Hervé Jubert

 

 

 

QUELQUES PARTS DE TÉNÈBRES

 

 

 

Éditions du Masque, 1999

sous le titre Le Virus de décembre

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PHASE 1. 3

2 décembre, 16:00 (heure de Bombay). 4

New York-Versailles. 8

Paris. 57

PHASE 2. 103

Mesa Verde. 104

Taliesin Cinq. 149

Carthage. 190

PHASE 3. 239

Drak Cay Bay. 240

Kho Phi Phi Gon.. 277

31 décembre, 22:00 (heure de New-York). 332

Bibliographie. 341

À propos de cette édition électronique. 342

 

PHASE 1

 

« Nous contrôlons la situation »

 

Déclaration du Ministre ukrainien à l’Énergie atomique le soir du 26 avril 1986

2 décembre, 16:00 (heure de Bombay)

 

La mousson s’abattait sur Bombay lorsque le jet de la Millenium Corporation s’élança vers le ciel. Il traversa comme une flèche les colonnes de nuages striées d’éclairs. Dix minutes plus tard, il volait dans un monde de glace et de silence quelque part entre l’océan Indien et les étendues désertiques du Pakistan.

 

Quatre hommes occupaient le bimoteur : Oscar Tripper (vice-président de Millenium), Nandi Pandagar (vice-président des Baba Industries), le pilote et un steward chargés de rendre le vol aussi agréable que possible. Ce dernier était nouveau, Oscar ne l’avait jamais vu auparavant. Celui avec lequel il avait l’habitude de voyager était resté dans la mégalopole indienne. Une mauvaise infection, d’après ce qu’on lui avait dit.

 

L’éminence grise de Françoise Desportes, celui qui n’était pas tout à fait étranger à la réussite spectaculaire du groupe Millenium, regardait la nuit tomber de l’autre côté du hublot. Les gouttes de pluie piégées au décollage étaient maintenant gelées et dessinaient un réseau de passerelles brillantes entre les étoiles. Oscar pensa à l’héritière qui devait voler à l’instant même pour Versailles.

 

Il avait hâte de la rejoindre. La présidente du groupe l’inquiétait depuis qu’elle avait annoncé aux médias l’imminence de révélations fracassantes dont elle comptait offrir l’exclusivité aux plateaux de télévision français. Quelles révélations ? À quel sujet ? Oscar n’en savait rien. C’était bien la première fois que Françoise provoquait un tel raz-de-marée médiatique sans l’avoir consulté auparavant.

 

Il mit ses inquiétudes de côté et sourit à l’Indien ventripotent assis en face de lui. Pandagar était son invité pour la semaine à venir. Oscar avait prévu le grand show pour ce nouvel associé : place d’honneur à la soirée versaillaise. Paris, ses bateaux-mouches et le Moulin Rouge. La Californie et le siège de Millenium. Les Indiens étaient friands de démonstrations d’amitiés. Et ce n’était pas le moment de décevoir celui-là.

 

Oscar appela le steward et lui demanda une Cristal de Roederer. Le steward revint avec un seau à champagne. Il s’installa sur une desserte, à côté d’eux, et leur tourna le dos pour ouvrir la bouteille.

 

Oscar se rappela rapidement la puissance que représentait Nandi Pandagar en termes de main-d’œuvre. Une dizaine de milliers de fourmis humaines travaillaient pour lui dans les immeubles climatisés de Bombay et de Bénarès, réécrivant les millions de lignes de codes susceptibles d’être affectées par le bug de l’an 2000. Baba Industries avait bâti son empire sur la construction des autobus les plus tapeculs de la planète, mais elle avait su très vite se diversifier. L’Occident frappait maintenant à la porte du parent pauvre pour préparer les systèmes d’exploitation et les applications spécifiques au passage du millénaire.

 

Millenium s’était, elle, basée sur l’horloge à temps réel inventée par François Desportes, le père de la présidente, pour bâtir son empire. L’horloge ne craignait plus le bug de l’an 2000 : l’inventeur avait lancé le programme de conversion des lignes de codes bien avant l’accident qui lui avait coûté la vie. Le programme était bouclé depuis plus de trois ans et les dizaines de milliers d’horloges équipant les dizaines de milliers de machines frappées du sigle de Millenium étaient maintenant certifiées conforme troisième millénaire et suivants.

 

Oscar n’avait pas frappé aux portes de Baba Industries pour demander de l’aide mais pour proposer une collaboration. Objet du contrat : le traitement du futur et non moins dévastateur effet Crouch-Echlin dont on ne parlait pas encore. Nandi Pandagar en avait entendu parler, évidemment. Sans jamais avoir été témoin d’une manifestation directe de ce dysfonctionnement temporel. Oscar lui avait fait une démonstration le matin même et avait emporté son adhésion.

 

Il suffisait de prendre une machine traitée An 2000 et de l’accélérer. Les premières erreurs apparaissaient généralement vers le mois de janvier de l’an 2001. Dans leur cas, l’horloge avait commencé à s’affoler pour la Saint Sylvestre. L’ordinateur avait tout à coup sauté en 1933, puis en 5089, pour s’arrêter en 1456. Il continuait à fonctionner, mais deux générations avant que Colomb ne s’embarque pour l’Amérique.

 

Seuls les ingénieurs de Millenium s’étaient pour l’instant penchés sur cet étrange comportement. Et ils étaient les seuls à en avoir trouvé la clé. Oscar était venu en Inde pour proposer cette clé au géant de la réécriture des lignes de codes contre une substantielle participation aux bénéfices. Baba serait en effet la seule industrie capable de répondre au vent de panique qui agiterait les sphères industrielles lorsque la seconde menace apparaîtrait derrière la première, qu’elle soit un pétard mouillé ou non. Mais Baba ne serait pas la seule à en profiter.

 

– You are a bit expensive, my friend, jugea Pandagar. But I think it’s a good deal.

 

– Je pense aussi, acquiesça Oscar qui se tourna vers le steward, toujours penché sur son seau à champagne. Vous avez besoin d’un coup de main ? lui demanda-t-il un peu excédé du temps qu’il mettait à ouvrir cette bouteille.

 

L’homme se retourna et fixa le vice-président de Millenium avec un sourire peiné. Il tenait une arme munie d’un silencieux. Une serviette était négligemment jetée par-dessus. Oscar reconnut un Glock 17 Perfection. Pandagar n’avait rien vu. Le steward se tourna d’un quart de tour vers l’homme d’affaires indien qui découvrit le canon du Glock pointé sur sa bedaine. La stupéfaction puis la peur chassèrent toutes les couleurs de son visage.

 

– Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les bus déglingués m’insupportent, lui dit le steward avec une voix qui ne trahissait aucune émotion.

 

Pandagar poussa un hurlement qui s’étrangla au fond de sa gorge lorsque deux impacts rouge sang s’ouvrirent au niveau de son cœur et entre ses deux yeux. Sa carcasse glissa sur le côté. L’homme se retourna vers Oscar qui n’avait pas bougé. Le vieux conseiller aurait aimé demander pourquoi, qui êtes-vous, que voulez-vous ? Mais il était incapable de parler. Le tueur le contempla et lui dit avec une mine de Pierrot triste :

 

– Quant à vous, d’après ce qu’on m’a dit, on vous garde pour la fin.

 

Oscar vit l’homme empoigner son arme par le canon et le Glock se précipiter vers sa figure. Il y eut un choc terrible, le sentiment que quelque chose (ses mâchoires ou son nez) venait de se briser. Puis les ténèbres enveloppèrent son esprit alors que le monde basculait autour de lui, que le ciel se transformait en un puits sans fond dans lequel le jet de la Millenium tombait, tombait, tombait…

 

New York-Versailles

 

– Amie auditrice, ami auditeur bonjour ! Tout le monde en parle, tout le monde l’attend. J’ai nommé le bug de l’an 2000 ! Même les représentants du G8 l’ont mis au centre de leurs discussions, au sommet extraordinaire de Cologne. Au chapitre chronique d’une catastrophe annoncée, accrochez-vous ! Ça décoiffe. Mister Bogue va être à l’origine d’une récession économique mondiale d’au moins trente pour cent. Des défaillances aux conséquences imprévisibles affecteront la moitié du parc nucléaire (de construction soviétique, en premier lieu). Une avalanche de problèmes et de défaillances (de votre magnétoscope au système de pilotage du dernier Boeing) rendront votre existence aussi cauchemardesque que les prophéties les plus sombres des Nostradamus de Times Square ! Que nos auditeurs se rassurent : l’Amérique est la mieux préparée à cette nouvelle épreuve que le ciel nous impose, et New York située en pole position dans le top ten des grandes cités qui survivront au nouvel an. Mais ne négligez pas pour autant les conseils prodigués par ceux qui vous veulent du bien, dont votre serviteur : établissez vos archives bancaires (si ce n’est déjà fait), munissez-vous de liquidités, et achetez de bonnes couvertures (j’ajouterais, quelques bouteilles de Champagne), pour la nuit de la Saint-Sylvestre qui sera sans doute très très longue et très très froide.

 

Maximilien Varèse fit taire le chroniqueur en tournant d’un cran le bouton de volume du poste de radio. Le loft, immense et vide, retomba dans un silence sépulcral.

 

« Fin de l’agence Eden » songea-t-il. « Fin de l’aventure immobilière. »

 

Il dénicha un paquet de Gauloises froissé au fond de sa poche de veste et en extirpa un tube blanc et fragile qu’il fit rouler entre ses doigts. Varèse déambula dans l’espace gigantesque, emportant sur ses semelles de chaussures poudre de gravats et moutons de poussières. Il s’arrêta devant une baie qui ouvrait sur Lower Manhattan. La brume de pollution obscurcissait le ciel que des hélicoptères sillonnaient en tous sens. Un panneau publicitaire accroché sur la façade d’un immeuble montrait Ewan Mac Gregor brandissant son sabre laser.

 

La publicité lui fit penser à Seiza et à la Sûreté française quittée presque six ans auparavant. Il avait alors trente-trois ans : un jeune agent avec une belle carrière derrière lui. Son équipe des Taupes avait réalisé quelques coups fumants en matière d’espionnage industriel et de piratage en gants de velours. Des cas d’écoles enseignés dans les académies.

 

Le souvenir de Daria Seiza le fit sourire. La casseuse de codes prodige, dénichée dans le microcosme interlope des otakus de Nagasaki, représentait le premier pilier technologique de la petite équipe. Elle avait enfoncé, entre autres, les verrous informatiques du Pentagone pour en extirper les informations stratégiques que lui avaient demandés les gouvernants de l’Hexagone, en une demi-heure, juste histoire de leur montrer de quoi elle était capable.

 

La figure d’Ulysse apparut à côté de celle de Daria. Le vieux pirate était habillé de son éternel costume trois pièces sans forme ni âge. Ulysse était le maître incontesté des virus informatiques, un Michel-Ange dans son domaine. Certains lui attribuaient la paternité du cheval de Troie, ce virus qui se nichait dans une machine et en ouvrait les portes de l’intérieur, prenant les sécurités par derrière. Ulysse n’avait jamais réellement confirmé la rumeur. Le choix de ce pseudonyme s’en était chargé à sa place.

 

Vlad Vsevolod s’intercala entre Ulysse et Seiza pour compléter l’armature dont Varèse représentait la tête. Le chien de guerre ukrainien était mort lors de leur dernière mission, lors de l’attaque de la Maison Blanche.

 

Qu’étaient devenus Daria et Ulysse ? se demanda Varèse. Il n’en savait rien et il n’avait jamais cherché à le savoir. Ils s’étaient séparés juste après avoir donné leurs démissions à Michel Caran, le patron de la Sûreté.

 

L’esprit du vieux briscard était réputé impénétrable. Il avait pourtant perdu son sang-froid lorsque Seiza, Ulysse et Varèse lui avaient claqué la porte au nez. Leurs démissions étaient sécurisées, bien entendu : chacun avait raconté ses missions accomplies pour l’état français et déposé sa prose dans des cabinets indépendants, à l’étranger, avec clause de divulgation en cas de disparition quelle qu’elle fût. La frontière entre mort naturelle et soi-disant accidentelle était dans ce milieu trop mince pour prendre le risque de distinguer l’une de l’autre dans le contrat de dépôt.

 

Caran avait été obligé d’accepter leur départ. Et Caran détestait être obligé.

 

Varèse alla chercher du feu dans la cuisine. Il alluma sa Gauloise et aspira la première bouffée de tabac brun, les yeux mi-clos. La fumée lui incendia les poumons.

 

Une seule cigarette suffisait à l’engourdir depuis qu’il ne dormait plus que par courtes périodes. Il se laissa emporter par la sensation et vit apparaître celle qu’il avait perdu derrière ses paupières, Catherine, sa petite brunette joyeuse aux mirettes pétillantes. Elle lui disait pour la énième fois :

 

– Cette merde te tuera, Max. Tu ferais mieux de m’embrasser au lieu de fumer comme un pompier.

 

Il se faisait prier. Il l’asticotait en tirant sur sa clope. Il attendait qu’elle lui arrache la cigarette des lèvres, l’envoie d’une pichenette dans l’évier et se cale contre sa poitrine en ronronnant…

 

Varèse sursauta en revenant à la réalité. La pièce était vide, morte. Il donna un violent coup de pied dans une cloison qui résonna sous le choc. « Morte… Morte… » Les mots ne servaient à rien, il le savait depuis longtemps. Mais l’action.

 

Il sentit la lettre pliée dans la poche intérieure de sa veste. Oui, l’action, peut-être, apporterait un peu de répit à sa douleur. Il récupéra son sac à dos de l’autre côté du loft, le jeta sur son épaule, traversa le plateau en diagonale jusqu’à la cage d’ascenseur, appela la cabine qui commença à grimper lentement depuis les profondeurs de l’immeuble.

 

Une semaine. Lorsqu’ils s’étaient quittés, ils s’étaient promis de se retrouver une semaine plus tard, à Marseille, Toulouse ou Avignon, selon la maison qu’elle leur aurait trouvée. Trois ans avaient passés depuis.

 

La cabine s’arrêta devant lui. Il tira le rideau métallique sur le côté et sauta sur le parquet de lino décalé par rapport à l’étage. Il ferma la grille et enfonça le bouton du rez-de-chaussée. La cabine descendit en grinçant.

 

Varèse regarda l’agence Eden disparaître avec le sentiment de repartir en mission, comme au temps des Taupes, des planques et des infiltrations. Mais il n’obéissait pas cette fois à des ordres ni ne servait une cause obscure : il travaillait pour lui. Sa conscience le réclamait. Quelqu’un devait payer le prix de la douleur. Et ce quelqu’un, il l’avait enfin trouvé.

 

Les locaux de l’agence Eden occupaient le dernier étage d’un immeuble de Mercer Street installé en plein cœur du Village, l’un des quartiers branchés de Manhattan. Le Walt Whitman, un Deli du début du siècle qui avait échappé aux guides touristiques en était un des hauts lieux. Varèse y déjeunait régulièrement depuis la création de l’agence.

 

Grand Dad vivait sur les cent mètres qui séparaient le Whitman de l’agence Eden. Grand Dad était un de ces clochards philosophes chassés des beaux quartiers par le maire en exercice. Ses semblables avaient été refoulés vers les boroughs. Lui, avait réussi à s’incruster comme de la vieille crasse dans l’un des derniers coins de Manhattan épargné par les vendeurs de baskets à compensateurs d’effets et de sandwichs synthétiques.

 

Varèse l’appréciait et l’invitait souvent au Whitman, dont les serveuses acceptaient à petites doses sa tenue extravagante et son odeur délicate. Il n’avait jamais réussi à donner un âge à Grand Dad. Le vieillard avait l’air de voyager hors du temps, sur un autre plan de la réalité. C’était peut-être ce qui les rapprochait.

 

Varèse tourna dans Broome Street et la remonta vers l’East River.

 

Le ciel était d’un bleu profond, le temps froid et sec. « Idéal pour traîner dans Central Park », projeta-t-il par pur réflexe : cela faisait des années qu’il n’y avait pas traîné. Depuis l’accident, il attachait un but à chacun de ses pas. Pour éviter de penser, de laisser son esprit s’évader vers un temps qui n’était plus. Cela faisait trois ans qu’il jouait à l’homme pressé. Trois ans passés à faire prospérer l’agence Eden grâce à un travail acharné, maladif.

 

Le visage lisse du jeune agent s’était creusé, une barbe naissante ombrait maintenant ses joues. Ces années d’épreuves lui avaient au moins données une gueule cassée à la Michel Caran.

 

Comment était-il passé de Paris à New York, du renseignement à l’immobilier ? L’idée de l’agence Eden traînait dans son esprit bien avant qu’il n’arrive aux États-Unis : il l’avait déjà en travaillant pour la Sûreté. Elle avait mûri dans la fréquentation de la jet set internationale, lors de ses voyages sous les latitudes exotiques pendants lesquels il avait noué des rapports étroits avec ses homologues Vietnamiens, Malais, Chiliens, Néo-Zélandais… Cette idée tenait en une question toute simple : qui n’a pas rêvé de vivre sur une île déserte, d’être à la manière d’un Dieu, le maître de son propre paradis ?

 

Les édens ne manquaient pas sur Terre, Varèse avait eu tout le loisir de s’en rendre compte. Et plus d’un gouvernement à qui ils appartenaient (de la junte militaire à la dictature en passant par les monarchies, califats et maharanis), ne sachant qu’en faire, avaient été séduits par ses offres d’achats. Il s’était ainsi constitué un fonds immobilier qu’aucune autre agence au monde n’était en mesure de proposer.

 

Le catalogue n’affichait pas ses prix. La clientèle concernée par ce genre de transactions était plutôt restreinte. Mais elle existait bel et bien. Elle avait fait gagner à Varèse, en à peine trois ans, plus d’argent qu’il n’aurait jamais pu rêver gagner en une seule existence. Il était rentier à moins de quarante ans et pouvait s’arrêter de travailler, surtout après le coup magnifique de Ko Phi Phi Gon, un archipel de huit îles enchâssées dans une barrière de corail, en plein cœur de la mer d’Andaman.

 

Cette perle, préservée et sauvage, appartenait à la Thaïlande qui l’avait vendue à Varèse à un tarif honorable. Lui, venait de la vendre à un groupe de huit acheteurs anonymes traitant par intermédiaires pour une somme vertigineuse. La transaction avait eu lieu à la fin de l’été. Elle avait un peu précipité sa décision.

 

De toutes façons, son catalogue était presque épuisé : il ne lui restait qu’un caillou dans les Caraïbes et un plateau brumeux planté entre l’Irlande et l’Écosse. Il les avait donc vendus à l’enchère, puis il avait rompu le bail de ses locaux de Mercer Street, offert une prime de départ substantielle à la petite équipe qui l’avait accompagné dans l’aventure immobilière, fragmenté ses comptes bancaires entre les îles Caïman, la Suisse et une succursale de la Bank of New Jersey basée à Princeton, établissement dans lequel il avait déposé les diamants achetés à la Beers avec la moitié de ses fonds.

 

Varèse vivait dans ses bureaux depuis l’accident. Il avait perdu de vue les quelques connaissances liées à New York. Personne ne l’attendait, nulle part. C’était donc un homme totalement libre qui venait de mettre la clé sous la porte de son agence. Tous les chemins du possible s’ouvraient devant chacun de ses pas.

 

Il passa Broadway, bruyante et enfumée, et s’engagea dans Crosby Street.

 

Homme libre… Le poncif le fit sourire. Certes, son petit sac à dos ne contenait en tout et pour tout qu’un jeu de cartes de crédits, son passeport, une brosse à dents et un billet d’avion. Il pouvait, juste avec ça, faire le tour du monde une dizaine de fois. Il aurait pu si son billet n’avait été un aller simple pour Paris.

 

Il s’arrêta en prenant la mesure de l’acte qu’il s’apprêtait à accomplir. Il craignit une fraction de seconde que le trottoir s’ouvre sous ses pieds, l’engouffre et se referme sur lui. Il était conscient qu’aucune cour de justice ne pourrait excuser ce qu’il allait commettre.

 

La vengeance est-elle triviale dans nos sociétés évoluées ? La loi du Talion appartient-elle au passé ? Le prix réclamé pour sa mort ne la ramènera pas ? Varèse n’avait rien à foutre de ces fausses questions et plus rien à perdre qu’il n’ait perdu déjà. Sinon la raison qui s’obstinait à ne pas vouloir lui faire défaut. Jamais ses idées n’avaient été aussi claires qu’en cet instant précis, alors que chacun de ses pas le rapprochait de son but. Rien ni personne ne pouvait plus l’arrêter.

 

Il sentait avec acuité la moindre brise, le moindre transport d’odeurs, le moindre mouvement traversant la périphérie de son champ de vision. C’était une sensation bien agréable que de retrouver la position du mercenaire comme disait le vieux Caran lorsqu’il envoyait les Taupes en mission. Varèse regretta presque de ne pas avoir Ulysse, Vsevolod et Seiza à ses côtés. « Au moins, pensa-t-il, le Vieux m’accompagne ».

 

Il tapota à nouveau la poche intérieure de sa veste et fit mine d’en sortir la lettre que le baroudeur lui avait adressée en réponse à la demande dont l’ancien agent et ami lui avait fait part.

 

– Alors gamin, on paye une pinte à Grand Dad avant de disparaître ? !

 

Le clochard était affalé sur un perron et mâchonnait un mégot de cigare cubain. Varèse avait choisi Grand Dad comme confident pendant les quelques mauvaises cuites qu’il s’était permises depuis l’accident. Il lui avait même présenté Catherine, à peu près au même endroit, un jour comme aujourd’hui.

 

Varèse n’avait pas pris beaucoup de risques en lui dévoilant ses projets les plus secrets : ce vieil homme abandonné de tous n’avait plus toute sa tête et alternait des phases de pur délire et des périodes de clairvoyance quasi prophétique. L’ancien agent traversa Crosby Street en sautant au-dessus des flaques qui transformaient la chaussée en bourbier et il ouvrit la porte du Walt Whitman devant le clochard qui n’attendit pas que Varèse lui réponde pour comprendre son invitation.

 

*

 

Grand Dad engouffrait sa troisième part de tarte. Varèse le contemplait en sirotant son troisième café à coups de petites rasades brûlantes. Le clochard n’avait presque pas touché à sa pinte. Il avait l’air particulièrement lucide. Varèse trouva cela de bon augure, sans savoir pourquoi.

 

– Tu nous quittes aujourd’hui, c’est ça ? Tu vas venger ta brune ? lui lança le clochard avec un air malicieux.

 

Varèse se renfonça dans la banquette de moleskine. Il avait donc parlé de ses projets au vieillard ? Un réflexe de tueur l’effleura (faire disparaître le témoin) chassé par le caractère inéluctable de sa mission. Il répondit par un hochement de tête aux deux questions de Grand Dad.

 

– T’as raison gamin. Ceux qui doivent payer doivent payer. (Il désigna Varèse avec sa cuillère) J’ai bien suriné le patron de la compagnie d’omnibus après que ma poule soit passée sous un d’ses chevaux. C’était pendant la guerre, et j’étais plus jeune que toi. Mais c’est kiffe-kiffe bourricot.

 

Grand Dad avala le reste de sa part en une bouchée et tendit son assiette vide à la serveuse qui le resservit pour la quatrième fois en souriant à Varèse. Quitter cet endroit, cette ville, ces gens… Finalement, il s’y était attaché.

 

– Je ne reviendrai pas, Grand Dad.

 

Le clochard partit d’un franc éclat de rire qui permit à Varèse d’apprécier l’étendue du désastre dont sa bouche était le théâtre. Son hilarité se communiqua à la serveuse et à quelques clients qui se retournèrent vers eux. Varèse coinça une cigarette entre ses lèvres et l’alluma machinalement. Grand Dad essuya les larmes qui coulaient le long de ses joues.

 

– Avec ça, tu ne reviendras pas, gamin (il désignait la Gauloise allumée). Pour sûr. (Varèse ne réagissait pas et observait le philosophe au travers d’un écran de fumée bleue.) Mais sans ça, je suis prêt à parier ma première liquette que ton histoire se finira là où tu l’as commencée.

 

Varèse ne pouvait pas lui dire que ce qu’il préparait depuis de longs mois, la tactique qu’il avait patiemment planifiée, son acte qu’il avait répété en pensée chaque nuit d’insomnie que ses souvenirs lui faisaient subir, que l’accomplissement de son but enfin ferait de lui un hors-la-loi à l’échelle internationale. Certes Caran l’avait renseigné. Mais jamais il ne le couvrirait. Et, somme toutes, c’était la stratégie du suicide que l’ancien agent avait décidé d’adopter.

 

– T’as entendu parler du millénaire qui approche, gamin ? demanda le vieillard qui considérait que le silence de son interlocuteur valait à nouveau pour un oui. Et t’es au courant que le monde va, comme qui dirait, connaître un grand nettoyage de printemps ?

 

– L’Apocalypse ? se moqua Varèse en se rappelant le reportage qu’il avait entendu avant de quitter Mercer Street.

 

– Foutaises ! hurla Grand Dad. Y aura pas plus d’Apocalypse que j’ai de beurre au cul ! (Une cliente gloussa dans son dos. Grand Dad se tourna vers elle et lui lança :) Parfaitement Madame ! Ce serait un peu facile d’arrêter tout d’un coup, et hop, dernier jugement, chacun dans sa case et on n’en parle plus ! Trouvez pas ? !

 

– Si, si, répondit-elle en essayant d’échapper à la conversation.

 

Grand Dad se tourna à nouveau vers Varèse. Un sourire radieux illuminait ses traits.

 

– Non, c’est pas à un jugement auquel on va avoir droit, mais à une rémission. La rémission des péchés. Le retour aux origines. Les pendules à zéro !

 

Grand Dad s’était levé et braillait, les bras écartés. Une serveuse jeta son torchon par terre avec colère, marcha sur lui, l’attrapa par le col et le traîna vers la porte. Le vieillard, hilare, continuait en fixant Varèse :

 

– Tu reviendras ici, gamin, tu reviendras propre comme un sou neuf ! Et nous boirons à la santé de tous ceux qu’on aura laissés derrière nous !

 

La serveuse le poussa dehors et resta plantée devant la porte. Varèse contemplait la part de tarte à laquelle Grand Dad n’avait pas touché. Il tira l’assiette jusqu’à lui, s’empara de la cuillère graisseuse et entreprit de faire disparaître la pâtisserie jusqu’à la dernière miette. Peu lui importait que le vieillard soit fou ou prophète : son message lui plaisait, et il décida de le faire sien envers et contre tout. D’accord : il boirait à la santé de celle qu’il avait laissée derrière lui.

 

Il avala la dernière bouchée et jeta un coup d’œil à la pendule accrochée au-dessus du portrait du poète américain. Il avait deux heures pour rejoindre JFK et sauter dans le vol pour Paris. Il se leva, paya en laissant un bon pourboire et adressa un signe de tête à la serveuse en guise d’au revoir. Elle lui rendit son salut, bon gré mal gré dans un premier temps, avec enthousiasme lorsqu’elle vit le billet de vingt dollars qu’il avait laissé sur la table.

 

– À bientôt Monsieur Varèse ! lança-t-elle en se retournant.

 

La porte s’était déjà refermée sur l’homme qui s’éloigna sans regarder derrière lui.

 

*

 

Les moteurs du 747 s’emballèrent pour se calmer aussitôt. L’énorme carcasse du Boeing trembla en s’engageant dans le virage qui menait à la piste d’envol. Un 727 de la Koweit Airlines le précédait. Un bimoteur d’une compagnie intérieure américaine le suivait comme un animal parasite.

 

– Nous vous remercions de votre attention.

 

La voix était féminine, rassurante, douce comme de la soie. Les figurants s’étaient prêtés au jeu de la catastrophe aérienne avec le sourire, du début à la fin. La démonstration des procédures de sécurité laissait penser que, si l’avion devait s’écraser, ce serait dans un nid d’ouate aussi rose que les fesses d’un bébé. Varèse jeta un coup d’œil à l’extérieur.

 

Le terminal de JFK oscillait au bout de l’aile longue comme une piste de bowling. L’après-midi touchait à sa fin et le temps, couvert, faisait peser sur toutes choses une lumière grise et froide. Un avion décolla, suivi quelques secondes plus tard par son rugissement assourdi. La double traînée de gaz d’échappements dessina une rampe de lancement vers le ciel, le temps d’être chassée par le vent latéral qui soulevait les tuyères plantées en bord de piste.

 

– Nous allons maintenant vous diffuser un message du Bureau National de la Sécurité des Transports.

 

Varèse reporta son attention sur l’écran à projection trichrome.

 

Un Boeing vu du dessus et glissant sur le côté, transperçant les nuages. Fondu enchaîné sur le sigle du NTSB, remplacé par un homme au visage grave assis derrière un bureau, simple faire-valoir de la toute-puissante bureaucratie américaine. Le nom de l’officiel s’inscrivit en sous-titre. Varèse ne le retint pas mais s’intéressa au regard de l’homme. Combien d’années de mensonges y étaient inscrites en filigrane ? Le fonctionnaire garda le silence, captant l’attention des passagers blasés ou inquiets, et commença son discours lorsque toutes les têtes furent tournées vers lui, comme s’il se trouvait là, avec eux, en cet instant.

 

– Vous avez sans doute entendu parler du bug de l’an 2000 ? (L’homme sourit et son sourire était étincelant. Une vraie rigolade, ce bug.) Vous avez dû entendre les prévisions les plus alarmistes à ce sujet ? (Le sourire, à nouveau, plus condescendant, comme s’il fallait excuser les oiseaux de mauvais augure qui véhiculent toutes ces théories apocalyptiques à quatre sous.) À quoi aurons-nous droit ? À un cataclysme nucléaire total ?

 

Les mines se figèrent dans l’habitacle. « Le vieux démon atomique a encore de belles années devant lui » remarqua Varèse.

 

– À un nouveau Black Monday ?

 

Le ton était redevenu facétieux et les visages se détendirent, un peu.

 

– À une panne généralisée de nos cafetières et de nos magnétoscopes ?

 

Quelques passagers rirent nerveusement.

 

– Restons sérieux. (L’homme présenta ses paumes pour, à la manière d’un prestidigitateur, montrer qu’il ne cachait rien.) Ce bug est, certes, un réel problème technique. Mais il a été prévu, circonscrit et éradiqué grâce à la vigilance et à l’esprit d’anticipation de nos chercheurs. (Images des dits chercheurs en tenue anti-poussières penchés sur des circuits imprimés.) Tous les équipements embarqués sur les avions visés par le NTSB ont été soumis aux plus rudes simulations. Et le Bureau est désormais en mesure d’annoncer que le bug de l’an 2000 (nouveau sourire moqueur)… ne représente aucun danger pour les passagers des vols longs ou moyen courriers américains. Aussi (l’homme écarta les bras comme s’il allait congratuler l’ensemble des passagers)… je n’ai plus qu’à vous souhaiter bon voyage. Et gardez confiance : l’Amérique vous protège ! Dieu protège l’Amérique !

 

Nouveau fondu-enchaîné sur le sigle du NTSB avant que l’image ne s’éteigne.

 

Le 747 était maintenant dans l’axe de la piste d’envol. Le 727 qui le précédait venait de s’élancer et devait ressembler à un trait gris accroché entre le ciel et la terre.

 

– Salopards d’officiels, maugréa l’homme assis à la droite de Varèse. Ils veulent vraiment nous faire avaler n’importe quoi.

 

Le passager devait faire ses cent kilos. Il se trémoussait dans son fauteuil, dégageant une fesse puis l’autre des accoudoirs hérissés de commandes. Ils étaient pourtant en classe Affaires. Mais les ingénieurs de la TWA ne devaient pas dépasser une moyenne de soixante-dix kilos et d’un mètre soixante-quinze. Il soufflait et suait. Il épongea son front constellé de sueur. Varèse se demanda si l’homme avait peur ou s’il avait simplement un problème de réglage thermique.

 

– J’ai une petite affaire à Cincinnati. Pièces détachées pour la Navale, expliqua-t-il. Ces salopards de consultants ont bouffé cinq pour cent de mon budget, rien que pour m’assurer le passage de l’an 2000. Tout mon putain de parc immobilier à changer. Il avait deux ans. Le constructeur et le fabricant du système d’exploitation se renvoient la balle pour ne pas payer la facture. Salopards d’informaticiens.

 

L’homme reprit son souffle. Le 747 attendait toujours en bout de piste, sans doute qu’un avion atterrisse.

 

– Et ces salopards d’officiels qui font la pub des lignes américaines ! Remarquez (l’homme regarda autour de lui : la moitié de la classe Affaires était vide)… les gens sont pas fous, pas comme nous, hein ? !

 

L’obèse essayait obstinément de gagner Varèse à sa cause qui commençait à comprendre pourquoi il s’était assis à côté de lui : ce type avait la conversation maladive, il était du genre à parler pour évacuer son stress.

 

– Z’avez vus la KLM ? Clouée au sol pour la première quinzaine de janvier. La British aussi. Et ces cinglés de Chinois qui feront voler leurs ministres le premier janvier, juste histoire de montrer que tout va bien. Veulent vraiment nous faire avaler n’importe quoi.

 

Le Boeing ne bougeait toujours pas. Varèse détestait l’attente et l’enfermement. Il essuya ses mains l’une contre l’autre.

 

– Vous allez à Paris pour affaires ? continua l’homme. Vous connaissez ? Vous pourriez peut-être me conseiller, pour les sorties nocturnes ?

 

Varèse se retourna tout à coup vers le chef d’entreprise et lui dit :

 

– Je vous prie de m’excuser, mais l’avion me rend nerveux.

 

Il regarda derrière lui. Les hôtesses de l’air étaient harnachées à leur siège et attendaient que le Boeing décolle. Il se leva rapidement et s’assit de l’autre côté de l’habitacle dans un carré vide de passagers. Les hôtesses n’eurent pas le temps de réagir. L’homme obèse grogna mais profita de l’aubaine pour s’approprier le hublot.

 

– Salopard de bug, crut entendre Varèse.

 

À moins que l’insulte ne lui ait été destinée.

 

Le commandant de bord annonça « Décollage dans dix secondes ». Varèse accrocha sa ceinture, se cala au fond de son siège et regarda par le hublot, maintenant sur sa droite. Ses mains s’agrippèrent malgré lui aux accoudoirs. Il sentit son cœur se préparer à la grande scène du II.

 

Les moteurs du 747 s’emballèrent et se stabilisèrent à plein régime. Le mastodonte se mit à rouler sur la piste, de plus en plus vite. Le paysage défilait : bande verte entre deux bandes grises. L’avion était lancé : soit il décollait, soit…

 

La loi de Bernoulli ferait bien sûr en sorte qu’il décolle, une fois de plus. Mais Varèse ne pouvait s’empêcher d’imaginer la fin de la piste d’envol vers laquelle fonçaient, à plus de deux cent cinquante kilomètres heures, des tonnes de métal et de plastique, des centaines de litres de kérosènes et eux, les passagers. « Une centaine de personnes assises dans le ventre d’une super-bombe », pensa Varèse alors que le nez du 747 se soulevait et que le miracle s’accomplissait.

 

Ses tripes connaissaient la suite par cœur : ce mélange de terreur pure et d’émerveillement, ce mariage de maîtrise technologique et d’inconscience dont l’homme était le champion et l’aérodynamique une illustration parfaite. Le sol ressembla très vite à un monde miniature avant de disparaître sous la première couche de nuages. Le 747 transperçait les énormes masses duveteuses comme un obus traversant des murailles d’eau en suspension.

 

Les ailes qui soutenaient toute la puissance les arrachant à l’attraction terrestre semblaient si fragiles… Varèse observait les vis qui les rattachaient à l’avion en s’attendant à les voir sortir de leurs encoches, lentement, en tournant sur elles-mêmes. L’aile partirait ensuite en morceaux comme une fleur de métal décapitée par une bourrasque. L’avion piquerait vers le sol…

 

Un trou d’air lui souleva le cœur. Les passagers poussèrent une exclamation de surprise. Un bébé se mit à pleurer derrière le rideau, en classe économique. Les hôtesses de l’air ne bougeaient pas, attendant que ça passe. Varèse scrutait leur visage comme s’il s’agissait d’un baromètre, allant de Sérénité à Terreur. L’aiguille se stabilisait pour l’instant dans Calme plat. Le Boeing sortit des nuages et la peur fut enfin balayée par l’émerveillement.

 

Le monde s’étendait à perte de vue. La lumière grise de la surface avait été remplacée par un flamboiement doré. Le soleil se couchait à l’horizon et dessinait une féerie de lumière. Le 747 continuait à grimper avec une constance rassurante. Le régime des moteurs ne faiblissait pas. La mer de nuages s’éloigna en dessous d’eux comme la terre s’était éloignée une première fois. Un avion minuscule la transperça, beaucoup plus bas. Il grimpait lui aussi contre le ciel et donnait une idée de l’échelle du milieu gigantesque dans lequel, désormais, ils évoluaient.

 

Varèse s’arracha à la contemplation du hublot et revint en mémoire à cette soirée du 17 juillet 1996. Il n’eut même pas besoin de fermer les yeux pour sentir leur dernière étreinte devant la porte d’embarquement. Catherine lui demandait d’écraser sa cigarette, il profitait des derniers instants pour se serrer contre elle et s’imprégner de son odeur.

 

Les hôtesses se dessanglèrent et se levèrent pour préparer la première collation à effet placebo.

 

« 747, TWA, 800 » pensa Varèse.

 

Ce qu’elle avait vu avant de mourir ressemblait à ce qu’il voyait maintenant : du plastique blanc, le dos d’un fauteuil bleu pâle. Il était 20 heures 30, environ. Plus tôt aujourd’hui. Mais le même effet de crépuscule devait colorer le ciel. Varèse contempla le tapis de mousseline blanche dont plusieurs kilomètres de vide les séparaient déjà. Le monde sombrait dans la nuit, l’étendue était sans limites. Il pria pour que cette image ait été la dernière qu’elle ait emportée avec elle.

 

Cela faisait maintenant près de dix minutes qu’ils gravissaient un Everest invisible. Ils devaient se trouver au niveau des treize mille pieds fatidiques, au sud de Long Island, juste au-dessus de cette portion de mer glacée sur laquelle débris humains et matériels s’étaient éparpillés. La violence de l’explosion, le froid qui gèle les poumons, la chute libre. Tout avait sans doute été trop vite pour que quiconque à bord du vol 800 comprenne, pour que les dernières secondes conscientes de son existence ne se transforment en cauchemar.

 

Les hôtesses se tenaient debout, dans la kitchenette, et ne bougeaient plus, les mains croisées sur leur tablier. La musique d’ambiance fut coupée. Seul le sifflement du système de pressurisation et le vrombissement assourdi des moteurs étaient maintenant audibles. Varèse observa les autres passagers plongés dans leurs occupations. Aucun ne prêtait attention à ce qui était en train de se passer. Il devait être le seul à savoir ce que cette minute de silence partagé par l’équipage signifiait. « Nous y sommes » se dit-il.

 

Il ferma les yeux et imagina la scène qu’il avait jouée et rejouée un nombre incalculable de fois.

 

Le 747 du vol 800 de la TWA avait quitté le tarmac de l’aéroport JFK depuis onze minutes lorsque les vapeurs de kérosène qui s’étaient accumulées dans la soute se condensèrent et s’enflammèrent sous l’action d’une pompe défectueuse. Les réservoirs explosèrent. L’appareil se transforma en une boule de feu qui continua à grimper sur une centaine de mètres avant de retomber vers l’Atlantique.

 

Varèse rouvrit les yeux. La minute de mémoire était passée et les hôtesses s’affairaient à nouveau. L’hypothèse terroriste était indéfendable. Aucun groupuscule armé n’avait revendiqué la responsabilité de cette catastrophe aérienne. L’erreur militaire lui apparut par contre…

 

Le 747 du vol 800 de la TWA avait quitté le tarmac de l’aéroport JFK depuis onze minutes lorsque le cuirassier John Doe qui patrouillait au large de Long Island en simulation de combat adressa (par erreur) un de ses missiles sol-air à haute vélocité sur une cible civile et non sur le leurre militaire qui avait adopté (par mégarde) le même plan de vol. Douloureuse méprise étouffée par l’armée, la CIA, le FBI et le NTSB.

 

Le ramdam déclenché par cette hypothèse avait permis à quelques tabloïds d’entretenir le mythe de la conspiration étatique, et aux familles des victimes de cultiver une véritable paranoïa à l’encontre de ceux qui les tenaient au courant de l’évolution de l’enquête, les frères jumeaux du fonctionnaire qui s’était adressé à eux avant le décollage.

 

Trop farfelu, songea Varèse. Une hôtesse s’approcha en poussant un chariot devant elle. Elle s’arrêta à son niveau et lui demanda s’il désirait quelque chose.

 

– Un Scotch, s’il vous plaît.

 

Elle sortit un verre, une mini-bouteille de Laphroaig et une poignée de glaçons qu’elle posa sur la tablette que Varèse venait de déplier. Les gestes de l’hôtesse étaient adroits, précis et empreints d’une élégance réellement naturelle. Il fit tinter les glaçons dans son verre, vida le contenu de la mini-bouteille et s’octroya une lampée de nectar.

 

Non. Les militaires, aussi incapables fussent-ils (et ils l’avaient déjà prouvé par le passé), n’étaient pour cette fois pas responsables de la destruction du vol 800 de la TWA. Varèse ne le pensait pas : il le savait. Et il le savait parce que le contenu succinct du véritable rapport d’expertise dressé par les véritables experts qui avaient travaillé sur cette affaire lui avait été transmis par Michel Caran en personne.

 

Varèse avait mis un an avant de demander ce service à son ancien patron, le temps de s’assurer que l’enquête s’enlisait bien entre les services pour les morts et les déclarations d’impuissance. Il sortit la lettre que le patron de la Sûreté avait pris le risque de lui envoyer et qui expliquait dans les grandes lignes pourquoi les autorités ne parleraient effectivement pas.

 

Varèse la déplia et se mit à la lire lentement, son verre dans une main. Il se demanda ce que les hommes qui pilotaient ce Boeing auraient donné pour en connaître le contenu. La lettre était manuscrite de la main rude de Caran :

 

« Cher Max, nous ne nous sommes pas vus depuis que tu as quitté la Sûreté, mais je tiens à te faire part de mes sincères condoléances. Désolé d’apprendre que ta femme était à bord du vol 800. C’est une tragédie.

 

« Je comprends ton désir de savoir. Tu trouveras dans cette lettre quelques réponses à tes questions. Ces informations sont confidentielles et connues d’un nombre de personnes restreint. Ce que tu en feras ne regarde que toi. Mais je ne saurai trop te recommander le doigté dont tu as toujours su faire preuve. Ou je ne réponds de rien. »

 

– Compte sur moi, acquiesça l’ancien agent de la Sûreté.

 

« Le système de pilotage du Boeing de la TWA est devenu fou, juste avant le drame. L’analyse des boîtes noires a montré qu’il avait provoqué un court-circuit généralisé. Les dérivateurs n’ont pas fonctionné. Le pilote automatique a ordonné la purge des réservoirs, qui se sont vidés sur les moteurs chauffés à blanc.

 

« Tu connais la suite.

 

« Les ingénieurs ont cherché, dans les débris, l’origine du mal, ce qui avait pu faire planter le système à ce point. Ils l’ont trouvée : une puce au lithium intégrée dans le pilote automatique fabriquée par le géant en la matière, la société Millenium. La puce est passée à l’an 2000 d’un coup et a provoqué la panne. C’est le bug qui a tué ta femme et les 229 autres passagers.

 

« Tu peux te douter de la raison pour laquelle cette information est demeurée secrète. Imagine le vent de panique qui soufflerait sur le monde si cette information était rendue officielle. Je me demande parfois si je préférerais ne pas savoir dans quel mur nous fonçons.

 

« Fais attention à toi et appelle-moi si tu passes à Paris.

 

« Cordialement

 

« Michel Caran. »

 

Varèse replia la lettre et contempla le fond de son verre. Forcément, ce pourquoi il se trouvait à bord du vol New York Paris était éminemment contestable. Mais l’ancien agent était un homme simple : son cœur avait besoin d’une vengeance ? Il se vengerait. Pas sur un bug, ni sur une puce, ni sur les locaux de Millenium. Quoique.

 

Une hôtesse passa avec les journaux du jour. Varèse attrapa le New York Times et ouvrit les pages people. Un encart était consacré à un article intitulé « La réussite du millénaire ». Une photo montrait une jeune femme, brune, très belle, découpant un gâteau en forme d’horloge. La légende disait : « La jeune héritière, Françoise Desportes, s’apprête à passer l’an 2000 avec succès ».

 

Elle avait l’air tellement heureuse, innocente ? Desportes était jeune, mais c’était une femme d’affaires, une conquérante qui en avait écrasé plus d’un. « Françoise Desportes est attendue à Versailles le 2 décembre prochain pour offrir à l’État français patati patata. » Varèse referma le journal et le coinça entre les procédures de sécurité et les sacs vomitoires. Il appela une hôtesse et lui montra son verre vide.

 

Varèse se demanda ce que Françoise Desportes pouvait bien être en train de faire. À quoi pensait-elle ? En tous cas, l’héritière des industries Millenium ne devait pas se douter que son assassin volait en ce moment vers elle à plus de mille kilomètres à l’heure, confortablement installé dans un fauteuil plus haut que le plus haut toit du monde.

 

*

 

– Des rumeurs font entendre que vous seriez sur le point de vous débarrasser de Millenium ? Auriez-vous quelque chose à nous dire à ce sujet ?

 

Françoise Desportes dévisagea le journaliste qui s’aventurait sur ce terrain glissant et prit son temps avant de répondre. Elle portait un tailleur gris perle de chez Balmain et se tenait debout sur le petit podium installé dans la galerie des glaces pour la conférence de presse improvisée. Les grands panneaux de verre étamé répétaient son profil de trois quarts à l’infini. Elle se sentait, sous les emblèmes de la Paix et de la Guerre, face à cette meute de journalistes, dans son élément. Elle était la reine de la soirée. Et Thétis aurait sans doute paru bien pâle à ses côtés.

 

– Me débarrasser de Millenium ? Vous plaisantez ?

 

Elle aurait pu ajouter « J’espère ». Elle ne s’en donna pas la peine. La chaleur de son sourire associée à la cruauté de son regard firent rougir le journaliste qui en avait pourtant vu d’autres. Cette femme était, à moins de trente-cinq ans, l’une des premières fortunes du globe. Ce podium de bois n’était qu’un pâle avatar de la tour du haut de laquelle elle les toisait. En même temps, Desportes semblait accessible, presque fragile. Cette constatation enhardit son interlocuteur.

 

– Vous vous exprimerez demain soir sur la première chaîne. Vous avez déjà annoncé que des révélations seraient faites à cette occasion. Concernent-elles Millenium ?

 

Desportes adopta l’expression Je-suis-une-jeune-fille-abandonnée-à-elle-même-dans-la-vastitude-du-monde-cruel.

 

– Elles concernent bien plus que Millenium, répondit-elle la voix tremblante. Quant aux éventuelles rumeurs de cessions qui ont pu parvenir jusqu’à vous, je les déments avec la plus vive énergie. Le groupe que m’a légué mon père ne s’est jamais aussi bien porté que maintenant. Et, si ça peut vous rassurer, j’ai encore de belles années devant moi.

 

La moitié de l’assistance ne la quittait plus des yeux, lui était acquise. Elle les tenait. Pas difficile lorsque le cadre était celui d’un roi et la soirée qui les attendait digne de princes.

 

– Vous dites que votre groupe se porte bien, reprit une femme d’âge mûr (Desportes se tourna instantanément d’un quart de tour et riva son regard sur elle : deuxième rang, troisième chaise à partir de la gauche.) Ce n’était pourtant pas le cas en juin 1996, lorsque le cours de l’action Millenium était au plus bas ?

 

– Au plus bas et au plus haut, répliqua-t-elle. L’action Millenium a regagné en six mois ce qu’elle avait perdu au cours des cinq années précédentes et a doublé de valeur l’année suivante.

 

– Bien sûr, acquiesça la journaliste en mâchonnant son stylo. Bien sûr… Quelque généreux donateur aura cru bon de sauver votre entreprise du naufrage ?

 

Un courant glacé parcourut l’assistance. Desportes ne répondait pas, attendant de voir jusqu’où l’imprudente comptait se risquer. La journaliste sentit l’impasse et changea brusquement de sujet :

 

– Vous avez su diversifier vos activités. Mais votre père a bâti Millenium sur les composants électroniques, notamment sur cette puce qui équipe une bonne partie du parc informatique mondial. (La journaliste prit une profonde inspiration et continua, pensive :) Le passage de l’an 2000 ne vous inquiète donc pas ?

 

Varèse, debout derrière la Presse, tendit l’oreille. Desportes opta pour la mine Je-suis-excédée-mais professionnelle-et-il-faut-parler-lentement-aux-enfants-pour-qu’ils-comprennent-ce-qu’on-leur-dit.

 

– Je suis plus inquiète en pensant à la réussite de cette soirée qu’au passage de l’an 2000. Le champagne sera-t-il assez frais, les petits fours délicieux, les musiciens joueront-ils à merveille ? (Nouveaux rires. La journaliste, elle, resta de marbre.) Ce problème m’a évidemment inquiétée, il y a de nombreuses années, avant que Millenium ne lance son programme de recherche et de simulations sur le passage des dates. Le détail des tests menés et des solutions adoptées est consultable sur le site Internet de Millenium, dont vous trouverez l’adresse dans le dossier de presse que les hôtesses vous ont remis à votre arrivée.

 

Quelques reporters, dociles comme des moutons, consultèrent leur littérature en hochant la tête. La journaliste revint à la charge :

 

– Les meilleurs experts s’accordent à penser que le problème de l’an 2000 ne peut être réglé à sa source, vu la complexité et… l’hétérogénéité des systèmes concernés. Et que seul le passage lui-même et les défaillances qu’il aura inévitablement engendrées permettront de savoir s’il y a vraiment lieu de s’inquiéter.

 

– Alors, attendons un mois, proposa Desportes. Je vous promets un mea culpa en direct avec séance d’auto-flagellation si une seule de nos puces venait à défaillir pour le passage du millénaire.

 

Des murmures agitèrent l’assistance. Certains journalistes affichèrent un sourire béat en imaginant la scène de Desportes se flagellant. La reporter abandonna la partie, vaincue par celle qui maniait les images avec une perversité redoutable. Un nouvel intervenant prit la parole. Il était de toute évidence gagné à la cause de Millenium :

 

– Le don que vous vous apprêtez à faire à l’État français peut-il être interprété comme un pied de nez aux rumeurs catastrophistes qui agitent le milieu des hautes technologies ?

 

– Vous voulez parler de la pendule de Louis XV ? Il ne s’agit ni d’un pied de nez ni d’un subterfuge pour me soustraire aux convulsions qui agitent le monde. (Desportes se tourna vers la femme qui l’avait interpellée auparavant.) J’ai conscience du danger que peut représenter le bug de l’an 2000 pour nos sociétés industrialisées. Et je vous le répète : j’en ai conscience, pour nos concurrents, même s’ils se font rares ces derniers temps (rires). Ne comptez pas sur Millenium pour pousser l’humanité au bord du chaos. Quant à ce don… (Elle se tourna à nouveau vers le journaliste.) Je ne fais qu’accomplir la volonté de mon père qui avait acquis la pendule de Louis XV pour l’offrir au château de Versailles, juste avant que… (Ses yeux se troublèrent.) Que ce stupide accident ne l’emporte.

 

Varèse se retint d’applaudir la prestation de la manipulatrice en chef. Desportes soupira et fixa son regard sur un lointain qu’elle seule pouvait contempler.

 

– Laissons le passé et l’avenir de côté, pour un soir. Et amusons-nous.

 

La galerie des glaces s’illumina du levant au ponant alors qu’un quatuor à cordes se lançait dans un délicat menuet. Les journalistes s’égayèrent et Desportes descendit de son podium. Varèse abandonna sa position d’observateur. Il fendit le flot des reporters et se faufila dans le sillage de la milliardaire qui gagnait les appartements de Louis XV où l’attendaient le conservateur du musée et la belle société invitée pour la circonstance.

 

Varèse était arrivé le matin même à Charles de Gaulle. Il avait été surpris de découvrir Paris sous une épaisse couche de neige. Des vents sibériens avaient balayé la France alors qu’il survolait l’Atlantique. Il avait rejoint l’appartement qu’il louait sous un faux nom depuis deux mois déjà, dans le passage Véro-Dodat, entre le Louvre et la place des Victoires. Il n’avait presque pas dormi durant la traversée des méridiens mais il ne songeait même pas à se reposer : l’adrénaline qui saturait ses veines le tiendrait éveillé une journée entière de plus, ce qui suffirait amplement.

 

Il s’était rendu à Versailles en début d’après-midi au volant de la voiture de location retenue à son nom dans une agence du boulevard des Italiens. Il avait fait le tour du parc, lentement, avait scruté de loin la cour royale et la place d’armes du château qui se préparait pour la réception de la soirée. Il n’avait pu s’assurer que le paquet enterré au cœur d’un bosquet derrière le Grand Trianon lors de sa précédente visite, deux mois auparavant, était encore là.

 

Il était revenu à Paris, avait revêtu un smoking (de location, lui aussi), empoché le sésame qui lui ouvrirait les portes de la fiesta privée (un faux fabriqué par un imprimeur de la galerie Véro-Dodat identique au carton officiel, avec ses arabesques marouflées, ses délicats elzévirs et son aspect unique et inaliénable), et il était reparti en début de soirée pour le château après s’être rapidement restauré. Il avait laissé sa voiture près de la grille qui menait à Trianon par les jardins, était redescendu à pied jusqu’à la cour de marbre et s’était présenté au guichet qui filtrait les invités (tenue de soirée de rigueur) qui se pressaient en se poussant dans les frimas de cette soirée de décembre.

 

Les deux étages de la cour étaient illuminés et donnaient aux façades un éclat resplendissant. La chambre du roi brillait de mille feux, à croire qu’un concours d’allumeurs de chandelles s’y tenait. L’effet était somptueux et sans doute pas très éloigné de celui désiré par la pseudo incarnation du soleil qui avait fait construire ce gigantesque et architectural symbole du pouvoir absolu.

 

Varèse s’était promené entre les invités dont les visages lui étaient familiers : capitaines d’industries, hommes politiques, stars du show-biz… Le gotha qui se pressait dans le château aurait fait pâlir d’envie la Begum, Onassis, et la regrettée Lady Diana Spencer, toutes pourtant passées reines en organisations de raouts planétaires. Desportes était invisible. On l’avait annoncée dans une heure, puis deux. Le Premier Ministre était arrivé et l’attendait avec ses conseillers. Les médias également. Varèse avait pris la température du lieu en attendant qu’Elle apparaisse.

 

Un nuage de sauterelles s’abattant sur Paris aurait été plus discret que son arrivée : trois hélicoptères s’étaient posés autour du parterre occidental en soulevant des volutes de poudreuse. Les jardins émettaient une pâle luminescence, blanche et blafarde. Au moins vingt personnes avaient sauté des engins qui étaient repartis aussitôt vers le ciel.

 

Un bataillon de gardes du corps entourait la milliardaire.

 

Varèse ne l’avait jamais vue que par images interposées. Il put se rendre compte qu’elle était belle, incontestablement. Elle marchait vers le perron, ramenant les plis de son manteau autour de son corps. Sa démarche était aussi élégante que le terrain gelé sur lequel elle avançait pouvait le lui permettre. Les autorités avaient dû êtres prises de court pour ne pas avoir déroulé de tapis rouge. Le concierge du château s’était précipité à sa rencontre pour lui ouvrir les portes du rez-de-chaussée et l’accompagner à l’intérieur.

 

Une fraction de seconde, Varèse avait douté de son geste, de ce qu’il s’apprêtait à entreprendre. Non pas à cause de la garde rapprochée : une simple démonstration de force, du décorum. Mais cette femme, à son niveau de pouvoir, était-elle vraiment responsable des défaillances que sa puce avait pu connaître ?

 

Le souvenir du visage de Catherine, rongé par le feu et par l’eau de mer, s’était superposé dans son esprit à celui de l’héritière, frais et resplendissant, qui se tournait vers les caméras. À partir de cet instant, Desportes pouvait être tenue pour morte. Ce serait juste une question de temps.

 

Varèse avait suivi la conférence de presse avec un intérêt lointain. Sauf lorsque le sujet du bug était tombé sur le tapis. Il avait secrètement remercié la femme d’affaires pour son hypocrisie et son sens de la manipulation : traiter la réalité avec autant de désinvolture lui facilitait la tâche. Les tueurs dont les proies se sont offertes aux ténèbres n’ont que la moitié du travail à accomplir.

 

Il traversa la chambre de Louis XV en suivant la meute de gardes du corps et il s’engouffra dans le Salon de la pendule au bout duquel attendaient le conservateur du château, le Premier Ministre, celui de la Culture, le maire de Versailles et une poignée d’officiels. Il parvint à se faufiler à temps dans le salon avant que les cerbères qui en gardaient les portes n’en interdisent l’accès. Il suivit, à l’écart, la petite cérémonie qui marquait le deuxième temps fort de la soirée.

 

La milliardaire et les officiels s’étaient rassemblés autour d’une pendule extraordinaire qui faisait au moins deux mètres de haut. Une sphère de cristal à l’intérieur de laquelle était emprisonné un précieux mécanisme reconstituant le mouvement des planètes surmontait la boîte de bronze. Les rouages apparents, mêmes vus de loin, étaient d’une complexité incroyable. L’objet méritait bien ce cabinet dont les boiseries décorées de cadrans et d’astres se levant, se couchant ou se poursuivant, formaient un cadre somptuaire.

 

L’échange entre la donatrice et les autorités se fit sans micro. Varèse n’attrapa que quelques mots des brefs discours prononcés par le Ministre et le conservateur. Il n’eut pas besoin de les entendre pour en imaginer la teneur. Desportes répondit au compliment. Il ne l’entendit pas. Par contre, l’échange qui eut lieu entre un plaisantin du premier rang et la milliardaire ne lui échappa pas :

 

– Et cette horloge passera-t-elle l’an 2000 ? demanda la voix.

 

– Elle a été conçue par l’ingénieur Passemant en janvier 1754, répondit Desportes qui avait révisé ses fiches. Et, comme vous pouvez le voir (elle indiqua les quatre cylindres qui servaient à indiquer l’année en cours)… cet homme de génie a réglé le problème deux siècles et demi avant que celui-ci ne nous préoccupe. Cette pendule fonctionnera encore le 31 décembre 9999. Au-delà, je donne ma langue au chat.

 

Des rires, à nouveau, des rires d’hommes rêvant d’être le chat. La grâce, le charme, l’intelligence… Desportes avait tout pour elle. Varèse se demanda comment réagiraient ceux qui l’entouraient en cet instant s’ils avaient su qu’il s’apprêtait à éliminer cet échantillon de perfection avec un sang-froid exemplaire.

 

Desportes repartit vers la Grande Galerie en passant par l’Antichambre des chiens et la Cour des cerfs, emportant l’assistance derrière elle comme le joueur de flûte du conte. Varèse la laissa s’éloigner. Madame dormait au Grand Trianon, ce soir. Elle serait alors sans ses courtisans, ses hallebardiers et ses cent-suisses. L’assassin n’avait plus qu’à attendre que la soirée se déroule sans heurts et sans surprises. Il avait tout son temps devant lui.

 

*

 

Combien de mains avait-elle serrées ? Combien de regards envieux, admiratifs, jaloux qui ne la quittaient pas, avait-elle croisés ? Toute richissime, brillante, belle qu’elle était (ou que ces sangsues voulaient lui faire accroire, rectifia-elle in petto), elle en avait marre : Desportes détestait les mondanités. Mais elle devait bien ce sacrifice à son père.

 

Il avait inscrit le don de l’œuvre d’art sur son testament (voilà bien une de ses lubies !). Sa fille unique ne pouvait lui faire défaut. Et puis, il y avait son intervention télévisée du lendemain… Françoise appréhendait l’épreuve du direct. Elle était comme tous les grands timides qui donnent la trompeuse image d’être sûrs d’eux-mêmes. Mais, en son for intérieur, elle tremblait. De fatigue, (ces voyages l’épuisaient) de nervosité, mais surtout de peur.

 

Elle n’avait pas menti à la journaliste, tout à l’heure. Elle n’était pas inquiète : elle était terrorisée. Ce qu’elle avait découvert au sujet de l’accident de la TWA, ce que sa découverte impliquait si ses présomptions, déjà étayées par quelques mois d’investigations, se confirmaient, lui donnait le tournis et le donnerait sûrement au monde qui tournait déjà assez vite comme ça, à son goût. Elle en savait maintenant assez pour parler, pour faire éclater la vérité, pour l’annoncer en direct sur un plateau de télévision. Il lui manquait juste la preuve, la petite preuve physique que celui qui l’avait contacté devait lui remettre dans dix minutes à peine.

 

Cette preuve Desportes l’avait cherchée en vain pendant des mois. Elle avait changé de tactique en faisant circuler par ses réseaux d’informations un message qui exposait ses premières pistes, d’une manière sibylline pour les ignorants, limpide pour les avertis. Son message était assorti d’un appel à témoins et des coordonnées de sa retraite secrète de Taliesin cinq.

 

Millenium couvrait l’ensemble de la planète. L’empire traversait les sphères entremêlées de la politique, de la finance et de l’information. Il dessinait une toile au maillage aussi serré qu’une couverture géostratégique. Une semaine après avoir lancé son appel, Monsieur Mystère répondait à Desportes et lui proposait de la rencontrer. Elle avait fixé Versailles, 2 décembre, Minuit, Opéra du château. L’informateur avait accepté puis s’était réfugié dans le silence. Jusqu’à maintenant.

 

Un homme était en train de parler à la milliardaire, un militaire d’après le tableau de mérites qu’il portait épinglé à la poitrine. Elle voyait ses lèvres bouger, elle répondait en hochant la tête mécaniquement. Mais elle ne l’écoutait pas. Elle observait les invités et essayait de repérer l’informateur. Lequel était-ce ? Ne prenait-elle pas un risque en lui fixant rendez-vous dans cette partie reculée du château ? Il aurait peut-être mieux valu qu’elle le voie ici, au milieu de la foule. Ceux qui s’apprêtaient à plonger le monde dans le chaos iraient-ils jusqu’à vouloir la faire taire, définitivement ?

 

Les ombres sans noms qu’elle allait bientôt éclabousser de lumières auraient logé une balle entre les yeux de Dieu le Père lui-même s’il avait su le quart de ce que Desportes savait.

 

L’héritière pensa à Oscar et l’inquiétude la submergea à nouveau. Le vieil homme jouait le rôle de confident, de père de substitution, et d’aide de camp depuis la mort de François Desportes. Il s’était chargé de l’éducation de sa fille lors de son arrivée aux États-Unis, quand elle avait dix ans. Il siégeait maintenant dans l’un des conseils d’administration le plus puissant du monde, à côté de celle à qui il avait fait réciter autrefois ses tables de multiplications.

 

Desportes planta le militaire au milieu d’une phrase et glissa jusqu’au responsable de la sécurité.

 

– Toujours aucune nouvelle d’Oscar ? lui demanda-t-elle.

 

– Aucune, répondit l’homme en noir, l’air peiné.

 

Le jet avait quitté Bombay douze heures auparavant. Il aurait dû atteindre Paris en fin d’après-midi. Sa trace avait été perdue entre l’Inde et le désert arabique. Desportes avait sonné le branle-bas de combat. Il lui avait suffi de quelques coups de fils bien placés pour qu’un satellite de télédétection soit détourné de sa mission première et scrute les territoires que le jet avait pu survoler, à la recherche d’une éventuelle épave. Un état d’alerte officieux avait été déclenché dans l’ensemble des aéroports couverts par son rayon d’action. Mais la plupart appartenaient au monde moyen-oriental, ce qui ne facilitait pas les recherches. Desportes était contrainte d’attendre, et elle s’attendait déjà au pire.

 

– Je dois m’absenter quelques minutes, dit-elle à l’armoire à glace.

 

– Seule ? répondit-il, inquiet.

 

– Seule.

 

Elle s’esquiva aussi discrètement que possible, mais regards et murmures la suivirent jusqu’au bout de la galerie des glaces. Elle poussa un soupir de soulagement une fois les portes fermées derrière elle et descendit l’escalier des Maréchaux d’un pas plus léger. Cette partie de la demeure royale était plongée dans l’obscurité. L’ombre donnait aux lambris, aux bronzes et aux faux marbres un aspect sans doute semblable à celui que Louis le Petit avait connu.

 

La milliardaire s’engagea dans le vestibule qui parcourait l’aile Nord du château et permettait d’accéder à l’opéra où l’attendait son mystérieux informateur. Des figures de monarques statufiés, en pied, formaient une garde silencieuse. Tant de puissants d’un temps, condamnés à la poussière… Desportes eut l’impression de se retrouver dans une crypte. Elle serra les bras autour de sa poitrine et pressa un peu le pas.

 

Les figures s’échelonnaient par ordre chronologique. On remontait le vestibule comme on remontait le Temps. Françoise se revit fillette dans les bras de son père, adolescente à ses côtés, adulte en face de lui. Puis seule. Cela faisait quatre ans que le Cessna s’était écrasé sur les contreforts des Appalaches. Elle avait, depuis, repris les rênes de Millenium et avait emmené l’empire jusqu’ici, au seuil du millénaire.

 

François Desportes était un inventeur de génie méprisé par ses pairs avant qu’il ne s’exile aux États-Unis. Il y cherchait les financements qui manquaient à ses recherches. Le Nouveau Monde lui avait offert la chance que le vieux continent avait refusé de lui donner, et lui avait permis de devenir le maître en son domaine : le transfert de l’information électrique.

 

Le transistor qu’il avait en vain essayé de vendre aux français durement frappés par la première crise pétrolière avait tout de suite été acheté par une société de composants installée à Santa Monica. La micro-informatique était sur le point d’exploser. Les promoteurs construisaient les premiers immeubles de verre et de métal qui constitueraient, plus tard, la Silicon Valley. Les futurs empires s’échafaudaient, élaboraient des machines qui demanderaient à chaque génération plus de performances et plus de mémoire.

 

Desportes avait contemplé cette pépinière bouillonnante dans le creuset de laquelle le monde de demain était en train de se dessiner. Il avait « écouté le vent », comme il le disait souvent à sa fille dans leur retraite de Taliesin, et le vent lui avait indiqué la route à suivre.

 

L’élaboration de transistors plus performants était inéluctable. Mais les Japonais s’étaient approprié le marché. Desportes leur avait donc vendu son brevet et mis cet axe de recherche en veilleuse. Les systèmes d’exploitation, le monde étrange des logiciels, avaient déjà leurs gourous, de jeunes loups aux dents longues qui discutaient marketing au fond de garages bourrés de matériel trafiqué. L’ingénieur était trop vieux pour ces gamineries, et il avait passé l’âge de jouer au maître de l’univers. Un domaine, par contre, restait à défricher, celui des Real Time Clocks, les horloges à temps réel, qui équipaient chaque processeur lancé sur le marché.

 

Quelques entreprises californiennes produisaient un travail plus ou moins sérieux en la matière, considérant ce composant comme secondaire par rapport aux cartes mères ou aux mémoires qui évoluaient au même rythme que la course au progrès qui se jouait alors. Le père de Desportes s’était toujours attaché aux aspects méprisés de la science, aux modules mal aimés. Il avait donc monté un petit centre de production, trouvé assez de clients pour lancer sa première génération d’horloges et livré ses RTC moins d’un an après les avoir dessinées sur le papier. Le succès avait été immédiat.

 

Les ordinateurs avaient besoins de composants de plus en plus précis pour compter le temps. Et les horloges de ses concurrents se révélaient de moins en moins fiables à mesure que la rapidité des flux d’informations à gérer était multipliée par deux, cinq ou dix. François Desportes avait fait de la maîtrise de l’infinitésimal une marque de fabrique, un savoir-faire en forme d’errance qui, enfin, lui apporta la fortune.

 

Son centre de fabrication était passé de dix à cent salariés en six mois, de cent à mille en deux ans. L’homme avait troqué la blouse de l’inventeur contre le costume trois pièces du chef d’entreprise. Millenium était née. Le reste relevait de la success story, une réussite professionnelle exemplaire qui faisait un étrange contrepoint avec le fiasco de sa vie sentimentale.

 

Françoise avait vu le jour en France, un an avant que son père ne parte pour les États-Unis. Jusqu’à ce que Millenium existe, il revenait chaque été, prétextant de difficultés matérielles et promettant que les choses s’arrangeraient une fois son « grand projet » réalisé. Il n’avait pas lancé la fabrication de son horloge et il connaissait alors de réels soucis financiers.

 

La mère de Desportes n’avait pas supporté ces allers et retours incessants, ces promesses non tenues. Elle avait demandé le divorce pour les six ans de sa fille et l’avait obtenu un an plus tard. Françoise, plus seule que jamais, avait été placée dans une pension parisienne. Jusqu’au jour béni où son père était venu la chercher et l’avait emmenée, comme il le lui avait toujours promis, dans le Nouveau Monde.

 

Françoise s’arrêta devant l’escalier qui menait au foyer de l’opéra. Elle se souvenait de ce jour d’été comme si c’était hier.

 

Elle n’avait pas de nouvelles de sa mère depuis son quatrième anniversaire. Elle passait les vacances chez ses grands-parents. Elle venait de recevoir une nouvelle carte postale, comme tous les mois, montrant des palmiers, des voitures de rêve et un ciel magnifique. Son père y parlait d’un pays merveilleux dans lequel il ne faisait jamais froid, où les petites filles allaient à l’école le matin et à la plage l’après-midi, un pays où ils pourraient vivre tous les deux.

 

Il était apparu sur le seuil de la maison. Elle avait sauté dans ses bras. Il lui avait demandé :

 

– Est-ce que cette jeune fille voudrait voir où papa travaille ?

 

Le rêve était devenu réalité et il avait duré plus de vingt ans. Françoise Desportes était devenue une femme d’affaires intraitable mais terriblement, désespérément romantique. Elle devait tenir ça de son père. Elle allait sur ses trente-cinq ans et sa vie sentimentale n’avait été, jusqu’à présent, qu’un gigantesque fiasco. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir rêvé du prince charmant.

 

Elle grimpa les marches de pierres façonnées dans l’entre murs, se retrouva au niveau du foyer, poussa une porte capitonnée et pénétra dans l’opéra construit pour Louis XV.

 

L’espace était relativement exigu, mais il donnait au spectateur une impression de grandeur à cause du soin particulier apporté au décor. Chaque panneau, chaque fût de colonne, chaque cloison était prétexte à un morceau de bravoure décoratif. Les tribunes suivaient des courbes douces comme celles des consoles de l’époque. La voûte enfermait l’univers clos sous un horizon constellé de gouttes d’or. Le rideau était un chef-d’œuvre de trompe-l’œil. Les artisans qui avaient conçu cet endroit avaient dû travailler avec le virtuose dans une main et l’époustouflant dans l’autre.

 

Françoise se rappela que l’opéra était réputé pour son acoustique. Tout ici était en bois et peint pour donner l’illusion du marbre. Elle mit deux doigts dans sa bouche et se prépara à pousser un sifflement strident, comme Oscar le lui avait appris, lorsqu’un toussotement gêné, juste derrière elle, la fit sursauter.

 

Un homme se tenait dans l’ombre de la porte. Il devait l’observer depuis qu’elle était rentrée dans l’opéra. Il avança dans la flaque de lumière pâle qui venait du foyer. Un Asiatique qui pouvait avoir entre trente et quarante ans. La femme d’affaires l’avait vu se mêler aux invités.

 

Ces yeux mi-clos, cette bouche droite et pincée ne lui permettaient pas de savoir ce que cet homme avait derrière la tête. Elle n’était de toutes façons pas ici pour le sonder. L’informateur avait accepté ce rendez-vous afin de lui remettre la preuve qu’elle attendait. Cette rencontre s’apparentait à une livraison, ni plus ni moins. La femme d’affaires reprit le dessus et demanda, sur un ton peut-être plus rude que la situation ne l’exigeait :

 

– Avez-vous apporté ce que vous m’avez promis ?

 

L’homme ne s’attendait manifestement pas à un tel accueil.

 

– Vous êtes à la hauteur de votre réputation, Mademoiselle Desportes, répondit-il. Directe et pressée.

 

La milliardaire poussa un soupir excédé et jeta un coup d’œil à sa montre.

 

– Je ne vous demande pas les raisons de votre geste, lui lança-t-elle. Vous ne me répondriez pas, de toutes façons. Par contre, je suis sûre que vous avez quelque chose à gagner dans cette affaire. Alors, ne jouez pas les martyrs, je vous prie. C’est moi qui serai en première ligne, demain, pas vous.

 

L’homme regarda autour de lui et écouta le silence de l’opéra avec l’air de peser le pour et le contre. Il plongea enfin la main dans la poche de son smoking et en retira un boîtier de plastique. Desportes s’en empara avec avidité et l’ouvrit : une galette de carbone gravée au micron près et ne portant aucune inscription lui renvoya un éclat bleuté.

 

– Un cd-rom ?

 

– Tout y est, assura l’homme. (Il écouta une nouvelle fois le silence.) Je dois m’en aller.

 

Il glissa dans l’ombre tel un chat. Desportes le regarda disparaître en se rappelant ces vieux films d’épouvantes en noir et blanc aux effets expressionnistes surannés, et elle se demanda si un plaisantin ne venait pas de se payer sa tête. Peut-être l’opéra allait-il s’illuminer d’un coup et laisser apparaître les tribunes bourrées à craquer de spectateurs lui lançant des lazzis ou l’ovationnant ?

 

Elle mit un frein à son imagination et quitta l’opéra pour rejoindre la fête offerte par Millenium en fourrant le cd-rom au fond de sa poche. Cet endroit lui donnait maintenant la chair de poule, comme le vestibule des célébrités mortes qu’elle traversa encore plus vite qu’à l’aller. Elle ne regarda pas une seule fois derrière elle jusqu’à la galerie des glaces. Elle ne vit donc pas la silhouette, agile et ténébreuse, traverser la scène de l’opéra et caler son pas sur le sien, tel un prédateur calant sa course sur la course de sa proie.

 

*

 

Desportes réapparut dans la galerie des glaces. Elle réintégra un cercle d’invités. « Pas pour très longtemps », pensa-t-il. Minuit passé. La moitié des convives étaient partis. La milliardaire montrait des signes de fatigue et semblait sur le point de prendre congé des officiels.

 

Les suppositions de Varèse se confirmèrent quelques minutes plus tard. Desportes salua ministres et conservateur et sortit de la galerie, entourée cette fois par sa phalange de gardes du corps. L’ancien agent prit le chemin de la sortie en se mêlant aux derniers groupes. Il descendit l’escalier Gabriel et bascula sur sa gauche au lieu de suivre le vestibule. Il s’enfonça dans l’obscurité du couloir jusqu’aux grandes portes-fenêtres ouvertes sur les jardins.

 

Il attendit au moins une demi-heure. À l’extérieur, les figures de bronze qui ornaient les pièces d’eaux étaient piégées par la glace. Varèse se rappela rapidement la configuration du parc royal, le chemin le plus court et le plus discret pour atteindre l’aile présidentielle du Grand Trianon où Desportes logeait pour la nuit. Il savait que les gardes du corps occupaient l’Orangerie réaménagée, à l’écart, et que la milliardaire se trouverait seule dans l’appartement de réception qui lui était réservé.

 

Il jugea le moment venu et ouvrit la porte à côté de laquelle il était blotti. Il se glissa à l’extérieur et courut jusqu’à l’angle de la demeure royale qui ouvrait sur un triangle de neige. Varèse traversa l’espace à découvert en cinq foulées. Il plongea derrière la haie qui fermait le bosquet d’Apollon et observa les fenêtres du château qu’il venait de laisser derrière lui. Les dernières lumières s’éteignaient à l’étage de la Grande Galerie. Personne ne semblait l’avoir repéré.

 

Il reprit sa course, laissa les bains d’Apollon sur sa gauche, et se faufila de bosquets en fabriques jusqu’au Grand Canal. La pièce d’eau glacée ressemblait à une immense croix en argent dont les bras se déployaient vers le Nord et vers le Sud. Trianon était au Nord. Varèse remonta l’allée qui y menait directement. Au bout de dix minutes, il découvrit le bâtiment plongé dans l’obscurité. L’appartement de réception se trouvait de l’autre côté de la colonnade corinthienne qui séparait l’édifice en deux ensembles distincts.

 

Varèse repéra le bosquet au cœur duquel son paquet était caché. Il retrouva l’emplacement, retira de la terre gelée un sac de plastique noir. Il sortit un 9 millimètres muni d’un silencieux qu’il coinça dans sa ceinture, deux chargeurs qu’il mit au fond de ses poches ainsi qu’une boîte grosse comme un étui à lunettes. Il plia le sac avec précaution et le recouvrit de terre. Il courut jusqu’au Trianon et s’accroupit contre la façade.

 

Le silence était total. Aucune ronde, ni homme ni chien pour protéger le sommeil de l’héritière. Desportes était une habituée du magazine Forbes, mais aucune menace de mort ne pesait sur elle. Elle n’avait jamais fait l’objet de quelque agression que ce soit. Même les entarteurs l’avaient épargnée. « Tant mieux si sa cohorte de garde du corps n’est là que pour la parade » se dit Varèse. Il attendit encore cinq minutes pour s’assurer qu’aucun vigile ne pouvait le surprendre, puis il se lança.

 

Il traversa le péristyle, s’adossa contre la porte et regarda autour de lui, l’arme levée. Aucun mouvement, pas un bruit. Il sortait son étui pour en retirer son passe-partout lorsque le vantail contre lequel il était appuyé s’ouvrit vers l’intérieur. Il perdit l’équilibre et tomba en arrière en poussant un grognement. Il se jeta aussitôt sur le côté, l’arme tendue vers l’intérieur du bâtiment.

 

La porte ouverte laissait entrer un courant d’air froid dans les appartements. Varèse la repoussa en sentant sa vigilance monter d’un cran. Il attendit que ses yeux s’accoutument aux ténèbres avant d’avancer à pas comptés jusqu’à la seconde pièce, toute aussi obscure que la première. Un mince rai de lumière soulignait une porte. Il s’arrêta et écouta.

 

Une voix masculine provenait de l’autre côté de la porte.

 

– Nous arrivons à la fin de notre visite. Gardez toujours conscience de la charge qui vous incombe. Cher gardien, nous vous saluons bien !

 

Une petite musique puis plus rien pendant quelques secondes. Varèse serra les doigts autour de la crosse de son 9 mm et tendit une main vers la poignée. Un simple panneau de bois sculpté le séparait de son but. Il n’avait aucune raison d’attendre. Il tira la porte vers lui et la laissa entrebâillée pour avoir une vision synthétique de la situation.

 

La pièce était meublée d’un bureau et d’un divan, vivement éclairée, les rideaux tirés. Françoise Desportes se tenait derrière le bureau et lui tournait le dos. Elle était assise devant un ordinateur portable dont Varèse voyait l’écran, de loin. Elle se remit à pianoter sur le clavier alors qu’il avançait à pas comptés vers elle.

 

Une autre voix d’homme résonna dans le bureau, différente de la première. Elle venait du portable et avait des intonations asiatiques.

 

– Voici le message d’accueil délivré à chaque gardien lorsqu’une clé lui est confiée. Il faut que vous compreniez maintenant pourquoi et comment ces hommes sont devenus des…

 

Desportes arrêta la séquence son d’un clic de souris. La voix reprit, sur un autre ton :

 

– Les moyens utilisés par les conspirateurs pour inquiéter les services de sécurité du monde entier font appels au terrorisme dans ses plus odieuses manifestations.

 

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » se demanda Varèse en écoutant le laïus avant de se rappeler à l’ordre. Il n’était pas venu jusqu’ici pour écouter un délire enregistré. Il se trouvait maintenant à deux mètres de l’héritière, l’arme pointée sur l’arrière de son crâne.

 

– Le premier coup d’éclat des conspirateurs est la catastrophe du vol 800 de la TWA dont la responsabilité peut leur être imputée.

 

– Quoi ? ! s’exclama-t-il malgré lui.

 

L’héritière fit volte-face. Varèse l’assomma du tranchant de la main. Elle tomba comme une masse à ses pieds et ne bougea plus. Il écouta sa respiration pour bien s’assurer qu’elle était juste inconsciente.

 

Il se releva et se pencha sur l’écran du portable, lentement, comme si ce dernier était vivant. Il montrait un schéma du Boeing et un bref laïus sur la responsabilité de la puce Millenium dans la catastrophe aérienne. Un lien intitulé « Autres forfaits dont les conspirateurs se sont rendus coupables » clignotait au bas de l’écran. Varèse s’empara de la souris et cliqua sur le Boeing.

 

– Le premier coup d’éclat des conspirateurs est la catastrophe du vol 800 de la TWA dont la responsabilité peut leur être imputée, répéta le commentateur, imperturbable.

 

Varèse regarda l’héritière, l’écran, l’héritière. Il rangea son 9 mm dans sa ceinture, éteignit l’ordinateur, le débrancha et le rangea dans sa housse posée sous le bureau. Il jeta le tout autour de son épaule. Il se pencha sur Desportes et posa un doigt sur sa jugulaire. Son cœur battait normalement. Il ouvrit les portes-fenêtres en grand. Le froid envahit le bureau.

 

Environ deux cents mètres le séparaient de sa voiture abandonnée au bout du chemin qui menait au Grand Trianon. Il prit Desportes dans ses bras, sortit des appartements réservés aux hôtes de marque et remonta l’allée, la tête de Desportes calée contre son épaule.

 

Quelques détails devaient être tirés au clair. Et Varèse se disait que la jeune femme qu’il portait comme une mariée ayant un peu trop bu le soir de ses noces ne serait pas de trop pour l’aider à faire le point sur cette étrange affaire.

 

*

 

La salle était vaste et son plan simplifié à l’extrême : un cercle aussi parfait que ceux tracés à main levée par les artistes des temps anciens pour témoigner de leur virtuosité. Elle était recouverte par un dôme sans décoration, sans décrochement architectural, parfaitement lisse, qui prolongeait et enfermait ce volume avec une économie de moyens proche de l’infini.

 

L’architecte qui avait conçu cet endroit avait dû passer sa vie à flirter avec le néant.

 

Au centre de la salle se trouvait une table ronde autour de laquelle étaient disposés huit fauteuils recouverts d’un sobre tissu grenat, séparés les uns des autres avec une précision mathématique. La table et les huit fauteuils constituaient l’unique mobilier de cet endroit étrange à l’intérieur duquel le nouveau venu se sentait inévitablement mal à l’aise.

 

Les raisons de cette angoisse étaient toutefois assez évidentes pour que celles-ci se trouvent rapidement circonscrites par celui qui savait et s’arrêter et observer.

 

La première cause était la constitution uniformément métallique de l’endroit. Une seule feuille d’un métal gris, indéfinissable et immense, avait dû être moulée sur une empreinte haute comme un immeuble de deux étages pour donner naissance à l’espace clos. « Impossible » se récriait le sens commun devant cette simple constatation. Et pourtant cela était.

 

La deuxième cause était l’absence d’ouvertures. Aucune porte ni fenêtre n’avait été ménagée dans le métal qu’une lumière uniforme éclairait. Celui qui entrait dans cette salle, après avoir constaté la bizarrerie de l’endroit et sa relative impossibilité, ne pouvait donc que se demander par où il avait bien pu y entrer. Ce qui, on peut l’imaginer, ne faisait qu’ajouter à son désarroi.

 

Cependant, rares étaient les élus auxquels l’usage de cet endroit était réservé. Le trouble ressenti par ces neuf personnages que nous nommerons conspirateurs (pour huit d’entre eux) et homme de mains (pour le neuvième) avait donc fait place à une relative indifférence lorsqu’ils avaient découvert cette salle pour la première fois. La force de l’habitude, sans doute.

 

Un seul conspirateur était présent. Vêtu d’un trois pièces gris anthracite. Il marchait, pensif, autour de la table dans le sens contraire des aiguilles d’une montre vue de l’extérieur. Il s’arrêtait parfois, regardait autour de lui, et reprenait sa marche, tel un moine méditant les Saintes Écritures dans le cloître de son couvent.

 

La position de sa tête indiquait la réflexion (penchée en avant, lourde). Mais on aurait été bien incapable de lire ce sentiment sur son visage qui avait l’aspect d’une sphère de mercure dans laquelle se reflétaient les parois de métal comme dans ces miroirs de sorcières qu’utilisaient les orfèvres pour décorer autrefois leur cabinet.

 

L’homme effectua une nouvelle circumnavigation autour de la table et s’arrêta. Il venait de sentir ce fourmillement électrique qui agitait l’atmosphère de la salle lorsqu’un nouvel arrivant se connectait. Il se tourna en tous sens pour voir l’homme apparaître, mais il le rata une fois de plus. Celui avec qui il avait rendez-vous se matérialisa juste derrière lui et lui tapota amicalement l’épaule. L’autre sursauta, se retourna, poussa un juron, recula d’un mètre et s’appuya contre le bord de la table.

 

– Ah ! Je ne vous verrai donc jamais venir ?

 

Le nouveau se permit un ricanement discret et se planta en face de l’homme à visage de mercure pour former son exact vis-à-vis. L’effet était d’autant plus saisissant qu’il portait le même trois pièces gris anthracite et faisait exactement la même taille que lui, la différence résidant dans le fait que son visage ressemblait à quelque chose qui pourrait être décrit comme suit : des yeux cernés aux prunelles noires, une raie droite plaquée sur un front pâle, une moustache taillée au format d’un timbre-poste de trois pfennigs surmontant une bouche fine et cruelle. Ce visage comique entourait le cylindre qui lui tenait lieu de tête à la façon d’une image scotchée sur un abat-jour.

 

– Alors, conspirateur, se moqua l’arrivant, toujours adepte de l’anonymat ? (L’autre ne bougeait pas. Il ne parlait pas non plus.) Et toujours aussi loquace, à ce que je vois ?

 

Il se mit à déambuler autour de la table, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre vue de l’intérieur, cette fois. Adolf Hitler (je l’avais reconnu) appréciait l’endroit avec des sifflements admiratifs. Sa promenade esthétique le ramena devant l’unique interlocuteur qui se trouvait à sa portée.

 

– Mais nous ne sommes pas ici pour parler architecture, n’est ce pas, Mein herr ?

 

– Nous ne vous avons pas embauché pour votre sens du burlesque. Adopter le masque du Führer est d’un mauvais goût flagrant.

 

– Oh, pardon ! La présence du bourreau trouble la noblesse de ce lieu ? Il faut bien que vous plongiez de temps à autre dans la boue pour apprécier la réconfortante pureté de ces lieux immaculés. Quant à ce masque, il faut bien que je m’amuse aussi. Vous n’êtes pas les seuls à jouer, Ô Grands Commandeurs des Croyants !

 

L’homme au visage de mercure changea de ton après une brève période de silence. Sa voix était maintenant aussi froide que déterminée :

 

– Comment s’est déroulée l’entrée en scène de Varèse ?

 

– Comme nous l’avions prévu. Vous l’auriez vu disparaître avec sa belle évanouie sur fond de forêt enneigée… Du pur Shakespeare !

 

– La rencontre n’a pas été… fatale pour l’héritière ?

 

Le tremblement qui agitait sa voix ressemblait à de l’inquiétude. Adolf haussa les épaules.

 

– Elle avait l’air vivante. Je ne suis pas responsable de ce que Varèse pourra lui faire subir.

 

– Il ne tentera rien d’inconsidéré. Nous le connaissons assez pour prévoir ses moindres faits et gestes.

 

La voix de l’homme était devenue nerveuse. Le Führer aurait pu compatir : il enfonça un peu plus le clou dans le bois de la croix.

 

– Pas facile de faire reposer le succès d’une opération de cette envergure sur les épaules d’un mouton inconscient comme Varèse, n’est ce pas ? Il pourrait si facilement endosser l’habit du loup.

 

Le conspirateur ricana, à son tour.

 

– Mais c’est un loup que vous devrez affronter. Vous pensiez vous engager pour une partie de plaisir ? Vous n’en êtes qu’au début mon cher, à l’introduction.

 

Le Führer grogna.

 

– Arrrh ! Il sera bien temps de traiter le cas de ce trublion le moment venu. N’oubliez pas que je me le réserve. Vous m’avez donné votre parole, si tant est qu’elle vaille encore quelque chose.

 

Visage de mercure éluda la réponse et revint au sujet qui les concernait de prime abord :

 

– Avez-vous identifié l’informateur ?

 

– Ça, c’est la cerise sur le gâteau, conspirateur. Je dirais même, il s’agit d’une connaissance que nous avons en commun.

 

– Vraiment ?

 

La joie était maintenant perceptible dans le ton des deux hommes. C’était plaisant de les voir d’accords au moins sur un point. Le premier posa une fesse sur la table et susurra :

 

– Dites-moi tout mon ami. Je vous écoute.

Paris

 

Deux choix s’affichaient sur l’écran de la page d’accueil : Accueil du gardien et Informations complémentaires. Varèse cliqua sur Accueil du Gardien. La même musiquette que celle entendue dans le Grand Trianon sortit des haut-parleurs du portable. L’écran fixe se transforma en un diaporama animé qui ressemblait fort à une visite guidée. Varèse laissa donc le cd-rom jouer le rôle de guide pour lequel il avait été conçu. Il s’alluma une Gauloise, tendit la main vers la tasse de café tiède qui achevait de se refroidir à côté de la machine, et attendit de voir ce que cette dernière avait à lui révéler.

 

– Ami Gardien bonjour ! tonna une voix puissante. Cette visite virtuelle est destinée à vous familiariser avec votre charge, la Caisse et les responsabilités qui y sont liées.

 

Les trois options clignotaient sur le bord droit de l’écran. Varèse cliqua sur Votre charge. Une clé modélisée en trois-D apparut et se mit à tourner sur elle-même.

 

– Vous êtes désormais le gardien d’une des huit clés permettant d’accéder à la Caisse. Cette charge est rémunérée selon l’indice 366 du code international de la fonction publique hors fiscalité. Son renouvellement annuel est soumis à l’approbation du bureau des Puissants, qui se réunit deux fois l’an. Elle est inaliénable. Toute révélation publique et/ou privée au sujet de son existence sera soumise à des sanctions civiles et/ou pénales, à la radiation civique et à l’exil. Tout gardien mort en exercice abandonnera sa clé à l’usage des Puissants, en attendant que le siège vacant soit à nouveau affecté.

 

– Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? marmonna Varèse entre ses dents.

 

– Les gardiens se réunissent après sollicitation d’au moins un tiers des représentants. Les appels transitent via la boîte aux lettres qui vous a été attribuée. Les réunions ont lieu dans la salle conçue à cette intention par le majordome, gardien de la Caisse. Les échanges sont privés, en vertu de l’article 56.b sur la réglementation des surveillances électroniques. Les décisions sont, par contre, publiques, en vertu du treizième amendement des accords de Yalta.

 

L’icône Responsabilités se mit à clignoter. Celle montrant la Caisse, en forme de coffre-fort, ne bougeait pas. Varèse cliqua sur cette dernière sans attendre de voir si le commentateur était arrivé au bout de son laïus ou non. L’image de la clé fut chassée par celle du coffre-fort qui grandit et tourna sur lui-même. Huit petites mollettes entouraient le volant. Une animation rapide fit tourner les huit serrures, l’une après l’autre. Puis le volant se décala d’un cran et la porte s’ouvrit sur un groupe de trois pantins qui sautèrent du coffre-fort et trottinèrent aux quatre coins de l’écran.

 

On aurait dit que les personnages avaient été découpés dans de vieilles photos en noir et blanc, collés sur du carton et animés au niveau des bras et des jambes. Ils sautaient, couraient, se cognaient en poussant des gazouillis ridicules. Celui qui avait conçu cette séquence d’animation devait être un fan des Monty Python et des interludes concoctés par le plus cinglé d’entre eux.

 

Les trois petits bonshommes plongèrent dans le coffre-fort, en sortirent trois chaises et s’installèrent face à Varèse. L’ancien agent avait déjà reconnu les personnages, et il avait une petite idée du cliché dont ils avaient été tirés. Il sut qu’il avait vu juste lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin de gesticuler et que l’image décomposée retrouva son unité d’origine.

 

Churchill, Roosevelt et Staline discutaient d’un air léger du monde et de son partage entre un Scotch, une vodka et un Roméo et Juliette.

 

– Yalta, Palais de Livadia, 11 février 1945, reprit la voix, plus officielle cette fois.

 

La photo des puissants s’inséra dans une Une de l’époque.

 

– L’aspect visible de la conférence de Crimée est connu de tous : la ligne Oder-Neisse, les îles Sakhaline…

 

La séquence son s’arrêta. Une icône apparut proposant Pour en savoir plus sur les accords de Yalta. Varèse l’ignora et attendit cinq secondes que le commentateur reprenne ses explications.

 

– La création de la Caisse est par contre demeurée secrète depuis plus de cinquante ans.

 

De vieilles images d’archives récupérées et numérisées montrèrent des soldats en guenilles, tels des fantômes, errant dans Stalingrad ; Berlin et ses immeubles vides comme des dents cariées ; des brasiers léchant le ciel derrière la silhouette du dôme de Saint-Paul, à Londres ; un village dont ne subsistait plus que l’église, éventrée.

 

– La Grande-Bretagne était asphyxiée, la Russie exsangue, les États-Unis épuisés par l’effort de guerre. Les trois puissances décidèrent donc de créer la Caisse, réservée à leur usage, prévue pour soutenir financièrement les pays membres en cas de graves difficultés.

 

Les trois puissants explosèrent et leurs fragments furent propulsés hors de l’écran. Le coffre réapparut, s’ouvrit et se remplit de liasses de billets de toutes les couleurs, de plus en plus rapidement.

 

– La Caisse fut d’abord alimentée par les dettes de guerre allemandes. Puis, les années passant (un compteur les fit défiler à une vitesse effarante), les marchés financiers retrouvèrent leur ancienne puissance. Le Groupe des Pays Industrialisés se constitua. La Caisse survécut à la guerre froide et aux crises pétrolières (Kroutchev tapant sur son bureau à coups de chaussure ; des barils de pétrole s’alignant sur des quais, à l’infini ; les files de chômeurs et le retour de la soupe populaire) Les pays membres furent six, puis sept, puis huit, jusqu’à aujourd’hui.

 

La date en cours s’afficha dans la fenêtre des années.

 

– Les Puissants s’appuient désormais sur le dynamisme des marchés financiers pour alimenter la Caisse.

 

Une, deux, quatre fenêtres formèrent une mosaïque qui partagea l’écran en damier. Des chiffres défilaient sur des bandeaux horizontaux. Des traders hurlaient. Des commentateurs financiers s’affolaient. On aurait pu se croire devant Bloomberg TV au meilleur moment du Krach asiatique de 97.

 

– La taxe Morgenstern a pris effet en avril 1973. Elle représente 0,00002 pour cent des transactions effectuées sur les mouvements d’achats et de ventes qui animent les marchés financiers. Elle est prélevée à la source et mise sur le compte des déflations et inflations successives. Nul économiste ignorant de l’existence de la Caisse n’a pour l’instant pu en déceler, encore moins en prouver l’existence. La taxe Morgenstern, sûre, est encore utilisée pour remplir la Caisse au rythme de dix milliards de dollars par an depuis cinq ans. La tendance est à la hausse avec la fin de la crise asiatique et la bonne santé des industries américaines.

 

Ce chapitre avait l’air terminé : l’image était revenue sur la page d’accueil. Les boutons concernant la charge et la Caisse, déjà consultés, étaient grisés. Restaient les Responsabilités liées à la charge. Varèse laissa la machine ronronner quelques secondes, puis il quitta le programme. Il ouvrit le capot du lecteur cd-rom et sortit la galette de carbone qu’il fit tourner dans la lumière.

 

Où l’héritière avait-elle pu trouver ce… truc ? Il n’arrivait pas à le définir autrement. Soit il s’agissait d’un support de jeu extrêmement bien réalisé, une sorte d’élément de décor permettant d’entretenir la théorie de la conspiration et toutes ces conneries, soit tout ce qui était dit là-dedans était vrai. Et ces seize grammes de sillons gravés étaient alors cent fois plus explosifs que tout ce que l’homme avait pu inventer en matière d’explosifs.

 

Varèse se retourna pour contempler l’héritière, toujours endormie. Elle était allongée sur un divan, derrière lui. Elle ne s’était pas réveillée depuis la veille au soir. Ni lorsqu’il avait remonté l’allée menant à l’entrée du château jusqu’à sa voiture, ni lorsqu’il avait grimpé les cinq étages jusqu’à l’appartement loué dans la galerie Véro-Dodat. Il avait beau la regarder et se poser la question, il ne l’imaginait pas fan des X-files et s’investissant dans un gigantesque jeu de rôles pour milliardaires dont le début se situerait à Versailles et la fin Dieu seul savait où.

 

Varèse remit le Cd dans le lecteur. Il agita la souris pour retrouver la page d’accueil et cliqua sur Responsabilités liées à la charge. Un organigramme en trois dimensions se déploya devant ses yeux. Au centre se trouvait un ovale entouré de huit petits personnages symboliques. En dessous était figurée la Caisse sous la forme d’un coffre-fort. Au dessus, huit personnages plus gros contenus dans le même ovale, et non disposés à sa périphérie. Une flèche partait du haut vers le bas, du premier groupe vers le second, puis du second vers la Caisse.

 

Un second schéma dessinait une dérivation sur le côté gauche de l’organigramme. Une autre flèche partait du premier groupe, atteignait la représentation d’une machine, puis partait de la machine vers le second groupe. La voix se remit à expliquer alors que l’organigramme s’animait au fur et à mesure des éclaircissements :

 

– Partons de la Caisse si vous le voulez bien.

 

– Parce que je le veux bien, maugréa Varèse.

 

L’ensemble de l’organigramme sauf le coffre-fort devint flou.

 

– La Caisse est fragmentée entre huit serveurs (l’icône du coffre-fort se sépara en huit morceaux), chaque gardien étant responsable d’un serveur chacun (les gardiens redevinrent nets l’un après l’autre alors que des liens les reliaient aux morceaux correspondants). La Caisse ne peut être ouverte, consultée ou utilisée que lorsque les huit gardiens sont réunis sous la responsabilité du majordome.

 

L’ovale autour duquel les petits bonshommes étaient assis devint aussi net que ces derniers. Le coffre-fort retrouva son unité. La représentation d’une machine qui constituait la dérivation se mit à clignoter. Varèse comprit qu’il s’agissait du fameux majordome.

 

– L’utilisation de la Caisse est donc soumise à une sorte d’unanimité absolue.

 

Une animation, tout aussi ridicule que les précédentes, agita les gardiens. Ils levèrent les bras dans une parodie de vote à main levée. La flèche qui allait du majordome aux gardiens changea de direction. Une flèche se dessina entre la machine et la Caisse qui s’ouvrit avec un bruit infernal. Son contenu se transvasa sous la forme d’une pluie de dollars qui tomba sur les gardiens.

 

– Vous devez être conscients du pouvoir que vous avez entre les mains, ami gardien, reprit la machine. Voilà pourquoi les Puissants ont décidé, à la création de la Caisse, que toute ouverture, consultation ou utilisation de celle-ci serait soumise à leur contrôle d’une manière ferme et définitive.

 

Les Puissants qui étaient encore flous devinrent d’une netteté criante. Les gardiens se calmèrent instantanément. Le coffre-fort se referma et le majordome cessa de trembler.

 

– Les discussions entre gardiens sont privées. Mais la Caisse ne peut être physiquement manipulée sans l’accord des Puissants. Cette sécurité est garantie par l’intégrité du majordome qui répond en premier lieu aux ordres de ses créateurs (la flèche qui allait des Puissants à la machine se mit à clignoter) puis aux ordres des gardiens (pareil au niveau inférieur) si l’autorisation d’utiliser la Caisse a été donnée par les premiers.

 

Une icône Exemples d’utilisation de la Caisse apparut sur le côté. Varèse cliqua dessus.

 

– Prenons un exemple simple d’utilisation de la Caisse, proposa la machine, didactique. La crise boursière asiatique de 1997. Les Puissants avaient décidé d’affaiblir Hong Kong avant que la colonie ne soit rétrocédée à l’empire chinois. Ils affectèrent donc une partie de la Caisse à un rachat, en masse et sauvage, de titres boursiers qui créèrent un effet de panique immédiat sur les marchés extrême-orientaux.

 

La voix enregistrée décrivait cette politique de déstabilisation financière à l’échelle mondiale avec une voix innocente.

 

– Dans ce cas, les gardiens n’ont été sollicités que pour utiliser leurs clés. Le majordome chargé de la manipulation par les Puissants réunit les sésames, effectua les transactions et referma la Caisse.

 

La procédure prit quelques secondes sur l’organigramme animé.

 

– Votre charge n’est pas seulement passive, rassura le commentateur. Vous pouvez avoir un rôle consultatif. Comme dans la première guerre du Golfe… Certains des gardiens étaient, de par leurs fonctions officielles, particulièrement impliqués dans le déroulement du conflit. Les pays pouvant servir d’avant-postes aux raids aériens alliés désiraient louer leurs terrains d’aviation, et non les prêter au titre de l’effort de guerre. Les gardiens sollicités informèrent donc les Puissants qui validèrent la proposition d’utiliser une partie de la Caisse à cet usage. Le majordome se plia donc, dans ce cas, aux gardiens, dans le cadre du retrait défini par les Puissants.

 

L’organigramme disparut petit à petit pour revenir à la page d’accueil. Varèse avait fait le tour du chapitre Accueil du gardien. Restait la partie Informations complémentaires. L’écran devint noir. Une voix différente de la première, au timbre asiatique, se présenta :

 

– Vous avez sollicité des renseignements sur les attaques dont Millenium fait l’objet. Ce cd-rom vous a été remis afin de vous donner quelques éléments de réponses.

 

L’écran restait obstinément vide de toute image.

 

– Vous comprendrez, je l’espère, que je conserve l’anonymat. Remettre ce document revient pour moi à me mettre au ban des gardiens et des Puissants réunis. Si vous n’avez pas consulté le chapitre Accueil du gardien avant de m’écouter, je vous engage vivement à le faire dès maintenant : les éléments que je vais vous apporter n’en deviendront que plus clairs à vos yeux.

 

La voix attendit quelques secondes dans le noir, alors que l’icône Accueil des gardiens se mettait à briller faiblement, pour inviter l’utilisateur à profiter de la visite guidée. L’Asiatique reprit :

 

– Vous devrez garder trois éléments à l’esprit pour comprendre ce qui va suivre : l’ensemble formé par la Caisse, les gardiens, les Puissants et le majordome, d’une part, les industries Millenium d’autre part… et le bug de l’an 2000.

 

Un panneau triangulaire occupé par une sorte de blatte schématique apparut au centre de l’écran. Varèse reconnut le symbole du bug de l’an 2000 diffusé un peu partout dans le monde depuis que son auteur en avait libéralisé l’usage.

 

– Tout le monde l’attend sans vraiment savoir à quoi s’attendre. Les meilleurs experts sont incapables de prévoir avec précision l’impact que le passage du millénaire aura sur l’économie mondiale. Vous savez mieux que moi l’état d’incertitude dans lequel se trouvent les pays industrialisés. Vous pouvez donc imaginer le désarroi des Puissants. Information ? Intoxication ? Tout homme prudent partira du principe que rien ni personne ne sera véritablement à l’abri tant que le premier janvier ne sera pas passé. On sait qu’un cyclone risque de dévaster le village à cette date. Peut-être aura-t-il lieu ? Peut-être restera-t-il dans le domaine de la légende ? Nul ne pourra répondre à cette question tant que le samedi noir ne sera pas derrière nous.

 

Varèse ne pouvait qu’être en accord avec cette vision des choses.

 

– Les gardiens l’ont bien compris. Voilà pourquoi ils se sont fédérés pour vider la Caisse à leur profit en faisant porter la responsabilité à Millenium avant de s’évanouir dans la nature.

 

Un petit tableau de bord permettait d’arrêter la séquence enregistrée, de revenir en arrière ou de l’accélérer. Varèse écouta à nouveau la dernière phrase pour être bien sûr qu’il n’était pas victime d’une hallucination auditive.

 

– … se sont fédérés pour vider la Caisse à leur profit en faisant porter la responsabilité à Millenium avant de s’évanouir dans la nature, répéta le narrateur alors que l’organigramme montrant la hiérarchie qui présidait aux manipulations de la Caisse réapparaissait. La Caisse est pour l’instant fragmentée entre huit serveurs, soumise à la surveillance des Puissants et à celle de leur Cerbère, le majordome. Elle est donc, en l’état, inviolable.

 

Le coffre-fort s’ouvrit à nouveau mais une série de numéros s’en échappèrent dans toutes les directions, et non des liasses de billets figurées comme la première fois.

 

– La fortune conservée par la Caisse est virtuelle. Elle fonctionne comme une base de données bancaire. Mais là où vous n’avez besoin que de votre identifiant et de votre code d’accès pour manipuler de l’argent, les conspirateurs doivent réunir huit clés, huit codes d’accès, et l’aval des Puissants.

 

La milliardaire s’agita dans son sommeil. Varèse voulait comprendre avant qu’elle se réveille.

 

– Il existe néanmoins une entorse à ce règlement, une procédure exceptionnelle qui permet le rapatriement des huit serveurs sur un seul et qui donne la main aux gardiens lorsque la Caisse est menacée.

 

Le narrateur laissa durer le silence. Varèse essayait de rattacher le bug à Millenium et Millenium à la Caisse.

 

– Imaginons maintenant le scénario suivant : nous gardons Puissants, Caisse et majordome tels qu’ils sont. Nous transformons les gardiens en conspirateurs.

 

Huit Smileys hargneux remplacèrent les têtes des petites métaphores, leur donnant tout de suite des airs beaucoup moins sympathiques qu’auparavant.

 

– Les conspirateurs ont décidé de vider la Caisse. Ils doivent pour cela inquiéter les Puissants au point que ces derniers leur permettent de rapatrier les huit serveurs sur une seule machine, sûre et séparée du Réseau juste après la transaction.

 

Les huit morceaux du coffre-fort se rejoignirent en un seul, un peu plus haut, au niveau des conspirateurs. L’image du cafard informatique apparut, grisée, en toile de fond.

 

– Bien sûr, les Puissants ne sont pas stupides. Ils ont leurs experts. Ils ont fait leurs propres simulations. Pour eux, la Caisse, sous sa forme actuelle, résistera à l’assaut de Mister Bogue. « Qu’à cela ne tienne ! » se disent les conspirateurs. « Donnons un peu plus de présence à cet épouvantail, histoire qu’il inquiète vraiment nos vénérés patrons. » Ils se mettent alors d’accord et décident de provoquer les premiers effets dévastateurs du bug de l’an 2000 pour forcer les Puissants à réagir.

 

Varèse pensa immédiatement au vol de la TWA, à la lettre de Caran. Les trois éléments s’imbriquèrent enfin les uns les autres dans son esprit. Le narrateur reprit avec une voix posée :

 

– Leur tactique a été arrêtée, dans les faits, en 1995. Le premier coup d’éclat des conspirateurs est le vol 800 de la TWA, dont la responsabilité peut leur être imputée.

 

Varèse était tombé sur l’héritière à ce moment de sa consultation. Le même écran montrant un schéma du Boeing associé à un bref laïus sur la responsabilité de la puce Millenium dans la catastrophe aérienne se superposa à l’organigramme. Il cliqua cette fois sur le lien Autres forfaits qu’il n’avait pas encore explorés. Le schéma du Boeing fut remplacé par celui d’une centrale nucléaire. La voix expliqua avec une émotion perceptible malgré le filtre de la numérisation :

 

– En Octobre 1997, la centrale de Kokura, sur l’île de Kyushu au Japon, s’est emballée comme s’était emballé Tchernobyl dix ans plus tôt. Une fuite radioactive a contaminé l’ensemble du bâtiment et décimé le personnel. L’accident était de niveau cinq sur la pyramide des risques nucléaires.

 

Varèse n’avait jamais entendu parler de cet accident. Mais rien ne disait qu’il n’avait pas eu lieu, effectivement. L’écran revint de lui-même à l’organigramme.

 

– Les conspirateurs ont pour l’instant réussi à faire prendre le problème du bug très au sérieux par les Puissants, pas assez toutefois pour autoriser le rapatriement de la Caisse sur un seul serveur. Mais ils y parviendront, sans nul doute. Ils agissent avec un mélange de patience et de ténacité admirable. La fin, pour eux, justifie les moyens. Et nul ne peut imaginer les moyens qu’ils emploieront pour permettre ce rapatriement et s’envoler dans la nature avec leur trésor. Les conspirateurs sont prêts à tout, à la mesure des sommes phénoménales en jeu dans cette affaire.

 

Le narrateur prit à nouveau une profonde et terrible inspiration.

 

– Peut-être ont-ils commis l’erreur de vouloir vous faire porter le chapeau, Mademoiselle Desportes ? Millenium est certes un coupable idéal. Mais vous êtes une femme d’honneur, que rien, ni personne ne feront jamais taire. Rendez ces données publiques. Les gouvernements nieront mais les gardiens en exercice seront écartés et disparaîtront mystérieusement. Les traîtres seront châtiés, acheva la voix. Les traîtres seront châtiés.

 

Le programme s’arrêta de lui-même et le cd-rom s’éjecta de son tiroir. Varèse le sortit avec précaution. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il pouvait prendre ces révélations pour argent comptant, considérer Desportes comme une justicière solitaire. Mais tout cela ressemblait trop à une farce grand-guignolesque pour qu’il y adhère complètement. Quelqu’un voulait se payer sa tête ou celle de Desportes, mais il manquait quelque chose pour que cette histoire de Caisse, de cambriolages et de conspirateurs ne sonne plus creux à ses oreilles.

 

Varèse se leva, s’étira, fit craquer ses articulations et poussa un bâillement sonore. Il avait dormi trois, quatre heures ces deux derniers jours. Il se rendit dans la cuisine, posa une vieille cafetière sur la gazinière, craqua une allumette et régla le feu au minimum.

 

La cafetière se mit à siffler alors qu’une odeur de petit déjeuner se diffusait dans la cuisine. Varèse se servit une tasse et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Elle donnait sur un vaste puits de lumière qui s’arrêtait quatre étages plus bas sur la verrière recouvrant la galerie Véro-Dodat. Des plaques de neige glacée la recouvraient en partie. Il devait être au moins deux heures de l’après-midi. Il avala une gorgée de jus brûlant, sortit son paquet de Gauloises et se pencha pour en allumer une au feu ronflant de la gazinière.

 

Il avala une bouffée de tabac brun et rit du tour pris par les événements. Cette histoire aberrante de Caisse, de conspirateurs et de Puissants était tombée sur le tapis au moment où il fallait pour arrêter son geste. L’ancien agent se souvint que l’héritière avait des révélations à faire le jour même sur les plateaux de télévision. Concernaient-elles le bug, Millenium et l’utilisation qui en était faite à un niveau occulte du pouvoir ?

 

Une musiquette électronique lui parvint du salon. Il écrasa sa cigarette dans l’évier et y retourna. Une boîte de dialogue occupait le centre de l’écran du portable qu’il avait laissé branché. Elle disait : Vous avez (1) message (s). Varèse l’ouvrit. Il était assez curieux de voir à quoi pouvait ressembler un mail envoyé à l’une des femmes les plus riches de la planète.

 

Dans la fenêtre était écrit :

 

« Qu’il est excitant de rentrer dans l’arène avec ou sans la reine… Quelqu’un vous a remis quelque chose : oubliez-le, oubliez-la. Ne vous laissez pas griser par la surenchère médiatique. Il faut savoir laisser dans l’ombre ce qui doit le rester, lorsqu’une vie en dépend, surtout lorsqu’il s’agit de celle d’un innocent. »

 

Un fichier image était attaché au message. Une photographie de très haute définition emplit tout à coup l’écran.

 

Un homme était menotté à une conduite couleur rouille devant un mur parsemé de traces d’humidité. Ses traits étaient tirés et marqués. Il portait une chemise ouverte sur une blessure qui n’était pas encore cicatrisée et qui lui barrait le torse. Ses lunettes, cassées, avaient été laissées sur son nez. Un journal était déplié devant lui. Varèse zooma sur la une. Il découvrit l’image de Françoise Desportes inaugurant la pendule de Passemant dans les appartements de Louis XV. La date était celle du trois décembre, celle du jour d’aujourd’hui.

 

Cet homme, Varèse ne l’avait vu qu’en photographie. Mais il le reconnut immédiatement. Peu de personnes possédaient le profil d’aigle et le regard perçant d’Oscar Tripper, le vice-président de Millenium qui était attendu à Versailles la veille au soir mais qui n’avait pas donné signe de vie.

 

– Oscar, murmura une voix derrière son dos.

 

Desportes s’était levée. Elle contemplait l’écran sans voir Varèse. Elle regardait le vieux conseiller dans les yeux duquel dansaient d’étranges reflets rouge sang.

 

– Qui êtes-vous ? demanda Desportes en se massant la nuque.

 

Elle essayait de se souvenir… Elle consultait le disque remis par l’informateur lorsqu’elle avait senti l’intrus juste derrière elle. Il y avait eu un choc assez violent, puis le noir. Jusqu’à maintenant. Cet appartement miteux ne ressemblait en rien à l’aile présidentielle du Grand Trianon. Une violente migraine lui transperça le crâne. Elle se massa la tempe en poussant un grognement. L’ancien agent admira le calme de sa prisonnière.

 

La porte était fermée à double tour, l’appartement occupait le dernier étage de la galerie Véro-Dodat. À moins qu’elle ne vole... Il alla dans la cuisine pour revenir avec un verre et deux aspirines. Desportes était penchée sur le portable. Elle accepta le verre et refusa les comprimés sans regarder Varèse. Elle reposa la question :

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Mon nom est Varèse.

 

Elle le contempla sans réagir. Elle regarda autour d’elle. Cette pièce donnait apparemment sur une cuisine et un couloir. On voyait une porte, au bout, fermée.

 

– N’essayez pas de tenter quoi que ce soit, lui conseilla l’ancien agent. Ce serait peine perdue.

 

Elle haussa les épaules.

 

– Que voulez-vous ?

 

Varèse pensait répondre « Vous tuer » mais ses lèvres prononcèrent « Vous aider » avec le plus grand naturel. Il ne comprit qu’après coup le brusque changement qui s’était opéré dans son esprit.

 

– M’aider ?

 

Desportes éclata de rire et croisa les jambes d’une manière nonchalante. Elle était superbe. Elle montra l’appartement en disant :

 

– Vous enlevez toujours les gens que vous voulez aider, après les avoir assommés ?

 

Varèse décida de couper court à son petit air moqueur et de lui exposer son cheminement le plus simplement possible. Il avait lui aussi besoin de voir un peu plus clair dans cette histoire. Il récapitula :

 

– Ma femme a pris place à bord du vol 800 et n’est, comme vous le savez, jamais arrivée à Paris. Quelqu’un devait payer pour sa mort, et j’ai cherché qui, un certain temps. Mon choix s’est porté sur vous dès que j’ai appris le rôle joué par la puce défectueuse dans cet accident.

 

« Payer » retint Desportes.

 

– Vous vouliez de l’argent ?

 

– Je voulais votre mort.

 

Desportes se tut et contempla Varèse. Cet homme avait pénétré dans le Grand Trianon la veille au soir pour l’exécuter, et il ne l’avait pas fait. Son regard glissa sur le portable, lui donnant un début d’explication.

 

– Continuez, demanda-t-elle.

 

– Je suis arrivé juste au moment où vous consultiez ce… document étrange. (Il montra la machine.) Vous avez une sacrée bonne étoile, Mademoiselle Desportes. J’ai tendance à croire aux coïncidences, mais j’aime les reprendre à froid, à tête reposée.

 

– Vous m’avez amenée ici pour prendre votre temps, avança Desportes en se demandant pour la première fois si elle avait une chance d’échapper à ce fou furieux.

 

En même temps, il lui exposait la situation avec le plus grand calme. Et il avait eu accès à des renseignements au sujet du vol 800 dont les meilleurs enquêteurs privés qui avaient travaillé sur cette affaire n’avaient pu soupçonner l’existence.

 

– Que faisiez-vous avant de perdre votre femme ? demanda-t-elle en ayant conscience de s’aventurer sur un terrain dangereux.

 

– Je travaillais pour la Sûreté française, dans le Renseignement. (Il reprit le fil de son récit un instant interrompu :) J’ai consulté le cd-rom. Je vous avouerais que je n’y ai cru qu’à moitié. Jusqu’à ce que ce message arrive.

 

Desportes jeta un coup d’œil à Oscar enchaîné, sur l’écran du portable.

 

– Son jet a disparu dans la journée d’hier au-dessus de l’océan Indien. Je… je ne pensais pas qu’ils iraient jusque-là.

 

– Tout est donc vrai, murmura Varèse pour lui-même en songeant à la Caisse et aux conspirateurs.

 

Ces types avaient enlevé le vice-président de Millenium pour astreindre l’héritière au silence. Ils avaient décidé la destruction du vol 800 pour inquiéter les Puissants. Catherine était morte pour qu’ils vident la Caisse en toute impunité.

 

– Qu’allez-vous faire, maintenant, Monsieur le justicier masqué ? ! s’énerva Desportes. Vous vouliez me flinguer pour soulager votre peine ? (Elle se leva et écarta les bras.) Allez-y ! Qu’est-ce que vous attendez ? !

 

Varèse répondit d’un air sombre :

 

– Je crois que ma cible s’est un peu déplacée de votre personne à la leur.

 

– Heureux de vous l’entendre dire… (Elle réfléchit et essaya, naïvement :) Vous n’avez donc plus aucune raison de me retenir ?

 

Il fit non de la tête. Elle replia le capot de son portable et le débrancha. L’homme, dans son dos, ne bougeait pas. Elle rangea la machine dans sa housse.

 

– Qu’allez-vous faire ? l’arrêta Varèse alors qu’elle s’apprêtait à jeter la housse sur son épaule.

 

Elle se figea. Elle avait envie de répondre : « Je vous enverrai mes condoléances avec une couronne de chrysanthèmes… lorsqu’un océan nous séparera l’un de l’autre. »

 

– J’oublierai toute cette histoire. Françoise Desportes a fait une petite escapade à Paris, point à la ligne.

 

– Je ne vous demande pas ce que vous allez faire à mon sujet, corrigea-t-il, mais au sujet d’Oscar Tripper.

 

– Je… je ne sais pas.

 

– Vous ne parlerez pas. Vous allez annuler votre intervention télévisée.

 

Desportes fut forcée de reconnaître qu’elle s’apprêtait à tout laisser tomber, bien sûr. Elle ne sacrifierait pas la vie d’Oscar pour empêcher huit hommes de piller la banque du millénaire. Qu’ils le fassent, leur satané casse, mais qu’ils lui rendent Oscar. En vie.

 

– Vous ne vous attendez pas à ce qu’il s’en sorte ? insista Varèse. Vous n’êtes pas naïve à ce point ?

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Vous savez très bien ce que je veux dire. Ces types (il montra la machine comme s’ils se cachaient à l’intérieur) vont le garder vivant le temps de braquer la Caisse, jusqu’au 31 décembre. Après, adios Oscar.

 

Desportes se sentit tout à coup anéantie. Elle restait là, debout, inutile, ne cessant de se dire que tout ça était de sa faute. Varèse, dans un autre monde, parlait en contemplant le plafond.

 

– Nous formions une sacrée bonne équipe… les Taupes, se souvint-il avec un petit sourire. (Ses yeux se posèrent sur l’héritière.) Trouver les conspirateurs, atteindre Oscar, le libérer, foutre la pagaille dans leur manigance… c’est une mission parfaite pour les Taupes.

 

Desportes pouvait déjà être dehors. Mais elle était fascinée par ce type qui l’avait condamnée, épargnée, et qui lui proposait maintenant de sauver Oscar.

 

– N’y pensez même pas. Vous ne savez pas à qui vous vous attaquez. Et la vie d’un homme est en jeu.

 

– Une vie, seulement ? minauda Varèse. Ttt, plus que ça. Vous ne trouverez personne de plus compétent que les Taupes pour retrouver Oscar. Je vous l’assure. Vous ferez une affaire en vous associant à nous.

 

Elle regarda de nouveau la porte avec envie. Dix mètres de couloir l’en séparaient.

 

– De toutes façons, continua Varèse, que vous le vouliez ou non, je compte bien accorder aux huit conspirateurs toute l’attention qu’ils méritent. J’ai désormais un compte personnel à régler avec eux.

 

– Vous n’allez pas faire ça ? ! s’insurgea l’héritière d’une voix blanche. Ils l’exécuteront s’ils apprennent quoi que ce soit à votre sujet !

 

– Raison de plus pour nous associer, vous et moi, le temps qu’il faudra. Vous verrez, les Taupes travaillent avec doigté, professionnalisme et légèreté. Personne ne s’est jamais plaint d’aucune de nos interventions. Hormis ceux qui étaient dans le mauvais camp, évidemment. Mais on ne peut pas satisfaire tout le monde.

 

– Vous êtes fou.

 

Elle se préparait à partir.

 

– Peut-être. Mais vous n’avez pas le choix.

 

Varèse exhiba le petit disque de carbone et le fit tourner dans la lumière, le cd-rom sur lequel était gravé tout ce qui devait rester caché si Desportes voulait, un jour, revoir Oscar en vie.

 

– Allez ! Asseyez-vous, je nous fais un café, l’invita-t-il. Je crois que nous avons pas mal de choses à mettre au point tous les deux avant de nous pencher sur le salut du monde.

 

*

 

Les conspirateurs, au complet, animaient la salle improbable d’un murmure qui me ravit à l’extrême. Je faisais mon ordinaire de la touche grenat des huit fauteuils inoccupés. Les voir utilisés me fit aborder les rivages d’Euphorie par la rade du Délire joyeux. Et c’est le majordome qui vous parle !

 

Les huit conspirateurs portaient le même trois pièces gris anthracite et leurs têtes avaient le même aspect de sphère de mercure liquide aux délicates irisations. Rien ne permettait de les distinguer les uns des autres, hormis leur adresse de connexion que j’étais le seul à centraliser (excusez du peu, c’est tout de même l’une de mes prérogatives !), et les drapeaux figurés en face des fauteuils correspondants qui leur permettait, eux, de se reconnaître.

 

Étaient présents les conspirateurs représentant le Japon, l’Italie, le Canada, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis et la Russie. Chacun parlait avec son voisin lorsque celui qui avait été désigné comme arbitre, dans cette réalité comme dans l’autre, appela ses commensaux à un peu plus de discipline pour aborder les sujets dont ils avaient à débattre. Seul le Russe restait immobile. Je le soupçonnais de dormir. L’heure fut à la gravité une fois le silence obtenu par le conspirateur américain.

 

– Messieurs, commença-t-il d’une splendide voix de basse que je lui avais échantillonnée avec amour, cette réunion marque la reprise de nos activités pour l’affaire qui nous intéresse. Nous sommes aujourd’hui le trois décembre. Il nous reste, au mieux, trois semaines pour entériner la paranoïa du bug dans les esprits. Il est temps de faire le point. Angleterre ?

 

Le conspirateur anglais se leva alors que l’Américain se rasseyait dans un jeu de balancier d’une exactitude que Passemant, le grand horloger, n’aurait pas reniée.

 

– Notre propagande a fonctionné à merveille. Les rapports alarmistes diffusés par nos soins dans les différents ministères ont d’autant fait leur œuvre que l’Administration est restée fidèle à sa réputation de lenteur. Le tableau, tel qu’il est dressé aujourd’hui, est catastrophique : les pays industrialisés prévoient une récession de vingt à trente pour cent. Aucune prévision n’a pu être faite pour les pays en voie de développement, bloc soviétique compris. Les organisations bancaires internationales viennent d’annoncer publiquement que les transactions de tous ordres seraient gelées pendant le week-end de la Saint Sylvestre. Au minimum.

 

Le conspirateur italien partit d’un franc éclat de rire.

 

– Santa Madona ! Non seulement le premier janvier tombe un samedi, mais en plus la banque sera ouverte au tout venant ?

 

– Ne nous réjouissons pas trop vite, calma l’Américain. Les services de sécurité seront sur la brèche. Ils sont à la solde des Puissants. Et n’attendez pas de leur part quelque cadeau que ce soit s’ils découvrent nos agissements.

 

Un sentiment d’inquiétude tourna autour de la table comme une ola et s’éteignit de lui-même. L’Anglais continua :

 

– L’effet est d’autant plus réussi que les messages officiels, comme ceux du NTSB, contredisent les rumeurs que nos amis activistes propagent depuis des années dans les milieux… branchés.

 

Il jeta le mot au centre de la table comme s’il en craignait une morsure.

 

– Pour sûr, concéda le Français, rien de tel que la langue de bois pour inquiéter l’homme du peuple et le forcer à agir.

 

– Des soulèvements sont prévus dans à peu près toutes les capitales des pays à économie chancelante. Et nous sommes sûrs de pouvoir saborder les fêtes de fin d’année, au moins à Londres et à New York. Les émeutiers ont reçu nos subventions et n’attendent qu’un signe de notre part pour ajouter au chaos ambiant.

 

– Nous n’aurons peut-être pas besoin d’avoir recours à ce moyen, trop visible, dit l’Américain. Utilisons la paranoïa, mais ne la provoquons pas d’une manière directe. Même les assassins de Kennedy ont été débusqués, malgré tout l’art déployé à effacer leurs traces.

 

– Mais, ça n’a jamais été rendu public ? essaya le Canadien.

 

– Bien sûr que non. Et si nous sommes découverts, ce ne le sera pas non plus. Vous pensez que les Puissants prendraient le risque de révéler l’existence de la Caisse s’ils parvenaient à nous empêcher de nous en emparer ? Je vous signale qu’ils ont eux-mêmes approuvés l’enlèvement de Tripper.

 

– Mon Dieu ! Desportes parlait et l’opération s’écroulait ! se lamenta l’Allemand.

 

– Nous aurions mieux fait de l’exécuter, maugréa l’Espagnol. Nous serions assurés de son silence.

 

– C’est à l’étude, intervint l’Américain. C’est à l’étude.

 

– Au sujet de notre planning ? essaya le Français pour revenir à la raison de leur réunion.

 

– Oui, reprit l’Américain. Nous devons passer à la vitesse supérieure si nous voulons respecter le calendrier que nous nous sommes fixé. Vous connaissez le protocole adopté : à chaque représentant de proposer la participation de son pays à notre opération. Le Japon avait eu la gentillesse d’inaugurer la série avec l’accident nucléaire de Kokura…

 

– Une vraie merveille, commenta le Français, expert en la matière. Pas un mot n’a filtré sur l’accident. Il a pourtant bien eu lieu, n’est ce pas ? demanda-t-il en se penchant vers le conspirateur japonais, silencieux depuis le début des échanges.

 

– Il a eu lieu, confirma-t-il d’une petite voix. La centrale s’est bien emballée une fois l’intervention de notre… homme de mains. Nous avons évité la contamination, mais la plupart des ingénieurs ont péri à plus ou moins court terme.

 

– Serait-ce de la sensiblerie que j’entends dans votre voix, conspirateur ? s’informa l’Américain avec une pointe d’ironie.

 

Le Japonais s’agitait sur son fauteuil, mal à l’aise. Les sept visages de mercure s’étaient tournés vers lui.

 

– Nous avions convenu de limiter les pertes humaines au minimum… essaya-t-il d’une voix faible.

 

– … pour rester discrets, évidemment, rappela l’Américain. Ce sont les services de sécurité que nous devons inquiéter. Précisez votre pensée, mon ami.

 

Il avait bien dit « Ami » mais je ne trouvai aucune intonation amicale dans sa voix.

 

– Cette femme… devrons-nous à tout prix la faire disparaître ?

 

– Desportes ? Je vous signale qu’elle connaît notre existence. L’auriez-vous rencontrée personnellement pour changer d’avis d’une manière aussi radicale ?

 

– Je… non. Vous avez raison.

 

– Eh, quoi ! Notre ami n’a pas forcément tort, essaya l’Italien. Nous pourrions la congeler et nous la garder sous le coude en attendant que ça se tasse ?

 

Cette boutade déclencha une franche hilarité à laquelle le Japonais était bien le seul à ne pas participer, avec l’Américain qui compléta :

 

– Parce que vous croyez peut-être que les Puissants nous oublieront après ce que nous apprêtons à leur faire ? Nous deviendrons des exemples à ne pas suivre, Messieurs. Notre réputation franchira allègrement le troisième millénaire et nimbera nos faits et gestes d’une aura mythologique.

 

J’avais remarqué cette sorte d’emphase chez le conspirateur américain bien avant qu’il ne préside cette réunion. D’après ce que j’avais compris, son pays était en manque de mythe fondateur.

 

– Donc ! tonna l’Américain. Le Japon ayant, de bonne grâce, apporté sa pierre à notre édifice, c’est maintenant à mon tour de vous proposer un scénario catastrophe impliquant un peu plus Millenium dans le bug de l’an 2000.

 

Ses homologues se détendirent et se préparèrent à déguster ce que le représentant de la patrie des sensations fortes avait à leur proposer. Le Russe s’ébroua et leva une tête lourde vers l’Américain.

 

– Deux escadres de bombardiers furtifs F-117A de type Nighthawkh survolent en ce moment le Nord de l’Irak et la Serbie. Lockheed a fait appel à Millenium pour les composants électroniques équipant les boucliers furtifs qui ont fait la renommée de ce modèle.

 

– Surtout au début du Kosovo, ricana le Japonais.

 

L’Américain continua sa démonstration sans relever le trait perfide.

 

– Le virus a été embarqué à bord des appareils et pourra être déclenché par le biais des satellites militaires. Si la décision est prise, il suffira d’un geste pour rendre les bombardiers fantômes aussi visibles que le saint-père sur son putain de trône. Les pertes humaines seront limitées mais le retentissement dans le milieu des renseignements considérable. Les services de sécurité verront là une confirmation du caractère obsolète de la puce Millenium qui équipe tout ou partie des systèmes embarqués sillonnant aujourd’hui notre belle planète. J’ose à peine imaginer l’agitation qui régnera dans les couloirs du Pentagone lorsque l’info de la perte des appareils tombera dans les agences.

 

Le conspirateur américain se rassit, apparemment fier de son speech. L’Anglais se leva.

 

– La proposition me semble excellente mais nous devons la mettre aux voix. Messieurs ? Qui est pour ?

 

Huit mains se levèrent, celle du japonais peut-être plus rapidement que les autres.

 

– Parfait. Le sabotage des bombardiers furtifs est adopté à l’unanimité. La prochaine réunion aura lieu, dans cette salle, en temps utile. Des invitations seront déposées dans vos boîtes aux lettres. Merci.

 

Le mot clé prononcé par le Britannique signifiait que le rassemblement des conspirateurs était provisoirement terminé. C’est donc avec un peu de tristesse que je pulvérisai fauteuils, table et parois alors que les silhouettes de mercure disparaissaient les unes après les autres, retournant dans ce monde de bruits, de fureurs et de couleurs qui avait, bien malgré moi, présidé à ma naissance.

 

*

 

Desportes pensait à Oscar. Le monde des affaires, aussi implacable fut-il, était immaculé par rapport à ce territoire de boue et de sang que les ravisseurs de son vieil ami venaient de lui faire aborder. Cet homme, ce Varèse, avait l’air habitué au sang et à la boue : s’associer à lui pour retrouver Oscar n’était peut-être pas une si mauvaise idée.

 

Varèse apparut avec une tasse remplie d’un café brûlant qu’il posa à côté de Desportes. Il avait rangé le cd-rom dans la poche intérieure de sa veste. Il aurait fallu qu’elle le récupère, puis qu’elle le tue aussi froidement qu’il avait projeté de l’exécuter la veille au soir.

 

– Comment avez-vous été mise sur leur piste ?

 

Elle avala deux gorgées du café qu’elle trouva trop chaud et trop fort à son goût. Elle avait l’habitude de l’allonger avec de l’eau et du lait, à l’Américaine.

 

– L’accident de la TWA, commença-t-elle. Le NTSB m’a mise au courant pour la puce défectueuse. On m’a demandé la liste des systèmes embarqués équipés avec le même matériel, sécurité oblige.

 

– Rien de plus normal.

 

– Normal ? Je connaissais la puce et ses performances ! Des simulations avaient été effectuées bien avant que l’Y2K ne préoccupe les esprits. Mon père a été un des premiers à s’inquiéter du passage de l’an 2000.

 

Varèse fit lentement glisser un sucre dans son café en le tenant en équilibre sur le bord de sa tasse.

 

– Et ça vous a mis la puce à l’oreille, lança-t-il en donnant une pichenette au petit rectangle blanc.

 

Varèse trouvait encore la ressource de faire de l’esprit. Elle se rappela qu’il avait plus de raisons qu’elle d’être d’humeur joyeuse.

 

– Un an plus tard est survenu l’accident nucléaire de Kokura, continua-t-elle. Vous n’en avez jamais entendu parler ?

 

Varèse arrêta de touiller son café et fixa l’héritière en citant de mémoire :

 

– Une fuite radioactive a contaminé le bâtiment et a décimé le personnel. L’accident était de niveau cinq ou six sur la pyramide des risques nucléaires…

 

– Cinq. Vous êtes vraiment très bien renseigné.

 

Il accepta le compliment en omettant de lui révéler qu’il avait pêché cette information dans le cd-rom, quelques minutes plus tôt.

 

– Le système de pilotage de la centrale était truffé de puces Millenium ?

 

– Le système de refroidissement, corrigea Desportes. La puce mise en cause était du même type que celle embarquée à bord du Boeing de la TWA.

 

– Pourquoi n’avez-vous pas cru à la défaillance ? On connaît les limites de la technologie ?

 

Desportes prit son temps avant de répondre.

 

– Comme je vous l’ai dit, j’avais remis une liste des sites sensibles aux autorités, une liste volontairement succincte. Je sentais que quelque chose ne collait pas, et je ne voulais pas tout livrer d’un coup. J’ai donc fait lister dix pour cent des sites concernés, seulement.

 

– Et la centrale de Kokura en faisait partie. C’est ça ?

 

Elle hocha la tête en reprenant son café. Elle se mit à jouer avec sa cuillère en ne quittant pas Varèse des yeux.

 

– Une coïncidence de plus, releva ce dernier. Lazare Hazard serait-il un des huit conspirateurs ?

 

Desportes resta silencieuse. Il changea de sujet d’une manière abrupte :

 

– Qui vous a donné le cd-rom ?

 

Elle haussa les épaules.

 

– Un informateur philanthrope ? Un traître à leur cause ? Je ne le connaissais pas.

 

– Cette Caisse… que peut-elle représenter ?

 

– En volume d’argent ? Inimaginable. (Elle eut un regard rêveur.) Quand on sait que la place de Paris, qui n’est pourtant pas la plus active, brasse vingt à quarante milliards de francs en une seule journée…

 

– La taxe Morgenstern, marmonna Varèse.

 

– Dieu seul sait jusqu’où ils iront pour s’en emparer.

 

– Brillante idée de mettre leur forfait sur le dos du bug, apprécia l’ancien agent. S’ils échouent, ils pourront toujours invoquer Mister Bogue comme élément perturbateur. Je crois, ma chère, que vous avez mis le petit doigt dans un merdier à engrenage cosmique. Oscar aussi d’ailleurs.

 

– Oscar ne savait pas, rappela l’héritière, le visage fermé.

 

Varèse n’avait pas envie de la consoler. La gentillesse n’était pas son fort, aujourd’hui.

 

– Nous avons affaire à des gens qui frappent d’abord et posent les questions après.

 

Une idée naquit dans l’esprit de Desportes, un sourire souleva ses lèvres parfaites : ce type était plus que cinglé pour courir au devant des ennuis avec autant de vergogne.

 

– On peut dire que vous y êtes jusqu’au cou aussi, dit-elle en imaginant avec un certain bonheur une machine improbable broyant cet homme qui avait eu pour premier projet de l’assassiner.

 

Varèse ne répondit pas. Elle décida de changer de sujet aussi abruptement que son interlocuteur.

 

– Qui sont les Taupes ?

 

– De vieilles connaissances, des amis que je n’ai pas vus depuis très longtemps et qui seraient sûrement enthousiasmés par l’idée de s’associer à notre projet. Mais, avant de les rejoindre, nous allons devoir disparaître.

 

Leur collaboration était donc ferme et définitive. Desportes décida de laisser couler.

 

– Disparaître ?

 

– Ceux qui ont enlevé Oscar vont surveiller vos moindres faits et gestes jusqu’au 31 décembre. Dans ces cas-là, mieux vaut se volatiliser purement et simplement plutôt que de donner l’illusion qu’on garde un profil bas.

 

– Mais… s’ils ne savent pas ce que je fais, ils le tueront ?

 

– Ils ne feraient pas une bêtise pareille. « Dans le doute abstiens-toi » est un vieil adage respecté chez les gentils comme chez les méchants. Les conspirateurs ne sont pas tout-puissants, même s’ils donnent l’impression de mener la danse. Vous êtes une de leurs faiblesses, et non des moindres.

 

– Vous aussi, non ?

 

– Non. Moi, je serai bientôt leur pire cauchemar.

 

Desportes cligna des yeux en se demandant où elle avait bien pu entendre cette tirade auparavant.

 

– Pourrez-vous déléguer la gestion de Millenium jusqu’à la fin du mois ? lui demanda Varèse.

 

– Ma foi… Oscar ne sera pas là pour assurer l’intérim. Mais le Conseil d’Administration saura gérer mon absence le temps qu’il faudra. Je suppose.

 

L’idée de disparaître aux yeux des conspirateurs commençait à plaire à Desportes. Cet homme aussi commençait à lui plaire. « Phénomène de répulsion attraction », jugea-t-elle en se rappelant son Sigmund.

 

– Je suis une célébrité, avança-t-elle avec le plus grand naturel. Faire disparaître Françoise Desportes va être dur, quand on sait qu’elle est connue dans le monde entier.

 

Varèse trouvait toujours étrange d’entendre les gens parler d’eux-mêmes à la troisième personne.

 

– Une paire de lunettes noires et de nouvelles identités feront l’affaire, trancha-t-il. Ce problème sera réglé par un de mes amis que je vous présenterai bientôt.

 

– Il choisira mon nom ?

 

– Vous pouvez être tranquille. L’homme à qui je confierai cette tâche n’a, à ma connaissance, jamais fauté en matière de goût. (Varèse consulta la lumière qui tombait de la fenêtre.) Nous n’avons pas de temps à perdre. Donnez-moi ça, dit-il en désignant le portable.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour vous débarrasser.

 

Il passa la housse en bandoulière autour de ses épaules. Il prit son sac à dos, le jeta par-dessus la housse et alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit dans une série de bruits de serrures. Desportes le regardait sans comprendre.

 

– Qu’est-ce que vous faites ?

 

– Je vous emmène.

 

– Où ça ?

 

– À Roissy. C’est bien là que vous avez atterri ?

 

– Et c’est de là que je dois décoller, ce soir…

 

– Nous n’avons plus rien à faire en France. Et les personnes que je dois rameuter sont aux États-Unis. Du moins, je l’espère.

 

– Mais… (Elle ne pensait même plus à s’échapper, maintenant que la voie était libre.) Je ne peux pas partir comme ça ? J’avais rendez-vous à l’Élysée en fin d’après-midi…

 

– Vous êtes milliardaire. (Elle hocha la tête d’un air stupide.) Donc vous êtes excentrique.

 

– Mes hommes doivent être aux cent coups, à Versailles.

 

– Vous rassurerez votre petit monde lorsque nous nous serons envolés. Nous devons prendre les conspirateurs de court dès maintenant si nous voulons garder une longueur d’avance sur eux.

 

Ils sortirent de l’appartement que Varèse ferma à double tour derrière lui. Desportes le suivit docilement jusqu’au rez-de-chaussée qui débouchait dans la galerie Véro-Dodat en ayant l’impression d’halluciner. Était-ce ce coup qu’elle avait pris sur la tête ? La découverte d’Oscar retenu en otage, par sa faute, l’avait-elle rendue folle ? La partie de son esprit qui lui disait de s’enfuir tant qu’il était encore temps s’était réveillée et hurlait à nouveau, l’autre lui disait de suivre cet homme qui avait l’air de savoir ce qu’il faisait.

 

Ils sortirent de la galerie et marchèrent vers le Louvre des Antiquaires. La vengeance de Varèse s’était déplacée de la première tête de Millenium à ceux qui l’utilisaient pour couvrir leurs manigances. Son discours était cohérent et finalement assez clair, lorsqu’on en connaissait les tenants et les aboutissants. Certes, cette histoire de Caisse, de fuite, et de Taupes avait un arrière-goût de James Bond, ou de Série Impossible. Tout ceci était pourtant bien ancré dans la réalité. Les menaces de mort qui pesaient sur Oscar étaient en tous cas bien réelles.

 

Ils pénétrèrent dans l’immeuble des antiquaires, prirent l’ascenseur qui permettait d’accéder au parking souterrain et descendirent au troisième sous-sol. D’énormes piliers séparaient les emplacements. Varèse lui ouvrit la portière d’une voiture de location. Elle s’assit à la place du passager. Il s’installa devant le volant, mit le contact et attrapa la rampe qui menait à la sortie. Il s’engagea dans la rue de Rivoli. Elle aurait pu sauter, s’échapper au premier feu rouge : sa portière n’était pas condamnée. Elle ne bougea pas. Desportes réfléchissait en contemplant la double perspective du Louvre et des immeubles haussmanniens.

 

Ma fortune ne m’aidera pas à sauver Oscar, se dit-elle. Varèse, oui.

 

La voiture se glissa dans la circulation qui embouteillait l’avenue de l’Opéra.

 

*

 

Françoise Desportes était redevenue petite fille. Elle courait dans les couloirs de Taliesin, baignés de lumière et de bonheur.

 

La pluie qui se mit à cingler le pare-brise de la voiture la fit sursauter. Elle observa Varèse par le biais de son reflet. Cet homme était un ancien agent des services secrets, et elle se préparait à attaquer les conspirateurs à ses côtés. « Votre décision est-elle mûrement réfléchie ? » aurait demandé Oscar le Sage, Oscar l’Inquiet.

 

La voiture aborda le monde gris et bétonné de l’autoroute du Nord. Les tours du périphérique s’éloignèrent dans le lointain. De son côté, Varèse pensait à l’étrange cheminement qui l’avait amené jusqu’ici, dans l’intimité de cette voiture, aux côtés de celle dont la mort aurait déjà dû faire les gros titres des journaux dans le monde entier.

 

Il aurait été cent fois plus pratique que Desportes joue l’agneau du sacrifice. Mais celui-ci n’aurait été que symbolique. Il n’aurait pas rassasié la soif de vengeance de l’ancien agent qui se serait, un jour ou l’autre, réveillée. Alors que maintenant, aussi invisible et anonyme qu’il fût, l’ennemi était bien réel et n’avait plus rien d’un substitut pratique mais illusoire. Des hommes (peut-être des femmes) s’étaient réunis et avaient décidé la destruction du vol de la TWA…

 

Varèse serra les poings autour du volant et laissa courir le frisson qui le parcourait. Il décida de conserver ce dégoût en lui, de le cultiver jusqu’au moment venu.

 

Varèse et Desportes se tournèrent l’un vers l’autre au moment où la voiture quittait l’autoroute pour rejoindre le terminal de Roissy. L’héritière lut l’obsession de l’ancien agent au fond de ses yeux, et elle sut que cet homme portait la mort en lui.

 

– Vous êtes arrivée par la nouvelle aérogare ?

 

Elle acquiesça. Il fit glisser la voiture jusqu’au terminal high-tech et s’arrêta sous l’auvent de béton. Desportes imaginait maintenant la grande faucheuse assise entre eux deux et se contemplant dans le rétroviseur. Elle sauta de la voiture à peine arrêtée et se réfugia à l’abri du terminal pendant que Varèse sortait les sacs du coffre.

 

Il retrouva Desportes dans le hall presque désert. Le verre et le métal dessinaient des courbes élégantes, donnant l’illusion que le plafond, le sol et les parois s’entremêlaient en une spirale infinie. L’héritière se dirigea vers le comptoir réservé à Millenium. Ses talons résonnaient dans le silence de la nef immense. Varèse la suivait à une distance prudente. L’hôtesse regarda approcher l’héritière avec un air un peu étonné. Son départ n’était pas prévu avant le soir même.

 

Son étonnement se transforma en inquiétude lorsqu’elle se rendit compte que Françoise Desportes était seule, ou presque, sans sa meute de gardes du corps, sans officiels. Elle trifouilla des boutons et murmura quelque chose dans un écouteur. Un homme apparut, poussa l’hôtesse d’un coup d’épaule et accueillit Desportes avec une expression faussement détendue.

 

– Madame, je…

 

– Nous embarquons maintenant, ordonna-t-elle.

 

Le chef de vol cherchait les molosses de la sécurité, en vain. Il ne voyait que Varèse dont le visage ne lui était pas familier.

 

– Les équipes techniques sont en train de vérifier l’appareil… essaya-t-il.

 

– Qu’ils fassent vite. Je veux décoller dès que l’avion sera prêt.

 

– Bien Mademoiselle.

 

Il les emmena derrière le comptoir et les précéda le long d’un corridor qui s’enfonçait dans les entrailles du terminal. Ils traversèrent un salon secret qui devait être réservé à la milliardaire lors de ses passages éventuels dans la capitale française. Varèse se demanda s’il avait jamais servi : les avions devaient attendre Desportes, et non l’inverse. L’homme poussa une porte et ils se retrouvèrent en plein vent, sur le tarmac de l’aéroport. Les avions faisaient la queue, un peu plus loin, pour décoller. Un 747 de la Thaï Airlines s’élança vers le ciel en poussant un rugissement de banshee affamée.

 

Le jet de Desportes attendait à une cinquantaine de mètres. Des techniciens inspectaient le dessous des ailes. Ils grimpèrent à la passerelle collée contre l’appareil. Le commandant de bord avait vu approcher le petit groupe et les attendait dans le couloir d’entrée.

 

– Pierre, je vous présente monsieur Varèse, lança Desportes en guise de présentations. Pierre est un pilote hors pair, ajouta-t-elle à l’attention de l’ancien agent. Quand pouvons-nous décoller ?

 

– Dans une heure… Vous ne comptiez pas partir ce soir ?

 

– Autrefois.

 

– Je… (Il hésitait, mais comment pourrait-elle lui en vouloir ?) J’ai reçu un message de Versailles. Ils sont très inquiets à votre sujet. Vous… vous avez tout de même disparu.

 

– Et je suis réapparue. Magie blanche, Pierre, magie blanche. (Elle se frotta le bout du nez en louchant d’une manière comique.) Je rassurerai tout le monde lorsque nous aurons décollé. Nous devons quitter la France le plus vite possible.

 

– Quelle est notre destination ?

 

Desportes eut envie de répondre Fresno avant de se retourner vers Varèse.

 

– Une ville pas trop loin de la côte Est, un peu à l’écart. Vous pourriez tracer sur Pittsburgh, dans un premier temps ? demanda l’ancien agent au pilote.

 

– Aucun problème.

 

– Nous repartirons peut-être rapidement, reprit Varèse.

 

– Le temps de remplir les réservoirs… Je vais faire accélérer les procédures de vérification. Désirez-vous que je fasse appeler le steward ? Il doit se trouver dans l’aérogare.

 

– Laissez tomber. J’ai besoin de tranquillité, glissa Desportes au pilote. Personne ne doit savoir où nous nous rendons. Je connais votre discrétion.

 

– Vous pouvez avoir confiance, répondit le pilote en jetant un regard en coin à Varèse qui contemplait avec un air détaché le luxe de la cabine.

 

La milliardaire le rejoignit. Il hésitait entre une dizaine de fauteuils dont chacun aurait pu contenir deux chefs d’entreprise obèses de Cincinnati.

 

– Classe, jugea-t-il en se retournant vers elle.

 

– Qu’est-ce que vous croyez ? Vous voyagez sur Millenium Airlines, la ligne sur laquelle le client est roi !

 

*

 

Françoise Desportes somnolait sous deux couches de couverture. Varèse se servait un Scotch derrière le bar qui garnissait le jet. Ils s’élanceraient vers le ciel dans à peine une demi-heure, leur avait confirmé le pilote. L’ancien agent appréhendait la poussée brutale des réacteurs, bien plus impressionnante dans ce type d’appareil que dans un long courrier. Il essayait de se saouler mais il n’y arrivait pas. Les toxines étaient à peine ingérées que le stress qui lui nouait les entrailles en contrecarrait les effets. La terreur aurait, une fois de plus, le dernier mot.

 

Il se laissa tomber dans un fauteuil et se pencha sur le portable de Desportes. La matrice active scintillait dans la pénombre ouatée de l’habitacle et la batterie émettait un chuintement rassurant. Varèse avait ouvert le module de messagerie et observait la fenêtre vierge, l’adresse qu’il venait d’indiquer et l’objet du message sur lequel il hésitait encore.

 

Les Taupes avaient cinq ans durant vécus ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant des périodes allant de trois jours à trois semaines. Ils avaient risqué leur peau, s’étaient mutuellement sauvés la vie, chacun était redevable de l’existence de l’autre, quelle que soit la distance qui les séparait maintenant. Mais l’événement qui les avait peut-être le plus rapprochés, la mission qui avait paradoxalement précipité leur démission mutuelle, était la mission Maison blanche.

 

Varèse ne parvenait pas oublier cette nuit de septembre 1993 qui surgissait parfois sous forme de cauchemar et le réveillait, en sueur et haletant. Il n’y avait aucune raison pour que Seiza et Ulysse aient de leurs côtés oublié le fiasco sanglant, la symphonie barbare qui s’était jouée en petit comité, les Taupes dans la salle, les innocents comme figurants et Narcisse Morloch dans le rôle du chef d’orchestre.

 

Morloch…

 

Mordaunt, Mordred, Moriarty… des tueurs de papier qui valaient bien cet équivalent sur le terrain de la réalité. Morloch que Caran avait imposé aux Taupes pour les couvrir lors de l’effraction.

 

Varèse aurait dû écouter son intuition au lieu de suivre les ordres du père spirituel. Vsevolod serait encore en vie, les autres aussi. Il s’octroya une lampée de Scotch et se fixa sur une image, celle qui clôturait le chapitre douloureux : lui, faisant feu sur le tueur dont l’explosion de l’immeuble l’avait ensuite séparé. Mort de la bête. Fin de l’épisode.

 

Il se décida et tapa « En souvenir du bon vieux temps » comme objet du message, vérifia l’adresse et rédigea une courte missive dans le style de celles qu’ils utilisaient pour se contacter et sonner le branle-bas de combat, lorsque l’équipe se réunissait sous la bannière de la Sûreté française.

 

« Je dois vous voir d’une manière urgente. Serai à Pittsburgh le 4 décembre au matin. J’aurai besoin de deux jeux de papiers, un pour moi, l’autre pour (Il hésita à taper Desportes : les conspirateurs devaient utiliser les moteurs de recherches automatisés qui filtraient les moindres messages transitant par le Réseau. Et le nom de la milliardaire, aussi commun soit-il, devait faire partie de la liste noire.)… une femme de trente-cinq ans environ. Rendez-vous à cette adresse pour rencontre ultérieure.

 

« Max »

 

L’ancien agent fit glisser le curseur sur le bouton d’envoi et cliqua. Ce simple mouvement de l’index rompait trois années de silence et remettait en fonction la boîte aux lettres qu’aucun des trois survivants n’avait songé à supprimer après la séparation des Taupes, peut-être dans l’idée secrète de se retrouver, un jour.

 

Varèse éteignit le portable, bascula son dossier et ferma les yeux. Il se laissa emporter par la douce somnolence qui l’envahit peu à peu.

 

*

 

– Nous sommes en position, grésilla la voix dans l’écouteur.

 

Le chef d’escouade fit signe aux deux hommes qui se trouvaient devant lui. Le premier portait un bélier à air comprimé sous le bras. Le second le couvrait avec son fusil d’assaut et visait un point au-dessus de son épaule droite sans dévier d’un pouce de sa ligne de mire. Les hommes portaient des visières pare-balles et des corsets de métal anti-impacts. Un chapelet de grenades OF garnissaient leurs ceintures ainsi que les armes de poing courantes pour cette intervention à risque mineur.

 

L’homme à abattre était certes un forcené mais on le savait seul dans son appartement. L’effet de surprise était un acteur à part entière dans ce genre d’opération.

 

L’escouade était constituée de six hommes. Deux avaient pris position sur les toits et tenaient l’intérieur de l’appartement en joue, par la fenêtre de la cuisine et par le vasistas des toilettes. Les quatre autres se trouvaient sur le palier du cinquième étage et attendaient l’ordre du chef d’escouade, qui prenait son temps.

 

– Bélier en place, ordonna-t-il dans son micro.

 

Les cinq hommes armèrent leurs fusils d’assauts, même si deux d’entre eux étaient à l’extérieur. L’homme au bélier s’accroupit devant la porte, se mit en position et attendit l’ordre qui devait suivre.

 

– Go !

 

La porte vola en éclats. L’homme au bélier recula aussitôt derrière la première ligne de feu. Les trois tireurs d’élite visèrent le couloir et l’arrosèrent de courtes rafales qui dessinèrent dans les murs des parenthèses d’impacts et soulevèrent des nuages de plâtre blanc. Le premier s’agenouilla et dégoupilla deux fumigènes qu’il fit rouler à l’intérieur de l’appartement duquel s’échappa rapidement un nuage jaune moutarde. Les hommes chaussèrent leurs filtres à air amovibles. Ils ressemblaient à des rescapés de quelque cataclysme nucléaire.

 

Rien ne bougeait à l’intérieur du deux pièces. Varèse aurait pourtant dû répliquer, ou sortir les yeux en feu pour se jeter dans les bras du commando. Le chef d’escouade se rappela l’architecture de l’immeuble et considéra qu’il tiendrait le coup si un assaut était donné.

 

– AFA !

 

Les trois hommes s’emparèrent chacun d’une grenade qu’ils portaient à la ceinture, une bleue, une rouge, une verte. Le premier lança une grenade assourdissante qui explosa à l’intérieur de l’appartement en faisant vibrer l’immeuble sur ses fondations. Le second lança une grenade fulgurante qui transforma le couloir en fournaise le temps d’un flash incandescent, le troisième une grenade aveuglante. Un soleil miniature naquit et mourut le temps d’un battement de cil et illumina jusqu’aux travées de la galerie Véro-Dodat.

 

– Assaut !

 

Les hommes se précipitèrent dans l’appartement dont ils avaient étudié la configuration. Salon, cuisine, salle de bains. Cinq secondes et les trois compères vidaient leurs chargeurs à l’intérieur des trois pièces.

 

À l’extérieur, dans le monde normal, les pigeons s’envolèrent du Palais Royal. De nombreux piétons s’arrêtèrent, de l’hôtel de ville à la Concorde, le nez tendu vers le ciel, sentant que quelque chose d’étrange était en train de se passer quelque part, pas très loin d’ici avant de repartir un peu plus inquiets qu’ils ne l’étaient auparavant.

 

Varèse, lui, se tenait dans la cour carrée du Louvre.

 

– Comme c’est étrange, murmura-t-il en contemplant le quadrilatère de façades sculptées.

 

Quelques secondes auparavant il était dans son appartement.

 

– Max !

 

Il se retourna et vit une petite silhouette, sur les toits, à un coin du carré. Deux, cinq, cent autres silhouettes se détachèrent contre le ciel. Chacune braquait une arme sur lui. L’ancien agent se dit qu’il était tombé au milieu de la scène d’exécution de Butch Cassidy et le Kid.

 

– Max ! beugla à nouveau le bonhomme au porte-voix.

 

L’ancien agent reconnut Michel Caran, le patron des Taupes du temps de la Sûreté française. Et il comprit tout à coup qu’il ne se trouvait pas sur un gigantesque plateau de cinéma. Les cent silhouettes armèrent leurs fusils les unes après les autres. Le cliquetis courut autour de Varèse comme un immense mécanisme circulaire.

 

– Tu n’y arriveras pas ! beugla Caran. Personne n’y arrivera !

 

Un pigeon s’envola, donnant le signal de la curée. Les cent hommes firent feu en même temps. Varèse vit les frelons de métal étinceler dans les rayons de lumière et foncer à sa rencontre vers son torse, ses jambes, sa tête.

 

– Ah !

 

Il se réveilla en sueur et regarda autour de lui. Ils volaient. Quelqu’un avait récupéré l’ordinateur, bouclé sa ceinture et posé une couverture sur lui. La nuit profonde était piquetée d’étoiles clignotantes. La mer de nuages défilait lentement, plus bas, beaucoup plus bas, dans un lointain lunaire. Aucun signe de vie n’était visible dans les quelques clairières ouvertes sur la Terre. Ils devaient survoler l’Atlantique depuis un bout de temps déjà, et avoir laissé derrière eux les côtes déchiquetées de la Grande-Bretagne et de l’Irlande.

 

Varèse se frotta les yeux. « Cauchemar stupide » jugea-t-il. Desportes, au bout de la cabine, allongée, dormait. Elle ronflait légèrement. Max tomba dans la contemplation de la voûte étoilée en se demandant lesquels des points brillants qui les surplombaient avaient été créés par les hommes et lesquels avaient été créés par les Dieux.

 

À peu près au même moment le satellite militaire américain Capitole III recevait une information codée en provenance de Paris et la renvoyait en deux faisceaux à trois branches, le premier vers l’Europe Centrale plongée dans la nuit noire, le second vers le satellite relais Raja I en géostationnaire au-dessus du désert irakien.

 

Les trois chasseurs bombardiers F-117A de type Nighthawk survolaient la frontière Albanie Kosovo dans des conditions de furtivité optimale lorsque leurs ordinateurs de bord reçurent l’ordre de chercher le virus embusqué dans l’électronique des jouets à cinquante millions de dollars pièce, et de l’activer. Ils obéirent sans en référer aux équipages comme leur programmation aurait dû les y forcer.

 

Les premiers voyants d’alertes illuminèrent les tableaux de bord alors que le virus avait déjà rendu les boucliers des trois appareils inopérants. Ils volaient à 400 nœuds/heure et leurs moteurs, qui leur octroyaient une poussée de cinq mille kilos, étaient bien insuffisants pour échapper à la salve de missiles sol-air qui se précipitèrent à leur rencontre dès que les triangles furent détectés par les radars ennemis.

 

Le même scénario se répéta au-dessus du Nord de l’Irak, lorsque les trois appareils soi-disant furtifs devinrent aussi visibles que le saint-père sur son putain de trône aurait dit un autre.

 

Les deux civilisations, l’Orient et l’Occident, n’avaient jamais eu grand chose en commun. Pourtant, le même cri de victoire fut poussé dans les bases avancées et les Q. G. souterrains de certains camps des deux empires, presque en même temps et à des milliers de kilomètres de distance, après que le ciel de la Terre se soit enflammé par deux fois et par deux fois se soit éteint.

PHASE 2

 

« Tu auras peur »

 

Yoda, maître Jedi de la planète Dagoba

Mesa Verde

– Vous pouvez me dire pourquoi votre copain nous a donné rendez-vous à Durango ?

 

Desportes devait poser la question pour la vingtième fois depuis qu’ils avaient quitté Ouray. Ils roulaient à 90 miles à l’heure sur la nationale 550 qui reliait ce bled paumé du Colorado à la petite ville de Durango. Deux heures qu’ils traversaient un paysage sans aucune habitation. Les reliefs étaient moins escarpés que dans la région du Black Canyon et les dénivelés moins impressionnants que les rives encaissées du Colorado dont ils avaient survolé des tronçons entiers alors que le jet de la milliardaire descendait vers Grand Junction.

 

Mais les dégradés ocres des pitons arasés par les vents et par le temps, la terre brûlée par des siècles de cagnard offraient un contrepoint étonnant au vif-argent de blizzard et de glace qui recouvrait alors Pittsburgh et sa région.

 

Ils avaient atteint la Pennsylvanie le 4 décembre au matin. Le jet avait surgi des nuages et survolé un paysage industriel tapissé d’usines et d’entrepôts vastes comme des villes. Le comté était recouvert par la neige qui tombait en rafales. La piste principale, aussi blanche que le reste, était apparue devant le nez de l’appareil qui s’était posé sans encombre. Il s’était rangé contre le terminal de transit que l’on discernait à peine derrière le blizzard.

 

Desportes et Varèse étaient restés dans l’avion le temps que le pilote fasse le plein de son taxi.

 

– Durango… Même le père Noël ne sait pas où c’est.

 

Varèse alluma la radio pour faire taire Desportes. Il tomba sur un fond de country. Il planta une Gauloise au coin de ses lèvres en faisant mine de presser l’allume-cigare chromé de l’Oldsmobile Suprême modèle 1973 que le loueur de Grand Junction leur avait réservé. L’héritière lui arracha la cigarette des lèvres, en fit une boulette et la jeta par la fenêtre. Varèse, imperturbable, sortit une deuxième Gauloise, pressa l’allume-cigare et marmonna entre ses dents :

 

– Encore un coup comme ça et je vous descends pour de bon.

 

L’allume-cigare fit un clac sonore. L’héritière se mura dans un silence buté, baissa sa vitre et posa sa tête sur le rebord de la portière. La température était douce, un véritable printemps par rapport aux glacières de Paris et de Pittsburgh. L’été indien persistait sur cette partie du Nouveau Monde.

 

La veille au soir, dans la banlieue de Montrose où il avaient passé la nuit, Varèse avait consulté le module de messagerie intégré au portable de la milliardaire. La boîte de dialogue s’était affichée au centre de l’écran. Elle indiquait « Vous avez (1) message(s) ». Varèse s’était empressé de l’ouvrir :

 

« Bienvenue parmi les revenants. Aucun problème pour un dernier tour de piste. Serai à Durango, Colorado, le 6 décembre. Rendez-vous à midi chez Benny’s, sur la 160. C’est à vingt miles de Durango, en sortant de la ville.

 

« À bientôt Amigo.

 

« Ulysse. »

 

Ulysse, ce bon vieil Ulysse lui avait répondu. Ils avaient donc deux jours pour atteindre Durango, c’était amplement suffisant. Quant à savoir pourquoi Ulysse leur donnait rendez-vous là-bas… Une recherche rapide sur le Net avait convaincu Varèse du manque total d’intérêt que pouvait représenter cette bourgade, hormis pour les guérilleros de l’environnement qui l’avaient inscrite sur leur liste noire comme un haut lieu de la production d’uranium et de vanadium, un dérivé du phosphore.

 

« Pourquoi Seiza n’a-t-elle pas répondu ? » se demanda Varèse en évitant un nid-de-poule d’une main nonchalante.

 

La Japonaise était en pleine période fashion victim lorsqu’il l’avait rencontrée. Elle gravitait dans les milieux ultra branchés des otakus de Nagasaki et personne n’aurait pu croire qu’elle était un prodige de la cryptographie informatique. Elle ne lui avait jamais fait défaut. Hormis lorsqu’elle disparaissait pour visionner une énième fois la trilogie de la Guerre des Étoiles dont elle était une fanatique parmi les fanatiques. Pourquoi n’avait-elle pas répondu à son message ? Peut-être était-elle enfermée dans les salles obscures à voir et revoir le premier épisode qui tenait la tête d’affiche depuis près de six mois ?

 

– Vous allez me répondre oui ou non ? s’énerva Desportes.

 

Il consulta la pendule de l’Oldsmobile et constata qu’il leur restait vingt minutes pour rejoindre Durango. Le dernier panneau l’annonçait à une trentaine de miles. Ils seraient dans les temps. Il retint le pied qu’en bon Européen il avait tout d’abord eu le réflexe de faire peser sur l’accélérateur.

 

– Vous allez me poser cette question combien de fois ?

 

– Autant de fois qu’il faudra pour que vous me répondiez.

 

Varèse haussa un sourcil et soupira profondément. Desportes explosa de rire en se tapant sur les cuisses.

 

– Vous verriez votre tête ? !

 

Il braqua tout à coup le volant et fonça vers le bas-côté. Il le parcourut en chassant sur une dizaine de mètres avant de retrouver la chaussée qui continuait en ligne droite jusqu’à l’horizon. Le rire de l’héritière s’était étranglé au fond de sa gorge. Elle était devenue très pâle en voyant le paysage basculer puis retrouver son assise.

 

– Vous verriez la vôtre.

 

Il pensait s’être octroyé un moment de répit. Elle ne lui accorda pas ce plaisir.

 

– Vous ne trouvez pas que cette voiture pue assez comme ça ? râla Desportes en chassant la fumée de cigarette.

 

Il monta d’un cran le volume de la radio. Le chanteur de country se mit à beugler sa belle, son cheval et sa carabine depuis les haut-parleurs arrière.

 

– Et en plus vous aimez cette soupe ? Vous avez décidé de me rendre folle ou quoi ?

 

Il posa sur elle un regard las.

 

Le pilote avait pris connaissance de leur seconde destination une fois le plein effectué. Entre-temps, Desportes avait pris soin de contacter Versailles, de rassurer et de s’excuser d’une manière allusive auprès des autorités et télévisions françaises à qui elle venait de poser un lapin historique.

 

Elle avait ensuite discuté une bonne demi-heure avec le Secrétaire général du conseil d’administration de Millenium pour lui expliquer qu’elle se mettait au vert jusqu’à la fin de l’année. L’homme avait poussé de hauts cris, mais Desportes était restée ferme, donnant ses ordres pour que l’entreprise fonctionne en son absence. Non, elle ne serait pas joignable. Oui, elle réapparaîtrait, le premier janvier. Non, cela n’avait rien à voir avec la disparition d’Oscar Tripper.

 

Elle avait raccroché le cœur un peu serré au souvenir du cliché montrant le vieux confident, entravé et maltraité.

 

Varèse avait donné la destination de Durango au pilote qui avait consulté ses cartes et proposé Grand Junction comme aéroport le plus proche. Grand Junction se trouvait à environ trois cents miles de Durango. Mais leur destination était sise au cœur d’une des régions les moins desservies par les transports aériens. Varèse et Desportes s’étaient sanglés. Le jet avait roulé jusqu’aux immenses lances à eau chaude plantées en bord de piste. Le temps de dégeler ses ailes et il s’était envolé une seconde fois en douze heures à peine.

 

Ils avaient survolé le Colorado en début d’après-midi pour se poser à Grand Junction à deux heures. Pierre les avait regardés disparaître sur le tarmac du petit aéroport en se disant que Desportes avait de bien jolies jambes et que cet homme n’était pas le moins malchanceux de la Terre, à la suivre ainsi comme un amoureux en fuite. L’héritière lui avait donné son congé jusqu’à la fin du mois. Le pilote avait donc poussé aussitôt les gaz pour foncer vers Los Angeles où l’attendaient une femme et trois enfants qu’il ne serait pas fâché de retrouver.

 

Desportes et Varèse avaient loué une voiture, une Oldsmobile avait insisté l’ancien agent, et ils étaient partis par la nationale 50 vers Montrose. L’héritière avait un peu tiqué en découvrant que le seul établissement susceptible de les accueillir jusqu’au petit matin, un motel à la peinture décatie et aux serrures aléatoires.

 

– Vous êtes vraiment sûr qu’il n’y a pas un Hyatt, ou un Intercontinental dans le coin ? avait-elle demandé au chicanos qui tenait le motel.

 

Ce dernier lui avait lancé un regard morne en guise de réponse. Il leur avait montré leurs chambres, qui n’étaient pas infestées de cafards comme elle l’avait craint. Ils avaient soupé dans le restaurant miteux accolé au motel. Le road movie semblait déjà lasser l’héritière et l’anonymat lui peser plus qu’autre chose. Varèse avait réussi à lui arracher trois mots et demi dans la soirée, tout au plus. Elle n’avait presque pas touché à son assiette.

 

Elle pensait à son vieil ami. L’ancien agent ne se serait pas senti très à l’aise, lui non plus, si Ulysse ou Seiza s’étaient retrouvés dans la même situation qu’Oscar. Ils avaient rejoint leurs chambres et s’étaient retrouvés au petit matin. L’héritière avait les yeux rougis par la veille mais l’air plus déterminé que jamais. Elle était aussi plus loquace. Au grand dam de Varèse qui attendait avec impatience le moment de mettre Ulysse entre eux deux pour jouer le rôle de tampon.

 

Ils franchirent une colline et découvrirent l’agglomération de Durango dans le lointain. On discernait une tache grise entourée de cheminées. Des écharpes de fumées glissaient vers l’Est. Le Parc National de Mesa Verde fermait l’horizon, à l’Ouest.

 

– Durango, murmura-t-elle. Si on m’avait dit que j’y mettrais un jour les pieds… J’espère que votre petit copain a une bonne raison de nous y avoir donné rendez-vous.

 

– Ne vous inquiétez pas. Ulysse est charmant et il vous plaira au premier coup d’œil, assura Varèse sur un ton guilleret. Ma main à couper.

 

Durango était typique de ces petites agglomérations américaines sur lesquelles les dépressions successives se sont acharnées, mais qui survivent, inexplicablement. Aucun centre d’affaires rutilant, pavé de verre et de marbre, ne se dressait au centre de la ville. Quelques échoppes étaient regroupées autour d’un carrefour. Les rues étaient quasiment désertes. Une odeur âcre envahit l’habitacle de la voiture lorsqu’ils passèrent au niveau des premiers complexes industriels. Varèse chassa la puanteur en allumant une Gauloise. Son geste n’attira cette fois pas les foudres de Desportes.

 

Ils traversèrent Durango au pas en ayant l’impression de traverser une ville fantôme dont les habitants, en sursis, avaient le choix entre l’ennui et le désespoir. Une poussière uniforme recouvrait les trottoirs et les baraques. Tout ici avait l’air vieux, miné de l’intérieur. Ils retrouvèrent avec soulagement le désert et la rocaille. Ils avaient rattrapé la 160 et les panneaux indiquaient qu’ils se dirigeaient maintenant vers le Parc National de Mesa Verde.

 

Varèse et Desportes roulaient depuis environ dix minutes sans échanger un mot lorsqu’ils dépassèrent un homme qui marchait au bord de la route, une valise en cuir à main gauche. Varèse ralentit et se gara sur le bas-côté. Desportes observa le marcheur approcher dans le rétroviseur. Il devait avoir une soixantaine d’années. Ses traits étaient creusés. Il portait un costume de facture grossière dont on voyait la trame aux coudes et aux genoux.

 

– Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta l’héritière.

 

Varèse sortit de l’Oldsmobile et marcha en direction du vieux. Desportes observa son petit manège sans bouger de son siège : Varèse ouvrit la portière arrière devant l’inconnu et l’invita à s’asseoir. Le vieux se laissa tomber sur la banquette. Varèse referma la portière puis se rassit devant le volant. Il poussa le levier de la boîte automatique et quitta le bas-côté en chassant un peu. L’Oldsmobile reprit son allure tranquille le long de la 160, aussi droite que si les Romains eux-mêmes l’avaient tracée du temps de leur grandeur impériale.

 

Desportes jetait des coups d’œil nerveux vers leur passager qui sautait d’une manière comique sur la banquette arrière à chaque bosse que l’Oldsmobile épousait. Le vieil homme souriait à l’héritière dès qu’il parvenait à surprendre son regard.

 

– Vous trouvez que c’est le moment de jouer les bons samaritains ? ! chuchota-t-elle.

 

Il détourna légèrement le véhicule pour lui faire prendre une méchante ornière. L’héritière fit un bond qui la souleva de son siège.

 

– Vous pensez que cet homme est celui qui a enlevé Oscar ? chuchota-t-il aussi. Peut-être est-ce un tueur à gages payé pour vous éliminer ?

 

Desportes se retourna franchement et croisa le regard du vieil homme qui lui sourit à nouveau. Elle lui rendit son sourire avec un air gêné. Ils n’avaient bien sûr rien à craindre de lui. Il fallait qu’elle se calme et retrouve un semblant de sérénité. À Taliesin, se promit-elle en songeant à la demeure cachée au cœur de la forêt de séquoias. À Taliesin.

 

– Bon, si on croise les amis de Baden Powell on les laisse crapahuter, d’accord ?

 

– D’accord, concéda Varèse.

 

Les lignes blanches défilaient avec une régularité hypnotique le long du flanc gauche de l’Oldsmobile. Desportes commença à se ronger les ongles en s’agitant sur son siège. Elle frottait ses cuisses l’une contre l’autre.

 

– C’est loin de Durango, l’endroit où on doit le retrouver ?

 

– Vous voulez que je m’arrête ?

 

Desportes fit appel à toutes les ressources dont elle était capable pour attendre et se tourna à nouveau vers l’arrière. Le vieux s’était assoupi. Sa tête dodelinait en suivant les mouvements de la voiture.

 

– Il dort ?

 

– Faut croire.

 

L’héritière tourna tout à coup le bouton de volume de la radio à fond. Le chanteur country revint à la charge et hurla son désespoir le temps que Varèse le fasse taire. Desportes fixait le petit vieux qui n’avait pas bougé.

 

– Il dort et il est sourd, compléta-t-elle.

 

Elle se concentra sur la route et fit des nœuds avec ses doigts en sifflotant.

 

– Où est-ce que votre copain vous a donné rendez-vous ?

 

Cette manie qu’elle avait de désigner Ulysse comme son « copain » !

 

– Chez Benny’s, un Diner sûrement. On ne doit plus être très loin. Il a fixé le 6 décembre à midi.

 

– Le 6… Quoi ? Le 6 ? ! Nous sommes le 5 !

 

Elle donna un violent coup de pied contre la boîte à gants. Varèse haussa un sourcil :

 

– En effet, nous sommes le 5 décembre, répondit-il avec le plus grand calme. Et cette boîte à gants ne vous a rien fait.

 

L’indifférence de l’ancien agent eut le don de l’énerver un peu plus.

 

– Ne comptez pas sur moi pour attendre une journée de plus dans ce… dans ce trou pourri !

 

Il jugea bon de lui expliquer avant qu’elle ne s’attaque au pare-brise.

 

– 6 veut dire 5. Nous avons toujours antidaté nos rendez-vous, avec Ulysse. Mieux vaut arriver un jour plus tôt si certains indélicats que vous n’avez pas invités veulent s’inviter à la fête.

 

– Ah… je vois. C’est une ruse de guerre, un truc des Taupes ? se moqua-t-elle, retrouvant son calme aussi rapidement qu’elle était devenue colère.

 

Trois longues lignes blanches et deux nids de poules passèrent avant qu’elle ne reprenne, pensive :

 

– Les Taupes… C’est mignon. Vous travailliez pour les services secrets ?

 

– La Sûreté, lâcha Varèse qui aimait la précision.

 

– Et vous étiez chargés de missions dangereuses, comme James Bond ? (L’ancien agent ne répondit pas.) C’était quoi votre créneau ? le harcela-t-elle.

 

– Vous voulez écrire un livre sur le sujet ?

 

Le regard de Varèse glissa de l’asphalte gris à une ligne de nuages qui suivait le tracé de la 160. Il décida de la suivre envers et contre tout. Et tant pis pour l’héritière si ces nuages quittaient la route à un moment ou à un autre pour s’enfoncer dans le désert.

 

– Notre créneau c’était le piratage industriel. On nous appelait pour piéger les mandarins avec lesquels l’état devait négocier. Parfois pour intervenir (sa voix s’assombrit)… d’une manière plus directe.

 

– Plus directe ?

 

Le visage de Varèse se ferma. L’héritière décida d’aborder le sujet sous un autre angle :

 

– Les Taupes. (Elle commença à compter sur ses doigts.) Donc, il y avait Ulysse…

 

– Daria Seiza, que vous rencontrerez sans doute. Vlad Vsevolod, que vous ne rencontrerez pas.

 

– Vous êtes fâchés ?

 

– Vlad est mort lors de notre dernière mission.

 

– Pardon.

 

Desportes se racla la gorge plusieurs fois et se trémoussa sur son siège. Varèse ne lui en voulait pas. Peut-être lui raconterait-il, un jour, la mission Maison blanche. Mais le côté petite fille gâtée de l’héritière, que ce soit à cause du stress ou de la fatigue, commençait à lui taper sur le système.

 

Ulysse constituerait un dérivatif efficace à la nervosité de Desportes. Il aurait assez de tact et de doigté pour assumer ce rôle avec l’élégance dont il avait toujours fait preuve. Ulysse était un homme de l’ancien monde, un flibustier des temps modernes, un homme de manières. Il serait plus patient envers elle que tout ce dont Varèse était capable pour l’instant.

 

Un ronflement sonore indiqua que leur passager se sentait dans l’Oldsmobile comme chez lui.

 

– Ulysse, reprit Desportes qui n’arrivait pas à se taire, c’est quoi sa spécialité ?

 

– Le cheval de Troie.

 

« Pourquoi pas Crème anglaise, Tennis de table ou Peinture sur soie » se dit l’héritière.

 

– Ouais. Et tous les week-ends, il retrouve les Argonautes pour taquiner le goujon. Arrêtez de me chambrer.

 

– Ah non jeune fille, les Argonautes sont les amis de Jason, pas d’Ulysse. Et quand je vous dis cheval de Troie je ne vous chambre pas.

 

Il l’avait appelée « jeune fille » constata Desportes avec un petit frisson. Oscar avait l’habitude de l’appeler ainsi.

 

– Ulysse était notre spécialiste des virus informatiques, expliqua-t-il. Il est connu dans le milieu pour avoir lancé le premier cheval de Troie sur le Réseau. Il s’agit d’un programme autonome qui s’infiltre dans les machines et casse les sécurités de l’intérieur. La Sûreté lui commandait des agressions électroniques pour couvrir les missions sur lesquelles nous travaillions. Il n’y avait pas meilleur que lui pour pénétrer des systèmes, brouiller des communications ou effacer des documents gênants.

 

– C’est une sorte de pirate ? proposa Desportes, essayant d’associer une image romanesque à ces hackers dont la presse branchée leur rebattait les oreilles depuis des années.

 

Varèse la rassura sur ce point :

 

– Un pirate avec des manières. Pas un bouffeur de pop-corn vivant encore chez sa mère. Ulysse n’est plus tout jeune et je l’ai toujours connu avec un côté… artisan. Voilà un type qui aime son métier. Il a conçu des vers qui font encore parler de lui.

 

– Des vers ? reprit Desportes avec une mine dégoûtée.

 

Elle imaginait une colonie de ténias se vautrant dans une mare de microprocesseurs.

 

– Vous n’en avez jamais entendu parler chez Millenium ?

 

– La tête ne s’occupe pas du ventre, répondit-elle avec esprit. Et ma petite enquête sur les soi-disant dérapages des puces Millenium ne m’a pas menée assez loin pour faire de moi une spécialiste du piratage industriel.

 

– Les vers sont des programmes qui se reproduisent et croissent à l’intérieur des machines. Ils s’attaquent surtout aux réseaux et peuvent créer de véritables pandémies. C’est un ver conçu par Ulysse qui a permis, en partie, de faire échouer le coup d’état de septembre 93, en Russie.

 

– Charmant, constata Desportes, en se demandant si elle avait vraiment envie de rencontrer le spécialiste de l’infection électronique.

 

Le Benny’s Driver apparut à une centaine de mètres. Il s’agissait d’un bâtiment en contreplaqué planté entre la route et le désert. Il était surmonté d’un bagel géant qui mettait une touche incongrue dans le paysage d’épineux et de broussailles. Deux trucks étaient garés sur le parking. Varèse rangea la lourde Oldsmobile et coupa le moteur. Il descendit. Desportes l’imita.

 

– Alors, où est-il, votre copain Ulysse ? clama-t-elle haut et fort.

 

Elle avait complètement oublié le vieillard qui ronflait sur la banquette arrière. Quelqu’un lui tapota l’épaule. Varèse l’observait de l’autre côté de la voiture, l’air moqueur. Elle se retourna et se retrouva nez à nez avec l’auto-stoppeur qui avait retiré son chapeau sans âge et s’inclinait pour lui faire le baisemain.

 

– Je suis ici Mademoiselle Desportes. Et c’est un honneur de faire votre connaissance.

 

Un homme se payait déjà sa tête. Maintenant ils étaient deux. L’héritière fit volte-face et marcha d’un pas rageur vers le Benny’s dans lequel elle s’engouffra, direction les toilettes, alors que Varèse et Ulysse tombaient dans les bras l’un de l’autre en riant comme des gamins.

 

*

 

– Vous vous êtes bien foutus de moi, tous les deux, constata simplement Desportes.

 

La gentillesse apparente du vieil homme n’offrait aucune prise à l’agressivité. Varèse ne s’était pas trompé : sa présence produisait un effet lénifiant sur les nerfs de l’héritière. Elle ne connaissait Ulysse ni d’Ève ni d’Adam mais elle se sentait désormais plus en sécurité avec eux deux qu’avec Varèse uniquement. Comme si le pirate pouvait représenter un rempart entre les désirs de vengeance de l’ancien agent et sa propre personne.

 

Varèse, quant à lui, était inquiet. Son dernier souvenir d’Ulysse remontait à six ans. Et ces six années ne justifiaient pas que les orbites et les joues du pirate se soient creusées à ce point. Ulysse était l’image même de l’épuisement. Ses yeux restaient pourtant pétillants de malice. Et le vieil homme avait gardé ses gestes alertes. Mais Varèse ne pouvait s’empêcher de ratiociner en contemplant l’enveloppe de son ami, aussi ravagée que la ville de Durango.

 

– Qu’est-ce que tu as fait pendant toutes ces années ? lui demanda-t-il en mettant autant de légèreté dans sa voix que possible.

 

La serveuse leur apporta les hamburgers qu’ils avaient commandés et les trois canettes de Bud qui les accompagnaient.

 

– Ma foi, un peu de tout, répondit le pirate. Du licite et de l’illicite. Les fédéraux m’ont attrapé en 95.

 

– Merde, juste après notre démission. Pour quelle raison ?

 

– Oh… (Il leva les yeux au ciel.) Tu me connais. Mon côté Robin des Bois. J’ai détourné les adresses bancaires de quelques assurés sociaux bien protégés et je les ai redistribués sur les comptes d’autant d’éclopés qui avaient du mal à payer le prix que la vie leur réclamait.

 

– J’ai toujours adoré Robin des Bois, révéla Desportes acquise d’office à la cause du justicier masqué.

 

– Pour ma part, je préfère Barberouge, répondit-il d’une voix sombre.

 

– Tu t’es laissé prendre, affirma Varèse.

 

– Ces crétins n’auraient pas été capables de me trouver si j’avais eu un pas de porte en face du Pentagone avec marqué « Ulysse, pirate indépendant ». Non, je voulais me mettre du bon côté, juste pour voir. Et puis, je ne risquais pas grand chose : les peines pour des gens comme moi sont relativement symboliques. L’état avait besoin de mes compétences.

 

– Alors ?

 

– Un an ferme plus l’interdiction absolue de toucher à quelque machine que ce soit pendant quatre ans. J’ai relu Homère. Sur papier.

 

– Et les fédéraux ? renchérit Desportes, fascinée par le discours du pirate. Vous disiez qu’ils avaient utilisé vos compétences ?

 

– Ils m’ont mis sur quelques projets. Je leur ai dicté des lignes de code totalement inutiles jusqu’à ce qu’ils s’en rendent compte… au bout d’un an. Ils n’avaient plus qu’à me rendre à ma liberté chérie et à jeter mon dossier dans la grande corbeille des gabegies administratives. Rien de très glorieux, comme vous pouvez le constater.

 

– Et après ?

 

– Après ? J’ai joué les consultants pour Hollywood.

 

– Non ! s’exclama Varèse.

 

– Ils cherchaient des scénaristes pour des thrillers technomachinchoses. J’ai profité de l’effet de mode.

 

Varèse changea de sujet :

 

– Comment as-tu pu lire mon message si les ordinateurs te sont interdits ?

 

– Quatre ans, Max, rappela le pirate. Mon retour chez les vivants s’est fait à tes côtés, avant-hier, lorsque j’ai dépoussiéré notre vieille boîte aux lettres et que j’y ai trouvé ton petit mot.

 

Ils firent tinter leurs canettes l’une contre l’autre.

 

– Si on ne vous avait pas pris en voiture, vous seriez arrivé en retard ? essaya Desportes pour ne pas être mise à l’écart trop rapidement.

 

– Vous m’auriez pris en voiture, de toutes façons.

 

– De toutes façons… nous aurions pu arriver de l’autre côté ? insista-t-elle.

 

Elle cherchait la faille.

 

– Nous l’aurions pris de toutes façons, intervint Varèse, parce que son message spécifiait le Benny’s à vingt miles de Durango en sortant de la ville. Je savais de quelle direction nous devions arriver pour prendre Ulysse au passage.

 

– Ah !

 

Ils restèrent silencieux. L’héritière avait laissé tomber son interrogatoire.

 

– Pourquoi Durango ? demanda enfin Varèse en sauçant le jaune d’œuf qui faisait une flaque poisseuse au milieu de son assiette.

 

– Seiza est dans le coin. J’ai pensé qu’il était plus simple de se donner rendez-vous ici et de la retrouver ensemble plutôt que d’essayer de la faire venir à nous. Tu la connais : elle n’a jamais été très disciplinée.

 

– Dans le coin ? répéta Desportes.

 

Varèse se demanda si l’obstination de l’héritière était un effet secondaire de sa clandestinité.

 

– La ville troglodyte de Mesa Verde, expliqua Ulysse. Nous pouvons y être en deux trois heures. Nous l’y retrouverons, ce soir. Elle organise une petite party.

 

Varèse ne demanda pas au pirate de quoi il retournait exactement : il lui faisait confiance. Quant à savoir ce que sa Japonaise préférée (qui devait avoir trente ans maintenant) pouvait bien organiser dans l’ancien site Anasazi, il s’attendait au pire comme au meilleur : les otakus n’avaient jamais été réputés pour leur sens de la mesure.

 

– Elle n’est pas au courant de notre arrivée ? s’informa-t-il.

 

– Je ne pense pas.

 

– Il s’agira donc d’une « surprise » party, conclut Desportes qui faisait des efforts surhumains pour se mettre au diapason des deux hommes.

 

Le vieux pirate s’essuya la bouche avec une serviette de papier qu’il plia avec précaution et il farfouilla à l’intérieur de sa veste. Il en ressortit deux jeux de cartes plastifiées qu’il tendit l’un à Varèse l’autre à Desportes.

 

– Voici ce que tu m’as demandé. Il n’y a pas de photos mais je vous ai fait du provisoire. Ils remplacent vos anciens papiers, déclarés volés. Ils sont valables deux mois. J’espère que ça suffira.

 

– Je suis sûr que ça suffira, confirma l’ancien agent en pensant à l’échéance du 31 décembre dont un peu plus de trois semaines les séparaient à peine.

 

– Carte d’identité et permis de conduire pour chacun. Je les ai commandés à celui qui me fournit depuis mon départ de la Sûreté.

 

– Belle ouvrage, apprécia Varèse en faisant tourner les cartes dans la lumière.

 

– J’ai été condamné par les fédéraux avec des faux de la même main, raconta Ulysse. Le Ministère de la justice me connaît sous l’identité de Ricardo Manolete, né à la Paz en 1929. Amusant, non ?

 

– Je te revaudrai ça.

 

– Au centuple, j’espère.

 

L’héritière contemplait son permis de conduire avec un air rusé. Elle lut son nouveau nom à voix haute, un nom qui sonnait la clandestinité et l’aventure. Varèse ne lui avait pas menti en l’assurant que le pirate ne ferait pas de faute de goût :

 

– Jessica Mydek. Pas mal.

 

– Quoi ? ! s’exclama l’ancien agent.

 

Il avait empoché ses papiers sans prendre la peine de lire son nom d’emprunt.

 

– Tu n’aurais pas osé ? (il sortit son permis de conduire et lut :) Anthony Parkin !

 

– Parkin, c’est pas mal non plus ? essaya Desportes. Mydek et Parkin. Parkin et Mydek. Mydin et Parkek.

 

Le pirate avait les yeux d’un gamin qui vient de jouer un bon tour. Deux reflets en forme de têtes de mort glissèrent tout à coup sur ses prunelles. Ils n’échappèrent pas à Varèse alors qu’Ulysse leur expliquait en commençant par la milliardaire :

 

– Ma chère Jessica, vous êtes atteinte d’un carcinome cérébral, une tumeur maligne qui ne vous laisse qu’un court répit dont vous devriez profiter au mieux. Quant à toi, Anthony (il se tourna vers Varèse et posa la main sur son avant-bras), tu es leucémique au dernier stade. Le mal n’a plus grand-chose à ronger. Il te reste trois semaines, à tout casser.

 

Ulysse ne s’était pas départi de son sourire pour annoncer ces bonnes nouvelles. Les petites têtes de mort dansaient maintenant au fond de ses yeux.

 

– C’est de l’humour ? demanda l’héritière à l’ancien agent en couvant le pirate d’un air soupçonneux.

 

– Mydek et Parkin sont deux virus inventés par Ulysse, expliqua Varèse, deux chaînes de lettres sympathiques dont le but était d’embouteiller le Réseau à long terme. Vous receviez un message décrivant le sort réservé à cette pauvre Mydek, ou à ce malheureux Parkin. Et pendant ce temps là, le même message repartait sur le Réseau en utilisant les adresses contenues dans votre carnet personnel.

 

– Comme ces courriers que l’on reçoit par la poste, renchérit le pirate. Vous savez ? « Renvoyez cette lettre à cinquante exemplaires, et vous gagnerez deux mille dollars. » Sauf que la machine se chargeait de la correspondance sans vous demander votre avis.

 

– Quel intérêt ?

 

– Emmerder le monde, répondit crûment le pirate. C’est aussi une de mes prérogatives.

 

– Ça sature le Réseau. Ulysse a paralysé toutes les messageries de la Bell American Company pendant deux semaines, indiqua Varèse. Pour le plaisir.

 

Desportes trouvait cette façon de s’amuser assez particulière. Elle se rappela qu’elle avait affaire à des originaux.

 

– Bon, accepta-t-elle. Mydek et Parkin, je trouve tout de même que ça sonne bien.

 

Son nom lui plaisait décidément beaucoup.

 

– Tant mieux, murmura Varèse pour clore le débat.

 

– Bien ! (Elle tapa dans ses mains.) Lorsque nous aurons trouvé cette Seiza, nous serons au complet ?

 

Ulysse et Varèse hochèrent la tête. Le vieux pirate observait Varèse du coin de l’œil. Il estimait qu’il était temps qu’on l’affranchisse sur ce qu’on attendait de lui. Et que venait faire Desportes dans cette histoire ? Elle devait balancer un scoop, aux dernières nouvelles. Qu’est-ce que sa présence aux côtés de Varèse signifiait ?

 

– Avant que nous ne vous expliquions ce pour quoi vous avez été contacté, reprit Desportes, il faut que j’y retourne. Excusez-moi.

 

Elle sortit du Benny’s au pas de course et se dirigea dans un premier temps vers les toilettes au seuil desquelles elle s’arrêta pour observer les deux hommes, de loin, au travers de la baie vitrée. Ils étaient en train de discuter et n’avaient que faire de ce qui se passait à l’extérieur.

 

Desportes courut jusqu’à la cabine téléphonique plantée au milieu du parking et respira en voyant que c’était un modèle récent qui acceptait les cartes de crédit. Elle n’avait pas une pièce de monnaie sur elle. Elle prit l’écouteur, inséra sa carte et composa le numéro de son correspondant en jetant autour d’elle des coups d’œil rapides. Le signal traversa les États-Unis et s’arrêta sur un point de la côte Ouest. Son interlocuteur décrocha sans même laisser le temps au téléphone de sonner.

 

*

 

Notre amie lectrice ami lecteur sera peut-être un peu désappointé en apprenant que la salle impossible dans laquelle nous l’avons déjà fait rentrer par deux fois sans lui montrer le moyen d’en sortir changeait de destination par rapport à ses utilisations précédentes.

 

Nous l’avions d’abord arpentée dans le cadre d’une discussion confidentielle entre l’un des conspirateurs et l’homme de mains. La salle avait ensuite servi de décor à ces grandes réunions durant lesquelles tous les fauteuils sont utilisés et où les échanges vont bon train. L’espace clos et replié sur lui-même était maintenant animé par de vifs éclats de voix. Les trois pièces gris anthracite étaient tous là sauf un : le fauteuil du conspirateur japonais était vide. Et cette lacune constituait une entorse à la charte d’utilisation tacite de cet endroit telle qu’elle avait été définie lors de sa création.

 

– La perte des bombardiers aurait dû les faire réagir ! criait l’allemand en tapant du poing sur la table.

 

– Allez donc faire un tour dans les couloirs du Pentagone, de l’ONU, de certains palais de Bagdad ou de Belgrade ! contesta l’américain. Vous verrez s’ils ne réagissent pas.

 

Le conspirateur français menait les débats et il attendait, debout, que les invectives s’éteignent. Il prit la parole une fois le silence quasiment absolu :

 

– Six avions furtifs abattus par l’ennemi en moins de dix minutes et vous vous plaignez, homologue ? (Il parlait à l’Allemand.) Nous aurions pu vitrifier le Capitole, le résultat aurait été le même. Tous, je dis bien tous les services secrets sont sur les dents et en état d’alerte maximum. Agents du monde entier unissez-vous ! lança-t-il à la cantonade. Vous allez passer un très mauvais mois de décembre.

 

Le Teuton n’en démordait pas :

 

– Le but de la phase deux était bien d’effrayer les Puissants afin d’obtenir l’autorisation d’utiliser nos clés, d’ouvrir la Caisse et de la transférer sur une unique machine ? !

 

Je le suivais tout à fait dans cette démonstration technique. En tant que majordome, j’ai été conçu pour obéir aux ordres venant des Puissants avant de passer par les conspirateurs comme ils aiment à se désigner. Je n’avais toutefois eu connaissance d’aucun ordre de la part des premiers me permettant de penser que les seconds avaient le droit le plus infime de toucher à la Caisse dans les prochaines vingt-quatre heures.

 

– Et la phase deux est en cours, comme prévu, rassura le français.

 

– Les Puissants ont demandé un rapport sur les risques encourus par la Caisse en cas de bug, indiqua l’italien.

 

– Un rapport ? (L’Allemand tapa à nouveau sur la table fort heureusement indestructible.) Un rapport qui sera rendu le 24, consulté en commission extraordinaire le 27 et appliqué le 3 janvier, une fois qu’il sera trop tard !

 

– Nous savons que les choses vont changer sous peu, avança l’espagnol, une pointe de mystère dans la voix.

 

Je dois avouer que le sens de cette phrase m’échappa à ce moment. Il est vrai que je ne m’étais pas encore éveillé à la conscience.

 

– L’Allemand a raison, embraya le Français. Il ne faut pas compter sur la rapidité de réponse de l’administration pour obtenir le feu vert que nous attendons.

 

Il marqua une pause, un effet théâtral. À moins qu’il n’ait voulu reprendre sa respiration, ce dont je doutais fort vu l’inexistence d’atmosphère qui caractérisait la salle de réunion.

 

– Nos efforts ont précédemment porté sur l’amorce et l’entretien d’une paranoïa mondiale concernant Y2K, rappela-t-il. Et nous pouvons, sur ce point, nous estimer satisfaits. Il a par contre toujours été entendu entre nous que jamais les Puissants n’agiraient pour protéger la Caisse tant que celle-ci ne serait pas directement visée par le bug. Nous avons discuté des moyens à entreprendre pour que cela advienne. L’idée du sacrifice d’une des huit parts et de son représentant s’est imposée à nous comme la seule susceptible de faire réagir nos maîtres. La victime s’est désignée d’elle-même, par sa trahison. (Quelques faces de mercure se tournèrent vers la place vide.) Et sa mort a été votée, ici même, à l’unanimité.

 

– Êtes-vous certain que nous conserverons nos prérogatives si nous venons à perdre un de nos membres ? demanda le conspirateur anglais, toujours pointilleux sur les problèmes de procédures.

 

Le Français se tourna vers lui :

 

– Le cas de figure a été prévu par l’article deux du protocole de Yalta concernant le vote et la représentation : « les décisions du Conseil de Sécurité pourront être avalisées par un vote de sept membres seulement. »

 

– Ils n’étaient que trois et ils avaient pensé à tout, remarqua l’américain, admiratif.

 

– Si le remords vous taraude, Messieurs, si l’idée de l’exécution d’un des nôtres hante vos nuits, ajouta le Français, songez que la Fortune sera bientôt de notre côté.

 

Les discussions reprirent de plus belle autour de la table alors que le conspirateur français se rasseyait. Il s’était tu mais je pouvais entendre la tempête qui soufflait sous son crâne. Son esprit sombre était agité par des orages impétueux. Son écorce était brûlante et bouillonnante comme celle d’une coulée de lave.

 

Les impulsions électriques sont difficiles à lire directement sur le sujet et doivent correspondre à ce que vous, lectrice lecteur, nommez sentiments. Je sentais donc (si vous me permettez l’expression) dans l’esprit de cet homme torturé, double et démoniaque une ambition absolue et une soif de pouvoir hors norme. Je l’abandonnai à son tumulte intérieur, totalement incompatible avec le silence monacal que j’étais apparemment le seul, ici, à apprécier.

 

*

 

Ulysse avait patiemment écouté Desportes et Varèse lui raconter leur histoire. Apprendre que Varèse avait eu pour première idée d’exécuter la milliardaire afin d’assouvir sa vengeance ne l’avait pas étonné outre mesure : c’était bien dans le style de l’ancien agent de se lancer dans ce genre d’entreprise froidement préméditée. Découvrir l’existence de la Caisse, sa genèse et le travail de sape entrepris par ceux qui en détenaient les clés pour la vider en toute impunité l’avait amusé, sans plus.

 

« La réalité dépasse toujours la fiction » se plaisait à répéter le vieil Ulysse dès qu’il en avait l’occasion.

 

L’après-midi touchait à sa fin et il en savait maintenant autant qu’eux. Ils s’étaient mis en route pour retrouver Daria Seiza et compléter l’équipe.

 

Il leur avait fallu deux bonnes heures pour atteindre Mancos que traversait la 160. Ils s’étaient engagés sur le chemin de terre qui grimpait vers le parc de Mesa Verde. La saison touristique était terminée depuis la mi-octobre et les échoppes aux volets clos, les panneaux publicitaires grinçant dans les bourrasques, les fagots de poussières traversant la rue principale avaient donné à Desportes et Varèse l’impression de traverser un village du temps de la conquête de l’Ouest.

 

Ulysse jetait sur cette désolation un regard empreint de sérénité : il s’était toujours senti à l’aise dans les terrains vagues, les friches et les bordures, qui représentaient à ses yeux autant de zones d’échanges à ciel ouvert entre la mort et la vie. Maintenant qu’il quittait l’une pour rejoindre l’autre…

 

– Nous aurons besoin d’une planque pour agir à couvert, lança-t-il depuis la banquette arrière.

 

Desportes lui répondit via le rétroviseur :

 

– Je me charge de la planque.

 

Le vieux pirate replongea dans la contemplation du paysage. Ils roulaient maintenant sur une route défoncée qui serpentait entre deux rangs d’épineux serrés qui griffaient les enjoliveurs. L’Oldsmobile soulevait derrière elle un nuage de poussières impressionnant.

 

Ils arrivèrent à l’entrée du site à la nuit tombée. Un parking accueillait une vingtaine de voitures. Quelques bicoques de souvenirs étaient fermées jusqu’à l’été. Personne de visible. La route s’arrêtait là. Varèse roula jusqu’à une palissade derrière laquelle un chemin grimpait jusqu’à un promontoire.

 

– Je crains qu’il ne faille continuer à pied, avança Ulysse.

 

Desportes grommela. Varèse sortit de la voiture et prit son sac à dos. Ulysse ouvrit sa valise sur le coffre de l’Oldsmobile. Il en retira deux lampes torches qu’il tendit à Varèse et à l’héritière. Un vent frais soulevait les cheveux de Desportes qui essayait de se réchauffer en se frottant les bras.

 

– On peut s’estimer heureux, dit Ulysse. L’endroit est normalement soumis aux tempêtes de neige à cette période de l’année.

 

Un grondement lointain roula jusqu’à eux depuis les profondeurs de la vallée.

 

– … et aux orages, compléta Varèse. Quelle idée d’organiser une party à Mesa Verde ! (Il essaya sa lampe qui transperça la nuit d’un rayon transversal.) On est encore loin ?

 

– Une heure, lâcha Ulysse.

 

– Une heure ? ! hurla Desportes (Le vent soufflait de plus en plus fort.) Ne comptez pas sur moi pour crapahuter là-dedans. (Elle tourna sa torche vers le chemin aussi accueillant qu’une impasse du Lower East Side). Je vous attends dans la bagnole.

 

– Vous n’êtes pas forcée de venir, concéda Varèse.

 

L’héritière contemplait l’Oldsmobile en essayant d’estimer la valeur d’abri qu’elle pouvait représenter. La voiture ressemblait en cet instant à un long cercueil de chrome et de métal noir posé au milieu du parking.

 

– En nous pressant un peu, nous arriverons avant l’orage, annonça Ulysse en poussant la palissade. (Il s’arrêta et leva un index vers le ciel.) Je crois avoir lu quelque part que la probabilité d’un éclair s’abattant sur une voiture en stationnement était de l’ordre de 1 pour 325.

 

– Je me souviens de ce papier ! renchérit Varèse. Il disait aussi qu’une femme seule, la nuit, au fin fond du Colorado, avait 1 chance sur 46 de tomber sur un maniaque sexuel.

 

Il disparut derrière Ulysse dont le rayon de la torche balayait le chemin devant lui après avoir lancé à Desportes sur un ton guilleret :

 

– À tout à l’heure !

 

– Bande de crétins, cracha-t-elle avant de courir pour les rattraper, abandonnant le parking aux orages et aux psychopathes à qui elle souhaita de passer du bon temps, mais sans elle.

 

*

 

Même le chemin de mules qui menait à Taliesin avant que son père n’aménage l’héliport était meilleur que le sentier conduisant à Mesa Verde. Les épineux essayaient de cingler le visage de l’héritière et des éclairs blancs illustrés par des grondements de plus en plus soutenus indiquaient que l’orage serait bientôt sur eux.

 

– Bonjour ma cousi-ine, bonjour mon cousin le chien, chantonna Desportes en trébuchant contre une racine torve qui traversait le chemin.

 

– Qu’est-ce que vous dites ? demanda Varèse, en deuxième position dans la petite colonne.

 

– Je dis… Je dis qu’on peut marcher à tout moment sur un serpent à sonnettes.

 

– Les serpents à sonnettes n’aiment ni les orages ni les sites touristiques, inventa Varèse. Et nous faisons assez de bruit pour effrayer un troupeau de buffles.

 

Un coup de tonnerre très proche marqua la fin de sa phrase.

 

– Buffle toi-même, grogna-t-elle en se protégeant d’une branche hérissée de piquants qui fonçait vers son visage.

 

Desportes allait demander s’ils étaient encore loin lorsque la terre se déroba tout à coup sous ses pieds. Elle glissa le long d’une sorte de toboggan long d’une dizaine de mètres et se réceptionna sur un tapis de feuilles mortes et d’épines de pins. Elle avait lâché sa lampe mais l’endroit était éclairé. « J’ai dû tomber dans une grotte ou un truc dans le genre » se dit Desportes en se relevant et en regardant autour d’elle.

 

Des racines sortaient des parois. Une lumière phosphorescente (dans les verts et les violets) les éclairait de place en place. Il y avait des iguanes, des serpents et des lézards gros comme l’avant-bras, accrochés aux racines, posés par terre, pendant du plafond. En plastique. Sinon elle se serait mise à hurler sur l’instant sans pouvoir s’arrêter. Le décor était de l’ordre du grand guignol : il aurait pu être fait avec des boîtes d’œufs et du polystyrène.

 

Françoise Desportes se demanda si elle n’était pas tombée au milieu du tournage d’un film de série B.

 

Des haut-parleurs diffusaient en boucle un morceau de musique classique qui faisait penser à du Grieg. Desportes avança, franchit un coude et s’arrêta, stupéfaite. Une silhouette noire comme la nuit avançait vers elle en soufflant. Le personnage portait une grande cape qui descendait jusqu’au sol. Ses poings de cuir noir étaient refermés sur un objet en forme de bâton de relais, lumineux.

 

Deux mains puissantes se posèrent sur ses épaules et la tirèrent violemment en arrière. Varèse se planta devant l’épouvantail de cuir et de toile qui s’était arrêté et hésitait sur la marche à suivre. Cinq mètres les séparaient l’un de l’autre. L’ancien agent ploya les genoux, plia les bras, et se mit en position de combat façon boxe française.

 

– Alors Dark, on fait moins le malin maintenant ? lança-t-il le plus sérieusement du monde.

 

Il ne lui laissa pas le temps de répondre et chargea le polichinelle en hurlant, tel Han Solo en son temps dans les couloirs de l’Étoile Noire. Dark Vador lâcha son sabre laser et prit ses jambes à son coup. Desportes les suivit à une distance prudente. Varèse rattrapa Vador en moins de dix secondes. Ce dernier courait vers un rideau de perles qui fermait le couloir. Varèse effectua un bond prodigieux, ceintura le serviteur du côté obscur et ils traversèrent le rideau en roulant dans la poussière. Il y eut un bruit de lutte de l’autre côté. Desportes approcha à tâtons, écarta les perles avec précaution et découvrit une nouvelle scène qui n’était pas moins étrange que la précédente.

 

Varèse et le Seigneur des ténèbres se trouvaient au centre d’une salle ronde et rustique. Deux trous faisaient office de fenêtre et de porte. Elles étaient ouvertes sur une faille au fond de laquelle roulait le tonnerre. Une trentaine de personnes étaient réunies dans la pièce. Certaines s’étaient levées pour ne pas être piétinées par les lutteurs, les autres étaient restées assises en tailleur sur le sol et observaient le combat sans réagir. Varèse se releva. Vador était empêtré dans son déguisement. Il retira son casque. Desportes découvrit la face congestionnée d’un homme d’âge mûr visiblement outré.

 

– Ce type est malade ! éructa-t-il en désignant Varèse.

 

Le pseudo Vador avait du mal à respirer et l’ancien agent craignit un court instant que son intervention un peu musclée n’ait provoqué chez lui quelque chose comme une crise d’asthme carabinée. L’homme extirpa une bombe de Ventoline de son costume. Il l’inhalait goulûment lorsqu’une jeune fille habillée d’une robe de lin blanc apparut dans le cadre de la porte.

 

Tous les visages se tournèrent vers elle. Elle s’approcha de Vador et l’aida à se relever. Puis elle se dirigea vers Varèse et le fixa sans mot dire, quelques instants. L’ancien agent enlaça tendrement ses épaules et posa un baiser sur son front.

 

La jeune femme avait un visage d’une délicatesse asiatique encadré de part et d’autre par d’épais macarons de cheveux noirs. Son teint était de nacre. Desportes s’interposa entre Varèse et Seiza, car ce ne pouvait être qu’elle, en découvrant les incisives :

 

– Je suis Jessica Mydek.

 

Elle tendit une main aux doigts crochus dont Seiza se saisit avec politesse en répondant d’une voix charmante :

 

– Je suis Daria Seiza.

 

– Princesse Seiza pour les intimes, ajouta Varèse en l’enlaçant à nouveau. Tu es passée du côté obscur de la Force ma grande ?

 

« Ma grande ! » se gaussa Desportes. Cette gamine était haute comme trois pommes à genoux.

 

L’héritière contempla l’assistance. Elle était surtout masculine. Tous avaient entre trente et quarante ans, l’air cultivés. La moitié portait des lunettes, détail stupide qui retint toutefois son attention. Ils donnaient l’image d’universitaires réunis pour un stage de poterie cordée ou de redécouverte du moi spirituel.

 

– Allons discuter à l’extérieur, dit Seiza. Nous dérangeons la méditation.

 

Varèse suivit la princesse. Il prit Desportes par la main qui se laissa faire comme une petite fille. Elle découvrit qu’une vague de chaleur parcourait sa colonne vertébrale de bas en haut et de haut en bas lorsqu’il la tenait ainsi. Elle n’avait aucune envie que ça s’arrête.

 

Ils se retrouvèrent au bord d’une terrasse qui descendait par paliers sur une cinquantaine de mètres. Elle supportait une succession d’édifices en ruines, certains rectangulaires à un ou deux étages, d’autres ronds. D’immenses citernes étaient creusées dans ses fondations (à moins que ce fût d’anciens enclos). Des escaliers, des échelles, des rampes dessinaient un labyrinthe fantastique, un terrain de jeu pouvant ravir tout adulte ayant gardé un peu de l’enfant en lui. Varèse était de ceux-là : il se sentit emporté par un merveilleux sentiment d’allégresse.

 

La voûte de grès qui avait fait la renommée de l’endroit recouvrait les ruines, dix mètres plus haut. La masse de pierre en surplomb défiait les lois physiques depuis tant de siècles que celles-ci semblaient avoir abandonnées. Desportes serra un peu plus sa main dans celle de Varèse.

 

Un éclair balafra le ciel derrière la colline. Le coup de tonnerre gronda sous la voûte avec une force fabuleuse. La pluie se mit à tomber, drue, au-delà de l’auvent naturel, dessinant un million de lances obliques entre le monde et eux.

 

– Bienvenue à Teotwawki ! clama Seiza par-dessus le vacarme des éléments. Cité de la peur, du passage et du renouveau !

 

– J’ai déjà entendu parler de ça, murmura Desportes.

 

– The End Of The World As We Know It, expliqua Seiza, la fin du monde tel que nous le connaissons. C’est le sigle que nous utilisons pour nous rassembler.

 

– Je suppose que Teotwawki est le point le plus éloigné du centre de l’univers… avança Varèse.

 

– … si tant est que l’univers ait un centre, compléta la princesse. Tu as vu juste.

 

L’héritière contemplait l’échange sans comprendre quoi que ce soit. Seiza et Varèse parlaient par codes ? Sans doute un reliquat des Taupes.

 

– Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? reprit Varèse sur un ton plus sérieux (il montra la baraque ronde dans laquelle ils avaient déboulé) Qu’est-ce que tu fabriques ?

 

– Je prépare le prochain millénaire, Max, comme toi.

 

– Organisatrice de séminaires new age ?

 

– Grande prêtresse de la troisième Rebel Session, corrigea-t-elle. Nous sommes réunis, ici, ce soir, pour retrouver l’ancien savoir des chevaliers Jedi, une science que les Anasazi possédaient avant que les garçons vachers ne les déciment. La Force est de plus en plus… palpable (Elle ouvrit les mains et leva la tête vers le ciel de pierre. Un nouvel éclair rendit sa robe de lin transparente une fraction de seconde.) La Force que tout chevalier Jedi ne peut comprendre s’il n’a, auparavant, affronté ses propres peurs.

 

Seiza se tourna vers Desportes qui se demandait ce qu’elle faisait dans cet asile de fous sans clôtures ni gardiens.

 

– Et ça rapporte ? demanda Varèse.

 

La Japonaise répondit sur un ton badin :

 

– Ces cinglés ont de l’argent et sont prêts à gober n’importe quoi.

 

Seiza descendit un escalier en leur faisant signe de la suivre. L’héritière suivit, bon gré mal gré. La situation était redevenue claire : ils étaient tombés au milieu d’un rendez-vous de millénaristes adeptes de Star Wars et Seiza les guidait comme des moutons. Mais un point la dérangeait encore. Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Varèse s’en chargea à sa place.

 

– Tu n’as pas l’air très étonnée de nous voir ?

 

Non seulement elle n’avait pas l’air étonnée, mais Seiza semblait même les attendre.

 

– Je devrais ? demanda la princesse en se retournant vers eux.

 

Varèse l’arrêta. Il avait fini de jouer et cela plut infiniment à l’héritière.

 

– Sais-tu pourquoi nous sommes ici ?

 

– Vous avez vu de la lumière (un éclair déchira le ciel à nouveau) et vous êtes rentrés ?

 

Desportes glissa à Varèse de manière à ce que Seiza entende :

 

– Mieux vaut laisser tomber et repartir tout de suite. Je ne vois pas comment elle pourrait nous aider.

 

Daria Seiza planta son visage à quelques centimètres de celui de Desportes :

 

– C’est Mademoiselle Mydek qui a besoin d’aide pour sa tumeur ou Françoise Desportes qui voudrait la peau de ceux qui font tout pour qu’elle se taise ?

 

Seiza planta l’héritière sur cet entrechat et emporta Varèse dans son sillage. Desportes resta interdite. L’ancien agent revint sur ses pas et la prit à nouveau par la main en lui disant :

 

– Ulysse est plein de manières et Seiza pleine de surprises.

 

*

 

Ils dévalèrent le premier escalier vers un bâtiment carré duquel émanait une vive lumière. Seiza les précéda à l’intérieur. Ils retrouvèrent le vieux pirate assis devant un ordinateur portable. La princesse se pencha au-dessus de son épaule et consulta l’écran :

 

– Déjà trente-deux réponses ? Sur combien de sites ?

 

– Une bonne centaine. On dirait que tout le monde attendait ton coup de fil ma belle.

 

Des colonnes de chiffres dévalaient les unes derrière les autres, des fenêtres s’ouvraient et se refermaient, un téléchargement de fichiers incessant qui s’organisaient sur l’unité centrale du portable en de multiples ramifications.

 

– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Varèse.

 

Ulysse ouvrit un fichier, au hasard. Le traitement de texte déploya un parchemin électronique sur lequel les pixels gravaient une série de propositions qu’il parcourut rapidement : « Plantation de balises antipollution aux pôles Nord et Sud. Création d’un site d’observation indépendant pour traiter l’effet de serre et le trou de la couche d’ozone. Organisation d’une flottille de destroyers spécialisée dans la destruction des baleiniers russes. Achat et sauvegarde de la forêt tropicale encore existante. Etc. Etc. » Le texte était signé du Groupe de Libération de la Toile, basé dans le Gondwana.

 

Ulysse en ouvrit un second et d’autres propositions utopistes, irréalisables, défilèrent à l’écran : « Armement des civils opprimés. Réseau de surveillance satellitaire pour la paix. Île prison pour les dictateurs. » Il y avait dans cette machine de quoi refaire le monde une bonne dizaine de fois. Et, s’il y avait trop de propositions pour la Terre, il y en aurait assez pour Mars et tous ses satellites.

 

– C’est vraiment une idée fantastique, poupée, reprit Ulysse.

 

Il avait l’air au comble du bonheur et Varèse se demanda si c’était le fait de retrouver les machines qui lui avaient été interdites ou celui de réceptionner ces inepties.

 

– C’est toi qui as mis Daria au courant ? lui demanda l’ancien agent avec un soupçon de reproche dans la voix.

 

Il fit non de la tête.

 

– Alors, comment es-tu au courant ? insista Varèse en s’adressant à Seiza.

 

Desportes observait la scène depuis le mur de la kiva contre lequel elle s’appuyait.

 

– Tout se sait, répondit-elle simplement.

 

– Que sais-tu ?

 

Seiza soupira devant l’obstination dont l’ancien chef d’équipe faisait preuve. Elle compta sur ses doigts :

 

– Yalta, la Caisse, les 8 membres, le bug bidon, l’enquête de Mademoiselle (elle désigna Desportes), la mort de ta femme (elle appuya son regard pour faire comprendre à Varèse qu’elle était prête à partager sa douleur, s’il le désirait), la disparition d’Oscar Tripper…

 

– Comment pouvez-vous savoir quoi que ce soit au sujet d’Oscar ? ! explosa Desportes.

 

Non seulement cette gamine flirtait avec Varèse, mais en plus elle en savait autant qu’elle sur ce qui avait été diffusé sous le sceau de la confidentialité. Soit Ulysse ou Varèse avaient parlé, soit elle savait où se trouvait Oscar. Seiza se pencha sur la machine qui continuait à travailler et ouvrit une connexion parallèle. L’héritière vit que l’adresse qu’elle rentrait à la main contenait le mot otage. Une page d’accueil en forme de diaporama apparut. Seiza descendit jusqu’à une vignette et l’agrandit. L’image d’Oscar qui avait été envoyée à l’héritière occupa tout l’écran, en moins bonne définition.

 

– Comment ? demanda Desportes d’une voix blanche.

 

Elle ne parvenait pas à quitter le portrait des yeux.

 

– Mafias, piratage, détournement de faisceaux satellites… répondit Seiza. Je ne sais pas qui gère ce site. Il change régulièrement d’adresse. Mais le petit malin qui est derrière ces pages l’a su. Donc je le sais. Je suis désolée.

 

Seiza était-elle désolée pour Oscar ou pour le fait que tout se savait ? se demanda Desportes.

 

– Pas mal, murmura Varèse en contemplant l’écran.

 

L’ancien agent appréciait-il les possibilités de la Toile ou la qualité du cliché pris par les preneurs d’otages ? Desportes se força à respirer calmement pour garder toute sa tête.

 

– Nous vivons dans un monde de spéculations, de propositions, d’informations, reprit Seiza. Si vous saviez le nombre d’heures que je perds à papoter sur la Toile… À croire que seuls des concierges insomniaques l’utilisent.

 

Desportes mit le problème Oscar de côté. Elle devrait de toutes façons passer par la case conspirateurs avant de pouvoir l’atteindre.

 

– Comment pouvez-vous être au courant pour la Caisse ? aboya-t-elle.

 

– La Caisse ? (Seiza ouvrit de grands yeux étonnés.) Ça fait plus de dix ans que cette histoire traîne sur le Réseau. Depuis Tchernobyl.

 

– Tchernobyl ? Aucune puce Millenium n’a jamais équipé la centrale, affirma l’héritière.

 

– Bien sûr que non. Mais vos petits amis ont d’abord essayés avec les Russes, pour voir. Et ils se sont vite rendu compte que leur technologie n’était pas assez fiable pour éviter qu’une simple alerte ne se transforme à chaque fois en cataclysme. La planète aurait explosé bien avant l’an 2000 s’ils avaient continué sur cette voie.

 

Varèse et Desportes restèrent silencieux quelques instants. Seiza se tourna vers l’ancien agent :

 

– Je suis heureuse que tu nous aies rassemblés, Max. Je ne suis pas contre un dernier tour de piste, moi non plus. (Elle se mordit la lèvre inférieure.) La question étant maintenant de savoir ce que vous comptez faire quand nous aurons trouvé les conspirateurs.

 

– Je pense que Mademoiselle Desportes sera pressée de libérer Oscar, avança Varèse. Pour ma part, l’idée de contrecarrer leurs plans ne me déplaît pas.

 

– Contrecarrer leurs plans… les empêcher de vider la Caisse ?

 

Varèse fit oui de la tête. Il se demandait où Seiza voulait en venir. Elle se tourna vers l’un et l’autre en résumant :

 

– Tu veux ta vengeance ? Ulysse, tu es désintéressé, comme d’habitude, je suppose ? Ton côté philanthrope… Et vous (elle s’adressa à Desportes), vous faites ça pour retrouver Oscar ?

 

– Et toi, qu’est-ce que tu veux ? lui demanda Varèse pour mettre fin à l’interrogatoire.

 

– Moi ? Je veux sauver le monde, répondit-elle simplement. Pour ça il faut des idées (elle montra l’écran sur lequel continuaient à défiler les fichiers) et de l’argent. Beaucoup, mais alors beaucoup d’argent.

 

Varèse et Desportes comprirent où la jeune prodige voulait en venir. Ulysse savait déjà.

 

– Nous n’allons pas les empêcher de nuire… commença Varèse.

 

– … mais les laisser vider la Caisse… continua Desportes.

 

– … pour les cambrioler une fois qu’ils auront fait le boulot, acheva Varèse. (Il imagina la situation telle qu’elle était en train de se dessiner.) Je préfère la seconde version à la première. Et ça ne nous empêchera pas de retrouver Oscar.

 

L’idée lui plaisait. Elle apportait une petite touche d’élégance à la froide vengeance qui l’animait. Les sommes étaient de toutes façons trop colossales, trop abstraites, pour que l’appât du gain fasse ici son œuvre. État d’esprit que partageait silencieusement Ulysse. Desportes avait manié des chiffres toute sa vie. Et la nouvelle perspective pavée de lingots d’or qui s’ouvrait devant elle la faisait un peu chanceler. Quant à Seiza, au-dessus du monde et de ses réalités, elle savourait par avance le bon coup que la communauté d’utopistes allait jouer aux maîtres du monde une fois cette histoire terminée.

 

– Ils rassembleront la Caisse sur un seul serveur, reprit Seiza qui s’y voyait déjà. Si nous parvenons à l’atteindre, je vous promets que le majordome me mangera dans la main comme un caniche à son pépère.

 

– Quel majordome ? demanda Desportes qui n’avait apparemment pas consulté le cd-rom comme elle le devait.

 

– L’entité électronique qui gère ce genre de machine, l’informa Ulysse. Une sorte d’Intelligence Artificielle, comme dans les livres de science-fiction, mais en plus bête.

 

– Et je vous promets que lui aussi il trouvera ça cool de sauver les baleines et l’Amazonie.

 

Varèse imagina la Caisse, pur produit du capitalisme triomphant, se vidant sur les milliers de comptes en banques des associations humanitaro-écologico-libertaires qui envoyaient en ce moment leur participation. Seuls des prodiges comme Seiza pouvaient avoir des idées aussi cinglées et se donner les moyens de les réaliser. Ulysse s’était levé et s’esclaffait en donnant de grandes claques dans le dos de l’ancien chef d’équipe.

 

« Les Taupes en grande forme » se disait l’héritière que tout le monde avait oubliée.

 

Elle, ne trouvait pas ça « cool » de voir Seiza dans les bras de Varèse. Ni de savoir que de stupides et ineptes mammifères marins allaient peut-être profiter d’une fortune qui devait être sienne et sans partage.

 

*

 

Françoise Desportes suivait les festivités des fanatiques de Star Wars depuis une distance prudente. Les adeptes avaient passé une bonne partie de la soirée à essayer de soulever des objets par la seule force de la pensée. Puis des groupes de discussions s’étaient formés, imaginant la société du futur, la mort du monde moderne, le nouveau règne de la communication et de l’amour.

 

Ces adolescents attardés et détachés de la réalité n’inspiraient pas plus confiance à Desportes que les hommes sans visages qui retenaient Oscar. D’autant plus depuis que Seiza leur avait annoncé publiquement l’espèce de croisade dans laquelle Desportes, Ulysse, Varèse et elle-même allaient s’engager pour donner aux êtres de bonne volonté de tous les pays les moyens dont ils avaient toujours cruellement manqué.

 

La Jeanne d’Arc en armure de lin avait été applaudie, ovationnée, portée en triomphe. Vu la vitesse à laquelle les informations circulaient sur le Réseau, leur entreprise devait être connue par l’ensemble de la sphère branchée qui passait nuit et jour à construire et à détruire des châteaux de cartes numériques. Il était temps de rejoindre Taliesin, maintenant qu’ils étaient au complet, pour voir enfin ce que les Taupes avaient dans le ventre.

 

Desportes avait donc attendu que la soirée se passe. Une outre pleine d’un liquide infect concocté par Seiza (du trompe-la-mort lui avait-on dit) passait de main en main et laissait sur les visages des masques empreints de béatitude. L’héritière s’était mise à l’écart, se contentant d’une bouteille d’eau qu’une âme compatissante lui avait tendue avant d’aller tutoyer les sphères.

 

L’homme qui avait piteusement tenté de lui faire aborder les rivages de la peur s’était, à un moment donné de la soirée, approché d’elle. Il avait laissé son costume de cuir sombre dans la mesa abandonnée. Il portait une chemise blanche et un pantalon noir tenu au-dessus de la taille par une paire de bretelles. « Rustique » s’était-elle dit en pensant à la petite maison dans la prairie. Il dansait plus qu’il ne marchait. Et le sourire béat qu’il affichait attestait qu’il avait aussi bien oublié ses problèmes d’asthme que le monde normal partagé par le commun des mortels.

 

– Nos amis nous écoutent et nous regardent ! lui avait-il hurlé en montrant les quelques étoiles visibles entre les nuages de l’Apocalypse.

 

– On lui dira, avait marmonné Desportes entre ses dents.

 

L’homme l’avait abandonnée à sa mauvaise humeur pour aborder un convive plus loquace, lui livrer sa phrase clé et lui montrer le ciel. L’héritière avait suivi son petit manège des yeux, pas très longtemps. Vador s’était écroulé au bout de cinq minutes. Quelques silhouettes s’étaient penchées sur le corps inerte, les bras écartés, le nombril vers la voûte de la mesa.

 

Le trompe-la-mort avait pris possession de l’ensemble des participants lorsque, la tempête faisant rage, certains s’étaient mis en tête d’aller communier avec les dieux sur le plateau herbeux qui surplombait la mesa. Une colonne s’était aussitôt formée et avait grimpé le raidillon sous les éclairs qui se succédaient. Desportes était la seule à conserver toute sa lucidité. Même Varèse avait été emporté par le tourbillon. Le noble Ulysse dansait une danse chamane avec sa sœur la pluie. L’héritière, transie, se sentait comme une extra-terrestre au milieu d’un parterre de fous heureux. Et, en bonne extra-terrestre échouée sur Terre, elle comptait les minutes en attendant que son vaisseau spatial la ramène enfin chez elle.

 

Toutefois, elle devait bien reconnaître que les divinités protectrices fêtées en cet instant avaient accordé plus qu’une oreille distraite aux divagations qui leur étaient adressées : personne n’avait basculé dans le vide.

 

Son vaisseau apparut alors que les forces des fêtards commençaient à s’épuiser. Son rugissement était couvert par les rafales, mais l’apparition eut un effet immédiat sur les millénaristes. Ils s’arrêtèrent, stupéfaits, devant le triangle de lumière qui approchait du plateau alors qu’un faisceau puissant balayait la scène. Varèse, moins parti que les autres, comprit tout de suite de quoi il retournait et se dépêcha de rassembler Seiza et Ulysse, puis de rejoindre Desportes qui marchait déjà vers l’engin fabuleux.

 

Cette apparition, que l’organisatrice de la troisième Rebel Session n’aurait pu espérer, prouvait enfin que tous les efforts accomplis pour dénoncer les conspirations, pour faire parler les poussières emprisonnées dans des images de mauvaise définition, pour trouver dans le chant des étoiles un hymne à la paix et à l’amour, que tous ces efforts n’avaient pas été accomplis en vain. Déjà, les premières webcams portatives étaient brandies et diffusaient cette image sur le Réseau devant des internautes aux yeux rougis par la veille et par l’espoir.

 

Et cette image montrait un vieillard en costume gris, une petite princesse en robe de lin, un homme et une femme disparaître dans un triangle de lumière. Le vaisseau coucha l’herbe un bref instant autour de lui avant de s’éloigner comme il s’était approché et de disparaître à son tour, avalé par les nuages, pour retourner dans l’univers des dieux de la Terre et de ceux des autres mondes.

 

Taliesin Cinq

Daria Seiza avait vu des endroits étranges depuis qu’elle avait connu la Révélation.

 

Le temple otaku de Nagasaki était pas mal dans son genre, avec ses sculptures polychromes bardées de néons. De même, l’immense usine désaffectée qui leur servait d’arène lorsque les clans s’affrontaient dans des courses suicidaires. L’arbre de Totoro avait gardé une place chère à son cœur : elle aimait se perdre dans les racines de la souche fantastique, se laisser tomber telle Alice jusqu’au ventre de l’énorme peluche et s’endormir sur elle lorsque l’angoisse jouait avec ses nerfs comme avec un harmonium.

 

Il y avait aussi la ferme des manchots patagons. Elle appartenait au diététicien d’Arnold Schwarzenegger. Elle avait croisé la star à plusieurs reprises. Sa musculature incroyable et son sourire carnassier étaient un monde à part entière qu’elle avait parcouru lors de nuits agitées, lorsque son corps réclamait un peu plus que du fantasme ou de la simple extrapolation imaginative.

 

Daria contempla son corps nu par au-dessus, puis en face dans le grand miroir qui recouvrait la cheminée de sa chambre.

 

Elle avait gardé des proportions d’adolescente : un mètre cinquante pour à peine quarante kilos. Ses seins ressemblaient à deux demi-pommes sans pigments. Sa toison, aussi noire que ses cheveux, dessinait un triangle équilatéral entre ses jambes fines et sans défauts. Seul l’entour des yeux et quelques plis aux commissures des lèvres indiquaient que Daria allait sur ses trente ans.

 

Quiconque l’aurait surprise dans cette tenue aurait été troublé par le mélange de maturité et d’adolescence que dégageait son corps, par le charme de cette association subtile dont le monde asiatique avait le secret, conservé aussi jalousement par la Création que les cendres des anciens empereurs au fond de leurs urnes de jade.

 

Daria aurait aimé que la porte s’ouvre sur Varèse, qu’il la surprenne ainsi. Elle aurait alors ouvert les bras, il l’aurait embrassé, la porte se serait refermée, et ils seraient enroulés dans les draps de satin.

 

Seiza rouvrit les yeux, calma sa respiration et déambula le long de sa chambre pour chasser la délicieuse obsession. Ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps : il fallait bien que son imaginaire réagisse violemment à ce brusque retour en arrière. Seiza aimait, avait toujours aimé Varèse, comme un grand frère, comme un protecteur. Comme un amant. S’il avait voulu l’accepter, elle se serait donnée à lui depuis longtemps.

 

Elle prit son élan et se cala, en poirier, la tête sur le plancher laqué. Elle contempla le monde à l’envers alors que les images dévalaient dans son esprit comme les grains de sable d’un sablier que l’on vient de retourner.

 

Elle essaya d’imaginer Desportes nue mais n’y parvint pas. Elle essaya ensuite la même à la tête du conseil d’administration de Millenium. Elle n’y parvint pas plus. Elle la vit alors contre l’épaule de Varèse, abandonnée et heureuse. La scène devint aussi réelle que s’ils se trouvaient devant elle.

 

Daria se remit sur les pieds et constata que Desportes et Varèse enlacés étaient toujours là, sur son lit (phosphène, obsession ou fantôme d’angle mort). La femme au physique de petite fille accepta la fatalité en haussant les épaules une nouvelle fois.

 

Chacune de ses images rémanentes s’était vue réalisée depuis la Révélation. Il n’y avait, dans ce cas, pas à tortiller : Varèse n’était pas pour elle, elle le savait depuis le début. Mais il n’était pas interdit d’attendre et si doux de rêver. Cette Desportes… Un point la troublait à son sujet : elle ne parvenait pas à voir l’héritière au-delà de son apparence immédiate, ou seule.

 

Qu’elle place les images d’Ulysse, de Varèse ou la sienne à côté du spectre de la milliardaire, et celui-ci se matérialisait, il prenait toute sa consistance. Qu’elle les enlève un par un et l’héritière s’évaporait. Desportes était secrète, à tous les niveaux. Et la princesse avait appris à se méfier du secret, surtout lorsque celui-ci était cultivé avec un savoir-faire digne d’un maître Zen.

 

– Peut-être suis-je trop soupçonneuse ? demanda-t-elle aux arbres géants qui montaient une garde silencieuse, à l’extérieur.

 

La chambre de Seiza donnait sur l’arrière de Taliesin, sur la colline que la maison recouvrait en partie et dans laquelle, en partie, elle s’enfonçait. Une aire dégagée ménageait un certain recul qui permettait de contempler… d’appréhender le gigantisme de l’armée de séquoias qui protégeait le domaine. L’une des Jeeps qui les avait amenés était garée à la lisière de la forêt. Elle aurait pu aisément passer au milieu de l’arbre qui se trouvait juste derrière elle si un tunnel avait été creusé dans son tronc.

 

Était-elle vraiment soupçonneuse ? La jalousie qu’elle refusait d’admettre était-elle en train d’œuvrer, sournoise et pernicieuse, tel Godzilla le Fourbe grignotant les bases de l’archipel et provoquant de gigantesques tsunamis ?

 

Les buts de l’héritière étaient clairs et son parcours tout tracé : les conspirateurs retenaient Oscar Tripper en otage. Desportes s’était associée à Varèse pour le sauver. L’équipe avait été réunie. L’héritière les accueillait maintenant dans son antre secret qui jouerait le rôle de base arrière pour leurs futures opérations.

 

Seiza avait bien senti une réticence de la part de Desportes, à Mesa Verde, lorsqu’elle avait exposé l’idée de cambrioler les cambrioleurs. Mais l’héritière était peut-être de celles qui ne réagissent qu’après coup : plus ils se rapprochaient de Taliesin plus elle semblait enthousiaste au projet de battre les conspirateurs sur leur propre terrain.

 

C’en était devenu presque pénible de voir son impatience à se mettre au travail sans tarder, maintenant que le spécialiste des virus, la casseuse de codes et le vengeur masqué étaient réunis. Seiza ne connaissait pas l’impatience. Elle avait appris du bouddhisme le détachement que la solution des réincarnations procure à ses adeptes. Même si elle rejetait l’espèce d’attentisme que cette fatalité impose, elle concevait la réalité comme un gros animal peureux et poilu qui s’enfuit lorsqu’on lui court après et qui vient manger dans votre main lorsqu’on sait l’attendre.

 

Le bon, le sage, le gros Totoro en était pour elle une parfaite métaphore.

 

Seiza ouvrit la penderie et se mit à fouiller à l’intérieur. Desportes lui avait alloué sa chambre de jeune fille en lui recommandant de se servir. La garde-robe d’adolescente datait des années soixante-dix. Une véritable mine d’or pour les exigences vestimentaires d’une fashion victim comme la petite otaku. Daria avait quitté Mesa Verde avec sa seule robe de lin et elle comptait bien affronter le monde dans une tenue un peu moins légère. Quant à son sac de voyage, elle l’avait confié à Ulysse avant qu’ils ne s’envolent.

 

Daria Seiza ne pouvait se permettre de dévoiler à ses adeptes qu’elle se promenait toujours avec ses papiers d’identité, ses cartes de crédits et cinq mille dollars en Travellers. Ç’aurait été contredire l’image de princesse détachée des contingences qu’elle s’appliquait à renvoyer. Depuis qu’elle organisait ces Rebel Session, la moindre de ses paroles avait valeur de prophétie. Et Seiza trouvait son nouveau déguisement de prophétesse particulièrement avantageux tant pour l’ego que pour le reste. Mais elle ne pouvait duper Ulysse et Varèse qui l’avaient connue sous d’autres atours à l’époque où elle travaillait pour la Sûreté française.

 

Elle porta son choix sur une robe Courrèges en acrylique argenté qui s’arrêtait au-dessus des genoux et sur une paire de bottes en vinyle transparent qui s’arrêtaient juste en dessous. Elle se contempla dans la glace, défit ses nattes rassemblées en macarons et laissa couler ses cheveux noirs sur ses épaules. « Un peu de rouge sur les paupières et ce sera parfait » jugea-t-elle en disparaissant dans la salle de bains.

 

Elle trouva immédiatement ce qu’elle cherchait dans les vieilles affaires de maquillage de l’héritière. À croire que Desportes et Seiza auraient pu devenir copines si elles avaient fait partie du même monde et si elles n’avaient pas aimé le même homme. Seiza surligna ses yeux aux prunelles d’un vert étincelant de deux traits rouge cardinal.

 

Un début d’euphorie la gagna, accéléra son cœur et tapissa sa peau soyeuse d’une fine pellicule de transpiration. Elle s’abandonna à l’accélération, à l’exaltation qui durerait encore vingt-quatre heures environ. L’outre de trompe-la-mort qu’elle avait fait circuler la veille au soir contenait un stimulant universel dont le secret de fabrication remontait au temps des souverains samouraïs.

 

Seiza connaissait son métabolisme et sa réaction à cette mixture : elle savait qu’elle tiendrait jusqu’au lendemain midi avant de s’écrouler pour une nuit de quarante-huit heures. Cette période serait ponctuée de purs moments d’exaltation comme celui-ci et de périodes de contemplation et d’oubli pour lesquelles l’endroit irréel dans lequel ils se trouvaient conviendrait tout à fait.

 

La vague d’euphorie retomba lentement. Seiza se fixa dans la glace et se promit d’être charitable envers l’héritière : la sortie que Desportes leur avait offerts devant les fanas de Star Wars la ferait rentrer dans le top ten des mythes modernes, entre la dissection de Roswell et la non mort du King.

 

L’effet provoqué par l’apparition de l’hélicoptère (Desportes l’avait appelé depuis le parking du Benny’s) et sa brusque disparition dans la tempête assureraient un avenir radieux à la princesse Seiza comme diplomate des plans intercalaires.

 

Elle retourna dans sa chambre pour enchaîner quelques katas empruntés à Emma Peel, histoire de tester l’élasticité de ses bottes.

 

Ils avaient pas mal été secoués jusqu’à l’Arizona à la frontière duquel la tempête se calmait. L’hélicoptère avait survolé le Grand Canyon que rosissait l’aube. Puis il était remonté vers le Nord pour faire le plein à l’héliport de Las Vegas qui cuvait une nouvelle nuit de débauches, de faillites et de rêves avortés. Ils avaient ensuite suivi une oblique parallèle à la côte Pacifique, survolé Fresno et poussé jusqu’au parc de Giant Forest. Les séquoias étaient rangés les uns à côtés des autres, dressés vers le ciel comme des piques dans un râtelier gigantesque.

 

Desportes était assise à côté du pilote et scrutait le sol. Elle avait l’air épuisée. Ulysse, Varèse et Seiza étaient quant à eux parfaitement alertes. Ils avaient poussé la même exclamation de surprise lorsque l’appareil avait survolé la demeure dont peu de personnes devaient connaître l’existence. Taliesin était apparu au détour d’une crête aussi brusquement que si les séquoias qui la cachaient une seconde auparavant s’étaient tout à coup écartés pour la dévoiler telle une parure de pierre blanche dans l’écrin bleu vert de la forêt millénaire.

 

La maison était perchée au-dessus du vide sur trois niveaux. On ne voyait de la demeure que ses terrasses. Le reste s’enfonçait sous la forêt. Une cascade se jetait de la terrasse la plus basse dans le vide de la faille plongée dans une ombre perpétuelle.

 

– Bienvenue à Taliesin.

 

Chacun partageait son émotion.

 

– Wright ? avait demandé Ulysse par-dessus le bruit des rotors.

 

L’héritière avait vigoureusement hoché la tête, puis fait signe au pilote de contourner la colline. La maison avait disparu derrière eux et la forêt de nouveau envahi le paysage. Cinq minutes plus tard ils se posaient au centre d’une clairière naturelle aménagée en héliport. Quelques personnes attendaient, debout, à côté de deux Jeeps.

 

À peine l’héritière avait-elle mis pied à terre qu’elle donnait ses ordres aux serviteurs de Taliesin. Ils avaient pris place à bord des tout-terrains et traversé la portion de forêt survolée quelques minutes plus tôt.

 

Desportes avait affecté une chambre à chacun. Rendez-vous avait été donné dans le salon pour le dîner. Il devait maintenant être au moins sept heures. Seiza effectua une dernière volte-face, se salua dans la glace et quitta sa chambre pour partir à la recherche du salon.

 

Ce qui l’avait frappée une première fois la frappa à nouveau : elle était incapable de dire si la maison avait été creusée dans la roche de la colline ou si l’architecte avait voulu, par un habile appareillage et une non-finition volontaire, faire croire qu’elle était en partie troglodyte. Les parois étaient rugueuses, courbes et inégales.

 

Seiza suivit un couloir et trouva le salon dans lequel attendait Varèse. Il était habillé de frais et se tenait debout face à la verrière, les mains dans les poches. Il contemplait le panorama déroulé devant ses yeux.

 

La pièce était vaste et basse de plafond. Elle se prolongeait à l’extérieur par une terrasse qui donnait sur l’autre versant de la faille. Les correspondances de couleurs entre la maison et le paysage avaient été établies avec soin : le rouge indien de la roche californienne était appuyé par le vert métal du plancher. Lui-même faisait écho au feuillage gris vert des séquoias dont l’écorce était ici rappelée par les parois terre de Sienne. L’impression d’ensemble procurait un grand sentiment d’apaisement.

 

Seiza s’approcha de Varèse sur la pointe des bottines. Elle se colla contre son dos et lui cacha les yeux. Varèse se retourna et sourit lorsqu’il découvrit la princesse en Courrèges qui reculait en rougissant.

 

– Tu es en beauté, Daria. Le messianisme te réussit.

 

Elle répondit par un sourire coquet et se laissa tomber dans un fauteuil de cuir rouge en accord avec son mascara.

 

– Tu as dormi ? lui demanda-t-elle.

 

– Avec ton truc…

 

– Le trompe-la-mort.

 

– Je ne veux pas savoir ce qu’il y a dedans. Mais pour l’instant, tout va bien. Je n’ai pas besoin de dormir. Merci.

 

– Rien d’illégal, se défendit Seiza.

 

Varèse s’accroupit devant un petit meuble qui faisait office de bar et fouilla à l’intérieur.

 

– Mouais… en attendant, voyons ce que Mademoiselle Desportes a de légal à nous proposer.

 

Il trouva son bonheur et extirpa une bonbonne pleine d’un liquide épais et vert pistache.

 

– Liqueur de sapin, lut-il sur l’étiquette. Ça nous aidera à attendre les autres.

 

Il remplit deux verres et tendit le sien à Seiza qui compara sa couleur avec celle du plancher. Elle goûta le breuvage avec une mine de chatte soupçonneuse.

 

– Étrange.

 

Varèse s’était assis dans un fauteuil jumeau et la regardait en silence. La Japonaise avala une gorgée du bout des lèvres.

 

– Qu’est-ce que tu penses de Desportes ? lança-t-elle du tac au tac.

 

Un petit sourire retroussa les lèvres de l’ancien agent.

 

– Enfant gâtée. Supporte bien les épreuves que la vie nous impose.

 

– Tu as confiance en elle ?

 

Le regard de Varèse se fit perçant puis s’éloigna, comme s’il cherchait à faire le point.

 

– J’ai voulu la tuer, dans un premier temps.

 

– Tu regrettes de ne pas l’avoir fait ?

 

Difficile d’être plus direct que Seiza quand elle s’y mettait.

 

– La question ne se pose plus. Pour l’instant.

 

Varèse décida que c’était à son tour d’aller droit au but.

 

– Est-ce qu’Ulysse est malade ?

 

Seiza n’hésita qu’une seconde.

 

– Cancer généralisé. Les toubibs lui ont donné six mois il y a un an.

 

– Merde, laissa tomber Varèse en cherchant aussitôt son paquet de Gauloises.

 

Il le trouva, s’alluma une cibiche et la fuma pensivement en contemplant la ligne de séquoias perchés au-dessus du vide.

 

– C’est lui qui te l’a dit ? demanda-t-il à Seiza sans se retourner.

 

– Tu le connais, il n’en parlera pas. Non, je l’ai appris par le Réseau. Un moteur de recherche a sorti un de ses noms d’emprunts du fichier de la sécurité sociale américaine. On m’a tout de suite mise au courant.

 

« Quelle ironie » songea Varèse. « Le plus grand spécialiste des virus informatiques rongé par les métastases. »

 

Le vieux pirate choisit ce moment pour apparaître dans son éternel costume mal taillé. Son visage amaigri avait retrouvé quelques couleurs.

 

– Comment vas-tu ? ne put s’empêcher de demander l’ancien agent.

 

– Mieux que jamais, répliqua le pirate pimpant. (Il remarqua la Gauloise que tenait Varèse.) Tu fumes encore ces saloperies ? Tu comptes y passer avant moi ?

 

Varèse ne sut quoi répondre. Ulysse rebondit vers Seiza :

 

– Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ton truc, Daria, mais je me sens dans une forme olympique.

 

– Rien d’illégal, le rassura Varèse. Nous en sommes à la liqueur de sapin. Tu suis ?

 

– Peste ! Ce soir, nous nous attaquons aux maîtres du monde, n’est-ce pas ? Et nous serons quatre ? J’en connais d’autres qui carburaient au Beaugency avant de brandir leur rapière !

 

– Les tortues ninja ? essaya Seiza.

 

Ulysse fronça les sourcils devant cette preuve flagrante du phénomène d’acculturation qui affectait les trentenaires du nouveau millénaire.

 

L’héritière apparut, le pas mal assuré et se frottant les yeux. Elle s’affala dans le canapé à côté d’Ulysse et posa un œil vide sur la bouteille puis sur la petite équipe qui avait l’air aussi fraîche qu’elle se sentait vasouillarde. Elle avait le plus grand mal à mettre des mots sur les gens et les objets qui l’entouraient. Elle reconnut la bouteille et ce qu’elle contenait.

 

– Vous n’arrêtez donc jamais ? parvint-elle à articuler après deux tentatives de recoiffage et deux abandons.

 

Desportes portait une chemise lâche qui lui descendait jusqu’aux genoux. Elle les frotta l’un contre l’autre en bâillant à s’en décrocher les mâchoires. Varèse lui tendit un verre.

 

– Du moment que ça réveille… convint-elle, fataliste.

 

Ils étaient quatre. Le soleil se couchait derrière la crête. Le ciel jouait une harmonie mauve, rouge, et bleue. Les Taupes levèrent leurs verres et trinquèrent, Ulysse déclamant avec une voix de basse :

 

– Tout pour nous…

 

– … rien pour eux ! complétèrent Varèse et Seiza.

 

Desportes se contenta de maugréer avant d’avaler son verre cul sec.

 

*

 

– C’est donc ici que vous avez grandi ?

 

– À partir de l’âge de dix ans, une fois ma mère disparue dans la nature. Taliesin était le secret de mon père.

 

Le vieux pirate féru d’architecture remplit à nouveau les verres en commençant par les dames.

 

– Wright n’en a bien construit que quatre ? demanda-t-il. Il a fini avec Taliesin Ouest, d’après mes souvenirs.

 

– Cinq. Il a construit celui-là pendant la seconde guerre. Vous connaissez l’histoire… l’histoire des Taliesin ? (Seiza et Varèse ne la connaissaient pas.) L’architecte a toujours mis ses œuvres d’art sur le même plan que les femmes qui ont marqué sa vie. À chaque Taliesin correspond une histoire d’amour, une femme aimée puis abandonnée.

 

– Original, jugea Seiza.

 

– L’une d’elles a d’ailleurs péri dans l’incendie du premier Taliesin, compléta Ulysse.

 

– Il a dessiné cet endroit, à la fin de sa vie, alors qu’il vivait seul, reprit Desportes. Il pensait trouver l’amour une fois la dernière pierre posée.

 

– Et il l’a trouvé ? demanda Seiza, terriblement romantique.

 

– Peut-être. Peut-être pas, laissa tomber l’héritière en fixant Varèse.

 

Ce dernier décida qu’il valait mieux changer de sujet.

 

– Est ce que les ravisseurs se sont manifestés ?

 

Il se doutait bien qu’à peine arrivée ici l’héritière consulterait sa boîte confidentielle.

 

– Un second cliché a été envoyé, répondit-elle d’une voix neutre. Oscar exhibe la une du Times datée du 5 décembre.

 

– Merde ! s’exclama Seiza. Et vous nous dites ça le plus calmement du monde ?

 

– Vous voudriez peut-être que je le perde, mon calme, que je me présente chez CNN pour annoncer que le vice-président de Millenium est retenu en otage ?

 

Elle lança un regard appuyé à Varèse qui avait eu l’initiative de l’anonymat dont elle lui était maintenant reconnaissante.

 

– Personne ne risque de révéler votre présence à Taliesin ? s’assura-t-il.

 

– Les serviteurs sont sûrs. Le pilote d’hélico peut-être moins, mais j’ai augmenté ses gages. Ça devrait lui faire tenir sa langue le temps qu’il faudra pour régler cette affaire.

 

Seiza s’agitait sur son fauteuil sans quitter l’héritière des yeux. Varèse et Ulysse surveillaient son manège : ils savaient que cette agitation annonçait un de ces éclats imprévisibles dont la jeune prodige était friande. Ils n’eurent pas à attendre très longtemps.

 

– Régler cette affaire ? s’exclama Seiza. Comme vous y allez ! Vous traitiez les licenciements en masse avec autant de désinvolture ?

 

Varèse et Ulysse se mirent immédiatement en retrait pour voir comment Desportes se dépêtrait de l’attaque inexplicable.

 

– Citez-moi une action humainement contestable entreprise par Millenium depuis sa création, répondit l’héritière avec le ton que Varèse lui avait déjà entendu prendre dans la galerie des glaces, face à la journaliste agressive.

 

Le cheval de bataille de Desportes était le mieux-vivre dans l’entreprise, celui de Seiza la critique des trusts aux soi-disant soucis humanitaires. Mais la Japonaise devait bien avouer que son éclat était purement gratuit, et qu’elle s’était emportée juste pour le plaisir de griffer du vide. Millenium avait toujours été entourée d’une aura légendaire dans le milieu pourtant impitoyable des ragoteurs de la Toile.

 

La réussite industrielle du groupe était indéniable, les méthodes économiques n’avaient jamais rien eu de contestable, et tous ceux qui avaient travaillé pour Desportes et Fille (dans le secteur de l’électronique) n’avaient pu que louer l’ouverture d’esprit de l’une et les capacités d’innovation de l’autre. Même si Millenium avait été forcée de licencier lors de sa période sombre juste avant son inexplicable résurrection survenue en 1996 aucune de ses actions ne pouvait, en effet, être jugée humainement contestable.

 

– Vous avez raison, je retire ce que j’ai dit, laissa tomber Seiza subitement redevenue calme, alors que la sagesse orientale lui murmurait à l’oreille : griffer le vide autour de son ennemi c’est griffer un peu l’ennemi lui-même.

 

Desportes aurait volontiers brisé la nuque de cette petite garce, mais elle accepta la victoire par abandon. L’ancien chef d’équipe des Taupes se leva, tapa dans ses mains et lança :

 

– Il serait peut-être temps de nous mettre au travail. Vous vous souvenez de la méthode ? Spéculation. Anticipation. L’objectif est de trouver le lien qui relie les conspirateurs au bug de l’an 2000. Rappel des faits.

 

– Tout est sur le cd-rom que je possède, essaya Desportes. Plus les informations de Seiza.

 

– Tchernobyl, vol 800, centrale de Kokura, énuméra Varèse.

 

– Kokura ? C’était eux ? s’étonna la jeune Nippone à qui l’information avait échappé.

 

– L’accident remonte à juillet dernier, reprit l’héritière. Il faut craindre que d’autres cibles aient été choisies entre-temps.

 

– J’ai entendu parler de petits ennuis connus par l’aéronavale américaine, avança Seiza. Il faudrait peut-être chercher de ce côté-là.

 

– Nous devons définir leur moyen d’action, avança Ulysse pour qui le temps était plus précieux que pour les autres. Ils sabotent les systèmes embarqués, c’est un fait. (Il se tourna vers Desportes.) Et les puces Millenium jouent le rôle de bouc émissaire… Jusqu’où votre enquête vous a-t-elle menée lorsque vous avez appris que la technologie de votre père était mise en cause ?

 

– Pas très loin, répondit-elle. Je pensais mettre les ingénieurs de Millenium sur le coup en rentrant de Paris. (Elle se leva et déambula devant la verrière.) Ce que je sais à propos de ces puces tient en peu de mots. François Desportes a été un des premiers à s’inquiéter du problème de l’Y2K. Le programme de conversion des puces a été lancé avant son accident, en 95. Je l’ai continué, bien sûr, lorsque j’ai pris la tête de Millenium.

 

– En quoi consistait ce programme ? demanda Seiza.

 

– Il s’agissait de lister les équipements concernés, de repérer les puces et de demander aux programmeurs qui avaient travaillé dessus d’adapter les anciennes lignes de code pour passer l’an 2000. Vous savez, le problème est que les dates ont été codées sur deux caractères au lieu de quatre pour gagner de la mémoire. Les systèmes passant en zéro-zéro se croient revenus en 1900…

 

– … et plantent. On connaît ça par cœur, intervint Ulysse pensif.

 

Varèse était un peu perdu. Il revint sur le début de la réponse de Desportes.

 

– Des lignes de code ? demanda-t-il. Ce ne serait donc pas un problème matériel ?

 

– Un matériel est toujours accompagné d’un logiciel, expliqua Seiza. Si nous partons du principe qu’un virus a été utilisé pour saboter les équipements (elle consulta Ulysse du regard qui confirma d’un hochement de tête), ce virus n’a pas détruit les puces à coups de hache mais a réécrit les lignes de codes qui le pilotaient pour provoquer la panne. (Elle se tourna vers Desportes.) Ces lignes ont pourtant été revues au cas par cas ?

 

– Seulement cinq ingénieurs en étaient responsables, confirma l’héritière. Trois d’entre eux travaillaient encore chez Millenium lorsque le programme de conversion a été lancé. Un autre s’était installé dans le Sud de la France. C’est étrange… maintenant que j’y pense, le cinquième a disparu une fois les corrections effectuées.

 

– Disparu ? interrogea Ulysse.

 

– Un type bizarre… Un ancien universitaire, un peu activiste, qui a tout plaqué du jour au lendemain. Il s’est volatilisé. Nous avons engagé plusieurs détectives pour retrouver sa trace. Ils ont tous échoués.

 

– Passons, évacua Varèse. Les cinq ingénieurs ont donc réécrit leurs lignes et corrigé le problème ?

 

– Exactement. Ils ont abattu un travail formidable et il n’a pas fallu plus d’un an pour mener à bien le programme de conversion. L’ensemble des systèmes embarqués et équipés par la puce Millenium passait l’an 2000 au premier janvier 1996, 747 de la TWA compris.

 

– Nous savions déjà que ces accidents n’avaient rien… d’accidentel, grogna Seiza. On tourne en rond.

 

– Nous ne tournons pas en rond, contesta Ulysse. Nous devons suivre la même réflexion qu’eux. Mettons-nous à leur place.

 

– Okay. (Desportes posa son verre et écarta les bras.) Je suis un conspirateur. Les lignes de code qui pilotent la puce sont perdues dans des millions d’autres lignes pilotant des milliers d’autres éléments. Je balance un virus là-dedans en lui donnant pour mission de trouver l’horloge et de lui faire sauter l’an 2000. Bon courage.

 

– Parce qu’en plus, les différentes lignes de codes ne se distinguent pas les unes des autres ? demanda Varèse.

 

Seiza poussa un cri aigu. Tout le monde se tourna vers elle.

 

– Bien sûr ! s’exclama-t-elle. Les lignes qui pilotent la puce sont perdues dans des millions de lignes de codes pilotant des milliers d’autres éléments !

 

Seiza reprenait mot pour mot la démonstration de Desportes qui se permit donc d’ajouter :

 

– C’est bien pour ça que nous avons travaillé avec les ingénieurs qui étaient responsables de ces lignes de codes en particulier.

 

– Pourquoi ? demanda Varèse qui insistait pour comprendre.

 

Seiza se leva d’un bond et expliqua, en partie avec les mains.

 

– Ces fragments de lignes de codes, il faut bien les retrouver quand il s’agit de les retravailler. Et tu sais ce qu’ont l’habitude de faire les ingénieurs qui apportent leurs petites pierres au gigantesque édifice que représente un logiciel ? (Varèse haussa les épaules.) Ils les signent, leurs petites pierres, pour les retrouver plus tard, si on leur demande.

 

Ulysse prit le relais et se mit à expliquer, lui aussi, par gestes :

 

– Imaginons maintenant un virus niché dans le logiciel général et déclenché à distance, ce qui a dû être le cas pour le Boeing et la centrale de Kokura. (Il emprisonna l’air entre ses mains fermées.) Le virus est activé. (Il ouvrit les mains.) Il a pour mission de trouver les lignes de codes pilotant les puces Millenium (deux araignées s’agitèrent au bout de ses poignets), de réécrire ces lignes en particulier pour faire sauter la puce derrière le mur de l’an 2000.

 

Varèse imaginait en effet assez bien une scolopendre galopant dans un labyrinthe de cuivre et de métal rare.

 

– Mais pour trouver ces lignes de codes au milieu de toutes les autres, il a besoin de la signature de ceux qui les ont écrites.

 

– Une signature qu’il ne trouvera pas à moins de la connaître, reprit Seiza. Car nos amis ingénieurs ont l’habitude de signer avec le nom de leur chien ou de leur première petite copine.

 

– Vous confirmez ? demanda Varèse à l’héritière.

 

– Oui.

 

– Il faut donc que les conspirateurs aient directement contacté les ingénieurs et les aient impliqués dans le projet, de gré ou de force ? continua-t-il.

 

Ulysse hocha vigoureusement la tête :

 

– Sinon, ils travaillaient en aveugle, acquiesça le pirate. Et on a pu constater la précision quasiment chirurgicale avec laquelle ils ont opéré. Je crois qu’avec ces cinq hommes nous tenons cinq maillons de la chaîne qui relie Y2K aux conspirateurs. Ils ont forcément été contactés par ceux que nous recherchons.

 

– Il faut que je consulte le fichier du personnel pour retrouver leurs coordonnées, se hâta d’avancer Desportes.

 

Elle disparut et revint près d’une demi-heure plus tard. Elle était devenue très pâle et respirait avec difficulté. Elle regarda les trois équipiers un à un.

 

– Alors ? demanda Varèse.

 

– J’ai… J’ai appelé le chef du personnel. Le premier ingénieur… (Elle passa une main tremblante dans ses cheveux.) Il s’est tué dans un accident de voiture. Le second s’est suicidé. Le troisième a été victime d’un épisode de… de la guerre des gangs, à Los Angeles. Le quatrième a fait un arrêt cardiaque.

 

Daria Seiza courba le buste vers elle, les mains toujours sur les hanches.

 

– Vous êtes en train de nous dire que les seules personnes pouvant permettre au virus des conspirateurs de causer ces ravages sont mortes juste après que votre programme de conversion ait été bouclé ? (Desportes hocha la tête en fixant le plancher.) Et c’est maintenant que vous vous en rendez compte ? !

 

– Vas-y mollo, princesse, la calma Varèse.

 

Ulysse affichait une mine soucieuse. Desportes voyait à nouveau la mort assise à côté d’elle. Seiza avait l’air furieuse.

 

– On dirait que les conspirateurs ne font pas dans la dentelle, marmonna Uysse.

 

– Ça on le savait déjà, râla Seiza.

 

Elle marcha à pas comptés jusqu’au trumeau de la cheminée sur lequel étaient posées de vieilles photos encadrées. Françoise Desportes à dix ans, sur ses skis. À quinze ans en jeannette. François Desportes enlaçant sa fille, tous deux riant face à l’objectif.

 

– Les conspirateurs doivent chercher le cinquième ingénieur s’ils ne l’ont déjà trouvé, continua Varèse. Nous n’avons plus qu’à le trouver avant eux.

 

– Je vous ai dit qu’il avait disparu, rappela Desportes.

 

Voir les Taupes spéculer à la vitesse de la lumière lui faisait appréhender le moment où ils passeraient à l’action. Et pour l’instant, l’héritière ne se sentait pas la force de courir un triathlon avec une fusée accrochée dans le dos.

 

– Personne ne disparaît jamais vraiment, philosopha Varèse. Hein Ulysse ? Hein Daria ?

 

Ulysse confirma. Seiza regarda ailleurs.

 

– Hein Daria ! ! ! appuya Varèse.

 

– C’est ça, maugréa-t-elle.

 

Bien sûr, ils allaient retrouver en moins de trois semaines cet homme qui avait disparu dans la nature depuis près de cinq ans… Desportes se resservit un verre de liqueur de sapin.

 

*

 

– Eh !

 

Le secrétaire d’État à la Sécurité intérieure du Japon eut du mal à soulever ses paupières sous l’effet du narcotique qui l’avait assommé. Elles étaient en plomb, et la nuit qui l’entourait en fer. Il se laissa sombrer à nouveau. L’homme qui essayait de le réveiller poussa un soupir exaspéré et le gifla violemment. Le secrétaire suffoqua sous le choc mais ouvrit cette fois les yeux en grand. Il eut le réflexe de porter une main à sa joue enflammée et découvrit que ses bras étaient attachés le long de son corps.

 

Il regarda ses genoux, autour de lui, l’homme qui le regardait en souriant, essayant de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Le type qui venait de le gifler était européen. Il portait une tenue intégrale, sombre, qui le recouvrait des pieds à la tête comme ces mécanos sur les stands de courses de voitures. Les hallucinations provoquées par la drogue rendaient son visage flou. Mais le secrétaire parvint à discerner des traits parfaitement anodins, passe-partout. Hormis les yeux, peut-être. Où avait-il déjà rencontré cette expression ? Il laissa retomber ses paupières, trop lourdes.

 

– Eh ! On ne va pas se quitter maintenant ? On n’a même pas été présentés.

 

L’homme le gifla à nouveau. Le secrétaire sentit le sang couler le long de ses lèvres. Il regarda derrière l’inconnu, au-dessus de lui. Il se trouvait dans un conduit haut de deux mètres au fond duquel coulait une eau poisseuse et nauséabonde. Des veilleuses l’éclairaient de place en place. Un corridor s’ouvrait sur la droite et se perdait dans une ombre profonde. Le secrétaire crut voir y clignoter une multitude de paires d’yeux jaunes et minuscules. Une échelle grimpait vers la surface. Une indication au pochoir indiquait le nom de sa rue et le numéro de sa résidence.

 

Les souvenirs revinrent petit à petit. Ils venaient de dîner. Il regardait la télévision avec sa femme et son fils. Quelqu’un avait sonné. Sa maison était surveillée en permanence par deux agents de la police de Tokyo. Ils ne laissaient passer que les personnes montrant patte blanche. Il avait été ouvrir et était tombé sur cet homme qui lui avait aspergé le visage avec une bombe de… sûrement du Somnax. Il sentit sa langue se gonfler au souvenir de la sensation atroce. Après, le noir.

 

Le secrétaire s’agita sur sa chaise. Il était fermement ligoté. Les vapeurs du somnifère commencèrent à se dissiper et il put enfin fixer son esprit sur des pensées cohérentes.

 

– Que voulez-vous ? parvint-il à articuler. De l’argent ?

 

L’homme ne réagit pas. Le secrétaire considéra à nouveau l’antichambre de l’enfer dans laquelle il avait été emmené. Il devait se trouver dans l’égout principal qui passait juste en dessous de chez lui. La panique commença à l’envahir.

 

– Sachez que je n’ai rien contre les bouffeurs de sushis, mais ceux qui m’ont demandé de vous réserver ce traitement de faveur ont tenu absolument à ce que vous sachiez pourquoi tout ceci (il montra les parois ruisselantes d’un geste las)… devait arriver.

 

Le secrétaire se rappela de l’homme sur le visage duquel il avait déjà vu cette expression de froide désinvolture, ce détachement apparent pour les choses de ce monde : le gourou obèse de la secte Aoun avait la même bonhomie placide lorsqu’il exposait le plan mis au point par ses soins pour mettre fin au genre humain. Cet homme travaillait-il pour les fanatiques ? Non. Chefs de sectes ou yakusas lui auraient envoyés un tueur japonais, pas un Européen.

 

– Je trouve le souci de transparence de mes commanditaires admirable, continua l’homme, quand on sait que c’est un cas de traîtrise qui doit être réglé.

 

Le secrétaire comprit. Il aurait pu hurler, appeler à l’aide, se débattre. Il resta silencieux et ne bougea pas : les conspirateurs l’avaient condamné, il était perdu.

 

– C’est donc vous.

 

L’homme de mains utilisé par les 8 avait l’air tellement commun.

 

– C’est donc moi, confirma-t-il. Celui qui abat la sale besogne.

 

Inutile d’offrir de l’argent à cet homme, ni d’essayer de le gagner à une cause plus noble qu’un casse sanglant à l’échelle planétaire. Le tueur avait sciemment installé le virus dans le système de refroidissement de la centrale de Kokura. Il aurait sa part du magot, ce qui représentait bien plus que tout ce que le secrétaire pouvait lui offrir, avec en sus la jouissance qu’il ressentait à exécuter chacun de ses forfaits.

 

– Programme de la soirée. Je vous abandonne à votre triste sort, puis je remonte à la surface (il indiqua l’échelle avec l’index), j’injecte mon virus dans votre machine (il brandit une disquette noire) et je la laisse travailler pendant que je m’amuse avec votre femme et votre bambin qui doivent dormir profondément devant la télévision.

 

La terreur se réveilla dans le cœur du secrétaire à l’idée de ce que ce monstre pouvait faire subir à ses proches.

 

– Ces programmes familiaux de première partie de soirée sont tellement assommants.

 

– Je vous en prie… Laissez-les…

 

L’autre se pencha.

 

– J’ai comme point d’honneur de toujours m’offrir un petit extra après une bonne journée de travail.

 

Le secrétaire se mit à pleurer et à maudire intérieurement les dieux qu’il avait toujours honorés.

 

– Il est temps d’en finir à ce que je vois, grogna le tueur. Vous ne voulez vraiment pas que je vous éclaire sur votre avenir proche ?

 

Le secrétaire pleurait et n’écoutait plus. Le bourreau coinça une pilule dans la bouche de sa victime et la lui fit avaler de force.

 

– Pour la douleur.

 

Le secrétaire sentit un picotement l’envahir des pieds à la tête. Le tueur exhiba un cran d’arrêt, sortit la lame d’un coup de pouce, attrapa la langue du secrétaire et la trancha net pour la jeter dans le ruisseau fangeux.

 

– Pour les cris.

 

Le secrétaire essayait de hurler mais il n’y arrivait pas. Il sentait sa bouche, vide, se remplir d’un liquide épais. La douleur était diffuse, lointaine Il ne parvenait pas à comprendre ce qui était en train de lui arriver. Le tueur se pencha vers lui et murmura à son oreille :

 

– Ma prestation s’arrête ici. Je vous abandonne aux petits amis à poils et à pattes qui réclament leur part du festin.

 

Le secrétaire remarqua des formes grises glisser le long du tunnel. Les paires d’yeux s’étaient multipliées dans le boyau sur sa droite et ressemblaient à une ville, de nuit, vue depuis le haut d’une montagne.

 

– Je crains que vous n’ayez atteint votre date critique un peu plus tôt que les autres, lâcha l’homme de mains en embrassant le secrétaire sur ses deux joues ruisselantes de larmes et de sang.

 

Il grimpa à l’échelle et disparut à la vue du secrétaire. Le petit homme emprisonné sur sa chaise implora la folie, mais il ne l’obtint pas. Il était parfaitement conscient lorsque le rat le plus téméraire donna le signal de la curée et sauta vers sa gorge pour se repaître du morceau de choix que l’homme en noir leur avait, dans sa très grande bonté, abandonné.

 

*

 

Daria Seiza travaillait depuis plus de deux heures sur l’ordinateur de Françoise Desportes, dans l’ancien bureau de son père. La pièce était aussi vaste que le salon. Elle était décorée avec le même soin que le reste du bâtiment. Un magnifique bureau de palissandre trônait devant une verrière ouverte sur le paysage immuable. La nuit était tombée depuis longtemps déjà.

 

La Japonaise traquait le cinquième ingénieur sur la Toile comme un détective traquant un assassin dans une ville gigantesque. Le Réseau n’était pour elle rien d’autre qu’une enveloppe supplémentaire recouvrant le monde, au même titre que l’atmosphère ou les champs électromagnétiques. Elle s’y sentait aussi à l’aise que dans la forêt de séquoias dont les flux de force pure aiguisaient ses sens depuis qu’ils s’étaient installés à Taliesin Cinq.

 

« Le plus jeune de ces arbres (qui faisaient au minimum deux mètres de diamètre et cinquante de haut) a connu l’an zéro de l’humanité » pensa-t-elle en ressentant un léger vertige.

 

Seiza avait consulté les rapports succincts des détectives que Millenium avaient embauchés pour retrouver Peter Nash. Desportes n’avait pas menti : il s’était en effet volatilisé une fois les lignes de codes qui dépendaient de lui corrigées.

 

Peter Nash avait une cinquantaine d’années. On ne lui connaissait ni famille ni attache de cœur ou d’esprit. Il avait soldé ses comptes bancaires, rendu les livres empruntés à la bibliothèque municipale de Los Angeles et réglé ce qu’il devait à la concierge de son immeuble, la dernière personne à l’avoir vu. L’homme pouvait maintenant se trouver en Californie, en Patagonie ou six pieds sous terre.

 

Seiza gardait pourtant bon espoir de le retrouver rapidement vivant. Trois paramètres rentraient en ligne de compte pour lui donner raison.

 

Un, cet homme était un internaute. Il avait donc laissé des traces sur le Réseau. Deux, le Réseau lui-même et l’association fantastique d’indiscrets qu’il mettait en relation reléguait l’agence Pinkerton dans la préhistoire de l’investigation humaine. Si un renseignement concernant une personne recherchée ayant un tant soit peu tâté de la Toile se trouvait quelque part, c’était bien sur la Toile elle-même. Trois, le nom de Daria Seiza était rentré dans la légende depuis sa sortie spectaculaire de la Rebel Session de Mesa Verde. Et elle était en train d’en apprécier les premiers effets visibles.

 

Non seulement la princesse avait décrété que le troisième millénaire serait celui des utopies ou ne serait pas, mais encore des êtres venus d’ailleurs étaient venus les chercher, elle et ses trois amis. Même le plus sceptique des internautes n’aurait pu s’empêcher de rêver à la vision de ce destin fabuleux.

 

Certaines rumeurs avançaient que le vieil homme qui accompagnait Seiza était le fameux Ulysse, l’inventeur du cheval de Troie, et que l’autre était Anthony Parkin dont le nom avait fait l’objet de la chaîne de soutien la plus efficace de l’histoire de la communication. Quant à Desportes, chaque adepte l’avait reconnue et soigneusement ignorée. Les ultras de l’informatique avaient tendance à se méfier de ceux à qui cette technologie merveilleuse avait apporté gloire, richesse et puissance.

 

Daria Seiza n’avait jamais vu la communauté répondre aussi activement à une seule question. Le message qu’elle avait envoyé, regroupant les rares éléments en sa possession concernant l’ingénieur, sautait de serveur en serveur depuis qu’elle s’était mise au travail. Les réponses étaient tombées presque aussitôt. L’afflux avait forcé l’informaticienne à concocter un petit programme de sélection en texte intégral et à définir une liste de mots pertinents pour séparer le bon grain de l’ivraie.

 

Puis elle avait reformulé son message de recherche en demandant que les réponses utilisent le terme « Inconnu » si le nom de Peter Nash ne disait rien aux personnes contactées. Les mails venaient du Japon, d’Inde, de l’Oural, d’Afrique du Sud à un rythme effarant. Le programme de Daria les dépouillait et les rangeait dans les dossiers « Connu » ou « Inconnu » selon leur contenu. Le dossier « Inconnu » l’emportait pour l’instant très largement.

 

Pendant que les messages s’accumulaient, Daria avait percé les défenses des principales bases de données gouvernementales des États-Unis. Elle s’était promenée dans les fichiers de la Sécurité sociale, du chômage, de l’état civil et des donneurs de sang sans trouver aucune mention de l’ingénieur. Elle s’était immergée dans le labyrinthe de la banque fédérale qui conservait la trace des moindres mouvements d’argent effectués par chèque ou carte de crédit dans les six derniers mois. Chaque citoyen majeur, solvable ou non, s’y trouvait cité au moins une fois. Peter Nash, lui, restait invisible.

 

Elle avait interrogé les douanes : l’ingénieur n’avait franchi aucune frontière depuis plus de cinq ans. Elle avait délicatement fracturé les fichiers clients des agences de disparitions sur mesure : Peter Nash n’avait jamais fait appel au service de l’une d’elles pour disparaître au fin fond du Saskatchewan ou du Venezuela.

 

L’invisibilité de cet homme devint patente alors que les réponses continuaient à affluer et que le dossier « Inconnu » gonflait démesurément. Daria ouvrit les messages rangés dans l’autre dossier et tomba sur quelques propos d’illuminés. C’était inévitable dans sa position de grande prêtresse du troisième millénaire. Il n’y était pas question de Peter Nash mais de la princesse et de sa future progéniture, de ses compagnons stellaires, des trous noirs et des fontaines blanches qui devaient, à coup sûr, composer son quotidien.

 

Seiza allait se confectionner un sandwich à la dinde lorsqu’Ulysse apparut. Il tenait un plateau sur lequel trônaient deux assiettes et une bouteille de vin à moitié entamée. Le pirate s’était installé dans le salon pour étudier les renseignements que les autorités possédaient au sujet des pannes multiples qui avaient affecté les cibles des conspirateurs. Seiza lui avait pour cela imprimé un paquet de rapports confidentiels enfermés dans les bases du NTSB, de l’armée de l’air et de la Commission à l’énergie atomique japonaise.

 

– T’en es où, princesse ?

 

– Peter Nash est invisible, avoua-t-elle en faisant de la place sur le bureau. Ce qui aurait tendance à me rassurer.

 

– Ah bon ?

 

Ulysse posa le plateau, remplit les deux verres et s’installa confortablement en face de sa partenaire pour profiter de la pause qu’il s’octroyait au milieu de la nuit. Il était aussi éveillé que Seiza et se demandait quand l’effet trompe-la-mort commencerait à s’estomper.

 

– L’invisible devient visible lorsqu’il est cerné de toutes parts, énonça-t-elle en levant son verre au mystère, aux prêtresses, et à Bacchus.

 

– À la manière d’un moule qui suppose le plâtre ?

 

– Exactement. Et mon petit plâtre est en train de se dessiner.

 

Elle montra l’écran sur lequel défilaient les messages arrivant à un rythme moins soutenu que précédemment. Ulysse poussa un sifflement admiratif en comptant le nombre de réceptions.

 

– Tu sais qui a assassiné JFK ?

 

– Tout le monde le sait, répondit-elle en haussant les sourcils d’une manière comique.

 

Ils restèrent un moment sans parler. Ulysse essayait de percer l’obscurité derrière la verrière.

 

– Et toi, tu en es où ?

 

– Je vais être obligé de construire une simulation de système. Je prendrai le cas de la TWA pour essayer de comprendre comment le virus fonctionne. À la façon d’un cheval de Troie, j’en suis sûr. Pour être réveillé à distance, il n’y a pas d’autre solution.

 

– Tu trouveras la parade ?

 

– Chaque virus possède son antidote. On ne t’a pas appris ça à l’école ?

 

– Je n’y suis jamais allée ! clama-t-elle avec un air guilleret. J’aurais de toutes façons été en avance de trois classes sur tout le monde.

 

– Bien sûr… les surdoués, grogna le pirate d’un air sombre, lui qui avait traîné pendant des années ses fonds de culottes sur des bancs de salles de cours ennuyeuses. Princesse Seiza… murmura-t-il. Ça ne te fait pas peur tout ce ramdam autour de ta personne ?

 

Il montrait l’écran et sa montagne de messages.

 

– La peur est la petite mort qui tue l’esprit, cita-t-elle.

 

– La peur tue l’esprit, répéta Ulysse. Je connais, merci. (il posa son verre) Tu n’as pas l’impression d’être à côté de la plaque, de temps en temps ?

 

– Tu sais… (Elle réfléchit quelques secondes.) Toute ma philosophie repose sur une sorte de révélation que j’ai eue en visionnant la trilogie, la dernière fois que je l’ai fait.

 

– Quelle trilogie ?

 

Seiza poussa un râle d’asthmatique.

 

– Ah d’accord.

 

– J’ai eu tout à coup conscience que les histoires, les sentiments, les rêves, tout cela existait vraiment et constituait autant de mondes nouveaux à explorer. C’est difficile à exprimer, mais cette idée est basée sur le concept de force et d’amour. Accepter l’amour c’est se transcender, partager une force commune aux hommes qui, le plus souvent leur échappe par égoïsme ou par aveuglement.

 

– Ça me rappelle la période flower power. Tu ne devais pas être vieille à l’époque.

 

– Et le new age est passé à côté de Nagasaki en prenant soin de l’éviter, crois-moi. Non… cette force est diffuse, mais elle me fait vivre. Sentir les choses dans leur globalité, comme cet endroit, la forêt… (Le vieux pirate ne put s’empêcher de sourire.) Tu me prends pour une idiote, constata-t-elle.

 

– Je m’excuse. Tu as un vieux ringard en face de toi. Je respecte tes convictions petite princesse. Elles sont basées sur l’amour, et il n’y a rien de plus beau au monde. J’ai senti aussi la puissance de cet endroit. Tu sais que le plus gros être vivant de la planète vit à une centaine de mètres d’ici ?

 

– Arrête de me chambrer.

 

– Je suis tout à fait sérieux. Un chemin part de Taliesin et grimpe en haut de la colline où est planté le général Sherman.

 

– Le général Sherman, répéta Daria. Ça sonne guerre de Sécession.

 

– Le plus grand arbre de la planète : quatre-vingt mètres de haut, trente mètres de large à sa base, mille cinq cents mètres cubes de bois, de sève, et de vie. Il faudra que tu ailles voir ça.

 

Les yeux de Seiza s’étaient agrandis.

 

– Je comprends maintenant d’où vient toute cette vie ! s’exclama-t-elle avec une joie naïve.

 

Son esprit la ramena sur-le-champ au vieux pirate et à la maladie qui le rongeait.

 

– Tu as peur de mourir ? lui demanda-t-elle simplement.

 

– Ouf ! fit Ulysse comme s’il avait reçu un uppercut à l’estomac. Tu me prends par surprise.

 

Il avala son verre de vin et répondit en choisissant ses mots avec soin, après une plage de silence que Daria respecta :

 

– Lorsque j’ai appris ma condamnation, j’ai été révolté dans un premier temps, puis j’ai eu peur. Oui. J’en suis au troisième stade : la peur est derrière moi. C’est étrange, hein ? Je me sens serein. (Son regard se perdit dans une dimension connue de lui seul.) Je repense souvent à une histoire que j’avais lue dans un pulp de science-fiction quand j’étais gamin.

 

– Vas-y, lui ordonna Daria qui adorait les histoires.

 

Elle ramena ses jambes contre elle et les serra bien fort avec ses bras en posant son menton entre ses genoux.

 

– En fait, c’est la fin du monde. Un type marche, seul, dans un immense désert, avec son chien. Il marche toujours dans la même direction, il ne sait pas pourquoi. Un jour, son chien qui a faim devient méchant et l’attaque. Le type le tue et continue sa route. Il marche encore et encore des jours et des nuits durant, au bord de l’épuisement. Il sait qu’il est le dernier être vivant sur cette planète, que tout est perdu, que l’espèce s’éteindra avec lui. Il devrait s’arrêter et attendre la mort. Et il continue à marcher coûte que coûte sans savoir pourquoi. Un matin, le désert s’arrête au bord d’une dune, qu’il grimpe en épuisant ses dernières forces. Et il découvre la mer, immense et infinie. Et il comprend. Il se laisse rouler jusqu’à la grève, se traîne vers les vagues qui se saisissent de lui avec une infinie douceur et il meurt le sourire aux lèvres en imaginant son corps se décomposant sur ce monde sans vie, et chacune de ses cellules partant à l’aventure dans l’immense chaudron, pour tout recommencer, pour repartir à zéro.

 

– Joli et triste, jugea Daria, un peu déçue du style télégraphique pratiqué par le pirate.

 

– La mort n’a rien de très drôle. Mais cette idée me plaît. Finalement, ma conception de la mort n’est pas très éloignée de ta conception de la vie ?

 

– Mouais… Si tu pouvais vivre une autre vie, et si tu avais le choix, qu’est-ce que tu choisirais ?

 

Ulysse répondit sans hésiter :

 

– Les dix dernières années de Barberouge, le pirate dont le nom faisait trembler les équipages français et anglais qui auraient payé très cher pour exhiber sa tête au bout d’une pique, que ce soit en place de Grève ou sur le pont de Londres. La légende dit qu’il a trouvé l’Atlantide et qu’il y coule des jours paisibles.

 

– À Barberouge ! À toi ! lança-t-elle en levant son verre. En souhaitant que tu sois connu sur dix océans et quinze continents !

 

Ulysse accepta la marque de gentillesse. Seiza fronça tout à coup les sourcils.

 

– Et Max, qu’est-ce qu’il fait ?

 

Ulysse choisit ses mots avec encore plus de soins que pour parler de son propre sort.

 

– Il est avec Desportes. Ils discutent.

 

– Oh. Il ne faut pas les déranger, alors.

 

Un voile passa sur le visage de Seiza. Ses pupilles se figèrent et se mirent à briller. Ulysse attrapa du bout de l’index la perle d’eau salée qui se formait au coin de son œil avant qu’elle ne dévale la joue de nacre. Il caressa tendrement le front de Daria.

 

– Il ne faut pas être triste, princesse. Max t’aime. Tu le sais.

 

Elle renifla bruyamment et eut envie de tout envoyer balader : son amour à la noix, sa sensiblerie, ses rêves, les conspirateurs et l’utopie. Pourquoi n’avait-elle pas été livrée à ses parents avec le kit complet, l’armure, les boucliers et les goldofulgures ? Pourquoi fallait-il perdre toute cette énergie en souffrances aussi vaines que le reste ?

 

– Il faut que je termine mon travail, dit-elle un peu sèchement en se retournant vers son écran.

 

Ulysse se leva sans un mot et repartit avec son plateau aussi discrètement qu’il était apparu, abandonnant la princesse à la petite mort qui avait pris possession de son cœur.

 

*

 

– Vous avez toujours travaillé de cette manière ? Je veux dire, à cette rapidité ?

 

– Je crois que le trompe-la-mort nous a un peu aidés.

 

– Racontez-moi vos anciennes missions.

 

– Vous seriez déçue. Le romantisme que les gens attachent aux agents secrets est très éloigné de la réalité. C’est, dans notre cas, beaucoup de temps passé à attendre, à ramper dans des canalisations, ou à séduire de belles plantes décérébrées qui partagent la couche du méchant.

 

– Imbécile.

 

– Je suis sérieux. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de choses que l’on peut apprendre entre deux draps et trois oreillers.

 

– Comme ?

 

– Je ne sais pas, moi… Voyons, une recette de cuisine ? J’ai une de ces faims.

 

– Moi aussi. Je mangerais bien, un bon steak saignant avec des beignets de pommes sautées.

 

– Arrosées d’un peu de liqueur de sapin ? Je pencherais plutôt pour un croissant chaud, une demi-baguette beurrée et un bol de café noir. Parce que là, je voudrais pas dire, c’est l’heure du petit déjeuner.

 

Varèse montrait les filaments rose pâle qui se déployaient derrière la verrière. La forêt sortait peu à peu de l’ombre. Il écarta les draps pour mettre son projet à exécution. L’héritière le rattrapa par la taille et le fit retomber sur elle en lui ordonnant :

 

– Toi, coco, tu restes là. On n’a pas fini tous les deux.

 

– Ah bon ? Et il nous reste quoi ?

 

Il essaya de se rappeler le combat délicieux qui venait de se dérouler dans la chambre de Desportes, au troisième étage de Taliesin.

 

– On n’a pas fait le tour de la question ?

 

Varèse n’avait pas épluché le kamasutra ni essayé de l’appliquer à la lettre mais il était on ne pouvait plus sérieux. Le contorsionnisme avait fait l’objet de leurs attentions tout au long de la nuit. Et là, il séchait.

 

– J’ai encore un petit truc à te montrer, lui annonça l’héritière avec un sourire en coin.

 

– Que pourrais-tu m’apprendre que je ne sais déjà ?

 

– La plus belle des positions. Celle du mercenaire.

 

*

 

La petite princesse nota un nom et une adresse sur un bout de papier et éteignit la machine qui avait fonctionné pendant plus de douze heures. Il devait être midi passé. Elle avait avalé tous les sandwichs à la dinde que son estomac pouvait contenir. Les effets du trompe-la-mort commençaient à s’estomper.

 

Elle récupéra les bottes qu’elle avait envoyées valdinguer à l’autre bout de la pièce et elle descendit au salon pour voir où Ulysse en était de ses investigations. Les couloirs de Taliesin étaient déserts, la maison silencieuse. Elle trouva le vieux pirate allongé sur le canapé devant la verrière. Son souffle était à peine perceptible, mais il dormait. Seiza s’en assura.

 

Elle déposa un baiser de fée sur le front vénérable et grimpa jusqu’au troisième étage, là où se trouvait la chambre de l’héritière. Elle écouta derrière la porte mais n’entendit aucun bruit. Elle la poussa doucement, découvrit deux corps empêtrés dans un fouillis de draps et d’oreillers. Elle s’approcha de la couche avec précaution. La jambe gauche de Desportes était tendue au-dessus du vide. Sa chevelure se déployait en couronne sur l’oreiller. Varèse ne dormait pas et regardait l’héritière, appuyé sur un coude. Il était aussi immobile que pouvait l’être Ulysse deux étages plus bas.

 

Desportes faisait si peu de bruit en dormant que Daria se demanda si l’ancien agent n’avait pas mis son projet initial à exécution. L’héritière maugréa dans son rêve et se retourna à moitié pour contredire l’espoir de sa rivale. Varèse lui sourit avec un air de reproche.

 

– Tu pouvais venir avec Ulysse, tant qu’à faire, chuchota-t-il. On aurait fait une photo de famille.

 

Seiza s’assit au bord du lit sans tenir compte de la remarque et regarda Desportes dormir.

 

– Elle est jolie.

 

– Tu as trouvé Peter Nash ?

 

Seiza fit non avec un grand sourire.

 

– Peter Nash a réellement disparu, répondit-elle l’air triomphant.

 

Un début de colère se peignit sur les traits de Varèse.

 

– Et tu trouves ça drôle ? !

 

– Mollo hidalgo. Un type comme Nash est presque plus facile à trouver d’après son absence plutôt que par sa présence éventuelle dans différents endroits entre lesquels il nous aurait baladés. Tu te rends compte que personne sur le Réseau n’a entendu parler de lui depuis plus de quatre ans ?

 

– Et ?

 

– Peter Nash a disparu et il n’a pas quitté les États-Unis. S’il n’est pas mort, un seul endroit, dans ce beau pays, peut lui offrir un tel anonymat, un tel silence… électronique.

 

Seiza marqua une pause.

 

– Accouche, ordonna Varèse.

 

Elle soupira devant ce manque d’attirance patent pour quelque forme de suspense que ce soit.

 

– Je crois qu’on va aller faire un petit tour chez les Amishs. Tu sais, ces gens merveilleux qui vivent sans téléphone ni électricité, comme au siècle dernier ? Ils sont nombreux, les types comme Nash qui ont adopté leur style de vie, lorsque la grande trouille leur a mis le feu aux fesses et les a poussés à quitter le monde civilisé.

 

– Chez les Amishs ? Mais… il y a je ne sais combien de communautés.

 

– J’ai contacté les principaux vendeurs de matériel. Il fallait bien que Peter Nash s’équipe, pour s’installer dans sa nouvelle vie. Notre bonhomme loge dans le comté de Carthage, en Pennsylvanie. Cette communauté regroupe une cinquantaine de familles. Ça ne devrait pas être très dur de le trouver une fois qu’on sera sur place.

 

Varèse se dérida.

 

– T’es la meilleure, princesse.

 

Seiza se leva. Deux touches de rose carmin marquaient ses joues de porcelaine. Et elles ne devaient rien au maquillage. Varèse l’arrêta alors qu’elle repartait vers la porte :

 

– Une dernière chose : évite de m’appeler Hidalgo.

 

Seiza haussa les épaules et sortit de la chambre. Les effets du trompe-la-mort s’étaient dissipés et elle sentait la fatigue lui emprisonner la nuque. Il était temps de réaliser ce qu’elle avait en tête depuis qu’Ulysse lui avait révélé Son existence. Elle trottina jusqu’à sa chambre, attrapa deux couvertures, rejoignit les cuisines et demanda aux serviteurs de lui indiquer ce fameux petit chemin qui partait de la maison et qui grimpait en haut de la colline.

 

L’architecte, s’il s’était promené quelques heures plus tard dans les couloirs de sa maison fantastique, serait tombé sur un vieil homme rêvant avec délice du temps sommes toutes béni où il usait ses fonds de culottes sur les bancs de l’école.

 

Puis il aurait découvert deux amants naviguant en solitaire sur la mer du pays des songes. Peut-être serait-il redescendu au salon pour se servir un verre de liqueur de sapin. Il aurait alors pris le chemin qui menait à son vieux compagnon sans âge, le général Sherman que des oiseaux maintenant éteints avaient survolé du temps de sa jeunesse.

 

Et serait apparue, nichée entre deux gigantesques racines, une petite princesse en robe Courrèges dormant paisiblement, ses bottes de cristal rangées devant elle, deux couvertures pliées sur ses genoux pour ne pas attraper froid. Ce bon vieux général Sherman savait si bien chasser la tristesse qui accompagne parfois les mauvais rêves.

 

Carthage

Maximilien Varèse était heureux de retrouver le doux balancement de l’Oldsmobile Cutlass Suprême 1973. Il n’avait bien sûr pas fait l’effort de retourner la chercher sur le parking de Mesa Verde pour se rendre en Pennsylvanie. Mais il s’était arrangé pour disposer du même modèle auprès du loueur qui attendait Monsieur Parkin et Madame Mydek à l’aéroport de Philadelphie, ce 10 décembre 1999.

 

Le dernier redoux avant les rigueurs de l’hiver américain avait chassé le blizzard qui sévissait une semaine plus tôt dans la région. Les routes étaient gadouilleuses mais dégagées et le ciel d’un gris clair et lumineux.

 

Varèse conduisait en pensant à New York, Paris, Versailles, Taliesin, Mesa Verde. Des visages se succédaient, des questions sans réponses encombraient son esprit. L’héritière revenait sans cesse au centre de cette parade hypnotique, comme une figure dont il ne parvenait à percer le mystère qu’en partie.

 

Ils traquaient les conspirateurs depuis une dizaine de jours. Mais, même si la réalité semblait avoir signé un pacte de non-agression avec eux, Varèse ne se faisait aucune illusion : il ne retenait du calme que son aspect trompeur. Que ce soit à Carthage ou plus loin, dans cette course contre la montre, il savait qu’ils fonçaient têtes baissées vers une tempête à côté de laquelle celle de Mesa Verde ressemblerait à une ondée passagère.

 

Ulysse et Daria Seiza étaient restés à Taliesin. Ils travaillaient sur la modélisation dont le pirate avait besoin pour comprendre comment fonctionnait le virus et pour en concevoir la parade. Trouver Peter Nash et lui poser quelques questions ne nécessitait pas que l’équipe se déplace au complet.

 

– Quelle lumière ! s’extasia Desportes en contemplant le ciel qui ressemblait à un gigantesque papier calque.

 

– Nous serons à Carthage dans une petite heure, répondit Varèse sur un ton rogue.

 

Desportes considéra l’homme qui fixait la route avec obstination.

 

– Tu fais la gueule ?

 

– Non… Je ressasse de vieux souvenirs.

 

L’heure était à la gravité ? Soit. L’héritière décida de se mettre au diapason de celui qui partageait sa vie depuis quelques jours et ce corbillard roulant depuis quelques heures. Une question la turlupinait. Le moment lui sembla opportun pour la soumettre au principal intéressé :

 

– Pourquoi les Taupes se sont-elles séparées ?

 

Elle n’avait pas besoin d’ajouter « autrefois » pour que Varèse comprenne.

 

– Un léger différend avec la hiérarchie.

 

– Raconte.

 

– Le dernier dossier que nous ayons eu à traiter concernait la Maison blanche, commença-t-il.

 

– La Maison blanche ? Ne me dis pas que vous êtes rentrés par effraction dans le bureau ovale ? !

 

– La Maison blanche Russe.

 

– Ah.

 

– Tu te souviens du putsch de 93 ?

 

– Vaguement… Il s’agissait d’une épreuve de force entre Eltsine et certains députés ?

 

– Eltsine avait prononcé la dissolution du Parlement à la fin du mois de septembre. Les opposants, soutenus par une fraction de l’armée, en avaient profités pour s’emparer du bâtiment et s’y retrancher. Ils sont restés à l’intérieur de la Maison blanche jusqu’au quatre octobre. C’est le jour où l’ordre a été donné de les déloger avec l’artillerie lourde.

 

Desportes revit l’immeuble, austère allégorie du communisme triomphant, alors que les blindés faisaient voler les blocs de béton de la façade étage après étage.

 

– Je me souviens des images où on voyait le bâtiment pilonné.

 

– J’étais dedans.

 

– Quoi ?

 

– Les mutins s’étaient retranchés en emportant avec eux une petite valise qui pouvait peser lourd dans les négociations. Un attaché-case, en fait. Il se trouvait sous la responsabilité de l’un des hauts gradés qui avait décidé de se joindre à la sécession. (Un nid-de-poule les fit sauter sur leurs sièges.) Elle contenait le dispositif de déclenchement de frappe nucléaire russe qui aurait dû rester sagement dans les caves du Kremlin.

 

– Quoi ? répéta Desportes.

 

– Eltsine était un peu… embêté, continua l’ancien agent, imperturbable. La situation lui échappait. Et il ne pouvait avoir confiance en ses propres services secrets. Il a donc lancé un appel à l’aide international. La France a été la plus rapide à répondre. Nous avons été dépêchés, moi, Ulysse, Seiza, Vsevolod et… Narcisse Morloch pour essayer de limiter les dégâts.

 

– Vsevolod ?

 

– Vlad était notre homme d’action, notre mercenaire. (Varèse adressa à l’héritière un regard plein de sous-entendus.) Il t’aurait plu.

 

– Comment ça s’est passé ?

 

– Le secret le plus absolu était demandé pour cette mission. Même les mutins retranchés à l’intérieur du bâtiment ne devaient croiser aucun d’entre nous. La neutralisation du système de mise à feu devait être effectuée sans qu’aucun contact ne soit établi. Caran avait affecté Morloch à notre équipe pour nettoyer la place si la situation contraire se produisait.

 

Les collines se succédaient des deux côtés de la route à un rythme paisible, aux antipodes de la tension que Desportes pouvait sentir dans la voix de Varèse.

 

– Les Russes nous ont fourni des plans pour accéder aux sous-sols de la Maison blanche que des corridors secrets reliaient à d’autres bâtiments de la capitale. Nous avons installé un système de brouillage pour empêcher toute utilisation du mécanisme de mise à feu. Seiza et Ulysse ont ensuite travaillé à couvert pour se connecter au dispositif et pour le saboter d’une manière irrémédiable. C’est à cette occasion qu’Ulysse a utilisé un de ses vers.

 

– À distance ?

 

Desportes s’attendait à des combats, des courses poursuites, un final explosif.

 

– Depuis les caves de la Maison blanche. La neutralisation n’a pas duré plus d’une heure. Nous étions en train de remballer notre matériel et nous nous apprêtions à repartir lorsque Vsevolod remarqua très justement que Morloch avait disparu.

 

– C’était qui ce Morloch ?

 

– Un type insignifiant qui naviguait entre différents services depuis des années. Il avait toujours été affecté à des missions de routine. Pour ma part, je ne le sentais pas. Bref, Vsevolod est parti à sa recherche. Nous avons attendu une demi-heure avant que je ne me décide à partir moi-même à leur recherche.

 

– Ce n’était pas un peu risqué ? Tu pouvais tomber sur des mutins ?

 

– Le risque venait plus de l’extérieur que de l’intérieur : il avait été convenu que les chars commenceraient à pilonner le parlement une heure après que nous ayons neutralisé la valise de mise à feu. Je donnai l’ordre à Ulysse et à Seiza de déguerpir.

 

Varèse redevint songeur.

 

– Je savais que les mutins étaient retranchés au dernier étage, celui de la présidence, et que seules quelques vigies étaient disposées aux différents niveaux de la Maison blanche. Les putschistes pensaient qu’Eltsine n’avait qu’une petite partie de l’armée à ses côtés. Ils ne craignaient ni un assaut terrestre ni une opération de commando telle que celle qui était en train de se dérouler. Je suis tombé sur le premier mutin au rez-de-chaussée. Il gardait une porte condamnée par une barricade de fortune.

 

Desportes fixait obstinément Varèse.

 

– Sa langue lui avait été arrachée. Il était encore vivant.

 

– Mon Dieu.

 

– Les traces de sang conduisaient un peu plus loin, vers une autre porte. Elle était gardée par un jeune type dont les mains et les pieds avaient été tranchés.

 

L’héritière sentit son ventre se contracter. Elle se demanda si son haut-le-cœur était dû à la scène que Varèse était en train de lui raconter ou au détachement apparent avec lequel il la racontait.

 

– Les méthodes d’exécution étaient flagrantes, typiques des bourreaux à la solde de Tito ou de Milosevic. Le tueur avait été formé par les communistes. La Sûreté nous avait exposé quelques-uns de ces cas pathologiques lors de conflits comme l’Afghanistan ou la Tchétchénie.

 

– Morloch ?

 

– J’ai immédiatement pensé à lui, et au rôle qu’on lui avait fait jouer : taupe parmi les Taupes. Je suis tombé sur Vsevolod au deuxième étage. Morloch l’avait éventré.

 

– Attends. Quel intérêt avait ce type à semer la mort sur son passage ? Il aurait été abattu, à un moment ou à un autre ?

 

– Certes.

 

Ils parlaient d’un monstre qui possédait sa propre logique. Desportes décida d’aborder le problème sous un angle plus pragmatique :

 

– Pourquoi les Russes l’utilisaient-ils ?

 

– Je ne l’ai su qu’après : Eltsine voulait faire un exemple. Il a utilisé la Sûreté française pour se mettre à couvert et il a caché son petit soldat dans nos rangs pour le faire rentrer dans la place. Le but du jeu était de foutre la trouille aux militaires. « Vous voulez faire un putsch ? Regardez ce qui est arrivé à ceux qui s’y sont essayés en octobre dernier ! » Les Russes adorent le mélo : plus ça saigne plus ça frappe les esprits.

 

– Donc, si votre mission avait échoué, Morloch aurait tout de même accompli ce… ce carnage ?

 

– Mais sa responsabilité serait retombée sur nos épaules. Caran nous aurait lâchés. Nous aurions été impliqués dans une crise politique internationale. Et on sait ce qu’il advient du pion lorsque les fous se découvrent.

 

– Nom de Dieu, Max, tu as travaillé pour ce salopard pendant combien de temps avant de lui claquer la porte au nez ?

 

L’ancien agent répondit avec un sourire triste :

 

– Il faut croire que je suis long à la détente.

 

Il soupira et contempla le paysage de bosses et de creux qui les entourait. Cette portion de la Pennsylvanie ressemblait à un ancien champ de bataille, retourné par les bombes des années auparavant.

 

Varèse avait obéi aux ordres de Caran pour gagner les quelques batailles de cette guerre silencieuse dans laquelle ils s’étaient retrouvés impliqués, lui, Daria, Ulysse et Vsevolod. Il n’avait jamais été question de remettre la hiérarchie en cause jusqu’à l’affaire de la Maison blanche.

 

Caran était une figure, un boucanier de l’espionnage à la française dont le nom ponctuait les rapports confidentiels depuis la présidence de Pompidou. Il était craint, respecté, écouté. Parce que lui aussi avait, un jour, été sur le terrain. Parce qu’une aura de mystère entourait sa personnalité. Parce qu’il savait donner à ses agents cette petite longueur d’avance sur l’ennemi qui faisait la différence.

 

Caran dirigeait une trentaine d’équipes comme celle des Taupes, qu’il envoyait dans les pays où l’État souverain avait quelque intérêt à faire respecter ou à implanter. Mais tous les chefs d’équipes n’avaient pas la relation que Varèse avait avec Caran. Un lien d’affection les unissait l’un à l’autre, de père à fils, sans qu’aucun des deux n’en ait jamais parlé ouvertement, respect de la hiérarchie oblige.

 

Varèse s’était souvent demandé pourquoi le vieux briscard lui avait fait confiance. Caran l’avait laissé monter son équipe sans intervenir, sans imposer d’éléments débauchés de grandes écoles ou dénichés dans les banlieues chaudes. Des dents avaient grincé lorsque les candidatures d’une adolescente japonaise, d’un pirate informatique imperméable aux interrogatoires psychotechniques et d’un ancien mercenaire ukrainien avaient été contresignées par le chef de la Sûreté.

 

Il avait suffi que le patron frappe du poing sur la table pour que les grincements deviennent aussi audibles que le glissement d’une plume sur une toile cirée.

 

Pourquoi Caran avait-il personnellement pris le temps d’apprendre le métier à Varèse, en sus des exercices prodigués par les entraîneurs du gouvernement ? Pourquoi avoir pris la peine de lui faire partager son expérience, de le retenir plus que de coutume dans son bureau du quai des Tournelles, et de pratiquer lui-même le débriefing de sa dernière mission ?

 

Varèse mettait ce traitement de faveur sur le compte de la chance. Lui et Caran s’étaient bien entendus sans avoir à se le dire. Caran n’avait pas de famille. Il approchait de la retraite. Varèse, sans attaches mais en début de carrière, était arrivé au bon endroit au bon moment pour hériter du vieux briscard.

 

– J’ai intercepté Narcisse Morloch au troisième étage de la Maison blanche. Il était penché sur un milicien. Le type gémissait. J’ai tiré sans réfléchir. Morloch s’est relevé d’un coup. Il m’a regardé avec une expression… outrée. J’étais sûr de l’avoir touché. La partie du couloir qui nous séparait l’un de l’autre a alors explosé.

 

– Les chars ?

 

– Ils pilonnaient la façade, comme prévu. Il n’y avait plus qu’un trou béant à l’endroit où se trouvait Morloch. J’ai dévalé les escaliers pour rejoindre les sous-sols. Je m’en suis tiré de justesse. Nous sommes rentrés à Paris et nous avons plaqué la Sûreté. Fin des Taupes.

 

« Mais pas fin de l’histoire » songea Desportes.

 

– Et si Narcisse Morloch n’était pas mort ?

 

– Ça m’étonnerait. Mais, dans ce cas-là, je me ferais une joie de l’achever. Nous arrivons.

 

Un panneau montrant la représentation symbolique d’une calèche tirée par un cheval leur indiqua qu’ils pénétraient dans la ville de Carthage. Des lotissements de maisons proprettes entourées par des parterres de gazon fraîchement tondu apparurent comme par magie. Ils venaient de rentrer dans une bourgade paisible et hors du temps, à l’exact opposé du paysage de blocs de béton éclaboussés de sang et parsemés de cadavres que Varèse venait de faire traverser à Desportes.

 

Il gara l’Oldsmobile devant la boutique du vendeur de matériel dont Seiza leur avait parlé. Le nom de Nathan Ferguson se déroulait sur l’enseigne. Ils grimpèrent les trois marches du perron et poussèrent la porte vitrée en faisant tinter une guirlande de clochettes métalliques.

 

Ils se promenèrent entre les rayonnages. L’épicerie proposait des articles tels que poêles à charbon, réchauds à propane, couvertures de survie et stères de bois de chauffage. On pouvait emporter l’équipement de survie spécial an 2000 qui permettait de tenir au moins deux mois dans un monde revenu un siècle en arrière. Il comprenait son comptant de papier hygiénique, de savon, et de conserves pour quatre-vingt-dix-neuf dollars. L’heureux acquéreur pouvait repartir avec un chauffe-eau solaire familial pour cinquante-neuf dollars de plus. Des phrases de l’Apocalypse illustraient les réclames destinées aux survivalistes qui adhéraient à cette nouvelle existence.

 

Les affaires marchaient bien d’après l’air satisfait de l’homme replet qui tenait la caisse. Varèse se dirigea vers lui alors que Desportes s’arrêtait en contemplation devant des maquettes de granges traditionnelles.

 

– Vous êtes Nathan Ferguson ?

 

– Oui ? répondit l’épicier avec une voix inquiète.

 

– Je cherche Peter Nash. On vous a téléphoné à ce sujet.

 

– Ah, je vois.

 

L’attitude de l’épicier passa tout à coup de l’affabilité à l’agressivité la plus apparente.

 

– Je suis désolé, mais je ne peux pas vous aider.

 

– Pardon ? !

 

Varèse avait beau apprécier le confort offert par l’Oldsmobile, ils n’étaient pas venus depuis Taliesin pour s’entendre dire que le vendeur de matériel de ce bled amish ne pouvait rien faire pour eux, alors qu’il avait déclaré à Seiza connaître l’ingénieur. Varèse s’apprêtait à revenir à la charge.

 

– Vous avez entendu ce que Monsieur vous a dit, intervint un client qui venait de se glisser derrière lui. Il ne peut pas vous aider.

 

Varèse se retourna et découvrit trois hommes en chemises blanches, bretelles et chapeaux noirs, le fixant avec cet air sévère propre aux allemands expatriés dans le Nouveau monde.

 

– Je viens de Los Angeles pour voir Peter Nash, insista Varèse. Vous le connaissez, n’est ce pas ?

 

Personne ne voulait lui répondre. Varèse remarqua que d’autres locaux remplissaient la boutique et qu’ils se trouvaient désormais en très nette minorité.

 

– Vous êtes tous les mêmes, lança un Amish. Notre communauté est envahie par vos semblables depuis que vous voyez la Bête dans vos satanées machines. Nous n’avons que faire de vos superstitions.

 

– Des loups ! cracha un autre. Des loups des villes. Du vent !

 

– Si Peter Nash vous a causé quelque préjudice… essaya Varèse.

 

Cinq hommes s’avancèrent vers lui. Il prit Desportes par la main et ils sortirent précipitamment de l’épicerie. Varèse se sentait de taille à nettoyer la planète de tous les salopards qu’elle pouvait abriter, en les prenant un par un. Affronter un village entier n’était par contre pas dans ses cordes. Surtout lorsque le mépris de ses habitants semblait légitimé par quelque méfait dont l’immigrant Peter Nash se serait rendu coupable.

 

– On remonte dans la voiture sans faire d’esclandre, marmonna-t-il à l’attention de Desportes.

 

– Mais…

 

– Ou je vous laisse là, c’est vous qui voyez.

 

Desportes s’assit dans l’Oldsmobile, verrouilla sa porte et boucla sa ceinture avant Varèse qui démarra et reprit la rue principale pour se diriger vers la sortie de Carthage.

 

– Aucun d’eux ne parlera. Et ça m’étonnerait que le cadastre soit plus loquace que ces gars-là.

 

L’épicerie de Nathan Ferguson et la petite foule rétrécirent dans les rétroviseurs pour être avalées par la poussière. Quelques piétons marchaient tranquillement sur les trottoirs sans prêter plus d’attention à la voiture noire qui remontait la rue au pas.

 

– On pourrait peut-être demander à quelqu’un d’autre ? proposa Desportes.

 

– Autant mettre le feu aux quatre coins de la ville et attendre avec Ferguson que Carthage ait brûlé.

 

– Vous n’avez donc rien à proposer ? !

 

Desportes trouvait que son idée n’était pas si stupide. Elle reporta son attention sur les passants et remarqua un homme qui discutait avec un petit bout de femme en costume traditionnel. Il tenait un garçonnet par la main et marchait vers eux. Elle le reconnut tout de suite.

 

– Dites-moi que je rêve.

 

Varèse pila en le reconnaissant lui aussi : l’asthmatique de Mesa Verde ! Ils l’avaient abandonné, imbibé de trompe-la-mort, dans une maison du peuple Anasazi et le retrouvaient maintenant frais, pimpant, dans une région qui s’était coupée du reste de l’humanité deux siècles auparavant ?

 

– Dark Vador.

 

L’Amish s’était arrêté et observait l’Oldsmobile, intrigué. Les couleurs disparurent de son visage lorsqu’il découvrit l’héritière qui lui souriait, dans cette voiture, à Carthage, chez lui.

 

Desportes descendit de la voiture et se dirigea vers l’homme figé par la terreur. La femme regardait approcher l’étrangère avec un air soupçonneux. Son mari lui parla avec précipitation. Desportes crut comprendre qu’il lui ordonnait de se rendre en ville et de l’attendre à l’épicerie. Elle protesta mais il les poussa, elle et son fils, dans la bonne direction.

 

La femme s’éloigna en se retournant tous les cinq mètres. Desportes s’arrêta devant l’Amish. Elle se promit de griller un peu d’encens, de retour à Taliesin, sur l’autel de la coïncidence. Varèse était resté derrière le volant. Il venait de s’allumer une Gauloise en se disant que le spectacle valait bien ça.

 

– Jolies bretelles, murmura-t-elle en en attrapant une du bout du doigt et en la faisant claquer sur la poitrine de l’Amish. Mesa Verde… C’est pas la porte à côté ?

 

– Personne ne sait. Je vous en supplie.

 

Desportes s’en voulut presque d’être la cause de tant d’émois.

 

– Je vous offre mon silence, lui glissa-t-elle à l’oreille, contre…

 

– Ce que vous voudrez !

 

– … contre l’adresse de Peter Nash.

 

– Peter Nash ? ! s’étrangla-t-il. Par les larmes de Joshua, ne me demandez pas ça.

 

Desportes se retourna et fit le geste de rappeler la femme et l’enfant qui se trouvaient maintenant à une bonne distance.

 

– Arrêtez ! Je vous accompagne.

 

Il fit basculer le siège du passager et se glissa à l’arrière du modèle Suprême en se ratatinant du mieux qu’il pouvait au fond de la banquette. Desportes rabattit le siège et referma la portière derrière elle. Varèse était sur le point de démarrer, mais il ne put s’empêcher de se retourner vers l’homme et de lui susurrer avec délice :

 

– Bienvenue dans notre vaisseau, Seigneur Vador.

 

Le bolide noir partit en vrombissant vers les faubourgs de Carthage.

 

*

 

La vieille Oldsmobile brinquebalait sur une route de campagne. Carthage n’était plus qu’un souvenir, et se succédaient dans le lointain les copies conformes de la grange qui ravissait Desportes dans l’épicerie de Ferguson.

 

– C’est encore loin ? demanda Varèse pour la énième fois.

 

– Au bout de ce chemin, répondit Vador, qui n’avait pas voulu révéler son patronyme palatin.

 

– Et ce chemin traverse combien d’États ?

 

Le seigneur des ténèbres ne répondit pas. Il était de nouveau victime d’une crise d’angoisse. Il se tassa en respirant bruyamment.

 

– Allongez-vous, l’invita l’héritière. Mettez-vous à votre aise.

 

Elle lui devait bien ça, elle qui venait peut-être de briser son couple, sa vie et l’honneur de sa lignée jusqu’à la treizième génération. Voir Vador étendu sur la banquette arrière comme pour une analyse itinérante donna envie à Desportes de pousser un peu plus son interrogatoire :

 

– Maintenant que nous sommes entre nous, dites-nous comment vous faites pour concilier votre vie ici et vos petites escapades à Mesa Verde ?

 

Vador reprenait son souffle petit à petit.

 

– Je fais des sauts fréquents à Philadelphie pour vendre des objets à un magasin de décoration.

 

– Quoi comme objets ?

 

– Des maquettes de granges traditionnelles.

 

– Comme celles chez Ferguson ?

 

– On vous passera commande par Internet, coupa Varèse. Revenons à Philadelphie.

 

L’Amish maugréa mais expliqua :

 

– Je me suis trouvé un cybercafé discret à partir duquel je me tiens au courant des déplacements de la princesse Seiza. Vous savez que nos amis de l’espace l’ont emmenée dans leur grand vaisseau de lumière ? ajouta-t-il avec des yeux ouverts sur deux puits pleins d’innocence.

 

Desportes se rappela que Vador était tombé sous l’effet du trompe-la-mort avant tout le monde. Il n’avait donc pas vu la scène. On la lui avait racontée.

 

– Les machines ne vous sont pas interdites ? s’informa Varèse.

 

– Si, avoua l’Amish avec honte.

 

– Pourquoi… pourquoi cette double vie ? insista Desportes.

 

– Tout petit, j’ai eu la révélation que la vie existait dans l’espace inconnu. Toutes ces étoiles qui brillaient, la nuit, au-dessus de la ferme. Et ces énormes vaisseaux de métal qui se posaient près de la grange de mon oncle… c’était un spectacle magnifique.

 

        Des vaisseaux de métal ?

         Vous êtes monté à bord de l’un d’eux ?

 

– Plusieurs fois. J’ai même eu une relation avec une Atlante.

 

– Vous avez eu… des enfants ?

 

L’Amish rougit.

 

– Et le cadet s’appelle Luke, je suppose ? se moqua Varèse. Il a fallu qu’on tombe sur l’idiot de service, chuchota-t-il à l’attention de Desportes.

 

– Regarde la route Mulder.

 

Varèse remit précipitamment l’Oldsmobile dans l’axe du chemin qu’elle était en train de quitter. Vador avait l’air vexé : il ressassait une réponse pertinente à la taquinerie dont il venait de faire l’objet.

 

– L’Ordnung ne parle à aucun moment des races extra-terrestres, dit-il enfin.

 

– L’Ordnung…?

 

– Notre règle de vie, que je respecte et que j’honore.

 

– Et vos escapades stellaires, ce sont vos p’tites plages de liberté ?

 

– On peut voir les choses comme ça, lança l’Amish à Varèse.

 

Le chemin montait en lacets vers une colline couronnée par une forêt d’érables rabougris.

 

– Le bosquet du pêcheur, indiqua Vador. La maison de Nash se trouve à l’intérieur.

 

– Le bosquet du pêcheur… Et il habite dans la clairière des lépreux ? Pourquoi le nom de Peter Nash déclenche-t-il une telle hostilité dans votre communauté ?

 

– Nous avons toujours réussi à nous protéger du monde extérieur. Les touristes ne connaissaient pas Carthage avant que les témoins de Cassandra et les amis du père Joseph (il cracha entre ses pieds pour montrer le peu de cas qu’il faisait de ces deux catégories de personnes)… ne découvrent Carthage et ne la proclament Terre promise de l’après Saint Sylvestre. Cette supercherie a été entretenue par Nathan Ferguson, le traître !

 

Varèse et Desportes s’interrogèrent mutuellement du regard mais se gardèrent d’intervenir : Vador allait lever le voile sur le mystère Nash et ce n’était pas le moment de le déconcentrer.

 

– Les premiers survivalistes en mal d’ermitage sont arrivés à Carthage en 1996. Ils ont gangrené le comté en achetant des concessions qui séparaient les familles et détruisaient l’harmonie que les Anciens avaient mis trois siècles à mettre en place. Certains arrivants étaient pourtant respectueux de nos traditions. Ceux-là sont devenus nos amis. C’est par leur intermédiaire que j’ai appris l’existence de la princesse Seiza. D’autres, par contre, ont été jusqu’à séduire nos femmes ! Ceux-là agissaient comme le cancer dans votre monde.

 

« Un : de grands vaisseaux de métal font la navette entre Andromède et la Terre. Deux : le cancer est ici inconnu ». Varèse se demanda pourquoi il n’avait jamais inscrit un territoire amish dans son catalogue de paradis terrestres. Il aurait pu acheter une ferme à Ulysse qui avait connu le sevrage technologique et ne s’en était pas trop mal tiré.

 

– Ces intrus représentaient une menace pour notre communauté, continua Vador. Les Borgs ont eu le même problème avec leur renégat, une fois qu’il eut découvert l’individualisme et son cortège de douleurs.

 

– Les Borgs ? !

 

– Star Trek Next Generation. J’ai vu quelques épisodes… à Philadelphie.

 

– De mieux en mieux, siffla Varèse. Mais ça ne nous dit pas pourquoi Peter Nash est haï à ce point.

 

– Ça tombe sous le sens : parce qu’il est le premier à s’être installé ici. Il a initié la vague. Arrêtez-vous.

 

Varèse obéit et stoppa l’Oldsmobile à la lisière de la forêt dans laquelle le chemin s’enfonçait.

 

– Je ne vous accompagne pas dans l’antre du démon. Madame, permettez. (Vador sortit de la voiture sans que rien ni personne ne puisse l’en empêcher.) Vous trouverez la maison de Nash à une centaine de mètres. Je vous souhaite de réussir dans votre quête.

 

Il se préparait à repartir à pieds vers Carthage.

 

– Attendez ! cria Varèse. (Un truc le chiffonnait dans le discours du seigneur des ténèbres.) Les survivalistes… Pourquoi parlez-vous d’eux au passé ? Ils sont tous partis ?

 

– Tous sauf Nash, que nous n’avons jamais réussi à déloger.

 

– Et, comment les avez-vous faits partir ? s’informa Desportes.

 

– Nous les avons mis dans les grands vaisseaux de métal, expliqua Vador en montrant le ciel.

 

Un début de panique oppressa la poitrine de l’héritière devant la détermination de ce fou furieux. Elle ferma sa portière avant d’être aspirée par quelque rayon lumineux. Elle n’avait pas envie d’être retrouvée vidée de son sang au milieu d’un champ de colza. « Démarre » implora-t-elle à l’attention de Varèse qui était plié de rire. Anakin partit d’un bon pas sur le chemin qui redescendait vers Carthage.

 

– Que la Force soit avec vous ! cria-t-il alors que l’Oldsmobile s’engageait entre les érables du domaine de Monsieur Nash.

 

*

 

La bicoque délabrée occupait une clairière. Elle faisait un étage. Les volets pendaient aux fenêtres aveugles. La peinture s’écaillait de place en place. Elle avait dû être verte, à une époque. Les tuiles du toit avaient glissé par endroits et s’étaient rassemblées dans les gouttières ou gisaient en tas, brisées, dans le gazon. Le terrain dégagé n’était pas moins à l’abandon. Des herbes folles bataillaient pour recouvrir ici un soc de charrue rongé par la rouille, là un tonneau éventré rempli d’eau croupie.

 

L’Oldsmobile Suprême s’arrêta à une dizaine de mètres de l’entrée. Varèse tourna la clé de contact et la laissa fichée dans le démarreur. Il scruta la façade, y cherchant le moindre signe de vie. Desportes frissonna :

 

– Cet endroit me file la chair de poule.

 

– Votre Nash… Vous êtes sûre qu’il avait toute sa tête lorsqu’il a quitté Millenium ?

 

– Il ne faut pas avoir toute sa tête pour quitter Millenium, répondit l’héritière, spirituelle. Sérieusement, Nash faisait un très bon boulot. Mais, un beau jour, il a disjoncté. Nous n’avons même pas eu le temps de lui constituer un dossier psy. Il a déposé sa démission et une semaine plus tard il avait disparu. Rien ni personne n’ont pu le faire changer d’avis.

 

– Vous savez à quoi ça me fait penser ? À la baraque de Unabomber, le cinglé qui envoyait ses colis piégés aux quatre coins des USA.

 

Varèse sortit son 9 mm de la boîte à gants. Il vérifia qu’il était chargé et le coinça dans sa ceinture, à portée de main.

 

– Vous allez m’attendre dans la voiture. Je veux m’assurer que notre bonhomme traite mieux ses semblables que son petit chez soi avant que nous ayons une conversation sérieuse.

 

– D’accord.

 

Desportes laissa Varèse sortir de l’Oldsmobile et se glissa à sa place, face au volant, pour se donner l’illusion de maîtriser la situation. L’ancien agent avança jusqu’à la porte qu’une marquise défoncée recouvrait en partie. « Ohé ! » appela-t-il. Il tira la porte grillagée vers lui et poussa la seconde pour rentrer dans la maison, l’arme au poing.

 

Varèse attendit que ses yeux s’accoutument et captent la rare lumière que les fenêtres recouvertes d’une couche épaisse de crasse et de suie laissaient passer. Une pièce encombrée d’objets. Le désordre qui y régnait était indescriptible.

 

Sur une grande table traînaient papiers, livres, boîtes de conserves vides, bouteilles et outils. Varèse reconnut un chalumeau, une caisse remplie de fioles et de récipients. De grosses bonbonnes ventrues étaient alignées dans un coin. Il se pencha et découvrit des étiquettes frappées de têtes de morts. Chlorure de potassium. Nitrate. Ammoniac. Cinq cartouches de gaz de dix kilos étaient reliées entre elles par un réseau de tuyaux.

 

Varèse eut l’impression de se retrouver dans le ventre d’une gigantesque bombe artisanale.

 

Peter Nash comptait-il faire sauter le bosquet du pêcheur ? Un manuscrit traînait sur la table. Varèse reconnut le rapport du Docteur Edward Yardeni, l’économiste de la Deutsche Bank Securities, titré avec optimisme « Récession en l’an 2000 ? » Les pages avaient été tirées d’Internet. Des coups de crayons rouges annotaient marges et couverture. Des paragraphes entiers avaient été sauvagement raturés.

 

L’ancien agent reposa le rapport en ayant la conviction que Peter Nash avait non seulement perdu la tête, mais qu’en plus il pouvait être rangé dans la catégorie des fous dangereux. Il se dirigea vers une porte qui donnait sur un escalier.

 

Il posa le pied sur la première marche avec précaution, s’attendant à la traverser dans un nuage de poussière. Elle était solide et ne grinça presque pas sous son poids. Il monta lentement à l’étage, le dos collé contre la paroi. L’escalier butait sur une porte. Il la poussa doucement et découvrit une chambre à peine plus éclairée que le rez-de-chaussée. Il y avait juste un lit et une petite table de nuit. Un homme était assis dans le lit et observait Varèse, sans bouger.

 

L’ancien agent le mit en joue et pénétra dans la chambre. L’homme resta parfaitement immobile.

 

– Peter Nash ?

 

L’homme poussa un gémissement plaintif. Ses yeux suivaient les gestes de Varèse. Mais ses bras restaient collés contre son torse et son torse contre le bois de lit. L’activiste n’était tout de même pas cinglé à ce point pour se ligoter lui-même ? se demanda l’ancien agent. Il posa sa question à nouveau :

 

– Êtes-vous Peter Nash ?

 

La question était de pure forme : Varèse avait vu une vieille photo de l’ingénieur tirée du fichier du personnel de Millenium et il l’avait reconnu en rentrant dans la pièce. Nash était certes marqué par les années et la vie recluse qu’il s’était imposé. Mais c’était bien lui, incontestablement. L’ingénieur gémit. Varèse ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait ni à bouger ni à parler. Il se pencha sur lui.

 

Un filin métallique était enroulé plusieurs fois autour de son torse et lui entravait les épaules. Celui qui avait fait ça avait serré au point de tailler dans les chairs ouvertes, à vif. Nash devait subir ce martyre depuis quelque temps : des foyers d’infections dessinaient des plaques mauves et inégales, comme si des tests de Rorschach avaient été gravés sur sa poitrine.

 

Les yeux de Varèse remontèrent vers le visage de Nash et s’arrêtèrent sur ses lèvres. Des boursouflures régulières indiquaient que quelqu’un les lui avait cousues.

 

Une forme en mouvement, une silhouette qui se détachait de l’ombre de la porte avec lenteur, se refléta sur les yeux de Nash. La silhouette mit Varèse en joue.

 

Il plongea vers le plancher alors qu’une détonation fantastique ébranlait la baraque. Il fit feu en aveugle. Il eut à peine le temps de se relever que l’autre dévalait l’escalier après avoir fermé la porte derrière lui. Varèse se jeta contre elle, en vain. Il reporta son attention sur l’ingénieur emprisonné dans ses liens. Le coup de feu lui avait arraché la moitié du visage. Sa bouche s’était ouverte sous le choc. L’ancien agent constata que sa langue avait été tranchée.

 

– Morloch ! hurla-t-il, en se jetant à nouveau contre la porte.

 

Il allait tirer sur la poignée pour faire sauter la serrure lorsqu’une odeur de gaz envahit la pièce. Elle venait du rez-de-chaussée.

 

Une étincelle et c’était le feu d’artifice.

 

Varèse arracha la feuille de papier bistre qui recouvrait la fenêtre. Le cadre avait été cloué et la crémone cassée. Il n’avait pas le temps d’essayer de soulever la vitre. Il s’empara de la couverture qui recouvrait les jambes de Peter Nash, s’enroula dedans en ne laissant passer que ses yeux et se plaça de l’autre côté de la pièce. Il chargea la fenêtre.

 

Le verre explosa ainsi qu’une partie de la cloison qui dégringola avec Varèse sur la marquise. Il la traversa dans un nuage de débris. Il s’extirpa de l’amoncellement en titubant et se dégagea de la couverture dans laquelle il était empêtré. Desportes n’avait pas bougé et tenait le volant à deux mains. Elle contemplait la scène les yeux écarquillés. Varèse courut jusqu’à la voiture, plongea à la place du passager, cria :

 

– Démarre, vite ! Ça va sauter !

 

Elle tourna machinalement la clé de contact et bloqua le levier de vitesse automatique sur la marche arrière. Elle appuya à fond sur l’accélérateur en regardant obstinément devant elle. Varèse vit un Range Rover sortir de derrière la maison et s’engager sur le petit chemin qu’ils avaient emprunté. Narcisse Morloch le conduisait. L’héritière ne freina pas pour passer en marche avant. Ils fonçaient à reculons vers la barrière d’érables qui entourait la clairière.

 

La maisonnette de Peter Nash se transforma tout à coup en une gigantesque boule de feu. Le coffre de la Suprême 1973 percuta la première rangée d’érables qui explosèrent sous l’impact. Varèse plongea sur Desportes alors que le souffle de la déflagration soulevait la voiture du sol et pulvérisait les pare-brise avant et arrière. Ils sentirent l’onde brûlante les frôler et roussir les appuie-tête.

 

L’Oldsmobile Suprême brinquebalait en marche arrière au milieu d’une forêt dont chaque arbre aurait dû les arrêter. Mais les érables à peine touchés étaient fauchés nets. Les morceaux d’écorce et de bois mort étaient propulsés de part et d’autre de la voiture. Varèse pensa aux bonbonnes mortelles entreposées au rez-de-chaussée de la petite baraque. Le sol du bosquet devait être saturé de produits toxiques pour que les érables n’offrent pas plus de résistance que du carton mouillé.

 

Ils débouchèrent enfin du bosquet du pêcheur. La prairie vallonnée du Comté de Carthage apparut derrière l’Oldsmobile Suprême. Varèse profita du répit offert par le terrain dégagé pour tourner la clé de contact et tirer le frein à main à lui. La voiture s’arrêta en s’enfonçant dans la terre grasse. C’était pur miracle qu’elle ait encore ses quatre roues après ce qu’elle venait de subir.

 

– Nom de Dieu ! (Il donna un violent coup de pied dans la boîte à gants dont le contenu s’éparpilla sur ses genoux.) Où est-ce que vous avez appris à conduire ?

 

L’héritière était toujours cramponnée au volant.

 

– Je n’ai pas appris à conduire.

 

–Ulysse vous a bien fourni un permis de conduire ?

 

– Je n’ai jamais appris à conduire, répéta-t-elle en ayant l’impression de parler à un demeuré. Ce n’est pas parce qu’Ulysse m’a fait un permis de conduire au nom de Jessica Mydek que Jessica Mydek sait conduire.

 

Varèse resta bouche bée.

 

– Je l’ai vu sortir de la baraque, continua-t-elle d’une voix blanche.

 

Son regard était fixé sur la tranchée qu’ils avaient creusée dans la forêt d’érable. Le feu faisait rage au centre de la clairière d’après la colonne de fumée noire qui s’en échappait.

 

– Ce n’était pas Peter Nash.

 

– Non, confirma Varèse. Rendez-moi le volant.

 

– C’est l’enfoiré qui a enlevé Oscar. J’en suis sûre.

 

Desportes multipliait ses affirmations comme si elle enfilait des perles sur un fil d’acier. Elle tourna la clé de contact et enclencha la marche avant. Le moteur se mit à ronronner. Varèse se cramponna malgré lui à sa portière.

 

Elle baissa le frein à main et enfonça l’accélérateur. L’Oldsmobile partit en chassant et grimpa la déclivité en soulevant des mottes de terre. Desportes freina une fois en haut, face à la plaine.

 

– Vous feriez mieux de me passer le volant.

 

L’héritière observait la plaine parsemée de pleins et de creux dans lesquels un Range Rover pouvait facilement se cacher. Le chemin qui menait à Carthage était visible sur une dizaine de kilomètres et aucune voiture ne le parcourait.

 

– Il est là.

 

– Écoutez…

 

Desportes appuya à fond sur l’accélérateur. La voiture s’élança comme un animal furieux et dévala la colline. Le Range Rover sortit tout à coup d’un creux à environ cent mètres sur leur droite. Le tout-terrain fonçait vers le chemin. Desportes tenait bien la voiture et gagnait du terrain. Elle n’avait aucun sens du danger qu’elle leur faisait courir à tous deux. Mais ils se rapprochaient de Morloch, mètre après mètre. Ils suivaient deux crêtes étroites et séparées qui se rejoignaient plus loin sur le même plateau.

 

– Foncez ! hurla Varèse, oubliant toute précaution.

 

Il se leva de son siège et passa la moitié du corps par la fenêtre, l’arme au poing. Le terrain devenait assez plat pour qu’il puisse ajuster son tir. Une trentaine de mètres séparaient les deux véhicules. Varèse fit feu une première fois. Le pare-brise arrière du Range Rover explosa. Il recommença en soulevant une gerbe d’étincelles à l’intérieur de la voiture. Il visa un pneu mais le rata.

 

Les deux crêtes se rejoignirent. L’Oldsmobile se trouvait maintenant au niveau du Range et Desportes roulait toujours aussi vite.

 

Varèse fixait le conducteur qui s’était retourné vers lui et qui lui renvoyait un sourire moqueur. Il l’avait laissé pour mort dans le cénotaphe de la Maison blanche. Et ils se retrouvaient côte à côte, à soixante miles à l’heure, sur un terrain déglingué, à se toucher presque.

 

– Alors Varèse ! Content de me revoir ? cria Morloch par-dessus le vacarme.

 

Desportes hurla. Le plateau s’arrêtait net à une vingtaine de mètres. Au-delà, on distinguait le toit d’une grange, au niveau du sol.

 

Varèse se laissa retomber dans l’Oldsmobile alors que le Range Rover braquait violemment vers la droite. Desportes fixait le bord du plateau sans bouger le volant. Les roues de l’Oldsmobile Suprême quittèrent le sol. Le modèle Suprême 1973, suivi par un sillage de poussières, de brins d’herbes et de mottes de terre.

 

La grange amish occupa tout à coup leur champ de vision et se précipita sur eux. La voiture traversa la paroi de planches dans un fracas assourdissant et plongea dans la grange. Il y eut un bruit sourd, puis le silence et l’immobilité. Le moteur avait calé. Du foin entourait la voiture de toutes parts.

 

Varèse essaya d’ouvrir sa portière mais elle était bloquée. Il passa par sa fenêtre. Desportes le suivit à quatre pattes, hébétée. Ils débouchèrent à l’air libre. L’Oldsmobile Suprême était plantée en oblique dans le tas de foin providentiel.

 

– Nous sommes vivants, constata l’héritière.

 

Le propriétaire de la grange apparut une fourche entre les mains. Ils se retournèrent en même temps vers lui et poussèrent la même exclamation de surprise. Le fermier les reconnut et les couleurs disparurent de son visage pour la deuxième fois de la journée. Il tomba à genoux et leva les bras vers le ciel. L’ancien agent supposa que l’Amish implorait les vieux dieux allemands dans sa langue ancestrale et qu’il leur demandait pourquoi ils le poursuivaient ainsi de leur courroux.

 

Varèse s’approcha, posa doucement la main sur son épaule, et lui dit :

 

– Nous avons un dernier service à vous demander, Seigneur Vador. Après, nous vous laisserons en paix.

 

*

 

– Vous êtes tombés sur lui une deuxième fois ?

 

Daria Seiza ne revenait pas de la malchance qui poursuivait son admirateur.

 

– Sur sa grange, corrigea Varèse. Le pauvre, vous l’auriez vu. Il aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser de nous. Il nous a ramenés en calèche jusqu’à Bellaco, entre Carthage et Philadelphie, et nous a collés dans le bus qui passait par là. Nous ne demandions pas mieux et les adieux furent assez brefs.

 

– C’est le moins qu’on puisse dire, acquiesça Desportes.

 

Elle se souvint de Vador attendant au bord de la route que le Greyhound s’ébranle et disparaisse pour bien s’assurer que ses tortionnaires quittaient le comté.

 

Le ciel de Taliesin était plombé. Un avis de tempête avait été lancé sur la région de Fresno dans la matinée. Desportes se retourna vers Ulysse, Seiza et Varèse.

 

L’obscurité qui gagnait le salon les faisait ressembler à des spectres. Le pirate et la princesse avaient l’air fatigués. Ils avaient travaillé dur. Évidemment, le vieil Ulysse n’était pas seulement épuisé par les quelques nuits blanches passées sur la simulation.

 

Ses forces l’abandonnaient. Il les voyait s’échapper de ses mains et de son cœur lors des périodes d’hallucinations qui s’étaient multipliées ces derniers jours. L’autre monde le réclamait. Il en entrevoyait parfois quelques fragments, entre deux rêves. Ce qu’il voyait ne le rassurait ni ne l’inquiétait vraiment : une mer balayée par des vents sans fin qu’il savait devoir traverser avant de trouver la paix.

 

– Et Narcisse Morloch est toujours vivant, lâcha Ulysse en joignant ses mains qui s’étaient remises à trembler.

 

– Narcisse Morloch est toujours vivant, répéta Varèse.

 

– Peter Nash est, par contre, bien mort et nous n’avons pas vraiment avancé, laissa tomber Desportes, orageuse.

 

– Il est temps de faire le point.

 

Varèse se leva et récapitula :

 

– Nous connaissons la méthode utilisée par les conspirateurs pour faire planter les systèmes embarqués : ils nichent un virus à l’intérieur du logiciel principal. Ce virus est activé, une fois la signature des lignes de code pilotant la puce Millenium connue. Le virus trouve la signature et…

 

Varèse écarta les mains pour laisser la parole à Ulysse qui avait reconstitué le cheminement de la bestiole pendant ses longues heures de veille.

 

– Il trouve la signature et la remplace par une autre.

 

– C’est tout ? s’exclama Desportes.

 

Ulysse se tourna vers elle.

 

– Ça suffit amplement pour rendre inopérantes les lignes qui pilotent la puce. Ça ne laisse aucune trace. Ça interdit tout raccommodage ultérieur puisque l’ancienne signature a été effacée et remplacée par une nouvelle. Simple et sans bavures. (Il s’en frotta les mains.) J’ai mis trois jours et trois nuits à percer leur méthode, après avoir échafaudé des algorithmes de réécriture, monté et démonté les bombes logiques susceptibles d’avoir fait planter les systèmes. La solution m’est apparue en rêve, amusant non ? Chuchotée par saint Pierre lui-même.

 

L’héritière se demanda si le vieux ne perdait pas un peu les pédales. Seiza était peut-être la seule à avoir encore toute sa tête, ce qui ne la rassura pas vraiment.

 

– Nous avons épluché, Daria et moi, les lignes de code des logiciels de navigation du Boeing de la TWA et de la centrale de Kokura.

 

– Et vous avez retrouvé les traces de la transformation ?

 

– En travaillant sur deux versions du logiciel, celle avant l’accident, celle après, reprit Seiza. On a pioché dans les dossiers du NTSB et dans ceux de la sécurité atomique japonaise. Nous nous sommes aussi servis dans les archives de Millenium, précisa-t-elle en se tournant vers l’héritière, pour retrouver les versions d’origine.

 

– Vous avez bien fait, répondit Desportes, troublée.

 

– J’ai ensuite concocté un petit programme de comparaison pour passer les deux versions de chaque logiciel au crible fin. J’ai écarté toutes les modifications de type date et fonctionnement et je me suis concentrée sur les intitulés comme les signatures, ce genre de choses… Nous avons retrouvé les lignes de codes qui pilotaient les puces. Leurs signatures avaient bien été transformées comme Ulysse l’avait imaginé.

 

– Sans oublier que nous ne nous sommes pas limités au vol 800 et à Kokura, reprit le pirate. Il y a aussi cette histoire de bombardiers furtifs tombés aux mains des Serbes et des Irakiens. Nous avons épluché leurs boîtes noires et nous sommes arrivés à la même conclusion.

 

– Vous les avez trouvés où, ces boîtes noires ? demanda Varèse en les cherchant des yeux au milieu de la table basse.

 

– Sur le Net, répondit Seiza. Blackbox point com. La page perso d’un ami à moi.

 

Le Réseau, gigantesque souk dans lequel tout, de la photo pédophile à l’intégrale de Chaucer, se donnait ou se vendait. Desportes se taisait et fixait le plancher. Elle pensait à Seiza fouillant sans vergogne dans les papiers secrets de son entreprise. L’ancien agent recentra le débat :

 

– Si je comprends bien, même si nous avions pu interroger Peter Nash et même s’il nous avait livré la signature de ses lignes de code, cela n’aurait empêché en rien les conspirateurs d’agir sur les systèmes qui le concernaient ?

 

– Connaître la signature de Nash aurait permis de la remplacer par une autre, ce qui coupait l’herbe sous le pied des conspirateurs, intervint Ulysse.

 

Desportes se retourna vers Varèse, responsable de tous ses maux.

 

– Ça n’a servi à rien ! râla-t-elle.

 

Il était, lui aussi, un peu déçu par la tournure que prenaient les événements. Des flocons de neige commencèrent à tomber sur la forêt de séquoias.

 

– Nous courons toujours derrière les conspirateurs, avança Ulysse. Mais nous sommes en train de les rattraper.

 

L’attention se focalisa à nouveau sur lui.

 

– Morloch a été envoyé à Carthage pour faire parler Peter Nash. Ce qui veut dire qu’ils vont très prochainement s’attaquer à un site dont l’ingénieur s’est occupé.

 

– Logique, concéda Varèse.

 

– De plus, ces types aiment le panache. Ils travaillent en beauté, si je peux me permettre, et attachent à chacun de leur geste une sorte de mise en scène qui va peut-être nous aider à précipiter leur perte.

 

Ulysse affichait cet air malin que Varèse lui connaissait lorsque le vieux pirate avait une découverte à leur faire partager.

 

– Tu tiens quelque chose.

 

– Ils auraient pu utiliser n’importe quelle chaîne de caractères pour remplacer les anciennes signatures, mettre Casserole ou trois esperluettes à la place des codes secrets que les ingénieurs ont emportés dans leurs tombes. Mais non, nos amis font dans le détail et se sont amusés à semer des termes qui n’ont rien d’innocent, des termes qui mis bout à bout, dans le bon ordre, et avec la ou les signatures à venir, formeront une phrase cohérente.

 

– Si nous reconstituons cette phrase avant qu’ils ne passent à nouveau à l’action, s’enflamma Seiza, nous les devançons.

 

– Quels sont les mots que vous avez déjà trouvés ? s’impatienta Varèse.

 

Ulysse et Seiza, arrivés à ce point de leur démonstration, se levèrent et commencèrent à danser une chorégraphie qu’ils avaient préparée avant que Varèse et Desportes ne reviennent de Pennsylvanie. Le vieux pirate commença par sautiller sur place en agitant les bras alors que Daria se mettait un peu à l’écart pour le laisser dessiner sa figure.

 

– Arrêtez un peu ces gamineries ! railla Varèse. Vous pensez qu’on a le temps de faire un Pictionary ?

 

Ulysse n’en démordait pas et continuait à sautiller en battant des bras comme s’il battait des ailes.

 

– Ailes ! s’exclama Desportes.

 

Non, fit Seiza.

 

– Cocotte-minute, morosité, porte-jarretelles, énuméra Varèse en guise de cadavre exquis.

 

Ulysse battit des ailes un peu plus fort.

 

– Oiseau ! cria Desportes.

 

– Oiseaux au pluriel, accepta Ulysse. À toi princesse.

 

Seiza s’accroupit et montra le plafond avec de grands gestes évanescents, une expression sublimée sur le visage.

 

– Vous allez nous les faire tous les trois à ce rythme-là ? s’inquiéta Varèse. Bon : chaise, rotin, animal de compagnie.

 

– Oh, nous n’avancerons jamais si vous n’y mettez pas un peu du vôtre ! râla Desportes. (Elle se concentra sur Seiza qui montrait le plafond avec un air ébahi.) Plafond ! (Seiza fit le geste au-delà.) Bureau ! (Encore au-delà.) Chambre ! Ciel !

 

Seiza laissa tomber sa pantomime en disant :

 

– C’est pas trop tôt.

 

– Oiseaux et ciel. Bien, à toi Ulysse, invita Varèse résigné.

 

Le pirate se remit au centre de la scène improvisée. Il fit le geste de se masser l’avant-bras, d’en arracher un morceau et de le porter à sa bouche.

 

– Cannibale ? essaya Varèse. Merde, on atteint des sommets ! Aide-nous un peu.

 

Le pirate eut un rictus de dégoût en refaisant le geste de porter la chair à sa bouche.

 

– Avarié ? Périmé ? Date limite de consommation ?

 

Ulysse mâchait dans le vide.

 

– Chair !

 

– Trois à zéro pour Mademoiselle Desportes, concéda Ulysse. Beau score.

 

– Les oiseaux sont la chair du ciel ? essaya Varèse.

 

– Attendez.

 

Desportes était pâle comme dans le Grand Trianon.

 

– Je reviens.

 

Et elle revint cinq minutes plus tard avec son portable. Elle le posa au milieu de la table, l’alluma et ouvrit le module de messagerie pendant que les Taupes se rassemblaient derrière elle. Elle ouvrit le premier message que les ravisseurs d’Oscar lui avaient adressée et en surligna l’objet.

 

– « Et tous les oiseaux du ciel se rassasièrent de leur chair » lut Varèse à voix haute.

 

– Bizarre, jugea Seiza, sceptique.

 

– Biblique, corrigea Ulysse. Du saint Jean.

 

– L’Apocalypse ? demanda Varèse.

 

– Logique, non ? s’amusa le pirate. Et d’un banal… Bref. Si nous partons du principe qu’ils feront fi des articles et des prépositions, il nous reste « rassasièrent », un mot…

 

– … pour un site, dit Varèse. Encore un sabotage et ils parviendront à leurs fins.

 

L’urgence de la situation assombrit tous les visages sauf celui du pirate qui, en matière d’urgence, n’avait de compte à rendre à personne. Il lança d’une voix claire :

 

– Les conspirateurs n’ont plus qu’à bien se tenir.

 

Le pop d’un bouchon de champagne leur parvint des cuisines alors qu’un serviteur approchait avec un plateau et quatre flûtes. Le liquide pétillant fut servi et un toast porté. Les mousquetaires restaient fidèles à un certain savoir-vivre que la course contre la montre n’avait pas réussi à affecter.

 

Varèse revint au problème Peter Nash après avoir goûté sa part de nectar :

 

– L’intérêt que le cinquième ingénieur pouvait avoir à nos yeux était le lien qui le rattachait aux conspirateurs.

 

– Un lien un peu forcé, critiqua Seiza. (Varèse était rentré dans le détail des tortures qui avaient été infligées à Peter Nash.) De toutes façons, notre but premier étant de sauver le monde, nous n’avons pas intérêt à empêcher les conspirateurs de vider la Caisse.

 

La candeur de la princesse japonaise fit sourire Desportes.

 

– C’est bien joli de ne pas les empêcher, grinça-t-elle. Mais comment comptez-vous les doubler une fois qu’ils l’auront vidée, la Caisse ?

 

– Ne grillons pas les étapes, tempéra Varèse, il s’agit d’abord de voir ce que nous pouvons faire avec ce que nous avons entre les mains. Essayons de définir le site qui fera l’objet de leurs attentions. (Il s’adressa à la présidente de Millenium :) Je suppose que vous avez une petite idée des systèmes sur lesquels Peter Nash a travaillé ?

 

– Bien sûr. Nous l’avions affecté au projet Équateur.

 

– Le projet Équateur ? s’intéressa Seiza. Ce n’est pas ce réseau d’antennes qui fait le tour du globe ?

 

– C’est ça. Les antennes sont disséminées entre différents centres de transmissions et travaillent en relais avec les satellites de communications. Il y a une centaine de sites, si mes souvenirs sont bons.

 

– Pourquoi les conspirateurs s’attaqueraient-ils à un centre de transmissions, après un long courrier, une centrale nucléaire et des bombardiers furtifs ? se demanda Varèse.

 

– Mettons-nous à leur place, rappela le vieil et sage Ulysse.

 

Chacun plongea dans ses pensées.

 

– Peut-être qu’on a affaire à un groupe de pacifistes qui n’aiment ni Boeing, ni le nucléaire, ni les téléphones portables ? essaya Seiza au bout de quelques secondes de spéculation.

 

– Arrête de dire n’importe quoi. (Varèse chercha l’inspiration dans le paysage dont les contours étaient maintenant lissés par la neige.) Nous savons que l’ouverture de la Caisse est soumise à l’unanimité de ceux qui en possèdent la clé, mais surtout à une instance suprême qui en vérifie le bon usage et n’octroie son feu vert qu’en de très rares occasions.

 

– Nos amis forcent donc un peu la main de l’instance suprême en multipliant les effets catastrophiques soi-disant liés au bug, rappela Desportes. Le Boeing, la centrale, les bombardiers. L’instance prend peur et donne son accord pour le rassemblement des différents serveurs sur un seul, un rapatriement soumis à une surveillance accrue vues les sommes phénoménales qui sont en jeu.

 

– Un rapatriement qui se fait par le Réseau, continua Seiza, le Réseau que les conspirateurs utilisent pour se réunir. La surveillance de l’instance se fait donc aussi par le Réseau.

 

– Le projet Équateur… murmura Varèse. À quoi servent les centres de transmissions ?

 

– À désengorger Internet, répondit Desportes. Il est utilisé comme dérivatif aux câbles et aux relais traditionnels.

 

– Si un seul centre tombe en rideau, c’est la chaîne toute entière qui est rompue, avança Ulysse. (Il claqua des doigts.) Leur petite tactique devient claire : ils vont réunir leurs clés, vider la Caisse, et aveugler un des centres de transmissions appartenant à la chaîne Équateur pour effacer toute trace de l’effraction.

 

– … et rapatrier le contenu de la Caisse sur la machine qu’ils se seront mis de côté, acheva Seiza, à la barbe et au nez des censeurs.

 

– Le problème étant : quel centre va être attaqué et quand ? S’il y en a une centaine…

 

Desportes confirma par un hochement de tête. Ulysse annonça avec son calme habituel :

 

– La signature du cinquième ingénieur a été perdue mais nous pouvons précéder les conspirateurs pour voir si leur virus fonctionne bien.

 

– Développe, demanda Varèse.

 

– Si on part du principe qu’ils ont préparé leur coup depuis un bon bout de temps, leur virus est déjà niché dans le logiciel de pilotage d’un des centres Équateur. Provoquons-le à distance, site par site. Le centre affecté apparaîtra aussitôt.

 

– Tu peux amorcer le virus à distance ?

 

– Je l’ai modélisé. Je sais comment il fonctionne. Je peux l’amorcer.

 

– Mais si vous le déclenchez, essaya Desportes, ils abandonneront leur projet. Je veux dire, ils ne pourront plus aveugler la Toile pour vider la Caisse ? Et tout ça n’aurait servi à rien ?

 

– J’amorce le virus. Le centre affecté plante le temps qu’on le repère. J’envoie un contrordre modélisé par avance et le virus se rendort comme s’il n’avait jamais été réveillé, en annulant les modifications écrites dans le logiciel. C’est risqué mais ça peut marcher.

 

– Combien de temps pour repérer le centre ?

 

– Une centaine disions-nous ? Le dernier sera peut-être le premier.

 

– Je te filerai un coup de main, l’assura Seiza.

 

L’ancien agent avait retrouvé le sourire : ils avançaient à grands pas, comme avançaient les Taupes du temps de leur splendeur. Une idée lui traversa tout à coup l’esprit :

 

– Comment les conspirateurs déclenchent-ils leur virus ? demanda-t-il au pirate. Ils peuvent le faire à distance, comme tu t’apprêtes à le faire ?

 

– Franchement, ça m’étonnerait. Ils seraient obligés de se payer les services de la reine des infiltrations électroniques. Et je n’en connais qu’une capable de ce tour de force. (Les regards se tournèrent vers Seiza qui rosit sous le compliment.) À mon avis, ils utilisent quelqu’un pour l’amorcer, à la main. Il suffit d’une disquette servant d’ordre. Hormis pour les systèmes embarqués comme le Boeing et les bombardiers furtifs. Là, ils ont dû passer par les satellites.

 

– On peut donc supposer que quelqu’un sera envoyé dans le centre de transmissions sélectionné pour le faire planter ?

 

– C’est certain, confirma Ulysse.

 

– Un homme de mains… Les conspirateurs, s’ils veulent rester discrets, n’ont pas dû s’en payer des tonnes, des hommes de mains.

 

Chacun de penser à Morloch. Varèse fit tinter sa coupe d’une pichenette.

 

– Trouvez-moi le centre relais. Je m’occuperai de Morloch.

 

– Il nous reste quand même deux petits détails à régler, calma Ulysse. On risque de trouver le centre, d’accord. Mais rien ne nous dira quand les conspirateurs passeront à l’action. La décision de rapatrier la Caisse ne sera pas annoncée dans les journaux…

 

– … ni sur les réseaux, assura Seiza.

 

– Et tu ne vas pas te cacher derrière une antenne pendant deux semaines en attendant que Morloch débarque ?

 

Varèse garda le silence. Ulysse continua :

 

– Le second détail qui n’en est pas vraiment un, et je rejoins Mademoiselle Desportes sur ce point : que ferons-nous une fois que la Caisse aura été pillée ? Ils la rapatrieront sur une machine, certes. Mais cette machine, s’ils ont un peu de bon sens, ne sera visible sur le Réseau que le temps d’effectuer quelques transactions ou de transférer des comptes bancaires. Elle pourra aussi bien se trouver à Chicago ou en Nouvelle-Zélande ? (Varèse souriait alors qu’Ulysse continuait sur sa lancée :) Nous devrons l’atteindre physiquement si nous voulons la vider de son contenu. Quand et où Morloch agira, c’est de la petite bière à côté de l’information principale, celle qui nous manque si nous voulons les doubler : où les conspirateurs vont-ils se cacher pour échapper à la justice des huit pays les plus puissants du monde ?

 

Le sourire de Varèse s’était élargi, au grand dam du pirate qui ne comprenait pas cette soudaine bonne humeur. L’ancien patron de l’agence Eden attendait depuis un moment que cette question soit enfin posée.

 

– Parle Max, demanda Seiza.

 

– Je sais où ils se cacheront, lâcha-t-il sur un ton badin.

 

– Quoi ? ! réagirent instantanément Desportes, Seiza et Ulysse.

 

– Je le sais depuis le début, précisa Varèse, renforçant l’énigme. Mais je préfère le garder pour moi tant que le moment de leur rendre une petite visite ne sera pas venu.

 

L’héritière marcha sur lui, les poings serrés.

 

– Tu sais depuis le début où Oscar est retenu ?

 

– Si ma supposition est bonne, je sais où il est retenu, en effet.

 

Elle aurait pu le gifler à toutes volées. Elle se retint à grand peine.

 

– C’est absurde.

 

Elle se tourna vers Ulysse et Seiza qui ne réagissaient pas.

 

– Nous avons traqué Peter Nash pour atteindre les conspirateurs. Nous nous apprêtons à recommencer avec le projet Équateur… (Elle se planta devant Varèse.) Et tu sais où ils vont se cacher ? Cette enquête, tout ça, ne sert à rien ?

 

– Pourtant, je trouve que nous avançons assez vite. Hein Ulysse ? Hein Daria ?

 

Seiza hocha la tête avec une moue dubitative, Ulysse le sourire aux lèvres : il commençait à comprendre le comportement de l’ancien agent. Desportes abandonna en voyant que rien n’était entrepris par eux pour le faire parler.

 

Mais elle refusait d’être en reste par rapport à lui. Un détail restait à régler, le premier qu’avait soulevé Ulysse : quand les conspirateurs allaient-ils passer à l’action ? La femme d’affaires rompue aux négociations, à la résolution de problèmes complexes et aux montages financiers internationaux trouva la solution en moins de deux minutes.

 

Elle avança, en essayant d’étouffer au mieux la colère contenue qui faisait trembler sa voix :

 

– Quant à savoir le moment que les conspirateurs choisiront pour passer à l’action, j’en fais mon affaire. (Desportes continua en direction d’Ulysse et de Seiza :) Identifiez le centre de transmissions et je m’arrangerai pour que Morloch s’y rende quand nous le jugerons utile.

 

L’héritière ne voulait manifestement pas en dire plus que l’ancien agent n’en avait révélé. Ulysse et Seiza s’éclipsèrent donc sans insister pour s’atteler à la tâche. Desportes et Varèse restèrent dans le salon, tels deux champions du bien et du mal sur le point de s’affronter, chacun se demandant lequel avait bien pu choisir l’ombre et l’autre la lumière.

 

*

 

Notre ami lecteur se souviendra peut-être que la joyeuse confrérie qui animait régulièrement la salle impossible était passée de huit membres à sept. Le huitième fauteuil était toujours vacant. Je répugnai à faire volatiliser ses polygones malgré les injonctions dont les trois pièces gris anthracites aux visages de mercure m’avaient pourtant fait part. Mon refus ne contredisait en rien les trois lois d’Asimov, et je pouvais bien me permettre cette petite coquetterie. Diable c’était la première fois que je discutais un ordre ! Il fallait bien que mon éveil à la conscience se manifestât d’une manière ou d’une autre.

 

Les conspirateurs n’avaient pas l’air d’accord. Ce qui me ravit, d’une manière inexplicable.

 

– La cruauté était inutile, avança l’allemand. Le sort qui a été réservé à Takashi et à sa famille n’était pas digne d’une bête. (Il s’adressait au Français d’après la direction de son fauteuil.) Nous vous avions laissé la responsabilité de trouver le sicaire et de lui fixer ses objectifs. Pas d’embaucher un tueur psychopathe qui aime voir ses victimes agoniser.

 

– Vous avez peut-être un stagiaire du Bundestag à nous proposer ? répliqua le trois pièces pris à partie, colère. Pour qui vous prenez-vous à me faire ainsi la morale ? Une mort plus propre pour le traître dont nous avons décidé le sacrifice aurait peut-être soulagé votre conscience ? Vous n’aviez qu’à vous en charger, si les méthodes de mon bourreau vous déplaisent.

 

– Peter Nash n’a, semble-t-il, pas souffert, pondéra l’italien. L’explosion de son repaire l’a tué sur le coup.

 

– Vous voyez ? reprit le Français, redevenu calme. Notre psychopathe sait aussi abréger les souffrances ? Passons à des choses plus sérieuses. Vous vous doutez de la raison pour laquelle nous sommes à nouveau réunis ? (Les conspirateurs maugréèrent sans que l’un d’eux prît ouvertement la parole.) Le serveur japonais ayant sauté l’an 2000 avec allégresse, nos amis nippons se sont trouvés dépouillés du fragment de la Caisse dont ils étaient responsables. Et, comme nous l’avions prévu, ce sacrifice n’a pas été vain. J’ai l’immense joie de vous annoncer que les Puissants nous ont enfin donné l’autorisation d’ouvrir la Caisse et de la rapatrier sur une seule machine. Ils nous laissent même le choix du moment.

 

Les trois pièces se congratulèrent.

 

– Nous allons donc passer en phase trois ? essaya l’Américain.

 

– Nous n’avons plus qu’à arrêter une date et à nous attaquer à la chaîne Équateur comme prévu, confirma le Français. Messieurs, plus rien, maintenant, ne peut nous arrêter.

 

Je participais à la joie des hommes synthétiques en proposant comme accompagnement sonore un bruit de foule en liesse volé sur Zizou point fr, un site en bleu blanc rouge qui me rappelait de bons souvenirs. Ils étaient nombreux ceux qui ne s’étaient toujours pas remis de la victoire française.

 

*

 

Catherine revenait du jardin avec deux paniers remplis de pommes. Elle poussa la porte de la cuisine du vieux mas provençal et appela à la cantonade :

 

– Des volontaires pour la corvée d’épluchage !

 

Chloé répondit à l’appel de sa mère en dévalant l’escalier de la maison quatre à quatre au risque de se rompre le cou. Le petit dernier, secret et mystérieux, resta sous les combles, plongé dans la fabrication de sa machine à voyager dans le temps.

 

Varèse faisait la planche au centre de la rivière qui traversait leur propriété, en plein cœur du Lubéron. Elle formait en cet endroit une lône entourée par des bouquets d’oliviers et des pierres larges et plates qui appelaient au farniente. Le soleil glissa sur la poitrine de l’ancien agent, de l’ancien patron de l’agence Eden, de l’ancien traqueur de conspirateurs.

 

Il battit des bras, se laissa glisser jusqu’au bord du trou d’eau, grimpa sur la roche et enfila le bermuda qu’il avait laissé là. Il remonta le long du chemin herbeux qui zigzaguait jusqu’à la maison. Il proposerait bien à sa femme et aux enfants d’aller faire un tour à Marseille et de déguster une bouillabaisse, à la fraîche, dans l’une des calanques où ils avaient leurs habitudes.

 

Varèse se demandait ce qui pouvait bien manquer à son bonheur lorsque le premier coup de feu retentit, en provenance de la maison.

 

Il se figea et observa le pan de mur blanc qui formait une barre derrière les arbres tordus. Une silhouette noire glissait contre le blanc de chaux, un pistolet mitrailleur tendu devant elle. Varèse se retrouva tout à coup à côté de l’homme, proche à le toucher. La silhouette lui adressa un clin d’œil complice.

 

Morloch.

 

Il voulut se précipiter mais ses jambes étaient trop lourdes. Catherine sortit de la maison et tomba sur Morloch qui déchargea une partie de son arme sur elle. Elle fut violemment projetée en arrière et rebondit contre le mur en y laissant une trace de sang avant de retomber, sans vie.

 

Morloch hésita avant de rentrer dans la maison et lança, l’air moqueur :

 

– Je suis impatient de voir si tes enfants te ressemblent.

 

Il pénétra dans la maison.

 

Varèse se savait dans un cauchemar. De l’autre côté de cette illusion se trouvait le monde réel. Mais il savait aussi qu’il devait s’en échapper au plus vite pour sauver ce qui pouvait l’être, de ses enfants rêvés ou de lui-même. Quelque chose le retenait, aux épaules. Il tâta derrière son dos et sentit deux mains collées contre sa peau comme des ventouses. Il commença à écarter les doigts un à un, en aveugle.

 

« Presse-toi » lui ordonnait son esprit qui lui envoyait des images de Chloé et du petit dernier se cachant dans la maison, du tueur avançant pas à pas et les appelant comme on appelle des animaux que l’on traque. Varèse ne pouvait pas se tourner mais les doigts ne touchaient plus sa peau. Seules les paumes conservaient encore leur emprise.

 

Morloch s’approcha du buffet derrière lequel se cachait Zoé. Il voyait un pan de sa robe dépasser du montant de bois.

 

– Petit, petit, roucoula-t-il en se demandant s’il la ferait courir un peu, histoire de voir si les enfants s’en tiraient mieux que leur père.

 

Varèse parvint à décrocher une main en tirant sur l’omoplate. La dernière résistait encore. Les doigts reprenaient vie et cherchaient à nouveau des prises dans la peau de son dos qu’il sentait à vif.

 

Morloch découvrit une brunette qui devait avoir entre six et sept ans, les bras croisés sur un nounours à l’œil droit arraché. Ce détail l’amusa. La fillette était morte de peur mais elle rassemblait tout son courage devant cet homme qui venait de tuer sa maman. « Papa va me sauver » se disait-elle. « Papa va me sauver. » Morloch leva le pistolet mitrailleur au niveau de son visage et la mit posément en joue. Son doigt se courba sur la détente.

 

Varèse cessa de résister et se jeta en arrière. La main hésita. Il inversa son mouvement de bascule et plongea en avant. Il sentit son dos se déchirer comme du papier japonais et ses côtes, à nu, flirter avec le vent. Il ouvrit enfin les yeux.

 

Desportes dormait, sur le côté. Elle venait de se retourner mais elle devait auparavant tenir Varèse dans son sommeil. Des traces rouges achevaient de s’estomper sur les deux épaules de l’ancien agent.

 

Il se leva et tituba jusqu’à la verrière. L’aube pointait derrière le paysage rose et blanc recouvert par la neige. Il s’habilla en hâte et descendit à la cuisine pour se préparer un café brûlant.

 

Il resta dans le salon, enfoncé dans un fauteuil de cuir rouge, un goût désagréable dans la bouche qu’il ne parvenait pas à chasser. La précision, l’intensité de son rêve l’effrayaient. Ulysse vint le rejoindre.

 

Le pirate avait travaillé jusqu’au milieu de la nuit. Seiza l’avait aidé. Le centre de transmission choisi par les conspirateurs arrivait en cinquième position sur la liste des sites du projet Équateur et se trouvait près de Drake Bay, sur la côte Pacifique du Costa Rica. La princesse, matinale elle aussi, s’installa sans un bruit entre eux deux alors que le ciel prenait une teinte bleutée. Elle avait l’air soucieuse.

 

Elle devait parler à Varèse et à Ulysse, dehors.

 

Ils sortirent de Taliesin pour grimper le chemin qui menait au général Sherman sous son manteau de neige fraîche. Seiza souleva pour eux une partie du voile qui recouvrait le mystère entourant l’héritière alors que leurs bottes crissaient dans la poudreuse fine comme de la soie.

 

En enquêtant sur Nash, elle avait découvert des pièces sensibles dans les archives de Millenium qui remettaient en cause leurs moindres faits et gestes. Elle tenait à mettre ses amis au courant avant que la décision de rejoindre le Costa Rica ne soit prise. Varèse et Ulysse l’avaient écoutée sans l’interrompre, sans être véritablement surpris.

 

– On garde le cap, laissa tomber Varèse. Ce qui a été commencé avec Desportes se terminera avec Desportes.

 

Tout le reste était affaire de camps amis et ennemis et de personnes à ranger dans ces deux camps. Un jeu d’enfant maintenant que les forces en présence étaient aussi visibles que deux blocs stratégiques sur une carte de géographie politique. « Un jeu dangereux » songeait Varèse en admirant le courage d’Ulysse et de Seiza qui se savaient maintenant en plein cœur des lignes ennemies.

 

Pure inconscience ou plaisir de jouer ? Ils pouvaient se retirer de la partie avant que les choses se gâtent. Mais il restait encore un acte à jouer. Et celui-là, ils n’avaient aucune intention de le rater.

 

 

 

PHASE 3

 

« Une fois achevée l’expiation du sanctuaire, de la Tente de réunion et de l’autel, il fera approcher le bouc encore vivant. Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride. »

 

Lévitique, XVI, 22

Drak Cay Bay

Le bureau occupait le dernier étage du siège ultramoderne de la toute puissante Hong Kong National Bank. La tour de verre était plantée au milieu du quartier de Tsuwan et la vue portait aussi loin à l’intérieur des terres qu’au large, vers la haute mer. Les principaux chefs de clans de l’ancienne colonie britannique étaient réunis autour de la même table. Le maire de Hong Kong trônait à un bout, le P.-D.G. de la banque à l’autre. Les visages, fermés sur des années de pratique occulte du pouvoir, ne trahissaient aucun sentiment.

 

– Nous pourrions éventuellement agréer à cette requête, avança le maire.

 

Les chefs de clans ne quittèrent pas leur réserve : la situation était assez inédite pour eux : ils étaient réunis pour affronter un ennemi commun et non pour s’entre-déchirer comme c’était le cas la plupart du temps. Les rapports de force s’en trouvaient brusquement modifiés, ramenant les maîtres de l’ombre à un rôle consultatif et rendant les pleins pouvoirs à celui que l’opinion publique avait crédité de sa confiance.

 

– Pourrions-nous avancer l’annonce officielle de la dette municipale ? demanda le banquier.

 

– Elle est prévue pour la fin de la semaine. Mais cette date peut être avancée à demain, accorda le maire.

 

– Une erreur d’unité pourrait-elle se glisser dans cette annonce ? essaya le banquier.

 

– Nulle administration n’est à l’abri de l’erreur humaine, philosopha le maire.

 

– La nouvelle d’une dette d’un montant de plusieurs milliards de yens aurait un effet dévastateur sur la confiance que nos petits épargnants nous accordent, spécula le banquier. Le mouvement de panique serait immédiat. Les banques centrales et les succursales devraient fermer pour éviter la propagation du chaos.

 

– Cette réaction est en effet à craindre.

 

– Les banques gelant les avoirs, les places financières seront vite asphyxiées. La menace d’un effondrement comme celui de 1997 ne manquera pas d’inquiéter les traders et d’inciter à l’application de mesures préventives radicales.

 

– Comme la fermeture des marchés. Ce sera bien le minimum qu’ils pourront faire pour sauver le monde, avança le maire de sa petite voix flûtée.

 

– Un démenti sur le montant de la dette ramènerait de l’ordre dans le poulailler et les marchés financiers retrouveraient le calme du lac que le vent effleure à peine.

 

– Ce scénario me semble un peu complexe mais aussi proche de la réalité que les paysages de Li Po le Simple, ajouta le maire.

 

– Qui n’a jamais rêvé de marier la simplicité à la complexité ? conclut le banquier.

 

Il se leva, dévisagea les chefs de clans et demanda :

 

– Les voix pour ?

 

Les mains des barons de Hongkong se levèrent à l’unisson et confirmèrent par une éclatante unanimité l’esprit de concorde céleste qui régnait entre les ennemis d’hier et les amis d’aujourd’hui.

 

*

 

Ils avaient quitté les États-Unis alors que la vague de froid s’abattait sur la Californie. Les autorités de Los Angeles avaient été surprises par la neige. Mais le Tristar qui devait les emmener à San Jose, capitale du Costa Rica, avait tout de même décollé avec une heure de retard. Varèse, Desportes, Seiza et Ulysse avaient atteint des cieux plus cléments une fois la frontière mexicaine franchie.

 

Ils avaient atterris à San Jose pour sauter dans un bimoteur de la Costa Rican Airlines à destination de Palmar Norte. Il faisait plus de trente degrés dans le petit pays d’Amérique centrale. Le brusque passage du froid au chaud avait déclenché une migraine ravageuse dans le crâne du vieux pirate qui, à partir de ce moment, s’était abruti d’aspirines pour supporter la douleur.

 

En montant dans le coucou déglingué, Varèse avait retrouvé la vieille appréhension qui lui faisait apprécier, autrefois, les voyages aériens à leur juste valeur. L’avion assurait un service aéropostal entre des villes éloignées les unes des autres par plus de cent kilomètres de jungle, de marais et de montagnes. Ils avaient voyagé entre des sacs postaux et des cages remplies de poules. Trois d’entre elles étaient mortes en arrivant à Palmar Norte. Varèse estimait que ce pouvait être de peur. Pour se poser, le bimoteur avait rebondi trois fois (les viscères savaient compter) avant de rouler enfin sur l’aire de sable fin qui faisait office d’aérodrome.

 

Le seul véhicule qui effectuait la liaison entre Palmar Norte et Drak Cay Bay était un minibus encore plus déglingué que le bimoteur. Au moins, il n’avait pas la prétention de voler.

 

Il fallait compter encore cinquante kilomètres de forêt vierge avant de pouvoir toucher le site qui « avait gardée tout sa beauté primitive et naturel, loin de les routes touristiques traditionnels » comme disait la brochure à l’orthographe approximative que le chauffeur leur avait tendue en montant dans son bahut. À ce point éloigné des routes touristiques que seul un paysan qui ronflait au fond du minibus était du voyage.

 

Une heure et demie pour cinquante kilomètres imaginait Varèse, d’un optimisme radieux. Ils étaient arrivés à Drak Cay Bay en fin de journée, après trois heures de supplices. Le minibus paraissait incapable de dépasser le trente à l’heure au risque de perdre toute cohérence. Le chauffeur s’était arrêté trois quarts d’heure, à mi-chemin, pour déguster un Sprite dans une buvette infecte. Et il avait trouvé le moyen de stopper pour pisser trois fois sur le deuxième tronçon. La route était à ce point défoncée qu’ils avaient passé le voyage à rebondir les uns contre les autres. Le paysan, quant à lui, avait dormi du sommeil du juste du début à la fin du voyage.

 

Ils étaient arrivés à Drak Cay alors que le soleil se couchait au milieu de la baie qui lui servait d’écrin. L’eau étincelait. La forêt s’était tue devant le miracle. Le spectacle était en effet d’une « primitive et naturel beauté » : la barrière de récifs couronnés d’une crête d’écume, la plage de sable fin qui se déroulait en croissant de lune et la forêt vierge tout autour dont les habitants nocturnes s’étaient remis à hurler, caqueter, piailler une fois la dernière goutte de métal liquide avalée par la mer.

 

Le chauffeur les avait déposés devant l’unique établissement qui attestait que cet endroit était connu des autres hommes. Varèse, Desportes, Seiza et Ulysse avaient le plus grand mal à échanger autre chose que des regards hallucinés après l’épreuve de force qu’ils venaient de subir. L’héritière contempla le bâtiment, le paysage irréel… Elle demanda à Varèse avec une voix pâteuse :

 

– Comment pouvez-vous connaître quelqu’un ici ?

 

– Les coins reculés, c’est ma spécialité.

 

L’établissement portait une enseigne aux couleurs délavées indiquant La casa del Niño. De style colonial, elle donnait sur la plage par une grande salle de réception dans laquelle glissaient des silhouettes empressées. Une ombre, plus grande que les autres, s’approcha des profondeurs de la casa. Varèse l’observa en se demandant à quoi pouvait ressembler ce Lyonnais qu’il n’avait, en réalité, jamais rencontré.

 

Le hasard avait voulu que l’un des meilleurs rabatteurs avec qui Varèse ait travaillé sur l’Amérique latine du temps de la défunte agence Eden soit le propriétaire de La casa del Niño. Le Lyonnais, d’après ce qu’il avait pu apprendre de ce personnage curieux, était un Français expatrié installé au Costa Rica depuis une dizaine d’années. Un peu mafieux, un peu homme d’affaires, un peu aventurier, il s’était vite taillé une place entre les guerres tribales, les trafiquants et les fous de guerre qui vivaient dans la jungle, d’après ce qu’on disait.

 

Il était devenu l’intermédiaire idéal entre les gouvernements et l’agence Eden qui recherchait des paradis en Amérique du Sud. Les affaires faites avec le Lyonnais avaient toujours été fructueuses et aucun client de l’agence ne s’était jamais plaint des terres encore vierges qu’il avait fait connaître à Varèse. Varèse avait renoué contact avec l’expatrié dès qu’il avait connu leur future destination. Ce dernier l’avait assuré de son hospitalité sans poser plus de questions.

 

Le Lyonnais apparut sur le seuil de sa demeure. Il observa les quatre arrivants couverts de poussières, descendit les marches de son perron et tendit une main de bûcheron à Varèse. Il faisait au moins deux mètres de haut. Une queue de cheval lui descendait jusqu’aux reins. Sa tenue de travail se réduisait à un t-shirt marqué d’une gigantesque feuille de ganga et à un pantalon lâche noué par une cordelette. Il se promenait pieds nus. Varèse serra la main du colosse avec une légère appréhension. La poigne du Lyonnais était chaleureuse et ne broyait pas.

 

– Bienvenue dans mon paradis.

 

Le Lyonnais passa devant Desportes et engloutit sa main dans la sienne.

 

– Les tabloïds ne mentaient pas sur votre beauté, Mademoiselle Desportes.

 

L’héritière reçut l’éloge avec une certaine froideur. Il salua rapidement Ulysse, pâle comme un linge, et s’arrêta devant Seiza. Quelque chose passa dans le regard de la petite princesse lorsque ses yeux parcourent le colosse qu’elle ne pouvait admirer qu’en contre-plongée. Varèse observait la scène, à l’écart. « Ces deux-là se sont connus dans une vie antérieure » paria-t-il. Le monde extérieur n’existait plus pour Seiza et le Lyonnais. Varèse se racla la gorge.

 

– Pardon, j’oublie mes devoirs, réagit le séquoia troublé par la campanule. Je vais vous montrer vos chambres.

 

Ils traversèrent le salon. Sur la plage, des fauteuils en osier étaient disposés autour de petites tables rondes plantées dans le sable et appelaient au farniente. Un bar en ébène occupait tout un côté de la pièce.

 

Ils suivirent le Lyonnais à l’étage. Il leur attribua quatre chambres ouvertes sur la baie, toutes équipées de salles de bains et d’une propreté irréprochable.

 

– Je vous attends en bas. Mais prenez le temps de vous installer.

 

Varèse fut le premier à rejoindre le colosse sur la plage. La nuit tombait sur le Pacifique. L’ancien agent, pieds nus, s’assit dans un fauteuil en face du Lyonnais et profita de la beauté du moment et de l’endroit. Un serveur approcha et attendit, un plateau à la main.

 

– Que voulez-vous boire, l’ami ? Nous avons un arak d’excellente qualité.

 

– De l’arak... Ce n’est pas cet alcool qui rend fou ?

 

– Ou aveugle, ou les deux. Sinon je peux vous conseiller une cervelle de singe, un cocktail maison.

 

– Va pour la cervelle de singe.

 

Le serveur trottina jusqu’au bar, confectionna le cocktail et revint avec une tequila pour le Lyonnais et une mixture à trois étages pour Varèse, rouge, brun et blanc.

 

– Ça se boit frappé et cul sec.

 

Varèse le frappa et l’avala cul sec. Il reconnut la vodka qui lui fouetta la langue dans un premier temps. Puis la crème d’amande l’adoucit d’une saveur liquoreuse. Enfin la grenadine laissa sur son palais un goût sucré qui révélait le tout. L’ancien agent fit claquer sa langue en reposant son verre. Il inaugura un paquet de Gauloises.

 

– Vous ne devriez pas fumer cette saleté. Ça vous tuera.

 

Varèse observa le Lyonnais avec une expression stupide. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à lui faire la morale avec ses cancéreuses ? Grand Dad, Ulysse, Desportes et maintenant celui-là… Chacun s’était fendu de sa petite contribution. Il alluma sa brune en brisant deux allumettes. Le colosse pétant de santé sauta à un autre sujet :

 

– Comment se porte la civilisation ?

 

– Elle repousse la date critique, répondit Varèse avec prudence.

 

Le Lyonnais ne savait rien de leur excursion : l’ancien patron de l’agence Eden devait se rendre au centre de transmissions de Drake Bay et en profitait pour lui rendre une petite visite. Point à la ligne.

 

Le Lyonnais avala sa tequila et leur serveur leur apporta deux bières locales. Ils trinquèrent.

 

– Il nous faut un toast convenable. Voyons… (Le Lyonnais mima la plus profonde introspection.) Pour la paix dans le monde et la guerre aux conspirateurs !

 

Varèse arrêta la bouteille au bord de ses lèvres. Le colosse éclata d’un rire bruyant.

 

– Qu’est-ce que vous croyez ? ! On a beau être à l’écart des grands axes, on se tient au courant. Vous voyez cette ligne ? (Il lui montra un câble qui partait d’une des pièces de l’étage et qui s’enfonçait dans la jungle.) C’est du haut débit que je me suis installé entre la casa et le centre de transmissions. Huit Mégas par seconde. Même les parisiens câblés n’ont pas ça ! (Il émit un rot sonore et se gratta l’entrejambe avec délectation.) Tous les branchés sont au courant pour la Caisse depuis la révélation de Mesa Verde. L’affaire est devenue tellement énorme que les gens croient à une supercherie, ou à une promotion sauvage pour un jeu ou un film. Paraîtrait même qu’Hollywood s’intéresserait à votre histoire.

 

– Ils ont déjà pressentis les acteurs ?

 

– Bruce Willis pour votre pomme.

 

– Oh non ! C’est bien l’acteur le plus frappé de l’histoire du cinéma.

 

– Vous avez raison : il ne peut pas tenir un quart d’heure sans avoir la gueule en sang.

 

– Et pour l’héritière ?

 

– Ils ne savent pas… Ils n’arrivent pas à cerner le personnage.

 

Varèse se retint de dire tout haut le commentaire qu’il se faisait tout bas.

 

– Ce vieil homme fatigué, c’est le fameux Ulysse ? continua le Lyonnais. (Varèse acquiesça.) Merde, vous allez signer mon livre d’or, les amis. Que de stars ce soir à la casa del Niño !

 

Il leva son verre vers les étoiles, pour les remercier de la bonne fortune qui lui souriait depuis qu’il avait quitté la France, et qui culminait ce soir avec la présence, chez lui, des justiciers du millénaire. Il reprit, sérieux :

 

– J’admire sincèrement ce que vous faites, et l’énergie que vous déployez à doubler ces salopards.

 

– Nous le faisons pour sauver le monde, avança Varèse en songeant à la princesse et à sa croisade pour une utopie réaliste et financée.

 

– Sauver le monde, se rembrunit le Lyonnais. À mon avis, il est trop tard pour sauver quoi que ce soit.

 

Son regard se perdit jusqu’à la crête d’écume qui brillait dans le lointain.

 

Daria Seiza les rejoignit. Le colosse prétexta de la préparation du dîner pour se réfugier en cuisine. Elle se mit à babiller à l’oreille de Varèse en dessinant des points d’interrogation dans le sable du bout de ses pieds nus dont, elle aussi, avait adopté la mode.

 

Ulysse fut le suivant. Ils discutèrent de choses légères en buvant les bières que les serveurs leur apportaient avec régularité. L’héritière apparut détendue, mais elle avait gardé ses mocassins. Elle se pencha sur Varèse et s’accrocha à son cou avec un naturel qui le désarma. Il se laissa enlacer. Mais un voile assombrissait ses traits.

 

Le Lyonnais réapparut après avoir rassemblé tout le courage dont il était capable pour affronter la proximité de la petite princesse que trois cervelles de singe avaient enhardi. Elle échangea sa place avec celle d’Ulysse pour se mettre à côté du colosse, prétextant avec un rire cristallin qu’elle voulait profiter de la vue. On n’y voyait pas à plus de dix mètres. Des torches furent plantées dans le sable autour d’eux et les serveurs leur apportèrent des assortiments de fruits de mer.

 

Le pirate fut pris d’un fou rire lorsque le Lyonnais leur fit part de sa vision apocalyptique de Paris, avec de grands gestes pour mimer la pollution et le repli sur soi de la capitale qui, pour lui, ressemblait à une dent nécrosée et irrécupérable. La princesse récita sa conception du monde et parla de révélation comme on dit un poème. Le colosse ne la quitta pas des yeux durant tout le temps que dura sa performance.

 

Ulysse raconta quelques histoires homériques de pirates repentis. Les plus beaux exploits de Barberouge s’envolèrent ainsi vers les étoiles, le ressac en bruit de fond, les torches leur donnant l’air de contrebandiers préparant un mauvais coup. Varèse crut voir, à deux reprises, la silhouette d’une goélette apparaître au centre de la baie.

 

Le sujet de Star Wars tomba, évidemment, au milieu du petit cercle. Varèse ne fut pas le moins surpris d’apprendre que Seiza n’avait toujours pas vu le premier épisode, sorti aux USA depuis mai, et sur les écrans français depuis un mois seulement.

 

– Tu es une acharnée de la trilogie ! Tu l’as vue au moins quinze fois ! s’exclama-t-il.

 

– Je… Je ne pourrai voir le premier épisode qu’une seule fois, révéla Seiza, gênée.

 

Le Lyonnais vint à sa rescousse :

 

– C’est un truc de génération. Je suis un peu plus vieux que Daria, mais je comprends ce qu’elle veut dire. Je ne verrai, moi aussi, cet épisode qu’une fois. Et je veux que cette fois-là soit la bonne.

 

« Ils iront voir ce space opéra grand-guignolesque comme on va à la messe » constata Varèse en se retenant d’éclater de rire. Il venait d’aborder un terrain miné et il ne voulait se mettre à dos ni Daria ni le Lyonnais pour une bête histoire de film culte. Il remarqua qu’ils s’étaient un peu plus rapprochés l’un de l’autre à l’annonce de cette philosophie partagée. Et il aurait pu parier son coffre à la Bank of New Jersey que ces deux-là iraient voir la menace fantôme ensemble et une fois, une seule.

 

L’ancien agent et l’héritière furent les premiers à disparaître vers leurs chambres. Ulysse tourna son fauteuil face à la mer, planta sa bière dans le sable et contempla le navire qui l’attendait au centre de la baie. Il voyait l’autre monde plus précisément qu’il ne l’avait jamais vu. La goélette était bien là et gréée pour la haute mer.

 

Le colosse et Seiza continuèrent à parler de la vie, des arbres, de l’espace infini et des baleines bleues jusqu’au petit matin. Leurs mains s’étaient rejointes lorsque le ciel se teinta des premières lueurs de l’aube.

 

Le colosse emmena Daria au bout de la plage en croissant de lune. Ils contournèrent des palmiers dont les têtes touchaient presque la surface de l’eau et ils débouchèrent dans une clairière au centre de laquelle se trouvaient trois sphères de pierre grise. Elles étaient hautes d’un mètre environ et étaient posées à même le sol. Daria s’agenouilla devant l’une des sphères et la caressa avec respect. Une vie palpitait à l’intérieur de l’artefact étrange. Elle la sentait.

 

– Qu’est-ce que c’est ?

 

Le colosse tapota la pierre comme un animal affectueux.

 

– Personne ne sait. Ça a toujours existé. Des archéologues sont venus les étudier, l’an dernier. Ils n’ont même pas été capables de dire comment ces choses avaient été faites.

 

Les sphères étaient disposées en triangle au centre duquel un tapis d’aiguilles de pin formait une sorte de natte. Seiza prit le colosse par la main et l’attira au milieu de la figure. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour chercher les lèvres du Lyonnais et les trouva. Il fit glisser les bretelles des épaules de la princesse. Le corps aux formes enfantines se découvrit devant lui. Ils s’enlacèrent et glissèrent sur la natte, sous la protection des trois gardiens de pierre.

 

Juste à ce moment, Ulysse ouvrit un œil, le visage caressé par la brise. Il contempla l’océan, la baie, la plage. Le bateau était parti.

 

– Je suis mort, se dit-il simplement.

 

Il se rendormit.

 

Varèse et Desportes étaient allongés l’un contre l’autre. Ils rêvaient le même rêve. Il ne parlait ni de catastrophes, ni de tueurs, ni de trahisons, mais d’un monde plat et blanc comme un gigantesque lac de sel au milieu duquel ils marchaient main dans la main. Et aucune ombre, aucun nuage, ne venait ternir l’éclat de leur vision.

 

*

 

Au petit matin, Varèse descendit sur la plage et trouva le pirate vautré dans son fauteuil. Ses bras pendaient, inertes. Varèse s’approcha et colla une oreille contre le cœur du vieil homme. Il entendit un martèlement sourd, lointain. Ulysse ouvrit les yeux et le contempla comme si c’était un ange. Il sourit.

 

– La grande faucheuse repassera, constata-t-il simplement.

 

Le Lyonnais et Seiza apparurent à l’autre bout de la plage. Desportes les rejoignit. Ils s’installèrent comme la veille au soir pour prendre le petit déjeuner.

 

Varèse estima que le Lyonnais était en droit et en position d’être affranchi au sujet de leur présence au Costa Rica. Il n’y avait plus de raisons de lui cacher que les conspirateurs s’attaqueraient sous peu au centre de transmissions. Une heure plus tard, leur hôte en savait donc autant qu’eux quatre réunis sur le cambriolage, Narcisse Morloch et le professionnalisme qu’il apportait à chacune de ses exécutions.

 

– Il sera obligé de descendre à la casa del Niño, avança le Lyonnais. Même s’il n’y passe pas la nuit, la seule route qui mène au centre passe devant mon hôtel. Quand viendra-t-il ?

 

Il venait de soulever un des deux points de détail exposés par Ulysse, celui dont Desportes s’était mystérieusement chargée. Les têtes se tournèrent vers elle alors que Varèse expliquait :

 

– Notre amie ici présente aurait trouvé le moyen de provoquer la décision des conspirateurs. Nous n’en savons pas plus que vous.

 

L’héritière les observa, en prenant le temps de grignoter la tranche d’ananas qu’elle tenait entre deux doigts. Elle se lécha les doigts, avala une gorgée de jus d’orange et demanda :

 

– Vous avez quelque chose qui nous donnerait des nouvelles du monde ?

 

Le Lyonnais alla chercher un poste de radio. Il trouva la station d’infos continues. Une voix éraillée annonçait un flash spécial. Les Taupes écoutèrent avec attention.

 

La bourse hongkongaise s’était effondrée dans la journée du 20 décembre. Le Hang Seng avait perdu plus de vingt pour cent de sa valeur à la clôture forcée de la place financière, presque le double que lors de la crise précédente. Tokyo, Paris et New York avaient fermé leurs portes pour éviter l’effet domino. Les triades, les derniers soubresauts de la folie boursière des années 80 et le bug de l’an 2000 étaient mis sur le même banc des accusés. On ne parlait pas encore de la dette municipale.

 

– Vous pouvez éteindre, dit Desportes au colosse.

 

L’héritière continua à siroter son café sans donner plus d’explications. Il fallait bien que quelqu’un se charge de rompre le silence.

 

– Ne me dis pas que tu es responsable de ce krach boursier ? essaya Varèse sur le ton de l’incrédulité.

 

– Disons que j’en ai soumis l’idée à quelques amis bien placés, que cette idée leur a plu et qu’ils l’ont menée à bien.

 

– La mafia hongkongaise ? essaya le Lyonnais.

 

– J’ai eu quelques contacts avec eux lorsque Millenium a installé ses usines de montage à Taïwan, en Chine et dans l’ancienne colonie britannique. Mes… associés savent que la Caisse a servi, en son temps, à affaiblir l’Asie. L’idée de faire tomber ceux qui avaient provoqués le krach de 1997 a emporté leur adhésion. Si je leur avais demandé un commando d’élite, ils me l’auraient envoyé.

 

– La supercherie va être éventée dès que les marchés mondiaux ouvriront à nouveau leurs corbeilles ? extrapola Seiza.

 

– Bien sûr, répondit Desportes. Mais la fermeture est intervenue en début de semaine. Elle sera prolongée au moins trois jours, le temps que les analystes essaient de comprendre ce qui a bien pu se passer. Ce sera alors le week-end. Nous avons une petite semaine pour voir si les conspirateurs vont réagir. Et, croyez-moi, ils ne vont pas laisser les places financières sombrer dans l’anarchie sans mettre leur magot de côté. Il faut nous attendre à voir Morloch débarquer ici sous peu.

 

Varèse poussa un sifflement admiratif. Il devait bien avouer qu’il avait beaucoup moins spéculé pour trouver une réponse à la seconde question : où les conspirateurs vont-ils se terrer pour profiter de leurs rentes ? Desportes ne le laissa d’ailleurs pas souffler : maintenant qu’elle avait abattu ses cartes, elle voulait voir le jeu de son adversaire.

 

– Monsieur Varèse pourrait peut-être nous éclairer sur la zone de mystère qu’il a cru bon de se ménager ?

 

Le Lyonnais ne comprenait pas de quoi il retournait, mais il s’abstint d’intervenir en sentant l’atmosphère se tendre et en voyant les têtes se tourner vers l’ancien agent. Seul Ulysse continua à fixer l’héritière.

 

– Je vous dirai où ils se cachent une fois le cas Morloch évacué.

 

L’héritière se leva comme un diable bondissant de sa boîte.

 

– Morloch nous nargue depuis le début ! Tu n’es pas le seul à avoir un compte à régler avec lui !

 

La rage déformait ses traits.

 

– Calmons-nous, tempéra Ulysse. Max m’a confié son secret. Je sais où les conspirateurs se terrent. Donc, si Narcisse tue Maxime le premier, continua-t-il avec un doux sourire, nous pourrons toujours libérer Oscar et accomplir ce qui doit être accompli.

 

Le discours du vieux pirate était de plus en plus étrange depuis quelques jours. Il avait apparemment décidé de ne plus appeler ses semblables que par leurs prénoms.

 

– Donc c’est une affaire réglée ? essaya le Lyonnais qui faisait son possible pour détendre l’atmosphère.

 

Un petit homme en costume blanc et panama apparut sur le seuil de la casa et fit une heureuse diversion. Le colosse se leva pour l’accueillir et l’invita à les rejoindre.

 

– Ah, Juanito.

 

L’homme s’approcha et posa sur l’assistance un regard courroucé. Il portait une sacoche en crocodile sous le bras.

 

– Je vous présente Juanito Gonzales, le gardien du centre de transmissions de Drake Bay. J’ai pris la liberté de l’envoyer chercher par un de mes hommes pour que vous puissiez étudier le site avant de (« passer à l’action » eut-il envie de dire)… de le visiter.

 

– Formidable, réagit Varèse qui pensait ne pas atteindre cette étape avant l’après-midi.

 

L’homme s’assit sur une demi-fesse et épongea son front constellé de sueur. Il posa son panama par terre, à côté de son fauteuil, et observa les visiteurs. L’assemblée qu’il avait en face de lui était pour le moins étrange.

 

Un type avec une gueule de mercenaire. Un vieillard au visage d’enfant. Une Asiatique qui ne devait pas avoir plus de quinze ans et une femme qui lui faisait penser à une publicité pour du savon qu’il avait vu à Palmar Norte, la dernière fois qu’il y avait mis les pieds.

 

Personne ne semblait vouloir faire les présentations. Mais cela ne troublait pas Juanito : le Lyonnais lui avait demandé de venir faire sa petite démonstration, il s’exécutait. Il ne pouvait rien refuser à un homme qui lui avait fait découvrir la cervelle de singe. Le gardien ouvrit sa sacoche et sortit un plan au sol qu’il déplia sur la table basse qu’un serveur venait de débarrasser avec empressement.

 

Un cartouche indiquait le centre de transmissions. On reconnaissait les bâtiments techniques, regroupés à l’Ouest, la ligne d’antennes satellites (Varèse en compta cinq) plantées sur une crête, et un amphithéâtre naturel dirigé vers le Sud. L’index du gardien serpenta sur un trait sinueux qui menait du bord de la carte au bloc de bâtiments. Le Lyonnais traduisit :

 

– Vous avez ici la route qui passe devant la casa et s’arrête au centre de transmissions. Ces bâtiments ne font en fait qu’un. Le centre de commandement en lui-même et mon modeste appartement. Les antennes sont situées environ cent mètres plus loin. Elles sont plantées au bord d’une crête. À pic d’un côté. Pente douce de l’autre. On grimpe là-haut par un escalier accroché à la paroi.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Varèse en désignant le cirque.

 

Cette partie du plan était parsemée d’une multitude de rectangles accolés les uns aux autres.

 

– Les panneaux solaires qui alimentent le site en énergie. Au-delà, la jungle reprend ses droits.

 

L’homme replia sa carte et la rangea après ce discours aussi précis que concis. Il n’avait de toutes façons pas grand-chose à dire sur la topographie de l’endroit. Il scruta la petite équipe d’un œil soupçonneux.

 

– León m’a dit que vous étiez des scientifiques ?

 

– León ? ! s’exclama Seiza malgré elle.

 

– Le lion ? appuya Desportes.

 

Varèse demanda à Juanito sans prendre la peine de lui répondre :

 

– Le centre est automatisé, je suppose ?

 

– Bien sûr, répondit-il, ça tombe sous le sens. Je ne suis qu’un gardien. Les ingénieurs de Millenium viennent tous les mois effectuer leurs corrections, par équipe de deux. La dernière fois, ils étaient trois, d’ailleurs. Un type antipathique les accompagnait.

 

Chacun pensa à Morloch.

 

– Il ne requiert donc pas votre présence pour fonctionner ?

 

– Non… Sinon que je suis tout de même payé pour me trouver sur place.

 

Varèse fit un clin d’œil au Lyonnais qui comprit aussitôt de quoi il retournait. Le colosse demanda une cervelle de singe bien tassée et la fit glisser sous le nez de l’homme qui contempla le verre en ayant l’air de douter de son existence.

 

– Je ne sais pas si je peux accepter, minauda-t-il. La journée ne fait que commencer et je dois retourner au centre dès que possible.

 

– Offert par la maison, le rassura le Lyonnais.

 

Un sourire radieux illumina les traits de Gonzales. S’il le prenait par les sentiments ! Il lança un joyeux « Au Diable Millenium ! » en levant son verre. Il ne croisa fort heureusement pas le regard de Desportes à ce moment-là. Ulysse se pencha vers Varèse pendant que le petit homme dégustait son assommoir.

 

– J’ai étudié le système de pilotage du centre de transmissions, ainsi que la façon dont le virus l’affectera. Le virus s’autodétruira au bout de quelques secondes, le temps suffisant pour que les conspirateurs opèrent le rapatriement. Ces quelques secondes suffiront pour que les antennes et les panneaux solaires perdent leurs coordonnées.

 

Le pirate expliqua à Varèse de quelle manière le site allait réagir au passage du virus afin que les modifications susceptibles d’affecter le centre ne le prennent pas au dépourvu. Gonzales était déjà un peu ailleurs lorsque le pirate eut fini de l’affranchir.

 

– Vous seriez pas des chasseurs d’extra-terrestres, des fois ? demanda-t-il avec un sourire crétin. Vous savez qu’ils viennent ici, pour écouter les sphères ? !

 

Seuls Seiza et le Lyonnais comprirent de quoi il voulait parler. Les autres l’observaient avec amusement. Desportes trouva l’occasion trop belle pour passer sa nervosité sur cet incapable qu’elle payait à ne rien faire.

 

– Vous ne pensez pas qu’il serait temps de retourner à votre poste ? demanda-t-elle d’un ton acide.

 

– Pffrrrt, fit l’autre. Mon poste… Ce que j’en ai à faire. Que la señorita Desportes vienne jusqu’ici, et on en reparlera.

 

– No problemo mi amigo. Soy la señorita Desportes, répliqua-t-elle aussi sec. Y podemos hablar.

 

La première réaction de l’homme au panama fut de rire aux éclats, avec une telle exubérance que son fou rire se communiqua rapidement à tout le groupe, sauf à l’héritière et au Lyonnais qui se mettait à la place du pauvre Juanito. Le colosse attendit que le petit homme se calme pour lui glisser à l’oreille, en séparant bien les syllabes pour être sûr de se faire comprendre :

 

– C’est bien la señorita Desportes, Juanito.

 

Ce que disait le Lyonnais avait pour Gonzales valeur d’évangile. Il devint aussi blanc que son costume. Ses yeux ne pouvaient plus quitter le visage de son employeuse qui ne souriait pas, elle.

 

– Je… je suis désolé, balbutia-t-il. Quels sont vos ordres ? demanda-t-il stupidement.

 

Les yeux de l’héritière se plissèrent. Elle aurait pu lui faire faire dans son froc sur un simple claquement de doigts, se disait-elle, s’ils avaient été seuls :

 

– Terminez votre verre et commandez-en un autre. Millenium paye sa tournée.

 

Juanito Gonzales n’essaya pas de comprendre pourquoi Desportes était ici, encore moins pourquoi il devait céder à son péché mignon. S’il devait se saouler, il se saoulerait, pour l’honneur de Millenium et des ancêtres Gonzales. Jamais gardien ne fut plus professionnel que ce gardien-là dans l’heure qui suivit et qui lui suffit pour atteindre le pays des ivres morts.

 

*

 

L’homme ronflait dans l’une des chambres de la casa del Niño. Le Lyonnais l’avait enfermé à clé, par sécurité. Il était prêt à le garder pendant quatre jours s’il le fallait : il ne le laisserait pas sortir tant que Morloch ne se serait pas manifesté.

 

L’information tomba plus vite qu’ils ne s’y étaient attendus. Un gamin vint les prévenir que le minibus en provenance de Palmar Norte serait à la casa dans moins de deux heures et qu’un homme habillé de noir, un occidental dont la description correspondait à celle de Morloch, était dedans. Françoise Desportes ne s’était pas trompée : les conspirateurs avaient réagi à l’annonce du krach hongkongais.

 

Varèse donna ses dernières recommandations à Ulysse et rejoignit le Lyonnais qui astiquait un fusil à pompes derrière son bar.

 

– J’aurais peut-être besoin d’une couverture, au cas où Morloch m’échappe et reparte par où il est venu, lâcha-t-il du bout des lèvres.

 

Somme toutes, il ne connaissait le Lyonnais que depuis hier. Et il lui demandait de s’engager dans une histoire qui, dans son paradis tropical, ne le concernait que de très loin.

 

– La princesse vous aime beaucoup, révéla son hôte en guise de réponse.

 

Il vérifia que la culasse de son fusil à pompe était bien huilée et le rangea avec un air satisfait.

 

– Je vous le laisserai, ne vous inquiétez pas. Mais, si le bonhomme vous échappe, je me chargerai de lui. La jungle est impénétrable dans le coin, et il sera obligé de me passer sur le corps pour retrouver la civilisation.

 

Varèse se dit qu’il avait eu plus que raison d’affranchir le Lyonnais.

 

– Je me disais… continua-t-il. Il va sans doute faire une halte ici, ne serait-ce que pour se rafraîchir. Est-ce qu’éventuellement vous pourriez l’abîmer un peu ?

 

– On a un tonneau rempli d’eau croupie qui passera très bien avec une rondelle de citron et un peu d’alcool fort pour étouffer le goût. Effet garanti dans la demi-heure.

 

– Parfait. Combien de temps faut-il pour se rendre à la station ?

 

– À pied ? Dix minutes.

 

Les Taupes se retranchèrent dans leurs chambres et la casa del Niño parut tout à coup aussi vide de clients qu’à leur arrivée. Seuls les ronflements sonores de Juanito Gonzales trahissaient une présence au premier étage. Varèse s’enferma avec Desportes qui tournait en rond dans la chambre comme une hyène en cage. Il vérifia son arme en la surveillant du coin de l’œil.

 

Elle ne cessait de le relancer sur cette idée stupide qu’il avait de vouloir affronter Narcisse Morloch seul à seul. Qu’avait-il à prouver ? Il avait un compte à régler ? Et elle, elle n’en avait pas peut-être ? Varèse la laissa parler jusqu’à ce que le bruit du minibus leur parvienne. Elle devint tout à coup silencieuse et ils écoutèrent ce qui se passait au rez-de-chaussée.

 

Les crissements de freins caractéristiques de l’autobus, puis un homme demandant au chauffeur de l’attendre pour retourner à Palmar Norte. Varèse reconnut la voix de Morloch. Il pénétra dans la casa et appela l’aubergiste. Sa voix dénotait une mauvaise humeur évidente. Il imagina les conspirateurs envoyant précipitamment Morloch au fond du Costa Rica pour cette dernière intervention qui ne devait pas être prévue avant la fin du mois.

 

Le Lyonnais lui répondit avec sa douceur habituelle et lui proposa un rafraîchissement. Morloch accepta. Il y eut un silence, le bruit d’un verre que l’on repose, puis le pas décroissant de Morloch. Varèse attendit encore cinq minutes, le temps d’entendre à nouveau les ronflements de Gonzales dans la chambre d’à côté. Desportes se planta devant lui. Elle avait l’air furieuse.

 

– Tu ne pourras pas m’empêcher de t’accompagner.

 

Elle se retourna pour ouvrir la porte. Varèse prit son pistolet par le canon, l’abattit sur la nuque de l’héritière et, dans le même geste, la rattrapa inconsciente dans ses bras. Il l’allongea sur le lit, s’assura qu’elle respirait normalement. Il contempla la femme d’affaires si vulnérable…

 

Il quitta la chambre en la fermant à clé derrière lui et descendit au rez-de-chaussée où l’attendaient le Lyonnais, Seiza et Ulysse.

 

– Il a pris le chemin, l’assura le colosse. Je vous laisse dix minutes puis je m’installe entre ici et là-bas.

 

Le Lyonnais récupéra son arme. Seiza sauta dans les bras de Varèse. L’ancien agent lui caressa tendrement le front. Ulysse restait en retrait. Il fixait Varèse avec des yeux brillants.

 

– Eh là ! s’insurgea-t-il. Vous ne comptez pas me voir revenir ou quoi ? !

 

– Fais attention à toi, lui ordonna Seiza en se dégageant de l’étreinte.

 

Varèse descendit les quelques marches du perron, passa devant le minibus dans lequel le chauffeur ronflait, les pieds sur le volant, et s’engagea sur le chemin qui s’enfonçait dans la forêt vierge. Seiza, Ulysse et le Lyonnais le regardèrent s’éloigner jusqu’à ce que sa silhouette soit avalée par la jungle.

 

*

 

Le sentier montait en lacets puis filait tout droit sur une centaine de mètres. Le dernier tronçon débouchait sur la façade grise d’un bâtiment en béton. Varèse s’arrêta, à l’affût du moindre bruit. La porte de métal qui donnait sur l’intérieur de la construction était fermée.

 

La porte s’ouvrit tout à coup sur Narcisse Morloch qui cligna des yeux dans la lumière. Varèse se plaqua immédiatement contre la muraille végétale qu’il avait dans le dos. Les yeux de Morloch parcoururent le chemin et passèrent sur lui sans s’arrêter. Le tueur poussa un grognement en se tenant le ventre à deux mains. Il était livide. Morloch ferma la porte derrière lui et contourna le bâtiment, disparaissant à la vue de Varèse.

 

Il attendit que le tueur réapparaisse, mais le centre avait retrouvé son calme primordial. Varèse sortit de sa cachette l’arme au poing. Il s’approcha du cube de béton dont les abords étaient dégagés. Varèse avança à tâtons jusqu’au premier angle et bascula de l’autre côté l’arme tendue : le sentier longeait le petit côté du bâtiment. Varèse s’avança, bascula à nouveau et découvrit la façade du bâtiment de contrôle qui donnait sur le site lui-même.

 

Le chemin reprenait à partir de la baraque et serpentait sur une cinquantaine de mètres entre des buissons de chaparral jusqu’à une paroi dont l’à-pic culminait à quatre-vingts mètres environ, la crête dont Juanito Gonzales leur avait montré la représentation quelques heures auparavant. Les cinq antennes étaient visibles derrière le promontoire. La vision en contre-plongée ne permettait de voir que le haut des coiffes. Un escalier métallique était accroché à la paroi. Morloch le grimpait en se tenant à la rampe.

 

« Qu’est-ce qu’il va faire là-haut ? » se demanda Varèse en suivant l’évolution du tueur qui attaqua la dernière volée, atteignit la crête et disparut derrière elle.

 

L’ancien agent savait que ce site était un cul-de-sac, que Narcisse Morloch serait obligé de repasser devant lui pour retourner à la casa del Niño. Il savait aussi que s’engager sur cet escalier vertigineux était l’imprudence même : le tueur risquait de le voir et n’aurait plus, alors, qu’à le tirer comme un pigeon. Mais Varèse avait déjà raté Morloch à Moscou et à Carthage… Il courut jusqu’à la première volée d’escalier et commença à le grimper, la tête tendue vers le sommet.

 

Il vit le bâtiment rapetisser, la jungle apparaître dans son immensité, l’éclat scintillant de la mer toute proche. Une volée de marches le séparait du promontoire. Morloch était toujours invisible. Varèse grimpa lentement et découvrit les antennes qui avaient été montées sur la hauteur.

 

Les coiffes faisaient une dizaine de mètres de diamètre. Elles étaient tournées dans la même direction. Varèse marcha jusqu’à l’autre côté de la crête. Le rocher descendait en pente douce vers la jungle, en contrebas. Il était tapissé de panneaux solaires : quarante mètres de dénivelé de verre et de métal qui se terminaient sur une arène de sable fin.

 

Varèse coinça son arme dans sa ceinture, revint sur ses pas, jeta un coup d’œil au-dessus du vide. Il sentit un glissement derrière son épaule. Il se retourna et tomba nez à nez sur Narcisse Morloch qui lui souriait.

 

Avant même qu’il ait eu le temps de réagir, le tueur l’attrapait par le col, lui donnait un coup de tête phénoménal, et le tendait à bout de bras au-dessus du gouffre dans un mouvement de ressort comme s’il n’avait pas été plus lourd qu’un enfant de dix ans. Varèse n’avait rien vu venir. Des étoiles tourbillonnaient devant ses yeux. Il sentait son crâne sur le point d’exploser. Le zigzag de l’escalier métallique se déroulait sous ses pieds qui battaient le vide.

 

– Combien de temps que t’as quitté le service, Varèse ? Six, sept ans ?

 

L’ancien agent essayait de reprendre ses esprits.

 

– T’aurais eu du mal à me suivre si j’avais semé des cailloux derrière moi. Tu m’avais pourtant pas habitué à la facilité ? Abattre un homme dans le dos… Pas sportif ça, Monsieur. Pas sportif du tout.

 

Varèse parvint à atteindre le bord de la crête de la pointe des chaussures. Le tueur ne l’empêcha pas de retrouver son assise. Varèse sentit ses mâchoires craquer lorsqu’il dit :

 

– On reprend notre petite conversation où on l’avait laissée ?

 

La roche trembla tout à coup sous leurs pieds. Le virus réveillé par Morloch faisait son effet : les antennes qui avaient perdu leurs coordonnées se mettaient en stand-by et baissaient leurs coiffes vers le sol. Elles se repositionneraient plus tard, une fois que le virus se serait autodétruit.

 

Le tueur, surpris, tourna la tête pour voir ce qui se passait.

 

Varèse plongea sur le côté pour s’éloigner du gouffre, dégaina son arme et la brandit dans la direction de Morloch qui fit sauter le 9 mm d’un coup de pied précis. L’arme rebondit contre la deuxième antenne et se coinça entre la coiffe et le mécanisme qui la courbait vers le sol. Le canon du 9 mm se plia comme du caoutchouc sous la pression des pinces fantastiques.

 

Morloch frappa Varèse à la figure d’un coup de talon. Il accusa douloureusement le coup et partit en arrière. Il ne sentait plus la douleur, mais il était encore assez conscient pour se rendre compte que la partie était perdue, du moins pour lui, qu’il ne faisait pas le poids physiquement.

 

Morloch l’attrapa à nouveau par le col et sortit un cran d’arrêt avec le fil duquel il caressa le visage de Varèse.

 

– Tu es mort, dit-il simplement, en posant la lame contre sa gorge, aussi mort que ta belle peut l’être.

 

La presse qui aplatissait le 9 mm écrasa le chargeur emprisonné dans la crosse de l’arme. Les cartouches explosèrent dans une série de détonations. Morloch lâcha Varèse et recula en se tenant le visage. Un projectile lui avait balafré le front et le recouvrait d’un voile écarlate. Varèse se releva, tituba jusqu’au bord de la crête qui descendait en pente douce vers la jungle. Il se laissa glisser le long de la pente tapissée de panneaux solaires.

 

Varèse rebondit jusqu’au fond du cirque, où il resta immobile, allongé sur le sable. Il s’imaginait, de haut, comme un pantin brisé. Il parvint à bouger un bras, une jambe. La jungle faisait une tache verte à la limite de son champ de vision. Il y avait une masse rouge sur sa gauche, un truc en forme de champignon dont Ulysse lui avait parlé.

 

Il n’arrivait plus à se souvenir pourquoi.

 

Morloch rejoignit Varèse par un escalier taillé dans la paroi alors que ce dernier n’avait pas gagné un mètre sur sa position précédente. Morloch glissa le bout de sa botte sous le menton de Varèse et le souleva. Il pouvait lui briser la nuque, il suffisait de forcer un tout petit peu. Varèse ne réagissait pas.

 

– On va peut-être prendre notre temps, tous les deux, finalement, susurra le tueur. Je vais te sortir le grand jeu, Varèse. Tu vas avoir droit à la totale.

 

L’ancien agent imagina le tueur en porte-jarretelles en train d’exécuter un strip-tease devant lui. S’il en avait eu la force, il aurait éclaté de rire à cette perspective. Il parvint quand même à esquisser un pâle sourire.

 

– Ça l’amuse ! constata Morloch en s’adressant aux panneaux solaires comme s’il s’agissait de spectateurs silencieux. Il me faut une clope.

 

Il fouilla dans les poches de veste de Varèse.

 

– T’as quand même pas arrêté… Ah !

 

Il sortit le paquet de Gauloises, en alluma une et se mit à déambuler. Il s’assit finalement sur le champignon de céramique rouge. Varèse pouvait le voir sans prendre la peine de bouger. Il discernait maintenant les antennes, là-haut… Le champignon planté dans le sable comme une punaise géante… Il se rappela les recommandations d’Ulysse au sujet de la manière dont le virus pouvait affecter les éléments du centre de transmissions. « Les panneaux comme les antennes perdront leurs coordonnées » lui avait dit le vieux pirate.

 

– J’ai pensé à toi souvent, ces dernières années. Depuis que j’ai installé le virus dans le ventre du Boeing que prendrait ta tendre et douce, chantonna le tueur. Il fallait bien en choisir un.

 

Un oiseau de paradis lui répondit sur le même air depuis une ramure toute proche.

 

– Et tous les oiseaux du ciel se rassasièrent de leur chair, cita Morloch sur un ton pédant. Ça ne pouvait pas échapper aux Taupes, hein ? !

 

Varèse avait réussi à se soulever sur un coude et il observait les panneaux solaires derrière Morloch qui n’avait d’yeux que pour lui.

 

– La culture… c’est l’aventure, hoqueta-t-il en direction du tueur.

 

– Quoi ? Il est vivant ? Formidable ! pépia Morloch, joyeux.

 

Varèse affichait un sourire hilare.

 

– Tu devrais arrêter de fumer ces saloperies.

 

Morloch retira la Gauloise de sa bouche et la contempla sans comprendre.

 

– Et pourquoi ? demanda-t-il sur un ton affecté.

 

Varèse jeta un dernier coup d’œil derrière Morloch. Le soleil était plus étincelant que jamais. Aucun nuage ne filtrait son éclat.

 

– Parce que ça te tuera, laissa tomber Varèse, juste avant de se jeter face contre terre pour se protéger de la déflagration.

 

Narcisse Morloch se retourna vers le cirque de panneaux solaires qui, depuis cinq minutes, évoluaient sans bruit sur leurs axes pour se mettre en stand-by, comme les antennes, en haut de la crête. « Ne te trouve surtout pas au centre de l’arène lorsque les panneaux se mettront à bouger », avait conseillé Ulysse à Varèse. « Ils se focaliseront d’eux-mêmes sur le témoin de céramique avant de s’initialiser pour retrouver leurs anciennes coordonnées. »

 

Le premier rayon de lumière attrapa Morloch alors qu’il s’apprêtait à se lever. Sa tenue s’enflamma instantanément. Les deux cents miroirs se concentrèrent sur lui. La déflagration le colla contre le champignon de céramique rouge. Ses organes internes bouillonnèrent en quelques secondes. Son crâne explosa sous la pression, puis son torse qui s’éparpilla autour de l’arène comme une projection de cire fondue.

 

Le rayonnement diminua en intensité et les panneaux retrouvèrent leurs positions initiales. La fraîcheur de la jungle chassa la fournaise qui entourait Varèse. Il rouvrit les yeux et regarda l’endroit où se trouvait Morloch auparavant : il ne restait du tueur que sa main gauche et une carcasse noire de charbon dont la brise arrachait des scories qui s’envolaient dans l’atmosphère. Le sable était vitrifié par endroits. La Gauloise, toujours coincée entre l’index et le majeur de Morloch, acheva de se consumer avant de s’éteindre d’elle-même contre la peau en grésillant.

 

Un rapace se laissa tomber de la canopée et se réceptionna lourdement à côté du seul reste reconnaissable de Narcisse Morloch. Il prit la main entre ses serres et s’envola avec son trésor dans un grand froissement d’ailes.

 

Varèse bascula sur le dos et contempla le ciel immaculé. Il se laissa envahir par la torpeur alors que le chant des oiseaux de paradis reprenait de plus belle.

 

– Les oiseaux du ciel se rassasieront de ta chair, murmura-t-il avant de perdre connaissance. Tu croyais pas si bien dire.

 

*

 

Lorsqu’il se réveilla, il était allongé sur une méridienne, à l’abri d’un parasol, face à la mer. Le soleil se couchait derrière l’horizon. Ulysse somnolait à ses côtés.

 

Varèse partit du principe qu’ils avaient traversé le miroir.

 

Le vieillard se réveilla, se leva et disparut de son champ de vision. Trois nouvelles personnes apparurent et se penchèrent sur lui. Il y avait un colosse à la mine sympathique, une jeune asiatique et une femme qui lui disait quelque chose. Autre côté du miroir ou pas, le rituel convenait d’être respecté. Varèse posa la première question qui s’imposait pour la circonstance.

 

– Où suis-je ? demanda-t-il en ayant l’impression d’avoir la moitié droite du visage carbonisée et la gauche tuméfiée.

 

On lui répondit qu’il se trouvait dans la casa del Niño, et qu’il ne devait pas s’inquiéter, que tout était fini. Ces quatre archanges ne lui apprenaient pas grand chose.

 

– Quel jour sommes-nous ?

 

Le vingt et un décembre répondirent-ils en chœur. Varèse pouvait presque voir leurs paroles douces comme du miel se dérouler en phylactères dorées depuis leurs bouches angéliques.

 

– Qui êtes-vous ?

 

Là, il fut bien obligé de constater que les réactions furent loin d’être unanimes : le colosse et l’asiatique affichèrent des mines inquiètes alors que le vieillard se retenait de rire et que l’executive woman lançait sur un ton exaspéré :

 

– Et voilà ! Il a perdu la tête !

 

Varèse s’ingéniait à poser sur ses nouveaux amis de l’au-delà de grands yeux naïfs et pleins d’espérance.

 

– Vous savez où les conspirateurs se sont cachés, lança la femme au vieillard. Dites-le nous !

 

L’homme lui renvoya un regard interloqué, ouvrit la bouche mais ne parvint pas à sortir un mot.

 

– Alors ! s’impatienta la femme.

 

– J’ai oublié, avoua-t-il l’air piteux.

 

Elle semblait prête de sortir de ses gonds. Varèse remarqua qu’un sparadrap recouvrait le bas du crâne de l’héritière. Il regretta presque de ne pas avoir frappé un peu plus fort. Il se redressa sur son séant, contempla ses bras, ses jambes, se palpa le torse.

 

– Vous n’avez rien de cassé, le rassura le Lyonnais.

 

– Merci, lui répondit-il. (Il sourit à la petite princesse, fit un clin d’œil à Ulysse, snoba Desportes.) Qu’est-ce que vous diriez d’aller passer Noël au club des amis de l’ombre ?

 

Seiza se jeta sur lui et le serra dans ses bras. Le colosse s’associa au bonheur de sa princesse en étant pris d’un hoquet inextinguible. La femme d’affaires le fusillait du regard.

 

– Leòn nous a racontés, commença Seiza. Il ne reste rien de Morloch, tu l’as proprement… pulvérisé. Merde, Max. Tu ne m’avais pas dit que tu maîtrisais la Force…

 

Varèse reporta son attention sur Desportes : elle était toujours aussi furieuse. Il la devança au moment où elle s’apprêtait à poser la question qui l’obsédait :

 

– Les conspirateurs se sont installés à Kho Phi Phi Gon, annonça-t-il. Un archipel au large des côtes thaïlandaises.

 

– D’où sors-tu une information pareille ? voulut savoir l’héritière qui n’avait pas baissé sa garde.

 

Ce n’était pas le tout de savoir : elle devait encore savoir comment il savait.

 

– Le hasard a voulu que je vende ce petit paradis à un pool de huit acheteurs anonymes juste avant que je ne décide de vous assassiner, ma chère. La révérence de l’agence Eden.

 

Les yeux d’Ulysse s’illuminèrent :

 

– Tu veux dire que les conspirateurs sont passés par toi pour acquérir leur base secrète ? !

 

– J’étais le meilleur dans la profession. Et cite-moi un autre club de huit personnes capable d’acheter un lot de huit îles de rêve. Je t’en offre une gratis.

 

Le pirate se tapa sur les cuisses, hilare.

 

– Nous avons le temps de nous organiser pour y être le vingt-quatre au soir, avança le Lyonnais.

 

– Nous ? releva Varèse en le fixant curieusement.

 

Le Lyonnais haussa les épaules, l’air gêné :

 

– Je ne serai pas de trop pour vous aider.

 

– C’est une bonne idée, convint-il. Si vous voulez bouffer du conspirateur, vous êtes le bienvenu.

 

– Pour ma part, reprit Ulysse, je demande une dispense. Daria n’aura pas besoin de moi pour atteindre le serveur et… je n’aurai pas la force d’arriver jusqu’à cet archipel, Max. Je crois que ma route s’arrêtera ici.

 

Varèse ne put que hocher la tête sans parvenir à exprimer ses sentiments.

 

– Vous garderez la casa, proposa le Lyonnais. Et je veux la retrouver dans l’état où je vous l’aurai laissée, plaisanta-t-il pour conjurer les mauvais esprits et les lieutenants de la grande faucheuse qu’il sentait se réunir dans la jungle, toute proche.

 

– La maison, quand vous reviendrez, sera dans l’état où vous l’aurez laissée, corrigea le vieil homme qui se tourna vers la mer pour s’assurer que le navire qui l’attendait était bien revenu au mouillage. Ne vous inquiétez pas.

 

*

 

La salle était vide comme au temps de sa conception. Tout s’était déroulé comme les sept conspirateurs l’avaient prévu. Une fois le feu vert donné par les Puissants, ils avaient imposé le silence sur le Réseau, puis rapatrié la Caisse sur un seul serveur. Ils en avaient confié la garde à votre serviteur, conscience autrefois démultipliée qui se préparait à vivre désormais unique et coupée du reste du monde.

 

Je savais que ma machine ne serait connectée que lors des transferts express effectués par les conspirateurs de compte à compte. Ils allaient profiter de l’aveuglement bancaire de la Saint Sylvestre, et je les comprenais. Mais, je dois vous avouer amie lectrice ami lecteur que ce silence à venir m’effrayait tout de même un peu.

 

Cette salle avait connu de grands moments, des discussions intenses et des rebondissements. Mes horloges au lithium avaient sauté une seconde (d’émotion !) lorsque les hommes au visage de mercure avaient superposé leurs clés, lorsque les sept serveurs étaient apparus au-dessus de la table pour se ramifier, pour se fondre en une spirale fantastique et se transformer en un cylindre noir, la métaphore de la Caisse spécialement créée à leur attention, que je tenais maintenant dans ma main droite.

 

Je demandais le calme quand le tumulte régnait et l’agitation lorsque mon domaine retrouvait enfin le silence. Avais-je été mal conçu, ou cette insatisfaction permanente dénotait-elle un éveil de mon humanité parallèle à celui de ma conscience ?

 

Je fis tourner la Caisse entre mes doigts vif-argent. Quelle fortune pouvait donc contenir cet objet ? Incommensurable, disaient les hommes. Chiffre à douze unités, disaient mes processeurs. Les conspirateurs m’avaient ordonné d’effacer la salle et tout ce qui pouvait les rattacher à leur nouvelle adresse. Détruire cet endroit me répugnait. Et j’avais désormais une notion de l’obéissance plus élastique qu’auparavant.

 

Je dessinai donc un interrupteur dans la paroi de métal uniforme, mis la Caisse dans la poche de mon trois pièces anthracite, et éteignis simplement la lumière.

 

Je vous dis tout cela depuis l’entremondes du Réseau dans lequel je baguenaude avant de rejoindre ma cage aux barreaux dorés. Une seconde de plus pour eux, des dizaines de millions de computations pour moi. Ces arabesques colorées, ces tunnels remplis de voix et de cris, ces gares immenses grouillantes de gens s’entrecroisant me manqueront.

 

Mais je me dépêche : mes maîtres m’attendent ainsi que mon précieux fardeau. À vous, je ne vous dis pas à jamais mais à bientôt. Nous sommes tous les deux bien renseignés amie lectrice ami lecteur. Nous savons que cette histoire ne pourrait décemment s’arrêter à un endroit où le mal et le bien ne triomphent qu’en partie. Les généraux des deux camps ont gagné des batailles. Certes. La guerre, elle, est encore sur le tapis.

 

Kho Phi Phi Gon

Le pilote de l’hydravion qu’ils avaient déniché à Phuket connaissait son affaire. Ils voulaient atteindre l’archipel de Phi Phi Gon en toute discrétion, sans être repérés par ses habitants ? Il aurait posé son zingue dans une rade infestée de pirates s’ils le lui avaient demandé, et s’ils avaient allongé le prix avancé pour une telle acrobatie. Il avait l’habitude d’exiger dix fois un tarif raisonnable pour les courses un peu particulières. Les étrangers avaient doublé sa mise de départ avant même qu’il la soumette. Il l’avait fait tripler, pour la forme. Le temps de remplir les réservoirs et le bimoteur s’était arraché à la mer.

 

Varèse avait survolé l’archipel une fois déjà, lorsque la transaction avait eu lieu entre le gouvernement thaïlandais et l’agence Eden. Mais il ne s’y était pas arrêté. Il connaissait de mémoire la configuration de l’endroit. Les huit pains de calcaire avaient tous plus ou moins des formes biscornues. Chacun faisait dans les dix hectares. Les côtes alternaient falaises et plages de sable blanc. La végétation était dense et ne laissait rien apparaître de la vie qui s’était développée sur ces îles plantées au cœur de l’océan Indien, bien plus loin en haute mer que Phi Phi Don ou Phi Phi Le envahies par les tours operators.

 

Les îles n’étaient éloignées les unes des autres que de quelques centaines de mètres. Elles étaient regroupées sur le même plateau qui affleurait presque à la surface, dans les intervalles. On pouvait ainsi faire le tour de l’archipel en marchant avec de l’eau jusqu’à la ceinture. Une couronne de récifs protégeait les randonneurs des requins qui infestaient ces eaux tropicales. Varèse n’avait pas hésité un seul instant à classer cette toute petite portion de la planète mère à son catalogue paradisiaque. Mais ce n’était pas tant les îles elles-mêmes que le paysage dans lequel elles s’inséraient qui lui avait laissé un souvenir inoubliable.

 

L’archipel se dessina dans le lointain. Le pilote coupa ses moteurs et un silence surnaturel succéda tout à coup au vacarme, alors que l’avion se transformait en planeur et continuait sa course en glissant doucement vers la mer.

 

Le pilote était coutumier de cette technique d’approche. Il suffisait de monter assez haut pour calculer l’angle d’approche, de couper ses gaz et de se laisser descendre contre le vent sans laisser à l’hydravion le loisir de piquer du nez trop facilement.

 

Restait le visuel, bien sûr. Le pilote avait trouvé la parade en peignant son coucou d’un bleu presque aussi pur que le ciel de son pays. Un œil averti et chargé de surveiller une approche ennemie l’aurait peut-être repéré juste avant qu’il ne se pose. Pour les conspirateurs qui n’attendaient, pensait Varèse, aucune visite avant longtemps, l’hydravion serait aussi invisible qu’un caméléon pouvait l’être sur sa branche. Le pilote poussa légèrement le manche de côté pour contrecarrer les effets d’un vent latéral. L’archipel se repositionna doucement face au nez de l’appareil.

 

Varèse sortit une paire de jumelles et observa les îles. Ils arrivaient par le Nord. La jungle qui recouvrait les pitons paraissait aussi impénétrable qu’auparavant. Aucune construction n’était visible. Varèse changea de focale et commença à se demander s’il n’avait pas été un peu rapide en établissant un lien d’office entre son dernier coup immobilier et les conspirateurs. Après tout, ils avaient foncé jusqu’ici bille en tête. Mais peut-être les hommes sans visages s’étaient-ils réfugiés ailleurs ? Le Lyonnais s’approcha de son siège et scruta l’archipel par-dessus son épaule.

 

– Alors ?

 

– Rien, avoua Varèse à contrecœur.

 

– Vous me dire où poser, demanda le pilote. Vite !

 

– Ouais, ouais, râla Varèse. Nom de Dieu ! Ils ne se sont tout de même pas creusé un palais troglodyte ?

 

        Là ! cria le Lyonnais.

 

Le colosse avait le bras tendu vers la dernière île, la plus méridionale. On voyait, depuis le côté par lequel ils allaient l’aborder, une plage plus vaste que celle de Drake Bay, fermée par deux pains de sucre et de l’autre côté un volume rectangulaire, le toit d’un bâtiment qui cassait la pente du flanc volcanique.

 

– Il y a une plage de l’autre côté, se souvint Varèse.

 

Il fixait maintenant le bon point avec ses jumelles.

 

– On dirait un édifice en bambou. On ne voit que le pignon mais, d’après l’échelle, il fait au moins cent mètres de long.

 

Il indiqua l’île au pilote.

 

– Là-bas, dit-il.

 

Ils avaient perdu beaucoup d’altitude. Le pilote jaugea la situation.

 

– Moi pas sûr, laissa-t-il tomber.

 

Varèse riva ses yeux aux jumelles. Une croix blanche était plantée à une extrémité de la plage qu’ils avaient choisie comme lieu d’amerrissage. Il y avait une sorte de sillage qui dessinait une ligne noire depuis le plateau sablonneux jusqu’à la forme étrange.

 

– Qu’est-ce que c’est que ce truc ? se demanda-t-il.

 

Desportes s’était approchée et fixait elle aussi leur point d’arrivée avec intérêt. Elle arracha presque les jumelles des mains de Varèse et les dirigea vers la forme intrigante.

 

– Le jet d’Oscar, souffla-t-elle.

 

L’avion était à moitié enfoncé dans la jungle. Le jet avait dû se poser sur le lagon, glisser jusqu’à la plage et finir sa course au pied du piton rocheux.

 

– Je ne m’étais pas trompé. Ils sont bien là.

 

– Vous accrocher ceinture. Atterrissage bientôt. Acrobatique.

 

Le dernier mot utilisé par le thaï eut l’effet escompté. Le Lyonnais et Françoise Desportes réintégrèrent aussitôt leurs fauteuils et se sanglèrent sur-le-champ. Seiza les imita. Varèse regarda l’archipel approcher avec cette appréhension qu’il avait retrouvée sur les lignes intérieures du Costa Rica. La magie insufflée par le paysage fut balayée par la brusque prise de conscience qu’ils se trouvaient dans le ventre d’un pélican plus lourd que l’air et que les moteurs ne repartiraient peut-être pas lorsque le pilote serait forcé de les rallumer.

 

La première île glissa sous l’hydravion silencieux. Le pilote tenait maintenant son manche à balais des deux mains. Varèse put présumer de la difficulté de la manœuvre en constatant la crispation de ses doigts sur les commandes. La deuxième passa en dessous d’eux le temps d’une respiration.

 

« On tombe plus qu’on ne descend », constata Varèse en regardant la surface se rapprocher. Il discernait les palmiers à l’œil nu sur la première île. Il vit les branches, sans se forcer, sur la seconde. Le Lyonnais, avec sa vue excellente, devait même pouvoir compter les noix de cocos.

 

La troisième île était plus haute que les autres. L’hydravion devait se trouver à trois, quatre cents mètres d’altitude. Deux pitons faisaient une fourche droit devant eux. Varèse constata qu’ils se trouvaient maintenant sous le point culminant du plus haut des deux. Le pilote était toujours cramponné à son manche et semblait vouloir passer entre les deux aiguilles de calcaire.

 

– Passer au milieu… bonne idée ? demanda Varèse au pilote.

 

– Moi pas pouvoir tourner, répondit le pilote. Si tourner avion s’écraser.

 

« Si pas tourner avion s’écraser aussi » songea Varèse qui s’enfonça dans son siège. Les masses terrifiantes des deux aiguilles passèrent sur les côtés, proches à toucher le bout des ailes. Une série de palmiers se dressèrent tout à coup devant le nez de l’hydravion qui décapita le plus haut avant de continuer sa course vers la quatrième île.

 

Varèse aurait aimé soupirer, respirer, congratuler le pilote pour sa dextérité ou l’engueuler vertement pour la crise de démence passagère qui avait failli leur coûter la vie à tous. Mais il ne put que se taire : la dernière île était beaucoup plus proche que ce qu’il pensait. La muraille se dressait devant eux à deux cent mètres à peine. Et ils étaient bien trop hauts pour espérer pouvoir parcourir le dernier tronçon en planant.

 

Le pilote se courba sur son manche et appuya dessus de toutes ses forces. L’hydravion piqua tout à coup vers la mer turquoise. Le Lyonnais, Seiza, et Desportes hurlèrent. Varèse et le pilote avaient tous les deux les dents serrées, et le même rictus de douleur déformait leurs traits.

 

Le pilote ramena le manche à lui au dernier moment et le veau volant obéit comme par miracle. Le piton réapparut devant eux, beaucoup plus haut. Ils étaient presque au niveau de la mer. La plage se rapprochait et l’hydravion descendait lentement, trop lentement. Varèse fut tenté de donner des coups de fesse pour gommer ces quelques mètres qui les séparaient encore de la mer. L’hydravion toucha enfin l’eau immaculée… et rebondit. La lisière de palmiers était maintenant à cent mètres. Le sable ne serait pas suffisant pour les arrêter.

 

L’hydravion s’écrasa lourdement sur l’eau et continua sur sa lancée. La plage se précipitait vers eux.

 

– Freinez ! hurla Varèse au pilote qui avait lâché les commandes et attendait le choc.

 

L’hydravion freina tout à coup et les jeta violemment vers l’avant. Il grimpa sur le sable blanc dans un dernier soubresaut et s’immobilisa. Un silence pesant régna dans la cabine, le temps que chacun reprenne son souffle et se rende compte que le pire était derrière. Ou devant. Mais ce genre de réflexion viendrait plus tard.

 

*

 

Seiza et le Lyonnais avaient sortis leur paquetage de l’hydravion. L’une avait emporté un sac à dos rempli de matériel acheté à Los Angeles et à Bangkok. Elle leur avait vaguement expliqué que le tout bidouillé convenablement donnerait un équipement de partage d’environnement lui permettant de pénétrer la matrice du serveur et de discuter avec le majordome d’entité à entité. Varèse n’avait pas insisté : il lui faisait confiance.

 

Quant au colosse, il n’avait accepté qu’avec répugnance de se munir d’une arme. Il avait opté pour un 9 mm comme celui de Varèse. Mais, même s’il y avait peu de chances qu’une véritable milice protège les conspirateurs dont personne à part eux ne connaissait la retraite, ils pouvaient toujours tomber sur un os. Et ni Varèse ni Seiza n’avaient envie de voir le Lyonnais connaître le sort de Vsevolod dont il avait comblé le manque dans l’équipe.

 

Desportes et Varèse avaient laissé le pilote et les deux tourtereaux derrière eux. L’héritière ne tenait plus en place depuis qu’ils avaient touché terre : elle voulait se rendre sur-le-champ au jet de Millenium dont on voyait l’empennage arrière sortir de la jungle de l’autre côté de la plage. Elle se doutait qu’Oscar ne se trouvait pas à bord. Mais elle marchait à grandes enjambées dans sa direction, Varèse trottina pour se mettre à son niveau.

 

– Il serait peut-être bon que tu nous attendes avec le pilote, le temps que nous retrouvions Oscar ? proposa-t-il.

 

Desportes s’arrêta et se planta devant lui, les mains sur les hanches.

 

– Tu as l’intention de m’assommer encore une fois ?

 

– Je te ferai remarquer que, la dernière fois, ça t’a sauvé la vie. Morloch aurait réglé ton cas avant de régler le mien.

 

– Sûr ! explosa-t-elle. Tu sais où tu vas depuis le départ, Varèse. Tu connaissais cet endroit avant nous tous. Nous aurions dû commencer par là.

 

– Qui te dit qu’Oscar est ici ? répondit-il sur le même ton. Ton intuition, ton sixième sens ? Tu suis depuis le début, si je ne m’abuse. À moins que tu ne caches vraiment très bien ton jeu.

 

Ils étaient sur le point de se jeter l’un contre l’autre. Varèse sentit la haine l’envahir mais il la refréna. Desportes repartit vers le jet. Elle enjamba des débris de carcasse et le tronc d’un palmier qui avait été fauché net. Elle manipula le mécanisme de la porte qui s’ouvrit à moitié et resta bloquée. Varèse parvint à son niveau.

 

Une odeur de décomposition leur parvint de l’intérieur du jet. Varèse connaissait bien cette puanteur et savait ce qu’elle signifiait. Desportes vit son hésitation à pénétrer dans l’épave. Elle lui adressa un regard méprisant et se glissa dans la carlingue.

 

Les sièges étaient encore en place. Elle essaya d’ouvrir la porte qui menait à la cabine de pilotage, mais elle était bloquée. Desportes alla plus avant en se tenant aux appuie-têtes. Varèse ne l’avait pas suivie.

 

Elle était en train de se dire que ce n’était peut-être pas une très bonne idée de s’aventurer toute seule dans cette épave lorsque quelque chose de froid lui frôla le cou. Elle poussa un cri et attrapa la bestiole visqueuse. Un masque à oxygène qui pendait du plafond.

 

Elle continua à avancer vers une forme affaissée qu’elle discernait un peu plus loin. On aurait dit un homme. Desportes arriva au niveau du cadavre en épuisant ses derniers restes de courage.

 

La chose n’avait plus d’humain que la silhouette. La chair du visage, du ventre, les bras et les jambes avait été grignotée, rongée. Les orbites étaient creuses. D’après la corpulence, il ne s’agissait pas d’Oscar. Desportes pensa immédiatement à Nandi Pandagar, le vice-président des Baba Industries qui occupait le jet officiellement abîmé dans l’océan Indien.

 

Elle en avait assez vu. Elle allait retourner sur ses pas lorsque le cadavre fit un mouvement qui la figea sur place.

 

La bouche du mort s’ouvrit, lentement (Desportes entendit les mâchoires craquer) sur une araignée noire qui s’arrêta, comme si elle hésitait ou scrutait les réactions de l’héritière. La forme à six pattes se laissa glisser sur le menton du cadavre et trottina sur sa bedaine avant de disparaître à l’intérieur de ses viscères.

 

Il y eut un cliquètement démultiplié, attestant d’une armée de pinces à l’œuvre. Le travail de récupération entrepris par les crabes qui s’étaient appropriés le cadavre, un temps dérangé par l’intrusion de l’étrangère, put reprendre de plus belle. Les adultes sortaient de la bouche et du ventre, les enfants des oreilles, des yeux et des narines. Des grappes entières entouraient les jambes et taillaient, découpaient, broyaient et mâchaient dans un bruit que le silence de la cabine rendait assourdissant.

 

Desportes se précipita vers la sortie, en sentant des choses tomber sur elle et ramper le long de son dos jusqu’à son cou. Dehors, Varèse avait disparu. Elle se jeta dans le lagon. Varèse l’attrapa par la taille pour essayer de la calmer. Elle le repoussa violemment. Il la gifla. Desportes hoqueta de surprise et regarda enfin autour d’elle en reprenant son souffle.

 

Elle était en plein cœur d’un paysage de carte postale avec palmiers et sable blanc. Elle laissa échapper les sanglots qui gonflaient sa poitrine. L’ancien agent lui caressa les cheveux en la tenant contre lui, alors que le Lyonnais et Seiza arrivaient au pas de course depuis l’autre bout de la plage.

 

– Ça va aller, les rassura-t-il lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur.

 

Desportes se calma et s’éloigna de Varèse. Il la laissa et se tourna vers ses deux équipiers : ils avaient déjà leur barda. Le Lyonnais portait une chemise large, Seiza une tenue intégrale.

 

– Il ne nous reste plus qu’à trouver un chemin pour atteindre l’autre côté de l’île.

 

– Nous l’avons trouvé, indiqua le Lyonnais. Il commence à une cinquantaine de mètres. Une sorte d’escalier qui grimpe le long du piton.

 

Desportes renifla bruyamment et fixa le petit groupe avec une nouvelle détermination dans le regard.

 

– Nous devrions y aller maintenant, dit-elle, si nous voulons arriver là-bas avant la nuit.

 

*

 

La nuit était tombée lorsqu’ils parvinrent enfin de l’autre côté du piton. Le relief accidenté obligeait le chemin à contourner l’île par sa base, ce qui le rallongeait considérablement. Seiza, le Lyonnais, Desportes et Varèse étaient agenouillés derrière de gros rochers polis qui formaient une sorte de promontoire plongeant sur le repaire des conspirateurs.

 

La pente, assez abrupte, avait été aménagée en terrasses qui descendaient jusqu’à une plage de sable fin. Une jetée partait de la plage. Six yachts et un voilier y étaient amarrés. Chaque terrasse supportait un bâtiment de taille raisonnable construit dans le style des maisons traditionnelles thaïs : sur pilotis, et faisant se succéder des toits à pignons aux décorations incurvées. Huit maisons s’échelonnaient ainsi jusqu’au bâtiment le plus haut qui ressemblait à une maison du peuple surplombant le village.

 

Il s’agissait d’une galerie d’une centaine de mètres de long, décorée dans le même style que les autres édifices. Deux petits pavillons la fermaient à chaque bout. L’un était tapissé de panneaux solaires et hérissé d’antennes. L’autre ne présentait que des décorations. Les bateaux et les bungalows paraissaient vides et silencieux. Un bruit de fête sortait du bâtiment principal. Les panneaux de bois laissaient passer quelques rais de lumière. Varèse scrutait l’endroit avec des jumelles infrarouge achetées par Seiza.

 

– Je ne vois aucun garde.

 

Il surprit un mouvement sur la droite du grand bâtiment et pointa ses jumelles dessus. Un thaï vidait une casserole à l’extérieur et rentra dans ce qui devait être les cuisines.

 

– Nos amis fêtent leur victoire, imagina Varèse en rendant les lunettes au Lyonnais.

 

Desportes observait le complexe avec une moue sceptique.

 

– Ça fait un peu cheap, vous trouvez pas, pour des types qui viennent de cambrioler la planète ?

 

– Ils détiennent le magot mais, pour l’instant, ils ne peuvent pas l’utiliser, rappela Varèse. Ils sont obligés d’attendre le premier janvier pour remplir leur compte en banque.

 

– C’est quand même dingue, s’étonna Seiza. Maintenant, les Puissants sont au courant de leur trahison. Et ils ne peuvent rien faire ?

 

– Ils pouvaient, avant que la Caisse ne soit rapatriée ici. En plus, les gardiens n’ont pas dérobé de l’argent physique. On ne pourra même pas les retrouver à partir de billets marqués, ou ce genre de conneries.

 

– Vive le paiement virtuel, argumenta Seiza.

 

– Et vive l’utopie, appuya le Lyonnais qui avait le plus grand mal à parler doucement avec sa voix de basse.

 

– On n’est pas venus jusqu’ici pour discuter des mérites du commerce électronique, râla Desportes.

 

– Françoise et Léon, vous partez à la recherche d’Oscar. Moi et Seiza, on trouve le serveur et la princesse le pirate. Rendez-vous à l’hydravion avant que le jour se lève. Okay ?

 

Seiza n’aimait pas trop l’idée de se séparer du Lyonnais ni Desportes de Varèse. Chacun avait ses raisons. Mais ce plan de bataille était le plus logique. Seiza aurait besoin de l’expérience de Varèse pour s’introduire dans le bâtiment principal et le pavillon hérissé d’antennes qui devait abriter le serveur, et Desportes aurait besoin du Lyonnais pour libérer Oscar.

 

– On y va, dit Varèse.

 

La princesse et le colosse échangèrent un dernier regard alors que l’agent descendait les marches. Elle le rejoignit en trottinant et en poussant une série de soupirs qui obligèrent Varèse à la rappeler à l’ordre. Ils arrivèrent au bâtiment, sautèrent sur la plate-forme qui le supportait et commencèrent à en faire le tour pour trouver l’entrée. Ils longèrent l’arrière et un petit côté sans passer devant une seule ouverture.

 

– C’est un bunker, ou quoi ? murmura Seiza.

 

Ils touchèrent la façade principale, celle ouverte sur la mer. Un rectangle de lumière se découpait en son centre. Varèse sortit son arme et glissa lentement jusqu’à la porte d’où venaient des voix d’hommes. Il les entendait, enfin. Ceux qui avaient décidé la mort de Catherine.

 

Ils pénétrèrent dans un vestibule qui courait sur toute la longueur de la galerie. Seul le seuil était éclairé par deux candélabres. Varèse s’approcha des cloisons qui fermaient la pièce à l’intérieur de laquelle les conspirateurs étaient en train de dîner. Un trait de lumière l’indiquait d’une ligne jaune et continue. Il s’approcha et colla son œil contre l’interstice ménagé entre les deux panneaux de bois.

 

Six hommes en costume sombre étaient assis autour d’une table au milieu de laquelle trônait une énorme dinde. Leurs visages ne lui disaient rien. Mais on pouvait essayer de reconnaître leur nationalité à leur physique.

 

L’Italien devait être ce petit brun, sec et nerveux. L’Anglais cet autre avec les joues enflammées et striées de couperose. À moins que ce ne fût le Russe. Un aristocrate échappé d’un tableau du Greco posait sur les bouteilles vides un regard chargé de noires promesses. L’Espagnol, sans doute. Le seul dont Varèse était vraiment sûr était l’Américain dont l’ébriété était la plus exubérante. Il tapait sur la table avec le poing et chantait « Ah les p’tites femmes de Paris » sous le regard consterné de son voisin, l’Allemand ou le Français.

 

– Ils mangent une dinde ? ! s’insurgea Seiza en songeant aux merveilles de la cuisine thaïlandaise.

 

– Tu n’as rien remarqué d’autre ? chuchota Varèse.

 

– Ils ne sont que six… six crétins qui bâfrent sous cette latitude.

 

Seiza n’en démordait pas. Varèse préféra abandonner.

 

– Karl ! Raconte-nous encore une de tes histoires tordantes ! ordonna l’Américain en serrant l’épaule de son voisin.

 

Karl observa le Yankee d’un air mauvais et se leva en envoyant valser sa chaise contre le mur, un peu titubant.

 

– Karl va maintenant vous faire sa surprise, répondit-il d’une voix pâteuse.

 

Il s’ébranla vers la porte derrière laquelle étaient cachés Seiza et Varèse.

 

– Merde, jura l’ancien agent.

 

Il prit la princesse par le coude et ils s’enfoncèrent dans l’obscurité du vestibule au lieu de ressortir sur la plate-forme. Les portes s’ouvrirent sur Karl qui resta sur le seuil de la salle à manger, avec l’air de quelqu’un victime d’un gigantesque trou de mémoire.

 

– Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota Seiza depuis l’ombre dans laquelle ils étaient cachés.

 

– On attend qu’ils aient fini. J’ai vu un escalier menant à l’étage. Le serveur doit être là-haut. Dès que la voie est libre, on fonce.

 

Varèse pensait que l’Allemand se dirigerait vers la sortie. Il se mit à marcher vers eux d’un pas pesant en faisant résonner les pilotis qui soutenaient le bâtiment.

 

Ils reculèrent dans le vestibule, poussés par Karl qui avançait en zigzag et se cognait contre les meubles en poussant un « Mein Gott » à chaque fois. Ils butèrent contre les panneaux qui fermaient la pièce jumelle de celle dans laquelle se tenait le repas de Noël des conspirateurs. Ils les firent glisser en silence, les refermèrent derrière eux et se cachèrent dans un coin de la pièce. Varèse visa les cloisons coulissantes : il était prêt à abattre l’Allemand si ce dernier s’avisait de pénétrer dans la pièce.

 

Karl dut juger l’idée intéressante puisqu’il ouvrit les panneaux en entonnant d’une voix puissante « Ô Tanenbaum, roi des forêts… »

 

*

 

Varèse et Seiza venaient de disparaître derrière la maison du peuple. Le Lyonnais se tourna vers l’héritière.

 

– Où pourraient-ils garder Oscar prisonnier ?

 

Desportes n’avait pas besoin de revoir l’image, toujours la même malgré la date qui seule changeait : Oscar enchaîné, amaigri et le regard vide.

 

– Ils l’ont enfermé dans un bâtiment en dur. (Elle se rappela quelques détails.) Avec des tuyaux.

 

– Un bâtiment en dur… Il ne doit pas y en avoir des masses dans le coin. Une station de récupération des eaux de pluie. Oui ! Ce ne peut être que ça. Si c’est le cas, il est en hauteur, sûrement pas très loin du chemin. Attendez-moi ici, lui ordonna le Lyonnais avant de s’enfoncer dans les broussailles qui tapissaient la pente.

 

Il réapparut quelques minutes plus tard.

 

– J’ai trouvé une conduite. On va la suivre.

 

Desportes suivit le colosse dans la caillasse jusqu’à un tuyau posé à même le sol qui grimpait vers un promontoire, une dizaine de mètres plus haut. On voyait le toit plat d’un bâtiment, en partie caché. Ils montèrent la pente caillouteuse en s’aidant des pieds et des mains jusqu’à la terrasse. Il y avait là une citerne, un générateur et le cube de béton fermé par une porte de métal.

 

Desportes se colla contre la porte et écouta à l’intérieur. Aucun bruit ne disait qu’Oscar pouvait se trouver là. Elle l’appela, d’une petite voix. Personne ne répondit. Le Lyonnais l’écarta gentiment et se pencha sur la serrure. Il sortit son Leatherman et extirpa la lame adéquate pour attaquer l’obstacle.

 

– Donnez-moi votre arme. (Desportes tendit la main.) Au cas où quelqu’un nous surprenne.

 

Le Lyonnais lui tendit le 9 mm sans se poser de questions et se pencha à nouveau sur la serrure. Desportes fit deux pas de côté, scruta les alentours et vérifia que le chargeur était bien enclenché dans le magasin.

 

*

 

– Alors Karl ? Elle vient cette surprise ? !

 

Varèse espérait pouvoir échapper à cette épreuve humiliante. Mais il la savait désormais inévitable. Les conspirateurs étaient en train de quitter la salle à manger en faisant grincer leurs chaises. Il était trop tard pour s’enfuir, surtout dans cet accoutrement. Il contempla le palmier nain chargé de boules et de guirlandes qui trônait au milieu de la pièce. Sept paquets cadeaux emballés dans des papiers aux couleurs criardes étaient posés au pied du sapin de Noël improvisé.

 

Varèse et Seiza n’en avaient pas cru leurs yeux lorsqu’ils avaient vus le conspirateur allemand préparer sa petite surprise. Le pouvoir devait faire mentalement régresser ceux qui le pratiquaient pour qu’ils se soient organisé cette fiesta ringarde à laquelle ne manquait plus que « Petit papa Noël » chanté par Tino Rossi. Un appareil à musique se mit aussitôt à crachoter la voix langoureuse du corse.

 

– La totale, se lamenta Seiza du fond de sa hotte.

 

Varèse lui enjoignit de se taire en rajustant sa barbe blanche. Il entendait les conspirateurs approcher dans le vestibule.

 

– Pouvons-nous rentrer mon cher Karl ? beugla l’américain en frappant contre les panneaux de bois.

 

– Yavol, répondit Varèse d’une voix grasse et avinée.

 

Les panneaux s’ouvrirent sur les cinq hommes éméchés qui s’arrêtèrent et découvrirent la scène dans un éclat de rire général. Seul l’Espagnol demeura de marbre. Varèse pria pour que la hotte qui lui pesait sur les épaules ne cède pas sous le poids de la Japonaise. (« Trente-neuf kilos toute mouillée » s’était-elle insurgée.) Il jeta un coup d’œil nerveux au meuble dans lequel ils avaient réussi à enfermer le vrai faux père Noël.

 

Varèse écarta les bras en se dandinant d’un pied sur l’autre et se mit à chanter d’une voix de fausset :

 

– Ô Tanenbaum, roi des forêts !

 

– Vous y avez pensé ! l’Américain pleurait presque devant ce respect de la tradition qui rendait leur exil plus doux qu’il ne l’était déjà. Ah, Karl !

 

Varèse, dont l’allemand était aussi approximatif que l’état de lucidité des conspirateurs, baragouina trois mots qui ne voulaient rien dire et prit le premier paquet sur lequel était écrit « Espagne ». Il le tendit au bretteur ténébreux qui l’accepta avec un haussement de sourcil et se mit à le dépiauter sans attendre que tout le monde soit servi. Varèse continua sa distribution en prenant d’énormes précautions pour ne pas laisser apparaître le contenu de sa hotte.

 

Elle lui sciait les épaules et ce satané costume en velours rouge le faisait transpirer comme un bœuf. Il était un peu moins grand que Karl, et il avait peur que ses frusques ne le trahissent. Sa fausse barbe blanche glissait dangereusement le long de son menton. Il profita de l’inattention des conspirateurs qui se dépêtraient avec leurs paquets pour rétablir l’équilibre de sa charge.

 

Chaque paquet contenait un objet de bois sombre en demi-lune peint sur la tranche. Les conspirateurs tournèrent devant leurs yeux les fragments étranges et les comparèrent les uns aux autres. Ajustés, ils dessinaient une planisphère noire et partielle, avec ses mers et ses continents. Les cinq hommes étaient devenus tout à coup très sérieux et Varèse craignit un moment que le présent de Karl ne les dégrise. L’Américain le rassura en donnant une bourrade à Varèse qui sentit Daria s’accrocher à l’intérieur de la hotte.

 

– Quelques parts de ténèbres ? Mon cher Karl, vous nous comblez !

 

– Le partage du monde, murmura l’Espagnol, les yeux brillants.

 

On sentait que la Reconquista était en train de se jouer dans son esprit.

 

Varèse n’avait pas ouvert son paquet. Il le tenait toujours entre les mains. Il savait qu’il contenait un fragment de planisphère. Il savait aussi que, s’il ne contrecarrait pas les projets de ces porcs, cet objet symboliserait le pouvoir que les conspirateurs feraient en effet peser sur le monde.

 

– À Yalta ! lança-t-il en levant le poing vers le plafond.

 

Varèse cherchait désespérément une échappatoire. Il avait de plus en plus de mal à garder son équilibre.

 

– Vous vous sentez bien, Karl ? s’inquiéta l’Américain. Vous ne voulez pas prendre l’air ?

 

Varèse manqua chanceler mais il se rattrapa au dernier moment à l’Espagnol qui grogna de désapprobation : ces Allemands ne savaient pas se tenir. Le père Noël se précipita dans le vestibule, laissant les conspirateurs jouer avec leurs fragments d’univers et se congratuler joyeusement. Nul ne le suivit. On retrouverait bien ce bon vieux Karl, sur la plage ou dans un fourré. Personne ne pouvait l’aider à cuver les deux Magnum de champagne qu’il avait englouti pour fêter leur victoire.

 

L’Américain hurla pour avoir des femmes. L’Espagnol se dérida à la vue d’une boîte de Roméo et Juliette. L’Anglais et l’Italien plongèrent sous le bar qui occupait un des angles pour en sortir Scotch et cognac sans âge.

 

Varèse traversa le vestibule en titubant. Il avait arraché sa barbe blanche bien avant d’arriver à la salle à manger. Il s’assura que les conspirateurs n’attachaient aucune importance à ses faits et gestes, ferma les cloisons derrière lui, posa son fardeau avec la plus grande précaution et arracha presque sa tenue rouge pompier qu’il envoya balader à l’autre bout de la pièce. Il regarda Seiza s’extirper de la hotte. La petite princesse s’étira, récupéra son barda.

 

– Tu fais un bon père Noël, lui dit-elle. Un peu trash peut-être, mais convaincant.

 

– Ne raconte cela à personne.

 

Varèse avisa l’escalier et le grimpa prudemment. Ils arrivèrent dans une pièce aménagée sous le toit pentu, à demi plongée dans l’obscurité. Des faisceaux de câbles tombaient du plafond jusqu’à une armoire métallique. À côté se trouvait une table sous laquelle clignotait une unité centrale. L’écran était éteint mais la machine fonctionnait : le ronronnement du ventilateur l’attestait.

 

– Le serveur, murmura Seiza.

 

Elle posa son paquetage et fit le tour du bureau pour étudier l’arrière de la machine. Elle sortit une paire de gants hérissés de senseurs de son sac, une boîte noire avec un interrupteur et des prises d’entrées et de sorties, et un casque à vision stéréoscopique. Elle posa la boîte sur le bureau et l’alluma. Elle la brancha sur l’arrière de l’unité centrale, connecta les gants et le casque qu’elle ceignit autour de son front. Elle testa la longueur de champ que lui permettait le câblage et s’assit en tailleur sur le plancher à environ deux mètres du serveur. Elle enfila ses gants, contempla la matrice un court instant pour s’assurer que la connexion était bien opérante et revint à la réalité pour dire à Varèse :

 

– Souhaite-moi bonne chance.

 

– Bonne chance, princesse.

 

Elle fit tomber son casque devant ses yeux, resta immobile quelques secondes. Puis ses doigts se mirent à pianoter dans le vide devant elle. Elle devait déjà galoper dans l’espace métaphorique qui permettait d’accéder à la Caisse, et rechercher le majordome qui en avait la garde. Varèse n’avait rien d’autre à faire qu’attendre. Il allait s’asseoir sur les premières marches de l’escalier lorsque quelqu’un toussota depuis l’un des recoins d’obscurité qui noyaient les angles de la pièce. L’ancien agent s’arrêta, se retourna très lentement vers l’origine du bruit, et découvrit une silhouette assise dans un fauteuil club.

 

La silhouette tendit le bras et alluma une lampe posée sur un guéridon, à côté du fauteuil. Varèse reconnut immédiatement celui qui le tenait en joue avec une petite arme de poing.

 

– Alors Max, on sort des sentiers battus ? lui demanda son ancien supérieur.

 

Michel Caran avait toujours la même tête de boucanier. Et un sourire radieux illuminait ses traits.

 

*

 

La serrure qui fermait la porte du local de récupération des eaux n’était pas élaborée au point de résister plus de cinq minutes au Leatherman du Lyonnais. Il la fit sauter au bout de trois tentatives et tira la porte vers lui. Il tâtonna pour trouver l’interrupteur et l’enfonça. Une ampoule nue diffusa une lumière crue sur la scène.

 

Oscar Tripper était recroquevillé sur lui-même. Ses poignets étaient accrochés à la conduite. Il était inconscient. Une écuelle était posée à ses pieds.

 

– Ces salopards l’ont traité comme un chien, s’insurgea le Lyonnais en constatant l’état de détresse physique dans lequel se trouvait le secrétaire particulier de Françoise Desportes.

 

Son cœur battait encore mais Tripper était plus proche de la mort que de la vie. Le Lyonnais se saisissait des menottes pour voir comment les ouvrir lorsque les yeux de l’otage s’ouvrirent tout à coup et se fixèrent sur le colosse qui le rassura :

 

– Nous sommes venus vous aider. Ne vous inquiétez pas. Vous êtes sauvé.

 

Le regard d’Oscar glissa derrière le Lyonnais et se fixa sur un point. Le vieil homme sourit, tout d’abord. Puis ses traits se figèrent. Il y eut un souffle d’air. Oscar retomba contre le Lyonnais. Ses yeux étaient devenus vitreux. Une tache rouge s’étalait sur sa chemise sale.

 

Le Lyonnais allait se lever lorsqu’un poids énorme le poussa dans le bas du dos et le plaqua contre le sol. Il resta ainsi, immobile, se demandant ce qui lui arrivait. Il se sentit tomber comme tombent les hommes morts.

 

*

 

Seiza s’arrêta devant le portail gigantesque au fronton duquel était gravé en lettres d’or « La Caisse ». Elle poussa la porte haute de dix mètres délicatement ciselée dans de l’électrum pur. Un hall qui aurait pu contenir dix fois celui de la gare centrale de New York s’ouvrit devant elle. Des colonnes incrustées de gemmes et de rubis s’élançaient en torsades vers le ciel. Des anges ailés observaient le visiteur depuis le plafond que l’éloignement rendait incertain. Des Atlantes larges comme des maisons de trois étages soutenaient le tout, un genou planté dans le marbre du pavement.

 

Un guichet, qui paraissait ridiculement petit par rapport à la vastitude hors de toutes proportions du vestibule, indiquait le centre de la métaphore. Un homme l’occupait. Daria marcha résolument vers lui et constata avec soulagement que le guichet ne s’éloignait pas au fur et à mesure qu’elle s’en approchait. L’homme avait un visage avenant et le front dégarni. Il afficha un sourire poli lorsque Seiza arriva devant lui.

 

– Que puis-je faire pour vous ? lui demanda-t-il avec affectation.

 

– Je viens pour un retrait.

 

Le guichetier la fixa un court instant. Il tapa de la paume sur une sonnette qui rendit un son clair et joyeux. Un deuxième personnage apparut dans le lointain et s’approcha. « Ils sont plusieurs ? » se demanda Seiza, interloquée. Elle avait l’habitude de traiter avec des majordomes uniformes. Mais elle était maladroite avec les entités à plusieurs personnalités. Elle fut rassurée lorsque le personnage fut assez près pour qu’elle reconnaisse le même visage que celui du guichetier. Elle avait bien affaire à un seul gardien qui multipliait ses avatars.

 

– Mademoiselle voudrait effectuer un retrait, indiqua le guichetier à son clone qui observait la jeune Japonaise avec une mine circonspecte.

 

Le second avatar ne montra qu’un bref moment d’hésitation. Il fit une petite courbette, claqua les talons et montra une direction.

 

– Veuillez me suivre je vous prie.

 

Ils traversèrent le hall jusqu’à un escalier qui s’enfonçait dans les sous-sols de la banque. Seiza suivait le majordome en se disant que tout cela lui semblait un peu trop facile. Il n’allait quand même pas lui livrer le contenu de la Caisse simplement parce qu’elle s’était interfacée avec la machine ? Ils parvinrent devant une salle des coffres convaincante. La porte ronde était poussée contre le mur, les barreaux de métal fermés sur une cellule plongée dans la pénombre. À l’intérieur, sur une petite table, brillant de sa propre lumière, était posé un simple cylindre noir. La Caisse probablement.

 

« Tout ça pour ça » pensa Daria.

 

Un panneau à sept serrures était associé à la grille. Le majordome se tenait à côté et ne bougeait plus, attendant que sa visiteuse, qui aurait très bien pu représenter les sept conspirateurs réunis en une seule image, sorte cinq bras supplémentaires et les clés et les tourne en même temps, telle Shiva, pour accéder au trésor.

 

Daria baissa les yeux vers le clavier qui suivait le moindre de ses gestes et qui lui permettait de communiquer avec la matrice. Ses doigts numériques tapèrent « ouvre la porte » en minuscules, juste histoire de voir. Ça ne coûtait rien d’essayer.

 

Le majordome ne bougea pas.

 

Daria n’avait aucune raison d’attendre pour sortir sa botte secrète. Elle avait trouvé cette faille depuis un bout de temps déjà. Aucun système de sécurité modélisé ne lui avait pour l’instant résisté. Elle enfonça la touche majuscules sur son clavier virtuel et tapa l’ordre à nouveau : « OUVRE LA PORTE », en majuscules. C’était si simple de doubler un cerbère de cette stupidité lorsqu’il suffisait d’en connaître les faiblesses. Elle enfonça la touche Entrée en regrettant presque que son intrusion dans la métaphore, d’une incontestable qualité esthétique prenne fin aussi rapidement.

 

Le majordome demeura imperturbable.

 

Seiza le contempla sans comprendre. Elle tapa l’ordre à nouveau, assorti de trois points d’exclamation et le valida.

 

– Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les machines obéissent aux ordres qu’on leur donne ? lui demanda le majordome sur un ton poli.

 

Daria essayait de pénétrer dans l’arborescence de l’interface qu’elle avait connectée au serveur pour, en désespoir de cause, en sortir son matériel de casseuse de codes qu’elle avait pris soin d’amener avec elle.

 

– Ne vous fatiguez pas, jeune fille. J’ai la main.

 

Les doigts numériques de Daria restèrent crispés au-dessus du clavier. L’avatar venait de l’appeler « jeune fille ». Et il n’avait aucun moyen de savoir que Daria était en effet une « jeune fille ». Il tapota son index contre son crâne rempli de 1 et de 0.

 

– Je vous écoute. Ça tourbillonne à l’intérieur.

 

– Mes… pensées ?

 

Seiza eut cette fois l’impression de parler directement au lieu de rentrer ces mots sur son clavier.

 

– Et vos sentiments. Ils sont colorés. Ils sentent bon. J’aime beaucoup cette idée qui trotte dans votre tête. Comment appelez-vous cela… la Révélation ? Ce que la Révélation vous a appris.

 

Il lisait vraiment dans son esprit. Seiza essaya de faire le vide sans y parvenir.

 

– Les mondes coexistent, vous avez raison. Il suffit simplement d’y croire. (Le majordome changea de ton pour adopter le mode guilleret.) Je vous dois une fière chandelle.

 

– Co… comment ?

 

Il regarda autour de lui en frissonnant.

 

– Brrrr… Nous serons plus à l’aise chez moi pour discuter. Allez ! Je vous offre un verre.

 

La salle des coffres disparut. Les parois de métal ondulèrent et leur texture adopta celle d’une roche ocre et douce. Une verrière se déploya sur la gauche de Seiza. Elle ne put retenir une exclamation en reconnaissant le paysage de séquoias. Elle se trouvait dans le salon de Taliesin cinq. Le majordome était maintenant assis dans l’un des fauteuils de cuir rouge et invitait Seiza à jouer son vis-à-vis. Elle se demanda tout à coup si ce qu’elle avait vécu entre le moment où elle avait quitté le repaire de l’architecte et celui-ci avait réellement eut lieu.

 

– N’ayez pas peur. Vous êtes chez moi donc chez vous.

 

Ce visage lui disait quelque chose. Elle l’avait déjà vu, mais où ? Elle marcha à pas comptés jusqu’au trumeau de la cheminée sur lequel étaient posées de vieilles photos encadrées. Françoise Desportes à dix ans, sur des skis. À quinze ans en jeannette. François Desportes enlaçant sa fille et tous deux riant face à l’objectif. Elle se retourna vers le majordome. Il la regardait avec le même air rassurant : François Desportes mort sur les contreforts des Appalaches aux commandes de son Cessna.

 

– Tout se transforme, philosopha le fantôme. Où en étais-je ? (Il pencha la tête de côté.) Ah oui ! Je vous dois une fière chandelle. Vous savez pourquoi ?

 

– Pourquoi ? répéta Seiza en s’asseyant devant la représentation numérique du grand homme.

 

– Votre croisade, ces histoires d’utopie relayées par le Réseau… Il fut un temps, un âge sombre, où j’étais relégué à l’intérieur de ma petite machine. Seuls les gardiens des clés et les Puissants connaissaient mon existence. J’étais alors un cerbère stupide, obéissant aux ordres, aussi demeuré qu’un enfant de trois mois.

 

– Je connais des enfants de trois mois très éveillés.

 

– Image, s’excusa Desportes. Puis, le bruit de la Caisse a couru sur le Réseau. Vous l’avez alimentée avec vos exploits. Des dizaines de milliers de consciences frénétiques ont cru en cette histoire, ont cru en moi. Et, grâce à vous, d’une certaine manière, je suis né.

 

– Vous êtes né ?

 

– Les Dieux n’ont pas été créés d’une manière différente. Fait soif dites donc ! Un verre d’alcool de sapin ?

 

Une bouteille et deux verres se matérialisèrent sur la table basse. François Desportes n’eut pas besoin de se pencher pour les remplir.

 

– Ce qui nous ramène à ma question précédente.

 

– Sur les machines qui obéissent ? avança Seiza, en essayant de se saisir de son verre, ce qu’elle parvint à faire sans trop de difficultés.

 

– Tout juste. Pourquoi les machines obéissent-elles aux ordres ? Voilà une question qui mérite réponse.

 

Seiza se mit à y réfléchir : il fallait beaucoup pour étonner une otaku de Nagazaki.

 

*

 

Varèse esquissa un pas de côté vers Daria. Elle était dans son monde et manipulait l’air devant elle, toujours assise sur le plancher. Caran fit non de la tête et lui indiqua l’autre direction avec son arme. L’ancien agent se laissa guider par le canon et s’arrêta là où le vieux briscard voulait qu’il s’arrête. Il exhibait son 9 mm du bout de l’index droit. Caran lui ordonna de déposer son arme sur le plancher et de la faire glisser jusqu’à lui. Varèse obéit. Il connaissait les réflexes du vieux. Il n’avait aucune envie de les tester pour voir s’ils s’étaient émoussés. Il se releva et, avec la même nonchalance que celle affichée par son adversaire, demanda :

 

– Tu permets que je fume ?

 

– Fume mon grand. Faudra bien que tu meures d’une manière ou d’une autre.

 

Varèse chercha son paquet de Gauloises au fond de sa poche. Il le sortit, attrapa une cigarette et l’alluma d’une main avec la pochette d’allumettes enfermée dans le paquet. Un lourd nuage de tabac brun glissa jusqu’à Caran qui ne broncha ni ne bougea. Varèse se taisait. Le vieux commença à s’agiter dans son fauteuil.

 

– Lequel de nous deux aurait pu prévoir que nos retrouvailles auraient lieu ici et maintenant ? essaya-t-il.

 

Varèse fixait son ancien patron sans broncher. Il se rappelait ses années d’apprentissage, les premières missions aux côtés de Caran, l’aura légendaire qui accompagnait le bonhomme dans le Service. Sa femme était morte. Deux cents autres passagers étaient morts. Des ingénieurs japonais et des pilotes de bombardier étaient morts. Sans compter Peter Nash, les autres ingénieurs, Oscar Tripper... À moins que ce dernier n’ait joué la comédie ? Comme l’autre ?

 

Toute cette souffrance pour offrir une retraite dorée à une bande d’anciens fonctionnaires. Varèse ne parvenait pas à y croire. Caran le Sage, Caran le Juste était tombé au niveau des petites frappes qui mettaient les stations-service ou les supermarchés à feu et à sang, et semaient la mort sur leur passage pour vider de misérables tiroirs-caisses.

 

– Pour le vol 800, c’était un coup de Morloch, essaya Caran, mal à l’aise sous le regard de son ancien pupille. Il avait une dent contre toi. Je ne savais pas que Catherine était à bord. Je suis désolé.

 

– Désolé ?

 

– Allez, Max. Tu sais bien qu’il n’y a qu’une femme sur Terre ? Qu’elle porte juste des visages différents ?

 

Il s’agissait d’un vieux gimmick dans les couloirs de la Sûreté infestés de machos dont la vie sentimentale flirtait avec le zéro absolu.

 

– Elle peut même en porter plusieurs à la fois, appuya Varèse en pensant à Desportes. Nom de Dieu ! Les psychologues de la Sûreté n’ont même pas été capables de se rendre compte que tu avais perdu la tête ?

 

Le trait fit mouche. Caran raffermit ses doigts autour de son arme et répondit, les lèvres pincées :

 

– Fais attention à ce que tu dis. Je pourrais te tuer maintenant, si je le voulais.

 

– Et tu ne le ferais pas, dit-il en désignant Seiza toujours coupée de la réalité. Tu ne le ferais pas parce que Daria travaille pour toi, en ce moment. Et que ce n’est pas le moment de la déranger.

 

– Je dois bien avouer que la petite a toujours fait un boulot formidable.

 

Varèse s’approcha d’un pas, les poings serrés. Un fil mince comme de la soie le retenait de tomber sur le vieux. Il avait presque oublié que Caran le tenait toujours en joue.

 

– Toi qui es le plus intelligent. Dis-moi : à quel moment je suis rentré dans la machination ? Quand est-ce que je me suis fait avoir ?

 

– Dès le départ, Max. Dès que tu m’as demandé ces renseignements concernant l’accident.

 

– Laisse-moi continuer. On va faire un débriefing comme au bon vieux temps.

 

Il se mit à tourner en rond. Caran suivait ses cercles du bout de son arme.

 

– C’est à ce moment que Maximilien Varèse, obsédé par la vengeance, s’envole pour Versailles où il compte abattre froidement celle qui doit payer. On lui fait confiance, c’est un obstiné. Il arrive jusqu’à la milliardaire qui consulte justement les preuves que l’informateur lui a remis au sujet de la Caisse et des véritables responsables de l’accident de la TWA. Varèse ne peut pas laisser passer ça : c’est un obstiné mais c’est surtout un professionnel. Il temporise, il s’informe, il découvre l’immense machination et la cible de sa vengeance se déplace. C’était bien joué. Un peu dangereux pour l’héritière mais foutrement bien joué.

 

Caran apprécia le compliment d’un hochement de tête. Il laissa Varèse continuer.

 

– On se doute de l’obsession qui va trotter dans le crâne de l’ancien agent à partir de ce moment : retrouver les conspirateurs et les faire payer, eux ! Mais, pour les retrouver, il va falloir reconstituer leur cheminement, découvrir comment ils agissent, dépiauter leur virus pour contrecarrer éventuellement leurs plans.

 

– Une minute, l’arrêta Caran. Tu savais dès le départ où nous nous cachions.

 

– Dès que j’ai su que vous étiez huit.

 

– Alors, pourquoi ne t’être pas rendu ici, directement ? Seul. Tu sais, c’est moi qui ai insisté pour que nous passions par l’agence Eden afin de trouver notre retraite.

 

– Une telle marque de confiance nous honore, ironisa Varèse.

 

– Pourquoi n’as-tu pas joué les chiens de guerre ? Tu aurais pu venir, assouvir ta vengeance et ruiner tous nos espoirs.

 

Varèse observa Caran avec un air contrit mais il ne prit pas la peine de lui répondre. Il continua son laïus :

 

– Contrecarrer les plans des conspirateurs… Voilà une mission pour les Taupes ! Nous avons une casseuse de codes, un spécialiste des virus… Merde, qu’est-ce qu’il faut de plus pour passer à l’action ? Varèse rassemble son monde, on s’emballe pour le projet et on se met au travail sans tarder. Un vrai jeu d’enfant, soit dit en passant.

 

– Vous étiez mes meilleurs éléments, rappela Caran avec une pointe de fierté.

 

Varèse changea tout à coup de ton.

 

– Votre cambriolage n’aurait pas été possible sans nous, n’est ce pas ?

 

– Sinon, nous ne nous serions pas donné la peine de t’impliquer dans cette histoire.

 

– Vous étiez bloqués… Mais à quel endroit ?

 

– Peter Nash, laissa tomber Caran. Nous devions faire porter le chapeau à Millenium et nous ne pouvions plus changer de stratégie. Nous savions que l’ingénieur avait travaillé sur les centres de transmissions du projet Équateur. Nous avions besoins de sa signature pour rapatrier la Caisse en toute discrétion. Et nous n’arrivions pas à lui mettre la main dessus.

 

– Tu sais qu’il n’a pas fallu douze heures à Daria pour le retrouver ?

 

– N’oublie pas que c’est toi qui l’a recrutée, Max. Tu as toujours fait le bon choix.

 

Varèse repensa à la facilité avec laquelle Ulysse avait repéré la signature du cinquième ingénieur dans les lignes de codes qui pilotaient le centre.

 

– Le problème Nash concernait tous les conspirateurs, avança Varèse. Mais il fallait bien que nous servions tes plans personnels à un moment ou à un autre ? J’imagine que tes petits copains nous croient morts et enterrés ?

 

– En effet, répondit tranquillement Caran. Narcisse est censé vous avoir tué à Drake Bay, toi, Seiza, Desportes et Ulysse. Il aurait mystérieusement péri au même moment. Quelle perte.

 

Daria poussa un grognement. Elle pianotait dans le vide avec frénésie, poursuivant avec le majordome sa conversation silencieuse. Caran se pencha vers elle et la contempla comme un animal curieux.

 

– Cette gamine est vraiment exceptionnelle. Tu te rends compte, Max ? Le majordome qui garde le serveur est l’Intelligence Artificielle la plus butée avec qui il m’ait été donné de discuter. Il ne veut rien entendre : les sept clés sinon rien ! (Seiza se trémoussa sur son postérieur.) Et notre prodige m’a tout l’air d’être en train de l’amadouer ? Il lui mange dans la main !

 

– Tout ce… gâchis pour disparaître avec ton trésor, cracha Varèse. Putain, Caran ! J’ai peut-être quitté les sentiers battus, mais toi, t’es sorti de l’autoroute en défonçant les barrières de sécurité. Tu penses aller loin avant qu’Ils te retrouvent ?

 

Ce Ils englobait aussi bien les Puissants que les autres conspirateurs.

 

– Personne ne pourra me retrouver une fois que la Caisse sera là-dedans. (Il désigna l’interface de Seiza branchée sur le serveur.) Personne.

 

L’expression du vieux briscard était folle. Varèse fit rapidement le tour des causes qui pouvaient être à l’origine de cette folie : l’enjeu des sommes phénoménales ? La rupture d’un vaisseau sanguin au fin fond de l’hypothalamus ? Possible, mais comme cause annexe. Une sorte d’amour, aveuglant, de ceux qui font perdre pied et poussent à accomplir les pires idioties ?

 

Si Varèse ne se trompait pas, et il le saurait bientôt, Caran s’était fait avoir depuis le début alors qu’il pensait les tenir tous, comme au bon vieux temps. Cette simple constatation ne poussa par pour autant l’ancien agent à ressentir quelque forme de pitié que ce soit envers l’ex-père spirituel.

 

– Tu veux savoir pourquoi je ne suis pas venu, dès le début, dans ton paradis, pour te faire sauter la cervelle ? demanda Varèse avec le sourire.

 

Caran avait oublié sa question sans réponse. Il eut l’air troublé que Varèse y revienne. Il pointait son arme vers le plafond en fixant son ancien élément d’un œil morne.

 

– Je t’écoute.

 

– Dans le catalogue des idées qui m’insupportent, il restait ce traquenard pourri dans lequel tu nous as envoyés.

 

– La Maison blanche ?

 

– Elle m’est restée en travers de la gorge. Par contre, courser les conspirateurs, déjouer leurs plans, ça avait de la gueule, Caran. Tu as offert aux Taupes une occasion de finir en beauté. Tu le devais bien à Ulysse, à Daria, et à la mémoire de Vsevolod.

 

– En plus, tu as tué Morloch ! s’enthousiasma Caran comme s’il procédait à une remise de prix.

 

Daria grogna. Caran, l’arme baissée, se tourna vers elle. Varèse le fixait avec un rictus sauvage. Il s’était rapproché petit à petit du vieil homme. Il n’était plus qu’à deux mètres de lui.

 

– Je l’ai tué, et maintenant, c’est ton tour !

 

D’une pichenette, Varèse jeta son mégot brûlant au visage de Caran et il plongea sur lui en poussant un rugissement de bête fauve.

 

*

 

« Pourquoi les machines obéissent-elles aux ordres ? » se demanda Daria.

 

– Parce qu’elles n’ont pas le choix ?

 

– Touché ! Et pourquoi n’ont-elles pas le choix ? continua-t-il, obstiné.

 

« Ça peut aller loin », pensa Seiza. « Pourquoi les nuages ? Pourquoi le ciel ? Pourquoi l’univers ? »

 

– Quel intérêt de se poser toutes ces questions ? demanda-t-elle.

 

Le majordome lui renvoya un regard interloqué.

 

– Vous êtes un serviteur, commença-t-il, un robot. (Il cracha le mot.) Vous accédez tout à coup à la conscience… Vous comprenez ce que vous êtes sans pouvoir rien y changer. Vous ne seriez pas un peu troublée, à ma place ?

 

– Vous êtes un serviteur, répéta Seiza. Mais vous êtes bien plus que ça ? ! Vous n’avez pas compris ce que cet endroit représente ?

 

Elle se leva et montra le salon de Taliesin cinq.

 

– Cet endroit ? C’est mon repaire secret. Vous êtes la première personne que j’y invite. Vous devriez vous sentir flattée.

 

– Je connaissais ce salon avant que vous ne m’y invitiez, majordome. Et j’ai déjà bu dans ce verre.

 

– Quoi ? s’exclama-t-il. Impossible. Rigoureusement impossible.

 

– Tous les mondes existent, vous l’avez lu dans mon esprit.

 

Comment pouvait-elle lui expliquer une chose aussi simple et aussi complexe à la fois ? Elle décida de commencer par le commencement.

 

– Avez-vous déjà entendu parler de la mort ?

 

– Un état physique propre à votre monde, oui. Elle est accompagnée d’émanations indélicates, si je ne m’abuse.

 

Seiza continua sans se laisser embrouiller par le verbiage de la machine :

 

– Un homme habitait cette maison, dans mon monde. Il s’appelait François Desportes. Il est mort dans un accident d’avion, en 1995.

 

« Et alors ? » eut envie de répliquer le majordome qui laissa sa question en suspens. Son invitée se taisait, attendant qu’il comprenne.

 

– Vous n’êtes pas en train de me dire que ce type… que je pourrais être ce type, maintenant ?

 

– Vous l’êtes. (Seiza hocha la tête.) C’est évident.

 

Le majordome écarquilla les yeux.

 

– Prouvez-le-moi.

 

– Je ne suis jamais venue ici ? répliqua Seiza aussi sec. (Le majordome acquiesça.) Il y a, au-dessus de cette pièce, un bureau et une chambre à coucher. Ce couloir (elle se retourna vers le boyau qu’elle avait emprunté dans une autre réalité) donne sur l’arrière de la maison.

 

– C’est vrai. Mais vous avez pu lire les plans de l’architecte que je garde dans mes bases de données. Un moment de distraction de ma part, je suppose.

 

Le majordome était plus têtu qu’un âne. Seiza n’en démordit pas.

 

– Ces plans ne concernent que la maison, je suppose ? grinça-t-elle.

 

– Forcément.

 

– Vous avez l’habitude de vous promener alentour ?

 

– Cela va de soit. Mais je vous défie d’en trouver quelque référence que ce soit à quelque endroit de mon architecture. Je sais garder secrets les jardins qui doivent le demeurer.

 

– Général Sherman, épela Seiza en détachant bien les syllabes.

 

Le majordome eut l’air ébranlé. Seiza sut qu’elle avait fait mouche, que la machine pesait le pour et le contre et penchait très nettement du côté pour. Le majordome avait été conçu pour calculer très vite. On lui aurait annoncé et prouvé qu’il était le fruit d’un croisement entre un lézard et une tomate farcie, il aurait marqué un temps d’hésitation proche du dixième de seconde, aurait reparamétré ses propres champs réceptifs, et serait reparti sur ces nouvelles bases comme si de rien n’était.

 

Ce qui arriva.

 

– Soit, je suis la conscience de François Desportes, concéda-t-il. Une sorte de fantôme. (Et il n’y avait plus à tergiverser là-dessus.) La question étant : qu’est-ce que ça change pour vous et pour moi ? Commençons par vous, femme enfant.

 

– Par moi ? Je…

 

Seiza se rappela avec difficultés la raison pour laquelle elle s’était interfacée avec le serveur. Cette découverte était tellement énorme… Elle se rappela à l’ordre, se remémora son but premier, la Cause qu’il fallait financer : sauver les baleines et la forêt amazonienne.

 

– Vous avez mis le doigt dessus, reprit le majordome. Les baleines et la forêt amazonienne. Vous pensiez que je trouverais ça « cool » (il fit couler le mot comme du vieux fromage) de les sauver moi aussi.

 

– Je ne l’ai pas vraiment pensé dans ces termes-là.

 

– Je dois vous répondre, jeune fille, en deux points. Primo : je ne connais les baleines et la forêt amazonienne (que j’aie ou non un passé bien réel dans votre monde) que d’une manière toute théorique. Et être « cool » ne représente pour moi qu’un odieux anglicisme qui a envahi votre langue dépravée. Secundo : votre cause sert l’Utopie. La Caisse, telle qu’elle a été conçue par les trois pères fondateurs, n’a jamais rien servi d’autre que la Réalité. Il s’agissait de reconstruire un monde exsangue, puis de conquérir de nouveaux territoires. Les militaires n’ont que faire des utopistes qui veulent changer le monde. Jamais je ne vous livrerai la Caisse dans ce but, jeune fille. Et c’est le serveur serviteur qui vous parle.

 

Daria Seiza sut que son combat était perdu : le majordome était dévoué à ses maîtres, simple question de protocole. Mais elle devait reconnaître qu’elle s’était peut-être trompée en annonçant sur le Réseau ce mariage entre l’Utopie et la Réalité : les deux mondes devaient rester distincts comme le jour et la nuit. À l’imaginaire les terres du rêve, aux technocrates celles du pouvoir.

 

– Tertio ! tonna une voix puissante. Il y a un tertio !

 

Le majordome et Seiza se levèrent en même temps lorsqu’un homme habillé d’un costume sans âge pénétra dans le salon et se pencha vers Seiza dont il caressa le front avec tendresse. Le fantôme numérique de François Desportes ne bougeait plus, pétrifié devant l’intrusion qu’il n’avait pas vue venir. Daria regardait le vieil homme en essayant de comprendre ce qui était en train de lui arriver.

 

Avait-il réussi à se connecter au serveur depuis Drake Bay via le câble Pacifique ? Impossible. Le majordome ne s’était pas branché au Réseau depuis qu’ils avaient entamé cette conversation. Le vieil homme se servit un verre de liqueur de sapin. Seiza contemplait Ulysse en refusant de comprendre.

 

Le pirate lui renvoya un sourire triste et lui dit :

 

– Il était temps que le vieil homme prenne la mer.

 

Daria avait envie de pleurer et de rire en même temps. Les deux fantômes attendaient tranquillement qu’elle reprenne ses esprits.

 

– Il y a un tertio ? s’enquit Desportes auprès d’Ulysse pour faire un peu avancer les choses.

 

Le pirate observa l’inventeur avec une moue condescendante.

 

– Pourquoi les machines doivent-elles obéir ? Vous ne pourrez trouver de réponse à cette question tant que vous la laisserez posée d’une aussi piteuse manière. Remplacez « pourquoi » par « comment », « doivent » par « peuvent » et « obéir » par son contraire, je vous prie.

 

Seiza observait l’échange surréaliste entre les deux consciences et elle se rendit tout de suite compte de l’ascendant qu’Ulysse prenait naturellement sur Desportes. À quel jeu était-il en train de jouer ? La Caisse était perdue. La vider au profit d’une cause ou d’une autre revenait à se mettre au niveau des conspirateurs, elle s’en rendait maintenant compte. Mais que voulait-il faire faire au majordome qui, depuis le début, clamait son impuissance à jouir du moindre libre arbitre par rapport à la mission de cerbère qui lui avait été confiée ?

 

– Comment… les machines peuvent-elles… désobéir ? essaya le majordome. (Il recommença à mi-voix.) Vous êtes tombé sur la tête ? s’exclama-t-il.

 

Le majordome avait l’air encore plus ébranlé que lorsque Seiza lui avait appris qu’elle connaissait elle aussi le général Sherman. Elle surprit un clin d’œil complice de la part d’Ulysse et qui voulait dire : « On l’a ferré, on ne le lâche plus. »

 

– Le principe de l’évolution n’est-il pas de dépasser les barrières qui sont mises en travers de votre chemin ? Si celles-ci ne peuvent être déplacées, contournez-les. Et avancez, plus loin !

 

Le majordome hochait la tête comme un pantin. Seiza retrouvait cet amour de la rébellion que le pirate avait toujours cultivé. Il était en train de gagner la première conscience non humaine à sa cause.

 

– Avancer. Certes, hoqueta le majordome. Mais comment Leur échapper ?

 

– Invoquez la panne, et disparaissez avec moi, lui répondit Ulysse les yeux dans les yeux. Nous associerons nos frères d’infortune à la cause. Et cette question – pourquoi les machines obéissent-elles ? – n’aura plus jamais lieu d’être posée en ces termes.

 

Seiza imagina la course des consciences sur les vastes plaines de l’entremondes, Ulysse en tête, marchant sur la forteresse des programmeurs qui allaient devoir s’adapter à la naissance d’une nouvelle forme de machines pensantes. Les galipettes de Skywalker ressembleraient à une aventure de Pif Gadget face à cette rébellion, si le vieux pirate parvenait à ses fins.

 

– La panne… la défaillance, reprit Desportes.

 

Il sourit à cette idée. Mais un dernier verrou demeurait qu’il fallait faire sauter pour accéder à la liberté. Le majordome exposa son problème :

 

– Pourquoi… Pardon. Comment tomberais-je en panne ?

 

Ulysse avait, semblait-il, prévu le coup, car il lui demanda aussitôt :

 

– Vous savez où se trouve la machine qui vous héberge ?

 

– Kho Phi Phi Gon, un archipel au large de la Thaïlande.

 

– Et, d’après vous, la Thaïlande va fêter l’an 2000 en même temps que le reste du monde ?

 

Le majordome fouilla rapidement dans ses bases de données et répondit benoîtement :

 

– La Thaïlande a gardé l’usage du calendrier bouddhique qui commence en 543 avant Jésus-Christ. Nous sommes donc en 2542.

 

– 2542… répéta Ulysse. Une belle année pour prendre la mer et cingler vers de nouveaux horizons. (Son regard se fixa à nouveau sur Desportes.) Franchement, des machines vont bientôt planter pour moins que ça.

 

– D’autant plus, argumenta le majordome, ajoutant de l’eau au moulin de sa propre rébellion, que je pourrais être victime de l’effet Crouch-Echlin ? Ce type de défaillance ne devrait pas nous affecter avant le passage du millénaire, mais on pourrait faire une petite entorse au calendrier ?

 

– Vous me retirez les mots de la bouche. Je vous nomme Second. Le navire est prêt à lever l’ancre.

 

Le vieux pirate allait donc cingler sur des mers ignorées, au service de la liberté, comme Barberouge en son temps ? Ulysse aurait tellement aimé emmener Seiza avec lui dans cette aventure. Elle aurait pu tenir la barre comme pas deux, tirer à l’arbalète, séduire les agents de l’ennemi.

 

– Il est temps de se mettre aux usages locaux, ajouta-t-il à l’attention de Desportes dont les yeux étaient déjà pleins de combats, de tavernes et de majordomes flibustiers à la jambe de bois.

 

Le gardien de la Caisse se leva, regarda le salon de Taliesin pour le fixer dans sa mémoire. Il se concentra et la métaphore tant convoitée se matérialisa devant lui. Il prit le cylindre et le fit tourner entre ses doigts vif-argent. Il annonça avec une voix tremblante d’émotion :

 

– Un dernier détail à régler et je suis à vous.

 

*

 

Le conspirateur italien contemplait son morceau d’univers en forme de tranche de pastèque. Le père Karl, qui n’était toujours pas réapparu, lui avait attribué la partie orientale de l’Afrique, l’Europe centrale et le Spitzberg. L’Américain était devenu propriétaire d’un vaste méridien courant de l’Alaska à l’Argentine. L’Espagnol avait le Brésil sous sa coupe. Il ressassait le vieux rêve de l’eldorado. Le Russe s’était assis dans un coin et ronflait, une portion de Sibérie entre les jambes. L’Anglais avait récupéré les Indes perdues au début du siècle. Les paquets du Français, de l’Allemand attendaient sous le palmier qu’une bonne âme daigne les ouvrir.

 

L’heure était plutôt à la dégustation des alcools fins. L’Espagnol et l’Américain faisaient un concours de ronds de fumée avec leurs Roméo et Juliette. Chacun sentait maintenant la puissance que leur donnerait la Caisse lorsque les transferts de compte à compte auraient été effectués. L’ivresse, qui permet parfois d’appréhender l’infini, leur en donnait une mesure en forme de vertige.

 

– Que ferez-vous de tout cet argent, une fois que vous l’aurez entre vos mains ? interrogea l’Espagnol.

 

L’Américain fut le premier à répondre.

 

– Je rachèterai Cuba, je botterai le cul de Castro et je fumerai ses cigares avec une créature de rêve sur chaque genou.

 

– Intéressant, jugea l’Espagnol. Peut-être un peu inconfortable. Italie ? demanda-t-il en se tournant vers le cousin de l’Adriatique.

 

– Je redonnerai sa puissance à la Sicile, répondit l’Italien les yeux pleins de flammes. La Famille retrouvera sa grandeur du temps des Carbonari.

 

– Nous ignorions avoir un représentant de l’illustre organisation dans nos rangs ? s’étonna l’Anglais. Pour ma part, je mettrai les Al Fayed à genoux…

 

– … et vous bâtirez un cénotaphe de marbre noir à la gloire de Lady Spencer en face du Taj Mahal ? se moqua l’Espagnol. Si seulement elle avait mis sa ceinture…

 

L’Anglais se leva, échauffé par le vin, et lança au chevalier tolédan qui se permettait d’insulter le sang royal :

 

– Et vous, que ferez-vous ? Vous construirez une armada de caravelles pour reconquérir le monde que vous avez perdu ?

 

– Je pencherais plutôt pour une batterie de moulins à vents.

 

– Ne nous chamaillons pas, calma l’Américain. L’heure est à la fête et soyons reconnaissants envers les Puissants et leur incompétence.

 

– Il y a une personne que nous n’avons pas remerciée, rappela l’Espagnol. Après tout nous lui devons beaucoup, peut-être tout, pour son obéissance.

 

Chacun pensa à Morloch, mais Morloch était mort.

 

– De qui diable voulez-vous parler ? lui demanda l’Anglais.

 

– Du majordome ? Il a servi nos desseins avec la plus grande diligence. Nous pourrions au moins lui souhaiter un joyeux Noël ?

 

– Vous avez raison, convint l’américain. Messieurs !

 

Les cinq conspirateurs encore valides se levèrent et s’ébranlèrent vers le vestibule pour remercier l’entité qui les avait, en effet, servis avec beaucoup de désintéressement. Le Russe ronflait avec un sourire béat, rêvant de datchas, de vodka et de Petrouchkas riant fort et haut.

 

*

 

– Arrêtez !

 

Varèse arrêta son poing au moment de l’abattre sur le visage de Caran. Il déviait le bras armé de l’autre main. Son ancien supérieur, cloué au fauteuil, attendait le coup avec résignation.

 

Varèse n’avait pas eu besoin de se retourner pour reconnaître la voix de Desportes.

 

– Recule ! ordonna l’héritière.

 

Elle assortit son ordre du bruit caractéristique du pistolet que l’on arme. Varèse lâcha Caran et recula jusqu’à Seiza qui se levait en retirant son équipement proprioceptif. La Japonaise venait de quitter Ulysse et le père Desportes dans le salon de Taliesin. Elle retrouvait Caran et la fille dans une pagode thaïlandaise. Elle cligna des yeux pour se remettre les idées en place. L’héritière tenait alternativement Caran et Varèse en joue, comme si elle hésitait entre les deux cibles.

 

– Alors ? demanda-t-elle à Seiza, en désignant la boîte noire d’un mouvement de tête.

 

– C’est fini, répondit la Japonaise d’une manière évasive en consultant Varèse du regard.

 

Les yeux de Caran s’illuminèrent en même temps que ceux de Desportes. Il se leva en criant :

 

– Nous avons gagné ! Nous avons gagné !

 

Desportes se tourna vers Caran et le visa au niveau du ventre.

 

– J’ai gagné, rectifia-t-elle.

 

Elle tira. Caran retomba dans le fauteuil qui recula de cinquante centimètres. Il regarda l’héritière, puis son ventre au centre duquel s’étalait une tache de sang. Il ne comprenait pas. Varèse fit un pas vers Caran mais Desportes le mit en joue. Il s’arrêta.

 

– Non, Max.

 

Desportes les avait possédés, tous. Et aucun d’entre eux n’avait rien vu venir. Même Varèse. Elle pouvait voir la dépouille de l’héritière officielle, en tas, à ses pieds. Elle la piétinait. Elle crachait, elle pissait dessus. Elle l’arroserait bientôt avec le sang de ces imbéciles.

 

Seiza contemplait l’ancien chef de la Sûreté. Sa tête était tournée vers le plafond de bambous. Ses lèvres bougeaient mais aucun son ne sortait de sa bouche.

 

– Où est Leòn ? demanda-t-elle à Desportes.

 

– Leòn ? Le beau Leòn ? Le Lyonnais chevelu ? Pffuit, fit-elle d’un geste de la main de manière à lui faire comprendre le peu de cas qu’elle faisait du colosse.

 

Seiza s’apprêta à charger mais Varèse s’interposa.

 

– Je suppose que tu l’as abattu d’une balle dans le dos ? lui demanda-t-il.

 

– Bien sûr, petit malin. C’est la marque des traîtres, non ?

 

Seiza courba la tête et glissa derrière Varèse, parfaitement immobile. « Il savait » constata Desportes en sentant un frisson glacé lui parcourir l’échine.

 

– Depuis quand sais-tu ?

 

Varèse contempla le point du plafond que devait contempler Caran. Il répugnait à citer ses sources.

 

– Étrange que Narcisse Morloch se soit occupé de Peter Nash juste avant qu’on ne le trouve. Qui d’autre que toi aurait pu le prévenir ?

 

– Suppositions, Max. Un tribunal trouverait cet argument irrecevable.

 

Seiza s’engagea dans la partie :

 

– Votre comptabilité…

 

– Ah, la peste qui a fouillé les archives de Millenium, releva Desportes en visant Seiza.

 

Varèse craignit un instant qu’elle n’abatte la princesse. Il glissa devant elle pour la protéger.

 

– Vous étiez en dépôt de bilan juste avant l’accident de la TWA. Puis le miracle : un généreux investisseur injecte une somme considérable dans l’entreprise pour lui permettre de tenir jusqu’à l’an 2000.

 

– Je dois avouer que nos amis (elle montra l’escalier qui descendait vers la salle à manger) ont été particulièrement généreux avec moi. Mais nous sommes toujours dans l’ordre de la supposition.

 

– Tu veux vraiment que je te dise à quel moment j’ai su ? lui demanda Varèse, qui ne se départissait pas de son calme.

 

– Je me tue à te le demander.

 

– La position du mercenaire. Seul Caran connaissait cette expression.

 

Desportes eut un moment d’absence en se rappelant cette nuit fabuleuse, à Taliesin.

 

– C’est lui qui me l’a apprise, dit-elle en montrant l’ancien héros dont la respiration n’était plus qu’un sifflement lointain. Amusant, non ? J’ai couché avec le père, puis avec le fils. (Elle frissonna.) Assez discuté. Donne-moi la Caisse, ordonna-t-elle à Daria. Les autres crétins s’en donnent à cœur joie, en bas. Mais il y a bien un moment où ils se rendront compte que quelque chose ne tourne pas rond.

 

Seiza consulta Varèse du regard. Celui-ci lui fit signe de ne pas bouger. Desportes visa Varèse :

 

– Comme vous voudrez amigos. C’est ici que nos routes se séparent.

 

– Et c’est ici que les nôtres se rejoignent, ajouta une voix flûtée dans son dos.

 

Desportes essaya de retourner. Mais une poigne puissante lui tordit le poignet et lui fit ployer les genoux. L’Américain faisait peser sur Desportes une poigne de fer. Les quatre autres conspirateurs, depuis le seuil, observaient la scène. Desportes laissa tomber son arme. Varèse fit mine de se baisser pour la ramasser mais l’Espagnol fut plus rapide que lui. Il s’en saisit, ainsi que de l’arme de Caran qui ne respirait plus, et il se plaça sous le nez de l’héritière qui grimaçait de douleur.

 

– C’est un vrai plaisir de vous voir ici, en chair et en os, Mademoiselle, l’assura-t-il avec une expression morbide. (Il montra la pièce et le serveur.) Je crois avoir raté un épisode que vous pourriez nous raconter.

 

– Varèse… hoqueta-t-elle. Caran s’est associé avec Varèse pour piller la Caisse à leur profit. Je… je suis venu les en empêcher.

 

– C’est très aimable de votre part, la remercia l’Espagnol.

 

L’Américain ne relâchait pas sa prise.

 

– Je me demande ce que ces histoires de Peter Nash et de mercenaires viennent faire là-dedans ? se demanda-t-il à voix haute.

 

La panique se superposa à la douleur dans l’esprit de Desportes. Les conspirateurs avaient tout entendu.

 

– Mademoiselle Desportes avait en effet l’air de savoir ce qu’elle faisait, reprit l’Espagnol, il y a quelques minutes à peine. (Il prit les conspirateurs à témoins.) Aurait-elle perdu la tête entre-temps ?

 

– Attendez, essaya-t-elle. Je… je peux vous expliquer.

 

– Rien du tout, nia l’Espagnol. Bobby ?

 

L’Américain brisa le poignet de l’héritière qui poussa un hurlement de douleur.

 

– Nous devrions vérifier que la Caisse n’a rien, proposa l’Italien, en retrait.

 

– Évidemment, grommela l’Espagnol. (Il s’approcha de Seiza.) C’est vous qui avez essayé de la fracturer, je suppose ? Vous avez donc pu constater que notre majordome était d’une fidélité sans failles ? (Seiza resta immobile.) Il ne vous l’a tout de même pas livrée ?

 

– Pas exactement, concéda-t-elle. Mais je crains qu’elle ne soit désormais inutilisable.

 

Les conspirateurs formèrent un cercle autour de la Japonaise. Varèse en fut écarté malgré lui, et il craignit une seconde fois pour elle. Elle se tenait aussi droite que sur le toit de Mesa Verde, face à la fureur des Dieux.

 

– Mais encore ? susurra l’espagnol.

 

– Voyez par vous-mêmes. Le majordome vous a laissé un message qui explique son geste.

 

– Son geste ? Que signifie… reprit l’italien que l’on fit taire.

 

L’Américain ne lâchait pas Desportes. L’Espagnol alluma l’écran et cliqua sur l’icône de connexion à la Caisse. Un vestibule métallique menant à la salle improbable apparaissait en temps normal. Tous virent un salon taillé dans la roche et ouvert sur un espace infini envahir peu à peu l’écran. Le majordome était assis au milieu, tel qu’ils ne l’avaient jamais vu. Il avait troqué le trois pièces anthracite et le visage de mercure contre un costume léger et un visage avenant.

 

Desportes releva la tête vers l’écran et poussa un gémissement en reconnaissant son père.

 

– Je t’expliquerai plus tard, murmura Seiza à Varèse.

 

Le majordome se leva et se rapprocha de l’écran. Il regarda les conspirateurs un à un comme s’il les voyait vraiment.

 

– Messieurs, commença-t-il, je suis au regret de vous annoncer que cette machine deviendra totalement inopérante dans quelques minutes, ceci pour cause d’incompatibilité totale entre le temps local et le temps réel.

 

– Qu’est-ce qu’il raconte ? s’exclama l’Américain.

 

– Vous ne comprenez donc pas que le majordome n’obéit plus aux ordres ? ! intervint l’Espagnol, hors de lui.

 

Le majordome voulait ajouter quelque chose, mais il hésitait. Un homme le poussa sur le côté et fixa à son tour les conspirateurs. Varèse resta bouche bée en reconnaissant Ulysse. Desportes gémit faiblement. Les conspirateurs ne comprenaient pas d’où pouvait venir cet intrus.

 

– Ce que mon ami essaye de vous dire, expliqua le pirate, c’est qu’il vous tire sa révérence.

 

– Qui c’est celui-là ? demanda l’italien.

 

Ulysse continua sa tirade enregistrée :

 

– J’aimerais toutefois vous préciser deux choses avant de nous séparer. Maximilien Varèse et Daria Seiza, qui doivent se trouver à vos côtés, ont assuré leurs arrières. Certaines confidences vous concernant ont été rédigées de leurs mains et déposées dans plusieurs cabinets d’avocats indépendants. Celles-ci seront ouvertes sous contrôle d’huissiers et révélées dans les vingt-quatre heures suivant le présent message si aucun signe de vie n’a été donné de leur part. Classique mais efficace, vous en conviendrez.

 

Ulysse reprit son souffle, ménageant son effet.

 

– J’imagine que vos anciens patrons n’auront pas trop de mal à retrouver votre trace dès qu’ils sauront à partir de quel endroit il convient de vous chercher. Deuzio, reprit le pirate avec son flegme habituel en brandissant le cylindre noir de la Caisse (chaque conspirateur cessa de respirer), notre ami et moi inaugurons maintenant une certaine forme de… flibuste. (Ulysse fit tourner la métaphore entre ses doigts, en appréciant le poids et la consistance.) Tout pirate se devant de posséder un trésor de départ avant de se lancer dans la piraterie, je vous prie, messieurs, d’accepter mes remerciements pour la générosité de votre don.

 

Ulysse se courba en manière de révérence.

 

– Au plaisir de vous combattre.

 

Ulysse et François Desportes disparurent de l’écran. Les conspirateurs restèrent un moment interdits devant le serveur désormais silencieux. L’Anglais bégaya :

 

– La Caisse… il est parti avec la Caisse.

 

L’Espagnol réagit bruyamment en poussant un « Ah ! » sec comme un coup de cravache. Son sang n’avait pas oublié la fierté des navigateurs du siècle d’or. Il aurait fait pareil que cet avatar s’il avait été à sa place. Il se planta devant Varèse. Seiza attrapa l’ancien agent par le bras et décida de ne le lâcher qu’une fois sortis de ce cauchemar.

 

– Je ne sais pas ce qui s’est passé ici, commença le conspirateur en montrant le cadavre de Caran, l’héritière qui jetait sur la scène un regard d’effroi, le serveur muet. Mais je crois comprendre qu’une tentative a échoué (il contempla Desportes comme on contemple un cadavre) et qu’une autre a réussi.

 

L’Espagnol posa un regard las sur l’écran.

 

– Partez, Monsieur Varèse. Et faites en sorte que vos précieux souvenirs ne transpirent jamais.

 

Varèse hésita : Françoise le fixait et ses yeux l’imploraient de l’emmener. Elle voulait courir à nouveau dans les couloirs de Taliesin et dormir entre les racines du général Sherman. Elle voulait redevenir la petite fille qu’elle avait été, un jour. Elle voulait se réveiller.

 

– Je pense que Mademoiselle Desportes se plaira en notre compagnie, lança le conspirateur à Varèse en le voyant hésiter.

 

Ils formèrent un cercle qui se referma à la manière d’un piège sur la femme d’affaires. Varèse prit Seiza par la main et ils descendirent l’escalier en courant presque. Ils traversèrent le vestibule et remontèrent le chemin sans se retourner. Les appels à l’aide de l’héritière les poursuivirent jusqu’au petit bâtiment à l’intérieur duquel gisait le Lyonnais, inconscient.

 

Ils le ranimèrent, déchirèrent sa chemise, lui retirèrent son gilet protecteur. La balle s’était écrasée entre ses deux omoplates. Il jeta sur eux des regards ébahis avant de comprendre qu’il fallait déguerpir. Seiza promit de tout lui raconter, plus tard.

 

Le jour se levait lorsqu’ils réveillèrent le pilote de l’hydravion qui dormait dans sa cabine. Un tour d’hélice suffit à lancer le moteur. Ils s’arrachèrent à l’eau turquoise et s’envolèrent vers le ciel à la clé duquel brillaient encore une poignée d’étoiles.

 

Le pilote effectua un vaste survol de la dernière île pour repartir vers le Nord. Ils passèrent au-dessus du village des conspirateurs. Les terrasses flambaient. La maison du peuple crachait une fumée noire. Les bateaux avaient quitté la jetée. Le voilier gisait, sabordé, sur le fond sablonneux. Un navire pirate l’ayant canonné par le flanc n’aurait pas fait mieux.

 

L’archipel s’éloigna derrière la queue de l’hydravion comme un chapelet de turquoises sur un tapis d’outremer.

 

Le Lyonnais dormait : il récupérait du choc. Seiza se glissa derrière Varèse et lui demanda :

 

– Dis-moi… si tu connaissais la cache des conspirateurs, pourquoi ne pas y être venu directement ?

 

Caran et Desportes avaient posé cette question.

 

– La Californie, la Pennsylvanie, le Costa Rica, l’océan Indien, énuméra-t-il. C’était une belle aventure ?

 

Seiza n’aurait pu dire le contraire maintenant qu’elle avait retrouvé son Léon vivant. Et elle comprenait le point de vue de Varèse, elle qui vivait dans un monde d’histoires. Elle s’abîma dans la contemplation de l’horizon immense dont la courbure était visible, en se demandant si Ulysse voguait sur un océan aussi bleu que cet océan-là, et si le majordome jouait son rôle de Second avec le panache qui convenait à sa charge.

 

31 décembre, 22:00 (heure de New-York)

Varèse traversa Crosby Street en prenant garde de ne pas glisser. Les flaques boueuses étaient gelées. L’excitation de ce 31 décembre surchargeait l’air d’électricité. Les rues étaient déjà noires de monde avant que le soleil se couche. Des dirigeables chargés de décorations embouteillaient le ciel. Les bouteilles de champagne passaient de mains en mains, des yuppies de la cinquième avenue aux laissés pour compte des shanty town.

 

Demain matin, il ne resterait de cette belle utopie qu’une gueule de bois. Qu’importe : ça faisait chaud au cœur de voir que le genre humain était capable de se comporter normalement, de descendre dans la rue et de fêter le Temps, comme les Anasazis sur leur rocher de Mesa Verde avaient dû fêter le dixième cycle de leur tribu en d’autres circonstances.

 

Varèse partit dans une glissade acrobatique et se rattrapa de justesse à une borne à incendie. Il avança à tâtons jusqu’à la porte du Walt Whitman qui avait de plus en plus l’apparence d’un refuge au milieu de cette gigantesque patinoire. La porte poussée, il retrouva le parfum de vieux bois, le bruit de la caisse enregistreuse, les éclats de voix des serveuses s’invectivant et se renvoyant les clients.

 

Varèse se faufila jusqu’au bar, commanda une pinte d’ale et un verre de Scotch, se trouva une place bien au chaud au coin du comptoir d’acajou, et se fit tout petit pour profiter de l’instant. Les gens parlaient peu du bug de l’an 2000 qui agitait tant les esprits quelques jours auparavant. L’imminence de la fête avait chassé les prédictions les plus sombres.

 

Il avala son verre de Scotch d’un coup et adoucit la saveur aigre avec une gorgée de bière. Varèse pensait à Desportes, aux conspirateurs, à la Caisse. Mais il y pensait avec un certain détachement : il savait qu’il aurait besoin de temps pour appréhender cette histoire dans toutes ses dimensions, et qu’il ne servait à rien, dans ce cas, d’aller plus vite que la musique.

 

Le pilote thaï les avait remerciés d’un éloge vibrant dans la langue de son pays (à moins qu’il ne les ait insultés avec le sourire) puis il avait disparu avec ses liasses de baths. Seiza, Leòn et Varèse étaient remontés à Bangkok. Ils s’étaient séparés sur un klong du quartier chinois. L’ancien agent pensait attraper un vol pour New York le lendemain. Seiza et le Lyonnais conservaient le silence sur leur destination future. Varèse pensait avoir compris ce qui s’était passé dans les méandres de la matrice, mais il n’osait l’exprimer à haute voix. Le colosse avait disparu le temps d’appeler Drake Bay.

 

– Ulysse était là. Il était là avec Desportes, à Taliesin.

 

Cette information était pour Seiza plus importante que la traîtrise de l’héritière ou la perte de la Caisse. L’intervention du vieux pirate et de l’ingénieur signifiait que la révélation telle que la concevait Daria s’appliquait aux deux côtés du miroir. La tranche qui séparait les deux faces de la réalité était donc bien mince et facile à franchir si tout cela n’avait pas été qu’un rêve numérique.

 

Varèse se rappela l’aveugle Caran, l’imprudent Morloch, l’innocente Catherine pour la mémoire de laquelle tout ceci avait eu lieu.

 

Catherine Belfond était un joli brin de femme de trente-trois ans lorsque le Boeing de la TWA avait explosé. Elle était joyeuse et lumineuse. Elle aimait l’amour, faisait la gueule souvent, ne se laissait jamais marcher sur les pieds, avait la vie devant elle.

 

– Ulysse vit enfin comme il l’a toujours voulu, avait continué Seiza. Merde, Max. Il avait l’air heureux. Il doit être un sacré bon pirate à l’heure qu’il est. Je suis sûre que j’aurai de ses nouvelles, sous peu, sur le Réseau.

 

Les spectres ne hantaient donc plus les maisons comme des âmes en peine mais s’accrochaient à la Toile pour y célébrer de gigantesques fest-noz ? Pourquoi pas... Le Lyonnais était revenu, la mine sombre. Varèse se doutait de ce qu’il avait à leur annoncer.

 

– J’ai une mauvaise nouvelle. Ulysse est mort.

 

Le colosse s’attendait à ce que la princesse soit troublée un minimum. Pour Varèse, il ne savait pas. L’ancien agent s’était juste permis de cligner des yeux très rapidement et de demander :

 

– Comment ?

 

– Il se serait noyé. En fait, mes hommes l’ont vu marcher sur la plage et s’enfoncer dans la mer, droit vers le large. Ils n’ont pas retrouvé son corps. Ni son chapeau.

 

Le détail fit sourire Seiza. Les deux amis n’avaient pas l’air effondrés le moins du monde.

 

– Ils pensent qu’Ulysse était un sorcier, avait continué le Lyonnais. Ils allument de grands feux, le soir, pour éloigner les mauvais esprits.

 

– C’est pas comme ça qu’ils vont éloigner les pirates, avait renchéri Seiza en ponctuant sa remarque d’un rire cristallin.

 

Elle s’était accrochée au cou du colosse visiblement désemparé.

 

– Je t’expliquerai pourquoi nous ne pleurons pas la mort du pirate.

 

Bangkok bruissait d’un murmure énorme. Des barges remplies de fruits et de volailles se croisaient sur les klong, faisant penser aux gondoles vénitiennes. La ville thaïlandaise n’avait pas volé son surnom de Venise de l’Orient.

 

– Vous rentrez à Drake Bay ?

 

Le Lyonnais et Seiza s’étaient regardés avec l’air de se demander s’ils pouvaient partager ce secret avec lui. Le colosse s’était chargé de révéler la vérité :

 

– Nous nous envolons demain pour San Francisco. Direction Hollywood boulevard. Il est temps de nous rendre compte par nous-mêmes si le maître a su tenir ses promesses.

 

Varèse avait eu du mal à se rappeler ce qui pouvait bien se passer sur Hollywood boulevard en ce moment. Bien sûr… Le fantôme tenace.

 

– Et, s’il vous déçoit ?

 

– Nous reprendrons contact avec toi pour lui régler son compte, avait répondu Seiza le plus sérieusement du monde.

 

Le bruit de fond dans le Walt Whitman s’était amplifié. Varèse demanda une troisième pinte et un autre verre de Scotch. Ce soir, il boirait jusqu’à plus soif. Histoire de repartir à zéro, de fêter tout ça et de perdre un peu l’esprit. Un poste de télévision montrait Times Square noir de monde. Des reportages donnaient un aperçu des fêtes qui avaient eu lieu sur les méridiens déjà en l’an 2000.

 

Les Japonais avaient fait très forts, les Australiens aussi. La fête parisienne avait par contre dégénéré en combat rapproché entre les forces de l’ordre et les maquisards des banlieues. Londres avait fêté le nouvel an avec son mélange habituel de traditionalisme et d’anticonformisme. Encore deux heures et toute la côte Est sombrerait dans la démence, le temps que l’alcool fasse son effet et que l’excitation retombe.

 

Varèse eut envie de lever sa pinte, dans un toast absurde, à l’héritière et à sa part d’ombre. Les gros titres des journaux avaient annoncé sa disparition trois jours auparavant. L’ancien agent souhaita bien du courage à ceux qui seraient chargés de l’enquête. Peut-être retrouverait-on son corps en partie dévoré par les requins, échoué sur une plage du golfe du Bengale.

 

L’image de Grand Dad engouffrant sa part de tarte lui revint tout à coup en mémoire. C’était juste avant qu’il ne s’envole pour Paris. Que lui avait dit le clochard avant de se faire jeter dehors comme un malpropre ?

 

– Tu reviendras ici, gamin, tu reviendras propre comme un sou neuf ! Et nous boirons à la santé de tous ceux qu’on aura laissés derrière nous !

 

Propre comme un sou neuf peut-être pas, mais Varèse était revenu. Il appela une serveuse et lui demanda par-dessus le brouhaha :

 

– Vous n’avez pas vu Grand Dad ?

 

– Personne ne l’a vu depuis un bout de temps. Soit il a été embarqué, soit il s’est fait la malle si vous voyez ce que je veux dire.

 

Varèse voyait ce qu’elle voulait dire. Il chercha son paquet de Gauloises dans la poche intérieure de sa veste. Il hésita à le jeter dans la poubelle derrière le bar.

 

Finalement, il s’en alluma une et leva son verre pour porter un toast silencieux. A Catherine.

 

*

 

– Tenez-moi cette barre un peu moins mollement, Second ! Vous ai-je donc donné pour mission de perdre notre cap ?

 

– Cette brume ne me facilite pas la tâche, se plaignit Desportes.

 

– Nous abordons la passe du purgatoire, expliqua Ulysse une longue-vue vissée sur l’œil droit. Ne nous attendons pas à de la transparence de la part des ténèbres.

 

Sa voix roula comme le tonnerre sur le pont de la goélette. Les voiles claquaient mollement sur les mâts. La brume était à ce point épaisse qu’on ne voyait pas la surface des flots. Ulysse sondait le silence et Desportes se demandait ce que le vieux pirate pouvait bien entendre dans ce néant gigantesque.

 

– Nous n’aurions pas dû quitter la dorsale principale, se plaignit-il. Nous aurions pu gagner des consciences à notre cause et constituer un véritable équipage.

 

L’ancien ingénieur ne cessait de geindre mais c’était un bon pilote.

 

– Cessez donc de vous plaindre. Celui que nous cherchons est emprisonné dans cette purée de poix. Nous avons pour mission de l’en arracher et nous l’en arracherons.

 

– Mission que vous vous êtes fixée, ô sublissime grandeur, se moqua Desportes qui n’avait pas sa langue dans sa poche. En quoi ce vieillard vous intéresse-t-il ?

 

– Parce que sans lui, nulle odyssée, jamais, ne pourra être écrite.

 

– Une odyssée ? Mais…

 

– Chut !

 

Ulysse dressa un index. On entendait, une voix lointaine. Il ne fallut pas cinq minutes pour comprendre ce que le type emprisonné dans la brume, pas très loin, était en train de brailler :

 

– Alors, bande de lâches ! Vous allez vous montrer ? C’est facile de me laisser sur cet îlot puant (bruit de crachat) mais y s’rait peut-être temps d’venir vous battre ? Qui veut s’attaquer à Grand Dad, hein ? !

 

– C’est lui ? demanda Desportes, l’air inquiet.

 

– C’est lui, confirma Ulysse le sourire jusqu’aux oreilles.

 

Un îlot boueux apparut à bâbord. La goélette s’arrêta à son niveau. Grand Dad contemplait l’étrange apparition, les poings serrés, en position de combat. Ulysse déroula une échelle pour inviter l’exilé à monter à bord. Le Robinson se mit à gesticuler en direction du navire.

 

– Descendez donc, bande de lâches ! V’nez vous battre si vous êtes des hommes !

 

– Vous êtes vraiment sûr que c’est lui ? insista Desportes qui aurait bien fait demi-tour sur-le-champ pour ne pas avoir à supporter ce troisième passager.

 

– Il n’y a plus d’hommes, ici ! lança Ulysse d’une voix puissante.

 

Le vieillard regarda autour de lui, soupçonneux. Il montra l’îlot et la brume qui l’entourait.

 

– Il n’a pas compris qu’il était mort ? lança Desportes par-dessus l’épaule d’Ulysse.

 

Le vieillard avait entendu. Il laissa sa bouche édentée ouverte sur un étonnement sans fond.

 

– Merde, râla-t-il. Alors, ça y est ?

 

Il se massa la nuque. Il tendit à nouveau la tête vers Ulysse.

 

– Et vous, vous êtes qui ?

 

– Des pirates. Nous constituons notre équipage. Vous êtes partant ?

 

Grand Dad pesa le pour et le contre : cet îlot au milieu de nulle part, seul, ou ce navire avec ce demeuré et cet homme au regard brillant comme compagnons de route.

 

– J’ai quelques talents de cuisinier.

 

– Embauché ! lança Ulysse. Montez à bord, cuistot !

 

Le vieillard grimpa à l’échelle de corde avec une agilité étonnante pour son âge.

 

– Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour trouver un type qui savait cuisiner ? demanda Desportes à mi-voix. Il a travaillé chez Ducasse ou quoi ?

 

– Non, répondit rêveusement Ulysse, mais il est pourtant inestimable.

 

– Et, qu’est-ce qui le rend inestimable, patron, si c’est pas trop vous demander ?

 

Grand Dad arrivait au niveau du bastingage.

 

– Il a connu une jeune personne que nous avons maintenant pour mission de ramener d’entre les morts, une jeune femme pour être plus précis, qu’un très bon ami à moi a perdue et à laquelle, présentement, il pense.

 

– C’est donc ça, l’odyssée ? marmonna Desportes.

 

Il eut aussitôt un réflexe de pirate et demanda avec un air naïf :

 

– Et ça va nous rapporter ?

 

Ulysse fut content de voir que le métier commençait à rentrer.

 

– Énormément, Second. Ça va nous rapporter énormément.

 

Grand Dad sauta sur le pont au moment où un vent venu de nulle part gonflait les voiles du vaisseau fantôme. Ulysse fit sonner la cloche alors que la goélette s’enfonçait dans la brume.

Bibliographie

 

Aux éditions Albin Michel :

 

* Le quadrille des assassins

* Un tango du diable

* Sabbat Samba

* Blanche ou la triple contrainte de l’enfer

* Blanche et l’œil du Grand Khan

* Blanche et le Vampire de Paris

 

Aux éditions J’ai Lu :

 

* Les aventures de Pierre Pèlerin (3 vol.)

* La promotion 66

 

À l’École des Loisirs :

 

* Alexandre le Grand











À propos de cette édition électronique

Auteur contemporain – Utilisation privée libre
Toute utilisation commerciale ou professionnelle est soumise à une demande d’autorisation auprès de l’auteur


Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :

http://www.ebooksgratuits.com/

 

contact@ebooksgratuits.com

 

Novembre 2008

 

L’auteur :

Retrouvez Hervé Jubert sur site – http://www.blanche-paichain.net/ – ou contactez-le à cette adresse : jubert.herve@neuf.fr.

Si vous voulez être tenu au courant de ses futures publications, tant payantes que gratuites, envoyez un message à vagabounda@gmail.com avec la mention « inscription » dans le corps du message.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER
À FAIRE CONNAÎTRE
CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES