’eau de mer n’oxyde pas ?

 

– Vous avez touché le point faible, mon cher Ned. Je ne peux pas encore vous répondre.

 

Huit jours après, en pénétrant dans le laboratoire, M. Golbert apprit que Ned venait de résoudre la question.

 

– J’avais bien pensé, pour blinder toutes les parties immergées, à l’emploi du chrome, dit le jeune homme. Or, je viens de trouver le moyen d’obtenir ce métal en grandes masses et à très bon marché. Voyez vous-même, fit le jeune ingénieur en lui mettant sous les yeux une formule chimique. Mais, chut ! ajouta-t-il en posant un doigt sur sa bouche, ceci doit être un secret pour tout le monde. Il ne faut pas qu’on nous devance.

 

Peu de jours après, Olivier Coronal, qui tout d’abord n’était venu que de temps à autre à la villa, cédait aux sollicitations de ses amis et s’y installait tout à fait, amenant avec lui Léon Goupit, le Bellevillois, le grand ami de Tom Punch qui n’était pas fâché, au milieu de cette atmosphère de science et d’austérité, de retrouver un joyeux compagnon de la trempe du serviteur d’Olivier Coronal.

 

Pour fêter l’arrivée de celui-ci, on organisa une petite fête intime.

 

Ce jour là, Tom Punch s’ennuya moins.

 

Le champagne qui pétillait dans les coupes lui rappela les somptueux dîners d’autrefois.

 

On but au succès de l’entreprise pour laquelle ces trois hommes d’élite associaient leur intelligence, au triomphe de la locomotive sous-marine.

 

Dans une pensée de patriotisme, M. Golbert avait tout d’abord offert au gouvernement français l’exploitation de son idée.

 

Sur les conclusions défavorables d’une commission d’enquête, le ministère avait refusé de voter les crédits nécessaires.

 

Sans récriminer, M. Golbert avait repris ses plans.

 

Mais, à l’étranger, l’affaire avait fait beaucoup de bruit.

 

Une compagnie anglaise avait envoyé un délégué au savant pour lui offrir d’acheter sa découverte, de le mettre à la tête des travaux, et de l’intéresser aux bénéfices.

 

Avec leur instinct pratique, les industriels anglais avaient vite compris quels avantages énormes on retirerait d’une ligne ferrée permettant d’envoyer d’un continent à l’autre en toute sécurité, et avec une vitesse bien supérieure à celle des express, des convois de voyageurs et de marchandises.

 

Mais M. Golbert avait refusé toutes les avances des capitalistes britanniques.

 

Quoique fort perplexe au sujet des moyens qu’il emploierait pour réaliser son œuvre, il ne pouvait se déterminer à signer un contrat qui le frustrerait de tout le bénéfice moral.

 

Tout cela préoccupait beaucoup le vieux savant.

 

Dédaigné par ses compatriotes, sollicité par l’étranger, sans capitaux suffisants pour agir de lui-même, il ne savait quel parti prendre.

 

Ned n’était pas moins soucieux.

 

Les plans définitifs étaient prêts.

 

De l’avis de tous, y compris Olivier Coronal, ils pouvaient soutenir toutes les critiques.

 

Restait à mettre ces plans à exécution.

 

Souvent, le soir, réunis autour de la lampe, en prenant le thé que Lucienne venait de servir, les trois hommes causaient.

 

– C’est bien le propre de notre époque, disait Olivier, le signe caractéristique de notre civilisation que de dépenser chaque année des centaines de millions en armements de toutes sortes, à fondre de nouveaux canons, à imaginer des explosifs, à maintenir sous les armes des milliers de travailleurs. En revanche, une œuvre comme la nôtre, destinée à augmenter la richesse sociale, à hâter l’évolution humaine en facilitant les rapports des peuples, ne trouve pas un homme d’État pour s’y intéresser, pas un capitaliste pour la seconder.

 

– Mais c’est tout naturel qu’on ne veuille pas admettre notre idée, s’écriait Ned. Que deviendraient les puissantes compagnies de navigation, le jour où nous aurions rendu inutile et dangereux leur matériel qui représente des sommes énormes. Ne nous y trompons pas, il nous faudra, pour arriver au but, vaincre plus d’une résistance, déjouer plus d’un complot.

 

– Eh bien, mais nous sommes trois à lutter, faisait M. Golbert. Ayons confiance en l’avenir. N’est-ce pas, Lucienne, qu’il ne faut jamais désespérer ?

 

– Oh ! certes non, papa, il ne faut désespérer de rien, même de voir notre brave Tom Punch redevenir gai. Je ne sais pas ce qu’il a depuis quelque temps. On dirait vraiment qu’il songe à se marier.

 

Tout le monde éclata de rire. On savait que le mariage était la terreur de l’ex-majordome.

 

Lucienne savait ainsi, par une parole joyeuse, ramener le sourire sur les visages, assombris par les soucis d’une situation qui ne semblait pas vouloir se dénouer.

 

Dans toutes les revues scientifiques, on parlait beaucoup de M. Golbert et de son invention.

 

En Amérique, surtout, il ne se passait pas de semaines sans qu’une feuille hebdomadaire ne consacrât un article à la locomotive sous-marine.

 

Les journaux français, au contraire, semblaient avoir oublié qu’elle existât, qu’elle fût sur le point d’être construite.

 

Ce silence était l’objet de vives critiques de la part de journalistes yankees.

 

Ils en profitaient pour démontrer une fois de plus l’infériorité des Français, leur manque d’initiative et de sens pratique.

 

« Chez nous, écrivaient-ils, cette tentative hardie, d’établir une voie ferrée à travers l’Atlantique, eût rallié tous les suffrages. Les capitaux eussent afflué. L’exécution serait déjà commencée. »

 

Chaque fois que ces articles lui tombaient sous les yeux, M. Golbert restait songeur.

 

Il finissait par croire que, plus facilement que partout ailleurs, il aurait, en Amérique, des chances sérieuses de trouver des commanditaires.

 

Depuis plus d’un mois, cette pensée le travaillait sans relâche.

 

Il résolut de s’en ouvrir à Ned et à Olivier Coronal, de leur demander leur opinion.

 

– Lisez-vous les journaux de New York, mon cher Ned ? fit-il un soir.

 

Les trois hommes achevaient de dîner. Au-dehors, la bise fouettait les vitres.

 

– Mais certainement, répondit Ned.

 

– Et que pensez-vous de leurs articles sur notre locomotive ? Ils affirment que, chez eux, les capitaux n’auraient pas manqué, que la chose serait déjà faite.

 

– Il y a du vrai dans ce qu’ils disent.

 

– Alors vous croyez que nous aurions des chances de réussite ?

 

– C’est à peu près certain.

 

M. Golbert semblait réfléchir.

 

– Je ne sais vraiment quel parti prendre. J’aurais préféré ne pas porter ma découverte à l’étranger. Pourtant, si j’attends ici qu’un ministère se décide à prendre nos projets en considération, je risque d’attendre longtemps.

 

– Me permettez-vous de vous donner mon opinion ? fit Olivier Coronal.

 

– Mais sans doute, mon cher ami.

 

– Eh bien, je considère que, dans une semblable question, votre patriotisme, pour si louable qu’il soit, n’a pas à intervenir. Vous voulez doter l’humanité d’une richesse nouvelle. De toutes les forces naturelles, l’Océan est celle que l’homme a su le moins dompter. En réduisant à moins de trois jours la durée du voyage entre l’Europe et New York, en supprimant le continuel danger des tempêtes et des naufrages, vous favorisez les relations des peuples entre eux. Que l’argent qui vous est nécessaire vous vienne de France ou d’Amérique, je considère cela comme sans importance.

 

– M. Olivier a raison, dit Lucienne. Après plus de dix ans d’études et de veilles, il vous est bien dû d’obtenir la compensation d’un succès.

 

Le savant n’avait pas de raison valable à invoquer. Il se laissa convaincre.

 

On décida, ce soir-là, de partir pour New York dans le plus bref délai.

 

L’hiver s’achevait, un hiver glacial et brumeux. Les arbres du jardin se couvraient de bourgeons ; quelques moineaux recommençaient à pépier.

 

Déjà, parmi l’herbe et la mousse, les premières violettes annonçaient le renouveau.

 

Pendant les jours qui suivirent, la maison fut en rumeur.

 

En apprenant qu’il était question d’aller à New York, Tom Punch avait fait la grimace.

 

– Décidément, pensait Ned, l’Amérique ne lui dit plus rien.

 

Léon Goupit, au contraire, était plein d’enthousiasme.

 

Franchir l’Atlantique avait toujours été son rêve.

 

Peut-être bien, qu’au fond de lui-même, le Bellevillois gardait l’espoir caché de devenir, un jour, roi d’une tribu sauvage, tout comme ses héros favoris des romans-feuilletons.

 

Les préparatifs du départ ne furent pas bien compliqués. Les meubles, les collections scientifiques resteraient dans la villa. On n’emporterait que l’indispensable, et les plans et les devis de la ligne dont on allait tenter l’exécution.

 

L’œil morne, et la poitrine gonflée par des soupirs énormes, Tom Punch, aidé de Léon, empilait mélancoliquement, dans de grandes malles, le linge, les vêtements et les appareils du laboratoire.

 

– Eh bien, nous allons revoir l’Amérique ! fit Ned qui passait.

 

– Oui, vous allez revoir l’Amérique, répéta le majordome avec un regard désolé.

 

– Comment, vous ! Je pense bien que tu nous accompagnes ! Eh bien, mais qu’as-tu donc ? On dirait, ma parole, que tes yeux sont humides.

 

En effet, une grosse larme perlait au bord des cils de Tom Punch, de ses bons yeux ronds, qui regardaient l’ingénieur avec une expression contrite.

 

– Écoutez, monsieur Ned, vous avez toujours été bon pour moi ; mais je ne puis plus rester avec vous.

 

– Et pourquoi donc, grands dieux ? Aurais-tu à te plaindre de moi ?

 

– Oh ! non, bien au contraire. Mais, voyez-vous, je m’ennuie. Et puis…

 

– Allons, parle. Qu’y a-t-il ? Sans doute une nouvelle idée te tracasse. Je te connais assez pour croire qu’elle ne te réussira pas mieux que les précédentes.

 

Les aventures bouffonnes du majordome, entre autres la prétention qu’il avait eue, un jour, de confectionner du sirop de tortues, dans un but philanthropique – cette liqueur, disait-il, étant un remède souverain contre toutes les maladies – lui avait fait une réputation méritée de fantaisiste, qui lui attirait souvent des quolibets.

 

D’ordinaire, il se fâchait tout rouge. Cette fois, il ne releva pas la raillerie.

 

– Non, fit-il, j’avoue que je n’ai pas toujours été heureux dans le choix de mes idées. Aujourd’hui, c’est sérieux… Lisez, ajouta-t-il en sortant une lettre de sa poche. Le directeur des Folies-Montmartroises, l’une des plus grandes scènes de Paris, me propose un engagement brillant : cinquante francs par soirée, comme joueur de banjo. Il est vrai qu’on ferait du chemin pour trouver mon pareil. Mais enfin, c’est joli. Vous comprenez qu’après avoir été longtemps à votre charge, je ne peux refuser cette proposition.

 

– Deviendrais-tu fou, par hasard ? T’a-t-on jamais parlé de cela ? Tu vas me faire le plaisir de laisser là ton directeur, et de nous accompagner.

 

Pas plus que Ned, M. Golbert ni Olivier Coronal ne purent lui faire entendre raison. Il voulait à toute force rester à Paris.

 

Le Bellevillois lui-même avait beau invoquer leur amitié, lui rappeler leurs communes équipées et lui dépeindre l’avenir sous de riantes couleurs, ils ne pouvaient pas fléchir son obstination.

 

– Voyons, mon vieux, disait-il ; c’est-y qu’tu s’rais maintenant plus Parisien qu’moi, pour ne pouvoir lâcher Paris d’un’semelle. Puisqu’on t’dit qu’on y r’viendra !

 

Mais, entre autres qualités, Tom Punch était plus entêté qu’une mule.

 

C’était du moins l’avis de Léon qui finissait, devant son obstination, par lui tourner les talons en le traitant amicalement de sabot, de vieille baderne et autres expressions aussi distinguées.

 

Le jour même du départ, Ned était vraiment contrarié de se séparer ainsi de son intendant.

 

Malgré ses nombreux travers, depuis plus d’une année qu’il vivait avec lui, Tom Punch avait souvent fait montre d’attachement à son égard.

 

Le jeune homme fit une nouvelle tentative pour lui persuader de l’accompagner à New York.

 

Peine inutile.

 

L’ex-majordome de William Boltyn avait son idée fixe : il voulait débuter aux Folies Montmartroises.

 

Il promit à son maître de lui écrire, et accompagna tout le monde jusqu’à la gare.

 

En costume de voyage, Lucienne était adorable d’élégance et de beauté.

 

Olivier Coronal surveillait le transport des malles et des colis.

 

Quant à M. Golbert, un peu ému, sa figure exprimait une joie intense.

 

Pour la première fois, il est vrai, il quittait l’Europe ; mais il emmenait avec lui sa fille, maintenant Mme Hattison ; et secondé par des hommes de la valeur de Ned et d’Olivier Coronal, il allait jeter les bases de son œuvre gigantesque, réaliser ses projets les plus chers.

 

– En avant pour New York, mes enfants, s’écria-t-il en prenant place dans le wagon qui les emmenait au Havre. Espérons que lorsque nous reviendrons…

 

– Ce sera, interrompit Lucienne, dans notre locomotive sous-marine.

 

CHAPITRE II

La fureur d’Aurora

 

Une ville américaine, pour l’Européen qui la visite la première fois, est un fort curieux spectacle, un continuel sujet d’étonnement.

 

Il y chercherait en vain tout ce qui, en Europe, a pour lui de l’attrait : les monuments qui lui parlent du passé, les promenades verdoyantes qu’il aime à parcourir en flâneur, l’irrégularité des rues, l’animation joyeuse de la foule.

 

En Amérique, plus rien de tout cela.

 

Chaque ville est un vaste damier où les rues tracées au cordeau se coupent à angles droits.

 

Quiconque en a vu une, les connaît toutes.

 

Dans ce pays, où l’on cherche, avant tout, à gagner du temps, les cités s’élèvent à la hâte, presque du jour au lendemain.

 

Telle ville, qui compte à présent plus de cent mille habitants, n’existait pas il y a dix ans.

 

Les Peaux-Rouges, les Coureurs des bois occupaient librement les paysages qu’elle a transformés, qu’elle inonde journellement de torrents de fumée.

 

Dans les préoccupations de l’Américain, le souci du beau, de l’élégance, n’existe pas.

 

Il bâtit comme il peut, le plus pratiquement possible. La pierre ne lui est pas nécessaire. En bois, en fer, en zinc, en carton comprimé et même en aluminium, il bâtit toujours.

 

Ses maisons de quinze et vingt étages, énormes cubes sans aucune élégance, sont plutôt, d’immenses cages que des habitations humaines.

 

Uniformément pareilles, elles stupéfient d’abord l’Européen et l’ennuient vite.

 

Il se sent dépaysé au milieu de cette foule morne et renfrognée qui se hâte silencieusement par les rues, sans jamais avoir un geste d’étonnement, un regard de curiosité.

 

Au-dessus de sa tête, sur une voie aérienne soutenue par des poteaux, des trains électriques passent à chaque minute.

 

Des tramways, des omnibus à vapeur sillonnent constamment la ville, s’arrêtant à peine aux stations.

 

Au lieu de porter, comme en France, des noms d’hommes célèbres, toutes les rues sont numérotées.

 

Demandez-vous votre chemin à un policeman, il vous tourne dédaigneusement le dos, sans même prendre la peine de vous regarder. Quelquefois un homme, qui passe et entend votre question, dit : « J’y vais ! » Et il continue sa route.

 

Suivez-le ou ne le suivez pas ; c’est votre affaire.

 

S’occuper des autres, c’est perdre son temps, c’est-à-dire son argent, agir en écervelé qui se donne du mal sans en tirer profit.

 

La journée d’un Yankee est toujours bien remplie ; mais s’il travaille beaucoup, ce qu’il mange est effrayant.

 

Le matin, son estomac réclame quelque chose de plus substantiel qu’une tasse de lait ou de chocolat.

 

Le Yankee se contente, pour ce premier déjeuner de rosbif froid, de jambon, de tartines beurrées, le tout arrosé de thé.

 

Jusqu’au soir, lancé à corps perdu dans les affaires, il n’aura pas le temps de faire un nouveau repas.

 

Debout, à la hâte, il avalera quelques douzaines d’huîtres que des industriels spéciaux débitent en plein air, les puisant à même un tonneau, où, débarrassés de leurs coquilles – pour que cela aille plus vite –, et nageant dans une eau saumâtre, ces mollusques, d’ordinaire appétissants, sont la chose la moins ragoûtante du monde.

 

Dans tous les bars on vend des sandwiches et le traditionnel rosbif froid aux pommes de terre, le mets national des États-Unis, où la cuisine et la vie intime sont à peu près inconnues.

 

Les pensions de famille fleurissent.

 

Quinze jours dans un endroit, un mois dans un autre, l’Américain, celui des villes du moins, a toujours l’air de camper.

 

Veut-il déménager ? Il boucle sa valise, et sans le souci de meubles à traîner derrière soi, va s’installer ailleurs.

 

C’est très pratique, et cela s’accorde très bien avec sa vie hâtive de machine surchauffée.

 

Ayant érigé en théorie le droit du plus fort et du plus audacieux, les hommes du Nouveau Monde s’inquiètent fort peu de ceux qui succombent dans la lutte.

 

Il faut avoir vécu quelque temps leur existence d’hôtels garnis, d’ascenseurs et de téléphones, pour comprendre tout ce qu’elle a d’horrible, tout ce qu’elle comporte de cruauté, de mépris pour les faibles.

 

Nul pays au monde ne renferme autant de pickpockets. Ils sont organisés en bandes avec leurs chefs, leurs indicateurs et leurs receleurs.

 

À San Francisco même, il n’était pas rare, il n’y a pas encore vingt ans, qu’une de ces bandes mît le feu aux quatre coins de la ville, pour piller à la faveur de l’incendie.

 

Aussi les habitants déposaient-ils prudemment leurs capitaux dans une vaste banque qui mettait à leur disposition des coffres-forts, et qu’un corps de policemen d’élite protégeait nuit et jour contre les coups de main audacieux.

 

Dans cette lutte fébrile des instincts et des appétits, pour des millions d’êtres qui végètent et meurent de misère, quelques-uns, mieux doués ou plus heureux, réalisent de scandaleuses fortunes.

 

C’était le cas de William Boltyn, le fondateur des immenses fabriques de conserves de viande, un des hommes les plus riches de l’Union.

 

Possesseur d’un merveilleux hôtel qui avait coûté plus de vingt millions, propriétaire d’usines gigantesques, abattant, dépeçant et salant par jour des milliers de bœufs et de porcs, père d’une charmante jeune fille, le milliardaire américain n’avait, semblait-il, plus rien à désirer en ce bas monde.

 

Pourtant, malgré ses fabuleuses richesses, malgré son universelle renommée et sa grande influence à la Chambre des représentants de Washington, malgré le nom suggestif d’Empereur des dollars que lui avaient décerné ses compatriotes, William Boltyn n’était pas heureux.

 

Il regrettait presque le temps où, vagabond, sans sou ni maille, exerçant tour à tour les professions de garçon de bar, laveur de vaisselle ou vendeur de journaux, il avait parcouru toute l’Amérique, pauvre, mais sans souci.

 

Depuis quelque temps surtout, encore plus morose qu’à l’ordinaire, il arpentait rageusement pendant des heures, les vastes galeries de tableaux de son hôtel, crevant çà et là à coups de canne les chefs-d’œuvre des maîtres européens, comme s’il eût trouvé une satisfaction à détruire ces toiles, acquises à coups de bank-notes.

 

D’où pouvait lui venir cette fureur continuelle ?

 

Qui donc pouvait exaspérer à ce point le richissime Yankee habitué à tout voir plier devant lui, tout s’incliner devant la puissance de ses dollars ?

 

Cela, son entourage ne se l’expliquait pas.

 

Les nombreux domestiques de l’hôtel tremblaient devant le maître, dont l’humeur taciturne et violente semblait s’être encore assombrie, depuis qu’au retour d’un récent voyage en Europe, l’illustre ingénieur Hattison était venu lui rendre visite.

 

Pour le moment, dans son cabinet de travail, où des tableaux synoptiques fixés aux murs indiquaient la production croissante des usines de conserves, William Boltyn, devant son bureau à cylindre, essayait, mais en vain, de s’intéresser à ses affaires, de mettre en ordre les documents qui, sans qu’il voulut y prendre garde, s’amoncelaient depuis plusieurs semaines.

 

Lui, le travailleur acharné qui d’ordinaire faisait tout par lui-même, n’avait plus aucun courage.

 

Au milieu d’une statistique, son crayon lui glissait des doigts, son front se plissait, son regard devenait dur.

 

Tout à coup, d’un geste brusque, il envoya violemment l’amas de ses papiers s’éparpiller au milieu de la pièce, et poussa un formidable juron :

 

– Ah ! si je le tenais ! Si je le tenais ! répéta-t-il en appuyant ses paroles d’un coup de poing sous lequel la table de chêne ploya.

 

L’exaspération du milliardaire était indescriptible.

 

– Et dire que mes millions sont impuissants contre l’obstination et l’ingratitude de ce Ned, reprit-il après un moment de silence. Ma fortune ! Mais je la donnerais tout entière. Je donnerais même mes usines, mes troupeaux du Far West ; je donnerais tout, si cela pouvait sauver ma fille, la tirer de sa torpeur. Je suis assez fort pour triompher de nouveau, pour gagner d’autres millions ; et cependant je ne peux rien contre cet homme qui torture le cœur d’Aurora, ajouta-t-il avec une intonation de rage impuissante…

 

« La pauvre enfant, fit-il de nouveau ; le mariage de Ned, qu’elle ne connaît pas, va lui porter le dernier coup. Et je ne pourrai rien faire pour calmer sa douleur, moi qui demain peux réduire à la famine des pays entiers, qui bientôt écraserai l’Europe sous mon talon de président de la Société des milliardaires américains.

 

Et, délaissant tout à fait son travail, William Boltyn, dans l’attitude d’un homme désespéré, s’abîma dans ses réflexions.

 

D’une taille moyenne, mais les membres ramassés comme ceux d’un lutteur, la figure impassible et froide avec son menton anguleux et terminé par une barbiche rousse, William Boltyn était le véritable type du Yankee volontaire et guindé, esclave des réalités pratiques.

 

Dédaigneux de tout ce qui n’était pas d’une utilité immédiate, méprisant profondément les choses et les hommes du Vieux Monde, il n’avait d’intérêt que pour les affaires.

 

Pour lui, la vie n’était qu’une vaste spéculation, une combinaison de chiffres, un continuel marchandage de matières premières, d’hommes et d’idées.

 

En dehors de sa fille Aurora, son idole dont il ne discutait même pas les volontés, il ne se rappelait guère une affection, un mouvement de sympathie désintéressée.

 

Tout au plus gardait-il quelque indulgence à son ancien majordome Tom Punch, dont l’intarissable verve, l’allure de géant ventru et la face cramoisie de solide buveur avaient eu le don de l’amuser.

 

À part ces deux personnes, William Boltyn avait toujours été, pour ceux qui l’avaient approché, le capitaliste au geste cassant, à la parole brève et concise qui n’a pas de temps à perdre, pour qui les sentiments n’existent pas, ne sauraient exister.

 

Plus d’une heure s’était écoulée.

 

Vainement le timbre du téléphone, qui reliait le cabinet de travail aux usines, avait sonné par deux reprises.

 

William Boltyn avait esquissé un geste d’ennui, sans même relever la tête.

 

Pour la première fois de sa vie sans doute, il se sentait abattu, sans forces pour réagir.

 

Tout lui était indifférent.

 

La porte du cabinet de travail s’ouvrit.

 

Enveloppée d’un peignoir de soie gris perle, frangé de dentelles d’argent, semées çà et là de nœuds de satin mauve, la figure émaciée par une fièvre qu’on devinait à l’éclat maladif de ses yeux pers, la fille du milliardaire entra, la démarche nonchalante.

 

Sans une parole elle vint s’étendre sur un large rocking-chair qui faisait face au bureau de son père.

 

Celui-ci était brusquement sorti de sa torpeur en entendant la porte s’ouvrir.

 

Il avait suivi la jeune fille des yeux.

 

– Tiens, fit-elle avec lassitude, en montrant du doigt les feuilles éparses sur le tapis, tes papiers sont bien en désordre.

 

– Un mouvement brusque. Sans doute cela te contrarie. Attends, je vais les remettre en place.

 

– Mais non, père, dit-elle en protestant faiblement. Cela ne me contrarie pas. Tu sais bien que rien ne me contrarie.

 

– Rien ne te distrait non plus, hélas ! Et c’est bien ce qui me désespère. Voyons, ajouta-t-il en souriant, comment allons-nous aujourd’hui ? Désires-tu quelque chose ? Parle. Tu sais bien que je ne te refuserai jamais rien. Une jeune fille comme toi doit avoir des caprices, que diable !

 

– Quels caprices voulez-vous que j’aie, alors que mon cœur souffre ? Vous savez bien que je pense toujours à lui.

 

– Voyons, fillette, fit Boltyn avec une bonhomie affectée, pourquoi te tourmenter de la sorte ? Tu es jeune, intelligente et riche ; et tu passes ton temps à gémir, comme si l’avenir ne t’appartenait pas. Ton Ned n’est pas perdu. Tu le retrouveras… bientôt.

 

– Vous le croyez, s’écria Aurora dont les yeux lancèrent une flamme fugace. Hélas ! je doute qu’il m’aime. Depuis un an qu’il est parti en Europe, jamais il ne m’a donné une preuve de son amour ; il ne m’a même jamais écrit. Tom Punch lui-même, malgré ses promesses de me tenir au courant…

 

– Ah ! quant à Tom Punch, interrompit Boltyn, je vais le tancer d’importance et commencer par lui couper les vivres. Imagine-toi que l’animal m’avertit qu’il vient de quitter le service de Ned Hattison, et de s’exhiber comme joueur de banjo dans un concert parisien.

 

Malgré sa tristesse, Aurora ne put s’empêcher de sourire faiblement tant l’idée de cette tardive vocation lui semblait drôle.

 

Mais ce ne fut qu’un éclair.

 

Sa physionomie reprit aussitôt l’expression mélancolique qui lui était maintenant coutumière.

 

– Comme cet amour t’a changée, fit son père à mi-voix. Toi qui autrefois te livrais à tous les sports, voici plus d’un mois que tu n’as voulu sortir. Tu devrais cependant voyager ; cela distrait. Nous irions où tu voudrais, en Chine, au Japon. Ce sont des pays merveilleux. Mais rien ne t’intéresse plus. Tu ne peux cependant pas prolonger davantage cette réclusion qui te mine, t’anémie. Veux-tu que nous allions visiter Mercury’s Park. L’ingénieur Hattison se fera un plaisir de nous recevoir.

 

– Oh ! non, s’écria Aurora. C’est là que j’ai vu Ned pour la première fois. Le remède que vous me proposez ne ferait que raviver ma douleur.

 

Malgré ses efforts pour paraître gai et enjoué, William Boltyn était navré.

 

La jeune fille regagna ses appartements.

 

À peine était-elle sortie que le télégraphe apportait au milliardaire une dépêche de l’ingénieur Hattison :

 

« Ned et sa femme viennent d’arriver à New York en compagnie de M. Golbert et de M. Olivier Coronal. Je sais, de source sûre, que ce voyage a pour but l’exécution d’une voie ferrée sous-marine qui relierait l’Europe aux États de l’Union. M. Golbert est l’inventeur de la locomotive sous-marine. »

 

Tout d’abord William Boltyn, tellement la chose lui paraissait extraordinaire, crut à une mystification.

 

Pourtant, le lendemain il lui fallut bien se convaincre que l’information de l’ingénieur était exacte.

 

Le New York Herald la reproduisait, amplifiée de détails et de notices biographiques.

 

Cette fois, quoique ne connaissant plus de bornes, la fureur du milliardaire fut silencieuse.

 

Les poings crispés, le regard implacable, il arpentait de long en large le cabinet de travail.

 

Devant cette attaque directe, l’aventurier qui était en lui se retrouvait prêt à la lutte, et capable de toutes les audaces.

 

– Oh ! c’en est trop, gronda-t-il sourdement. Venir me braver ici même ! En Amérique ! Eh bien, monsieur Ned Hattison, à nous deux ! Ah ! vous avez eu l’espoir que j’accepterais cela ! Vous avez compté sans moi.

 

Il sentait en lui un afflux nouveau d’énergie.

 

Il serrait ses poings vigoureux d’ancien chef d’abattoir, jusqu’à s’enfoncer les ongles dans la chair.

 

Les tempes lui battaient.

 

Il avait comme un besoin de respirer largement.

 

D’un geste fébrile il saisit sa canne et son chapeau.

 

Deux minutes après, dans un autocar électrique, il roulait à toute vitesse vers son usine.

 

À peine venait-il de franchir la grille monumentale, au fronton de laquelle son nom brillait en lettres énormes, qu’il se sentait pâlir, en même temps qu’un frisson glacial l’envahissait.

 

Une pensée atroce venait de le saisir.

 

Sa fille… Le New York Herald !

 

L’émotion lui paralysait les mains.

 

Il manqua d’aller buter dans un train de bétail qu’il n’avait pas entendu venir. Une rapide vision de mufles effarés et d’yeux stupides passa devant ses yeux avec un immense beuglement.

 

Non, il fallait à tout prix empêcher que ce maudit journal tombât entre les mains d’Aurora. Cela la tuerait. Elle ne vivait plus que d’espoir. Plus tard, oui, plus tard on lui ferait comprendre… Ah ! ce Ned, comme il le haïssait !

 

Toutes ces pensées traversaient le cerveau de Boltyn, pendant que, sous l’impulsion du moteur poussé à fond, l’autocar filait vertigineusement vers l’hôtel de la Septième Avenue.

 

Lorsque, rempli d’une appréhension terrible, le milliardaire pénétra dans la chambre de sa fille, Aurora, assise près d’une fenêtre, regardait au loin la perspective de la ville s’étendant jusqu’au fond de l’horizon.

 

Entièrement tendue de soie rehaussée de broderies argentées, la chambre à coucher de la jeune fille pouvait passer pour une des merveilles de l’ameublement moderne. Autrefois, il ne se passait guère de mois sans qu’elle n’y apportât des modifications.

 

Tantôt c’étaient les tapis qui ne lui plaisaient plus, tantôt les glaces.

 

Une fois entre autres, Aurora avait imaginé de faire tapisser entièrement les murs avec des timbres-poste de tous les pays.

 

Cette fantaisie coûteuse et d’un goût discutable, avait, du reste, donné le signal, en Amérique, d’une mode nouvelle.

 

Mais depuis longtemps, toute à sa mélancolie, Aurora ne s’occupait plus de son ameublement.

 

– Bonjour, miss, s’écria Boltyn en faisant un effort pour dissimuler son trouble.

 

Il venait d’apercevoir sur un guéridon de laque rose et blanc, le New York Herald déplié.

 

Et pourtant Aurora semblait très calme.

 

– Peut-être n’a-t-elle point encore lu l’article, pensa le milliardaire. Non, il serait encore temps de lui enlever, sous un prétexte, ce maudit journal… Gagner du temps ; la préparer à cette chose terrible.

 

Cet espoir le fit respirer plus à l’aise.

 

– Vous n’êtes pas resté longtemps aux usines, fit la jeune fille. Je vous ai vu partir aux abattoirs et revenir presque immédiatement.

 

– Oui, fit Boltyn avec embarras, quelques ordres à donner. Il était ensuite trop tard pour retourner ; et je suis venu te dire bonjour.

 

– Alors, vous n’êtes plus pressé maintenant, fit-elle en étendant la main vers le journal.

 

– Non, pas précisément. C’est-à-dire que j’aurais voulu jeter un coup d’œil sur le New York Herald. Veux-tu me le prêter un moment fillette ? fit-il en avançant la main.

 

Aurora s’était levée.

 

Toute droite dans son peignoir de soie, la figure pâle, les narines crispées, elle semblait prendre une détermination.

 

– Écoutez-moi, mon père, fit-elle. Je sais pourquoi vous voulez m’enlever ce journal. C’est inutile. Je l’ai lu. Et voyez, ajouta-t-elle, en trouvant la force de sourire, les meilleurs remèdes sont encore les plus violents.

 

– Alors, tu sais…

 

– Oui, mon père, je sais que M. Ned Hattison a épousé Mlle Lucienne Golbert, qu’ils sont arrivés hier à New York ; et c’est à ce sujet que je voulais vous entretenir.

 

Le milliardaire ne revenait pas de sa surprise.

 

Au lieu de trouver sa fille en pleurs, évanouie, en proie à l’affliction, il trouvait chez elle un sang-froid, un calme qui l’effrayaient presque.

 

– Mais tu n’es pas malade au moins ? interrogea-t-il avec anxiété.

 

– Non, père. Je viens de te dire au contraire que j’étais guérie. Crois-tu, fit-elle en s’animant, qu’après un pareil affront je puisse encore aimer Ned Hattison ! Ah ! le lâche ! Je le hais au contraire, maintenant. Je voudrais pouvoir lui dire en face combien je le méprise, ce faux Yankee, cet homme sans courage et sans volonté.

 

Il y eut un moment de silence.

 

William Boltyn ne savait encore que penser de ce changement imprévu qui lui rendait sa fille telle qu’auparavant, volontaire et froide.

 

– Bravo, approuva-t-il. C’est ainsi que j’aime à te voir. Tu me faisais peur avec ta mélancolie et tes idées noires, et je n’osais vraiment pas te dire la vérité.

 

– Pourtant, fit Aurora dont l’expression haineuse s’atténua, je l’aimais bien. C’est la ruine de mon bonheur. Mais je veux être forte, je le serai. Vous m’aiderez, mon père, n’est-ce pas, à me venger ? Cette locomotive sous-marine, il ne faut pas qu’elle soit construite.

 

– Peux-tu croire que je ne relèverai pas le défi, que je laisserai Ned me narguer ici, en Amérique ! Oh ! malheur à lui s’il se trouve sur mon chemin. Je ne reculerai devant rien pour faire rentrer cet orgueilleux dans l’ombre. Je suis encore William Boltyn, l’Empereur des dollars ! Il se repentira de l’avoir oublié.

 

Les joues animées par la colère, les yeux durs aux reflets métalliques, regardant fixement son père, extraordinairement belle, d’une beauté farouche et implacable, Aurora semblait savourer d’avance la joie d’une prochaine vengeance.

 

CHAPITRE III

Le Bellevillois fait une trouvaille

 

Lorsque, après un heureuse traversée, qu’un temps splendide avait favorisée, Ned, Lucienne, son père, et le Bellevillois se retrouvèrent sur le quai de bois que l’Hudson baigne de ses eaux fangeuses, le mari de Lucienne, qui connaissait fort bien New York, fit porter provisoirement les malles à un hôtel où, assura-t-il, sans être aussi bien qu’à la villa, on aurait la tranquillité.

 

Léon Goupit, lui, restait en contemplation.

 

Sa figure futée de Parisien exprimait le plus vif étonnement.

 

– Alors quoi, fit-il tout à coup, c’est ça l’Amérique ? Pas la peine de quitter le plancher des vaches pendant huit jours… C’est la même chose qu’à Paris, en plus laid. Et puis, ajouta-t-il en retroussant son pantalon, c’est moins propre.

 

– Dame, tu sais, la boue de New York, fit Olivier, c’est un des agréments de la ville. Que ce soit l’été ou l’hiver, qu’il pleuve ou qu’il fasse du soleil, il paraît qu’il y en a toujours. N’est-ce pas, monsieur Hattison ?

 

– Aussi, voyez, répondit Ned, tout le monde met des bottes de caoutchouc. On les quitte à la porte de chez soi ; on les reprend en sortant.

 

– Épatant, c’est épatant, conclut Léon. Mais, dites-moi donc, monsieur Ned, vous qu’êtes de par ici, c’est-il partout pareil à ça, l’Amérique ? En voilà, une ville ! y a même pas de cafés !

 

– Des cafés ? non ; nous ne sommes plus à Paris, répondit Ned, qui s’amusait beaucoup de la mine désappointée de Léon ; mais il y a des bars, des brasseries. Ce qui fait que tu ne les vois pas, c’est qu’ici, boire dehors, à la terrasse, comme on le fait en France, serait considéré comme immoral et jugé sévèrement.

 

Léon marchait de surprise en surprise ; c’était visible.

 

Ces grandes bâtisses sombres, ces avenues monotones que parcourait le cab qui emmenait tout le monde à l’hôtel, ne lui disaient rien de bon.

 

Il eût sans doute continué ses réflexions indéfiniment, si la voiture ne s’était arrêtée devant une maison, dont le rez-de-chaussée, garni de glaces, portait en lettres d’or l’inscription suivante :

 

MAISON BUISSON

 

Pension de Famille – Table d’hôte

 

On parle français.

 

– Voilà donc une maison française ! s’écria Lucienne. Du moins, le nom semble l’indiquer.

 

– Certainement, ma chérie. Je n’ai pas cru ton estomac assez solide pour supporter sans transition la nourriture yankee. Ici, on nous servira presque comme chez nous. La patronne est une brave femme. C’est la veuve d’un gros marchand de vin de Bercy qui, venue à New York pour recueillir une succession, a tellement souffert du mal de mer pendant la traversée qu’elle n’a jamais pu se décider à reprendre le paquebot. Avec l’argent de son héritage, elle a fondé cette pension française.

 

– Eh bien ! s’écria Léon, elle n’a qu’à attendre que la locomotive sous-marine fonctionne, elle pourra regagner Paris sans rien craindre pour son estomac.

 

Mme Buisson était, en effet, une brave femme.

 

– Vous arrivez de Paris, fit-elle en s’adressant à Lucienne. Ce que vous avez dû souffrir, ma gentille dame ! Moi, je suis restée couchée tout le temps du voyage. Aussi, je me suis bien juré de ne jamais remettre les pieds sur un paquebot.

 

On ne jugea pas à propos de lui faire part de la réflexion de Léon.

 

Il fallait, jusqu’à ce que l’affaire fût conclue, observer la plus grande discrétion sur les intentions exactes des inventeurs.

 

Sans être absolument ce qu’ils auraient désiré, l’appartement que Mme Buisson mit à la disposition des Golbert, était confortablement meublé.

 

La brave dame ne recevait guère que des Français, les Yankees n’éprouvaient, en général, aucun goût pour le service à la mode de France et la cuisine française.

 

Bien que sa corpulence – Mme Buisson ressemblait à un sosie féminin de notre ami Tom Punch – semblât lui rendre difficile tout déplacement, la patronne avait voulu installer elle-même ses nouveaux pensionnaires, s’était enquise de leurs habitudes, de leurs préférences, avec une amabilité qui, au dire de Ned, n’était pas la qualité prédominante des hôteliers américains.

 

Elle avait même tenu à fêter leur arrivée.

 

Tout le monde, y compris Léon, avait trinqué cordialement, avec un verre de vieux Frontignan.

 

– Mon mari (le digne homme, que Dieu prenne pitié de son âme !), de son vivant, aimait le bon vin. C’est notre cave que j’ai fait venir ici, puisque pour rien au monde je ne veux retraverser l’Atlantique. Et je vous garantis que vous chercheriez longtemps du pareil vin à New York.

 

On avait remercié Mme Buisson de son amabilité.

 

Il se faisait tard.

 

Chacun avait regagné sa chambre pour goûter un sommeil bien nécessaire après huit jours de traversée.

 

L’appartement se composait de trois chambres à coucher, d’une salle à manger et d’une autre pièce qu’on pouvait transformer en bureau ou en cabinet de travail.

 

Les prix étaient modiques. C’était suffisant pour le moment.

 

Plus tard, si les affaires prenaient une tournure favorable, il serait toujours temps de louer un petit cottage à proximité du centre des affaires.

 

En attendant, Léon coucherait à part, dans une chambre isolée.

 

En quelques heures, des tapissiers firent les quelques arrangements indispensables.

 

Le surlendemain de l’arrivée, tout le monde était installé ; les malles et les colis étaient déballés.

 

– Maintenant, s’écria M. Golbert, il ne nous reste plus qu’à nous mettre à l’œuvre.

 

– Voici ce que je vous propose, fit Ned. Je vais, dès demain, aller voir des banquiers, des capitalistes, et tâcher de les intéresser à nos projets. Pendant ce temps, avec M. Coronal, vous resterez ici à travailler. Est-ce votre avis ?

 

– Mais certainement, dirent les deux hommes. C’est entendu.

 

Ned Hattison s’adressa tout d’abord à une des premières maisons de banque de New York, la maison Frapps, Goldschmidt and Cie, qui, au centre de la ville, occupe tout un édifice de douze étages.

 

Ned connaissait cette banque pour y avoir, autrefois, touché des coupons pour le compte de son père.

 

Dans le grand hall du rez-de-chaussée, une armée de commis pommadés, aux cous enserrés de majestueux faux cols, s’affairait derrière de larges comptoirs.

 

Une foule disparate, autant que renfrognée, emplissait les bureaux, se pressait aux guichets, au-dessus desquels se balançait un écriteau : Beware of pickpockets (Méfiez-vous des voleurs.)

 

La recommandation n’est pas inutile.

 

Les pickpockets américains sont, en effet, des gentlemen fort habiles, et possèdent une sûreté de main fort dangereuse pour quiconque s’attarde à la lecture d’une affiche ou dans la contemplation d’un monument.

 

En même temps qu’une dizaine d’autres personnes, Ned prend place dans l’ascenseur électrique qui dessert tous les étages de la banque, depuis le second, où sont les écuries, jusqu’au dixième où se trouvent les bureaux du directeur.

 

À chaque palier, des gens montent, descendent, sans cesser pour cela de lire leur journal ou de vérifier leurs comptes.

 

Parvenu à destination, le jeune homme ouvre une porte.

 

L’air compassé et indifférent d’un homme qui s’ennuie de toutes ses forces, un vieillard est assis dans un large fauteuil. Il remue constamment la tête, à la façon de ces pantins qu’on manœuvre avec une ficelle ; et sous ses énormes sourcils, ses petits yeux roulent étrangement.

 

C’est M. Jones Frapps, directeur de la banque Frapps, Goldschmidt and Cie.

 

Ce petit homme sec, aux allures assez insignifiantes en apparence, brasse par an pour plus de cinq cent millions d’affaires.

 

– Vous désirez ? fit-il à Ned, du même ton qu’il eût pris pour dire : « Je m’ennuie. »

 

Sans s’émouvoir autrement de cet aimable accueil, Ned sort de sa poche des notes qu’il commence à lire à la mode yankee, c’est-à-dire sans geste, sans inflexion de voix.

 

À mesure que l’ingénieur s’avance dans sa lecture, son interlocuteur semble y prendre un grand intérêt et marque son approbation par des clignements d’yeux et des mouvements de tête.

 

– Very well ; very well, fait-il pendant que Ned remet ses papiers dans sa poche. Intéressant. Beaucoup d’argent à gagner.

 

Et cette perspective agréable à tout individu, surtout quand cet individu a la gloire d’être Yankee, fait rouler dans leurs orbites les petits yeux ronds de Mr. Frapps.

 

– Vous êtes sûr de votre invention ? interroge-t-il.

 

De nouveau, Ned détaille les projets du subatlantique, accumule les preuves de réussite.

 

– Very well, very well ! En effet, très pratique, fait le banquier. Nous pourrons nous entendre. Venez me voir demain.

 

En redescendant avec l’ascenseur, Ned se sent tout joyeux.

 

Pour lui, qui connaît ses compatriotes, c’est un véritable succès que cette entrevue.

 

Pressé d’annoncer cette bonne nouvelle à ses amis, il saute dans un cab et se fait conduire à l’hôtel.

 

– Je viens de voir le directeur de la banque Frapps et Goldschmidt, s’écrie-t-il à peine assis devant la table où le repas l’attend. Il trouve nos idées très intéressantes, très pratiques. Il m’a demandé des explications détaillées. Je dois le revoir demain ; mais, sans nul doute, il acceptera de nous commanditer.

 

Tous les cœurs sont à la joie ; le dîner s’achève gaiement.

 

Lucienne est sortie le matin pour faire quelques emplettes.

 

Elle raconte spirituellement sa promenade dans les magasins. Les occasions d’étonnement ne lui ont pas manqué.

 

La politesse, en effet, n’est pas le fort du commerçant américain.

 

On entre dans une boutique, on commande, on paie et l’on sort, le plus souvent sans rien dire autre chose que le nom de l’objet que l’on désire.

 

Fi ! des inutiles formules de politesse : « Bonjour, monsieur… » « Que désirez-vous, monsieur ?… » etc.

 

Cela ne sert à rien et fait perdre le temps.

 

À Paris, un commerçant, qui conseillerait à ses employés d’agir de la même façon, verrait bientôt disparaître sa clientèle.

 

À New York, la grossièreté semble toute naturelle.

 

Mais il faut nous habituer à l’idée qu’en toutes choses nous sommes retardataires.

 

– Et puis, expliquait Lucienne, vous savez que je parle l’anglais comme une Parisienne, c’est-à-dire très mal. Sans doute n’ai-je pas su m’expliquer clairement ; car, ayant demandé un flacon d’eau de rose, je me suis vu apporter, devinez quoi ?… une paire de bottes.

 

Tout le monde riait aux éclats.

 

– Ce n’est pas que ce ne soit pas nécessaire avec l’état marécageux des rues, continua-t-elle parmi la gaieté générale. Mais enfin, je ne m’attendais pas à cela, et j’ai eu un instant de surprise.

 

– Bien naturelle, fit Ned. Mais as-tu fini par te faire comprendre ?

 

– Je commençais à y renoncer, lorsque est arrivé un grand diable d’employé parlant le français aussi mal que je parle, moi, l’anglais. Enfin, à nous deux, nous sommes parvenus à nous entendre.

 

M. Golbert souriait. Il était heureux comme il ne l’avait été depuis bien des années.

 

Il se sentait entouré de sympathie, d’affection. Le rêve qu’il caressait depuis si longtemps, la tâche à laquelle il avait consacré ses veilles, semblait être à la veille de se réaliser.

 

Une douce émotion s’emparait de lui ; une larme de joie mouillait ses paupières.

 

Lorsque, à l’heure dite, Ned se retrouva le lendemain dans le cabinet directorial de la banque Frapps Goldschmidt and Cie, il n’eut pas la peine d’exposer de nouveau les plans de la locomotive sous-marine.

 

Avant même qu’il eût ouvert la bouche, M. Frapps lui dit :

 

– J’ai réfléchi. Impossible.

 

– Quelles objections avez-vous à faire ? s’était écrié le jeune homme.

 

Du coup, la tête de pantin articulé de l’honorable Mr. Frapps s’était arrêtée de branler.

 

– Je vous dis que c’est impossible, avait-il ponctué, en haussant d’un ton sa voix de fausset.

 

– Au fait, se disait Ned en regagnant son cab, il faut que je sois devenu bien français pour avoir insisté. Du moment qu’il me disait : impossible, j’aurais dû me rappeler qu’ici, non c’est non.

 

Le visage du jeune ingénieur exprimait une vive contrariété.

 

Après avoir mis, la veille, l’espérance dans le cœur de ses amis, il allait falloir, aujourd’hui, leur faire part de cette mauvaise nouvelle.

 

– Non, se dit-il ; cela les chagrinerait trop. Auparavant, je vais m’adresser ailleurs.

 

Il donna au cocher l’adresse de la Banque industrielle dont le chef était un ancien fondeur de canons enrichi pendant une des dernières guerres coloniales, et répondant au nom de John Fulton.

 

Le directeur de la Banque industrielle était un gros gentleman, à favoris roux.

 

Un faux col, dont la blancheur éclatante mettait en relief la coloration rosée des joues, lui montait jusqu’aux oreilles.

 

– Vous désirez ? fit Fulton en braquant sur Ned des yeux à fleur de tête qui semblaient toujours menacer de choir de leurs orbites.

 

– Ah ! très bien, très bien. Vous venez pour des capitaux, interrompit-il dès les premières paroles… Subatlantique… Locomotive sous-marine… Impossible, impossible…

 

Et sans plus de cérémonie, l’honorable fondeur de canons répétait à un nouveau venu l’inévitable phrase :

 

– Vous désirez ?

 

Ned se retira, navré de son insuccès.

 

Il avait beau se sermonner lui-même, se dire que ces deux refus ne prouvaient rien, qu’il ne fallait pas désespérer.

 

Il ne parvenait pas à se convaincre.

 

Pourtant, courageusement, il continua ses démarches.

 

Mais partout ce fut la même chose :

 

– Capitaux ?… Subatlantique ?… Impossible.

 

Ce continuel refus qui n’attendait même pas d’explications pour être formulé, irritait Ned en même temps qu’il l’attristait.

 

Dans plus de vingt banques différentes, devant une collection de directeurs impassibles, il avait parlé, exhibé ses plans.

 

Toujours la même phrase laconique :

 

– Subatlantique ? Impossible.

 

Il semblait à Ned, dont l’irritation croissait avec la fatigue, qu’une fatalité, une influence mauvaise le poursuivait partout où il se présentait.

 

Ce soir-là on fut moins gai, chez les Golbert.

 

Ned avait fait le récit détaillé de ses courses de la journée à travers les banques de New York, affectant toutefois de ne pas prendre les choses trop au sérieux devant Arsène Golbert qui l’écoutait attentivement, le front barré d’une ride profonde.

 

Au bout d’une semaine de démarches et de refus, le jeune ingénieur, qu’Olivier Coronal avait accompagné quelquefois, fut bien obligé de s’avouer vaincu.

 

Il avait visité toutes les banques, tous les industriels, tous les capitalistes susceptibles de commanditer le subatlantique.

 

Nulle part il n’avait obtenu de réponse favorable.

 

Quelques-uns, à sa première visite, avaient paru disposés à entamer les négociations.

 

Mais toujours, lorsqu’il se représentait, Ned voyait s’anéantir son espoir.

 

– Nous avons réfléchi. Impossible, lui disait-on.

 

Le jeune homme en eût pleuré de rage.

 

Tant de parti pris, dans ces refus, l’exaspérait.

 

Malgré tous ses efforts pour rester calme, il se laissait aller à la colère.

 

C’est à croire, disait-il à ses amis, qu’une volonté, une force que nous ne connaissons pas, nous ferme toutes les portes, s’acharne à nous réduire à l’impuissance.

 

Cette influence hostile qu’il accusait sans la connaître, Ned Hattison n’était pas loin de soupçonner d’où elle venait.

 

Avec sa grâce et sa douceur habituelles, Lucienne était la bonne fée de ce foyer qui, chaque jour, se faisait de plus en plus triste.

 

Par mille moyens, elle s’ingéniait à combattre la tristesse de son mari, la mélancolie de son père et d’Olivier Coronal.

 

Elle n’y réussissait pas toujours ; mais ces trois hommes dont elle était la conseillère, lui savaient gré de ses attentions amicales, de ses affectueuses gronderies.

 

Léon Goupit, lui aussi, se montrait plein de dévouement.

 

Du service d’Olivier Coronal, il était passé au service de toute la famille.

 

Le brave garçon ne s’en plaignait pas ; au contraire.

 

Sous ses dehors gouailleurs et débraillés, c’était un cœur d’or que le Bellevillois.

 

– Seulement, disait-il pour expliquer son caractère un peu bizarre, c’est comme un cœur d’artichaut ; faut pas le prendre à r’trousse-poil.

 

Sans jamais se faire prier, pourvu que, comme il disait, on ne le prît pas de la mauvaise façon, il faisait les courses, et se rendait utile dans la mesure que lui permettait son ignorance presque totale de l’anglais.

 

Mais un gamin de Paris comme lui n’était pas embarrassé pour si peu.

 

Soit en s’aidant d’un des petits manuels de conversation à l’usage des voyageurs, soit au moyen de mimiques expressives, il finissait toujours par se faire comprendre.

 

Il était si comique, bredouillant un anglais hérissé de barbarismes, émaillé çà et là, lorsqu’il ne trouvait plus ses mots, d’expressions empruntées aux faubourgs parisiens que plus d’une fois malgré leurs inquiétudes, ses maîtres étaient partis d’un franc éclat de rire en l’entendant.

 

Un matin, Olivier Coronal qui, de son côté, s’occupait aussi de trouver des capitaux, remit au Bellevillois plusieurs plis cachetés.

 

– Tiens, Léon, tu vas aller me porter ces lettres à destination. Tu montreras les adresses au cocher ; car tu vas prendre une voiture. Sans cela, jamais tu ne t’en tirerais.

 

– Oh ! fit le Bellevillois, y a pas de danger que je m’perde. L’temps d’aller et d’venir, et j’suis là.

 

– Va, et puissent ces lettres avoir un résultat pour nous. Mon pauvre ami, la situation n’est vraiment pas rassurante. L’avenir se fait sombre.

 

M. Golbert surtout paraissait désolé.

 

C’était lui qui avait eu l’idée de venir à New York.

 

Devant l’indifférence et la sourde hostilité que partout on avait rencontrée, il ne se le pardonnait pas.

 

Ned, quoique navré lui-même, avait beau lui dire que rien n’était perdu, il n’arrivait pas à le convaincre.

 

S’être cru près du but qu’il poursuivait depuis tant d’années, à la veille d’entreprendre la construction de son train subatlantique, et constater que toutes les tentatives étaient infructueuses, que, jusqu’à présent, pas un commanditaire ne s’y était intéressé, pas un dollar n’avait été récolté !

 

C’était, pour le vieux savant, un sujet de tristesse continuelle.

 

Léon voyait bien cela.

 

M. Golbert, « le vieux » comme il l’appelait avec son franc parler, lui était sympathique.

 

Le Bellevillois ne tarissait pas en invectives contre ces « boulotteurs de jambon ».

 

C’était sa manière à lui de nommer les Américains.

 

– D’la galette, maugréait-il ce matin-là, en cherchant un cab ; avec ça qu’ils en ont beaucoup ! Pas seulement pour faire balayer leurs rues. Mes amis, quelle bouillabaisse !

 

Il avait plu toute la nuit.

 

Un lac de boue emplissait les chaussées, montant presque à la hauteur des trottoirs.

 

– Eh ! toi là-bas, r’garde un peu, si tu sais lire, fait Léon en mettant sous le nez d’un cocher la première de ses adresses.

 

– All right ! fait le conducteur impassible.

 

Aussi grave que le plus grave des Yankees, le Bellevillois s’installe dans le cab, allume une cigarette et contemple, avec un air narquois, les piétons, qui pataugent avec leurs bottes de caoutchouc dans une glu nauséabonde.

 

– Tiens ! s’écrie tout à coup Léon qui vient d’apercevoir à côté de lui, sur la banquette, un large portefeuille de cuir… Qu’est-ce que c’est que tout cela ? fait-il après l’avoir ouvert. Que de paperasses ! Ça ressemble à l’action du Crédit foncier que maman avait dans le temps ; à moins que ce ne soient des billets de loterie.

 

Ces billets de loterie étaient tout simplement des chèques et des billets de banque.

 

– Ben, mon vieux, s’écria Léon Goupit, c’est tout de même pas malin de laisser prendre l’air à tes picaillons… Qu’est-ce que je vois là… Un nom français : Jean-Baptiste Michon ! que le diable m’emporte si ça ressemble à quéqu’chose d’américain. Pour sûr, c’est un compatriote, un Français.

 

Et le Bellevillois, qui n’en croyait pas ses yeux, détacha la carte de visite fixée dans l’intérieur du portefeuille, et relut :

 

JEAN-BAPTISTE MICHON

 

banker

 

30e Avenue, 275

 

NEW YORK.

 

Le premier mouvement de Léon avait été de donner cette adresse au cocher pour y reporter sa trouvaille.

 

– Tout d’même, non, dit-il. Les affaires de mon maître avant ça.

 

Justement, le cocher l’arrêtait devant une maison de banque.

 

Il sauta de voiture, y déposa sa lettre, et continua ses courses, ayant donné une nouvelle adresse à son automédon.

 

Mais il avait hâte d’avoir fini.

 

Ce portefeuille trouvé brûlait les doigts de l’honnête garçon.

 

Deux heures après, ayant terminé toutes ses courses, il se trouva devant le numéro 275 de la 30e Avenue, une des plus belles de New York.

 

Une grande boutique occupait le rez-de-chaussée.

 

Sur les glaces sans tain de la devanture, l’inscription :

JEAN-BAPTISTE MICHON

banker

se détachait en lettres d’or.

 

– Bon, se dit Léon, c’est là. Pas besoin d’chercher plus loin.

 

Et serrant le portefeuille dans sa poche, il pénétra dans la banque.

 

C’était l’appareil ordinaire des comptoirs d’étain, derrière lesquels les commis pommadés répondaient aux nombreux clients qui se pressaient aux guichets.

 

Çà et là, le long des murs, quelques affiches, en français et en anglais.

 

– M’sieu Michon ? demanda le Bellevillois, dès qu’il put aborder un huissier.

 

– Au fond du hall, à droite, lui répondit l’employé après l’avoir dévisagé.

 

Mais pour pénétrer dans le cabinet directorial, Léon dut parlementer.

 

Un grand diable d’huissier lui barrait la porte.

 

Comme argument décisif, il montra le portefeuille.

 

– Bigre, pensait-il en pénétrant enfin. C’que c’est rupin ici. Des huissiers à chaîne d’argent, rien que ça !

 

En croyant reconnaître un compatriote, Léon ne s’était pas trompé.

 

M. Michon était un fils de la Normandie, un gars normand comme il disait lui-même.

 

Ses parents, des pêcheurs de Granville, avaient voulu en faire un pêcheur comme eux.

 

À douze ans il passait déjà des journées au large et savait carguer une voile aussi bien qu’un vieux loup de mer.

 

Puis, un jour, il s’était embarqué comme novice sur un voilier, et pendant plusieurs années, il avait promené son humeur vagabonde dans toutes les parties du globe.

 

Le hasard d’une rencontre l’avait fixé à New York, il y avait quelque vingt ans de cela.

 

À trente ans seulement il avait appris à lire.

 

En quelques années, il s’était fait une situation comme commissionnaire en marchandises.

 

La fortune était venue à lui. Il avait fondé sa maison de banque.

 

C’était maintenant un homme d’une cinquantaine d’années, bien bâti, d’allure franche et dégagée, toujours souriant et affable.

 

Contrairement à la plupart des Américains, il portait une grande barbe rousse encadrant un visage aux lèvres un peu narquoises, au nez fortement accusé, mais dont les yeux vifs et pétillants corrigeaient l’expression sévère, et l’indifférence professionnelle acquise au contact des Yankees.

 

Quoique à la tête d’une fortune qui sans égaler celle de William Boltyn, l’Empereur des dollars, ni de Pulmann, le roi des chemins de fer, était cependant colossale, il n’avait rien perdu de ses habitudes d’autrefois ni de sa bonhomie normande.

 

Loin de rougir de ses modestes débuts, il en parlait souvent.

 

Accueillant pour les malheureux, il consacrait une bonne partie de sa fortune à des œuvres philanthropiques.

 

Granville, son pays d’origine, pour lequel il avait conservé une affection inébranlable, lui devait un hôpital et une maison de retraite.

 

C’était véritablement un brave cœur que Jean-Baptiste Michon, une intelligence ouverte et sympathique chez qui l’expérience de la vie compensait amplement les lacunes de l’instruction.

 

Lorsque le Bellevillois pénétra dans son cabinet, M. Michon, les jambes allongées sous son bureau, dépouillait son courrier tout en fumant une courte pipe, habitude qu’il avait gardée de son ancien métier de marin.

 

– Pristi ! fit Léon intérieurement, un particulier qu’a un’barbe comme’ça, c’est sûrement pas un Américain !

 

Cette constatation lui fit plaisir.

 

Et, sortant de sa poche le portefeuille bourré de valeurs, il le posa devant le banquier qui contemplait curieusement son visiteur.

 

– Voilà, fit-il en désignant sa trouvaille, c’est sans doute vous qu’avez perdu ça dans un cab. En tout cas y a votre adresse dedans ; et j’vous l’rapporte.

 

– En effet, c’est bien à moi, s’écria M. Michon en français. Je l’ai perdu sans m’en apercevoir. Mais dites-moi, mon jeune ami, fit-il avec intérêt, vous n’êtes pas Américain ?

 

– C’t’idée ! pour sûr que non, s’écria Léon. J’suis d’Paris, monsieur, citoyen d’Belleville, pour vous servir.

 

– Ah ! vous êtes Parisien ! fit le banquier. J’aurais dû m’en douter. Une pareille honnêteté ne se voit pas souvent ici.

 

– Oh ! de l’honnêteté, protesta le Bellevillois. Si ça avait été des louis ou des billets de banque, j’dis pas qu’j’aurais pas eu la tentation. Mais des paperasses comme ça, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

 

Du coup, devant cette franchise et l’inimitable accent de cette voix gouailleuse, M. Michon ne put retenir un large éclat de rire.

 

Ce petit bonhomme l’intéressait de plus en plus.

 

– Comment, des paperasses ? fit-il avec sa bonhomie souriante. Eh bien, tu ne t’embêtes pas, mon garçon. Sais-tu qu’il y en a pour trois cent mille francs !

 

Il guettait, sur le visage de Léon, une marque de désappointement.

 

Mais celui-ci haussa les épaules d’un air dégagé.

 

– Eh bien, fit-il, c’est tant mieux pour vous que je les aie trouvés. Là-dessus, ajouta-t-il, je m’sauve.

 

Et, singeant une raideur américaine, il étendait le bras pour un shake-hand.

 

– Voyons, vous êtes donc bien pressé, s’écria le banquier en le forçant à se rasseoir. Sapristi, vous n’êtes pas pratique pour un sou, mon garçon. Vous me rapportez trois cent mille francs, et vous voulez partir comme ça, sans même me dire qui vous êtes. Je ne l’entends pas ainsi.

 

– Qui j’suis ? fit le Bellevillois. Voilà : Léon Goupit. On m’appelle encore le Bellevillois si ça peut vous faire plaisir. Ma mère est marchande des quatre-saisons dans le faubourg du Temple. C’est une brave femme, allez… À preuve que quand j’suis parti, elle pleurait à fendre l’cœur.

 

M. Michon l’avait écouté.

 

– Tu m’as l’air d’un garçon intelligent, fit-il, après que Léon eut déclaré son état civil. Tes manières me plaisent. Si tu veux entrer à mon service, il ne tient qu’à toi.

 

Et, comme Léon, étonné, faisait mine de protester :

 

– Mais, nom d’un petit bonhomme, c’est bien le moins que je puisse t’offrir. On n’a pas idée d’un pareil gamin !

 

– Mais non, mais non, expliqua le Bellevillois, j’peux pas faire ça. Ça fait des années que j’suis au service de mon maître, justement qui s’trouve embêté ; c’est pas l’moment de l’lâcher. Alors, quoi ! on n’est pas des Américains !…

 

– Tu ne disais rien aussi, fit le banquier. Et, comment s’appelle-t-il ton maître ?

 

– Mon maître à moi, c’est Monsieur Olivier… C’t’idée !

 

– Monsieur Olivier ?

 

– Ah ! c’est vrai, vous n’savez pas. Monsieur Olivier Coronal, un bon garçon, allez, et pas fier !

 

– Olivier Coronal, fit M. Michon, mais, c’est un inventeur. C’est bien celui dont on a tant parlé à propos de la torpille terrestre ?

 

– C’t’idée ! approuva Léon. Et puis, il n’est pas seul. Il y a aussi monsieur Golbert. Allons, bon, s’interrompit-il ; v’là que j’jacasse comme une pie borgne, au lieu de rentrer, surtout qu’on m’attend.

 

– Monsieur Golbert, se répétait le banquier à lui-même. Il me semble que je connais ce nom-là.

 

Et comme Léon, cette fois, lui tendait de nouveau la main :

 

– Non pas, fit-il. Tu es un trop bon garçon pour que je te laisse partir ainsi. Je m’intéresse à toi. Si tu veux me mener chez ton maître, tu ne t’en repentiras pas.

 

– Oh ! c’est comme vous voulez. Y a mon cab qui m’attend, parce que j’viens de faire un tas d’courses, par rapport à des affaires… Enfin, je m’comprends.

 

– Diable de petit bonhomme, fit le banquier qui bourrait sa pipe, en le regardant du coin de l’œil. Veux-tu un cigare ? Par ces temps gris, ça réchauffe le bout du nez.

 

– Non, merci. Moi, je ne fume que la cigarette.

 

– À ta guise. En voici un paquet.

 

En compagnie du banquier, Léon retraversa le grand hall de la banque, où la foule grossissait de minute en minute.

 

Tous deux prirent place dans le cab.

 

Le Bellevillois ne se doutait pas des conséquences qu’allait avoir, pour ses maîtres, la visite de M. Michon.

 

CHAPITRE IV

Un commanditaire inespéré

 

Huit jours après, une activité fiévreuse emplissait l’appartement de l’hôtel Buisson, où nous avons vu s’installer nos amis.

 

On bouclait de nouveau les malles et les valises.

 

Des portefaix empilaient le tout dans un grand wagon électrique et capitonné qui stationnait dans la rue.

 

Le Bellevillois en personne conduisait ce déménagement, qui ne comportait pas de meubles, il est vrai, puisque M. Golbert et sa petite famille avaient loué tout meublé l’appartement de la pension Buisson.

 

La brave femme avait pris ses locataires en sympathie.

 

Elle était désolée de les voir partir.

 

– Vous retournez à Paris ? avait-elle demandé à Ned, dont le visage avait repris la sérénité d’autrefois.

 

– Mais, pas du tout, madame ; nous venons de louer un cottage dans les environs, maintenant que nous sommes certains de rester ici quelque temps.

 

– C’est qu’on n’en voit pas tous les jours, des gens aussi aimables que vous, assura la patronne. Ça fait de la peine quand ils s’en vont.

 

D’inquiétante et de sombre qu’elle était, la situation était devenue gaie et rassurante.

 

Que s’était-il passé ?

 

M. Golbert, l’air heureux et rajeuni, causait avec Ned et Olivier.

 

Les regards des trois hommes n’avaient plus cette expression de lassitude et de découragement profond que leur avait donné peu auparavant l’insuccès de leur entreprise.

 

Tous trois, au contraire, se retrouvaient forts et pleins de volonté, d’audace et de persévérance.

 

Ils avaient enfin trouvé le commanditaire de leur locomotive sous-marine.

 

Et, c’était M. Michon, le banquier français.

 

Comment cela s’était-il fait ?

 

Bien simplement.

 

En reconnaissance de son honnêteté, M. Jean-Baptiste Michon, nous l’avons vu, n’avait pas voulu laisser partir Léon sans le récompenser.

 

Il avait son idée cachée.

 

Ce garçon lui plaisait.

 

Il voulait le prendre à son service.

 

Et c’était pour cela qu’il lui avait demandé à l’accompagner chez son maître.

 

Avec sa rondeur habituelle, il avait expliqué carrément le but de sa visite.

 

– Mais, cela dépend de lui seul, avait répondu Olivier Coronal.

 

Puis, la conversation avait changé de terrain.

 

On avait causé de la France, de Paris, des sciences, de la politique.

 

Ned et M. Golbert, à leur tour, avaient fait connaissance du banquier, dont la courtoisie et la rondeur leur avaient plu.

 

Finalement, on l’avait prié à dîner, amicalement, en compatriote.

 

– Mais, certainement, s’était écrié M. Michon, j’accepte. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut causer librement.

 

À la fin du repas, dont Lucienne avait fait les honneurs en maîtresse de maison affable et discrète, M. Michon était enchanté de ses nouveaux amis.

 

Il les connaissait, du reste, de réputation avant cette rencontre : Ned Hattison, parce qu’il portait un nom illustre ; Olivier Coronal et M. Golbert, par leurs inventions, autour desquelles les journaux américains avaient fait grand tapage.

 

Ce fut lui qui, le premier, parla de la locomotive sous-marine.

 

– Et votre projet de subatlantique ? demanda-t-il à M. Golbert, que devient-il ?

 

Par délicatesse, personne n’avait jugé à propos d’initier le banquier aux tourments dont tout le monde souffrait.

 

Ce fut M. Golbert qui lui répondit :

 

– Les temps sont bien mauvais pour quiconque essaie de se rendre utile. Trop d’intérêts se coalisent dès qu’il s’agit d’une chose nouvelle. La routine, l’ignorance aussi sont des ennemis pour l’inventeur. Si je suis venu à New York, c’est qu’en France le ministère a dédaigné mon invention. Hélas ! fit le vieux savant en réprimant un soupir ; depuis deux mois, nous ne sommes pas plus avancés qu’au premier jour. Tous les banquiers, tous les capitalistes auxquels nous nous sommes adressés, n’ont pas daigné consacrer un dollar à notre entreprise.

 

– Ou bien, ajouta Ned – et c’est à croire qu’une entente existait entre eux – s’ils se sont montrés favorables à nos projets, et prêts à nous commanditer lors de la première entrevue, ils ont toujours refusé sèchement à la deuxième.

 

– En effet, fit M. Michon, cela semblerait indiquer une entente. Mais, qui peut avoir intérêt à contrecarrer votre entreprise ? Qui peut avoir surtout la puissance nécessaire ?… D’après ce que j’en ai lu dans les revues scientifiques, votre subatlantique a toutes les chances de réussite. C’est donc un excellent placement pour les capitaux américains. Pour que nulle part vous n’ayez trouvé de commanditaires, il faut, en effet, qu’une volonté s’y soit opposée, et que cette volonté soit, appuyée par une force colossale.

 

Ces paroles, dont la logique n’échappait à personne, rendirent Ned songeur.

 

– Mon père… William Boltyn… murmura le jeune homme.

 

– Eh ! oui, William Boltyn ! s’écria le banquier. N’avez-vous point songé que sa haine pourrait vous poursuivre ?

 

Les yeux calmes de Ned s’étaient éclairés de reflets métalliques.

 

Ces paroles étaient pour lui une révélation.

 

Un frisson de colère le traversa.

 

– Oui, vous avez raison, monsieur. Lui seul, comme vous l’avez dit tout à l’heure, peut avoir organisé contre nous cette coalition muette. Mais, ajouta-t-il en maîtrisant un geste de révolte, rien n’est perdu, maintenant que nous connaissons l’ennemi.

 

– L’ennemie, rectifia Lucienne, en prenant pour la première fois part à la conversation. Plus encore que son père, je soupçonne miss Aurora Boltyn d’être l’instigatrice de ce complot.

 

– Et je crois que tu n’as pas tort, fit Ned en lui souriant tendrement.

 

M. Golbert, lui, ne disait rien.

 

Il pensait qu’on ne pouvait lutter contre des milliards.

 

– Et combien faudrait il pour votre subatlantique ? demanda brusquement M. Michon.

 

Sa question surprit tout le monde.

 

On ne pensait déjà plus qu’à la désolante perspective des projets avortés, des espoirs évanouis.

 

– Combien ? fit le premier Olivier Coronal. Au bas mot, cent cinquante millions de dollars pour la construction de la ligne tout entière. Mais, pour le moment, une trentaine de millions permettraient de mettre sur rails la locomotive, et d’établir quelques kilomètres de voie sous-marine. Lorsque les expériences concluantes auraient été faites, les capitaux, alors, ne manqueraient plus.

 

– Vous êtes certains que trente millions vous suffiraient ? questionna de nouveau le banquier.

 

– Certainement oui.

 

– Eh bien, mais alors, rien de plus simple. Je vous ouvre un compte chez moi, jusqu’à concurrence de cette somme.

 

– Vous ! s’écrièrent à la fois M. Golbert et Ned.

 

– Assurément, moi. C’est bien tout naturel. On ne trouve pas tous les jours l’occasion d’un aussi bon placement.

 

Mais rien que l’expression de ses yeux, bons et souriants, eût suffi pour prouver que, chez lui, ce calcul n’existait pas.

 

– Puis, ajouta M. Michon, ce que je vais vous dire va vous surprendre ; mais je suis un peu philosophe, moi aussi. Je sais bien que, pour un banquier, c’est drôle ; mais, que voulez-vous, c’est ma marotte. Une tentative comme la vôtre me plaît. Je ne saurais vous faire de belles phrases pour vous expliquer pourquoi ; mais, je la trouve conforme à mes idées. Le problème des voies de communication, ça n’a l’air de rien. Pourtant, je crois, moi, qu’on a plus mérité de l’humanité et favorisé son évolution, en lui donnant des routes et des chemins de fer, que des canons ou des balles explosibles.

 

– Bravo, monsieur, fit M. Golbert en lui tendant la main dans un élan d’enthousiasme et de reconnaissance. Venant d’un homme tel que vous, j’accepte vos capitaux, comme le trait d’union de nos intelligences au service de la même œuvre humanitaire.

 

La soirée s’était achevée dans une allégresse générale. Tous ces braves cœurs battaient à l’unisson.

 

Les épreuves semblaient terminées.

 

Une ère d’espérance s’était ouverte, dont on sentait l’influence bienfaisante dans tous les yeux rassérénés, dans toutes les voix, plus allègres et plus confiantes.

 

Léon lui aussi, avait pris part à cette commune gaieté.

 

C’était grâce à son acte de probité, grâce à ce portefeuille trouvé par lui le matin même, que les événements avaient pris cette tournure heureuse.

 

Olivier Coronal lui-même le lui avait dit en le félicitant.

 

– Puisqu’il ne veut pas entrer chez moi, avait dit M. Michon, je le récompenserai d’une autre façon.

 

– Bah ! quoi que ça prouve, une récompense ? avait fait le brave garçon. La mienne, c’est d’voir que M’sieur Olivier et tout l’monde est content par rapport qu’vous allez faire marcher c’te locomotive qu’on ira d’un pays à l’autre, en d’sous d’l’eau, aussi facilement que l’funiculaire y grimpe le faubourg du Temple.

 

Cette repartie qui valait mieux, assurément, par le sentiment que par la forme, avait fait sourire tous les assistants.

 

– C’est égal, avait fait le banquier, Léon ayant tourné les talons, je lui donnerai un petit souvenir. La probité est si rare dans notre siècle, que, bien que, comme il dit, la récompense ne prouve rien, je veux que le brave garçon se souvienne de moi.

 

Sous ses dehors un peu rudes d’ancien mathurin, comme il disait lui-même, M. Michon cachait une grande délicatesse.

 

Il avait esquivé tous les remerciements de ces hommes, à qui il venait de rendre le courage et la confiance en eux-mêmes.

 

Il avait prétexté des occupations urgentes, et s’était retiré.

 

– Venez donc me voir quand vous voudrez, avait-il dit en leur laissant sa carte. Vous me ferez plaisir en m’expliquant un peu vos plans, et la manière dont vous vaincrez les difficultés de votre entreprise. Car vous les vaincrez, j’en suis sûr. Mais, quoi qu’il arrive, vous avez ma parole. Je vous ouvre dès aujourd’hui un compte chez moi jusqu’à concurrence de trente millions. Nous nous arrangerons plus tard quant aux conditions de remboursement.

 

Et voilà pourquoi la famille Golbert quittait la pension Buisson, et s’installait chez elle, dans un vrai cottage, propriété de M. Michon, qui avait exigé ce déménagement.

 

En peu de jours, toutes les affaires s’étaient conclues.

 

On pouvait dès à présent se mettre à l’œuvre, aussitôt que la nouvelle installation serait terminée.

 

Grâce à l’activité du Bellevillois, élevé aux fonctions d’intendant, tout fut prêt en moins d’une journée.

 

Ce n’était plus la petite villa de Paris, pleine de vieux meubles, de choses intimes et parfumées de souvenirs.

 

Là, tout était neuf, sortait d’un de ces immenses magasins de New York qui occupent des bâtiments de vingt étages, où l’on trouve tout, où l’on peut tout acheter, aussi bien un éléphant qu’un ameublement complet ou une motte de beurre.

 

Ned, nature encore froide et concentrée, ne semblait pas porter d’attention à cette hostilité, cette raideur rébarbative du mobilier.

 

Il vivait beaucoup en lui-même.

 

Il n’en était pas de même de M. Golbert et d’Olivier Coronal.

 

Habitués à l’atmosphère accueillante des intérieurs de famille, ils étaient désorientés, intimidés par ce changement total dans leurs habitudes.

 

Mais, avec son tact de femme, Lucienne avait su atténuer la froideur du nouveau logis, mettre çà et là des notes moins sévères, donner à chacun ses aises, et vaincre l’ennui par sa gaieté.

 

Le cottage, à mi-chemin de la ville et de la plage, comprenait trois étages.

 

Chacun aurait donc le sien.

 

Le rez-de-chaussée, en faisant abattre une cloison, formerait un vaste cabinet de travail dont les fenêtres donneraient sur l’inévitable parterre, au gazon ras, aux plates-bandes géométriques, qui entourait la maison.

 

À quelques centaines de mètres en avant, c’était l’Hudson, le fleuve aux eaux saumâtres, sans cesse sillonné par les gigantesques ferry-boats[4] dont on entendait les sifflements prolongés.

 

Au loin, pareille à une immense chaudière en ébullition, New York, la ville colossale, aux interminables avenues, s’étendait sous un dôme de brouillard et de fumée.

 

Malgré son âge avancé et sa santé débile, le vieux Golbert surprenait ses amis par son activité.

 

C’est qu’il tenait à la voir construite, sa locomotive, et la joie de toucher au but lui communiquait une ardeur nouvelle.

 

Il avait tenu conseil avec Ned et Olivier en présence de M. Michon.

 

– Le train lui-même ne m’inquiète pas, avait-il dit. Vous-même Ned, avez vaincu la dernière difficulté, c’est-à-dire le danger de l’oxydation par le contact de l’eau de mer. Notre train sera donc enduit d’une forte couche de chrome ainsi que les rails. Donc, plus de dangers à craindre, et peu de dépenses, puisque nous avons trouvé le moyen de fabriquer du chrome à bon compte. Je connais dès maintenant une fonderie que nous pourrons acheter. Nous y construirons nous-mêmes notre train. La question de solidité ne nous inquiète pas davantage. Nos plaques d’acier chromé sont des merveilles dont nous connaissons exactement la composition moléculaire, et que nous pourrons rendre encore plus résistantes, capables de supporter l’énorme pression qui s’exerce à huit cents mètres de profondeur, si nous étions obligés de pénétrer jusque-là.

 

– Mais, pardon, fit le banquier, comment ferez-vous pour assurer aux voyageurs une quantité suffisante d’air respirable ? Je sais bien que la plupart des objections qu’on vous a faites ne tiennent pas debout. On a dit, par exemple, que vous auriez à lutter contre les courants, contre les monstres marins, ce qui est absurde, puisque tous les courants de l’Océan se tiennent à la surface…

 

– Et que, grâce au puissant moteur électrique dont nous disposerons, une simple pointe d’acier à l’avant du train pourrait foudroyer tout net les squales imprudents.

 

– Parfaitement, fit Michon, tout cela est bien simple : mais ce qui me le paraît moins, c’est la façon dont vous renouvellerez l’air.

 

– Ce n’est, cependant, guère compliqué, fit le savant. Voyons. L’air, au bout d’un certain temps, est vicié. La respiration humaine lui a pris son oxygène et l’a remplacé par de l’acide carbonique. L’azote, lui, est toujours intact. Eh bien, par le simple moyen de pompes et de ventilateurs, j’établis un courant, et je fais passer cet air vicié dans une chambre de purification où, sur des claies, j’ai déposé de la potasse caustique. Cette potasse absorbe avidement l’acide carbonique. Je n’ai plus qu’à donner la liberté à l’oxygène que j’ai sous pression dans des bonbonnes d’acier. L’atmosphère est devenue respirable.

 

– En effet, c’est sûrement le moyen le plus pratique, s’écria M. Michon.

 

– La difficulté n’est pas là, reprit Ned Hattison. Elle réside tout entière dans la pose des rails. Il nous faut tout d’abord trouver, sur la côte américaine, un endroit où nous soyons tout de suite en eau profonde, de manière à éviter des travaux de nivellement, et aussi l’influence des tempêtes et des courants de la surface. Nous pouvons, du reste protéger l’établissement des premiers rails par une digue provisoire en bois.

 

– Oui, mais interrompit encore M. Michon, lorsque vous serez arrivés en plein Océan, comment effectuerez-vous le transport et la pose des rails ?

 

– D’une manière très simple, répondit M. Golbert. Aussitôt les premiers rails posés, nous installons dessus un simple bateau sous-marin à roues, qui chaque jour emportera avec lui les rails sur lesquels il roulera le lendemain. Par le moyen de sas à air comprimé, douze scaphandriers peuvent sortir pour travailler. Autrefois, ils étaient simplement reliés au bateau par une corde sur laquelle ils frappaient d’après un alphabet connu. Nous avons remplacé ce moyen primitif par un téléphone dans l’intérieur du casque. Du reste, toutes les conditions de sécurité seront prises. L’électricité éclairera les bas-fonds. Vous voyez que tout cela n’a rien d’invraisemblable.

 

– Et je suis certain, s’écria Olivier Coronal, qu’en commençant immédiatement, il ne faudrait pas plus de deux ans pour mener à bien notre entreprise.

 

– Bravo, mes amis, fit le banquier. Pour ma part, je compte bien que c’est dans votre subatlantique que je ferai mon prochain voyage au vieux pays normand.

 

Sur cette parole joviale on se sépara ce jour-là.

 

Tous les visages étaient souriants, tous les cœurs pleins d’espoir.

 

– Nous le construirons, notre train, s’écria le vieux savant. Ce sera, mon cher Ned, notre réponse à votre père, à William Boltyn et à ses collègues. Qu’ils fondent des canons, qu’ils combinent des explosifs, qu’ils méditent et préparent une guerre effroyable ! Ils ont édifié Mercury’s Park ; nous construirons l’express subatlantique. Notre œuvre est meilleure que la leur, et durera plus longtemps.

 

Ned ne répondit pas. Un nuage de tristesse passa sur son front volontaire.

 

Bien qu’il eut tout révélé à M. Golbert et à Coronal, les projets d’universelle conquête et l’alliance formée, sous la présidence de William Boltyn, par les milliardaires américains, Ned n’aimait pas qu’on rappelât à son souvenir l’œuvre ambitieuse dont son père avait accepté la direction, pour laquelle, au milieu des montagnes Rocheuses, il avait bâti le formidable laboratoire de guerre de Mercury’s Park.

 

Il se rappelait les paroles violentes de son père, et l’expression haineuse de son visage, lors de leur dernière entrevue à Paris, dans la maison de la rue de Fleurus.

 

– S’il t’arrivait de dévoiler le secret que je t’ai confié, d’informer qui que ce soit de l’existence de Mercury’s Park, tu ne vivrais pas vingt-quatre heures, lui avait-il dit.

 

Le jeune homme n’évoquait jamais, sans un frisson d’involontaire terreur, le regard terrible et comme magnétique dont son père avait accompagné ces menaces.

 

Certes, il ne doutait pas de ses amis.

 

Il les savait incapables d’une indiscrétion.

 

Cette certitude, pourtant, ne dissipait pas ses craintes.

 

C’était surtout pour sa femme, sa Lucienne, qu’il redoutait les événements.

 

Déjà, M. Michon le lui avait fait voir, la colère de Boltyn et de miss Aurora s’était exercée contre lui.

 

Le milliardaire avait, sans doute, employé tous les moyens, usé de toute son influence pour le faire échouer, lui et ses amis, dans la réalisation de leur train sous-marin. S’arrêteraient-ils là ? Ne feraient-ils pas de nouvelles tentatives, en apprenant que les inventeurs avaient trouvé des capitaux, que les travaux étaient commencés ?

 

Ned n’arrivait pas à se tranquilliser.

 

Mais il gardait, pour lui seul, ces douloureux pressentiments.

 

Autour de lui, tout le monde était joyeux ; et tandis que, dans sa mémoire, les figures haineuses des Yankees, qui préparaient à coups de milliards l’avènement de leur domination universelle, défilaient comme de sinistres présages, Olivier Coronal, Lucienne et son père souriaient au bonheur entrevu.

 

Ned ne voulut pas troubler cette joie par des paroles de doute.

 

L’avenir se chargerait assez tôt d’assombrir le ciel, clair aujourd’hui.

 

Il chassa de son cerveau l’obsédante pensée, pour se laisser bercer par l’espoir qui semblait de nouveau ensoleiller son existence.

 

Dès le lendemain on se mettait à l’œuvre pour réaliser l’express transatlantique.

 

CHAPITRE V

Les travaux du Subatlantique

 

Dans le grand salon de la Septième Avenue, à Chicago, William Boltyn et sa fille prenaient le thé en tête-à-tête.

 

Entièrement meublé avec les plus récents modèles de Paris, les murs de laque blanche aux rehauts d’or repoussé, les tentures et les tapis de soie claire, éclairés par des lampes à incandescence disséminées dans un magnifique buisson de cristal polychrome, orné de tableaux de maîtres, ce salon n’avait guère son rival dans tous les États de l’Union.

 

Un luxe inouï présidait à l’agencement des moindres détails.

 

Le marbre des cheminées était incrusté de pierres précieuses.

 

Les guéridons supportaient des statuettes d’argent massif.

 

À la place d’honneur, se dressait un buste de marbre. C’était celui de miss Aurora Boltyn.

 

Par la porte entrouverte, on apercevait la grande salle des fêtes de l’hôtel, et la perspective des colonnes de métal se terminant par des têtes de taureaux et de béliers quatre fois plus grandes que nature.

 

Un Européen, un Parisien surtout, eût été dépaysé au milieu de ce luxe coûteux et de mauvais goût, dans ce salon vaste et froid dont la disposition géométrique semblait appeler l’ennui et prédisposer au spleen.

 

Il y manquait ce charme discret de la couleur et de la forme, cette impression d’intimité qui caractérisent la demeure européenne, mais dont se soucient fort peu les Yankees.

 

Du reste, les richesses amoncelées autour d’eux ne semblaient pas, pour le moment, rendre plus heureux le milliardaire et sa fille.

 

Leurs figures compassées, la raideur de leur tenue, le silence qu’ils observaient depuis plus d’une heure, toute leur allure glaciale et renfrognée dégageaient la même impression d’ennui lourd que la pièce où ils se trouvaient.

 

L’horloge électrique, que soutenait une cariatide de bronze patiné, sonna neuf heures.

 

William Boltyn posa près de lui le journal qu’il parcourait.

 

Il se versa une large rasade de whisky ; puis l’ayant absorbée d’un trait, il alluma un havane bagué d’or.

 

En face de lui, Aurora tapotait nerveusement la table à thé du bout de son éventail.

 

– Monsieur l’ingénieur Hattison, annonça un domestique vêtu d’une livrée bleu-de-roi et chamarré comme un général autrichien.

 

L’ingénieur pénétra dans le salon.

 

Toujours vêtu de son éternelle redingote, plus maigre encore qu’à l’ordinaire, les yeux caves, la démarche automatique, M. Hattison, après avoir salué correctement Aurora, s’assit à côté de William Boltyn.

 

Celui-ci ne sembla même pas s’être aperçu de son entrée.

 

Les deux hommes étaient cependant les meilleurs amis du monde ; mais en bons Yankees, ils ne jugeaient pas à propos de dépenser leur temps à se serrer la main, à échanger des formules de politesse. Cette manière de voir ne leur était pas particulière.

 

On serre, en Amérique, la main d’un homme lorsqu’il vous est présenté ; on la lui sert de nouveau s’il part en voyage, s’il vous quitte.

 

En dehors de cela, dans les rencontres quotidiennes, le shake-hand n’a plus rien à voir.

 

– Eh bien, mon cher savant, fit Boltyn, j’ai reçu vos communications. Vous êtes certain que, malgré les moyens que nous avons employés, Ned et ses amis ont tout de même trouvé les capitaux nécessaires à leur entreprise ?

 

– J’en ai la preuve indéniable, répondit l’ingénieur. Depuis trois mois je sais, jour par jour, tout ce qu’ils font. L’emplacement choisi comme point d’attache de leur voie ferrée sous-marine est à quelques kilomètres de New York. Les travaux sont déjà commencés.

 

– Mais qui peut bien leur avoir fourni des capitaux ? fit violemment Aurora. Mon père m’a dit que toutes les banques de l’Union s’étaient engagées à n’en rien faire.

 

– Il faut bien qu’il y ait là-dessous quelque commanditaire puisque Ned, par suite de son entêtement, de sa bêtise, se trouve maintenant presque sans un sou, et que de son côté, le père de sa femme – en prononçant ce mot il eut un rire sarcastique – s’est dépouillé pour assurer à sa fille une dot dérisoire de cent mille francs.

 

– Cent mille francs ! fit la jeune fille. Mais c’est à peine la moitié de ce que je dépense par an pour mes robes. C’est à croire que votre fils est devenu tout à coup inintelligent ! En tout cas, l’éducation pratique que vous lui avez donnée ne lui a guère profité. Nous en parlions encore, mon père et moi, ce matin au reçu de la dépêche annonçant votre arrivée.

 

– Quels que soient les sentiments qui lui ont dicté sa conduite, mon fils n’est plus maintenant pour moi qu’un ennemi. Au moment où nous touchons au but, où nos usines de Mercury’s Park et de Skytown vont pouvoir mettre en ligne une puissante armée, dont la puissance de destruction n’aura jamais eu son égale ; au moment, dis-je, où l’écrasement de l’Europe n’est plus qu’une question de temps, il a déserté notre cause, contrarié tous nos projets en passant au service de ces Européens que j’exècre. Je ne peux plus le traiter qu’en adversaire dangereux qui possède nos secrets et qui pourrait s’en faire une arme… Qui sait, ajouta-t-il violemment, s’il n’a point obtenu les capitaux dont il semble disposer par des révélations ?… Ah ! je souhaite être dans l’erreur ; car, je le lui ai dit, le jour où j’aurai la certitude de sa trahison, il ne vivra pas vingt-quatre heures.

 

– Non, fit William Boltyn, votre fils n’aurait pas fait cela. Mais il convient plutôt, pour le moment, d’aviser aux moyens que nous emploierons pour empêcher ce subatlantique d’être construit.

 

– Oui, s’écria rageusement la jeune fille, ce serait trop fort qu’après avoir renié son père, sa patrie, il vienne ici me narguer moi-même, afficher son union stupide, et qui plus est, emprunter l’argent de nos compatriotes pour lancer une invention française. Nous serions des lâches si nous ne relevions pas ce défi. Tous les moyens sont bons, lorsqu’il s’agit de châtier un Yankee renégat.

 

– C’est qu’il semble armé de persévérance, fit Hattison. Jusqu’à présent je n’ai rien ménagé pour apporter des obstacles à la construction de leur train sous-marin. Dès le commencement des travaux, mes agents secrets ont provoqué une grève générale des ouvriers. On les a remplacés. Ned et ses amis n’emploient plus maintenant que des Français ou des Irlandais, qu’ils doivent payer fort cher puisque toutes les nouvelles tentatives sont restées sans résultat. En outre, j’ai forcé la main aux usines métallurgiques qui leur fournissent les pièces d’acier. Mais la science que j’ai donnée à Ned, se retourne aujourd’hui contre moi. J’espérais provoquer une rupture, un accident, par suite de la mauvaise qualité du métal. Bah ! tout a été revu méticuleusement et soumis à un procédé spécial de fonte, de trempage, qui décuple la résistance. Comme vous le voyez, nos adversaires sont bien outillés, et l’argent ne semble pas leur manquer.

 

– Il ne nous manque pas non plus, fit Boltyn avec orgueil ; et quand j’y devrais dépenser jusqu’à mon dernier million, je jure bien de réduire à néant leur audace, de leur montrer qu’on ne s’attaque pas impunément à moi.

 

– Je suis complètement de votre avis, fit l’ingénieur, en apparence très calme.

 

Depuis le commencement de cette conversation, sa figure n’avait pas changé d’expression.

 

À peine ses yeux caves s’étaient-ils allumés sous l’influence de la colère qui grondait en lui.

 

Mais c’était une colère mathématique, glaciale, qui n’avait pas besoin de se traduire par des signes extérieurs.

 

– Je suis complètement de votre avis, venait-il de dire… Mais, ajouta-t-il avec un rire sinistre, nous n’aurons pas besoin de beaucoup dépenser. L’important est d’agir promptement. Je suis forcé de reconnaître, poursuivit-il, que ces ingénieurs ont fait preuve d’un indiscutable talent. Le bateau sous-marin à roulettes et l’énorme ballon d’acier dont ils se sont servis pour poser leurs rails, sont de véritables merveilles, et prouvent une entente pratique des difficultés de ce genre de travail. Déjà le premier kilomètre est presque achevé. La locomotive elle-même sera prête d’ici peu ; et je sais de source sûre qu’on compte l’essayer dans les premiers jours du mois prochain.

 

– Et c’est maintenant que vous nous en avertissez, s’écria Aurora en repoussant sa chaise loin d’elle. Il n’aurait pas fallu la leur laisser construire, empêcher à tout prix ces essais.

 

– Au contraire, miss, répliqua Hattison, c’était dans mon plan d’attendre. Vous n’ignorez pas qu’une tentative de ce genre ne va pas sans quelques dangers, surtout quand une main intelligente se fait complice de la nature. Qu’y a-t-il de plus simple ? Quelques torpilles placées çà et là, bien à propos, nous feront une jolie petite explosion, qui réduira en miettes les inventeurs et leur invention.

 

Aurora se taisait, épouvantée. L’ingénieur Hattison continua d’une voix sourde, où se trahissait la nature implacable de ses sentiments.

 

– Ah ! si vous saviez miss, combien j’ai dû souffrir pour en arriver à parler ainsi. Si mon fils était un homme médiocre, je lui accorderais ce pardon que l’on donne à ceux que l’on méprise. Mais son intelligence touche presque au génie. Je le sais, et je sens qu’il me dépassera un jour dans la voie des découvertes scientifiques. Il eût pu réaliser entièrement mes espérances et mes projets, rendre l’Amérique maîtresse du monde par l’argent et par la science. J’ai tout sacrifié pour lui et il me trahit. Il me place dans la cruelle alternative de devenir son complice, d’être moi-même un renégat, de mentir aux principes de toute ma vie ou de le sacrifier. Que faire ?

 

Aurora dont il attendait une approbation demeurait silencieuse, William Boltyn écoutait, avec une attention plutôt bienveillante, les paroles de l’ingénieur.

 

– Oui ! s’écria de nouveau Hattison d’une voix étranglée, j’ai pris ma résolution. Et quoique je doive en souffrir dans mon cœur paternel, je trouve plus honnête, plus loyal, et plus américain de sacrifier l’ingrat qui répudie toutes mes idées, que d’aider à son triomphe par ma faiblesse. Sans les mesures énergiques que j’ai décidées, son projet réussirait ; la société des milliardaires aurait dépensé vainement d’immenses capitaux ; le Vieux Monde triompherait de l’Amérique.

 

Au mot de capitaux, William Boltyn avait poussé une sorte de grognement. Il n’était jamais entré dans son idée, qu’aucun sentiment humain pût être mis en balance avec une considération financière.

 

Malgré la colère et la haine qu’elle avait pour Ned Hattison, Aurora ne put réprimer un frisson.

 

Pendant quelques secondes, tout le monde resta silencieux.

 

William Boltyn calculait en lui-même les avantages et les inconvénients de cette tactique féroce, aussi placidement que s’il eût été question d’un nouveau système de salaison des viandes.

 

Sa fille semblait plus agitée.

 

Elle se rappelait l’amour qu’elle avait éprouvé pour Ned.

 

Le souvenir, en elle, luttait avec l’orgueil et la joie de la vengeance.

 

Mais son front, qui pendant quelques secondes s’était éclairé, se rembrunit de nouveau.

 

Sa physionomie reprit son immobilité hautaine.

 

Sa haine d’à présent l’emportait sur l’amour de jadis.

 

Quant à l’ingénieur Hattison, un sourire effrayant semblait figé sur ses lèvres autoritaires.

 

Il observait l’effet de ses paroles sur ses deux interlocuteurs.

 

– J’ai longtemps réfléchi, fit-il ; et je crois cette solution la plus pratique. Ned l’aura voulu. Le secret de Mercury’s Park ne sera pas dévoilé. Il ne faut jamais manquer une occasion de faire deux besognes à la fois.

 

– Ah ! s’écria Boltyn, comme je suis heureux de vous avoir choisi comme chef de notre patriotique association de milliardaires. Si tous les Américains possédaient votre énergie, mon cher Hattison, nous verrions alors ce que peuvent la science et l’entente pratique de la vie.

 

– Mon père a raison, fit Aurora, dont le visage n’avait plus un tressaillement. Il faut imposer notre génie national à tous ces barbares qui s’entêtent à vivre dans la routine, qui entravent la marche des progrès. Le monde entier n’est pas trop grand pour notre activité.

 

– Mais, reprit le milliardaire, revenons à la question qui nous intéresse. Poser des torpilles c’est bien. Savoir comment, c’est mieux. Faut-il faire venir un des sous-marins de Skytown ?

 

– Non pas. Ce serait beaucoup trop long ; et cela pourrait éveiller des soupçons. Que nos merveilles dorment encore à l’abri des regards indiscrets. Elles pourront bientôt se montrer au grand jour.

 

– Alors ?

 

– Alors il est beaucoup plus simple d’acheter un petit sloop sur lequel j’embarquerai une équipe de scaphandriers choisis parmi les ingénieurs, en qui j’ai toute confiance. Les abords des travaux sont, il est vrai, éclairés nuit et jour par des phares électriques, et gardés par des compagnies de policemen. Mais grâce à un millier de dollars bien distribués, les policiers s’occuperont de leurs affaires avant d’avoir souci des autres. Quant au chef électricien, c’est un de mes hommes qui a réussi à se faire embaucher en se donnant comme Français. Il saura bien provoquer dans la machinerie, un accident qui nous permette de poser nos torpilles en pleine obscurité… Ce ne sera du reste pas très long, reprit Hattison après une pause. Une heure à peine. Nous déroulerons, en nous retirant, les fils conducteurs jusqu’à la côte. De cette façon, lorsque la locomotive sera engagée sur la voie, nous n’aurons qu’à presser le bouton d’un appareil électrique. Ce sera, comme vous voyez, très facile. Soyez sans aucune crainte, je me charge de tout.

 

– Vous savez que nous avons en vous une entière confiance, fit William Boltyn visiblement satisfait. Vous nous tiendrez, n’est-ce pas, au courant des résultats ?

 

– Vous recevrez, comme à l’ordinaire, les nouvelles par dépêches chiffrées. Je ne doute pas qu’elles ne soient bonnes. Toutes mes précautions sont prises… Je vais vous demander la permission de me retirer, ajouta-t-il en se levant. Il faut que j’envoie à Mercury’s Park les instructions dont mes ingénieurs ont besoin pendant mon absence.

 

Et de son pas d’automate égaré parmi des humains, l’ingénieur Hattison regagna les appartements qui lui étaient réservés, à l’hôtel Boltyn, chaque fois qu’il y venait.

 

Cet homme, qui venait de sacrifier froidement la vie de son fils, n’avait pas eu un clignement de paupières, une intonation de voix émue.

 

Il marchait vers son but, la satisfaction de son orgueil, mathématiquement, sans même soupçonner l’horreur de son cerveau déformé par l’ambition, sans s’imaginer qu’il en put être autrement.

 

Pendant qu’à Chicago s’ourdissait cette conspiration contre lui et ceux qu’il aimait, Ned Hattison, penché sous sa lampe, travaillait à résoudre les dernières difficultés de la commune entreprise.

 

Par moments il s’interrompait.

 

Les yeux mi-clos, il laissait un instant vagabonder sa pensée.

 

Que de peines, que d’efforts il avait fallu pour en arriver aux résultats déjà acquis.

 

Depuis qu’étaient commencés les travaux, le jeune ingénieur vivait dans de continuelles alarmes.

 

Il revoyait tout, les grèves qui avaient éclaté parmi les ouvriers sans qu’on pût s’expliquer pourquoi, les dédits subits des usiniers qui, sans motifs, avaient refusé de livrer les commandes, ou bien n’avaient fourni que des pièces défectueuses ; plus tard les avaries inexpliquées survenues au bateau sous-marin qui servait à la pose des rails, les vols de plans, de documents.

 

Toutes ces contrariétés, selon lui, avaient la même cause. Il les attribuait aux mêmes influences mauvaises de son père, de William Boltyn et d’Aurora.

 

Il sentait, autour de leur entreprise, la haine d’une volonté jalouse dont l’inimitié se traduisait journellement par quelque nouvelle complication.

 

Pour lui-même, il ne craignait rien.

 

Mais M. Golbert ? Mais Lucienne ? Et Olivier Coronal ?

 

Il se devait de les protéger contre le danger qu’il sentait grandir au-dessus de leur tête, alors que, tout à la joie de voir s’avancer, de jour en jour, le moment tant attendu où le subatlantique s’élancerait à la conquête de l’Océan, les deux hommes ne voyaient rien d’anormal dans les embarras journaliers, dont se hérissait la construction de la locomotive et l’établissement de la voie sous-marine.

 

M. Golbert surtout rayonnait.

 

Il était devenu l’ami intime de M. Michon, qui avait tenu sa parole, et dont la caisse était ouverte largement à l’entreprise.

 

Le brave homme s’était même entremis auprès d’autres capitalistes.

 

Il assurait que l’argent ne manquerait pas pour continuer les travaux.

 

Tout le monde le bénissait.

 

Mais lui, bonhomme et souriant, ne voulait rien entendre des remerciements.

 

– Peuh ! faisait-il avec jovialité, ça représente au moins du cinq cents pour cent ce placement-là. Dans dix ans on s’arrachera les actions du subatlantique. Vous voyez donc bien que tout le monde à ma place eût agi comme moi, et n’eût pas laissé échapper ce placement de père de famille.

 

– Oh ! dites tout c’que vous voudrez, s’écriait le Bellevillois. N’empêche que M. Ned et moi, nous nous sommes rudement baladés dans New York, pour courir après les picaillons de ces messieurs.

 

Le domestique d’Olivier avait conquis la sympathie de tout le monde.

 

On lui pardonnait volontiers son langage de gavroche, tant il se montrait serviable.

 

M. Michon surtout l’avait en grande estime.

 

L’ancien mathurin, devenu millionnaire, et le gamin de Paris s’accordaient bien ensemble.

 

L’un fumant sa pipe, et l’autre sa cigarette, ils étaient allés, plus d’une fois, faire de longues promenades dans les bars de New York, au grand amusement du banquier qui, tout en absorbant des cocktails, racontait à Léon ses premières traversées et les bordées fantastiques de sa jeunesse de matelot.

 

Le Bellevillois était riche maintenant.

 

Il avait dû accepter, M. Michon menaçant de se fâcher, une petite bourse contenant deux mille dollars, en récompense des trois cent mille francs trouvés par lui, de si heureuse façon, dans un cab.

 

Léon avait tout de suite pensé à sa mère, la brave marchande des quatre-saisons qui devait toujours traîner sa petite voiture dans les rues de Belleville : et c’est avec des larmes de joie qu’il lui avait envoyé la moitié de cette somme.

 

– Pas vrai, faisait-il, comme ça, à la place de tirer la chignolle par des temps d’chien, elle pourra s’mettre fruitière en boutique. Faut bien aider ses vieux, quoi ?

 

– Tope là, mon garçon, s’était écrié son bienfaiteur. Aussi vrai que je suis un gars de Granville, tu es un brave cœur.

 

La jovialité du banquier réchauffait tous les courages.

 

Sa bonne humeur, qui ne se démentait jamais, la rondeur de ses manières de philanthrope bourru, rendaient plus légers les soucis, les préoccupations qu’apportaient, chaque jour, les travaux du subatlantique.

 

– Nous y arriverons, répétait-il sans cesse à ses trois amis. Que voulez-vous, on ne cueille pas de roses sans se piquer les doigts. Tout cela n’empêchera pas que nous irons revoir Paris en faisant la nique aux paquebots.

 

Les journaux de l’Union, le New York Herald en tête, se montraient très favorables aux inventeurs.

 

Les noms de Golbert, d’Olivier et de Ned Hattison y étaient louangés. On donnait leurs photographies.

 

En France même, la locomotive sous-marine faisait le sujet de toutes les chroniques.

 

On flétrissait l’incurie du ministère qui n’avait pas accueilli les propositions des ingénieurs, et avait laissé bénéficier l’étranger de cette invention destinée à changer la face du monde maritime.

 

– Je reconnais bien là les Français, faisait M. Golbert chaque fois qu’une de ces chroniques lui tombait sous les yeux. Il n’y avait pas assez de voix pour traiter nos projets d’absurdes ou tout au moins d’utopistes quand nous nous sommes adressés à eux. Aujourd’hui qu’il est trop tard, que nous avons dû nous expatrier, nous sommes des génies. Et dire que ce sera toujours la même chose.

 

Tout ce bruit qu’on avait fait, en France, avait au moins servi à quelque chose.

 

Ému par les nouvelles alarmantes qu’avaient publiées les journaux américains, c’est-à-dire par le récit des grèves successives et des avaries qui s’étaient produites chaque jour dans le matériel, sans qu’on pût expliquer comment, le gouvernement français avait fait d’amicales représentations au gouvernement américain, lui demandant de faire protéger les travaux en cours du subatlantique.

 

Dans ces circonstances, la Chambre des représentants s’était conduite d’une façon irréprochable.

 

Quelques jours après plusieurs compagnies de soldats et de policemen surveillaient, nuit et jour, le point de la côte d’où partait la voie sous-marine.

 

Dès lors les travaux avaient marché beaucoup plus rapidement.

 

Mais, par une coïncidence que M. Golbert et M. Coronal ne s’étaient pas expliquée, les journaux avaient cessé de publier des informations, des articles sur l’entreprise.

 

Quant à Ned, prédisposé comme il l’était, il n’avait pu s’empêcher de voir là, toujours, l’influence mauvaise de William Boltyn et de son père.

 

Il savait le milliardaire assez puissant pour imposer silence aux feuilles de l’Union. Mais pourquoi cette conduite ? Où voulait-il en venir ?

 

Et c’était, pour lui, le continuel souci de se sentir guetté nuit et jour, poursuivi par cette haine jusqu’alors invisible, mais qu’il craignait de voir s’affirmer, un jour, par quelque catastrophe.

 

Pourtant tout allait à merveille.

 

Le premier kilomètre de rails était posé.

 

On avait dressé des cartes des bas-fonds océaniens.

 

Jusqu’à présent, l’affirmation de ce savant anglais prétendant que si l’Atlantique se desséchait, on pourrait aller en carrosse de New York en Irlande, sur un vaste plateau calcaire de niveau à peu près constant, semblait être justifiée.

 

Au moyen de puissantes cartouches de dynamite, on avait fait la place nette de la luxuriante végétation de fucus géants, d’algues et de lichens dont l’enchevêtrement compact eut résisté à tout autre mode de déblaiement.

 

La lumière électrique éclairait jusqu’au moindre repli de ces solitudes jusqu’alors inviolées.

 

Effrayés, les squales et les pieuvres gigantesques s’enfuyaient vers des abris plus sûrs.

 

Entièrement terminé, le train subatlantique attendait, dans les chantiers, les premiers essais qui devaient avoir lieu dans quelques jours.

 

Sous l’effort de la fiévreuse activité des inventeurs, ce coin de la côte de l’Atlantique avait pris une nouvelle physionomie.

 

Des phares puissants projetaient une lumière étincelante jusqu’à plusieurs kilomètres en mer.

 

Les équipes de travailleurs se renouvelaient nuit et jour.

 

Une armée de mécaniciens, d’ajusteurs, d’électriciens, mettait la dernière main au colossal train d’acier qui devait pour la première fois, s’engager avec la vitesse d’un express dans les profondeurs de l’Océan.

 

La veille des premières expériences, tout était prêt.

 

On s’était séparé de bonne heure, après le dîner.

 

Chacun avait besoin de prendre des forces pour le lendemain.

 

Il pouvait être dix heures du soir.

 

Dans l’ombre épaisse des vieux arbres qui l’entouraient, le cottage était assoupi.

 

Pas complètement cependant.

 

Accoudé à la fenêtre de sa chambre, au deuxième étage, Olivier Coronal, avant de se coucher, s’immobilisait dans une paresseuse rêverie.

 

Tandis, qu’au loin, une large tache de lumière, baignant la côte, indiquait l’emplacement des travaux, qu’à l’opposé New York tachait de mille flamboiements l’horizon de ténèbres, Olivier songeait au passé, et sentait monter en lui une infinie douceur.

 

Tout à coup, comme il venait de relever la tête et se disposait à fermer sa fenêtre, les phares électriques de la côte s’éteignirent.

 

La grande tache lumineuse que faisaient les travaux était rentrée dans la nuit.

 

– Que se passe-t-il encore ? se dit l’ingénieur. Quel nouvel accident est-il arrivé ?

 

Sa première pensée fut de prévenir ses amis.

 

– Mais, pensa-t-il, M. Golbert et Ned dorment sans doute. Les réveiller ? Ce n’est peut-être qu’une chose sans importance, un dérangement des dynamos, la rupture d’un fil conducteur. Dans quelques minutes, les phares vont se rallumer.

 

Et, dans l’incertitude, il attendit, observant l’horizon.

 

L’idée que cette obscurité était voulue, qu’elle servait à favoriser une trahison, ne lui vint même pas.

 

Pendant plus d’une heure, la côte resta plongée dans les ténèbres.

 

Il allait se décider à prévenir quand même ses amis lorsque, subitement, la lumière reparut.

 

– Oui, j’avais raison, fit-il. C’était un accident sans importance.

 

Et rassuré par cette idée, il ferma sa fenêtre.

 

Il eût été sans doute moins tranquille si, dans un petit sloop filant à toute vitesse, il avait pu voir l’ingénieur Hattison, entouré de quelques hommes vêtus en scaphandriers, écouter attentivement le récit de l’un d’eux, le visage éclairé d’un sinistre sourire.

 

CHAPITRE VI

Une explosion sous-marine

 

Pour ne pas leur créer d’inutiles sujets d’alarmes, Olivier Coronal, le lendemain matin, ne parla pas à ses amis de l’extinction subite des phares.

 

Il se borna, dès sa visite matinale, aux chantiers, à s’enquérir du motif auprès de l’électricien.

 

Celui-ci était depuis peu de temps au service des ingénieurs.

 

C’était un grand gaillard roux, se disant Français, et qui avait expliqué son accent yankee en disant qu’il avait quitté la France dès sa jeunesse.

 

Dans toute autre circonstance, on eut regardé à deux fois avant de l’embaucher ; mais le jour où il s’était présenté, la première des grèves venait de se déclarer à l’improviste.

 

Il fallait absolument quelqu’un.

 

On l’avait pris.

 

Et comme, depuis, il avait très bien fait son service, on l’avait gardé.

 

– Oh ! oui, répondit-il à la question d’Olivier, figurez-vous ! Une avarie dans le tiroir de la machine. J’ai été obligé de le démonter. Cela m’a demandé près d’une heure. Mais ce n’est rien.

 

L’explication était très plausible.

 

Les soldats, les policemen étaient à leur poste.

 

Rien ne paraissait anormal.

 

Olivier ne pensa plus à l’incident.

 

De bonne heure, Ned et M. Golbert le rejoignirent aux chantiers.

 

La journée devait être décisive.

 

Les trois hommes étaient légèrement émus.

 

Il s’agissait, tout d’abord, d’amener à sa place le train sous-marin dont l’énorme coque d’acier chromé, haute de plus de dix mètres et longue environ d’une centaine, resplendissait au soleil matinal.

 

La côte, en cet endroit, était granitique et dentelée de petites anses.

 

Pour aller trouver la profondeur voulue, où commençait la voie sous-marine, on avait établi un large ponton de bois et de béton s’avançant dans la mer selon un plan incliné.

 

Plus tard, on installerait un embarcadère définitif d’après une disposition trouvée par Ned, et qui permettrait d’embarquer les marchandises aussi facilement qu’avec les paquebots ordinaires.

 

À l’extérieur du train sous-marin, rien n’apparaissait plus, qu’un taillemer en forme d’éperon, et deux énormes vitres concaves derrière lesquelles devaient s’allumer de puissants fanaux. Latéralement, quelques sas à air comprimé permettaient de sortir pour placer des torpilles, au cas où quelque obstacle barrerait la voie.

 

La forme générale du train était celle d’un cylindre aplati à la base, et se terminant en pointe à chaque extrémité.

 

Avec la lame effilée de l’avant, on eut dit un gigantesque narval.

 

Pendant que, sous les ordres de Ned, une équipe d’ouvriers et plusieurs locomotives engageaient le train sur le ponton, M. Golbert et Olivier Coronal suivaient l’opération d’un œil attentif.

 

Il fallait agir avec précaution.

 

Mais Ned était expert en ces sortes de travaux.

 

Le colosse d’acier fut fixé aux câbles métalliques de deux puissantes grues électriques, qui devaient le retenir dans sa descente sur le plan incliné, et le hisser au retour.

 

On établit une passerelle aboutissant à un sabord, ménagé dans le flanc de la locomotive, qui permettait d’embarquer.

 

Le temps était superbe ; la mer calme et brillante comme un miroir.

 

Tout le monde était joyeux.

 

Les ouvriers des chantiers avaient disposé des tables et des chaises en plein air.

 

Lorsque les expériences seraient finies, les ingénieurs devaient offrir un lunch à tout le personnel.

 

Une heure plus tard, les dynamos, qui devaient fournir la force motrice, ronflaient.

 

Le cadran des accumulateurs indiquait une pression suffisante.

 

Les trois hommes prirent place dans le train.

 

La passerelle fut retirée.

 

Sur le ponton de bois, Léon Goupit et M. Michon poussaient des vivats enthousiastes.

 

Malgré leur insistance, les ingénieurs n’avaient pas voulu les autoriser à prendre part aux essais.

 

Ned avait même fait tout son possible pour empêcher M. Golbert de s’embarquer.

 

– Olivier et moi, avait-il dit, suffirons bien à cette simple expérience. Nous sommes jeunes. S’il y a quelque danger, c’est à nous qu’il convient d’affronter.

 

– Comment, du danger, s’était écrié le vieux savant. Mais il n’y en a aucun. Je suis sûr de ma locomotive ; et je tiens à constater par moi-même comment elle va se comporter.

 

Et il n’avait pas voulu en démordre.

 

Maintenant Ned avait refermé le sabord étanche.

 

Il alla rejoindre les deux hommes dans la chambre des dynamos, au centre du train.

 

L’aménagement intérieur n’était pas encore terminé.

 

Les cabines des passagers n’étaient pas encore construites.

 

Mais la place ne manquait pas.

 

Du reste, ce n’était qu’un premier modèle.

 

On ferait beaucoup plus complet par la suite.

 

Sous la lumière un peu diffuse que jetaient les hublots de cristal lenticulaire, Ned, Olivier et M. Golbert se regardèrent une seconde, émus par la solennité du moment.

 

– Eh bien, s’écria Olivier pour dissiper la gêne commune, ça manque encore un peu de confortable, d’élégance ; mais vous verrez qu’on ne pourra pas désirer mieux, lorsque les cabines seront installées.

 

De chaque côté du train, les énormes roues disparaissaient.

 

Au-dessous, l’eau verte de l’Océan déferlait.

 

Mais on n’entendait plus que le ronflement des dynamos.

 

– Sommes-nous prêts ? demanda le vieux savant.

 

– Oui, répondit Ned après avoir consulté le manomètre électrique. Je vais allumer les réflecteurs.

 

Il fit tourner, sur son pivot, l’aiguille mobile d’un cadran.

 

Aussitôt, le train sous-marin fut entouré d’une auréole de lumière aveuglante.

 

À travers les hublots de cristal, les jets électriques frappaient la mer, mettaient à la crête des flots des taches comme phosphorescentes et s’enfonçaient dans ses profondeurs.

 

C’était le signal convenu pour la descente.

 

Aussitôt, les énormes câbles métalliques glissèrent silencieusement.

 

L’eau se rapprocha. Bientôt elle se referma sur le gigantesque poisson d’acier dans lequel trois hommes allaient s’élancer à la conquête de l’Atlantique.

 

Le long du plan incliné, la descente s’effectuait avec lenteur.

 

Les réflecteurs illuminaient les eaux dans un rayon de plus de cinquante mètres.

 

D’une teinte bleutée, semé çà et là de coquillages qui avaient survécu aux ravages de la dynamite, le fond de l’Océan apparut.

 

Presque aussitôt un faible choc se fit sentir.

 

Les grappins des câbles électriques se décrochèrent.

 

La locomotive reposait maintenant sur les rails d’acier chromé, et d’une largeur de trente centimètres.

 

Debout devant les appareils enregistreurs, Ned, très calme, surveillait les appareils producteurs de la force motrice.

 

Il avait maîtrisé ses préoccupations secrètes pour se consacrer tout entier à l’expérience.

 

L’ingénieur impassible, le savant audacieux qu’il était, reparaissaient dès qu’il se trouvait aux prises avec une difficulté.

 

Un calme presque effrayant régnait à ces profondeurs.

 

À droite, à gauche, inondés de lumière, des massifs de corail détachaient leurs fines dentelles sur l’horizon glauque où la lumière électrique se perdait en un halo fluorescent.

 

À l’avant les rails fuyaient, dans une perspective colorée de teintes smaragdines.

 

Dans l’immense cylindre encore dénudé qu’était le train sous-marin, les moindres bruits résonnaient, se répercutaient en échos.

 

On voyait, dès maintenant, quelles seraient les dispositions intérieures. Il y aurait deux étages, en plus de la cale aux marchandises.

 

Pour cette simple expérience, on n’avait pas installé la chambre de purification de l’air, ni les ventilateurs.

 

Les plusieurs centaines de mètres cubes d’air atmosphérique étaient plus que suffisants pour une immersion ne devant guère se prolonger au-delà d’une heure.

 

Il s’agissait d’essayer les moteurs, de s’assurer de leurs bonnes dispositions.

 

La voie construite, n’ayant encore qu’un kilomètre de longueur, il ne fallait pas non plus songer à faire des constatations de vitesse.

 

Cela viendrait plus tard, dès qu’on serait sûr de la justesse des premiers travaux.

 

Assis devant le cadran des accumulateurs, Ned annonça que tout était prêt, qu’on pouvait se mettre en marche.

 

– En avant ! s’écria-t-il, par habitude professionnelle.

 

– En avant ! répétèrent M. Golbert et Olivier Coronal. Le courant, établi avec précaution et à faible intensité, ils se sentirent avancer doucement.

 

Le paysage se déplaça.

 

Tout le monde gardait un profond silence.

 

On n’entendait que le sourd grondement des dynamos.

 

Éclairée par les puissants faisceaux de lumière qui s’échappaient des réflecteurs, la masse des eaux, çà et là tachée d’amas gélatineux, offrait aux regards le mystère d’une vie inconnue, d’une fourmilière d’infiniment petits.

 

À deux cents mètres de profondeur, c’était, au fond, le même spectacle que sur la terre ferme ou que dans les solitudes aériennes.

 

Le sol vaseux, sur lequel courait le train subatlantique, était d’une couleur uniformément grise. La marche lente du train permettait aux voyageurs d’observer cette vase avec beaucoup d’attention.

 

Elle semblait en quelque sorte composée d’une substance vivante, gélatineuse, indéfinie plutôt, contractile, au milieu de laquelle on distinguait des corpuscules assez semblables à des lentilles. Cette vase tremblotait sur le sol comme une gelée.

 

– Vous voyez devant vous, dit Olivier Coronal, le fameux Bathybius Hœckelei, d’Huxley. D’après ce grand savant, ce serait notre ancêtre. Il est cependant aujourd’hui démontré que ce n’est pas un être vivant, mais un précipité gélatineux, de nature essentiellement minérale, que produit l’alcool concentré dans l’eau de mer.

 

Ses compagnons sourirent.

 

Le train continuait sa marche en avant, silencieusement.

 

De temps en temps, des éponges calcaires, des encrines aux corolles gracieuses se balançant au haut d’une tige menue, de monstrueux oursins recouverts de robustes épines, des holoturies constellées de pustules et de venules multicolores apparaissaient, glissant sur la vase molle. Des crustacés aux formes étranges, au squelette hérissé de crocs et de dards, aux pattes démesurément allongées, fuyaient dans toutes les directions, éblouis par la lumière aveuglante des fanaux du subatlantique.

 

Des méduses agitaient deux ombelles dans l’eau calme donnant asile, dans leurs tentacules, à des myriades de petits poissons.

 

Des squales énormes, aux yeux glauques ou phosphorescents, passaient dans les rayons lumineux des fanaux, poursuivant leur proie, bâillant de toute leur gueule armée d’une triple rangée de dents.

 

Au pied de rochers énormes, transportés dans ces lieux par les icebergs venus du pôle, des poulpes hideux, de couleur violette ou rose tendre, agitaient, en tous sens, leurs tentacules gros comme la cuisse d’un homme.

 

Puis encore, c’étaient des crabes énormes, des crevettes gigantesques, des homards géants, aux carapaces multicolores.

 

Ned et Olivier admiraient de tous leurs yeux ce spectacle merveilleux. Ils semblaient avoir oublié, l’un et l’autre, et la marche du train, et les précautions qu’ils devaient prendre.

 

Seul M. Golbert, debout derrière Ned, ne cédait pas à l’enthousiasme de ses compagnons.

 

Bien que, jusqu’ici, l’expérience eût marché régulièrement, il ne laissait pas d’être inquiet.

 

Il quittait à peine des yeux les appareils enregistreurs de la vitesse, et ceux qui indiquaient la constance du débit électrique.

 

Par l’un des hublots, il observait attentivement la route que suivait la locomotive sous-marine, prêt à donner le signal de l’arrêt si quelque événement imprévu, quelque obstacle mettait en danger la sécurité du subatlantique et de ses passagers.

 

À l’extrémité de la sphère éclairée, il venait de remarquer une épave presque indistincte qui semblait se rapprocher de la voie.

 

Le train avançait toujours.

 

La douceur du roulement était incomparable.

 

Aucun cahot ne se faisait sentir.

 

L’épave se rapprochait.

 

Touchant le sol d’une de ses extrémités, elle atteignait les rails.

 

Ned, absorbé, ne voyait rien, non plus qu’Olivier Coronal accoudé sur une barre d’appui protégeant la dynamo.

 

Le vieux savant allait ouvrir la bouche pour la leur signaler.

 

Mais les paroles s’arrêtèrent dans sa gorge.

 

Avant même qu’il eût eu le temps de faire un mouvement pour se retenir, il fut précipité à la renverse, les deux bras battant l’air.

 

Sa tête alla butter contre les marches en fer d’un escalier.

 

Olivier Coronal, arraché de son appui, était tombé, lui aussi.

 

Ned, seulement, avait pu se retenir. D’un geste, il avait arrêté le courant.

 

Une force inconnue venait de soulever l’avant de la locomotive à plus de trois mètres de hauteur.

 

Lourdement elle retomba sur les rails.

 

Les parois avaient été ébranlées par la violence du choc beaucoup moindre cependant que s’il eût eu lieu à l’air libre.

 

Malgré les phares électriques, au-dehors, l’obscurité était intense.

 

Des remous boueux fouettaient les hublots.

 

La locomotive semblait maintenant environnée d’horreur et d’inconnu.

 

Sans s’occuper d’autre chose pour le moment, Ned, revenu le premier de sa terreur, s’était précipité vers l’endroit où gisait M. Golbert.

 

Le père de Lucienne, d’une pâleur spectrale, paraissait inanimé.

 

Les marches de l’escalier lui avaient fait une blessure d’où le sang coulait, inondant le cou et le visage.

 

– Vite, de l’eau et mon nécessaire de pharmacie ! s’écria le jeune homme sans perdre son sang-froid.

 

Olivier s’empressa, et revint, apportant un petit coffret d’acajou.

 

M. Golbert n’avait pas bougé.

 

Ses lèvres exsangues n’avaient pas proféré un son.

 

– Il n’est pas mort, fit Ned qui venait de constater les faibles battements du cœur. Mais la blessure me paraît sérieuse.

 

Et, sans perdre une minute, il mit à nu la plaie, en coupant les cheveux, la lava à l’eau fraîche, et appliqua dessus un bandage imbibé d’une solution antiseptique.

 

Olivier, de son côté, essayait de faire reprendre connaissance au blessé.

 

Au bout de quelques minutes, M. Golbert ouvrit enfin les yeux ; mais son regard effaré disait clairement qu’il ne se rendait aucun compte de sa situation.

 

Il essaya d’articuler quelques mots :

 

– Épave… Une épave…

 

Mais cet effort parut l’avoir affaibli au point qu’on craignait de le voir perdre de nouveau connaissance.

 

Ned lui fit signe de ne pas bouger, ni de chercher à comprendre.

 

Aidé d’Olivier Coronal, il l’étendit, de son mieux, sur un lit improvisé de bâches et de chiffons.

 

Alors, seulement, les deux hommes commencèrent à se rendre compte de ce qui s’était produit.

 

Plus d’un quart d’heure s’était passé depuis qu’on avait ressenti la terrible secousse.

 

Un coup d’œil suffit à Ned pour constater que, dans le train, aucune avarie ne s’était produite.

 

Les dynamos ronflaient toujours.

 

Les accumulateurs accusaient une forte pression.

 

Les réflecteurs électriques fonctionnaient encore.

 

Au-dehors, les eaux de l’Océan – tout à l’heure noirâtres et fangeuses, étaient redevenues presque limpides.

 

Mais la voie ferrée sous-marine n’existait plus.

 

Les rails, tordus comme de simples fils de fer, avaient été arrachés, projetés à droite et à gauche.

 

Quelques traverses encore s’en allaient à la dérive. C’était un véritable miracle que la locomotive elle-même n’eut pas été réduite en miettes par ce cataclysme qu’on devinait formidable.

 

À dix mètres en avant de l’endroit où elle s’était arrêtée, où son avant avait été soulevé comme un simple bouchon, les rails étaient rompus.

 

Les yeux dilatés, les lèvres frémissantes, Ned contemplait l’évidente, l’horrible catastrophe.

 

Il cherchait à comprendre.

 

Soudain il pâlit.

 

– C’est impossible !… murmura-t-il. Et cependant !

 

Il s’arrêta à temps, ne voulant pas livrer sa pensée et faire part à ses amis de l’horrible supposition qui venait de traverser son esprit.

 

À quelques mètres du sous-marin, dans la lumière crue des réflecteurs, des lambeaux de fils électriques, brisés, hachés, voguaient çà et là.

 

Et le cœur du jeune homme battait à se rompre dans sa poitrine haletante.

 

Il comprenait tout : on avait placé des torpilles sous la voie ! Les fils conducteurs qu’il apercevait étaient la flagrante dénonciation de la tentative criminelle.

 

En même temps que ses poings se serraient, une rancœur lui montait aux lèvres.

 

– Qui donc était-ce ? Sinon son père ? Sinon William Boltyn ?

 

Et les paroles, comme égarées, du blessé, lui revenaient significatives.

 

– Une épave !… Oui, ce ne pouvait être que cela. Une épave avait heurté les détonateurs.

 

Le hasard avait fait que l’explosion s’était produite quelques secondes avant le moment choisi.

 

Et c’était à cela seulement que les ingénieurs devaient de n’avoir pas été broyés entre les parois d’acier de leur train, et déchiquetés comme l’étaient ces rails de trente centimètres de largeur.

 

Tout au moins, y avait-il une victime : M. Golbert. Ned et Olivier revinrent près de lui.

 

Son visage était toujours d’une pâleur livide, ses mains glacées.

 

Mais un souffle égal soulevait sa poitrine.

 

Il n’y avait rien à faire pour le moment qu’à regagner la terre ferme, où des soins plus sérieux pourraient lui être prodigués, si toutefois les moteurs ne refusaient pas le service.

 

Être prisonniers de l’Océan, dans cette coque d’acier, au milieu de ces solitudes désolées !

 

Ned ne manquait pas de bravoure ; mais en tournant la poignée motrice, il sentit une sueur froide lui mouiller les tempes.

 

Quant à Olivier Coronal, sombre comme jamais le jeune homme ne se rappelait l’avoir vu, il n’avait fait aucune question.

 

Détachés du spectacle de la catastrophe, ses regards hautains disaient tout son mépris d’un tel attentat.

 

Il y eut un soupir de soulagement lorsque, sollicitées, les roues démarrèrent lentement à reculons.

 

On allait pouvoir regagner le rivage, l’air libre.

 

C’était la vie sauve pour ces hommes qui venaient de voir la mort en face.

 

Et tandis que lentement, soulevée par les câbles métalliques, la locomotive traversait dans son mouvement ascensionnel la masse glauque des eaux, Ned et Olivier, enfermés dans un mutisme farouche, songeaient, en contemplant le pâle visage du blessé retombé dans sa torpeur.

 

– Il ne faut rien dire pour le moment de cette catastrophe, fit enfin Ned, du moins aux ouvriers. Nous expliquerons par une chute la blessure de M. Golbert.

 

– Oui, cela vaut mieux. Hélas ! plus encore que sa blessure, l’anéantissement de ses projets va désespérer notre cher maître.

 

Le jeune homme ne répondit que par un geste, autant de tristesse que de révolte.

 

Il sentait bien, en effet, que c’était la ruine de tous leurs rêves. La force mauvaise qui les poursuivait depuis leur arrivée en Amérique triomphait d’eux par cet attentat, par cette explosion combinée à l’avance et dont un hasard miraculeux les avait seul préservés.

 

Que de choses s’étaient passées en moins d’une heure !

 

Ils étaient partis joyeux, confiants en eux-mêmes et dans l’avenir, pour effectuer ces expériences qui devaient imprimer un nouvel essor aux travaux.

 

Maintenant deux hommes mornes auprès d’un blessé, sentaient passer sur leur tête un vent de fatalité.

 

Tous les travaux étaient détruits.

 

Reconstruiraient-ils jamais la voie sous-marine ?

 

En débarquant, Ned et Olivier ne trouvèrent plus, sur la côte que Léon Goupit.

 

M. Michon avait été appelé en hâte à sa banque, pour des affaires très graves, expliqua le Bellevillois.

 

Les deux ingénieurs, encore tremblants d’émotion, lui racontèrent succinctement l’explosion et la blessure de M. Golbert toujours étendu sur un lit improvisé.

 

– Pauv’M. Golbert ! s’écria Léon qui sentit des larmes mouiller ses yeux. Si c’est pas malheureux ! Un homme qu’est si bon ! Faut pas l’laisser comme ça.

 

Et tous trois transportèrent le vieillard dans un cab.

 

M. Golbert était toujours assoupi, le visage décoloré. Un bandage teinté de sang lui entourait la tête.

 

Tandis que Ned courait chercher un médecin, Olivier et le Bellevillois donnaient l’ordre au cocher de gagner le cottage, où Lucienne, ne se doutant de rien, attendait les inventeurs pour le repas.

 

Elle avait vu venir de loin son père blessé, étendu dans la voiture.

 

Ce fut une scène déchirante que le retour du vieillard presque sans vie, dans cette maison dont il était l’âme, où tout le monde le chérissait.

 

– Ce n’est rien, ma chérie, tranquillise-toi, expliqua Ned qui arrivait avec le docteur.

 

Lucienne était forte. C’était une nature d’élite chez qui la volonté commandait aux nerfs.

 

Elle s’était mise tout de suite à la disposition du praticien, courageuse dans sa douleur, se raidissant pour ne pas éclater en sanglots.

 

La blessure du savant n’offrait réellement aucune gravité.

 

– À condition toutefois, fit le docteur, que le malade n’ait aucune préoccupation, qu’on éloigne de lui tout bruit, toute contrariété, qui pourraient amener une fièvre cérébrale. Huit jours de repos absolu, et il n’y paraîtra plus.

 

Ces paroles remontèrent le courage de Ned et de sa femme, qui jusque-là avaient suivi anxieusement tous les gestes du médecin, redoutant un arrêt désespéré.

 

La réaction s’était produite.

 

M. Golbert dormait maintenant.

 

Ses lèvres, son visage s’étaient légèrement recolorés.

 

À côté de Lucienne, qui s’était de suite installée au chevet de son père, Ned et Olivier, immobiles et muets, sentaient monter en eux la tristesse des défaites.

 

CHAPITRE VII

Une dépêche de Hattison

 

À la même heure, dans une des rues les plus animées de New York, l’ingénieur Hattison pénétrait dans un post office.

 

Ce n’était plus l’homme que nous connaissons, glabre, rasé, vêtu de l’éternelle redingote noire et du haut-de-forme à bords plats.

 

Il était méconnaissable.

 

Le visage encadré d’une barbe grisonnante, vêtu à l’anglaise, d’un complet à carreaux et d’un chapeau de feutre mou, un petit sac de cuir en bandoulière, il eût certainement défié la perspicacité du policeman ou du détective le mieux exercé.

 

C’est que Hattison ne tenait pas à être vu ; et d’un bout à l’autre de l’Union tout le monde le connaissait.

 

Pas de journal qui n’eût reproduit sa physionomie impérieuse et froide.

 

Pas de famille qui ne possédât la photographie du plus grand inventeur des États-Unis.

 

Aussi, chaque fois qu’il se déplaçait pour ses affaires personnelles, l’illustre savant mettait-il à contribution l’art des figaros yankees.

 

Il possédait chez lui, dans son domaine de Zingo-Park dont on disait tant de merveilles, une collection de postiches qui eût fait la joie d’un comédien.

 

Cette particularité, connue de tout le monde, les fables qui circulaient de bouche en bouche au sujet des prodigieuses inventions qu’on lui attribuait, l’absence totale de renseignements sur sa propriété, dont quelques rares visiteurs seuls avaient franchi le seuil, tout cela avait créé autour de M. Hattison un voile de mystère qui piquait la curiosité de tous les Américains.

 

On disait encore qu’il existait, aux alentours de son magnifique palais de Zingo Park, des souterrains qui contenaient des inventions merveilleuses, capables de changer la face du monde.

 

Chaque fois qu’on lui avait parlé, que des journalistes avaient essayé de l’interviewer, Hattison n’avait rien confirmé, de même qu’il n’avait rien démenti.

 

Un sourire énigmatique avait été sa seule réponse.

 

Il s’était contenté d’annoncer, par les journaux, qu’il désirait être tranquille chez lui, et que, du reste, l’imprudent qui se hasarderait à vouloir pénétrer dans son domaine, serait foudroyé, dès les premiers pas, par une décharge électrique.

 

Cette note n’avait fait qu’aiguillonner davantage la curiosité du public.

 

Des gentlemen très honorables avaient engagé des paris.

 

– Mille dollars, que j’entrerai chez lui.

 

– Tenu. Mille dollars.

 

Et malgré les précautions prises par les enragés parieurs, les cinq ou six qui avaient tenté l’aventure y avaient laissé leur vie.

 

On comprendra facilement que rien que le fait de posséder une maison entourée d’un blocus électrique, eût rendu populaire l’ingénieur Hattison, tout autant que l’énorme pas qu’il avait fait faire à la science de l’électricité, qu’il avait appliquée à presque tous les besoins de la vie.

 

Du reste, très habile, très observateur, Hattison avait toujours semblé fuir la renommée.

 

C’était un motif pour qu’elle lui fût venue, et cela en vertu d’une loi philosophique.

 

Souvent, en lisant les journaux qui parlaient de lui, l’illustre ingénieur souriait.

 

« Que serait-ce, pensait-il, si tous ces racontars se changeaient en certitude, si l’on savait vraiment quelles puissances je détiens, quels secrets je possède, si l’on connaissait l’existence de ces formidables usines, Mercury’s Park et Skytown dont les hautes cheminées fument à l’abri des montagnes Rocheuses, préparant la guerre de demain, la nôtre, la déchéance de l’Europe et la gloire de notre nation. »

 

Et c’était un contraste frappant que cette âme ambitieuse et volontaire, logée dans un corps malingre et voûté, mais où les yeux, les terribles yeux froids et métalliques, décelaient l’opiniâtreté de l’égoïsme le plus monstrueux.

 

Dans le post office, au guichet du télégraphe, Hattison attendait son tour.

 

– Dépêche chiffrée, prononça-t-il, lorsqu’il put enfin s’approcher, en présentant une feuille de papier.

 

Quelques instants après, William Boltyn recevait un télégramme.

 

Après quelques minutes de travail, il put en lire la traduction :

 

Comme je vous l’avais annoncé, les essais de la locomotive sous-marine ont eu lieu ce matin. Tout était prêt, les engins déposés, les fils conducteurs amarrés au rivage d’où mes hommes, soigneusement cachés, n’avaient qu’à attendre le moment propice. Un hasard nous a contrariés. Au moment de faire jouer les détonateurs, les fils électriques se sont trouvés rompus. Et pourtant je sais qu’au moment où la locomotive s’engagea sur la voie, une explosion se produisit qui souleva son avant, détruisit la presque totalité des travaux. M. Golbert a été blessé assez sérieusement à la tête. Je ne puis expliquer cette explosion prématurée que par le choc d’une épave qui aura touché une torpille quelques secondes avant le moment où nous devions nous-mêmes agir. La locomotive est intacte. Ned et l’ingénieur Coronal n’ont pas été blessés. Mais je m’empresse de vous annoncer que cet échec est compensé. Je veux parler du banquier Michon. Depuis huit jours, j’ai manœuvré selon vos instructions, et avec les crédits que vous m’avez ouverts, la banqueroute de Michon est une affaire faite. Je lui ai fait présenter, ce matin, la plus grande partie des créances que vous avez achetées. Nos renseignements étaient exacts. Il n’a pas pu payer, et a dû vendre, avec une perte énorme, toutes les actions des mines dont nous le savions possesseur, et sur lesquelles nous avons fait opérer un mouvement de baisse. Je suis certain que sa banqueroute n’est qu’une question de quelques heures, d’autant plus qu’ayant commandité la locomotive sous-marine, il lui sera impossible de payer les ouvriers et les matériaux. Je vais quitter New York demain.

 

William Boltyn se frotta les mains.

 

La contrariété, le dépit qui s’étaient peints sur son visage à la lecture de la première partie du télégramme, avaient complètement disparu.

 

– Ah ! ah ! s’écria-t-il en quittant son bureau, et en redressant sa stature de lutteur, voilà ce qu’on appelle de la bonne besogne.

 

Un rire strident lui échappa, et ce rire était tellement peu dans ses habitudes qu’on eût dit plutôt un ricanement.

 

– Ah ! vous avez voulu me braver, continua-t-il sans colère, vous avez cru qu’on pouvait s’attaquer à moi, comme si je n’étais pas tout-puissant, aussi bien par mon génie que par mes milliards. Eh ! bien, vous voilà satisfaits maintenant. Vous avez essayé votre force ; il vous en coûte. Il fallait d’abord vous assurer des armes, avant d’entamer la lutte.

 

Depuis fort longtemps, William Boltyn n’avait été aussi satisfait.

 

Une fois de plus, il sortait vainqueur d’une entreprise pleine de périls.

 

Il n’en doutait pas, cette banqueroute si savamment combinée, entraînait avec elle la ruine certaine des projets industriels de Ned et de son beau-père.

 

Presque tous leurs travaux avaient été détruits par l’explosion. Ils n’allaient ni pouvoir tenir leurs engagements, ni payer leurs ouvriers et leurs fournisseurs.

 

Jamais ils ne se relèveraient d’un tel coup.

 

– Il a refusé d’épouser ma fille, pensait Boltyn. Elle est bien vengée.

 

Justement, Aurora venait chercher son père, pour une promenade à cheval.

 

On pouvait dire, vraiment, que sa rancune avait transformé la jeune fille.

 

Depuis le jour où elle avait appris le mariage de son ex-fiancé Ned Hattison, en même temps que son arrivée à New York, sa mélancolie, sa tristesse, son expression nonchalante étaient disparues.

 

– Je me vengerai, avait-elle dit.

 

Et cette idée fixe semblait lui avoir communiqué une force, une énergie nouvelles.

 

Plus éprise de sports que jamais, elle parcourait, chaque matin, la campagne environnante, nerveuse amazone dont la jupe impeccable flottait au vent, faisait de la bicyclette l’après-midi, et s’était adonnée de nouveau à l’escrime et à la photographie.

 

Entre-temps, les courses en autocar dans les magasins, la lecture des revues scientifiques, l’intérêt qu’elle apportait à toutes les inventions nouvelles, satisfaisaient son besoin de dépenser de l’énergie.

 

La cravache à la main, elle pénétra chez son père.

 

– Pas encore prêt ? Et que fais-tu donc à marcher ainsi de long en large ?

 

Le milliardaire s’était retourné.

 

Son visage, impassible et compassé à l’ordinaire, était éclairé d’un sourire de triomphe.

 

– Allons, ne te fâche pas, fillette fit-il en souriant ; si je ne suis pas encore prêt à t’accompagner, je puis t’annoncer, en attendant, une bonne nouvelle.

 

– Il s’agit de Ned, n’est-ce pas ? s’écria la jeune fille.

 

– Précisément. C’est étonnant comme tu es perspicace. Tiens, lis, fit-il en lui donnant la traduction de la dépêche. Voici les nouvelles que me communique Hattison.

 

– Fort bien, mon père, fit-elle après en avoir pris connaissance. Je reconnais là votre intelligence. Provoquer la banqueroute de Michon, c’était assurément la manière la plus sûre de terrasser vos adversaires, de leur enlever tous les moyens de réussir. Et c’est sérieux, cette blessure ?

 

– Je n’en sais pas plus que toi. Mais ne serais-tu pas contente ? Cela te chagrine qu’un malencontreux hasard ait préservé Ned de l’explosion ? Qu’à cela ne tienne ! Il est encore temps…

 

– Mais non, mon père, interrompit-elle, je ne suis point si sanguinaire. Il vaut mieux, au contraire, que tout se soit passé sans qu’il y eût mort d’homme. Je m’estime suffisamment vengée par la défaite de ce Ned orgueilleux qui, je crois, n’a plus maintenant qu’à retourner en France, son pays d’adoption.

 

– Et la banqueroute de Michon ? s’exclama le milliardaire, encore tout à la joie du succès de ses manœuvres financières. Est-ce bien combiné ? Va, n’aie pas peur, celui qui me vaincra n’est pas encore né.

 

– Est-ce bien certain que Michon ne se relèvera pas de ce coup ?

 

– Absolument sûr. Je guettais sa situation, depuis que je le savais commanditaire de la locomotive sous-marine, et j’ai choisi le moment propice.

 

Aurora ne répondit pas.

 

Elle enveloppa son père d’un regard d’admiration où se lisait, avec l’orgueil du triomphe, la joie farouche d’être vengée de cet amour qui l’avait tenue, pendant un an, dans la mélancolie et dans les larmes.

 

Au loin, par les fenêtres du cabinet de travail, on apercevait Chicago, la ville monstrueuse, étendant jusqu’à l’horizon sa perspective géométrique et monotone.

 

CHAPITRE VIII

Manœuvres financières

 

L’ingénieur Hattison n’avait pas parlé à la légère.

 

M. Michon venait d’être déclaré en faillite, sans avoir encore pu s’expliquer grâce à quel enchaînement de circonstances.

 

Sa fortune semblait pourtant solidement assise.

 

Tout d’un coup, la débâcle était survenue.

 

Le matin même, tandis qu’il accompagnait ses amis les ingénieurs, jusqu’à l’embarcadère, pour leur souhaiter bonne réussite, on avait présenté, en même temps, à ses guichets, toutes les créances qu’il croyait disséminées, et qui se trouvaient réunies dans la même main. Pour faire face à cet événement inattendu, le banquier avait alors liquidé bon nombre d’actions des mines argentifères dont il venait de lancer une émission.

 

À la Bourse, les valeurs solides et bien cotées la veille, étaient tout à coup descendues à rien.

 

Il avait vendu quand même, voulant à tout prix sauver sa signature.

 

Mais l’énorme perte, qu’il avait subie en agissant de la sorte, ne lui avait pas servi à grand-chose.

 

Deux heures après, un nouveau garçon de banque survenait, porteur d’autres créances.

 

Eût-il vendu de nouveau tout le reliquat de ses valeurs minières, qu’il n’eût pas même réalisé la moitié de la somme indispensable.

 

C’était la banqueroute, la ruine.

 

Pour la première fois de sa vie, M. Michon avait dû laisser partir le garçon de banque avec les valeurs impayées.

 

Ce coup de foudre l’atteignait au moment où, confiant et joyeux, il voyait l’avenir s’ouvrir devant lui, où il commençait à reprendre haleine, à se relâcher un peu de son dur labeur de trente années.

 

– Mais comment peut-il se faire que mes actions aient baissé subitement, sans motif apparent, alors qu’au contraire elles étaient, depuis quinze jours, honorablement cotées à la Bourse ? se demanda-t-il avec désespoir.

 

Ce problème demeurait, pour lui, mystérieux et insoluble.

 

Affaissé devant son bureau, dans son fauteuil, le brave homme semblait atterré.

 

Dans le hall de la banque, les commis chuchotaient entre eux.

 

On commentait la grosse nouvelle.

 

– Encore un qui saute, disait l’un.

 

– Bah ! nous connaissons ça. Mais vous savez, cette fois-ci, c’est bien joué ; car le patron est un malin.

 

– Croyez-moi si vous voulez, faisait un autre petit bonhomme à la figure chafouine et malicieuse, c’est le vingt-cinquième que je vois fermer boutique. Je finirai par croire que je porte la guigne à mes patrons.

 

Et, se relâchant de leur zèle accoutumé, puisqu’ils s’attendaient à être remerciés, laissant se morfondre devant les guichets les clients et les garçons de recette, tous les commis s’étaient réunis pour échanger leurs opinions.

 

M. Michon, sortant de son cabinet et gagnant la rue, ne les fit pas même se déranger.

 

– C’est bien là le premier signe, murmura le banquier. Au fond, ils ont raison. Que suis-je maintenant pour eux ? J’ai perdu ma respectabilité, comme on dit ici. Dehors, au milieu de l’incessante bousculade des gens pressés, courant à leurs affaires, à leurs plaisirs, envahissant les bars, sautant dans les cars, M. Michon se retrouva, la tête martelée, l’esprit tendu comme un ressort qui menace de se rompre.

 

L’incohérence de ces événements, qui bouleversaient sa vie du jour au lendemain, le stupéfiait, le laissait sans force pour réagir.

 

Au bout de quelques minutes, l’air vif, le spectacle changeant des avenues, de la foule, avaient détendu ses nerfs.

 

Pour la première fois, il se demanda d’où pouvait bien venir ce coup de massue, et quelle invisible puissance avait prémédité la débâcle dont il était victime.

 

Car enfin, ce n’était pas naturel cette baisse immédiate de ces actions minières, une affaire qu’il avait lancée avec toutes les garanties possibles, et qui n’avait cessé de prospérer, au point qu’il préparait une seconde émission.

 

Il fallait bien que cette baisse fût l’œuvre de quelqu’un, le résultat de machinations financières.

 

Et qui donc, sinon William Boltyn, aurait pu faire cela ?

 

– J’aurais dû m’en douter, prendre mes précautions, se dit le banquier qui commençait à voir clair, à se rendre compte de la filière des événements. Ce qu’ils ont voulu attaquer en moi, c’est la locomotive sous-marine.

 

Il sauta dans un cab, et donna l’adresse du cottage Golbert.

 

– Quelle secousse va leur donner cette nouvelle, pensa-t-il. Sans doute, en ce moment, ils sont tout à la joie d’avoir réussi leurs expériences du matin. Ce pauvre Golbert ! Et Ned ! Et Olivier !… Quelle stupeur lorsqu’ils vont apprendre que tout s’écroule, que je suis ruiné, et que je ne puis plus leur être utile.

 

Le cab filait le long des interminables avenues, où les trains électriques passaient de minute en minute sur leurs ponts de fer.

 

Il sortit de la ville, laissant derrière lui l’incessante fourmilière, des maisons de vingt étages où s’empilent, sans air et sans soleil, des existences de labeur forcené et d’activité dévorante, loin de la nature et de la vie libre, belle et saine.

 

Les maisons, plus basses et plus rares, s’entouraient d’un peu de verdure.

 

Plus de hautes cheminées vomissant sans cesse la fumée ; plus de sombres bâtisses le long desquelles courent des tuyaux de plomb crachant la vapeur en souffles rythmiques.

 

Un soleil déjà chaud versait une impalpable poudre d’or sur les champs où s’apprêtait la moisson prochaine, sur les vergers en fleurs, sur les cottages aux couleurs gaies où de joyeux enfants s’ébattaient.

 

Le cab s’arrêta devant la demeure des Golbert.

 

M. Michon y pénétra.

 

De gros soupirs gonflaient sa poitrine.

 

– Comme je vais leur faire de la peine ! pensait-il.

 

Tout de suite, il remarqua l’air consterné de Léon qui était venu lui ouvrir.

 

Le Bellevillois, d’ordinaire si joyeux, si exubérant, avait les yeux rouges.

 

Il était silencieux.

 

– Mais qu’as-tu donc, Léon ? s’écria M. Michon. Que se passe-t-il ?

 

– Ah ! ne m’en parlez pas, mon pauv’monsieur. C’est une révolution dans la maison, une catastrophe, quoi !

 

– Encore une catastrophe ! Mais nous sommes donc maudits !

 

– Ah ! c’est à le croire. Figurez-vous, ces expériences de ce matin, une explosion qu’a tout détruit ! Une vraie bouillabaisse, quoi. Paraît que tous les travaux sont sens dessus dessous, comme si qu’une bombe aurait passé par là… Et c’pauvre vieux ! Oh ! pardon, je voulais dire, ce pauvre M. Golbert qu’on a ramené comme un cadavre dans une voiture, avec tout l’derrière de la tête en sang et qu’est maintenant dans son lit. C’est une désolation. Tout le monde avec des figures pâles comme des linges. Ah ! c’est pas pour dire ; mais c’qu’on aurait mieux fait de rester à Paris !

 

M. Michon l’écoutait, le cœur serré, tout en se dirigeant vers la maison.

 

Les volets étaient clos, et le silence de ces pièces qu’on eût dit désertes indiquait bien, par le contraste frappant avec l’animation des jours précédents, qu’un malheur était survenu.

 

En montant les marches du perron, M. Michon se sentait accablé.

 

Les mots d’explosion, de blessure, de catastrophe, s’entrechoquaient dans son cerveau, sans qu’il eût encore pu leur attribuer un sens réel.

 

Tout se confondait dans une pensée d’angoisse.

 

Il n’osait pas prévoir, pas deviner ; et ce nom maudit de William Boltyn planait dans sa mémoire ainsi qu’un oiseau de malheur.

 

Le brave homme, victime lui-même de la haine latente et systématique qui venait, là aussi, de faire son œuvre, ne songeait seulement pas à lui-même, et s’accusait :

 

« Je devrais pouvoir les réconforter, faisait-il, leur apporter l’espoir. Et que vais-je donc pouvoir leur dire ? Que je suis ruiné ? Que je les ruine avec moi ?… et que c’en est fait, pour longtemps, du chemin de fer subatlantique. »

 

Dans la salle à manger du rez-de-chaussée, Ned et Olivier, assis chacun à une extrémité de la table, se taisaient.

 

Qu’auraient-ils pu se dire ?

 

Hanté par la certitude que la catastrophe était l’œuvre de son père et de William Boltyn, Ned Hattison éprouvait une pudeur à confesser, tout haut, ses pensées.

 

C’était l’irrémédiable : à quoi bon ?

 

Une grande lumière se faisait en lui.

 

Il percevait distinctement les motifs de cette vengeance : fureur d’Aurora qu’il avait refusé d’épouser ; orgueil de William Boltyn, qui ne pouvait pas comprendre qu’on résistât à ses milliards ; et puis, encore et surtout, la haine de son père, l’inventeur Hattison, dont l’âme ambitieuse et froide lui gardait rancune de la vie libre qu’il avait choisie, et de son refus de continuer l’œuvre de destruction qui s’élaborait à Mercury’s Park.

 

– Oui, c’est certainement lui, surtout, l’instigateur du complot. La locomotive sous-marine, une invention française, aurait changé toutes les conditions économiques des rapports internationaux. C’étaient tous ses calculs déjoués ; et je le sais trop ambitieux pour avoir pu l’admettre. Et puis, je suis un témoin gênant ; je connais l’existence de trop de choses !… « Tu ne vivrais pas vingt-quatre heures, m’a-t-il dit, lors de cette scène violente qui clôtura notre dernière entrevue, s’il t’arrivait de révéler le secret de Mercury’s Park !… » Quelle âme cruelle. Et comme il est possédé par l’ambition ! C’est bien cela. Il a saisi l’occasion de me faire disparaître. Il n’a même pas hésité à englober mes amis dans sa vengeance ; et ce n’est qu’à un miraculeux hasard, à cette épave faisant éclater les torpilles, que nous devons d’être encore vivants.

 

Les dents serrées par la rage qui bouillonnait en lui, Ned répétait mentalement :

 

« Ah ! le misérable esclave du lucre et de l’ambition ! On le proclame roi de la science ; mais à quoi la science peut-elle bien servir dans de pareilles mains, dans un cerveau monstrueux d’égoïsme comme le sien, si ce n’est à perpétrer le malheur des hommes… Tout ce qu’il a rêvé de plus grand, de plus généreux, c’est de se mettre à la disposition de William Boltyn, cet empereur des dollars, cet assoiffé de puissance, dont la fortune est un crime social ; et, d’accord avec lui et d’autres milliardaires, de combiner froidement l’écrasement de l’Europe. »

 

Skytown, Mercury’s Park !… Comme ces noms résonnaient lugubrement aux oreilles du jeune homme, tandis qu’il les évoquait, dans cette maison endeuillée, où gisait un blessé, le père de sa chère Lucienne, l’inoffensif savant à l’esprit ouvert aux généreuses inspirations.

 

La présence d’Olivier Coronal, aussi, le troublait comme un reproche.

 

Cet homme qui, le premier, avait jeté dans son cœur la bonne semence de raison et de justice, dont les paroles étaient allées remuer en lui derrière la façade de son éducation, les rêves informulés, la croyance à autre chose que des capitaux et des tarifs industriels, avait failli succomber le matin même.

 

En contemplant l’inventeur plongé dans une rêverie profonde, Ned se souvenait.

 

« Lorsque je l’ai rencontré, se disait-il, encore Yankee par habitude, je me suis attaqué à lui. J’ai essayé de lui dérober le secret de sa torpille terrestre. J’étais encore un ingénieur Américain au service de mon père, et chargé de la mission qui m’apparaît maintenant si odieuse. Lui n’a vu en moi qu’une intelligence égarée, ne m’a pas retiré son estime !… Quelle âme haute que la sienne ; et comme il aime l’humanité ! Comme il a foi en l’avenir !… Cette torpille terrestre, ce foudroyant engin, n’était dans sa pensée qu’une arme de progrès, un moyen pour rendre la guerre impossible, pour en hâter la suppression, pour faire revenir à leur destination véritable, les millions qu’engloutissent, chaque année, les armements continuels, que dévore la paix armée, comme on l’appelle ironiquement… Et quel changement s’est effectué en moi, à l’entendre parler, cette nuit où, tous deux, nous nous promenâmes longtemps, à travers la ville endormie et muette. « L’humanité est supérieure, aux peuples, me disait-il. Que voudriez-vous faire de cette invention dont vous cherchez à surprendre le secret ? Une arme nouvelle augmentant l’horreur des tueries, changeant les plaines en charnier !… Les moissons n’ont point besoin de cet engrais. La paix est supérieure à la guerre ; et si j’ai doté mon pays de ma découverte, c’est parce que je le crois, entre tous, le plus capable de montrer la bonne voie de civilisation et de progrès. »

 

Toujours immobile dans sa rêverie, Olivier Coronal ne sentait pas, sur lui, le regard dont Ned l’enveloppait, non plus que l’expression de reconnaissance et d’admiration du jeune homme.

 

S’il avait encore su quel sacrifice Olivier Coronal avait accepté silencieusement, Ned n’eût pas trouvé de mots pour le remercier.

 

Mais il ignorait l’amour qu’avait eu Olivier pour Lucienne ; il ne pouvait pas savoir à quel sacrifice Olivier avait consenti pour assurer le bonheur de la jeune fille.

 

Au-dessus de la salle à manger, un bruit étouffé de pas résonna doucement dans le silence de la maison.

 

C’était Lucienne, qui veillait au chevet de son père blessé.

 

La porte d’entrée, qui donnait sur le perron, s’ouvrit.

 

On entendit marcher dans le corridor.

 

M. Michon entra.

 

Ned et Olivier s’étaient levés.

 

– Ah ! mes pauvres amis s’écria le banquier, la main tendue et des larmes dans la voix. Comme je vous plains ! Est-ce horrible, cet accident !

 

– Ah ! vous avez appris ! fit Ned.

 

– Oui. Léon m’a tout raconté. Au moins, cette blessure, ce n’est pas grave ?

 

– Non, heureusement, répondit Olivier. Il dort, là-haut, très affaibli. Pourvu que la fièvre ne se déclare pas, il en sera quitte pour une quinzaine de repos. Mais quel hasard, si nous sommes encore en vie !

 

Et Ned raconta tout, la descente, la mise en marche, l’épave aperçue par M. Golbert et l’explosion subite dont le remous avait soulevé l’avant de la locomotive, détruit tous les travaux et fait tomber le vieux savant, à la renverse, sur les marches d’un escalier de fer, où c’était miracle qu’il ne se fût pas tué.

 

Olivier, lui aussi, expliqua comment, la nuit précédente, il s’était aperçu de l’extinction subite des phares qui éclairaient les travaux, et comment, après, il s’était étonné de la réponse vague de l’électricien responsable.

 

Pour chacun de ces trois hommes, il n’y avait aucun doute sur la cause de ce monstrueux attentat.

 

Mais, pas plus qu’Olivier Coronal, M. Michon n’osait en parler.

 

Tous deux pressentaient l’horrible souffrance de Ned, obligé de constater que le crime, qu’un hasard seul avait empêché, avait été conçu par son père.

 

Ils respectaient sa douleur.

 

Le silence se fit, de nouveau, dans la salle à manger.

 

Olivier était retombé dans sa rêverie.

 

Affalé sur une chaise, M. Michon ne trouvait pas une parole de consolation.

 

– Ils ne se doutent pas du nouveau malheur qui nous atteint, pensait-il. Peut-être ont-ils l’espoir de recommencer les travaux !

 

Il ne pouvait se décider à leur conter sa ruine, la banqueroute imprévue dans laquelle il sombrait.

 

– Mes pauvres amis, fit-il pourtant avec un tel accent désespéré que Ned et Olivier le regardèrent… Oui, mes pauvres amis, reprit-il en se faisant violence, vous ne connaissez pas toute l’étendue du désastre.

 

Les deux hommes sursautèrent.

 

– Comment, s’écria Ned, que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire que notre entreprise sous-marine a soulevé bien des haines, que l’invisible ennemi qui la poursuit ne s’est arrêtée qu’après l’avoir totalement anéantie, que nous n’avons plus d’argent. Je vais, sans doute, être déclaré en faillite.

 

– Vous êtes ruiné ?

 

– Hélas ! oui. Ma banque semblait prospère, n’est-ce pas ? Ma dernière émission des mines d’argent avait réussi. Tout s’est effondré. Je ne connais que d’aujourd’hui l’étendue du désastre : partout l’on refuse mon papier.

 

Et M. Michon leur exposa la succession des événements, refit les calculs.

 

– Vous voyez, fit M. Michon en concluant, que la chose était préparée de longue date. Ce pauvre Golbert, il faut lui cacher soigneusement tout cela, jusqu’à sa guérison. Le coup serait trop dur !

 

Devant un mouvement commun d’admiration, Ned et Olivier s’étaient emparés des mains du banquier.

 

Ils se taisaient ; mais on pouvait lire dans leurs regards tout leur respect pour la grandeur d’âme de cet homme, qui oubliait sa ruine et ses ennuis personnels pour ne penser qu’à consoler de leur défaite les inventeurs du subatlantique, cette invention qui était la cause même de sa débâcle financière.

 

– Mais oui, c’est pour vous et aussi pour les œuvres philanthropiques que je soutenais que cela me contrarie. Un bonhomme comme moi n’a pas besoin de grand-chose. J’ai, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, à Granville, une petite baraque au bord de la mer, où je pourrai tranquillement fumer ma pipe en racontant des histoires aux mioches sur le rivage. Que voulez-vous, mes amis c’est la vie. Seulement, fit-il avec un mélancolique sourire, je ne vous cache pas que j’aurais bien voulu retourner au pays dans votre locomotive sous-marine. Pour un vieux mathurin comme moi, ç’aurait été drôle !

 

CHAPITRE IX

Triste séparation

 

Quinze jours après, grâce à la sollicitude de Lucienne, M. Golbert était complètement rétabli.

 

Une légère cicatrice rougeâtre lui restait seule, comme marque de l’attentat où il avait failli périr avec Ned et Olivier.

 

On n’avait pu lui cacher longtemps la banqueroute de M. Michon, la débâcle complète des projets communs.

 

Ce qu’il avait souffert de voir ainsi s’envoler son dernier espoir de réussite, l’expression douloureuse de sa figure, vieillie subitement de plusieurs années, le disait.

 

– C’est bien la fin, mon pauvre Ned, avait-il dit. Je comptais sur ma locomotive sous-marine pour couronner ma vie. À mon âge, on ne recommence plus à espérer.

 

Il y eut un moment de véritable désespoir.

 

À quoi bon travailler de nouveau ?

 

Le laboratoire était désert.

 

Tout le monde errait, dispersé. C’est à peine si, aux heures des repas, on se retrouvait à table, l’estomac et le cœur serrés, au milieu d’un silence désolant.

 

Seul, M. Michon, qui venait presque tous les jours au cottage, essayait de retrouver sa jovialité d’autrefois, et de redonner du courage à ses amis, par de bonnes paroles.

 

Sa conduite avait vraiment été admirable.

 

Pas un seul instant, il ne s’était soucié de lui, de l’effondrement de sa maison de banque.

 

Inlassable de dévouement, tout en affectant un air et des paroles bourrues, il avait épargné aux inventeurs tous les ennuis de la situation.

 

C’en était fait, maintenant, de l’animation des chantiers, de la fièvre d’activité qui avait transformé le point de la côte d’où la voie du subatlantique s’enfonçait sous les flots.

 

Le train avait été démonté, l’estacade démolie, les ouvriers licenciés.

 

Çà et là, un pan de hangar encore debout, un échafaudage à demi abattu, indiquaient seuls qu’on avait tenté de réaliser, là, l’œuvre gigantesque, de résoudre le problème des communications, rapides et sans danger, entre les continents.

 

Puis, un à un, les derniers vestiges des travaux avaient disparu.

 

Et quand tout avait été terminé, balayé comme par le vent du malheur et de la fatalité, les trois hommes qui, chaque jour, des fenêtres de leur cottage, assistaient au balaiement, s’étaient sentis gagner par une indicible tristesse.

 

Sans doute, tous trois se rendaient bien compte que la catastrophe était irrémédiable, qu’ils avaient lutté vainement.

 

Et des noms bourdonnaient à leurs oreilles.

 

Les mêmes noms hantaient leur insomnie : William Boltyn, Hattison, Aurora, noms qui signifiaient, pour eux, de la haine, de la cruauté et du mépris de l’humanité.

 

Mais tous trois se taisaient.

 

Ils évitaient de les prononcer, ces noms maudits, sentant bien quelle atroce souffrance c’était, pour Ned, d’avoir à constater que la main criminelle qui avait détruit les travaux, attenté à leur propre vie, était celle de son père.

 

Lucienne, dans ces circonstances difficiles, avait fait preuve d’une grande intelligence, d’un tact parfait.

 

Bien qu’habituée à tout connaître des soucis et des déceptions de son père et de son mari, elle n’avait fait aucune question.

 

Elle sentait bien qu’il y avait là quelque chose de terrible, que ce n’était pas un malheur ordinaire.

 

Elle s’était révélée l’affectueuse compagne, dont le sourire et la douceur un peu maternels mettent un baume sur les pires souffrances.

 

Que de fois n’avait-elle pas arraché Ned à de sombres rêveries, chassé le pli soucieux de son front, et câlinement par un bon baiser, fait reparaître un peu de joie sur le visage de son père.

 

Un jour, comme en un pèlerinage, M. Golbert et Ned avaient parcouru la côte.

 

Plus rien ne subsistait des anciens travaux.

 

Là où résonnaient les enclumes, où ronflaient les dynamos électriques, on n’entendait plus que le mugissement des vagues battant la falaise abrupte.

 

L’un après l’autre, les deux hommes marchaient en silence.

 

Qu’eussent-ils dit ?

 

Tous deux sentaient bien l’inutilité des paroles de haine.

 

Ce qu’il fallait, c’était de l’énergie, de la confiance en soi-même.

 

Ah ! surtout, fuir au plus vite l’atmosphère déprimante de ce pays où semblaient toujours planer, pour eux, des menaces nouvelles.

 

– Je l’avais bien prévu, fit M. Golbert ; eût-on le génie pour soi, on ne peut lutter contre la force aveugle des milliards.

 

Le savant traduisait exactement leur commune pensée.

 

Invinciblement, en parcourant l’emplacement couvert de ruines de ces travaux qui devaient apporter la gloire et réaliser de hautes conceptions humanitaires, Ned songeait à cette catastrophe, à cette explosion sous-marine dans laquelle il retrouvait si bien la manière d’agir, cruelle et prudente, de son père, sa volonté d’arriver au but par tous les moyens, fût-ce même par le crime.

 

– Mon père, dit-il tout à coup, en se laissant aller à son besoin d’expansion, ah ! comme je le méprise. Ne jamais revoir cette figure terrible et glaciale, ces yeux que n’embrase plus que le feu de l’ambition ; me laver de cette parenté ; ne plus fouler le même sol que lui : retourner en France !

 

Les deux hommes s’étaient arrêtés.

 

– Mon pauvre Ned, s’écria le vieillard en lui prenant les mains, pourquoi parler encore du passé, de l’irrémédiable ! Laissez ces souvenirs qui vous font souffrir. C’est ici votre véritable famille, celle que vous avez choisie et qui vous aime, qui ne veut pas vous voir malheureux.

 

Et véritablement émus, leurs regards se cherchaient.

 

Ned se reprenait à sourire.

 

– Paris, s’écria-t-il, la ville qui m’a tant transformé, où mon âme s’est ouverte à la joie d’aimer, mon cœur à l’espérance, mon cerveau à la véritable science, comme j’ai besoin de te revoir ! Meurtri et las comme je le suis, qu’il sera bon de retrouver notre petite villa de Meudon, les lieux chers, les objets familiers, de recommencer, loin de ces luttes d’ambition et d’égoïsme, la vie tranquille et laborieuse, entre ma chère Lucienne et vous, mon véritable père d’adoption.

 

« Là, seulement, je pourrai me créer une situation indépendante, assurer notre existence matérielle, m’adonner à tout ce qui m’intéresse dans la science, depuis qu’elle m’est apparue comme la source de toute vérité et de toute justice, rechercher la solution des problèmes sociaux, et toujours approfondir, toujours créer.

 

« Voilà les seuls moyens de résoudre la terrible guerre des races et des classes, de dissiper le malentendu sanguinaire dont s’embarrasse encore l’humanité, après des milliers de siècles d’évolution.

 

La voix du jeune homme s’était élevée, son geste s’était élargi.

 

Ses yeux brillaient de la noble flamme de l’enthousiasme.

 

– Ah ! comme vous me faites plaisir, mon cher enfant, s’écria M. Golbert, de reprendre goût à l’action, de renaître de nouveau à l’espoir. Vous êtes jeune ; ce n’est pas à votre âge qu’il faut s’attarder à des regrets, lorsque tant de problèmes s’offrent à vous, à votre activité. Vous l’avez dit : la science est la source inépuisable de vérité et de justice. On a beau la renier, la charger de tous les crimes, et proclamer son insuffisance, sa banqueroute, l’avenir est à elle seule ! Triomphante de tous les systèmes, elle seule apporte la possibilité du bonheur universel, satisfait l’intelligence, et prépare pour l’avenir des sociétés plus libres, des mœurs plus saines et plus belles.

 

« Que de projets à réaliser ! que d’événements à hâter ! que de bonheurs à faire naître !

 

« En créant des ballons dirigeables, on supprimerait forcément les frontières, ces barrières conventionnelles établies par le hasard des batailles, et qui sont des entraves au progrès, aux relations des peuples.

 

« Plus de casernes, d’arsenaux où s’enfouissent inutilement les millions et les énergies. À la place, des maisons spacieuses et agréables, aux planchers et aux murs de porcelaine, hygiéniques et confortables, bien aérées, pourvues d’eau en abondance, éclairées et chauffées à l’électricité, desservies par le téléphone… tous avantages jusqu’ici réservés à quelques privilégiés.

 

« Telle serait la première victoire pacifique des classes pauvres.

 

« Ce ne serait pas la moins importante, assurément, que cette conquête de l’intérieur, cette délivrance de l’étroit logis humide et fétide, bâti sans aucun souci de l’hygiène, où l’haleine pestilentielle des plombs est une menace constante de typhoïde ou de tuberculose. La mortalité effrayante de nouveau-nés diminuera, en même temps que les parents deviendront moins anémiés, moins alcooliques. Ce sera le commencement de l’œuvre de la science.

 

Les deux hommes avaient repris leur promenade le long de la côte.

 

Le courage et la confiance en l’avenir leur revenaient.

 

Une brise saline arrivait du large, fouettant leur visage animé par la causerie.

 

– La science, toujours féconde, tracera les sillons du laboureur et décuplera sa récolte, continua M. Golbert. De l’azote, principe essentiel de toute végétation, il en existe à l’état naturel, dans l’atmosphère, d’immenses provisions, facilement convertissables en azotates, qui donneraient au sol une richesse incalculable.

 

« Tous les objets de consommation, les vêtements, les meubles, sortiraient sans fatigue de puissantes et ingénieuses machines aux bras d’aciers ; et les forces naturelles, captées par le génie humain, en seraient les inépuisables moteurs.

 

« Ce serait la fin du règne des usines méphitiques, suintant la maladie, décimant les classes ouvrières par un travail malsain de douze et quatorze heures par jour, usant avant l’âge les organismes par la nécrose, la phtisie, l’alcoolisme, et préparant des générations lamentables et rachitiques.

 

« La science élargira le contrat social en dissipant l’ignorance, en imposant la vérité.

 

« Elle fera disparaître de la terre l’abrutissant travail manuel.

 

« Parmi la joie de la nature, le labeur des hommes ne sera plus qu’un exercice musculaire destiné à développer sainement le corps, comme l’étude développera le cerveau.

 

« Déjà, rien que par les travaux des Pasteur, des Charcot, des Brown-Séquart, on peut prévoir quels progrès effectueront la médecine et la chirurgie, qu’une science nouvelle, le magnétisme, vient de lancer sur une voie encore inexplorée, mais qui promet de merveilleuses découvertes.

 

« Les rayons X, encore, la photographie de l’invisible, comme l’appelle le peuple, ouvrent le champ à des observations plus parfaites de la nature humaine. Ses altérations, ses défaillances n’auront plus rien de caché.

 

« La terre se couvrira de villes enchantées, claires et gaies, et l’on oubliera la misère et la souffrance des temps révolus. D’un bout à l’autre du monde, les grandes artères des chemins de fer, des trains sous-marins, des lignes aériennes, transporteront, comme un sang nourricier, les produits de l’activité des peuples sur tous les points de l’univers.

 

« Libérée des longs siècles de tâtonnements et d’oppression, la pensée courra le long des fils des télégraphes, s’imprimera librement, pour créer du bonheur en recherchant la vérité, en dissipant les mystères…

 

Et dans la noblesse d’un geste d’enthousiasme et de croyance, M. Golbert, le bras tendu dans la direction de la vieille Europe, semblait la prendre à témoin.

 

Sous ses longs cheveux blancs, son cerveau était toujours aussi vigoureux, aussi épris de vérité et de travail.

 

Son cœur ardent battait toujours dans sa poitrine, dès qu’il s’agissait de l’humanité, de sa destinée, de son bonheur futur.

 

– Ah ! que je vous remercie pour ce noble élan, s’écria Ned. Moi aussi, je me sens plus fort, maintenant.

 

Ce soir-là, le cottage fut moins triste et moins silencieux.

 

Fort avant la nuit, à côté de Lucienne qui, tout en suivant la conversation, occupait ses doigts à une broderie, les deux hommes, renaissant à l’espoir, firent des projets d’avenir.

 

On retournerait à Paris aussitôt que possible ; on oublierait cette mauvaise période pour ne penser qu’à l’œuvre à accomplir dans la paix du foyer, loin des figures haineuses et des complots ambitieux.

 

Olivier Coronal apprit, sans joie, qu’on allait retourner en France.

 

Chaque jour, il passait de longues heures à lire les journaux, et semblait de plus en plus sombre et contrarié.

 

L’usage que le gouvernement faisait de la torpille terrestre, ce foudroyant engin dont il avait doté la France, lui donnait beaucoup de soucis.

 

Un grave différend venait de surgir avec l’Angleterre à propos de la politique coloniale.

 

Une rupture diplomatique était imminente et, pour l’inventeur, c’était aussi l’écroulement de son rêve humanitaire.

 

Cette torpille, qu’il avait destinée à rendre presque impossible une guerre prochaine, qu’il avait confiée au gouvernement français dans l’espoir qu’il saurait s’en servir pacifiquement, menaçait, à présent, d’être l’instrument d’un nouvel égorgement, d’un carnage fratricide.

 

L’attitude du ministère avait, en effet, changé du tout au tout, depuis qu’il se savait en possession de cette arme formidable. De pacifique et même indolente, son attitude était devenue presque agressive.

 

Olivier Coronal expliqua tout cela à ses amis.

 

– Nous allons donc nous séparer, fit-il ; car je ne veux pas rentrer en France, du moins pour le moment. Trop de déceptions m’y attendent, et je n’ai pas le courage de les affronter. Avouez que, pour moi, ce serait un triste spectacle, cette lutte entre les peuples que j’aurais contribuée à rendre plus meurtrière.

 

– Mais elle n’aura pas lieu ! s’était-on écrié. Ce serait un bouleversement économique dont se ressentirait le monde entier. Jamais le gouvernement ne voudra lancer la France dans une telle aventure.

 

Doucement, mais obstinément, Olivier Coronal avait refusé de retourner à Paris.

 

– Non, avait-il dit. Je viens de recevoir des propositions fort acceptables d’un ingénieur américain de Chicago. Je vais rester ici en attendant les événements. Plus tard, nous verrons.

 

Léon Goupit ne s’était pas accommodé facilement de cette perspective. L’Amérique avait perdu beaucoup de prestige à ses yeux.

 

– Ben, quoi ! c’est un pays comme un autre, faisait-il ; seulement qu’les gens ont toujours l’air, tant ils ont des mines renfrognées, d’avoir perdu leur père le matin. C’est pour ça qu’ils se dépêchent toujours, comme s’ils allaient commander les billets d’enterrement.

 

Évidemment, le Bellevillois était désillusionné.

 

Les romans-feuilletons, les aventures merveilleuses chez les sauvages, lui paraissaient maintenant bien exagérées.

 

Et puis, il s’était attaché à Ned et à M. Golbert ; et cela lui faisait de la peine de les quitter.

 

Plutôt que de rester chez les boulotteurs de jambon, comme il appelait toujours, pittoresquement, les Yankees, il eût bien mieux aimé revoir Belleville et sa mère, la brave marchande des quatre-saisons, devenue, grâce à lui, fruitière en boutique.

 

Mais puisque son maître avait décidé d’aller à Chicago, il l’accompagnait, sans demander d’explications.

 

Quinze jours après, tout était réglé pour le départ.

 

Ned, Lucienne et son père s’embarquaient de nouveau à bord de la Touraine. M. Michon, ayant honorablement réglé toutes ses affaires mais n’ayant pu sauver, de sa fortune, que quelques milliers de francs de rente, accompagnait ses amis en France.

 

L’ancien matelot, le banquier d’hier, s’en allait, comme il l’avait dit, planter paisiblement ses choux, et fumer sa pipe au bord de la mer, dans sa petite maisonnette de Granville.

 

Il avait chargé un businessman de vendre le cottage où habitaient ses amis, et de lui en faire parvenir le prix.

 

Les adieux furent touchants.

 

Dans la poignée de mains qu’il donna à ses amis Olivier Coronal mit tout le chagrin qu’il éprouvait de ne pouvoir les accompagner.

 

– Notre séparation n’est pas définitive, fit-il. Attendez-vous à me voir arriver chez vous d’un jour à l’autre. Cela dépend de la tournure que prendront les événements en France.

 

Léon Goupit, cachant son émotion sous une allure dégagée, avait dit de sa voix gouailleuse :

 

– Pour sûr que moi aussi je compte bien y retourner, à Paris, est-ce pas M. Olivier ? En tout cas, dites donc, m’sieur Ned, si vous r’voyez mon ami Tom Punch, vous pouvez lui serrer la main pour moi.

 

La cloche du départ avait tinté…

 

Et tandis que la Touraine gagnait l’Océan à travers la flottille de vapeurs et de ferry-boats qui sillonnaient les eaux boueuses de l’Hudson, Olivier Coronal et Léon Goupit s’installaient dans un cab avec leurs valises, et se faisaient conduire à la gare, où les attendait le train de Chicago.

 

CHAPITRE X

Le détective Bob Weld

 

Depuis plus de trois mois, Olivier Coronal avait quitté ses amis, les Golbert.

 

Il avait été averti, par une lettre, de leur arrivée en France, et de leur réinstallation dans la villa de Meudon.

 

L’inventeur avait répondu en racontant son arrivée à Chicago, et son entrée en fonctions chez M. S. Strauss, un ingénieur américain qui s’occupait spécialement de la fabrication de machines électriques, de dynamos, d’accumulateurs et d’appareils télégraphiques.

 

Pour le moment, Olivier était assez satisfait de sa situation. Fort bien rétribué, libre lorsqu’il le voulait, il avait le loisir de continuer ses recherches personnelles.

 

M. Strauss lui avait assigné comme logement, un petit pavillon attenant aux usines, et dans lequel Léon s’était installé avec son maître.

 

Le Bellevillois, d’ordinaire si gai, se montrait renfrogné depuis quelque temps.

 

Chicago lui déplaisait fort.

 

D’après les conversations de Ned et de M. Golbert, il avait appris quel William Boltyn y résidait.

 

C’en était assez pour que la ville lui inspirât une répulsion invincible.

 

– Avec ça, faisait-il, nous sommes venus nous fourrer, ici juste dans la gueule du loup !

 

Mais il se gardait bien de faire ces réflexions devant son maître.

 

Celui-ci, du reste, semblait totalement ignorer l’existence du père d’Aurora.

 

La question était trop délicate, remuait trop de ressentiments, trop de souvenirs mauvais.

 

Personne n’osait l’aborder, dire le premier mot.

 

Juste en face de l’usine de M. Strauss était une pension de famille, genre d’établissement qui pullule aux États-Unis, et qui répond bien aux exigences de la vie superficielle et hâtive des Yankees.

 

En sous-louant la moitié de leur logement, ou seulement une chambre à des hôtes de passage, beaucoup de ménages américains recouvrent ainsi la presque totalité de leur loyer.

 

En même temps, le locataire, selon le prix qu’il y met, a droit au home, c’est-à-dire aux repas en commun, à la jouissance du salon, orné de l’inévitable piano.

 

La pension de famille dont nous parlons, et qu’un vaste écriteau en anglais, en allemand et en français recommandait au public, était tenue par une petite dame vieille, sèche et ridée, les yeux cachés derrière des lunettes, veuve d’un ancien commandant de la milice, et répondant au nom de mistress Robertson.

 

Toute la journée, elle trônait dans un vaste fauteuil, en une pièce du rez-de-chaussée, à côté d’une grande table recouverte d’un tapis vert et parsemée de journaux et de magazines. Des chaises et des rocking-chairs, complétaient l’ameublement.

 

Les murs s’enorgueillissaient de lithographies du plus mauvais goût, des portraits des présidents successifs de l’Union.

 

Cela servait à la fois de salon, et de salle de lecture et de conversation.

 

Le jour même où Olivier Coronal arrivait à Chicago, un nouveau pensionnaire était venu s’installer dans la maison de mistress Robertson.

 

Vêtu d’un complet de drap à carreaux gris, coiffé d’un feutre de même couleur, l’appareil photographique en bandoulière, le nouveau venu réalisait le véritable type du touriste anglais.

 

Il s’était fait inscrire sous le nom de John Brown, un nom à coucher dehors eût dit Léon ; et, depuis son arrivée, avait passé presque toutes les journées dans sa chambre, dont les fenêtres donnaient sur la rue.

 

– Singulier touriste qui ne visite rien, avait pensé la vieille dame.

 

Mais le nouveau client n’avait pas précisément l’air affable.

 

Par deux fois, mistress Robertson avait essayé d’engager la conversation avec lui, et en avait été pour ses frais.

 

Elle se l’était tenu pour dit.

 

Tous les deux jours, régulièrement, le prétendu John Brown sortait de son pas flegmatique, et s’en allait par la ville.

 

L’honorable gentleman ne tenait sans doute pas à être suivi.

 

Pendant plus d’une heure, il sautait de car en car, parcourant la ville en tous sens, et il semblait prendre beaucoup de plaisir à ces exercices hygiéniques.

 

Puis il se retrouvait toujours devant la porte du consulat britannique, montait, faisait passer sa carte, et restait de longues heures à causer, à remuer des papiers, à prendre connaissance de volumineuses lettres cachetées de rouge, et portant cette suscription :

 

LONDON – FOREIGN OFFICE – LONDON

 

Monsieur Bob Weld,

 

Consulat britannique,

 

Chicago

 

Ce jour-là, Bob Weld, le pseudo-touriste, venait de lire avec un plaisir évident son courrier secret du Foreign Office.

 

Selon son geste familier, il se frottait les mains, tandis que ses yeux, étrangement mobiles d’expression, pétillaient de satisfaction.

 

En face de lui, le consul anglais, un grand vieillard sec, l’avait laissé lire sans l’interrompre.

 

C’est que Bob Weld, détective de première classe, était un véritable personnage.

 

– Enfin ! s’écria-t-il, voilà ce que j’appelle des ordres précis. Je commençais à désespérer.

 

Puis, au consul :

 

– J’ai mission de m’entendre avec vous au sujet de cet ingénieur français et du jeune homme qui l’accompagne, dont j’ai signalé la présence au gouvernement. Sans nul doute, ce sont des espions.

 

– Vous croyez ? fit le consul.

 

– J’en suis sûr. J’habite en face d’eux depuis qu’ils sont ici, et j’ai surveillé tous leurs mouvements. L’ingénieur Olivier Coronal est l’ami intime du savant Golbert, l’inventeur bien connu de la locomotive sous-marine et de Ned Hattison, fils de l’illustre Hattison.

 

En lui-même, il pensa : « Celui qui, sans me connaître, m’a employé pendant un mois comme ouvrier électricien à ce laboratoire de guerre dont il croit que tout le monde ignore l’existence. »

 

Mais le détective se garda bien de parler au consul du secret qu’il avait surpris.

 

C’était une affaire particulière qui ne regardait que lui, et le Foreign Office dont il suivait, à la lettre, les instructions détaillées.

 

Doué d’une perspicacité, d’un flair merveilleux, d’une grande intelligence et d’un esprit fertile, en même temps que d’une patience d’Oriental, sachant se faufiler partout, surprendre les conversations, changer de costume et de physionomie, parlant couramment sept ou huit langues, Bob Weld était un des meilleurs agents politiques du cabinet de Londres.

 

Amené, par un véritable hasard, à découvrir Mercury’s Park, à pouvoir donner à ses chefs des indications précises sur ce qui s’y passait, il était devenu riche, par la seule divulgation de ce secret ignoré de toutes les nations européennes.

 

Sa découverte avait été pour lui de l’or en barres.

 

Ses appointements avaient été doublés ; et une note particulière du ministre l’avait chargé de suivre l’affaire pas à pas, l’assurant qu’on saurait reconnaître ses services d’une façon encore plus généreuse.

 

C’est ce qui avait motivé son voyage en Europe à bord du London, où il fit connaissance de Ned Hattison.

 

Lorsqu’il avait constaté que le jeune homme, encore au service de son père, s’informait de toutes les inventions militaires nouvelles, et surtout de la torpille terrestre, il en avait averti Olivier Coronal.

 

Mais ses plans avaient été déjoués.

 

Les deux hommes étaient devenus amis, en même temps que Ned rompait violemment avec son père, et qu’il épousait Lucienne Golbert.

 

– Plus rien à faire de ce côté, s’était dit le détective.

 

L’espionnage d’Hattison père n’avait pas donné de meilleurs résultats.

 

L’arrivée, à New York, des inventeurs, avait rendu de l’espoir au policier.

 

Pour le moment, depuis trois mois qu’ils étaient seuls à Chicago, Bob Weld était bien convaincu qu’Olivier Coronal et Léon Goupit espionnaient pour le compte du gouvernement français.

 

C’était donc sur eux qu’il avait concentré toute son attention, soupçonnant bien que si le hasard le servait (et il était bien décidé à lui prêter main-forte), il arriverait certainement à trouver la solution du problème qui le hantait depuis longtemps.

 

Et il se frottait les mains dans le cabinet du consul anglais. C’est qu’en réponse à un très long rapport, il venait de recevoir pleins pouvoirs pour mener à bien sa mission secrète, en même temps qu’une bonne provision de livres sterling.

 

L’Angleterre, en effet, ne pouvait pas se désintéresser de cette affaire.

 

C’eût été manquer à la politique, toute d’astuce et de fourberie, qu’elle a toujours suivie.

 

En Extrême-Orient, en Égypte, au Soudan, rien ne l’a rebutée dans sa tactique, dans son incessant accaparement des territoires les plus riches.

 

Toujours prête à planter partout son drapeau, les territoires mal défendus semblent lui appartenir de droit.

 

La politique coloniale est son fort.

 

Dans cette Afrique merveilleuse et, quoi qu’on en dise presque inconnue, où des territoires plus grands que la France se jouent comme sur des coups de dés, diplomatiquement, sans que personne, autre qu’un ministre, en sache rien, elle a tenté d’unir, par le Haut-Nil, à ses possessions du Cap, l’Égypte, qu’au mépris de ses serments elle s’entête à occuper.

 

Mais là, comme ailleurs, la France lui barre la route, se pose en obstacle devant son envahissante ambition.

 

C’était donc, sans doute, une grande joie pour le Foreign Office, dont les protestations d’amitié à notre égard n’ont jamais convaincu personne, que cette occasion unique de contrecarrer, d’espionner eux-mêmes, les deux espions qu’on croyait qu’étaient Olivier Coronal et Léon Goupit.

 

Bob Weld, à l’idée de cette bonne aubaine, se frottait joyeusement les mains.

 

Avec ses précautions ordinaires pour dépister quiconque pourrait le suivre, le détective réintégra son logement de la pension Robertson.

 

La chose lui paraissait bien claire.

 

Ignorant que jamais Ned n’avait confié à personne le vrai secret du formidable arsenal enfoui dans les montagnes Rocheuses, il raisonnait logiquement en pensant que ses deux voisins de l’usine Strauss devaient le connaître aussi, puisque, pendant plus d’un an, ils avaient été les amis du jeune ingénieur et avaient même conservé des relations avec lui.

 

« Donc, se disait-il, ils ont entrepris la même tâche que moi, et même doivent être plus avancés que je ne le suis, puisque Ned Hattison, passé à l’ennemi, c’est-à-dire, séparé de son père, n’a pas dû manquer de leur faciliter la besogne. »

 

Partie sur ces données, son imagination ne s’arrêtait plus.

 

Il ruminait des plans, sans s’arrêter à aucun.

 

« C’est égal, pensait-il, quel bon tour je vais jouer au gouvernement français. Il ne se doute pas que ses espions sont espionnés eux-mêmes, et de magistrale façon. »

 

Après d’incessantes combinaisons, Bob Weld avait arrêté un plan.

 

Plutôt ami que serviteur d’Olivier Coronal, Léon Goupit n’était guère chargé de besogne.

 

S’ennuyant à mourir, dans ce paysage de cheminées et de hangars qu’était l’usine Strauss, il la délaissait fort souvent pour aller, suivant une habitude de gavroche parisien, flâner le long des rues et des avenues, examiner les boutiques, et dévisager, sans le moindre respect, les honorables gentlemen.

 

Dans cette ville monstrueuse qu’est Chicago, tête de ligne de cinquante-deux chemins de fer, où une population énorme s’affaire, se presse, se bouscule, pour ne pas perdre une minute de ce temps qui est de l’or, le Bellevillois gouailleur, les mains dans les poches, l’éternelle cigarette aux lèvres, n’avait certainement pas son pareil.

 

Là, le flâneur, à moins que ce ne soit un Européen, est une monstruosité.

 

Caché derrière ses persiennes, le locataire de la pension Robertson avait étudié les habitudes insoucieuses de Léon.

 

« C’est pour mieux donner le change, paraît-il ; mais ce n’est pas moi qu’on abuse, mon petit bonhomme. Nous verrons bien s’il n’y a pas moyen de lier conversation avec toi. »

 

Le détective ne craignait pas d’être reconnu.

 

Il avait à sa disposition une ample collection de déguisements.

 

Un matin donc, endossant, à la place de son complet de touriste, une imposante redingote, la figure ornée de respectables favoris poivre et sel, coiffé d’un haut-de-forme, pimpant, souriant, la canne à pomme d’or à la main, Bob Weld avait emboîté le pas au Bellevillois qui, sans se douter de rien, s’en allait comme à l’ordinaire, visiter la ville, en même temps que quelques bars qu’il honorait de sa clientèle.

 

Ce n’était pas que le Bellevillois fût un ivrogne.

 

Loin de là. Mais, absorbé par ses travaux, Olivier Coronal n’avait guère le temps de s’occuper de lui ; et, dame, une fois sa besogne faite, Léon ne résistait jamais au plaisir de se donner de l’air, comme il disait élégamment, pour aller retrouver quelques Français, entre autres un ancien camelot parisien, qui, pendant plus de dix ans, avait débité ses boniments sur le boulevard des Italiens, et s’était échoué là, on ne sait comment.

 

Un ancien avoué, qui avait exercé plus de cinquante professions, depuis qu’il avait quitté la basoche, pour rouler sa bosse dans les quatre parties du monde, faisait le tiers à la manille, où, du reste, il gagnait presque toujours.

 

Entre ces deux hommes, le Bellevillois pouvait parler un peu de Paris, de Belleville où s’était passée son enfance, de Montmartre où, en compagnie du majordome Tom Punch, il avait fait de si bonnes parties.

 

Cela le distrayait de l’existence monotone qu’il menait depuis que M. Golbert, Ned et sa femme étaient repartis pour la France.

 

Il avait besoin de toute sa philosophie insouciante, de toute sa verve railleuse, pour ne pas mourir d’ennui.

 

Tout en cheminant derrière le Bellevillois, qui s’était déjà arrêté plusieurs fois pour gratifier d’une épithète irrespectueuse autant que parisienne des gentlemen engoncés dans leurs faux cols, et raides comme des pantins, Bob Weld attendait l’occasion de l’aborder.

 

Elle ne tarda pas à se présenter.

 

Au coin d’une rue, une tranchée avait été ouverte dans la chaussée, et, naturellement aucune corde, aucune palissade n’en protégeait l’abord.

 

Un cycliste venait d’y tomber avec sa machine.

 

Mais personne, autre que Léon, parmi les passants, n’avait porté attention à cet accident.

 

Contusionné aux mains et au visage, le cycliste s’était relevé fort paisiblement, et était allé chercher un policeman pour lui faire constater les avaries de la bête aux fines pattes d’acier.

 

On n’en mettrait pas davantage, à l’avenir, des barrières aux tranchées.

 

Mais la compagnie, poursuivie, paierait une indemnité.

 

Et tout le monde serait content.

 

C’est au moment où Léon contemplait ce spectacle, que le détective du Foreign Office l’aborda, lui demandant son chemin.

 

– Est-ce que je sais moi, répondit le Bellevillois. Si vous vous figurez que je connais cette sale ville, vous vous fourrez l’doigt dans l’œil jusqu’au coude. T’nez, v’là un bonhomme qui vous indiquera ça, fit-il en désignant un agent de police, impassible sous son casque de cuir bouilli.

 

Cet arrangement ne faisait pas l’affaire de Bob Weld qui s’empressa d’ajouter, en français, cette fois :

 

– Pardonnez-moi ; mais j’aurais dû vous parler en français, car il me semble que vous êtes de France ?… Parisien, peut-être même, par-dessus le marché ?

 

Du coup, Léon s’était radouci.

 

– Bien sûr, que j’le suis, parisien, et de Belleville encore. À preuve que ma mère, à l’heure qu’il est, vend d’la fruiterie dans le faubourg du Temple.

 

C’était l’ordinaire profession de foi de Léon, lorsqu’on semblait mettre en doute son origine.

 

Le plus difficile était fait.

 

Avec son expérience des hommes, le policier avait vu tout de suite le faible de son interlocuteur.

 

Très adroitement, il continua la conversation sur Paris, montrant tout de suite qu’il le connaissait fort bien, proclamant sa beauté, ses agréments.

 

Tout de suite il mit Léon à son aise, en employant lui-même, avec facilité, le vocabulaire spécial aux faubourgs de la grande cité.

 

Bref, au bout d’un petit quart d’heure, la rondeur amicale de ce gentleman à favoris, qui s’était donné comme un riche anglais voyageant pour son plaisir, avait tout à fait séduit le Bellevillois.

 

Il abandonna sans regrets, ce jour-là, son habituelle partie de manille, et se laissa, sans trop de difficultés, séduire par la tentation d’un déjeuner, offert de bonne grâce – « pour parler de Paris », avait dit Bob Weld.

 

Au dessert, les vins généreux aidant, Léon et Bob Weld étaient devenus d’excellents amis.

 

Sans en avoir l’air, le détective se fit renseigner sur beaucoup de choses.

 

Mais il n’entrait pas dans son plan de faire des questions maladroites qui auraient donné l’éveil à Léon.

 

Tout en parlant de ceci et de cela, de Paris, de New York, de la France, de l’Amérique, le Bellevillois, facilement enthousiaste, s’était écrié :

 

– Ben, c’que vous en avez d’la veine, vous, d’pouvoir aller, comme ça, ou qu’ça vous dit, dans les pays où il y a des sauvages, et d’faire le tour du monde comme si qu’moi j’f’rais l’tour de c’te sale ville de Chicago, ousqu’on s’ennuie, ma parole, que c’est rien de l’dire !

 

À cette seule pensée, Léon esquissait un formidable bâillement.

 

« Toi, je te tiens, se dit intérieurement le gentleman aux favoris. Ah ! tu t’ennuies ! Eh bien, je vais te proposer des distractions. »

 

Puis, tout haut, et d’un air détaché :

 

– Ah ! vous aimez voyager ? interrogea-t-il.

 

– C’t’idée ! si j’aime à voyager ! Seulement, y a pas moyen. J’crois pas qu’on r’tourne de sitôt à Paris.

 

– Tenez, écoutez-moi, fit Bob Weld avec une bonhomie merveilleusement jouée, je vous assure que votre esprit, et vos manières me plaisent beaucoup. J’ai, du reste, toujours aimé les Parisiens. Puis, il y a des moments où je m’ennuie moi-même énormément. J’aurais besoin de quelqu’un pour m’accompagner dans mes voyages, prendre soin de mes affaires. Un homme de confiance, pour tout dire. Si vous voulez, je vous offre cette place.

 

– Moi ! s’écria le Bellevillois stupéfait. Ah ! ben, non. J’peux pas. J’ai mon maître, m’sieur Olivier. Y faut que j’reste ici.

 

– C’est dommage, se borna-t-il à dire ; car vous me plaisez beaucoup. Et puis, je ne regarde pas à l’argent. Je vous aurais donné cent dollars par mois, en plus de votre entretien et de votre nourriture, bien entendu.

 

Et, voyant que Léon semblait influencé.

 

– Enfin, je ne pars que dans huit jours, ajouta-t-il. Vous réfléchirez, et vous me rendrez réponse.

 

Sur cette promesse, les deux hommes se séparèrent, après avoir échangé un cordial shake-hand.

 

Le gentleman aux favoris poivre et sel était content de sa journée.

 

– Tout va bien, murmura-t-il en s’acheminant vers le consulat britannique. En voilà un qui aime voyager. Eh ! que diable ! il faut le satisfaire, d’autant plus que je ne perdrai certes pas mon temps, tout en faisant plaisir à ce brave garçon. Sous ses allures insouciantes, il ne réussit pas à cacher le rôle qu’il est venu jouer ici, en compagnie d’Olivier Coronal.

 

Pour Bob Weld, il n’y avait pas de doute possible : les deux hommes étaient des espions qui, sur les indications de Ned Hattison, préparaient une vaste campagne pour le compte du gouvernement français, relativement à Mercury’s Park.

 

Quel était le but de cette campagne mystérieuse ?

 

L’avenir le lui apprendrait.

 

Le plan du détective était bien arrêté.

 

Il avait, fort adroitement, insinué que son prochain voyage aurait pour but les montagnes Rocheuses.

 

C’est bien ce qui décidera Léon Goupit à me suivre, pensait-il. Il croira trouver des renseignements dans cette région.

 

Bob Weld allait tâcher de capter la confiance du Bellevillois, de pénétrer dans ses secrets.

 

S’il le fallait, il userait de tous les moyens, même de la violence, pour connaître les pièces et les dossiers cachés qu’il supposait être en sa possession.

 

Et tandis qu’il s’abandonnait à cette agréable pensée, l’agent du Foreign Office serrait involontairement les poings, en même temps qu’un sourire cruel se jouait aux commissures de ses lèvres pincées.

 

Pendant quatre jours, Léon ne parla pas à son maître de la soirée passée avec l’Anglais, ni des propositions qui lui avaient été faites.

 

Au fond, il grillait d’envie de partir avec le vieux gentleman.

 

Il avait beau se sermonner, se dire qu’Olivier Coronal avait toujours été bon pour lui, qu’il ne serait pas bien de l’abandonner ainsi.

 

Son désir d’aventures l’emportait.

 

Le cinquième jour, il n’y tint plus.

 

C’est qu’aussi l’offre lui paraissait bien séduisante.

 

« Pour sûr, se disait-il, qu’on ne rencontre pas toujours des English comme ça, qui vous proposent, de but en blanc, cent dollars par mois rien que pour les aider à ne pas s’ennuyer. »

 

Et très simplement, il conta la chose à son maître.

 

– Mais y a encore rien d’fait, fit-il, si ça vous ennuie. J’ai rendez-vous dans trois jours avec mon bonhomme pour lui donner réponse.

 

Olivier Coronal prit la chose en riant.

 

– Je comprends très bien que tu t’ennuies ici, presque toujours seul, puisque mes travaux me prennent tout mon temps. Aussi, je ne veux pas m’opposer à ton départ. Mais j’espère bien que notre séparation ne sera pas définitive. Sais-tu de quel côté t’emmène cet Anglais ?

 

– Oui, fit Léon. Du côté des montagnes Rocheuses. Paraît qu’il a envie de visiter c’pays-là.

 

– Ah ! en tout cas, tu sauras toujours me retrouver ici. Je ne compte pas quitter Chicago avant plusieurs années. Puis, il faudra m’écrire, et surtout, si tu veux me faire plaisir et conserver mon amitié, ne jamais parler à personne de ce que tu as pu voir ou entendre ici et chez nos amis les Golbert.

 

– Oh ! n’ayez pas peur, fit le Bellevillois, je me couperais plutôt la langue.

 

L’ingénieur sourit.

 

– Oui, je sais que tu es un brave garçon, et je n’ai pas de craintes à ce sujet.

 

Les trois jours qui suivirent semblèrent interminables à Léon.

 

Pourtant, comme tout arrive ici-bas, l’heure sonna de son rendez-vous avec son nouveau maître.

 

Bob Weld fut exact.

 

Il ne parut pas surpris de voir Léon accepter ses offres.

 

En lui-même, il exultait.

 

Le lendemain, tous deux prenaient le train jusqu’à Salt Lake City, capitale des mormons.

 

De là, ils gagneraient, à petites journées, sans se presser, les montagnes Rocheuses.

 

Le détective, qui jouait à merveille son rôle de touriste anglais, avait manifesté le désir de visiter ce pays en détail.

 

Si Léon avait pu lire dans la pensée de son compagnon, et déchiffrer l’énigme de son regard perçant, il eût vu que ses véritables préoccupations n’avaient rien à voir avec la beauté des paysages.

 

CHAPITRE XI

Olivier Coronal et miss Aurora Boltyn

 

M. S. Strauss, le propriétaire des plus importantes usines d’appareils électriques et téléphoniques des États-Unis, était un grand vieillard de mine hautaine, de mœurs sévères, dont la prestance majestueuse commandait le respect.

 

Fils d’un planteur assassiné pendant la guerre de Sécession, entre les États du Nord et ceux du Sud, sauvé lui-même par miracle, il avait été recueilli par un ami de son père qui lui avait fait faire ses études à West Point.

 

Possesseur, maintenant, d’une immense fortune, honorablement acquise, c’était un type assez curieux de Yankee que M. S. Strauss.

 

Dans son caractère, comme dans ses opinions, il n’avait que très peu de défauts ordinaires aux Américains.

 

D’une grande science, en tout ce qui touchait, de loin ou de près, à la fabrication des machines électriques, il n’avait ni l’esprit exclusif et guindé de ses compatriotes, ni leur mépris pour les hommes et les choses de la vieille Europe.

 

Il estimait, au contraire, beaucoup, les inventeurs de l’Ancien Monde, toujours prêt à les soutenir lorsqu’on les attaquait devant lui.

 

Et, plus d’une fois, il lui était arrivé de s’intéresser à des jeunes gens, de les faire venir, de les installer chez lui, et d’entreprendre, à ses frais, les expériences que nécessitaient leurs découvertes.

 

Ceci explique les offres généreuses qu’avait faites le directeur des usines Strauss à Olivier Coronal, dont il connaissait le nom et la réputation européenne.

 

Le jeune ingénieur avait été bien accueilli, et, tout de suite, mis à son aise par le vieillard qui ne lui avait posé aucune condition.

 

Il l’avait installé dans un pavillon attenant aux fabriques, lui avait indiqué ce qu’il attendait de lui, et, très discrètement, l’avait laissé libre d’agir à sa guise.

 

Il s’agissait d’un nouvel appareil de télégraphe sans fil, par lequel l’ingénieur Strauss rêvait de remplacer le système en vigueur.

 

Théoriquement, l’invention était exacte.

 

Mais elle ne donnait de résultats pratiques que sur une faible distance : quelques kilomètres à peine.

 

Il s’agissait de la rendre applicable sur des parcours illimités ; et les difficultés étaient considérables.

 

Olivier Coronal s’était aussitôt mis au travail.

 

L’invention l’intéressait puissamment.

 

Le labeur acharné auquel il s’astreignait, sa continuelle tension cérébrale, lui faisaient oublier les soucis, les craintes, chaque jour plus forts, que lui causait sa torpille terrestre, menaçant de devenir, entre les mains du gouvernement français un instrument de guerre et de carnage au lieu d’une arme de paix et de civilisation.

 

Le principe du télégraphe sans fil repose sur la découverte du physicien Henri Hertz, de Bonn, qui a établi que, de même que la lumière, l’électricité se propage dans l’espace par des ondulations ayant la même vitesse, environ 300 000 kilomètres par seconde.

 

L’appareil en lui-même se compose, au départ, d’un transmetteur ou radiateur, et d’un récepteur à l’arrivée, ainsi que d’une bobine d’induction émettant des étincelles électriques.

 

De la longueur de l’étincelle, dépend la distance parcourue par les ondes.

 

On n’était encore arrivé qu’à des étincelles de cinquante centimètres permettant d’expédier des dépêches à 15 kilomètres.

 

Mais, tout faisait prévoir qu’on obtiendrait des résultats concluants qui permettraient de remplacer, ou plutôt de supprimer partout les lignes télégraphiques ordinaires.

 

En plus des économies, puisqu’il supprime tout le matériel de poteaux et de fils, le nouveau système assure le secret absolu des correspondances, puisqu’il faut que le transmetteur et le récepteur soient accordés d’avance.

 

On n’aurait jamais à craindre les accidents, assez fréquents, ni les interruptions des lignes ordinaires.

 

Les intempéries, la neige, la pluie, les orages seraient sans effet sur les communications.

 

La besogne avançait à souhait depuis trois mois qu’Olivier était l’employé, ou plutôt l’ami de l’ingénieur Strauss.

 

Le vieillard se montrait particulièrement affable envers lui.

 

Il venait souvent le surprendre dans son petit pavillon, et causer, pendant de longues heures, de l’Europe, des savants français, de M. Golbert, pour lequel il professait beaucoup d’estime.

 

Dès le premier jour, le vieil ingénieur avait découvert quelle âme d’élite, quelle intelligence éclairée possédait Olivier.

 

Il lui avait accordé toute sa confiance.

 

L’ingénieur Strauss n’était pas l’esclave de ce que les Américains dénomment l’entente pratique de la vie, et qui n’est, en réalité, qu’un manque de générosité dans les idées. Le souci de la réclame et des bénéfices ne l’absorbait pas entièrement. Son cerveau était ouvert aux idées neuves, et il n’entrait aucun parti pris dans ses jugements.

 

Son estime pour le travailleur acharné qu’était le jeune homme n’avait fait que s’accroître devant les résultats obtenus en si peu de temps.

 

– Vous ne prenez pas assez de distractions, que diable ! lui avait-il dit un jour. Mon cher Coronal, vous tomberez malade de surmenage, si vous ne sortez jamais. Et j’en serais désolé.

 

De fait, Olivier Coronal menait un peu une vie d’ermite.

 

Confiné dans son labeur, il ne s’occupait de rien autre chose.

 

Soit dans son pavillon, devant sa table encombrée de plans ; soit dans les usines, vêtu d’une blouse blanche, la lime ou le marteau en main, il travaillait sans relâche, autant parce qu’il s’intéressait à son œuvre, que pour ne pas se laisser gagner par les soucis et le souvenir du passé.

 

Quelques rares fois, il était allé par la ville, pour ses affaires.

 

Mais il évitait ces sorties.

 

Chicago lui donnait le spleen, avec ses avenues monotones bordées de sombres et laides bâtisses, sa foule renfrognée, comme sans âme et sans sentiment.

 

Et puis, c’étaient de pénibles souvenirs qu’évoquait en lui Chicago.

 

Se savoir le voisin de William Boltyn, lui était insupportable après ce drame où, avec ses amis Ned Hattison et Golbert, il avait failli laisser sa vie, après avoir vu détruire tous les travaux de la locomotive sous-marine.

 

Un jour, par hasard, il était passé dans la Septième Avenue, en face de l’hôtel du milliardaire, et son front s’était assombri à voir la trop luxueuse demeure de cet homme qui, il en avait la certitude, avait été leur mauvais génie, avait combiné leur ruine avec une inlassable haine. Depuis ce jour, il n’était plus guère sorti de son pavillon.

 

Surtout, que depuis que Léon Goupit l’avait quitté, il passait des journées entières dans la solitude.

 

L’ingénieur Strauss s’était bien aperçu des allures taciturnes de son jeune ami.

 

Malgré les protestations du jeune homme, il lui avait fait promettre de l’accompagner quelquefois dans les salons de la haute société de Chicago.

 

– C’est entendu, n’est-ce pas ? Nous n’en parlerons plus. Et puis, vous n’y perdrez rien. Ces soirées vous fourniront, au moins, un amusant sujet d’observations.

 

Et, quelques jours après, il vint prendre Olivier pour assister à une fête que donnait le grand banquier Worms.

 

– Vous savez que vous êtes connu, mon cher. N’en déplaise à votre modestie. Vous allez voir quel succès !

 

En se laissant entraîner par l’affable ingénieur, Olivier ne se doutait certes pas de la rencontre qu’il allait faire, ce soir-là.

 

Dans un vaste hall, brillamment illuminé et transformé en jardin grâce à des massifs de lauriers-roses, de cactus, d’orchidées et de chrysanthèmes, des tables chargées de mets rares, et de flacons précieux attendaient les convives du souper.

 

Mais, les salons étaient encore pleins.

 

Pour divertir ses invités, le banquier avait fait dresser, dans une grande pièce circulaire, une petite scène sur des tréteaux.

 

Il s’était assuré, en payant fort cher, la collaboration d’une célèbre actrice parisienne qui faisait, en ce moment, une tournée en Amérique.

 

Et, c’était le great event (l’événement capital) de la soirée, le sujet des causeries de toutes les jeunes misses, aussi bien que de tous les gentlemen qui, pour un soir, avaient délaissé les affaires, pour répondre à l’invitation du banquier.

 

CHAPITRE XII

La soirée

 

Lorsque, en compagnie de l’ingénieur Strauss, Olivier Coronal fit son entrée dans le salon principal, où se tenait le maître de la maison, un gros homme joufflu et rose comme un jeune porc anglais, son nom jeté à haute voix par un huissier solennel et chamarré, fit sensation parmi la foule des assistants.

 

Le gros homme joufflu s’était empressé, et, les présentations faites, serrait, à la lui briser, la main d’Olivier.

 

C’était peut-être la deux centième main qu’avec la même force, il comprimait dans les siennes depuis deux heures, le pauvre homme.

 

– How do you do ? (Comment allez-vous ?) demanda-t-il très sérieusement au jeune homme.

 

C’est la sempiternelle phrase d’accueil, la même pour tout le monde.

 

– Mais très bien, je vous remercie, répond celui-ci.

 

À la porte du salon, l’huissier annonce un autre personnage, en levant le nez au plafond.

 

– How do you do ? s’écrie de nouveau le banquier Worms en avançant le bras.

 

Mais toute l’attention des invités s’est portée sur Olivier.

 

Un murmure approbateur indique que ladies et gentlemen s’accordent à lui trouver beaucoup de distinction.

 

Déjà son compagnon l’a présenté à plusieurs notabilités de la finance et de l’industrie, toute une collection de crânes chauves et de barbiches rousses.

 

Mais, tout à coup, Olivier Coronal aperçoit, assise dans un angle du salon, une grande jeune fille blonde, d’une beauté merveilleuse sous l’éclat des lumières qui font scintiller les diamants de sa coiffure, et dont les grands yeux clairs sont fixés sur les siens.

 

À côté d’elle, un homme aux traits fortement accusés, au profil net et volontaire, est assis.

 

Elle parle, et du regard elle désigne Olivier qui, tout en serrant machinalement la main d’un nouveau personnage que lui présente l’ingénieur Strauss, ne peut détacher ses yeux du visage de la jeune fille.

 

L’inventeur est incapable de dissimuler complètement le trouble naissant qui l’agite ; car déjà, sans prêter d’attention au geste de son compagnon, son père selon toute vraisemblance, la jeune fille s’est avancée vers lui.

 

Elle a dit quelques mots à l’ingénieur Strauss.

 

Celui-ci s’est incliné et a fait les présentations.

 

– Monsieur Olivier Coronal.

 

– Miss Aurora Boltyn.

 

Très gracieusement, et avec un sourire qui découvrait un éclair de nacre, la jeune milliardaire tendait sa main.

 

Mais la surprise d’Olivier avait été si violente qu’il n’avait pu réprimer un mouvement de recul.

 

Tout à l’heure il admirait la beauté, presque fatale de la jeune fille ; il se laissait gagner par le charme de ce visage encadré de lourdes tresses dorées, par la blancheur immaculée de son teint et l’indéfinissable expression de ses grands yeux pers aux reflets métalliques.

 

Mais toute cette vision s’évanouissait.

 

Ce nom de miss Aurora Boltyn avait assombri le regard du jeune homme.

 

N’était-ce pas elle – il en était à peu près certain – l’instigatrice de la tentative criminelle qui avait détruit leur voie sous-marine, du guet-apens dont ils n’étaient sortis que par miracle !

 

Olivier savait encore qu’elle s’était crue, pendant un an, la fiancée de Ned Hattison, et qu’elle ne lui avait pas pardonné son refus de l’épouser.

 

Tous les regards étaient fixés sur Olivier.

 

Il ne pouvait hésiter.

 

Correct, mais froid, il mit sa main dans la main dégantée que lui offrait Aurora.

 

La jeune fille n’avait pas paru s’apercevoir de son trouble.

 

Avec cette liberté d’allures qui caractérise toutes les Américaines, elle entama la conversation, tout en entraînant insensiblement Olivier vers un petit salon bleu et or presque désert.

 

– Je suis vraiment charmée de vous rencontrer ici, fit-elle. Vous ne m’êtes pas, du reste, entièrement inconnu. Nos journaux et nos magazines ont beaucoup parlé de vos inventions ; et j’ai appris votre arrivée à Chicago en même temps que votre installation chez l’honorable ingénieur Strauss.

 

– Vraiment ? balbutia Olivier pour dire quelque chose. Vous êtes bien informée !

 

Il ne s’était pas encore ressaisi.

 

La brusquerie de cette rencontre réveillait en lui tous les souvenirs douloureux qu’il s’était efforcé de chasser par un labeur opiniâtre.

 

En lui-même, une pensée se faisait jour.

 

« Quel dommage que cette jeune fille si merveilleusement belle soit cette miss Aurora Boltyn, dont j’ai toujours entendu Ned parler comme d’une créature égoïste et vindicative ! »

 

– Voulez-vous que nous causions un peu ? reprenait Aurora. Je ne sais si vous connaissez les opinions de mon père : il exècre l’Europe et les Européens. Mais, ajouta-t-elle, je ne lui ressemble pas, du moins sous ce rapport. Je trouve à l’esprit, à la conversation de vos compatriotes, quelque chose de piquant et de léger qui n’en exclut pas le sérieux et qui manque, selon moi, aux Yankees.

 

La jeune fille venait de s’asseoir.

 

Elle continuait à sourire, cependant que, debout, les yeux encore fixes et le visage altéré, Olivier Coronal s’abandonnait à ses pensées.

 

La conversation était engagée. Il ne pouvait y mettre fin brusquement sans impolitesse.

 

Malgré le tumulte de ses sentiments, un apaisement se fit sur son visage.

 

Il obéit au geste de la jeune fille qui lui montrait un siège près d’elle.

 

« Mon père exècre les Européens, mais je ne lui ressemble pas », venait de dire Aurora.

 

C’était une phrase de circonstance, ou alors, les sentiments de la jeune milliardaire avaient changé subitement du tout au tout.

 

Mais elle ne voulait pas laisser pénétrer sa pensée.

 

En entendant annoncer Olivier Coronal, elle avait eu, comme tout le monde, comme son père, assis à côté d’elle, un mouvement de curiosité qui n’avait fait que s’accentuer au premier regard qu’elle avait jeté sur le jeune homme.

 

Si différent du type américain, si supérieur à tous les jeunes gens qui, jusqu’alors, avaient papillonné autour d’elle et convoité les milliards de son père, d’une élégance sobre, le front haut et les yeux intelligents et rêveurs, éclairés comme par une intérieure flamme, le jeune ingénieur l’avait surprise au point qu’elle s’était sentie attirée vers lui par une sympathie irraisonnée.

 

– Dis donc, père, demande donc à l’honorable M. Strauss de nous présenter son ingénieur, avait-elle dit.

 

Mais William Boltyn s’était récrié :

 

– Voyons, fillette, tu n’y penses pas.

 

Alors, sans même lui répondre, Aurora, qui n’avait jamais souffert une contradiction, s’était fait présenter seule.

 

Dans une grande salle, entièrement tendue de soie pourpre, un orchestre de tsiganes, la grande mode du jour, jetait les premiers accords d’une valse entraînante.

 

Par l’entrebâillement de la porte, les deux jeunes gens pouvaient voir, aux bras de gentlemen aux plastrons immaculés, les jeunes misses tournoyer, sans pour cela abandonner un instant leur raideur d’attitude.

 

Toujours sans paraître s’apercevoir du silence qu’observait Olivier Coronal, la jeune fille reprit :

 

– Vous seriez-vous fixé définitivement en Amérique ?

 

– Non, miss. Mais j’ai le défaut de ne pouvoir m’accommoder de certaines situations. Celle que la politique du gouvernement français m’a créée en France me révolte. C’est pourquoi j’ai accepté les offres de l’ingénieur Strauss, en attendant les événements.

 

Un pli amer barra de nouveau le front du jeune homme.

 

Il venait de penser à ses amis retournés en France, à M. Golbert, à Lucienne, à Ned, et ce lui était une douleur que ce souvenir, en présence de la jeune milliardaire, pourtant si belle avec les lueurs inquiétantes et comme sauvages de ses yeux pers.

 

Mais il chassa cette pensée, et, dans un besoin d’expansion, refit l’histoire de son invention, la torpille terrestre, raconta toutes les illusions qu’il s’était forgées, et son amertume de voir qu’il avait fait fausse route ; qu’encore une fois les hommes préparaient l’égorgement mutuel, alors que c’eût été si beau, la guerre rendue impossible, l’ouverture d’une ère de prospérité et de vraie richesse sociale.

 

L’Angleterre et la France en étaient presque aux mains, pour une question coloniale.

 

Toutes deux se disputaient le Haut-Nil, l’Angleterre parce qu’elle rêvait de relier ses possessions du Sud de l’Afrique à l’Égypte, la France parce que c’était pour elle la ruine de l’Algérie et de la Tunisie, si ce débouché tombait en des mains étrangères.

 

– Oui, je sais, interrompit Aurora. Cette question nous occupe beaucoup.

 

– Mais, ce que vous ne savez pas, miss, fit l’inventeur, c’est que demain peut-être, ce sera la tuerie générale ; et que moi, à l’encontre de tous mes principes, j’aurai fourni l’arme principale, ma torpille terrestre qui peut détruire cinq cents hommes à la fois. Ah ! quelle déception c’est pour moi de voir la France s’engager dans cette voie, moi qui ne lui avais donné ma torpille que dans l’espoir de maintenir la paix.

 

Olivier sentait bien que ses paroles sonnaient faux, que ses sentiments ne pouvaient trouver d’écho dans le cœur de miss Aurora, probablement aussi égoïste que belle.

 

Mais il ne pouvait se retenir de donner libre cours à ses idées généreuses.

 

Pourtant la jeune fille semblait étonnée.

 

Elle avait écouté toutes ces paroles avec une incroyable attention.

 

– Décidément, vous êtes un rêveur, fit-elle. Mais tous les hommes ne sont pas comme vous. La guerre trouvera encore ses défenseurs. Mon père vous le dirait bien, lui qui…

 

Elle s’interrompit à temps.

 

Elle allait dire : « Lui qui a conçu Mercury’s Park, et qui rêve de faire des États de l’Union la première puissance militaire du monde !… »

 

– Vous disiez, miss, que votre père ? reprit Olivier qui avait remarqué son hésitation.

 

– Oui, je dis qu’il n’est pas du tout convaincu de l’avènement d’une paix prochaine. Mais pardonnez-moi, je ne vous ai pas encore présenté à lui, fit-elle en se levant.

 

– C’est que… balbutia Olivier.

 

Mais sous le regard dont l’enveloppait la jeune fille, et qui le subjuguait de plus en plus, il dut céder encore.

 

Dans le grand salon de l’hôtel, ils aperçurent, de loin, William Boltyn, qui semblait n’avoir pas fait un mouvement depuis qu’ils avaient quitté la foule des invités.

 

Le torse bombé, sous l’éclatant plastron aux boutons de diamants, sanglé dans un habit qui dessinait ses formes athlétiques, le milliardaire était plongé dans la lecture d’un journal. Il agissait au milieu de cette fête, comme s’il eût été dans son cabinet de travail.

 

Auprès de lui, un cercle de ladies péroraient sur le grand événement de la soirée, cette célèbre actrice parisienne qui devait tout à l’heure se faire entendre.

 

– Monsieur Olivier Coronal, fit Aurora en présentant le jeune homme à son père.

 

– Enchanté, monsieur, dirent les deux hommes d’un ton embarrassé.

 

Mais dans le regard que William Boltyn jeta à sa fille, en même temps que, d’un geste d’automate il avançait le bras pour l’obligatoire shake-hand, il lui fit comprendre clairement combien il approuvait peu cette présentation.

 

Pourtant il se radoucit, jusqu’à s’informer, comme sa fille l’avait fait, si Olivier s’était définitivement fixé aux États-Unis, et s’amadoua jusqu’au point même de mettre de côté son journal.

 

Pendant dix minutes ils causèrent de choses banales : mais leur esprit était ailleurs.

 

Puis il se fit un mouvement.

 

Tout le monde gagnait la salle du spectacle.

 

Aurora voulut y emmener son père.

 

Mais celui-ci refusa.

 

William Boltyn ne pouvait comprendre l’engouement de ses compatriotes pour cette actrice parisienne.

 

Pour lui, tout ce qui venait de chez les Barbares, comme il disait, était prétentieux, inutile et sot.

 

– Eh bien, venez donc, monsieur Coronal. Laissons tout seul le vilain ours, fit Aurora, s’efforçant de mettre un peu de gaieté dans ce glacial colloque.

 

De nouveau l’ingénieur dut accompagner la jeune fille, retraverser la grande salle tendue de pourpre où se trouvaient encore quelques acharnés valseurs.

 

Les grands yeux purs d’Aurora fascinaient Olivier.

 

Il eut voulu la quitter tout de suite ; et il ne s’en sentait pas le courage.

 

Il comprenait bien pourtant que son devoir était de fuir, qu’il était mal de s’abandonner, de ne pas réagir contre le trouble de son cœur.

 

Il se donnait comme excuse que, par elle, il pourrait peut-être découvrir la nature des grands projets ambitieux de William Boltyn et de l’ingénieur Hattison, dont Ned lui avait souvent parlé, sans toutefois lui donner d’explications précises.

 

« Comme elle s’est reprise tout à l’heure en parlant de son père ! se disait-il. Est-ce que mes soupçons seraient fondés ? »

 

Aurora n’avait pas voulu s’asseoir.

 

Malgré les ventilateurs, il faisait très chaud dans la salle du spectacle.

 

Des guirlandes multicolores de petites lampes à incandescence l’illuminaient.

 

Plusieurs centaines de personnes s’y trouvaient réunies pour entendre, entre autres numéros sensationnels, la chanteuse parisienne Lisette Guiberne.

 

De l’embrasure d’une haute fenêtre où les deux jeunes gens s’étaient installés, à l’écart de la foule des ladies jaunes et sèches, des misses hargneuses et des gentlemen compassés comme des ordonnateurs de pompes funèbres ils assistèrent au défilé des artistes engagés pour la circonstance par le maître de la maison.

 

Mais les récits les plus comiques, les chansons les plus gaies, ne leur arrachaient pas un sourire.

 

Tous deux avaient leurs préoccupations intimes.

 

Par les fenêtres, projetant leur clarté sur l’avenue déserte, on voyait s’étendre jusqu’à l’infini la perspective géométrique de Chicago, la ville monstrueuse assoupie dans l’ombre, sous le ciel criblé d’astres.

 

Quelques rares cheminées seules fumaient encore, attestant le labeur nocturne et haletant des humbles.

 

Une brise plus pure caressait le front du jeune Français qui, oppressé par le tumulte de ses pensées, était venu chercher un peu de fraîcheur en s’accoudant au balcon.

 

Il éprouvait un indéfinissable sentiment ; et les grands yeux pers d’Aurora revenaient obsédants dans sa mémoire.

 

« Dans quelle voie me suis-je engagé ! se disait-il. Ah ! comme l’homme est faible en présence du hasard. »

 

– Seriez-vous indisposé ? fait à côté de lui une voix fraîche.

 

C’est Aurora, presque inquiète, qui est venue le rejoindre.

 

– Non, miss, répond Olivier Coronal.

 

Et il se tait.

 

Il n’ose pas la regarder, dans la pénombre où brillent ses grands yeux un peu métalliques et farouches, où ses lourdes tresses dorées sont éclairées du scintillement des diamants.

 

Que pourraient-ils bien se dire qu’ils ne sentent déjà instinctivement ?

 

Au-dessus du fossé profond qui les sépare ; au-dessus de leurs rancunes ; entre lui, le savant français, l’apôtre de l’humanité, le généreux doctrinaire, et elle, la fille du milliardaire yankee incarnant la puissance de l’or, c’est comme si, se jouant des différences de leurs conditions sociales, l’Amour mystérieux et divin les unissait, tandis que s’éteignent les dernières musiques dans les salons en fête, et que, jusqu’aux lointains horizons, tapie dans l’ombre, la ville attend son réveil.

 

CHAPITRE XIII

Le secret de miss Aurora

 

Au nord de Chicago, protégé le long du lac par une jetée qui forme promenade, le Park Lincoln s’étend sur plus de trois cents acres de superficie.

 

On y accède par des cars à câbles qui partent du centre des affaires, à moins que, par le pont de la rue Rush, on n’y pénètre en suivant l’avenue du bord du lac.

 

Ce jour-là, dans une des allées de sycomores, deux cavaliers marchaient côte à côte.

 

Dans la fraîcheur matinale, les pelouses verdoyantes scintillaient aux rayons d’un soleil déjà chaud qui faisait s’évaporer les gouttelettes de rosée suspendues aux brins d’herbe, ainsi que de petits diamants éclos pendant la nuit.

 

Le long des avenues, minutieusement ratissées, les massifs de mélèzes, d’acacias, d’ifs et de cyprès se succèdent, alternant avec des parterres fleuris, géométriquement dessinés, et des tertres artificiels, des ponts rustiques et des pièces d’eau.

 

Mais là, tout manque de ce charme, de cet abandon gracieux, de cet imprévu qu’on ne rencontre que dans la nature.

 

Une vigilante armée de jardiniers a tout taillé, rogné, défiguré, gentlemanisé pourrait-on dire.

 

Disséminés un peu partout, des bustes, des statues de généraux, de diplomates ou d’hommes d’État surgissent sur leurs stèles de marbre : Lincoln, le général Grant, Lasalle l’explorateur français du Mississippi… et d’autres encore.

 

Car nous ne sommes pas les seuls à être atteints de statuomanie.

 

Et si l’Amérique ne possède pas encore une aussi importante collection de citoyens immortalisés par le bronze, ou la terre cuite, que nous-mêmes, c’est qu’elle est plus jeune.

 

Mais du train dont elle va, tout fait supposer qu’elle n’aura plus, dans quelques années, rien à nous envier sous ce rapport.

 

À défaut de la quantité, l’Amérique détient au moins le record de la grandeur.

 

La gigantesque Liberté qui éclaire le monde, au moyen d’un phare électrique, et qui domine la rade de New York, a de telles dimensions qu’à plusieurs reprises l’intérieur de sa tête put être aménagé en salle de banquet, ce à quoi n’avait certes pas songé l’éminent sculpteur Bartholdi, à qui le gouvernement français commanda cette colossale statue pour l’offrir aux États-Unis.

 

Tout en ne paraissant occupés qu’à maintenir au pas leurs montures, de superbes bêtes à la robe fauve, aux jarrets nerveux, les deux promeneurs s’observaient du coin de l’œil, sans mot dire.

 

C’étaient William Boltyn et Miss Aurora, sa fille.

 

Quoique goûtant très peu ce sport, bon pour des Européens, disait-il, le milliardaire consentait parfois à accompagner la jeune fille dans sa promenade matinale.

 

Il ne savait rien lui refuser ; et comme elle prétendait que monter à cheval est le comble de la distinction, du smart, comme on dit, il se résignait, très imposant dans sa redingote et avec son haut-de-forme à bords plats, à faire figure avec elle pendant une heure.

 

William Boltyn, l’homme le plus riche de l’Union, l’Empereur des dollars, comme on l’avait surnommé, le propriétaire des immenses abattoirs qui occupent tout un quartier de Chicago, et du somptueux hôtel de la Septième Avenue, pouvait être fier de sa fille.

 

Sans avoir cette régularité, cette harmonie de lignes des statues antiques, miss Aurora était cependant fort belle, en ce moment où la fraîcheur du matin rosait un peu ses joues, où la brise mettait des ondulations dans ses lourds cheveux dorés, que par fantaisie elle portait dénoués sur le dos.

 

Même la dureté de sa bouche volontaire, les angles de son menton un peu trop accusé, contrastant avec la limpidité de ses yeux verdâtres donnaient à sa beauté quelque chose de sauvage et d’inquiétant, surtout lorsque, sous l’influence d’un sentiment intérieur, ses prunelles devenaient comme métalliques, son regard implacable.

 

Fort entendue aux affaires, éprise de tous les sports, lisant beaucoup mais surtout des revues scientifiques, Yankee dans l’âme, comme son père, Aurora n’avait aucune des ignorances, des timidités de la jeune fille française.

 

Elle savait fort bien se conduire seule dans la vie, ne demandant jamais autre chose à son père que de payer lorsqu’elle avait commandé. William Boltyn, qui la savait trop orgueilleuse pour accepter des conseils, ne se mêlait jamais de lui en donner.

 

À vrai dire, elle était l’idole du milliardaire.

 

Son monstrueux égoïsme de capitaliste, sa rigidité d’Américain, pour qui toutes les choses de la vie ne sont que des affaires, fléchissaient devant elle.

 

Il lui eût tout sacrifié, sa fortune, sa renommée, et jusqu’à son honneur de Yankee.

 

Mais, en dehors de sa fille, personne ne pouvait se vanter d’avoir éveillé en lui l’ombre d’une affection.

 

Ils étaient arrivés au bord d’un vaste lac artificiel.

 

Toujours silencieusement, ils en firent le tour.

 

À la dérobée, William Boltyn observait, sans en avoir l’air, le visage de l’amazone, qui ne semblait pas s’apercevoir de sa présence.

 

Tout autour du lac, de petits chalets, d’un style baroque, mélange de style japonais et arabe, étaient bâtis sous l’ombrage des arbres.

 

Autour de tables en bambous, des gentlemen, des misses étaient assis devant un verre de whisky ou de brandy and soda, leurs montures tenues en laisse par des boys.

 

– Veux-tu que nous mettions pied à terre, miss ? fit tout à coup Boltyn. J’aperçois justement là-bas, sir John Stockman, qui sera enchanté de te serrer la main.

 

John Stockman était le fils d’un grand fabricant de cuirs, directeur de la maison Stockman and Co., la marque la plus répandue dans les États de l’Union.

 

Il avait, peu de temps auparavant, demandé la main d’Aurora ; et celle-ci la lui avait aussi cavalièrement refusée qu’aux deux douzaines de prétendants qui avaient précédé l’infortuné Stockman.

 

Aussi n’était-ce pas sans une intonation railleuse que William Boltyn avait désigné le fils Stockman au milieu d’un groupe de misses prétentieusement attifées.

 

– Vous vous moquez de moi, répondit la jeune fille. Non, rentrons.

 

Et, sans attendre de réponse, elle partit au galop, laissant en arrière son père qui, paisiblement, avait mis son cheval au trot et la suivait de loin.

 

Habitué à ces mouvements de violence, il espérait bien qu’elle se laisserait rejoindre, comme d’habitude, une fois sa mauvaise humeur passée.

 

Mais, cette fois, il n’arriva qu’après elle à l’hôtel de la Septième Avenue.

 

Tandis qu’au moyen de l’ascenseur électrique son cheval regagnait les écuries au second étage, William Boltyn se rendit dans son cabinet de travail.

 

Il y trouva la jeune fille encore vêtue de son costume d’amazone, et plongée, en apparence, dans la lecture du New York Herald.

 

– Bien gentil à toi, fillette, de m’emmener, sous le prétexte de te tenir compagnie, et de me laisser revenir tout seul, dit-il sur un ton d’amical reproche…

 

Elle ne répondit pas.

 

– Tandis que j’aurais pu rester tranquillement ici, à lire dans mon journal le compte rendu de notre fête d’hier soir, continua-t-il en affectant toujours d’être contrarié.

 

– Oh ! les journaux, s’écria Aurora, cela ne signifie rien. Ils ont toujours un article préparé à l’avance pour chacune des fêtes que nous donnons. Quelques détails de circonstance ajoutés à ce flot d’épithètes louangeuses, et le tour est joué.

 

– Eh ! mais, c’est déjà quelque chose, fillette. Cela est lu dans toute l’Union, en Europe aussi. Et l’on sait que nous sommes les maîtres de l’or. Cela ne te satisfait pas ?… Il est vrai, ajouta-t-il en retenant un sourire, que la fête a beaucoup perdu de son éclat. Il y manquait…

 

– Ah ! qu’y manquait-il donc ? interrompit la jeune fille en feignant la surprise. La décoration, les fleurs, la musique étaient de première qualité.

 

– Oui, oui, oui, énumère. Tu ne le diras pas, ce qu’il y manquait. Parbleu ! la présence de celui pour qui tu l’avais donnée, cette fête ; car, sans reproche, je te ferai remarquer que c’est toi qui l’as donnée.

 

Aurora ne répondit pas.

 

– Voyons, continua le milliardaire, pourquoi serais-tu de méchante humeur ce matin, au point de m’abandonner en plein Park pour rentrer précipitamment ! Sans aucun doute, parce que l’ingénieur Strauss est venu seul hier au soir, tandis que tu comptais bien qu’il amènerait son protégé, cette sorte de beau parleur dont tu as fait la connaissance, l’autre jour, chez le banquier Worms. Tout en écoutant son père, Aurora s’était remise à lire le New York Herald.

 

Du bout de sa cravache, elle fouettait nerveusement la pointe de ses bottines.

 

Elle ne put s’empêcher de rougir lorsque son père eut terminé sa phrase.

 

Mais elle reprit presque aussitôt une attitude naturelle.

 

– Vraiment ! fit-elle en posant le journal sur un guéridon. C’est de M. Olivier Coronal que vous voulez parler, n’est-ce pas ?

 

– Dame, je suppose que ce n’est pas de John Stockman, à qui tu n’as même pas voulu serrer la main, ce matin.

 

– Alors, tu supposes, car ce n’est qu’une supposition, je pense, que l’absence de ce « monsieur » m’a contrariée. Je t’assure bien que tu fais erreur.

 

– J’en suis sûr, fit Boltyn. Voyons, tu sais bien que je te connais par cœur, que la moindre de tes pensées ne m’échappe jamais.

 

– Eh bien, quand cela serait ? Cela prouverait simplement que je suis du même avis que toi. Tu te réjouis à l’idée que les Européens liront dans le New York Herald le compte rendu plus qu’élogieux de notre fête. Moi, je tenais à ce que l’un d’eux y assistât.

 

– Comme tu es subtile, s’écria le milliardaire en souriant. Mais je le suis autant que toi lorsque je veux m’en donner la peine, tu sais !

 

Pendant quelques minutes, tous deux se turent.

 

L’horloge électrique sonna dix heures.

 

Boltyn repoussa son fauteuil, et feuilleta des papiers sur son bureau.

 

Puis il revint s’asseoir.

 

– Nous pourrions continuer sur ce ton pendant longtemps, fit-il, et nous ne serions guère plus avancés. Ce n’est pas une manière pratique de faire des affaires… Écoute-moi, reprit-il. Tu sais fort bien quelle est ma situation commerciale et financière. Tu sais en outre, puisque je ne te cache rien, à la tête de quelle audacieuse coalition je me suis placé. Depuis tantôt deux ans, notre société de milliardaires yankees est fondée. Avec l’aide de l’ingénieur Hattison, nous avons créé les deux plus formidables arsenaux du monde entier : Mercury’s Park et Skytown. Personne encore ne le sait, car je suppose bien que nos agents ont dû faire disparaître ce détective anglais qui avait réussi à se faire embaucher comme électricien à Mercury’s Park.

 

« L’ingénieur Hattison nous promet des merveilles qui réaliseront notre rêve commun, l’écrasement de l’Europe. C’est, pour nous autres Américains, et pour moi en particulier, la suprématie industrielle sur le monde entier.

 

« Nous aurons aboli, une fois pour toutes, l’inutile fatras que traîne après soi la vieille civilisation européenne.

 

« Notre génie commercial, notre entente pratique de la vie auront triomphé des formules arriérées.

 

« Je n’ai pas besoin d’insister pour que tu voies quelle situation unique j’occuperai, moi dont le nom signifie déjà : puissance de l’or, domination indiscutée du capital, lorsque l’œuvre de Mercury’s Park sera achevée, que les canons à dynamite, les voiturettes mitrailleuses et les torpilleurs auront réduit à néant la puissance militaire de l’Europe, avant qu’elle ait seulement eu le temps de se préparer à la défense.

 

« Je reviendrai donc à toi, au mariage que tu ne peux manquer de faire un jour ou l’autre.

 

« Sans vouloir te faire de reproches, tu as déjà refusé la moitié des jeunes gens qui pouvaient prétendre à t’épouser ; et ta conduite, que personne n’explique, n’est pas faite pour encourager l’autre moitié.

 

– Ai-je refusé Ned Hattison ? s’écria Aurora.

 

– Non, je te le concède. Mais malheureusement, ce mariage, qui eût fait mon bonheur, ne s’est pas conclu.

 

– Oh ! je ne le regrette pas. Je suis même heureuse que cet orgueilleux ait été châtié comme il convenait, après l’affront qu’il m’a infligé ; et que, venus ici pour nous braver, lui et son beau-père Golbert, aient été obligés de regagner l’Europe, ruinés et découragés, sans avoir pu exécuter leurs projets de locomotive sous-marine. Je vous assure que je suis bien guérie de cet amour.

 

– Oui, sans doute. Mais pourquoi refuser systématiquement tous les partis qui se présentent ? Ainsi, ce John Stockman est un garçon intelligent, entendu aux affaires, et…

 

– Il ne me plaît pas, fit sèchement la jeune fille ; et je suis assez riche pour ne prendre qu’un mari qui m’agrée.

 

– Et alors ?

 

– Alors, j’attendrai que l’occasion se présente. Du reste, je ne suis nullement pressée.

 

– D’autant plus que ton choix est presque fait. Cet ingénieur français, « Monsieur » Olivier Coronal, comme tu dis. Et, malheureusement, ce n’est pas un Yankee. Je croyais que l’éducation que je t’ai donnée porterait d’autres fruits.

 

– Mais je vous assure, mon père, fit-elle en rougissant de nouveau… Ce n’est qu’une curiosité sans conséquence. Cet ingénieur a été l’ami de Ned et l’est encore. Que peut-il y avoir de commun entre nous, sinon, de mon côté, le désir de connaître les idées qui ont arraché Ned Hattison à sa patrie, à son père, et lui ont fait dédaigner la richesse et la réputation qui l’attendaient ici.

 

– Je te le souhaite, fit le milliardaire en jetant sur sa fille un regard plein d’angoisse. Un pareil mariage, ce serait mal couronner l’œuvre que j’ai entreprise. Je veux espérer que tu n’épouseras jamais un de ces Européens que j’exècre.

 

Aurora ne répondit pas.

 

Songeuse, elle regardait maintenant, par la fenêtre entrouverte, l’immense fourmilière de Chicago, bruissant sous son dôme de fumée, la ville aride, géométrique et monotone.

 

Elle sentait bien que son père disait vrai.

 

La fête de la veille lui avait paru triste.

 

La joie des invités l’énervait.

 

Bien qu’elle l’en eût fait prier par l’ingénieur Strauss, Olivier Coronal n’était pas venu ; et il avait chargé le vieillard de l’excuser.

 

Pressentant un orgueil aussi farouche que le sien, se rendant bien compte qu’Olivier Coronal était trop loin d’elle, trop différent par la race et par les idées, pour pouvoir l’aimer, elle essayait de se faire illusion à elle-même, de se persuader que, ce qu’elle éprouvait pour lui n’était pas de l’amour, mais seulement, comme elle l’avait dit à son père, une curiosité sans conséquence.

 

Elle ne pouvait parvenir à s’illusionner.

 

Son cœur saignait. Et elle demeurait debout, le regard fixe et vague, tandis que William Boltyn la contemplait en silence.

 

Le milliardaire se leva brusquement, comme s’il eût voulu réagir contre son irritation croissante.

 

– Au revoir, miss, fit-il. J’ai besoin d’aller jusqu’aux usines.

 

Il fit trois pas vers la porte de son cabinet de travail.

 

– Au revoir, mon père, répondit Aurora d’une voix altérée.

 

William Boltyn se retourna, ému de cet étrange accent et de ces regards inquiets.

 

Tout de suite il fut auprès d’elle.

 

– Voyons, tu n’es pas malade ! Et je parie que c’est moi, avec mes éternelles remontrances, qui t’ai encore contrariée.

 

C’était la faiblesse de ce Yankee ambitieux et égoïste, son seul point vulnérable, que l’amour sans bornes qu’il portait à sa fille.

 

Tendrement, il l’embrassa.

 

– Tu sais bien que je t’aime. Mais j’ai peur de ce qu’il y a là-dedans, fit-il en posant ses gros doigts velus sur le front de la jeune fille. J’ai peur de te voir retomber dans un amour qui te fera souffrir. Je suis un peu égoïste. Il ne faut pas m’en vouloir.

 

Un soupir gonfla la poitrine d’Aurora.

 

Elle sentait si bien qu’en effet son cœur ne lui appartenait plus, depuis qu’elle avait rencontré Olivier Coronal, que, pour ne pas mentir, elle se tut.

 

– Tu ne me réponds pas, reprit le milliardaire… Vois comme j’ai raison. Déjà tes yeux ont perdu leur gaieté. Et je serai condamné à te voir souffrir de nouveau d’un mal que je ne pourrai pas combattre, contre lequel mes milliards seront impuissants.

 

– Mais, mon père, protesta faiblement la jeune fille.

 

Ses lèvres restèrent entrouvertes, sans qu’elle eût la force d’achever sa pensée.

 

– Enfin ! fit Boltyn en prenant son chapeau et sa canne… que vas-tu faire, mon enfant ?

 

– Mais pas grand-chose. Je vais profiter de ton absence pour jeter un dernier coup d’œil sur la Boston Review, dont le dernier numéro contient une longue étude d’Harry Madge.

 

– Ah ! oui, ce vieux fou qui préside le Club spirite. Où en serions-nous, By God ! si nous avions écouté ses théories fantaisistes sur la puissance des esprits et l’inutilité de la matière !

 

« L’inutilité de la matière ! » Cette idée secoua le milliardaire d’un rire sonore… Et Skytown ? Et Mercury’s Park ?

 

– Que raconte-t-il de nouveau ? demanda-t-il.

 

– Il explique, je crois, le fonctionnement de ce chariot qu’il prétend n’être mû que par la force psychique ; et il nous prédit, à bref délai, la disparition des machines à vapeur et la déchéance de l’électricité. La volonté, qu’on emmagasinera comme toute autre force, deviendra le moteur universel.

 

– Eh bien, laissons-le faire. En attendant, je ne donnerais pas un dollar de toutes ses théories.

 

William Boltyn sortit.

 

Quelques minutes après, Aurora, retombée dans sa rêverie, apercevait la silhouette de son père dans son cab électrique.

 

Il s’éloignait dans la direction des abattoirs.

 

CHAPITRE XIV

Un amour naissant

 

Après le lunch frugal qu’il avait coutume de prendre à midi, entre le repas du matin et celui du soir, l’ingénieur Strauss, le propriétaire des usines Strauss and Co., les premières de l’Union pour la fabrication des machines électriques, des dynamos et des appareils télégraphiques, sortit de chez lui, traversa les vastes cours intérieures de l’usine, et sonna à la porte d’un petit pavillon situé à l’écart des autres bâtiments.

 

Olivier Coronal lui-même vint ouvrir.

 

Le jeune inventeur de la torpille terrestre était nu-tête et vêtu d’une grande blouse blanche, comme en portent les ouvriers mécaniciens et ajusteurs.

 

– Entrez donc, fit-il en apercevant le vieillard dont, au premier abord, l’allure hautaine, le geste nerveux, les yeux vifs et la peau mate semblaient indiquer une ascendance espagnole.

 

– Et comment allez-vous, mon cher Olivier ? fit l’ingénieur en refermant la porte sur lui et en suivant le jeune homme dans une petite pièce bien éclairée qui servait à celui-ci de salle de travail.

 

Dès les premiers jours de son installation chez l’ingénieur Strauss, il s’était établi entre eux une sympathie réciproque, qui s’était promptement changée en une sincère amitié.

 

Engagé à de très brillantes conditions, pour poursuivre la réalisation d’un nouveau mode de télégraphe sans fils, Olivier Coronal avait tout de suite plu à l’ingénieur, qui n’avait pas tardé à s’apercevoir de la haute capacité de celui qu’ironiquement, William Boltyn appelait « le protégé ».

 

En vérité, l’ingénieur Strauss s’intéressait beaucoup à Olivier.

 

– Parlez-moi, d’un travailleur comme celui-ci, disait-il. Quelle différence entre lui et cette jeunesse pédante autant qu’ignorante, qui ne sait que discourir à tort et à travers.

 

Olivier lui savait gré de la délicatesse de ses procédés.

 

Car, bien que glacial et autoritaire envers tout le monde, l’ingénieur Strauss se montrait rempli d’affabilité envers le jeune homme.

 

Pourtant Olivier n’était jamais sorti de sa réserve, tenant à conserver, une fois sa tâche remplie, toute son indépendance.

 

Même son humeur un peu taciturne, son goût pour la solitude lui avaient attiré d’amicales plaisanteries de la part du vieillard.

 

Olivier avait consenti à l’accompagner une fois dans les salons du grand banquier Worms.

 

Mais depuis, il s’était obstinément refusé à sortir de nouveau.

 

– Vous me surprenez dans un moment de gaieté, fit le jeune homme. Je viens de recevoir une lettre de Léon Goupit, vous savez, mon petit majordome, comme on dit ici. Et c’est tellement impayable que j’en ris encore.

 

– Mais, à propos, il vous a quitté ? Et qu’est-il devenu ?

 

– Il a trouvé une meilleure place. Il est maintenant au service d’un touriste anglais qui l’a emmené avec lui dans les montagnes Rocheuses, et qui lui donne de gros appointements comme homme de confiance… Mon gaillard est pour le moment à Salt Lake City ; et si vous lisiez ses réflexions sur les mormons, dans son style de gavroche parisien, c’est à mourir de rire.

 

– Ah ! c’est un Parisien, fit l’ingénieur Strauss. Je ne m’étais donc pas trompé. Il porte en effet son acte de naissance écrit sur sa figure. À son nez retroussé, à ses yeux pétillants de malice et à son sourire gouailleur, on ne peut se méprendre.

 

– Oui ; et c’est un brave cœur, malgré ses travers et sa manie de toujours « blaguer ». Dès qu’il a eu quelques dollars, il les a envoyés à sa mère, une brave marchande des quatre-saisons pour qu’elle puisse monter une boutique de fruitière.

 

– Ce trait lui fait honneur.

 

– Il m’est bien attaché. Et je ne doute pas qu’il ne m’ait quitté que pour pouvoir venir en aide à sa mère d’une façon plus efficace.

 

Olivier s’était remis au travail.

 

Sur une longue table de chêne, toutes sortes d’appareils étaient entassés, des piles et des bobines électriques, des accumulateurs, des récepteurs.

 

Sur un établi, des pièces détachées, soigneusement alignées, attendaient l’ajustage.

 

Car le jeune homme faisait presque tout par lui-même, afin de mieux préserver le secret de ses trouvailles.

 

Il cherchait pour le moment un nouveau modèle de bobine d’induction qui, selon ses calculs, pourrait fournir des étincelles de plus d’un mètre de longueur.

 

Sans rien dire, l’ingénieur Strauss le regardait, debout devant un étau, et fort occupé à limer une pièce de cuivre.

 

Olivier l’intriguait, avec sa réserve obstinée.

 

L’ingénieur Strauss savait fort bien qu’il avait inventé une torpille terrestre dont il avait fait don au gouvernement français.

 

Il connaissait aussi les relations d’Olivier avec Ned Hattison, le fils de l’illustre savant américain et avec M. Golbert, l’inventeur de cette locomotive sous-marine, de ce chemin de fer subatlantique, dont tous trois étaient venus tenter vainement la réalisation aux États-Unis.

 

Olivier lui avait souvent parlé de ses amis, en termes élogieux.

 

Mais chaque fois que l’ingénieur Strauss avait cherché à connaître la cause du retour en Europe de Ned Hattison, de son beau-père et de sa femme, la cause de l’abandon de leurs gigantesques projets industriels, Olivier Coronal avait détourné la conversation.

 

La discrétion du jeune homme à cet égard faisait soupçonner à l’ingénieur Strauss l’existence d’un mystère qu’il se promettait bien d’éclaircir lorsque l’occasion s’en présenterait.

 

Les causes réelles du désastre du chemin de fer subatlantique étaient demeurées inconnues du gros public. Les journaux avaient parlé d’un échec financier, l’opinion s’était contentée de cette explication.

 

Ned Hattison, par un sentiment facile à comprendre, avait prié ses amis de garder le secret sur l’incident des torpilles. Les journaux stipendiés par l’ingénieur Hattison, ayant le mot d’ordre, avaient gardé le silence sur les véritables raisons de ce désastre.

 

L’ingénieur Strauss, avec sa perspicacité de vieux savant, ne trouvait pas l’explication naturelle et il en voulait un peu à Olivier Coronal de son manque de confiance.

 

Cette circonstance ne diminuait en rien d’ailleurs son estime pour l’inventeur, dont il avait pu apprécier les théories humanitaires, un soir, qu’au cours d’une causerie, Olivier lui avait expliqué à quels mobiles généreux il avait obéi en inventant la torpille terrestre, qu’il considérait comme destinée à hâter la suppression des guerres, et sa douleur en présence des événements, qui démentaient si cruellement sa grande utopie.

 

– Vous savez, mon ami, avait répondu le vieillard, que vous aurez toujours votre place chez moi. Là, vous pourrez oublier vos déceptions en travaillant d’après vos idées. C’est encore ce qui satisfait le mieux le sage ; et vous êtes sage, vous !…

 

– Je crois que nous arriverons à un bon résultat, fit Olivier, après un moment de silence en interrompant son travail. Je crois avoir trouvé une nouvelle bobine d’induction qui permettra les communications télégraphiques à distance indéfinie.

 

– Vraiment ? fit l’ingénieur.

 

– Oh ! ce n’est pas encore suffisant pour remplacer l’ancien système. Mais patience, nous y arriverons. Dans quelques années, on ne connaîtra plus que la télégraphie sans fils, par ondes, la seule qui se joue de tous les obstacles, et aussi la moins coûteuse.

 

– À propos, interrompit M. Strauss, comme s’il se ressouvenait soudain de quelque détail oublié, savez-vous que vous m’avez attiré des reproches hier au soir ?

 

– Moi ? Des reproches ? Et de qui donc ?

 

– Vous ne devinez pas, fit le vieillard en souriant. Vous êtes peu perspicace… De miss Aurora Boltyn, parbleu ! Je m’étais presque engagé à vous amener. Et comme vous avez indiqué toutes sortes de raisons pour ne pas venir à cette fête, elle m’a accusé, oh ! amicalement, de vous séquestrer, de vous accabler de besogne !… Dieu sait pourtant si je vous presse de sortir, de vous distraire !…

 

– Mais je vous assure que je ne pouvais pas, vraiment, fit Olivier non sans embarras.

 

– Vous avez tort, mon ami, reprit paternellement l’ingénieur. J’ai beaucoup parlé de vous à miss Aurora. Elle a pour vous une estime qu’elle n’accorde guère facilement à d’autres ; et, qui sait ?… Mais je n’ai pas qualité pour vous faire des confidences. D’autant plus que je trompe peut-être. Enfin, je puis toujours vous conseiller moins de réserve à l’avenir, à l’égard de miss Aurora. Ce serait m’exposer à de nouveaux reproches.

 

Olivier Coronal s’était remis à limer, baissant la tête pour cacher son trouble.

 

– Je vais vous dire au revoir, fit l’ingénieur Strauss en gagnant la porte. Méditez mes paroles. Nous en reparlerons.

 

Lorsqu’il se retrouva seul, l’inventeur reprit sur son bureau la lettre de Léon Goupit, et la relut.

 

Il n’avait pas tout dit à l’ingénieur Strauss.

 

Un passage de la lettre de Léon l’intriguait principalement :

 

« Mon English, écrivait le Bellevillois, m’a l’air d’un bien drôle de type. Il a commencé par me tirer les vers du nez, me demander un tas de renseignements sur vous, sur ce que vous faites, et sur la locomotive de M. Golbert, qu’il m’a tout l’air de connaître aussi bien que s’il l’avait construite lui-même.

 

« Moi, naturellement, comme vous m’avez recommandé de ne rien dire… Motus que je me suis dit. Et il en a été pour ses frais.

 

« Seulement, il y a autre chose, rapport encore à cet ostrogoth de William Boltyn. J’ai vu ça un matin, sur un papier que mon English avait oublié, après avoir écrit une lettre faramineusement longue, et qui portait au moins une douzaine de cachets sur l’enveloppe.

 

« Alors, voilà ce que c’est. Sur ce papier, que je n’ai pas pu voir bien longtemps, parce que mon « Aoh ! yes » est revenu, et m’a jeté un regard féroce en s’apercevant qu’il avait laissé traîner ça. Mais j’ai fait celui qui n’a rien vu. Alors, sur ce papier il y avait les noms de William Boltyn, de l’ingénieur Hattison et d’autres comme Mercury’s Park. Puis toute une liste de canons, de fusils et de choses électriques à quoi je n’ai rien compris. On aurait dit que mon patron venait de recevoir une commande de quelque ministère en vue d’une guerre… »

 

Olivier Coronal cherchait à comprendre.

 

Que venait faire le nom de William Boltyn sur les papiers de cet Anglais se donnant comme touriste, à côté de ces indications de canons, de fusils et de « choses électriques » comme disait le Bellevillois, et qui avaient tout l’air d’être des engins de destruction récemment inventés. Au bénéfice de quelle puissance ? Voilà ce qu’il aurait fallu savoir.

 

Et puis, toutes ces questions faites à Léon Goupit. Dans quel but ?…

 

L’inventeur cherchait le mot de l’énigme sans le trouver.

 

Ou plutôt il n’osait conclure.

 

Il sentait là quelque chose d’obscur et de terrible.

 

La physionomie glaciale du père d’Aurora revenait devant ses yeux comme une obsession.

 

Avec la réflexion, sa pensée se précisait.

 

Cet Anglais, ce pseudo-touriste ne pouvait être qu’un espion du Foreign Office, un de ces innombrables agents que la politique britannique entretient partout, qui savent tout voir, tout surprendre – et par tous les moyens – pour fournir des renseignements au cabinet de Londres.

 

William Boltyn et l’ingénieur Hattison avaient donc de secrets projets.

 

Il lui avait semblé aussi que Ned Hattison, dont il se rappelait certaines heures d’une inexplicable tristesse, ne disait pas tout ce qu’il savait de son père et du père d’Aurora.

 

Et cette phrase de la jeune fille, l’autre soir, lorsque, parlant de la guerre, elle s’était interrompue brusquement, comme craignant d’en avoir trop dit sur les projets de son père.

 

Tout cela revenait à la mémoire d’Olivier.

 

En même temps un désir intense de savoir jusqu’au bout s’emparait de son esprit, lui communiquait une énergie nouvelle.

 

À la suite de cette soirée chez le banquier Worms, l’inventeur était revenu très troublé, effrayé presque de ce qu’il venait de faire.

 

Et toute la nuit, les grands yeux pers d’Aurora, son inquiétante et sauvage beauté l’avaient tenu en éveil, comme sous l’influence d’un charme qu’il ne parvenait pas à rompre.

 

Les jours suivants, l’image de la jeune fille s’offrait sans cesse à sa mémoire ; et même l’effrayant labeur auquel il s’astreignait ne lui rendait pas le calme et la sérénité d’autrefois.

 

Aussi, la veille, prié par l’ingénieur Strauss de l’accompagner dans les salons de l’hôtel Boltyn où se donnait une grande fête, il avait poliment refusé, alléguant sa fatigue, ses préoccupations.

 

Il ne voulait pas revoir les grands yeux métalliques, sous le regard desquels sa volonté se fondait.

 

Il craignait de ne plus pouvoir s’affranchir de leur influence.

 

Et maintenant qu’il voulait à tout prix savoir le mot de l’énigme que lui apportait la lettre de Léon Goupit, il regrettait presque de ne pas avoir accepté l’invitation de la veille.

 

Il aurait vu Aurora, lui aurait parlé ; et peut-être, avec un peu d’habileté, aurait réussi à se faire donner quelques indications, sur le terrible problème dont la solution lui échappait.

 

Cette espérance lui fit entièrement changer de ligne de conduite.

 

– Vous avez raison, dit-il, à quelques jours de là à l’ingénieur Strauss, je me sens vraiment fatigué ; et quoique cela ne me plaise guère, je me décide à vous accompagner de temps à autre dans les salons. Cela me distraira un peu.

 

– Je vous le disais bien aussi, que vous vous surmeniez. Vous êtes jeune. Ce n’est pas à votre âge qu’on se cloître.

 

La semaine qui suivit, Olivier dut subir des soirées entières, une collection de gentlemen, de ladies et de misses qui, dans leur sans-gêne national, le traitaient un peu comme une bête curieuse et faisaient cercle autour de lui.

 

Il dut applaudir d’innombrables romances débitées sur des airs de boîtes à musique, cependant que le piano accompagnait avec autant d’âme qu’un orgue de Barbarie ou un moulin à café.

 

« C’est l’art d’ennuyer dans toute sa beauté, se disait Olivier. On se croirait dans une réunion de méthodistes ou bien de mathématiciens, tant ces gens ont l’air renfrogné et maussade.

 

Ce qui n’empêche pas qu’après trois heures de cet exercice, c’est du ton le plus sérieux du monde qu’on prend congé du maître et de la maîtresse de la maison, en les remerciant de la bonne soirée qu’ils vous ont fait passer. »

 

Olivier n’avait pas revu miss Aurora.

 

Il n’osait confier à l’ingénieur Strauss son désir de la rencontrer.

 

Aussi prit-il son mal en patience ; et continua-t-il d’aller, trois fois par semaine, affronter le spleen, qui semble régner en maître dans les salons de la société de Chicago.

 

Un soir pourtant, chez un grand trafiquant en fourrures, il se rencontra de nouveau avec la jeune fille.

 

Elle était seule, son père étant parti pour un voyage de quelques jours aux établissements des montagnes Rocheuses.

 

Plus belle que jamais, ses lourdes tresses dorées, relevées en torsades, elle avait ce soir-là dans le regard une langueur qui ne lui était pas coutumière.

 

Olivier n’eut pas à faire beaucoup d’efforts pour paraître aimable.

 

Il ne voulait pas se l’avouer, mais en apercevant Aurora Boltyn, il s’était senti pâlir, et son cœur avait tressailli.

 

– Je suis vraiment désolé, miss, dit-il, de n’avoir pu me rendre à la gracieuse invitation que m’a transmise l’ingénieur Strauss. J’étais vraiment fatigué et hors d’état de faire bonne figure à votre fête. Oserai-je espérer que vous ne m’en voulez pas ?

 

– Mais non, monsieur. J’ai seulement grondé l’ingénieur ; car je comptais presque sur vous.

 

– Je tâcherai, miss, de me faire pardonner cette absence.

 

– Oh ! vous riez ! c’est tout pardonné, dit la jeune fille. Du reste, vous vous êtes puni vous-même en vous privant du plaisir d’entendre Lisette Guiberne, votre célèbre chanteuse parisienne. Elle a conquis la faveur générale. C’était un véritable triomphe.

 

– Je n’en doute pas, approuva l’inventeur.

 

En lui-même, il ne pouvait s’empêcher de remarquer le snobisme d’Aurora.

 

Il n’essaya pas de lui expliquer que cette chanteuse de café-concert, parcourant l’Amérique avec un barnum, ne l’intéressait guère.

 

Il l’avait en piètre estime, elle et ses refrains vicieux, dont s’était entiché tout le public européen.

 

Aurora n’eût pas compris.

 

Yankee dans l’âme, ignorant tout de l’art et de la beauté, elle demeurait esclave de ce sens pratique, érigé en théorie absolue parmi ses compatriotes.

 

Belle sous les lumières, de la beauté froide et majestueuse d’une idole, l’orgueilleuse milliardaire incarnait bien sa race aux yeux d’Olivier Coronal si éloigné d’elle par le cœur et le cerveau et qui la contemplait avec une expression d’inquiétude et de souffrance.

 

Aurora continuait à discourir avec beaucoup plus d’affabilité qu’à l’ordinaire ; et, comme un orchestre attaquait la célèbre valse de Strauss, « Le beau Danube bleu », ils s’élancèrent tous deux dans le tourbillon des danseurs, grisés par le parfum capiteux des fleurs, éprouvant un bonheur à s’isoler l’un près de l’autre, aux sons de cette musique berceuse.

 

De la même taille tous deux ; lui brun, de race latine avec son abondante chevelure noire et la douceur veloutée de son regard ; elle, blonde, mince et flexible, mais nerveuse et volontaire, la peau laiteuse, et par places rosée, le front têtu, la bouche impassible, ils offraient un contraste gracieux.

 

La valse finie, elle remercia Olivier d’un regard.

 

Très émus, les deux jeunes gens osaient à peine renouer la conversation.

 

Aurora avait repris le bras du jeune Français, et sans avoir besoin de se communiquer leurs pensées, ils avaient déserté la foule qui se pressait aux abords du buffet, se disputant des sandwiches et les coupes de champagne glacé au cocktail.

 

Et loin du bruit, ils s’étaient retrouvés côte à côte, la main dans la main, assis sur le divan d’un petit salon désert, dans lequel de magnifiques bouquets de roses blanches expiraient dans des vases de grès flammé, merveilles de l’art décoratif moderne.

 

L’animation de la danse avait mis des teintes plus roses aux joues d’Aurora, un rayonnement plus vif dans ses yeux ; et pensive, alanguie, elle s’oubliait à vivre simplement, à rêver peut-être, elle, dont la bouche implacable ne prononçait d’ordinaire que des phrases sèches et despotiques, elle, à qui l’émotion était inconnue.

 

Des paroles d’amour aussi montaient aux lèvres d’Olivier.

 

Son pouls battait plus vite.

 

Mais, par un prodige de volonté, il resta maître de lui.

 

Plus fortes que l’amour naissant qui éteignait son cœur, ses préoccupations des jours précédents subsistaient tout entières.

 

La lettre du Bellevillois, le terrible problème qu’elle posait et tous les soupçons qu’elle avait éveillés en lui, hantaient victorieusement sa mémoire.

 

William Boltyn ! Hattison ! Mercury’s Park !… Il voulait à tout prix savoir quelle était cette nouvelle machination, prévoyant un danger qu’il ne pouvait définir…

 

Deux heures après, tandis qu’enveloppée chaudement d’une pelisse de renard bleu, miss Aurora Boltyn regagnait l’hôtel de la Septième Avenue, tout entière à son bonheur, Olivier Coronal, frémissant d’indignation, se retirait en s’adressant à lui-même mille reproches au sujet de sa faiblesse.

 

À quel point en était le monstrueux complot qui s’ourdissait à coups de milliards sous les ordres de l’ingénieur Hattison ?

 

Mercury’s Park, il en était sûr, Aurora le lui avait fait comprendre, presque avoué, avait été créé par William Boltyn.

 

Et c’est là-bas que le milliardaire était en ce moment même, surveillant l’œuvre de haine et de sang qui s’élaborait dans l’ombre à coups de milliards !

 

CHAPITRE XV

Un cadavre mystérieux

 

Le journal, aux États-Unis, est plus qu’utile. Il est indispensable.

 

Pas de Yankee, si pauvre soit-il, qui n’achète chaque matin sa feuille, qui n’en parcoure avidement le contenu, en lecteur expérimenté, pour y chercher l’information inédite, le fait divers sensationnel, ou mieux encore le cours du coton, du sucre, les offres et demandes de capitaux.

 

Le journal yankee répond à tout, prévoit tout. À la fois boîte aux lettres et agence de location, il s’entremet aussi pour le lancement des affaires industrielles.

 

Il indique la meilleure marque de chaussures et la pièce qu’il faut aller voir jouer, la redingote qu’il faut porter pour être smart, et le dernier vote de la Chambre des représentants.

 

Il commente, critique, approuve, mais ne raille pas, parce que railler c’est perdre du temps.

 

S’efforçant avant tout d’être pratique et bref en toutes choses, il n’oublie pourtant jamais, de la première à la dernière ligne, d’exalter le génie américain et sa supériorité sur celui de tous les autres peuples.

 

Un directeur de journal, aux États-Unis, est souvent plus affairé qu’un ministre.

 

C’est un personnage d’une activité prodigieuse, un type spécial, pour qui la vie et les hommes ne sont qu’un continuel sujet d’articles, qui n’a qu’un seul Dieu : l’information, et l’information exacte, abondante, suggestive, qu’il lui faut servir chaque matin au public, ce monstre anonyme et dévorant, dont l’exigence s’accroît chaque jour.

 

On ferait plusieurs volumes, rien qu’avec les exploits invraisemblables, les tours de force et d’audace de Stanley, des Hawl Forster et autres reporters américains qui poussèrent jusqu’à l’incroyable et le fantastique, le génie de l’interview.

 

Tout ce que peut rêver un cerveau bâti comme l’est celui d’un Yankee et du pire des Yankees, le reporter le tentera, pour se procurer la nouvelle sensationnelle, et avant les concurrents.

 

Cela tient parfois du prodige.

 

De tous les métiers, celui de reporter est assurément celui qui exige le plus de flair professionnel.

 

Il faut, pour y réussir, une décision, une sûreté de coup d’œil et des connaissances extraordinaires dans tout et sur tout.

 

On ne devient pas reporter du jour au lendemain.

 

Le bacille de la maladie spéciale du reportage demande une longue période d’incubation.

 

Un peu médecin, un peu avocat, un peu businessman, le bon limier du reportage, doit savoir, selon l’occasion, parler comme un homme du monde ou comme un cocher, endosser le frac ou la blouse, paraître élégant ou débraillé, savoir lier conversation avec un ouvrier en lui offrant une pinte, aborder une personnalité comme un parfait gentleman, corrompre un domestique, et parmi des pistes différentes, reconnaître la vraie, la suivre avec acharnement sans se laisser rebuter par les obstacles, être toujours prêt à se mettre en campagne, une fleur à la boutonnière et le revolver dans la poche.

 

Bien souvent, le reporter américain devance la police, et découvre avant elle l’assassin, dont son journal publiera le lendemain le portrait, la biographie et l’interview sensationnels.

 

A-t-il découvert quelque chose ? Le reporter se précipite au télégraphe.

 

Il l’accapare. Et l’histoire est bien connue de cet enragé qui, froidement, un jour, se mit, pour garder la première place, à télégraphier des versets de la Bible, à raison de dix dollars le mot, pendant que ses concurrents se morfondaient.

 

Un crime, un suicide viennent-ils d’avoir lieu ?

 

Jouant des coudes, et criant bien haut qu’il est médecin, un homme fend la foule des curieux, maintenue par des policemen.

 

Il se faufile, s’introduit auprès de la victime, console les parents éplorés, examine sérieusement la blessure, tout en inspectant soigneusement les lieux, questionne sans relâche, puis tout à coup, sous un prétexte quelconque, disparaît.

 

Il a son information.

 

C’était un reporter.

 

Il saute dans un cab. Son journal sera prévenu le premier.

 

Dans une heure, si la chose en vaut la peine, une édition spéciale sera colportée, criée dans les rues par une armée de vendeurs.

 

De tous les journaux yankees, le New York Herald est le plus important.

 

Ses correspondants, dans tous les pays du monde, sont innombrables.

 

À chaque heure du jour et de la nuit, les fils du télégraphe apportent à ses bureaux de New York les informations les plus variées, qui font de ses colonnes un amalgame de faits cosmopolites toujours curieux, parfois étranges.

 

Olivier Coronal avait pris l’habitude de ce journal.

 

C’était pour lui une distraction que de suivre les événements d’Europe, du fond du petit pavillon dont il ne sortait presque jamais.

 

Dans la solitude, que d’heures il passait à réfléchir, à mettre de l’ordre dans l’effrayant désarroi de ses pensées.

 

À la suite de cette soirée où nous l’avons vu retrouver miss Aurora, il avait été, pendant plusieurs jours, incapable de tout travail, tant la tension de ses nerfs était grande.

 

Par moments, il se croyait victime d’une hallucination.

 

Il ne pouvait se convaincre de la réalité de ce qu’il avait appris, de l’horreur de ce qu’il soupçonnait.

 

La figure glaciale et rêche de William Boltyn hantait ses nuits agitées.

 

Après la tentative criminelle qui avait failli engloutir la locomotive sous-marine, voici maintenant que, dans un autre complot, gigantesque selon toute apparence, il retrouvait la main mystérieuse du milliardaire.

 

Et cette fois, ce n’étaient plus seulement quelques hommes gênants, quelques inventeurs ; c’était tout un continent, toute la vieille Europe dont l’existence était en jeu, qu’on se proposait d’anéantir sous un ouragan de mitraille, dans une avalanche de dynamite.

 

Oh ! comme l’inventeur tremblait d’indignation à cette pensée, tandis que le front dans les mains, il se rappelait sa conversation avec Aurora, les demi-aveux qui lui étaient échappés sur l’existence de Mercury’s Park et de Skytown, sur le rôle de l’ingénieur Hattison dans cette conspiration de milliardaires dont William Boltyn avait pris l’initiative.

 

Et ce qui surprenait Olivier Coronal, c’est l’espèce de prescience qu’il avait toujours eue à cet égard.

 

Ses conversations d’autrefois avec M. Golbert, bien avant que Ned Hattison eut épousé Lucienne, lui revenaient à l’esprit.

 

Le péril transatlantique, le danger constant qu’était pour l’Europe cette civilisation américaine égoïste, cupide et toute en façade, que de fois il l’avait dénoncée au vieux savant.

 

Et il avait rêvé, après le grand poète Victor Hugo, les États-Unis d’Europe !

 

N’était-ce pas pour les opposer au flot envahisseur des États-Unis d’Amérique, pour sauvegarder de la ruine imminente, de la déchéance prochaine, les races anciennes qui portent avec elles un passé glorieux, et les traditions de l’histoire et de la beauté ?

 

Mais, hélas ! les États-Unis d’Europe n’étaient encore qu’un beau rêve.

 

Les divisions, au contraire, s’accentuaient entre les États du Vieux Monde…

 

Et voici que ce qu’il avait prédit se réalisait.

 

Il s’était retrouvé un Yankee assez ambitieux, un milliardaire assez grisé par sa puissance industrielle, pour tenter cette chose monstrueuse : écraser l’Europe, anéantir sa civilisation, lui imposer la domination de l’or avec la même violence qu’autrefois les cohortes barbares, asiatiques et germaines, avaient démembré la vieille Rome.

 

Et pourquoi Ned Hattison, qui savait cela, a-t-il gardé le silence ? pensait Olivier. Il est vrai que lui aussi est Américain. Il n’aura pas voulu trahir son père et son pays ; et l’on ne peut lui en vouloir de cela.

 

Olivier s’expliquait tout maintenant : l’attentat sous-marin et les angoisses de Ned, et son douloureux silence.

 

Sans nul doute, c’était surtout lui, Ned Hattison, qu’on avait voulu faire disparaître, à cause du terrible secret dont il était possesseur.

 

Toutes ces pensées s’agitaient dans l’esprit d’Olivier, ne lui laissant pas un moment de répit.

 

Lorsqu’il y échappait, qu’il se remettait au travail, c’était le visage d’Aurora qui l’obsédait, elle et ses grands yeux pers et métalliques dont les regards l’avaient grisé étrangement, comme un de ces philtres de sorcellerie dont parlent les légendes.

 

L’ingénieur Strauss ne comprenait rien à ce changement subit, aux allures sombres et méditatives du jeune homme.

 

Tout au plus le croyait-il amoureux d’Aurora ; et comme, en observateur intelligent, le vieillard s’était vite rendu compte qu’Olivier n’était pas indifférent à la jeune milliardaire, il ne voyait pas là le motif de la tristesse de son protégé, comme l’appelait William Boltyn.

 

Il attendait une occasion favorable pour arranger les choses.

 

Son intention secrète d’ailleurs, c’était de faire de l’inventeur un second lui-même, un associé qui partagerait ses travaux et sa fortune.

 

Il se sentait vieux.

 

Olivier lui était tout à fait sympathique.

 

Il comptait bien le mettre à la tête de ses usines, faire son bonheur et l’enrichir.

 

« Patience, se disait-il en lui-même, en voyant la figure soucieuse du jeune homme. L’amour nous tourmente et nous n’en voulons rien dire parce que nous sommes fier et qu’elle est riche. Mais moi aussi je suis riche. »

 

Et l’ingénieur Strauss souriait.

 

Mais les projets du bon vieillard ne devaient pas se réaliser.

 

Un matin, il reçut la visite d’Olivier Coronal, très pâle et en tenue de voyage.

 

Dans le salon discret où un domestique l’introduisit, l’inventeur resta debout, en attendant l’ingénieur Strauss.

 

Il sortit de la poche de son veston le New York Herald, le parcourut comme pour s’assurer de quelque chose et le replia.

 

Le vieillard entrait.

 

Tout de suite, il remarqua la pâleur du jeune homme.

 

Cette visite était du reste à l’encontre des habitudes d’Olivier.

 

– Mais que vous arrive-t-il, s’écria-t-il avec inquiétude, avant même d’avoir refermé la porte du salon. Et pourquoi en costume de voyage ? Auriez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

 

– Oui, malheureusement, répondit Olivier. Et, tenez, c’est le New York Herald qui me les apporte ce matin… Vous ne l’avez pas encore lu ? ajouta-t-il.

 

– Non, pas encore. Mais savez-vous qu’il est à peine neuf heures du matin ?

 

– Eh bien, si vous le voulez, nous l’allons lire ensemble, du moins pour ce qui me concerne. Vous comprendrez mieux pourquoi je suis obligé de vous quitter.

 

Tout en parlant, Olivier Coronal avait déplié le journal.

 

Ils s’assirent l’un à côté de l’autre.

 

L’ingénieur Strauss avait refermé la porte.

 

– Voici l’information qui paraît ce matin, fit Olivier, sous ce titre : Un détective anglais assassiné :

 

Nous apprenons par un de nos correspondants, qu’un individu a été trouvé mort, ce matin, à quelques kilomètres de Bowerstown, la tête percée d’une balle de revolver.

 

Tout porte à croire qu’on se trouve en présence d’un assassinat ; et cependant la victime n’a point été volée. On a retrouvé sur le cadavre son porte-monnaie et des papiers, les uns au nom de John Brown, les autres au nom de Bob Weld.

 

De la première enquête à laquelle s’est livrée le constable, il résulte que l’assassiné se nomme véritablement Bob Weld, détective au service du Foreign Office.

 

On a trouvé sur lui des plans détaillés d’arsenaux et de forteresses. Un rapport a été envoyé immédiatement aux autorités.

 

On soupçonne l’existence d’un espionnage organisé dans toute l’Union.

 

Des arrestations sont imminentes.

 

Quant aux auteurs du crime, ils semblent devoir échapper à toutes les investigations. Il ne paraît pas y avoir eu de lutte ; mais on a cependant retrouvé auprès du cadavre un couteau taché de sang, ce qui ferait supposer que le détective s’est défendu, et a blessé son agresseur. Malgré toutes les recherches, ce dernier n’a pu être retrouvé.

 

Le vieillard avait écouté sans interrompre.

 

– Eh bien ? fit-il, quel rapport y a-t-il ?

 

– Vous ne voyez pas ? fit Olivier Coronal. Ce détective n’est autre que l’Anglais avec lequel mon domestique Léon est parti… John Brown, c’est bien le nom qu’il lui avait donné comme étant le sien.

 

– Mais alors ? Ce serait donc Léon qui l’aurait assassiné ?

 

– Ou qu’on a voulu assassiner, ce qui est plus probable, et qui s’est défendu, à ce que je vois. Cette lettre que j’ai reçue de Léon m’avait déjà donné l’éveil sur ce qu’était en réalité ce prétendu touriste. En tout cas, il faut absolument que je retrouve mon Bellevillois ; et c’est pourquoi je viens prendre congé de vous.

 

– Comment, mon cher ami, vous voulez me quitter ?

 

– Oh ! pas pour toujours. Pas pour longtemps même. Mais j’ai les raisons les plus sérieuses de partir de suite. Mon voyage ne durera peut-être pas plus d’une quinzaine.

 

– Je le souhaite, fit l’ingénieur. Vous savez que vous m’êtes très sympathique, et que… j’ai des vues sur vous… Voyons, vous aurez bien le temps de luncher avec moi ? ajouta-t-il.

 

– Non, je vous assure. Je dois prendre le train dans une heure, dans la direction de Salt Lake City.

 

– Et bien, soit. Mais rappelez-vous que ma maison vous est ouverte, quoi qu’il arrive ; et n’oubliez pas votre vieil ami, ajouta le vieillard en lui serrant la main avec émotion.

 

L’ingénieur Strauss se dirigea alors vers un petit meuble de fer l’ouvrit, y prit dix mille dollars en bank-notes, et les remit à Olivier.

 

– Tenez, mon cher ami, voici pour votre voyage. Mais si vous étiez embarrassé, ne craignez pas de m’écrire. Vous m’avez rendu assez de services pour pouvoir vous adresser à moi sans fausse honte. Grâce à vous, la télégraphie sans fils est en bonne voie ; et je demeure encore votre obligé. Mais nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

 

– Je l’espère bien, fit le jeune Français. Mais soyez sûr, en tout cas, que je garderai le souvenir de vos bontés et de vos hautes qualités de cœur et d’esprit… Ah ! reprit-il, avec un soupir douloureux, en serrant avec effusion la main du vieillard dans les siennes, si tous vos compatriotes vous ressemblaient, s’ils n’étaient pas aussi ambitieux, aussi…

 

Olivier n’acheva pas. Avec un geste d’adieu, il quitta le salon, et gagna la rue où l’attendait un cab déjà chargé de sa valise.

 

L’ingénieur Strauss avait pu voir les lèvres de son jeune ami se contracter, son regard devenir humide.

 

– Pauvre garçon, fit-il. Qui sait ce que recèle de chagrins ce cerveau d’inventeur et d’enthousiaste.

 

À la gare, en attendant le railway, Olivier se promena le long du quai, parmi les groupes des voyageurs, munis de l’inévitable plaid, hommes d’affaires et négociants, la sacoche en bandoulière, armés de jumelles et d’appareils photographiques.

 

Les nerfs du jeune Français étaient surexcités ; ses doigts tremblaient presque.

 

C’est qu’il n’avait pas tout dit à l’ingénieur Strauss.

 

Il voulait retrouver Léon Goupit.

 

Mais il avait encore un autre secret.

 

Ce prétendu, John Brown, ce détective du Foreign Office, avait tenté de l’assassiner ; et Léon s’était défendu, et lui avait brûlé la cervelle.

 

Olivier voyait dans tout cela un enchaînement de circonstances qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.

 

Qu’était-ce, en effet, que ce Bob Weld, sinon l’homme qui, à Paris, une année auparavant, lui avait donné rendez-vous, et l’avait informé des manœuvres d’espionnage auxquelles se livrait Ned Hattison autour des ateliers de fabrication de la torpille terrestre ?

 

Et même, bien auparavant, ce mystérieux Bob Weld n’avait-il pas filé Ned Hattison ; ne s’était-il pas embarqué avec lui à bord du London ?

 

Olivier Coronal se demandait, avec curiosité, ce que pouvait bien signifier l’étrange conduite du détective.

 

– Quel est le motif qui l’a poussé à tenter d’assassiner Léon ? pensait-il… Comme se fait-il que ce Bob Weld ait eu en sa possession des plans que Léon lui-même prétend se rapporter à Mercury’s Park ?

 

Autant de questions qu’Olivier ne pouvait résoudre.

 

Mais qu’était devenu le malheureux Bellevillois ?

 

Le New York Herald disait qu’on n’avait pu retrouver sa trace.

 

Outre l’affection qu’il portait à Léon Goupit, un autre motif le poussait à sa recherche.

 

Ces dossiers secrets que portait sur lui le détective, ces notes sur Mercury’s Park, sur William Boltyn et sur l’ingénieur Hattison, Olivier Coronal voulait les connaître.

 

Si, comme il l’avait écrit, Léon en avait surpris le contenu, il pourrait peut-être indiquer l’emplacement exact des mystérieux arsenaux enfouis dans les déserts des montagnes Rocheuses.

 

Il verrait ensuite ce qu’il aurait à faire.

 

Il se sentait bien décidé à tout tenter pour pénétrer dans cet arsenal et surprendre les desseins criminels de cette conspiration de milliardaires américains.

 

Il se ferait un espion s’il le fallait. Espion ! Il fallait donc en arriver là ! Sa conscience d’honnête homme se révoltait à cette pensée.

 

Olivier Coronal ne pouvait se faire à cette idée. Et cependant les derniers événements, l’explosion des torpilles le jour de l’essai du subatlantique, les grèves qui avaient éclaté au début de l’entreprise, enfin la ruine si rapide du banquier Michon montraient bien la déloyauté et le cynisme des milliardaires. Ceux-ci, moins scrupuleux que lui, ne reculaient ni devant l’espionnage, ni même devant l’assassinat.

 

Il importait de se servir contre eux de leurs propres armes et cela sous peine d’être anéanti et de voir réussir le gigantesque complot tramé contre la civilisation du Vieux Monde.

 

L’entreprise était hardie, presque impossible même.

 

Olivier allait avoir à lutter contre mille dangers, mais il avait la foi et ce besoin de sacrifices qui est la caractéristique des grands cœurs. Et, surmontant l’instinctive répulsion que lui causaient les moyens qu’il allait employer pour vaincre le vieil ingénieur, il prit la ferme résolution de se sacrifier s’il le fallait pour triompher de ses ennemis et surprendre leurs secrets.

 

Il succomberait peut-être dans la lutte.

 

Hattison avait donné la mesure de sa cruauté et de son mépris des existences humaines.

 

Olivier devait s’attendre, s’il était surpris, à être exécuté sommairement.

 

Mais cette perspective ne l’effrayait pas.

 

Il l’envisageait avec tout le dédain, toute la confiance en soi de son énergique jeunesse, avec tout l’orgueil aussi qui lui montait au front de se sentir le seul défenseur de la vieille Europe, menacée dans son existence par la féroce ambition de quelques industriels affolés d’orgueil et de dollars.

 

Mais, lui, Olivier Coronal sacrifierait sa vie, s’il était nécessaire, pour le salut de l’univers intellectuel et du progrès de l’humanité menacés par la soif de l’or et sa toute-puissance.

 

CHAPITRE XVI

Un ménage parisien

 

Le train courait le long d’immenses plaines de ce maïs qui couvre plus de la moitié des États-Unis, et dans lequel la brise creuse des sillons mouvants, glisse des frissons dorés, des houles incessantes, qui s’étendent jusqu’à l’horizon, et donnent l’illusion d’un paradoxal océan d’or liquide.

 

Dans le wagon où il s’est installé, Olivier Coronal s’oublie, la main appuyée contre la tempe.

 

Il contemple le paysage.

 

Le train file, empanaché de fumée, grimpe les collines, dévale les pentes, franchit des ponts invraisemblables de hardiesse, et passe comme un éclair devant les stations.

 

C’est le rapide du Far West.

 

Il ne s’arrête qu’aux grandes cités pour prendre de l’eau et du charbon, et repart, déchirant l’air de son sifflet strident.

 

L’inventeur, depuis plusieurs heures qu’il est assis, se sent le besoin de marcher un peu.

 

Il se lève, et fait le tour de la galerie extérieure du train, jetant un coup d’œil à droite, à gauche, dans les compartiments où, prenant leurs aises, quelques-uns de ses compagnons de voyage s’exhibent en pantoufles et en bonnet grec.

 

À côté d’une lady chargée de bijoux et d’années, une jeune miss écoute, sans broncher, un récit très embrouillé, dans lequel se perd un ancien colonel de la milice.

 

Un commerçant en fourrures discute très gravement au sujet des dernières élections, du même ton qu’il ferait l’article à un client.

 

Son interlocuteur, un gros homme couperosé, se borne de temps à autre à articuler des : Yes !… Indeed !… qui semblent sortir difficilement des profondeurs de son larynx.

 

Olivier Coronal, malgré lui, s’intéresse à tout cela.

 

Il surveille de loin les colloques qui se sont établis de toutes parts.

 

– Fred Mantz, de la maison Barker, Brenberg, and Co., de New York : peignes, brosses et tabletterie.

 

– Mistress Bottmund, de la maison Ewars, Schneider and Co., de Washington : plumes et fleurs artificielles.

 

– Very glad, indeed, mistress… fait le voyageur de l’honorable maison Barker, Brenberg, and Co.

 

– Very happy, sir, marmotte entre ses longues dents jaunes la représentante d’Ewars, Schneider and Co., avec une intonation de voix où elle met toute sa respectabilité.

 

Et la conversation s’engage sur le même ton ; et les mots de peignes, fleurs, brosses, dollars, hausse, baisse, reviennent régulièrement à chaque phrase.

 

« C’est d’une monotonie, d’une sécheresse, songe Olivier Coronal, à vous donner l’idée que ces gens-là ont un phonographe à la place du cerveau. »

 

Il reprend sa promenade, s’arrête ; et le front à la vitre, regarde le paysage.

 

Les plaines de maïs ont disparu.

 

On s’enfonce vers l’ouest.

 

C’est maintenant la prairie, un terrain sec et plat, désert et sans autre végétation que les hautes herbes ; et çà et là, des massifs d’arbres, vestiges des anciennes forêts qu’en moins de cinquante ans on a rasées pour en faire des planches, du papier ou du carton comprimé.

 

Le train file à toute vapeur, en ligne droite.

 

Le jeune Français se rappelle, en souriant, les romans d’aventures qui charmaient son enfance, Fenimore Cooper et Gustave Aymard… Où sont la Longue Carabine, Bas de Cuir, Œil de Faucon, et tous ces héros merveilleux de la Prairie qui firent la renommée du romancier américain, et plus tard celle de son imitateur français ?

 

Aujourd’hui, ils seraient malvenus, les aventuriers qui voudraient imiter ces héros des romans d’autrefois.

 

La prairie est civilisée.

 

Les railways la sillonnent.

 

Le bûcheron et le laboureur y travaillent.

 

Des villes s’y bâtissent.

 

Quant aux Indiens, anciens propriétaires du sol, ils ne sont plus qu’une quantité négligeable.

 

La civilisation américaine les trouvait gênants.

 

Elle en a, sous le prétexte de leur faire goûter les bienfaits de la civilisation, massacré une bonne partie.

 

Le reste a été parqué, avec défense d’en sortir, dans des territoires délimités.

 

Mais Jonathan surveille les fils du Grand-Esprit.

 

Chaque jour il rogne davantage leur domaine, et bâtit des villes sur l’emplacement de leurs wigwams et de leurs territoires de guerre.

 

C’est la marche en avant.

 

Les usines fument là où les tribus indiennes vivaient librement du produit de leur chasse.

 

Les maisons en aluminium remplacent les huttes de branchages.

 

La puissance de l’or détrône la force du tomahawk.

 

Et les derniers représentants de la race rouge, décimés par d’inutiles révoltes, s’habillent à l’européenne, et font des affaires tout comme l’honorable Fred Mantz, de la maison Barker, Brenberg, and Co.

 

Une cloche annonce l’heure du lunch.

 

Chacun gagne le wagon-restaurant, toutes les voitures communiquant entre elles par des passerelles à soufflets.

 

Olivier Coronal s’y rend aussi.

 

Le grand air, qui entre par les vitres à demi brisées, a réveillé son appétit.

 

L’ancien colonel de la milice a délaissé la jeune miss, et ne pense plus qu’à attaquer vigoureusement le rosbif aux pommes de terre, inévitable plat de résistance de toute table américaine.

 

Un jeune homme, au plastron immaculé, au faux col rigide, a pris place à côté d’elle, et s’empresse à la servir.

 

Mistress Bottmund et Fred Mantz se sont mis d’accord pour l’incontestable supériorité des produits pour lesquels ils font la place ; et côte à côte, interrompent un instant leur intéressante causerie, pour se repaître gloutonnement, sans nul souci des convenances démodées du Vieux Monde.

 

La bouche de mistress Bottmund donne l’idée d’une rangée de menhirs bretons animés d’un mouvement de marteau-pilon.

 

Et les lunettes fumées, derrière lesquelles elle abrite ses yeux, complètent heureusement le charme de sa physionomie.

 

Fred Mantz n’est, il est vrai, guère séduisant.

 

Long, mince, et drapé dans une redingote luisante, presque aphone, le crâne dénudé, le geste automatique, on serait bien embarrassé de lui attribuer un âge.

 

Un fantôme, dirait-on.

 

Mais il a déjà expédié sa seconde tranche de rosbif.

 

Le gros homme couperosé ne marmotte même plus ses yes et ses indeed, et se bourre aussi, consciencieusement, de jambon et de tartines de beurre.

 

Son interlocuteur, le marchand de fourrures, tout en ne perdant pas une bouchée, continue son discours sur la politique américaine.

 

– Oui, mylord, entend Olivier Coronal, s’il ne tenait qu’à moi, vous verriez comme cela marcherait. Je commencerais par décupler les taxes sur tous les produits qui nous viennent d’Europe… Hurrah ! pour le protectionnisme, mylord ; c’est lui qui nous donnera la richesse, qui nous permettra de devenir les maîtres du monde, d’avoir, nous aussi, des colonies, ce qui nous manque absolument ; et cela par l’incurie du gouvernement.

 

« Ce qui ne vous empêchera pas, pensait Olivier Coronal, en entendant ces paroles, d’avoir chez vous plus de misère que partout ailleurs. Et vous aurez beau vous lancer dans la voie des armements, vous ne ferez pas disparaître les bandes des sans-travail qui parcourent les États-Unis, les armes à la main, pillant et brûlant tout, comme cela s’est encore produit lors de la dernière grève des chemins de fer. »

 

– Oui, miss, faisait le jeune homme au plastron blanc. Il doit, en effet, y avoir là-dessous une affaire d’espionnage. En tout cas, je vais faire moi-même une enquête pour le compte de mon journal. J’arriverai bien à trouver l’assassin de ce détective anglais.

 

Olivier sursauta.

 

« C’est donc un reporter, se dit-il. Il va se mettre en campagne ; et il n’est sans doute pas le seul. Ces gens-là sont dangereux. Le pauvre Léon ! Pourvu qu’on ne le découvre pas ! »

 

Et la pensée de l’inventeur, un instant distraite par le voyage, par le spectacle de tous ces Yankees qui s’offraient à son observation, revint toute au problème qui le hantait.

 

Il ne se sentait plus d’appétit.

 

Il quitta le wagon pour se promener le long de la galerie extérieure.

 

Le soleil déclinait à l’horizon, sur la mer mouvante des herbes de la prairie.

 

Le train filait toujours, en ligne droite, vers l’Ouest.

 

À l’arrière du train, accoudé à la balustrade, le jeune homme alluma un cigare.

 

Le vent, qui caressait son front, lui procurait une sensation de fraîcheur dont il avait besoin, agité comme il était.

 

Il lui tardait de retrouver Léon Goupit, de lui demander des explications sur la scène tragique qui s’était passée entre lui et le prétendu John Brown.

 

« S’il pouvait m’indiquer, lui, où se trouve Mercury’s Park. Miss Aurora n’a point voulu me le dire… Et pourtant, il faut que je le sache, que j’y pénètre, à n’importe quel prix. Un homme comme l’ingénieur Hattison a dû certainement créer là un terrifiant arsenal ; et cela d’autant plus que les dollars ne lui ont pas manqué. »

 

Bien qu’il s’efforçât de rester calme, une rage le prenait à cette pensée.

 

« Ils n’attendent sans doute plus que le moment propice pour tenter l’exécution de leurs projets, se disait-il. Mais ce William Boltyn et tous ces milliardaires sont des monstres, d’avoir rêvé cette abominable chose : écraser l’Europe, lui imposer par les armes leur civilisation et leur manière de comprendre la vie. »

 

Puis il se reprenait à espérer, à se dire que, malgré tout, le vieux monde sortirait vainqueur de cette lutte géante, que les plus puissants engins de destruction, les plus formidables machines de guerre, ne pourraient l’anéantir, que les temps étaient passés où la force brutale était incontestée, que l’Europe ne pouvait pas périr, parce qu’elle était la portion la plus vivace de l’humanité, qu’elle portait avec elle la tradition du progrès, le génie des lettres et des arts, et qu’elle possédait l’intelligence créatrice et rénovatrice des idées.

 

Les lampes électriques illuminaient dans les wagons.

 

Sur le paysage, l’ombre grandissait.

 

Et Olivier Coronal poursuivait sa rêverie, évoquait ses souvenirs, se laissait baigner par le grand calme crépusculaire.

 

Il songeait à ses amis retournés en France, à M. Golbert, à Lucienne qu’il avait tant aimée sans le lui dire, qu’il aimait encore, malgré l’éloignement, malgré son mariage avec Ned, malgré la hantise dont le poursuivaient les grands yeux métalliques d’Aurora Boltyn.

 

Oh ! cette Aurora !

 

Chaque fois qu’il pensait à elle, le jeune Français sentait son cœur battre violemment.

 

Un trouble s’emparait de lui.

 

L’aimait-il ?

 

« Non, je la hais, au contraire, autant que son père dont elle a la dureté et l’égoïsme. »

 

Il croyait bien dire vrai, voulait s’en convaincre, ignorant que rien n’est plus près de l’amour que la haine, surtout lorsqu’une curiosité s’y ajoute.

 

– Vous aimez la solitude, monsieur ? dit quelqu’un, en français, derrière Olivier Coronal.

 

L’inventeur se retourna, surpris.

 

Deux personnes étaient à côté de lui, sur la plate-forme.

 

Un grand jeune homme blond, à la moustache retroussée ; une jeune femme brune, dont il apercevait à peine le visage sous la voilette.

 

– Quelle surprise agréable, monsieur, s’écria Olivier, d’entendre une parole française.

 

– Tu vois que je ne m’étais pas trompé, dit alors le jeune homme blond à sa compagne. Monsieur nous répond dans notre langage.

 

Puis à Olivier :

 

– Vous êtes Français, monsieur ?… Je l’avais deviné rien qu’à vous voir.

 

– Mais sans doute, monsieur, je suis Français. Et permettez-moi de me féliciter…

 

– Mais c’est moi, au contraire, qui suis enchanté, répondit le jeune homme en tendant la main… Georges Deborde, ajouta-t-il. Excusez-moi de me présenter moi-même. Et voici ma jeune femme, Angèle.

 

– Je suis très heureuse, monsieur, de rencontrer un compatriote, dit gracieusement cette dernière, en tendant, elle aussi, sa petite main gantée.

 

Olivier Coronal se nomma à son tour.

 

– Mais nous vous connaissons, alors, s’écrièrent à la fois les deux époux. Olivier Coronal, l’inventeur de la torpille terrestre… Parfaitement, c’est vous, c’est bien vous qui habitiez, l’année dernière, le petit pavillon des usines d’Enghien ?

 

– Sans doute. Mais comment ?

 

– Je vais vous expliquer, dit la jeune femme. Nous habitons juste en face de l’usine ; et de nos fenêtres nous vous voyions sortir et rentrer chez vous.

 

– Quelle surprise tout de même de se rencontrer ici, Angèle, au milieu de l’Amérique. Comme c’est loin, tout de même, Paris et Enghien !

 

– Et vous allez jusqu’à San Francisco ? demanda l’inventeur, amusé par cette gaieté parisienne, par les façons sympathiques de ces jeunes mariés qui semblaient s’adorer et ne se quittaient pas des yeux.

 

– Oui, sans doute, répondit Georges Deborde. Nous faisons notre voyage de noces : c’est-à-dire que nous allons rejoindre un vieil oncle à moi à Saigon. Le bonhomme, qui n’a pas d’enfants, commence à se sentir fatigué. En apprenant mon mariage, il a eu l’idée de m’appeler auprès de lui pour lui succéder, à la tête de sa maison de commerce. Et ma foi, nous avons pris le chemin des écoliers. Nous avons visité le Canada et les chutes du Niagara. Les connaissez-vous, monsieur Coronal ?

 

Olivier dut avouer qu’il ne les avait jamais vues.

 

– Quel spectacle, monsieur, continua le jeune homme. J’en suis encore émerveillé. Figurez-vous une marche d’escalier de soixante mètres de haut et d’un kilomètre de long. Le Niagara tombe de là-haut ! Les mots ne suffisent plus pour décrire cette énorme masse d’eau qui se précipite dans le vide. On a calculé qu’il passait, toutes les heures, cent millions de tonneaux d’eau par les cataractes, monsieur. Est-ce que cela ne donne pas le vertige !

 

Il s’interrompit pour allumer un cigare.

 

– Et vous ne croiriez pas, reprend-il, que ma femme a voulu à toute force descendre en bas, sous les chutes. Une vraie folie, où nous avons manqué de laisser notre peau. On nous a fait revêtir un vêtement imperméable, des chaussons de feutre, un capuchon qui nous permettait à peine de respirer. Nous avions l’air de monstres jaunes. Vous dire ce que nous avons maudit la destinée pendant cette excursion ! Je suis encore étonné de me retrouver vivant… Il faut tout d’abord descendre par un escalier en spirale qui menace de s’effondrer sous nous, et près duquel se balance un écriteau : « Ne vous aventurez pas dans les endroits dangereux. » Le conseil est au moins tardif ; car déjà le guide nous fait signe de le suivre sur une corniche taillée à même la falaise, et à peu près praticable encore. Puis on redescend. L’eau commence à nous aveugler. On ne voit plus rien, ni sentier ni escalier. Des pierres dégringolent sous vos pieds. On pénètre dans un gouffre béant d’écume. Ce sont les chutes que l’on traverse.

 

« Si nos deux guides, qui semblaient être là-dedans aussi à leur aise qu’en haut, ne nous avaient pas saisis et presque portés, nous n’aurions jamais revu la lumière.

 

« Mais ce n’est pas tout. Il fallait s’avancer de nouveau. L’eau ruisselait sur nous, en véritable nappe. Nous nous sentions comme fous, asphyxiés, sans pouvoir attraper au vol un peu d’air tellement les chutes l’entraînent violemment.

 

« Noyés, assourdis par des clameurs, des grondements infernaux, affolés, congestionnés, nous arrivâmes enfin dans la grotte des Quatre-Vents ! Hein ! Tu n’en menais pas large, Angèle ?

 

– Oh ! mais toi non plus, mon ami. Avoue pourtant qu’il faut avoir vu ça ; et que les chutes valent bien un rhume de cerveau.

 

La jeune madame Deborde était vraiment charmante, avec son minois chiffonné de Parisienne et ses grands yeux rieurs.

 

La nuit était tout à fait venue.

 

– Je propose de rentrer, fit-elle avec un gentil mouvement frileux.

 

Olivier Coronal se laissa entraîner par le couple dans l’intérieur du train.

 

– Et puis, nous avons des provisions, ajouta la jeune femme. Moi j’ai horreur de la bière et de toutes les ignobles choses que boivent les Yankees ; et je suis certaine que vous ne refuserez pas un verre de fine-champagne.

 

D’un grand sac de voyage, la jolie Parisienne sortit une bouteille à longue encolure, de celles-là que connaissent tous les gourmets.

 

– Trois étoiles, annonça son mari en riant. Vous savez, ça vient de notre cave ; et les Américains n’en ont jamais bu de pareille. C’est le cas de dire : ils n’en ont point en Amérique.

 

On trinqua gaiement. L’inventeur était charmé par la rencontre de ce jeune ménage. Il y avait longtemps qu’il n’avait eu l’occasion de parler français.

 

– Quelle différence, se disait-il en les observant du coin de l’œil, avec toutes ces figures renfrognées, toutes ces mines glabres que je vois depuis un an. À la bonne heure, voilà de la jeunesse, de la gaieté, de l’amour.

 

Il en oubliait presque ses préoccupations : Bob Weld, le Bellevillois et le but de son voyage.

 

Il se figurait, par moments, être en France, dans un de ces trains de plaisir bondés de couples d’employés, d’ouvriers, qui profitent du clair soleil pour s’échapper un peu de la grande ville, pour aller revoir la province natale, et qui chantent, boivent, fraternisent, et font la dînette sans aucun gênant cérémonial.

 

Lorsqu’il regagna sa couchette, assez tard dans la soirée, après avoir bavardé de choses et d’autres, Olivier se sentit moins triste.

 

Après un arrêt de quelques minutes, dans une immense gare, le train avait repris sa marche vers l’ouest, s’enfonçant dans la nuit opaque.

 

Le soleil brillait depuis longtemps lorsque l’inventeur se réveilla.

 

Le paysage n’avait presque pas changé d’aspect.

 

C’était la prairie, mais plus accidentée, plus sauvage aussi, avec, au lointain, les premiers contreforts des montagnes Rocheuses élevant vers le ciel leurs crêtes déchiquetées.

 

Georges Deborde et sa jeune femme étaient levés depuis longtemps.

 

On se souhaita cordialement bonjour.

 

Dans le wagon-restaurant, les misses, ladies et gentlemen étaient déjà attablés devant l’inévitable rosbif et les invariables œufs au jambon, accompagnés de roties et de thé, qui composent la nourriture matinale de tout bon Yankee.

 

– Crois-tu, Georges, que ces gens mangent ! s’écria la jeune femme. Quels ogres ! J’ai beau voir ça tous les jours, je ne peux pas m’y habituer.

 

Puis, Olivier Coronal annonça à ses nouveaux amis qu’il allait les quitter.

 

Il n’avait plus que quelques heures à voyager.

 

– Vous n’allez donc pas jusqu’à San Francisco ? s’écrièrent-ils. C’est dommage vraiment.

 

Il dut prendre leur adresse à Saigon et leur promettre qu’il passerait les voir s’il allait en Indochine.

 

Un coup de sifflet.

 

Le railway stoppe.

 

Olivier descend.

 

Il aperçoit le reporter au plastron immaculé, se dirigeant vers la sortie de la gare en même temps que lui.

 

Les deux hommes échangent un regard qu’ils ne parviennent pas à rendre indifférent.

 

Surtout il semble au jeune Français qu’il y a, dans celui du journaliste, une expression soupçonneuse.

 

– Me connaît-il, ou bien m’a-t-il deviné ? Déjà, hier, il me regardait avec persistance… En tout cas, il faut le devancer, retrouver Léon avant lui, le mettre en sûreté.

 

Et, sans perdre de temps, il saute dans la voiture d’un hôtel.

 

Aussitôt après avoir retenu une chambre, s’être débarrassé de sa valise, Olivier se rend au post office.

 

Un pressentiment lui dit qu’il va y trouver quelque chose.

 

L’ingénieur Strauss lui avait promis de lui envoyer de suite tout ce qui arriverait pour lui à Chicago.

 

Au guichet de la poste restante, le commis, après avoir jeté un coup d’œil sur la suscription d’une enveloppe, feuilleta un carnet.

 

– Olivier Coronal. Voilà, fit-il.

 

Fiévreusement, l’inventeur fait sauter le cachet du télégramme et court à la signature.

 

C’est bien de Léon Goupit.

 

Ne peux donner explications par dépêche. Rien de grave. Blessure légère. Recueilli par fermiers Tavernier à six kilomètres de Bowerstown sur la route du Nord…

 

Le Bellevillois

 

« Pauvre garçon, fait l’inventeur après avoir lu, non sans émotion, ce télégramme laconique. Il est blessé. Pourvu que sa vie ne soit pas en danger… Je vais aller le rejoindre sans perdre un instant. La situation est sans doute plus grave qu’il n’a pu le dire. »

 

CHAPITRE XVII

Les Tavernier

 

Le développement exagéré de l’individualité, qui est une des principales causes de la puissance des États-Unis, ne va pas dans la pratique sans de graves inconvénients. De l’autre côté de l’Atlantique, chacun compte sur soi-même pour sa défense personnelle et sauf dans quelques grandes cités, l’Américain a pris l’habitude de regarder la police et la justice comme des quantités négligeables au point de vue de la protection des personnes.

 

De même qu’en Amérique, aucun industriel ne compte sur l’État pour l’aider à construire des chemins de fer ou à édifier des usines, tout particulier ne s’en remet qu’à lui-même du soin de se défendre ou au besoin de se faire justice.

 

Ce sont les Yankees qui ont inventé la loi de Lynch.

 

Lyncher un criminel, c’est l’exécuter sommairement.

 

Aussitôt qu’un crime est commis, la foule s’empare du meurtrier présumé, le pend à un arbre ou à un réverbère, à moins qu’elle ne le brûle, comme il est arrivé quelquefois, ou qu’elle ne le précipite à la rivière avec une pierre au cou.

 

Jamais le gouvernement américain n’a réussi à empêcher ces actes de barbarie auxquels succombent, chaque année, sans jugement, deux ou trois cents personnes, parmi lesquelles nombre d’innocents victimes de la fureur aveugle des foules.

 

La loi de Lynch n’a de puissance que dans les centres populeux. Mais sur les grandes routes, loin de toute ville, le meurtre d’un individu passe généralement inaperçu et, si par hasard un cadavre est rencontré par quelque voyageur, celui-ci ne s’en occupe pas et ne cherchera nullement à le venger. Le crime sera imputé aux nombreux coureurs de bois qui parcourent le Far West en tous sens.

 

Malgré la personnalité de Bob Weld, malgré l’importance des documents trouvés sur son cadavre, personne ne s’était occupé de l’assassin ; aussi, Léon Goupit demeurait-il tranquille dans la ferme des Tavernier, braves cultivateurs qui l’avaient recueilli mourant.

 

Depuis trois générations seulement, les Tavernier étaient établis en Amérique, au Canada, d’abord, et depuis quelques années aux États-Unis, après l’achat d’une ferme entourée de vastes terrains de culture. White House (la Maison Blanche) était le nom de leur petit domaine.

 

Ils y élevaient des bestiaux, en même temps que leur labeur opiniâtre couvrait les champs de maïs et de blé.

 

La famille se composait du père, de la mère, de six enfants, quatre garçons et deux filles, et de l’aïeule maternelle.

 

Les quatre fils étaient les aînés, le plus vieux ayant vingt-cinq ans.

 

Robustes, frais et roses comme des gars bretons, dont la famille n’avait du reste pas oublié le patois, ils travaillaient sous la direction de leur père, tandis qu’au logis, les deux filles, la mère et l’aïeule soignaient le ménage, préparaient les repas.

 

Estimés de tout le monde, les Tavernier offraient l’exemple d’une famille unie, ne cherchant le bonheur que dans le travail.

 

Aussitôt après avoir lu le télégramme du Bellevillois, Olivier Coronal s’était informé de la route du Nord et était parti à pied, espérant[5] qu’il serait compromettant de prendre un cab.

 

– Il ne me croit pas si près de lui, ce pauvre Léon, se disait Olivier. Comme il va être surpris de me voir !

 

La route était belle, bordée d’arbres, et pendant quelque temps, de petits cottages que desservait un cab électrique.

 

Puis, les maisons s’espaçaient, disparaissaient ; et c’était une campagne verdoyante, coupée çà et là par de petits bois.

 

En moins d’une heure, l’inventeur parcourut les six kilomètres.

 

Pourtant, il ne voyait toujours rien.

 

– Pouvez-vous m’indiquer où se trouve White House ? demanda-t-il au conducteur d’une voiture.

 

Celui-ci indiqua un chemin encaissé, qui partait de la route et gravissait un petit monticule.

 

– Vous la verrez lorsque vous serez en haut. C’est de l’autre côté.

 

En effet, cinq minutes après, les bâtiments de la ferme apparurent aux yeux d’Olivier Coronal, affectant la forme d’un rectangle.

 

Tout de suite, à une des extrémités, il reconnut la maison d’habitation au toit d’ardoise neuve, surmonté d’une girouette dorée.

 

Comme il en approchait, deux gros chiens se mirent à aboyer en montrant des crocs menaçants.

 

Un homme d’une cinquantaine d’années, d’allure martiale dans ses hautes bottes et son vêtement de velours, sortit et rappela les deux bêtes qui, l’oreille basse, regagnèrent leur niche.

 

Puis, poliment, il salua le jeune homme.

 

– C’est bien ici la demeure de M. Tavernier ? demanda-t-il.

 

– Parfaitement, monsieur. À votre service. Si vous voulez vous donner la peine d’entrer.

 

Dans une grande salle claire et gaie, meublée de bahuts à étagères, de tables et d’escabeaux massifs, d’une haute horloge au cadran de porcelaine peinte, la famille prenait son repas.

 

Une cheminée monumentale occupait tout le fond de la pièce.

 

Une grande marmite était suspendue à la crémaillère.

 

Autour de la même table, les parents, les enfants et les serviteurs étaient assis.

 

Devant celle qui paraissait être la maîtresse de la maison, une femme aux cheveux déjà gris sortant d’un bonnet blanc, au visage ouvert et sympathique, un plat fumant de lard et de légumes était posé.

 

Elle servait chacun à tour de rôle.

 

À l’entrée du visiteur, tous les yeux s’étaient tournés vers lui.

 

– Alors, qu’y a-t-il pour votre service ? demanda le fermier après avoir avancé un escabeau de chêne.

 

Olivier dut tremper ses lèvres dans le verre qu’une jeune fille venait de lui apporter prestement.

 

– Voici ce qui m’amène, fit-il en tendant le télégramme qu’il venait de recevoir.

 

– Je comprends, mon cher monsieur, s’écria Tavernier. Vous venez pour le petit ? C’est vous, monsieur Coronal ? Eh bien, votre ami est là-haut. Il dort, le pauvret.

 

L’inventeur sentit une joie l’envahir.

 

C’était donc exact : Léon était bien chez ces braves gens.

 

– Est-ce grave, cette blessure ? interrogea-t-il tout de suite.

 

– Oh ! oui. Il a reçu un coup de couteau entre les deux épaules ; il a passé deux nuits entre la vie et la mort. Maintenant, il est hors de danger.

 

– Mais ne pourrais-je le voir ? demanda Olivier.

 

– Je ne sais pas trop en ce moment. Il vient de manger un peu et de s’endormir. Mais vous allez déjeuner avec nous. Vous le verrez ensuite, répondit M. Tavernier.

 

« Prépare-nous vite quelque chose de bon, femme, ajouta-t-il en frappant gaiement dans ses mains. Nous n’avons pas tous les jours un compatriote à notre table.

 

– Aimez-vous les omelettes au lard ? interrogea la fermière.

 

– Mais oui, madame.

 

En quelques minutes une superbe et odorante omelette fut servie.

 

La course au grand air, et la joie d’avoir retrouvé Léon, avaient mis le voyageur en appétit.

 

Il fit largement honneur à l’omelette, et même au petit salé qui fumait sur des quartiers de choux.

 

Ayant terminé leur repas, les enfants et les domestiques s’étaient levés, attendant les ordres du père.

 

– Allez travailler, mes amis, leur dit-il. J’irai vous rejoindre dans un moment.

 

L’inventeur se trouva seul avec Tavernier et sa femme.

 

Une question brûlait les lèvres de l’inventeur.

 

– Je vois que vous êtes de braves gens, dit-il, et que je puis compter sur votre discrétion. Il faut que vous sachiez que cette affaire est très grave.

 

Il fit une pause.

 

Les fermiers ne l’interrompirent pas.

 

– Êtes-vous certain que la présence de Léon, blessé, chez vous, n’est connue de personne ?

 

– Aussi certain qu’on peut l’être de quelque chose, répondit le fermier. J’ai trouvé le pauvre petit gars à la porte d’ici, qui se traînait avec peine en perdant son sang. Je l’ai porté jusqu’à la maison. Il s’est évanoui en arrivant. Et ses premières paroles, en revenant à lui, ont été pour me demander le secret sur sa présence.

 

– Mais le médecin ?

 

– C’est un vieillard de nos amis. Il m’a promis de se taire.

 

– Alors, Léon est en sûreté, ici ?

 

– Je vous en donne bien ma parole, monsieur. Je ne sais pas dans quelles circonstances il a été blessé. C’est un Français. On me passerait sur le corps avant de l’atteindre.

 

– Merci beaucoup. Vous êtes un brave cœur, répondit Olivier. Mais rassurez-vous, Léon n’a rien fait de mal. Bien au contraire.

 

– Pour sûr qu’il a la figure trop honnête, s’écria la fermière… Vous pourriez peut-être le voir maintenant, continua-t-elle. Je crois l’entendre remuer dans son lit ; il doit être réveillé.

 

– Eh bien ! femme, accompagne monsieur Coronal.

 

Précédé de la fermière, l’inventeur sortit de la grande salle, et s’engagea dans un large escalier qui criait sous les pas.

 

– Il ne dort jamais bien longtemps ce pauvre petit, fit-elle en montant. Sa blessure le fait souffrir. Mais c’est égal, comme il va être surpris de vous voir. Il vous aime bien, allez ! Son premier soin, aussitôt qu’il a pu faire un mouvement, a été d’écrire ce télégramme que vous avez reçu. C’est Tavernier lui-même qui l’a porté à la ville.

 

Elle souleva le loquet d’une porte avec précaution.

 

En face, à côté d’une fenêtre garnie de rideaux blancs, se dressait un vaste lit, dont les montants de pitchpin disparaissaient sous une grande couverture de laine.

 

– C’est vous, mâm’Tavernier ? fit Léon, qui venait, en effet, de se réveiller.

 

– Oui, c’est moi, mon petit. Mais regarde un peu, il y a quelqu’un qui vient te voir.

 

– Quelqu’un ! s’écria Léon en se dressant sur son lit… M’sieur Olivier !…

 

Mais il n’en put dire davantage. Son brusque mouvement lui arracha un cri de souffrance.

 

Il retomba, tout pâle, la tête sur l’oreiller.

 

Déjà l’inventeur était auprès de lui, lui avait pris les mains, épiait anxieusement son visage.

 

– C’est rien ! fit le Bellevillois au bout d’une minute, en rouvrant les yeux. Mais comment ça se fait-il que vous voilà, m’sieur Olivier ?

 

– Je vais t’expliquer tout cela, répondit l’inventeur. Mais il faut que tu me promettes d’être calme, de ne pas t’agiter.

 

– Ben, vous savez, c’est que je m’attendais si peu à vous voir. Vous avez donc reçu mon télégramme ?

 

– Oui. Mais, raconte-moi donc d’abord ce qui t’es arrivé.

 

– Ce qui m’est arrivé, fit Léon Goupit, en baissant la voix, vous vous en doutez bien. Mon mylord ne s’appelait pas plus John Brown que moi. C’était tout simplement un nommé Bob Weld, un espion anglais. Je m’en doutais bien déjà lorsque j’vous ai écrit pour la dernière fois, rapport à ses papiers dont j’avais surpris le contenu. Maintenant, pourquoi m’a-t-il proposé de l’accompagner, c’est ce que je ne sais pas. Sans doute qu’il m’avait pris pour un espion comme lui, qu’il croyait que j’avais sur moi des papiers secrets ; et c’est pour me les voler qu’il a essayé de m’assassiner.

 

– J’en étais presque sûr. Mais continue.

 

– Eh bien ! c’est en sortant de la ville. Il avait l’air de ruminer des tas de pensées. Tout à coup j’ai senti quelque chose dans le dos ; puis une grande douleur. C’était un coup de couteau que je venais de recevoir entre les deux épaules… Alors, sans perdre la tête, j’ai tiré mon revolver de ma poche, et, ma foi, je ne l’ai pas manqué. S’il n’est pas mort à l’heure qu’il est, il ne doit guère valoir mieux.

 

– Il est mort, fit Olivier Coronal. On a retrouvé son cadavre. Les autorités ont ouvert une enquête. Tout cela a fait un bruit énorme, et je t’assure que je n’étais pas rassuré sur ton compte.

 

– Mais où avez-vous reçu mon télégramme. Ce n’est pas à Chicago ? Vous n’auriez pas eu le temps de venir.

 

– Non, certes. Le matin même où tous les journaux ont rendu compte de l’affaire, j’ai pris congé de l’ingénieur Strauss. Je voulais te retrouver à tout prix. C’est seulement ici, il y a trois heures à peine, que j’ai reçu ta dépêche. Ah ! Je me suis bien repenti de t’avoir laissé partir.

 

– Qu’est-ce que vous voulez ? C’est le hasard. J’pouvais pas m’douter de c’qui m’attendait.

 

– En tout cas, tu n’as qu’à rester ici, bien tranquillement. Les Tavernier garderont le secret de ta présence. Tu pourrais achever de t’y guérir tout doucement.

 

– Oh ! maintenant, c’est fini ; je n’ai presque plus rien. Encore une quinzaine de jours de repos ; et il n’y paraîtra plus.

 

– Bon voilà, qui est entendu. Mais j’ai autre chose à te demander, fit l’inventeur.

 

– Ah ! je m’en doute. Il s’agit de ce que je vous ai écrit. Mais, vous m’excuserez, je ne pouvais pas vous en dire plus long, d’autant plus que je n’en étais pas bien sûr !

 

– Tu vas au-devant de ma question. Et alors que signifie cette histoire de lettre secrète ?

 

– Voyez-vous, fit le Bellevillois en prenant un air soucieux, ça m’a l’air d’être très grave, comme qui dirait une conspiration contre nous tous, contre l’humanité ; et ça doit être ce sale bonhomme de William Boltyn qui a combiné ça !

 

– Mais parle. Qu’as-tu donc appris ?

 

– Voilà. Vous d’vez bien connaître c’qu’on appelle les montagnes Rocheuses ? Eh bien, il y a, de ce côté-là, sur les bords de l’Océan, quelque chose qui se manigance sous la direction du père de M. Ned, l’ingénieur Hattison. Ce Bob Weld avait ses poches bourrées de documents là-dessus.

 

– Oui, je sais. Les journaux ont parlé d’un vaste espionnage, et ils ont dit qu’on avait trouvé sur le détective des documents très compromettants.

 

– Vous croyez donc que j’ai raison ? Alors, voilà ce qui s’est produit. Mon Bob Weld espionnait pour le compte de l’Angleterre. C’était pas difficile à voir. Il a cru que moi j’espionnais pour le compte de la France, et comme il voyait bien que je ne voulais rien lui dire, il n’a pas hésité à employer la force. Mais ça ne lui a pas réussi. C’est au contraire moi qui, par ruse, ai surpris beaucoup de choses.

 

– Mais ce Mercury’s Park, qu’est-ce au juste ? Peux-tu me dire où cela se trouve exactement ?

 

– Mercury’s Park, reprit Léon, est à cent vingt milles environ d’Ottega, station du Pacific Railway.

 

La physionomie d’Olivier Coronal s’éclaira.

 

– Voilà ce que je voulais savoir, dit-il, et ce que toi seul pouvais m’apprendre.

 

Le regard d’Olivier dénotait une telle exaltation que Léon ne put s’empêcher de s’écrier :

 

– Mais que voulez-vous faire ?

 

– Tu ne peux pas savoir, répondit l’ingénieur, à quel point sont graves les événements qui se préparent. C’est l’existence de l’Europe qui est en jeu, son existence morale, comprends bien ce que je veux te dire. Il s’est trouvé ici des hommes assez criminellement audacieux pour s’être dit, qu’avec leurs milliards, ils pouvaient conquérir le monde entier, le tenir sous leur domination. Et depuis plus d’une année, ils ont édifié la monstrueuse cité de Mercury’s Park, où nuit et jour, on imagine des moyens de destruction, en vue d’une guerre qui doit anéantir le Vieux Monde.

 

– Ce n’est pas possible, s’écria le Bellevillois. Mais comme vous dites, c’est épouvantable. Ils se sont imaginés qu’on les laisserait faire, alors ! Et votre torpille terrestre ?

 

Olivier Coronal sourit tristement.

 

– Ma torpille ? fit-il… Elle-même ne pouvait nous assurer la victoire. Moi aussi, de mon côté, j’ai lutté. Ma conviction est qu’il n’y a pas une minute à perdre, si l’on veut préserver l’Europe, et spécialement la France, de la débâcle. Il ne me manquait plus que l’indication exacte du lieu où se trouve Mercury’s Park. Maintenant que tu me l’as fournie, je vais te dire adieu ; et, par tous les moyens possibles, engager la lutte avec l’ingénieur Hattison. Il faut que l’un des deux terrasse l’autre.

 

– Mais, c’est que je voudrais vous accompagner, moi.

 

– Voyons, tu n’y penses pas. Tu peux à peine te remuer ; et je n’ai pas le temps d’attendre ton rétablissement. Je t’écrirai, oui, si tu veux ; et tu viendras me rejoindre aussitôt que possible.

 

– Vous savez bien que je ferai tout ce que vous voudrez, dit le Bellevillois. Mais c’est égal. C’est rudement dur de vous voir partir comme ça et de ne pouvoir mettre un pied d’vant l’autre pour vous suivre.

 

De fait, dans son visage pâli par la souffrance, les yeux de Léon brillaient d’impatience ; et longtemps après que l’inventeur eut franchi la porte, il resta songeur.

 

Le lendemain matin, après avoir écrit plusieurs lettres, Olivier Coronal montait dans un Pulmanncar du Pacific Railway, un peu rassuré pour la tournure que prenait l’instruction judiciaire de l’affaire Bob Weld.

 

Aucune trace n’avait été relevée par les constables qui pût mettre sur la piste de celui qu’on supposait être le meurtrier.

 

Quant à la nature des pièces secrètes trouvées sur le détective, c’était un mystère pour tout le monde.

 

Évidemment les autorités les avaient fait disparaître ou envoyées à Washington, au gouvernement central. Les noms de William Boltyn et l’ingénieur Hattison n’avaient même pas été prononcés.

 

– C’est pourtant à eux que je vais m’attaquer, se disait le jeune inventeur français, tandis que le train qui l’emportait prenait son élan vers l’ouest.

 

Et même le souvenir de miss Aurora, l’impression captivante et charmeuse qu’il avait gardée de son étrange beauté, était sans force contre ce sentiment.

 

Il n’avait pas voulu revoir la jeune milliardaire avant de partir, craignant que sa volonté ne sombrât en sa présence.

 

Maintenant, loin d’elle, il n’avait plus une hésitation.

 

Jusqu’à Ottega, il n’était pas nécessaire qu’il se cachât, qu’il prît un déguisement, ce qu’il comptait bien faire pour mettre son projet à exécution, c’est-à-dire pour pénétrer dans Mercury’s Park.

 

L’ingénieur Hattison, directeur de ces usines, ne le connaissait pas.

 

Olivier pourrait donc tenter de se faire embaucher soit comme électricien, soit comme manœuvre, et une fois dans la place, ne rien négliger pour surprendre les secrets des inventions.

 

Cette pensée ranimait le courage du jeune homme.

 

Il lui tardait d’être arrivé, d’entamer la lutte avec cette conspiration de milliardaires yankees.

 

Il se sentait fort avec, derrière lui, une civilisation entière à sauvegarder de la ruine, du péril d’un nouvel envahisseur, hostile à toute idée d’art ou de beauté, à toute conception généreuse.

 

– Ce n’est pas seulement pour la France, se disait orgueilleusement Olivier, c’est pour l’humanité tout entière que je m’expose.

 

CHAPITRE XVIII

Un vagabond qui demande du travail

 

Depuis deux années déjà, l’ingénieur Hattison avait délaissé ses ateliers de Zingo-Park, tous ses travaux en cours, et il s’était consacré spécialement à la nouvelle entreprise pour laquelle les milliards étaient dépensés sans compter.

 

Ottega, petite station du Pacific Railway, située à cent vingt milles environ, était reliée à Mercury’s Park par un chemin de fer à voie unique établi tant bien que mal, sans aucuns travaux d’art.

 

Pour ne pas donner l’éveil, on avait pu prétexter l’exploitation d’une mine argentifère, découverte en effet dans ces parages.

 

Au pied d’une colline calcaire, qui avait fourni les matériaux de construction, s’élevait maintenant une ville immense, où plusieurs milliers d’ouvriers travaillaient sans relâche.

 

Deux cours d’eau fournissaient la force motrice.

 

L’ingénieur Hattison s’était montré un organisateur de premier ordre.

 

Avec les énormes provisions de fer débarquées sur la côte du Pacifique, avec l’inépuisable réserve des gisements avoisinants, il avait été élevé trois villes différentes, complètement isolées par de hautes enceintes.

 

Dans la première, où aboutissait la voie ferrée, où se trouvaient les stocks de charbon et de minerai, s’élevaient les fonderies et les ateliers d’ajustage, qui occupaient plus de mille ouvriers.

 

Les hauts-fourneaux ne s’y éteignaient jamais.

 

Les marteaux-pilons faisaient trembler le sol.

 

Les pièces d’acier de toutes formes, ajustées, rectifiées, s’y préparaient à devenir des canons, des mitrailleuses ou des obusiers.

 

C’était un paysage véritablement fantastique.

 

Les coupoles d’acier et de verre, les tours d’aluminium se dressaient vers le ciel.

 

Et lorsque, au milieu de lueurs d’incendie, le métal liquide se répandait en bouillonnant dans les moules, illuminant les travailleurs d’un reflet de feu liquide, on se serait cru transporté en un séjour infernal, au milieu de démons.

 

Dans la seconde enceinte se trouvaient les laboratoires de chimie et d’électricité.

 

Sous les ordres du maître, des ingénieurs étudiaient les plans, mettaient sur pied les découvertes, combinaient les explosifs.

 

C’était là aussi que, fondues dans la première enceinte, sans que les ouvriers en connussent la destination exacte, les pièces d’acier étaient assemblées.

 

La troisième enceinte, la plus vaste de toutes, renfermait le parc aux aérostats où les expériences se poursuivaient.

 

Mais la partie la plus mystérieuse de Mercury’s Park, c’était assurément l’endroit où se trouvait le laboratoire personnel d’Hattison.

 

Chaque après-midi, l’ingénieur s’y rendait.

 

Il n’en ressortait souvent que le lendemain matin, après avoir passé la nuit à travailler.

 

Protégée par un circuit électrique qui eût foudroyé l’imprudent qui aurait tenté d’y pénétrer, cette enceinte était le domaine du mystère.

 

Qu’y faisait Hattison ?

 

Quel secret y cachait-il ?

 

Lui seul le savait.

 

Il en avait même interdit l’entrée à tous les milliardaires qui le commanditaient.

 

– Plus tard, avait-il dit. Vous verrez tout. Le moment n’est point encore venu. Mais soyez certains que je n’aurai point travaillé en vain.

 

William Boltyn, entre autres, avait été fort intrigué par ces allures cachottières.

 

Pourtant il avait bien été obligé de se contenter de ces paroles vagues.

 

Sur ce point, Hattison entendait garder le silence.

 

Seul un vieux nègre, nommé Joë, l’aidait dans ses travaux. Et ce n’était certes pas de lui qu’il fallait attendre une indiscrétion. Il était muet.

 

Personne, du reste, n’eût osé braver l’ingénieur.

 

Quoique petit, malingre, et d’apparence débile, on le connaissait pour un homme autoritaire et cruel dont il fallait tout redouter lorsqu’on allait à l’encontre de sa volonté.

 

Toujours vêtu d’une redingote noire, élimée aux coudes, coiffé d’un chapeau haut-de-forme à bords plats, le geste sec, la voix impérieuse et froide, tout, dans la personne de l’ingénieur Hattison, donnait l’idée de la volonté intérieure, de l’énergie latente, du mépris des difficultés.

 

Son œuvre parlait pour lui : ces deux villes monstrueuses, Mercury’s Park et Skytown, reliées par un train de glissement, sans roues, et d’une vitesse presque illimitée.

 

Ce qu’en deux années il avait entassé là, non pas de découvertes, mais d’applications scientifiques, de perfectionnements, était incroyable.

 

Du moule de son cerveau, l’art militaire était sorti transformé et simplifié.

 

William Boltyn et tous les membres de la Société des milliardaires pouvaient être satisfaits.

 

Quand bien même l’ingénieur n’aurait eu à leur soumettre que les deux premières enceintes, et n’aurait pas ménagé pour la fin le secret qui dormait dans la troisième, et qui, selon ses paroles énigmatiques, serait la plus belle partie de l’œuvre, il y aurait eu de quoi contenter leur orgueil et leur faire espérer le succès.

 

La balistique avait fait un pas énorme.

 

On avait laissé bien en arrière les engins européens, les plus perfectionnés.

 

Hattison avait inventé un nouveau modèle de canon à dynamite, lançant automatiquement cent obus par minute, à une distance de plus de trente kilomètres.

 

Dans la seconde enceinte, on pouvait voir ces colosses d’acier, hauts de plus de dix mètres, et d’un calibre au moins double de celui des plus gros canons Krupp.

 

Cela représentait plus de soixante tonnes d’acier lancées chaque minute, avec une régularité mathématique, sur l’ennemi.

 

En touchant terre, chaque obus ferait explosion, détruisant tout dans un rayon de plus de cinq cents mètres.

 

Ces canons gigantesques seraient facilement transportables.

 

Ils seraient montés sur des chariots électriques.

 

Mues également par l’électricité, des voitures mitrailleuses cribleraient de balles l’horizon à plusieurs kilomètres de distance.

 

De petits tricycles-canons compléteraient cette formidable artillerie que suivraient des forts roulants, crachant la mitraille de toutes parts.

 

Dans ce laboratoire de guerre, l’électricité serait une associée puissante. Hattison avait imaginé, pour cerner les villes assiégées, un blocus électrique dont les effets promettaient d’être terrifiants.

 

Même en pleine campagne, sur le chemin que suivraient les troupes ennemies, on établirait, pour arrêter la cavalerie, des buissons artificiels dont chaque épine clouerait sur place les soldats ou les chevaux qu’elle toucherait.

 

Des aérostats dirigeables seraient chargés de bombes asphyxiantes, emplissant les rangs des armées, les rues des villes, d’émanations délétères auxquelles des milliers d’hommes succomberaient.

 

D’autres moyens de destruction encore étaient à l’étude.

 

Hattison avait continué les travaux de son fils sur la reconstitution du feu grégeois.

 

Mais ce n’était pas seulement à Mercury’s Park que s’était exercé son génie utilisateur et pratique.

 

Quinze kilomètres plus loin, à l’extrémité de la ligne de glissement, sur le côté du Pacifique, s’élevaient les chantiers de construction et les cales de Skytown.

 

Là aussi, les cheminées des fonderies se dressaient vers le ciel.

 

Une armée d’ouvriers boulonnait les coques géantes des plungers qui devaient, dans la prochaine guerre, détruire, avant qu’elle eût eu le temps de faire un mouvement, toute la flotte européenne.

 

Le dernier type construit n’avait pas moins de cent mètres de longueur, et pouvait rester plusieurs jours sous l’eau, à n’importe quelle profondeur.

 

Hattison espérait encore faire mieux.

 

Il paraissait infatigable, allant de l’une à l’autre cité, surveillant tout, s’occupant à la fois de mille questions différentes.

 

À Mercury’s Park, comme à Skytown, des logements confortables pour les ouvriers avaient été construits dès les premiers temps de l’entreprise. Il y avait maintenant des bibliothèques, des temples même, où, chaque dimanche, les travailleurs venaient assister aux offices.

 

Ce jour-là, les bars, pareils à ceux que l’on trouve d’un bout à l’autre des États-Unis, étaient fermés par ordre de l’ingénieur.

 

C’était d’une raillerie intense, ce repos dominical, cet hommage rendu aux idées religieuses par l’homme qui amoncelait là les plus terribles engins de meurtre, en vue d’une guerre implacable, d’un égorgement universel.

 

Il est vrai que les ouvriers, eux, ne savaient rien du but de l’entreprise, isolés comme ils l’étaient dans leurs enceintes respectives, d’où ils ne pouvaient sortir qu’avec l’assentiment d’Hattison.

 

Sur ce chapitre, l’ingénieur était intraitable.

 

Chaque fois qu’un nouvel ouvrier était embauché, il ne manquait pas d’en prendre note, et de le faire surveiller pendant quelque temps, tant il craignait qu’un espion ne s’introduisît dans les usines.

 

Déjà, il y avait plus d’une année, un détective anglais, dont il avait su le nom par la suite, un certain Bob Weld, avait réussi à se faire embaucher comme ouvrier électricien.

 

Pendant plus d’un mois, il avait travaillé dans les ateliers.

 

Puis, un jour, au moment du départ de Ned pour l’Europe, il avait disparu sans qu’Hattison pût retrouver sa trace.

 

Depuis, aucun fait de ce genre ne s’était produit.

 

Un matin, dans le cottage qu’il habitait, au centre des enceintes, Hattison, devant son bureau, compulsait les plans détaillés d’une nouvelle torpille.

 

À côté de lui, sur une petite table, était déposé le lunch que venait de lui servir Joë, le nègre muet.

 

La sonnerie de la porte d’entrée du cottage tinta.

 

Un de ses hommes de confiance, remplissant les fonctions de contremaître, pénétra dans la pièce.

 

Sans relever la tête, de la main, l’ingénieur lui fit signe d’attendre, de ne pas le déranger.

 

– Qu’y a-t-il, maître Richardson ? prononça l’ingénieur, lorsqu’il eut terminé son examen.

 

En même temps, il quittait son bureau pour aller prendre son repas.

 

– Un homme, qui paraît être un vagabond, à en juger par son costume, vient de s’adresser à moi pour demander du travail. Il m’a dit être dans la misère, et accepter toutes les conditions.

 

– Ah ! fit Hattison. Que sait-il faire ? Comment se nomme-t-il ?

 

– C’est un électricien. Il se nomme Jonathan Mills.

 

– C’est bien. Faites-le travailler dans la première enceinte, à la station électrique. Mais, n’oubliez pas de le surveiller étroitement. Vous êtes responsable de tout.

 

Le contremaître sortit.

 

Sur un registre spécial, Hattison avait inscrit le nom du nouvel ouvrier.

 

À la porte du cottage, celui-ci avait attendu la réponse du contremaître.

 

Jeune encore, le visage énergique, encadré de cheveux noirs en boucles, couvert de poussière, les vêtements déchirés, il avait en effet l’aspect d’un vagabond.

 

Sur ses épaules, fixé par des courroies, pendait un sac de cuir.

 

À la main, il tenait un bâton noueux.

 

Il semblait plongé dans ses méditations, tout en ne perdant pas de vue le cottage.

 

– Suivez-moi, vous êtes embauché, fit le contremaître. C’est bien Jonathan Mills, votre nom ?

 

– Oui, répondit le vagabond, dont la figure s’était subitement éclairée, et qui n’avait pu maîtriser un mouvement de joie.

 

– Vous avez de la chance, s’écria l’homme de confiance d’Hattison. Je vois que vous êtes satisfait. Pourtant, tout n’est pas rose ici. Il faut se plier à la discipline.

 

Les deux hommes s’étaient dirigés vers une haute muraille, dans laquelle s’ouvrait une poterne.

 

– C’est là que vous travaillerez, reprit Richardson. Vous m’entendez ?

 

Le nouvel ouvrier semblait, en effet, perdu dans un rêve, ne plus s’apercevoir de la présence du contremaître.

 

Jusqu’aux derniers lointains, son regard embrassait la ville immense de verre et de métal, dans laquelle on entendait le ronflement des machines électriques, et le choc des marteaux-pilons.

 

Ses yeux exaltés trahissaient son émotion.

 

Olivier Coronal, sous le nom de Jonathan Mills, venait de remporter une première victoire, de mener à bien la première partie de sa téméraire entreprise.

 

Il était maintenant employé comme ouvrier électricien, aux appointements de quinze dollars par semaine, dans les ateliers de la première enceinte de Mercury’s Park.

 

CHAPITRE XIX

Un assassinat de Hattison

 

Grâce à sa connaissance parfaite de l’anglais, à son séjour de plus d’une année au milieu des Américains, Olivier Coronal, grâce au faux nom et au déguisement qu’il avait pris, put se mettre au travail sans éveiller aucun soupçon.

 

Nous l’avons vu, quittant Léon Goupit blessé, et prenant le Pacific Railway pour se rendre à Ottega.

 

Il avait effectué à pied les cent vingt milles qui séparaient cette dernière ville de Mercury’s Park.

 

Il avait changé son costume de gentleman contre des vêtements d’ouvrier, et s’était bravement mis en route, le sac au dos et le bâton à la main.

 

Sa volonté le soutenait.

 

Le principal était de se faire passer pour un vagabond, un sans-travail, et de se faire embaucher dans les usines.

 

Qu’y ferait-il ?

 

Comment pourrait-il se rendre utile à l’Europe menacée ?

 

Olivier Coronal n’en savait rien au juste.

 

Il emportait, dans un sac de cuir, une petite lampe électrique, des souliers et des gants de gutta-percha, ainsi qu’un trousseau de fausses clefs, prévoyant bien que Hattison avait pris ses précautions, que, s’il y avait des secrets à Mercury’s Park, ils étaient soigneusement gardés. Dès le début de son séjour à Mercury’s Park, Olivier put s’en convaincre.

 

Dans la première enceinte où il travaillait, les logements faisaient vis-à-vis aux ateliers.

 

On lui avait attribué une chambre, et – sans doute pour mieux le surveiller – juste en face la cabine du gardien.

 

Tout marchait mathématiquement dans la cité.

 

À six heures du matin, les ouvriers étaient réveillés.

 

Une demi-heure après, ils prenaient le premier repas, composé de jambon, d’œufs, de beurre et de thé.

 

À sept heures, ils devaient être au travail.

 

Lorsque sonnait midi, la cloche les rappelait au réfectoire.

 

À quatre heures de l’après-midi, la journée de travail était finie.

 

Ils pouvaient se rendre au bar ou à la bibliothèque.

 

Hattison estimait, en effet, que demander à un ouvrier plus de huit heures de travail soutenu n’était pas pratique, qu’en dix ou douze heures, il n’en faisait pas davantage et le faisait plus mal.

 

L’expérience a maintes fois démontré l’exactitude de ce raisonnement, qui paraît paradoxal à première vue.

 

Tout de suite, Olivier s’était rendu compte qu’une surveillance active s’exerçait autour de lui.

 

Parmi les électriciens ses collègues, plusieurs avaient essayé de le faire parler.

 

Trop sur ses gardes pour se laisser prendre à ce piège grossier, le jeune homme joua merveilleusement son rôle d’ouvrier yankee.

 

Rien dans ses paroles, dans ses gestes, ne trahit ses préoccupations.

 

Même lorsque, pour la première fois, il se trouva en présence d’Hattison, il sut conserver un visage impassible, refréner son indignation et sa tristesse.

 

Chaque matin, l’ingénieur visitait les usines.

 

Toujours sanglé dans son éternelle redingote, trottinant en lançant de tous côtés des regards inquisiteurs, il interrogeait les contremaîtres et les ouvriers à l’improviste.

 

Rien n’échappait à son coup d’œil.

 

C’était un terrible maître, qui voulait se rendre compte de tout ; et, lorsqu’une explication lui paraissait suspecte, son regard incisif et froid fouaillait les gens jusqu’au fond de l’âme.

 

Les premiers jours, il ne parut pas faire attention au nouveau venu.

 

– C’est le vagabond que vous avez embauché ? se contenta-t-il de demander à Richardson, son homme de confiance, qui l’accompagnait toujours dans ses tournées d’inspection.

 

Quelques jours après, il interrogea lui-même Olivier qui, dans l’atelier des moteurs électriques, n’avait pas eu de peine à se faire remarquer par son intelligence.

 

Le jeune homme n’avait laissé paraître de ses connaissances que juste ce qu’il fallait, que ce qui pouvait être raisonnable chez un ouvrier instruit.

 

Il avait eu l’air d’apprendre des choses qu’il savait depuis longtemps.

 

– C’est vous Jonathan Mills ? lui demanda Hattison, en fixant sur lui un regard perçant.

 

Puis, sans attendre sa réponse.

 

– Vous travaillez bien. Continuez.

 

Si perspicace à l’ordinaire, Hattison s’y trompa lui-même, crut avoir affaire à quelque jeune ouvrier bien doué.

 

Il donna des instructions pour qu’on s’intéressât à lui, qu’on lui facilitât les moyens de compléter ses connaissances techniques.

 

Olivier Coronal s’y prêta très volontiers.

 

Chaque soir, il se rendit à la bibliothèque.

 

Le jeune homme s’était rendu compte qu’envers les ouvriers la discipline était trop sévère pour qu’il pût mettre ses projets à exécution.

 

Parqués dans leur enceinte, ils n’en pouvaient sortir que le dimanche, et quelques heures seulement.

 

Il lui fallait donc à tout prix monter en grade, devenir au moins contremaître, pour être un peu plus libre de ses mouvements.

 

Rien qu’à voir la disposition générale des usines, le jeune Français avait tout de suite deviné la pensée secrète du directeur.

 

Tandis que la première enceinte avait à peu près libre communication avec le dehors, les poternes de la seconde ne s’ouvraient qu’à de rares intervalles, pour livrer passage aux trains du chemin de fer à voie étroite qui y transportait les pièces brutes venant de la fonderie ou de la forge, et dont personne ne connaissait la destination.

 

Quant à la troisième, Hattison seul y pénétrait avec son nègre Joë.

 

À vingt mètres en avant des murailles, une palissade portait de place en place le traditionnel avis : « Ne vous aventurez pas dans les endroits dangereux. »

 

Le danger, personne ne l’ignorait, c’était le blocus électrique.

 

Que d’empire sur lui-même il fallait à Olivier Coronal pour dissimuler sa curiosité, sa colère, lorsque, se promenant le dimanche, après les offices, il apercevait de loin le laboratoire d’Hattison au-dessus duquel veillait un fanal électrique.

 

« C’est là, se disait-il, qu’il me faut pénétrer ; c’est là qu’est renfermé le secret de ce complot, de tous les terribles engins qu’a dû créer Hattison. Pour qu’il ait pris tant de précautions, il faut un motif bien puissant. »

 

Le désespoir montait au cœur du jeune homme. Le sentiment de son impuissance l’exaspérait. La nuit le surprenait souvent dans sa rêverie. Le paysage alors devenait féerique. La masse sombre des bâtiments, tachetée de mille feux électriques, s’étendait jusqu’à l’horizon.

 

Et là-bas, c’étaient les derniers contreforts des montagnes Rocheuses, sombrant, eux aussi, dans l’ombre, tandis qu’à l’opposite, la déclivité du sol faisait deviner le Pacifique.

 

La cloche tintait. Il fallait rentrer dans l’enceinte.

 

Olivier Coronal faisait appel à toute son énergie.

 

Un secret espoir le réconfortait.

 

Un soir, comme il allait quitter son travail, le jeune Français fut pris à part par le contremaître Richardson.

 

– L’ingénieur Hattison veut vous parler, dit-il. Suivez-moi.

 

Olivier obéit, non sans trouble.

 

Il appréhendait qu’on l’eût reconnu, deviné plutôt.

 

Ses craintes furent vite dissipées.

 

– Je suis content de vous, lui dit l’ingénieur. Vous passerez demain dans la seconde enceinte. Je double vos appointements.

 

Le faux Jonathan Mills remercia.

 

Mais Hattison lui avait déjà tourné les talons.

 

Ce changement parut de bon augure au jeune Français.

 

Il allait être plus indépendant, moins surveillé.

 

Le lendemain, il débutait dans ses nouvelles fonctions.

 

La deuxième enceinte franchie, on se trouvait au milieu de tourelles d’acier garnies de canons, d’amoncellements d’obus encore vides, de torpilles attendant leur charge d’explosifs.

 

« Toute cette mitraille fondra dans quelque temps sur l’Europe, sur la France, pensa Olivier. Il me faut pourtant travailler à la réalisation de cette œuvre maudite. »

 

Il n’y avait pas, en effet, d’autre solution. Il lui fallait se résigner, attendre le moment propice, continuer la lutte sourde qu’il avait engagée.

 

Son nouveau poste lui laissait plus de loisirs et, chose précieuse, il était libre, sa journée de travail terminée, de sortir de l’enceinte.

 

Déjà, le jeune homme avait fait son plan, calculé les chances de réussite.

 

Comme il l’avait prévu, le costume en gutta-percha, la lanterne sourde et les fausses clefs qu’il avait laissées dans son sac de cuir lui seraient utiles.

 

Le premier obstacle à vaincre, c’était le blocus électrique, dont Hattison avait entouré la troisième enceinte, et ce n’était pas le moindre.

 

« Il me faudra réussir du premier coup, et disparaître. La vengeance de Hattison serait terrible, se disait Coronal. »

 

À quelques jours de là, l’ingénieur lui donna la mesure de sa cruauté.

 

Le spectacle qu’il eut sous les yeux était bien fait pour légitimer ses craintes.

 

Hattison dirigeait lui-même une expérience. Debout, à coté du mécanicien chargé de faire mouvoir le marteau-pilon, il commandait la manœuvre.

 

Il s’agissait d’éprouver la résistance de pièces d’acier que des chariots amenaient l’une après l’autre sous l’énorme masse.

 

Lorsque tout fut fini, l’ingénieur ordonna à l’un des ouvriers de monter sur la plate-forme du marteau-pilon pour la nettoyer.

 

L’ouvrier obéit.

 

Saisissant alors lui-même la poignée motrice, Hattison la tourna froidement.

 

On n’entendit, dans l’atelier, qu’un même cri d’horreur.

 

Le bloc d’acier s’était abattu sur le malheureux ouvrier, qui reparut presque aussitôt, écrasé, aplati, n’ayant plus forme humaine.

 

Après avoir lancé un regard terrible sur les ouvriers épouvantés, Hattison s’était retiré sans mot dire.

 

La victime était très mal notée dans les ateliers. L’ingénieur l’avait, paraît-il, surpris, cherchant à pénétrer dans la troisième enceinte.

 

CHAPITRE XX

La troisième enceinte de Mercury’s Park

 

Loin de diminuer la volonté d’Olivier Coronal, le spectacle de cet assassinat ne fit que l’exaspérer davantage, la rendre plus inébranlable.

 

Sa haine à l’égard d’Hattison augmentait de jour en jour, à mesure qu’autour de lui le jeune Français voyait s’avancer les travaux, s’augmenter le stock des canons à dynamite, des mitrailleuses automobiles, s’amonceler sous les hangars les obus et les torpilles.

 

Il assista même aux essais d’un canon-aérostat.

 

Dans les laboratoires de chimie, dans l’usine aux ballons dirigeables, la même activité régnait. Un ballon à nacelle explosible devait être lancé dans quelques jours.

 

« Et Skytown que je ne connais pas ! se disait Olivier lorsqu’il voyait Hattison prendre place dans le train de glissement qui y conduisait. »

 

L’impatience minait le jeune homme, enfiévrait son regard.

 

Bien souvent, il avait prémédité d’assassiner le père de Ned.

 

« Non, ce serait inutile, réfléchissait-il ensuite. William Boltyn et ses associés n’en continueraient pas moins leur œuvre, et je perdrais tout espoir de me rendre utile, en même temps que tout le bénéfice de l’esclavage que je subis ici depuis bientôt un mois. »

 

Plus acharné au travail que jamais, Hattison restait plusieurs jours de suite enfermé dans son laboratoire.

 

Tout d’un coup, il cessa d’y aller régulièrement, n’y fit plus que de courtes visites.

 

Ce fut une indication pour Olivier.

 

« Le moment est venu d’agir, se dit-il. Évidemment, Hattison a trouvé ce qu’il cherchait. À moi maintenant d’arriver derrière lui, et de sauver l’Europe de ses griffes d’acier. »

 

Comment pénétrer dans la troisième enceinte ?

 

L’entreprise était téméraire, hérissée de difficultés. Mais le faux Jonathan Mills ne manquait pas d’énergie, ni d’imagination.

 

Son plan était arrêté depuis longtemps.

 

Il se mit à l’exécuter avec un sang-froid mathématique.

 

Tout d’abord il lui fallait savoir d’où partait le blocus électrique, ce premier obstacle à vaincre.

 

Ses fonctions de contremaître l’appelant souvent d’une enceinte à l’autre, Olivier profita du peu de liberté dont il jouissait.

 

Un soir, il épia Hattison, comme celui-ci se rendait à son laboratoire en compagnie de son nègre muet Joë, une sinistre brute que ses cheveux blancs et ses gros yeux fixes rendaient hideux à voir.

 

Olivier avait déjà remarqué, mais sans y attacher d’importance, qu’au lieu d’aller directement à la poterne de la troisième enceinte, l’inventeur, pour y arriver, faisait un détour et longeait la palissade établie en avant des murailles.

 

La question était de savoir comment Hattison s’y prenait pour pénétrer à l’intérieur, pour interrompre le blocus électrique.

 

Rasant silencieusement les bâtiments, profitant des pans d’ombre Olivier Coronal suivait de loin les deux hommes.

 

Dans sa poche, sa main étreignait un revolver de fort calibre.

 

Il les vit ouvrir une petite porte dissimulée dans la palissade, et la refermer sur eux. Y pénétrer à leur suite, il n’y fallait pas songer.

 

Étouffant le bruit de ses pas, le jeune homme se rapprocha.

 

À travers les interstices des planches, il put voir le nègre se baisser, déplacer quelques pavés et mettre au jour une plaque circulaire de fonte semblable à celles qui protègent dans les villes l’accès des égouts ; puis, au moyen d’un anneau, la soulever.

 

À ce moment, l’émotion d’Olivier était à son comble. Il manqua de tomber, et heurta du front la palissade. Heureusement, le bruit que faisait Joë ne permit pas à Hattison d’entendre le choc.

 

Le jeune Français avait eu quelques secondes d’angoisse. La sueur mouillait son front.

 

Il vit encore les deux hommes descendre par la trappe. Le bras vigoureux du nègre ramena la plaque de fonte à sa place.

 

Olivier entendit des pas qui s’enfonçaient sous le sol.

 

Il s’éloigna vivement, craignant d’être surpris.

 

Cette nuit-là, il ne dormit guère. Il était trop agité, trop ému de ce qu’il lui avait été donné d’apercevoir.

 

Ce dont il était certain, c’est que, pour se rendre à son laboratoire Hattison passait en dessous des murailles de la troisième enceinte.

 

Le lendemain était un dimanche. Olivier résolut d’en profiter.

 

Ce jour-là, pas plus que ses ouvriers, le directeur de Mercury’s Park ne travaillait.

 

Il ne risquerait pas d’être surpris immédiatement, si toutefois il avait le bonheur de réussir à pénétrer dans le laboratoire.

 

Dès l’aurore, il fit ses préparatifs.

 

Il emporta ses chaussons et ses gants de gutta-percha. Au milieu des dangers inconnus et des pièges électriques qu’il fallait affronter, ces isolateurs lui étaient indispensables.

 

Il pensait que Hattison avait dû accumuler les obstacles et les engins de défense. Sournoisement les décharges électriques devaient guetter, happer au passage, foudroyer l’imprudent.

 

Avec son trousseau de fausses clefs, sa lanterne sourde, il fit un petit paquet.

 

Il pensait avoir besoin de rester plusieurs heures dans le laboratoire.

 

Il lui fallait le temps de se rendre compte de la nature des engins enfouis là par Hattison.

 

Qu’importait qu’on remarquât son absence aux usines ! Olivier comptait bien n’y jamais revenir, s’échapper au plus vite ; et, les documents en main, avertir le gouvernement français du péril transatlantique.

 

La journée lui parut interminable. Le temps était couvert. La nuit s’annonçait opaque, sans étoiles.

 

Dans la fraîcheur du soir, quelques ingénieurs causaient entre eux.

 

– Nous allons bientôt avoir une visite, disait l’un. Voici la fin du mois. Ils sont même en retard.

 

– Ah ! oui, la délégation mensuelle. Quels sont les trois qui viendront, cette fois ?

 

– Moi, je parie pour le grand blond à nez d’oiseau de proie, fit son voisin.

 

– Fred Wikilson, le président de la Société des aciéries américaines ?

 

– Peut-être bien.

 

– Et moi pour le gros lourdaud barbu, s’écria un autre ingénieur.

 

– Philipps Adam, le marchand de forêts, reprit le même qui avait déjà nommé Fred Wikilson.

 

– Je ne sais pas son nom.

 

– All right ! Je tiens, moi, pour celui dont la figure ressemble à une tomate trop mûre.

 

– Sips-Rothson ?

 

– Oui, Sips-Rothson, le distillateur qui fabrique à lui seul plus de la moitié du gin que l’on boit chaque année dans l’Union.

 

– By God ! Vous êtes bien renseigné, remarquèrent ensemble les parieurs.

 

Et, comme n’ayant sans doute rien de mieux à faire, ses collègues continuaient très gravement leurs paris.

 

– Vous faites une besogne inutile. Personne ne gagnera.

 

– Pourquoi ?

 

– Expliquez-vous ! cria-t-on en chœur.

 

– Je ne devrais pas vous le dire, reprit l’ingénieur qui avait l’air si bien renseigné. Il paraît que, cette fois, Hattison les a tous convoqués. De grandes expériences doivent avoir lieu dans la troisième enceinte.

 

Les dollars des parieurs rentrèrent dans leurs poches.

 

– Ah ! fit-on. Et quand cela ?

 

– Vous m’en demandez trop, par exemple. Un de ces jours. Ils viendront avec le train de William Boltyn.

 

Olivier Coronal en savait assez.

 

Il prit congé de ses collègues, et regagna sa chambre.

 

– Je ne me suis pas trompé, pensait-il. Hattison vient de terminer son œuvre.

 

Il n’alluma pas sa lampe. Assis dans l’ombre, par la fenêtre entrouverte, il contempla Mercury’s Park, effrayant dans les ténèbres.

 

Olivier se croyait plongé dans un de ces rêves où des monstres terrifiants vous guettent avec leurs gros yeux ronds et phosphorescents.

 

C’était bien un monstre, en effet, que la colossale cité d’acier assoupie dans l’ombre, qui se réveillerait demain avec les sifflements de ses innombrables machines, le ronflement de ses dynamos et de ses générateurs.

 

Tachetée de mille feux violets, le jeune homme la reconstituait pièce à pièce ; et lorsque ses yeux s’arrêtaient sur la troisième enceinte, il se sentait pris d’un tremblement nerveux.

 

Neuf heures seulement venaient de sonner.

 

Il n’était point encore temps. Il fallait attendre que tout le monde fût endormi, que les gardiens eussent fait leur dernière ronde.

 

Au moment d’affronter la mort, le souvenir de miss Aurora lui revenait avec persistance, et son cœur se mettait à battre.

 

Olivier sentait se déchirer quelque chose en lui, à l’idée que jamais il ne la reverrait, si troublante avec ses grands yeux d’émeraude, ses lourdes tresses blondes, toute sa beauté, sauvage un peu, ses lèvres comme saignantes dans la blancheur liliale de son teint.

 

Il se rappelait leur dernière rencontre, ce bal où il l’avait tenue dans ses bras, grisée, et l’éclair humide de son regard, et le frémissement de sa jeune poitrine de vierge orgueilleuse, vaincue par l’amour.

 

Le jeune homme souffrait atrocement.

 

Que venait faire en lui ce souvenir, au moment où il ne s’agissait plus que du salut de la patrie et de l’humanité.

 

Allait-il défaillir au moment suprême ?

 

Allait-il abandonner la lutte ?

 

– Non, s’écria-t-il avec violence. Je ne dois pas me souvenir.

 

Et, profitant de son exaltation, fiévreusement, Olivier Coronal prit à la main sa lanterne sourde, mit le paquet qu’il avait préparé sous son bras, et se glissa au-dehors.

 

Il emportait avec lui toute sa fortune, ce qui lui restait des dix mille dollars gagnés à Chicago chez l’ingénieur Strauss.

 

La fraîcheur de la nuit le calma un peu. D’un pas ferme, évitant toutefois le plus qu’il le pouvait les projections lumineuses des phares, il se dirigea vers le cottage d’Hattison. Il importait tout d’abord de savoir si le directeur des usines était bien chez lui.

 

Après un trajet de quelques minutes, tremblant toujours d’être arrêté par une main, un piège invisibles, Olivier aperçut les vitres de la maisonnette, derrière lesquelles tremblait une lumière.

 

Il rebroussa chemin, et cette fois se dirigea vers la troisième enceinte.

 

Pas un astre ne brillait dans le firmament. Olivier ne voyait pas à deux mètres devant lui ; et pourtant il n’osait allumer sa lanterne sourde.

 

Pendant plus d’un quart d’heure, il marcha sans s’arrêter, dans la ville endormie, sans perdre de vue le fanal qui, là-bas, brillait au-dessus du laboratoire.

 

Parfois, croyant entendre marcher derrière lui, il s’arrêtait, blotti dans un angle de muraille, prêt à tirer de sa poche le poignard effilé qu’il tenait tout ouvert dans sa main. Rassuré par le silence absolu, il reprenait sa marche.

 

Il atteignit enfin les palissades ; et peu après, la petite porte secrète.

 

Elle n’opposa pas beaucoup de résistance aux crochets.

 

Même, lorsque Olivier l’eut refermée, il ne restait aucune trace d’effraction.

 

Il n’eut pas non plus de peine à trouver l’entrée du passage souterrain.

 

La plaque de fonte était à nu.

 

Mais, pour la soulever, il lui fallut faire des efforts surhumains.

 

Dans la nuit, le bruit qu’il faisait se répercutait en échos.

 

Au-dessus des bâtiments des usines et des tourelles, projetant leur ombre en longs pans striés de lumière électrique, les poteaux télégraphiques prenaient des allures sinistres de gibet.

 

Les tempes de l’audacieux Français battaient. Ses nerfs tendus donnaient à son visage une expression fiévreuse et bouleversée.

 

Seulement alors il se décida à allumer sa lanterne pour pénétrer dans le souterrain. Il la posa sur la première marche de l’escalier de fer qui s’enfonçait sous les murailles de l’enceinte.

 

Puis, par-dessus ses mains, il mit les gants de gutta-percha, chaussa les bottes de même substance, s’engagea à mi-corps dans la trappe, et se mit en devoir de replacer la plaque de fonte.

 

Elle lui échappa, et retomba avec un bruit formidable, ébranlant les marches de l’escalier.

 

« Ce bruit insolite ne va-t-il pas donner l’éveil ? se demandait-il avec angoisse. »

 

Pendant plus d’un quart d’heure, l’oreille collée à la trappe, il attendit. Mais, aucun pas ne se faisait entendre.

 

Résolument, Olivier Coronal s’engagea dans le passage souterrain.

 

L’escalier n’avait qu’une vingtaine de marches. Une voûte humide le continuait.

 

Les souliers de gutta-percha amortissaient le bruit des pas du jeune homme. Il glissait plutôt qu’il ne marchait, évitant soigneusement de toucher les murailles, dans lesquelles pouvaient être dissimulés des appareils avertisseurs, ou de puissants courants électriques.

 

La lanterne sourde ne laissait passer qu’un mince fil de lumière.

 

Silencieux, à cause de ses chaussons isolateurs, Olivier se donnait à lui-même l’impression d’un fantôme rôdant dans on ne savait quelles catacombes.

 

La voûte souterraine allait en se rétrécissant.

 

Une porte massive finit par arrêter le jeune homme dans sa marche.

 

Il l’examina. Aucune trace de gonds n’apparaissait non plus que de serrures. Elle semblait devoir glisser dans des rainures verticales.

 

D’une poussée, il eut vite reconnu que jamais il ne parviendrait à vaincre cet obstacle. Soudain, un cadran lui apparut dans un angle de la muraille.

 

« À quoi peut-il bien servir, se dit-il, sinon à ouvrir cette porte ? »

 

Sans ordre apparent, les lettres de l’alphabet étaient disposées autour du cercle d’émail, au centre duquel un pivot faisait mouvoir deux aiguilles.

 

La difficulté n’était pas vaincue. Loin de là. Sans doute, pour faire jouer le mécanisme, il fallait reproduire un nom secret avec les caractères du cadran, en amenant les aiguilles l’une après l’autre sur les lettres qui le composaient.

 

Olivier connaissait bien ce genre d’appareils. Il en avait souvent fabriqué de semblables.

 

« Je puis passer des journées entières, se disait-il, avant de trouver le mot qui ouvrira la porte… Et puis, ce n’est peut-être qu’un piège… Hattison est assez ingénieux pour avoir fait communiquer ces aiguilles avec des accumulateurs électriques. »

 

La lanterne posée sur le sol, il réfléchissait.

 

– Qu’importe ? finit-il par s’écrier. J’irai jusqu’au bout. Je tenterai ce dernier effort.

 

Les aiguilles tournaient toujours. Il en saisit une, et lui fit accomplir la moitié de sa révolution.

 

– Qui sait ? C’est peut-être le propre nom d’Hattison ! fit-il. Essayons.

 

Il fut vite détrompé.

 

– Boltyn, alors ? s’écria-t-il, pris d’une sorte de rage.

 

Même insuccès. Il commençait à désespérer, lorsque, tout à coup, une idée de génie traversa son cerveau. Sur le cadran, une des aiguille marquait : A, l’autre : U…

 

– Aurora !…

 

Ce nom s’échappa de ses lèvres dans une sorte de divination.

 

Fiévreusement, il manœuvra les aiguilles… Successivement il les fit glisser aux lettres : R. O. R. Ses doigts tremblaient d’émotion. Au moment précis où l’A final s’indiqua sur le cadran, un déclenchement se produisit. La porte massive glissa dans ses rainures. L’entrée de la troisième enceinte était libre !

 

CHAPITRE XXI

Le bataillon des hommes de fer

 

Pendant quelques instants, Olivier Coronal resta cloué sur place, sans pouvoir faire un mouvement. Il avait vaincu. Mais par quel moyen ? Ce nom d’Aurora le poursuivait donc partout !

 

L’inventeur venait de surmonter un obstacle qu’il avait cru infranchissable ; et c’était à son amour pour la jeune fille qu’il le devait. Son exaltation était tombée tout à coup. Il semblait oublier le lieu où il se trouvait, et la tâche qui l’attendait.

 

– Ne pourrai-je donc arracher ce souvenir de mon cœur ? balbutia-t-il. Moi, aimer la fille de William Boltyn, de l’homme qui a conçu ce complot dirigé contre l’Europe, contre l’humanité.

 

Brusquement, il saisit sa lanterne sourde qu’il avait posée par terre à côté de lui, et s’élança en avant. Lorsqu’il eut gravi un autre escalier, soulevé une autre trappe, il se retrouva à l’air libre.

 

Derrière lui, la porte qui avait failli entraver sa marche restait ouverte. Olivier pensait bien repasser par là quelques heures plus tard. Autour de lui, un silence de mort planait. Tassés dans l’ombre épaisse, les bâtiments se profilaient, gigantesques, effrayants, sur le ciel noir, où ne luisait aucune étoile.

 

Sans hésiter, le jeune inventeur se dirigea vers le laboratoire, au-dessus duquel brillait toujours le fanal électrique. La porte d’entrée lui offrit peu de résistance. Entièrement maître de lui, Olivier se trouva enfin dans cette pièce où, depuis tant de jours, il espérait pénétrer.

 

Il dévissa des parois de sa petite lampe électrique. Une lumière brillante l’environna aussitôt. Il se mit à examiner le lieu où il se trouvait. De longues tables, chargées d’une profusion d’appareils, garnissaient le laboratoire. Il reconnut tout de suite des phonographes, des microphones, au milieu d’une quantité de bobines d’induction, d’accumulateurs et d’autres instruments très compliqués dont la nature lui échappait. Sur un petit bureau, une pile de plans et de dossiers attira son attention. Il ne les eut pas plutôt feuilletés qu’il poussa un cri de surprise :

 

– Des hommes de fer ! Hattison aurait construit des hommes de fer !

 

Pendant plusieurs heures, le monde extérieur n’exista plus pour Olivier Coronal. Une fièvre d’étude le possédait. L’un après l’autre, les plans passaient devant ses yeux. Il les examinait en détail, et, sur un carnet, prenait hâtivement des notes. Lorsque enfin il quitta le petit bureau, son visage était bouleversé, sa démarche chancelante.

 

– Le voilà donc, le secret d’Hattison, s’écria-t-il… Des automates remplaceront les soldats dans la guerre prochaine. Et quels automates !… Jamais on n’a rêvé de telles merveilles de précision. Jamais on n’a imité d’aussi près la nature.

 

De long en large, Olivier arpentait le laboratoire. Son étonnement, sa stupeur en présence de ce qu’il venait de découvrir, dépassaient tout ce qu’il avait prévu, imaginé, pendant ces nuits d’insomnie où, à la fenêtre de sa chambre, les yeux fixés sur la troisième enceinte, il se demandait ce que pouvait bien cacher l’ingénieur Hattison.

 

Plus de doute maintenant. Tous les plans, toutes les notes explicatives étaient là, d’abord obscurs, hésitants, puis définitifs. À première vue, le jeune homme les avait déchiffrés.

 

Ces automates n’existent pas seulement en théorie, s’écria-t-il après un nouvel examen des dossiers. Il y en a cinquante de construits. Il faut que je les trouve, que je me rende un compte exact de leur structure.

 

Le laboratoire ne lui offrait plus d’intérêt. Il roula soigneusement les dossiers, et les glissa dans une des poches de son vêtement, en dessous de son costume de gutta-percha. Puis, sa lampe électrique à la main, il sortit et referma la porte.

 

– Ah ! murmura-t-il, avec un air de triomphe. Vous avez compté sans moi, Hattison !

 

Il n’eut pas besoin de se servir de son trousseau de clefs pour pénétrer dans l’autre bâtiment de la troisième enceinte, qui n’était qu’un hangar immense, dont aucune porte n’interdisait l’accès. Des établis, garnis d’étaux et d’instruments de serrurerie, frappèrent tout d’abord ses yeux.

 

Plus loin, sur des tables, il retrouva les appareils compliqués dont, tout à l’heure, en pénétrant dans le laboratoire, il n’avait pu s’expliquer ni la nature exacte ni la destination. C’était l’organisme intérieur des hommes de fer.

 

Il y avait là des phonographes d’un nouveau modèle, construits de telle façon qu’ils enregistraient seulement les bruits très aigus.

 

Épars sur les tables du laboratoire, des rouages, des articulations d’acier, représentaient la plus stupéfiante invention connue.

 

Le génie utilisateur et pratique d’un Hattison avait retrouvé la solution du problème, avait dit son dernier mot en cette matière jusqu’alors vainement explorée : l’imitation de la nature, la fabrication d’automates humains.

 

Le jeune Français marchait comme dans un rêve. La clarté de sa lampe n’était pas suffisante pour qu’il pût distinguer nettement les choses environnantes. Le fond du hangar restait obscur. Des ombres fantastiques s’y dressaient.

 

Une lampe à arc était suspendue au plafond. Dès qu’il eut trouvé le bouton de porcelaine qui la commandait, Olivier Coronal le tourna.

 

Le jeune homme était courageux. Plusieurs fois, il avait affronté la mort sans trembler. Pourtant, une peur horrible glaça son sang, lorsque la lumière inonda le hangar d’un bout à l’autre.

 

Noirs, sinistres, impassibles, les hommes de fer venaient de surgir, dans un flot de clarté. Leur bataillon se hérissait de baïonnettes. Bardés d’acier, arc-boutés sur leurs jarrets rigides, le torse bombé, on eût dit des preux du Moyen Âge ressuscités et prêts à s’avancer. Un casque tenait lieu de tête à ces fantômes de métal. Un de leurs bras pendait. Les yeux grands ouverts, distendus et comme hébétés, Olivier Coronal les contemplait.

 

Sa frayeur nerveuse ne dura que quelques secondes. Mais un bouleversement profond lui en resta.

 

Ces spectres d’acier, capables de se tenir droits, de marcher, d’obéir d’eux-mêmes, révoltaient toutes les idées philosophiques de l’inventeur.

 

Hattison lui paraissait plus monstrueux encore, d’avoir ainsi matérialisé la forme humaine, d’en avoir fait un engin de destruction plus terrible encore que les autres. Le grotesque se mêlait à l’horrible, dans cette parodie mathématique de l’être humain.

 

– Quel délire le possède donc ? s’écria-t-il. Qu’a-t-il pu rêver, cet Hattison maudit ?

 

Dans son imagination surexcitée, Olivier Coronal entrevit les inconscientes cohortes de métal, dociles et inébranlables, se ruant de toute leur force aveugle à l’assaut du vieux monde.

 

La nuit avançait. Le jeune homme consulta sa montre.

 

Elle marquait deux heures après minuit. Il secoua sa douloureuse rêverie, fit appel à toute sa volonté. Il fallait qu’à tout prix, en s’enfuyant, il emportât, avec tous les détails de leur fonctionnement, le secret des hommes de fer.

 

Plusieurs fois, il relut avidement les dossiers. C’était tellement extraordinaire et simple que, par moments, il se figurait encore être le jouet d’une hallucination scientifique. Mais, lorsque ses regards se fixaient de nouveau sur le bataillon tragique, il était bien obligé de se convaincre de la réalité.

 

Non loin de là, un automate, à moitié construit, était étendu sur un établi. Une partie seulement de l’armure extérieure était posée.

 

C’était lugubre cette apparence humaine gisant là, comme un cadavre sur une table d’autopsie.

 

Toute une anatomie d’acier apparut aux yeux d’Olivier Coronal : bielles motrices, coussinets, leviers faisant office de muscles, accumulateurs, fils électriques, appareils enregistreurs, remplaçant l’intelligence et la volonté.

 

– Jamais on n’a vu un aussi bel exemple de simplification mécanique ! C’est admirable, s’écria le jeune homme après un moment d’examen.

 

Des piles électriques et des leviers moteurs, un phonographe pour recevoir les ordres, un régulateur permettant d’accélérer ou de diminuer la vitesse de la marche, l’organisme interne des automates ne comprenait pas autre chose.

 

Les hommes de fer ne pouvaient exécuter que quelques mouvements, toujours les mêmes, indépendamment de la marche et de l’arrêt : mettre en joue et tirer, s’agenouiller et changer de direction. Ils n’étaient construits que pour remplir le seul rôle de soldats.

 

On les faisait manœuvrer à coups de sifflets stridents et modulés. Un phonographe, qui leur tenait lieu d’oreilles, recueillait les vibrations sonores, et les transmettait à un appareil spécial influençant lui-même les moteurs électriques.

 

Hattison avait réalisé des merveilles d’automatisme, tout en simplifiant les rouages jusqu’à l’extrême. Un coup de sifflet servait à mettre en marche les hommes de fer, qui pouvaient effectuer, sans arrêt des trajets considérables. Le mécanisme, qui les faisait se mouvoir, agissait par accumulation, c’est-à-dire qu’un second coup de sifflet les faisait s’agenouiller, un troisième mettre en joue. Au quatrième signal ils faisaient feu avec un ensemble parfait.

 

Leurs doigts de fer pressaient alors douze fois la gâchette de leur carabine électrique à répétition – une invention d’Hattison aussi – dont la baïonnette, reliée aux piles électriques, était capable de foudroyer un homme. C’était terrible et simple pourtant, mais surtout pratique.

 

Une fois chargées, les piles pouvaient rester trois jours sans qu’on eût à y toucher. Dans le dos de l’automate, un bouton permettait d’ouvrir la cuirasse d’acier coulé, de recharger les piles.

 

Penché sur l’homme de fer, qu’il disséquait, pour ainsi dire, du regard, Olivier Coronal sentait son front se mouiller d’une sueur froide. Il en savait assez maintenant. L’agencement interne, le fonctionnement des machines humaines, n’avaient plus de secrets pour lui. Il eût pu en construire de semblables.

 

Les heures avaient passé sans qu’il y prit garde.

 

– Quatre heures ! s’écria-t-il.

 

Il lui fallait s’éloigner au plus vite de Mercury’s Park. Dans quelques heures, la cité s’éveillerait ; les ouvriers reprendraient le travail quotidien. Il risquerait d’être surpris, de perdre le bénéfice de sa téméraire entreprise. Il ne le fallait pas.

 

Olivier Coronal éteignit la lampe à arc du hangar, s’assura qu’il avait bien remis dans sa poche les précieux dossiers ; et, sa petite lanterne sourde à la main, il se dirigea vers la trappe souterraine. Sans perdre une seule minute, il s’engagea dans l’escalier, et ramena la plaque de fonte à sa place.

 

Avant qu’il eût fait seulement trois pas sous la voûte, il ressentit une secousse terrible, et tomba à la renverse.

 

Plein d’épouvante, il se releva, tâta ses membres. Il n’avait que des contusions légères. Une odeur de roussi le prenait à la gorge. Ses cheveux étaient à moitié carbonisés. Seulement alors, il se rendit compte qu’une décharge électrique venait de l’atteindre. Sans ses isolateurs de gutta-percha, il eût été foudroyé.

 

Pourtant, quelques heures auparavant, il était passé librement à cet endroit. Quelqu’un l’avait donc suivi.

 

– Malédiction, rugit-il en serrant les poings.

 

Le regard qu’il venait de jeter en avant avait suffi à le convaincre qu’il était prisonnier dans la troisième enceinte : la porte massive, qu’il avait laissée ouverte, était maintenant refermée.

 

CHAPITRE XXII

Le prisonnier

 

Voici ce qui s’était passé :

 

La lumière qu’Olivier Coronal avait aperçue derrière les vitres du cottage était bien celle de la lampe d’Hattison. L’inventeur travaillait, assis devant son bureau. Une expression de contentement se lisait sur sa physionomie, la faisait moins renfrognée qu’à l’ordinaire.

 

C’est que, le lendemain devait être pour lui un jour de triomphe. Dans la matinée, le train spécial de William Boltyn devait amener tous les milliardaires de l’association à Mercury’s Park.

 

« Ils ne se doutent pas de la surprise que je leur ménage, se disait-il. Et je vois d’ici leur étonnement, en présence de mes hommes de fer. »

 

Cette idée le mettait en gaieté.

 

– Joë, cria-t-il, dans l’embouchure d’un phonographe placée à portée de sa main ; apporte-moi une bouteille de whisky.

 

Le nègre ne tarda pas à paraître, portant un flacon poudreux et un gobelet de vermeil qu’il posa sur le bureau même de l’ingénieur.

 

Prudent jusqu’à l’extrême, Hattison n’avait jamais voulu avoir d’autre serviteur que ce nègre, qui joignait, à un dévouement inébranlable, la précieuse qualité d’être privé de la parole. Il l’avait patiemment dressé à comprendre ses ordres au mouvement de ses lèvres.

 

Mais lorsque Joë s’était retiré dans sa chambre, comme c’était le cas ce soir-là, Hattison n’avait qu’à parler dans le phonographe. Recueillies et communiquées à un appareil spécial, ses paroles s’inscrivaient sur un tableau en même temps qu’une petite secousse électrique réveillait le dormeur. C’était très pratique.

 

« Comme cela, pensait le directeur de Mercury’s Park, qui, nous le savons, ne se piquait pas de philanthropie, je suis assuré contre les indiscrétions que, bons ou mauvais, commettent tous les domestiques. »

 

Joë s’était retiré. Hattison se versa une large rasade, et but d’un trait.

 

– All right ! fit-il. Je me sens tout rajeuni ce soir ; et en bonnes dispositions pour demain… Allons, continua-t-il après une pause, la vie n’est pas encore trop mauvaise, quand on veut bien la comprendre et profiter des occasions. Enfin, le principal est fait. Le reste…

 

Il n’acheva pas sa phrase. Repoussant de la main, les dossiers et les registres qui encombraient son bureau, il plaça la bouteille et le gobelet, en face de lui, se laissa glisser légèrement dans son fauteuil, but une nouvelle rasade, et se prit à réfléchir. La joie illuminait son visage osseux. Ses petits yeux bleus pétillaient dans leurs orbites. Il semblait franchement heureux. Quiconque l’eût vu en ce moment, n’eût pas reconnu là, le vieillard chevrotant à la mine compassée, au geste sec, au regard implacable comme un chiffre, qui visitait chaque matin les ateliers de Mercury’s Park et de Skytown. Mais personne n’était là pour le voir. Il pouvait se permettre cette débauche de gaieté. Du reste, depuis la fondation de Mercury’s Park, c’était la première fois que Hattison s’accordait une heure de répit, qu’il suspendait son travail pour s’abandonner au bonheur de savourer sa haine. Cette fois, il est vrai, la chose en valait la peine. L’inventeur était décidément très gai.

 

– Ah ! s’écria-t-il, mes bons amis, les Européens, je crois fort quel vous y laisserez votre peau, et votre or, ce qui vaut mieux. Nous verrons bien si les Yankees ne sont pas assez intelligents pour devenir maîtres de l’univers industriel ! Ils seront les plus forts, dans tous cas ; et le vieux monde sera bien obligé de se soumettre. Ah ! si l’Union ne comptait que des hommes comme William Boltyn et moi !…

 

Un ricanement lui échappa.

 

– Quelle puissance, continua-t-il, pourrait disposer d’un laboratoire de guerre aussi formidable que celui-ci… La troisième enceinte de Mercury’s Park n’a pas sa rivale, je puis le dire… Le secret des hommes de fer, personne ne le connaît que moi, et…

 

Dans le silence de la pièce, le bruit d’un timbre électrique venait de résonner. Hattison sursauta, troublé dans ses rêves de triomphe. Son visage se décomposa.

 

– L’avertisseur du souterrain ! s’écria-t-il en bondissant, plutôt qu’il ne courut, vers un appareil dissimulé dans une encoignure.

 

Il fit jouer le déclic d’un phonographe, et approcha de ses oreilles le cornet acoustique.

 

Il se tut, mais son visage subitement devenu livide, ses lèvres qu’il mordait, trahissaient son émotion. De temps à autre, il frappait du pied avec fureur.

 

Lorsque, la plaque de fonte lui eut échappé des mains, Olivier Coronal resta plusieurs minutes à écouter si le bruit qu’elle avait fait en retombant lourdement n’avait pas donné l’éveil, il n’avait pas pensé un instant que, dans son cottage, Hattison en eût été prévenu. C’est pourtant ce qui s’était produit.

 

Le savant Yankee était trop soupçonneux, trop méfiant ; il attachait trop de prix aux secrets enfermés dans la troisième enceinte, pour n’en avoir pas confié la garde à ces merveilleux instruments qu’on appelle les microphones, et qui sont capables de recueillir, d’amplifier et de transporter à de grandes distances les bruits les plus imperceptibles.

 

Rassuré par le silence environnant, Olivier Coronal avait continué sa marche dans le souterrain. Mais le bruit de ses pas, pourtant assourdis par les chaussons de gutta-percha, les phrases entrecoupées qu’il avait prononcées en français, tout cela avait été enregistré par les microphones soigneusement dissimulés dans l’épaisseur des murailles. L’oreille collée au cornet de son appareil, Hattison avait perçu distinctement tous les détails de l’effraction.

 

– Aurora ! s’était écrié l’audacieux français, devant le cadran à secret de la porte massive.

 

– Aurora ! avaient répété les microphones.

 

Et presque aussitôt, Hattison avait entendu la porte glisser dans ses rainures. Blême de peur, l’ingénieur avait eu l’idée de s’élancer vers la troisième enceinte.

 

– Un espion ! un Français ! avait-il rugi.

 

Ses yeux lançaient des éclairs sauvages. Puis, il avait réfléchi qu’il lui faudrait donner l’alarme, prendre avec lui des ouvriers pour opérer la capture du bandit – c’est ainsi qu’il l’appelait.

 

– C’est inutile, fit-il. J’ai un moyen plus sûr.

 

Fiévreusement, il se remit à écouter. Olivier Coronal avait franchi la porte.

 

Hattison l’entendit soulever la trappe qui donnait dans la cour de l’enceinte. Il laissa retomber les cornets du phonographe et, sans hâte cette fois, se dirigea vers une sorte de retrait que cachaient des tentures. Un sourire diabolique éclairait son visage.

 

– La porte d’abord, fit-il en manœuvrant la poignée d’un interrupteur… Le blocus maintenant. Là, tout est pour le mieux… Nous verrons demain à notre aise quel est l’oiseau qui s’est fait prendre au piège.

 

C’était un principe chez Hattison de ne jamais laisser paraître son émotion. Il se morigéna du mouvement violent qu’il avait eu.

 

– Ces diables de nerfs, fit-il en regagnant son fauteuil, aussi tranquille en apparence que si rien ne se fût passé ; on ne peut jamais les maîtriser tout à fait. Ce n’était vraiment pas la peine de m’agiter de la sorte.

 

Le visage du Yankee était redevenu impassible et froid.

 

– Quand bien même ils seraient cinquante, s’écria-t-il, je les défierais bien de sortir maintenant de la troisième enceinte, que ce par le souterrain ou en escaladant les murailles. Ils tomberaient tous comme des mouches, avant d’avoir réussi à forcer le blocus électrique.

 

Il était donc bien rassuré sur ce point. Même la facile victoire, qu’il venait de remporter, flattait agréablement son amour-propre.

 

– Joli cadeau que je ferai demain à William Boltyn, murmura-t-il au bout de quelques instants. Un Français ! Un espion ! Cela ne sera pas pour lui déplaire.

 

Mais, ce qui l’intriguait, c’était le nom d’Aurora qu’il avait nettement entendu dans le phonographe. Jamais il n’avait confié à personne le secret du mécanisme de la porte massive qui barrait le souterrain. Il dut renoncer à trouver une explication logique.

 

– Comment ce Français – car c’en est un – a-t-il pu découvrir ce nom d’Aurora, à l’aide duquel seul on peut faire glisser la porte dans ses rainures.

 

Cela restait pour lui un mystère. Mais qu’importait ce détail ? Quand il le voudrait, l’inconnu serait en son pouvoir.

 

– Peut-être même, pensa-t-il, n’aurai-je pas besoin de le faire exécuter sommairement. Il se pourrait bien que demain je retrouve son cadavre carbonisé par une décharge électrique.

 

Cette idée rendit toute sa gaieté à Hattison. Il se versa une nouvelle rasade de whisky.

 

– C’est trop bête aussi, s’écria-t-il, en portant son gobelet de vermeil à ses lèvres… « No venture in dangerous place », disent les écriteaux. Pourquoi ne les a-t-il pas lus ?

 

Un rire effrayant ponctua cette plaisanterie sinistre. Dans le décor d’appareils de toutes sortes qui peuplaient son cottage, Hattison avec sa face glabre, ravagée par l’ambition et la haine, avec le regard perçant de ses petits yeux encavés dans leurs orbites, ne ressemblait pas peu, en ce moment, à quelque malfaisant sorcier évoquant le démon de la science pour mener à bien une œuvre obscure et destructrice.

 

CHAPITRE XXIII

Les hôtes de Hattison

 

À travers les gorges des montagnes Rocheuses, le train de William Boltyn filait à toute vapeur vers Mercury’s Park. Miss Aurora venait de se lever. Elle avait quitté sa chambre à coucher, une merveille de luxe et de confortable, pour aller, sur la passerelle du train, respirer la brise matinale. Un léger brouillard traînait encore, paresseusement, sur les crêtes des rochers gigantesques, se déchiquetait en lambeaux de mousseline, s’attardait dans les crevasses avant de disparaître tout à fait.

 

Accoudée à la balustrade de la plate-forme, miss Aurora suivait du regard les blancs flocons de fumée qui finissaient par s’évanouir dans l’atmosphère diaphane, que des bois de sapins parfumaient de senteurs résineuses. La jeune fille portait un costume très simple, mais d’une coupe irréprochable. Un petit chapeau de feutre sous lequel ses cheveux dorés étaient massés, dégageant la nuque. C’était, en voyage, la coiffure ordinaire de la jeune fille, la plus pratique, celle qui lui permettait le mieux d’aller et de venir librement, de se livrer aux exercices violents auxquels elle était accoutumée.

 

Depuis qu’on était parti de Chicago, elle s’était montrée d’une irritation extrême, s’énervant des moindres détails qu’elle ne trouvait pas à son gré. Son père lui-même n’avait pas réussi à l’adoucir. Elle s’était plainte de la lenteur du train.

 

– Nous n’arriverons jamais, avait-elle dit avec un mouvement de colère.

 

Sur l’ordre de William Boltyn, les mécaniciens avaient dû augmenter encore la vitesse, déjà énorme. Les manomètres indiquant un maximum de pression. Ensuite elle avait déclaré ne pouvoir dormir à cause de la trépidation, rendue pourtant presque insensible par des essieux à boggies. Il avait fallu que deux employés du train lui établissent son lit sur un tremplin qu’ils avaient installé avec des supports de caoutchouc pneumatique. Malgré tout cela, Aurora ne s’était pas montrée plus satisfaite. Sa mauvaise humeur s’attaquait à tout, au grand désespoir de son père.

 

– Ce voyage ne te plaît pas ? lui avait-il demandé. Que désires-tu ?

 

– Rien, avait-elle répondu sèchement.

 

Aurora s’était fait servir ses repas chez elle, n’avait voulu voir personne, ne s’était même pas fait excuser auprès des milliardaires qui voyageaient en sa compagnie, dans le train de William Boltyn, le président de leur société.

 

C’était la deuxième fois qu’Aurora se rendait à Mercury’s Park. Depuis sa première visite, elle n’avait jamais voulu y retourner. Cette fois encore il avait fallu, pour la décider, les instances de son père, et aussi un peu sa curiosité pour les grandes expériences auxquelles Hattison promettait de faire assister ses hôtes.

 

– Deux ans déjà, depuis mon premier voyage, murmura-t-elle tout à coup. Comme le temps s’enfuit rapidement. Qui m’eût dit alors que j’aimerais un Européen, un Français ! Il était alors question de mon mariage avec Ned Hattison ; j’étais gaie, je ne connaissais pas la souffrance. Il me semblait que tout m’était possible. Hélas ! continua-t-elle avec un soupir, j’ai dû apprendre que les millions ne donnent pas tout le bonheur… Mon père ne m’a jamais comprise…

 

Sur le front pur et lisse de la jeune fille, une ride légère se dessinait à mesure qu’elle évoquait ces souvenirs. Un sourire triste et comme désabusé arquait ses lèvres.

 

– Que peut-il bien être devenu ? reprit-elle de plus en plus songeuse. Pourquoi me fuir de la sorte, moi qui l’aime tant, cet Olivier Coronal, moi qui braverais la colère de mon père pour l’épouser, pour devenir sa compagne !… Je ne l’ai pas revu depuis ce bal où nous avons valsé ensemble… Il a quitté Chicago, sans doute pour retourner en France. Comme je l’aime, pourtant !

 

Aurora était sincère dans la confession qu’elle se faisait à elle-même. Mais elle connaissait bien la haine implacable de William Boltyn pour les Européens. Ce n’était pas à l’homme qui avait conçu le projet d’écraser le Vieux Monde, et qui pouvait se croire à la veille du succès, qu’elle pouvait confier son amour.

 

La jeune fille entendit marcher derrière elle.

 

C’était son père. Le milliardaire avait l’allure réjouie d’un gentleman qui voit ses affaires prendre une heureuse tournure.

 

– Bonjour, miss, s’écria-t-il. Déjà levée ?

 

– Oh ! depuis longtemps, répondit Aurora en s’efforçant de paraître calme. Ces bois de sapins répandent une odeur qui fait plaisir. Je respirais le bon parfum de la brise.

 

– C’est excellent pour la santé. Le goudron met en appétit. Lunches-tu avec nous, ce matin ? Nos amis nous attendent.

 

– Volontiers, père.

 

– Allons, fit Boltyn, je vois que ta mauvaise humeur est disparue. Tant mieux.

 

Tous deux se rendirent dans la salle à manger.

 

Autour d’une table massive, chargée de cristaux et de porcelaines, les voyageurs du train avaient pris place.

 

Les membres de la société des milliardaires étaient là, au grand complet, sauf toutefois Harry Madge, le président du club spirite de Chicago, qui avait décliné l’invitation de William Boltyn. Son absence faisait même le sujet de causerie des honorables gentlemen. Ils n’épargnaient pas les railleries à leur collègue absent.

 

– Il est mûr pour une maison de fous, s’écriait Fred Wikilson.

 

– C’est bien mon avis, disait le gros distillateur Sips-Rothson. Que signifient toutes les histoires qu’il débite sur les esprits ?

 

– Il est certain, appuyait à son tour Wood-Waller, un petit homme rosé qui parlait avec une voix flûtée, que si nous avions suivi ses conseils, nous n’irions point aujourd’hui assister aux expériences de notre honorable collègue Hattison. Mais, Dieu soit loué nous n’en avons rien fait.

 

– Et puis ce chariot qu’il prétend n’être mû que par la force psychique ! fit en riant aux éclats Philipps Adam, le marchand de forêts, celui qui avait cédé le territoire sur lequel on avait édifié Mercury’s Park.

 

– Enfin, conclut William Boltyn, le principal c’est qu’il fournisse sa cotisation. Ses idées personnelles nous importent peu.

 

Tout le monde approuva la sagesse du père d’Aurora, et son entente pratique des choses de la vie. Le lunch s’acheva gaiement.

 

On arrivait à Ottega. C’est là que la voie s’embranchait sur la ligne de Mercury’s Park. Une heure après, on était arrivé.

 

Hattison attendait à la gare. Son visage soucieux, ses gestes saccadés, la fureur qu’il semblait réprimer à grand-peine, n’échappèrent pas à ses hôtes. Il leur souhaita pourtant la bienvenue en termes chaleureux, et les conduisit à son cottage. Miss Aurora, surtout, fut l’objet de ses prévenances.

 

Il se garda bien de lui parler de sa précédente visite, ne voulant pas réveiller en elle des souvenirs fâcheux.

 

– Mon cher Hattison, s’écria, le premier, William Boltyn, je crois traduire les sentiments des honorables gentlemen mes collègues, en vous disant que les termes évasifs de votre dépêche n’ont point satisfait notre légitime curiosité. Nous attendons tous avec impatience que vous nous dévoiliez ce secret qui, d’après votre dire, doit révolutionner complètement l’art stratégique, et fournir un appoint précieux à notre entreprise.

 

– Je ne suis plus le seul à le connaître ce secret, répondit l’ingénieur d’une voix gutturale. Et je n’y comprends rien ; je ne puis m’expliquer comment.

 

– Que voulez-vous dire ? s’écrièrent les milliardaires.

 

Hattison expliqua comment, la nuit précédente, un espion français avait réussi à s’introduire dans la troisième enceinte.

 

– Mes microphones, fit-il, m’ont apporté le bruit de ses pas, le son des paroles qu’il a prononcées, entre autres votre nom, miss…

 

– Mon nom ! s’exclama la jeune fille.

 

– Vous ne vous expliquez pas cela ? reprit Hattison. Moi non plus. Votre nom était le talisman qui permettait d’ouvrir une porte interdisant l’accès de l’enceinte, c’est-à-dire qu’il fallait l’écrire avec les aiguilles d’un cadran alphabétique, pour faire glisser cette porte.

 

« Mais cela n’est encore rien, continua l’ingénieur. Que le hasard ou la divination aient servi l’espion, je l’admets à la rigueur. Ce que je n’admets pas, fit-il en s’animant, c’est qu’ayant moi-même refermé la porte sur lui, mieux encore, l’ayant enserré dans un blocus électrique que cinquante hommes n’auraient pu rompre, je n’aie pas retrouvé sa trace ce matin, bien que j’aie fait fouiller tous les bâtiments de l’enceinte par une équipe d’hommes dévoués.

 

– Un Français ! Mon nom ! murmurait-elle.

 

Un pressentiment la hanta pendant quelques secondes. Elle fut sur le point de laisser échapper son secret. Elle se contint :

 

– Voyons, je déraisonne. C’est absolument invraisemblable.

 

– Et pourtant, s’écriait Hattison, à moins qu’il ne se soit envolé comme un oiseau, l’homme qui, cette nuit, a pénétré par effraction dans la troisième enceinte, doit y être encore. Il n’a pu franchir le blocus électrique ! L’eût-il essayé, que j’aurais retrouvé au moins son cadavre. Et je n’ai rien vu.

 

– C’est peut-être un de ces esprits dont parle Harry Madge, s’écria naïvement Philipps Adam.

 

En toute autre circonstance, cette repartie eût provoqué une hilarité générale. Mais la communication d’Hattison était trop sérieuse pour qu’on songeât à railler le marchand de forêts.

 

– Non, se contenta de répondre Hattison. J’ai relevé des traces bien matérielles du passage de l’espion. Mes dossiers secrets et mes plans ont été dérangés, ainsi que mes appareils. D’un autre côté encore, j’ai constaté un désordre qui ne laisse aucun doute sur l’analyse détaillée à laquelle il s’est livré.

 

Hattison faisait allusion au hangar des hommes de fer. Mais il ne voulait pas dévoiler de suite le secret de son invention. Il tenait à ménager ses effets.

 

– Logiquement, dites-vous, mon cher savant, reprit William Boltyn, l’espion doit être prisonnier dans la troisième enceinte. Donc, il y est. Nous l’y découvrirons.

 

En présence de la difficulté, le milliardaire redevenait l’homme volontaire, le lutteur audacieux que rien ne décourage.

 

– N’est-ce point l’avis de ces honorables gentlemen ? demanda-t-il.

 

On approuva sans réserve. Il fallait à tout prix s’emparer de l’audacieux espion, et l’exécuter sommairement. C’était l’entreprise commune gravement compromise, s’il parvenait à s’échapper, à faire usage des secrets tombés entre ses mains. Malgré sa conviction, établie par les infructueuses recherches auxquelles il s’était livré le matin même, Hattison n’éleva pas d’objections.

 

– Tout ce qu’il est possible de faire, je le ferai, répondit-il. Il faut que ce Français soit retrouvé, que j’éclaircisse le mystère dont s’entoure sa disparition. La France, les États européens informés, ce serait la ruine de nos projets grandioses, l’évanouissement de nos légitimes espérances.

 

Pour dissiper un peu les préoccupations de ses hôtes, le directeur du Mercury’s Park avait fait apporter par Joë quelques bouteilles de claret provenant de son domaine de Zingo Park.

 

L’unique salon du cottage, attenant au cabinet de travail de Hattison était décoré d’objets d’art de mauvais goût, d’un buste du président de l’Union, d’un portrait de Washington, et de plusieurs grandes toiles représentant des combats de la guerre de l’Indépendance. Des vues photographiques des usines étaient disposées çà et là, encadrées d’aluminium, sur des guéridons de laque.

 

Cela ne rappelait en rien le luxe de l’hôtel Boltyn, à Chicago. Aucune fleur ne garnissait les vases d’un style japonais douteux. C’était triste, renfrogné, maussade.

 

On reconnaissait bien là l’influence de l’âme froide et cruelle d’Hattison.

 

Lorsque Joë eut rempli les coupes, William Boltyn leva la sienne.

 

– Je bois, s’écria-t-il, à la prompte réalisation de nos projets, à la prospérité de l’Union, à la suprématie des Yankees sur tous les autres peuples. Avant qu’il soit longtemps, nous pourrons imposer notre volonté, la faire respecter par une force militaire à laquelle l’Europe sera bien obligée de se soumettre sans conditions. Nous briserons toutes les entraves que le Vieux Monde apporte à la marche du progrès. L’Union pourra donner libre cours à son génie industriel et pratique. Victorieux, nous établirons les tarifs commerciaux qui nous seront le plus favorables. Nous changerons la face de l’univers.

 

Le milliardaire était dans son élément favori.

 

Sa voix se gonflait.

 

Son geste, d’ordinaire guindé, devenait presque théâtral.

 

Il rappela l’origine de leur société, la première réunion dans le grand salon de son hôtel de la Septième Avenue, à la suite du vote de la Chambre des représentants.

 

Tous les assistants l’écoutaient religieusement.

 

– Nous sommes les plus forts, conclut-il. N’ayons aucune crainte. L’avenir de l’humanité est entre nos mains, dépend de notre volonté. Quant à cet espion français, il ne pourra nous échapper, soyez-en sûrs. Je le retrouverai, dussé-je mettre sur pied un régiment de détectives.

 

Le discours de William Boltyn provoqua un enthousiasme général.

 

On vida les coupes en son honneur.

 

On poussa de retentissants hurrahs ! Ce qui permit à Philipps Adam, le marchand de forêts, de faire apprécier son puissant organe vocal.

 

Sa voix de basse grondait comme un torrent déchaîné, couvrant toutes les autres.

 

Lorsque l’exaltation des honorables gentlemen se fut calmée un peu, Hattison en profita pour prendre la parole à son tour.

 

– Avant de vous faire assister aux expériences que je vous ai annoncées, fit-il, je tiens, gentlemen, à vous rendre un compte exact de l’état des travaux que je poursuis, ici, depuis plus de deux années.

 

« Lors de vos précédentes visites, vous avez pu constater les progrès effectués dans toutes les branches de l’art militaire. Nos canons à dynamite ont transformé de fond en comble la balistique. L’électricité, cette alliée puissante, nous a fourni nombre d’appareils puissants, et les plus puissants moteurs que l’on connaisse. Vous avez apprécié nos forts roulants, nos mitrailleuses automatiques, nos sous-marins de grande dimension. Vous savez que d’ici peu j’aurai trouvé la solution du problème de la navigation aérienne. Du haut des airs, à l’abri des projectiles, nos aérostats foudroieront les troupes ennemies avec des obus chargés d’un explosif dont le principe n’appartiendra qu’à nous seuls, et avec des bombes asphyxiantes.

 

« Tout ce que la science a pu créer dans l’art de faire la guerre, attend ici l’heure propice. Mercury’s Park et Skytown n’ont leur équivalent dans aucun pays, je puis vous l’affirmer…

 

Sans un éclat de voix, froidement, comme s’il avait récité la Bible, Hattison avait débité son petit speech.

 

Ses paroles tombaient une à une, avec une régularité mathématique.

 

De temps en temps il s’interrompait pour juger de l’effet produit sur ses auditeurs.

 

– Voilà donc où nous en sommes, reprit-il. Les mieux armés pour la lutte, les plus riches, les plus intelligents, nous pouvons envisager l’avenir sans crainte. Nous verrons si la Chambre des représentants hésitera encore à lancer l’Union dans la voie du progrès, lorsque nous aurons remis Mercury’s Park et Skytown entre les mains du gouvernement.

 

– Elle ne pourra hésiter, s’écria William Boltyn. Les journaux entraîneront avec eux l’opinion publique. Tout le peuple yankee voudra la guerre. Son sentiment à cet égard s’est bien manifesté, il y a quelques mois, lors de l’assassinat de ce détective anglais au service du Foreign Office. Des bandes parcouraient les rues en chantant le Yankee Doodle.

 

– C’était un nommé Bob Weld, je crois, fit Hattison, indifféremment.

 

Il savait fort bien la vérité, puisque le détective avait travaillé pendant un mois à Mercury’s Park, sous un faux nom.

 

Mais il n’avait jamais informé les milliardaires de ce détail, non plus que de ses efforts, inutiles du reste, pour retrouver la trace du détective.

 

Qu’étaient devenus les plans trouvés sur le cadavre ?

 

Le gouvernement américain les avait fait disparaître sans doute.

 

Pas plus que le père d’Aurora, Hattison n’avait pu obtenir de renseignements précis à ce sujet.

 

– Cette disposition, plutôt belliqueuse du peuple, est un bon présage pour l’avenir, reprit Boltyn. Les soldats, les volontaires, ne manquent pas.

 

Cette phrase venait à merveille.

 

L’ingénieur la saisit au vol.

 

– Des soldats ! fit-il d’un air entendu. Vous avez raison, mon cher Boltyn, ils ne nous feront pas défaut. Mais, que cette question ne vous préoccupe pas. Ayez seulement des chefs. Les soldats, je m’en charge ! Ils sortiront des usines, et n’auront jamais rien à craindre ni de la faim, de la fièvre, comme cela s’est produit dans notre dernière guerre coloniale.

 

L’effet fut merveilleux, dépassa ce qu’en espérait Hattison.

 

L’étonnement des milliardaires ne connaissait plus de bornes.

 

Ils se regardaient entre eux avec des yeux pleins d’admiration et de stupeur.

 

Aurora elle-même, songeuse depuis le début, releva la tête, et parut prendre intérêt à ce qui se passait autour d’elle.

 

On pressait Hattison de questions.

 

Mais il savourait son triomphe.

 

– Je comprends votre étonnement, prononça-t-il, du ton d’un pontife qui condescend à quitter sa chaire. Vous me permettrez bien, cependant, de retarder encore un peu les explications que je vous dois. Je vous les fournirai aussi détaillées qu’il vous plaira ; mais je tiens à vous faire assister aux expériences. Si vous le voulez, pénétrons dans la troisième enceinte. Malgré l’événement de cette nuit, tout est prêt.

 

– En avant ! s’écria Philipps Adam, faisant chorus de sa grosse voix, avec l’organe flûte de Wood-Waller.

 

Tout le monde se leva.

 

– Viens-tu avec nous, Aurora ? lui demanda son père.

 

– Certainement, fit-elle. Les expériences m’intéressent au plus haut point. Je suis aussi intriguée que vous de ce qu’on vient d’annoncer.

 

– Quant à cet espion français, s’écria William Boltyn en quittant le salon, ma conviction est qu’il est encore prisonnier. Il a dû découvrir une cachette, et guette le moment favorable pour s’échapper.

 

On était sorti du cottage.

 

Les coupoles de verre et d’acier, les hautes cheminées empanachées de fumée arrêtèrent les regards des milliardaires.

 

Des trains passaient, chargés de minerai, qu’ils allaient déverser dans les hauts-fourneaux.

 

Une odeur d’huile et de charbon emplissait l’atmosphère.

 

Un bruit sourd et continu montait des enceintes, décelait le labeur incessant des machines et des ouvriers.

 

La même satisfaction orgueilleuse emplissait le cœur de tous les Yankees, devant le spectacle de la colossale cité.

 

Ils étaient fiers de leur œuvre.

 

– La science et les dollars, fit Hattison. Qui donc pourrait nous vaincre ?

 

Du geste, il indiquait la perspective des bâtiments et des usines, se continuant au loin par le parc aux aérostats et les champs de tir.

 

Suivis d’Aurora Boltyn, les membres de la Société des milliardaires américains, Hattison en tête, se dirigèrent vers la troisième enceinte de Mercury’s Park.

 

La jeune fille ne parvenait pas à dissiper ses pressentiments funestes.

 

Son cœur palpitait à grands coups, et toujours le nom d’Olivier Coronal s’imposait à son esprit.

 

L’amour d’Aurora pour l’ingénieur français s’affirmait plus violent encore, depuis qu’une angoisse sourde l’avait envahie tout entière, à l’idée que l’espion de Mercury’s Park pouvait être celui qu’elle aimait.

 

CHAPITRE XXIV

Un dénouement inattendu

 

Olivier Coronal, nous l’avons vu, n’avait dû son salut qu’à son costume isolateur de gutta-percha.

 

Encore avait-il eu les cheveux presque entièrement carbonisés par le courant électrique.

 

En face de la porte massive du souterrain, refermée par une force invisible, le jeune homme se prit à réfléchir.

 

– Je suis prisonnier, murmura-t-il avec rage. Et prisonnier d’Hattison ! C’est la mort à bref délai.

 

Réduit à l’impuissance, Olivier Coronal se rendait compte, à présent qu’il n’avait plus rien à faire, rien à tenter, rien à espérer.

 

Il ne lui restait plus qu’à attendre que l’on vînt s’emparer de lui.

 

Traqué, désarmé, comme un lion blessé cerné par les chasseurs et qui dédaigne de se défendre, Olivier avait fait, d’avance, le sacrifice de sa vie.

 

Mais, bientôt, avec sa générosité de caractère habituelle, il oublia l’imminent péril qu’il courait, pour ne plus songer qu’à la défaite des idées qui lui étaient chères, au brutal triomphe du milliard sur l’intelligence, de la féroce organisation yankee sur la civilisation européenne.

 

« C’est seulement aujourd’hui, songeait-il, que je le comprend entièrement, dans toutes ses nuances, le type odieux du Yankee, du savant sans élévation d’idées, de l’industriel sans humanité.

 

« Gagner de l’argent, beaucoup et très vite, tel est, dans la vie, son seul but, celui vers lequel tendent tous ses efforts. Commerçant avant tout, le lucre est la chose qu’il perçoit le plus nettement, qui, dès l’âge le plus tendre, absorbe toutes ses facultés. »

 

« Pour quiconque réfléchit un peu – se disait encore Olivier – cela n’a rien de bien extraordinaire. Il n’y a qu’à se rappeler comment ont été formés les États-Unis d’Amérique.

 

« Dès le seizième siècle, toutes les nations du Vieux Monde y ont déversé leur trop plein d’aventuriers, c’est-à-dire la partie la moins scrupuleuse et la plus cupide de leur population.

 

« Allemands, Anglais, Français, Espagnols sont allés là pour s’enrichir, peu soucieux de l’honnêteté des moyens qu’ils emploieraient.

 

« Des nègres, des Chinois, des Australiens, des métis de tous les pays, en apportant, chacun, les vices propres à leur race, ont achevé de démoraliser le peuple, à qui l’heureuse solution d’une guerre a permis d’arborer le titre d’États-Unis et l’étendard constellé. »

 

Le cerveau d’Olivier, presque halluciné par l’insomnie et par les émotions de cette nuit, lui évoquait la vénérable image de son ami et de son maître, l’ingénieur Golbert.

 

Il croyait entendre sa voix bourdonner à ses oreilles ; et les moindres pensées, jusqu’aux expressions et aux tournures de phrases du vieux savant, se présentaient à l’esprit d’Olivier Coronal avec une fiévreuse et maladive lucidité.

 

« Quoi qu’on nous ait raconté de la supériorité des Yankees, avait dit M. Golbert dont Olivier croyait sentir l’invisible présence à ses côtés, quoi qu’on ait dit de leur merveilleux génie pratique, il manque certainement un lobe au cerveau des Américains.

 

« Ils nous sont supérieurs, dit-on. Soit. Mais seulement de la façon dont un homme de l’âge de pierre serait supérieur, à la course et à la lutte, à un homme civilisé d’aujourd’hui.

 

« Absorbé par un seul point de vue, par une seule proie, pourrait-on dire, il est tout naturel qu’ils n’aient pas leurs pareils pour mettre sur pied une affaire industrielle ou financière. Mais leur intelligence ne franchit pas les bornes des réalités pratiques, ne saurait les franchir.

 

« Est-ce donc bien là une supériorité véritable ? On peut en douter.

 

« Lorsque son but est atteint, qu’il s’est enrichi, on peut dire que le Yankee n’a plus rien à faire, que sa vie est terminée. Que deviennent, en effet, la plupart des milliardaires américains ? Leur est-il jamais venu à la pensée d’employer leur or à la réalisation d’une idée quelconque, d’en jouir en artiste, en philosophe ? Non. Dès lors qu’ils n’ont plus de dollars à conquérir, ils se trouvent désorientés, s’ennuient ; et la liste est longue de ceux qui finirent par le suicide ou la folie.

 

« C’est qu’en effet il leur manque un lobe cérébral. Ils n’ont pas d’idées conscientes. En dehors des réalités pratiques, rien n’existe pour eux, et rien ne les intéresse. Des poètes, des philosophes, des artistes, des penseurs, ils n’en ont pas, n’en sauraient avoir. Ce n’est pas dans leurs besoins.

 

« La vie d’un Européen instruit commence vraiment, au contraire, lorsqu’il arrive à la fortune. Il va pouvoir donner un corps à ses idées et à ses rêves, satisfaire ses idées d’art ou de philosophie humanitaire. Étant riche, sa vie s’embellira.

 

« Toute la différence est là, énorme, entre les deux races, qui se font vis-à-vis sur les rivages de l’Atlantique.

 

« Même avec l’Anglais, le peuple qui, sous certains côtés, lui ressemble le plus, le Yankee n’a rien de commun à ce point de vue.

 

« Applicateur, utilisateur de première force, saisissant d’un coup d’œil les chances de réussite d’une affaire, s’entendant admirablement à perfectionner, il n’a jamais su rien inventer.

 

« Pour édifier sa formidable puissance industrielle, il a tout emprunté au Vieux Monde ; et même les découvertes les plus récentes, que lancèrent des sociétés colossalement riches, le téléphone, la photographie en couleurs entre autres, toutes ces innovations de la science avaient vu le jour en Europe.

 

« Les littérateurs, les artistes, les philosophes, c’est-à-dire tous ceux qui se sont occupés des abstractions, des intérêts généraux de l’humanité, font totalement défaut aux Yankees. Ils n’ont que des journalistes. Le grand poète Edgar Poe, enfant trouvé, ne saurait être revendiqué par eux. Du reste, les Européens sont seuls à l’apprécier.

 

« Le plus célèbre de leurs peintres, Morse, n’est connu que par un perfectionnement qu’il apporta au télégraphe Bréguet.

 

« Où s’arrêtera la fièvre industrielle qui possède les États-Unis ? se demande-t-on souvent. Jusqu’où ira cette civilisation hâtive, surchauffée, et fragile malgré tout, puisque la misère, plus horrible que partout ailleurs, y fait contrepoids à une opulence tellement fantastique, tellement exagérée, que, pour un homme qui s’enrichit, des milliers succombent dans le struggle for life quotidien.

 

« On peut le prévoir facilement.

 

« Nul ici-bas ne travaille, n’agit entièrement pour soi. C’est la leçon du passé.

 

« Le rôle, que paraissent remplir les États-Unis en ce moment, est celui d’organiser puissamment la production et la circulation des choses matérielles nécessaires à la vie des sociétés. Un philosophe seul peut s’apercevoir de cela. Les Yankees ne s’en rendent pas compte.

 

« Mais, qui sait ? concluait le vieux savant, ils auront peut-être, malgré eux, travaillé pour l’humanité !

 

« Des peuples sont là, plus conscients d’eux-mêmes ; des idées fermentent, à l’écart des réalités pratiques ; et l’avenir appartient à ces idées et à ces peuples. Ils arriveront au bon moment, les penseurs lorsque, parvenue à son summum, la civilisation américaine n’aura plus aucun rôle à jouer, lorsqu’on sera bien obligé de vendre autre chose que des denrées alimentaires, puisqu’elles n’auront plus de valeur et qu’elles n’absorberont plus qu’une minime part du travail humain.

 

« L’époque sera donc alors venue, pour les peuples, pour les hommes à larges vues, dont le génie et la science utiliseront le legs immense des civilisations antérieures.

 

« Ils pourront préparer des races fortes et belles, bien équilibrées de corps et d’âme… »

 

Tout au souvenir du vieux maître qu’il ne reverrait jamais plus, Olivier Coronal était perdu dans ses pensées.

 

Ah ! s’il avait pu prévoir que la puissance commerciale des États-Unis deviendrait, un jour, un danger, qu’un conflit s’engagerait entre les deux mondes, qu’il ne suffirait plus aux Yankees d’être les rois de l’industrie, et qu’il se trouverait, parmi eux, un homme assez audacieux pour rêver la domination universelle !…

 

Cet homme s’était rencontré, dans la personne de William Boltyn ; et il poursuivait, maintenant, la réalisation de son rêve monstrueux, armé des deux plus grandes forces de l’humanité moderne : le capital et la science.

 

« Il réussira !… se disait Olivier, avec découragement ; et je vais payer de ma vie la tentative que j’ai faite pour réduire à néant ses orgueilleux projets. »

 

Mais, peut-être à cause de la sorte de fascination qu’Aurora avait exercée sur lui, Olivier détestait moins William Boltyn qu’il ne détestait Hattison son âme damnée.

 

Le milliardaire, lui, était dans son rôle d’accapareur de dollars et de lutteur sans pitié.

 

C’était une brute, organisée seulement pour ramasser des bank-notes ; et Olivier lui eût pardonné, à cause de l’infériorité de ses idées, de la bassesse de ses préoccupations.

 

Mais Hattison !… Lui, dont la science aurait dû ennoblir les pensées, purifier et agrandir les aspirations, il mettait, au service des plus vils intérêts, ses rares facultés d’invention et d’application, qu’il eut dû n’employer qu’au bonheur et à la pacification des hommes !

 

Olivier Coronal eut sacrifié, sans scrupules, le vieil ingénieur, comme celui-ci, dans quelques instants, allait sans doute le sacrifier lui-même. Car, il en était convaincu, la mort, et une mort terrible, l’attendait.

 

Il n’avait nulle pitié à attendre de la part de William Boltyn, moins encore de la part de l’inflexible Hattison.

 

Le spectacle qu’il avait eu sous les yeux, l’ingénieur écrasant froidement sous un marteau-pilon un ouvrier sur la sincérité duquel il avait des doutes, l’édifiait d’avance sur son sort.

 

– Et je n’aurai pas eu la satisfaction de m’être rendu utile à mon pays, s’écria-t-il avec douleur. Ces hommes maudits continueront leur œuvre de destruction ! Pauvre Europe ! pauvre France ! la mort m’eut été douce, si j’avais pu vous sauver du complot qu’ils trament contre vous !

 

Le découragement du jeune homme était poignant.

 

Il souffrait horriblement, non de se savoir perdu, mais de l’écroulement de son rêve, de l’inutilité de son sacrifice.

 

Essayer de percer la porte du souterrain, il n’y fallait pas songer.

 

Un pas en avant, et une nouvelle décharge électrique l’atteindrait qui, cette fois sans doute, ne l’épargnerait pas.

 

« Mais, comment Hattison a-t-il pu savoir que j’étais ici ? se demandait-il. »

 

À force d’examiner les murs du souterrain, Olivier finit par découvrit les plaques enregistreuses des microphones.

 

Il fallait vraiment être prévenu ou très attentif pour les distinguer, tant elles étaient soigneusement dissimulées.

 

– J’aurais dû prévoir cela, s’écria-t-il, couper les fils !… Je ne m’étonne plus maintenant de trouver la porte refermée et protégée par un blocus électrique. C’est bien la manière d’agir d’Hattison, sournoise et cruelle.

 

Il remonta l’escalier, se retrouva dans la cour de l’enceinte, sa lanterne sourde à la main.

 

Le jour commençait à poindre du côté des montagnes Rocheuses.

 

Sur le toit du laboratoire, le fanal électrique veillait toujours.

 

– Impossible de franchir ces murailles ! Ah ! toutes les précautions sont bien prises ! Je suis prisonnier, gronda Olivier.

 

Sa voix tremblait.

 

La fureur, le désespoir faisaient sa marche saccadée.

 

Il s’affaissa sur une borne ; et, la tête dans ses mains, il rêva. Tout son passé, il le revécut en quelques minutes.

 

Il revit Paris, son ami le vieux savant Golbert, et les jours heureux passés auprès de lui et de Lucienne, leurs bonnes causeries dans la petite maison de Montmartre, tous les souvenirs de son amour discret pour la jeune fille.

 

Puis le mariage de Lucienne et de Ned Hattison, tout ce qu’il avait souffert sans rien dire, et le départ pour New York dans l’espoir de construire le chemin de fer subatlantique.

 

Léon Goupit les avait accompagnés.

 

Et, tout de suite, c’était Aurora qu’il avait aimée, malgré tout, malgré la catastrophe sous-marine, malgré l’œuvre de haine et l’égoïste entreprise par son père à Mercury’s Park. Encore à cette heure, vaincu dans tout ce qu’il avait de plus cher au monde, dans la lutte qu’il avait engagée, seul, pour sauver l’Europe menacée, Olivier Coronal ne pouvait évoquer, sans un frisson, les grands yeux métalliques de la jeune milliardaire.

 

Le cœur d’Olivier saignait.

 

Un combat atroce s’y livrait, entre son amour, et ce qu’il considérait comme son devoir, sa mission.

 

L’amour de l’humanité avait déjà triomphé une fois.

 

– J’irai jusqu’au bout, s’écria Olivier avec énergie en se relevant. Je mourrai, soit ; mais lorsque j’aurai épuisé la dernière ressource.

 

Une idée fantastique, irréalisable en apparence, venait de traverser le cerveau de l’ingénieur.

 

Fort et prêt à tout, il se retrouva debout, énergique et calme.

 

Il se dirigea vers le laboratoire, y pénétra, et remit sur la table de travail les dossiers qu’il avait emportés, effaça du mieux qu’il put les traces de son passage, sortit de nouveau, referma la porte, et, d’un pas ferme, gagna le hangar des hommes de fer.

 

– Pourvu que je sois de leur taille ! murmura-t-il en y pénétrant.

 

Il n’eut pas besoin d’allumer la lampe à arc pour apercevoir, noirs et rigides, les automates dont il avait appris le fonctionnement quelques instants auparavant.

 

Dans le laboratoire, le jeune homme avait découvert un sifflet d’un modèle spécial, sans doute celui qui servait à les commander.

 

Il s’en était emparé.

 

Son premier soin fut de comparer sa taille à celle des soldats.

 

– Tout va bien, fit-il. Je suis un peu plus petit, mais avec les semelles de plomb et l’armure, je serai exactement de leur grandeur.

 

Sans hésitation, Olivier Coronal jeta son dévolu sur un automate placé au centre du bataillon ; et, passant à travers les rangs, le renversa et le traîna en dehors.

 

En acier coulé, chaque machine pesait près de cent cinquante kilos.

 

Il ne parvint pas, sans effort, à remorquer celui qu’il avait choisi, jusqu’à un endroit, écarté, ayant soin de ne pas toucher à la baïonnette du fusil, qu’il savait en contact avec les piles intérieures.

 

Aussitôt qu’il eut trouvé sur les établis de serrurerie les outils qui lui étaient nécessaires, le faux Jonathan Mills se mit en devoir de démonter l’automate et de séparer l’armure de l’organisme.

 

Il était habile.

 

Le danger, qui croissait de minute en minute, lui donnait des forces.

 

Son tournevis eut bientôt raison des plaques externes.

 

Il coupa les fils conducteurs des piles, isola tout le mécanisme.

 

Ne courant plus le risque d’être foudroyé par l’électricité Olivier Coronal put accélérer le démontage du mécanisme intérieur.

 

Bien que celui-ci fût construit avec une extrême simplicité, il n’en était pas moins solidement ajusté.

 

Aussi, malgré, tout son désir de terminer la tâche qu’il avait entreprise, le jeune ingénieur n’avançait-il qu’avec peine.

 

Une à une, il détacha les bielles qui transmettaient les mouvements aux bras et aux jambes des automates. Le marteau et le tournevis remplaçaient, dans cette dissection d’un nouveau genre, le scalpel et les autres instruments de chirurgie. Les bielles gisaient sur l’établi, pareilles à des muscles puissants.

 

Puis il retira les piles électriques qui formaient comme un véritable cœur à l’automate d’acier. À coups de tenailles il coupa les fils conducteurs comme un étrange réseau d’artères ou de nerfs, portant la force motrice aux extrémités de l’automate.

 

Les rouages de l’appareil régulateur des mouvements, volèrent en éclats sous les coups de marteau d’Olivier et jonchèrent le sol, semblables à des os brisés.

 

Les accumulateurs furent ensuite mis en pièces. Il ne resta plus de ces entrailles métalliques que des plaques tordues et déchiquetées, gisant au milieu d’une mare d’acides.

 

Enfin, Olivier Coronal s’attaqua au casque de l’homme de fer, à ce casque qui lui tenait lieu de tête, et qui renfermait – cerveau étrange – tout ce que le vieil Hattison avait trouvé de plus subtil en fait de mécanisme.

 

Les phonographes qui remplaçaient les oreilles et enregistraient les commandements, l’appareil qui transmettait ces derniers aux rouages intérieurs chargés de faire marcher tout le mécanisme furent impitoyablement pulvérisés. Et de ce chef-d’œuvre de mécanique, si patiemment construit par l’ingénieur milliardaire, il ne resta bientôt plus qu’une carcasse métallique de forme humaine. Le bras droit, encore maintenu par un réseau de fils, semblait menacer le ciel de la pointe de sa baïonnette électrique.

 

C’était un étrange spectacle, aux lueurs encore indécises du jour naissant, que celui de cette dissection hâtive, fiévreuse, à laquelle se livrait un homme sur un automate humain.

 

Lorsqu’il eut achevé son démontage, Olivier Coronal emporta tous les rouages, tous les organes d’acier qu’il venait d’extraire de l’armure, maintenant éparse sur le sol, et les cacha soigneusement sous des débris de ferraille.

 

– Pourvu que Hattison ne vienne pas avant que je sois prêt ! murmura-t-il avec anxiété. Trop prudent pour s’être hasardé seul, cette nuit, il ne va pas manquer de venir, ce matin, faire opérer ma capture.

 

Rapidement, sur ses vêtements, le jeune homme se mit à endosser, à fixer plutôt, l’armure qu’il venait d’enlever à l’automate.

 

Les jambières s’enfilèrent sans trop de difficultés.

 

Mais les cuisses lui donnèrent beaucoup de mal, ainsi que les bras et le torse.

 

La sueur mouillait son front.

 

Petit à petit, pourtant, son corps entier disparut dans la gaine d’acier.

 

Son ingéniosité triompha de ces difficultés.

 

Avec du fil de fer, il consolida certaines parties peu solides de son harnachement improvisé.

 

Bientôt il n’eut plus que la tête de libre. Il prit à deux mains le casque et le posa sur sa tête, l’assujettit légèrement, se saisit du fusil électrique, fit disparaître les traces de sa transformation, et regagna la place de l’homme de fer qu’il venait de démolir.

 

Il n’y avait plus dans le hangar que cinquante automates d’acier, attendant, le fusil sur l’épaule.

 

Mais parmi ces machines inertes, un homme était venu, une intelligence s’était glissée.

 

Le bataillon avait un chef.

 

Dans sa main crispée, Olivier Coronal avait gardé le sifflet.

 

Moins de dix minutes après, le jeune homme entendait marcher dans la cour de la troisième enceinte.

 

Ainsi qu’il l’avait prévu, Hattison venait à sa recherche avec une équipe d’ingénieurs.

 

Pendant plus d’une heure, ils avaient exploré le hangar et le laboratoire dans leurs moindres recoins.

 

Hattison dirigeait les recherches avec une opiniâtreté extraordinaire.

 

Sous son armure, impassible comme une statue, Olivier Coronal l’avait vu passer à côté de lui à plusieurs reprises, les lèvres pincées, le regard terrible.

 

L’ingénieur avait promis cinq cents dollars à qui découvrirait l’espion.

 

– Il est ici, s’écriait-il. Mort ou vivant, il n’a pu s’échapper… Et Boltyn, et tous les autres qui vont arriver dans quelques heures pour les expériences, avait-il ajouté entre ses dents, mais si bas, qu’Olivier Coronal l’entendit à peine.

 

Heureusement qu’en prononçant ces dernières paroles, l’ingénieur ne regardait pas le bataillon des hommes de fer.

 

Il eut vu un automate tressaillir dans son armure.

 

Hattison avait bien été obligé de constater le peu de résultat de ses recherches.

 

Il s’était retiré, dévorant sa rage, en refermant sur lui et ses hommes le blocus électrique.

 

Il était temps.

 

Le bras droit d’Olivier Coronal était à demi ankylosé par le poids du fusil et l’immobilité.

 

Quelques instants de plus, et malgré toute sa volonté, l’arme lui eût échappé des mains.

 

Son fusil posé à côté de lui, n’osant enlever aucune pièce de sa carapace d’acier coulé, de peur d’être surpris, le jeune homme s’assit le mieux qu’il put, et attendit.

 

En toute autre circonstance, ce travestissement l’eût fait rire. Mais l’heure n’était pas gaie.

 

Sa vie, sa liberté, le salut de toute civilisation peut-être, dépendaient du succès de son entreprise.

 

« C’est donc aujourd’hui même que doivent avoir lieu les expériences, se dit-il. Dans quelques heures, comme vient de le dire Hattison, William Boltyn et ses associés seront ici… Décidément je suis bien perdu… Et quand même, qu’aurais-je pu faire ? Mon séjour dans ce hangar ne peut se prolonger longtemps. Je n’ai d’un automate que l’apparence, et je mourrai de faim. »

 

Peu à peu, une idée, d’abord confuse dans son cerveau, se précisa, finit par le hanter : idée de meurtre, que toute sa sensibilité repoussait mais qui satisfaisait bien sa haine latente à l’égard d’Hattison et de Boltyn, les auteurs de la catastrophe du chemin de fer transatlantique, les fondateurs de ces deux cités de meurtre : Mercury’s Park et Skytown.

 

« Ils n’ont pas hésité devant le crime, argumenta-t-il en lui-même. Golbert a failli être leur victime. Ils n’hésiteront pas à m’exécuter sommairement, à me faire disparaître avec le secret que je possède. Pourquoi les épargnerais-je, aujourd’hui qu’avec ce sifflet, j’ai dans la main le moyen de les foudroyer sur place, de diriger contre eux les fusils de ces automates qu’ils ont armés contre l’Europe ? »

 

Dès lors, la résolution d’Olivier Coronal fut arrêtée.

 

Son sacrifice ne serait pas tout à fait inutile. Il mourrait…

 

Mais il entraînerait avec lui dans la mort William Boltyn et ses complices.

 

Miss Aurora ?… Il ne voulait pas y songer !…

 

C’était vraiment un jour de triomphe pour l’ingénieur Hattison.

 

Son orgueil exultait.

 

Mais il n’en voulait rien laisser paraître, et s’appliquait, au contraire, à faire montre d’un sang-froid inébranlable.

 

Guidés par lui, les milliardaires se livrèrent à une battue générale, fouillant et remuant tout, explorant les moindres coins, s’excitant l’un l’autre par des exclamations haineuses dans cette chasse à l’homme, à l’espion.

 

Ils l’eussent certainement lynché de leurs propres mains, dans l’accès de sauvage colère qui s’était emparé d’eux.

 

William Boltyn n’était pas le moins acharné.

 

De formidables jurons lui échappaient.

 

Il donnait libre cours à sa fureur.

 

Le dernier, il prolongea ses recherches.

 

– Il y a là quelque chose que nous ne comprenons pas, conclut Hattison. J’approfondirai cela… il doit être ici. Il y est… Mais il se fait tard. Suspendons nos recherches.

 

Les milliardaires, un peu calmés, pénétrèrent dans le hangar.

 

Aurora les avait suivis.

 

Les cinquante automates étaient là, rigides, sur leurs jarrets d’acier.

 

Il n’y eut qu’un cri d’admiration.

 

En quelques mots, Hattison expliqua leur fonctionnement, leur rôle dans la guerre future.

 

– Voilà, s’écria-t-il, pourquoi je vous ai tous convoqués. Dix années d’incessant labeur m’ont donné ce résultat… Ce sera le point capital de notre œuvre, celui qui nous assurera la victoire… Et n’ai-je pas raison, continua-t-il, si j’attache la plus grande importance à la capture de l’espion qui s’est introduit ici, cette nuit même. Ce n’est pas un ouvrier. Son premier soin a été de prendre connaissance des plans de mes hommes de fer. Il a dérobé un sifflet. Dans quel but ? Je l’ignore. Tout indique donc que nous avons affaire à un ingénieur, un homme pour qui la mécanique et l’électricité n’ont pas de secrets.

 

Olivier Coronal entendait tout cela, immobile sous son armure, au centre du bataillon.

 

Par moments, il semblait au jeune homme qu’il devenait fou.

 

Miss Aurora était là ! parmi ces hommes dont il préméditait la mort !…

 

Derrière le casque de métal, le visage d’Olivier se convulsait.

 

Vingt fois, pendant cette chasse à l’homme, il avait été sur le point de se livrer lui-même, de renoncer à sa vengeance.

 

Et maintenant, c’était Aurora qui s’interposait entre lui et ses victimes !

 

Cependant Hattison refrénait les marques d’admiration et les hurrahs dont le gratifiaient les milliardaires.

 

– Laissez-moi faire manœuvrer devant vous nos futurs soldats, fit-il. Vous pourrez ensuite établir votre jugement sur des bases solides.

 

– Est ce que ce sont de véritables soldats ? demanda le gros Philipps Adam au distillateur Sips-Rothson, dont le visage, sous l’influence du claret, avait pris des teintes vermillonnées.

 

– Nous allons bien le voir, répondit ce dernier, qui, pas plus que le marchand de forêts, n’avait l’esprit alerte.

 

Hattison installa tout le monde dans la cour de l’enceinte sur le perron du laboratoire, et recommanda de ne pas bouger.

 

Puis il pénétra de nouveau dans le hangar, ayant à la main un sifflet semblable à celui que tenait Olivier Coronal.

 

Le jeune homme avait pris sa décision, ou du moins, il croyait l’avoir prise.

 

Il irait jusqu’au bout de son œuvre.

 

Il sacrifierait Aurora.

 

Hattison approcha le sifflet de ses lèvres.

 

Un son aigu, strident, déchira l’air.

 

Lourdement, faisant trembler le sol sous leurs semelles de plomb, les automates s’avancèrent, pénétrèrent dans la cour de l’enceinte, se dirigeant vers le laboratoire.

 

– Hurrah ! pour Hattison, cria le premier William Boltyn.

 

– Hurrah ! Hurrah ! s’écrièrent à pleine voix les milliardaires.

 

Soudain, clamé par un chœur invisible, le Yankee Doodle se fit entendre.

 

Hattison venait de mettre en branle une série de phonographes.

 

L’effet fut saisissant.

 

L’ingénieur n’avait pas compté en vain sur le chauvinisme de ses hôtes.

 

Ceux-ci se sentirent comme électrisés.

 

Aurora elle-même applaudit frénétiquement.

 

Les hurrahs redoublèrent.

 

Impassible en apparence, Hattison surveillait la marche de ses hommes de fer.

 

Magistralement, il les arrêta d’un coup de sifflet, à quelques mètres du perron sur lequel se tenaient les milliardaires, William Boltyn en tête.

 

Que se passa-t-il alors dans l’âme d’Olivier Coronal ?

 

Allait-il exécuter son plan, intervenir, dépouiller son masque d’automate.

 

La vie de tous ces Yankees lui appartenait.

 

Il lui suffisait de vouloir.

 

L’Europe serait sauvée.

 

Une volée de mitraille ferait justice.

 

La société des milliardaires aurait vécu.

 

Mais Aurora ?

 

Aurait-il la force de la sacrifier aussi ?

 

Hattison avait rejoint ses hôtes sur le perron. L’exaltation était à son comble.

 

On eût porté l’ingénieur en triomphe, s’il ne s’en était défendu.

 

Les phonographes à pavillon dévidaient toujours le Yankee Doodle.

 

Leurs notes puissantes se prolongeaient en échos.

 

Soudain, un coup de sifflet se fit entendre.

 

Ce n’était pourtant pas Hattison qui avait commandé la manœuvre.

 

Les hommes de fer s’agenouillèrent.

 

Un second coup de sifflet résonna !

 

Avant que, cloués sur place par la stupeur, les milliardaires eussent fait un mouvement, tous les fusils s’abaissèrent.

 

L’instant était suprême.

 

D’un mouvement brusque, Olivier Coronal avait enlevé son casque et rejeté son arme loin de lui.

 

Tête nue, d’une pâleur livide, il apparut, debout, dominant le bataillon agenouillé, dont les fusils tenaient enjoué les milliardaires.

 

Les yeux du jeune Français étaient fixés sur Aurora.

 

Une horrible souffrance convulsait son visage.

 

Son bras se souleva.

 

Le sifflet toucha presque ses lèvres.

 

C’était le dernier signal.

 

Les automates allaient faire feu sur le perron du laboratoire.

 

À ce moment, un cri déchirant se fit entendre.

 

La jeune milliardaire venait de reconnaître l’inventeur.

 

– Olivier Coronal ! s’écria-t-elle.

 

Ce cri pénétra jusqu’au cœur du jeune homme.

 

La jeune miss s’était avancée vers lui.

 

Son bras retomba, sans forces.

 

Il était vaincu, désormais.

 

Cependant les milliardaires étaient revenus de leur stupeur, de leur effarement.

 

– L’espion ! s’écrièrent-ils, le voilà ! Il est à nous !

 

Hattison avait sorti un revolver de sa poche. Il s’était élancé à son tour.

 

Mais avant lui, Aurora était parvenue près du jeune homme ; et, oubliant toute dissimulation, essayait de l’entraîner.

 

– Ils vont vous tuer ! s’écria-t-elle.

 

Autour du prisonnier, maintenant, en dehors du bataillon des hommes de fer, tous les Yankees étaient accourus. Presque tous, à l’exemple d’Hattison, avaient le revolver au poing. Leur attitude menaçante ne laissait aucun doute sur leurs intentions.

 

– Rendez-vous ! cria Hattison.

 

– Jamais ! répondit l’inventeur.

 

Tous les revolvers étaient braqués sur lui.

 

– Mon père, s’écria alors Aurora, vous êtes le maître ! Sauvez cet homme !

 

– Cet espion ! rugit William Boltyn. C’est impossible. Il faut qu’il meure !

 

Son doigt appuyait sur la gâchette. Mais il n’eut pas le temps de faire feu.

 

Folle, échevelée, Aurora lui avait arraché des mains le revolver, et s’était placée devant Olivier.

 

– Si vous touchez à cet homme, clama-t-elle, je me tue !… Vous aurez deux cadavres au lieu d’un !

 

Il y eut une minute d’hésitation.

 

L’attitude d’Aurora était sublime.

 

– Ma fille ! ma fille !… hurla William Boltyn, fou de douleur.

 

Il s’était rué en avant, les yeux terribles, les poings serrés ; et c’était lui, maintenant, qui protégeait les deux jeunes gens.

 

– Que personne n’attente à la vie de cet homme ! commanda-t-il d’une voix formidable.

 

Olivier Coronal était sauvé.

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] Anisette.

[2] Bonnet de laine rouge, bleu ou violet qui rappelle le bonnet phrygien.

[3] Pas tout à fait deux francs de notre monnaie [en 1899].

[4] Bacs qui transportent d’une rive à l’autre les piétons et les voitures.

[5] Sic. (Note du correcteur – ELG.)