Franz Kafka

 

 

 

LE CHÂTEAU

 

 

 

(1922-1926)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 18

III. 33

IV. 41

V. 51

VI. 64

VII. 75

VIII. 83

IX. 90

X. 99

XI. 104

XII. 108

XIII. 113

XIV. 131

XV. 136

XVI. 174

XVII. 179

XVIII. 183

XIX. 201

XX. 210

APPENDICE.. 228

VARIANTE DU DÉBUT.. 229

POSTFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION.. 232

POSTFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION.. 238

POSTFACE À LA TROISIÈME ÉDITION.. 239

À propos de cette édition électronique. 282

 

 

I.[1]

Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides.

 

Puis il alla chercher un gîte ; les gens de l’auberge n’étaient pas encore au lit ; on n’avait pas de chambre à louer, mais, surpris et déconcerté par ce client qui venait si tard, l’aubergiste lui proposa de le faire coucher sur une paillasse dans la salle. K. accepta. Il y avait encore là quelques paysans attablés autour de leurs chopes, mais, ne voulant parler à personne, il alla chercher lui-même la paillasse au grenier et se coucha près du poêle. Il faisait chaud, les paysans se taisaient, il les regarda encore un peu entre ses paupières fatiguées puis s’endormit.

 

Mais il ne tarda pas à être réveillé ; l’aubergiste se tenait debout à son chevet en compagnie d’un jeune homme à tête d’acteur qui avait des yeux minces, de gros sourcils, et des habits de citadin. Les paysans étaient toujours là, quelques-uns avaient fait tourner leurs chaises pour mieux voir. Le jeune homme s’excusa très poliment d’avoir réveillé K. et se présenta comme le fils du portier du Château, puis déclara :

 

« Ce village appartient au Château ; y habiter ou y passer la nuit c’est en quelque sorte habiter ou passer la nuit au Château. Personne n’en a le droit sans la permission du comte. Cette permission vous ne l’avez pas ou du moins vous ne l’avez pas montrée. »

 

K. s’étant à moitié redressé passa la main dans ses cheveux pour se recoiffer, leva les yeux vers les deux hommes et dit :

 

– Dans quel village me suis-je égaré ? Y a-t-il donc ici un Château ?

 

– Mais oui, dit le jeune homme lentement, et quelques-uns des paysans hochèrent la tête, c’est le Château de monsieur le comte Westwest.

 

– Il faut avoir une autorisation pour pouvoir passer la nuit ? demanda K. comme s’il cherchait à se convaincre qu’il n’avait pas rêvé ce qu’on lui avait dit.

 

– Il faut avoir une autorisation, lui fut-il répondu, et le jeune homme, étendant le bras, demanda, comme pour railler K., à l’aubergiste et aux clients :

 

– À moins qu’on ne puisse s’en passer ?

 

– Eh bien, j’irai en chercher une, dit K. en bâillant, et il rejeta la couverture pour se lever.

 

– Oui ? Et auprès de qui ?

 

– De monsieur le comte, dit K., il ne me reste plus autre chose à faire.

 

– Maintenant ! À minuit ! Aller chercher l’autorisation de monsieur le comte ? s’écria le jeune homme en reculant d’un pas.

 

– C’est impossible ? demanda calmement K. Alors pourquoi m’avez-vous réveillé ?

 

Le jeune homme sortit de ses gonds.

 

– Quelles manières de vagabond ! s’écria-t-il. J’exige le respect pour les autorités comtales ! Je vous ai réveillé pour vous dire d’avoir à quitter sur-le-champ le domaine de monsieur le comte.

 

– Voilà une comédie qui a assez dure, dit K. d’une voix étonnamment basse en se recouchant et en ramenant la couverture sous son menton. Vous allez un peu loin, jeune homme, et nous en reparlerons demain. L’aubergiste, ainsi que ces messieurs, sera témoin, si toutefois j’ai besoin de témoins. En attendant je vous préviens que je suis l’arpenteur que monsieur le comte a fait venir. Mes aides arriveront demain, en voiture, avec les appareils. Je n’ai pas voulu me priver d’une promenade dans la neige mais j’ai perdu plusieurs fois mon chemin et c’est pourquoi je suis arrivé si tard. Je savais très bien que ce n’était plus l’heure de se présenter au Château sans que vous ayez besoin de me l’apprendre. Voilà pourquoi je me suis contenté de ce gîte, où vous avez eu, pour m’exprimer avec modération, l’impolitesse de venir me déranger. Je n’ai pas autre chose à vous dire. Et maintenant bonne nuit, messieurs. Et K. se retourna vers le poêle.

 

« Arpenteur ? » prononça encore derrière lui une voix qui semblait hésiter ; sur quoi tout le monde se tut. Mais le jeune homme ne tarda pas à se ressaisir et demanda à l’hôte, sur un ton assez bas pour marquer quelque égard à l’endroit du sommeil de K…, mais assez haut pour pouvoir être entendu de lui :

 

– Je vais me renseigner au téléphone.

 

Eh quoi ! le téléphone était-il installé dans cette auberge de village ? Quelle merveilleuse organisation ! Le détail en surprenait K. bien qu’il se fût attendu à l’ensemble. L’appareil se trouvait presque au-dessus de sa tête – K. avait eu tellement sommeil qu’il ne s’en était pas aperçu – ; si le jeune homme téléphonait il ne pourrait le faire sans troubler le dormeur, quelque bonne volonté qu’il y mit ; il ne s’agissait que de savoir si K. le laisserait oui ou non téléphoner : il décida de le laisser. Mais il devenait inutile dès lors de feindre le sommeil. Il voyait déjà les paysans se rapprocher pour parler entre eux, car la venue d’un arpenteur n’était pas mince événement. La porte de la cuisine s’était ouverte ; la puissante silhouette de l’hôtesse l’emplissait toute ; l’aubergiste s’approcha de sa femme sur la pointe des pieds pour lui faire part des événements ; et la conversation téléphonique commença. Le portier était endormi, mais il y avait un sous-portier à l’appareil, l’un des sous-portiers, un Monsieur Fritz.

 

Le jeune homme s’était nommé – il s’appelait Schwarzer – raconta comme quoi il avait trouvé K., un homme de trente à quarante ans, tout déguenillé, dormant tranquillement sur une paillasse avec son sac pour oreiller et un bâton noueux à portée de la main. Naturellement il lui avait paru suspect, et, comme l’aubergiste avait visiblement négligé son devoir, il avait dû, lui Schwarzer, étudier cette affaire pour accomplir le sien. K. avait pris fort mal la chose quand il s’était vu réveillé, interrogé et menacé, comme de rigueur, d’être expulsé ; il avait peut-être d’ailleurs le droit de s’irriter, car il affirmait qu’il était un arpenteur venu sur les ordres du comte. Le devoir exigeait qu’on examinât, ne fût-ce que pour la forme, le bien-fondé de cette affirmation. Schwarzer priait en conséquence Monsieur Fritz de demander au bureau central si l’on attendait vraiment un arpenteur et de téléphoner immédiatement ce qu’on aurait appris.

 

Puis tout se tut ; là-bas, Fritz devait se renseigner, et on attendait la réponse. K. ne changea pas de position, il ne se retourna même pas, ne témoigna aucune curiosité et resta là à regarder devant lui dans le vide.

 

Ce rapport de Schwarzer où se mêlaient la prudence et la méchanceté lui donnait une idée des ressources diplomatiques dont jouissaient au Château même d’infimes employés. C’étaient des travailleurs puisqu’il y avait un service de nuit au bureau central, et ce service devait donner très vite les informations demandées car Fritz rappelait déjà. Sa réponse dut être bien courte, Schwarzer raccrocha aussitôt violemment :

 

– Je le disais bien, s’écria-t-il, pas plus d’arpenteur que sur ma main, un vulgaire vagabond qui raconte des histoires, et pis encore probablement.

 

Un instant K. pensa que tous, Schwarzer, patron, patronne et paysans allaient se précipiter sur lui. Pour éviter le premier choc il se recroquevilla sous sa couverture. À ce moment le téléphone rappela encore, et assez fort. K. sortit lentement la tête. Bien qu’il fût très invraisemblable que ce deuxième appel le concernât aussi, tout le monde s’arrêta et Schwarzer retourna à l’appareil. Il écouta une assez longue explication, puis il dit à voix basse :

 

– C’était une erreur ! Voilà qui est très gênant pour moi. Le chef de bureau a téléphoné lui-même ? Étrange, étrange. Comment expliquer la chose à Monsieur l’arpenteur ?

 

K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté c’était mauvais ; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. Si l’on croyait pouvoir le tenir en état de crainte constante en reconnaissant ainsi sa qualité d’arpenteur – ce qui donnait évidemment au Château la supériorité morale, – on se trompait ; il en éprouvait bien un petit frisson passager, mais c’était tout.

 

Comme Schwarzer s’approchait de lui timidement, il lui fit signe de s’éloigner ; il refusa aussi de s’installer, comme on l’en pressait, dans la chambre même de l’hôte ; il n’accepta qu’un peu de boisson de l’aubergiste et de l’hôtesse qu’une cuvette avec une serviette et du savon ; il n’eut même pas à demander qu’on évacuât la salle, tout le monde se retira vivement en détournant la tête pour ne pas risquer d’être reconnu le lendemain.

 

On éteignit la lampe et il put enfin se reposer. Il s’endormit profondément et s’éveilla au matin d’un sommeil qui n’avait été troublé qu’une ou deux fois par les promenades des rats.

 

Après le déjeuner qui, d’après l’aubergiste, devait être réglé par le Château comme tout l’entretien de K., il voulut se rendre au village immédiatement. Mais comme son hôte, avec lequel il n’avait encore échangé que les paroles les plus nécessaires – car il se souvenait de la scène de la veille, – comme son hôte ne cessait de rôder autour de lui d’un air suppliant, il le prit en pitié et le fit asseoir un instant.

 

– Je ne connais pas encore le comte, lui dit-il ; il paraît qu’il paye bien le bon travail, est-ce vrai ? Quand on part comme moi si loin de sa femme et de son enfant, ce n’est pas pour revenir les mains vides.

 

– Vous n’avez pas besoin de vous tracasser à ce sujet, répondit l’aubergiste, personne ne se plaint d’être mal payé.

 

– Tant mieux, dit K…, je ne suis pas un timide et je ne me gênerais pas pour parler à un comte, mais il vaut naturellement mieux que tout se passe sans discussion.

 

L’aubergiste s’était assis en face de K. sur le rebord de la fenêtre, il n’osait pas s’installer mieux et ne cessait de regarder K. de ses grands yeux noirs apeurés. Au début il le recherchait, et maintenant on aurait dit qu’il voulait le fuir. Craignait-il d’être interrogé sur le comte ? Se méfiait-il de K., maintenant qu’il voyait en lui un « Monsieur » ? K. sentit le besoin de se débarrasser de lui. Il regarda sa montre et dit :

 

– Mes aides ne vont pas tarder, pourras-tu les loger ici ?

 

– Certainement, répondit l’hôte. Mais ne logeront-ils pas au Château avec toi ?

 

L’aubergiste renonçait-il donc si facilement à des clients – surtout à K., – pour les renvoyer ainsi au Château ?

 

– Ce n’est pas encore sûr, dit K. Il faut d’abord que je connaisse la tâche qu’on va me donner. Si je dois travailler en bas, dans le village, il vaudra mieux que je loge ici. Je crains d’ailleurs que la vie ne me plaise pas au Château. Je veux rester libre.

 

– Tu ne connais pas le Château, dit l’aubergiste à voix basse.

 

– Évidemment, dit K., il ne faut pas juger trop vite. Pour le moment tout ce que je sais du Château c’est qu’il s’entend à choisir ses arpenteurs. Peut-être a-t-il d’autres qualités.

 

Et il se leva pour se délivrer de l’aubergiste qui mordillait nerveusement ses lèvres. Décidément la confiance de cet homme n’était pas facile à gagner.

 

En s’en allant, K. fut frappé par un portrait sombre qui pendait au mur dans un cadre noir. Il l’avait déjà remarqué de son lit, mais, ne pouvant distinguer les détails à distance, il l’avait pris pour un vêtement noir. Pourtant, c’était bien un tableau, il le voyait maintenant, c’était le buste d’un homme d’environ cinquante ans. Ce personnage penchait la tête si bas qu’on distinguait à peine les yeux ; le front était très haut, très lourd, et le nez fort et recourbé. La barbe, aplatie par le menton contre la poitrine, reprenait plus bas son ampleur. La main gauche, les doigts ouverts, s’enfonçait dans les grands cheveux, et l’homme ne pouvait plus relever la tête.

 

– Qui est-ce ? demanda K. ; le comte ?

 

Il se tenait devant le tableau, il n’avait même pas regardé l’aubergiste.

 

– Non, dit l’hôte, c’est le portier.

 

– Ils ont vraiment un beau portier dans ce Château, déclara K., dommage que son fils lui ressemble si peu.

 

– Mais non, dit l’aubergiste, et il fit pencher K. pour lui chuchoter à l’oreille : – Schwarzer a exagéré hier soir, son père n’est que sous-portier, et encore l’un des derniers.

 

L’aubergiste faisait dans cet instant à K. l’effet d’un enfant.

 

– Ah ! l’animal ! dit K. en riant.

 

Mais l’aubergiste ne rit pas, il déclara :

 

– Son père est puissant lui aussi.

 

– Allons donc ! dit K., tu crois tout le monde puissant, peut-être même moi ?

 

– Non, toi, dit l’hôte d’une voix timide mais d’un ton grave, je ne te crois pas puissant.

 

– Tu observes fort bien, dit K. ; en effet, entre nous, je ne suis pas puissant ; sans doute, je n’ai pas moins de respect que toi pour ceux qui le sont, seulement je suis moins franc, je ne veux pas toujours l’avouer.

 

Et il tapota la joue de l’hôte pour le consoler et gagner ses bonnes grâces. L’autre sourit alors un peu. Il ressemblait vraiment à un adolescent avec son visage délicat et son menton presque sans barbe. Comment s’était-il apparié avec cette femme volumineuse et d’air âgé que l’on voyait remuer, les coudes loin du corps, par la petite fenêtre qui donnait sur la cuisine ? Mais K. ne voulait plus sonder l’homme ; il eût craint de chasser le sourire qu’il avait fini par obtenir. Aussi lui fit-il simplement signe d’ouvrir la porte et il sortit dans la rue où l’accueillit un beau matin d’hiver.

 

Maintenant il voyait le Château qui se détachait nettement là-haut dans l’air lumineux ; la neige qui s’étalait partout en couche mince en accusait nettement le contour. Elle semblait d’ailleurs moins épaisse sur la montagne qu’au village où K. avait autant de peine à marcher que la veille sur la grand-route. La neige montait jusqu’aux fenêtres des cabanes et pesait lourdement sur les toitures basses, tandis que là-haut, sur la montagne, tout avait un air dégagé, tout montait librement dans l’air, c’était du moins ce qu’il semblait d’ici.

 

En somme, tel qu’on le voyait ainsi de loin, le Château répondait à l’attente de K. Ce n’était ni un vieux Château féodal ni un palais de date récente, mais une vaste construction composée de quelques bâtiments à deux étages et d’un grand nombre de petites maisons pressées les unes contre les autres ; si l’on n’avait pas su que c’était un Château on aurait pu croire qu’on avait affaire à une petite ville. K. ne vit qu’une tour et ne put discerner si elle faisait partie d’une maison d’habitation ou d’une église. Des nuées de corneilles décrivaient leurs cercles autour d’elle.

 

K. poursuivit son chemin, les yeux braqués sur le Château ; rien d’autre ne l’inquiétait. Mais en se rapprochant il fut déçu ; ce Château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. Un souvenir fugitif vint frapper l’esprit de K… : il songea à sa ville natale. Elle le cédait à peine à ce prétendu Château ; si K. n’était venu que pour le voir, ç’aurait été un voyage perdu et il aurait mieux fait d’aller revoir sa patrie où il n’était plus retourné depuis si longtemps. Il comparait en pensée le clocher de son village avec la tour qui se dressait là-haut. Celle du clocher, sûre d’elle, montait tout droit sans une hésitation et se rajeunissait en haut, terminée par un large toit qui la couvrait de tuiles rouges ; c’était un bâtiment terrestre, bien sûr, – que pouvons-nous construire d’autre ? – mais qui plaçait son but plus haut que le plat ramassis des petites maisons et qui prenait une expression plus lumineuse au-dessus des tristes jours et du travail quotidien. La tour d’ici – la seule que l’on vît – était la tour d’une maison d’habitation – on s’en rendait compte maintenant, – peut-être celle du corps principal du Château ; c’était une construction ronde et uniforme dont le lierre recouvrait gracieusement une partie ; elle était percée de petites fenêtres que le soleil faisait étinceler ; elle avait quelque chose de fou et se terminait par une sorte de plate-forme dont les créneaux incertains, irréguliers et ruineux, gravaient dans un ciel bleu des dents qui semblaient avoir été dessinées par la main craintive ou négligente d’un enfant. On eût dit qu’un triste habitant, contraint de vivre enfermé dans la pièce la plus reculée de la maison, avait crevé le toit et s’était levé pour se montrer au monde.

 

K. s’arrêta encore une fois, comme si ces haltes lui eussent permis de mieux réfléchir. Mais il fut dérangé.

 

Derrière l’église près de laquelle il s’était arrêté – ce n’était qu’une chapelle agrandie, pour recevoir les fidèles, par des corps de maçonnerie qui lui donnaient de faux airs de grange, – derrière l’église du village se trouvait l’école. C’était un long bâtiment bas, qui mariait étrangement le caractère du provisoire et celui des très vieilles choses, au fond d’un jardin grillé transformé en steppe neigeuse par la saison. Les enfants en sortaient avec l’instituteur. Ils entouraient leur maître d’une troupe compacte, tous les regards étaient fixés sur le maître et toutes les langues se démenaient ; les enfants parlaient si vite que K. ne comprenait rien. L’instituteur, un jeune homme, petit et étroit d’épaules, mais sans être ridicule, et qui se tenait très droit, avait aperçu K. du plus loin ; il faut dire que K., en dehors de ce groupe, était le seul homme qu’on pût voir jusqu’à l’horizon. En sa qualité d’étranger il salua le premier le petit homme autoritaire.

 

– Bonjour, monsieur l’instituteur, dit-il.

 

Tous les enfants se turent d’un coup ; ce silence soudain, préludant à ses mots, dut plaire au jeune instituteur.

 

– Vous regardez le Château ? demanda-t-il plus doucement que K. ne s’y fût attendu, mais sur un ton qui semblait désapprouver cette occupation.

 

– Oui, dit K., je ne suis pas d’ici, je ne suis arrivé que d’hier.

 

– Le Château ne vous plaît pas ? demanda hâtivement l’instituteur.

 

– Comment ? riposta K., un peu ahuri ; puis il répéta la question plus doucement : Le château ne me plaît pas ? Pourquoi voulez-vous qu’il ne me plaise pas ?

 

– Aucun étranger ne le trouve à son goût, dit l’instituteur.

 

Pour éviter une réponse désagréable, K. détourna le cours de l’entretien et demanda :

 

– Vous connaissez sans doute le comte ?

 

– Non, dit l’instituteur qui voulut s’en aller.

 

Mais K. ne le lâcha pas et demanda encore :

 

– Comment ! Vous ne connaissez pas le comte ?

 

– Comment le connaîtrais-je ? dit l’instituteur tout bas, et il ajouta en français à haute voix : Songez à la présence de ces enfants innocents.

 

K. en prit motif pour demander :

 

– Pourrai-je venir vous voir, Monsieur l’instituteur ? Je dois rester longtemps ici et je me sens déjà un peu seul ; je ne suis fait ni pour les paysans ni, sans doute, pour le Château.

 

– Il n’y a pas de différence entre les paysans et le Château, dit l’instituteur.

 

– Soit, dit K., mais cela ne change rien à ma situation. Ne pourrai-je venir vous voir ?

 

– J’habite chez le boucher, dans la petite rue du Cygne.

 

C’était un renseignement plutôt qu’une invitation, K. répondit cependant :

 

– Eh bien, merci, je passerai.

 

L’instituteur fit un signe de tête et partit avec les enfants qui se remirent immédiatement à crier. Ils disparurent bientôt au fond d’une ruelle abrupte.

 

Mais K. restait distrait, fâché de l’entretien. Pour la première fois depuis son arrivée il ressentait une vraie fatigue. Le long chemin qu’il avait dû faire pour venir ne l’avait pas épuisé pendant l’effort lui-même ; comme il avait marché patiemment ces jours-là, pas après pas, sur cette longue route ! Les suites de ce surmenage se faisaient sentir maintenant, et c’était au mauvais moment. Il éprouvait un irrésistible besoin de faire de nouvelles connaissances, mais toutes celles qu’il trouvait augmentaient sa fatigue[1]. S’il se contraignait dans son état présent à poursuivre sa promenade jusqu’à l’entrée du Château, ce serait plus que suffisant.

 

Il poursuivit donc son chemin ; mais que ce chemin était long ! En effet la route qui formait la rue principale du village, ne conduisait pas à la hauteur sur laquelle s’élevait le Château, elle menait à peine au pied de cette colline, puis faisait un coude qu’on eût dit intentionnel, et, bien qu’elle ne s’éloignât pas davantage du Château, elle cessait de s’en rapprocher. K. s’attendait toujours à la voir obliquer vers le Château, c’était ce seul espoir qui le faisait continuer ; il hésitait à lâcher la route, sans doute à cause de sa fatigue, et s’étonnait de la longueur de ce village qui ne prenait jamais de fin ; toujours ces petites maisons, ces petites vitres givrées et cette neige et cette absence d’hommes… Finalement il s’arracha à cette route qui le gardait prisonnier et s’engagea dans une ruelle étroite ; la neige s’y trouvait encore plus profonde ; il éprouvait un mal horrible à décoller ses pieds qui s’enfonçaient, il se sentit ruisselant de sueur et soudain il dut s’arrêter, il ne pouvait plus avancer.

 

Il n’était d’ailleurs pas perdu : à droite et à gauche se dressaient des cabanes de paysans : il fit une boule de neige et la lança contre une fenêtre. Aussitôt la porte s’ouvrit – la première porte qui s’ouvrait depuis qu’il marchait dans le village – et un vieux paysan apparut sur le seuil, aimable et faible, la tête penchée sur le côté, les épaules couvertes d’une peau de mouton brune.

 

– Puis-je entrer un instant chez vous ? demanda K., je suis très fatigué.

 

Il n’entendit pas la réponse du vieux mais accepta avec reconnaissance la planche qu’on lui lança sur la neige et qui le tira aussitôt d’embarras ; en quatre pas il fut dans la salle.

 

Une grande salle crépusculaire : quand on venait du dehors, on ne voyait d’abord rien. K. trébucha contre un baquet, une main de femme le retint. Des cris d’enfants venaient d’un coin. D’un autre coin sortait une épaisse fumée qui transformait la pénombre en ténèbres. K. se trouvait là comme dans un nuage.

 

– Il est ivre ! dit quelqu’un.

 

– Qui êtes-vous ? cria une voix autoritaire, et, s’adressant probablement au vieux :

 

– Pourquoi l’as-tu laissé entrer ? Doit-on recevoir tout ce qui traîne dans la rue ?

 

– Je suis l’arpenteur du comte, dit K., cherchant à se justifier aux yeux de l’homme qu’il ne voyait toujours pas.

 

– Ah ! c’est l’arpenteur du comte, dit une voix de femme ; ces paroles furent suivies d’un silence complet.

 

– Vous me connaissez ? demanda K.

 

– Certainement, fit brièvement la même voix.

 

Ce fait n’avait pas l’air de le recommander.

 

Finalement la fumée se dissipa un peu et K. put voir où il était. Il semblait que ce fût grand jour de lessive. Près de la porte on lavait du linge. Mais le nuage venait de l’autre coin où deux hommes se baignaient dans l’eau fumante d’un baquet de bois tel que K. n’en avait jamais vu ; il tenait la place de deux lits. Pourtant c’était le coin de droite qui semblait le plus surprenant sans qu’on pût discerner au juste d’où provenait cette étrangeté. D’une grande lucarne, la seule du fond de la pièce, tombait une blafarde lueur de neige qui devait venir de la cour et donnait un reflet de soie aux vêtements d’une femme fatiguée qui se tenait presque couchée sur un haut fauteuil dans ce coin de la salle. Elle portait un nourrisson sur son sein. Des enfants jouaient autour d’elle, des fils de paysans, comme on pouvait le voir, mais elle n’avait pas l’air d’être du même milieu ; la maladie et la fatigue affinent même les paysans.

 

– Asseyez-vous, dit l’un des hommes, qui portait une grande barbe, et une moustache, par surcroît, sous laquelle sa bouche béait car il ne cessait de souffler ; il indiqua comiquement un bahut en tendant le bras au-dessus du baquet avec un geste qui éclaboussa d’eau chaude tout le visage de K. Le vieux qui avait fait entrer K. avait déjà pris place sur ce bahut et se tenait là, les yeux dans le vide. K. fut heureux de pouvoir enfin s’asseoir. Personne maintenant ne s’occupait plus de lui. La femme qui lavait, une blonde dans toute l’opulence de la jeunesse, chantait à voix basse en frottant ; les hommes dans leur bain s’agitaient et se retournaient, les enfants voulaient s’approcher d’eux, mais les éclaboussures d’eau, qui n’épargnaient pas K. non plus, les arrêtaient toujours à distance, la femme du grand fauteuil restait comme inanimée, elle n’abaissait même pas les yeux sur l’enfant qu’elle portait, elle regardait en l’air dans le vague.

 

K. avait sans doute passé longtemps à contempler cette belle image qui ne se modifiait jamais, mais il avait dû s’endormir aussi par la suite, car, lorsqu’il sursauta à l’appel d’une voix forte, sa tête se trouvait sur l’épaule du vieillard assis à côté de lui. Les hommes, qui avaient fini de se baigner, – c’étaient maintenant les enfants qui gigotaient dans le grand baquet sous la surveillance de la femme blonde, – les hommes se tenaient devant K., vêtus de pied en cap. Le hurleur à grande barbe était le plus négligeable des deux. L’autre, en effet, qui n’était pas plus grand et dont la barbe était beaucoup moins importante, était un homme taciturne, un homme de lentes pensées, large d’épaules, et de visage aussi, qui tenait la tête penchée :

 

– Monsieur l’arpenteur, dit-il, vous ne pouvez pas rester ici. Excusez-moi de cette impolitesse.

 

– Je ne voulais pas rester non plus, dit K., je voulais simplement me reposer un peu. C’est fait, maintenant je m’en vais.

 

– Vous êtes sans doute surpris, dit l’homme, de notre peu d’hospitalité. Mais l’hospitalité n’est pas d’usage chez nous, nous n’avons pas besoin d’hôtes.

 

Un peu remonté par son sommeil, l’oreille plus nette qu’auparavant. K. fut heureux de ces franches paroles. Il bougeait plus librement ; il s’appuyait sur sa canne et allait tantôt ici, tantôt là, il s’approcha de la femme étendue dans le fauteuil ; il était d’ailleurs physiquement le plus grand de toute la salle.

 

– Certainement, dit-il, qu’avez-vous besoin d’hôtes ? De temps en temps pourtant cela peut arriver, par exemple, avec moi, l’arpenteur.

 

– Je ne sais pas, dit l’homme lentement ; si l’on vous a fait venir c’est sans doute qu’on a besoin de vous, je pense que c’est une exception, mais nous, qui sommes de petites gens, nous nous en tenons à la règle, vous ne pouvez nous en vouloir.

 

– Certainement, dit K., je ne vous dois que des remerciements à vous et à tous ceux d’ici.

 

Et, à la grande surprise de tous, il se retourna littéralement d’un bond et se trouva devant la femme. Elle se mit à regarder K. de ses yeux bleus et fatigués ; le châle de soie qu’elle portait sur la tête lui retombait jusqu’au milieu du front, le nourrisson dormait contre son sein.

 

– Qui es-tu ? demanda K.

 

D’un air de mépris dont on ne savait s’il s’adressait à K. ou à sa propre réponse, elle dit : « Une femme du Château ».

 

Cette scène n’avait demandé qu’un instant ; mais K. avait déjà un homme à droite et l’autre à gauche, et, comme s’il n’y avait plus eu d’autre moyen de se faire comprendre, on le traîna jusqu’à la porte sans mot dire mais avec toute la force possible. Le vieux en parut heureux, car on le vit battre des mains. La laveuse riait aussi près des enfants qui s’étaient mis à faire soudain un tapage fou.

 

K. se trouva bientôt dans la rue, les hommes le surveillaient du seuil. La neige avait recommencé, pourtant l’air paraissait moins trouble. L’homme à la grande barbe cria impatiemment :

 

– Où voulez-vous aller ? Ici c’est le chemin du Château, et là celui du village.

 

K. ne lui répondit pas, mais il dit à l’autre, qui, malgré son embarras, semblait le plus abordable :

 

– Qui êtes-vous ? Qui dois-je remercier ?

 

– Je suis, lui fut-il répondu, le maître tanneur Lasemann, mais vous n’avez personne à remercier.

 

– Bien, dit K…, peut-être nous retrouverons-nous.

 

– Je ne crois pas, dit Lasemann.

 

À ce moment l’homme à la grande barbe cria en élevant la main :

 

– Bonjour Arthur, bonjour Jérémie !

 

K. se retourna ; il y avait donc quand même des hommes dans les rues de ce village !

 

Deux jeunes gens venaient du côté du Château ; ils étaient de taille moyenne et très sveltes tous deux, vêtus d’habits collants, et leurs visages se ressemblaient beaucoup. Leur teint était d’un brun foncé, mais le noir de leurs barbes en pointe tranchait quand même violemment sur ce ton. Ils marchaient à une vitesse qui étonnait dans une telle neige, leurs minces jambes se mouvaient au même pas.

 

– Qu’avez-vous ? cria l’homme à la grande barbe. On ne pouvait, tant ils allaient vite, se faire entendre d’eux qu’en criant ; ils ne s’arrêtèrent pas.

 

– Aux affaires, lancèrent-ils en souriant.

 

– Où ?

 

– À l’auberge.

 

– J’y vais aussi, cria soudain K., plus fort que tous les autres ; il avait grande envie de se faire accompagner par les deux jeunes gens ; il ne lui semblait pas que leur connaissance pût devenir bien avantageuse, mais ce devait être de bons compagnons dont la société serait réconfortante. Ils entendirent les paroles de K. mais se contentèrent de faire un signe de tête et disparurent.

 

K. restait toujours dans sa neige ; il n’était pas tenté d’en retirer ses pieds qu’il eût fallu y replonger un peu plus loin ; le maître tanneur et son compagnon, satisfaits de l’avoir définitivement expédié, rentrèrent lentement dans la maison par la porte entrouverte en retournant fréquemment la tête pour jeter un regard sur lui, et K. resta seul au milieu de la neige qui l’enveloppait. « Ce serait l’occasion, se dit-il, de me livrer à un petit désespoir, si je me trouvais là par l’effet d’un hasard et non de par ma volonté ».

 

Ce fut alors que, dans le mur de la petite maison de gauche, une minuscule fenêtre s’ouvrit qui avait paru d’un bleu foncé, peut-être sous l’effet de la neige, tant qu’elle était restée fermée et qui était si minuscule en vérité que, même ouverte maintenant, elle ne laissa pas voir tout le visage de la personne qui regardait, mais seulement ses yeux.

 

– Il est là, dit la voix tremblante d’une femme.

 

– C’est l’arpenteur, dit une voix d’homme.

 

Puis l’homme vint à la fenêtre et demanda, sans brutalité, mais cependant sur le ton de quelqu’un qui tient à ce que tout soit en ordre devant sa porte :

 

– Qui attendez-vous ?

 

– Un traîneau qui me prenne, dit K.

 

– Il ne passe pas de traîneau ici, dit l’homme, il n’y a aucune circulation.

 

– C’est pourtant la route qui mène au Château ! objecta K.

 

– Peu importe, dit l’homme avec une certaine cruauté, on n’y passe pas.

 

Puis ils se turent tous deux. Mais l’homme réfléchissait sans doute à quelque chose, car il gardait sa fenêtre ouverte : il en sortait de la fumée.

 

– Un mauvais chemin, dit K. pour lui venir en aide.

 

Mais l’homme se contenta de répondre :

 

– Évidemment.

 

Il ajouta pourtant au bout d’un instant :

 

– Si vous voulez je vous emmènerai avec mon traîneau.

 

– Oui, faites-le, je vous prie, répondit K. tout heureux, combien me demanderez-vous ?

 

– Rien, dit l’homme…

 

K. fut très étonné.

 

– Vous êtes bien l’arpenteur ? dit l’homme, vous appartenez au Château ! Où voulez-vous donc aller ?

 

– Au Château, fit K. hâtivement.

 

– Alors je ne vous prends pas, dit l’homme aussitôt.

 

– J’appartiens pourtant au Château, dit K. en reprenant les paroles propres de l’homme.

 

– Ça se peut, dit l’homme sur le ton d’un refus.

 

– Conduisez-moi alors à l’auberge, dit K.

 

– Bien, dit l’homme, j’amène tout de suite mon traîneau.

 

Rien de bien aimable en tout cela, on eût plutôt été tenté d’y voir le souci égoïste, anxieux et presque pédantesque d’éloigner K. du seuil de cette maison.

 

La porte de la cour s’ouvrit, livrant passage à un traîneau léger, complètement plat, sans aucun siège, tiré par un petit cheval fragile et suivi de l’homme, un être voûté, faible, boiteux, avec une tête maigre et rouge d’enrhumé qui paraissait toute petite dans l’écharpe de laine qui l’enveloppait étroitement. L’homme était visiblement malade, et il était pourtant sorti rien que pour pouvoir éloigner K. K. y fit une allusion mais l’homme secoua la tête. K. apprit seulement qu’il avait affaire au voiturier Gerstäcker et que si l’homme avait pris cet incommode traîneau c’était parce que celui-là se trouvait prêt et qu’il eût fallu trop de temps pour en amener un autre.

 

– Asseyez-vous, dit le voiturier en indiquant du fouet l’arrière du traîneau.

 

– Je vais m’asseoir près de vous, dit K.

 

– Je m’en irai, dit Gerstäcker.

 

– Pourquoi donc ? demanda K.

 

– Je m’en irai, répéta Gerstäcker et il fut prit d’un tel accès de toux qu’il dut se camper les jambes écartées dans la neige et se cramponner des deux mains au bord du traîneau.

 

K. ne dit plus rien, s’assit sur l’arrière du traîneau, la toux se calma petit à petit et ils partirent.

 

Là-haut, le Château, déjà étrangement sombre, que K. avait espéré atteindre dans la journée, recommençait à s’éloigner. Mais, comme pour saluer K., à l’occasion de ce provisoire adieu, le Château fit retentir un son de cloche, un son ailé, un son joyeux, qui faisait trembler l’âme un instant : on eût dit – car il avait aussi un accent douloureux – qu’il vous menaçait de l’accomplissement des choses que votre cœur souhaitait obscurément. Puis la grande cloche se tut bientôt, relayée par une petite qui sonnait faible et monotone, peut-être là-haut elle aussi, peut-être au village déjà. Ce drelindin convenait d’ailleurs mieux au lent voyage que faisait K. en compagnie de ce voiturier miteux mais inexorable.

 

– Écoute, lui dit K. soudain – ils n’étaient plus loin de l’église, le chemin de l’auberge était tout proche, K. pouvait déjà se risquer – je suis très étonné que tu oses prendre sous ta propre responsabilité de me voiturer ainsi à travers le pays, en as-tu bien le droit ?

 

Gerstäcker ne s’inquiéta pas de cette question et continua à marcher tranquillement à côté de son petit cheval.

 

– Eh ! cria K., et, ramassant un peu de neige sur le traîneau, il en fit une boule qu’il lança sur Gerstäcker. Il atteignit le voiturier en pleine oreille. Gerstäcker s’arrêta et se retourna ; mais lorsque K. le vit si près de lui – le traîneau avait continué à avancer légèrement – lorsqu’il vit cet être courbé, cette silhouette pour ainsi dire maltraitée, ce mince visage rouge et fatigué aux joues dissymétriques, l’une plate, l’autre tombante, cette bouche ouverte d’attention où ne restaient que quelques dents perdues, il ne put que répéter avec un ton de pitié ce qu’il avait d’abord dit méchamment : Gerstäcker ne serait-il pas puni de l’avoir transporté ?

 

– Que veux-tu ? demanda Gerstäcker sans comprendre ; il n’attendit d’ailleurs pas de réponse, il cria : « Hue ! » au petit cheval et ils poursuivirent leur route.

 

II.

Quand ils furent tout près de l’auberge, ce dont K s’aperçut à un certain coude de la route, il constata à son grand étonnement qu’il faisait déjà complètement nuit. S’était-il donc absenté si longtemps ? Cela n’avait pourtant duré qu’une heure ou deux d’après ses calculs. Et il était parti le matin ! Et il n’avait pas eu faim ! Et le jour n’avait cessé, jusqu’à l’instant précédent, de garder la même clarté, la nuit n’était venue que maintenant. « Courtes journées, courtes journées », se dit-il, et il descendit du traîneau et se dirigea vers l’auberge.

 

Il fut heureux de voir, en haut du petit perron, l’aubergiste qui l’éclairait en brandissant une lanterne. Se souvenant subitement du voiturier, il s’arrêta ; il l’entendit tousser quelque part, dans le noir. Après tout il le reverrait ! Ce ne fut qu’une fois près de l’aubergiste, qui le salua humblement, qu’il aperçut deux hommes plantés chacun d’un côté de la porte. Il prit la lanterne de la main de l’aubergiste et les éclaira tous deux ; c’étaient les hommes qu’il avait déjà rencontrés et qu’on avait appelés Arthur et Jérémie. Ils saluèrent comme des soldats. Se souvenant de son service militaire, heureuse époque, K. se prit à rire.

 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il en promenant ses regards de l’un à l’autre.

 

– Vos aides, répondirent-ils.

 

– Ce sont les aides, confirma l’aubergiste à voix basse.

 

– Eh quoi ! demanda K., vous êtes mes anciens aides, ceux que j’ai fait venir, ceux que j’attends ?

 

Ils répondirent affirmativement.

 

– C’est bien, dit K. au bout d’un instant, vous avez bien fait de venir. D’ailleurs, ajouta-t-il après une autre pause, vous arrivez en retard, vous avez été bien négligents.

 

– La route était longue, dit l’un d’eux.

 

– La route était longue, répéta K., mais je vous ai vus revenir du Château.

 

– Oui, dirent-ils sans plus d’explications.

 

– Où sont les instruments ? demanda K.

 

– Nous n’en avons pas, dirent-ils.

 

– Les instruments que je vous ai confiés, dit K.

 

– Nous n’en avons pas, répétèrent-ils.

 

– Ah ! quels êtres vous faites ! dit K., entendez-vous quoi que ce soit à l’arpentage ?

 

– Non, dirent-ils.

 

– Mais si vous êtes mes anciens aides, vous connaissez forcément le métier ! dit K.

 

Ils se turent.

 

– Allons, venez, dit K. et il les fit entrer devant lui dans la maison.

 

Ils s’attablèrent donc tous trois en silence autour des verres de bière, à une toute petite table, K. au milieu, les aides à sa droite et sa gauche. Il y avait une autre table, entourée de paysans comme le soir précédent.

 

– On a du travail avec vous, déclara K., comparant leurs visages ainsi qu’il l’avait souvent fait ; comment m’y prendre pour vous distinguer ? Vous ne différez que par vos noms ; à cela près vous vous ressemblez comme… – il hésita un instant, puis continua involontairement – vous vous ressemblez comme des serpents.

 

Ils sourirent.

 

– Les autres nous distinguent pourtant bien ! dirent-ils pour se justifier.

 

– Je le crois, dit K., j’en ai été moi-même témoin, mais je ne vois qu’avec mes yeux, et ils ne me permettent pas de vous distinguer. Je vous traiterai donc comme si vous ne faisiez qu’un, je vous appellerai tous deux Arthur, c’est bien le nom de l’un d’entre vous ? Le tien peut-être ? demanda-t-il à l’un des deux.

 

– Non, dit celui-ci, je m’appelle Jérémie.

 

– Peu importe, dit K…, je vous appellerai tous deux Arthur. Si j’envoie Arthur quelque part vous devez y aller tous deux, si je donne un travail à Arthur vous devez le faire tous deux, cette méthode a pour moi le gros inconvénient de m’empêcher de vous employer en même temps à des besognes différentes mais en revanche elle me permet de vous rendre tous deux responsables de tout ce que je vous chargerai de faire. Répartissez-vous le travail comme vous l’entendez, cela m’est indifférent, tout ce que je vous demande c’est de ne pas vous rejeter les responsabilités l’un sur l’autre, vous ne faites qu’un pour moi.

 

Ils réfléchirent et dirent :

 

– Cela nous serait très désagréable.

 

– Évidemment, dit K., évidemment, il ne peut en être autrement, mais je maintiens mes ordres.

 

Depuis un moment il voyait rôder autour de la table un paysan qui, finissant par se décider, alla trouver l’un des aides et voulut lui parler à l’oreille.

 

– Pardon, dit K. en se levant et frappant la table du poing, ces deux hommes sont mes aides et nous sommes en conférence. Nul n’a le droit de nous déranger.

 

– Oh ! pardon, pardon, dit peureusement le paysan en retournant à reculons vers ses amis.

 

– Faites surtout bien attention à ceci, dit K. se rasseyant : ne parlez à personne sans que je vous le permette. Je suis ici un étranger et, si vous êtes mes anciens aides, vous êtes des étrangers aussi. Étrangers tous les trois nous devons nous tenir les coudes ; allons, tendez-moi vos mains !

 

Ils les tendirent immédiatement, avec trop de docilité.

 

– Allons, bas les pattes ! dit K., mais rappelez-vous mon ordre. Maintenant je vais aller au lit et je vous conseille d’en faire autant. Nous avons perdu un jour de travail, il faudra commencer demain de très bonne heure. Procurez-vous un traîneau pour monter au Château et soyez ici devant la porte à six heures.

 

– Bien, fit l’un.

 

Mais l’autre : – Tu dis « bien », et tu sais pourtant que ce n’est pas possible.

 

– Paix, dit K., vous voulez sans doute commencer à vous distinguer l’un de l’autre ?

 

Mais le premier dit alors aussi : – Il a raison, c’est impossible, nul étranger ne doit entrer au Château sans une permission…

 

– Où demande-t-on cette permission ?

 

– Je ne sais pas, peut-être au portier.

 

– Eh bien ! adressons-nous à lui, appelez-le au téléphone immédiatement, et tous les deux.

 

Ils coururent à l’appareil et demandèrent la communication, – comme ils se pressaient aux écouteurs ! Ils paraissaient d’une docilité ridicule ! – Ils demandèrent si K. pourrait venir le lendemain au Château avec eux. K. entendit de sa table le « Non » qu’on lui répondit. La réponse était d’ailleurs plus complète, elle ajoutait : « Ni demain ni une autre fois. »

 

– Je vais téléphoner moi-même, dit K. en se levant.

 

Sauf au moment de l’intervention du paysan, K. n’avait été que peu remarqué, mais sa dernière déclaration éveilla l’attention de tous. Tout le monde se leva en même temps que lui et, malgré les efforts de l’aubergiste qui cherchait à les refouler, les paysans se groupèrent en demi-cercle autour de l’appareil. La plupart étaient d’avis qu’on ne répondrait rien à K. Il dut les prier de rester tranquilles et leur dire qu’il ne leur demandait pas leur avis.

 

On entendit sortir de l’écouteur un grésillement tel que K. n’en avait jamais perçu au téléphone. On eût dit le bourdonnement d’une infinité de voix enfantines, mais ce n’était pas un vrai bourdonnement, c’était le chant de voix lointaines, de voix extrêmement lointaines, on eût dit que ces milliers de voix s’unissaient d’impossible façon pour former une seule voix, aiguë mais forte, et qui frappait le tympan comme si elle eût demandé à pénétrer quelque chose de plus profond qu’une pauvre oreille. K. écoutait sans téléphoner, il avait posé le bras gauche sur la boîte de l’appareil et écoutait dans cette position.

 

Un messager l’attendait, il ne savait depuis quand ; l’homme était là depuis si longtemps que l’aubergiste finit par tirer K. par la veste.

 

– Assez ! dit K. sans aucune retenue, et sans doute même devant l’appareil, car quelqu’un se fit entendre alors au bout du fil.

 

– Ici Oswald ; qui est à l’appareil ? cria une voix sévère et orgueilleuse ; l’homme avait, sembla-t-il à K., un petit défaut de prononciation qu’il cherchait à pallier par un redoublement de sévérité. K. hésitait à se nommer ; il était désarmé en face de ce téléphone, l’autre pouvait le foudroyer ou raccrocher le récepteur et K. n’aurait alors réussi qu’à gâcher une possibilité peut-être très importante. Son hésitation impatienta l’homme.

 

– Qui est à l’appareil ? répéta-t-il et il ajouta : – J’aimerais bien qu’on ne téléphonât pas tant de là-bas, on vient encore de le faire à l’instant.

 

K. ne s’inquiéta pas de cette observation et déclara, pris d’une résolution subite :

 

– Ici, l’aide de monsieur l’arpenteur.

 

– Quel aide ? Quel monsieur ? Quel arpenteur ?

 

K. se souvint de l’entretien de la veille.

 

– Demandez à Fritz, dit-il sèchement.

 

À sa grande surprise, cette réponse fit de l’effet. Mais, plus encore que de cet effet, il s’étonna de la parfaite cohésion des services du Château. On lui répondit : – Je sais déjà. L’éternel arpenteur. Oui, oui. Et puis quoi maintenant ? Quel aide ?

 

– Joseph, dit K.

 

Le murmure des paysans qui bavardaient derrière lui le gênait un peu ; sans doute discutaient-ils l’exactitude de ses dires. Mais K. n’avait pas le temps de s’occuper d’eux, l’entretien l’absorbait trop.

 

– Joseph ? demanda-t-on en réponse. Les aides s’appellent… – suivit une petite pause, Oswald devait demander les noms à un autre, –… s’appellent Arthur et Jérémie.

 

– Ce sont les nouveaux aides, dit K.

 

– Non, ce sont les anciens.

 

– Ce sont les nouveaux, moi je suis l’ancien arpenteur qui a rejoint aujourd’hui monsieur l’arpenteur.

 

– Non, cria-t-on.

 

– Qui suis-je donc ? demanda K. sans se départir de son calme. Et au bout d’un instant la voix, qui était bien la même voix avec le même défaut de prononciation et qui semblait être pourtant une autre voix plus profonde et plus vénérable :

 

– Tu es l’ancien aide.

 

K., préoccupé du timbre de cette voix, faillit ne pas entendre la question : « Que veux-tu ? » qu’elle lui posa ensuite. S’il s’était écouté, il aurait raccroché.[2] Devant l’urgence il demanda hâtivement : « Quand mon maître pourra-t-il venir au Château ? – Jamais », lui fut-il répondu. « Bien », dit K., et il raccrocha.

 

Derrière lui les paysans s’étaient déjà fortement rapprochés. Les aides tâchaient de les maintenir à distance. Mais il semblait que ce fût simple comédie ; d’ailleurs les paysans, satisfaits du résultat de l’entretien, reculaient petit à petit. Ce fut alors qu’un homme, arrivant derrière eux, fendit leur groupe d’un pas rapide, s’inclina devant K. et lui tendit une lettre. K. la garda en main et considéra l’homme qui lui semblait le plus important pour le moment. Il ressemblait beaucoup aux aides, il était aussi svelte qu’eux, vêtu d’habits aussi collants que les leurs, il avait leur souplesse et leur agilité ; mais il était pourtant si différent. Ah ! si K. l’avait eu pour aide ! Il rappelait un peu la femme au nourrisson qu’il avait vue chez le maître tanneur. Ses vêtements étaient presque blancs, non pas en soie, – c’étaient des vêtements d’hiver pareils aux autres – mais ils avaient la finesse et la solennité de la soie. Son visage était clair, sa physionomie lumineuse, ses yeux prodigieusement grands. Son sourire était extraordinairement réconfortant ; il passait la main sur son visage comme pour chasser ce sourire, mais il n’y réussissait pas.

 

– Qui es-tu ? demanda K.

 

– Je m’appelle Barnabé, dit-il, je suis un messager qu’on te dépêche.

 

Quand il parlait ses lèvres s’ouvraient et se fermaient visiblement et cependant avec douceur.

 

– L’endroit te plaît-il ? lui demanda K. en indiquant les paysans pour lesquels il n’avait encore rien perdu de son intérêt et qui le regardaient bouche bée avec leurs lèvres boursouflées et leurs visages torturés ; leur crâne avait l’air d’avoir été aplati à coups de maillet et il semblait que les traits de leur visage se fussent fermés dans la douleur de ce supplice ; ils regardaient puis ne regardaient plus car leur regard se détournait parfois, errant, et s’attachait avant de revenir à quelque objet indifférent ; puis K. montra aussi les aides qui se tenaient enlacés, joue contre joue, et souriaient sans que l’on pût savoir si c’était humilité ou ironie ; il montra donc à Barnabé tous ces gens comme pour lui présenter une escorte d’individus qui lui eût été imposée par des circonstances spéciale ! », et attendit du messager – complicité qui lui tenait à cœur – que celui-ci le distinguât de cette escorte. Mais Barnabé – en toute candeur évidemment, cela se voyait, – laissa la question de côté comme un serviteur bien stylé qui ne répond pas à une phrase que son maître ne lui destine qu’en apparence ; il se contenta de jeter les yeux autour de lui par déférence pour la question, salua d’une poignée de main quelques paysans qu’il connaissait et échangea quelques paroles avec les aides, tout cela librement, fièrement et sans se mêler à eux. K. – évincé mais sans humiliation – revint à sa lettre et l’ouvrit. Elle disait :

 

 

« Monsieur,

 

« Vous êtes pris, comme vous le savez, au service de notre maître. Votre supérieur immédiat est le maire du village qui vous donnera tous les renseignements nécessaires sur votre travail et votre salaire ; c’est à lui que vous devez des comptes. Cependant de mon côté je ne vous perdrai pas des yeux. Barnabé, qui vous apportera ce mot, viendra vous voir de temps en temps pour apprendre vos désirs et me les transmettre. Vous me trouverez toujours prêt à vous obliger dans la mesure du possible. J’ai à cœur d’avoir toujours des ouvriers satisfaits. »

 

 

La signature était illisible, mais on voyait à côté, sur le tampon, l’indication : « Le chef du 10ème Bureau. »

 

– Attends, dit K. à Barnabé qui s’inclinait déjà devant lui ; puis il appela l’hôte pour se faire montrer sa chambre, il voulait rester un instant seul avec sa lettre. Se souvenant que Barnabé, malgré toute la sympathie qu’il inspirait, n’était au fond qu’un messager, il fit lui servir de la bière. Il regarda comment le jeune homme prenait la chose ; il la prit visiblement très bien et vida son bock sur-le-champ. Puis K. disparut avec l’hôte. On n’avait pu lui préparer dans cette petite maison qu’une minuscule mansarde ; encore cela ne s’était-il pas fait sans difficultés car il avait fallu trouver un autre gîte pour deux hommes qui avaient couché là jusqu’alors. À vrai dire, on s’était contenté de les déloger, c’était la seule modification qu’on eût fait subir à la mansarde ; pas de draps à l’unique lit, quelques coussins seulement, et une couverture de cheval qu’on n’avait pas touchée depuis la nuit précédente. Au mur quelques images de saints et des photographies de soldats ; on n’avait même pas aéré ; on avait visiblement espéré que le client ne resterait pas longtemps et on ne faisait rien pour le retenir. Mais K. s’accommoda de tout, il s’enveloppa de la couverture, s’assit à la table et se mit à relire la lettre à la lueur d’une bougie.

 

Le ton de cette lettre n’était pas partout le même ; il y avait des passages où l’on parlait à K. comme à un homme indépendant dont on reconnaît le libre arbitre : ainsi la souscription et le passage concernant ses désirs. Mais il en était d’autres aussi où on le traitait, ouvertement ou indirectement, comme un petit employé subalterne qui échappait, peu s’en faut, à lu vue d’un si grand chef ; ce chef devait se donner du mal pour « ne pas le perdre des yeux » ; son supérieur immédiat n’était qu’un maire de village auquel il devait des comptes, son seul collègue était peut-être le garde-champêtre. C’étaient là, sans conteste, des contradictions. Elles étaient si criantes qu’il fallait qu’elles fussent intentionnelles. K. ne se laissa pas effleurer par l’idée qu’elles pouvaient être dues à une certaine indécision, c’eût été fou de penser cela d’une telle administration ! Il crut plutôt voir qu’on lui offrait un choix ; être un ouvrier de village et conserver avec le Château des relations glorieuses mais de pure forme, ou ne garder que les dehors de l’ouvrier et travailler en réalité sur les seules données de Barnabé. K. n’hésita pas un instant ; même sans les expériences qu’il avait déjà faites il n’eût pas hésité non plus. Comme simple ouvrier du village, très loin des yeux de l’autorité, il serait en état d’obtenir quelque chose du Château ; ces gens qui le regardaient avec tant de méfiance se mettraient à parler quand il serait devenu non pas peut-être leur ami mais enfin leur concitoyen ; et une fois qu’on ne pourrait plus le distinguer de Gerstäcker ou Lasemann – et il fallait que cela se fît très vite, c’était la clef de toute la situation – toutes les voies s’ouvriraient à lui qui lui seraient certainement restées non seulement barrées mais même indiscernables s’il en avait été réduit à la faveur des Messieurs de là-haut. Évidemment un danger subsistait ; la lettre le soulignait assez, on l’y dépeignait même avec un certain plaisir comme inévitable. C’était le lot de l’ouvrier qui attendait K. Service, supérieurs, travail, conditions, salaire, comptes, ouvrier, la lettre fourmillait d’expressions de ce genre et, même si elle parlait d’autres choses, plus personnelles, ce n’était qu’en rapport avec les premières. Si K. voulait se faire ouvrier, libre à lui, mais ce serait avec le plus terrible sérieux, sans nul espoir d’autre perspective. K. savait bien qu’on ne le menaçait pas d’une contrainte effective et concrète, ce n’était pas ce qu’il craignait, surtout dans ce cas, mais la puissance d’un entourage décourageant, l’habitude des déceptions, la violence des influences impondérables qui s’exerceraient à tout instant, voilà ce qui lui faisait peur ; et c’était avec ce péril qu’il devait tenter le combat. La lettre ne dissimulait pas non plus que si la lutte s’engageait c’était K. qui aurait eu l’audace de commencer ; c’était dit subtilement : une conscience inquiète, – inquiète, je ne dis pas mauvaise, – pouvait seule s’en apercevoir ; c’était dit dans les quatre mots « comme vous le savez » qu’on lui adressait à propos de son engagement. K. s’était présenté et, de ce moment-là, il savait, comme le disait la lettre, que son admission était prononcée.

 

Il enleva une des images du mur et accrocha la lettre au clou ; puisque c’était la chambre où il habiterait, la lettre était là à sa place.

 

Puis il redescendit dans la salle de l’auberge. Barnabé était attablé en compagnie des deux seconds.

 

– Ah ! te voilà, dit K. sans autre motif, par simple joie de le revoir.

 

Barnabé se leva aussitôt d’un seul coup. À peine K. était-il entré que tous les paysans s’étaient levés aussi pour se rapprocher de lui ; c’était déjà devenu pour eux une habitude que d’être à chaque instant sur ses talons :

 

– Que me voulez-vous donc tout le temps ? s’écria K.

 

Ils ne prirent pas mal la chose et retournèrent lentement à leurs places. L’un d’entre eux expliqua en s’en allant d’un ton léger, avec un sourire énigmatique qu’adoptèrent aussi quelques autres : « On aime apprendre du nouveau », et il se pourléchait les lèvres comme si ce « nouveau » eût été une friandise. K. ne répondit rien d’aimable ; il était bon qu’ils lui gardassent un peu de respect, mais à peine fut-il auprès de Barnabé qu’il sentit de nouveau sur sa nuque l’haleine d’un des paysans. Cet homme venait, à ce qu’il dit, chercher la barrique de sel, mais K. ayant frappé du pied d’impatience, le paysan s’éloigna alors sans la barrique. Il était vraiment aisé de s’attaquer à K. ; on n’avait qu’à monter par exemple les paysans contre lui ; leur curiosité obstinée lui semblait plus pernicieuse que la sournoiserie des autres ; elle s’accompagnait d’ailleurs de cette même sournoiserie, car si K. était allé s’asseoir à leur table ils n’y seraient certainement pas restés. La présence de Barnabé le retint seule de faire un éclat. Il se tourna cependant vers eux d’un air menaçant : ils le regardèrent aussi. Mais quand il vit comme ils étaient assis, chacun pour soi, sans se parler, sans autre lien que la cible de leurs regards, il lui sembla que ce n’était pas la malignité qui les poussait à le harceler ; peut-être voulaient-ils vraiment de lui quelque chose qu’il leur manquait seulement de savoir exprimer, et, si ce n’était pas cela, c’était peut-être simplement une sorte de puérilité qui avait l’air de se trouver dans cette maison comme chez soi ; l’aubergiste n’était-il pas infiniment puéril, lui aussi ? Il tenait des deux mains un bock qu’il devait porter à un client, s’arrêtait pour regarder K. et en négligeait dans sa préoccupation l’appel de son épouse qui s’était penchée par la lucarne de la cuisine afin de mieux se faire entendre.

 

Plus calme, K. se retourna vers Barnabé ; il eût volontiers éloigné les seconds, mais il ne trouva pas de prétexte. D’ailleurs ils contemplaient paisiblement leur bière.

 

– J’ai lu la lettre, dit K. ; sais-tu ce qu’elle contient ?

 

– Non, dit Barnabé. Son regard n’avait pas l’air d’en dire plus long que ses paroles. Peut-être K. se trompait-il en bien avec lui comme il se trompait en mal avec les paysans ; mais la présence de cet homme lui faisait du bien.

 

– On me parle de toi dans la lettre ; tu es chargé de venir de temps en temps pour faire la liaison entre le chef et moi, c’est pourquoi j’avais pensé que tu savais ce qu’on m’écrit.

 

– On m’a simplement ordonné, dit Barnabé, de te remettre le message, d’attendre que tu l’aies lu, et de rapporter, si tu le jugeais bon, une réponse écrite ou verbale.

 

– Bien, dit K., il n’est pas nécessaire d’écrire, présente à monsieur le chef de bureau – comment s’appelle-t-il à propos ? je n’ai pas pu lire sa signature…

 

– Klamm, répondit Barnabé.

 

– Présente donc à Monsieur Klamm les remerciements que je lui adresse pour mon engagement et pour son amabilité particulière ; dis-lui que, n’ayant pas encore pu faire mes preuves, je sens tout le prix de cette amabilité. J’agirai de la façon la plus conforme à ses intentions. Je n’ai pas, pour aujourd’hui, de désir particulier.

 

Barnabé, qui avait prêté la plus grande attention, pria K. de lui permettre de répéter ses paroles. K. le permit ; Barnabé les répéta textuellement, puis il se leva pour prendre congé.

 

K., qui n’avait cessé de tout ce temps d’examiner le visage de l’homme, le fit encore une dernière fois. Barnabé paraissait de même taille que lui ; cependant son regard semblait se pencher vers K., mais c’était presque humblement, il était impossible que cet homme humiliât jamais personne. Évidemment ce n’était qu’un messager, il ignorait le contenu de la lettre qu’il transmettait, mais son regard lui-même, son sourire, sa démarche, semblaient être message aussi à son insu. K. lui tendit la main, ce qui le surprit probablement, car il était sur le point de s’incliner.

 

Mais aussitôt qu’il fut parti – avant d’ouvrir il avait encore appuyé l’épaule contre la porte et embrassé toute la salle d’un regard qui ne s’adressait plus à personne en particulier – K. dit aux aides : – Je vais chercher mes papiers dans ma chambre et nous allons parler des premiers travaux à entreprendre. Ils voulurent le suivre. Restez, leur dit-il. Mais ils s’obstinèrent. K. dut alors répéter l’ordre encore plus sévèrement. Dans le vestibule Barnabé avait déjà disparu. Il venait cependant à peine de sortir. D’ailleurs, même devant la maison, – la neige tombait de nouveau, – K. ne put l’apercevoir. Il cria : Barnabé ! Nulle réponse. Barnabé se trouvait-il encore dans la maison ? C’était, semblait-il, la seule explication possible. Pourtant K. jeta encore le nom de toute la force de ses poumons. Le nom passa comme un tonnerre dans la nuit. Une faible réponse parvint, à une distance incroyable. Barnabé était-il donc déjà si loin ? K. l’appela encore une fois tout en allant au-devant de lui ; à l’endroit où il le rejoignit on ne pouvait plus les voir de l’auberge.

 

– Barnabé, dit K. sans pouvoir maîtriser le frisson de sa voix, j’avais encore quelque chose à te dire, et je m’aperçois à ce propos que nos rapports sont mal organisés ; j’en suis réduit à attendre ton arrivée éventuelle si j’ai besoin de quelque chose au Château. En ce moment si le hasard ne m’avait pas permis de te rattraper – tu files comme le vent ! Je te croyais encore à l’auberge – qui sait pendant combien de temps j’aurais dû attendre ta venue !

 

– Tu n’as, dit Barnabé, qu’à demander au chef de me faire venir à des moments déterminés que tu indiqueras toi-même.

 

– Cela ne suffirait pas non plus, déclara K., peut-être resterai-je un an sans avoir rien à faire dire, et peut-être aurai-je quelque chose d’extrêmement urgent à annoncer un quart d’heure après ton départ.

 

– Dois-je alors, dit Barnabé, demander au chef de se mettre en rapport avec toi autrement que par mon entremise ?

 

– Non, non, dit K., pas du tout ; je ne mentionne cette objection qu’accessoirement, cette fois-ci j’ai eu la chance de te rattraper.

 

– Si nous montions à l’auberge ? dit Barnabé ; tu pourrais m’y donner ta nouvelle commission. Il avait déjà fait un pas dans la direction de la maison.

 

– Ce n’est pas nécessaire, dit K., je vais t’accompagner un instant.

 

– Pourquoi ne pas aller à l’auberge ? demanda Barnabé.

 

– Les gens m’y dérangent, dit K., tu as vu toi-même l’indiscrétion des paysans.

 

– Nous pouvons aller dans ta chambre, dit Barnabé.

 

– C’est celle des bonnes, dit K., une chambre sale et qui sent le moisi ; c’est pour ne pas être obligé d’y rester que je voulais t’accompagner. Tu n’as, ajouta-t-il pour mater définitivement son hésitation, qu’à me laisser prendre ton bras, car tu as le pas plus sûr que moi.

 

Et K. s’accrocha à son bras. Il faisait noir ; K. ne voyait pas le visage de Barnabé, la silhouette du jeune homme était elle-même incertaine, K. avait dû d’abord chercher en tâtonnant.[3]

 

Barnabé céda et ils s’éloignèrent de l’auberge. K. sentait bien que, malgré tous ses efforts pour suivre le pas de Barnabé, il l’empêchait de marcher librement et que ce détail aurait tout fait échouer même en temps ordinaire, surtout dans des ruelles comme celle où la neige l’avait déjà paralysé l’après-midi et dont il ne pourrait jamais sortir que porté par Barnabé. Mais il chassait de tels soucis de son esprit et le silence de Barnabé l’encourageait ; s’il se taisait, Barnabé lui-même ne pourrait que continuer à marcher en sa compagnie pour que cette rencontre eût un but.

 

Ils allaient donc, mais K. ne savait où ; il ne reconnaissait rien ; il ne savait même pas s’ils avaient dépassé l’église. La fatigue que lui causait le seul fait de marcher ainsi l’empêchait de lier ses pensées. Au lieu de se concentrer vers le but elles s’égaraient. L’image de sa patrie surgissait à chaque instant aux yeux fatigués de K. et les souvenirs qu’il en gardait se pressaient dans son esprit. Là-bas aussi une église se dressait sur la grande place du village au milieu d’un vieux cimetière qu’entourait un mur élevé. Bien peu de gamins pouvaient escalader ce mur, K. n’y avait jamais réussi. Ce n’était pas la curiosité qui les poussait à essayer. Le cimetière n’avait plus de secret pour eux. Ils y étaient souvent entrés par une petite porte grillée, mais c’était ce grand mur lisse qu’ils voulaient vaincre. Un après-midi cependant – la place silencieuse et vide était inondée de lumière, K. ne l’avait jamais vue ainsi ni auparavant ni plus tard – il avait réussi enfin à sauter le mur avec une facilité surprenante à un endroit d’où il était souvent retombé ; il avait pu grimper cette fois du premier coup, un petit drapeau entre les dents. Les miettes de chaux dégringolaient encore sous ses pieds qu’il était déjà sur le faîte. Il avait planté son drapeau, le vent avait tendu l’étoffe, il avait regardé à ses pieds les croix qui s’enfonçaient dans le sol ; nul en ce moment ne se trouvait plus grand que lui. L’instituteur passant, l’avait fait redescendre avec un regard courroucé. En sautant, K. s’était blessé au genou ; il n’était revenu chez lui qu’à grand-peine, mais il était monté sur le mur. La sensation de sa victoire lui avait donné sur le moment l’impression d’une sécurité qu’il garderait toute sa vie, ce qui n’était pas tellement fou, car maintenant, au bout de tant d’années, elle venait à son aide en cette nuit de neige tandis qu’il avançait au bras de Barnabé.

 

Il s’accrochait de plus en plus lourdement, Barnabé le traînait presque, le silence ne cessait pas ; De la route K. savait seulement, qu’à en juger d’après l’état de la chaussée il n’avait encore pris aucune ruelle transversale. Il se louait de ne pas se laisser décourager par la difficulté du chemin ni par le souci de retour. Après tout, pour se faire traîner ses forces lui suffisaient bien ! Et puis la route ne prendrait-elle pas fin ? De jour le Château se présentait comme un but facile à atteindre et Barnabé le messager connaissait certainement le chemin le plus court.

 

Barnabé s’arrêta soudain. Où étaient-ils ? Ne pouvait-on plus avancer ? Barnabé allait-il prendre congé de K. ? Il n’y réussirait pas. K. tenait son bras si solidement qu’il en avait presque mal lui-même. Peut-être aussi l’incroyable s’était-il accompli ? Peut-être se trouvaient-ils déjà au Château ou à sa porte ? Mais, autant que K. s’en souvînt, ils n’avaient pas eu à monter. À moins que Barnabé ne lui eût fait prendre un chemin de pente presque insensible ?

 

– Où sommes-nous ? demanda K. à voix basse, parlant plutôt à lui-même qu’à Barnabé.

 

– À la maison, dit Barnabé tout aussi bas.

 

– À la maison ?

 

– Maintenant, maître, fais attention de ne pas glisser. Le chemin descend.

 

– Le chemin descend ?

 

– Il n’y a que quelques pas, dit Barnabé frappant déjà à une porte.

 

Une jeune fille leur ouvrit ; ils se trouvaient sur le seuil d’une grande chambre ténébreuse, car une minuscule lampe à huile brûlait seule dans le fond, à gauche, au-dessus d’une table.

 

– Qui vient avec toi ? demanda la jeune fille.

 

– L’arpenteur, dit-il.

 

– L’arpenteur, répéta la jeune fille plus fort dans la direction de la table. Là-dessus de vieilles gens, l’homme et la femme, se levèrent dans ce coin et une jeune fille aussi. On salua K. Barnabé lui présenta tout le monde ; c’étaient ses parents et ses sœurs Olga et Amalia. K. les regarda à peine, on le débarrassa de sa veste trempée pour la faire sécher près du poêle. K. laissa faire.

 

Ils n’étaient donc pas rendus tous deux, Barnabé seul était chez lui. Mais pourquoi se trouvaient-ils ici ? K. entraîna Barnabé à l’écart et lui demanda :

 

– Pourquoi es-tu rentré chez toi ? Peut-être habitez-vous dans le domaine du Château ?

 

– Dans le domaine du Château ? répéta Barnabé comme s’il ne comprenait pas.

 

– Barnabé, lui dit K., quand tu as quitté l’auberge tu voulais bien aller au Château ?

 

– Non, dit Barnabé, je voulais rentrer chez moi, je ne vais que le matin au Château, je n’y couche jamais.

 

– Ah ! dit K., tu ne voulais pas aller au Château ? Tu ne voulais aller qu’ici ? – son sourire lui semblait plus las et sa personne même moins brillante – Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

 

– Tu ne me l’as pas demandé, maître, dit Barnabé, tu ne voulais que me donner une commission, mais ni dans la salle de l’auberge, disais-tu, ni dans ta chambre : j’ai pensé que tu pourrais le faire ici chez mes parents. Ils se retireront tous immédiatement si tu l’ordonnes ; d’ailleurs, si tu te plais chez nous tu peux bien y passer la nuit. Ai-je bien fait ?

 

K. ne put répondre. Il y avait une méprise, une vulgaire et immense méprise, et K. s’était livré complètement. Il s’était laissé prendre au charme d’une tunique à reflets de soie que Barnabé déboutonnait maintenant et sous laquelle apparaissait, sur la poitrine vigoureuse d’un valet taillé à coups de hache, une grossière chemise grise, sale et toute reprisée.

 

Et tout, autour de Barnabé, non seulement répondait à ce détail, mais encore l’aggravait : le vieux père goutteux s’avançait vers K. avec ses mains qui tâtonnaient plutôt qu’à l’aide de ses jambes raides, et la mère, les mains croisées sur son genou, ne pouvait faire elle aussi que de tout petits pas à cause de sa grosseur. Tous deux, père et mère, avançaient depuis que K. était entré et n’étaient pas encore arrivés jusqu’à lui ! Les sœurs, de grandes fortes blondes qui se ressemblaient et ressemblaient à Barnabé, mais en plus dur, entouraient le nouveau venu et attendaient de lui un bonjour. Il ne put rien dire. Il avait cru que dans ce village tout le monde avait de l’importance à ses yeux, et il en était bien ainsi, mais ces gens-là faisaient exception. S’il avait été capable de revenir seul à l’auberge, il serait parti immédiatement[4] [5]. La possibilité de se rendre au Château avec Barnabé de grand matin ne le séduisait pas du tout. C’était maintenant, dans la nuit, sans que personne le vît, qu’il eût aimé forcer les portes du Château en compagnie de Barnabé, mais du Barnabé qu’il avait connu jusque-là, un homme qui avait à ses yeux plus d’importance que tous ceux qu’il avait trouvés ici et dont il croyait en même temps qu’il était lié au Château par une intimité supérieure à celle que lui eût value son rang apparent. Mais avec le fils de cette famille, à laquelle Barnabé appartenait complètement, à laquelle il s’était déjà mêlé à table, avec un homme qui – fait bien caractéristique, – n’avait même pas le droit de coucher au Château, aller au Château en plein jour, bras dessus bras dessous, c’était chose impossible, tentative ridicule et condamnée d’avance.

 

K. s’assit sur le rebord d’une fenêtre, décidé à passer la nuit à cette place sans demander aucun autre service à cette famille. Les gens du village, qui le renvoyaient de chez eux ou tremblaient de peur devant lui, semblaient moins dangereux, car au fond ils l’obligeaient à n’avoir de recours qu’en soi, ils l’aidaient à tenir ses forces concentrées, tandis que des sauveurs du genre de Barnabé qui, au lieu de le mener au Château, le conduisaient dans leur famille à la faveur d’une petite mascarade, le détournaient de son but, qu’ils le voulussent ou non, et travaillaient à détruire ses forces. La famille lui fit signe de venir s’attabler, mais il négligea cette invite et resta, tête basse, sur son rebord de fenêtre.

 

Ce fut alors qu’Olga se leva, – c’était la plus douce des deux sœurs et son visage montrait l’ombre d’un virginal embarras ; elle vint trouver K. et le pria de prendre place à table. Il y avait du pain et du lard et elle irait chercher de la bière.

 

– Où ? demanda K.

 

– À l’auberge, dit-elle.

 

K. fut enchanté de ce détail. Il la pria de ne pas acheter de bière mais de le conduire à l’auberge où il avait laissé des travaux importants. Le quiproquo fut alors évident : ce n’était pas à l’auberge de K. qu’Olga voulait aller, mais à l’Hôtel des Messieurs qui était beaucoup plus près. K. lui demanda pourtant la permission de l’accompagner ; peut-être, dans cet hôtel-là, trouverait-il une chambre pour la nuit ; quelle qu’elle fût il l’eût préférée au meilleur lit de cette maison. Olga ne répondit pas immédiatement, elle jeta d’abord un regard vers la table. Son frère, qui s’était levé, fit un « oui » de la tête et dit : « Si le maître le désire. » Cette approbation faillit pousser K. à retirer sa demande, car Barnabé ne pouvait approuver que pour des choses insignifiantes. Mais quand on eut discuté de l’accueil qui serait réservé à K. et qu’il vit que tout le monde doutait qu’on le laissât entrer à l’auberge, il persista opiniâtrement à vouloir accompagner Olga, sans prendre la peine de donner une raison qui parût sérieuse ; cette famille devait le prendre tel qu’il était, il n’avait en quelque sorte aucune pudeur devant elle. Il ne se sentait un peu gêné que par le regard d’Amalia, un regard grave, direct, impassible, peut-être un peu éteint aussi.

 

En chemin – K. s’était appuyé sur le bras d’Olga qui le traînait presque, quoi qu’il fît, comme son frère l’avait fait précédemment – il apprit que l’auberge en question était réservée aux messieurs du Château qui venaient y prendre leurs repas, et parfois même leurs quartiers, quand ils avaient affaire au village. Olga parlait à voix basse avec K. et sur un ton quasi confidentiel ; il était agréable d’aller avec elle, presque autant qu’avec son frère. K. se défendit de ce sentiment de bien-être, mais le sentiment persista malgré tout.

 

L’auberge, du dehors, ressemblait beaucoup à celle de K. D’ailleurs, d’une façon générale, il n’y avait pas de grandes différences extérieures entre les maisons du village ; par contre on remarquait les petites du premier coup. L’escalier du perron possédait une rampe, une belle lanterne était fixée au-dessus de la porte. Quand ils entrèrent, une bannière flotta au vent ; c’était un drapeau aux couleurs du comte. Dès le vestibule ils rencontrèrent l’hôtelier qui devait être en train de faire une ronde ; il regarda K. au passage avec de petits yeux, scrutateurs ou fatigués, et dit :

 

– Monsieur l’Arpenteur n’a pas le droit de dépasser la salle de consommation.

 

– Mais certainement, dit Olga, en s’interposant aussitôt, il ne fait que m’accompagner.

 

K. se débarrassa d’Olga avec ingratitude, et entraîna l’hôtelier à l’écart. Olga attendit patiemment à l’autre bout du couloir.

 

– Je voudrais bien, dit K., passer la nuit ici.

 

– C’est malheureusement impossible, dit l’hôtelier. Vous semblez l’ignorer, mais la maison est exclusivement réservée aux messieurs du Château.

 

– C’est là la consigne, dit K., mais il est certainement possible de me trouver un coin pour la nuit.

 

– Je serais extrêmement heureux de pouvoir vous rendre ce service, dit l’hôtelier, mais outre que le règlement, dont vous parlez en profane, est parfaitement strict sur ce point, ces messieurs sont très chatouilleux ; je suis persuadé qu’ils sont incapables, tout au moins sans préparation, de supporter la vue d’un étranger ; si je vous laissais passer la nuit ici et que vous fussiez découvert par hasard – les hasards sont toujours du côté de ces messieurs, – je serais perdu et vous aussi. Cela paraît ridicule, mais c’est vrai.

 

Ce grand monsieur boutonné sévèrement qui, appuyé d’une main contre le mur, le bras tendu, l’autre main sur la hanche, les jambes croisées, parlait confidentiellement à K. en se penchant légèrement vers lui, n’avait plus l’air d’être du village, encore que son habit noir eût un air rustique et solennel.

 

– Je vous crois parfaitement, dit K., et je ne sous-estime pas l’importance du règlement bien que je me sois maladroitement exprimé. Je voudrais vous faire remarquer un seul point ; j’ai de précieuses relations au Château et j’en aurai de plus précieuses encore, elles vous mettent à l’abri de tous les dangers que peut vous faire courir ma présence et vous garantissent que je suis en état de vous remercier à sa valeur d’un petit service.

 

– Je sais, fit l’hôtelier ; et il dit encore : – Je sais cela.

 

K. aurait pu profiter de la réponse pour insister, mais ce fut précisément cette réponse qui détourna le cours de ses pensées, de sorte qu’il se contenta de demander :

 

– Avez-vous beaucoup de Messieurs du Château cette nuit ?

 

– À cet égard aujourd’hui ce serait bien, dit l’hôtelier d’un ton en quelque sorte tentateur, il n’est resté qu’un seul de ces messieurs.

 

K. ne pouvait toujours pas insister, il espérait d’ailleurs maintenant qu’on allait l’admettre ; aussi ne s’enquit-il que du nom du monsieur.

 

– Klamm, dit négligemment l’hôtelier en se retournant vers sa femme qui s’était approchée de lui toute froufroutante, dans un costume étrangement usé, démodé, surchargé de ruches et de plissés mais d’une distinction citadine. Elle venait chercher son mari. Monsieur le chef de bureau avait besoin de lui. Avant de partir, l’hôtelier se retourna encore vers K. comme si ce n’était plus à lui mais à K. même de décider au sujet du coucher. K. ne put rien dire ; il était ahuri de rencontrer son chef ici. Sans pouvoir se l’expliquer clairement il se sentait moins libre avec Klamm qu’avec le reste du Château ; si Klamm l’avait surpris ici, K. n’en eût pas éprouvé l’effroi que dépeignait l’hôtelier, mais il en eût été gêné comme d’avoir commis une inconvenance et causé de la peine à quelqu’un auquel il dût de la gratitude ; il était en même temps gravement peiné de voir que ces difficultés étaient l’une des premières conséquences qu’il avait craintes de son poste subalterne, de sa situation d’ouvrier, et qu’il n’était même pas capable de surmonter un obstacle qui se présentait d’une façon si nette. Aussi resta-t-il là debout. Il se mordit les lèvres et ne dit rien. L’hôtelier, avant de reparaître, se retourna encore une fois pour jeter un regard sur K., K. le suivit des yeux sans bouger d’une semelle jusqu’à ce qu’Olga vînt l’emmener.

 

– Que voulais-tu à l’hôtelier ? demanda-t-elle.

 

– Je voulais passer la nuit ici, répondit K.

 

– Mais tu la passeras chez nous ! dit Olga étonnée.

 

– Oui, certainement, dit K., lui laissant le soin d’interpréter elle-même sa réponse.

 

III.

Dans la salle de café – une grande pièce dont le milieu était complètement vide – quelques paysans se tenaient assis sur des tonneaux qui s’alignaient contre les murs, ou attablés autour de ces tonneaux, mais ils étaient tout différents des gens de l’auberge de K. Ils étaient vêtus, plus proprement et moins diversement que ceux-ci, d’une grossière étoffe bise ; leurs blouses étaient bouffantes, leurs pantalons collants. C’étaient de petits hommes qui, au premier abord, se ressemblaient avec des visages plats, osseux et dont les joues étaient pourtant rondes. Ils se taisaient tous et ne firent pas un geste lorsque K. entra dans la salle ; ils se contentèrent de suivre des yeux le nouveau venu, mais lentement, d’un air indifférent. Cependant, à cause de leur nombre et du silence qui régnait, ils exerçaient sur K. une certaine influence. Il reprit le bras d’Olga pour leur expliquer sa présence. Dans un coin un homme se leva, un ami d’Olga, qui se dirigea vers eux, mais K., d’une pression du bras, détourna un peu la jeune fille. Nul autre qu’elle n’avait pu le remarquer. Elle le toléra avec un clin d’œil souriant.

 

La bière leur fut apportée par une servante du nom de Frieda, une petite blonde insignifiante aux yeux tristes et aux joues maigres, mais dont le regard surprenait par une espèce de supériorité. Quand ce regard tomba sur K., il lui sembla que ces yeux avaient déjà réglé certaines choses qui le concernaient, qu’il ignorait encore lui-même, mais dont ils lui imposaient la conviction qu’elles existaient. K. ne cessa de regarder Frieda de côté, même quand elle se fut mise à parler avec Olga. Elles n’échangèrent d’ailleurs que quelques mots indifférents. K., voulant leur venir en aide, demanda à brûle-pourpoint :

 

– Connaissez-vous Monsieur Klamm ?

 

Olga éclata de rire.

 

– Pourquoi ris-tu ? demanda K. irrité.

 

– Mais je ne ris pas ! dit-elle en continuant à rire.

 

– Olga est encore très enfant, dit K. en se penchant très bas sur la table pour attirer encore sur lui le regard de Frieda. Mais Frieda garda les yeux baissés et sourit :

 

– Voulez-vous voir Monsieur Klamm ?

 

K. la pria de le lui montrer. Elle indiqua une porte, à gauche, tout près d’elle.

 

– Il y a un petit trou ici ; vous pourrez le voir à travers.

 

– Et les gens de la salle ? demanda K.

 

Elle releva la lèvre inférieure et mena K. jusqu’à la porte, d’une main extraordinairement molle. Par le petit trou, qu’on avait certainement percé là pour observer, K. voyait presque tout de la pièce voisine. Au milieu, devant un bureau, violemment éclairé par une suspension basse, Monsieur Klamm se tenait assis dans un confortable fauteuil rond. C’était un homme gros, lourd, de taille moyenne. Son visage n’était pas encore ridé, mais ses joues s’affaissaient déjà un peu sous le poids de l’âge. Sa moustache noire était très longue, et ses yeux recouverts d’un pince-nez posé de guingois dont le verre reflétait la lumière. Si M. Klamm avait été carrément assis en face du bureau, K. ne l’eût vu que de profil, mais comme il faisait face à K., K. le voyait en plein visage. Klamm avait mis son coude gauche sur le bureau ; sa main droite, qui tenait un Virginia, reposait sur son genou. Sur le bureau un verre de bière ; comme le pupitre était très haut, K. ne put voir s’il y avait des papiers, mais il lui sembla qu’il n’y en avait pas. Pour plus de sûreté il pria Frieda de regarder aussi par le trou et de lui dire si elle en voyait. Mais, étant déjà allée dans la chambre, elle put répondre immédiatement qu’en effet il n’y en avait pas. K. demanda à Frieda s’il devait s’éloigner. Elle lui répondit de regarder tant qu’il voudrait. Maintenant il était seul avec elle : un rapide regard lui apprit qu’Olga était allée rejoindre son ami ; juchée près de lui sur un tonneau elle tambourinait des talons contre la paroi.

 

– Frieda, demanda K. tout bas, connaissez-vous très bien M. Klamm ?

 

– Oh ! oui, dit-elle, très bien.

 

Elle s’appuyait à côté de K. et lissait en jouant la petite blouse crème décolletée qui était posée sur sa pauvre personne comme un objet sans aucun rapport avec son corps. (K. ne s’en aperçut qu’alors.) Puis elle dit :

 

– Vous rappelez-vous le rire d’Olga ?

 

– Oui. Quelle impertinence ! dit K.

 

– Ma foi, dit-elle conciliante, il y avait bien de quoi rire aussi. Vous me demandiez si je connaissais Klamm et je suis, – à ce moment-là elle se redressa involontairement et son regard passa encore sur K. avec cette expression victorieuse qui n’avait aucun rapport avec le sujet de l’entretien – et je suis son amie !

 

– L’amie de Klamm ? dit K.

 

Elle fit oui de la tête.

 

– Alors, dit K. en souriant pour ne pas laisser trop de sérieux s’introduire dans leurs rapports, vous êtes pour moi une personne très respectable.

 

– Pas seulement pour vous, dit Frieda amicalement mais sans imiter son sourire.

 

K. connaissait un moyen de rabattre son orgueil, il l’employa et demanda :

 

– Êtes-vous déjà allée au Château ?

 

Mais le moyen n’eut pas d’effet, car elle répondit :

 

– Non ; n’est-ce pas déjà assez que je sois ici, au débit ?

 

Son orgueil était vraiment fou et elle voulait l’assouvir, semblait-il, en se faisant admirer par K.

 

– Évidemment, dit K., ici, dans le café, vous faites le travail du patron.

 

– Précisément, dit-elle, et j’ai commencé en pansant les bêtes à l’Auberge du Pont.

 

– Avec ces mains si fines ? dit K. sur un ton à moitié interrogateur, sans savoir lui-même si c’était simple flatterie ou s’il était vraiment subjugué. Les mains de Frieda étaient menues et délicates, c’était vrai, mais on eut pu tout aussi justement les dire grêles et insignifiantes.

 

– À cette époque personne n’y faisait attention, dit-elle, et même maintenant…

 

K. l’interrogea du regard. Elle hocha la tête et ne voulut plus parler.

 

– Vous avez vos secrets, dit K., c’est naturel, et vous ne voulez pas les dire à quelqu’un que vous ne connaissez que depuis une demi-heure et qui n’a pas encore eu, de son côté, l’occasion de vous parler de lui.

 

Mais il s’aperçut aussitôt qu’il avait fait une erreur de tactique ; on eût dit qu’il venait de réveiller Frieda d’un sommeil dont il profitait. Elle prit une cheville dans le petit sac de cuir qu’elle portait à sa ceinture, en boucha le trou de la porte, et dit à K. en faisant visiblement effort pour ne pas lui laisser remarquer la transformation de son humeur :

 

– Je sais tout ce qui vous touche, vous êtes l’arpenteur, puis elle ajouta : – Mais maintenant il faut que je retourne au travail, et alla reprendre sa place derrière le comptoir tandis que des clients se levaient pour faire emplir leurs verres vides.

 

K. voulut essayer encore de lui parler discrètement ; prit un verre vide sur un rayon et alla la trouver :

 

– Un seul détail encore, Mademoiselle Frieda, lui dit-il ; il est formidable de devenir bonne de café quand on a débuté en pansant les bêtes, il y faut une énergie peu ordinaire, mais, pour quelqu’un d’un tel mérite, le but définitif est-il vraiment atteint ? Stupide question. Vos yeux, Mademoiselle Frieda, – ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, – vos yeux me parlent moins des luttes passées que du combat à venir. Mais la résistance du monde est grande, elle devient de plus en plus grande à mesure que le but s’élève et il n’y a pas de honte à s’assurer l’aide d’un homme, même petit, même sans influence, mais qui lutte tout comme vous. Peut-être pourrions-nous en parler à un moment ou à un autre plus tranquillement, loin de tous ces yeux qui vous observent.

 

– Je ne sais ce que vous voulez, dit-elle, et il semblait que dans sa voix passât cette fois, contre son gré, non point l’accent de la victoire de sa vie, mais le souvenir d’infinies déceptions. Cherchez-vous à me détourner de Klamm ? Ah ! Mon Dieu ! et elle joignit les mains.

 

– Vous m’avez deviné, dit K., comme fatigué de tant de méfiance, c’était précisément ma plus secrète intention. Vous devriez lâcher Klamm et devenir mon amie. Mais maintenant je peux partir. Olga ! cria-t-il, nous rentrons.

 

Docilement, Olga descendit de son tonneau, mais elle ne put se délivrer immédiatement du cercle d’amis qui l’entourait. Frieda dit alors à voix basse, en regardant K. d’un air de menace :

 

– Quand pourrai-je vous parler ?

 

– Puis-je passer la nuit ici ? demanda K.

 

– Oui, dit Frieda.

 

– Puis-je rester dès maintenant ?

 

– Partez d’abord avec Olga pour que j’aie le temps de chasser les gens, et revenez dans un moment.

 

– Bien, dit K. attendant impatiemment Olga. Mais les paysans ne la lâchaient pas. Ils avaient inventé une danse dont elle formait le pivot ; ils dansaient en rond autour d’elle, puis à un cri qu’ils poussaient tous ensemble, l’un d’entre eux allait prendre Olga, la saisissait d’une main par la taille, lui faisait décrire un tourbillon, la ronde devenait de plus en plus rapide et les cris avides et rauques ; bientôt ils furent presque continus. Olga, qui avait essayé au début de rompre le cercle en riant, ne faisait plus que chanceler, les cheveux défaits, de l’un à l’autre.

 

– Voilà les gens que l’on m’envoie ici, dit Frieda ; et, dans sa colère, elle mordit sa mince lèvre.

 

– Qui sont-ils donc ? demanda K.

 

– Les domestiques de Klamm, dit Frieda, il amène toujours avec lui cette engeance dont la présence me brise les nerfs. Je ne sais plus ce que je vous ai dit, Monsieur l’Arpenteur ; si c’était quelque méchanceté pardonnez-moi, ce sont ces gens qui en sont cause ; je ne connais rien de plus répugnant ni de plus méprisable qu’eux, et il faut que je leur serve la bière. Que de fois n’ai-je pas prié Klamm de les laisser chez eux ! Si je suis obligée de supporter la valetaille des autres messieurs, il pourrait bien m’épargner la sienne ! Mais mes prières ne servent à rien ; une heure avant son arrivée ils envahissent déjà notre salle comme des bêtes à l’écurie. Maintenant il est temps qu’ils aillent dans celle qu’on leur a réservée. Si vous n’étiez pas là, je ferais voler cette porte et ce serait Klamm lui-même qui viendrait les faire sortir.

 

– Ne les entend-il donc pas ? demanda K.

 

– Non, dit Frieda, il dort.

 

– Comment ! s’écria K., il dort ? Quand j’ai regardé dans la chambre il était encore à sa table, bien éveillé.

 

– Il est toujours assis comme cela, dit Frieda, même au moment où vous l’avez vu il était déjà en train de dormir. Vous aurais-je laissé regarder sans cela ? C’était sa position de sommeil, ces messieurs dorment beaucoup, c’est à peine imaginable. D’ailleurs, s’il ne dormait pas tant, comment ferait-il pour supporter les gens ? Maintenant il faut que je les chasse moi-même.

 

Elle prit un fouet dans un coin et sauta au milieu des danseurs d’un seul bond, un grand bond mais un peu incertain, pareil à ceux que font les agneaux. Ils commencèrent par se tourner vers elle comme s’il leur était venu une nouvelle danseuse, et, de fait, pendant un instant, on eût pu croire que Frieda allait laisser tomber son fouet, mais elle le releva bien vite.

 

– Au nom de Klamm, s’écria-t-elle, à l’écurie, tout le monde à l’écurie.

 

Ils virent alors que c’était sérieux, et se mirent avec une peur incompréhensible pour K. à se presser vers le fond de la salle ; sous le choc des premiers une porte s’ouvrit, l’air de la nuit entra ; ils disparurent tous avec Frieda qui devait les pousser à travers la cour vers l’écurie.

 

Dans le silence qui s’était fait soudain K. entendit des pas qui venaient du vestibule. Pour se mettre en sûreté il sauta derrière le comptoir où se trouvait la seule cachette possible. Sans doute l’accès du débit ne lui était-il pas interdit, mais, voulant y passer la nuit, il devait éviter de s’y laisser voir encore. Aussi, quand la porte s’ouvrit, se glissa-t-il sous le comptoir. Si on l’y découvrait ce serait dangereux sans doute, mais il pourrait toujours dire avec quelque vraisemblance qu’il s’était caché par crainte des paysans devenus furieux. C’était l’hôtelier qui entrait. « Frieda ! » appela-t-il, et il attendit en faisant les cent pas.

 

Par bonheur Frieda vint bientôt et ne fit pas mention de K. Elle se plaignit seulement des paysans et, dans le désir de trouver K., se rendit derrière le comptoir. K. put alors toucher son pied et se sentit désormais en sûreté. Comme Frieda ne parlait pas de K., ce fut l’hôtelier qui dut le faire.

 

– Et où est l’arpenteur ? dit-il.

 

C’était un homme toujours poli dont le contact des Messieurs du Château et les rapports relativement libres qu’il entretenait avec eux avaient encore affiné les manières, mais il parlait avec Frieda sur un ton de respect particulier, ce qui frappait d’autant plus qu’il ne cessait de rester quand même, pendant tous ses discours, en employeur en face d’une employée, et, par surcroît, d’une employée impertinente.

 

– L’arpenteur ? Je l’avais complètement oublié, dit Frieda en posant son petit pied sur la poitrine de K., il a dû partir depuis longtemps.

 

– Je ne l’ai pourtant pas vu, dit l’hôtelier, et je suis resté tout le temps dans le couloir !

 

– En tout cas il n’est pas ici, répondit Frieda froidement.

 

– Peut-être s’est-il caché, dit l’hôtelier ; étant donné l’impression qu’il m’a faite je le crois capable de bien des choses.

 

– Il n’aurait tout de même pas eu cette audace ! dit Frieda en appuyant plus fortement son pied sur K.

 

Il y avait dans toute sa personne quelque chose de libre et de gai que K. n’avait pas remarqué précédemment et qui se donna soudain carrière de la plus incroyable façon lorsqu’elle lui dit tout d’un coup en riant : « Peut-être s’est-il caché là-dessous », se pencha vers K., l’embrassa au vol, se releva d’un bond et dit d’un air peiné : « Non, il n’est pas ici. »

 

Mais l’hôtelier fournit aussi un grand sujet d’étonnement à K. en déclarant :

 

– Que c’est désagréable ! J’aimerais savoir de façon certaine s’il est parti. Il ne s’agit pas seulement de monsieur Klamm, il s’agit du règlement. Et le règlement vaut pour vous, mademoiselle Frieda, comme pour moi. Vous me répondez du café, quant à moi je vais chercher dans le reste de la maison. Bonne nuit, reposez-vous bien.

 

Il avait à peine eu le temps de quitter la salle que Frieda avait déjà éteint la lumière et rejoint K. sous le comptoir.

 

– Mon chéri, mon doux chéri ! chuchotait-elle, mais sans toucher K. d’un seul doigt.

 

Comme pâmée d’amour elle s’étendit sur le dos, les bras ouverts ; le temps devait paraître infini aux yeux de son amour heureux, elle soupirait une petite chanson plutôt qu’elle ne la chantait. Puis la frayeur lui donna un sursaut quand elle vit K. rester muet, tout absorbé par ses pensées[6], et elle se mit à le tirailler comme un enfant : « Viens, on étouffe là-dessous » ; ils s’enlacèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ; dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout instant, mais vainement, à s’arracher, ils roulèrent quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la porte de Klamm et restèrent finalement étendus dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert[7]. Des heures passèrent là, des heures d’haleines mêlées, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. ne cessa d’éprouver l’impression qu’il se perdait, qu’il s’était enfoncé si loin que nul être avant lui n’avait fait plus de chemin ; à l’étranger, dans un pays où l’air même n’avait plus rien des éléments de l’air natal, où l’on devait étouffer d’exil et où l’on ne pouvait plus rien faire, au milieu d’insanes séductions, que continuer à marcher, que continuel à se perdre. Aussi n’éprouva-t-il d’abord aucune frayeur, – mais plutôt un sentiment consolant, – lorsque de la chambre de Klamm on entendit appeler une voix grave, impérative et indifférente.

 

– Frieda ! dit-il à l’oreille de la bonne, transmettant ainsi cet appel.

 

Avec sa docilité innée, Frieda allait se lever d’un bond, mais elle réfléchit, s’étira, rit en silence et dit :

 

– Je ne vais pas y aller, jamais plus je n’irai le trouver.

 

K. chercha à la dissuader, il voulut la presser de se rendre chez Klamm, il commença même à essayer de réunir les morceaux de la blouse de Frieda, mais il ne put parvenir à proférer un seul mot, il était beaucoup trop heureux de tenir Frieda dans ses mains, trop anxieusement heureux aussi car il lui semblait que si Frieda l’abandonnait, ce serait tout ce qu’il possédait qui l’abandonnerait avec elle, et Frieda, comme encouragée par cette approbation de K., serra le poing, frappa contre la porte et cria :

 

– Je suis avec l’arpenteur ! Je suis avec l’arpenteur !

 

Ce geste eut au moins pour résultat de faire taire Klamm mais K. se releva, s’agenouilla auprès de Frieda et regarda autour de lui dans la grise lueur d’avant l’aube… Que s’était-il passé ? Où étaient ses espoirs ? Qu’attendre maintenant de Frieda, puisque tout était trahi ? Au lieu d’avancer prudemment, comme l’exigeaient la grandeur du but et l’importance de l’ennemi, il avait passé une nuit ici à se rouler dans des flaques de bière dont l’odeur donnait la migraine.

 

– Qu’as-tu fait ? dit-il, parlant seul. Nous sommes perdus tous les deux.

 

– Non, dit Frieda, il n’y a que moi qui suis perdue, mais je t’ai gagné. Calme-toi. Et regarde donc ces deux-là comme ils s’amusent.

 

– Qui ? demanda K. en se tournant.

 

Sur le comptoir étaient assis ses deux seconds, un peu ensommeillés mais gais. Gais de la joie du devoir accompli.

 

– Que venez-vous chercher ici ? s’écria K. comme si c’étaient eux qui avaient été cause de tout. Il chercha tout autour de lui le fouet que Frieda maniait la veille.

 

– Tu nous avais dit de venir te chercher, répondirent les deux seconds ; comme tu n’es pas venu nous trouver à l’auberge nous sommes allés te chercher chez Barnabé et nous avons fini par te trouver ici. Nous sommes restés assis là toute la nuit. Tu es bien difficile à servir.

 

– J’ai besoin de vous le jour, dit K., et non la nuit ; disparaissez.

 

– Il fait jour maintenant, dirent-ils sans bouger.

 

Et de fait il faisait jour. On ouvrit la porte de la cour ; les paysans arrivèrent en bande avec Olga que K. avait complètement oubliée. Olga était aussi vive que la veille, quelque saccage qu’eussent subi ses vêtements et ses cheveux, elle chercha K. du regard dès la porte.

 

– Pourquoi n’es-tu pas rentré à la maison avec moi ? dit-elle presque pleurant. Et pour une pareille femme ! ajouta-t-elle plusieurs fois.

 

Frieda, qui avait disparu un instant, revint avec un baluchon de linge, Olga s’effaça brusquement.

 

– Maintenant nous pouvons partir, dit Frieda.

 

Naturellement elle songeait à l’Auberge du Pont ; c’était là qu’ils devaient se rendre. K. en tête, Frieda à côté, et les seconds sur leurs talons, le cortège se mit en route, les paysans témoignaient beaucoup de mépris pour Frieda, ce qui était compréhensible car elle les avait toujours matés sévèrement ; l’un d’entre eux prit même une canne et fit semblant de ne pas vouloir lâcher la jeune fille tant qu’elle n’aurait pas sauté cette canne, mais le regard de Frieda suffit à l’éloigner. Quand ils furent dehors dans la neige K. se sentit respirer un peu. Son bonheur de se trouver au grand air était si grand qu’il lui rendit cette fois supportable la difficulté du chemin ; si K. avait été seul il eût encore mieux marché. À l’auberge, il alla aussitôt dans sa chambre et s’étendit sur son lit, Frieda s’arrangea à côté de lui une couchette sur le sol. Les deux aides étaient entrés avec eux, on les chassa mais ils rentrèrent par la fenêtre. K. se sentit trop fatigué pour les mettre encore à la porte. L’hôtesse vint en personne dire bonjour à Frieda, Frieda l’appela petite mère, il y eut de longues effusions d’une incompréhensible cordialité, des baisers, de grandes embrassades. D’ailleurs la chambre n’était guère calme en général ; les bonnes venaient souvent chercher ou emporter on ne savait quoi, chaussées de leurs bottes d’hommes qui faisaient un bruit de tonnerre. Si elles avaient besoin de quelque objet du lit, qui était bourré des ustensiles les plus divers, elles tiraient le matelas sous K. sans se gêner. Elles traitaient Frieda comme leur pareille. Malgré ce désordre, K. resta couché tout le jour et toute la nuit. De temps à autre Frieda lui tendait la main. Quand il se leva, enfin dispos, le lendemain matin, il y avait déjà trois jours pleins qu’il se trouvait dans le village.

 

IV.

Il eût aimé parler en secret à Frieda, mais les seconds, avec lesquels elle plaisantait de temps en temps, l’en empêchaient par leur simple présence, une présence vraiment obstinée. On ne pouvait pas dire qu’ils fussent exigeants ; ils avaient organisé leur campement dans un coin sur deux vieilles robes de femme. Leur ambition, comme ils le disaient souvent à Frieda, était de ne jamais déranger Monsieur l’Arpenteur et de tenir le moins de place possible ; ils faisaient force tentatives à cet effet, avec beaucoup de sourires, à vrai dire, et tout en se parlant en secret ; ils se pelotonnaient ensemble, complètement enchevêtrés ; au crépuscule on ne voyait plus dans leur coin qu’une sorte d’énorme nœud. Malheureusement on savait même, par ce qui se passait au grand jour, qu’ils étaient de redoutables observateurs ; ils ne lâchaient jamais K. du regard, soit qu’ils fissent semblant de jouer aux astronomes un mettant leurs mains en lunette devant leurs yeux, soit qu’ils se livrassent à tout autre enfantillage ou qu’ils se contentassent de lever les yeux sur K., tout en se donnant l’air de ne penser qu’à soigner leurs barbes ; ils semblaient attacher une énorme importance à ces barbes, comparaient mille fois leur longueur et leur abondance respective et prenaient Frieda pour arbitre. K. regardait souvent de son lit avec une parfaite indifférence le jeu qu’ils menaient tous trois.

 

Quand il se sentit assez fort pour se lever, ils accoururent tous à ses ordres. Il n’était pas encore assez robuste pour se défendre de leur aide ; il vit bien qu’il risquait ainsi de tomber dans une dépendance qui pouvait avoir des suites ennuyeuses, mais il dut se plier aux circonstances. Il était d’ailleurs loin de trouver désagréable de boire à table le bon café que Frieda allait lui chercher, de se chauffer au poêle qu’elle avait allumé, de faire monter et descendre vingt fois l’escalier aux deux seconds qui ne péchaient que par excès de zèle et maladresse, et de se laisser apporter l’eau, le savon, le peigne, un miroir, voire un petit verre de rhum s’il exprimait un désir que l’on pût interpréter dans le sens de la soif.

 

Au milieu de tant d’ordres et de commodités, K. disait, par joyeuse humeur plutôt que dans l’espoir d’atteindre un résultat :

 

– Maintenant filez tous les deux, je n’ai plus besoin de rien pour le moment et je veux parler seul avec Mademoiselle Frieda.

 

Quand il ne lisait pas sur leurs visages une expression de résistance ouverte, il ajoutait, pour les dédommager :

 

– Nous trois, nous irons ensuite chez le maire, attendez-moi dans la salle d’en bas.

 

Fait étrange, ils obéissaient, à ceci près qu’ils déclaraient avant de partir :

 

– Nous pourrions attendre ici.

 

Et K. leur répondait :

 

– Je le sais, mais je ne le veux pas.

 

Il en voulait cependant à Frieda – tout en en ressentant certaine satisfaction – de lui dire, après s’être assise sur ses genoux aussitôt les aides partis :

 

– Qu’as-tu, chéri, contre les aides ? Nous n’avons rien à leur cacher ! Ils sont fidèles.

 

– Fidèles, fidèles, disait K., ils passent leur temps à m’épier ; c’est stupide, et insupportable.

 

– Je crois te comprendre, disait-elle, et elle se penchait à son cou et voulait encore lui parler, mais elle ne parvenait à rien dire et, comme le siège était contre le lit, ils basculaient sur le matelas.

 

Ils restaient alors là couchés, mais ils ne retrouvaient pas l’abandon de la première nuit à l’hôtel. Elle cherchait et cherchait encore quelque chose, furieuse et grimaçante, et incrustait la tête dans la poitrine de son partenaire, et leurs enlacements et les bonds de leurs corps qui se précipitaient l’un sur l’autre ne leur faisaient pas oublier mais leur rappelaient au contraire le devoir de chercher encore ; comme des chiens qui grattent désespérément le sol, c’était ainsi qu’ils s’acharnaient l’un contre l’autre, et puis, déçus, impuissants à s’aider pour chercher un dernier bonheur, ils se passaient parfois la langue sur la figure. La fatigue seule les apaisait et les rendait reconnaissants l’un envers l’autre. Les bonnes arrivaient parfois :

 

– Vois comme ils sont couchés là, disait l’une et, par pitié, elle jetait un drap sur eux.

 

Plus tard, en se délivrant du drap et en regardant autour de lui, K. retrouvait – sans étonnement – les aides installés dans leur coin, qui se rappelaient mutuellement au sérieux en se montrant K. du bout du doigt et saluaient militairement, mais il y avait aussi, assise tout près du lit, l’hôtelière occupée à tricoter un bas, petit travail qui convenait mal à sa formidable personne.

 

– Voilà déjà longtemps que j’attends, disait-elle en relevant son large visage tout barré de rides, mais encore assez lisse dans l’ensemble et qui peut-être avait été autrefois bien. Ses paroles sonnaient comme un reproche, un reproche déplacé, car K. ne lui avait jamais demandé de venir. Il se contentait donc d’un hochement de tête et s’asseyait sur son séant. Frieda se redressait aussi, mais elle abandonnait K. pour s’appuyer contre le siège de l’hôtesse.

 

– Ne pourriez-vous, Madame l’hôtesse, lui dit un jour K. distraitement, remettre de me parler jusqu’à ce que je revienne de chez le maire ? Je dois avoir avec lui un entretien important.

 

– Celui-ci l’est bien davantage, croyez-m’en, monsieur l’arpenteur, dit l’hôtelière, il ne s’agit probablement là-bas que d’un travail, mais il y va ici de la vie d’un être humain, de Frieda ma chère servante.

 

– Ah ! très bien, dit K., alors oui ; mais je ne vois pas pourquoi on ne nous laisse pas le soin de cette affaire à nous deux.

 

– Par affection, par intérêt, dit l’hôtelière attirant contre elle la tête de Frieda qui, debout, n’arrivait qu’à l’épaule de l’hôtelière assise.

 

– Puisque Frieda a tant de confiance en vous, répondit K., je m’incline moi aussi. Et puisque Frieda a dit dernièrement que mes aides étaient fidèles, nous sommes entre amis, entre nous. Je puis donc vous dire, madame l’hôtesse, que le mieux serait, à mon avis, que j’épouse Frieda, et cela le plus tôt possible. Malheureusement je ne remplacerai pas ainsi pour elle ce qu’elle a perdu par ma faute, sa situation à l’Hôtel des Messieurs, ni l’amitié de Klamm.

 

Frieda releva le visage, ses yeux étaient pleins de larmes, ils n’avaient plus rien de victorieux.

 

– Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce moi précisément qui ai été choisie pour cela ?

 

– Comment ? demandèrent K. et l’hôtesse en même temps.

 

– Elle est troublée, la pauvre enfant, dit l’hôtelière, troublée par une telle rencontre de bonheur et de malheur.

 

Et, comme pour confirmer ces mots, Frieda se rua alors sur K., l’embrassa sauvagement comme s’ils eussent été seuls, et tomba en pleurs à ses pieds, sans cesser de le tenir embrassé. Tout en caressant les cheveux de Frieda, K. demanda à l’hôtesse :

 

– Vous avez l’air de me donner raison ?

 

– Vous êtes un homme d’honneur, dit l’hôtesse ; elle avait elle aussi des larmes dans la voix, un air légèrement effondré et respirait difficilement ; elle trouva pourtant la force de dire encore : Il faudrait songer maintenant à certaines garanties que vous devez donner à Frieda, car, quelque estime que j’aie pour vous – et cette estime est grande, – vous êtes quand même un étranger, vous ne pouvez vous recommander de personne, tout le monde ignore ici votre situation privée. Il faut donc quelques garanties, vous le reconnaîtrez vous-même, cher monsieur l’arpenteur ; n’avez-vous pas fait ressortir spontanément tout ce que Frieda allait perdre en s’unissant à vous ?

 

– Certainement, dit alors K., des garanties, naturellement, certainement… le mieux sera de régler la chose par-devant notaire, mais il y aura peut-être d’autres autorités qui devront se mêler de l’affaire. D’ailleurs j’ai moi aussi quelque chose à régler avant la noce pour mon compte personnel. Il faut que je parle avec Klamm.

 

– C’est impossible, dit Frieda en se relevant légèrement et en s’appuyant contre K., quelle idée !

 

– Il le faut, dit K. ; si je ne peux pas l’obtenir, tu le demanderas toi-même.

 

– Je ne peux pas, dit Frieda, je ne peux pas, jamais Klamm ne te parlera. Comment peux-tu avoir seulement l’idée que Klamm te parle !

 

– Et à toi, il te parlerait ? demanda K.

 

– Pas davantage, dit Frieda, ni à toi ni à moi, c’est purement impossible.

 

Elle se retourna vers l’hôtesse, les bras au ciel :

 

– Voyez vous-même ce qu’il demande, madame l’hôtesse !

 

– Vous êtes étrange, monsieur l’arpenteur, dit l’hôtesse, et c’était un tableau effrayant que de la voir, plus droite maintenant sur sa chaise, les jambes écartées et ses puissants genoux imprimés en relief dans sa robe légère. Vous demandez l’impossible.

 

– Pourquoi est-ce impossible ? demanda K.

 

– Je vais vous l’expliquer, dit l’hôtesse d’un ton qui engageait à voir dans son explication non pas une suprême complaisance mais plutôt une première réprimande, je vais vous l’exprimer fort bien. Je n’appartiens pas au Château, je ne suis qu’une femme, une simple aubergiste, la patronne d’un établissement de dernier ordre – non, il n’est pas de dernier ordre, mais il ne s’en faut pas de beaucoup, – il se pourrait que dans ces conditions vous n’attachiez pas grande importance à mon explication, mais j’ai toujours eu l’œil ouvert pendant ma vie et j’ai fréquenté bien des gens et j’ai porté toute seule la charge du commerce, car mon Martin est bien un brave garçon mais ce n’est pas un hôtelier, et pour ce qui est de la responsabilité il n’y comprendra jamais rien. Vous, par exemple, si vous êtes dans le village, si vous êtes assis maintenant dans ce lit comme un coq en pâte, c’est à sa seule négligence que vous le devez – ce soir-là j’étais fatiguée à m’effondrer sur le sol.

 

– Comment ? demanda K., se réveillant soudain d’une certaine distraction, et plus ému de curiosité que de colère.

 

– C’est à sa seule négligence que vous le devez, s’écria encore l’hôtelière en tendant son index vers K. Frieda chercha à l’apaiser. Que veux-tu ? dit l’hôtesse en faisant une rapide volte de tout son corps. Monsieur l’arpenteur m’a interrogé, il faut que je lui réponde. Comment comprendra-t-il autrement, ce qui nous paraît si naturel à nous, que monsieur Klamm ne lui parlera jamais ? Que dis-je ? Ne lui parlera ? Ne pourra jamais lui parler. Écoutez-moi, monsieur l’arpenteur, monsieur Klamm est un monsieur du Château ; cela suppose, quelle que soit d’ailleurs la situation de Klamm, un rang très élevé. Mais vous, qu’êtes-vous, vous dont nous recherchons si humblement le consentement ? Vous n’êtes pas du Château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien. Hélas, vous êtes tout de même quelque chose, un de ces gens qui sont tout le temps sur tous les chemins, qui vous amènent constamment des histoires, qui vous obligent à déloger les bonnes, un de ces gens dont on ignore les intentions, quelqu’un qui a dérangé notre chère petite Frieda et auquel on est bien forcé malheureusement de la donner maintenant pour femme. Au fond je ne vous fais pas reproche de tout cela, vous êtes ce que vous êtes, j’en ai trop vu dans ma vie pour ne pas pouvoir en voir une de plus. Mais maintenant représentez-vous ce que vous demandez ! Un homme comme Klamm devrait parler avec vous ! J’ai appris avec peine que Frieda vous avait laissé regarder par le trou de la porte ; rien que pour vous permettre cela il fallait qu’elle fût déjà séduite. Dites-moi donc comment vous avez fait pour pouvoir supporter seulement la vue de Klamm ? Vous n’avez pas besoin de répondre, je le sais, vous l’avez très bien supportée. C’est que vous n’êtes pas capable de voir réellement Klamm ; je le dis sans orgueil, car moi-même je n’en suis pas capable non plus. Klamm parlerait avec vous ! Mais il ne parle même pas avec les gens du village, il n’a encore jamais parlé personnellement avec personne du village. C’était le grand honneur de Frieda, un honneur qui restera ma fierté jusqu’à ma fin, que Klamm prononçât quelquefois le nom de Frieda quand il l’appelait, qu’elle pût lui parler à son gré et qu’elle eût reçu la permission de regarder par le trou de la porte ; mais, même à elle, Klamm n’a jamais parlé. Et s’il appelait quelquefois Frieda, cela n’a pas forcément l’importance que certaines gens aimeraient attribuer à la chose, il criait simplement « Frieda ! » – qui peut savoir ses intentions ? ; si Frieda – c’est trop naturel – accourait à cet appel c’était son affaire, et s’il lui permettait d’entrer sans y faire objection, c’était un effet de sa bonté, mais qu’il l’ait appelée pour la faire venir personne ne peut l’affirmer. Évidemment, ce qui a été est maintenant passé pour toujours. Peut-être Klamm citera-t-il encore le nom de Frieda, c’est possible, mais ce qui est certain c’est que jamais on ne laissera plus entrer Frieda : une jeune fille qui s’est oubliée avec vous ! Il n’y a qu’une chose, il n’y a qu’une chose que ma pauvre tête ne comprenne pas, c’est qu’une jeune fille dont on disait qu’elle était l’amie de Klamm – je trouve d’ailleurs que c’est là une expression bien exagérée – se soit seulement laissé toucher par vous.

 

– Évidemment, c’est étrange, dit K. en prenant sur ses genoux Frieda qui se laissa faire immédiatement quoique en restant tête baissée, mais cela prouve, me semble-t-il, que tout ne se passe pas, même sur d’autres points, exactement comme vous le croyez. Vous avez raison par exemple quand vous dites que je suis un néant devant Klamm, et si je persiste encore à vouloir lui parler, si je n’en suis pas découragé même par vos explications, cela ne signifie pas encore que je sois en état de pouvoir supporter sa vue sans l’interposition d’une porte ; peut-être à son seul aspect m’enfuirai-je terrorisé. Mais cette peur, même fondée, ne suffit pas à m’interdire de risquer la chose. Si je réussis seulement à tenir bon en face de lui, il ne sera pas nécessaire qu’il me parle, il me suffira de voir l’impression que mes paroles produiront sur lui, et, si elles n’en produisent aucune ou s’il ne les entend pas, j’aurai quand même le bénéfice d’avoir usé de mon franc-parler avec un grand. Et c’est vous, madame l’hôtesse, avec votre grande expérience des gens et de la vie, vous et Frieda qui, hier encore, était la bien-aimée de Klamm – je ne vois pas de raison de ne pas employer ce mot – c’est vous qui pouvez me procurer l’occasion de parler avec Klamm, disons à l’Hôtel des Messieurs si ce n’est pas possible ailleurs ; peut-être y est-il encore aujourd’hui.

 

– C’est impossible, dit l’hôtesse, et je crois qu’il vous manque le sens qui vous permettrait de le comprendre. Mais, dites-moi, de quoi voudriez-vous donc parler à Klamm ?

 

– De Frieda, naturellement, dit K.

 

– De Frieda ? demanda l’hôtesse avec l’air de la plus parfaite incompréhension et, se retournant vers Frieda : Entends-tu, Frieda, c’est de toi qu’il veut parler ! Lui !… avec Klamm ! Avec Klamm !

 

– Voyons, madame l’hôtesse, dit K., vous êtes pétrie d’esprit, vous inspirez le respect et vous vous effrayez de la moindre bagatelle ? Voyons : je veux parler de Frieda avec Klamm, qu’y a-t-il là de si formidable ! C’est au contraire tout naturel. Et vous faites certainement fausse route si vous vous imaginez que Frieda a perdu toute importance pour Klamm du moment où j’ai paru. Vous le rabaissez si vous pensez cela. Je sens bien qu’il y a de ma part quelque prétention à vouloir vous en remontrer à ce sujet, mais je suis forcé de le faire. Ce n’est pas moi qui puis introduire aucune modification dans les relations de Klamm et de Frieda. Ou bien il n’y a jamais eu entre eux de rapports sérieux – comme le disent ceux qui veulent enlever à Frieda le glorieux titre d’amie – et aujourd’hui rien n’est changé ; ou bien il y en a eu, et dans ce cas comment pourrais-je, moi qui suis un néant aux yeux de Klamm, comme vous le disiez si justement, comment pourrais-je les entraver ? Ce sont des choses qu’on peut croire dans un premier instant de frayeur, mais la moindre réflexion suffit pour remettre tout au point. Nous allons d’ailleurs demander à Frieda ce qu’elle en pense.

 

Le regard perdu dans le lointain, la joue contre la poitrine de K., Frieda déclara :

 

– Il est certain, comme l’a dit ma petite maman, que Klamm ne veut plus rien savoir de moi. Mais ce n’est évidemment pas parce que tu es venu, chéri, rien de cela n’aurait pu l’ébranler. Je crois au contraire que c’est son œuvre si nous nous sommes rencontrés sous le comptoir ; et que cette heure soit bénie et non maudite.

 

– S’il en est ainsi, dit K. lentement, car les paroles de Frieda étaient douces, – il ferma les yeux quelques secondes pour laisser les mots le pénétrer, – s’il en est ainsi, l’on n’en serait que plus mal fondé à redouter une explication avec Klamm.

 

– En vérité, dit l’hôtelière en toisant K. de haut en bas, vous me rappelez mon mari, vous êtes aussi entêté et aussi enfant que lui. Voilà deux jours que vous êtes ici et vous voulez déjà tout connaître mieux que les gens qui y sont nés, mieux qu’une vieille femme comme moi, et mieux que Frieda qui en a tant vu et entendu à l’Hôtel des Messieurs ! Je ne nie pas qu’il ne soit possible d’obtenir une fois par hasard quelque chose contre les règlements et contre les vieilles traditions ; je n’ai jamais rien vu de ce genre, mais il paraît que le cas s’est produit ; cela se peut après tout, mais ce n’est certes pas en vous y prenant comme vous le faites que vous y réussirez jamais, en disant toujours non et non, en n’en faisant qu’à votre tête et en refusant d’écouter les conseils les plus bienveillants. Croyez-vous donc que c’est à vous que s’adresse ma sollicitude ? Me suis-je inquiétée de vous tant que vous étiez seul ? Ce n’eût pourtant pas été superflu ! Que de choses on aurait évitées ! Tout ce que je disais à mon mari à ce moment-là c’était : « Ne t’occupe pas de lui. » Je m’en tiendrais encore là aujourd’hui si Frieda n’était pas mêlée maintenant à votre destin. Que la chose vous plaise ou non, c’est à elle que vous êtes redevable de ma sollicitude et même de mon estime. Et vous n’avez pas le droit de me mettre de côté, car vous êtes strictement responsable devant moi, la seule femme qui veille sur la petite Frieda avec une sollicitude maternelle. Il est possible que Frieda ait raison et que tout ce qui s’est passé ait été voulu par Klamm, mais de Klamm je ne sais rien maintenant, je ne lui parlerai jamais, il m’est complètement inaccessible. Au lieu que vous, vous êtes là ; vous tenez ma Frieda et – pourquoi le tairais-je ? – vous êtes entièrement dans mes mains. Oui, dans mes mains ; essayez donc, jeune homme, si je vous chasse de chez moi, de trouver un abri où que ce soit au village, même dans une niche à chien !

 

– Merci, dit K., voilà qui est sincère, et je vous crois parfaitement. Telle est donc ma situation : l’instabilité parfaite ; telle est aussi, par conséquent, la situation de Frieda.

 

– Non, rugit d’un ton furibond l’hôtelière l’interrompant, la situation de Frieda n’a rien à voir avec la vôtre à cet égard. Frieda est de la maison, et personne n’a le droit de dire que sa situation ici est une situation instable.

 

– Soit, soit, dit K., je vous donne encore raison là-dessus, d’autant plus que Frieda, pour des raisons que j’ignore, semble avoir bien trop peur de vous pour se mêler à ce débat. Restons-en donc pour le moment à ma personne. Ma situation est des plus instables, vous ne songez pas à le nier, vous vous efforcez au contraire de le prouver de votre mieux. Comme dans tout ce que vous dites, il y a là une part de vrai, mais tout ne l’est pas. Je puis vous nommer par exemple un fort bon gîte où j’irai quand je voudrai.

 

– Lequel ? Lequel ? crièrent Frieda et l’hôtelière avec tant d’ensemble et de curiosité qu’on eût dit qu’elles avaient les mêmes raisons de poser cette question.

 

– Chez Barnabé, dit K.

 

– Les crapules ! s’écria l’hôtesse. Les infâmes crapules ! Chez Barnabé ! Entendez-vous !… – et elle se tournait vers le coin ; mais les aides s’étaient rapprochés depuis longtemps, ils se tenaient bras dessus bras dessous derrière l’hôtesse qui saisit la main de l’un des deux comme pour chercher un soutien. – Entendez-vous où Monsieur passe sa vie ! Dans la famille de Barnabé ! Évidemment là-bas il trouvera toujours un abri pour la nuit ! Ah ! que ne l’a-t-il déjà fait au lieu d’aller à l’Hôtel des Messieurs ! Mais où étiez-vous donc passés ?

 

– Madame l’hôtesse, dit K. avant que les seconds pussent répondre, ce sont là mes aides ; or vous les traitez comme s’ils étaient les vôtres, et mes gardiens par surcroît. Pour tout le reste je suis prêt à discuter poliment votre opinion, mais au sujet de mes aides, non, car c’est une affaire trop claire. Je vous prie donc de ne pas leur parler et, si cette prière ne suffit pas, je leur interdis de vous répondre.

 

– Je n’ai donc pas le droit de vous parler, dit l’hôtesse, et ils se mirent à rire tous trois, l’hôtesse ironiquement, mais avec plus de calme que K. ne s’y fût attendu, les aides à leur manière habituelle qui signifiait tout et rien et ne les engageait jamais.

 

– Ne te fâche pas, dit Frieda, il faut comprendre notre émotion. Si l’on veut ce n’est qu’à Barnabé que nous devons de nous appartenir. Quand je t’ai vu au café pour la première fois – tu étais entré au bras d’Olga – je savais bien déjà quelques petites choses sur toi, mais au fond tu m’étais complètement indifférent. Pas seulement toi, presque tout ; presque tout m’était indifférent. J’étais mécontente de tant de choses à cette époque ! Il y avait tant de choses qui me blessaient, mais qu’était-ce que ce mécontentement, qu’était-ce que ces blessures ! Un client m’offensait parfois – tu as vu les paysans, mais il y en avait de bien pires que les domestiques de Klamm – un client m’offensait, mais qu’était-ce après tout ? Il me semblait que c’était une chose qui s’était passée autrefois, il y avait déjà tant d’années ! Ou que cela n’arrivait pas à moi ; ou que je l’avais appris seulement par ouï-dire, ou que je l’avais déjà oublié. Mais depuis que Klamm m’a abandonnée tout a tellement changé que je ne peux même pas te dire comment les choses ont tourné, je ne peux même pas me l’imaginer…

 

Et Frieda, coupant court à son explication, inclina tristement la tête, les mains croisées sur ses jambes.

 

– Voyez-vous ! s’écria l’hôtesse comme si elle parlait pour Frieda, – elle se rapprocha d’ailleurs, et s’assit tout près de la jeune fille, – voyez-vous, Monsieur l’Arpenteur, la conséquence de vos actes ; vos aides, à qui je n’ai pas le droit de parler, peuvent aussi regarder ce tableau pour s’instruire. Vous avez arraché Frieda à la plus grande félicité qui lui eût jamais été donnée, et si vous avez réussi c’est surtout parce que Frieda, dans l’excès de sa compassion enfantine, ne pouvait pas supporter de vous voir accroché au bras d’Olga ; elle ne pouvait pas souffrir qu’on pût vous croire livré à la famille de Barnabé. Elle vous a sauvé en se sacrifiant. Et maintenant que tout est fait et que Frieda a troqué tout ce qu’elle avait contre le bonheur de s’asseoir sur vos genoux, vous venez vous vanter maintenant, comme on jette sur la table un gros atout, d’avoir eu une fois la possibilité de coucher chez Barnabé ! C’est sans doute pour me prouver que votre sort ne dépend pas de moi ? Évidemment, si vous aviez passé la nuit chez Barnabé vous dépendriez si peu de moi qu’il vous faudrait filer d’ici, et lestement et presto, je vous le garantis.

 

– Je ne connais pas les péchés de la famille Barnabé, dit K. tout en soulevant précautionneusement Frieda qui avait l’air sans connaissance, en l’asseyant lentement sur le lit et en se redressant lui-même pour partir ; peut-être avez-vous raison sur ce point, mais moi j’avais sûrement raison en vous priant de nous laisser, à Frieda et à moi, le souci de nos affaires. Vous me parliez alors d’intérêt, d’affection… ; je n’en ai pas remarqué beaucoup dans tout ce que vous m’avez dit ; en revanche j’ai pu constater beaucoup de haine, de sarcasmes, et des menaces d’expulsion. Si vous visiez à nous désunir, Frieda et moi, c’était tout à fait ce qu’il fallait, mais je ne pense pas que vous y réussissiez, et, si jamais vous y parveniez, – permettez-moi à moi aussi d’user d’une obscure menace, – vous vous en repentiriez amèrement ; quant au logement – puisque c’est le nom que vous donnez à cette niche infecte – quant au logement que vous me fournissez je ne suis pas du tout certain de le tenir de votre propre bon-vouloir, je crois plutôt qu’il y a là-dessous un ordre des autorités. Je vais donc leur annoncer que vous me donnez congé, et, quand on m’aura assigné d’autres quartiers, si vous vous sentez soulagée, je le serai bien davantage. Et maintenant que je vais aller trouver le maire pour cette affaire et quelques autres, occupez-vous au moins, s’il vous plaît, de Frieda : vous l’avez mise dans un bel état avec vos discours maternels !

 

Puis s’adressant aux deux seconds :

 

– Venez ! dit-il ; il décrocha la lettre de Klamm et se mit en devoir de partir. L’hôtelière l’avait regardé faire en silence ; ce ne fut que lorsqu’il eut la main sur la poignée de la porte qu’elle lui dit :

 

– Monsieur l’Arpenteur, avant de vous mettre en chemin recevez encore un conseil, car, quelque propos que vous teniez et quelque insulte que vous jetiez à la vieille femme que je suis, vous êtes cependant le futur mari de Frieda. C’est la seule raison qui me fasse parler ; vous êtes terriblement ignorant de toutes les choses d’ici, on est saisi de vertige à vous entendre, quand on compare ce que vous dites et pensez avec la situation réelle. Cette ignorance ne peut pas se corriger en une fois, elle ne le pourra peut-être jamais, mais il y a bien des choses qui peuvent aller mieux si vous me croyez seulement un tout petit peu et si vous voulez vous représenter sans cesse la gravité de cette ignorance. Vous deviendrez alors plus juste à mon égard et vous commencerez à comprendre la frayeur que j’ai essuyée – et dont les suites m’ébranlent encore – quand j’ai appris que ma si chère petite abandonnait pour ainsi dire l’aigle pour épouser la taupe, et c’est encore pire que cela, il faut que je tâche constamment de l’oublier, sans quoi je ne pourrais pas vous dire calmement un seul mot. Allons, vous voilà encore fâché ! Non, ne partez pas, un seul mot : où que vous alliez, dites-vous toujours que c’est vous qui en savez le moins long et soyez prudent : ici, chez nous, où la présence de Frieda vous protège, vous pourrez toujours venir vous soulager le cœur, ici vous pouvez laisser voir que vous avez l’intention de parler avec Klamm, mais je vous en prie, ne le faites pas ailleurs.

 

Elle se leva, un peu titubante d’émotion, alla vers K., saisit sa main et le regarda d’un air suppliant.

 

– Madame l’hôtesse, dit K., je ne comprends pas pourquoi vous vous abaissez à me supplier à propos d’une pareille chose. S’il m’est impossible, comme vous le dites, de parler à Klamm, je n’y réussirai pas, que vous m’en priiez ou non. Mais si c’est possible, pourquoi n’essaierais-je pas, surtout lorsque votre principale objection tombe, et que vos craintes deviennent ainsi problématiques ? Évidemment je suis très ignorant, la vérité n’en existe pas moins, et c’est très triste pour moi, mais cela présente un avantage : l’ignorant ose plus, aussi suis-je tout prêt à supporter encore un peu l’ignorance et ses conséquences, – mauvaises, soit – tant que mes forces suffiront. Ces conséquences m’atteignent d’ailleurs seul, et c’est la principale raison pour laquelle je ne comprends pas que vous veniez me supplier. Vous aurez toujours soin de Frieda, certainement, et si je disparais complètement de son existence ce ne peut être à vos yeux qu’un bonheur : pour qui craignez-vous donc ? ce n’est tout de même pas pour Klamm ? – tout semble possible aux ignorants – et K. ouvrait déjà la porte – ce ne serait tout de même pas pour Klamm que vous auriez peur ?

 

L’hôtelière le suivit des yeux sans dire un mot tandis qu’il descendait rapidement l’escalier, escorté de ses deux seconds.

 

V.

À la grande surprise de K. son entretien avec le maire ne lui causait pas à l’avance grand souci. Il cherchait à s’expliquer son calme en se disant que jusqu’ici tous ses rapports avaient été faciles avec les autorités comtales. Cela tenait d’une part à ce qu’on avait dû adopter une fois pour toutes, au sujet de la façon dont il faudrait traiter son affaire, des directives générales qui lui étaient très favorables dans la forme, et d’autre part à l’admirable cohésion des services que l’on pressentait surtout parfaits dans les cas où cette cohésion avait l’air de manquer. Souvent, en songeant à ces choses, K. n’était pas loin de trouver cette situation satisfaisante, bien qu’il se dît toujours, après ces accès de bien-être, que le péril était justement là.

 

Le commerce direct des autorités n’était pas trop difficile, car, si parfaitement organisées qu’elles fussent, elles n’avaient jamais qu’à défendre des objets invisibles et lointains au nom de messieurs eux-mêmes lointains et invisibles, alors que K. luttait pour lui-même, pour quelqu’un de très proche et de très vivant, et par surcroît de par sa propre volonté, tout au moins dans les premiers temps, car c’était lui qui attaquait ; mais il n’était pas seul à combattre pour lui, d’autres forces aussi devaient le seconder, qu’il ignorait mais auxquelles les mesures des autorités lui permettaient de croire. Cependant, comme l’administration allait au-devant de ses désirs dans les petites choses – il ne s’était encore agi que de petites choses, – elle lui enlevait la possibilité de remporter de petites victoires faciles, le privant ainsi de la satisfaction qui les eût accompagnées et du sentiment de sécurité qui lui en fût resté pour les combats plus importants que lui réservait l’avenir. On laissait K. se promener où il voulait – dans les limites du village évidemment, – on le gâtait par là et on l’affaiblissait, on lui enlevait toute possibilité de combat et on le reléguait dans l’exil d’une existence monotone en dehors de toute vie officielle. Il se pouvait dans ces conditions, s’il ne se tenait pas toujours sur ses gardes, qu’un beau jour, malgré toute l’amabilité des autorités et la conscience avec laquelle il remplirait les obligations exagérément légères auxquelles il aurait eu à faire face, il se pouvait qu’un jour, trompé par la faveur qu’on lui témoignait en apparence, il gouvernât si imprudemment sa barque qu’il finît par faire naufrage et que les autorités dussent venir pour le balayer loin de là, toujours avec la même douceur et la même amabilité, en quelque sorte à contrecœur, mais au nom impérieux de quelque ordre public qu’il ignorait complètement. Et qu’était-ce ici que sa vie en dehors de ses rapports avec le Château ? Jamais encore K. n’avait vu son existence et son service aussi intimement mêlés ; ils l’étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l’existence était devenue service et le service existence. Qu’était-ce par exemple que la puissance purement théorique que Klamm avait exercée jusqu’alors sur le service officiel de K. comparée à celle qu’il prenait dans l’alcôve de l’arpenteur ? On en arrivait à se dire que si une certaine insouciance pouvait se trouver de mise quelque part c’était dans les rapports directs avec les autorités et que, pour tout le reste, il fallait user de la plus grande prudence et ne jamais risquer un pas sans regarder de tous côtés.

 

L’idée que K. se faisait des autorités de l’endroit se trouva d’abord fortement confirmée par sa visite au maire. Ce maire, un gros homme aimable et entièrement rasé, était malade ; il avait un grave accès de goutte et reçut K. au lit.

 

– Voici donc Monsieur notre Arpenteur, dit-il, et il chercha à se redresser pour saluer ; mais il ne put y parvenir et se rejeta sur ses oreillers en montrant ses jambes comme excuse.

 

Une femme silencieuse, qui avait presque l’air d’une ombre dans le crépuscule de cette chambre aux fenêtres minuscules encore assombrie de rideaux, apporta une chaise à K. et la plaça auprès du lit.

 

– Asseyez-vous, asseyez-vous, Monsieur l’Arpenteur, fit le maire, et dites-moi vos désirs.

 

K. lui lut la lettre de Klamm et ajouta quelques réflexions. Il éprouvait une fois de plus la sensation de l’extraordinaire dans ses rapports avec l’autorité. L’autorité acceptait tous les fardeaux, on pouvait tout lui mettre sur le dos et on restait personnellement libre et serein. Le maire, comme s’il eût aussi senti cela à sa façon, se tourna péniblement dans le lit. Finalement il dit à K. :

 

– Comme vous avez pu le remarquer, Monsieur l’Arpenteur, j’ai bien eu connaissance de toute cette affaire. Si je n’ai encore rien fait, c’est d’abord à cause de ma maladie, puis parce que, ne vous ayant pas encore vu, je pensais que vous aviez renoncé à la chose. Mais, puisque vous avez l’amabilité de venir me voir personnellement, il faut bien que je vous dise toute la vérité, la désagréable vérité. Vous êtes engagé comme arpenteur, ainsi que vous le dites, mais malheureusement nous n’avons pas besoin d’arpenteur. Il n’y aurait pas pour vous le moindre travail ici. Les limites de mes petits domaines sont toutes tracées, tout est cadastré fort régulièrement. Il ne se produit guère de changement de propriétaire ; quant à mes petites disputes au sujet des limites, nous les liquidons en famille. Que ferions-nous dans ces conditions d’un arpenteur ?

 

Bien qu’il n’y eût encore jamais réfléchi, K. se trouvait convaincu dans son for intérieur qu’il s’était toujours attendu à une déclaration de ce genre[8]. Ce fut ce qui le rendit capable de répondre immédiatement :

 

– Voilà qui me surprend beaucoup. Cela renverse tous mes calculs. Je ne puis qu’espérer qu’il y a là une méprise.

 

– Hélas non, répondit le maire, la situation est telle que je vous la dépeins.

 

– Mais comment cela est-il possible ! s’écria K., je n’ai tout de même pas fait cet interminable voyage pour être encore renvoyé !

 

– C’est une autre question, dit le maire, ce n’est pas à moi de la trancher ; je puis cependant vous expliquer comment la méprise a pu se produire. Dans une administration aussi vaste que l’administration comtale, il peut arriver par hasard qu’un bureau décide ceci, l’autre cela ; ils s’ignorent entre eux, le contrôle supérieur est bien des plus précis mais, de par sa nature, il arrive trop tard et c’est ainsi que peut naître parfois une légère confusion. Il ne s’agit jamais évidemment que de bagatelles comme votre cas. Pour les grandes choses je n’ai jamais eu connaissance d’une seule erreur, mais il suffit des bagatelles : elles sont souvent assez ennuyeuses elles aussi. En ce qui concerne votre cas je vais vous dire franchement sans faire de secret d’État – je ne suis pas assez fonctionnaire pour cela, je suis un paysan et je m’en tiens à ce titre – je vais vous dire franchement ce qui s’est passé. Il y a longtemps, – à cette époque je n’étais maire que depuis quelques mois, – un décret vint, je ne sais plus de quel bureau, dans lequel on nous informait, de la façon catégorique qui est de règle, chez ces messieurs, que nous devions engager un arpenteur et que la commune avait à préparer tous les plans et dessins nécessaires à ses travaux. Ce décret ne peut naturellement pas vous avoir concerné, car la chose date déjà de bon nombre d’années et je ne m’en serais même pas souvenu si je n’étais pas malade en ce moment et si je n’avais que trop de loisirs dans ce lit, pour réfléchir aux choses les plus ridicules… Mizzi, dit-il, s’interrompant soudain, à la femme qui ne cessait de s’agiter incompréhensiblement dans la pièce, regarde donc, s’il te plaît, dans l’armoire, peut-être y trouveras-tu le décret. Ce décret date, dit-il à K. en manière d’explication, des premiers temps de mes foncions : à ce moment-là je gardais encore tout.

 

La femme ouvrit immédiatement l’armoire. K. et le maire regardaient. Quand l’armoire s’ouvrit on vit tomber à terre deux grosses liasses de rouleaux liés en cylindre comme des fagots ; c’étaient des pièces officielles ; la femme, effrayée, fit un bond de côté.

 

– Il pourrait être en bas… En bas ! lança le maire dirigeant l’opération du haut du lit.

 

Docilement la femme plongea les deux bras dans les papiers, sortant les documents à pleins tabliers pour arriver à ceux d’en bas. Les pièces couvraient déjà la moitié de la chambre.

 

– On a déjà fait bien du travail, dit le maire en hochant la tête, et ce n’en est là qu’une petite partie. J’ai mis le plus gros dans la grange, et encore la plupart des actes se sont perdus. Comment garder tout cela ? Pourtant il y en a beaucoup dans la grange. Pourras-tu trouver le décret ? demanda-t-il encore en se tournant vers sa femme, il faut chercher un papier sur lequel le mot arpenteur est souligné au crayon bleu.

 

– Il fait très sombre ici, dit la femme, je vais chercher une bougie, et elle sortit de la pièce en sautant par-dessus les paquets de papier.

 

– Ma femme m’est d’un grand secours, dit le maire, pour tout ce travail de bureau qui n’est pourtant qu’une de nos tâches accessoires. J’ai bien l’instituteur aussi, qui m’aide pour les écritures, mais il est quand même impossible d’en venir à bout. Il reste toujours une foule de questions en retard, elles sont classées là dans ce meuble ; et il montrait une autre armoire. Et c’est surtout quand je suis malade, comme en ce moment, que le travail arriéré s’entasse, dit-il en se recouchant fatigué, mais également fier.

 

– Ne pourrais-je pas aider votre femme ? demanda K. lorsque la femme revint armée d’une bougie et s’agenouilla pour chercher.

 

– Comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de secret pour vous, mais je ne puis aller jusqu’à vous permettre de chercher vous-même dans les décrets.

 

Le silence se mit à régner, on n’entendait plus que le froissement des papiers, le maire somnolait même peut-être un peu. Un petit « toc toc » résonna qui fit tourner K. vers la porte. C’étaient les aides, bien entendu. Ils étaient cependant déjà un peu stylés, ils ne se ruèrent pas immédiatement dans la pièce, mais ils soufflèrent auparavant par l’entrebâillement de la porte :

 

– Nous avons froid dehors.

 

– Qui est là ? dit le maire avec un sursaut de peur.

 

– Ce ne sont que mes aides, fit K., je ne sais où leur dire de m’attendre ; dehors il fait trop froid, ici ils sont de trop.

 

– Moi, ils ne me gênent pas, dit le maire aimablement, faites-les entrer. D’ailleurs je les connais déjà. Ce sont de vieilles connaissances.

 

– Moi, ils me gênent, dit K. franchement en laissant son regard errer des aides au maire et du maire aux aides, ce qui lui permit de constater le même sourire sur leurs trois bouches. Mais puisque vous êtes ici, leur dit-il risquant un essai, restez et aidez Madame à retrouver une pièce sur laquelle le mot « Arpenteur » est souligné au crayon bleu.

 

Le maire n’éleva pas d’objection. Le droit que K. n’avait pas, les aides le possédaient donc ; les aides se jetèrent sur les papiers, mais ils brassaient les papiers plutôt qu’ils ne les examinaient et toutes les fois que l’un épelait le titre d’une pièce l’autre la lui arrachait des doigts. La femme en revanche restait à genoux devant l’armoire vide, elle n’avait plus l’air de chercher ; en tout cas la bougie était loin d’elle.

 

– Les aides, dit le maire avec un sourire satisfait – comme si tout était dû à ses propres dispositions mais que personne ne fût capable de pouvoir seulement s’en douter, – les aides vous sont donc à charge ! Ce sont cependant vos propres aides !

 

– Non, dit K. froidement, ils ne me sont tombés dessus qu’ici.

 

– Comment tombés dessus ? dit le maire, vous voulez dire sans doute qu’ils ne vous ont été attribués qu’ici.

 

– Soit, attribués, répondit K., mais ils auraient tout aussi bien pu me tomber de la lune tant leur choix était irréfléchi.

 

– Rien ne se fait ici d’irréfléchi, dit le maire qui en oublia jusqu’à sa goutte et se redressa alors dans le lit.

 

– Rien, dit K., mais alors… et ma convocation ?

 

– Votre convocation aussi était mûrement réfléchie, dit le maire, des circonstances accessoires ont seules pu embrouiller la question ; je vous le prouverai papiers en main.

 

– Mais on ne les retrouvera pas ! dit K.

 

– On ne les retrouvera pas ? dit le maire. Mizzi, cherche un peu plus vite, s’il te plaît. Je puis d’ailleurs vous raconter l’histoire sans les papiers. Nous avons donc répondu à ce décret en remerciant et en disant que nous n’avions pas besoin d’arpenteur. Mais cette réponse ne semble pas être revenue au bureau A – appelons-le A si vous voulez – mais, par erreur, à un autre bureau, par exemple le bureau B. Le bureau A est donc resté sans réponse, et de son côté le bureau B n’a pas reçu la totalité de notre lettre ; soit que le contenu du dossier fût resté chez nous, soit qu’il se fût perdu en route – pas au bureau, en tout cas, j’en mettrais ma main au feu – il n’arriva au bureau B qu’une chemise portant pour toute indication que son contenu – égaré – avait trait à la nomination d’un arpenteur[9]. Cependant le bureau A attendait notre réponse ; il avait bien des notes sur l’affaire, mais, comme il arrive souvent et comme il est logique dans une administration qui fonctionne avec autant de précision, le rapporteur se reposa sur la certitude qu’il avait de nous voir répondre quelque jour, ensuite de quoi il eût ou nommé l’arpenteur ou, si besoin était, continué de correspondre avec nous. En conséquence il négligea ses notes et finit par oublier totalement l’affaire. Au bureau B la chemise arriva entre les mains d’un rapporteur célèbre pour sa grande conscience, un Italien, il s’appelle Sordini – je ne comprends pas, moi qui suis pourtant un initié, qu’on laisse un homme d’une telle capacité dans ce poste presque subalterne. Ce Sordini nous renvoya naturellement le dossier vide pour le compléter. Mais depuis le premier écrit du bureau A, il s’était passé bien des mois, pour ne pas dire des années, et cela se comprend, car lorsqu’une pièce, comme c’est la règle générale, prend le bon chemin, elle arrive à destination dans les vingt-quatre heures et l’affaire est réglée le même jour, mais, si elle se trompe de route, – et il faut qu’elle y mette du sien étant donné la perfection de l’organisme, autrement elle n’y arriverait pas, – alors, alors évidemment cela peut durer très longtemps. Aussi quand nous reçûmes la note de Sordini ne nous souvînmes-nous que très vaguement de l’affaire, nous n’étions alors que deux pour le travail, Mizzi et moi ; on ne m’avait pas encore donné l’instituteur, nous ne gardions de copies que pour les affaires les plus importantes, nous ne pûmes que répondre très vaguement que nous ne savions rien de cette nomination et que nous n’avions pas besoin d’arpenteur…

 

… Mais, dit alors le maire en coupant son récit comme si l’ardeur du discours l’avait entraîné trop loin ou tout au moins qu’il fût possible qu’elle l’eût fait, cette histoire ne vous ennuie-t-elle pas ?

 

– Non, dit K., elle m’amuse.

 

Et le maire de répliquer :

 

– Je ne vous la raconte pas pour votre amusement.

 

– Elle ne m’amuse qu’en ceci, dit K., qu’elle me donne un aperçu de la ridicule confusion qui peut en certaines circonstances décider de l’existence d’un homme.

 

– Vous n’avez encore eu aucun aperçu de ce genre, dit le maire sérieusement, mon histoire n’est pas finie. Notre réponse ne pouvait évidemment pas satisfaire un Sordini. J’admire cet homme quoiqu’il soit mon tourment. Il se méfie en effet de tout le monde ; même quand il a pu constater un nombre infini de fois qu’il avait affaire à l’être le plus digne de confiance qui soit, il se méfie de lui à la première occasion comme s’il ne le connaissait pas du tout, ou plutôt comme s’il le tenait pour un gredin. Je trouve cela fort juste, c’est ainsi qu’un fonctionnaire doit agir, malheureusement ma nature m’empêche d’observer cette règle, vous voyez bien que je vous dis tout, à vous un étranger, c’est plus fort que moi. Sordini, lui, se méfia tout de suite de notre réponse.

 

Il me demanda pourquoi je m’avisais soudain qu’il ne fallait pas nommer d’arpenteur, et je répondis, grâce à la merveilleuse mémoire de Mizzi, que la première idée était venue des services eux-mêmes (il y avait fort longtemps bien sûr, que nous avions oublié qu’il s’agissait d’un autre bureau) ; et Sordini de demander pourquoi je ne faisais mention que maintenant de cette pièce officielle ; moi de répondre : parce que je ne m’en souvenais que maintenant. Sordini : c’est bien étrange. Moi : ce n’est pas étrange du tout, étant donné l’ancienneté de l’affaire. Sordini : c’est étrange quand même, car la pièce dont vous arguez n’existe pas. Moi : cela n’a rien d’étonnant puisque tout le dossier s’est perdu. Sordini : on devrait dans ce cas retrouver des indications concernant le premier écrit, or il n’y en a aucune. Quand nous en fûmes là, j’hésitai, car je n’osais ni prétendre ni croire qu’une erreur se fût produite au bureau de Sordini. Vous reprochez peut-être tacitement à Sordini, Monsieur l’Arpenteur, de n’avoir pas songé, par égard pour mes affirmations, à se renseigner auprès des autres bureaux. Ce serait précisément la faute à éviter, je ne veux pas qu’il reste une seule tache sur cet homme, même dans vos pensées. L’un des principes qui règlent le travail de l’administration est que la possibilité d’une erreur ne doit jamais être envisagée. Ce principe est justifié par la perfection de l’ensemble de l’organisme et il est nécessaire si l’on veut obtenir le maximum de rapidité dans l’expédition des affaires. Sordini n’avait donc pas le droit de se renseigner auprès des autres bureaux ; ces bureaux ne lui auraient d’ailleurs rien répondu, parce qu’ils se seraient immédiatement aperçus qu’il s’agissait de rechercher une possibilité d’erreur.

 

– Permettez-moi, Monsieur le Maire, dit K., de vous interrompre, pour vous poser une question[10] ; n’aviez-vous pas fait mention d’un service de contrôle ? Le fonctionnement de cette administration est tel qu’à la seule idée que ce service puisse faire un instant défaut on se sent saisi de vertige !

 

– Vous êtes bien sévère, dit le maire, mais multipliez votre sévérité par mille et elle ne sera encore rien auprès de celle dont l’administration use vis-à-vis d’elle-même. Y a-t-il un service de contrôle ? Un étranger peut seul poser une telle question. Tout est service de contrôle au Château ! Je ne dis pas que ces services soient faits pour retrouver des erreurs au sens grossier du mot, car il ne se produit pas d’erreurs, et même s’il en survient une, comme dans votre cas, qui a le droit de dire une fois pour toutes que c’en soit une ?

 

– Voilà qui est peu banal ! s’écria K.

 

– Pour moi c’est de la vieille histoire, dit le maire. Je suis à peu près convaincu comme vous qu’une erreur s’est produite là ; Sordini en est tombé malade de désespoir et le service de contrôle immédiat auquel nous devons la découverte des erreurs a relevé l’erreur aussi. Mais qui peut affirmer que le second service jugera de même ? Et le troisième ? Et les suivants ?

 

– Ma foi, dit K., j’aime mieux ne pas me lancer dans de telles considérations ; d’ailleurs c’est la première fois que j’entends parler de ces services de contrôle et je ne peux naturellement pas les comprendre du premier coup. Je crois seulement qu’il y a deux choses à distinguer : primo, ce qui se passe à l’intérieur des services et à propos de quoi les services peuvent penser ceci ou cela, à leur gré ; et secundo ma propre personne, ma personne réelle, moi, qui existe en dehors des bureaux et que les bureaux menacent d’un tort qui serait si insensé que je ne puis toujours pas croire à la réalité de ce danger. C’est au premier de ces points, Monsieur le Maire, que se rapporte ce que vous m’avez exposé avec une si extraordinaire et si stupéfiante compétence, mais j’aimerais bien maintenant entendre un mot à mon sujet.

 

– J’y viens, dit le maire, mais vous ne pourriez pas me comprendre, si je ne vous donnais d’abord quelques petites explications. Je vous ai même parlé trop tôt des services de contrôle. Je reviens donc aux difficultés Sordini. Comme je vous le disais, ma défense s’affaiblit petit à petit. Or lorsque Sordini possède sur quelqu’un le plus minuscule avantage, la victoire lui appartient déjà, car il redouble alors d’attention, d’énergie, de sang-froid, de présence d’esprit, et il devient pour l’attaqué quelque chose d’horrible à voir, et quelque chose de magnifique pour les ennemis de l’attaqué (je m’en suis aperçu dans d’autres cas, sans quoi je ne pourrais en parler). D’ailleurs je n’ai jamais réussi à le voir de mes propres yeux, il ne peut descendre au village, il est bien trop accablé de travail ; on m’a dépeint son bureau ; il paraît que tous les murs disparaissent derrière des piles, des colonnes de dossiers qui représentent seulement les pièces nécessaires aux affaires en cours, et, comme on ne cesse d’y prendre ou mettre des papiers et que tout doit se faire extrêmement vite, ces piles s’effondrent constamment ; il en résulte un tonnerre continuel de craquements qui est devenu le signe distinctif de son bureau. Que voulez-vous c’est un travailleur et il consacre à la plus petite histoire le même soin qu’à la plus grande.

 

– Vous ne cessez, Monsieur le Maire, répondit K., de traiter mon affaire comme une bagatelle, et pourtant elle a occupé un bon nombre de fonctionnaires ; si elle était mince au début elle s’est transformée grâce au zèle de fonctionnaires du genre de Monsieur Sordini. Bien malgré moi, hélas, car mon ambition ne vise pas à faire bâtir et craquer de grandes piles de dossiers à mon sujet, mais à travailler tranquillement sur une table de dessin, comme un petit arpenteur que je suis.

 

– Non, dit le maire, ce n’est pas un grand cas ; à cet égard vous n’avez pas sujet de vous plaindre, c’est l’un des plus petits cas parmi les plus petits. Ce n’est pas à l’ampleur du travail que celle du cas se mesure, si vous avez de telles idées vous êtes encore bien loin de comprendre l’administration. Mais même si l’importance du cas se mesurait à celle du travail, votre cas serait l’un des moindres ; les affaires ordinaires, j’entends celles qui se liquident sans qu’il se produise d’« erreur », donnent encore plus de travail, un travail plus riche, plus fécond. D’ailleurs vous ne savez rien encore du vrai travail que votre affaire a occasionné, c’est de lui que je vais vous parler. Au début donc Sordini même ne s’occupa pas de ma personne, mais chaque jour ses employés venaient à l’Hôtel des Messieurs faire subir des interrogatoires aux notables de la commune. La plupart m’étaient favorables, quelques-uns pourtant se montrèrent surpris : les questions d’arpentage sont de celles qui tiennent à cœur aux paysans, ils flairèrent je ne sais quels mystères, quelles injustices, quelles conspirations, trouvèrent un chef par surcroît, et Sordini dut penser, d’après leurs déclarations, que, si j’avais posé la question au Conseil Municipal, tout le monde ne se fût pas prononcé contre la nomination d’un arpenteur. C’est ainsi qu’une chose évidente (nous n’avions visiblement pas besoin d’arpenteur) se vit tout à coup discutée. Un certain Brunswick notamment se distingua dans ces débats ; vous ne devez pas le connaître ; peut-être n’est-il pas mauvais, mais il est bête et chimérique, c’est un beau-frère de Lasemann.

 

– Du maître tanneur ? demanda K., et il fit le portrait de l’homme à la grande barbe qu’il avait vu chez Lasemann.

 

– Oui, c’est bien celui-là, dit le maire.

 

– Je connais aussi sa femme, dit K. un peu au petit bonheur.

 

– C’est possible, dit le maire sans ajouter un mot.

 

– Elle est belle, dit K., mais un peu pâle et maladive. Elle doit sortir d’une famille du Château ?

 

K. affirmait d’un air d’interroger.

 

Le maire regarda la pendule, versa une potion dans une cuillère, et l’avala hâtivement.

 

– Vous ne connaissez sans doute du Château que les bureaux ? demanda K. impertinemment.

 

– Oui, dit le maire avec un sourire ironique et cependant reconnaissant, c’est la part la plus importante du Château. Quant à Brunswick, si nous pouvions le bannir de la commune nous en serions presque tous heureux, Lasemann ne serait pas le dernier à se réjouir. Mais au moment de cette histoire il s’est acquis quelque influence ; je ne dis pas que ce soit un orateur, mais c’est un gueulard et cela suffit à bien des gens. C’est ainsi que je me suis vu contraint de soumettre la question au conseil municipal, ce qui a été d’ailleurs le seul succès de Brunswick, car le conseil a refusé naturellement à une grande majorité la nomination de l’arpenteur. Au surplus cela date déjà de bien des années, mais l’affaire n’a pas cessé depuis ce temps de revenir sur le tapis, partie par un excès de conscience de Sordini qui a cherché à connaître les motifs de la majorité et de l’opposition par des enquêtes extrêmement serrées, partie par la bêtise et l’ambition de Brunswick qui a diverses relations personnelles au Château et les a lancées en campagne en les excitant constamment à l’aide de nouvelles inventions. Sordini, à la vérité, ne s’est pas laissé tromper par Brunswick ; comment Brunswick pourrait-il tromper Sordini ? Mais c’était précisément pour ne pas se laisser tromper que Sordini devait organiser à chaque instant de nouvelles enquêtes pendant lesquelles Brunswick trouvait déjà autre chose, car il est extrêmement souple et ondoyant, cela relève de sa bêtise. Mais maintenant je suis amené à vous parler d’un caractère particulier de notre organisme administratif. Cet organisme est d’une susceptibilité au moins égale à sa minutie. Quand une affaire est sur le tapis depuis longtemps, il peut se produire, même avant qu’on ait fini de tout peser, qu’elle se trouve liquidée à la vitesse de l’éclair par une décision fort juste en général mais arbitraire cependant. On dirait que l’organisme administratif ne peut plus supporter la tension, l’irritation qu’il a endurées des années par la faute de la même affaire, peut-être infime en soi d’ailleurs, et qu’il prononce de lui-même le verdict sans le secours des fonctionnaires. Naturellement il ne s’est pas passé de miracle et il a bien fallu que ce fût un employé qui prononçât la décision, mais, au moins de chez nous, d’ici, et même du Château, personne ne peut jamais découvrir quel est le fonctionnaire qui a tranché la question ni les motifs qui l’y ont poussé. Seuls les services de contrôle arrivent à trouver cela, beaucoup plus tard ; quant à nous nous ne l’apprenons pas, et personne d’ailleurs ne s’y intéresserait plus. Ces décisions, comme je vous le disais, sont parfaites la plupart du temps. Le seul ennui c’est qu’en général on les apprend trop tard et que l’on continue à discuter passionnément sur des affaires réglées depuis longtemps. Je ne sais si dans votre cas une telle décision a déjà été prise – bien des choses semblent le prouver et bien d’autres le réfuter, – mais, s’il en est ainsi, tout a continué quand même : on vous a envoyé la convocation, vous avez fait un long voyage, tout cela a demandé beaucoup de temps et cependant Sordini travaille toujours à s’en tuer sur cette affaire, Brunswick intrigue et je suis tourmenté par tous les deux. Ce que je sais de source sûre le voici : un fonctionnaire du service de contrôle a découvert depuis, il y a bien des années, que le bureau A avait envoyé à la commune un questionnaire concernant l’engagement d’un arpenteur sans jamais avoir reçu de réponse. On m’a interrogé récemment et tout s’est découvert alors ; le bureau A s’est contenté de la réponse que je lui ai faite, savoir que nous n’avions pas besoin d’arpenteur, et Sordini a dû reconnaître qu’il avait outrepassé sa compétence et qu’il s’était échiné vainement, sans qu’il y eût de sa faute cependant, sur un travail fait pour briser les nerfs. Si, comme toujours, de nouveaux travaux ne nous avaient pressés de toutes parts et si votre cas n’eût pas été tout de même infime – on pourrait presque dire le plus infime des cas parmi les cas les plus infimes – nous aurions tous soupiré d’aise, Sordini lui-même je crois ; seul Brunswick a bougonné mais il s’est fait moquer de lui. Et maintenant représentez-vous ma déception, Monsieur l’Arpenteur, quand, aujourd’hui, cette affaire liquidée à la satisfaction de tous – et il y a déjà bien du temps – vous vous présentez tout à coup comme si tout recommençait. Si je vous dis que je suis presque décidé à empêcher à tout prix, dans la mesure de mes moyens, que cette affaire reprenne, vous me comprendrez certainement ?

 

– Sans doute, dit K., mais il est une chose que je comprends encore mieux : c’est qu’on a abusé de moi, et peut-être même de la loi, d’une épouvantable façon. Et je saurai bien parer le coup, du moins en ce qui me concerne.

 

– Comment vous y prendrez-vous donc ? demanda le maire.

 

– Je ne peux pas le dire, répondit K.

 

– Je ne veux pas m’imposer à vous, dit le maire, mais je tiens à vous avertir que vous avez en moi je ne dis pas un ami, puisque nous sommes complètement étrangers, mais cependant, en quelque sorte, un associé. La seule chose que je n’admets pas, c’est qu’on vous prenne comme arpenteur. Pour tout le reste, vous pouvez toujours vous adresser à moi avec confiance, je ferai tout ce que je pourrai pour vous, dans les limites de mon pouvoir évidemment, et il n’est pas bien étendu.

 

– Vous parlez tout le temps, dit K., de mon engagement au futur ; mais je suis déjà engagé ! Voici la lettre de Klamm.

 

– La lettre de Klamm, dit le maire, est respectable par la signature de Klamm qui semble bien être authentique, mais par ailleurs… – mais je n’ose pas me prononcer seul là-dessus. Mizzi ! appela-t-il, puis il cria : mais que faites-vous donc ?

 

Les deux seconds, qui étaient restés en surveillance depuis longtemps, n’ayant probablement pas, non plus que Mizzi d’ailleurs, retrouvé la pièce cherchée, avaient voulu tout remiser dans l’armoire, mais le désordre qui régnait dans cet excès de dossiers ne le leur avait pas permis. C’est alors que leur était venue l’idée qu’ils essayaient maintenant de réaliser.

 

Ils avaient étendu l’armoire sur le plancher, tassé dedans les papiers en vrac, puis ils s’étaient assis avec Mizzi sur la porte du meuble et cherchaient ainsi à la fermer lentement.

 

– La pièce n’est donc pas trouvée ? C’est dommage, dit le maire, mais maintenant vous connaissez déjà l’histoire ; au fond nous n’avons plus besoin de ce papier ; d’ailleurs on le trouvera certainement, il doit être chez l’instituteur qui conserve lui aussi un grand nombre de documents. Mais viens ici, Mizzi, apporte la bougie, et lis cette lettre avec moi.

 

Mizzi vint ; elle parut encore plus terne et insignifiante quand elle se trouva assise au bord du lit, pressée contre cet homme fort et éclatant de vie, qu’elle tenait presque embrassé. Seul son petit visage frappait, dans la lumière de la bougie, avec ses traits nets et sévères que l’âge avait à peine adoucis. Elle n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur la lettre qu’elle joignit les mains légèrement : de Klamm ! dit-elle. Puis ils lurent la lettre ensemble, échangèrent quelques mots à voix basse et finalement, juste au moment où les deux aides criaient : « Hourra ! » car ils venaient de réussir à fermer la porte de l’armoire et Mizzi leur adressait un regard de reconnaissance muette, le maire dit :

 

– Mizzi partage entièrement mon opinion et je puis bien maintenant vous la communiquer. Cette lettre n’est pas un écrit officiel mais un document d’ordre privé. La suscription « Monsieur » suffirait à le montrer. De plus nul mot n’y dit que vous soyez engagé comme arpenteur, il n’est question que du « service du comte » en général ; encore n’est-ce pas exprimé d’une façon qui engage le signataire, vous êtes pris « comme vous le savez », c’est-à-dire que la charge de faire la preuve vous incombe. Enfin, en matière de service, c’est à moi uniquement que vous avez à vous adresser, à moi le maire qui dois vous renseigner, ce qui est déjà fait dans l’ensemble. Pour quelqu’un qui sait lire les pièces officielles, à plus forte raison celles qui ne le sont pas, tout cela crève les yeux. Que vous, un étranger, vous ne l’ayez pas compris, je n’en suis pas étonné. En gros cette lettre n’a pas d’autre sens que de vous montrer que Klamm a l’intention de s’occuper de vous au cas où vous entreriez au service du comte.

 

– Vous interprétez si bien cette lettre, Monsieur le Maire, répondit K., que vous n’en laissez subsister qu’une signature au bas d’un papier blanc[11]. Ne remarquez-vous pas combien vous rabaissez aussi le nom de Klamm que vous prétendez honorer ?

 

– C’est une méprise, dit le maire. Je ne méconnais pas l’importance de la lettre, mon interprétation ne la déprécie pas, au contraire. Une lettre privée de Klamm est naturellement beaucoup plus précieuse qu’une dépêche officielle, c’est seulement le genre d’importance que vous lui prêtez qu’elle n’a pas.

 

– Connaissez-vous Schwarzer ? demanda K.

 

– Non, dit le maire, et toi Mizzi ? Non plus ? Non, nous ne le connaissons pas.

 

– C’est étrange, dit K., son père est sous-portier au Château.

 

– Cher Monsieur l’Arpenteur, dit le maire, comment voulez-vous que je connaisse tous les fils de tous les sous-portiers du Château !

 

– Bien, dit K., vous êtes donc réduit à croire la chose telle que je vous la dis. Le jour même de mon arrivée j’ai donc eu avec ce Schwarzer une petite scène assez pénible. Il s’est renseigné par téléphone auprès de l’un des sous-portiers, un nommé Fritz, et on lui a répondu que j’étais engagé comme arpenteur. Comment expliquez-vous cela, Monsieur le Maire ?

 

– De la plus simple des façons, répondit le maire ; vous n’avez encore jamais pris réellement contact avec notre administration. Tous les contacts dont vous me parlez ne sont qu’apparents et vous les croyez réels à cause de votre ignorance. Quant au téléphone, voyez-vous, chez moi qui ai pourtant assez à faire avec les autorités, il n’y en a pas. Dans les auberges et autres établissements de ce genre le téléphone peut rendre de bons services, comme un piano mécanique par exemple, c’est la même chose d’ailleurs. Avez-vous déjà téléphoné ici ? Oui ? Alors vous me comprendrez peut-être. Au Château, le téléphone fonctionne sans doute merveilleusement ; d’après ce qu’on m’a dit on y téléphone tout le temps, ce qui accélère naturellement beaucoup le travail. Ce sont ces communications incessantes que nous entendons au téléphone comme un bourdonnement, comme un chant, vous avez sûrement entendu cela aussi. Mais ce bourdonnement et ce chant sont la seule chose solide et digne de foi que nous transmette le téléphone d’ici, tout le reste est trompeur. Il n’y a pas de liaison téléphonique sûre entre le village et le Château, pas de Central qui assure cette liaison. Si l’on appelle ici quelqu’un du Château, tous les appareils des services subalternes y sonnent en même temps, ou plutôt tous y sonneraient si tout le monde ne supprimait – comme je le sais pertinemment – le contact de la sonnerie. De temps en temps cependant un fonctionnaire surmené éprouve le besoin de se distraire un peu, surtout le soir ou dans la nuit, et il rétablit le contact. On reçoit alors une réponse, qui, à vrai dire, n’est qu’une plaisanterie. C’est d’ailleurs très compréhensible. Qui peut exiger sérieusement le droit de carillonner la nuit pour ses petits soucis personnels au milieu de tous ces travaux graves qui s’exécutent à la vitesse de l’éclair ? Je ne parviens pas à comprendre qu’un étranger lui-même puisse s’imaginer que, quand il appelle Sordini, ce soit réellement Sordini qui lui réponde. C’est bien plus probablement un petit secrétaire quelconque et dans un tout autre bureau. En revanche il peut se faire aussi qu’en appelant ce petit secrétaire, on reçoive la réponse de Sordini. Il vaudrait mieux dans ces conditions lâcher le récepteur et décamper avant d’avoir entendu le premier mot.

 

– Évidemment, dit K., ce n’était pas ainsi que j’avais envisagé la chose, mais je n’avais quand même pas grande confiance dans ces conversations téléphoniques et je pensais bien qu’il n’y avait de réellement important que ce que l’on apprend ou obtient au Château même.

 

– Non, dit le maire, s’attachant à l’un des mots, ces réponses téléphoniques aussi sont réellement importantes ; comment ne le seraient-elles pas ? Comment un renseignement donné par un fonctionnaire du Château serait-il sans importance ? Je vous le disais déjà à propos de la lettre de Klamm. Ce genre de déclarations n’a pas d’importance officielle ; si vous leur en attribuez une, vous vous trompez, mais en revanche leur importance officieuse est très grande, soit comme marque de faveur, soit comme marque d’hostilité, beaucoup plus grande en général que ne pourrait l’être celle d’un témoignage officiel.

 

– Bien, dit K., en admettant donc que tout soit ainsi j’aurais une foule de bons amis au Château ; à bien voir les choses, l’idée qu’avait conçue autrefois ce bureau qu’on pourrait avoir besoin d’un arpenteur était un témoignage d’amitié à mon égard, et par la suite ces témoignages se sont multipliés jusqu’à ce qu’on finisse par m’attirer ici et qu’on me menace maintenant d’expulsion.

 

– Il y a du vrai dans votre façon de voir, dit le maire, vous avez raison en ceci qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce que dit le Château. Mais la prudence est nécessaire partout, et non pas seulement chez nous, et d’autant plus nécessaire que ce qu’on vous dit est plus important. Seulement, quand vous parlez ensuite d’avoir été attiré, je ne comprends plus. Si vous aviez mieux suivi mes explications vous sauriez que la question de votre convocation est beaucoup trop épineuse pour que nous puissions la vider ici au cours d’un bref entretien.

 

– Un résultat demeure acquis, dit K., c’est que la question est extrêmement confuse, et insoluble, sauf pour ce qui touche à mon expulsion.

 

– Qui oserait vous expulser, Monsieur l’Arpenteur ? dit le maire, la complication même des questions préliminaires vous garantit le traitement le plus courtois, seulement vous êtes trop susceptible. Personne ne vous retient, mais on ne vous chasse pas.

 

– Ah ! Monsieur le Maire, dit K., c’est vous maintenant qui simplifiez bien trop. Je vais vous énumérer quelques-uns des motifs qui me retiennent : les sacrifices que j’ai faits pour partir de chez moi, un long et pénible voyage, les espoirs que je bâtissais légitimement sur mon engagement, ma complète absence de fortune, l’impossibilité de retrouver chez moi un travail équivalent et enfin, – ce n’est pas la moindre des raisons, – ma fiancée qui est d’ici.

 

– Frieda ? dit le maire sans la moindre surprise. Je sais. Mais Frieda vous suivrait partout. Pour le reste évidemment il faudra encore réfléchir un peu et j’en parlerai au Château. Si une décision intervenait ou qu’il fût nécessaire de vous écouter encore, je vous enverrais chercher. Êtes-vous d’accord ?

 

– Non, pas du tout, dit K., je ne veux pas de cadeaux du Château, je ne demande que mon droit.

 

– Mizzi, dit le maire à sa femme, qui était encore assise à côté de lui et rêvait en jouant avec la lettre de Klamm dont elle avait fait un petit bateau, – K. la lui reprit avec effroi, – Mizzi, ma jambe recommence à me faire souffrir beaucoup ; il faudra renouveler le cataplasme.

 

K. se leva.

 

– Alors je vais prendre congé[12].

 

– Oui, dit Mizzi qui avait déjà préparé une drogue, avec ce courant d’air…

 

K. se retourna. Les seconds, dans leur zèle toujours maladroit, avaient au premier mot de K. ouvert la porte à deux battants. Pour éviter de laisser trop longtemps entrer le froid qui pénétrait par rafales glacées, K. dut se contenter de s’incliner rapidement devant le maire. Puis il s’échappa de la chambre, entraînant les aides, et referma la porte en hâte.

 

VI.

Au seuil de l’auberge, l’hôtelier attendait K. Il n’eût pas osé parler sans être interrogé, aussi K. lui demanda-t-il ce qu’il voulait.

 

– As-tu déjà trouvé un nouveau logement ? dit alors l’aubergiste en regardant le sol.

 

– C’est ta femme qui t’a chargé de parler ? reprit K. ; tu es sans doute très esclave d’elle ?

 

– Non, dit l’aubergiste, ce n’est pas elle qui m’a chargé de parler. Mais elle est très malheureuse à cause de toi, elle ne peut pas travailler, elle est au lit et elle soupire et elle se plaint continuellement.

 

– Dois-je aller la trouver ? demanda K.

 

– Je t’en prie, dit l’aubergiste, je voulais même aller te chercher chez le maire, j’ai écouté à la porte mais vous étiez en pleine conversation, je n’ai pas voulu vous déranger ; et puis ma femme m’inquiétait, je me suis dépêché de revenir, mais elle ne m’a pas laissé entrer, il ne m’est plus resté qu’à t’attendre.

 

– Alors, allons vite, lui dit K., j’aurai tôt fait de la calmer.

 

– Si cela pouvait réussir ! dit l’aubergiste.

 

Ils traversèrent une cuisine claire où trois ou quatre servantes, qui vaquaient en ordre dispersé à leurs travaux du moment, se figèrent littéralement à la vue de K. On entendait déjà les soupirs de l’hôtelière. Elle était couchée dans un petit réduit sans fenêtre séparé de la cuisine par une mince cloison de bois. Il n’y avait place en ce placard que pour une armoire et un grand lit à deux personnes. Le lit était placé de telle sorte que l’on pût, tout en restant couché, surveiller la cuisine entière alors que de la cuisine on ne voyait pour ainsi dire pas dans le réduit : il y faisait trop sombre, l’édredon lie de vin mettait seul un reflet rouge dans ce noir. Ce n’était qu’une fois entré, quand les yeux s’étaient un peu habitués à cette obscurité, qu’on commençait à distinguer quelques détails.

 

– Vous voilà enfin… dit l’hôtesse d’une voix faible.

 

Elle était étendue sur le dos et devait se trouver gênée pour respirer car elle avait rabattu l’édredon. Au lit elle avait l’air bien plus jeune que vêtue, mais le petit bonnet de dentelles qu’elle avait mis – bien qu’il fût trop étroit pour elle et vacillât sur ses cheveux – faisait pitoyablement ressortir la ruine de ses traits.

 

– Pourquoi serais-je venu ? dit K. doucement, vous ne m’aviez pas fait appeler.

 

– Vous n’auriez pas dû me laisser attendre si longtemps, dit l’hôtelière avec un entêtement de malade. Asseyez-vous, ajouta-t-elle en lui montrant le bord du lit, et vous autres allez-vous-en.

 

Les aides étaient entrés et les bonnes avaient suivi.

 

– Je vais sortir aussi, Gardana, dit l’aubergiste.

 

K. entendait pour la première fois le nom de la femme.

 

– Naturellement, dit-elle lentement, et, comme occupée par d’autres pensées, elle ajouta distraitement : Pourquoi resterais-tu plutôt que les autres ?

 

Mais quand ils furent tous retournés dans la cuisine – les aides avaient obéi immédiatement cette fois, il faut dire qu’ils s’étaient mis à lutiner une servante, – Gardana eut assez de présence d’esprit pour s’apercevoir qu’ils pouvaient entendre tout ce qu’elle dirait, car le réduit n’avait pas de porte, et elle ordonna à tout le monde de quitter la cuisine aussi. Ce qui fut fait immédiatement.

 

– Monsieur l’Arpenteur, dit alors Gardana, ouvrez l’armoire, s’il vous plaît. Vous y verrez tout de suite un châle, par-devant ; donnez-le moi, je veux m’en couvrir, je ne peux pas supporter l’édredon, je respire très difficilement. Et lorsque K. lui eut donné le châle, elle ajouta : Vous voyez, c’est un joli châle, n’est-ce pas ?

 

K. n’y voyait qu’un morceau de laine quelconque, il le tâta par complaisance mais ne dit rien.

 

– Oui, c’est un joli châle, affirma Gardana, et elle s’en enveloppa. Elle reposait maintenant, paisible ; toute souffrance semblait bannie, elle s’aperçut même que sa coiffure avait souffert de sa position et elle s’assit un instant pour arranger ses cheveux autour du petit bonnet. Elle avait une chevelure abondante.

 

K. s’impatienta et dit :

 

– Vous m’avez fait demander, Madame l’hôtesse, si j’avais déjà trouvé un autre logement.

 

– Je vous ai fait demander ? dit l’hôtelière, non c’est une erreur.

 

– Votre mari vient juste de me poser cette question.

 

– Cela ne m’étonne pas, dit l’hôtesse, cet homme est mon tourment. Quand je ne voulais pas de vous, il vous a retenu ; maintenant que je suis contente de vous avoir ici, il veut vous faire partir. C’est son habitude.

 

– Vous avez donc, dit K., modifié à ce point votre opinion à mon sujet ? En une heure ou deux ?

 

– Je n’ai pas modifié mon opinion, dit l’hôtelière en reprenant un ton plus faible, tendez-moi votre main. Voilà. Et maintenant permettez-moi d’être d’une franchise totale et j’en userai de même avec vous.

 

– Bien, dit K., mais qui de nous deux commencera ?

 

– Moi, dit l’hôtelière. – On n’avait pas l’impression que ce fût par prévenance mais par hâte de parler.

 

Elle sortit une photographie de sous l’oreiller et la tendit à K.

 

– Regardez cette photo, dit-elle sur un ton de prière.

 

Pour mieux la voir K. fit un pas dans la cuisine, mais même là il était difficile de distinguer quelque chose sur l’image, car elle était vieille, passée, fendillée, froissée et tachée.

 

– Elle n’est plus en très bon état, dit K.

 

– Hélas, dit l’hôtesse, c’est vrai. Quand on l’a portée des années sur soi il ne peut en être autrement. Mais si vous regardez bien, vous reconnaîtrez certainement tout. D’ailleurs je vais vous aider ; dites-moi qui vous voyez, j’aime toujours entendre parler de cette photo. Alors… quoi ?

 

– Un jeune homme, dit K.

 

– C’est ça, dit l’hôtelière, et que fait-il ?

 

– Il est couché, me semble-t-il, sur une planche, il s’étire et il bâille ?

 

L’hôtelière se mit à rire.

 

– Vous vous trompez, dit-elle.

 

– Voilà pourtant la planche ! Il est couché dessus ! dit K. en s’obstinant.

 

– Regardez donc de plus près, dit l’hôtesse fâchée, est-il vraiment couché ?

 

– Non, dit alors K., il n’est pas couché, il plane ; maintenant je vois, ce n’est pas une planche, mais une corde probablement, et le jeune homme fait un saut en hauteur.

 

– Vous voyez bien ! dit l’hôtelière rassérénée, il saute ; c’est l’entraînement des messagers officiels. Je le savais bien que vous le verriez ! Distinguez-vous son visage maintenant ?

 

– Pas très nettement, dit K., il a l’air très crispé, la bouche est ouverte, les yeux fermés, les cheveux flottent.

 

– Parfait, dit l’hôtelière avec un air de lui rendre justice ; quelqu’un qui ne l’a pas connu personnellement ne peut pas en voir davantage. Mais c’était un beau garçon. Je ne l’ai vu qu’une fois en coup de vent et je ne l’oublierai jamais.

 

– Qui était-ce donc ? demanda K.

 

– C’était le messager que m’avait envoyé Klamm quand il me fit appeler pour la première fois.

 

K. n’entendit pas nettement ; son attention fut détournée par un bruit de verre. Il découvrit tout de suite la cause de ce bruit. Les aides qui étaient dans la cour sautillaient à cloche-pied dans la neige et se donnaient un air tout heureux de revoir K. ; de joie ils se le montraient l’un à l’autre et, ce faisant, ne cessaient de frapper à la fenêtre de la cuisine. Sur un mouvement menaçant de K. ils cessèrent immédiatement, cherchèrent à se repousser l’un l’autre, mais l’un des deux échappait toujours et ils se retrouvaient aussitôt devant la fenêtre. K. se hâta de retourner dans le réduit où les aides ne pouvaient pas l’apercevoir et d’où il pouvait ne pas les voir. Mais le léger cliquetis de la vitre le poursuivit encore longtemps jusque dans le fond du réduit.

 

– Encore les aides, dit-il à l’hôtelière pour s’excuser en indiquant la direction de la cour.

 

Mais elle ne lui prêtait aucune attention, elle lui avait repris la photo, l’avait regardée, lissée et replacée sous l’oreiller. Ses mouvements s’étaient faits plus lents, non sous le poids de la fatigue, mais sous le fardeau des souvenirs. Elle avait voulu raconter son histoire à K. et l’histoire lui avait fait oublier K. Elle jouait avec les franges de son châle. Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’elle leva les yeux, se passa la main sur la figure et dit :

 

– Ce châle aussi est un cadeau de Klamm, et le petit bonnet aussi. La photo, le châle et le bonnet, ce sont les trois souvenirs que j’ai de lui. Je ne suis pas jeune comme Frieda, je ne suis pas si ambitieuse qu’elle, je n’ai pas la même délicatesse de sentiments, – elle a une grande délicatesse de sentiments, – bref je sais me contenter de ma vie, mais, je dois l’avouer, sans ces trois souvenirs je n’aurais pas tenu longtemps ici. Ces trois souvenirs vous semblent peut-être peu de chose, mais, voyez-vous, Frieda elle-même, qui a si longtemps fréquenté Klamm n’en possède pas un seul ; je le lui ai demandé, elle est trop exaltée et aussi trop exigeante ; moi, qui n’ai été que trois fois chez Klamm – il ne m’a plus fait appeler par la suite, je ne sais pourquoi – j’ai rapporté ces souvenirs : on eût dit que je pressentais que mon temps devait être court. Évidemment il faut s’en occuper soi-même, Klamm ne donne rien, mais, si l’on voit chez lui quelque chose qui vous convienne, on peut le lui demander.

 

Quelque intérêt que prît K. à ces histoires, il lui venait un certain malaise :

 

– Il y a combien de temps que tout cela s’est passé ? demanda-t-il en soupirant.

 

– Plus de vingt ans, dit l’hôtelière, beaucoup plus de vingt ans.

 

– On reste donc aussi longtemps fidèle à Klamm ! Mais vous rendez-vous compte, madame l’hôtesse, qu’en me faisant de tels aveux à la veille de mon mariage vous me causez de graves préoccupations ?

 

L’hôtelière trouva indécent que K. voulût placer à ce moment le récit de ses propres affaires et lui lança un regard indigné.

 

– Calmez-vous, madame l’hôtesse, lui dit K., je n’ai pas dit un mot contre Klamm, mais je me suis tout de même trouvé en rivalité avec lui par la force des événements ; c’est une chose que son plus grand admirateur ne saurait nier. Aussi toutes les fois que j’entends nommer Klamm je pense fatalement à moi. D’ailleurs, madame l’hôtesse, – et ici K. saisit les mains hésitantes de Gardana – songez à la façon dont notre dernier entretien s’est terminé et rappelez-vous que cette fois nous voulons nous séparer en paix.

 

– Vous avez raison, dit l’hôtesse en penchant la tête, mais épargnez-moi. Je ne suis pas plus susceptible qu’une autre, au contraire, tout le monde a des endroits sensibles, moi je n’ai que celui-là.

 

– C’est malheureusement, dit K., le mien aussi, mais je saurai me dominer. Seulement expliquez-moi maintenant, madame l’hôtesse, comment je dois faire pour supporter dans mon ménage cette effrayante fidélité à Klamm si Frieda est faite comme vous ?

 

– Effrayante fidélité !… répéta l’hôtesse en grondant. Est-ce donc de la fidélité ? De la fidélité, j’en ai pour mon mari,… mais pour Klamm ? Klamm a fait de moi une fois son amie, puis-je jamais perdre ce rang ? Vous me demandez comment vous devez faire pour supporter cela chez Frieda ? Qui êtes-vous donc, monsieur l’Arpenteur, pour oser me questionner ainsi ?

 

– Madame l’hôtesse…, dit K. sur le ton d’un avertissement.

 

– Je sais, je sais, dit docilement l’hôtesse, mais mon mari ne m’a pas posé de telles questions. Je me demande quelle a été la plus malheureuse de nous deux : moi autrefois ou Frieda aujourd’hui : Frieda qui a perdu Klamm de propos délibéré, ou moi qu’il n’a plus fait appeler. Peut-être est-ce Frieda après tout, bien qu’elle ne semble pas comprendre encore toute l’étendue de son malheur. Le mien occupait mes pensées beaucoup plus exclusivement, car je ne pouvais m’empêcher de me demander constamment, – et même aujourd’hui, dans le fond, je n’ai pas cessé de le faire : – pourquoi cela est-il arrivé ? Klamm t’a fait appeler trois fois et jamais une quatrième et il ne te fera plus jamais appeler une quatrième ! Était-il donc quelque chose alors qui m’occupât davantage l’esprit ! De quoi aurais-je bien pu parler, sinon de cela, à mon mari que j’épousai peu de temps après ? Le jour nous n’avions pas le temps, nous avions pris cette auberge dans un état pitoyable et il fallait chercher à la remonter ; mais la nuit ! Des années et des années tous nos entretiens nocturnes n’ont eu d’autre sujet que Klamm et les raisons de son revirement. Quand mon mari s’endormait pendant ces conversations, je le réveillais pour que nous puissions en parler encore.

 

– Si vous le permettez, dit K., j’aimerais vous poser une question, mais elle est très impertinente.

 

L’hôtelière ne répondit rien.

 

– Je ne puis donc pas vous la poser ? dit K., tant pis ! Je me contenterai de votre silence.

 

– Évidemment, dit l’hôtesse, vous vous en contenteriez, c’est même surtout de lui que vous vous contenteriez. Vous interprétez tout à faux, même le silence. C’est plus fort que vous. Je vous permets votre question.

 

– Si j’interprète tout à faux, dit K., peut-être aussi fais-je la même erreur à propos de ma question, peut-être n’est-elle pas impertinente du tout. Je voulais seulement savoir comment vous avez fait la connaissance de votre mari et comment vous êtes devenus propriétaires de cette auberge !

 

L’hôtelière fronça les sourcils, mais dit avec résignation :

 

– C’est une histoire très simple. Mon père était forgeron, et Hans, mon futur mari, qui soignait les chevaux d’un riche paysan, venait fréquemment chez mon père. C’était peu après ma dernière rencontre avec Klamm. J’étais très malheureuse et n’aurais pourtant pas dû l’être, car tout s’était passé correctement, et si je n’avais plus le droit d’aller voir Klamm c’était de par sa décision. Tout était donc correct, mais les raisons du revirement restaient obscures ; j’avais le droit de les examiner, mais non celui d’être malheureuse, et je l’étais cependant et ne pouvais travailler et passais tout le jour assise dans le petit jardin devant notre maison. C’était là que Hans me voyait, il venait parfois s’asseoir à mes côtés, je ne me plaignais pas à lui, mais il savait de quoi il retournait et, comme c’était un brave jeune homme, il arrivait qu’il pleurât avec moi. Et un jour que l’aubergiste d’alors, obligé d’abandonner son métier parce que sa femme était morte et qu’il se faisait déjà vieux, passait devant notre jardin, il nous vit assis là tous deux, s’arrêta et nous proposa de but en blanc de nous louer son auberge, sans nous demander d’argent d’avance car il avait confiance en nous, et il nous demanda très peu. Je ne voulais pas être à la charge de mon père, tout le reste m’était égal, et ce fut ainsi, en songeant à l’auberge et au nouveau travail qui m’y attendait et m’apporterait peut-être un peu d’oubli, que je tendis la main à Hans. Voilà l’histoire.

 

Il y eut un instant de silence au bout duquel K. déclara :

 

– Le procédé de l’aubergiste était beau mais imprudent, à moins qu’il n’eût certaines raisons d’avoir confiance en vous deux.

 

– Il connaissait bien Hans, dit l’hôtesse ; Hans était son neveu.

 

– Alors évidemment, dit K., la famille de Hans devait tenir beaucoup à ce mariage ?

 

– Peut-être, dit l’hôtesse, je ne le sais pas, je ne m’en suis jamais inquiétée.

 

– Il faut pourtant, dit K., qu’il en ait été ainsi pour que la famille fût prête à faire de tels sacrifices et à remettre l’auberge sans aucune garantie.

 

– Ce n’était pas un geste imprudent, l’avenir l’a montré, dit l’hôtesse. Je me jetai sur le travail, forte comme je l’étais ; une vraie fille de forgeron ; je n’avais besoin ni de bonne ni de valet, j’étais partout, à la salle, à la cuisine, à l’écurie, je cuisinais si bien que j’enlevais des clients à l’Hôtel des Messieurs ! Vous n’avez pas mangé à l’auberge à midi, vous ne connaissez pas nos clients du déjeuner ; à cette époque ils étaient encore plus nombreux, depuis ce temps nous en avons perdu beaucoup. Le résultat c’est que nous avons pu non seulement payer régulièrement notre location mais encore acheter la maison au bout de quelques années, et aujourd’hui elle est presque franche d’hypothèques. Évidemment, et c’est un autre résultat, je me suis tuée à ce travail, j’y ai pris une maladie de cœur et je suis devenue une vieille femme. Vous croyez peut-être que je suis beaucoup plus vieille que Hans, mais en réalité il n’a que deux ou trois ans de moins que moi, et il ne vieillira jamais, car ce n’est pas avec son travail – fumer sa pipe, écouter les clients, vider sa pipe et apporter de loin en loin un pauvre petit verre de bière – ce n’est pas avec ce travail que l’on vieillit.

 

– Vous avez été admirable, dit K., cela ne fait aucun doute, mais nous parlions du temps qui a précédé votre mariage, et il eût tout de même été étrange que la famille de Hans poussât à cette union en faisant des sacrifices d’argent ou tout au moins en acceptant un aussi grand risque que celui de vous donner l’auberge, si elle n’avait eu d’autre espoir que celui qu’inspiraient votre force – que l’on ignorait encore – et l’énergie de Hans dont on devait bien savoir déjà qu’elle était nulle.

 

– Eh oui ! dit l’hôtesse fatiguée, je vois bien où vous voulez en venir, et quelle est encore ici votre erreur. Klamm n’avait rien à voir dans toutes ces histoires. Pourquoi se serait-il occupé de moi ? Ou plutôt aurait-il pu seulement s’occuper de moi ? Il ne savait plus rien de moi ! S’il ne me faisait plus appeler, c’était le signe qu’il m’avait oubliée. Quand il ne vous convoque plus, il vous oublie entièrement. Je ne voulais pas parler de cela devant Frieda. Mais ce n’est pas seulement de l’oubli, c’est pis. Si l’on oublie quelqu’un on peut renouer connaissance. Avec Klamm il n’y a pas moyen. Ceux qu’il ne fait plus appeler, il les oublie non seulement pour le passé mais littéralement aussi pour l’avenir. En me donnant beaucoup de mal je peux lire dans vos pensées, ces pensées dépourvues de sens qui ont peut-être quelque valeur dans le lointain pays d’où vous venez. Peut-être poussez-vous la folie jusqu’à croire que Klamm m’a précisément donné un Hans pour mari afin de ne pas me créer trop de difficultés pour le rejoindre, lui, le jour où il me ferait signe d’accourir ? Folie, folie, on se perd soi-même quand on joue avec l’idée d’une telle chimère.

 

– Non, dit K., ne nous perdons pas ; je n’étais pas allé dans ma pensée aussi loin que vous le croyez, bien qu’à vous dire vrai je fusse sur la voie. Pour le moment je m’étonnais seulement de voir que vos beaux-parents eussent tant espéré de ce mariage et que ces espoirs se fussent effectivement réalisés, avec l’aide – il est vrai – de votre cœur et de votre santé. L’idée que ces faits ne fussent pas sans rapport avec Klamm me harcelait bien en même temps, mais non pas – ou non pas encore – aussi grossièrement que vous le supposez, à seule fin probablement d’avoir une occasion de me dire des méchancetés parce que cela vous fait plaisir. Ce plaisir vous l’avez pris, soit ; mais voici la pensée que j’avais : d’abord c’est Klamm, visiblement, qui a provoqué ce mariage. Sans Klamm vous n’auriez pas été malheureuse, vous ne seriez pas restée assise désœuvrée dans le petit jardin devant votre maison ; sans Klamm, Hans ne vous y aurait pas vue, sans votre tristesse le timide Hans n’eût jamais osé vous parler, sans Klamm vous n’auriez jamais pleuré en compagnie de Hans, sans Klamm le vieil oncle aubergiste ne vous aurait jamais trouvée là avec Hans, sans Klamm vous n’auriez pas été indifférente à l’existence et vous n’auriez donc pas épousé Hans. Il me semble qu’en tout cela il y a déjà pas mal de Klamm, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout. Si vous n’aviez pas cherché à oublier vous n’auriez certainement pas travaillé avec une telle abnégation et fait ainsi prospérer votre commerce. La main de Klamm est donc encore là. Mais, indépendamment de cela, Klamm est encore la cause de votre maladie, car votre cœur était déjà épuisé avant votre mariage par votre désespoir d’amour. Reste seulement la question de savoir ce qui séduisait tant la famille de Hans dans ce mariage. Vous avez vous-même indiqué qu’avoir été l’amie de Klamm conférait une distinction qui ne saurait se perdre ; ils peuvent donc avoir été séduits par cette distinction, mais aussi, me semble-t-il, par l’espoir que la bonne étoile qui vous avait conduite à Klamm – en admettant que c’ait été une bonne étoile, mais vous le dites – vous appartînt à vous en propre, qu’elle veillât donc sur vous et ne vous abandonnât pas aussi soudainement que l’avait fait Klamm.

 

– Pensez-vous tout cela sérieusement ? demanda l’hôtelière.

 

– Très sérieusement, répondit K. en hâte ; mais je crois que les espoirs de la famille de Hans n’étaient ni tout à fait fondés ni tout à fait injustifiés, et il me semble voir aussi l’erreur que vous avez commise. En apparence tout semble avoir réussi : Hans est bien casé, il a une femme superbe, on le respecte, les finances de la maison sont saines. Mais au fond tout n’a pas réussi ; il eût été certainement plus heureux avec une simple jeune fille dont il eût été le premier grand amour ; s’il reste parfois, comme vous le lui reprochez, l’air perdu au milieu de la salle, c’est parce qu’il se sent en effet comme perdu – sans en être malheureux, certes, je le connais déjà assez pour pouvoir l’affirmer, – mais il est tout aussi certain que ce beau garçon intelligent aurait été plus heureux, je veux dire par là plus indépendant, plus laborieux, plus viril, avec une autre femme. Et vous n’êtes sûrement pas heureuse, vous non plus ; comme vous le disiez, sans vos trois souvenirs vous ne supporteriez pas la vie, et vous avez une maladie de cœur. La famille avait donc tort d’espérer ? Je ne crois pas. La bénédiction était sur vous mais on n’a pas su la faire descendre.

 

– Qu’a-t-on donc oublié ? demanda l’hôtelière. Elle était maintenant étendue sur le dos et levait les yeux vers le plafond.

 

– D’interroger Klamm, dit K.[13]

 

– Nous en revenons donc à vous, dit l’hôtelière.

 

– Ou à vous, dit K., nos affaires se touchent.

 

– Que voulez-vous de Klamm ? demanda l’hôtelière.

 

Elle s’était assise sur son séant, elle avait redressé les coussins pour pouvoir appuyer son dos et regardait K. dans les yeux. Je vous ai exposé franchement mon cas, vous auriez pu en tirer quelques leçons. Dites-moi maintenant avec la même franchise ce que vous voulez demander à Klamm. J’ai eu beaucoup de mal à décider Frieda à aller attendre dans sa chambre ; je craignais que vous ne parliez pas assez franchement en sa présence.

 

– Je n’ai rien à cacher, dit K. Mais je veux d’abord attirer votre attention sur un point. Klamm, disiez-vous, oublie immédiatement le passé. Cela me paraît très invraisemblable ; et puis on ne peut pas le prouver, ce n’est donc là probablement qu’une légende forgée par l’esprit des jeunes filles qui ont joui de la faveur de Klamm. Je suis surpris que vous ajoutiez foi à une pareille invention.

 

– Ce n’est pas une légende, dit l’hôtelière, c’est l’expérience générale qui nous l’apprend.[14]

 

– Une nouvelle expérience peut donc la réfuter, dit K. Et puis il y a une différence entre votre cas et celui de Frieda. On ne peut pas dire que Klamm n’ait plus appelé Frieda, il l’a appelée au contraire, et c’est elle qui n’est pas venue. Qui nous dit qu’il ne l’attend pas encore ?

 

L’hôtelière se tut et promena sur K. un regard scrutateur. Puis elle dit :

 

– Je veux vous écouter posément jusqu’au bout. Ne m’épargnez pas ; j’aime mieux que vous parliez franchement. Je vous demande une seule chose. N’employez pas le nom de Klamm. Dites « lui », dites comme vous voudrez, mais ne prononcez pas son nom.

 

– C’est entendu, dit K[15]., mais il m’est difficile de dire ce que je veux de lui. Je veux d’abord le voir de près, ensuite je veux entendre sa voix, ensuite je veux qu’il m’apprenne ce qu’il pense de mon mariage. Ce que je lui demanderai par la suite dépend de l’évolution de l’entrevue. Il peut se faire que nous parlions de bien des choses, mais l’essentiel est pour moi de me trouver en face de lui. Je n’ai jamais parlé en effet directement avec un véritable fonctionnaire. Cela paraît plus difficile à obtenir que je ne pensais. Mais maintenant c’est à l’homme privé que j’ai le devoir de parler, et ce doit être à mon avis bien plus facile. Peut-être ne pourrais-je parler au fonctionnaire que dans son inaccessible bureau, au Château ou à l’Hôtel des Messieurs. À l’homme privé, au contraire, je peux m’adresser n’importe où, dans une maison, dans la rue, à condition de le trouver. Accessoirement je pourrai alors parler aussi au fonctionnaire, j’en serai heureux mais ce n’est pas mon principal but.[16]

 

– Soit, dit l’hôtesse en s’enfonçant dans l’oreiller comme si elle disait quelque chose d’éhonté ; si je réussis à obtenir par mes relations qu’on fasse parvenir à Klamm votre demande d’entretien, promettez-moi de ne rien entreprendre de votre propre chef jusqu’à l’arrivée de la réponse.

 

– Je ne peux pas le promettre, dit K., quel que soit le plaisir que j’aurais à exaucer votre prière ou à satisfaire votre caprice. L’affaire est trop urgente, surtout après le malheureux résultat de mon entrevue avec le maire.

 

– Cette objection ne compte pas, dit l’hôtelière. Le maire est un personnage complètement insignifiant. Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Il ne pourrait pas conserver sa place un seul jour sans sa femme qui mène tout.

 

– Mizzi ? demanda K. – L’hôtelière fit oui de la tête.

 

– Elle y était, dit K.

 

– A -t-elle donné son avis ? demanda l’hôtesse.

 

– Non, dit K., je n’avais d’ailleurs pas l’impression qu’elle en fût capable.

 

– Eh oui ! dit l’hôtelière, ici vous voyez toujours tout de travers. En tout cas les mesures que le maire a pu prendre à votre égard sont sans aucune importance ; quant à sa femme je lui parlerai à l’occasion. Et si je vous promets que la réponse de Klamm vous parviendra dans la semaine, vous n’aurez tout de même plus de raison de ne pas me céder ?

 

– Rien de tout cela n’est assez décisif, dit K., ma résolution est prise et j’essaierais de la faire aboutir même si j’étais évincé. Avec de telles intentions je ne peux tout de même pas faire demander un entretien d’avance ! Ce à quoi je suis résolu, et qui représente sans la demande une tentative hardie sans doute, mais de bonne foi, constituerait si j’étais évincé une rébellion au grand jour. Ce serait évidemment bien pire.

 

– Pire ? dit l’hôtesse. Dans les deux cas c’est de la rébellion. Et maintenant faites à votre idée. En attendant passez-moi ma robe.

 

Elle enfila ce vêtement sans s’inquiéter de la présence de K. et courut en hâte à la cuisine. Il y avait déjà un grand moment qu’on entendait du tapage au café. On avait frappé à la petite fenêtre de la cuisine. Les deux aides l’avaient ouverte pour crier qu’ils avaient faim. D’autres visages s’étaient alors montrés dans l’ouverture de la fenêtre. On entendait même en sourdine un chœur de voix qui chantaient.

 

L’entretien de K. avec l’hôtesse avait en effet beaucoup retardé la préparation du déjeuner ; rien n’était prêt, quoique tous les clients fussent déjà là. Personne n’avait encore osé pénétrer dans la cuisine au mépris des ordres de l’hôtesse, mais quand les observateurs postés à la petite fenêtre annoncèrent l’arrivée de la patronne, les servantes envahirent en hâte la cuisine, et lorsque K. pénétra dans la salle il vit toute la société, une société étonnamment nombreuse, – plus de vingt personnes, hommes et femmes, vêtus de costumes provinciaux mais non rustiques, – quitter la lucarne de la cuisine autour de laquelle ils s’étaient rassemblés et se répandre autour des tables pour s’assurer des places. Une seule table, une petite table dans un coin, se trouvait déjà occupée par un couple et quelques enfants ; le mari, un monsieur aimable et barbu, aux yeux bleus, aux cheveux en broussaille, se tenait debout, penché vers les enfants qu’il faisait chanter ; il battait la mesure sur la table avec un couteau et cherchait à modérer leur exubérance. Peut-être voulait-il leur faire oublier leur faim par la musique. L’hôtelière s’excusa auprès de la société d’un air assez indifférent, personne ne lui fit de reproches. Elle chercha des yeux son mari, mais celui-ci, devant cette situation critique, avait dû fuir depuis longtemps. Ensuite elle retourna lentement dans la cuisine ; elle n’eut pas un regard pour K. qui courut retrouver Frieda.

 

VII.

Dans sa mansarde K. trouva l’instituteur. La pièce – par bonheur – était à peine reconnaissable, tant Frieda s’était donné de mal. On l’avait aérée, le poêle ronflait, le plancher était lavé, le lit refait, les affaires des bonnes, images et sales haillons, avaient été évacués ; la table qui semblait poursuivre vos regards, où qu’on se tournât, avec la crasse qui faisait croûte sur sa tablette, avait été recouverte d’un dessus de lingerie brodé. Maintenant, on pouvait recevoir des amis. Les quelques chemises de K., que Frieda avait dû laver le matin, étaient pendues autour du poêle, mais ne gâtaient pas trop le coup d’œil. L’instituteur et Frieda, qui se tenaient assis devant la table, se levèrent à l’entrée de K., Frieda embrassa K., l’instituteur lui fit une légère révérence. K., distrait et encore troublé par la conversation de l’hôtesse, s’excusa de n’avoir encore pu rendre visite à l’instituteur. Il avait l’air de supposer que celui-ci n’était venu que par impatience en ne le voyant pas arriver. Mais l’instituteur, toujours posé, sembla ne se ressouvenir que lentement de l’espèce de visite qui avait été convenue un jour entre eux.

 

– Vous êtes, Monsieur l’Arpenteur, dit-il lentement, l’étranger avec lequel j’ai parlé il y a quelques jours sur la place de l’église ?

 

– Oui, dit K. sèchement ; il était décidé à ne pas souffrir dans sa chambre ce qu’il avait toléré l’autre fois à cause de son délaissement. Il se tourna donc vers Frieda et la consulta au sujet d’une visite importante qu’il devait faire, disait-il, immédiatement, et qui exigeait qu’il fût vêtu le mieux possible. Frieda, sans questionner, appela les seconds qui examinaient le nouveau tapis de la table et leur ordonna d’aller nettoyer soigneusement dans la cour les habits et les souliers de K. que celui-ci se mit aussitôt à retirer. Quant à elle, elle prit une chemise sur la corde et descendit à la cuisine pour la repasser.

 

K. se trouva seul avec l’instituteur qui avait repris silencieusement sa place à table ; il le laissa attendre encore un peu, ôta sa chemise et commença à se laver dans la cuvette. Ce ne fut qu’alors, le dos tourné, qu’il lui demanda le motif de sa venue.

 

– Je viens de la part de Monsieur le Maire, répondit l’instituteur.

 

K. dit qu’il était prêt à l’écouter. Mais, comme le clapotis de l’eau empêchait de l’entendre nettement, l’instituteur dut se rapprocher, il s’appuya au mur, tout près de K. ; K. s’excusa de son impatience et de sa lessive sur l’urgence de la visite qu’il projetait. L’instituteur passa là-dessus et dit seulement :

 

– Vous avez été impoli avec Monsieur le Maire, ce vieil homme respectable qui a tant de mérite et d’expérience.

 

– Je ne savais pas que j’eusse été impoli, dit K. en se séchant, mais il est vrai que pendant notre entretien, j’avais d’autres soucis que celui des belles manières, car il y allait de mon existence menacée par le honteux fonctionnement d’une administration dont je n’ai pas à vous dépeindre le détail puisque vous en êtes un membre actif. Le Maire s’est-il plaint de moi ?

 

– À qui donc auriez-vous donc voulu qu’il se plaignît ? demanda l’instituteur, et, même s’il avait quelqu’un sous la main, se plaindrait-il jamais ? Non, mais j’ai eu à établir sous sa dictée un petit procès-verbal de votre entrevue qui m’en a suffisamment appris sur sa bonté et sur le ton de vos réponses.

 

Tout en cherchant son peigne, que Frieda avait dû ranger Dieu savait où, K. répondit :

 

– Comment ? Un procès-verbal ? Dressé après coup ! En mon absence ! Et par quelqu’un qui n’assistait pas à l’entrevue ! Ce n’est pas mal ! Et pourquoi un procès-verbal ? Notre entretien était-il donc officiel ?

 

– Non, dit l’instituteur, mais semi-officiel, tout comme mon procès-verbal. On n’a dressé ce procès-verbal que pour la bonne règle. En tout cas maintenant il existe, et il ne vous fait pas honneur.

 

K., ayant enfin trouvé le peigne qui avait glissé dans le lit, dit plus calmement :

 

– Il existe ! Est-ce pour m’annoncer cela que vous êtes venu ?

 

– Non, dit l’instituteur, mais je ne suis pas un automate, et je ne pouvais pas m’empêcher de vous dire ma façon de penser. Ma mission, elle, n’est qu’une nouvelle preuve de la bonté de Monsieur le Maire ; bonté que je ne puis comprendre, j’y insiste ; et si j’exécute la mission que m’a confiée Monsieur le Maire, c’est uniquement pour remplir les devoirs de la profession et par respect pour Monsieur le Maire.

 

K., lavé et peigné maintenant, s’était assis à la table en attendant sa chemise et ses habits ; il n’éprouvait aucune curiosité d’apprendre le message du maire, il était d’ailleurs influencé par l’opinion de l’hôtelière qui avait si peu d’estime pour ce magistrat.

 

– Il doit être plus de midi ? demanda-t-il en songeant au chemin qu’il avait encore à faire, puis il se reprit et dit : Vous aviez quelque chose à me dire de la part du maire ?

 

– Eh oui ! fit l’instituteur en haussant les épaules, comme pour dire : je m’en lave les mains. Monsieur le Maire craint que si votre affaire tarde trop à recevoir une solution vous ne fassiez quelque folie. J’ignore pour ma part pourquoi il le redoute ; personnellement je ne vois aucun mal à ce que vous fassiez tout ce qu’il vous plaira ; nous ne sommes pas vos anges gardiens et nulle loi ne nous oblige à suivre chacun de vos pas. Mais passons ; Monsieur le Maire est d’avis différent. Sans doute ne peut-il hâter la décision elle-même, c’est affaire à l’administration comtale de la prononcer ; mais il consent à prendre des mesures provisoires d’une réelle générosité ; il ne tient qu’à vous de les accepter. Il vous offre provisoirement la place de concierge de l’école.

 

K. ne s’inquiéta pas d’abord de la nature de la place qu’on lui offrait, c’était le fait qu’on la lui proposait qui lui paraissait important. Cela semblait indiquer que le maire pensait que K. pouvait faire pour se défendre certaines choses que la commune devait empêcher même au prix d’une dépense. Et quelle importance n’y accordait-il pas ! L’instituteur avait dû être dépêché en toute hâte, car il y avait déjà longtemps qu’il était là et cependant il avait dû auparavant rédiger le procès-verbal ! Quand l’instituteur s’aperçut qu’il n’avait réussi qu’à rendre K. pensif, il poursuivit :

 

– J’ai présenté mes objections. J’ai fait valoir que jusqu’ici nous n’avions pas eu besoin de concierge ; la femme du sacristain nettoie de temps en temps, et Mademoiselle Gisa, l’institutrice, passe l’inspection. J’ai donc dit que j’avais déjà assez de mal avec les enfants sans avoir à me débattre encore avec un concierge. Monsieur le Maire m’a répondu que l’école était pourtant très sale. Je lui ai dit, comme il est vrai, que ce n’était pas si terrible. Et puis, ai-je ajouté, sera-ce réellement mieux quand nous aurons pris cet homme pour concierge ? Certainement non. Outre qu’il ne s’entend pas à ce genre de travaux, l’école n’a que deux grandes salles de classe, sans aucune pièce attenante, le concierge devrait donc loger dans une de ces salles avec sa famille, y coucher, peut-être même y faire la cuisine, tout cela ne saurait évidemment contribuer à la propreté des locaux. Mais Monsieur le Maire me démontra que ce poste serait pour vous une planche de salut et que vous feriez donc tout pour le remplir parfaitement, que, d’ailleurs, avec vous, nous aurions le secours de votre femme et de vos deux aides, de sorte que l’école elle-même ne serait pas seule à bénéficier de votre venue, mais que son jardin pourrait aussi être tenu de façon modèle. Je réfutai tout cela facilement. Finalement, Monsieur le Maire ne put plus rien faire valoir en votre faveur, il rit et me dit simplement que vous étiez arpenteur et que vous sauriez aligner les plates-bandes mieux que personne. On ne répond pas à des plaisanteries, de sorte que je suis venu vous transmettre la proposition.

 

– Vous vous créez, Monsieur l’Instituteur, des soucis superflus, dit K., je ne songe pas à accepter cette place.

 

– Parfait, dit l’instituteur, parfait, vous refusez sans aucune restriction, et, prenant son chapeau, il s’inclina et sortit.

 

Là-dessus Frieda remonta, le visage défait ; elle rapportait la chemise non repassée, elle ne répondit pas aux questions ; pour la distraire K. lui raconta l’histoire de l’instituteur et de ses offres ; à peine l’eut-elle entendue qu’elle jeta la chemise sur le lit et repartit en hâte. Elle ne tarda d’ailleurs pas à revenir, escortant l’instituteur qui avait l’air fâché et ne salua pas. Frieda le pria d’avoir un peu de patience – elle avait dû déjà l’y exhorter en chemin – puis elle fit passer K. par une petite porte, qu’il ignorait complètement, et, dans la mansarde voisine lui raconta tout essoufflée, ce qui lui était arrivé. L’hôtelière, indignée de s’être abaissée jusqu’à faire des aveux à K. et, qui pis est, de lui avoir cédé au sujet de l’audience sans autre résultat que d’essuyer, comme elle disait, un froid refus, un refus sans loyauté, était décidée à ne plus souffrir l’arpenteur sous son toit ; s’il avait des accointances au Château, qu’il les utilisât bien vite, car aujourd’hui, aujourd’hui même, il devrait quitter la maison, et Gardana ne le reprendrait que contrainte par un ordre formel de l’administration ; elle espérait d’ailleurs bien ne jamais voir arriver cet ordre, car elle avait, elle aussi, des amitiés au Château et saurait les faire jouer. Si K. se trouvait à l’auberge ce n’était que par la suite de la négligence du patron ; il n’y avait d’ailleurs pas à s’inquiéter pour lui puisqu’il s’était encore vanté le matin même d’avoir un gîte pour la nuit quand il voudrait. Frieda, naturellement, resterait ; si Frieda partait, l’hôtelière en serait profondément désolée ; à cette seule pensée elle s’était déjà, disait-elle, effondrée en pleurs devant le fourneau. Cette pauvre femme, avec sa maladie de cœur, que pouvait-elle faire d’autre quand il s’agissait, à ses yeux du moins de sauver l’honneur de la mémoire de Klamm ? Telle était donc la situation de ce côté-là. Frieda, évidemment, suivrait K. où il voudrait. Mais leur situation était terrible, c’est pourquoi elle avait accueilli avec joie la proposition du Maire ; le poste proposé ne convenait pas à K. ; mais il n’était que provisoire, on soulignait expressément ce point ; en l’acceptant on gagnerait du temps et on pourrait trouver facilement autre chose, même si la sentence finale devait être une condamnation.

 

– S’il le faut, s’écria Frieda pour terminer en se jetant au cou de K., nous partirons ; qui nous retient au village ? Mais en attendant, n’est-ce pas, mon chéri, nous acceptons la proposition, j’ai ramené l’instituteur, tu lui dis : « C’est accepté », simplement, rien de plus, et nous allons nous installer à l’école.

 

– Triste affaire, dit K., mais sans grande conviction, car le logement ne l’inquiétait guère ; de plus, étant en caleçon, il gelait dans cette mansarde qui, n’ayant ni mur ni fenêtre de deux côtés, se trouvait balayée par un vent glacial. Tu viens d’arranger si gentiment la chambre et il faudrait déjà déménager ! Ce n’est que bien à contrecœur que j’accepterais cette place ! Une humiliation d’un instant en face de ce petit instituteur me donnait déjà des remords, et maintenant il deviendrait mon supérieur ! Si l’on pouvait rester ici encore un peu ! Peut-être ma situation se modifiera-t-elle dès cet après-midi ! Si tu restais, toi du moins, on pourrait attendre et ne donner à l’instituteur qu’une réponse évasive. Pour moi je trouverai toujours un gîte, au besoin j’irai chez Bar…

 

– Pas ça, lui dit Frieda en lui fermant la bouche, je t’en supplie ne répète pas ça. Pour tout le reste, je ferai comme tu voudras. Si tu y tiens je resterai seule ici, si triste que ce soit pour moi. Refusons, si tu veux, cette proposition, si maladroit que ce puisse être à mon avis, car si tu trouvais autre chose, même cet après-midi, rien ne nous empêcherait de donner notre démission à l’école. Quant à l’humiliation dont tu parles, laisse-moi faire, elle disparaîtra ; je vais parler moi-même à l’instituteur, tu n’auras qu’à être présent, tu n’auras pas à dire un mot et, par la suite, ce sera pareil, jamais tu ne seras forcé de lui parler si tu ne veux pas, ce sera moi en réalité qui serai sa seule subordonnée et je saurai y remédier, car je connais bien ses faiblesses. Rien n’est donc encore perdu si nous acceptons le poste, mais si nous le refusons ce sera bien différent ; d’abord jamais tu ne trouveras, même pour toi seul au village, le moindre gîte pour la nuit, à moins d’obtenir aujourd’hui même quelque chose du Château ; je parle d’un gîte dont je n’aie pas à rougir en ma qualité de fiancée. Et, si tu n’en trouvais pas, tu voudrais me demander de coucher ici dans une chambre chaude pendant que tu serais dehors à rôder dans le froid et la nuit !

 

K., qui était resté tout le temps les bras croisés sur la poitrine à se battre le dos du bout des doigts pour se réchauffer un peu, déclara :

 

– Nous n’avons donc plus qu’à accepter.

 

De retour dans la chambre il courut vers le poêle, sans s’inquiéter de l’instituteur ; celui-ci, assis à la table, sortit sa montre et dit :

 

– Il se fait tard.

 

– Oui, mais maintenant nous sommes d’accord. Monsieur l’Instituteur, dit Frieda, nous acceptons la place.

 

– Bien, dit l’instituteur, seulement c’est à Monsieur l’Arpenteur que cette place est offerte, c’est à lui de dire son avis.

 

Frieda vint au secours de K.

 

– Évidemment, dit-elle, il accepte le poste, n’est-ce pas, K. ?

 

K. put ainsi réduire sa réponse à un simple « oui » qu’il n’adressa même pas à l’instituteur mais à Frieda.

 

– Alors, dit l’instituteur, il ne me reste plus qu’à vous mettre au courant de vos devoirs professionnels pour que nous soyons d’accord là-dessus une fois pour toutes : Vous avez, Monsieur l’Arpenteur, à nettoyer et chauffer chaque jour les deux salles de classe, à faire vous-même les petites réparations de la maison, des objets de l’école et des agrès de la salle de gymnastique, à balayer la neige de l’allée du jardin, à faire mes commissions et celles de Mademoiselle l’Institutrice, et, pendant la belle saison, tous les travaux du jardin. En revanche vous pouvez choisir celle des salles de classe où vous habiterez ; mais, si l’on ne fait pas classe dans les deux salles à la fois et que vous habitiez dans celle où l’on enseignera à un moment donné il vous faudra naturellement déménager pour aller dans l’autre. Vous n’aurez pas le droit de faire la cuisine à l’école ; à titre de compensation vous serez nourri à l’auberge, vous et les vôtres, aux frais de la commune. En qualité d’homme bien élevé, vous devez savoir que votre conduite ne devra jamais porter atteinte à la dignité de l’école et que les enfants, tout particulièrement, ne devront jamais être témoins de scènes déplaisantes à votre foyer, je ne mentionne donc la chose qu’accessoirement. Dans le même ordre d’idées je tiens à insister sur la nécessité où nous sommes de vous demander de faire régulariser le plus tôt possible vos relations avec Mademoiselle Frieda. Nous établirons sur ces bases un contrat d’engagement que vous aurez à signer dès que vous emménagerez.

 

Tout cela paraissait sans importance à K. ; il lui semblait que rien ne l’y concernait ou du moins que rien n’y risquait de l’engager ; il se sentait seulement agacé par les airs importants de l’instituteur ; aussi dit-il négligemment :

 

– Mais oui, ce sont les conditions ordinaires.

 

Pour atténuer un peu l’effet de la remarque, Frieda s’enquit du traitement.

 

– On ne réfléchira qu’au bout d’un mois d’essai, lui répondit l’instituteur, à la question de savoir si une allocation doit vous être attribuée ou non.

 

– C’est très dur pour nous, dit Frieda. Il faut nous marier sans rien et faire marcher notre ménage sans argent ! Ne pourriez-vous, Monsieur l’Instituteur, adresser pour nous à la commune une demande qui nous permettrait d’obtenir un petit salaire immédiat ? N’est-ce pas votre avis ?

 

– Non, dit l’instituteur, parlant toujours à K. On ne ferait droit à cette demande que sur avis favorable de moi, et je ne le donnerais pas. L’attribution qu’on vous fait de ce poste n’est qu’une complaisance de notre part, et, quand on a conscience de ses responsabilités publiques, il ne faut pas pousser les complaisances trop loin.

 

Presque malgré lui, K., cette fois, intervint.

 

– Si vous voulez parler de complaisances, Monsieur l’Instituteur, répondit-il, la complaisance serait plutôt de notre côté.

 

– Non, répliqua l’instituteur en souriant, car il avait forcé K. à parler. Nul ne peut le savoir mieux que moi. Nous avons à peu près autant besoin d’un concierge pour l’école que d’un arpenteur pour le pays. Concierge et arpenteur ne nous sont que des charges. Il me faudra réfléchir bien longtemps avant de trouver un moyen de justifier cette dépense aux yeux de la commune. Le mieux et le plus franc serait de présenter notre exigence carrément sans essayer de la justifier.

 

– C’est bien ainsi que je comprends la question, dit K., vous êtes forcé de m’accepter à contrecœur, vous êtes contraint de m’accepter, malgré les pénibles méditations auxquelles cela vous oblige. Or, lorsque quelqu’un est contraint d’en prendre un autre et que cet autre accepte d’être pris c’est lui qui se montre complaisant.

 

– Étrange réflexion, dit l’instituteur, qu’est-ce qui nous oblige à vous prendre ! C’est le bon cœur, le trop bon cœur de Monsieur le Maire. Vous devrez, Monsieur l’Arpenteur, je le vois bien, renoncer à mainte chimère avant de faire un concierge acceptable, et vos réflexions ne sont guère de nature à encourager ceux qui pourraient éventuellement vous faire obtenir un salaire. Je remarque à mon grand regret que votre attitude me donnera encore bien du travail ; depuis tout le temps que nous discutons vous vous tenez là, – j’ai beau le voir je ne puis en croire mes yeux – en chemise et en caleçon.

 

– C’est ma foi vrai, s’écria K. en riant et en frappant dans ses mains, où sont donc ces terribles aides ?

 

Frieda courut à la porte ; l’instituteur, voyant que K ne lui parlerait plus, demanda à Frieda quand ils emménageraient.

 

– Aujourd’hui, dit Frieda.

 

– Alors, je viendrai faire ma tournée demain matin, dit l’instituteur.

 

Il salua d’un signe de main et voulut sortir par la porte que Frieda venait d’ouvrir pour elle, mais il se heurta aux bonnes qui venaient avec leurs paquets reprendre possession de la chambre ; comme elles n’auraient reculé devant personne il dut se glisser entre elles pour se frayer un chemin ; Frieda le suivit.

 

– Quelle hâte ! dit K. aux bonnes, très satisfait d’elles cette fois. Nous sommes encore ici et vous rentrez déjà ?

 

Elles ne répondirent pas et se contentèrent de tourner avec embarras leurs baluchons d’où K. vit pendre les haillons crasseux qu’il connaissait déjà si bien.

 

– Vous n’avez sans doute jamais lavé ce linge, fit-il.

 

C’était dit sans méchanceté, plutôt avec une certaine sympathie ; elles le remarquèrent, ouvrirent en même temps leurs dures bouches, montrèrent leurs dents, de belles dents fortes et bestiales, et rirent silencieusement.

 

– Allons, venez, dit K., installez-vous, c’est votre chambre.

 

Et comme elles hésitaient encore – la chambre leur semblait sans doute trop transformée – K. en prit une par le bras pour les décider. Mais il la lâcha aussitôt, tant il lut d’étonnement dans le regard qu’elles gardèrent désormais fixé sur lui toutes les deux après s’être adressé l’une à l’autre un léger signe d’intelligence.

 

– Maintenant vous m’avez assez regardé, dit K. chassant une sensation désagréable.

 

Il prit les vêtements et les souliers que Frieda venait de rapporter timidement, suivie des deux aides, et commença à s’habiller. Il ne parvenait pas à comprendre la patience que Frieda déployait avec les seconds. Alors qu’ils auraient dû brosser les habits dans la cour elle les avait trouvés, après de longues recherches, tranquillement attablés autour du déjeuner, les habits poussiéreux de K. posés en vrac sur leurs genoux ; elle avait dû tout brosser elle-même et cependant, elle qui savait si bien tenir les hommes grossiers en respect, elle ne leur faisait aucun reproche, elle parlait même en leur présence de leur grossière négligence comme d’une petite plaisanterie et alla jusqu’à leur tapoter la joue d’un geste caressant. K. se promit de lui en faire reproche à la première occasion. Pour le moment il était trop pressé de partir.

 

– Les aides resteront, dit-il, pour t’aider à déménager.

 

Les aides n’eurent pas l’air d’en être satisfaits ; d’humeur joyeuse et l’estomac repu ils se fussent promenés volontiers. Ce ne fut que quand Frieda eut dit : « Mais bien sûr, vous restez ici » qu’ils se montrèrent décidés à obéir.

 

– Sais-tu où je vais ? demanda K.

 

– Oui, dit Frieda.

 

– Et tu ne me retiens plus ? demanda K.

 

– Tu trouveras tant d’obstacles ! dit-elle ; à quoi bon te parler !

 

Elle embrassa K. pour lui dire adieu, lui donna un sandwich qu’elle avait apporté d’en bas pour remplacer le déjeuner, lui rappela qu’il ne devait pas rentrer à l’auberge, mais à l’école, et l’accompagna, la main sur l’épaule, jusqu’au seuil de la maison.

 

VIII.

K. se sentit d’abord heureux d’être sorti de cette chambre surchauffée où se bousculaient bonnes et seconds. Il faisait un peu froid, la neige avait durci, on marchait plus facilement. Malheureusement le soir commençait à tomber et K. accéléra l’allure.

 

Le Château dont les contours commençaient déjà à se noyer paraissait toujours aussi calme ; jamais K. n’y avait encore aperçu le moindre signe de vie ; peut-être n’était-il d’ailleurs possible de rien voir à une telle distance ; pourtant les yeux exigeaient autre chose ; ils ne pouvaient accepter une telle tranquillité. Lorsque K. observait le Château, il lui semblait parfois qu’il contemplât quelqu’un qui se tenait là tranquillement et qui regardait devant lui, non point en s’absorbant dans ses pensées, en s’isolant par là de tous, mais librement, insouciamment, comme s’il se trouvait tout seul et que personne ne l’observât ; et cependant il devait voir qu’on l’observait, mais cela ne troublait en rien son repos ; était-ce la cause ou l’effet de ce repos ? les regards de l’observateur glissaient sur le Château sans pouvoir s’accrocher à rien. Cette impression se dégageait encore plus fortement ce jour-là à cause de l’obscurité qui tombait plus tôt que de coutume ; plus K. regardait, moins il distinguait, tout semblait s’enfoncer dans le noir.

 

Au moment où il arrivait en face de l’Hôtel des Messieurs dont on n’avait pas encore allumé les lampes, une fenêtre s’ouvrit au premier et un homme entièrement rasé, jeune et gros, en manteau de fourrure, se pencha puis resta accoudé à la fenêtre. Il ne sembla pas faire le moindre signe de tête pour répondre au salut de K. Personne dans le vestibule, personne dans la salle de café ; l’odeur de la bière aigrie était encore pire que l’autre fois ; cela n’eût pas été à l’Auberge du Pont. K. se rendit droit à la porte à travers laquelle il avait vu Klamm et fit tourner prudemment la poignée, mais la serrure était fermée à clef ; il chercha alors à retrouver du bout des doigts la place du trou, mais on avait probablement si bien adapté la cheville qu’il ne put découvrir l’endroit de cette façon et fit flamber une allumette. Il entendit alors un cri qui l’effraya. Dans l’angle que formaient la porte et le dressoir, tout près du poêle, une jeune fille se rencognait qui attacha sur K., brusquement éclairé par la flamme de l’allumette, le regard de ses yeux péniblement ouverts et encore ivres de sommeil. C’était elle qui avait dû succéder à Frieda. Elle se maîtrisa bientôt, tourna le bouton électrique et l’expression de son visage parut fâchée jusqu’au moment où elle reconnut K.

 

– Ah ! Monsieur l’Arpenteur, dit-elle en souriant ; puis elle lui tendit la main et se présenta : Je m’appelle Pepi.

 

Elle était petite, rouge, éclatante de santé ; son abondante chevelure d’un blond roux entourait son visage de bouclettes et se terminait dans le dos par une natte magnifique ; elle portait une robe d’un gris brillant qui ne lui seyait pas et qui tombait tout droit ; cette robe avait été resserrée dans le bas, avec une maladresse enfantine, à l’aide d’un ruban de soie qui faisait paraître la silhouette plus étroite. La jeune fille s’enquit de Frieda et demanda si elle reviendrait bientôt. C’était une question qui frisait l’impertinence.

 

– On m’a mise là en toute hâte, dit-elle ensuite, après le départ de Frieda, parce qu’on ne peut pas y placer n’importe qui ; jusqu’à présent j’étais femme de chambre et je n’ai pas gagné au change. Dans le café il y a beaucoup de travail de nuit, c’est très pénible ; je ne pourrai pas supporter tant de fatigue ; je ne m’étonne pas que Frieda soit partie.

 

– Frieda était très satisfaite de sa place, dit K. pour faire comprendre enfin à Pepi la grande distance qu’il y avait d’elle à Frieda, distance qu’elle oubliait trop vite.

 

– Ne la croyez pas, dit Pepi. Personne ne sait se maîtriser comme Frieda. Quand elle ne veut pas avouer une chose personne ne la lui ferait dire, et personne ne s’en aperçoit. Je suis dans la maison depuis plusieurs années, j’ai toujours été avec elle, nous partagions le même lit, mais nous n’avons aucune intimité ; je suis certaine qu’aujourd’hui elle ne pense déjà plus à moi. Elle n’a peut-être pas d’autre amie que la vieille aubergiste du Pont, et cela en dit assez long.

 

– Frieda est ma fiancée, dit K. cherchant en même temps la place du trou dans la porte.

 

– Je le sais, dit Pepi, c’est bien pour cela que je vous parle d’elle. Si vous n’étiez pas son fiancé ces histoires n’auraient aucun intérêt pour vous.

 

– Je comprends, dit K., vous pensez que je puis être fier d’avoir fait la conquête d’une jeune fille aussi secrète.

 

– Oui, dit-elle, en riant avec satisfaction comme si elle eût créé entre elle et K. une sorte de complicité relative à Frieda.

 

Mais ce n’était pas les paroles de Pepi qui occupaient l’esprit de K. et le détournaient un peu de ses recherches ; c’était le personnage de Pepi et le fait qu’elle occupât ce poste. Évidemment elle était bien plus jeune que Frieda, presque une enfant, et son costume avait quelque chose de ridicule : elle s’était visiblement habillée pour satisfaire aux exigences de l’idéal exagéré qu’elle se faisait de la serveuse de café ; et elle n’avait même pas tort de voir ce poste si brillant, car elle n’était pas faite pour lui, elle l’avait obtenu d’une façon inespérée, imméritée, et à titre purement provisoire ; on ne lui avait même pas confié le petit sac de cuir que Frieda portait à sa ceinture. Le mécontentement qu’elle affichait n’était qu’une manifestation d’orgueil. Et cependant, malgré son manque enfantin de jugement, elle avait probablement elle aussi des accointances au Château[17], car, à moins qu’elle ne mentît, elle avait été femme de chambre ; elle passait ici ses journées à dormir sans comprendre sa richesse ; si K. eût embrassé ce petit corps épais dont le dos était un peu rond, il n’eût sans doute pas pu lui arracher ses possessions, mais cela pouvait l’émouvoir et le réconforter sur sa pénible route. C’était donc comme avec Frieda ? Oh ! non, c’était tout différent. On n’avait qu’à songer au regard de Frieda pour le comprendre. Jamais K. n’eût touché Pepi. Pourtant, en ce moment, il ne put s’empêcher de mettre sa main devant ses yeux tant il la regardait avec avidité.

 

– Nous n’avons pas besoin de lumière, dit Pepi en éteignant, je n’ai allumé que parce que vous m’aviez fait peur. Qu’avez-vous donc à faire ici ? Frieda a-t-elle oublié quelque chose ?

 

– Oui, dit K. en montrant la porte, un napperon en tricot blanc qu’elle a laissé dans la chambre à côté.

 

– Ah ! oui, son napperon, dit Pepi, je m’en souviens ; un beau travail, j’en ai eu ma part ; mais il n’est pas dans cette chambre.

 

– Frieda le pensait. Qui habite donc là ? demanda K.

 

– Personne, dit Pepi, c’est la salle des Messieurs, c’est là qu’ils boivent et qu’ils mangent, ou tout au moins qu’ils pourraient le faire, car la plupart restent dans leurs chambres.

 

– Si je savais de façon sûre, dit K., qu’il n’y eût personne dans cette pièce j’aimerais bien aller y chercher le napperon. Mais qui sait ? Klamm, par exemple, va s’y installer souvent.

 

– Klamm, dit Pepi, n’y est sûrement pas en ce moment ; il s’en va, le traîneau attend déjà dans la cour.

 

Aussitôt, sans un mot, K. quitta le café, et, dans le couloir, au lieu d’aller vers la sortie, se dirigea vers l’intérieur de la maison : en quelques pas il eut atteint la cour. Que c’était beau, que c’était calme ici ! C’était une cour carrée, limitée de trois côtés par la maison, et de l’autre, sur la rue – une rue transversale que K. ne connaissait pas, – par un grand mur blanc percé d’une immense porte dont les lourds battants étaient ouverts. Ici, du côté de la cour, la maison paraissait plus haute que du côté de la façade ; le premier étage avait l’air plus fini : il avait là plus grande allure que sur la rue car il était entouré d’une galerie complètement fermée dans laquelle on n’avait laissé qu’une petite fente à hauteur des yeux. En face de K…, mais du côté du coin où l’aile se soudait au corps du logis, on voyait une entrée ouverte sans porte qui pût la fermer. Un traîneau attendait devant, un traîneau noir, fermé, attelé de deux chevaux. Sauf le cocher, qu’il fallait deviner à cette distance à cause de l’ombre, personne ne se montrait dans la cour.

 

Les mains dans les poches K. se glissa le long des murs en regardant avec prudence autour de lui ; il suivit deux côtés de la cour et se trouva devant le traîneau. Du fond de sa fourrure, le cocher, un de ces paysans qu’il avait aperçus l’autre fois dans la salle du café, l’avait regardé venir avec indifférence, du même œil dont il eût observé les allées et venues d’un chat. Même lorsque K. fut près de lui et le salua et que les chevaux donnèrent des signes de peur en voyant cet homme sortir de l’ombre, il demeura complètement indifférent. K. en fut très heureux. Appuyé contre le mur il sortit son sandwich avec une pensée de reconnaissance pour Frieda qui l’avait si bien muni, et regarda à l’intérieur de la maison. Un escalier descendait vers un couloir bas ; tout était propre, ripoliné, blanc, net et rectiligne.[18]

 

L’attente fut plus longue que K. n’avait pensé. Il y avait déjà longtemps qu’il avait fini de manger, le froid se faisait sentir, l’ombre était déjà devenue ténèbres et Klamm n’arrivait toujours pas.

 

– Cela peut durer encore très longtemps, dit soudain une voix rude, si près de K. qu’il en sursauta.

 

C’était le cocher ; il s’était réveillé, s’étirait et bâillait bruyamment.

 

– Qu’est-ce qui peut durer longtemps ? demanda K., satisfait de ce dérangement car son silence et sa tension commençaient à lui peser.

 

– Que vous restiez, dit le cocher.

 

K. ne le comprit pas, mais il ne lui demanda rien, il pensait que c’était la meilleure façon d’obliger l’orgueilleux à parler. Ne pas répondre, dans ce cas, était presque une provocation et, de fait, au bout d’un instant, le cocher demanda :

 

– Voulez-vous du cognac ?

 

– Oui, dit K. sans réfléchir, trop tenté car il gelait.

 

– Alors ouvrez le traîneau, dit le cocher ; dans la poche de la portière vous trouverez quelques bouteilles, prenez-en une, buvez et faites-le moi passer. Je suis trop gêné avec ma pelisse pour descendre.

 

K… était fâché d’avoir à faire cette commission, mais, du moment qu’il s’était déjà commis avec le cocher, il obéit, même au risque d’être surpris par Klamm à côté du traîneau. Il ouvrit la large portière et aurait pu immédiatement sortir la bouteille de la poche ménagée dans la face intérieure, mais, maintenant que le traîneau était ouvert, il se sentait attiré par une curiosité si forte qu’il ne put y résister ; il ne s’assiérait d’ailleurs qu’un instant. Il entra comme une ombre. Il régnait dans le traîneau une chaleur extraordinaire ; elle persista malgré la portière ouverte que K. n’osa pas refermer. On ne savait pas qu’on était assis sur une banquette de bois tant elle était épaissement recouverte de coussins, d’étoffes et de fourrures ; qu’on se tournât et s’étirât comme on voulût on retombait toujours dans une épaisseur chaude et moelleuse. Les bras allongés, la tête soutenue par des coussins toujours prêts à le recevoir, K. regardait hors du traîneau la maison sombre. Pourquoi Klamm mettait-il si longtemps à sortir ? Après une longue station dans la neige, K. engourdi par la chaleur souhaitait que Klamm arrivât enfin. L’idée qu’il valait mieux ne pas être vu de Klamm dans sa présente position ne venait effleurer son esprit que d’une façon très imprécise, comme la crainte d’un léger dérangement. Cette insouciance était aidée par la conduite du cocher qui le savait dans le traîneau et l’y laissait sans même lui demander le cognac. C’était d’une grande déférence, mais K. voulait porter ce cognac. Pesamment, sans changer de position, il tendit la main vers la poche de la portière. Non vers la poche de la portière qui était ouverte, car elle était trop éloignée, mais vers la poche de la portière qui était fermée derrière lui ; peu importait, car il y avait aussi des bouteilles dans celle-ci. Il en sortit une, la déboucha, respira l’odeur et ne put s’empêcher de sourire tant ce parfum était doux, caressant ; on eût dit qu’une personne très chère vous parlait, vous louait, vous encourageait sans qu’on sût au juste de quoi il s’agissait et sans qu’on désirât le savoir, heureux seulement que ce fût elle qui vous parlât ainsi. « Est-ce bien du cognac ? » se demanda K. hésitant, et il y goûta par curiosité. Mais oui, c’était bien du cognac, il vous brûlait et vous chauffait. Comme ce liquide se transformait quand on le buvait ! Ce n’était d’abord qu’un fluide subtil, le véhicule d’un parfum, puis cela tournait à la boisson de cocher. Est-ce possible ? se demanda K. avec une sorte de reproche envers lui-même, et il rebut.

 

À ce moment – K. en était précisément au milieu d’une longue gorgée – tout s’alluma, les lampes électriques brillèrent, à l’intérieur, dans l’escalier, dans le couloir, dans le vestibule, et dehors au-dessus de l’entrée. On entendit des pas descendre l’escalier, la bouteille tomba des mains de K., le cognac se répandit sur une fourrure. K. bondit hors du traîneau ; il avait à peine eu le temps de refermer la porte, – d’un coup, ce qui avait fait un bruit de tonnerre, – quand il vit un Monsieur sortir lentement de la maison.

 

Unique consolation, ce monsieur n’était pas Klamm ; mais était-ce bien une consolation ? Le monsieur qui venait était celui que K. avait déjà vu à la fenêtre du premier. Un monsieur jeune qui avait un air d’extrême santé, rose et blanc, mais avec une expression très grave. K. le regarda de son côté d’un œil sévère, mais c’est qu’il pensait à lui-même : il eût mieux fait de laisser venir ses aides à sa place ; pour se conduire comme il l’avait fait, ils auraient bien pu le remplacer. En face de lui, le monsieur se taisait toujours comme s’il n’y avait pas eu assez d’air au fond de son immense poitrine pour aller jusqu’au bout de ce qu’il aurait eu à dire :

 

– C’est effrayant, fit-il enfin, en repoussant un peu son chapeau en arrière.

 

Comment ? Le Monsieur ne savait pourtant pas que K. s’était installé dans le traîneau ! Et il trouvait déjà quelque chose d’effrayant ? Peut-être le fait que K. était entré dans cette cour ?

 

– Que faites-vous ici ? demanda le Monsieur, d’une voix moins forte déjà, les poumons moins gênés, – comme s’il commençait à s’habituer un peu à l’inéluctable.

 

Quelles questions ! Quelles réponses ! K. devait-il avouer lui-même à ce monsieur que l’entreprise dans laquelle il s’était lancé avec tant d’espoir avait échoué ? Au lieu de répondre il se tourna vers le traîneau, l’ouvrit et ramassa sa casquette qu’il y avait oubliée ; il remarqua non sans malaise que le cognac gouttait sur le marchepied.

 

Puis il se retourna vers le Monsieur ; il n’éprouvait plus aucune crainte à lui montrer qu’il s’était installé dans le traîneau ; ce n’était d’ailleurs pas là le pire ; si on l’interrogeait, mais alors seulement, il cesserait de taire que c’était le cocher qui l’avait invité lui-même au moins à ouvrir la portière. Ce qu’il y avait de vraiment grave, c’était que le monsieur l’eût surpris ; K. n’avait pas eu le temps de se cacher à sa vue pour pouvoir tranquillement attendre Klamm ensuite ; il n’avait pas eu non plus assez de présence d’esprit pour demeurer dans le traîneau, fermer la porte et rester là dans les fourrures jusqu’à ce que Klamm vînt ou que le Monsieur partît. Évidemment il ne pouvait savoir si ce n’était pas Klamm qui venait, auquel cas, en effet, il valait beaucoup mieux aller l’attendre hors du traîneau. Que de choses à peser ! Mais maintenant c’était trop tard, c’était une affaire réglée.

 

– Venez avec moi, dit le Monsieur.

 

Le ton n’était pas celui d’un ordre ; l’impératif n’était pas dans les mots mais dans le petit geste intentionnellement indifférent qui les accompagnait.

 

– J’attends ici quelqu’un, dit K. ; il n’espérait plus rien, mais voulait sauver le principe.

 

– Venez, répéta le Monsieur, sans changer d’attitude comme pour montrer qu’il n’avait jamais douté que K. attendît quelqu’un.

 

– Je manquerai la personne que j’attends, dit K. en hochant la tête.

 

Malgré tout ce qui s’était passé, il éprouvait le sentiment que ce qu’il avait obtenu jusqu’ici constituait une sorte de possession qu’il ne conservait sans doute qu’en apparence mais qu’il ne devait pas abandonner sur l’ordre de n’importe qui.

 

– Vous le manquerez de toute façon, que vous attendiez ou que vous partiez, dit le Monsieur, brutal dans l’intention, mais d’une surprenante prévenance pour les préoccupations de K.

 

– Alors j’aime mieux le manquer en l’attendant, dit K. s’opiniâtrant.

 

Il avait la ferme intention de ne pas se laisser éloigner d’une semelle par de simples mots. À cette réponse, le Monsieur ferma un instant les yeux en renversant la tête avec un air supérieur, comme pour se donner le temps de revenir de l’inintelligence de K. jusqu’à sa propre raison, passa le bout de sa langue autour de ses lèvres entrouvertes, et dit ensuite au cocher : « Dételez ! »

 

Le cocher, docile aux ordres de son maître, dut alors descendre malgré sa fourrure, mais il jeta sur K. un regard de rancune et commença avec mille hésitations, – comme s’il se fût attendu non point à un contre-ordre du maître mais à un changement d’avis de K. – à faire reculer les chevaux vers l’aile du bâtiment dans laquelle devaient se trouver l’écurie et la remise des voitures. K. resta seul ; d’un côté le traîneau partait, de l’autre, par le même chemin que K. avait pris pour venir, le jeune Monsieur s’en allait, tous deux très lentement, il est vrai, comme pour montrer à K. qu’il avait encore le pouvoir de les faire revenir.[19]

 

Et peut-être avait-il en effet ce pouvoir, mais il ne lui eût servi à rien ; rappeler le traîneau eût été se chasser soi-même. Il resta donc muet, seul maître de la place, mais c’était une victoire sans joie. Il suivait des yeux tour à tour le Monsieur et le cocher. Le Monsieur avait déjà atteint la porte par laquelle K. était entré dans la cour ; il regarda une dernière fois en arrière, K. crut lui voir hocher la tête devant une telle obstination, puis le Monsieur se retourna d’un geste brusque et définitif et pénétra dans le vestibule où il disparut aussitôt. Le cocher resta plus longtemps ; le traîneau lui donnait beaucoup de peine ; il dut ouvrir la lourde porte de la remise, le faire entrer à sa place à reculons, dételer les chevaux et les mener au râtelier ; il fit tout cela gravement, l’air absorbé, sans nul espoir de repartir ; ce muet trafic, qu’il n’accompagna d’aucun regard du côté de K., fit à celui-ci l’effet d’un reproche beaucoup plus dur que l’attitude du Monsieur. Et quand enfin, son travail terminé, le cocher traversa la cour de son pas lent et balancé, ferma le grand portail, revint, tout cela toujours lentement et sans regarder autre chose que la trace de ces propres pas dans la neige, puis s’enferma dans l’écurie, la lumière s’éteignit – pour qui fût-elle demeurée ? – et il ne resta plus de brillant que la fente de la galerie de bois qui retenait un peu le regard au passage ; alors K. éprouva l’impression qu’on avait coupé avec lui toute liaison ; il n’était maintenant que trop libre, il pouvait attendre à l’endroit interdit aussi longtemps qu’il le voudrait, il s’était conquis cette liberté comme nul autre ne l’aurait su et personne n’avait le droit de le toucher, ni de le chasser, ni même de l’interpeller, mais – et cette conviction était au moins aussi forte que l’autre – rien n’était non plus si dépourvu de sens ni si désespéré que cette liberté, cette attente et cette intangibilité.

 

IX.

Il s’arracha à ces lieux et rentra dans la maison, non plus en frôlant la muraille mais en traversant la neige au beau milieu de la cour ; il rencontra dans le vestibule l’hôtelier qui le salua sans un mot et lui montra la porte du café ; K. obéit à ce signe parce qu’il avait froid et voulait voir des gens, mais il fut très déçu de ne trouver, à une petite table installée là tout exprès pour lui – car on se contentait ordinairement de tonneaux – de ne trouver que le jeune Monsieur et, en face de lui, debout, la tenancière de l’Auberge du Pont ; Pepi, l’air fier, le menton haut, irréfutablement consciente de sa dignité, agitant sa natte à chaque mouvement de tête, allait et venait hâtivement, portait de la bière, puis de l’encre, puis une plume, car le Monsieur, ayant étalé des papiers, examiné des dates et contrôlé leur exactitude tantôt sur l’un des documents les plus proches de lui, tantôt sur ceux du bout de la table, voulait se mettre à écrire maintenant.

 

L’hôtelière du Pont regardait de son haut, sans un mot et avec une moue, le Monsieur, la table et les papiers ; elle avait l’air de se reposer comme si elle avait déjà dit tout ce qui était nécessaire et qu’on y eût fait bon accueil.

 

– Voilà enfin Monsieur l’Arpenteur ! dit le Monsieur à l’entrée de K. en levant rapidement les yeux ; puis il se replongea dans ses papiers.

 

L’hôtelière n’eut aussi pour K. qu’un regard distrait, indifférent et sans surprise. Et Pepi ne sembla le voir que quand il fut devant le comptoir où il commanda un cognac.

 

Il posa le coude sur le zinc, appuya la main sur ses yeux et ne s’occupa plus de rien. Puis il porta le verre à ses lèvres et enfin le repoussa loin de lui en déclarant le cognac imbuvable.

 

– Tous ces Messieurs en boivent, dit Pepi sèchement ; elle vida le reste, lava le petit verre et le reposa sur le rayon.

 

– Ces messieurs en ont aussi du meilleur, dit K.

 

– Possible, dit Pepi, pas moi.

 

Ayant ainsi liquidé K., elle se remit aux ordres du Monsieur, mais il n’avait besoin de rien et elle dut se contenter d’aller et de venir derrière lui avec de respectueuses tentatives pour jeter un regard sur ses papiers par-dessus son épaule ; c’était d’ailleurs là une vaine curiosité et une façon de chercher à se donner de l’importance, que l’hôtelière désapprouva d’un froncement de sourcils.

 

Mais soudain elle cessa ce jeu de physionomie et, l’oreille aux aguets, se mit à regarder dans le vide. K. se retourna, il n’entendait rien de particulier, les autres n’avaient pas l’air d’entendre davantage ; pourtant l’hôtelière courut à grands pas, sur la pointe des pieds, vers la porte qui menait à la cour, regarda par le trou de la serrure, puis se retourna vers les autres avec des yeux dilatés et un visage enfiévré, les appela d’un signe du doigt et tout le monde se mit à regarder tour à tour ; c’était bien l’hôtelière qui regardait le plus, mais Pepi ne s’oubliait pas, le moins avide était peut-être le Monsieur. Pepi et lui ne tardèrent d’ailleurs pas à revenir, l’hôtesse seule regardait toujours avec effort ; elle se tenait penchée très bas, presque à genoux, on éprouvait l’impression qu’elle conjurait le trou de la serrure de la laisser passer, car il ne devait plus rien y avoir à regarder depuis longtemps. Quand elle se releva enfin, elle passa ses mains sur son visage, se recoiffa, reprit son souffle et s’efforça à contrecœur de réhabituer un peu ses yeux au décor et aux personnages. K. dit alors, non pour se faire confirmer une chose qu’il savait déjà mais pour prévenir une attaque qu’il redoutait presque, tant il se sentait susceptible en ce moment :

 

– Klamm est donc parti ?

 

L’hôtelière passa devant lui sans un mot, mais le Monsieur lui dit de sa petite table :

 

– Certainement ! Du moment que vous aviez abandonné votre faction, Klamm a pu partir. Mais quelle nervosité ! N’avez-vous pas remarqué, Madame l’Hôtelière, avec quelle inquiétude il regardait autour de lui ?

 

L’hôtelière n’avait pas l’air d’avoir remarqué la chose mais le Monsieur poursuivit :

 

– Heureusement qu’on ne pouvait plus rien voir ! Le cocher avait balayé les traces de pas dans la neige.

 

– Madame l’hôtesse n’a rien remarqué, dit K. ; mais ce n’était pas qu’il espérât quoi que ce fût, c’est seulement parce qu’il se sentait irrité par l’affirmation du Monsieur qui avait voulu couper court à toute conversation.

 

– Peut-être était-ce à un moment où je n’étais justement pas au trou de la serrure, répondit d’abord l’hôtelière pour prendre la défense du Monsieur, mais, ne voulant pas être injuste envers Klamm, elle ajouta : – À vrai dire, je ne crois pas que Klamm soit tellement susceptible. Nous, bien sûr, nous craignons pour lui et nous cherchons à le protéger, ce qui fait que nous lui supposons une extrême nervosité. Nous faisons bien et Klamm le veut certainement ainsi. Mais nous ne savons pas au fond quelle est l’exacte vérité. Certainement Klamm ne parlera jamais à quelqu’un avec qui il ne veut pas parler, quelque peine que ce quelqu’un se donne et quelque insistance qu’il mette à l’importuner, c’est là tout ce que nous savons : Klamm ne parle jamais avec lui et ne le laisse jamais paraître devant lui. Mais pourquoi ne pourrait-il en réalité supporter la vue de personne ? C’est une chose qu’il est pour le moins impossible de prouver, car l’expérience ne pourra jamais être faite.

 

Le Monsieur se hâta d’approuver avec de grands signes de tête.

 

– Au fond, naturellement, je pense comme vous, dit-il ; si je me suis exprimé un peu différemment c’était pour me faire comprendre de Monsieur l’Arpenteur. Mais il est exact que Klamm a regardé plusieurs fois autour de lui quand il est sorti au grand air.

 

– Peut-être me cherchait-il, dit K.

 

– Possible, dit le Monsieur, c’est une idée qui ne m’était pas venue.

 

Tout le monde éclata de rire, et Pepi, qui n’avait rien compris, plus fort encore que les autres.

 

– Puisque nous voilà joyeusement réunis, dit alors le Monsieur, je vous serais très reconnaissant, Monsieur l’Arpenteur, de me donner quelques renseignements pour compléter mon rapport.

 

– On écrit beaucoup ici, dit K. en regardant de loin les papiers.

 

– Oui, une mauvaise habitude, dit le Monsieur avec un nouveau rire, mais peut-être ignorez-vous encore qui je suis. Je suis Momus, le Secrétaire de Village de Klamm.

 

À ces mots tout devint sérieux dans la salle ; l’hôtelière et Pepi, qui connaissaient pourtant bien le Monsieur, avaient reçu comme un coup à l’énoncé de ce nom et de ces titres. Et le Monsieur, comme s’il en eût dit plus qu’il ne pouvait en entendre et qu’il voulût fuir au moins le contrecoup de la solennité de ses propres paroles, se replongea dans ses papiers et se remit à écrire si activement qu’on n’entendit plus que le bruit de sa plume dans la pièce.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça : Secrétaire de Village ? demanda K. au bout d’un moment.

 

Momus s’étant présenté, ne jugea pas décent de s’expliquer davantage ; l’hôtelière répondit donc pour lui :

 

– Monsieur Momus est secrétaire de Klamm comme tout autre secrétaire de Klamm, mais le siège de ses fonctions et, si je ne me trompe, le ressort de son activité – ici Momus sortit la tête de ses papiers et la secoua vivement, – donc le siège de ses fonctions seul, reprit l’hôtelière en se corrigeant, se trouve limité au village, mais non le ressort de son activité. Monsieur Momus s’occupe des écritures de Klamm nécessaires pour le village et reçoit le premier les requêtes qui proviennent du village et qui sont adressées à Klamm. Voyant que K., encore peu impressionné par ces détails, la regardait d’un œil vide, elle ajouta un peu embarrassée : C’est ainsi réglé, tous les Messieurs du Château ont leur Secrétaire de Village.

 

Momus, qui avait écouté avec beaucoup plus d’attention que K., compléta ces renseignements à l’adresse de l’hôtelière en lui disant :

 

– La plupart des Secrétaires de Village ne travaillent que pour un chef, moi je travaille pour deux, pour Klamm et pour Vallabene.

 

– En effet, déclara l’hôtelière dont ces mots avaient rafraîchi la mémoire, puis, se tournant vers K. : Monsieur Momus travaille pour deux chefs, pour Klamm et pour Vallabene, il est donc doublement Secrétaire de Village.

 

– Doublement ! Eh bien, j’espère ! fit K. en se tournant vers Momus qui le regardait maintenant en face en se penchant presque en avant ; et K. hocha la tête comme l’on fait pour un enfant dont on vient d’entendre quelque éloge. Cette attitude supposait un mépris, qui passa inaperçu. Quoi ! L’on venait de détailler les mérites d’un homme du plus immédiat entourage de Klamm devant un K. qui n’était même pas digne d’être aperçu fortuitement de ce Klamm, on venait de détailler ces mérites avec l’intention évidente de provoquer l’estime et la louange de ce K., et ce K. n’avait pas compris ! Lui qui travaillait de toutes ses forces à s’attirer un regard de Klamm, il n’attachait aucune importance à la situation d’un Momus qui pouvait vivre sous les yeux de Klamm ; il n’éprouvait à son endroit ni admiration ni envie, car ce qu’il trouvait digne d’efforts ce n’était point le fait lui-même d’approcher Klamm, mais que lui K., et lui seulement, parvînt à Klamm avec ses requêtes et non point celles de tel ou tel autre, cela non pour demeurer près de Klamm, mais pour le dépasser et atteindre le Château.

 

Il regarda sa montre et dit : « Maintenant il est l’heure de rentrer. »

 

La situation se modifia aussitôt au profit de Momus.

 

– Évidemment, déclara-t-il, vos devoirs de concierge vous appellent à l’école. Mais il faut que vous me consacriez encore un instant. Quelques brèves questions seulement.

 

– Je n’en ai pas la moindre envie, dit K., et il se dirigea vers la porte.

 

Momus prit un dossier et frappa sur la table, et, se levant tout droit :

 

– Au nom de Klamm, je vous ordonne de répondre à mes questions.

 

– Au nom de Klamm !… répéta K. ; s’inquiète-t-il donc de mes affaires ?

 

– C’est ce dont je n’ai pas à juger, dit Momus, et vous moins encore. Nous lui laisserons donc le soin de s’occuper de cette question. Mais je vous ordonne, dans l’exercice des fonctions que Klamm m’a chargé de remplir, de rester et de me répondre.

 

L’hôtelière s’en mêla :

 

– Monsieur l’Arpenteur, dit-elle, je me garderais bien de vous donner de nouveaux conseils ; vous avez dédaigné d’une façon inouïe ceux que je vous ai déjà donnés avec les meilleures intentions du monde, et, si je suis venue ici trouver Monsieur le Secrétaire, je ne l’ai fait – je n’ai rien à cacher – que pour informer l’autorité de votre conduite et de vos intentions et pour éviter à jamais qu’on vous logeât encore chez moi ; voilà où nous en sommes tous deux et la situation ne changera plus, et si je dis mon opinion ce n’est pas pour vous venir en aide mais pour alléger un peu à Monsieur le Secrétaire la tâche ingrate que constituent des négociations avec un homme tel que vous. Cependant, grâce à ma franchise, car je suis forcée d’être franche quand j’ai affaire à vous – et c’est toujours à contrecœur, – vous pouvez tirer profit de mes paroles si vous voulez. Dans le cas présent je vous fais remarquer que le seul moyen pour vous d’arriver à Klamm est de figurer sur les procès-verbaux de Monsieur le Secrétaire. Mais je ne veux pas exagérer : peut-être cela ne vous mènera-t-il pas jusqu’à Klamm, peut-être même resterez-vous très loin de lui ; c’est le bon vouloir de Monsieur le Secrétaire qui en décidera. En tout cas c’est la seule voie qui s’offre à vous pour essayer d’aller dans la direction de Klamm. Et vous voulez y renoncer sans raison, par pure bravade ?

 

– Ah ! dit K., Madame l’hôtesse, ce n’est pas l’unique voie qui puisse mener à Klamm, et elle ne vaut pas mieux que les autres. Et c’est vous, Monsieur le Secrétaire, qui décidez dans la question de savoir si ce que je dis peut aller ou non jusqu’à Klamm ?

 

– Sans doute, dit Momus en baissant orgueilleusement les yeux et en regardant à droite et à gauche, où il n’y avait rien à voir ; pourquoi serais-je donc Secrétaire ?

 

– Vous voyez bien, Madame l’hôtesse, dit K., ce n’est pas Klamm que j’ai besoin d’atteindre, c’est Monsieur le Secrétaire.

 

– Je voulais vous en donner le moyen, dit l’aubergiste, ne vous ai-je pas proposé ce matin de faire parvenir votre requête à Klamm ? C’eût été par l’intermédiaire de Monsieur le Secrétaire. Mais vous avez refusé et pourtant il ne va plus vous rester d’autre moyen. Encore est-il bien affaibli après la séance d’aujourd’hui et la tentative que vous avez faite pour tomber sur le dos de Klamm. Mais ce dernier infime espoir, en train déjà de disparaître et qui n’existe au fond même pas, c’est le seul qui puisse vous rester.

 

– Comment se fait-il, Madame l’hôtesse, dit K., que vous ayez d’abord tant essayé de m’empêcher de me présenter à Klamm et que vous preniez maintenant si sérieusement ma demande et sembliez me croire perdu si ma tentative échoue ? Si l’on a pu me déconseiller sincèrement de jamais chercher à voir Klamm, comment se peut-il qu’on me pousse maintenant avec un air également sincère dans la voie qui mènerait à Klamm, si douteusement que ce fût ?

 

– Est-ce que je vous pousse ? dit l’hôtelière, est-ce vous pousser que de vous dire que vos tentatives n’ont aucune chance de réussir ? Ce serait vraiment le comble de l’audace que de chercher ainsi à rejeter sur moi votre responsabilité ! Serait-ce la présence de Monsieur le Secrétaire qui vous exciterait à cela ? Non, Monsieur l’Arpenteur, je ne vous pousse à rien. Tout ce que je puis avouer c’est que je vous ai peut-être un peu surestimé quand je vous ai vu pour la première fois. La rapidité de la victoire que vous avez remportée sur Frieda me faisait peur ; je ne savais de quoi vous pouviez être encore capable, je voulais éviter de nouveaux malheurs et je pensais ne pouvoir y réussir qu’en cherchant à vous ébranler par mes prières et mes menaces. Mais, depuis, j’ai appris à réfléchir calmement à tout cela. Faites tout ce que vous voudrez. Vos exploits laisseront peut-être de profondes empreintes de semelles dans la neige de la cour, mais ce sera tout.

 

– La contradiction, lui dit K., ne me semble pas entièrement éclaircie, il me suffît cependant de l’avoir fait remarquer. Mais maintenant, Monsieur le Secrétaire, je vous prie de me dire s’il est exact, comme l’affirme madame l’hôtelière, que le procès-verbal que vous voulez dresser à mon sujet puisse m’amener par la suite à pouvoir être mis en présence de Klamm. Si c’est le cas je suis prêt à répondre à vos questions. D’ailleurs, d’une façon générale, pour voir Klamm je suis prêt à tout.

 

– Non, dit Momus, il n’y a pas de lien entre les deux choses. Il s’agit simplement d’obtenir pour les archives du service de Klamm dans le village une relation exacte des faits qui se sont déroulés cet après-midi. Cette relation est déjà terminée ; vous n’avez plus qu’à en combler deux ou trois lacunes pour le bon ordre, ce rapport n’a pas d’autre but et ne peut servir à nulle autre fin.

 

K. regarda l’hôtelière en silence.

 

– Pourquoi me regardez-vous ? demanda-t-elle. Ai-je dit autre chose ? C’est toujours pareil avec lui ! Il altère le sens des renseignements qu’on lui donne et prétend ensuite qu’on les lui a donnés faux. Je lui ai toujours dit, aujourd’hui et de tout temps, qu’il n’avait pas la moindre chance d’être jamais reçu par Klamm ; s’il n’en a pas ce n’est donc pas ce procès-verbal qui lui en fournira une. Peut-on être plus précise ? Je lui dis d’autre part que ce procès-verbal est la seule relation officielle réelle qu’il puisse avoir avec Klamm. Voilà qui est encore assez net et ne peut prêter à aucun doute ! Mais s’il ne le croit pas, s’il espère toujours – je ne sais pas pour quel motif ni à quelle fin – pouvoir parvenir jusqu’à Klamm, il n’y peut être aidé, je me place à son point de vue, que par la seule véritable relation officielle qu’il ait avec Klamm, c’est-à-dire ce procès-verbal. Je n’ai pas dit autre chose et si quelqu’un affirme le contraire c’est qu’il altère perfidement le sens des mots.

 

– S’il en est ainsi, Madame l’hôtesse, dit K., je vous prie de m’excuser, je vous avais mal comprise ; j’avais cru comprendre en effet – par erreur, nous le voyons maintenant – que vous me disiez qu’il me restait tout de même un vague petit lambeau d’espoir.

 

– Certainement, dit l’hôtelière, c’est en tout cas mon opinion. Vous déformez encore le sens de mes paroles, mais en sens inverse cette fois-ci. Car cet espoir existe à mon avis et ne peut se fonder que sur ce procès-verbal. Mais les choses ne sont pas telles que vous puissiez tout simplement tomber sur Monsieur le Secrétaire en lui demandant : Aurai-je le droit de voir Klamm si je réponds à vos questions ? Quand un enfant interroge ainsi on en rit ; de la part d’un adulte c’est une offense à un fonctionnaire, Monsieur le Secrétaire ne l’a dissimulé que par la délicatesse de sa réponse. Or l’espoir dont je parle se fonde précisément sur le fait que le procès-verbal peut vous créer une sorte de rapport avec Klamm. N’est-ce pas assez ? Si l’on vous demandait où se trouvent les mérites qui vous ont rendu digne du don gratuit d’un tel espoir, pourriez-vous faire valoir la moindre bagatelle ? Évidemment, de cet espoir on ne peut rien dire de plus précis ; Monsieur le Secrétaire, surtout, ne pourra jamais, en sa qualité de personnage officiel, y faire la moindre allusion. Il ne s’agit pour lui, comme il vous l’a bien dit, que de dresser un rapport pour le bon ordre sur les faits de l’après-midi, il ne vous en dira pas plus, même si vous l’interrogez maintenant à propos de ce que je viens de vous dire.

 

– Monsieur le Secrétaire, dit K., Klamm lira-t-il donc ce rapport ?

 

– Non, dit Momus, Klamm ne peut pas lire tous les procès-verbaux, il n’en lit même aucun. Laissez-moi donc, dit-il souvent, avec tous vos procès-verbaux !

 

– Monsieur l’Arpenteur, dit l’hôtelière, en gémissant, vous m’épuisez avec toutes ces questions. Est-il donc nécessaire, ou même désirable, que Klamm lise ce procès-verbal et soit textuellement instruit de tous les petits riens de votre vie ? N’allez-vous pas plutôt demander humblement qu’on cache ce rapport à Klamm, prière qui serait d’ailleurs aussi déraisonnable que l’autre – peut-on cacher quelque chose à Klamm ? – mais qui révélerait tout de même chez vous un trait de caractère sympathique ? Et puis est-il donc nécessaire, dans l’intérêt de ce que vous appelez votre espoir, que Klamm lise ce procès-verbal ? N’avez-vous pas vous-même déclaré que vous vous tiendriez pour satisfait si vous aviez seulement l’occasion de parler à Klamm, quand bien même il ne vous regarderait et ne vous écouterait pas ? Et n’obtenez-vous pas au moins ce résultat par le moyen de ce procès-verbal ? Au moins ! Peut-être aussi vous donnera-t-il bien plus.

 

– Bien plus ? demanda K., et de quelle façon ?

 

– Vous êtes toujours comme un enfant ! Il faudrait qu’on vous mâche tout. Qui peut donner une réponse à ces questions ? Le procès-verbal est classé dans les archives de Klamm, on vient de vous l’apprendre : que dire de plus qui soit certain ? Mais vous rendez-vous compte déjà de l’importance de ce rapport, et de Monsieur le Secrétaire et des Archives du Village ? Savez-vous bien ce que c’est que d’être interrogé par Monsieur le Secrétaire ? Peut-être, ou même probablement, ne s’en rend-il pas compte lui-même. Il est assis là tranquillement et il fait son devoir, pour le bon ordre, comme il l’a dit. Mais songez que c’est Klamm qui l’a nommé, que c’est au nom de Klamm qu’il travaille, que ce qu’il fait même sans parvenir à Klamm, jouit d’avance de l’approbation de Klamm. Et comment une chose pourrait-elle avoir l’approbation de Klamm, si elle n’était tout imprégnée de son esprit ? Loin de moi l’idée de chercher, en disant cela, à flatter grossièrement Monsieur le Secrétaire ; il me l’interdirait lui-même sévèrement ; mais je ne parle pas de la part indépendante de sa personnalité, je parle de celle qui a d’avance, comme en ce moment, l’approbation de Klamm : Monsieur le Secrétaire est à de tels instants un instrument sur lequel repose la main de Klamm, et malheur à qui ne lui obéit pas.

 

Les menaces de l’hôtelière, K. ne les redoutait pas ; les espoirs dont elle cherchait à le bercer pour mieux le prendre, il en était fatigué. Klamm était loin. L’hôtelière, une fois, l’avait comparé à un aigle, et K. avait trouvé cela fort ridicule, mais maintenant il revenait sur son jugement ; il songeait à l’éloignement de Klamm, à l’intangibilité de sa demeure, à son mutisme constant qui ne pouvait être coupé que par des cris tels que K. n’en avait jamais entendus, à son regard de haut en bas qui ne se laissait jamais surprendre ou contredire, et aux cercles qu’il décrivait, trop haut pour que K. pût les troubler, d’après des lois indescriptibles, si haut qu’on ne le voyait jamais que par instants… : tout cela était commun et à l’aigle et à Klamm. Mais certainement le procès-verbal sur lequel Momus, en ce moment, était en train de rompre le bretzel dont il accompagnait voluptueusement sa bière, n’avait rien à voir avec ces choses : tous les papiers se couvraient de sel et de cumin.

 

– Bonne nuit, dit K., j’éprouve une aversion pour tous les interrogatoires, et il se dirigea vers la porte.

 

– Il s’en va donc ? dit presque peureusement Momus à l’hôtelière.

 

– Il n’osera pas, dit celle-ci.[20]

 

K. n’en entendit pas davantage, il était déjà dans le vestibule. Il faisait froid et le vent soufflait avec violence. Une porte s’ouvrit en face de K., livrant passage à l’hôtelier qui avait dû rester derrière pour surveiller le vestibule par un petit trou et qui fut contraint de ramener les pans de sa jaquette autour de son ventre tant le vent tirait sur eux jusque dans ce corridor.

 

– Vous partez déjà, Monsieur l’Arpenteur ? demanda-t-il.

 

– Vous en êtes surpris ? fit K.

 

– Oui, dit l’hôtelier, ne vous interrogeait-on pas ?

 

– Non, dit K., je ne me suis pas laissé interroger.

 

– Pourquoi donc ? demanda l’hôtelier.

 

– Je ne vois pas, dit K., pourquoi je devrais me laisser interroger, pourquoi je devrais me prêter à une plaisanterie ou à un caprice de l’administration. Peut-être une autre fois m’y serais-je prêté, par plaisanterie ou par caprice moi aussi, pas aujourd’hui.

 

– Certainement, fit l’hôtelier, certainement ; – mais ce n’était dit que par politesse, il n’y mettait aucune conviction. – Il faut maintenant, ajouta-t-il, que je laisse les domestiques entrer dans la salle de café, c’est leur moment depuis longtemps, mais je ne voulais pas troubler l’interrogatoire.

 

– Vous le jugiez donc si important ? demanda K.

 

– Oh, oui ! dit l’hôtelier.

 

– Je n’aurais donc pas dû refuser ? dit K.

 

– Non, dit l’hôtelier, vous n’auriez pas dû. Comme K. se taisait, il ajouta, soit pour le consoler, soit pour se débarrasser : Allons, allons, ce n’est pas pour cela que la fin du monde va arriver.

 

– Non, dit K., le temps qu’il fait n’en laisse rien prévoir.

 

Et ils se séparèrent en riant.

 

X.

K. sortit sur le perron que le vent battait par rafales et regarda dans les ténèbres. Un vilain temps, un temps affreux. Par suite d’une mystérieuse association d’idées il se rappela les efforts de l’hôtelière pour le pousser à accepter docilement le procès-verbal et comme il lui avait résisté. Évidemment ces efforts n’étaient pas faits au grand jour, elle cherchait secrètement en même temps à le détourner ; finalement on ne savait plus si on avait résisté ou si on avait cédé. Cette hôtelière avait une nature intrigante qui travaillait à la façon du vent, sans aucun sens apparent, d’après les ordres lointains sur lesquels on n’avait jamais droit de regard.

 

À peine avait-il fait quelques pas sur la route qu’il aperçut deux lumières qui se balançaient au loin ; ce signe de vie lui fit plaisir ; il se hâta à leur rencontre, car elles venaient dans sa direction. Il ne sut pourquoi il fut si déçu en reconnaissant les deux aides. Ceux-ci venaient pourtant l’attendre, probablement envoyés par Frieda, et ces lanternes étaient sans doute à lui qui le délivraient des ténèbres hurlantes au sein desquelles il se mouvait ; cependant il était déçu, il avait attendu des étrangers et non ces êtres trop connus qui lui pesaient. Mais les aides n’étaient pas seuls : Barnabé surgit à son tour des ténèbres qui les séparaient.

 

– Barnabé ! cria K. en lui tendant la main, viens-tu pour moi ?

 

La surprise de le revoir lui faisait oublier d’un coup tout le dépit que Barnabé lui avait causé.

 

– Oui, c’est pour toi, dit Barnabé, avec la même amabilité que l’autre fois, je t’apporte une lettre de Klamm.

 

– Une lettre de Klamm ! s’écria K. en sursautant, et il l’arracha hâtivement à Barnabé. Éclairez, dit-il aux aides qui se pressaient de chaque côté contre lui en levant leurs lanternes. Il dut plier le grand papier que secouait le vent, et lut ceci :

 

« À Monsieur l’Arpenteur à l’Hôtellerie du Pont. Les travaux me satisfont entièrement. L’ouvrage de vos aides n’est pas moins digne d’éloges.

 

« Vous vous entendez à merveille à les exciter au travail. Ne faiblissez pas dans votre zèle. Menez les travaux à bonne fin. Une interruption me fâcherait. Au reste ayez confiance, la question du paiement se décidera bientôt. Je ne vous perds pas de vue. »

 

K. ne quitta la lettre des yeux qu’en entendant les deux aides, qui lisaient beaucoup moins vite, pousser trois « hourra » en agitant leurs lanternes pour fêter ces bonnes nouvelles.

 

– Tenez-vous tranquilles, leur dit-il, et à Barnabé : C’est une méprise. Barnabé ne comprit pas.

 

– C’est une méprise, répéta K., et sa fatigue de l’après-midi lui revint. L’école lui paraissait si loin, et derrière Barnabé se levait toute sa famille, et les aides se pressaient toujours contre son corps, de sorte qu’il devait les repousser à coups de coude ; comment Frieda avait-elle pu les envoyer quand il leur avait ordonné de rester avec elle ? Il aurait bien trouvé seul le chemin de la maison ; et plus facilement qu’en cette compagnie. L’un d’entre eux avait enroulé autour de son cou un cache-nez dont les extrémités flottaient et venaient battre le visage de K., l’autre les chassait bien chaque fois du bout de ses longs doigts pointus qui ne cessaient de remuer, mais les choses n’en allaient pas mieux. Les deux aides semblaient au contraire prendre plaisir à ces petites allées et venues, tout comme au vent et à la nuit qui les plongeaient dans l’enthousiasme.

 

– Filez, s’écria K., puisque vous êtes venus pourquoi ne m’avez-vous pas apporté ma canne ? Avec quoi vais-je vous faire rentrer ?

 

Ils se cachèrent derrière Barnabé, mais leur crainte n’était pas telle qu’ils n’eussent eu l’idée de poser leurs lanternes sur les épaules de leur protecteur, qui s’en délivra d’ailleurs immédiatement d’une secousse.

 

– Barnabé, dit K. – et il se sentait le cœur lourd à l’idée que Barnabé ne le comprenait visiblement pas ; si sa blouse brillait en période paisible il n’y avait nul secours à attendre de lui quand la situation devenait grave mais seulement une muette résistance, une résistance contre laquelle on ne pouvait pas lutter, car il était lui-même sans défense ; on voyait briller son sourire, mais c’était d’aussi peu de secours que le sont là-haut les étoiles quand la tempête souffle en bas. – Vois ce que m’écrit le maître, dit K. en lui mettant la lettre sous les yeux. Le Maître est mal renseigné. Je ne fais pas de travaux d’arpentage, et ce que valent les deux aides tu t’en rends compte. Ce travail, ne le faisant pas, je ne peux pas non plus l’interrompre ; je ne peux même pas provoquer le mécontentement du Maître ; comment saurais-je mériter son estime ? Quant à avoir confiance je ne pourrai jamais y arriver.

 

– Je le dirai, fit Barnabé. Il n’avait cessé de regarder par-dessus la lettre ; il n’aurait d’ailleurs pu la lire car on la tenait trop près de ses yeux.

 

– Ah ! dit K., tu me promets de le dire, mais puis-je te croire vraiment ? J’ai besoin d’un messager si digne de confiance ! Et maintenant plus que jamais ! K. se mordait la lèvre d’impatience.

 

– Maître, répondit Barnabé en penchant doucement la tête, – pour un peu K. eût encore été tenté de le croire, – je t’assure que je le dirai comme je dirai tout ce que tu m’as chargé de répondre la dernière fois.

 

– Comment ! s’écria K., ne l’as-tu donc pas encore dit ? N’es-tu pas allé au Château le lendemain même ?

 

– Non, dit Barnabé, mon bon père est vieux, tu l’as vu toi-même, et il avait justement beaucoup de travail ; j’ai dû l’aider, mais maintenant je ne tarderai pas à retourner au Château.

 

– Mais que fais-tu donc, être incompréhensible ? cria K. en se frappant le front ; les affaires de Klamm ne passent-elles pas avant toute autre ? Tu as la haute charge d’un messager et tu négliges aussi honteusement tes devoirs ! Qu’importe le travail de ton père ? Klamm attend les nouvelles, et toi, au lieu de filer au galop, tu préfères sortir le fumier de l’écurie !

 

– Mon père est cordonnier, dit Barnabé sans se déconcerter, il avait une commande de Brunswick, et je suis l’ouvrier de mon père.

 

– Cordonnier ! Commande ! Brunswick ! s’écria K., irrité, comme pour rendre ces mots-là définitivement inutilisables. Et qui peut avoir besoin de souliers sur ces routes où il ne passe personne ? Et que m’importe cette cordonnerie ! Je ne t’ai pas confié un message pour que tu l’oublies et le fasses disparaître sous ton banc de savetier, mais pour que tu le transmettes immédiatement au Maître.

 

Ici K. se calma un peu en se souvenant que Klamm avait passé probablement ces derniers temps non au Château mais à l’Hôtel des Messieurs ; mais Barnabé vint réchauffer son irritation en se mettant à réciter le premier message de K. pour lui montrer qu’il l’avait bien retenu.

 

– Assez, je ne veux rien savoir, dit K.

 

– Ne m’en veuille pas, Maître, dit Barnabé, et comme s’il eût cherché inconsciemment à punir K., il détacha son regard de lui et pencha les yeux vers le sol, mais c’était sans doute par confusion à la suite des cris de K.

 

– Je ne t’en veux pas, dit K. dont l’agitation se retourna alors contre lui-même. Ce n’est pas à toi que j’en veux, mais il est terrible pour moi de n’avoir qu’un tel messager pour les affaires importantes.

 

– Vois-tu, dit Barnabé – et il semblait que, pour défendre son honneur de messager, il se mit tout d’un coup à parler plus qu’il ne l’eût dû, Klamm n’attend pas les nouvelles avec impatience, il est même fâché quand je viens ; « Encore des nouvelles ! » a-t-il dit une fois, et la plupart du temps, du plus loin qu’il me voit, il se lève et passe dans la pièce voisine pour ne pas me recevoir. Il n’est d’ailleurs pas convenu que je doive lui porter chaque message immédiatement ; si c’était convenu je partirais tout de suite, mais rien n’est fixé à ce sujet et si je n’allais jamais au château personne ne me le reprocherait. Quand je porte un message je le porte de mon plein gré.

 

– Bien, dit K. en observant Barnabé, et en détournant intentionnellement ses regards des deux aides ; ils dressaient la tête tour à tour au-dessus des épaules de Barnabé comme s’ils revenaient lentement sur les flots et, jouant la terreur à l’aspect de K., disparaissaient avec la vitesse de l’éclair après avoir poussé un léger sifflement comme ceux que l’on entend dans les tempêtes ; ce fut une récréation qui dura un bon moment.

 

– Ce que fait Klamm, je l’ignore, dit encore K., je doute que tu puisses t’apercevoir de tout, et même si tu le pouvais nous ne saurions rien y changer. Mais un message, tu peux le porter et c’est ce que je te prie de faire, un message très bref. Te charges-tu de le transmettre dès demain et de me rapporter la réponse le même jour, ou de me dire tout au moins l’accueil qu’on t’aura réservé ? Le peux-tu ? Le veux-tu ? Ce serait très précieux pour moi. Peut-être aurai-je l’occasion de te remercier par un service équivalent ; peut-être as-tu déjà un désir que je puisse satisfaire ?

 

– Je suis prêt à faire ta commission, dit Barnabé.

 

– Et veux-tu t’efforcer de la faire le mieux possible ? Remettre le message à Klamm personnellement ? Recevoir la réponse de Klamm lui-même ? Et vite, vite, demain même, demain matin, veux-tu le faire ?

 

– Je ferai de mon mieux, dit Barnabé, comme toujours.

 

– Ne discutons pas cette question en ce moment, dit K. Voici le message : « L’Arpenteur K. prie Monsieur le Chef de Bureau de bien vouloir l’autoriser à lui parler ; il accepte d’avance toutes les conditions qui pourraient êtres liées à cette autorisation. Il est contraint de formuler cette prière parce que tous les intermédiaires se sont montrés complètement impuissants jusque-là, et il en donne pour preuve qu’il n’a encore exécuté aucun travail d’arpentage et, qu’au dire de Monsieur le Maire, il n’en exécutera jamais ; aussi est-ce avec désespoir et humiliation qu’il a lu la dernière lettre de Monsieur le Chef de Bureau, il n’a d’autre recours que de parler personnellement à Monsieur le Chef de Bureau. L’Arpenteur sait qu’il demande beaucoup, mais il s’efforcera de réduire le plus possible le dérangement qu’il causera à Monsieur le Chef de Bureau, il acceptera la moindre minute, il soumettra son discours à toutes les restrictions que Monsieur le Chef de Bureau jugera nécessaires, et ne dépassera pas le nombre de mots auxquels on lui donnera droit pour l’entretien, d’ores et déjà, si besoin est, il pense pouvoir se contenter de dix. Il attend la décision de Monsieur le Chef de Bureau avec le plus profond respect et la plus grande impatience. »

 

K. avait dicté son message dans un total oubli de l’ambiance, comme s’il eût été à la porte de Klamm et qu’il eût parlé au gardien.

 

– C’est bien plus long que je ne pensais, dit-il ensuite, mais il faut que tu transmettes tout cela verbalement ; je ne veux pas écrire de lettre ; elle suivrait l’interminable voie que doivent prendre tous les papiers.

 

K. gribouilla donc son message à l’intention de Barnabé sur un bout de papier, avec le dos de l’un des aides pour pupitre, tandis que l’autre l’éclairait, mais il n’avait déjà qu’à écrire sous la dictée de Barnabé qui avait tout retenu par cœur et récitait comme un écolier sans se laisser troubler par les aides qui lui soufflaient un texte erroné.

 

– Tu as une mémoire extraordinaire, dit K. en lui remettant le papier ; maintenant montre-toi extraordinaire aussi pour le reste. Et tes désirs ? En as-tu ? Je serais je l’avoue franchement, un peu plus tranquille sur le sort de mon message si tu avais quelque prière à, m’adresser.

 

Tout d’abord Barnabé se tut ; il finit cependant par dire :

 

– Mes sœurs t’envoient leurs amitiés.

 

– Tes sœurs, dit K. ; ah ! oui, les deux grandes jeunes filles ?

 

– Elles t’envoient leurs amitiés toutes les deux, dit Barnabé, mais Amalia tout particulièrement ; elle m’a apporté aujourd’hui pour toi cette lettre du Château.

 

Intéressé surtout par ce dernier point K. demanda :

 

– Ne pourrait-elle pas elle aussi porter mon message au Château ? Ou ne pourriez-vous y aller ensemble et tenter chacun votre chance ?

 

– Amalia, dit Barnabé, n’a pas le droit d’entrer dans les bureaux, sans quoi elle le ferait certainement volontiers.

 

– Je viendrai peut-être vous voir demain, dit K., en attendant porte-moi la réponse. Je t’attendrai à l’école. Dis bonjour à tes sœurs pour moi.

 

La promesse de K. parut faire grand plaisir à Barnabé ; après la dernière poignée de main il caressa légèrement l’épaule de K. comme si rien n’avait changé depuis le jour où il était entré dans tout son éclat au milieu des paysans de l’auberge ; K. reçut cette caresse comme une distinction ; à vrai dire en souriant. Radouci, il laissa les aides faire toutes les folies qu’ils voulurent sur le chemin qui les ramenait à la maison.

 

XI.

Il rentra complètement gelé ; l’obscurité régnait partout, les bougies des lanternes s’étaient consumées ; il dut recourir à ses aides, qui connaissaient déjà les aîtres[2], pour traverser l’une des classes, à tâtons.

 

– Votre premier exploit louable…, dit-il machinalement en songeant à la lettre de Klamm.

 

Frieda, mal réveillée, cria : Laissez donc dormir K… ! ne le dérangez pas ! – tant il occupait ses pensées, même quand, écrasée de sommeil, elle n’avait plus la force de l’attendre. On alluma ; on ne put, il est vrai, remonter fortement la mèche de la lampe : il y avait trop peu de pétrole. La jeune installation présentait de ces lacunes ; et, par exemple, on avait fait du feu, mais le chauffage de cette grande pièce, qu’on employait aussi comme salle de gymnastique (des agrès pendaient au plafond ou se dressaient le long des murs), avait usé toute la provision de bois ; on avait réussi à faire régner un temps, comme on le certifia à K., une très agréable chaleur, mais cette chaleur était partie. Il y avait bien encore, aussi, dans un réduit, une grande réserve de bois, mais ce réduit était fermé ; l’instituteur en détenait la clef ; il ne permettait d’y puiser que pour chauffer pendant les heures de classe. Le froid aurait été malgré tout supportable si l’on avait eu la ressource de se réfugier dans un lit. Hélas, il n’y avait qu’une paillasse (que Frieda, fort louablement, avait recouverte d’un châle par un souci de propreté) ; nul édredon ; deux couvertures rudes et rêches, incapables de vous réchauffer. Encore les aides, quoiqu’ils n’eussent naturellement aucun espoir de jamais coucher dessus, contemplaient-ils d’un œil concupiscent cette misérable paillasse. Frieda jeta sur K. un regard craintif : bien qu’elle eût prouvé à l’Auberge du Pont qu’elle savait humaniser la chambre la plus misérable, ici, dénuée de tout, elle n’avait rien pu faire.

 

– Nous n’avons pas d’autre ornement que les appareils de gymnastique, dit-elle en pleurs avec un rire forcé.

 

Mais devant ce dénuement, ce manque de lits, cette absence de feu, elle s’engagea pourtant avec assurance à remédier à tout dès le lendemain et pria K. de bien vouloir patienter seulement jusque-là. Nul mot, nulle allusion, nul jeu de physionomie ne permettait de conclure qu’elle eût dans son cœur la moindre trace d’amertume contre K., bien que ce fût lui, comme il devait se l’avouer, qui l’eût fait partir et de l’Hôtel des Messieurs et de l’Auberge du Pont. Aussi s’efforça-t-il de tout trouver supportable, ce qui ne lui coûta d’ailleurs pas trop, car sa pensée n’était occupée que de suivre Barnabé sur la route et de se répéter mot à mot le message, non point tel qu’il l’avait dicté à Barnabé, mais sous la forme où il pensait qu’il parviendrait aux oreilles de Klamm. Et puis il fut sincèrement heureux du café que Frieda lui fit sur la lampe à alcool ; appuyé au poêle presque froid, il suivait les mouvements adroits et rapides de Frieda qui étalait sur la chaire l’inévitable châle blanc, posait une tasse à fleurs, servait le pain et le lard ; il y eut même une boite de sardines. Maintenant tout était prêt ; Frieda n’avait pas encore mangé, elle non plus ; elle avait attendu K. Deux chaises se trouvaient dans la salle ; K. et Frieda s’assirent donc à table, les deux aides à leurs pieds, sur la plate-forme de la chaire ; mais les deux aides ne restaient jamais tranquilles, ils vous dérangeaient, même en mangeant. Bien qu’ils fussent copieusement servis et qu’ils n’eussent pas encore fini de manger ils se levaient de temps en temps pour savoir s’il restait encore beaucoup sur la table et s’ils pouvaient encore espérer quelque chose ; K. ne s’inquiétait pas d’eux ; il fallut le rire de Frieda pour lui faire apercevoir leur manège. Il couvrit de sa main la main de Frieda, la caressa et demanda à voix basse à la jeune fille pourquoi elle leur passait tant de choses et supportait si aimablement leurs impertinences. Avec une telle méthode on ne se débarrasserait jamais d’eux ; au contraire, en employant avec eux la manière forte, en les traitant comme le méritait leur conduite, on réussirait à les mater, ou, ce qui était encore plus probable, – et préférable, – à leur rendre la situation si pénible qu’ils finiraient par décamper. Le séjour à l’école, ajoutait-il, ne s’annonçait pas brillant, – K. espérait bien d’ailleurs qu’il serait de peu de durée, – mais on s’apercevrait à peine de sa misère, si les deux aides s’en allaient et si K. restait seul ici avec Frieda dans cette paisible maison. Frieda ne remarquait-elle pas que les aides devenaient chaque jour plus insolents ? On eût dit que sa présence les encourageait, ils espéraient que K. ne sévirait pas devant elle comme il l’eût fait en d’autres circonstances. D’ailleurs il y avait peut-être un moyen très simple de se débarrasser d’eux sans façon, et peut-être Frieda le connaissait-elle, elle qui savait tout des coutumes du pays ? Quant aux aides, qui savait si ce n’était pas leur rendre service que de les chasser de façon ou d’autre ? L’existence qu’ils menaient là n’était pas une vie de délices, et la paresse à laquelle ils avaient pu se livrer jusqu’alors allait ici nécessairement prendre fin, en grande partie tout au moins, car il leur faudrait travailler pour permettre à Frieda de se reposer un peu et de se remettre des émotions des derniers jours, et à lui K., de s’occuper de trouver une issue à la situation. Et cependant, si les aides partaient il éprouverait un tel soulagement qu’il exécuterait facilement tous les travaux de l’école.

 

Frieda, qui l’avait écouté avec attention, lui caressa le bras et lui dit qu’elle partageait son opinion sur tous les points mais qu’il s’exagérait peut-être les impertinences des aides ; que c’étaient de jeunes garçons joyeux et un peu simplets, qui se trouvaient pour la première fois au service d’un étranger depuis qu’ils avaient échappé à la sévère discipline du Château ; qu’ils étaient donc toujours un peu étonnés et excités et que cela expliquait les bêtises qu’ils faisaient parfois, bêtises dont on pouvait se fâcher à bon droit mais dont il était encore plus raisonnable de rire : il y avait des moments où elle ne pouvait s’en empêcher. Cependant elle était parfaitement de l’avis de K. : le mieux eût été de les renvoyer et de rester seuls tous les deux. Elle se rapprocha de K. et pressa son visage contre sa poitrine. Et là elle dit, d’une voix si indistincte que K. dut se pencher sur elle pour la comprendre, qu’elle ne connaissait malgré tout nul moyen de chasser les aides et qu’elle craignait que tout ce que K. avait proposé ne fût voué à l’échec. À sa connaissance c’était K. qui les avait demandés lui-même, et maintenant qu’il les avait il serait forcé de les garder, le mieux était encore de les prendre pour ce qu’ils étaient, c’est-à-dire pour rien de très sérieux, c’était la meilleure façon de les supporter.

 

K. ne fut pas satisfait de cette réponse ; sur un ton mi-plaisant, mi-sérieux, il répondit à Frieda qu’elle avait l’air d’être de connivence avec les aides ou d’éprouver pour eux au moins un fort penchant… qu’après tout c’étaient de beaux garçons… mais qu’il n’était personne dont on ne pût se débarrasser avec quelque bonne volonté et qu’il le lui prouverait à propos des deux seconds.

 

Frieda lui dit que, s’il réussissait, elle lui en garderait beaucoup de reconnaissance, que d’ailleurs elle cesserait désormais de rire avec eux et ne leur dirait plus un mot de trop. Qu’elle ne leur trouvait au reste plus rien d’amusant maintenant que ce n’était pas un mince ennui que d’être constamment observée par deux hommes et qu’elle avait appris à les regarder avec l’œil de K. Et, de fait, elle tressaillit légèrement quand les aides se levèrent, partie pour inspecter les vivres, partie pour rechercher le motif de ces longs chuchotements.

 

K. en profita pour la dégoûter d’eux ; il la fit asseoir tout près de lui et ils terminèrent leur repas étroitement pressés l’un contre l’autre. C’eût été le moment de se coucher, tout le monde était très fatigué ; l’un des deux aides dormait même sur son dîner ; l’autre s’en divertissait fort et voulait amener les maîtres à regarder la tête stupide du dormeur, mais il n’y réussit pas ; K. et Frieda restèrent assis sans se retourner. Avec ce froid qui devenait insupportable, ils hésitaient à aller se coucher ; finalement K. déclara qu’il fallait refaire du feu, sans quoi l’on ne pourrait dormir. Il chercha une hache, un instrument quelconque ; les aides, qui en connaissaient un, le lui portèrent et on s’attaqua au réduit. La mince porte eut bientôt cédé ; ravis, comme s’ils n’eussent jamais rien vu de si beau, se bousculant et se donnant des coups de coude, les aides se mirent à apporter le bois dans la salle ; il y en eut vite un grand tas, on fit du feu et tout le monde se coucha autour du poêle ; les aides reçurent une couverture pour s’envelopper, elle leur suffisait amplement car il était convenu que l’un des deux resterait toujours près du feu pour l’entretenir ; d’ailleurs le poêle ne tarda pas à chauffer tellement que la couverture ne fut même plus nécessaire ; on éteignit la lampe et, contents de la chaleur et de la tranquillité, K. et Frieda s’étendirent pour dormir.

 

Au milieu de la nuit, K. réveillé par un craquement, et tâtonnant vers Frieda dans le premier mouvement de son demi-sommeil, s’aperçut qu’au lieu de Frieda c’était un aide qui était couché à côté de lui ; ce fut, sans doute à cause de la nervosité qu’entraîne toujours un réveil en sursaut, la plus grande peur qu’il eût encore eue au village. Poussant un cri il s’assit à moitié et envoya sans réfléchir un tel coup de poing à son aide que l’autre se mit aussitôt à pleurer. L’affaire s’éclaircit d’ailleurs immédiatement. Frieda – c’était du moins son impression – avait été réveillée par une grosse bête, un chat probablement, qui lui avait sauté sur la poitrine et était reparti aussitôt. Elle s’était levée pour chercher l’animal dans toute la chambre avec une bougie. L’un des aides en avait profité pour goûter un instant aux voluptés de la paillasse, ce qu’il expiait amèrement. Frieda ne put d’ailleurs rien trouver ; peut-être avait-elle été le jouet d’une illusion ; elle revint vers K. ; on eût dit qu’elle avait oublié l’entretien du soir, car, au passage, elle caressa, d’un geste de consolation, les cheveux de l’aide accroupi qui poussait des lamentations. K. ne dit rien ; il pria seulement l’aide de cesser d’alimenter le feu car le tas de bois se trouvait réduit à rien et la chaleur était devenue presque intolérable.

 

XII.

Le matin, au réveil, les élèves étaient là et entouraient le campement avec curiosité. Circonstance fort désagréable, car, avec la grande chaleur qu’il y avait eue pendant la nuit – et qui avait d’ailleurs fait place à un froid très vif – tout le monde s’était mis en chemise, et l’institutrice, Gisa, une jeune fille blonde, grande et belle, mais un peu raide, parut à la porte juste au moment où on commençait à s’habiller. Elle s’attendait visiblement à rencontrer les nouveaux venus et l’instituteur avait même dû lui tracer sa ligne de conduite, car elle s’écria dès le seuil :

 

– Voilà ce que je ne puis tolérer ! C’est du propre ! Vous avez seulement la permission de dormir à l’école, je n’ai pas l’obligation de faire mes cours dans votre chambre à coucher ! Une famille de concierges qui se vautre encore dans les draps au milieu de la matinée ! Fi ! Quelle horreur !

 

Il y aurait peut-être bien eu quelques petites choses à répondre, pensa K., surtout au sujet de la famille et des « draps », mais il s’occupa tout d’abord – les seconds n’étant d’aucun secours – d’installer rapidement, avec l’aide de Frieda, les parallèles et le cheval de bois devant leur campement, lança les couvertures dessus et fit ainsi un petit abri dans lequel on pouvait au moins s’habiller à l’abri des yeux des enfants. Évidemment, l’on n’eut pas un instant de tranquillité ; l’institutrice commença par protester parce qu’il n’y avait pas d’eau propre dans la cuvette, K. pensait justement à aller en chercher pour son usage et celui de Frieda, mais il renonça à son dessein pour ne pas trop exciter l’institutrice ; cette abnégation ne servit d’ailleurs à rien : un grand fracas se produisit peu après, on avait par malheur oublié sur la chaire les restes du repas de la veille et l’institutrice faisait place nette à grands coups de règle : tout vola sur le sol ; que l’huile de la boîte à sardines et le reste de café se répandissent sur le plancher, que la cafetière se brisât en mille éclats, l’institutrice ne s’en souciait pas le moins du monde : le concierge n’était-il pas là pour réparer aussitôt le dommage ? K. et Frieda, encore à demi vêtus, se penchèrent sur les parallèles pour assister au saccage de tout leur petit avoir. Les aides qui, visiblement, ne songeaient pas à s’habiller, restaient couchés à terre, à la grande joie des enfants, qui les épiaient par la fente qui se trouvait entre les deux couvertures. La plus peinée de la perte de la cafetière était naturellement Frieda. Ce ne fut que lorsque K. lui eut assuré, pour la consoler, qu’il allait se rendre immédiatement chez le maire pour déposer une réclamation et obtenir un dédommagement, qu’elle se ressaisit suffisamment pour sortir de l’espace clos, en chemise et en jupon, afin de reprendre la couverture et d’empêcher qu’on ne la salît un peu plus. Elle y parvint d’ailleurs bien que l’institutrice ne cessât de marteler la table à coups de règle à vous en faire crier les nerfs. Lorsque K. et Frieda furent habillés, ils durent non seulement obliger à s’habiller à coups d’ordres et de renfoncements les deux aides qui étaient restés comme paralysés par ces événements, mais encore les habiller eux-mêmes en grande partie. Puis, quand tout le monde eut fini, K. distribua le premier travail : les aides iraient chercher le bois et devraient allumer le feu, mais d’abord dans l’autre salle où le péril était plus grand, car l’instituteur devait déjà s’y trouver. Frieda nettoierait le plancher, et K. irait chercher l’eau puis rangerait les objets. De déjeuner il ne pouvait être question. Cependant, pour se renseigner sur l’humeur de l’institutrice, K. voulut sortir le premier de l’abri, les autres ne viendraient qu’ensuite s’il les appelait ; sa décision était dictée d’une part par la crainte de voir les aides se livrer à des stupidités qui gâteraient d’avance la situation et d’autre part par le souci de ménager Frieda, car elle avait de l’ambition et lui n’en avait aucune, elle était susceptible et lui ne l’était pas, elle ne pensait qu’aux petits ennuis de la minute, et lui songeait à Barnabé et à l’avenir. Frieda exécuta ponctuellement tous ses ordres, elle ne le quittait pas des yeux. À peine se fut-il avancé que l’institutrice lui cria, à la grande joie des enfants qui désormais ne cessèrent plus de s’esclaffer : « Bien dormi ? » et, voyant que K. ne répondait pas, car au fond ce n’était pas vraiment une question, elle lui demanda :

 

– Qu’avez-vous donc fait de ma Mieze ?

 

Un grand gros vieux matou gisait paresseusement étendu sur la table ; l’institutrice examinait une de ses pattes, qui avait dû être blessée.

 

Frieda avait donc eu raison, le chat ne lui avait peut-être pas sauté dessus, il ne pouvait sans doute plus sauter, mais il avait dû passer sur elle, il avait été effrayé par ces présences humaines dans une maison vide d’ordinaire à cette heure-là, s’était enfui pour se cacher et s’était blessé dans sa hâte car il n’avait pas coutume d’aller si vite. K. chercha à expliquer calmement la chose à l’institutrice, mais celle-ci ne voulut retenir que le résultat et le résuma en ces termes :

 

– Oui, enfin vous l’avez blessé pour faire remarquer vos débuts. Regardez donc ! Elle fit monter K. sur la chaire, lui montra la patte du matou, et avant qu’il pût rien prévoir, lui enfonça les griffes du chat dans le dos de la main. Ces griffes étaient peut-être usées, mais l’institutrice les avait si solidement enfoncées, sans égard pour le chat cette fois, qu’il se forma sur la main de longs sillons sanglants. – Et maintenant allez à votre travail, lui dit-elle avec impatience en se repenchant sur le chat. Frieda, qui avait assisté à la scène avec les aides derrière les barres parallèles poussa des cris en voyant le sang couler. K. montra sa main aux enfants en leur disant : – Voyez ce que m’a fait une sale bête hypocrite ! Il ne le disait naturellement pas pour les enfants dont les cris et les rires n’avaient déjà plus besoin de nouveau motif ni de nouveau stimulant et fusaient avec tant d’entrain que nulle parole ne pouvait percer leur bruit ni accroître leur intensité. Voyant que l’institutrice, trouvant sans doute sa première rage satisfaite par la sanglante punition de K., ne répondait à son insulte que par un regard courroucé et restait occupée de son chat, K. appela Frieda et les seconds et le travail commença.

 

K. alla vider l’eau sale, rapporta un seau d’eau propre et se mit à balayer la pièce ; à ce moment un enfant d’une douzaine d’années sortit de son banc, vint lui toucher la main et lui dit quelque chose que K. ne put comprendre au milieu du vacarme. Mais le bruit cessa d’un seul coup. K. se retourna. Ce qu’il avait craint tout le matin s’était produit. L’instituteur était là, sur le seuil ; le petit homme tenait de chaque main un aide par le col. Il avait dû les prendre en train d’aller chercher le bois, car il s’écria violemment, en faisant une pause entre chaque mot :

 

– Qui a osé forcer l’entrée du bûcher ? Où est cet individu que je le pulvérise ?

 

Frieda se releva alors, car elle lavait le plancher aux pieds de l’institutrice, regarda K. comme pour puiser des forces dans ses yeux et dit avec un peu de cet air supérieur qu’elle avait autrefois :

 

– C’est moi qui ai fait cela, Monsieur l’Instituteur. Je n’avais pas d’autre moyen. Pour chauffer l’école ce matin il fallait ouvrir le bûcher ; je n’osais pas aller chercher la clef chez vous en pleine nuit ; mon fiancé se trouvait à l’Hôtel des Messieurs, il se pouvait qu’il y passât toute la nuit, j’étais donc obligée de me décider seule. Si j’ai mal fait pardonnez à mon inexpérience, mon fiancé m’a déjà suffisamment querellée quand il a vu ce qui s’était passé. Il m’a même défendu de faire du feu ce matin, pensant qu’en fermant le bûcher vous aviez voulu indiquer qu’il ne fallait pas en faire jusqu’à ce que vous veniez vous-même. S’il n’y a pas de feu c’est donc sa faute, mais c’est la mienne si on a forcé la porte.

 

– Qui a forcé la porte ? demanda l’instituteur aux aides qui cherchaient toujours vainement à se libérer.

 

– Monsieur, dirent-ils tous deux en montrant K., pour ne laisser aucune erreur possible. Frieda éclata de rire, et ce rire parut encore plus probant que ses paroles, puis elle se mit à tordre dans le seau la serpillière avec laquelle elle lavait, comme si son explication eût mis fin à l’incident et que les déclarations des aides ne fussent qu’une plaisanterie ; ce ne fut qu’une fois à genoux, prête à reprendre son travail, qu’elle ajouta :

 

– Nos aides sont des enfants qui devraient encore aller à l’école malgré leur âge. J’ai ouvert seule hier soir la porte avec la pioche, c’était très facile, je n’avais pas besoin des aides pour cela, ils m’auraient dérangée. Mais lorsque mon fiancé est revenu la nuit et qu’il est sorti pour examiner le dommage et, si possible, le réparer, les aides l’ont accompagné, sans doute parce qu’ils craignaient de rester seuls ici ; ils ont vu mon fiancé travailler à cette porte arrachée et c’est pour cela maintenant qu’ils disent… Ce sont des enfants…

 

Les aides cherchèrent pendant ce discours à tout nier en secouant la tête ; ils continuaient à montrer K. et s’efforçaient de changer les intentions de Frieda par des jeux de physionomie, mais, n’y réussissant pas, ils se décidèrent enfin à être dociles, prirent les mots de Frieda pour un ordre et, l’instituteur les ayant de nouveau interrogés, ils ne dirent mot.

 

– Ah ! Ah ! fit l’instituteur, vous avez donc menti ? Ou tout au moins accusé le concierge à la légère ?

 

Ils se turent encore, mais leur tremblement et leurs regards anxieux semblaient trahir la conscience d’une faute.

 

– Eh bien, je vais immédiatement vous administrer votre correction ; et il envoya un enfant chercher le bâton de bambou dans l’autre salle. Mais quand il leva ce bâton Frieda cria :

 

– Les aides ont dit la vérité ! Elle jeta, désespérée, la serpillière dans le seau d’où l’eau rejaillit, et courut se cacher derrière les barres parallèles.

 

– Quelle engeance de menteurs ! s’écria l’institutrice qui venait de terminer le pansement du chat, et elle prit le matou dans son giron où il pouvait à peine tenir.

 

– Restez donc, Monsieur le concierge, dit l’instituteur ; il envoya promener les aides et se tourna vers K. qui avait écouté toute la discussion en s’appuyant sur son balai. Ce monsieur, par lâcheté pure, accepte tranquillement qu’on accuse les autres de ses propres fripouilleries.

 

– Ma foi, dit K., voyant bien que l’intervention de Frieda avait légèrement apaisé la première fureur de l’instituteur, si les aides avaient reçu une petite correction je n’en aurais pas beaucoup pleuré ; ils ont vingt fois échappé au bâton alors qu’ils l’auraient mérité, ils peuvent bien l’avoir à tort une pauvre fois. Indépendamment de cette considération, j’aurais été heureux, Monsieur l’Instituteur, – et vous l’eussiez été aussi probablement – de pouvoir éviter un conflit direct entre nous deux. Cependant puisque Frieda m’a sacrifié à mes aides – K. fit une pause pendant laquelle on entendit les sanglots de Frieda monter derrière les couvertures – il faut maintenant tirer la chose au clair.

 

– Inouï ! dit l’institutrice.

 

– Je suis tout à fait de votre avis, Mademoiselle Gisa, dit l’instituteur. Vous, concierge, naturellement vous êtes congédié sur-le-champ en raison de votre honteuse infraction aux règlements. Je me réserve encore le soin de la punition qui suivra ; pour le moment disparaissez immédiatement de la maison avec toutes vos affaires. Ce sera pour nous un véritable soulagement et la classe pourra enfin commencer. Allons, presto !

 

– Je ne bougerai pas d’une semelle, répondit K. Vous êtes mon supérieur, mais non celui qui m’a donné le poste : c’est de Monsieur le Maire que je le tiens, je n’admets de congé que de lui. Or il ne m’a pas donné ce poste pour que je gèle ici avec les miens, mais – comme vous le disiez vous-même – pour m’empêcher de me livrer de désespoir à des actions irréfléchies. Me chasser brusquement ainsi serait aller directement à l’encontre de ses intentions ; tant que je n’aurai pas entendu le contraire de sa propre bouche, je ne le croirai pas. Je vous rends d’ailleurs probablement un grand service en n’obéissant pas à votre ordre irréfléchi.

 

– Vous n’obéissez donc pas ? demanda l’instituteur.

 

K. secoua la tête.

 

– Réfléchissez-y bien, dit l’instituteur, vos décisions ne sont pas toujours parfaites ; rappelez-vous par exemple l’après-midi d’hier, quand vous avez refusé d’être interrogé.

 

– Pourquoi rappelez-vous cela en ce moment ? demanda K.

 

– Parce qu’il me plaît de le faire, dit l’instituteur, et maintenant, pour la dernière fois, je vous répète : Hors d’ici !

 

N’obtenant aucun résultat, il se dirigea vers la chaire et se mit à conférer à voix basse avec l’institutrice : celle-ci parla de la police, mais l’instituteur s’y refusa, finalement ils se mirent d’accord : l’instituteur ordonna aux enfants de passer dans l’autre pièce où il leur ferait la classe en même temps qu’à ses propres élèves. Ce changement fit plaisir à tous ; l’évacuation s’opéra aussitôt au milieu des rires et des cris, l’instituteur et l’institutrice fermant la marche. L’institutrice portait le registre de la classe et, sur le registre, le chat copieux et indifférent. L’instituteur eût volontiers laissé le chat, mais l’allusion qu’il fit à ce sujet échoua auprès de l’institutrice qui refusa catégoriquement à cause de la cruauté de K. C’est ainsi que K. vit le martyre du chat inscrit encore à son actif à la suite de tous les autres motifs de courroux qu’il avait déjà donnés à l’instituteur. Ce chat devait encore figurer dans les derniers mots que l’instituteur adressa de la porte à K. :

 

– Mademoiselle quitte cette salle par force, parce que vous refusez opiniâtrement d’obéir à l’ordre par lequel je vous congédie et parce que personne ne peut exiger d’une jeune fille qu’elle donne ses cours au milieu de votre sale étalage ménager. Restez donc seul, vous pourrez vous vautrer ici autant qu’il vous plaira, sans crainte d’être gêné par le dégoût d’aucun spectateur convenable. Mais ce ne sera pas long, je vous le garantis.

 

XIII.

Aussitôt les autres partis, K. dit aux aides :

 

– Allez-vous-en.

 

Ils obéirent à cet ordre inattendu, mais dès qu’il eut refermé, ils voulurent rentrer, poussèrent des gémissements et frappèrent à tour de bras.

 

– Vous êtes congédiés, cria K., je ne vous reprendrai plus jamais à mon service.

 

Ils refusèrent naturellement d’accepter cette situation et se mirent à marteler la porte à coups de pied et à coups de poing.

 

– Nous voulons revenir à toi, Maître ! criaient-ils comme si K. était la terre ferme et qu’ils fussent en train de se noyer.

 

Mais K. était sans pitié ; il attendait impatiemment que ce vacarme insupportable contraignît l’instituteur à intervenir. Cela ne tarda pas.

 

– Laissez entrer vos maudits aides ! cria-t-il.

 

– Je les ai congédiés, cria K.

 

Cette réponse avait pour effet accessoire de montrer à l’instituteur comment les choses se passent quand quelqu’un est assez fort non seulement pour congédier, mais encore pour assurer l’exécution du renvoi. L’instituteur essaya alors de rassurer les aides, avec bienveillance ; ils n’avaient qu’à attendre là. K. finirait bien par être obligé de les laisser rentrer. Puis il partit. Et le calme eût peut-être régné si K. n’avait recommencé à leur crier qu’ils étaient renvoyés définitivement, et n’avaient plus le moindre espoir d’être repris. Cela fit un nouveau tapage. L’instituteur revint, mais ne discuta plus, il les chassa de la maison, probablement avec le bambou qu’ils craignaient.

 

Ils ne tardèrent pas à reparaître sous les fenêtres de la salle de gymnastique, frappèrent aux carreaux et poussèrent des cris, mais on ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. Ils ne restèrent d’ailleurs pas longtemps à cette place, car ils ne pouvaient pas y trépigner comme leur agitation l’exigeait. Ils allèrent donc à la grille du jardin, sautèrent sur le mur d’où ils pouvaient mieux voir à l’intérieur de la pièce et coururent dessus en se tenant à la grille et en s’arrêtant de temps en temps pour tendre vers K. des mains suppliantes. Ils continuèrent ce manège pendant longtemps, sans s’inquiéter de l’inutilité de leurs efforts ; ils étaient comme aveuglés, ils ne cessèrent sans doute même pas lorsque K. baissa les rideaux pour se délivrer de leur vue.

 

Dans la salle, maintenant plongée dans la pénombre, K. se dirigea vers les barres parallèles pour regarder ce que faisait Frieda. Sous son regard elle se leva, se recoiffa, essuya son visage et se mit en silence à préparer le café. Bien qu’elle n’ignorât rien, K. l’informa du renvoi des aides. Elle répondit d’un simple signe de tête. K., assis sur un banc d’écolier, se contentait de suivre ses mouvements fatigués. C’était la promptitude et la décision de son allure qui avaient toujours embelli son corps insignifiant, et maintenant cette beauté était partie. Quelques jours de vie commune avec K. avaient suffi pour la faire envoler. Le travail de bonne de café n’était peut-être pas facile, mais lui convenait sans doute mieux. Peut-être aussi était-ce au fond parce qu’elle était si loin de Klamm qu’elle déclinait ? C’était le voisinage de Klamm qui l’avait rendue si follement belle ; l’éclat de cette séduction avait jeté K. dans ses bras et maintenant elle s’y fanait.[21]

 

– Frieda, dit K.

 

Elle lâcha aussitôt le moulin à café et vint rejoindre K. sur le banc.

 

– Tu m’en veux ? demanda-t-elle.

 

– Non, dit K., je crois que tu ne peux pas faire autrement. Tu vivais heureuse à l’Hôtel des Messieurs. J’aurais dû t’y laisser.

 

– Oui, dit Frieda, en regardant tristement dans le vide, tu aurais dû m’y laisser. Je ne suis pas digne de vivre avec toi. Délivré de moi tu pourrais peut-être réaliser tous tes desseins. C’est par égard pour moi que tu te soumets à cet instituteur tyrannique, que tu acceptes de misérables situations, que tu te tues à chercher à obtenir une audience de Klamm. C’est pour moi que tu fais tout cela, et je t’en récompense si mal !

 

– Non, dit K. en lui passant le bras autour de la taille pour la consoler. Ce ne sont là que des bagatelles qui ne me font aucune peine, et ce n’est pas uniquement pour toi que je cherche à parler à Klamm. Et que n’as-tu pas fait pour moi ! Avant de te connaître je ne faisais que m’égarer. Personne ne me recevait et si je m’imposais à quelqu’un il m’avait vite renvoyé. Et si je trouvais le repos chez quelqu’un c’était chez des gens que je fuyais tout de suite, chez Barnabé par exemple.

 

– Tu les fuis ? N’est-ce pas ? Oh ! chéri ! s’écria vivement Frieda en l’interrompant, puis, sur un « oui » hésitant de K., elle retomba dans sa fatigue.

 

Mais K. ne se sentait plus la force, lui non plus, d’expliquer comment son union avec Frieda avait tout fait tourner en sa faveur. Il retira lentement son bras et ils restèrent assis un moment en silence jusqu’à ce que Frieda, comme si le bras de K. lui avait donné une chaleur dont elle ne pouvait plus se passer, lui dit :

 

– Je ne supporterai pas cette existence ici. Si tu veux me garder il faut que nous partions, allons n’importe où, dans le Midi de la France, en Espagne.

 

Par une contradiction qu’il ne se donna pas la peine d’expliquer, K. ajouta comme pour lui-même :

 

– Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer vers ce morne pays sinon le désir d’y rester ? Puis il dit : – Toi aussi d’ailleurs, tu veux rester, c’est ton pays ! C’est Klamm seul qui te manque et cela te pousse à des idées désespérées.

 

– Klamm me manquerait ? dit Frieda ; où Klamm n’est-il donc pas ici ? Il n’y a que trop de Klamm en ces lieux ; c’est pour lui échapper que je veux m’en aller. Ce n’est pas Klamm, c’est toi qui me manques. C’est à cause de toi que je veux partir, parce que je ne puis me rassasier de toi ici où tout le monde me tiraille. Ah ! que je déposerais volontiers ce joli masque, que j’aimerais voir mon corps misérable, si cela me permettait de vivre en paix auprès de toi !

 

K. ne retint qu’un point de ce discours.

 

– Klamm est donc toujours en relations avec toi ? demanda-t-il hâtivement ; il t’appelle ?

 

– Je ne sais rien de Klamm, dit Frieda, je veux parler des autres, des aides par exemple.

 

– Ah ! les aides, dit K. surpris ; ils te poursuivent ?

 

– Ne l’as-tu donc pas remarqué ? demanda Frieda.

 

– Non, dit K…, cherchant vainement à se rappeler certains détails ; ce sont bien des importuns et des êtres lubriques, mais je ne me suis pas aperçu qu’ils aient osé t’approcher.

 

– Comment, dit Frieda, tu n’as pas remarqué qu’à l’Auberge du Pont on ne parvenait jamais à les chasser de notre chambre, que l’un d’entre eux dernièrement s’est couché à ma place sur la paillasse et qu’ils ont aujourd’hui témoigné contre toi pour te faire chasser, pour causer ta perte, et pour être seuls avec moi ? Tu n’as rien remarqué de tout cela ?

 

K. regarda Frieda sans répondre. Ces accusations étaient peut-être justes, mais tout cela pouvait aussi s’expliquer plus innocemment, par le caractère ridiculement puéril, capricieux et déchaîné des deux aides. Et puis le fait qu’ils avaient toujours cherché à escorter K. au lieu de rester près de Frieda ne réfutait-il pas ces accusations ? K. le fit remarquer.

 

– Hypocrisies, lui dit Frieda. Tu ne l’as pas compris ? Pourquoi donc les as-tu chassés, si ce n’est pour cette raison ? Et, allant à la fenêtre, elle écarta légèrement le rideau, regarda au-dehors et appela K. près d’elle. Les aides étaient toujours contre la grille ; si fatigués qu’ils fussent sans doute ils rappelaient encore leurs forces par moments pour tendre des bras suppliants dans la direction de l’école. Afin de n’être pas forcé de se cramponner tout le temps aux barreaux, l’un d’eux avait piqué le dos de sa veste sur l’une des pointes.

 

– Les pauvres ! Les pauvres ! dit Frieda.

 

– Pourquoi je les ai chassés ? dit K. C’est toi qui en as été la cause immédiate.

 

– Moi ? demanda Frieda sans les lâcher des yeux.

 

– L’excès d’amabilité avec lequel tu les traitais, dit K., la façon dont tu pardonnais toujours leurs insolences, dont tu riais d’eux, dont tu leur caressais les cheveux, l’incessante pitié que tu avais d’eux – tu les appelles encore les pauvres ! – et enfin le dernier incident, qui m’a montré que pour les sauver du bâton tu ne trouvais pas trop cher de me livrer moi-même !

 

– Mais c’est bien de cela, dit Frieda, c’est bien de cela que je te parle ; c’est bien cela qui me rend malheureuse et qui m’éloigne, alors que je ne sais pas de plus grand bonheur que d’être près de toi, toujours, et sans cesse, et sans fin, alors que je ne trouve sur terre aucun endroit assez tranquille pour notre amour, ni au village ni ailleurs, et que je rêve d’une fosse étroite et profonde : nous nous y tenons embrassés, serrés comme par un étau, je cache mon visage contre toi, tu caches le tien contre moi, et personne ne nous voit plus. Mais ici… Vois les aides ! Ce n’est pas vers toi qu’ils tendent les mains, c’est vers moi !

 

– Et ce n’est pas moi qui les regarde, lui dit K., c’est toi.

 

– Mais oui, c’est moi, lui dit Frieda presque fâchée, je ne te parle que de cela ; qu’importerait autrement que les aides soient toujours à mes trousses, même si ce sont des émissaires de Klamm !

 

– Des émissaires de Klamm ! dit K. que ces mots, si naturels qu’ils fussent, surprenaient cependant beaucoup.

 

– Des émissaires de Klamm, mais oui ! dit Frieda ; qu’ils le soient ou non, ce sont de stupides blancs-becs qui ont encore besoin de coups de bâton pour leur éducation. Quels horribles noirauds ! Et quel répugnant contraste entre leurs visages d’adultes, ces têtes d’étudiant sérieux, et leur conduite puérile et niaise ! Penses-tu que je ne le voie pas ? J’ai honte d’eux ! J’ai honte d’eux ! Mais c’est là justement le malheur, ils ne me font pas fuir, ils me font honte. Je ne puis les lâcher des yeux. Quand il faudrait se fâcher de ce qu’ils font, je ne puis m’empêcher de rire ! Quand on devrait les battre je ne puis m’empêcher de leur caresser les cheveux. Et quand je suis couchée à tes côtés la nuit, je ne puis dormir, je ne puis m’empêcher de me pencher au-dessus de toi pour les regarder, l’un qui dort, serré dans sa couverture, l’autre qui entretient le feu, à genoux devant la porte du poêle, et je me penche en avant malgré moi, si loin que je te réveille presque. Et ce n’est pas le chat qui me fait peur[22] – je connais bien les chats et je connais aussi ces sommeils agités et constamment troublés dont j’ai pris l’habitude dans la salle du café – ce n’est pas le chat qui me fait peur, mais c’est moi-même ! Et il n’est pas besoin de ce monstre de chat pour m’effrayer, le moindre bruit me fait tressaillir. Je crains que tu ne te réveilles et que tout ne soit fini, puis je me lève quand même d’un saut et j’allume la bougie pour que tu te réveilles le plus vite possible et que tu puisses me protéger.

 

– Je ne soupçonnais rien de tout cela, dit K. ; en les chassant je n’avais qu’un simple pressentiment, mais maintenant les voilà partis, maintenant peut-être tout est bien.

 

– Oui, les voilà enfin partis, dit Frieda, et son visage n’exprimait pas de gentillesse, il trahissait une torture. Mais qui sont-ils ? Nous l’ignorons. Des émissaires de Klamm, je les appelle ainsi dans ma pensée, par jeu, mais peut-être le sont-ils vraiment. Leurs yeux, ces yeux naïfs et flamboyants pourtant me rappellent je ne sais quoi dans leurs yeux de Klamm ; oui, c’est cela, c’est le regard de Klamm qui me traverse parfois le corps quand ils m’observent. Et c’est pourquoi je ne disais pas exactement la vérité en affirmant que j’avais honte d’eux. Je voudrais seulement que ce fût vrai. Je sais bien qu’ailleurs et avec d’autres gens la même conduite serait stupide et indécente, mais avec eux ce n’est pas ainsi. C’est avec respect et admiration que je les regarde faire leurs bêtises. Mais si ce sont des émissaires de Klamm, qui nous délivrera d’eux ? Et puis serait-il même bon d’en être délivré ? Ne devrais-tu pas les faire rentrer au plus vite et t’estimer heureux s’ils voulaient revenir ?

 

– Tu veux que je les fasse rentrer ? demanda K.

 

– Non, non, dit Frieda, il n’est rien que je désire aussi peu. J’imagine déjà leur joie de me revoir, leurs gestes d’enfants pour sauter, leurs gestes d’hommes pour tendre les bras… Je ne pourrais peut-être pas supporter cela. Mais quand je songe d’autre part que si tu restes dur pour eux, interdisant peut-être ainsi toi-même à Klamm l’accès qu’il se serait ménagé auprès de toi, je veux chercher par tous les moyens à te préserver des conséquences d’un tel acte. Je veux alors que tu les laisses rentrer. Fais vite, fais vite, dans ce cas ! Ne pense pas à moi ; qu’importe ma personne ! Je me défendrai aussi longtemps que je pourrai, et si je perds la partie je la perdrai ! Mais en sachant que c’était pour toi.

 

– Tu ne fais que fortifier mon jugement sur eux, dit K. Ils ne rentreront jamais avec mon consentement. Si j’ai pu les jeter dehors, cela prouve qu’on peut réussir parfois à les mater et, par là même, qu’ils n’ont rien à voir essentiellement avec Klamm. Hier soir encore, j’ai reçu une lettre de lui qui prouve qu’il est mal renseigné sur leur compte ; d’où l’on peut conclure une fois de plus qu’ils lui sont complètement indifférents, sans quoi il aurait sûrement pu se procurer des informations exactes à leur sujet ; que tu voies du Klamm en eux cela ne prouve rien, car tu restes malheureusement sous l’influence de l’hôtelière et tu vois toujours Klamm partout. Tu es toujours l’amie de Klamm, tu es encore loin d’être ma femme. J’en suis parfois horriblement triste ; il me semble alors que j’ai tout perdu ; j’éprouve le sentiment que je viens à peine d’arriver au village, non plein d’espoir comme je l’étais, mais sachant parfaitement que je ne dois m’attendre ici qu’à des déceptions et qu’il me faudra les boire toutes une à une, et jusqu’à la lie de la lie. Cela n’arrive qu’à de rares moments, ajouta-t-il avec un sourire en voyant Frieda s’effondrer, et cela prouve au fond quelque chose de bon, je veux dire : l’importance que tu as pour moi. Et si tu me demandes maintenant de choisir entre toi et les aides, les aides ont perdu d’avance. Choisir entre eux et toi ! Quelle idée ! Je veux être complètement débarrassé d’eux : n’en parlons plus, n’y pensons plus. Qui sait d’ailleurs si la faiblesse qui nous a saisis tous deux ne provient pas de ce que nous n’avons pas encore déjeuné.

 

– C’est possible, dit Frieda avec un sourire fatigué ; et elle se remit au travail. K. reprit aussi son balai.

 

Au bout d’un instant on entendit frapper à la porte un coup timide.

 

– Barnabé ! s’écria K. en jetant le balai ; et en trois bonds il fut à la porte. Frieda le regardait, plus effrayée de ce nom que de quoi que ce fût.

 

K., dont les mains tremblaient, ne put ouvrir immédiatement la vieille serrure. « J’ouvre, j’ouvre ! » répétait-il sans cesse au lieu de demander qui frappait. Et, quand il eut ouvert, au lieu de Barnabé, ce fut un petit garçon qui apparut sur le seuil, le petit garçon qui avait déjà voulu lui parler. Mais K. n’avait pas envie de se souvenir de lui.

 

– Que viens-tu donc chercher ici ? lui demanda-t-il ; c’est à côté qu’on fait la classe.

 

– J’en viens, dit le petit en levant tranquillement sur K. ses grands yeux bruns ; il restait là, debout, les bras collés au corps.

 

– Alors que veux-tu ? Allons vite ! dit K. en se penchant un peu car le petit parlait à voix basse.

 

– Est-ce que je peux t’aider ?

 

– Il veut nous aider, dit K. à Frieda ; puis, s’adressant au petit : Comment t’appelles-tu donc ?

 

– Hans Brunswick, dit le petit garçon, élève de quatrième, fils d’Otto Brunswick, maître-cordonnier dans la ruelle Sainte-Madeleine.

 

– Voyez-vous ça, il s’appelle Brunswick ! dit K. désormais plus aimable.

 

On apprit alors que Hans avait été si ému en voyant les stries sanglantes que l’institutrice avait gravées sur la main de K. qu’il s’était décidé à lui proposer son aide. Au risque d’une grave punition il venait de quitter de sa propre autorité la classe voisine, il s’était glissé au-dehors pour venir là comme un déserteur qui passe à l’ennemi. Il devait se laisser guider par une foule d’idées enfantines ; enfantines comme la gravité dont tous ses actes étaient empreints. Sa timidité ne l’avait gêné qu’au début ; il ne tarda pas à s’habituer à K. et à Frieda ; quand on lui eut fait boire un bon café bien chaud il s’anima, devint familier, et ses questions se firent affairées et pressantes comme s’il eût voulu apprendre l’essentiel le plus rapidement possible afin de pouvoir ensuite décider de son propre chef pour K. et Frieda. Il y avait d’ailleurs dans tout son caractère quelque chose d’autoritaire, mais si intimement mêlé d’innocence enfantine qu’on acceptait volontiers ses décrets, moitié sincèrement, moitié par plaisanterie. En tout cas il accaparait l’attention du ménage ; tout travail avait cessé, le déjeuner dura longtemps. Bien que le petit fût assis sur un banc d’écolier, K. sur la chaire, Frieda sur une chaise à côté, on eût dit que c’était Hans qui jouait le rôle de l’instituteur, que c’était lui qui examinait et jugeait les réponses. Un léger sourire qui jouait autour des commissures de sa bouche délicate semblait montrer qu’il savait bien qu’il ne s’agissait que d’un jeu, mais il n’en apportait que plus de sérieux à l’affaire ; peut-être aussi n’était-ce pas un sourire, peut-être était-ce seulement le bonheur de l’enfance qui rayonnait autour de ses lèvres. Il n’avoua que plus tard, si tard qu’on en fut surpris, qu’il connaissait déjà K., depuis le jour où celui-ci était entré chez Lasemann.

 

– Tu jouais aux pieds de la dame ? demanda K.

 

– Oui, dit Hans, c’était ma mère.

 

On le fit alors parler de sa mère, mais il n’obéit qu’en hésitant, il fallut l’en prier plusieurs fois ; on vit alors que Hans n’était qu’un petit garçon. On éprouvait quelquefois, et surtout quand il questionnait, – était-ce pressentiment de l’avenir ou bien simple illusion de l’auditeur impatient ? – l’impression qu’un homme énergique, un homme qui voyait loin venait de parler là, mais aussitôt, sans transition, on n’avait plus affaire qu’à un petit écolier qui tantôt ne comprenait pas, tantôt comprenait mal ce qu’on lui demandait, qui, par étourderie d’enfant, parlait trop bas bien qu’on lui eût signalé plusieurs fois sa négligence et qui se taisait même parfois comme par bravade devant des questions pressantes, sans aucune espèce d’embarras, avec une aisance qu’un adulte n’eût jamais pu montrer dans le même cas. Il semblait d’ailleurs d’une façon générale qu’il pensât qu’il n’était permis qu’à lui de questionner et que les questions des autres violaient on ne sait quelle prescription, et faisaient perdre un temps précieux. Quand on l’interrogeait ainsi il restait parfois très longtemps tranquillement assis, le corps droit, la tête penchée, avançant la lèvre inférieure. Cette attitude plaisait tellement à Frieda qu’elle lui posait fréquemment des questions, par lesquelles elle espérait provoquer cette attitude… Elle y réussissait d’ailleurs parfois, mais cela fâchait K. Au total on n’apprit pas grand-chose de lui. La mère du petit était un peu maladive, mais on ne put savoir au juste de quel mal elle souffrait, l’enfant que madame Brunswick portait sur ses genoux était la sœur de Hans et s’appelait Frieda (Hans ne fut pas content d’apprendre que c’était là aussi le nom de la dame qui l’interrogeait), ils habitaient tous au village, mais non chez Lasemann : ils s’y trouvaient simplement en visite lorsque K. les y avait vus ; on les y avait menés pour les baigner parce que Lasemann avait un grand baquet dans lequel les petits enfants, dont Hans ne faisait pas partie, se faisaient une grande joie de tremper et de patauger ; de son père Hans parlait avec respect ou crainte, mais seulement quand il n’était pas en même temps question de la mère ; le mérite du père devait être très faible auprès de celui de la mère ; d’ailleurs, de quelque façon qu’on s’y prît, toutes les questions touchant à la vie de la famille restaient sans réponse. À propos du métier du père, on apprit que cet homme était le plus grand cordonnier de l’endroit ; nul ne l’égalait, Hans le répéta plusieurs fois, et même en réponse à des questions toutes différentes ; Brunswick donnait du travail même aux autres cordonniers, comme au père de Barnabé, et dans ce dernier cas ce n’était que par une faveur toute spéciale, à en juger du moins d’après un fier mouvement de tête de Hans qui fit sauter Frieda au bas de la chaire pour aller embrasser le petit. On lui demanda s’il était déjà allé au Château ; il fallut répéter la question plusieurs fois ; il finit par répondre : « Non ». Et sa mère ? Cette fois il ne répondit pas. Finalement K. se fatigua ; ces questions étaient inutiles, sur ce point il donnait raison au petit ; et puis n’y avait-il pas quelque chose d’humiliant à se servir d’un enfant innocent pour enquêter sur des secrets de famille et de doublement humiliant puisqu’on n’apprenait rien ainsi ? Aussi lorsque K., pour finir, demanda au petit en quoi celui-ci s’offrait à l’aider, il ne fut pas étonné d’apprendre que c’était seulement ici, pour le travail, que Hans voulait lui donner un coup de main afin d’empêcher à l’avenir entre K. et les maîtres des disputes aussi terribles que celle qui venait d’avoir lieu. K. expliqua à Hans que ce genre d’aide ne lui était pas nécessaire, que le besoin de quereller faisait probablement partie du caractère de l’instituteur et que le travail le plus ponctuel de sa part n’y changerait sans doute rien, que sa tâche en elle-même n’était pas très pénible et qu’il ne se trouvait en retard ce jour-là que par suite de circonstances accidentelles, que d’ailleurs ces tracasseries ne faisaient pas sur K. le même effet que sur un écolier, qu’il en secouait facilement le souvenir, qu’elles lui étaient presque indifférentes et qu’il espérait d’ailleurs bien ne pas tarder à échapper complètement à l’instituteur. Puisqu’il ne s’était agi d’aide que contre l’instituteur, K. remerciait infiniment le petit Hans, mais l’enfant pouvait repartir, peut-être n’aurait-il pas encore été puni. Bien que K. n’eût pas souligné, bien qu’il n’eût indiqué qu’involontairement le fait que c’était uniquement contre l’instituteur qu’il n’avait pas besoin d’aide, laissant ainsi le débat ouvert à propos d’autres aides possibles, le petit Hans le comprit parfaitement et demanda si K. avait besoin d’une autre aide ? Dans ce cas il serait heureux de la lui fournir, et, s’il ne le pouvait, de la demander à sa mère qui réussirait certainement. Le père aussi, quand il était dans l’ennui, demandait aide à la mère. Et la mère s’était déjà enquise de K. une fois ; elle sortait à peine de la maison, ce n’était que par exception qu’elle s’était trouvée l’autre fois chez Lasemann. Mais lui, Hans, se rendait fréquemment chez son oncle pour jouer avec ses cousins, et sa mère lui avait demandé s’il n’y avait pas revu l’arpenteur. Mais il ne fallait pas interroger inutilement la mère, qui était très faible et très lasse, ainsi lui avait-il simplement répondu qu’il n’avait pas vu l’arpenteur, et il n’en avait plus été question, mais lorsque Hans avait trouvé K. à l’école, il n’avait pu s’empêcher de lui parler pour pouvoir donner de ses nouvelles à sa mère. Car c’était là ce que sa mère préférait : qu’on exécutât ses désirs sans avoir eu besoin d’un ordre formel. K. répondit, après un bref instant de réflexion, qu’il n’avait pas besoin d’aide, qu’il avait tout ce qu’il lui fallait, mais que Hans était très gentil de vouloir lui venir en aide et qu’il le remerciait de sa bonne intention, qu’il était fort possible qu’il eût besoin de quelque chose par la suite et qu’il s’adresserait alors à Hans puisqu’il avait son adresse. Peut-être en revanche, lui, K., pouvait-il offrir son secours, il était peiné de voir que la mère du petit Hans était toujours souffrante et que personne ne comprenait probablement son mal ; dans des cas aussi négligés, il arrive souvent que le mal, en soi léger, empire gravement. Or K. avait quelques connaissances médicales, et, ce qui valait encore mieux, l’expérience de la façon dont il faut traiter les malades. Il avait souvent réussi là où les médecins échouaient. Chez lui, à cause de son influence curative, on l’avait toujours appelé « l’Herbe Amère ». En tout cas il examinerait volontiers la mère de Hans et lui parlerait avec plaisir, peut-être pourrait-il donner un bon conseil, et, rien que pour le petit Hans, il eût été heureux de le faire. Les yeux de Hans se mirent à briller quand il entendit ces propositions, ce qui poussa K. à insister, mais le résultat ne fut pas satisfaisant, car Hans répondit à plusieurs questions, – et sans même manifester une grande tristesse, – que nul étranger ne pouvait venir voir sa mère : elle avait trop besoin de ménagements ; bien que K. lui eût à peine parlé l’autre fois elle avait ensuite dû garder le lit plusieurs jours, ce qui était d’ailleurs fréquent. Le père était très fâché contre K. et il ne lui permettrait certainement jamais de revenir voir la mère ; il avait même voulu chercher K. l’autre fois pour le punir de sa conduite, et la mère seule l’en avait empêché. Mais surtout la mère ne voulait, d’une façon générale, parler à personne, et la question qu’elle avait posée au sujet de K. ne marquait pas qu’elle eût voulu faire une exception ; au contraire, à cette occasion elle aurait pu précisément exprimer le désir de le voir, mais, ne l’ayant pas fait, elle avait bien montré qu’elle ne le désirait pas. Elle ne voulait qu’entendre parler de lui, elle ne voulait pas lui parler. D’ailleurs ce n’était pas exactement d’une maladie qu’elle souffrait, elle connaissait très bien la cause de son état et y faisait quelquefois allusion, c’était probablement l’air du village qu’elle ne pouvait pas supporter, mais elle ne voulait quand même pas le quitter à cause de son mari et de ses enfants ; et puis elle allait déjà mieux. Tels furent à peu près les détails qu’apprit K. La pensée de Hans se faisait plus forte et plus subtile quand il cherchait à prendre la défense de sa mère en face de K. qu’il prétendait pourtant vouloir aider ; il allait même, dans le dessein de tenir K. à distance de sa mère, jusqu’à contredire parfois certaines de ses précédentes affirmations, par exemple en ce qui touchait la maladie. K. croyait bien que, même alors, Hans lui gardait sa sympathie, mais, quand sa mère était en jeu, le petit garçon oubliait tout ; quoi que ce fût qu’on opposât à cette mère l’on avait d’avance perdu ; en ce moment c’était de K. qu’il s’agissait, mais il en eût été de même avec le père. K. voulut faire l’expérience et dit que le père avait cent fois raison de vouloir épargner ainsi toute émotion à la mère et que si lui, K., avait pu soupçonner toute la gravité du mal, il n’eût certainement pas osé s’adresser à la mère et qu’il priait qu’on voulût bien l’excuser encore chez Hans. En revanche il comprenait moins bien pourquoi le père, si la cause du mal était aussi clairement connue que le disait Hans, empêchait la mère d’aller se remettre en changeant d’air ; on était bien forcé de dire qu’il l’en empêchait puisqu’elle ne restait là qu’à cause de lui et de ses enfants alors qu’elle eût fort bien pu emmener les petits, étant donné qu’elle ne s’absentait pas longtemps et qu’elle n’aurait pas besoin non plus d’aller très loin ; en haut de la colline du Château, elle eût trouvé déjà un air tout différent. Le père n’avait pas à craindre les frais d’une telle migration : n’était-il pas le plus grand cordonnier du pays ? Et puis ils avaient certainement au Château, lui ou la mère, des parents ou des amis qui les recevraient avec plaisir. Pourquoi ne la faisait-il pas partir ? Il ne fallait pas qu’il traitât un tel malaise à la légère ; K. n’avait vu la mère qu’en passant, mais sa faiblesse et sa pâleur frappantes l’avaient poussé à essayer de lui parler. Il s’était déjà étonné à ce moment-là que le père permît à cette malade de rester dans une atmosphère de lessive et de vapeur d’eau et ne mît aucun frein à ses bruyants discours. Le père ignorait sans doute toute la gravité du mal, la souffrance avait beau s’être apaisée ces derniers temps, ces maladies ont leurs caprices et finalement, quand on ne les combat pas, elles reviennent à la charge avec des forces décuplées et on ne peut plus les combattre. Si K. ne pouvait parler à la mère, il serait peut-être bon qu’il pût voir le père afin d’attirer son attention sur ces points.

 

Hans avait écouté avec grande attention et compris à peu près tout ; la menace que représentait l’énigmatique conseil l’avait vivement impressionné. Il dit pourtant que le père ne pourrait parler à K., qu’il éprouvait une antipathie pour K. et qu’il le traiterait sans doute comme l’instituteur l’avait fait. Il disait cela avec un sourire timide quand il parlait de K., avec une sourde irritation et une tristesse quand il était question du père. Mais il ajouta que K. pourrait peut-être parler à la mère à condition que le père n’en sût rien. Puis il réfléchit un moment, le regard fixe, tout à fait comme une femme qui veut faire impunément une chose défendue et en recherche les moyens, et déclara que le surlendemain il pourrait se faire que le père allât à l’Hôtel des Messieurs où il devait rencontrer des amis et qu’alors lui Hans, viendrait prendre K. le soir pour le conduire à sa mère, si toutefois la mère l’y autorisait, ce qui restait encore très improbable. Elle ne faisait jamais rien contre la volonté du père, elle lui obéissait toujours, même dans des cas où Hans lui-même voyait nettement que le père avait tort.

 

Depuis longtemps déjà K. avait fait venir le petit Hans auprès de lui, il l’avait pris entre ses genoux et le caressait pour l’apaiser. Ce rapprochement contribuait à la bonne entente ; malgré les résistances passagères de Hans, on finit par s’accorder sur le programme suivant : Hans commencerait par dire à sa mère toute la vérité, mais en ajoutant toutefois, pour aider à son consentement, que K. voulait parler aussi à Brunswick personnellement, non point d’elle d’ailleurs, mais de ses propres affaires. C’était exact au surplus, car au cours de l’entretien l’idée était venue à K. que Brunswick, si dangereux et si méchant qu’il fût, ne pouvait plus être son adversaire puisqu’il avait été, à en croire du moins le maire, le chef de ceux qui avaient demandé un arpenteur, – c’était, il est vrai, pour des raisons politiques mais la question n’était pas là, Brunswick devait donc être heureux que K. fût venu au village. Mais alors comment expliquer son aigre accueil du premier jour et l’aversion dont parlait Hans ? Peut-être Brunswick n’avait-il été précisément fâché que parce que K. ne s’était pas adressé d’abord à lui pour trouver de l’aide, peut-être existait-il aussi entre eux quelque autre malentendu qui pouvait être dissipé en quelques mots. S’il en était ainsi K. pouvait fort bien trouver en Brunswick un allié qui l’appuierait contre l’instituteur et même contre le maire de la commune ; l’escamotage administratif – quel autre nom donner au procédé ? – par le moyen duquel le maire et l’instituteur maintenaient K. loin du Château en le coinçant dans ce poste de concierge pourrait être révélé à Brunswick ; on saurait tout ; en cas de dispute à propos de K. entre Brunswick et le maire, Brunswick serait obligé de prendre K. de son côté, K. deviendrait l’hôte de la maison Brunswick, les moyens de Brunswick seraient mis à sa disposition à la barbe du maire, qui pouvait dire jusqu’où cela ne le mènerait pas ? En tout cas il pourrait souvent approcher Madame Brunswick… c’est ainsi qu’il poussait son rêve et que son rêve le poussait, tandis que Hans, préoccupé par le seul souci de sa mère, observait avec inquiétude le silence de K. comme on fait devant un médecin qui s’enfonce dans ses réflexions pour trouver le remède dans un cas difficile. Hans admit le projet de K. qui voulait parler à Brunswick au sujet du poste d’arpenteur ; il ne l’admit d’ailleurs que parce que ce projet servait d’excuse auprès du père et ne se réaliserait qu’en cas de besoin, c’est-à-dire, autant que possible, jamais. Il ne s’enquit plus auprès de K. que de la façon dont celui-ci expliquerait au père l’heure tardive de sa visite et se contenta finalement, bien qu’en faisant un visage attristé, de savoir que K. déclarerait que les ennuis de son métier de concierge et le traitement déshonorant que lui faisait subir l’instituteur l’avaient jeté dans un tel désespoir qu’il n’avait plus eu souci de politesse ou d’égards.

 

Lorsque tout fut ainsi prévu et que le succès ne parut plus aussi complètement impossible, Hans, délivré soudain du fardeau de ses méditations, devint plus gai et se remit à parler d’une façon enfantine, d’abord à K., puis à Frieda qui était restée longtemps là comme perdue dans d’autres pensées, et ne reprit part qu’alors à la conversation. Elle demanda entre autres choses à Hans ce qu’il voulait devenir. Il ne réfléchit pas longtemps, et répondit qu’il voulait devenir un homme comme K. Puis, quand on s’enquit de ses raisons, il ne sut que dire et quand on lui demanda s’il voulait faire un concierge d’école il dit catégoriquement que non. Ce ne fut qu’à force de questions qu’on découvrit les détours par lesquels son désir lui était venu. La situation présente de K. n’avait rien d’enviable, au contraire, elle était triste, elle était méprisée, Hans s’en rendait parfaitement compte et n’avait pas besoin d’observer les autres pour le voir ; ne cherchait-il pas de lui-même à épargner à sa mère toute parole, tout regard de K. ? Et cependant il était venu trouver K., il lui demandait aide et il était heureux lorsque K. l’approuvait ; il lui semblait aussi que d’autres gens l’imitaient, et puis surtout sa mère elle-même n’avait-elle pas parlé de K. ? Contradiction… c’était elle qui lui donnait à penser que K., si bas qu’il fût encore, si repoussante que fût sa situation, finirait tout de même, – à vrai dire c’était dans un avenir inconcevablement lointain, – par surpasser tout le monde. Mais ce lointain absolument fou et la brillante évolution qui devait y conduire étaient précisément ce qui séduisait Hans ; pour un tel prix il acceptait le K. présent. Ce qu’il y avait de précocement mûr dans ce désir, c’était que Hans regardait K. de haut, comme un cadet dont l’avenir eût été plus vaste que le sien, un grand avenir de petit garçon. Et c’était aussi avec une gravité presque triste que, constamment pressé de questions par Frieda, il parlait de ces choses. Il ne retrouva sa gaieté que lorsque K. lui dit qu’il savait ce que Hans lui enviait, que c’était le beau bâton sculpté qui était posé sur la table et avec lequel Hans avait joué distraitement pendant la conversation. K. savait tailler de ces belles cannes, et il en ferait une encore plus belle à Hans si leur projet réussissait. On ne savait plus bien maintenant si Hans n’avait pas en effet pensé seulement à la canne tant cette promesse lui fit plaisir ; il prit joyeusement congé, non sans avoir serré fermement la main de K. en lui disant : – Alors, à après-demain.

 

Il était temps que Hans partît car la porte s’ouvrit alors, l’instituteur parut et, voyant K. et Frieda tranquillement assis à table, il leur cria :

 

– Excusez-moi de vous déranger… mais dites-moi quand vous vous déciderez à finir enfin cette pièce. Nous sommes trop entassés là-bas, la classe en souffre. Et vous, pendant ce temps, vous vous étalez au beau milieu de la grande salle de gymnastique, et pour avoir encore plus de place vous renvoyez les aides par-dessus le marché ! Mais maintenant faites-moi le plaisir de vous lever et de vous dégourdir un peu ! Et, pour K. seul : – Tu vas aller me chercher maintenant le déjeuner à l’Auberge du Pont.

 

Tout cela était hurlé sur le ton de la fureur, mais les paroles elles-mêmes étaient relativement douces, et jusqu’au tutoiement qui eût dû être en lui-même insolent. K. était prêt à obéir, ce fut seulement pour sonder l’instituteur qu’il lui dit :

 

– Mais je suis congédié !

 

– Congédié ou non, dit l’instituteur, va me chercher le déjeuner.

 

– Congédié ou non, lui dit K., c’est précisément ce que je veux savoir.

 

– Que de bavardages ! dit l’instituteur. Tu sais bien que tu n’as pas accepté ton congé.

 

– Cela suffit pour l’annuler ? demanda K.

 

– Pas à moi, dit l’instituteur, tu peux m’en croire, mais il faut croire que le maire s’en contente ; quant à moi je n’y comprends rien. Et maintenant file, si tu ne veux pas voler dans la cour.

 

K. était satisfait, l’instituteur avait parlé avec le maire, ou du moins, s’il ne l’avait vu, il s’était inquiété de l’opinion probable du maire qui était donc favorable à K. ; K. se mit alors en devoir d’aller chercher le déjeuner, mais l’instituteur le rappela avant d’avoir lui-même traversé le couloir. Soit qu’il n’eût cherché par son ordre qu’à s’assurer de la docilité de K., soit qu’il eût été repris de l’envie de commander et qu’il eût plaisir à faire partir K. au galop pour le voir revenir ensuite tout aussi vite sur son ordre comme un garçon de café. K. savait bien de son côté qu’en cédant trop il se rendrait esclave et que l’instituteur le prendrait pour tête de Turc, mais il voulait pour le moment accepter patiemment dans certaines limites les caprices de l’instituteur car, bien que celui-ci, comme on venait de le voir, ne pût le congédier légalement, il pouvait cependant lui rendre la place intenable. Mais cette place, précisément, n’importait plus autant à K. Sa conversation avec Hans lui avait fait concevoir de nouveaux espoirs, invraisemblables soit, sans aucun fondement, mais qui ne pouvaient plus s’oublier ; Barnabé du coup était presque rejeté dans l’ombre. S’il cédait à ces espoirs, – et il ne pouvait faire autrement – il fallait qu’il concentrât toutes ses forces sur eux, qu’il ne se souciât de nulle autre chose, qu’il ne s’inquiétât ni des repas, ni de la maison, ni des autorités du village, ni même de Frieda, – c’était d’ailleurs, au fond, d’elle seule qu’il s’agissait car le reste ne l’inquiétait qu’à cause d’elle. C’est pourquoi il devait chercher à conserver cette situation qui assurait quelque sécurité à Frieda et ne devait pas se repentir de supporter à cet effet les caprices de l’instituteur plus qu’il ne l’eût fait en d’autres circonstances. Rien de tout cela n’était bien pénible, ces ennuis rentraient dans la catégorie des petites peines courantes de la vie, elles n’étaient rien en comparaison de ce que K. ambitionnait, il n’était pas venu ici pour y vivre paisiblement dans les honneurs.

 

Le contre-ordre le trouva donc aussi docile que l’ordre : il s’agissait maintenant de préparer la pièce de façon que l’institutrice pût y venir immédiatement avec sa classe. Mais il fallait faire très vite, car K. devrait quand même aller chercher ensuite le déjeuner, et l’instituteur avait déjà grand-faim et grand-soif. K. l’assura que tout serait ponctuellement exécuté ; l’instituteur le regarda un moment tandis qu’il se hâtait de ranger les couchettes, de remettre en place les agrès et de faire voler son balai sur le plancher pendant que Frieda lavait et frottait. Ce zèle sembla satisfaire l’instituteur qui fit alors remarquer qu’un grand tas de bois pour le chauffage était préparé devant la porte – il ne voulait sans doute plus laisser à K. l’accès du bûcher, – puis il partit rejoindre ses élèves en menaçant de revenir bientôt pour inspecter la pièce.

 

Au bout d’un instant de muet travail, Frieda demanda à K. pourquoi il se montrait maintenant si docile avec l’instituteur. C’était une question dictée par la pitié et l’affection, mais K., songeant que Frieda lui avait promis de lui épargner les ordres et les violences de l’instituteur et que les tentatives qu’elle avait faites dans ce sens avaient eu bien peu de succès, lui répondit brièvement que puisqu’il était devenu concierge, il devait faire son métier. Puis le silence revint jusqu’au moment où ces quelques mots rappelèrent à K. que Frieda semblait déjà tout absorbée depuis longtemps et qu’elle était restée surtout songeuse durant toute la visite de Hans ; pendant qu’elle apportait le bois il lui demanda carrément ce qui la préoccupait. Elle répondit, en levant lentement les yeux sur lui, que ce n’était rien de précis, qu’elle songeait seulement à l’hôtelière et à la vérité de mainte parole de cette femme. Ce ne fut qu’à force d’insistance qu’elle répondit enfin, sans abandonner son travail – non par zèle, car ce travail n’avançait guère, mais pour ne pas être obligée de regarder K. – qu’elle avait d’abord écouté tranquillement sa conversation avec le petit Hans, puis qu’elle avait été effrayée par certaines paroles de K., qu’elle avait commencé à saisir plus nettement le sens de ses mots et qu’elle n’avait pu dès lors cesser de voir en eux la confirmation d’un avertissement que lui avait donné l’hôtelière et qu’elle avait d’abord voulu croire mal fondé. K., fâché du vague des accusations de Frieda et même plus irrité qu’ému de sa voix plaintive et larmoyante, agacé surtout de voir l’hôtelière s’introduire encore dans sa vie par la porte du souvenir après avoir échoué dans la réalité, K. jeta sur le sol le bois qu’il portait dans ses bras, s’assit dessus et demanda gravement à Frieda de lui dire toute la vérité.

 

– C’est bien souvent, commença Frieda, que l’hôtelière, depuis le début, s’est efforcée de m’amener à douter de toi ; elle ne prétendait pas que tu mentais, au contraire elle disait que tu étais d’une sincérité enfantine mais que ta nature était si différente de la nôtre que, même quand tu parles franchement, nous avons peine à nous contraindre à te croire, et nous ne pouvons nous habituer à le faire qu’instruites par une amère expérience, à moins d’être sauvées d’avance par les conseils d’une bonne amie. Il n’est pas, m’a-t-elle dit, jusqu’à elle, qui a pourtant une grande connaissance des hommes, qui n’ait dû passer par là. Mais après son dernier entretien avec toi à l’Auberge du Pont elle a découvert ta manœuvre – je ne fais que répéter ses mots – et maintenant tu ne pourrais plus la tromper, dit-elle, même en te donnant beaucoup de mal pour dissimuler tes intentions. Or, tu ne dissimules pas, c’est ce qu’elle m’a répété tout le temps, et elle m’a dit encore : tâche donc de l’écouter vraiment à la première occasion, ne l’écoute pas à moitié, écoute-le réellement. C’était, disait-elle, ce qu’elle avait toujours fait, et voici ce qu’elle aurait compris à travers tes discours en ce qui me concerne personnellement : tu ne te serais mis avec moi – elle employait cette expression grossière, – que parce que je m’étais trouvée par hasard sur ton chemin, que je ne te déplaisais pas et que tu croyais, bien à tort, qu’une bonne de café était la victime prédestinée de tout client qui tendait la main vers elle. Tu voulais de plus, comme la patronne de l’Hôtel des Messieurs l’a appris depuis, tu voulais pour je ne sais quelle raison passer la nuit dans cet hôtel et tu ne pouvais y réussir que grâce à moi. Cela aurait suffi à te pousser à m’aimer pour cette nuit-là, mais il en fallait davantage pour un résultat plus long. Et ce davantage ce fut Klamm. L’hôtelière ne prétend pas qu’elle sache ce que tu veux de Klamm, elle affirme seulement qu’avant de me connaître tu cherchais déjà à voir Klamm aussi passionnément qu’après. La seule différence serait qu’auparavant tu cherchais sans espoir, tandis que tu pensais maintenant avoir trouvé un moyen sûr de pouvoir arriver réellement jusqu’à lui, et bientôt, et avec un avantage sur lui. Quel effroi ne m’as-tu pas causé – mais passager, sans grave raison – lorsque tu m’as dit aujourd’hui qu’avant de me connaître tu errais ici au hasard. Ce sont peut-être les mêmes mots que l’hôtelière a employés ; elle dit, elle aussi, que c’est seulement depuis que tu me connais que tu as pris conscience d’un but. Et cela proviendrait, d’après elle, de ce que tu aurais cru avoir conquis en moi une amie de Klamm et t’être assuré ainsi d’un otage que tu ne relâcherais que contre la plus grosse rançon. Tu ne ferais rien qui ne tendît à te permettre de discuter cette rançon avec Klamm. Comme tu ne tiendrais pas à moi, mais énormément à la rançon, tu serais prêt à mon sujet à faire toutes les concessions mais aucune pour la rançon. C’est pourquoi tu aurais vu avec indifférence que je perdais ma place à l’Hôtel des Messieurs et que j’étais obligée de quitter l’Auberge du Pont ; c’est pourquoi tu aurais vu encore d’un œil froid que j’allais me trouver contrainte d’assumer les pénibles travaux de l’école. Tu n’as aucune tendresse pour moi, tu n’as même pas de temps à me donner, tu me laisses aux aides, tu ignores la jalousie, je ne possède d’autre valeur à tes yeux que d’avoir été l’amie de Klamm, tu t’efforces dans ton ignorance de m’empêcher d’oublier Klamm pour éviter trop de résistance de ma part quand le moment décisif sera venu ; et cependant tu combats aussi l’hôtelière que tu supposes seule capable de m’arracher à toi ; c’est pour cela que tu as poussé à bout ta querelle avec elle, tu voulais être obligé de quitter l’auberge avec moi ; que je reste ta propriété quoi qu’il arrive, pour ce qui dépend de moi, tu n’en doutes pas un seul instant. Ton entrevue avec Klamm, c’est une affaire à tes yeux ; donnant donnant. Tu envisages toutes les possibilités ; si tu peux obtenir le prix que tu convoites, tu es prêt à tout : si Klamm me veut tu me donneras à lui, s’il veut que tu restes auprès de moi tu resteras, s’il veut que tu me chasses tu me chasseras, mais tu es prêt également à jouer la comédie : si tu y vois un avantage tu prétendras m’aimer, tu chercheras à combattre son indifférence en faisant valoir ton néant et en humiliant Klamm par des déclarations qui lui feront sentir que tu lui as succédé, en lui rapportant les aveux que je t’ai faits effectivement au sujet de mon amour pour lui et en le priant de me reprendre, au prix évidemment que tu as assigné ; et si rien d’autre ne peut servir tu mendieras tout simplement au nom du ménage K. Mais quand tu t’apercevras alors – ainsi concluait l’hôtelière – que tu t’étais trompé en tout, dans tes suppositions, dans tes espérances et dans l’idée que tu te faisais de Klamm et de ses relations avec moi, l’enfer commencera pour moi, car ce sera surtout à ce moment que je deviendrai ton seul bien, le seul avoir auquel tu seras réduit, et un avoir que tu jugeras sans valeur et que tu traiteras en conséquence car tu n’éprouves à mon endroit que des sentiments de propriétaire.

 

L’oreille tendue, la bouche serrée, K. l’avait écoutée parler fiévreusement, le bois avait roulé sous le lit, K. était presque assis par terre, il n’y avait pas fait attention ; ce ne fut qu’à la fin de ce discours qu’il se leva, s’assit sur la plate-forme de la chaire, prit la main de Frieda, qui chercha mollement à s’arracher à cette caresse, et dit :

 

– Je n’ai pas toujours pu, le long de ton récit, distinguer ta propre opinion de l’opinion de l’hôtelière.

 

– Ce n’était jamais que l’opinion de l’hôtelière, dit Frieda, j’ai tout écouté parce que je la respecte, mais c’était la première fois de ma vie que je réprouvais complètement sa façon de voir. Ce qu’elle me disait me paraissait si misérable, si loin de ce qu’il y a entre nous ! Il me semblait plutôt que c’était exactement le contraire qui était juste. Je pensais à ce matin gris après notre première nuit. Je te voyais à genoux près de moi et me regardant comme si tout était perdu, et je pensais aussi à la façon dont la situation s’est présentée par la suite : quels qu’aient été mes efforts je ne t’ai pas aidé, je t’ai toujours gêné. C’est à cause de moi que l’hôtelière est devenue ton ennemie, une ennemie dont tu ne soupçonnes encore pas toute la puissance ; c’est à cause de moi, sur qui tu dois veiller, que tu as dû lutter pour trouver une place, que le maire a eu barre sur toi, qu’il a fallu te soumettre à l’instituteur, que tu t’es trouvé enchaîné aux aides et, pis que tout, c’est à cause de moi que tu as peut-être manqué Klamm. Je pensais en écoutant l’hôtelière que si tu cherchais tant maintenant à voir Klamm, c’était là un effort impuissant que tu tentais pour tâcher de retrouver ses faveurs, et je me disais que l’hôtelière, qui sait sûrement tout mieux que moi, ne cherchait par ses insinuations qu’à m’empêcher de me faire à moi-même des reproches trop amers. Bonne intention, mais peine perdue. Mon amour pour toi m’a fait franchir tous les obstacles, il aurait bien fini aussi par te les faire franchir à toi, sinon ici du moins ailleurs, il a même déjà donné une preuve de sa force : c’est lui qui t’a sauvé de la famille Barnabé.

 

– Telle était donc ton opinion, dit K. ; qu’y a-t-il de changé depuis ?

 

– Je ne sais pas, dit Frieda en regardant la main de K. qui tenait la sienne, peut-être rien n’est-il changé ; quand tu es là tout près de moi à m’interroger calmement il me semble que rien n’a changé. Mais en réalité… Elle retira sa main, s’assit toute droite en face de lui et pleura sans cacher son visage ; elle lui tendait sans aucune gêne ce visage ruisselant de larmes comme si ce n’eût pas été sur elle qu’elle eût pleuré et qu’elle n’eût rien eu à cacher, mais comme si elle eût pleuré sur la trahison de K. et que la tristesse de ce spectacle n’eût pas pu lui être épargnée. Mais en réalité tout a changé depuis que je t’ai entendu parler avec le petit. Quel début candide ! Tu lui parlais de sa famille, de ceci, de cela, il me semblait que tu entrais dans la salle de café, empressé, le cœur sur la main et cherchant mon regard d’un air si enfantin et désireux. C’était exactement comme alors ; si l’hôtelière avait été là pour l’entendre, j’eusse voulu voir qu’elle conservât son opinion ! Mais soudain, je ne sais comment c’est arrivé, je me suis rendu compte de l’intention dans laquelle tu parlais au petit. Avec ton air de sympathie tu captais sa farouche confiance pour pouvoir aller ensuite droit au but, un but qui m’est apparu ensuite de plus en plus clairement. Ce but c’était la femme. Tes discours, qui semblaient te montrer uniquement préoccupé de son intérêt, laissaient transparaître clairement que tu ne pensais qu’à tes affaires. Tu trompais cette femme avant même de te l’être gagnée. Ce n’était pas seulement mon passé, c’était aussi mon avenir que j’entendais dans tes paroles, il me semblait que l’hôtelière était assise à côté de moi, m’expliquait tout et que je cherchais de toutes mes forces à la chasser, mais je voyais nettement l’impuissance à laquelle ces efforts étaient condamnés, et cependant ce n’était plus moi que tu trompais, et je n’étais même pas trompée, c’était cette femme étrangère. Et lorsque je me ressaisis, et que je demandai à Hans ce qu’il voulait devenir et qu’il dit qu’il voulait devenir comme toi, quand je vis qu’il t’appartenait déjà si complètement, quelle grande différence aurais-je pu trouver entre ce brave petit dont tu abusais ici et moi, l’autre fois, au café ?

 

– Tout cela, dit K. qui s’était maîtrisé petit à petit à mesure qu’il s’habituait au reproche, tout ce que tu dis est juste en un certain sens, rien de tout cela n’est exactement faux, tout est seulement empreint d’un caractère hostile. Ce sont des pensées de l’hôtelière, mon ennemie, même quand tu crois que ce sont les tiennes, et c’est là ce qui me console. En tout cas elles sont instructives, on peut apprendre bien des choses de l’hôtelière. Elle ne m’avait encore rien dit à moi de tout cela, bien qu’elle ne m’ait pas épargné par ailleurs ; sans doute t’a-t-elle confié cette arme dans l’espoir que tu l’emploierais contre moi à un moment particulièrement dangereux ou décisif. Si j’abuse de toi, elle en fait tout autant. Mais maintenant, Frieda, songe à ceci : même si tout était exactement tel que le dit l’hôtelière, ce ne serait vraiment très grave que dans un cas, celui où tu ne m’aimerais pas. On pourrait vraiment dire alors que je t’ai conquise par ruse et par calcul pour trafiquer de toi comme d’un objet. Peut-être était-il même déjà conforme à mes projets de me présenter devant toi au bras d’Olga pour exciter ta pitié, peut-être l’hôtesse n’a-t-elle qu’oublié de porter encore cette faute à mon compte. Mais si ce n’est pas le cas, si ce n’est pas un rapace retors qui t’a séduite cette nuit-là, si tu es venue au-devant de moi comme je venais au-devant de toi et que nous nous soyons trouvés sans songer à nous ni l’un ni l’autre, dis-moi, Frieda, qu’en est-il donc alors ? En m’occupant de mes intérêts, je m’occupe également des tiens, il n’est nulle différence entre eux, une ennemie seule peut établir une distinction. Et ce que je dis s’applique à tout, même au petit Hans. D’ailleurs, dans l’excès de ta sensibilité, tu exagères beaucoup les choses quand tu juges notre entretien, car, si mes intentions ne coïncident pas parfaitement avec celles du petit, cela ne va pas si loin qu’on puisse dire qu’il existe une opposition entre elles ; au reste nos petites divergences de points de vue n’ont pas échappé à l’œil de Hans ; si tu croyais le contraire tu ferais grand tort à la jugeotte de ce petit homme, et puis, même si ces divergences lui étaient restées cachées, personne n’aurait, je l’espère bien, à en souffrir.

 

– Il est si difficile, K., de s’y reconnaître, dit Frieda en soupirant. Je n’ai sûrement pas eu de méfiance à ton égard et si l’hôtesse a pu faire déteindre sur moi quelque sentiment de ce genre je serai heureuse de l’effacer et de t’en demander pardon à genoux comme je le fais au fond tout le temps, quelque méchanceté que je dise. Il n’en reste pas moins vrai que tu me caches bien des choses ; tu viens, tu vas, mais je ne sais d’où tu viens ni où tu vas. Tout à l’heure quand Hans a frappé, tu as crié le nom de Barnabé ! Ah ! que n’as-tu crié une seule fois mon nom avec autant d’amour que tu l’as fait cette fois, je ne sais pourquoi, pour ce nom détesté. Si tu n’as pas confiance en moi, comment puis-je ne pas concevoir de défiance ? Ne me laisses-tu pas complètement livrée à l’hôtelière dont ton attitude semble confirmer les dires ? Non pas en tout, je ne veux pas dire que ce soit en tout ; n’est-ce pas tout de même un peu à cause de moi que tu as chassé les aides ? Ah ! si tu pouvais savoir avec quel désir, quelle ardeur, je cherche en tout ce que tu fais, ce que tu dis, même quand j’en souffre horriblement, un fond d’amitié pour moi.

 

– Avant tout, Frieda, lui dit K., je ne te cache jamais rien. Que cette hôtelière me hait ! Comme elle travaille à t’arracher à moi ! Quels vils moyens elle y emploie ! Et comme tu lui cèdes !… Dis-moi donc ce que je te cache ! Que je veuille parvenir jusqu’à Klamm tu le sais, que tu refuses de m’y aider et que je suis forcé par conséquent d’agir de mon propre chef, tu le sais aussi ; que je n’aie pas pu réussir, tu le vois assez. Faut-il m’humilier doublement en te racontant les tentatives inutiles qui m’ont déjà dans la réalité assez copieusement humilié ? Faut-il que je vienne me vanter d’avoir passé vainement une demi-journée à me geler à la portière du traîneau de Klamm en l’attendant ? J’accours vers toi, heureux de n’être plus obligé de penser à ces choses-là, et tu m’accueilles en me les rappelant d’un air de menace. Barnabé ? Bien sûr, je l’attends ! C’est le messager de Klamm. Ce n’est pas moi qui lui ai donné ce poste !

 

– Encore Barnabé ! s’écria Frieda, non, je ne puis croire que ce soit un bon messager.

 

– Tu as peut-être raison, dit K., mais c’est le seul qu’on m’ait envoyé.

 

– Tant pis ! dit Frieda, tu ne devrais que t’en méfier davantage.

 

– Il ne m’en a malheureusement donné encore aucun sujet, dit K. en souriant. Il vient si rarement ! Et ce qu’il m’apporte est toujours si insignifiant ! Son seul mérite est de venir directement de la part de Klamm.

 

– Vois, dit Frieda, ce n’est même plus Klamm ton vrai but ; c’est peut-être là ce qui m’inquiète le plus : quand tu cherchais à voir Klamm à toute force, malgré moi, c’était grave déjà, mais que tu sembles maintenant te détacher de Klamm c’est pire. C’est quelque chose que l’aubergiste elle-même n’aurait pas prévu. D’après elle mon bonheur, bonheur problématique et cependant fort réel, devait cesser du jour où tu reconnaîtrais définitivement que ton espoir de voir Klamm était vain. Mais maintenant tu n’attends même plus ce jour, un petit garçon arrive tout d’un coup et tu te mets à engager le combat avec lui pour parvenir jusqu’à sa mère comme tu lutterais pour défendre ta part d’air respirable.

 

– Tu as parfaitement saisi le sens de mon entretien avec Hans, dit K., c’était bien cela. Mais ton ancienne vie s’est-elle donc pour toi tellement enfoncée dans l’oubli (à l’hôtelière près, que rien ne peut chasser) que tu ne saches plus comment il faut lutter pour avancer, surtout quand on vient de très bas ? Et comment il faut tirer parti de tout ce qui peut donner quelque espoir ? Or cette femme vient du Château, elle me l’a dit elle-même, quand je me suis égaré le premier jour chez Lasemann. Qu’y avait-il de plus naturel que de lui demander ses conseils et même son concours ? Si l’hôtelière connaît parfaitement les obstacles qui empêchent d’arriver jusqu’à Klamm, cette femme, elle, connaît probablement la route qui mène à lui ; elle l’a faite elle-même pour descendre du Château.

 

– La voie qui mène à Klamm ? demanda Frieda.

 

– Bien sûr, à Klamm ! À qui serait-ce donc ? dit K. Puis il se releva d’un bond : Mais maintenant il est grand temps d’aller chercher le déjeuner.

 

Frieda le supplia de rester avec une insistance que le cas ne justifiait pas, comme si ce qu’il avait dit ne pouvait être confirmé que par là. Mais K. rappela l’instituteur et montra la porte qui risquait à tout moment de s’ouvrir avec un fracas de tonnerre ; il promit à Frieda de revenir immédiatement ; elle n’avait même pas besoin de faire le feu, il s’en occuperait lui-même. Finalement Frieda obéit en se taisant. Lorsque K. fut dehors, piétinant dans la neige – que le travail avançait peu ! Il y avait déjà bien longtemps qu’on aurait dû déblayer le chemin – il vit un aide, à demi mort de lassitude, qui se cramponnait encore à la grille. Un seul ? Où donc était passé l’autre ? K. avait-il fini par en décourager un ? Celui qui restait, en tout cas, conservait du zèle pour deux. On le vit bien lorsque, ranimé par la vue de K., il se remit à se déchaîner plus sauvagement que jamais, avec ses lancements de bras et ses roulements d’yeux frénétiques. Son obstination est exemplaire, se dit K., tout en s’avouant qu’un tel entêtement menait parfaitement à se geler contre une grille ! Mais il n’eut d’autre geste à l’adresse de l’aide que de le menacer du poing pour supprimer tout espoir de rapprochement ; l’aide recula de façon appréciable. À ce moment Frieda ouvrait juste une fenêtre pour aérer avant de faire le feu, comme il avait été convenu avec K. Aussitôt l’aide, oubliant K., se faufila vers la fenêtre, irrésistiblement attiré. Le visage grimaçant de gentillesse pour l’aide et d’impuissance suppliante pour K., Frieda agita légèrement la main par la fenêtre : était-ce un salut ? une façon de le chasser ? L’aide, en tout cas, ne se laissa pas déconcerter. Frieda referma hâtivement la fenêtre, mais elle resta derrière la vitre, la main sur l’espagnolette, la tête inclinée de côté, les yeux grands ouverts, le sourire figé. Savait-elle que cette attitude attirait l’aide plutôt qu’elle ne le repoussait ? Mais K. ne se retourna plus, il aimait mieux se dépêcher pour pouvoir revenir plus vite.

 

XIV.

Enfin – il faisait déjà sombre, l’après-midi étant fort avancée – K. venait de déblayer l’allée du jardin, d’entasser et de damer la neige de chaque côté et son travail de la journée était fini. Il se tenait debout devant le portail du jardin, seul aussi loin qu’il regardât. Il y avait déjà plusieurs heures qu’il avait chassé l’aide, il l’avait poursuivi sur une assez longue distance, puis l’homme était allé se cacher dans quelque coin, entre le jardin et les cabanes, K. n’avait plus pu le retrouver, et depuis lors l’aide n’avait pas reparu, Frieda était à la maison en train de commencer la lessive ou de finir de laver le chat de Gisa ; c’était, de la part de Gisa, une grande marque de confiance que d’avoir ainsi confié ce travail à Frieda – travail déplacé d’ailleurs, et peu appétissant aussi, que K. n’eût pas permis à Frieda d’accepter, s’il n’eût été avantageux, après tant de négligences commises dans le service, de profiter de toute occasion pour se concilier les bonnes grâces de Gisa[23]. Gisa avait regardé avec satisfaction K. qui était allé chercher au grenier la petite baignoire d’enfant, elle avait contemplé d’un regard complaisant l’eau qui chauffait et le chat qu’on plongeait prudemment dans le bain. Puis elle avait même complètement abandonné le soin du chat à Frieda, car Schwarzer, ce même Schwarzer dont K. avait fait connaissance le premier soir, était venu, avait salué K. avec l’inquiétude qui lui restait de l’aventure de l’autre fois et l’infini mépris qui convient à un débiteur, puis s’était rendu dans l’autre salle en compagnie de Gisa. Ils y étaient encore tous deux. Comme on l’avait dit à K. à l’Hôtel des Messieurs, Schwarzer, qui était pourtant fils d’un portier du Château, vivait depuis longtemps dans le village pour l’amour de Gisa ; il avait obtenu grâce à ses relations d’être nommé instituteur-adjoint, mais il n’exerçait ses fonctions qu’en assistant à presque toutes les classes de Gisa ; il y assistait assis soit sur un banc, parmi les élèves, soit sur la chaire aux pieds de Gisa. Cela ne dérangeait déjà plus personne ; les enfants s’y étaient habitués depuis longtemps, et d’autant plus aisément que Schwarzer ne leur témoignait ni affection ni intérêt intelligent ; il leur parlait à peine ; il s’était contenté de remplacer Gisa pour la leçon de gymnastique et se trouvait satisfait par ailleurs de vivre dans l’ambiance, l’atmosphère, la chaleur de Gisa[24].

 

Ce qu’il y avait d’étonnant, c’était qu’au moins à l’Hôtel des Messieurs on parlait cependant de Schwarzer avec un certain respect, même quand il s’agissait de choses plus ridicules que respectables, et ce respect s’adressait également à Gisa. Schwarzer se fût trompé cependant s’il s’était cru bien supérieur à K. en sa qualité d’instituteur auxiliaire ; cette supériorité n’existait pas. Un concierge d’école est un personnage de grosse importance pour les instituteurs – surtout pour ceux du genre de Schwarzer – un personnage qu’on n’a pas le droit de négliger impunément et à qui, si l’on ne peut pas lui épargner un certain mépris pour des raisons de rang et de fonctions, l’on doit du moins rendre ces rebuffades supportables par des compensations équivalentes ; K. se proposait, d’y songer à l’occasion ; d’autant plus que Schwarzer avait contracté envers lui depuis le premier soir une dette que les jours suivants, en justifiant son accueil déplaisant, étaient loin d’avoir amoindrie. Car il ne fallait pas oublier que c’était peut-être cet accueil qui avait donné aux événements la direction qu’ils avaient prise. C’était à cause de Schwarzer que l’attention des autorités s’était trouvée concentrée sur K. dès la première heure, alors qu’il était encore complètement étranger au village, sans connaissance, sans abri, mort de fatigue sur une paillasse et livré sans défense à tout caprice de l’administration. Une nuit plus tard seulement tout aurait déjà pu se passer différemment, discrètement, presque en cachette. En tout cas nul n’aurait rien su de lui, n’aurait conçu un seul soupçon, n’aurait hésité, tout au moins, à lui laisser passer un jour chez lui comme à un compagnon en tournée, on aurait vu qu’il pouvait rendre service, que c’était un garçon de confiance, cela se serait dit dans le voisinage et il n’aurait sans doute pas tardé à trouver abri quelque part comme valet. Naturellement il n’eût pas échappé aux autorités. Mais c’était chose toute différente que d’ameuter au beau milieu de la nuit le service central du Château par téléphone et de réclamer, humblement dans les mots, mais avec une insistance importune dans le fond, une décision immédiate ; pour comble, Schwarzer devait être mal vu en haut lieu. Au lieu que K. eût pu le lendemain aller frapper, aux heures de service, à la porte du maire, en se présentant, ainsi qu’il convenait, comme un compagnon en voyage qui a déjà son gîte sous le toit d’un membre de la communauté et repartira probablement le lendemain, à moins que par extraordinaire il ne trouve ici du travail, pour quelques jours naturellement, car il ne veut en aucun cas s’attarder plus. C’était ainsi ou à peu près, que la situation se serait présentée sans Schwarzer. L’administration aurait bien continué à s’occuper de l’affaire, mais posément, par la voie légale, sans être troublée par cette impatience des quémandeurs qu’elle devait affreusement détester. K. était bien innocent de tout ce qui s’était passé, toute la responsabilité en revenait à Schwarzer, mais Schwarzer était le fils d’un portier et, dans la forme, s’était conduit correctement ; on ne pouvait donc se rattraper que sur K. Et la raison de tout cela ? Peut-être un caprice de Gisa, un mouvement de mauvaise humeur à cause duquel ce jour-là Schwarzer avait dû rôder sans dormir dans la nuit et s’était finalement vengé de sa peine sur K.

 

Évidemment on pouvait dire aussi, en se plaçant à un autre point de vue, que K. devait beaucoup à la conduite de Schwarzer. C’était elle uniquement qui avait rendu possible une chose que K. n’eût jamais obtenue seul, qu’il n’eût jamais osé risquer et que l’administration, de son côté, n’eût sans doute jamais permise, à savoir : que K., du premier jour, pût aborder franchement, sans détour, carrément les autorités, autant du moins qu’il leur fût possible de s’y prêter. Mais quel triste cadeau ! Sans doute épargnait-il à K. bien des mensonges et des cachotteries, mais il le privait de toute arme, le handicapait en tout cas et aurait pu, de ce fait, le plonger dans le désespoir, si K. n’avait dû s’avouer qu’il y avait de toute façon une telle disproportion de moyens entre les autorités et lui que tous les mensonges et les stratagèmes dont il eût été capable n’auraient jamais pu la réduire à son profit. Mais ce n’était là qu’un calcul de consolation ; Schwarzer n’en gardait pas moins sa dette ; il avait nui à K. mais il pourrait lui aider. K. aurait encore besoin d’aide jusque dans les plus petites choses, et même pour ses tout premiers préparatifs : Barnabé ne semblait-il pas déjà lui faire faux bond ?

 

Tout le jour à cause de Frieda, K. avait hésité à aller s’enquérir au domicile de Barnabé ; c’était pour ne pas être obligé de le recevoir devant Frieda qu’il était allé travailler dehors, il était encore resté là après le travail pour l’attendre, mais Barnabé ne venait pas. Il ne restait plus d’autre solution que d’aller trouver ses sœurs ; K. ne s’arrêterait pas longtemps, il les interrogerait simplement du seuil et serait vite de retour. Plantant alors sa pelle dans la neige il s’en alla. Il arriva hors d’haleine à la maison de Barnabé, ouvrit la porte en coup de vent après avoir à peine frappé, et demanda sans même regarder dans la chambre :

 

– Barnabé n’est-il pas de retour ? ce fut alors seulement qu’il s’aperçut qu’Olga n’était pas là ; les deux vieillards étaient assis comme l’autre fois, plongés dans une torpeur somnolente, à cette table qui était si loin de la porte ; ils ne s’étaient pas encore rendu compte de ce qui s’était passé sur le seuil et ne retournèrent leurs visages que petit à petit ; Amalia était couchée sur la banquette du poêle, enfouie sous les couvertures ; elle avait eu un sursaut de frayeur en voyant apparaître K. et portait la main à son front pour se ressaisir. Si Olga avait été là, elle eût immédiatement répondu et K. aurait pu repartir ; mais la situation l’obligea à faire les quelques pas qui le séparaient d’Amalia, à lui tendre une main qu’elle serra en silence et à la prier d’empêcher les parents effarouchés de se livrer à d’aventureuses randonnées, ce qu’elle fit en quelques mots. K. apprit qu’Olga coupait du bois dans la cour, qu’Amalia épuisée – elle n’en dit pas le motif – avait dû se coucher depuis peu et que si Barnabé n’était pas encore là il ne tarderait pas à revenir car il ne passait jamais la nuit au Château. K. remercia ; renseigné, il aurait pu repartir, mais Amalia lui demanda s’il ne voulait pas attendre Olga. Il répondit qu’il regrettait, mais qu’il n’en avait plus le temps, Amalia lui demanda alors s’il avait déjà parlé dans la journée avec Olga. Il dit : « Non » avec étonnement et demanda si Olga avait quelque chose de particulier à lui communiquer. Amalia pinça les lèvres comme sous l’action d’un léger dépit, inclina la tête sans mot dire, – c’était nettement un adieu, – et se recoucha sur le dos. Elle le toisait de sa banquette comme si elle s’étonnait qu’il fût encore là. Son regard était froid, clair, immobile comme toujours, il n’était pas exactement braqué sur ce qu’elle observait, mais il passait – c’était gênant – il passait légèrement, imperceptiblement mais certainement à côte ; il ne semblait pas que ce fussent une faiblesse, un embarras ou une hypocrisie qui expliquassent ce regard mais un incessant besoin de solitude plus fort que tout autre sentiment et dont elle ne prenait peut-être conscience elle-même que par là. K. crut se rappeler que ce regard l’avait déjà occupé le premier soir, bien plus, que la mauvaise impression que cette famille lui avait faite du premier coup devait probablement tenir à ce regard qui n’était d’ailleurs pas laid, mais fier, et sincère dans son mutisme.

 

– Tu es toujours si triste, Amalia, dit K., y a-t-il quelque chose qui te tourmente ? Ne peux-tu me le dire ? Je n’ai encore jamais vu de jeune fille de la campagne comme toi. Ce n’est qu’aujourd’hui, et maintenant, que je m’en aperçois vraiment. Es-tu du village ? Es-tu née ici ?

 

Amalia fit oui de la tête, comme si K. n’avait posé que la dernière question, puis elle dit :

 

– Tu attendras donc tout de même Olga ?

 

– Je ne sais pourquoi tu me demandes toujours la même chose, répondit K., je ne veux pas rester plus longtemps, ma fiancée m’attend à la maison.

 

Amalia s’appuya sur le coude, elle ignorait cette fiancée. K. la nomma. Amalia ne la connaissait pas. Elle demanda si Olga était au courant. K. répondit qu’il le pensait, car Olga l’avait déjà vu avec Frieda et que d’ailleurs ces nouvelles-là se répandaient vite dans le village. Mais Amalia l’assura qu’Olga ne savait rien et que cette nouvelle la rendrait très malheureuse car elle avait l’air d’aimer K. Elle n’en avait pas parlé ouvertement, elle était trop réservée pour cela, mais l’amour se trahit involontairement. K. était convaincu qu’Amalia se trompait, Amalia sourit, et ce sourire, bien qu’il fût triste, illumina ce visage si gravement fermé, rendit le mutisme parlant, supprima les distances, livra un secret, livra une possession jusqu’alors gardée qui pouvait bien être reprise, mais jamais complètement. Amalia dit qu’elle ne se trompait sûrement pas, qu’elle en savait même plus long, qu’elle savait que K. lui aussi avait un penchant pour Olga et que ses visites, qui prenaient pour prétexte on ne sait quel message de Barnabé, n’étaient destinées en réalité qu’à Olga, mais que, maintenant qu’Amalia savait tout, il ne devait plus se gêner autant et pouvait venir fréquemment. C’était là tout ce qu’elle avait voulu lui dire. K. secoua la tête et rappela ses fiançailles. Amalia ne sembla pas perdre beaucoup de temps à réfléchir à cette situation, elle décidait d’après l’impression du moment – et K. était seul devant elle – aussi demanda-t-elle simplement quand il avait pu faire connaissance de Frieda : il n’était dans le village que depuis si peu de temps. K. raconta sa soirée à l’Hôtel des Messieurs, sur quoi Amalia répondit brièvement qu’elle avait toujours été d’avis qu’on ne le conduisît pas à l’Hôtel des Messieurs.

 

Elle en prit à témoin Olga qui rentrait juste à ce moment, un bras chargé de bois, le teint frais, mordue par l’air froid, vive et robuste, et comme transformée par le travail, car dans la pièce, l’autre fois, elle avait l’air pesante et grave. Elle jeta le bois par terre, salua K. sans embarras et lui demanda aussitôt des nouvelles de Frieda. K. lança un coup d’œil à Amalia, mais elle ne semblait pas se tenir pour contredite. Un peu soulagé par cette attitude K. parla de Frieda plus abondamment qu’il n’eût fait sans cela, raconta les difficultés qu’elle avait eues pour organiser à l’école ce qu’il fallait tout de même appeler un intérieur, et s’oublia tellement dans la hâte du récit – car il voulait rentrer immédiatement chez lui – qu’il invita par manière d’adieu les deux sœurs à venir les voir. Mais il prit peur en s’entendant et s’arrêta court, tandis qu’Amalia, sans lui laisser le temps d’ajouter un mot, acceptait son invitation ; maintenant il ne restait plus à Olga qu’à en faire autant ; elle s’exécuta. Mais K., toujours pressé par le désir de rentrer, et se sentant mal à son aise sous le regard d’Amalia, n’hésita pas à avouer sans plus de détours que son invitation avait été faite à la légère, qu’elle n’avait été dictée que par son sentiment personnel et qu’il ne pouvait malheureusement pas la maintenir car il semblait exister une grande hostilité, qu’il ne comprenait d’ailleurs pas, entre Frieda et la famille de Barnabé.

 

– Ce n’est pas une hostilité, dit Amalia en se levant et en rejetant la couverture derrière elle, ce n’est pas une si grosse affaire, c’est simplement une façon de faire écho à l’opinion publique. Et maintenant pars. Va retrouver ta fiancée, je vois que tu es pressé. Ne crains pas que nous venions, je n’ai accepté tout à l’heure que par plaisanterie, par malice. Mais toi, tu peux venir souvent, rien ne t’en empêche probablement, tu peux toujours prendre pour prétexte les messages de Barnabé, je te faciliterai encore ta venue en te disant que Barnabé, même quand il aura un message pour toi, ne pourra plus aller te le porter jusqu’à l’école. Il ne faut pas qu’il coure ainsi, ce pauvre garçon, il se tue au service ; il faudra que tu viennes toi-même chercher les nouvelles.

 

K. n’avait encore jamais entendu Amalia parler aussi longtemps d’un trait ; son ton était d’ailleurs autre que d’ordinaire ; K. y sentait une sorte de hauteur dont Olga, cependant habituée à sa sœur, avait eu l’air d’être frappée aussi. Elle se tenait légèrement à l’écart, debout, les mains croisées devant elle, elle avait repris son attitude coutumière, les jambes légèrement écartées, le corps un peu penché en avant, elle tenait les yeux fixés sur Amalia alors que celle-ci ne regardait que K.

 

– Tu te trompes, dit K. Tu te trompes étrangement si tu crois que je n’attends pas Barnabé très sérieusement ; mon désir le plus grand, je dirai même le seul, est de me mettre en règle avec l’Administration : or Barnabé doit m’y aider, c’est sur lui que mon espoir repose en grande partie. Il m’a bien causé une fois déjà une grosse déception, mais c’était plutôt de ma faute que de la sienne ; cela s’est produit dans la confusion des premières heures : je croyais alors pouvoir tout régler par une petite promenade vespérale, et quand l’impossible s’est avéré impossible c’est lui que j’en ai rendu responsable, cela m’a même influencé dans mon jugement sur votre famille et sur vous. Voilà qui est fini, je crois vous comprendre mieux aujourd’hui, vous êtes même… – K. chercha le mot exact, mais, ne le trouvant pas immédiatement, se contenta provisoirement d’un à peu près – vous avez peut-être quelque chose de plus bon enfant que toutes les autres gens du village, pour autant que je les connaisse encore. Mais maintenant, Amalia, tu viens embrouiller mon jugement en rabaissant sinon l’importance du service de ton frère, du moins celle qu’il a pour moi. Peut-être n’es-tu pas initiée aux affaires de Barnabé, alors c’est bien, n’en parlons plus, mais peut-être les connais-tu – et c’est plutôt mon impression – alors c’est grave, car cela signifierait que ton frère me trompe.

 

– Rassure-toi, dit Amalia, je ne suis pas au courant de ses affaires, rien ne pourrait me pousser à m’y mêler, rien ne pourrait m’y pousser, même pas le souci de toi pour qui je ferais cependant beaucoup, car, comme tu disais, nous sommes bons enfants. Mais les affaires de mon frère sont les siennes, je ne sais rien d’elles que ce que j’en apprends de temps à autre, par hasard, contre mon gré. Par contre Olga peut te renseigner abondamment car elle est sa confidente.

 

Et Amalia s’éloigna pour aller parler aux parents avec lesquels elle chuchota un instant, puis elle disparut dans la cuisine ; elle avait quitté K. sans adieu comme si elle avait su qu’il resterait longtemps et qu’il n’était pas nécessaire de prendre encore congé de lui.

 

XV.

K. resta là, l’air un peu étonné, Olga se moqua de lui et l’amena jusqu’à la banquette du poêle. Elle avait l’air vraiment heureuse de pouvoir rester assise seule avec lui, mais c’était un bonheur paisible que ne troublait certainement nulle jalousie. Et c’était précisément cette absence de jalousie, et par conséquent aussi de toute sévérité, qui faisait du bien à K. : il prenait plaisir à regarder ces yeux bleus qui ne se montraient ni tentateurs ni despotiques, mais faisaient front avec une timide modestie. On eût dit que les avertissements de Frieda et de l’hôtelière l’avaient rendu non pas plus attentif à tout ce qui venait d’ici, mais plus subtil, plus ingénieux. Et il se mit à rire avec Olga quand elle s’étonna qu’il eût trouvé Amalia bon enfant. Amalia avait bien des qualités, mais s’il lui en manquait une c’était justement celle-là. K. expliqua que cet éloge était allé à elle, Olga, mais qu’Amalia était si despotique que non seulement elle s’attribuait tout ce qu’on disait en sa présence, mais que spontanément aussi on lui faisait sa part de tout.

 

– C’est vrai, dit Olga toute grave, c’est plus vrai que tu ne le crois, Amalia est plus jeune que moi, plus jeune aussi que Barnabé, mais c’est elle qui décide de tout dans la famille, pour le bien et pour le mal naturellement, et c’est elle d’ailleurs aussi qui porte toujours la part la plus grande et du bon et du mauvais. K. pensa qu’elle exagérait : Amalia ne venait-elle pas de dire qu’elle ne s’occupait pas des affaires du frère, que c’était Olga qui les connaissait ?

 

– Comment te l’expliquer ? dit Olga, Amalia ne s’inquiète ni de Barnabé ni de moi, elle ne s’inquiète au fond de personne que de nos parents, elle les soigne jour et nuit, en ce moment elle vient encore de s’enquérir de leurs désirs et elle est allée faire leur cuisine, elle s’est fait violence pour se lever, car elle est malade : depuis midi elle est restée couchée sur la banquette. Mais, bien qu’elle ne s’occupe pas de nous, nous dépendons d’elle comme si elle était notre aînée, et si elle nous conseillait dans nos affaires nous suivrions son conseil, mais elle ne le fait pas, nous lui sommes étrangers. Tu as une grande expérience des hommes, tu viens d’un autre pays : Amalia ne te paraît-elle pas très intelligente à toi aussi ?

 

– Elle me paraît surtout très malheureuse, dit K., mais comment se fait-il qu’avec tant de respect pour Amalia, Barnabé, par exemple, fasse ce travail de messager qu’elle désapprouve, qu’elle méprise même peut-être ?

 

– S’il savait que faire d’autre, il abandonnerait aussitôt ce service qui ne le satisfait pas.

 

– N’a-t-il donc pas fini son apprentissage de cordonnier ? demanda K.

 

– Mais si, mais si, dit Olga, il travaille même pour Brunswick par surcroît ; il aurait, s’il voulait, du travail jour et nuit, et gagnerait largement sa vie.

 

– Eh bien ! dit K., il aurait donc une occupation bien payée pour remplacer son travail de messager !

 

– Pour remplacer son travail de messager ? demanda Olga d’un air étonné, s’est-il donc fait messager pour l’argent ?

 

– Soit, dit K., mais tu me disais que ce travail ne le satisfait pas.

 

– Non, dit Olga, il ne le satisfait pas, et pour plusieurs raisons, mais c’est le service du Château, ou en tout cas une sorte de service du Château, c’est du moins ce qu’on doit penser.

 

– Comment ! dit K., vous en doutez ? Même de cela ?

 

– Mon Dieu, dit Olga, non, au fond, Barnabé va dans les bureaux, il traite les domestiques d’égal à égal, il aperçoit aussi de loin quelques fonctionnaires, il reçoit des lettres relativement importantes à porter, on lui confie même des messages oraux à transmettre, c’est énorme et au fond nous pourrions être fières du résultat auquel, si jeune, il a déjà atteint.

 

K. approuvait en hochant la tête, il ne pensait plus à rentrer.

 

– Il a une livrée à lui ? demanda-t-il.

 

– Tu veux parler de sa blouse ? dit Olga, non c’est Amalia qui la lui a faite, bien avant qu’il ne fût messager. Mais tu touches au point sensible. Il aurait dû depuis longtemps recevoir non pas une livrée, car personne n’en porte au Château, mais un costume ; on le lui a d’ailleurs promis, mais au Château tout va toujours très lentement et l’ennui est qu’on ne sait jamais ce que signifie cette lenteur ; elle peut signifier que l’affaire suit la voie administrative, mais elle peut signifier aussi que rien n’est encore amorcé, que l’on veut par exemple éprouver Barnabé, et peut-être même que l’affaire a déjà été réglée, que la promesse a été retirée pour une raison ou pour une autre et que Barnabé ne touchera jamais le costume. On ne peut rien savoir de plus précis, tout au moins de très longtemps. On cite au village un proverbe que tu connais peut-être déjà : « Les décisions de l’administration sont timides comme des jouvencelles. »

 

– Voilà qui est fort bien observé, dit K. ; il prenait la chose encore plus sérieusement qu’Olga ; voilà qui est fort bien observé ; les décisions de l’administration doivent avoir encore bien d’autres traits communs avec les jouvencelles.

 

– Peut-être, dit Olga, mais pour en revenir au costume officiel, c’est un de ces soucis de Barnabé dont je parlais, et l’un des miens aussi puisque nous partageons tout. Pourquoi ne touche-t-il pas de costume officiel, nous demandons-nous vainement. L’affaire est d’ailleurs compliquée. Les fonctionnaires, par exemple, n’ont pas l’air de porter de costume officiel ; d’après ce que nous voyons ici et ce que Barnabé nous raconte, les fonctionnaires portent de beaux vêtements, mais semblables à ceux de tout le monde. D’ailleurs, tu as bien vu Klamm. Mais passons, Barnabé n’est pas un fonctionnaire, même de la plus basse catégorie, et il n’a pas l’audace de vouloir l’être. Mais d’après ce qu’il dit, même les grands domestiques, qu’on ne voit jamais au village, ne portent pas de costume officiel ; c’est une consolation, penserait-on au premier abord, mais trompeuse car Barnabé est-il un grand domestique ? Non, quelque affection qu’on lui porte, on ne saurait prétendre cela, il n’est pas un grand domestique ; le seul fait qu’il vient au village, et qu’il y habite même, suffirait à le prouver ; les grands domestiques sont encore plus distants que les fonctionnaires, et peut-être à bon droit, peut-être sont-ils parfois supérieurs à certains fonctionnaires, certaines choses semblent l’indiquer, ils travaillent moins et Barnabé dit que c’est un spectacle magnifique que celui de ces grands hommes forts, sélectionnés pour leur beauté, passant lentement dans les couloirs ; Barnabé va toujours se glisser au milieu d’eux. Bref on ne saurait dire qu’il soit grand domestique. Il devrait donc faire partie de la domesticité subalterne ; mais les domestiques subalternes portent justement un costume officiel, au moins tant qu’ils viennent au village ; ce n’est pas une véritable livrée, et il y a bien des différences dans ces costumes, mais on reconnaît tout de même immédiatement à ses habits un domestique du Château ; tu en as bien vu à l’Hôtel des Messieurs. Ce qui frappe dans leurs vêtements c’est qu’ils sont presque toujours très collants, un paysan ou un ouvrier ne pourrait pas porter de vêtements de ce genre. Eh bien ! Barnabé n’a pas ce costume, ce n’est pas seulement humiliant, avilissant, ce qui serait encore supportable, mais, surtout aux heures pénibles – et nous en avons quelquefois, souvent même, Barnabé et moi – cela donne à douter de tout. Est-ce bien du service comtal ce que fait Barnabé, nous demandons-nous alors ; certes il entre dans les bureaux, mais les bureaux sont-ils le vrai Château ? Et même si certains bureaux font bien partie du Château, est-ce que ce sont ceux où il a le droit de pénétrer ? Il va dans des bureaux, mais dans une seule partie de l’ensemble des bureaux, après ceux-là il y a une barrière, et derrière cette barrière encore d’autres bureaux. On ne lui interdit pas précisément d’aller plus loin, mais comment irait-il plus loin, une fois qu’il a trouvé ses supérieurs, qu’ils ont liquidé ses affaires et l’ont renvoyé ? Et puis on est observé constamment, on se le figure tout au moins. Et, même s’il allait plus loin, à quoi cela servirait-il s’il n’a pas de travail officiel, s’il se présente comme un intrus ? Il ne faut pas te représenter cette barrière comme une limite précise, Barnabé y insiste toujours. Il y a aussi des barrières dans les bureaux où il va, il existe donc des barrières qu’il passe, et elles n’ont pas l’air différentes de celles qu’il n’a pas encore passées, et c’est pourquoi on ne peut pas affirmer non plus a priori que les bureaux qui se trouvent derrière ces dernières barrières soient essentiellement différents de ceux où Barnabé a déjà pénétré. Ce n’est qu’aux heures pénibles dont je te parlais qu’on le croit. Et alors le doute va plus loin, on ne peut plus s’en défendre. Barnabé parle avec des fonctionnaires, Barnabé reçoit des messages à transmettre, mais de quels fonctionnaires, de quels messages s’agit-il ? Maintenant il est, comme il dit, affecté au service de Klamm et reçoit ses missions de Klamm personnellement. C’est énorme, bien des grands domestiques ne parviennent pas si loin, c’est même presque trop, c’est ce qu’il y a d’angoissant. Imagine : être affecté directement au service de Klamm ! Lui parler face à face ! Mais en est-il ainsi ? Oui il en est ainsi, il en est bien ainsi, mais pourquoi Barnabé doute-t-il donc que le fonctionnaire qu’on appelle Klamm dans ce bureau soit vraiment Klamm ?

 

– Olga, dit K., tu ne veux tout de même pas plaisanter ! Comment peut-il y avoir un doute sur la personne de Klamm ! On sait bien comment il est fait ! Je l’ai vu moi-même !

 

– Certes non, dit Olga, je ne plaisante pas, je parle de mes plus graves soucis. Mais je ne te les raconte pas pour soulager mon cœur et alourdir le tien, je te les dis parce que tu t’es enquis de Barnabé et qu’Amalia m’a chargé de t’en parler et parce que je crois aussi qu’il t’est utile de savoir quelques détails. Je le fais encore à cause de Barnabé pour que tu ne fondes pas trop grand espoir sur lui, pour qu’il ne te déçoive pas et n’ait pas à souffrir lui-même de ta déception. Il est très sensible ; cette nuit, par exemple, il n’a pas dormi parce que tu t’étais montré mécontent de lui hier soir. Tu lui aurais dit qu’il était très malheureux pour toi de n’avoir qu’un messager comme lui. Ces paroles lui ont fait perdre le sommeil. Tu n’auras sans doute rien remarqué de son émotion, les messagers du Château doivent savoir se dominer parfaitement. Mais sa tâche n’est pas facile, même avec toi ; tu ne lui demandes pas trop, de ton point de vue, mais tu as apporté ici une certaine conception du service des messagers et c’est d’après cette conception que tu mesures tes exigences. Or au Château on se fait une idée différente du service des messagers, elle ne peut se concilier avec la tienne, même si Barnabé se sacrifie entièrement au service, ce qu’il ne semble parfois que trop disposé à faire. Avec toi naturellement il ne peut pas laisser voir ses doutes, ce serait violer grossièrement des lois auxquelles il se croit encore soumis, et même avec moi il ne parle pas librement, il faut que je lui arrache ses confidences à force de caresses et de baisers ; encore se défend-il d’avouer que ses doutes soient des doutes. Il a dans le sang quelque chose d’Amalia. Et il ne me dit certainement pas tout, bien que je sois sa seule confidente. Mais nous parlons quelquefois de Klamm, je n’ai pas encore vu Klamm ; tu sais que Frieda ne m’aime guère, elle ne me l’aurait jamais fait voir ; la personne de Klamm est connue au village ; quelques-uns l’ont vue, tous en ont entendu parler et les témoignages directs, les bruits qui courent, et même les intentions trompeuses, ont contribué à fournir de Klamm une image qui doit être exacte dans l’ensemble. Mais dans l’ensemble seulement. Par ailleurs les détails de l’image varient, mais ils varient peut-être moins que ceux de la personne même de Klamm. On dit que son extérieur est différent au moment où il arrive au village et au moment où il le quitte, qu’il n’a pas le même physique avant d’avoir pris sa bière et après, qu’il change quand il dort, quand il veille, quand il parle, quand il est seul et, ce qui se comprend facilement après cela, qu’il est presque complètement différent au Château. D’ailleurs, même dans le village, ces changements sont déjà importants ; on signale chez lui des différences de taille, de maintien, de corpulence, sa barbe elle-même se modifie, les témoignages ne s’accordent qu’au sujet de son vêtement : il porte toujours le même costume, une jaquette noire à longues basques. Naturellement, ces différences ne sont pas l’effet d’une opération magique, on le conçoit aisément ; elles dépendent de l’humeur de celui qui regarde Klamm et qui n’a généralement qu’un bref instant pour le voir, elles dépendent du degré d’émotion du spectateur et des innombrables nuances de son espoir ou de son désespoir. Je te rapporte tout cela comme Barnabé me l’a souvent expliqué : on peut y voir une consolation quand on n’est pas intéressé personnellement à l’affaire. Mais nous, nous ne le pouvons pas ; Barnabé voudrait savoir si c’est à Klamm qu’il parle ou non, c’est pour lui une question vitale.

 

– Elle ne l’est pas moins pour moi, dit K., et ils se rapprochèrent encore l’un de l’autre sur la banquette du poêle.

 

K. se sentait péniblement impressionné par ces nouvelles mais il trouvait une compensation à rencontrer ici des gens pour lesquels les choses étaient à peu près comme pour lui, en apparence du moins, des gens auxquels il pouvait donc s’associer et avec lesquels il pouvait s’entendre sur nombre de points et non sur certains seulement comme avec Frieda. Sans doute perdait-il peu à peu l’espoir de voir Barnabé réussir dans ses missions, mais plus les choses allaient mal au Château pour Barnabé, plus K. se sentait proche de lui ; jamais il n’eût pensé trouver au village même des ambitions aussi malheureuses que celles de Barnabé et de sa sœur. Évidemment les explications d’Olga étaient bien insuffisantes, et puis elles allaient peut-être prouver quelque chose de tout différent, il ne fallait pas que, tenté par cette sorte d’innocence qui faisait le fond de la nature d’Olga, on se laissât aller immédiatement à croire à la sincérité de Barnabé.

 

– Barnabé, poursuivit Olga, connaît très bien les divers portraits qu’on fait de Klamm, il en a réuni et comparé beaucoup, peut-être trop, il a vu ou cru voir une fois Klamm au village par la portière d’une voiture, il était donc bien qualifié pour le reconnaître, et cependant, – comment t’expliques-tu cela ? – quand, dans un bureau du Château on lui a montré un fonctionnaire au milieu d’un groupe en lui disant que c’était Klamm, il ne l’a pas reconnu et il lui a fallu longtemps pour s’habituer à l’idée que c’était lui. Mais si l’on demande à Barnabé en quoi ce Klamm qu’il a vu là diffère de l’idée qu’on s’en fait d’ordinaire, il ne sait que répondre, ou plutôt il répond en traçant du fonctionnaire du Château un portrait qui coïncide exactement avec celui que nous connaissons. Mais alors, Barnabé, lui dis-je, pourquoi doutes-tu donc, pourquoi te tourmentes-tu ? Il m’énumère alors, visiblement gêné, toute une série de particularités du fonctionnaire du Château, mais il semble les inventer bien plutôt que les rapporter, elles sont d’ailleurs si minimes – il s’agit d’un certain hochement de la tête ou encore d’un gilet qui est déboutonné – qu’il est vraiment impossible de les prendre au sérieux. Mais la façon dont Klamm reçoit Barnabé me semble encore plus grave. Barnabé me l’a souvent décrite, il me l’a même dessinée. En général on l’introduit dans un grand bureau, mais ce n’est pas le bureau de Klamm, ce n’est même pas le bureau d’un fonctionnaire unique. Ce bureau est divisé dans toute sa longueur par un pupitre long et haut, un seul pupitre mais qui va d’une cloison à l’autre et qui sépare deux parties, l’une étroite, où deux personnes peuvent à peine passer de front – c’est le côté des fonctionnaires – et l’autre, large, où circulent le public, les spectateurs, les huissiers, les messagers. Sur le pupitre, deux grands livres sont ouverts l’un à côté de l’autre et entourés, la plupart du temps, de fonctionnaires qui les compulsent. Ces fonctionnaires ne s’en tiennent pas toujours aux mêmes livres mais ils ne les remuent pas, ils changent de place eux-mêmes, et ce qui étonne le plus Barnabé c’est qu’en changeant ainsi de place ils sont obligés de s’écraser les uns contre les autres à cause de l’étroitesse de la ruelle ; devant le grand pupitre et tout contre sont installées de petites tables basses auxquelles sont assis des secrétaires qui écrivent sous la dictée des fonctionnaires quand ceux-ci le désirent. Barnabé est toujours surpris de la façon dont cela s’opère. Le fonctionnaire ne donne pas d’ordre formel, il ne dicte pas à voix haute, on remarque à peine que quelqu’un dicte, le fonctionnaire a plutôt l’air de continuer sa lecture, à ceci près qu’il chuchote, et le secrétaire l’entend. Le fonctionnaire dicte souvent si bas que le secrétaire ne peut pas l’entendre assis, il faut alors à chaque instant qu’il se lève rapidement pour saisir ce qu’on lui dicte, qu’il se rassoie en hâte, qu’il le note, se relève, etc., etc. Quelle chose étrange ! C’est à peine si on comprend. Naturellement Barnabé a tout le temps d’observer car il passe parfois des heures et même des jours dans le côté réservé au public avant que le regard de Klamm tombe sur lui. Et même quand Klamm l’a déjà vu et que Barnabé s’est mis au garde-à-vous, rien n’est encore fait, car Klamm peut encore le quitter des yeux pour se replonger dans le livre ; il oublie alors Barnabé. Qu’est-ce qu’un service de messager quand il a si peu d’importance ? Je deviens toute mélancolique quand Barnabé me dit le matin qu’il va au Château. Ce trajet probablement inutile, ce jour probablement perdu, cet espoir probablement vain… À quoi tout cela rime-t-il ? Et ici les chaussures s’entassent que personne ne raccommode et que Brunswick presse Barnabé de réparer.

 

– Soit, dit K., Barnabé doit attendre longtemps avant de recevoir une mission, cela se comprend avec l’excès d’employés qu’il semble y avoir au Château : chacun ne peut pas avoir chaque jour une mission à exécuter, il ne faut pas vous en plaindre, tous ont le même sort. Mais en fin de compte Barnabé reçoit tout de même des missions ; il m’a déjà apporté deux lettres.

 

– Il est possible, dit Olga, que nous ayons tort de nous plaindre, surtout moi qui ne connais rien de tout cela que par ouï-dire et qui ne puis, fillette que je suis, le comprendre comme Barnabé, qui ne me dit d’ailleurs pas tout. Mais si tu veux savoir comment les choses se passent pour les lettres, celles qui te sont adressées, par exemple, écoute-moi. Ces lettres il ne les reçoit pas directement de Klamm, mais du secrétaire. Un jour quelconque, à une heure quelconque – c’est ce qui rend le service si fatigant, quelque facile qu’il paraisse, car Barnabé est obligé de faire toujours attention – le secrétaire se souvient de lui et lui fait signe. Ce n’est pas Klamm qui semble avoir provoqué ce geste, il lit tranquillement dans son livre, quoique à vrai dire quelquefois, mais il le fait souvent aussi sans occasion, il nettoie juste son pince-nez au moment où Barnabé arrive, et le regarde peut-être alors, à supposer qu’il y voie sans lorgnon ; mais Barnabé en doute, car Klamm a dans ces moments-là les yeux presque fermés, il semble dormir et n’essuyer son pince-nez qu’en rêve. Cependant le secrétaire sort du tas de papiers et de lettres qu’il a sous la table la lettre qui t’est destinée ; ce n’est donc pas une lettre qu’il vient juste d’écrire, c’est bien plutôt, à en juger d’après l’aspect de l’enveloppe, une très vieille lettre qui se trouve là depuis longtemps. Mais si c’est une vieille lettre pourquoi a-t-on fait attendre Barnabé ? Et toi aussi ? Et la lettre après tout ! Car elle doit être périmée, et l’on fabrique ainsi à Barnabé une réputation de mauvais messager. Le secrétaire, lui, se rend la tâche aisée, il donne la lettre à Barnabé en lui disant : « De Klamm pour K. » Et Barnabé est renvoyé là-dessus. Il nous arrive alors à la maison hors d’haleine, avec la lettre qu’il a saisie sous sa chemise, à même la peau, et nous nous asseyons sur le banc comme maintenant, et il raconte tout, et nous scrutons tous les détails et nous pesons ce qu’il a obtenu et nous trouvons finalement que c’est bien peu et que ce peu est problématique, et Barnabé jette la lettre ; il n’a pas envie de la porter, mais il n’a pas envie non plus d’aller dormir, il s’attelle à son travail de cordonnier et passe ici la nuit, assis sur l’escabeau. Voilà ce qu’il en est, voilà tous mes secrets, et maintenant tu ne t’étonnes sans doute plus qu’Amalia ne tienne pas à les savoir.

 

– Et la lettre ? demanda K.

 

– La lettre ? dit Olga, au bout de quelque temps, quand j’ai suffisamment harcelé Barnabé, – cela peut demander des jours et des semaines – il finit par la prendre et aller la porter. Pour ces petites formalités, j’ai beaucoup d’influence sur lui ; c’est que je sais me ressaisir, une fois passée l’impression que m’a d’abord produite son récit, alors que lui, qui en sait plus long, ne le peut probablement pas. Je lui répète sans cesse : « Que veux-tu donc, Barnabé ? De quelle carrière, de quel but rêves-tu ? Voudrais-tu en venir à nous abandonner, à me laisser complètement ? Est-ce là ton but ? Ne suis-je pas forcée de le penser quand il n’y a d’autres raisons d’expliquer que tu sois si horriblement mécontent de ce que tu as déjà atteint ? Regarde donc autour de toi, vois si quelqu’un de nos voisins est déjà arrivé si loin ! Évidemment leur situation est différente de la nôtre et ils n’ont pas de raison de chercher à faire mieux, mais, même sans faire de comparaison, on est forcé de reconnaître que tout est pour toi dans la meilleure voie. Il y a des obstacles, des déceptions, des points qui posent des problèmes, mais tout cela signifie seulement – chose que nous savions déjà – qu’il faut que tu luttes pour obtenir les moindres bagatelles plutôt que de désespérer, et c’est une raison de plus pour être fier et non pas abattu. Et puis n’est-ce pas aussi pour nous que tu combats, cela n’est-il rien à tes yeux, n’y puises-tu pas une nouvelle force ? Et si je suis heureuse, si je suis presque orgueilleuse d’avoir un frère tel que toi, cela ne te donne-t-il pas d’assurance ? Vraiment tu me déçois, non par les résultats que tu as obtenus au Château, mais par ceux que j’obtiens auprès de toi. Tu as la permission d’entrer dans le Château, tu es tout le temps dans les bureaux, tu passes des jours entiers dans la même pièce que Klamm, tu es un messager officiellement reconnu, tu as un costume officiel à réclamer, tu reçois d’importants messages à transmettre, tu es ou tu peux tout cela et quand tu redescends, au lieu de tomber dans mes bras en pleurant de bonheur, tout ton courage semble à ma vue t’abandonner, tu doutes de tout, tu ne penses qu’au pied de fer et tu négliges la lettre, cette garantie de notre avenir. Voilà donc ce que je lui dis, et quand je le lui ai répété pendant des jours et des jours, il prend enfin la lettre en soupirant et part. Mais ce n’est sans doute pas un effet de mes discours, c’est qu’il a eu envie de retourner au Château et qu’il n’oserait pas y aller sans avoir exécuté sa mission.

 

– Tu as pourtant raison en tout ce que tu lui dis, fit K., tu as résumé tout cela avec une exactitude admirable. Quelle clarté d’esprit !

 

– Non, dit Olga, tu t’y trompes et peut-être s’y laisse-t-il prendre lui aussi. À quoi est-il donc arrivé ? Il a le droit d’entrer dans un bureau, et encore cette salle où il entre n’a même pas l’air d’être un bureau, c’est peut-être tout simplement l’antichambre des vrais bureaux, et peut-être même pas, c’est peut-être une pièce où l’on retient tous ceux qui n’ont pas le droit d’entrer dans les vrais bureaux. Il parle avec Klamm,… mais est-ce Klamm ? N’est-ce pas plutôt quelqu’un qui ressemble un peu à Klamm ? Un secrétaire peut-être, en mettant la chose au mieux, qui ressemble un peu à Klamm et qui travaille à lui ressembler encore plus, qui prend le genre endormi de Klamm et son air de rêver toujours ; c’est par ce côté qu’il est le plus facile à imiter, aussi bien des gens s’essaient-ils à le copier en cela, laissant prudemment de côté le reste de l’original. Un homme aussi souvent recherché et aussi rarement atteint que Klamm prend facilement dans l’imagination des gens des silhouettes différentes. Klamm a par exemple au village un secrétaire du nom de Momus. Ah ! oui ? tu le connais ? Lui aussi, comme Klamm, il vit très retiré, je l’ai pourtant vu quelquefois. Un homme jeune, fort, n’est-ce pas ? Il ne ressemble donc probablement pas à Klamm. Et cependant tu trouveras au village des gens qui te jureront que Momus n’est autre que Klamm. Voilà comme ils travaillent à leur propre erreur. Peut-il en être autrement au Château ? Quelqu’un a dit à Barnabé que tel fonctionnaire était Klamm, et il y avait effectivement une ressemblance entre ce fonctionnaire et Klamm, mais Barnabé ne cesse de douter de cette ressemblance. Et tout confirme ces doutes. Klamm aurait dû se trouver là dans cette salle où passe tout le monde, au milieu d’autres fonctionnaires, le crayon sur l’oreille, écrasé par ses voisins ? C’est fort invraisemblable. Barnabé dit parfois d’une façon un peu enfantine – mais c’est précisément ce qui permet de s’y fier : « Ce fonctionnaire ressemble bien à Klamm, et s’il était dans un bureau à lui, à sa propre table de travail, et qu’il y eût son nom sur la porte, je ne douterais plus un instant. » C’est enfantin, mais cela se comprend. On comprendrait évidemment encore mieux que Barnabé se renseignât auprès des personnes du Château, qu’il leur demandât ce qu’il en est réellement ; d’après ce qu’il dit, il y a assez de gens dans la pièce ! Et si leurs renseignements ne valaient pas beaucoup mieux que ceux du fonctionnaire qui lui a montré Klamm spontanément, leur multiplicité permettrait tout au moins de découvrir des points de repère, d’établir des comparaisons. L’idée ne vient pas de moi mais de Barnabé lui-même ; mais il n’ose interroger personne de peur de perdre sa place en violant quelque règlement qu’il ignore, tant il se sent incertain ; cette lamentable incertitude éclaire pour moi sa situation mieux que toutes les peintures qu’il en ferait. Faut-il que tout lui paraisse douteux, et menaçant, pour qu’il n’ose même pas ouvrir la bouche pour oser une innocente question ! Quand j’y réfléchis je m’accuse de le laisser seul dans ces domaines inconnus où tout se passe de telle sorte que lui, qui est plutôt téméraire, tremble tout de même de peur.[25]

 

– Je crois, dit K., que tu touches là au point sensible. C’est cela. Après tout ce que tu m’as dit je pense voir clair maintenant. Barnabé est trop jeune pour sa tâche. On ne peut prendre au sérieux sans plus ample informé rien de ce qu’il raconte. Tremblant de peur là-haut il ne peut observer et si on l’oblige quand même à rapporter ce qu’il a vu, on n’obtient que des contes confus. Je n’en suis pas surpris. Vous venez ici au monde avec le respect de l’administration, on ne cesse de vous l’inculquer tout le reste de votre vie par tous les moyens et vous vous y prêtez activement, de toutes vos forces. Je n’y vois pas de mal : si une administration est bonne, pourquoi ne la respecterait-on pas ? Seulement il ne faut pas envoyer au Château du premier coup un jouvenceau sans expérience comme Barnabé qui n’est jamais sorti de son village, lui demander ensuite des rapports fidèles, scruter chacun de ses mots comme le texte d’un Évangile et faire dépendre de leur interprétation le bonheur de toute sa vie. Rien de plus erroné. À vrai dire je me suis laissé tout comme toi induire par lui en erreur, j’ai placé sur lui des espérances et souffert de lui des déceptions qui, les unes comme les autres, ne se fondaient que sur ses paroles, c’est-à-dire sur presque rien.

 

Olga se taisait.

 

– Il m’est pénible, lui dit K., d’ébranler la confiance que tu as en ton frère quand je vois combien tu l’aimes et ce que tu attends de lui. Mais il le faut, et dans l’intérêt même de cet amour et de ces espoirs. Car vois-tu : il y a toujours quelque chose qui t’empêche – je ne saurais dire ce que c’est – de reconnaître parfaitement, je ne dirai pas ce que Barnabé a obtenu, mais ce qui lui a été donné. Il a le droit d’entrer dans les bureaux ou, si tu veux, dans une antichambre ; c’est une antichambre, mettons, mais il y a là des portes qui donnent accès ailleurs, des barrières qu’on peut franchir si on est assez adroit. Moi, par exemple, je n’ai pas le droit, tout au moins provisoirement de pénétrer dans cette antichambre. À qui Barnabé parle une fois là, je ne le sais pas ; peut-être ce secrétaire n’est-il que le dernier des larbins, mais s’il est le dernier il peut mener Barnabé au moins jusqu’à l’avant-dernier, et sinon il peut le nommer, et s’il ne peut le nommer, il peut indiquer quelqu’un qui saura le faire. Le faux Klamm a beau n’avoir rien de commun avec le vrai, la ressemblance a beau n’exister qu’aux yeux aveugles de Barnabé, il a beau n’être que le dernier des fonctionnaires, il a même beau n’en être pas un, il a tout de même une tâche quelconque devant ce pupitre, il lit tout de même quelque chose, dans ce gros livre, il chuchote tout de même quelque chose à son secrétaire, il pense tout de même quelque chose quand ses yeux tombent par hasard sur Barnabé, si rarement que ce puisse être, et, même si rien de cela n’est vrai, si ses actions ne signifient rien, quelqu’un l’a tout de même placé là, et l’y a placé avec une intention. Ce que je veux dire par là c’est qu’il y a tout de même quelque chose, quelque chose qu’on offre à Barnabé, quelque chose dans tous les cas, et que c’est uniquement la faute de Barnabé s’il n’en retire que doute, crainte et désespoir. Encore n’ai-je envisagé que le cas le plus défavorable, il me semble invraisemblable qu’on ait affaire à celui-là, car nous avons des lettres en main et, bien que je ne me fie guère à elles, je les crois plus sûres que les rapports de Barnabé. Ce peuvent être de vieilles lettres sans valeur extraites d’un tas de missives tout aussi insignifiantes, au hasard et avec aussi peu de raison qu’en déploient les canaris des foires pour piquer dans un tas de papiers l’horoscope de X ou Y, il n’importe, ces lettres ont du moins quelque rapport avec mes desseins. Elles me sont visiblement destinées ; ce n’est peut-être pas pour mon profit, c’est en tout cas à mon adresse, et elles sont rédigées de la main même de Klamm, comme le maire et son épouse l’ont certifié, et elles ont, toujours d’après eux, à défaut d’un sens transparent et d’une portée officielle, une importance qui est énorme.

 

– C’est le maire qui l’a dit ? demanda Olga.

 

– Oui, c’est le maire, répondit K.

 

– Je le dirai à Barnabé, fit Olga hâtivement, cela l’encouragera beaucoup.

 

– Mais il n’en a pas besoin ! dit K. ; l’encourager ce serait lui dire qu’il a raison, qu’il n’a qu’à continuer comme il a fait jusqu’ici ! Et c’est justement de cette façon qu’il n’arrivera jamais à rien ! Tu as beau encourager autant que tu le veux quelqu’un qui a les yeux bandés à regarder à travers son bandeau, il ne verra jamais quoi que ce soit ! Il ne commencera à voir que du moment où on déliera le bandeau ! C’est d’aide que Barnabé a besoin, et non pas d’encouragements. Songe à l’inextricable grandeur de cette administration qui monte la garde là-haut – je croyais avant de venir pouvoir m’en faire quelque idée, mais je vois maintenant combien j’étais enfant ! – Songe à cette Administration et représente-toi ce petit Barnabé qui s’avance contre elle, tout seul, lui seul, pitoyablement seul ; c’est encore trop d’honneur pour lui que de ne pas rester toute sa vie oublié dans quelque noir recoin des bureaux.

 

– Ne crois pas, K., lui dit Olga, que nous sous-estimions la lourdeur de la tâche que Barnabé a entreprise. Ce n’est pas le respect de l’Administration qui nous manque, c’est toi-même qui l’as dit.

 

– Sans doute, dit K., mais c’est un respect qui porte à faux, un respect mal placé ; or un tel respect avilit son objet. Est-ce respect si Barnabé mésuse du don qu’on lui fait en lui permettant d’entrer dans les bureaux ? S’il passe là passivement ses journées ? Si, de retour, il jette le soupçon et le discrédit sur les gens devant lesquels il vient de trembler ? S’il garde sur lui, par désespoir ou lassitude, les lettres qu’il doit apporter ? S’il ne transmet pas immédiatement les messages qu’on lui a confiés ? Ce n’est plus là du respect. Mais mon reproche va plus loin, il t’atteint toi aussi, Olga ; je ne peux pas te l’épargner ! C’est toi qui, malgré le respect que tu crois avoir pour les autorités, as envoyé Barnabé au Château, malgré sa jeunesse, sa faiblesse et son inexpérience, c’est toi qui l’y as envoyé ou tout au moins tu ne l’as pas retenu.[26]

 

– Le reproche que tu m’adresses, dit Olga, je me le fais aussi depuis toujours. Non que j’aie envoyé Barnabé au Château, ce n’est pas ce qu’il faut me reprocher, il y est allé de lui-même, mais j’aurais dû le retenir par tous les moyens, par force, par ruse, par persuasion. J’aurais dû le retenir, mais si ma décision était encore à prendre aujourd’hui et que je sentisse la détresse de Barnabé et la détresse de notre famille comme au jour où j’ai décidé, et si Barnabé, comme alors, clairement conscient du péril et de sa responsabilité, se détachait doucement de moi pour partir en souriant, je ne le retiendrais pas plus aujourd’hui que l’autre fois malgré toute l’expérience que j’ai acquise depuis et je crois que, mis à ma place, tu n’agirais pas autrement. Tu ne connais pas notre détresse, c’est pourquoi tu nous juges mal, et surtout Barnabé. Nous avions plus d’espoir alors que maintenant, mais même alors l’espoir n’était pas grand, mais notre détresse était grande, elle l’était, elle l’est restée. Frieda ne t’a-t-elle donc pas parlé de nous ?

 

– Des allusions, dit K., rien de précis, pourtant votre seul nom la bouleverse.

 

– Et l’hôtelier non plus ne t’a rien raconté ?

 

– Non, rien.

 

– Ni personne ?

 

– Personne.

 

– Naturellement ! Comment quelqu’un pourrait-il dire quoi que ce soit ? Chacun sait quelque chose sur nous, soit la vérité, dans la mesure où les gens peuvent la supporter, soit quelque racontar entendu quelque part ou inventé par le bavard lui-même, et chacun pense à nous plus qu’il n’est nécessaire, mais personne ne raconte notre histoire carrément ; les gens ont peur de laisser leurs lèvres toucher à certaines choses. Et ils ont raison. Il est difficile d’en parler, même avec toi, K. ; et puis il peut se faire qu’après avoir entendu ces choses tu t’en ailles et ne veuilles plus rien savoir de nous, si peu qu’elles puissent te toucher. Et alors nous t’aurons perdu, toi qui, je l’avoue maintenant, me tiens plus à cœur que le service de Barnabé lui-même. Et cependant – cette contradiction me tourmente depuis tout ce soir – il faut que tu les apprennes, sinon tu ne pourrais pas juger de notre situation et tu resterais injuste envers Barnabé, ce qui me ferait beaucoup de peine. L’union parfaite qui est nécessaire nous manquerait, tu ne pourrais ni nous aider ni accepter notre aide, qui peut être extraordinaire. Mais il me reste auparavant à te poser une question : Veux-tu tout savoir ?

 

– Pourquoi demandes-tu cela ? dit K. Si c’est nécessaire, je veux tout savoir ; mais pourquoi poses-tu cette question ?

 

– Par superstition, dit Olga. Tu vas te trouver mêlé à nos affaires, innocemment, sans plus de péché que Barnabé.

 

– Parle vite, dit K., je n’ai pas peur. Aussi bien tu dramatises tout avec tes inquiétudes de femme.

 

LE SECRET D’AMALIA.

 

– Juges-en toi-même, dit Olga, c’est d’ailleurs une chose simple, on ne comprend pas de prime abord qu’elle puisse avoir une grosse importance. Il y a au Château un haut fonctionnaire nommé Sortini.

 

– J’ai déjà entendu parler de lui, dit K., il a été mêlé à ma nomination.

 

– Je ne le crois pas, dit Olga, Sortini se laisse rarement voir. Ne confonds-tu pas avec Sordini, qui s’écrit avec un « d » ?

 

– Tu as raison, dit K., c’était Sordini.

 

– Oui, dit Olga, Sordini est très connu, c’est l’un des fonctionnaires les plus laborieux, on parle beaucoup de lui ; Sortini au contraire vit très retiré, presque personne ne le connaît. La première fois que je l’ai vu, et la dernière, c’était il y a plus de trois ans, le 3 juillet, à une fête de l’Amicale des Pompiers ; le Château y avait pris part, il avait fait cadeau d’une nouvelle pompe. Sortini, qui s’occupe de certaines questions touchant la protection contre les incendies, n’était peut-être là que pour représenter quelqu’un, – en général les fonctionnaires se désignent les uns les autres pour se remplacer, aussi est-il très difficile de connaître les attributions particulières de tel ou tel, – mais enfin il était là pour la remise de la pompe. Naturellement il était venu bien d’autres messieurs du Château, des fonctionnaires et des huissiers, et Sortini, selon son caractère, se tenait à l’arrière-plan. C’est un petit homme débile et méditatif ; ce qui frappait tous ceux qui s’occupaient de l’apercevoir, c’était sa façon de plisser le front ; toutes ses rides – et il en a énormément, bien qu’il n’ait certainement pas dépassé la quarantaine, – toutes ses rides convergent en éventail vers la racine de son nez, je n’ai jamais rien vu de pareil… Bref, c’était à cette fête-là… Il y avait des semaines qu’Amalia et moi nous attendions cette journée, nous avions refait en partie nos vêtements des dimanches, la blouse d’Amalia surtout était splendide, une blouse blanche qui bouffait par-devant avec une foule de rangs de dentelle, notre mère lui avait donné toutes ses dentelles ! J’étais jalouse, j’en avais pleuré, pendant la moitié de la nuit ! C’était le matin seulement, quand la patronne de l’Auberge du Pont était venue pour nous regarder…

 

– La patronne de l’Auberge du Pont ? demanda K.

 

– Oui, dit Olga, elle était de nos amies ; elle était donc venue, elle avait dû avouer qu’Amalia avait été privilégiée et elle m’avait donné à moi son propre collier pour m’apaiser, un collier en grenats de Bohême. Mais quand nous fûmes prêtes à partir, Amalia devant moi, et tout le monde l’admirant, et que le père dit : Aujourd’hui, souvenez-vous-en, Amalia trouvera un fiancé, alors, je ne sais pourquoi, j’arrachai ce collier qui faisait mon orgueil et, oubliant toute jalousie, je le pendis au cou d’Amalia. Je m’inclinais devant sa victoire, et je pensais que tout le monde devait s’incliner avec moi ; peut-être n’étions-nous si surpris que parce qu’elle avait l’air tout différent de ce qu’elle était d’ordinaire, car on ne pouvait pas affirmer qu’elle fût positivement belle, mais ce sombre regret, qu’elle a gardé depuis, passait bien au-dessus de nous et, de fait, involontairement, on s’inclinait presque devant elle. Tout le monde la remarqua, même Lasemann et sa femme, qui vinrent nous chercher.

 

– Lasemann ? demanda K.

 

– Oui, Lasemann, dit Olga, nous étions très importants ; la fête, par exemple, n’aurait pas pu commencer sans nous ; notre père était troisième chef de manœuvre des pompiers.

 

– Votre père était encore si vert ? demanda K.

 

– Notre père ? demanda Olga, comme si elle eût mal compris, il y a trois ans c’était encore un jeune homme pour ainsi dire ! À l’occasion d’un incendie qui avait commencé à l’Hôtel des Messieurs il a sauvé un fonctionnaire, le gros Galater, en l’emportant sur ses épaules au pas de course. J’y assistais, il n’y avait pas de danger, ce n’était que du bois sec, entassé trop près du poêle, qui s’était mis à fumer, mais Galater avait pris peur et avait crié : « Au feu ! » par la fenêtre ; les pompiers étaient venus et mon père dut l’emporter bien que le feu fût déjà éteint. Galater, après tout, ne se meut pas facilement, et il est fort obligé d’être très prudent dans ces cas-là. Je ne raconte cette histoire qu’à cause de mon père, il n’y a guère plus de trois ans que cela s’est passé, et vois comme il se tient maintenant.

 

Ce fut alors seulement que K. s’aperçut qu’Amalia était revenue, mais elle se tenait très loin d’eux, à la table des parents, elle faisait manger sa mère qui ne pouvait remuer ses bras de rhumatisante, et parlait au père en même temps ; elle lui disait d’avoir encore un peu de patience, qu’elle allait venir immédiatement s’occuper de lui pour le faire manger à son tour. Mais sans succès, car le père, surmontant sa faiblesse pour se jeter sur son repas, cherchait à avaler sa soupe, tantôt à la cuillère tantôt dans l’assiette même, et il grognait impatiemment en voyant que nulle des deux méthodes ne lui réussissait, que la cuillère était depuis longtemps vidée quand elle arrivait à sa bouche et que ses lèvres ne touchaient jamais la soupe où il parvenait seulement à tremper sa moustache tombante, faisant sauter et couler le bouillon de toutes parts sauf dans son gosier.

 

– Trois ans ont fait cela de lui ? demanda K. ; mais il continuait à ne ressentir aucune pitié pour les vieillards, il n’éprouvait pour eux qu’une sorte d’aversion.

 

– Trois ans, dit Olga lentement, ou plutôt quelques heures d’une journée de fête. La place de la fête était près du ruisseau, dans un pré, à la porte du village ; il y avait déjà foule quand nous y arrivâmes ; il était venu beaucoup de gens des villages voisins, on était tout étourdi par le bruit. Le père nous mena d’abord à la pompe, naturellement ; il rit de plaisir quand il la vit, une pompe neuve le rendait toujours heureux, il commença à la tâter et à l’expliquer, il n’admettait aucune contradiction, il ne souffrait aucune paresse, s’il y avait quelque chose à voir dessous nous devions tous nous baisser et presque ramper sous la pompe ; Barnabé qui ne le voulait pas reçut des coups. Amalia seule ne s’occupait pas de la pompe ; elle restait là, debout, dans ses beaux habits, et personne n’osait lui dire quoi que ce fût ; j’allais parfois lui prendre le bras, mais elle se taisait. Je ne puis encore m’expliquer comment nous fîmes pour rester si longtemps autour de cette pompe sans remarquer Sortini ; mais nous ne le vîmes qu’au moment où le père s’arracha à sa démonstration ; Sortini n’avait pas dû cesser de rester derrière la pompe, appuyé sur l’un des leviers. Il se faisait un vacarme effrayant, et non pas seulement le vacarme ordinaire des fêtes : le Château avait en effet distribué aux pompiers quelques trompettes d’un genre particulier dans lesquelles le moindre souffle – celui d’un enfant eût suffi – se transformait en rugissements d’une horrible férocité ; à les entendre on se figurait que les Turcs étaient là, et on ne pouvait s’y habituer, à chaque nouveau coup de trompette on tressaillait dans toutes ses fibres. Et comme c’étaient de nouvelles trompettes chacun voulait les essayer, et comme c’était fête populaire on le permettait à tous. Autour de nous, nous avions justement quelques-uns de ces musiciens – peut-être était-ce Amalia qui les avait attirés. Il était difficile de garder son sang-froid en de semblables conditions, et surtout pour nous qui voulions, selon le désir de notre père, réserver un peu d’attention pour le maniement de la pompe ; c’était presque au-dessus de nos forces, c’est ce qui explique que Sortini, que nous n’avions d’ailleurs encore jamais vu, ait échappé si longtemps à nos yeux. « Sortini est là », dit enfin Lasemann à voix basse à mon père – je me trouvais à côté d’eux. Mon père s’inclina très bas et nous fit signe avec humeur de l’imiter. Sans le connaître encore, mon père avait toujours révéré Sortini comme un expert en matière de pompes et parlait souvent de lui à la maison ; ce fut donc pour nous un événement et une surprise de le voir en chair et en os. Sortini, lui, ne s’inquiéta pas de nous. Ce n’était pas une singularité, car la plupart des fonctionnaires ont en public un air absent ; puis il était fatigué ; son devoir professionnel seul le retenait là. Les fonctionnaires qui trouvent pénibles ces devoirs de représentation ne sont pas les plus mauvais ; il y avait là d’autres fonctionnaires et des huissiers qui, du moment qu’ils étaient venus, se mêlaient au peuple. Il restait, lui, près de la pompe et repoussait par son silence quiconque cherchait à l’approcher avec une prière ou une flatterie aux lèvres. Aussi ne nous aperçut-il que bien plus tard. Ce ne fut que lorsque nous nous inclinâmes respectueusement devant lui et que notre père chercha à nous excuser, qu’il jeta un regard sur nous ; il suivit toute l’assistance des yeux d’un air lassé, comme s’il soupirait de voir tant de gens alignés et chaque spectateur suivi encore d’un autre spectateur, jusqu’au moment où son regard s’arrêta sur Amalia, qu’il ne put voir qu’en levant les yeux car elle était beaucoup plus grande que lui. Il resta là interdit un instant, puis sauta par-dessus le timon de la pompe pour se trouver plus près d’Amalia ; nous ne comprîmes pas complètement de prime abord, ce qui se passait, et nous voulûmes tous nous rapprocher, le père en tête, mais il nous en empêcha en levant la main et nous fit signe de partir. Ce fut tout. Nous taquinâmes alors beaucoup Amalia en lui disant qu’elle avait trouvé le fiancé prédit ; dans notre sottise nous en restâmes joyeux durant tout l’après-midi. Mais Amalia était plus taciturne que jamais. « Elle est devenue complètement folle de Sortini ! » disait Brunswick qui a toujours été un peu brutal et qui ne comprend pas un mot aux natures comme celle d’Amalia. Mais cette fois-là sa réflexion nous parut presque juste, nous étions un peu fous ce jour-là et tous, sauf Amalia, légèrement étourdis par le vin sucré du Château quand nous revînmes à la maison passé minuit.

 

– Et Sortini ? demanda K.

 

– Eh oui ! Sortini, dit Olga. Je le revis encore souvent au passage pendant la fête, il était assis sur le timon, il avait croisé les bras sur la poitrine et il resta ainsi jusqu’à ce que la voiture du Château vînt le prendre. Il n’alla même pas assister à la manœuvre des pompiers à laquelle le père se distingua parmi tous les hommes de son âge, précisément dans l’espoir d’être vu de Sortini.

 

– Et n’avez-vous plus entendu parler de lui ? demanda K. Tu sembles avoir pour Sortini une grande vénération.

 

– Oui, dit Olga, une vénération ; et nous avons encore entendu parler de lui. Le jour suivant nous fûmes réveillés de notre sommeil bachique par un cri que poussa Amalia ; les autres retombèrent aussitôt dans leurs lits ; mais moi, restant éveillée, je volai vers Amalia. Elle était debout à la croisée et tenait une lettre qu’un homme venait de lui remettre par la fenêtre, et cet homme attendait encore la réponse. Amalia avait déjà lu la lettre – elle était courte – et la tenait dans sa main qui retombait mollement ; comme je l’aimais quand elle était si lasse ! Je m’agenouillai auprès d’elle et je lus la lettre. À peine eus-je fini qu’Amalia releva la main après avoir lancé sur moi un bref coup d’œil ; mais elle n’eut pas le courage de lire le message, elle le déchira, en jeta les morceaux au visage de l’homme qui attendait dehors et referma la fenêtre. Tel fut ce matin décisif. C’est lui que j’appelle décisif mais chacun des instants de l’après-midi de la veille avait été tout aussi décisif.

 

– Et qu’y avait-il dans la lettre ? demanda K.

 

– C’est juste ; je ne te l’avais pas encore dit, dit Olga, la lettre était de Sortini, elle portait pour adresse : « À la jeune fille au collier de grenats ». Je ne peux pas t’en répéter le contenu ; Sortini ordonnait à Amalia de venir le voir à l’Hôtel des Messieurs, et immédiatement, car il devait partir une demi-heure plus tard. La lettre était conçue dans les termes les plus grossiers que j’eusse jamais entendus, et je dus en deviner le sens d’après l’ensemble. Pour qui n’eût pas connu Amalia et n’aurait lu que cette lettre, la jeune fille à laquelle on avait pu oser l’adresser devait passer pour déshonorée, si intacte qu’elle pût être. Et ce n’était pas une lettre d’amour, nulle parole de tendresse, Sortini semblait plutôt irrité de voir que l’aspect d’Amalia l’avait troublé et distrait de ses affaires. Nous avons supposé plus tard que Sortini avait dû d’abord vouloir revenir au Château le soir même de la fête, n’était resté au village qu’à cause d’Amalia et qu’au matin, courroucé de voir que la nuit ne lui avait pas permis de l’oublier, il avait écrit cette lettre. En face d’une telle lettre, on ne pouvait d’abord que s’indigner, la plus indifférente l’eût fait sans doute, mais chez une autre qu’Amalia la peur l’aurait emporté aussitôt devant un ton aussi méchant et menaçant ; Amalia, elle, en resta à l’indignation ; elle ignore la peur pour elle aussi bien que pour les autres. Pendant que je me reglissais dans mon lit en me répétant la phrase finale interrompue : « Viens donc immédiatement, sans quoi… », ma sœur resta assise sur le rebord de la fenêtre, regardant au-dehors comme si elle attendait encore d’autres messagers et qu’elle fût prête à les traiter tout comme le premier.

 

– Voilà donc les fonctionnaires ! dit K. au bout d’un instant, voilà les gens qu’on trouve chez eux ! Qu’a fait ton père ? J’espère qu’il a déposé une plainte énergique auprès du service compétent ; à moins qu’il n’ait préféré le moyen plus rapide et plus sûr qui consistait à aller immédiatement à l’Hôtel des Messieurs. Ce qu’il y a de plus laid dans cette histoire ce n’est pas l’injure qui a été faite à Amalia ; elle pouvait être réparée facilement, je ne sais pourquoi c’est à l’offense que tu attaches une si grosse importance ; comment Sortini aurait-il compromis Amalia pour toujours avec une pareille lettre ? On pourrait le croire à la façon dont tu racontes cette histoire, mais précisément ce n’est pas possible, il était facile de donner toute satisfaction à Amalia et en quelques jours l’incident était oublié ; ce n’est pas Amalia, c’est lui-même que Sortini a compromis. C’est Sortini qui m’épouvante ! C’est la possibilité de tels abus de pouvoir ! Ce qui a échoué dans ce cas, parce que l’intention était dite nettement, parce qu’elle était parfaitement transparente et que Sortini avait trouvé en Amalia un adversaire plus fort que lui, peut avoir réussi entièrement mille autres fois dans des circonstances à peine moins défavorables et sans que personne en sache rien, même la victime.

 

– Silence, dit Olga, Amalia regarde vers nous.…

 

Amalia avait fini de donner à manger à ses parents, elle était en train de déshabiller sa mère. Elle venait de lui dégrafer sa robe, elle passa les bras de sa mère autour de son cou, et, la tenant ainsi légèrement levée, elle lui retira sa robe, puis elle la rassit doucement. Le père toujours mécontent de voir la mère servie la première, ce qui tenait probablement à ce que la mère était encore plus impotente que lui, tenta – peut-être aussi pour punir sa fille de la lenteur qu’il lui supposait, – de se déshabiller lui-même ; mais, bien qu’il eût commencé par le plus inutile et le plus facile, en essayant de retirer les pantoufles démesurées qui ne tenaient pas à ses pieds, il n’eut pas le moindre succès ; il dut bientôt renoncer à ses efforts avec un halètement rauque et resta appuyé tout raide contre le dossier de sa chaise.

 

– Tu ne vois pas l’essentiel, dit enfin Olga ; tout ce que tu dis peut être vrai, mais l’essentiel c’est qu’Amalia ne soit pas allée à l’Hôtel des Messieurs ; le traitement qu’elle avait infligé au messager pouvait passer à la rigueur, on aurait pu étouffer la chose ; mais Amalia n’allant pas à l’Hôtel, la malédiction retombait sur notre famille, et le traitement qu’avait subi le messager devenait impardonnable.

 

– Comment ! s’écria K. qui radoucit la voix quand il vit Olga lever les mains avec un geste suppliant ; toi, sa sœur, tu ne prétends pas qu’Amalia aurait dû obéir à Sortini et courir à l’Hôtel !

 

– Non, dit Olga, Dieu me préserve d’être effleurée d’un tel soupçon ! Comment peux-tu croire pareille chose ? Je ne connais personne qui agisse jamais de façon aussi juste qu’Amalia. Si elle était allée à l’Hôtel des Messieurs je lui aurais donné raison tout comme je le fais dans le cas contraire ; mais en n’y allant pas, elle était héroïque. Pour moi, je l’avoue franchement, si j’avais reçu une telle lettre j’y serais allée. Je n’aurais pas pu supporter la crainte de ce qui allait se produire, Amalia seule le pouvait. Il y avait mille échappatoires ; une autre fille, par exemple, aurait fait grande toilette, un bon moment y aurait passé, et quand elle serait arrivée à l’Hôtel elle aurait appris que Sortini venait de s’en aller ; peut-être est-il parti aussitôt après avoir envoyé le messager, ce qui est même très probable étant donné la versatilité de ces Messieurs. Mais Amalia ne fit pas cela, ni rien de semblable, elle était trop profondément blessée. Si elle avait eu le moindre semblant d’obéissance, et qu’elle eût franchi le seuil de l’Hôtel juste à la dernière limite, la fatalité eût pu être détournée ; nous avons ici des avocats très forts qui savent faire d’un rien tout ce qu’on veut, mais désormais il n’y avait pas le moindre point favorable à mettre en valeur ; par contre deux faits positifs : une insulte à Sortini, une insulte au messager.

 

– Mais de quelle fatalité me parles-tu ? demanda K., de quels avocats ? On ne pouvait tout de même pas accuser, ni à plus forte raison punir Amalia à cause de la conduite infâme de Sortini ?

 

– Si, dit Olga, on le pouvait. Non pas, évidemment, en lui intentant un procès en règle, et on ne l’a pas punie non plus directement, mais on l’a punie, elle et toute notre famille, et tu commences sans doute à comprendre la gravité de cette punition. Cela te semble formidablement injuste, mais au village tu es seul de cet avis ; ton opinion nous est très favorable et cela devrait nous consoler, mais il n’en pourrait être ainsi que si elle ne reposait pas sur une erreur. Je puis te le prouver facilement ; excuse-moi si je suis amenée à parler de Frieda, mais indépendamment de ce qui a suivi, il s’est passé entre Klamm et Frieda quelque chose qui ressemble beaucoup à ce qui s’est passé entre Amalia et Sortini, et cependant quelque horreur que tu aies eu d’abord, tu commences déjà à trouver la chose juste. Et ce n’est pas un effet de l’habitude, l’habitude ne peut pas émousser les sentiments à ce point quand il s’agit simplement de juger ; c’est simplement parce que tu t’es rendu compte de tes erreurs.

 

– Non, Olga, lui dit K., je ne sais pas pourquoi tu mêles Frieda à cette histoire ; son cas était tout autre ; ne mélange pas des choses aussi foncièrement différentes, et poursuis ton récit.

 

– Je t’en prie, dit Olga, ne m’en veuille pas si je maintiens ma comparaison ; c’est par un reste d’erreur à l’égard de Frieda, que tu te figures devoir la soustraire à la comparaison. Elle n’est pas à défendre, on ne peut que la louer ; quand je compare les deux cas, je ne dis pas qu’ils sont pareils ; ils sont entre eux comme noir et blanc, et c’est Frieda qui est blanche. Le pis qu’on puisse faire à propos de Frieda c’est de rire d’elle, comme je l’ai fait méchamment au café – je m’en suis repentie depuis amèrement, – encore rire est-ce déjà méchanceté ou jalousie, mais enfin le pis est qu’on en rie. Amalia, elle, à moins de porter le même sang qu’elle dans ses veines, on ne peut que la mépriser. C’est pourquoi les deux cas, bien que foncièrement différents, comme tu le dis, ont tout de même une ressemblance.

 

– Ils sont trop différents, dit K. en secouant la tête avec humeur, laisse Frieda de côté, Frieda n’a pas reçu la sale lettre de Sortini, et puis Frieda a vraiment aimé Klamm, et qui en doute n’a qu’à l’interroger, elle l’aime encore aujourd’hui.

 

– Sont-ce là de si grosses différences ? dit Olga. Crois-tu que Klamm n’aurait pas pu tout aussi bien écrire la même lettre à Frieda ? Quand les Messieurs quittent leur bureau de travail, ils sont ainsi, ils ne savent plus où ils en sont, ils disent alors, dans leur distraction, les pires grossièretés ; pas tous peut-être, mais beaucoup. La lettre à Amalia peut n’avoir été gribouillée que dans un moment de préoccupation, avec le parfait mépris de ce que la main écrivait réellement. Que savons-nous des pensées des Messieurs ? N’as-tu pas entendu ou tout au moins ne t’a-t-on pas dit sur quel ton Klamm parlait à Frieda ? Klamm est connu pour être grossier ; il ne dit rien pendant des heures, paraît-il, puis il se met à proférer soudain une grossièreté à faire frémir. De Sortini on ne sait pas s’il est ainsi, puisqu’il n’est pas connu du tout. Tout ce qu’on sait de lui en général c’est que son nom ressemble à celui de Sordini. Sans cette similitude de nom on l’ignorerait sans doute complètement. Même à propos des questions qui touchent aux incendies on le confond probablement avec Sordini qui est le véritable spécialiste en ces matières et qui profite de la similitude de leurs noms pour se débarrasser sur Sortini de ses devoirs de représentation et ne pas être dérangé dans son travail. Quand un homme aussi absent du monde que Sortini se trouve soudain saisi d’amour pour une jeune fille du village cela se présente naturellement sous d’autres formes que chez l’apprenti du menuisier du coin. Et puis il faut songer aussi qu’il y a une énorme distance entre un fonctionnaire du Château et la fille d’un cordonnier, distance qu’il faut franchir d’une façon ou d’une autre : un autre l’eût peut-être fait autrement, Sortini, lui, a essayé de cette manière. On dit bien que nous sommes tous du Château et qu’il n’y a aucune distance à supprimer, et c’est peut-être vrai aussi en général, mais nous avons eu malheureusement l’occasion de voir que, le cas échéant, les choses se passaient autrement. Quoi qu’il en soit, après toutes ces explications je pense que tu comprendras mieux la façon d’agir de Sortini et qu’elle te paraîtra beaucoup moins formidable ; elle est, de fait, bien plus raisonnable que celle de Klamm, et plus supportable aussi, même pour ceux qui ont le plus à en souffrir. Quand Klamm écrit une lettre tendre elle est beaucoup plus gênante que la pire lettre de Sortini. Comprends-moi bien : je ne me permets pas de porter un jugement Sur Klamm, je compare tout simplement parce que tu trouves la comparaison insoutenable. Klamm règne sur les femmes comme un chef, il ordonne tantôt à l’une, tantôt à l’autre de venir, il n’en supporte aucune longuement, et comme il ordonne de venir il ordonne aussi de s’en aller. Ah ! ce n’est pas Klamm qui se donnerait la peine de commencer par écrire une lettre ! Trouves-tu toujours aussi formidable, en comparant les procédés, que Sortini, qui vit toujours si retiré et qui n’a, du moins à ce qu’on sache, aucun rapport avec les femmes, s’asseye une fois dans sa vie pour rédiger de sa belle écriture de fonctionnaire une lettre, si horrible qu’elle soit ? Et si l’on ne peut découvrir là aucune différence qui soit en faveur de Klamm, au contraire, crois-tu que l’amour de Frieda puisse suffire à la créer ? Les rapports des femmes avec les fonctionnaires sont toujours très difficiles ou plutôt trop faciles à juger, crois-m’en. Ce n’est pas l’amour qui manque là. Il n’est pas de passion contrariée quand une femme aime un fonctionnaire. Ce n’est donc pas à cet égard faire l’éloge d’une jeune fille – et je suis loin de ne penser qu’à Frieda – que de dire qu’elle ne s’est donnée à un fonctionnaire que parce qu’elle l’aimait. Elle l’aimait et elle s’est donnée à lui, voilà les faits, mais il n’y a rien là qu’on puisse louer. Tu objectes qu’Amalia n’aimait pas Sortini ? Soit, elle ne l’aimait peut-être pas ; mais peut-être aussi l’aimait-elle ? Qui peut le dire ? Même pas elle. Comment peut-elle penser ne l’avoir pas aimé, quand elle l’a repoussé plus violemment qu’un fonctionnaire ne l’a jamais été ? Barnabé dit qu’elle tremble encore de la secousse qu’elle s’est donnée en fermant la fenêtre il y a trois ans. Et il dit vrai, et c’est pourquoi il ne faut pas interroger Amalia ; elle a brisé avec Sortini, elle n’en veut pas savoir plus long ; l’aime-t-elle ou non ? Je n’en sais rien. Mais nous savons, nous, que les femmes ne peuvent s’empêcher d’aimer les fonctionnaires quand ils laissent tomber leurs yeux sur elles, elles les aiment même d’avance si obstinément qu’elles le nient, et Sortini n’a pas seulement laissé tomber les yeux sur Amalia, il a sauté le timon de la pompe en la voyant, oui, avec ses jambes raidies par le travail du bureau il a sauté le timon de la pompe. Mais Amalia, me diras-tu, Amalia est une exception. Oui, elle en est une en effet, elle l’a prouvé en refusant d’aller au rendez-vous de Sortini, n’est-ce pas là suffisamment exceptionnel ? Mais qu’en dehors de Sortini elle n’ait jamais aimé personne, ce serait presque un excès d’exception, cela ne se comprendrait plus. Nous étions certes dans ce fameux après-midi comme frappées de cécité, mais nous avions tout de même encore assez de sang-froid pour entrevoir le penchant d’Amalia à travers toutes les fumées de ce jour-là. Si l’on considère tout cela, quelle différence reste-t-il entre Frieda et Amalia ? Celle-ci seulement que Frieda a fait ce qu’Amalia a refusé.

 

– C’est possible, dit K., mais pour moi la différence essentielle est que Frieda est ma fiancée, alors qu’Amalia ne m’intéresse au fond que comme sœur du messager Barnabé et dans la mesure où son destin peut dépendre de l’emploi de Barnabé. Si un fonctionnaire lui avait causé un tort criant, comme il m’avait semblé au début de ton histoire, cette injustice m’eût beaucoup occupé, mais bien plus comme affaire publique que comme affaire personnelle d’Amalia. Mais ce que tu viens de me dire change la face des choses : je me trouve maintenant en présence d’une histoire que je ne comprends pas, il est vrai, entièrement, mais qui me paraît tout de même vraisemblable parce que c’est toi qui me la racontes et je ne demande pas mieux que de ne plus m’en inquiéter ; je ne suis pas un pompier, que m’importe Sortini ! En revanche Frieda me tient beaucoup à cœur et je trouve étrange que tu cherches constamment à propos d’Amalia à attaquer et à me faire suspecter Frieda en qui j’ai mis toute ma confiance et à qui je suis prêt à la garder toujours. Je ne crois pas que tu y mettes d’intention, à plus forte raison de mauvaise intention, sans quoi il y a longtemps que j’aurais dû partir. Tu ne le fais pas intentionnellement, ce sont les circonstances qui t’y poussent, tu aimes trop Amalia, tu veux la voir supérieure à toutes les autres, et, ne trouvant rien d’assez glorieux en Amalia elle-même pour justifier ce piédestal, tu rabaisses les autres femmes pour arriver à tes fins. Le geste d’Amalia n’est pas un geste ordinaire, mais plus tu en parles moins on sait s’il a été grand ou petit, sage ou fou, héroïque ou lâche ; Amalia tient ses raisons cachées au plus profond de son cœur ; personne ne les lui arrachera. Frieda par contre n’a rien fait d’extraordinaire, elle a suivi seulement le penchant de sa tendresse, rien de plus clair pour qui veut bien se donner la peine d’examiner la chose, tout le monde peut la contrôler, elle ne laisse pas place aux ragots. Quant à moi je ne cherche ni à rabaisser Amalia ni à défendre Frieda, mais simplement à t’expliquer mon attitude envers Frieda et à te montrer qu’en l’attaquant c’est mon existence qu’on attaque. C’est de mon propre gré que je suis venu ici et de mon propre gré que je m’y suis fixé, mais c’est à Frieda que je dois tout ce qui s’est passé jusqu’ici, c’est à elle surtout que je dois mes possibilités d’avenir – car, si incertaines qu’elles soient, elles existent réellement, – c’est à Frieda et je ne le laisserai pas mettre en doute. J’avais bien été engagé ici comme arpenteur, mais ce n’était qu’en apparence, on s’est joué de moi, on m’a chassé de partout ; on se joue encore de moi, mais il y faut maintenant plus de cérémonie : j’ai pris en quelque sorte un peu plus de surface, et c’est déjà quelque chose ; j’ai, si petits qu’ils soient, un poste, un vrai métier, j’ai une fiancée qui me décharge du travail de ma profession quand d’autres affaires m’appellent, je l’épouserai et je deviendrai membre de la commune ; j’entretiens aussi avec Klamm, en dehors de mes relations officielles, des rapports personnels que je pourrai peut-être utiliser un jour. Est-ce peu de chose ? Et, quand je viens chez vous, qui donc saluez-vous ? À qui confies-tu l’histoire de votre famille ? De qui espères-tu une aide ? Ce n’est tout de même pas de moi, ce n’est pas de l’arpenteur que Lasemann et Brunswick ont chassé de chez eux il n’y a pas une semaine, tu espères cela d’un homme qui dispose déjà d’une certaine puissance. Mais cette puissance c’est à Frieda que je la dois, Frieda qui est si modeste que si tu essayais de l’interroger à ce sujet elle manifesterait certainement la plus profonde ignorance. Et cependant, d’après tout cela, il semble qu’en son innocence Frieda ait réalisé plus qu’Amalia avec tout son orgueil, car au fond j’éprouve l’impression que tu cherches une aide pour Amalia. Et auprès de qui ? Auprès de personne d’autre que Frieda.

 

– Ai-je vraiment parlé si vilainement de Frieda ? demanda Olga ; je ne le voulais certes pas et je ne pense pas l’avoir fait, mais c’est possible au fond, notre situation est telle que nous sommes en lutte avec tout le monde : si nous commençons à nous plaindre nous sommes emportés malgré nous, nous ne pouvons pas savoir où nos plaintes nous mèneront. Tu as d’ailleurs raison, il existe maintenant une grande différence entre nous et Frieda, et il est bien de le souligner une bonne fois. Il y a trois ans nous étions de petites bourgeoises et Frieda, l’orpheline, était fille de peine à l’Auberge du Pont, nous passions devant elle sans l’effleurer du regard, c’était certainement trop d’orgueil, mais nous avions été élevées ainsi. Mais tu as pu voir où nous en sommes maintenant le soir de l’Hôtel des Messieurs. Frieda le fouet à la main et moi dans le tas de la valetaille. Mais c’est encore pis ! Que Frieda nous méprise, c’est en accord avec sa situation, ce sont les circonstances qui le veulent. Mais qui ne nous méprise pas ? Celui qui prend le parti de nous mépriser entre aussitôt dans la plus haute société. Connais-tu la petite qui a succédé à Frieda ? Elle s’appelle Pepi, je n’ai fait sa connaissance qu’avant-hier soir, jusqu’alors elle était restée femme de chambre. Elle me méprise certainement encore plus que ne le faisait Frieda. Quand je suis venue chercher la bière elle m’a vue par la fenêtre, elle a bondi sur la porte et elle l’a barricadée. Il m’a fallu la supplier longtemps pour qu’elle se décide à m’ouvrir, et lui promettre le ruban que je portais dans les cheveux. Mais quand je le lui ai donné elle l’a jeté dans un coin. Après tout, elle peut me mépriser, ne suis-je pas en grande partie à sa merci ? Et puis elle est serveuse à l’Hôtel des Messieurs. Évidemment ce n’est que pour un temps. Elle n’a certainement pas les qualités nécessaires pour conserver longtemps un pareil poste. Il n’y a qu’à entendre le ton sur lequel le patron lui parle et à comparer avec celui qu’il employait avec Frieda. Mais cela n’empêche pas Pepi de mépriser aussi Amalia. Amalia dont le regard suffirait à chasser de l’hôtel la petite Pepi, avec ses nattes et ses pompons, plus vite que ne le lui permettraient ses seuls petits mollets dodus. Quels indignes commérages n’ai-je pas dû entendre d’elle, hier encore, sur Amalia, jusqu’au moment où les clients se sont occupés de moi – à la façon il est vrai, que tu as déjà pu voir.

 

– Comme te voilà inquiète, dit K., je n’ai fait que mettre Frieda à la place qui lui revient, je n’ai pas voulu vous rabaisser, comme tu te le figures maintenant ! Votre famille présente pour moi aussi une particularité que je ne cherche pas à me cacher ; mais que cette particularité puisse donner naissance au mépris, je ne le comprends pas.

 

– Hélas, K. ! dit Olga, je ne crains que trop que tu finisses par le comprendre toi aussi ; ne peux-tu absolument pas voir que la conduite d’Amalia envers Sortini a été la première cause de ce mépris ?

 

– Ce serait bien étrange, dit K. ; on peut admirer ou blâmer le geste d’Amalia ; mais la mépriser ? Et si, pour des raisons que je ne peux saisir, on méprise vraiment Amalia, pourquoi étend-on ce mépris jusqu’à vous, sa famille, qui êtes innocents ? Que Pepi te méprise, par exemple, c’est fort, et je lui rendrai la monnaie de sa pièce dès que j’irai à l’Hôtel des Messieurs.

 

– Si tu voulais, K., dit Olga, retourner l’opinion de tous ceux qui nous méprisent, tu aurais beaucoup de travail, car tout provient du Château. Je me rappelle encore tous les détails de l’après-midi qui suivit ce triste matin. Brunswick, qui était alors l’ouvrier de mon père, était venu comme tous les jours ; le père lui avait donné son travail et l’avait renvoyé chez lui ; nous nous étions ensuite mis à table, et tout le monde était très en train, sauf Amalia et moi ; le père ne cessait de parler de la fête, il nourrissait divers projets au sujet de ses fonctions de pompier ; le Château possède en effet un corps de pompiers particulier qui avait envoyé à la fête une délégation avec laquelle diverses questions avaient été discutées, les messieurs du Château présents à la manœuvre avaient vu le travail de nos pompiers, l’avaient trouvé très bien, puis, l’ayant comparé, tout à notre avantage, avec celui des pompiers du Château, avaient parlé de la nécessité d’une réorganisation de leur corps pour laquelle il serait nécessaire de faire venir des instructeurs du village ; plusieurs candidats s’annonçaient, mais le père espérait que le choix tomberait sur lui. C’était de cela qu’il parlait, et, comme il avait l’habitude de bien s’étaler en mangeant, il était assis là, les deux bras recouvrant à peu près la moitié de la table, et quand il regardait le ciel par la fenêtre ouverte son visage était si jeune, si heureux, si plein d’espoir ! Je ne devais plus le revoir jamais ainsi. Ce fut alors qu’Amalia déclara, d’un air supérieur que nous ne lui connaissions pas, qu’il ne fallait pas trop ajouter foi à ce que disaient ces Messieurs, qu’à ces occasions-là ils trouvaient volontiers un mot aimable à prononcer, mais que cela ne signifiait que peu de chose, et même rien, aussitôt dit c’était oublié pour toujours, ce qui n’empêchait d’ailleurs personne de retomber dans le panneau à la première occasion. La mère lui interdit de semblables discours, le père ne fit d’abord que rire des grands airs d’expérience et de sagesse d’Amalia, mais ensuite il parut surpris, eut l’air de chercher quelque chose dont l’absence ne l’eût frappé qu’en ce moment, – mais il ne manquait rien, – et dit que Brunswick avait parlé d’une histoire de messager et de lettre déchirée, et demanda si nous savions qui cette histoire concernait et de quoi il retournait. Nous nous tûmes ; Barnabé qui était encore aussi jeune qu’un agneau, dit je ne sais quelle bêtise ou quelle impertinence, on parla d’autre chose et l’affaire fut oubliée.

 

LE CHATIMENT D’AMALIA.

 

Mais peu après nous nous trouvâmes de tous côtés assaillis de questions sur cette histoire de lettre, des amis vinrent, et des ennemis, des personnes que nous connaissions et des gens que nous ne connaissions pas. Mais personne ne restait longtemps ; c’étaient les meilleurs amis qui prenaient le plus vite congé. Lasemann, toujours lent et digne d’ordinaire, vint comme s’il eût voulu seulement prendre mesure de la pièce ; un coup d’œil de gauche à droite et il s’en allait déjà ; on eût dit un horrible jeu d’enfants en lui voyant prendre la fuite et le père lâchait d’autres visiteurs pour les poursuivre jusqu’au seuil de la maison où il renonçait à son dessein ; Brunswick vint demander son congé ; il désirait, déclara-t-il, s’établir à son propre compte ; c’était un malin qui savait profiter des circonstances. Des clients venaient chercher les souliers qu’ils avaient en réparation ; au début le père tâcha de les faire changer d’avis – et nous le soutenions de toutes nos forces – mais il y renonça bientôt et il aida lui-même sans mot dire les clients à chercher dans le tas ; dans le livre des commandes, on biffait l’une après l’autre la ligne de chaque client, nous rendîmes les provisions de cuir que les gens avaient chez nous, les créances rentrèrent, tout se passa sans le moindre incident, les gens étaient contents du moment qu’ils pouvaient couper vite et complètement toute liaison avec nous ; qu’ils y fussent de perte ou non, peu importait ; et finalement, comme c’était à prévoir, parut Seemann, le capitaine des pompiers ; je vois encore la scène, Seemann grand et fort, un peu voûté, poitrinaire, toujours grave car il ne sait pas rire, se tient là debout devant mon père qu’il a admiré et auquel il a même fait espérer à certains moments d’épanchement le grade de capitaine-adjoint, et maintenant il doit lui annoncer que le corps des pompiers le renvoie et lui demande de rendre son diplôme. Les gens qui se trouvaient chez nous à ce moment abandonnèrent leurs affaires pour venir se presser en cercle autour des deux hommes. Seemann ne peut proférer un seul mot, il se contente de frapper constamment de petites tapes sur l’épaule de mon père, comme pour faire sortir de mon père à petits coups les mots qu’il devrait dire lui-même et ne trouve pas. Il rit sans trêve en même temps, cherchant sans doute par ce rire à rassurer un peu et lui-même et les autres, mais comme il ne sait pas rire et qu’on ne l’a jamais encore entendu rire, personne n’a l’idée d’aller croire qu’il rit. Mais le père est trop fatigué, trop désespéré de sa journée pour pouvoir aider qui que ce soit, il paraît même trop fatigué pour pouvoir se demander seulement de quoi il s’agit. Nous étions tous désespérés de la même façon, mais comme nous étions jeunes nous ne pouvions pas croire à une telle catastrophe, nous pensions toujours que parmi tant de visiteurs il finirait par s’en trouver un qui prendrait le commandement et ferait tout rentrer dans l’ordre. Seemann nous paraissait alors dans notre sottise tout désigné pour ce rôle de sauveur. Nous attendions fiévreusement qu’un mot d’ordre se détachât enfin de ce rire qui ne cessait pas. De quoi pouvait-on rire maintenant, sinon de la stupidité de l’injustice qui nous frappait ? Monsieur le Capitaine, Monsieur le Capitaine, dites-le donc enfin aux gens, pensions-nous en nous pressant contre lui, ce qui avait pour seul résultat de l’obliger à d’étranges demi-tours. Pourtant, enfin, – non à la vérité pour combler ses secrets désirs, mais pour répondre aux encouragements ou aux cris d’humeur du public, – il se mit à parler. Nous espérions encore. Il commença par faire un grand éloge du père. Il l’appela « parure de notre compagnie », « modèle pour la postérité », « membre inébranlable dont le départ ruinera notre organisation ». Tout cela eût été fort beau s’il s’en fût tenu là. Mais il continua à parler. Si malgré tout, le corps s’était décidé à demander au père de partir, de partir provisoirement s’entend, chacun reconnaîtrait la gravité des motifs qui avaient poussé le corps à prendre cette décision. Peut-être n’eût-on pas été obligé d’en venir si loin sans les prouesses que le père avait faites aux manœuvres de la veille, mais c’étaient justement ces prouesses qui avaient attiré particulièrement sur lui l’attention des autorités ; le corps des pompiers était à l’ordre du jour et devait veiller plus que jamais à la parfaite pureté de son renom. Après l’offense faite au messager, le corps n’avait pas pu trouver d’autre solution, et lui, Seemann, avait dû assumer le pénible devoir de l’annoncer, le père ne devait pas « lui rendre sa tâche plus lourde ». Comme Seemann était heureux de sa petite production ! Il était même si content qu’il en oublia sa déférence exagérée, montra le diplôme pendu au mur et fit un signe avec le doigt. Le père hocha la tête et alla le chercher, mais ses mains tremblaient tellement qu’il ne put le décrocher. Je montai sur une chaise pour l’aider. De ce moment, c’était la fin ; il ne sortit même pas le diplôme du cadre, il remit le tout tel quel à Seemann. Puis il s’assit dans un coin, ne bougea plus, ne parla plus à personne et nous dûmes régler nous-mêmes tant bien que mal les affaires des derniers clients.

 

– Et où vois-tu donc là l’influence du Château ? demanda K. Jusqu’à présent il ne semble pas qu’il soit encore entré en jeu. Tout ce que tu m’as raconté jusqu’ici peut s’expliquer par une inquiétude irraisonnée des gens, par le plaisir que leur cause le malheur d’autrui et par l’infidélité des amis, – choses qu’on peut trouver partout, – et, du côté de ton père, – c’est du moins ce qu’il me semble, – par une certaine petitesse d’esprit, car ce diplôme qu’était-ce au fond ? L’attestation de ses capacités, mais ne les conservait-il pas ? Si elles le rendaient indispensable, tant mieux ; il n’aurait rendu la tâche du capitaine vraiment pénible qu’en jetant le diplôme à ses pieds au premier mot. Mais ce qui me semble particulièrement caractéristique c’est que tu ne fais même pas mention d’Amalia ; Amalia, qui était pourtant cause de tout, se tenait sans doute sagement tapie à l’arrière-plan et contemplait le désastre.

 

– Non, dit Olga, personne n’a de reproche à se faire, nul ne pouvait agir autrement, tout cela c’était l’influence du Château.

 

– L’influence du Château, répéta Amalia qui venait de rentrer de la cour sans qu’on l’eût vue, – les parents étaient au lit depuis longtemps. – Qui parle ici du Château ? Vous êtes encore là tous les deux ? Tu voulais repartir immédiatement, K., et il va être bientôt dix heures. Ces histoires t’intéressent-elles donc ? Il y a des gens qui s’en repaissent ; ils s’assoient l’un à côté de l’autre, comme vous êtes assis là, et ils s’invitent réciproquement à parler. Mais tu ne m’as pas l’air d’être de ces gens-là.

 

– Si, dit K., je suis des leurs, mais par contre les gens qui ne s’inquiètent pas de ces histoires et laissent simplement les autres s’en inquiéter ne font guère impression sur moi.

 

– Soit, dit Amalia, mais l’intérêt des gens est d’origine très diverse, j’ai entendu parler d’un jeune homme qui se préoccupait jour et nuit du Château, il ne pensait qu’à cela et négligeait tout le reste ; on craignait pour son intelligence des choses courantes car toute sa pensée demeurait au Château. Mais finalement on s’aperçut que ce n’était pas vraiment le Château, mais seulement la fille d’une femme de peine des bureaux qui le préoccupait ainsi, on la lui donna et tout rentra dans l’ordre.

 

– Cet homme me plairait, je crois, répondit K.

 

– Lui, j’en doute, dit Amalia, mais sa femme te plairait peut-être. Enfin, ne vous dérangez pas ; moi, je vais me coucher et je vais être obligée d’éteindre à cause du père et de la mère. Ils s’endorment facilement mais au bout d’une heure ils ont déjà terminé leur vrai sommeil et la moindre lueur les gêne. Bonne nuit.

 

Et, de fait, la lampe s’éteignit, Amalia devait s’organiser une couchette sur le sol près des parents.

 

– Quel est donc, demanda K., ce jeune homme dont elle parlait ?

 

– Je ne sais pas, dit Olga, c’était peut-être Brunswick, bien que l’histoire ne lui ressemble pas, peut-être aussi était-ce un autre. Il n’est pas toujours facile de comprendre Amalia, parce qu’on ignore souvent si elle plaisante ou si elle parle sérieusement. En général c’est sérieusement, mais on dirait que c’est ironique.

 

– Laisse là, dit K., les interprétations. Comment as-tu fait pour te laisser dominer à ce point par elle ? Était-ce déjà ainsi avant votre grand malheur ? Ou n’est-ce venu qu’ensuite ? Et n’éprouves-tu jamais le désir de te libérer ? Cet esclavage a-t-il quelque motif sérieux ? Elle est plus jeune que toi et devrait donc t’obéir. C’est elle qui, coupable ou non, a amené le malheur sur vous. Et au lieu de recommencer chaque jour à en demander pardon à chacun d’entre vous, elle lève la tête plus haut que tous, ne s’occupe de rien, sauf, par grâce, des parents, ne veut être initiée à rien, comme elle dit, et quand il lui arrive une fois par hasard de vous parler c’est peut-être sérieusement mais on croirait que c’est ironie. Est-ce sa beauté, dont tu parles parfois, qui lui a donné cet empire ? Mais vous vous ressemblez tous et, si elle diffère de vous, c’est en mal ; dès la première fois j’ai été effrayé de ce regard morne et sans amour. Et puis elle a beau être plus jeune on n’en voit rien, elle a cet air sans âge des femmes qui ne vieillissent pas mais qui n’ont jamais eu de jeunesse. Tu la vois tous les jours, tu ne remarques pas la dureté de son visage. Aussi, lorsque j’y réfléchis, ne puis-je même pas prendre au sérieux la soudaine passion de Sortini ; peut-être a-t-il voulu simplement la punir, et non l’appeler, par cette lettre.

 

– Laissons Sortini, dit Olga, avec les Messieurs du Château tout est possible, qu’il s’agisse de la plus belle ou de la plus laide des jeunes filles. Pour le reste tu te trompes complètement au sujet d’Amalia. Je n’ai pas de raison de te gagner à sa cause et si j’essaie quand même de le faire c’est uniquement à cause de toi. Amalia a été cause de notre malheur, c’est certain, mais le père lui-même, qui a été le plus cruellement frappé et n’a jamais été bien maître de lui, surtout à la maison, le père lui-même n’a jamais dans les moments les plus cruels le moindre mot de reproche à l’endroit d’Amalia. Non qu’il approuve son geste ; lui qui était un admirateur de Sortini, il ne pouvait rien y comprendre, il eût volontiers sacrifié tout ce qu’il avait à Sortini, et lui-même, mais non, à vrai dire, dans des circonstances comme celles-là, sachant ou plutôt pressentant la colère de Sortini. Pressentant, car désormais nous ne sûmes plus rien de Sortini ; s’il avait jusqu’alors vécu dans l’ombre, il vécut désormais dans la nuit ; ce fut comme s’il n’existait pas[27]. J’eusse voulu que tu visses Amalia à cette époque ! Nous savions tous qu’il ne viendrait aucune punition au sens étroit du mot. On nous abandonnait seulement. Les gens d’ici, comme aussi le Château. Mais tandis qu’on s’apercevait de l’abandon où nous laissaient les gens d’ici, on ne remarquait rien du Château. Nous n’avions jamais observé qu’il n’eût pour nous quelque sollicitude, comment aurions-nous pu remarquer un revirement ? Ce calme était la pire des choses. Les abandons n’étaient rien auprès de lui, car les gens n’avaient pas agi poussés par une conviction, ils n’avaient même peut-être pas d’animosité sérieuse contre nous, leur mépris de maintenant n’existait pas encore, ils n’avaient agi que par peur et ils attendaient désormais de voir le tour que prendraient les événements. Nous n’avions d’ailleurs pas encore de misère à craindre, tous nos débiteurs nous avaient payés, la liquidation avait été avantageuse ; quand nous manquions de vivres, des parents nous aidaient en secret ; cela leur était facile, c’était le moment de la moisson ; à vrai dire nous n’avions pas de champs et on ne nous laissait travailler nulle part ; pour la première fois de notre vie nous étions presque condamnés à l’oisiveté. Nous restions donc assis ensemble, les fenêtres fermées, dans le brasier de juillet et d’août. Rien ne se passait. Nulle invitation, nulle nouvelle, nulle visite, rien.

 

– Mais, dit K., si rien ne se passait et si vous n’aviez pas de vrai châtiment à attendre que redoutiez-vous donc ? Quelles drôles de gens vous faites ![28]

 

– Comment t’expliquer cela ? dit Olga. Nous ne redoutions rien qui dût venir, nous souffrions déjà du présent, nous étions en plein châtiment. Les gens du village n’attendaient que de nous voir venir à eux, de voir leur père rouvrir boutique ; Amalia, qui coupait et cousait à merveille et seulement pour la meilleure société, retournait chercher des commandes, tous les gens souffraient de ce qu’ils avaient fait ; quand une famille considérée se trouve soudain éliminée d’un village tout le monde subit le contrecoup de son malheur ; on ne s’était détaché de nous qu’en croyant obéir à un devoir ; à la place des gens nous n’aurions pas agi autrement. Ils ignoraient d’ailleurs au fond de quoi il s’agissait au juste, on avait entendu seulement parler d’un messager qui était revenu à l’Hôtel des Messieurs la main pleine de lambeaux de papier. Frieda l’avait vu partir, puis revenir ; elle avait échangé quelques mots avec lui et répandu immédiatement la nouvelle qu’elle avait apprise. Mais ce n’était pas par hostilité à notre égard ; c’était simplement par devoir, un devoir qu’aurait éprouvé toute autre personne dans le même cas. Et maintenant les gens auraient aimé, comme je te l’ai déjà dit, une solution qui arrangeât tout. Si nous nous étions présentés aux gens en annonçant que tout était réglé, qu’il n’y avait jamais eu là qu’une méprise aujourd’hui complètement expliquée, ou encore qu’il y avait bien eu une faute, mais qu’elle était déjà réparée, ou – les gens se seraient contentés de si peu ! – que nous avions réussi à faire étouffer la chose par nos relations, on nous aurait certainement reçus à bras ouverts, on nous eût embrassés, on eût fait une fête, c’est une chose que j’ai déjà vue à différentes occasions. Mais il n’y aurait même pas eu besoin d’en dire autant ; si nous étions venus tout simplement nous proposer, si nous avions renoué nos anciennes relations sans même souffler mot de l’histoire de la lettre, cela aurait suffi, tout le monde aurait renoncé de grand cœur à reparler de cette histoire ; c’était surtout, la peur à part, à cause du côté gênant de cette affaire qu’on s’était séparé de nous, pour n’en rien savoir, pour n’en pas parler, n’y point penser, ne pas risquer d’être atteint de façon ou d’autre. Si Frieda l’avait révélée ce n’était pas pour s’en réjouir, mais pour se préserver et préserver les autres, pour attirer l’attention de la commune sur le fait qu’il s’était passé là une chose à laquelle on devait rester le plus étranger qu’on pourrait. Ce n’était pas nous, ce n’était pas notre famille qui étions en jeu, c’était l’affaire seulement, et nous seulement à cause de l’affaire à laquelle nous étions mêlés. Si donc, oubliant le passé, nous avions fait le simple geste de venir, et montré par notre attitude que l’affaire ne nous inquiétait plus, quel que pût être le motif de notre paix, et si le public avait acquis ainsi la conviction que cette histoire, quelle qu’elle eût été, ne reviendrait pas sur le tapis, tout eût été réglé, nous aurions retrouvé partout la serviabilité de jadis ; même si nous n’avions oublié l’affaire qu’imparfaitement on l’eût compris et on nous eût aidés à l’enterrer complètement. Mais au lieu de cela nous restions au logis. Je ne sais ce que nous attendions, probablement la décision d’Amalia ; elle avait pris le matin de la lettre la direction de la famille et elle gardait le gouvernail. Sans éclats, sans ordres, sans prières, uniquement par son silence. Nous, naturellement, nous discutions beaucoup ; ce n’était, du matin au soir, qu’un chuchotement sans arrêt ; parfois le père, pris soudain d’anxiété, m’appelait à lui et je passais la moitié de la nuit au bord de son lit. D’autres fois, Barnabé et moi, nous allions nous asseoir l’un à côté de l’autre, sur une marche, et Barnabé qui ne comprenait encore que bien peu de chose à tout cela ne cessait de réclamer fiévreusement des explications, toujours les mêmes ; il savait bien que les années insouciantes qui attendaient les autres garçons de son âge ne viendraient plus jamais pour lui ; nous restions assis là, tous deux, K., comme nous sommes maintenant, et nous oubliions que la nuit venait, nous oubliions que le matin reparaissait. La mère était la plus faible de nous tous, sans doute parce qu’elle n’avait pas souffert seulement de la peine générale, mais aussi de celle de chacun, et nous voyions avec effroi paraître en elle des changements qui, comme nous le pressentions, attendaient chacun de nous. Elle avait pour place préférée le coin d’un canapé, – qui est parti depuis longtemps, il est maintenant dans la grande pièce de Brunswick, – c’était là qu’elle s’asseyait et – on ne savait précisément ce que c’était – elle somnolait ou, à en juger d’après le mouvement de ses lèvres, dévidait de longs monologues. Il était si naturel de discuter l’histoire de la lettre ! Nous la retournions sous toutes ses faces, nous en scrutions tous les détails certains, nous passions en revue toutes les possibilités douteuses. Nous rivalisions d’inventions pour trouver une bonne solution ; c’était si naturel et si inévitable ! Mais ce n’était pas bon, nous ne faisions que nous enfoncer plus profondément dans l’envoûtement auquel nous aurions dû chercher à échapper. Et à quoi bon toutes ces trouvailles, si géniales qu’elles puissent être ! Nulle de nos idées n’était exécutable sans Amalia ; on en restait aux discussions préliminaires, vides de sens car les résultats n’arrivaient pas jusqu’à ma sœur, et s’ils y étaient parvenus, ils n’auraient rencontré que mutisme. Enfin, heureusement, je la comprends mieux maintenant. Son fardeau était plus lourd que le nôtre ; on ne peut pas concevoir qu’elle l’ait supporté et qu’elle vive encore parmi nous. La mère portait peut-être la peine de tout le monde, elle la portait parce que cette peine lui est tombée dessus, mais elle ne la porta pas longtemps ; on ne peut plus dire aujourd’hui qu’elle la porte encore, mais à cette époque-là sa raison se trouvait troublée. Amalia, elle, n’avait pas seulement à porter la peine, elle en comprenait la raison, nous n’en voyions que les conséquences, elle en voyait la cause, nous espérions en je ne sais quels petits moyens, elle savait que tout était réglé, nous pouvions chuchoter, elle ne pouvait que se taire, elle était face à face avec la vérité, elle vivait et supportait alors cette vie comme maintenant. Que notre lot, à nous, était meilleur malgré toute notre détresse ! Il fallut cependant quitter la maison. Ce fut Brunswick qui l’occupa, on nous assigna cette bicoque, et nous apportâmes ici en quelques voyages tout notre bien sur une voiture à bras, Barnabé tirait avec moi, le père et Amalia poussaient, la mère, que nous avions amenée la première, nous reçut assise sur une caisse en se lamentant légèrement comme toujours. Mais je me rappelle que, même pendant ces voyages pénibles, – qui étaient aussi très humiliants car nous rencontrions souvent des chars de blé chargés de moissonneurs qui se taisaient et détournaient les regards en nous voyant, – je me rappelle que Barnabé et moi nous ne pouvions cesser, même pendant ces voyages, de nous entretenir de nos soucis et de nos plans, que nous nous arrêtions souvent pour discourir, et qu’il fallait les « Allons ! Allons ! » du père pour nous rappeler au devoir. Mais il n’était conférence qui tînt, nos discussions ne changèrent rien à notre vie, même après notre déménagement ; nous commençâmes cependant à sentir la pauvreté. Les avances des parents cessèrent, nos ressources touchaient à leur fin, et ce fut justement à cette époque-là que le mépris que tu connais commença à se manifester. On s’aperçut que nous n’avions pas la force de nous tirer de l’histoire de la lettre et on nous en voulut beaucoup ; ce n’était pas qu’on ne comprît pas le tragique de notre destin, bien qu’on ne le connût pas tout entier ; les gens savaient qu’ils n’eussent probablement pas mieux résisté à l’épreuve que nous, mais ils n’en trouvaient que plus nécessaire de couper tout lien avec notre famille ; si nous avions oublié notre malheur on nous aurait portés aux nues, mais comme nous n’y avions pas réussi, on rendait définitive notre situation provisoire en nous excluant de partout. On ne parlait plus de nous comme d’êtres humains, on ne prononçait plus notre nom de famille, on nous appelait les Barnabé, du nom du plus innocent d’entre nous, notre barque elle-même prit un mauvais renom, et si tu t’examines bien tu t’avoueras que toi aussi tu as cru trouver ce mépris justifié la première fois que tu es entré ; plus tard, quand on a recommencé à venir nous voir, de loin en loin, les gens ont fait la moue à propos de bagatelles, parce que par exemple la petite lampe à huile était pendue là-bas au-dessus de la table. Où l’eût-on pendue sinon là ? Mais les gens trouvaient ce détail insupportable. Et si nous changions la lampe de place, ils continuaient à faire les dégoûtés. Tout ce que nous étions, tout ce que nous avions se heurtait au même mépris.

 

PÈLERINAGES, SOLLICITATIONS.

 

Et que faisions-nous pendant ce temps ? Le pis que nous pussions faire, une chose pour laquelle nous eussions mérité plus justement le mépris que pour la raison qui nous le valait pratiquement, nous trahissions Amalia, nous désobéissions à son ordre muet ; nous ne pouvions plus vivre ainsi, nous ne pouvions vivre sans aucun semblant d’espoir et nous nous mîmes, chacun à notre façon, à assaillir ou supplier le Château afin qu’il nous pardonnât. Nous savions bien que nous ne pouvions rien réparer et nous savions aussi que la seule accointance sur laquelle nous pussions fonder quelque espoir, celle de Sortini, l’unique fonctionnaire qui voulût du bien à mon père, était devenue, du fait de la situation même, inutilisable pour nous ; pourtant nous nous mîmes à l’œuvre. Le père commença ses inutiles pèlerinages chez le maire, les secrétaires, les avocats, les scribes ; et la plupart du temps on ne le recevait pas, et s’il réussissait par ruse ou par hasard à forcer la porte interdite – quelle joie à cette nouvelle ! On s’en frottait les mains ! – il se voyait expédié en cinq sec et on ne le recevait plus jamais. Il était si facile aussi de lui répondre ! Le Château a toujours si beau jeu ! Que demandait-il donc ? Que lui était-il arrivé ? Que voulait-il qu’on lui pardonnât ? Quand avait-on jamais remué au Château le bout du petit doigt contre lui ? Qui l’avait fait ? Oui, il était devenu pauvre, il avait perdu ses clients ; etc., etc., mais c’étaient là événements quotidiens, affaires de métier, résultats des lois de l’offre et de la demande, le Château devait-il donc s’occuper de tout ? Il le faisait pratiquement, bien sûr, mais il ne pouvait tout de même pas intervenir aussi grossièrement dans l’évolution des affaires, tout de go, sans autre dessein que de servir les intérêts d’un individu isolé. Devait-il mettre des fonctionnaires en campagne pour courir aux trousses des clients et les ramener au père la main au collet ? Mais, objectait alors le père, – nous méditions tout cela chez nous, et avant et après, accroupis dans un coin, en cachette d’Amalia qui s’apercevait bien de tout mais laissait faire, – mais, objectait alors le père, je ne me plains pas de ma ruine ; j’aurai vite rattrapé tout ce que j’ai perdu, c’est d’une importance très secondaire pourvu que je sois pardonné. Mais qu’avait-on à lui pardonner ? demandait-on. Nulle plainte n’avait été encore portée contre lui, du moins ne figurait-elle dans nul des procès-verbaux, dans nul de ceux, en tout cas, que le public des avocats pût consulter ; par conséquent, autant qu’on pût le constater, nulle poursuite n’avait jamais été intentée contre lui, nulle instance d’arrestation ne le menaçait. Pouvait-il citer quelque disposition officielle qui eût été prise contre lui ? Non, disait-il, il ne le pouvait pas. Eh bien alors ! S’il ne savait rien et si rien ne s’était produit que voulait-il donc ? Que pouvait-on bien avoir à lui pardonner ? D’importuner inutilement les fonctionnaires par ses démarches ? Mais c’était justement ce qui ne se pardonnait pas. Le père ne lâchait pas prise ; à cette époque il était encore très vigoureux et ses loisirs forcés lui laissaient tout son temps. « Amalia retrouvera son honneur, je le lui rendrai, il n’y en a plus pour bien longtemps », disait-il plusieurs fois par jour soit à Barnabé soit à moi, mais très bas, car il ne fallait pas qu’Amalia entendît ; ce n’était cependant que pour elle qu’il parlait, car en réalité son but n’était pas de lui retrouver son honneur, mais de se faire pardonner. Seulement, pour se faire pardonner, il eût fallu d’abord faire établir la faute, et les bureaux la niaient. Il lui vint donc à l’idée – et cette pensée montrait bien que son esprit s’affaiblissait – qu’on lui dissimulait la faute parce qu’il ne payait pas assez ; il n’avait en effet payé jusqu’à ce jour que les tributs qu’il devait officiellement et qui étaient déjà bien assez gros pour nos moyens. Il crut qu’il fallait faire plus, ce qui était certainement une erreur, car nos services acceptent bien les pots-de-vin, pour éviter d’inutiles discussions, mais ces pots-de-vin ne servent à rien. Notre père y voyait cependant un espoir, nous ne voulions pas lui enlever cette consolation. Nous vendîmes ce qui nous restait – ce n’étaient guère plus que des objets indispensables – pour lui fournir les moyens de poursuivre ses démarches, et nous eûmes longtemps la satisfaction de voir que le père faisait sonner quelque monnaie au fond de sa poche en se mettant en route le matin. Nous, nous jeûnions tout le reste du jour, sans autre résultat réel que de voir le père se maintenir dans une sorte d’espérance. Mais cette joie qu’il éprouvait était-elle même un avantage ? Il se tuait en pèlerinages et ces démarches qui, sans l’argent, eussent pris rapidement la fin qu’elles méritaient, traînaient en longueur grâce à nous. Comme on ne pouvait vraiment rien faire d’extraordinaire pour les suppléments qu’il payait, un secrétaire essayait quelquefois de lui donner un semblant de satisfaction en lui promettant une enquête et en laissant percer une allusion à certaines traces qu’on aurait déjà trouvées et qu’on suivait, non par devoir, mais par sympathie pour le père ; et le père, au lieu de se défier un peu plus, devenait un peu plus crédule. Quand il avait reçu de ces promesses sans valeur, il revenait à la maison comme s’il nous eût apporté la bénédiction du Bon Dieu, et c’était supplice que de le voir grimacer derrière Amalia en ouvrant de grands yeux, en souriant d’un air fin et en nous la montrant du doigt pour nous donner à entendre que la réhabilitation de sa fille, réhabilitation qui ne surprendrait plus qu’elle, était sur le point de s’accomplir grâce aux efforts qu’il avait faits, mais que c’était encore un secret et que nous devions le garder strictement. Cette situation aurait duré encore longtemps, si nous n’avions été finalement hors d’état de continuer à fournir de l’argent. Barnabé avait été pris comme ouvrier, à force de supplications, par Brunswick, à la condition d’aller chercher et de rapporter le travail la nuit, – il faut avouer que Brunswick s’exposait là pour nous à un certain danger, mais en revanche il payait très mal et Barnabé travaille à la perfection – Barnabé ne chômait donc pas mais son salaire suffisait juste à nous empêcher de mourir complètement de faim. Après une longue préparation nous annonçâmes au père avec de grands égards que nous allions cesser nos versements ; il prit la nouvelle avec calme. Sa raison n’était plus capable de lui montrer l’inutilité de ses interventions, mais il était tout de même fatigué de ses intéressantes déceptions. Il disait bien – il n’articulait plus aussi distinctement qu’auparavant, autrefois il parlait presque trop nettement – il disait bien qu’il n’aurait plus eu besoin de grand-chose, que le lendemain, le jour même peut-être, il eût appris tout ce qu’il eût voulu et que maintenant les sacrifices étaient perdus, qu’on n’avait échoué que faute d’un peu d’argent, etc., etc., mais le ton sur lequel il parlait montrait qu’il n’en croyait rien. D’ailleurs il eut immédiatement de nouveaux projets. N’ayant pas réussi à faire établir la faute, et ne pouvant par conséquent rien obtenir par la voie officielle, il dut se mettre à quémander en abordant les fonctionnaires personnellement. Il y aurait sûrement parmi eux, pensait-il, des gens au cœur compatissant qui n’avaient pas le droit de l’écouter en service mais qui pourraient le faire en dehors du bureau, si on les surprenait au bon moment.

 

Ici K., qui avait écouté jusqu’alors d’un air profondément absorbé, interrompit le récit d’Olga pour demander :

 

– Et tu ne penses pas que ce soit exact ?

 

La suite de l’histoire devait bien le lui apprendre, mais il voulait être renseigné immédiatement.

 

– Non, dit Olga, il ne peut être question de pitié ni de rien de semblable. Si jeunes et inexpérimentées que nous fussions nous le savions, et le père aussi naturellement, mais il avait oublié cela comme le reste. Il avait formé le dessein de se poster près du Château sur la grand-route à l’endroit où passaient les voitures des fonctionnaires et si l’occasion s’en offrait, de présenter sa demande de pardon. À parler franc, c’était un projet dénué de toute raison, même si l’impossible s’était produit et que sa prière fût parvenue jusqu’à l’oreille d’un fonctionnaire. Un fonctionnaire isolé a-t-il donc le droit de pardonner ? Ce ne peut être que l’affaire des autorités réunies, encore n’ont-elles sans doute pas à pardonner, mais simplement à juger. D’ailleurs un fonctionnaire, même s’il condescendait à s’occuper de l’affaire, pourrait-il s’en faire une idée d’après ce que lui dirait un pauvre vieil homme fatigué et balbutiant comme le père ? Les fonctionnaires sont des gens très capables, mais dans une seule spécialité ; quand une question est de leur ressort, il leur suffit d’un mot pour saisir toute une série de pensées, mais s’il s’agit d’une chose qui sort de leur rayon on peut passer des heures à la leur expliquer, ils remuent la tête poliment mais ils ne comprennent pas un mot. Et c’est bien naturel ; vous n’avez qu’à chercher à comprendre les petites questions administratives qui vous concernent personnellement, des affaires de rien du tout qu’un fonctionnaire règle d’un haussement d’épaules, cherchez à les comprendre à fond, vous aurez trouvé du travail pour toute votre vie et vous n’en viendrez pas à bout. Et si le père était tombé sur un fonctionnaire compétent, celui-ci n’eût rien pu faire sans documents, surtout au beau milieu d’une route, car ils ne peuvent pas pardonner – c’est bien le hic – mais seulement régler les choses officiellement, et pour ce, conseiller la voie administrative ; mais le père avait justement essuyé un échec complet de ce côté. Fallait-il qu’il fût tombé bas pour vouloir essayer de cette nouvelle méthode ! Si elle avait présenté la moindre chance de succès, la grand-route grouillerait de solliciteurs de ce genre, mais comme il s’agit d’une prétention dont l’impossibilité éclate aux yeux des moins instruits la route reste vide. Peut-être aussi le père trouvait-il là une sorte d’encouragement, tout lui servait à nourrir son espoir. Il fallait du courage ! Une saine intelligence n’aurait pas eu besoin de grandes réflexions, les moindres détails extérieurs hurlaient l’impossibilité de l’entreprise. Si les fonctionnaires vont et viennent du Château au village, et du village au Château, ce n’est pas pour leur plaisir, ils ont ici comme là du travail qui les attend, aussi filent-ils à toute vitesse. Il ne leur vient donc pas à l’idée de regarder par la portière pour chercher des solliciteurs sur les routes, leurs voitures sont pleines de documents qu’ils étudient.

 

– Pourtant, dit K., j’ai vu l’intérieur d’un traîneau dans lequel il n’y avait pas de papiers !

 

Le récit d’Olga lui découvrait la perspective d’un monde si grand, d’un univers si invraisemblable qu’il ne pouvait s’empêcher de le confronter un peu avec ses petites expériences pour se convaincre plus nettement de l’existence de ce monde aussi bien que du sien.

 

– C’est possible, dit Olga, mais c’est pire dans ce cas, c’est qu’alors le fonctionnaire a des affaires si importantes que ses papiers sont trop nombreux et trop précieux pour qu’il les emporte en voiture, ces fonctionnaires-là vont au galop. En tout cas nul d’entre eux n’a de temps à perdre avec le père. Et puis le Château a plusieurs entrées : une fois c’est l’une qui est à la mode et tout le monde passe par là, une autre fois c’est une autre et les voitures y affluent. D’après quelles règles ces changements s’opèrent-ils ? On n’a pas encore pu le trouver. Le matin à huit heures tout le monde prend une route ; une demi-heure plus tard c’est une autre qui est en vogue et tout le monde s’y précipite, dix minutes plus tard c’est le tour d’une troisième, une demi-heure après on revient à la première et on s’y tient toute la journée mais on peut tout de même changer à chaque instant. Toutes ces routes se rejoignent bien à proximité du village, mais là c’est un fleuve d’autos, tandis que, plus près du Château, le rythme se modère un peu. D’ailleurs, comme le lieu des sorties, le nombre des voitures varie constamment lui aussi suivant des lois impénétrables. Il se passe souvent un jour entier sans qu’on en aperçoive une seule, puis elles processionnent sans arrêt. Et maintenant, en face de ce défilé, représente-toi notre père. Vêtu de son plus bel habit qui sera bientôt le seul qui lui reste, il quitte la maison chaque matin, escorté de nos bénédictions. Il emporte un petit insigne de pompier – auquel, au fond, il n’a plus droit – pour l’arborer hors du village ; au village même il a peur de le montrer bien que cet insigne soit si minuscule qu’on ne le voie pas à deux pas ; mais le père s’imagine que ce brimborion va attirer sur lui l’attention des fonctionnaires qui passent au fond de leurs voitures ! Non loin de l’entrée du Château sont les jardins d’un maraîcher, un certain Bertuch qui fournit des légumes au Château ; ce fut là, sur le rebord du mur étroit qui supporte la grille du jardin, que le père choisit une place. Bertuch le laissa faire parce qu’il avait été l’un de ses amis et de ses clients les plus fidèles ; il a un pied bot : il croyait que le père était seul capable de lui faire des souliers convenables. Le père restait donc assis là tous les jours ; l’automne était morne et pluvieux, mais le temps était complètement indifférent au père ; tous les matins à la même heure on le voyait poser la main sur la poignée de la porte et faire un signe d’adieu. Le soir il revenait complètement trempé – on eût dit qu’il se voûtait chaque jour de plus en plus – et il se jetait dans un coin. Au début il nous parlait de ses petites aventures ; Bertuch lui avait jeté une couverture par-dessus la grille, ou bien il avait cru reconnaître tel ou tel fonctionnaire au fond d’une voiture, ou encore, de temps en temps, tel cocher l’avait reconnu et frôlé de son fouet pour faire une plaisanterie. Par la suite il cessa de raconter ces détails, il n’espérait sans doute plus rien, ce n’était plus que par devoir, pour faire son aride métier, qu’il allait là-bas passer sa journée. Ce fut à cette époque que commencèrent ses douleurs rhumatismales ; l’hiver approchait, la neige tomba précocement, l’hiver commence très tôt chez nous ; il s’asseyait tantôt sur la pierre inondée, tantôt dans la neige. La nuit, la douleur le faisait gémir et le matin il hésitait parfois à se décider à partir, mais il se dominait bien vite et s’en allait. La mère se pendait à son cou et voulait l’empêcher de partir, et lui devenu sans doute craintif à cause de ses membres qui ne lui obéissaient plus, lui permettait parfois de l’accompagner, et la mère fut prise des mêmes douleurs que lui. Nous allions souvent les trouver, nous leur apportions à manger ou nous allions prendre de leurs nouvelles ; nous cherchions à les persuader de revenir ; que de fois ne les avons-nous pas trouvés effondrés l’un à côté de l’autre, se soutenant mutuellement sur leur étroite banquette, enveloppés, des genoux au menton, dans une mince couverture qui les entourait à peine, et autour d’eux le gris de la neige et du brouillard, rien que ce gris et, si loin qu’on pût voir, pas une voiture, pas âme qui vive… Ah ! quel tableau, K., quel tableau !… Jusqu’à ce qu’un beau matin le père ne put plus tirer hors du lit ses jambes raides ; il était désespéré ; il croyait voir dans son délire une voiture qui s’arrêtait justement devant chez Bertuch, un fonctionnaire qui descendait, le cherchait le long de la grille, et, dépité, remontait en hochant la tête dans sa voiture. Le père poussait alors de tels cris qu’on eût cru qu’il cherchait à se faire entendre du fonctionnaire de si loin et à lui expliquer combien il était peu coupable de son absence. Et ce fut une longue absence ; il ne revint plus jamais là-bas ; il dut rester des semaines au lit. Amalia se chargea de le servir, de le soigner, de lui faire prendre ses remèdes ; elle se chargea de tout, et elle a continué, avec des pauses, jusqu’à maintenant. Elle connaît des simples qui calment les douleurs, elle n’a pas besoin de sommeil, elle ne s’effraie jamais, elle ne s’impatiente pas, elle fait tout le travail des parents ; alors que nous passions notre temps à tourner autour d’eux sans pouvoir être d’aucun secours, elle restait tranquille et froide en face de tous les événements. Mais quand le pire fut passé et que le père put de nouveau sortir du lit, avec des « han », en s’appuyant à droite et à gauche sur quelqu’un, Amalia s’effaça aussitôt et nous en laissa tout le soin.

 

LE PROJET D’OLGA.

 

Il s’agissait maintenant de trouver pour le père une occupation à laquelle il fût encore capable de se livrer, n’importe quoi qui pût lui donner à penser qu’il aidait à laver la famille de la faute. Il n’était pas difficile d’inventer quelque chose de ce genre ; on ne pouvait au fond rien trouver qui eût moins de sens que les séances d’attente devant le jardin de Bertuch, mais je découvris quelque chose qui allait me donner à moi un peu d’espoir. Toutes les fois que, dans les bureaux ou en présence de secrétaires, ou dans quelque autre circonstance que ce fût, on avait parlé de notre faute, il n’avait jamais été question que de l’offense faite au messager de Sortini, personne n’osait aller plus loin. Or, me dis-je, si l’opinion ne veut connaître, – et peu importe que ce soit en apparence seulement – que l’offense faite au messager, on pourrait tout réparer, – et peu importerait encore que ce ne fût qu’en apparence – en se réconciliant avec le messager. Nulle plainte, paraît-il, n’a encore été portée, nul service ne s’occupe donc encore de l’affaire, il reste donc loisible au messager de pardonner à titre personnel, et c’est au fond toute l’affaire. Rien de tout cela n’avait d’importance décisive ; ce n’était qu’apparence et il n’en pouvait sortir qu’apparence, mais le père en serait heureux et pourrait peut-être prendre sa revanche sur les donneurs de renseignements qui l’avaient tant tourmenté. Évidemment, il fallait commencer par retrouver le messager. Quand j’exposai mon projet au père il en conçut d’abord un grand courroux ; il était en effet devenu très entêté ; il croyait – cette idée s’était fait jour chez lui au cours de sa maladie – que c’était nous qui l’avions toujours empêché d’aboutir au dernier moment, la première fois en lui supprimant les avances, et maintenant en le retenant au lit ; et puis il n’était plus capable de saisir parfaitement les pensées des autres. Je n’avais pas fini d’exposer mon projet qu’il était déjà condamné ; le père pensait qu’il devait continuer à attendre devant le jardin de Bertuch, et comme il ne serait certainement plus en état d’y aller chaque jour il nous faudrait, disait-il, l’y porter dans une voiture à bras. Mais je ne lâchai pas mon idée, et il finit tout de même par s’y habituer petit à petit ; le seul point qui le gênât encore était qu’il dépendait de moi ; car j’étais seule à avoir vu le messager, il ne le connaissait pas du tout. Évidemment les domestiques se ressemblent et je n’étais pas complètement sûre, moi non plus, que je reconnaîtrais celui-là. Nous commençâmes à aller à l’Hôtel des Messieurs, et à chercher parmi les domestiques. Nous savions qu’il s’agissait d’un serviteur de Sortini et Sortini ne venait plus au village, mais ces Messieurs changent souvent, de domestiques, on pouvait fort bien le trouver parmi ceux d’un autre fonctionnaire, et, si on ne le trouvait pas lui-même, peut-être pourrait-on quand même se procurer des renseignements à son sujet. Il fallait donc aller à l’Hôtel tous les soirs, et nous étions mal vus partout à plus forte raison en un tel endroit ; nous ne pouvions pas entrer en payant comme clients. Mais les événements montrèrent qu’on pouvait tout de même nous employer. Tu sais les tourments que Frieda avait à supporter de la domesticité ; ce sont en général des gens paisibles gâtés et alourdis par un travail facile ; « Puisses-tu avoir une vie de domestique ! » dit une formule de bénédiction des fonctionnaires, et, de fait, quant à la façon de vivre, les domestiques sont les vrais maîtres au Château ; ils savent d’ailleurs le reconnaître et dans le Château, tant qu’ils obéissent à ses lois, ils restent fort calmes et fort dignes, on me l’a souvent affirmé ; on trouve d’ailleurs encore chez eux quelques restes de ces vertus, même quand ils descendent au village, mais des restes seulement : par ailleurs, les lois du Château n’ayant plus complètement vigueur ici pour eux, ils semblent métamorphosés ; ce n’est plus qu’une cohue insubordonnée, frénétique, et dominée non plus par les lois mais par des instincts insatiables. Leur effronterie ne connaît plus de bornes, c’est un bonheur pour le village qu’ils n’aient le droit de quitter l’Hôtel des Messieurs que sur un ordre ; à l’Hôtel même il faut chercher à se tirer d’affaire comme on peut ; Frieda trouvait la chose très dure, aussi fut-elle enchantée de pouvoir m’employer à calmer les domestiques. Depuis plus de deux ans, deux fois par semaine au moins, je passe la nuit au milieu d’eux à l’écurie. Autrefois, quand le père pouvait encore me suivre, il couchait dans un coin de la salle de café et attendait là des nouvelles que je rapporterais le matin. C’était peu de chose. Nous n’avons pas encore trouvé le messager que nous cherchions ; il doit être encore au service de Sortini, qui en fait grand cas ; il a sans doute suivi son maître quand Sortini s’est retiré dans des bureaux de plus en plus reculés. La plupart des domestiques l’ont perdu de vue depuis aussi longtemps que nous et quand l’un d’entre eux déclare qu’il l’a vu, c’est probablement une erreur. Mon dessein aurait donc échoué ; mais tout de même pas complètement ; sans doute n’avons-nous pas trouvé le messager, sans doute les allées et venues de la maison à l’Hôtel des Messieurs, les nuits passées là-bas, et j’ajouterai même la pitié que le père éprouve pour moi – dans la mesure où il en est encore capable – ont-elles achevé ce pauvre homme ; il y a près de deux ans qu’il se trouve dans l’état où tu peux le voir maintenant, et cependant, il va peut-être moins mal que la mère dont nous attendons la fin d’un jour à l’autre – si cette fin tarde encore un peu, c’est grâce aux efforts d’Amalia. – Mais j’ai tout de même réussi par l’Hôtel à réaliser avec le Château une certaine liaison ; ne me méprise pas si je te dis que je ne regrette pas ce que je fais. Belle liaison ! penseras-tu peut-être. Tu as raison. Elle n’est pas extraordinaire. Je connais beaucoup de domestiques, ceux de presque tous les Messieurs qui sont venus au village dans les dernières années, et si je vais jamais au Château je ne m’y sentirai pas perdue. Évidemment au village ce ne sont que des serviteurs et au Château ils sont tous différents, ils ne veulent probablement y reconnaître personne, surtout quand c’est au village qu’ils ont fait votre connaissance, même s’ils vous ont juré cent fois à l’écurie qu’ils seraient enchantés de vous revoir au Château. Je sais d’ailleurs déjà par expérience le peu de cas qu’il faut faire de ce genre de promesses. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Ce n’est pas seulement par les domestiques que je suis en liaison avec le Château, mais aussi par mes propres efforts ; je crois et j’espère que, si quelqu’un m’observe de là-haut, moi et ce que je fais, – et l’administration d’une aussi grande domesticité constitue certainement une partie très importante du travail des autorités – je crois que si quelqu’un m’observe il me juge moins sévèrement que d’autres et qu’il reconnaît peut-être que je lutte pitoyablement mais dans l’intérêt de notre famille et que je continue les efforts du père. Si l’on voit les choses sous cet angle on me pardonnera peut-être d’accepter de l’argent des valets et de l’employer pour notre famille. Et je suis arrivée aussi à une autre chose, – une autre chose dont, à vrai dire, tu me fais reproche toi aussi. J’ai appris par les domestiques bien des détails sur la façon dont on peut entrer au service du Château par des moyens détournés ; cette méthode ne permet pas de faire partie du personnel officiel, on ne peut être avec elle qu’admis en secret, toléré, on n’a ni droits ni devoirs, c’est le pire ; mais comme on est là, on obtient tout de même un résultat : on peut apercevoir les bonnes occasions et en profiter, on a beau ne pas être employé officiellement, le hasard peut vous mettre en présence d’un travail que nul autre n’est là pour exécuter ; sur un appel, on accourt, et vous voilà devenu l’employé que vous n’étiez pas l’instant d’avant. Seulement quand se présente une pareille occasion ? Parfois immédiatement ; à peine est-on venu, à peine s’est-on retourné, l’occasion se présente déjà ; tout le monde n’a pas la présence d’esprit d’en profiter ainsi tout de suite, en arrivant, et une autre fois l’on peut attendre plus de temps que n’en eût demandé l’admission officielle à laquelle, d’ailleurs, l’employé toléré n’a plus le droit de postuler. Il y a donc bien de quoi faire réfléchir ; mais les objections sont minimes en face des difficultés de l’admission officielle qui ne se fait qu’après une sélection terrible ; la candidature de quelqu’un dont la famille ne jouirait pas d’une réputation parfaite serait rejetée d’avance ; s’il se risque quand même, il tremble durant des années à l’idée du résultat ; on lui demande de tous côtés, dès le premier jour, avec un grand air d’étonnement, comment il peut oser se lancer dans une entreprise ainsi condamnée à l’échec, mais il espère tout de même ; comment vivrait-il sans cela ? Et il apprend au bout de longues années, dans sa vieillesse, il apprend le refus du Château, il apprend que tout est perdu et que sa vie a été vaine. Il y a évidemment à cela certaines exceptions, c’est ce qui fait qu’on se laisse tenter si facilement. Il arrive que ce soient précisément des gens de réputation douteuse que l’on engage. Il est des fonctionnaires qui aiment malgré eux l’odeur de ce gibier ; en examinant ces candidatures ils reniflent l’air, tordent la bouche, tournent les yeux, l’homme leur paraît étonnamment appétissant et il faut qu’ils s’en tiennent très strictement aux lois pour pouvoir résister. Souvent d’ailleurs cela ne sert pas à faire aboutir la candidature, mais simplement à prolonger indéfiniment les formalités d’admission qui ne reçoivent aucune sanction définitive : on les arrête après la mort de l’homme. L’admission régulière est donc, tout comme l’autre, pleine de difficultés secrètes ou connues, et, avant de se lancer dans une candidature, il faut bien peser ce qu’on fait. Ce n’est pas ce que nous avons négligé, Barnabé et moi ! Toutes les fois que je rentrais à l’Hôtel des Messieurs, nous nous asseyions l’un près de l’autre et je rapportais les dernières nouvelles ; nous en parlions pendant des jours et le travail restait souvent entre les mains de Barnabé plus longtemps qu’il n’eût été bon. Sur ce point je puis avoir péché, de ton point de vue. Je savais qu’il ne fallait pas se fier beaucoup aux récits des valets. Je savais qu’ils n’aimaient pas me parler du Château, qu’ils détournaient toujours le cours de l’entretien, se faisaient arracher chaque mot, puis, quand ils étaient en train, à leur récit s’attablaient, débitaient des insanités, des vantardises, faisaient assaut d’exagérations et d’inventions, si bien que dans tous les hurlements pour lesquels ils se relayaient au fond de cette écurie sombre, il ne pouvait y avoir, en mettant les choses au mieux, que quelques infimes bribes de vérité. Mais je rapportais exactement tout à Barnabé comme je l’avais entendu, et lui qui n’était pas encore capable de discerner entre le mensonge et la vérité et qui mourait presque de la soif de ces choses à cause de la situation de notre famille, il buvait toutes mes paroles et brûlait d’en apprendre plus. Et de fait mon nouveau plan se basait sur Barnabé. On ne pouvait plus rien obtenir des domestiques. On n’avait pas découvert et on ne découvrirait pas le messager de Sortini ; Sortini semblait se retirer de plus en plus loin, et avec lui son messager ; leur silhouette, leur nom s’enfonçaient dans l’oubli et il me fallait souvent les décrire longuement pour n’arriver à d’autre résultat que de voir les gens se souvenir d’eux laborieusement, et sans en pouvoir rien dire. Quant à ma vie avec les valets, je n’avais naturellement aucune influence sur la façon dont on la jugeait ; mon seul espoir était qu’on la jugeât selon l’intention qui la guidait et qu’elle effaçât un peu la faute de notre famille, mais nul signe extérieur ne me montrait qu’il en fût ainsi. Cependant, ne voyant rien que je pusse encore tenter personnellement, je m’obstinais dans l’idée de risquer pour nous une manœuvre au Château. J’en voyais la possibilité pour Barnabé. Les récits des domestiques autorisaient, si l’on voulait – et je le voulais énormément – à penser que quelqu’un qui était pris au service du Château pouvait beaucoup pour sa famille. Qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Impossible de le savoir ; mais peu de chose, c’était évident, car, lorsqu’un domestique que je ne devais jamais revoir ou qui me reconnaîtrait à peine si je le voyais, m’assurait solennellement qu’il aiderait mon frère à s’embaucher au Château ou tout au moins, si Barnabé y allait, qu’il le soutiendrait dans ses efforts, c’est-à-dire qu’il le ravitaillerait, – car il arrive, à ce que racontent les domestiques, que les postulants tombent en faiblesse ou se déconcertent à la suite d’une trop longue attente, et se trouvent alors perdus si des amis ne prennent soin d’eux – lorsqu’on me racontait des choses de ce genre, l’avertissement qu’elles contenaient devait être justifié mais les promesses correspondantes n’étaient que phrases creuses. Pas pour Barnabé ; j’avais beau le mettre en garde, le seul fait que je les lui rapportais suffisait à le gagner à mes projets. Mes allégations ne le touchaient guère, il n’écoutait que les récits des domestiques. Je me trouvais donc complètement isolée ; Amalia seule pouvait s’entendre avec mes parents, plus je me consacrais, à ma façon, aux anciens projets du père, plus Amalia se détachait de moi ; devant toi, devant les autres personnes, elle me parle, mais seule jamais ; pour les valets de l’Hôtel des Messieurs j’étais un jouet qu’ils cherchaient avec fureur à briser ; de deux ans je n’ai pas échangé avec eux une seule parole intime ; des mensonges, des hypocrisies, des folies, pas une confidence sincère ; il ne me restait que Barnabé, et Barnabé était encore très jeune. Quand je voyais à mes récits s’allumer dans ses yeux l’éclat qu’ils en ont conservé depuis, j’étais terrifiée, et pourtant je ne démordais pas de mon idée ; il y allait de trop grandes choses, me semblait-il. Évidemment je n’avais pas les grands projets, creux mais grands, de mon père, je n’avais pas cette résolution des hommes, je me contentais de chercher à réparer l’offense faite au messager et je voulais encore qu’on me fît un mérite de ma modestie. Mais où j’avais échoué seule, je voulais réussir maintenant, différemment mais sûrement, par Barnabé. Nous avions offensé un messager ; nous lui avions fait quitter les bureaux les plus en vue ; quoi de plus naturel que d’offrir dans la personne de Barnabé un messager qui le remplaçât, de faire exécuter par Barnabé le travail du messager insulté et de permettre ainsi à l’offensé de disparaître aussi longtemps qu’il le voudrait, aussi longtemps qu’il lui faudrait pour oublier l’offense ! Je voyais bien la prétention qui se cachait dans ce projet malgré toute sa modestie ; je voyais bien qu’il pouvait éveiller l’idée que nous cherchions à dicter aux autorités la façon dont elles devaient régler les questions du personnel ou que nous doutions qu’elles fussent capables de prendre d’elles-mêmes les meilleures mesures et qu’elles ne les eussent même prises depuis longtemps, avant que l’idée ne nous fût venue qu’il y avait quelque chose à faire là. Mais je me disais ensuite qu’il était impossible que l’administration se méprît à ce point sur mes intentions ou que, si elle le faisait, ce serait intentionnellement, c’est-à-dire que, d’avance et sans autre examen, tout ce que j’entreprenais se trouverait condamné ? Je ne lâchai donc pas prise, et l’ambition de Barnabé fit le reste. Dans cette période de préparatifs il devint si orgueilleux qu’il trouva trop sale pour lui, futur employé du Château, le travail de cordonnier, et qu’il osa même contredire systématiquement Amalia quand elle lui disait, d’ailleurs bien rarement, quelque mot. Je ne lui en voulus pas de cette brève période de joie, car, du premier jour où il alla au Château, plaisir et orgueil s’envolèrent comme il était aisé de le prévoir. Et ce fut alors que commença ce semblant de service dont je t’ai parlé. Barnabé pénétra pour la première fois au Château, ou, plus exactement, dans le bureau qui est devenu pour ainsi dire le centre de ses opérations avec une facilité faite pour surprendre tout le monde. Ce succès me rendit presque folle ce jour-là ; quand Barnabé me l’apprit à l’oreille en revenant le soir à la maison, je volai vers Amalia, je la saisis, la poussai dans un coin et l’embrassai des lèvres et des dents si fort qu’elle en pleura de douleur et d’effroi. L’émotion me clouait la langue ; et puis nous n’avions plus parlé depuis si longtemps… Je remis mon explication aux jours suivants. Mais ces jours-là il n’y eut plus rien à dire. On en resta sur ce rapide succès. Deux années durant, Barnabé mena cette existence angoissante. Les huissiers ne faisaient rien ; je donnai un mot à Barnabé pour le recommander à leur bienveillance en leur rappelant leurs promesses, et, chaque fois qu’il en rencontrait un, Barnabé sortait sa lettre et la présentait, et, bien qu’il tombât souvent sur des huissiers qui ne me connaissaient pas, bien que son geste fût agaçant pour ceux-là aussi qui me connaissaient, – car il n’ose pas parler là-haut, il montrait le papier sans un mot – il est honteux que personne ne l’ait jamais aidé ; ce nous fut un soulagement, que nous aurions pu évidemment nous procurer depuis longtemps nous-mêmes, quand un huissier auquel cette lettre avait peut-être déjà été mise plusieurs fois sous le nez la roula en boule et la jeta dans une corbeille à papier. Il eût pu dire, ce fut la réflexion qui me vint : « Ne traitez-vous pas les lettres ainsi ! » Mais, si dépourvue de résultats que fût cette période, elle exerça pourtant une heureuse influence sur Barnabé, si l’on peut trouver heureux qu’il ait vieilli prématurément et soit devenu précocement homme, et même sur bien des points d’un sérieux et d’un jugement qui dépassent la virilité. J’éprouve souvent de la tristesse à le regarder en le comparant avec le jeune garçon qu’il était encore il y a deux ans. Et je n’ai même pas la consolation et le soutien que pourrait me donner cette virilité. Sans moi il ne serait pas allé au Château, et depuis qu’il y va il ne dépend plus de moi. Je suis sa confidente mais il ne me raconte sûrement qu’une faible part de ce qu’il a sur le cœur. Il me parle beaucoup du Château, mais ses récits, les petits détails qu’il me rapporte sont loin d’expliquer une aussi formidable transformation. On ne peut pas comprendre surtout comment, devenu homme, il a perdu là-haut si complètement le courage qu’il avait encore adolescent, pour notre désespoir à tous. Évidemment ces longues stations, ces attentes inutiles répétées chaque jour et qui recommencent tout le temps inexorablement, cela use les nerfs, cela rend hésitant, incapable de tout ce qui n’est pas cette attente désespérée. Mais pourquoi, même au début, n’a-t-il jamais résisté ? D’autant plus qu’il n’a pas tardé à reconnaître que j’avais eu raison, que l’ambition n’avait rien à chercher là-haut, qu’on n’y pourrait rien trouver que, peut-être, une amélioration de la situation de notre famille. Car tout, là-haut, se fait modestement ; les huissiers peuvent avoir des mouvements de vanité, mais l’ambition cherche à se satisfaire dans le travail, et comme alors c’est l’affaire elle-même qui prend le dessus sur l’ambition, celle-ci ne tarde pas à disparaître ; il ne reste nulle place pour des désirs enfantins. Barnabé, comme il me l’a dit, a cru voir nettement pourtant combien grands étaient le savoir et la puissance de ces fonctionnaires cependant si discutables, dans le bureau desquels il avait le droit d’entrer. Il m’a dit comment ils dictaient – vite, les yeux à demi fermés, le geste bref – comment ils liquidaient de l’index, sans un mot, les huissiers grognons qui souriaient à ce moment-là d’un air heureux en respirant péniblement, et les réactions qu’ils avaient quand ils trouvaient un passage important dans leurs livres, comment ils tapaient dessus du plat de la main et comment les autres accouraient alors, dans la mesure où le permettait l’étroitesse du passage, et tendaient le cou pour mieux voir. Ces détails et d’autres du même genre donnaient à Barnabé une haute idée de ces hommes et il éprouvait l’impression que s’il parvenait à être aperçu d’eux et à pouvoir leur dire quelques mots, non pas en étranger mais en collègue de bureau, – un collègue du dernier rang bien entendu, – il réussirait peut-être à obtenir pour notre famille les plus incalculables résultats. Mais, précisément, il n’en est jamais arrivé là et il n’ose faire ce qui pourrait le mettre en voie d’y parvenir bien qu’il sache fort bien que malgré sa jeunesse nos malheurs l’ont élevé, pesant honneur, au rang de chef de famille. Et puis, pour tout avouer : tu es venu il y a une semaine. Je l’avais entendu dire à l’Hôtel des Messieurs, mais je ne m’en occupais pas ; un arpenteur était venu…, je ne savais même pas qui c’était. Mais le lendemain soir, Barnabé arrive plus tôt que de coutume, – d’habitude j’allais au-devant de lui à une heure déterminée, – il arrive plus tôt que de coutume, il voit Amalia dans la salle, me prend à part, me conduit sur la route, pose sa tête sur mon épaule et se met à pleurer. C’est le petit garçon d’autrefois. Il lui est arrivé quelque chose qui le dépasse. Il semble qu’un monde tout nouveau se soit ouvert devant ses yeux, et il ne peut supporter le bonheur et le souci d’une si grande nouveauté. Et cependant il ne s’est rien passé sinon qu’il a reçu de toi une lettre à faire parvenir. Seulement, c’est la première lettre, le premier travail qu’on lui confie.

 

Olga se tut. Tout faisait silence sauf la lourde respiration, et parfois le râle des parents. K. se contenta d’ajouter comme pour compléter le récit d’Olga :

 

– Vous m’avez caché votre jeu. Barnabé a porté la lettre comme un vieux messager surchargé de travail et vous avez fait toutes deux, toi tout aussi bien qu’Amalia, qui était donc d’accord avec vous cette fois-là, comme si les lettres et le service de messager de Barnabé n’étaient qu’une chose secondaire.

 

– Il faut distinguer entre nous, dit Olga. Barnabé est devenu un enfant heureux grâce à ces deux lettres, malgré tous les doutes que lui inspire son activité. Il n’éprouve ces doutes que pour lui et pour moi, mais avec toi il place son point d’honneur à se présenter comme un vrai messager, comme se présentent à son idée les véritables messagers. C’est ainsi que je dus par exemple, bien que son espoir d’obtenir le costume officiel soit en hausse en ce moment, lui transformer sa culotte en deux heures pour la faire ressembler un peu à la culotte collante du costume officiel et pour qu’elle puisse te donner le change à toi, encore facile à tromper sur ce point-là. Voilà Barnabé ; Amalia, elle, méprise vraiment le service de messager et maintenant que Barnabé semble avoir un peu de succès, comme elle s’en rend compte à son air et au mien, à nos longues conférences et à nos chuchotements, maintenant elle méprise ce travail encore plus qu’auparavant. Elle dit donc vrai, ne commets jamais l’erreur de n’y pas croire. Mais si moi, K., j’ai parfois dénigré ce service de messager, ce n’était pas dans l’intention de te tromper, c’était par peur. Ces deux lettres qui sont passées par les mains de Barnabé constituent depuis trois ans le premier signe de clémence qui ait jamais été adressé à notre famille. Ce revirement, si c’en est un et non une illusion – car ici les illusions sont plus fréquentes que les revirements – est en rapport avec ta venue, notre sort s’est donc mis à dépendre en partie du tien ; peut-être ces deux lettres ne sont-elles qu’un début, peut-être Barnabé va-t-il voir son travail s’étendre à d’autres objets que tes propres commissions, – espérons-le aussi longtemps que nous pourrons – mais pour le moment tu es seul en jeu. Du côté du Château, là-haut, nous devons nous estimer heureux d’obtenir ce qu’on veut bien nous donner, mais ici, au village, en bas, nous pourrions peut-être aussi faire quelque chose nous-mêmes : je veux dire nous assurer ta faveur ou tout au moins nous assurer contre ta défaveur ou encore, c’est l’essentiel, te protéger de toutes nos forces et de toute notre expérience, pour que tu ne perdes pas ce contact avec le Château dont nous pouvons peut-être vivre. Comment y parvenir ? En t’empêchant de nous soupçonner quand nous t’approchons, car tu es un étranger ici, tu suspectes donc tout, et à juste raison. De plus nous sommes méprisés, tu subis l’influence de l’opinion publique, surtout à cause de ta fiancée ; comment nous rapprocher de toi sans, par exemple, et contre notre gré, nous opposer à ta fiancée et te blesser en le faisant ? Enfin les messages que j’ai lus avant qu’on ne te les remette – Barnabé ne les a pas lus, son devoir de messager ne le lui permettrait pas, – ces messages ne semblaient pas importants à première vue, ils avaient l’air vieillis, ils se retiraient à eux-mêmes leur importance en te renvoyant au maire de la localité. Quelle attitude adopter alors à ton égard ? Si nous soulignions l’importance des messages, nous nous rendions suspects de rechercher notre intérêt et non le tien en surfaisant des lettres visiblement si peu importantes et en ayant l’air de chercher à nous faire valoir à tes yeux parce que c’était nous qui te les apportions, nous risquions même par là de diminuer à tes yeux la valeur réelle des nouvelles et de te tromper ainsi contre notre propre gré. Et si nous traitions ces lettres comme des choses insignifiantes, nous ne nous rendions pas moins suspects : car pourquoi, te serais-tu demandé, nous occupions-nous de transmettre des messages d’aussi peu d’importance, pourquoi nos gestes contredisaient-ils nos paroles, pourquoi trompions-nous donc non seulement toi, K…, mais encore notre employeur qui ne nous remettait certainement pas ces lettres pour nous les faire déprécier auprès de leur destinataire ? Et, entre ces deux exagérations, impossible d’observer un juste milieu, impossible d’être impartial au sujet de la valeur des lettres ; n’en changent-elles pas constamment ? Les réflexions auxquelles elles donnent matière peuvent durer une éternité ; le hasard seul fait qu’on s’arrête à tel ou tel moment de leur progression, l’opinion qu’on a des lettres est donc fortuite elle aussi. Et si tu ajoutes à ce souci la peur que nous avions pour toi, quelle confusion ! Ne juge donc pas mes paroles avec sévérité. Si Barnabé revient par exemple, comme le cas s’est déjà présenté, en annonçant que tu es mécontent de lui et que, dans son premier effroi, poussé malheureusement aussi par une susceptibilité de messager, il veuille abandonner le service, je suis capable de tromper, de mentir, pour réparer le mal, de faire le pire, s’il doit être efficace. Mais si je le fais, à mon avis c’est aussi bien pour toi que pour nous.

 

On frappa. Olga courut ouvrir. Le pinceau lumineux d’une lanterne sourde tomba dans le noir. Le tardif visiteur souffla quelques questions auxquelles on répondit par des chuchotements, mais il ne s’en contenta pas et voulut entrer dans la pièce. Olga ne pouvait sans doute pas le retenir ; elle appela à la rescousse Amalia, espérant probablement que celle-ci ferait tout pour éloigner le visiteur afin de protéger le sommeil des parents. De fait elle accourait déjà, bousculant Olga, volait dans la rue et refermait la porte sur elle. Il ne s’écoula qu’un instant ; elle revenait déjà, elle avait réglé en deux temps ce qui avait été impossible à Olga.

 

K. apprit alors d’Olga que la visite était pour lui. C’était l’un des aides qui était venu le chercher sur l’ordre de Frieda. Olga avait voulu lui épargner l’entrée de l’aide ; si K. voulait plus tard avouer à Frieda l’endroit où il était allé, il pourrait le faire, mais il ne fallait pas qu’il fût découvert par l’aide ; K. approuva. Il déclina pourtant l’invitation d’Olga qui lui offrait de passer la nuit dans leur maison en attendant le retour de Barnabé ; ce n’était pas pour la chose elle-même : il était tard en effet, et K. se sentait maintenant, qu’il le voulût ou non, si bien lié à cette famille que, bien qu’il fût gênant de coucher sous son toit, c’était pour lui, en raison de ces liens, le gîte le plus naturel qu’il pût trouver dans le village ; il refusa cependant ; la venue de l’aide l’avait effrayé ; il ne comprenait pas que Frieda – qui connaissait son désir, – et les aides – qui avaient appris à le redouter – se fussent si bien raccommodés que Frieda ne craignît point de lui dépêcher un aide, un seul d’ailleurs, l’autre étant demeuré très probablement auprès d’elle. Il demanda à Olga si elle avait un fouet ; elle n’avait qu’une baguette d’osier flexible ; il s’en empara ; ensuite il demanda s’il y avait une deuxième sortie à la maison ; il y en avait une, par la cour, seulement il fallait franchir la clôture du jardin voisin et traverser ce jardin avant de trouver la route. K. le ferait. Pendant qu’Olga lui faisait traverser la cour pour le conduire jusqu’à la clôture, K. chercha à apaiser en quelques mots les inquiétudes d’Olga en lui expliquant qu’il ne lui en voulait pas des petits coups de pouce qu’elle avait donnés aux détails de son récit, qu’il la comprenait parfaitement, qu’il la remerciait de la confiance qu’elle lui témoignait et qu’elle lui avait prouvée en lui parlant, et la chargea de dépêcher Barnabé à l’école dès son retour, même s’il faisait encore nuit. Les messages de Barnabé n’étaient pas son seul espoir, sans quoi la situation eût été désespérée, mais il ne voulait pas y renoncer du tout, il persistait à leur obéir et il n’oublierait pas Olga, car elle lui semblait, peu s’en fallait du moins, plus importante que les messages mêmes, il n’oublierait pas son courage, sa prudence, sa sagesse et son abnégation. S’il avait jamais à choisir entre elle et Amalia ce choix ne lui coûterait pas de longues réflexions. Et, tout en se hissant par-dessus la clôture, il lui serra encore affectueusement la main.

 

XVI.

Une fois sur la route il vit, autant que la confuse nuit le permettait, l’aide qui allait et venait encore un peu plus haut devant la maison de Barnabé ; l’homme s’arrêtait par moments et tâchait de projeter les rayons de sa lanterne à travers les rideaux de la fenêtre. K. l’appela ; l’aide, sans peur visible, abandonna ses recherches et vint à lui.

 

– Qui cherches-tu ? demanda K. en essayant contre sa cuisse la souplesse de la baguette d’osier.

 

– Toi, dit l’aide en se rapprochant.

 

– Mais qui es-tu donc ? dit K. soudain, car l’homme n’avait pas l’air d’être l’aide. Il paraissait plus vieux, plus fatigué, plus ridé, mais son visage semblait plus plein, sa démarche différait aussi du pas agile et comme électrique de l’aide ; elle était lente, un peu boiteuse, maladive avec distinction.

 

– Tu ne me reconnais pas ? demanda l’homme, Jérémie, ton vieil aide.

 

– Ah ! dit K., cessant de cacher la baguette qu’il avait dissimulée derrière son dos. Mais tu n’es plus le même ?

 

– C’est parce que je suis seul ! dit Jérémie. Quand je suis seul, ma verte jeunesse m’abandonne.

 

– Où est donc Arthur ? demanda K.

 

– Arthur ? demanda Jérémie, le petit chouchou ? Il a abandonné le service. Il faut avouer aussi que tu étais assez insolent et brutal avec nous ; cette tendre nature n’a pas pu le supporter. Il est retourné au Château, il y dépose une plainte contre toi.

 

– Et toi ? demanda K.

 

– J’ai pu rester, dit Jérémie. Arthur porte plainte aussi en mon nom.

 

– De quoi vous plaignez-vous donc ? dit K.

 

– De ce que tu ne comprennes jamais la plaisanterie. Qu’avons-nous fait ? Plaisanté un peu, un peu ri, un peu taquiné ta fiancée. Le tout d’ailleurs par ordre supérieur. Quand Galater nous a envoyés à toi…

 

– Galater ? demanda K.

 

– Oui, Galater, dit Jérémie, il remplaçait Klamm à ce moment-là. Quand il nous a envoyés à toi, il nous a dit – j’en ai pris note, car c’est précisément de quoi nous excipons maintenant contre toi – : « Vous allez vous rendre auprès de l’arpenteur pour lui servir d’aides. » Nous dîmes : « Mais nous n’entendons rien à l’arpentage. » Et lui : « Ce n’est pas ce qui importe. S’il le faut il vous l’apprendra. L’essentiel est que vous le distrayiez. À ce qu’on me dit, il prend tout au tragique. Le voilà à peine arrivé au village et aussitôt il imagine que c’est un formidable événement, alors qu’en réalité cela ne représente rien. Il faut que vous le lui appreniez. »

 

– Bon, dit K., Galater avait-il raison, et avez-vous exécuté votre mission ?

 

– Je ne sais pas, dit Jérémie. En si peu de temps ce n’était pas possible. Je sais seulement que tu as été très insolent, et c’est de quoi nous nous plaignons. Je ne comprends pas que toi, un employé comme nous, et même pas du Château pour comble, tu ne te rendes pas compte qu’une mission de cette nature représente un travail pénible et qu’il est très injuste de le compliquer de gaieté de cœur comme tu l’as fait à ceux qui ont mission de l’assurer. Quel manque d’égards ! Tu nous fais geler contre la grille de l’école, tu assommes à moitié Arthur sur le matelas, Arthur, un garçon qu’un reproche fait souffrir pendant des journées, tu me poursuis si bien tout un après-midi dans la neige du jardin qu’il me faut une heure pour me remettre de ma suée. Je n’ai plus vingt ans !

 

– Cher Jérémie, dit K., tu as parfaitement raison, mais c’est à Galater qu’il faut dire tout cela. Il vous a envoyés de son propre mouvement, je ne vous avais pas demandés. Et comme je ne vous avais pas demandés, rien ne m’empêchait de vous renvoyer ; je l’eusse fait plus volontiers sans tapage qu’avec violence, mais vous ne le vouliez probablement pas. D’ailleurs pourquoi ne m’as-tu pas parlé dès ta venue aussi franchement que maintenant ?

 

– Parce que j’étais en service, dit Jérémie, cela va de soi.

 

– Et maintenant tu n’es plus en service ? demanda K.

 

– Non, plus maintenant, dit Jérémie, Arthur a déclaré au Château que nous y renoncions ; de toute façon, pour le moins, la procédure est engagée qui doit nous délivrer définitivement.

 

– Mais tu me cherches encore comme si tu y étais tenu, dit K.

 

– Non, dit Jérémie, je ne te cherche que pour tranquilliser Frieda. Quand tu l’as quittée, en effet, pour les petites Barnabé, elle a été très malheureuse, moins à cause de ton départ que de ta trahison ; elle voyait venir la chose, il est vrai, depuis longtemps, elle en avait déjà beaucoup souffert. Je suis revenu encore une fois à la fenêtre de l’école pour voir si tu n’étais pas devenu plus raisonnable. Mais tu n’étais plus là ; il n’y avait que Frieda qui pleurait sur un banc. Je suis donc allé la trouver et nous nous sommes mis d’accord. Tout est d’ailleurs réglé ; je suis à présent valet de chambre à l’Hôtel des Messieurs et Frieda a repris sa place au café. Cela vaut mieux pour elle. Il n’était pas raisonnable qu’elle t’épousât. D’ailleurs tu n’as pas su reconnaître le sacrifice qu’elle voulait te faire. Mais maintenant cette excellente fille se tourmente encore à l’idée qu’on t’a peut-être fait une injustice, que tu n’étais peut-être pas chez les Barnabé. Bien que l’endroit où tu te trouvais ne fît pour moi l’objet d’aucun doute, je suis tout de même venu m’en assurer une fois pour toutes ; car, après toutes ses émotions, Frieda mérite bien enfin de pouvoir dormir tranquillement, et moi aussi. Je suis donc venu et non seulement je t’ai trouvé, mais j’ai encore pu constater accessoirement que les petites t’obéissent au doigt et à l’œil. La brune surtout te défend comme une tigresse. Après tout chacun son goût. Mais de toute façon ce n’était pas la peine de faire le détour par le jardin voisin, je connaissais le chemin.

 

Ce qu’il fallait prévoir était donc arrivé, on ne pouvait plus l’empêcher. Frieda avait abandonné K. Ce n’était pas nécessairement définitif, le mal n’était pas si grand, on pouvait reconquérir Frieda, les étrangers l’influençaient facilement, surtout ces aides qui croyaient sa situation semblable à la leur et qui, ayant donné congé, avaient engagé Frieda à l’abandonner aussi, mais K. n’aurait qu’à paraître devant elle, à lui rappeler tout ce qui parlait en sa faveur et elle redeviendrait sa femme repentante, surtout s’il était en état de justifier sa visite aux jeunes filles par un succès qu’il leur dût. Mais, malgré ses réflexions par lesquelles il cherchait à s’apaiser au sujet de Frieda, il ne se sentait pas calmé. Il y avait si peu de temps qu’il se vantait encore de Frieda auprès d’Olga, l’appelant son seul soutien ; soutien bien faible ! Il n’avait pas été besoin de quelque puissante intervention pour que Frieda lui fût ravie, il avait suffi de cet aide peu appétissant, de cette chair qui procurait parfois l’impression de n’être pas vraiment en vie.

 

Jérémie avait déjà commencé à s’éloigner. K. le rappela :

 

– Jérémie, lui dit-il, je vais te parler avec la plus grande franchise, de ton côté réponds-moi sincèrement. Nous n’avons plus l’un avec l’autre des rapports de maître à valet, ce dont tu n’es pas seul à te féliciter, j’en suis tout aussi content que toi ; nous n’avons donc aucune raison de nous tromper réciproquement. Vois, je brise sous tes yeux la verge que je te destinais, car ce n’était pas par peur que j’avais fait le détour par le jardin mais pour te surprendre et te donner quelques bons coups de baguette. Eh bien, ne m’en veuille pas, tout cela est fini ; si tu n’avais pas été pour moi un domestique imposé par l’Administration mais une simple connaissance, nous nous serions certainement bien entendus, quoique ton physique me gêne un peu. Mais nous pouvons nous rattraper maintenant.

 

– Crois-tu ? demanda l’aide qui bâillait en frottant ses yeux fatigués, je pourrais bien t’expliquer la chose plus copieusement mais je n’ai pas le temps, il me faut rejoindre Frieda, cette pauvre enfant m’attend, elle n’a pas encore repris son travail ; l’hôtelier, sur ma prière – elle voulait se précipiter tout de suite sur le travail, probablement pour oublier – lui a accordé encore un petit délai, un temps de repos que nous voulons passer ensemble. Quant à tes propositions je n’ai certes aucune raison de te tromper, mais je n’en ai pas davantage de te faire des confidences. Car il n’en va pas pour moi comme pour toi. Tant que j’ai été à ton service, tu es resté pour moi un personnage important, non à cause de tes qualités mais à cause de ma mission et j’aurais fait pour toi tout ce que tu aurais voulu, mais maintenant tu m’es indifférent. Brise ton bâton, cela ne m’émeut pas ; ton geste me rappelle seulement que j’ai eu un maître brutal, il ne peut pas te gagner mes faveurs.

 

– Tu me parles, dit K., comme s’il était sûr que tu n’aies jamais rien à redouter de moi. Mais il n’en est pas ainsi. Tu n’es probablement pas encore libre, les affaires ne se règlent pas si rapidement…

 

– Elles vont parfois encore bien plus vite, interrompit Jérémie.

 

– Parfois, dit K., mais rien ne permet de penser que ce soit le cas ; de toute façon ni toi ni moi n’avons un papier qui l’indique. La procédure est simplement engagée, je n’ai pas encore fait intervenir mes relations, mais je le ferai. Si tu perds, tu n’auras guère travaillé à te gagner les faveurs de ton maître ; j’ai peut-être eu tort de briser ma baguette. Tu as emmené Frieda, tu en es assez fier, mais, malgré tout le respect que j’ai pour ta personne, même si tu n’en gardes pas pour moi je puis te dire qu’il me suffira de quelques mots pour faire justice des mensonges par lesquels tu as séduit Frieda. Seuls des mensonges ont pu la détourner de moi.

 

– Ces menaces ne m’effraient pas, répondit Jérémie, tu ne veux pas de moi comme aide, tu redoutes toujours les aides, c’est par peur que tu as battu le pauvre Arthur.

 

– Peut-être, dit K. ; en a-t-il eu moins mal ? Peut-être pourrai-je encore souvent te témoigner ma peur de la même façon. En voyant que le métier d’aide te cause si peu de joie, je pourrais éprouver le désir de te l’imposer avec le plus grand plaisir malgré toute ma terreur. Et cette fois-ci j’aimerais t’avoir seul, sans Arthur ; je pourrais te consacrer un peu plus d’attention.

 

– Crois-tu, dit Jérémie, que j’aie de toi la moindre crainte ?

 

– Mais oui, dit K., tu as sûrement un peu peur, et même, puisque tu raisonnes, grand-peur. Sinon pourquoi ne serais-tu pas déjà retourné auprès de Frieda ? L’aimes-tu ? Dis-moi ?

 

– L’aimer ? dit Jérémie. C’est une brave fille, intelligente, une ancienne amie de Klamm, une femme respectable par conséquent. Et si elle me demande sans cesse de la délivrer de toi, pourquoi ne lui ferais-je pas ce plaisir ? D’autant plus que tu n’en dois éprouver aucune peine, puisque tu t’es consolé avec ces maudites Barnabé.

 

– Ah ! ah ! Je vois ta peur, dit K., une peur vraiment pitoyable. Tu cherches à me tromper. Frieda n’a jamais prié personne que de la délivrer d’aides déchaînés devenus lubriques comme des chiens ; je n’ai malheureusement pas eu le temps d’exaucer entièrement sa prière, et en voilà le résultat.

 

– Monsieur l’Arpenteur, Monsieur l’Arpenteur, disait quelqu’un dans la petite rue. C’était Barnabé. Il arriva à bout de souffle mais il n’oublia pas de s’incliner. J’ai réussi, dit-il.

 

– À quoi ? demanda K. Tu as présenté ma requête à Klamm ?

 

– Non, je n’ai pas pu, dit Barnabé, j’ai fait tout mon possible mais il n’y a pas eu moyen ; je suis resté là tout le jour pour essayer de me faire remarquer, personne ne m’a appelé, j’étais si près du pupitre qu’un secrétaire auquel je bouchais le jour a même dû me pousser une fois, je me suis annoncé, ce qui est interdit, en levant la main quand Klamm regardait, je suis resté le dernier au bureau. À la fin je me suis trouvé seul avec les huissiers, j’ai encore eu la joie de voir revenir Klamm, mais il ne venait pas pour moi, il ne voulait que chercher en hâte une référence dans un livre et il est reparti aussitôt ; finalement, voyant que je ne bougeais pas, le domestique me sortit de force en même temps que les balayures. J’avoue tout cela pour que tu ne sois pas une fois de plus mécontent de ce que j’ai fait.

 

– De quoi me sert ton zèle, Barnabé, dit K., s’il reste sans succès ?

 

– Mais j’ai eu un succès ! dit Barnabé. En sortant de mon bureau – je l’appelle mon bureau – je vois un Monsieur qui vient lentement du fond des corridors où tout était vide. Il était déjà très tard. Je décidai de l’attendre. C’était une bonne occasion de rester encore ; si je m’étais écouté, je ne serais jamais revenu pour n’avoir pas à t’apporter de mauvaise nouvelle. Mais, même sans cela, l’occasion valait bien aussi que l’on attendît le Monsieur : c’était Erlanger. Tu ne le connais pas ? C’est l’un des premiers secrétaires de Klamm. Un petit monsieur malingre, il boite légèrement. Il m’a reconnu immédiatement, il est célèbre par sa mémoire et sa connaissance des hommes ; il n’a qu’à froncer les sourcils, c’en est assez pour qu’il vous reconnaisse ; il reconnaît même souvent des gens qu’il n’a jamais vus, qu’il ne connaît que par ouï-dire, ou par lecture ; moi, par exemple, je ne pense pas qu’il m’ait jamais vu. Mais quoiqu’il identifie immédiatement tout le monde, il commence toujours par questionner comme s’il n’en était pas sûr. N’es-tu pas Barnabé ? m’a-t-il dit. Puis il m’a demandé : Tu connais l’arpenteur, n’est-ce pas ? Et ensuite il a dit : Voilà qui tombe bien, je vais à l’Hôtel des Messieurs, que l’arpenteur vienne m’y trouver. Je descends à la chambre 15. Mais il faut qu’il vienne immédiatement. Je n’ai que quelques gens à voir, je repars à cinq heures du matin. Dis-lui que je tiens beaucoup à lui parler.

 

Tout à coup, Jérémie se mit à prendre le pas de course. Barnabé qui, dans son émotion, l’avait encore à peine remarqué, demanda :

 

– Que veut donc Jérémie ?

 

– Me précéder chez Erlanger, répondit K. ; et il courait déjà aux trousses de Jérémie.

 

Il le rattrapa, le saisit, s’accrocha à son bras et lui dit :

 

– Est-ce le désir de Frieda qui t’empoigne si brusquement ? Je ne l’éprouve pas moins que toi, nous irons donc au même pas.

 

XVII.

Devant l’obscure façade de l’Hôtel des Messieurs se dressait un petit groupe d’hommes ; deux ou trois portaient des lanternes qui permettaient de reconnaître certains visages. K. n’en trouva qu’un de connaissance : celui de Gerstäcker, le voiturier Gerstäcker l’accueillit par ces mots :

 

– Tu es encore au village ?

 

– Oui, dit K., je suis venu pour toujours.

 

– Ce n’est pas moi que ça gêne, dit Gerstäcker, il toussa fort et se retourna vers les autres.

 

K. s’aperçut que tout le monde attendait Erlanger. Erlanger était déjà là, mais conférait encore avec Momus en attendant de recevoir les gens. La conversation générale traitait de l’obligation où l’on se trouvait d’attendre dehors dans la neige au lieu d’entrer dans la maison. Il ne faisait pas très froid, mais c’était tout de même un manque d’égards que de laisser en pleine nuit les gens attendre devant la maison pour des heures peut-être encore. Ce n’était sans doute pas la faute d’Erlanger qui était très accueillant, ignorait la situation, et se fût certainement fâché si on la lui avait apprise. C’était la faute de l’hôtelière qui, maladivement avide de distinction, ne voulait pas tolérer que les gens entrassent en trop grand nombre à la fois dans l’hôtel.

 

– S’il le faut, s’ils doivent entrer, disait-elle souvent, alors, pour l’amour de Dieu, que ce soit l’un après l’autre !

 

Et elle avait fini par obtenir que les gens, qui allaient d’abord dans le couloir, puis dans l’escalier, puis dans le vestibule et finalement dans la salle de café, fussent refoulés dans la rue. Et elle n’était pas encore satisfaite ! Elle trouvait insupportable, pour employer son expression, d’être constamment « assiégée » dans son propre logis. Elle n’arrivait même pas à comprendre pourquoi les gens venaient. « Pour salir le perron », lui avait dit un jour, probablement dans un moment d’irritation, un fonctionnaire qu’elle questionnait ; mais elle avait trouvé ce motif lumineux et elle aimait à le citer. Elle travaillait, et les gens commençaient à souhaiter qu’elle y réussît, à faire construire en face de l’hôtel un bâtiment où le public pût attendre. Si on l’eût écoutée, les audiences elles-mêmes, et les interrogatoires, se fussent passés aussi en dehors de l’hôtel, mais les fonctionnaires s’y opposaient, et quand les fonctionnaires s’opposaient à quelque chose l’hôtelière même ne pouvait briser l’obstacle bien que, dans les questions secondaires, grâce à son zèle infatigable et fémininement subtil, elle exerçât une sorte de petite tyrannie. Elle serait probablement contrainte de supporter à l’avenir que les audiences et les interrogatoires eussent toujours lieu à l’Hôtel des Messieurs, car les Messieurs du Château se refusaient à quitter l’Hôtel des Messieurs pour les affaires de service quand ils descendaient au village. Ils étaient toujours très pressés ; ils ne descendaient au village qu’à contrecœur, ils n’avaient pas la moindre envie d’y prolonger leur séjour plus qu’il n’était strictement nécessaire, aussi ne pouvait-on leur demander par simple égard pour le calme de l’hôtel de courir à chaque instant à droite et à gauche, leurs dossiers sous le bras, pour aller travailler autre part et de gaspiller ainsi leur temps. Ils liquidaient de préférence les affaires dans leur chambre ou au café, pendant les repas autant que possible, ou du fond de leur lit, avant de s’endormir, ou encore le matin quand ils étaient trop fatigués pour se lever et voulaient s’étirer encore un peu dans les draps. En revanche l’idée du bâtiment d’attente semblait faire de grands progrès : mais – c’était le châtiment de l’hôtelière, et l’on en riait quelque peu, – cette affaire nécessitait précisément de longues conférences et les couloirs ne désemplissaient plus.

 

C’était là le sujet des conversations que les gens menaient à mi-voix devant la porte de l’hôtel. K. fut frappé de voir que, malgré le mécontentement général, personne ne songeait à protester contre les procédés d’Erlanger qui convoquait les gens au beau milieu de la nuit. Il questionna et apprit qu’au contraire on était très reconnaissant de sa méthode à Erlanger. C’était par pure complaisance et à cause de la haute idée qu’il se faisait de son devoir qu’Erlanger venait au village ; il aurait pu, s’il l’eût voulu – et c’eût été peut-être même plus conforme aux règlements – envoyer n’importe quel secrétaire subalterne pour rédiger les procès-verbaux. Mais il n’aimait pas cela, il voulait tout voir et entendre lui-même, ce qui l’obligeait à sacrifier ses nuits, car son tableau de service ne prévoyait aucun moment pour les tournées. K. objecta que Klamm lui-même venait au village de jour et qu’il y restait même plusieurs journées de suite ; Erlanger, simple secrétaire, était-il donc là-haut plus indispensable que lui ? Quelques personnes rirent d’un air bon enfant, d’autres se turent interdites ; ce furent celles-ci qui remportèrent, et on ne répondit pas à K. Un seul homme dit, sur un ton hésitant, que Klamm était évidemment indispensable au Château comme au village.

 

À ce moment la porte s’ouvrit et Momus apparut entre deux huissiers qui portaient des lampes.

 

– Les premières personnes, dit-il qui peuvent être introduites devant Monsieur le Secrétaire Erlanger sont Gerstäcker et K. Sont-ils ici tous deux ?

 

Ils se présentèrent, mais Jérémie trouva le moyen de se glisser devant eux dans le couloir en déclarant : « Je suis valet de chambre », et Momus l’accueillit avec un sourire en lui tapant sur l’épaule.

 

– Il faudra que je fasse plus attention à Jérémie, se dit K. ; il savait bien pourtant que Jérémie était sans doute beaucoup moins à craindre qu’Arthur qui intriguait au Château contre son maître. Peut-être même était-il plus sage de se laisser tourmenter par eux en les gardant comme seconds que de leur permettre de rôder sans contrôle et de se livrer librement à des manigances pour lesquelles ils semblaient avoir des dispositions trop marquées.

 

Lorsque K. passa devant Momus, celui-ci se donna l’air de ne l’avoir pas encore reconnu.

 

– Ah ! Monsieur l’Arpenteur ? dit-il, Monsieur l’Arpenteur qui aime si peu les audiences se dépêche cette fois-ci ! Il eût été plus simple de venir tout de suite l’autre fois. Il est difficile, c’est vrai, de choisir le meilleur interrogatoire.

 

Puis, comme K. faisait mine de rester pour lui répondre, Momus lui dit :

 

– Allez, allez. J’aurais eu besoin de vos réponses l’autre fois, mais non pas aujourd’hui.

 

K. cependant, irrité du ton de Momus, lui dit :

 

– Vous ne pensez qu’à vous. Ce n’est qu’à cause de vos fonctions que je ne vous réponds pas, aujourd’hui comme l’autre fois.

 

Momus dit :

 

– À qui faut-il donc penser ? Qu’y a-t-il encore ? Voyez.

 

Dans le vestibule un huissier les accueillit et les mena dans la cour par le chemin que connaissait déjà K. ; puis il leur fit franchir la grande porte et leur fit prendre un couloir bas qui s’enfonçait légèrement. Aux étages du haut, il ne devait loger que des fonctionnaires supérieurs ; les secrétaires habitaient les chambres qui donnaient sur ce couloir, Erlanger lui-même y logeait, bien qu’il fût l’un des secrétaires les plus importants. L’huissier éteignit sa lanterne, car le couloir était éclairé à l’électricité, toutes les lampes étaient allumées. L’endroit était petit, mais coquet. On avait utilisé toutes les ressources que pouvait fournir un si petit espace. La hauteur du plafond suffisait juste à permettre de passer debout. Sur les côtés les portes se touchaient presque. Les cloisons latérales ne montaient pas jusqu’au plafond ; c’était sans doute pour des raisons d’aération, car ces petites chambres ne devaient avoir ici, dans ce couloir-cave, aucune fenêtre. L’inconvénient de ce genre de cloisons était que le silence ne pouvait jamais régner ni dans le couloir ni dans les chambres. Nombre d’entre elles semblaient occupées ; dans la plupart on ne dormait pas encore ; on entendait des voix, des coups de marteau, des coups de sonnette. Mais on n’avait pas l’impression d’une gaieté particulière. Les voix étaient assourdies, c’est à peine si de loin on pouvait comprendre un mot ; il ne semblait d’ailleurs pas qu’on eût affaire à des conversations ; il s’agissait sans doute simplement de quelqu’un qui dictait ou lisait quelque chose ; c’était précisément dans les chambres d’où venaient des bruits de verres et d’assiettes que l’on n’entendait pas un mot et les bruits de marteau faisaient songer à K. qu’on lui avait raconté que bien des fonctionnaires, pour se distraire de leur constante tension d’esprit, s’occupaient parfois de menuiserie, de serrurerie, etc. Le couloir lui-même était vide ; devant une seule porte un grand monsieur mince était assis, enveloppé d’un manteau de fourrure d’où sortait sa chemise de nuit. Sans doute avait-il trouvé l’air de sa chambre trop lourd ; il s’était donc assis dehors et lisait un journal, mais sans grande attention ; il le lâchait fréquemment en bâillant, se penchait en avant et regardait dans le couloir ; peut-être attendait-il un requérant qu’il avait convoqué et qui oubliait de venir. Quand ils l’eurent dépassé, l’huissier, parlant du Monsieur, dit à Gerstäcker :

 

– C’est Pinzgauer.

 

Gerstäcker hocha la tête :

 

– Voilà longtemps, dit-il, qu’il n’était plus venu.

 

– Très longtemps, confirma l’huissier.

 

Finalement ils arrivèrent à une porte qui n’était pas différente des autres et derrière laquelle pourtant, comme l’huissier le dit, habitait Erlanger. L’huissier monta sur les épaules de K. et regarda dans la chambre à travers l’espace vide.

 

– Il est couché sur son lit tout habillé, dit-il en redescendant, mais je crois tout de même qu’il somnole. La fatigue le terrasse parfois au village, à cause du changement de vie. Il nous faudra attendre. Quand il se réveillera il sonnera. Il lui est arrivé pourtant de dormir tout le temps de son séjour au village et d’être obligé de repartir pour le Château dès son réveil. C’est d’ailleurs par pure bienveillance qu’il vient ici.

 

– Pourvu qu’il dorme jusqu’au bout ! dit Gerstäcker ; s’il lui reste un peu de temps pour travailler, quand il se réveille, il est furieux d’avoir dormi ; il cherche à tout régler en hâte, on a à peine le temps de parler.

 

– Vous venez pour l’adjudication des transports pour le nouveau bâtiment ? demanda l’huissier ? Gerstäcker fit oui de la tête, entraîna l’huissier à l’écart et lui parla à voix basse ; mais l’huissier l’écoutait à peine, il regardait ailleurs, ce qui était aisé car il dépassait Gerstäcker de toute la tête ; il passait sa main lentement et gravement dans ses cheveux.

 

XVIII.

Ce fut alors que K., laissant errer ses yeux, vit venir au loin Frieda, à un coude du couloir ; elle fit semblant de ne pas le reconnaître et le regarda d’un air absent ; elle portait une tasse à la main et des assiettes vides. K. dit alors à l’huissier, – qui n’y fit d’ailleurs pas attention : plus on lui parlait, plus il semblait lointain – qu’il allait revenir tout de suite et courut vers Frieda. Arrivé devant elle, il la prit par l’épaule comme pour reprendre possession de sa personne et lui posa quelques questions insignifiantes tout en la scrutant sévèrement au fond des yeux. Mais Frieda demeura tout aussi raide ; elle essaya de diverses façons de faire tenir les assiettes sur la tasse, et dit :

 

– Que veux-tu de moi ? Va donc retrouver les… tu connais bien leur nom, tu viens de chez elles, je le lis dans tes yeux.

 

K. détourna rapidement le sujet de la conversation ; l’explication ne devait pas avoir lieu si vite ni commencer par ce qu’il y avait de pire, de plus défavorable pour lui.

 

– Je te croyais au comptoir, dit-il.

 

Frieda le regarda avec étonnement et lui passa doucement sa main libre sur le front et la joue. On eût dit qu’elle avait oublié complètement ses traits et qu’elle cherchait à se les rappeler de cette façon ; ses yeux avaient aussi cette expression voilée des gens qui tâchent péniblement de se souvenir.

 

– Je suis reprise pour le café, dit-elle lentement comme si c’était sans importance mais qu’elle entretînt sous ces mots avec K. une conversation qui, elle, fût l’essentiel, le travail que je fais en ce moment ne me convient pas, n’importe qui pourrait me remplacer ; pourvu qu’on sache faire un lit, sourire au client, supporter ses impertinences, ou mieux encore les provoquer, il n’est pas difficile d’être femme de chambre. Au café, c’est tout différent. D’ailleurs, j’ai été reprise immédiatement pour le café, bien que je ne l’aie pas quitté bien glorieusement l’autre fois ; j’ai eu des protections ; l’hôtelier d’ailleurs a été très heureux que l’on me protégeât ; ainsi lui était-il plus facile de me reprendre. Il a même fallu qu’on insiste pour me faire reprendre mon poste ; tu le comprendras facilement si tu songes aux souvenirs que le café me rappelle ; finalement j’ai accepté. Ici je ne fais qu’un extra. Pepi a supplié qu’on ne lui fasse pas la honte de lui faire quitter immédiatement le café ; et, comme elle a bien travaillé et qu’elle a tout fait, dans la mesure où ses capacités le lui permettaient, nous lui avons accordé un délai de vingt-quatre heures.

 

– Tout cela est parfaitement clair, dit K. ; mais tu as quitté une fois le café à cause de moi, et maintenant que nous nous trouvons à la veille de notre mariage tu y retournes ?

 

– Il n’y aura pas de mariage, dit Frieda.

 

– Parce que je t’ai fait une infidélité ? demanda K.

 

Frieda fit oui de la tête.

 

– Voyons, Frieda, dit K., nous avons déjà bien souvent parlé de ce que tu appelles infidélité, et tu as toujours dû finir par reconnaître que tu me soupçonnais à tort. Depuis lors rien de mon côté n’a changé, je suis resté aussi innocent que je l’étais et que je le resterai nécessairement. C’est donc de ton côté que quelque chose a changé ? On t’a monté la tête ; il y a eu quelque chose. De toute façon tu es injuste à mon égard ; car réfléchis un peu à ce que font ces deux petites : l’une, la brune, – j’ai presque honte d’être obligé d’entrer dans de pareils détails pour me défendre, – la brune ne m’est probablement pas moins pénible qu’à toi ; si je peux trouver un moyen de rester loin d’elle, je l’emploie et elle me facilite grandement cette tâche : on ne peut pas être plus réservée qu’elle n’est.

 

– C’est ça, s’écria Frieda, – les mots jaillissaient presque malgré elle de sa bouche ; K. fut content de la voir s’éloigner ainsi du sujet ; elle était tout autre qu’elle ne voulait être ; – c’est ça, trouve-la réservée. C’est la plus effrontée de toutes les filles que tu trouves réservée et, si invraisemblable que ce soit, tu es sincère, tu ne dissimules pas, je le sais. L’hôtelière du Pont dit de toi : je ne l’aime pas, mais je ne peux pas l’abandonner ; peut-on se retenir quand on voit un enfant qui ne marche pas encore sûrement et qui s’élance n’importe où ? On est forcé d’intervenir.

 

– Écoute-la donc pour cette fois, dit K., en souriant ; mais je ne veux rien savoir de cette fille, qu’elle soit réservée ou effrontée, laissons ce point.

 

– Mais pourquoi la trouves-tu réservée ? demanda Frieda impitoyablement ; l’as-tu mise à l’épreuve ou cherches-tu par là à rabaisser les autres jeunes filles ?

 

– Ni l’un ni l’autre, dit K., si je l’appelle ainsi, c’est par reconnaissance, parce qu’elle me permet de ne pas l’apercevoir ; pour peu qu’elle me parle, je ne pourrais plus prendre sur moi de retourner là-bas, ce qui serait une catastrophe, car il faut que j’y aille pour notre avenir commun, tu le sais bien. C’est aussi la raison pour laquelle il me faut parler à l’autre petite ; celle-là je l’estime, c’est vrai, pour son mérite, son jugement et son abnégation, mais on ne peut pas dire qu’elle soit séduisante.

 

– Les domestiques ne sont pas de ton avis, dit Frieda.

 

– À bien d’autres égards non plus, dit K. Ce sont les passions des valets qui te font conclure à mon infidélité ?

 

Frieda se tut et laissa K. lui enlever la tasse de la main, la poser sur le plancher, passer son bras sous le sien et se mettre à aller et venir lentement avec elle dans le petit couloir.

 

– Tu ne sais pas, dit-elle, en rétractant un peu le corps à son contact, ce qu’est la fidélité ; que tu te conduises avec ces filles d’une façon ou d’une autre ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; il suffit que tu ailles dans cette famille et que tu en reviennes avec l’odeur de la pièce dans tes habits… c’est une honte insupportable que tu m’infliges. Et tu t’en vas de l’école au galop, sans dire un mot. Et tu passes chez elles la moitié de la nuit. Et quand on va te chercher, tu fais dire par ces filles que tu n’y es pas, tu les fais nier passionnément que tu sois là, et principalement par celle qui est si incomparablement réservée ! Quand tu quittes leur maison, tu te glisses comme un voleur par des chemins détournés, peut-être pour sauvegarder la réputation de ces filles !… La réputation de ces filles !… Non, ne parlons plus de cela !

 

– De cela, soit, dit K., mais parlons d’autre chose. De cela, il n’y a rien à dire. Tu sais pourquoi je suis obligé d’aller là-bas. Je ne le fais pas de gaieté de cœur mais je prends sur moi d’y aller. Tu ne devrais pas me rendre la tâche encore plus lourde qu’elle n’est. Aujourd’hui je pensais n’y aller qu’un instant pour demander si Barnabé était enfin revenu, car il aurait dû me rapporter depuis longtemps un important message. Il n’y était pas, mais on m’a affirmé, et la chose était des plus vraisemblables, qu’il allait revenir bientôt. Je ne voulais pas le laisser venir à l’école afin de t’épargner sa vue. Les heures ont passé et il n’est pas venu. Mais en revanche un autre est venu que je déteste. Je n’avais nulle envie de le laisser m’espionner et c’est pourquoi je suis passé par le jardin voisin ; mais je ne cherchais pas non plus à me cacher de lui, je suis allé spontanément à sa rencontre sur la route, armé, je le reconnais, d’une baguette des plus flexibles. C’est tout, il n’y a donc pas un mot de plus à dire à ce sujet ; mais il en est un autre dont nous pourrions dire deux mots. Qu’est-ce que c’est que cette histoire des deux aides, dont je prononce le nom avec autant de dégoût que toi celui de cette famille ? Compare tes relations avec eux à celles que j’entretiens avec la famille en question. Je comprends tes répugnances à l’endroit de la famille et je suis capable de les partager. Ce n’est que dans l’intérêt de notre cause que je vais la voir, il me semble même parfois que j’agis mal avec ces gens, que je les exploite. Mais toi et les aides !… Tu n’as pas nié qu’ils te harcèlent, tu as avoué qu’ils exercent sur toi une sorte d’attirance. Je ne t’en ai pas voulu, j’ai reconnu qu’il y avait là en jeu des forces avec lesquelles tu n’as pas partie égale ; je me suis même estimé heureux que tu essaies de te défendre d’elles, je t’y ai aidé, et il a suffi que je relâche ma surveillance quelques heures, parce que j’avais confiance en toi, et en pensant aussi que la maison était définitivement fermée et que les aides étaient en déroute – mais je crains d’avoir sous-estimé leur ténacité – il a donc suffi que je relâche ma surveillance quelques heures pour que ce Jérémie, – un garçon plutôt vieillot et malingre, à bien y voir – eût le front de se présenter à la fenêtre. Or il n’a pas été besoin de plus pour que je te perde toi, Frieda, et que tu me reçoives en me disant : Il n’y aura pas de mariage ! Ne serait-ce pas à moi à faire des reproches, et pourtant je ne les fais pas, je ne les fais toujours pas.

 

Et K., trouvant bon de nouveau de détourner l’esprit de Frieda du sujet de la querelle, la pria de lui donner quelque chose à manger car il n’avait rien dans le corps depuis midi. Frieda probablement soulagée elle aussi par cette demande, fit oui de la tête et courut chercher des vivres, non pas en suivant le couloir, comme K. pensait qu’elle allait le faire d’après ce qu’il supposait de l’endroit où devait se trouver la cuisine, mais en descendant quelques marches sur le côté du corridor. Elle ne tarda pas à revenir avec une assiette de viande froide et une bouteille de vin, mais ce n’étaient sans doute que des restes dont la présentation avait été hâtivement retapée pour la circonstance, on avait oublié des pelures de saucisson dans l’assiette et la bouteille était vide aux trois quarts. Pourtant K. ne s’en plaignit pas, et se mit à manger de bon appétit.

 

– Tu es allée à la cuisine ? demanda-t-il.

 

– Non, dans ma chambre, dit-elle, j’ai une chambre par ici.

 

– Que ne m’y as-tu mené, dit K. ; je vais y aller pour m’asseoir pendant que je mange.

 

– Je vais te chercher une chaise, dit Frieda, et elle partait déjà.

 

– Merci, répondit K., je n’irai pas dans ta chambre, et je n’ai plus besoin de chaise non plus.

 

Mais Frieda le brava, la tête renversée en arrière et la lèvre mordue :

 

– Eh bien oui ! Il est en bas, dit-elle, ne t’en doutais-tu pas ? Il est couché dans mon lit ; il a pris froid dehors, il frissonne, il a à peine mangé. Tout est de ta faute après tout. Si tu n’avais pas chassé les aides, si tu n’avais pas couru après ces gens, nous serions tranquillement installés à l’école en ce moment. C’est toi seul qui as brisé notre bonheur. Crois-tu que Jérémie eût osé m’enlever tant qu’il était en service ? Alors c’est que tu ignores complètement la discipline qui règne au village. Il voulait venir me trouver, il se tourmentait, il m’épiait, mais ce n’était qu’un jeu, comme celui d’un chien affamé qui n’ose pas sauter sur la table. Et pour moi aussi. Il m’attirait, c’était mon camarade d’enfance, – nous avons joué ensemble sur la colline du Château… Heureux temps !… Tu ne m’as jamais interrogée sur mon passé. – Mais rien de tout cela ne tirait à conséquence tant que Jérémie était lié par son service, car je connaissais mes devoirs de fiancée. Mais tu as chassé les aides et tu t’en vantes encore comme si tu avais agi pour moi ! – Et en un sens tu n’as pas tort non plus. – Avec Arthur tu as réussi, provisoirement il est vrai ; il est délicat, il n’a pas cette passion de Jérémie, qui ne redoute aucun obstacle ; tu l’avais d’ailleurs démoli par ce coup de poing une nuit, – encore un coup porté contre notre bonheur, – il s’est réfugié au Château pour se plaindre, et, même s’il doit revenir, pour le moment il est absent. Mais Jérémie, lui, est resté. Tant qu’il est en service, il redoute le moindre froncement de sourcil de son maître, mais sitôt libéré il ne craint plus rien. Il est venu et il m’a prise ; abandonnée de toi, et serrée entre ses mains, celles d’un vieux camarade, je ne pouvais plus rien faire. Je n’ai pas ouvert la porte de l’école. Il a brisé la vitre à coups de poing et il m’a emportée dehors. Nous sommes venus ici tout de suite ; l’hôtelier a de l’estime pour lui, et les clients ne peuvent désirer mieux qu’un semblable valet de chambre ; nous avons donc été engagés ; il n’habite pas chez moi, mais nous avons une pièce commune.

 

– Malgré tout, dit K., je ne regrette pas d’avoir chassé les aides. Si la situation était telle que tu la dépeins, si ta fidélité ne tenait qu’à leurs obligations, il valait mieux que tout cela prît fin. Notre bonheur conjugal, entre ces deux bêtes féroces qui ne filaient doux que sous le fouet, n’aurait pas été bien grand. Et je dois même de la gratitude à la famille qui a contribué, bien malgré elle, à nous séparer.

 

Ils se turent et recommencèrent à faire les cent pas côte à côte sans qu’on pût savoir cette fois qui avait donné le premier signal. Frieda, tout près de K., semblait même fâchée qu’il ne lui eût pas donné le bras.

 

– Tout est donc réglé, poursuivit K. : nous pouvons nous dire adieu ; tu peux aller retrouver ton Monsieur Jérémie qui est encore enrhumé sans doute de la séance du jardin et que tu as déjà beaucoup trop longtemps abandonné s’il est si malade ; moi, je m’en irai seul, à l’école, ou, puisque je n’ai rien à y faire sans toi, n’importe où, là où l’on me voudra. Si j’hésite quand même encore, c’est que j’ai de bonnes raisons de douter un peu de ce que tu m’as raconté. L’impression que m’a laissée Jérémie contredit les explications. Tant qu’il est resté à mon service, il n’a cessé de te réclamer et je ne pense pas que son devoir professionnel eût toujours suffi à le retenir de t’assaillir sérieusement quelque jour. Mais maintenant, depuis qu’il se tient pour relevé de ses fonctions, c’est différent. Pardonne-moi de m’expliquer le fait en me disant que tu n’exerces plus la même séduction sur lui depuis que tu n’es plus la fiancée de son maître. Tu es bien son amie d’enfance, mais je crois – je ne le connais guère que par le bref entretien que nous avons eu cette nuit – je crois qu’il n’attache pas beaucoup d’importance à ces détails sentimentaux. Je ne sais pourquoi tu lui trouves un caractère passionné. Son tour d’esprit me paraît plutôt froid. Il a reçu je ne sais quelle mission de Galater, plutôt hostile à mon endroit, et il s’efforce de l’exécuter avec, je le reconnais, une certaine passion pour son service – qui n’est pas rare en ce pays – il était chargé, entre autres choses, de détruire notre liaison ; il a peut-être essayé de différentes façons : d’abord en essayant de te séduire par son désir lubrique, puis, soutenu par l’hôtelière, en te racontant des histoires, en te disant que j’étais infidèle, et ses manigances ont réussi ; il y a été aidé par le vague reflet de Klamm qui semble s’être posé sur lui ; il a perdu son poste, c’est vrai, mais au moment où il n’en avait peut-être plus besoin ; il récolte les fruits de son travail, il te fait sortir par la fenêtre de l’école, mais maintenant, sa mission remplie, il se sent las, il aimerait mieux être à la place d’Arthur, qui ne porte plus plainte du tout, mais qui est allé chercher là-haut des compliments et de nouvelles missions : il fallait que l’un des deux restât pour surveiller l’évolution des événements, Jérémie est ennuyé d’avoir à s’occuper de toi. D’amour il n’en éprouve aucun, il me l’a avoué franchement, il te respecte naturellement comme une ancienne amie de Klamm, et il éprouve un certain plaisir à se nicher dans ta chambre pour faire son petit Klamm, mais c’est tout ; par toi-même tu ne signifies rien pour lui ; c’est simplement pour donner un épilogue à l’accomplissement de sa principale mission qu’il t’a installée ici ; pour ne pas t’inquiéter il est resté lui-même, mais c’est provisoire ; il attend d’avoir reçu d’autres nouvelles du Château et que tu l’aies guéri de son refroidissement.

 

– Comme tu le calomnies ! dit Frieda en frappant ses petits poings l’un contre l’autre.

 

– Je le calomnie ? dit K., non, je ne veux pas le calomnier. Mais que je sois injuste, c’est possible. Ce que j’ai dit de lui n’est pas forcément évident, on peut l’interpréter de diverses façons. Mais calomnier Jérémie ? Je ne pourrais le calomnier que pour lutter contre ton amour. Si c’était nécessaire et si la calomnie était une arme appropriée je n’hésiterais pas à le calomnier. Nul ne saurait m’en blâmer, il a, grâce à celui qui lui donne mission, un tel avantage sur moi, qui ne puis compter sur personne, que j’aurais le droit de le calomnier un peu. Ce serait un moyen de défense relativement innocent mais, à tout voir, inefficace aussi. Laisse donc tes poings en repos.

 

Et K. prit la main de Frieda dans la sienne ; Frieda voulut la retirer, mais en souriant et sans y mettre beaucoup de force.

 

– Je n’ai pas à le calomnier, dit K., car tu ne l’aimes pas, tu te le figures seulement et tu me seras reconnaissante si je te délivre de cette illusion. Voyons, si quelqu’un avait voulu te détacher de moi, sans violence, mais en calculant son coup le plus prudemment possible, c’eût été nécessairement aux deux aides qu’il aurait eu recours. De bons garçons en apparence, des enfants, boute-en-train, irresponsables venus de haut, du Château, avec le petit prestige des souvenirs d’enfance ; tout cela est charmant, surtout quand je suis le contraire de ce qu’ils sont, quand je passe mon temps à courir pour des affaires que tu ne comprends pas très bien, que tu détestes même, qui me font fréquenter des gens que tu hais, ce qui fait déteindre un peu ton aversion sur moi malgré toute mon innocence. Tout cela constitue une exploitation méchante mais très adroite des défauts de notre liaison. Toute liaison a ses défauts, même la nôtre ; nous sommes venus l’un à l’autre de deux mondes très différents et, depuis que nous nous connaissons, la vie de chacun de nous a pris une tout autre voie, nous nous y sentons encore incertains, tout nous est trop nouveau. Je ne parle pas de moi, c’est moins grave ; n’ai-je pas été toujours comblé depuis que pour la première fois tu as laissé tomber tes yeux sur moi ? Et il n’est pas difficile de s’habituer à être comblé. Mais toi, sans compter tout le reste, tu as été arrachée à Klamm ; je ne puis comprendre toute l’importance de cette séparation, mais petit à petit j’en ai tout de même acquis une vague idée ; on titube, on ne se retrouve pas, et, bien que toujours prêt à te faire accueil, je n’ai pas toujours été là, et quand j’étais là tu restais souvent captive de tes rêveries, ou de forces plus vivantes, comme l’hôtelière du Pont… bref il y avait des moments où tu ne songeais plus à moi, où tu aspirais, pauvre enfant, à je ne sais quoi d’indéfini, et il suffisait qu’alors, dans ces entractes de l’amour, on plaçât devant tes regards certaines personnes bien choisies, tu étais perdue, tu allais à elles, tu succombais à l’illusion qui te présentait ces instants fugitifs, ces fantômes, ces vieux souvenirs, toute cette vie, passée au fond, et qui s’effaçait de plus en plus, comme ta vraie vie du moment, celle qui continuait encore. Une erreur, Frieda ; le dernier obstacle, méprisable à bien voir, qui s’opposât encore à notre union définitive. Reviens à toi, ressaisis-toi ; si tu as cru que les aides sont envoyés par Klamm – ce qui est faux, ils viennent de Galater, – et s’ils ont su t’envoûter à l’aide de cette illusion au point que tu aies cru trouver quelque trace de Klamm jusque dans leur saleté et leur lubricité, comme quelqu’un croit voir dans un fumier la perle fine qu’il a perdue, alors qu’en réalité il ne pourrait l’y trouver même si elle y était, il ne s’agissait cependant que de garçons du genre des valets de l’écurie, à ceci près qu’ils n’ont pas la même santé, qu’un peu d’air frais les met sur le flanc et les jette sur le lit, un lit d’ailleurs qu’ils s’entendent à choisir avec une ruse de laquais.

 

Frieda avait appuyé sa tête sur l’épaule de K. ; ils allaient et venaient enlacés dans le couloir.

 

– Ah ! dit alors Frieda lentement, calmement, presque avec bien-être, comme si elle avait su qu’il ne lui serait jamais donné qu’un bref délai de repos contre l’épaule de K., mais qu’elle voulût en tirer tout le parti possible, ah ! si nous étions partis tout de suite la première nuit, nous serions à l’abri quelque part, tous les deux, toujours ensemble, et ta main assez près pour que je puisse la saisir. Que j’ai besoin d’être près de toi ! Comme je me sens abandonnée, depuis que je te connais, quand tu n’es pas près de moi ! Ta présence, c’est, crois-moi, le seul rêve que je rêve. Et nul autre.

 

On entendit alors appeler dans le couloir ; c’était Jérémie ; il se tenait sur la première marche du petit escalier ; il était en chemise mais s’était enveloppé dans un châle de Frieda. À le voir ainsi les cheveux en broussaille, sa mince barbe comme ravagée par la pluie, les yeux suppliants et agrandis comme pour un reproche, ses joues brunes rougies de fièvre mais faites d’une chair trop molle, ses jambes nues agitées de frissons qui faisaient trembler les longues franges du châle, on l’eût pris pour un malade échappé de l’hôpital qu’on ne pouvait songer qu’à réexpédier au lit. Ce fut ce que fit immédiatement Frieda, elle s’arracha à K. et vola vers Jérémie. La présence de Frieda, le soin avec lequel elle resserra le châle, la hâte qu’elle mit à faire rentrer l’aide dans sa chambre semblèrent lui donner des forces ; il n’eut l’air de reconnaître K. qu’en cet instant.

 

– Ah ! Monsieur l’Arpenteur, dit-il en caressant la joue de Frieda, pour amadouer la jeune fille qui ne voulait pas laisser une conversation se nouer en ce moment, pardonnez-moi de vous déranger. Je ne vais pas bien du tout, c’est tout de même une excuse ! Je crois que j’ai la fièvre. J’aurais besoin d’un thé qui me fasse transpirer. Cette maudite grille de l’école ne se laissera pas oublier de longtemps ; et là-dessus avec un refroidissement, il m’a encore fallu courir en pleine nuit. On sacrifie sa santé, sans s’en rendre compte sur le moment, à des choses qui n’en valent vraiment pas la peine. Mais ne vous dérangez pas pour moi, Monsieur l’Arpenteur ; venez à la chambre, chez nous, faites une visite à votre malade et dites à Frieda ce qu’il vous reste à lui dire. Quand deux personnes habituées l’une à l’autre se séparent, elles ont naturellement à se dire au dernier moment une foule de choses auxquelles un tiers ne comprend rien, surtout s’il est au lit en train d’attendre un thé. Entrez, entrez, je ne dirai rien.

 

– Assez, assez, dit Frieda en le tirant par le bras. Il délire, il ne sait ce qu’il dit. Mais toi, K., ne viens pas, je t’en prie. C’est ma chambre aussi bien que celle de Jérémie, ou plutôt c’est la mienne tout court, je te défends de nous suivre. Ah ! K…, tu me poursuis ! Pourquoi me poursuis-tu ? Jamais, jamais je ne te reviendrai, je frémis à la seule idée d’un tel retour. Va retrouver tes petites : elles s’asseyent en chemise à tes côtés sur la banquette du poêle, à ce qu’on m’a raconté, et quand quelqu’un vient te chercher elles l’accueillent en rugissant. Tu es sans doute chez toi là-bas, pour que cette maison t’attire ainsi. Je t’en ai toujours écarté, avec peu de succès, il est vrai, mais enfin je t’en écartais, maintenant c’est fini, tu es libre. Une belle existence t’attend : tu seras peut-être obligé de te battre un peu avec les domestiques pour l’une d’elles, mais l’autre, il n’est personne au ciel ni sur terre qui puisse te la disputer. Votre union est bénie d’avance. Ne m’objecte rien ; je sais : tu t’entends à tout réfuter, pourtant au bout du compte, tu ne réfutes rien. Imagine ça, Jérémie, il a tout réfuté.

 

Frieda et Jérémie s’adressèrent des sourires, des hochements de tête et des signes d’intelligence.

 

– Mais, poursuivit Frieda, en admettant même qu’il ait tout réfuté, à quoi est-il arrivé ? En quoi cela m’inquiète-t-il ? La façon dont les choses se passent chez ces filles le regarde, et elles aussi, c’est leur affaire et non la mienne. La mienne est de te soigner jusqu’à ce que tu guérisses et que tu recouvres la santé que tu avais avant que K. ne te tourmentât pour moi.

 

– Vous ne venez donc vraiment pas, Monsieur l’Arpenteur ? demanda Jérémie, mais Frieda, sans se retourner une seule fois vers K., l’entraîna définitivement. On voyait en bas une petite porte, encore plus basse que celle du couloir ; Jérémie dut se pencher, et Frieda elle-même se baissa ; derrière cette porte il semblait faire clair et chaud. On entendit encore quelques chuchotements, Frieda devait exhorter affectueusement Jérémie à se coucher, puis la porte se referma[3].

 

K. fut alors frappé[29] du silence qui s’était mis à régner dans le couloir, non seulement dans la partie où il avait rencontré Frieda et qui semblait desservir le restaurant, mais encore dans le long passage sur lequel, un instant plus tôt, donnaient des chambres si vivantes. Les Messieurs avaient donc fini par s’endormir. K. lui aussi se sentait très fatigué, et peut-être cette fatigue l’avait-elle empêché de se défendre contre Jérémie aussi bien qu’il aurait dû le faire. Peut-être eût-il été plus sage de régler sa conduite sur celle de Jérémie, qui exagérait visiblement son refroidissement – son lamentable état ne venait pas de ce bobo, c’était une tare congénitale que nulle tisane n’était capable de guérir –, peut-être eût-il été plus sage de copier entièrement Jérémie, de faire étalage d’une grande fatigue (puisque aussi bien elle n’était pas jouée), de tomber sur place et de s’étendre dans le couloir, ce qui ne pouvait qu’être bienfaisant de dormir un moment et se faire dorloter. Mais le résultat aurait été bien moins brillant que pour Jérémie, qui aurait certainement triomphé dans ce concours du meilleur chantage à la pitié, comme probablement en tout autre. K. se sentait si déprimé qu’il se demanda s’il ne pourrait pas essayer de pénétrer dans une des chambres – il devait y en avoir de vides – et de dormir son soûl dans un lit. Cela le dédommagerait de bien des choses. Il avait même un coup à boire avant le sommeil à sa portée. Sur le plateau que Frieda avait laissé à terre se trouvait un carafon de rhum. K., bravant son extrême fatigue, revint sur ses pas et le vida. Il se sentit alors assez fort pour se présenter à Erlanger. Il chercha donc la porte de sa chambre, mais, le domestique n’étant plus là, ni Erlanger, et toutes les portes se ressemblant à s’y méprendre, il ne parvint pas à la trouver. Il se rappelait pourtant vaguement l’endroit sur lequel elle donnait et décida d’ouvrir une porte qui répondait à son souvenir. La tentative n’était pas, au fond, tellement risquée : si c’était la chambre d’Erlanger, il serait reçu sans difficulté ; si c’était la chambre d’un autre, il trouverait bien le moyen de s’excuser et de partir, et si le monsieur dormait, ce qui était le plus vraisemblable, son intrusion passerait entièrement inaperçue. Les choses ne se gâteraient que si la chambre était vide : K. ne saurait jamais résister à la folle tentation de s’étendre et de dormir indéfiniment. Il regarda encore une fois à droite et à gauche, pour voir si quelqu’un ne passerait pas qui pourrait lui donner le renseignement utile et le dispenser do son équipée, mais le long couloir n’était que vide et silence. Il colla l’oreille à la porte : personne. Il frappa si doucement, que le coup n’aurait pu réveiller un dormeur, puis, rien ne se produisant, ouvrit, avec les plus grandes précautions. Cette fois, un léger cri accueillit son entrée.

 

Il se trouvait dans une chambre étroite emplie plus qu’à moitié par un énorme lit. Sur une petite table de nuit brillait une lampe électrique qui éclairait un sac de voyage. Dans le lit, mais entièrement caché, la couverture rabattue sur la tête, quelqu’un s’agita houleusement et murmura par un étroit espace entre le drap et la couverture : « Qui est là ? » K. ne pouvait plus partir sans autre forme de procès ; il contempla avec mécontentement ce lit plantureux, mais hélas habité, puis il se rappela la question et déclina son identité. Cela parut faire bon effet, car le monsieur découvrit un petit coin de son visage, tout en restant prêt à retourner immédiatement au fond de ses draps si quelque chose semblait menacer au-dehors. Après quoi, il s’assit d’un coup sans hésiter en rabattant la couverture. Ce n’était sûrement pas Erlanger ; mais un petit homme, qui avait l’air d’un monsieur bien, et dont le visage présentait une sorte de contradiction, du fait que les yeux étaient d’une gaieté enfantine et les joues d’une puérile rondeur, alors que le haut front, le nez pointu, la bouche mince et le menton qui fuyait au point de s’évaporer, loin d’accuser l’ingénuité, trahissaient au contraire une pensée supérieure ; c’était le plaisir qu’elle provoquait, le contentement de soi, qui avaient conservé à ce visage un reste de saine puérilité.

 

– Connaissez-vous Frédéric ? lui demanda le monsieur.

 

K. répondit que non.

 

– Mais lui, il vous connaît, dit le monsieur en souriant.

 

K. ne put qu’incliner la tête ; des gens qui le connaissaient, on en trouvait partout ; c’était même son pire handicap.

 

– Je suis son secrétaire, dit le monsieur. Je m’appelle Bürgel.

 

– Excusez-moi, dit K. en avançant la main vers la poignée de la porte, j’ai pris votre chambre pour une autre ; je suis en effet convoqué par le secrétaire Erlanger.

 

– Quel dommage ? dit Bürgel, je veux dire : quel dommage que vous vous soyez trompé de porte, et non qu’on vous convoque ailleurs : une fois réveillé, je ne peux plus me rendormir. Il ne faut pas que cela vous affecte, c’est un petit malheur personnel. Pourquoi aussi, n’est-ce pas, ne peut-on fermer ces portes ? Il doit bien y avoir une raison. Un vieux proverbe dit que les portes des secrétaires doivent être constamment ouvertes. Il est vrai qu’il ne faut pas non plus l’interpréter trop textuellement.

 

Bürgel regardait K. d’un air gai en même temps qu’interrogateur ; malgré ce qu’il avait dit de ses fâcheuses insomnies, il semblait parfaitement reposé ; il n’avait jamais dû connaître de fatigue aussi affreuse que celle dont K. souffrait en ce moment.

 

– Où allez-vous donc passer maintenant ? demanda-t-il. Il est quatre heures. Il faudrait réveiller tous ceux que vous iriez voir. Tout le monde n’est pas si bien fait aux dérangements, tout le monde ne les prendrait pas avec la même patience, les secrétaires sont gent nerveuse. Restez donc ici un moment. À l’hôtel on commence à se lever vers cinq heures. Ce sera le meilleur moment pour vous de répondre à votre invitation. Laissez donc enfin, je vous en prie, cette poignée de porte et asseyez-vous quelque part ; l’espace est peut-être un peu restreint, le mieux sera de prendre place sur le bord de mon lit. Vous êtes surpris que je n’aie ici ni chaise ni table ? C’est que j’avais le choix entre une installation complète avec un tout petit lit d’hôtel et ce grand lit sans autre chose, à l’exception de la table à toilette. J’ai choisi le grand lit ; dans une chambre à coucher c’est tout de même l’essentiel ! Heureux qui peut s’étendre et dormir d’un bon somme. Pour un véritable dormeur, ce lit doit être délicieux. Il me soulage moi-même, moi qui ne puis pas dormir bien que souffrant d’une constante fatigue ; j’y passe une grande partie du jour, j’y fais toute ma correspondance, c’est là aussi que j’interroge les parties. Tout se passe très bien. Les parties ne peuvent pas s’asseoir, mais elles s’en consolent facilement, il est d’ailleurs plus agréable pour elles de rester debout devant un secrétaire qui se sent bien que d’être assises commodément devant un secrétaire qui les houspille. Je n’ai à donner que cette place sur le bord de mon lit ; mais ce n’est pas une place officielle, elle ne sert qu’aux entretiens nocturnes. Vous ne dites rien, Monsieur l’Arpenteur ?

 

– Je suis très fatigué, dit K., qui sur l’invitation de Bürgel, s’était immédiatement installé sur le lit et appuyé contre un montant de la façon la plus grossière.

 

– Bien naturel, dit Bürgel en souriant ; ici tout le monde est accablé de fatigue. Si vous saviez le travail que j’ai dû abattre hier et celui que j’ai déjà fait ce matin ! Il est complètement impossible que je me rendorme maintenant, mais si cette chose, la plus archi-invraisemblable, se produisait pendant que vous seriez encore là, ne faites pas de bruit et n’ouvrez pas la porte. Ne craignez rien, je ne dormirai certainement pas ou, en mettant les choses au mieux, quelques minutes. Ce qui arrive, probablement, parce que je passe ma vie à recevoir les parties, c’est que je dors tout de même beaucoup plus facilement lorsque je suis en compagnie.

 

– Ne vous gênez pas, je vous en prie, Monsieur le Secrétaire, dit K., heureux de la perspective, j’en ferai autant si vous permettez.

 

– Non, non, dit Bürgel en riant, je ne peux pas dormir sur commande ; malheureusement, je n’en trouve l’occasion qu’au fil de la conversation. C’est encore elle qui m’endort le mieux. Notre travail, en effet, éprouve beaucoup les nerfs. Prenez mon cas : je suis secrétaire de liaison. Vous ne savez pas ce que c’est ? Eh bien, c’est moi qui constitue le lien le plus fort – et il se frottait vivement les mains avec une joie involontaire – entre Frédéric et le village, je fais la liaison entre ses secrétaires du Château et ses secrétaires du Village, où je réside le plus souvent, mais pas toujours ; je dois me tenir prêt à aller au Château à tout instant. Voyez plutôt mon sac de voyage ; quelle vie ! Je ne la conseille pas à tous. Il est vrai, d’autre part, que je ne pourrais plus me passer de ce genre de travail, tout autre me paraîtrait fade. Et où en est l’arpentage ?

 

– Je ne l’exerce pas, dit K., je n’ai pas de poste d’arpenteur.

 

Son esprit n’était pas à la conversation ; il ne brûlait que de voir son homme tomber de sommeil, encore était-ce uniquement par un certain esprit de devoir envers lui-même ; il pensait au fond que le moment où Bürgel se mettrait à dormir restait encore infiniment lointain.

 

– Voilà qui est étonnant ! dit Bürgel, sursautant, et il tira un petit carnet, qui se trouvait sous la couverture, afin d’y noter quelque chose. Vous êtes donc arpenteur sans travail d’arpentage.

 

K. opina machinalement du chef ; il avait étendu le bras gauche sur le montant du lit de Bürgel et reposé la tête dessus, après avoir essayé de cent façons la position la plus commode, et c’était celle-là la meilleure ; il pouvait désormais prêter un peu plus d’attention à ce qui lui était dit.

 

– Je suis prêt, continua Bürgel, à poursuivre l’étude de ce cas. Les choses ne sont pas telles, ici, que nous puissions laisser sans emploi une compétence professionnelle. Cette situation doit être blessante aussi pour vous. N’en souffrez-vous pas ?

 

– Si, j’en souffre, dit K. en souriant à part lui, car à ce moment il n’en souffrait pas le moins du monde, et la proposition de Bürgel ne lui faisait pas grosse impression : elle relevait du dilettantisme.

 

Sans connaître les circonstances de la convocation de K., ni les difficultés qu’il avait rencontrées au Château et à la commune, les complications qui étaient nées ou s’étaient annoncées au cours de son séjour, sans rien savoir de tout cela, pis, sans montrer, comme on était en droit de l’attendre normalement d’un monsieur qui était Secrétaire, qu’il en eût la moindre lueur, il proposait d’improviser le règlement de l’affaire en haut lieu par la vertu de sa petite baguette, avec l’aide de son petit carnet.

 

– Vous semblez avoir eu déjà des déceptions, dit Bürgel, révélant par là, tout de même, quelque psychologie.

 

K. s’efforçait d’ailleurs, depuis qu’il était entré, de ne pas le sous-estimer, mais il lui était bien difficile, dans son état, de juger justement quoi que ce fût qui ne fût pas sa propre fatigue.

 

– Non, ajouta Bürgel, comme s’il voulait répondre à une objection de K. en lui épargnant aimablement d’exprimer lui-même sa pensée. Les déceptions ne doivent pas vous rebuter. Bien des choses semblent faites ici pour effrayer, et le nouveau venu voit les obstacles insurmontables. Je n’approfondis pas la question, il est possible que l’apparence réponde à la réalité ; je n’ai pas, dans ma situation, le recul qui permet d’en juger, mais vous avez intérêt à noter qu’il se crée parfois des situations particulières, presque en contradiction avec la conjoncture, des occasions qui peuvent permettre d’obtenir d’un mot, d’un regard, d’un simple geste de confiance, plus que n’obtiendrait une vie d’efforts désespérés. Oui, c’est ainsi. Évidemment, ces occasions s’accordent tout de même en ceci avec la conjoncture générale du moment, qu’elles ne sont jamais exploitées. Mais pourquoi ne le sont-elles pas ? C’est bien là ce que je demande toujours.

 

K. ne connaissait pas de réponse à cette question. Il voyait bien que ce que lui disait Bürgel devait le concerner étroitement, mais il éprouvait sur le moment une répulsion profonde pour tout ce qui le concernait ; il inclina un peu la tête sur le côté comme pour montrer qu’il laissait la voie libre à toutes les questions de Bürgel et qu’elles ne pouvaient plus le toucher.

 

– Les secrétaires, poursuivit Bürgel en s’étirant et en bâillant d’une manière qui contrastait de façon déconcertante avec le sérieux de ses paroles, les secrétaires ne cessent de se plaindre d’être obligés d’opérer de nuit pour la plupart des interrogatoires. Mais pourquoi donc s’en plaignent-ils ? Parce que ces séances les épuisent ? Parce qu’ils préféreraient consacrer la nuit au sommeil ? Non, là n’est pas leur objection, certainement pas. Il y a évidemment parmi les secrétaires, comme partout, des gens zélés et d’autres moins ; mais nul ne se plaint de surmenage Surtout en public. Ce n’est pas notre genre. Tout simplement. Nous ne faisons aucune différence entre le temps, le temps tout court, et le temps du travail. Ces distinctions nous sont étrangères. Que peuvent donc avoir les secrétaires contre l’interrogatoire de nuit ? Il témoignerait d’un manque d’égards pour les parties ? Non, croyez-moi, il ne s’agit pas de cela non plus. Les secrétaires sont sans égards pour les parties, tout au moins n’en ont-ils pas plus que pour eux-mêmes ; pas moins non plus. Ce manque d’égards n’est que la stricte conséquence de l’observation des règlements, c’est-à-dire le plus haut égard que puissent se souhaiter les parties. L’opinion le reconnaît d’une façon générale, bien que cet assentiment échappe à l’examen de l’observateur superficiel ; les interrogatoires de nuit sont même ceux que les parties préfèrent, on ne reçoit pas de plainte de principe contre l’interrogatoire de nuit. D’où provient donc cette répugnance des secrétaires à leur endroit ?

 

K. ne savait pas cela non plus ; il savait d’ailleurs très peu de choses, il ne distinguait même pas entre les demandes que Bürgel faisait pour avoir une réponse et celles qui n’étaient qu’une fiction. « Si tu me laisses coucher dans ton lit, pensait-il à part soi, je te donnerai demain à midi toutes les réponses que tu voudras ; ou le soir si tu préfères ; ce sera même encore mieux. » Mais Bürgel ne semblait pas lui prêter attention, il était trop occupé de la question qu’il s’était posée à lui-même.

 

– Autant que je me rende compte et autant que j’aie appris, voici ce que les secrétaires objectent à l’interrogatoire de nuit : la nuit se prête plus mal aux débats parce qu’il est difficile, la nuit, ou même carrément impossible, de leur garder le caractère officiel. Cela ne tient pas à des formes, les formes peuvent être observées tout aussi bien la nuit que le jour. Là n’est pas la question. Mais le jugement officiel est influencé par la nuit. Elle pousse à juger des choses d’un point de vue en quelque sorte plus privé ; les allégations des parties prennent plus de poids qu’il ne leur en revient légitimement, le jugement se mêle de considérations déplacées sur ce que peuvent être, en général, la situation, les peines, les soucis des parties ; la barrière nécessaire entre eux et les fonctionnaires se trouve abaissée, encore qu’elle puisse paraître intacte, et là où ne s’opéraient avant, comme il se doit, que des échanges de questions et de réponses, semble s’opérer maintenant un échange de personnes : quelle indécence ! Voilà du moins l’explication que donnent les secrétaires, des gens qui sont doués de par leur profession d’un sentiment extraordinaire de ces choses. Eux-mêmes, d’ailleurs – c’est un sujet que nous abordons assez souvent entre confrères – eux-mêmes remarquent peu ces influences néfastes au cours des interrogatoires ; au contraire, s’efforçant tout de suite de les combattre, ils s’imaginent faire des merveilles. Mais, quand on lit leurs procès-verbaux, on s’étonne des faiblesses qui s’y étalent au grand jour. Et ce sont là des fautes – accompagnées chaque fois d’un gain à demi injustifié pour les parties –, qui ne peuvent plus être réparées, du moins selon nos règlements, par le processus ordinaire, la voie rapide. Le Service de Contrôle, un jour, rectifiera certainement ces erreurs, mais cela ne servira que le droit sans nuire aucunement aux parties. Les plaintes des secrétaires, dans de telles conditions, ne sont-elles pas pleinement justifiées ?

 

K. fut tiré par cette question du demi-sommeil où il baignait depuis un instant. « Pourquoi tout cela ? Pourquoi tout cela ? » se demandait-il en regardant Bürgel d’un regard qui filtrait avec difficulté entre ses paupières à demi fermées, non comme un fonctionnaire discutant avec lui de questions hautement délicates, mais comme un vague objet qui l’empêchait de dormir, et à quoi il n’eût pu découvrir d’autre usage. Mais Bürgel, lui, tout à son raisonnement, sourit comme s’il venait de réussir à plonger K. dans l’embarras. Il se montra prêt à le replacer immédiatement sur la bonne voie.

 

– Certes, dit-il, on ne saurait déclarer sans plus ces plaintes entièrement justifiées. Les interrogatoires de nuit ne sont sans doute nulle part expressément prescrits, on n’enfreint donc nul règlement en cherchant à les éviter, mais les circonstances, l’excès de travail, le genre d’occupations des secrétaires au Château, leur rare disponibilité, la clause qui demande que l’interrogatoire n’ait lieu qu’une fois fini le reste de l’instruction mais, d’autre part, l’exige immédiatement après, tout cela, et bien d’autres choses, a fait quand même des interrogatoires de nuit une nécessité indispensable. Mais s’ils sont devenus une nécessité, c’est aussi, tout au moins de façon indirecte, par un effet du règlement, et dénigrer leur caractère, ce serait presque, naturellement j’y mets quelque exagération – c’est l’emploi de cette figure qui autorise mes termes –, ce serait même dénigrer le règlement.

 

« En revanche, il peut être permis aux fonctionnaires de se préserver tant bien que mal, dans le cadre des instructions, des inconvénients qui résultent, peut-être en apparence seulement, des interrogatoires nocturnes. Et c’est ce qu’ils font, et même dans la plus grande mesure. Ils ne laissent présenter que les causes, dont il y a le moins à redouter à tous égards, ils s’examinent minutieusement avant le débat, et, si le résultat de cet examen l’exige, décommandent tout, même au dernier moment, se fortifient en convoquant jusqu’à dix fois un justiciable avant de l’interroger vraiment, se font représenter par un collègue incompétent, par conséquent beaucoup plus libre de jugement, dans les cas qui les préoccupent, fixent du moins le moment des débats soit au début, soit à la fin de la nuit, en faisant abstraction des heures intermédiaires, etc., d’un mot, ils prennent mille précautions ; ah ! on ne les approche pas facilement, les secrétaires ! leur capacité de résistance est presque aussi extraordinaire que leur vulnérabilité. »

 

K. dormait ; ce n’était pas d’un sommeil véritable ; il entendait les discours de Bürgel peut-être plus nettement qu’éveillé, dans l’accablement de la fatigue ; il distinguait chaque mot, mais du fond d’une âme inconsciente, adieu son importune conscience, il se sentait parfaitement libre, Bürgel ne le retenait plus, le sommeil avait fait son œuvre, s’il n’était pas au fond du gouffre il était déjà submergé. Nul ne devait plus pouvoir lui arracher cette conquête. Il lui semblait qu’il venait de remporter un triomphe et que déjà toute une société se trouvait là pour le célébrer ; il levait son verre de champagne en l’honneur de cette victoire (si ce n’était lui, c’était un autre, peu importe) ; et, pour que tout le monde sût bien de quoi il s’agissait, on recommençait le combat ; et la victoire avec ; ou, pour mieux dire, on le livrait à neuf, et on l’avait déjà fêté, et on ne cessait pas de le fêter parce que l’issue, par un heureux hasard, en était connue à l’avance. Au cours de ces hostilités, K. serrait de près un secrétaire nu qui ressemblait à la statue de quelque dieu grec. C’était une chose des plus comiques, et K. souriait doucement à travers son sommeil, en voyant sursauter le malheureux secrétaire chaque fois qu’il fonçait sur lui, dérangeant sa fière attitude et l’obligeant à la parade, où il arrivait toujours trop tard, son poing fermé, son bras sculpturalement brandi. Le combat ne dura pas longtemps ; pas à pas, et c’étaient de grands pas, K. gagnait du terrain. Était-ce même un combat ? Nul obstacle sérieux ne retardait cette avance, si ce n’est, de loin en loin, une sorte de pépiement : ce dieu grec pépiait comme une fillette que l’on chatouille. Puis, en fin de compte, il disparut ; K. se trouva seul dans un grand espace vide ; il se retourna, prêt au combat, pour apercevoir l’adversaire, mais ne vit personne ; le guerrier s’était éclipsé, la société l’avait suivi, il ne restait que le verre de champagne brisé. K. le piétina. Mais les morceaux piquaient, il se réveilla en sursaut, avec une espèce de nausée, comme un bébé qu’on arrache au sommeil. Un reste de rêve lui fit penser, à l’aspect de Bürgel, qui avait la poitrine nue : « Le voilà ton dieu grec ! Allez, sors-le du lit ! »

 

– Il y a pourtant, disait Bürgel, en regardant pensivement le plafond comme s’il cherchait dans sa mémoire des exemples qui ne venaient pas, il y a quand même pour les parties, malgré toutes les mesures de précaution, une possibilité d’exploiter à leur profit cette faiblesse nocturne des secrétaires – en admettant que faiblesse il y ait. Possibilité, il est vrai, extrêmement rare, ou, pour mieux dire, qui ne se produit presque jamais. Elle consiste, pour la partie, à se présenter à l’improviste au milieu de la nuit. Vous vous étonnez peut-être qu’un procédé si facile à imaginer soit utilisé si rarement. C’est qu’en effet vous ignorez encore nos us. Vous auriez quand même pu déjà être frappé par le fait que notre organisation ne souffre d’aucune espèce de faille. Il résulte de cette perfection que quiconque a une requête à présenter ou doit, pour toute autre raison, être interrogé sur une chose, reçoit une citation, dans les trois quarts des cas, avant même qu’il ait pu voir clair dans son affaire, mieux, avant même qu’il en ait eu vent. On ne l’interroge pas encore, l’affaire, généralement, n’étant pas assez mûre, mais il a reçu sa citation, il ne peut plus venir à l’improviste ; il ne peut plus, tout au plus, que venir à contretemps, et alors on se contente de lui faire remarquer la date et l’heure de la citation, et, quand il se présente ensuite au bon moment, on le renvoie en règle générale, cela ne fait plus de difficulté. La citation remise entre les mains de la partie et l’inscription dans les dossiers, voilà pour le secrétaire deux armes défensives qui ne sont pas toujours suffisantes mais qui ont tout de même leur efficacité. Mais, à vrai dire, pour le seul secrétaire compétent. Libre aux parties de surprendre les autres et de s’adresser à eux la nuit. Nul n’y songe, cependant, ce serait dénué de tout sens. Et d’abord parce que ce procédé irriterait beaucoup le secrétaire compétent ; nous ne nous jalousons certainement pas le travail, chacun de nous en a une charge bien trop forte qu’on lui impose sans nulle mesquinerie, mais en face des parties nous ne devons tolérer aucune confusion de compétence. Maint plaignant a déjà perdu pour s’être glissé dans une filière incompétente parce qu’il désespérait d’avancer dans la bonne. Les tentatives de ce genre ne peuvent d’ailleurs qu’échouer du fait qu’un secrétaire incompétent, même si on le surprend de nuit et qu’il veuille se rendre utile, ne peut, en raison même de cette incompétence, guère mieux intervenir qu’un avocat quelconque, et le peut même au fond beaucoup moins, car – même s’il pouvait, quoi que ce fût dans des conditions différentes, versé qu’il est plus que toute la gent avocassière dans les voies secrètes du droit – il lui manque tout simplement le temps de s’occuper de questions où il est incompétent, il n’a pas une minute à perdre à leur étude. Qui voudrait, dans de telles conditions, passer ses nuits à s’adresser à des secrétaires incompétents ? D’autant plus que les parties aussi sont pleinement occupées si elles veulent faire métier de répondre, en plus du leur, à toutes les citations et à tous les appels des autorités compétentes ; « pleinement occupées », bien sûr, au sens qu’elles donnent, elles, parties, à ces mots, et qui n’est pas le même, de bien loin, que celui que lui donnent les secrétaires.

 

K. hocha la tête en souriant, il pensait maintenant tout comprendre ; ce n’était pas qu’il s’en souciât, mais espérait s’endormir vite, sans rêve, cette fois, ni dérangement ; entre les secrétaires compétents, d’une part, et les incompétents, de l’autre, et face à la foule des parties plus ou moins pleinement occupées, il sombrerait dans un profond sommeil et échapperait ainsi à tout. Il s’était si bien habitué au débit satisfait de Bürgel, qui travaillait inutilement à s’endormir lui-même en parlant à voix basse, que ses discours favoriseraient plutôt son somme. « Va toujours, moulin, pensait-il, tourne, tictaque, tu ne tictaques que pour moi. »

 

– Où se trouve donc, disait Bürgel, en promenant deux doigts sur sa lèvre inférieure, le cou tendu et les yeux agrandis, comme s’il approchait d’un point de vue ravissant au bout d’une course pénible, où se trouve donc la possibilité susdite, si rare qu’en fait elle ne se produit jamais ? Elle se trouve dans les instructions qui concernent la compétence ; c’est là qu’est la clef du mystère. On ne saurait en effet se contenter pour chaque chose d’un seul secrétaire compétent ; il n’en est pas ainsi ; il ne peut en être ainsi dans un grand organisme, dans un organisme vivant. Ce qui se passe, en fait, c’est que l’un des secrétaires a la compétence principale, et un grand nombre d’autres de moindres compétences, fragmentaires et spécialisées. Qui serait de force à rassembler tout seul, sur son bureau, fût-il un monstre de travail, ce qui concerne le moindre fait avec toutes ses implications ? J’en ai trop dit en vous parlant de la compétence principale. La plus petite compétence en effet, ne contient-elle pas déjà la grande ? Ce qui décide, n’est-ce pas la passion avec laquelle on se saisit d’une affaire ? Et cette passion n’est-elle pas présente aussi bien ici que là, égale partout, dans toute sa force ? Il peut y avoir des différences entre les secrétaires ; en tout, il en est d’innombrables, il n’en est pas dans la passion ; aucun ne pourra jamais se retenir, quand il y sera invité, de s’occuper d’un cas dans lequel il n’aura que la moindre compétence. Extérieurement, bien sûr, il faut organiser en règle une possibilité de débat, c’est pourquoi chacune des parties se voit assigné un secrétaire déterminé auquel elle doit s’en tenir de façon officielle. Mais ce n’est pas nécessairement le plus compétent en l’occurrence, c’est l’organisation qui décide de son choix suivant les besoins du moment. Voilà les faits. Et maintenant, Monsieur l’Arpenteur, évaluez les chances qu’une partie peut avoir de surprendre au milieu de la nuit, par le concours d’on ne sait quelles circonstances, malgré les obstacles susdits, fort suffisants en général, un secrétaire tant soit peu compétent dans son cas. Vous n’avez pas encore pensé à une telle possibilité ? Je vous en crois volontiers. Vous avez eu raison, car il n’y a pas lieu d’y songer, elle ne s’offre presque jamais. Quel est le grain, j’entends le grain fait sur mesure, assez étrangement minuscule, assez adroit, assez glissant pour passer à travers les trous de notre insurpassable tamis ? Il n’en est pas. Je vous donne raison, il n’en est pas. Et pourtant une nuit – tout arrive, il ne faut jurer de rien –, c’est une chose qui se produit. Je ne vois, à vrai dire, parmi mes connaissances, personne à qui ce soit arrivé, mais cela ne prouverait pas grand-chose ; mes connaissances sont en nombre restreint par rapport à la foule dont il faudrait tenir compte, et il n’est pas du tout prouvé qu’un secrétaire oserait avouer une aventure de cette espèce, si elle lui était advenue : ce serait une affaire personnelle qui effaroucherait la pudeur officielle. Mon expérience prouve peut-être pourtant qu’il s’agirait d’une chose si rare et si peu confirmée, qui relèverait à tel point du seul domaine de l’ouï-dire, qu’il serait très exagéré de la redouter. Si elle devait, par impossible, se produire, on pourrait, il y a lieu de le croire, lui retirer toute espèce de venin en lui prouvant, ce qui serait facile, qu’il n’y a pas place pour elle dans la réalité. En tout cas il serait maladif de se cacher la tête sous les draps à cause d’elle et de ne plus oser regarder au-dehors. Mais, supposé que cette parfaite invraisemblance se fasse un jour réalité, tout serait-il perdu ? Au contraire. La véritable perfection de l’invraisemblance, ce serait que tout fût perdu. Évidemment, quand une partie est dans la chambre, c’est déjà bien loin d’être drôle. On se sent le cœur oppressé. « Combien de temps pourras-tu résister ? » se demande-t-on. Mais on sait bien qu’on ne résistera pas. Il faut seulement se représenter exactement la situation. La partie, qu’on n’a jamais vue, et qu’on n’a pas cessé d’attendre, d’attendre fiévreusement, se tient là, cette partie qu’on n’aurait jamais cru, et à bon droit, pouvoir toucher. Elle vous invite déjà par sa muette présence à pénétrer dans sa pauvre vie, à vous y installer comme chez vous, et à y compatir à ses vaines doléances. Quelle tentation, dans le silence de la nuit ! Dès qu’on y cède, on a cessé d’être un personnage officiel. Il devient vite impossible de repousser une demande. Au pied de la lettre, on est désespéré ; et, encore plus au pied de la lettre, très heureux. Désespéré, car on est assis là, complètement désarmé, à attendre une demande dont on sait à l’avance qu’on sera forcé d’y satisfaire, même si elle doit, du moins autant qu’on en puisse juger, bouleverser l’organisation (c’est la pire chose qui nous puisse arriver) ; désespéré surtout – abstraction faite du reste – parce qu’on se confère aussi par là, pour un instant, de son propre chef, un avancement hiérarchique inouï. Notre grade ne nous autorise pas à satisfaire à des demandes du genre de celles dont il s’agit dans ces cas-là, mais la présence de cette partie nocturne fait croître en quelque sorte nos pouvoirs officiels, nous promettons des choses qui ne sont pas de notre ressort, pis même, nous promettons de tenir nos promesses. La partie nous arrache, la nuit, comme le brigand au coin du bois, des sacrifices dont nous ne serions jamais capables à l’ordinaire : soit, il en va ainsi tant que le plaignant est là, tant que sa présence nous fortifie, nous contraint, nous excite ; que se passera-t-il quand il sera parti, repu, et inconscient, nous laissant seuls et sans défense en face de notre abus de pouvoir ? Je n’ose y penser. Et cependant nous sommes heureux. Ah ! que le bonheur peut ressembler au suicide ! Nous pourrions nous astreindre à cacher aux parties la véritable situation, elles ne s’aperçoivent de rien par elles-mêmes, elles croient seulement s’être trompées de porte pour des raisons aussi fortuites que négligeables, par épuisement, par déception, par l’indifférence qui en résulte ; elles sont là, elles ne se doutent de rien, elles pensent, si toutefois elles pensent, à leur erreur ou à leur épuisement. Ne pourrait-on les abandonner à leur inconscience ? Non, le bonheur est trop loquace, il faut qu’on leur dise tout ; qu’on leur montre dans le détail, sans s’épargner en rien, car c’est plus fort que soi, ce qui est arrivé, pourquoi, et combien l’occasion était à la fois grande et rare, extraordinairement grande et singulièrement rare, qu’on leur montre comment elles s’y sont laissé prendre dans leur impuissance de parties, impuissance dont nulle créature ne saurait se montrer capable à leur égal, mais comment elles peuvent maintenant, si elles veulent, Monsieur l’Arpenteur, reprendre en main la situation, rien qu’en produisant leur requête, de façon ou d’autre il n’importe, car une heureuse solution les attend, que dis-je, elle leur tend les bras ; il faut leur montrer tout cela ; c’est ce qu’on appelle l’heure difficile du fonctionnaire. Mais une fois qu’on a fait la chose, alors, Monsieur l’Arpenteur, l’essentiel est réglé ; il faut s’en contenter et attendre.

 

K. sommeillait, imperméable à tout ce qui pouvait arriver. Posée d’abord sur son bras gauche, qui suivait le montant du lit, sa tête avait glissé, elle penchait sans soutien et descendait petit à petit de plus en plus bas. L’aide du montant ne suffisait plus, K. essaya de se rétablir, tout en dormant, en s’appuyant sur la couverture, et attrapa le pied de Bürgel, qui faisait saillie. Bürgel vit, et ne bougea pas, si importune que fût la chose.

 

Ce fut alors que plusieurs coups retentirent contre la cloison. K. sursauta et regarda dans la direction d’où venait le bruit.

 

– L’arpenteur, demanda une voix, n’est-il pas là ?

 

– Si, dit Bürgel, en libérant son pied avec une secousse juvénile et en s’étirant brusquement.

 

– Alors, qu’il vienne, ordonna la voix, sans aucun égard pour Bürgel ni pour le fait que la présence de K. pouvait lui être encore nécessaire.

 

– C’est Erlanger, dit Bürgel à voix basse. (Il n’avait pas l’air d’être surpris qu’Erlanger se trouvât dans la chambre voisine.) Allez vite le trouver, conseilla-t-il à K., il s’impatiente déjà, cherchez à l’apaiser. Il n’a pas le sommeil léger, mais nous avons parlé trop fort ; on ne peut plus se maîtriser à propos de certaines choses, on ne peut plus gouverner sa voix. Allez donc ; on dirait que vous ne parvenez à vous extirper de votre sommeil. Qu’est-ce qui vous retient encore ici ? Non, ne vous excusez pas d’être encore endormi, vous n’avez pas à vous en excuser, les forces physiques ont des limites ; ce n’est pas votre faute si ces limites sont importantes à d’autres égards, nul n’y peut rien. Voyons-y l’un des éléments qui sont utiles au monde pour corriger sa marche et garder l’équilibre. C’est un mécanisme admirable, inconcevablement admirable, bien que navrant d’un autre point de vue. Eh bien, allez ! Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Si vous tardez encore, Erlanger me tombera dessus, j’aimerais mieux éviter la chose. Filez, qui sait ce qui vous attend ? Ici les occasions sont foule. Il en est même qui sont si grandes en quelque sorte qu’on ne saurait les utiliser, il y a des choses qui n’échouent pas sur d’autre écueil que celui qu’elles portent en elles. C’est un phénomène étonnant. J’espère d’ailleurs pouvoir maintenant dormir un peu. Malheureusement il est déjà cinq heures et le bruit va bientôt commencer. Décidez-vous !

 

Étourdi de son réveil subit, ivre encore de sommeil, courbaturé de toutes parts par sa fausse position, K. ne put de longtemps se résoudre à se lever, il se tenait le front, la tête basse. Bürgel avait beau le congédier, rien n’y faisait ; seul le sentiment de la complète inutilité de sa présence en cet endroit l’amena petit à petit à le quitter. La chambre lui semblait incroyablement vide. Il n’aurait même pas réussi à s’y rendormir. Ce fut cette conviction qui le décida ; il ne put s’empêcher d’en sourire ; il se leva en titubant, s’appuya partout où il put, contre le lit, contre le mur, contre la porte, et partit sans le moindre salut, comme s’il avait pris congé de Bürgel depuis longtemps.

 

XIX.

Il serait passé probablement avec la même indifférence devant la chambre d’Erlanger si celui-ci n’eût été sur la porte et ne lui eût fait signe du doigt[30]. Une brève indication, une seule, du bout de l’index. Erlanger était déjà complètement prêt à partir. Il portait une pelisse noire, à col étroit, haut boutonné, un domestique lui tendait ses gants et tenait sa toque de fourrure.

 

– Vous auriez dû venir depuis longtemps, dit-il.

 

K. voulut s’excuser. Mais Erlanger lui fit comprendre qu’il l’en dispensait, en fermant les yeux d’un air las.

 

– Voici, dit-il, de quoi il s’agit. Il y avait autrefois, au débit, une certaine Frieda, une serveuse ; je ne sais que son nom, je ne la connais pas, elle ne m’intéresse pas personnellement. Cette Frieda a servi parfois de la bière à Klamm. Il semble qu’on l’ait remplacée. C’est un changement sans importance, probablement, pour qui que ce soit ; en tout cas certainement pour Klamm. Mais plus la tâche est considérable – et nulle ne l’est autant que celle de Klamm –, moins il reste de force à l’homme pour se protéger contre le monde extérieur ; la moindre modification apportée à la moindre chose peut le déranger très sérieusement. Le changement de place des objets qui se trouvent sur son bureau, la disparition d’une petite tache qu’il avait l’habitude de voir, autant de riens qui peuvent le gêner ; une nouvelle servante également. Évidemment nulle de ces choses ne dérange Klamm, même si elle est de nature à déranger tout autre ; il n’en saurait être question. Nous n’en sommes pas moins tenus de veiller au bien-être de Klamm au point d’éliminer autour de sa personne jusqu’aux risques de dérangement qui n’en seraient pas pour un homme comme lui – probablement rien ne le dérange –, mais qui peuvent nous paraître tels. Ce n’est pas à cause de lui, ce n’est pas pour son travail, que nous éliminons ces risques, mais pour nous, notre conscience, le repos de notre esprit. C’est pourquoi cette Frieda doit revenir au débit ; immédiatement ; il est possible que ce retour soit par lui-même un dérangement ; expérience faite, dans ce cas nous la chasserons de nouveau ; en attendant elle doit revenir. Vous vivez avec elle, si j’en crois ce qu’on m’a dit, arrangez-vous pour qu’elle revienne tout de suite. Il ne saurait être question de sentiments personnels dans une pareille affaire ; c’est évident ; aussi n’ajouterai-je pas un mot. Je mentionne toutefois, et c’est déjà bien trop, que si vous vous montrez à la hauteur de cette tâche infime, cela peut un jour favoriser votre avancement. C’est tout ce que j’avais à vous dire.

 

Il salua K. d’une inclination de tête, coiffa la toque que lui tendait son serviteur et s’en alla, suivi de ce domestique, d’un pas rapide mais boitillant.

 

On recevait ici parfois des ordres qu’il était facile d’exécuter, mais cette facilité n’enthousiasmait pas K. Non seulement parce que l’ordre en question concernait Frieda et, tout en se présentant comme une simple consigne, avait l’air d’être une dérision, mais encore et surtout parce qu’il faisait prévoir tout un avenir d’efforts stériles. Les ordres passaient au-dessus de la tête de K., aussi bien les bons que les mauvais (et d’ailleurs, jusque dans les bons, il y avait un mauvais noyau pour ainsi dire), mais K. était trop bas dans l’échelle hiérarchique pour pouvoir s’en mêler ou les faire annuler et trouver quelqu’un qui l’écoute. Quand Erlanger vous congédie, que voulez-vous faire ? et que pourriez-vous lui dire s’il ne vous congédiait pas ? Sans doute K. se rendait-il compte que sa fatigue lui avait nui ce jour-là plus que la malice accumulée des circonstances, mais pourquoi ne pouvait-il pas, lui qui se fiait si bien à son corps qu’il ne se fût jamais mis en route sans l’assurance qu’il en tirait, pourquoi ne pouvait-il pas supporter une nuit blanche ajoutée à quelques mauvaises, pourquoi fallait-il qu’il succombe à une fatigue invincible précisément dans cet endroit où personne n’était fatigué, ou plutôt où tout le monde l’était continuellement sans que le travail en pâtît (on eût même dit qu’il en était favorisé !) ? On en devait conclure que la fatigue d’ici était une fatigue différente. C’était sans doute l’heureuse fatigue qui naissait d’un travail heureux ; une chose qui, du dehors, avait l’air d’être fatigué, mais était en réalité une paix que rien ne pouvait troubler, un indestructible repos. La lassitude toute naturelle que l’homme ressent l’après-midi fait partie d’un heureux déroulement de la journée. Ici, pour les messieurs, c’était toujours midi.

 

Ainsi raisonnait-il. N’avait-il pas raison ? Cinq heures sonnaient à peine et le couloir s’animait déjà des deux côtés. Des voix retentissaient de partout ; leur concert anarchique ajoutait à la fête. C’était tantôt comme un départ d’enfants qui crient leur joie d’aller en excursion, tantôt un brouhaha d’aurore au poulailler, une jubilation de communier avec le soleil qui se lève : un monsieur, quelque part, imita le chant du coq. Le couloir lui-même restait vide, mais les portes remuaient déjà, à chaque instant une main en entrebâillait une et la refermait hâtivement, c’était un branle-bas général ; quand les cloisons ne montaient pas jusqu’au plafond, K. voyait çà et là surgir et disparaître une tête ébouriffée par le réveil matinal. Un petit chariot chargé de dossiers arrivait de loin, lentement, poussé par un vieux domestique. Un autre serviteur tenait une liste, pour comparer probablement les numéros des chambres avec ceux des dossiers. Le chariot s’arrêtait devant la plupart des portes ; généralement la porte s’ouvrait et le dossier disparaissait par l’ouverture. Ce n’était parfois qu’un feuillet, un petit dialogue s’engageait alors entre la chambre et le couloir ; il s’agissait sans doute de reproches. Si la porte restait fermée, le domestique empilait soigneusement les dossiers sur le seuil. Dans ces cas-là, il semblait à K. que le mouvement des portes voisines redoublait au lieu de s’arrêter, bien que les dossiers eussent été distribués dans les chambres correspondantes. Peut-être les autres messieurs guettaient-ils avec convoitise les dossiers restés sur le seuil sans que personne – épais mystère – les ramassât ; ils ne pouvaient parvenir à comprendre que quelqu’un qui n’avait qu’une porte à ouvrir pour se mettre en possession de sa pile de dossiers ne fît pas un geste si simple ; peut-être les dossiers abandonnés un certain temps devant la porte d’un secrétaire étaient-ils distribués plus tard aux autres messieurs, et les messieurs cherchaient-ils dès le début à s’assurer par de fréquentes observations que les dossiers étaient toujours là et qu’on pouvait espérer encore. D’ailleurs les dossiers en souffrance formaient généralement des paquets imposants sur le seuil de leurs propriétaires, et K. se prit à penser que ceux-ci les avaient peut-être laissés là provisoirement par forfanterie ou par malice, ou par une fierté justifiée qui aurait sur les collègues des effets stimulants. Cette interprétation lui parut confirmée quand il s’aperçut que les dossiers, une fois dûment exposés, disparaissaient, happés à l’improviste, dans la chambre de l’intéressé, dont la porte ne bougeait plus ; celles du voisinage, alors, s’apaisaient également, déçues ou satisfaites par le départ de cet objet qui avait entretenu la fièvre, puis, petit à petit, se remettaient à s’agiter.

 

K. observait la scène avec un intérêt bien supérieur à la curiosité, il participait à la chose. Il se sentait presque bien au milieu de ce manège, regardait ici et regardait là, suivant des yeux, à distance respectable, les domestiques qui se retournaient souvent sur lui en faisant la moue, l’œil sévère et la tête baissée. Il se passionnait pour leurs travaux de distribution. Plus cette distribution progressait, plus elle devenait difficile : tantôt la liste était légèrement erronée, tantôt le domestique confondait les dossiers, tantôt les messieurs protestaient pour une raison ou pour une autre. De toute façon il arrivait souvent qu’une livraison se trompât d’adresse ; le petit chariot revenait sur ses pas, et on négociait le retour des dossiers par l’entrebâillement de la porte. Ces négociations, par elles-mêmes, causaient déjà de grandes difficultés. Il n’était pas rare que les portes qui s’étaient agitées le plus frénétiquement restassent hermétiquement closes dès qu’il était question de rendre les dossiers, comme si elles ne voulaient plus rien savoir. C’est alors que commençaient les vraies difficultés. Le secrétaire qui pensait avoir droit aux papiers manifestait une extrême impatience et menait grand bruit dans sa chambre, claquait des mains, tapait des pieds et ne cessait de crier un numéro de dossier par l’entrebâillement de sa porte. Le petit chariot restait à l’abandon. L’un des domestiques s’occupait d’essayer de calmer l’impatient, l’autre luttait devant la porte fermée pour récupérer les papiers. Ils n’avaient pas la tâche aisée. Sous l’effet des apaisements, l’impatient redoublait d’impatience, il ne pouvait plus écouter sans rugir les discours creux du domestique, il ne voulait pas d’encouragements mais des dossiers ; ce fut le cas d’un monsieur qui vida une cuvette, par l’espace au-dessus de la cloison, sur la tête du vieux serviteur. Mais l’autre domestique, qui semblait le plus gradé, avait la tâche encore plus difficile. Quand le secrétaire dont il avait à s’occuper admettait la négociation, une discussion s’établissait ; le domestique se référait à sa liste, et le monsieur aux dossiers qu’il devait rendre en principe, mais tenait encore à deux mains, les dérobant ainsi dans leur totalité aux regards du domestique enflammés de convoitise. Le domestique devait alors, pour y chercher des preuves nouvelles, retourner au chariot qui avait roulé tout seul, car le couloir était en pente, ou bien aller trouver le monsieur qui prétendait avoir des droits sur les dossiers pour échanger les objections du détenteur contre les contre-objections du monsieur. Ces négociations étaient longues ; on finissait parfois par se mettre d’accord : le détenteur rendait, par exemple, s’il n’y avait eu qu’une confusion, une partie des dossiers détenus en échange d’autres dossiers ; mais il arrivait également qu’il dût renoncer à tout le paquet sans aucune compensation, soit que le domestique l’eût forcé par ses preuves jusque dans ses derniers retranchements, soit qu’il fût las de discussions infinies : saisi alors d’une soudaine résolution, au lieu de remettre le paquet entre les mains du domestique, il le jetait au milieu du couloir, si bien que les sangles se détachaient, les papiers s’envolaient au loin, et le domestique avait grand mal à y rétablir un peu d’ordre. Mais ce n’était encore rien à côté de ce qui se produisait quand le domestique ne recevait aucune réponse à ses demandes de restitution. Il restait alors à la porte, priait et suppliait, se référait à sa liste et invoquait les règlements. En vain, nul son ne sortait de la chambre, et le domestique n’avait probablement pas le droit d’entrer sans expresse autorisation. Ce parfait serviteur en perdait tout contrôle, il retournait à son chariot et s’asseyait sur les dossiers, épongeait la sueur qui perlait sur son front et s’abstenait pour un moment de toute entreprise autre que celle de balancer les pieds. Un très vif intérêt s’éveillait à l’entour, ce n’étaient que chuchotements diffus, nulle porte ne restait tranquille, et, au-dessus des cloisons coupées, des silhouettes enveloppées de serviettes, d’étranges visages enturbannés jusqu’au menton, qui ne restaient pas une seule seconde à la même place, suivaient de l’œil, tous les événements. Au milieu de cette agitation, K. fut frappé du fait que la porte de Bürgel était restée hermétiquement close, et que les domestiques, bien qu’ils l’eussent dépassée, n’y avaient laissé aucun dossier. Peut-être dormait-il encore, ce qui témoignait dans ce vacarme d’un sommeil assez vigoureux, mais pourquoi ne lui avait-on livré aucun dossier ? Il n’y avait que très peu de chambres qui eussent été négligées ainsi ; et elles étaient inoccupées. Au lieu que chez Erlanger se trouvait déjà quelqu’un et même quelqu’un d’assez singulièrement remuant ; il fallait qu’il eût à la lettre expulsé de nuit l’occupant, ce qu’on imaginait assez mal étant donné le caractère distant et formaliste d’Erlanger, mais qui n’était pas improbable puisqu’il lui avait fallu attendre K. sur son seuil.

 

Au bout de toutes ses réflexions, K. en revenait au domestique. Ce serviteur contredisait ce qu’on racontait dans le pays des domestiques en général, de leur paresse, de leur arrogance et de la mollesse de leur vie ; il devait y avoir des différences de domestique à domestique, ou, mieux encore, plusieurs sous-genres, plusieurs espèces de domestiques, car on pouvait remarquer ici toutes sortes de distinctions dont K. n’avait jamais rien vu pouvant donner la moindre idée. Il goûtait particulièrement l’inflexibilité de cet homme. Dans le combat qu’il livrait à ces chambres tenaces – c’était pour K. une lutte avec les chambres, puisqu’il ne voyait pas les clients – le domestique ne cédait jamais. Il s’épuisait sans doute – qui ne se fût épuisé ? – mais il ne tardait pas à se remettre, redescendait du petit chariot et revenait à la charge en serrant les mâchoires contre la porte à conquérir. Il lui arrivait d’être repoussé plusieurs fois de suite, de façon très simple d’ailleurs, par le silence, (un silence de mort), mais non vaincu. Constatant que l’attaque directe ne lui procurait pas de résultat, il essayait d’une autre méthode, par exemple la ruse, si K. comprenait bien. Il semblait donc abandonner la porte, lui laissait le temps en quelque sorte d’épuiser toutes ses capacités de silence, et s’occupait d’autres chambranles, puis revenait au bout d’un moment, appelait le second domestique, tout cela sans se cacher, voire ostentatoirement, et commençait à faire une pile de dossiers devant la porte qui était fermée comme s’il avait changé d’avis et qu’il fallût légitimement, non point reprendre, mais donner des dossiers au monsieur. Sur quoi il s’éloignait en surveillant la porte et, dès que le monsieur, peu de temps après (c’est ce qui arrivait en général), l’entrouvrait précautionneusement, il était sur place en deux bonds et plaçait le pied entre la porte et le montant, ce qui obligeait du moins le monsieur à discuter avec lui face à face et amenait le plus souvent à une cote mal taillée. Si la méthode échouait, ou ne lui semblait pas bonne en présence de telle ou telle porte, il essayait encore d’autre chose. Il se consacrait, par exemple, au monsieur qui voulait les dossiers, écartait l’autre domestique, qui ne travaillait que machinalement, un vrai poids mort, et s’efforçait lui-même de persuader son homme par des chuchotements mystérieux, en engageant la tête aussi loin qu’il pouvait dans l’entrebâillement de la porte. Sans doute lui faisait-il des promesses et l’assurait-il également d’un châtiment proportionné pour l’adversaire à la répartition suivante ; du moins montrait-il fréquemment la porte de l’ennemi en riant dans toute la mesure où sa fatigue le permettait. Il y eut aussi évidemment un ou deux cas ou il dut renoncer ; mais K. pensa que, même alors, c’était seulement en apparence ou pour des raisons justifiées, car le vieux serviteur ne cessait pas ensuite d’aller son chemin paisiblement et de souffrir sans détourner le regard le bruit du désavantagé ; il n’en témoignait de déplaisir qu’en fermant par moments les yeux un certain temps. D’ailleurs le monsieur aussi s’apaisa petit à petit ; il en fut de ses cris comme des pleurs d’un enfant qui passent progressivement des larmes continuelles à des sanglots de plus en plus espacés ; mais, même après le complet silence, il y eut encore de loin en loin soit un cri isolé, soit un battement de la porte, ouverte et refermée rapidement. De toute façon, il s’avéra que le domestique, jusque dans ce cas, avait usé probablement de la bonne méthode. Il ne resta en fin de compte qu’un monsieur qui ne voulût point s’apaiser ; il se taisait longtemps, mais c’était uniquement pour reprendre des forces ; il éclatait ensuite tout aussi fort qu’avant. On ne comprenait pas très clairement pourquoi il criait et se plaignait, ce n’était peut-être pas à cause de la distribution, c’était peut-être pour tout autre chose. Cependant le domestique avait fini le travail, il ne restait plus qu’une pièce, un simple bout de papier, une page arrachée d’un bloc-notes ; elle était encore dans le chariot par la faute de l’auxiliaire, on ne savait plus maintenant à qui en faire cadeau. « Ce pourrait fort bien être mon dossier », pensa K. subitement ; le maire de la commune ne parlait-il pas toujours de son affaire comme d’un cas infime entre tous ? K., si folle et si ridicule qu’il trouvât au fond son idée, chercha donc à se rapprocher un peu du domestique, qui parcourait alors le feuillet pensivement. Se rapprocher n’était pas aisé ; le domestique payait mal K. de l’intérêt qu’il lui portait ; au milieu du plus dur travail, il avait toujours trouvé le temps de lui lancer des regards méchants ou impatients en secouant nerveusement la tête. Il ne semblait l’oublier un peu que depuis la fin de la distribution et paraissait d’ailleurs, d’une façon générale, devenu plus indifférent ; son épuisement profond rendait la chose logique ; aussi le feuillet ne l’embarrassa-t-il guère ; il ne le lut peut-être même pas, il fit semblant, et bien qu’il eût causé sans doute une grande joie à tout habitant du couloir en lui donnant cette petite feuille, il en décida autrement ; il était las de distribuer des papiers ; il fit signe à son second de se taire en mettant un doigt sur sa bouche, déchira – K., à ce moment-là, se trouvait encore très loin de lui – le feuillet en menus morceaux et mit ces morceaux dans sa poche. C’était la première irrégularité que K. constatât dans le service ; mais peut-être interprétait-il mal. Et puis, même si la chose était irrégulière, elle restait assez pardonnable. Étant donné les conditions dans lesquelles s’opérait le travail, il ne pouvait être parfait ; l’irritation et l’inquiétude accumulées devaient finir par exploser à un moment ou à un autre, et si c’était simplement sous la forme d’un morceau de papier déchiré, c’était encore bien innocent. La voix du monsieur que rien ne pouvait calmer retentissait encore à travers le couloir, et les collègues, qui sous d’autres rapports ne se montraient pas toujours entre eux bien amicaux, paraissaient unanimes au sujet de ce vacarme ; on aurait dit que le monsieur avait assumé le devoir de faire du bruit pour tous ceux qui l’encourageaient à continuer par leurs exclamations et par leurs hochements de tête. Mais maintenant le domestique ne s’en occupait plus ; il avait fini son travail ; il fit signe à son auxiliaire, par un simple mouvement de l’index, de saisir la poignée du chariot, et ils partirent ainsi comme ils étaient venus, plus contents toutefois, et si vite que le chariot sautillait devant eux. Une fois seulement ils tressaillirent et se retournèrent ; quand le monsieur qui ne cessait de crier, et devant la porte duquel K. rôdait pour tâcher de comprendre exactement ce qui lui manquait, ne trouvant sans doute plus dans le cri un exutoire approprié, et ayant découvert un bouton électrique, se mit, ravi sans doute d’un si beau soulagement, au lieu de crier, à sonner sans arrêt. Il en naquit dans les autres chambres une grande rumeur qui paraissait approbative ; il semblait que le monsieur fît une chose que tout le monde eût aimé faire depuis longtemps et dont l’idée n’avait dû être abandonnée que pour des motifs inconnus. Était-ce le personnel que demandait le monsieur ? Était-ce Frieda ? Dans ce cas il pouvait sonner longtemps. Frieda était trop occupée à faire à Jérémie des enveloppements humides, et si Jérémie allait mieux, elle n’en avait pas plus de temps libre, elle était couchée dans ses bras. La sonnerie eut pourtant un effet immédiat. Le patron de l’hôtel accourut, en personne, du plus loin, vêtu de noir comme à son habitude, et boutonné jusqu’au menton ; mais on eût dit qu’il oubliait sa dignité tant il faisait courir ses jambes en même temps qu’il ouvrait les bras, comme si on l’avait convoqué à propos d’un immense malheur, pour saisir cet immense malheur et l’étouffer contre sa poitrine, et, à la moindre irrégularité dans la sonnerie, il tressautait et précipitait la cadence. Sa femme venait aussi, derrière, à bonne distance, courant comme lui les bras ouverts, mais à petits pas, et maniérés, et K. pensa qu’elle arriverait trop tard, quand son mari aurait déjà fait le nécessaire. Il se pressa étroitement contre la cloison pour laisser passer l’hôtelier, mais l’hôtelier s’arrêta juste à sa hauteur, comme s’il était arrivé à son but, l’hôtelière l’y rejoignit bien vite, et ils se mirent à accabler K. de reproches. K., ahuri, n’y comprit rien, d’autant plus que la sonnerie du monsieur s’en mêla et que d’autres aussi entrèrent en branle, non plus par besoin cette fois, mais pour le seul plaisir de la chose ; par excès de joie. K., qui tenait beaucoup à comprendre sa faute, ne fut pas fâché d’être pris sous le bras et entraîné par l’hôtelier loin du vacarme qui redoublait ; car, derrière eux – il ne pouvait se retourner, ayant d’un côté l’hôtelier qui cherchait à le persuader, et de l’autre côté l’hôtelière qui y tâchait encore plus fort – les portes s’ouvraient maintenant toutes grandes, le couloir s’animait, et la circulation semblait s’épanouir comme dans une ruelle commerçante ; les portes qui restaient devant eux attendaient avec impatience d’être dépassées par le groupe pour laisser sortir les messieurs, et les timbres, actionnés sans cesse, sonnaient dans le tas comme pour célébrer une victoire. Enfin, tout de même, ils se retrouvèrent dans la cour blanche et silencieuse où attendaient quelques traîneaux. K. apprit petit à petit de quoi il retournait : ni le patron ni la patronne ne comprenaient qu’il eût osé « une pareille chose ». « Mais quelle chose à la fin ? » ne cessait de demander K., sans obtenir aucune réponse parce que sa faute leur paraissait trop évidente pour que l’idée de sa bonne foi leur effleurât l’esprit. Il n’apprit donc que très lentement le fin mot de l’histoire : le couloir lui était interdit, il n’avait droit qu’à l’accès du débit, et encore tout au plus ; et encore par faveur ; et encore sauf contre-ordre. Si un monsieur le convoquait, il devait se présenter à l’endroit désigné, mais bien se mettre dans la tête – avait-il un peu de sens commun ? – qu’il y était déplacé, quel que fût cet endroit, et ne s’y trouvait que parce qu’un monsieur l’y convoquait ; l’y convoquait à contrecœur et uniquement pour les exigences du service, qui excusaient en partie cette incongruité. Il devait se présenter alors en toute hâte et disparaître encore plus rapidement ; dès la fin de l’interrogatoire. N’avait-il pas éprouvé dans le couloir le sentiment que sa présence y était profondément choquante ? S’il l’avait éprouvé, comment avait-il pu s’y comporter comme un taureau lâché dans le pré ? N’avait-il pas été cité pour un interrogatoire de nuit, et ne savait-il pas la raison de ces interrogatoires nocturnes ? Les interrogatoires de nuit – on lui en offrait encore une version nouvelle – n’avaient pour but que de permettre une audition expéditive des justiciables, dont la vue aurait été insupportable à ces messieurs pendant le jour ; une audition rapide, nocturne, à la lumière artificielle, avec la possibilité d’oublier aussitôt toute cette hideur dans le sommeil. Mais la conduite de K. se raillait de toutes les mesures de précaution. Les revenants eux-mêmes disparaissent au matin. K., lui, était resté les deux mains dans les poches, comme s’il attendait, ne partant pas, que ce fût tout le couloir qui partît, toutes les chambres, messieurs compris. Et c’était bien ce qui serait arrivé – il pouvait en être certain – si la chose eût été le moindrement possible, vu le tact infini des messieurs. Nul, par exemple, n’eût chassé K., nul n’eût même eu l’idée toute naturelle de lui dire qu’il était temps de partir, nul n’eût fait cela, malgré la folle nervosité qui leur gâtait la matinée tant que K. restait dans le couloir, la matinée, le moment béni des fonctionnaires. Au lieu de procéder contre K., ils préféraient souffrir, en espérant tout de même que K. finirait petit à petit par se rendre compte de ce qui crevait les yeux de tout le monde, et souffrirait insupportablement, comme il faisait souffrir les autres, de se trouver, de si bonne heure, visible à tous, dans le corridor, par une effroyable indécence. Vain espoir. Ils ne savaient pas, ou voulaient ignorer, dans leur condescendance, dans la bonté de leurs âmes, qu’il est des natures insensibles, des cœurs durs que nul respect ne saurait amollir. La mite elle-même, la mite de nuit, la pauvre bête, ne cherche-t-elle pas, quand vient le jour, à se faire aussi petite que possible ? Elle voudrait disparaître, elle souffre de ne pas pouvoir s’anéantir. Mais lui ! mais K. ! il va se camper à l’endroit où il est le plus visible, et s’il pouvait empêcher le jour de se lever, il le ferait. L’empêcher, il ne peut ; mais le retarder, hélas ! lui compliquer la tâche : n’a-t-il pas osé assister à la distribution des dossiers ? Une chose que personne n’a le droit de voir, hors les intéressés eux-mêmes. Une chose que ni le patron, ni la patronne, chez eux, n’ont jamais eu le droit de regarder. Dont ils n’ont entendu parler que par allusion ; comme, par exemple, aujourd’hui, en écoutant les domestiques. N’a-t-il pas remarqué à quelles difficultés s’est heurtée la distribution ? Chose incroyable, les messieurs s’y donnant tout, ne pensant jamais à eux-mêmes, et travaillant par conséquent de toutes leurs forces à ce que cette répartition, tâche importante, fondamentale, s’effectue rapidement, facilement, sans erreur ! K. n’a-t-il pas eu vraiment la moindre idée, le moindre soupçon de l’idée, que la principale cause de toutes les difficultés avait été que la distribution dût se faire les portes fermées, sans que les messieurs parviennent à se voir ? Autrement ils s’entendent tout de suite ; naturellement ; alors qu’avec les domestiques la séance dure nécessairement pendant des heures, ne peut jamais se passer sans plaintes, représente un supplice constant pour les messieurs et pour le personnel, et risque d’avoir par la suite des conséquences nuisibles aux travaux. Et pourquoi les messieurs n’avaient-ils pas pu se voir ? K. commençait-il à comprendre ? Jamais il n’était arrivé une pareille chose à la patronne ; ni au patron, il le certifia personnellement ; ils avaient pourtant eu affaire à bien des sortes d’obstinés. Avec K. il fallait nommer en toutes lettres ce dont on n’oserait même pas parler à des individus normaux ; autrement il ne comprenait rien. Eh bien, puisqu’il fallait le lui dire : c’était à cause de lui, et rien qu’à cause de lui, exclusivement à cause de lui, que les messieurs n’avaient pas pu quitter leurs chambres ; parce que, juste sur le sommeil, ils ont trop de pudeur, ils sont trop vulnérables, pour s’exposer à des regards étrangers ; quelque vêtus qu’ils puissent être, ils se sentent trop nus pour se montrer. De quoi ils rougissent au juste est difficile à dire ; peut-être, éternels travailleurs, ne sont-ils honteux que d’avoir dormi. Mais peut-être, plus encore que d’être vus eux-mêmes, sont-ils gênés de voir des étrangers. Ayant réussi à soutenir, par le moyen de l’interrogatoire nocturne, la vue de ces gens si difficile à supporter, ils ne veulent pas avoir encore à les affronter subitement, au saut du lit, dans leur vérité naturelle, dans toute leur affreuse vérité. C’est une épreuve qui les dépasse. Quel homme ne le comprendrait, ne respecterait ce cas ? Quelle misérable créature ? Eh bien, voilà : un homme comme K. ! Un homme qui se place, dans sa torpeur et dans sa morne indifférence, au-dessus des lois et des égards les plus élémentaires dus au prochain par tout être pensant, un effronté qui ne rougit pas de rendre quasi impossible la distribution des dossiers, de nuire à la réputation de la maison la plus respectable ; qui réussit cet exploit jamais vu de désespérer les messieurs au point de les contraindre à se défendre eux-mêmes – à commencer du moins de se défendre eux-mêmes –, à recourir à la sonnerie au prix d’un effort d’amour-propre inconcevable à l’homme moyen, et à appeler à l’aide pour chasser un intrus que rien d’autre ne peut ébranler. Eux, les messieurs ! appeler à l’aide ! Le patron, la patronne et tout leur personnel, ne seraient-ils pas accourus depuis longtemps pour les secourir, et disparaître, s’ils eussent osé se montrer le matin devant les messieurs sans y être appelés ? Ils auraient attendu ici, au commencement du couloir, tout frémissants d’indignation et désolés de leur impuissance, et cette sonnerie, à laquelle, il est vrai, ils ne se seraient jamais attendus, aurait été une délivrance ! Enfin…, le pire était passé ! Que ne pouvaient-ils jeter un coup d’œil sur la joyeuse activité qui devait régner chez les messieurs maintenant qu’ils étaient débarrassés de K. ! Quant à lui, tout n’était pas dit, il aurait sûrement à rendre compte du beau travail qu’il avait fait.

 

Cependant ils avaient pénétré dans le débit ; K. ne comprenait pas très clairement pourquoi le patron l’y avait amené, alors qu’il était si furieux ; peut-être s’était-il rendu compte que K. était trop fatigué pour quitter la maison tout de suite. K., sans attendre d’invitation, se laissa tomber immédiatement sur un tonneau. Il se sentit bien dans ce coin obscur. La salle n’était plus éclairée que par une faible ampoule électrique placée au-dessus des robinets. Dehors aussi il faisait encore extrêmement noir, ce devait être une tempête de neige. Il fallait remercier Dieu d’être ici bien au chaud et prendre garde de ne pas s’en faire chasser. Le patron et la patronne se tenaient devant lui comme s’il présentait encore quelque danger, comme s’il n’était pas impossible, étant donné le peu de confiance qu’il méritait, qu’il se levât et cherchât encore à entrer de force dans le couloir. Ils semblaient eux-mêmes fatigués par leur alerte de la nuit et leur lever prématuré ; mais c’était surtout l’hôtelière. Elle portait une robe de soie brune, ample, crissante, enfilée à la diable et boutonnée un peu de travers – d’où avait pu la sortir sa hâte ? – et appuyait son front, comme une épouse brisée, sur l’épaule de son mari ; en même temps, elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir de batiste, et elle lançait sur K., entre deux essuyages, des regards de petite fille courroucée. K. dit, afin d’apaiser les époux, que tout ce qu’ils lui avaient raconté était nouveau pour lui, mais qu’en dépit de son ignorance il ne s’était pas tellement attardé dans le couloir où il n’avait réellement rien à faire et ne voulait importuner personne, et que tout était dû à son excès de fatigue. Il les remerciait d’avoir mis fin à une scène pénible et serait heureux d’une occasion de rendre des comptes, car ce serait la seule façon pour lui d’empêcher les gens de se méprendre sur sa conduite en général. Sa fatigue était cause de tout, sa fatigue seule. Et cette fatigue provenait du fait qu’il n’était pas encore accoutumé à l’effort qu’exigeaient les interrogatoires : il n’était là que depuis peu de temps. Quand il aurait quelque expérience, ces choses ne se reproduiraient plus. Peut-être prenait-il après tout ces interrogatoires beaucoup trop au sérieux, mais, en soi, ce n’était pas un mal. Il en avait eu deux à subir coup sur coup, l’un chez Bürgel et l’autre chez Erlanger, qui l’avaient grandement épuisé, le premier surtout (car l’autre avait été très court, Erlanger s’était contenté de lui demander un petit service), mais à eux deux ils dépassaient ce que K. pouvait supporter d’affilée ; peut-être en aurait-il été de même pour un autre, par exemple Monsieur l’Hôtelier. Il était sorti du dernier en titubant. On aurait presque dit de l’ivresse. Car il lui avait fallu répondre aux deux messieurs bien que ce fût la première fois qu’il les vît et les entendît. Tout, pour autant qu’il sût, avait fort bien marché ; seulement voilà, ensuite il y avait eu ce malheur ; dont on ne pouvait lui faire un crime après ce qui s’était passé. Malheureusement Bürgel et Erlanger avaient été les seuls à remarquer sa fatigue ; ils se seraient sûrement occupés de lui et auraient empêché les catastrophes suivantes si Erlanger n’avait été contraint de partir dès la fin de l’interrogatoire, sans doute pour se rendre au Château, et si Bürgel, fatigué lui-même probablement par l’entretien – comment demander à K. plus de résistance qu’à lui ! – n’était tombé dans un sommeil qui avait duré pendant toute la distribution. Si K. avait pu dormir de même, il l’aurait fait bien volontiers, renonçant d’autant plus aisément à tout spectacle défendu qu’il n’était pas en état de voir et que les messieurs les plus effarouchables auraient donc pu se montrer sans nulle appréhension.

 

En mentionnant les interrogatoires – notamment celui d’Erlanger – et en parlant des messieurs du Château avec un si profond respect, K. s’était acquis l’hôtelier, qui sembla prêt à lui accorder, sur sa demande, le droit de poser une planche en travers des tonneaux pour y dormir jusqu’à l’aurore. Mais l’hôtelière s’y opposa ; elle tiraillait inutilement sa robe, dont le désordre venait de la frapper, et secouait constamment la tête ; une vieille querelle, touchant la propreté de l’hôtel, risqua de se rallumer entre les deux époux. Cette discussion prenait pour K., dans sa fatigue, une importance démesurée. Il lui semblait que si on le chassait encore, ce serait le pire malheur de sa vie. Il fallait empêcher la chose, même si le patron et la patronne devaient se liguer contre lui. Recroquevillé sur son tonneau, il les épiait tous les deux, quand l’hôtelière – dont il avait déjà remarqué l’extrême susceptibilité, et qui ne parlait sûrement plus de lui depuis longtemps avec son mari – s’écarta soudain en criant :

 

– Vois comme il me regarde ! Mets-le à la porte, à la fin !

 

Mais K., saisissant l’occasion, convaincu maintenant jusqu’à l’indifférence qu’il resterait de toute façon, dit :

 

– Je ne te regarde pas, je regarde ta robe ; rien que ta robe.

 

– Ma robe ? et pourquoi ? demanda l’hôtelière, outrée.

 

K. se contenta de hausser les épaules.

 

– Viens, dit la femme à son mari. Il est ivre. Laisse donc cette brute cuver son vin.

 

Et elle ordonna à Pepi, qui sortit de l’ombre à son appel, les cheveux défaits, l’air fatigué, tenant un balai d’une main molle, de lancer à K. quelque oreiller.

 

XX.

Lorsque K. se réveilla, il crut d’abord n’avoir pas dormi ; la chambre était toujours aussi vide et aussi chaude ; les murs dans l’ombre, la lampe éteinte au-dessus des robinets à bière, et les fenêtres montraient la nuit. Il s’étira, la planche craqua, les tonneaux aussi, l’oreiller tomba, Pepi fut là ; elle lui apprit que c’était le soir et qu’il avait dormi largement plus de douze heures. L’hôtelière s’était enquise de lui à plusieurs reprises au cours de la journée ; Gerstäcker également ; il était venu le matin voir K. ; il avait attendu dans l’ombre des tonneaux, tandis que K. parlait à l’hôtelière, mais ensuite il n’avait plus osé le déranger ; il était quand même repassé, une fois, pour jeter un coup d’œil ; et finalement aussi Frieda, paraissait-il ; elle s’était arrêtée un moment à son chevet, mais ne semblait pas être venue tellement pour lui, mais bien plutôt pour préparer diverses choses : c’était ce soir-là qu’elle reprenait son ancien travail.

 

– Elle ne t’aime donc plus ? demanda Pepi en apportant du café et des gâteaux.

 

Mais elle ne posait pas la question méchamment, sur le ton qu’elle prenait autrefois ; elle parlait tristement comme si elle eût appris depuis à connaître la malignité du monde contre laquelle toute celle qu’on a soi-même échoue et n’a plus aucun sens ; elle parlait à K. comme à un compagnon de misère, et lorsqu’il goûta au café, croyant s’apercevoir qu’il n’y trouvait pas assez de sucre, elle courut lui en chercher et lui rapporta le sucrier plein. Sa tristesse, à vrai dire, ne l’avait pas empêchée de se parer encore plus que la fois précédente : elle avait tressé dans ses cheveux, qu’elle portait travaillés au fer le long du front et sur les tempes, une grande abondance de rubans et s’était mis autour du cou une chaînette qui descendait dans la profonde échancrure de sa blouse. Lorsque K., dans sa joie d’avoir dormi son soûl et de pouvoir boire un bon café, chercha sournoisement à atteindre un de ses rubans et à le défaire, Pepi lui dit d’un ton lassé : « Laisse-moi tranquille », puis elle s’assit à ses côtés sur un tonneau. K. n’eut pas à l’interroger, elle commença d’elle-même à expliquer sa peine, en regardant fixement au fond du pot de café, comme si elle avait besoin de quelque diversion même pendant qu’elle se racontait, comme si elle ne pouvait se donner toute à son chagrin, parce que la chose était au-dessus de ses forces, même pendant qu’elle en faisait le récit. K. apprit d’abord que c’était lui qui était le vrai responsable des malheurs de Pepi, mais qu’elle ne lui en gardait pas rancune. Et elle accompagnait ses dires de grands mouvements de tête destinés à prévenir toute contradiction. K., d’abord, avait en effet arraché Frieda au débit et permis par là l’ascension de Pepi. Rien de concevable n’eût pu sans cela pousser Frieda à lâcher son poste ; elle se tenait dans son débit comme l’araignée au centre de sa toile, avec ses fils qui allaient partout et qu’elle était seule à connaître ; il eût été complètement impossible de l’en arracher contre son gré ; elle ne pouvait quitter sa place que par amour pour un inférieur, c’est-à-dire pour faire quelque chose d’incompatible avec sa situation. Et Pepi ? Pepi avait-elle jamais songé à prendre la place de Frieda ? Elle était femme de chambre, elle avait un poste insignifiant et sans avenir ; elle faisait de grands rêves, bien sûr, comme toute jeune fille, on ne peut pas s’empêcher de rêver, mais elle n’espérait pas sérieusement avancer, elle s’était accommodée de la place à laquelle elle était parvenue. Et voilà que Frieda un beau jour disparaissait à l’improviste ; pas de remplaçante ; il fallait chercher ; le patron découvrait Pepi ; qui s’était mise évidemment au premier rang. À cette époque elle aimait K. comme elle n’avait encore jamais aimé personne ; elle restait depuis des mois en bas, dans sa petite chambre étroite et sombre, elle était prête à y passer inaperçue pendant d’innombrables années, voire toute sa vie, mais K. apparaissait soudain, en héros, en sauveteur de jeunes filles, et lui ouvrait le chemin de l’ascension. Il ne savait rien d’elle, à vrai dire, ce n’était pas pour elle qu’il agissait ainsi, mais cela ne diminuait en rien la gratitude de Pepi, et elle avait passé des heures, la nuit d’avant son engagement – engagement encore incertain, mais déjà hautement vraisemblable, à lui parler, à lui dire merci, à le lui chuchoter dans l’oreille. Et ce qui rendait encore plus grand, aux yeux de Pepi, le geste de K., c’était que ce fût précisément Frieda dont il eût assumé la charge ; quelle incroyable abnégation ! mettre Pepi en valeur en se chargeant de Frieda ! Frieda, une vieille fille laide et sèche, aux cheveux courts et clairsemés, sournoise par-dessus le marché, et faiseuse de mystères comme il fallait s’y attendre avec un tel physique ; car, lorsqu’on est aussi piteux de corps et de visage, il faut avoir d’autres secrets que personne ne puisse contrôler, par exemple se vanter de relations avec Klamm. C’était au point que Pepi, alors, se posait des questions de ce genre : est-il possible que K… aime réellement Frieda ? ne se trompe-t-il pas ? ne trompe-t-il pas peut-être même la seule Frieda, et le plus clair résultat de tout cela ne sera-t-il pas uniquement de faire avancer Pepi ? K. s’apercevra-t-il alors de son erreur, ou du moins cessera-t-il de chercher à la cacher, et de voir Frieda, pour ne plus voir que Pepi ? Ce qui n’était pas nécessairement folle imagination de Pepi, car de femme à femme, nul ne disait le contraire, elle pouvait fort bien se mesurer à Frieda : c’étaient d’ailleurs surtout la situation de Frieda et l’éclat que Frieda avait su lui donner qui, sur le moment, avaient aveuglé K. Pepi avait alors rêvé qu’une fois cette situation acquise, par elle, Pepi, K. lui viendrait en suppliant et qu’elle aurait le choix de l’exaucer et de perdre sa position, ou de le rebuter et de s’élever plus encore ; elle avait décidé qu’elle se pencherait sur lui et lui enseignerait le véritable amour, qu’il n’aurait jamais pu apprendre auprès de Frieda et qui est indépendant de toutes les gloires du monde.

 

Il en était allé autrement. À qui la faute ? À K. d’abord : que veut-il, en effet, et quel homme étrange n’est-il pas ! À quoi vise-t-il ? Que sont les choses si importantes dont il s’occupe pour lui faire oublier ce qu’il a sous la main, ce qui est le meilleur, le plus beau de tout ? La victime c’est Pepi, voilà, et tout est bête, et tout est perdu ; et celui qui aurait la force de mettre le feu à l’hôtel, de le brûler, mais complètement, si bien qu’il n’en reste plus trace, de le brûler comme un papier dans le poêle, ce serait aujourd’hui celui-là l’élu de Pepi.

 

Elle était donc entrée au débit il y avait quatre jours, peu avant le déjeuner. On n’y trouvait pas mince besogne ; c’était un travail homicide ; mais l’enjeu en valait la peine. Pepi d’ailleurs, avant d’être engagée, n’avait pas perdu tout son temps ; et si, dans ses rêves les plus fous, elle n’eût jamais osé prétendre à une situation si brillante, elle avait tout de même fait pas mal d’observations, elle savait de quoi il retournait ; le patron ne la prenait pas sans vert. Accepter une telle place sans nulle préparation, c’eût été la perdre tout de suite. Surtout si on avait l’intention de s’y conduire à la façon des femmes de chambre ! Comme femme de chambre on finit par se trouver abandonnée de Dieu et des hommes ; on travaille comme au fond d’une mine, du moins dans le couloir des secrétaires ; on passe des jours sans voir personne, sauf deux ou trois autres camarades, qui sont aussi aigries que soi-même. Le matin on n’a pas le droit de sortir de chez soi, les secrétaires veulent rester entre eux, le déjeuner leur est apporté par le personnel de la cuisine, les femmes de chambre n’ont généralement rien à y voir ; même au cours du repas des secrétaires, il leur est interdit de se montrer dans le couloir. Ce n’est que pendant les séances de travail qu’elles ont le droit de faire le ménage, non pas, bien sûr, dans les pièces habitées, mais dans celles où il n’y a personne, et il faut opérer doucement pour ne pas déranger les messieurs. Mais comment faire le ménage sans bruit quand les messieurs restent des jours dans leurs chambres, sans compter les valets qui vont et viennent là-dedans, cette sale racaille, et quand la pièce, lorsqu’on la livre au nettoyage, est déjà dans un tel état que le déluge n’arriverait pas à la laver ? Ce sont de grands messieurs, oui certes, mais il ne faut pas être dégoûtée pour nettoyer ce qu’ils ont sali. La femme de chambre n’a pas une besogne excessive, mais on peut dire qu’elle a un travail rebutant. Et jamais une parole aimable, toujours des reproches, rien que des accusations, surtout celle-ci, la plus fréquente, la plus pénible : en faisant le ménage on a égaré des dossiers ! En réalité, rien ne s’égare, le moindre papier est toujours remis à l’hôtelier ; s’il y a des documents qui se perdent, la femme de chambre n’y est pour rien. Il vient quand même des commissions, elles font sortir les femmes de chambre de chez elles ; la commission met leurs lits sens dessus dessous ; les femmes de chambre n’ont rien à elles, leurs quatre nippes tiendraient dans un panier, la commission cherche quand même pendant des heures. Naturellement elle ne trouve rien ; comment les dossiers seraient-ils venus là ? Qu’en ont à faire des femmes de chambre ? Mais le résultat se traduit par de nouvelles injures, de nouvelles menaces que l’hôtelier transmet de la part de la commission déçue. Jamais de repos, ni jour ni nuit ; la moitié de la nuit du vacarme, à partir de l’aube du raffut. Si on avait du moins le droit de loger ailleurs ! mais on ne l’a pas, car entre-temps, surtout la nuit, c’est aux femmes de chambre à porter, suivant la commande des clients, les petites choses qui viennent de la cuisine. À chaque instant un poing frappe à leur porte, à chaque instant on leur dicte une commande, il faut descendre à toute vitesse, secouer les marmitons qui dorment, poser la tasse et les choses commandées devant la porte des femmes de chambre où les garçons viennent les chercher ; que tout cela est triste ! Et ce n’est pas le pire. Le pire est bien plutôt quand il n’y a pas de commande, quand en pleine nuit, au moment où tout le monde devrait déjà dormir, et où, de fait, la plupart ont fini par le faire, on commence à entendre des pas devant la porte des femmes de chambre. Alors elles sortent de leurs lits – ce sont des lits superposés, car il n’y a que très peu de place, comme partout à l’hôtel, leur chambre entière n’est autre chose qu’un grand placard à trois rayons – elles écoutent à la porte, elles se mettent à genoux et s’embrassent dans leur frayeur. Et, de l’autre côté de la porte, on ne cesse d’entendre les pas. Toutes seraient contentes que quelqu’un entre enfin ; mais rien ne se passe, et personne n’entre. Il faut bien se dire qu’il n’y a pas forcément danger, il peut ne s’agir que de quelqu’un qui fait les cent pas dans le couloir en se demandant s’il passera une commande ; qui ne parvient pas à se décider. Ce n’est peut-être que cela ; mais peut-être aussi est-ce tout autre chose : Connaît-on les messieurs ? on les a à peine vus. En tout cas, les petites meurent de peur, et quand le silence revient enfin de l’autre côté, elles s’appuient contre le mur et elles n’ont plus la force de remonter dans leurs lits. Voilà la vie qui attend de nouveau Pepi ; dès ce soir elle doit regagner sa place dans la chambre des femmes de chambre. Et pourquoi ? Mais à cause de K. et de Frieda. Elle doit revenir à cette existence, à laquelle elle vient d’échapper, avec l’aide de K. sans doute, mais aussi grâce à ses efforts, aux plus durs efforts personnels. Car dans tous les postes, là-bas, les femmes de chambre se négligent ; même les plus soignées. Pour qui se pareraient-elles ? Nul ne les voit, ou alors au mieux les marmitons ; si cela vous suffit, faites-vous belle. Le reste du temps, elles sont constamment dans leur chambre, ou dans les chambres des messieurs où ce serait manque de cervelle et gaspillage que de vouloir seulement entrer en vêtements propres. Toujours la lumière électrique, toujours l’atmosphère étouffante – on ne cesse de chauffer –, et, toujours, l’éreintement. Car, si l’on a en semaine un après-midi libre, le mieux est de le passer à dormir tranquillement, sans peur, dans un recoin de la cuisine. À quoi bon, dès lors, se faire belle ? C’est à peine si l’on s’habille.

 

 

Et tout à coup voilà que Pepi était affectée au débit où il fallait faire tout le contraire si on voulait pouvoir rester ; on s’y trouvait tout le temps sous les yeux des clients, parmi lesquels des messieurs difficiles, qui faisaient attention à tout ; on devait donc être toujours aussi chic et aussi plaisante que possible. Voilà qui s’appelait un changement ! Mais Pepi peut se vanter de n’avoir rien négligé. Ce qui en adviendrait par la suite, elle ne s’en inquiétait pas. Elle avait les capacités nécessaires à cette situation, elle le savait, elle en était sûre, elle en a toujours la conviction, et nul ne peut la lui arracher, même aujourd’hui, le jour de sa défaite. Elle n’avait eu qu’une difficulté : répondre à l’attente dès le début, parce qu’elle n’était qu’une pauvre femme de chambre, sans robes, sans parure d’aucune sorte, et parce que les messieurs ne sont pas assez patients pour attendre de voir comment on évolue, parce qu’il leur faut tout de suite la serveuse qui convient, faute de quoi ils se détournent. On pourrait se figurer leurs prétentions modestes puisqu’ils se contentaient de Frieda. Il n’en est rien. Pepi y a souvent réfléchi, elle a même fréquenté Frieda assez souvent, pendant un temps elles ont dormi ensemble, eh bien, Frieda s’entend à égarer son monde ; si on ne fait pas grande attention – et quels sont les messieurs qui font grande attention ? – on est immédiatement dupé. Nul ne sait mieux que Frieda combien son physique est minable ; quand on la voit pour la première fois dénouer ses cheveux, par exemple, on en joint les mains de pitié ; il ne devrait même pas être permis à une telle fille, si les choses se passaient dans le dû, de faire une simple femme de chambre ; elle le sait bien ; que de nuits elle en a pleuré, et s’est pressée contre Pepi en s’entourant la tête des cheveux de son amie ! Mais, une fois en service, tous ses doutes disparaissent, elle se tient pour la plus belle de toutes les femmes et en persuade chacun de façon appropriée. Elle connaît les gens, c’est là son vrai talent. Elle se dépêche de leur mentir et de les tromper avant qu’ils aient le temps de la regarder. Naturellement ce procédé cesserait de réussir à la longue, car les gens ont des yeux pour voir, et ces yeux auraient le dernier mot. Mais dès qu’elle aperçoit le danger, elle emploie un nouveau moyen : dans les derniers temps, par exemple, elle se servait de ses relations avec Klamm. Ses relations avec Klamm ! Si tu ne veux pas y croire, tu n’as qu’à vérifier ; va trouver Klamm et pose-lui des questions. Et si tu n’oses pas aller le voir pour lui poser ce genre de question, si tu n’es pas admis à le voir, même à propos de demandes beaucoup plus importantes, si sa porte t’est condamnée irrémissiblement (à toi et tes pareils ! car Frieda, par exemple, entre chez lui comme dans un moulin), il te reste un moyen de contrôle : tu n’as qu’à attendre tranquillement : Klamm ne pourra souffrir longtemps un bruit si mensonger, il est certainement à l’affût de tout ce qu’on dit de lui au débit et dans les chambres de l’hôtel, tout cela a pour lui la dernière importance, et si c’est faux il le rectifiera tout de suite. Mais comme il ne rectifie rien, c’est qu’il n’y a rien à rectifier ; il s’agit donc de la vérité pure. Tout ce qu’on voit, en fait, c’est que Frieda porte de la bière dans la chambre de Klamm et en sort avec le paiement ; mais ce qu’on ne voit pas, elle le raconte, il faut l’en croire. Que dis-je, elle ne le raconte même pas, elle ne divulguerait pas de tels secrets ; non, autour d’elle les secrets se divulguent d’eux-mêmes, et une fois les secrets divulgués, puisque c’est fait, elle ne se gêne plus pour en parler, mais avec modestie, et sans rien affirmer, simplement en se référant à ce qui est de notoriété publique. Elle ne parle pas de tout ; elle ne dira pas, par exemple, que, depuis qu’elle est au débit, Klamm boit moins de bière, pas beaucoup moins peut-être, mais enfin sensiblement moins ; ce qui peut d’ailleurs avoir toutes sortes de raisons, soit que Klamm aime moins la bière, soit que Frieda l’empêche d’y penser. De toute façon, si étonnant que cela paraisse, Klamm aime Frieda. Et ce qui suffît à Klamm, comment ne pas l’admirer ? Voilà comment Frieda, avant qu’on y ait pris garde, est devenue une grande beauté, exactement la femme que réclame le débit ; une beauté même presque trop belle, oui, une femme presque trop puissante, le débit ne lui suffît déjà plus. Déjà, de fait, les gens trouvent curieux qu’elle s’y attarde ; être serveuse, bien sûr, c’est beaucoup, et c’est ce qui rend très vraisemblable qu’elle ait une liaison avec Klamm ; mais une serveuse qui est l’amie de Klamm, comment se fait-il qu’il la laisse là ? et si longtemps ? Pourquoi ne la pousse-t-il pas ? On a beau dire mille fois aux gens qu’il n’y a là nulle contradiction ; qu’il a ses raisons d’agir ainsi, ou que Frieda, peut-être même d’ici très peu, va prendre tout d’un coup du galon, tout cela ne sert pas à grand-chose ; ils sont butés sur certaines idées qu’on ne saurait leur ôter avec tout l’art du monde. Nul n’a plus mis en doute que Klamm brûle pour Frieda ; même ceux qui en savaient plus long se sont apparemment fatigués de douter. « Sois l’amie de Klamm, par tous les diables, pensaient-ils, mais fais-le voir par ton avancement ! » Malheureusement nul avancement ne faisait rien voir, et Frieda demeurait au débit comme devant, bien contente au fond de voir les choses en rester là. Seulement, auprès des gens, elle perdait de son prestige, cela ne pouvait pas lui échapper, elle remarque les choses avant même qu’elles arrivent. Une fille vraiment aimable et belle, une fois rodée au service du débit, n’a besoin d’aucun artifice ; tant qu’elle est belle, elle restera serveuse à moins d’un hasard malheureux. Une fille comme Frieda, au contraire, ne peut pas cesser de s’inquiéter de sa situation ; naturellement elle n’en laisse rien voir, elle est trop fine ; elle aime mieux se plaindre et la maudire. Mais, en secret, elle ne cesse d’étudier l’opinion. C’est ainsi qu’elle l’a vue devenir indifférente ; les gens ne levaient même plus les yeux quand elle paraissait dans la salle ; les domestiques eux-mêmes ne s’inquiétaient plus d’elle, ils s’en tenaient sensément à Olga et à d’autres jeunes filles du même genre ; elle dut s’apercevoir aussi à l’attitude de l’hôtelier qu’elle devenait de moins en moins indispensable ; on ne peut pas inventer constamment de nouvelles histoires de Klamm, il y a une limite à tout, et c’est ainsi que la brave Frieda décida d’une autre méthode. Que ne lut-on dans son jeu tout de suite ! Pepi le pressentit, mais sans le percer à jour. Frieda décida donc de faire un grand scandale ; on verrait l’amie de Klamm lui-même se jeter dans les bras d’un autre, et du plus humble autant que possible ! Voilà qui ferait du bruit ! qui ferait parler longtemps ! enfin, enfin, on se rappellerait ce que c’est qu’être l’élue de Klamm ! on comprendrait ce que c’est que de rejeter cet honneur dans l’ivresse d’un nouvel amour. La seule difficulté était de découvrir le partenaire idoine à jouer ce jeu subtil. Il ne fallait pas que Frieda le choisît dans le cercle de ses connaissances, ni même parmi les domestiques, il eût ouvert probablement de grands yeux et aurait passé son chemin ; il n’eût surtout pas su garder assez de sérieux, et il eût été impossible, avec la plus grande éloquence, de faire courir le bruit que Frieda avait cédé à la surprise, qu’elle s’était trouvée subitement sans défense et, dans un moment d’inconscience, avait finalement succombé. Mais, encore qu’il fallût choisir dans la couche la plus basse des humbles, on devait quand même prendre quelqu’un dont on pût rendre vraisemblable qu’en dépit de sa lourdeur et de sa rusticité il ne brûlât pour nulle autre femme que pour Frieda, et qu’il n’eût pas de plus grand désir que – juste Ciel ! – de l’épouser. Mais, si vulgaire qu’il le fallût, et inférieur, autant que possible, bien inférieur à un valet, on ne voulait pas non plus de quelqu’un dont toute jeune fille se fût moquée, mais un garçon auquel une autre fille, une fille capable de jugement, eût pu trouver aussi peut-être, à l’occasion, disons une fois, quelque chose d’attirant. Mais où dénicher un tel homme ? Une autre l’aurait cherché toute sa vie sans succès ; la chance de Frieda, au contraire, lui amène l’arpenteur au débit, peut-être même dès le soir où l’idée vient de germer dans son cerveau. L’arpenteur ! Oui, à quoi pense K. ? Que veut-il au juste ? Obtiendra-t-il quelque chose de bien ? Une bonne place, une distinction ? cherche-t-il quelque chose de ce genre ? Alors il aurait dû s’y prendre autrement dès le début. Car il n’est rien, c’est une pitié de considérer sa situation. Être arpenteur, c’est peut-être quelque chose, il faut avoir fait des études, mais si on ne sait pas s’en servir, c’est comme si on n’avait rien fait. Pourtant voilà un monsieur qui exprime des exigences ! sans aucune espèce de retenue ! s’il ne les exprime pas à proprement parler, on remarque du moins qu’il en a, il y a là quelque chose d’irritant. Sait-il bien que même une femme de chambre sacrifie de sa dignité à lui parler un certain temps ? Et, avec tant de prétentions particulières, il tombe dès le premier soir dans le piège le plus grossier ? N’a-t-il pas honte ? Qu’est-ce qui a donc pu le séduire tellement chez cette Frieda ? Maintenant il pourrait l’avouer ! A-t-elle bien pu vraiment lui plaire, cette créature jaunâtre, étique ? Mais il ne l’a même pas regardée, elle n’a eu qu’à lui dire qu’elle était l’amie de Klamm ; pour lui c’était une nouveauté, avec lui ça prenait encore ; et dès lors il était perdu ! Elle, elle n’avait plus qu’à partir ; elle n’avait plus de place à l’hôtel. Pepi l’a vue encore la veille de son départ ; le personnel était venu en foule, chacun était curieux de la voir. Tel était encore son prestige qu’on la regrettait ; tous la regrettaient, même ses ennemis ; tant son calcul se montrait juste dès le début ; personne ne comprenait qu’on s’avilît ainsi pour un tel homme ; on y voyait un coup du destin ; les petites plongeuses, qui admirent toute serveuse, naturellement, étaient inconsolables. Pepi elle-même avait été touchée ; Pepi même n’avait pu s’en défendre entièrement, encore qu’au fond ce fût autre chose qui la frappât : le peu de tristesse de Frieda. C’était pourtant un affreux malheur qui l’atteignait, et elle jouait, d’ailleurs, la femme très malheureuse, mais pas assez ; son jeu ne pouvait tromper Pepi. Qu’est-ce qui la soutenait ainsi ? Le bonheur de son nouvel amour ? Non, cette explication n’était pas à retenir. Alors quoi donc ? Où prenait-elle la force d’être froidement aimable comme toujours, même avec Pepi qui passait déjà pour sa prochaine remplaçante ? Sur le moment, Pepi n’avait pas eu le temps d’y réfléchir avec tous les préparatifs que lui imposait sa nouvelle place. Elle allait vraisemblablement l’occuper quelques heures plus tard et n’avait pas encore de coiffure élégante, de vêtements chics, de linge fin, de chaussures convenables. Elle devait se procurer tout cela en quelques heures ; si on ne pouvait pas s’équiper dignement, il valait mieux renoncer carrément à la place : on la perdrait immédiatement. Mais Pepi réussit dans une certaine mesure. Pour la coiffure elle était douée (l’hôtelière l’avait même fait venir une fois pour utiliser ses talents) ; il y faut une certaine légèreté de la main qui a été donnée à Pepi ; favorisée, c’est vrai, par une riche chevelure qui se prête à toutes les fantaisies. Pour la robe on l’aida aussi. Ses deux collègues lui étaient très attachées ; c’était d’ailleurs un honneur pour elles qu’une femme de chambre de leur équipe devînt serveuse, sans compter que Pepi, quand elle serait puissante, pourrait leur valoir maint profit. L’une des deux gardait depuis longtemps un tissu coûteux ; c’était son trésor ; elle l’avait souvent fait admirer aux autres, elle rêvait d’en tirer pour elle un parti grandiose quelque jour, et maintenant – c’était très beau de sa part –, Pepi en ayant besoin, elle le lui sacrifiait ; toutes deux aidèrent Pepi à coudre avec le plus grand empressement ; si elles l’avaient fait pour elles-mêmes, elles n’auraient pu y mettre plus de zèle. Ce fut même un travail très gai et qui les amusa beaucoup. Assises chacune sur son lit, l’une au-dessus de l’autre, elles cousaient en chantant et se passaient de haut en bas et de bas en haut les pièces finies et les garnitures. Lorsque Pepi y songe, elle est de plus en plus triste que tout cela ait été vain et qu’elle doive revenir les mains vides auprès de si serviables compagnes. Quel malheur, et quelle légèreté de la part de ceux qui en sont coupables, surtout K. ! La joie de tout le monde à propos de cette robe était comme un gage de succès ; et quand on y trouvait après coup une place vide pour ajouter un petit ruban, tous les doutes disparaissaient. N’est-elle pas vraiment belle, cette robe ? Maintenant elle a quelques taches, elle est déjà froissée, bien sûr, Pepi n’en ayant aucune autre a dû la porter jour et nuit, mais ne voit-on pas encore combien elle était belle ? La maudite Barnabasse elle-même ne ferait pas mieux. Autre avantage : on la relâche ou on la serre à son idée, du haut, du bas, si bien que, tout en n’ayant qu’une robe, on peut en changer à son gré, et cela, c’est l’idée de Pépi. Elle n’est d’ailleurs pas difficile à habiller et ne songe pas à s’en vanter : tout sied aux femmes quand elles sont jeunes et bien portantes. Avec le linge et les bottines, il y a en plus de difficultés ; c’est là, au fond, que l’échec a commencé. Les amies y ont bien mis du leur, comme pour le reste, dans la mesure de leurs moyens, mais leurs moyens n’étaient pas grands. Elle n’a pu rassembler et coudre qu’un linge grossier, et, en fait de bottines à talons, elle a dû s’en tenir aux pantoufles, des chaussures qu’on aime mieux cacher. On consola Pepi : Frieda non plus n’était pas toujours très bien mise, elle traînait parfois dans un tel négligé que les clients aimaient mieux se faire servir par les garçons. Et c’était vrai, seulement Frieda pouvait se le permettre, elle était déjà en faveur, et on lui témoignait de la considération ; quand il arrive par hasard à une dame de se montrer en tenue tachée et négligée, ce n’en est que plus séduisant, mais une débutante comme Pepi !… Et puis Frieda, de toute façon, ne pouvait s’habiller comme il faut ; elle n’a aucune espèce de goût ; si quelqu’un a la peau jaunâtre, il est bien forcé de la garder, mais il n’est pas obligé de mettre, comme Frieda, une blouse crème décolletée profond qui fait pleurer les yeux des gens à force de leur montrer du jaune. D’ailleurs, elle était trop avare pour s’habiller élégamment. Tout ce qu’elle gagnait, elle l’amassait on ne sait pour quoi. Dans son travail elle n’avait pas besoin d’argent, elle se débrouillait avec des trucs et des mensonges ; c’est un exemple que Pepi ne voulait ni ne pouvait imiter ; voilà pourquoi il était légitime qu’elle se fît belle, surtout dans les débuts, pour se mettre entièrement en valeur. Si elle avait pu le faire avec d’autres moyens elle eût remporté la victoire malgré la folie de K. et la ruse de Frieda. Les débuts promettaient beaucoup. Les quelques tours de main qu’il fallait posséder, elle les connaissait à l’avance. À peine installée au débit, elle y était déjà comme chez elle. Personne, dans le travail, ne regrettait Frieda. Ce ne fut que le second jour que des clients s’enquirent d’elle. Il ne se produisait pas une erreur dans le service, le patron était satisfait ; le premier jour, craignant tout, il n’avait pas quitté le débit, mais ensuite il ne s’était montré que de temps à autre ; finalement, la caisse étant juste – la moyenne des recettes avait même augmenté –, il s’en était remis entièrement sur Pepi. Elle innova. Frieda surveillait les domestiques, tout au moins partiellement (surtout quand on regardait), non par zèle, mais par envie, par esprit de domination, par peur de céder quelque chose de ses droits, Pepi abandonna ce souci aux garçons, qui sont d’ailleurs bien mieux faits pour cette tâche. Elle en eut plus de temps pour les chambres, les clients furent plus vite servis ; et elle trouva le moyen de dire quelque chose à chacun, au contraire de Frieda, qui voulait se donner l’air de se réserver pour Klamm et considérait le moindre mot, la moindre approche de tout autre, comme une offense à cet homme important. Ce qui était d’ailleurs assez malin, car lorsqu’elle permettait à quelqu’un de l’approcher, par grand hasard, c’était une faveur inouïe. Mais Pepi détestait ce genre de roueries, et au surplus elles ne sont pas utilisables au début : elle était aimable avec tous et chacun le lui rendait bien. Tout le monde était visiblement heureux du changement ; quand les messieurs, épuisés de travail, trouvent enfin un moment de loisir à passer devant un verre de bière, on peut les transformer littéralement d’un mot, d’un regard, d’un mouvement d’épaule. Les mains de tous les clients lui passaient dans les cheveux avec une telle ardeur qu’elle était obligée de se recoiffer dix fois par jour ; nul ne résiste à la séduction de tant de bouclettes et d’échafaudages, même pas K., si distrait pourtant. Ainsi passaient des journées excitantes, pleines de travaux mais couronnées de succès. Que ne se sont-elles enfuies moins vite ! Que n’ont-elles été plus nombreuses ! Quatre jours, c’est trop peu, même si on se tue de travail ; peut-être un cinquième eût-il suffi, mais quatre c’était vraiment trop peu. Pepi pourtant s’était déjà fait dans ces quatre jours des protecteurs et des amis, si elle devait en croire les regards ; les regards de tous ; quand elle venait avec ses chopes elle nageait dans une mer d’amitié ; un secrétaire nommé Bartmeier est fou d’elle, il lui a fait don de la chaînette que voici et du pendentif que voilà, et même dans le pendentif il a mis son portrait, ce qui, à vrai dire, ne manque pas de désinvolture ; bref il s’est passé bien des choses. Mais enfin, ce n’étaient que quatre jours, et en quatre jours, si Pepi y travaille, elle peut faire presque oublier Frieda, mais non pas complètement faire oublier Frieda. Et, malgré tout, Frieda eût été oubliée, peut-être encore plus rapidement, si elle n’eût, dans sa prévoyance, veillé à défrayer encore la conversation générale par le moyen du grand scandale qui lui donnait un regain de nouveauté ; les gens auraient aimé la revoir rien que par curiosité de la chose. Ce qui les ennuyait à mourir avait retrouvé du piquant par la grâce du pauvre K., qui ne leur inspirait d’ordinaire que la plus grande indifférence ; ils n’en eussent pas lâché Pepi tant qu’elle se trouvait là, bien sûr, et agissait par sa présence ; mais les clients sont principalement des messieurs âgés, enfoncés dans leurs habitudes ; pour se faire à une nouvelle serveuse, si gros qu’ils puissent gagner au change, il leur faut tout de même quelques jours (ils ne veulent pas mais il les leur faut), peut-être pas plus de cinq, mais plus de quatre ; à quatre, Pepi, malgré tout, passait encore pour provisoire. Et, ce qui fut peut-être le pire malheur : de ces quatre jours Klamm ne vint pas, bien que, pendant les deux premiers, il se fût trouvé au village. S’il était venu, c’eût été pour Pepi le test décisif, un test, d’ailleurs, qu’elle ne craignait nullement (elle s’en fût plutôt réjouie) ; Klamm ne l’eût pas, disons aimée – ce sont des choses auxquelles il vaut mieux ne pas toucher avec des mots –, et elle ne se fût pas vantée menteusement d’être son élue, mais elle aurait su au moins, tout aussi gentiment que Frieda, lui poser la bière sur la table, elle aurait salué gracieusement et serait partie de la même façon sans être importune comme Frieda, et si Klamm cherche quelque chose au fond des yeux d’une demoiselle, il l’aurait trouvé dans les siens ; à satiété. Mais pourquoi donc n’est-il pas venu ? Par hasard ? Pepi le crut d’abord. Elle l’attendit tout le temps pendant ces deux journées ; même la nuit. « Maintenant il va venir », ne cessait-elle de répéter, allant et venant sans autre motif que la nervosité de l’attente et le désir d’être la première à le voir quand il entrerait. Cette continuelle déception la fatigua beaucoup ; et peut-être, pour cette raison, en fit-elle moins qu’elle n’aurait pu. Dès qu’elle avait un petit moment, elle montait en tapinois jusqu’au corridor dont l’accès est strictement interdit au personnel, s’y cachait dans une niche, s’y faisait toute petite, et attendait : « Ah ! pensait-elle, si Monsieur Klamm pouvait venir maintenant ! si je pouvais le sortir de sa chambre et l’emporter jusqu’en bas dans la salle. Au café. Sur mes bras. Je ne m’effondrerais pas, si lourd que fût le fardeau. » Mais il ne venait pas. Dans ce corridor d’en haut il règne un tel silence qu’on ne peut s’en faire aucune idée sans y être allé. Un tel silence qu’on ne peut y tenir plus d’un moment, le silence vous chasse. Mais acharnée, dix fois chassée, Pepi y remonta dix fois. La chose n’avait pas le sens commun. Si Klamm voulait venir, il viendrait ; mais s’il ne voulait pas venir, ce ne serait pas Pepi qui le ferait sortir, même en restant au fond de sa niche jusqu’à étouffer de battements de cœur. La chose n’avait pas le sens commun, mais si Klamm ne venait pas, presque rien n’en avait. Et il ne vint pas. Pepi sait aujourd’hui pourquoi Klamm n’est pas venu. Frieda se serait bien amusée si elle avait pu voir Pepi dans la niche de son corridor, comprimant son cœur des deux mains. Klamm ne vint pas parce que Frieda ne le permit pas. Ce ne fut pas par des prières qu’elle obtint un tel résultat, ses prières n’arrivent pas à Klamm. Mais elle a des relations, cette araignée perfide, des relations dont nul ne sait rien. Quand Pepi parle à un client, elle dit franchement ce qu’elle a à dire, on peut l’entendre de la table à côté. Frieda, elle, n’a rien à dire ; elle pose la bière et elle s’en va ; tout ce qu’on entend, c’est le crissement de son jupon de soie, le seul luxe vestimentaire pour lequel s’ouvre son porte-monnaie. Mais s’il lui arrive de parler, alors ce n’est jamais franchement, elle chuchote à l’oreille du client, en se penchant de telle façon qu’on dresse l’oreille à la table voisine. Ce qu’elle dit est probablement insignifiant, mais pas toujours, elle a des relations, elle soutient l’une par l’autre, et si elles craquent pour la plupart – qui se soucierait tout le temps de Frieda ? – il lui en reste quand même quelqu’une ici ou là. Ces relations, elle se mit à les utiliser. K. lui en donna la possibilité ; au lieu de rester près d’elle et de la surveiller, il ne garde jamais la maison, il va, il vient, discute en mille endroits et se montre attentif à tout sauf à Frieda ; et, comme pour lui donner encore plus de liberté, en fin de compte il quitte l’hôtel du Pont pour s’installer dans l’école vide ! Beau début pour une lune de miel ! Soit, Pepi est bien la dernière qui lui reprochera de n’avoir pu endurer Frieda ; la vie est intenable avec elle. Mais pourquoi ne l’a-t-il pas tout de suite abandonnée ? Pourquoi n’a-t-il cessé de retourner auprès d’elle ? Pourquoi s’est-il, par ses va-et-vient, donné l’air de lutter pour elle ? On aurait dit que c’était le contact de Frieda qui lui avait fait découvrir son néant, qu’il voulait se rendre digne d’elle, qu’il cherchait de façon ou d’autre à grimper dans l’échelle sociale et renonçait à cette fin pour un temps à la vie commune, en vue de mieux se dédommager de ses privations par la suite. Cependant Frieda ne perd pas de temps[31] : de l’école où c’est elle sans doute qui a fait venir K., elle observe l’hôtel et elle observe K. Elle a de parfaits messagers sous la main : les aides de K., dont K. lui-même – on ne comprend pas ; même quand on connaît K. on ne peut pas comprendre –, la laisse disposer entièrement. Elle les dépêche chez ses vieux amis, elle se rappelle à eux, elle se plaint d’être prisonnière d’un homme comme K., elle excite les gens contre Pepi, annonce son arrivée prochaine, appelle à l’aide, supplie de ne rien dire à Klamm, fait comme si Klamm devait être épargné et qu’il fallût absolument, en conséquence, lui interdire l’accès du débit. Ce qu’elle donne aux autres pour égard envers Klamm, elle le présente à l’hôtelier comme un succès qu’elle aurait remporté, elle lui fait observer que Klamm ne vient plus du tout. Comment pourrait-il bien le faire, quand il n’y a qu’une Pepi pour servir au débit ? Ce n’est pas la faute de l’hôtelier ; cette Pepi était après tout le meilleur ersatz qu’on pût trouver, mais, même pour quelques jours, il ne peut suffire. De ces activités de Frieda, K. ignore tout ; quand il n’est pas en route, il reste à ses pieds, inconscient, tandis qu’elle compte les heures qui la séparent encore de son retour triomphal au débit. Mais les aides ne lui servent pas uniquement de messagers, elle les emploie aussi à rendre K. jaloux, à le maintenir à la température voulue ! Frieda les connaît depuis l’enfance, elle n’a plus de secrets pour eux, mais, en l’honneur de K., ils soupirent à l’envi au pied de l’idole improvisée, si bien qu’il y a danger pour K. que la chose devienne un grand amour. Et K. fait tout pour complaire à Frieda ; les choses les plus contradictoires ; il laisse les aides le rendre jaloux, et il tolère, quand il se met en route, qu’ils habitent avec Frieda. C’est à le prendre pour le troisième aide. Ayant fait ses observations, Frieda décide alors, enfin, de porter le grand coup : elle va revenir. Il est grand temps ; Frieda, cette rusée, s’en rend compte et s’en sert admirablement ; c’est cette puissance d’observation, cette capacité de décision qui font la force inimitable de Frieda. Si Pepi les avait, que sa vie serait différente ! Que Frieda reste à l’école un ou deux jours de plus, Pepi ne peut plus être chassée, elle se trouve à jamais serveuse, aimée et soutenue par tout le monde, elle a gagné assez d’argent pour compléter magnifiquement son équipement insuffisant ; un ou deux jours, et on ne peut plus empêcher Klamm de venir au débit par aucune manigance, il vient, il boit, il se sent bien ; s’il remarque l’absence de Frieda, ce qui n’est d’ailleurs pas du tout sûr, il est très heureux du changement ; un ou deux jours, Frieda sera oubliée, finie, avec son scandale, ses relations, ses aides et tout, il n’en sera plus jamais question. Peut-être devrait-elle donc, dans de telles conditions, s’attacher d’autant plus à K. et apprendre à l’aimer vraiment, supposé qu’elle en soit capable ? Non plus. Car dans un jour K. sera dégoûté d’elle ; il ne lui en faudra pas davantage à lui non plus, il se rendra compte qu’elle le trompe honteusement, sur tous les points, avec sa prétendue beauté, sa prétendue fidélité et, avant tout, l’amour que Klamm aurait pour elle ; un seul jour, il n’en faut pas plus avant qu’il ne la jette à la porte avec les aides et tout le bazar ; imaginez, à K. lui-même il n’en faut pas plus ! Et alors, entre ces deux périls, au moment où la tombe commence littéralement à se refermer sur Frieda – K. lui réserve encore dans sa simplicité un petit passage, une petite issue –, elle s’échappe. Et soudain – nul ne s’y attendait plus, c’est un geste contre nature –, soudain c’est elle qui renvoie K. (ce K. qui l’aime toujours, qui la poursuit encore), c’est elle qui, secondée de plus par une pression de ses amis et des deux aides, apparaît en sauveur au patron de l’hôtel, rendue mille fois plus séduisante par son scandale, convoitée de façon prouvée par les plus petits et les plus grands, mais n’ayant succombé qu’un instant au petit, et le chassant vite, comme il convient, pour redevenir comme autrefois inaccessible et à lui et à tous les autres, avec cette différence qu’on mettait autrefois la chose en doute à juste titre, et que maintenant on en est convaincu. La voici donc, l’hôtelier tremble en jetant un regard sur Pepi (doit-il sacrifier cette jeune fille qui a fait si brillamment ses preuves ?), mais il ne tarde pas à se laisser persuader ; trop de choses plaident pour Frieda ; surtout le fait qu’elle ramènera Klamm. Restons-en là ce soir. Pepi n’attendra pas que Frieda revienne se tailler un triomphe en lui reprenant sa situation. Elle a déjà remis la caisse à l’hôtelier, elle peut partir. Le rayon qui porte son lit l’attend en bas chez les femmes de chambre ; elle arrivera saluée par ses amies en pleurs : elle arrachera ses habits de son corps, et de ses cheveux ses rubans, elle fourrera tout dans quelque coin où ces choses soient bien cachées et ne rappellent pas inutilement des temps qui doivent rester dans l’ombre. Après quoi elle prendra le grand seau et le balai, serrera les dents et se mettra au travail. Mais il fallait d’abord qu’elle raconte tout à K pour qu’il voie, lui qui, même maintenant, ne s’en fut pas aperçu sans aide, à quel point il s’est mal conduit envers Pepi et a pu la rendre malheureuse. Qu’il le voie nettement une bonne fois. Encore qu’il n’ait joué lui aussi dans l’affaire que le rôle d’un être abusé.

 

Pepi avait fini. Elle essuya ses yeux, reprit haleine, sécha ses joues où coulaient quelques larmes, puis regarda K. en hochant la tête, comme pour lui expliquer qu’au fond il ne s’agissait pas de son malheur à elle, qu’elle le supporterait et n’avait pour cela besoin de l’aide ou de la consolation de personne, de celle de K. encore moins que de toute autre, qu’en dépit de sa jeunesse elle connaissait la vie et que son malheur ne faisait que confirmer ce qu’elle savait, mais que c’était de K. qu’il s’agissait et qu’elle avait voulu lui montrer ce qu’il était, qu’elle l’avait jugé nécessaire, même après l’effondrement de tous ses espoirs.

 

– Quelle imagination, Pepi ! répondit K. Il n’est pas vrai du tout que tu n’aies découvert qu’à présent toutes ces choses ; ce ne sont que les rêves d’un noir sous-sol, de votre réduit des femmes de chambre ; ils ont leur place là-bas ; mais ici, à l’air libre, à l’étage du débit, ils font une bien étrange figure. Ici, avec de telles idées, tu ne pouvais pas te maintenir, c’est bien trop évident. La robe et la coiffure dont tu te glorifies tant, pour ne pas parler d’autre chose, ne sont que les produits biscornus de l’obscurité de votre chambre, des ténèbres de vos lits-placards ; elles y font certainement très bien, mais ici elles amusent tout le monde, en cachette ou ouvertement. Que dis-tu encore ? Qu’on m’a abusé ? qu’on m’a trompé ? Non, chère Pepi, je n’ai pas été plus abusé, plus trompé que toi. Il est exact qu’en ce moment Frieda me délaisse ou, comme tu dis, qu’elle a filé avec un des aides (tu aperçois un bout de vérité), il est aussi très improbable que je l’épouse, mais il est radicalement faux que je sois dégoûté de Frieda, que je l’eusse chassée dès le lendemain de notre mariage, ou qu’elle m’ait trompé, disons comme une femme peut tromper un homme. Vous aimez, vous autres, femmes de chambre, espionner par le trou de la serrure, et vous en conservez l’habitude de conclure d’un détail vrai que vous avez vu, à tout l’ensemble, par un raisonnement aussi grandiose que faux. Il en résulte par exemple, que, dans le cas qui nous occupe, je suis beaucoup moins renseigné que toi. Je suis bien moins capable que toi d’expliquer d’une façon précise pourquoi Frieda m’a délaissé. La raison la plus vraisemblable, que tu as mentionnée fugitivement sans l’exploiter, c’est, il me semble, que j’ai négligé Frieda. Oui, je l’ai négligée, c’est malheureusement vrai, mais il y avait à cela des raisons qui ne sont pas ici à leur place ; je serais content qu’elle me revienne, mais je recommencerais tout de suite à la négliger. C’est ainsi. Quand je l’avais près de moi, je passais tout mon temps à ces courses dont tu te moques ; maintenant qu’elle est partie, je ne fais presque plus rien, je suis fatigué, je ne rêve que d’un désœuvrement plus grand. Vois-tu quelque chose à me conseiller ?

 

– Oui, dit Pepi, s’animant soudain, et, saisissant K. par l’épaule : nous sommes les deux trompés, ne nous séparons pas. Suis-moi en bas, viens avec moi chez les femmes de chambre.

 

– Tant que tu parles de « trompés », répondit K., je ne peux pas m’entendre avec toi. Tu veux toujours avoir été trompée, parce que c’est une idée qui te flatte et qui t’émeut. Mais si tu veux la vérité, c’est que tu n’es pas faite pour cette place. Faut-il que cela soit évident pour que je m’en aperçoive moi-même, moi qui suis, à tes yeux, le dernier des ignorants ! Tu es une brave fille, Pepi, mais il n’est pas facile de s’en rendre compte ; j’ai commencé, personnellement, par te juger orgueilleuse et cruelle ; tu ne l’es pas, c’est cette place qui te brouille le jugement, parce que tu n’es pas faite pour elle. Je ne veux pas dire qu’elle soit trop distinguée pour toi ; ce n’est pas une place extraordinaire ; peut-être, à y regarder de très près, est-elle un peu plus honorable que celle que tu avais avant, mais au total la différence n’est pas bien grande, elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau ; on pourrait même presque soutenir que la situation des femmes de chambre est préférable à celle de la serveuse, car elles se trouvent toujours au milieu des secrétaires, au lieu qu’ici, bien qu’on ait le droit de servir les supérieurs des secrétaires dans les chambres, il faut aussi s’occuper de gens très inférieurs ; par exemple de moi ; je ne puis, d’ordre d’en haut, me tenir ailleurs que dans ce débit, et ma fréquentation serait tellement honorable ? Soit, c’est l’idée que tu te fais de la chose, et tu as peut-être tes raisons de penser ainsi. Mais c’est ce qui prouve précisément que tu n’es pas faite pour ce poste. C’est un poste tout comme un autre, et tu t’en fais un paradis, si bien que tu apportes à tout un zèle exagéré, tu te pomponnes comme les anges le font dans ton idée – car en réalité ils sont tout différents –, tu trembles pour ta situation, tu te sens toujours persécutée, tu cherches à gagner à ta cause, par des amabilités excessives, tous les gens que tu supposes capables de te soutenir, mais par là tu les importunes, tu les rebutes : ils viennent ici pour boire en paix et non pour ajouter à leurs propres soucis ceux des demoiselles de l’établissement. Peut-être, au mieux, quand Frieda est partie, nul des clients les plus distingués n’a-t-il remarqué son absence, mais aujourd’hui ils la connaissent, et ils regrettent réellement Frieda, car elle menait tout de même bien autrement les choses. Quelle qu’elle soit à d’autres égards, et quoi qu’elle ait pensé de sa place, elle avait une très grande expérience du service, elle s’y montrait froide et maîtresse d’elle-même, c’est toi qui le fais remarquer sans profiter de la leçon. As-tu jamais observé son regard ? Ce n’était plus celui d’une serveuse, c’était presque celui d’une patronne. Elle voyait tout, elle remarquait chacun, et ce qui restait d’attention dans le regard qu’elle consacrait à un client suffisait à le lui soumettre. Qu’importait qu’elle fût un peu maigre, un peu fanée, qu’on pût rêver d’une chevelure plus nette, ce sont des détails auprès de ses qualités ; celui qu’eussent gêné ces lacunes montrait seulement par là qu’il manquait de sens du grand. Ce n’est certainement pas ce qu’on peut reprocher à Klamm ; c’est le point de vue faux d’une petite fille sans expérience qui t’a empêchée de croire qu’il puisse aimer Frieda. Il te paraît – à juste titre – inaccessible, c’est pourquoi tu penses que Frieda n’a pu arriver jusqu’à lui. Tu fais erreur. Je n’en croirais que la parole de Frieda, même si je n’en avais pas des preuves qui ne peuvent tromper. Si incroyable que la chose te paraisse et si peu que puissent s’en arranger les conceptions que tu te fais du monde, des fonctionnaires, de la distinction et des effets que produit la beauté féminine, la chose est pourtant vraie ; aussi vraie que nous sommes là et que je prends tes mains dans les miennes, Klamm et Frieda ont été de même, assis à côté l’un de l’autre, comme si c’était tout naturel, et Klamm venait volontairement, et il descendait même très vite, nul ne l’épiait dans le corridor, laissant pour elle son travail à demi fait ; il devait prendre la peine de descendre lui-même, et les défauts de la toilette de Frieda qui t’eussent épouvantée ne le dérangeraient en rien. Tu ne veux pas croire Frieda ! Tu ne te doutes pas combien tu te découvres par là, combien tu montres ton inexpérience ! Même si on ne savait rien de ses relations avec Klamm, on ne pourrait pas ne pas reconnaître à son allure qu’elles ont formé quelqu’un qui était plus que toi et moi et que tous les gens du village réunis, et que leurs entretiens s’élevaient bien au-dessus des plaisanteries courantes de clients à serveuses qui semblent être le but de ta vie. Mais je te fais tort. Tu reconnais fort bien toi-même les supériorités de Frieda, la fermeté de sa décision et son influence sur les êtres, seulement tu interprètes à faux, tu te figures qu’elle utilise tout à des fins égoïstes, à son unique profit, et pour le mal, comme arme contre toi. Non, Pepi, même si elle avait de telles flèches, elle ne pourrait les tirer de si près. Égoïste ? Disons plutôt qu’elle nous a donné à tous deux, en sacrifiant ce qu’elle possédait et ce qu’elle avait le droit d’espérer, l’occasion de faire nos preuves dans un poste plus élevé, mais que nous l’avons déçue tous deux et obligée à revenir ici. Je ne sais s’il en est ainsi, et je ne vois pas du tout clairement où est ma faute, mais quand je me compare avec toi, il me semble que tous les deux nous nous sommes trop efforcés, trop bruyamment, trop puérilement, et avec trop d’expérience, d’obtenir quelque chose qui ne peut être conquis que, par exemple, avec le calme et l’objectivité de Frieda ; doucement, imperceptiblement ; que nous y avons employé les pleurs, les griffes, les secousses, comme un enfant qui tiraille la nappe et ne réussit qu’à jeter à terre toutes les splendeurs de la table, se les rendant inaccessibles pour jamais.

 

– Admettons, dit Pepi ; tu es amoureux de Frieda parce qu’elle vient de t’échapper ; il est facile d’être amoureux d’elle quand elle est loin. Qu’il en soit comme tu veux, triomphe sur tous les points, même en me rendant ridicule, mais maintenant que vas-tu faire ? Frieda t’a abandonné ; ni mon explication ni la tienne ne te permettent d’espérer qu’elle reviendra ; et, même si elle devait revenir, il faut bien que tu passes quelque part d’ici là ; il fait froid, tu n’as pas de travail, tu n’as pas de lit, viens avec moi, mes amies te plairont, nous te ferons la vie agréable, tu nous aideras dans notre travail, qui est vraiment trop dur pour des femmes quand elles ne sont pas secondées, nous n’en serons plus réduites à nous-mêmes et nous n’aurons plus peur la nuit. Viens chez nous. Mes amies aussi connaissent Frieda, nous te parlerons d’elle jusqu’à ce que tu cries grâce. Viens ! Nous avons des portraits d’elle, nous te les ferons voir. À leur époque elle payait encore moins de mine que maintenant ; tu ne la reconnaîtras pas ; sauf peut-être à ses yeux ; c’étaient déjà des yeux d’espionne. Allons, tu viens ?

 

– Est-ce donc permis ? demanda K. Hier encore il y a eu un scandale effrayant parce qu’on m’a pris dans votre couloir.

 

– Parce qu’on t’a pris ; mais si tu es chez nous, tu ne le seras pas. Personne ne se doutera que tu es là ; sauf nous trois. Ah ! qu’on s’amusera ! La vie me paraît déjà beaucoup plus supportable qu’il y a seulement un petit instant. Je ne perds peut-être pas tellement à m’en aller. Quand nous n’étions que toutes les trois nous ne nous ennuyions pas non plus ; il faut bien s’adoucir la vie ; on nous la fait assez amère dès notre jeunesse, alors nous nous tenons toutes les trois et vivons aussi gentiment qu’il est possible dans notre coin : Henriette surtout te plaira, mais Émilie aussi ; je leur ai déjà parlé de toi, ce sont de ces histoires qu’on écoute là-bas sans bien y croire, comme si, au fond, rien ne pouvait se passer hors de chez nous ; il y fait chaud, et c’est tout petit, nous nous serrons ; non, bien que nous ne soyons que toutes les trois, nous ne nous sommes pas encore lassées les unes des autres ; au contraire, quand je pense aux amies, je suis presque contente de retourner là-bas : pourquoi réussirais-je mieux qu’elles ? Ce qui nous unissait, c’était précisément que l’avenir nous était bouché de la même façon à toutes les trois ; pourtant moi, je m’en suis tirée, et j’ai été séparée d’elles. Cependant, je ne les oublie pas ; mon premier soin a été de chercher comment faire quelque chose pour elles ; ma propre situation était encore instable – à quel point, je ne le savais pas ! – que déjà je parlais au patron de mon Henriette et de mon Émilie. Pour Henriette il se serait peut-être laissé faire, pour Émilie, qui est plus vieille que nous – elle doit être de l’âge de Frieda –, il ne me laissait aucun espoir. Mais figure-toi qu’elles ne veulent pas quitter leur trou ; elles savent que la vie qu’elles y mènent est une existence lamentable, mais elles s’y sont faites, les chères âmes ; je crois qu’elles pleuraient surtout au moment de mon départ parce qu’il fallait que je quitte notre chambre commune, que je parte au froid – tout semble froid, là-bas, de ce qui n’est pas notre petit coin – et que j’aille me battre au-dehors dans de grands espaces étrangers avec de grands hommes étrangers, sans autre motif que de gagner ma vie, ce que j’avais fait tout aussi bien jusqu’à ce moment dans notre petite communauté. Elles ne seront sans doute pas étonnées de me voir revenir ; ce sera seulement pour me faire plaisir qu’elles pleureront un peu sur mon sort. Après quoi elles t’apercevront et se rendront compte qu’il a été bon que je m’en aille. Elles seront contentes que nous ayons un homme pour auxiliaire et protecteur, et ravies que l’aventure doive rester secrète et que ce secret nous lie plus étroitement que jamais. Viens, oh ! viens, je t’en prie, viens chez nous. Tu n’en auras aucune obligation, tu ne seras pas lié comme nous à notre chambre pour toujours. Quand le printemps viendra, si tu trouves un autre toit et que tu veuilles partir, que tu ne te plaises plus chez nous, tu pourras t’en aller ; mais il faudra évidemment garder encore le secret comme nous ; ne pas nous trahir ; car ce serait notre dernière heure à rester là ; et puis, d’ailleurs, il faudra être toujours prudent, ne jamais te montrer que dans des endroits où nous jugions que c’est sans danger, et suivre nos conseils d’une façon générale ; ce sera la seule chose qui te liera, elle devra d’ailleurs t’importer autant qu’elle nous importe à nous, mais à cela près tu seras entièrement libre ; le travail que nous te donnerons ne sera pas trop pénible, sois sans inquiétude de ce côté. Alors, viens-tu ?

 

– Dans combien de temps viendra le printemps ? demanda K.

 

– Dans combien de temps ? répéta Pepi. L’hiver est long chez nous ; l’hiver est très long et monotone. Mais là-bas nous ne nous en plaignons pas, nous sommes protégées contre lui. Le printemps finit quand même par arriver aussi, et l’été ; il y a temps pour eux comme pour l’hiver ; mais dans mon souvenir, en ce moment, le printemps et l’été me semblent aussi brefs que s’ils ne duraient pas plus de deux jours, et même ces jours-là, le plus beau jour, il tombe encore parfois de la neige.

 

À ce moment la porte s’ouvrit. Pepi en eut un frémissement. Ses pensées l’avaient trop éloignée du débit. Mais ce n’était pas Frieda, c’était l’hôtelière. Elle fit semblant d’être étonnée de trouver encore K. dans la salle. Il s’excusa en lui disant qu’il était resté pour l’attendre et la remercia en même temps d’avoir pu passer la nuit là. L’hôtelière ne comprit pas pourquoi il l’avait attendue. K. dit qu’il avait eu l’impression qu’elle voulait encore lui parler, et lui demanda pardon si c’était une erreur ; d’ailleurs, maintenant, il devait partir ; il avait abandonné trop longtemps l’école où il était concierge ; c’était l’invitation de la veille qui avait été la cause de tout ; il lui manquait l’expérience de ces choses, maintenant on ne le reverrait jamais causer de tels ennuis à Madame l’Hôtelière. Et il s’inclina pour partir. L’hôtelière le regarda comme si elle le voyait en rêve. Et ce regard le retint plus qu’il n’eût voulu. D’autant plus qu’elle sourit un peu et ne revint à elle que devant son étonnement ; on aurait dit qu’elle avait attendu qu’il répondît à son sourire et qu’elle s’éveillait faute d’écho.

 

– Je crois, dit-elle, que tu as eu hier le front de parler de ma toilette ?

 

K. n’en avait aucun souvenir.

 

– Tu ne te rappelles rien ? dit-elle. Après la lâcheté, l’effronterie ?

 

K. s’excusa sur sa fatigue de la veille ; il avait bien pu lui échapper une parole inconsidérée, mais il n’en avait pas mémoire. Qu’aurait-il d’ailleurs bien pu dire de la toilette de Madame l’Hôtelière ? Qu’il n’en avait encore jamais vu d’aussi belle. Ou du moins qu’il n’avait jamais vu d’hôtelière ainsi vêtue pour travailler.

 

– Cesse tes réflexions, dit l’hôtelière. Je te défends de dire un seul mot sur mes vêtements. C’est un sujet qui ne te regarde pas. Je te l’interdis une fois pour toutes.

 

K. s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.

 

– Que veux-tu dire, lui cria l’hôtelière, quand tu racontes que tu n’as jamais vu une hôtelière ainsi vêtue pour travailler ? Que signifient ces remarques absurdes ? Car elles sont complètement absurdes ! Qu’entends-tu par ces réflexions ?

 

K. se retourna et pria l’hôtelière de bien vouloir ne pas s’irriter ; sa remarque n’avait aucun sens ; il n’entendait d’ailleurs rien aux vêtements. La moindre robe propre et sans reprise, dans sa modeste situation, lui faisait déjà l’effet d’une toilette magnifique ; il avait été étonné, la nuit passée, de voir Madame l’Hôtelière apparaître dans le couloir en si belle robe du soir au milieu de tous ces hommes encore à peine vêtus ; il n’y avait pas d’autre mystère.

 

– Eh bien ! tu vois, dit l’hôtelière, tu as l’air de finir par te souvenir de ton observation d’hier soir. En y ajoutant de nouvelles âneries. Que tu n’entends rien aux vêtements, ça c’est exact. Mais alors, je t’en prie sérieusement, cesse de juger de ce qui est une riche toilette ou une robe du soir déplacée et autres détails du même genre. D’une façon générale – elle eut un frisson – cesse à jamais de t’occuper de ma toilette. Tu as entendu ?

 

Puis, K. se taisant, prêt à faire demi-tour, elle lui demanda :

 

– Où as-tu pris ta science des costumes ?

 

K. haussa les épaules ; il n’avait pas de science.

 

– Non, en effet, tu n’en as pas, dit l’hôtelière. Ne t’avise donc pas de t’en attribuer une. Viens au bureau, je te ferai voir quelque chose qui rabattra, je l’espère, ton caquet pour longtemps.

 

Elle passa devant ; Pepi rejoignit K. d’un bond, et sous prétexte de lui faire régler sa note, convint lestement avec lui d’un rendez-vous pour la soirée ; ce fut facile, K. connaissant la cour dont le portail donnait sur une rue latérale ; à côté de ce portail il y avait une petite porte ; Pepi serait derrière dans une heure, K. n’aurait qu’à frapper trois coups pour se faire ouvrir.

 

Le bureau personnel des patrons se trouvait en face du débit, il n’y avait que le couloir à traverser ; l’hôtelière était déjà dans la pièce éclairée et regardait K. avec impatience. Mais ils furent encore dérangés. Gerstäcker était dans le couloir, attendant K. pour lui parler. Il ne fut pas facile à chasser. L’hôtelière dut intervenir et lui reprocher son importunité. La porte était déjà refermée qu’on entendait le malheureux crier encore. « Où donc ? Où donc ? », demandait-il, et ses paroles se mêlaient hideusement à ses soupirs et à sa toux.

 

La pièce où se trouvait le bureau était petite et surchauffée. Contre les murs les plus courts il y avait un pupitre (un pupitre à écrire debout), et un coffre-fort en métal ; contre les plus longs une ottomane et une armoire. C’était l’armoire qui prenait le plus de place ; car non seulement elle occupait toute la longueur de l’un des murs, mais elle avançait dans la pièce au point de la rendre très étroite ; il fallait trois portes à glissière pour pouvoir l’ouvrir complètement. L’hôtelière pria K. de s’asseoir sur l’ottomane et s’installa elle-même sur un fauteuil tournant qui était placé devant le pupitre.

 

– Tu n’as même pas appris le métier de tailleur ? dit-elle.

 

– Jamais, répondit K.

 

– Quelle est ta profession ?

 

– Arpenteur.

 

– Qu’est-ce là ?

 

K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.

 

– Tu ne dis pas la vérité. Pourquoi ne la dis-tu pas ?

 

– Tu ne la dis pas non plus.

 

– Moi ! Voilà que tu recommences avec tes insolences ? Et quand bien même je ne dirais pas la vérité, ai-je à t’en rendre compte ? Et en quoi ne la dis-je pas ?

 

– Tu n’es pas une simple hôtelière, comme tu le prétends.

 

– Voyez-vous ça ! Le beau je-sais-tout. Et que suis-je d’autre à ton avis ? Ton toupet commence réellement à passer l’imagination.

 

– Ce que tu es d’autre je n’en sais rien. Tout ce que je vois c’est que tu es hôtelière et tu portes des toilettes qui ne sont pas faites pour ce métier et que personne ne porte au village.

 

– Nous en venons donc tout de même au fait ! Tu ne sais rien taire. Peut-être n’est-ce pas effronterie ; tu es peut-être seulement comme un enfant qui a appris quelque sottise et que rien ne peut empêcher de la dire. Eh bien, parle ! Qu’ont mes toilettes ? Que leur trouves-tu de particulier ?

 

– Tu m’en voudras si je le dis.

 

– Non, j’en rirai ; on rit des propos d’un enfant. Alors qu’ont-elles ?

 

– Tu veux le savoir ? Je trouve leur tissu excellent ; la matière première est parfaite, mais elles sont démodées, surchargées, retouchées, râpées, elles ne conviennent ni à ton âge, ni à ta silhouette, ni à ta situation. J’en ai été frappé dès notre première rencontre ; dans ce couloir même ; il y a huit jours.

 

– Ainsi, nous y voilà. Mes robes sont démodées surchargées, et puis quoi encore ? Et d’où le sais-tu ?

 

– Je le vois.

 

– Tu le vois ; tu le vois tout court ; il te suffit de tes yeux ; tu n’as besoin de demander nulle part, tu sais d’instinct ce qu’exige la mode. Sais-tu que tu vas m’être précieux ! Tu vas me devenir indispensable, car j’ai un faible, je l’avoue, pour l’élégance. Que vas-tu dire en voyant cette armoire pleine de robes ?

 

Et, ouvrant le meuble tout grand, elle en découvrit une armée, serrées, pressées l’une contre l’autre, qui occupaient toute la profondeur et toute la longueur de l’armoire. Des robes foncées pour la plupart, grises, brunes ou noires, pendues avec grand soin et sans aucun faux pli.

 

– Voilà mes robes, ces toilettes démodées, ces habits surchargés suivant ton expression. Et il n’y a là que celles qui ne peuvent pas tenir dans ma chambre ; j’en ai encore là haut deux armoires qui sont pleines, deux armoires dont chacune est presque comme celle-ci. Tu es étonné ?

 

– Non, lui répondit K., je m’attendais à quelque chose de ce genre. Je disais bien que tu n’es pas une simple hôtelière ; tu cherches autre chose que l’hôtellerie.

 

– Je ne cherche rien ; je ne cherche qu’à être bien mise, et tu es un fou ou un enfant, ou un homme méchant et dangereux. Va-t’en, et dépêche-toi de filer.

 

K. était déjà dans le couloir, où Gerstäcker l’avait rattrapé par la manche, quand l’hôtelière cria encore :

 

– Demain j’aurai une nouvelle robe, je t’enverrai peut-être chercher.

 

APPENDICE

VARIANTE DU DÉBUT

Le patron salua le client. Une chambre était prête au premier. « La chambre des princes », dit le patron. C’était une pièce à deux fenêtres, grande à faire peur tant elle était nue ; entre les fenêtres une porte vitrée. Les rares meubles qui se trouvaient là avaient des pieds extrêmement minces ; on les eût dits en fer, mais ils étaient en bois.

 

– N’allez pas sur le balcon, s’il vous plaît, dit le patron en voyant le client qui s’approchait de la porte après avoir regardé dans la nuit, la poutre maîtresse est fragile.

 

La femme de chambre entra, et, tout en s’occupant de la table à toilette, demanda si la chambre était assez chauffée. Le client fit oui de la tête. Mais, bien qu’il n’eût encore exprimé nulle critique, il restait encore en manteau avec sa canne et son chapeau, et faisait les cent pas dans la pièce, comme s’il n’était pas sûr de vouloir y rester. Le patron se tenait à côté de la soubrette. Le client s’avança subitement derrière eux et leur cria :

 

– Qu’avez-vous donc à chuchoter ?

 

Le patron sursauta :

 

– Je donnais, expliqua-t-il, des indications pour le lit. Je viens de m’apercevoir que la chambre n’a pas été, malheureusement, aussi bien faite que j’aurais désiré. Mais ce sera réparé tout de suite.

 

– Ce n’est pas de cela qu’il est question, dit le client ; je ne me suis pas attendu à autre chose qu’à un lit sale dans un taudis. Ne cherche pas à détourner la conversation. Je ne te demande que de répondre à une question : qui t’a avisé de mon arrivée ?

 

– Personne, monsieur, dit l’hôtelier.

 

– Tu m’attendais !

 

– Je suis hôtelier, j’attends le client.

 

– La chambre était prête !

 

– Comme toujours.

 

– Soit, tu ne savais donc rien ; mais moi je ne reste pas.

 

Il ouvrit violemment la fenêtre et cria dans la nuit : « Ne dételez pas, nous repartons. » Et il se dirigea à grands pas vers la porte, mais à ce moment la femme de chambre, une gamine frêle et délicate, beaucoup trop jeune, lui barra le chemin et dit, la tête penchée :

 

– Ne t’en va pas ; oui, nous t’attendions ; si nous ne te l’avons pas dit, c’est que nous ne savons pas répondre, que nous ne sommes pas sûrs de ce que tu veux.

 

L’intervention de la petite émut le client, mais ses paroles lui paraissaient suspectes.

 

– Laisse-moi seul avec elle, dit-il à l’hôtelier.

 

Le patron hésita, puis partit.

 

– Arrive ici, dit le client à la soubrette. Et ils s’assirent de chaque côté de la table.

 

– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il à la petite en lui prenant la main par-dessus la table.

 

– Élisabeth, dit-elle.

 

– Eh bien, Élisabeth, écoute-moi bien. J’ai une tâche très difficile à accomplir et je lui ai consacré toute ma vie. Je le fais avec joie, je ne cherche pas à être plaint. Mais, parce que c’est tout ce que je possède – j’entends cette tâche –, j’écrase tout ce qui pourrait m’empêcher de l’accomplir. Impitoyablement. Dis-toi que je peux devenir d’une brutalité folle.

 

Il lui pressa la main, et elle le regarda en faisant oui d’un mouvement de tête.

 

– Bien, tu as compris ; dis-moi maintenant comment vous avez appris mon arrivée. C’est tout ce que je veux savoir ; je ne me préoccupe pas de ce que vous avez pu penser. Je suis ici pour me battre, mais je ne veux pas être attaqué avant d’être là. Que s’est-il passé avant que j’arrive ?

 

– Tout le village a su que tu venais ; je ne sais comment ; mais depuis des semaines tout le monde le sait ; c’est peut-être un bruit venu du Château ; je n’en sais pas plus.

 

– Quelqu’un serait donc venu m’annoncer du Château ?

 

– Non, personne n’est venu du Château. Les messieurs du Château ne nous fréquentent pas, mais peut-être leurs domestiques ont-ils dit quelque chose, et quelqu’un du village les aura entendus ; c’est peut-être ainsi que le bruit se sera répandu. Nous voyons si peu d’étrangers ! Quand il en vient un on en parle.

 

– Il en vient tellement peu ?

 

– Aucun, dit la jeune fille, en souriant d’un air lointain mais en même temps confidentiel. Aucun. Personne ne vient ici. On dirait que le monde nous a abandonnés.

 

– Pourquoi, en effet, viendrait-on ? demanda le client. Y a-t-il quelque chose à voir ?

 

La petite lui dit, en lui retirant lentement sa main :

 

– Tu n’as pas encore confiance en moi.

 

– Et pour cause, dit le client. – Il se leva. – Vous n’êtes que des canailles, mais tu es pire que le patron. Tu es envoyée à mon service par le Château.

 

– Par le Château ? répéta la petite. Que tu nous connais mal ! Tu t’en vas par méfiance. Car maintenant tu t’en vas ?

 

– Non, dit le client, enlevant d’un seul coup son manteau et le jetant vivement sur une chaise, non je ne m’en vais pas, tu n’as même pas réussi à ça : me chasser d’ici.

 

Puis, subitement, il tituba, se retint quelques pas et tomba sur le lit. La petite accourut :

 

– Qu’as-tu ? chuchota-t-elle.

 

Et déjà elle se hâtait d’aller chercher une cuvette, s’agenouillait auprès de lui et lui lavait le visage.

 

– Pourquoi me torturez-vous ainsi ? demanda le client avec peine.

 

– Nous ne te torturons pas, répondit la petite. Tu veux quelque chose de nous, et nous ne savons pas quoi. Parle-moi ouvertement et je répondrai de même.

POSTFACE À LA PREMIÈRE ÉDITION

Ce roman posthume de Kafka ne se termine pas sur ce passage[4] qui marque pour le héros un échec capital et probablement décisif ; le texte devait continuer encore assez longuement. C’est une nouvelle défaite qui suit immédiatement. On voit alors pour la première fois un secrétaire du Château parler amicalement à K. ; cette amabilité fait bien naître certains doutes, mais de toute façon c’est la première fois qu’un membre du Château manifeste quelque bonne volonté et se déclare prêt à intervenir en faveur de K., dans une affaire où, il est vrai, – et c’est le hic –, ce membre n’est pas compétent. Mais K. est trop las, trop endormi pour pouvoir seulement examiner cette offre. Ses forces l’abandonnent au moment décisif. Suivent des scènes au cours desquelles K. se fourvoie de plus en plus.

 

De ces épisodes il n’existe que le début. Je le réserve pour un volume ultérieur comme les chapitres interrompus du Procès.

 

Kafka n’a pas écrit de chapitre final. Mais il m’a expliqué une fois sur ma demande comment le roman se terminerait. L’« arpenteur » obtient satisfaction, en partie tout au moins. Il ne lâche pas d’une semelle, mais meurt d’épuisement. Autour de son lit de mort la commune se rassemble, et c’est à ce moment qu’arrive du Château la décision déclarant que K. n’a pas réellement droit de cité au village mais qu’on l’autorise tout de même à y vivre et y travailler par égard pour certaines circonstances accessoires.

 

C’était donc sur cet écho (écho lointain, il est vrai), de la sentence de Gœthe : « Wer immer strebend sich bemüht, den dürfen wir erlosen[5] », c’était sur cet écho de Gœthe que devait s’achever l’œuvre qu’on peut bien appeler le Faust de Franz Kafka. Évidemment, c’est un Faust qui se présente sous un costume modeste, on pourrait même dire indigent, et avec cette différence essentielle que ce n’est pas la soif des suprêmes secrets ni des fins supérieures de l’homme qui pousse ici le nouveau Faust, mais le besoin des plus élémentaires conditions d’existence, le besoin d’une racine, d’un métier, d’un foyer, d’un matricule dans une communauté. À première vue la différence paraît énorme, elle se réduit notablement du moment où l’on sent combien ces besoins élémentaires sont imprégnés de sens religieux pour Kafka, qui voit en eux l’élément de la vraie vie, le droit chemin, le Tao.

 

En faisant éditer le Procès, j’ai évité de dire dans ma notice quoi que ce fût qu’on pût envisager comme une explication du texte. Quand j’ai vu la critique donner des interprétations erronées – disant par exemple que le dessein de Kafka avait été, dans le Procès, de flétrir la corruption de la justice –, j’ai regretté ma réserve, mais je l’eusse regretté plus encore, à coup sûr, si j’eusse donné un commentaire qui n’eût quand même pas empêché d’inévitables méprises. Cette fois le cas est tout différent. Le Château n’a visiblement pas été aussi poussé que le Procès, bien que (tout comme le Procès), il rende intérieurement dans sa totalité l’univers de sentiments que l’auteur voulait inventorier. C’est là l’un des secrets de Kafka, l’originalité absolue de son art : pour qui sait lire ses grands romans tronqués, à partir d’un certain moment où tous les éléments du problème sont donnés, la conclusion matérielle perd de son importance. Quoi qu’il en soit, le Procès, au point où il en était, pouvait se passer d’une fin plus facilement que le Château. Quand un dessin est près d’être achevé, l’esquisse ne sert plus à rien. S’il ne l’est pas on a le droit d’utiliser les lignes de l’esquisse et autres auxiliaires, notes, croquis, etc. pour se faire une idée de ce qu’il eût été. Mais, naturellement, on ne confondra jamais l’œuvre avec les lignes de l’ébauche, les points d’appui, les indications, etc.

 

L’une de ces indications générales de l’ébauche, que je tiens pour moins indispensable dans le Château que dans le Procès, ramène à ce dernier roman. La parenté des deux œuvres est évidente. Elle n’est pas due seulement à l’identité de nom des deux héros – K. dans le Château, Joseph K. dans le Procès – (mentionnons ici que le récit du Château avait été conçu d’abord à la première personne, l’auteur a corrigé après coup les premiers chapitres en remplaçant partout les « je » par K. ; pour les suivants, le K. existe dès la première version). La différence essentielle est que, dans le Procès, le héros poursuivi par des autorités invisibles et mystérieuses est invité à comparaître devant un tribunal, alors que dans le Château les mêmes autorités l’éloignent constamment. « Joseph K. » se cache, il fuit, « K. » se présente, insiste. Mais le fond reste le même. Qu’est-ce en effet que ce « Château » avec ses étranges dossiers, son indéchiffrable hiérarchie de fonctionnaires, ses caprices, ses ruses, son exigence d’un respect absolu d’une obéissance aveugle ? Sans exclure les interprétations moins vastes, qui peuvent être parfaitement exactes mais qui sont encloses dans celle-ci comme les tiroirs intérieurs d’un coffret chinois dans le grand tiroir qui les contient toutes, on peut dire que ce « Château » où K. n’obtient pas le droit d’entrer et dont il ne peut même pas approcher comme il faut, est exactement la « Grâce » au sens des théologiens, le gouvernement de Dieu qui dirige les destinées humaines (le « village »), la vertu des hasards et des délibérations mystérieuses qui planent au-dessus de nous. Le Procès et le Château, nous présenteraient donc les deux formes – Justice et Grâce – sous lesquelles, selon la Cabbale, la Divinité s’offre à nous.

 

K. cherche la liaison avec la grâce divine en essayant de s’enraciner dans le village au pied du Château ; il lutte en vue d’une situation dans un certain milieu, il cherche à fortifier sa position en se mariant et en choisissant un état ; étranger au départ, donc isolé, différent de tous les autres, il veut conquérir à la force du poignet ce que tout autre homme du village trouve sous sa main sans un effort, sans une réflexion.

 

Comme dans le Procès, K. s’accroche aux femmes qui doivent lui montrer la bonne voie, le véritable moyen de vivre, mais sans demi-mesure, sans mensonge – car autrement K. n’accepterait pas ce moyen de vivre, et c’est précisément cette sévérité qui fait un combat religieux de la lutte qu’il mène en vue de son admission dans la communauté. Dans un passage du roman, où il surfait il est vrai son succès, K. définit lui-même ses buts : « Si peu que ce soit, j’ai déjà un foyer, une situation et un travail réel, j’ai une fiancée qui exécute mon travail quand mes affaires m’appellent ailleurs, je l’épouserai et je deviendrai membre de la commune. » Les femmes, pour employer la langue de ce roman, ont « des relations avec le Château » et c’est à ces relations que lient leur importance, et c’est d’elles aussi que naissent tant de sources d’erreur pour l’homme et pour la femme, tant de torts réels ou apparents. Un passage du manuscrit, biffé (et c’est encore là une singularité de l’auteur : les passages supprimés paraissent aussi beaux que le reste, aussi essentiels), un passage biffé à propos de Pepi, la femme de chambre, dit donc : « Il était obligé de s’avouer que, s’il eût trouvé ici Pepi au lieu de Frieda et qu’il lui eût supposé la moindre relation, avec le « Château », il eût cherché à presser le mystère sur son sein du même cœur qu’il avait pressé Frieda. »

 

La nature de l’affaire se trouve clairement exposée – d’un point de vue hostile à vrai dire – dans un fragment (ultérieurement biffé) du procès-verbal de Momus. Nous le citerons ici :

 

« L’arpenteur K. devait d’abord chercher à se fixer au village. Ce n’était pas aisé, car personne n’avait besoin de ses travaux, personne ne voulait le recevoir, hormis l’aubergiste du Pont dont il avait surpris la bonne volonté, personne ne se souciait de lui, sinon quelques fonctionnaires qui avaient voulu plaisanter. C’est ainsi qu’il rôdait chez nous, sans aucun sens en apparence, et ne faisant que troubler la paix de la localité, Mais en réalité il était très occupé, il épiait une occasion et ne tarda pas à la trouver. Frieda, la jeune serveuse de l’Hôtel des Messieurs, ajouta foi à ses promesses, et se laissa séduire par lui.

 

« La culpabilité de l’arpenteur K. est difficile à démontrer. On ne peut en effet découvrir sa manœuvre qu’en essayant de s’introduire entièrement dans sa pensée, si désagréable que ce soit. Ce faisant il ne faut pas se laisser déconcerter si l’on n’arrive qu’à découvrir au fond de son âme une perfidie qu’on n’eût jamais soupçonnée du dehors ; au contraire, à peine arrivé là, l’on s’aperçoit qu’on touche le point juste. Examinons par exemple le cas de Frieda. Il est clair que l’arpenteur n’aime pas Frieda et que ce n’est pas par amour qu’il cherche à l’épouser ; il sait fort bien que c’est une jeune fille insignifiante, tyrannique et, par surcroît, chargée d’un lourd passé ; il la traite d’ailleurs comme telle, et se livre à ses allées et venues sans jamais s’inquiéter d’elle. Voilà les faits. Quant à leur interprétation elle peut être extrêmement variée et faire apparaître K. comme un faible ou un niais, comme un noble caractère ou un méprisable individu. Mais rien de tout cela n’est exact. On ne parvient à découvrir la vérité qu’en suivant K. dans ses moindres démarches depuis le début jusqu’au moment où il s’empare de Frieda. Quand on découvre alors l’horrible vérité, elle a beau vous faire dresser les cheveux, on est bien obligé d’y croire, il n’y a pas d’autre solution.

 

« Ce n’est en effet que par suite du plus sale calcul que K. s’est jeté sur Frieda ; il ne la lâchera pas tant qu’il gardera le moindre espoir que ce calcul puisse être juste. Il croit en effet tenir en elle une ancienne amie du chef de bureau et avoir en main un otage qu’il ne rendra qu’au prix de la plus forte rançon. Son unique ambition est désormais de discuter ce prix avec Monsieur le Chef de Bureau. Comme Frieda ne lui importe en rien mais qu’il tient au prix par-dessus tout, il est prêt à toutes les avances au sujet de la personne de Frieda mais à tous les entêtements en ce qui concerne le prix. Inoffensif pour le moment, malgré l’odieux de ses offres et de ses suppositions, il peut devenir très méchant, dans les limites de son néant naturellement, s’il reconnaît toute l’étendue de son erreur et combien il s’est compromis. »

 

 

Le papier finissait là-dessus. En marge on voyait un dessin de facture enfantine représentant, un homme qui tenait une jeune fille dans ses bras : la jeune fille enfouissait sa tête dans la poitrine de l’homme : mais l’homme, beaucoup plus grand qu’elle, regardait, sans la voir, un papier qu’il tenait à la main et sur lequel il enregistrait joyeusement des sommes d’argent.

 

Si l’on trouvait encore énigmatiques les relations constatées ou supposées par K. entre les femmes et le « Château » ; si l’on trouvait surtout inexplicable l’épisode de Sortini qui nous montre un fonctionnaire demandant à une jeune fille des choses immorales, il faudrait rappeler l’ouvrage Furcht und Zittern de Kierkegaard – œuvre que Kafka a beaucoup aimée, qu’il a souvent relue et qu’il a commentée avec beaucoup de profondeur dans mainte lettre. L’épisode de Sortini forme un véritable pendant de l’ouvrage de Kierkegaard qui part du fait que Dieu demande à Abraham un vrai crime, le sacrifice de son fils, et s’appuie sur ce paradoxe pour montrer que les catégories de la morale et celles de la religion ne coïncident pas. L’acte terrestre et l’acte religieux n’ont pas de commune mesure : cet aphorisme, nous fait pénétrer au cœur du roman de Kafka. Détail à ne pas négliger : Kierkegaard, le chrétien, partant de ce conflit du terrestre et du religieux, évoluera de plus en plus dans ses œuvres ultérieures vers une attitude de détachement à l’égard de la vie d’ici-bas, alors que le héros de Kafka si opiniâtre obstinément, et jusqu’à l’épuisement, à conduire sa vie conformément aux prescriptions du « Château », quelque grossièreté et quelque rebuffade qu’il essuie de la part des fonctionnaires. Si cela l’amene à certaines opinions et déclarations fort irrespectueuses pour le « Château », devant lequel il garde quand même un grand respect dans le secret de son âme, c’est l’effet de l’ambiance créée par l’auteur, l’effet de l’atmosphère ironique de cet incomparable roman. Les invectives contre le « Château » ne font jamais dans cet ouvrage qu’accuser la distance qui sépare la logique humaine de la logique divine, du point, de vue de l’homme, s’entend – point de vue d’où l’homme (que ce soit K. ou la famille des Barnabé) semble toujours dans son plein droit mais se voit toujours donner tort d’incompréhensible façon. Cet « à faux » des efforts que l’homme entreprend pour comprendre Dieu, cette impossibilité où se trouve la raison de lancer un pont sur l’abîme, ne pouvaient se trouver mieux rendus (et c’est pourquoi la construction du roman, bizarre à première vue, était la seule possible) ne pouvaient se trouver mieux rendus que par le fait – dépeint avec un humour merveilleux – que le divin apparaît à la raison humaine tantôt comme une chose sublime et digne de tout cet amour que l’on voit de fait aller si largement à Klamm, tantôt comme un sujet de critiques ironiques, critiques intelligentes et bêtes : le ciel (que l’on songe aux Archives) offre parfois dans le Château, un aspect hautement méprisable, pitoyable et négligé ; il s’y présente (voyez les Aides) comme un monde de farfadets ; il y apparaît enfin souvent comme un antre de philistins ; de toute façon il reste impénétrable. Les nuances que déploie Kafka dans la peinture du Divin n’ont pas le ton simple des emphases de l’orgue, mais des gammes d’une richesse et d’une subtilité infinies dans le domaine du tragique ou du tragi-comique. La variété de l’expression n’est pas moins grande à l’autre pôle, dans le tableau de l’échec humain. « Quoi que l’on fasse c’est toujours ce qu’il ne faut pas » ; on ne pouvait broder sur ce thème variations plus vraies ni plus géniales qu’en montrant les innombrables et vaines tentatives de K. pour arriver à trouver le bon contact avec le village et le « Château ». Voyez comme, dans ce récit, l’aide apparaît là où on l’attendait le moins ; comme, au contraire, des plans qu’on avait poursuivis de la meilleure foi du monde finissent misérablement ; comme la moindre tentation cause souvent la perte de l’homme[6] ; et comme l’homme épie, perplexe, tendant l’oreille aux bruits du monde qui ne répond que par le silence ou par les oracles les plus divers à son éternelle question concernant le bien et le mal, et comme pourtant l’espoir reste indéracinable au fond de son âme sur la seule voie qui lui soit destinée, à laquelle il soit destiné[7]. Jeux de cache-cache de l’intuition, retards, obscurités, donquichotteries, difficultés, impossibilités de la condition humaine,… et ce pressentiment qui transparaît quand même à travers toutes nos erreurs, d’un ordre qui doit nécessairement régner dans des sphères plus hautes. C’est un monde de sentiments pour lequel le Château de Kafka, dans la pensée comme dans le ton (les deux s’y fondant au point qu’on ne peut les séparer), me semble avoir créé une expression parfaite. L’abondance du détail, qui peut gêner à première vue, est nécessaire à cette perfection ; il faudrait, pour ne pas le comprendre, que l’on n’eût jamais essayé de se former un jugement sur un fait quelconque de la vie (sur Napoléon par exemple) et la façon dont ce fait entre dans l’ordre, dans la « bonne voie » (que ce soit celle de l’homme lui-même ou celle de l’humanité). Toutes les choses de la vie, si on les prend sérieusement, justifient le mot d’Olga à propos des lettres de Barnabé : « Les réflexions auxquelles elles donnent lieu peuvent durer une éternité », ou encore ce que dit Kafka dans un passage biffé de son texte : « Quand on a la force de regarder les choses incessamment, sans fermer les yeux pour ainsi dire, on en voit beaucoup ; mais qu’on se relâche, qu’on ferme une seule fois les paupières, et tout se perd aussitôt dans le noir. »

 

Ayant eu la rare énergie, la grande faculté de tenir les yeux ouverts comme peu l’auraient su, car il était poussé par le plus grand amour (mêlé d’amertume souvent, mais toujours d’une immense tendresse), Kafka – pour m’exprimer avec sa discrétion – a « beaucoup vu », il a vu beaucoup de choses qu’on ne soupçonnait pas avant lui.

 

En éditant cette œuvre posthume, je me suis assigné les mêmes règles que j’ai déjà exposées à la suite du Procès. Je n’ai naturellement rien modifié du texte. Je n’ai rectifié que les erreurs évidentes et introduit quelques divisions. Au reste la distribution des chapitres avait été opérée par l’auteur lui-même dans le manuscrit ; les titres de l’épisode d’Olga sont de sa main. L’ensemble du manuscrit ne portait pas de titre. Dans ces conversations, Kafka avait coutume de parler de ce roman en disant « le Château ». Pour les raisons que j’indiquais au début j’ai laissé de côté les dernières pages du manuscrit, une page à peu près de la scène entre K. et Hans, et autant de l’épisode Gisa, pages sans nécessité d’ailleurs pour l’intelligence de la suite et dont la signification n’eût, de toute façon, paru visiblement que si l’action se fût poursuivie.

 

Max Brod.

 

POSTFACE À LA DEUXIÈME ÉDITION

Cette nouvelle édition du Château a été établie sur les mêmes principes que celle du Procès. Les deux passages rayés de la première édition se trouvent ici incorporés dans le texte, comme aussi les chapitres finaux, rejetés de la première édition et qui figurent maintenant à leur place. L’Appendice, lui, comprend une variante du début et une série de passages qu’avait biffés l’auteur[8]. Plusieurs d’entre eux ont été empruntés à des morceaux plus importants que Kafka lui-même employa plus tard sous une autre forme. Le passage que nous appelons Fragment, à la fin de l’Appendice, est la paraphrase d’un épisode qui figure dans le corps du texte : nous le donnons parce qu’il s’en écarte assez souvent. Il a été trouvé dans le sixième cahier du manuscrit.

 

Ajoutons que la première ligne de la postface à la première édition se rapporte naturellement à la fin de cette même édition.

 

La lettre de Momus n’a été qu’indiquée : le texte complet s’en trouve dans cette même postface.

 

Max Brod.

 

POSTFACE À LA TROISIÈME ÉDITION

J’obéis ici à un devoir en remerciant M. Politzer de m’avoir aidé à fixer le texte de la seconde édition du Château.

 

Le récit, dans le manuscrit de Kafka, ajoutait quelques lignes à la fin que donnait cette édition.

 

Ces quelques lignes, qui s’arrêtent subitement au milieu d’une page (le cahier en compte encore plusieurs, vierges de texte), ces quelques lignes, les voici :

 

« Gesticulant de loin avec irritation, comme pour imposer silence à l’hôtelière qui le dérangeait, Gerstäcker invita K. à le suivre. Il ne voulait pas en dire davantage pour le moment. K. objecta qu’il devait se rendre à l’école ; il ne l’écouta pas. Ce fut seulement lorsque K. refusa de se laisser emmener de force que Gerstäcker lui dit de ne pas s’inquiéter, qu’il aurait tout ce qu’il faudrait, et qu’il pouvait abandonner l’école. Il n’avait qu’à venir avec lui ; à le suivre enfin ; il l’attendait depuis toute la journée, sa mère ne savait où le prendre. K., cédant petit à petit, demanda ce qu’il aurait à faire en échange du toit et de la table. Gerstäcker répondit très superficiellement qu’il avait besoin de lui pour les chevaux ; qu’il s’occupait maintenant d’autre chose, mais qu’il fallait que K. se décidât enfin à ne plus se laisser traîner et cessât de lui causer des tracas inutiles. S’il voulait un salaire, il en recevrait un. Cette fois K. resta sur place, en dépit de tous les tiraillements. Il ne connaissait rien aux chevaux. Gerstäcker dit impatiemment que ce n’était pas nécessaire, et, de dépit et d’exaspération, joignit les mains pour décider K. à l’accompagner.

 

– Je sais pourquoi tu veux m’emmener, finit alors par dire K.

 

Mais Gerstäcker se moquait de ce que savait K.

 

– Tu crois, dit K., que je peux te servir auprès d’Erlanger.

 

– Évidemment, dit Gerstäcker, quelle autre sorte d’intérêt pourrais-tu présenter pour moi ?

 

K. se mit à rire, s’accrocha à son bras et se laissa conduire dans la nuit.

 

La cabane de Gerstäcker était pauvrement éclairée par le feu de la cheminée et par un bout de bougie à la lueur de laquelle quelqu’un lisait dans une niche, sous les poutres obliques du toit qui faisaient saillie. C’était la mère de Gerstäcker. Elle tendit à K. une main tremblante et le fit asseoir à ses côtés. Elle parlait difficilement, on avait peine à la comprendre, mais ce qu’elle disait… »

 

(Ici s’arrête le manuscrit.)

 

Plus haut, en marge d’un passage qui comprend plusieurs pages biffées, se trouve une variante du même dialogue. Je la donne ici parce que ces mots d’une mère, ces paroles consolantes, peuvent peut-être amorcer, si fort que le héros se raidisse d’abord contre elles, une solution un peu positive du problème que pose le chapitre final : celle que j’ai indiquée déjà, dans la Postface de la première édition, en me fondant sur un mot de Kafka. Celui qu’on trouve ici, en effet, « On ne devrait pas laisser périr cet homme », présente une saisissante et étrange parenté avec le passage du Procès qui contient un rêve de sauvetage (dans la dernière page du roman) : « Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Était-ce quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait lui aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ?… »

 

Voici donc la variante du dialogue Gerstäcker :

 

« Maintenant, Gerstäcker, enfin, pensait que son moment était venu. Bien qu’il se fût tout le temps efforcé jusqu’alors de trouver le ton pour se faire écouter de K., il attaqua grossièrement, il n’y pouvait sans doute rien, en demandant :

 

– Tu as une situation ?

 

– Oui, dit K., une très bonne.

 

– Où donc ?

 

– À l’école.

 

– Je te croyais arpenteur.

 

– Oui ; aussi ne s’agit-il que d’une chose provisoire en attendant le décret qui me donnera un poste. Comme arpenteur. As-tu saisi ?

 

– Oui ; et il y en a pour longtemps ?

 

– Non, non ; cela peut se faire d’un moment à l’autre, j’en ai parlé hier avec Erlanger.

 

– Avec Erlanger ?

 

– Tu le sais bien. Ne m’ennuie pas. Va-t’en. Laisse-moi.

 

– Soit, tu as parlé à Erlanger. Je pensais que c’était un secret.

 

– Ce n’est pas à toi que je dirais mes secrets. N’est-ce pas toi qui m’as insulté quand je suis resté devant ta porte, dans la neige ?

 

– Je t’ai quand même emmené ensuite à l’hôtel du Pont.

 

– C’est vrai, et je ne t’ai pas payé le transport. Combien veux-tu ?

 

– Tu as de l’argent de trop ? Tu es si bien payé à l’école ?

 

– Assez pour moi.

 

– Je connais une place où tu le serais mieux.

 

– Chez toi, sans doute ? Avec les chevaux. Merci beaucoup.

 

– Qui t’a dit cela ?

 

– Tu ne cesses pas depuis hier soir d’attendre le moment de m’avoir.

 

– Tu te trompes beaucoup.

 

– Alors tant mieux.

 

– C’est maintenant que je vois ta misère, maintenant seulement que je te vois toi, un arpenteur, un homme instruit, en haillons, sans pelisse et déchu à faire peur, acoquiné avec une Pepi, qui l’entretient probablement, c’est maintenant seulement que je comprends ce mot que dit un jour ma mère : on ne devrait pas laisser cet homme aller à sa perte.

 

– C’était bien dit. Et c’est pourquoi je ne vais pas chez toi. »

 

 

Citons encore, d’un autre passage biffé, ces lignes caractéristiques :

 

« – Tu es étonnant, lui dit Olga : tu domines les choses d’un coup d’œil : il t’arrive de m’aider d’un mot ; c’est sans doute parce que tu viens de l’étranger. Nous, au contraire les gens d’ici, avec nos tristes expériences et nos continuelles frayeurs, la crainte nous trouve sans résistance ; nous avons peur au moindre craquement du bois ; et quand l’un de nous a peur, l’autre prend peur aussi, sans même savoir exactement pourquoi. Comment juger sainement dans de telles conditions ? Alors même qu’on aurait le meilleur jugement du monde (et nous autres femmes, nous ne l’avons jamais eu) on le perdrait à vivre ainsi. Quel bonheur pour nous que tu sois venu !

 

C’était la première fois que K. se voyait accueilli si franchement au village, mais, bien qu’il eût toujours souffert de l’accueil contraire, et qu’il ne pensât pas devoir se méfier d’Olga, il n’en éprouva pas de plaisir. Il n’était venu ici pour le bonheur de personne ; il voulait bien aider quelqu’un à l’occasion, de son propre gré ; mais il ne fallait pas qu’on l’accueille comme un homme qui apportait le bonheur ; en le faisant on brouillait les choses, on l’appelait à des tâches auxquelles, ainsi contraint, il ne pourrait jamais se donner ; avec la meilleure volonté il ne pouvait accepter ce rôle. Olga, pourtant, répara son erreur en ajoutant :

 

– Malheureusement, dès que je me prends à croire que je peux oublier tout souci, que tu trouveras toujours la bonne explication ou la solution idéale, tu te mets soudain à dire quelque chose d’affreusement faux, de radicalement et de douloureusement faux. »

 

Max Brod. Tel Aviv, 1946.

 



[1] Il existe une deuxième version du début de ce livre qui figure dans l’appendice. (Note du correcteur – ELG.)

[2] Aîtres : Disposition des diverses parties d'une habitation. (Note du correcteur – ELG.)

[3] Ici se terminait la première édition du roman. (Note du correcteur – ELG.)

[4] Voir note 3, chapitre XVIII. (Note du correcteur – ELG.)

[5] « Pourquoi ne pas sauver celui qui s'est donné tant de mal. »

[6] Cf. Un Médecin de campagne « J'ai obéi une fois à tort à l'appel de la sonnette de nuit ; c'est irréparable à jamais. »

[7] Cf. Devant la loi.

[8] Les passages biffés par l’auteur figurent en renvoi dans le texte, il en est de même pour les variantes. (Note du correcteur – ELG.)



[1] Passage supprimé par l’auteur : Étaient-ce bien, d'ailleurs, de nouvelles « connaissances » ? Avait-il d'elles un seul mot vrai, qui vînt du cœur, comme il en avait tellement besoin ? Car il se rendait compte que, s'il perdait ici son temps, ne fût-ce que pendant quelques jours, il deviendrait à jamais incapable de faire un geste décisif. Et cependant il ne fallait rien précipiter.

 

[2] Passage supprimé par l’auteur : Mais il se reprit vite et dit : « Mon maître fait demander à quelle heure il peut venir demain se présenter au Château. » Réponse : « Dis à ton maître, mot pour mot, et surtout n'en oublie pas un, qu'il ferait demander par dix aides quand il peut venir qu'il n'aurait pas d'autre réponse ; ni demain, ni une autre fois. » K. aurait préféré reposer l'écouteur. Un entretien de ce genre ne l'avançait à rien. C'était d'autre façon, de tout autre façon qu'il lui fallait marquer des points. Avec un entretien de ce genre, ce n'était pas contre les autres mais contre lui qu'il se battait. Évidemment, il n'était là que depuis la veille, et le Château s'y trouvait depuis les plus vieux temps.

 

[3] Passage supprimé par l’auteur : K. s’était  toujours fait au sujet de ce personnage des idées qui ne lui semblaient pas, même à lui, correspondre à la réalité, imaginant que Barnabé n'était, pas un seul homme, mais deux, et que lui seul était capable de garder ces deux hommes distincts ; que la réalité ne pouvait y réussir. De même il pensait maintenant que ce n'était pas la ruse qu'il avait employée qui avait poussé Barnabé à l'emmener, mais son visage, où se reflétait un faible espoir, et que l'autre avait dû reconnaître malgré la nuit. C'était là-dessus que se fondait son attente.

 

[4] Passage supprimé par l’auteur : Il se retourna pour attraper sa veste ; il voulait la mettre toute mouillée, telle quelle, et rentrer à l'auberge, si difficile que ce fût. Il jugeait nécessaire d'avouer franchement qu'il s'était laissé tromper, et seul son retour à l'auberge lui semblait constituer un aveu suffisant. Mais surtout il ne voulait pas permettre au doute de pénétrer en lui ; il ne voulait pas se perdre dans une entreprise qui s'était révélée sans avenir après les grandes espérances du début. Il écarta une main qui le tirait par la manche, sans regarder à qui elle appartenait.

 

Il entendit alors le père dire à Barnabé : « La petite du Château est venue ici », puis les deux parler à voix basse. Il était devenu si méfiant qu'il les observa un instant pour savoir si cette remarque n'avait pas été faite pour lui. Mais il ne semblait pas ; le père, qui était bavard, avait à raconter un tas de choses à son fils ; la mère le secondait par moments ; Barnabé s'était penché vers lui, et, tout en l'écoutant, souriait à K. comme pour l'inviter à partager la joie que lui causait le vieillard. K. n'en fit évidemment rien, mais il regarda un instant ce sourire avec étonnement. Puis il se tourna vers les jeunes filles et leur dit : « Vous la connaissez ? » Elles ne le comprirent pas, légèrement interdites, car il avait posé sa question très sèchement, d'ailleurs sans aucune intention. Il expliqua qu'il voulait parler de la jeune fille du Château. Olga, la plus douce des deux sœurs – chez laquelle on remarquait aussi une trace d'embarras virginal, alors qu'Amalia regardait droit, d'un air grave, d'un œil fixe, et peut-être un peu morne –, répondit :

 

– La petite du Château ? Mais bien sûr, nous la connaissons. Elle est venue aujourd'hui. Tu la connais aussi ? Je croyais que tu n'étais là que d'hier.

 

– C'est exact, mais je l'ai rencontrée aujourd'hui. Nous avons parlé un moment et nous avons été interrompus tout de suite. J'aimerais la revoir.

 

Puis, pour minimiser, il ajouta :

 

– Elle cherchait un conseil.

 

Le regard d'Amalia le gêna.

 

– Qu'as-tu donc, lui dit-il. Cesse de me regarder ainsi. Amalia, pour toute réponse, se contenta de hausser les épaules. Elle se dirigea vers la table, y prit un ouvrage de tricot et ne s'inquiéta plus de K. Olga s'efforça de réparer l'impolitesse d'Amalia :

 

– La petite, dit-elle, reviendra demain probablement, tu pourras la voir.

 

– Bien, dit K. ; je vais donc passer la nuit chez vous, je pourrais aussi la voir chez Lasemann, le cordonnier, mais chez vous je me trouve mieux.

 

– Chez Lasemann ?

 

– Oui, c'est chez lui que je l'ai rencontrée.

 

– Alors il y a malentendu. Je pensais à une autre jeune fille, pas à celle qui était chez Lasemann.

 

– Que ne l'as-tu dit tout de suite ! s'écria K.

 

Et il se mit à faire les cent pas, allant et venant brutalement d'un bout à l'autre de la pièce. L'attitude de ces gens lui paraissait étrange, faite d'un curieux mélange ; amicaux par moments, ils se montraient généralement froids et fermés, et pouvaient même paraître sournois, comme s'ils espionnaient pour on ne sait quels messieurs ; mais tout cela était compensé ; tout au moins en partie ; encore qu'on eût pu dire aussi bien « aggravé », mais K. ne le voyait pas ainsi, ce n'était pas dans sa nature, à cause d'une espèce de gaucherie, d'une puérile timidité, d'une lenteur de pensée enfantine, d'une sorte de docilité. Si on parvenait à exploiter ce qu'il y avait chez ces gens d'accueillant et à éviter ce qu'il y avait d'hostile – tâche qui exigerait évidemment plus que de l'adresse et qui réclamerait même leur collaboration –, ils ne seraient plus des obstacles, ils cesseraient de le faire reculer comme toujours : ils le porteraient au contraire.

 

[5] Vestige d’une première version : … bien plutôt où je voulais aller, et, qui plus est, avec une passion puérile. Au cours de mes va-et-vient hâtifs, je me trouvai juste à côté d'Amalia ; je lui pris des mains, sans peine, le bas qu'elle tricotait, et je le jetai sur la table, autour de laquelle était déjà assis tout le reste de la famille.

 

– Que fais-tu là ? s'écria Olga.

 

– Ah ! répondis-je, moitié souriant, moitié fâché, vous m'agacez tous.

 

Et je m'assis sur le banc du poêle où sommeillait un petit chat noir que j'installai sur mes genoux. Que je me sentais étranger en ces lieux ! que je m'y sentais pourtant chez moi ! Je n'avais pas encore serré la main des deux vieillards, j'avais à peine parlé aux petites, et aussi peu au nouveau Barnabé qui m'était apparu ici, et pourtant j'étais là bien au chaud, bien assis ; on ne faisait pas attention à moi parce que je m'étais déjà chamaillé un peu avec les petites, et le chat de la maison, se sentant en confiance, me grimpait de la poitrine sur l'épaule. Et, bien que cette maison m'eût déçu elle aussi, c'était tout de même à partir d'elle que je pouvais espérer encore. Barnabé n'était pas allé au Château sur le moment, mais il irait le lendemain de bonne heure, et si ce n'était pas la jeune fille du Château dont nous avions parlé, qui venait, il en viendrait quand même une autre.

 

[6] Passage supprimé par l’auteur : K. pensait plus à Klamm qu'à elle. S'il voulait conquérir Frieda, il fallait modifier ses plans, et il aurait un moyen de pression qui pourrait lui épargner la période de travail qu'il devait passer au village.

 

[7] Passage supprimé par l’auteur : … et restèrent couchés, presque nus, dans les petites flaques de bière, car ils s'étaient quasi déshabillés l'un l'autre avec les mains ou avec les dents.

 

[8] Passage supprimé par l’auteur : Il s'entendait déjà à jouer de cet instrument administratif, de cet instrument si délicat toujours soucieux de quelque compensation. Le secret consistait surtout à ne rien faire, à le laisser travailler tout seul, à ne l'y forcer que par sa présence, en restant là, inexpugnable, dans sa terrestre pesanteur.

 

[9] Passage supprimé par l’auteur : Or je ne peux évidemment pas me précipiter au conseil municipal à chaque lettre des autorités. Mais Sordini ne savait rien de celle-là, il niait donc son existence, si bien que j'avais l'air de m'être mis dans mon tort.

 

[10] Passage supprimé par l’auteur : Confortablement appuyé contre le dossier de sa chaise, il commençait tout de même à se sentir moins bien. Il était maintenant dépassé par l'expansivité du maire qu'il n'avait jusqu'alors cessé de stimuler.

 

[11] Passage supprimé par l’auteur : Je l'interprète différemment et je m'en tiens à ma version, encore que je possède d'autres armes ; j'essaierai de la faire triompher.

 

[12] Variante : – … la poignée de main du départ, mais j'ai été très heureux de causer avec vous, c'est une chose qui soulage la conscience. Positivement. Peut-être vous reverrai-je bientôt.

 

– Il faudra sans doute que je revienne, dit K. en se penchant sur la main de Mizzi.

 

Il voulait se maîtriser et baiser cette main, mais Mizzi la lui retira en poussant un petit cri de frayeur et la cacha sous l'oreiller.

 

– Mizzette, Mizzette ! dit le maire d'un air compréhensif et sur un ton affectueux, en lui passant la main dans le dos. Vous serez toujours le bienvenu, affirma-t-il, comme pour aider K. à sortir de l'embarras où le mettait l'attitude de Mizzi.

 

Mais il ajouta :

 

– Surtout tant que je serai malade. Ensuite, bien sûr, quand je pourrai me remettre à mon bureau, le travail officiel me reprendra entièrement.

 

– Entendez-vous par là, dit K., que vous non plus, en me parlant aujourd'hui, vous ne le faisiez pas officiellement ?

 

– Mais certainement, dit le maire. Ce n'est pas officiellement que je vous ai parlé ; disons, si vous voulez, semi-officiellement. Vous sous-estimez, je vous l'ai dit, les choses qui ne sont pas officielles, mais vous sous-estimez aussi les officielles. Une décision officielle n'est pas une chose comme, par exemple, la fiole de médicaments qui est sur cette table et qu'on peut attraper rien qu'en tendant la main. Une vraie décision officielle est précédée d'une foule de petites enquêtes et de réflexions qui nécessitent des années de travail, et du travail des meilleurs fonctionnaires, même quand ils connaissent dès le début la décision définitive. Existe-t-il d'ailleurs jamais une décision définitive ? Les bureaux de contrôle sont là pour l'empêcher.

 

– Eh bien, dit K., tout cela est parfait, qui pourrait en douter encore ? C'est un mécanisme admirable. Mais vous m'avez dépeint de façon trop séduisante l'organisation générale pour que je ne travaille pas tant que je peux à en connaître le détail.

 

On se fit des courbettes, K. sortit, les aides s'attardèrent encore à quelques adieux personnels composés de rires et de chuchotements, puis ils s'en allèrent à sa suite.

 

À l'auberge, K. trouva sa chambre méconnaissable à force d'embellissements. C'était le résultat du travail de Frieda, qui l'accueillit sur le seuil avec un baiser. La pièce avait été copieusement aérée, le poêle bien garni, le parquet lavé, le lit refait. Les affaires des servantes avaient disparu, photos comprises ; il n'y en avait plus qu'une, une nouvelle, sur le mur. K. s'approcha ; les photographies…

 

[13] Passage supprimé par l’auteur : – Si, en un certain sens, on a demandé à Klamm, dit l'hôtelière ; l'acte de mariage porte sa signature par hasard, à vrai dire, car à ce moment-là il représentait le chef d'une autre section, c'est pourquoi l'acte mentionne : « Klamm, par intérim. » Je me rappelle comme j'ai couru pour revenir de la mairie à la maison avec le papier. Je n'ai même pas pris le temps de me changer, je me suis assise à table, je l'ai étalé devant moi, je ne cessais de lire et de relire ce cher nom, j'essayais avec la ferveur d'une gamine de dix-sept ans d'imiter cette belle signature, je me donnais beaucoup de mal, je noircissais des pages entières, et je ne m'apercevais même pas que Hans se tenait derrière moi, et me regardait faire sans oser me déranger. Malheureusement, une fois signé par tous, il a fallu le rapporter à la mairie.

 

– Je ne pensais pas, dit K., à ce genre de demande ; je ne pensais à rien d'officiel ; ce n'est pas à Klamm le fonctionnaire qu'il faut parler, c'est à Klamm personnage privé. Ce qui est officiel marche toujours mal ici ; si vous aviez pu, par exemple, voir aujourd'hui comme moi au milieu du plancher le registre de l'état civil, y compris votre cher papier peut-être bien (à supposer qu'il ne soit pas dans le fenil, qu'on ne l'y garde pas avec les rats), je crois que vous m'auriez donné raison.

 

[14] Passage supprimé par l’auteur : Peut-être, après tout, est-ce aussi une légende ; dans ce cas elle a été inventée par les délaissés, pour la consolation de leur vie.

 

[15] Autre version du dialogue : – C'est entendu, répondit K. Maintenant, voici ce que je lui dirais : « Frieda et moi, nous nous aimons et nous voulons nous épouser le plus tôt possible. Mais je ne suis pas le seul qu'aime Frieda, elle vous aime vous aussi, d'une autre façon évidemment, ce n'est pas ma faute si notre langue n'a qu'un seul mot pour les deux choses. Qu'il y ait aussi de la place pour moi dans le cœur de Frieda, elle ne le comprend pas elle-même, elle ne peut imaginer que c'est possible que parce que vous l'avez voulu. Après tout ce qu'elle m'a dit, je ne puis que penser comme elle. De toute façon, si on ne le faisait pas, il faudrait admettre que moi, un étranger, un pur néant, comme m'appelle Madame l'Hôtelière, je me serais immiscé entre vous et Frieda. Pour ma sécurité, je me permets de vous demander ce qu'il en est réellement. Telle serait ma première question. Je crois qu'elle marquerait tout de même assez de respect.

 

L'hôtelière soupira.

 

– Quel homme êtes-vous ? dit-elle ; vous avez l'air intelligent ; avec cela vous êtes d'une immense ignorance. Vous voulez traiter avec Klamm comme on traite avec un beau-père ; lui parler à peu près comme au vieux Barnabé si vous aviez eu la bonne idée de vous amouracher d'Olga. Quelle bonne chose que vous ne puissiez jamais parler à Klamm !

 

– Si je lui parlais, répondit K., ce ne pourrait être que tête à tête, je n'entendrais pas vos réflexions, je n'en serais donc pas influencé. Quant à la réponse de Klamm, de trois choses l'une : ou il dirait « Je ne l'ai pas voulu », ou : « Je l'ai voulu », ou bien il se tairait. Je laisse provisoirement de côté la première éventualité, en partie par égard pour vous ; mais la troisième, mais le silence, je l'interpréterais comme un oui.

 

– Il y a encore d'autres possibilités, plus, vraisemblables que celles-là, dit l'hôtelière ; à condition évidemment qu'on veuille admettre cette rencontre, qu'on ajoute foi à ce conte bleu. Par exemple celle-ci, toute simple : Klamm s'en va en vous plantant là.

 

– Cela ne changerait rien, dit K. Je lui barrerais la route, je l'obligerais à m'écouter.

 

– L'obliger à vous écouter ! dit l'hôtelière. Obliger le lion à manger de la paille ! Vous ne reculez vraiment devant aucun exploit !

 

– Toujours aussi nerveuse, madame ! Je ne fais pourtant, dit K., que répondre à vos questions, je ne vous impose pas des aveux. Et puis nous ne parlons pas d'un lion, nous parlons d'un chef de bureau. Si je lui prends sa lionne à ce lion, et si je la lui épouse, madame, croyez-vous que je n'aurai pas assez d'importance à ses yeux pour qu'il me prête un peu l'oreille ?

 

[16] Passage supprimé par l’auteur : – Vous êtes perdu, Monsieur l'Arpenteur, ici, chez nous, dit l'hôtelière ; tout ce que vous dites fourmille d'erreurs. Peut-être Frieda pourra-t-elle vous retenir, une fois mariée, mais c'est une tâche presque trop lourde pour ses forces. Elle le sait bien, la pauvre enfant ; quand elle se croit inaperçue, elle pousse des soupirs, elle a les yeux pleins de larmes. Mon mari, moi aussi, bien sûr, je le traîne comme un fardeau ; du moins ne cherche-t-il pas à gouverner le ménage, et d'ailleurs, même s'il le cherchait, il ne pourrait faire que des choses bêtes, mais non dangereuses : il est d'ici ! Au lieu que vous, vous êtes rempli des idées fausses les plus dangereuses et vous ne les perdrez jamais. Klamm, homme privé ? Qui a jamais vu Klamm en homme privé ? Qui peut seulement l'imaginer ainsi ? Vous, me direz-vous, et c'est bien là le malheur. Si vous le pouvez, c'est que vous êtes incapable de vous représenter Klamm fonctionnaire, de vous le représenter tout court. Parce que Frieda a été aimée de lui, vous vous figurez qu'elle l'a vu en qualité d'homme privé ; parce que nous l'aimons, vous croyez que nous aimons un homme privé ? Eh bien, sachez que d'un vrai fonctionnaire, on ne peut pas dire qu'il l'est tantôt plus, tantôt moins, il est toujours entièrement fonctionnaire. Mais pour vous mettre sur la bonne voie, je vais faire abstraction cette fois de cette vérité et vous dire que jamais il ne fut plus fonctionnaire que jadis, au temps de mon bonheur, et que Frieda et moi sommes d'accord en ceci ; que nous n'aimons nul autre que Klamm le fonctionnaire, le haut, le suprême fonctionnaire Klamm.

 

[17] Passage supprimé par l’auteur : Et pourtant K., en la voyant assise ici, , sur le siège de Frieda, à côté de la chambre, … peut-être logeait encore Klamm aujourd'hui, en voyant ses petits pieds replets sur le plancher où il avait couché avec Frieda, ici, à l'Hôtel des Messieurs, la maison même de Messieurs les Fonctionnaires, il ne pouvait s'empêcher de se dire que, s'il avait trouvé Pepi ici au lieu de Frieda, et l'eût soupçonnée de posséder quelque lien avec le Château – comme ce devait bien être le cas pour elle aussi – il aurait cherché à lui arracher son secret par les mêmes étreintes que celles dont il avait dû user avec Frieda. Malgré son esprit puéril elle avait, elle aussi, très vraisemblablement, des relations avec le Château, etc.

 

[18] Passage supprimé par l’auteur : Il n'avait plus qu'à attendre ici. Klamm y passerait nécessairement ; il serait peut-être un peu ennuyé de l'y trouver, mais il n'en serait que mieux disposé à l'écouter, peut-être même à lui répondre. Il ne fallait pas prendre dans ce pays les interdits trop au sérieux. N'ayant accès qu'au seul débit, K. avait réussi tout de même à se trouver ici dans cette cour, à un pas du traîneau de Klamm, bientôt en face de Klamm lui-même, et savourait son repas mieux qu'il n'eût fait nulle part.

 

Soudain tout s'éclaira ; la lumière électrique brilla dans les couloirs et l'escalier de l'hôtel, et dans la cour, au-dessus de toutes les entrées, accentuant la tache blanche du rectangle neigeux. K. en fut désagréablement surpris : la lumière le sortait de son antre, au fond de son petit coin tranquille, elle l'exposait à tous les regards, mais, d'autre part, elle semblait promettre l'arrivée imminente de Klamm, qui n'eût pas descendu l'escalier à tâtons pour lui faciliter la tâche si on n'avait pas allumé. Malheureusement, ce ne fut pas Klamm qui parut le premier, ce fut le patron, suivi de la patronne ; ils arrivèrent, légèrement inclinés, des profondeurs du corridor ; eux aussi étaient à attendre, ils ne pouvaient que se trouver là, pour prendre congé d'un tel client. Mais il en résultait pour K. l'obligation de rentrer un peu dans l'ombre, ce qui lui dérobait la pleine vue de l'escalier.

 

[19] Passage supprimé par l’auteur : K. ne crut pas devoir le retenir. Ils pouvaient bien l'abandonner, il y avait un nouvel espoir. Les chevaux dételés étaient de mauvais augure, mais la porte était là, ouverte, on ne pouvait pas la fermer, c'était une promesse incessante. Il entendit de nouveau des pas dans l'escalier ; il mit vite un pied dans le couloir, avec prudence, prêt à reculer, et leva les yeux. Il aperçut à son grand étonnement la patronne de l'hôtel du Pont. Elle descendait d'un air pensif, mais calmement, en posant la main sur la rampe à intervalles réguliers. Elle le salua aimablement, du haut des marches ; leur vieille querelle semblait n'avoir plus cours ici ; on était en terre étrangère.

 

Qu'importait à K. le monsieur ! Qu'il s'éloignât, et le plus vite serait le mieux ; c'était une victoire de K. ; mais une victoire malheureusement inexploitable si le traîneau s'en allait aussi ; il le regardait s'éloigner d'un œil triste. Pris d'une résolution subite il se tourna du côté du monsieur et lui cria : « Si je pars tout de suite, le traîneau pourra-t-il revenir ? » Il ne pensait pas, ce disant, qu'il cédait à quelque contrainte – sans quoi il n'en aurait rien fait ; il lui semblait tout au contraire se sacrifier au profit d'un plus faible et avoir le droit de se réjouir d'une bonne action. Mais il ne tarda pas à voir, au ton autoritaire du monsieur, combien il était dans l'erreur en se figurant avoir agi volontairement. Volontairement ! alors qu'il provoquait une décision dictatoriale !

 

– Le traîneau sera autorisé à revenir, dit le monsieur, mais à la condition que vous me suiviez tout de suite, sans discussion, sans hésitation et sans retour Alors, c'est pour bientôt ? Je ne le répéterai pas. Ce n'est pas mon métier, vous devez vous en douter, de veiller à l'ordre dans cette cour.

 

– Je pars, dit K., mais pas avec vous ; je pars par cette porte (il montra la grande porte) ; je pars sur la route.

 

– Soit, dit le monsieur avec son pénible mélange de condescendance et de dureté, moi aussi. Et maintenant, presto.

 

Il vint prendre K. ; ils traversaient la cour ensemble, côte à côte, en foulant la neige immaculée, quand le monsieur, se retournant, fit un signe au cocher qui revint près de l'entrée, remonta sur son siège et, vraisemblablement, recommença à attendre. Mais, au grand courroux du monsieur, K. en fit tout autant ; à peine sorti de la cour il resta planté là.

 

– Vous êtes d'une obstination intolérable, dit le monsieur.

 

Mais à mesure que s'éloignait le traîneau, témoin de son délit, K. se sentait de plus en plus à l'aise, de plus en plus tendu vers son but, de plus en plus l'égal, voire, en un certain sens, le supérieur du secrétaire, et, se tournant vers lui, il lui dit bien en face :

 

– Est-ce exact ? Vous ne cherchez vraiment pas à me tromper ? Je serais vraiment d'une obstination intolérable ? Eh bien ! C'est ce que je peux me souhaiter de mieux.

 

À ce moment il sentit sur sa nuque une sorte de chatouillement, voulut en éloigner la cause, lança la main derrière son cou, et se retourna. Il vit le traîneau ! Il ne devait pas encore être sorti de la cour que le traîneau était déjà parti sans bruit, dans la neige profonde, sans clochettes, sans lumières ; il venait de passer près de lui, et le cocher, par plaisanterie, avait effleuré K. de la mèche de son fouet. Déjà les chevaux – de nobles bêtes qu'on n'avait pu juger au repos – prenaient le virage avec aisance, tous les muscles tendus, sans ralentir leur course, dans la direction du Château, et, à peine avait-on eu le temps de se rendre compte de leur passage, tout était rentré dans la nuit.

 

Le monsieur sortit sa montre et dit d'un ton de reproche :

 

– Klamm a dû attendre deux heures.

 

– À cause de moi ? demanda K. Il ne peut pas supporter ma vue ?

 

– Non, dit le monsieur, il ne peut pas. Mais maintenant je rentre au logis, ajouta-t-il. Vous n'imaginez pas la besogne qui m'y attend. Je suis en effet, ici, le secrétaire de Klamm. Je m'appelle Momus. Klamm est un bourreau de travail, et ceux qui l'approchent doivent l'imiter dans la mesure de leurs forces.

 

Le monsieur était devenu extrêmement loquace, il eût même plaisir sans doute à répondre à mille questions de K., mais K. resta muet, absorbé qu'il était dans la contemplation du visage de Momus comme s'il y cherchait le canon selon lequel devait être modelée une face que supportât Klamm. Malheureusement, il ne trouva rien et se détourna ; il ne prêta pas attention aux adieux que lui faisait Momus ; il ne le vit plus que dans la cour, se frayant un chemin parmi des gens qui devaient être les domestiques de Klamm. Ils allaient par deux, sans autre ordre, sans souci spécial de tenue, causaient, et se parlaient quelquefois à l'oreille en arrivant à la hauteur de K. Derrière eux on referma lentement la grande porte. K. éprouvait un grand besoin de chaleur, de lumière, de paroles amicales. Tout cela l'attendait d'ailleurs très probablement à l'école, mais il avait le sentiment qu'il ne pourrait jamais rentrer dans l'état où il se trouvait, sans compter qu'il était maintenant dans une rue qu'il ne connaissait pas. Et puis le but ne l'attirait pas assez : quand il se représentait sous les plus belles couleurs ce qu'il allait trouver à l'école, il s'apercevait que ce jour-là ce ne serait pas suffisant. Mais il ne pouvait rester là, et il se mit tout de même en route.

 

[20] Passage supprimé par l’auteur : K. ne redoutait pas ses menaces. Il n'était pas tellement séduit par les espoirs dont elle cherchait à l'appâter, mais le procès-verbal commençait tout de même à le tenter. Le procès-verbal n'était pas sans importance ; l'hôtelière avait raison, non dans l'esprit où elle le disait, mais d'une façon générale, lorsqu'elle affirmait qu'il n'avait le droit de rien négliger. C'était bien ce qu'il pensait aussi quand il ne se trouvait pas sous le coup d'une déception comme ce jour-là, après les expériences qu'il avait faites l'après-midi. Mais maintenant il se reprenait petit à petit. Les attaques de l'hôtelière le fortifiaient dans sa position, car, bien qu'elle ne cessât de parler de l'ignorance du malheureux et de l'impossibilité de lui apprendre quoi que ce fût, sa nervosité démontrait l'importance qu'elle attachait à lui enseigner quelque chose ; et, si elle cherchait à le rabaisser par la façon dont elle lui répondait, le zèle aveugle qu'elle y mettait prouvait que les petites questions de K. lui faisaient de l'effet. K. devait-il renoncer à une telle influence ? Surtout quand celle qu'il avait sur Momus était peut-être encore plus puissante ? Sans doute Momus parlait-il peu, et, quand il le faisait, criait-il volontiers, mais son silence n'était-il pas pure précaution ? Ne cherchait-il pas, tout simplement, par son mutisme, à économiser de son autorité ? N'avait-il pas amené l'hôtelière uniquement dans un même esprit ? N'ayant aucune responsabilité officielle, elle pouvait essayer librement, en se réglant seulement sur l'attitude de K., tantôt par la douceur, tantôt par la violence, de le faire tomber dans les rets de ce fameux procès-verbal ? L'après-midi de ce jour ne démontrait-elle pas qu'en se figurant pouvoir atteindre Klamm par un saut dans l'imprécision on sous-estimait fortement la distance qui séparait de lui ? En admettant qu'on pût l'atteindre, ce n'était qu'en allant pas à pas ; on rencontrait alors des gens comme Momus et l'hôtelière ; n'étaient-ce pas ces deux-là, du moins apparemment, et eux seuls, qui venaient de l'empêcher de voir Klamm ? L'hôtelière premièrement, en annonçant l'arrivée de K. ; Momus ensuite, puisque Momus, après avoir regardé par la fenêtre, pour constater cette arrivée, avait donné immédiatement des ordres ; si bien que le cocher lui-même avait été avisé que le traîneau ne devrait pas partir avant K. (ce qui expliquait le ton de reproche sur lequel il avait dit à K., qui n'y avait alors rien compris, qu'il pourrait se passer belle lurette avant que K. ne s'en allât). Tout avait été combiné. Ce n'était donc pas, comme l'hôtelière avait presque dû en convenir, la fameuse susceptibilité de Klamm qui avait empêché K. d'être admis devant lui. Qui sait ce qui serait arrivé sans l'hostilité de l'hôtelière et de Momus, ou, tout au moins, s'ils n'avaient pas osé faire montre de cette hostilité ! K. ne serait pas davantage arrivé jusqu'à Klamm ? Il eût trouvé de nouveaux obstacles (il y en avait sans doute inépuisablement) ? C'était possible. Et vraisemblable. Mais il aurait eu la satisfaction d'avoir tout préparé à son idée au lieu de s'exposer, comme c'était arrivé, à l'intervention de l'hôtelière sans rien faire pour s'en protéger. Malheureusement, s'il voyait bien les erreurs qu'il avait commises, il ignorait comment il eût pu les éviter. Sa première intention de travailler au village en qualité d'humble ouvrier, à la suite de la lettre de Klamm, avait été très raisonnable. Mais comment ne pas l'abandonner quand la trompeuse apparition de Barnabé lui avait fait croire qu'il pouvait aller au Château comme on grimpe sur un petit coteau au cours d'une promenade du dimanche ? mieux, quand ce messager l'y avait exhorté par son regard et son sourire ? Sur quoi, sans qu'il eût le temps de souffler, Frieda était venue à son tour, et avec elle l'idée d'avoir réalisé avec l'inaccessible Klamm, par le moyen de son intermédiaire, une jonction quasi physique, une liaison qui allait jusqu'à l'entente tacite ! K. était seul à connaître l'existence de ce lien ? mais il n'était besoin que d'un coup de pouce, d'un mot, d'un regard, pour que Klamm l'apprenne lui aussi ! Klamm d'abord, et ensuite tout le monde ! comme une chose incroyable sans doute, mais devenue toute naturelle sous la pression des circonstances et des nécessités de la vie, par la simple vertu de l'amour. Sans doute, mais les choses n'avaient pas été aussi faciles, et, au lieu d'être pourvu d'un emploi au village, il en était encore à chercher vainement, à tâtons, avec impatience, le chemin qui menait à Klamm. Entre-temps, cependant, d'autres possibilités s'étaient fait jour : chez lui, ce petit poste de concierge ; ce n'était peut-être pas l'idéal, c'était une place trop sur mesure, trop voyante et trop provisoire, trop dépendante du bon vouloir de trop de supérieurs, et de l'instituteur surtout, mais enfin elle offrait un solide point de départ. Ses défauts étaient compensés, en grande partie, par l'imminent mariage de K. Car, s'il y avait à peine songé jusqu'à présent, cette formalité lui apparaissait soudain dans toute son énorme importance. Qu'était-il sans Frieda ? Un néant titubant derrière des feux follets en tunique de soie dans le genre de Barnabé ou de la jeune fille du Château. L'amour de Frieda, évidemment, ne lui apporterait pas non plus en un clin d'œil un Klamm docile à toutes ses volontés, il n'avait pu y croire qu'en songe, et s'il ne cessait pas de conserver un espoir en dépit des réalités, il ne voulait plus en tenir compte dans ses plans. Mais cet espoir ne lui était pas indispensable ; le mariage lui apporterait une bien autre sécurité : il serait membre de la société ; il aurait des droits, des devoirs, il cesserait d'être un étranger ; il n'aurait plus qu'à se garder du contentement de soi-même dont étaient affligés tous ses compatriotes ; et ce ne serait pas difficile avec le Château sous les yeux. S'adapter le serait davantage. Ce petit travail chez de petites gens… Il commencerait en se soumettant au procès-verbal. Il changea donc le cours de la conversation (peut-être la vérité viendrait-elle du changement) et demanda calmement, comme s'il n'eût jamais eu de divergences d'opinions avec son interlocuteur :

 

– On a donc fait tant d'écritures au sujet de cet après-midi ? C'est de lui que parlent tous ces papiers ?

 

– Tous, dit Momus amicalement, comme s'il n'avait attendu que cette question ; c'est mon travail. Quand on a la force de regarder de façon soutenue, et sans jamais fermer les yeux pour ainsi dire, on voit beaucoup de choses ; mais si l'on cesse un seul instant, si on ferme les yeux une seconde, tout se perd immédiatement dans le noir.

 

– Ne pourrais-je jeter un coup d'œil sur ces papiers ? demanda K.

 

Momus les feuilleta comme pour voir si on pouvait lui en montrer quelque chose, puis répondit :

 

– Non, malheureusement.

 

– J'ai l'impression, dit K., qu'il doit y avoir là-dedans des choses que je pourrais réfuter.

 

– Que vous vous efforceriez de réfuter, dit Momus. Oui, il y a des choses de ce genre.

 

Et, prenant un crayon, il souligna en souriant quelques lignes avec un gros trait.

 

– Je ne suis pas curieux, dit K. Soulignez, Monsieur le Secrétaire. Écrivez tranquillement et sans aucun contrôle les pires rapports à mon sujet. Ce qui dort au greffe ne me gêne pas. Je pensais seulement qu'il pouvait se trouver aussi dans vos papiers des choses de nature à m'instruire, qui me montreraient par exemple comment un fonctionnaire chevronné me juge en conscience dans le détail de ma conduite. Voilà ce que j'eusse appris avec joie, car j'aime à recevoir des leçons, je n'aime pas commettre de faute, je n'aime pas scandaliser.

 

– Et j'aime jouer les innocents, dit l'hôtelière. Obéissez donc à Monsieur le Secrétaire, et vos désirs seront exaucés en grande partie. Par ses questions vous apprendrez, tout au moins indirectement, quelque chose du procès-verbal, et par vos réponses vous pourrez influencer l'esprit du texte.

 

– J'estime beaucoup trop Monsieur le Secrétaire, dit K., pour penser que ses questions puissent trahir ce qu'il a bien résolu de me taire. Et je n'éprouve nulle envie non plus de donner plus de poids, éventuellement, même de façon purement théorique, à des choses fausses, à des accusations injustes, en acceptant l'idée de répondre et de laisser incorporer mes réponses à un texte hostile.

 

Momus réfléchissait en regardant l'hôtelière.

 

– Alors, rentrons nos papiers, dit-il. Nous avons assez hésité, Monsieur l'Arpenteur ne saurait se plaindre que nous ayons été impatients. Comment disait Monsieur l'Arpenteur ? « J'estime trop Monsieur le Secrétaire… », etc. La trop grande estime qu'il nous porte lui interdit donc de parler. Si je pouvais diminuer cette estime, il condescendrait à me répondre. Malheureusement, je ne puis que l'augmenter en lui expliquant que ses réponses ne sont pas nécessaires aux dossiers, car ils n'ont besoin ni de compléments ni de corrections, au lieu que lui a le plus grand besoin du procès-verbal ; et aussi bien des questions que des réponses ; si j'ai tâché d'obtenir ces réponses c'était dans son seul intérêt. Mais maintenant, quand je quitterai cette pièce, la possibilité de répondre disparaîtra avec moi pour toujours ; le procès-verbal ne reprendra jamais pour K.

 

L'hôtelière regarda K. en hochant lentement la tête :

 

– Je le savais, dit-elle, je le savais, mais je ne pouvais vous en parler que par allusion : et je me suis efforcée de le faire, mais vous ne m'avez jamais comprise. Dans la cour vous avez attendu Klamm vainement, et ici, dans le procès-verbal, vous l'avez fait vainement attendre. Quel gâchis et quelle déception !

 

Elle en avait les larmes aux yeux.

 

– Voyons, dit K., affecté surtout par ses pleurs, le secrétaire est encore ici ! les papiers également !

 

– Peut-être, mais je m'en vais, dit Momus en se levant et en replaçant les documents dans sa serviette.

 

– Avez-vous enfin l'intention de répondre, Monsieur l'Arpenteur ? demanda l'hôtelière.

 

– Trop tard, dit le secrétaire ; il faut que Pepi ouvre ; l'heure du personnel a sonné depuis longtemps.

 

Il y avait déjà un moment qu'on entendait en effet frapper à la grande porte de la cour ; Pepi se tenait derrière, la main sur le verrou, elle n'attendait que la fin de la discussion pour laisser entrer la cohue.

 

– Ouvrez, petite, dit le secrétaire.

 

Et on vit se presser, se pousser, se bousculer un troupeau d'hommes en uniforme couleur terre, du genre de ceux qu'avait déjà vus K. Ils avaient l'air irrités par l'attente et, sans aucune espèce d'égard pour qui que ce fût, secrétaire, hôtelière ou K., se ruèrent entre eux comme des clients à titre égal ; ce fut un bonheur que le secrétaire eût déjà rangé ses papiers et mis sa serviette sous son bras. La petite table fut renversée dès l'entrée de ces forcenés, et nul ne songea à la relever. Ils passaient par-dessus sans quitter leur sérieux, comme si c'était la chose la plus normale du monde. Seul le verre de bière survécut ; l'un des hommes s'en était emparé en faisant un joyeux bruit de gorge et l'avait porté à Pepi ; en toute hâte ; mais la pauvre Pepi était déjà engloutie dans le magma. On ne distinguait plus autour d'elle que des bras levés, pointés en direction de l'horloge, probablement pour souligner le grand tort qu'avait fait Pepi par son retard. Mais, bien qu'elle n'en fût pas coupable, car la responsabilité en incombait entièrement à K. – encore qu'il eût agi sans aucune intention –, Pepi ne semblait pas en état de pouvoir se justifier à leurs yeux ; il était bien trop difficile à sa jeunesse et son inexpérience de faire entendre un peu raison à ces furieux. Comme Frieda, à la place de Pepi, se serait ruée dans la mêlée et se fût débarrassée d'eux ! Hélas, Pepi ne parvenait pas à s'arracher au flot grondant ; ce qui ne faisait pas non plus l'affaire des assoiffés ; ils voulaient d'abord qu'on les serve. Mais ils ne pouvaient plus se maîtriser et se privaient eux-mêmes du plaisir qui les faisait baver de convoitise. La vague ne cessait d'emporter la frêle fille au hasard de ses tourbillons ; Pepi n'avait que le courage de ne pas crier ; on ne voyait ni n'entendait rien d'elle. Et des gens entraient constamment par la grande porte de la cour ; la pièce était déjà surpeuplée, le secrétaire ne pouvait sortir, la porte du couloir ne lui était pas accessible, celle de la cour non plus ; les trois personnages restaient là, debout, les uns contre les autres, l'hôtelière au bras du secrétaire, K. en face d'eux et si étroitement pressé contre Momus que leurs visages se touchaient presque. Mais ni le secrétaire ni l'hôtelière ne s'étonnaient ou ne s'irritaient de la cohue ; ils la prenaient comme un phénomène naturel, cherchant seulement à éviter les chocs trop durs, s'appuyant sur la masse et cédant au courant quand la chose était nécessaire, baissant la tête quand il fallait, et tâchant à se protéger de l'haleine de tous ces hommes qui ne cessaient de chercher, toujours insatisfaits. Mais le tout en restant au demeurant très calmes, avec un air un peu distrait. Proche comme l'était maintenant K. du secrétaire et de l'hôtelière, et avec eux, bien qu'ils eussent l'air de ne pas vouloir le reconnaître, lié à leur groupe face aux autres, ses relations avec Momus et la patronne lui paraissaient entièrement modifiées ; toutes les distinctions officielles, personnelles ou sociales lui semblaient abolies entre eux et lui, ou tout au moins remises à plus tard. Le procès-verbal avait l'air lui-même de venir se mettre à sa portée.

 

– Alors, dit K. au secrétaire, vous ne pouvez tout de même pas vous en aller maintenant ?

 

– Non, pas pour le moment, dit Momus.

 

– Et le procès-verbal ? demanda K.

 

– Je l'ai dans ma serviette. Il y reste.

 

– Je voudrais bien y jeter un peu les yeux, dit K., tendant la main instinctivement vers la serviette, dont il attrapa même un bord.

 

– Non, non, dit le secrétaire, en se retirant vivement.

 

– Que faites-vous là ? dit l'hôtelière à K. en lui donnant une tape sur les doigts. Croiriez-vous par hasard que vous pouvez rattraper par la force ce que vous avez perdu par légèreté et par orgueil ? Méchant homme, être abominable ! Quelle valeur le procès-verbal garderait-il entre vos mains ? Ce serait une fleur des prés arrachée par la dent des bêtes !

 

– Du moins serait-il détruit, dit K. Et si, maintenant qu'on ne veut plus accepter mes déclarations, je travaillais à le supprimer ? J'en ai rudement envie.

 

D'un geste décidé, il arracha la serviette à Momus. Momus la lui abandonna sans difficulté. Il écarta même si vite le bras sous lequel il la portait qu'elle serait tombée à terre si K. n'y avait mis l'autre main.

 

– Pourquoi avoir tant attendu ? demanda Momus. Par la violence vous auriez pu la prendre tout de suite.

 

– Ma violence répond à la vôtre, lui dit K. Vous me refusez sans raison l'interrogatoire que vous me proposiez il y a un instant ; ou tout au moins le droit de jeter un coup d'œil sur vos papiers. Ce n'est que pour obtenir l'une des deux choses que j'ai pris votre serviette.

 

– Eh oui ! en gage ! dit le secrétaire en souriant.

 

L'hôtelière ajouta :

 

– Prendre des gages, il s'y entend. Vous en avez déjà donné la preuve dans le dossier, Monsieur le Secrétaire. Ne pourrait-on lui montrer certaine page ?

 

– Mais si, bien sûr, répondit Momus, maintenant on peut la lui montrer.

 

K. tendit la serviette, l'hôtelière y fouilla, mais ne put trouver le feuillet. Elle cessa de chercher et dit sur un ton épuisé que ce devait être la page 10. K. chercha à son tour et la trouva tout de suite ; l'hôtelière la prit alors pour voir si c'était bien la bonne ; oui, c'était elle. Elle la relut ; pour le plaisir ; le secrétaire, penché sur elle, en faisait autant. Ensuite ils la tendirent à K. Il lut :

 

« L'arpenteur K. devait d'abord chercher à se fixer au village. La tâche n'était pas facile ; car nul n'avait besoin de ses travaux. Personne ne voulait le recevoir, hormis l'aubergiste du Pont, dont il avait surpris la bonne foi ; personne ne se souciait de lui, à quelques plaisanteries près que faisaient à son sujet Messieurs les Fonctionnaires. Il errait donc à l'aventure, absurdement en apparence, ne faisant rien sinon troubler la paix des lieux. Mais en réalité il était très occupé : il guettait l'occasion propice et ne tarda pas à la trouver. Frieda, la jeune serveuse de l'Hôtel des Messieurs, ajouta foi à ses promesses et se laissa séduire par lui… » « L'arpenteur K. devait d'abord chercher à se fixer au village. Ce n'était pas aisé, car personne n'avait besoin de ses travaux, personne ne voulait le recevoir, hormis l'aubergiste du Pont dont il avait surpris la bonne volonté, personne ne se souciait de lui, sinon quelques fonctionnaires qui avaient voulu plaisanter. C'est ainsi qu'il rôdait chez nous, sans aucun sens en apparence, et ne faisant que troubler la paix de la localité, Mais en réalité il était très occupé, il épiait une occasion et ne tarda pas à la trouver. Frieda, la jeune serveuse de l'Hôtel des Messieurs, ajouta foi à ses promesses, et se laissa séduire par lui.

 

« La culpabilité de l’arpenteur K. est difficile à démontrer. On ne peut en effet découvrir sa manœuvre qu'en essayant de s'introduire entièrement dans sa pensée, si désagréable que ce soit. Ce faisant il ne faut pas se laisser déconcerter si l'on n'arrive qu'à découvrir au fond de son âme une perfidie qu'on n'eût jamais soupçonnée du dehors ; au contraire, à peine arrivé là, l'on s'aperçoit qu'on touche le point juste. Examinons par exemple le cas de Frieda. Il est clair que l’arpenteur n'aime pas Frieda et que ce n'est pas par amour qu'il cherche à l’épouser ; il sait fort bien que c'est une jeune fille insignifiante, tyrannique et, par surcroît, chargée d'un lourd passé ; il la traite d'ailleurs comme telle, et se livre à ses allées et venues sans jamais s'inquiéter d'elle. Voilà les faits. Quant à leur interprétation elle peut être extrêmement variée et faire apparaître K. comme un faible ou un niais, comme un noble caractère ou un méprisable individu. Mais rien de tout cela n'est exact. On ne parvient à découvrir la vérité qu'en suivant K. dans ses moindres démarches depuis le début jusqu'au moment où il s'empare de Frieda. Quand on découvre alors l'horrible vérité, elle a beau vous faire dresser les cheveux, on est bien obligé d'y croire, il n'y a pas d'autre solution.

 

« Ce n'est en effet que par suite du plus sale calcul que K. s'est jeté sur Frieda ; il ne la lâchera pas tant qu'il gardera le moindre espoir que ce calcul puisse être juste. Il croit en effet tenir en elle une ancienne amie du chef de bureau et avoir en main un otage qu'il ne rendra qu'au prix de la plus forte rançon. Son unique ambition est désormais de discuter ce prix avec Monsieur le Chef de Bureau. Comme Frieda ne lui importe en rien mais qu'il tient au prix par-dessus tout, il est prêt à toutes les avances au sujet de la personne de Frieda mais à tous les entêtements en ce qui concerne le prix. Inoffensif pour le moment, malgré l'odieux de ses offres et de ses suppositions, il peut devenir très méchant, dans les limites de son néant naturellement, s'il reconnaît toute l'étendue de son erreur et combien il s'est compromis. »

 

La page se terminait là-dessus. La marge s'ornait d'un dessin gribouillé de façon enfantine : un homme qui tenait une jeune fille dans ses bras. Le visage de la jeune fille était blotti sur la poitrine de l'homme, et l'homme, qui était beaucoup plus grand, regardait par-dessus l'épaule de la jeune fille un papier qu'il avait eu main et sur lequel il consignait on ne sait quels gains. Lorsque K. détacha ses regards de la page, il se trouvait seul au milieu de la pièce avec l'hôtelière et Momus. Le patron était venu et avait dû rétablir l'ordre. Les mains levées dans un geste d'apaisement avec sa distinction habituelle, il allait le long des murs pour faire le tour des hommes qui s'étaient déjà installés, tant bien que mal, chacun avec sa bière, les uns sur les tonneaux, les autres à côté, à même le sol. On s'apercevait maintenant qu'ils n'étaient pas si formidablement nombreux qu'on se l'était figuré d'abord ; c'était seulement parce qu'ils se ruaient tous sur Pepi que la chose avait paru aussi impressionnante. Pepi était encore entourée par un petit groupe de déchaînés qu'elle n'avait pas eu le temps de servir ; elle avait dû fournir un travail surhumain dans des conditions effrayantes, elle en avait encore des larmes sur les joues, sa belle natte s'était défaite et transformée en mèches hirsutes, sa robe était même déchirée à la hauteur de la poitrine, on pouvait voir sa chemise, mais, s'oubliant elle-même, influencée aussi sans doute par la présence de son patron, elle travaillait infatigablement aux robinets. Toute l'irritation qu'elle avait causée à K. tomba devant ce touchant tableau. Il la lui pardonna. Puis s'écria soudain :

 

– Ah ! oui, le feuillet !

 

Il le remit dans la serviette et tendit le tout au secrétaire.

 

– Excusez, lui dit-il, la précipitation avec laquelle je vous ai pris votre serviette. La presse et le tumulte y étaient pour beaucoup ; vous ne m'en voudrez certainement pas. D'autant plus que vous aviez eu l'art, vous et Madame l'Hôtelière, de piquer ma curiosité ; je dois l'avouer ; mais votre feuille m'a déçu. Si c'est une fleur des champs, comme l'a dit Madame, elle est vraiment d'une espèce bien commune. Le travail qu'elle représente a peut-être une certaine valeur officielle, mais pour moi ce n'est que du commérage, du morne racontar qui a fait un peu toilette, du ragot creux, du bavardage de femme ; oui, il faut qu'une femme en ait aidé l'auteur. Il doit y avoir assez d'équité dans ce pays pour qu'on y trouve quelque service où porter plainte à propos d'une telle production, mais je n'en ferai rien ; non seulement parce que je la trouve trop lamentable, mais parce que je vous en sais gré. Vous aviez réussi à me faire du procès-verbal une sorte d'épouvantail, il a maintenant perdu pour moi toute espèce d'aspect inquiétant. Ce qui continue à m'effrayer, c'est qu'une chose de ce genre aurait pu devenir la base d'un interrogatoire et qu'on a même usé à cette fin du nom de Klamm ; usé ou plutôt abusé.

 

– Si j'étais votre ennemie, dit l'hôtelière, je n'aurais rien pu me souhaiter de mieux que votre façon de juger ce papier.

 

– Eh oui ! dit K., vous n'êtes pas mon ennemie. C'est par amour pour moi, sans doute, que vous laissez calomnier Frieda ?

 

– Vous ne croyez tout de même pas, s'écria l'hôtelière, que c'est mon opinion sur Frieda qui est exprimée dans ce papier ! C'est la vôtre ; voilà comment vous regardez la pauvre enfant !

 

K. ne répondit pas ; ce n'étaient plus que des injures. Le secrétaire s'efforça de dissimuler sa joie d'avoir enfin recouvré son bien, mais il ne put ; il regardait la serviette en souriant, comme si ce n'était pas la sienne, mais une nouvelle dont on vînt de lui faire présent et dont son regard ne pût se rassasier de contempler la nouveauté. On eût dit qu'il en émanait une chaleur particulière, qui avait le pouvoir de lui faire du bien : il la serrait contre son cœur. Il y prit même la feuille que K. venait de lire, sous prétexte de mieux la ranger, et il la lut encore une fois. Ce fut seulement après cette lecture, qu'il fit en saluant chaque mot d'un air heureux, comme une vieille et chère connaissance qu'on rencontre à sa grande surprise, qu'il estima avoir vraiment repris possession du procès-verbal. Il eût aimé le faire lire aussi à l'hôtelière. K. les laissa donc l'un à l'autre ; il leur donna à peine un regard, tant était grande la différence entre l'importance qu'ils avaient eue pour lui et le rien qu'ils étaient devenus à ses yeux. Ah ! comme ils faisaient bien la paire, les deux complices, s'aidant l'un l'autre de leurs misérables secrets !

 

[21] Passage supprimé par l’auteur : – Je sais, dit soudain Frieda, il vaudrait mieux pour toi que je te quitte. Mais si je devais le faire, j'en aurais le cœur brisé. Et pourtant, si c'était possible, je le ferais, mais ce n'est pas possible et j'en suis contente ; ce n'est pas possible ici du moins. Avec les aides c'est la même chose : ils ne peuvent pas te quitter non plus. Tu crois en vain les avoir chassés.

 

– En vain ou non, je le crois, dit K., sans s'occuper des autres remarques de Frieda (une sorte d'incertitude l'en empêchait ; il trouvait de plus en plus triste le spectacle de ces frêles mains qui s'occupaient maintenant du moulin à café, avec des gestes lents, au bout de leurs frêles poignets). Les aides ne reviendront jamais. Où vas-tu prendre toutes ces impossibilités ?

 

Frieda avait cessé son travail. Son regard était noyé de larmes :

 

– Chéri, dit-elle, comprends-moi bien. Ce n'est pas moi qui ai réglé tout cela, je ne te l'explique que parce que tu le demandes et parce qu'en le faisant je justifie aussi bien des traits de ma conduite que tu ne comprendrais pas, qui te paraîtraient contredire mon amour. Comme étranger, tu n'as droit à rien dans ce pays ; peut-être y est-on particulièrement sévère et injuste pour les gens qui viennent d'ailleurs, je le sais, mais c'est ainsi, et tu n'as droit à rien. Quelqu'un d'ici qui veut des aides, en prend ; s'il est adulte et veut se marier, il choisit une femme. Les autorités ont leur mot à dire ; en gros, pourtant, chacun se décide librement. Mais toi, comme étranger, tu es réduit à ce qu'on te donne, à ce dont on veut bien te faire cadeau ; si les autorités le veulent bien, elles te donnent des aides, si elles le veulent bien, elles te donnent une femme. Ne crois d'ailleurs pas non plus que ce soit arbitraire, mais c'est leur affaire exclusive, ce qui fait que tu ignores leurs raisons. Peut-être aussi peux-tu refuser leurs cadeaux, je n'en suis pas sûre, mais tu peux peut-être ; seulement, une fois que tu as accepté, tu as à subir les décisions de l'autorité ; tu ne peux te débarrasser de ses présents qu'avec son consentement, il n'y a pas d'autre méthode. C'est ce que m'a dit l'hôtelière, qui m'a appris tout cela ; elle disait qu'avant mon mariage elle devait m'ouvrir les yeux sur bien des choses. Et elle insistait fortement pour que les initiés conseillent aux étrangers de s'arranger des présents qui leur sont ainsi faits par l'autorité officielle : ils ne pourraient jamais réussir, de toute façon, à s'en débarrasser ; ils ne parviendraient au mieux qu'à se faire de ces présents, qui expriment tout de même, au pire, un soupçon d'amitié, des ennemis irréconciliables. Pour toute la vie. Voilà ce que disait l'hôtelière ; je ne fais que te le répéter. Elle sait tout, et il faut la croire.

 

– On peut, dit K., la croire souvent.

 

[22] Passage supprimé par l’auteur : – Ce n'est pas le chat qui me fait peur, mais la mauvaise conscience. Et quand le chat me tombe dessus, j'en éprouve la même impression que si quelqu'un me frappait la poitrine pour me montrer qu'il a lu en moi jusqu'au tréfonds.

 

Frieda lâcha le rideau, ferma la fenêtre intérieure et entraîna K. vers le sac de paille.

 

– Et, après, ce n'est pas le chat que je cherche avec une bougie, c'est toi que j'ai besoin de réveiller tout de suite. Voilà ce qu'il en est, mon chéri. Oh ! mon chéri !…

 

– Ce sont, dit K., des envoyés de Klamm.

 

– Et, attirant Frieda près de lui, il l'embrassa sur la nuque ; elle en eut un frisson, elle lui sauta au cou et ils tombèrent tous deux à terre où ils s'entrepillèrent comme deux forcenés, le souffle court, et peureusement, comme s'ils voulaient se cacher l'un de l'autre, comme si le plaisir qu'ils prenaient appartenait à un tiers auquel ils le volassent.

 

– Faut-il ouvrir les portes ? demanda K. Veux-tu aller les retrouver ?

 

– Non ! s'écria Frieda en se pendant à son bras. Je ne veux pas, je veux rester près de toi.

 

– Mais, dit K., si ce sont des envoyés de Klamm, puisque tu les appelles ainsi, qu'y peuvent des portes, qu'y peut ma protection ? Et si elles y peuvent quelque chose, est-ce pour ton bien ?

 

– Je ne sais pas qui ils sont, lui répondit Frieda, je les appelle les envoyés parce que Klamm est ton supérieur et que c'est l'autorité qui te les a dépêchés, mais je n'en sais pas plus long. Reprends-les, mon chéri, n'offense pas celui qui te les a peut-être envoyés.

 

K. se dégagea et dit :

 

– Les aides resteront dehors, je ne veux plus les avoir près de moi. Comment ? Ces deux gaillards pourraient m'amener à Klamm ? J'en doute beaucoup. Et même s'ils le pouvaient, moi je ne pourrais les suivre ; ils m'ôteraient par leur présence tout équilibre, même ici. Ils me brouillent le jugement, et d'après ce que tu me dis, malheureusement, ils te troublent aussi. Je t'ai donné le choix entre eux et moi, c'est moi que tu as choisi, laisse-moi le soin du reste. J'espère avoir encore aujourd'hui même des nouvelles décisives. Ils ont déjà commencé en t'arrachant à moi, coupablement ou non, cela m'est indifférent. Crois-tu donc réellement, Frieda, que je t'aie ouvert les portes pour te relâcher ?

 

[23] Passage supprimé par l’auteur : Ce travail avait d'ailleurs paru faire plaisir à Frieda ; il semblait même en général que tout travail sale et fatigant lui fît plaisir, tout travail qui l'absorbait toute, au rêve près, et à la réflexion.

 

[24] Passage supprimé par l’auteur : Dans la maison les bougies s'éteignirent, et Gisa apparut aussitôt sur la porte : elle avait dû quitter sa chambre avant l'extinction de la lumière, car elle avait un grand souci des bienséances. Schwarzer ne tarda pas à venir à son tour et ils s'engagèrent sur le chemin, qu'ils trouvèrent débarrassé de neige, à leur agréable surprise. Quand ils arrivèrent à K., Schwarzer lui tapa sur l'épaule :

 

– Si tu fais régner l'ordre ici, à la maison, dit-il, tu peux compter sur moi. Mais j'ai entendu aujourd'hui de graves plaintes à ton sujet, à propos de la conduite que tu aurais eue ce matin.

 

– Il s'amende, dit Gisa sans s'arrêter ni regarder K.

 

– Il en a grand besoin, dit Schwarzer en pressant le pas pour demeurer à la hauteur de sa compagne.

 

[25] Passage supprimé par l’auteur : – Olga, je ne te suis plus, dit K. ; je sais seulement que j'envie à Barnabé tout ce qui te paraît si effrayant. Il vaudrait mieux, évidemment, que tout ce qu'il a déjà fût certain, mais si insignifiante que soit l'antichambre des bureaux où il est arrivé, il s'y trouve, il est au moins là ; il a laissé loin derrière lui, disons le banc de ce poêle sur lequel nous sommes assis. Je suis étonné que tu aies l'air de t'en rendre compte quand il s'agit d'encourager ton frère, alors qu'en fait tu ne sembles pas y croire toi-même. Et pourtant – ce qui m'empêche encore plus de te comprendre –, tu as l'air d'aiguillonner constamment Barnabé, de le pousser dans ses entreprises, ce que je n'aurais jamais supposé, et de bien loin, soit dit en passant, après le soir où nous avons fait connaissance.

 

– Tu me connais mal, dit Olga. Je n'aiguillonne pas Barnabé. Si ce qu'il fait n'était pas nécessaire, je serais la première à le retenir ici et vouloir toujours l'y garder. Ne serait-il d'ailleurs pas temps qu'il se marie et fonde un foyer ? Au lieu de quoi il gaspille ses forces entre son métier et son service de messager ; il reste là-haut devant le pupitre à attendre un regard du fonctionnaire qui ressemble à Klamm, pour recevoir finalement quelque vieille lettre poussiéreuse qui n'est d'aucune utilité pour qui que ce soit et ne fait qu'apporter le trouble dans le monde.

 

– Voilà encore, dit K., une tout autre question. Que les messages que porte Barnabé soient nuisibles ou sans valeur, c'est une chose qui peut motiver une plainte contre les autorités et avoir de graves conséquences pour les destinataires, comme moi, mais ce n'est pas un dommage que subisse Barnabé. Il se borne à porter ici ou là, conformément à sa mission, des messages qu'il ne connaît souvent même pas ; cela n'entame en rien, comme vous le désirez, son caractère de messager officiel.

 

– Soit, dit Olga, il en est peut-être ainsi. Mais il m'arrive parfois, quand je suis seule ici, que Barnabé est au Château, et Amalia à la cuisine, et nos pauvres parents assoupis, de prendre l'ouvrage de Barnabé, d'essayer comme lui de recoudre des souliers de mes doigts qui s'y prêtent si peu, de laisser retomber mes mains, de réfléchir, avec impuissance, parce que je suis seule et que mon intelligence n'est pas suffisante pour ces choses ; alors tout se brouille dans ma tête, rien ne reste intact, pas même ma peur et mes soucis.

 

– Pourquoi vous méprisent-ils, donc ? demanda K. en se souvenant de la vilaine impression que lui avait fait le premier soir cette famille aux larges échines étroitement serrée sous la petite lampe à huile, formant comme un cercle de dos sans solution de continuité, autour de la table du dîner, et les deux vieux attendant qu'on les serve, leur petite tête penchant si bas qu'elle pendait presque dans l'écuelle. Que ce tableau lui avait paru repoussant ! Et d'autant plus que cette impression ne s'expliquait par aucun des détails ; car les détails, on les voyait bien sûr, on se les nommait pour ne pas rester dans le vide, mais ce n'était pas d'eux que venait le mal, c'était d'autre chose à quoi on ne savait donner de nom. Ce fut seulement lorsque K. eut appris au village maints détails qui le rendirent méfiant à l'égard de ses premières impressions (et non seulement des premières, mais des secondes et des suivantes), ce fut seulement quand cette famille monolithique se fut décomposée pour lui en individus isolés qu'il pouvait partiellement comprendre, mais, plus encore, avec lesquels il pouvait se sentir comme avec des amis (des amis uniques au village), ce fut alors seulement que sa répugnance initiale commença à se dissiper, mais non pas entièrement encore. Les parents dans leur coin, la petite lampe à huile, la pièce elle-même, ne formaient pas un tout facile à supporter ; il fallait une compensation, par exemple l'histoire d'Olga, pour se réconcilier un peu avec la chose, et uniquement en apparence, et encore provisoirement. Il ajouta, en y songeant :

 

– Je suis certain qu'on vous fait tort, je tiens à vous le dire avant tout. Mais il doit être malaisé, je ne sais pourquoi, de ne pas le faire. Il faut un étranger comme moi, dans une situation particulière, pour échapper à ce préjugé qui vous nuit. Encore en ai-je été moi-même longtemps influencé, au point que je trouvais naturel l'état d'esprit qui règne contre vous ; ce n'est pas seulement du mépris, il y entre aussi de la peur ; je ne réfléchissais pas, je ne m'enquérais pas des causes, je ne cherchais pas à vous défendre le moins du monde ; au fond, je n'y songeais pas, tout cela se passait loin de moi, me paraissait se passer loin de moi. Mais aujourd'hui je crois que ceux qui vous méprisent non seulement en taisent les raisons mais les ignorent eux-mêmes, il faut apprendre à vous connaître, et toi, Olga, surtout, pour se délivrer de leur erreur. Ce que les gens vous reprochent au fond, c'est de chercher à faire mieux que les autres, on vous en veut parce que Barnabé est devenu messager du Château, ou qu'il cherche à le devenir ; on vous méprise pour n'avoir pas à vous admirer, et on le fait si violemment que vous en êtes contaminés vous-mêmes. Que sont en effet vos soucis, vos craintes, vos doutes, sinon la conséquence de ce mépris général ?

 

Olga sourit et jeta sur K. un regard si intelligent, si perspicace, qu'il en resta presque interdit ; tout se passait comme s'il eût proféré quelque monumentale erreur qu'Olga dût le presser de rectifier, et qu'elle fût ravie de ce devoir. Il retombait en même temps dans le mystère : pourquoi tout se liguait-il contre cette famille ? La question demandait de nouveaux éclaircissements.

 

– Non, dit Olga, il n'en va pas ainsi. Tu nous montres trop beaux ; tu cherches à te rattraper ; tu veux justifier l'attitude qui t'a empêché jusqu'ici de nous défendre vis-à-vis de Frieda, et te pousse maintenant à nous défendre trop. Nous ne cherchons pas à faire mieux que les autres. Serait-ce une telle ambition que de vouloir devenir messager du Château ? Pour être messager du Château il n'est besoin que d'avoir deux jambes et de pouvoir se rappeler un message de quelques mots. Ce n'est d'ailleurs pas une situation payée. Il semble que les candidatures soient regardées comme les demandes de ces enfants qui se bousculent pour faire une course ou un petit travail, uniquement pour l'honneur, pour le plaisir de s'occuper. Il en va là exactement de même, à ceci près qu'il n'y a pas de bousculade et qu'on tourmente ceux qu'on engage réellement ou en apparence, au lieu de les traiter gentiment. Non, nul ne nous jalouse à cause de Barnabé ; on nous plaindrait plutôt ; malgré l'hostilité on trouve par-ci par-là une petite étincelle de pitié. Peut-être même dans ton cœur ; qu'est-ce qui t'a attiré vers nous ? Les seuls messages de Barnabé ? Je ne peux pas le croire. Tu ne leur as sans doute jamais attribué beaucoup d'importance ; tu as eu pitié de Barnabé, c'est pour cela, en grande partie, que tu as tenu bon. Et, d'ailleurs, tu as réussi : Barnabé souffre évidemment de tes exigences excessives, mais il y gagne un peu de fierté, un peu de confiance ; les doutes constants dont il ne parvient pas à se libérer au Château sont un peu compensés par ta confiance à toi, par ta compréhension constante. Depuis que tu es au village, ses affaires en vont mieux. Nous aussi, cette confiance nous gagne un tout petit peu ; et ce serait encore mieux si tu venais plus souvent. Tu es discret à cause de Frieda, je le comprends, je l'ai dit à Amalia. Mais Amalia est si nerveuse ! Ces derniers temps j'ose à peine lui parler des choses les plus nécessaires. Quand on lui parle elle n'a pas l'air d'entendre, quand elle écoute elle n'a pas l'air de comprendre, et quand elle comprend elle a l'air de mépriser ce qu'on lui dit. Mais c'est bien malgré elle, il ne faut pas lui en vouloir ; plus elle vous repousse, plus il faut la traiter doucement. Elle paraît forte, elle est d'autant plus faible. Hier, par exemple, Barnabé lui a dit que tu viendrais aujourd'hui ; la connaissant, il a ajouté par prudence que ce n'était pas tout à fait certain. Néanmoins Amalia t'a attendu tout le jour, incapable de faire autre chose ; le soir elle ne tenait plus sur ses jambes, elle a été obligée de se coucher.

 

– Je comprends maintenant, dit K., pourquoi vous m'attachez de l'importance ; sans mérite de ma part, d'ailleurs. Nous sommes liés comme le messager est lié au destinataire ; mais pas plus, n'exagérez pas ; j'attache trop de prix à votre amitié, et surtout à la tienne, Olga, pour la laisser menacer par des expériences excessives ; voyez comme vous alliez me devenir étrangers parce que j'attendais trop de vous. Si on se joue de vous, on ne se joue pas moins de moi, c'est un, seul et même jeu. J'ai même l'impression, en t'écoutant parler, que les deux messages que m'a apportés Barnabé sont les seuls qu'on lui ait confiés jusqu'à présent.

 

Olga fit oui d'un mouvement de tête.

 

– J'avais honte de l'avouer, dit-elle, les yeux baissés ; je craignais que les messages de Barnabé n'en perdissent encore plus de leur valeur à tes yeux.

 

– Pourtant, dit K., toi et Amalia, vous cherchez toutes deux à m'ôter de plus en plus confiance dans les messages.

 

– Oui, dit Olga, c'est ce que fait Amalia ; et je l'imite. C'est l'effet de ce manque d'espoir qui nous accable. Nous croyons que l'absence d'intérêt des messages est une chose tellement évidente que nous ne risquons de faire aucun mal en en parlant, et qu'au contraire nous nous rendons par là plus dignes de ta confiance et de ta pitié, les seules choses dans lesquelles nous espérions au fond. Me comprends-tu ? Voilà comment nous raisonnons. Les messages sont sans intérêt, on ne saurait y puiser directement nulle force, tu es trop intelligent pour t'y laisser tromper, et, si nous pouvions te tromper, Barnabé ne serait qu'un porteur de mensonges, et ce n'est pas de mensonges que te viendrait le salut.

 

– Tu n'es donc pas franche avec moi, dit K., même toi ?

 

– Tu ne comprends pas notre détresse, dit Olga, en le regardant craintivement ; c'est probablement notre faute : nous manquons d'expérience, nous voyons si peu de monde, et nous t'éloignons peut-être de nous précisément par les efforts désespérés que nous faisons pour t'attirer. Je ne serais pas franche ? Nul ne peut être plus franc que je ne le suis à ton égard. Si je te tais quelque chose, ce n'est que par crainte de toi, et cette crainte je n'en fais pas mystère, je te la montre ouvertement, chasse-la et me voici toute à toi.

 

– Quelle est cette crainte ? demanda K.

 

– Celle de te perdre, dit Olga. Songe donc : voilà trois ans que Barnabé se débat pour son poste, trois ans que nous attendons un succès de ses efforts ; en vain ; nul résultat ; la honte, le tourment, le temps perdu, un avenir menaçant. Et puis un soir il nous arrive avec une lettre qui t'est adressée. « Un arpenteur est arrivé, dit Barnabé, on dirait qu'il est venu pour nous. J'assurerai toutes les liaisons entre lui et le Château. » « Il doit s'agir de choses importantes », disait-il encore. Je lui répondais : « Naturellement, un arpenteur ! Il fera beaucoup de travaux, et il faudra beaucoup de messages. Maintenant tu es un vrai messager, tu vas recevoir un uniforme. – C'est possible », disait Barnabé. Oui, Barnabé, ce bourreau de lui-même, ce garçon qui était devenu une telle bête à chagrins, Barnabé disait : « C'est possible ! » Ce soir-là nous étions heureuses, Amalia même participait à notre joie à sa façon ; elle ne nous écoutait pas, bien sûr, mais elle avait rapproché de nous le tabouret sur lequel elle cousait, et elle nous regardait souvent pour nous voir rire et chuchoter. Le bonheur n'a pas fait long feu, il a fini le même soir. Il n'avait cessé d'augmenter jusqu'au moment où Barnabé vint à l'improviste avec toi. Car alors les doutes commencèrent : ta venue nous honorait, mais nous gênait d'autre part. Que voulais-tu ? te demandions-nous. Pourquoi venais-tu ? Continuais-tu à être le grand homme pour lequel nous t'avions tenu si tu attachais de l'importance à pénétrer dans notre pauvre logis ? Pourquoi ne restais-tu pas à ta place ? Pourquoi ne laissais-tu pas le messager venir à toi, comme le voulait ta dignité, et ne le congédiais-tu pas sitôt la besogne accomplie ? N'enlevais-tu pas, en venant, un peu de son importance à la situation de Barnabé ? Et puis tu étais piètrement habillé ; en étranger ; mais pauvrement ; je tournais tristement dans mes mains la veste mouillée que je t'avais retirée. Devions-nous mal tomber dès le premier destinataire ? quelqu'un que nous avions attendu si longtemps ? En tout cas nous pouvions remarquer que tu ne te conduisais pas grossièrement avec nous ; tu restais près de la fenêtre et rien ne pouvait t'amener à t'asseoir à notre table. Nous ne nous retournions pas vers toi, mais nous ne pensions pas à autre chose. N'étais-tu venu que pour nous étudier ? pour savoir de quelle famille sortait ton messager ? Nourrissais-tu des soupçons contre nous dès le second soir de ton arrivée ? Le résultat de ton examen avait-il été défavorable ? Tu te taisais obstinément, tu n'avais pas un mot pour nous, tu te montrais pressé de nous quitter. Nous vîmes dans ton départ une preuve que non seulement tu nous méprisais, mais que tu méprisais aussi, ce qui était bien pire, les messages de Barnabé. Nous n'étions pas à même, sans toi, d'en discerner l'importance véritable ; toi seul, à qui ils s'adressaient et dont ils concernaient le métier, étais capable d'en juger. C'est toi, au fond, qui nous as enseigné le doute ; c'est ce soir-là que Barnabé a commencé à faire au Greffe des observations attristantes. Et les questions que le soir avait laissées pendantes, le matin y a répondu de façon définitive, quand je suis sortie de l'écurie et que je t'ai vu quitter l'hôtel avec Frieda et les deux aides : tu n'avais plus d'espoir en nous ; et tu nous as abandonnés. Je n'en ai naturellement rien dit à Barnabé ; il a assez du poids de ses propres soucis.

 

– Et je ne suis pas revenu ? dit K. et je ne suis pas ici ? je ne laisse pas attendre Frieda pour écouter le récit de vos malheurs comme si c'étaient les miens ?

 

– Oui, dit Olga, tu es ici, en effet, et nous en sommes heureux. L'espoir que tu nous as apporté commençait à faiblir ; nous avions bien besoin que tu reviennes.

 

– Pour moi aussi, répondit K., pour moi aussi je m'en aperçois, il le fallait.

 

[26] Passage supprimé par l’auteur : – Et Amalia n'est pas intervenue du tout, bien que, d'après tes allusions, elle en sache plus que toi sur le Château.

 

– Tu es étonnant, lui dit Olga. Tu domines les choses d'un coup d'œil, il t'arrive de m'aider d'un mot. C'est sans doute parce que tu viens de l'étranger. Nous, au contraire, les gens d'ici, avec nos tristes expériences et nos continuelles frayeurs, la crainte nous trouve sans résistance ; nous prenons peur au moindre craquement du bois, et quand l'un de nous a peur, l'autre prend peur aussi, sans même savoir exactement pourquoi. Comment juger sainement dans de telles conditions ? Alors même qu'on aurait le meilleur jugement du monde – et nous autres, femmes, nous ne l'avons jamais eu – on le perdrait à vivre ainsi. Quel bonheur pour nous que tu sois venu !

 

C'était la première fois que K. se voyait accueilli si franchement au village ; mais, bien qu'il eût toujours souffert de l'accueil contraire, et qu'il ne pensât pas devoir se méfier d'Olga, il n'en éprouva pas de plaisir. Il n'était venu ici pour le bonheur de personne ; il voulait bien aider quelqu'un, à l'occasion, de son propre gré, mais il ne fallait pas qu'on l'accueille comme un homme qui apportait le bonheur ; en le faisant, on brouillait les choses, on l'appelait à des tâches auxquelles, ainsi contraint, il ne pouvait jamais se donner ; avec la meilleure volonté il ne pouvait accepter ce rôle.

 

Olga, pourtant, répara son erreur en ajoutant.

 

– Malheureusement, dès que je me prends à croire que je peux oublier tout souci, que tu trouveras toujours la bonne explication ou la solution idéale, tu te mets soudain à dire quelque chose d'affreusement faux, de radicalement et de douloureusement faux : tu prétends par exemple, qu'Amalia en sait plus long que tout le monde, qu'elle n'intervient pas et qu'elle porte par là la plus grosse part de la responsabilité. Non K. nous ne sommes pas de taille à comprendre Amalia, surtout si nous lui faisons des reproches. Ce qui t'aide à juger de tout le reste, ton courage, ton amabilité, t'empêche de juger Amalia, t'en fait une tâche impossible Pour avoir le droit de lui reprocher quelque chose, il nous faudrait avoir d'abord une idée de ce qu'elle souffre, un soupçon tout au moins. Quand je suis entrée et que je t'ai vu en conversation avec elle, j'ai pris peur : en ce moment on ne peut pas lui parler, il viendra une période où elle sera plus calme – sinon plus calme, tout au moins plus fatiguée –, mais maintenant c'est la crise aiguë. Quand on lui parle elle n'a pas l'air d'entendre, quand elle écoute elle n'a pas l'air de comprendre, et quand elle comprend elle a l'air de mépriser ce qu'on lui dit. Mais c'est bien malgré elle, il ne faut pas lui en vouloir. Plus elle vous repousse, plus il faut la traiter doucement. Elle paraît forte, elle est d'autant plus faible. Hier, par exemple, Barnabé lui a dit que tu viendrais aujourd'hui ; la connaissant, il a ajouté par prudence que ce n'était pas tout à fait certain. Néanmoins, Amalia t'a attendu tout le jour, incapable de faire autre chose ; le soir elle ne tenait plus sur ses jambes, elle a été obligée de se coucher.

 

K. retint surtout de ce discours combien cette famille exigeait de lui. Bien des faux pas étaient à craindre si l'on ne faisait pas attention. La seule chose qui le peinât beaucoup était ces préoccupations dont il ne pouvait parler à Olga et qui gênaient l'intimité qu'elle avait recherchée la première, qui faisait beaucoup de bien à K. et qui était ce qui le retenait le plus : il en eût volontiers retardé indéfiniment son départ.

 

– Nous nous mettrons difficilement d'accord, je le vois déjà, dit K. Nous n'avons pas encore abordé l'essentiel et nous nous sommes déjà heurtés. S'il n'y avait que nous, l'entente serait aisée, nous serions vite du même avis, tu es intelligente et dévouée ; seulement nous ne sommes pas seuls ; nous ne sommes même pas les principaux intéressés ; il y a ta famille, sur laquelle nous ne nous accordons pas beaucoup, et Amalia à propos de qui nous ne nous entendons pas du tout.

 

– Tu veux donc condamner entièrement Amalia ? demanda Olga. Tu la condamnes sans la connaître ?

 

– Je ne la condamne pas, dit K. ; je ne suis pas sans voir ses qualités ; j'accorde même que je lui fais peut-être tort, mais il est difficile de ne pas lui faire tort, car elle est orgueilleuse, renfermée et, pour comble despotique ; si elle n'était pas triste en outre, et probablement malheureuse, il n'y aurait rien pour la rattraper.

 

– Est-ce tout ce que tu as contre elle ? demanda Olga, devenue triste à son tour.

 

– C'est bien assez, dit K., qui s'aperçut alors qu'Amalia était revenue. – Mais elle était loin d'eux, à la table des parents, – La voilà, tiens ! ajouta-t-il, sans pouvoir s'empêcher de laisser percer dans le ton la répugnance que lui inspiraient ici le dîner et tous ceux qui y prenaient part.

 

– Tu as un parti pris contre elle, dit Olga.

 

– Oui, j'en ai un, dit K. Pourquoi ? Explique-le-moi si tu le peux. Tu es franche, c'est une chose que je prise beaucoup, mais tu ne l'es que pour ce qui te regarde ; quand il s'agit de tes frère et sœur, tu te figures que tu as le devoir de les protéger par ton silence. Ce n'est pas juste ; je ne puis soutenir Barnabé sans connaître tout ce qui le concerne et ce qui concerne Amalia, puisque chez vous elle a son rôle à jouer en tout. Tu ne voudrais tout de même pas que j'entreprenne une chose qui serait condamnée à l'échec parce que j'aurais manqué de renseignements précis ? qui échouerait pour cette seule raison ? et qui nuirait à tous, et à moi et à vous, d'une façon irréparable ?

 

– Non, dit Olga, au bout d'un silence, je ne voudrais pas, et c'est pourquoi il vaudrait mieux que rien ne change.

 

– Je ne pense pas, dit K., que ce serait mieux ; je ne crois pas qu'il vaille mieux que Barnabé continue à mener cette vie de pseudo-messager, cette ombre de vie que vous partagez avec lui comme des adultes qui s'alimenteraient d'une nourriture d'enfant ; je ne crois pas que cela vaille mieux que si Barnabé s'attache à moi, me laisse réfléchir en paix aux moyens les meilleurs et aux voies les plus sûres, puis exécuter tout par lui-même, mais sans être réduit à ses propres moyens, confiant en soi, mais toujours contrôlé ; je ne crois pas que cela vaille mieux que s'il peut pénétrer un jour dans les bureaux pour son profit et pour le mien plus loin qu'il ne l'a fait encore, ou que, sans aller plus loin, il reste là où il est, mais apprenne à tout y connaître et à y tout utiliser. Je ne pense pas que ce programme serait mauvais et ne vaudrait pas maint sacrifice. Mais il se peut aussi que j'aie tort et que ce soit précisément ce que tu tais qui te donne raison. Restons alors bons amis quand même ; je ne pourrais déjà plus, au village, me passer de ton amitié ; seulement il devient inutile que je reste ici toute la soirée et que je laisse attendre Frieda ; cela n'aurait pu se justifier que par l'urgence de l'affaire de Barnabé.

 

K. voulut se lever, Olga le retint.

 

– Frieda t'a-t-elle parlé de nous ? demanda-t-elle.

 

– Rien de bien précis.

 

– L'hôtelière non plus ?

 

– Non, rien.

 

– C'est bien ce que je pensais, dit Olga. Nul au village ne te dira jamais sur nous quoi que ce soit de bien précis. En revanche, chacun cherchera, qu'il sache ou non de quoi il s'agit, et qu'il croie à des bruits qui courent ou à ses propres inventions, chacun cherchera à te montrer en général qu'il nous méprise ; sans doute s'il ne le faisait pas, devrait-il se mépriser lui-même ? C'est ce qui se passe avec Frieda et avec tous ; mais si ce mépris s'adresse en bloc à la famille, c'est uniquement contre Amalia que la pointe en est dirigée. Et c'est pourquoi je te suis reconnaissante aussi, cher K., de ne nous mépriser ni nous ni Amalia, bien que tu subisses l'influence générale. Tu as seulement du parti pris, du moins contre Amalia et contre Barnabé ; personne ne peut se soustraire entièrement à l'influence de l'extérieur, mais que tu le fasses dans une telle mesure, c'est beaucoup, et c'est là-dessus que se fonde le plus clair de mon espoir.

 

– Je ne m'inquiète pas de l'opinion des autres, dit K., et ne suis pas curieux de ses motifs. Peut-être – ce serait fâcheux, mais enfin c'est possible –, peut-être cela changera-t-il si je me marie et si je m'acclimate ici, mais pour le moment je suis libre ; il ne me sera pas facile de taire à Frieda la visite que je viens de vous faire ou de la justifier à ses yeux, mais enfin je suis encore libre, je puis encore, si quelque chose me paraît aussi important que l'affaire de Barnabé, m'en occuper sans aucun scrupule autant que je veux. Seulement tu comprendras pourquoi je vous presse de vous décider ; je suis encore chez vous, mais jusqu'à ce qu'on me rappelle ; pas davantage ; à chaque instant quelqu'un peut venir me prendre et je ne sais quand je pourrai revenir.

 

– Mais Barnabé n'est pas là, dit Olga. Que peut-on décider sans lui ?

 

– Je n'ai pas besoin de lui pour le moment, dit K. Pour le moment j'ai besoin d'autre chose. Mais, avant que je l'expose, ne te laisse pas tromper à mon ton s'il te paraît autoritaire. Je ne suis pas plus despotique que curieux, je ne cherche ni à vous soumettre ni à extorquer vos secrets, je veux seulement vous traiter comme j'aimerais l'être moi-même.

 

– Que tu parles étrangement ! dit Olga, que tu te fais lointain ! Tu commençais pourtant à être bien plus près de nous. Tes réserves sont parfaitement inutiles, je n'ai jamais douté de toi, et je ne vais pas commencer. De ton côté, fais de même avec moi.

 

– Si j'ai changé de langage, dit K., c'est uniquement pour me rapprocher encore plus de vous. Chez vous je veux me sentir chez moi ; c'est ainsi que je me lie à vous, ou pas du tout. Ou nous faisons entièrement cause à propos de Barnabé ou nous évitons tout contact objectivement inutile, même fugitif, qui me compromettrait et peut-être vous aussi. Cette alliance dont je rêve, faite en vue du Château, rencontre un obstacle : Amalia. Et c'est pourquoi je te demande d'abord : peux-tu parler au nom d'Amalia, répondre d'elle, te porter garante ?

 

– Je peux parler en son nom dans une certaine mesure, répondre d'elle de même façon, mais je ne saurais me porter garante.

 

– Ne veux-tu pas l'appeler ?

 

– Ce serait la fin de tout. Tu apprendrais moins d'elle que de moi. Elle refuserait toute alliance, elle ne souffrirait nulle restriction, elle me défendrait même de répondre, elle t'obligerait, avec une adresse et une inflexibilité que tu ne soupçonnes pas, à cesser les conversations et à partir. Ensuite, ensuite évidemment, une fois que tu serais dehors, elle tomberait peut-être évanouie. Elle est ainsi.

 

– Sans elle, pourtant, dit K., il n'y a aucun espoir, sans elle nous restons à mi-chemin, dans l'inachevé, dans l'imprécis.

 

– Peut-être, dit Olga, sauras-tu maintenant mieux apprécier ce que fait Barnabé ; nous travaillons seuls tous les deux, lui et moi ; sans Amalia, c'est comme si nous bâtissions une maison sans assises.

 

[27] Passage supprimé par l’auteur : – N'aurait-il pas été puni officiellement à cause de l'histoire de la lettre ? demanda K.

 

– Parce qu'il avait complètement disparu ? demanda à son tour Olga. Tout au contraire. Cette disparition complète est une récompense que les fonctionnaires recherchent beaucoup, paraît-il ; ce qui les martyrise le plus, c'est de fréquenter les justiciables.

 

– Mais Sortini n'avait eu guère affaire à eux, répondit K. Ou alors faudrait-il admettre que la lettre faisait partie de ces relations qui martyrisent ?

 

– Je t'en prie, K., dit Olga, ne questionne pas ainsi. Tu n'es plus le même depuis qu'Amalia est venue. À quoi riment ces questions ? Que tu les poses sérieusement ou que ce soit par plaisanterie, personne ne peut y répondre. Elles me rappellent Amalia dans les premiers temps de nos malheurs. Elle ne parlait presque pas, mais elle écoutait tout, elle notait tout, et soudain, quelquefois, elle rompait son silence : c'était pour une de ces questions qui font parfois rougir le questionneur et toujours le questionné, une question qui, très certainement, humiliait aussi Sortini.

 

[28] Passage supprimé par l’auteur : – Le Château est déjà par lui-même infiniment plus puissant que vous. On pourrait se demander pourtant s'il gagnera ; mais vous n'exploitez pas ce doute. Au contraire, on dirait que vous faites tous vos efforts pour assurer certainement sa victoire ; c'est pourquoi vous vous mettez soudain à craindre sans raison en plein combat et vous augmentez par là votre impuissance.

 

[29] Variante : K. nous a dit hier l'aventure qui lui est arrivée avec Bürgel. Avec Bürgel ! C'est là le comique ! Il fallait que ce fût Bürgel !

 

Vous n'êtes pas sans savoir que Bürgel est le secrétaire de Frédéric, l'un des fonctionnaires du Château ; et que l'étoile de Frédéric a bien pâli dans ces dernières années. Pourquoi ? J'en sais assez long là-dessus ; mais c'est une autre histoire. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que, sur l'agenda de Frédéric, on trouverait aujourd'hui plus de blancs que de rendez-vous, et, comme Bürgel n'est même pas le premier secrétaire de Frédéric, mais l'un de ceux du plus bas échelon, vous jugez de son insignifiance ! N'importe qui s'en apercevrait ! N'importe qui sauf K. Il y a pourtant longtemps qu'il vit avec nous au village, mais il y reste aussi étranger que s'il était arrivé d'hier ; il est encore capable de se perdre dans nos trois misérables rues. Ce n'est pas de la distraction ; il se tue à observer, il s'acharne à ses entreprises comme un chien s'acharne à sa chasse, seulement voilà, il n'a pas le don de s'acclimater. Supposez que je lui parle aujourd'hui de Bürgel : il m'écoutera passionnément – tout ce qu'on dit du Château le concerne de très près –, il posera des questions techniques, il saisira tout à merveille, j'entends à fond, sans rien de superficiel ; et le lendemain, croyez-moi, il n'en saura plus rien. Ou plutôt il le saura bien, il n'oublie rien, mais ce sera trop pour lui, il se perdra dans la cohue des fonctionnaires. Il n'oublie rien de ce qu'on lui a dit, et on lui a dit pas mal de choses, car il profite de toutes les occasions pour enrichir ses connaissances ; théoriquement il se retrouve peut-être mieux que nous dans le magma administratif, c'en est même une chose admirable ; mais dès qu'il doit appliquer sa science, il part à faux et elle se moque de lui, il ne sait pas en tirer parti, il tourne comme un morceau de verre au fond d'un kaléidoscope. Tout vient au fond, sans doute, de ce qu'il n'est pas d'ici. Et c'est aussi pourquoi ses affaires n'avancent pas.

 

Il prétend, vous ne l'ignorez pas, qu'il a été appelé chez nous comme arpenteur par notre comte ; c'est une histoire invraisemblable, que je laisse de côté pour le moment ; bref, appelé comme arpenteur, il entend l'être, et l'être ici. Vous connaissez, au moins par ouï-dire, les efforts inouïs qu'il a déployés sans résultat pour décrocher cette minuscule timbale. Un autre, pendant le même temps, aurait déjà arpenté dix pays. Mais lui ! Il continue à faire la navette entre les secrétaires du village ; il n'ose plus se hasarder jusqu'aux fonctionnaires du Château, quant à être revu un jour par l'administration centrale, il n'a jamais dû l'espérer. Il se contente des secrétaires quand ils viennent du Château à l'Hôtel des Messieurs, on l'interroge de jour, on l'interroge de nuit et il passe son temps â rôder autour des murailles de l'hôtel comme le renard autour du poulailler, avec cette différence qu'ici les renards ce sont les secrétaires, et que c'est lui qui tient le rôle du poulet.

 

Mais passons, c'est de Bürgel que je voulais parler. K. était donc convoqué hier – une fois de plus, et de nuit –, à l'Hôtel des Messieurs, par Erlanger, le secrétaire auquel il a principalement affaire. Ce genre d'invitations le transporte toujours d'aise, aucune déception n'y peut rien (que ne le prenons-nous pour modèle !). Toute convocation le confirme non dans sa déception, mais dans son long espoir. La citation lui donne des ailes, il court à l'Hôtel des Messieurs. À vrai dire, il ne va pas très bien, il ne s'attendait pas à cette invitation et s'est hâté, quand il l'a reçue, de faire au village quelques démarches pour son affaire, car il a plus de relations dans le pays que des gens dont la famille s'y trouve depuis cent ans. Elles sont censées lui être utiles pour obtenir son arpentage et, comme elles lui ont coûté un mal fou et sont à reconquérir tout le temps, il doit les surveiller comme le lait sur le feu. Car il ne faut pas croire aux miracles, elles n'attendent toutes que le moment de lui faire faux bond. Il est donc obligé de s'en occuper sans cesse. Et, malgré tout, il trouve encore le temps de discuter à perte de vue, avec moi ou avec tel autre, des sujets les plus farfelus, parce qu'il n'y a rien dans son idée de si abstrus qui ne se rattache à son affaire. Il est donc toujours au travail, il ne m'est jamais venu à l'idée qu'il y ait un moment où il dorme. C'est pourtant le cas dans son histoire avec Bürgel ; le sommeil y joue même le grand rôle.

 

Quand il se rendit à l'Hôtel des Messieurs, il était en effet déjà mort de fatigue. Comme il ne s'attendait pas à la convocation, il s'était conduit assez follement : il n'avait pas dormi de la nuit et n'avait pris, les précédentes, que deux ou trois heures de repos. Aussi le papier d'Erlanger, qui le convoquait pour minuit, tout en le ravissant une fois de plus comme le faisaient toujours les citations de ce genre, lui causait-elle de gros soucis, en raison de la fatigue qui risquait de l'empêcher de répondre aux exigences de l'interrogatoire comme il l'eût fait dans son état normal. Il arrive donc à l'Hôtel des Messieurs, cherche le couloir des secrétaires et tombe pour son malheur sur une fille qu'il connaît. Car il faut dire qu'il en connaît beaucoup, et toutes au service de sa cause. Cette fille, une des femmes de chambre, a quelque chose à lui raconter sur une autre fille qu'il connaît également ; elle le fait entrer dans sa chambre, il la suit – il n'est pas minuit – car il a pour principe de ne jamais laisser échapper une occasion d'informations nouvelles. Ce qui a parfois ses avantages ; et souvent ses inconvénients ; cette fois-là en particulier, quand il parvient à quitter la bavarde, il se retrouve dans le couloir à quatre heures du matin ! Ivre de sommeil. Il n'a qu'une chose en tête : ne pas manquer le rendez-vous d'Erlanger. Il trouve sur un plateau oublié dans un coin un carafon de rhum qui lui rend un peu de force, peut-être même trop, se glisse le long du long couloir, ordinairement très animé, mais mort à cette heure-là comme une allée de cimetière, jusqu'à une porte qu'il prend pour la porte d'Erlanger, se garde de frapper pour être sûr de ne pas réveiller éventuellement son homme, et ouvre avec mille précautions. Et maintenant je vais vous dire ce qui s'est passé ensuite, en vous répétant de mon mieux, mot pour mot et aussi minutieusement que lui-même, ce qu'il m'a raconté hier soir avec les apparences d'un désespoir mortel. Une nouvelle convocation lui aura remonté le moral depuis, espérons-le. Mais l'histoire est vraiment trop belle : malheureusement le plus beau s'en trouvait dans le détail, dans une minutie que mon récit ne pourra peut-être pas rendre entièrement. S'il y réussissait vous auriez tout notre K. ; mais, évidemment, pas de Bürgel. S'il y réussissait ! C'est la première des conditions. Car autrement il peut devenir très ennuyeux, c'est en germe dans sa nature. Comme la drôlerie. Mais essayons.

 

[30] Passage supprimé par l’auteur : – Asseyez-vous quelque part, dit Erlanger.

 

Il prit place lui-même devant le bureau, et, après avoir parcouru les titres de quelques chemises, modifia le classement des dossiers et essaya de les mettre dans un sac de voyage semblable à celui de Bürgel, mais qui se trouva presque trop petit. Erlanger dut sortir les dossiers qu'il avait déjà fait entrer et tâcha de les ranger autrement.

 

– Vous auriez dû venir depuis longtemps, dit-il.

 

Il s'était déjà montré inamical : cette fois il reportait probablement sur K. l'humeur que lui causaient les dossiers récalcitrants. K., arraché à sa torpeur par la nouveauté du décor et par le ton sec d'Erlanger qui lui rappelait la dignité distante de ses maîtres d'école – certains détails extérieurs y ajoutaient ; n'était-il pas lui-même assis en face du maître comme un élève dont les voisins de droite et de gauche ne sont pas venus ce matin-là ? – K. répondit aussi soigneusement que possible. Il mentionna d'abord le sommeil d'Erlanger, puis expliqua qu'il était parti pour ne pas le troubler, tut ses occupations suivantes et reprit son récit au moment où il s'était trompé de porte et conclut sur une allusion à sa fatigue extraordinaire dont il priait de tenir compte. Erlanger trouva aussitôt le point faible de l'argument :

 

– Étrange, dit-il ; pendant que je dors pour que le travail me trouve dispos, vous roulez je ne sais où, et vous invoquez votre fatigue au moment où l'interrogatoire doit commencer.

 

K. s'apprêtait à faire une réponse ; Erlanger l'écarta d'un geste de la main.

 

– Votre fatigue ne semble, dit-il, avoir réduit en rien votre soif de bavardages. Les murmures qu'on m'a infligés cette nuit, à travers la cloison de ma chambre, des heures durant, n'étaient guère de nature non plus à favoriser mon sommeil, auquel vous prétendez tant tenir.

 

De nouveau K. voulut répondre, de nouveau on l'en empêcha.

 

– Je ne vous retiendrai d'ailleurs pas longtemps, dit Erlanger, je veux seulement vous demander un petit service.

 

Mais soudain il eut l'air de se rappeler quelque chose, et K. s'aperçut qu'Erlanger n'avait cessé de penser vaguement à ce détail qui le distrayait de l'entretien, et que sa sévérité n'était peut-être qu'apparente : c'était un résultat de son inattention. Car il pressa tout aussitôt, sur son bureau, le bouton d'une sonnerie électrique. Une porte latérale s'ouvrit – Erlanger et son personnel occupaient donc plusieurs pièces de l'hôtel – et un domestique apparut. C'était apparemment un serviteur officiel (un de ceux dont Olga lui avait parlé ; K. n'en avait lui-même jamais vu), un homme assez petit, mais de très large carrure, le visage large également, et même ouvert, ce qui faisait paraître d'autant plus petits les yeux qui ne s'ouvraient jamais entièrement. Son costume rappelait celui de Klamm, à ceci près qu'il était râpé et allait mal, surtout des manches, qui étaient trop courtes, et spectaculairement trop courtes, car le domestique avait déjà les bras très courts ; le costume était visiblement destiné à quelqu'un de plus petit que lui ; les serviteurs devaient user les vieux habits des fonctionnaires. Ce détail contribuait sans doute à leur proverbiale fierté. Le personnage qui venait d'entrer n'en manquait pas : il avait l'air de penser qu'en répondant à la sonnerie il avait déjà fait tout le travail qu'on pouvait lui demander et regardait K. d'un œil aussi sévère que s'il eût été appelé pour prendre son commandement. Erlanger, au contraire, attendait en silence que le domestique exécutât de lui-même la petite besogne de routine pour laquelle il l'avait fait venir probablement. Mais, comme l'autre ne faisait rien si ce n'était de regarder K. d'un air méchant ou réprobateur, Erlanger frappa du pied avec irritation et traîna presque hors de la pièce K., qui eut ainsi à subir une fois de plus les conséquences d'une colère dans laquelle il n'était pour rien. Erlanger lui ordonna d'attendre dans le couloir, il pourrait revenir ensuite. Lorsqu'il rappela K., bien plus amicalement, le domestique avait disparu. K. ne vit d'autre nouveauté qu'un paravent à lamelles de bois, qui dissimulait le lit, la table à toilette et la commode.

 

– Que les domestiques sont irritants ! dit Erlanger, ce qui représentait de sa part un étonnant témoignage de confiance ; à moins que ce ne fût, bien sûr, du simple monologue. Comme si on n'avait pas assez de soucis et de causes d'irritation ! ajouta-t-il, les deux poings sur la table et le corps renversé en arrière. Klamm, mon chef, est un peu nerveux depuis quelques jours ; du moins nous semble-t-il à nous qui l'approchons, qui vivons dans son entourage, réfléchissons à tout ce qu'il fait et cherchons à l'interpréter. Il nous « semble » nerveux. Je ne dis pas « il l'est » – comment ferait l'inquiétude pour approcher de cet homme ? – mais nous le sommes, nous qui l'entourons, nous le sommes et ne pouvons presque plus le lui cacher au travail. C'est un état qui ne saurait durer un instant de plus sans causer les plus grands dommages, à tous, à vous aussi bien qu'à moi. Nous en avons cherché les raisons et avons trouvé plusieurs choses qui pourraient être à l'origine de cet état. Il en est des plus ridicules, ce qui n'a rien de très étonnant : l'extrême sérieux confine à l'extrême ridicule. La vie de bureau est tellement épuisante qu'on ne peut la mener qu'en faisant grande attention aux détails les plus minuscules, et, dans toute la mesure du possible, en n'y souffrant nulle modification. Le fait qu'un encrier, par exemple, ait été déplacé de la largeur d'une main de l'endroit où il se trouve d'habitude, risque de mettre en danger le plus important travail. Ce serait aux domestiques d'y veiller. Malheureusement on peut si peu leur faire confiance que c'est nous qui assumons cette tâche en grande partie, surtout moi dont on vante le coup d'œil pour ces choses. Or c'est là une besogne extrêmement délicate, psychologique, que les mains sans tact d'un serviteur expédieraient en un clin d'œil, mais qui me donne à moi énormément de mal, car elle diffère beaucoup de mon travail ordinaire, et le va-et-vient qui en résulte viendrait vite à bout de nerfs moins solides que les miens. Vous me comprenez ?

 

[31] Note de Kafka : Frieda attend aussi, mais elle n'attend pas K, elle observe l'Hôtel des Messieurs et elle observe K. ; elle n'a pas d'inquiétude à avoir, sa situation est meilleure qu'elle ne s'y attendait elle-même. Elle peut voir sans envie Pepi s'évertuer et croître en considération, elle fera cesser la chose à temps. Elle peut également voir en toute sérénité comment K. se comporte loin d'elle, elle ne permettra jamais à ses vagabondages d'aller si loin qu'il la délaisse entièrement.





À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Décembre 2006

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Evelyn, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.